# 259-01-82 1:259 ## ÉDITORIAL ### Les socialistes au pouvoir préparent un Katyn économique des classes moyennes françaises ON LE DIT BEAUCOUP, on le dit partout : les socialistes au pouvoir en France depuis mai 1981, quelle incohérence générale ! quelles incohérences particulières ! En voici quatre, majeures : 1) Ils annoncent qu'ils vont nous faire sortir de la crise économique par la relance de la consommation inté­rieure, et simultanément ils augmentent les cotisations sociales et les impôts, diminuant d'autant le pouvoir d'achat disponible pour la consommation. 2) Ils déclarent vouloir lutter contre l'inflation, ils en augmentent la cause principale, qui est le déficit du budget de l'État. 3) Ils demandent avec insistance et passion, ils réclament avec menaces et sourires, clameurs et promesses, ils exigent que les chefs d'entreprise fassent davan­tage d'investissements et créent davantage d'emplois : dans le même temps, ils accroissent les charges des entreprises au lieu de les diminuer. 4) Ils ont la majorité absolue à l'Assemblée nationale : et sans nécessité aucune, ils font entrer quatre com­munistes au gouvernement. 2:259 Comment ne voient-ils pas, demande l'opinion publique, que tout ce qu'ils font est contradictoire ? A cette question nous répondons par une autre : -- Croyez-vous qu'ils ne le voient pas ? #### I. -- L'échec du socialisme Il existe une forme de modestie, ou de machiavélisme, qui consiste à cacher ses talents et ses intentions. On connaît ce mot d'un personnage de mœurs paisibles, qui pour n'être point dérangé dans sa solitude s'efforçait de paraître nul : « J'ai mis beaucoup de temps à me faire passer pour un imbécile. » Les socialistes au pouvoir, eux, n'ont pas mis beaucoup de temps. Ils y ont réussi très vite. Trop. Ils ne sont tout de même pas aussi ignorants ou aussi débiles qu'ils se plaisent à le laisser paraître. On s'y laisse prendre pourtant. On imagine que leur échec économique sera décisif ; qu'ils seront jugés là-dessus (et qu'ils s'inclineront devant ce jugement). Un débat public s'est institué en permanence sur l'éventualité lointaine ou l'imminence pro­chaine de cet échec. On en discute comme s'il y avait là matière à discussion. Mais il n'y a aucun doute, aucune incer­titude. Les socialistes eux-mêmes le savent fort bien ; pas les bons électeurs du rang, mais les hommes au pouvoir : le socia­lisme a échoué partout et toujours ; partout et toujours, il s'est enfoncé dans l'échec économique et social, la diminution géné­rale du niveau de vie, l'appauvrissement de tous, la misère, la faillite. Pour ce qui concerne la certitude de l'échec, il n'y a aucune distinction à faire entre diverses formes de socialisme, les unes plus modérées, les autres plus radicales. Le socialisme échoue d'autant plus qu'il est davantage socialiste. Le socialisme modéré échoue modérément, le socialisme radical échoue radi­calement. Les élites intellectuelles du socialisme ne l'ignorent pas. Jean Daniel l'a fait remarquer plusieurs fois dans le *Nouvel Observateur,* il le répète dans son numéro du 14 novembre. Il n'est pas possible de supposer que le président Mitterrand lui-même n'en aurait aucun soupçon. Mais s'ils demeurent socia­listes les uns et les autres malgré cette certitude vérifiée de l'échec, c'est donc que l'échec ou la réussite économique n'est pas, malgré les apparences de leur propagande, l'essentiel de leur socialisme. 3:259 L'échec économique, c'est bien lui qu'envisageait le prési­dent Mitterrand dès le mois d'octobre, lorsqu'il déclarait aux journalistes, dans l'avion qui le ramenait du Caire : « *Si j'échoue, ce sera une radicalisation du pouvoir. *» Mais il aurait mieux dit, plus exactement et plus franchement : « *Pour radi­caliser le pouvoir socialiste, j'ai besoin d'un échec écono­mique. *» Il faut en effet beaucoup d'innocence pour supposer encore que leur échec bien constaté accablera les socialistes au point de les contraindre à quitter spontanément le pouvoir, honteux et désappointés. Ils ne se considèrent pas du tout comme en train de subir un examen probatoire dont le jugement serait prononcé selon les critères économiques du capitalisme libéral et de la bourgeoisie commerçante. Et le président Mitterrand a manifestement d'autres ambitions que de passer à la postérité sous les traits d'un honnête gestionnaire dont toute l'œuvre aurait été de freiner l'inflation, d'atténuer le chômage et d'éten­dre un peu la couverture sociale. Les socialistes au pouvoir veulent opérer une révolution sociale, ils veulent transformer de fond en comble la société, et d'abord la prendre fermement en main à tous les niveaux, en rendant irréversible leur instal­lation à tous les postes de commande, des plus élevés aux plus humbles. Ils n'ont aucunement l'intention suicidaire de promou­voir une prospérité générale : car la prospérité générale, ce serait forcément l'embourgeoisement des ouvriers, l'enrichisse­ment des classes moyennes, la fortune des petites et moyennes entreprises, l'accroissement du capital, le développement de la propriété privée et sa diffusion dans toutes les couches de la société ; bref, le contraire du genre de vie sociale que veulent instituer les socialistes, et la fin du pouvoir socialiste, et l'assu­rance qu'ils n'auraient plus rien à faire ni rien à prétendre dans une société florissante. Il ne faut tout de même pas s'ima­giner que le programme de M. Mitterrand et du parti socialiste serait en quelque sorte « travail-famille-patrie » : non, ce pro­gramme-là, ce n'est pas eux. Eux, idéologiquement, ce qu'ils veulent c'est la *réduction autoritaire des inégalités.* Cette réduction ne se fera pas sans un despotisme qu'ils appellent « radicalisation du pouvoir ». Et cette radicalisation, ils ne pourront l'opérer que dans la déception, la colère, la tempête, la panique d'un échec économique insupportable. 4:259 Même si leur volonté consciente ne per­çoit pas toujours ces liaisons nécessaires, leur nécessité n'en est pas moins impliquée par leur politique (et par leurs passions politiques). Reprenons donc l'examen de leurs quatre incohé­rences majeures, pour y discerner la réalité d'une cohérence plus profonde. #### II. -- La cohérence du socialisme 1\) Ayant annoncé que nous allions sortir de la crise écono­mique par la relance de la consommation, et ayant invité les Français à consommer davantage, ils ont réduit le pouvoir d'achat de chacun par l'augmentation des cotisations sociales et des impôts. Sans parler des puissants prélèvements occultes effectués sur nos disponibilités par la dépréciation continuelle de la monnaie. Chacun de nous est aujourd'hui dans la nécessité de réduire ses dépenses, de faire des économies, de consommer moins. Cette diminution du pouvoir d'achat, au lieu de l'aug­mentation promise, est d'autant plus cruellement ressentie par l'électorat de gauche que le développement de sa consommation ne lui est pas présenté seulement comme un avantage plaisant, mais aussi et surtout comme une sorte de devoir civique, qui va sauver l'économie française. Or il est impossible (sauf pour les nouveaux occupants des palais nationaux) de consommer da­vantage ; il est inévitable de consommer moins. C'est donc que le gouvernement socialiste n'est pas écouté ; c'est qu'il n'est pas obéi ; c'est qu'il est trahi. Il y a quelque part un odieux sabotage. D'ailleurs les membres du gouvernement le disent eux-mêmes, et parmi eux M. Defferre avec un lyrisme imprécatoire des plus sonores (mieux que *Pioneer*, prononcez *pionir,* c'est lui « le grand son »). La droite et le patronat font de l'obstruc­tion, ils défendent leurs inavouables intérêts au détriment du peuple laborieux, ils sont « l'ennemi de classe ». Contre eux il faut organiser une mobilisation politique permanente de l'opinion publique. Cette mobilisation sera d'autant plus active que la consommation populaire se sentira davantage brimée. 5:259 2\) Sans aucune ambiguïté, le gouvernement socialiste a solennellement pris position contre l'inflation. Si l'inflation aug­mente malgré une aussi nette prise de position, -- et elle aug­mentera puisque les socialistes augmentent le déficit de l'État, -- c'est donc que le patronat, les accapareurs, les fraudeurs, tous les délinquants en col blanc, bref la droite, ont organisé la politique du pire, et sournoisement font monter les prix pour réduire le pouvoir d'achat des travailleurs. Une radicalisation du pouvoir sera nécessaire pour faire passer la justice répu­blicaine sur les conjurés qui ont l'insolence de contrecarrer la volonté populaire. 3\) On réclame poliment, gentiment, aimablement que les chefs d'entreprise investissent et embauchent. On s'apercevra finalement qu'ils n'auront dans l'ensemble ni embauché ni investi, puisque ceux-là mêmes qui le leur réclament sont ceux qui les en empêchent, en augmentant de toutes les manières les charges des entreprises. Mais puisqu'ils n'auront ni investi ni embauché, malgré la gentillesse ostentatoire du gouvernement à leur égard, la preuve aura été faite de leur mauvaise volonté, ou de leur incapacité, qui était précisément ce que l'on voulait démontrer. Alors le salut public imposera de proclamer la déchéance d'un tel patronat ; l'heure et l'occasion seront ainsi venues de le remplacer par des comités syndicaux conscients et organisés. Telle est la cohérence de la politique des socialistes au pou­voir. Ils savent très bien que cette politique asphyxie les petites entreprises et en général les classes moyennes : mais justement leur intention est de les réduire à néant. Ils préparent un Katyn économique et social des classes moyennes françaises : je dis bien *un Katyn,* car ici aussi il s'agit de supprimer des élites pour prendre leur place. Le Katyn polonais, ce fut l'exécution, par les Soviétiques, de milliers et de milliers d'officiers pri­sonniers, afin d'anéantir d'avance la résistance à la colonisation communiste du pays : et depuis quarante ans le peuple de Pologne, si vaillant, si fidèle, n'a pourtant pas récupéré ce qu'il a perdu par la liquidation physique de ses élites tradition­nelles. Les socialistes au pouvoir ne semblent pas rêver pour le moment d'une liquidation physique de leur « ennemi de classe » : mais d'une liquidation économique et sociale. Leur véritable dessein est d'installer partout, dans tous les rouages de la vie civique et professionnelle, leurs fonctionnaires politiques et leurs politiciens syndicaux à la place des élites naturelles de la société. Ces élites naturelles ne veulent naturellement pas du socialisme. 6:259 Ne voulant pas du socialisme, elles sont dénon­cées comme élites bourgeoises et réactionnaires, anachroniques et nostalgiques, condamnées par le progrès de la démocratie. La politique socialiste est de les déblayer. Ce n'est pas une réforme administrative, c'est une guerre à mort qu'ont entre­prise les socialistes au pouvoir. Ils ont entrepris d'écraser ce qui nous reste, ce qui renaît sans cesse de hiérarchies natu­relles : les hiérarchies familiales, les hiérarchies profession­nelles, si différentes des oligarchies politiciennes ou syndica­listes. Ils veulent les écraser mais en même temps ils veulent nous laisser croire que c'est par inadvertance, par incompétence, par accident. Non, ils ne sont pas si sots. Certes, ils ont de fortes incompétences. Mais ils sont suffisamment compétents en ce qui concerne leur dessein principal, qui est *le changement.* Quel changement ? Le changement de classes dirigeantes, autant que possible rendu irréversible. 4\) Et c'est pourquoi l'entrée de quatre communistes au gouvernement fait partie elle aussi de la cohérence profonde du dessein socialiste. Pour organiser un Katyn, même métaphorique, rien de tel que le savoir-faire communiste. Les socialistes au pouvoir n'ont pas besoin des communistes pour former une majorité parlementaire. Ils ont besoin des communistes pour anéantir leur commun « ennemi de classe » et pour asseoir leur colonisation de la société. Déjà intellectuellement, les socialistes français sont dans une certaine dépendance à l'égard du communisme. Le pouvoir culturel à gauche, en France, est à prédominance communiste, et les socialistes qui veulent s'en déprendre n'ont, par carence intellectuelle, d'autres munitions et d'autres schémas mentaux que ceux du libéralisme. Annie Kriegel a fortement marqué, dans plusieurs articles du *Figaro* et de *L'Aurore* depuis mai 1981, quelle influence idéologique la théorie et la propagande communistes exercent sur des milieux socialistes eux-mêmes idéo­logiquement démunis. Et c'est important en effet. Il s'y ajoute quelque chose de plus important encore : une crainte révérencielle, admirative et envieuse à l'égard de la *praxis* du parti communiste. Les socialistes au pouvoir ont visiblement l'inten­tion d'imiter cette *praxis* à leur profit et de reprendre à leur compte aussi bien la technique du noyau dirigeant que la pratique de la dialectique. Comme si à ce jeu ils pouvaient être les plus forts ! C'est une témérité de leur part ; ce n'est point une incohérence. 7:259 Leur objectif principal demeure la lutte de leur « front de classe » pour la destruction politique de l' « ennemi de classe » : dans ce combat ils embauchent les méthodes et le personnel du parti communiste, en imaginant imprudemment qu'ils pourront garder la direction des opérations. #### III. -- Pauvres et riches : une idée fausse Le grand argument moral des socialistes est qu'ils pré­tendent s'occuper en priorité du sort matériel des plus pauvres. Ce qui en soi est légitime. Saint Louis protégeait d'abord les plus faibles ; il se souciait surtout des plus malheureux. Mais l'erreur est de croire que pour améliorer le sort des plus pauvres il faut d'abord, il faut avant tout, il faut essentiellement *réduire les inégalités.* C'est la grande victoire psychologique du socialisme au XX^e^ siècle : avoir réussi à faire de la réduction des inégalités l'objectif premier et le critère suprême d'une politique. Cette réduction éventuellement souhaitable n'a qu'un rang secondaire parmi les urgences ; elle n'a qu'une place modeste parmi les finalités à poursuivre. La pression psychologique du socialisme est parvenue peu à peu, tout au long du siècle, à l'amener au premier plan, à lui conférer une importance décisive. Même les documents ecclésiastiques de pastorale sociale en sont venus à lui donner une place exagérée. Les giscardiens déjà, les catho­liques conciliaires partout, le monde moderne tout entier situent la justice et le progrès dans la réduction des inégalités. Mais c'est une erreur, principalement pour deux raisons. La première est celle que Thibon aime à rappeler. L'égalité n'est pas naturelle, la libre activité humaine étant naturellement et constamment créatrice d'inégalités. Quasiment personne n'est volontaire pour devenir matériellement l'égal de ceux qui ont moins que lui. On ne peut donc réduire les inégalités que par la contrainte. Mais une contrainte qui va contre la nature est un despotisme : et tout despotisme, pour se maintenir et s'exercer, est créateur d'inégalités nouvelles. L'absurdité inhé­rente à la réduction autoritaire des inégalités, c'est qu'elle est forcément elle-même créatrice d'inégalités. 8:259 L'autre raison est tirée d'une considération très générale, vérifiée par l'histoire tout entière de l'humanité. Il n'y a qu'un moyen collectif, social, politique, de rendre les pauvres moins pauvres : c'est d'enrichir les riches. Moyen certes aléatoire, qui ne réussit pas automatiquement, qui échoue souvent, mais qui du moins, lui, n'échoue pas toujours, et qui est le seul. Pour être bénéfique à tous, cet enrichissement des riches a évidem­ment besoin d'être surveillé par une juste politique, d'être moralement orienté vers le bien commun, d'être animé par les vertus chrétiennes : mais le brimer ou le paralyser par l'envie, la malveillance, les spoliations, cela n'a jamais profité aux plus déshérités. Dans n'importe quelle société, l'augmentation du niveau de vie des plus pauvres, quand elle s'est réellement produite, n'a jamais résulté que d'un enrichissement d'ensemble de la société, lequel lui-même ne peut survenir que par un enrichissement des riches opéré d'abord sur leur initiative et à leur propre profit. Bien sûr, il arrive souvent, il arrive trop souvent que l'enrichissement des riches ne profite qu'à eux, en raison de leur égoïsme à courte vue et de la carence de l'État ; mais il n'arrive jamais d'amélioration du sort des pauvres sans enrichissement des riches, préalable ou simultané. L'autre méthode, la méthode inverse, la méthode illusoire ré­side dans l'appauvrissement forcé des riches : il n'a jamais enrichi les pauvres, il a toujours appauvri l'ensemble de la société, et par voie de conséquence aggravé le sort des plus pauvres. L'appauvrissement forcé des plus riches n'apporte rien aux moins riches, excepté les sombres satisfactions de l'envie, la joie mauvaise, et vite éteinte, de la destruction. Toute révo­lution sociale a toujours laissé la société, et ses familles les plus pauvres, plus pauvres qu'elle ne les avait trouvées. Après soi­xante-quatre ans de réduction des inégalités et de construction du socialisme, le paysan russe est plus misérable, moralement bien sûr mais matériellement aussi, qu'il ne l'était au début de ce siècle sous le règne du tsar. En dressant violemment les pauvres contre la richesse des riches, les démagogues les plus lucides de tous les temps n'ont jamais imaginé qu'ils rendaient service aux pauvres : ils ont, ce qui est tout autre chose, utilisé la révolte qu'ils suscitaient pour s'installer eux-mêmes au pouvoir. 9:259 #### IV. -- « Ici et maintenant » Si la politique des socialistes au pouvoir ne rencontre pas très vite les résistances nécessaires, -- suffisamment concertées, organisées et résolues, -- alors c'est toute la nation, y compris les catégories les plus défavorisées, qui sera appauvrie et fina­lement ruinée. C'est toute la nation, asphyxiée par la bureau­cratie et la fiscalité socialistes, qui subira le sort commun de tous les socialismes : l'asservissement dans la misère. C'est toute la nation qui sera réduite en esclavage par la domination communiste, à laquelle le « front de classe » du combat socia­liste ouvre les voies et abandonne déjà quatre ministères. Mais s'il est vrai que la nation tout entière est ainsi promise au malheur, néanmoins ce sont les classes moyennes qui se trouvent les premières menacées, et le plus directement. Il s'agit donc de savoir si les classes moyennes françaises vont comprendre assez vite, vont ressentir assez fort qu'elles sont conduites vers un Katyn économique et social qui ne sera point l'effet d'un acci­dent, d'une méprise, d'une erreur, mais le résultat d'un dessein politique que l'on peut lire dans le programme socialiste et dans les livres du président Mitterrand. Celui-ci désigne sans équivoque son ennemi : « *La France conservatrice, figée dans ses vieilles structures, représentée par ses notables, ses chambres d'agriculture, de commerce, d'industrie, ses médecins, ses avo­cats, ses notaires, sa fortune foncière. *» Voilà ce qu'il veut ren­verser, voilà ce qu'il veut déblayer, il l'a annoncé, il l'a répété dans son dernier livre, *Ici et maintenant* ([^1])*,* sa politique est une révolution qui s'appuie sur un « *front de classe *» composé des « *couches socioprofessionnelles* (soi-disant) *exploitées *»*,* afin que soient « *détruites les structures qui assurent le pouvoir de classe des groupes dominants *»* ;* étant implicitement en­tendu que, par exemple, la CGT communiste qui tient à sa merci, entre autres, toute l'électricité de France, n'est pas comp­tée au nombre de ces « groupes dominants » qu'il importe d'abattre. C'est que, même en dehors des exagérations électo­rales, même quand le président Mitterrand s'exprime paisible­ment, dans ses livres, sa rhétorique sociale demeure souvent identique et presque toujours analogue au marxisme borné de la propagande communiste la plus ordinaire. 10:259 On peut bien lui supposer d'autres pensées, secrètes, et le désir, une fois élu, de se dégager de l'orchestration idéologique employée pour son élection : c'est une supposition toute gratuite, et que rien n'au­torise, mais enfin si contre toute vraisemblance cette supposition était vraie, il n'en resterait pas moins que le mouvement qu'il a lancé continuerait sur sa lancée tel qu'il l'a lancé. Et surtout, il faut le savoir, le président Mitterrand est l'homme d'un ressentiment religieux contre l'âme traditionnelle de la France, contre son esprit de sacrifice et sa sainte espé­rance. Le titre de son dernier livre, *Ici et maintenant,* il le dit en sa page 14, est une déclaration de guerre au christianisme qui « propose le bonheur dans une autre vie »*. Ici et mainte­nant* est ouvertement, sous sa plume, le cri de rage de la maçon­nerie, du Panthéon, du socialisme à l'encontre des foules de Lourdes qui depuis plus d'un siècle défilent pieusement devant la parole de la Sainte Vierge à Bernadette, gravée dans le roc de la grotte : « Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse en ce monde, mais dans l'autre. » Le christianisme n'interdit ni n'empêche quelque bonheur en ce monde, un bonheur aléa­toire, fragile, fugitif comme l'écoulement du temps, variable comme la succession des saisons : mais il ne le *promet* pas, car une telle promesse serait un mensonge. Mitterrand réclame et promet : ici et maintenant. Ainsi, la racine du socialisme n'est pas une erreur intellec­tuelle sur la véritable nature du bien commun temporel. Cette erreur-là n'est chez lui que la conséquence d'une volonté de *changer* la nature des choses et l'être de la nation ; de modifier l'identité nationale de la fille aînée de l'Église ; de refuser l'ordre de la création et la loi du Créateur. Le massacre des officiers polonais à Katyn n'était militaire qu'au niveau des moyens c'était une opération contre l'identité religieuse et na­tionale de la Pologne. Le Katyn économique des classes moyen­nes françaises n'est pareillement économique qu'au niveau des moyens : il est au service d'un dessein moral et religieux. Jean Madiran. 11:259 ## CHRONIQUES 12:259 ### Les électeurs de gauche sont-ils conservateurs ? par Louis Salleron GEORGES LAFFLY m'a communiqué un curieux document. Rien de confidentiel : c'est l'enregistrement d'une émission de TFI que des centaines de milliers de téléspectateurs ont pu voir et entendre le 30 juin 1981, sur le thème : « Les électeurs de gauche sont-ils conservateurs ? » Ce jour-là, Jean-Louis Servan-Schreiber recevait Bernard Cathelat, directeur du Centre de Com­munication avancée (C.C.A.) pour s'entretenir avec lui d'une en­quête menée par ce Centre auprès de 4.000 Français, interrogés chacun pendant près de trois heures. En 1980, Bernard Cathelat avait trouvé qu'il y avait une sorte de dérive des Français vers des valeurs conservatrices. J.-L. Servan-Schreiber lui demande donc s'il ne pense pas que les élections de 1981 infirment cette constatation. Bernard Cathelat préfère ne pas parler de « valeurs conservatrices » pour ne pas mêler le langage politique à la réflexion sociologique, mais tout au long de l'entretien, par ailleurs assez confus, il maintient son idée. Évo­quant le duel entre Giscard et Mitterrand, il dit : « Je crois que de ce face à face de ces deux personnages se dégageait le choix entre, d'un côté, ce que l'on pourrait appeler le modèle industriel ou post-industriel de société et, de l'autre côté, un modèle de société peut-être à dimensions plus humaines et, paradoxalement, peut-être plus sécurisant malgré le changement qu'il représentait. Et ces quelque 5 ou 10 % de gens qui ont fait la différence ont plutôt choisi le deuxième profil. » 13:259 Si, dans son dialogue avec J.-J. Servan-Schreiber, B. Cathelat n'est pas toujours facile à suivre à cause des distinctions qu'il établit entre les « recentrés », les « décalés », les « marginaux », etc., les mille facettes de sa réflexion n'en mettent pas moins toujours en évidence le même thème central ; à travers le change­ment des gouvernants, le changement de société désiré était et demeure celui d'une plus grande tranquillité, d'une plus grande protection, d'un moindre risque -- tout le contraire de l'aventure, du progrès indéfini et de la révolution. Glanons quelques phrases de B. Cathelat : « *Depuis 68, cette mentalité de recentrage n'a cessé de se développer, sans doute comme un contrecoup du choc social de 68, bien sûr aussi comme un contrecoup du choc économique des années 72-75 : c'est une mentalité où ce qui prime c'est le besoin, avant tout, de sécurité, avec une très grande demande de l'individu de se voir pris en charge par l'État, par la collectivité ; il y a, c'est incontestable, une certaine mentalité d'assistés, une certaine tendance à l'isolationnisme, à un certain conservatisme* (*...*)*. *» « (*...*) *On peut sans doute s'attendre, dans les années qui vien­nent, à une sorte de déclin qui devrait se poursuivre de la conscience je dirai presque nationale, de l'attirance pour les problèmes macro-sociaux. Avec au contraire une accentuation de l'esprit de tribu qui fait que l'on se sent proche d'une famille, d'un groupe qui peut être associatif, corporatiste, ethnique, qui peut être régionaliste, qui peut être culturel, mais toujours proche d'un esprit micro-social* (*...*)*. *» « (*...*) *Alors, c'est vrai que notre enquête montre plutôt une envie de consensus, non pas de consensus par similitude, mais une envie de paix sociale, une envie d'harmonie, une envie d'ar­rangements et de négociations, une envie de non-violence, aussi bien chez les décalés un peu marginaux que chez les recentrés* (*...*)*. *» Ces propos ne nous apprennent rien, mais ils ont l'intérêt de confirmer ce que nous savons par une voie extra-politique (et donc, par définition, « scientifique »). Les Français, fatigués, se tournent de droite à gauche pour chercher un sommeil qui les fuit. Ils voudraient dormir ; et l'on pense à Hamlet. « Dormir... mourir ?... mourir -- rêver peut-être. » Mais les rêves de sécurité béate peuvent devenir cauchemars. 14:259 On aura noté que B. Cathelat parle d'une « mentalité d'assis­tés ». Plusieurs dissidents soviétiques ont exprimé la même idée et même employé le mot d' « assistés ». Ils se demandaient si vraiment la liberté pouvait coexister avec le besoin de toujours recourir à l'État. La lutte pour la vie -- pour la vie spirituelle et souvent physique -- crée peut-être un climat de liberté supérieur à celui qui résulte de l'assistance généralisée mêlée à la licence illimitée. Ce qui est certain c'est que le mythe de la sécurité sociale correspond, sur le plan intérieur, au mythe du pacifisme sécurisant sur le plan international. Comme la ligne Maginot de 1940, le sous-marin porteur d'engins nucléaires est là pour nous dispenser de nous battre. Quant aux missiles américains, on n'en veut pas ; comme missiles d'abord, mais aussi comme américains, c'est-à-dire provocants par nature, l'impérialisme capitaliste ne pouvant que susciter la réaction de l'hégémonisme communiste. Si la France paraît moins engagée que le reste de l'Europe dans le pacifisme, c'est simplement parce qu'elle se croit en deuxième ligne. Mais la présence des députés communistes au gouvernement vaut largement une manifestation de deux cent mille militants à Berlin. Personne ne s'y trompe et le socialisme français est parfaitement compris, tant à Moscou qu'à Athènes et Madrid, à La Havane et à Mexico. Le neutralisme est, en réalité, le commun dénominateur de toute l'Europe de l'Ouest. Mais il a sa coloration propre dans chaque pays, selon l'héritage de l'histoire et le tempérament national. En France, le socialisme l'habille aux couleurs de la Révolution ; mais un Valmy des patriotes marxistes serait la fraternisation avec les camarades de la patrie du marxisme. Dans cette démission collective de l'Europe, il est triste de constater que la France est en tête. Elle se donne le change à elle-même en arguant de sa volonté d'indépendance et de son arme­ment ; mais toute sa politique intérieure et extérieure s'inscrivant dans le sillage du communisme, ses déclarations d'intention ne pèsent pas lourd en face de ses intentions profondes. Il est signi­ficatif que la Pologne commence à l'agacer. Au début, la résistance de Solidarité eut ses sympathies parce qu'elle n'était pas fâchée d'y voir la valorisation de l'image d'un socialisme démocratique qui pouvait affirmer son identité au sein d'un communisme assez puissant pour le tolérer. Maintenant la Pologne lui fait peur. Ne va-t-elle pas se faire écraser par l'armée soviétique, ou même simplement perturber le bel ordre de l'Est au détriment de la révolution silencieuse que poursuit le P.S. en France ? Voilà où nous en sommes. 15:259 L'opposition est paralysée par l'idée que le totalitarisme s'ins­talle chez nous à l'ombre de la légalité. N'y a-t-il pas des principes constitutionnels et de solennelles déclarations des Droits de l'Hom­me qui y contredisent ? Le Pouvoir répond que rien ne peut valoir contre la volonté du peuple et que celle-ci a été signifiée par les élections présidentielle et législatives. Argument apparemment si puissant que les leaders de l'opposition ne croient devoir se rac­crocher qu'au renversement de la majorité dans sept ans. Comme si la « radicalisation » de la politique socialiste, déjà fortement amorcée, laissait aucun espoir de changement à quelque date que ce soit ! Déjà nous sommes prévenus que l'alternance n'a plus de sens. Les moyens conjugués de la force et de la démagogie rendront vain, ici comme sur la moitié de la planète, le recours aux élections. Reste l'*événement,* c'est-à-dire non plus l'opposition des hom­mes mais la résistance des faits. La ruine de l'économie est au bout de l'aventure politique. C'est une évidence. Mais ce qui n'est pas évident, c'est ce qui sortira de la ruine. Car il faut compter de longs mois pour que la dégradation économique s'avère irréversible. Pendant ce temps les instruments de la radicalisation auront été mis en place et l'éclatement probable de la majorité ne ferait que renforcer la détermination du clan des durs au service du président de la République, -- immuable en sa résolution de mener à son terme la réalisation du programme socialiste. L'avenir étant imprévisible et le pire jamais sûr, on peut y accrocher un lumignon d'espoir. Mais, comme les électeurs de droite, les électeurs de gauche, s'ils sont conservateurs, risquent fort, dans toutes les hypothèses, de ne plus avoir grand chose à conserver. Louis Salleron. 16:259 ### Droite et gauche aux États-Unis par Thomas Molnar #### III. -- Les limites du facteur culturel On s'interrogera encore longtemps sur le sens de l'élection de Ronald Reagan. Cette question vise sur­tout, dans les milieux intellec­tuels, la signification culturelle de cette présidence : aux yeux de l'intelligentsia occidentale, la culture américaine est repré­sentée par le parti démocrate et ses associés progressistes, tandis que le parti républicain serait le porte-parole des hommes d'affaires et des compagnies multinationales. Dans cet­te optique, la victoire de M. Reagan traduirait, sur le plan intellectuel, le retour en force de l'obscurantisme. Après la période Kennedy-Carter, qui correspondrait à la cour des Médicis dans la Florence re­naissante, on entrerait actuelle­ment dans une ère glaciale, sorte de combinaison entre At­tila et Gengis Khân. 17:259 Cette optique est fausse bien entendu. Rien ne rapprochait les années 60 et 70 d'une quel­conque Renaissance, et les 80 ne s'annoncent pas non plus sous les couleurs de la barbarie. La question se pose alors si la victoire aux urnes de Ronald Reagan et, ne l'oublions point, d'une majorité du Congrès, ma­jorité républicaine pour la pre­mière fois depuis des décennies, avait été préparée de longue main par un renouveau intel­lectuel de la droite, ou bien plus simplement, par le mécon­tentement de la population face aux difficultés économi­ques, et à la perte de prestige du pays. Une réponse complète à cette question devrait tenir compte de plusieurs facteurs, économi­ques et culturels. Analysons ici celui qui ferait de Reagan, ancien acteur, une espèce de sym­bole de la renaissance conser­vatrice. Disons tout de suite que Ronald Reagan, tout comme Kennedy, n'est le centre d'au­cune floraison artistique, cultu­relle ou académique. L'un et l'autre sont les produits de la politique, laquelle exclut aux États-Unis toute considération culturelle. Les gens qui suivent Reagan n'attendent de sa part que des résultats aussi prosaï­ques qu'une diminution des im­pôts, une économie mieux gé­rée, la dé-bureaucratisation du gouvernement et, en dernier res­sort, le rehaussement du « pres­tige » et du « pouvoir » amé­ricains face à la puissance so­viétique. Reagan n'est pas le produit direct d'une nouvelle attitude envers la « culture », bien qu'à un certain degré son installation à la Maison Blanche soit due au long effort des intellectuels de droite pour compenser leur faiblesse numérique vis-à-vis de l'intelligentsia progressiste. Celle qui occupe le « pouvoir cul­turel » depuis un demi-siècle aux États-Unis, avec des consé­quences désastreuses sur les produits de la culture, le ni­veau des études dans les écoles et universités, et la moralité pu­blique. L'influence intellectuelle de la droite s'est préparée dans et par des *organisations :* revues, fondations culturelles, universi­tés libres, réseaux d'érudits s'a­dressant aux jeunes étudiants à l'occasion des « séminaires ». En marge de ces associations, mais assurant la liaison entre elles, on trouve les innombra­bles groupes d'hommes d'affaires dont la fonction est dou­ble : assurer, en partie du moins, le financement des re­vues, des fondations, et servir de public aux réunions et sé­minaires. L'homme d'affaires joue en Amérique le rôle du moine au Moyen-Age : il est par­tout, il organise, on pourrait dire aussi qu'il « bénit » tout ce qu'il touche, et sert de ga­rant devant le Dieu-Capital. La conséquence de cet état de choses est que quasiment la moitié de l'activité intellectuelle et culturelle de la droite se trou­ve consacrée aux choses *écono­miques.* A qui objecterait qu'économie et culture ne sont pas de même substance, l'Améri­cain répond que le pragmatis­me exige leur association. Et précisément, la mentalité puritaine aidant, l'économique ou­vre des voies d'accès vers la culture, ou du moins certains de ses domaines scientifiques, politiques et religieux. Hélas, point vers l'art, les belles-lettres, la musique, la mythologie. 18:259 L'effort culturel de la droite n'aurait pu servir de base, mê­me modeste, à un changement d'orientation en hauts-lieux sans une dégradation incroyable de la culture de gauche, passée presque entièrement sous la hou­lette des représentants de la « contre-culture ». Celle-ci a tel­lement dévasté le paysage cul­turel américain depuis 1970, qu'une partie non négligeable du public instruit s'est portée sur les publications de la droite où elle trouve la stabilité, la décence, la clarté du verbe et les valeurs de la civilisation. Une conséquence immédiate de ce glissement du public vers la droite a été le mouvement pa­rallèle des écrivains et des in­tellectuels du « centre » hési­tant : la victoire de Reagan a enfin décidé ces esprits à porter leur marchandise aux revues et réunions de droite. Opportunis­me ? Sans doute : mais aussi sentiment qu'il n'y a pas d'al­ternative, car la gauche cultu­relle est en train de se suicider, elle sombre dans la pornogra­phie ou le radicalisme écervelé. Au bout d'une trentaine d'an­nées d'existence, la droite cul­tivée gagne son pari et obtient le fruit d'un effort ininterrom­pu. Des revues comme *National Review, Modern Age, Intercollegiate Review* se retrouvent dans la ligne de mire des média ; leur succès se confirme par l'apparition de magazines nouveaux qui comptent, préci­sément, sur le public déjà ac­quis des publications plus anciennes : *Chronicles of Culture* se spécialise dans la critique lit­téraire et artistique, s'attaquant aux produits de la « culture progressiste » ; *Continuity,* qui vient d'être fondé, est l'organe des jeunes historiens cherchant à sauver leur discipline d'une trop grande politisation ; l'*He­ritage Foundation,* « lobby » plutôt qu'organe culturel, publie des centaines de livres et bro­chures, fruit d'une légion de chercheurs et d'associés, qui proposent des alternatives à la politique et à l'économie démo­crates. Milton Friedman a pris la place de John Galbraith com­me économiste le plus presti­gieux ; ce qui dénote un chan­gement d'orientation qui va au-delà du domaine économique. Mais il manque à la cul­ture de droite américaine toute une gamme d'activités. Un nom­bre considérable de « jeunes Turcs », autour de Reagan, et de sénateurs élus avec lui, pos­sèdent des connaissances poli­tico-économiques estimables. La plupart d'entre eux avaient au­paravant travaillé dans une or­ganisation de droite en tant que rédacteur, professeur, secrétaire de fondation privée ou agent de liaison entre les groupes uni­versitaires. C'est dire que le nouveau Washington abrite une couche nouvelle de serviteurs de l'État aux convictions soli­dement conservatrices. Cepen­dant, aucun de ces personnages influents, aucun des milliers d'astres qui se situent dans leur sillage n'est connu pour sa par­ticipation dans cette *autre cul­ture* qui va de la musique au roman. 19:259 Depuis les trente et quelques années que je fréquen­te intimement les milieux con­servateurs américains, et leurs moyens d'expression culturelle, je n'ai pas trouvé un romancier, un compositeur, un directeur de théâtre, un peintre, voire un historien d'art parmi eux. Telles sont les limites cultu­relles de la droite américaine, et l'énorme lacune que « l'ère Reagan » ne pourra combler. Comme le remarque un jeune professeur suédois transplanté en Amérique, entre Dieu et Cé­sar, les droits d'Apollon sont négligés. Les bénéfices de l'époque Reagan sont cependant assurés à la catégorie de ceux que l'on appelle les « néo-conserva­teurs ». Parmi les conservateurs américains il y avait, dès le dé­but, les « traditionalistes » de tendance plus philosophique, plus européenne aussi, et les fi­dèles de l'économie de marché : l'école dite « autrichienne » et ses disciples américains. Ce sont ces deux branches qui ont jeté ensemble les bases du con­servatisme aux États-Unis, ce­lui qui faisait voter pour Gold­water en 1964, à l'époque « hé­roïque » de la quasi-clandesti­nité intellectuelle. La période chaotique qui va de Nixon à Carter vit naître le néo-conser­vatisme, sorte d'équivalent amé­ricain de la technocratie. Le mouvement qui fournit à pré­sent le gros de l'entourage in­tellectuel de Reagan est com­posé d'hommes d'âge moyen, anciens socialistes convertis au capitalisme (Daniel Bell, Irving Kristol, etc.), et de « jeunes loups », économistes ou socio­logues, partisans à part entière du capitalisme, de l'État mini­mal, le tout couronné par la thèse que Dieu favorise l'indi­vidualisme entreprenant, donc la libre entreprise. Ces intellec­tuels en vue s'appellent Georges Gilder, qui a ré-écrit Adam Smith, Robert Nozick, Michael Novak, etc. Ce sont des technocrates à l'américaine qui forment la nou­velle vague la plus riche en as­sociations, personnes et idées. La priorité accordée à la réfor­me économique est leur œuvre, tandis que les anciens conser­vateurs (Kirk, Burnham, etc.) se voient « fossilisés ». Dans ce pays, seuls la nouveauté et le succès comptent ; intellectuel­lement, le reaganisme équivaut au nouvel économisme. Pour traduire ces développe­ments en langage accessible aux Européens, il est indispen­sable de cerner la place des intellectuels et de la culture en général par rapport au pouvoir politique américain. Aucun homme d'État américain, sauf peut-être Abraham Lincoln, ne perpétue son nom à la façon d'un de Gaulle, d'un Cavour, d'un Bismarck ou d'un Ade­nauer. Aucun intellectuel ne peut aspirer en politique à un rôle de premier plan. Enfin, au­cun président ici n'aura marqué de son empreinte la culture d'une époque. Ainsi, à stricte­ment parler, il n'y a point de reaganisme culturel. Il y a des professeurs, des économistes, des publicistes, et quelques polito­logues, qui ont contribué à for­muler une alternance au pro­gressisme dégénéré. 20:259 Cet état de choses présente certains avantages, le plus im­portant étant celui qui isole le gouvernement des hommes des sphères toujours agitées de la vie intellectuelle et culturelle. Par contre, les idées ne pénè­trent pas aisément dans les of­ficines où se prépare la politi­que, à quelque niveau que ce soit. Aussi les intellectuels se disent-ils que leurs ouvrages sont autant d'actes gratuits, po­litiquement parlant ; la diffé­rence avec l'Europe est qu'en Amérique, les intellectuels ac­ceptent cet état de fait. En Amérique, malgré le chaos et la confusion, les sphères d'activité restent isolées les unes des autres, chacun s'activant dans la sienne. L'élection de Ronald Reagan correspond au mécontentement -- classique -- d'une majorité de la population, elle n'est ni la cause ni la consé­quence d'un changement appréciable des idées. Les Européens auraient tort d'imaginer l'Amérique selon leur propre modèle de société. L'Amérique change peu, et de toute manière elle revient tou­jours à l'état précédemment et spectaculairement abandonné. Les intellectuels qui ont contri­bué au changement actuel en formulant les principes philoso­phiques de mécontentement sont les premiers à ne pas revendi­quer la victoire de leurs idées. Le pluralisme des options est bien enraciné dans l'esprit amé­ricain. Le prix à payer : une médiocrité culturelle certaine. Son bénéfice : la stabilité. Per­sonne n'a trouvé de meilleure expression à cet état de choses que Tocqueville, lorsqu'il écri­vait : *monotonie tumultueuse.* Thomas Molnar. 21:259 ### La victoire de Jules Ferry par François Brigneau Dernier chapitre, dernière conclu­sion du livre de François Brigneau : *Jules l'imposteur* (voir ITINÉRAIRES depuis le numéro 251 de mars 1981). L'ouvrage a paru aux ÉDITIONS DU PRÉSENT, B.P. 64, 81102 Castres. J'AI compris assez tôt qu'il y avait deux hommes dans mon père. Ou, pour mieux dire, qu'il était la juxtaposition de deux hommes : un Breton traditionnel et d'héritage, un internatio­naliste libertaire fabriqué à l'École Normale d'instituteurs. La manière dont il faisait son métier révélait cette dualité. En théorie il se déclarait partisan des pédagogies modernes, actives comme on disait, de l'épanouissement du gamin par le modelage, l'impri­merie à l'école, l'enseignement sans contrainte ni devoir. Sur les estrades il défendait Freinet et ses méthodes, un instituteur com­muniste niçois qui faisait scandale tant parce qu'il apprenait la révolution à ses élèves que par la façon révolutionnaire dont il l'enseignait. 22:259 En classe, mon père était un instituteur des plus classiques. Il ne tolérait le chahut qu'une demi-journée l'an, la veille des grandes vacances. Il exigeait d'abord le silence, l'obéis­sance et l'application sans lesquels on ne peut rien faire de sérieux. Heureusement qu'il n'a pas connu l'époque où les petits génies étudient aux chants mêlés des transistors. A la cloche, ses élèves s'alignaient sur deux files, devant la porte. Plus un geste. Plus un mot. Au signal, ils entraient en ôtant leur béret sous l'œil sévère du maître, immobile, dont ils redoutaient plus encore les moqueries que les coups de règle. Tous les élèves portaient le sarrau, ce « cache-misère » qui faisait les pauvres moins pauvres et les riches moins riches. La classe commençait par l'inspection des mains et des cahiers. Elle ne se terminait pas à la cloche, mais sur l'ordre du maître. Souvent il retenait les moins doués. « Les lambins », comme il disait. Tous les soirs il y avait des devoirs à faire et des leçons à apprendre, chez soi. Il obtint des résultats remarquables, que vantent encore ses anciens élèves : -- « Avec ton, père on était sûr d'avoir son certif'. » A la maison le retour du certificat d'études était le jour le plus gai de l'année. Je revois mon père, sous son panama, le visage allumé par le succès et quel­ques apéritifs. Ma mère qui guettait à la fenêtre lui criait : -- Combien ? -- Quatorze sur seize ! Il riait. C'était sa grande vanité. Il disait : -- Je ne gagne jamais à la loterie mais je gagne au certificat d'études. Et aux militants socialistes ou syndicalistes qui l'interrogeaient : -- Faites bien votre métier, faites très bien votre métier, vous serez moins vulnérables. Dans les années qui précédèrent sa retraite il déplorait de ne plus trouver aux jeunes instituteurs la même conscience que na­guère. L'absentéisme et le manque de ponctualité le navraient. La chute avait été soudaine. -- Moi, j'allais faire ma classe avec un phlegmon à la gorge et 39 degrés de fièvre. 23:259 Soixante-huit lui fit horreur. Ce qui révélait encore son conflit secret, les contradictions qui le déchiraient. Et son aveuglement (volontaire ?) car ces barbus, ces chevelus sonores qui le mettaient en fureur, n'étaient-ils pas les produits de l'école émancipée, les enfants de Jean-Jacques et de la Veuve, les bons sauvages, sans Dieu ni maîtres, sans patrie, sans famille, zélateurs de la prise-au-tas et de la paresse considérée comme un des Beaux-Arts ? Ces idées imbéciles qui emplissaient l'air n'étaient-elles pas celles de la franc-maçonnerie, mère de l'école laïque ? Si. Sans aucun doute. Ce n'est pas moi qui le dis, mais M. Roger Leray, grand-maître du Grand Orient de France : « *En 1968, la rue, le monde politique, ont tenu un langage qui paraissait être celui des maçons,* déclare-t-il au *Monde. Si la maçonnerie devait être rattachée à une racine politique, ce serait celle des libertaires. *» ([^2]) Mon père ne s'en apercevait pas. Ou s'il s'en apercevait il refusait de l'admettre. Si différent qu'il fût de l'homme qu'on avait voulu qu'il soit et qu'il avait cru, peut-être même voulu être, il avait été un instrument dans l'orchestre du Grand Complot. Déraciné à et par l'École Normale, arraché à la tradition et d'abord à la tradition catholique, coulé dans le moule laïque, mon père comme des milliers d'autres instituteurs aussi honnêtes, dévoués, droits et généreux et purs que lui, avaient mis au service des idées de désordre inculquées par les maîtres occultes de l'École Normale les remarquables techniques de l'ordre enseignant enseignées par les maîtres connus de l'École Normale. Ces techniques ont fait illusion pendant une cinquantaine d'an­nées. Le temps que l'enseignement qu'elles dispensaient au second degré eût fait « table rase » du passé, comme chante « l'Interna­tionale », le chant qui termine les congrès d'instituteurs où, si loin que je me souvienne, j'ai toujours entendu moins parler de péda­gogie que des moyens d'abattre l'État que l'on avait choisi de servir. Dès que furent détruits les vertus, les us, les coutumes, les réflexes conditionnés de l'ancienne France, l'esprit libertaire, qui est l'esprit de L'école laïque gagna ses méthodes. Dans les décombres de ce qui fut une école, serrés entre les Fédérations de parents politisés, le Syndicat socialo-communiste, et des meutes d'enfants de plus en plus sauvages où l'immigration assombrit le teint des petits gaulois, les derniers instituteurs et ins­titutrices classiques, le cœur chaviré de chagrin, plient sous les coups conjugués du ministre, des bureaux, des inspecteurs d'Aca­démie, des directeurs et directrices soucieux d'avancement, des jeunes collègues dont les idées sont au pouvoir, tous francs-maçons ou marionnettes maçonniques quand ils n'ont pas été initiés. Les vieux maîtres, abasourdis, ne reconnaissent plus leur école, l'école laïque dont ils étaient si fiers. C'est aujourd'hui pourtant qu'elle ressemble à sa pensée et au monde qu'elle prétend bâtir, le monde de la tyrannie libertaire. 24:259 Au chevet de mon père je m'étais promis d'écrire ces pages. J'ai essayé de le faire le plus simplement possible. J'ai essayé aussi de ne jamais oublier la tendresse, l'affection, le respect que j'eus pour mes parents et tout ce que je leur dois. Maintenant que ma mère s'en est allée, elle aussi sans prêtre dans une tombe sans croix, je voudrais ajouter que ce qui m'obsède, c'est moins l'échec de l'école que la cassure provoquée par le laïcisme dans une famille française. Je n'ai pas été baptisé et ne le suis pas. Je me suis marié civilement. Deux de mes enfants sur quatre ne sont pas baptisés. Même si, un jour, conduit par la réflexion de Charles Maurras et la foi de mes amis je retrouve l'Église tradi­tionnelle de ma patrie et de mes ancêtres, jamais je ne ressentirai cette émotion, cette ferveur que donne seule l'enfance catholique. Jamais je ne serai le catholique que j'aurais aimé être, de nature et de sentiment, sans grands tourments d'esprit, dans la banalité des certitudes. C'est la grande victoire de Jules Ferry, l'imposteur. François Brigneau. 25:259 ### Minutes sportives par François Sentein *Les débats récents -- à la télévision, dans la presse et dans l'enseignement -- sur le sport et la violence me paraissent rendre actualité à ces notes anciennes mais inédites.* *F.S.* LA REVUE MENSUELLE rédi­gée par les prisonniers de la centrale de XXX rend compte, dans une chroni­que importante, des activités sportives de la maison. On ne saurait trop l'approuver. Que la cage dans laquelle, un jour, le délinquant s'est trouvé pris, que cette boîte grillagée où le bouclent encore certains com­missariats de police, soit, dans la cour de la prison, coupée en deux pour faire, aux deux bouts d'un terrain, des buts de foot ou de hand-ball, que le panier à salade aboutisse à la balle au panier et que le filet dont les mailles l'enserrent apparaisse au voleur pendant quelques mi­nutes sous forme de filet de volley-ball, c'est utiliser les en­gins de la captivité en instru­ments d'une libération profon­de. 26:259 Le sport cultivera dans la souplesse l'alerte incessante d'un esprit et d'un corps à l'af­fût de toute chance d'évasion et qui saura voir le trou d'une seconde dans la défense adver­se. Admirons la « centrale » où une énergie rongeuse est trans­formée en chaleur musculaire, les travaux forcés y devenant une conduite forcée par laquelle la volonté obstinée qui permet de tresser des échelles de soie ou des cordes de draps, de scier des barreaux, est amenée jus­qu'au stade où elle devient la force motrice du coureur qui évite d'être « enfermé », du basketteur qui perce un mur de bras, du rugbyman qui déborde ses poursuivants, voire du lut­teur qui saisit à la volée le dé­faut de la garde adverse. Féli-citons le directeur de la cen­trale de XXX de rappeler ainsi à ses pensionnaires que dans la vie des hommes « les gendar­mes et les voleurs » c'est d'a­bord un jeu et que ce jeu est celui qui peut à la longue faire céder le plus sûrement les ser­rures qui les emprisonnent. Félicitons-le vite, sans lui laisser le temps de s'expliquer, parce que sa réflexion ne vaut pas son instinct... Interrogé par deux collaborateurs de la revue sur la valeur du sport d'équipe comparé au sport individuel, le directeur de la prison a répon­du : « *Le sport d'équipe est pré­férable au sport individuel, car il développe le caractère et donne l'habitude de se compor­ter en société et de respecter une certaine discipline.* *Je ne condamne pas le sport individuel, mais lorsque le dé­tenu sortira, il ne pratiquera pas de sport individuel, mais il lui faudra, de toute manière, pratiquer ce sport d'équipe qu'est la vie. *» Le directeur de cette centrale parle comme un livre de mo­rale ou comme un prospectus de l'institut Pellman, mais sa réponse fait douter qu'il ait ja­mais tenté de lire dans l'âme de ses prisonniers ou pénétré dans le corps, l'être, le bien-être d'un athlète. Ce qu'il trouverait au cœur du premier, c'est une mésen­tente radicale du bonhomme avec sa nature profonde. Cela est devenu aujourd'hui un lieu commun. Notre directeur suit la forma­tion du second sur le terrain des jeux d'équipe, où il nous dit avoir joué au temps de ses études. Pourquoi alors et pas après ? -- Parce que tout corps d'adolescent y joue alors volon­tiers ; parce que la société de son âge l'y invite ; parce que ce terrain lui est proposé par ses maîtres eux-mêmes, qui, pour peu qu'ils soient pédagogues, y trouvent l'image d'une société bien réglée. Tout y paraît très social. Tout s'y prête au raison­nement par analogie et à l'imi­tation, propres au primitif. Les ébats de l'enfant, le raisonne­ment du pédagogue y sont éga­lement faciles. Ceux-là n'exigent pas plus un cœur d'athlète que celui-ci un souffle bien second. Mais que fera l'un quand son corps ne sera plus si vif, **ni** ses jambes si souples ? L'autre, quand il cherchera la racine des pulsions « antisociales » ? 27:259 Il est à craindre que le sen­timent -- que ces jeux sponta­nés lui auront donné -- de sa­voir ce que c'est que le sport lui permettra de quitter les ter­rains de sports-co(llectifs) en traversant la piste qui les en­toure sans même un regard pour cette cendrée qui est le chemin profond du stade. Là on ne peut courir sans vouloir sa cour­se, ni sans souffrir sa volonté dans une souffrance nouvelle, essentiellement différente et mê­me opposée à la douleur phy­sique, mais qu'aucun psycholo­gue n'a jamais essayé d'analy­ser (peut-être parce que, pour se pencher sur ce problème, il faudrait s'être d'abord penché sur sa propre course, et que ça fait mal). Au bout de cette souf­france, l'athlète accepte d'au­tant mieux ses limites qu'il les sent bien à lui. Mais que d'ex­cuses pourra encore se trouver l'équipier ! Et l'équipe elle-mê­me, eût-il consenti à n'être qu'un membre de ce corps ! La petite société reproduit alors tous les défauts de l'individu. C'est en cela qu'elle les com­munique à la foule des specta­teurs. Dans le public des gra­dins, qui agite des drapeaux, souffle dans des trompettes, sif­fle l'arbitre, lance des bouteilles sur le terrain et brise les sièges, explose une énergie sauvage ra­dicalement contraire à la force athlétique et que le jeu d'équi­pe avait seulement amusée, sans l'abolir dans la paix du sport. Les supporters du foot ramènent au stade la plèbe des jeux du cirque, tandis que les fidèles de l'athlétisme suivent une course comme une proces­sion. Le cloître comprend l'agora, non l'agora le cloître. C'est pourquoi l'ovale sur lequel la petite planète humaine abonde dans sa course enferme les pe­louses du foot et du rugby, du hand-ball, du basket et du vol­ley. L'effort du coureur y est action de grâce et la sueur qu'il va sentir dès qu'il s'arrêtera définit son corps comme une bénédiction, une jubilation de n'être pas autre que ce qu'il est. Le cloître de cendre offre aux mortels un enclos où chacun réintègre son corps dans cha­cune de ses cellules, se rappe­lant le temps où il cherchait à s'en évader comme celui de sa géhenne. Cette piste du sport individuel par excellence, voilà pour une centrale le chemin de ronde idéal. Au moins faut-il, pour la voir ainsi, sentir que le corps du délit a d'abord été l'âme du dé­linquant et qu'elle se trouve d'autant plus mal à son aise dans la société qu'elle se trouve à la torture dans sa propre peau. Le comportement social dépend moins des rapports de soi avec les autres, que de soi avec soi. Sur la piste, dans cet acte de fuite que la course re­présente d'abord, ce sont les re­trouvailles avec soi-même qui se célèbrent secrètement. Sur le fil on se met soi-même la main au collet ; on se rattrape ; on y décline enfin cette « identi­té » après laquelle il est en­tendu aujourd'hui que l'on doit courir. 28:259 Elle porte le seul signa­lement qui, d'être pour beau­coup notre œuvre, établi avec nos records et notre accord in­time, ne nous fasse jamais mau­gréer ; le seul où nous soyons définis par nos possibilités ex­trêmes, chiffrées dans l'espace et le temps, de cent mètres à cent kilomètres : anthropomé­trie de la paix intérieure. Nulle part on n'éprouve aussi forte­ment que première charité com­mence par soi-même. François Sentein. 29:259 ### Les finances de la Révolution par André Guès #### IV. -- Qu'ont-ils fait de l'argent ? POUR MESURER approximati­vement le volume de la gabegie colossale des fi­nances sous la Révolution, il faudrait une nuée de chercheurs jusqu'aux archives des plus in­fimes communes et une batte­rie d'ordinateurs. Mais on en a des notions massives. En dé­cembre 94, le Comité des fi­nances de la Convention annon­ce qu'il n'a pas eu connaissance que l'État ait reçu un denier des taxes patriotiques, révolution­naires et autres levées en pro­vince, ni l'administration des Finances aucune justification de leur emploi sur place. Dix jours plus tard, Cambon répète que le ministre n'a reçu ni un sou, ni une pièce de dépense. Il donne quelques exemples de la manière dont les choses se sont passées. A Beaugency, le dis­trict ne justifie l'entrée dans ses caisses que de 50.000 livres de taxes alors qu'on sait qu'il en a levé pour 500.000. 30:259 Celui de Villefranche d'Aveyron dit avoir reçu 138.000 livres. 41.919 ont été remises au rece­veur. Celui de La Réole a pas­sé en écritures 21.000 livres de dépenses pour un demi-million de recettes. A Bourges, sur 1.400.000 livres, 1.200.000 ont été dépensées par des intermé­diaires non-qualifiés qui n'ont tenu aucun compte d'emploi. Le district de Montbrison n'a tenu aucune comptabilité de ses recettes. Dans le Loiret où la pratique des taxes révolution­naires a commencé avec Laplan­che en septembre 93, ce n'est que le 20 janvier 94 que Lefiot a fait verser leur produit au Trésor : jusqu'alors les adminis­trations en avaient disposé. Cambon dit à la Convention que son Comité des finances ne peut obtenir non pas le ver­sement aux caisses de l'État des sommes perçues, mais leur sim­ple relevé : les agents natio­naux, représentant l'État auprès des administrations locales, se défilent, ne répondent pas, ou assurent que dans leur circons­cription il n'a été perçu aucune taxe d'aucune sorte. C'est le cas à Marseille où l'on sait qu'il a été fait, entre autres, une perception de 4 millions. Tout a été dévoré par les représen­tants en mission, les adminis­trations départementales, de district et communales, les com­missaires de l'Exécutif, les co­mités, les clubs et les personnes privées. Quatre ans plus tard, dans son rapport du 31 janvier 97, Parisot révèle que, sur quaran­te milliards de pièces de dépen­ses reçues par la Trésorerie, 20 milliards sont régulières, admi­nistrativement parlant, ce qui ne signifie pas que la dépense pas­sée en écritures soit honnête et justifiée. Vingt milliards de dé­penses, 37 fois un budget de l'ancien régime, ont couvert des opérations qui sont injustifiées au regard de la procédure fi­nancière parce qu'elles sont pro­bablement injustifiables au re­gard de l'honnêteté. Mais 40 milliards sont loin d'être tout ce que l'État a dépensé. Au moment où Parisot parle, il y a un an que l'émission des assi­gnats a cessé, dont il a été mis en circulation 45.578 millions ou 48.300 suivant Gomel, spécialiste, et Lavisse, généraliste. On est à la veille de la démo­nétisation, le 14 février, des 2.400 millions de mandats ter­ritoriaux, qui n'en valent plus que 24. Soit une émission de papier-monnaie s'élevant en gros entre 48 et 50 milliards. Aux dépenses faites en papier directement sorti des caisses, il faut ajouter celles faites avec le produit des impôts, 2 mil­liards approximativement pour la période considérée. Pour ajouter les dépenses faites en numéraire sur le produit des ressources en métal, il faut en convertir la valeur-or en valeur papier afin de n'additionner que des grandeurs de même nature. J'ai évalué ces prélèvements à 1.200 millions en or. Pendant la période considérée, la valeur moyenne de l'assignat a été de 30 % du pair, celle du mandat de 10 %, la première étendue sur 4 ans, l'autre sur un an ; 31:259 la valeur moyenne du papier a été de 26 % du pair et la dépense de 1.200 millions-or représente donc 4,6 milliards en papier. Au total donc jusqu'au début de 1797 l'État a dépensé 54 milliards sur lesquels il manque 16 milliards de pièces de dé­penses et l'administration cen­trale n'en a que 20 milliards qui soient acceptables, un peu plus du tiers. On voit que je n'exagère pas en parlant de ga­begie colossale et de pillage gi­gantesque. D'autant que j'ai sous-estimé la quantité d'assi­gnats émis ; que, faute d'avoir pu les estimer, je n'ai pas fait entrer en compte les prises sur l'étranger en matières et en de­niers, prises de guerre et pro­duit des armistices et traités de paix, qui furent considérables ; que mon raisonnement suppose implicitement que 50 milliards d'assignats n'ont été dépensés qu'une seule fois, au sortir des presses, et que pas un assignat n'est rentré dans les caisses de l'État pour en ressortir à une autre fin que l'incinération, ce qui n'est pas prouvé, voire est improbable. Certains faits administratifs font voir noir sur blanc le vol et la gabegie. Le 11 avril 93, la Convention a décrété le cours forcé de l'assignat. Dès lors, le Trésor peut réserver ses ressour­ces métalliques aux achats à l'étranger. Si, comme l'ont écrit les hagiographes de la Révolu­tion, les Jacobins ont tout sacri­fié à la défense nationale, si toutes les ressources lui ont été dévouées, ces bonnes disposi­tions doivent se mesurer aux acquisitions à l'extérieur, payées en or, de matériels militaires et de matières qu'on dirait au­jourd'hui stratégiques. Il n'en est rien. Nous voici en février 94, époque où le Tré­sor ne doit pas manquer de mé­tal : les prélèvements en mon­naie d'or et d'argent -- premiè­re occupation, perquisitions, « trésors cachés », échanges d'assignats, taxes révolutionnai­res, pillage des églises, toutes activités qui durent depuis plu­sieurs mois -- ont eu largement leurs effets. Eh ! bien, le 16 février, la République est obli­gée d'emprunter 50 millions en or à un syndicat de banquiers constitué *ad hoc.* Davantage, le 23, la *Commission nationale des subsistances* envoie au Comité un rapport pour lui demander le numéraire nécessaire à solder des commandes à l'étranger, ur­gentes, dont le tableau est don­né en annexe, poste par poste et marché par marché. Le mon­tant des engagements de dé­penses en cours d'exécution est de 182.582.675 livres, dont 7.505.500 seulement ont pu être liquidées. Où donc est passée la monnaie d'or et d'argent ? Ce qui est aussi intéressant à noter c'est que, sur ces en­gagements à l'étranger, 15 seulement sont des achats soit de matériel militaire -- fusils pour 600.000 livres, pas même 1 % --, soit de matières et d'objets à usage militaire ou in­dustriel -- poudres et salpêtres, 3 %, métaux, outils, souliers, chevaux, etc. Le reste, soit 85 %, était fait de blé, semen­ces et viandes sur pied. Là en­core, on mesure comment la jacobinière a tout sacrifié à la défense nationale. 32:259 Des nombres permettent de mesurer comment, contraire­ment aux hagiographes, le « pa­triotisme » a traité les armées. La correspondance officielle des représentants en mission publiée par Aulard contient 400 lettres où ils signalent de graves ca­rences dans la logistique mili­taire, dans toutes les armées, sauf les armées révolutionnai­res de l'intérieur qui ne se bat­taient pas, et en tous genres de ravitaillement. On peut objec­ter qu'il y a dans ce domaine des problèmes de matières pre­mières, d'organisation indus­trielle et d'équipement, de coor­dination, de transport et autres où l'échec, vu leur ampleur, ne saurait être preuve de mauvai­se volonté envers les armées. Mais pas plus que de matières et de matériel, les armées ne reçoivent de monnaie-papier pour s'approvisionner sur place en payant achats, services et réquisitions, ni de numéraire pour obtenir des concours qui réclament certains moyens de persuasion. Les plaintes font comprendre le mécanisme de certaines opérations : les tri­buts en numéraire levés par les troupes en pays ennemi, déjà diminués par le pillage et la concussion, sont versés par les trésoriers militaires aux caisses des Finances, après quoi les ar­mées, qui les ont obtenus de leurs fatigues et de leur sang, n'en voient plus la couleur, ni même la contrepartie en pa­piers, et croupissent dans leur misère. « *La guerre doit nour­rir la guerre *»*,* dit le principe jacobin. En fait, la guerre a surtout nourri les jacobinières et les jacobins. Prieur (de la Côte-d'or), rap­porteur de la commission par­lementaire qui vient de visiter les armées de Verdun à Stras­bourg et à Dole, dit à la Légis­lative le 3 septembre 92 : « *Un autre objet qui exige toute l'at­tention de l'Assemblée, c'est l'embarras et la pénurie qui existe* (sic) *dans les services des vivres et des équipages de l'ar­mée *» faute d'argent. Il paraît que la Législative expirante n'y fixe pas son attention, non plus que la Convention bien que les trois commissaires y soient élus. Jusqu'à Thermidor, les plain­tes sont fréquentes sur le man­que d'argent aux armées, et les plus nombreuses portent sur les fournisseurs, les entrepreneurs de charrois ou de fortifications et les réquisitions impayés. La maison Suchet, de Lyon, a li­vré le 14 juillet 93 pour 607.687 livres de cuivre à canons, elles lui sont encore dues au début de 95. Un premier marché de 273.885 livres exécuté pendant le deuxième semestre de 92 ne lui sera payé que le 3 juin 95. Ce mois-là, le Comité constate que l'État doit encore 1.651.897 livres, 10 sous, 6 deniers *en nu­méraire* aux fournisseurs de viande pour l'année 93. Le 24 juillet 95 est soldé un marché de chevaux qui date du minis­tère de Pache, pendant l'hiver 92-93. En octobre, un fournis­seur est encore impayé de 86.485 tonnes de fer en barres dont la livraison a commencé en novembre 93. En janvier 93, Lacuée, commissaire de l'Exé­cutif, sollicite les Cabarrus père et fils pour une fourniture de cuivre à canons, « *bien que le retard que vous avez éprouvé pour le paiement* (du marché précédent) *ait dû vous dégoûter de traiter avec la République *»*.* 33:259 Les représentants à Stras­bourg écrivent le 11 mars 93 « *Vous recevez de toutes parts des plaintes contre les fournis­seurs, et elles sont trop souvent fondées ; mais on ne vous dit pas que beaucoup de fournis­seurs et d'entrepreneurs se plai­gnent aussi, et qu'ils ont rai­son *» : ils ne sont pas payés. Une semaine plus tard, ceux de l'armée du Nord signalent de Saint-Omer que les ouvriers d'armement et les réquisition­naires des charrois sont dans ce cas. Un mois plus tard, à Strasbourg encore, les fourni­tures à l'armée et les travaux de fortification sont arrêtés fau­te d'argent. A la même époque, il se trouve à Lille des réquisi­tions impayées depuis le début de la guerre, il y a un an. De Dunkerque le 30 avril, Carnot et Duquesnoy écrivent dans un long rapport que les entrepre­neurs de fortifications ne tou­chent rien, bien qu'il y ait un crédit de 20 millions pour cet objet. Personne ne fait plus con­fiance au crédit de la Républi­que, nul ne veut travailler ou soumissionner s'il n'est payé d'avance. « *Les fonds man­quent toujours, nous avons beau demander, crier, on ne nous ré­pond pas... Nous demandons de l'argent pour faire nous-mêmes ce qui manque, et on ne nous écoute pas ; nous deman­dons des fonds pour les entrepreneurs des fortifications, et on ne nous écoute pas ; nous de­mandons des fonds pour les vi­vres et les approvisionnements, et on ne nous écoute pas. Si l'on ne veut pas nous écouter davantage, il faut abandonner la défense du pays. *» L'armée du Nord a chiffré ses besoins à 30 millions de livres et en a reçu 300.000 en réponse. Les représentants arrivés à Cham­béry en mai ordonnent de ver­ser une provision aux fournis­seurs des subsistances de l'Ar­mée des Alpes sur le point de cesser leur service. Le 23 à Strasbourg, ce sont les charrois qui vont s'arrêter. A la lettre du 30 avril de Carnot et Duquesnoy, le Comi­té répond le 28 mai en leur donnant par écrit toute satisfac­tion : « *Vous avez éprouvé des difficultés pour les paiements, vous n'en éprouverez certaine­ment plus. Nous avons pourvu à tout, nous avons assuré tous, les payements et tous les genres de services. *» Vantardise pure le 12 juin, la garnison de Mau­beuge, qui vit à crédit, doit plus de 300.000 livres à ses fournisseurs, et le 24 les repré­sentants à l'armée du Nord écrivent d'Arras au ministre de la Guerre : « *Il est plus qu'é­tonnant de voir la négligence inouïe que l'on apporte dans vos bureaux à envoyer les fonds nécessaires au service des ar­mées. *» Le 31 mai, de Metz et de Lyon, les représentants si­gnalent le manque de fonds dans les armées de la Moselle et des Alpes. Le 3 juin, le Co­mité constate que la compagnie Masson et Daguerre va cesser ses charrois faute d'être payée. 34:259 De Nice le 30 juillet les repré­sentants demandent subsistan­ces et argent pour l'armée d'Ita­lie. A celle des Pyrénées-occi­dentales en août, les fournis­seurs et entrepreneurs ne con­sentent des avances que moyen­nant un intérêt énorme, et à celle de l'Ouest le payeur n'a plus un sou, si bien que les vi­vres manquent. Le 6 septembre, l'armée de l'Ouest qui a besoin de 18 millions pour trois mois, dont 4 d'urgence, n'en a que 2 en caisse. Le 21 février 94, Lau­rent signale que l'armée du Nord a partout « *un arriéré immense *» auprès des cultiva­teurs. En mai, celle d'Italie doit 3 millions pour achats de sub­sistances à l'étranger et n'a pas un sou en caisse, bien que le 23 mars Maignet lui ait envoyé 750 kilos de métal, précisément pour achats de subsistances à l'étranger. Le décret sur le cours forcé de l'assignat est évidemment lettre morte pour les espions, qui n'acceptent pas d'être payés en monnaie de singe, et les ar­mées se plaignent. Le Comité prend sur lui d'autoriser la Tré­sorerie à « *payer en numéraire les frais relatifs à l'espionna­ge *»*.* Mais en avertissant l'ar­mée du Rhin le 29 mai 93 de cette heureuse disposition, il ajoute : « *Cette espèce de dé­pense doit être réduite à l'in­dispensable nécessaire. Si la Ré­publique ne doit rien épargner pour établir sa défense, aussi ne doit-elle pas s'écarter des rè­gles d'une juste et stricte éco­nomie. *» C'est bien la seule fois où j'ai vu le Comité inviter à l'économie : il faut que ce soit pour la défense. On lui a fait gloire d'avoir compris l'intérêt du ballon captif, dont la pre­mière apparition sur le champ de bataille a contribué à la vic­toire de Fleurus. Mais la mé­daille a son inglorieux revers l'ingénieur Conté qui l'a con­çu, fabriqué et mis en œuvre, demeure sans solde depuis le jour de sa mise en réquisition, le 25 octobre 1793, jusqu'au 31 octobre 1794. Les historiens contemporains sont en général fort critiques pour le régime thermidorien : il a relâché les ressorts du ré­gime révolutionnaire et suppri­mé le *maximum,* comportement anti-politique et anti-social. Or je constate que pendant les 9 premiers mois après Thermidor, les plaintes des armées sur le manque d'argent sont exception­nelles et ne reprennent massi­vement qu'à la mi-mai 95. Le Comité écrit alors à Rhin-et-Moselle : « *Quant au numérai­re, nous ne devons pas vous dissimuler que le gouvernement est en ce moment dans l'impuis­sance d'en fournir. *» Pas seu­lement du numéraire, mais la crise atteint aussi le papier. En ce qui concerne le numéraire, la crise est permanente nonob­stant l'expression « *en ce mo­ment *»*.* Au début de l'année, le Comité écrivait aux négocia­teurs à La Haye pour leur mon­trer l'impérieuse nécessité d'ob­tenir une forte indemnité de guerre par le traité de paix avec la Hollande : « *Le Trésor est à sec ; nous avons les plus grands besoins de numéraire et il en faut spécialement pour faire vi­vre les armées du Rhin et d'Ita­lie qui sont aux abois pour les subsistances.* 35:259 *Eh bien, à peine avons-nous pu extraire hier 150.000 francs pour la première de ces deux armées qui ne peut passer* (le Rhin) *faute d'ar­gent. *» Ainsi tous les impôts en numéraire dont Belgique et Pa­latinat ont été frappés, et par deux fois, depuis l'automne 92, tout ce qui a été pillé d'or et d'argenterie en France et à l'étranger dans les églises et chez les particuliers, tout a dis­paru dans le gouffre sans fond des finances de la République. Mieux : un mois après le traité avec la Hollande qui rapporte 250 millions de livres-or, l'ar­mée du Nord est à la recherche de 500.000 francs pour payer un équipage de pont nécessaire à son offensive imminente : le Comité les lui refuse. En ce qui concerne le papier, la crise qui reprend aux armées en mai 95 ne me paraît pas d'origine financière, aucun fait en la matière n'étant intervenu au début du mois. Il faut sans doute y voir simplement l'effet de la loi du 8 mai interdisant aux représentants de faire au­cune dépense ni conclure aucun marché sans autorisation des comités de salut public et des finances, disposition autorisant à réduire la mise de fonds chez les payeurs d'armée à la solde et aux masses, lesquelles sont ri­goureusement proportionnelles aux effectifs. Certains représen­tants passent outre et engagent des dépenses « *pour le salut de l'armée *»*,* mais les fonds cor­respondants ne sont pas mis en place : ainsi le payeur de celle des Pyrénées-orientales refuse de lâcher 100.000 francs que les représentants ont accordés pour les fortifications de Figueras. Quoi qu'il en soit de l'origine d'une situation si déplorable, le 18 juin 95 Rhin-et-Moselle doit plus de 18 millions à ses fournisseurs et n'en a pas le premier sou. Le 22, les services de celle d'Italie sont près de s'arrêter et le lendemain elle signale que la 21^e^ demi-brigade n'a pas touché sa masse d'en­tretien depuis septembre. Le Comité a envoyé quelques ren­forts à celle des Côtes-de-Brest et explique par là qu'elle souf­fre de disette. Du tout, répond Grenot de Rennes le 30 juin les agents des subsistances con­naissent des stocks de blé tels que, si on avait de quoi les acheter, on pourrait absorber bien d'autres renforts. Le 24 juin, le Comité a desserré le car­can financier par la création d'un fonds d'avance renouvela­ble de 300.000 livres par armée, mais comme beaucoup de ses décisions demeurées lettre mor­te faute de moyens d'exécution, celle-ci est sans effet : « *De l'argent, et puis encore de l'ar­gent *»*,* écrivent le 8 juillet de Nice Chiappe et Beffroy qui ont autorisé le payeur de l'armée à emprunter 10 millions en as­signats à 12 % pendant que l'état-major de l'armée loue à ses frais des mulets à Gênes. Le 5 août, le commissaire-ordonnateur de Toulon n'a plus un sou et de même le 30 celui de Strasbourg alors que Rhin-et-Moselle doit 200 millions. 36:259 Il faut parler de la solde. Des milliards peuvent passer par les mains de la jacobinière, l'État ne trouve pas le moyen de payer les meilleurs serviteurs de la France qui sont servis après les feuilles de présence des comi­tards. Jomini écrit qu'il fut une période où la solde d'un officier ne se montait pas à plus de 3 livres-or par mois, ce qui, payé en assignats, même avec une plus-value de 50 % -- loi du 1^er^ avril 1793 -- ne faisait rien du tout. En septembre 95, après de nombreuses pétitions des in­téressés au mois d'août, une loi accorde aux officiers de tous grades un supplément de solde en monnaie métallique : la si­tuation s'améliore tellement qu'un capitaine touche 70 francs par mois, un peu plus qu'un ouvrier ou qu'il n'y a guère un sectionnaire, moins qu'un sol­dat de la plupart des armées révolutionnaires il y a deux ans. Quand il est payé. En juillet 96, depuis trois mois la garnison de Lyon n'a pas reçu la portion de solde payable en numéraire. En août l'armée des Côtes-de-l'Océan attend toute sa solde d'un tri­mestre. Le 25, dans un SOS. aux Cinq-Cents, le Directoire dit que l'armée de l'intérieur n'est pas payée. En septembre, la garnison de Brest se mutine « *sous le prétexte du retard de sa solde *»*.* Hoche écrit le 13 août 97 à Dufresne Saint-Léon, rapporteur aux Cinq-Cents du Comité de la Trésorerie. « *Quand je suis arrivé à cette armée --* du Rhin, il y a 6 mois -- *la solde était arriérée de plusieurs mois. *» Si les of­ficiers se mutinent à Rome en février 98, c'est qu'ils sont sans solde depuis longtemps pendant que Masséna remplit ses poches et que les sbires de la Répu­blique pillent les palais romains pour leur propre compte et ce­lui de l'État. La colossale dilapidation des deniers publics peut se voir dans la préparation du budget de l'an VII, septembre 98-sep­tembre 99. Les besoins mili­taires sont devenus minimes, l'Angleterre demeurant seule en guerre. Les dépenses se mon­tent à 616 millions, ordinaire et extraordinaire compris : on est revenu aux dimensions d'un budget de l'ancien régime, compte tenu de l'extension ter­ritoriale de la France qui a 99 départements. Le ministre des Finances aux abois est obligé pour parer à la dépense d'in­venter l'impôt sur les portes et fenêtres, autant dire sur l'air et la lumière, de rétablir la taxe sur les tabacs, les douanes in­térieures et la gabelle dont la suppression avait été une des immortelles conquêtes de la Ré­volution. A cette époque, il est arrivé que les bourreaux, im­payés de leurs salaire et frais, se sont mis en grève, refusant de remplir un office si néces­saire à la République : le ré­gime est en danger. Par mes­sage aux Conseils du 25 sep­tembre 98, le Directoire proposa de les mettre en prison, où ils seront nourris, pour en être ex­traits en cas de besoin. 37:259 Allons à la fin du régime après que la République ait ab­sorbé les milliards des biens na­tionaux, des emprunts libres ou forcés, des taxes révolutionnai­res et dons volontaires, des tri­buts sur l'ennemi, des échanges de monnaie, et fait quelques banqueroutes pour éponger au­tant de dettes, il lui restait en caisse 167.000 livres. C'est ce que les conjurés de Brumaire trouvèrent au Trésor, reliquat d'un emprunt de 300.000 con­senti l'avant-veille à la Répu­blique par un syndicat de ban­quiers. André Guès. 38:259 ### Pour les jeunes artistes VI\. -- « La blague » par Bernard Bouts « UN PLAGIAIRE est ce­lui qui donne comme sien ce qu'il a pris à autrui. » Cela est élastique car, alors, pour les historiens, cri­tiques et psychologues de l'art, qui recherchent toujours les « in­fluences », et qui en trouvent, tout serait plagiat ? La grande différence qu'il y aurait entre un plagiat et un faux, c'est que le premier est signé du nom du pla­giaire et le second n'est pas si­gné du nom du faussaire mais de celui qu'on a imité. Permettez-moi d'appeler les choses par leur nom : les uns et les autres sont des imposteurs. Il y a les impos­teurs-plagiaires, les imposteurs faussaires, et... Et quoi ? Comment appellera-t-on le peintre, le musicien qui, ne recopiant personne, ni son pè­re, ni son fils, ni lui-même, mais qui, chipant un truc de métier par-ci, une idée de couleurs par là, une composition ailleurs, flai­rera l'ambiance, le goût du jour, l'atmosphère d'une époque, pour fabriquer quelque chose d'in­nommable, qu'il fera passer pour génial ? C'est exactement un imposteur lui aussi. 39:259 Ils sont légion ceux qui font ce qu'on appelle en terme de métier « la blague ». Quel que soit le mérite ou le non-mérite d'une époque, d'une école, d'un artiste, toute grenouille qui vou­dra donner l'impression, (de loin, à première vue) de se gon­fler, ma chère, au point de res­sembler à un bœuf, est un faus­saire et un imposteur. Quelques-uns arrivent cependant à faire mieux que leur modèle, rarissimes exemplaires de grenouil­les nées énormes, dont on dira ce qu'on voudra, qu'elles sont « pas mal », qu'elles ressem­blent assez à des éléphants, nez en moins, comptant la marge, quelle que soit la trompette, qu'elles sont à peine grenouilles, plus vaches que grenouilles, mais enfin ce sont des êtres ex­ceptionnels. Restent ceux qui ne sont pas exceptionnels : avez-vous vu leur curriculum vitae ? « Né pauvre, jeunesse difficile, études inachevées parce que vocation irrésistible, diplomate quand même, autodidacte, se réalise à vingt-cinq ans, bourse de voya­ge... » Suit une impressionnan­te liste d'expositions collectives et individuelles, jusqu'à cinq par an, prix et médailles, élo­ges... Mais qu'est-ce qu'ils pei­gnent ? qu'est-ce qu'ils compo­sent ? Ils composent des épatoirs : des madones en mini­jupes, des petits cubes, des af­faires cassées, des trognons, des « vistemboires ». On dit que notre monde est méchant, agressif ; je le trouve trop bon. Voyant les galeries, les expositions officielles d'art moderne, entendant les com­mentaires, comment ne se révol­te-t-il pas ? « C'est, répond le commun, à cause de la liberté chacun est libre de pondre à sa fantaisie. N'est-il pas libre ? » Oui, il l'est, mais alors, ne som­mes-nous pas libres, à notre tour, d'aller ou ne pas aller au concert ? Suis-je libre de dire ici ce que je pense de l'impos­ture ? Ou les mots n'ont-ils plus de sens ? C'est l'histoire du lan­gage. Nous avons toutes sortes de langages à notre disposition pour nous exprimer et communiquer notre pensée. Encore ne faut-il pas transgresser les lois qui les régissent si, étant ce que nous sommes, nous pensons pouvoir les utiliser dans leur chemin na­turel, à notre façon. C'est-à-dire qu'il y a le chemin, et la façon, non séparés mais au contraire bien unis dans un voyage qui commence tôt mais finit, qui sait ? Et il ne faut pas de cou­pure. J'appelle coupure soit les dépassements, les débordements d'un mode d'expression sur un autre, soit l'abandon de tout mode d'expression valable. Dans le premier cas, tout le monde le sait, un langage (lan­gage articulé par exemple) perd une partie de son essence pour faire des emprunts à un autre (langage plastique). Cela se pro­duit toujours jusqu'à un certain point, ou presque toujours : il est rare qu'une musique n'ait quelque chose de pictural, une poésie quelque chose de musi­cal, un dessin quelque chose de descriptif, etc. Mais il y a des limites, un certain point, com­me on a dit, qu'on ne peut dé­passer sans que le langage ori­ginal perde sa valeur d'expres­sion. 40:259 On croit, on s'imagine, que ce sera au bénéfice d'une plus grande communication, mais il n'en est rien, car si on peut ajouter, parfois, une goutte d'eau à un certain vin, il ne faut pas en mettre tant que le mélange ne devienne ni vin ni eau ; un léger nuage de lait dans du thé ; un rien d'expres­sion psychologique dans le des­sin d'un visage, et ainsi de sui­te. C'est la coupure, l'emplace­ment du point à ne pas dépas­ser qu'il est parfois difficile de distinguer. Le second cas de rupture d'équilibre, abandon de tout mode d'expression valable, se trouve, à mon sens, dans les discours creux, amoncellement de mots, -- souvent brillants et colorés comme une peinture, mais vides de sens ; dans les dessins sans vie ; dans les ta­bleaux sans forme et sans couleur et enfin dans toutes les œuvres où le désir d'étonner est plus évident que le désir d'être, toutes choses qui arrivent par impuissance intellectuelle, par paresse, par manque de con­naissances techniques, ou, il est triste de le dire, par désir de mal faire, car cela aussi existe, et nous voilà revenus aux faus­saires et imposteurs... Le mon­de aura à rendre compte des trahisons qu'il commet en pa­roles, en actions et en omis­sions, dans tous les domaines où il se croit des prérogatives. Ce n'est pas du tout au nom de prérogatives que je me suis permis d'écrire cette courte no­te, mais parce que, ayant vécu discrètement jusqu'à présent, je ne voudrais pas avoir un jour à me repentir d'avoir été trop discret. Bernard Bouts. 41:259 ### La découverte de l'autre *Dans la lumière\ de la Charité* par Gustave Corçâo Nous avons réuni sous ce titre les deux derniers cha­pitres de *La découverte de l'autre,* qui s'ouvrait dans le numéro 243 d'ITINÉRAIRES par une sorte d'autoportrait rétrospectif d'aveuglement volontaire et s'achève ici, sur un mode presque lyrique, dans la plus belle lumière de la foi. Le chemin parcouru par les vingt-quatre chapitres de cette Découverte est celui d'une aventure spirituelle qui se guérit lentement des illusions et des furies du siècle pour s'élever au véritable amour de l'autre -- caritas -- dans l'ivresse de Dieu. La grâce d'un très grand écrivain en fait du même coup un chemin de Vie pour tous ceux qui s'ouvriront d'un cœur pur à cette confession. Voici donc une promesse tenue, pour les lecteurs d'ITI­NÉRAIRES, et un premier livre de Gustave Corçâo à la portée maintenant des esprits français. *H. K.* 42:259 #### *La plus grande des trois* Certaines personnes, au moment d'aborder une question grave, dans leurs livres ou leurs conférences, cultivent le ton d'une formidable modestie pour se dire mille fois incompétentes et indignes au regard du sujet ; après quoi elles se mettent gaillardement à l'ouvrage et vous em­plissent des pages ou des heures avec tous les signes d'une certitude gonflée d'autosatisfaction. Ce procédé est parfai­tement ridicule, car qui se tient pour indigne ne doit rien ajouter. C'est ce que fait le chrétien quand il murmure la prière du *Domine non sum dignus :* il se tait et laisse le Verbe de Dieu parler à sa place, ou entrer dans sa bouche comme un morceau de pain. Ouvrant ce chapitre, où je veux donner un témoignage de la Charité, la plus haute vertu qui nous vienne de Dieu, la première sensation qui devait m'assaillir fut celle d'un terrible accablement ; mais j'eus aussitôt après la joie de découvrir que ce témoignage-là est le plus facile de tous, parce que la plus haute vertu est aussi celle qui descend le plus bas et nous atteint toujours en notre humanité. La Charité s'étend partout. Nous la rencontrons en tous lieux et à chaque instant. Elle est patiente ; supporte un monde sans Foi, et court après le monde dressé contre l'Espérance. Elle persiste, attend, se cache pour servir et se montre pour aider. Elle est ici, elle est là, ne se fatigue pas, et ne s'emporte jamais. Le monde est un abîme de Charité : une vallée de larmes, mais des larmes de la Charité. Elle est partout. Où surgit le visage de l'homme, où se fait entendre une parole, en dépit du rictus des passions et des accents stridents du mensonge, il est une chose qui se glisse au milieu, qui insiste et s'entête à s'immiscer. 43:259 Je l'ai vue dans les rues, sur les visages conventionnels et tristes, dans les gestes tronqués, les sourires retenus, le regard qui s'échappe, le mot repris ou ravalé. Je l'ai vue dans les lieux sans grâce et les circonstances les plus banales. Une vieille dame inconnue qui tombe devant moi et me regarde étonnée de sa chute, un lieutenant qui ouvre tout grand sa bouche pour faire voir une couronne ébranlée, l'ami Edmond qui offre ses cigarettes à la ronde entre deux aphorismes sur la société sans classes, tout m'a parlé de cette présence absurde qui nous invite à une immense et totale réconciliation. La Charité est bonne. Le monde peut perdre la Foi et l'Espérance, il ne perd pas la Charité, parce que la Charité ne perd pas le monde. Elle ne le lâche pas, ne lui fait pas grâce d'un recoin, comme la maîtresse de maison qui s'affaire attentive, l'œil à tout, range sous l'évier de la cuisine et balaie les dessous d'escalier. Elle ne recule devant aucune horreur, ni ne se scan­dalise devant les plus grands vices. Dans le bistrot infect où Marmeladoff, hoquetant son vin, expliquait comment il avait prostitué sa fille, tandis que Raskolnikoff ruminait dans sa tête l'assassinat de la vieille usurière, un grand élan de Charité s'interposait encore entre les deux misé­rables, s'asseyait à leur table, tissant de l'un à l'autre un lien de sympathie, la patience de l'écoute et la géné­rosité de la parole. Et quand les gens de lettres distillent en commun leur pédantisme littéraire, par pur plaisir individuel de s'écouter parler, la Charité est encore là ; il suffit qu'il arrive quelque chose, que s'interrompe un instant l'artifice de la polémique, pour qu'un bras se tende ou qu'une bonne parole soit prononcée. La Charité est semée sur le monde ; écrasée ici, elle renaît là. Pas moyen de se soustraire à sa persécution tenace et douce. Si les portes sont closes, par crainte des voleurs, elle s'infiltre au travers des volets comme un courant d'air et se cache dans un coin -- humble servante prête à servir, mère attentive prompte à s'interposer. Elle se tient tranquille ; elle attend ; patiente ; bonne. Elle sait que tôt ou tard il y aura des blessures à soigner. Quand on la chasse, elle revient ; quand on l'insulte, elle pardonne. 44:259 Souvent même son saint nom est exhibé, sans scrupules, dans ces lieux où l'on assassine les pauvres par philanthro­pie : même ainsi, même devant l'usurpation et le ridicule, elle ne s'enfuit pas. Elle est là, elle y reste. Au sein même des institutions de charité, la Charité trouve la force de demeurer. C'est là son ironie, une ironie de mère. \*\*\* Deux amis qui se rencontrent sont compagnons de journée, ils font ensemble les premiers pas d'une expé­dition ; ils se sentent aspirés dans une merveilleuse aven­ture. Les grands voyages entrepris par les hommes, à travers les déserts et les océans, ne poursuivaient qu'en apparence la découverte d'un pôle ou d'un volcan. Tous les aventuriers cherchent un trésor caché : pôle formida­blement magnétique, volcan aux laves bouillonnantes. Les amis qui se rencontrent sont enseignes de la Charité de Dieu. Ils sont pèlerins. Ils devinent dans l'air la pénétrante odeur du large, la forte odeur des chevau­chées, comme un parfum de rosée dans les bois : ils res­pirent le parfum de la Vigne de Dieu. Ami, d'où peut venir ce bouquet de vin chaud et capi­teux ? Le bouquet ne désaltère pas... Ami, ne veux-tu pas te lancer tout de suite avec moi dans ce pèlerinage de l'aventure, à la poursuite de la source vivante de la Charité de Dieu ? Nous irons tous les deux notre route en devisant. On s'arrêtera à l'ombre des arbres fruitiers, on frappera de porte en porte comme des mendiants ; on demandera la route aux passants jusqu'à parvenir à la Vigne du Seigneur, jusqu'à découvrir la cuve du pressoir que le sang du Juste a rougie ! \*\*\* 45:259 La Charité n'est pas mondaine, elle ne fait pas de cérémonie, elle ne connaît pas les demi-mesures. Elle n'a pas, des doigts de fée, mais la main ferme de la mère qui soigne ses enfants. Son souffle réchauffe, son contact fortifie : Elle descend en notre chair, elle sent bon, elle est palpable, et n'a rien trouvé de meilleur que de se faire pain pour, être mangée. Les amis qui se rencontrent aiment à ouvrir leurs mains, ils ont besoin de les ouvrir ; et lorsqu'ils s'em­brassent, les voici attachés ensemble comme si l'un, était la croix de l'autre. L'amitié exige cette crucifixion, la chaleur, la force, le contact. Et quand l'amour humain trouve son accomplissement dans la chair, la charité pousse les amoureux à s'éprouver par la bouche, et les époux à s'unir dans là blessure d'une mutilation. La, Charité ne se nourrit pas d'abstractions, d'idées générales, mais de pain et de vin ; de chair et d'os. Elle ne se repaît pas d'institutions, mais de contacts vivants. Elle est corps qui se livre et sang versé pour l'amour des siens ; elle baise les plaies du lépreux et mélange sa salive à la : terre du chemin... \*\*\* La Charité est la lumière qui nous révèle la chose la plus extraordinaire du monde : l'*autre.* Nous ne percevons pas toujours cette prodigieuse banalité, et au milieu de la foule nous sentons isolés, uniques ; comme si toutes les personnes que nous croisons n'étaient là des ombres, des fantômes surgis de notre intériorité. Même en famille, chacun garde encore une signification exclusivement rela­tive au moi. Celle-ci est ma femme, celui-là mon cousin. Ce qu'ils ont de propre, de différent, contribue d'une certaine manière au pittoresque du monde qui est le mien. La bonne éducation me pousse à respecter les gestes et les paroles de ces gens, dans une limite raisonnable, et sur une sorte de parcours du combattant hérissé de fers barbelés. Com­me j'ai appris à éviter les réverbères, et à tenir la rampe dans les escaliers, de même ai-je appris à dire « pardon » et « s'il vous plaît ». 46:259 Les gens sont autant de pierres, de troncs d'arbres, d'accidents sur mon chemin, ou alors ils ne sont que des choses de moi-même qui naviguent autour de moi pour me plaire et m'assister. Le moi reste au centre d'un univers obscur, les corps qui se tiennent autour en sont tous tributaires : celui-ci m'apporte le café, celle-là le sucre et la chaleur du foyer. Il existe une continuité entre chaque chose et mon moi, une liaison, comme si je me trouvais moi-même allongé dans un bain de rêve formé par l'univers entier. La lumière de la Charité opère une séparation ; elle nous retourne vers l'*autre.* Elle nous sépare pour nous libérer de l'insupportable solitude. Les mauvais poètes qui ne connaissent que l'amour érotique ne savent pas que le véritable amour *sépare,* et qu'il sépare dans un geste parfait. L'union de l'amitié ne traduit pas l'anéantissement de l'un dans l'autre, mais la splendeur d'une séparation. Les amis ne se perdent pas, les saints ne s'évanouissent pas, même en présence de Dieu, mais se réunissent en se donnant la main et chantent la même louange, chacun avec sa voix, distincts et réconciliés. Le parfait modèle de l'amour est la Très Sainte Trinité, où les trois Personnes s'aiment dans une parfaite distinction. La suprême objectivité de l'autre prend maintenant le titre de *prochain,* celui que nous aimerons comme nous-même, et cette suprême objectivité s'illumine d'une nou­velle lumière. La plus grande difficulté du problème de la convivance vient de l'absence de cette lumière où se révèle la position du prochain ; ce qui fait dire à Machado de Assis : « La vie est une série de coups à prendre et à donner... » Nous passons notre vie à buter contre le pro­chain parce qu'il ne nous vient pas à l'esprit, dans l'épais­seur de notre aveuglement, que celui-ci ait droit à l'objec­tivité, qu'il soit un autre, qu'il se tienne à notre droite, s'arrête sur notre chemin, que son bras se tende ou que son pas se ralentisse. Lorsque l'obscurité recule dans la semi-lumière de l'amour humain, les silhouettes fantomatiques nous sur­prennent et leurs gestes nous choquent d'être à ce point discordants des nôtres. Nous voudrions que ces ombres soient seulement nos ombres. 47:259 Dans le fond d'une caverne, vivant avec des ombres, la braise de notre regard érotique a quelque chose de félin, de solitaire, de famélique. Dans l'amour charnel, qui n'a pas la transparence de l'amitié, la brutalité du choc est encore plus tragique. Nous y luttons en ombres compactes, pesantes et mornes. Chacun tout à sa fièvre cherche à dévorer l'autre, dans le muet corps à corps de l'obstination, comme deux aveugles qui se bous­culent pour trouver la sortie. Les corps sont directement concernés par cette lutte, l'instinct de la génération se confond presque ici à celui de la conservation. Un appétit comme un autre ; le sexe et la faim s'emmêlent, ils s'in­terpénètrent, donnant naissance à des équivoques hon­teux. Un doute plane en cet instant entre le primat de l'individu et la souveraineté de l'espèce. Dans la pénombre de l'amour humain, la vie conjugale est douloureuse comme si les corps étaient soudés l'un à l'autre par une plaie ouverte. Quand l'un bouge le bras, il tire sur la blessure de l'autre. Si la douleur se fait excessive, le ménage parle « d'incompatibilité » et en appelle au bistouri d'une séparation, pour n'avoir rien connu de la véritable séparation. La grande difficulté du mariage tient à ce point criti­que : reconnaître la dignité d'une séparation qui confère à l'autre le titre surnaturel de *prochain* et le titre sacra­mentel d'*époux.* Il y manque trop souvent la lumière la petite flamme tenace de la Charité. Le mari, débordant de raisons, n'admet pas que la femme ait son vocabulaire, ses habitudes et ses manies. Qu'elle ait sa manière à elle de circuler dans la maison, de couper le pain à table ou de répondre au téléphone. Le choc quotidien, mois après mois, se fait insupportable pour chacun des conjoints, s'il ne s'est pas créé entre eux cette atmosphère délicate qui sépare, qui *détermine* l'aimable et terrible réalité du pro­chain. Chacun se cherche lui-même dans le visage qui se trouve en face de lui et, aux jours les plus sombres, il en resté hagard, déboussolé, douloureux, comme un homme qui aurait surpris dans le miroir une image absurde, sans rapport avec la sienne, faisant des gestes disparates et féminins. 48:259 C'est ainsi que l'amour maternel, qui passe par une déchirure violente et douloureuse de l'intimité pour donner le *jour,* c'est-à-dire pour séparer, en vient si souvent à se reprendre frénétiquement, à se tourner contre l'enfant dans un monstrueux vampirisme qui se prolonge la vie entière. Le premier geste de la mère, qui serre l'enfant dans ses bras, trahit déjà un mélange d'amour et d'avarice. Plus tard viendront les petits soins, les conseils, les atten­tions multiples, qui tenteront à leur tour de s'interposer, comme pour retirer le jour après l'avoir donné. Et, quand le fils approche de l'âge adulte, qu'il peut à chaque instant découvrir par l'amour la prodigieuse objectivité d'une autre femme, la mère dévorante se multiplie silencieuse­ment, proche, discrète, caressante, elle se transforme tout entière en un énorme nid, tiède, obscur, palpitant. \*\*\* Le monde est triste à cause de la Charité. Quand, sur un éclair d'amour, nous reconnaissons l'autre dans l'ami ou la femme aimée, toute notre âme chante un alleluia, et dans notre cœur nous nous sentons sauvés. Nous sommes sauvés. Nous nous agrippons à cette planche, nous attra­pons le bras qui se tend, nous l'embrassons, nous pleurons de joie, de la joie des amis véritables et des jeunes fiancés, et répétons en notre cœur le même cantique : nous sommes sauvés ! La rencontre de l'amitié ou de l'amour nous libère de l'obscurité, de la solitude, elle nous délivre d'être nous-même, chacun de nous, le centre solitaire d'un astre vide et bruyant. Mais le monde est triste à cause de la Charité ; sans elle il serait sec comme la cendre, mais ne serait pas triste. Aussitôt après la rencontre viennent les déceptions, et dès qu'elles commencent, elles se multiplient. La pre­mière en sortant ouvre la porte à la seconde. Les personnes qui se croient raisonnables se tordent devant l'atroce souffrance que la défaillance de l'autre leur met sous les yeux. 49:259 Ils tournent en dérision l'excès de cette douleur comme ils avaient déjà tourné en dérision leur excès d'amour. Et cette demi-sagesse tire à soi la parole des psaumes : « Maudit soit qui met sa confiance en l'hom­me. » Mais plus maudit encore, plus malheureux, qui ne s'y confie pas. Il est réellement incroyable que quiconque ait confiance en quelqu'un ; que les amoureux s'épousent ; que les amis se promènent ensemble sans que chacun des deux ne jette un regard oblique sur ce que l'autre pourrait lui préparer ; tout ceci est incroyable parce que l'expé­rience millénaire démontre que les phénomènes heureux sont transitoires et que la véritable règle du monde, c'est la déception. Et quand surgit cette heure où le monde a raison, quand nous perdons un ami dans un malen­tendu et que nous voyons son bon vieux visage, connu entre mille, se crisper de mauvaise volonté, se buriner de rancœur, ou quand la pâleur de la mort envahit douce­ment la face de l'épouse aimée, alors nous nous sentons perdus... Sauvés hier, aujourd'hui perdus. Nous avions parié et trop gros. Peu de jours s'écoulent entre le moment du salut et l'heure du désespoir, et ces peu de jours sont bien mal employés. Aussitôt après l'éclair de la première rencontre, nous commençons déjà de nous installer dans le statut des ombres, sous le triste et monotone régime des coups à prendre et à donner. Le monde nous conseille de ne pas croire en l'amour...Épiphénomène. Illusion glandulaire. Alchimie de l'opinion. Correspondance d'odeurs et de cheveux. Surgissent les pédagogues et les sociologues de salon pour nous proposer un sociabilisme de bons camarades bâti sur une tolérance qui respecte tout en l'autre, excepté ce qu'il est. Pour éviter la bousculade des innombrables corps entassés dans cette étroite vallée de larmes, on institue des règles parti­culières du bon usage, des règlements, des lois sociales, morales et civiques, de sorte que les ombres déambulent dans la sombre caverne sans trop de heurts et de difficul­tés ; qu'elles sachent se dire les unes aux autres « par­don » et « s'il vous plaît »... 50:259 Cette réconciliation que la prudence du siècle nous souffle repose sur l'artifice, la tactique, la tolérance, le respect des opinions ; elle repose sur une méconnaissance du prochain. Combien de fois n'ai-je pas entendu les conseils dictés depuis les cimes pyramidales de cette demi-sagesse aux jeunes ménages qui se défont ! Les da­mes expertes en hommes, les mondains rompus à l'art des convenances, enseignent que tout peut être obtenu du prochain au prix d'une habileté particulière à effacer l'épaule pour éviter le choc. Dans les journaux, les ru­briques consacrées aux femmes sont infailliblement cons­truites sur des axiomes de la plus moralisatrice porno­graphie. Ce ne sont que préceptes de rouerie féminine, ou manœuvres pour faire régner chez soi la parfaite har­monie. Le monde déborde de conflits, c'est un champ de ba­tailles ininterrompu, une théorie de misères qui rejoint l'horizon, -- mais la pire chose du monde, c'est encore sa propre réconciliation. \*\*\* Lorsque nous sommes brouillés avec quelqu'un, nous cessons de lui adresser la parole. Nous ne lui refusons pas toujours notre présence. Nous pourrons même, par poli­tesse, le croisant sur un trottoir ou dans l'entrée d'une maison amie, lui céder le passage ou le saluer du cha­peau ; mais la parole reste interdite en signe d'amitié rompue. La parole est un élément constitutif de l'amitié. Elle est un souffle de vie, elle sort de l'intérieur d'un orga­nisme, d'une respiration, pour se préciser dans la gorge, s'articuler sur les dents et se moduler sur la langue. De­puis toujours les hommes se réunissent pour manger en­semble le même pain et converser par la même occasion. La convivance des hommes porte en elle cet appétit d'union par la substance du blé et par la vie des mots. 51:259 La sociologie découvre aujourd'hui que l'homme ne peut pas vivre dans la solitude et fait étalage de socia­bilisme comme si ce phénomène était aussi nouveau que la télévision. Mais cette demi-science n'accède par là qu'à une demi-sociabilité, une sociabilité imparfaite et coercitive dominée par les impératifs du *faire.* Dans ce sché­ma, le retour à la maison, la table commune, la rencontre entre amis dans un café, tout cela nous est présenté com­me un ersatz de vie citadine, comme un épisode végétatif dans le plan dynamique de l'homo *faber.* Or, tout ce que nous faisons, jusqu'aux activités les plus diverses, converge vers cet unique et définitif appétit de notre humanité : la réunion, la paix du partage, l'action de grâces. Tels sont les seuls véritables fondements d'une sociologie respectueuse de l'humain. Les chrétiens font grand cas du pain, du corps et de la parole ; leur amour du prochain se concrétise sous ces trois éléments. Par le pain rompu en commun et réparti entre ses membres, la famille réalise une union plastique ; ce pain distribue la vie aux enfants autour de la table et tous se voient, tous se rencontrent dans l'éternité d'une vision. Par le corps, les conjoints se connaissent et se possèdent. La parole enfin est comme la pellicule, la particule qui sépare ces moments uniques de la vie, anticipe sur la vision céleste, la possession de Dieu, dit l'indicible aussi bien que l'invisible et nous assure dans l'espérance du paradis. La parole, la bonne parole, est le chemin de la table et du lit nuptial. Adresser la parole ou la recevoir implique de se confier et voilà pourquoi, lorsque nous perdons confiance, lorsque nous sommes brouillés, c'est la parole que nous retenons. Dès les années du collège, le silence servait de signe à la séparation. Instinctivement nous savions que le souffle de la parole précède la Charité, et que parler, déjà, c'était un peu aimer. Je me souviens de mes disputes en ce temps-là, et du malaise qui durait des mois. Mais je me souviens aussi des jours de réconciliation et de la saveur exquise des premiers bavardages après les premiers pas. J'ai retrouvé plus tard un peu de cette saveur dans des conversations d'amoureux qui avaient quelque chose d'une réconciliation. Il y a des fiançailles dans toute réconci­liation, et dans toutes fiançailles, une réconciliation. 52:259 La réconciliation suppose un moment difficile. Nous hésitons à faire le premier pas, à lâcher le premier mot ; nous hésitons par orgueil ou par manque de foi. Par igno­rance de ce que l'autre va répondre. Par crainte d'essuyer un refus qui nous laisserait dans une rancœur plus grande encore que la précédente. L'homme qui se convertit recommence à parler avec Dieu, il renoue un dialogue interrompu, il oublie surtout ses hésitations et ses rancunes en découvrant que l'initia­tive première est venue de son divin Interlocuteur qui a déjà engagé sa Parole la livrant comme Corps et conti­nuant de la livrer comme Pain. La Charité de Dieu entre par les fondements de notre véritable sociologie, elle accède à la simplicité de nos meilleurs désirs, nous accom­pagne sur les chemins du monde par la Parole et nous nourrit de Pain. Pour faire de nous un seul Corps. \*\*\* Prêtons l'oreille aux enseignements de saint Paul sur la Charité de Dieu. C'est dans la 1^e^ épître aux Corinthiens, chapitre XIII : Quand je parlerais toutes les langues des hommes et le langage des anges, si je n'ai point la charité, je suis comme un airain sonnant, et une cymbale retentissante. Et quand j'aurais le don de prophétie, que je pénétrerais tous les mystères et que j'aurais une parfaite science de toutes choses ; quand j'aurais encore toute la foi possible, jusqu'à trans­porter les montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. Et quand j'aurais distribué tout mon bien pour nourrir les pauvres, et que j'aurais livré mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité, tout cela ne me sert de rien. 53:259 La charité est patiente, elle est douce et bien­faisante. La charité n'est point envieuse, elle n'est point téméraire et précipitée, elle ne s'enfle point d'orgueil ; elle n'est point dédaigneuse, elle ne cherche point ses propres intérêts, elle ne se pique et ne s'aigrit de rien, elle n'a point de mauvais soupçons ; elle ne se réjouit point de l'injustice, mais elle se réjouit de la vérité ; elle tolère tout, elle croit tout, elle espère tout, elle souffre tout. La charité ne finira jamais : les prophéties disparaîtront, les langues cesseront, et la science sera abolie. Car ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est très imparfait ; mais lorsque nous serons dans l'état parfait, tout ce qui est imparfait sera aboli. Quand j'étais enfant, je parlais en enfant, je jugeais en enfant, je raisonnais en enfant ; mais lorsque je suis devenu homme, je me suis défait de tout ce qui tenait de l'enfant. Nous ne voyons maintenant Dieu que comme en un miroir et en énigme ; mais alors nous le verrons face à face. Je ne connais maintenant Dieu qu'imparfaitement ; mais alors je le con­naîtrai, comme je suis moi-même connu de lui. Maintenant, ces trois vertus, la foi, l'espé­rance et la charité, demeurent ; mais la charité est la plus excellente des trois ([^3]). \*\*\* Pas de doute, lecteur : l'Apôtre affirme réellement dans ce texte qu'il ne lui servirait de rien de transformer tous ses biens en sacs de blé pour l'Inde s'il lui manquait la Charité. 54:259 Cette leçon sépare clairement la philanthropie, bonté naturelle dont le monde se glorifie quand il est fatigué de se glorifier du reste, de la véritable charité qui est l'amour du prochain en Dieu et pour l'amour de Lui. Tout ce que j'ai dit moi-même plus haut, et ce que l'on dit de la bonté, perd sa précision, pour se dissoudre en un humanisme de pacotille, si nous oublions que cette vertu est don de Dieu, et source véritable de tout amour. Le bouquet du vin n'étanche pas la soif ; l'odeur des bonnes potées n'apaise pas la faim. Si je contais, mainte­nant que je le sais, où se rencontrent réellement le pain et le vin, il ne suffirait pas d'en noter l'adresse et d'en rêver la nuit avec les yeux humides d'émotion. Qui reçoit la bonne nouvelle de la foi et la promesse de l'espérance ne va pas boire l'une et manger l'autre : il doit se lever, il doit marcher, il doit arriver au royaume de la réconciliation, il doit franchir le seuil d'une porte. Et au pied de l'autel il saura que Dieu fait cas de la Parole, du Pain et du Corps bien autrement que nous ; qu'Il nous livre tout, comme Il a livré son propre Fils sur la croix. \*\*\* Voyez l'audace de l'homme qui s'approche de cette pierre, de ce port ou de ce rocher. Audace de tant deman­der. Audace de tant recevoir. Car elle est terrible la Cha­rité que Dieu nous cache dans son propre Corps. \*\*\* Je me souviens ici de mon ami Fred qui méditait d'en­trer dans les églises pour relever un par un ceux qui s'y mettent à genoux et leur faire retrouver à tous la gloire de la verticalité. Il citait Nietzsche et comparait les chré­tiens à des chameaux. J'ai pris cette image en affection, pour la conserver, et lorsque je franchis le portail de cette Maison, après mes traversées du désert dans la cité sans grâce, j'aime à penser que le chrétien en moi porte entre deux bosses ses propres misères et un peu aussi de la misère des autres, pour les déposer toutes à genoux aux pieds du Seigneur. Aimable cette oasis, et meilleure qu'un rayon de miel la Charité de Dieu. 55:259 Nous sommes peu, maigre caravane, aux genoux cal­leux, mais au-dessus de nos fardeaux nous avons chargé les noms de ceux qui ne sont pas venus, et nous trouvons le moyen de convaincre le Seigneur qu'un nom, quasiment, c'est déjà une présence. *Memento, Domine.* Qu'ils aillent à tous les diables, qu'ils dorment ou qu'ils discutent de guerre et de marché commun : rien ne les empêchera d'avoir leurs noms inscrits au-dessus de nos bosses et un peu de leurs misères au pied de l'autel. Nous nous chargeons des autres, des vivants et des morts, les morts des autres, ces morts qui déjà n'ont plus personne au monde pour murmurer leur nom à genoux. Mais sitôt déposée la charge de notre offertoire, la raison principale de notre étape quotidienne se manifeste clairement : quémander, prier pour les vivants et pour les morts en tout lieu, à toute heure, car la Charité de Dieu est partout et la voix de qui aime, toujours entendue. Si notre religion était faite seulement de tendresse et de bons sentiments, nous resterions chez nous pour prier ou nous irions verser des larmes au cimetière. Ici, pourtant, dans cette maison, au moment où le prêtre prononce les paroles de la consécration, nous sommes dans la Maison du Seigneur, en sa présence réelle. Le dialogue chrétien touche en cet instant unique au plus grand mystère : le Verbe est présent, réellement présent, parlant dans le silence auguste de cette présence, disant qu'Il *est,* étant ce qu'Il a toujours été depuis le commencement. Et le peuple qui implorait et appelait, qui priait tout à l'heure dans une confiance d'enfant, écoute maintenant ce silence ; il contemple dans la foi l'Autre, l'Être parfait que rien ne •peut diminuer ou grandir, l'Être complet et immuable dont l'amour est allé jusqu'à consentir de se livrer à une parole consécratoire sortie de la bouche humaine. Sa transsubstantiation sort de la parole humaine pour se livrer de nouveau à la consommation humaine. Et la bouche humaine qui parle, qui mange, parle le Verbe de Dieu et mange le Corps du Seigneur. 56:259 Et voici que nous osons, un par un, en file, en caravane, voici que nous osons nous approcher du mystère extraor­dinaire, qui se transforme alors en mystère ordinaire pour notre humanité. Après l'*Ite* de la sainte messe, nous nous redécouvrons chameaux dans les rues de la ville : peu nombreux, les genoux calleux, ruminant en nos cœurs la Charité de Dieu. #### *Un chapitre de plus à débiter* Maintenant que j'ai parlé de la Charité de Dieu, des­cendue sous forme d'une Parole, cachée dans un Pain, le sommet de l'histoire que je voulais conter est bel et bien atteint. Tout le reste semble superflu. Voici pourtant un chapitre de plus. Il aura un parfum suranné d'épilogue et paraîtra de trop au lecteur habitué aux constructions de ces romans modernes qui prétendent décrire la vie comme un cycle sans fin dans la monotonie terrible des choses qui, n'étant jamais les mêmes, parviennent tou­jours à se répéter. Mais il ne s'agit pas ici d'épiloguer. Comme je vais parler dans ce chapitre de paiements et de dettes, prenez-le pour ce qu'il est : une balance ; et peut-être serait-il préfé­rable, eu égard à l'énorme liste des créditeurs, de le considérer plutôt comme la litanie de mes actions de grâces. Vraiment, j'ai matière maintenant à payer et dire merci. Il fut un temps où je ne l'avais pas, ni ne le voulais pas non plus. Dans les meilleurs moments de mon existence, il fut un temps où je n'avais qui remercier. 57:259 Sans pour autant me considérer comme exempt de dettes : au con­traire, j'étais toujours tourmenté de me sentir a ce point débiteur et m'énervais en pensant que je pourrais solder ces dettes, que je tenais entre mes mains une complète réhabilitation en offrant au monde un tribut, une œuvre, l'accomplissement parfait de tous mes devoirs. Les jours de grand optimisme, j'arrivais même à rêver d'un solde créditeur, et que le monde entier en serait à me devoir des bronzes et des anthologies. Cependant, en règle générale, une avalanche de dettes me tourmentait l'esprit, elle grandissait avec les ans, s'aug­mentait d'heure en heure, laissant prévoir une énorme faillite. J'avais lu, autrefois, des pages amères et cruelles de Papini qui me faisaient grande impression : elles s'ajus­taient d'ailleurs exactement à mon amer conflit d'adoles­cent. Papini était irrité de devoir toutes les choses qu'il écrivait aux anciens, à Dante, à Shakespeare, bref, à tous ces auteurs dont les noms brillaient en lettres d'or sur les volumes de sa bibliothèque. Il se sentait enchaîné à une interminable procession de morts, conseillé par des ombres, guidé par des fantômes. Son bureau d'écrivain misérable se peuplait de voix qui susurraient des mots et poussaient même l'impertinence jusqu'à lui souffler des phrases entières... Après quoi, si je ne mélange pas en ma mémoire les confidences Papini et ce que moi-même je sentais, il découvrait avec terreur que ce n'était pas seule­ment aux grands défunts de la littérature qu'il devait ses meilleurs morceaux : c'était le journal qu'il avait lu, le buraliste qui lui avait vendu son paquet de Camel, le pauvre qui lui avait lâché trois paroles sans suite en échange d'une demi-lire. Il devait tout à tous, il devait tout à tout. Une inspiration avantageuse lui tombait dessus sur un changement atmosphérique ; un adjectif atterrissait sur son bureau avec les chaleurs de l'été. Le baromètre du bureau le connectait au cosmos, fonctionnait comme indicateur d'une ridicule et insolvable balance. Et ce fut pire encore lorsqu'il réalisa qu'il devait un chapitre entier de son dernier livre à une tasse de café. 58:259 Il se mit à penser aux terres lointaines du Brésil, aux plantations, aux grands navigateurs, et enfin, désespéré, il rentra sous terre, comme un homme ruiné et poursuivi par les huissiers. \*\*\* Le chrétien, en matière de dettes, fait figure d'animal singulier et quelque peu inquiétant. On dirait bien qu'il n'a pas l'ombre d'un scrupule, car il parle haut et fort de son immense dette, et se découvre une formidable joie quand il réalise qu'il n'a pas le premier sou pour payer. C'est un insolvable joyeux, qui fait part à tout le monde de son solde débiteur. Même lorsqu'il paie, c'est encore d'une monnaie ridicule, hors d'usage, un vieux sou d'avant-guerre perdu dans les profondeurs de sa poche. Encore faut-il préciser que ce sou-là lui fut donné par le Créditeur principal, ce qui augmente la dette à chaque prestation. Le chrétien paie ses dettes comme l'enfant qui présente un cadeau aux parents le jour de leur anniversaire, sachant parfaitement, sans honte, sans l'ombre d'une contrariété, que ce cadeau en fin de compte vient de son propre père. La joie du présent réside principalement en cela qu'il est une *dévolution,* qu'il accomplit la vivante osmose qui émane du père pour retourner vers lui. Tant vaut le chapitre qui vient conclure mon histoire toute simple : c'est un sou d'avant-guerre, une petite pièce de rien du tout que je jette avec joie sur la table pour augmenter l'énormité de mon solde débiteur. Car voici, lecteur, la litanie de mes actions de grâces. Je sais maintenant à qui je dois adresser mes actions de grâces ; ils ne sont que trop nombreux, j'en ai tout un paquet. Je dois rendre grâces à Dieu en sa très sainte Trinité -- au Père, au Fils et à l'Esprit Saint. Je dois rendre grâces à la très sainte Vierge Marie et à saint Joseph. Aux anges du Seigneur, aux saints apôtres Pierre et Paul, à tous les saints. Je dois rendre grâces à tous les saints de tous les temps ; aux fondateurs des grands Ordres religieux : à saint Benoît, à saint Dominique, à saint François, à saint Ignace de Loyola ; aux saints Doc­teurs, aux confesseurs, aux vierges et aux martyrs de la foi. 59:259 Je dois rendre grâces aux vivants et aux morts, aux âmes du ciel et du purgatoire. A tous les vivants qui ont témoigné devant moi de la Charité de Dieu ; à ceux dont j'ai vu de près les yeux brouillés de larmes ; aux mains qui m'ont soutenu ; aux bouches qui m'ont parlé. Je dois rendre grâces au prêtre qui a conduit le Corps de Dieu dans ma maison sous sa bure de Franciscain ; à ma mère ; aux amis qui m'ont secouru, un par un, sans oublier celui qui a cessé un jour de me vouloir du bien. Je dois rendre grâces tout particulièrement à l'Abbé du monastère Saint-Benoît. Que cet hommage soit réparti entre chacun de ses fils : les plus vieux, les plus jeunes, les plus récents aussi, ceux qui auraient eu l'âge d'être mes fils et se penchèrent sur moi comme des pères pour me soutenir et m'enseigner. Quand ces garçons eurent choisi la meilleure part, troquant l'amitié de notre bohème pour une autre plus proche de la communion des saints, ma salle à manger en resta un peu déserte, et j'eus bien des tristesses à ravaler. L'événement avait fait parler de lui, car ils n'étaient pas moins de quinze ou seize à revêtir l'habit bénédictin ; on imprima diverses choses, exactes ou insen­sées, sur le fameux « mouvement liturgique » dont ils émanaient ; les prudents sans doute redoutaient qu'une multitude de jeunes n'aillent courir à leur suite au pied de l'autel pour se précipiter vers la Parousie ; il y eut des polémiques, y compris parmi les gens qui confessaient la foi chrétienne dans une piété tranquille et la pratiquaient. J'y reviendrai une autre fois, dans ce qui devrait être un autre livre, pour donner mon propre témoignage sur cette intervention scandaleuse et imprudente de l'Esprit Saint. Aujourd'hui, je voulais seulement remercier. Ainsi s'achève, lecteur, l'incomplète litanie de mes actions de grâces. Mais à bien y songer, je dois ajouter ici un mot encore, qui sera le dernier. \*\*\* 60:259 Un esprit peu au fait des aberrations de la vie chrétienne, pour le critère habituel des activités commerciales, con­clura que notre principal Créditeur a bien peu d'exigences et se laisse attendrir par des ersatz de paiement. En réalité, il n'en est rien. Si la monnaie rendue est ridicule, et même, il faut le dire, puisée dans la besace du Banquier, la condition exigée pour chaque geste offre une décisive importance. Le moindre sou, le moindre remerciement, la plus petite offrande représente dans la vie du chrétien l'intégralité d'un *don ;* de telle sorte qu'il suffit de lâcher quelque chose pour que toute notre personne, corps et âme, tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes, soit jeté avec dans la balance de l'éternité, emballé, ficelé, irrésistiblement possédé. Lorsque nous tendons la main pour soutenir un homme, nous lui donnons la pointe de notre propre corps, une pointe qui fut créée pour cela, pour avancer et atteindre où notre cœur n'atteint pas. Notre offrande aussi est la pointe d'une totalité. Le sens de ces pratiques est, parfaitement lumineux pour l'amoureux qui reçoit un mot, une fleur, un signal que les personnes d'âge mûr tiennent pour d'absurdes fri­volités ; l'amoureux sait que le signal en question fait voir la pointe d'un complet don de soi, qui atteindra un jour à la splendeur des noces. Le paiement chrétien, de même, n'a rien d'un véritable paiement : il est cadeau d'enfant ou signal d'amoureux ; il est petit, insignifiant, ridicule, et ne vaut que par le fil qui le rattache à l'âme, pour la livrer entière en même temps que lui. Dieu, en réalité, exige tout. Je me souviens ici d'un personnage de Dickens, l'étrange Micawber, qui consacrait toute son énergie à mul­tiplier les combines, les crédits, les emprunts, et finit par atterrir en prison pour dettes, plus heureux que jamais. Pour mieux faire sentir la ressemblance entre notre cas et celui de Micawber, je relaterai ici un épisode qui termi­nera ce livre. -- C'était au monastère Saint-Benoît, quand j'y fus recevoir avec onze de mes amis le scapulaire d'oblat bénédictin. L'épisode se présente, comme tous ceux de la vie religieuse, sous les apparences extérieures d'un rite, c'est-à-dire d'une mise en scène et d'un dialogue. 61:259 Car tout le rituel chrétien est une sorte de théâtre : les personnages entrent et sortent, ils vont d'un lieu à l'autre, prennent des positions bien déterminées et prononcent des paroles pré­vues à l'avance, qui souvent même ont fait l'objet d'une répétition. C'est un petit théâtre. Chacun sait ce qu'il y faudra dire, ce qu'il va entendre et ce qui doit arriver l'imprévu, la surprise, le sensationnel, qui sur la scène du monde constituent le principal attrait, en sont rigou­reusement exclus. L'individu exigeant en matière de vi­brations psychologiques tiendra le rituel chrétien pour infantile au dernier degré. Et il aura raison. J'ai souvent observé cet étrange phénomène à propos des objections que le monde soulève habituellement contre l'Église catholique : presque toujours, l'incroyant a raison. Il remarque par exemple que l'Église est intolérante, et celle-ci, de fait, l'est encore davantage que ne l'imagine l'incroyant. Il ajoute que l'Église a perdu tout prestige dans le monde, et c'est bien vrai qu'elle l'a perdu, depuis le jour de la crucifixion. Que cette morale est une morale d'esclaves, et nos prêtres aussitôt courbent la tête, au pied de l'autel, pour recevoir une tonsure qui est la marque des esclaves consacrés. Que nous sommes des chameaux, et nous voici tous à genoux dans le sable pour que le Seigneur dispose de nos bosses autant qu'Il voudra. Que l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il mange, et le chré­tien s'en va manger le Corps de Dieu pour devenir réelle­ment ce qu'il mange, c'est-à-dire ce qu'il est. Maintenant, au sujet du rituel, l'homme du monde vient nous dire qu'il s'agit d'un théâtre d'enfants, et nous voici joyeux de sa découverte au-delà des mots. Le rituel chrétien est féerique comme un théâtre d'en­fants par sa complète absence d'élément sensationnel ; de même n'existe-t-il de véritable *féerie,* dans les contes de fées, qu'autant que les enfants connaissent exactement ce qui va arriver. La première fois que la fée transforme la pauvre guenille de Cendrillon en robe de bal bleu-ciel constellée de diamants, l'enfant reste aussi étonné que si l'un de nous l'avait mis en présence d'une précipitation de sels de cobalt dans un tube d'essai. 62:259 C'est seulement la fois suivante que l'enfant découvre le véritable délice de la *féerie,* -- l'attente d'un événement dépouillé de surprise et de sensation, d'un événement aussi banal et féerique à la fois que le retour du père à la maison au moment du dîner. Tous les enfants adorent qu'on leur répète indé­finiment la même histoire, ils ont un sens inné du rituel. Avec l'adolescence, l'homme perd ce cinquième sens, le goût du jeu, de l'attente et de l'Espérance, il devient exigeant en matière de théâtre. Ses personnages seront intéressants, remarquables, dans la seule mesure de leurs conflits psychologiques, de leur violence ou de leur finesse imprévue dans l'assassinat. Le rituel chrétien est vraiment un théâtre réservé aux enfants. Il faut être comme eux pour accepter le sens pro­fond de ses tableaux tout simples et des paroles récitées. La parole récitée dans le rituel en effet est une parole du cœur, une parole gravée, gardée, pour être ensuite articulée à voix haute dans le dialogue de la bonne vo­lonté... Voilà pourquoi les douze postulants se présen­taient ce jour-là tout heureux devant l'abbé du monastère, riches de paroles apprises par cœur, et sachant d'avance celles qu'on leur répondrait. La cérémonie commence à la porte du monastère, lors­que le maître des novices informe le Père-Abbé qu'il y a là quelques laïcs, et qu'ils ont quelque chose à demander. L'abbé les interroge alors sur ce qu'ils veulent, et tous, les hôtes, d'une seule voix, lui récitent la demande de fraternité selon la règle de saint Benoît. Cet accueil ter­miné, et les oblats déjà vêtus du scapulaire, vient une scène particulièrement importante. Le lecteur pourrait se souvenir ici que je hantais dans un passé récent des cercles marxistes et nietzschéens, hésitant entre la société sans classes et la grande race caucasienne, ne sachant pas trop bien alors si je devais lever la main droite en ouvrant les doigts vers le ciel des vertus guerrières, ou dresser le bras gauche de la révolte en fermant le poing... Or ce jour-là, devant l'abbé, qui agissait pour nous en autre Père, il n'y eut plus matière à hésiter car on levait les deux mains. 63:259 Les douze oblats du jour ouvraient les bras, ils levaient les mains, comme les prêtresses de la Cité antique, chantant les paroles du Psaume -- *Suscipe me, Domine, secundum eloquium tuum.* Et c'est ainsi, lecteur, que s'achève cette histoire, un peu dans le goût des romans policiers, tandis que je vous quitte désarmé, vaincu, bras en l'air, comme un prisonnier de Dieu. *Rio, décembre 1943.* Gustave Corçâo. FIN *de la traduction française intégrale, par Hugues Kéraly, de cette* Découverte de l'autre *qui fut le premier livre de Gustave Corçâo.* *Le traducteur tient à dénoncer comme complices deux moines et deux oblats du Monastère Sainte-Madeleine, qui l'ont poussé ou soutenu de diverses manières, de la voix et du geste, dans cette aventure de l'esprit.* © Tous droits réservés. 64:259 ### Un curieux bec par Hervé Pinoteau *In diebus illis non erat rex\ in Israel ; sed unusquisque,\ quod sibi rectum videbatur,\ hoc faciebat* *Livre des Juges, XXI,\ 24* (*ou 25*)*.* IL M'EST ARRIVÉ de tomber sur un « bec » lors d'un dimanche de septembre. Un « bec », c'est-à-dire un obstacle imprévu et insurmonta­ble (ainsi parle le *Petit Robert*) pour l'épanouissement de ma piété dominicale. Qu'on en ju­ge. Mon bec, c'est le Bec-Hel­louin où j'ai dû assister à la grand messe en compagnie d'un haut personnage dont je n'ai pas à donner ici le nom, ne voulant pas le gêner en quoi que ce soit. On dira ce que l'on voudra, mais il m'était difficile, vu les circonstances, d'aban­donner le premier rang où l'on m'avait placé, ce qui me valut d'être aux premières loges pour admirer la représentation théâ­trale et même prétentieuse qui nous fut offerte... caractéristi­ques de peu d'intérêt, j'en con­viens, à côté du sacrilège. 65:259 Plan­tons le décor : un long réfec­toire (?) transformé en égli­se ([^4]), coupé d'un espace re­haussé de quelques marches pour un autel de marbre. Au fond, le trône du célébrant, ri­goureusement invisible des fidè­les, car occulté par l'autel... Le saint sacrement en une armoire latérale, signalé par une lumière à peine visible et jaune. Arrivée en procession des moniales de Sainte Françoise Romaine ve­nues en autocar, puis des béné­dictins, dont l'un tient en l'air un gros livre doré, copie d'un ouvrage probablement carolin­gien... Ai-je rêvé ? Pas de croix et donc primauté accordée à la parole... vrai délice pour des protestants. La croix du Christ, absente de l'autel, était d'ail­leurs perdue au-dessus de l'en­droit réservé au célébrant... loin, très loin au fond du chœur, lequel espace était peuplé des moines et des moniales, qui sans être véritablement mélangés, annonçaient sans doute prophé­tiquement une prochaine mixité. Le schisme et l'hérésie étaient représentés par deux dignitaires assis en robe blanche, comme les moines, sur des fauteuils placés latéralement, en la partie élevée dont l'autel est le centre, mais entre l'autel et les fidèles. L'ancien archevêque (luthérien) d'Upsal en Suède et un cha­noine (anglican) de Canterbury. Ils furent annoncés en tant que tels (« Nous sommes heureux de compter parmi nous... » ou quelque chose de ce genre) ; ils furent souvent profondément salués par moines et moniales. Œcuménisme oblige. Le Bec-Hellouin est un foyer d'échan­ges amicaux avec les anglicans, sous prétexte que l'ancien mo­nastère fut une pépinière d'ar­chevêques de Canterbury, ce qui entraîne dans l'esprit des moines qu'il faut être en com­munion la plus proche possible avec « l'archevêque » de Can­terbury, etc. Les guillemets sont intentionnels de ma part, mais on peut facilement ima­giner qu'ils n'existent pas pour le Bec-Hellouin, ni même main­tenant pour Rome, Londres, Chartres, Paris, etc. On admet qu'il y a un archevêque sur le siège de saint Thomas Bec­ket, de Lanfranc et de saint Anselme, alors qu'il est bien évident qu'il est occupé par des laïcs intrus et abusifs depuis le XVI^e^ siècle. C'est bien mépri­ser le sang des martyrs que d'admettre en 1981 l'existence d'un archevêque de Canterbu­ry ! Ainsi va le monde. Que dire de la messe ? Quelques chants latins bien envoyés, mais aussi l'essentiel défilé en fran­çais à la mode Paul VI, sauce épiscopale nationale, mode du Bec. Lecture numéro un faite par une moniale ([^5]), la seconde par un moine et l'évangile par un prêtre qui n'était pas le cé­lébrant. 66:259 La prière universelle évoqua Canterbury pour autant que je m'en souvienne et l'of­fertoire fut ponctué par une procession de moniales appor­tant des cruches et de gigantes­ques hosties brunes avec des rayures destinées à facilement les découper ; l'une d'elles était apportée par un moutard en blue-jean, tout ému d'avoir été intégré à cette manifestation... on comprend l'enfant. Concélé­bration, les moines en tenue (robe blanche et sorte d'étole verte) levant le bras au loin, se trouvant contre le mur, à quelques mètres de l'autel. Per­sonne à genoux si j'ai bonne mémoire ! Une joyeuse accla­mation conclut la consécration, mais qui s'en étonne mainte­nant, hors les traditionalistes ? Le *Notre Père* abominable­ment recyclé fut ensuite récité en français, moines et moniales ayant les bras au ciel dans le style antique de l'orant, qu'une doxologie à la mode réformée vint clore. Enfin ce fut le fes­tival des erreurs, je veux dire la sainte communion. Imaginez moines, moniales et fidèles com­muniant debout avec des mor­ceaux d'hosties et buvant à d'énormes calices remplis par les cruches déjà évoquées. Une ambiance pinardière de chai s'installa : je n'avais jamais senti autant d'alcool dans un lieu sacré ! C'était évidemment une délicieuse évocation des vendanges de ma jeunesse, ou même de quelques épisodes gastronomiques permis par la Providence, mais il me semblait que ce n'était guère le lieu pour de telles pensées. La faute à qui ? Le plus pharamineux fut qu'on donna la très sainte com­munion au brave chanoine de Canterbury ! Il avait l'air d'y croire, le brave homme ! 67:259 Un mien excellent ami de Genève, donc réformé, me disait il y a peu qu'il croyait à la présence réelle lorsqu'il communiait ; le simple fait de croire à cette présence la rendait effectivement réelle pour lui. L'Anglais qui était là pensait de même, c'était visible, mais n'est-ce pas là un sacrilège, véritable scandale offert aux moines et aux fidèles ? Le frère N.N., par pure charité je tairai son nom, déclara benoîtement que c'était bien ainsi, quand des amis lui demandèrent à la sortie de la messe et avec courtoisie, les raisons d'une telle affaire. Les arguments avancés par ce frère étaient d'une telle nullité théologique, et d'un subjectivisme si mondain, que je me sentais consterné de peine et de dégoût. Il alla jusqu'à dire que les catholiques, en certaines circonstances rarissimes, pouvaient communier chez les anglicans. Je pensais naïvement qu'une telle éventualité n'était possible qu'avec les orthodoxes, dont les prêtres sont valables... Eh bien non, le catholicisme à la mode becquoise admet tout, du titre d'archevêque de Canterbury au don du corps du Christ à un homme qui ne croit pas qu'il est là de façon objective, par l'action d'un prêtre ordonné pour ce faire, en union avec Rome ! La messe se termina par une sortie en procession sur laquelle le non-spécialiste que je suis n'a rien à dire, mais je me jurai d'écrire quelques lignes dans ITINÉRAIRES pour qu'on conserve en mémoire les abominations de notre époque perdue. On sait évidemment le lamentable exemple donné par Rome qui accueille avec ma­mours n'importe qui, baisant les pieds de l'archevêque or­thodoxe de Constantinople ! On sait aussi les dérèglements litur­giques qui s'épanouirent lors du voyage en France de Jean-Paul II... Mais on s'étonne tou­jours de voir le torrent des abandons, l'obéissance aveugle du clergé et des fidèles, l'obli­tération des esprits et des cœurs, pour un résultat final presque nul, si l'on considère le peu de vocations et la course à l'abîme de notre société. Beau­coup d'entre les catholiques ne comprennent pas que la manie du changement, pour l'efficaci­té supposée ou pour le change­ment lui-même, peut entraîner des catastrophes sur tous les plans, ce qui se voit tous les jours, même en politique. Je connais de bons catholiques qui auraient certainement trouvé cette messe parfaite et tel jour­nal proche de Saint-Sulpice au­rait tout approuvé... Mais ce n'est pas une raison pour ad­mettre le scandale et le sacri­lège. Nous autres partisans de l'invariance des grands textes liturgiques, nous affirmons qu'à tout mettre en l'air on se re­trouvera un jour sans rien. Il nous faut protester contre de tels scandales. Nous avons tous eu dans nos familles, lors d'évé­nements fondamentaux (baptê­mes, communions, confirma­tions, mariages, morts), de tels déchirements dus à nos proches, qu'il n'y a aucune raison de cacher notre douleur dont se moquent les hiérarques au pou­voir. 68:259 Trop à dire, car si j'évo­quais de récents souvenirs personnels, je craindrais d'être trop long et d'abuser d'un pu­blic qui a eu d'autres peines à souffrir de la part d'une église établie et paraissant parfois sans foi ni loi. Hervé Pinoteau. 69:259 ### Lettre aux jeunes mamans de l'an 1982 VOUS VOUS ÊTES MARIÉES l'an dernier, (et il vous semble que c'est déjà très loin) avec un sentiment de joie impatiente, paré de tout le prestige que le rêve accorde aux désirs inassouvis. Puis l'automne est venu ; l'arbre s'est chargé de fruits et vous êtes devenues soudain plus graves. Vous voilà rendues plus graves encore à l'idée de ce doux fardeau que le ciel vous confie au seuil de l'année nouvelle, et combien soucieuses du sort que lui réserve un monde de plus en plus hostile. « Que sera cet enfant ? » demandaient ceux qui furent témoins de la naissance du Baptiste ; et, conclut l'Évangile, « la main du Seigneur était avec lui ». La simplicité profonde du texte sacré recèle une loi que nous rencontrons souvent : la mission d'un prophète commence dès le sein maternel. Ainsi en fut-il de Samson, de Samuel, de Jérémie, de saint Jean-Baptiste, et de Jésus lui-même. 70:259 Ainsi de vos propres enfants. Leur histoire la plus secrète, celle peut-être où vous avez le plus d'influence sur eux, plonge ses racines au plus intime de votre âme. Telle est la grandeur de notre destinée, que chaque petit homme venant en ce monde com­mence sa vie, recueilli dans une cellule, dans un cloître, dans un sanctuaire. Savez-vous alors, que vous portez et modelez en vous-même ce que les mondes coalisés ne peuvent produire : une liberté, une empreinte divine, un réflecteur éternel de la gloire de Dieu. Est-ce assez grand ? Mais votre visage s'est embué de tristesse ; vous vous dites peut-être : « A quoi bon ? Est-il opportun de mettre au monde un enfant, sous le ciel gris du *socialisme à visage humain ? *» A quoi je m'empresse de répondre que vous enfantez essentiellement pour accroître le nombre des élus, et que l'enfantement d'un petit être, fût-il disgracié par la nature, reste une œuvre bonne, *parce que la surnature est un bien infiniment plus élevé que tous les biens de la création.* Ce petit être mérite donc qu'on lui consente les plus grands sacrifices : ce qui signifie pour certaines d'entre vous, l'entrée dans la voie austère de la Sainte-Espérance. Mais permettez-moi de vous parler ici du mystère de votre maternité en lui-même ; non pas seulement en fonction de son terme et de sa finalité dernière, mais en fonction de son exercice propre, de cette mission de porteuses d'homme qui vous est échue, et de ce que cela représente de grâce, de richesse spirituelle et de grandeur morale. Permettez-moi de vous rap­peler l'estime que vous devez avoir pour cette fonction au­guste, à laquelle saint Paul attache une valeur rédemptrice, et qui approche, à mon sens, de la grandeur de l'état religieux. Je vois poindre une objection que vous m'aviez maintes fois formulée : « Cette grandeur ne nous échappe pas, elle nous accable plutôt ! Comment serions-nous à la hauteur de notre mission, nous qui ne pouvons même plus prier comme jadis, étourdies par le bruit, les tracas de notre petit monde, la maison à tenir, les courses à faire ! Il faut savoir notre désarroi quand le soir tombe et que nous nous couchons harassées, vides et honteuses de nous-mêmes ! « Alors il nous arrive d'envier les âmes consacrées qui se donnent tout à Dieu. Pouvons-nous seulement être certaines de faire maintenant la volonté de Celui qui, un jour, au cours d'une retraite, nous fit savoir qu'Il nous aimait et qu'Il nous voulait ses intimes ? » 71:259 Je vous réponds tout de suite, chères jeunes mamans qui me lisez, et vous autres plus âgées, qui œuvrez patiemment depuis de longues années, je vous réponds que nous le savons, que Dieu le sait. Vous êtes parfois tentées par le découragement, par la crainte de ne plus savoir prier, par l'angoisse à la pensée que ceux que vous avez portés et allaités sont déjà, plus ou moins, la proie du paganisme et de la perversion du monde qui vous entoure. Et le doute s'insinue dans votre âme : la pensée d'un échec, d'une mission mal remplie. C'est alors que vous pensez avec nostalgie à la *virginité consacrée* et aux trois vœux constitutifs de l'état religieux. Remplacez donc *nostalgie* par *estime,* et vous serez dans le vrai. Estimez cet état supérieur qui consiste, pour parler comme saint Basile, *à ne point laisser des enfants sur la terre mais à en faire monter au ciel,* état sublime, il est vrai, où d'autres se sont engagées pour vous permettre de faire correctement sur terre votre devoir de mère chrétienne. S'il vous plaît, ne considérez pas les trois vœux de religion comme sans rapport avec ce que vous vivez. Ces moyens ont été institués pour dégager les âmes et les attacher irrévocable­ment à Dieu ; transposez-les dans votre vie personnelle, adoptez-en l'esprit. Voyez dans les trois vœux de Religion des analogues de ce que vous vivez : Pauvreté, Chasteté et Obéissance ! Est-ce que ces trois liens sacrés ne vous ont pas attachées vous aussi à Dieu, selon un mode très profond et très particulier ? Voyez comment s'atténuent au cœur d'une mère, l'appât du gain et le goût avaricieux des richesses. Cette course à l'argent n'a-t-elle pas fait place à la hantise de répandre sur de jeunes têtes ce qu'on ne désire plus pour soi ? Mères généreuses, oublieuses de vous-mêmes, qui pensez à vêtir et à distribuer ; femmes toujours debout quand le mari et les enfants sont assis, où est donc votre avarice ? Vos enfants ne sont-ils pas votre seule richesse ? Et que dire de leur âme que vous apercevez parfois d'un regard furtif, au détour d'une allée, avec une puissance d'intuition dont vos amis les prêtres sont parfois émerveillés ! Puis voyez quel apaisement des passions charnelles vous offrent ces maternités successives, et combien le désir de plaire, de se faire centre, et d'attirer sur vous seules la faveur des hommes, ont fait place à d'autres caresses, celles que vos enfants réclament, et dont le souvenir les suivra toute leur vie. Caresses chastes et discrètes où passe toute la tendresse de Dieu. Quant à l'obéissance, avouez que vous ne le cédez en rien à la plus observante des sœurs de Charité. 72:259 Qui ne voit dans quelle, implacable sujétion vous fixe le soin des enfants : la journée réglée de cette petite troupe en marche, avec son horaire strict des repas, des classes et des jeux, ne vous laisse pas une minute. Quelle meilleure garantie de faire la volonté de Dieu et non la vôtre ? \*\*\* Une autre source d'inquiétude : la prière. « Je ne peux pas prier », dites-vous presque toutes, avec un ensemble touchant. Évitez cette plainte désespérée, car vous le savez, c'est à la prière que toute la vie est suspendue la vérité de vos gestes et de vos pensées, la qualité de vos sentiments, dépendent de ce mystérieux regard de l'âme vers Dieu : *dites-moi comment vous priez, je vous dirai qui vous êtes.* De graves personnes vous ont dit qu'il fallait prier pendant vingt minutes par jour. Facile à dire, Messieurs ! Ce minutage me paraît pécher à la fois par excès et par défaut, car Notre-Seigneur dit qu'il faut prier *sans cesse.* -- Ah ! voilà bien le comble ! direz-vous. Il nous est impossible de faire vingt mi­nutes d'oraison par jour, et pour parer à cette impossibilité on nous dit qu'il faut que nous priions sans cesse ! Sommes-nous donc des carmélites pour faire ainsi descendre le ciel sur la terre ? En réponse à cette épreuve de la prière impossible, il n'est que de retourner à une prière possible, qui est la seule vraie une prière intérieure, si profonde, si intime, que rien ne saura l'empêcher de sourdre au fond de l'âme. A la limite, la souf­france de ne pas pouvoir prier, a déjà valeur de prière ; c'est ce gémissement inénarrable du Saint-Esprit, dont parle saint Paul. Il n'est pas nécessaire que cette plainte douce et amou­reuse soit toujours formulée. Il suffit qu'elle vous suive tout le long du jour et qu'elle jaillisse parfois comme un appel spon­tané. En bref, tenir pour certain que la meilleure prière est celle où nous avons le moins de part, cette prière « brève et pure » faite d'élans furtifs, d'invocations et d'oraisons jacula­toires qui, d'heure en heure, donne à vos journées un parfum de ciel. Par-dessus toutes les formes de prières, si nobles soient-elles, il faut donc considérer comme essentielle et tou­jours possible *l'union à Dieu intérieure* (sans parole) douce, paisible, affectueuse, filiale, qui est la respiration de l'âme. 73:259 Bien souvent c'est en enseignant que vous vous instruirez vous-mêmes. Ainsi ferez-vous votre miel des conseils que Fénelon donnait dans sa « *Lettre à une mère soucieuse d'enseigner à l'une de ses filles comment on doit faire oraison *»* :* « *Tâchez, lui écrit-il, de faire goûter Dieu à votre enfant. Faites-lui entendre qu'il s'agit de rentrer sou­vent au-dedans de soi, pour y trouver Dieu, parce que son règne est au-dedans de nous. Il s'agit de parler simplement à Dieu à toute heure, pour lui avouer nos fautes, pour lui représenter nos besoins, et pour prendre avec lui les mesures nécessaires, par rapport à la cor­rection de nos défauts. Il s'agit d'écouter Dieu dans le silence intérieur. Il s'agit de prendre l'heureuse ha­bitude d'agir en sa présence, et de faire gaiement toutes choses, grandes ou petites, pour son amour. Il s'agit de renouveler cette présence toutes les fois qu'on s'aperçoit de l'avoir perdue. Il s'agit de laisser tomber les pensées qui nous distraient, dès qu'on les remarque, sans se dis­traire à force de combattre les distractions, et sans s'inquiéter de leur fréquent retour. Il faut avoir pa­tience avec soi-même, et ne se rebuter jamais, quelque légèreté d'esprit qu'on éprouve en soi. Les distractions involontaires n'éloignent pas de Dieu ; rien ne lui est si agréable que cette humble patience d'une âme, tou­jours prête à recommencer pour revenir vers lui. *» Si la grâce vous inspire de vous attarder dans une oraison plus longue, pourquoi alors ne pas vous ménager cette oasis une fois par jour ? En ce cas, ne craignez ni le vide ni l'aridité. Faites un acte de foi en la présence de Dieu, situez-vous inlas­sablement dans l'axe autour duquel votre vie trouvera équilibre et stabilité. Cet axe puissant et fixe auquel il faut toujours revenir, c'est le dogme primordial de la Paternité divine. C'est de là qu'il faut tirer le mouvement d'abandon et de confiance filiale qui vous rendra calmes et fortes dans les jours sombres. Que rien ne vous arrête alors en cette sainte résolution, surtout pas l'épreuve de la nuit spirituelle, qui est le statut même de la foi ne faut-il pas que la nuit tombe pour qu'on aperçoive les étoiles ? « Tenez-vous devant Dieu, disait à sainte Marguerite-Marie sa maîtresse des novices, comme une toile d'attente devant le peintre qui y jettera les plus vives couleurs. » Et Bossuet « Quand Dieu efface c'est qu'il va écrire. » \*\*\* 74:259 Enfin il faut redonner ses droits à la prière en famille, où les enfants prient *avec* leurs parents. Laissez si possible le père entonner les premiers mots, afin de lui laisser sa place de chef de la prière : à vous de créer le climat qui la rendra possible. Vous verrez alors avec quelle aisance les enfants se meuvent au plan des réalités surnaturelles, et cela vous récom­pensera de bien des sacrifices. C'est dans ce *goutte à goutte* de la prière quotidienne que se revitalise la famille chrétienne, qu'elle puise force et cohé­sion, qu'elle s'immunise contre les poisons du monde. Grâce à cette référence solennelle de chaque soir, s'il arrive, plus tard, que vos enfants tombent dans le péché, du moins auront-ils cette supériorité sur les chrétiens du siècle : ils sauront qu'ils pèchent. Vous avez porté vos enfants, vous les avez mis au monde. Mais rien n'est acquis de ce trésor de vie : toute mère de famille, jusqu'à son dernier souffle, est une femme en travail, qui enfante pour le Royaume. Ne rejetez pas vos souffrances, vos angoisses, comme des scories étrangères. Elles sont rigou­reusement consubstantielles à votre maternité. Pour finir, considérez la Très Sainte Vierge comme votre grande amie, elle, le modèle par excellence de toutes les mères chrétiennes : puisez à pleine main dans les mystères de sa vie à Nazareth les grâces nécessaires à l'accomplissement journalier de votre devoir d'état, au sein d'une existence laborieuse, en­jouée et vigilante, où vous maintiendrez en paix votre petit royaume. Vous remplissez alors, à l'exemple de Marie, votre mission d'éducatrice, faite d'exigence et de ferme bonté ; vous souvenant que « les familles sont des dynasties de vertus, et que tout descend lorsque ce sceptre leur échappe » (Blanc de Saint-Bonnet). A la question : « Qu'est-ce qu'une Mère Chrétienne », Mgr d'Hulst, un grand prélat de la fin du siècle dernier, répondait : « *C'est celle qui fait de la maternité un sacerdoce, qui verse la foi avec son lait dans les veines de son enfant. C'est celle qui apprend aux petites mains à se joindre pour la prière, aux petites lèvres à bégayer les noms bénis de Jésus et de Marie.* 75:259 *C'est la mère qui sait caresser et punir, se dévouer et résister. Plus tard, c'est la femme joyeusement sacrifiée qui abdique, au profit d'une sujétion austère, les satisfactions de la vanité ou du plaisir, qui préfère à la capricieuse liberté du monde, la volontaire servitude du foyer. Cette mère-là sera qualifiée pour enseigner un jour à sa fille la modestie et le dévouement, pour inculquer à son fils, l'amour des vertus viriles et la noble passion du de­voir. *» Aux heures douloureuses, vous passerez ainsi de Nazareth au Calvaire, vous tenant debout avec Marie, bien droite au pied de la croix, accomplissant dans votre chair ce qui manque à la Passion du Christ pour le salut de l'âme de vos enfants. Puis levez les yeux et regardez Marie dans la gloire de son Assomption et de son Couronnement : voyez comment Dieu a récompensé sa Mère ; voyez ce qu'a fait la piété du Fils, et tâchez d'y apercevoir un reflet de la couronne qui vous est promise. Benedictus. 76:259 ## TEXTES ### La doctrine catholique de l'enseignement par l'Abbé V.-A. Berto *Voici le texte* (*inédit*) *d'une note que l'abbé Berto avait écrite en 1959, au moment où se préparait le vote de la loi Debré dite d'aide à l'enseignement privé. Il lui avait donné pour titre :* « *Sommaire de l'enseignement de l'Église sur l'éducation des enfants. *» *Les Dominicaines du Saint-Esprit, qui l'ont retrou­vé dans les papiers de leur fondateur-agré­gateur, nous le donnent pour l'instruction de nos lecteurs* (*et, ajouterons-nous, pour la honte des évêques qui taisent cette doctrine pourtant très certaine*)*. Qu'elles en soient ici affectueusement remerciées.* *Le texte est publié, bien entendu, sans mo­difications ni coupures. Nous avons simple­ment ajouté en bas de page* *des notes expli­catives sur deux points de vocabulaire.* *J. M.* 77:259 I. -- De droit divin *naturel,* l'éducation des enfants appar­tient aux parents, dépositaires-nés de l'autorité de Dieu, étant bien entendu que les enfants doivent être élevés non arbitrai­rement, mais conformément à la vérité et au bien. II\. -- De droit divin *surnaturel,* l'Église possède exclusi­vement l'autorité maternelle sur les enfants baptisés et d'elle relève exclusivement leur éducation dans la foi et les mœurs chrétiennes, les parents chrétiens *procédant* à cette éducation en vertu du droit naturel, mais *dépendant* eux-mêmes du droit supérieur de l'Église sur les deux points sus-mentionnés. III\. -- De droit divin surnaturel encore, l'Église est une société publique parfaite ([^6]), c'est-à-dire qu'elle a le droit de posséder tous les organes et toutes les institutions dont elle a besoin pour atteindre sa fin propre, qui est l'avancement du Règne de Dieu ; au nombre de ces organes et institutions, le code de droit canonique inscrit formellement l'école, en ces termes : « A l'Église appartient le droit d'établir des écoles pour toute matière d'enseignement, et non seulement de degré élémentaire, mais secondaire et supérieur. » (Canon 1375.) IV\. -- Ni l'analyse métaphysique rationnelle, ni les don­nées de la Révélation chrétienne ne permettent d'attribuer à l'État une fonction « paternelle » qui serait l'analogue en droit naturel de l'autorité *maternelle* de l'Église. 78:259 V. -- L'État ([^7]) est une fédération de *familles,* un tout qui *résulte* de ses parties, lesquelles existent antérieurement à lui et subsistent intégralement au-dedans de lui. L'Église est une société de *personnes,* dans laquelle chacune d'elles entre une à une par le baptême, un tout *préexistant* à ses membres et en faisant un corps proprement dit, un organisme spirituel vivant. VI\. -- Comme société publique et parfaite, l'État n'étant chargé directement de distribuer aucun dogme ni aucune mo­rale, doit se borner à aider les sociétés imparfaites ([^8]) qui le composent (les familles) à instruire leurs enfants, tâche dont elles sont, elles, directement chargées -- et il doit en outre, dans l'hypothèse en fait réalisée de l'existence d'une société surnaturelle, reconnaître le droit propre de cette société. VII\. -- Aux termes de l'encyclique de Pie XI *Divini illius Magistri,* les droits de l'État sont donc de deux sortes : a\) mettre les familles en mesure de donner à leurs enfants le degré d'instruction et le genre d'éducation choisis par les familles elles-mêmes ; b\) se substituer, mais de droit simplement *dévolutif,* aux familles défaillantes (mort des parents, indignité, incurie) pour assurer aux enfants au moins le minimum d'instruction et d'édu­cation, mais, s'il s'agit d'enfants baptisés, conformément à l'*au­torité maternelle* de l'Église. VIII\. -- Cette fonction de l'État ne comporte nullement que l'État fonde lui-même des écoles, entretienne lui-même un personnel enseignant (à l'exception des écoles spéciales destinées à préparer aux grands services publics : armée, administration, P.T.T., Ponts-et-Chaussées, etc.). 79:259 Au contraire la liberté des familles est mieux assurée, celle du personnel enseignant aussi, quand il n'y a pas d'enseigne­ment public d'État, « fonctionnarisé ». Et l'aide due par l'État aux familles serait infiniment moins onéreuse pour l'État lui-même, et donc, en fin de compte, pour les contribuables. Il y a lieu, par conséquent, d'appliquer au cas particulier de l'enseignement le principe général de la doctrine sociale de l'Église, indéfiniment (et, hélas, vainement) répété par les papes, que l'État ne doit dans aucun domaine, hormis le sien propre qui est uniquement celui des services qui *par nature* sont d'or­dre *public,* assumer des entreprises qui peuvent être, aussi bien et mieux que par lui, fondées et gérées par des personnes *privées* physiques ou morales. IX\. -- Ainsi, quand bien même l'enseignement « d'État » tel qu'il existe en France ne serait pas grevé des tares supplé­mentaires de la neutralité, des infiltrations communistes, etc., il serait néanmoins, par sa seule existence, une institution con­traire à la droite raison, à la doctrine sociale de l'Église, aux intérêts des citoyens. X. -- L'action sociale et politique des catholiques ayant évidemment pour objet (autrement quel serait-il ?) de remettre l'État en ordre, sur ses bases rationnelles, dans ses limites natu­relles, il s'ensuit que le programme complet des catholiques doit ouvertement comporter la suppression de tout enseignement d'État, hormis l'exception signalée plus haut des écoles spéciales. XI\. -- Il n'y a pas seulement désordre, il y a usurpation et tyrannie : a\) quand l'État refuse de reconnaître les écoles d'Église comme des écoles publiques, et les qualifie faussement et inju­rieusement d'écoles « privées » ; b\) quand il établit au profit de son enseignement, comme c'est le cas présentement en France, un véritable *monopole de fait,* en accordant la gratuité dans ses propres écoles, et en refusant de contribuer à l'entretien des écoles publiques d'Église et des écoles privées proprement dites, ce qui fait de ces deux dernières catégories d'écoles des écoles *fermées aux pauvres,* au moins pour les degrés secondaire et supérieur. Il y a là une *abomination* qui crie vengeance devant Dieu. 80:259 XII\. -- Le programme *des* catholiques en matière scolaire, dans un pays donné à une époque donnée, peut n'être pas, pour des raisons d'opportunité, le *programme catholique com­plet.* Encore faut-il qu'il soit au moins un programme catho­lique, et pour cela qu'il ne comporte pas seulement le respect par l'État du droit *naturel* des familles, mais le respect du droit propre et *transcendant* de l'Église. Nulle raison de tactique ne peut excuser le silence sur ce dernier point. Des gens d'honneur ne mettent pas leur drapeau dans leur poche, des fils ne rou­gissent pas de soutenir les droits de leur mère. Une telle omission ne trompe d'ailleurs nullement nos adversaires, qui n'y voient qu'une escobarderie, mais, par un trop juste et redou­table retour, elle égare surtout les catholiques eux-mêmes, qui finissent par réduire pratiquement l'Église, dans leur esprit, au rang d'une simple société privée, par trouver normal et légitime que l'État la traite comme telle, ce qui est abandonner l'idée même et la volonté de restaurer un ordre social chrétien, dont la première condition est précisément la reconnaissance par l'État de l'Église comme société publique. V.-A. Berto. 81:259 ### Virgile et l'Énéide par Robert Brasillach *Pour célébrer le bimillénaire de la mort de Virgile, nous avons dans notre précédent numéro publié* «* La mort de Virgile *», *texte extrait du livre.* «* Présence de Virgile *» *qui fut le premier livre de Robert Brasillach. Nous donnons ce mois-ci un autre extrait du même ouvrage. Merci à Maurice Bardèche d'avoir autorisé cette reproduction.* IL TRAVAILLAIT. Le plus grand rêve de sa vie de poète allait peut-être être réalisé, et à cette heure où la gloire et l'âge mûr lui montraient son vrai visage, ou celui qu'il voulait croire tel, il essayait cette œuvre parfaite où son amour du sol natal, son goût de la jeunesse et son inquiétude religieuse prendraient place, cette œuvre où tous les hommes de son temps pourraient se retrouver et où, perdu dans leurs rangs, invisible et ému, il se retrouverait, lui aussi. 82:259 Il avait relu avec soin le plus grand de tous les poètes antiques, et le plus inaccessible : Homère. Il pensait peut-être déjà que jamais il n'atteindrait à cette grandeur sans effort, à cette déformation simplificatrice des héros, à la beauté de ces grands sentiments nus où, çà et là, passaient des frissons de tendresse et de grâce incon­nues. Car nulle jeune fille n'était plus secrète et plus belle que Nausicaa. Il avait relu les tragiques grecs, les *Chants Cypriens, La Prise de Troie,* de Stasinos, *Les Retours,* d'Agias de Trézène, toutes les petites épopées alexandrines et la plus belle de toutes, la plus originale, les *Argonautiques* d'Apollonios. Mais c'était une œuvre plus vaste dont il rêvait, et dont l'amour ne serait pas le seul charme. Car son œuvre, d'abord et avant toute chose, devait répondre à cette image de lui que se faisaient maintenant ses contemporains, et être une œuvre nationale. Un poète est quelqu'un qui doit servir, comme les autres hommes. Et Virgile avait depuis long­temps abandonné l'idée que l'art se suffit à lui-même, et qu'il n'est pas d'autre souci pour lui que le souci de la beauté. A cette beauté, il infligeait un soubassement moral, politique, religieux, historique, instructif. Et il était satisfait lorsque de toutes ces barrières opposées à la poésie, il tirait quand même de la poésie. Ce souci d'enseignement était chose latine avant tout : à ce mo­ment même, lorsque Virgile venait à Rome, il pouvait rencontrer un homme grave, plein de talent bien qu'un peu oratoire et grandiloquent, et qui commençait à publier une histoire de Rome cette histoire, elle aussi, était soumise à la double loi de la beauté et de la propagande : l'homme se nommait Tite-Live. Pour rendre plus exacte la force de propagande de son livre, Virgile s'était mis, lui aussi, aux études historiques. Son époque, d'ailleurs, en était passionnée. Un jeune grec d'Halicarnasse, De­nys, faisant, en ce moment même, pour de tout autres desseins, des recherches sur les antiquités romaines, remontait très haut, là où la fable et l'histoire se confondent. Le savant Varron, un des esprits les plus curieux et les plus encyclopédiques de son époque, n'avait-il pas poussé très loin, quelques années auparavant, cet ordre de recherches ? Virgile avait toujours aimé l'histoire : dès Milan et sa jeunesse studieuse à Rome, il s'en était occupé. Il était naturellement curieux, et ce plaisir était le seul auquel l'âge laissait sa force. -- On se lasse de tout, disait-il parfois, lorsqu'il était avec ses amis et qu'ils philosophaient doucement. 83:259 Mais il ajoutait : Excepté de comprendre... Virgile n'était à aucun degré un poète épique. Comme il était têtu et qu'il respectait les règles, il s'empara de l'attirail épique d'Homère. Mais il aurait peut-être mieux valu pour lui que la forme du roman fût inventée à son époque. Il est vrai que pour admettre ce conscient blasphème, il faut oublier que le roman est sorti de la chanson de geste, comme le drame de la tragédie, en se débarrassant du sentiment religieux, et que ce sentiment religieux, commun à la tragédie et à l'épopée, Virgile était juste­ment le mieux capable de l'exprimer. Il avait commencé par écrire en prose son épopée, comme un beau récit bien composé. Ainsi procédait Racine. Comme lui, sans doute, s'écria-t-il un jour : mon œuvre est terminée, il ne me reste plus qu'à l'écrire. Cette *Énéide* en prose succincte, qui de nous n'aurait désiré la connaître ? Il n'est rien de plus émouvant que ces plans détaillés dont certains poètes font parfois précéder leur œuvre. On sait qu'un mot, qui n'est qu'un mot dans une page grise, va s'épanouir comme une fleur qui se déplie, et devenir cette scène dont le souve­nir nous brûle encore. On possède, en quelques pages, non pas le résumé sec d'une œuvre qu'on aime, mais cette chose vivante qui est capable de se développer, d'éclater comme un obus bourré de forces comprimées pour un temps, et qui finiront bien par échapper. On rêve à cet instant antérieur bien avant même le plan qu'on a sous les yeux, où quelques lignes fécondes, où un seul mot connu du seul poète, étaient le premier signe de cette œuvre. Moins encore : on voudrait remonter jusqu'à certaine atti­tude de l'âme, certain état d'attente, un climat mystérieux où ne passent même pas des images, qui furent à la naissance du poème. Un livre est pareil à un enfant, et la première fois que sa vie, en nous, se manifeste, c'est par cette indicible confusion de joie et de peine, ce sentiment que quelque chose est là. La délivrance n'est accomplie que le jour où on a écrit les dernières lignes. Dans cette *Énéide* en prose (rappelez-vous cette émotion devant le plan détaillé du *Grand Meaulnes...*)*,* tout n'était sans doute pas exactement au point. Virgile reviendrait sur certains épisodes, il remanierait son roman. Mais il y trouvait certainement déjà, suffi­samment ébauché et expliqué, l'amour de sa nation. Lorsqu'il avait fini de travailler ; qu'il fût à Nola, à Naples ou en Sicile, s'il lui arrivait d'aller à sa fenêtre devant la campagne dont le vent du soir lui apportait les chers parfums, il savait à qui il devait cette paix royale, à la fin de ces journées pacifiques, et ne séparait pas, dans son cœur, la beauté de sa terre natale du souvenir de ceux qui l'avaient créée. 84:259 Son livre, comme tous ceux qu'il avait écrits, était d'abord un remerciement. Et tous les livres du poète ne sont-ils, en effet, peut-être, que des actes de gratitude. Seulement, alors que les *Bucoliques* et même les *Géorgiques* remerciaient encore un homme en particulier, qu'il s'appelât Pollion, Mécène ou Octave, la recon­naissance qui se montrait à chaque vers de l'*Énéide* était une chose plus grave et plus profonde. Il remerciait en effet, sans craindre de tomber dans le poncif nationaliste et la rengaine chauvine, tous ceux qui avaient façonné, comme une œuvre d'art, cette nation dont il sortait. Il l'aimait, il l'aimait de toute son amitié fraternelle, pour ses bois, ses prairies, ses routes, ses bêtes, -- et le patriotisme c'est d'abord ce que l'on aime. Il l'aimait par cette familiarité douce qui s'insinue entre les choses où nous avons vécu et nous : le pays dont nous faisons partie, c'est d'abord ce paysage usé, ces mots qui ont beaucoup roulé, cette aisance su­prême à nous retrouver au coin d'une rue, au coin d'une phrase, au coin d'un souvenir. Les noms de ville qu'il énumérait sans lassitude, les noms de héros dont il remplissait ses vers, il ne les utilisait pas comme Hugo utilise ses grands d'Espagne ou ses sultans, parce que ces noms sont sonores et ont de la couleur. Il les insérait dans la trame de son poème, uniquement comme Mistral met dans ses vers tel olivier, tel pont, tel mas, dont tous les paysans de Provence savent le nom familier et banal. Pour lui, c'était comme lorsqu'une chanson ancienne murmure à nos oreilles : *Orléans, Beaugency,* *Notre-Dame de Cléry,* *Vendôme, Vendôme...* Le rythme de ces noms nous enchante, non par leur étrangeté, mais parce que ces noms chantent au même son que notre sang et que tous les vieux rythmes de notre vie, parce que nous ne trouvons en eux aucun des plaisirs du dépaysement, mais ceux du retour : ainsi, dans ces refrains où l'on parle de marjolaine, dans les belles musiques de Jean Racine, dans telle porcelaine usée et mince, dans telle clairière mollement éclairée. Et la familiarité d'abord, l'introduisait au patriotisme. 85:259 Il y ajoutait, comme naturellement perçu en même temps que ces paysages qu'il savait par cœur, le souvenir des morts dont il se sentait l'héritier. Il n'en séparait aucun d'un autre, dans cette amitié. Il ne disait pas : ceux-ci ne pensaient pas comme moi ; il les joignait tous, lumineux d'une même gloire, et ne dédaignait pas plus les rois que les chefs de révolutions. A travers eux, il saluait le destin de Rome, peu à peu affiné et grandissant, peu à peu dégagé des incertitudes, des circonstances, presque des hom­mes qui le dirigeaient, et marchant vers une nécessité à demi divine, devenant presque une loi magnifique sur laquelle les poli­ticiens n'avaient pas de prise. Tout le drame de son livre venait justement de la rencontre de ce destin et de l'homme qui le porterait. Le héros qu'il avait choisi était un honnête homme sans génie, encore tout empêtré de ses oripeaux épiques, qui lui allaient aussi mal que possible. Mais ce n'était pas un héros d'épopée. C'était un homme qui fuyait, qui cherchait un asile, et à qui soudain une terrible mission incombait. Il avait des qualités, il craignait les dieux, il aimait comprendre, il était bon, il savait au besoin être brave ; il ressemblait un peu à Virgile. Comme lui, sans doute, il était incapable d'amour violent, mais plein de tendresse et de pitié. Un homme, rien qu'un homme, capable de petites lâchetés et de maladresses. Et soudain, cette mission et ce destin effrayant d'une ville immense dont il allait être le premier instrument. Il eût peut-être mieux aimé, lui aussi, s'endormir du sommeil de la terre. Mais il était soldat, plein de la plus scrupuleuse observance et n'aurait jamais songé à refuser une mission. Pour que rien de sa faiblesse et de la lourdeur de l'œuvre à accomplir ne fût ignoré de lui, Virgile le faisait descendre aux pays souterrains où il voyait tous ceux qui n'étaient pas encore (tous les morts de Virgile, mais il inversait le cours du temps, comme un reflet de miroir). Et Énée acceptait son destin. Ce destin, Virgile le comprenait de façon lucide. C'était le destin même du prince, économe du sang de son peuple, désireux de con­server, les libertés nécessaires, protecteur des faibles. Il pouvait voir Octave organiser les libertés provinciales, préparer des lois sociales plus justes. Il le suivait depuis longtemps dans son dessein d'abaisser les grands pour créer l'indispensable classe moyenne. *Ton destin à toi,* dirait-il au prince romain, dont il connaissait les devoirs et les limites, *c'est de dompter les orgueilleux et d'épar­gner les vaincus. *» Et on pouvait tirer de l'*Énéide,* à chaque instant complétée par les *Géorgiques,* une ébauche de politique. Elle n'a pas, sans doute, cette précision qui fait des *Géorgiques* un véritable traité où se devine un système complet, presque aussi complet que celui de Balzac. Mais elle donne, sous une forme poétique, la plus frap­pante des leçons d'obéissance, de modestie, et de sacrifice. C'est l'histoire d'un homme qui s'identifie, quoi qu'il lui en coûte, à sa nation. 86:259 Par lui, Virgile s'adressait à l'avenir, aux jeunes gens de son pays, aux jeunes gens de tous les siècles. Le modèle qu'il leur donnait était un modèle d'héroïsme accepté. Dans les combats, ces combats virgiliens qui se passent au bord des prairies ou des fleuves, où se mêlent constamment les voix d'une terre que la bataille épargne presque, les jeunes héros de Virgile exaltent l'amour de leur pays, et le maintiennent dans le sang. C'est à eux que le poète songe, ne pouvant plus s'adresser à ses contem­porains -- ce sont les jeunes gens que tout poète adjure, pour se préparer ainsi la durée. Son pays magnifique et sanglant, il le tend à bout de bras, de toute sa force, et n'est pas écrasé par son poids : il le tend aux jeunes mains vigoureuses qui pourront l'empoigner à leur tour, car pour lui, la vie s'arrêtera peut-être bientôt à cette dernière attitude, celle de l'homme aux bras raidis qui tient un monde au-dessus de sa tête. Une image, toujours une image, il ne peut leur donner que cela, avec l'enthousiasme, les rythmes de l'appel. Qu'importe la démonstration ? Virgile aimait cette cité charnelle, comme Péguy aima la sienne, et nom­mait sa passion à l'avenir. Ce qui montait en lui, lorsque, sur une route déserte de la côte napolitaine, le grand pays pacifique de sa jeunesse s'étendait autour de lui, c'était, dans ses veines mêmes et son cœur, et non pas seulement son esprit, la passion de sa terre charnelle. Alors, il invoquait la jeunesse attentive, il lui enseignait le courage et la dureté, il lui apprenait que cette passion, qui est une chose de chair, se défend avec sa chair. Et il savait que tout l'avenir l'entendait. Car cette foi dans le destin de Rome n'était pas une foi abstraite. Les poètes ne vivent pas dans l'abstraction, ils sont des êtres qui voient. Cette image de la destinée de Rome qui lui apparaissait dans son poème sous les traits d'un homme effrayé, puis sous ceux d'une suite magnifique de héros, il la poursuivait, lorsqu'il y pensait aux jours ordinaires de sa vie, sous une forme encore une fois concrète et visible. Et c'était là principalement que son amour de la nation avait dépassé l'amour du prince protecteur des *Géorgiques.* Il venait de voir l'Empire enfin fondé, la paix régner avec l'ordre rétabli. Pourtant, il savait cette paix infiniment précaire, à la merci d'un accident, de la mort d'Octave, d'une émeute. Un de ces accidents venait justement de se produire : l'héritier d'Oc­tave, son neveu Marcellus, un merveilleux adolescent de dix-sept ans, était mort. 87:259 Virgile l'avait vu quelquefois, sans doute, mais il le connaissait à peine. Et voici que pour lui, il trouvait des plaintes admirables, fières, tremblantes, où son amour des jeunes êtres, son regret des destins inachevés, se joignaient pour la plus déchirante musique funèbre. C'est que ce jeune homme presque inconnu était héritier de l'Empire, qu'en lui Virgile aimait et pleurait cette vivante image de la patrie qu'est une suite de princes. Cette idée de la continuité dynastique, qu'il avait aperçue autrefois, lui était maintenant révélée par le danger et par la douleur. Que deviendrait l'Empire si, à la mort d'Octave, le trône était encore l'objet de contestations sanglantes ? *Bien que les bornes de la vie d'un roi soient des bornes étroites, il faut que la race en demeure immortelle et que, durant de longues années, se perpétue la fortune de la maison, et que les générations suivent les générations.* Il le comprenait pleinement aujourd'hui. C'était la patrie elle-même qu'il voyait, avec sa raison comme avec son expérience pratique, dans ce jeune corps abandonné à la mort. Et c'est pourquoi, sur Marcellus, il jetait des plaintes éblouissantes : *Tu seras Marcellus ! Jetez des lis à pleines mains,* *Je répandrai de sombres fleurs...* \*\*\* La vie continuait, lui enseignant qu'il vieillissait. Un des plus anciens compagnons de sa jeunesse, après Gallus, avait disparu. Quintilius Varus, Cisalpin comme lui, qui l'avait suivi à Naples, était mort l'an passé, en 24, après une pénible maladie. C'était un très honnête homme, qui avait conservé de sa jeunesse et de son long commerce avec la poésie et les poètes, cette probité et cette bonne foi un peu enfantine des cœurs très purs. Horace le con­naissait et l'aimait. Il l'aimait pour lui-même et par amitié pour Virgile qui s'était pris pour lui d'une affection très grande, où il entrait peut-être beaucoup de souvenirs. Aussi, c'est Virgile qu'Ho­race plaignait dans les vers touchants et médiocres qu'il adressait à la mémoire de Quintilius. Virgile avait été très abattu après cette mort. Elle ne s'accom­pagnait point, comme celle de Gallus, de circonstances dramatiques qui, ajoutant à son intérêt, l'auraient rendue presque irréelle, comme une histoire qu'on lit. C'était une banale mort, une mort comme toutes les morts. Et c'était la mort d'un vieux compagnon. Aussi l'affection se mêlait-elle à l'égoïste crainte pour pleurer le garçon disparu. C'était un premier avertissement, et Virgile songeait inévitablement, encore et toujours, à sa jeunesse disparue, aux jardins de Naples, à l'amitié -- et à sa mort à lui enfin. Il y songeait, comme y songe tout homme, sans y croire et cependant incliné par cette disparition brusque d'un compagnon d'âge bien connu à croire à cette mort incroyable. 88:259 La pensée lui venait alors de toutes les grandes choses banales qui sont le tourment de la vie : la fuite du temps, l'inutilité de vivre, l'incohérence du monde, et l'ignorance où nous sommes de ce qui vient après la mort. C'est pourquoi les vers où Horace essayait de le consoler avec un gros bon sens et des louanges banales pouvaient l'émouvoir aux larmes. Car ce mort, il l'avait connu et aimé, il avait le même âge que lui, et c'était ce mort, maintenant, dont on disait en phrases maladroites : « C'était un homme si bon, si honnête... Il est mort bien jeune... On ne sait pas ce que le sort nous réserve... » Les phrases les plus sottes et les plus déchirantes du monde, les plus répétées, et qu'un jour on dirait de lui. Contre toutes les puissances du souvenir et de la mélancolie, si fortes contre lui, il trouva du secours comme toujours, dans les desseins qu'il se fixait avant de terminer sa vie, et dans son travail. Son poème l'occupait énormément. A vrai dire, il prenait de plus en plus l'apparence d'une folle gageure. Car il n'était pas un poème général et presque vague, où tout serait réduit à deux ou trois données très simples : la gloire de Rome, son destin, et l'homme chargé de ce destin. Mais en plus d'idées précises sur la politique et sur l'histoire, Virgile avait entrepris de faire de son livre une sorte de Mémorial de la noblesse, presque de Gotha. Ce n'était pas basse flatterie, s'il plaçait autour des compagnons d'Énée les ancêtres supposés de telle ou telle famille illustre. C'était par compréhension très stricte de la grandeur et de l'ancienneté de Rome (qui devaient se retrouver dans toute la noblesse) et aussi pour procurer cet indispensable sentiment de familiarité auquel il tenait. L'homme qui lirait son livre, plus tard, s'y promènerait en compagnie de noms connus, comme le Provençal qui lit *Mireio* ne s'étonne pas d'y trouver le paysage qu'il a quitté la veille. Octave connaissait par Mécène ses projets. Il en avait entre­tenu le poète lui-même et lui avait donné sans doute bien des facilités pour consulter d'anciens documents. Car Virgile était d'une scrupuleuse honnêteté, et n'eût pas inventé la chaussure ou le bouclier d'une vieille peuplade latine disparue. Octave attendait avec beaucoup d'impatience le résultat de ce long travail. 89:259 « *Je reçois de fréquentes lettres de vous,* lui écrivait Virgile. *Quant à mon Énée, certainement, si je le croyais digne de vous être présenté, mon dieu, je vous l'enverrais volontiers. Mais l'im­portance de mon entreprise est si grande que c'est presque une folie à moi d'avoir abordé un pareil sujet. D'autant plus que, comme vous le savez, je ne puis bien le traiter sans me livrer à d'autres études plus considérables. *» Il pensa même à entreprendre un voyage sur les côtes méditer­ranéennes, afin d'avoir une vision plus exacte des pays que tra­versait Énée. Horace, à qui il avait parlé de son projet, lui envoya une *Ode pour le vaisseau de Virgile,* un peu contournée, mais charmante, qui débutait ainsi : « *Puisse la déesse souveraine de Chypre,* « *Et puissent les frères d'Hélène, les astres étincelants,* « *Puisse le père des vents te mener,* « *Et ne laisser souffler que le libre noroît,* « *Navire ! Toi qui dois Virgile,* « *Présent à toi confié, aux rives de l'Attique,* *Rends-le sain et sauf, je t'en prie,* « *Et conserve-moi la moitié de mon âme... *» Virgile garda les vers de son ami, et renonça, pour l'instant, à son voyage. \*\*\* Cette année, il avait à peu près achevé les deux plus beaux chants de son poème : *Le Livre de Didon* et *La Descente aux Enfers.* Il avait écrit en outre *La Fin de Troie* et des fragments des autres chants. Le début était à peu près au point. En avançant en âge, il avait acquis cette chose terrible et nécessaire qui s'appelle le métier. Il était capable d'agencer habi­lement les diverses scènes d'une action, d'arrêter où il le fallait un mouvement commencé, et de n'être jamais trop long, ni trop bref. Les vers avaient le rythme convenable, ils étaient beaux, sans une cheville, sans une faute, et allaient, d'un mouvement régulier et puissant, enchevêtrant les musiques, peignant par tou­ches brèves, sans qu'une émotion trop vive en brisât soudain l'élan. Et cette perfection parnassienne, qui faisait trop, il faut le dire, de la plupart des récits de l'*Énéide* le comble de l'artifice et quelquefois de la froideur, était peut-être achetée au prix de bien des émotions, de bien des charmes impurs, mais plus trou­blants. 90:259 C'était là une fatalité inexorable à laquelle ont échappé trop peu de poètes, chez qui, la plupart du temps, le métier paralyse la poésie. Tous ces récits de bataille, ces oracles, ces querelles de dieux, ces descriptions de tempêtes, lorsque l'émotion nationale, amoureuse ou religieuse n'y venait pas jeter de sombres flammes, étaient des choses belles, sans doute, mais belles comme certaines légendes de Hugo, les jours où Hugo oublie d'avoir du génie. Heureusement pour lui, il aimait son pays, les morts, la jeu­nesse, l'amour. Et il avait écrit *Le Livre de Didon.* Dans cette histoire tragique dont les vieilles légendes gardaient la trace -- Énée, accueilli par la reine de Carthage, l'aime et l'abandonne -- il avait d'abord mis, bien sûr, de la littérature. Il ne pouvait oublier que l'Ariane de Catulle et la jeune Médée d'Apollonios étaient les premières, les plus admirables des femmes amoureuses qu'il eût aimées dans les livres. Surtout l'Ariane de Catulle, abandonnée comme Didon, car Médée, avec tout son charme fragile, n'était qu'une jeune fille qui naît à l'amour et à la douleur. Il y mettait encore des souvenirs, rappelait la reine d'Orient, Cléopâtre, et les esclaves royaux qu'elle avait tenus à ses pieds, César surtout, César qui l'avait aimée, mais n'avait pas abandonné sa mission. Mais sa Didon à lui n'était plus une jeune fille. Elle avait dépassé l'âge d'Ariane, de Médée et de la Cléopâtre de César. Elle jouait sa dernière chance, son dernier amour. Et Virgile savait ses craintes, son désespoir sans issue, car il pouvait se souvenir de Plotia Himeria. Avec la cruauté, la jouissance méchante des grands peintres de l'amour, il retrouvait sa vieille habileté à peindre la passion et à s'en délecter. Ce talent qui se dessinait déjà dans le poème de *Corydon* et celui de *Gallus,* prenait toute sa force, comme un penchant enfin satisfait dans les sept cents vers brûlants de ce livre. Car le souci de composer des tableaux, de noter une attitude, de faire verser des larmes, de relever sur la jambe nue d'Ariane les souples vêtements, de peindre Iphigénie (et c'est sa mère qui parle !) triomphante, adorée, et les chemins tout parfumés des fleurs dont sous ses pas on les avait semés, le souci d'arranger les voiles de Phèdre, de dresser face à face les amants déchaînés, est une joie perverse. L'homme de lettres résiste parfois à cette joie, dans les débuts, mais elle finit par tout emporter, comme une passion mal contenue. Il ne faudrait pas croire que cette joie est pure méchanceté, bien sûr ; elle ne va pas, chez les meilleurs, sans un accent de pitié profonde, sans une tendresse. Et cette tendresse et cette pitié sont sans doute les seuls sentiments dont le poète se rende clairement compte. 91:259 Le plaisir féroce qui est au fond de son talent, il l'ignore presque toujours : c'est la part mystérieuse et féconde du démon intérieur qu'il porte en lui. Aussi Virgile pouvait-il aimer Didon et la plaindre, comme il n'avait aimé ni plaint Plotia Himeria, plus touché, sans doute, comme bien des hommes, par la fiction que par la réalité, et pourtant jouir de cette pitié et de cette mélancolie avec une volupté indicible. Une figure de femme réelle, malheureuse et enivrante, naissait de son livre. Elle avait aimé, déjà, puis avait cru ne rien devoir désormais à l'amour, s'était occupée, parce qu'elle était énergique et intelligente, à fonder un peuple. Elle affirmait volontiers ne rien connaître hormis son travail et ce que décidait sa volonté. Et voici qu'un homme arrive, auréolé de la gloire des héros roman­tiques, poursuivi par la haine des dieux, fatal et très beau ; cet homme a vu périr son pays, il a couru des dangers, il a gardé sa fierté, sa confiance grave. Elle l'aime. Un jour d'orage, lourd, haletant, et marqué par les dieux invisibles, elle cède, elle devient la maîtresse d'Énée. Elle rêve de l'associer à sa vie, de l'épouser. Et puis, voilà qu'elle apprend son départ. Jamais les plaintes, la fierté, l'humilité, le désespoir, ne s'exprimèrent de façon plus poignante, sauf chez Catulle, et sauf chez Racine. Mais Didon est peut-être plus émouvante qu'Ariane parce que pour Ariane tout est perdu : elle ne fait que remâcher sa douleur et les mots qu'elle aurait dû dire, devant la mer où fuit une barque. Didon est devant Énée, elle lutte, elle a des minutes d'espoir, elle le supplie. Virgile ne nous épargne rien des sursauts de la belle proie ; mais nous savons tous qu'elle est condamnée et qu'il ne fait que noyer le poisson avant de ferrer brusquement. Alors, elle crie, elle jette des imprécations prophétiques : *Je ne te retiens plus ! Je n'ai rien à répondre !* *Va ! Cherche l'Italie à la faveur des vents, gagne ton royaume à travers les flots !* *Mais j'espère que si les justes dieux gardent quelque pouvoir,* *Tu trouveras la mort au milieu des naufrages, et alors tu diras mon nom* *Et tu appelleras Didon à ton secours. Absente, je te poursuivrai, armée de torches noires !* *Et quand la mort glacée m'aura ravi le souffle,* *Mon ombre sera là, partout, traître, et je me vengerai ! *» Puis, elle se jette sur son lit, elle pleure, elle s'évanouit. Elle revient en arrière, fait de dernières tentatives, ne s'oppose plus à l'idée du départ, et demande seulement quelques jours pour s'accoutumer à la séparation, et pour se familiariser avec sa peine. 92:259 Elle envoie sa sœur en messagère auprès du prince troyen qui refuse. Alors, elle appelle la mort. Un hibou solitaire, perché sur le toit de son palais, l'effraie la nuit de ses gémissements funèbres. Elle a fini de se plaindre en vain, de rappeler les anciens bienfaits, de prendre l'univers à témoin. Elle invoque seulement l'avenir, devant sa fenêtre ouverte sur la mer, où s'encadrent un rivage désert et une flotte fuyante, et elle se plaint, terrible, vieillie, avec ses cheveux blonds ternis et dépeignés qu'elle tourmente de ses pauvres mains. Et voici qu'à la place de ce désespoir amoureux, des nuages naissent invinciblement, qui le voilent à demi, où nous lisons de plus illustres catastrophes : « *Puisse-t-il de ma cendre, un jour, naître un vengeur* « *Qui poursuivra la race troyenne par l'épée et par la torche.* « *Maintenant, désormais, en tout temps où se heurteront leurs forces,* « *Que ces rives haïssent l'autre rive, et ces vagues l'autre flot,* « *Et ces armes les autres armes, et que la guerre règne entre eux et leurs enfants ! *» Maintenant, c'est fini. Elle jette à la mort son peuple, livré aux barbares, les efforts de tant d'années, et elle-même. Mais il est difficile et long de mourir. Le sang coule de sa plaie mortelle et elle vit encore. Elle ouvre les yeux et ses regards errants cherchent si la lumière est encore la lumière du jour, et elle se plaint de la reconnaître et de n'être pas morte. Sa sœur pleure auprès de son corps, mais il n'y a que peu à attendre, peu à souffrir. Elle meurt. Virgile ne put se résoudre à quitter ainsi une héroïne tant aimée. Il mit encore une fois face à face dans *La Descente aux Enfers* l'ombre de Didon et un Énée maladroit, étonné de tant de passion, comme lui-même, Virgile, aurait pu l'être. Mais il laissa au silence Didon, et ne lui permit pas un mot. \*\*\* Et ce poème était toujours une confession. Toujours, à chaque instant, derrière les tableaux les plus impersonnels et les plus ar­tistes, se lisait l'âme de Virgile. Son intelligence, sa cruauté, dans les attitudes théâtrales de la passion ; sa culture, son sens de l'his­toire, sa curiosité sans répit, son amour du passé, son respect de la force, dans les récits les plus froids et les plus habiles. Il joignait, par de délicates attaches, ce long roman gonflé de souve­nirs, à toute son enfance et à sa vie. 93:259 Ceux qui le connaissaient, devant cette Didon plus âgée qu'un incertain et grave amant, pou­vaient rappeler Plotia ; comme devant les plaintes de cette mère, Virgile pouvait retrouver, encore aiguë, mais purifiée et douce au cœur, son émotion d'autrefois, devant les plaintes de sa mère à lui. A travers ces peintures pompeuses d'une aventure bien ordonnée, s'il décrivait soudain avec la pointe fine du graveur une femme levée avant le jour, qui réveille son feu assoupi sous la cendre, et distribue de longues tâches à ses servantes lorsque la lampe fu­meuse perce encore l'ombre de lueurs tristes, c'est qu'il se souve­nait avoir aimé dans sa jeunesse ces petits tableaux d'un réalisme minutieux, qui nous font songer à la Flandre. Si, devant les ouvriers qui bâtissent Carthage ou devant les morts qui se pressent sur les bords du fleuve noir, une image se présentait à son esprit, quelle image pouvait-ce être, si ce n'est celle des abeilles de son enfance, volant autour des lis, et bourdonnant dans les molles prairies qu'alanguit l'été ? Et cet accent d'adoration indicible pour parler de la jeune Camille, et de ses pas légers qui ne courbent pas les herbes hautes et sous lesquels la mer elle-même ne s'inflé­chirait pas, où l'avait-il appris, sinon dans ces vieux rêves oubliés où les jeunes filles venaient le visiter ? \*\*\* Comme Octave revenait d'une expédition en Espagne, il de­manda à Virgile de lui lire des fragments de l'*Énéide* comme autrefois il lui avait lu, à Atella, les *Géorgiques.* Sa sœur, Octavie, -- une femme étrange dont toute la vie avait été dominée par la dure personnalité de son frère, qui la considérait comme un simple enjeu politique, et lui avait fait épouser Antoine -- assis­terait à la lecture. C'était la mère du Marcellus qui venait de mourir. Virgile lut *La Fin de Troie, Le Livre de Didon,* et *La Descente aux Enfers.* Lorsque le poète, profondément ému, arriva aux vers illustres : « *Tu Marcellus eris. Manibus date lilia plenis,* « *Purpureos spargam flores...* « *Tu seras Marcellus ; jetez des lis à pleines mains,* « *Je répandrai de sombres fleurs... *» Octavie s'évanouit. Robert Brasillach. 94:259 ## NOTES CRITIQUES ### Quand les chefs-d'œuvre deviennent clandestins La liste s'allonge sans cesse des livres dont je voudrais parler, à loisir, en prenant mon temps. Le temps est toujours pris ailleurs. Tant pis. Je parlerai au moins des éditeurs. Non pas des Grands, qui ont les prix, et des subventions officielles dès qu'ils publient un ouvrage sérieux. Exemple, Gallimard, subventionné pour la *Correspondance* de Chateaubriand, comme pour les *Cahiers* de Valéry, dont on a un choix si insuffisant dans la Pléiade. Et qui laisse en plan depuis sept ou huit ans l'édition des *Cahiers* de Sainte-Beuve. Non pas des Grands, donc, mais des autres, dont la presse et la télé ne parlent pas, et grâce à qui il n'y a pas seulement en librairie des livres à consommer tout de suite. On connaît D.M.M., qui réédite Dom Guéranger, ce qui est une grande entreprise et difficile. Il a aussi réédité Chesterton : *L'Homme éternel, Saint François d'Assise* et *Saint Thomas du Créateur.* Les éditions de *l'Age d'homme,* à Lausanne, viennent de republier, du même Chesterton, *Supervivant* et *la Sphère et la Croix.* On leur doit encore, entre bien d'autres plaisirs, les *œuvres complètes* de Charles-Albert Cingria ; onze volumes (et cinq ou six de lettres) du fou le plus sage du siècle, grand lecteur de Chesterton et de Pétrarque, grand connaisseur de grégorien, on est comblé. A Paris, *L'Arbre double* a donné récemment l'édition la plus com­plète en français des *Aphorismes* de Lichtenberg (un peu Chamfort, un peu Swift, un peu lutin) et les braves *Récits des temps mérovingiens,* d'Augustin Thierry. *Guy Trédaniel* réédite les *Soirées de Saint-Pétersbourg* de Joseph de Maistre, et la *Consolation* de Boëce. 95:259 Les éditions *Champ libre* donnent les *Remarques sur la langue fran­çaise* de Vaugelas, et *l'Homme de cour* de Balthazar Gracian, dans la traduction d'Amelot de la Houssaie. Les éditions Hallier avaient donné en 1978 une traduction de *l'Homme de cour* (sauf quelques aphorismes). Le texte était de Benito Pelegrin, plein de pointes et de baroquismes, très attachant. Le titre était devenu : *Manuel de poche d'hier pour les hommes politiques d'aujourd'hui et quelques autres.* Mais Amelot, c'est le français du XVII^e^, Gracian tel qu'on l'aima au temps de Louis XIV. Et n'oublions pas que le prince de Ligne avait un faible pour Amelot qu'il trouvait « sublime et admirable ». Voilà des livres dont Pivot ne parlera pas. Les chefs-d'œuvre deviennent clandestins, c'est le moment qui veut ça. Pourquoi une censure qui interdirait ? Elle existe aussi, il y a des livres qu'il n'est pas possible de republier, mais la plupart du temps, elle est inutile. Les voies de communication avec le public sont suffisamment bouchées, et le public lui-même suffisamment restreint. Ce qui prouve que nous sommes dans une société bien tenue, très efficace pour les buts qu'elle se propose. Georges Laffly. #### « Un ami du trône » Procès de Louis XVI et de Marie-Antoinette (Publications Henry Coston) Henry Coston a eu la bonne idée de réimprimer tel quel, ou presque, un ouvrage paru en 1814. Cette reproduction offset, ce « re­print » comme on a l'habitude de le dire, remémore utilement aux Français les pénibles péripéties de la chute de la monarchie et de la mort du couple royal. Il y a là tout un ensemble de documents officiels qu'on trouve difficilement réunis ailleurs, surtout à notre époque et, il faut bien l'écrire, à l'époque où parut la première édi­tion, car la relation officielle était la seule façon de pouvoir imprimer ce genre de choses. L'ouvrage de 1814 comportait deux tomes et son titre était beau­coup plus complet. Donnons-le ici même : *Procès de Louis XVI, roi de France ; Avec la Liste compa­rative des Appels nominaux, et des Opinions motivées de chaque membre de la Convention natio­nale. Suivi des Procès de Marie-Antoinette, reine de France ;* (*de Madame Élisabeth, sœur du Roi ; et de Louis-Philippe duc d'Or­léans ;*) *auxquels se trouvent jointes des pièces secrètes et inconnues sur ce qui s'est passé dans la tour du Temple et à la Conciergerie du Palais pendant leur captivité. Par un ami du trône. Troisième édition, revue et corrigée, ornée de six Portraits et trois Vignettes. A Paris...* suivaient le nom des édi­teurs et la date de 1814. 96:259 J'ai mis entre parenthèses ce qui a été tronqué par la présente édi­tion et ceci explique le blanc dans le titre de 1981 ainsi que le plu­riel : *Suivi des Procès de Marie-Antoinette...* alors qu'il n'y en a qu'un, celui de la reine. Ce qui veut dire qu'Henry Coston n'a pas tout donné dans son édition de l'œuvre passée en un seul vo­lume. Mais alors on ne comprend pas qu'il ait donné la table des matières presque entière de l'œu­vre intégrale, et c'est la lecture de la p. XII de la table des ma­tières, laissée telle quelle, qui don­ne une partie de ce qui manque et dont on peut déplorer l'ab­sence. Il aurait été plus simple d'enlever cette page qui comporte en plus la numérotation des pages dans l'édition de 1814 : elle ne suit pas celle de la réédition en un volume et tout cela jure un peu ([^9]). Il nous manque donc des pièces de grand intérêt sur Ma­dame Élisabeth, Louis XVII, Ma­rie-Thérèse-Charlotte, Madame, le prince de Conti, la duchesse de Bourbon... et comme la p. XII ne donne pas intégralement tout ce qui manque, il faut encore ajou­ter tout ce qui est relatif à la mort de Philippe Égalité et qui était énuméré en p. XI. Nous per­dons donc des éléments impor­tants du dossier et j'avoue que j'aurais préféré avoir le tout, réu­ni en un volume, et moins de dis­sertations préliminaires. Il y a en effet 60 pages d'impression moder­ne comportant une introduction par Henry Coston et une liste des parlementaires francs-maçons au début de la Révolution française. Comme le précise Coston, il s'agit bien de membres des États géné­raux, des Assemblées constituante et législative, ainsi que de la Convention... et non pas de mem­bres du Parlement de Paris et même des parlements de province. Cette dissertation et ces préci­sions sur la maçonnerie sont ce­pendant utiles, car il faut toujours montrer la nocivité de la secte. Quelques inexactitudes ([^10]) dans l'introduction : l'affirmation deux fois répétée que Louis XVI fut baptisé Louis Auguste Osiris. On croit rêver ! Les noms de baptême d'un roi de France sont connus depuis des siècles et le Roi Martyr, c'est archiconnu, fut baptisé Louis Auguste, un point c'est tout. Il fut baptisé en la chapelle du châ­teau de Versailles le 18 octobre 1761 (alors qu'il était né à Ver­sailles le 23 août 1754). Il fut tenu, au nom de Frédéric-Auguste III roi de Pologne, duc de Saxe, prince électeur du Saint Empire, son grand-père maternel, par le duc d'Orléans nommé par Louis XV à cet effet, ainsi que par Ma­dame Adélaïde de France, l'une des filles de ce roi. C'est ce qui se lit dans la *Gazette de France,* le registre de Versailles, les *Al­manachs royaux* et *de la cour,* les actes officiels, etc. 97:259 Il est évident que si le prénom d'Osiris avait été donné, toute la France l'aurait su et se serait tordue de rire, à moins qu'on eût été indigné de ce paganisme renaissant. Il ne faut pas oublier que Louis XV était un homme pieux et qu'il n'aurait jamais admis une telle fantaisie. Il ne faut pas oublier non plus que les enfants de France signaient de tous leurs prénoms, avec tou­tes les lettres ou seulement de leurs initiales (comte de Proven­ce*. Louis Stanislas Xavier ou LSX* selon les cas), ce qui veut dire que le duc de Berry puis dauphin de France ne signa que *Louis Auguste,* annonçant qu'il ne signerait plus que *Louis* peu d'heures après la mort de son grand-père Louis XV. Tout cela est du domaine public. Alors l'Osi­ris... ([^11]) J'avoue de plus que je trouve curieuse la recherche de l'appar­tenance de Louis XVI à la ma­çonnerie. Coston cite un bon nom­bre d'auteurs qui ont des avis dif­férents, et conclut : « il faut se résoudre à demeurer dans l'incer­titude ». L'affaire est un peu lé­gère, même si on se déclare dans l'attente de nouveaux documents. Car il n'y a aucune preuve for­melle de l'appartenance du sou­verain à la secte et de même pour ses frères ; d'autres bons histo­riens se sont prononcés par la négative. La réception d'objets ornés de signes maçonniques, d'ailleurs discrets, et alors qu'ils font partie du décor artistique d'une époque, ne saurait en rien montrer une appartenance de la part du roi. Et tout est de la même veine. Il est d'ailleurs ma­nifeste que la maçonnerie n'a ja­mais fermement réclamé Louis XVI et il ne suffit pas que des gens se réunissent en loge en la baptisant « Les trois frères-unis » (sans dire lesquels) pour que les trois frères Berry, Provence et Artois fassent partie de la secte ! Si je fonde une secte (que Dieu m'en garde !) et que je la nomme du nom de Coston ou de quelque autre nom l'évoquant, rien ne prouvera que notre ami en fait partie ou même qu'il en est l'ins­pirateur. On voit même là le tort immense que la maçonnerie a pu faire à la famille royale en lais­sant planer de telles équivoques. Le seul prince de la branche aî­née des Bourbons dont on soit certain de l'appartenance à la maçonnerie, encore qu'on ne sa­che pas grand chose à son sujet, est Charles-Ferdinand d'Artois, duc de Berry, père d'Henri V ([^12]). 98:259 De toutes façons, et c'est à souli­gner, Louis XVI fut condamné à mort à la suite d'actions menées par des maçons ; ces derniers constituaient, selon Coston, la grande majorité des régicides. Reste à savoir si Louis XVI fut condamné des années à l'avance par des maçons réunis à Wilhelms­bad. On peut assurer que tous comptes faits, il y a de fortes chances pour que ce soit la vérité. De nos jours, on a vu des choses non moins étranges, comme la préparation en loges du génocide français qu'est la loi sur l'avorte­ment. On sait donc tout le rôle actif de la maçonnerie dans la préparation et l'exécution de cette abomination. J'aimerais enfin revenir sur la façon du livre original, Coston ayant trouvé bon de résumer en un « avertissement » l' « avis du libraire » en date du 20 avril 1814 (pp. I-II du t. 1) ([^13]). L'ou­vrage fut rédigé « il y a 17 ans » (donc en 1797 comme le dit Cos­ton), et publié un an après, donc en 1798. Il est dit ensuite que l'on fit tout pour que la vente soit arrêtée et on comprend pour­quoi. Cependant, en regardant le *Catalogue général des livres im­primés de la Bibliothèque natio­nale. Auteurs* (car on connaît l'auteur, cf. infra !), Paris, 1966, t. 195, col. 1001-1005, on voit que la première édition (chez Lerouge) est en l'an 5, 1769 vieux style (sic, pour 1796, date juste mise aux t. 2 et 3 ; l'an 5 va effective­ment de septembre 1796 à sep­tembre 1797). Les 16 ans annon­cés en 1814 sont un peu courts. Il s'agit là de tomes en un volume in-18. Une autre édition de Paris, 1798, plus complète, est en deux volumes in-8° et avec des plan­ches ; elle est suivie d'une autre seconde, en 1798, à Hambourg (sic, pour Paris, vieille ficelle pour avoir la paix), moins complète ; enfin, la même année, une nou­velle édition, toujours chez le même libraire parisien, donne un volume in-8° avec planches. 99:259 En­fin, considérée comme 3^e^ édition, celle de Paris, 1814, en deux vo­lumes in-8°, est celle partiellement donnée par Coston. On la trouve sous la cote : 8° Lb ^41^ 362. Aucu­ne de ces diverses éditions n'est visiblement à la Réserve, ce qui entraîne qu'elles ne sont pas si rares, mais je puis me tromper. Et quel est donc l'auteur, cette personne qui signe enfin « l'Ami du trône » en 1814 ? Coston n'en dit rien et il suffit de dix minutes pour le savoir à la B.N. En s'ai­dant du classique Barbier, *Diction­naire des ouvrages anonymes,* Paris, 1875, t. 3, V^e^ « Procès des Bourbons », on lit qu'il s'agit d'un certain Turbat du Mans, mort à Alençon en 1815. Le *Catalogue* des auteurs de la B.N. (cf. supra) répertorie les œuvres de ce Pierre Turbat et renvoie à Maurice Tour­neux, *Bibliographie de l'histoire de Paris pendant la Révolution française,* Paris, 1890, t. 1 (il y en a 5 in-4°), p. 306 : Pierre Turbat est né à la Charité-sur-Loire, Nièvre, le 14 septembre 1773 et mourut à Alençon le 19 mai 1845 (et non 1815). Attaché à l'administration des subsistances militaires, employé à la munici­palité de Paris (ce qui lui per­mettra de copier pas mal de cho­ses), il fut impliqué dans la cons­piration des bazinistes au Mans ; c'est dans cette dernière ville qu'il fut avoué puis avocat ; après la révolution de 1830 il devint pro­cureur du roi (des Français) au Mans puis vers 1832 nommé juge à Alençon. De son mariage avec Marie Catherine de Foulogne il eut un fils, vice-président du tri­bunal de la Seine... Turbat écri­vit pas mal d'ouvrages sur la Ré­volution et fut rédacteur de deux feuilles en l'an 3 : la *Petite feuille de Paris* et le *Patriote.* Dans son fameux *Dictionnaire topographique, historique et sta­tistique de la Sarthe* (Le Mans, Paris, 1831, t. 3, p. 535), le très laïc J.R. Pesche signale au Mans un avocat du nom de Turbat en 1810, qui devint membre de la Société d'agriculture, sciences et arts du Mans puis son président en 1830. Nul doute qu'il s'agisse là de l'Ami du trône, personnage certainement bien libéral, car les présidences et autres honneurs attribués en 1830 à travers toute la France, et à tous les niveaux, l'ont été en faveur des amis de la révolution tricolore. Le change­ment, vous dis-je... on voit cela maintenant tous les jours et par­tout. Ceci précisé, on ne peut que se réjouir de la publication de Coston où l'on trouvera toutes les pièces officielles fondamentales relatives aux procès du roi et de la reine. C'est une bonne action de la part de notre ami qui a bien mérité des traditionalistes. Hervé Pinoteau. ### Les religieuses enseignantes XVI^e^-XX^e^ siècles Le Centre de Recherches d'His­toire Religieuse et d'Histoire des Idées que dirige Jean de Viguerie -- avec le Centre Culturel de l'Ouest -- vient de faire paraître sous ce titre, aux Presses de l'Uni­versité d'Angers, les Actes de la 4^e^ rencontre d'Histoire Religieuse qui s'est tenue à Fontevraud le 4 octobre 1980. 100:259 Il s'agit là d'un travail de spécialistes, à un double titre, puis­que l'ouvrage comporte douze communications d'histoire reli­gieuse. Dans la Préface, J. de Viguerie souligne que ce domaine-là n'a pas encore été exploré comme il le mérite malgré l'intérêt très vif que suscite aujourd'hui l'histoire de l'éducation, en particulier fé­minine. Les historiens ont puisé aux sources les plus sûres, les plus dignes d'intérêt aussi, à savoir, outre les archives départementa­les, les archives des Congréga­tions et les archives diocésaines, et leur bibliographie est impres­sionnante. Il est donc difficile de rendre compte d'un tel ouvrage. Et pour­tant sa lecture fait se dresser à nos yeux une immense fresque qui embrasse le temps et l'espace : cinq siècles, du XVI^e^ à nos jours ; les quatre coins du monde : An­gleterre, France, États-Unis ; où se pressent un nombre incalculable de petites filles, de jeunes filles, de tous les milieux et surtout des plus pauvres, de religieuses, de prêtres, d'évêques, de laïcs. A la réflexion, c'est l'âme et la person­nalité de la femme qui ont été façonnées par toutes ces religieu­ses enseignantes et à travers elles c'est une civilisation qui s'est maintenue. On a du mal à réaliser aujour­d'hui l'innovation qu'ont pu re­présenter en leur temps de telles vocations : à la suite du Concile de Trente en effet, on ne conce­vait pas de vie religieuse féminine qui ne fût cloîtrée et sanctionnée par des vœux solennels. Aussi est-on dans l'admiration devant la « ténacité » de Mary Ward, fon­datrice, -- au sein de mille tra­casseries toujours renaissantes aus­sitôt que vaincues et la plupart du temps ecclésiastiques, -- des Dames Anglaises ; ou devant la sérénité des « filles dévotes de sainte Agnès » dans les Pays-Bas méridionaux. Car, quoi qu'il en soit de la diversité concrète de leur origine, toutes ces Congréga­tions enseignantes sont nées d'in­tuitions identiques : d'abord la nécessité de lutter contre la Ré­forme, d'entrer dans la voie de la Contre-Réforme inaugurée par le Concile de Trente demandant la fondation de « petites écoles », puis la nécessité de lutter, plus tard, contre le jansénisme. Et le remède proposé, en dépit là aussi des différences concrètes tenant aux personnes et aux si­tuations, sera identique : instruire les petites filles pauvres, -- dans leur cadre de vie au lieu de les recevoir dans le cloître, -- leur apprendre à lire, à écrire, à comp­ter, leur apprendre surtout leur vocation surnaturelle, leur appren­dre à prier, leur apprendre qu'on prépare ici-bas la vie de l'au-delà. Partout les moyens employés sont les mêmes la générosité, la pau­vreté, l'humilité, le don de soi, la dévotion mariale. On est en même temps étonné et ravi de voir à l'œuvre tant de prêtres : ce sont de simples prê­tres, en effet, les chanoines Barré, Roland, Démia, qui sont à l'ori­gine des Sœurs de la Providence de Rouen, des Dames de Saint-Maur, des Sœurs de Saint-Charles à Lyon ; tant d'évêques : c'est leur évêque, François van der Bruck, qui défendra en cour de Rome les filles de Sainte-Agnès impliquées dans l'affaire des Jésui­tesses, c'est un évêque qui fonde­ra à Angers les « Jallottes » (ou sœurs de Saint-Charles), ou les Ursulines de Mussy-l'Évêque dans le diocèse de Langres (pour lutter contre le jansénisme), tant de laïcs payant de leur fortune, de leur personne pour l'établissement des écoles ou pour défendre les sœurs durant la Révolution. 101:259 Il y a là le point de départ d'un apos­tolat nouveau mais qui prend sa source dans l'Évangile et doit, en quelque sorte, « gagner sa place au soleil ». On s'aperçoit d'ailleurs que cette vocation féminine s'est beaucoup inspirée de ce modèle masculin qu'était la Compagnie de Jésus. Tout ne peut être analysé et si tout est intéressant pour le spécia­liste, pour l'historien, certaines communications retiennent davan­tage l'attention du profane par leur vie, leur souffle, leur hauteur de vue ou leur pittoresque. C'est le cas de la communication de M. Dominique Dinet sur les Ur­sulines de Mussy-l'Évêque, de celle de M. Marius Faugeras sur les Sœurs de l'Instruction Chré­tienne de Saint-Gildas-des-Bois ou de celle de M. Charles Lemarié sur les premières Congrégations religieuses féminines aux États-Unis dans la 1^e^ moitié du XIX^e^ siècle. D'autres communications sont inégales quant au souffle ou au ton. Des figures se détachent au mi­lieu d'autres non moins saintes ou attachantes : celle de Mary Ward d'abord, cette jeune Anglaise « ré­cusante », c'est-à-dire fidèle au pape, qui émigre sur le continent, devient sœur quêteuse chez les Clarisses de Saint-Omer, puis, ayant rassemblé autour d'elle quelques Anglaises, se consacre à l'éducation des filles. Quand la communauté a pris corps, elle se donne pour règle les Constitutions de la Compagnie de Jésus, moyen­nant les quelques modifications requises pour leur utilisation par une communauté exclusivement féminine ! Il n'en faut pas moins pour qu'elles soient accusées et soup­çonnées à Rome, « suspectes d'hé­résie... sans qu'aucune faute con­tre la foi ne leur soit imputée », -- à Rome où Mary Ward dé­fendra son Institut devant le pape et quatre cardinaux. Ce n'est pas sans raison que M. Pillorget a intitulé son exposé : *Mary Ward ou la ténacité.* C'est bien le trait dominant de cette infatigable voyageuse, à la santé délabrée mais au port de reine, à la piété profonde et nourrie de saine doc­trine, à la solide culture, à la force de persuasion communicative et à l'honnêteté intransigeante dont le mot d'ordre pouvait être. « Paraître ce que l'on est et être ce que l'on paraît. » Bien attachante aussi la figure de Jeanne Delanoue, fondatrice des Servantes des Pauvres dont M. J. de Viguerie expose l'œuvre et évoque la personnalité d'après le récit de Marie Laigle, une de ses premières compagnes. Car il se situe d'emblée au niveau de la sainteté de son « héroïne » laquelle a combattu toute sa vie, sans répit, d'abord contre son ava­rice..., a été convertie par une certaine Françoise Souchet « per­sonne fort simple et très pauvre », qui passait sa vie en pèlerinages, puis s'est adonnée au service des pauvres et des malades par l'en­seignement et les soins hospita­liers. Attachante enfin la figure de Madeleine-Sophie Barat, évoquée avec piété par une de ses filles qui met parfaitement en relief la source spirituelle de sa vocation et de sa fondation : l'adoration eucharistique et la dévotion au Sacré-Cœur : « Le divin Cœur devait être (aux premières Mères) leur nourriture, leur feu, leur lu­mière, leur eau rafraîchissante, leur élément, leur chemin, leur vie, leur tout. C'est là qu'elles de­vaient prendre naissance, croître, vivre et mourir, sortir de ce cœur pour y amener les âmes, leurs conquêtes. 102:259 Elles étaient envoyées de Dieu, soit pour agir, soit pour prier, mais tout par, avec, dans et pour ce Divin Cœur », avec le dessein d'y conduire leurs élèves « Me voici à l'idée primordiale de notre petite société du Sacré-Cœur, celle de me réunir à des jeunes filles pour établir une petite communauté qui, nuit et jour, ado­rerait le cœur de Jésus outragé dans son amour eucharistique mais, me disais-je, quand nous se­rions vingt-quatre religieuses en état de nous remplacer sur un prie-Dieu pour entretenir l'adora­tion perpétuelle, ce serait beau­coup et bien peu pour un si noble but... Si nous avions de jeunes élèves, que nous formerions à l'es­prit d'adoration et de réparation, que ce serait différent ! Et je voyais des centaines, des milliers d'ado­ratrices devant un ostensoir idéal, universel, élevé au-dessus de l'Église. C'est cela, disais-je devant un saint Tabernacle solitaire, il faut nous vouer à l'éducation de la jeunesse, refaire dans les âmes les fondements d'une foi vive au Très Saint Sacrement, y combattre les traces du jansénisme qui a amené l'impiété et (...) nous élè­verons une foule d'adoratrices de toutes les nations jusqu'aux extré­mités de la terre. » (Confidence de la Mère Barat à la Mère Per­dreau, rapportée par celle-ci au procès de béatification.) La conclusion de M. Ch. Mo­lette mérite une mention spécia­le : le président de l'Association des Archivistes de l'Église de France, après avoir fait la syn­thèse des exposés, s'est attaché à souligner la dimension humaine de la question historique étudiée capable de provoquer de nouvelles recherches. « Au-delà de ce qui peut, à un regard superficiel, ap­paraître comme paradoxal, à sa­voir la conjonction, dans les mêmes instituts, de ce qu'on pour­rait appeler, d'une part une exi­gence spirituelle, voire même re­ligieuse, une vie de prière, de con­templation, d'adoration, et, d'au­tre part, un service proprement social d'enseignement, n'est-on pas amené à se demander si, dans tout le courant de l'instruction féminine donnée par les congré­gations enseignantes, il n'y a pas quelque chose de spécifique, qui aurait marqué en profondeur la société française même à son insu, et qui aurait même atteint d'ail­leurs les différentes parties du monde ? Par l'activité enseignante de ces communautés, il semble, en effet, que l'Église catholique en France a été, dans bien des cas, non seulement « mère et maîtresse » (pour reprendre l'ex­pression d'Innocent III) des géné­rations qui ont été ainsi instruites et éduquées, mais en quelque sorte véritablement matrice de la com­munauté humaine. N'y a-t-il pas là un fait de civilisation qui mé­ritait bien de retenir l'attention ? Au regard de ces perspectives que peut suggérer l'étude de ce phé­nomène pris dans une longue du­rée, comment ne pas être amené à nous demander si cette qua­trième rencontre d'histoire reli­gieuse ne pose pas ouvertement des problèmes fondamentaux, non seulement relatifs à l'Église et à l'État ainsi qu'à leurs rapports respectifs à travers des êtres hu­mains qui sont à la fois membres de l'Église et citoyens de l'État, mais encore, à travers ces ques­tions d'instruction, d'enseignement et d'éducation, des problèmes es­sentiels relatifs à la civilisation ou la transmission de la culture, en un mot relatifs à l'homme ? » 103:259 Qu'ajouter, sinon qu'il est plus tonique de puiser son espérance aux leçons de cette histoire qu'à celle de Jules Ferry et des inven­teurs de la laïque, qu'il est exal­tant de découvrir la place de choix, le rôle privilégié de la fem­me dans l'histoire, quand elle est vraiment femme et à plus forte raison quand elle est consacrée, puisque « plus une femme est sainte, plus elle est femme ». Sœur M. G. ### Bibliographie #### Mircea Eliade Fragments d'un journal II (1970-1978) (Gallimard) Ce que Mircea Eliade a appor­té à l'histoire des religions, c'est de les prendre au sérieux, au lieu de les considérer comme un ra­massis de légendes enfantines et de délires archaïques. Il y a un dé­faut dans cette méthode qui sup­pose que « tout est vrai » (mais pas au sens où on le croyait) ; défaut moins grave que de tran­cher que « tout est faux » comme le voulaient les préjugés rationa­listes. Et aujourd'hui ? Aujour­d'hui « l'expérience religieuse a cessé d'être reconnue comme telle car elle est camouflée en son con­traire : non-spiritualité, anti-reli­gion, opacité, etc. ». Ce camou­flage du sacré en profane est une, des idées constantes d'Eliade. Il lui est arrivé de penser que sa discipline, l'histoire des religions, n'avait pas d'autre sens que de préserver la signification d'attitu­des et de symboles, qui seraient sans cela rejetés et perdus. De cette fonction religieuse in­consciente, il cherche partout les signes dans ce monde étrange, le nôtre. Brancusi, le sculpteur, est pour lui l'homme qui a redécou­vert l'*axis mundi,* le pilier central reliant le ciel et la terre qui joue un grand rôle dans les reli­gions anciennes. Novalis, Homère, quand ils chantent la maison du père sont aussi religieux : « Le retour au foyer correspond au chemin vers le centre et aux re­trouvailles avec soi-même. » D'où une signification initiatique de l'*Odyssée.* Remarque qui touche chez cet exilé. Car Eliade est Roumain, et depuis la guerre n'a jamais pu revenir dans son pays colonisé par les communistes. On le voit souvent, dans ce *Journal,* télépho­nant à sa mère, à sa sœur, rêvant des rues de Bucarest, des paysa­ges et des amis de sa jeunesse Cette patrie rêvée, qui vit dans sa mémoire, c'est pour elle qu'il écrit. Elle tient d'ailleurs une grande place dans son œuvre ro­manesque. 104:259 Car Eliade est aussi auteur de romans et de nouvelles, et il se désole que ces livres soient moins célèbres que ses travaux d'historien. Peut-être parce que ces récits retiennent la part la plus secrète, la plus intime de lui-même. Il est remarquable que le fantastique y ait une si grande place : on y voit revivre la my­thologie des vampires, chers aux Balkans ; on y joue avec le temps (comme dans *le Temps d'un cen­tenaire* que vient de publier éga­lement Gallimard), avec les rêves et leurs prémonitions, leur logi­que déroutante. Autant de thèmes classiques du genre, sans doute, mais ici autant de portes ouvertes sur l'invisible. Il semble que le fantastique soit, chez Eliade, la forme la plus accessible du sur­naturel. Même dans une œuvre scientifique (le tome 2 de son *His­toire des croyances et des idées religieuses*) il glisse le récit, fait par un journal d'Athènes, d'une apparition de Demeter, près d'Éleusis, en 1940. C'est un pen­chant étrange, où il semble trou­ver un réconfort. Ici même, à pro­pos de la mort de l'égyptologue Varille, il est noté qu'avant de succomber à un accident de la route, celui-ci put dire qu'il avait braqué, ayant aperçu un scarabée géant devant sa voiture. Partout, on sent le mystère proche, et sou­haité. Il y a aussi dans ce journal des réflexions sur l'époque, sur des rencontres. Elles sont pleines d'in­térêt. Je relève ces notes prises à la lecture du livre d'un professeur de sociologie, Andreski : « Jamais on n'a vu autant de gens passer autant de temps à l'école, pour y apprendre si peu. » Et ceci, tou­jours d'Andreski : « La confusion morale et le nihilisme fanatique dont souffre la jeunesse d'aujour­d'hui ont été encouragés par la sociologie et la psychologie, en grande partie à cause du préjugé dont se sont rendus coupables les sociologues et les psychologues et qui consiste à ignorer les créa­tions majeures et à porter toute son attention sur la médiocrité et même le sous-normal. » Remarque sur la France. Reçu docteur honoris causa en Sorbon­ne en 1976, Eliade s'étonne, étant « un historien des religions qui n'est ni marxiste, ni structuraliste, et ce en 1976, en un temps où marxisme, freudisme, gauchisme pèsent de tout leur poids sur la culture française ». Ou encore, cette remarque sur la grande dif­fusion de livres ésotériques. Abel­lio faisant la même constatation, et optimiste comme un socialiste toulousain, conclut qu'on tend à « la fin de l'ésotérisme » (titre d'un de ses livres) parce que tout aujourd'hui devient conscient et peut être clairement dit. Plus be­soin de cacher les grandes vérités. Eliade au contraire : « Les doc­trines et les méthodes secrètes, c'est-à-dire « ésotériques » ne sont dévoilées et mises à la portée de tous que parce qu'*elles n'ont plus aucune chance d'être comprises.* Elles ne peuvent désormais qu'être mal comprises et mal interprétées, par des non-initiés. » Eliade n'a­joute pas que cette diffusion peut faire grand mal. De même, il est très capable de voir dans les hip­pies le désir de retrouver la vie édénique (toujours le camouflage du sacré), mais il ne voit pas que de telles forces religieuses, exer­cées sauvagement, sont destructri­ces. C'est sa forme d'optimisme. La seule, car il montre assez, ici, qu'il est conscient de vivre la fin d'un monde. Ce *Journal* est aussi intéressant, excitant pour l'esprit, que celui de Jünger. Peut-être parce qu'il s'agit dans les deux cas d'hom­mes que l'on voit, au jour le jour, chercher passionnément à compren­dre le monde où ils vivent, et le sens de ce qu'ils en reçoivent. Ce sont les livres de bord d'une ex­périence intellectuelle et spirituel­le ; le lecteur aussi en est transformé. 105:259 Il suit un long chemin qui fait du jeune Roumain fou de tous les savoirs un vieux et sage sorcier. Comme le lui dit un jour Georges Dumézil : « Dans votre destinée, qui ne verrait la main de la Providence ! » Georges Laffly. Autres ouvrages de Mircea Eliade précédemment recensés dans ITINÉ­RAIRES : -- *Fragments d'un journal :* numéro 179, page 178. -- *Histoire des croyances et des idées religieuses.* Tome I : *De l'âge de pierre aux mystères d'Éleusis :* numéro 207, page 148. -- *Forgerons et alchimistes :* numéro 215, page 172. -- Cahier de l'Herne : *Mademoiselle Christina :* numéro 227, page 137. -- *Occultisme, sorcellerie et modes culturelles :* numéro 235, page 147. #### Arnaud de Lassus : *Petit dictionnaire socialiste *(Action Familiale et Scolaire 31, rue Rennequin -- 75017 Paris) Ce petit dictionnaire de 44 pa­ges est à l'usage des parents qu'in­quiète le langage ambigu des socialistes, spécialement quant à leur « *projet éducatif *» pour la nation. Il s'agit, en fait, de percer la brume obscure du « Projet socia­liste » par un décodage métho­dique et précis de quelques mots­clefs : *laïcité, liberté d'enseigne­ment, démocratie, autogestion, Parti, unicité, pluralisme, mono­pole, service public...* Par cet effort pédagogique de clarification, voire de décryptage, se dégage la cohérence implaca­ble d'un système *d'essence totali­taire.* Le socialisme « champion des libertés » y est remarquable­ment démasqué comme une abo­minable *théocratie laïcarde.* L'État républicain actuel se veut, en effet, à la fois trône et chaire, roi et pontife, confondant les deux pou­voirs politique et spirituel. La neutralité laïque est pure tar­tuferie pour imposer le *dogmatis­me* d'une religion d'État qui est l'athéisme maçonnique issu des principes de 1789. La prétendue « liberté d'ensei­gnement » n'est que le paravent d'un endoctrinement idéologique au service d'une conquête poli­tique avouée. L'aveugle logique socialiste n'en prône pas moins le « *pluralisme dans l'unicité *» (*sic*) et prétend éviter le monopole grâce à la *gestion démocratique* de l'école véritable révolution scolaire rem­plaçant partout les autorités per­sonnelles par des collectifs. Or, pour qui connaît la prati­que des noyaux dirigeants, il est évident que cette substitution ca­che le pouvoir de *l'appareil, du Parti* -- son rôle dialectique et directeur au sein des masses et de l'État -- qui se superpose invisi­blement au pouvoir collectif ma­nipulé. 106:259 Bref, de l'analyse de ces notions fondamentales présentées sous forme de fiches, il résulte que le système éducatif socialiste, d'ins­piration marxiste, constitue une imposture. Non seulement il ran­çonne notre liberté par l'impôt inique sur l'Éducation, mais encore il devient, selon les propres termes du Plan : « un levier au service de l'ensemble de la politique du gouvernement de gauche »*. L'abus de pouvoir* est irrecevable. C'est la guerre scolaire ! R. F. #### *Robert Pincemin La capitalisation populaire *(Éd. du Cèdre) L'auteur croit que « sans une réincarnation des salariés dans la société économique, qui leur rende des réactions naturelles de propriétaires, nous ne parviendrons pas à restaurer ce minimum d'ordre, de discipline et de hiérarchie que la prospérité et le bonheur des générations futures exigent de la nôtre comme condition élémentaire de leur vivre de demain ». Sa qualité de chef d'entreprise donne du poids à cette conviction qui correspond d'ailleurs à la doctrine sociale de l'Église. En 135 pages, denses et claires, il expose les modalités et les rai­sons du système qu'il préconise. Disons d'un mot qu'il s'agit de fonds communs d'investissement de caractère professionnel. Ayant le plaisir de retrouver dans ce livre des idées très pro­ches de celles que j'ai présentées dans de nombreuses études, je me sens donc pleinement d'accord avec celles de l'auteur et ne puis que leur souhaiter la plus large au­dience. Louis Salleron. #### Max Marin *La fin du monde. Le retour du Christ bientôt *(Nouvelles Éditions latines) Dans ce petit livre (90 pages) l'auteur s'efface complètement pour laisser place aux principaux textes consacrés à la fin du monde : Évangile, Apocalypse, pro­phétie de saint Malachie, avertis­sement des derniers papes et ré­vélations privées, parmi lesquelles l'auteur ne consacre pas moins de 25 pages à celles de Jeanne Royer, en religion Sœur de la Nativité (1731-1798). L. S. 107:259 #### Lucien Méroz *Le cardinal Journet ou la sainte théologie *(Éd. de l'âge d'homme) Voilà déjà bientôt six ans que le cardinal Journet est mort -- le 15 avril 1975. Il repose dans le cimetière de la chartreuse de la Valsainte où le moine qu'il avait, dans sa jeunesse, rêvé d'être ve­nait souvent pour de courts sé­jours. Ceux qui l'ont connu le retrou­veront, je crois, dans l'ouvrage que vient de lui consacrer son ami Lucien Méroz, et ceux qui, comme moi, ne l'ont pas connu, sinon par ouï-dire et par d'infimes fractions de son œuvre, le décou­vriront tel qu'ils l'imaginaient. Deux parties : I. « *Viam veri­tatis elegi *» (pp. 9-148) ; II. « La plus haute vérité dans la plus grande charité » (pp. 149-342). L'auteur a voulu « avant tout, lui donner la parole, non sous forme d'anthologie ou de pages choisies, mais en faisant des citations très larges, d'abord dans le cadre de sa vie », -- c'est la première par­tie --, « puis selon un enchaîne­ment d'idées que lui-même nous suggère » -- c'est la seconde par­tie, qui est en quelque sorte une présentation de l'essentiel de la théologie du cardinal. Je ne peux dire que ce qui m'a le plus frappé dans ce livre. Pendant la guerre, l'abbé Journet dédiait son *Nicolas de Flüe*, le saint national de la Suisse, « à l'Église, ma grande patrie de toujours ; à Genève et à Fribourg, mes petites patries d'un jour » (p. 11). Suisse lui-même, né (en 1891) à Genève, ville protestante, et ayant longtemps vécu ou enseigné à Fribourg, ville catholique, le catholique Journet eut à cœur d'approfondir la vérité chrétienne dans le débat qui divise catholiques et protestants. « Ce souci de confrontation avec la doctrine des grands réformateurs l'a accompagné toute sa vie et paraît dans presque tous ses ouvrages » (p. 19). Il aurait pu virer à l'œcuménisme (au sens que ce mot recouvre aujourd'hui) ; il s'est, au contraire, confirmé dans ses convictions de catholique romain. Français, il eût été cloué au pilori comme intégriste. Sur le groupe des Dombes, sur l'intercommunion, ses jugements sont nets, et sévères. Taizé lui-même n'est pas tabou. Lucien Méroz conte cette anecdote : 108:259 « Le cardinal Journet connais­sait le pasteur Schutz, qui était venu à Fribourg et avait deman­dé à le voir. « Avec joie » avait-il répondu. Introduit dans la chambre du Grand Séminaire, frère Schutz déclara : « J'ai deux questions à vous poser. La pre­mière, c'est : Qu'est-ce que vous pensez de Taizé ? » « Eh bien, dit en substance le cardinal Jour­net (selon le récit qu'il nous fit par la suite), je trouve Taizé très bien... pour les protestants. » En effet, on y a restauré l'idéal mo­nastique et une forme supérieure de vie religieuse » (p. 143). Le frère Schutz, qui avait l'intention de lui demander de présider un pèlerinage catholique à Taizé, n'insista pas. On pourrait dire que c'est la qualité même du témoignage ren­du par les frères de Taizé, au Concile notamment, où ils « ont édifié tous les évêques de l'Église catholique », qui le porte à souli­gner fortement ce qui les en sé­pare irréductiblement. Le 30 mars 1975, quinze jours avant sa mort qu'il sait imminente, il tient à ré­diger un texte sans équivoque à ce sujet. Prêt à paraître devant Dieu, et plus étranger que jamais à tout esprit de polémique ou de ressentiment, il reste dans la voie de la vérité qu'il a choisie dès sa jeunesse et professe sereine­ment sa foi. Sa mise en garde con­tre Taizé n'est que l'aspect néga­tif, l'ombre portée en quelque sorte, de son testament spirituel dont les quelques lignes se résu­ment dans la première « Il m'a envahi de son Amour -- et de son amour pour son Église » (p. 147). Comme Thérèse d'Avila se disait « la fille de l'Église », il se veut le fils de l'Église, et toute sa théologie, comme le dit L. Mé­roz, « passe par son Église » (p. 157). C'est, pourrait-on dire, la doctrine du Concile de Trente, complétée par Vatican I et Vatican II (ce dernier lu à la lumière des précédents et de la Tradition). M'instruisant de cette théologie dans la seconde partie du livre, j'ai été séduit non seulement par la fermeté de la pensée et la clar­té du style, mais aussi par la li­berté du discours. Rien de scolas­tique. Les vérités assimilées rede­viennent originales par la person­nalité de l'auteur qui tire du tré­sor le neuf et l'ancien à la me­sure de l'actualité. Le titre de sa revue, *Nova et Vetera,* dit tout. Parfois dans son souci de « dis­tinguer pour unir » il aboutit à des synthèses dont la subtilité dé­concerte un peu (par exemple sur la sainteté d'une Église peuplée de pécheurs, sur l'unité de l'Écriture et de la Tradition, sur la dua­lité des sujets d'un pouvoir uni­que dans la papauté unie au col­lège des évêques). J'étais curieux de voir ce qu'avait été le rôle du cardinal Journet au Concile. Il intervint sur la liberté religieuse et sur deux ou trois autres questions mais ne semble pas s'être beaucoup battu. Il semble que ce soit la timidité qui l'ait arrêté. Il était homme de plume davantage que de débats publics. C'est dans ses articles de *Nova et Vetera* qu'il est le plus à l'aise. J'espérais aussi savoir ce qu'il avait pensé -- jusqu'au bout -- de son grand ami Maritain. Que son amitié ait été sans faille serait nor­mal, mais comment ne se serait-il pas rendu compte que le Maritain d'avant l'affaire de *l'Action fran­çaise* avait ensuite complètement changé ? Maritain disait qu'il faut avoir « l'esprit dur et le cœur doux ». Il eut après 1927 un es­prit de plus en plus mou et un cœur parfois dur. Raïssa y fut certainement pour beaucoup. A lire *Les grandes amitiés* on ne peut guère en douter. J'aimerais lire l'article qu'a publié le cardi­nal Journet sur *Humanisme inté­gral* dans *Nova et Vetera* de 1956 (note p. 107). 109:259 Laissons cela et revenons à no­tre cardinal. On ne peut douter qu'il fut un grand théologien et un saint homme -- « le saint abbé Journet » disait-on communément de lui. Je lui reprocherais volon­tiers d'avoir été un peu trop dis­cret dans ses articles. Du moins sa pensée n'était jamais équivo­que. Il mesura exactement la pro­fondeur de la crise -- « crise de la vérité » selon lui -- qui se­coue l'Église depuis le Concile. Il s'en ouvrit souvent à ses amis dans des cercles restreints et par correspondance. Il resta toujours fort dans la foi. C'est un éloge qu'on ne peut faire à beaucoup de ses pairs. Louis Salleron. #### Abbé Michel Simoulin *La messe : Dieu vivant -- Dieu présent *(Éditions « Fideliter ») Voilà quelques années, le capitaine Michel Simoulin, dont la carrière militaire s'annonçait bril­lante, avait démissionné de l'ar­mée pour entrer au séminaire d'Écône. Après son ordination sa­cerdotale, il a été mis par Mgr Lefebvre à la disposition de Mgr Ducaud-Bourget ; il s'est donc in­tégré à une équipe de prêtres beaucoup plus âgés que lui. On lui a confié le soin de prêcher le carême de 1981 à Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Ses sept confé­rences et son chemin de croix sont publiés dans un livre de 128 pages édité par *Fideliter,* Notre-Dame du Pointet, Broût-Vernet, 03110 Escu­rolles. La couverture représente l'église Saint-Nicolas-du-Chardon­net, dessinée par J. Chauveau, et une brève préface de Mgr Ducaud-Bourget introduit le livre que l'au­teur a dédié au Père de Chivré O.P., inspirateur à plus d'un titre de ces méditations. Dans la première conférence *La messe, présence agissante de Dieu,* le prédicateur insiste sur le parallélisme entre le *Je suis celui qui est,* de l'Ancien Testament (Exode III, 14) et l'affirmation de Notre-Seigneur : *Lorsque vous aurez élevé le Fils de l'Homme, vous saurez que* JE SUIS*.* (Jean VIII, 28.) Et il fait un rapproche­ment avec le HOC EST ENIM CORPUS MEUM de la consécration. Dans la seconde conférence, l'abbé Simoulin établit un paral­lèle entre l'agonie de Notre-Seigneur et l'avant-messe, notamment le *Confiteor.* De même que Notre-Seigneur s'est mis dans la dispo­sition parfaite de s'offrir en sacri­fice lors de sa terrible agonie, ainsi nous faut-il nous préparer au saint-sacrifice par l'avant-messe et surtout par le *Confiteor* qui ex­prime l'aveu et le regret de nos fautes. Rappelons que pour la communion, le recours au sacre­ment de pénitence est nécessaire, si l'on a sur la conscience des pé­chés mortels ou des péchés dont on ne sait pas très bien s'ils sont mortels ou véniels. 110:259 La troisième conférence traite de l'offertoire : l'oblation volon­taire de Notre-Seigneur, qui s'a­bandonne aux mains de ses enne­mis, et l'offertoire de la messe, auquel les fidèles doivent s'unir : l'orateur souligne ici l'importance des silences de la messe. La quatrième conférence est consacrée au sacrifice de la croix, que Notre-Seigneur endure en toute liberté et qu'il renouvelle en opérant, par la voix du prêtre, la transsubstantiation du pain en son corps et du vin en son sang, mystère de foi. Dans la cinquième conférence, l'abbé Simoulin explique comment la messe renouvelle la présence et le sacrifice unique de Notre-Seigneur ; dans l'ensemble, son explication est bonne. (Toutefois il dit : « Bien sûr, il n'y a pas là l'être sensible de Notre-Seigneur, *son corps physique n'est qu'au ciel. *» S'il en était ainsi, la présence de Notre-Seigneur sur l'autel ne serait pas *réelle.*) Cette conférence comporte un bon com­mentaire du *Pater.* La sixième conférence *L'eucha­ristie, mystère de vie* comporte quelque inexactitude. S'il est bien vrai que la valeur de la messe, du sacrifice, ne reçoit aucun ac­croissement du nombre des assis­tants et des communiants, est-il exact d'ajouter : « *Celui-ci n'aug­mente en rien les avantages que peuvent en retirer les âmes et le monde. *» Si la communion n'a valeur sacramentelle que pour le communiant, cependant les âmes des vivants et des défunts en pro­fitent indirectement, en vertu de la communion des saints. Un fi­dèle peut assister à la messe, com­munier à telle ou telle intention, pour telle ou telle personne vi­vante ou défunte ; mais même sans intention expresse de la part du fi­dèle, l'Église militante et souf­frante profite de la pieuse assis­tance à la messe et de la com­munion de chacun. De même, le jugement de l'abbé Simoulin sur les prêtres qui concélèbrent ou s'abstiennent de célébrer me paraît un peu trop absolu. Il y a certes un *abus* de la concélébration. Le Père joseph de Sainte Marie a traité cette question, avec toutes les nuances désirables, dans *La Pensée catholique.* Quant à l'abstention systématique de cer­tains prêtres, elle est regrettable en soi, mais mieux vaut s'abste­nir que de dire des messes sacri­lèges. Le reste de la conférence est bon : l'orateur parle excellem­ment de la communion bien faite et de ses fruits. Dans sa dernière conférence *Ite missa est,* il traite de la prolon­gation de la Passion et de la messe dans toute la vie du fidèle. Les quatorze méditations des stations du chemin de croix ont le mérite d'être courtes et d'une bonne inspiration. Jean Crété. 111:259 ## DOCUMENTS ### Message de Noël de Mgr Lefebvre *au journal* «* Présent *» *et à ses lecteurs* *Dans son numéro de Noël, le journal* PRÉSENT *a publié le me*s*sage de Noël que lui a envoyé Mgr Marcel Lefebvre à l'intention de ses rédacteurs et de ses lecteurs. C'est un message à méditer devant la crèche. Noël est passé, mais nous gardons les crèches, que l'on ne défait qu'à la Chandeleur* (*fête de la purification de la Sainte Vierge et de la présen­tation de Jésus au temple, 2 février*)*. Il est encore temps de* (*re*)*lire et de méditer le message de Noël de Mgr Lefebvre.* *J. M.* Écoutons les voix célestes qui ont parlé aux bergers, suivons l'étoile qui guide les rois mages, tandis que dans nos cœurs l'émotion grandit à mesure que les accents de la divine liturgie se font plus pathétiques ; tout nous mène à Bethléem auprès de l'enfant-Dieu où une leçon lumineuse et éternelle est apportée par Dieu aux hommes, afin qu'ils retrouvent la paix dans l'ordre enfin rétabli. 112:259 L'ordre, c'est-à-dire les finalités, soit les pensées de Dieu qui ont présidé à la création et à la rédemption : l'homme re­trouve son élan vers Dieu, la famille retrouve son ordonnance initiale selon la pensée divine, l'ordre social se retrouve en Celui qui l'a établi, l'ordre politique retrouve sa juste fonction dans la finalité que lui a donnée son Créateur. Tout nous est enseigné dans les circonstances de la naissance de Jésus à Bethléem. Venez les pauvres, venez les possédants des biens de ce monde, venez les princes, venez les sages, venez parents et enfants, venez les prêtres et les prophètes, venez maris et femmes, apprenez du Maître du monde ce que vous devez faire pour accomplir le rôle que vous avez à remplir dans la place qui vous est assignée par Dieu. Venez les pécheurs, les angoissés, les malades, les martyrs ; à Bethléem vous trouverez la consolation, la paix, dans l'es­pérance. Venez les incroyants, les sceptiques, les persécuteurs, con­vertissez-vous, imitez donc les anges, les bergers et les rois d'Orient, n'imitez pas Hérode dans sa fausseté et sa cruauté. Jésus vous échappera, comme Il a échappé au massacre des Innocents, comme Il échappera aussi des mains des princes des prêtres, ressuscitant après sa crucifixion. Venez adorer votre Seigneur et Maître, car vous serez jugés par votre attitude vis-à-vis de ce Dieu incarné. Reconnaissons tous son admirable enseignement exactement opposé à l'enseignement révolutionnaire. Il reconnaît l'autorité de sa mère et de son père putatif. Il reconnaît les humbles, les pauvres et les détenteurs de l'autorité et de la richesse : les bergers et les rois. Il manifeste la splendeur de la cité céleste par les chants des anges. Il est le roi de la création : les astres lui obéissent en indiquant sa venue aux mages, les animaux l'entourent, les trésors de la terre lui sont offerts : l'or, l'encens et la myrrhe. Loin du Créateur du monde la *fausse égalité,* la *désastreuse liberté, l'illusoire fraternité* sans paternité ! Toutes ces folies se dissipent dans les leçons de Bethléem. Dans cette humble étable, l'ordre divin et humain apparaît dans toute sa splendeur, sa noblesse, sa simplicité, dans la charité des cœurs remplis de l'Esprit de Dieu. Les fruits de cet ordre sont la paix, la douceur, la bonté. 113:259 Vous cherchez la paix de votre âme, vous cherchez celle de votre foyer, vous cherchez la solution des problèmes écono­miques, sociaux, politiques ; venez à Bethléem. Vous com­prendrez aussitôt que le bonheur est spirituel avant d'être matériel, que le bonheur familial est d'abord celui de l'union des cœurs dans la soumission à la loi divine ; que ni le marxis­me, ni le communisme, ni le socialisme ne trouvent place à la grotte de Bethléem, où Dieu est premier servi, honoré, obéi. Nous ne doutons pas que c'est cet ordre naturel et surnaturel fondé sur les desseins du Créateur et Maître du Monde que ce journal, auquel nous souhaitons la plus large diffusion, s'effor­cera de faire renaître dans les esprits et les cœurs pour que règne à nouveau sur le sol de France la paix chrétienne dont Bethléem nous a manifesté les premières splendeurs et les joies profondes. « Le Christ nous est né, venez, adorons-le. » Marcel Lefebvre. *ancien Archevêque-Évêque de Tulle\ et fondateur de la Fraternité sacerdotale St-Pie X.\ Rickenbach, le 3 décembre 1981.* 114:259 ## Informations et commentaires ### L'évêque modèle Dom Helder Câmara ? Au mois d'octobre les journaux français avaient fait une rapide allusion au « message chaleureux » envoyé par Jean-Paul II à Dom Helder Câmara « pour ses cinquante ans de sacerdoce ». Mais ils n'en donnaient que de brèves citations. Pourtant le personnage d'Helder Câmara est bien connu du public français : depuis une vingtaine d'années, ses déclarations, conférences et discours sont abondamment reproduits par la *Documentation catholique.* On aurait pu nous repro­duire aussi le message pontifical. Notre curiosité n'en attendait pas moins. Quelques extraits un peu plus consistants étaient donnés le 14 octobre par Félix Lacambre, le philocommuniste qui dirige l'information religieuse de *La Croix.* Il révélait en outre que « *le texte intégral du message *» venait d'être « *publié en France par les soins du secrétariat national à l'opinion publique de l'épiscopat français *»*.* Nous n'avons pas découvert en quel endroit ledit secrétariat aurait procédé à une telle publication intégrale : nous ne l'avons vue nulle part. Nous avons pu néanmoins nous en procurer une version authen­tique : celle qui a paru le 21 août dans le n° 34 des *Noticias,* bulletin officiel de la CNBB, la conférence épiscopale brésilienne, l'une des plus odieuses conférences épiscopales qui soient au monde, flétrie de manière immortelle par les justes remontrances de Gustave Corçâo. D'après le texte officiel brésilien (en langue portugaise donc), voici la traduction intégrale du message de Jean-Paul II : 115:259 « *A l'approche de ce jour du mois d'août où tu célébreras le cinquan­tième anniversaire de ta Sainte Ordination Sacerdotale, Nous avons appris avec joie que tu te préparais à commémorer cette solennité uni à ton clergé et à ton peuple, et aussi aux huit dignes prêtres ordonnés le même jour de l'année 1931 ; par ta volonté ils doivent se joindre à toi pour célébrer cette date vénérable, afin de pouvoir partager avec toi la joie du même jubilé.* « *Voilà qui manifeste la bonté de ton âme de Pasteur, augmente Notre propre allégresse et contribue à Notre sanctification.* « *Cette lettre, donc, parle pour Nous et témoigne de Notre affection pour toi, vénérable Frère, aussi bien que pour ces prêtres et pour le peuple confié à la garde, que Nous avons toujours spécialement aimé. Lorsqu'on parle de toi, chacun sait et reconnaît combien la bienveillance divine t'a enrichi de dons, de talents et de piété. Orné de ces dons, depuis ta prometteuse jeunesse jusqu'à aujourd'hui, tu as su accomplir de nombreuses missions d'une inestimable valeur. Ta bonté de Prêtre et plus tard d'Évêque précédait constamment ton zèle quand la charité te poussait à faire du bien à tes frères. Dieu et tes frères ont été pour toi les deux pôles d'un seul arc, qui émet la lumineuse incandescence de l'Amour. A Dieu créateur de toutes choses, à son Fils qui t'a choisi pour être son médiateur entre Dieu et la terre et t'a constitué ministre, tu t'es toujours efforcé d'offrir tout ce qui est tien : le zèle, les combats et les méditations, la vie entière dès le début de ton sacerdoce jusqu'aux plus récentes réalisations. L'Amour en effet est comme l'eau qui ne doit pas rester prisonnière de la source, mais servir par sa nature même à vivifier et à dynamiser. Il Nous plaît de rappeler ici, entre autres, un événement auquel sans aucun doute ton zèle sacerdotal a beaucoup con­tribué : le 36^e^ Congrès eucharistique international dont tu fus l'inspirateur et le secrétaire.* « *Vénérable Frère, Nous savons que ton jubilé sera l'occasion d'une réunion pastorale où la situation de ton Église sera analysée et où l'on approfondira les conditions pour promouvoir un bien chaque jour plus grand et plus efficace. Cela sera en effet d'une inestimable valeur, puis­que plus nous demeurons fidèles aux préceptes de l'Évangile et à la doctrine de l'Église, plus féconds seront les fruits répandus dans tous les domaines de l'apostolat.* « *Pour finir, à toi, vénérable Frère, à tous les prêtres qui se réjouis­sent aujourd'hui en célébrant avec toi le jour anniversaire de leur propre sacerdoce, à ton Évêque Auxiliaire, au Peuple tant aimé qui est confié à ta sollicitude, Nous accordons notre bénédiction apostolique, gage des grâces célestes et signe de notre bienveillance.* » 116:259 Fort peu d'évêques ont reçu de Jean-Paul II un dithyrambe aussi pompeux ; aussi emphatique ; aussi époustouflant. Et même aucun, à ma connaissance. Le cas est unique. Le personnage d'Helder Câmara est proposé à l'Église universelle comme l'évêque exemplaire, le modèle de ce temps, au mérite sans égal. C'est un peu fort. Je suppose que Marcel Clément aura eu, sur ce point du moins, un sentiment voisin du mien. Il a prudemment omis de faire connaître l'existence et la teneur de ce message à ses lecteurs de *L'Homme nouveau.* \*\*\* Dom Helder Pessôa Câmara est un bien sinistre personnage. Né en 1909, prêtre en 1931, évêque auxiliaire de Rio en 1952, il est arche­vêque de Recife (« Nordeste » brésilien) en 1964. A cette époque il était déjà l'homme le plus photographié de tout le Brésil. Personnage officiel et tout puissant de la politique brésilienne d'avant 1964, com­promis avec le gouvernement de gauche du président Kubistchek, en­core plus compromis avec le président pro-communiste Joâo Goulart, qu'il soutiendra jusqu'au bout : même en mars 1964, quand la soviéti­sation du Brésil est ouvertement en marche, que le gouvernement com­mence à faire assassiner les officiers anti-communistes dans les casernes et qu'il accule l'armée à la révolte, Helder Câmara lui maintient osten­siblement un appui total. La radio gouvernementale peut annoncer encore le 30 mars 1964 : « *Le président Goulart n'est pas communiste. Aujourd'hui même l'Église, en la personne de l'archevêque Helder Câmara, est allée l'encourager et le féliciter pour ses réformes sociales. *» Et c'était vrai. Après la chute du régime pro-communiste, Helder Câmara devient le représentant le plus sonore de l'opposition furieuse à l'anti-commu­nisme. En 1968, il est le principal idéologue de la funeste conférence des évêques latino-américains tenue à Medellin ; il y impose le document de base favorable à la « théologie de la libération » rédigé à sa demande par le religieux belge joseph Comblin. 117:259 Dans ses déclarations passionnées, il ne parle jamais de l'anti-com­munisme que comme d'un « prétexte » abominable. Son « message aux jeunes de notre temps » ([^14]) dénonce « les sept péchés capitaux du monde contemporain », qui pour lui sont « le racisme, le colonia­lisme, la guerre, le pharisaïsme, le paternalisme, l'aliénation et la peur », il déclare aux jeunes : « il est bon que vous vous opposiez aux sept péchés capitaux d'aujourd'hui », et il omet spectaculairement le pire, il omet l'*intrinsèquement pervers.* Non point par distraction. Mais en raison de sa doctrine, de sa morale, de son idéologie religieuse. Pour lui en effet, « le vrai socialisme c'est le christianisme intégrale­ment vécu » ([^15]) : bien entendu pas n'importe quel christianisme. Seu­lement le christianisme nouveau. La religion nouvelle : celle qui est issue de l'évolution conciliaire. Avant Vatican II, la religion catholique était « *une religion aliénée et aliénante *» ([^16])*,* et Marx avait raison : « la religion souvent a fonctionné comme l'opium du peuple » ([^17]). Il ne faut donc pas craindre les révolutions, même si elles déploient contre la religion une sauvagerie « momentanée » aussi violente que la révolution de 1789 : « L'histoire montre que certaines révolutions étaient nécessaires et se sont dégagées de leur anti-religion momentanée, produisant de bons fruits. Nul ne conteste plus celle qui en 1789, en France, a permis l'affirmation des droits de l'homme. » ([^18]) Enfin le lecteur se souvient peut-être ([^19]) que Dom Helder Câmara est ce zozo qui réclamait sans rire *un concile tous les dix ans,* parce que, expliquait-il, *dix ans c'est juste l'équivalent d'un siècle d'autrefois, étant donné l'accélération de l'histoire...* Ce dernier trait vient quelque peu atténuer les autres, en suggérant qu'il serait exagéré de prendre Helder Câmara trop au sérieux. Non qu'on puisse le tenir pour entièrement irresponsable de ses multiples déclarations révolutionnaires, qui ont été, c'est un fait, systématique­ment utilisées au profit de la subversion, de la guérilla urbaine, de la révolte armée. Cependant nous nous rappelons que Gustave Corçâo mettait fortement en doute ses « capacités révolutionnaires ». 118:259 « Selon moi, qui le connais depuis de longues années, Dom Helder est un pauvre exhibitionniste qui fait beaucoup de grimaces pour dire très peu de chose. » Et il a finalement commis une « erreur fatale » pour un révolutionnaire : « *il a pris du ventre *» ([^20]). \*\*\* En tout cela, on l'aura compris dès le début, ce n'est pas le personna­ge d'Helder Câmara en lui-même qui nous préoccupe le plus, mais la valeur d'exemple qui lui est officiellement conférée. La défaillance de l'épiscopat catholique, aujourd'hui, est universelle. Aussi grande qu'au temps de l'arianisme. Plus grande encore, proba­blement. Et voici que pour ranimer la vertu épiscopale, on propose aux évêques ce modèle : Helder Câmara ? ce morne rhétoricien ? ce bateleur ? On se souviendra toutefois que le souverain pontife, qui multiplie au-delà du vraisemblable le nombre et l'étendue de ses lettres et de ses discours, ne les fait pas tous *motu proprio.* Il ne le pourrait manifes­tement point. Il y en a trop. Même la *prolixité* affectueusement recon­nue par les Polonais à leur cardinal Wojtyla n'y suffirait pas. D'ailleurs la seule critique interne de l'encyclique *Laborem exercens,* par exemple, montrait déjà l'existence de plusieurs rédacteurs, qui n'avaient pas toujours très bien accordé leurs instruments. Au reste, il semble que ce soit un secret de Polichinelle. *La Croix* du 27 novembre, annonçant la nomination du cardinal Ratzinger à la tête de la congrégation ro­maine pour la doctrine, nous dit de lui, sans hésitation ni précaution : « Il fut un des inspirateurs des discours que Jean-Paul II prononça en Allemagne durant son voyage en novembre 1980. » *Un des inspirateurs...* Bon. Il y a donc non seulement une multi­plicité ordinaire de rédacteurs, mais aussi une multiplicité habituelle d' « inspirateurs », reconnue, déclarée, on en est à donner des noms. \*\*\* Il est bien connu que Jean-Paul II, dans des documents aussi solen­nels que ses encycliques, et récemment encore dans *Laborem exercens,* tient à remplacer le « Nous » pontifical par un « je » plus personnel. Et voici que dans un document beaucoup plus familier, une lettre d'anniversaire, il laisse réapparaître le « Nous » de majesté ? 119:259 Ce détail ne semble pas sans portée. Il incite à supposer non seule­ment que Jean-Paul II n'a pas rédigé ni inspiré lui-même le message à Dom Helder, mais encore qu'il n'a pas eu l'occasion de le lire avant que sa signature y soit apposée. Certains rouages et couloirs du Vatican sont devenus, paraît-il, une caverne de brigands. Pourtant cette supposition, simple supposition, n'a qu'une valeur explicative ; point réparatrice. Elle n'arrange rien. Le mal est fait officiellement désormais, c'est Helder Câmara le modèle hors de pair, le modèle indépassable de l'évêque tel qu'on le souhaite pour notre temps. Bravo. Jean Madiran. ### La canonisation de Teilhard Après les lettres du cardinal Casaroli à Mgr Poupard et du P. Arrupe au P. Madelin (D.C. n° 14, 19 juillet 1981), voici que ce dernier, provincial des Jésuites français, joint sa voix au concert de louanges dithyrambiques que vaut à Teilhard de Chardin le centième anniversaire de sa nais­sance. Dans le bulletin du *Cices* (n° 279, 1^er^ octobre 1981), Michel Échivard rapporte les propos tenus, le 18 septembre, à Antenne 2, sur Teilhard, par le P. Made­lin : « *C'est un homme qui a com­pris que l'évolution devenait consciente de l'homme* (*?*)*... J'ajoute que, sur le plan religieux bien entendu, c'est peut-être ce que la France, a fait de mieux depuis Pascal* (*!*) (*...*) *J'ajouterai aussi que quand on parle aujourd'hui de la socialisation, quand on parle du mouvement planétaire, quand on parle de la planète ronde qui n'est qu'une seule terre* (*?*)*, eh ! bien tout cela est déjà du Teilhard, il y a plus de trente ans. *» « Aujourd'hui », « en Fran­ce », c'est M. Mitterrand, qui n'a pas manqué de donner sa béné­diction laïque et républicaine à son éminent prédécesseur lors de festivités organisées à l'Unesco en l'honneur du savant jésuite. De­puis le 10 mai nous savons que la socialisation est « une grâce », et ce que nous en connaissons déjà n'est rien à côté de ce qui nous attend. Le 17 septembre, une plaque commémorative en l'honneur de Teilhard a été inaugurée sur la maison des *Études,* 15, rue Monsieur. Le P. Madelin, -- encore lui -- a fait, à cette occasion, l'éloge du grand homme : 120:259 « *Am­plitude et fécondité d'une pensée, fidélité d'une vie, brûlure inté­rieure d'une existence qui se con­sume dans l'incandescence de l'écriture... Voilà, mesdames et messieurs, quelques lueurs d'une trace lumineuse passée au milieu de nous. N'en doutons pas elle n'a pas fini d'éclairer les chemins d'une humanité qui cherche, à tâtons, et parfois dans le désespoir, une issue qui honore réellement cet homme planétaire, en qui l'Évolution est devenue conscien­te. *» (*D.C.,* n° 19, 1^er^ novembre 1981.) La dernière phrase ne brille pas par la clarté. Cet homme pla­nétaire est-il Teilhard ? ou l'Hom­me en général ? Notons qu'à An­tenne 2 c'est l'Évolution qui de­vient consciente de l'Homme, tandis qu'ici c'est l'inverse. De toute manière, si ces propos ambigus peuvent recevoir un sens, ce n'est que pour affirmer un mo­nisme évacuant toute transcendan­ce. Plus gravement encore, l'évolu­tionnisme évacue le message évan­gélique. Car on ne sache pas que le Christ, pour être antérieur de deux mille ans à l'homme plané­taire, lui fût inférieur et ne par­lât que pour son temps. Le mon­de passera, mais ses paroles ne passeront pas. La nouvelle reli­gion, expressément annoncée par Teilhard, remplace le christianis­me. Est-elle devenue celle de l'Église conciliaire ? Il est hélas ! difficile d'en douter. Alors, faudra-t-il canoniser Tei­lhard ? Louis Salleron. ### La politique « familiale » de M. Mitterrand Le 21 novembre 1981, M. Mit­terrand a défini la politique fa­miliale de son gouvernement en présence de plusieurs milliers de personnes rassemblées par l'UNAF (Union nationale des associations familiales) dans une « rencontre nationale des familles à l'aube du troisième millénaire ». La séance avait commencé par un discours du président de l'UNAF, M. Roger Burnel, qui, en termes prudents, avait exprimé le souhait de « négocier les con­ditions d'une politique familiale programmée dans un temps rai­sonnable ». M. Burnel parla-t-il de nouveau après l'exposé de M. Mitterrand ? Les journaux ne nous le disent pas. Nous ne savons donc pas ce qu'il en a pensé. Mais nous savons, nous, ce que nous en pen­sons. Il faut reconnaître que, dans ses fonctions de chef de l'État, M. Mitterrand fait preuve d'une habi­leté consommée. Il apparaît plein de sagesse et de modération, mû par les idéaux les plus élevés, et soucieux d'être en toutes circons­tances le président de tous les Français. Peut-être a-t-il toutes ces qualités, mais il les incarne dans la détermination absolue de réa­liser le socialisme le plus radical, c'est-à-dire le totalitarisme, des­tructeur des valeurs les plus cer­taines de la société. 121:259 Le 21 novembre donc, comme pour parachever la gigantesque campagne publicitaire faite en fa­veur de la contraception, il ex­posa, avec la « force tranquille » dont il se fait gloire, les principes qui guident sa politique « fami­liale ». « *Notre société,* dit-il, *admet de plus en plus largement des choix variés quant au moment du ma­riage, à sa nécessité, au rôle des parents, à l'éventualité d'une rup­ture du lien conjugal. Et c'est nécessaire car il n'y a pas de mo­dèle familial. Chacun invente le sien. Mais c'est une responsabilité qui nous incombe, que d'assurer les conditions de ce choix. Tel est le principe directeur commun qui doit commander tant la politique démographique que la politique familiale. *» Je me demande ce que les membres de l'UNAF qui ont en­tendu ces propos ont pu penser de cette conception de la famille et de la politique qu'en déduit M. Mitterrand. Toujours est-il que concrètement tout cela se traduit par un système compliqué d'allocations dans le­quel sont privilégiés les couples ayant deux enfants et ceux dont les deux conjoints travaillent à l'extérieur. Sont donc (proportion­nellement) pénalisées les familles de trois enfants et plus, et celles dont la mère reste au foyer. M. Mitterrand nous a d'ailleurs prévenus que les mesures envisa­gées ne constituaient qu'une étape et que le système serait ultérieu­rement modifié. Quoi qu'il en soit, le projet actuel est prévu pour entrer en vigueur en 1982. Comme on nous apprend que ce sont 2.600.000 familles qui vont bénéficier du taux privilégié, ce sont donc du même coup quelque 5.000.000 d'électeurs -- il y a sans doute des enfants qui n'ont plus qu'un « parent » -- qui sont en droit de se réjouir. La politique « *familiale *» était depuis long­temps une politique simplement *démographique.* Elle devient poli­tique *électorale.* Le socialisme n'a pas fini de l'emporter sur le libéralisme avan­cé. Louis Salleron. ### On en ramasse à pleines mains... *Quiétude scolaire.* Mgr Lus­tiger, archevêque de Paris, s'est entretenu pendant plus d'une heure, le mardi soir 17 novem­bre, avec le président de la Répu­blique, nous dit *La Croix* du 19 novembre, qui ajoute qu'à sa sortie de l'Élysée il a indiqué qu'à propos de l'école, ouvrez les guillemets, « *il n'y a pas de rai­son de s'inquiéter *»*.* 122:259 Concernant la question scolaire en France, une quiétude aussi as­surée mérite à coup sûr d'être notée, enregistrée, archivée, avec sa date, 17 novembre 1981, et sa référence, *La Croix* du 19. -- Mais, dira-t-on, ce merveil­leux « *il n'y a pas de raison de s'inquiéter *» avait un contexte ? -- Assurément. -- Un contexte qui en atténuait la portée, ou qui en tempérait l'assurance ? -- Jugez-en. Voici la citation complète, avec le motif de la par­faite quiétude : « *Il n'y a pas de raison de s'inquiéter car dans la situation présente les crédits qui permettent à l'enseignement catholique de vivre ont été votés par le Parle­ment. *» Le président Mitterrand et ses ministres pourraient bien parler ainsi. D'un archevêque de Paris, on attendrait un autre langage, qui dirait la vérité : « *Bien que, dans la situation présente, les crédits aient été vo­tés, il y a de fortes raisons de s'inquiéter pour un avenir rappro­ché. *» D'autant plus que la *situation présente* de l'enseignement catho­lique en France, telle qu'elle de­meure pour le moment inchangée, et telle qu'elle était avant l'arri­vée des socialistes au pouvoir, n'est certainement pas satisfaisan­te. Elle comporte déjà, dans ses relations avec l'État, de graves motifs d' « inquiétude ». Qu'un évêque catholique ne les aperçoive point est un des signes de la dé­composition intellectuelle de la société ecclésiastique. Le dimanche 22 novembre, à la journée d'Amitié française « pour la défense de l'enseignement chré­tien... », je fis savourer au public le bon goût du « *il n'y a pas de raison de s'inquiéter *» de Mgr Lustiger. J'en proposai deux expli­cations, m'en tenant comme il se doit aux deux hypothèses les plus bienveillantes : -- ou bien Mgr Lustiger ne connaît pas le programme socia­liste concernant l'enseignement en France ; n'ayant pas connaissance de cette raison d'inquiétude, il « indique » tout normalement qu' « il n'y a pas de raison de s'inquiéter » ; -- ou bien Mgr Lustiger est socialiste. Le socialisme, c'est son idée. Notamment en matière d'en­seignement. Il n'a pas de raison de s'inquiéter si c'est précisément son idée qui va être réalisée. L'auditoire ne m'a pas semblé avoir bien nettement choisi entre ces deux suppositions. Moi non plus. La seconde a été reprise par *Le Monde* du 24 novembre où Roger Cans, dans son amusant compte rendu de notre journée (« *Un meeting intégriste à la Mu­tualité : rosaire au poing *»)*,* me représente « soupçonnant l'arche­vêque de Paris d'être socialiste ». Soupçonner, c'est en l'occurrence beaucoup dire ; et ce n'était que l'une de mes deux hypothèses in­terrogatives. On pourrait formuler des interrogations et des explica­tions hypothétiques qui seraient aussi vraisemblables et beaucoup moins bienveillantes. Quoi qu'il en soit, ni *Le Monde* lui-même, ni personne d'autre à ma connais­sance, n'a encore apporté de ré­ponse à cette énigme : est-ce par­ce qu'il est socialiste, est-ce parce qu'il est ignorant (mais l'un n'ex­clut pas l'autre), est-ce pour un autre motif que l'archevêque de Paris nous garantit qu'aujourd'hui, pour l'école, « *il n'y a pas de rai­son de s'inquiéter *»* ?* \*\*\* 123:259 *Aveux spontanés. --* Le nouveau président de la conférence épis­copale française, Mgr Vilnet, évê­que de Saint-Dié (Vosges), a dé­claré le 31 octobre, dans son dis­cours à l'Assemblée plénière de l'épiscopat, que la tristement fa­meuse lettre pastorale du cardinal Suhard, Essor ou déclin de l'*Église,* avait été son « *livre de che­vet *» (cf. *Documentation catho­lique n° *1818 du 22 novembre 1981, p. 1040 ; et Jean Potin dans *La Croix* des 11 et 12 novembre). On sait, ou peut-être on ne sait plus, que ce factum signé par le cardinal Suhard avait vivement mécontenté Pie XII ; et que, réci­proquement, toute l'opposition clé­ricale à Pie XII, en France et ailleurs, opposition sournoise, plus ou moins clandestine, furieu­sement passionnée, -- avait fait *d'Essor ou déclin de l'Église* sa charte fondamentale et son signe de ralliement. Bref, il n'y a vrai­ment pas de quoi se vanter ; sauf bien sûr auprès des évoluteurs conciliaires de l'Église post-chré­tienne. Mais justement : ce « li­vre de chevet » ne serait-il qu'une blague inventée par opportunisme, pour se faire bien voir des mo­dernistes ? En effet la chronologie du « li­vre de chevet » est bizarrement incertaine et incohérente. En sui­vant le discours lui-même de Mgr Vilnet, on est incliné à compren­dre que ce fut pendant sa « pré­paration au sacerdoce », autour de « 1944 ». Jean Potin dans *La Croix* a compris, semblablement mais d'une manière plus générale, « pendant ses études ». Mais ça ne va pas. Le séminariste Vilnet (Jean), né à Chaumont (Haute-Marne) le 8 avril 1922, nous parlons bien du même, a été ordonné prêtre en 1944. Et l'abbé Jean Vilnet a été reçu docteur en théologie en 1946 (soit dit par parenthèse, il a dû, à cette époque, prononcer le ser­ment anti-moderniste...). Donc, sa « préparation au sa­cerdoce » est terminée en 1944, et ses « études » en 1946. Or la méchante diatribe signée du cardinal Suhard *Essor ou dé­clin de l'Église* est une « lettre pastorale pour le carême de l'an de grâce 1947 ». Quarante-sept. Soixante-douze pages aux Éditions Lahure, 9, rue de Fleurus à Paris VI^e^. « Donné à Paris sous notre Seing, le Sceau de Nos Armes et le contre-seing du Chancelier de Notre Archevêché, le 11 février 1947... » Ces soixante-douze pages de 1947 n'ont pu être le « livre de chevet » de l'abbé Jean Vil­net avant 1944 ; ni même avant 1946. Les aveux spontanés ne sont pas toujours des aveux véridiques. \*\*\* *Enfin un évêque contre le com­munisme. --* Ce vaillant, c'est l'évêque Daniel Pézeril, dans *Le Monde* du 26 novembre 1981. Il y en aura eu un, c'est lui, pour oser écrire : « *La peste* COMMUNISTE *continue d'infecter l'âme de notre monde, jusqu'en plusieurs pays dits ca­tholiques... *» Voilà du courage, au moment où quatre communistes sont au gouvernement. Eh ! bien, non. L'évêque Pézeril n'a pas écrit exactement cela. Il a écrit exactement ceci : « *La peste* NAZIE *continue d'in­fecter l'âme de notre monde, jus­qu'en plusieurs pays dits catholi­ques d'Amérique latine. *» La peste COMMUNISTE, dans le monde entier et en France même, il ne la dénonce jamais. Il n'a pas entendu Soljénitsyne témoigner et démontrer que *le communisme est bien pire et beaucoup plus dangereux que l'hitlérisme,* sur­tout aujourd'hui. 124:259 Sans doute Sol­jénitsyne est-il un penseur trop difficile pour l'évêque Daniel Pé­zeril. Mais il n'a pas mieux en­tendu le chanteur Yves Montand proclamant que *le stalinisme est plus monstrueux que le fascisme.* Le communisme étend chaque jour davantage sur le monde la domination de l'intrinsèquement pervers ; son arme psychologique est de nous faire croire que le monde aujourd'hui est menacé d'une domination nazie ; l'évêque Daniel Pézeril, pour cela, est bien utile. \*\*\* *Mais il n'est pas le seul. --* C'est l'épiscopat mondial, et non point le seul Daniel Pézeril, qui maintenant est infecté, empoison­né, drogué, à des degrés divers se­lon les latitudes, par les men­songes que fabrique en série l'agit­prop communiste. Voyez l'assemblée plénière des évêques du Canada, réunie à Ot­tawa du 26 au 30 octobre. Elle a lancé une déclaration contre la bombe à neutrons (cf. *La Croix* des 11 et 12 novembre) : « *La décrire comme une bombe propre *» *parce qu'elle préserve la propriété et ne détruit que les humains illustre l'ampleur de la déchéance morale de notre civili­sation. Préconiser la destruction de l'humanité tout en préservant la propriété viole nos idéaux les plus chers. *» Les évêques canadiens ont lit­téralement recopié, de confiance, l'une des énormités les plus im­pudentes de la propagande com­muniste. La bombe à neutrons est dite « propre », oui, mais ce n'est point « *parce que *» son explo­sion « préserve la propriété et ne détruit que les humains ». ; et ceux qui réclament la bombe à neu­trons, ce n'est nullement pour « *préconiser *» la « destruction de l'humanité tout en préservant la propriété ». La grande nouveauté de la bombe à neutrons est qu'elle a une précision qui permet d'en li­miter l'effet aux unités combat­tantes, à la différence des bombes stratégiques qui ravagent tout un pays, pêle-mêle civils et militaires. C'est en ce sens qu'elle est dite « propre ». Il est vrai qu'elle tue les soldats sans détruire les installations : spécificité qu'elle a en commun avec la dague, la flèche, l'épée, la lance. Inventer que l'on veut fabri­quer cette bombe *parce que* son utilisation préserve la propriété et ne détruit que les humains, in­venter qu'il s'agit avec elle de *préconiser* la destruction de l'hu­manité tout en préservant la pro­priété, non, les évêques, même ca­nadiens, n'auraient pas trouvé ce­la tout seuls. Ce mensonge pyra­midal a été fabriqué par les So­viets, parce que la construction de la bombe à neutrons est la riposte appropriée à la grave su­périorité militaire qui est pour le moment la leur, notamment en Europe. Quand l'agit-prop commu­niste arrive à faire que ses men­songes les plus démesurés soient véhiculés par les déclarations épiscopales, quelle chance, quel bonheur... Je me demande s'il y a eu des précédents historiques : s'il y eut une autre époque où l'on voyait les évêques *mentir* à ce point, *mentir* tous ensemble dans des documents publics, collectifs, so­lennels, et solennellement attribués par eux, en vertu de leur collé­gialité, à l'inspiration du Saint-Esprit. 125:259 Mais c'est aussi que le communisme est nouveau dans l'histoire, il est un perfectionne­ment monstrueux du mensonge et de la puissance du mensonge : et les évêques de la fin du siècle en sont les victimes plus encore que les complices. Jean Madiran. 126:259 ### Dans « La Croix » : un manifeste du noyau dirigeant Page 9 (toute la page) du jour­nal *La Croix* en date du mardi 8 décembre 1981, pour la fête de l'Immaculée-Conception : *l'Église et les droits de l'homme.* C'est en substance l'équivalent d'un mani­feste du noyau dirigeant de la force occulte qui maintient l'Église sous la botte de son occupation étrangère. Un pas est franchi. Jusqu'ici on nous assurait que la déclaration conciliaire sur la « liberté reli­gieuse » et les récentes proclama­tions ecclésiastiques en faveur des « droits de l'homme » étaient *non point en contradiction, mais en continuité* avec l'enseignement antérieur de l'Église sur les mêmes sujets. Maintenant, change­ment radical : on reconnaît la vérité. Oui, nous dit-on, *l'Église a pris le contre-pied de sa propre doctrine.* Il faudra revenir à loisir sur cette page capitale. Tout y est. Le « combat pour les droits de l'homme », l'Église «* n'en a pas eu l'initiative *», elle y a fait «* seulement depuis une vingtaine d'années *» une «* entrée tardive *» c'est «* un combat commencé avant elle, mené par d'autres qu'elle, dans lequel elle vient tardivement prendre place *», ce qui «* l'oblige à une certaine modestie *». Mais ce combat est le plus (le seul) im­portant : «* le combat des droits de l'homme s'identifie aujourd'hui, très largement, avec le combat de l'Évangile *». Car les « droits de l'homme » sont, tenez-vous bien, « *la substance de l'Évangile *». Certes, l'Église avait condamné les droits de l'homme, encore avec le Syllabus de 1864 qui était une « *sorte d'antidéclaration des droits de l'homme *», mais c'était une « *position intenable *», c'était le « *ghetto *», il fallait bien finir par « *adopter le langage des nations *» *;* d'où le « *virage décisif *» opéré à partir de Jean XXIII **:** « *revi­rement tardif *», mais enfin mieux vaut tard que jamais. C'est donc bien ce que nous disions, notamment dans notre ouvrage *Les deux démocraties* (NEL 1977, pp. 174-181) : selon ces thèses, l'Église a méconnu *l'essen­tiel de la morale* pendant vingt siècles. *La Croix* dit même davan­tage : pendant vingt siècles, l'Église a ignoré (et condamné) ce qui est *la substance de l'Évangile.* 126:259 La conclusion inévitable n'est pas seulement que cette défaillan­ce contraint l'Église à « une cer­taine modestie », comme l'assure aimablement *La Croix.* La conclu­sion inévitable est que l'Église n'est pas *crédible,* qu'elle n'est pas *divine,* puisqu'elle s'est tellement trompée, et si longtemps, et qu'il lui a fallu recevoir *la sub­stance de l'Évangile* des mains des francs-maçons auteurs de la décla­ration des droits de l'homme. Assurément, nous en reparle­rons. J. M. ============== fin du numéro 259. [^1]:  -- (1). Fayard 1980. Cf. pp. 34-35, 121 et passim. [^2]:  -- (181). Supplément hebdo du *Monde* du dimanche 13 sept. 1981. [^3]:  -- (48). Nous reproduisons ici la traduction française de la Vulgate éditée par DOMINIQUE MARTIN MORIN. [^4]:  -- (1). L'église du couvent a été détruite par les « grands ancê­tres », véritables apôtres et artis­tes en changements. Les moines revenus en 1948 ont *été* obligés de transformer une longue salle pour en faire une église. [^5]:  -- (2). je tiens à préciser que les moniales sont correctement vêtues, tout comme les moines. On est loin de ce que j'ai vu en une église d'Anjou il y a peu de se­maines, lors d'un mariage de fa­mille : deux bonnes sœurs y don­naient la communion en compa­gnie de deux prêtres. Ces femmes en jupe assez courte, tête décou­verte, coiffure sortant de chez le coiffeur (l'une forcément teinte en blond, vu son âge !), avaient l'air de n'importe quoi. Ce genre de tenue permet d'ailleurs tout. Cet été, un proche qui est mem­bre d'un ordre bien connu, habil­lé civilement et sans aucun signe distinctif, se promenait en voitu­re avec une sœur de son ordre, habillée de même, à seule fin de lui faire découvrir les merveilles de la région... En tout bien, tout honneur, j'en suis certain, mais tout le monde peut ne pas le pen­ser et il est certain que ces pro­menades n'auraient point existé si les tenues d'antan avaient été ar­borées. Ce qui se passe mainte­nant est d'ailleurs si bête que le symbolisme en est inversé. Lors de la préparation d'un colloque international sur le sacre des rois à Reims, avec des universitaires et des représentants de diverses administrations, on vit entrer dans la salle de travail un homme en costume gris orné d'une petite croix métallique au revers, suivi d'un civil similaire, mais dont le costume était orné d'une croix beaucoup plus grande. Ne sachant de qui il s'agissait je dis bonjour sans plus, alors que d'autres per­sonnes saluèrent profondément l'homme à petite croix. C'était l'ar­chevêque ! L'autre à grande croix était le vicaire général ! Comment s'y reconnaître alors qu'il était à peine compréhensible qu'ils étaient prêtres ? [^6]:  -- (1). Dans le vocabulaire de la philosophie sociale chrétienne, on appelle *société parfaite* non point une société dont tous les membres seraient sans péché, toutes les mœurs sans défaillance et tous les usages excellents, -- mais une société qui, par sa nature, a en elle tous les moyens nécessaires pour atteindre sa fin propre. C'est en ce sens que la société politique (que l'on appelle aussi : société civile) et l'Église sont l'une et l'autre une *société parfaite.* La famille est une *société imparfaite* parce qu'elle ne pourrait, isolée et par elle seule, atteindre les fins auxquelles elle est ordonnée par sa nature : c'est pourquoi les familles s'unissent pour former la société politique. [^7]:  -- (2). L'abbé Berto, dans ce texte, emploie le mot *État* non seulement au sens strict d'organe détenteur du pouvoir public dans la société politique, mais également, en même temps, au sens large de la société politique elle-même. La distinction entre les deux significations était inutile pour le sujet traité. [^8]:  -- (3). Voir la note 1. [^9]:  -- (1). L'édition de 1814 comportait deux tomes. Chaque tome a sa numérotation spéciale. Tome I sans compter p. de faux-titre et titre : pp. I-II (avis du libraire, non donné par Coston qui fait un avertissement) III-IV (préface de peu d'intérêt, non donnée par Coston), 1-397 (donnés avec ces numéros par Coston). Tome 2 sans compter les p. de faux-titre et titre : pp. 1-436, Coston allant jusqu'à 344 et numérotant de 399 à 742, ne comptant donc pas la feuille où figure le portrait de Marie-Antoinette, ce qui est normal, car elle correspond à une planche hors-texte. [^10]:  -- (2). Il est véritablement dommage de voir Joseph II de Habsbourg-Lorraine (nom inventé par des généalo­gistes et officiel en Autriche depuis la loi du 3 avril 1919, bien entendu sans même la moindre particule), empereur d'Allemagne (il était empereur élu des Romains). [^11]:  -- (3). Le jour de sa naissance, l'en­fant fût ondoyé et le roi Louis XV lui donna le titre de duc de Berry ; le grand trésorier commandeur des ordres du Roi, (Antoine-Louis Rouillé, ministre d'État, secrétaire d'État aux affaires étrangères), lui donna le cor­don bleu de l'ordre du Saint-Esprit, ce qui lui permit de porter les col­liers de Saint-Michel et du Saint-Esprit dans ses armoiries ainsi que le cordon et la plaque du Saint-Esprit sur lui-même. Il ne sera reçu chevalier des ordres que le 2 février 1767, étant déjà dauphin par la mort de son père. Anonyme de France, duc de Berry fut sans prénom jusqu'à son baptême, c'est-à-dire la cérémonie des céré­monies supplémentaires ; il y reçut enfin les prénoms de Louis et d'Au­guste, sans Osiris. Regardant de plus près l'œuvre de Maurice de La Fuye, *Louis XVI,* Éd. Denoël, 1943 (livre ignoré de Coston et qui fait Louis XVI maçon !), j'y vois que le dauphin père de Louis XVI, Louis XVIII et Charles X est nommé Louis-Ferdinand ! Il est évident que le Ferdinand est de trop. Les erreurs de ce genre sont trop communes, hélas, et Louis XIV est souvent affecté d'un Dieudonné qu'il n'a jamais porté, etc. Par con­tre, on peut tenir pour assuré que le duc de Berry fut nommé Berry par ses parents et ses frères et sœurs, étant donné qu'il n'avait pas de pré­noms jusqu'en 1761. De même ses frères furent nommés Provence et Artois, ce qui élimine toute question sur la façon dont devaient s'appeler entre eux Louis Auguste et Louis Sta­nislas Xavier... Cette tradition de l'appellation par le nom de terre est restée longtemps chez les Orléans au XIX^e^ siècle. [^12]:  -- (4). A sa mort en 1820, on fit des cérémonies maçonniques dans les lo­ges. Il existe au moins un cérémonial imprimé par la secte. Bien entendu, la maçonnerie pouvait compter en son sein des Capétiens comme le duc d'Or­léans et sa sœur la duchesse de Bour­bon. A Naples, la sœur de Marie-An­toinette était aussi maçonne ou, du moins, réputée favorable. On buvait à sa santé dans les loges françaises. Ce­la se voit en divers endroits. Mon quadrisaïeul Gervais IV Chevallier (1747-1827), de la Chartre-sur-le-Loir (Sarthe), procureur au Mans avant la Révolution, y était aussi maçon et nous a laissé ses archives : on y voit lors d'un banquet le vénérable debout, glaive en main, boire à la santé du roi, de la reine, du dauphin, du duc de Normandie, de toute la famille royale, en y joignant des vœux pour la prospérité de l'État... « On y joindra également la santé de la reine Caro­line de Naples, et de tous les souve­rains protecteurs de l'ordre » ... Puis suivait la santé portée par le second surveillant, debout, glaive en main, pour le grand maître frère de Chartres (Philippe Égalité), l'administrateur gé­néral (duc de Montmorency Luxem­bourg), etc. On était alors là en 1785. [^13]:  -- (5). On remarquera la rapidité du libraire s'il n'avait pas conservé les plombs de la précédente édition. Paris capitula en effet le 31 mars 1814 et le gouvernement provisoire était en place le 1^er^ avril, Napoléon I^er^ abdiquant le 6, jour où le Sénat, qui avait tout mené, appela Louis Stanislas Xavier frère du dernier roi ; le 12 Monsieur comte d'Artois était aux Tuileries, la France se couvrait de drapeaux blancs et le 16, Monsieur comte d'Artois prenait en main le gouvernement, étant recon­nu lieutenant général du royaume par tous ; Louis XVIII n'entra à Paris que le 3 mai... Il serait d'intérêt de savoir par les journaux quand sortit effectivement l'ouvrage. [^14]:  -- (1). *Documentation catholique,* n*° *1545 des 3-17 août 1969, pp. 732 et suiv. [^15]:  -- (2). *Documentation catholique* du 5 novembre 1967, col. 1902. -- Pour un com­mentaire de ce message (qui occupe les col. 1899 à 1906), voir *L'Hérésie du XX^e^ siècle,* pp. 168-176. [^16]:  -- (3). *Documentation catholique,* n° 1561 du 19 avril 1970, p. 36. [^17]:  -- (4). *Documentation catholique,* n° 1536 du 16 mars 1969, p. 275. [^18]:  -- (5). *Documentation catholique* du 5 novembre 1967, col. 1899. -- Là-contre, cf. les lumineuses observations de Soljénitsyne contre toute révolution et contre l'essence même de la révolution. [^19]:  -- (6). Cf. *L'Hérésie du XX^e^ siècle,* p. 91. [^20]:  -- (7). Gustave Corçâo : « Le retour de Dom Helder », dans ITINÉRAIRES, n° 224 de juin 1978.