# 261-03-82
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A Martigny (Suisse), près d'Écône\
le samedi 20 et le dimanche 21 mars
*Grand rendez-vous\
de réflexion et de prière\
autour de Mgr Lefebvre*
### Un appel de Michel de Saint Pierre
*SUR l'initiative de l'association* « *Credo *»*, c'est autour de Mgr Lefebvre que l'immense foule des catholiques pratiquants fidèles à la tradition ira se rassembler : à Martigny, près d'Écône, les samedi 20 et dimanche 21 mars, pour deux journées de réflexion et de prière.*
*Les messages de la Sainte Vierge, à la fois si terribles et si miséricordieux, y seront évoqués, et nous prierons pour l'Occident malade, sous le manteau de Marie.*
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*C'est par la force et la densité de nos prières, la Vierge l'a dit et répété, que le monde peut encore être sauvé.*
*Tel est bien -- dans la mesure de nos moyens -- le but de ces deux journées, dont je suis heureux d'annoncer le programme aux catholiques fidèles :*
*-- Le samedi 20 mars, réflexion sur les messages de la Salette et de Fatima, et veillée de prière.*
*-- Le lendemain dimanche 21, messe pontificale célébrée par Mgr Lefebvre, qui prononcera l'homélie en présence de ses prêtres et de ses séminaristes.*
*-- Dans l'après-midi du dimanche, allocutions de Jean Madiran, Éric de Saventhem et Gustave Thibon.*
*-- Puis, enfin, vêpres et salut solennel chantés par la chorale d'Écône.*
*Venez, venez très nombreux à ce rendez-vous où nous retrouverons, mêlées à nos anxiétés d'adultes, les ferveurs les plus pures et la foi de notre enfance.*
Michel de Saint Pierre.
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## ÉDITORIAL
### Campos interpelle l'Église
ABANDONNÉ de tous, le diocèse de Campos (Brésil) est entré temporellement dans la nuit. Il semble ne pouvoir espérer aucun secours humain. Il demeure méconnu, oublié, ou tout simplement inconnu comme s'il n'avait jamais existé ; ignoré même par ceux qui devraient, à travers le monde, se sentir ses amis, prier pour lui, prier avec lui. Les éclatantes leçons qu'il donne à l'univers catholique, personne ne consent à les recueillir, elles n'auront servi à rien. A rien pour avertir et pour instruire. Mais rien n'est jamais inutile, rien n'est perdu dans le secret de la communion des saints.
Honneur au diocèse de Campos !
\*\*\*
Ici du moins, à cette place, il aura été reconnu, salué, raconté ; et donné en exemple.
Tout entier, il est resté fidèle à la MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V.
Il a eu pour évêque, de 1949 à 1981, Dom Antonio de Castro Mayer, qui lui a intégralement conservé la messe catholique, le catéchisme romain et l'Écriture sainte.
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C'est le seul diocèse pour lequel n'avait aucune utilité notre réclamation à Paul VI d'octobre 1972, depuis lors toujours, adressée au saint-père :
-- *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe.*
Protégé des liturgies nouvelles et des messes de music-hall, le diocèse de Campos n'a pas connu les phénomènes d'autodestruction que ces innovations téméraires ont provoqués ou accélérés partout ailleurs.
A l'automne 1981, Dom Antonio fut éloigné de son diocèse. Le Saint-Siège ne lui reprochait aucun crime, aucun délit ; simplement, il avait dépassé la limite d'âge inventée par les réglementations montiniennes. Ainsi se manifestait ce que nous avons appelé la preuve de Campos ([^1]) : pendant onze années, de 1970 à 1981, normalement, paisiblement, le clergé catholique de Campos en communion avec son évêque célébrait uniquement la messe traditionnelle ; ce n'était pas interdit ; ce n'était pas une faute. Une faute publique affichée pendant onze années aurait nécessairement attiré une punition, au moins un désaveu. Dom Antonio de Castro Mayer n'a pas été puni, il n'a pas été désavoué. Ce qu'il a fait à Campos, n'importe quel autre évêque aurait pu le faire dans son diocèse.
Il n'y en eut aucun autre.
Mais il était suffisant, pour la démonstration pratique de la vérité et du bon droit, qu'il y en ait un.
On avait fait croire l'impossible, on avait fait croire l'absurde au clergé catholique et au peuple chrétien. On leur avait fait croire que la messe traditionnelle était interdite ou abolie. Ce mensonge qui triomphait presque partout, un seul évêque, après le cardinal Ottaviani, mais un évêque sans diocèse, Mgr Marcel Lefebvre, l'avait ouvertement refusé, et il avait fondé l'œuvre sacerdotale que l'on sait, aux développements maintenant mondiaux. Il fallait aussi, d'autre part, un diocèse. Ce fut Campos.
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Mais c'est toujours Campos.
Privés de leur évêque, le clergé et les fidèles demeurent fermes dans une intégrale fidélité à la messe catholique non mutilée.
Le nouvel évêque est arrivé au mois de novembre. Il venait de Rio, où il était l'auxiliaire du sinistre cardinal archevêque : ce Dom Eugenio de Araujo Sales qui s'est déshonoré en 1976 d'une manière d'autant plus définitive qu'il n'a point essayé de s'en racheter ([^2]). Pour la postérité, aussi longtemps qu'il y aura une histoire et une mémoire catholiques, ce cardinal odieux restera marqué d'infamie par la plume de Gustave Corçâo. Tout autant marqué que le non moins misérable cardinal primat du Brésil, archevêque de Sâo Salvador de Bahia, Dom Avelar Brandâo Vilela, illustre pour avoir solennellement célébré une messe de Noël à l'intention de la grande loge locale, et pour en avoir reçu en retour le titre maçonnique de « grand bienfaiteur » : exploit accompli, disait-il, en pleine communion (non démentie) avec Paul VI ([^3]). La grande nation brésilienne, éminemment chère à tout cœur catholique et français qui connaît son histoire, son origine, sa vocation, est affligée autant que la France par l'indignité de ses cardinaux et la décomposition de son épiscopat. Nous subissons le même mystère d'iniquité.
\*\*\*
Donc, disions-nous, le nouvel évêque, Dom Carlos Alberto Navarro, arrive à Campos au mois de novembre.
Il entreprend la visite pastorale de ses paroisses. Partout il reçoit le même accueil : plein de déférence et de respect pour sa grandeur épiscopale, mais refus d'assister à la messe qu'il célèbre, et réclamation explicite de conserver la messe traditionnelle.
Dans ses premiers sermons, Mgr Navarro déclare à son clergé et à son peuple :
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-- *Votre résistance est une insulte personnelle que vous faites au saint-père.*
Ce chantage n'ébranle personne.
Après diverses péripéties, -- où Dom Navarro tente de mettre en cause la gestion financière du diocèse, -- les prêtres de Campos, au mois de janvier, rendent publique la lettre qu'ils adressent à leur évêque. Les deux tiers du clergé l'ont personnellement signée. Un tiers s'est abstenu : ce sont surtout des religieux, couverts par leur congrégation, qui frondaient plus *ou* moins ouvertement Mgr de Castro Mayer.
Dans cette lettre, le clergé séculier de Campos déclare :
Dans la crise religieuse contemporaine, les vastes et profondes modifications de la liturgie de la messe ont provoqué chez d'innombrables théologiens, prélats, pasteurs des âmes et laïcs (voir le *Bref examen critique* des cardinaux Ottaviani et Bacci) un douloureux cas de conscience. D'un côté, le nouvel ordo obscurcit les expressions qui traduisent les dogmes eucharistiques, rapprochant la messe de la cène protestante et renonçant à une claire profession de foi catholique. De l'autre, il nous est présenté comme imposé par le saint-père. Face à cette situation angoissante plusieurs d'entre nous ont écrit au pape pour lui déclarer l'impossibilité morale où nous nous trouvions d'accepter le nouvel Ordo Missae. De fait il ne s'agissait là ni d'un acte qui engageât l'infaillibilité, conformément aux déclarations de Paul VI lui-même (discours du 19 novembre 1969), ni d'un acte qui obligeât en conscience, le nouvel ordo étant un rite ambigu qui, comme tel, ne saurait plaire à Dieu. Nous savons que le pouvoir du pape, dans l'Église, reste suprême sans être illimité. Le premier concile du Vatican en fixe les limites : « L'Esprit Saint n'a pas été promis aux successeurs de Pierre pour que ceux-ci prêchent une doctrine nouvelle en se couvrant de son autorité, mais pour que, avec son assistance, ils conservent saintement et exposent avec fidélité le dépôt de la foi, c'est-à-dire la Révélation reçue des apôtres. »
Contraints par ces raisons de foi à récuser le nouvel ordo, nous ne cessons cependant de nous maintenir au sein de l'obéissance à toute autorité, dans la mesure prescrite par le dogme et le droit. En effet, la sagesse de l'Église affirme que face à un document, fût-ce du magistère suprême, qui ne présente pas les caractères de l'infaillibilité et qui s'éloigne des enseignements traditionnels de la foi, il est légitime, même pour le simple fidèle, non seulement de suspendre son accord, mais aussi, selon les circonstances, de résister.
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Et en conclusion :
Par ce que nous venons de dire, V. Exc. peut constater que notre adhésion à la messe traditionnelle et le rejet du nouvel ordo restent une question de foi sur laquelle nous ne saurions transiger. Cette attitude n'implique d'aucune manière la moindre désobéissance ni le moindre irrespect à l'égard de votre personne et de celle du pape.
Le nouvel évêque de Campos a été incapable de répondre adéquatement à cette objection de conscience.
Il a été seulement capable d'insinuer qu'une telle lettre voulait détourner l'attention publique des problèmes matériels du diocèse.
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Les réactions des vedettes de l'épiscopat brésilien manifestent bien dans quel état de décomposition intellectuelle se trouve le catholicisme post-conciliaire.
Dom Candido Padin, évêque de Bauru (État de Sâo Paulo), a déclaré, en son langage marxiste : « *Les prêtres du diocèse de Campos défendent un type de société élitiste de structure médiévale, qui exclut toute participation du peuple comme agent responsable. *» Les prêtres du diocèse de Campos défendent la messe traditionnelle : une société élitiste, cette messe, de structure médiévale, qui exclut le peuple, etc., telle est l'idée marxiste que l'évêque de Bauru se fait de la messe traditionnelle, qui est pourtant celle de son ordination : avait-il déjà perdu la foi à cette époque, ou ne l'a-t-il jamais eue ?
Le maçonnique cardinal primat, Dom Avelar Brandâo, a tenu un discours parfaitement maçonnique : « *Je considère Dom Castro Mayer comme une personne intelligente et pieuse, mais dotée d'une structure mentale conservatrice extrêmement figée. *»
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Le sinistre cardinal de Rio, Dom Eugenio Sales, a prononcé un double sophisme : « *Le pape est le chef suprême de l'Église et, comme tel, il *a *le droit et le pouvoir de fixer les règles disciplinaires qui s'imposent à cette Église comme à ses prêtres. Par conséquent, dans le cas des prêtres du diocèse de Campos, le pouvoir du pape est illimité. Celui-ci est infaillible en matière de foi et de morale. *» Sophisme double d'un « par conséquent » trompeur. Le pouvoir du pape n'est pas illimité. D'autre part son infaillibilité, si elle est bien en matière de foi et de morale, n'existe qu'à certaines conditions et non pas inconditionnellement ni toujours. Voilà où en est la science, ou la bonne foi (ou les deux ensemble) du cardinal Eugenio Sales, surnommé le carnaval de Rio.
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Le nonce apostolique au Brésil, Mgr Camine Rocco, paraît beaucoup plus réservé. Selon sa déclaration au *Jornal do Brasil* du 16 janvier, il ne considère pas comme une désobéissance le refus opposé par les prêtres de Campos au nouvel ordo. « Avec le temps les choses devraient s'arranger et le problème trouver sa solution au sein même du diocèse concerné (...). En réalité le problème est seulement liturgique. Et c'est seulement dans le cas où la situation viendrait à s'aggraver que pourrait intervenir une décision de l'instance supérieure. »
Ce n'est pas l'état du diocèse de Campos, c'est celui des autres diocèses à travers le monde qui réclame une intervention de l'instance supérieure.
Campos rappelle à l'Église qu'il y a un problème de la messe, une crise de la messe, un drame de la messe.
L'Église en meurt, dans toute la mesure, qui n'est pas mince, où elle peut mourir.
Jean Madiran.
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## CHRONIQUES
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### Les ambiguïtés du Conseil constitutionnel
par Louis Salleron
LORSQUE le Conseil constitutionnel renvoya devant le parlement le projet de loi sur les nationalisations pour atteinte à la légalité constitutionnelle dans certaines de ses dispositions, ce fut un tollé chez les socialistes qui crièrent à la partialité politique. Le Conseil n'est-il pas composé en majorité de membres issus de l'ancienne majorité, c'est-à-dire de l'opposition actuelle ? Le doyen Vedel, rapporteur de la décision du Conseil constitutionnel se crut même obligé de protester contre les « insultes » dont avaient été l'objet les membres du Conseil.
Débrouiller cette question n'est pas facile. Il y faudrait une haute compétence juridique. Il y faudrait aussi une connaissance complète des textes concernés. Même cultivé et attentif aux débats publics, le lecteur non spécialisé hésite à porter un jugement.
Nonobstant ces difficultés, un esprit impartial ne peut manquer d'être frappé par certains faits.
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Accuser le Conseil constitutionnel d'empiéter sur le terrain politique ne signifie rien. Veiller au respect de la lettre et de l'esprit des principes constitutionnels est faire œuvre politique, au sens le plus complet et le plus certain du mot « politique ». L'accusation ne vaudrait que si telle ou telle décision du Conseil constituait un véritable détournement de pouvoir pour un règlement de comptes partisan. Tout a été prévu dans la composition du Conseil pour éviter ce risque, au point que c'est le risque contraire qui serait plutôt à craindre. On peut craindre, en effet, que, pour ne pas donner prise au soupçon, le Conseil ne se montre pas suffisamment ferme dans la manifestation de ses responsabilités. C'est ce qui est arrivé, selon nous ; et que M. Giscard d'Estaing, membre de droit du Conseil comme ancien président de la République, n'ait pas voulu siéger, est, à nos yeux, une faiblesse dont on ne peut lui faire honneur. Sa dérobade ne peut que nuire au crédit de l'ensemble des membres du Conseil.
Peu importe, dira-t-on ; le Conseil a tout de même déclaré l'inconstitutionnalité du projet sur les nationalisations. Voire ! Sa déclaration a porté principalement sur la valeur de l'indemnité prévue pour les actionnaires des sociétés nationalisées, non sur les nationalisations elles-mêmes. Ce qui a eu pour résultat de déclencher les « insultes » socialistes arguant des « intérêts financiers » dont le Conseil se serait fait le protecteur. Quels sont ces intérêts financiers ? On ne nous a pas dit comment se répartissaient les actionnaires. Les « petits épargnants » sont vraisemblablement de beaucoup les moins nombreux, mais les gros actionnaires sont sans doute des investisseurs institutionnels, c'est-à-dire des collectivités plus ou moins socialisées et non pas des individus. Alors qu'a voulu le Conseil ? Car le principe même des nationalisations a bel et bien été entériné.
Le gouvernement socialiste ne s'y est pas trompé qui, dès le 16 janvier, publiait le communiqué suivant :
« *Le gouvernement prend acte de la décision du Conseil constitutionnel concernant le projet de loi de nationalisation voté par le Parlement en décembre dernier.*
« *Cette décision reconnaît que la démarche gouvernementale est conforme à la Constitution. Elle ne remet pas en cause le programme ratifié par le pays.*
*Toutefois, la décision du Conseil constitutionnel, en demandant que soit renforcé le montant des indemnisations versées aux actionnaires, retarde la promulgation de la loi et maintient donc les sociétés dans une situation d'attente.*
12:261
« *Le gouvernement confirme sa volonté de procéder aux nationalisations annoncées. Le conseil des ministres de mercredi prochain arrêtera les dispositions à prendre pour permettre le vote définitif de la loi dans les meilleurs délais. *»
Ainsi tout le monde était content. L'opposition pavoisait parce que le Conseil constitutionnel avait, selon elle, montré son utilité en même temps que son indépendance. La majorité jubilait à cause de l'occasion qui lui était offerte de manifester son respect de la Constitution, tout en lui permettant de dénoncer le capitalisme de l'opposition. Surtout elle engrangeait la reconnaissance constitutionnelle de son « programme de nationalisation », qui était évidemment le seul point qui l'intéressait. Sur ce point d'ailleurs les « considérants » du rapport Vedel avaient de quoi la combler d'aise. Qu'on en juge :
« *Considérant qu'il ressort des travaux préparatoires de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel que* le *législateur a entendu fonder les nationalisations opérées par ladite loi sur le fait que ces nationalisations seraient nécessaires pour donner aux pouvoirs publics les moyens de faire face à la crise économique, de promouvoir la croissance et de combattre le chômage et procéderaient donc de la nécessité publique au sens de l'article 17 de la Déclaration de 1789 ;*
« *Considérant que l'appréciation portée par le législateur sur la nécessité des nationalisations* *décidées par la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel ne saurait, en l'absence d'erreur manifeste, être récusée par celui-ci dès lors qu'il n'est pas établi que les transferts de biens et d'entreprises présentement opérés restreindraient le champ de la propriété privée et de la liberté d'entreprendre au point de méconnaître les dispositions précitées de la Déclaration de 1789. *»
C'est clair. Du moment qu'il ne nationalise pas la *totalité* des entreprises et des banques, le gouvernement est libre d'en nationaliser l'essentiel, car il est seul juge de l'utilité de ces nationalisations pour faire face à la crise économique, promouvoir la croissance et combattre le chômage. Selon cette logique, le Conseil constitutionnel avaliserait aussi bien l'état de guerre du général Jaruzelski et la Constitution soviétique elle-même qui reconnaît la propriété privée des moyens de production et la liberté d'entreprendre quand le producteur travaille seul, sans le concours d'aucun salarié.
13:261
Déjà, avant les nationalisations, le Conseil constitutionnel avait entériné sans sourciller le budget de 1982 dont de nombreux articles violent manifestement les principes constitutionnels. Comme nous nous en étonnions devant une personnalité de l'opposition, elle nous avait répondu que le Conseil se réservait pour les nationalisations. Telle était donc, telle se révéla, à propos des nationalisations, l'indépendance du Conseil constitutionnel. On conçoit qu'à tout prendre le gouvernement socialiste soit heureux de trouver en lui le garant de sa politique.
Il n'y a, pour l'opposition comme pour la majorité, qu'un principe constitutionnel : la volonté de la Gauche, incarnation de la légitimité nationale. La France est ainsi passée du radicalisme maçonnique au socialisme mi-maçonnique mi-communiste. Il ne reste que l'étape du communisme pur à franchir. Fermons les yeux pour conjurer l'avenir.
Louis Salleron.
14:261
### L'agriculture française
*avant les "réformes" socialistes*
par Yves Daoudal
AVANT les élections, le projet agricole de M. Mitterrand était « la défense de l'exploitation familiale, sa promotion, sa prospérité, et le maintien de la population active ». Quarante-cinq pour cent des exploitations ayant disparu au cours des vingt-cinq dernières années, ces propos avaient de quoi faire dresser l'oreille. ([^4])
Les mesures annoncées étaient les suivantes : prix garantis à la production par produits, tenant compte des coûts de production et du travail ; doublement de l'aide à l'installation des jeunes agriculteurs ; remise en chantier de l'assiette des cotisations sociales, afin que celles-ci ne « reposent plus sur l'in-juste revenu cadastral ».
15:261
En ce qui concerne l'augmentation des prix à la production de 12,5 % décidée à Bruxelles début mars, les agriculteurs auront entendu toute l'année que ce taux était seulement indicatif. Ainsi, par exemple, les producteurs de lait auront attendu de longs mois avant que le prix du lait augmente, à un rythme suffisant pour arriver à 12,5 %... au cours de cette année. Le revenu agricole aura été en baisse d'au moins 6,8 % en 1981 (chiffre officiel). Les agriculteurs attendent avec une impatience grandissante de voir comment le gouvernement pourra fixer des prix planchers qui tiendront compte des coûts de production, car la hausse que cela produirait sur les prix à la consommation serait catastrophique pour le « panier de la ménagère ». A moins d'une réduction considérable des charges qui pèsent sur les agriculteurs. Seulement on n'entend pas parler d'une détaxation du fuel (par exemple).
Quant à la modification annoncée du système de cotisations sociales, non seulement il n'y a toujours rien de fait, mais elles augmentent de 21 % cette année.
M. Mitterrand parlait aussi du doublement de l'aide à l'installation des jeunes agriculteurs. Selon un décret récent, celle-ci est augmentée de 20 %, mais le texte est rédigé de telle façon qu'elle ne touche pas la grande majorité des jeunes agriculteurs ; et la revalorisation des taux d'intérêt rend cette installation encore beaucoup plus difficile. Et pourtant, la situation de l'agriculture française est excellente : les exportations agroalimentaires ont progressé de 27 % au cours des neuf premiers mois de 1981, et le solde excédentaire continue d'augmenter.
Ces derniers mois ont été marqués par un très grand nombre de manifestations paysannes. Mme Cresson et M. Mauroy ont accusé la FNSEA de les provoquer par dépit de voir son monopole lui échapper. (En effet le gouvernement -- tenant à ce qu'on entende partout la voix communiste, en l'occurrence le MODEF -- reconnaît maintenant comme représentatifs les autres syndicats.) Il y a sans doute là une part de vrai, mais réellement secondaire. Penser que les agriculteurs descendraient dans la rue pour une histoire de représentativité syndicale tient du délire. Si les paysans manifestent, *c'est qu'ils sont acculés à la faillite.* S'ils manifestent *maintenant,* c'est qu'ils sentent que *la politique socialo-communiste va précipiter leur perte.* Et ils ont tant manifesté que Mme Cresson a dû renoncer à poursuivre son « tour de France »... Il lui avait fallu des véhicules blindés à Strasbourg et à Bordeaux. Ça commençait à faire mauvais effet...
16:261
La conférence agricole du 8 décembre a beaucoup déçu. Les agriculteurs n'attendent pas des aumônes de l'État. Surtout quand sur les 5 ;5 milliards promis, 2,7 sont obtenus par la fiscalisation des excédents du Crédit Agricole. Une aide qui représente un treizième mois de smicard et qui a un effet psychologique déplorable sur le reste de la population, persuadée que les agriculteurs sont entretenus par l'État, donc par les contribuables.
La politique de « concertation » socialiste a été mise en place. Elle a donné lieu à un malentendu regrettable. « Les agriculteurs ne sont pas bien renseignés », comme dit Mme Cresson. En effet, depuis la conférence agricole, M. Guillaume, président de la FNSEA, l'attend toujours, la concertation. « Le ministre et ses collaborateurs se bornent à écouter nos propositions. Puis la décision est prise. Parfois nous ne sommes pas consultés. Nous sommes sortis de Matignon sans savoir quoi que ce soit. » Mme Cresson a fini par dire ce que c'était, la concertation socialiste. Cela consiste à *tenir au courant* les organisations syndicales. Chacun son lexique. Le « changement » concerne aussi le dictionnaire.
L'ennui, c'est que la FNSEA n'est même pas tenue au courant. « On nous annonce beaucoup de mesures, dit M. Guillaume, sans calendrier ni explication. » Ce flou dans les réformes annoncées n'est pas sans contribuer à l'inquiétude paysanne.
On annonce la création d'offices par produits. Auront-ils un rôle coordinateur bienfaisant, *ou* s'agira-t-il d'une intervention bureaucratique de l'État, de la production à la consommation ? Pour répondre à cette question, il suffit de constater que la deuxième hypothèse reflète mieux l'idéologie socialiste.
En ce qui concerne les offices fonciers, nous avons davantage d'éléments d'appréciation. Nous savons qu'ils seront « dotés de pouvoirs politiques réels » dans la répartition, la vente et la location des terres. Le contrôle de toutes les opérations paraît être clairement la première étape vers la collectivisation. D'autant plus que les SAFER réformées risquent d'échapper au contrôle des agriculteurs, de même que le Crédit Agricole réorganisé sous la houlette de l'État.
17:261
Enfin il y a la « synthèse » publiée récemment par le parti socialiste, qui parle de réaliser un « changement social profond », une politique foncière « visant à réaliser les conditions les plus favorables à une utilisation rationnelle de l'espace » (!?). Politique à laquelle participeraient « démocratiquement » tous les partenaires (voir plus haut sur la « concertation ») et qui nécessiterait la mise en place de « commissions locales » et de « groupes de coordination ». Autrement dit, des soviets.
Tout cela, ce ne sont encore que des menaces à l'horizon. Mais il y a ce qui est déjà là, l'augmentation continue du fuel, des engrais, etc. ([^5]), l'augmentation de 21 % des cotisations de sécurité sociale, et le revenu qui baisse avec une constance désespérante. Si on prend 100 comme indice moyen des revenus en 1970, celui-ci est passé en 1979 à 120, et 105 pour les agriculteurs ; en 1981 à 130, et 104 pour les agriculteurs.
En vingt-cinq ans, le nombre des exploitations agricoles a diminué en France de 45 %. Il est bien clair que ce n'est pas la conjoncture actuelle, ce ne sont pas les concrétisations futures des ectoplasmes idéologiques qui amélioreront la situation. Bien au contraire. Le gouvernement socialiste entend bien s'appliquer à la destruction du patrimoine national avec plus d'efficacité et plus vite que ses prédécesseurs.
Yves Daoudal.
18:261
### Le socialisme : terreur et mensonge
par Gustave Thibon
Quoi qu'il advienne, la Pologne ne sortira pas du camp des nations socialistes, proclame-t-on de Berlin-Est aux rives du Pacifique. Ce qui signifie :
1\) Que le socialisme -- et la forme de socialisme issue de Moscou -- représente, comme le Dieu des religions positives, la vérité et le bien absolus. Hors de lui et de son Église, pas de salut ;
2\) Que tous les moyens sont bons pour défendre cette vérité et assurer ce salut. Pas de pitié pour les infidèles et les hérétiques qui osent discuter l'indiscutable. On les voue soit à l'enfer des goulags, soit, si on espère une conversion, au purgatoire des hôpitaux psychiatriques où l'on enseigne le repentir par le rinçage des cerveaux.
En fait d'écrasement de l'homme par l'homme et de mystification idéaliste -- les deux grands reprochés que faisait Marx à la société bourgeoise --, nous sommes servis au-delà de ce que les pires oppresseurs des générations précédentes auraient osé imaginer.
19:261
Mais qu'y pouvons-nous ? dira-t-on. Les hommes du Kremlin et leurs suppôts de Varsovie se moquent comme de colin-tampon de nos protestations verbales ou spectaculaires. Les cris d'indignation qui jaillissent de toutes les parties du monde libre vont peut-être jusqu'à leurs oreilles, mais ne sauraient atteindre leurs âmes, dévorées depuis toujours par une idéologie glacée accouplée à une volonté de puissance sans limite. Mieux vaut avouer crûment notre impuissance que de se réfugier hypocritement dans la fiction d'une « affaire intérieure à la Pologne » comme si c'était le peuple polonais qui décide en ce moment de son sort ! Là où l'on ne peut rien faire, il est inutile et malhonnête d'ajouter qu'on ne doit rien faire...
Mais cependant, il est un point où nous pouvons faire quelque chose. L'exemple polonais, comme hier celui de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie, nous montre, par l'évidence irrécusable des faits, la vraie nature et les vraies conséquences du socialisme -- lequel, depuis plus de cinquante ans et d'un bout à l'autre du monde, ne cesse de démentir en pratique ce qu'il avait proclamé en théorie. Et ce spectacle permanent est pour nous une affaire intérieure -- une leçon qui s'adresse à chacun de nous et qui devrait suffire à orienter notre pensée et notre conduite.
Qu'on m'entende bien. Je ne parle pas de n'importe quel socialisme, mais de celui qui prétend faire le bonheur des hommes par un simple changement des structures sociales et économiques, décrété par un pouvoir central tout puissant. Ce qu'on appelle le capitalisme libéral ne date que d'hier. L'Antiquité, et surtout le Moyen Age, ont connu des organisations communautaires très éloignées de l'association moderne capital-travail et de notre régime de salariat. Mais ces organisations -- il serait plus juste de dire ces organismes -- correspondaient soit à des nécessités vitales comme la tribu, le clan, la cellule féodale, etc., soit à un idéal spirituel comme les communautés religieuses. En deux mots, elles *émanaient de la base au lieu d'être imposées par le sommet,* elles étaient *le reflet des mœurs et non la conséquence des lois.* Et c'est grâce à cet accord *empirique* entre les institutions sociales et les besoins ou les aspirations de l'être humain dans tel pays ou dans telle époque que, malgré leurs lacunes et leurs abus, elles ont pu résister si longtemps à l'érosion du temps et à la malice des hommes.
Rien de pareil dans le socialisme actuel. Les réformes qu'il entreprend n'ont aucun rapport avec les mœurs : elles s'introduisent dans le tissu social comme un corps étranger dans un organisme vivant.
20:261
Un seul exemple : les lois qui tendent à la suppression de la propriété privée sous la forme du nivellement des revenus par l'hypertrophie de la fiscalité, les nationalisations, etc., vont à l'encontre du vœu profond des Français, presque tous viscéralement attachés à la propriété privée et contestant tout au plus celle des autres, surtout si elle est supérieure à la leur ! Ce qui entraîne à courte échéance des phénomènes de rejet contre lesquels les idéologues au pouvoir sont forcés à réagir par l'emploi de moyens plus artificiels encore en premier lieu, l'étranglement des libertés (ce que M. Mitterrand nous laissait entrevoir récemment sous le terme pudique de « radicalisation ») et, à la limite, la terreur comme on le voit en ce moment en Pologne.
Si ce coup de vent glacial venu de l'Est ne balaye pas nos dernières illusions sur le socialisme d'État, nous mériterons le sort des nations satellites de la Russie qui, elles au moins, ont l'excuse de ne pas avoir choisi la tyrannie qui les écrase. Car ce socialisme, issu de toutes pièces du pouvoir politique au mépris des lois économiques et sociales et, par conséquent, étranger à la nature de l'homme, ne peut pas avoir un visage humain. A ce sujet, il est plaisant de voir quelques leaders du « socialisme à la française » adjurer avec des trémolos dans la voix leurs camarades communistes de se joindre à eux pour condamner sans ambiguïté le coup de force du gouvernement polonais. Comme si ce coup de force -- et cela M. Marchais et ses acolytes le savent bien, même s'ils feignent de l'ignorer -- n'était pas dans la logique interne d'un pouvoir qui, acquis par la violence et par le mensonge, ne peut se maintenir que par un surcroît d'oppression et d'imposture ! Ce qui est en question ici, ce n'est pas telle ou telle modalité du socialisme d'État, c'est son principe même. Le mauvais départ fait le mauvais chemin. Ce qui se passe en Pologne n'est pas un accident de parcours du marxisme, c'est le terme fatal auquel aboutit son application dans les faits. Tragique et peut-être ultime avertissement pour le monde encore libre. Est-il en effet, pour nous réveiller de nos léthargies, un tocsin plus puissant que ce glas qui sonne aujourd'hui sur tout un peuple et ses libertés ensevelies ?
Gustave Thibon.
21:261
### Vie quotidienne
par Georges Laffly
#### *Vagabonds ou casaniers*
L'homme est un animal malléable. Il dépend dans ses habitudes, ses goûts, du milieu dans lequel il s'agite. Une société industrielle ne fournit pas facilement des contemplatifs, pas plus que les tribus mongoles ne produisaient de laboureurs.
Au théâtre, le décor ne change pas un mot du texte. Dans la vie, le texte dépend presque tout entier du décor, c'est-à-dire pour nous de l'environnement technique. L'auto et l'avion nous ont rendus merveilleusement mobiles, et donné le goût des voyages. On était plus facilement casanier quand on allait à pied. Cela n'empêchait pas nos ancêtres de parcourir l'Europe et le monde, pour des pèlerinages ou des aventures. Mais ces déplacements réclamaient une volonté bien arrêtée. Aujourd'hui, il faut s'accrocher pour ne pas bouger. Quelqu'un qui prétend rester chez lui pour les vacances se fait regarder comme un original. Et notre monde, contrairement à sa réputation, ne supporte pas les originaux.
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Le phénomène ne touche d'ailleurs pas seulement les vacances. On a observé aussi une forte augmentation des mariages lointains. On n'épouse plus dans son village, on va chercher un conjoint dans la ville où on travaille ou sur une plage d'Espagne. Le travail aussi fait voyager, et les Portugais, les Turcs, font trois mille kilomètres pour trouver une usine.
On a fabriqué ainsi, à partir de peuples sédentaires, des populations vagabondes ; animées d'un mouvement brownien, si on les regardait d'un satellite. Rien ne prouve que cela soit définitif. La télé nous cloue à notre fauteuil pour les loisirs. Elle nous ouvre au monde, sans qu'il soit besoin de se déplacer pour aller le chercher. C'est lui qui vient à notre rencontre. Il nous est livré tout mâché, et devient tout entier un spectacle : ses guerres, ses assassinats, comme les pyramides ou les flamants roses de la Camargue. On ne se donne même plus la peine d'aller jusqu'au bout de la rue, au cinéma du quartier. Le nombre des spectateurs y a diminué des trois quarts.
Et l'informatique, nous dit-on, va nous permettre de faire nos courses à domicile. Mieux, de travailler chez soi. Plus besoin d'immeubles de bureaux ? Ils deviendront peut-être inutiles, le jour où des imprimantes distribueront le travail dans chaque appartement, pour récolter quelques heures plus tard les états, dossiers et comptabilités dûment à jour, sans que personne ait bougé.
Alors, nous redeviendrons casaniers. Non sans y perdre. Si au lieu d'aller acheter un fromage à l'épicerie, il suffit de passer commande au supermarché, qui fera la livraison, on gagnera encore un peu de temps (vieille obsession), mais on rompra le contact avec l'épicier. Le bavardage avec les clients, les rencontres, seront supprimés. Gain d'efficacité, perte d'agrément.
On connaît le « walkman » : on croise dans la rue des jeunes gens, écouteurs aux oreilles, pris par la musique que leur sert une cassette, et dont vous parvient un grésillement d'abeille. Ils passent, autonomes, refermés sur eux-mêmes, narcissiques. Ils disent bien le contraire, et qu'ils continuent de participer au spectacle de la rue, avec l'avantage d'y renoncer dès qu'ils veulent. Ils sont très contents de pouvoir lever le pont-levis à volonté pour s'enfermer dans leur donjon de musique si le monde extérieur est déplaisant.
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Voilà de nouveaux équipements dont l'effet est tout opposé à celui des moteurs. A l'ouverture, à la découverte, à la mobilité, on substitue la fermeture, le repli sur soi, la capacité d'éviter le contact humain. La technique est neutre. A nous de choisir. Neutre, mais terriblement incitative. Elle propose, mais avec une grande force. Elle provoque. Nous ferons finalement ce qui nous plaît, mais un peu plus fortement que nous ne l'aurions fait sans le secours des appareils. Ils nous poussent, ils nous entraînent -- nous dominent.
#### *Chasseurs et jardiniers*
Il y a onze millions et demi de jardiniers en France. Il y a au moins deux millions de chasseurs, et c'est bien normal. Ce sont deux activités antiques, dans un vieux peuple qui n'a pas oublié qu'il était paysan, ami des terres et des forêts.
Or, selon la nouvelle mode, jardiniers et chasseurs n'ont pas du tout la même réputation, ce qui est d'autant plus bizarre que beaucoup de gens sont à la fois l'un et l'autre. Cette nouvelle mode est très moralisante. Elle a vite fait de classer les hommes en élus et en maudits. Les jardiniers sont vus d'un bon œil. Pacifiques occupants de la terre, on les dit tout occupés à soigner les espaces verts. Ils ne feraient pas de mal à une mouche, tout juste aux pucerons, qui ne figurent pas encore sur la liste des espèces en danger, malgré la guerre qui leur est faite. Les chasseurs au contraire seraient sanguinaires, survivants des temps archaïques, tout barbouillés du sang des lapins, des perdreaux, des palombes, des chevreuils. Les uns, héritiers du jardin d'Éden, protègent les arbres et les herbes. Les autres sont des prédateurs, fils de Nemrod.
Cette manière de juger est le fait de citadins qui adorent la nature, mais l'ignorent. On pourrait faire un tableau tout opposé. Montrer les chasseurs patients, bucoliques, amoureux des longues promenades, grands connaisseurs de la vie animale, si secrète, et au total rarement meurtriers. Les jardiniers au contraire, acharnés à traquer insectes et oiseaux, décidés à les éliminer de leur territoire par tous les moyens, même chimiques, sont lancés dans une guerre d'extermination.
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Mais voilà, les bestioles qu'ils tiennent pour ennemies ne touchent pas la sensibilité moderne. Question de taille, sans doute, et de publicité. On ne s'attendrit pas sur les ravissantes chenilles qui vivent chez nous, mais on pleure des bébés phoques qu'on ne verra jamais.
En fait, ce qu'il y a de plus certain, c'est que chasseurs et jardiniers se ressemblent beaucoup. Ils ont le même tempérament. Ils font partie du même groupe. Dans les deux cas, il s'agit d'activités archaïques qui reproduisent et continuent les plus anciennes occupations des hommes. Elles prennent le contre-pied de l'économie moderne. Il est certain que pour obtenir de la viande ou des salades, il est beaucoup plus « rentable » d'aller au marché. Mais justement, il ne s'agit pas de rentabilité. Il s'agit de faire soi-même, de répondre à ses propres besoins, en se moquant de la division du travail qui est le fondement des sociétés développées. C'est même là qu'est le plaisir de la chose. Se procurer soi-même la chair du gibier, ou des cerises, des tomates, que les autres vont acheter. Et même quelquefois en boîte. Cela n'a pas le même goût, tout le monde vous le dira.
Le fait même que le temps qu'on passe à ces exercices est tout à fait disproportionné au gain de l'opération fait partie du plaisir. Parce que le temps, alors, devient loisir. On ne le calcule plus. On en est toujours riche. Chasser, jardiner, ce sont encore les moyens d'évasion les plus efficaces que l'on ait trouvé pour échapper au compte de l'horloge, aux horaires stricts, et pour retrouver le contact le plus direct avec la terre et ses rythmes. On n'a pas à savoir s'il est 6 h 43 ou 8 h 52, mais à savoir s'il fait jour ou nuit, et si l'on y voit encore clair.
Il faut considérer enfin que, par les recettes que se transmettent les experts, les connaissances qu'on accumule sur les plantes, la faune, le climat, connaissances qui se transmettent depuis des millénaires, chasse et jardinage sont des activités de civilisation. C'est bien plus « culturel », comme on dit, que de se planter devant la télé.
Aujourd'hui où l'ethnographie, qui ne trouve plus sa pitance dans les pays « en voie de développement », se replie sur les vieilles nations pour en observer les mœurs comme les survivances d'une espèce menacée, les chasseurs peuvent lui offrir un champ d'études. Comme d'ailleurs vous et moi, dans la mesure où nous n'avons pas la cervelle uniquement remplie de bouillie journalistique et télévisée.
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Par ce biais, les chasseurs pourraient obtenir le statut respectable de tribu en péril, à condition de se soumettre aux films et aux enregistrements d'un certain nombre de « chercheurs ». Rien ne les empêcherait de raconter toutes sortes de sornettes et billevesées qui seraient pieusement enregistrées et viendraient grossir les bibliothèques.
#### *Le Père Noël a une barbe blanche*
Le Père Noël « ne connut son franc succès en Europe qu'à compter de 1948, avec l'arrivée du plan Marshall, où il fut alors vulgarisé comme bien d'autres produits de consommation ». (Catherine Lepagnol, *La Recherche,* janvier 1982.) Il se trouve que c'est inexact. Qu'on le considère comme un phénomène anodin ou agaçant, le Père Noël était solidement implanté en France, dans tous les milieux, bien avant la dernière guerre (Pierre Véry, dans un roman célèbre, l'avait même assassiné). Pourquoi donc cette affirmation hasardée ? Elle a l'avantage de ramener la situation à un type connu : causalité économique ; le bonhomme est un des aspects de l'impérialisme américain.
Mais on pourrait mettre au compte du même plan Marshall, avec des lunettes de ce genre, le goût du jazz et de la science-fiction. Il est vrai que le jazz est apparu en France en 1917 (avec les troupes de Pershing) et que la science-fiction n'a eu son grand succès qu'à partir de 1960. La raison la plus probable est pourtant qu'on aime bien le jazz et la s. f. : il serait dommage de les entacher de cette funeste origine.
La phrase de C. L. a l'intérêt de lier Père Noël et consommation : c'est après guerre, en effet, que le jour de la naissance du Christ devient, dans un pays décervelé, une fête de la marchandise, à notre honte. Je n'accuserai pas pour autant le plan Marshall. Ce qui s'est passé, c'est qu'on arrive au moment (l'entreprise était en marche depuis longtemps) où les Français sont à peu près vidés de leur passé. Cet effacement a produit un vide, une faille, par où pouvait s'engouffrer n'importe quoi, et particulièrement ce qui avait le prestige du « moderne », de la technique, de la richesse.
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Leur avait-on seriné, aux Français, qu'ils étaient archaïques, conservateurs. Ils ont fini par le croire. Ils se sont tournés vers le modèle le plus prestigieux de modernité, d'efficacité, de luxe : l'Amérique. Avec quelques circonstances différentes, ç'aurait pu être le père Staline qui s'impose à l'affection des enfants. On l'a oublié, mais cela a existé, des familles où l'on disait qu'il fallait être sage, que Papa Staline le saurait (il savait tout). Garaudy doit bien s'en souvenir.
La remarque de C. L. a peut-être une autre raison. Il est fréquent qu'on trouve aujourd'hui, dans les travaux historiques ou de recherche littéraire, et encore plus, bien sûr, dans l'imprimé courant, un aplatissement du passé. Il y a un écrasement des perspectives pour tout ce qui précède le monde où nous vivons, ses appareils et ses modes. Ignorance, souvent, mais cela se voit aussi chez ceux qui ne sont pas ignorants, qui penchent de même à éloigner, à rejeter dans la nuit des temps tout ce qui n'est pas le système technico-démocratique qui seul nous paraît solide, réel, normal. Alors les siècles ne comptent pas plus que les années, toutes nuances s'effacent. Louis XIV et Néron étaient deux tyrans cousins, les Cro-Magnon ont fait la guerre de 1870, ou celle de Cent ans, saint Augustin était « né musulman ». L'aplatissement ne se produit pas de la même façon pour tous les faits : la révolution française et la Commune émergent de ces ténèbres (et peut-être Vercingétorix, héros d'une guerre anticolonialiste). Quant aux écrivains, de Villon à Balzac, ceux qui ont écrit dans « ce français qui devient du latin », comme disait Nimier, on ne les ouvre plus que pour y trouver des traces de la lutte des classes.
#### *Les enfants de Laon*
Interrogés par la télé, des jeunes gens de Laon disent que dans leur ville, il n'y a rien à faire. Tout juste le café, pour discuter. On s'ennuie.
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Évidemment, cela ne date pas d'hier. C'est une erreur propre à l'adolescence de penser que la vie est ailleurs. Il y a des lieux où l'on joue, où l'on invente, où l'on aime. Où « les choses se passent ». La vie vaut d'être vécue, dans ces endroits, mais pas là où l'on est. C'est l'ennui des petites villes, l'ennui propre à la province, dont Balzac parle si souvent. Et c'est ce même ennui qui permet à Knock de bouleverser Saint-Maurice, quand il y vient remplacer Parpalaid.
Ce que l'on vit est désenchanté par l'image qu'on se fait de lieux vraiment brillants, où tout est plus beau, plus élégant, inimitable. Ainsi peut-être les Français rêvaient-ils de la Cour, et, loin de Versailles, se sentaient dépérir. (Quand quelque chose ne va pas, il y a toujours quelqu'un, en France, pour s'en prendre à Louis XIV. Voilà que je m'y mets.) Mais, même si cette référence n'est pas forcée, la Cour de France était vraiment un centre prestigieux qui tournait la tête à toute l'Europe. Les centres qui aujourd'hui fascinent l'attention sont misérables, et fabrications de charlatans.
Le réflexe, qui existait, a été aggravé par une civilisation de magazines, de films, de télé. La fonction de ces appareils est de-dire ce qui se passe, et ce qui se fait, de diffuser des modèles. Par définition, ce dont ils ne parlent pas ne compte pas. Et il est clair que les garçons et les filles de Laon étaient quand même flattés que ce soit à eux qu'on vienne demander d'exhiber leur zéro. Entre tant de zéros, ils avaient la gloire d'être celui qui représentait les autres. Car les mêmes phrases auraient été prononcées à Agen, Pont-à-Mousson ou Draguignan. Il est bien entendu que tout se passe comme s'il y avait quelques centres, quelques postes émetteurs de vraie vie, le reste du pays désert, peuplé uniquement de récepteurs, de spectateurs, qui ne sont là que pour applaudir, et imiter. Le monde n'est plus qu'un théâtre : une scène éclairée où parlent, vivent, une demi-douzaine de personnes, et la salle obscure, pleine de gens assis qui reçoivent les émotions, qui rient ou pleurent selon ce que déclenchent les acteurs, et ne vivent que par procuration.
Ils en ont pris l'habitude et ne peuvent s'en passer. Les rêves, les images dont ils se nourrissent ont depuis si longtemps chassé les leurs qu'ils ne savent plus les produire. Ils ne sont plus que des supports. Ils sont, à la lettre, occupés par les vies réelles ou feintes qu'on leur montre. Chaque matin, ils ouvrent leur cahier d'images nouvelles, chaque soir, ils sont devant le râtelier à images. Ils les avalent et les ruminent jusque dans la nuit. Cela distrait, disent-ils. Cela les tire hors d'eux-mêmes, si bien qu'ils ne sauraient plus comment y rentrer.
Georges Laffly.
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### La vérité refusée sur l'Islam
par Stanislas Cruz
Sous le pseudonyme d'Hanna Zakarias, le P. Gabriel Théry O.P. avait publié entre 1955 et 1964 *De Moïse à Mohammed, l'Islam entreprise juive,* volumineux ouvrage en quatre tomes destiné à mettre un terme au mythe tenace des révélations faites par Dieu à Mahomet par l'entremise de l'Archange Gabriel.
L'ouvrage -- qui eut à souffrir de la conspiration du silence ([^6]) -- est devenu de nos jours quasiment introuvable. Aussi doit-on se réjouir de la parution d'un nouveau livre qui vient opportunément, à une époque où l'Islam joue le rôle que l'on sait, replacer le problème dans sa véritable perspective. Personne n'était plus qualifié pour le faire que l'abbé Joseph Bertuel qui avait étroitement collaboré aux dernières œuvres du P. Théry dont il était à la fois le disciple et l'ami ([^7]).
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Sur ce sujet brûlant un nouvel ouvrage de démystification s'imposait car le grand public, et même ce qu'il est convenu d'appeler le public cultivé, ne perçoit les problèmes de l'islam, qu'il s'agisse de sa théologie ou de ses implications sociologiques et politiques, qu'à travers le prisme déformant de ceux que le P. Théry appelait « les Coranisants ». Or, les Coranisants, parés du prestige de la science universitaire, reproduisent toujours inlassablement, pour la plupart, aujourd'hui comme hier, les thèses de l'hagiographie musulmane la plus échevelée qui peut se résumer dans la mission divine de Mahomet.
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Notons par parenthèse l'inconséquence de certains de ces docteurs islamologues qui font profession de libre pensée, à tout le moins d'agnosticisme, mais qui trouvent des accents vibrants pour parler des révélations faites à un Prophète qui, assurent-ils, est le dernier et le plus grand de tous. On devine l'effet du matraquage conjugué de cette fausse érudition et d'un œcuménisme débridé sur des catholiques que les ravages de la crise religieuse contemporaine ont complètement décérébrés. Nous en connaissons même personnellement qui ont embrassé l'Islam et font, avec la fougue des néophytes, le pèlerinage de la Mekke...
La question qui se pose est simple et abrupte : Oui ou non, *Dieu a-t-il parlé* à cet Arabe dont nous ne connaîtrons jamais le vrai nom et que ses contemporains devaient appeler tardivement Mohammed ?
La réponse à cette question est l'objet même du livre de l'abbé Bertuel qui, à la suite du P. Théry, se livre à un travail méthodique portant sur le texte du Coran où abondent les thèmes vétéro-testamentaires et les formulations juives.
Après une étude sommaire du milieu géographique, économique et religieux de la Mekke, son point de départ est la sourate 92 (la 14^e^ du classement de Blachère dont la traduction est pour beaucoup le premier accès au Coran), sourate dans laquelle se révèle une conception hébraïque des rapports de l'homme avec Dieu qui l'amène à noter déjà : « *Entre la sourate 92 et l'Ancien Testament, il y a beaucoup plus qu'un rapprochement de textes : ces deux productions littéraires sont liées, soudées par le même esprit, par la même âme, à tel point qu'on peut affirmer sans crainte d'erreur que la sourate 92 a été rédigée par un auteur totalement imprégné de la doctrine et de l'âme judaïques. *» (p. 52.)
Le P. Théry avait déjà noté l'incipit typiquement juif de la sourate 95 qui s'ouvre sur les serments faits par le figuier et l'olivier (arbres rares en Arabie), le Mont Sinaï et le « pays sacré » (expression derrière laquelle il est difficile de ne pas voir Jérusalem, la Mekke ne disposant à cette époque que des divinités païennes entassées dans la Kaaba). L'abbé Bertuel y revient à juste titre en remarquant que ce sont les propos d'un prosélyte juif.
Au fil des pages -- ou plutôt des sourates -- se fait jour l'impression, puis la certitude, que celui qui parle est à ce point imprégné de l'Ancien Testament qu'il ne peut s'agir d'un Arabe du Hedjaz qui aurait acquis ces connaissances, profondes, précises et nombreuses, au cours de contacts sporadiques avec des juifs ou des chrétiens, ainsi que le répètent les Coranisants contre toute vraisemblance.
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« La véritable histoire des sources de l'Islam arabe, écrit page 99 l'abbé Bertuel, se dégage de toutes les scories pseudo-historiques et pseudo-exégétiques. Elle est fort simple. C'est l'œuvre d'un prédicateur juif qui s'est employé de toutes ses forces à convertir les Arabes à la religion de Moïse. »
Mohammed fut l'instrument de cette tentative de judaïsation.
Nous ne pouvons passer la revue de détail de toutes les sourates qui mènent à cette conclusion. C'est tout le livre qu'il faudrait citer page par page. S'il est en effet des livres qui s'accommodent d'une lecture « en diagonale », le présent ouvrage réclame une lecture suivie et attentive puisqu'il s'agit somme toute d'une démonstration.
Notons à cet égard qu'une étude comparative complète et méthodique entre le Coran et l'Ancien Testament serait à faire. Elle ne ferait que confirmer les exemples déjà suffisamment éloquents et nombreux qui sont apportés dans cette nouvelle étude. Au reste, et l'auteur le note lui-même, l'Ancien Testament (et singulièrement le Pentateuque) n'est pas l'unique source de ce juif inconnu que le P. Théry appelait « le Rabbin de la Mekke ». Ce personnage, incontestablement de grande envergure, devait avoir par ailleurs une connaissance parfaite des commentaires talmudiques et des Midrashim qui transparaissent également dans le Coran.
Ce que l'abbé Bertuel ne dit pas (ou pas encore car un deuxième tome doit aborder les confrontations postérieures à la « révélation ») c'est que ce prosélyte juif qui distille son enseignement à Mohammed est foncièrement anti-chrétien ainsi qu'en témoignent notamment :
-- La naissance de Jean-Baptiste (sourate 19) qui n'est pas le précurseur de Jésus, mais est rejeté vers le passé et rattaché au seul Livre des juifs. (De Jésus il sera question ailleurs, mais pour en faire un simple prophète.)
-- La Sainte Vierge désignée (toujours sourate 19) comme sœur d'Aaron, ce qui ne se trouve ni dans les Évangiles canoniques ni dans les Apocryphes, et trahit l'intention de judaïser les données évangéliques. Il n'est d'ailleurs jamais question de Marie en tant que Théotokos, ce qui pour un juif serait un blasphème car « Dieu est unique et n'a pas de fils ».
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-- Et nous en arrivons par là-même à cette fameuse sourate 112 dite « sourate al-Ikhlâs » (que l'abbé Bertuel cite) et dont le caractère anti-chrétien éclate au verset 3 :
1\. -- Dis : Il est Dieu, unique.
2\. -- Dieu le seul.
3\. -- Il n'a pas engendré et il n'a pas été engendré.
4\. -- Personne n'est égal à lui.
Au temps de Notre-Seigneur, au Temple, on récitait déjà le « Shema » (Deutéronome, 6,4), mais dans le cas qui nous occupe, nous sommes, faut-il le rappeler, au VII^e^ siècle après Jésus-Christ, et il faut une singulière dose de naïveté ou d'oubli volontaire pour ne pas sentir le soufflet que ce fameux verset 3 assène aux chrétiens. Dès lors, on demeure abasourdi en apprenant que cette sourate 112 qui nie la divinité du Christ fut affichée il y a quelques années dans une cathédrale (sans doute par œcuménisme !). De même que l'on demeure abasourdi en apprenant que çà et là les catholiques sont appelés par leurs évêques à offrir des mosquées aux musulmans. Dans sa préface, l'amiral Auphan cite le cas d'Annecy. Au train où vont les choses, nous serons bientôt dans cette situation paradoxale que dans un pays de vieille chrétienté comme la France il y aura davantage de mosquées que d'églises où se célèbre la vraie messe.
\*\*\*
Précisons bien au moment de conclure que nous respectons les musulmans dans la mesure où ils sont sincères mais que nous refusons de nous laisser entraîner, sous prétexte d'œcuménisme, à mettre notre foi sous le boisseau en considérant Mohammed comme un prophète authentique.
Le livre de l'abbé Bertuel, prolongement des écrits du P. Théry, vient à son heure et peut être qualifié de bienfaisant. Il s'attaque résolument au cœur du problème et débouche sur des conclusions qui viennent corroborer la foi chrétienne, à savoir que Dieu n'a pas parlé à Mohammed qui fut seulement l'instrument docile d'un prosélyte juif ayant conçu le dessein ambitieux d'amener les Arabes à la religion mosaïque. L'Archange Gabriel, les retraites sur le Mont Hîra, les extases prophétiques et tout l'arsenal ressassé par les islamologues s'évanouissent pour laisser place à une vérité apaisante.
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Dieu n'a pas parlé à Mohammed. Il s'est fait homme, et cet Homme-Dieu c'est le Christ devant qui nous fléchissons le genou.
*Te Christe solum novimus.*
Stanislas Cruz.
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### Le vendredi saint
par Jean Crété
Nous avons parlé l'an dernier du jeudi saint. La messe des présanctifiés du vendredi saint est étroitement liée à la messe du jeudi saint ; on ne peut la célébrer que dans les églises où la messe du jeudi saint a été célébrée, avec la procession au reposoir. L'adoration du Saint Sacrement au reposoir rattache t'une à l'autre les deux cérémonies.
La messe des présanctifiés remonte, en substance, à l'antiquité. Elle reproduit le schéma de la messe à l'époque où l'Église sortit des catacombes ; mais ce n'est pas une messe au sens propre. L'Église renonce à offrir le saint sacrifice le vendredi saint ; les hosties qui serviront à la communion ont été consacrées la veille, d'où ce nom de *présanctifiés.* Le schéma habituel de la messe au IV^e^ siècle est en ce jour orienté vers la croix.
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Pie XII et Jean XXIII ont fait subir à la messe des présanctifiés des retouches beaucoup plus graves qu'il peut paraître au premier abord. Le nom même de *messe des présanctifiés *a été remplacé par l'appellation banale *Actio liturgica* (action liturgique). Pour le vendredi et le samedi saints, le rite de Pie XII a introduit des changements d'ornements compliqués, qui ont été critiqués par des réformateurs aussi résolus que Mgr Martimort et Mgr Jounel. On a remplacé la chasuble par la chape, « sans doute, écrit Mgr Martimort, parce qu'on a estimé que ces offices remplaçaient les vêpres, mais c'est là une grave conclusion ». Nous décrivons ici le rite traditionnel, en notant au passage les changements introduits par Pie XII et Jean XXIII.
\*\*\*
Traditionnellement, le prêtre est en ornements noirs : manipule, étole et chasuble, pour la messe des présanctifiés ; le voile de la croix du maître-autel est également noir. Le diacre et le sous-diacre ne prennent pas la dalmatique ni la tunique, mais des chasubles noires relevées par devant.
Arrivé devant l'autel, le prêtre se prosterne pendant environ la durée d'un *Miserere,* et toute l'assistance reste à genoux (mais non prosternée) dans le plus grand silence. Puis le prêtre se relève, monte à l'autel et le baise. Dans le rite de Pie XII, on a ajouté une oraison d'introduction. Mais la messe des présanctifiés commence normalement par une première lecture, chantée par un lecteur sur le ton de la prophétie. Cette lecture, tirée du chapitre VI d'Osée, annonce la résurrection le troisième jour. Elle est suivie du trait, *Domine, audivi, auditum tuum,* tiré du prophète Habacuc. Puis, après un *Oremus. Flectamus genua. Levate,* le prêtre chante l'oraison *Deus a quo et Judas,* déjà chantée la veille, mais qui se trouve ici à sa place primitive. Le sous-diacre chante ensuite, sur le ton de l'épître, le passage de l'Exode qui annonce la première pâque, l'immolation de l'agneau. Puis vient un second trait *Eripe me.* Les deux traits du vendredi saint sont des chants du 2^e^ mode, d'une beauté saisissante ; il faut absolument les chanter intégralement ; ce chant ne présente aucune difficulté.
Vient ensuite la Passion de Notre-Seigneur selon saint Jean. Elle doit être chantée normalement par trois diacres ; à défaut, par le prêtre, le diacre et le sous-diacre. Si le prêtre est seul, il peut la chanter intégralement, mais il faut pour cela une voix exceptionnelle.
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La plupart des prêtres ne peuvent que la lire ; mais on doit en chanter la finale, soit sur le ton spécial qui est très beau et ne présente pas de difficultés, soit sur un des trois tons ordinaires de l'évangile. La Passion terminée, le prêtre) chante une série de huit grandes oraisons, composées chacune d'une monition, d'un *Oremus, flectamus genua,* et d'une oraison proprement dite. Ce sont les oraisons pour l'Église, pour le pape, pour toute la hiérarchie ecclésiastique, pour les catéchumènes, pour ceux qui sont dans l'épreuve, pour les hérétiques et schismatiques, pour les juifs ([^8]) et pour les païens.
Les oraisons terminées, le prêtre prend la croix du maître-autel et en enlève le voile en trois fois en chantant à chaque fois : *Ecce lignum crucis...* (*voici le bois de la croix*), les ministres sacrés continuent l'antienne avec lui, et toute l'assistance répond : *Venite, adoremus,* en faisant la génuflexion. Un servant va ensuite découvrir toutes les autres croix. La croix du maître-autel est déposée sur un coussin ; le prêtre enlève la chasuble et le manipule, se déchausse, vient à l'entrée du chœur, et avance en adorant trois fois la croix à deux genoux ; la troisième fois, il baise les pieds du crucifix ; les ministres sacrés font de même ; puis les servants et tous les assistants, mais sans se déchausser. Si l'assistance est très nombreuse, on peut faire venir les fidèles à la table sainte et leur présenter un petit crucifix à baiser. Pendant l'adoration de la croix, on chante les *impropères,* composition émouvante qui met dans la bouche de Jésus le reproche : « Mon peuple, que t'ai-je fait... ? » ; et les strophes énumèrent les bienfaits dont Dieu a comblé son peuple et les ingratitudes de celui-ci. Les trois premières strophes sont suivies du *trisagion :* acclamation chantée en grec par un chœur et en latin par un autre. Après les impropères, le missel prévoit le chant d'une antienne *Crucem tuam adoramus,* puis du *Pange lingua,* de Venance Fortunat, en l'honneur de la sainte croix. On ne chante que ce qui est nécessaire pour accompagner l'adoration de la croix, mais on peut commencer à chanter dès que le prêtre a déposé la croix sur le coussin et continuer jusqu'au moment où il arrive devant le reposoir.
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Aussitôt après avoir adoré la croix, le prêtre reprend la chasuble et le manipule, va s'asseoir, et lit les impropères en particulier, ou bien il les chante avec le chœur. L'adoration de la croix terminée, on remet la croix sur le maître-autel et on va chercher le Saint Sacrement au reposoir.
C'est là que le rite de Pie XII a introduit les modifications les plus graves, qui préfigurent la réforme de Paul VI. Au lieu d'une procession solennelle, le rite de Pie XII prévoit que le diacre ou le prêtre ira chercher le Saint Sacrement sans cérémonie, accompagné d'un seul servant. On a supprimé les *deux encensements faits à genoux, de nombreuses génuflexions, l'élévation :* la volonté d'atténuer les marques d'adoration au Saint Sacrement est manifeste. De plus, on a fait mettre le prêtre en chasuble violette, sans manipule ; la substitution du violet au noir et la suppression du manipule se retrouveront dix ans plus tard dans la réforme de Paul VI. Le prêtre sera bien inspiré de revenir intégralement sur ce point au cérémonial traditionnel : le célébrant, précédé de la croix de procession, accompagné de tous les servants, se rend au reposoir ; il sort le Saint Sacrement du tabernacle, le dépose sur l'autel et l'encense à genoux. Puis il prend le voile huméral, en enveloppe le Saint Sacrement qui est ramené en procession au maître-autel, au chant du *Vexilla Regis.* Arrivé au maître-autel, le prêtre dépose le Saint Sacrement sur l'autel et l'encense une seconde fois à genoux, après avoir quitté le voile huméral. Puis, monté à l'autel, il découvre le calice et pose l'hostie sur la patène, et il l'encense, debout, ainsi que la croix et l'autel. Puis il se lave les mains en silence, et revient au milieu de l'autel pour réciter la prière *In spiritu humilitatis.* A chaque fois qu'il change de place ou se retourne, le prêtre fait la génuflexion devant le Saint Sacrement. Tourné vers les fidèles, il dit : *Orate fratres...,* à quoi on ne répond rien. Puis aussitôt, il chante, sur le ton férial, le *Pater,* précédé de sa monition ; il dit ensuite à haute voix la prière *Libera nos...* Puis il fait la génuflexion, tient la patène de la main gauche et élève l'hostie de la main droite. Puis il fait la fraction de l'hostie, récite l'oraison *Perceptio corporis tui...* et les autres prières préparatoires, et se communie.
La communion des fidèles n'a jamais été *interdite* le vendredi saint ; mais, au XVI^e^ siècle, elle était tombée en désuétude. Saint Pie V se conformant à l'usage de son temps ne l'a pas prévue ; mais elle s'était conservée jusqu'au XVII^e^ siècle dans quelques régions d'Allemagne. Pie XII a restauré la communion des fidèles, ce qui est très bénéfique et a été accueilli avec joie.
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Mais là encore, les réformateurs de 1956 ont sournoisement introduit une grave innovation : ils ont placé la communion du prêtre, avec une petite hostie, après le *Confiteor* et les *Domine, non sum dignus* des fidèles. La volonté de réduire le prêtre au rang des fidèles est manifeste. La pratique constante et invariable de l'Église (qui engage l'infaillibilité de son magistère ordinaire) est que le prêtre communie avec une grande hostie AVANT le *Confiteor* des fidèles. A la messe d'ordination, l'évêque donne la communion aux nouveaux prêtres, avec une petite hostie consacrée à la messe d'ordination, AVANT le *Confiteor* des fidèles, et sans aucune formule. Ces détails ont leur importance, et même une importance capitale, car ils marquent la différence de nature entre le sacerdoce sacramentel du prêtre et le sacerdoce commun des fidèles. La tendance à nier cette distinction est une des grandes erreurs de notre époque et elle se trouve déjà très nettement insinuée dans ce rite de 1956.
\*\*\*
Après la communion, le prêtre place pour quelques instants le ciboire dans le tabernacle du maître-autel et prend les ablutions. Dans le rite de Pie XII, on a ajouté trois oraisons de conclusion.
La messe des présanctifiés terminée, le prêtre transporte le Saint Sacrement à la sacristie, s'il est possible de l'y conserver dignement ; sinon il le porte à un autel secondaire ; dans les deux cas, le Saint Sacrement doit être conservé selon les règles ordinaires, avec conopée et lampe. Le tabernacle du maître-autel doit rester vide, et la coutume est d'en laisser la porte ouverte. L'Église en effet désire attirer l'attention des fidèles sur la croix du maître-autel ; on doit faire la génuflexion chaque fois qu'on passe devant cette croix, jusqu'au moment où commencera la vigile pascale. En ce jour de notre rédemption, nos regards et nos pensées doivent contempler la croix sur laquelle Notre-Seigneur accomplit son unique sacrifice, que la messe célébrée les autres jours de l'année perpétue et renouvelle mystérieusement.
Jean Crété.
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### Sur les litanies de saint Joseph
par Antoine Barrois
*A la mémoire du P. Calmel.*
Sancta Maria
Sainte Marie, Mère de Dieu et de l'Église, priez pour nous pauvres pécheurs.
Apprenez-nous, Mère entre toutes les mères, à célébrer dignement celui que Dieu a choisi pour être votre époux et le patron de l'Église universelle.
Sancte Joseph
Le nom de saint Joseph, les grammairiens nous l'apprennent, signifie « ajoutant, croissant, augmentant ». La liturgie nous dit ce qu'il faut entendre par là, en lui appliquant ces versets du psaume 91 :
Justus ut palma florebit
Sicut cedrus Libani multiplicabitur.
Saint Joseph, vous que nous vénérons comme protecteur sur la terre, soyez notre intercesseur dans le ciel. Obtenez du Seigneur qu'Il augmente toujours en nous la foi, l'espérance et la charité.
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Proles David inclyta
Lumen Patriarcharum
Saint Joseph descend du roi David, l'Écriture l'atteste par les généalogies de Notre-Seigneur (Matth. 1, 1-17 ; Luc. 3, 23-38). Saint Luc l'affirme encore à l'occasion du recensement décrété par l'empereur (Luc. 2, 24). Et saint Matthieu rapporte que l'Ange qui vint apprendre l'Incarnation à Joseph salue en lui un fils de David.
Le plein accomplissement des prophéties supposait que le Messie fût de la race de David. Certes, saint Paul nous l'enseigne, Marie était fille de David puisque le Fils de Dieu naquit « selon la chair, du sang et de la race de David » (Rom. 1, 3). Mais, selon la loi juive, il fallait que son père légal soit lui-même de la race de David pour qu'on puisse compter Jésus parmi les descendants du grand roi.
Saint Joseph est illustre entre tous les descendants de David parce qu'il est pour l'éternité l'homme que le Père a investi de la puissance paternelle sur son Fils. A ce titre il est la lumière des patriarches. Il en est la gloire la plus haute : les chefs de famille que Dieu a choisis pour engendrer et conduire le peuple élu l'ont pour modèle exemplaire, en quelque sorte pour saint patron.
Saint Joseph fut le premier homme à voir la Lumière du monde faite chair. Et l'éclat de cette vision resplendit en lui. Il est ainsi la lumière de ses ancêtres : de Noé « homme juste et parfait parmi ceux de son temps », d'Abraham qui reçut la promesse, de Jacob père des douze tribus d'Israël, de David roi de Juda.
Il est aussi la lumière des patriarches de la nouvelle alliance des pères de l'Église qui l'ont célébré, tels saint Jean Chrysostome et saint Augustin, comme des fondateurs d'ordre à la postérité spirituelle innombrable tel saint Benoît, patriarche de l'Occident.
Prodigieuse lumière dont la source paraît toujours plus puissante et plus radieuse alors qu'elle s'éloigne de nous dans le temps.
Dei Genitricis sponse
Custos pudice Virginis
Saint Joseph très chaste gardien de la Vierge est vraiment l'époux de la Mère de Dieu. Il ne faut pas réduire le mariage des parents du Sauveur à une sorte de fiction juridique, ce qui arrive trop souvent parmi nous en raison de notre esprit charnel et de notre manque d'estime pour la virginité.
41:261
L'Écriture affirme très nettement que Marie et Joseph étaient mariés. Quoi qu'il en soit du moment exact où, selon la loi juive, ils cessèrent d'être « fiancés » pour être « mariés », question qui divise les interprètes -- et qui n'est pas indifférente, la réalité du mariage, que saint Augustin avait déjà établie, est certaine.
Le Christ n'est pas le fruit selon la chair de la vie conjugale de ses parents. Il n'en est pas moins le vrai fruit de leur mariage en raison même de leur virginité. Bossuet l'expose magnifiquement dans le premier panégyrique de saint Joseph. Voici comment il ramasse sa pensée sur ce point : « Ô féconde virginité ! si vous êtes le bien de Marie, vous êtes aussi le bien de Joseph. Marie l'a vouée, Joseph la conserve, et tous deux la présentent au Père éternel comme un bien gardé par leurs soins communs. Comme donc il a tant de part à la sainte virginité de Marie, il en prend aussi au fruit qu'elle porte : c'est pourquoi Jésus est son Fils, non pas à la vérité par la chair, mais il est son Fils par l'esprit à cause de l'alliance virginale qui le joint avec sa mère. »
Méditons ces choses nous qui honorons en Marie la Mère de l'Église. Marie est Mère de l'Église « car elle est la Mère de celui qui dans son sein virginal, dès le premier instant de l'Incarnation, s'est uni, en tant que chef, son Corps mystique qui est l'Église. Marie donc, en tant que Mère du Christ, est Mère aussi de tous les pasteurs et fidèles, c'est-à-dire de l'Église » ([^9]).
Si Marie est Mère de l'Église, ce que nous professons de tout cœur, son époux n'est-il pas en puissance de paternité vis-à-vis de tous ceux, pasteurs et fidèles, qui la composent, comme il l'était vis-à-vis du Fils unique ?
*Ecce pater tuus,* dit Marie à Jésus, *ecce pater tuus,* dit-elle au chef du Corps mystique lorsqu'elle retrouve son Fils au temple.
Filii Dei nutritie
Christi defensor sedule
Joseph est l'homme à qui le Père a confié l'éducation de son Fils. C'est par l'intermédiaire de saint Joseph que le Fils de Dieu a reçu son pain quotidien. C'est le Sauveur du monde que saint Joseph a protégé de la colère d'Hérode comme il l'a protégé aux yeux des hommes, en passant pour son père selon la chair. Mais, en un sens, aux yeux de l'esprit, Joseph était sur la terre l'image du père auprès du Fils.
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Parce qu'il était réellement l'époux de la Mère de Dieu, saint Joseph était ce que Corneille de la Pierre a appelé « père matrimonial » de Jésus, père par droit de mariage.
Hormis la conception, mystère réservé à l'intimité de la Mère de Dieu et de la Sainte Trinité, saint Joseph a eu toutes les prérogatives d'un père sur cette terre. C'est pourquoi, pour ne prendre qu'un seul exemple, c'est à lui que l'Ange a ordonné de donner son nom à Jésus comme les pères le faisaient alors. Et c'est pourquoi aussi, l'invocation suivante des litanies le nomme chef de la Sainte Famille.
Almæ Familiæ praeses
Comme le mariage des parents de Jésus est un vrai mariage et non une fiction juridique, ainsi le titre de *chef de famille* est un titre authentique et non une sorte d'appellation pieuse. Joseph est chef de famille de droit naturel parce que Marie est son épouse et Jésus le fruit de leur mariage, selon la démonstration de Bossuet.
L'Écriture souligne ce rôle de chef. L'ange du Seigneur dit à Joseph : « Lève-toi, prends l'enfant et sa mère. » « Joseph s'étant levé prit l'enfant et sa mère » (Matth. 2, 13-14). C'est à un chef de famille que l'ange parle et c'est un chef de famille qui exécute ses ordres. On lit encore en s. Matthieu qu'il en fut de même lors du retour en Israël (Matth. 2, 20-21).
On peut dire que cette invocation résume la mission de saint Joseph. Chef de la plus parfaite image de la famille divine, saint Joseph l'était comme époux de la Mère de Dieu et père datif du Christ. Car Joseph, père putatif (c'est-à-dire qui est supposé être) et père nourricier de Jésus est aussi son père datif, c'est-à-dire nommé par le conseil de famille -- par le mystérieux et saint conseil des trois Personnes divines.
Joseph justissime
Joseph était juste dit l'Écriture (Matth. 1, 19).
Bossuet enseigne avec s. Jean Chrysostome qu'il faut considérer ici le sens le plus général du mot juste, c'est-à-dire la vertu parfaite. C'est en ce sens que s. Luc écrit de Zacharie et d'Élisabeth : « Ils étaient tous deux justes devant Dieu ; et ils, marchaient dans tous les commandements et les ordonnances du Seigneur d'une manière irrépréhensible. » (Luc, 1 6.)
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On en trouve l'application à saint Joseph dans l'encyclique *Quanquam pluries* de Léon XIII : « Joseph fut l'époux de Marie ; il fut réputé le père de Jésus-Christ. De là ont découlé sa dignité, sa faveur, sa sainteté, sa gloire. Certes, la dignité de Mère de Dieu est si haute qu'il ne peut rien être créé au-dessus. Mais, toutefois, comme Joseph a été uni à la bienheureuse Vierge par le lien conjugal, *il n'est pas douteux qu'il n'ait approché plus que personne de cette dignité suréminente par laquelle la Mère de Dieu surpasse de si haut toutes les natures créées. *»
Saint François de Sales avait développé déjà l'enseignement de Léon XIII que nous soulignons. Il comparait la Sainte Vierge et saint Joseph à deux miroirs. Le premier, disait-il, reçoit et renvoie parfaitement au second les rayons du soleil ; le second à son tour les réverbère si parfaitement qu'il est presque impossible de déterminer quel miroir a reçu la lumière en premier. « De même en était-il de Notre-Dame, laquelle était comme un très pur miroir opposé aux rayons du *Soleil de Justice,* rayons qui apportaient en son âme toutes les vertus en leur perfection, perfections et vertus qui faisaient une réverbération si parfaite en saint Joseph, qu'il semblait presque qu'il fut aussi parfait ou qu'il eut les vertus en un si haut degré comme les avait la glorieuse Vierge notre Maîtresse. »
Jusqu'où faut-il étendre le sens de l'affirmation de Léon XIII L'Église ne l'a pas encore explicité. La splendeur de saint Joseph, parmi toutes les créatures humaines et angéliques, n'est pas encore dévoilée à nos yeux. Nous ne savons pas comment caractériser son exceptionnelle paternité, et nous ne savons pas quel degré atteint sa sainteté. Demandons à la Sainte Trinité qu'elle daigne nous l'enseigner selon ses desseins.
Joseph castissime
Par le mariage les époux se font don de leur corps. En vue de la naissance du Sauveur le mariage de -- saint Joseph et de la Sainte Vierge eut un caractère tout spirituel. Le don qu'ils se firent eut pour objet de garder et de protéger mutuellement leur virginité.
La convenance de la virginité de Notre-Dame à sa vocation de Mère de Dieu est une chose bien établie et tenue dans l'Église -- même si les attaques n'ont jamais manqué -- car il fallait à la nature divine le rehaussement le plus spirituel de la nature humaine pour s'y unir.
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De même, par convenance, la vocation de saint Joseph doit inclure sa virginité : le chaste gardien de la Vierge devait être un miroir d'une pureté comparable à celle de son épouse. Ainsi la garde de la Tour de David, parfaitement close, était assurée par un gardien digne d'elle. Ainsi la Reine des Anges était servie par son époux comme par un ange. Car, disent les anciens docteurs, la virginité chrétienne est une imitation de la vie angélique.
Par le mariage de saint Joseph et de la Sainte Vierge fut fondé un foyer parfaitement virginal de telle façon que l'entourage immédiat de l'Homme-Dieu fut aussi spirituel et dégagé des liens de la chair que la nature humaine le permet.
Sur l'amitié de saint François et de sainte Claire, Chesterton dit qu'il ne rapportera rien que ceci : « Une belle nuit, les habitants d'Assise, voyant la maison de Claire en flammes, se précipitèrent pour combattre le feu. Mais ils trouvèrent tout en paix et ne virent que François et Claire, rompant le pain et devisant des choses de Dieu, pour une fois réunis. Il n'y a pas d'image plus saisissante de leur passion virginale et désintéressée, que cette colline flamboyante qui les entoure, que cette flamme qui s'alimente de rien, que cet air lui-même en feu. »
Dieu n'a pas voulu qu'éclate aux yeux des hommes le rayonnement de l'amour que se portaient Joseph et Marie. Leur amour devait entourer comme d'un voile la vie cachée du Sauveur. Mais son radieux rayonnement aurait eu le même aliment beaucoup plus excellent encore : la virginité parfaite du cœur et du corps.
Quelle lumière surnaturelle a dû entourer l'apparition de la Sainte Famille aux enfants de Fatima ! Bienheureuse Lucie.
(*A suivre.*)
Antoine Barrois.
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### Le style de Jean-Paul II
*De* «* Laborem exercens *» *\
à* «* Familiaris consortio *»
par Louis Salleron
JAMAIS les papes n'ont autant écrit et autant parlé que depuis un demi-siècle. Jean-Paul II, en ce domaine, est en train de battre un record qui sera difficilement dépassé. Ainsi le veut un siècle trépidant où les *mass media* sont rois.
On peut discuter des avantages et des inconvénients de ce phénomène nouveau. L'avantage est sans doute la présence du pape rendue permanente et universelle dans la course du monde. L'inconvénient est le risque de dévalorisation de cette présence.
Chaque pape a son style propre de présence et de parole. Jean-Paul II a le sien. Le style c'est l'homme, et l'homme Wojtyla transparaît dans le pape Jean-Paul II. Il rayonne les trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité, touchant ainsi le cœur des masses et des individus. Mais sa vitalité débordante charrie un peu tout et n'importe quoi dans la complexité des problèmes qu'il aborde. Il déconcerte l'amateur de clarté et de précision.
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Un pape a des collaborateurs. Ceux-ci, suivant ses instructions, préparent ses discours, ses lettres et d'une manière générale tous les documents qui porteront sa signature. Chaque pape, à cet égard, a sa manière propre de travailler. Selon son tempérament, et selon les sujets abordés, il corrige, ou refait, ou prend tel quel le texte qu'on lui présente. Les sujets les plus importants exigent de nombreux collaborateurs et n'aboutissent au texte définitif qu'après des refontes successives qui peuvent aussi bien nuire à son unité et à sa cohérence que l'amener à une grande perfection.
Le style de Jean-Paul II est éminemment et spontanément pastoral. Sa doctrine n'en souffre pas quand elle touche à la foi et aux mœurs, car c'est celle des dogmes et de la Tradition, où ses convictions personnelles sont parfaitement à l'aise. Par contre, quand elle concerne le politique, l'économique et le social, elle est plus imprécise et sujette à discussion : domaine en lui-même d'une infinie complexité. Les éléments qui le constituent varient selon les lieux et les temps. La parole de l'Église ne peut être la même, dans le détail, en 1880, en 1930, en 1950 et en 1982. Elle ne peut être non plus la même pour l'Europe, l'Amérique du Sud, l'Afrique et l'Asie. Et si elle se cantonne dans les principes, elle déçoit ceux qui en attendent des orientations pour la solution des problèmes auxquels ils sont confrontés. De ce seul fait, capital, l' « ouverture au monde » est d'une extrême difficulté. Elle se présente donc un peu différemment selon les papes qui se succèdent. A quoi il faut ajouter leur style personnel ; également différent. Jean-Paul II est Polonais ; et tout le monde voit bien qu'il l'est typiquement et que les problèmes propres à son pays et à ceux des pays de l'Est lui ont créé une certaine vision de la situation mondiale. D'autre part, il a, sur l'homme vivant en société, des conceptions anthropologiques et philosophiques assez personnelles. Son écriture, enfin, est redondante, procédant par petites touches et répétant avec des nuances diverses les idées qu'il veut mettre en valeur. D'où résulte un mélange de force et de confusion qui désoriente parfois le lecteur.
Les deux derniers grands documents qu'il a produits, l'encyclique *Laborem exercens* et l'exhortation apostolique *Familiaris consortio,* sont caractéristiques de son style. Les deux sont très longs -- trop longs, craignons-nous, pour attirer la lecture du plus grand nombre.
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L'ENCYCLIQUE contient une foule d'excellentes réflexions sur le travail ; mais elles sont noyées dans l'ensemble d'une composition mal ordonnée, au vocabulaire imprécis, et sous-tendues par une vision de l'*homo faber* qui fait invinciblement penser à Marx et à Teilhard de Chardin. Le commentateur honnête ne peut pas ne pas en faire la remarque, quitte à montrer en quoi et pourquoi le pape n'est pas plus marxiste que teilhardien ; mais le risque -- qui ne s'est pas révélé illusoire -- est que le commentateur, par souci de ne pas choquer son lecteur, se contente d'extraire les passages de l'encyclique qui sont dans le droit fil de la doctrine sociale traditionnelle de L'Église. Sa prudence est peut-être excusable, mais elle a le défaut, en ne respectant pas la vérité objective (peut-être par ignorance), de risquer à son tour de mettre en défiance contre le pape le lecteur cultivé qui s'aventurera à lire une encyclique dont le compte rendu et des morceaux choisis lui avaient suffi au départ.
-- A l'inverse, l'EXHORTATION APOSTOLIQUE se recommande d'abord par sa clarté, sa fermeté et sa parfaite cohérence. Évidemment tout jugement est subjectif ; mais si je ne doute pas que celui de beaucoup d'autres soit différent, je n'en demeure pas moins très assuré du mien. Jean-Paul II est aussi à l'aise dans la question du mariage et de la famille que je le trouve mal à l'aise dans celle du travail. Une idée directrice l'inspire : il est pour la vie. Sa morale est simplement celle de l'Évangile. Il la rappelle sans la moindre ambiguïté et avec une conviction intime manifeste, parce qu'elle est le moyen de la vie la plus haute et la plus intense. Son discours pastoral baigne dans la lumière des grandes vérités évangéliques : Jésus-Christ apporte la vie en abondance, ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu, la miséricorde divine est infinie. Aucun des problèmes modernes n'est éludé : contraception, avortement, divorce, mariage à l'essai, union libre, divorcés remariés, etc. Pas de faux-fuyant. *Casti connubii* et *Humanae vitae* sont confirmés. Mais c'est toujours le « bon pasteur » qui parle et si la porte de la bergerie est étroite elle demeure grand ouverte à tous. Comme dans l'Évangile, le lecteur est toujours en présence de la mystérieuse alliance entre l'exigence absolue de la justice et la clémence illimitée de la miséricorde. Indiscutablement, le style de Jean-Paul II a trouvé dans la famille et le mariage un terrain propice à se manifester.
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Mais s'il se manifeste, pour l'essentiel, d'une manière excellente, il n'échappe pas, dans le détail, aux défauts que nous avons signalés. Son « ouverture au monde » est conciliaire à l'excès, concédant à la mode une atténuation voire un renversement des perspectives traditionnelles du christianisme. Un exemple : on connaît les célèbres préceptes de saint Paul sur la vie familiale -- que « le mari est chef de la femme, comme le Christ est chef de l'Église », que « comme l'Église est soumise au Christ, ainsi les femmes doivent l'être en tout à leur mari », que les maris doivent aimer leur femme « comme le Christ a aimé l'Église et s'est livré pour elle », que les enfants doivent obéir à leurs parents, mais que ceux-ci ne doivent pas les irriter, etc. (Eph. 5, 21-33, et 6, 1-2). La seule référence faite à ce texte est Eph. 5, 25 concernant la manière dont les maris doivent aimer leur femme (note 71) ; le reste est exclu. Était-il si difficile de « mettre à jour » l'ensemble de l'enseignement de saint Paul ? L'égalité, dans le mariage, de l'homme et de la femme en dignité et en responsabilité doit-elle être considérée comme une identité et abolir l'idée de *chef* de famille ? Jean-Paul II est muet sur la question. D'autre part, les trois longs alinéas (22, 23 et 24) qu'il consacre aux « droits et rôle de la femme », à « la femme et la société », aux « offenses à la dignité de la femme » sont d'une rédaction embarrassée, par crainte évidemment des réactions de « l'opinion ».
Sur la vie concrète des familles et sur l'éducation des enfants, questions qui intéressent directement les parents, ceux-ci auraient certainement beaucoup d'observations à présenter et de questions à poser. Je suis convaincu pour ma part que l'éducation consiste avant tout à donner de « bonnes habitudes » aux enfants. Comme la vie monastique, la vie familiale exige une « règle ». Les mœurs suscitées par des habitudes fortement ancrées ont plus d'importance que la morale proprement dite. Des « habitudes » aux « habitus » il n'y a qu'un pas. Sauf erreur, ces deux mots ne sont pas prononcés dans l'exhortation apostolique qui en retient à peine l'idée.
Je regrette aussi qu'il n'y soit pas parlé des familles nombreuses, non pas pour en faire l'éloge, puisqu'elles ont presque complètement disparu, la vie moderne les rendant pratiquement impossibles, mais pour constater que la chute des vocations religieuses est un effet direct de leur disparition. Ce n'est pas réduire la vocation à un phénomène sociologique que de souligner sa relation à la famille nombreuse. Aussi bien chez les pauvres que chez les riches il y a nécessairement division du travail entre les enfants de familles nombreuses.
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Pendant des siècles, on l'a vérifié de manière particulièrement évidente dans les familles terriennes, aristocratiques ou non. Avec ou sans droit d'aînesse, il y avait celui ou ceux qui se mariaient et perpétuaient l'héritage du nom et du patrimoine. Il y avait celui ou ceux (ou celles) qui, marié(e)s ou non, devenaient soldats, religieux, citadins, émigrants. Les activités laborieuses et productives sont normalement réservées à la famille. Le service public de la nation est plus aisément assuré par le célibat du soldat, du prêtre ou de la religieuse ; et la considération pour le mariage et le célibat est spontanée dans la famille nombreuse où les mariés et les célibataires font finalement partie de la même communauté familiale. Tout cela est du passé pour les neuf dixièmes de la population occidentale, mais tout cela qui a disparu explique en grande partie, par sa disparition même, la crise de l'Église et de la société. Quand une civilisation se fonde sur la lutte de deux classes antagonistes et sur la limitation des naissances à un ou deux enfants par couple géniteur, les structures s'effritent en attendant de s'effondrer.
Un chapitre sur ce thème eût été bienvenu, d'autant que Jean-Paul II l'eût traité à merveille.
\*\*\*
Bornons là nos réflexions en souhaitant que soit lue l'exhortation apostolique *Familiaris consortio*. Sa longueur -- 67 pages en brochure à Bayard-presse, 37 pages dans *La Documentation catholique,* n° 1, du 3 janvier 1982 -- découragera sans doute beaucoup de lecteurs potentiels. Dommage. Mais la longueur est aussi un aspect du style de Jean-Paul II.
Louis Salleron.
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## TEXTE
### L'ignoble chant des socialistes
ILS CHANTENT toujours l'*Internationale.* Ils l'ont chantée debout lors du dernier congrès du parti socialiste, à Valence. Ils l'ont en commun avec les communistes du monde entier et spécialement avec ceux qui, du Kremlin, dirigent l'URSS et le mouvement communiste international.
Les paroles de l'*Internationale* ont été écrites au lendemain de la Commune de Paris, en juin 1871, sous l'empire de circonstances qui en peuvent peut-être expliquer partiellement l'hystérie et le délire, très nettement datés. C'est la haine qui a conservé malgré leur anachronisme ces cris hystériques, ces menaces délirantes, pour en faire un instrument permanent d'excitation révolutionnaire aux émeutes et aux massacres.
La majorité socialiste actuellement au pouvoir en France se reconnaît dans le chant de l'*Internationale.* Il faut donc, si ignoble soit-il, ne pas s'en détourner avant de l'avoir lu jusqu'au bout, et ainsi connaître par lui le vrai visage et l'âme du socialisme qui gouverne la France.
*C'est la lutte finale :*
*Groupons-nous, et demain,*
*L'Internationale*
*Sera le genre humain.*
51:261
*Debout ! les damnés de la terre !*
*Debout ! les forçats de la faim !*
*La raison tonne en son cratère,*
*C'est l'éruption* ([^10]) *de la fin.*
*Du passé faisons table rase,*
*Foule esclave, debout ! debout*
*Le monde va changer de base*
*Nous ne sommes rien, soyons tout !*
*Il n'est pas de sauveurs suprêmes*
*Ni Dieu, ni César, ni tribun,*
*Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes !*
*Décrétons le salut commun* ([^11]) !
*Pour que le voleur rende gorge,*
*Pour tirer l'esprit du cachot,*
*Soufflons nous-même notre forge,*
*Battons le fer quand il est chaud !*
*L'État comprime et la loi triche ;*
*L'Impôt saigne le malheureux ;*
*Nul devoir ne s'impose au riche ;*
*Le droit du pauvre est un mot creux.*
*C'est assez languir en tutelle,*
*L'Égalité veut d'autres lois ;*
« *Pas de droits sans devoirs, dit-elle,*
*Égaux, pas de devoirs sans droits* ([^12]) !* *»
*Hideux dans leur apothéose,*
*Les rois de la mine et du rail*
*Ont-ils jamais fait autre chose*
*Que dévaliser le travail.*
*Dans les coffres-forts de la bande*
52:261
*Ce qu'il a créé s'est fondu.*
*En décrétant qu'on le lui rende*
*Le peuple ne veut que son dû* ([^13])*.*
*Les rois nous soûlaient de fumées,*
*Paix entre nous, guerre aux tyrans !*
*Appliquons la grève aux armées,*
*Crosse en l'air et rompons les rangs*
*S'ils s'obstinent, ces cannibales,*
*A faire de nous des héros,*
*Ils sauront bientôt que nos balles*
*Sont pour nos propres généraux* ([^14])*.*
*Ouvriers, paysans, nous sommes*
*Le grand parti des travailleurs ;*
*La terre n'appartient qu'aux hommes,*
*L'oisif ira loger ailleurs.*
*Combien de nos chairs se repaissent !*
*Mais, si les corbeaux, les vautours,*
*Un de ces matins, disparaissent,*
*Le soleil brillera toujours*
*C'est la lutte finale*
*Groupons-nous, et demain,*
*L'Internationale*
*Sera le genre humain.*
53:261
## NOTES CRITIQUES
### Le secret de Teilhard de Chardin
Certains voient en Teilhard de Chardin un homme que sa foi au monde rendait optimiste et heureux. D'autres soulignent au contraire son caractère angoissé. Ceux qui ne l'ont pas connu ne peuvent que tenter de percer l'homme à travers l'œuvre et s'en remettre au témoignage de ceux qui l'ont connu. Dans mon petit livre *Contre Teilhard* je faisais allusion à ce débat et, me disant « frappé par le caractère désespéré de son *Credo* humain », je me demandais si toute son œuvre n'avait pas pour objet de « charmer sa propre angoisse » (p. 74).
Les *Nouvelles de l'Institut catholique* (n° 4, décembre 1981) nous apportent à ce sujet de nouveaux documents. Elles publient, en effet, le texte des principaux exposés du « Colloque Teilhard de Chardin » qui eut lieu dans la salle des Actes, le 18 mai 1981, sous la présidence de Mgr Poupard. L'ensemble est du plus grand intérêt. Mais mon propos n'est pas d'en rendre compte ; il est seulement de faire écho à ce qu'on y trouve sur le caractère -- optimiste ou angoissé -- du P. Teilhard.
Voici ce que nous en dit le P. Leroy, qui partagea sa vie à Pékin pendant plusieurs années :
« On l'a dit optimiste au point de ne pas tenir compte du mal objectif et de la souffrance. C'est l'accuser de façon un peu rapide. Les affres du doute et de l'angoisse l'ont torturé. Il a été bouleversé par le mal et par la souffrance (...)
« Je l'ai vu sangloter sur mon épaule ou, se croyant seul, essuyer furtivement les larmes qui mouillaient son visage !
« Les loisirs forcés des années de Pékin lui ont permis de composer plus de vingt essais non scientifiques, dont il ne disait mot. C'était une affaire privée entre le Christ et lui.
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« Dans nos tête-à-tête quotidiens, il parlait peu de lui-même ; il lui arrivait toutefois, dans les confidences de l'amitié, de trahir son secret. Il se cachait alors le visage dans les mains comme pour s'excuser. »
*Son secret...* Quel secret donc ? Le P. Leroy le garde pour lui, sans doute parce qu'il estime que nous avons compris ce qu'il entend signifier par ce mot. Le secret que le P. Teilhard trahissait dans les confidences de l'amitié qu'il portait au P. Leroy, c'était la torture que lui infligeait la certitude que *sa* vérité était *la* vérité et qu'en ayant l'air de rompre avec le christianisme de l'Église c'était en réalité le christianisme et l'Église qu'il sauvait ensemble.
Dans sa contribution au Colloque, le P. Dubarle, o.p. écrit, de son côté : « Son ami et supérieur, le Père d'Ouince, me disait les heures anxieuses presque jusqu'aux larmes de ses fins de journée. Mais il ne se laissait pas vaincre par cette faiblesse vécue de son âme et de son être. »
Le débat est donc tranché. C'est bien une angoisse permanente qui habite le cœur de Teilhard. Cette angoisse est analogue à la nuit obscure des mystiques, mais analogue seulement car elle s'en distingue par l'objet de sa foi. Faut-il le dire hérétique ? Après tout, *oportet haereses esse.* L'Église n'a pas prononcé le mot, mais le saint-office l'a sans doute pensé. Mgr Poupard a versé au colloque le dossier des pièces d'archives relatives à l'enseignement du P. Teilhard à l'Institut catholique. Y figure une lettre du P. Costa de Beauregard s.j., à Mgr Baudrillart sur les raisons qui ont poussé le supérieur général des jésuites à retirer le P. Teilhard de l'Institut catholique. « Par ailleurs, écrit-il, le retrait du Père lui semble être la seule solution sûre, car ce qu'on lui reproche n'est pas seulement une question de doctrine, mais, ce qui est plus grave, de mentalité. Que le Père obéisse, nous n'en doutons pas, mais on ne peut espérer une transformation totale de ses habitudes d'esprit. » Autrement dit, Teilhard ne cesserait pas de mêler son Credo religieux personnel à son enseignement scientifique.
Finalement, aujourd'hui comme hier, c'est ce Credo qui est en question. Est-il, oui ou non, objectivement conforme à la foi de l'Église ? Pour notre part, nous ne le pensons pas, mais nous n'en sommes pas juge et l'Église n'a pas encore donné explicitement sa réponse.
Au fond, c'est Victor Hugo qui, sans l'avoir connu, a le mieux défini Teilhard en des milliers de vers épars dans *La légende des siècles, La fin de Satan* et *Dieu.* Nous en avons cité quelques-uns dans notre livre. Rappelons seulement ceux-ci :
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*Dans l'éblouissement du ciel toujours plus blanc*
*Effaré, désormais plus emporté* *qu'allant*
*Ivre de tout ce sombre azur qui le pénètre,*
*Sentant l'écrasement de l'abîme sous l'être,*
*Respirant mal l'air vierge et fatal du zénith,*
*Il avance, et blanchit, et s'efface ; et finit*
*Par se dissoudre, avec son doute ou sa prière,*
*Dans une énormité de foudre et de lumière.*
ou encore :
*Oh ! les souffles ! craignez les souffles de la nuit !*
*Où vous emportent-ils ? Ceux, qu'un rêve conduit*
*Deviennent rêve eux-mêmes, et, sans être coupables,*
*Tombent dans l'essaim noir des faces impalpables...*
Louis Salleron.
### Émile Poulat *Une Église ébranlée* (Casterman)
Sur le nouveau livre d'Émile Poulat, Jean Madiran a déjà émis quelques réflexions avec lesquelles je suis tout à fait d'accord ([^15]). Elles n'épuisent pas le sujet qui est inépuisable, et difficile à traiter. Est-ce du livre, en effet, que nous allons parler ou de ce dont il parle lui-même ? Sans doute, l'un ne va pas sans l'autre et il en est toujours ainsi quand il s'agit d'un débat sur une question controversée. Toutefois le cas d'Émile Poulat a ceci de particulier que la méthode de l'auteur le met lui-même en relief d'une manière exceptionnelle.
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Il y a là quelque chose de paradoxal. Émile Poulat ne se veut qu'historien, présentant les faits et cherchant à les comprendre en psychologue et en sociologue. Son information est sinon, exhaustive du moins considérable et son objectivité rigoureuse. Mais son souci de ne pas trahir la vérité le porte à reconnaître que tout événement et, plus encore, toute suite d'événements comporte des lectures diverses, également possibles, également légitimes. C'est un scrupuleux de l'herméneutique comme d'autres sont des scrupuleux de l'action. Son souci de ne pas trancher, de ne pas simplifier -- visible jusque dans son style, jusque dans sa phrase... finit parfois par nous noyer dans l'indécision des jugements à porter sur ce qui, connu de nous, nous paraissait parfaitement évident. Je songe notamment à son chapitre IX sur « Colombes, ou la solution », repris, développé, de la préface qu'il avait donnée au livre d'Antoine Delestre « 35 ans de mission au Petit-Colombes, 1939-1974 ». Il se trouve que j'ai lu ce livre, dont j'ai fait un compte rendu (qu'il mentionne) dans ITINÉRAIRES, en janvier 1978. Je le présentais comme un exemple de « l'autodestruction d'une paroisse ».) J'enregistrais un fait, comme l'enregistrèrent également à l'époque Georges Daix et (plus ou moins) Guy Baret. Émile Poulat, lui, enregistre ces enregistrements, mais moins sensible au succès puis à l'échec des deux curés successifs (Michonneau et Rétif) qu'à la plausibilité des deux orientations « paroisse » et « mission », c'est cet aspect de l'expérience qui retient son attention.
Qu'on nous excuse de citer intégralement la fin de son chapitre :
« *Colombes a été un haut lieu du catholicisme contemporain et un grand moment pour ceux qui l'ont vécu. Ils y ont, disent-ils, respiré l'air du large, dans un sentiment de joyeuse libération spirituelle, brisant le corset d'un ritualisme rigide, au cœur d'une histoire totale riche d'humanité. Vérité impuissante, sur l'état d'esprit de ceux qui ne la partagent pas, mais vérité inaliénable, avec ses harmoniques et ses dissonances, propre à ceux qui l'ont faite et qui n'en peuvent être dépossédés. Elle a son secret, un mystère que le grand jour ne perce jamais entièrement, une plénitude que nos sciences auront toujours peine à faire revivre, si tant est que ce soit leur objet et ce que nous devons en attendre.*
« *Il faut en prendre son parti : nos sciences ne vivent pas de ces vérités, mais de leur mouvement et des figures qui résultent de leurs rencontres. Force ou faiblesse, c'est leur nature, dont nous avons à nous faire une raison, conquise de haute lutte et sans cesse assiégée de tous côtés. Est-ce donc si nécessaire ? Ce qu'en pensent les savants croyants passe après ce fait considérable que la pensée chrétienne n'en est, pas encore substantiellement pénétrée.* Unum est necessarium : *notre travail tombe directement sous ce reproche de Jésus à Marthe, alors servante docile et soumise, aujourd'hui émancipée dans un monde voué à l'inessentiel et assuré du contraire. Un essentiel a chassé l'autre, dont le premier réflexe fut de rejet, le second d'utilisation, pourvu que les remous extérieurs n'affectent pas son ordonnance interne et que celle-ci échappe au changement intervenu.*
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« *Pour ou contre Colombes ? En refusant de laisser entraîner nos sciences dans ce débat qui n'est pas le leur, on ne se dérobe pas, on ne s'évade pas : on rapporte à un ensemble plus général un effet de contact qui pensait atteindre le cœur de* la *situation et on manifeste un fait de culture dont il ne se savait pas à ce point tributaire. *»
Faut-il dire ces phrases obscures ou lumineuses ? A tout le moins peut-on dire que ce qu'elles ont de sibyllin éclaire les scrupules de l'historien.
Colombes est un exemple ponctuel. Les quatorze chapitres du livre englobent toute la crise de l'Église, de la guerre à nos jours, avec d'abord « l'affaire » des prêtres-ouvriers qui résume ou symbolise tous les changements intervenus depuis quarante ans avec, ensuite, le Concile dont le caractère « pastoral » a pour objet d'orienter ces changements. « Vatican II a posé le principe d'une attitude pastorale nouvelle sur un fond doctrinal traditionnel et inchangé » (p. 295). Fait, mais fait qui « nous demeure en grande partie opaque ».
Trouverions-nous en Paul VI la lumière nous permettant de percer cette opacité ? Bien au contraire, il ajoute si l'on peut dire à l'opacité en incarnant le concile dans sa personne et en rendant vivante, entre le neuf et l'ancien, une tension qui devient contradiction semant la confusion dans les esprits et le désordre dans l'Église.
On cherche à comprendre ; et on lit avec une extrême attention les analyses d'Émile Poulat de qui on admire l'intelligence s'exerçant sur une remarquable information. Jetant des éclairs dans l'obscurité, ses formules frappent, celle-ci entre autres justement relevée par Jean Madiran : « Reconnue l'*historicité* du christianisme, comment lui faire droit sans qu'elle en dévore l'essence, la transcendance, l'absoluité ? » (p. 279).
Jusqu'à présent l'historicité n'avait pas autrement gêné l'Église. Elle fut pourtant particulièrement virulente au XIX^e^ siècle. Ancrée dans les certitudes de sa foi, l'Église poursuivait son chemin en opposition radicale au Monde, se contentant d'adapter sa pastorale (dont le nom n'existait pas) aux vicissitudes de l'historicité mondaine. Ce fait avait si vivement frappé Émile Poulat, à travers notamment l'histoire de Benigni et de la « Sapinière », qu'il en avait fait une clef de la compréhension générale des crises successives de l'Église depuis la Révolution.
La clef est-elle cassée ? La crise actuelle, par son ampleur et sa radicalité, est-elle d'une nature telle qu'on peut la dire sans précédent ? Condamne-t-elle l'Église à mort ? Je discerne mal à ce sujet la pensée profonde d'Émile Poulat qui tient à se maintenir sur son terrain d'observation et d'analyse psycho-sociologique.
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Pour ma part, je suis frappé de deux traits de la vie de l'Église depuis la Révolution. La Vierge Marie d'une part, le pape d'autre part y occupent une place qui a toujours été grandissant. Les dogmes de l'Immaculée-Conception, de l'infaillibilité pontificale et de l'Assomption sont à cet égard d'autant *plus* significatifs qu'on n'en voyait pas très bien l'utilité. Le cortège d'apparitions et de révélations qui accompagnent les deux dogmes mariaux en reçoivent et leur donnent une importance évidente, même si le sens en demeure mystérieux. D'autre part, l'infaillibilité pontificale renforce singulièrement le ministère du Souverain Pasteur du peuple de Dieu. Il est remarquable que Vatican II, axé sur une ouverture au monde passionnément œcuménique, libérale et démocratique, a accueilli avec ferveur la proclamation par Paul VI de Marie mère de l'Église, précisant par ailleurs, dans la Constitution *Lumen gentium* et la Note explicative qui l'accompagne, la suprématie absolue du pape sur le collège des évêques. A partir de textes parfaitement clairs, il est incontestable que l'interprétation « authentique » du concile (à laquelle Jean-Paul II renvoie constamment) confirme le double mouvement marial et pontifical que trois dogmes et le *sensus fidelium* avaient porté pendant un siècle et demi.
On est fondé à s'interroger sur la part réelle de ce qui meurt et de ce qui naît dans l'Église actuelle. Ce qui meurt est nécessairement plus visible, car ce qui naît ne peut être confondu avec les herbes folles qui poussent dans les ruines. Les commencements sont toujours secrets et ne peuvent être perçus par les contemporains. Ce n'est que bien plus tard qu'on découvre les signes des temps qui les annonçaient. Sur le moment, les signes sont innombrables, comme autant de futurs possibles dont l'espérance de vie est absolument inconnue. Aujourd'hui seulement nous savons ce que signifiaient l'Immaculée Conception, Lourdes et Fatima, comme ce que signifiaient la primauté et l'infaillibilité pontificale ou tous dogmes et toutes dévotions qui apparaissaient à l'époque comme les derniers feux d'une théologie épuisée, d'un pouvoir spirituel réduit à quelques hectares, et d'une piété populaire sombrant dans la superstition. Le « retour du divin » observé par André Fontaine s'inscrit d'abord dans le retour des religions. Il serait intéressant de faire une étude comparée des retours du judaïsme, du christianisme et de l'Islam. On y verrait peut-être mieux la nature de chacune, avec ses sources, sa tradition, son histoire, sa foi, sa liturgie, ses institutions, ses conflits intérieurs et leurs lignes de force.
\*\*\*
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Nous nous éloignons de l'ouvrage d'Émile Poulat. Bon signe pour lui ; c'est la preuve qu'il porte à la réflexion. Il faut le lire. Signalons toutefois, pour terminer, qu'il ne concerne que l'Église hiérarchique -- le pape, les évêques et les prêtres. L'auteur dit quelque part que si on lui demandait quels sont, à son avis, les cinq événements religieux « qui ont eu le plus d'impact en France sur l'opinion de nos contemporains » il répondrait, par ordre chronologique : « les prêtres-ouvriers, Teilhard de Chardin, Jean XXIII, le Concile de Vatican II et Mgr Lefebvre » (p. 125). Si donc il ne parle nulle part de Teilhard c'est parce que celui-ci sort du cadre institutionnel de l'Église (par la nature de son action). A plus forte raison ne trouve-t-on rien dans *L'Église ébranlée* sur les laïcs et leurs mouvements, sauf justement l'Action catholique, mouvement d'Église. La « Cité catholique » n'est qu'incidemment mentionnée. L'immense littérature catholique -- livres et publications périodiques -- ne donne lieu qu'à quelques lignes en passant. Les problèmes des fidèles de la base sont laissés de côté (comme le catéchisme, l'école, le scoutisme etc.). Pèlerinages, retraites, foyers de charité sont ignorés etc. Ce n'est pas une critique ; l'objet du livre est autre : c'est « l'Église ébranlée » et non pas le troupeau qui reçoit les pierres sur la tête ou campe sous la tente pour les éviter. Simplement il faut le savoir -- en souhaitant qu'un autre livre, aussi objectif et méthodique que celui-ci, comble la lacune.
Louis Salleron.
### Lectures et recensions
#### Mika Waltari *Les amants de Byzance *(Pandora)
C'est Alexis Curvers qui m'avait conseillé de lire ce livre. Il avait bien raison. On n'en trouve guère qui soit aussi véridiquement le reflet de notre monde crépusculaire.
C'est en effet l'histoire de la chute de Byzance en 1453. Un monde somptueux et épuisé de contradictions, ayant perdu sa sève, s'effondre en quelques mois, manifestant une dernière fois tout le spectre des sentiments humains, de la piété et de l'héroïsme aux pires bassesses.
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Le cri de la ville, c'est « Plutôt les Turcs que les Latins ». La tiare du pape est plus haïe que le turban. Et très sincèrement, le mégaduc Notaras pense que la reddition est la seule issue, et donnera une chance de survie à l'antique civilisation byzantine. Point où le calcul politique le plus rusé rejoint la sottise toute nue. L'auteur a une thèse bizarre : pour lui, la chute de Byzance termine l'ère du Christ, marque vraiment le début des temps modernes. Le sultan Mohamed incarne le nouveau type d'hommes : efficacité, confiance en la technique, cruauté. On n'est pas très convaincu, mais l'ensemble du tableau n'en souffre pas, c'est le plus important.
On suit cette histoire à travers les amours compliquées de la fille du mégaduc, Anna, et d'un mercenaire latin, ancien esclave des Turcs, le mystérieux Johannes Angelos. La fin nous éclairera : ce Jean Ange est né dans la pourpre. Il est le véritable basileus, l'héritier légitime, dont le père a été écarté du trône par un de ces coups de palais si nombreux dans l'histoire de la Rome orientale. C'est une grande idée que d'avoir montré, venant mourir avec sa ville, celui qui l'incarne, ce non-prétendant qui était deux fois digne d'y régner, par sa naissance et par son cœur. C'est un autre signe de l'épuisement de la ville : elle ne sait même plus où est la légitimité. Et le basileus en titre, Constantin, n'est pas indigne de son rôle. Il sut mourir dignement. Mais en un sens, sa défaite est aussi le signe qu'il usurpait l'empire. Comme son peuple usurpait le nom de Romain, qu'il avait si longtemps maintenu. Ces Byzantins du XV^e^ siècle devaient être tels qu'ils paraissent ici, pleins d'une fierté absurde de leur prééminence, et en même temps indignes de leur passé. Ce qui donne aujourd'hui le nationalisme des matches de fouteballe, avec l'absence ingénue de civisme.
On peut penser que le roman historique est un genre faux. Mais quand l'œuvre est soutenue par la vision politique et poétique d'une époque, ce genre faux peut aller très haut. C'est le cas ici, il me semble.
Georges Laffly.
#### Roger Caillois *Chroniques de Babel *(Denoël/Gonthier)
Surprise. Avec ce recueil d'articles publiés en 1946 (mais on ne nous dit pas dans quels journaux) on découvre un Caillois journaliste et polémiste.
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Sans doute, comme Valéry, il pensait que « les événements sont l'écume des choses », et il ne voulait pas se mouiller avec cette écume. On venait de tuer beaucoup de Français, les prisons étaient pleines, beaucoup d'écrivains interdits. Pas un mot là-dessus. Il n'est pas exclu que Caillois trouvât la situation normale. Ou peut-être pensait-il qu'un sage ne s'oppose pas à des courants trop violents.
Le seul écho à cette guerre civile est une attaque contre Berl qui venait de publier « Prise de sang », où il justifie son pacifisme et Munich (et où il parle de Drieu, sur qui tout le monde se taisait). Caillois lui répond au nom de l'honneur -- tout en maudissant la guerre en général. Ce qui est remarquable, c'est que Berl, ancien combattant de 14, avait passé des dizaines de mois dans les tranchées ; Caillois, qui se trouvait à Buenos Aires de 1939 à 1944, n'y avait rencontré d'autres Allemands que de vieux fermiers (voir « Circonstancielles »), chez qui il s'était abrité d'un orage. C'est pourtant lui qui donnait des leçons d'honneur militaire. Ne nous étonnons pas. Cela se voit tous les jours. Qui est dans le bon courant idéologique peut parler haut.
Mais ce n'est pas cette polémique-là qui est intéressante, et passionnante, c'est celle que Caillois mène sur son vrai terrain : le sens des mots, les vertus que réclame la civilisation, l'effort de la raison. En surface, il ne vaut rien, en profondeur, il est à son aise. Il a des titres qui feraient encore plus scandale aujourd'hui : « Une nation meurt faute de préjugés » dit-il. Il explique très bien pourquoi : « ...déclin des préjugés et déclin des principes, c'est tout un. Ce sont les mêmes, il n'y a que le point de vue qui change. Je le disais tout à l'heure : le préjugé est le principe tel qu'il apparaît à l'incrédule. J'ajoute maintenant qu'un préjugé reconnu pour tel n'en est plus un, car il ne peut plus remplir son rôle dans la société. Il a perdu son efficacité. Il est beau d'abattre des préjugés, mais il est naïf de croire qu'on peut borner cette entreprise selon son bon plaisir, et faire qu'une fois les préjugés abattus, il ne reste plus que les principes. »
Il montrait ainsi le fonctionnement du grand jeu de démolition qui a été mené au nom du progrès et des lumières, et qui nous laisse nus, avec des idéologies au lieu de foi et de patrie, des libérations et des permissivités au lieu de mœurs, dans une société saccagée qui n'ose plus opposer quelque loi au désordre (en ce sens aussi, nous avons vécu dans une société de consommation, mais il ne reste plus beaucoup de carburant à brûler).
On y revient avec un article sur le conformisme. Caillois raconte que, jeune, tout le monde l'applaudissait d'être anticonformiste. Mais il se vit refuser des articles quand il se permit de s'écarter un peu de la mode. Il fut naïvement surpris. Le bon sens le dit : c'est le contraire qui aurait dû arriver. On doit avoir le grand nombre avec soi quand on est conforme (conforme à ce qu'aime et respecte ce grand nombre). Or, c'est tout le contraire. Accabler sa mère, renier sa patrie, blasphémer, c'est le succès assuré, et la réputation d'être libre et hardi. L'éloge de la famille (ou des traditions) vous coupe de la réussite : et même du droit à la parole.
Il est clair que lorsque tout le monde, des puissants aux malheureux lecteurs de journaux, est d'accord sur un *anticonformisme,* celui-ci est devenu la règle commune, donc, par définition, un conformisme.
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Mais la confusion sur le sens des mots a un avantage : tout le monde peut se trouver dans la situation, qu'on croit avantageuse, de la sécession, du refus des préjugés, et persuadé par là d'être audacieux, et supérieur aux braves gens qui observaient les principes et les respectaient. (Pascal a déjà réglé cette question, en parlant des demi-savants.)
Évidemment, contre l'ancienne coutume, qu'il est de bon ton de mépriser, une coutume nouvelle s'est constituée, obéie au doigt et à l'œil. C'est « le conformisme en exercice, nécessairement secret, la véritable somme des parti pris d'un groupe ou d'une époque, que la plupart profusent sans s'en rendre compte... »
Décrire ce nouveau conformisme nous mènerait trop loin. Essayez seulement de recenser les sujets interdits, les points qu'on ne peut toucher sans se faire exclure de la communauté. Ils sont nombreux et cohérents. Caillois en touche certains -- les moins « sacrés » -- quand il s'étonne que Mme de Beauvoir justifie les crimes, ou qu'un critique écrive que la ressemblance des portraits de Picasso est évidente. Ce qui touche l'auteur de *Babel,* c'est d'ailleurs moins ces thèses hasardeuses que le fait qu'on les soutienne à un prix très élevé : le flou dans les définitions, l'incertitude du vocabulaire.
Les questions soulevées par ces articles se posent toujours. Le laxisme intellectuel a fait des progrès, l'opinion s'est avachie ; bref, il y a eu des progrès, c'est la seule différence. La lecture de Caillois n'en est que plus utile, et plus revigorante. Ce petit livre peut servir à secouer des interdits sournois, des sophismes assurés. En somme, il peut aider à oser penser contre le conformisme régnant, et à être un peu moins mouton. C'est beaucoup.
Georges Laffly.
Ouvrages de Roger Caillois précédemment recensés dans ITINÉRAIRES :
-- *La pieuvre :* n° 175 de juillet-août 1973, p. 150.
-- *Approches de l'imaginaire *: n° 188 de décembre 1974, p. 149.
-- *Obliques*, précédé d'*Images, images*... : n° 193 de mai 1975, p. 129.
-- *Petit guide du XV^e^ arrondissement à l'usage des fantômes* : n° 213 de mai 1977, p. 163.
-- *Le fleuve Alphée* : n° 224 de juin 1978, p. 162.
-- *Rencontres :* n° 231 de mars 1979, p. 167.
-- *Approches de la poésie* : n° 231 de mars 1979, p. 167.
-- *Récurrences dérobées :* n° 231 de mars 1979, p. 167.
#### Roger Judrin *Chemin de braise *(l'Aire)
Roger Judrin a toujours préféré le discours discontinu, celui qui ne bouche pas les trous, ne recourt pas aux fausses fenêtres et autres artifices. Il donne depuis des années des séries de notes, de remarques.
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L'inconvénient est connu depuis Chamfort et son apologue des huîtres : on commence par choisir les meilleures, et on finit par tout avaler. A l'auteur de se discipliner. On peut reprocher aussi à de tels recueils leur dédain de la suite des idées. Ici, nous avons une sorte de composition : des remarques de métier (écrire et penser), sont suivies de « vues sur l'homme », et une troisième partie couronne le tout. Elle a pour titre « le sixième sens » et nous livre des réflexions sur l'esprit divin et la religion.
On trouvera dans « Chemin de braise » des boutades pleines de sens (« Malraux fut un convulsionnaire du Louvre ») et des aphorismes dignes de devenir proverbes : « Les punaises sont d'avis que la vérité est plate. » Quelquefois ce goût de la formule conduit à une recherche excessive :
« La Rochefoucauld ramassa dans ses maximes les écailles qui lui étaient tombées des yeux » ou « l'écrivain voit ses racines dans ses feuilles ». La ficelle est trop embrouillée, on laisse tomber le fil.
Ce genre d'ouvrages compose toujours un portrait de l'auteur, qui livre ses goûts. Judrin aime les moralistes, et Montaigne particulièrement, les poètes aussi, et Platon. Il n'apprécie guère les romans, sans doute. Trop de remplissage. « Le roman s'accommode de la platitude et de la négligence parce qu'il serait malséant de parler des choses de la vie dans la langue de l'esprit. » Ce n'est certainement pas un moderne, et l'ivresse technique le tente peu. Il parle avec mépris de « la fabrique et la banque ». Il écrit :
« La victoire du grand nombre est la défaite de tous. » Ou bien « Cette génération n'apprend aux enfants qu'à s'obéir. » Mais rien d'amer chez lui. Avec les moralistes, il faut distinguer trois espèces : ceux qui s'aiment, ceux qui se détestent, et ceux qui vivent en paix avec eux-mêmes, par une sorte de détachement, comme Joubert. Roger Judrin, à l'image de Montaigne ou de Montesquieu, est de ceux qui sont à l'aise avec eux-mêmes, et se chérissent. Le ton volontiers gaillard, satisfait, il jette sur le monde un regard heureux, tant qu'il peut garder la grosse bête à distance. Il sait très bien qu'elle écrase les naïfs. Il n'est pas naïf : « Comptons sur nos amis pour ne parler de nos beaux côtés qu'à mots couverts. Ils savent ménager notre modestie. »
Dans la dernière partie, à propos de ce « sixième sens » qui fait communiquer l'homme avec ce qui est supérieur à lui, on trouve encore cet excès d'ingéniosité qui est le péché mignon de l'auteur : « Le dogme de la Trinité pose trois et retient deux », cela me fait courir du côté d'Alceste. Mais ce n'est qu'un caillou dans le chemin, et il est plus juste de citer de belles remarques qu'on trouve à chaque page : « C'est dans Jésus qu'on voit Dieu de plus près » ou ceci : « Dieu n'a pu relever l'homme sans tomber dans l'homme. Le Christ a parlé de la lumière à des aveugles dont il a partagé la nuit. »
Il y a une unité dans l'homme. Dans ces réflexions aussi apparaît un goût du bonheur. Roger Judrin n'est certes pas un chrétien gémissant, mais en tout cas ce n'est pas un chrétien geignard, tant mieux.
Georges Laffly.
Ouvrages de Roger Judrin précédemment recensés dans ITINÉRAIRES :
-- Feu nos maîtres : n° 184 de juin 1974, p. 181.
-- Boussoles : n° 208 de décembre 1976, p. 94.
-- Ténèbres d'or : n° 253 de mai 1981, p. 110.
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#### Jean Secret *Saint Jacques et les chemins de Compostelle *(Fernand Lanore)
Spécialiste de l'art roman et du Périgord, Jean Secret est aussi un cavalier de Saint-Jacques, c'est ce que nous apprend le préfacier, René (marquis) de la Coste-Messelière, directeur du Centre européen d'études compostellanes et président de la Société des amis de Saint-Jacques de Compostelle. Le présent volume est la réédition amplifiée d'un ouvrage paru en 1955 et on peut se réjouir de cette nouvelle mise au point d'un thème qui fascine : le pèlerinage à Compostelle, qu'il soit à pied, à cheval ou même, comme cela arrive, en voiture. Le sol français fut d'ailleurs modelé par le pèlerinage, créateur de chemins, de bâtiments et de textes du plus grand intérêt. L'histoire légendaire du pèlerinage de saint Charlemagne à Saint-Jacques de Compostelle (*Chronique de Turpin*)*,* figure même au sommet du sceptre royal français, consacré par Charles V à son illustre ancêtre et prédécesseur ; ce fait généralement ignoré montre combien les Français ont été attirés vers le sud... Notre rue parisienne de Saint-Jacques, partie méridionale de l'axe nord-sud de la capitale et la tour Saint-Jacques, sont encore des indices de cette polarisation de nos aïeux vers le sanctuaire galicien. Il est vrai que le saint Matamore était le patron d'une longue croisade qui devait libérer le sol espagnol de l'Islam et les Français participèrent activement à cette vaste entreprise (cf. l'excellent ouvrage de Marcelin Defourneaux, *Les Français en Espagne aux XI^e^ et XII^e^ siècles,* P.U.F., 1949). La chevalerie française aurait mené trente-quatre expéditions outre Pyrénées, du XI^e^ au XIII^e^ siècle. On sait le rôle immense de Cluny dans cette affaire. Les rois de Castille furent ainsi les descendants de comtes de Bourgogne et ceux de Portugal des ducs capétiens de Bourgogne. Cîteaux viendra aussi à la rescousse ([^16]). On imagine facilement tous échanges artistiques et autres qui ont eu lieu dans le monde occidental du fait de ce pèlerinage. Brassages sociaux, chansons de geste, enrichissements dialectaux, alliances dynastiques, styles, et le reste, tout ce qui découle du pèlerinage est d'une grande importance pour la vie sociale, culturelle et politique de l'Occident. Lien entre deux peuples, le *camino francès* devrait encore être de nos jours un solide fondement de la chrétienté.
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Le présent ouvrage apporte un utile supplément iconographique à d'autres ouvrages comme celui de Pierre Barret et Jean-Noël Gurgand paru chez Hachette en 1978* : Priez pour nous à Compostelle.* Mais il se suffit par lui-même, étant précis dans sa description des divers lieux traversés par les divers itinéraires.
Hervé Pinoteau.
#### Élisabeth de Miribel *La liberté souffre violence *(Plon)
D'Élisabeth de Miribel la plupart ne savaient que deux choses 1) c'est elle qui, à Londres, tapa l'appel du 18 juin ; 2) après la guerre elle entra au Carmel d'où elle sortit quatre ou cinq ans plus tard pour des raisons de santé.
Un livre aujourd'hui nous en apprend davantage. C'est elle-même qui l'a écrit, pour nous parler justement de sa double aventure, gaulliste et carmélitaine. Livre d'une écriture à la fois sobre et raffinée, d'une sincérité évidente, d'une grande élévation. On y trouve *sa* vérité, qui est la recherche de *la* vérité dans la liberté -- recherche passionnée et douloureuse dont on hésite à dire qu'elle se poursuit sur un fond d'immuable sérénité ou dans un tumulte intérieur jamais dominé. Le titre -- *La liberté souffre violence --* ne nous éclaire guère. Il évoque l'Évangile, selon lequel « le Royaume de Dieu souffre violence » (Mt. 11,12) ; mais en quel sens l'infléchit-il ? On hésite ; et ce n'est pas le détail d'un chapiteau du tombeau des Comtes de Provence, placé là pour l'illustrer, qui nous aide à trancher.
Ce livre nous eût sans doute échappé sans une émission à la télévision (*Apostrophes*) et une autre à la radio (*Radioscopie*)*.* Ainsi avons-nous pu la voir et l'entendre. Sa voix peu agréable la dessert, mais sa parole affirme son autorité. Elle est un pur produit de cette aristocratie terrienne dont la foi catholique et les vertus militaires ont fourni à la France des bataillons de prêtres, de religieuses et de soldats. Race hélas ! en voie de disparition par suite des guerres, de la politique et de la crise de l'Église.
Revenons au livre et à son auteur. J'y cherchais, pour ma part, la nature de son combat politique et de son combat religieux. J'ai été déçu sur le premier point, satisfait sur le second.
En juin 1940*,* elle était à Londres dans les milieux diplomatiques. Elle rallie aussitôt le général de Gaulle qui la subjugue. C'est dans ces conditions qu'elle tape, dans l'après-midi du 17, le fameux appel. Elle ne le quittera plus, jusqu'à son entrée au Carmel en février 1949*.* Huit grandes années donc pendant lesquelles elle participe étroitement à l'action du général, à ses côtés ou loin de lui, quand la propagande ou la bataille la mènent au Canada, aux États-Unis, en Afrique du Nord, en Italie et enfin en France au moment de la Libération. Tous les événements et tous les personnages du gaullisme originel défilent ainsi sous nos yeux dans un récit plein de vie.
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En quoi sommes-nous déçus ? En ce que son jugement sur cette époque ne nous semble pas conforme à la réalité. Qu'elle ait servi de Gaulle avec un dévouement et un courage exemplaire est, dans le sens qu'elle donnait à son propre combat, tout à son honneur. Que, de ce fait, elle lui soit restée fidèle jusqu'au bout se comprend. Mais, on conçoit mal qu'avec le temps elle n'ait pas été amenée à réviser les idées qu'elle s'était forgées quand elle était à Londres. Il est vrai que nous ne savons pas si le livre qu'elle publie en 1981 signifie qu'elle pense aujourd'hui de la même façon qu'elle pensait hier ou entend simplement relater loyalement ce qu'elle a pensé durant le temps de son engagement politique. Il semble cependant que si la seconde hypothèse était la bonne, elle ne nous l'eût pas laissé ignorer.
Son conflit avec sa famille aurait dû l'éclairer sur la France occupée. Non qu'il y ait jamais eu brouille, mais c'est le désaccord total. Dès l'été 1940, ayant pu entrer en relation épistolaire avec sa mère, celle-ci lui écrit : « Il est vraiment regrettable qu'avec ton nom tu te sois lancée dans la dissidence (...) Le Maréchal a une lourde tâche, je t'assure qu'il fait tout ce qu'il peut pour nous épargner encore de plus grands maux. Ce n'est pas à des gens de notre race de le desservir et de marcher contre son œuvre » (p. 53). Dès son retour à Paris, le 25 août 1944, elle se précipite chez ses parents. Les retrouvailles se font dans la joie, mais de la manière suivante « J'arrive en uniforme, je range ma voiture dans la cour, mon père est là, fort ému. Avant même de m'embrasser, il me pose une question brûlante : « Pourquoi le général de Gaulle a-t-il envoyé ses soldats se battre contre d'autres Français en Syrie ? ». » Elle ajoute : « J'ai pu lui donner les explications voulues. » (p. 160). Explications dont elle nous fait grâce et dont, ce jour-là, son père s'est évidemment contenté pour ne pas troubler la soirée. Mais on peut mesurer l'incompréhension d'E. de Miribel au fait que, dans son livre, le nom même de Mers el-Kébir n'est pas mentionné et que l'expédition de Dakar n'y figure qu'à propos d'un récit qu'en fait Thierry d'Argenlieu aux Canadiens pour leur expliquer que « chef de la mission des parlementaires, il y avait été blessé par des balles françaises, tirées sur sa vedette battant pavillon blanc ! » (pp. 73-74). C'est tout.
En lisant ces pages, je ne pouvais m'empêcher de penser à Simone Weil qui, non moins passionnée et non moins engagée qu'elle, porta toujours sur la politique du moment et sur celle qu'il faudrait donner à la France après la guerre un regard d'une lucidité sans exemple. Quand on lit « L'enracinement », « Derniers écrits de Londres » et sa correspondance, on se rend compte des sommets auxquels peut atteindre une intelligence baignée de tous les feux d'une compassion illimitée pour la misère humaine et sans illusion sur les zones obscures de la politique où elle voit « le domaine du prince de ce monde ».
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Ce n'est pourtant pas la compassion qui manquait à E. de M. Dès son adolescence, elle avait envisagé de s'engager au service de l'enfance malheureuse. Elle suit à Genève les cours de Claparède et de Piaget et fait un stage dans la clinique d'un psychiatre, contre le vœu de ses parents. Elle en est restée marquée pour la vie. D'une manière heureuse, selon elle ; ce dont on peut douter. Dans l'avant-dernier chapitre de son livre, consacré à « l'appel du Carmel », elle écrit, retraçant son chemin :
« J'ai entrepris ma quête en Suisse. C'est là que la religion de mon enfance, basée sur les devoirs et les obligations envers un Dieu transcendant mais lointain, a été balayée. Il fallait davantage que des impératifs moraux pour résister à l'intelligence, à l'ironie caustique des psychiatres.
« C'est au Canada que la réponse m'a été donnée. J'étais au service d'une grande cause qui me dépassait. J'étais très seule (...) Finalement je me suis tournée vers Dieu. Et j'ai découvert, comme l'enfant prodigue, que c'était Lui qui me cherchait » (pp. 211-212).
Elle est aidée par des amis chrétiens, desquels émane le Père Couturier qui sera son guide le plus précieux. Elle entre au Carmel, où elle serait sans doute restée si des ennuis de santé de plus en plus graves, d'autant plus pénibles pour elle qu'ils se heurtent à l'incompréhension d'une prieure bornée, ne l'obligent finalement à en sortir. Elle y sera restée quatre ans et demi.
Après une longue convalescence, elle tente de reprendre une vie active dans la carrière diplomatique. Mais elle est si laconique sur cette (longue) partie de sa vie que nous ne savons pas où elle en est maintenant. De toute façon, depuis sa sortie du Carmel, elle vit « ailleurs ». Les dernières pages de son livre rendent un son qu'on dira pathétique ou mélancolique selon la diversité des lectures. Pour moi, je ne crois pas qu'on puisse nier la très haute qualité spirituelle d'un témoignage qui a reçu le sceau d'un passage par la « nuit obscure » de la montée au Carmel. Reste en tout cas, au-delà de l'expérience de l'auteur, le témoignage objectif des effets de la blessure infligée à un pays par une défaite et une invasion sans précédent dans son histoire. Il est triste mais exact que la blessure n'est pas encore cicatrisée ; les fidélités comme les trahisons contribuent hélas ! à la garder infiniment sensible.
Louis Salleron.
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## ÉPISODE
### Tempête autour d'une recension
*C'est autour d'une recension de Jean Crété que l'on fait cette tempête. Dans un tract signé de M. l'abbé Michel Simoulin, cette recension* (*et toute la revue avec elle*) *est publiquement accusée, entre autres choses, d'insulter l'honneur du sacerdoce et de jeter le discrédit sur Mgr Lefebvre.*
*Je relis cette recension sans y trouver trace de ce qui nous est reproché. Relisons-la ensemble. Si quelqu'un y trouve un seul mot qui* « JETTE LE DISCRÉDIT SUR MGR LEFEBVRE »*, ou qui soit contraire au* « RESPECT DU SACERDOCE »*, ou encore qui offense* « L'HONNEUR DU SACERDOCE »*, comme on nous le reproche en propres termes, qu'il veuille bien nous le signaler. Avec explications. Car à coup sûr il en faudrait, et pas banales, pour arriver à étayer une telle accusation.*
J. M.
• Abbé Michel SIMOULIN : La messe : Dieu vivant -- Dieu présent (Éditions « Fideliter »).
Recension parue dans ITINÉRAIRES, n° 259 de janvier 1982, pp. 109-110.
\[...\]
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#### Lettre de l'abbé Simoulin
*Par envoi recommandé avec accusé de réception, M. l'abbé Michel Simoulin nous a tait sommation d'insérer la lettre dont voici le texte intégral :*
Monsieur le Directeur,
Mis en cause nommément par M. CRÉTÉ dans le N° 259 de votre revue au sujet du livre « La Messe -- Dieu Vivant -- Dieu Présent », et celui-ci ayant jugé à propos de signaler à vos lecteurs quelques inexactitudes qu'il aurait décelées dans ma prédication, je vous saurai gré de bien vouloir publier la mise au point suivante aux fins de rassurer vos lecteurs sur l'orthodoxie de la doctrine que je prêche.
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Après avoir cité cette phrase : « Bien sûr, il n'y a pas là l'être sensible de Notre-Seigneur, son corps physique n'est qu'au ciel ! », monsieur CRÉTÉ commente : « S'il en était ainsi, la présence de Notre-Seigneur sur l'autel ne serait pas réelle. » Puis-je m'étonner de voir Monsieur Crété utiliser ce procédé trop courant consistant à isoler une phrase de son contexte pour l'interpréter dans un sens contredit par tout le reste ? Pourquoi n'avoir pas prolongé la citation par la phrase qui la suit immédiatement ? : « Son corps physique n'est qu'au ciel. Mais nous en avons l'être substantiel et réel. » Nous avons sur l'autel l'être substantiel et réel du corps physique de Notre-Seigneur, qui n'est présent dans son être physique, c'est-à-dire naturel, recouvert de ses propriétés physiques selon leur être propre, c'est-à-dire, selon leur être accidentel, qu'au ciel ! C'est là distinction courante, que celle du corps naturel, (que j'ai nommé physique) de Notre-Seigneur et de son corps Eucharistique ou sacramentel. Saint Thomas lui-même ne dit pas autre chose : « Le Christ n'a pas le même *esse* en lui-même et le même *esse* dans ce sacrement » (IIIa, 76,6). Qu'on lise saint Thomas, le Père GARRIGOU-LAGRANGE, le Père PÈGUES, le Père HUGON ; qu'on lise Dom VONIER (*La Clef de la Doctrine Eucharistique*, pp. 190 à 194) : « Le Christ, tel qu'il est en lui-même, tel qu'il est au ciel, dans son mode d'être naturel, est réellement distinct de lui-même, pour autant qu'il réclame pour lui-même et qu'il possède le mode substantiel d'être qu'il a dans l'Eucharistie. » (Salin. T. XVIII P. 304.) Ce sont là distinctions que l'on peut ignorer, mais non réfuter sans démonstration.
Il m'est ensuite reproché d'affirmer : « Le nombre des assistants et des communiants n'augmente en rien les avantages que peuvent en retirer les âmes et le monde. »
Saint Thomas pourtant a cette affirmation (IIIa, 76,7 ad 3) « Du fait que quelqu'un reçoit le corps du Christ ou même que plusieurs le reçoivent, il n'en résulte point pour les autres un secours quelconque. »
L'Eucharistie, sacrement de la nutrition spirituelle, ne profite et ne peut profiter qu'à celui qui s'en nourrit -- communier pour une autre personne ne peut se faire, pas plus que de manger à sa place ! Si on peut employer la formule « communier à telle intention », ce ne peut être que de façon très impropre et inexacte.
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La communion excitant en l'âme la ferveur de la charité, je puis offrir dans l'acte de la communion une prière plus méritoire, mais c'est alors ma prière qui est renforcée par la communion et non pas ma prière qui accroît les effets du sacrifice, pas plus que ma présence à la Messe !
Enfin, mon jugement sur la concélébration ou l'abstention de célébrer, est, paraît-il, un peu trop absolu. Puis-je invoquer celui de Droit Canon, non encore révoqué ? : « Non Licet ». Il n'est pas permis à plusieurs prêtres de concélébrer, sauf dans la messe d'ordination des prêtres ou dans la messe de consécration des Évêques (Canon 803). Cet usage, autorisé aujourd'hui, doit-il être encouragé lorsqu'on a compris que de tous les concélébrants, seul le principal offre vraiment le Saint Sacrifice ? Pour tous les autres, cela revient à s'abstenir. Et faudrait-il donc, alors que les âmes sont assoiffées de grâces et donc de messes, encourager la concélébration ou l'abstention afin d'éviter les sacrilèges ?
Vous remerciant de me permettre de présenter ma défense, je me permets enfin d'attirer votre attention sur le danger que présente la critique publique d'une prédication, par le trouble que cela peut introduire dans l'esprit des fidèles. Il faut être pour cela sûr de sa doctrine et ne pas s'aventurer dans des interprétations ou des opinions personnelles.
Veuillez croire, Monsieur le Directeur, en mon sacerdotal dévouement.
Michel Simoulin.
#### Observations de Jean Crété
*La lettre de M. l'abbé Simoulin, comme nous le lui avons fait savoir, a suivi la procédure normale : elle a été communiquée à Jean Crété afin que, selon les usages et la déontologie, elle ne soit pas publiée sans qu'il ait eu la faculté d'y adjoindre ses observations.*
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M. l'abbé Simoulin a pris en mauvaise part quelques critiques de ma recension de son carême de 1981. Faut-il donc qu'une recension soit élogieuse à cent pour cent ? En ce cas, je renonce une fois pour toutes au métier de recenseur. Lacordaire, le P. de Ravignan, le P. Sertillanges et d'autres grands orateurs n'ont pas échappé à la critique. L'abbé Simoulin se trouve donc en très bonne compagnie.
Je maintiens les éloges et les réserves de ma recension. Dans l'ensemble, ce carême est excellent ; mais deux des sermons appellent les réserves que j'ai dû faire.
Sur la présence réelle je suis bien d'accord avec saint Thomas d'Aquin, le P. Garrigou-Lagrange, etc. Ces distinctions savantes ont leur place dans un cours de théologie, mais non dans un sermon ni dans une recension. Ce qui compte dans un sermon, c'est ce que l'auditeur risque de comprendre ; or la phrase de l'abbé Simoulin risquait d'être mal comprise.
Sur le second point, l'abbé Simoulin est dans l'erreur. En tant que sacrifice, la messe a la même valeur quelle que soit l'assistance ou le manque d'assistance. La communion n'a de valeur sacramentelle que pour le communiant. Mais l'abbé Simoulin méconnaît sur ce point la communion des saints. Si je communie c'est moi qui reçois le sacrement mais, en vertu de la communion des saints, ma communion profite à toute l'Église militante et souffrante, et spécialement, si Dieu dans sa sagesse et sa miséricorde veut bien l'agréer, à telle ou telle personne vivante ou décédée a *l'intention de laquelle* je communie ; c'est l'enseignement de tous les auteurs spirituels et la pratique constante de l'Église.
Dans la lettre qu'il nous fait sommation de publier, l'abbé Simoulin commet une erreur supplémentaire en écrivant que « de tous les concélébrants, seul le principal offre vraiment le saint-sacrifice ». Tous les prêtres qui prononcent les paroles de la consécration sont vraiment célébrants. On peut juger inopportune l'extension de la concélébration, et je la juge telle. Mais, à moins de déclarer nuls tous les actes de Paul VI et de rejoindre ainsi pratiquement la position des « sedevacantistes », il faut bien admettre que la concélébration accomplie correctement est valide et, dans une certaine mesure, licite.
J'en reste là.
A l'avenir, je rendrai au talent oratoire de l'abbé Simoulin l'hommage qu'il réclame : le silence.
Jean Crété.
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#### Remarques non marginales
I. -- Référence, s'il vous plaît
Pour sa part, le directeur de la revue a trois mots à dire.
Voici le premier.
M. l'abbé Simoulin enseigne, écrit, persiste et signe que « *le corps physique *» de Notre-Seigneur n'est qu'au ciel. Jean Crété lui a signalé cette *inexactitude.*
Pour « se défendre », M. l'abbé Simoulin s'en va imaginer que nous l'aurions accusé d'*hérésie.*
C'est une imagination rhétoriquement commode, mais téméraire.
L'*inexactitude* signalée à M. l'abbé Simoulin n'est visiblement pas une faute volontaire contre la foi. Personne ne l'en accuse. Mais peut-on ne pas apercevoir une flagrante impropriété de terme ?
Il veut prouver son bon droit en invoquant saint Thomas, le P. Garrigou-Lagrange, le P. Pègues, le P. Hugon. -- Il nous invite avec condescendance à nous y reporter.
Mais voilà : il ne les *cite* point.
Il ne nous cite d'eux aucun texte où il serait littéralement affirmé que le corps *physique* de Notre-Seigneur n'est qu'au ciel. Nous disons bien le corps *physique,* comme l'a dit, écrit, enseigné M. l'abbé Simoulin. Nous ne disons point, par exemple, le corps *naturel,* ni aucune autre expression apparemment semblable. Nous disons *physique.* C'est « physique » qui est en question. Je n'ai pas souvenir qu'aucun des auteurs mentionnés par M. l'abbé Simoulin ait jamais situé seulement au ciel le corps *physique* de Notre-Seigneur. Mais enfin ce n'est pas difficile : que M. l'abbé Simoulin veuille bien nous donner un texte, fût-ce un seul ; qu'il veuille bien nous donner la référence et la citation qu'il a omis de faire figurer dans sa lettre.
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Je les reproduirai aussitôt dans ITINÉRAIRES. Mais je ne puis les inventer. M. l'abbé Simoulin non plus...
II\. -- Sur un texte de saint Thomas
Si M. l'abbé Simoulin est défaillant pour la citation qu'il n'a pu faire, il est bien malchanceux pour celle qu'il a faite. Je ne puis, même sous sommation (avec accusé de réception), laisser imprimer sans rectification dans ITINÉRAIRES une citation inexacte de saint Thomas.
On a vu M. l'abbé Simoulin nous écrire :
« Saint Thomas pourtant a cette affirmation (IIIa 76, 7 ad 3) : « Du fait que quelqu'un reçoit le corps du Christ ou même que plusieurs le reçoivent, il n'en résulte point pour les autres un secours quelconque. »
Vous pouvez vous reporter à l'endroit cité, dans la troisième partie de la Somme de théologie : question 76, article 7, ad 3, vous n'y trouverez point cette phrase de saint Thomas. La référence est fausse. Mais ce n'est pas une simple coquille ou une faute de frappe. Dans le tract qu'il a fait contre nous, et dont il me faudra malheureusement dire un mot en terminant, M. l'abbé Simoulin donne exactement la même référence.
Et comme la citation est aussi mal venue que la référence est fautive, on peut se demander si M. l'abbé Simoulin n'aurait pas cité de seconde main, sans vérifier lui-même et la référence et la citation.
A l'endroit de la Somme où se trouve réellement cette phrase de saint Thomas (je laisse à ceux qui ont besoin de s'instruire, et qui en ont le désir, le soin de studieusement rechercher quel est cet endroit), elle figure dans la réponse aux objections d'un article dont le *Sed contra* s'exprime d'une tout autre manière :
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« *Ce sacrement,* y écrit saint Thomas en parlant de l'eucharistie, *ne profite pas seulement à ceux qui le consomment. *» Vous avez bien lu : ne profite pas seulement à ceux qui le consomment...
Saint Thomas s'est-il donc contredit dans un même article ? Naturellement non. Mais la question est beaucoup moins simple que ne semble le croire M. l'abbé Simoulin.
Je lui laisse volontiers, bien sûr, comme il le réclame à grands cris, le soin et la charge de l'expliquer lui-même avec toute l'ardeur de sa science encore fraîche, dès qu'il aura retrouvé, et suffisamment médité en son entier, ce texte de saint Thomas.
III\. -- Le tract
Il n'y a pas si longtemps, notre contradicteur était encore un jeune et fringant capitaine (de cavalerie ?). Voici qu'en somme il s'est lancé à fond dans une (dernière ?) charge, sabre au clair, trompette au vent. Il s'y est lancé à la légère : c'était, cela arrive, une charge imprudente. Tout cet épisode serait plaisant et n'appellerait qu'une indulgence cordialement consentie, s'il n'y avait le tract.
C'est un tract de quatre pages, recommandé aux fidèles pendant la messe, abondamment distribué à la sortie de l'église, le dimanche 24 janvier, et revêtu de la signature de M. l'abbé Simoulin. Par une attention délicate de mon ange gardien, il se trouve qu'exceptionnellement, ce dimanche-là, j'étais à la messe dans une autre église. Mais j'avais toutes les chances d'être là, M. l'abbé Simoulin le savait, il avait eu à mon intention la délicatesse inverse ; il était raisonnablement prévisible que je recevrais l'affront de plein fouet.
Quatre pages d'attaques contre les laïcs d'ITINÉRAIRES, qualifiés avec ironie de « pieux laïcs », dénoncés comme « sans mandat », selon le vocabulaire archéo-progressiste de la gauche chrétienne des années cinquante, désignés au mépris public comme des « ignorants » qu'on devrait condamner au « silence ». Ce n'est pas rien. Mais ce n'est rien encore.
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Nous sommes accusés, page 4, ligne 8, de « *ne pas aimer *» la sainte messe. Qu'en sait-il ? Dieu le sait. Mais, de l'abbé Simoulin à ITINÉRAIRES, une telle accusation est assez horrible.
Nous sommes accusés, même page, ligne 31, de « *jeter le discrédit sur Mgr Lefebvre *»*.* Et même, sans doute parce que cela ne paraissait pas suffisant encore à M. l'abbé Simoulin, de « *prendre un secret plaisir *» à jeter ce discrédit.
Sur une aussi vilaine action, je n'ai aucune envie de porter un jugement.
Je dirai simplement qu'elle a réussi à m'atteindre à une grande profondeur. L'abbé Simoulin n'était pas encore élève-officier, que déjà pour Mgr Lefebvre j'avais une affection filiale. En toutes circonstances j'ai fait de mon mieux pour lui apporter, de ma place et sans quitter mon rang, la contribution que je pouvais. Ma reconnaissance, ma vénération pour son œuvre et sa personne m'ont rendu non pas moins lourdes, mais quasiment faciles, les ruptures qui en étaient la conséquence inévitable. Si j'ai eu plusieurs fois à faire la leçon aux séminaristes d'Écône, c'était en sa présence, à sa demande, et uniquement parce que je ne pensais pas avoir le droit de le lui refuser. En dehors de quoi, je ne me suis jamais mêlé des affaires quelquefois tumultueuses qui étaient intérieures aux clergés auxquels M. l'abbé Simoulin s'est trouvé agrégé. Quand il m'inculpe de *jeter le discrédit sur Mgr Lefebvre,* son accusation a une portée, elle risque d'avoir des suites qui dépassent ma seule personne. Il me semble que son tract qui parle d'honneur à tort et à travers a manqué gravement à l'honneur.
Je ne réclamerai pourtant point qu'un jury d'honneur soit appelé à me rendre justice. L'estime affectueuse que nous avions cordialement témoignée à M. l'abbé Simoulin en chaque occasion, et l'état de nos relations tel du moins que je l'imaginais, me rendent ses offenses encore plus inexplicables qu'intolérables : alors je lui remets toutes ses dettes sans conditions ; qu'il les emporte avec lui. Toutes ses dettes sauf une, qui ne m'appartient pas, celle qui concerne Mgr Lefebvre, et pour laquelle je lui dis ici :
-- MONSIEUR L'ABBÉ SIMOULIN, VOUS EN AVEZ MENTI ET IL FAUDRA VOUS EN DÉDIRE.
Jean Madiran.
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## DOCUMENTS
### A propos d'un sacre
*Le 13 janvier, le P. Georges, le P. Louis-Marie, les abbés Guépin, Lucien, Seuillot et Belmont ont rendu public un communiqué que nous reproduisons intégralement ci-après pour l'information de nos lecteurs.*
(*Toutes les notes sont d'*ITINÉRAIRES*, pour rappeler brièvement que nous ne tenons ni pour évidentes, ni pour démontrées, ni pour obligatoires plusieurs thèses des auteurs de ce communiqué.*)
Le R.P. Guérard des Lauriers a été sacré évêque par Mgr Ngo Dinh Thuc, ancien archevêque de Hué, au mois de mai dernier. Ce fait, accompli devant deux témoins, devait rester secret mais a été récemment rendu public.
Il y a des questions sur lesquelles les catholiques sont obligés de prendre position en raison de la foi ou du témoignage de la foi : la messe, l'autorité ([^17]). C'est là une exigence impérieuse à laquelle personne ne peut se soustraire ([^18]). Le fait de la consécration épiscopale du R.P. ne comporte pas une semblable exigence. Cependant, les soussignés, qui ont appris le fait au moment où il a été livré à la publicité -- le vendredi 8 janvier 1982 --, étant liés à différents titres au R.P. Guérard des Lauriers, tiennent à apporter quelques précisions.
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1\. *LA DISCIPLINE DE L'ÉGLISE*
« *Les sacrés canons décrètent clairement et explicitement qu'il revient uniquement au Siège apostolique de juger de l'aptitude d'un ecclésiastique à recevoir la dignité et la mission épiscopales et qu'il revient au Pontife romain de nommer librement les évêques* (*cf. canon 953*) » (Pie XII, Ad Apostolorum Principis, 29 juin 1958).
« *Personne ne peut conférer légitimement la consécration épiscopale sans la* certitude préalable *du mandat pontifical *» (ibid.).
2\. *DANS LA SITUATION PRÉSENTE*
Dans la situation présente de la sainte Église, le premier devoir des évêques auxquels a été confiée légitimement une part du troupeau est de réclamer publiquement de l'occupant matériel du Siège apostolique la confession plénière de la foi catholique par la condamnation explicite des erreurs de Vatican II et des réformes qui ont suivi ([^19]). Il est en outre requis, en raison de l'unité de l'Église et de sa constitution hiérarchique, que l'ensemble des évêques soit appelé à s'associer à ce geste. Alors seulement ceux des évêques qui auront l'acte externe de la foi seront en mesure de pourvoir aux nécessités de l'Église, et de préciser s'il leur revient un titre exceptionnel de transmettre l'épiscopat avant même que soit résolue la question de l'autorité suprême.
« *En aucun cas ne peut être convoqué sans l'autorité du Souverain Pontife un Concile vrai et parfait, c'est-à-dire qui ait l'autorité pour définir les questions de foi... Mais dans les deux cas* (de pape hérétique ou incapable) *un concile imparfait peut se réunir, qui suffira à pourvoir l'Église d'un Chef. En effet, il n'est pas douteux que l'Église a autorité pour se pourvoir d'un Chef, bien qu'elle ne puisse sans un Chef statuer sur beaucoup de choses *» (S. Robert Bellarmin, *de Conciliis*, L. I. c. 14).
3\. *LE POINT DE VUE THÉOLOGIQUE*
Dans ces conditions, nous ne voyons pas que la transmission de l'épiscopat au R.P. Guérard des Lauriers puisse se justifier du point de vue théologique. Nous ne pouvons donc y souscrire en aucune façon. Nous la déplorons en raison du péril prochain auquel se trouve exposé l'ordre hiérarchique dans l'Église, et nous la réprouvons autant qu'il est en nous. Nous désapprouvons donc tout exercice éventuel de son pouvoir épiscopal.
4\. *LE POINT DE VUE DE LA CENSURE*
Le décret du Saint-Office du 9 avril 1951 stipule : « *Un évêque, quel que soit son rite ou sa dignité, qui consacre comme évêque un sujet ni nommé par le Siège apostolique ni confirmé expressément par ce même Siège, ainsi que celui qui reçoit cette consécration, même s'ils agissent par une crainte grave, encourent ipso facto une excommunication très spécialement réservée au Siège apostolique *» (AAS 1951, p. 217).
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Nous rappelons que toutes les dispositions pénales sont d'interprétation stricte (canon 19) et qu'avant l'intervention de l'autorité tout doute positif est en faveur de l'accusé.
L'état de vacance formelle du Saint-Siège ([^20]) et le silence actuel de l'épiscopat constituent un état de violence pour l'Église, non prévu par la législation rappelée ci-dessus.
En conséquence, la conclusion théologique affirmée plus haut demeurant ferme, il est cependant positivement douteux que les conditions canoniques de la censure soient réunies. En attendant le jugement de l'autorité rétablie, on doit donc tenir en pratique que la censure n'est pas encourue.
5\. *Y A-T-IL SCHISME ?*
Le schisme est ainsi défini par le Droit Canon : « *Si quelqu'un, après avoir reçu le baptême, tout en conservant le nom de chrétien, refuse d'être soumis au souverain pontife ou d'être en communion avec les membres de l'Église qui lui sont soumis, il est schismatique *» (Canon 1325 § 2).
Ni l'acte lui-même du sacre, ni l'intention manifestée par le R.P. et son consécrateur ne comportent ce refus. Il faut à ce propos préciser que, selon le témoignage du R.P. Guérard des Lauriers, celui-ci ne s'est résolu à cet acte que pour transmettre le sacerdoce en cas de graves troubles politiques survenant avant la résolution du problème de l'autorité, et non pour exercer quelque juridiction parallèle que ce soit.
Il est donc manifeste que Mgr Ngo Dinh Thuc et le R.P. Guérard des Lauriers ne sont pas schismatiques, et que les accusations contraires sont des calomnies qui doivent être rétractées ([^21]). Cette absence de schisme ne justifie pas pour autant, comme nous l'avons expliqué ci-dessus, un acte inacceptable.
Pour déplorable que soit cet événement, il ne doit pas servir d'occasion aux catholiques pour se décourager et renoncer au combat. Bien au contraire, il faut recevoir cette épreuve dans un esprit surnaturel et se décider devant Dieu à une ardeur renouvelée dans le témoignage de la foi.
Bien entendu les faits et les appréciations que nous venons de rapporter ne sauraient remettre en cause notre adhésion à la thèse mise au point et développée principalement par le R.P. Guérard des Lauriers sur la vacance *formelle* du Saint-Siège ([^22]). La situation objective de l'Église n'ayant pas changé, nous n'adoptons aucune autre analyse de la situation. Nous déplorons au contraire que sa diffusion soit maintenant rendue difficile du fait que beaucoup comprennent mal combien la vérité est indépendante des déficiences de ceux qui la prêchent.
\[Fin de la reproduction intégrale du communiqué publié le 13 janvier 1982 avec la signature des Pères Georges et Louis-Marie, et des abbés Guépin, Lucien, Seuillot et Belmont.\]
81:261
Le communiqué est suivi d'un « post-scriptum » daté du 14 janvier et revêtu de la signature du P. Guérard des Lauriers. En voici le teste intégral :
*P.S. : Le P. Guérard des Lauriers a* *pris connaissance du présent document. Le Père précise qu'il n'a jamais été et qu'il n'est pas dans son intention d'user du pouvoir qui lui a* *été conféré avant que la clause stipulée dans le paragraphe 2 n'ait été réalisée. C'est-à-dire avant qu'au moins un évêque résident n'ait signifié publiquement à l'occupant matériel du siège apostolique qu'il a* *le devoir de rétracter les erreurs doctrinales qu'il professe, en demandant à ses confrères dans l'épiscopat de s'associer à sa démarche.*
\[Fin de la reproduction du « post-scriptum » du P. Guérard des Lauriers.\]
*Les auteurs du communiqué ont donc publiquement* DÉPLORÉ *et* RÉPROUVÉ *la consécration* *épiscopale du P. Guérard des Lauriers.*
*Pour le même motif qu'ils sont* « *liés à différents titres *» *au P. Guérard des Lauriers, ils auraient pu* *déplorer, réprouver, ou au moins désavouer publiquement les attaques délirantes du* *même P. Guérard des Lauriers contre Mgr Lefebvre, contre Dom Gérard, et subsidiairement contre* ITINÉRAIRES, *A notre connaissance, ils ne l'ont toujours point fait.*
============== fin du numéro 261.
[^1]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 258 de décembre 1981, éditorial « La preuve de Campos ». Voir aussi la réponse de Mgr de Castro Mayer à l'enquête vaticane sur la messe : dans notre numéro 257 de novembre 1981.
[^2]: -- (2). Épisode raconté et commenté dans ITINÉRAIRES, numéro 202 d'avril 1976, pp. 1 à 27 : « Du carnaval de Rio à celui du Vatican ».
[^3]: -- (3). Cf. Gustave Corçâo : « Le cardinal primat du Brésil embrasse la franc-maçonnerie », dans ITINÉRAIRES, numéro 207 de novembre 1976, pp. 25 et suiv.
[^4]: **\*** -- Cet article n'a pas pour auteur un nouveau collaborateur de la revue. Il est de notre ami Hervé Kerbourc'h qui désormais signera ici Yves Daoudal, comme il le fait dans le journal *Présent*. \[au bas de la page 14 dans l'original.\]
[^5]: -- (1). De tous les pays de la CEE, c'est en France que l'écart entre les prix agricoles et les coûts des moyens de production s'est le plus creusé depuis 1970.
[^6]: -- (1). Quasiment seule, la revue ITINÉRAIRES a fait connaître et largement commenté les travaux du P. Gabriel Théry (Hanna Zakarias) concernant l'Islam et ses vraies origines ; principalement par les articles du P. CALMEL et de l'Abbé BERTUEL \[voir Table 1-338\].
En raison de cette diffusion des travaux du P. Théry, la revue ITINÉRAIRES fut systématiquement saisie à Alger, numéro après numéro, quand l'Algérie eut été abandonnée par la République française.
Ces saisies se poursuivirent jusqu'au mois de février 1965 où finalement l'introduction, la circulation et la mise en vente de la revue ITINÉRAIRES sur tout le territoire algérien firent l'objet d'une interdiction définitive (cf. notamment nos numéros 83, p. 1 ; 90, p. 143 ; 92, p. 191). \[au bas de la page 29 dans l'original.\]
[^7]: -- (2). Joseph Bertuel : *L'Islam. Ses véritables origines*. Préface de l'amiral Auphan. NEL 1981. Cet ouvrage a été recensé par Hervé Pinoteau dans notre précédent numéro.
[^8]: -- (1). Dans l'oraison pour les juifs, Jean XXIII a supprimé le mot *perfidis,* ce qui est regrettable, mais moins grave que les modifications apportées par Pie XII.
[^9]: -- (1). Paul VI, proclamation lors de la clôture de la troisième session du II^e^ concile du Vatican.
[^10]: -- (1). Variante : *irruption.*
[^11]: -- (2). Variante : *Mettons le travail en commun* 1
[^12]: -- (3). Variante : *L'Égalité n'a pas de lois ; / Je n'en reconnais plus, dit-elle,* / *Égaux nous* n'avons *que des* droits !
[^13]: -- (4). Variante : *Mais n'attends pas qu'on te le rende, / Allons, peuple ! reprends ton dû.*
[^14]: -- (5). Variante : *Sont faites pour nos généraux.*
[^15]: -- (1). ITINÉRAIRES, n° 248, décembre 1980, pp. 83 et s.
[^16]: -- (1). On n'acceptera pas cependant toutes les assertions de l'auteur quant aux ordres de chevalerie évoqués en relation avec l'Espagne, p. 18. On ne voit pas de chevaliers du Saint-Sépulcre et de Saint-Lazare opérer en corps sur le chemin de saint Jacques. Les chevaliers de Saint-Lazare ne s'occupaient que de lépreux et sont assez tardifs. Ceux du Saint-Sépulcre n'existaient pas en tant que chevalerie organisée.
[^17]: -- (1). Nous préciserions : *quand* et *dans la mesure où* la foi le réclame (acte extérieur de la foi). Pas n'importe quand, ni n'importe qui, ni n'importe comment.
[^18]: -- (2). Personne ? Sous réserve de la précision stipulée à la note précédente.
[^19]: -- (3). On peut penser que le *premier* devoir d'un évêque auquel a été confiée une part du troupeau est précisément de gouverner son diocèse en le maintenant dans la foi : comme l'a fait exemplairement Mgr Antonio de Castro Mayer.
[^20]: -- (4). « L'état de vacance formelle du Saint-Siège » est une thèse du P. Guérard des Lauriers : nous avons dit pourquoi nous n'y voyons qu'une hypothèse non démontrée (cf. ITINÉRAIRES : « La thèse de Cassiciacum », numéro 242 d'avril 1980).
[^21]: -- (5). Peut-être serait-il moins téméraire de dire que le débat théologique et canonique demeure ouvert -- qui donc l'a tranché ? -- sur le point de savoir s'il y a schisme ou non. Nous ne sommes pas entrés dans ce débat. Mais il nous paraît hâtif de le clore dès maintenant par le verdict abrupt de calomnie.
[^22]: -- (6). Voir la note 4.