# 262-04-82 1:262 ### Complètement démasquée *A L'AUTOMNE 1980, la revue* ITINÉRAIRES *avait révélé l'existence et le contenu d'une enquête sur la langue et le rite de la messe, -- enquête secrètement menée auprès des évê­ques par la congrégation romaine du culte divin. Nous donnions même le schéma des réponses que nous soupçonnions nos évêques d'être capa­bles de faire.* *Aujourd'hui les résultats de l'enquête sont publics : du moins sous la forme d'une synthèse fabriquée par les fonctionnaires du Vatican.* *Dans le présent numéro, Louis Salleron ana­lyse et commente en détail cette publication elle est une attestation inouïe de l'état présent de l'Église et de son degré de colonisation par le paganisme moderne.* J. M. 2:262 ## ÉDITORIAL ### Le mythe de l'alternance septennale par Louis Salleron IL EST AU MOINS UN POINT sur lequel les chefs de l'opposition sont d'accord avec ceux de la majorité, c'est celui de l'*alternance* et, qui plus est, de l'alternance *septennale.* Pour les uns et les autres c'est l'alternance qui authentifie la démocratie. La gauche et la droite gouvernant à tour de rôle témoignent de la santé du régime. 3:262 La santé est excellente quand le Pouvoir change de mains à chaque élection ; mais elle est déjà bonne quand existe la possibilité du changement. L'alternance se définit alors non pas comme la relève du Pouvoir à chaque élection mais comme le droit donné aux électeurs de décider de cette relève. De parlementaire le Pouvoir étant devenu présidentiel en France, et le président étant élu pour sept ans, c'est l'*alternance septennale* qui caractérise le régime politique de notre pays, comme l'alternance quadriennale caractérise ce­lui des États-Unis. Tel est le dogme, que ne cessent de rappeler tant les ténors de l'opposition que ceux de la ma­jorité. Souverain à la force tranquille, M. Mitter­rand tempère l'ardeur de ses troupes en leur di­sant : -- *Chaque chose en son temps.* NOUS AVONS SEPT ANS *pour mener le changement à son terme. Ce n'est déjà pas rien d'avoir en huit mois natio­nalisé l'économie nationale. Hâtons-nous lente­ment pour offrir en* 1988 *au monde étonné l'image du socialisme à la française qui sera le modèle que toutes les nations de l'univers auront à cœur d'imiter.* De la même façon, MM. Chirac, Lecanuet, Blanc, Stasi et autres répètent en chœur : -- *Nous sommes des démocrates. Le Pouvoir socialiste a été régulièrement élu. Il a donc le droit de gouverner à sa guise, sous réserve que ses lois ne violent pas la Constitution.* NOUS AVONS SEPT ANS *devant nous pour mettre au point le programme qui permettra aux électeurs souverains de recouvrer la liberté en nous rendant le Pouvoir.* 4:262 Cette révérence unanime portée à l'alternance septennale a quelque chose de suspect. Faut-il proclamer constamment un dogme auquel on croit vraiment ? Les Anglo-Saxons, avec des mo­dalités diverses, ont toujours pratiqué l'alter­nance sans en évoquer perpétuellement le carac­tère sacré. Mais c'est qu'en France il y a un dogme qui l'emporte sur tous les autres : la Gauche seule détient la vérité politique et à ce titre elle est le dogme vivant, c'est-à-dire évolutif, auquel doivent s'accorder tous les autres. On le vit bien quand l'opposition déféra au Conseil constitutionnel des lois qui bousculaient un peu trop fortement les principes inscrits dans la Cons­titution. M. Jospin montra les dents : que le Conseil se le tienne pour dit, la volonté populaire exige les réformes mises au point dans ces lois, elles seront donc accomplies quoi qu'il arrive. Le Conseil constitutionnel entendit l'avertissement. Il demanda, pour la forme, quelques aménage­ments de détail mais entérina le principe des nationalisations, qui seul importait. La véritable Constitution française, la Cons­titution non-écrite, c'est celle que J.-J. Rousseau proposait aux Corses pour réaliser la perfection du Contrat social. Il leur faisait prêter le serment suivant : « *Je m'unis de corps, de biens et de volonté et de toute ma puissance à la nation corse, pour lui appartenir en toute propriété, moi et ce qui dépend de moi. *» Ce n'est pas pour rien que François Mitterrand évoque en chaque occa­sion le « contrat » qui le lie à la nation française. Dans ce contrat social le chef et le peuple ne font qu'un. 5:262 L'un et l'autre sont libres par l'abdi­cation de leur liberté entre les mains de la nation, dépositaire souveraine de leur propre souverai­neté, le chef étant l'esclave du peuple esclave qu'il incarne. Le dogme de *l'alternance septennale,* frêle et timide de sa nouveauté, n'est qu'un dogme subal­terne soumis au dogme fondamental du *contrat social* dont la Gauche socialiste est détentrice et gardienne. L'opposition, qui ne craint rien tant que de paraître suspecte d'hérésie, est heureuse d'avoir sept ans devant elle pour réfléchir à ce qu'elle pourrait faire. Pour l'instant, sans doc­trine, sans projet, sans programme et sans chef, elle est désemparée. Il est tout de même prodi­gieux qu'en un seul jour des dizaines et des di­zaines de P.D.G., de cadres supérieurs et de com­missaires du peuple aient été nommés par le Pouvoir pour prendre en charge les plus grandes entreprises industrielles et la totalité du système bancaire sans que la moindre émotion en ait résulté dans le pays. Le dogme conseillait le si­lence et la sérénité. Aussi bien, l'immense majo­rité des Français se sentaient étrangers à ces batailles de princes. Pour eux la vie continuait comme devant. \*\*\* Continuera-t-elle longtemps ? C'est la question. Beaucoup avaient cru que l'inflation allait monter en flèche après le 10 mai, mais le souvenir du Front populaire, le magot laissé par Raymond Barre, la crise mondiale, le blocage partiel des prix et le contrôle des revendications salariales assuré par le parti communiste soucieux d'avoir le temps de mettre partout ses hommes en place pour augmenter sa puissance ont contenu vaille que vaille l'inflation en face d'un chômage qui, lui, croissait régulièrement. 6:262 Ce jeu peut continuer un certain temps, entretenu par une fiscalité de plus en plus lourde dont tout le poids retombera sur les classes moyennes, les retraités et les fa­milles nombreuses. Rien ne va vite avec l'inertie formidable de structures socialisées qu'habitent des mentalités encore plus socialisées. *Les vrais maîtres du jeu sont les communistes parce qu'ils sont les seuls à posséder l'arme abso­lue du syndicalisme.* Certes il n'y a qu'une minorité de syndiqués parmi les salariés et une minorité de communistes parmi les syndiqués. Mais cette minorité est totalement disciplinée, ce qui lui donne sa puissance unique. Quand MM. Marchais et Krasucki auront, dans les entreprises et dans les banques, le nombre de cadres et de dirigeants suffisant pour assurer la pleine efficacité de l'ac­tion de la base, qui pourra leur résister ? Leurs quatre ministres en place protégeant la ma­nœuvre d'ensemble, l'immense armée des « sujets de mécontentement », privée de chefs, d'objectif et de doctrine, est bien débile en regard de cette légion étrangère. Pour l'instant, c'est la guérilla. Grèves, mee­tings, défilés, occupations d'usines, séquestrations de patrons et d'ingénieurs, violences et menaces de tous genres ponctuent le développement d'une législation susceptible de paralyser légalement toute résistance. Les médias sont mobilisés pour dénoncer bruyamment les complots imaginaires de « la droite », « l'extrême-droite », « le fascis­me », « le nazisme ». L'immense appareil de la subversion communiste marque chaque jour des points sur toute l'étendue de la planète. 7:262 L'oppo­sition mondiale semble se réduire à l'Amérique qui, harcelée par le neutralisme européen, se re­plie de plus en plus sur elle-même. Partout la perspective de « la lutte finale » s'impose aux esprits. \*\*\* Le mythe de l'alternance septennale devient ainsi dérisoire. Oui, il est vrai qu'un jour ou l'autre la situation française subira une « préci­pitation », au sens chimique du mot. Mais la date en est imprévisible. Dans six mois ? Dans un an ? ou deux, ou cinq, ou dix ? Nul ne le sait. L'oppo­sition compte sur la catastrophe économique. Elle est certaine, mais les apparences peuvent la mas­quer longtemps derrière la ruine des catégories sociales les plus faibles et de provisoires succès des entreprises nationalisées, dopées par les cré­dits, les honneurs et les menaces. La voie des 35 heures va développer l'économie « informelle », celle des activités insaisissables, du travail noir et du marché de la même couleur. La situation évoluera vers un État rappelant, par certains cô­tés, celui de l'Italie, par d'autres, celui des États satellites de l'U.R.S.S. Un Jaruzelski peut même en sortir. De « bonnes » élections peuvent-elles corriger ce schéma et mettre un terme à sept ans de malheur ? Mais à sept ans de socialisme radica­lisé aucune alternance ne peut fournir de solution alternative. Disons plutôt qu'une suite d'élections, -- partielles, municipales, législatives, -- peu­vent, si elles sont significatives, faire prendre conscience aux Français qu'ils sont les plus nombreux à refuser la dictature du désastre. 8:262 Galva­nisés, ils peuvent ainsi retrouver une cohésion donnant naissance à un gouvernement de salut public. Cette chance existe. Il n'y a qu'elle, mais elle est certaine. Elle peut même être précipitée par quelque événement intérieur ou extérieur que l'instabilité mondiale rend possible, voire probable. Il ne faut donc pas la négliger, mais au contraire s'y préparer, -- et la préparer. Louis Salleron. 9:262 ## CHRONIQUES 10:262 ### Ne parlez plus du Biafra ! par Michel de Saint Pierre LA PRESSE n'en finira pas de m'étonner, bien que je sois un journaliste impénitent. Voici que notre Saint-Père le pape voyage en Afrique, au Nigeria. Et je lis dans nos jour­naux, glanant et picorant çà et là, de fort singuliers propos : « *La grande nation nigérienne* ([^1]) *est une terre d'espé­rance. *» « *Le Nigeria s'est engagé au service des libertés politiques. *» « *Le Nigeria nous a donné l'exemple africain de la réconciliation. *» « *Il a contribué à la solidarité internationale entre tous les peuples du monde. *» J'en passe et des meilleures ! Or la plupart de ces affirmations optimistes ont été proférées dans l'environnement de Lagos, qui fut la sinistre capitale mu­sulmane d'un certain colonel nigérien nommé Gowon, grand massacreur des chrétiens du Biafra. Mais c'est de l'histoire ancienne ! me dira-t-on. Ne réveillez pas ces vaines querelles... 11:262 Ancienne ? Il s'agit d'une « brève et longue histoire », celle de l'agonie de tout un peuple, entre les années 1960 et 1970. Ce n'est tout de même pas Dioclétien ni Vercingétorix ! Étrange monde que le nôtre, où douze ans après la solution finale de l'un des génocides les plus atroces de l'histoire hu­maine, « il ne faut pas réveiller de vaines querelles ». Nous en sommes là -- et tel chroniqueur plus sincère et mieux infor­mé que les autres a raison de le souligner amèrement : *il ne faut plus prononcer le nom du Biafra.* Car enfin, depuis lors, nous avons eu tant de drames pour nous distraire ! Je me trouvais l'autre jour dans un petit cercle d'amis -- et j'ai bien vu que la tragédie du Biafra avait défini­tivement quitté leur mémoire d'Européens embrumés. « *Vous avez dit : Biafra ? Non, vraiment... Biafra, connais pas. *» Il leur suffit largement, à ces amis, de penser de temps en temps à la Pologne, entre la poire et le fromage, avec la charité intermittente des bonnes digestions. Leur indifférence est si vaste ! Pour prendre un autre exemple, voici vingt ans à peine, 160.000 harkis dévoués à l'Algérie française, aban­donnés par la France à leurs ennemis après avoir été désarmés par cette même France qu'ils avaient héroïquement servie, ont pu mourir (souvent avec leur famille) sous d'abominables tor­tures -- sans provoquer un seul soupir chez les princes qui nous gouvernaient, ni chez l'immense majorité de notre bon peuple. Nous avons vu récemment, d'ailleurs, amicalement groupés autour d'une caméra de télévision, quelques-uns des responsables directs du massacre des harkis : leurs cheveux avaient blanchi et ils dissertaient de tout cela sans la moindre apparence de remords. Ah ! Soljénitsyne voyait juste : l'Occi­dent malade est devenu insensible comme le corps de certains lépreux. Et peut-être l'indifférence est-elle plus effrayante encore que la haine. \*\*\* Mais j'en reviens, sans fard et sans vaine pudeur, à l'horrible histoire du Biafra que le monde veut oublier. Le Nigeria -- serré entre le Dahomey à l'ouest, le Niger et le Tchad au nord, le Cameroun à l'est et le golfe de Guinée au sud -- couvre une surface grande comme deux fois la France. Il était peuplé voici 20 ans de 50 millions d'habitants formant deux cent cin­quante groupes ethniques, -- et parmi les plus importants de ceux-ci figuraient les Haoussas du Nord et les Ibos du Nigeria sud-oriental. Or, c'est au sud et pratiquement au Biafra, que sont exploitées les principales ressources du Nigeria, qui est l'un des pays les plus riches et les plus peuplés d'Afrique : charbon, caoutchouc, huile de palme, cacao, *pétrole.* 12:262 Les Britanniques, ayant occupé le nord du Nigeria au début de ce siècle, avaient respecté la religion et les coutumes musul­manes de ces peuples, entretenant des rapports de bon voisinage avec leurs émirs. En 1944, la Grande-Bretagne décida de créer le Nigeria en réunissant les ethnies différentes, et cette initiative fut à la base d'une tragédie. Car l'unité artificielle entre le nord et le sud du pays, qui pouvait exister sous la férule des Britanniques, se disloqua après leur départ. Plus intelligents, meilleurs commerçants, les Sudistes du Nigeria -- en particulier, les Ibos -- émigrèrent partiellement vers l'ouest et vers le nord, où ils occupèrent vite les places de choix -- cependant qu'au sud, ils continuaient de développer leurs richesses natu­relles. D'où la jalousie des Nordistes, et notamment des Haous­sas. Si l'on insiste sur le fait que les Nordistes sont musulmans, alors que les Sudistes sont en grande majorité chrétiens (ou animistes, généralement favorables au christianisme), on perçoit sans peine que les heurts étaient inévitables tôt ou tard. On comprend également que les Sudistes, ouverts au progrès occi­dental, devaient prendre « une avance irrattrapable sur les Nordistes, que la religion musulmane mettait à l'écart du développement technique et culturel » ([^2]). #### *Un dimanche noir et rouge* Le 1^er^ octobre 1960, l'Angleterre accordait l'indépendance au Nigeria, et dès lors, l'éclatement du pays n'était plus qu'une question de temps. Sans entrer dans le détail des tribulations du Nigeria, État nouveau, rappelons que les élections fédérales de 1963 permirent au parti nordiste de remporter une insolente victoire, à la suite de laquelle les Ibos furent chassés en masse de leurs postes. 13:262 Brimés de toutes les manières, dépossédés de situations et de places acquises au prix de leur travail, les Ibos « sudistes » finirent par réagir brutalement, le 15 janvier 1966, au moyen d'un putsch : le premier ministre Balewa, ainsi que de nombreux officiers nordistes furent exécutés -- et les dirigeants non Ibos furent éliminés à leur tour de la scène politique. Cependant, un homme remarquable, le général Ironsi -- un Ibo -- en accédant au pouvoir à la suite du putsch, annonça son désir d'unifier le pays, et il eut le mérite de placer à la tête de chacune des régions un officier dont l'ethnie était dominante dans cette région. Malgré quoi le nord et l'ouest préparèrent leur revanche, laquelle devait dépasser largement en horreur ce qui n'avait été jusqu'ici qu'un règlement de comptes limité. *Le dimanche 29 mai 1966,* « *dimanche noir et rouge *»*, trois mille civils Ibos furent égorgés en une seule journée. Puis* le pogrom se poursuivit à travers le nord et l'ouest -- selon un plan visiblement concerté à l'avance. Meur­tre collectif prémédité. Ironsi lui-même, qui *voulait à tout prix empêcher la dislocation du Nigeria, eut le courage de rencontrer les émirs musulmans en vue d'une tentative d'unité -- et il paya cette témérité de sa vie.* Après quoi les militaires musul­mans se livrèrent sur les malheureux Ibos disséminés à travers le territoire, à des atrocités systématiques. J'ai sous les yeux la photographie du corps d'un soldat Ibo, dûment tailladé, lacéré, et ce cliché est effroyable à voir ([^3]). Les massacres allaient se poursuivre, prendre des propor­tions abominables. Et le le août 1966, le lieutenant-colonel Yakabu Gowon, ancien chef d'état-major d'Ironsi qu'il avait trahi, annonçait à la radio qu'il assumerait désormais la direc­tion du gouvernement militaire du Nigeria. Son arrivée au pouvoir n'arrêta point les tueries d'officiers et de soldats Ibos -- *ni le règne de l'injustice raciale au Nigeria,* qui commençait à s'élever à la hauteur d'une institution. C'est véritablement le pogrom qui s'installait, dont le gouverneur Ojukwu (qui allait devenir le courageux chef du Biafra) décrira les effets comme « *difficilement surpassables dans l'histoire sanglante de la férocité de l'homme envers ses semblables *»*.* Trente mille Ibos furent massacrés de Kano à Lagos, en dépit des promesses formelles de Gowon. La sauvagerie la plus bestiale se donnait libre cours. Hommes, femmes et enfants originaires du sud et de l'est étaient *assassinés* ou *mutilés* pour un oui ou pour un non. 14:262 L'acharnement des Nordistes de Gowon confond l'imagi­nation : on arracha les fœtus du ventre des femmes enceintes -- et l'on se donna encore la peine de morceler ces embryons humains, tandis que la mère, ouverte et sanglante, agonisait. On fit violer des jeunes filles par des lépreux (ils sont 200.000 au Nigeria). Sans parler des parties génitales broyées, des nez coupés, des yeux arrachés. C'est un journaliste anglais ([^4]) -- dont l'objectivité n'est pas douteuse -- qui nous décrit le massacre, « ce carnage de quatre jours dont le gouvernement de Lagos a tout fait pour minimiser l'ampleur ». Encore faut-il ajouter au chiffre déjà effrayant des Ibos tués sur place, celui des blessés réfugiés dans la brousse où se consumèrent d'épou­vantables agonies. On vit des Haoussas transporter des Ibos blessés à l'hôpital -- pour les y massacrer. On vit une foule nordiste, enivrée de bière volée, « dépiauter » (c'est l'expression même d'un journaliste) de malheureux Ibos capturés çà et là. Et le même correspondant britannique (**4**), rencontrant un Haoussa musulman tout chaud encore d'avoir égorgé des chrétiens, l'entendit crier : « *Nous en avons tué 250 ici ! Par la volonté d'Allah ! *» Des millions d'êtres prirent alors la fuite, en longues cohortes, se cachant dans la brousse. Ces innombrables réfugiés, ces Ibos traqués, blessés, atteints dans leur famille, se diri­geaient vers le sud-est du Nigeria -- vers le Biafra. Et bientôt, *il y eut quatorze millions d'humains sur les 75.000 kilomètres carrés de cette province riche, mais exiguë.* Le chef des Ibos, le lieutenant-colonel Ojukwu, dut faire face aux difficultés de cette sur-population -- au moyen de camps hâtivement aména­gés. Pour soulager la masse misérable des réfugiés, il demanda à Lagos (c'est-à-dire au colonel Gowon, chef des Nigériens de l'ouest et du nord) la part des revenus statutaires de la province : elle lui fut refusée. Écœurés par l'attitude fédérale, les Biafrais réaffirmèrent alors, dans un acte solennel, leur confiance au colonel Ojukwu -- lequel proclama la République indépendante du Biafra. 15:262 Le monde dit « civilisé » n'avait jusqu'alors accordé qu'un intérêt très vague à ces péripéties que l'on qualifiait volontiers de « tribales » pour se donner bonne conscience. Le massacre de dizaines de milliers d'Ibos par les Nigériens fédéraux n'avait guère attiré l'attention des journaux, ni celle des moyens dits audio-visuels -- et pas davantage celle des hommes politiques. Cette fois, la résolution des Biafrais et d'Ojukwu ne pouvait passer inaperçue, d'autant moins qu'elle allait mettre le feu aux poudres du Nigeria : « *Nous avons été à l'avant-garde du mouvement national pour la construction d'un Nigeria fort, uni et prospère, où personne ne serait opprimé. Nous avons été témoins d'injustices et d'atrocités commises sans aucun remords* (*...*)*. Nous déclarons donc que la Fédération du Nigeria a perdu droit à notre allégeance à cause de ces actes et des sanctions économiques imposées contre nous par le soi-disant gouverne­ment fédéral... *» #### « *Tuez tous les mâles âgés de plus de sept ans *» Désormais, la guerre était ouverte. Ojukwu, dans une pro­clamation personnelle, achevait son texte sur les mots : « Et que Dieu protège tous les Biafrais ! » Il soulignait dans ses nombreux discours que cette guerre de l'indépendance, les Ibos ne l'avaient pas voulue -- mais qu'après le pogrom et la longue série des tueries raciales, c'était pour le peuple du Biafra une question de vie ou de mort. Il n'oubliait pas, enfin, de rappeler que « comme trente mille de nos frères furent massacrés en 1966, nous n'échapperons pas, tôt ou tard, à l'extermination, si nous cédons ». Et de fait, ce fut la guerre. Une guerre abominable -- *illustrée par la barbarie du colonel Gowon qui donnera à ses soldats fédéraux l'ordre de tuer tous les mâles Ibos de plus de sept ans.* Une guerre inégale, où l'on vit en présence deux armées qui semblaient à peine appartenir à la même époque du côté fédéral (Gowon), des automitrailleuses et des mortiers, des armes lourdes et des armes légères ultra-modernes *fournies par l'Angleterre,* des avions superbes et meurtriers (Mig 17, Ilyouchine 18), *cadeaux de la Russie soviétique,* des bombardiers *pilotés par des mercenaires égyptiens --* des soldats bien nourris, adultes, équipés de neuf. 16:262 Du côté Biafrais, une misérable cohorte de combattants en guenilles (dont nous avons la photographie sous les yeux), armés d'une manière hétéroclite et dramatiquement insuffisante, évo­quant les « guérilleros » de jadis, sans avions et sans autres automitrailleuses que celles qu'ils ont prises à l'ennemi, sans armes lourdes, sans canons et sans DCA. *Ojukwu n'a jamais pu équiper plus de 50.000 hommes,* alors qu'il s'en présentait cent fois plus, volontaires pour défendre dans ce combat fou, dans cette affaire de vie ou de mort, le réduit biafrais transformé en forteresse. *Encore les Biafrais engagés n'avaient-ils qu'un fusil par groupe de trois soldats, et dix cartouches par homme !* Or cette pitoyable troupe, où l'on trouvait des enfants de quinze ans, réalisa des prodiges dignes d'une légende. Formée à la stratégie de l'embuscade, dans la brousse de son pays, elle réussit à anéantir la Deuxième Division nigérienne en mars 1968 ; elle parvint à détruire 110 camions bourrés de 250 ton­nes de munitions et d'obus, *au moyen de roquettes de fabri­cation locale, lancées par une ficelle sur un cadre de bicyclette.* Elle prit l'offensive, investit la province du Bénin, menaça Lagos. *Elle chargeait des mitrailleuses avec des lances et des couteaux.* Elle jetait contre l'adversaire, pour répondre au feu des mortiers modernes -- avec des arcs primitifs -- des charges explosives attachées à des flèches. Elle fit tout cela, cette petite armée biafraise héroïque, *dans l'indifférence universelle,* luttant pied à pied pour son indépendance et pour sa liberté -- *au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes --* mais surtout, pour échapper aux perspectives du massacre ou de l'esclavage que les Nigériens fédéraux lui avaient impitoyablement ou­vertes. Le colonel Achuzia, vainqueur de la Deuxième Division nigérienne, déclarait : « Le miracle de notre combat tient au moral et à la volonté de mes boys. Les Nigériens ne pourront jamais nous vaincre. Mes garçons se battent pour leur liberté. Eux, n'ont pas un tel idéal. » Et le représentant officieux du Biafra à Paris disait encore, engageant un dialogue de sourds : « Nous ne voulions pas cette guerre. Mais vraiment, nous n'avons pas eu le choix. » Le lieutenant-colonel Gowon, que les journaux, le cinéma, la télévision nous montraient souvent, *arrogant et implacable derrière ses lunettes noires,* avait déclaré dès le mois de juillet 1967 qu'il était certain « d'écraser la rébellion en quelques semaines ». Depuis lors, tous les trois mois, il nous annonçait la reddition du Biafra pour le lendemain. 17:262 Déçu, parfois ridi­culisé, mais *si puissamment aidé par l'URSS et par l'Angleterre qu'il ne pouvait perdre,* Gowon ne se contentait pas d'une écrasante supériorité en effectifs et en armements : *il isola le Biafra en s'emparant des ports qui constituaient ses seuls pou­mons, et en encerclant son territoire. Et la famine commença de ravager les Biafrais vers le mois de juin* 1968*,* sans pour autant décourager les troupes d'Ojukwu, ni les faire céder. *Le monde, enfin secoué, apprit qu'un million de Biafrais avait péri en quelques mois -- et que deux millions d'êtres se préparaient à mourir.* Les femmes enceintes et les bébés péris­saient beaucoup plus vite encore que les combattants accablés par le nombre. Jamais on ne vit autant de vautours dans le ciel de ce coin d'Afrique. *A certains moments, cent cinquante personnes mouraient par heure, au Biafra.* Bien sûr, il n'est pas question de passer sous silence tous les efforts qui furent faits pour sauver ce peuple à l'agonie le pape Paul VI envoya, du Vatican, des secours matériels, en même temps qu'il multipliait les appels au monde. La géné­rosité des Français finit par se déclarer. Un million de dollars fut donné par Washington. Des vivres furent expédiés par les pays scandinaves. Dix mille familles anglaises offrirent d'adopter des orphelins biafrais. Des avions se perdirent corps et biens pour apporter des secours au peuple encerclé -- et nous pen­sons en particulier à cet avion de la Croix-Rouge qui s'écrasa sur la piste incertaine, entraînant la mort des trois hommes et de la femme qui avaient risqué héroïquement leur vie. L'Ordre de Malte, lui surtout, fut admirable, ainsi que le Secours Catholique. Mais combien de temps avait-il fallu pour émouvoir, çà et là, la conscience humaine ? Et malgré ces quelques initiatives dispersées, que dire de l'épaisse indifférence des Nations en tant que telles ? \*\*\* Car depuis longtemps, nous savions. Nous avions eu sous les yeux des images que nous n'oublierons jamais. Et s'il est vrai, selon l'expression de l'un de nos confrères, qu'une seule photographie vaut plus de cent mille mots, nous invitons vivement nos lecteurs à regarder les illustrations du petit livre effrayant que nous avons cité : *Mort du Biafra* de F. de Bonne­ville et Gilles Caron -- ainsi que celles des brochures diffusées par les services de la propagande biafraise. 18:262 Oui, il nous sera difficile d'oublier ce squelette vivant d'un bébé noir qui cher­chait en vain le sein et le lait sur le corps desséché de sa mère aux yeux fixes ; ce cadavre de fillette de neuf ans qui avait été violée avant d'être égorgée ; cette marmite où deux femmes faisaient mijoter un pied humain ; cet enfant noir, incroya­blement maigre, que l'on avait retrouvé immobile et debout, sous l'orage ; cet enchevêtrement de membres d'enfants morts, secs comme des brindilles ; ces têtes de bébés noirs qui ressem­blaient à des têtes de mort en miniature, ou bien à des réduc­tions de figures de vieillards dont les yeux refléteraient un siècle d'enfer ; la main crispée de cette femme en train de brûler vive ; ces hôpitaux où l'on était obligé d'allonger les malades par terre faute de lits -- puis ces enfants encore, ces squelettes d'enfants vivants, ces bouches de trois ans qui n'avaient plus de lèvres, ces yeux de cinq ans où luisait fixement toute la tris­tesse du monde, ces petites faces couvertes de pustules et de pelades, ces petites mains desséchées, comme des crabes bouillis, qui se tendaient en vain sur la place d'un village désert -- *et puis, le sourire jovial du colonel nigérien Gowon, l'air de férocité goguenarde qu'il prenait pour annoncer :* « *Le cessez-le-feu ? Bien sûr, demain, puisqu'il n'y aura plus de Biafra. *» #### *Nous étions tous responsables* Et j'en reviens aux gouvernements du monde, aux Nations. Ils pouvaient facilement intervenir, soit en faisant pression sur les puissances qui livraient des armes aux Nigériens, soit en envoyant leurs propres forces au secours du Biafra. De quel orgueil peut désormais se prévaloir la race humaine, *puisqu'il suffit de quelques textes filandreux pour justifier l'assassinat d'un peuple et pour libérer la conscience universelle ?* On a parlé d'aérodromes de fortune, de « couloirs de la charité », que sais-je encore ? Tout cela était notoirement insuffisant. On le savait. Et le monde entier le savait. Et l'on n'a rien fait, cependant, pour porter remède à cette effroyable carence, pour équilibrer les forces, pour donner sa chance au Biafra. 19:262 On s'est contenté de mots, de mots, encore de mots. « Words ! » disait Shakespeare. On s'est ingénié à trouver des excuses aux Nigé­riens et à Gowon ; *on a parlé de l'équilibre africain et du danger de la* « *sécession *»*.* Mais sur le petit écran, le chef biafrais, Ojukwu, levant vers nous sa tête intelligente et sensible sous la grande barbe noire, fit justice de ces allégations : « *Qui peut encore parler de sécession quand un peuple traqué se bat tout simplement pour les biens les plus élémentaires des hu­mains en ce monde, qui sont la liberté et la vie ? *» Dieu sait tout ce que l'on a pu dire avant de puiser, dans le même arsenal de mots creux et vides, dans ce même sirop pâteux qui sert de langage à l'Internationale du Mensonge, les excuses dont la conscience humaine a terriblement besoin ? Il faut cependant le rappeler : cette entité sans nom et sans visage que l'on appelait le « gouvernement français » se contenta d'émettre le vœu pieux que le problème biafrais fût résolu sur la fameuse base « du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » ; et que l'on eût recours à des « procédures interna­tionales appropriées ». Nous allâmes jusqu'à reconnaître que « le Biafra était un peuple ». A la date où ces énergiques paroles furent prononcées, un million de Biafrais étaient déjà morts -- et la famine régnait depuis près de deux mois. La déclaration du gouvernement français était d'ailleurs faite en termes tels que, d'après les commentateurs qualifiés, ce texte « ne constituait pas une reconnaissance du Biafra ». Vous le voyez, et nous l'avons vérifié depuis : *un peuple peut être exterminé tranquillement, sous nos yeux, du moment que les règles sont observées.* De même, dans l'une de ses conférences de presse, le général de Gaulle, évoquant le Biafra, parlait de « ce drame atroce, énorme » -- affirmant que la France « a aidé, aide le Biafra dans la mesure de ses possibilités ». Il rappela que certains pays d'Afrique avaient reconnu le Biafra -- mais que la France ne pouvait accomplir elle-même l'acte décisif de la reconnaissance, « parce que la gestation de l'Afri­que est avant tout l'affaire des Africains ». Et voilà ! Nous étions quittes, nous la France, avec le Biafra, moyennant des médicaments et des vivres envoyés par nous, et deux décla­rations ambiguës. Et la lâcheté -- ce domaine encore mal ex­ploré où le monde actuel est entré -- la lâcheté humaine était déjà telle que ces discours sans risque et sans effet furent salués comme des gestes nobles ! 20:262 Ce qui me frappe en tout cela, c'est à la fois le manque de cœur et le manque d'imagination. Je ne parle pas des Anglais ni des Russes, qui sont orfèvres en la matière et qui armèrent les Nigériens. Je pense à la semi-complicité dont nos peuples d'Occident firent alors preuve, accompagnant sans broncher le génocide. Oh ! je sais et je le répète : ils ont fait mieux encore, depuis. Avant d'émouvoir la conscience *universelle,* nous connaissions désormais la mesure : *il fallait que le mas­sacre eût dépassé le million de morts*. Mais pour décider les Puissances à empêcher qu'un peuple en extermine un autre, nous ne savons toujours pas ce qui est nécessaire... Quoi qu'il en soit -- et bien peu de gens s'en souviennent -- la résistance héroïque du Biafra tomba en janvier 1970. Nous sommes dans l'an de grâce 1982. En douze années, l'indifférence a lavé à grandes eaux les taches de sang du Nigeria. Mais les tableaux insoutenables qui nous sont restés en mémoire, nous les dédions aux maîtres politiques de la Russie et de l'Angleterre qui armèrent sans relâche les Nigé­riens, pour achever d'anéantir les Biafrais. Nous dédions ces images aux magnats du pétrole, grâce à qui, dans l'océan de l'or noir, déboucha ce torrent de sang bien rouge qui s'est dilué depuis lors. Nous les dédions à ces journaux progressistes chrétiens qui orientaient politiquement leur charité, exerçant une pitié sélective, et témoignant trop souvent d'une patience admirable à supporter les maux d'autrui. Nous les dédions enfin à l'O.N.U. créée en 1945 pour maintenir la paix et la sécurité internationales, et pour faire respecter le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes -- à l'O.N.U. qui se retranche toujours derrière ses scrupules, derrière sa charte, pour laisser mourir les opprimés -- à l'O.N.U. dont le budget dépassait en ces années 1969-1970 140 millions de dollars, avec plus de 8.000 fonction­naires permanents -- à l'O.N.U. qui était spectatrice en 1956, devant l'écrasement des Hongrois par les blindés soviétiques, spectatrice devant les massacres qui suivirent l'indépendance algérienne en 1962, spectatrice quand cent millions d'Arabes parlaient d'anéantir trois millions d'Israéliens, spectatrice de­vant l'agonie du Biafra -- et qui continue de « suivre » le déroulement des plus atroces tragédies humaines avec un orien­tal détachement. 21:262 En tout état de cause, le Nigeria musulman est aujourd'hui à l'honneur, « terre d'espérance, peuple engagé au service de la justice et de la paix ». La consigne, en ce premier tri­mestre 1982, reste donc bien celle que nous évoquions plus haut : «* Il ne faut pas -- surtout pas -- prononcer le nom du Biafra. *» Michel de Saint Pierre. 22:262 ### L'élite de l'écume et du rebut par Gustave Thibon ON M'INTERROGE sur la promotion sociale. Je réponds qu'elle doit consister dans la sélection des meilleurs et je me fais aussitôt accuser « d'élitisme ». Le terme est récent et il implique une nuance péjorative : esprit et orgueil de caste, mépris des humbles... Revenons au sens des mots. L'élite (de choisi, élu) désigne, d'après le dictionnaire, « ce qu'il y a de meilleur dans les choses et dans les êtres ». Ainsi, les grands crus de Bordeaux font partie de l'élite des vins, les fameux « verts » de Saint-Étienne représentaient en leur temps l'élite des joueurs de football... Cela admis, n'est-il pas normal de préférer et de privilégier le meilleur ? Dois-je, pour éviter l'élitisme, trouver autant de saveur à la volaille aux hormones qu'au poulet de ferme ? Et n'est-il pas juste que, dans la société, les places de choix re­viennent à ceux qui se distinguent par leurs talents et par leur activité et rendent ainsi les meilleurs services à la commu­nauté ? Les examens scolaires, puis la qualité du travail et la compétition professionnelle n'opèrent-ils pas dans ce sens ? 23:262 Et comme il ne peut pas exister de société sans hiérarchie, n'est-il pas souhaitable que cette hiérarchie soit fondée sur la sélection et la promotion des meilleurs ? A la limite, serait-ce témoigner d'un élitisme suspect que de refuser un poste de professeur à un illettré ou le permis de conduire à un aveugle ? Ce qui m'inquiète aujourd'hui, c'est la croissance diffuse d'un nouvel élitisme, d'un élitisme à rebours, issu d'une fausse notion de l'égalité et d'une sentimentalité dévoyée qui se ma­nifeste par la préférence accordée aux inadaptés, aux inutiles, aux parasites, voire aux malfaiteurs. Épinglons quelques exemples de ce renversement des va­leurs. Je connais des pédagogues qui déclarent les cancres plus intéressants que les élèves doués et qui récusent énergiquement les vieux critères de sélection, tels que notations, classements, examens... La Sécurité Sociale -- dont je ne conteste pas le principe humanitaire mais le mode de fonctionnement où fleurissent l'anonymat et l'irresponsabilité -- ne favorise-t-elle pas trop souvent les paresseux et les resquilleurs au détriment des tra­vailleurs qui, fidèles à leur tâche, n'éprouvent pas le besoin de monnayer le moindre bobo en repos immérité et en soins superflus ? L'inflation érode chaque jour le revenu et les économies des producteurs. Mais elle permet aux spéculateurs de réaliser des gains énormes sans faire œuvre utile, par le seul jeu des signes monétaires. Les malfaiteurs, les criminels inspirent plus de commisé­ration que leurs victimes, la société étant déclarée a priori la grande, sinon l'unique coupable. Faut-il parler aussi de l'attention et de la publicité privi­légiée qu'on accorde aux marginaux de toute espèce : hippies, prostituées, aberrants sexuels... ? Du succès des publications et des spectacles qui abondent dans ce sens ? Comme si, par une étrange perversion du goût, la société était devenue plus friande de ce qui l'empoisonne que de ce qui la nourrit... Je clos ces exemples sur cette savoureuse anecdote. Dans une université étrangère dont je tais le nom, deux professeurs de compétence à peu près égale sont proposés aux choix des autorités pour l'obtention d'une chaire. L'un est un homme parfaitement équilibré, l'autre un grand névrosé déjà titulaire, outre les diplômes exigés, de plusieurs dépressions qui ont compromis son enseignement précédent. 24:262 On donne la chaire au second avec cette idée que sa fragile nature ne supporterait pas l'échec tandis que le premier est assez solide­ment structuré pour l'assumer sans dommage. Compassion en­vers un malheureux, je veux bien. Mais cruelle inconscience à l'égard de son collègue, éliminé en raison même de sa supé­riorité, et des centaines d'élèves qui subiront plus tard les conséquences de ce choix inhumain par excès d'humanité. Ainsi croule l'élite fondée sur la valeur sous la poussée d'une contre-élite : celle de l'écume et du rebut. Encore quel­ques pas dans cette voie, et il suffira d'être supérieur ou seulement normal pour récolter l'indifférence, sinon la suspicion et la défaveur... Qu'on m'entende bien : je ne nie pas que les plus faibles doivent être, non seulement protégés contre les abus des plus forts, mais encore aidés par ces derniers ; j'affirme seulement qu'ils ne doivent pas être préférés et choyés comme tels. Que l'incapacité, et, à plus forte raison, le parasitisme et la malfai­sance ne doivent pas donner droit à des traitements de faveur. Qu'on soulage les déshérités, qu'on rééduque les anormaux, mais que leurs lacunes ou leurs tares ne deviennent pas des moyens de chantage et des objets de promotion. Je sais aussi que l'équilibre est difficile à garder, même dans les sociétés les plus saines, entre les droits du plus fort (et je prends ce dernier mot dans son sens le plus haut : force de l'intelligence et de la volonté, puissance d'action...) et le devoir de secourir les plus faibles et les dévoyés -- entre la loi de la jungle qui élimine impitoyablement les inadaptés et un humanitarisme déliquescent qui consacre et encourage l'impé­ritie et le vice. Il n'en reste pas moins -- et c'est un des grands dangers de notre libéralisme dit « avancé » -- que si ce déplacement de l'élite du haut vers le bas continue à se généraliser, c'est la société tout entière qui risque de s'écrouler sous le poids de cette promotion à rebours des inutiles et des parasites. Gustave Thibon. 25:262 ### Le roman des prénoms *Claude* par François Sentein SI CLAUDE est devenu un prénom chrétien, de fortune sur­tout française, c'est que ce nom de l'antique *gens* romaine Claudia avait fini par être porté par un saint évêque du Jura. Si au premier Romain venu on avait demandé ce que signifiait ce gentilice, il aurait, comme les dictionnaires étymo­logiques d'aujourd'hui, répondu que *Claudius* dérive de *clau­dus,* boiteux -- de même que le français *claudicant.* Seulement, le nom de la *gens* Caecilia (d'où *Cécile*)*,* n'étant pas moins formé sur *caecus,* aveugle, des savants comme MM. Brelich et Dumézil ont trouvé que cette cécité les faisait remonter à un héros borgne éponyme et celui-ci jusqu'à la mythologie indo-européenne primitive... Pourquoi n'en serait-il pas de même pour Claudius ? Ici, de se rappeler que dans plusieurs cultures la claudication fait allusion à la divinité lunaire. 26:262 Cependant les noms germaniques avaient envahi le terroir français et ledit grand nom romain semblait bien enterré avec l'évêque oublié, quand, un beau jour de 699, de ce terreau il germa : le saint corps ayant été exhumé se mit à faire des miracles, à ressusciter des enfants. Du Jura le culte de saint Claude se répandit ici et là jusqu'à la Bretagne, où les familles l'invoquaient pour que leurs enfants fussent saufs des flots. Dévotions locales. Dans les livres de comptes de la Cour le nom de Claude n'apparaît toujours pas à la fin du XV^e^ siècle. Cinquante ans après il y foisonne. Que s'est-il passé ? -- Il s'était passé qu'Anne de Bretagne, épouse de Louis XII, et dont aucun enfant ne survivait, avait fait au printemps 1499 le pèlerinage de Saint-Claude, remontant ainsi à la source d'où lui était venu le nom de ce sauveur d'enfant dont elle avait imploré la protection sur celui qu'elle attendait. La fille de France était née le 10 octobre. On lui avait donné tel quel le nom de celui auquel elle devait de vivre. Enfin on la démaillota. Aux premiers pas qu'elle fit vers son père, le roi pâlit : Ma­dame Claude boitait ! Alors les arbres généalogiques des maisons princières por­tèrent des Claude à leurs jeunes branches et l'antique nom de *gens* se mit en France à refleurir. Il nomma une prune d'orient et les rejetons de haut sang. Tout le monde bientôt en voulut. De quoi, se gâtant, il chut le long de l'échelle sociale. Dans la maison de *l'Avare* Molière campe « Dame Claude », fille de salle et non plus fille de France, qui ne dit mot, mais « *tenant un balai *»*.* Claude, fruit blet désormais. Au XVIII^e^ siècle on dira « un Glaude » -- prononciation alors régulière -- pour un imbécile ou un cocu. Il fallait être villageois pour porter un tel prénom -- ou prince, pour le soutenir. Et encore ! « *Le Maré­chal de Villars *» dit Voltaire (*Sottisier*) « *s'appelait Claude, et il prit le nom d'Hector *»*.* « Glaude » se déforma péjorati­vement à travers les patois : *Glaudi, Liaudi* (Nièvre), *Iode* (Beaujolais), *Diaude, Diaudiche* (Vosges), peut-être *Godiche.* Dans le prénom autant que dans le nom de Claude Gueux, dont il raconta la tragédie, Victor Hugo lirait un destin misé­rable. Quand il mourut, à la fin du siècle, en Claude -- que l'école obligatoire faisait jusque dans son village prononcer comme il s'écrit -- on ne sentait plus la niaiserie du « Glaude », tout juste une rusticité charmante, un nom fondant et sucré qui plut au goût souvent rural de l'époque symboliste. 27:262 Le pré­nom de Debussy et de Monet devint celui de maint héros de roman, ou entra dans le pseudonyme du romancier (Frédéric Bargone, dit Claude Farrère). Entre les deux guerres mondiales et dans tous les milieux sociaux, Claude vint comme miel aux lèvres des parents penchés sur les berceaux. Claude Bourdet, Claude Mauriac, Claude Barrès, Claude Renoir, Claude Valéry. Claude Gallimard et même Claude Stavisky... génération qui faisait dire à Audiberti : « C'est un prénom de fils. » Claude Dauphin ! Fils qui ont aujourd'hui l'âge d'être grands-pères. Voilà déjà plus de vingt ans qu'un Jean-Claude fut guillotiné. Le prénom exquis avait atteint la majorité pénale. Sa nouvelle saison est peut-être déjà passée. Marqué du signe de la lune, il ne règne que par phases et claudique dans son ciel. Un reine-claudier, une année croule sous les fruits, la suivante les oublie. -- Con­server le noyau. François Sentein. 28:262 ### Les cours magistraux ? C'est la télé... par Georges Laffly ON PARLE DE PLUS EN PLUS à la télé. Le moindre film est présenté avec son mode d'emploi, je veux dire qu'on nous explique ce qu'il est convenable d'en penser, et l'on nous annonce si nous allons voir un simple divertisse­ment (très mauvais ça, le divertissement, on est pascalien à cette télé) ou, ce qui est beaucoup mieux, un vrai problème de société. Mauvais signe, soit dit incidemment, qu'on ren­contre tant de problèmes de société ; une société véritable est un ensemble cohérent de solutions, tout le contraire. Les programmes de la télé prennent ainsi la relève des programmes scolaires, et les trois chaînes sont un relais du ministère de l'Éducation, un moyen de formation et d'alignement sur les modèles idéologiques en cours. Comme disait J.F. Revel, du temps qu'il était un homme de gauche conséquent « Renan, par méfiance à l'égard du suffrage universel, sous-estimait sans doute l'importance de l'opinion publique. Ce qui est une erreur caractéristique du XIX^e^ siècle : on peut très bien se méfier du suffrage universel et, précisément pour cette raison, être un virtuose dans la manipulation de l'opinion. 29:262 Ce que le XX^e^ siècle a montré, c'est que l'ennemi du pouvoir personnel n'est pas le suffrage universel, mais l'information du suffrage universel. » (Préface à *La Réforme intellectuelle et morale.* E. Renan, éd. 10/18.) Revel calcule toujours en se référant au siècle dernier. Ce que le XX^e^ siècle a montré, en fait, c'est que le suffrage universel obéit aux inclinations qu'on lui donne. L'information du suffrage, par l'école, par la presse, par la télé, fabrique une opinion conforme à ce que veulent les maîtres. Revel a l'air de croire que l'information n'est pas manipulée quand elle est dans les mains de partisans du suffrage universel. Trop facile. Il doit en savoir un peu plus maintenant, il faut l'espérer. Mais ce n'est pas sûr. La télé, donc, enseigne de plus en plus, mais le phénomène n'est pas né le 11 mai dernier. Avant, elle enseignait déjà, et dans le même sens. Cet endoctrinement met en lumière une propriété de l'outil radio-télé. Il ne permet que des cours magistraux. On a beau vouloir faire participer l'auditeur, le spectateur (l'élève), il est impossible de lui donner la parole. On recourt à des subterfuges : débats où sont convoqués cinq ou six champions, qui représentent les couleurs des princi­paux clans ; séances de ciné-club retransmises : nous entendons parler des anonymes, mais nous, tout aussi anonymes, nous ne parlons pas ; interviews d'enfants, de malades, de piétons ou d'assurés sociaux, mais les autres enfants, assurés sociaux, etc. ne peuvent prendre la parole. Enfin, appels téléphoniques sollicités. Mais si le procédé réussit, « le standard est submergé », selon la formule habituelle, et il ne reste plus qu'une solution : grouper les appels selon quelques catégories, et résumer les questions, ce qui permet toutes les mises au point et arrange­ments souhaitables pour le confort de l'émetteur. Il n'est pas possible d'agir autrement. Inconsciemment, nous nous croyons seuls face au poste, oubliant que nous sommes des millions à être seuls, et que la communication ne peut s'établir de façon égale dans les deux sens. L'émetteur, lui, est bien unique, et il est exclu, quand même il y consentirait, qu'il donne la parole à un millième de ceux qui l'écoutent. Il peut tout au plus en donner l'illusion. Les récepteurs étant in­nombrables, on ne peut tenir compte de leurs interventions que d'une manière statistique, très grossière et très fausse. 30:262 Télé et radio sont par nature à sens unique. Ainsi réapparaît cette forme honnie de communication et d'enseignement que l'on nomme *cours magistral.* Avec cette différence que ces cours étaient faits en général par des gens compétents s'adressant à des élèves qui en savaient moins qu'eux. Au lieu qu'à la télé, le cours est donné par n'importe qui, ce n'importe qui étant souvent un imbécile doublé d'un militant politique. Les radios libres se multiplient. A mon sens, la cause principale est que les Français sont démangés du besoin de parler aux autres, de devenir émetteurs à leur tour. Ils ont trouvé ce moyen-là. On finirait, à la limite, par avoir cinquante millions d'émetteurs qui auraient l'illusion de s'adresser chacun à cin­quante millions d'auditeurs. Et que personne n'écouterait. #### *Les mots cachés* Une société se révèle encore mieux par les mots qu'elle cache que par ceux qu'elle favorise. C'est par ce qu'elle déguise ou dissimule qu'elle avoue le mieux ce qu'elle est, sans même s'en douter. Parler crûment, c'est soule­ver le grand voile. Cela ne se fait pas en bonne compagnie. Hier, c'était employer les mots orduriers qui sont aujourd'hui sur toutes les lèvres, et qui se rapportent généralement à deux fonctions : la digestive et la sexuelle. Fonctions pri­vées, secrètes, qui relevaient de la vie intime de chacun. Inutile, n'est-ce pas, de don­ner des exemples. Il n'est pas sûr que nous ayons toujours une vie inti­me, (que cette frontière soit toujours reconnue) mais ce n'est pas ce côté que l'on mas­que. La dissimulation s'impo­se ailleurs -- car il y a tou­jours une dissimulation. Par exemple, le mot « mort » est en train de dis­paraître du vocabulaire auto­risé. On préfère parler de « disparu » (les « chers dis­parus » d'Evelyn Waugh, li­vre grave et en même temps d'une drôlerie irrésistible) ; ou de « ceux qui nous ont quittés », de « ceux qui sont partis ». Après la mort de Brassens, Jacques Chancel, homme qui pense, disait à la télé : 31:262 « Il doit être quelque part dans le cosmos. » Quand on tombe au milieu d'une con­versation, on a toutes les chances de croire qu'il est question de personnes qui viennent de quitter la pièce. Elles ont bel et bien abandon­né tous les appartements de la terre. Reste que le sérieux du départ en est atténué, donc aussi le chagrin qu'il est dé­cent de marquer. C'est de la même façon que les handicapés (devenus géné­ralement les zandicapés) ont remplacé les infirmes d'hier, comme s'il était urgent de leur donner un nom étranger, donc prestigieux pense-t-on, pour les relever de leur disgrâce. Dans cette voie, nous n'avons plus ni sourds, ni aveugles, tout au plus des non-enten­dants et des non-voyants. Ce qui dit strictement la même chose mais semble plus cour­tois. Plus aseptique. Mince avantage à mon sens, et qui rend caducs d'excellents pro­verbes. On ne s'imagine pas en train de dire : « il est non-entendant comme un pot », ou : « au royaume des non-voyants, les borgnes sont rois ». Mince avantage, ou plutôt fausse délicatesse, comme s'il y avait honte à être affligé d'un de ces défauts physiques. Alors que c'est un malheur. On s'étonnera aussi du « troisième âge » et du qua­trième, dont on nous rebat les oreilles, et qui ont pour but de remplacer les beaux mots de vieillard ou de vieux. Là encore, avons-nous une telle haine du grand âge que nous ne puissions plus le nommer franchement ? C'est bien une des pires faiblesses de notre temps. Toutes les grandes épo­ques ont honoré la vieillesse. Il faut croire que nous n'en sommes plus capables. Alors où est le grand secret qu'on peut deviner par la qua­rantaine imposée à ces mots ? C'est très clair. Le refus de la vieillesse, de l'infirmité, de la mort, marque notre besoin utopique de *nier la condition de l'homme,* et de retrouver l'Éden, le Paradis où l'on ne vieillissait ni ne mourait, et où l'on ne connaissait pas la maladie. Notre société, bien évidemment, est incapable de nous restituer cette perfection d'avant la chute, mais elle en est obsédée, et cherche à en donner au moins l'illusion. Il nous faut feindre que la réa­lité soit la perfection physi­que, et escamoter tout le res­te. Difficile, et une réalité es­camotée, haïe, tend à être sup­primée. Son spectacle est in­supportable. On ne se con­tente plus de l'oublier dans les mots, on veut la faire dis­paraître. A défaut de nous rendre l'Éden, la tendance de notre société est d'en inventer un simulacre. 32:262 Elle réserve ses jardins bétonnés à ce qui est jeune et parfait (enfin...), le reste étant parqué à l'écart. Solution finale d'un problème inavoué, mais très présent. Le rêve du monde moderne est d'éliminer la mort, dit, je crois, Jünger. #### *Les nouveaux nomades* « A travers la ville d'au­jourd'hui, la ville de cette fin du XX^e^ siècle, les gens sont devenus des nomades. Ils par­tent toute la journée, ils font une heure, deux heures de transport pour aller au travail ; on n'est jamais chez soi, on n'est jamais rassemblés. » C'est une déclaration de F. Mitterrand, le 9 décembre dernier. Je crois qu'on n'a pas relevé que cette image du no­made, pour parler de l'homme d'aujourd'hui, se trouve déjà dans le *Déclin de l'Occident,* d'Oswald Spengler. Spengler est à peu près méprisé, au­jourd'hui, (il y a eu sur lui des articles effarants dans un *Monde* d'il y a un ou deux ans), bien à tort, et il mérite d'être lu de près. Mitterrand est un homme de culture, comme on sait, en tout cas, privilège de l'âge, il a pu faire de bonnes études, et le *Déclin de l'Occident* était très lu à la fin des années trente, il doit le connaître. Dans son discours, l'image du nomade est évidemment rétrécie et aplatie. Il ne s'agit pas seulement de la distance entre lieu de travail et domicile, et de la dispersion quo­tidienne qui empêche toute vie commune (ni la vie fami­liale, ni celle du quartier). Ce qui se produit, c'est le ras­semblement massif en un mê­me lieu, de foules d'origines diverses, qui restent étrangè­res les unes aux autres : cha­cun a perdu ses particularités, ses « racines », et la ville qui réunit ces individus ne leur donne qu'une cohérence su­perficielle, celle des modes et des excitations diverses. Mais enfin, à travers cette réduc­tion, on retrouve le diagnostic de Spengler. On sait que pour lui chaque « forme » ou « cul­ture » suit une évolution né­cessaire, qui se termine par le stade de la « civilisation » : 33:262 la société est alors cosmopo­lite, coupée des vertus et de la foi qui ont été son apport propre ; la population se re­groupe dans des villes énor­mes : ce fut Babylone, Alexan­drie, Rome. C'est Paris ou New York. Spengler écrit par exem­ple : « Au lieu d'un peuple aux formes abondantes, qui a grandi dans le terroir, un nou­veau nomade, un parasite ha­bitant la grande ville, homme des réalités tout pur, sans tra­dition, noyé dans la masse houleuse et informe, irréli­gieux, intelligent, stérile, bais­sant profondément le paysan­nat (et la noblesse terrienne qui en est la suprême expres­sion)... » (*Déclin,* t. I, p. 44.) Le seul qualificatif élogieux en apparence, « intelligent », n'est qu'un compliment miti­gé sous la plume de Spengler. Ailleurs, on trouve encore : « Le civilisé, nomade intellec­tuel, redevient pur microcos­me, absolument sans patrie et spirituellement libre, comme le chasseur et le pasteur l'étaient corporellement. » (*Déclin,* t. II, p. 44.) Civilisé est employé au sens qu'on a vu plus haut : c'est l'habitant d'un empire qui a épuisé ses forces spirituelles, qui n'est plus créateur, mais qui pen­dant deux ou trois siècles, continue d'organiser la vie. Très exactement Rome à la période impériale. Ce civilisé est stérile, et les grandes villes où il vit se remplissent de représentants de tous les peu­ples. Au dernier stade, les hommes qui subsistent ne sont plus que des « fellahs » : ils demeurent sur des lieux autre­fois glorieux, mais c'est le seul lien qu'ils gardent avec ceux qui les ont précédés. Ils n'en parlent plus la langue, n'en comprennent plus les œuvres ; rien en eux ne rap­pelle l'esprit ancien. Ainsi les habitants d'Alexandrie, au­jourd'hui, n'ont rien de com­mun avec l'Alexandrie des Ptolémées, et encore moins avec l'Égypte des Pharaons. (Les références du *Déclin de l'Occident* sont indiquées d'après la traduction françai­se éditée chez Gallimard.) #### *La cueillette* Une barquette en plastique, pleine de mûres de ronce, pour le prix de 4 F 50, j'ai vu cela à Paris, l'été dernier, pour la première fois. 34:262 Jusqu'à ce moment-là, je ne pensais pas aux mûres comme à une marchandise. Petits fruits que l'on ramasse en passant le long des haies, que personne ne cultive, qui, du moins je le croyais, ne faisaient pas l'objet d'achat et de vente. Les mûres faisaient partie de l'économie de cueillette, qui vient de loin. Nos loin­tains ancêtres ont vécu ainsi, dit-on. Avant l'agriculture et l'élevage, on se nourrissait par la cueillette et la chasse. Et depuis des millénaires, malgré d'autres ressources, l'habitude ne s'est pas perdue. Les cham­pignons, les châtaignes, les co­quillages, les fraises, les fram­boises, les mûres, c'est toute une série de produits comes­tibles que l'on ne cultive pas, qui n'étaient à personne qu'à celui qui se donnait la peine de les ramasser. On compte aussi la truffe, devenue pro­duit de luxe, et que la publicité, avec un mauvais goût instinctif, appelle la perle noi­re du Périgord. Ce mauvais langage ne se trompe pas com­plètement, puisque la perle, comme la truffe, est donnée, non produite exprès. On la trouve, on ne la fait pas pous­ser, sauf la perle de culture, justement, bien moins appréciée. Je ne suis pas totalement étranger à ce qui se passe. Je sais bien que depuis longtemps les choses ont changé, pour les framboises comme pour les fraises des bois, pe­tites, mais bien plus savoureuses que celles qu'on cul­tive, de plus en plus énormes, monstrueuses comme des can­cers de fraise. La main-d'œuvre est chère, et il est devenu économiquement absurde de ramasser les petites baies rou­ges. Elles poussent sans rien coûter, mais la récolte seule les met hors de prix. Résul­tat : nous ne savons plus ce qu'est un véritable alcool de framboises, parce qu'il faut pour une seule bouteille un grand nombre de fruits, donc beaucoup de temps, et le temps humain est une mar­chandise d'un prix élevé. Pour les champignons, mê­me histoire. Il n'y a pas longtemps encore, chaque fa­mille campagnarde avait son « coin » à champignons, ré­servé comme une propriété particulière (même si le ter­rain appartenait à d'autres, ou à l'État, la coutume comptait plus). Il y a de moins en moins d'habitants à la cam­pagne, mais avec l'auto on peut venir de loin. Et les ci­tadins ne savent plus respec­ter les prairies, les forêts qu'ils envahissent. Certaines incur­sions ont fini par se régler au fusil de chasse. Et il y a maintenant des foires aux champignons, avec des cours, comme à la Bourse. 35:262 Là aussi on est passé de la libre cueil­lette à l'économie de marché, de la liberté réglée par l'usage à l'organisation juridique et financière qui relève finale­ment de l'administration. Il y a là des revenus, que l'on peut imposer, des prix, que l'on contrôle. On pense à la phrase de Dumas, dans les *Mousque­taires :* « ...dans ces temps de liberté moindre, mais d'in­dépendance plus grande... » (où l'on sent bien que le mot de *liberté* a le sens idéologi­que moderne, et que celui d'*indépendance* représente la liberté réelle). Pour les mûres, je ne savais pas que ce stade était atteint. On est toujours en retard. Le plaisir de la cueillette était grand. On partait en groupe, on s'attardait, on s'égarait ex­près, et on revenait d'une lon­gue promenade, paniers char­gés de baies, mains et bouches barbouillées de leur encre violette. Certainement, un plaisir, mais il y avait autre chose. Non pas, comme on pour­rait penser, le fait d'avoir ob­tenu un bien sans rien dé­bourser, une avarice pratiquée sans remords. Le plaisir dans ces cueillettes venait du fait que ces produits échappaient au monde du travail et de l'épargne. Ils étaient donnés naturellement, sans que per­sonne ait eu à les soigner, à y dépenser sa sueur. A travers eux, on retrouvait un moment paradisiaque, l'homme vivant sans soins dans un jardin iné­puisable. Nous retrouvions la Mère Nature, féconde, intaris­sable dans son abondance, laissant libre accès à ses ri­chesses toujours renouvelées. Là encore, le champ de la li­berté se rétrécit. Le cadastre, le calcul, la loi étendent un peu plus leur domaine. L'âge d'or est sans doute ce moment où la Nature est pourvoyeuse, et où l'on vit dans une grande sécurité. Il n'est pas question d'exploiter, ce qu'on demande n'est qu'une part de ce qui peut sans cesse être fourni, renou­velé par le cours incontrôla­ble du temps. L'âge d'or n'est pas l'âge de l'or, métal dont les filons peuvent s'épuiser. La Gaule fut jadis grande pro­ductrice d'or. Ce sont les noms des rivières qui nous le disent. Longtemps, sans doute, l'hom­me se contenta de recueillir les paillettes entraînées par le courant. Puis il remonta jus­qu'aux mines des montagnes et les mit à sac. Il n'en reste rien. C'est toujours ainsi, dans les âges de fer, dans les âges de mines, d'extraction, où l'on consomme en quelques an­nées les trésors accumulés pendant la nuit des temps. 36:262 Les véritables emblèmes de l'âge d'or, ce seraient la perle et l'arbre, richesses que la na­ture ne cesse d'édifier et de renouveler (à son rythme, qui nous paraît lent) et que l'on peut récolter sans les tarir jamais, si l'on n'y met pas la fureur qui transforme toute terre en désert. Georges Laffly. 37:262 ### Sur les litanies de saint Joseph *suite* par Antoine Barrois Joseph très prudent Promis l'un à l'autre, Joseph et Marie n'habitaient pas ensemble lorsque Marie se trouva enceinte du Messie. Et lorsque Joseph l'apprit, il n'était pas averti du mystère de l'Incarnation. Alors, nous dit l'Écriture, Joseph résolut de renvoyer Marie secrètement, car il ne voulait pas la déshonorer (Matth., 1, 19). Quelle que soit l'interprétation que l'on donne de ce qu'on appelle son doute, la prudence de saint Joseph éclate dans la détermination qu'il prend. Il ne semble pas possible de retenir l'opinion de ceux selon qui le doute de saint Joseph portait sur la culpabilité de la Sainte Vierge. Marie avait-elle averti Joseph qu'elle était liée par un vœu de virginité, et lui-même était-il lié de la même manière, nous ne le savons pas. Mais ce que nous savons de la pureté de la Mère de Dieu et de son époux, nous empêche d'admettre une défiance de cette sorte -- presque basse et en tout cas incom­patible avec l'honneur de l'un et de l'autre. 38:262 Il paraît préférable de considérer que saint Joseph n'a jamais douté de Marie, mais de la conduite à tenir dans une situation très difficile et douloureuse. Saint Joseph en effet devait prendre une décision, le fait l'y obligeait. Ce qu'il dit des souffrances de saint Joseph à ce moment ne permet pas de conclure absolument quel était l'avis de Bossuet sur ce point. Mais il est sûr qu'il célèbre, comme s. Jean Chrysos­tome, la modération et la sagesse de la résolution prise. Comme Joseph était juste, il devait appliquer la loi qui lui interdisait de prendre pour épouse celle qui lui était promise et qui se trouvait enceinte sans qu'il sût comment. Mais la perfection de sa vertu lui conseillait d'être miséricordieux envers quelqu'un qu'il aimait et ne pouvait soupçonner de faute. Il résolut donc de la renvoyer sans la diffamer, secrètement. Admirable prudence qui ajuste exactement, en une circonstance aussi délicate, le moyen convenable au but légitime. Pour cette raison, il semble qu'il serait judicieux de demander à saint Joseph son assistance dans les difficultés liées au divorce, si fréquentes aujourd'hui même parmi nous. Joseph très fort On rend souvent *fortissime* par *très courageux.* Cette traduction a l'inconvénient de ne pas rappeler à la mémoire ce que l'Église enseigne de la force. L'Église célèbre la force de saint Joseph car il faut une grande vertu de force pour faire œuvre bonne et raisonnable en toutes circonstances et conserver sans cesse le désir que la loi divine soit accomplie. Joseph vit celle qu'il aimait enceinte, sans qu'il sût comment. Quelle force il devait avoir pour que Dieu lui inflige ce coup. Coup le plus imprévisible, le plus incompréhensible qui ait pu l'atteindre. La mort même de sa bien-aimée aurait été une épreuve moins mystérieusement cruelle. « Partout où entre Jésus, dit Bossuet, il y entre avec ses croix et toutes les contradictions qui doivent l'accompagner. » Entrant dans la vie de Joseph, le Fils plantait sa croix. Et il la plantait au cœur de l'amour très virginal et très ardent que Joseph portait à Marie. Joseph donc savait que Marie attendait un enfant. Il avait résolu de se séparer d'elle. Et cette décision prise, il dormait. Dormir ne passe pas, habituellement, pour une illustration décisive de la vertu de force. Mais, si l'on ose dire, quiconque a été amoureux peut savoir quelle force il lui aurait fallu pour dormir en semblable circonstance. 39:262 Et pourtant Joseph faisait ce qu'il avait de mieux à faire, sa décision prise, avant d'en faire part à Marie. Mais, dans la nuit, Dieu lui envoya un ange pour l'avertir. Que les malins sourient : et si Joseph n'avait pas dormi ? S'il n'avait pas dormi, il aurait moins bien fait, l'Écriture l'atteste ici. Et Bossuet, après Chrysostome, célèbre le sommeil du juste Joseph autant qu'il admire sa maîtrise de soi. Joseph très obéissant *Un ange du Seigneur dit à Joseph : ne crains point de prendre Marie avec toi. Et Joseph prit sa femme avec lui.* *Un ange du Seigneur dit à Joseph : lève-toi, prends l'enfant et sa mère, fuis en Égypte. Et Joseph, durant la nuit, prit l'enfant et sa mère, et se retira en Égypte.* *Un ange du Seigneur dit à Joseph : retourne avec l'enfant et sa mère dans le pays d'Israël. Et Joseph se mit en route avec l'enfant et sa mère pour revenir dans le pays d'Israël.* *Mais Joseph appréhenda de retourner à Bethléem car la Judée était gouvernée par un fils d'Hérode -- Ayant reçu un avertisse­ment du ciel, il se retira en Galilée.* C'est une obéissance exemplaire que manifeste l'exécution des quatre ordres du Seigneur, -- obéissance qui ne peut procéder que d'un parfait assentiment intérieur à la volonté divine. Les messages que reçoit saint Joseph à quatre reprises ne lui dévoilent qu'une fraction limitée du plan divin. Le Seigneur éprouve ainsi son serviteur très obéissant. Joseph reçut ces quatre avis providentiels en songe. On peut en conclure que ceux qui, abandonnant les soucis terrestres, se reposent comme Dieu le veut, sont éclairés comme Dieu l'entend lorsque le besoin s'en fait sentir. Par son acquiescement à la parole de l'ange, Marie avait réparé la désobéissance d'Ève. De même, peut-on dire, Joseph a réparé celle d'Adam. Marie et Joseph ont heureusement cru l'ange du Seigneur et, par là, permis l'Incarnation et le déroulement de la vie cachée selon le dessein divin. Joseph très fidèle Saint Paul y revient souvent. Il le dit aux Corinthiens, aux Thessaloniciens, aux Hébreux : *fidelis Deus --* Dieu est fidèle. 40:262 A Timothée, il précise que si nous lui sommes infidèles, Dieu demeure fidèle car il ne peut se contredire, se renier. A l'image de la fidélité divine, celle des serviteurs consiste à ne contredire, à ne renier en rien le Seigneur. La récompense de cette fidélité est la vie en la présence de Dieu. Lorsqu'il fait l'éloge de la fidélité, le Sauveur l'affirme : l'entrée dans la joie du Seigneur est la récompense commune à tous les serviteurs fidèles ; chacun reçoit d'autre part la récompense qui lui est due selon sa charge et son travail. Ces considérations permettent de prendre une juste vue de la fidélité de saint Joseph, dont la mission était de tenir la lampe sous le boisseau. Il y fut si fidèle que sa mission l'a lui-même entouré d'un halo de secret. Joseph était certainement un serviteur très fidèle lorsque le Sauveur lui fut confié. Mais quelle constance et quelle exactitude dans le dévouement et dans la confiance furent alors exigées de lui. Il y a ce que nous savons : qu'il n'y eut pas de place pour le Fils de Dieu à Bethléem et qu'il fallut fuir de nuit en Égypte. Il y a ce que nous pouvons imaginer de la dureté de ces jours où ils furent pauvres entre les pauvres, démunis et exilés. Et il y a ce que nous ne savons pas et que nous ne pouvons qu'à peine soupçonner : la perfection de sa confiance et de son dévouement, telle qu'il peut être dit très fidèle, lui dont la mission était de servir de père à son Créateur. Speculum patientiae La patience rend plus éclatantes en nous l'image et la ressem­blance de Dieu enseigne le P. Emmanuel. Car Dieu use d'une longue patience envers nous. La patience nous fait accepter les épreuves : lors de la fuite en Égypte, Joseph a immédiatement fait sienne la volonté divine et les souffrances qu'elle comportait. La patience défend contre la tristesse selon le monde : Joseph s'est attaché avec joie à l'exécution du dessein qui protégeait de la mort l'Enfant-Dieu qu'il aimait d'un amour paternel. Acte de patience aussi admirable que le portement de Croix, Dieu prend la fuite : Chef de famille, saint Joseph est pleinement associé à cet acte. Il y a un mystère de la patience de saint Joseph. Saint Thomas, après saint Jean Chrysostome enseigne que la patience doit être sans autre limite que les injures faites à Dieu. Car dans ce cas, il faut s'insurger contre celui qui fait le mal. Notre-Seigneur lui-même a donné l'exemple lorsqu'il a chassé les marchands du Temple. 41:262 Mais, comme la Sainte Vierge le sera durant la Passion, saint Joseph est associé à l'exercice de la patience divine dans l'Incarnation et la vie cachée. « Croyez que la longue patience dont use Notre-Seigneur est pour votre bien » affirmait saint Pierre. La patience divine alors que les offenses humaines crient vengeance est un grand mystère. Saint Joseph en est le miroir. Amant de la pauvreté L'Écriture nous l'enseigne, saint Joseph était pauvre au sens matériel : l'offrande au Temple pour le rachat de Jésus est celle des pauvres ; non pas l'agneau, mais deux tourterelles ou deux colombes. Mais à lire attentivement, on peut conclure aussi que Joseph était pauvre au sens spirituel ; et non seulement détaché des biens de la terre, mais pauvre volontairement à l'image et à la ressemblance de son fils. Cela se voit, si l'on peut dire, à ce que l'ange ne dit pas lorsqu'il donne l'ordre à Joseph de fuir en Égypte. L'ange ne dit pas un mot de la subsistance de la sainte famille, ni pendant le voyage, ni pendant l'exil. Ce silence ne surprend pas si l'on consi­dère que Joseph était volontairement pauvre, c'est-à-dire qu'il avait tout quitté pour être à Dieu. L'ange ne l'entretenait pas de savoir où il reposerait sa tête, celle de Marie, celle de l'Enfant, parce qu'il avait un cœur de père pour Celui qui, riche, s'était fait pauvre pour nous. Il aimait la pauvreté et il était bienheureux car il vivait avec le fondateur du royaume des cieux. (*A suivre*.) Antoine Barrois. 42:262 ### Le retour de l'Alleluia DEPUIS que les Chérubins à l'épée de feu ont fermé la porte de l'Éden, une immense nostalgie traverse l'histoire des hommes. On peut dire que cette nos­talgie se confond avec leur histoire. Une histoire pleine de cris, de sang et de meurtres. Et de douceur aussi. De cette douceur puisée aux heures brèves d'innocence, lorsque nos mères de la terre détournaient sur nous les quatre fleuves du paradis. #### *Les rêves de Platon* Un jour, vint frapper à la porte de notre monastère un hom­me qui avait beaucoup voyagé, beaucoup souffert ; il nous confia que son âme, pour comble de malheur, était comme plongée dans la nuit. 43:262 Cependant, nous disait-il, une aube veillait, non d'espérance à proprement parler, mais de furtive nostal­gie : c'était assez pour empêcher le désespoir. On se prend à rêver alors à la théorie platonicienne de la *réminiscence* et de la *préexistence des âmes,* comme à une précieuse parabole. Il ne faut pas s'étonner de l'influence de Platon sur les Pères de l'Église : il est par excellence le philosophe de la Beauté inac­cessible, le philosophe du désir, le philosophe de l'Au-delà. Son intuition, son vocabulaire et sa profonde poésie ont servi de cadre et de moyen d'expression à Origène, à saint Basile, à saint Augustin, à saint Grégoire : « *Les rêves de Platon avaient marché pour lui *» ([^5])*.* La réminiscence, c'est la parabole de l'âme qui, née dans le ciel, se trouve soudain, par une catastrophe inexplicable, comme *tombée* dans un corps. La création, pour les Anciens, était une chute, un drame dont la mort était le dénouement heureux. C'est pourquoi Platon dit que l'âme est dans le corps comme dans une prison ; l'ascèse, une purification du regard ; et la vie terrestre, un apprentissage de la mort. Bienheureuse plaie toujours ouverte ; réserve d'honneur, tension douloureuse dont témoignent la mystique, l'art et la poésie, grâce à laquelle l'homme n'est jamais tout à fait satis­fait, ni tout à fait abattu. Charles Baudelaire entendait là le cri de l'humanité, et il a évoqué ce cri dans un poème extraordinaire, intitulé « Les phares » : 44:262 *C'est un cri répété par mille sentinelles,* *Un ordre envoyé par mille porte-voix.* *C'est un phare allumé sur mille citadelles,* *Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois.* *Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage* *Que nous puissions rendre de notre dignité,* *Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge* *Et vient mourir au bord de votre éternité.* ([^6]) Tous sanglotent au fond d'eux-mêmes, tous gémissent, jus­qu'au stoïcien en sa tristesse roidie, de tant tarder à retrouver, à travers la brume des imaginations souillées, le paradis perdu, renié combien de fois, et confondu si souvent, hélas ! avec le maigre hochet des amours humaines. Nous sommes irrémédiablement déçus par ce qui change ; las de ce qui n'est pas éternel ; tristes, comme Héraclite, de ne pouvoir jamais toucher deux fois l'eau du fleuve ; malades de confondre les chemins de terre avec les avenues du Royaume, l'espoir avec l'Espérance, le bonheur avec la Béatitude. S'il nous arrivait de l'oublier, quelqu'un nous attend au bord du chemin, sombre vêtu : *Bon chevalier masqué qui chevauche en silence,* *Le malheur a percé mon vieux cœur de sa lance* ([^7]) Rien n'est émouvant et universel dans la littérature comme le thème du désenchantement. Toutes les grandes œuvres sont frappées de ce caractère ; toutes se font l'écho de cette parabole de l'Évangile trop peu connue : le Royaume des Cieux est sem­blable à un homme qui avait amassé de grandes richesses en ses greniers. Mais il s'entendit dire : « Malheureux, ce soir on te demandera ton âme ! » 45:262 C'est pourquoi le pressentiment de la mort plane au-dessus des plus grands poèmes de l'humanité : l'Iliade, le théâtre grec, Shakespeare, Racine, Claudel ; mais aussi les Haï-Kai qui en trois mots éternisent l'instant, et les estampes japonaises où, d'un trait de pinceau précis, un amandier émerge de la brume. En somme, l'homme ne veut pas mourir et le sanglot baudelai­rien lui rappelle tragiquement que nous sommes faits pour *autre chose ;* que « la vraie vie est ailleurs » (Rimbaud), et que les seules questions qui se posent à l'homme terrestre sont ré­sumées dans le titre que Paul Gauguin donnait à sa grande fresque de Tahiti : « *Qui sommes-nous, d'où venons-nous, où allons-nous ? *» #### *Babylone* La sainte Église, comme une mère diligente, use de mille industries pour nous rappeler que nous sommes des oiseaux blessés, en mal de grands espaces. Elle nous dit que nous som­mes faits pour Dieu comme l'oiseau pour voler. Séparés de Celui qui est à la fois notre source, notre milieu et notre fin, nous sommes comme des poissons sur le sec : quelques pi­rouettes, puis deux ou trois soubresauts plus mornes, enfin l'im­mobilité sur le flanc, le triste battement des ouïes, l'asphyxie et la mort. L'homme ne sait pas pourquoi il vit ; il sait encore moins pourquoi il meurt. C'est pourquoi l'Église n'a de cesse de lui rappeler, par ses cantiques, par ses sacrements et par sa litur­gie, la vérité première à laquelle il faut toujours revenir : nous sommes en exil ! 46:262 Rien de plus émouvant à ce titre que l'entrée dans la Sep­tuagésime : le cycle annuel de la liturgie se brise pour ainsi dire ; l'anneau parfaitement circulaire qui exprime l'éternité subit un choc, une rupture : la disparition de l'Alleluia. L'Église, éducatrice de l'homme, lui offre chaque année ce mimodrame sacré, grâce auquel ses enfants vont reprendre le chemin de l'exil, avec l'Israël de l'ancienne alliance. Pendant soixante-dix jours, qui représentent les soixante-dix ans de la captivité de Babylone, nous reprenons la route, chaque année, armés de rites, de chants et de symboles, vers les régions sans soleil, loin de la ville sainte. « *Nous voici au bord du fleuve de Babylone, et nous avons pendu nos harpes aux branches des saules : comment pourrions-nous chanter nos cantiques sur une terre étrangère ? Que ma droite se dessèche si je t'oublie, ô Jérusalem ! *» ([^8]) Or le départ en exil a été un événement sans précédent dans l'histoire d'Israël. Voici le récit qu'en fait le chapitre XXV du Livre des Rois : « *La neuvième année du règne de Sédécias, le dixième mois, le dixième jour du mois, Nabuchodo­nosor, roi de Babylone, vint avec toute son armée contre Jérusalem, et établit son camp devant elle ; on construisit tout autour des murs d'approche.* « *La ville fut assiégée jusqu'à la onzième année de Sédécias.* 47:262 « *Le neuvième jour du mois, comme la famine était grande dans la ville, et qu'il n'y avait plus de pain pour le peuple du pays, une brèche fut faite à la ville, et tous les gens de guerre s'enfuirent la nuit, par le chemin de la porte entre les deux murs, près du jardin du roi, pendant que les Chaldéens environnaient la ville. Le Roi prit le chemin de l'Araba. Mais l'armée des Chaldéens poursuivit le roi et l'atteignit dans les plaines de Jéricho, et toute son armée se dispersa loin de lui. Ayant saisi le roi, ils le firent monter vers le roi de Babylone à Rébla, et on prononça sur lui une sentence. On égorgea les fils de Sédécias sous ses yeux. Puis Nabuchodonosor creva les yeux à Sédécias et le lia avec deux chaînes d'airain ; et on le mena à Babylone. *» ([^9]) Le Temple incendié et détruit, le dernier des rois de Juda emmené en captivité les yeux crevés et chargé de chaînes, c'est sur ce fond tragique, chargé de puissants symboles, que l'Église découpe les éléments de sa prière et de son enseignement ; c'est sur cet horizon de l'histoire que vient s'insérer, comme en surimpression, la sainte quarantaine inspirée par les quarante jours de jeûne de Jésus-Christ au désert. #### *O vere Beata Nox* Puis vient la nuit de Pâques, en mémoire de cette autre « nuit vraiment bienheureuse, qui seule -- comme le chante l'Exsultet -- mérita de savoir le temps et l'heure où le Christ ressuscita des enfers ! » C'est au cours de cette nuit de la vi­gile pascale que le diacre, après le chant de l'Évangile, s'avance 48:262 vers le célébrant, s'incline profondément et lui annonce le re­tour de l'Alleluia par ces mots : « *Reverende Pater, annuntio vobis gaudium magnum quod est : Alleluia ! *» ([^10]) Jadis au Moyen Age, les liturgies, volontiers prolixes, permettaient à la joie de se donner libre cours, par le truchement inattendu d'un enfant vêtu de blanc, symbolisant l'Alleluia de Pâques ; l'en­fant circulait librement de l'autel jusqu'aux fidèles pendant tou­te la fin de la messe, au vu de tous. Nos ancêtres aimaient regarder, écouter, sentir ; ils savaient faire usage des cinq sens pour que rien ne soit exclu de l'offrande qu'ils faisaient monter vers Dieu. Mais la liturgie aux doigts divins saura laisser tomber ce qui est accessoire, ne retenant que ce qui est universel. Le dia­cre, après l'annonce de *gaudium magnum,* porte au célébrant la première antienne d'Alleluia. Celui-ci l'entonne trois fois sur une note chaque fois plus haute. La mélodie est courte ; le procédé sobre, mais saisissant. Dans le sanctuaire et dans la nef, la communauté attend les premières notes de l'Alleluia qui avait disparu depuis soixante-dix jours. L'effet produit n'est pas celui d'un coup de cymbale, mais d'une éclosion douce, hési­tante, presque timide. Voici la mélodie : ![](media/image1.png) Comme on le voit, le *crescendo* s'élève graduellement ; le chant hésite à prendre son vol et les ailes de l'Alleluia, aux­quelles reste attaché un peu de sang, s'ouvrent en tremblant ; 49:262 les notes se détachent avec peine des intervalles sol *la si sol la sol* avant de s'élancer jusqu'au *do,* en un mouvement doux et ample, qui exprime le repos et la plénitude. Ici on touche au miracle du grégorien. Ce que représente pour une communauté monastique la ré­apparition de l'Alleluia dans la nuit de Pâques, et le déluge des vocalises qui se succéderont pendant tout le temps pascal, n'est pas traduisible par des mots. L'Alleluia est notre atmosphère. Nous revivons. Le signe palpable de notre vocation céleste est réapparu sur nos lèvres, dans notre souffle, dans nos oreilles, devant nos yeux. Au ciel, dit saint Augustin, nous clamerons : « Amen, Alleluia ! ». *Amen* qui signifie : le Seigneur a accompli ses promesses ; *Alle­luia :* louez Yaweh. Nous ne sommes pas encore dans le ciel, mais par la gratuité de l'Amour, une part de vous-même, qui grandit chaque jour, s'y trouve déjà transportée : l'Alleluia nous est berceuse, épithalame, accompagnement, musique inté­rieure, chant de marche. Et pour tout dire, selon un adage ancien, nous sommes nous-mêmes des Alleluias vivants. Benedictus. 50:262 ### L'enquête du cardinal Knox sur le latin et la messe tridentine par Louis Salleron #### Les questions de l'enquête Les lecteurs d'ITINÉRAIRES se souviennent de l'enquête menée par le cardinal Knox, préfet de la S. Congrégation pour les sacrements et le Culte divin, sur l'usage du latin dans la célébration de la messe et sur la messe tridentine. Jean Madiran en a révélé l'existence et le contenu dans le numéro 246 (sep­tembre-octobre 1980, p. 153-157) ; et dans le numéro 257 (no­vembre 1981) il a publié la réponse de Mgr de Castro-Mayer, évêque de Campos (Brésil). C'est le 19 juin 1980 que le cardinal Knox envoya sa lettre aux 2317 évêques diocésains de rite latin. Leur réponse était sollicitée pour le 31 octobre. 51:262 Au 30 novembre, 1750 réponses étaient arrivées, représentant 75,52 % des évêques consultés. (41 réponses parvenues postérieurement et n'entrant pas dans les statistiques des tableaux portent à 1791 le nombre total des réponses reçues, soit 77,29 %.) Deux questions étaient posées : 1 a) -- *Dans le diocèse dont Votre Excellence est le Pasteur y a-t-il des Messes célébrées en latin ?* b\) *-- Est-ce que la* « *demande *» *de latin dans la liturgie de la Sainte Messe continue ? Est-ce qu'elle augmente ? Est-ce qu'elle diminue ?* 2 *-- Y a-t-il dans votre diocèse des personnes ou des groupes particuliers qui insistent pour avoir la Sainte Messe en langue latine selon l'ancien rite* (« *messe tridentine *») *?* *Quelle est la consistance de ces groupes ?* *Quelles sont les motivations qui les portent à ces posi­tions et aux demandes ci-dessus ?* Les réponses à ces questions ont donné lieu à un compte rendu qu'ont publié les *Notitiae,* l'organe de la Congrégation pour les sacrements et le culte divin de décembre 1981 (n° 185), aux pages 589-611. Un « sommaire », en français, espa­gnol, anglais et allemand, sur feuilles roses intercalées sans pagination dans le cahier, nous apprend que « le résultat de l'enquête et l'ensemble de la documentation reçue forment la matière de huit volumes remis au Saint-Père, qui a jugé oppor­tune la publication d'un compte rendu, destiné à faire connaître la situation concrète sur les problèmes en question ». Le compte rendu comprend : 1\) La lettre aux évêques du 19 juin 1980. 2\) Les tableaux, par continents et nations, avec les chiffres qualifiant les réponses sur chacune des questions de l'enquête. 52:262 3\) Une relation (*relazione*) en italien expliquant le sens de ces chiffres, donnant les pourcentages, et commentant le tout. 4\) Un appendice donnant les résultats des 41 réponses parvenues après le 30 novembre 1980. #### *Le but de l'enquête* Le but de l'enquête est indiqué par le cardinal Knox dans sa lettre aux évêques du 19 juin 1980. Il veut savoir, afin d'en informer le Souverain Pontife, où en est la restauration litur­gique : « Liceat mihi *quasdam* tibi proponere *quaestiones* de rebus, quae ad competentiam huius Sacri Dicasterii pertinent et *ad exsequendam instaurationem liturgicam* spectant, eo consilio ut de iis deinde ad Summum Pontificem referam. » (Permettez-moi de vous poser *quelques questions* sur des points relevant de la compétence de ce Sacré Dicastère et qui concer­nent *l'accomplissement de la restauration liturgique,* afin que j'en puisse faire un rapport circonstancié au Souverain Pontife.) (C'est moi qui souligne.) On notera immédiatement que les « quelques questions » -- exactement : « certaines questions » -- qui concernent la « restauration » liturgique, portent *uniquement sur la messe.* C'est avouer que le changement de la messe était bien le but premier de la réforme liturgique. Mais même si l'enquête ne devait porter que sur la messe, les questions posées auraient dû normalement se référer à la Constitution conciliaire. Par exemple : *l'usage du latin est-il observé conformément à la Constitution* (*art. 36 et s.*) *? Si la messe n'est pas célébrée entièrement en latin, quelles en sont les parties qui sont dites dans la langue vernaculaire ? Le chant grégorien y occupe-t-il, conformément à la Constitution* (*art. 116*)*, la première place ? Quelle place y tiennent la polyphonie* (*art. 116*) *et le chant religieux populaire* (*art. 118*) *? En dehors du nouveau rite, quels sont les rites traditionnels* (*art. 4*) *et notamment le rite tridentin qui sont observés ?* 53:262 Ce ne sont donc pas ces questions qui ont été posées -- comme elles auraient dû l'être -- mais d'autres, qu'on a vues, et qui auraient pu être formulées en une seule, non pas plus claire mais plus franche : « *Dans quelle mesure êtes-vous dé­barrassé, dans votre diocèse, de la messe en latin et de la messe tridentine ? *» C'est bien ce que veut savoir le cardinal Knox, assuré d'avance de son triomphe. Il s'adresse à des complices. L'Église conciliaire, ainsi nommée parce qu'elle viole la lettre et, espérons-le, l'esprit du concile, est déjà solidement im­plantée en 1980. Relevons tout de même que ses questions sur la messe tridentine en consacrent indirectement la légitimité et la légalité. Le cardinal ne voulait pas risquer de se faire excommunier en disant ou même en insinuant qu'elle était in­valide, illégitime, illégale et illicite. Il lui suffisait de se faire répondre que seule une infime minorité en voulait. Sa rou­blardise n'a consisté qu'à s'enquérir du nombre de ceux qui « insistaient » pour avoir la messe traditionnelle, alors qu'il s'agit de ceux qui la célèbrent ou y assistent. Mais la ruse de la vérité s'est révélée plus forte que celle du mensonge. Elle proclamait la reconnaissance officielle de la messe tradi­tionnelle. Il s'est trouvé un évêque, Mgr de Castro-Mayer, pour la confirmer. Le pape n'a ni excommunié, ni suspendu, ni blâmé l'évêque de Campos. Telle est la force de l'Église éternelle et de la vérité. #### *Les résultats de l'enquête* Les résultats de l'enquête nous sont donnés sans fard par le « sommaire » : 54:262 « *-- En ce qui concerne le latin, il résulte très clairement que son usage tend à disparaître, laissant de plus en plus la place aux langues vivantes. Le latin reste en usage seulement dans certains groupes de haut niveau culturel et chez les spécialistes du chant grégorien.* « *-- Quant à la messe dite* (*sic*) « *tridentine *»*, la quasi-totalité des évêques la considère comme un problème pour ainsi dire inexistant ; ils s'opposent à la concession de l'ancien rite à côté des livres liturgiques restaurés selon Vatican II. *» ![](media/image2.png) Voilà. C'est parfaitement clair et parfaitement exact. Jean Madiran, qui nous cache ses talents d'astrologue, nous avait fait part de la réponse des astres, dès septembre-octobre 1980*,* dans ITINÉRAIRES. Point n'était besoin de tant de papier -- huit volumes, n'oubliez pas -- pour en arriver là après dix-huit mois. Reste à y regarder de près. Ce n'est pas facile. Il faudrait reproduire les tableaux des réponses et le commentaire qu'en fait la relation -- autant dire tout. 55:262 Il y a un tableau par *continent,* soit 7 tableaux (Afrique, Amérique du Nord, Amérique centrale, Amérique du Sud, Asie, Europe, Océanie), avec la liste des *nations* de chaque continent. Chaque tableau comprend *quatre colonnes,* avec des subdi­visions. Le tableau ci-dessus, concernant l'Europe et dont nous retenons à titre d'exemple cinq des trente et un pays qui y figurent, fera comprendre ces explications. Résumons maintenant, pour le monde entier, le résultat en nombres et en pourcentages, des réponses obtenues : A\) *-- Célébration de la messe en latin :* Colonne 0 1177 67,25 Colonne 1 310 17,71 Colonne 2 37 2,11 Colonne 3 169 9,65 Colonne 4 57 3,25 B\) *-- Demande de langue latine :* Colonne 0 1467 83,82 Colonne 1 128 7,31 Colonne 2 7 0,4 Colonne 3 148 8,45 C\) *-- Problématique de la messe tridentine :* Colonne 0 1389 79,37 Colonne 1 101 5,77 Colonne 2 184 10,51 Colonne 3 76 4,34 #### *Les commentaires officiels* La « relation » fait suivre les résultats statistiques de six pages de « Réflexions sur l'enquête concernant l'usage du latin et la messe tridentine ». 56:262 Ces réflexions sont celles qu'on de­vine : « Les réponses des évêques permettent de constater que, dans le monde entier, la liturgie rénovée selon les principes établis par le concile est appréciée, qu'elle a produit et conti­nue de produire des fruits abondants dans le peuple chré­tien (...). S'il est vrai qu'il existe une minorité, souvent très active, qui propage ses propres idées et cherche à imposer sa propre pratique liturgique, il est vrai aussi qu'il existe une énorme majorité silencieuse satisfaite de la liturgie rénovée et fidèle aux normes établies. » Tout le reste est de la même eau. On nous apprend que « le latin, comme langue liturgique de l'Église, tend de plus en plus à disparaître », les « célébrations » étant faites « dans leur immense majorité » en langue vernaculaire ; et on nous explique pourquoi il subsiste encore çà et là. « Quelques évê­ques africains, par exemple, font remarquer que dans le culte des esprits on utilise des langues mystérieuses, inconnues de ceux qui y participent. De la même manière, l'usage du latin pourrait donner une certaine couleur « sacrée » aux célé­brations chrétiennes. » sur quoi l'on nous assure que « cette façon de penser s'écarte passablement des principes de la Constitution *Sacrosanctum concilium *»*.* (Il faut bien rire un peu.) Le problème de la messe tridentine ne se pose aux évêques que du fait d' « une toute petite minorité très active qui fait entendre bruyamment sa voix ». Elle ne concerne que « quel­ques pays d'Europe, d'Amérique et d'Océanie ». Eh ! oui d'Océanie. (Si l'on se reporte aux tableaux détaillés de l'Océa­nie, on constate effectivement qu'en Australie 12 diocèses com­portent des messes tridentines contre 12 où elles n'existent pas, en Nouvelle-Zélande les 6 diocèses ont des messes tridentines et en Nouvelle Calédonie l'unique diocèse bénéficie de messes tridentines.) 57:262 La relation nous apprend que, selon les évêques, le « point de départ » de la célébration de la messe tridentine « est toujours la non-acceptation de l'œuvre (*operato*) du concile Vatican II. Cela amène souvent à considérer comme non légi­times les papes Jean XXIII et Paul VI et même Jean-Paul I^er^ et Jean-Paul II. On affirme que l'Église, dans la personne du pape Paul VI, n'avait pas l'autorité de changer la Constitution Apostolique « Quo primum tempore » de St Pie V (1570). « Les groupes se considèrent comme porteurs de la vérité et de l'orthodoxie en face de l'Église romaine qui serait tombée dans l'hérésie. » Bel amalgame, comme on voit. Pour illustrer la dernière phrase, une note nous apporte le témoignage suivant : « Un évêque a fait remarquer que dans les faire-part de ceux qui sont décédés chrétiennement mais qui appartiennent au mou­vement de Mgr Lefebvre, on dit souvent : « Il est décédé après avoir reçu les sacrements d'Écône. » Cette relation est décidé­ment fort instructive. « En résumé, conclut la relation, à part l'évêque (*Mgr de Castro Mayer*) qui a imposé le rite de Pie V (*décanonisé, du coup*) et les 6 évêques anglais qui se réfèrent à l'indult concédé à leur pays (*indult concédé en 1971 à l'Angleterre et au Pays de Galles, autorisant la messe de s. Pie V en de nombreuses circonstances*)*,* les évêques qui peuvent être considérés comme favorables à une concession limitée et sous conditions de la messe tridentine, non comme un idéal, mais comme un moin­dre mal, pour éviter des troubles dans leur diocèse, sont en tout : 4, représentant 0,22 % des réponses reçues. 12 autres évêques (représentant 0,68 %), qui n'ont aucun problème de ce genre dans leur diocèse, seraient favorables à une éventuelle concession là où le problème pourrait exister. Le reste de l'épiscopat (représentant 98,68°6) considère le problème com­me résolu, -- en ce sens que ce qu'on appelle (*sic*) le rite ancien ou tridentin est désormais dépassé --, quand il ne s'oppose pas catégoriquement à une éventuelle concession. 58:262 « Le pourcentage élevé de réponses de l'épiscopat mondial peut être interprété comme un signe d'intérêt pour la question, d'où l'on peut conclure qu'il serait préférable d'éviter une concession qui créerait plus de problèmes qu'elle n'entendrait en résoudre. « En effet, aux dires des évêques, l'esprit qui s'est créé dans ces groupes (*sic*) donne à penser qu'une éventuelle concession de la messe tridentine marquerait le début, à l'intérieur des diverses communautés ecclésiales, d'une attitude de mépris pour ce qui a été établi par le concile Vatican II et par le Saint-Père, ce qui serait une blessure grave faite à la communion et à l'unité de l'Église. » Tels sont les commentaires officiels des résultats de l'en­quête. Voici maintenant les nôtres. #### *Nos commentaires* Nos commentaires pourraient se résumer dans le dernier alinéa, qu'on vient de lire, des commentaires officiels. Cet alinéa trahit, par son ton hargneux, le mensonge de l'enquête. A telle enseigne qu'il nous a été impossible de ne pas le dévoiler dès le début de cet article en parlant du « but de l'enquête ». Le dernier alinéa parle de « ce qui a été établi par le concile Vatican II et le Saint-Père ». Or ce qui a été établi par le concile Vatican II est ignoré, ou rejeté, par la relation comme par l'enquête elle-même. C'est du pseudo-concile, celui de « l'Église conciliaire », promotrice et gardienne de « l'esprit conciliaire », qu'il y est question. Quant au Saint-Père, égale­ment invoqué, il ne cesse de rappeler que c'est le concile « authentique » qu'on doit suivre, c'est-à-dire celui qui s'inscrit dans la suite des conciles précédents et qu'on ne peut lire qu'à la lumière de la Tradition. 59:262 Que le cardinal Knox et les évêques qui ont répondu à l'enquête aient préféré l'Église conciliaire à l'Église catholique est leur affaire. Ce n'est qu'un signe de plus de la crise actuelle et une nouvelle « blessure grave faite à la communion et à l'unité de l'Église ». Ce qu'on peut dire pour s'en consoler un peu, c'est que les Bureaux sont devenus si puissants, tant au Vatican que dans l'épiscopat, qu'ils sont en mesure de para­lyser les intelligences et les volontés. Les « fumées de Satan » sont entrées dans l'Église ; c'est Paul VI lui-même qui l'a dit. Elles obscurcissent et parfois asphyxient les esprits. Un jour viendra où le vent de l'Esprit Saint les balaiera. Voilà, en tout cas, le premier commentaire qu'appelle l'en­quête du cardinal Knox et qui suffit à la priver de toute valeur. Consentons toutefois à l'examiner telle qu'elle se présente à nous. Que d'observations elle suscite ! Ne nous y perdons pas. Notons seulement celles-ci : 1\) -- Nous avons largement cité la relation et les commen­taires qu'elle fait des statistiques. Par exemple : que 98,68 % de l'épiscopat considère le problème de la messe tridentine comme résolu parce que les prêtres et les fidèles qui s'y accro­chent constituent une minorité insignifiante (et insupportable). A notre tour, nous ferons remarquer que sur une question qui touche de si près à la foi, il est étrange de faire arbitrer le débat à la pluralité des voix. Si Mgr de Castro-Mayer et Mgr Lefebvre sont seuls à protester à haute voix contre le concilarisme, saint Athanase et saint Hilaire étaient seuls aussi à protester contre l'arianisme. L'Église a fini par leur donner raison. Mais les 98,68 % mis en avant ne portent que sur les réponses reçues, soit 1750 sur 2317 évêques interrogés. (Toutes les statistiques portent sur les réponses reçues au 30 novembre 1980. Les 41 réponses postérieures ne modifient que très légèrement les résultats.) C'est donc *un quart* des évêques (exactement 24,48 %) qui ne se sont pas prononcés. 60:262 La relation tenant à souligner que le nombre des réponses reçues « peut être interprété comme un signe d'intérêt pour la question », on est fondé à penser que le nombre d'abstentions signifie au moins un manque d'intérêt et plus probablement un refus volontaire de donner dans le piège d'une enquête truquée. Les 98,68 % tombent ainsi à 74,01 %. Encore ne s'agit-il là que des réponses des évêques. Quant au nombre des prêtres et des fidèles qui sont attachés à la messe de saint Pie V nous l'ignorons, comme nous ignorons le nombre des prêtres et des fidèles qui se résignent par obéissance ou par nécessité à la nouvelle messe. 2\) -- Parlant de l'évêque diocésain (Mgr de Castro Mayer) qui célèbre la messe de saint Pie V, la relation dit qu'il l'a « imposée » à ses prêtres. A-t-il donc frappé de suspense ceux qui ne l'ont pas suivi (S'il en est ?). Si ses prêtres l'ont suivi, ils n'ont pas agi différemment de ceux qui dans les autres diocèses ont suivi les évêques qui leur « imposaient » la nouvelle messe, -- et ceux-là avec menaces à l'appui. Pour déconsidérer Mgr de Castro-Mayer, la relation signale en note que « le missel promulgué par Paul VI serait, au jugement de cet évêque, d'inspiration luthérienne ». L'auteur de la relation oublie ou ignore que le « jugement » de l'évêque est la simple constatation d'un fait que de nombreux protestants ont relevé pour s'en réjouir. (Cf. *La nouvelle messe,* pp. 119 et s., 193 et 215.) 3\) -- On se souvient de la phrase de la relation que nous avons citée ci-dessus, au début des « commentaires officiels » : « S'il est vrai qu'il existe une minorité, souvent très active, qui propage ses propres idées et cherche à imposer sa propre pratique liturgique, il est vrai aussi qu'il existe une ÉNORME MAJORITÉ SILENCIEUSE... » Quand je fus parvenu à ce point de ma lecture, ma pensée devança, dans un éclair, la suite des trois mots que j'écris en lettres capitales. J'en rendais in petto hommage au narrateur car cette suite ne pouvait être que la proclamation de la vérité qu'annonçait d'ailleurs logiquement le « aussi » de « il est vrai *aussi *»*.* 61:262 Bref, j'attendais : « ...(une majorité silencieuse) *appuyant de sa masse la minorité ac­tive *»*.* Las ! ce ne fut que le temps de l'éclair. La fin de la phrase était : « ...une majorité silencieuse satisfaite de la liturgie rénovée et fidèle aux normes établies. » La logique du mensonge était plus forte que la force de la vérité et que la logique de la grammaire. Mensonge, car bien au-delà des statistiques fallacieuses de la bureaucratie ecclésiastique, le *plébiscite de la majorité silencieuse* s'est manifesté dans un geste dramatique, aussi éclatant que spontané : la DÉSERTION DES ÉGLISES QUAND LA NOUVELLE MESSE Y FUT IMPOSÉE. Réflexe de « paysans » attachés à la « magie » d'un rite et d'une langue incompréhensibles ? Écou­tons donc le cardinal Marty parlant en septembre 1975 aux prêtres parisiens (*Doc. Cath.,* n° 1684, 19 octobre 1975) : « Voici le chiffre global de la pratique religieuse des 1^er^ et 2 mars 1975 : 191.420 pratiquants. Le recensement religieux de 1962 donnait pour Paris-Ville : 364.261 présents aux messes. Nous constatons donc une *diminution très importante :* 47 %. Précisons que les églises *paroissiales* accusent une diffé­rence de 54 %, alors que les chapelles n'ont que 20 %. » L'intérêt de ces chiffres concernant Paris, c'est d'émaner du cardinal Marty lui-même, mais nous savons bien qu'ils reflètent une situation qui est celle de la France entière. C'est, peu ou prou, la moitié des « messalisants » qui ont renoncé à la messe dominicale après la réforme liturgique ; et les informations qui parviennent des pays étrangers nous montrent que le phénomène est général dans le monde entier. 4\) -- Quand la relation nous assure que la liturgie « ré­novée » est « appréciée » et qu'elle « a produit et continue de produire *des fruits abondants* dans le peuple chrétien », la désertion des églises suffit à dénoncer le mensonge de cette affirmation -- à moins que les Bureaux ne considèrent que le départ de la moitié des pratiquants soit un bon débarras pour une Église progressiste plus soucieuse de l'élite (?) que du troupeau poussif. 62:262 En ce cas le succès est indéniable. Et ce n'est pas seulement cette fuite du peuple chrétien qui en témoigne. Le nombre des prêtres qui « quittent », la fermeture des séminaires, la politisation d'une fraction notable du clergé, la licence générale des idées et des mœurs sont les « fruits abondants » de la liturgie rénovée. Là encore le phénomène n'est pas propre à la France. Il est universel, et un livre récent, signé d'un chirurgien catholique renommé qui habite aux États-Unis, en témoigne pour ce pays. 10.000 prêtres et 35.000 reli­gieuses, y lisons-nous, ont renoncé à leur état religieux. Les annulations de mariages, qu'on appelle parfois « divorces ca­tholiques », avoisinent le chiffre de 10.000 par an. L'assistance à la messe a baissé de 50 %. Quant aux conversions au catho­licisme qui se poursuivaient précédemment au rythme d'environ 200.000 par an, elles ont chuté à près de zéro ([^11]). \*\*\* Pour ne pas rester sur ces visions apocalyptiques de la destruction de l'Église, nous voudrions, pour terminer, leur opposer quelques signes encourageants. Ce n'est pas aux mil­lions de martyrs d'une persécution sans précédent que nous pensons. *Sanguis martyrum semen christianorum.* Cela est d'un autre ordre, comme dirait Pascal -- sans commune mesure avec l'enquête du cardinal Knox. Nous restons sur le terrain de cette enquête. Or, paradoxalement, ce sont ses tableaux triomphalistes qui nous révèlent les germes d'une renaissance possible. On y aperçoit, en effet, que *les pays où les ravages sont les plus grands sont les mêmes où la résistance est la plus forte.* 63:262 Reprenons les tableaux où sont inscrits les chiffres dans 5 colonnes. Appelons « A » la colonne des pays, « B » celle des messes en latin, « C » celle des demandes de latin, « D » celle des messes tridentines et « E » celle du nombre des évêques interrogés et de leurs réponses. Nous pouvons dresser le tableau suivant des pays manifestant proportionnellement le plus grand nombre de réponses « négatives » (aux yeux de l'enquêteur), « positives » donc à nos yeux. ![](media/image3.png) Certes, ce qui frappe le plus dans tous ces chiffres, c'est leur hétérogénéité et leur incohérence. Il n'en reste pas moins qu'à travers leur désordre il apparaît clairement que *ce sont les pays les plus durement atteints par la réforme liturgique* qui sont aussi *ceux qui manifestent la plus grande résistance.* En ce qui concerne la France, on n'a pas oublié la réaction de l'association *Una Voce* qui y a consacré un numéro entier de son bulletin (n° 96, janvier-février 1981). On y trouve le compte rendu de toutes les démarches faites auprès des évêques par le président Henri Sauguet et par de nombreux délégués départementaux. L'ensemble constitue un substantiel dossier de la question et nous apprend beaucoup de choses sur la manière dont l'enquête a été menée dans les diocèses et sur la fausseté des réponses qu'elle fait pressentir. 64:262 En ce qui concerne l'Allemagne, on le sait de la manière la plus précise, grâce au sondage réalisé par un institut spécia­lisé à la demande du Dr Éric de Saventhem, président d'*Una Voce* internationale. En octobre 1980*,* 48 % des catholiques allemands (57 % des pratiquants) déclaraient souhaiter que la messe tridentine soit partout admise et, dans l'état actuel des choses, s'ils avaient le choix entre une messe en latin et une messe en allemand 35 % (46 % des pratiquants) choisi­raient la première. ITINÉRAIRES a fait un compte rendu détaillé de ce sondage dans son numéro 250, de février 1981. On trouve un compte rendu analogue dans le numéro sus-indiqué d'*Una Voce* (n° 96, janvier-février 1981). Perçant la croûte épaisse des mensonges officiels, tous ces faits et ces chiffres jettent une vive lumière sur la situation véritable. Si l'Église est cruellement blessée par « l'esprit conci­liaire » de la liturgie nouvelle, sa vitalité profonde reste intacte. Il n'est pas absurde d'espérer qu'un redressement interviendra un jour. Louis Salleron. 1\) Je remercie Dominique François qui m'a communiqué les pages de *Notitiae* relatives à l'enquête et m'a traduit en français le texte italien de la « relation ».  2\) Curieusement, c'est par des publications américaines et anglaises que nous avons eu connaissance des résultats, officiellement traduits en anglais, de l'enquête du cardinal Knox. En France, l'écho ne nous en est parvenu que par un com­muniqué succinct de la *Documentation catholique* (un tiers de page) dans son numéro du 21 février 1982. Nos évêques auraient dû pavoiser ! Ils ont sans doute leurs raisons de s'en abstenir. 65:262 ## L'école publique en France ### Une domination étrangère L'ÉCOLE PUBLIQUE *a été établie en France pour déchristiani­ser la France. Cette inten­tion, cette finalité sont un fait his­torique. Il a existé, il y a un siècle, un projet, un dessein, il était au pou­voir avec Jules Ferry. Ce dessein a été exécuté. Le résultat recherché a été obtenu : la France a été dé­christianisée.* *Or voici qui appelle l'attention l'Église qui est en France estime qu'il n'y a aucun rapport de cause à effet entre le dessein déchristiani­sateur de l'école publique et le ré­sultat obtenu de la déchristianisa­tion.* 66:262 *Évêques, religieux, théologiens, historiens, publicistes du monde ca­tholique établi, quand ils considè­rent la déchristianisation de la France, on les voit en énumérer et en analyser toutes les causes possi­bles et imaginables, -- toutes sauf une, sauf la véritable, sauf celle-là.* *Depuis un siècle, le peuple fran­çais subit la domination légale de minorités ethniques et religieuses étrangères à notre tradition natio­nale et chrétienne. Le système ré­publicain, qui ailleurs peut fonction­ner autrement, en France a été éta­bli pour cela, par la franc-maçon­nerie.* *Mais le monde catholique officiel, évêques en tête, ignore ou feint d'ignorer que l'école publique en France est l'instrument privilégié d'une domination étrangère : l'ins­trument par lequel les minorités ethniques et religieuses qui nous do­minent s'efforcent, par une éduca­tion à rebours, de priver la majorité des Français de la mémoire de leur identité.* *Si l'Église qui est en France ne sait plus cela, c'est qu'elle-même est envahie, colonisée, privée de son identité par la même domination étrangère.* 67:262 *Au moment où cette domination entame la dernière étape de son des­sein, avec l'actuel projet socialiste du* « *grand service public unifié d'édu­cation *»*, il faut réveiller, il faut ra­nimer la mémoire de notre identité nationale et religieuse : d'abord en déchirant ce qui l'occulte ; en dé­montant le mensonge de l'école. C'est à quoi contribuent les trois ar­ticles ci-après d'Yves Daoudal, de Rémi Fontaine et d'André Guès.* J. M. 68:262 ### Le livre qui manquait par Yves Daoudal FRANÇOIS BRIGNEAU nous a donné non pas un livre de plus, mais le livre qui manquait sur Jules Ferry, notre livre, celui qui place le fondateur de l'école laïque sous la lumière vive et crue de la tradition française et chrétienne. Une fois la « grande âme » de l'imposteur réduite aux di­mensions réelles de sa mesquinerie, il ne reste plus qu'un pantin que François Brigneau n'a aucune peine à mettre en pièces pour en faire un feu de joie. Même si, malheureusement, son fantôme continue de hanter, aujourd'hui plus que jamais, les allées du pouvoir, avec toute la pestilence qui émane d'un esprit aussi faisandé. Le livre de François Brigneau est avant tout un livre d'histoire. C'est une partie de l'histoire secrète de la République maçonne qu'on nous cache, et qu'on cache soigneusement aux enfants des écoles, parce qu'elle est tellement ignoble qu'elle ne peut entrer en aucune manière dans la mythologie républicaine, tellement sordide qu'elle salirait les marbres polis du Panthéon. 69:262 Tellement écœurante qu'elle vous donne la nausée à la moindre évocation du laïcisme républicain, et qu'elle ferait fuir des salles de classe les enfants qui n'y font déjà plus grand chose. Et c'est parce que cette histoire est telle que Jules l'imposteur est un pamphlet. Le travail scientifique de recherche et d'ana­lyse est nécessaire ; nul ne peut contester que François Bri­gneau l'ait accompli. Mais il est aussi parfaitement légitime de commenter les faits, d'apprécier le déroulement des événe­ments à la lumière d'une doctrine qui sert de point de référence. Car tout le monde utilise une doctrine, et les historiens moder­nes qui font de l'histoire un chaos croient au « hasard » et à la « nécessité ». La référence de François Brigneau, c'est la tradition chré­tienne de la France. Qui n'est pas un mythe. Et près de deux cents ans de politique directement dirigée contre elle n'ont pas réussi à la détruire, comme le prouvent la presque-restau­ration de 1873, l'influence de l'Action française entre les deux guerres, l'audience du maréchal Pétain en 1940, ... et mainte­nant l'existence du quotidien PRÉSENT. Certes, il se passait parfois, et même souvent, des choses peu ragoûtantes au royaume de France. Mais l'ignominie ne pouvait être à la fois secrète et officielle comme celle de la République maçonne, et la continuité royale et traditionnelle brisait les tentatives de subversion des valeurs vitales. Elle pouvait provoquer des catastrophes et perturber la vie du royaume, mais elle ne pouvait pas souiller l'âme de la France, ce qui est un triste privilège démocratique, dont la république a usé dès sa naissance. \*\*\* « On peut, si l'on veut », dit Jean Madiran dans sa préface, « lire d'abord les derniers chapitres », où François Brigneau raconte son enfance laïque. Eh bien moi je dis aux lecteurs : ne le faites pas. Ne le faites pas pour deux raisons. D'abord pour sauver votre vertu. Évidemment, quand on vous dit que Brigneau se raconte vers la fin du livre, vous êtes prêts à vous y précipiter, n'écoutant que les sirènes de la paresse et de la gourmandise qui vous décrivent à l'avance les plaisirs que cet étonnant conteur va vous offrir. Non. Sachez écouter la petite voix du devoir, qui vous demande de connaître d'abord l'his­toire véritable de votre pays, et c'est la deuxième raison que je vous donne pour commencer le livre par le commencement. 70:262 Car c'est l'histoire d'un moment crucial, d'une étonnante ac­tualité, puisque c'est en cette année du centenaire de l'école laïque que le parti des instituteurs a pris le pouvoir. Et ne croyez pas que Brigneau, soudain intimidé par le sérieux de l'entreprise, ait mis son talent de conteur dans sa poche, alors que c'est justement un talent nécessaire à l'historien, s'il veut que son livre soit lu. Dans le premier chapitre, François Brigneau donne le sens véritable de la célébration du centenaire. « En vérité c'est la victoire de la contre-Église scolaire que l'on fête ; cette formidable machine de guerre civile qui a permis à la Répu­blique maçonnique de s'imposer à un peuple qui lui était hostile. » Guerre civile, république maçonnique qui s'impose à un peuple qui lui est hostile, c'est d'abord la Commune. Brigneau explique comment la République, proclamée après le désastre de Sedan, ne réussit qu'à faire élire une assemblée monarchiste, laquelle élit de façon invraisemblable le maçon Jules Grévy comme président, lequel choisit comme chef du pouvoir exé­cutif Adolphe Thiers, « celui qui avait juré sur le Christ haine à la monarchie ». Et la franc-maçonnerie organise alors la Commune (les citations données sont assez explicites) puis l'abandonne à Thiers. Pendant les années de cette « république conservatrice », les francs-maçons ont tout loisir de s'installer et de développer leur propagande. Celle-ci est simple, d'autant plus simple, sim­pliste, qu'elle s'appuie sur un énorme mensonge historique : la monarchie maintenait le peuple dans l'ignorance pour conser­ver le pouvoir. « L'ancien régime en refusant d'instruire le peuple a fait des attardés serviles ou des sauvages qui ne savent contenir leurs instincts. » (Jules Simon.) D'où le retard de la révolution (si le peuple avait été instruit, il l'aurait faite beaucoup plus tôt) et sa violence. La grande responsable c'est l'Église, puisqu'elle seule, comme dit Michelet, a eu la charge d'instruire le peuple, et elle l'a fait rétrograder. C'est pourtant une vérité historique reconnue que l'ensei­gnement était meilleur avant la Révolution que dans la première partie du XIX^e^ siècle. Si on lit bien les prophètes francs-maçons de l'école laïque, on voit que Ferdinand Buisson lui-même reconnaissait qu' « avant 1789, la France comptait un assez grand nombre de petites écoles ». « C'est un fait bien établi » ajoutait-il. Quant à Jules Simon, il disait de la gratuité de l'enseignement avant 1789 qu'elle « était établie sur des bases assez larges ». 71:262 A vrai dire, cela ne les gêne pas de dire la vérité quand ils parlent en historiens et de dire le contraire quand ils font de la propagande. Ce qui importe, ce sont les objectifs de l'enseignement. Ceux de l'enseignement traditionnel étaient de faire d'abord des hommes civilisés, imprégnés de la religion et de la morale catholiques et conscients de leur place et de leur rôle dans la société. Pour les républicains, l'école doit d'abord for­mer des républicains. Laissons la parole à notre actuel ministre de l'éducation nationale. On ne saurait le dire mieux que lui : « La victoire que Jules Ferry remporte en 1877, quand lui et ses amis, soutenus par le suffrage populaire, acculent Mac-Mahon à la démission, ce n'est pas simplement un changement de majorité parlementaire. Ce sont les retrouvailles de la France et de la Révolution, la fondation d'une République durable, l'avènement inséparable d'une idée de la Nation et d'une idée de la Démocratie. « De cette idée, l'école de Jules Ferry est le moyen et le symbole. *Le moyen :* car pour modeler une vision nationale sur le grand événement fondateur, la Révolution française, il faut un champ clos, il faut des cœurs neufs. Les cœurs neufs sont ceux qui battent sous les tabliers noirs de tous les petits Français de six à onze ans. Le champ clos c'est l'école, espace que Ferry veut soustraire à cette Église qui en 1882 vit encore dans la haine des principes de 1789. Sur le terrain neuf de l'école laïque, il croit qu'on pourra enfin, à travers les leçons d'histoire, de morale, de grammaire et de calcul même, *ensei­gner la République comme la forme indiscutable, quasi naturelle, du politique.* Là, et là seulement, on arrachera la République à l'arbitraire d'être un régime parmi d'autres, susceptible d'être contesté, voire renversé (...). « Ainsi, l'école est pour Ferry le lieu par excellence de *l'imprégnation républicaine des jeunes consciences, fin suprême à laquelle tout est rapporté,* et notamment la vigilance (*sic*) anticléricale (...). *Les moyens que se donnait Ferry étaient adéquats à leur fin, si nous en jugeons par les résultats* (*...*)*.* L'école de la III^e^ République a réglé le conflit noué cent ans plus tôt entre l'ancienne et la nouvelle société. Cent ans encore, et l'histoire de France nous paraît désormais close sur la forme républicaine. Nous saluons la République et l'école qui l'en­seigna avec un sentiment de paisible évidence. » ([^12]) 72:262 Paisible évidence ? M. Savary prononçait ces mots le 28 janvier dernier. Deux jours plus tôt avait eu lieu à la Mutualité un grand rassemblement pour la liberté de l'enseignement, que M. Jacques Tessier, président d'honneur de la CFTC, conclut ainsi : « Nous pouvons considérer cette réunion comme une prémobilisation générale, à condition que nous y soyons tous farouchement résolus. Dieu aidant, l'intolérance et le sec­tarisme ne passeront pas en France. La liberté triomphera ! » Au moment où certains responsables de l'enseignement catho­lique sortent de leur avachissement et semblent reprendre conscience de ce qu'il est, non, M. Savary, le moment est mal choisi pour parler de « paisible évidence ». Ce n'est pas parce que cette « *domination étrangère *»*,* dont parle Jean Madiran dans sa préface, semble bien assise qu'elle est assurée de sa perpétuité. \*\*\* Il est des adversaires politiques qui imposent le respect, dont on peut dire : sa politique est néfaste, mène la France à la catastrophe, mais dont on ne peut mettre en doute le courage et la sincérité. Malgré les belles phrases de M. Savary qu'on vient de lire, malgré toute la propagande et la mythologie républicaines, ce n'est pas le cas pour Jules Ferry, loin de là. Et François Brigneau se montre impitoyable. Il a décidé de montrer qui était Jules Ferry, et il le fait. Le grand homme n'apparut pas brusquement sur le devant de la scène politique en 1879. Les Parisiens le connaissaient déjà. Car il était maire de Paris juste avant la Commune. « Le peuple le déteste. Il lui reproche son maintien guindé, sa morgue, le mauvais ravitaillement, le pain noir, le pain de siège, le pain Ferry. » Et « Ferry-l'Affameur » doit quitter précipitamment la capitale devant un début d'émeute. Après l'épouvantable répression de la Commune il dira : « Je les ai vues... les représailles du soldat vengeur, du paysan châtiant en bon ordre ; libéral, juriste, républicain, j'ai vu ces choses et je me suis incliné comme si j'apercevais l'épée de l'Ar­change. » Et quelques années plus tard, il fera croire que « Si plus de sang n'a pas été versé, c'est à lui, Jules Ferry, qu'on le doit ». François Brigneau conclut : « Tartuffe, c'est beau. Tartuffe libre penseur c'est sublime. Avec Jules Ferry, nous sommes gâtés. » 73:262 Mais cela n'est encore qu'un petit aspect de sa duplicité. Les deux chapitres suivants nous montrent l'art consommé de Jules Ferry construisant sa fortune sans le moindre scrupule, à l'ombre des envolées lyriques que l' « idéal » républicain et la « mission civilisatrice des races supérieures » lui inspirent. Brigneau cite une phrase de Drumont qui résume tout, cal­mement, simplement : « A partir de ce moment (1880), l'his­toire de France n'est guère plus que l'histoire des Ferry et l'histoire des Ferry elle-même n'est plus guère que l'histoire de la Banque Franco-Égyptienne. » *Les* Ferry, oui, puisque c'est son frère Charles qui est le maître des opérations financières. Et c'est pour défendre et asseoir les affaires de la famille et des copains que Jules intervient militairement en Tunisie et au Tonkin. « La guerre du Tonkin dérive des mêmes motifs que la guerre de Tunisie... Ce ne sont que des tripotages financiers... Il s'agit avant tout de concessions de mines aux répu­blicains » (Paul de Cassagnac). Une phrase le définit mieux que de longs discours, une petite phrase qu'il prononça lui-même à la chambre des dépu­tés : « Pour moi, *il n'y a pas de profit illégitime. *» Quand Grévy devient président de la République, en 1879, le journal *La Révolution* dit : « La République des Républi­cains va commencer. » Et Brigneau rapproche cette phrase de la déclaration de M. Mitterrand après sa victoire : « La Répu­blique a retrouvé son authenticité. » Le nouveau ministre de l'Instruction publique, c'est Jules Ferry. M. Bouillier, ancien directeur de l'école Normale Supérieure, membre de l'Institut, dit de lui : « Je ne pense pas qu'en aucun temps l'université ait jamais vu arriver à sa tête un ministre qui lui fût aussi étranger et plus ignorant de toutes choses en matière d'instruc­tion publique. » Ce qui est exactement ce qui se dit, en ma­tière agricole, de Mme Cresson. La République se moque des compétences. L'essentiel est d'imposer « démocratiquement » au pays une idéologie qui lui est étrangère. En ce qui concerne Jules Ferry, il s'agit de l'école laïque, « l'usine à fabriquer des électeurs républicains ». Et c'est la mise en marche de cette usine qui est évidemment, pour l'histoire et pour nous, l' « œuvre » de sa vie. Pour cette raison même, je ne m'étendrai pas sur le sujet. L'essentiel est connu de tous, et pour les détails il faut lire le livre de Brigneau, comme disait Bernanos, si j'ose dire. (Ber­nanos disait : « L'histoire de la fameuse « offensive scolaire » de la République, sous les deux présidences successives de Jules Grévy, n'a malheureusement pas été faite par Dru­mont »... mais elle vient d'être heureusement faite par Bri­gneau, qui est clairement dans son livre l'héritier du « maître » de Bernanos.) 74:262 Quand le Sénat refuse de voter le fameux article 7 de l'igno­ble loi qui prétend retirer à l'Église l'une de ses plus belles œuvres de charité, Jules Ferry s'écrie : « Force restera à la loi. » Et « ce grand homme respectueux de la légalité répu­blicaine passe outre à la décision des élus. Ce qu'il n'a pas obtenu par le suffrage, il va l'imposer par décrets ». Ce qui suit, c'est « la grande traque des religieuses », des religieux et des moines, effectuée par la police et l'armée. Chez les Prémontrés de Tarascon, on envoya un régiment d'in­fanterie et cinq escadrons de dragons. Partout, la brutalité des forces de « l'ordre » contrastait avec la sérénité et la résistance passive des victimes en prière, qui forcèrent l'admiration et remplirent de honte plus d'un assaillant. « J'ai purgé la nation », éructe Jules Ferry. Petite phrase qui à elle seule démolit le mythe de la neutralité de l'école laïque. François Brigneau consacre deux chapitres à ce mythe. Extrayons-en une citation de René Viviani (franc-maçon, socia­liste, ministre dans le cabinet Aristide Briand). Il faut l'ap­prendre par cœur pour clouer le bec aux naïfs : « *La neutra­lité est, elle fut toujours un mensonge,* peut-être un mensonge nécessaire... Le passage à franchir était périlleux... On forgeait au milieu des impétueuses colères de la droite la loi scolaire. C'était beaucoup déjà que de faire établir une instruction laïque et obligatoire. *On promit cette chimère de la neutralité pour rassurer quelques timides dont la coalition eût fait obstacle à la loi. *» Il faut ajouter que la loi était dirigée uniquement contre l'Église catholique. La main dans la main avec les juifs pour leurs affaires financières, les francs-maçons gouvernaient de concert avec les protestants. Le premier cabinet de Jules Grévy se composait de sept francs-maçons et de cinq protes­tants, lesquels parlèrent de leur « revanche de la Saint-Barthé­lémy ». Et les francs-maçons ne perdaient pas une occasion de dire tout le bien qu'ils pensaient de la religion réformée... « Il faut rendre justice à l'esprit qui anime les autres églises, et s'il y a chez nous un problème clérical, ni les protestants, ni les juifs n'y sont pour rien. » (Gambetta). \*\*\* 75:262 Les huit derniers chapitres expliquent pourquoi Brigneau s'est attelé à cette tâche, parfois ingrate, de faire l'histoire des lois scolaires. Il a vécu le drame dans sa famille, dans son enfance, dans sa chair, à travers la petite guerre souvent cruelle entre les « cléricaux » et les « bouffe-curé ». L'historien trou­vera là l'analyse la plus vraie de l'œuvre de Jules Ferry, analyse non-scientifique, mais pleinement et noblement humaine, qui en dit plus long que les chiffres et les citations. C'est pourquoi il faut lire d'abord les seize premiers chapitres, car il faut connaître tous les éléments de l'histoire pour comprendre ce que fut l'enfance de l'auteur et en quoi elle est une illus­tration et une explication saisissante de l'histoire objective. Ces derniers chapitres sont par la même occasion des pages d'histoire de la vie sociale en Bretagne entre les deux guerres et pendant l'occupation. Et ils sont bien autre chose encore, trente pages de grande littérature française, où François Bri­gneau s'exprime dans la plénitude de son talent. Je n'en veux pour preuve que l'émotion qu'il fait passer, toute empreinte d'une piété filiale qui n'exclut pas la lucidité, avec une pudeur et une tendresse qui m'interdisent d'avancer plus avant avec mes gros sabots. L'émotion du lecteur se conjugue avec celle de l'auteur dans une harmonie qui relève de la perfection de l'écriture. Même perfection dans l'art si difficile du portrait. Voyez celui du grand-père. Mais pas d'émotion sans humour en contrepoint. Et Bri­gneau ne serait plus Brigneau s'il ne nous faisait pas rire. Sous cet angle, la page la plus remarquable est assurément celle qui décrit les farouches et sauvages répétitions précédant la mise à mort finalement strictement éthylique du lapin mensuel, et l'assassinat véritable du « gros brun », après une chasse épique dans le potager, qui mit un terme au meurtre des lapins dans la famille. L'évocation du rêve de la mère de Brigneau, voyant son fils « long, pâle, la tête penchée, un grand col blanc ouvert sur un costume bleu-nuit », jouant du violon, ne peut qu'amuser ceux qui connaissent le personnage. Pour ma part, je n'ai pas fini de déguster une des phrases suivantes : « (la réalité fut moins poétique). Je ne réussis jamais à dépasser *la chasse du jeune Henri* que je massacrai, une année durant, avec une vigueur due à l'exercice de la godille dans l'arrière-port. » C'est là une phrase immortelle... mais peut-être seule­ment pour les initiés. Brigneau et moi faisons partie d'une confrérie très particulière, celle des violonistes godilleurs. Et pour apprécier toute la signification de l'image, il faut avoir pratiqué les deux sports (les deux arts, diront les esthètes). 76:262 Pour ma part, dès sept ans, *la chasse du jeune Henri* était un classique de mon répertoire, et j'eus l'audace de pousser la plaisanterie jusqu'à massacrer laborieusement les partitas de J.S. Bach. J'ai l'air de me vanter, mais c'est pour laisser aussitôt la palme à Brigneau pour ce qui est de la godille. En fait il y a réellement un rapport entre les deux arts (les deux sports, diront les béotiens) : ce qui commande la virtuosité dans l'un comme dans l'autre, c'est la vigueur et la souplesse du poignet. La façon dont ces deux qualités se conjuguent détermine l'interpré­tation de *la chasse du jeune Henri* ou les manœuvres dans l'arrière-port. Pour ma part, n'ayant le poignet ni fort ni souple, j'ai abandonné toutes mes prétentions violo-nautiques. Pour être complet, et par scrupule scientifique, j'ajouterai une autre activité qui demande les mêmes qualités que le violon et la godille. Il s'agit de la traite des vaches. Mais je me garderai d'insister, craignant de froisser la fierté susceptible des gens de mer... Du reste le paysan se sert de ses mains nues, quand les autres utilisent un instrument noble, l'archet ou la rame. Le lecteur d'ITINÉRAIRES aura reconnu dans cette évocation de *Jules l'imposteur* nombre de pages qu'il a déjà lues dans cette revue. Cela ne le dispense pas d'acheter le livre, pour avoir tout le récit dans sa continuité et son unité, et parce qu'un livre d'histoire, cela se consulte. Quand on veut retrouver une date, une citation, il est plus facile d'ouvrir le livre que de fouiller dans sa collection d'ITINÉRAIRES. Et puis c'est un livre qui s'offre, aux amis, et à ceux, nous en connaissons tous, qui croient dur comme fer à la générosité et à l'honnêteté de l'idée de « laïcité », de « neutralité scolaire ». Le moment ne pourrait être mieux choisi pour le faire. Ils ne s'appellent plus Jules, mais ils ont repris le pouvoir, plus sectaires que jamais à l'ombre de leur Panthéon dérisoire où les cadavres de leurs maîtres continuent d'empester la France enchaînée. Yves Daoudal. 77:262 ### L'autre livre, celui de l'entomologiste par Rémi Fontaine LA PLUME INCISIVE et vigoureuse de François Brigneau dans Jules l'imposteur nous avait touché. L'indignation de ce « fils d'instituteur, enfant de la laïque », devant les menées maçonniques des pères de l'école républicaine ne pou­vait laisser indifférent. A ce témoignage viscéralement vécu, nous étions porté à réagir fermement tel Péguy au début de ce siècle : « *Nous serons plus courageux pour nos enfants que nous ne l'avons été pour nous-mêmes et nous nous porterons aux extrémités plutôt que de laisser décevoir et tromper et trahir et abuser nos enfants par les mêmes hommes comme nous l'avons été nous-mêmes* (*...*) *Nous sommes résolus à ce que cette irrévocable expérience serve au moins à quelque chose. *» 78:262 C'est un tout autre point de vue que nous offre Pierre Chevallier dans un ouvrage de 485 pages ([^13]). Le compte rendu de la séparation de l'Église et de l'École y est méticuleux. L'auteur, avec un soin extrême, reprend les péripéties histo­riques allant de la Révolution à l'accession au pouvoir des radi­caux et des socialistes sous la III^e^ République. Les divisions des protagonistes, les fautes qu'ils commirent, les décisions qu'ils prirent, l'action qu'ils exercèrent, les résultats qui en découlèrent y sont soigneusement détaillés, expliqués, analysés. En un mot, c'est un récit historique, scientifique, réaliste, terrible et... froid ! Imaginons la guerre de Vendée racontée par un analyste de l' « Historic Society » de New York. Tout y est, tout est relaté, exactement, avec les documents d'époque, les lettres inédites, les comptes rendus de journaux, les minutes des dé­pêches... Mais les morts dans tout cela, les fermes brûlées, les mères pleurant leurs fils, l'angoisse de tout un peuple, le génocide, comment le raconter avec des documents ? Ainsi en est-il de cette histoire de la séparation de l'Église et de l'École. Tout y est, certes, à commencer par Jules Ferry. Un Jules Ferry acceptable, superbement intelligent et cultivé, animé des meilleures intentions. Il veut redonner une unité spirituelle à la France par l'instruction laïque et obligatoire. Juriste, fort des droits de l'État, athée ayant en horreur le cléricalisme, franc-maçon dégagé des contingences religieuses, il aspire, le brave homme, à mouler les petits Français dans le creuset républicain et égalitaire. Il entend faire œuvre de positiviste en substituant, avec opportunisme, l'ère laïque de l'éducation à l'ère religieuse. Le pape Léon XIII, diplomate, modéré, soucieux de ne pas se couper de la République, atermoie d'abord, puis s'op­pose fermement à la séparation pour l'accepter effectivement en rentrant sa colère. L'accord s'établit entre Ferry et lui moyennant le maintien du Concordat. Il est aussi favorisé parallèlement par une étroite conjonction de vues des deux hommes au sujet de la politique extérieure et coloniale. Tout un monde d'évêques, de cardinaux, de pères jé­suites, d'oratoriens, de députés, de frères du Grand Orient et de toutes les loges de France et de Navarre, de journalistes, de pamphlétaires, de diplomates... s'expriment devant nous. Les textes sont abondants. Des inédits même concernant les réac­tions de Léon XIII et les positions prises par les ambassadeurs près le Saint-Siège. Ce marchandage entre Jules Ferry et Léon XIII qui n'a pas toujours été à l'avantage du pape est minu­tieusement relaté. 79:262 Mais le drame n'est jamais évoqué. La spoliation morale des catholiques, l'absence physique de Dieu, telle que la décrit François Brigneau, n'apparaissent pas. Les graves conséquences morales de l'idéologie ferriste demeurent au mieux implicites. Du cas Jules Ferry, on ne retient surtout que le promoteur d'une instruction nouvelle qui substitue pragmatiquement à l'enseignement religieux un enseignement civique destiné à recréer une unité morale jusque là fondée sur le christianisme. L'auteur nous expose, en toute neutralité scientifique, la stra­tégie de Ferry. Que reste-t-il de l'imposteur ? Du sectateur haineux voyant en Voltaire et Rousseau les saints loués par son oncle ? De ce sans-Dieu appuyé par les francs-maçons et les protestants libéraux pour renverser les valeurs catholiques qu'il exècre ? Le grand maître du règlement de compte définitif entre Dieu et la République laïque ? L'entomologiste, avec sa loupe, décrit consciencieusement le papillon de la Cordillère des Andes : lépidoptère géant aux quatre ailes couvertes d'écailles et à anneaux. Il trouve des noms savants pour en indiquer chaque partie. A-t-il pour autant traduit la tâche lumineuse et bariolée qui brille dans le soleil aux yeux émerveillés du voyageur ? Sa « myopie » le condamne. C'est également le problème du savant biologiste qui pour grossir la vie au microscope sophistiqué est contraint de la détruire ! Assurément, il décrit admirablement, objectivement, l'agencement, la structure de la matière vivante mais que nous dit-il sur ce qui anime cette matière ? En dépit des qualités méritoires du travail, c'est, par méta­phore, l'impression que peut donner la lecture de Pierre Che­vallier face à celle de François Brigneau. Mais ce serait un autre débat : sur la nature du métier d'historien. Rémi Fontaine. 80:262 ### Les preuves de l'imposture laïque par André Guès #### I. -- Un mensonge de circonstance La plus grande qualité que les fondateurs de l'école laïque lui ont attachée, c'est qu'elle n'était pas neutre, contrairement à leurs affirmations, mais bel et bien anti-catholique, et les textes abondent. Buisson : « *Par destination, par fonction, l'instituteur laïque, qu'il le veuille ou non, est placé en bataille, non contre le curé, mais, ce qui est tout autre chose, contre l'Église. *» 81:262 Le même au congrès de la Ligue de l'Enseignement à Bordeaux en 1911 : « *Il faut que l'École soit un instrument de combat contre les dogmes. *» Albert Bayet dans *la Raison* du 21 février 1904 : « *Nous poursuivons la campagne d'émancipation laïque au cri de : A bas la neutralité. *» Viviani dans *l'Humanité* du 4 octobre 1904* :* « *La neutralité est et fut toujours un mensonge *» qui fut « *peut-être un mensonge nécessaire *»*.* Lericolais dans la *Dépêche de Niort,* août 1908* :* « *La morale de l'école doit être l'extirpation de la superstition divine. L'instituteur doit avoir pour but de ruiner l'idée de Dieu dans le jeune cerveau de ses élèves. *» Viviani le 22 août 1908 : « *On vous parle de la neutralité scolaire, mais il est temps de dire que la neutralité scolaire n'a jamais été qu'un mensonge diplomatique et une tartuferie de circonstance. Nous l'invoquions pour endormir les scrupuleux et les timorés ; mais maintenant il ne s'agit plus de cela. Jouons franc-jeu. Nous n'avons jamais eu d'autre dessein que de faire une université antireligieuse, et anti­religieuse d'une façon active, militante, belliqueuse. *» Que la neutralité scolaire ne soit pas ce qu'on avait dit qu'elle était, mais son contraire, cela s'appelle tromperie sur la nature de la marchandise, délit réprimé par la loi. Il faut croire que ce qui est délit en matière commerciale, ce qui est « *mensonge *» et « *tartuferie *» est glorieux en politique démocratique. Devinat, directeur de l'École normale d'instituteurs de la Seine et membre du Conseil supérieur de l'Instruction publique, auteur de manuels d'histoire *ad hoc,* écrit dans son journal *l'École nouvelle* en 1903* :* « *S'il fallait que la neutralité en restât au point où nos aînés de 1882 s'étaient vus obligés de la laisser par provision, toute une grande partie de l'œuvre scolaire de la Répu­blique serait fallacieuse et dérisoire. *» Il explique aux instituteurs en congrès à Marseille qu'il est de leur devoir d'éviter l'anticléri­calisme des luttes politiques pour enseigner l'anticlérica­lisme doctrinal par le moyen de l'histoire et des sciences. Ici encore, il y a mensonge, car ce qu'il dit enseigner, ce n'est pas l'anticléricalisme, doctrinal ou pas, c'est l'anticatholicisme. Et de l'histoire comme moyen d'enseigner l'anticatholicisme, il se charge par ses manuels, avec quelques confrères : Guiot et Mane, Aulard et Debidour, Gautier et Deschamps, Calvet, etc. 82:262 Ces manuels sont, le 14 septembre 1909, l'objet d'une censure de l'épiscopat. Jean Guiraud (*Histoire partiale, Histoire vraie,* 4 vol. Beauchesne 1913-1923) les couvre de ridicule, et leur niaiserie scandalise même Jaurès, peu suspect de tendresse pour la religion catholique et dont l'*Histoire socialiste de la Révolution française* n'est pas exempte de sottises du même tonneau. La neutralité scolaire est donc une prodigieuse tartuferie sur laquelle les républicains sont particulièrement abondants. Payot, un pontife de l'enseignement public, écrit dans sa revue *le Volume,* des pages « *très vives *» pour démontrer l'impossibilité d'être neutre. Le congrès des instituteurs de la Seine en 1904 proclame que « *la conception de la neutralité ne correspond pas aux exi­gences de l'esprit moderne *»*.* Briand à leur congrès d'Angers en 1906 : « *Il faut délivrer l'école des mensonges confessionnels. *» Buisson à celui de la Ligue de l'Enseignement en 1905 : « *L'École n'est pas neutre tout court, elle l'est dans la mesure où elle peut l'être en restant laïque d'esprit, laïque de méthode, laïque de doctrine *»*,* c'est-à-dire qu'étant relativement neutre, elle ne l'est pas du tout. Aulard en 1908 dans *le Matin :* « *La neutralité scolaire... un mot qui, si peu qu'on y réfléchisse, n'offre aucun sens ou n'offre qu'un sens absurde *»*,* ce qui signifie que les fonda­teurs de l'école laïque, qui en garantissaient la neutralité, étaient irréfléchis, absurdes ou menteurs. Le début du siècle voit la naissance ou le changement d'orien­tation de revues pédagogiques qui font campagne contre la neu­tralité scolaire : *l'École nouvelle* de Devinat, *l'École laïque, le Volume* dont Payot prend la direction, *la Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur* lue par 25 à 30.000 instituteurs sur 120.000 et qui met au-dessus de tout le *Catéchisme républicain* d'Arnoult où on lit : « *Ce n'est pas seulement l'Église qu'il faut tuer, il faut tuer Dieu. *» En 1912, un instituteur des Landes tient devant ses élèves des propos contre l'eucharistie. Poursuivi en justice par des parents, et condamné, il est défendu par l'*Amicale* des instituteurs : il faut « *résolument prendre l'offensive et terras­ser l'hydre cléricale *»*,* l'heure est arrivée de « *relever dans les catéchismes et histoires saintes les inepties et les immoralités qui* y *fourmillent, de réfuter tous les dogmes, de montrer que la reli­gion chrétienne, comme les religions orientales dont elle est issue, n'est qu'un tissu de légendes dont la plupart ont leur origine dans le culte des astres *»*.* 83:262 Déjà depuis 1895 *la Lanterne* dénonce en des articles virulents « *l'utopie de la neutralité *» et demande qu'on enseigne aux enfants « *le néant de l'existence de Dieu *»*,* qu'on les débarrasse de « *l'erreur religieuse *»*.* Et même un Chrysostome, républicain qui a fait cinq ans de prison sous l'Empire, rédacteur en chef du *Radical,* collaborateur de *la Lanterne* et du *Réveil,* maçon du 17^e^ degré, le député Henry Maret, déjà du temps de Ferry avouait que la neutralité scolaire était « *une tartuferie au 17^e^ degré *»*.* Franchise prématurée, et aussi celle de *la Lanterne* en 95. Car on aura remarqué la date des autres déclarations contre la neu­tralité scolaire, toutes postérieures à 1900 : c'est qu'il fallait at­tendre que fussent parvenus à l'âge électoral un nombre suffisant de jeunes citoyens élevés dans l'anticléricalisme officiel et la neutralité garantie pour pouvoir déclarer que ce n'avait été qu'un piège pour les gogos de la République. C'est dans la tradition jacobine : cette « *tartuferie *» est celle des constituants de 1789, avouée par le Maret de l'époque, Millon de Montherlant, prodi­guant leurs respects à la religion tout en faisant le nécessaire pour la détruire. Cette comédie de la Troisième est d'une moralité aussi pure que la « *comédie de quinze ans *» jouée par les libéraux sous la Restauration, ensuite avouée par Carrel et *le Globe* mais déjà avant la Révolution de 1830 par Dupin aîné (cf. ITINÉRAIRES, janvier 1974). Ce camouflage de l'anticatholicisme sous les mots d'anticléri­calisme et de neutralité, Mgr Freppel l'avait dénoncé à la Chambre dès le 11 décembre 1880. L'évêque d'Angers avait exposé que « *le silence même de l'instituteur sur la religion *» n'est pas un « *acte de neutralité *»*,* car « *ne pas parler de Dieu à l'enfant pen­dant sept ans, alors qu'on l'instruit six heures par jour, c'est lui faire accroire positivement que Dieu n'existe pas ou qu'on n'a pas besoin de s'occuper de lui *»*.* Encore l'évêque excluait-il cour­toisement l'hypothèse selon laquelle l'instituteur donnerait un en­seignement positivement anti-religieux. La neutralité, scrupuleu­sement observée, est déjà une négation. Il appuie de la sorte son amendement à la loi portant obligation scolaire et neutralité de l'école. Il faut croire que l'argumentation est péremptoire car elle est sans réplique : l'amendement est mis aux voix, pour être repoussé, sans que personne ne réponde, pas même le ministre. Le témoin, étant évêque et royaliste, est récusable ? En voici un dont on ne niera pas l'excellence : Sarcey. J'ai parcouru la collection d'avant 1900 des *Annales politiques et littéraires* dont il était un des piliers -- il est mort en 1899. Chaque occasion lui est bonne pour inviter à la tolérance : « *Soyons tolérants ! Soyons tolérants ! *» écrit-il à satiété. Or voici ce qu'il attend de la tolérance : « *Nous* *devons tenir la main strictement à la neutralité de l'école primaire.* 84:262 *Pourquoi ? Parce que par là on agit sur la foi elle-même. Ce n'est pas qu'on la combatte directement, puisque l'essence de la neutralité est, au contraire de s'abstenir de toute attaque. Mais on habitue l'enfant à s'en passer, on le détache lentement de la foi, et* C'EST BIEN LÀ L'ESSENTIEL. » La neutralité scolaire, même strictement appliquée, est faite POUR détruire la foi : l'évêque royaliste et le normalien républicain sont d'accord pour le constater, l'un le déplore et l'autre s'en réjouit : on démêle aisément de quel côté est l'honnêteté. Plus tard, Sembat dira aussi : « *Donner à l'enfant des connaissances, sans lui enseigner la foi, c'est la lui ôter. *» Or le diagnostic de Freppel, Sarcey et Sembat est au-dessous de la réalité. Ne pas parler de Dieu, disent-ils, c'est le nier. Debidour réplique, citant Macé : « *Pouvez-vous me dire quel rapport il y a entre l'alphabet et l'existence de Dieu ? *» Il y a déjà ce rapport négatif défini par l'évêque, le normalien et le poli­ticien. Le sorbonnard ne s'y arrête pas et continue : « *Non, l'école ne sera pas athée, parce que la grammaire n'est pas athée. *» C'est oublier la morale, et l'histoire où il est orfèvre, d'un anti­catholicisme virulent. Mais comment l'enseignement de la langue lui-même peut être athée, Giedroye et Larive-et-Fleury, éditions postérieures à 1902, en administrent la preuve : « *Petit poisson deviendra grand -- Pourvu que Dieu lui prête vie *» devient : « *Pourvu qu'on lui laisse la vie *» et même : « *Pourvu que l'on lui prête vie *»*.* Les cuistres de la République tripatouillant La Fontaine, voire le torturant d'une cheville, c'est une forme d'athéisme, niée par Debidour et Macé, que le royaliste, le démo­crate et le socialiste n'imaginaient même pas. C'est pourtant imiter les Jacobins de haute époque. «* Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude *» (*Tartufe, v. 6*) est devenu par les soins des censeurs Baudrais et Froidure : « *Ils sont passés les jours consacrés à la fraude. *» Dans *le Menteur* de Corneille : « *Détestables flatteurs, présent le plus funeste -- Que puisse faire aux rois la colère céleste *» est devenu : « *Que puisse faire à l'homme *»*, puis* « *au peuple *», treize pieds à la douzaine. En 1958 encore, le vénérable Albert Bayet garantira la neutralité scolaire : « *L'idée ne vient même pas à l'esprit qu'il pourrait y avoir une mathé­matique catholique, une physique protestante, une biologie mu­sulmane. *» Il y eut bien une biologie marxiste, celle de Lyssenko... et c'est toujours oublier la morale et l'histoire. Quant à la gram­maire, il rabaisse la falsification des deux grammaires que j'ai citées à l'anecdote d'un « *instituteur ombrageux corrigeant La Fontaine :* « *A peine est-il besoin de dire que tout cela ne repose sur rien. *» Cela repose sur la tradition jacobine et son anti­catholicisme. 85:262 #### II. -- Le viol des consciences Un argument en faveur de l'école laïque et qui vaut déclaration d'intention anticatholique, car c'est contre la seule école religieuse qu'il a été employé, est celui qu'il faut respecter la conscience de l'enfant et ne pas la violer en lui imposant magistralement la croyance en Dieu. Davantage : les républicains ont fait un devoir à l'école laïque de violer la conscience des enfants de bien d'autres façons. Dès 1849, Barni a expliqué que violer la conscience des enfants en leur imposant les dogmes démocratiques est une nécessité vitale pour la République. En 48, puis en 49, le caractère « réac­tionnaire » du suffrage universel a été avéré par les élections à la Constituante et à la Législative. Barni publie alors sur ce problème un travail intitulé : *Le suffrage universel et l'instruction primaire :* « *Mettre à la portée des enfants les vérités philosophi­ques qui doivent servir de fondement, de soutien, de règles à l'État, les* INFILTRER *dans leurs esprits et dans leurs cœurs par tous les moyens* -- viol en douceur -- ... *voilà ce qu'il faut faire. Lorsque les jeunes générations qui s'élèvent auront reçu cette éducation, alors il n'y aura plus à craindre le suffrage universel *»*,* programme de viol généralisé des consciences enfantines publié par le journal *la Liberté de penser.* Glose du protestant libéral Dide : « *Toutes les solutions passées dans la pratique se trouvent indiquées en germe *» dans ce travail. « *Jean Macé et la Ligue de l'enseignement n'ont fait que reprendre et populariser les principes posés par le jeune professeur* -- il avait trente ans --, *Jules Ferry et Goblet durant leur passage au ministère de l'instruction publique les ont traduites en propositions de loi *»*,* le viol n'est pas resté à l'état de vœu, il est passé dans les faits. Et Ferry chaussait les bottes de Barni déjà dans un discours public le 30 avril 1870 : « *Lorsque toute la jeunesse française se sera développée, aura grandi sous cette triple étoile de la gratuité, de l'obligation et de la laïcité, nous n'aurons plus à craindre des retours au passé, car nous aurons pour nous en défendre... l'esprit de toutes ces générations nouvelles, de ces jeunes et innombrables réserves de la démocratie républicaine formées à l'école de la science et de la raison, et qui opposeront à l'esprit rétrograde l'insurmontable obstacle des intel­ligences libres et des consciences affranchies *» par un viol prolongé. 86:262 Vient la République, en effet, et ce programme peut être appli­qué à « *toute la jeunesse française *»*,* le fondateur de l'école laïque en donne l'ordre aux instituteurs : «* Vous êtes les fils de 89. Vous avez été affranchis comme citoyens par la Révolution française, vous allez être émancipés comme instituteurs par la République de 1880 : comment n'aimeriez-vous pas et ne feriez-vous pas aimer dans votre enseignement et la Révolution, et la République ? Cette politique-là, c'est une politique nationale : et vous pouvez, et vous devez -- la chose est facile -- la faire entrer, sous les formes et par les voies voulues, dans l'esprit des jeunes enfants *», sans crainte de les violer. Paul Bert, dans un discours après boire le 15 août 80, après un portrait outrageant du « *frocard *»* :* « *Cette lutte doit avoir pour devise : Paix au curé, guerre au moine *» (sensation, applaudissements prolongés), car on n'en est encore officiellement qu'à abattre les congrégations. Mais le curé ? « *Quant à son enseignement dogmatique, ne vous en inquiétez pas, laissez-le dire et prêcher librement. N'avez-vous pas vos écoles, où former les jeunes esprits, et les former à la liberté ? *» Du même, cet extrait d'une conférence du 21 mars 80 : *L'instruction dans une démocratie.* Cette instruction comprend les institutions démocratiques à faire aimer. « *Mais quand l'instituteur aura dit cela à l'enfant, il faudra qu'il aille plus loin encore. Il devra lui faire remarquer la supériorité du régime démocratique sur le régime monarchique... lui faire comprendre que* (*l'homme*) *n'a rien à attendre des caprices d'en haut, des grâces d'en haut... L'introduction dans l'éducation populaire de l'amour des principes de 89 est une loi de défense sociale dans toute l'acception du mot. Car... la France est divisée nettement en fils de la Révolution et en fauteurs de la contre-révolution. Eh bien ! Nous voulons, le pays veut, les millions de voix qui nous ont donné le pouvoir nous ont donné en même temps l'ordre de faire en sorte que les principes de la Révolution triomphent de leurs adversaires... Nous voulons, au nom de la nation, qu'avant peu d'années, les enfants qui sortiront de l'école soient imprégnés à un tel degré des principes de la Révolution,* etc. », violés à fond. Barthélémy-Saint-Hilaire au Conseil supérieur de l'Instruction publique en janvier 80 : 87:262 « *Comme il faut que la République vive, nous avons non seulement le droit, mais le devoir dans l'intérêt de la société de diriger l'éducation de la jeunesse dans une certaine voie. *» Le jour­nal *le Temps* commente la fondation de l'école laïque : « *C'est le commencement et le germe d'une révolution dans les idées et dans les mœurs dont il est impossible de mesurer la portée. La direction de ce qu'on pourrait appeler l'âme traditionnelle de la France va changer de mains... Les générations qui sortiront de l'école nouvelle ne ressembleront pas aux anciennes. *» Violées massivement. Buisson en 1883 dans un discours à l'Association polytech­nique : « *Pourquoi l'instruction primaire a-t-elle été rendue laï­que, c'est-à-dire indépendante des différents cultes ? Parce que nous n'avons pas le droit de toucher à cette chose sacrée qui s'appelle la conscience de l'enfant, parce que nous n'avons pas le droit, ni au nom de l'État, ni au nom d'une église, ni au nom de la société, ni au nom d'un parti, au nom de quoi que ce soit enfin, d'empiéter jamais sur le domaine de cette liberté de conscience qui est le fond même et la raison de toutes les libertés. *» Puis dans la deuxième partie du discours, il explique que ce droit existe, au nom de l'État républicain, de la contre-Église, de la société et du parti. L'instruction primaire est « *toute une édu­cation *» qui donne aux enfants « *tout un trésor d'idées et de sentiments *»*.* Lesquels ? L'école, dit-il à Fontenay-le-Comte en 87, « *ne fait pas les élections, mais elle fait les électeurs *»*.* De quel parti ? Aux obsèques de Jules Steeg, il loue le défunt d'avoir rédigé pour l'école primaire « *de merveilleux petits livres *» qui font « *aimer la République *»*,* des « *petits manuels d'instruction morale et civique* (*qui*) *donnent l'impression profonde d'une* FOI RELIGIEUSE *qui n'est pas une foi aveugle ; ils font comprendre par quelle filiation légitime, apprenant peu à peu à faire pénétrer du monde mystique au monde réel son idéal de justice et d'amour, l'humanité a pu, après dix-huit siècles, transposer l'Évangile du Christ en cette traduction sociale -- la Déclaration des droits de l'Homme *»*.* Aveugle ou non, c'est une «* foi religieuse *» que ces manuels inculquent aux enfants, mais contrairement à l'autre elle ne viole pas leur conscience. Spüller : « *On ne peut fonder la République qu'en renou­velant l'état mental de la France ; ce n'est pas avec des cerveaux monarchiques qu'on fondera la République, mais avec des cer­veaux républicains. *» Il faut donc former ceux-ci, mais non pas chez les adultes : ce passage est extrait d'un discours à la section rémoise de la Ligue de l'enseignement. En 98, Pavot, inspecteur primaire dans l'Ardèche, écrit que la laïcisation de l'école est « *une œuvre religieuse *»*.* Le sénateur Debierre, président du parti radical et du Conseil du Grand Orient : « *Nous n'aurons rien fait tant que nous n'aurons pas pétri autrement le cerveau des enfants *» violé et réduit en bouillie. 88:262 En 1903, Buisson dit à la Chambre que l'école de l'État donne à l'enfant « *le patrimoine de la conscience humaine *»*,* et revient sur l'instruction primaire qui est « *une éducation *» : du latin *ducere,* conduire, ce qui ne va pas sans bousculer la liberté de conscience. Il ne craint pas de violer celle des enfants par cette « *religion laïque *» que, dit-il dans *l'Action* en 1911, « *l'école de la République enseigne et propage *»*.* Buisson a recueilli le meilleur de ses articles et discours sous le titre : *La foi laïque,* avec préface de Poincaré. L'objet de cette foi, Mme Mauron le dit (*Les cas de conscience de l'instituteur,* coll*.* « Les cas de conscience », Perrin 1966), qui fut du métier, en citant M. Georges Suffert qui parle des instituteurs : « *Le deuxième acte de leur effort a été d'enseigner la République. Ce n'étaient pas des hommes neutres, ils croyaient profondément aux mythes de 1789, on n'ac­cepte pas une vie aussi dépouillée sans une espèce de foi. La République était leur Dieu. *» En octobre 1903 est créé un *Groupe d'action pour la défense morale des instituteurs et des institutions laïques.* C'est un comité pacifiste dont l'assemblée générale du 25 mai 1904 vote la motion : « *Réclament la paix internationale à tout prix et, persuadés que pour conserver la paix il faut préparer la paix, s'engagent à donner un enseignement essentiellement pacifiste *»*,* sans crainte de violer la conscience de leurs élèves. En mars 1912, au cours d'une manifestation dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne présidée par le ministre de l'Instruction publique entouré des principaux de l'enseignement primaire, un millier d'enfants dont la conscience n'est pas violée chantent une sorte d'hymne officiel dont le refrain est : « *Qu'im­porte le ciel, nous avons la terre. *» Combes invite les instituteurs réunis en congrès à Marseille à se faire les « *ministres *» d'un « *culte nouveau *»*.* Spüller au Château d'eau le 1^er^ novembre 1880 : « *La République sera éducatrice ou ne sera pas. *» A Lons-le-Saulnier en 84 : « *Cette grande œuvre de la transformation de notre société française, si longtemps monarchique et qu'il s'agit maintenant de rendre répu­blicaine par une éducation moderne de notre jeunesse *»*.* Léon Bourgeois, préface de *L'éducation de la démocratie :* « *Une société ne saurait vivre dans la sécurité et dans la paix, si les hommes qui la composent ne sont pas unis et comme disciplinés par une même conception de la vie, de son but et de ses devoirs. L'éducation nationale a pour fin dernière de créer cette unité des esprits et des consciences. *» Ainsi l'école laïque enseigne quel est le but de la vie, mais il est probable que ce n'est pas celui qu'enseignait le catéchisme d'alors : honorer Dieu, le servir et par ces moyens acquérir la vie éternelle. 89:262 Dessoye, président de la Ligue de l'enseignement dit à la Chambre en janvier 1910 : le gouvernement doit « *assurer dans les écoles libres l'enseignement de la liberté de conscience, l'amour de la démocratie et de la République *». Doumergue, ministre de l'Instruction publique : « *Les manuels d'histoire doivent enseigner les gloires républicaines et les conquêtes de la pensée moderne. *» Il peut être assuré qu'ils le font, et Jean Guiraud (*op. cit.*) est précisément en train de montrer avec quelles prévarications. Syn­thèse de son enquête auprès de 20.000 instituteurs d'avant 1914 survivants en 1967 (*Nous les maîtres d'école,* coll*.* « Archives », Julliard 1967), M. Ozouf écrit : « *Ils ne peuvent qu'* « *enseigner *» *la République. Et leurs supérieurs hiérarchiques leur font -- dans les conférences pédagogiques, dans les examens -- un devoir de découvrir le difficile équilibre entre un enseignement républicain et la neutralité scolaire *», combien difficile en effet, au point d'être inaccessible de nature, car, au moins depuis le Ralliement, « vraiment républicain » signifie anticatholique. M. André Guérin, en célébrant le centenaire de la République (Hachette, 1973), ne veut avouer qu'à demi que la neutralité scolaire est une tartu­ferie : « *Neutralité scolaire oui. Mais non pas neutralité politique, car l'école ne peut pas ignorer les devoirs envers la République. *» MM. Wynock et Azéma : « *Les instituteurs ont été tout naturelle­ment les catéchistes de la foi républicaine. Enseigner la Répu­blique... cela fait partie de leurs fonctions aussi bien que l'ensei­gnement de l'arithmétique ou de l'orthographe *» (*La III^e^ Répu­blique,* Calmann-Lévy 1970). L'intention de ne pas violer la conscience des enfants demeure cependant exprimée, pour aboutir à une absurdité : l'école vidée de tout enseignement. Buisson dit à la Chambre le 19 janvier 1910 : « *N'est pas matière d'enseignement primaire obligatoire, et par conséquent ne doit pas être enseigné autoritairement à l'école, tout ce qui soulève des contestations entre les hommes.* » Ce radical se contredit lui-même et contredit les radicaux Bour­geois et Combes, à moins que la « *religion laïque *»*,* la « *foi laïque *»*,* le « *culte nouveau *»*,* la « *conception de la vie *» indépendante de Dieu, de « *son but *» hors de Dieu, de « *ses devoirs *» qui ne comprennent pas ceux envers Dieu, ne soient en dehors de toute contestation de qui que ce soit. 90:262 Mais il faut aller plus loin : si l'école de l'État n'enseigne que ce qui est incontestable, son enseignement s'est amenuisé au fur et à mesure que, sous l'influence croissante des idées de gauche, un plus grand nombre d'objets : propriété, famille, patrie, syntaxe, orthographe, morale, mariage et nécessité même de l'instruction, sont devenus matière à contestation. En fait, tout étant devenu matière à con­testation, il faut croire que l'école de la République n'enseigne plus rien. Au moment même où parlait Buisson, elle était sur ce chemin. Le 21 juin 1909 dans une interpellation, Barrès racontait qu'au cours d'une réunion publique, un instituteur de Paris avait expliqué qu'en sa qualité d'homme de science (*sic*), il lui était interdit « *de parler aux enfants de devoir, de responsabilité, de conscience, de liberté humaine *»*,* et que tout ce qu'il pouvait affirmer « *était simplement l'existence matérielle du cerveau *»*.* Le sien étant d'un microcéphale, il est probable que cette puissante métaphysique y avait été introduite par quelque revue péda­gogique. Peut-être *le Volume,* où Payot prônait « *ce scepticisme intellectuel que nous avons enfin considéré comme la plus haute conquête à poursuivre dans une éducation démocratique *»*.* #### III*. --* Le faux argument nationaliste Les républicains des années 1880-1914, rien moins que nationa­listes, plutôt cosmopolites dans la tradition jacobine, et de plus en plus gagnés sur leur gauche par l'antipatriotisme et l'interna­tionalisme, sont d'un nationalisme indigné devant la religion catho­lique, « *une internationale dont le chef est à Rome *» et est traditionnellement un étranger, devant nombre de congrégations qui sont des organismes internationaux dirigés par des supérieurs qui ne sont pas français. Gambetta à Nantes le 16 mai 1873 : « *Oui, il faut partout installer le maître d'école, mais un certain maître, un maître d'école sans costume romain, un maître d'école français et non pas un maître parlant une langue dont le véritable dictionnaire, le véritable vocabulaire est au Vatican. *» (*Très bien ! Très bien salves d'applaudissements.*) 91:262 Brisson le 9 juillet 75 : les prêtres catholiques sont « *élevés au-dessus de l'idée de nationalité par une obédience étrangère *». Paul Bert à Auxerre le 2 juin 72 : « *Un chef suprême devant les volontés duquel tout doit plier... qui est un souverain étranger... en présence des intérêts duquel il n'y a plus* (*pour les catholiques*) *de patrie. *» Le 14 mars 80 au Châ­teau d'eau : « *Élever des citoyens pour la patrie, eux dont la vraie patrie est à Rome, eux qui obéissent à un souverain étranger... *» L'argument de nationalité figure dans l'exposé des motifs de la loi Ferry de 1880 contre les congrégations enseignantes : « *La liberté d'enseigner n'existe pas pour les étrangers ; pourquoi serait-elle reconnue aux affiliés d'un ordre essentiellement étranger par le caractère de ses doctrines, la nature et le but de ses statuts, la résidence et l'autorité de ses chefs ? Telle est la portée des dispo­sitions nouvelles... *» Remplacez ordre par parti, et vous avez une assez bonne définition des trois Internationales, c'est-à-dire du parti socialiste dans la période qui nous occupe, plus tard du parti communiste, qui n'ont jamais été interdits, sauf celui-ci pendant une courte période. Mieux : la loi de 1901 sur les associations annule celle de 1872 qui interdit les affiliations à toute association internationale, notamment à l'*Association internationale des Tra­vailleurs,* et soumet les congrégations, même celles d'obédience française, à une autorisation qui leur sera d'ailleurs globalement refusée. L'intention anticatholique est évidente d'une loi qui fait d'organismes catholiques des privilégiés à rebours, victimes d'une loi d'exception. En 1880, Guesde se rend à Londres soumettre à Marx un programme électoral qui vient d'être ratifié par la Fédération des syndicats : on imagine le concert d'imprécations républicaines si le chef d'un parti catholique ou le secrétaire d'une fédération de syndicats chrétiens avait soumis au pape une affiche électorale. Rappelons-nous au surplus que les républicains agissent dans les premières années après 70 en communion d'idées avec Bismarck qui, pour mener son *Kulturkampf,* reproche à l'Église catholique d'être « *une puissance extérieure à l'État allemand *»*.* Elle l'est certainement au luthérianisme et au césaro-papisme qui fait le statut politico-religieux du nouveau Reich, après avoir fait celui de la Prusse, encore renforcé par la constitution de 1873-76. Tel n'est pas le cas en France, et les républicains, s'ils n'étaient pas aveuglés d'anticatholicisme jacobin, constateraient que la doctrine des « deux glaives » opérant chacun dans leur domaine propre, mais dans la même intention du bien commun, constitue un *modus vivendi* acceptable par tout régime non totalitaire. 92:262 Le *Kulturkampf* allemand, étendu à la France parce qu'il affaiblit l'Église catholique dans le monde et la détruit en France comme en Allemagne, a pour résultat d'affaiblir le pays en opposant deux forces dont la nature est de s'entendre. L'anticatholicisme républicain, malgré l'argument nationaliste, n'est pas d'un patriotisme très éclairé. De même nature que l'argument nationaliste et comme lui valant déclaration d'intention anticatholique car il n'est employé que contre l'école libre, est celui de l'unité morale de la France. Les luttes de doctrines, d'intérêts et autres sont de droit et de fait en démocratie. Les luttes de partis y sont essentielles, et comme ces mots sont laids, contraires au principe de Fraternité et à la Solidarité devenue à la mode, on appelle maintenant cela pluralisme. Si bien que les démocrates n'ont jamais été bien ardents à dénoncer une tare sociale pour laquelle ils ont découvert un euphémisme. On peut même relever fréquemment dans la bouche de « vrais républicains », en particulier contre les « ralliés », des termes militaires, et des plus guerriers, pour dire le fonctionnement de la démocratie dans la période qui m'occupe : ce ne sont que chefs, lieutenants, troupes, assauts, citadelles, combats, luttes, batailles, drapeau à défendre, soldats de l'armée républicaine, machines de guerre, ennemis, désarmement, conquêtes, faire front, objectifs et marche en avant. Paul Bert y excelle : « *Le gouverne­ment que l'assemblée des 363 avait mis à sa tête marchait à l'ennemi *» (21 juin 79). « *Cette lutte doit avoir pour devise : ... guerre aux moines *» (15 août 80). Après le Ralliement, la Répu­blique est une forteresse dans laquelle les ralliés tentent de pénétrer par ruse. Clemenceau, déjà du temps de Ferry, faisait allusion à l'histoire de son pays de Vendée : « *La guerre n'est plus dans les chemins creux, elle est à l'école. *» Or, quand il s'agit d'organiser l'école de l'État de manière à faire disparaître l'école catholique, ce sont des arguments de paix et d'unité nationale qui sont mis en avant pour la légitimer. C'est l'argument totalitariste de la tradition jacobine inauguré par le programme d'instruction publique de Condorcet à la Législative, de Lepelletier de Saint-Fargeau présenté à la Convention par Robespierre, et de Saint-Just. Ferry : « *Il y a* (*dans l'école laïque*) *pour la consécration et le développement de notre unité sociale, des moyens d'autant plus puissants qu'ils s'appliquent à des esprits plus malléables, à des âmes plus sensibles. Oui, voilà le véritable point de vue politique de la question. *» Dans un discours du 4 décembre 74 contre la liberté de l'enseignement supérieur, Challe­mel-Lacour dit que cette liberté « *l'épouvante *»*,* car elle s'exerce contre l'unité morale de la France, lui qui donne raison à la Commune. 93:262 Dans la même discussion, Paul Bert dit que par cette liberté on a « *pour ainsi dire organisé une sorte de guerre civile dans les esprits *». Le même, dans la discussion sur l'article 7 de la loi Ferry qui interdit l'enseignement aux congrégations, dit que l'État a le droit d'examiner si, en remettant aux écoles catholiques l'instruction de jeunes gens, « *il ne prépare pas la guerre civile dans un délai plus ou moins rapproché *», l'examine lui-même et conclut : « *Oui, vous avez préparé la guerre civile dans les es­prits. *» Rapportant à la Chambre le 4 décembre 80 la loi d'obli­gation scolaire et de laïcité : « *L'école laïque doit seule demeurer, car laisser subsister à côté d'elle l'école religieuse, c'est fâcheu­sement diviser les citoyens dès les bancs de l'école, en leur appre­nant d'abord non qu'ils sont des Français, mais qu'ils sont catho­liques, protestants ou juifs. *» Ribière rapporte la loi le 4 juin avec le même argument qu'elle assure « *la même unité patriotique et sociale de notre France, de notre République *». Spüller : « *Il s'agit de savoir à qui appartiendra l'école, et, par l'école, l'avenir, les générations nouvelles, et, suivant la forte expression de Jules Ferry,* « *l'âme de la jeunesse française *» »*,* expression combien forte, en effet, à saveur totalitaire, sans crainte de violer cette âme. Or, « *l'unité patriotique *» de la France, les républicains montrent avec continuité combien ils s'en soucient peu, précisément avec leurs lois anticatholiques développées de 1878, à 1914, ils font régner une atmosphère de guerre civile. Et pas davantage de « *l'unité sociale *» en admettant dans le système le parti socialiste organisateur de la lutte des classes. Albert Bayet écrira encore en 1958 : « *Le sol de notre pays se couvre d'un blanc manteau d'écoles et chacune est un foyer de concorde au seuil duquel expire le bruit des luttes du dehors. *» A soixante dix-huit ans, il était très dur d'oreille. #### IV. -- L'appel aux Encyclopédistes A l'époque où nous sommes, les républicains se réfèrent volontiers aux Philosophes du XVIII^e^ siècle, parce qu'il s'agit de fonder le régime et de lui donner ses lois fondamentales. 94:262 Or, en matière scolaire, ils n'en disent pas l'opinion, et pour cause : les Ency­clopédistes sont opposés à la diffusion de l'instruction dans le peuple. Spüller, un des plus ardents propagandistes de l'école laïque, cite Mirabeau, Condorcet, d'Alembert ou Diderot. Il fait à Grenoble une conférence sur l'enseignement et s'y réfère à La Chalotais pour dire que l'enseignement doit cesser d'être « *ultramontain *»*,* à Voltaire le félicitant de combattre les jésuites et l'incitant à écrire un « *plan d'éducation *»*.* Tout cela pour montrer que la République créatrice de l'instruction populaire est dans la tradition des Philosophes : ce n'est pas vrai, parce que l'on n'a pas attendu la République pour faire l'instruction du peuple, voire au contraire : la première a détruit sans le remplacer tout ce qui existait dans ce domaine, et parce que les Philosophes étaient fortement opposés à l'instruction populaire, singulièrement Voltaire et La Chalotais. En 1763, en effet, La Chalotais publie un *Essai sur l'éducation nationale.* C'est le « *plan d'éducation *» que lui demandait Vol­taire. On y lit ceci : « *Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s'étendent pas plus loin que ses occu­pations...* (*Les Frères*) *apprennent à lire et à écrire à des enfants qui n'eussent dû apprendre qu'à dessiner et à manier la lime. *» Il envoie son travail à Voltaire qui répond : « *Je vous remercie de proscrire l'étude chez les laboureurs. Moi qui cultive la terre, je vous présente requête pour avoir des manœuvres et non des clercs tonsurés. Envoyez-moi surtout des frères ignorantins pour conduire des charrues et les atteler *», c'est-à-dire en être l'attelage. Voltaire encore : « *Une plume suffit pour cent habitants. *» Et encore, à Damilaville : « *Je vois que nous ne nous entendons pas sur l'article du peuple que vous croyez digne d'être instruit. J'en­tends par peuple la populace qui n'a que ses bras pour vivre -- les prolétaires -- ... Il me paraît essentiel qu'il y ait des gueux ignorants. *» Et encore : « *Il ne faut au peuple que ce qu'il faut aux bœufs : un joug, un aiguillon et du foin. *» Pour Rousseau, toujours moralisateur et attaché à sa théorie du « bon sauvage », ce qui civilise l'homme est mauvais et doit être éliminé : la science n'est que le résultat de la peine que se donnent les savants pour éclairer les rêveries de la mythologie c'est en être resté à Pharaon ; elle est le fruit de la haine, de la flatterie, du mensonge, de l'avarice, de la vaine curiosité et de l'orgueil, sauf quand on lui mettait une sonde pour le faire pisser. Bouche, député de la Provence aux États-Généraux et un moment président du Club des Jacobins, auteur d'un *Tableau de la Provence* et d'un *Droit public de la Provence,* écrit : 95:262 « *Il y a peu de bonnes villes de Provence qui n'aient leur collège pour l'éducation de la jeunesse ; les plus petits villages ont leurs écoles. Ces établissements, trop multipliés, sont plutôt un mal qu'un bien : ils enlèvent à l'agriculture et aux arts -- à l'artisanat -- beaucoup de bras qui leur seraient utiles. *» Et encore : « *En 1757 les Frères des Écoles chrétiennes furent introduits* (*à Marseille*)*. Ce fut un grand mal pour l'agriculture : un peuple artisan et cultivateur est plus utile qu'un peuple liseur et calculateur. *» L'éditeur Rombaldi a produit il y a quelques années deux beaux volumes à la gloire de *l'École publique française,* sous les plus hauts patronages officiels. Ferré, inspecteur de l'enseigne­ment primaire de la Seine, y a traité des antécédents historiques : « *Le mouvement encyclopédique apparaît comme une vaste entre­prise d'éducation réaliste visant les masses comme l'élite. Tous les* « *philosophes *» *du XVIII^e^ siècle ont été amenés à considérer les problèmes de l'instruction du peuple. *» L'éducation des masses par ce tas d'énormes volumes... Mais passons : il n'est que de s'entendre sur le sens des mots ; par « *éducation réaliste des masses *» et par manière dont les Encyclopédistes ont « *considéré les problèmes de l'instruction du peuple *», il n'est que de com­prendre l'ignorance de tout ce qui n'est pas strictement nécessaire au métier. Mais à ce compte, l'Encyclopédie ne peut être un « *antécédent historique *» de l'école publique, laïque et obligatoire. Sauf sur un point : dans la technique des métiers, il n'y a point de religion ; dans l'école de la République non plus. Les républicains des débuts de la Troisième, nourris de la moelle des Encyclopédistes, n'ont pas la même opinion sur l'ins­truction du peuple et veulent la généraliser par l'obligation et la gratuité. L'explication m'est évidente de cette trahison envers leurs Ancêtres. Au XVIII^e^ siècle, l'école ne valait rien parce que l'Église en détenait le monopole. Cent ans après, l'école aux mains de l'Église ne vaut toujours rien, voyez Paul Bert. Dans une confé­rence au Cirque d'hiver le 28 août 1881, il attaque l'école catho­lique, « *école de l'imbécillité, école de l'antipatriotisme et de l'im­moralité *»*,* qui « *engendre l'inaction, l'inertie et la superstition *»*,* tandis que l'école laïque développe l'activité, la science et « *le progrès *»*.* Discours suivi des chaudes félicitations de Gambetta, qui présidait. L'école, qui ne vaut rien aux mains de l'Église, vaut tout dans celles de la République, et c'est même la première chose dont il faut qu'elle s'occupe parce qu'elle a le moyen d'ar­racher aux prêtres l'instruction du peuple, pour faire des républicains sans Dieu, voire contre Dieu. 96:262 Voyez aussi le député socia­liste Allard dans *la Lanterne* du 10 novembre 1900 : « *La Répu­blique, chargée de faire des hommes de science et de progrès, laissera-t-elle toujours l'Église maîtresse de faire des hommes de superstition, de réaction et d'ignorance ? Nos gouvernants, sous la suggestion menteuse du vain mot de liberté, permettront-ils toujours à des individus acéphales et pervers, groupés en congré­gations sous le fallacieux prétexte d'adorer un dieu quelconque, de s'emparer des jeunes générations de la République et de les façonner à leur image ? Pour défendre la République, ne faut-il pas tout d'abord s'efforcer de faire des républicains et d'empêcher les moines de faire des anthropopithèques ? *» André Guès. 97:262 ## Débat ### Sur les "propositions de paix" de l'abbé Bryan Houghton *En publiant, dans notre numéro de décembre dernier, les pro­positions de l'abbé Houghton, nous souhaitions que le pape Jean-Paul II en ait connaissance, ainsi que des raisons pour lesquelles les uns et les autres les trouvent acceptables ou inacceptables ; cela lui serait, ajoutions-nous, une* « *approche *» *du problème qui en vaut bien d'autres.* *Voici ce qu'en pense* YVES GIRE, *dans le n° 102* (*janvier-février* 1982) *d'*UNA VOCE, *revue bimestrielle de l'* « *Una Voce *» *fran­çaise.* J. M. La revue *Itinéraires* vient de publier sous le titre de « Pro­positions de paix », dans son numéro de décembre 1981, un article de M. l'abbé Bryan Houghton qui ne peut nous laisser indifférents. Il s'agit, bien sûr, de mettre fin à la guerre litur­gique, à la querelle de l'ancien et du nouveau rite. 98:262 L'auteur est un prêtre anglais qui renonça à sa charge de curé de paroisse lorsque son évêque voulut lui imposer le nouvel ordo. Venu s'établir en France, il dessert maintenant des chapelles « traditionnelles » dans le Midi. Mais il songe toujours à ses anciens paroissiens abandonnés aux expériences de la nouvelle liturgie et spirituellement démunis, et il serait prêt à tous les sacrifices pour leur rendre la messe traditionnelle. Il pense ainsi à l'immense majorité du peuple chrétien livré à l'arbitraire et aux fantaisies des clercs recyclés, et indigne­ment privé de toute la tradition liturgique avec laquelle l'Église a officiellement rompu en 1969 (et même avant), fait sans précédent dans l'histoire. Aussi estime-t-il que la paix ne consiste pas seulement à « autoriser l'usage de l'ancienne messe pour de petits groupes de fidèles », mais à « regreffer sur le tronc commun de l'Église sa tradition liturgique multiséculaire ». Est-il besoin de dire que les préoccupations de l'abbé Houghton rejoignent tout à fait celles de notre association de­puis sa fondation ? Dès la première rupture, celle qui chassait le latin de la liturgie et avec lui le chant grégorien, nous nous sommes efforcés de maintenir, partout où cela était possible, ces éléments indispensables à la continuité. Et maintenant en­core, ce sont ces mêmes préoccupations qui définissent les deux grands axes de notre action : -- réclamations incessantes pour que soit enfin reconnu officiellement à tous les prêtres et fidèles qui le désirent le droit de célébrer ou de suivre la messe selon le rite catholique traditionnel, et, parallèlement, qu'il soit mis fin aux expériences et déviations contraires aux règles en vigueur, scandaleusement tolérées (si ce n'est protégées), alors que seuls les fidèles de la tradition sont pourchassés ; -- maintien partout où on le peut, y compris dans le nou­veau rite suivi par la majorité des catholiques, des liens avec la tradition (et donc avec la vraie doctrine), principalement le latin et le chant grégorien, mais aussi célébrations « face à Dieu », canon romain, communion à genoux, respect pour le Très Saint Sacrement, etc. C'est un combat ingrat et difficile, mais que nous n'avons pas le droit d'abandonner. L'abbé Houghton, quant à lui, propose des solutions qui, il faut bien le dire, nous laissent perplexes. Autant ses intentions nous paraissent excellentes, autant ses conclusions sont déconcertantes : Elles conduiraient à autoriser officiellement trois rites : 99:262 1\. Le rite romain traditionnel, bien entendu, et nous savons gré à l'auteur de ne jamais utiliser l'expression inadéquate de « messe de saint Pie V ». Mais il aurait mieux valu préciser, à notre avis : tous les rites en vigueur dans l'Église catholique avant le concile, non seulement le rite romain, mais les rites dominicain, cartusien, lyonnais, ambrosien, etc., sans oublier évidemment les rites orientaux. Le totalitarisme liturgique est un phénomène post-conciliaire. 2\. Le nouveau rite, tel qu'il a été promulgué par Paul VI, célébré en langues vernaculaires (pourquoi pas en latin ?), avec des traductions nouvelles et approuvées, et, avec les nou­veaux canons, le canon romain en étant paradoxalement exclu. 3\. Enfin, il y aurait un troisième rite, dit « messe commu­ne », qui serait un mélange des deux premiers : nouveau rite en vernaculaire pour la première partie de la messe jusqu'à l'Évangile ; ancien rite en latin, « face à Dieu », etc., pour la deuxième partie à partir de l'Offertoire. On se demande com­ment l'abbé Houghton peut imaginer que ce « méli-mélo » sera accepté par les tenants des deux rites, alors que, de toute évidence, il ne sera accepté par personne. D'ailleurs, on ne voit pas comment pourrait fonctionner cet attelage disparate de deux chevaux tirant dans des directions opposées. De plus, les critères proposés par l'auteur pour le choix entre les trois rites sont compliqués et risquent d'être des causes de disputes beaucoup plus que des facteurs de paix. Pour nous qui défendons la tradition de l'Église, la création artificielle d'un rite nous semble un non sens. On peut se demander d'ailleurs pourquoi l'auteur rejette la solution du nouveau rite célébré en latin et en grégorien, avec le canon romain, plus proche finalement de la messe tra­ditionnelle que la « messe commune » qu'il préconise. Il sub­siste alors encore une différence importante : les prières de l'Offertoire. Nous ne voulons certes pas minimiser la gravité de cette pierre d'achoppement, mais il faut bien voir que, surtout aux grand-messes, la plupart des fidèles ne s'en rendent pas compte. Combien de fois n'avons-nous pas entendu à la sortie de messes semblables des fidèles ravis d'avoir retrouvé « la messe d'autrefois »... 100:262 Il y a cependant un autre élément qu'il ne faut pas oublier dans ce débat, un élément qui manifeste une rupture avec la tradition sinon plus grave théologiquement, tout au moins plus visible et lourde de conséquences : c'est la création du nouveau calendrier liturgique (qu'accepte l'abbé Houghton). De ce nouveau calendrier découle le bouleversement de l'année liturgique, des lectures, des oraisons, des pièces grégoriennes, d'un grand nombre de fêtes de saints. Il y a là une véritable révolution tendant à détruire toutes les habitudes du peuple chrétien...Comment, sur ce point, regreffer la tradition liturgique sur un tronc commun de l'Église qui s'en est si généralement éloigné ? On touche la du doigt la difficulté de l'entreprise. Car la subversion liturgique que nous combattons n'est qu'un aspect de la guerre sans merci menée contre la religion catholique de nos pères par les modernistes infiltrés « in sinu gremioque Ecclesiae » et décidés à remplacer cette religion par une nou­velle, purement humanitaire. Comme le dit Jean Madiran en commentant l'article de l'abbé Houghton dans *Itinéraires *: avec l'apostasie immanente, celle des évêques et de leurs bureaux, quelle paix ? » Tant que cette crise générale de l'Église ne sera pas enfin terminée, tout espoir de paix sera précaire, dans le domaine de la liturgie comme dans ceux auxquels elle est liée : prédication, catéchisme, sacrements, etc. Mais cela ne doit pas nous empêcher, comme le souhaite l'abbé Houghton, de vouloir la paix, de la rechercher, d'en mettre en place tous les éléments possibles. Réclamons sans nous lasser que soit reconnue officiellement la licéité de l'ancien rite, dénonçons toujours les abus et les déviations qui se multiplient, travaillons à répandre partout le latin, le grégorien et tous les liens avec la tradition pour que le mot de Jean Madiran : « la plupart des baptisés catholiques ayant moins de vingt ans n'ont jamais vu ni entendu une messe latine et grégorienne », cesse d'être vrai. Cela ne dépend-il pas aussi de nous ? Et ayons la ferme espérance que la paix nous sera donnée quand Dieu voudra, même si ce n'est pas nous qui la verrons. \[Fin de la reproduction intégrale de l'article d'Yves Gire paru dans le n° 102 (janvier-février 1982) de la revue bimestrielle *Una Voce*.\] 101:262 ## NOTES CRITIQUES ### Autres nouvelles de la Somme théologique Le directeur littéraire des Éditions du Cerf nous adresse la lettre suivante, en date du 16 février. Nous l'en remercions. *Monsieur le Directeur,* *Dans le numéro de février de votre revue, vous avez fait paraître une note critique sur le dernier fascicule de la* Somme théologique, « la Loi nouvelle ». *Je voudrais simplement faire quelques remarques sur cette notice.* 1°) *Avec la parution de* « *la Loi nouvelle *»*, la Somme théologique se trouve entièrement traduite* et *annotée.* 2°) *Si ce* *fascicule est paru si tardivement, la faute en revient à l'auteur qui a mis près de trente ans à traduire et annoter* « *la Loi ancienne *» *et* « *la Loi nouvelle *»*.* 3°) *Il y a si peu de désaffection de notre part que nous avons en préparation depuis trois ans une édition de la Somme théologique en quatre volumes, en français, avec une annotation réduite, comme, précisément, vous le sou­haitez.* 4°) *Si l'index fait défaut dans ce fascicule, ce n'est pas un sabotage mais un simple* « *ratage *»*, et nous en sommes les premiers désolés.* 5°) *Les Éditions du Cerf vont d'ailleurs publier à part cet index, pour le remettre aux lecteurs qui le demanderont.* 102:262 *Veuillez croire. Monsieur le Directeur, à l'expression de nos sentiments les meilleurs.* *F. Refoulé, o.p.* Directeur littéraire. Voilà autant de bonnes nouvelles que nous sommes heureux de communiquer à nos lecteurs. Non sans leur signaler toutefois que c'est là une présentation un peu (trop) optimiste de la réalité. L'édition de la Somme théologique « entièrement traduite et annotée » est loin d'être entièrement disponible. Elle ne l'a été à aucun moment de son histoire, et il apparaît qu'elle ne le sera jamais. Selon le propre catalogue des Éditions du Cerf, à la date du 1^er^ janvier 1982, dix-huit fascicules sont épuisés. Certains le sont depuis longtemps, et aucune réédition n'est annoncée : Dieu (tome III), L'âme humaine, Les passions de l'âme (tomes I et II), La vertu (tome I), Le péché (tome I), La loi, L'espérance, La religion (tome II), Le verbe incarné (tome I), Vie de Jésus (tomes I et II), L'eucharistie (tome I), etc. Quand on insiste auprès des libraires, et spécialement auprès de la Librairie du Cerf, on s'entend répondre que *cette édition est abandonnée,* et qu'il est inutile d'espérer des rééditions. Si c'est une fausse rumeur, il faudrait la démentir, car elle décourage le public. Le meilleur démenti serait de mettre réellement en chan­tier la réédition des fascicules qui manquent. Aujourd'hui pas plus qu'hier ou avant-hier, il n'existe en Fran­ce une *édition manuelle complète* de la Somme théologique. Ce qui était le but de l' « édition de la Revue des Jeunes », commen­cée par les Dominicains en 1925, n'a jamais été réalisé, sauf pour les bibliothèques et les collectionneurs qui ont pendant trente ou cinquante ans acheté les fascicules un à un, au fur et à mesure de leur parution. La nouvelle édition prévue en quatre volumes (la traduction sera, paraît-il, du P. Roguet) ne comportera pas le texte latin. *L'édition manuelle* de la Somme fera toujours défaut. Ce n'est pas « désaffection » ? Dont acte. Mais cela y ressem­ble beaucoup. J. M. 103:262 ### Le *Saint Martin* de Ghéon mal préfacé par Régine Pernoud Henri GHÉON : *Saint Martin, l'évêque des païens.* Préface de Régine Pernoud. Édition Culture et promotion populaire. Pour la vie de saint Martin, nous avons un témoin contem­porain, Sulpice Sévère, qui le connut et l'aima. C'est à partir du précieux récit qu'il écrivit qu'Henri Ghéon a composé cet­te biographie chaleureuse, vi­vante, honnête jusque dans son langage (le français dégradé d'aujourd'hui est rarement hon­nête). Il est vivement recom­mandé de lire, et d'avoir ce livre, sur l'un des hommes qui ont le plus compté dans notre histoire. S'il était admis de par­ler de « Pères fondateurs » pour la France, saint Martin se­rait l'un d'eux, et des plus grands. Il a évangélisé la Gau­le encore païenne. Il a lutté contre les ariens, et contre l'es­pèce de « catharisme » d'un Priscillien. Un siècle plus tard, Clovis le révère et se place sous sa protection spirituelle. Des centaines de paroisses portent toujours son nom. Henri Ghéon est peu con­nu aujourd'hui. Ce grand ami de Gide était du style « fin de siècle », mais un jour sa vie prit une tout autre direc­tion. Il se convertit. Quand on se convertissait, à ce moment-là, ce n'était pas à l'Islam ou au zen, c'était au catholicisme. Humainement parlant, il l'a payé cher. A lire ce livre, on comprend que le grand défaut de la reli­gion d'aujourd'hui, c'est qu'on pourrait croire qu'elle est née d'hier. Nos curés ne se con­solent pas d'avoir un si grand passé. Ils pensent sottement que le Christ ne pouvait être com­pris par nos aïeux, ces rustres qui n'étaient pas révolutionnai­res. Il est très bon que Ghéon dise au passage que les sermons de Martin étaient franciscains. Cette nuance particulière de tendresse humble, il n'y a au­cune raison de penser qu'elle a attendu le XIII^e^ siècle pour se manifester. Elle est évidem­ment dans le noyau de subs­tance originelle, qui s'est dé­ployé -- et quelquefois dégradé -- au cours des siècles, et que nous risquons bien de perdre, à force de supposer qu'il s'éla­bore peu à peu, qu'il « évo­lue ». 104:262 Ce qui ne veut pas dire qu'il n'existait pas au IV^e^ siè­cle, Martin en a su quelque chose, des évêques aussi mon­dains et aussi nuls que les nô­tres. Henri Ghéon parle longue­ment des miracles de saint Mar­tin, très merveilleux, parmi les­quels trois résurrections. « Il remarquait lui-même qu'il opé­rait beaucoup moins de prodi­ges comme évêque que comme ermite, sans doute par indigni­té. » Longtemps révérées, ob­jet de pèlerinage, les cendres du saint furent détruites au XVI^e^ siècle par un parti de pro­testants mené par un comte de la Rochefoucauld. \*\*\* Je n'ai pas parlé de la préface de Régine Pernoud. Cette histo­rienne, qui a beaucoup fait pour une meilleure connaissan­ce du Moyen Age, commet avec son « celtisme » une erreur pa­rallèle à celle de « Nouvelle Éco­le ». L'élément commun est la haine de Rome. Une certaine insolence à l'é­gard du passé lui fait dire : « Personnellement, je trouve que c'est un beau spectacle de voir cet empire romain, si bien établi et si fort, renversé par quelques petits sous-fifres de sa propre armée et par quelques Barbares qui ne voyaient pas plus loin que les pièces d'or ou les « vases de Soissons » qu'ils pouvaient convoiter. » Personnellement, je trouve qu'il n'est pas raisonnable de ré­sumer ainsi l'action de Martin (le sous-fifre, qui refuse obéis­sance, remarquons-le, à un em­pereur chrétien, Constant) et celle de Clovis (le Barbare au Vase de Soissons). S'il ne voyait pas plus loin que les pièces d'or, pourquoi par exem­ple n'aurait-il pas choisi le camp arien ? L'histoire pouvait en être changée. L'Espagne im­prégnée d'arianisme est facile­ment devenue musulmane... Régine Pernoud dit aussi : « Il n'y avait pas tellement d'idoles à renverser \[en Gaule\] sinon celles qu'avaient pu éle­ver ici ou là les occupants ro­mains. » Cela suppose : 1°) Qu'il n'y avait pas d'idoles gau­loises, et l'on a des centaines de statues de Belenus, du dieu au maillet etc. et que les ido­les étrangères étaient rares (« ici ou là »), alors qu'en trois siècles les cultes d'Apol­lon, de Vénus, et aussi de Cybèle, d'Isis ou de Mithra s'é­taient installés assez largement. 2°) Que l'on peut parler d' « oc­cupants » à propos des Ro­mains. Avec le sens que ce mot a pris depuis 40, il y a fatale­ment une défiguration abusive. Ces « occupants » romains ont imprégné le langage au point que le nôtre, c'est quand même bien connu, descend plus du leur que de celui des Gaulois. Devant un fait de cette impor­tance, le mot d' « occupation » est inacceptable. Il s'agit d'une greffe, au vrai, et qui a relié les peuples des Gaules à l'hérita­ge gréco-romain. Ce n'est pas mince. 105:262 Cette « occupation » a fait gagner quelques siècles ; c'est par elle que Paris plus tard devait prendre le relais d'Athènes et de Rome. Aurait-il mieux valu que la Gaule soit ravagée par Arioviste et ses successeurs ? Personne ne l'a pensé en France jusqu'à notre siècle. Nous voilà loin de saint Mar­tin ? Mais non. Après tout il n'était pas « celtique ». Ni en­nemi de l'Empire. Georges Laffly. ### La médecine officielle et l'autre Michel de SAINT PIERRE : *Docteur Erikson*. (Grasset.) Le nouveau roman de Michel de Saint Pierre sera sans doute présenté comme un « roman à thèse ». Question de mots. Je ne le juge pas tel, d'abord parce qu'il est avant tout un roman, c'est-à-dire une comédie aux cent actes divers où évoluent dans un ballet perpétuel une bonne douzaine de personna­ges, ensuite parce que l'auteur ne soutient aucune thèse ; il expose un fait que nous con­naissons tous : le mur qu'en­tend dresser l'*establishment* contre l'incursion de l'*outlaw* dans son domaine réservé. (Il est normal d'employer des mots étrangers pour le dire.) Le domaine en question est ici celui de la médecine. Le corps médical dans son ensemble, et particulièrement à son sommet -- les « grands pa­trons » --, voit d'un mauvais œil tous ceux, médecins ou non, qui prétendent guérir les malades en dehors des voies officielles. Il les considère glo­balement comme des charla­tans, désintéressés souvent et plus souvent escrocs. Il les fait condamner, quand l'occa­sion s'en offre, pour exercice illégal de la médecine. Ce n'est pas pour défendre ses privilè­ges qu'il agit ainsi, mais pour défendre les malades eux-mêmes, innocentes victimes des charlatans. 106:262 L'attitude de la médecine officielle s'explique et se jus­tifie partiellement par ce qu'elle a de fondé. Il est certain, en effet, que dans la plupart des cas les médecines-miracles sont illusoires et que nombre de ma­lades meurent pour y avoir cru au lieu de te confier à un mé­decin sérieux connaissant bien son art. Mais un autre volet de la question existe. D'une part, il y a des hommes, mé­decins ou non, qui ont un don personnel de diagnostic et de guérison dont les bons effets ne sont pas douteux. D'autre part, il y a des médecins ou des savants (physiciens, chimis­tes etc.) qui *inventent* un nou­veau procédé thérapeutique d'une valeur certaine. Ce sont ces derniers qui déclenchent la colère et l'opposition de la mé­decine officielle. Ils y succom­bent ou ils en triomphent. Mais feutrée ou bruyante, pleine de coups bas et de coups fourrés, la bataille est toujours longue et toujours violente. Notons que le phénomène n'est pas propre à la médecine. Il est le même dans tous les domaines scientifiques. Une in­vention, une théorie nouvelle est toujours refusée d'abord par les milieux officiels -- jusqu'à ce qu'elle s'impose, si elle y parvient. Quand il s'agit d'une invention pouvant donner lieu à des applications industrielles, le brevet en est souvent acheté par de puissantes sociétés qui veulent en empêcher la diffu­sion. Dans le domaine économi­que, une idée neuve et vraie est reçue comme un défi par les experts. C'est d'ailleurs pour désigner les cercles politico-économiques qu'on emploie le mot *establishment.* La France est peut-être à cet égard le pays le plus conformiste du monde. C'est ce qui explique l'attache­ment de son intelligentsia au socialisme. Le thème de la bataille rete­nu par Michel de Saint Pierre est celui du cancer. Thème ac­tuel hélas ! et qui intéresse des millions de malades et de bien-portants qui se croient atteints. Saint Pierre nous assure d'ail­leurs, dans un « avertisse­ment » que son roman « est le reflet d'une situation réelle, bien que certains faits rappor­tés puissent paraître extraordi­naires... » Le docteur Erikson, « personnage de (ses) rêves », existe bien, comme existe l'équi­pe de ses amis et le groupe de ses adversaires. Les noms, les dialogues, les péripéties du con­flit sont inventés. La réalité de la bataille ne l'est pas. Bataille d'autant plus confuse que les pontifes de la médecine officielle ne sont pas d'accord en­tre eux. Ils représentent au moins trois courants, comme nous l'avons entraperçu à la télévision. Ils ne se retrouvent unis que contre les francs-ti­reurs de la médecine non officielle, ce que la télévision ne nous a pas (encore) montré. Existent aussi les procès. Exis­tent bien sûr également les gué­risons non officielles. Saint Pierre mène son ro­man comme on mène honnête­ment une enquête pour décou­vrir et manifester la vérité. Si le docteur Erikson et son ami Dupont des Riaux attirent sa sympathie et la nôtre, c'est parce que les faits sont pour eux et qu'ils risquent fort de perdre une bataille inégale. 107:262 Ce n'est qu'à la dernière page que nous pressentons qu'ils la ga­gneront quand un de leurs ad­versaires, un grand ponte, at­teint d'un cancer, tente sa chan­ce auprès d'Erikson. « Foutu pour foutu... je consens à vous servir de cobaye... Profitez-en. » Mais c'est dans l'évolution d'un autre patron que nous voyons le mieux le nœud du conflit. Le professeur Barlay-Dumesny a eu pour élèves Erikson et Du­pont des Riaux. Il les estime vivement et suit avec sympa­thie leurs travaux, sans y croi­re. Cependant quand la batail­le approche d'un dénouement qui serait sans doute leur con­damnation sans appel, il écrit une lettre à la fois affectueuse et très rude au docteur Erikson pour le ramener à la raison : « Respectez ce que vous appe­lez « la médecine officielle ». Il n'y en a pas d'autre... Tou­te découverte est fatalement le fruit d'un énorme travail en commun. Cette vérité ira crois­sant. Elle a déjà force de loi, ne comporte plus d'exception et ne se discute pas. L'élément ro­mantique du chercheur mécon­nu a disparu de notre vie -- remplacé par l'analyse systéma­tique des centres, adaptés à la recherche hautement sophistiquée d'aujourd'hui... Il faut vous soumettre à ces réalités rigoureuses votre contribu­tion personnelle aux progrès de la thérapeutique en dépend... Si vous persistez, sachez bien que ni moi ni personne ne pourrons plus rien pour vous. » Telle est la conviction de la médecine of­ficielle, absolument sincère et solidement établie par sa vérifi­cation dans neuf cas sur dix ou même quatre-vingt-dix-neuf sur cent. Oui, mais il y a le dixiè­me ou le centième cas. S'il n'est pas reconnu, le soleil continue­ra de tourner autour de la terre et la petite vérole de tuer ou de défigurer des milliers de malheureux. Tel est le nœud du débat. Ce débat, le roman de Michel de Saint Pierre va peut-être le porter sur la place publique. Nous l'espérons. Mais en toute hypothèse le combat du doc­teur Erikson vous passionnera -- plus qu'il ne passionnait Ar­mèle, sa douce et tendre épouse eurasienne qui se plaint d'un mari ne pensant qu'à guérir ses malades et qui complote, pour le retrouver, de l'emmener dans son île natale, Taïwan, où il retrouvera le temps de vivre avec elle, loin de la médecine, sous un ciel propice à l'amour. Louis Salleron. 108:262 ### Lectures et recensions #### Pierre Andreu *Vie et mort de Max Jacob *(La Table ronde) On voit très bien Claudel ora­teur sacré, et la crosse en main (il aurait été au moins évêque), Jammes franciscain, Péguy tem­plier. Max Jacob, lui, c'est le jon­gleur de Notre-Dame, il n'est pas dans les ordres. C'est le plus humble de tous, aussi, et non pas le moins fervent même si (il s'en est plaint jusqu'au bout) le péché le reprend toujours. Il faut bien dire qu'il a quelque chose d'extravagant. Il détonne. Pierre Andreu, qui fut son ami, et qui, après un premier ouvrage, il y a vingt ans, nous donne cette excellente biographie, ne le cache pas, même si dans sa fraternelle indulgence, il adoucit toutes les ombres. Max Jacob est tout en contrastes. Exquis, et sans goût. D'une concision admirable, puis bavard. Profond, et bouffon. Peu d'hommes ont été aussi poètes par nature. Non que son art soit instinctif, involontaire. Très calculé au contraire. Mais il fait aussi partie de ce calcul de se laisser porter par les mots, de se fier aux calembours. Ce n'est pas tou­jours ce qui retient, maintenant. Comme pour plusieurs ressources de l'art moderne (les collages), la surprise passée, et cette surprise a l'âge du siècle, ou tout près, on n'en voit plus que la fragilité. « Dahlia, dahlia que Dalila lia », cela a passé, comme le « Soleil, cou coupé » d'Apollinaire. Un de ses premiers titres le dé­finit assez bien : « Œuvres bur­lesques et mystiques de Frère Ma­torel ». Dix ans après, Jouhan­deau écrivait « Théophile, histoire ironique et mystique ». Ce n'est qu'une rencontre, et s'il y a une force mystique, c'est chez Jacob. On sait qu'il se convertit après avoir vu apparaître le Christ sur le mur de sa chambre. Il venait d'une famille juive de Quimper, indifférente en fait de religion. Il mourut au camp de Drancy, en 1944, où l'avait amené son étoile jaune. Affaibli déjà, il succomba à une pneumonie, avant que ses amis (Guitry, Cocteau) aient pu le faire libérer. De son vivant même, Max Ja­cob, s'il fut toujours entouré d'a­mitiés fidèles et d'admirations, fut-il vraiment *reconnu ?* Oui et non. Oui, parce que le *Cornet à dés* et le *Laboratoire central* l'avaient mis au premier rang des poètes « modernes ». Non, parce qu'il fut très vite occulté par les sur­réalistes (qui haïssaient sa foi) sans gagner d'autres suffrages. Il resta solitaire. 109:262 Catholique, mais pas soutenu par « la bonne pres­se ». Homme de l'esprit nouveau, mais sans profiter de la vogue de Picasso, de l'équipe du Bateau Lavoir ou de celle de Montparnas­se. Aujourd'hui encore, tous ses poèmes ne sont pas rassemblés. Et certains décevraient, mais d'au­tres sont au nombre des plus beaux. Je citerai ceci : *Je sens tout le froid de la terre,* *Où sont mes pères et grands-mères* *Et cet homme étendu, c'est moi.* *Ma joue chaude sera puante* *Mon œil animé plaie béante.* *Où fut la rate, où fut le ventre* *Il y aura pierre et verdure* *Où fut le penser : moisissure.* *Prends les ossements de quiconque* *Ce tibia a forme de quille* *Et ce crâne a forme de conque* *Les hanches dodues sont coquilles* *Là fut le sang, la chair dessus* *Vice, parole, humeur folâtre,* *La joie des sens et des vertus* *Il n'y a plus que carton-pâte...* (Cela se trouve dans l'*Homme de Cristal,* éd. Gallimard.) Georges Laffly. #### Abbé Jean Charron *Le sacerdoce catholique* Né en 1915, l'abbé Jean Charron fut ordonné prêtre en 1942 par Mgr Lamy, archevêque de Sens. Après six ans de vicariat, il devint curé de la petite paroisse de Vil­liers. En 1953, il fut nommé curé de Saint Léger-Vauban, poste qu'il occupe toujours. Dans la tempête conciliaire, M. l'abbé Jean Char­ron et son frère, curé de Chéroy, ont donné l'exemple d'une fidé­lité tranquille et intrépide. L'ab­bé Jean Charron a mis plus de cinq ans (1976-1982) à écrire son livre *Le sacerdoce catholique* ([^14])*.* Écrit sous trois pontificats, le livre est, dans sa rédaction définitive, dédié à Jean-Paul II. Le livre est plein d'humour ; l'auteur cite des lettres savoureu­ses et de nombreux exemples con­crets pris, le plus souvent, dans le clergé sénonais. L'auteur cite les positions de Mgr Riobé et y répond point par point. A pro­pos du mariage des prêtres, l'au­teur raconte plusieurs histoires pleines de sel de gouvernantes au­toritaires et fait remarquer que, si l'on peut renvoyer une gouvernan­te, il n'en serait pas de même d'une épouse ! Il consacre un long chapitre à la décadence actuelle du clergé et en énumère les causes, avec de nombreux exemples à l'appui : abandon de la soutane et volonté de laïciser le prêtre ; dégradation de la messe ; manque de vie intérieure chez beaucoup de prêtres ; manque de soutien mo­ral et matériel de la part des fidè­les. Puis il étudie les mauvaises ex­cuses des prêtres qui ont abandon­né le ministère : « je n'étais pas libre, je n'avais pas la maturité d'es­prit... » 110:262 Et il reproduit le texte des serments que jusqu'au lende­main du concile les ordinands étaient tenus de prêter : serment de fidélité, attestant qu'ils s'enga­geaient sans aucune contrainte et en connaissance de cause ; profes­sion de foi du concile de Trente ; serment antimoderniste. Un intérêt de ce livre est de reproduire beau­coup de textes très importants, que les simples fidèles ont peu d'oc­casions d'avoir sous les yeux. Puis l'abbé Charron expose la doctrine du sacerdoce : dans l'É­vangile d'abord, d'où il tire dix assertions, dont voici les plus importantes : le Christ ne veut pas du sacerdoce pour les fem­mes ; c'est le Christ qui choisit ses élus ; la réponse à l'appel du Christ est irrévocable, le prê­tre ne s'appartient plus, il appar­tient uniquement à Dieu ; le prêtre est l'homme du Sacrifice... L'abbé Charron résume ensuite la lettre de saint Jérôme à Népo­tien. Puis il cite abondamment le Pontifical romain, et rappelle les monitions et oraisons qui accom­pagnaient la prise de soutane, la tonsure et chacun des sept ordres. Il déplore la suppression de la ton­sure, des ordres de portier et d'exorciste, et surtout du sous-diaconat par Paul VI. Privés des grâces et des graves avertisse­ments de ces ordres, les jeunes gens d'aujourd'hui risquent, eux, d'avancer au sacerdoce sans les dispositions nécessaires. Enfin l'abbé Charron donne un résumé des encycliques de saint Pie X, Pie XI, Pie XII, Jean XXIII et Paul VI sur le sacerdoce, ainsi que de la Lettre aux prêtres de Jean-Paul II. Alors que son livre était terminé, il a pu ajouter quel­ques lignes sur les conclusions du synode hollandais et sur la Lettre de Jean-Paul II *Dominicae Coenae* du jeudi-saint 1980. C'est donc une véritable somme de l'ensei­gnement constant et invariable de l'Église sur le sacerdoce que nous donne ce livre, écrit dans un style concret, bien vivant, avec de nom­breux exemples à l'appui. En cette période de désarroi, l'abbé Jean Charron rend grand service à ses confrères et aux fidèles en pu­bliant ce livre, et je ne peux qu'en recommander très vivement la lecture. Jean Crété. 111:262 ## DOCUMENTS ### Le quotidien "Présent" *selon ses cinq fondateurs* Le quotidien PRÉSENT paraît chaque jour, cinq fois par semaine, depuis le 5 janvier. Comme le remarque François Brigneau : « *Cet événement a stupéfié l'environnement. La preuve : il en est resté sans voix. *» Premier quotidien réactionnaire, contre-révo­lutionnaire, traditionaliste depuis 38 ans. Premier quotidien sans argent de toute l'histoire de la presse parisienne. Voici comment le présentent ses cinq fondateurs, qui se sont ainsi réparti les tâches : Direction générale et gérance : ROMAIN MARIE. -- Direction politique, direction de la ré­daction : JEAN MADIRAN et FRANÇOIS BRIGNEAU. -- Direction administrative et commerciale PIERRE DURAND. -- Rédaction en chef : HUGUES KÉRALY. 112:262 #### ROMAIN MARIE : « C'est encore à vous » Vingt-huit avril 1980, les reporters et photographes étaient là, nombreux. Depuis plusieurs mois, nous clamions notre in­dignation devant l'organisation des Jeux Olympiques à Moscou. L'invasion de l'Afghanistan réveillant enfin une partie de l'opi­nion. Ce soir-là, à notre appel, la grande salle de la Mutualité était remplie pour dire « non » aux jeux de la honte. Sur la tribune, des personnalités nombreuses, les représen­tants de dizaines de mouvements anti-communistes d'Afrique, d'Europe et d'Asie. Le lendemain, le surlendemain, les jours d'après, rien dans la presse, rien à la radio, rien à la télévision. En revanche, le plus large écho était fait à quelques manifestations de grou­puscules gauchistes. La rage au ventre, comme bien d'autres fois en des cas similaires, je répétais, et mes amis avec moi : « Ah, si au moins nous avions un quotidien, un quotidien à nous. » \*\*\* Pendant l'année qui suivit, je recherchais l'argent qui per­mettrait que soit créé un tel journal. Combien fallait-il ? Pour être franc, je n'en avais pas encore une idée très précise. Un milliard disais-je, sur des estimations forcément grossières. De toute façon ma quête fut vaine. François Brigneau a décrit ce qui se passa ensuite : la mise en application de l'idée de Jean Madiran consistant à vous demander, chers abonnés, de nous accorder ce qui nous avait été refusé par ceux qui devaient et pouvaient nous aider. 113:262 « Le milliard de Madiran ». Cela était bien trouvé et bien résumé. Trop peut-être. Car je me demande aujourd'hui si certains ont bien compris que le titre de l'article de François Brigneau pouvait plus longuement et plus lourdement s'écrire : « *L'idée de Jean Madiran pour lancer* PRÉSENT *sans le mil­liard que Romain Marie n'avait pas trouvé *»*.* Ce que j'avais mieux trouvé, incontestablement, c'était le montant de la somme nécessaire pour lancer notre quotidien c'est-à-dire pour avoir la certitude dès le départ de pouvoir le publier pendant un an. Un milliard de centimes c'est en effet le budget maintenant précis de notre entreprise. Les abonnements reçus, d'un an et surtout de six mois, ne nous ont pas encore procuré cette somme qu'il nous faudra maintenant atteindre. D'abord, bien sûr, pour assurer autant que faire se peut, dans un monde plus que jamais difficile, notre pérennité. Ensuite, parce que PRÉSENT doit pouvoir rapidement être davantage connu, lu et apprécié. Parce que toutes les forces de notre contre-révolution na­tionale et chrétienne, au-delà de leurs différences, doivent pou­voir compter sur l'écho précieux, amplificateur non seulement d'informations mais surtout de puissance que constitue notre publication quotidienne. Déjà, dans plusieurs villes moyennes, c'est dans plus de 200 foyers -- deux cents dans chaque ville -- que quotidien­nement notre publication apporte son antidote à la manipulation des esprits par la dictature des media socialo-communistes. Cela constitue une concentration importante susceptible d'entraîner à terme la mobilisation des forces de résistance au génocide à laquelle nous appelons depuis si longtemps. *Mais, dans la majeure partie de notre France,* PRÉSENT n'a pas encore le nombre d'abonnés que nous pouvons attendre. Cette situation ne doit pas durer il y a quelques mois, tout a commencé entre vous et nous par un contrat de part et d'au­tre respecté. A votre confiance généreuse et émouvante a correspondu notre détermination, notre opiniâtreté. Ensemble, nous avons fait du rêve de PRÉSENT quotidien une réalité. Grâce à vous, nous avons pu forger cette arme moderne que chaque jour nous apprenons à mieux utiliser. 114:262 Encore faut-il qu'elle soit alimentée par des munitions suffi­santes. Ces munitions c'est à vous de nous les donner. Nous vous le disons simplement : ne croyez pas que vous n'avez plus rien à faire. Alors que nous surmontons mainte­nant les difficultés du lancement, il faut que vous nous accor­diez les moyens d'atteindre ce que vous attendez de nous. Il faut donc que chacun d'entre vous, dans sa famille, dans son syndicat, dans son université, dans sa paroisse, ait à cœur de trouver sans cesse des abonnés nouveaux. PRÉSENT davantage lu, c'est en effet, à une époque où le mensonge est devenu une institution, le renouveau d'une véri­table information. Et c'est aussi le support puissant de tous les combats pour la vérité parmi lesquels chaque jour, le vôtre. \[Fin de la reproduction intégrale de l'article de ROMAIN MARIE paru dans le quotidien PRÉSENT, numéro 33 du 18 février 1982.\] #### JEAN MADIRAN :  « L'honneur du combat à découvert » Nous vous avions demandé, ce fut notre première question -- Existe-t-il un public, est-il assez nombreux, qui soit capable de s'abonner à l'avance pour créer un quotidien sans argent ? Vous avez répondu oui. Vous avez ce quotidien. Il faut maintenant qu'il grandisse. Votre première réponse suppléait à l'absence initiale d'un capital de cinq ou dix millions (lourds), nécessaire à la création elle-même. Désormais, c'est à une autre absence qu'il faut suppléer : celle de fonds de propagande -- à peu près de même impor­tance -- qui permettraient les campagnes publicitaires suscep­tibles de faire connaître ce quotidien à tous ceux qui l'ignorent, ou qui ne le connaissent encore que par un ouï-dire approxima­tif et pas toujours bienveillant. 115:262 Vous y suppléerez en faisant lire le journal autour de vous ceux qui l'aimeront s'abonneront d'eux-mêmes, surtout si, avec la gentille insistance qui convient, vous n'omettez pas de leur rappeler cette formalité... indispensable. Beaucoup de nouveaux lecteurs sont prêts à nous rejoindre. Souvent ils attendent notre mise en vente dans les kiosques. A vous de leur expliquer la situation : et pour l'expliquer bien, bien la comprendre. C'est une situation très mal connue du public. La presse française, qui aime dévoiler les secrets des autres, garde bien les siens et ne parle pas d'elle-même. Elle cache que dans les kiosques à journaux, elle est vendue à perte. La distribution dans tous les points de vente coûte à peu près la moitié du prix marqué. Sur chaque exemplaire du *Monde* que vous payez 4 F, le journal ne touche qu'environ 2 F. A quoi s'ajoute qu'il ne les touche que plusieurs mois après coup. C'est donc le départ qui, sans argent, est le plus impossi­ble : un journal qui se met à être vendu dans les kiosques com­mencera pendant longtemps par ne rien toucher sur cette vente. Et quand enfin il touchera ce qui lui revient, c'est toujours à perte qu'il sera vendu. Les journaux français sont vendus au public à environ la moitié de leur prix de revient, et quelquefois beaucoup moins. Ils bouclent leur budget (et tentent de faire des bénéfices) en ayant recours à la publicité commerciale. Mais il la faut d'un volume énorme : au moins 50, souvent 60 ou 70 % de leurs recettes. Bien autre chose, donc, que la publicité sympathique, utile mais modeste qui déjà se propose à nous et que nous ac­cueillerons quand nous aurons mis sur pied, comme annoncé, un numéro à huit pages une fois par semaine. Rien à voir avec la grosse publicité du grand capital, qui ne sera jamais pour nous. La grosse publicité, si vous voulez savoir où elle va, regar­dez les journaux. Elle ne va pas seulement à la gauche libérale ou modérée, celle du *Figaro,* de *l'Aurore* et du *Quotidien,* mais, par pages entières, jusqu'à *l'Humanité.* Oui, la ténébreuse al­liance du grand capital apatride avec le socialisme interna­tional va jusqu'à l'organe central du parti communiste : là, elle devient une alliance de dupe, c'est son affaire et non la nôtre. 116:262 Voilà pourquoi nous ne pouvons aller dans les kiosques. Nous espérons le faire un jour : pour supporter cette vente à perte, et de pure propagande, il nous faudra d'abord beau­coup plus d'abonnés. Cela dépend de vous. Ce quotidien que vous avez maintenant, il reste à rendre sa voix plus forte, sa résonance plus puissante. On nous observe, on vous observe. En silence. L'adversaire et l'ami tiède, le voisin indécis et le faux frère observent pour savoir s'il va falloir compter avec ce nouveau quotidien, s'il va convenir d'y prêter attention. La volonté socialiste de domina­tion ne veut connaître aucune limite. Elle ne connaîtra que celles qu'on lui imposera : parmi ces limites, celle d'une opi­nion publique vivante, prompte, alerte ; indomptée. C'est entre vos mains. Pensez aussi que PRÉSENT n'est pas seulement pour votre respiration civique quotidienne. Pas seulement non plus pour riposter au mensonge, pour ne pas laisser l'opinion publique abandonnée aux manipulations. Il y a encore autre chose. Considérez vos enfants qui grandissent. Si vous les avez bien élevés, ils vous écouteront toujours avec respect. Mais ils sont, ils seront assaillis par le monde ambiant, la société en décompo­sition, ils seront tentés par le doute ; ils seront inclinés à croire que vous leur enseignez seulement le passé, un passé qui s'en va, un passé révolu. Pour qu'ils voient et touchent concrètement que la réaction est possible, et qu'elle prouve son mouvement en marchant, la tête haute, et qu'ils ne seront pas isolés ni sub­mergés, soyez en mesure de leur montrer un quotidien dont ils puissent être fiers. Non parce que ce quotidien serait parfait. Mais parce qu'il a l'honneur de ses convictions affirmées au grand jour ; l'hon­neur du combat à visage découvert. Vous avez créé le premier quotidien sans argent, le plus dur est fait. Mais il faut faire aussi le reste. Ce quotidien, ne le perdez pas. Fortifiez-le. Vite. \[Fin de la reproduction intégrale de l'article de JEAN MADIRAN paru dans le quotidien PRÉSENT, numéro 35 du 20 février 1982.\] 117:262 #### PIERRE DURAND « Avant qu'il ne soit trop tard » La mission de PRÉSENT, clairement définie dès son lance­ment par ses cinq membres fondateurs, est de contribuer à une indispensable réforme intellectuelle et morale. Pour ce faire, ce journal a vocation, quotidiennement, de dénoncer les impos­tures des gouvernants, des autorités laïques ou religieuses, de la presse, de l'audio-visuel. Son but est de donner aux événements qui font la vie publi­que de notre pays l'éclairage de la pensée de droite. Cette pen­sée anime à quelques nuances près l'esprit et l'action des membres de notre équipe, et cela depuis que chacun de nous a l'âge de participer à la vie de la cité. Je ne connais pas de plus grand réconfort que de constater jour après jour et souvent sans s'être consultés combien sont en harmonie nos réactions face aux agressions de la politique pré­sente. Cette harmonie, ami lecteur, vous la percevez très bien, le courrier considérable que vous nous adressez depuis le 5 janvier en témoigne. Cette harmonie est nôtre. Nous savons maintenant, à l'aube de ce 37^e^ numéro, que nous ne sommes plus cinq mais avec vous 8.000 à partager les mêmes colères, les mêmes indignations, à envisager les mêmes solutions. 8.000 lecteurs abonnés à PRÉSENT, me direz-vous, c'est peu de chose considéré à l'échelle de notre nation. Détrompez-vous. Le démon, questionné sur son identité, répondait : « je suis la multitude. » Si les autres sont plus nombreux et font du bruit comme cent mille, cela n'a pas une grande importance, ils dis­posent, pour le moment, de tous les moyens pour s'exprimer. Vous, les 8.000 premiers à avoir répondu favorablement à notre entreprise, vous êtes des privilégiés. Les messages du PRÉSENT mensuel, ceux d'ITINÉRAIRES, du VOLTIGEUR, les publicités que nos amis de la presse hebdomadaire ont accepté de publier, vous sont parvenus. C'est une grâce. Ne la gardez pas pour vous. Votre mission principale est de vous multiplier. C'est la raison, c'est le bon sens. 118:262 Lecteur, abonné, permettez-moi un bon conseil : relisez l'histoire de notre révolution française (en particulier la plus honnête rédigée par Pierre Gaxotte) et comparez avec le temps que nous, adultes, et nos enfants connaissons. Vous conclurez avec les 8.000 : PRÉSENT avant qu'il ne soit trop tard. \[Fin de la reproduction intégrale de l'article de PIERRE DURAND paru dans le quotidien PRÉSENT, numéro 37 du 24 février 1982.1 #### HUGUES KÉRALY « Les boulangers de la réaction » *Dis voir, mon p'tit père...qu'est-ce que tu as dans le ventre ?* C'est la question rituelle que François Brigneau pose cinq fois la semaine au rédacteur en chef de PRÉSENT. Elle vise seu­lement à savoir ce que celui-ci a prévu comme article central, en « rez-de-chaussée » des pages 2 et 3, dans le prochain nu­méro. L'aventure quotidienne de PRÉSENT commence là. Il s'agit de prendre un peu d'avance (pas trop) sur ce qu'on écrira le lendemain matin ; esquisser la page 4, sous le contrôle vigi­lant de Mathilde Cruz, en fonction des programmes de la télé prévoir les articles de « une », sans en arrêter aucun. Bref, ima­giner autant que faire se peut un numéro *bien à nous,* sur les sujets que les autres grossissent, maltraitent ou censurent quoti­diennement, avec dix fois plus de place et des moyens techni­ques cent fois supérieurs... 119:262 La rédaction se met en chasse sur ce premier brouillon, qui porte bien le nom de « monstre », en raison de toutes les méta­morphoses qu'une nuit lui fera subir à l'occasion. Elle pressure les quatre lignes de téléphone, volées souvent à l'administration du journal, fouille au courrier de correspondants qui ne se hâtent jamais d'écrire ou d'appeler, harcèle une documentation riche surtout de mes espérances, et s'arrache les cheveux sur la tombée de la nuit de n'avoir pas une semaine de plus, chaque jour, pour préparer les dossiers. Quand le dernier permanent quitte le téléscripteur, ayant classé cinq cents dépêches diversement utiles, et guetté en vain les cinq qu'on attendait, il est minuit. A quatre heures du ma­tin, un autre vient dépouiller la suite -- 25, 30 mètres -- et la répartir par sujets. *Cinq heures dix.* Le premier ayatollah de la rédaction ([^15]) fait son entrée, s'assure d'un témoignage solide auprès du per­manent de service et se frotte les mains : on perd une bouteille de muscadet chaque jour à arriver le dernier, selon une comp­tabilité sévère imposée par Mathilde, qui s'annonce intraitable au chapitre des règlements. *Cinq heures trente.* Il n'est plus temps déjà de s'attendrir ou de s'énerver sur le numéro de PRÉSENT que les lecteurs vont découvrir ce matin dans leurs boîtes aux lettres. Nous avons devant nous une demi-heure, au plus, pour construire la pré­maquette du numéro suivant. Décider ce qui fera la « une », mettre au point la manchette et les titres principaux, distribuer les sujets, répartir les places, en s'arrangeant pour ne rien sa­crifier d'essentiel à l'unique propos : *un quotidien de combat pour la France réelle --* celle des vertus chrétiennes du travail, de la famille et de la patrie ; *un quotidien de salut public contre le socialo-communisme et sa désinformation.* 120:262 *Six heures du matin.* Tous les rédacteurs de PRÉSENT ont rejoint leur poste. Ce ne fait jamais rue d'Amboise que six ou sept lampes allumées. François Brigneau a fixé trois secondes la paroi d'en face, il se cale des deux coudes sur son premier feuillet, on pourrait attaquer la Brabançonne au biniou sans plus le déranger. Jean Madiran réclame la presse, arme un stylo à encre pourpre et décortique les déclarations : un menteur, un criminel, un ignorant va laisser voir demain ce qu'il est, nu comme ver, noir sur blanc. Dans le bureau d'à côté, Rémi Fontaine proteste qu'il y a trop à dire pour m'arracher la promesse d'un nouveau « rez-de-chaussée » ; et Daoudal qu'il n'aperçoit vraiment plus rien à dire aujourd'hui, mais c'est rituel : avant huit heures du matin je l'aurai prié trois fois de retenir sa pointe et ses dix-huit feuil­lets, qui font douze de trop. Pendant ce temps Yves Brunaud, aux affaires étrangères, sachant ses colonnes perpétuellement menacées, repasse en si­lence les mille et une manières de boulonner un texte qui ne me laisserait plus un seul adverbe à censurer. *Sept heures zéro une.* Marie-France vient s'enquérir avec grâce des premiers feuillets à dactylographier. Bisous. Sa désar­mante exactitude rappelle aux peaufineurs de virgules que le meilleur article reste celui qui tombe à temps sous son clavier, pour partir à l'heure en composition. -- Relisez-vous de mé­moire, l'imprimerie piétine, il faut lâcher du papier. *Huit heures.* Les premiers textes ont commencé de prendre place, au centimètre près, sur la maquette du numéro. Pour le rédacteur en chef, c'est l'heure des plus grands sacrifices, et des marchandages effrénés. Il a noté cinq urgences nouvelles pour la deuxième page, on lui désigne chichement du doigt une demi-colonne de libre à meubler. Et si le Nicaragua s'enflamme, sur le coup des neuf heures, c'est sans regret pour la trois, qui menaçait déjà d'exploser. L'écho de nos batailles sur le dernier carré de la cinquième colonne se prolonge parfois jusqu'au « marbre », et aux pre­mières heures de l'après-midi, lorsqu'on signe le dernier bon de la dernière page montée. Après quoi tout est clos pour le PRÉSENT du jour. La fièvre du numéro suivant peut utilement s'installer. 121:262 J'ai dit ici le pain quotidien de la rédaction pour ceux de nos amis qui seraient tentés de le croire servi tout croustillant comme la madeleine de Proust sur un petit plateau. PRÉSENT reste un produit tout neuf mais de grande tradi­tion : fait main, sans adjuvant chimique ni produit d'impor­tation. Le four ne s'éteint plus de jour comme de nuit. Il n'a pas d'équivalent sur le marché français. Nous sommes, au siècle de toutes les fraudes, de toutes les impostures, les bou­langers de la réaction. Achetez français, abonnez-vous. \[Fin de la reproduction intégrale de l'article de HUGUES KÉRALY paru dans le quotidien PRÉSENT, numéro 39 du 26 février 1962.\] #### FRANÇOIS BRIGNEAU : « Pourquoi PRÉSENT a gagné » Vendredi PRÉSENT a passé le cap des deux mois. Cet évé­nement a stupéfié l'environnement. La preuve : il est resté sans voix. Pourtant, quel riche sujet à commentaires que notre exis­tence ! Pour la première fois dans l'histoire de la presse française *un quotidien entièrement autofinancé par ses futurs lecteurs.* Malgré la dictature du parti intellectuel, malgré le Front Popu, malgré la démission de la bourgeoisie, malgré les divi­sions et les faiblesses politiques de la droite nationale, pour la première fois depuis 38 ans un quotidien hardiment réaction­naire, contre-révolutionnaire, traditionaliste, *le quotidien de la France française.* 122:262 Les spectateurs de la onzième heure ne croyaient pas à notre naissance. Quand PRÉSENT est né, ils ricanaient encore. Nous ne passerions pas la semaine, la quinzaine, le mois. -- *Le coup n'est pas jouable,* disaient-ils. Il est joué. *Il est même gagné.* Si Dieu le veut. Si vous con­tinuez à le vouloir. Et si nous continuons à être dignes de ce que nous avons eu le courage, la volonté, le talent d'entrepren­dre. ■ *Le coup est gagné parce que* PRÉSENT *répond à un be­soin*. Il est le quotidien des Français qui n'en avaient pas. Il est le quotidien des Français qui ne croient pas que la France est née en 1789. Il est le quotidien de la contre-révolution, de la réforme politique, intellectuelle et morale et de la grande tradition française. J'entends parfois : -- Mais vous êtes catholiques ! ■ Comment le cacher ? Quatre fondateurs sur cinq sont catho­liques. Si le cinquième n'a pas été touché par la grâce il admire la civilisation catholique et entend la servir. Dans ces condi­tions comment PRÉSENT pourrait-il être autre chose qu'un quotidien catholique ? Un quotidien catholique qui ne met pas sa foi dans sa poche, la montre et en témoigne, pas seulement par des articles spécifiquement religieux mais par le regard même qu'il pose sur l'actualité. 123:262 ■ *Le coup est gagné parce que* PRÉSENT, *le quotidien qui croit aux vertus du passé, invente le journal de l'avenir :* un journal rapide, bref, précis, allègre. Un journal dégraissé. 25 minutes de lecture, dense. L'actualité à bout portant mais résu­mée, triée, sélectionnée et éclairée par l'esprit de notre famille. Un éditorial ramassé mais fort que signe généralement Jean Madiran. Des informations que vous ne trouverez pas ailleurs (exemple : le scandale des fœtus manufacturés). Des chroni­queurs de haute qualité : Gustave Thibon, Alexis Curvers, Louis Salleron, le colonel de Blignières, Georges-Paul Wagner, Michel de Saint Pierre, Robert Poulet. Des jeunes journalistes qui sont les révélations de la presse 82 : Hugues Kéraly, Yves Daoudal, Yves Brunaud, Rémi Fontaine. La contre-télé de Mathilde Cruz. Tous composent un quotidien irremplaçable, qui ne ressemble à aucun autre par le ton, le fond et la forme, un quotidien qui fait le lien entre les périodiques que vous lisez de *Minute* à *Aspects,* de *Valeurs actuelles* à *Rivarol,* de *Mon­de et Vie* à *Itinéraires* et aux *Écrits de Paris.* ■ *Le coup est gagné parce que* PRÉSENT *est un quotidien qui se vend par abonnements.* Cela signifie une trésorerie sans surprise qui permet de limiter strictement les besoins aux re­cettes réelles et de ne pas compter sur le miracle à venir de réussites mirobolantes. Cela signifie aussi des ressources fran­ches que ne viennent pas ronger les intermédiaires. Cela signifie enfin que nos lecteurs sont plus que des lecteurs, ce sont des parents, ce sont des fidèles, ce sont des prospecteurs, ce sont des lecteurs-soldats, engagés comme nous dans la bataille que nous sommes en train de remporter. ■ *Le coup est gagné parce que* PRÉSENT *impose une atti­tude nouvelle, un comportement nouveau.* A la droite de la droite où nous nous sommes placés, nous réserverons nos coups à l'extrême-gauche, aux communistes, aux socialistes, au libéra­lisme éclairé au gaz du Goulag. Nous n'attaquerons pas nos voisins et nos proches. Nous nous garderons de l'esprit de chapelle. Nous serons pour tout ce qui rassemble contre tout ce qui sépare. Nous serons dignes du mouvement qui a permis PRÉSENT : *l'Amitié française.* ■ *Le coup est gagné parce que vous allez faire pour* PRÉ­SENT *ce qu'il faut : des abonnés, encore des abonnés, toujours des abonnés.* Il nous faut améliorer notre administration qui est notre point faible. La vente par correspondance et abonnements c'est bien. A condition de pouvoir compter sur une organisation rigoureuse, minutieuse -- un travail méthodique et de tous les instants. Il faut donc étoffer nos services et embaucher du personnel qualifié. *Ce qui implique des charges supplémen­taires.* Il nous faut étoffer notre rédaction quotidienne, trop ré­duite. Actuellement, chacun fait plus qu'il ne peut faire. Les nuits sont courtes. Il n'y a plus ni dimanche, ni jours fériés. Nous sommes à la merci d'une maladie, d'un accident. Il faut dépasser ce stade. Donc faire entrer de nouveaux collabora­teurs. *Donc dépenser plus.* 124:262 Il nous faut réaliser notre supplément hebdomadaire de quatre pages. Il est impossible qu'un journal comme PRÉSENT ne parle pas des livres, du théâtre, du cinéma, des sports, etc. Ce supplément nous l'avons promis. *Nous n'avons pas encore tenu notre promesse faute de temps et de moyens. Il nous faut les trouver.* Et nous ne pouvons les trouver sans vous. Par conséquent tout est clair. Et simple. Faites connaître PRÉSENT. Faites-vous les camelots de PRÉSENT. Envoyez-nous des adresses. Que ceux qui le peuvent offrent un abonnement aux plus démunis. Faites la chaîne. Dites « présent » à PRÉSENT. C'est sa meilleu­re garantie d'avenir. \[Fin de la reproduction intégrale de l'article de FRANÇOIS BRIGNEAU paru dans le quoti­dien PRÉSENT, numéro 46 du 9 mars 1982.\] *La réussite d'un exploit aussi périlleux -- un quoti­dien parisien lancé sans argent -- n'a pas provoqué seu­lement de l'admiration et de l'enthousiasme.* *Mais aussi, divers sentiments aigrelets.* *Exemple malheureusement bien représentatif : celui du* « *Comité international de coordination d'associations catholiques *»*, qui dans son bulletin, sous la signature de Francis Dallais, dénonce le* « *comité de rédaction *» *de* PRÉSENT *parce que* « dans ce comité de rédaction on trouve un rassemblement de rationalistes et de moder­nistes et...même quelques catholiques », *et qui conclut :* « Cet amalgame n'est pas conforme à l'esprit catholi­que. » *Est-il par hasard conforme à l'esprit catholique de parler sans savoir et d'inventer méchamment ce que l'on ne sait pas ?* *Le seul et unique* « *comité de rédaction *» *du journal* PRÉSENT *comprend exactement les cinq membres que l'on sait, et aucun autre : Romain Marie, Jean Madiran, Fran­çois Brigneau, Pierre Durand et Hugues Kéraly.* 125:262 *Oser dire que l'on y trouve* « un rassemblement de rationalistes et de modernistes et... même quelques catho­liques » *est une odieuse clownerie.* *On y trouve* quatre *catholiques,* zéro *rationaliste,* zéro, *moderniste.* *Comme l'a écrit François Brigneau :* « Quatre fondateurs sur cinq sont catholiques. Si le cinquième n'a pas été touché par la grâce, il admire la civilisation catholique et entend la servir. Dans ces con­ditions, comment PRÉSENT pourrait-il être autre chose qu'un journal catholique ? » *Ici, à cette place, nous sommons publiquement Francis Dallais et son* « *Comité de coordination *» *de rétracter ses forgeries. Ou bien de donner la liste nominale des mem­bres du* « *rassemblement de modernistes et de rationa­listes *» *qu'il prétend apercevoir.* C'EST LA PREMIÈRE FOIS DEPUIS TRENTE-HUIT ANS QUE PARAIT EN FRANCE UN QUOTIDIEN CATHOLIQUE QUI NE SOIT A AUCUN DEGRÉ NI MODERNISTE NI RATIONALISTE. *L'accueil que lui font certains groupes de catholiques traditionalistes est véritablement édifiant.* *Et tristement instructif.* \*\*\* *Mais n'allons pas nous attarder à ces misères.* *Nous aurions bien tort de nous plaindre. Il y a heu­reusement assez de cœurs catholiques et français pour comprendre, ou pour sentir, ou pour pressentir que mal­gré sa modestie actuelle et ses imperfections, le quoti­dien* PRÉSENT *est à aider, à soutenir, à améliorer, à déve­lopper et non pas à rejeter.* *L'abbé Georges de Nantes écrit dans la* Contre-Réforme catholique *de mars :* 126:262 « Le quotidien catholique français PRÉSENT. -- Je dis « le » quotidien, parce que « La Croix l'événement », d'étiquette catholique et de langue française, mais foncièrement ennemi de l'intérêt français et de la grâce catholique, n'est pour moi que le journal du KGB à l'intention du clergé français. PRÉSENT donc répond seul à l'indispensable et noble fonction de quotidien catholi­que français d'information. MM. Jean Madiran et Fran­çois Brigneau en sont directeurs de la rédaction, Hugues Kéraly en est rédacteur en chef. On les connaît, les ré­férences sont bonnes. « PRÉSENT est intéressant, vif, *battant.* Et déjà atta­chant. Je le crois utile et peut-être même indispensable à nos familles qui luttent sur tous les terrains pour « *maintenir *»*.* Je le crois efficace, même sur quatre pages, vivement qu'il en ait huit ! dans le combat na­tional et pour le redressement catholique. Tel qu'il est, il faut qu'il réussisse et grandisse. Il faut aussi que vous en profitiez. Je ne saurais mieux vous recommander que de vous y abonner promptement. » \*\*\* Pour connaître et faire connaître le quotidien PRÉSENT l'abonnement d'essai (non renouvelable) : deux semaines, 50 F. On souscrit uniquement à l'adresse du journal PRÉSENT, 5, rue d'Amboise, 75002 Paris. 127:262 ## Informations et commentaires ### Le Bachaga Boualem *Le Bachaga Boualem est mort. Nous sommes des milliers et des milliers, pieds-noirs et métropoli­tains, à être muets tant notre dou­leur est grande. Le Bachaga était un géant, d'une dimension in­commensurable. Il symbolisait pour nous, jusque dans l'intimité de nos fibres, le drame de l'Algérie Française. Saïd Boualem, un sei­gneur, appartenait à une race en voie de disparition, celle qui per­met de donner une définition vi­vante aux mots sacrés* « *Hon­neur *»*,* « *Patrie *»*,* « *Parole don­née *»*. Ceux qui ont eu le bon­heur de profiter de son commerce, de jouir de sa conversation, de l'écouter narrer ses tranches de vie, savent que cet homme culminait au plus haut point l'érudition, l'esprit, l'humour, le bon sens, l'intelligence, le pragmatisme. Le Bachaga nous a donné, pendant vingt ans, depuis l'exode de* 1962*, des leçons. Lui, le Chef musul­man, pouvait, légitimement, avoir des ressentiments contre la France légale qui l'a laissé vivre deux décennies dans un gourbi* (*ce ne sont pas ceux qui ont découvert sa demeure, le jour des obsèques, qui me démentiront...*)*. Et pour­tant sa fierté, conjuguée à sa pu­deur, l'empêchait de quémander quoi que ce soit pour lui-même. Quelques jours avant sa mort il me disait, sur son lit de l'Hôpital Saint-Joseph :* « *J'ai vu le nou­veau ministre des rapatriés et lui ai précisé que je venais le voir uniquement pour mes hommes. *» *Je suis bien placé pour savoir que ce héros n'a rien fait, personnelle­ment, pour être élevé à la dignité de Grand Officier de la Légion d'Honneur, décoration qui aurait dû lui être attribuée plus tôt si nos gouvernants se respectaient davantage. Le Bachaga restera, au cours des siècles, le plus beau fleuron des 132 ans d'Algérie Française, la fierté de la France réelle et profonde, le couronnement sublime de la coexistence pacifique et de l'épanouissement des communautés musulmane et européenne dans ce creuset que fut notre Algérie.* 128:262 *Said Boualem est né à Souk Ahras, à 100 km au sud de Bône et il faut rappeler, comme le fit le Général Jouhaud au bord de la tombe, que ces villes s'appelaient Thagaste et Hippone du temps des Romains, qu'elles furent le lieu de naissance et de mort de saint Augustin, un Berbè­re, un des plus grands docteurs de l'Église, qui lutta comme Boualem contre les Vandales. Tout autre pays que le nôtre de­vrait être flatté que le génie fran­çais ait sécrété un chef de la qua­lité d'un Boualem, hélas j'ai dé­ploré, comme beaucoup, le nom­bre d'illustres absents pour suivre le cercueil du Bachaga... Celui qui fut notre Glaoui est entré vivant dans la légende et il faut que nous apprenions à nos enfants et à nos petits-enfants son odyssée.* *Bachaga, depuis 20 ans que nous avions quitté notre Algérie natale, vous nous avez redonné la foi et la dignité car votre regard d'aigle transmettait la flamme.* *Jamais un vaincu n'a autant ressemblé à un vainqueur que vous. Vous dépassiez là-bas les horizons de l'Ouarsenis et du Ché­lif et vous deviez, comme un al­batros blessé, vous confiner ici dans ce modeste mas du fond de la Crau. Votre rayonnement a sur­monté ce handicap parce qu'il émanait de tout votre être un ma­gnétisme incomparable. Toute l'é­lite des combattants de l'Algérie française a suivi le cortège funèbre et Dieu nous a octroyé un soleil d'Orléansville en cet après midi d'hiver à Mas Thibert.* *Lorsque les religieux musulmans psalmodièrent les sourates du Coran j'ai vu Dom Gérard, le constructeur du monastère du Ventoux, égrener son chapelet. J'ai alors compris que l'Algérie fran­çaise était enterrée, définitivement, vingt ans après, mais que vous partiez serein car le combat con­tinuait.* Jean Galland. ### « Intégration » C'est le nom d'une nouvelle re­vue, dirigée par Yves Chiron. La « présentation » qui ouvre le pre­mier numéro (janvier-février) précise que « cette entreprise n'est l'émanation d'aucun groupe » et qu'il s'agit d'une « tentative plu­ridisciplinaire chrétienne ». La véritable présentation est faite par le premier article publié. Il s'agit d'un texte intéressant de H. Urs von Balthazar qui étudie les rapports de la nature, de la culture et du Royaume, et la possi­bilité de juger les productions culturelles à la lumière divine, qui nous est donnée dans une mesure suffisante pour exercer un certain discernement (celui du *viator*)*,* mais pas pour effectuer un juge­ment définitif, qui sera celui du dernier jour. 129:262 Vient ensuite une très belle étude de Thérèse Lacour sur la poésie comme connaissance de l'être. Le poème ouvre une brèche dans l'intelligence et le discours. Cette connaissance, immédiate, n'est pas de l'ordre de l'explica­tion des phénomènes mais de l'or­dre de la contemplation. Ce qui onduit logiquement l'auteur à évoquer le mystère et le silence. Je signalerai aussi un texte de Jacques Vier, qui donne un aperçu de l'étude qu'il est en train de faire sur l'œuvre de Léon Bloy. Enfin, il n'est pas possible de cacher que le contraste est grand entre la qualité des textes et l'as­pect de ces feuilles ronéotypées attachées par une seule agrafe, qui fait douter de la viabilité d'une entreprise a priori sympathique. (*Intégration* 20, rue Cloître Notre-Dame, 75004 Paris.) Y. D. ### Une précision d'Émile Poulat A propos de l'article « Pie XII a-t-il existé ? » paru dans notre numéro 257, Émile Poulat nous écrit : « *Non, Bremond n'a jamais commis la phrase fameuse que lui prête Maurras dans son* Bienheu­reux Pie X, *ainsi qu'on le répète après lui sans avoir lu le coupa­ble. Ce n'était, pour Maurras, qu'une manière piquante de résu­mer le discours de réception où le nouvel académicien avait évité de nommer Pie X.* « *Curieusement, la même bou­tade vaut pour la réponse d'Hen­ry Bordeaux qui, lui aussi, a vécu* « *sous quatre pontifes *»*. Mais au lieu de Pie X, c'est Benoît XV qu'il ignore. *» 130:262 ## NOTE DE GÉRANCE ### Fin de l'opération 400 et nouveaux tarifs PENDANT trois années, du mois de mars 1979 au mois d'avril 1982, le « tarif minimum » d'abonnement à ITINÉRAIRES n'a pas été augmenté. En mars 1982, on pouvait encore s'abonner à la revue au tarif de 1979, resté in­changé à 400 F. Phénomène probablement uni­que dans la presse française : rendu possible par tous ceux de nos abonnés qui, répondant à notre appel, se réabonnaient au « tarif normal » ou mê­me souscrivaient un « abonnement de soutien ». C'est ce que nous avons appelé l' « opération 400 ». L' « opération 400 » est terminée. Il y a trop d'augmentations de toutes sortes pour que l'on puisse la continuer encore. Nous avons énuméré ces augmentations dans notre numéro de février (p. 15). 131:262 L'augmentation des tarifs postaux applicables aux publications périodiques a quelque chose d'hystérique : elle se fait à coups de 27 % (vingt-sept pour cent) une ou plusieurs fois par an. Et voici que nous sommes maintenant assu­jettis à la TVA. La FNPF (Fédération nationale de la presse française), dans sa protestation, a déclaré avec raison que cet assujettissement *fera disparaître à terme les périodiques ayant peu ou point de publicité.* Ces périodiques, ajoutait-elle, « participent au maintien du pluralisme de la presse ». Mais l'argument du « pluralisme » à mainte­nir n'a eu et n'aura jamais aucune influence sur le gouvernement socialo-communiste : il n'apprécie et ne tolère le « pluralisme » que limité à son propre usage. On aurait tort de croire que les me­sures d'asphyxie financière dont la presse pério­dique est victime sont des maladresses du pou­voir, résultant de son incompétence. Le pouvoir n'est pas un innocent maladroit. Et d'ailleurs il avait été averti, il avait été prévenu des consé­quences de ses mesures. Il sait qu'il condamne à la mort lente les périodiques sans publicité. Il l'entend bien ainsi. C'est que la catégorie des « périodiques » -- c'est-à-dire des publications qui ne sont ni quoti­diennes ni hebdomadaires -- est sociologique­ment celle où par excellence s'expriment la ré­flexion, la compétence professionnelle, les diver­ses spécialisations et la culture générale des classes moyennes françaises. 132:262 Les socialistes au pouvoir préparent très consciemment un Katyn économique et social de ces classes moyennes : mais de préférence sous l'anes­thésie d'une préalable asphyxie intellectuelle. Cette asphyxie intellectuelle, c'est l'étrangle­ment des publications périodiques qui pourra la procurer. On le sait, ou on devrait le savoir, nos lecteurs du moins ne l'ignorent pas, nous le leur avons plusieurs fois expliqué : la situation financière de la presse française était déjà extrêmement malsaine avant les aggravations qu'y apporte vicieusement le gouvernement socialo-communiste. Les quotidiens sont vendus approximative­ment à la moitié de leur prix de revient. Ils bou­clent leur budget (certains font des bénéfices) grâce à la publicité. Les tarifs des journaux déterminent de pro­che en proche ceux de tous les autres périodiques, habituant le public à payer sa presse à prix ré­duit. Ils le conditionnent ainsi à trouver « trop chers » les vrais et justes prix. L'ensemble des publications étant mises en vente à des prix anormalement bas, il leur faut avoir recours : -- soit à la publicité commerciale ; -- soit à des subventions occultes ; -- soit à des souscriptions publiques conti­nuelles. Et l'on a vu, et l'on voit le nombre des publi­cations dites d' « opinion » -- par distinction d'avec celles qui sont purement commerciales -- diminuer sans cesse. 133:262 Car c'est une loi à laquelle on n'échappe pas ; une loi à la fois économique et morale : vendre au-dessous de son prix n'importe quelle marchan­dise, fût-elle réputée « intellectuelle », cela con­duit forcément, tôt ou tard, à l'asservissement ou à la mort. Mais, là non plus, ce n'était pas hier, ce n'est pas aujourd'hui le résultat d'une incompétence. C'est le résultat d'un calcul. Cela correspond à un dessein. Il s'agit de *maintenir le prix des quotidiens* à un tarif abordable. C'est-à-dire un tarif qui -- compte tenu du niveau général des traitements et salaires -- per­mette à la plus grande partie de la population d'acheter aisément, chaque jour, un journal ou deux, -- en plus du versement, bien entendu, de la redevance pour la télévision. Le prix des journaux est donc calculé non point d'après leur prix de revient, mais de ma­nière à ne pas demander un effort qui serait hors de portée des ressources de la plus grande partie de la population. C'est un utile point de repère. Le prix de l'abonnement à un ou deux quoti­diens (regardez leurs tarifs) indique le niveau de ce que la plupart d'entre vous pourraient donner chaque année, sans effort excessif, à la revue ITINÉRAIRES. \*\*\* 134:262 Nos nouveaux tarifs d'abonnement viennent d'entrer en vigueur. Il reste toujours vrai qu'en définitive la revue ITINÉRAIRES coûte moins cher qu'un journal. De toute façon, il faut mettre leur prix aux choses. Sans quoi on les perd. J. M. ============== fin du numéro 262. [^1]:  -- (1). Je veux écrire « Nigériens » et non Nigérians. On ne dit pas « Canadians » ni « Parisians ». [^2]:  -- (2). Voir *Mort du Biafra,* présentation de F. de Bonneville et photo­graphies de Gilles Caron (Solar, agence Gamma, 1968). [^3]:  -- (3). Voir la brochure *Pogrom au Nigeria*, diffusée par les services d'information biafrais. [^4]:  -- (4). Walter-Partington, du *Daily Express*, de Londres. [^5]:  -- (1). *Ève.* Nul mieux que Péguy n'a chanté les préparations de la grâce : l' « Avent hellénique », la philosophie grecque, berceau intellec­tuel du christianisme. *Ève* est avant tout un ouvrage de profonde piété, une lecture intelligente et révérencielle de l'histoire du salut. [^6]:  -- (2). Baudelaire : *Les fleurs du mal.* [^7]:  -- (3). Verlaine : *Sagesse.* [^8]:  -- (4). Ps, 136. [^9]:  -- (5). II Rois 25. [^10]:  -- (6). Père digne de révérence, je vous annonce une grande joie qui est l'Alleluia ! [^11]:  -- (1). *The destruction of the Christian Tradition,* par Rama P. Coo­maraswamy (Perermial Books, Pates Manor, Bedfort, Middlesex, TW 14 8 JP, Angleterre). [^12]:  -- (1). On peut se procurer ce discours au service d'information du ministère de l'éducation nationale. [^13]:  -- (1). Pierre Chevallier : *La séparation de l'Église et de l'école, Jules Ferry et Léon XIII.* (Fayard.) [^14]:  -- (1). Chez l'auteur : 89830 Saint Léger-Vauban. -- C.C.P. 51.151 M. Dijon. (57,50 F franco.) [^15]:  -- (1). Au temps où les évêques français se faisaient appeler « Mon­seigneur », c'est en se donnant eux-mêmes du « Monseigneur » les uns aux autres qu'ils imposèrent l'usage de cette appellation. Pareille­ment (!?), c'est en se traitant mutuellement d' « *ayatollah de la rédac­tion *» que Brigneau, Madiran et Kéraly ont introduit cette dénomina­tion honorifique et hiérarchique dans l'argot intérieur du quotidien PRÉSENT. -- D'autre part, François Brigneau ayant écrit dans *Minute* du 22 février : « ...*Et puis voilà* PRÉSENT, *où je sers la messe le matin, avec Madiran, mon ami fraternel *», cette révélation ésotérique souleva dans le public profane une émotion diversement commentée. Dans l'argot professionnel de la presse parisienne, « servir la messe » signifie simplement (par une analogie ancienne) : commencer son travail à une heure très matinale. (Note d'ITINÉRAIRES.)