# 258-12-81
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## ÉDITORIAL
### La preuve de Campos
DOM ANTONIO DE CASTRO MAYER *n'est plus évêque de Campos. Son successeur est entré en fonction le 1^er^ novembre. Le seul diocèse au monde qui avait conservé intacte la messe de toujours est décapité, dépouillé, laminé lui aussi. C'est une grande tristesse. Une lumière s'éteint. Mais c'est aussi une leçon.*
*De 1970 à octobre 1981, pendant onze années où l'évolution conciliaire traquait la liturgie de l'Église, partout interdite ou défigurée avec autant d'acharnement sournois que les trois connaissances nécessaires au salut, Campos était une oasis parfaitement canonique : normalement, régulièrement, paisiblement, les prêtres du diocèse en communion avec leur évêque y célébraient la* MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V. *Pendant onze années ! C'était donc possible. Ce n'était pas interdit. Il suffisait de comprendre et de vouloir. Chaque évêque, partout dans le monde, aurait pu en faire autant.*
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*En tête de notre précédent numéro, on a pu lire la réponse tranquille et ferme que Mgr de Castro Mayer avait donnée à l'enquête dite du cardinal Knox. Cette réponse montrait, en termes d'une souveraine justesse, que la* MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V *jouit d'une validité, d'une légitimité, d'une licéité qu'aucun décret ne pourrait lui retirer. On a fait croire au clergé catholique et au peuple chrétien que cette messe était interdite ou abolie. Ce mensonge triomphe presque partout : mais c'est bien un mensonge.*
*Et le Saint-Siège le sait.*
*Voyez. Dom Antonio n'a été accusé d'aucun crime, d'aucun délit, d'aucune faute. Une faute publique affichée pendant onze années aurait dû être dénoncée, être punie ; au moins, désavouée. Il n'y eut rien de tel, car ce n'était pas une faute : c'était le bon droit. Dom Antonio n'a pas été destitué. Il n'a pas été blâmé. Simplement, il est né en 1904, il avait donc atteint en 1979 la limite d'âge imaginée par Paul VI à l'intention des évêques, on a fini en 1981 par lui nommer un successeur.*
*En 1981 seulement : car Dom Antonio avait omis de présenter sa démission en 1979. Omission qui n'était pas, elle non plus, un crime ni un délit, cette réglementation étant une innovation fort suspecte.*
*Une correspondance a été échangée à ce sujet entre l'évêque de Campos et les bureaux du Saint-Siège. C'est par cette correspondance que les fonctionnaires du Vatican ont contraint Mgr de Castro Mayer à s'en aller. On la connaîtra un jour. Le nonce s'est empressé de notifier que pour le moment elle est couverte par le secret pontifical.*
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*Telle est la leçon ; telle est la preuve. Face au monde entier, devant l'Église universelle, le Saint-Siège refuse de faire connaître* POURQUOI *il écarte Dom Antonio, le Saint-Siège refuse de laisser voir* COMMENT *il s'y est pris pour le contraindre au départ. On agit ainsi quand on sait n'avoir point le bon droit pour soi.*
J. M.
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## CHRONIQUES
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### L'impartialité d'Amnesty vue par ses dirigeants
par Hugues Kéraly
NOTRE ENQUÊTE SUR AMNESTY INTERNATIONAL vient de remporter un succès politique éclatant. Nous l'avions dédiée aux militants de l'organisation, « *pour qu'ils libèrent enfin du joug étranger cette générosité active dont tant de véritables victimes ont besoin *»*.* Or voici que les dirigeants d'Amnesty s'en inquiètent aujourd'hui publiquement, citent la chose dans leurs interviews et y répondent comme ils le peuvent -- c'est-à-dire à côté de la question.
Deux exemples ici suffiront : celui du premier français et celui du premier suisse des organigrammes nationaux d'Amnesty.
M. Jean-François Lambert, président de la Section Française, était l'invité de Didier Lecat sur *France-Inter* pour fêter le vingtième anniversaire de l'organisation. « -- *Un certain Kéraly,* déclare-t-il, *nous accuse tout bonnement d'être manipulés par le K.G.B. ! *» J'ai bondi aussitôt sur le téléphone pour me mettre en rapport, à la Maison de la Radio, avec l'excellent confrère qui avait enregistré sans mot dire cette malicieuse invention. M. Lecat était en conférence. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Inutile d'insister... Je réponds donc ici directement à M. Lambert qu'il me fait un tort considérable, en minimisant à ce point les arguments de l'accusation.
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De fait, on ne relèvera pas une ligne sur le K.G.B. dans les 220 pages de l'ouvrage intitulé *Enquête sur un organisme au-dessus de tout soupçon.* Les infiltrations clandestines des services secrets n'entrent pas dans ma spécialité. Si j'étais tombé par hasard sur une preuve formelle de l'influence du K.G.B. dans les instances ou les travaux d'Amnesty, il n'y aurait pas eu matière à dénoncer l'imposture de l'organisation : la plupart des grands mouvements humanitaires internationaux sont visiblement dans ce cas, si nous jugeons les fruits, et comment se défendre à coup sûr contre une infiltration ? ([^1])
La situation d'Amnesty International est d'une tout autre gravité, cela saute aux yeux. Elle a porté un leader communiste notoire, Derek Roebuck, au sommet stratégique et hiérarchique du mouvement créé par Peter Benenson. Elle lui a confié le plus officiellement du monde la direction générale du *service de recherches* londonien qui constitue le noyau dirigeant de toute l'organisation. C'est donc un apparatchik du Parti communiste qui décide des « droits-de-l'homme » bafoués à travers le monde par les divers gouvernements, nomme les « opprimés », lance les campagnes, distribue les parrainages, rédige les communiqués et dirige sur la presse internationale tous les dossiers d'accusation.
Voilà, M. Lambert, ce qui m'avait si fort impressionné dans l'organigramme d'Amnesty, sans parler des autres révélations de l'enquête ([^2]) que vous ne citez pas.
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Jean-François Lambert aurait pu prendre exemple sur son homologue helvétique, Jean-Jacques Dreifuss, « coordinateur d'Amnesty International pour la Suisse », qui était mis en cause dans le magazine romand *Trente Jours,* numéro d'octobre 1981, par un lecteur plus attentif de notre *Enquête* etc. Question :
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-- Ne pensez-vous pas que la présence d'un communiste notoire, l'Australien Derek Roebuck, à la tête de l'importante section de recherches d'A.I. soit de nature à faire douter de la neutralité politique de l'organisation ?
Réponse du Coordinateur helvétique. Il n'élude pas la question :
-- Derek Roebuck a été choisi, parmi de nombreux candidats, à la suite d'une inscription publique. Tout simplement parce qu'il était considéré comme le mieux qualifié des candidats qui s'étaient présentés. Sa nomination au sein d'un secrétariat qui comporte, par ailleurs, de nombreuses personnalités de tous les horizons politiques est justement une illustration de l'impartialité d'A.I.
« UNE ILLUSTRATION DE L'IMPARTIALITÉ D'AMNESTY ! » Comme quoi il faut toujours en revenir aux motivations profondes, au fondement philosophique de la conviction : -- *Je suis trompé, donc je suis,* prophétise Descartes en ses Méditations, car on ne vit pas d'erreur sans un esprit du moins pour la supporter... -- *Nous avons des communistes au sommet, donc nous sommes formidablement impartiaux...* J'abandonne l'illustration de ce principe, ce sera plus convaincant, au proche avenir politique de la nation française. Nous avons nous aussi des communistes au gouvernement, retenus à la suite d'une sorte d' « inscription publique » (les élections législatives d'avant l'été), et considérés dans les fonctions qu'ils occupent comme « les plus sérieux » et « les mieux qualifiés »... Pour ceux qui veulent en faire l'éloge, bien entendu, mais ils ne sont pas toujours rédacteurs à *L'Humanité.*
Tout de même. M. Mitterrand ne s'est jamais dissimulé d'avoir ouvert ses portefeuilles ministériels à des hommes de carrière et de parti : des partisans de la guerre idéologique et subversive, des fanatiques de la lutte des classes, version Internationale socialiste ou version Internationale communiste. Dans le cas d'Amnesty, il a fallu attendre plus de deux ans la parution de notre enquête pour apprendre qu'un professionnel du mensonge politique avait pu briguer par les voies normales le *poste-clé* de l'organisation, être retenu à ce poste comme « *le mieux qualifié des candidats qui s'étaient présentés *»*,* et apporter par ce moyen, en sa personne, une illustration supplémentaire de « *l'impartialité d'A.I. *»* !*
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Deux ans depuis la nomination de Derek Roebuck, qui remonte à l'été 78, plus une année encore pour qu'un seul des dirigeants nationaux d'Amnesty se préoccupe d'apporter une réponse sur ce point. On a vu ce qu'elle valait, ce qu'elle signifiait, et ce n'est pas rien.
\*\*\*
L'excellent confrère du magazine *Trente Jours* signale en tête de son interview que les réponses de M. Jean-Jacques Dreifuss, coordinateur d'Amnesty International pour la Suisse, ne l'ont pas satisfait. C'est bien le moins. Jean-Claude Choffet ajoute cette circonstance, qui a l'air de vouloir atténuer les choses, mais porte en réalité une nouvelle accusation : « *M. Dreifuss, de son propre aveu, ne connaît pas tous les mécanismes de décision de la centrale britannique d'Amnesty International. *» -- Ce Dreifuss-là sans doute n'est pas coupable, mais il n'est pas non plus compétent : il en sait moins que les lecteurs d'ITINÉRAIRES sur les rouages d'Amnesty International et la réalité de leur manipulation.
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Quant à moi, ce qui me chagrine, c'est de voir les dirigeants nationaux d'Amnesty douter sans vergogne de la réalité de mon existence comme auteur et journaliste français indépendant. -- « *Un certain Kéraly *»*,* murmure d'une voix blanche le Président de la Section Française du mouvement. « *Il paraît que ce journaliste, du nom de Kéraly je crois... *», insinue comme en écho le Coordinateur helvétique. Après tout ce que nous avons fait pour eux-mêmes et les militants de leur organisation, depuis le mois de juin 1978, dans la revue ITINÉRAIRES 4, rue Garancière à Paris, le procédé est un peu gros. A ce jour, je n'ai encore refusé à personne une demande de rendez-vous ou un complément d'information.
Hugues Kéraly.
*Enquête sur un organisme au-dessus de tout soupçon,* en vente chez DOMINIQUE MARTIN MORIN : 96, rue Michel-Ange, 75016 Paris. 63 F l'exemplaire, franco de port et d'emballage.
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### Après, il y a un tapis de cendres...
par Georges Laffly
A EN CROIRE LA PRESSE, il est tout simple de déterminer sur-le-champ la portée d'un événement, de trier ce qui compte et aura des conséquences. Illusion. Dans la plupart des cas, on ne peut le savoir que longtemps après. J'y céderai pourtant, en disant que l'assassinat du président Sadate est un fait capital, mais pour rectifier le tir, je parlerai d'abord d'une nouvelle qui a fait beaucoup moins de bruit. Le mois dernier, le gouvernement tunisien a pris un décret interdisant aux femmes de porter le voile. Avec le motif suivant : « *Ce phénomène, d'autant plus inquiétant qu'il a tendance à se répandre, contraste avec l'esprit de l'évolution et du progrès. *»
Comme on sait, la femme musulmane est tenue de se voiler le visage. Avec le temps, dans un pays aussi laïcisé que la Tunisie, cette coutume s'affaiblissait : victoire de « l'émancipation » (c'était le mot consacré -- par nous) et des normes occidentales, résultat de l'influence française. Et voici que le mouvement s'inverse. Les femmes remettent le voile, refusent le modèle qui les fit si longtemps soupirer. C'est un fait qu'il nous est difficile de comprendre, et même de mesurer, tant nous gardons la présomption que « l'esprit d'évolution et de progrès », le modèle occidental moderne est irrésistible, universel. Illusion de l'Europe, qui retarde.
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Aussi longtemps qu'elle a vécu, l'Europe a cru qu'elle avait quelque chose à apporter au reste du monde. Elle a été missionnaire du Christ. Mais depuis deux siècles, se dévoyant, ce n'était plus sa foi qu'elle voulait donner, c'étaient ses idées de révolution politique et ses machines ; toujours persuadée de détenir la vérité (et dans ce nouvel esprit subsistait sans doute, difficile à reconnaître, une vieille énergie chrétienne). La colonisation se justifiait ainsi, non sans solides raisons. Elle apportait plus de paix, plus de santé, elle supprimait l'esclavage : tout cela que l'on nie aujourd'hui est certain. Et Valéry, il y a un demi-siècle, s'étonnait que l'Europe diffuse ses techniques, et donc le moyen de sa supériorité, auprès de peuples qui deviendraient inévitablement des concurrents. *Générosité* fondamentale inspirée par l'esprit missionnaire dont on parlait, par la conviction d'apporter une vérité universelle.
Puis les choses ont changé. La colonisation est honnie. A cela deux raisons, d'ailleurs complémentaires : l'Europe perdait foi en elle-même, et elle acceptait la logique d'un de ses principes (l'égalité). D'où le reflux politique et la naissance d'une multitude d'États. Mais comme on ne change pas si brusquement, les Européens restent pour la plupart persuadés que leur héritage (la démocratie et l'industrie) garde toute sa valeur, et que le monde entier rêve d'y participer. Nos féministes, par exemple, qui ne plaisantent pas avec la « libération » de leur sexe, doivent trouver inexplicables ces Tunisiennes qui se voilent. C'est à leurs yeux une régression. Pour quelques esprits plus avancés encore, l'explication est trouvée. Ils abominent l'Europe, son impérialisme, son rationalisme et se sont pris d'amour pour d'autres modèles. Ils rêvent d'une civilisation exotique, prenant le contre-pied de la nôtre. Inde mythique pour les uns, sociétés primitives pour les autres (le succès de l'ethnologie n'est pas celui d'une discipline scientifique mais l'engouement à tendance religieuse pour une autre forme de société). L'Islam trouve naturellement sa place dans cette série. Le même homme qui ricane devant la manifestation d'une foi catholique, se pâme devant un regain de coutumes musulmanes où il voit un retour à l' « authenticité ».
Pour ce dernier groupe, « l'esprit d'évolution et de progrès » est assimilé à ce qu'il déteste le plus : l'Occident. En ce sens, il comprend très bien la réaction des Tunisiennes. Il se réjouit d'y trouver, encore plus qu'un mouvement de rigorisme religieux, le rejet de l'Occident.
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Le gouvernement tunisien, lui aussi, a très bien compris que cette réaction est chargée d'opposition à l'égard de sa politique fondamentale. On sait le rôle que le port du *tchador* par les femmes a joué dans la révolution d'Iran. Mais du coup, Tunis est amené à une position absurde : « l'esprit d'évolution et de progrès » va mal avec les interdits. Qui pouvait penser qu'on serait amené à *imposer des modes permissives ?* C'est contradictoire.
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Les mouvements d'indépendance, et pas seulement en Afrique du Nord, s'appuyaient sur deux forces. Les unes, conservatrices, idéalisaient l'état de choses antérieur à la colonisation. Les autres, progressistes ou révolutionnaires, développaient l'idée simple qu'il fallait se mettre à l'école des vainqueurs : pour chasser le colonisateur, devenir efficace et moderne. Ces deux tendances pouvaient coexister dans la même personne.
Après l'indépendance, les gouvernements tout neufs ont donc voulu industrialiser, même quand ils donnaient une place éminente à l'Islam, religion d'État. (Au contraire de ce qui s'était passé en Europe, particulièrement en France, la religion était du même côté que la révolution.) Mais il y a une logique de la décolonisation. Elle est politique, d'abord. Puis vient l'exigence de la décolonisation économique. Reste, pour aller au bout du chemin, la décolonisation des idées, des mœurs, du genre de vie. Une pureté toujours plus grande est demandée, dans le schéma idéal (que diverses nécessités pratiques contrarient).
En ce sens, le gouvernement progressiste, même auréolé du souvenir de la lutte pour l'indépendance, devient suspect. Voulant moderniser, il apparaît complice de l'Occident. Il est coupable de composer avec lui, ou même de chercher à rivaliser sur la même voie. C'est trahison, passage à l'ennemi. Trop laïque, Bourguiba, trop industriel, le Shah, trop amical, Sadate.
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Il faut compter avec un autre facteur, pourtant. Ces peuples travaillés par le rêve d'un Islam pur et rigoureux sont aussi possédés par un autre rêve : les modes, les disques, les jeans de l'Occident triomphent (donc plutôt notre pacotille que ce que nous avons de plus haut -- tout comme chez nous). Le va-et-vient des touristes et des travailleurs immigrés entretient cette aimantation vers un Eldorado plein de richesse et où tout est permis.
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C'est le choc de deux mondes, et ils se battent sans doute à l'intérieur de chaque tête. De violents tourbillons répartissent, presque au hasard, les individus en groupes opposés et bientôt affrontés. Ce qui nous paraît incompréhensible dans ces communistes iraniens qui ont si longtemps suivi Khomeyni ne relève pas seulement d'une savante tactique menée de Moscou, et d'un double jeu. C'est aussi le réflexe immédiat du rejet de l'Occident. On voit des méandres semblables mener des étudiants progressistes (et non communistes) à l'Islam le plus fermé. Le passage du rêve au rejet peut être brutal. Le rejet apparaît contagieux, depuis Khomeyni.
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En Algérie, à Laghouat, fin septembre, un professeur de sciences a déclenché une émeute. Déserteur du service national, il enjoignait aux parents de ne pas envoyer leurs enfants à l'école communale mixte. Il lançait des « commandements » : marcher pieds nus, se nourrir de lait et de dattes, interdire aux femmes le travail extérieur. Il finit par appeler à la guerre sainte contre l'autorité établie. Il y eut un affrontement qui fit un mort et quelques blessés (selon l'agence officielle).
Les « commandements » du professeur rejoignent le port du voile en Tunisie. On peut considérer que ces exigences n'ont pas de sens politique : pourquoi ne marcherait-on pas pieds nus ? En fait, le sens politique est certain, et le même dans les deux cas : hostilité à « l'esprit de progrès », retour aux mœurs ancestrales, c'est-à-dire rejet de la marque étrangère.
Cet incident n'est pas le seul en Algérie. Et on a pu entendre à la radio française Ahmed Ben Bella, l'ancien chef du FLN, parler très favorablement de Khomeyni.
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Il est probable que les assassins de Sadate sont des « Frères musulmans » ; même s'ils ont été manœuvrés par d'autres forces, ils ont été le bras. Récemment, Sadate en avait emprisonné un bon nombre. C'est que le même esprit fanatique les animait que celui qu'on voit en Iran, et qui se manifeste aussi en Tunisie ou en Algérie (et au Maroc). Au Caire, en juin, dans une émeute, ces gens ont jeté par la fenêtre, ou brûlé vifs avec leurs parents, des enfants coptes.
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Et *Le Monde* rapportait (en octobre) qu'une dirigeante de la section féminine des « Frères musulmans », Zineb Ghazali, a inventé le slogan : « *Jérusalem et Andalousie *»*.* Deux terres à reconquérir, vous avez bien compris.
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Voilà diverses manifestations d'un état d'esprit violent, outrancier, et comme on dit, fanatique. Mais le mot garde toujours une nuance de passion religieuse, qui risque d'égarer. On parle d' « intégristes musulmans », ou quelquefois d' « extrême droite », solutions faciles, et l'effet d'amalgame ne doit pas être, chez certains, sans arrière-pensée. C'est peut-être la poésie, c'est sûrement la propagande qui choisit ses mots « non sans quelque, méprise ».
La solution commode est fausse, parce que ces mouvements ne sont pas à proprement parler religieux, et ne sont même politiques que dans un sens particulier.
Sadate n'a pas été assassiné parce que sa foi était tiède. Et l'excitation des Khomeynistes, des « Frères musulmans » ou des Tunisiennes voilées n'est pas manifestement la preuve d'un renouveau religieux de l'Islam. Sans doute, une difficulté vient du fait que celui-ci n'est pas seulement une religion, mais une communauté temporelle. Reste que le fait d'insister sur certaines marques extérieures de la foi n'est nullement, dans le cas dont nous parlons, l'indice d'une réforme intérieure. Il ne s'agit que de signes de ralliement. L'Islam est utilisé, non pas servi, comme le savent très bien de très fidèles musulmans qui ont horreur de ces folies. Dans l'ensemble, ces excès ont pour phénomène central une négation (le rejet de l'Occident), non une adhésion.
Et il faut dire aussi que ce mouvement est politique bien sûr. Mais il ne s'agit pas d'un régime, ou d'un homme à changer. On touche à quelque chose de plus fondamental. Il y a une analogie avec certaines forces anarchiques qui, à l'intérieur même de l'Occident, rêvent de le détruire et de constituer une autre société, de changer la vie. Ce qu'on voit en filigrane, c'est le visage de mort de l'utopie. La négation précise, l'affirmation floue. L'utopie a d'abord l'appétit de la ruine. La flamme doit tout dévorer. Et après ? Après, il y a un tapis de cendres, on ne regarde pas plus loin.
Georges Laffly.
16:258
### Le communisme à visage socialiste
par Louis Salleron
LE MOIS D'OCTOBRE 1981 a été marqué par une série de petits faits révélateurs de la désagrégation accélérée de l'Europe. En écho au « raz-de-marée » français du 10 mai, un « raz-de-marée » grec a porté le socialisme au pouvoir à Athènes. Une gigantesque manifestation pacifiste s'est déroulée à Berlin contre le réarmement nucléaire. Les évêques belges se sont prononcés contre l'installation de missiles en Europe. Une onde neutraliste a traversé l'Angleterre, la Hollande et la Scandinavie. M. Brejnev jugea le moment venu d'accorder à Yasser Arafat la reconnaissance diplomatique.
Le 19 du mois, la presse dévoilait un entretien que le président Reagan avait eu trois jours auparavant avec les journalistes américains. Des termes passablement sibyllins de cet entretien, il résultait qu'une guerre nucléaire en Europe n'entraînerait pas nécessairement un conflit entre les États-Unis et l'U.R.S.S. Émotion à Paris, et plus encore à Bonn. Mises au point diplomatiques. L'inquiétude se dissipa comme elle était venue. Il n'en resta pas moins le sentiment que tout était incertain, et que l'U.R.S.S. était maîtresse du jeu.
17:258
Mais sans doute ne bougerait-elle pas puisque l'Europe, rongée par le socialisme et le défaitisme, se désintégrait sous ses yeux.
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Faut-il dire la situation totalement confuse ou parfaitement claire ? Elle est claire dans sa confusion en deux points. D'une part, le risque de guerre en Europe apparaît relativement faible parce que l'U.R.S.S. n'a pas intérêt à précipiter le processus de communication qui est déjà très rapide. D'autre part, M. Reagan, tout en affirmant que le maintien en Europe des troupes américaines suffit à manifester sa volonté de la défendre, tend de plus en plus à circonscrire son action dans le cadre du continent américain -- sud compris, bien entendu. Le « no entanglement with Europe » -- ne nous empêtrons pas dans les affaires européennes -- est sa pensée secrète. Tout bonnement, c'est la doctrine de Monroe.
Et la France, là-dedans ? François Mitterrand ne cesse de répéter qu'il reste fidèle à l'alliance atlantique, qu'il estime nécessaire l'installation des missiles américains en Europe si les Russes ne retirent pas les leurs, et qu'il condamne la présence soviétique en Afghanistan. Mieux, il augmente le budget militaire français. L'aspect engagé de cette politique que le vocabulaire courant qualifierait volontiers de droitière, nationaliste, voire cocardière, étonne. Il ne déteste pas d'étonner. Il est friand de ces jeux subtils qui relèvent de la démagogie sans risque. Cette attitude apparemment anti-soviétique lui permet, à l'intérieur, de neutraliser l'opposition et le parti communiste, à l'extérieur, de neutraliser les États-Unis. Subsidiairement, nos industries d'armement, dont les exportations commencent à fléchir, peuvent y trouver un soutien dont nos finances profiteraient. Il fait ainsi, du socialisme, de son socialisme, de lui-même en somme, la lumière du monde. La France gaulliste est devenue la France mitterrandiste. A Mexico, il est Victor Hugo et Jean Jaurès pour appeler les damnés de la terre à secouer leurs chaînes, et d'abord au Salvador et en Amérique latine. A Cancun, son verbalisme déverse l'opulence du Nord sur la misère du Sud. Comme l'U.R.S.S., les États-Unis n'ont qu'à bien se tenir. La France éternelle est là, celle de la Révolution, celle du socialisme, celle de Mitterrand, pour libérer les peuples du capitalisme américain et du totalitarisme soviétique.
A la vérité, personne n'est dupe de ce petit jeu. Dans la mesure où il s'en soucie, Reagan n'y peut trouver qu'une raison supplémentaire de concentrer ses forces sur l'Amérique latine pour s'opposer à la propagande marxiste, en s'assurant du même coup le plus large appui de l'opinion de son pays.
18:258
Quant au Kremlin, après une hésitation passagère, il a compris tout le bénéfice qu'il pouvait tirer des ambitions révolutionnaires de Mitterrand. Les quatre ministres du P.C. français ont tout loisir de placer leurs pions aux bons endroits. Sur l'ensemble de la planète, ce n'est évidemment pas le socialisme à visage humain qui profitera des soulèvements populaires. En Europe, la décomposition des forces de résistance ne sert que lui. Elle le sert même si bien que le danger de guerre que nous croyons exclu tant cette guerre est pour lui inutile peut naître soudainement dans un éclair de folie de ses dirigeants. Son immense supériorité militaire, jointe aux difficultés intérieures de tous ordres qu'il connaît, peut le porter à un coup de force dont on voit mal comment il ne déboucherait pas dans une catastrophe générale.
Curieusement, Mitterrand rassure jusqu'à ses adversaires. Il apparaît comme l'humaniste, l'homme du possible, le modérateur des excités de son parti. C'est ne pas tenir compte de ses déclarations les plus formelles ; il entend réaliser intégralement le programme socialiste. C'est surtout ne pas tenir compte de la nature de son ambition. Il veut passer à la postérité. Son pèlerinage guignolesque au Panthéon ne donne qu'une faible image du destin historique qu'il s'assigne. Il veut être celui qui, en sept ans, aura fait de la France un pays intégralement socialiste ; c'est-à-dire communiste. De même que le libéralisme avancé n'était que le socialisme à visage libéral, de même le socialisme démocratique n'est que le communisme à visage socialiste. Marx nous l'a dit : le communisme tient tout entier dans l'abolition de la propriété privée. C'est à cette abolition que Mitterrand est résolu de procéder par la suppression de l'héritage, l'élimination des grandes fortunes, la prolétarisation des classes moyennes et la nationalisation des banques et des entreprises.
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C'est un fait que les Français ne mesurent pas le danger. Les nationalisations ne touchent pas directement l'immense majorité d'entre eux. Ils inclinent donc à y voir un coup porté au capitalisme international, ce qui les séduit plutôt. Mais ce n'est pas le capitalisme international qui est atteint, c'est le capitalisme français, en tant qu'il représente des intérêts français et une influence française sur la scène internationale. Économiquement et politiquement, la France va donc sortir très affaiblie de la poursuite des nationalisations.
19:258
Repliée sur elle-même, appauvrie, et contrainte, à des mesures protectionnistes si elle ne veut pas servir de champ d'expansion au capitalisme international, elle va être coincée entre l'augmentation du chômage et celle de l'inflation, contre quoi le gouvernement luttera par des mesures de plus en plus coercitives dont nous connaissons déjà les prémices.
Mitterrand le sait bien qui annonce, en cas d'échec, une « radicalisation » de la politique. Qu'est-ce à dire sinon le totalitarisme bureaucratique dont la réalité concrète est la dictature communiste ? Pas besoin que les communistes prennent le pouvoir ; ils l'auront sous les espèces du régime socialiste qu'ils auront complètement investi par leur doctrine et leur personnel.
L'opposition réagira-t-elle ? Elle est paralysée par l'idée qu'elle est sans moyen contre une révolution qui se fait par la loi. Pourtant, au-dessus de la loi il y a les principes et les textes constitutionnels. Si le citoyen ne peut violer la loi, le législateur ne peut violer la Constitution. M. Foyer a montré que les nationalisations étaient contraires à la fois aux dispositions de la Constitution française et à la Déclaration des droits de l'homme dont l'article 17 stipule que « les propriétés étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ». Si le Conseil constitutionnel est saisi, il devra donc invalider la loi. Le fera-t-il ? On en doute déjà ; et M. Jospin nous a informés, le 21 octobre, que « jamais les grands courants de réforme ne se sont laissé arrêter par une Cour suprême, quelle qu'elle soit ». C'est plus qu'une menace ; c'est la déclaration tranquille que seule existe la loi socialiste, laquelle s'exprime comme il lui plaît, le socialisme étant la légitimité nationale et internationale, la supra-constitutionnalité universelle. Puisque le socialisme est au pouvoir en France, c'est la liberté, l'égalité et la fraternité qui règnent. Quiconque le conteste est un contre-révolutionnaire. La loi lui appliquera le châtiment qu'il mérite.
Devant la démission de l'Europe au plan international et la démission de la France dans tous les domaines, l'U.R.S.S. n'a qu'à enregistrer son triomphe. Voudra-t-elle le consacrer par un coup de pouce militaire ? Tout est possible.
Louis Salleron.
20:258
### Les intolérants de la tolérance
par François Brigneau
«* Souvenirs d'un enfant de la laïque *» : ce sont les derniers chapitres du livre de François Brigneau *Jules l'imposteur.* Comme on le sait, ce volume recueille les articles parus dans ITINÉRAIRES, du numéro 251 au numéro 255, à l'occasion du centenaire de l'école laïque ; et les « souvenirs » qui s'y ajoutent en forment la conclusion. Nous en avons commencé la publication dans notre numéro précédent et nous la terminerons dans notre prochain numéro. -- L'ouvrage de François Brigneau a paru aux ÉDITIONS DU PRÉSENT, BP 64, 81102 Castres.
VOICI DONC mon père devenu petit soldat de la laïque. Le destin particulier de ma famille s'est joué là. L'inspecteur a tracé le chemin : les bourses, élève-maître à l'École Normale, pour devenir maître à son tour, au service de la République, tout est inscrit.
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Seule la mer pourrait le sauver. Hélas. C'est un enfant chétif. Dans sa petite enfance on a cru plusieurs fois le perdre. Gamin il se tient à l'écart des jeux violents. Il est étroit de poitrine. Vite fiévreux et pâle, il tousse. « Des manières » dit mon grand-père, qui lui s'arrache les molaires au couteau. Il veut en faire un mousse, comme ses frères. L'expérience tourne court. Mon père passe la marée, au fond du bateau, sur les filets, comme mort. Quand il revient, on le voit si défait que sa mère pleure, qui a toujours caché ses larmes. Au bout de la troisième tentative, le terrible patron de l'*Amaryllis* renonce en ricanant. Son fils, gratte-papier, quelle misère ! Il l'abandonne à sa fatalité.
Ce qui devait arriver arrive. A l'École Normale, mon père devient socialiste et contracte une étrange détestation de l'Église. En 1918 il se marie civilement avec Yvonne, Augustine L'haridon, dont la famille était très pieuse et qui avait appris son métier de couturière à l'ouvroir des Bonnes Sœurs de Concarneau. Je nais en 1919. Je ne suis pas baptisé. Ce qui scandalise. J'aurai treize ans quand j'assisterai à ma première messe, sans rien comprendre ni sentir. D'une guerre à l'autre nous allons vivre, en vase clos, entre laïques dressés contre les cléricaux. Ce sont les termes. Nous boudons la moitié de la famille. Elle nous le rend bien. Nous ne pouvons acheter notre pain que chez un boulanger laïque -- à tout le moins chez un boulanger dont les enfants vont à l'école laïque -- même si le pain est meilleur chez le boulanger « clérical ». Cela vaut pour le boucher, le charcutier, le marchand de chaussures, le tailleur, le coiffeur. On traversera la ville, s'il le faut, ignorant les commerçants de la rue dont les enfants sont chez les Frères.
J'ai quinze ans. J'ai été élevé dans les sentiments pacifistes, le rapprochement entre les peuples, etc. Voici qu'on projette un film sur le thème : « La tragédie de la mine », de Pabst. Malheureusement le cinéma qui le passe appartient au patronage catholique : « L'Hermine Concarnoise ». Aller au cinéma à « L'Hermine » équivaut à déserter en première ligne. Tant pis. Le désir est plus fort que l'honneur. Je trahis. Je passe à l'ennemi. Un jeudi après-midi je me faufile dans le « ciné des curés ». Un ami de mes parents, un « laïque » bien sûr, qui doit faire le guet pour noter les infidèles, me repère. Il me dénonce, sur l'heure. Ce qui implique qu'il se dérange jusqu'à notre maison : nous n'avons pas le téléphone. Je rentre, vers cinq heures. Mon père m'attend, sévère, le sourcil noué. -- « D'où viens-tu ? » Je bredouille : -- « Pabst... La Tragédie de la Mine... » -- « A l'Hermine ? » -- « Oui, papa. » Pan, pan, deux gifles, aller-retour, et bon poids. Depuis l'enfance mon père a pris du muscle.
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Encore un souvenir. La Fête-Dieu, à Quimper. En tête de la procession, l'évêque, en grand équipage, le farouche Mgr Duparc, qui n'était pas pour le dialogue. Rue Keréon, debout sur le trottoir, immobile au milieu de la foule, mon père, le chapeau vissé jusqu'aux oreilles. Il eût fallu le tuer pour le lui ôter. Devant les enterrements il ne se découvrait que le clergé passé, quand arrivait le corbillard.
A l'époque je trouvais cette attitude normale, allant de soi. Ce ne fut que plus tard... Mon père allait sur sa fin. Nous parlions. -- Oui, nous étions peut-être excessifs, dit-il. Mais il faut comprendre. Notre intolérance ne faisait que répondre à une intolérance dix fois plus grande. Tu n'as pas connu cette époque. Ou tu étais trop jeune pour t'en souvenir. La tyrannie de l'Église était totale. Implacable. On se soumettait ou on était exclu.
Je lui représentai que cette intolérance de l'Église était logique. Elle croit au Bien et au Mal ; à la vérité et à l'erreur ; au Salut et à la Damnation. Normal qu'elle soit intransigeante. C'est en ne l'étant pas qu'elle ne serait plus l'Église.
Je poursuivis :
-- En revanche votre intolérance vous détruit puisque vous prétendez être le parti de la tolérance. Vous trichez quand vous défendez la neutralité scolaire. L'école laïque n'est pas neutre. C'est une école engagée. Vous êtes tout le contraire d'hommes neutres. Vous êtes des partisans, des sectaires, les bigots de la Libre Pensée.
Il ne l'admettait pas. Non qu'il fût de mauvaise foi, ni sot. Il n'entendait pas. L'empreinte était plus forte que tous les discours. Ils n'arrivaient même pas à le toucher. Les sectaires c'étaient les autres, les curés, les calotins. Je pouvais m'obstiner, il n'en démordait pas. C'est en disant « le cléricalisme voilà l'ennemi » qu'il prouvait qu'il n'était pas sectaire !
Et le plus drôle, le plus tristement drôle, c'est qu'il l'était peu, sectaire, au regard de certains de ses amis, Rollo (du Morbihan) ou Drapier (de Brest) par exemple. Ce sont des noms qui me reviennent. Ils ne diront rien aux lecteurs. Ils étaient célèbres, à l'époque, dans le milieu enseignant. Je vois encore Rollo, son crâne luisant, son nez méchant, ses yeux comme des vrilles. Il tonnait contre les Davidées. On appelait ainsi les institutrices laïques qui se permettaient d'aller à la messe. La Ligue (maçonnique) de l'Enseignement orchestrait une grande campagne pour que cesse ce scandale. C'était intolérable. Il fallait révoquer ces sorcières, les chasser de l'enseignement afin qu'elles ne contaminent pas les petits républicains et les petites républicaines.
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Seul un engagement d'honneur de ne plus continuer leurs pratiques coupables permettrait de surseoir à leur expulsion, disaient les moins frénétiques. Auxquels les enragés répondaient : -- « Sur l'honneur ? Quel honneur ? Ces gens savent-ils ce qu'est Donneur ? Ils vous promettront tout ce que vous voudrez et continueront comme devant. Vous serez grosjean. Non, non. Du balai. Traquons l'infâme. Chassons les Davidées. Et qu'on ne cherche pas à nous attendrir sur l'état misérable où les jetterait une révocation. Elles n'auront qu'à vivre de charité. » Les petits journaux laïques ouvraient leurs pages aux dénonciations. On avait vu Mme X sortir de la cathédrale de Quimper, qu'elle préférait à l'église de son bourg, croyant échapper à l'inquisition. Et Mme Y c'était pis encore. Elle avait été à Lourdes, pendant ses vacances. Quelle honte ! Une institutrice laïque !
Mon père ne disait rien. Il esquivait le débat. Au fond de lui, il devait y avoir conflit. Un jour, il trancha. A sa manière bonhomme, un peu moqueuse, mais résolue. C'était un homme qui ne revenait jamais sur ce qu'il avait décidé. La scène se passe à Châteauneuf-du-Faou (Finistère). Une pétition circule. Elle demande le déplacement de la directrice de l'école des filles. Motif : elle fréquente les offices catholiques (après la mort d'un enfant, je crois). Mon père lit, lentement, le texte proposé. Aux signatures, il hoche la tête. Il dit :
-- Il y en a qui ne manquent pas de culot.
Puis il regarde l'instituteur qui lui a apporté la pétition. Tranquillement il la déchire. Il met les morceaux dans sa poche.
-- Tu leur diras que je n'ai pas voulu qu'ils aient des remords, dit-il. Plus tard ils me remercieront.
Mon père-ne m'a jamais soufflé mot de cette histoire. Je l'ai apprise par un tiers. Ma mère me l'a confirmée. Je n'ai pas été tellement surpris. Il y avait déjà plusieurs années que j'avais acquis la conviction qu'un apprentissage différent en eût fait un homme différent. Quand il venait me voir à Paris, il en profitait pour visiter les églises. Il disait les connaître toutes. Toutes les églises de Paris. Curieuse passion pour un a-religieux catégorique. Sur le tard de sa vie, il ne regardait la télévision que le dimanche matin, pour la messe catholique. Assis dans son fauteuil d'osier il accompagnait les cantiques latins de sa belle voix de basse. Il ne les avait pas oubliés, depuis 70 ans qu'il avait été enfant de chœur.
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Deux jours avant sa mort, je lui ai demandé s'il voulait un prêtre. Il avait les yeux fermés. Il les a ouverts. Il a fait « non, non » lentement de la tête. Sa bouche s'est crispée. J'ai cru qu'il allait pleurer. (Je ne l'ai jamais vu pleurer.) J'avais sa main dans les miennes. Je l'ai embrassée. Il a été fait selon sa volonté. Je sais depuis lors qu'il existe une chose encore plus triste qu'un enterrement, c'est l'enterrement laïque d'un être cher.
La Loge n'était pas représentée. Cela mérite d'être noté. Mon père n'était pas franc-maçon. Tout aurait dû pourtant l'y pousser son métier, ses amis, ses relations : Émile Goude, par exemple, député de Brest de 1910 à 1936, initié à « l'Internationale » comme Ludovic-Oscar Frossard, que mon père accompagna dans une grande tournée de *meetings.*
Un détail montre que cet homme n'était pas aussi simple, « tout d'une pièce », qu'il voulait le paraître. En 1923 il démissionna du Parti Communiste où il venait d'entrer pour ne pas souscrire à la 22^e^ condition, interdisant aux adhérents du parti l'appartenance aux Loges.
-- Une question de principe, répondait-il quand on l'interrogeait sur cette attitude étonnante.
D'autant plus étonnante qu'il ne se contentait pas de n'être pas franc-maçon, il ne les aimait pas, il s'en méfiait et le disait. Il prisait peu cette contre-Église, ses mômeries, son secret, son rituel de grand guignol. Il détestait également la littérature anticléricale. Un jour qu'il me surprit à lire « La Calotte » il me l'arracha des mains.
-- Où as-tu trouvé ça ? Je te défends de lire ces cochonneries.
J'avais une dizaine d'années. On lui rapporta un de mes exploits. Sur le passage d'un vicaire j'avais fait « -- Croa ! croa ! ». Je pris une volée de grande classe et pour une fois ma mère n'intercéda pas en ma faveur. Si j'avais cru leur faire plaisir c'était raté. Chez moi on ne parlait pas de religion. Même pour en dire du mal.
**Un pacifiste dans la guerre**
DE MA NAISSANCE À SA RETRAITE, mon père connut quatre écoles : deux dans deux ports de pêche, Douarnenez et Concarneau ; une dans un gros bourg paysan au cœur du Finistère : Châteauneuf-du-Faou ;
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une autre dans un petit village des monts d'Arrée, célèbre depuis toujours par son église du quinzième et son dolmen de 14 mètres, et depuis quelques années par son usine atomique : Brennilis. Mon père y fut « muté d'office » par le gouvernement du Maréchal en septembre 40. Cette sanction qui frappait le secrétaire départemental du Syndicat des Instituteurs le mortifia. Elle lui a peut-être sauvé la vie. Deux de ses amis, Pierre Guéguin, professeur de mathématiques, maire de Concarneau, et Marc Bourhis, instituteur, furent arrêtés et détenus au camp de Châteaubriant. Quelques années auparavant, ma mère avait chargé Marc Bourhis d'une mission impossible : celle de m'apprendre à jouer du violon. Elle trouvait que cet instrument faisait distingué et me voyait déjà, long, pâle, la tête penchée, un grand col blanc ouvert sur un costume bleu-nuit, charmant les dames de la laïque, en interprétant Beethoven en solo :
*Ô quel magnifique rêve*
*Vient illuminer mes yeux*
*Quel brillant soleil se lève*
*Dans les purs et larges cieux...*
Elle accompagnait son rêve en chantonnant, à mi-voix, et en dodelinant légèrement de la tête ce qui donnait plus d'émotion encore à la mélodie. La réalité fut moins poétique. Je ne réussis jamais à dépasser « La Chasse du Jeune Henri » que je massacrai, une année durant, avec une vigueur due à l'exercice de la godille dans l'arrière-port. Au bout de l'année, Marc Bourhis jeta l'éponge. Il dit à ma mère que je deviendrais peut-être un virtuose, mais certainement pas par ses soins. Le violon, un « trois quarts » imitation Stradivarius dont je n'avais su tirer que des plaintes horribles, fut exposé dans la chambre de mes parents. Chaque jour ma mère l'essuyait d'un chiffon de laine, en soupirant.
Marc Bourhis, qui aurait ressemblé à Lionel Jospin si Lionel Jospin avait le nez en trompette, était trotskiste, membre de la IV^e^ internationale. Les staliniens, qui haïssaient les trotskistes, étaient les maîtres de Châteaubriant où Daladier les avait enfermés en 1939. Quand Marc Bourhis arriva, ils le reçurent selon ses mérites et le logèrent dans une baraque spéciale. Il y retrouva Pierre Guéguin, lui aussi mis en quarantaine par ses anciens camarades du Parti Communiste, qu'il avait quitté après le pacte germano-soviétique, en 39.
Le 20 octobre 1941, le commandant de la place de Nantes, le Dr Karl Hotz était abattu de nuit et dans le dos. Le colonel von Stülpnagel ordonna l'exécution de cinquante otages. Vingt-sept furent choisis dans la baraque spéciale de Châteaubriant.
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Guéguin et Bourhis étaient parmi eux. En 1944, le parti des fusillés les récupéra. Les communistes organisèrent de grandes cérémonies pour célébrer le souvenir de leurs sacrifices. Le fils de Pierre Guéguin laissa faire. Il possédait pourtant des lettres de Châteaubriant où son père racontait dans quel ostracisme le Parti le tenait.
Mon père eut plus de chance que ses amis. Il passa la guerre à l'abri de la guerre. A Brennilis, cet humble village perdu dans les landes et les tourbières -- les « hauts de hurle-vent », écrivait ma mère -- de 1940 à 1944, ils vécurent hors du temps, exception faite des derniers mois, juste avant et après le débarquement où l'Argoat flamba.
Toutes les nuits il y avait des accrochages entre les patrouilles allemandes et le maquis. Les actions terroristes et de sabotage se multipliaient, qui entraînaient les mesures de répression habituelles. Se repliant de la côte un détachement de soldats allemands sauta sur une mine. Il y eut des morts que leurs camarades voulurent venger en fusillant et brûlant tout. Brennilis échappa au sort d'Oradour. Ce furent des heures d'angoisse. Mes parents en parlaient peu. Ils préféraient se souvenir des jours calmes et paisibles, en marge de la tuerie générale. Il fallait aller chercher l'eau au puits. Les coupures d'électricité étaient si fréquentes qu'ils s'éclairaient avec des lampes à pétrole. Ils n'écoutaient pas la radio. Le soir mon père lisait et ma mère cousait près du feu de tourbe. Il n'y avait que le bruit de l'horloge et, parfois, le cri d'un oiseau de nuit.
Les élèves apportaient souvent des œufs, un poulet, des crêpes, un rôti de porc quand on avait tué le cochon. « Comme dans l'ancien temps », disait ma mère. Les automobiles étaient rares et à gazogènes. On avait ressorti les carrioles, les vélos. Les liaisons avec Morlaix ou Quimper étaient difficiles. La poste se trouvait à La Feuillée, à cinq kilomètres. Les nouvelles circulaient mal.
A la Libération c'est par hasard que mon père apprit la convocation à Quimper d'une Assemblée générale des Instituteurs. On avait « oublié » de l'en prévenir. Lui qui était le secrétaire, lors de la dissolution (15 octobre 1940). Lui qui en avait été un des manitous, avec les Cornec, Josette et Jean, les parents du fondateur de la Fédération des parents d'élèves qui porta son nom. Lui qui avait été déplacé par Vichy pour militantisme syndical.
La colère l'étouffe. Ma mère essaye de le retenir. Elle tente de lui montrer qu'il s'abaisse en se rendant à cette assemblée qui ne veut pas de lui et le rejette. Il ne l'écoute pas. Les femmes ne comprennent rien à ce genre d'affaires. Il file sur Quimper, je ne sais trop comment.
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Il ne trouve que des visages fermés et hostiles. Sa place n'est plus à la tête du syndicat. Il a « trahi ». Comment trahi ? On lui reproche tout, en vrac. Son anticommunisme, primaire et viscéral. Son pacifisme. Après 1935 on n'avait plus le droit d'être pacifiste. Des propos sarcastiques qu'il aurait tenus sur des résistants de son entourage, munichois en 38, va-t-en guerre en 44. Enfin, quelqu'un lance :
-- Et puis, il y a ton fils.
-- Que vient faire mon fils ici ?
-- Il est Pétain.
(C'était une expression d'époque. On ne disait pas : il est, ou il a été pétainiste.)
-- Et après. Mon fils a 25 ans. Il est majeur. Il est libre.
-- Tu l'approuves ?...
-- Je n'ai pas dit que je l'approuvais, mais...
-- Quand on est éducateur et qu'on n'a pas su éduquer son fils, on n'a qu'à la fermer.
C'est ce qu'il fit. Il la ferma. Il ne m'a jamais raconté la scène. C'est ma mère qui m'en parla, par bribes. Quand mon père vint me voir à la prison de Fresnes, je le trouvai changé. Après, quand la conversation venait sur le sujet qui avait été sa vie, « le syndicat », il se contentait d'un geste vague, comme pour dire : je vous en prie, à quoi bon. Je n'insistai pas. J'imaginai sans peine comme il doit coûter de s'apercevoir, la cinquantaine passée, qu'on s'est trompé sur les hommes et plus encore sur le fond des choses.
(*A suivre*.)
François Brigneau.
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### La gestion de l'économie
par Gustave Thibon
AU DÉBUT DU SEPTENNAT écourté du maréchal Mac-Mahon, le Conseil des ministres comptait un tel nombre de grands seigneurs qu'on avait baptisé le nouveau régime de « République des ducs ».
Plus d'un siècle s'est écoulé -- et si l'on en juge par le pourcentage massif d'enseignants dans le Parlement qui vient de naître, il est juste de parler de « République des professeurs ».
Or, si j'en crois notre hebdomadaire satirique national, voici les propos qu'aurait tenus récemment à l'Élysée M. François Mitterrand : « *Il y a trop de professeurs qui ignorent tout de la vie réelle... En commission, ils vont faire du maximalisme. Un épicier élu député n'oublie jamais qu'un franc est un franc, tandis que les professeurs ont toujours vécu sans se poser ce type de question. Le groupe socialiste n'est pas à l'image de la France. *»
Ce qui rappelle étrangement la célèbre distinction de Maurras entre le pays réel et le pays légal.
M. Mitterrand est bien sévère envers ces bons professeurs dont la crédulité et l'influence électorale ont assuré son succès. Ils vont demander l'impossible, soupire-t-il. Mais n'est-ce pas lui qui les a bercés le premier de promesses irréalisables ? Après quoi -- et c'est le second temps du discours électoral -- il leur rappelle aigrement qu'à l'impossible nul n'est tenu.
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Je ne veux pas médire des professeurs : coincés comme ils le sont entre la cancrerie de tant d'élèves artificiellement maintenus à l'école sans la moindre vocation pour les études, les exigences et les ambitions des parents, la stupidité des programmes et la surcharge des classes, leur tâche n'est nullement enviable et maints d'entre eux la remplissent avec un courage et une patience dont je me sens personnellement incapable. Je me bornerai à souligner -- d'accord, pour une fois, avec M. Mitterrand -- deux zones d'ombre qui tiennent à leur métier plus qu'à leur personne.
Précédant M. Mitterrand, une amie me disait le lendemain des législatives : « Comment confier sans trembler le sort du pays à des êtres dont le métier oscille entre l'abstraction et l'irresponsabilité ? »
L'abstraction. Sauf pour les classes primaires, où l'on apprend à lire, à écrire et à compter -- savoir dont l'usage imprègne la vie de chaque jour -- la plupart des notions enseignées à l'école s'emmagasinent dans le cerveau et restent sans impact sur le comportement pratique de l'élève. Leur connaissance ou leur ignorance n'ont d'autres sanctions que les examens : aussi s'empresse-t-on de les oublier, l'obstacle franchi. Que reste-t-il, après dix ans seulement, de ce badigeon de culture dont on barbouille les jeunes cerveaux ? Une faible minorité mise à part -- et elle suffit au sélectionneur d'élites qu'est tout vrai professeur -- où est l'homme qui, n'ayant appris l'anglais qu'à l'école, peut lire et admirer dans le texte les sublimités de Shakespeare ou, plus simplement, se débrouiller dans une rue de Londres ? Ou celui qui, après son année de philosophie, se trouve intérieurement illuminé et transformé par le rayonnement de Platon ou de Pascal ? Poser la question, c'est déjà la résoudre par un haussement d'épaules.
En second lieu, l'irresponsabilité. Du moins en ce qui concerne le statut *économique* de l'enseignant. Un professeur sait tout de même qu'un franc est un franc, ne serait-ce que lorsqu'il arrive à la fin du mois ; ce qu'il sait moins, c'est *comment un franc se gagne ou se perd en fonction de la qualité et de la continuité du travail fourni.* Qu'il se tue à la tâche ou qu'il la néglige, qu'il surmonte sa fatigue ou qu'il abuse des congés au moindre malaise, peut-être, dans le second cas, son avancement en souffrira-t-il un peu, mais le même traitement lui reste assuré.
Bref, il est sécurisé dans l'irresponsabilité. Je connais tel professeur dans un bourg voisin qui sabote littéralement son travail : les élèves sortent de sa classe aussi ignares qu'ils y étaient entrés ; d'où protestations et pétitions des parents et même du chef de l'établissement et réponse de l'inspecteur d'académie : je n'y peux rien, il a son CAPES. Allez donc demander à un chef d'entreprise combien de temps il gardera à son service un ingénieur incompétent sous prétexte qu'il est diplômé de telle ou telle école !
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Dans ces conditions, quelle confiance peut-on accorder à des hommes si étrangers aux dures réalités de la vie dans l'art de gérer une nation et surtout d'*affronter les problèmes économiques* qui se situent au premier plan de la politique actuelle ?
Ils échafauderont des programmes, comme on prépare un cours magistral, en fonction de ce qui leur paraît le plus juste ou le plus « généreux » -- programmes dont la cohérence logique leur voile l'inadaptation au réel -- sans tenir compte des incidences concrètes qui rendront leur application impossible ou désastreuse.
Par exemple : faire payer les riches (mais l'impôt sur la fortune frappe avant tout le capital honnête et productif et n'atteint guère les grands profiteurs de la finance anonyme) ; égaliser les revenus (mais personne ne veut être l'égal de celui qui a moins que lui...) ; nationaliser à outrance (mais toute collectivisation excessive engendre la tyrannie chez les grands et l'incurie chez les petits) ; bref, ils seront *maximalistes,* comme le prévoit M. Mitterrand, sans se douter que le maximum dans les projets utopiques se traduit vite en minimum dans les résultats obtenus.
Ils ignorent d'abord une des premières lois de la réalisation économique, à savoir que, dans ce domaine, l'intérêt personnel est le principal mobile de l'activité humaine et que le grand problème est de le faire coïncider le mieux possible avec l'intérêt général. Ce n'est pas l'idéal socialiste, c'est le désir pur et simple de gagner des sous qui rive à son comptoir l'épicier de mon village et à son champ le paysan, mon voisin. Le premier sait fort bien que le nombre de francs qui tomberont dans sa caisse dépend du prix et de la qualité de ses marchandises et de l'accueil qu'il fait à sa clientèle, et le second que son revenu sera proportionné à son assiduité au travail. Aussi bien, l'absentéisme, cette plaie de notre organisme social, si fréquent dans le secteur public et les entreprises géantes, est quasiment nul chez le petit commerçant, l'artisan ou l'agriculteur. Ces derniers en effet peuvent difficilement s'offrir le luxe d'un congé, qui désorganiserait leur entreprise, pour un malaise bénin...
Le professeur, par sa fonction même, est étranger à ces choses. La concurrence, avec ses chances et ses risques, n'existe pas pour lui. Ou -- et j'en connais plusieurs dans ce cas -- il aime vraiment son métier et il s'y dévoue sans intérêt matériel, son niveau de vie ne changeant pas en fonction du zèle déployé ; ou, s'il est négligent, aucune sanction sérieuse ne s'abat sur lui. Or, ni l'idéaliste ni le « je-m'en-fichiste » ne sont qualifiés pour voir clair dans les interférences subtiles des réalités économiques.
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« A ton aune marchand ! » répondit le roi Louis XI à un boutiquier qui se mêlait de lui donner des conseils sur un problème de haute politique. On serait tenté de dire aujourd'hui : professeur à ton pupitre ! Ta responsabilité morale est déjà assez lourde (on ne fait qu'entendre des plaintes sur la faillite de l'enseignement) pour que tu y ajoutes -- et à l'échelle d'une nation ! -- des responsabilités matérielles qui ne sont pas de ton ressort et dont le poids retombera sur les autres. Car un professeur élu député est plus irresponsable encore au Parlement, où il est installé pour cinq ans, qu'à l'école où il affronte ses élèves tous les jours. Et s'il n'est pas réélu, il est sûr de retrouver dans ! Université sa place toute chaude avec la sécurité, nourrice intarissable des utopies, qui s'y attache.
Gustave Thibon.
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### Droite et gauche aux États-Unis
par Thomas Molnar
#### II. -- L'ascension des conservateurs dans l'intelligentsia
Il serait exagéré de prétendre que la victoire électorale de Ronald Reagan signale une renaissance conservatrice aux États-Unis, où les domaines politique et culturel sont soigneusement séparés : cela fait partie de la sagesse, c'est-à-dire du manque d'imagination, des Anglo-Saxons. Mais cette réussite, dont la vieille Europe s'est tant étonnée, fut en quelque sorte préparée par un certain nombre d'écrits qui jalonnent la lente ascension de la droite depuis la fin de l'époque rooseveltienne. On peut retracer cette mise en valeur de la pensée de droite à l'aide d'une douzaine de livres qui montrent l'élargissement de l'horizon des conservateurs américains aux prises avec l'idéologie adverse, et au contact aussi de responsabilités politiques chaque jour plus étendues.
Sans entrer dans les détails, énumérons ici les influences majeures sur le développement de cette pensée au cours des trois décennies écoulées. Chacune de ces « vagues » s'est cristallisée dans des ouvrages qui grossissaient le corpus du conservatisme et le rendaient plus influent.
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La première vague fut celle des dissidents du communisme et du trotskisme : Whittaker Chambers, lames Burnham, Eugene Lyons, Louis Budenz, Frank Meyer, pour ne mentionner que les plus importants. Leurs œuvres, de circonstance ou de fond, ont su en quelque sorte dramatiser l'entreprise de la droite. *Le Témoin* de Chambers (contre Alger Hiss, espion communiste au State Department) fut un genre d'*Archipel du Goulag* avant la lettre sur le continent américain.
La seconde vague est produite par les penseurs européens qui occupaient, avant et après la guerre, des postes universitaires importants : en philosophie et sciences politiques surtout, mais d'un poids décisif sur la balance universitaire, en raison de la vaste culture de ces professeurs. L'œuvre d'un Leo Strauss, d'un Eric Voegelin, d'un Hayek, qui apportent au conservatisme américain, un peu provincial, ses fondements philosophiques ou même religieux, se place ici.
La troisième vague est nettement catholique, une quasi nouveauté dans un pays jusque là inébranlablement protestant, et où l'immigrant catholique luttait encore en 1940 pour être reconnu comme citoyen à part entière. A côté d'une pensée politique autochtone qui va des auteurs anglais aux « pères fondateurs » (Jefferson, Madison, Hamilton...), et des auteurs européens qui acclimatent la pensée grecque, ces écrivains catholiques font valoir la tradition de l'Église, de saint Augustin et saint Thomas à Maritain et Gilson.
Il faudrait signaler encore une quatrième catégorie de penseurs qui façonnent le conservatisme intellectuel : ce sont les « sudistes », entité mal définie, mais où la tradition préindustrielle des grandes plantations chante encore, dans des ouvrages un peu nostalgiques. Ils modèrent l'élan nordique, la frénésie urbaine du « creuset » américain.
\*\*\*
Il fallait mentionner ces tendances fondamentales avant de signaler que l'idéologie proprement dite n'y joue guère de rôle déterminant. Cette circonstance ralentit de nos jours l'influence d'une direction de pensée, mais elle n'empêche pas la pénétration en profondeur des idées. Les ouvrages qui s'insèrent dans ces tendances depuis une trentaine d'années ont en fin de compte un effet plus durable -- mais sur une partie seulement du public instruit -- que les écrits saisonniers, vite engloutis par la mode suivante... Au fil de ces parutions, nous suivons les préoccupations majeures du conservatisme, depuis le sénateur Robert Taft, mis en échec par Eisenhower en 1952, jusqu'à Ronald Reagan.
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Le premier des ouvrages de base (pour autant qu'en ce genre d'affirmation on puisse être certain) est le *Road to Serfdom* du professeur F. A. Hayek, économiste autrichien et prix Nobel, professeur à la London School of Economics avant d'enseigner à Chicago. Milton Friedman et ses « Chicago boys » furent les produits de cet enseignement. Le livre, précis et documenté, est parmi les premiers à sonner l'alarme en Amérique sur ce que son auteur avait perçu en Angleterre pendant la seconde guerre mondiale, et qui allait trouver sa suite dans le programme du parti travailliste. La planification, fût-elle non marxiste, mène finalement à la servitude : tel fut le message de Hayek, qui dénonçait également le rôle des intellectuels irrésistiblement attirés par le dirigisme, dans l'espoir d'y trouver pour eux-mêmes des postes de commande.
Le dirigisme sous Roosevelt restant très en deçà de la politique du Labour, les économistes américains cherchèrent dès lors à protéger les États-Unis des ravages éventuels d'un socialisme à l'anglaise. Le prestige de Hayek en sortit renforcé, l'homme possédant une vaste culture d' « humaniste » européen qui interdisait de l'attaquer sur le seul plan de la technique. Aujourd'hui encore Hayek figure parmi les doyens de la pensée économique américaine, on fait lire ses ouvrages dans les universités.
En 1952 parut *The New Science of Politics* d'Éric Voegelin, philosophe allemand installé aux États-Unis, pour y enseigner comme Hayek dans plusieurs universités. Œuvre de maturité, l'ouvrage en question compare deux traditions politico-philosophiques : celle qui émane de la pensée grecque classique, héritée selon Voegelin par les Anglo-Saxons ; celle qui vient du gnosticisme post-chrétien, et débouche sur le radicalisme de Hegel et de la Révolution française (jacobinisme et marxisme). Cette vaste fresque eut à peu près le même effet sur un bon nombre d'intellectuels américains que les ouvrages de Hayek. Voegelin soutenait au fond que la politique est davantage que la politique : elle prend ses racines dans la philosophie, voire dans la pensée religieuse et théologique. En outre, l'auteur semblait continuer l'œuvre de deux grands politologues européens, l'un et l'autre reconnus comme faisant partie des « grands ancêtres » de l'Amérique : Burke et Tocqueville. Il s'agissait de mettre en valeur la tradition politique anglo-saxonne contre celle du continent, marquée par le jacobinisme français. Ici encore, Voegelin s'intégrait parfaitement dans cette renaissance de l'Amérique après 1945 et sa volonté de « faire mieux » que l'Europe, tenue au début du siècle pour supérieure aux États-Unis.
Un an plus tard, en 1953, parut l'ouvrage d'un jeune professeur du Michigan, Russel Kirk. Le titre, *The Conservative Mind,* annonçait déjà tout un programme. Le magazine *Time* lui consacra aussitôt la totalité de sa rubrique sur les livres du mois.
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L'ouvrage de Kirk connut un succès phénoménal. L'auteur n'y développait aucune polémique, il se contentait de faire connaître les idées d'une demi-douzaine de penseurs anglo-saxons situés dans la tradition classique. L'effet de bombe produit par ce livre ne venait donc pas de son originalité, mais du recensement tranquille et objectif d'une « alternative » à la pensée progressiste et, par voie de conséquence, au *new deal* rooseveltien, c'est-à-dire au « socialisme à visage américain ». *The Conservative Mind, L'Esprit Conservateur,* est devenu en quelque sorte le bréviaire des hommes de droite américains, comme des jeunes étudiants abreuvés par l'idéologie de gauche et soucieux de s'en libérer.
Vers la fin des années cinquante parut l'ouvrage d'un professeur sudiste, Richard Weaver, intitulé *Ideas have Consequences,* les idées ont leurs conséquences, évidence longtemps méconnue de l'intelligentsia. Ce petit livre est devenu lui aussi une sorte de classique parmi les conservateurs américains. Les États-Unis en effet sont fiers de constituer une « société expérimentale », avec sa démocratie toujours plus étendue, son égalité érigée en credo, son pluralisme, son bien-être illimité. La génération rooseveltienne connut, à cet égard, une véritable frénésie. Or, Weaver rappelle qu'avant d'expérimenter les théories sociales, comme l'enseignent à l'Amérique ses penseurs favoris de Jefferson à Dewey, il convient d'en soumettre les principes de base à un examen rigoureux, moral et philosophique, pour mesurer toutes les conséquences pratiques de la théorie. Le livre frappe surtout par sa simplicité, ses qualités typiquement « américaines » ; il modère l'enthousiasme des « social engineers », ces techniciens de l'âme et autres psychologues dont regorgent les États-Unis.
Vers la même époque fut publié *Natural Right and History,* de Leo Strauss, professeur juif allemand dont les disciples occupent presque tous aujourd'hui des postes universitaires stratégiques. On aurait du mal à discerner chez Strauss un penseur original. C'était surtout un érudit très précis, décortiquant les écrits des anciens et des modernes, ami de Platon et de Maïmonide, fort critique envers Machiavel, Hobbes et Rousseau. On pourrait résumer son œuvre en disant : retour à la tradition classique (qui fait figure chez nous de nouveauté), réaffirmation du droit naturel et attaque systématique du modernisme américain. Strauss, idolâtré par ses disciples, leur enseignait aussi l'exactitude dans l'examen des grands textes et le poids de chaque mot. Son influence aura été déterminante pour l'étude des pères fondateurs -- Lincoln, les théoriciens sudistes d'avant la guerre de sécession -- et leur réhabilitation face aux ouvrages progressistes contemporains.
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*Congress and the American Tradition,* de James Burnham, date de 1963. On peut y voir une réponse au livre du politologue kennedyste MacGregor Burns, qui théorisait allègrement sur la diminution des pouvoirs du Congrès, trop lente à son gré, et l'extension d'un pouvoir présidentiel enfin débridé. Burnham soutient, face à cette impatience qui frise le radicalisme, que la tradition et la Constitution américaines assoient la souveraineté du peuple sur celle de ses représentants élus, qui doivent retrouver leur pouvoir de contrôle sur le président. Les membres du Congrès subissent en effet les conséquences des temps modernes, où le nombre des situations critiques augmente, exigeant une réponse immédiate du sommet. Ainsi le président s'entoure-t-il de conseillers quasi-anonymes, souvent des « jeunes loups », qui agissent dans une totale indépendance de l'opinion publique, voire des membres du Congrès et des sénateurs. Cette perte de pouvoir des chambres constitutionnelles marque, selon l'auteur, une dangereuse évolution.
*Utopia, the Perennial Heresy* ([^3]), par l'auteur de ces lignes, a été publié en 1967. Il appartient au courant catholique du conservatisme américain mentionné plus haut. L'ouvrage étudie la filiation entre les hérésies du catholicisme et les cités imaginaires, utopiennes, qui sont autant de versions sécularisées des dogmes de l'eschatologie chrétienne. La notion de salut est interprétée par les penseurs de l'utopie comme l'idéal d'une communauté parfaite dans l'histoire, réalisée par l'infusion de l'amour et de la bonne volonté. Mais cette reconversion d'une notion post-historique en une force immanente de « salut collectif » ne peut que soumettre les citoyens à une transformation insupportable et contre nature. L'ouvrage, paru peu après le Concile, révélait au public conservateur, catholique ou protestant, les racines communes du totalitarisme politique et de certaines déviations chrétiennes. Après le gnosticisme étudié de son côté par Voegelin, le lecteur américain était mieux à même de rapprocher politique et religion.
Une des figures les plus controversées du conservatisme de l'époque héroïque dont nous parlons est celle du professeur Wilmoore Kendall. Son livre, *The Conservative Affirmation,* réunit un certain nombre d'essais dont le principal étudie « les deux majorités » de l'électorat américain, distinct lorsqu'il vote pour ses représentants locaux et nationaux, ou lorsqu'il vote pour l'élection du président. Dans le premier cas, l'Américain suit ses intérêts concrets, c'est-à-dire patriotiques et traditionnels ; dans le second il devient tout à fait fantaisiste et se laisse aller : le Président en fin de compte reste un personnage lointain, un symbole, presque un objet de luxe. Or, nous avons rencontré la même thèse chez Burnham, l'ère contemporaine a entraîné un renforcement considérable, inimaginable autrefois, de la présidence, et un affaiblissement proportionnel des représentants.
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Le public, d'après Kendall, ne s'en rend pas compte, et le glissement de la substance politique en devient considérable. L'Amérique est de plus en plus gouvernée par des idéologues, autour du Président.
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L'échantillon que nous avons présenté n'épuise pas la liste des ouvrages influents du courant conservateur qui, dans la période examinée, cherchait surtout à former un public et à déblayer le terrain des idéologies dominantes. Il s'agissait, à l'époque, d'établir la « respectabilité » philosophique des positions qui commençaient de se traduire dans la politique de chaque jour. On voit que l'anticommunisme et l'économisme du début cèdent ici la place à des ouvrages plus théoriques, dans lesquels les auteurs du courant conservateur se sentent obligés d'exposer les racines d'une autre pensée que celle du collectivisme triomphant.
Le conflit social et idéologique se fait plus aigu dans les années qui suivent 1968, avec la contestation universitaire et la guerre du Vietnam. L'Amérique et son électorat se scindent en deux. Le conservatisme acquiert la force d'une sorte de système indépendant aussi officiel que l'autre, celui que nous désignons par le terme de progressisme (en américain : *left-liberalism,* libéralisme de gauche). C'est la fin des ouvrages fondamentaux, et le début des études sur la démocratie, les avantages du capitalisme, de l'individualisme, et les moyens de réduire la dimension trop envahissante de l'État contemporain, dirigiste, socialiste, anti-américain.
Les livres se multiplient, on ne parvient plus à les énumérer. *In Défense of Democracy,* de Irving Kristol, dresse une sorte de bilan de la dernière décennie, où le système démocratique a pris de rudes coups. *State and Utopia* de Robert Nozick contient un plaidoyer de « l'État minimum », pour rendre sa liberté à l'économie ; c'est la thèse de Reagan. *Wealth and Poverty* de George Gilder la suite de l'ouvrage classique d'Adam Smith ; la mentalité de la nouvelle Administration, avec sa « priorité à l'économie », s'y reflète parfaitement. *Democracy and the Ethical Life,* de Claes Ryn : le risque pour la démocratie, dont Ryn a pu observer les excès dans sa Suède natale, de dégénérer en système hyper-contraignant, si aucun sens moral ne vient la corriger. L'auteur bien entendu estime que l'Amérique n'a pas encore franchi le seuil fatal, et qu'elle est capable de se reconstruire selon l'esprit initial de la Constitution.
Il est entendu que les livres seuls ne sauraient donner une idée tout à fait exacte de l'évolution d'une époque, même lorsqu'il ne s'agit que d'un courant de pensée comme le conservatisme américain. -- Pour terminer, une simple constatation :
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le lecteur aura peut-être remarqué que, parmi les ouvrages mentionnés, aucun n'est consacré à l'art, au roman, au théâtre, au mythe, à la culture proprement dite. C'est encore une carence du conservatisme américain, qui ne se sent vraiment à l'aise que dans le discours essentiellement politique.
Thomas Molnar.
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### La succession de Philippe II roi d'Espagne
par Jean Crété
« CARLOS (don), dit d'Autriche : fils de Philippe II. Il conspira contre son père qui le fit mettre à mort (1545-1568). » Telle est la notice remarquable que le *Nouveau Petit Larousse illustré,* édition 1936, qui me fut remis comme prix de certificat d'études, consacrait au fils aîné de Philippe II. Le Larousse était alors le dictionnaire quasi officiel de la III^e^ République ; il se trouva quelque peu discrédité sous la IV^e^, par suite d'une énorme erreur au sujet de Léon Blum, alors récemment décédé : Blum (Léon Falkenstein *dit*)*.* Or Léon Blum s'appelait réellement Léon Blum. Sur plainte de la famille, l'édition entière dut être détruite.
Rendu prudent par cette mésaventure, l'éditeur de Larousse, tout en conservant bien des notices tendancieuses, en a fait disparaître un certain nombre ; don Carlos n'est même plus mentionné dans l'édition de 1971, que j'ai sous les yeux, et c'est sans doute préférable, car la notice de 1936 était grossièrement mensongère ; on en jugera d'après le récit que nous allons donner des événements.
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Né en 1527, Philippe II devint roi d'Espagne en 1555, du fait de l'abdication de son père Charles Quint, lequel mourut en 1558. Étant prince héritier, Philippe II avait épousé Marie de Portugal, dont il eut un fils unique, don Carlos, né en 1545. Veuf, Philippe II se remaria en 1554, avec la reine d'Angleterre, Marie Tudor ; ce second mariage resta putatif ; les deux époux ne se rencontrèrent jamais.
Veuf une seconde fois en 1558, Philippe II se remaria en 1559 avec Élisabeth de France, fille d'Henri II, scellant ainsi la paix de Cateau-Cambrésis. La jeune reine avait le même âge (14 ans) que son beau-fils don Carlos. Voltaire a imaginé une intrigue amoureuse entre eux ; mais il est à remarquer qu'aucun historien, avant Voltaire, n'avait fait la moindre allusion à cette intrigue.
Le drame de don Carlos se situe sur un plan tout différent. Le 9 mai 1562, don Carlos, descendant un escalier, manqua une marche et dégringola jusqu'en bas. On le releva sans connaissance, gravement blessé à la tête et à l'épine dorsale. Il fut plusieurs semaines entre la vie et la mort. Philippe II fit soigner son fils avec toutes les ressources de la médecine et de la chirurgie d'alors ; une opération du crâne fut pratiquée ; le prince se rétablit à demi, mais donna dès lors des signes de déséquilibre mental, de plus en plus accentués. Il tenta de poignarder le duc d'Albe, gouverneur des Pays-Bas. Une autre fois, il faillit tuer un cordonnier qui lui apportait des chaussures qu'il jugeait mal faites. Ce déséquilibre mental engendra chez lui l'idée fixe de détrôner son père ou tout au moins de se tailler une principauté aux Pays-Bas, alors en proie à la lutte entre catholiques et protestants. Don Carlos prit contact avec les protestants insurgés. Ce sont ces contacts avec des protestants qui ont valu à don Carlos les sympathies de Voltaire et autres ennemis du catholicisme. Don Carlos, sans même se cacher, amassa des sommes considérables, des armes, et fit des préparatifs de départ pour les Pays-Bas. Cherchant des complices à la cour même de Madrid, il s'ouvrit de ses projets à son oncle don Juan d'Autriche.
Si Philippe II, catholique très fervent, avait des mœurs absolument intègres, il n'en avait pas été de même de son père Charles Quint qui avait eu, en 1547, d'une liaison avec une personne de Ratisbonne, un enfant naturel qu'il avait prénommé Juan et fait élever dans un monastère espagnol où on l'avait laissé dans l'ignorance de son origine.
Philippe II connaissait l'existence de ce jeune frère. Après la mort de son père, en 1558, il vint lui rendre visite ; don Juan avait donc onze ans. « Mon enfant, lui dit le roi, savez-vous qui est votre père ? » -- « Non, Sire », répondit l'enfant. « Eh bien, lui dit Philippe II, sachez que l'empereur était votre père, comme il est le mien ; nous sommes donc frères ; et me voici résolu à vous traiter en frère et à vous donner l'éducation conforme à votre rang. »
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Bouleversé, le jeune don Juan se jeta aux pieds du roi qui faisait preuve envers lui d'une générosité dont il est peu d'exemples, et lui promit une fidélité absolue. Philippe II fit donner à son frère une éducation militaire et lui confia ensuite des charges de plus en plus importantes. Durant sa courte vie (il mourut à trente et un ans en 1578), don Juan d'Autriche occupa avec honneur et compétence deux fonctions de premier rang : celle de gouverneur des Pays-Bas et celle, qui a immortalisé son nom, de commandant en chef de la flotte qui remporta, sur les Turcs, le 7 octobre 1571, la victoire décisive de Lépante.
Dès que son neveu se fut ouvert à lui du complot qu'il tramait contre son père, don Juan se récria et, pendant des heures, s'efforça de détourner don Carlos de son malheureux dessein. N'y parvenant pas, il jugea de son devoir de dénoncer le complot au roi. Philippe II était instruit depuis longtemps des intrigues de son fils, mais connaissant son déséquilibre mental, il n'y avait pas attaché grande importance. Le rapport que lui fit don Juan le détermina à agir. Avec la décision calme et ferme qui le caractérisait, le roi vint lui-même, accompagné de gardes, s'assurer de la personne du prince. On saisit des armes et une cassette de papiers. Philippe II adressa une sévère réprimande à son fils, lui enleva ses serviteurs habituels et lui donna des gardes. Don Carlos fut donc simplement consigné dans sa chambre ; il chercha plusieurs fois à se suicider ; son père le fit surveiller par ses médecins habituels.
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Philippe II informa le pape saint Pie V et les corps constitués du royaume du complot monté par son fils et il constitua pour juger le prince une commission spéciale composée du cardinal Espinosa, du prince d'Evoli et don Diego Mugnatones. Le procès s'ouvrit en février 1568 ; il ne fut pas arbitraire : un siècle et demi plus tôt, le roi Jean II, trisaïeul de Philippe II, avait dû faire juger pour complot son fils appelé aussi Carlos ; on étudia les archives de ce procès et l'on suivit la même procédure. En outre, les trois juges, fort ennuyés d'avoir à juger le prince héritier, firent traîner les choses le plus possible ; on perdit plusieurs semaines en formalités de constitution, puis on procéda, avec une sage lenteur, à l'interrogatoire de l'accusé et à l'audition des témoins. Don Carlos fit des aveux complets et les témoignages entendus ne laissaient aucun doute sur la réalité du complot.
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Arrivés à cette conclusion après cinq mois de procès, les juges se concertèrent : le crime de lèse-majesté et de complot contre le souverain et l'État étant prouvé, la peine de mort était inévitable.
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Avec l'accord de ses collègues, le cardinal Espinosa demanda audience au roi et lui proposa d'en rester là ; l'état de santé du prince s'aggravait de plus en plus, une issue fatale prochaine était à prévoir ; on pouvait donc éviter de prononcer une sentence. Philippe II fit une objection de principe, disant qu'il ne pouvait prendre le risque de laisser la couronne à un prince qui avait comploté contre son père, mais se rallia en fait à l'avis du cardinal. Le tribunal resta théoriquement saisi, mais la procédure fut suspendue. Philippe II fit avertir son fils de la gravité de son état de santé et l'invita à s'occuper de son salut éternel. Le 21 juillet 1568, don Carlos fit appeler son confesseur, don Diego de Chaves, et le chargea d'implorer en son nom le pardon du roi. Le roi fit répondre à son fils qu'un entier pardon lui était accordé, avec l'espérance que ce repentir lui vaudrait la miséricorde divine. Le jour même don Carlos reçut l'extrême-onction et dicta son testament. Le lendemain, l'agonie commençait. Le roi aurait voulu voir son fils ; on le lui déconseilla. Mais, dans la nuit du 23 au 24 juillet, le roi apprenant que son fils touchait à ses derniers instants, entra dans la chambre, en se dissimulant derrière le prince d'Evoli et le grand prieur ; tout en larmes, le roi étendit sa main en direction de son fils en signe de bénédiction, puis se retira. Don Carlos mourut le 24 juillet 1568, à quatre heures du matin, à l'âge de 23 ans. De toute évidence, le prince succombait aux suites de son traumatisme crânien. Tous ces faits sont attestés par les historiens de l'époque et d'autres postérieurs. Même Lorente, très hostile à Philippe II, écrit de don Carlos que « la mort de ce monstre a été un bonheur pour l'Espagne ».
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Les soucis de Philippe II n'étaient pas terminés : après neuf ans de mariage, la reine Élisabeth n'avait pas d'enfants. Elle mourut cette même année 1568, et Philippe II, parvenu à l'âge de 41 ans, se vit dans la nécessité de contracter un quatrième mariage pour assurer sa succession. Il y réfléchit pendant un an et, au début de 1570, se décida à solliciter du pape la dispense exceptionnelle lui permettant d'épouser sa nièce Anne d'Autriche, fille aînée de l'empereur Maximilien II, qui avait épousé la sœur de Philippe II, sa cousine germaine. Malgré l'inconvénient de ces mariages consanguins répétés, saint Pie V ne considérant que le bien de l'Espagne accorda tout de suite la dispense demandée. De ce quatrième mariage naquirent de nombreux enfants, dont beaucoup moururent jeunes, victimes de la consanguinité.
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Maximilien II mourut en 1576. Quelques années plus tard, sa veuve voulut rendre visite à son frère Philippe II et à sa fille Anne ; elle partit donc de Vienne, traversa le nord de l'Italie et s'embarqua à Gênes pour l'Espagne. Parmi les nombreux seigneurs italiens qui l'accompagnèrent en Espagne, se trouvait Ferdinand de Gonzague, marquis de Castiglione, avec son épouse et ses enfants, dont l'aîné, Louis, avait une douzaine d'années. Ce fut au cours de ce séjour en Espagne que saint Louis de Gonzague décida d'entrer dans la Compagnie de Jésus et s'ouvrit de son dessein à ses parents. Encore enfant lors de la traversée d'Italie en Espagne, il édifiait ses compagnons de voyage par sa piété et sa modestie ; jamais il ne levait les yeux sur une dame, et il s'avouait incapable de reconnaître l'impératrice.
Dès l'arrivée de l'impératrice et de son cortège à Madrid, on donna saint Louis comme page à l'infant don Diego, qui n'avait que six ou sept ans. Un jour de tempête, don Diego assis près d'une fenêtre s'écria dans un accès de colère puérile :
« Vent, je te commande de me laisser tranquille ! » Saint Louis, debout près du jeune prince, lui répondit en souriant : « Votre Altesse peut bien commander aux hommes qui lui sont soumis, mais commander aux éléments, cela n'appartient qu'à Dieu. » La réponse fut rapportée au roi qui la jugea fort bonne et en félicita le jeune page ([^4]).
Don Diego mourut jeune, comme beaucoup de ses frères et sœurs. Un de ses frères cadets, né en 1578, survécut ; à la mort de son père en 1598, il lui succéda sous le nom de Philippe III. Philippe II avait, au prix de quatre mariages, assuré sa succession au trône. Son règne marque l'apogée de l'Espagne. Trois générations plus tard, la question de la succession se reposera de manière plus grave. Charles II, arrière-petit-fils de Philippe II, n'ayant pas d'enfant, dut, après une guerre sanglante, reconnaître comme héritier son petit-neveu, le duc d'Anjou, petit-fils de Louis XIV et de Marie-Thérèse d'Espagne, qui devint roi d'Espagne en 1700 sous le nom de Philippe V.
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Malgré toutes les attaques et les calomnies de Voltaire et de ses obscurs disciples, rédacteurs de dictionnaires du XX^e^ siècle, Philippe II a été le plus grand roi d'Espagne, parce que le plus religieux, le plus attaché à ses devoirs, le plus soucieux du bien de la grande nation catholique que la providence lui avait confiée.
Jean Crété.
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### Les finances de la Révolution
par André Guès
Troisième article. Les deux premiers articles de cette série ont paru dans notre numéro 250 et dans notre numéro 257.
UNE PART de l'immense richesse passée aux mains des « patriotes » a été dépensée par démagogie, pour l'action révolutionnaire, pour amuser le peuple et enfin de la manière la plus absurde. Au printemps de 93, la pénurie se fait sentir de plus en plus et il y a des émeutes dans Paris. L'assignat ne cessant de se dévaluer, il est alors à 50 %, les prix montent sans que les salaires suivent. Il s'agit donc de maintenir le prix des denrées de première nécessité, et surtout du pain ; à un niveau artificiellement bas, sans quoi la jacobinière pourrait sauter : on vivait mieux, murmure le peuple, sous le défunt roi. Les départements, districts et villes poussent des cris d'alarme à la Convention qui ouvre des crédits à qui les demande, dans le plus complet désordre, pour acheter des grains ou « *pour les subsistances *».
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Dès février, la Commune de Paris a entrepris d'enrayer la hausse du pain en achetant de la farine aux halles pour la revendre à moindre prix aux boulangers : il en coûte 12.000 livres par jour car une foule de banlieusards vient acheter du pain, voire pour le revendre, et les boulangers parisiens font de même avec la farine pour leurs collègues de banlieue. La Convention vote néanmoins 8 millions en deux fois à la Commune pour qu'elle puisse continuer : A la même époque, Marseille est apparemment la première ville de province à être servie avec 2.200.000 livres le 1^er^ mars, du 31 mars au 1^er^ mai, 17 villes reçoivent ainsi 10.295.000 livres, en juin, 10 villes ou départements reçoivent 1.225.000, en juillet 6 autres 2.930.000, le tout du Comité.
Le 9 août, le Comité croit frapper un grand coup : sur son rapport, la Convention affecte 100 millions à la constitution de « greniers d'abondance », la construction de fours, et la réquisition de boulangers. Ces deux dernières mesures sont stupides car ce ne sont ni les fours, ni les boulangers qui manquent, mais la farine à un prix abordable. Les incohérentes distributions n'en continuent pas moins aux départements, districts et municipalités, par la Convention, le Comité, les représentants ou le Conseil exécutif (ministres). Du Comité, Paris reçoit 3 millions, Strasbourg un demi, Maubeuge 60.000 livres, Cambrai 300.000, Landrecies 50.000, Montargis 20.000. En septembre, le Conseil envoie 100.000 livres à La Rochelle, pendant que Paris reçoit 4 millions en 4 fois de la Convention, Aire 60.000 livres, Bordeaux 2 millions, Dunkerque un, Bergues 400.000, la Haute-Garonne 200.000 et Montauban 50.000. Du 12 octobre 93 au 14 avril 94, Paris reçoit en 15 fois 17 millions du Comité. Il faut que j'en aie laissé passer en arrivant ainsi pour Paris au total de 25 millions de la part du Comité qui calcule alors qu'il lui en a donné 31. Avec ce que la Convention lui a voté, cela fait 56.
La Commission nationale des subsistances, qui achète à l'échelon national, reçoit des crédits énormes : 1.200 millions du 30 mai 94 au 30 mars 95. Ce total correspond au calcul de Dubois-Crancé : en avril-mai 94, le maintien du pain à 3 sous, alors qu'il revient à 4 livres, fait une dépense annuelle de 100 millions. Sept mois plus tard, il en eût fallu 500. Mais il faut croire que ces énormes dépenses sont insuffisantes, car Lyon reçoit en novembre 94 un secours de 300.000 livres et le 3 janvier 95 un autre d'un million, tous deux des représentants, le 1^er^ janvier Cadillac 300.000 livres du Comité et Bordeaux 500.000. Jusqu'à la fin du mois, les districts et communes de Mayenne, Épernay, La Rochelle, Auxerre, Mauriac, Libourne, Domfront, Alençon, Pont-l'Évêque, Agen, Vitré, Nantes, Compiègne, Senlis, Pontarlier, Blois, Romorantin, Toul, Rodez, Évaux, Étain, les départements des Vosges, de la Sarthe et des Ardennes reçoivent en une ou plusieurs fois des sommes allant de 80.000 livres à 3 millions.
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C'est là démagogie pure et non fraternité pour ceux qui ont faim. Car quand Danton demande en août 93 à la Convention 110 millions, si nécessaire, pour le maire de Paris, il spécifie bien que c'est pour sauver le régime. En février 93, quand commencent les émeutes de la faim, Robespierre dit cruellement aux Jacobins qu'il trouve indigne de la part du Peuple Souverain de se soulever pour « *de viles marchandises *»*.* On trouve quelque chose de comparable sous la plume de Baille en mission à Toulon : « *Tout va bien ici. Le pain manque. *» Jean Bon Saint-André : « *Il faut très sérieusement faire vivre le pauvre si vous voulez qu'il vous aide à achever la Révolution. *»
Ces « *viles marchandises *», M. Bouloiseau les cite dans un fort mince ouvrage sur Robespierre (coll. « Que sais-je ? », P.U.F. 1957) : on est en droit de conclure que l'historien tient cette phrase pour caractéristique des idées, de la psychologie ou de la politique de l'homme. Il en conclut effectivement que « *Robespierre oublie trop souvent cette obligation *» *:* celle de manger pour vivre. Néanmoins, « *dès le début de 1789,* (Robespierre) *s'était assigné une mission, celle de défendre au péril de sa vie les droits sacrés du peuple *», il « *souffre de* (la) *souffrance *» des « *sans-culottes *» *:* tout en oubliant qu'il faut manger pour vivre.
Sans doute que vivre en mangeant à sa faim n'est pas un des « *droits sacrés du peuple *»*,* à moins que le sans-culotte ne présentât cette particularité que, quand il avait faim, il ne souffrait pas.
Le petit ouvrage de M. Bouloiseau sur *le Comité de salut public* dans la même collection contient un chapitre sur *l'économie dirigée et la politique sociale :* en la matière, il ne voit que la taxation, les réquisitions et la répression. Les distributions d'assignats pour assurer les subsistances à bas prix lui ont échappé, à moins qu'à ses yeux elles n'entrent ni dans la politique sociale, ni dans la politique économique : on ne saurait mieux dire que c'est dans la politique tout court, pour sauver la jacobinière.
Cette phrase sur les « *viles marchandises *», M. Lorenzi (*Les luttes pour l'égalité 1793,* préface d'Albert Soboul, Martinsart 1972) l'explique par la hauteur de ses vues que Robespierre voulait faire partager à ses compatriotes -- à défaut de pain -- : « *Le peuple de Paris a renversé le trône. Il ne s'amuse point à écraser les petits accapareurs. *» Vue basse, plutôt, pour ne voir que de petits accapareurs dans ce qui est l'effet de toute une politique et de l'absence de politique financière depuis l'été 1789. « *Il établit solidement l'édifice de la prospérité publique *», vue non pas si haute que lointaine, eu égard à la conjoncture économique, « *sur les bases de la justice et de la raison *» établies par cette constitution-bidon que loue si fort M. Lorenzi, soigneusement mise au frigidaire en attendant des temps meilleurs.
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Pourquoi vous plaignez-vous d'avoir faim, puisque je vous assure à l'échéance des calendes grecques une prospérité publique solidement établie sur une constitution que je n'applique pas ?... C'est ainsi que Robespierre « *tente d'arracher* (le peuple) *au dur immédiat *» avec un miroir aux alouettes. Les dépenses pour l'établissement et l'affermissement du régime, la propagande révolutionnaire et les manœuvres politiques ne sont pas négligeables eu égard surtout à la détresse financière de l'État. En août 92, la Législative alloue 20 sous aux électeurs obligés de se déplacer pour voter, 100.000 livres aux commissaires de la ville de Paris et autant au ministre de l'Intérieur pour répandre « *des écrits propres à éclairer les esprits sur les trames criminelles des ennemis de l'État *» : il s'agit de « faire » les élections à la Convention. Du 13 mai au 1^er^ juin 93, 15 sections parisiennes reçoivent de la Convention en autant de décrets un total de 1.460.000 livres : il semble qu'il s'agit d'assurer le succès de la levée des « *volontaires à 500 francs *» de Santerre qui devait terminer la guerre de Vendée. En août, le général Beysser est pourvu de 100.000 livres pour aller en Bretagne faire la chasse aux Girondins proscrits.
Entre temps est venue l'affaire de la Constitution-bidon, et elle a coûté pas mal. La fête du 10 août doit voir le couronnement de la manœuvre consistant à voter la constitution la plus libérale du monde, la faire accepter par référendum, en faire porter le résultat à Paris par les délégués des sections électorales et enfin à se faire supplier de ne pas l'appliquer. Il faut dépenser pour leur voyage, leur accueil et pour les chambrer. La constitution est votée le 22 juin. Dès le 29, le Conseil exécutif reçoit 10 millions « *tant pour les subsistances que pour déjouer les intrigues des malveillants *». Le 20 juillet le Comité arrête que le ministre de l'Intérieur tiendra 8.000 livres à la disposition du commandant de la garde nationale et 2.000 à chacun des Comités de surveillance des sections pour « *la recherche des conspirateurs et des malveillants *». Le 24, en prévision du rassemblement pour « *la fédération du 10 *», la Commune reçoit 540.000 livres : il faut que les délégués soient bien nourris. Puis le ministre de l'Intérieur touche 1.200.000 livres et, le 2 août, la Convention ouvre au Comité de sûreté générale un crédit de 50 millions « *pour donner plus d'activité aux mouvements politiques *». De son côté, le Comité de salut public alloue au maire de Paris 50.000 livres le 7 août pour indemniser « *pendant le présent mois *» les membres les moins fortunés des Comités de surveillance des sections, et la même somme « *pour parvenir à la connaissance des complots des malveillants contre la sûreté et la tranquillité de Paris pendant le mois d'août et faire respecter les envoyés des assemblées primaires *», plus 300.000 livres à Hanriot, commandant la garde nationale de Paris, « *pour maintenir l'ordre, déjouer les complots et assurer le triomphe de la liberté *»*.* Chaque délégué reçoit 60 livres pour frais de séjour et 6 livres par poste à courir.
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Puis voici que les émeutes de la faim obligent à nouveau à des mesures de précaution : du Comité au maire de Paris 50.000 livres le 7 septembre pour « *déjouer les complots *», 300.000 le 13 pour « *prévenir les effets des malveillants *», 40.000 le 10 au Département « *pour mesures de sûreté *» et 144.000 le 26 aux Comités de surveillance des sections parisiennes. En septembre et octobre, le Calvados reçoit 50.000 livres pour « *soutenir l'esprit public *» sans doute encore infecté de girondisme, Collot autant pour le « *ranimer *» à Lyon, la Haute-Garonne autant « *pour déjouer les manœuvres des malveillants et prendre des mesures révolutionnaires *», avec un million aux conventionnels qui y sont en mission, et un million chacun à 4 autres départements. Le 19 septembre le Comité alloue un million à Isabeau et Tallien et 300.000 livres à Brune envoyés à Bordeaux. Les Français ont faim, la jacobinière est en danger.
Il était superflu d'ouvrir des crédits aux représentants en mission puisque, comme le Comité le leur répète, « *vos pouvoirs sont illimités *» et leur permettent de dépenser sans contrôle et ils l'entendent bien ainsi. A Bordeaux le riche banquier Peixotto échappe à la mort, officiellement parce que sa richesse lui a justement permis d'acheter des dizaines de biens nationaux, ce qui est la marque d'un esprit attaché à la liberté. Officiellement aussi, il ne paye qu'une amende de 1.200.000 livres sur laquelle 200.000 vont aux jacobins de Bordeaux. Sur les taxes patriotiques qu'il lève, Laplanche alloue 40.000 livres à la Société populaire de Bourges « *pour se mieux loger, pour payer ses dettes et pour défrayer les missionnaires patriotes qu'elle se propose de disperser *». Taillefer affecte une partie de la même ressource à l'armée révolutionnaire de l'Aveyron car « *il est impossible qu'une armée révolutionnaire ne soit pas plus dispendieuse que des troupes réglées *», et ce qui fait d'elle une armée « *de luxe *». Guiot impose 73 riches lillois de 225.000 livres dont 70.000 payent la décoration du Temple de la Raison et une fête civique.
Le 4 novembre 93, le Comité achète un million d'exemplaires de la constitution-piège à 15 centimes pièce, le 13 il abonne 600 sociétés populaires à 5 journaux pour 150.800 livres, le 14 le Conseil exécutif achète 3.000 exemplaires de la pièce « patriotique » de Sylvain Maréchal *Le jugement du dernier des rois* et autant de son poème *Dieu et les prêtres.* Bouchotte ne répond jamais aux demandes des armées, mais quand Chasle en mission dans le nord lui réclame 4.000 livres pour son journal mural, les fonds sont en place en moins de 8 jours.
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Le 14 novembre le Comité donne un million à Paris pour l'aménagement des prisons que la Terreur remplit et 100.000 livres aux Jacobins, le 21, 2.000 à la Société populaire de Grenoble, le 23, 3.000 au comité révolutionnaire de la Section des Marchés, le 4 décembre, 5.000 livres à la Société populaire du Havre principalement pour son installation -- Siblot lui en donnera autant le 22 mars 94 pour le même usage --, le 8 janvier, 18.000 livres à Saint-Quentin « *sur le compte qui lui a été rendu de l'esprit public et des besoins de cette commune *» par sa municipalité, le 24, 9.000 à la Société populaire de Lorient, le 1^er^ mars, 15.000 au Comité de surveillance du département de Paris, le 19 avril, 15.000 pour l'installation de la *Société des amis de la liberté et de l'égalité* de Tarbes et 3.000 à la Société populaire de La Rochelle.
En juillet 93, la Corse reçoit 500.000 livres pour ses ports demeurés fidèles et 600.000 pour ses « patriotes » dont la fidélité et le patriotisme ont besoin d'être soutenus. En août la Convention continue ses largesses : 200.000 livres aux « patriotes » de Vendée, 100.000 à ceux de Cholet et 30.000 à ceux de Loire-Inférieure : il est vrai que dans ses pillages et incendies l'armée ne distingue pas les biens des « patriotes » de ceux des rebelles. En novembre, 6.000 livres à Cézanne, 50.000 à Lyon et autant à la Guillottière, 150.000 au Comité de surveillante de la Commune, 50.000 à la Section des Tuileries. Comme pour les subsistances, des fonds sont distribués à qui les demande, à usage politique.
Les allocations aux sections et comités sont en sus du salaire de 2 francs par séance que, le 5 septembre 93, Danton a fait attribuer aux sectionnaires -- décret d'application du 9 -- avec trois francs, puis 5 -- décret du 8 novembre -- aux membres des Comités de surveillance qui en sont comme l'aristocratie policière élue à raison de 12 par commune, et par section dans les villes de plus de 25.000 habitants -- loi du 21 mars 93 --. Au mois d'août 94 en faisant supprimer cette allocation, Cambon affirmera que le Trésor a payé des sommes énormes au vu de feuilles de présence majorées de 50 % en moyenne : il fallait s'y attendre, quoi qu'il en fût de la « vertu » jacobine. Ces jetons de présence sont justifiés par Robespierre dans ses carnets intimes : « *Payer les sans-culottes pour qu'ils restent dans les villes *»*,* n'aillent point aux armées, ni cultiver la terre, ni travailler à quoi que ce soit, puisqu'on les salarie, fournissent en un mot les hommes de main dont a besoin non la France en guerre, mais la Révolution. Cambon calcule que 540.000 sectionnaires dans 45.000 sections et comités doivent coûter 540 millions par an, l'équivalent d'un budget de l'ancien régime. C'était l'effectif théorique et légal, Taine dit qu'il y en eut un peu moins, de la moitié : mettons une dépense de 250 millions.
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Mais en décidant de ce salaire au bénéfice de la Révolution, le régime engageait la dépense effrayante qu'il croyait correspondre aux effectifs : autant de soldats et de travailleurs en moins, autant d'argent en moins pour les armées.
Avec août 93 débute une série de dépenses démagogiques en relation avec la conjoncture politique, les représentations gratuites et subventions aux théâtres. Le 2, la Convention décrète que, pendant tout le mois, il y aura chaque semaine dans les salles choisies par la municipalité une représentation aux frais de la République de « *pièces dramatiques qui retracent les glorieux événements de la Révolution et les vertus des défenseurs de la liberté *», ci 168.000 livres. Le 8 octobre, le Conseil arrête que l'Opéra ne donnera que des pièces « patriotiques » avec une représentation gratuite, hebdomadaire et patriotique « *pour le peuple *» 150.000 livres. Nouvelle subvention en janvier 94 aux théâtres parisiens : 100.000 livres et 50.000 le 7 au *Théâtre de la République* pour « *alimenter l'esprit public *». Subventions particulières à l'Opéra : 150.000 livres le 8 août 93, puis 200.000, puis 250.000, tant pour représentations gratuites que « *pour pouvoir mettre à l'étude des pièces nouvelles dont la représentation doit singulièrement contribuer à l'affermissement des principes républicains *».
Il faut ajouter les subventions pour telle pièce propre à échauffer le zèle des citoyens ou dont l'auteur est le « *frère et ami *» de quelque personnage bien placé dans la jacobinière. Sur motion de Thuriot, la Convention décrète le 24 novembre 93 que la République fera les frais de la mise en scène -- 76.098 livres -- de la « *sans-culottide dramatique *» *à* grand spectacle *La réunion du 10 août ou l'inauguration de la République française* dont les auteurs lui ont fait hommage, qui sont le collègue Bouquier et le secrétaire-greffier de l'Assemblée. Le Comité en rajoute en arrêtant que l'œuvre des deux pistonnés sera représentée dans trois théâtres simultanément.
Ce n'est pas tout, car les « patriotes » des spectacles gratuits ne sont pas la crème de la population mais seulement de la sans-culotterie d'où les dégradations, bris et vols dont les directeurs des salles présentent les factures *à* l'administration. Enfin il est juste de combler le déficit des théâtres obligés de rayer du répertoire des pièces à recettes sûres, mais « aristocrates », remplacées par des navets, mais « patriotiques » et qui vident les salles. Ainsi le Comité défraye le *Théâtre de la République* le 7 juillet 94 de ce piteux résultat avec une nouvelle subvention de 50.000 livres. Le même jour, son procès-verbal fait référence à un arrêté précédent ouvrant un crédit du même montant pour des « *concerts du peuple *»*.*
La province imite Paris dans cette entreprise « culturelle » Legendre à Bourges, Bentabole et Levasseur à Lille, le Département de Haute-Garonne, Bouchet à Melun...
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Une autre dépense démagogique vient du nombre des fonctionnaires qui croît rapidement : il faut bien placer les « patriotes ». Déjà en mai 93 le Club peut se flatter d'avoir mis 9.000 hommes à lui dans les administrations, avec par exemple au Ministère de la guerre des scribes qui ne savent pas signer leur nom. De Lyon à la fin de l'année, Collot se plaint d'avoir avec lui peu de sûrs anciens de jacobinière, car ils sont « *presque tous fonctionnaires *». Hanriot dans un ordre du jour : « *Je suis bien aise d'avertir mes frères d'armes que toutes les places sont à la disposition du gouvernement. *» En mai 95, Dubois-Crancé calcule que la Commission nationale des subsistances a 35.000 employés payés jusqu'à 18 francs par jour. Et puis il y a les ateliers nationaux de Paris 11.000 ouvriers en mai 90, 19.000 en octobre pour lesquels la dépense est de 900.000 livres par mois, 31.000 en 91. La guerre n'en fait pas diminuer le nombre au bénéfice des armées, et en septembre 92 la section des Quinze-Vingt s'indigne que « *la presque totalité des ouvriers qui ont des états et de l'ouvrage quittent leurs maîtres où ils ne gagnent de l'argent qu'en travaillant, pour aller gagner 42 sols audit camp à ne rien faire, ce à quoi ils ont été recrutés à son de caisse *». Comme en 1848, il en est venu de province où l'on a appris qu'il y a à Paris une institution qui permet d'être payé à ne rien faire.
Il y a enfin les dépenses stupides dont certaines se doublent d'un manque à gagner. A Lyon, Précy n'a que 5 à 6.000 hommes, dont la moitié inutilisable à la guerre, contre les 30.000 de Kellermann qui préfère bombarder à attaquer. Le bombardement commence le 22 août. Dès le 24, Dubois-Crancé : « *Bellecour, l'Arsenal, le pont du Temple, la rue Mercière, la rue Turpin sont totalement incendiés. On peut évaluer les pertes de ces deux nuits à 200 millions *» et le bombardement dure 45 jours. La ville prise, il y a jusqu'à 18.000 démolisseurs salariés, suivant le rapport de Méaulle du 30 avril 94 qui chiffre à 100.000 livres la dépense correspondante. On paye en 6 mois 15 millions pour démolir 1.600 immeubles -- « *Lyon fit la guerre à la liberté, Lyon n'est plus *» -- d'une valeur de 400 millions, la perte pour l'État est du total des deux. Arrêté de Lebas et Saint-Just du 23 décembre 93 : sera rasée la maison de tout individu coupable d'agiotage et vente au-dessus du *maximum,* et c'est tout aussi inepte. Dans le Puy-de-Dôme, Couthon ordonne la destruction de tous les châteaux forts, « *attendu qu'ils blessent la vue des hommes libres et outragent la Révolution *»*.* La Convention généralisera le 26 octobre 93. A Nîmes, Bories arrête de raser deux théâtres et à Alès la cathédrale pour le motif qu'ils ont servi aux réunions girondines. Mêmes dispositions à Marseille.
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Certes, toutes les décisions du genre n'ont pas été exécutées, Dieu merci, mais elles doivent être inscrites au débit de leurs auteurs aussi insoucieux de la dépense que du manque à gagner. Mais le décret conventionnel du 1^er^ août 93 sera parfaitement exécuté, qui à la fois nationalise les biens des Vendéens rebelles et fait de la Vendée une « terre brûlée », y compris les biens des « patriotes ».
Dépense stupide que de vouloir supprimer partout les « *insignes du fanatisme *» -- de la religion -- de la monarchie et de la féodalité. Aulard abuse en disant que ces destructions sont l'effet de la fureur populaire c'est ordonné par la loi, organisé par les autorités et payé par elles. La fureur populaire ne gratte pas trois fleurs de lys au fronton d'un immeuble, il y faut des entrepreneurs spécialistes qui n'ont pas l'habitude d'attacher leur chien avec des saucisses. Une seule facture de la maison Lasalle pour cet intelligent travail à Paris se monte à 9.650 livres ; elle touche 37.277 livres pour démolitions, à Saint-Nicolas du Chardonnet et à Saint-Étienne du Mont. Pour cette dernière église, le mémoire des travaux a 56 pages. 3.000 livres pour corriger dans un sens « patriotique » des bas-reliefs à l'École de médecine. 1.000 offertes pour démolir le clocher de la Sainte-Chapelle, matériaux acquis à l'entreprise. 23.721 livres, 15 sous, 4 deniers pour travaux de même utilité aux Tuileries. 2.552 rien qu'en échafaudages gréés pour enlever sa perruque au Louis XIV de la Porte Saint-Martin. On paye le grattage de 1.228 noms de saints dans les rues de Paris. Le municipal et « patriote » Daujon qui, à ces titres, signe avec Chaumette les procès-verbaux, si glorieux pour la République, de Louis XVII et de Mme Élisabeth pour préparer le procès de la reine, est sculpteur. A ce troisième titre, il s'est fait le métier lucratif de corriger les motifs ornementaux des églises et monuments publics. Il travaille de la sorte dans 9 chapelles et églises, dont la Sainte-Chapelle et Saint-Sulpice, à l'École militaire, au Palais de justice et aux Invalides. 22.538 livres pour onze chantiers dont on a le montant des mémoires. A Chartres, 40.000 livres pour abîmer la cathédrale, 5.826 pour celle de Nancy, 5.641 pour le même travail à Troyes, 600 pour un seul « artiste » à celle de Nevers, et ainsi jusque dans des églises de village. A Forcalquier on paye 60 livres pour fabrication et pose d'un bonnet de la liberté sur l'horloge publique où il remplace la croix.
Dépense stupide que la frappe en monnaie des cloches enlevées aux couvents et aux églises désaffectées : l'opération, qui devait rapporter 6 millions, en coûte autant. Dilapidation que d'envoyer à la Monnaie des objets en métal précieux qui ne valent plus que leur poids, encore diminué des frais de transport, de fonte et de frappe.
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Manque à gagner que ces nombreux immeubles nationalisés, mais ni vendus, ni loués parce que la Révolution en a besoin pour ses activités spécifiques : prisons, maisons d'arrêt de la police et des Comités de surveillance -- 40.000 geôles provisoires, écrit Taine --, salles de réunion pour les assemblées des sections, bureaux permanents pour leurs comités ; postes de commandement, casernes, magasins, postes de garde et de police des armées révolutionnaires et de la garde nationale sédentaire, magasins pour les marchandises réquisitionnées par l'État, bureaux pour les administrations proliférantes.
Dilapidation sur les énormes quantités de meubles et objets divers déménagés des immeubles nationalisés. On a mis les scellés, mais les voleurs ne respectent pas plus les sceaux de la République que ses biens. On croit les mettre à l'abri dans des magasins *ad hoc,* immobilisant ainsi d'autres locaux, payant déménageurs et charrois. Mais les « gardiateurs » de ces dépôts ne sont pas plus honnêtes. Intervient la loi du 21 novembre 93 : « *Pour satisfaire les besoins pressants qu'ont les armées de matelas et de couvertures, tous les effets de ce genre *» qui se trouvent « *dans les maisons appartenant à la République *» doivent être « *travaillés sur le champ *» pour être « *employés au service de la République *» *:* on imagine le pillage, la gabegie et les destructions. Le district de Toulouse au département : « *Il y a dans les magasins du district plusieurs tapisseries dont partie sont de grand prix. On nous demande de les verser dans les magasins militaires afin de faire des couvertures pour les prisonniers de guerre. *» Il y en a « *88 de haute lisse à personnages et à verdures *» provenant du château de Mauzes (Tarn-et-Garonne). La Tapisserie de Bayeux est sauvée alors qu'elle bâche un chariot en exécution de la loi du 21 novembre 93.
La disparition de la monnaie métallique devant l'assignat et le manque de petites coupures de papier ont conduit à partir de 91 des centaines de caisses privées, communales et départementales à émettre des *billets de confiance, patriotiques, de secours, monnaie d'urgence, de nécessité,* etc. Malgré les interdictions de la Législative le 30 mars et de la Convention le 8 novembre 92, les émissions ne cessent pas. Légalisant le fait accompli, celle-ci décide le 6 janvier 94 de les éponger en les acceptant en paiement des biens nationaux et « *de tout ce qui est dû à la nation *». Il y en a alors de 5.800 types et d'un montant de 400 millions. La Convention fait de la sorte à des collectivités locales et à des particuliers un don jouxtant les quatre cinquièmes d'un budget de l'ancien régime.
Usage à titre privé des biens de la nation, vols, dépenses démagogiques, dépenses de propagande politique, manques à gagner, dépenses stupides, dilapidation du patrimoine national, voilà encore, s'ajoutant à la braderie des biens nationaux, quelques milliards qui n'ont pas été utilisés à satisfaire aux besoins de la France en guerre.
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Rien de tout cela n'est apparu à Georges Lefebvre (*Peuples et civilisations,* T. XIII : *La Révolution française,* P.U.F. 1957) écrivant que les Montagnards ont tout sacrifié à l'armée. Ni à M. Soboul (*La Révolution française, coll.* « Que sais-je ? », P.U.F. 1970) écrivant que le Comité a tout subordonné aux exigences de la défense nationale. Ni à M. Bouloiseau (op. cit.)
« *Depuis la fin de 1792 les ressources nationales étaient, en principe, réservées aux besoins de la lutte. *» En principe : une restriction qui, quand on la mesure, détruit la proposition. M. Bouloiseau ne l'a pas mesurée, qui écrit (*Le Comité de salut* public, coll. « Que sais-je ? », P.U.F. 1962) encore : « *Afin de seconder les combattants et de forcer la victoire,* (*le Comité*) *mobilisa les ressources du pays ; toute la vie économique du pays s'orienta vers la guerre. *» Ce n'est plus de principe qu'il s'agit, mais de faits. On n'a que faire de cette hagiographie.
André Guès.
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### Pour les jeunes artistes
V. -- Secrets d'atelier
par Bernard Bouts
« NUMERO DEUS IMPARE GAUDET. » Le nombre impair plaît à Dieu. Hémistiche de Virgile que notre professeur André Charlier nous recommandait de ne pas traduire par « le nombre deux se réjouit d'être impair » ! « Il fait allusion, dit le Larousse, à des propriétés mystiques. » Je trouve cela un peu court ; c'est à la fois plus subtil et plus complexe. Les hommes n'ont-ils pas toujours une nostalgie de l'au-delà, un désir de pénétrer dès ici-bas, ne serait-ce qu'un tout petit peu, dans l'infini ? Or c'est l'une des manières que les anciennes civilisations avaient découvert, déjà, pour échapper à la matière. La matière cubique. Un cube parfait a-t-il un sens ? Il n'a pas de sens. Il ne va pas plus à droite qu'à gauche, ni en haut ni en bas et c'est pourquoi l'autel, siège de Dieu, était cubique dans plusieurs religions. L'unité stable.
On raconte que les prêtres de Délos proposèrent aux savants de l'époque un problème : il s'agissait de trouver la longueur de l'arête d'un cube dont le volume serait double de celui du temple de Délos, également cubique.
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Personne ne put le résoudre (parce qu'il n'a pas de solution arithmétique). Mais alors, si l'autel est le siège de Dieu, on le fait élevé, et pour y monter il faut des marches. Combien de marches ? Trois, cinq ou sept, nombre impair, et nous espérons qu'il en est toujours ainsi dans l'Église catholique : une, trois ou cinq, pas deux ni quatre. Y a-t-il une raison purement esthétique ? Je voudrais bien qu'on m'explique l'esthétique par l'esthétique. Il serait même ridicule d'y penser.
Alors André Charlier nous enseignait, écarquillant ses longs doigts, que « aisthêtiïcos » signifie « sentir », et qu'il ne s'agit pas de sentir n'importe quoi, (le beau par le beau !), mais sentir Dieu. De là le rapport, et tous les rapports qu'il y a entre le carré et certains rectangles ; le cube et certains parallélépipèdes droits, le nombre pair et le nombre impair. C'est la base de certaines théories dites pythagoriciennes et aussi du Lao-Tse des Chinois, de la même époque. Notre bon professeur ne pouvait guère s'étendre sur ces sujets un peu ardus pour des gosses de douze ans et c'est son frère aîné qui, huit ans plus tard, nous expliqua tous les « secrets d'atelier » qu'il tenait lui-même de Dom Paul Bellot, architecte et moine bénédictin.
Secret d'atelier. Cela ne veut pas dire qu'on garde dans le métier des connaissances dissimulées comme on garde un trésor pour qu'on ne nous le vole pas. *Cela signifie qu'il ne faut pas livrer les recettes à des personnes qui s'en serviront mal ou pour une mauvaise fin.* D'ailleurs, pour expliquer toutes les théories et leur pratique il faudrait un gros livre. Mais nous pensons que, dans l'état actuel des connaissances physiques, matérielles, matérialistes, il est bon qu'on sache qu'il existe aussi d'autres connaissances, relatives à la fois à ce qui est physique et à ce qui est métaphysique. C'est une science qui a des applications dans beaucoup de choses, jusqu'en musique, si vaste que, l'ayant étudiée toute ma vie, je n'en vois pas encore le bout. Nous pouvons malgré tout en donner un petit aperçu.
Disons tout de suite et en passant que tous ceux qui ont voulu étudier les rapports de proportions en architecture *par les nombres,* de Platon à Ghika, ont fait fausse route, Dom Bellot l'a prouvé, car il s'agit toujours de nombres incommensurables ; il faut des applications graphiques (quoique le nombre y ait quand même quelque chose à voir). Ainsi prenez une branchette dont les feuilles sont opposées. Qu'il y en ait trois, quatre, ou cinq de chaque bord, il s'en trouve une à l'extrémité, ce qui donne toujours un nombre impair. Mais celle de quatre (quatre plus quatre fait huit, plus un, cela fait neuf, nombre impair) n'a guère été utilisée que par les Chinois pour la raison que tout le monde sait, mais sans rapport avec notre proposition.
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Ainsi nous nous gardons bien de mettre quatre chandeliers à droite et quatre à gauche, sur l'autel ; nous en mettons trois à droite, nombre impair, trois à gauche, et la croix ou le tabernacle au milieu, ce qui fait sept. Aujourd'hui les Juifs mettent dix branches à leur chandelier, et cela me paraît une méconnaissance. Ils ont des raisons que je n'ai pas bien comprises, mais ils perdent du même coup le sens, la loi du nombre impair.
Tout cela ne veut pas dire qu'il faille essayer de multiplier ou diviser des coudées égyptiennes par des pieds anglais, ni que l'on puisse utiliser mathématiquement les nombres incommensurables dans une construction, comme prétendait Ghika, qui se demandait malgré tout comment transposer tout cela graphiquement. Platon, élève de Socrate qui était lui-même le fils d'un sculpteur, avait certainement entendu dire quelque chose mais son « Timée » termine en queue de poisson : « De tout ce que nous avons dit il résulte que le triangle le plus parfait est l'isocèle. Pourquoi ? il serait trop long de l'expliquer... » Or cela est complètement hors du propos.
Il existe une peinture égyptienne où l'on voit un pharaon avec son architecte. Celui-ci tient dans une main un T de dessinateur « et dans l'autre, un triangle dont on ignore l'usage ». Eh bien, c'est le triangle auquel on a donné le nom de PHI, la lettre grecque, issu d'une moyenne et extrême raison, dont le grand côté n'est jamais divisible par le petit. C'est avec l'aide de ce triangle que furent construits un grand nombre de monuments antiques et tous ceux du Moyen Age. Comprenons bien qu'il ne s'agit que d'un moyen de contrôle pour garder le rapport du fini et de l'infini, mais qu'un homme sans talent ne fera pas des chefs-d'œuvre par ce seul procédé. C'est-à-dire que, pour obtenir un rapport constant entre le plan et tous les éléments, portes, fenêtres, bandeaux, frontons... on pose simplement le triangle sur le dessin, de telle et telle façon, et le point de rencontre de deux lignes ainsi tracées donne, avec une précision absolue, les mêmes proportions *incommensurables,* ce que ne peut faire le calcul. Le fameux « nombre d'or » (racine de cinq plus un, sur deux) est une intellectualisation amusante, mais qui n'a pas d'application pratique.
J'ai étudié les plans et élévations d'une centaine de monuments anciens, tous construits sur cette clef, ou sur deux autres similaires, et cela s'arrête à la Renaissance, qui pourtant parlait beaucoup de calculs et de proportions ! Quelques solutions sont d'une extrême simplicité. Par exemple Sainte-Sophie de Constantinople dont le plan est un carré, le narthex un rectangle construit sur deux triangles PHI retournés l'un dans l'autre, et l'ensemble, par conséquent, un nouveau rectangle PHI. D'autres sont très savantes, comme Chartres ou N.-D. de Paris. J'ai étudié Notre-Dame pour le compte d'Henri Charlier et je ne m'en sortais pas, rien n'allait, lorsque le Patron eut une idée :
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« *Mais,* me dit-il*, n'y avait-il pas autrefois un escalier, sur la façade, qui a disparu avec le remblai du parvis *? » Il nous fut facile de contrôler, restituer, et il apparut alors que le fameux triangle avait été utilisé ici comme ailleurs.
Beaucoup de personnes, aujourd'hui, voient les traditions comme du « folklore », que l'on conserve sans trop savoir pourquoi. Mais nous ne parlons de traditions que dans ce qu'elles ont de nécessaire à la vie ; vie du corps et vie de l'esprit. Or toutes ces traditions relatives aux rapports de proportions, perdues aujourd'hui, font partie du monde des lois de l'esprit. Les cathédrales sont pleines d'esprit, croyez-moi.
Bernard Bouts.
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### La découverte de l'autre
***Vade retro, Satanas !***
par Gustave Corçâo
IL EST FACILE à un catholique d'ouvrir une étude en déclarant que la plus grave erreur des temps modernes est ceci ou cela. La spécification reste à la merci de l'auteur ; s'il est philosophe, il nous démontrera que la part essentielle des errements d'aujourd'hui s'origine dans le cartésianisme ; s'il est sociologue, il établira que nos cités se prostituent pour avoir perdu le sens de la dignité de la personne humaine. Il existe une infinité de perspectives possibles, et c'est incontestablement le droit du penseur catholique de pointer son spectroscope dans telle ou telle direction.
Nous irons même jusqu'à soutenir que le catholique est le seul homme qui détienne, non seulement le droit, mais la possibilité de diagnostiquer les maladies du monde, parce que lui seul possède un critère, un centre, un absolu, une vérité. Condition éminemment singulière, dont il résulte que le simple droit se transforme en devoir.
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Cet apostolat recèle cependant un secret danger : il faudra distinguer avec soin entre la détermination spéculative de l'erreur et la tendance à l'action pratique visant son éradication. C'est une chose de sonder le cartésianisme comme objet de raison, et une autre de le considérer comme expérience vivante de l'esprit susceptible d'un traitement antibiotique approprié. Le catholique qui en viendrait à estimer praticable une neutralisation des maux par le biais de vecteurs opposés, cherchant à mettre en place sur la carte du monde un parallélogramme de forces, cesserait par là-même d'agir comme catholique. Il commencerait de pénétrer à son tour dans la dialectique interne des erreurs.
Un errement philosophique ne peut être tenu pour chose fixe que dans l'esprit du philosophe, comme une expérience in vitro, une dissection. Dans sa réalité vécue l'erreur ne saurait être fixée, elle ne saurait être comprise, elle ne saurait être immobilisée sinon en cet instant ultime où elle se fait mort éternelle. Durant la vie, tandis que la personne humaine intéressée est la proie du monde, qu'elle est sollicitée par la grâce, l'erreur reste mouvement, elle est tout feu tout fièvre, oscillation, conflit. L'homme ne s'installe jamais dans un idéalisme ou un matérialisme des sens, il oscille vertigineusement entre ces deux : extrêmes. Aurait-il écrit douze volumes dans la direction d'un vecteur, il aura vécu lui-même dans l'oscillation entre les contraires, prisonnier de la dialectique interne de l'erreur.
Quelques faux philosophes de l'idéalisme, comme Hegel, et ensuite Marx, ont aperçu cette dialectique interne et s'en sont réjouis, façon de prendre la rougeur de la fièvre pour un signe de santé. Ils découvraient la fécondité de la contradiction et se frottaient les mains de plaisir face aux antinomies.
L'erreur en effet est toujours antinomique. Un rationaliste navigue en permanence dans l'irrationnel ; un anticommuniste reste dans la même ligne qu'un communiste. La prise de position contre une erreur du monde contient la force que cette même erreur enferme en sa dynamique. Le pour et le contre s'appliquent au même conjugué, qui engendre l'oscillation et le conflit.
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Ainsi, dès lors qu'un catholique entreprend une croisade contre une erreur déterminée, s'il cherche dans le monde la force contraire, l'effet neutralisant, c'est qu'il est entré dans la même danse et qu'il vient de tomber dans la même erreur ([^5]).
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Voici quelque temps, lorsque les sciences de la nature ont connu un essor accéléré, le bruit a couru que la foi catholique était en danger. L'orthodoxie chrétienne se trouvait attaquée par une demi-douzaine de rationalistes mauvais et, pis encore, les catholiques eux-mêmes entreprenaient de se défendre sur une base identique, celle du scientisme triomphant. Depuis ce temps on tient pour établi qu'il existe ici une difficulté d'ordre scientifique et, partant, une nécessité d'en sortir pour assumer sa foi. Dans le cas du sujet qui s'est penché quelques années sur la pratique d'une science, on posera comme règle infaillible que le doute méthodique a joué un rôle de premier plan sur la scène de sa conversion. J'aurais dû, selon cette règle, prendre parti en faveur de Galilée, ou sourire de l'histoire de Jonas dans le ventre de la baleine ; et peser plusieurs années de suite en moi-même le contenu de la Révélation avec des arguments tirés de l'astronomie.
Laissez-moi témoigner simplement que ce ne fut pas le cas. Je n'ai aucun souvenir, sinon peut-être au détour des quinze ans, d'avoir pensé comme une page d'Alexis Carrel ou comme le Père Moreux pensait que pensent les incroyants. Sans doute, en certaines circonstances, suis-je entré dans des discussions de ce genre, provoqué, pris au dépourvu par la dialectique qui prétendait me démontrer Dieu. Mes humeurs d'apprenti-scientifique m'incitaient à relever le défi ; mais je disputais pour disputer, par provocation, goût du jeu, sans que l'objet soit en cause à mes yeux. Au contraire, quand j'entendais quelqu'un soutenir le caractère scientifique de la non-existence de Dieu, en vertu des chromosomes du singe ou de la constellation d'Orion, je le classais aussitôt dans la catégorie des abrutis.
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Je suis aujourd'hui bien convaincu qu'il est préférable de se taire partout où l'on discute ainsi avec mauvaise foi, et tout à fait certain que le cas de Galilée, ou celui de n'importe quel autre, importe autant en ce genre de discussions que le magasin de chaussures qui avait arraché mon ami Alfonse de sa soumission conjugale. Évidemment, je pourrais démontrer que l'histoire nous est contée de travers, et que la Révolution française aussi envoyait Lavoisier à l'échafaud. Ce serait un jeu épatant ; digne des jours de pluie d'une cure aux eaux d'Évian, d'établir l'inventaire des causes ou religions qui ont incarcéré le plus grand nombre de chimistes ou brûlé les plus brillants astro-physiciens. Je ne tiens pas à entrer dans ce jeu : l'idée de battre l'adversaire sur son propre terrain me paraît peu sérieuse, dès lors que mon plus rand désir est de l'en libérer. De surenchère en surenchère, le jeu d'ailleurs ne connaît pas de fin.
En vérité, si quelqu'un argumente contre Dieu avec le système planétaire et que, plein d'ardeur, je me retire deux ans de suite sur une île déserte pour lui préparer une réponse en bonne et due forme, au retour, avant que j'aie pu prononcer une syllabe, le même individu me réfutera la Création avec le comportement des fourmis. Après quoi il se précipitera sur les glandes ou me jettera à la figure le rite du mariage chez les Esquimaux. Si je lui apporte un astre, il exigera de moi un insecte ; et quand je serais parti à sa recherche, puis revenu à demi mort, après de longues années, de ma croisade entomologique, le bel esprit alors, dans sa cruelle frivolité de châtelaine qui envoie le soupirant chercher l'anneau dans la gueule du dragon, m'aurait demandé l'atome de Bohr ou la solution de l'obscure origine des Basques.
Qui répond à l'homme de mauvaise foi en s'appuyant sur le scientisme fait précisément ce que l'adversaire attendait de lui : une fois répondu à la première question il lui faut répondre à la seconde, et dans cette escalade d'exigences il n'en finira jamais de répondre. Voilà exactement ce que l'autre désire. L'aveuglement du scientisme contre la foi ne consiste pas seulement à élever des objections qui attendent réponse, il se nourrit encore des réponses apportées.
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L'adversaire du scientiste accepte cette dialectique et reste prisonnier de sa perpétuelle oscillation.
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Autre exemple frappant et un peu plus actuel ([^6]), celui de l'anticommunisme militant adopté par certains catholiques comme point de définition essentiel d'un authentique christianisme. Le communisme lui-même peut être défini au long de deux vecteurs antinomiques : d'un côté une rationalisation du mal, qui attribue toute souffrance humaine au déséquilibre économique ; du côté opposé, dans les méthodes du redressement, un volontarisme révolutionnaire radicalement irrationnel. Or, l'anticommunisme tombe tout droit dans la même antinomie, qui d'un côté rationalise le mal en le totalisant sous l'étiquette communiste, et de l'autre adopte pour supprimer ce mal la mystique d'un ordre contre-révolutionnaire également irrationnel. Il entre en dialectique pour combattre les dialecticiens.
Les anticommunistes catholiques sont convaincus d'avoir percé à jour une fois pour toutes le foyer du mal ; ils croient avoir découvert, comme dans l'extraordinaire histoire de Mark Twain, la piste du Dragon. Ils ont localisé historiquement et géographiquement sa caverne, et poussent des clameurs d'optimisme contrarié devant l'inertie de toute la chrétienté qui ne se hâte pas de prendre place dans les grandes manœuvres policières pour réduire définitivement le Démon.
En d'autres termes, tout mystère leur répugnant, ils tentent de rationaliser le mystère d'iniquité. Ils veulent résoudre le problème du monde, la tragique ambivalence introduite par le Christ (et non par Karl Marx), qui est venu trancher comme une épée, et désirent ardemment instaurer dans le monde un ordre nouveau sous une stricte discipline d'internat.
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Jacques Maritain fut victime de ces furieux. Son nom allait être sali sous les calomnies d'un journalisme de bas étage qui arborait le titre de chrétien ; son œuvre censurée et partie en lambeaux ; des paroles qu'il n'avait jamais dites, imprimées comme siennes ; son beau visage de vrai philosophe, et bon chrétien, placardé avec des insultes en caractères d'affiche. Tout cela parce que le philosophe n'était pas descendu de son magistère, où il avait plusieurs fois condamné la doctrine marxiste, pour s'enrôler dans une phalange d'énergumènes, et surtout parce qu'il avait dénoncé lui-même la dialectique fasciste qui voulait se servir du Corps Mystique du Christ pour une politique cléricale « décorativement chrétienne ». Jacques Maritain répétait en son œuvre de philosophe ce qu'avait dit Pie XI *ex cathedra.* Les catholiques ne pouvant arrêter le pape, ils s'efforcèrent de dénigrer la personne et l'œuvre de Maritain.
Les plus grandes séductions du monde sont les séductions de la vertu ; c'est en elles que sont tombés les minimisateurs du mystère chrétien, désireux d'imposer le bonheur dans le monde au prix d'un ordre, d'une subordination, d'une moralisation obtenue par la force.
Le communisme en lui-même représentait déjà un mal suffisamment grave pour le monde ; je dirai cependant que sa pire conséquence aura été l'anticommunisme. Qui consent au terrain et aux méthodes de l'adversaire a déjà trop consenti. Comment parviendrait-il, ayant admis la platitude du monde, à retrouver cette dimension de forme singulière et scandaleuse qui fut dressée avec la croix ?
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La rationalisation du mystère d'iniquité est encore une iniquité. Ce monde qui n'est pas du Christ, qui ne vit pas le mystère de la foi, perd aussi la conscience surnaturelle du mal. Il est théâtre de tous les conflits, trame de toutes les dialectiques, mais ignore le véritable tragique qui ne peut être vu que dans le clair-obscur de la Foi.
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Nous sommes aujourd'hui à ce point imprégnés de rousseauisme, de psychologisme, si étroitement liés à ce curieux compost de rationalisme et d'irrationalisme que, insensiblement, nous voudrions établir pour chaque drame un *dossier* complet, avec des preuves et des faits. Nous cherchons des raisons raisonnables au mal, des explications plausibles à l'iniquité. Devant toute affaire choquante, nous tenons que la seule question intelligente et subtile est celle du commissaire : « A qui profite le crime ? » Chaque crime est tenu à une logique, réduit à une explication par les circonstances, pathologiques ou économiques. J'ai lu dans le journal, voici quelques jours, qu'un homme avait tué une petite fille de sept ans à cause d'une mandarine. A qui ce meurtre a-t-il profité ?
Pour les Grecs de l'Antiquité, le tragique humain était dans la confrontation avec un destin implacable, il découlait d'une eschatologie fermée et oppressive qui écrasait la vie humaine de tous les jours, pesant sur chaque geste, pénétrant chaque parole, orientant chacun de nos pas. L'incarnation et la résurrection du Christ sont venues ouvrir toutes grandes les portes de la Parousie et libérer l'homme ; une nouvelle lumière allumée dans le monde a dévoilé en toute clarté le véritable tragique humain, les ténèbres auxquelles s'oppose le Christ, le mystère d'iniquité. Le chrétien trouve aujourd'hui ridicule la menace antique du destin, il trouve risible le mot-même de destin, réfugié dans la littérature sentimentale des quais de gare, car il a conscience d'une liberté terrible et d'une terrible bataille avec les forces du mal.
Mais les païens apostats des temps modernes réduisent toute la tragédie humaine aux conflits intimes ou aux problèmes économiques. Il n'existe aucune tragédie, seulement des malentendus ; point de haine, mais des complexes et des refoulements. Les auteurs contemporains, pour écrire des romans ou des drames, affrontent un immense travail, ont recours à mille finesses, trouvent abri sous mille circonstances, plutôt que de consentir à la réalité brutale de la haine.
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Nous sommes loin des grandeurs de Shakespeare ou de la claire simplicité de Blanche-Neige. La fille du roi Lear se consumait de haine ; la marâtre de Blanche-Neige aussi. Il est vrai qu'il semble facile d'expliquer, même pour un enfant, que la raison de cette haine était l'envie ; mais c'est justement la clarté de ce mobile, ou plutôt sa noirceur, qui échappe à notre mentalité esclave du psychologisme des conflits internes. L'envie n'a rien d'un conflit psychologique, c'est un péché mortel, une offense dirigée au dehors, éructée au-dessus de la Suprême Objectivité, à travers le visage du prochain.
Voici quelque temps, au siècle prodigieusement crétin du roman naturaliste, l'aspect le plus surprenant des efforts d'un Flaubert ou d'un Zola pouvait se définir comme une impuissance face à la perversité. Je songe aussi avec une certaine émotion à notre Eça de Queiros. N'est-il pas touchant et ridicule de voir comme il se démène, les chemins qu'il prend, les prétextes qu'il invoque, les circonstances qu'il accumule, l'avalanche de motivations qu'il organise pour que sa creuse et triste Louise tombe en adultère ! Ces pervers n'auront pas su, ils n'auront même pas soupçonné à quel point ils ignoraient tout de la véritable perversité. Du mal ils ne voyaient que le conflit, l'oscillation psychologique, la souffrance, et derrière tout cela, dans leur candide optimisme, leur humanitarisme à la noix, une bonté naturelle où chacun un jour finirait par communier, dès que le monde aurait su résoudre un peu mieux ses problèmes d'hygiène et d'économie. Ils furent les prophètes, dans leur colère efféminée, de l'avènement du règne des imbéciles.
A l'heure de philosopher nous pouvons, nous devons traiter des erreurs du monde ; et il reste parfaitement légitime de spéculer sur ces erreurs, de retenir certaines perspectives, d'analyser, isoler une ligne qui prend naissance avec Descartes ou Ockam. Mais au moment de vivre nous savons que le mal est un mystère, et qu'il n'existe aucune force dans le monde qui le puisse neutraliser.
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Toutes les erreurs du monde s'affrontent au Christ ; mais il n'y a point là de dialectique, ni de conflit, parce que le Christ n'affronte pas ces erreurs aujourd'hui : Il les a déjà vaincues sur la croix.
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Quelques écrivains modernes, disciples de Kierkegaard, d'Unamuno, ou du moins imprégnés de philosophie des contraires, ont voulu analyser un phénomène qu'ils appellent la crise ou l'agonie des catholiques. Or, ce phénomène n'existe pas. Il peut bien survenir dans la personne d'un sujet qui confesse le catholicisme, j'admets même que cela soit fréquent ; mais ce phénomène n'existe alors que dans la mesure d'une insuffisance, c'est-à-dire au moment où le sujet en question s'écarte du canon chrétien. Le noyau ontologique de la vie chrétienne est engagé dans une bataille, déchiré entre les pôles de la vie et de la mort, entre une inanition et une exaltation ; chaque vie chrétienne est une crucifixion qui dure en moyenne soixante ans. Mais l'essence même de cette vie, en tant que chrétienne, n'est pas dialectique. Il y aurait la même erreur à soutenir qu'un accouchement est un conflit : la chose en effet ne se passe pas sans douleurs, et les dernières douleurs ont bien un rôle prépondérant dans la dynamique de l'accouchement, mais ce serait une drôle de conception gynécologique d'attribuer aux douleurs le mérite du nouveau-né.
De même nous explique-t-on couramment, à propos des arts, que le véritable auteur n'est autre que le conflit, synonyme de fécondité, moteur de toutes les œuvres entreprises par l'artiste. Et il est bien des œuvres d'art en effet qui ne passent pas ce stade, s'affirmant comme la prolongation d'une sorte de colique intérieure, pour arborer une beauté qui doit tout aux forceps.
Quant à la vie de l'intelligence, le monde moderne, cartésien impénitent, en attribue la base et le fondement au doute philosophique ; quelques commentateurs du catholicisme sont partis de là pour penser que notre foi commence d'une manière identique et que nous nous glorifions de cette vibration intime, de ce débat intérieur qui nous permet d'obtenir au prix d'une certaine discipline la réalité externe d'une vie pieuse.
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Il est nécessaire de bien insister sur ce point : *pour nous le fondement de l'intelligence n'est pas le doute, mais la certitude absolue.* Cette certitude étant posée, surgit un doute fait de prudence, surgissent les problèmes de conscience, les hésitations dont toute vie est pleine. Il y a une prodigieuse différence entre les deux positions du problème. Représentez-vous un homme prisonnier d'un obscur cachot ; s'il est cartésien, il se met à douter qu'il existe une porte de sortie, ou même que le cachot existe, et, selon son tempérament, il pousse des hurlements de désespoir en se frappant la tête aux murs du cachot, ou bien s'assoit sur le sol pour ruminer la consolation certaine de sa propre existence, issue de sa pensée ; s'il est chrétien et qu'il a la foi, il sait d'une certitude absolue qu'il existe une porte, d'une certitude plus forte que celles de la vue et de l'intelligence : il sait que la sortie existe parce qu'il a *entendu* et qu'il met une confiance absolue dans cette bonne nouvelle, ce qui ne l'empêche pas de tâtonner encore, de marcher encore dans le noir et de se heurter aux parois du cachot. Le doute chrétien n'offense pas l'objectivité des choses, il s'interpose seulement en travers du chemin, nous obligeant à la prudence dans toutes nos œuvres.
Les psychologues qui s'efforcent de faire entrer la foi dans leurs phénomènes imaginent que, nous vivons en doutant de Dieu à chaque instant, et que la résultante au for externe dépend d'une victoire intérieure de la volonté sur l'intelligence. Si l'un de nous allait lui expliquer, au psychologue, que nous traversons notre pauvre vie sans douter une seule seconde, il penserait aussitôt que nous cherchons à nous vanter. Mais non, tout au contraire, nous ne faisons que gémir sous le poids d'une croix ; nous ne faisons que ployer sous le poids d'un mystère, d'une objectivité qui nous dépasse, et nos tristes œuvres se succèdent, flétries de signes d'iniquité... C'est en cette disproportion que réside la véritable tragédie de la vie chrétienne.
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Le christianisme n'est pas venu porter sur terre un système de coordonnées, une collection de vecteurs, d'amarres, pour la neutralisation des erreurs du monde. Il n'est pas une doctrine des contraires. Pour les problèmes pratiques de morale et de prudence, nous pouvons faire usage des énoncés négatifs, les *dont's,* en opposition aux pratiques du monde ; mais chacun de ces énoncés, pour être véritablement chrétien, doit rester lié à son noyau ontologique, cette réalité suprême qui s'appelle le Christ. Et comme la tendance moderne est dialectique, on ne saurait mettre trop de soin ni de précaution à éviter les formules propices à l'équivoque que le monde cultive, et attend de nous.
A cet égard, j'ai une petite restriction à formuler au sujet du beau livre d'Amoroso Lima, *Mitos de Nosso Tempo,* où l'auteur examine l'un après l'autre les huit mythes-clés des temps modernes. Je pense ici aux « contre-mythes ». Amoroso Lima consigne tout au début de son chapitre 13 les avertissements nécessaires pour éviter que la formule ne soit prise dans un sens immédiatement dialectique. Il écrit : « Le sens où j'emploie l'expression *contre-mythe* n'est pas celui d'un *mythe contraire,* mais bien celui du *contraire d'un mythe.* » La remarque est bonne et nous atteste une fine attention, mais je dois dire que même sous cette forme elle ne me satisfait pas pleinement, compte tenu du goût de la mentalité moderne pour le parallélogramme des forces, et aussi parce que l'idée d'opposition à chaque mythe, un par un, comme la pratique l'auteur, ne laisse pas d'avoir un fondement dialectique. L'opposition, spécifique, appliquée à une chose déterminée, exige une sorte de connaturalité avec son objet, une égalité de plan. Cette observation n'amenuise en rien la valeur de l'œuvre, car elle s'applique seulement à un schéma de portée dialectique et non au contenu-même du texte ; c'est dans la manière de construire le chapitre qu'Amoroso Lima monte son diagramme vectoriel et lâche sa petite dialectique.
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Pour éviter cet inconvénient il serait préférable de dire que le chrétien a un unique contre-mythe qui s'appelle le *mystère,* et qu'il ne s'oppose pas à chacun des mythes de l'histoire mais à tous ensemble, selon l'absolu d'une *appartenance.* C'est la présence réelle d'une nouvelle catégorie qui fait du Mystère chrétien le contre-mythe absolu : il sort du plan du monde en y restant attaché ; il est comme l'échelle de Jacob, qui établit un lien entre la terre et les cieux ; c'est un courant de vie entre les réalités du monde et les réalités surnaturelles excessives pour notre raison.
On pourrait bien tenter selon ce schéma une analyse de chaque mythe, qui ferait voir la possibilité d'une christianisation de toutes les passions naturelles de l'homme. Il suffirait de s'établir avec cet absolu d'appartenance au-dessus des valeurs mythiques. De fait, ces phénomènes n'existent que comme des sortes d'ombres projetées sur le monde ; pour qu'ils trouvent un sens, il suffit de désigner leur lien avec la réalité des corps. Ils sont comme les vertus devenues folles de Chesterton, des vertus fantomatiques, des ombres chinoises imprimées sur le sol. Et c'est évidemment un fou, l'homme qui fonde sa vie sur des ombres, au lieu d'élever son regard à la recherche du corps qui les produit.
Chacun de ces mythes, ainsi compris, ou bien sera du Christ, cessant par là d'être mythe, ou ne le sera pas, pour ne rester qu'une ombre. Ce qui lui manque alors n'est pas un équilibre, mais un contenu ontologique, la participation d'une réalité, l'appartenance à un logos.
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De la discussion naît la lumière, nous dit le lieu commun. Voilà encore une pensée de dialecticien qui voit dans l'étroitesse de la lucarne, non la difficulté, mais la source elle-même. La lumière ne peut naître qu'en l'objet lumineux et la discussion ne sait que retarder l'arrivée du rayon lumineux sur le sujet.
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Si j'entreprends un exposé d'une demi-heure sur les progrès de la luminotechnique avec l'emploi des tubes fluorescents, je doute fort que mes auditeurs se sentent plus illuminés que par le simple geste d'ouvrir l'interrupteur. L'éloge de la discussion se fonde sur l'idée qu'il serait nécessaire d'interposer un second sujet entre le sujet et l'objet : de ce dualisme des sujets, de cette possibilité de dialogue et d'elle seule, jaillirait en effet en pleine lumière la réalité de l'objet. Ce phénomène implique une fois de plus la substitution, l'usurpation de la vérité par l'opinion. Une chose sur laquelle deux sujets tombent d'accord est plus vraie par cela-même, ou encore n'est vraie entre eux que pour cela. De là naît le mythe, qui traduit une chose sur laquelle beaucoup sont d'accord, en raison précisément de leur accord, et non de sa correspondance à quelque réalité absolue.
Les contresens de la dialectique sont monotones. Sous quelque aspect qu'on la considère, la question conduit aux mêmes résultats. On abandonne le mythe pour parler de la discussion, et c'est le mythe qui revient au galop. On se met à évoquer la lumière, et voici qu'il faut revenir sur les opinions. Le lecteur dira que je suis obsédé par deux ou trois idées, qui me reviennent sans cesse pour cette simple raison. A quoi je répondrai : ce n'est pas moi qui suis obsédé, mais le monde non-chrétien, qui s'entête à placer les racines de la sagesse dans la dialectique, la contradiction, le subjectivisme et la discussion.
Cette obsession attaque parfois les catholiques eux-mêmes, qui se mettent à penser avec les autres que la lumière naît de la discussion, et se croient tenus pour cette raison de discuter leurs dogmes dans les boutiques de l'incroyance comme une forme d'apostolat. Pour obéir à cette mode de chiffonniers, aucun de nous n'aurait plus jamais de repos. Il nous faudrait connaître tous les recoins de la science, prévoir tous les aspects de la mauvaise foi, savoir comment répondre en chaque occasion aux bottes de l'adversaire ; il nous faudrait devenir escrimeurs de la vérité chrétienne, parer les coups de Jarnac, et manier mieux que personne le fleuret de la rhétorique.
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Voici quelques jours un individu moyennement instruit, médecin de quelque renom, apercevant dans ma bibliothèque deux ou trois volumes de théologie, m'a demandé en toute sincérité si je ne courais pas le risque de perdre la foi à la lecture de ce genre d'ouvrages. Dans son idée, qu'il conserve sans doute aujourd'hui parmi ses plus solides convictions, la religion est ferveur volontariste acquise par le système nerveux ou née des dispositions physiologiques du sujet. L'homme de foi, selon ce schéma, est celui qui s'empoigne lui-même par la main pour se traîner à heures fixes sur les lieux de culte. Du jour au lendemain, à cause d'un rhume, d'un relâchement quelconque du tonus volontariste, il pourra se réveiller sans foi. Comme on a perdu son parapluie.
On admettra aisément que l'individu, dans ce cas, doive en effet s'abstenir de lectures et de réflexions pour ne pas s'exposer au péril de rompre quelque chose dans sa tension intérieure. J'aurais dû répondre à mon médecin en lui disant qu'il ne m'aurait jamais posé cette question s'il avait lu lui-même les inquiétants traités de ma bibliothèque, ou gardé seulement quelque souvenir de son propre catéchisme. Il aurait su alors que la Foi vient de Dieu, comme une vertu qui nous revêt, s'adapte à notre nature, la rectifie, et se sert d'elle pour la fructification des bonnes œuvres.
Mon interlocuteur, cependant, ne manquerait pas de recevoir cette réponse comme un joueur d'échecs reçoit le coup de l'adversaire : il tomberait aussitôt en garde, soupçonneux, combatif. Il m'objecterait que l'objectivité de la Foi reste encore à démontrer, et que la réponse du livre est tout bonnement le masque d'un phénomène subjectif. L'auteur même du traité se serait tiré l'oreille pour s'asseoir trois ans de suite à sa table de travail. Arrivé là, je ne vois pas comment il eût été possible de continuer la discussion avec le moindre profit.
La lumière ne naît point de la discussion. Saint Ambroise écrit que le péché est entré dans le monde parce qu'Ève avait *discuté* la parole du Verbe éternel et dialogué avec le Tentateur.
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On trouve aussi dans l'Évangile de saint Matthieu un passage qui m'a longtemps surpris : Simon Pierre tente de discuter la Passion, et reçoit en échange cette terrible parole du Christ, « -- *Vade retro, Satanas ! *»
La réponse me semblait disproportionnée, violente, car somme toute Pierre avait parlé dans l'intérêt même du Seigneur Jésus, pour épargner son sang. Mais je comprends aujourd'hui que Simon Pierre bricolait ce jour-là dans la dialectique, face à la Passion. C'est encore lui, un peu plus tard, qui voudra discuter le lavement des pieds, et il est de nouveau averti qu'il n'aura jamais part au Royaume s'il continue de se laisser mener par ses opinions personnelles.
On ne doit pas conclure, de ce qui vient d'être dit, que nous plaidons pour une ferveur irrationnelle, et manquons de tout pour aider le prochain dans ses difficultés intellectuelles. Nous affirmons au contraire, de toutes nos forces, la crédibilité du dogme ; nous soutenons que l'intelligence humaine est adéquate à la vertu de Foi ; nous garantissons les moyens de l'éclaircir et de l'enseigner. Nous allons même plus loin, nous disons que l'unique recours fondamental de l'esprit est détenu par les catholiques.
Mais nous exigeons la bonne foi pour que cette conversation tende vers une conversion, et que notre pédagogie ne se transforme pas en ping-pong, fièvre mondaine ou boite à malices. La condition sine qua non pour la transmission d'une parole chrétienne est le désir véritable d'entendre ce que l'on dit.
Telle est d'ailleurs la condition de toute pédagogie censée ; la technique moderne de l'école « active », où le procédé pédagogique lui-même se ramène à l'agir, est une absurdité. Chacun sait, selon le sens commun, qu'un enseignement n'est possible que lorsque le maître parle et que le disciple écoute avec bonne volonté. L'action viendra ensuite, comme fructification de la parole. Le disciple la reçoit d'abord passivement, obéissant, *ob-ouïssant,* et aussitôt s'en sert, la vit, en tire ses actes et ses propres expériences.
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Le plus actif des hommes, le soldat, reste au départ le plus passif de tous ; à la base du fait d'armes le plus extraordinaire, il y a une parole qui fut entendue, reçue en silence et dans la bonne volonté. La nouvelle école, avec son primat de l'agir sur l'écouter, offre à l'esprit des perspectives inquiétantes. Imaginez un peu un régiment si actif et si courageux qu'il part au grand galop sans souci d'avoir reçu les ordres de l'État-Major ; il se lancera de l'avant avec un immense patriotisme, mais ne saura que faire d'une si noble vertu. Il ne saura même pas vers où se diriger. La pédagogie moderne elle aussi ignore où elle va, et, pour que les bons pères de famille ne s'alarment pas de cette indétermination, elle parle en termes de pragmatisme, qui est une sorte de verlan ([^7]) en matière de philosophie.
Toute transmission d'expérience vécue, tout magistère, ne vient à s'établir que par le primat de la parole ; et c'est pourquoi la pédagogie doit rester fondamentalement *passive* quel que soit son objet. Le mot que nous employons fait presque figure aujourd'hui d'obscénité ; mais pour un chrétien il a le sens le plus élevé, et par lui nous affrontons le ridicule selon le monde, car toute notre vie a son modèle dans une Passion, elle consiste à compatir et recevoir d'en haut.
Un jour, si Dieu me l'accorde, je reviendrai sur ce sujet ; qu'il me suffise de souligner ici que nous avons une parole à transmettre et que cette parole est éminemment intelligible. A notre médecin aussi j'avais quelque chose à dire, mais sans pouvoir lever pour lui la condition de vouloir l'écouter. Une bouche qui parle nécessite une oreille qui s'incline en sa direction ; si l'oreille s'enfuit, je ne peux sortir à sa suite en courant : la seule chose, énorme, qui me reste est d'en appeler à Dieu et de jeter une prière par-dessus les toits.
76:258
Sortis du dialogue, du conflit, des discussions qui nous ramènent toujours à la mauvaise foi, il nous reste l'immense dialogue de la bonne volonté qui se tourne vers Dieu.
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La liturgie chrétienne emplit cet immense dialogue. La prière commune de l'Église ne se réduit pas à une lamentation d'épouse abandonnée : elle est le dialogue du parfait amour, de la parfaite bonne volonté, la rencontre des fiancés qui attendent le jour de leurs noces. Toute la communauté chrétienne s'exprime par la bouche de l'Église et entend, dans le mystère de la foi, dans le silence, le Verbe de l'Époux. Pas le moindre conflit dans ce mystère, ni l'ombre d'une dialectique, à moins de conserver au terme son sens premier, mais une préparation aux noces avec le Fils du Roi et le miracle du pain et du vin.
La vie chrétienne trouve son centre de perfection dans la liturgie de la Sainte Messe et elle doit continuer dans le monde, avec les hommes qu'elle rencontre au hasard des rues, secs de foi, le même dialogue de la bonne volonté.
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L'ami médecin se trompait en disant que la lecture met la foi en danger et que notre intelligence de chrétien marche courbée sous le poids de cette pression volontariste que nous aurions sécrétée nous-mêmes dans le système nerveux. Notre intelligence marche en effet courbée, mais c'est sous le fardeau du Verbe, sous le splendide manteau de gloire qui nous enveloppe et qu'à peine nous pouvons porter. Oui, notre sagesse est une croix. Nous ne pouvons tirer la moindre vanité d'avoir ainsi raison ; mais nous pouvons nous glorifier d'avoir par là-même excessivement raison. L'intelligence chrétienne n'est point déformée par une passion comparable aux autres ; mais plutôt rectifiée, clarifiée, par une compassion.
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Nous ne parvenons pas toujours à agir en accord avec les paroles authentiques que le dialogue de la Messe nous fait prononcer ; nous sommes tous un peu comme les pharisiens dont le Seigneur disait : « Faites ce qu'ils disent, et non ce qu'ils font. » Cette remarque n'est pas ironique, elle ne désigne pas seulement l'hypocrisie des pharisiens, car on ne trouve pas une seule parole évangélique, qui puisse être entendue dans un sens purement négatif. Nous sommes tous dans la triste situation que s'est méritée l'avertissement du Christ ; nous avons les paroles de la vie éternelle, nous les recevons, les véhiculons pratiquement, mais notre agir ne sait pas garder la sainte proportion. Au contraire de ce que supposait le médecin, c'est notre volonté, comme élément humain le plus gravement meurtri, qui se débat et geint sous l'aiguillon du Verbe.
Notre intelligence découvre dans le magistère de l'Église le meilleur, l'unique aliment intégralement assimilable. La joie de l'intelligence en est si pleine, si consciente, que nous aurons l'audace de dire qu'elle constitue l'unique récompense immédiatement sensible, reconnaissable, inéquivoque, apportée par la foi. La lumière surnaturelle est comme un cierge brûlant dans l'obscurité ; sans doute n'y voyons-nous encore que des signes, des raies de lumière et des taches d'ombre ; mais enfin, déjà, nous voyons.
Nous avons raison. Cette confiance ne nous vient pas de convictions, de paroles que nous aurions trouvées par nous-mêmes, comme celles que j'aligne ici dans la meilleure des intentions, mais bien de la Parole authentique de Dieu annoncée par les prophètes et descendue en notre humanité par l'incarnation. Nous avons raison ; nous détenons le meilleur magistère, le seul ; la meilleure philosophie ; l'unique doctrine. Nous avons une bonne nouvelle pour chacun. Mais comment la transmettre avec fidélité aux personnes qui se refusent à la simple volonté de la recevoir ?
A discuter, nous userions la vie entière ; à répondre point par point, nous serions surpris par la mort au moment de formuler l'avant-dernière réponse. Et quand même nous parviendrions à obtenir de quelque individu de notre entourage qu'il accorde en fin de compte plusieurs points des opinions de Jésus-Christ, nous n'aurions encore obtenu que ce maigre résultat de faire un protestant de plus sur le continent américain.
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Comment pourrions-nous bien parler du christianisme en dissimulant le Christ, en le réservant comme des saltimbanques pour le tour de passe-passe final ? Comment pourrions-nous convaincre quelqu'un de se marier si nous le confinons soigneusement à l'écart de tout jupon ? Composer avec la dialectique, c'est-à-dire avec le plan et les armes de l'adversaire, revient à céder dans la bataille quelque chose de trop : comment passer ensuite à une nouvelle catégorie, comment tout resituer dans la nouvelle appartenance ? Trouvera-t-on un moyen terme entre ce qui est et ce qui n'est pas ? Finira-t-on jamais par converger vers la réalité sacrale du Christ, en partant d'une apologie étrangère au sujet ?
Le problème paraît tout à fait insoluble. Et voilà bien, pourtant, le problème le plus grave de toute notre vie à chaque instant nous rencontrons des hommes qui viennent au-devant de nous ; nous vivons entre amis, en famille, nous avons des responsabilités professionnelles, professorales, bref, mille occasions de parler. Et alors ? N'y aurait-il vraiment rien à faire ? Devrions-nous marcher toujours en silence, recroquevillés dans nos trous, tapis dans nos sacristies ? N'y aurait-il rien que nous puissions donner, rien à livrer aux autres, pas la moindre semence à lâcher sur la ville, au-dessus du vacarme de ces millions de bouches sans vérité ?
Nier ces devoirs équivaut à nier notre propre apostolat, celui que la parole du Christ nous a laissé en partage ici-bas et auquel nous sommes chaque jour conviés de nouveau après l'*Ite* de la Sainte Liturgie.
Le sacrifice de la messe est la source vivante de notre bonne volonté ; c'est là que nous venons emplir nos cœurs pour qu'en déborde sur les chemins du monde quelque chose de bon. Tel est notre apostolat : recueillir à sa source la bonté de Dieu et la porter parmi les hommes.
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-- Pour préparer les chemins de la Foi et de l'Espérance, nous ne pouvons compter que sur cette chose énorme, cette vertu de Dieu, livrée dans son Corps, enracinée dans le Sacré-Cœur ; nous avons la Charité, la plus grande des trois, qui marche devant comme une fidèle servante, préparant le chemin des vertus mineures...
(*A suivre.*)
Gustave Corçâo.
(*Traduit du portugais par Hugues Kéraly*)*.*
Tous droits réservés.
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### Le catholicisme en Chine
par Jean Nerle
LE 10 OCTOBRE est le jour de la fête nationale à Taiwan (qu'on appelle aussi Formose) : en 1911, les révolutionnaires du docteur Sun Yat sen renversaient la monarchie mandchoue, jugée étrangère et incapable de faire face aux pressions de l'Occident. La nouvelle constitution reconnaissait le droit à pratiquer sa foi : les catholiques pouvaient évangéliser sans crainte des persécutions. L'Histoire troublée de la Chine déjoua leurs espoirs. En 1981, seul Taiwan leur accorde une liberté totale.
#### *Les premiers missionnaires*
L'introduction du christianisme est ancienne en Chine : des marchands le firent connaître sous la dynastie des Tang (VII^e^ siècle). Mais le pouvoir, considérant la nouvelle religion nuisible pour l'ordre social, arrêta sa progression.
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La vie religieuse reprit quand un Franciscain débarqua un jour dans la capitale mongole, le 22 juillet 1246. Il fut suivi, en 1292, par un de ses confrères, Italien lui aussi, Jean de Montecorvino qui s'installa dans l'actuel Pékin. Il parvint à capter la confiance de l'empereur régnant, d'origine mongole et, dès 1300, construisit une église : cinq ans plus tard, il se trouvait à la tête d'une communauté de 6.000 âmes. Devenu archevêque de Cambaluc (Pékin), de nouveaux missionnaires se joignirent à lui. La chute de la dynastie mongole (1368) sonna le glas des conversions nombreuses : les nouveaux maîtres suspectèrent l'Église d'avoir été le mentor des vaincus ; la Religion révélée fut encore une fois interdite.
Les Jésuites obtinrent de la Cour une dérogation à la loi et furent autorisés à résider au sud de Canton. Grâce à son assimilation trop parfaite des mœurs confucéennes, le Père Matteo Ricci fut invité, en 1601, à rendre visite à l'empereur. En quarante ans de travail acharné, l'Ordre parvint à établir des missions dans toutes les provinces et à convertir 109.900 sujets des Ming. Il dut bientôt compter avec la « concurrence » dominicaine et franciscaine. Mais à la fin du XVII^e^ siècle, 300.000 catholiques vivaient en Chine ; certains vinrent étudier dans les lycées français de Louis XIV.
Les interdits pesant sur les Jésuites en Europe brisèrent la dynamique religieuse : il n'y avait plus que 250.000 convertis en 1810 regroupés autour de 31 missionnaires. Le christianisme connut un renouveau dans le milieu du XIX^e^ lorsque les puissances occidentales forcèrent les frontières de l'Empire du Milieu. Mais ce regain d'intérêt était lié, en partie, à une sorte de malentendu : les Chinois confondaient dans une même admiration les missionnaires dispensateurs de savoir et les techniques, notamment militaires. Des adhésions se firent par calcul : cela fut surtout vrai en ce qui concerne les sectes protestantes très dépendantes des pouvoirs politiques et financiers américains.
A la veille de la chute de Pékin aux mains de l'Armée Populaire de Libération, 3,5 millions de convertis étaient administrés par 25 évêques autochtones, 2.698 prêtres et 5.112 sœurs. Le but des Missions (former des diocèses indigènes) était en bonne voie de réalisation et les quelque 5.000 religieux étrangers ne se sentaient plus nécessaires que comme tuteurs : la greffe chinoise avait bien pris.
#### *Situation sur le continent*
La Révolution modifia le processus engagé. Les persécutions reprirent, motivées par de nombreux et fallacieux prétextes.
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Les prêtres étaient des « espions de l'impérialisme » chargés de duper le Peuple et de s'opposer à la marche du sens de l'Histoire. D'autres, des « agents contre-révolutionnaires » recelant des caches d'armes. On accusa les missionnaires de mauvais traitements sur les enfants qui leur étaient confiés.
Les étrangers furent expulsés après avoir enduré les prisons, les brimades et les tribunaux populaires, tel le Père Druetto, de Marseille, flagellé, privé de nourritures et qui trouva les ressources nécessaires dans la prière pour ne pas signer une autocritique que ses geôliers avaient écrite pour lui. Le Père Henri, lui, sombra dans la folie après que ses tortionnaires eussent testé sur lui des produits toxiques. L'objectif des communistes, en s'attaquant déjà aux missionnaires, était de rompre les relations entre les autochtones et Rome ; en portant des accusations relevant du droit commun ou de la sécurité d'état, il s'agissait de déconsidérer l'institution.
La seconde phase fut la destruction de l'œuvre sociale du catholicisme. 3 universités, 3.000 écoles, 781 dispensaires, 51 léproseries, 254 orphelinats, 56 maisons d'édition, 1 observatoire, 2 musées et 1 institut ethnologique furent confisqués. Les monastères durent fermer leurs portes. Les fonds envoyés de l'étranger furent détournés.
Le clergé fidèle à son baptême, isolé, persécuté, le pouvoir communiste tenta de le pervertir. En novembre. 1951 fut lancé le Mouvement pour les Trois Soi-même qui rejetait l'autorité du Vatican en prônant l'auto-gouvernement, l'auto-assistance et l'auto-prêche. Cette organisation, Pax extrême-orientale, devait, dans l'esprit de ses promoteurs, subvertir les autorités religieuses pour donner à leur action un caractère « patriotique », indépendant de l'étranger : l'internationalisme récusait l'universalisme.
Une « Église patriotique » vit le jour en 1957 pour coordonner les basses œuvres. Elle entérina les profanations officielles : les maisons de Dieu devinrent des Maisons du peuple... ou des permanences du Parti. Le schisme de fait intervint quand furent élus des évêques qui assumèrent leurs nouvelles tâches en pleine désobéissance envers Rome.
#### *L'Église à Taiwan*
Quand on sait que les exactions sur le continent, en moins de trente ans, se soldent par environ 70 à 80 millions de morts, on n'ose pas comparer la situation avec celle qui prévaut à Taiwan où s'est replié, en décembre 1949, le maréchal Chiang Kai shek. Car sur cette île de 17 millions d'habitants, vingtième puissance commerçante mondiale, être catholique ne pose aucun problème.
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L'évangélisation de l'île revient aux Dominicains. Les premiers, d'origine espagnole, furent déportés par les Hollandais lorsque ceux-ci l'investirent en 1642. Jusqu'en 1859, date à laquelle les Pères Sainz et Bofurull (Dominicains eux aussi) débarquèrent, aucune présence missionnaire ne fut autorisée. Dans les années qui suivirent l'ouverture du pays, un prêtre construisit, à Pingtung, ce qui demeure la plus vieille église de Taiwan : avec des matériaux traditionnels mais aussi... de la soie et du miel. Au-delà de l'anecdote, l'œuvre catholique est immense et la « demande » tellement importante que les deux préfectures apostoliques de 1949 sont devenues, d'avril 1961 à 1963, sept diocèses. On comptait, l'année dernière, 270.000 fidèles, 5 archevêques (dont 1 étranger), 8 évêques (dont 3 étrangers), 866 prêtres et moines (dont 454 étrangers) et 1.141 sœurs (dont 379 étrangères). Les séminaires sont suffisamment pourvus même si l'on note une baisse des vocations depuis une dizaine d'années.
L'activité de l'Église ne se limite pas qu'au domaine strictement religieux : les jardins d'enfants, les universités et écoles, les centres d'hébergement, les radios, les hôpitaux, les maisons d'éditions touchent un public bien supérieur au nombre des baptisés. Ce qui est catholique est synonyme de qualité. Les fidèles se sont aussi distingués pour l'accueil des 11.000 réfugiés d'Indochine que la République de Chine a accepté de prendre. Au « hit-parade » des personnes les plus méritantes du pays, figurent officiellement Sœur Mary Smith qui dirige un dispensaire et Sœur Madeleine Severens, de Belgique, venue prêcher en Chine à l'âge de 20 ans. L'enseignement catholique, par une loi de 1976, est désormais possible dans tous les : lycées.
#### *Que va faire le Vatican ?*
Le Vatican est aujourd'hui la seule nation européenne à conserver des relations diplomatiques avec Taiwan. Mais depuis 1969, c'est-à-dire après que la Révolution culturelle se fût terminée (on aimait alors à parler, déjà et encore, de l'ouverture de la Chine continentale), Rome adopta une attitude plus nuancée qui inquiète la communauté de Formose autant que celle, souterraine, qui résiste au pouvoir marxiste.
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L'affaire a commencé avec Paul VI. Quand il revenait d'Australie, il s'arrêta à Hong-Kong : il attendait qu'on l'invitât à pousser cette porte qui menait vers Pékin. Mais il n'offrait pas assez en guise de tribut, refusant de reconnaître l'Église patriotique -- laquelle, d'elle-même, avait répudié Rome. Pour démontrer son désir de dialogue et sa volonté de rapprochement, le pape ne nomma pas de nonce apostolique à Taiwan mais y délégua un simple chargé d'affaires. Mais pour prouver aussi que de tels gestes ne devaient pas être confondus avec de la faiblesse, il nomma cardinal le recteur de l'université catholique Fujen, Mgr Paul, Yu pin, archevêque en exil de Nanking.
Le voyage de Sa Sainteté Jean-Paul II en Asie au début de cette année est bien près de bouleverser le statu quo. Car malgré leurs dénégations et leur paravent d'intransigeance, les dirigeants de Pékin accepteraient des concessions qu'ils s'empresseraient de renier : leur but n'est pas tant d'être reconnus par le Vatican que d'opérer afin que Taiwan n'ait plus de lien avec Rome.
Or, par son fameux discours de Manille du 18 février, le pape a donné des gages aux communistes, involontairement. Pour se rendre aux Philippines, il avait fait escale à Guam : ce qui lui permit de ne pas franchir l'espace aérien de la République de Chine, acte que n'aurait pas manqué de dénoncer l'équipe continentale. A cet égard, il est juste de rendre hommage à l'Église de Formose et au Président Chiang Ching kuo qui, bien que fortement déçus, n'ont émis aucun propos ni blessant ni menaçant.
A Manille donc, Jean-Paul II a cédé du terrain. Il s'est adressé à « tous » les Chinois et a refusé d'établir une différence entre les schismatiques et les martyrs. Mieux, il s'est adressé aux seconds pour qu'ils pardonnent aux premiers leur prise de position qui n'est plus condamnée. Allant plus loin encore, il a exhorté les premiers à être ses intercesseurs auprès du Comité Central alors qu'ils en sont déjà le simple instrument. Enfin il a appelé à l'élaboration commune de la société : qu'essaient d'instaurer, en vain et avec violence, les maîtres continentaux. Tout ce discours s'adressait à l'équipe de Teng Hsiao ping plus qu'aux chrétiens d'origine chinoise. Les conséquences peuvent être graves pour la communauté de fidèles.
Déjà pour les clandestins, ceux qui professent leur foi au risque d'être emprisonnés, déportés, obligés au divorce, assassinés. Ceux-là se savaient en communion avec Rome, c'est-à-dire soutenus dans leur solitude, forts dans les persécutions qu'ils endurent. Et voici que le chef de l'Église, du moins est-ce ainsi qu'ils peuvent le comprendre, vient leur dire qu'ils se sont trompés, que les bons catholiques se commettaient avec les communistes. Qu'en se soumettant à un système athée, ils introduisaient suffisamment d'humanité pour le transformer dans les limites de l'acceptable.
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Le régime n'en demande pas plus : il sait que pour extraire du peuple le génie du christianisme, il faut signer des concordats ; c'est ainsi que la contre-révolution française a échoué et c'est ainsi que, deux siècles plus tard, les églises des régions les plus fidèles sont désertées.
Les stratèges de la dialectique sont à leur affaire. Certes, le pape a presque reconnu la République Populaire de Chine. Mais pour lui faire franchir le dernier pas il faut lui faire croire qu'aucune solution ne sera trouvée tant que les relations avec Taiwan ne seront pas rompues. Quand Rome a nommé archevêque de Canton Mgr Tang qui en était déjà l'évêque élu, Pékin a protesté avec la vigueur qu'on lui connaît ; mais en prenant note, avec satisfaction, de cette nomination. Dans le même temps, le Père Wang, à peine libéré de son camp de travail, a été de nouveau arrêté pour fidélité au Saint-Siège.
Le continent est donc encore plongé dans ces périodes kafkaïennes qu'il apprécie tant. Pour l'instant, seuls les catholiques sont l'enjeu d'un conflit dont nous ne connaissons pas toutes les composantes : en 1965, les intellectuels non inféodés au système furent l'enjeu de tractations à première vue incompréhensibles ; ils inauguraient la terrible Révolution culturelle. En tout cas, les catholiques romains sont en passe de devenir les otages condamnés du Parti Communiste Chinois.
Quant aux fidèles de Taiwan, ceux qu'on rencontre en pèlerinages discrets, à Rome ou à Lourdes, ils cachent mal leur immense tristesse. Ils se demandent si Rome n'a pas décidé de les sacrifier pour des raisons politiques. Le calcul, peut-être fait au Vatican, est que les catholiques formosans ne seront pas plus menacés, que leur gouvernement soit ou non reconnu. Ce qui est un peu vrai : mais le seul recours des Républicains serait la défense armée et non plus l'espoir d'une solution négociée. Ces pèlerins craignent surtout pour leurs compatriotes du continent menacés d'une solution finale et dont le salut, paradoxalement, vient du martyre. Et à l'échelle du monde, comment réagiraient les communautés persécutées en constatant ce qui, de Rome, leur semblerait un abandon sinon une trahison ?
Jean Nerle.
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### S'imprégner de la liturgie
*Monastère Sainte-Madeleine\
Exhortation aux Novices.*
Nous voici dans le saint temps de l'Avent ; temps de la rosée sur les semailles silencieuses, où l'Église nous invite à retremper nos âmes dans l'attente, où le grand exercice consistera, une fois de plus, à faire nôtres, par un mouvement intérieur de l'âme, les accents déchirants que le Prophète Isaïe fait entendre en ce fameux répons de Matines : « *Dic nobis si tu es qui venturus es, an alium expectamus ?* » ([^8]) Où l'Église veut que nous nous laissions bercer par les psaumes de l'attente, ces psaumes qui jettent vers le ciel leur imploration : *Ad te levavi animam meam !* ([^9])
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Où la liturgie provoque en nous la soif et le désir de la lumière. Ainsi le moine au matin de sa profession, prostré de tout son long, comme mort, entend le diacre qui s'écrie en chantant : « *Surge qui dormis et exurge a mortuis et illuminabit te Christus. *» ([^10]) Nous touchons alors du doigt cette *vérité* de la liturgie à laquelle les premières générations chrétiennes ont adhéré de tout leur être. Nous autres moines, c'est là toute notre spiritualité ; c'est pourquoi il n'y a pas à proprement parler de spiritualité bénédictine. Le moine est un homme intérieurement et extérieurement *modelé* par la liturgie. C'est ce qui rend notre religion si ample, si universelle, si accessible à nos frères du siècle.
\*\*\*
L'idée que les rites et les formules sacrées de la liturgie suffisent à alimenter notre âme et à la guider vers les ascensions mystiques, sans que nous ayons besoin de nous plonger dans les traités et les théories élaborés aux époques modernes, est une idée qui a prévalu pendant seize siècles, au cours desquels se sont formés les traits essentiels de la spiritualité occidentale. Et dans la mesure où nous sommes fidèles à cette inspiration, nous rejoignons les premiers chrétiens. Avec eux nous regardons vers la Jérusalem céleste ; avec eux nous jouons de cet instrument qu'est le corps : les mains, les yeux, la voix, le fléchissement des genoux et l'inclination profonde ; souvenez-vous de cette parole de saint Augustin : *l'affection du cœur s'accroît par les gestes qui la traduisent* ([^11])*.* A une condition évidemment, c'est que ces gestes gardent leur fraîcheur. Voilà pourquoi le christianisme est monté comme une aurore dans le ciel de l'histoire. L'âme chrétienne attentive au rite, voyait éclore le surnaturel à chaque pas ; le rapport entre le signifiant et le signifié restait vivant ; chaque geste actualisait la foi ; rien ne manquait à l'éducation de nos pères. Cela donnait à la vie, une certaine noblesse. Charles Péguy l'avait bien compris ; vous connaissez les souvenirs d'enfance qu'il a laissés du temps où il vivait au faubourg Bourgogne, à Orléans ([^12]).
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Aux âges de foi, l'enfant chrétien grandissait au milieu d'une forêt de rites qui lui parlaient du monde invisible aussi clairement que les panneaux indicateurs de nos grandes routes nous signalent la direction à prendre. Mais nous autres, petits moines de la grande tradition liturgique, qu'est-ce qui nous empêche de boire à longs traits la vérité des symboles ?
\*\*\*
Ceci pose la question de savoir quelle place devra tenir la liturgie dans notre vie monastique. Nous répondrons avec la tradition, que c'est toute l'existence du moine, et même -- pourquoi pas -- du chrétien, qui sera liturgique. C'est-à-dire que toute sa vie sera nourrie, sera éclairée, sera rythmée par la sainte liturgie.
Nous nous faisons une bien pauvre idée du baptême, si nous pensons qu'il n'est qu'un « billet d'entrée » pour le ciel. Il faut dépasser cette conception misérable, héritée du protestantisme, pour laquelle le sacrement, inefficace par lui-même, ne serait qu'un titre à la vie future. Souvenez-vous de ces paroles décisives de la Sainte Écriture : « Maintenant vous avez accès à la montagne de Sion, de la Cité du Dieu Vivant, qui est la Jérusalem Céleste, et des myriades qui forment le chœur des Anges » ([^13]) ; et « Frères, vous n'êtes plus des hôtes et des orphelins, mais vous êtes les concitoyens des Saints, et les hommes de la maison de Dieu » ([^14]). Et ceci, qui est peut-être le plus beau texte de s. Paul : « Nous tous qui, le visage découvert, réfléchissons, comme en un miroir, la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, allant de clarté en clarté, par la grâce du Seigneur qui est esprit. » ([^15]) Voilà pourquoi notre Père Abbé Dom Romain, un soir de Noël, disait à ses moines : « Nous sommes faits pour des choses très saintes et très solennelles ; nous sommes faits pour avancer sans cesse du côté de Dieu. »
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Qu'est-ce à dire sinon que les âmes consacrées ne peuvent se conduire désormais qu'en rapport avec leur dignité nouvelle. Elles n'ont rien de guindé ni d'artificiel ; mais il faudra bien que quelque chose, en elles, exprime la noblesse de leur condition ; quelque chose qui doit se traduire jusque dans le maintien de nos corps. Souvenez-vous du Capitule de l'office férial de None « Vous avez été rachetés à grand prix : glorifiez Dieu et portez Dieu dans vos corps. » *Glorificate et portate Deum in corpore vestro.* Et n'est-ce pas en grande partie grâce à ce moyen d'éducation exceptionnel que vous commencez à modifier quelque peu votre manière d'être ? Est-ce que le service de l'autel et la discipline chorale n'exercent pas très tôt une influence sur votre âme et sur votre corps ? Tout à l'heure, quand le signal de l'office se fera entendre, voyez avec quelle gravité vous devrez avancer dans la nef, avec quel recueillement vous vous saluerez mutuellement, vous vous tournerez vers l'autel, vous plongerez vos âmes dans l'adoration, au *Gloria Patri.*
Et est-ce que tout cela va finir dès que vous aurez franchi le seuil de la chapelle pour vaquer à vos travaux ? Non, c'est toute votre vie qui s'enveloppera comme d'un nuage d'encens, et se déroulera en présence de Dieu et des Anges ; tout aura valeur sacrée d'offrande et de consécration ; la vie du monastère se déroule alors comme une procession invisible où, grâce au silence, l'âme se répand en secrètes libations.
Les humbles travaux eux aussi sont marqués par la liturgie puisqu'ils commencent et s'achèvent sur un signal de la cloche qui marquera le retour au chœur. Nos pauvres travaux ne sont pas toujours passionnants ! Mais s'ils sont accomplis en union avec le Fils de Dieu ? Ces travaux accomplis en imitation de Jésus à Nazareth peuvent devenir une très mystérieuse et très profonde liturgie. C'est le moment de se souvenir de l'admirable pensée de Pascal :
« Faire les choses petites comme grandes à cause de la Majesté de Jésus-Christ qui les fait en nous et qui vit notre vie, et les grandes comme petites et aisées à cause de sa toute puissance. »
\*\*\*
Voilà pourquoi ce n'est pas seulement l'église du monastère qui est lieu de culte, mais le monastère tout entier avec ses plus humbles dépendances. Le réfectoire est le lieu qui jadis ressemblait le plus à l'église, par sa voûte solennelle, sa prière chantée avant et après les repas, le caractère communautaire et hiérarchique -- visible dans la disposition des places --, la chaire du lecteur où sera lu sans discontinuer, *recto tono,* un livre destiné à nourrir l'esprit, tandis que le corps se détend.
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L'habit lui aussi est une école de prières qui discipline les mouvements du corps. Le moine profès, au cours d'une cérémonie, a été revêtu de la coule, ce manteau de chœur aux vastes plis. Et vous savez qu'à son dernier jour, c'est enveloppé dans les plis de sa coule que le moine sera porté en terre, pour attendre la Résurrection.
On aperçoit dans le rite de la coule monastique trois symboles superposés :
Elle est l'image de l'habit nuptial qui préfigure le vêtement de la gloire céleste ; ensuite elle exprime le pardon et la grâce du fils réconcilié. (Ah !, comme il est bon de se savoir enfin réconcilié avec le Père.) La coule noire signifie également le deuil des joies de la terre, la veille nocturne, la sépulture, l'attente du soldat et du serviteur.
Le cloître, ce déambulatoire sacré, pénétré de silence, ne mène nulle part, pareil à cette contemplation circulaire dont parle Denis l'Aréopagite. Et le terme de cette méditation sans fin est une échappée vers le ciel au-dessus des têtes ; en haut et non en avant, image d'un dépassement spirituel, car *notre Dieu habite dans une lumière inaccessible.*
Il n'est pas jusqu'à la parole, même la plus prosaïque, qui ne revête une signification sacrée, grâce à l'usage parcimonieux que nous en faisons et au rite d'introduction qui en règle l'exercice : le moine met un doigt devant ses lèvres, attend un signal de son supérieur pour parler. Ce signal (*Benedicite !*) apparente la parole usuelle au cantique de bénédiction qui compose l'office divin. Quelle exigence !
Souvent vous me demandez le secret qui permettrait de vivre sans cesse en prière, sans cesse en présence de Dieu. La réponse est simple : considérez votre vie comme une grande liturgie sacrée ; tout y prend une valeur parce que tout est accompli en union avec Jésus-Christ sous le regard du Père. Alors une unité profonde lie intimement toutes nos actions. « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, dit s. Paul, faites tout pour la gloire de Dieu. » Dès lors, le moine retrouve l'unité, non seulement en lui-même, mais avec le reste de la création.
\*\*\*
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Car si la liturgie imprègne toutes nos actions, ce n'est pas à la façon d'un vase dont les parois isolantes nous sépareraient du reste de la création. Sans doute nous avons choisi de fermer les yeux aux sollicitations du siècle ; mais le miracle de la liturgie consiste à nous permettre de réutiliser le monde, non dans l'ambiguïté mais dans un effort de transfiguration qui est l'œuvre de la poésie sacrée. On ne peut vivre sans poésie. En tout cas, l'Église n'en a pas décidé ainsi pour nous. Elle a placé les plus beaux poèmes de l'humanité sur nos lèvres, pour faire de nous des chantres et des sacrificateurs de l'*Hostie de Louange.* Bossuet dans une page célèbre situe la fonction sacerdotale de l'homme au cœur même de sa vocation, comme un devoir imprescriptible de « prêter une voix, une intelligence, un cœur tout brûlant d'amour à toute la nature visible, afin qu'elle aime, en lui et par lui, la beauté invisible de son Créateur. C'est pourquoi il est mis au milieu du monde, industrieux abrégé du monde..., grand monde dans le petit monde, parce qu'encore que selon le corps il soit renfermé dans le monde, il a un esprit et un cœur plus grand que le monde, afin que contemplant l'univers entier et le ramassant en lui-même, il l'offre, il le sanctifie, il le consacre au Dieu Vivant. Si bien qu'il n'est le contemplateur et le mystérieux abrégé de la nature visible, qu'afin d'être par elle, par un saint amour, le prêtre et l'adorateur de la nature invisible et intellectuelle. » ([^16])
Mais cette fonction sacerdotale ne peut s'achever que dans le Christ, car lui seul peut sauver, régir, assumer et conduire à sa fin la créature qu'il a lancée dans l'espace aux premiers jours de la Genèse. Saint Grégoire de Nazianze, dans un sermon pour le baptême de Notre-Seigneur, décrit Jésus « sortant de l'eau, tirant en quelque sorte à sa suite et élevant le monde à lui ».
Et Pierre le Vénérable, moine de Cluny, témoigne de son admiration envers le Christ illuminateur du monde, par une somptueuse invocation :
« *Christe, Dei splendor*
*Qui splendida cuncta creasti*
*Kyrie Eleison ! *» ([^17])
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Vous avez dans ces grands exemples tout ce qui vous est nécessaire pour accomplir cette tâche de rassemblement universel sous le sceptre de Jésus-Christ. Que le moine, prêtre ou non, considère sa vocation comme une grande aventure spirituelle : chaque matin, le jour qui se lève lui ouvre une page blanche, sur laquelle il inscrira le poème de sa vie. Il peut dire en vérité avec le psalmiste : « Mon cœur exhale une parole sainte : je dis mon poème au Roi et ma langue aujourd'hui chantera rapide comme le calame d'un scribe agile. » ([^18]) En effet le zèle pour la louange et l'honneur de Dieu fera de toute sa vie un chant ininterrompu et ce chant le fera progresser en vertu, tandis que ce progrès spirituel l'inclinera à chanter encore davantage la gloire de son Seigneur. Cette causalité réciproque fut le programme des Bénédictins de Cluny ; ils en trouvaient l'idée parfaitement formulée dans une célèbre oraison du missel : « Gloriam Dei sempiternam et proficiendo celebrare et celebrando proficere. » En progressant, le moine célèbre mieux la gloire éternelle de Dieu et en la célébrant il avance en sainteté.
Ô sainte liturgie, honneur de l'Église, toi qui inspiras tant de monuments d'art et de poésie, toi qui inspiras à saint François, le petit pauvre, de chanter la gloire de son Seigneur sur les routes du monde ; toi qui mets sur nos lèvres le cantique des élus et règles nos pas dans notre marche vers le ciel ; toi qui chasses de nos cœurs l'impureté et les attires doucement vers les biens invisibles, nous te jurons fidélité jusqu'à la mort et même au-delà, dans ce paradis dont tu nous dévoiles quelque chose des splendeurs indicibles.
Benedictus.
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## DÉBAT
### Propositions de paix
par l'Abbé Bryan Houghton
DEPUIS SEIZE ANS QU'ELLE DURE et nous déchire, la guerre liturgique déclenchée au sein de l'Église catholique par Vatican II n'évolue dans le sens d'aucune solution. Loin de se calmer, on la voit s'intensifier chaque année davantage ; à tel point que de part et d'autre, dans le camp de la Tradition comme dans celui du « progrès », ce que chacun attend de l'adversaire, c'est qu'il capitule purement et simplement, sans conditions.
Nous avons l'expérience, en politique, des capitulations sans conditions. Ce fut le sort de l'Allemagne à la fin de la dernière guerre, avec le résultat que tout le monde connaît : la partition du territoire national, son mur de la honte à Berlin et le rideau de fer. Une capitulation inconditionnelle ne résout jamais rien, elle ne marche jamais. Ce qu'il faut trouver, dans l'Église comme ailleurs, est précisément le contraire. C'est *une paix négociée.*
En temps de guerre, rien n'est plus périlleux que d'évoquer une perspective de paix : l'ennemi vous soupçonne aussitôt de mollir et redouble ses coups ; l'ami vous accusera de trahison, pour vous traîner ensuite devant un tribunal militaire.
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C'est pourquoi personne ne parle de paix, non plus, dans l'Église déchirée par la guerre liturgique. Les pourparlers entre Mgr Lefebvre et le cardinal Seper ou d'autres membres de la curie romaine ne prennent jamais la forme de discussions publiques.
C'est pourtant une discussion publique qu'il faudrait aujourd'hui parce que, dans cette affaire de messe, comme je l'ai dit déjà ([^19]), les laïcs restent les principaux intéressés.
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D'abord, il faut *vouloir la paix* avec suffisamment de force pour sacrifier ses préférences à ce qui paraîtra honorable et possible dans l'ordre des solutions. Ainsi, moi-même, qui tiens la nouvelle liturgie pour mauvaise et même cause de la débâcle, du désastre, je proposerai ici un arrangement avec elle.
La résistance doit se souvenir qu'en 1969, l'Église conciliaire a coupé les ponts avec sa tradition liturgique : fait historique considérable, dont on ne peut supprimer l'existence. Quant à l'Église conciliaire, elle a dû apprendre de son côté qu'une tradition ne meurt pas sur un coup de sifflet ; elle met aussi longtemps à mourir qu'il lui en a fallu pour mûrir et s'installer.
La paix implique aussi une certaine égalité entre les belligérants : -- *Sauce for the goose is sauce for the gander.* « La sauce bonne pour l'oie l'est aussi pour le jars. » De plus, cette paix ne consiste pas à autoriser l'usage de l'ancienne messe pour de petits groupes de fidèles : il s'agit de *regreffer sur le tronc commun de l'Église sa tradition liturgique multiséculaire.*
Compte tenu de ce qui précède, la plupart des solutions avancées jusqu'ici paraissent, non pas mauvaises, mais inadéquates. Ainsi, vouloir étendre à tout le monde l' « indult » anglais ou proclamer simplement la licéité de l'ancien rite, ce qui revient à peu près au même, cela rendrait sans doute la vie plus facile à certains, mais le choix du missel resterait soumis dans la pratique au caprice des équipes paroissiales : facteur d'anarchie, non de paix. La paix dans l'Église requiert en effet une reconnaissance publique de la licéité de l'ancienne messe, mais cette condition à elle seule ne suffit pas.
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Il en irait de même si la Curie, comme certains le suggèrent, aboutissait à une paix séparée avec Mgr Lefebvre ; celle-ci établirait dans l'Église officielle un rite sans base culturelle (tel le rite ruthène) ni géographique (comme le rite ambrosien), et risquerait d'aggraver encore le conflit sur le terrain des paroisses. Une paix séparée avec Mgr Lefebvre ne résoudrait pas le problème dans son ensemble, mais une paix générale est absolument impensable sans lui : elle doit l'inclure nécessairement.
Voici ce qui me semble honorable et possible, sous réserve que soient remplies les deux conditions préalables suivantes, déjà connues du public et acceptées par Mgr Lefebvre :
*a*) Reconnaissance du pape régnant. Il serait absurde évidemment d'aller demander la paix au saint-père si on ne lui reconnaît pas le droit de la faire.
*b*) Acceptation des décrets de Vatican II comme ils se présentent, c'est-à-dire sans prétention dogmatique, l'interprétation des passages disputés étant abandonnée au magistère de l'Église, qui tranchera souverainement. Si nous devions attendre la solution de toutes les ambiguïtés, dans des textes pareils, les plus jeunes d'entre nous seraient morts avant la moindre perspective de paix.
Venons-en donc à mes propositions de paix, qui tiennent en huit points :
1\. -- On commencerait par définir ce qui constitue l'ancien rite et le nouveau. L'ancien rite est aussi facile à définir qu'à pratiquer : vous prenez le missel traditionnel romain et célébrez la messe dos au peuple en latin ; il suffira de s'entendre sur une date de référence (par exemple, la mort de Jean XXIII) pour arrêter les derniers détails de rubrique et de calendrier. -- Le nouveau rite est plus compliqué. Seul ce qui a été promulgué en 1969 par Paul VI doit être autorisé (avec une réserve pour la « prière eucharistique I » exposée ci-dessous dans notre troisième point), Les eucharisties spéciales dites de « réconciliation », messes « pour enfants » et autres innovations pourraient être autorisées par indult sans valeur de rite ni caractère d'obligation. Ce rite serait célébré en vernac, avec le nouveau calendrier, mais sur la base de traductions nouvelles obligatoires, révisées à partir du texte latin.
2\. -- L'ancien et le nouveau rite ainsi définis seraient également licites.
3\. -- Mais, et j'en arrive au point central, dans le nouveau rite, la « prière eucharistique I » dite du canon romain doit être supprimée.
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On instituerait à sa place une messe mixte, que nous appellerons *messe commune,* composée de deux parties : jusqu'à la « prière universelle », le prêtre revêtu de l'aube et de l'étole célèbre en vernac le ministère de la parole, qui correspond ici à l'ancienne messe des catéchumènes ; à partir du Credo, il s'en va revêtir la chasuble et tous les ornements sacerdotaux pour célébrer dos au peuple, à l'autel, le rite traditionnel, depuis l'offertoire jusqu'à la communion incluse. -- Cette *messe commune* serait considérée comme appartenant aux deux rites, l'ancien et le nouveau. Les progressistes n'auraient plus besoin d'abdiquer leur « ministère de la parole » lorsqu'ils assistent à une messe commune avec des résistants, ni les résistants de renoncer à l'intégrité du sacrifice, à laquelle ils tiennent suprêmement. Aucun prêtre ne se trouverait placé dans l'obligation de célébrer dans un rite qu'il désapprouve totalement. Enfin et surtout, il y aurait une messe commune possible dans l'Église pour tous les catholiques de rite romain.
4\. -- Le critère du rite à célébrer ne pose pas de problème pour les messes en semaine et privées : le célébrant choisirait celle qui lui convient le mieux parmi les trois possibilités, à moins qu'il n'obéisse aux intentions précises d'un groupe ou d'une personne privée. La difficulté surgit avec les messes d'obligation des dimanches et jours de fête. Il serait injuste d'abandonner ici au prêtre ou à ses ouailles la responsabilité du choix. Tous devront obéir à un critère extérieur et flexible. Je n'en vois pas de meilleur en la matière, après mûre réflexion, que celui du cardinal Ratzinger qui s'exprime en trois mots : *les besoins pastoraux.*
5\. -- L'Ordinaire du lieu est seul juge compétent des besoins pastoraux du diocèse. (Notez au passage qu'en célébrant la *messe commune,* on obéirait à un évêque intransigeant.)
6\. -- La congrégation romaine du culte serait chargée d'établir une certaine uniformité en indiquant les normes à suivre pour l'alternance des messes, et de veiller à ce qu'aucune paroisse ne soit privée le dimanche de sa *messe commune* s'il s'en célèbre plusieurs. Ainsi les progressistes ne pourraient-ils pas exclure l'ancien rite, non plus que les résistants le nouveau. Mais la pilule serait adoucie dans les deux cas par la succession des rites, avant et après le Credo.
7\. -- Le critère du rite à célébrer pour les messes d'obligation étant celui des « besoins pastoraux », seuls les prêtres disposés à célébrer la *messe commune* en plus de leur rite habituel pourraient se voir attribuer dans l'avenir des charges d'âmes directes, c'est-à-dire devenir évêques ou curés.
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Les autres resteraient vicaires ou aumôniers, sans pouvoir toutefois être exclus du ministère, puisque l'ancien rite et le nouveau restent licites, dans le cadre des définitions énoncées au numéro 1.
8\. -- Quant aux ordres religieux, il faudrait distinguer les communautés « stabilisées », de droit ou de fait, comme les Bénédictins ou les Chartreux, qui dépendraient directement pour le rite de leur supérieur local, et les congrégations « centralisées », comme les Jésuites, où le Supérieur Général veillerait à faire respecter dans la mesure du possible les vœux de ses sujets. On imposerait encore aux aumôniers des couvents de femmes d'utiliser le rite requis par la Mère supérieure, et aux prêtres religieux qui servent dans les paroisses de se conformer aux directives de l'Ordinaire du lieu.
Comprenons qu'il ne s'agit pas seulement ici d'assurer une base légale à la Fraternité Saint-Pie X, aux moines de Bédoin ou à la communauté des Sœurs de Fanjeaux... Il s'agit de *rendre à travers toute l'Église une messe contemplative aux contemplatifs.* Rien n'est plus ridicule que de voir des Carmélites s'égosiller ou se trémousser dans un rite vernac. De plus, les Ordres religieux pourraient enfin fournir des prêtres selon l'ancien rite hors de la seule Fraternité Saint-Pie X -- élargissement souhaitable à tous les points de vue.
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En voilà assez je pense pour montrer qu'une paix *honorable* est *possible* dans l'Église d'aujourd'hui. Tant mieux pour vous, et surtout pour l'Église, si vous avez trouvé mieux. L'important lorsqu'on résiste, sans tentation aucune d'abandonner, est de penser aussi aux conditions de la paix. D'ailleurs, en proposant la paix, nous verrons bien qui écoute, et qui n'en veut pas.
L'Église du Seigneur est en pleine décomposition. Les fidèles se meurent, et ils meurent en effet sans le secours de la messe qui avait illuminé leurs premiers pas dans la Vie. C'est à cela d'abord que nous devons penser.
La paix demandera peut-être des sacrifices. Et je ne prêche ici que ceux auxquels je suis disposé : -- On ne m'a jamais vu célébrer le nouveau rite ; j'ai même démissionné de ma charge plutôt que d'en user ; et je n'ai aucune intention de le faire dans les circonstances d'aujourd'hui.
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La nouvelle messe ne sera pas célébrée sur mon corps défunt, le jour venu : j'ai laissé des instructions pour un enterrement civil en cas de nécessité. Pourtant, moi qui vous parle, je la dirais demain... si j'avais la certitude que cela *pourrait rendre la messe traditionnelle à mes anciens paroissiens.*
Bryan Houghton.
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### Observations et objections
par Jean Madiran
CELUI QUI PARLE DE PAIX en temps de guerre, dit l'abbé Houghton, risque d'être accusé de trahison par ses propres amis. Il y a des raisons à cela. Mais dans le cas présent, nous ne mettrons pas notre éminent ami en accusation. Nous n'élèverons contre lui aucun soupçon. Parce qu'il est, précisément, insoupçonnable. Il n'a jamais célébré la messe de Paul VI, qu'il tient pour désastreuse et qu'il déclare telle. Pour ne point la célébrer il a, le cœur déchiré, quitté sa paroisse britannique le jour de l'entrée en vigueur du nouvel ordo et il s'est exilé en France. Nous l'avons vu et entendu, l'année dernière et cette année, à l'université d'été du CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER ; nous l'avons rencontré à Bédoin et autres lieux. On peut avoir avec lui une discussion honnête et honorable, je dirai même qu'on le doit ; qu'on le lui doit. Sur un tel sujet, c'est au risque de déchaîner ici ou là des passions furieuses, de provoquer des injures sauvages, de subir des malveillances systématiques et sans mesure, comme trop de précédents le donnent à prévoir. Mais cette menace, si elle était exagérément prise en considération, finirait par asphyxier toute activité intellectuelle et toute liberté de jugement. Ouvrons donc le débat, en veillant à n'y laisser entrer aucun des frénétiques du droit canon, aucun des spadassins de la théologie qui courent les rues ces temps-ci.
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On comprendra que si j'ouvre ce débat, ce n'est pas pour me donner une occasion de dire à l'abbé Houghton mon désaccord. C'est parce qu'un prêtre tel que lui, un esprit de sa qualité n'est pas justiciable d'un étouffement silencieux parmi nous. Il est digne d'être entendu. Il mérite que ses « propositions », même si elles paraissent déplaisantes au premier abord, ne soient pas rejetées simplement sur cette impression première, mais après réflexion et confrontation. En outre il présente ou suggère deux observations qui me frappent beaucoup et qui d'ordinaire, je crois, ne retiennent pas suffisamment l'attention. Je les reprends non dans son langage, mais dans le mien.
La première concerne l'abandon où se trouve le peuple chrétien, et notre attitude en face de cet abandon. L'abbé Houghton pense aux fidèles de sa paroisse anglaise, privés de la messe traditionnelle ; et à toutes les paroisses semblables d'un bout à l'autre de l'Église universelle : sans évêques, sans prêtres, ou plutôt n'ayant de prêtres et d'évêques qu'évoluteurs, évolués, champions de la démocratisation et de la socialisation, dispensateurs d'une doctrine et d'une liturgie méconnaissables. Le culte catholique s'effondre et se décompose dans la plupart des lieux où il est célébré « en lien » avec l'épiscopat. L'existence de nos sanctuaires traditionnels demeure temporellement inadéquate à l'inanition spirituelle d'un peuple immense trahi par ses chefs religieux. Nous autres, que l'on nomme traditionalistes, nous nous sommes plus ou moins donné, avec la grâce de Dieu, les moyens d'attendre des jours meilleurs, ou même de ne plus rien attendre de l'évolution du monde : nous avons des prêtres, des messes, des sacrements, des catéchismes, des monastères ; dans une certaine mesure, des écoles, des universités. Mais la plupart des catholiques dans les cinq continents n'ont rien de tout cela ; rien que le music-hall des cérémonies conciliaires. -- *Quand on n'a aucune messe traditionnelle à sa disposition, faut-il le dimanche assister à une messe nouvelle, ou s'abstenir ? --* On se souvient du débat, qui fut ardent et prolongé. Mais la plupart des baptisés catholiques dans le monde ne savent même pas que ce débat a existé.
Et voici l'autre observation frappante de l'abbé Houghton en 1969, dit-il -- oui, en 1969 pour l'acte terminal, mais je dirais plutôt : par plusieurs actes successifs et progressivement gradués de Jean XXIII et de Paul VI -- l'Église a rompu avec sa tradition liturgique : c'est un fait historique énorme, sans précédent, et dont il sera impossible pendant longtemps de faire comme s'il n'avait pas eu lieu. Ce ne fut pas seulement une rupture subie, comme on subit un orage, un tremblement de terre, une invasion barbare.
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Ce fut une rupture voulue, décrétée, imposée d'en haut. Dire qu'il y a eu sans doute beaucoup d'excès liturgiques absolument déplorables, mais que Paul VI ne les voulait pas et qu'il les a désavoués, serait futile et dissimulerait l'essentiel : d'abord que les évêques et les prêtres responsables de ces excès ont été et sont toujours traités avec beaucoup plus d'indulgence et de tolérance que ceux dont la seule culpabilité est d'avoir conservé, intacte et inchangée, la messe traditionnelle ; ensuite et surtout : la rupture liturgique ne réside pas dans les excès, elle réside dans les décrets, ceux du Saint-Siège, ceux des conférences épiscopales. Il y a dix ans maintenant, et même quinze en tenant compte des anticipations épiscopales qui furent fréquentes, notamment en France, il y a dix et quinze ans que cette rupture passe dans les mœurs, devient habitude, usage, coutume. La plupart des baptisés catholiques ayant moins de vingt ans n'ont jamais vu ni entendu une messe latine et grégorienne : et cela, de par la volonté du pape et des évêques. La résistance traditionaliste n'est pas humainement à la hauteur de ce fait historique massif. Mais que pourrait-elle faire d'autre ? Peut-être mettre plus de vigueur, ou plus d'insistance, à une réclamation permanente auprès de ceux qui ont le pouvoir de porter remède à cette situation épouvantable...
En somme l'abbé Houghton nous invite à méditer ces données que d'habitude nous ne prenons pas en considération ; ou pas assez il a raison. Mais aussitôt il nous propose des solutions qui, me semble-t-il, ne sont pas acceptables.
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M'apprêtant à écouter ce qu'en diront les personnes prudentes et qualifiées, je me bornerai pour le moment à deux remarques.
1\. -- Une paix de concessions réciproques négociées entre les antagonistes est en général la bonne solution dans les conflits d'intérêts temporels. Mais le conflit de la messe, sur un point au moins, porte sur quelque chose qui n'est absolument pas négociable : la licéité pleine et entière de la messe traditionnelle. Paul VI lui-même n'a pu la contester de front ni osé l'abolir, il a tenté de la ruiner de biais. Que cette licéité soit reconnue clairement et sans réserve ne suffirait point à rétablir la paix, l'abbé Houghton a raison. Reconnaissance non suffisante, c'est une chose. Mais reconnaissance nécessaire ; nécessaire préalable. Il ne s'agit pas ici de réclamer qu'un camp vienne capituler sans conditions entre les mains d'un autre ; il s'agit de réparer l'incroyable forfait par lequel une hiérarchie catholique a cru pouvoir décréter que la messe catholique serait désormais interdite dans l'Église catholique.
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L'interdiction fut imposée par des actes administratifs sans force juridique mais non pas sans signification et sans portée. Cette question cruciale est distincte de toutes celles qui sont ou peuvent être soulevées concernant le nouvel ordo, sa valeur, les messes nouvelles qui en sont issues. En empêchant administrativement la célébration de la messe traditionnelle, et en faisant croire au clergé et au peuple que désormais elle était canoniquement interdite, l'Église conciliaire a créé une situation d'une violence inouïe, une situation d'insupportable injustice et de guerre inexpiable. Rien ne peut être conclu, rien ne peut être négocié, rien ne peut être envisagé tant que le mensonge de l'interdiction gardera force de loi.
2\. -- Il n'y a pas seulement la messe. Avant (si l'on peut dire), il y a le catéchisme. La catéchèse issue du concile, ou issue du catéchisme hollandais, c'est la même, n'enseigne plus les trois connaissances nécessaires au salut. Les situations sont diverses dans les divers pays, tous ne sont pas, sur le chemin de l'apostasie immanente, aussi avancés que par exemple la Hollande ou la France : mais tous (sauf la Pologne ?) cheminent plus ou moins vite dans la même direction, sous l'influence de la même « évolution conciliaire ». Moins spectaculairement visible que la rupture liturgique, cette rupture catéchétique est aussi terrible ; l'une et l'autre d'ailleurs se conditionnent mutuellement. La nouvelle catéchèse, parfois ou souvent, est pleine de sentiment religieux et de bonnes intentions morales : il n'y manque que la foi théologale, son objet matériel et son objet formel.
Avec l'apostasie immanente, celle des évêques et de leurs bureaux, quelle paix ?
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Je souhaite que le pape Jean-Paul II ait connaissance des « propositions de paix » de l'abbé Bryan Houghton ; et des raisons pour lesquelles les uns et les autres les trouvent acceptables ou inacceptables. Cela lui sera une « approche » du problème qui en vaut bien d'autres.
Jean Madiran.
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### L'Église catholique peut-elle changer ?
par Louis Salleron
Y A-T-IL ENCORE une Église catholique ? On se le demande à la manière dont nous autres, pauvres fidèles du rang, nous sommes gouvernés. Certes nous pouvons nous référer à la profession de foi de Paul VI, à ses grandes encycliques et à celles de Jean-Paul II. Sans nous attarder aux détails, elles nous dispensent l'enseignement traditionnel des vérités à croire. Mais nous ne pouvons nous empêcher de penser que cet enseignement est là pour rassurer le gros du troupeau, lent à changer, et que, derrière lui, se profile un enseignement nouveau qui sera reçu par tous dans quelques décennies et dont le contenu s'éloignera substantiellement de la tradition.
Pourrait-on s'expliquer autrement la longanimité du magistère à l'égard des théologies et des liturgies subversives qui représentent la pensée commune et la pratique commune de tout ce qui tient le haut du pavé dans l'Église ?
La célébration du centenaire de la naissance du P. Teilhard de Chardin est le plus récent signe de cette évolution. Tant la lettre du P. Arrupe au P. Madelin, que celle du cardinal Casaroli à Mgr Poupard sont révélatrices.
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Ils sont l'un et l'autre des personnages considérables. Après celui du pape, leur pouvoir est sans doute le plus important qui soit dans l'Église. Or l'un et l'autre ont loué, sans pratiquement aucune réserve, la vie et l'œuvre du célèbre jésuite en qui ils voient le précurseur de Vatican II dans l'annonce qu'il fait de la religion nouvelle appelée à naître d'un christianisme parvenu au terme de sa course.
La majesté de structures à peine ébranlée nous inquiète, à la fin, plus qu'elle ne nous réconforte. Car, ou bien les structures s'effondreront brusquement dans une ruine retentissante, ou bien elles se maintiendront dans une mutation qui fera l'Église nouvelle prophétisée par Teilhard et qui effacera les vérités toujours affirmées jusque là.
Où sera l'Église, que sera l'Église demain ? Il y a le pape, notre recours suprême. Mais le modernisme congénital de Paul VI voilait l'indéniable sincérité de sa foi maintes fois proclamée, et la foi viscérale de Jean-Paul II s'embrume dans l'étrangeté d'un vocabulaire et d'une philosophie que nous n'arrivons plus à suivre dans sa parole intarissable.
L'Église change. C'est un fait. Mais c'est la nature du changement qui importe. Constitue-t-il une mutation substantielle ? ou s'inscrit-il dans la tradition vivante ? Rien n'est difficile à percevoir comme les naissances, les transitions et les morts dans l'évolution des sociétés. Nous autres, civilisations, nous savons que nous sommes mortelles ; mais à quel moment l'Égypte des Pharaons est-elle morte ? et à quel moment l'Égypte actuelle est-elle née ?
L'évolution des religions est plus difficile encore à suivre que celle des civilisations, car des religions mortes socialement subsistent souvent de manière souterraine dans des populations qui n'ont pas entièrement disparu sur le territoire des civilisations englouties.
Le judaïsme et le christianisme constituent, à cet égard, une exception sans doute unique. Le judaïsme est la mémoire vivante d'une histoire ininterrompue depuis la création du monde. Cette mémoire et cette histoire sont aussi celles du christianisme qui les marque simplement d'un sens radicalement nouveau par la naissance du Christ, il y a deux mille ans. Peut-on penser qu'une nouvelle rupture serait en cours ? Robert Aron imaginait des tranches de deux mille ans pour l'existence cohérente de religions se succédant à l'intérieur de l'évolution judéo-chrétienne. Teilhard posait la question : « Pourquoi les chrétiens actuels ne seraient-ils pas, relativement aux croyants de demain, dans le même rapport que les Israélites du Vieux Testament aux chrétiens du Nouveau Testament ? » (*Journal,* p. 74.)
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A quoi il répondait de manière négative, mais ambiguë : « Parce que les chrétiens ne subsistent qu'en admettant, en *croyant,* qu'ils possèdent la forme absolue de la Vérité (incomplètement développée, cependant)... » En fait, il *croyait* bel et bien à une coupure analogue à celle que le christianisme opéra dans le judaïsme. « Je pense, écrivait-il, que le *grand fait religieux actuel* est l'*éveil* d'une *Religion nouvelle* qui fait, petit à petit, adorer le Monde, et qui est *indispensable* à l'Humanité pour qu'elle continue à travailler. Il est donc capital que nous montrions le christianisme comme capable de « diviniser » en quelque sorte, le « nisus » et l' « opus » naturels humains » (Id., p. 220). Cette idée n'est pas là en passant. Elle est la substance même de son œuvre. Comment nier que Vatican II l'a faite sienne, alors que le cardinal Casaroli et le P. Arrupe le proclament hautement, quittes à l'épousseter d'un plumeau léger par égard pour le Monitum ? On ne lit plus Teilhard, mais l'esprit conciliaire en rend la lecture inutile car il sème à tous vents les graines d'une « religion nouvelle » qui ressemble étrangement à celle dont rêvait le célèbre jésuite.
Quand on lit l'encyclique *Laborem exercens,* dont l'inspiration fondamentalement biblique, théologique et mystique est aux antipodes de la gnose teilhardienne, on se demande cependant si son exaltation du « travail humain » ne sera pas récupérée par les disciples de Teilhard dans le sens de la « religion nouvelle ». Puisque nous avons déjà cité son *Journal,* restons-y : « Le catholique, y lisons-nous, aperçoit que Dieu s'atteint à travers du labeur humain, *Le Monde, de plus en plus exigeant, attire de plus en plus nécessairement* à soi tous les vivants et tous leurs efforts ! *Ceux-là seuls* subsistent et comptent qui vivent intensément la vie de leur temps. Le chrétien sera donc, de par son christianisme, *le plus vivant et le plus convaincu des hommes.* A son regard, Dieu transparaîtra au fond du labeur humain ; et *c'est là, au cœur de l'action, mieux que dans tous les Déserts,* qu'il ira le poursuivre et le trouver. La surface dès choses s'évanouissant à ses yeux, il vivra *la vie de tous,* plus réellement que tous, et cependant comme *perdu dans un rêve* ou une vision -- la vision de Dieu *qui opère* et qui crée, au sein de l'Univers distrait, hostile ou païen... Une Mystique nouvelle naît à nos yeux... » (Id., p. 201).
Quant à la « totalisation » et la « socialisation », -- cette socialisation dont Pie XII disait que, contre elle, « c'est avec la dernière énergie que l'Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes : dignité de l'homme et salut éternel des âmes » (message au Katholikentag de Vienne, 14 septembre 1952), -- Teilhard en a si constamment répandu le vocabulaire et l'idée que le catholicisme en est imprégné.
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Parmi toutes les causes de la victoire des socialistes aux dernières élections, les analystes négligent ou sous-estiment celle qui est de beaucoup la principale : la socialisation d'une fraction notable du clergé et des « militants » catholiques mandatés, encouragés, cautionnés par l'épiscopat français ou ses Bureaux.
L'ouverture au monde a été si largement pratiquée par l'Église post-conciliaire qu'on ne voit pas d'issue à la situation actuelle, du moins dans le cadre institutionnel hiérarchique auquel nous sommes habitués. La valorisation du « peuple de Dieu » opérée par le concile semble présager une « diaspora », intérieure aux structures, dont la prolifération des communautés de base et autres groupuscules serait la préfiguration. Il n'y aurait pas, dans l'avenir, opposition et composition de forces entre deux tendances majeures, comme ce fut le cas par exemple entre jésuites et jansénistes, ou gallicans et ultramontains, et comme c'est encore le cas jusqu'à un certain point entre progressistes et traditionalistes, il y aurait multiplication de cellules minuscules qui se voudraient toutes Églises locales en union avec l'Église universelle dont elles ne seraient pas un fragment mais l'incarnation intégrale, pratiquement autonome. Si, aujourd'hui, les traditionalistes attachés à la messe de saint Pie V semblent appelés à devenir une « petite Église », c'est parce que l'image de l'unité catholique demeure dominante. Mais la promotion du sacerdoce royal des laïcs jointe à la raréfaction des prêtres dessine une image différente. Les A.D.A.P. (assemblées dominicales en l'absence de prêtres) se multiplient à l'instigation des évêques. Demain les eucharisties ne nécessiteraient plus la présence d'un prêtre. L'assemblée désignerait elle-même le président de ses célébrations.
L'esprit hésite devant deux images de l'avenir qui se présentent à lui avec la même force. D'une part, il se refuse à donner une importance excessive à des dérèglements dont l'Histoire offre mille exemples. L'Église est et demeure elle-même à travers les péripéties qui ne l'affectent qu'en surface. D'autre part, il se rend compte que la référence au passé est de plus en plus contestable. Les progrès de la science sont tels et si rapides qu'ils échappent à toute auto-régulation. L'ère du « monde fini » dans laquelle nous sommes entrés est aussi celle du monde qui peut finir. Face aux bouleversements planétaires qui ne font que commencer l'homme catholique ne doit pas lier sa foi au système d'images, de rites, d'habitudes mentales et pratiques, dans lequel elle est installée. Bref, Teilhard et Vatican II sont dans le vrai. Leur Église est bien celle à laquelle nous devons nous fier.
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Cependant, si ces deux images de l'avenir s'opposent entre elles, pourquoi nous en soucier ? Ce n'est pas à un pari que nous sommes conviés, mais à un choix. Nous sommes libres. Puisque nous savons bien que tout l'Évangile se résume à aimer Dieu de toute son âme et le prochain comme soi-même pour l'amour de Dieu, le reste est secondaire. Certes il y a des vérités à croire ; mais elles tiennent dans le symbole des apôtres et le Credo de Nicée. Avec ce peu, qui est tout, nous sommes dans l'Église immuable de la tradition. Quelle nouveauté, quel changement pourrait l'affecter ?
Ce qui l'affecte, c'est que les vérités du Credo ne sont plus crues dans leur réalité ontologique, mais comme des images, des « symboles » précisément d'où la transcendance divine est évacuée. La nouvelle religion est celle de l'Homme qui se fait Dieu et non plus celle de Dieu qui se fait homme. On ne le proclame pas catégoriquement, on laisse tout cela dans le flou, mais on s'en convainc de plus en plus.
Ce n'est pas le positivisme d'Auguste Comte. Il ne s'agit pas exactement d'incroyance. Il s'agit d'une foi confuse qui, simplement, refuse comme enfantines les images que les définitions dogmatiques suscitent à l'esprit. C'est la fameuse foi « adulte », dont se réclame la grande majorité des chrétiens, à tous les niveaux de la culture. Quel est l'objet de cette foi ? Il est insaisissable. Métaphysiquement, c'est un vague déisme. Théologiquement, c'est un non moins vague « christisme » où Jésus n'est plus que « l'homme pour les autres », le modèle parfait du croyant. Les grands mystères de la foi, la Trinité, l'Incarnation, la Rédemption disparaissent. L'anthropocentrisme ramène tout au niveau de la phénoménologie.
Indéfiniment l'intelligence essaie de cerner la nature exacte du mal et son degré de profondeur. Et indéfiniment elle tourne en rond, tantôt rassurée par la fermeté des prises de position pontificales, tantôt désorientée par l'indulgence, voire la complaisance du Saint-Siège à l'égard des mouvements et des courants qui marquent implicitement ou explicitement la rupture avec la tradition catholique. Quand Paul VI déclarait aux évêques français : « L'œcuménisme est la partie la plus mystérieuse de mon pontificat », il confessait, presque naïvement, l'ambiguïté de sa politique. Car s'il entendait maintenir le mouvement œcuménique dans les limites de l'orthodoxie, telles qu'elles sont nettement indiquées dans le décret conciliaire *Unitatis redintegratio,* son attitude permanente révélait qu'au fond de lui-même il faisait confiance à l'évolution pour franchir ces limites.
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On en arrivait à un syncrétisme allant toujours s'élargissant. De l'œcuménisme judéo-chrétien, on passait à celui des trois grandes religions juive, chrétienne et islamique pour englober à la fin toutes les religions. Si ce point extrême est encore rarement atteint, les « célébrations » interconfessionnelles sont au contraire fréquentes. Les « eucharisties » catholico-protestantes ne sont pas rares.
Institutionnellement, la papauté demeure, aux yeux du monde entier, le signe visible de l'Église catholique. Mais au sein même de l'Église elle est sournoisement minée, tant par la collégialité épiscopale que par la promotion démocratique du laïcat. Ce n'est pas le mode de l'élection pontificale qui est en cause ; il pourrait \[non sans danger\] être autre. Mais c'est la théologie même de la primauté pontificale qui est attaquée au nom de la souveraineté populaire. De même qu'on voit dans le prêtre le délégué de l'assemblée des fidèles, de même on veut voir dans le pape le délégué du peuple de Dieu. La révolte de la revue *Concilium* et de vingt-trois théologiens très connus contre le projet du nouveau Droit canon est caractéristique. Si nous en croyons un compte rendu d'Alain Woodron dans *Le Monde* (20 oct. 1981), ces théologiens pensent que « le projet du nouveau code s'éloigne trop des textes conciliaires, et notamment de *Lumen gentium,* cette constitution dogmatique qui est sans doute le texte fondamental du concile et que Jean-Paul II a cité comme la charte, en quelque sorte, de son pontificat. Or, au lieu de suivre l'exemple de cette constitution, qui avait fait précéder le chapitre sur la hiérarchie par celui sur le peuple de Dieu, les rédacteurs du nouveau ont opté pour une présentation tout entière hiérarchique ». On est stupéfait d'une telle confusion. Le Droit canonique est juridique par nature. C'est à l'Église institutionnelle qu'il donne sa loi. Une constitution dogmatique est une chose ; un code canonique en est une autre. Quand *Lumen gentium* traite, en son chapitre III, de la constitution « hiérarchique » de l'Église, son texte est sans ambiguïté : « Ce saint Concile, s'engageant sur les traces du premier Concile du Vatican, enseigne avec lui et déclare que Jésus-Christ, Pasteur éternel, a édifié la sainte Église en envoyant ses apôtres, comme lui-même avait été envoyé par le Père (cf. Jean 20, 21) ; il a voulu que les successeurs de ces apôtres, c'est-à-dire les évêques, soient, dans l'Église, pasteurs jusqu'à la consommation des siècles. Mais pour que l'épiscopat fût lui-même un et indivis, il a mis saint Pierre à la tête des autres apôtres, instituant, dans sa personne, un principe et un fondement perpétuels et visibles d'unité de foi et de communion.
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Cette doctrine du primat du Pontife romain et de son infaillible magistère, quant à son institution, à sa perpétuité, à sa force et à sa conception, le saint Concile à nouveau le propose à tous les fidèles comme objet certain de foi » (art. 18). Quoi de plus clair ? C'est tout normalement que le Code canonique suit, pour faire œuvre juridique, l'ordre hiérarchique indiqué par la Constitution dogmatique elle-même.
Ceci dit, on est heureux de constater qu'une commission vaticane ait produit un document qui n'aille pas dans le sens du modernisme ou du progressisme. C'est la preuve que certains secteurs tiennent encore dans la curie -- ce qu'on savait d'ailleurs. Néanmoins l'incertitude était permise. J'ai, pour ma part, lu avec attention les rares allocutions que Paul VI a prononcées devant des assemblées de juristes. L'une d'entre elles, si ma mémoire est bonne, s'adressait aux membres de la commission chargée de la révision du Code canonique. J'en ai gardé le souvenir, parce qu'elle était typique de la manière de ce pape. Il insista avec force sur la nécessité de la Loi et du Droit dans l'Église, puis, tout naturellement, il expliqua que le Code devait éviter le juridisme pour être essentiellement évangélique. Bien sûr. Qui irait là contre ? Mais si la loi n'est pas certaine, est-ce une loi ?
\*\*\*
En ce qui nous concerne, nous autres laïcs, nous aurons aussi notre mot à dire sur ce projet quand nous le connaîtrons. Nous vivons actuellement -- et tant de prêtres avec nous, ou nous avec eux -- dans l'injustice suprême de la *vacatio legis.* Comment en appeler à Rome de toutes les prescriptions illégales de nos évêques collégialement unis pour être les agents de l'autodestruction de l'Église ? La collusion des bureaux français et romains institutionnalise l'injustice dans l'Église de France. Il faut espérer que le nouveau Code portera remède à cette situation.
Un des rédacteurs de *Concilium,* le théologien strasbourgeois Paul Winninger, soupçonne l'entreprise canoniste de vouloir « hâter une restauration dont se multiplient par ailleurs les signes ». (Puisse-t-il avoir raison !) Il ajoute : « Rien ne serait plus sûrement voué à l'échec, comme le montre une des rarissimes lois vérifiables en histoire. Un retour en arrière, dans la vie qui est marche en avant, n'est jamais possible. » Curieuse prose, qui fait mal augurer de la clarté d'esprit de son auteur. On pourrait s'amuser à en dépiauter chaque ligne et chaque mot.
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Retenons simplement l'idée qu'un « retour en arrière » est toujours impossible dans la vie. On peut l'entendre comme on veut. Nous nous contenterons d'observer que le thème du « retour aux sources » est commun à tous nos novateurs. Le théologien strasbourgeois y serait-il opposé ? C'est au nom du retour aux sources -- fût-il imaginaire -- que les novateurs proclament toutes leurs revendications. Un retour aux sources, apparemment c'est un « retour en arrière ». La vie n'est pas marche en avant pour la bonne raison qu'elle n'a pas de pied. Et si la marche en avant des lemmings vers la mer peut s'identifier à la vie par l'instinct biologique qui la meut, on ne voit pas quelle leçon de gloire les humains, doués de raison, peuvent en tirer. Nous préférons le mot de Kierkegaard : « La vie doit être comprise en arrière et vécue en avant. »
Mais revenons aux choses sérieuses. On peut collectionner, grands ou petits, tous les événements, tous les faits, tous les propos qui ont trait à la vie de l'Église, ils ne se comprennent qu'à la lumière du concile. Deviennent-ils clairs du même coup ? Hélas ! nous ne le savons que trop : c'est le concile, précisément, qui les plonge dans l'obscurité, car c'est le concile dont il est impossible de savoir ce qu'il est et ce qu'il veut. D'une part, les papes, Jean-Paul II notamment, nous disent que c'est le concile « authentique » qu'il faut suivre, dans la ligne de la Tradition et des précédents conciles. D'autre part, ces mêmes papes, sans en excepter Jean-Paul II, laissent à une maffia dont ils sont apparemment prisonniers le pouvoir d'interpréter le concile dans le sens d'une rupture radicale avec le passé et de la mise en place de la religion nouvelle annoncée par Teilhard, les théologiens et les liturgistes modernes. C'est donc le changement sur toute la ligne et l'incertitude absolue quant à l'avenir.
Le drame se joue à Rome, *in sinu gremioque Ecclesiae.* L'issue nous en est connue, car l'Église a les promesses de la vie éternelle. Mais d'ici là c'est le noir absolu. L'œil se perd dans les méandres de l'apocalypse.
Louis Salleron.
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## TEXTE
### La mort de Virgile
par Robert Brasillach
*Virgile est mort en l'an 19 avant Jésus-Christ. Ce bimillénaire a été* *célébré en Italie et ailleurs ; fort peu en France, ou même pas du tout. Notre société devient de plus en plus barbare, notre culture est asphyxiée par un obscurantisme spirituel et mental qui va croissant. Par réaction contre cet obscurantisme et cette barbarie, nous relisons quelques pages du premier livre de Brasillach : Présence de Virgile...Cet ouvrage avait été réédité par Plon en* 1960* ; il est à nouveau épuisé.*
LA SAGESSE à laquelle atteignait Virgile à si peu d'années de la cinquantaine, était tout autre que celle d'Horace. Il enviait son ami d'avoir conservé assez de jeunesse pour remercier les dieux -- s'il y a des dieux (*que sais-je ?*) *--* de lui accorder chaque matin une journée inespérée de plus. Tout le monde, l'admirait. On savait qu'il avait lu une partie de son poème à Octave et qu'Octave lui avait fait tenir d'importantes gratifications.
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Il en était assez fier, sans doute. Il était heureux aussi de l'impatience et de la jalousie bien cachée de certains hommes de lettres, heureux des vers que lui adressait son admirateur Properce (un jeune homme plein de talent et très intelligent, ce Properce) :
« *Poètes de Rome, cédez ; cédez le pas, poètes grecs ;*
« *Il naît je ne sais quoi de plus grand que l'Iliade *»*,*
heureux du regard de ce jeune Ovide qu'on lui avait présenté. Il sentait son œuvre bien en main, solidement dominée, prête pour l'appareillage des siècles, *vaisseau favorisé par un grand aquilon.* Il faisait sien l'orgueil du bon ouvrier de son ami Horace et disait avec lui :
« *J'ai élevé un monument plus durable que n'est l'airain. *»
Mais il savait que tout cela n'était rien.
Aussi sa sagesse manquait-elle de sourire. Horace l'en plaisantait doucement lorsqu'il l'invitait à venir partager ses plaisirs simples :
« *La saison ajoute à la soif, Virgile *»*,*
et qu'il se moquait de ses belles relations et de sa parcimonie paysanne
« *Va, laisse les retards et le souci du gain,*
« *Et souviens-toi des flammes noires. Autant que tu le peux,*
« *Sache parfois mêler une brève folie aux pensers sérieux*
« *Déraisonner est doux, à l'occasion... *»
Mais Virgile ne savait pas déraisonner.
Il se rappelait le jour de ses vingt-cinq ans où il avait dit adieu à la poésie, et où il était parti pour Naples en quête de la sagesse :
« *Vers les ports du bonheur nous mettons à la voile... *»
Mais très vite la beauté du jour et sa jeunesse l'avaient rendu à la poésie. Il ne le regrettait pas. Seulement, le moment pour lui venait peut-être de réaliser les anciens vœux. Toujours la philosophie l'avait tenté, et avec elle, les énigmes qu'elle prétend résoudre. Maintenant, il savait bien que s'il donnait les soins les plus consciencieux à son *Énéide,* puisqu'elle devait servir quelque chose d'utile, il n'écrirait plus rien après elle. Il tenterait d'approfondir, au seuil même de la vieillesse, les inquiétudes qui l'avaient pris autrefois, au temps où il pensait qu'on dirige sa vie suivant sa volonté et non suivant les secrets désirs de tout son être. Peut-être alors, la sagesse qui n'avait pas voulu de l'enfant, viendrait-elle au vieillard, sur les mêmes chemins de Naples.
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Cette sagesse, il n'avait pas peur de la voir en contradiction, maintenant, avec toute sa vie. Il savait qu'elle ne viendrait que couronner un édifice, mettre un peu d'ordre, révéler les dernières choses cachées. Mais la descente aux enfers qu'il avait faite avec Énée, dans les pays hantés qu'il découvrait, voici près de vingt-cinq ans, aux abords de Naples, mais le long voyage qu'il avait accompli avec ces héros et ces héroïnes ployés sous un grave destin lui avait appris bien des choses.
« *Ils allaient, indistincts, par la nuit déserte, à travers l'ombre,*
« *A travers les vides maisons des morts et les vains royaumes,*
« *Ainsi, sous la lune incertaine et sa lueur douteuse... *» ([^20])
(*...*) Alors il songeait à de très vieilles doctrines, à ces mystères d'Éleusis auxquels Octave s'était fait initier, à l'orphisme. Il se rappelait des lois étranges : après la mort, l'âme doit se purifier de ses fautes, de ses souillures, et passe par les trois épreuves mystiques du vent, de l'eau et du feu. Était-ce vrai ? Et pourquoi pas ? Et Virgile songeait, pressentant vaguement qu'il approchait d'une vérité immense, à cette expiation nécessaire.
Sur les livres chargés d'un savoir bizarre, il s'appesantissait. Il pensait que la loi du monde était dure, que tous seraient appelés et jugés, mais bien peu élus. Il était tenté de croire que les âmes purifiées -- mais non pas encore dignes d'être élues -- allaient après mille ans boire au fleuve d'oubli, afin de revenir sur la terre et d'être unies, suivant leurs désirs, à de nouveaux corps. Car il se doutait bien que cette fragile et dure vie était aimée par ces morts, et qu'ils n'avaient, dans leur âme vague, qu'un regret, celui de ne pas vivre. Et il se demandait d'où pouvait venir à ces malheureux le désir insensé de la lumière du jour.
Pour lui, ces paysages funèbres, entrevus dans ces voyages désolés, il les aimait d'avance, et se sentait terriblement attiré vers eux. Il ne serait pas allé à la mort, pourtant. Autour de lui, le goût de la mort faisait de nombreux adeptes : c'était un lieu commun de la sagesse antique que de sortir de la vie ainsi que d'un banquet, lorsqu'on en avait assez. Mais Virgile ne pensait pas ainsi. Il condamnait à errer éternellement dans de vagues limbes, sans avoir droit au jugement et à l'oubli, ceux qui ont rompu avec leur vie. Peut-être pensait-il que cet épurement, le vent, l'eau, le feu mystiques, n'étaient pas seuls à l'accomplir.
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Peut-être pensait-il que nous devons le commencer nous-mêmes dès cette vie. Des lois obscures qu'il entrevoyait dans l'ombre, la plus nette peut-être pour lui était celle de nos destins : chacun de nous est né pour un grand destin, à lui de l'accomplir. Et ce destin peut fondre sur nous comme un aigle, à l'instant où nous ne nous y attendons pas, comme sa mission avait fondu sur Énée, et il faut nous tenir prêt à chaque instant, pour lui, et ne pas dormir. Virgile pensait qu'il avait eu le destin d'aider Octave à prendre plus clairement conscience de ses devoirs, à fonder la partie romaine. Et son orgueil l'aurait toujours empêché de se dérober.
De qui venaient-ils ces destins ? De quelles puissances supérieures ? : Virgile ne pouvait répondre. Il admettait toutes les croyances de son pays, car il était convaincu qu'elles ne faisaient qu'un avec son pays, et que le développement d'un peuple est d'abord le développement d'une religion. Mais il ne méprisait pas les autres croyances. Au contraire, on savait qu'il était curieux de religions, qu'il pouvait rendre des points à un prêtre, sur les théologies et les cérémonies les plus compliquées. Il n'ignorait rien des rituels les plus étranges ; il ne dédaignait même pas les sorcelleries de vieille femme. Devant chaque dieu, on eût dit qu'il se demandait : « Et si c'était le vrai Dieu ? » Alors, il ne se moquait pas et essayait de comprendre.
Il n'avait pas d'ailleurs d'inquiétude sur la conduite de sa vie, et agissait comme si un dogme le soutenait. Il savait bien que tant qu'il serait sur la terre, la sagesse et l'amour de son pays pouvaient lui tenir lieu de toute religion. Mais sa curiosité pour tous les rites et pour toutes les philosophies tentait d'approfondir les douteuses lueurs qu'il apercevait, au-delà du monde.
C'est ainsi qu'il renouait avec les préoccupations de sa jeunesse. Il n'avait rien rejeté de ce qu'avaient déposé en lui ses ancêtres, le sol mantouan, sa mère. Une pitié profonde pour toute l'humanité adoucissait sa morale. C'était d'ailleurs une pitié virile, qui songe aux remèdes et non pas seulement aux maux. De là naissait pour lui, de son œuvre, comme des amis nouveaux, de belles figures de captives, tournées vers la vie ou vers la mort, de beaux jeunes gens soucieux de gloire. Ce qui faisait la beauté de sa vie et de son œuvre, c'est qu'il n'y laissait jamais l'homme seul, et qu'il n'y était jamais lui-même seul. Il proposait au politique la monarchie traditionaliste, avec un long cortège de souvenirs, il proposait à l'inquiet l'union avec le monde et la soumission à des lois qui soumettent tous les vivants, il proposait à chacun l'amour, l'amitié, le combat, la famille, même s'il ne connaissait pas exactement tous ces biens.
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S'il aimait ces jeunes gens promis aux blessures, Pallas et Lauses, Nisus et Euryale, c'est qu'il pouvait en faire des couples harmonieux d'amis prêts à entrer dans la mort. La beauté de ce qui aurait pu être et n'a pas été, qu'il pleurait en Marcellus, il la retrouvait chez eux, par un retour vers sa jeunesse. Mais il y retrouvait aussi le meilleur bien de la terre, cette aptitude à l'amitié qui avait été la sienne. Qui avait été, seulement... Car il est un âge pour l'amitié. Il avait de l'affection, bien sûr, pour Horace, Plotius ou Varius. Mais ce n'était plus l'amitié qui l'avait uni à ces jeunes hommes et à d'autres, maintenant disparus, Quintilius, Gallus. Alors, il tâchait d'enclore ce dernier enseignement, un de ceux auxquels il tenait le plus, dans les récits de ces amitiés dangereuses, exigeantes comme un amour et resserrées par le péril. Il revoyait ce qui faisait à jamais le charme des Écoles de Naples : ces conversations fines ou brutales, les jeunes corps dans l'herbe douce, la fraîcheur du soir qui descend -- et puis ces promenades, ces plaisirs partagés, les repas, les querelles. Après, la vie venait apporter l'ambition, ou l'amour, ou une carrière à faire, un mariage. Ce ne pouvait plus être la bouffée d'oranger dans les jardins endormis et le chant aigu de cet oiseau à l'extrême branche du tilleul, qu'on n'est pas seul à sentir et à entendre. Les rêves de gloire ne sont doux que si on n'est pas seul à les faire. A Brienne, Napoléon lui-même avait Bourrienne. Quand on est seul, ils prennent l'âpre apparence d'une vengeance sur le sort, d'une envie recuite. Le bonheur de rêver à la gloire, les jeunes gens de Virgile savaient qu'il ne faut pas être seul pour le goûter.
\*\*\*
Et c'est ainsi que la sagesse de Virgile, mêlée de désespoirs et d'espérances, inquiète, merveilleusement humaine, peut-être prophétique, était très loin de celle d'Horace.
\*\*\*
Virgile se décida au voyage qui le tentait depuis plusieurs années. Il avait terminé une première rédaction de l'*Énéide,* complète, sauf quelques vers inachevés. Mais pour corriger les faiblesses, les parties mornes, les contradictions de détail, il comptait bien qu'il lui fallait encore deux ou trois ans.
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Il y avait onze ans qu'il travaillait à son œuvre. Maintenant, il voulait compléter par une vision directe les descriptions un peu sèches et vagues des voyages d'Énée. De même Chateaubriand partira pour la Grèce et la Palestine, prendre des notes à l'intention des *Martyrs.* Le biographe romanesque qu'il y avait dans Virgile sentit le besoin, lui aussi, de compléter ce qu'il avait appris dans les livres par l'enseignement de la mer et du sol.
Il était plein de lassitude. Lorsque l'*Énéide* serait enfin terminée, il décidait maintenant d'abandonner la poésie. Il n'avait plus rien à dire. Les desseins fixés accomplis, on ne pouvait rien lui reprocher. Maintenant que son devoir était fait et qu'il avait chanté dans les fêtes guerrières, maintenant que son nom avait servi la cause de la nation, qu'il avait consciencieusement joué le rôle nécessaire, il aspirait à plus de solitude et d'indépendance. Il revenait au rêve primitif de sa vie, qui était de s'occuper de lui-même, et d'atteindre la sagesse. Une tâche qui n'attendait pas l'avait limité au rôle de poète et d'homme national. Conscient que l'homme n'est rien sans ses morts et sans les cadres sociaux qui le soutiennent, il avait fait son devoir. Mais il voulait aujourd'hui d'autres musiques, plus personnelles, plus émouvantes, et qui ne regardaient que lui. On ne lui demanderait plus rien et lui ne demandait que le repos bien gagné ! Pareille aventure, un jour, advint à Maurice Barrès.
Mais Virgile allait plus loin dans son renoncement que Barrès et s'il atteignait au mystère en pleine lumière, il dédaignerait d'en faire part aux autres.
\*\*\*
C'était en 19, la cinquante et unième année de Virgile. Octave était depuis trois ans en Orient. Il organisait les provinces, augmentait les domaines des rois vassaux, amorçait une politique de négociations avec l'Arménie. On envoyait à Rome un jeune prince arménien faire ses études, comme on envoie un fils de rajah à Cambridge ([^21]). La puissance romaine s'annonçait immense. Les rois du Caucase et des plaines sibériennes adressaient des ambassades à Octave. Des caravanes partaient de l'Inde émue dans son sommeil védique et apportaient des présents sacrés.
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Pendant cet éloignement du maître, Rome heureuse ne bougeait pas. Des lois prudentes tentaient les réformes nécessaires pour la protection de la famille, l'assistance aux faibles, la surveillance du fisc, la sûreté de l'armée. On commençait à prendre Auguste pour un dieu, et dans les carrefours, les bonnes femmes lui vouaient un culte ingénu. La religion impériale naissait un peu partout. Dans ses messages au Sénat, le prince pouvait se vanter d'avoir réussi.
Virgile contemplait toute cette splendeur romaine avec fierté. Il pouvait se répéter les vers orgueilleux du vieil Anchise :
« *Souviens-toi, Romain, que tu es fait pour dominer les nations... *»
puisque cette hégémonie se confondait aujourd'hui avec la réalité et avec la cause de la civilisation.
Pourtant, il ne partait pas sans inquiétude. Avant d'embarquer pour cet Orient prestigieux qui élevait des temples à Octave, il appela ses amis, leur montra où il laissait son *Énéide* inachevée et leur demanda, au cas où il ne reviendrait pas, de brûler son manuscrit. Au cas où il ne reviendrait pas... Il ne résistait pas à cette inquiétude, car il était toujours sensible aux avertissements mystérieux, et croyait aux pressentiments, aux intersignes.
\*\*\*
Il ne s'était pas trompé. Le voyage le fatigua. Il s'arrêta à Athènes où il retrouva Octave de retour d'Orient. A Mégare, une insolation très forte le mit à bas. Octave le persuada de renoncer à son voyage et de rentrer avec lui en Italie. Mais c'est un mourant que le vaisseau impérial débarqua à Brindes.
C'est dans la ville où, quelques années plus tôt, si proches, si lointaines, il avait fait un voyage heureux avec Horace, Varius et Mécène, que Virgile devait mourir.
Autour de lui, ses amis Varius et Plotius, les souvenirs, toute sa vie passée, jetés comme des obstacles. Mais la mort viendrait bien quand même. Il pensait peu à lui. Il n'avait pas été méchant, avait eu un haut sentiment de son devoir, et des faiblesses très humaines. Il avait aimé à la folie le monde extérieur, les couleurs, les champs et la jeunesse, gardé jusqu'à la fin cette acuité dans la vue et dans la sensation qui le faisait sourire de plaisir devant les ombres roses que prenaient l'ivoire ou les lys à côté de la pourpre, ou la mer étalée sous la lumière tremblante de la lune. Mais il sut toujours garder à ces enchantements une puissance qui ne fût pas néfaste.
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Il avait admiré la force, la voulant pitoyable et juste. Il avait été immensément tendre, sans presque jamais céder à l'utopie, prendre ses rêves pour le réel. Ce qu'il aurait pu se reprocher le plus était, sous cette tendresse, quelque dureté, et, comme tous les tendres, une cruauté certaine.
Ceux qui, autour de lui, veillaient, se rendaient-ils compte de ce que cet homme avait été ? Bien sûr, pour eux, c'était un grand poète, et le symbole de la patrie romaine, et un ami. Mais pouvaient-ils savoir que, jamais plus dans le cours des siècles, ne paraîtrait un esprit plus universel ? Auprès de l'universalité de Virgile, combien un Gœthe paraît pâle ! Ce corps gisant avait connu dans leur plénitude la plus parfaite les trois ordres pascaliens de la sensualité, de la raison et du mysticisme. Nulle des connaissances de son temps ne lui était restée étrangère. Tout ce dont l'avenir vivra, et que les petits hommes se partageront, il l'avait possédé en entier. Il n'avait rien retranché de sa luxuriante humanité. Il refusait une poésie pure pour la poésie totale. Si l'on trouvait dans son œuvre autant que dans telle autre, les vers mystérieux, poignants, inexplicables, on y trouvait aussi un édifice laborieux et vaste. Même pour ne parler que de sa technique, songez à un poète français qui unirait dans la même œuvre, sans trop de disparates, classicisme, romantisme, Parnasse et symbolisme. Il avait parlé de la passion comme seul Catulle avait su en parler et comme Racine en parlera. Mais ce qui est tout Catulle et presque tout Racine n'est qu'une partie de Virgile. Il avait dressé en images un système politique dont le seul exposé eût donné la gloire à un autre. Toute la mystique de son temps est dépassée par son œuvre. Et la plus riche, la plus ardente des sensualités, jamais abandonnée, jamais reniée, fait monter autour de ses plus arides enseignements, une immense buée de poésie naturelle.
Au moment de mourir, pourtant, ce n'était pas lui qui le préoccupait, mais son œuvre. Ses derniers jours sont des jours d'homme de lettres. Peut-être cette œuvre, au moment de mourir, lui apparaissait-elle tristement consacrée à une mort dont il ne savait rien jusqu'à ce jour. Au moment de mourir, sans doute était-ce la mort qui le frappait dans tout ce qu'il avait écrit, et constatait-il, effrayé, qu'il en avait parlé sans cesse, et sans cesse l'avait ignorée. Toutes les morts qu'il avait décrites, toutes ces âmes irritées et gémissantes, les corps sanglants percés de dures lames, les amoureux frappés d'un mal inconnu, les filles qui périssaient dans les flammes d'un bûcher ou dans les flammes d'une ville incendiée et rougeoyante, ceux qui n'avaient pour repos que la mer inapaisée, toutes ces morts, toutes ces morts, voilà qu'il les revoyait et les réalisait.
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Il n'avait rien su, lui qui avait jalonné sa route de tant de belles morts imaginaires. Il faisait mourir, rapidement, sans souci, ne s'intéressant qu'aux survivants, ceux à qui il laissait l'humaine beauté des larmes, des regrets de la gloire ou de l'indifférence. Ah ! c'était maintenant qu'il lui fallait pendre la reine, blesser Priam, jeter Didon sur son bûcher et le pilote à la mer !
Surtout, il n'avait jamais tourné personne vers la mort. Tous ces héros, toutes ces héroïnes, un instant, un trop bref instant, se retournaient vers leur vie, la continuaient, la rabâchaient : cette amoureuse irritée cherchait en sa dernière seconde des moyens de se venger, ce jeune soldat mourait encore lancé vers la gloire et l'amitié. Pas un ne semblait s'apercevoir qu'il allait mourir, même ceux qui voulaient leur mort, lui préparaient un lent chemin et ornaient leur demeure et leur cœur pour la recevoir. Seule, une jeune fille, à qui l'amour d'un dieu avait donné une triste immortalité, paraissait s'en douter un instant lorsqu'elle gémissait vers cette mort, qu'elle ne pouvait atteindre. Mais ce n'était qu'un mot, un mot parmi tant d'autres. Ceux-là mêmes qui regrettaient de vivre avaient un bref regret, étouffé, cassé, comme si cela ne valait pas la peine de s'y arrêter. Et le poète disait que leur âme irritée s'envolait en hâte, qu'ils tombaient et cherchaient le ciel du regard, qu'ils regrettaient la lumière du jour. Qu'il s'agît d'un regret de la vie ou d'un désir de la mort, un vers, deux vers lui suffisaient au lieu de milliers de vers qu'aurait voulus la vraisemblable déclamation de la mort.
Il avait fait mourir presque tous ceux qu'il aimait, les amoureux, les jeunes gens, mais il ne savait pas où il les envoyait. Il ignorait tout de cette oppression, de ces membres tendus, de ce geste des mains, de cette sueur, du regard voilé, et des souvenirs, et de cette idée qu'il n'y a rien à faire, que tout est fini, et qu'on va mourir. Il ignorait tout aussi, lui qui croyait pourtant avoir aimé la Mort, de cette lumière de sérénité terrible et d'espoir -- mais non, pas d'espoir, de calme, de calme, qui apparaissait par moments. De la douleur ou de la joie grave de la mort, il n'avait rien su, et s'était permis d'en parler.
Il pensait alors aux arides plaines de son poème, silencieuses presque et seulement martelées par les grandes manœuvres inutiles de ses vers. Il songeait à tant de faiblesses, de contradictions, d'essoufflement. Tous ces beaux espoirs, le plus grand dessein peut-être d'un homme, et pour finir cette chute, ce ratage lamentable. Et surtout, surtout, cette ignorance effrayante de la mort.
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Ah ! il pouvait bien demander trois ans encore, pour achever son poème, pour apprendre ce qu'il ne savait pas, et la sagesse par-dessus le marché. Mais la sagesse, et ce qu'il ne savait pas, il ne le connaîtrait pas sans mourir, et toute son œuvre demeurait inutile.
\*\*\*
Virgile demanda à ses amis de lui apporter son manuscrit, qu'il brûlerait lui-même. Aucun d'eux n'osa donner au mourant le livre condamné. Il insista à plusieurs reprises, ranimé par une volonté têtue au moment de mourir. Mais comme ses efforts restaient vains et que la fin approchait, il renonça. Peu avant sa mort, il voulut dicter un testament. Il léguait la moitié de sa fortune, qui était considérable, à son demi-frère Valerius Proculus, un quart à Octave, un douzième à Mécène et le reste à Varius et Plotius. Quant à son livre, c'était bien de l'orgueil sans doute, que le vouloir parfait. Il pouvait peut-être servir, il pouvait en tout cas demeurer comme le souvenir d'un effort trop grand, d'une audace trop belle, auprès de ceux qu'il avait connus. Il le léguait à Varius et Plotius avec ses autres manuscrits. Il les chargeait également de l'édition de ses œuvres, mais y mettait pour condition de ne pas publier l'*Énéide.*
Il mourut le 21 septembre, comme l'automne arrivait.
On transporta le corps de Virgile à Naples, et il fut enterré au flanc du Pausilippe, près de la route de Pouzzoles, dans les paysages qu'il avait tant aimés. Sur sa tombe, on grava l'épitaphe qu'il avait lui-même composée :
« *Mantoue m'a donné la vie ; la Calabre me l'a ôtée ; et maintenant,*
« *Parthenope garde mon corps. J'ai chanté les pacages, les champs et les héros. *» ([^22])
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Quelque temps après, sur l'ordre d'Octave, Varius et Plotius publièrent une édition de l'*Énéide.* Ils firent les coupures nécessitées par l'existence de plusieurs manuscrits, mais ne se permirent pas d'ajouter, ni même de compléter un vers.
Robert Brasillach.
122:258
## NOTES CRITIQUES
### Bibliographie
#### Ginette GUITARD-AUVISTE : *Paul Morand*. (Hachette.)
Avec ses quatre cents pages bourrées de faits, ses neuf cents notes, son Index de huit cents noms, cette biographie est un chef d'œuvre de précision et (traitant d'un homme d'une telle longévité et d'une telle mobilité) de concision.
Malgré les relations personnelles qui l'attachaient à son modèle, G. G.-A. reste d'une parfaite honnêteté et n'en dissimule pas les aspects déplaisants. Ce sportif (qui l'était peut-être par phobie des ennuis de santé) était un froussard, qui tenait vraiment beaucoup à cette précieuse peau dont il demandait qu'on fit une valise après sa mort. A Londres en 1940 comme à Bucarest en 1943 (ne parlons pas de 14-18 !), il est toujours le premier parti, par peur des bombes. Ce seigneur des lettres avait des *inélégances* (*indélicatesses* ne serait pas le mot juste) d'enfant gâté, d'écrivain parvenu (entre les deux guerres) et de milliardaire qui a peur de manquer (le luxe devenant vite, comme tout superflu, chose très nécessaire). Enfin l'octogénaire svelte et pétillant donne parfois envie de rappeler le portrait que traçait le jeune écrivain, dans *Ouvert la nuit* (1922), de cette femme « excessivement conservée par le lait de concombre (pour Morand, c'étaient les traitements de jouvence du Pr. Niehans) et l'égoïsme, les rides du visage nouées derrière l'oreille ».
Si G. G.-A. ne cache rien de ces choses (elle en révèle même un certain nombre), c'est avec beaucoup d'à propos et sans faiblesse qu'elle corrige les critiques des enragés d'hier et d'aujourd'hui contre l'attitude de Morand entre 1940 et 1944, et surtout contre le Morand de 1933 qui, dans un coup de sang (faut-il dire : hélas ! sans lendemain ?), appela au relèvement moral de l'Occident (« Nous voulons des cadavres propres » titrait son éditorial dans 1933, début octobre) et s'en prit, dans *France la Doulce,* à « certains milieux cinématographiques qualifiés, on ne sait trop pourquoi, de français ».
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« En défendant les Français, ajouta-t-il dans sa préface de 1934, je revendique seulement pour eux le droit des minorités. » Voilà une formule à joindre aux nombreux propos cités par G. G.-A. pour leur avance étonnante sur le cours des choses...
... Et qui nous amène au caractère le plus saisissant aujourd'hui de l'œuvre de Morand, considérée sous l'angle du politique. Ce « décadent », que l'on a trop souvent comparé à Larbaud et à Giraudoux, nous apparaît avec le recul beaucoup plus proche de Drieu ([^23]), obsédé comme lui par les erreurs suicidaires de cette *entre-deux-guerres* dont il enregistre les folies, de son œil et de son style perforants, et par cette Europe « égoïste, envieuse, démocratique et dispersée, curieux et minuscule spectacle vu du dehors... Europe démantelée par les explosifs modernes : le goût de l'argent et l'esprit de révolte » (*Rien que la terre,* 1926) ; et, comme Drieu, nostalgique d'un ordre : « Ce que nous allions demander à la terre, ce n'était pas une justification du désordre de l'époque, ou de notre propre désordre. Il n'y avait en notre cas aucun désordre mental ou sentimental ; il y avait un évident désir d'ordre, au contraire, le besoin de refaire un inventaire de cet univers sur lequel nous allions vivre et dont nous espérions jouir plus complètement qu'on ne l'avait fait jusque là » (*Mes débuts,* 1932).
Citons encore, de *Rien que la terre,* ces lignes, plus modernes que *le Camp des Saints* de Jean Raspail un demi-siècle après, sur la lutte des races qui succédera à la lutte des classes : « ...Il restera d'entrer à la Trappe... ou d'aller découvrir d'autres planètes. La *Mayflower* décollant à l'aube pour Saturne, chargé des derniers Blancs ? » Et celles-ci, judicieusement repêchées par G. G.-A. dans *Papiers d'identité* (1931) : « Aujourd'hui que l'Occident, arrivé à l'avant-dernier degré de la surproduction, de la vitesse, de l'anémie et de la névrose, entrevoit, comme remède unique à une prochaine catastrophe, la nécessité de ralentir sa vie, de refréner ses besoins et de ne pas céder à toutes les exigences de la matière, il se tournerait volontiers vers l'Asie, lui demandant ses secrets d'antique sagesse. Mais l'Asie renonçante et apaisée a disparu ; le monde entier vit désormais sous le signe de la machine inepte et sans vie, monstrueuse projection de l'âme polytechnicienne du constructeur et qui ne sait que magnifier les vices d'une humanité dont la faculté de comprendre et d'aimer n'a pas crû en même temps que la faculté d'inventer. »
Hélas ! à côté de ces diagnostics serrés, rarement écrivain aura manifesté autant d'indifférence envers les choses de la foi, et si peu de piété, au sens large. C'est peut-être ce qui lui plaisait chez les Roumains (et chez sa princesse roumaine ?) : « Les spéculations abstraites ne semblent pas les passionner ; je n'ai pas deviné chez eux de réelles préoccupations religieuses ou métaphysiques et les chemins qui tendent vers l'absolu les attirent médiocrement » (*Bucarest,* 1934). Dans son œuvre si variée, aucun personnage marquant de prêtre ou de religieux. Le pittoresque des popes et des cérémonies vaudou lui suffit (et encore, à condition que ce soit sans risque, voir p. 178).
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A peine des « mots », plutôt méprisants, par exemple sur « la messe par haut-parleur des chrétiens-sociaux » (dès 1956 Morand a toujours une longueur d'avance) mais aussi sur « cette vie sans sémination qu'est celle du séminaire » (*Le Flagellant de Séville,* 1951).
Sa biographie allait-elle nous révéler un autre homme ? Non, jusqu'au bout Morand garde cette bouche cousue comme par des cordons qu'il attribuait volontiers aux enfants. Certes il ne parle jamais du néant qui suivrait la mort, mais de « l'autre côté », où l'attend Hélène disparue un an avant lui, et qui reste, douloureusement, présente. Mais ce sont des poèmes, non des prières, qu'il récite devant la morte. Et l'épisode final des funérailles dans la religion orthodoxe, « une religion par bonheur immobile, qui parle encore le premier langage des Évangiles » (mais Morand ne les lisait guère, même en grec), n'est pas absolument convaincant.
Sans doute l'explication gît-elle pour une large part du côté de l'enfance, enfance solitaire, enfance déracinée (comme sont *déracinés* son Lewis et son *homme pressé*), « dans un milieu d'adultes intellectuels et artistes qui devaient faire peu de cas de lui, livré, de plus, à la philosophie sceptique de son père », écrit G. G.-A., qui incline à penser, avec Benoist-Méchin, que ce père était franc-maçon. « Je n'avais faim de rien », a écrit Morand longtemps après (*Venises,* 1971).
Cette troisième dimension qui est absente, cette ouverture vers le haut, esquissée ou achevée, déçue ou comblée, pas forcément la foi (sans laquelle on peut être un très grand écrivain) mais au moins une interrogation, un cri (comme chez Céline), un désespoir (comme chez Proust ou Drieu), on peut se demander si elle ne manque pas à l'œuvre de Morand, si elle ne la prive pas d'une épaisseur, d'une part d'humanité. Car il n'est pas sûr, comme l'affirme sa biographe, toute à sa sympathie (et c'était nécessaire), que Morand n'ennuie jamais aujourd'hui, que le lecteur lise d'une traite ses nouvelles, qu'il ne trouve pas *l'Homme pressé* un peu traînant, qu'il ne se lasse pas vite de sa « mitrailleuse d'images ». A quoi G. G.-A., qui a réponse à tout, réplique que ce n'est pas un auteur facile : « C'est au lecteur d'entendre ce que ne dit pas le récit, de le déplier pour en apercevoir l'ampleur, à lui encore de tirer les conclusions. Lecteurs passifs s'abstenir. »
Jacques Urvoy.
#### Pierre BOUTANG : *La Fontaine politique*. (J. E. Hallier -- Albin Michel.)
*Première lecture*
Comment parler de ces 380 pages ?
La bonne manière serait sans doute de le prendre comme une thèse.
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Quelle thèse donc ? Eh ! bien, que La Fontaine est notre Homère. Mais en quoi est-il notre Homère ? Si vous posiez la question à dix personnes cultivées et d'esprit délié, j'imagine que vous auriez dix réponses assez différentes les unes des autres. Le seul point commun serait la poésie. La Fontaine est le plus grand de nos poètes, comme Homère le plus grand poète des Grecs. Il est le plus connu des Français, comme Homère l'était des Grecs. Mais Homère était un personnage mythique, tandis que nous n'ignorons rien de la vie de La Fontaine ; et entre l'épopée et la fable il y a un abîme que comble seule, justement, la poésie. D'autre part, si une épithète devait être accolée au fabuliste, c'est « moraliste » qui viendrait à l'esprit, pas « politique ». Alors en quoi notre Homère est-il politique ? La thèse est à bâtir. Notons que Boutang intitule son livre « La Fontaine politique », et non « La politique de La Fontaine » ou « La politique chez La Fontaine ». Il y a plus qu'une nuance. La Fontaine « politique » désigne une voie. La comédie aux cent actes divers dessine les contours d'une réalité sociale dont l'enjeu est politique si la figure en est morale. Tantôt souriante, tantôt sceptique, tantôt cruelle, la fable dégage les lois éternelles de la politique, les lois de *ce qui est* et les lois de *ce qui doit être --* partout, et d'abord en France.
La thèse existe donc. Il n'empêche que, parvenu au dernier chapitre du livre, P.B. commence « La longue route ne m'a pas fait oublier, malgré toutes ses surprises, l'objet du pèlerinage : c'est *un La Fontaine politique... *» (p. 302). Confessons que le pèlerinage, avec ses surprises, est ce qui nous intéresse le plus. Notre première surprise est la rencontre de Vico. P.B. qui l'a découvert dans les années soixante a subi le choc de la *Scienza nuova.* Grâce aux développements de Vico sur l'analogie, au concept des *ricorsi* et à la théorie des « universaux fantastiques » (*genere fantastici*)*,* il tient la clé des Fables. C'est en compagnie de Vico que nous allons donc pèleriner pendant trois cents pages vers la fontaine miraculeuse -- La Fontaine politique. Mais, Dieu merci, la bilocation n'est pas que l'apanage des mystiques. Les poètes y ont droit. Le La Fontaine vagabond ne cessera de nous accompagner à la recherche du La Fontaine politique. Vico, gracieusement accueilli, nous soufflera (pour la thèse) les noms savants des passions humaines et de leurs tourbillons comme les météorologues nous parlent d'anticyclones et de millibars pour annoncer la pluie et le beau temps.
Vico, d'ailleurs, ne prétend pas au monopole. Platon, Aristote, Thomas d'Aquin, et bien sûr Ésope et Phèdre sont du pèlerinage. Descartes en est aussi sur le bord de la route, -- car ses animaux-robots gênent la marche et gâtent le paysage. Taine est dans un fossé. Simone Weil a trop bien parlé de l'Iliade pour être absente. On la croise à une étape. On en croise beaucoup d'autres encore, grands et petits, Bossuet, Malebranche, Tarde, Toussenel... A chaque page, naturellement, La Fontaine, et ses fables que nous relisons ainsi par petites tranches qui nous invitent à les relire chacune en entier.
Au terme du pèlerinage, dont nous avions goûté surtout le divertissement, nous sentions sourdre en nous un enseignement profond. Mais était-ce celui que P.B. nous proposait ? Eh ! bien oui, pour l'essentiel, « mes goûts et mon usage, écrit-il, me tiennent sans doute dans la compagnie diurne ou nocturne des Grecs et de saint Thomas ;
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j'éprouve cependant -- sauf dans le *métier,* et encore... -- l'impossibilité de relier directement cette spéculation à la vie de ce temps, non pas par ce que ce temps aurait de vivant, mais pour ce que la vie s'en absente. La fable, le mythe sont devenus, plus que la société visible, le domaine où la philosophie s'accomplit et se transmet (...). A défaut de fables ou mythes propres à notre temps, et malgré le tarissement dans l'invention des proverbes, signe aussi mortel que la pollution des eaux, il m'est apparu que La Fontaine pouvait revivre sans cesse dans notre souci et celui de nos petits-enfants, nous remodeler et rehausser en poésie et, par conséquent, en politique ».
Poésie est ontologie, disait Maurras. Par la fable, elle peut être aussi politique.
Louis Salleron.
*Seconde lecture*
Il y a trente ans, Maurras incitait Boutang à prolonger les quatre articles que celui-ci venait de publier dans *Aspects de la France,* et à faire un livre sur *La Fontaine politique*. Le voici enfin, avec la lettre-préface écrite par Maurras de la prison de Clairvaux, où il affirme notamment que La Fontaine est un facteur d'unité, comme les Capétiens. (Et ce n'est pas hasard si La Fontaine est oublié en même temps que s'affaiblit cette unité française.)
Dans l'un de ses articles, Boutang définissait la fable comme « un modèle immortel, un des jeux originels de la force. Une situation, une époque tombent soudain sous son empire ». Il explique plus complètement aujourd'hui comment ces histoires de bêtes peuvent servir d'exemple, résumer une des figures de la vie sociale. C'est qu'entre temps, il a découvert Vico et sa philosophie de l'histoire. Cet Italien du XVIII^e^, presque totalement occulté (ses œuvres sont introuvables en France), décrit une succession d'âges -- celui des dieux, des héros, des hommes -- qui s'enchaînent nécessairement, sans exclure des *retours.* Par exemple, l'âge des hommes où nous sommes peut déboucher sur un nouvel âge héroïque. Pour chacune de ces époques, les rapports de l'homme et du monde (et les rapports de l'homme à Dieu) sont différents.
La Fontaine se situe au moment du passage de l'héroïque à l'humain « avec une nostalgie croissante pour l'héroïque ». Grand siècle où Louis XIV est « un personnage de bergerie héroïque réfréné sans cesse par le bon sens, et quand l'âge vient, par la religion », et où Mlle de Scudéry règne sur les imaginations (c'est que *le galant* est une forme de l'héroïque ; le souvenir des romans de chevalerie n'est pas éteint dans *Le Grand Cyre*)*.* Déjà pourtant l'astre de l'âge humain s'est levé. C'est Descartes, qui coupe l'homme des autres règnes de la nature, aussi bien que de Dieu, quoiqu'il en ait. « Pour la première fois, avec Descartes, le fondement de toute fable souffre un ébranlement énorme ; les animaux-machines ce n'est pas seulement l'involontaire prélude, très vite suivi d'accomplissement, à l'homme-machine des cartésiens conséquents ; c'est l'inventaire de frauduleuse faillite pour les analogies, figures et homophonies sous-jacentes à la vie imaginaire et mythique de l'homme. »
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La Fontaine mène un dernier combat contre cet appauvrissement, cet aplatissement rationaliste. Avec ses *Fables,* nous avons un écho des anciens rapports, et d'une vie mieux reliée au monde. Avec lui, le mythe est encore vivant. Et si, dans notre dessèchement, nous pouvons encore l'entendre, c'est que le progrès du désert n'est pas uniforme. Reste que les esprits vraiment modernes ne savent plus se servir de l'outil des *Fables,* et l'escamotent (elles ont pratiquement disparu de l'enseignement).
La Fontaine nous laisse donc ces « modèles » dont parle Boutang, ou comme dit Lucien Dubech « la vérité en images portatives ». Mais il ne s'agit pas de *modèles* au sens où on l'entend en économie ou en prospective. L'art de leur utilisation est plus subtil, et demande une certaine familiarité avec le monde des contes. Tact plus rare à l'âge de l'homme-machine et du N'Importe Qui.
La fable est récit (modèle) mais aussi leçon, et cette morale n'est pas un appendice surajouté à l'histoire, résumé à apprendre par cœur en oubliant la page qui précède. Les deux éléments s'éclairent l'un l'autre. Cette morale de La Fontaine, Boutang, par un assez long détour, montre ce qu'elle doit à Aristote et à *l'Éthique à Nicomaque,* fondée sur la familiarité avec les mythes et les légendes. Morale ni sèche, ni « fermée ». Elle donne le prix au *cœur,* et sait indiquer, comme bien suprême, la contemplation. Mais c'est là un Bien qu'il est dangereux de singer, comme fait le rat dans son fromage. Ce que chacun doit viser, c'est de vivre selon son type (et son rang, dans ce monde encore ordonné). Nombre de fables montrent ceux qui se trompent là-dessus, et grenouille, corbeau, âne ou renard, tous en sont châtiés, par la nature des choses, qui se moque de la mode.
Il est ridicule, et malsain, de tricher, comme fait Napoléon quand à Sainte-Hélène, il condamne la morale du *Loup et l'agneau.* Aussi vertueux que Rousseau, sur qui il savait à quoi s'en tenir (il est vrai que l'empereur déchu perd dans son île tout contact avec la réalité). Mais d'ailleurs, *vertueux,* le loup l'est aussi dans la fable. Il veut avoir raison :
C'est donc quelqu'un des tiens.
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos bergers et vos chiens
On me l'a dit : il faut que je me venge.
« Monologue de justification, dit Boutang, exemplaire pour l'avenir de tous les actes de tyrannie ou de révolution violente. La raison est devenue suffisante, a retenti dans le grand cœur blessé autant que mensonger du loup ; mensonger ? Pas entièrement : « Vous, vos bergers et vos chiens » est un réquisitoire contre « la société », ailleurs repris et le plus profondément dans « le loup et les bergers ». Au lieu de niaiser sur « la raison du plus fort est toujours la meilleure », Rousseau devrait bien se rappeler le « Bergers, bergers, le loup n'a tort / que lorsqu'il n'est pas le plus fort. » C'est que le tyran est visé, grand donneur de raisons, mais « le révolutionnaire » non moins. Le « On me l'a dit, il faut que je me venge » n'est pas seulement l'imposture justificatrice : cet *on* existe, rumeur publique, déchet de raison et rumination d'une justice, la vengeance est de même source que la revendication fondamentale ; ne fait que l'actualiser. »
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Ce n'est là qu'une des multiples images de « la comédie aux cent actes divers » commentée par Boutang avec une malice, une pénétration, une intelligence surarmée, à couper le souffle. De ce spectacle, le fabuliste metteur en scène est le premier spectateur. Il ne prend pas parti -- et s'il tire des leçons monarchistes de cette bagarre universelle, c'est par pitié pour les pauvres hommes. Pourtant le spectateur s'assombrira avec le temps. C'est la *métamorphose* dont parle Boutang. L'homme perd son privilège. Il devient accusé, devant ces animaux nullement machines. Manière de riposte à Descartes, encore. Voilà l'homme, plus bourreau que le loup, plus cupide que le renard, plus perfide que le serpent. Pourtant cette amertume est purifiée par la poésie, la langue des dieux. Cela éclate, commente Boutang, dans les fables du XI^e^ livre, où se déploient des formes « quasi divines et surréelles ». Le chant l'emporte. Non que la leçon soit absente. Ce léopard qui laisse grandir le lionceau, plein de pitié pour « ce pauvre orphelin », nous fait penser à d'imprudentes bonnes âmes, aveugles devant les appétits d'un certain Tiers-Monde.
Mais il faut arrêter. La Fontaine, dit Boutang, « ce n'est pas seulement un classique, c'est une connaissance. Un voisin même, toujours là, souriant au seuil de sa maison ». C'est vrai qu'on a l'impression de l'avoir toujours connu. Mais maintenant, après la lecture de ce livre, beaucoup mieux.
Georges Laffly.
#### Marie Delcourt *Œdipe ou la légende du conquérant *(Les belles lettres)
« On rencontre sa destinée / Souvent par des chemins qu'on prend pour l'éviter », comme dit La Fontaine. Œdipe est l'image la plus complète du héros que son action fait tomber dans le piège qu'il voulait fuir. Exemple parfait d'*hétérotélie,* selon *les lois du tragique* de Monnerot. Mais il y a un Œdipe avant la tragédie, et Marie Delcourt décèle, derrière le visage que nous connaissons, un autre visage surprenant. Œdipe n'est pas le Coupable, ou la Victime, il est le Conquérant. Il en rassemble tous les traits, comme si sa silhouette d'abord confuse les avait attirés à la manière dont un aimant rassemble des parcelles de fer.
Ces traits, les voici : Œdipe subit l'épreuve du coffre ou de la montagne. Il tue le vieux roi. Il devine une énigme. Il vainc le monstre. Il épouse la princesse. Que le vieux roi soit son père, et la princesse sa mère, ce sont là des inventions postérieures. L'un des intérêts de cet ouvrage savant et passionnant est de nous faire traverser deux ou trois couches de la préhistoire grecque. Marie Delcourt y guide son lecteur avec une sûreté divinatrice et une érudition extrême.
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En quoi les traits signalétiques qu'on a vus sont-ils propres au conquérant ? C'est tout le livre. Dans la Grèce archaïque, on exposait les enfants mal-formés, non par eugénisme, mais parce qu'ils étaient une marque de la colère des dieux. En Italie, ils étaient confiés à l'eau dans un coffre. Or, Œdipe, c'est « le pied-enflé », et Labdakos, l'aïeul qui donne son nom à la lignée, « le boiteux ». On exposait aussi les bâtards. Si l'enfant survivait, l'épreuve ayant tourné à son avantage, il semblait au contraire protégé par la divinité, et voué à un sort illustre. Dans le cas du bâtard, Marie Delcourt note que cette ignorance de la lignée paternelle peut indiquer la trace d'un matriarcat, devenu plus tard incompréhensible. Ce n'est pas le seul cas où nous verrons des interprétations changer le sens des légendes.
Deuxième trait : le meurtre. Il nous fait remonter à un temps où le pouvoir était disputé dans une joute entre le vieux chef et le nouveau venu. C'est le combat du prêtre de Némi ; voir *le Rameau d'or,* de Frazer, que Laffont réédite. Ou, pour faire place à une réminiscence moins sérieuse, ce sont les mœurs de la horde d'Akela, selon le livre de la jungle.
La Grèce avait le parricide en abomination. La légende fut donc modifiée deux fois. Quand le pouvoir fut transmis par hérédité, le combat du vieux et du jeune devint celui du père et du fils. Et comme cela paraissait insupportable, on atténua : le père se méfiait du fils à cause d'un oracle divin (c'est le cas de Laïos dans la tragédie) et le fils ne sait pas à qui il s'attaque. Dans les temps très anciens (laissons « primitifs » aux savants ; pour ce qui suit le déluge, Hugo se contente de dire : « Et ceci se passait dans des temps très anciens ») l'épreuve, entre les deux combattants, était une course de chars. La première joute olympique fut une lutte pour le pouvoir.
Le duel avec le monstre, c'est ici la rencontre du Sphinx, ou de la Sphinx. Ce duel peut prendre la forme d'une énigme à résoudre. Mais ce thème de l'énigme apparaît aussi dans les récits de mariages royaux (voir les contes). Alors c'est la princesse qui pose la question. Qui répond aura sa main, les autres mourront. L'auteur conduit ici de subtils développements sur la sphinx, qui est une incube, donc une âme errante. Sous cet aspect, elle nous ramène aux rapports avec l'au-delà, et aux initiations aux mystères, où questions et réponses jouaient un grand rôle.
Enfin, mariage et conquête sont liés naturellement. On gagne la jeune fille par des joutes avec elle, ou avec son père. Et il y a aussi rapprochement entre Souveraineté et Fécondité. Le couple royal incarne, assure la prospérité des récoltes, le jeu régulier des saisons, donc la vie de tous. Il le manifeste dans les hiérogamies de printemps.
Comme on voit, sous les déguisements et les transformations, la vie d'Œdipe affirme tous ces thèmes. Les changements apportés siècle après siècle sont le résultat de l'incompréhension, comme on a vu pour la lutte pour le pouvoir, devenue lutte entre père et fils. Les mœurs anciennes devenues inexplicables, on modifie le récit, non sans en gauchir le sens. L'Œdipe de Sophocle n'est plus le conquérant qu'il représentait pour Homère ou Hésiode. Au point que son histoire aboutit à une abdication, grand paradoxe.
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Voilà où nous mène Marie Delcourt, recréant du même coup tout un paysage oublié. Nous voilà plus éloignés que jamais de l'Œdipe selon Freud, si envahissant aujourd'hui, niché jusque dans les bulletins paroissiaux. Conrad Stein, dans la préface qu'il a donnée à cet *Œdipe conquérant,* reconnaît que l'œuvre de Freud, si abondante, ne consacre que quelques pages à l'histoire du fils de Laïos, dont elle fait pourtant un thème capital. Stein s'en tire en citant Lévi-Strauss qui dit : « On n'hésitera pas à ranger Freud, après Sophocle, au nombre de nos sources du mythe d'Œdipe. Leurs versions méritent le même crédit que d'autres, plus anciennes, et en apparence, plus authentiques. » Sources, ou détournement des eaux ? Ne discutons pas.
Tout cela n'a pas grand chose à voir avec l'œuvre de Marie Delcourt, qui note que l'inceste mère-fils est rarissime dans la légende grecque : « La seule légende grecque bien connue est celle d'Œdipe. » (Freud fait règle d'une exception.) Le rêve d'un tel inceste est bien relevé par Artémidore, auteur d'une « Clé des songes » célèbre. Il lui donne deux sens, la mère étant l'image de la Terre-Mère. Un tel rêve signifie mort (la Terre s'ouvre pour devenir tombeau) ou triomphe et domination. C'est ainsi que César, la veille du Rubicon, se vanta d'avoir eu ce rêve, pour encourager ses partisans. Quant à Freud, Marie Delcourt note à son sujet : « Si les tendances psychiques ont agi pour fixer certains rêves mythiques, pour leur donner une vivacité, une popularité exceptionnelles, je ne pense pas qu'elles aient pu le créer. » (Tout son livre montre le contraire.)
Un mot encore. Robert Graves, dans « les Mythes grecs » écrit « Plutarque, lorsqu'il rapporte (Isis et Osiris, 32) que l'hippopotame tue son père et viole sa mère, n'a jamais prétendu que les hommes avaient le complexe de l'hippopotame. » Eh bien peut-être que Freud avait un culte secret pour cette bête, symbole du dieu Seth. Voilà une fin peu sérieuse pour une note qui d'ailleurs pourrait se résumer à ceci : voici un grand livre.
Georges Laffly.
#### Guy Dupré *Le grand coucher *(La Table ronde)
Voici un livre admirable, et par instants vénéneux. Et il est ainsi non par maladresse de l'auteur, mais délibérément. Ce contraste exprime peut-être son secret le plus intime. « Le Grand Coucher » est un roman fort peu romanesque, si l'on entend par là la complexité de l'intrigue. Le narrateur, après avoir aperçu une femme aux Invalides, est abordé par le colonel de Sainte-Rose, des services secrets.
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Évocation de l'affaire Dreyfus, et de cinquante ans de guerre interne entre Français. Ébauche d'un attentat contre de Gaulle qui doit se rendre à Verdun. Nous sommes donc en 1966. Le narrateur ira chercher l'arme à Nice (il a rendez-vous dans un cimetière !). Mais il n'y aura pas d'attentat, comme on sait. Le roman, c'est cette rêverie à haute voix, cette méditation sur l'armée, et particulièrement l'armée de la Grande guerre, qui surplombent ces minces épisodes.
Drôle de chant funèbre pour les morts de Verdun. Le narrateur (il est difficile de ne pas penser l'auteur) est fasciné par ce passé, toujours actif, vivant, d'une certaine façon plus vrai que le présent. Un million de fantômes de vingt ans ne cessent de remplir l'horizon. Dans un chapitre, il y associera ces jeunes tuberculeuses qui allaient mourir sur la Côte, mais c'est aussitôt pour leur décerner des pastiches de « citations », obtenues dans cette autre guerre. Le sarcasme déborde la piété. La messe tourne à la messe noire. C'est peut-être l'effet d'un secret effroi. C'est sûrement la contradiction d'une sensibilité malaxée par l'histoire. D'autres éclats, d'autres couacs traversent cette méditation. Contre Weygand, contre Pétain (et aussi contre de Gaulle mais c'est une autre affaire), des propos cruels, injustes éclatent.
A vrai dire, il y a trois voix, ici : le lyrisme, la colère, et cette forme extrême de la dérision qu'il faut nommer gaminerie (Michelet parle de « l'atroce gaminerie des septembriseurs »). On s'interroge sur cette méchanceté. Elle nous dit sans doute que nous sommes rejetés de l'histoire, que le sacrifice, d'ailleurs oublié et renié, des générations du début du siècle, ne peut plus rien pour nous. Il est là, simplement, aussi absurde que vénérable. Nous ne serons jamais « les fils reconnus » de ces morts. Ce livre est l'indice d'une grande fièvre. Écrit dans une langue belle, ardente, brûlée par toutes les flammes du romantisme, il dresse un constat de décès : de notre décès, comme membre d'une nation. Il constate une rupture (j'ai déjà fait comprendre qu'il était sacrilège).
On y trouve aussi la fascination moderne de l'espionnage, de l'histoire des coulisses. A côté de quelque chose d'enfantin qu'ont toujours les explications par le grain de sable de Cromwell, il faut retenir ce soupçon que l'histoire *émergée* n'est pas la plus importante aujourd'hui. L'autre, celle qui compte, est cachée, réservée à des initiés. D'où le goût très vif pour les sociétés secrètes. Il grandit chaque fois que la société visible n'offre plus de charmes acceptables.
Georges Laffly.
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#### Alain Néry *Textes politiques inédits de Villiers de l'Isle-Adam *(Diffusion Université Culture 45, rue Dumoncel -- 75014)
M. Néry, qui doit publier bientôt un ouvrage sur les idées politiques de Villiers -- et qui annonce les œuvres complètes dans la Pléiade (mais ne nous réjouissons pas trop vite, il y a beaucoup de monde dans la salle d'attente) -- nous donne ici de brefs textes inédits : deux strophes d'un poème, des fragments de nouvelles, et même un projet pour un quotidien.
Tous reflètent la fidélité sans espérance de Villiers, homme du crépuscule : « les dieux s'en vont, les rois s'en vont » dit-il. Dans ce monde froid qu'il habite, il lui reste deux armes, la folle générosité de ses rêves et de ses défis, et l'ironie. Son œuvre décrit une société *retournée,* qui n'est plus ordonnée par les puissances bienfaisantes de l'ordre ancien, mais animée par l'illusion du progrès, où la perte devient conquête l'homme « sort de ses langes », il devient *adulte,* selon une image qui est toujours en vigueur. Villiers montre qu'il s'agit d'une erreur, et annonce que le règne de Tribulat Bonhomet sera terrible. Mais il pense aussi que l'erreur a gagné. Le vieux monde est bien défait. Il n'y aura pas de restauration. D'où la fuite dans le rêve, entre deux regards amers sur ses contemporains. On trouve chez lui l'écologie, le terrorisme, la logique technocratique, qui font de ses contes un tableau prémonitoire. Ce petit livre de M. Néry fait attendre avec impatience celui qu'il annonce.
G. L.
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#### Solange Hertz *Regard théologique sur le communisme, tentation mondiale *(Éditions Saint-Raphaël)
Il est, en matière littéraire, des raccourcis fulgurants qui approchent l'intuition par leur promptitude à pénétrer, avec acuité, une réalité donnée. Le « regard » que nous offre Mme Hertz sur le communisme appartient, sans conteste, à ce genre plutôt rare et apporte ainsi une arme supplémentaire de valeur dans la lutte contre-révolutionnaire.
Le poison communiste décelé dans cet opuscule de 31 pages s'avère être, à l'analyse théologique, le même poison contenu dans le fruit que Satan jadis offrit à Ève. Mais la tentation prend ici une dimension encore jamais atteinte. Le péché d'Adam, c'est la révolte de la partie contre le tout qui se prolonge par la révolte de la partie contre la partie : péché de Caïn.
Le communisme, lui, tente « tout l'homme ». Il propose l'humanité peur « rédempteur » ! Il est l'instrument du diable se présentant en fait « comme la séduction totale qui vise à embaucher les hommes de l'univers dans la révolte de Satan contre Dieu ». Il est, pourrions-nous penser, l'ultime ruse satanique, car jamais tentation n'avait été aussi totale, jamais méthode aussi « intrinsèquement perverse », selon le mot alarmant de Pie XI. Au-delà de cet intrinsèquement pervers réalisé, il n'y a rien de pire dans l'aliénation. Dans cette optique, Solange Hertz rejoint, du point de vue théologique, la constatation de Soljénitsyne du point de vue social et politique : « Le communisme est bien pire que le nazisme. » Là réside l'intérêt de l'étude cette convergence de deux regards spécifiquement différents qui rencontrent la même réalité redoutable. On peut, bien sûr, discuter les analogies qui sont faites ; par exemple, lorsque l'auteur voit dans les personnes de Marx, Lénine et Mao une diabolique contrefaçon de la Trinité. Comme toutes les analogies, elles sont sujettes à nuances. Il reste que les éléments de la « praxis » communiste y sont magistralement résumés : les « lois » marxistes, le dialogue, l'infiltration...
Diabolique, cette praxis l'est évidemment trop pour qu'elle puisse résister à la vue si tangible et si accablante de son application maléfique : le goulag ! Et c'est bien la raison pour laquelle beaucoup parmi les meilleurs entrent innocemment dans le jeu de cette « dialectique » ; de la même façon qu'un chat piégé lécherait, malgré lui, le poivre rouge saupoudré sur sa natte et qui adhère à son poil il absorbe ainsi réellement, de lui-même, par conditionnement total, le poivre, « condiment aussi peu adapté à ses goûts que la ; doctrine marxiste l'est à la raison droite de l'homme ».
Rémi Fontaine.
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## DOCUMENTS
### Ce que font les ministres communistes
*Extraits de l'article de Georges Albertini paru dans* EST ET OUEST, *numéro 656 d'octobre* 1981*.*
M. Charles Fiterman aux Transports a la possibilité d'exercer une grande influence dans des secteurs sensibles de la vie nationale, et particulièrement dans celui de la Défense, quels que soient les démentis embarrassés des autorités. Comme il ne manque pas d'habileté, il semble même, malgré la prudente méfiance de M. Mitterrand, qu'il ait réussi à désarmer certaines de ses préventions, qu'il se garde de tout fractionnisme après un essai malheureux, et certains communistes pensent même qu'il y a entre le Président et lui des rapports assez suivis. Si le fait est exact -- et on a des raisons de croire qu'il l'est -- cela montre que les communistes savent se servir du pouvoir, même quand ils y sont très minoritaires, et même quand on les tient sévèrement à l'œil, comme c'est le cas.
M. Anicet Le Pors, ministre de la Fonction publique, est un homme de valeur. On le savait. Maintenant on en est sûr. Ses administrés, qui se chiffrent par centaines de mille, sont, dans leur grande majorité, d'orientation socialiste (et beaucoup sont des sociaux démocrates véritables, même s'ils n'ont jamais adhéré à la S.F.I.O.). Un nombre très important d'entre eux se sentent en accord avec Force Ouvrière.
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Ni chez les uns, ni chez les autres on n'accepte le communisme, et il est frappant de constater que dans l'ensemble de la fonction publique, les sympathisants et membres du P.C. sont minoritaires. M. Le Pors a parfaitement compris qu'il était là pour faire progresser le communisme, dans deux milieux où les anticommunistes sont une forte majorité.
Il s'est donc mis au travail avec habileté. Il a pris un certain nombre de mesures ponctuelles bien accueillies. Et il a surtout décidé l'entrée libre de la politique dans les locaux de l'administration elle-même. C'est-à-dire qu'il a donné aux communistes le moyen de pénétrer et de démanteler cette forteresse commune aux socialistes et aux syndicalistes apolitiques, comme ceux de Force Ouvrière et de la C.F.T.C.
C'est une intelligente politique de noyautage qui commence, avec l'esprit méthodique qui caractérise les communistes. Pour bien montrer que ce n'est pas un mot, il faut savoir que le Bureau Politique lui a donné des collaborateurs spécialisés, dont l'unique tâche est de prendre connaissance du courrier des nombreux Français et fonctionnaires qui sont amenés à lui écrire. *Ils sont soigneusement mis en fiches.* On leur répond très rapidement. Qui peut douter que pour une machine bien huilée comme celle du Parti communiste, ce ne soit un moyen certainement aussi efficace de savoir ce qu'ils pensent, que tous les projets d'informatique du monde. Ce noyautage-là personne ne s'en aperçoit, mais le moment venu, et élections comprises, le Parti communiste saura s'en servir. Et d'abord contre les socialistes et contre les syndicalistes qui refusent de mettre leurs organisations au service des partis. M. André Bergeron que ces Messieurs détestent, devrait bien regarder l'affaire de plus près. Elle en vaut la peine, et nul n'est mieux placé pour la dénoncer.
Sauf les initiés, personne ne connaissait M. Jack Ralite (antiaméricain, mais qui s'appelle Jack, comme cet autre pourfendeur de l'Amérique M. Jack Lang !). Eh bien il faut reconnaître que les communistes ont eu raison de le faire mettre là où il est. D'abord, et quoi qu'on en pense, le Ministre de la Santé s'intéresse forcément aux problèmes et aux plans de mobilisation, car même s'il n'a rien à voir dans le service de la Médecine aux armées, il ne reste pas moins qu'il ne peut pas y avoir de cloisons étanches entre la Santé civile et la Santé militaire, surtout en temps de mobilisation et de guerre.
Mais surtout les problèmes médicaux et d'hospitalisation sont parmi les plus complexes, et surtout parmi ceux qui touchent à des points sensibles les Français de tout âge, à un moment ou à un autre. C'est un secteur dans lequel la démagogie égalitaire peut faire le plus de ravages, où le syndicalisme extrémiste est plus développé qu'ailleurs, et où l'on peut atteindre, pour l'abaisser socialement l'une des catégories de citoyens, c'est-à-dire le corps médical, les plus utiles au pays. Or, si beaucoup de médecins ont pu être touchés par la propagande gauchiste, jamais le communisme n'a pu jouer parmi eux un rôle proportionnel à sa force dans le pays. On peut compter sur M. Ralite pour monter, lui aussi, à la conquête de ce bastion de la bourgeoisie (comme ils disent), et l'on verra, après son départ, tout ce qu'il aura laissé de traces, des aides soignantes aux grands patrons. Il faut être un socialiste de la cuvée 1971-81 pour ne pas mesurer les risques d'une pareille nomination.
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M. Plissonnier tenait beaucoup à ce qu'un ministre communiste soit chargé de la Formation permanente : on a donc eu M. Rigoud, député de longue date de la Haute-Vienne. Les communistes savent l'importance de la maîtrise de la Formation permanente, qui leur permet de toucher directement des travailleurs qui leur échappent encore. Leur idée est d'y *diminuer sans cesse l'influence du patronat qui la paye,* et de créer *des Centres où ils règneront en maîtres --* Centres qu'ils ne paieront pas, et qui serviront le Parti. C'est si vrai que toutes les Fédérations du Parti envoient dans un centre spécial de « formateurs » ceux de leurs militants sûrs, qui consacreront la quasi-totalité de leur temps à ce travail silencieux, mais tellement efficace. *Cette manière d'accroître les Écoles du parti, gratuitement et sans en avoir l'air, n'est pas un des moindres risques de la présence des communistes au gouvernement.* M. Rigoud est un militant expérimenté et discret, pour servir le Parti en se servant de l'État.
Bien entendu, les communistes n'agissent pas n'importe comment. Aux postes de commande (visibles ou non) de leur cabinet sont des hommes sûrs. A des postes en apparence plus importants, il y a un savant dosage entre les communistes, les socialistes, et ces fameux « sans parti », une de leurs plus profitables inventions depuis soixante ans.
D'ailleurs, le noyautage des cabinets ministériels ne s'arrête pas à ceux des ministres du Parti. Quand on épluche la liste de tous les cabinets ministériels, on trouve sans peine des communistes, des cryptocommunistes, des compagnons de route, qui ont été « embauchés », si l'on ose dire, par des ministres ignorants ou influencés, ou carrément acquis à une collaboration avec le Parti communiste. Quand on sait l'importance de la « maffia » des membres des cabinets ministériels (aussi vieille que la République), et leur autorité sur les directions administratives des ministères, on peut imaginer ce qui se passera quand les ministres communistes partiront : *ils laisseront la gangrène derrière eux, comme l'a laissée, à l'Électricité de France, Marcel Paul le ministre communiste de la Production industrielle au lendemain de la Libération.*
\[Fin de la reproduction de plusieurs extraits de l'article de Georges Albertini paru dans *Est et Ouest,* numéro 656 d'octobre 1981.\]
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## Informations et commentaires
### Le scandale de Perpignan
*L'œcuménisme de l'évêque\
c'est l'œcuménisme maçonnique*
Il existe à Perpignan un dépliant intitulé : *Horaire des offices religieux, ville de Perpignan 1981.* L'éditeur de ce dépliant est la maison Bourloton à Marseille. On lui a demandé d'y faire figurer les horaires de la messe traditionnelle célébrée en la chapelle du Christ-Roi, 36, rue Jean Richepin, par notre grand et cher ami l'abbé Tournyol du Clos. La maison Bourloton répondit qu'elle transmettait la demande à l'évêché de Perpignan, avec lequel l'éditeur est lié par contrat : c'est selon les instructions de l'évêque que doit être publié chaque année le dépliant.
Or ce dépliant est édité dans ces conditions depuis bien des années. A l'origine, il ne comportait que les horaires des messes du diocèse. Mais, *à la demande de l'évêque,* et « pour rendre service dans un esprit œcuménique », cet « horaire des messes » est devenu un « horaire des offices religieux ». Il comporte une rubrique : « *Culte israélite, offices hebdomadaires *»*,* et une autre rubrique : « *Culte protestant, offices du dimanche *»*.*
Cet « horaire des offices religieux » est affiché aux portes des églises du diocèse.
L'évêque, par une lettre officielle de sa chancellerie en date du 10 octobre, vient d'interdire l'insertion des horaires de nos amis de la chapelle du Christ-Roi *Cette chapelle,* dit-il, *a été organisée par un groupe qui se rattache au mouvement de Mgr Lefebvre. Je ne puis donner l'agrément à ce que ces offices paraissent dans la même rédaction des offices religieux de notre diocèse... Il ne peut même pas s'agir d'une quelconque acceptation, même sur le plan œcuménique.*
L'œcuménisme de l'évêque de Perpignan est donc exactement l'œcuménisme maçonnique. Il admet dans son œcuménisme n'importe quelle religion, même non chrétienne, il publie les horaires de tous les offices religieux, à la seule exception de ceux du culte catholique traditionnel.
Quand a commencé la crise de la messe, nous avons fait remarquer, preuves à l'appui, que les décisions et consignes liturgiques de l'épiscopat revenaient en pratique à se résumer en une seule obligation, celle-ci :
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-- *Célébrez la messe n'importe comment, pourvu que ce ne soit pas selon le missel romain de saint Pie V.*
Maintenant Perpignan va plus loin. En substance :
-- *Allez à n'importe quels offices dominicaux, ou même hebdomadaires, pourvu que ce ne soit pas ceux du culte catholique traditionnel.*
Au nom de l'œcuménisme.
On connaît bien cet œcuménisme-là, qui n'exclut aucune religion, qui les tolère toutes, sauf une...
C'est l'œcuménisme du Panthéon. Le Panthéon des Romains. Plus encore, le Panthéon de la République maçonnique française.
J. M.
### Une falsification bien française
Jean-Paul II avait surpris et peiné les hiérarques de l'Église de France, lors de son voyage dans notre pays, en traitant la France de « fille aînée de l'Église ». Cette appellation traditionnelle, si riche de signification, était tombée en désuétude et n'était plus reconnue ni admise par nos autorités temporelles ou spirituelles.
L'épiscopat a donc décidé d'effacer la parole déplacée de Jean-Paul II.
L'occasion est le « message » épiscopal « aux catholiques de France », paru dans *La Croix* de la Toussaint, qui commence par ces mots soigneusement pesés :
« France, qu'as-tu fait de ton baptême ? L'an dernier, au Bourget, Jean-Paul II lançait cette question... »
Au même moment, le cardinal Garrone, dans une « interview exclusive » au *Figaro* et à *L'Aurore* (2 novembre) procédait à la même opération en disant :
« Je transposerai la question que posait Jean-Paul II aux Français lors de son voyage : *France, qu'as-tu fait de ton baptême ?* en cette autre question : *Église de France, qu'as-tu fait du concile ? *»
Le cardinal « transpose » en effet, avec une vertigineuse virtuosité, mais avant même de transposer il a falsifié lui aussi. Coïncidence ou connivence : exactement la même falsification.
J'emploie le mot *falsification* après avoir consulté grammairiens et sémantistes, ne voulant pas exagérer la qualification : s'étant penchés sur le cas, ils pensent tous que le terme convient adéquatement à cette fausse citation.
J'ajoute que cela est plus grave chez le cardinal : les cardinaux sont présumés *dignes de foi quand ils rapportent les paroles du souverain pontife ;* c'est un de leurs privilèges, une de leurs fonctions. La faute est donc beaucoup plus lourde.
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Dans son homélie à la messe du Bourget, le 1^er^ juin 1980, Jean-Paul II avait dit en effet :
« France, fille aînée de l'Église, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? »
« France, fille aînée de l'Église et éducatrice des peuples, es-tu fidèle, pour le bien de l'homme, à l'alliance avec la sagesse éternelle ? »
Ces paroles, que tout le monde avait clairement entendues, et que nous n'avons pas oubliées, sont reproduites à la page 586 du numéro 1788 de la *Documentation catholique* (15 juin 1980).
A la page 552 du même numéro, dans le discours que fit Jean-Paul II le 30 mai, à l'aéroport de Rome, au moment de s'embarquer pour la France :
« La France, pays de tradition glorieuse, est une des grandes nations qui ont été marquées par la foi chrétienne depuis l'aurore de leur histoire ; et après la chute de l'Empire romain, elle fut la première communauté nationale d'Occident à se déclarer fille de l'Église : fille aînée de l'Église. »
Nous aimerions (re)demander à Hervé Pinoteau si la France *s'est déclarée* telle, ou si ce n'est pas le Saint-Siège qui *l'a déclarée...*
Quoi qu'il en soit, « fille aînée de l'Église » n'était pas une expression employée par Jean-Paul II en quelque sorte sans y penser.
D'autre part, l'interrogation sur la fidélité *aux promesses* du baptême est beaucoup plus précise que la version édulcorée qu'en donnent maintenant nos évêques.
Mais quand on sait comment, dans leurs lectionnaires et leurs liturgies, ils traitent les textes de l'Écriture sainte, on ne s'étonne plus. On sait une fois pour toutes qu'en matière de fausses citations, ils sont capables de tout.
J. M.
### Le temps est venu du n'importe quoi
*Un exemple : l'histoire\
du catholicisme social*
Dans *Le Figaro* et dans *L'Aurore* du 6 novembre, on pouvait apprendre en page 7 les belles choses que voici :
« 1891. L'encyclique *Rerum novarum* du pape Léon XIII aura un immense retentissement, car elle marquera la naissance du catholicisme social. »
« Marc Sangnier : en s'appuyant sur l'enseignement de l'Église il créera, au travers du « Sillon », la démocratie chrétienne. »
Il nous est dit en outre que l'encyclique *Rerum novarum* enseigne que « *la condition ouvrière, autant que les autres classes sociales, incarne les vertus essentielles de l'Évangile *»* :* charabia qui a au moins l'avantage de n'avoir -- cherchez bien -- rigoureusement aucun sens.
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Mais énoncer avec une tranquille assurance, comme on vient de le lire, qu'en 1891 l'encyclique de Léon XIII marque *la naissance* du catholicisme social, est pharamineux.
Pour s'en tenir à la France, les historiens s'accordent pour fixer aux années 1830-1850 la « première génération » du catholicisme social ; puis, au lendemain de la guerre de 1870, voici Albert de Mun et La Tour du Pin. Il est bien connu qu'avant même d'être élevé au souverain pontificat, Léon XIII avait connu, avait étudié un catholicisme social parfaitement existant ; il avait été l'élève de Taparelli, l'inventeur en 1840 de la *justice sociale.* Bien sûr, la « justice sociale » a toujours existé, mais elle existait sous un autre nom, les termes de « justice sociale » sont une invention catholique, ils n'avaient jamais été employés auparavant. Le savant historien (d'occasion) préposé à l'instruction des lecteurs du *Figaro* et de *L'Aurore* ignore vaillamment tout cela et le reste.
Selon le même auteur, vous avez bien lu, Marc Sangnier *s'appuyait sur l'enseignement de l'Église.* Il faudrait sans doute en conclure que saint Pie X, quant à lui, tournait le dos à l'enseignement de l'Église, lorsque dans sa lettre sur le Sillon de Marc Sangnier (lettre « Notre charge apostolique », 25 août 1910), il montrait que cette entreprise politico-religieuse était radicalement contraire à l'Évangile ?
Cet article et son auteur ne sont pourtant ni plus minables ni plus coupables que la plupart des autres. Ce n'est là qu'un exemple, du type le plus répandu. Dans la presse actuelle, écrite ou parlée, n'importe qui raconte n'importe quoi. On pourrait chaque jour en composer un sottisier interminable. Il convient seulement, si l'on veut survivre à cet immense naufrage intellectuel, d'en être averti ; et de veiller à ne pas se laisser tromper.
J. M.
### Bientôt : davantage d'avortoirs que de maternités ?
Jean Legrand, auteur de l'important article : *Instantanés démographiques,* paru dans notre numéro 256 (« Situation politique de la France »), nous écrit au mois d'octobre :
« J'ai reçu de nouveaux renseignements du ministère de la santé concernant les avortements en *1980*. Le nombre des établissements publics ou privés qui les pratiquent est de 764, *soit une centaine* de plus qu'en 1979. Il est possible que dans deux ans le nombre de centres d' « I.V.G. » soit supérieur au nombre des maternités. »
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### Cinquantenaire de la consécration des grands séminaristes au Sacré-Cœur de Jésus 28 août 1931
La publication par Pie XI de l'encyclique *Miserentissimus Redemptor* (8 mai 1928) qui élevait la fête du Sacré-Cœur au rang de double de première classe primaire avec octave privilégiée de troisième ordre, fut l'occasion d'un redoublement de piété envers le Sacré-Cœur de Jésus dans le clergé et chez les fidèles. L'idée fut lancée d'une consécration publique de tous les séminaristes de France au Sacré-Cœur. Le 28 août 1931, plusieurs centaines de séminaristes, délégués par leurs confrères de tous les séminaires de France, étaient réunis à Paray-le-Monial. Il y eut les cérémonies habituelles des pèlerinages : messe*,* vêpres, procession du Saint-Sacrement ; et, au cours du Salut, fut prononcée par tous les séminaristes présents la formule de consécration de tous les séminaristes de France au Sacré-Cœur de Jésus. Il fut décidé que cette consécration serait renouvelée le premier vendredi de chaque mois dans tous les grands séminaires. Le secrétariat des œuvres du Sacré-Cœur de Paray-le-Monial fit imprimer des milliers d'images contenant le texte de la consécration et en fit don, aux supérieurs de tous les grands séminaires de France, ce qui permit d'en donner à tous les séminaristes pendant plus de vingt ans. Le recto de l'image, représente le Sacré-Cœur, rappelle là cérémonie du 28 août 1931 et reproduit en exergue la promesse faite par Notre-Seigneur à sainte Marguerite-Marie :
« Mon divin Maître m'a fait connaître que ceux qui travaillent au salut des âmes travailleront avec succès et sauront l'art de toucher les cœurs les plus endurcis s'ils ont une tendre dévotion à son Sacré-Cœur et s'ils travaillent à l'inspirer et à l'établir partout. »
L'intérieur et le verso de l'image contiennent le texte de la consécration. Le voici, tel qu'il a été imprimé en 1931, avec les tirets qui marquent les pauses à faire dans la récitation commune :
*Ô Jésus, nous voulons renouveler aujourd'hui notre consécration à votre Sacré-Cœur.*
*Vous avez institué le sacerdoce -- pour distribuer aux hommes de tous les siècles, -- dans les sacrements, -- les meilleurs trésors de votre amour : -- les pardons de votre Cœur et votre divine eucharistie.*
*Lorsque nous serons prêtres, notre premier devoir ne sera-t-il point -- par notre prédication -- de vous faire connaître et aimer par tous nos frères : -- Vous, Ô Christ Jésus et votre Cœur, -- et Celui qui vous a envoyé ?*
*Oh ! Comment vous remercier de cet appel privilégié, -- de notre incomparable vocation ! Certes, elle nous effraierait -- devant la douloureuse incompréhension des masses populaires -- si Vous-même ne nous aviez donné confiance -- en promettant à Paray-le-Monial -- que les âmes dévouées et consacrées à votre Sacré-Cœur -- recevraient toutes les grâces nécessaires à leur état -- et que, par suite, -- les apôtres apprendraient de Vous -- l'art de toucher les cœurs les plus endurcis.*
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*Nous nous consacrons donc tous et tout entiers -- à votre divin Cœur : -- nos mains et nos lèvres qui feront vos gestes et diront vos paroles, -- nos intelligences et nos volontés, -- pour qu'elles se fondent entièrement avec les vôtres.*
*Nous voulons nous appliquer à connaître chaque jour davantage, par nos études, votre Cœur sacré, -- afin de mieux Le faire connaître et aimer.*
*Nous voulons nous appliquer à comprendre -- par la méditation de l'évangile -- les profondeurs insondables de votre amour : -- votre bonté, votre tendresse et votre miséricorde infinie.*
*Nous voulons nous unir -- et toujours plus étroitement -- à votre Cœur très aimant -- par l'oraison -- et même, si vous le voulez, par la souffrance -- afin que, devenus bientôt vos prêtres -- nous puissions christianiser -- et, s'il le fallait, rechristianiser -- les âmes de nos frères. Ils reviendront tous à Vous -- quand nous serons assez nombreux et assez saints -- pour leur faire comprendre -- que vous êtes d'abord amour et* « *tout Cœur *»*.*
*Daignez donc, ô Cœur de Jésus, -- remplir tous nos séminaires de France -- d'apôtres décidés à demeurer et à croître dans votre amour, -- pour le faire déborder sur le monde -- et, avec lui, la paix, la charité fraternelle, -- et le seul vrai bonheur pour le temps et l'éternité.*
*Ainsi soit-il.*
Pendant environ vingt-cinq ans, cette consécration fut renouvelée le premier vendredi de chaque mois dans les séminaires de France. Puis, la provision d'images s'épuisa et ne fut pas renouvelée. Un vent mauvais soufflait, bien avant le concile, sur nos séminaires. La dévotion au Sacré-Cœur fut regardée d'un mauvais œil par des prêtres et séminaristes, d'abord peu nombreux, mais qui prirent de l'influence et entraînèrent ou intimidèrent les autres. A l'ouverture du concile, la consécration au Sacré-Cœur était pratiquement abandonnée. Les dévots au Sacré-Cœur s'entendirent traiter de *cardiolâtres.* Aux XVII^e^ et XVIII^e^ siècles, les jansénistes disaient : *cordicoles.* Mais on a fait des progrès depuis ; nos modernistes veulent montrer qu'ils savent le grec.
Nous souhaitons un renouveau de dévotion au Sacré-Cœur dans là clergé et les fidèles. La formule de consécration de 1931 est toujours valable ; il suffirait d'une légère modification pour l'adapter à l'usage des séminaires internationaux.
Au-delà des formules, c'est la dévotion elle-même au Sacré-Cœur de Jésus et au Cœur Immaculé de Marie qu'il nous faut conserver, cultiver, propager. Car c'est dans les Cœurs de Jésus et de Marie qu'il nous faut jeter nos soucis et nos angoisses, c'est en eux que nous trouverons la force pour nos combats, c'est en eux que nous garderons la confiance en la miséricorde divine, l'assurance de la renaissance et du triomphe de la foi catholique, de l'espérance et de la charité.
Jean Crété.
============== fin du numéro 258.
[^1]: -- (1). *L'Express* du 20 octobre 1981 fait état d'une possible infiltration d'Amnesty International, en 1966, par les agents de l'Intelligence Service (le contre-espionnage britannique). Je n'ai pas davantage de lumières à fournir sur ce point-là que sur le précédent.
[^2]: -- (2). L'affaire des « disparus » chiliens ; le cas afghan ; le mensonge comparatif des quelques « dissidents » soviétiques et du goulag argentin ; etc., etc., etc.
[^3]: -- (1). Ce livre de Thomas Molnar a été traduit en français : *L'Utopie, éternelle hérésie,* Beauchesne, Paris 1973. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^4]: -- (1). Ce trait est raconté par le Père Virgile Cepari, S.J., confesseur et premier biographe de saint Louis de Gonzague.
[^5]: -- (45). Tels sont les paradoxes de Gustave Corçâo en 1943, qui dévore Maritain comme Hegel ses antinomies, sans faire la part des nombreux sophismes dialectiques et politiques déjà latents dans l'œuvre du philosophe chrétien. On pourrait citer ici d'innombrables articles postérieurs de notre grand ami disparu, et presque toutes les pages de son dernier livre, *O século do nada,* il y en a quatre cent quarante, comme autant de rectifications, repentirs et rétractations détaillées de ces naïvetés solidement progressistes de son enfance littéraire. Corçâo ne faisait rien à moitié. Revenu de l'illusion démocratique et libérale au moment où Maritain s'y enfonçait sans retour avec toute l'intelligentsia catholique, il ne laissera plus passer une occasion de la dénoncer. -- Mentionnons seulement celle-ci, qui remonte au mois d'octobre 1975, dans sa chronique du *Globo,* pendant l'agonie du général Franco : « *Trompés par nos maîtres, trompés par nos compagnons, et surtout trompés par nous-mêmes, qui en cela sommes toujours les premiers, nous n'avons pas trouvé à cette époque le courage de réviser toutes les mystifications amoncelées par la gauche. Il a fallu que nous soyons mis en 1945 devant l'évidence solaire de la stupide et malhonnête victoire des* « *démocraties *»* ; il a fallu, plus tard, que nous soyons giflés par Satan durant le concile et deux pontificats ; il a fallu que nous soyons nous-mêmes amenés à refaire au Brésil en 1964 ce que Franco avait fait en 1936, pour que l'écrivain G.C. se sente obligé à la révision et aux rétractations qu'il parvint à donner dans son dernier livre, écrit dans ses dernières années de vue. Je rends grâces à genoux de cette occasion que Dieu m'a offerte ; et aujourd'hui, quand s'éteint la lumière de mes yeux, je rends grâces de l'occasion que Dieu me donne de vivre cette nuit obscure davantage tourné vers Lui que vers les sottises du monde... Mais je veux ajouter ici une requête qui ne figure point dans ce dernier livre : Lecteur, s'il vous arrivait jamais de rencontrer dans quelque vieux papier une allusion malveillante de ma part au général Franco, barrez-la, raturez-la sans pitié, et s'il y a moyen ajoutez au bas de la page que cette rature exauce la prière d'un auteur profondément vexé d'avoir suivi la torrentielle bêtise du temps.* » (Note du traducteur.)
[^6]: -- (46). Pour comprendre tout ce passage, sa légèreté politique, son progressisme intellectualiste et maritanien, voir ci-dessus la note 45. (Gustave Corçâo dénoncera plus tard comme la plus grande trahison du siècle, dans de vigoureux articles du *Globo* pleins de mea culpa, « l'anti-anticommunisme » qui s'exprime ici.) (Note du traducteur.)
[^7]: -- (47). Art d'inverser l'ordre des syllabes, dans les mots, pour n'être pas compris des non-initiés. (Ce qui revient à parler à l'envers, d'où vient le mot *ver-lan.*)
[^8]: -- (1). Dis-nous si tu es Celui qui doit venir, ou bien est-ce que nous devons en attendre un autre ?
[^9]: -- (2). Vers Toi j'ai élevé mon âme. (Introït et offertoire du 1^er^ dimanche de l'Avent.)
[^10]: -- (3). Lève-toi, toi qui dors, et le Christ t'illuminera.
[^11]: -- (4). Saint Augustin P. L. XL. Col. 597.
[^12]: -- (5). « Tout était un rythme et un rite et une cérémonie... tout était un événement, sacré, ... Tout était une élévation intérieure, une prière ; toute la journée, le sommeil et la veille, le travail et le peu de repos, le lit et la table, la maison et le jardin, la porte et la rue, la cour et le pas de la porte et les assiettes sur la table. »
[^13]: -- (6). Hébreux 12-22.
[^14]: -- (7). Ephès. 2-12.
[^15]: -- (8). II Cor. 3-18.
[^16]: -- (9). *Bossuet. Sermon pour la fête de* l'Annonciation. 1662*.*
[^17]: -- (10). Christ, resplendance de Dieu, Toi qui as créé toutes choses dans la splendeur, Aie pitié de nous. Ex epistole Petri Venerabilis IX LS VI Epist. XXXII.
[^18]: -- (11). Psaume XLIV.
[^19]: -- (1). *La révolution dans l'Église. Observations mêlées de souvenirs.* ITINÉRAIRES numéro 253 de mai 1981.
[^20]: -- (1). Ibant obscuri sola sub nocte per umbram / perque domos Ditis vacuas et inania regna : / quale per incertam lunam sub luce maligna...
[^21]: -- (2). Écrit, bien sûr, en 1931... (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^22]: -- (3). Ancien nom d'une ville située approximativement sur ce qui sera l'emplacement de Naples. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^23]: -- (1). Ils ont été « réunis après le 6 février 34 par La Rocque ». Ce détail nous laisse d'autant plus sur notre faim que le pauvre colonel, qui n'a décidément pas de chance avec la postérité, a été oublié dans l'Index du livre.