# 263-05-82
1:263
### Pour la fête de Jeanne d'Arc
*En raison des circonstances, et de la domination étrangère que la République du Panthéon veut étendre sur le peuple français, la fête nationale de Jeanne d'Arc va revêtir cette année un éclat exceptionnel d'affluence et de ferveur.*
*C'est la fête de la France réelle, la fête de la France française, qui se mobilise pour n'être pas submergée. C'est l'antidote de la fête que l'Anti-France maçonnique et socialiste organise chaque année le 14 juillet, odieux anniversaire de guerre civile, de révolution et de massacre.*
Dimanche 9 mai*. A Paris, comme chaque année, le cortège traditionnel défilera de la Concorde à la place des Pyramides.*
*Venez défiler. Avec les groupements patriotiques ou religieux de votre choix. Mais venez. Nous-mêmes serons avec le* CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER. *Nous vous invitons à venir vous joindre à nous.*
2:263
Avec le cortège traditionnel
Nos raisons n'ont pas changé. Elles sont celles qu'énonçait l'appel de Jean Madiran en 1980, à l'intention des « années prochaines ». Elles demeurent pleinement actuelles. Les voici à nouveau :
\[...\]
(ITINÉRAIRES, numéro 243 de mai 1980.)
#### Petite histoire liturgique de la fête nationale
La fête nationale de Jeanne d'Arc a été instituée par une loi de 1920 et fixée au deuxième dimanche de mai.
4:263
Il fallut faire coïncider la fête religieuse avec cette fête nationale.
Les nouvelles règles liturgiques instituées par saint Pie X en 1913 interdisaient désormais l'assignation perpétuelle d'une fête de saint à un dimanche.
La fête liturgique de la bienheureuse Jeanne d'Arc (béatifiée par saint Pie X en 1909) avait été fixée au 30 mai.
Pour « assurer la coïncidence de la solennité religieuse avec la fête civique », un indult du pape Benoît XV *fixa la solennité* de la fête du 30 mai *au deuxième dimanche de mai.*
Il faut savoir qu'une « solennité » -- l'appellation complète est : « solennité transférée » -- consiste à *reporter à la grand messe d'un dimanche la célébration solennelle d'une fête qui tombe un jour de semaine.* Mais, liturgiquement, les solennités sont facultatives (sauf, en France, les quatre solennités de l'Épiphanie, de la Fête-Dieu, des saints Pierre et Paul, et du saint patron du lieu, qui sont obligatoires à la grand messe du dimanche suivant).
La solennité de la fête liturgique de sainte Jeanne d'Arc au deuxième dimanche de mai étant *facultative,* elle disparut de la plupart des églises, en raison de l'impiété croissante de l'épiscopat, et d'un clergé à son image. Cette disparition, commencée à partir de 1945, devint quasiment générale entre 1958 (mort de Pie XII) et 1965-1966 (fin du concile Vatican II et condamnation de la revue ITINÉRAIRES par l'épiscopat français).
On le vit bien en 1967, lorsque la Pentecôte tomba le deuxième dimanche de mai. Cette occurrence n'avait été prévue ni par la loi française ni par l'indult pontifical. Des démarches furent entreprises pour que, conformément au précédent de 1940, la fête nationale et la solennité religieuse soient exceptionnellement fixées cette année-là au premier dimanche de mai. L'autorité civile se déclara incompétente ; l'autorité religieuse éluda la question. Ni le pouvoir temporel ni le pouvoir spirituel n'y attachait plus aucune importance.
5:263
Si l'on consulte le fameux *Nouveau missel des dimanches* publié maintenant chaque année par l'épiscopat français, on constate que sainte Jeanne d'Arc a complètement disparu : ni solennité au deuxième dimanche de mai, ni fête simple au 30 mai.
En cette année 1982, la Pentecôte tombe le 30 mai, la fête de sainte Jeanne d'Arc, selon les règles liturgiques traditionnelles, doit être transférée au 8 juin, et pour Paris et Lyon au 9 ; mais il n'y a aucune difficulté de calendrier pour la solennité du dimanche 9 mai.
6:263
## ÉDITORIAL
### Le secret de Fatima
Le secret de Fatima n'est pas le tout du message de Fatima. Il en est une partie et en quelque sorte une application particulière. Nous parlons ici non point du message dans sa totalité, mais de cette partie du message que l'on appelle le secret.
#### Les deux premières parties du secret
Il y eut à Fatima en 1917 six apparitions successives de la Vierge à trois bergers, Jacinthe, 7 ans, François, 9 ans, et Lucie dos Santos, 10 ans : le 13 de chaque mois, du 13 mai au 13 octobre.
7:263
Lors de la troisième apparition, le 13 juillet, la T.S. Vierge fit aux trois petits une révélation qu'elle leur enjoignit de tenir cachée jusqu'à nouvel ordre. C'est *le secret.* Il comporte trois parties. Deux ont été publiées en 1942, la troisième aurait dû l'être en 1960.
Les deux premières concernent premièrement l'Enfer, secondement la guerre mondiale.
Voici les principaux extraits de la relation écrite qu'en a faite Lucie :
« *Le secret consiste en trois choses distinctes, mais étroitement connexes ; je vais exposer deux d'entre elles, la troisième devant continuer à rester cachée.*
« ...*Notre-Dame ouvrit de nouveau les mains comme les deux fois précédentes. Le faisceau de lumière projeté sembla pénétrer la terre et nous vîmes comme une grande mer de feu. En cette mer étaient plongés, noirs et brûlés, des démons et des âmes sous forme humaine, ressemblant à des braises transparentes. Soulevés en l'air par les flammes, ils retombaient de tous les côtés comme les étincelles dans les grands incendies, sans poids ni équilibre, au milieu de grands cris et de hurlements de douleur et de désespoir qui faisaient frémir et trembler d'épouvante* (*...*)*.*
« *Les démons se distinguaient des humains par leurs formes horribles et dégoûtantes d'animaux épouvantables et inconnus, mais transparents comme des charbons embrasés.*
« ...*La Sainte Vierge nous dit avec bonté et tristesse :*
*-- Vous avez vu l'Enfer où vont aboutir les âmes des pauvres pécheurs. Pour les sauver, le Seigneur veut établir dans le monde la dévotion à mon Cœur Immaculé.*
8:263
*Si l'on fait ce que je vous dirai, beaucoup d'âmes se sauveront et l'on aura la paix. La guerre va vers la fin, mais si l'on ne cesse pas d'offenser le Seigneur, sous le règne de Pie XI il en commencera une autre qui sera pire.*
« *Quand vous verrez une nuit éclairée par la lumière inconnue, sachez que c'est le grand signe que Dieu vous donne qu'il est prochain le châtiment des crimes du monde par la guerre, la famine et les persécutions contre l'Église et contre le saint-père.*
« *Pour empêcher cela, je viendrai demander la consécration de la Russie à mon Cœur Immaculé et la communion réparatrice les premiers samedis.*
« *Si l'on écoute mes demandes, la Russie se convertira et l'on aura la paix. Sinon, elle répandra ses erreurs par le monde, provoquant des guerres et des persécutions contre l'Église ; beaucoup de bons seront martyrisés, le saint-père aura beaucoup à souffrir ; plusieurs nations seront anéanties. *»
(Ici se place la troisième partie du secret, non encore révélée.)
« ...*Mais enfin, mon Cœur Immaculé triomphera, la consécration au Cœur Immaculé se fera, la Russie se convertira et un temps de paix sera donné au monde. *» ([^1])
*Je viendrai demander,* disait la T.S. Vierge le 13 juillet 1917. Elle est venue demander : en 1925 et en 1929, par deux apparitions à Lucie, religieuse dans une congrégation locale puis entrée au Carmel.
9:263
Le 10 décembre 1925, la T.S. Vierge est venue demander « la communion réparatrice des premiers samedis » : elle consiste à faire, cinq premiers samedis du mois consécutifs, une communion avec confession, récitation du chapelet, méditation d'un quart d'heure sur un ou plusieurs mystères du Rosaire, en intention de réparation au Cœur Immaculé. En 1929, la T.S. Vierge est venue demander la consécration de la Russie à son Cœur Immaculé, faite par le pape en union avec les évêques du monde entier.
La consécration de la Russie avait pour finalité directe d'éviter la seconde guerre mondiale et son cortège de souffrances, injustices et persécutions de toutes sortes. Sœur Lucie ne réussit à faire parvenir ce message au souverain pontife qu'en 1939, quelques jours seulement avant la mort de Pie XI. La seconde guerre mondiale eut lieu.
Le 2 décembre 1940, sœur Lucie écrivit au nouveau pape Pie XII une lettre qui disait notamment :
« *En 1917, dans ces paroles de la Vierge que nous avons appelées le secret, elle nous annonça la fin de la guerre qui alors désolait l'Europe et nous en prédit une autre en disant que pour l'empêcher elle viendrait demander la consécration de la Russie à son Cœur Immaculé et la communion réparatrice des premiers samedis. Jusqu'en 1926 cela resta caché selon le désir de Notre-Dame* (*...*)*. En 1929, par le moyen d'une autre apparition, elle demanda la consécration de la Russie à son Cœur Immaculé, promettant par ce moyen d'empêcher la propagation de ses erreurs et d'obtenir sa conversion.*
10:263
*Quelque temps après, j'en rendis compte à mon confesseur, lequel s'employa à obtenir que le désir de Notre-Dame soit réalisé et le fit parvenir au saint-père. Dans diverses communications intimes, Notre-Seigneur ne cessa d'insister sur cette demande, promettant dernièrement que si Votre Sainteté daignait faire la consécration du monde au Cœur Immaculé de Marie avec mention spéciale de la Russie, et si elle ordonnait que cette consécration soit faite en même temps par tous les évêques du monde, il abrégerait les jours de tribulation par lesquels il a déterminé, de punir les nations de leurs crimes. *»
Le 13 octobre, d'ordre de Pie XII, les deux premières parties du secret furent publiées dans une lettre pastorale du cardinal Schuster, archevêque de Milan.
Ainsi l'avertissement marial fut connu juste avant la consécration de l'Église, du monde et spécialement de la Russie au Cœur Immaculé de Marie que le souverain pontife prononça le 31 octobre suivant, et qu'il renouvela le 8 décembre de la même année. Consécration rappelée le 29 juin 1943 dans l'encyclique Mystici corporis.
Le commentaire que l'on en fait ordinairement semble négliger la chronologie.
En effet ces prédictions, ces demandes et ces actes ne concernent pas directement notre avenir, mais un temps révolu. Il s'agissait d'empêcher la seconde guerre mondiale ; il s'agissait d'empêcher la Russie de répandre ses erreurs dans le monde entier. La seconde guerre mondiale a eu lieu. Une fois déclenchée, il s'agissait encore de l'abréger, comme il apparaît dans la lettre de sœur Lucie à Pie XII.
11:263
La guerre s'est terminée en 1945. La Russie a répandu ses erreurs. La diffusion du communisme dans le monde entier n'est plus à éviter, elle est réalisée : le monde entier n'est sans doute point sous domination communiste, mais partout dans le monde, même aux USA, même au Vatican, le communisme est présent et actif, au moins par son KGB, son agit-prop et son intox. Bien entendu, cela ne signifie pas qu'il n'y aurait plus lieu de répondre aux demandes concernant la consécration au Cœur Immaculé et la communion des premiers samedis. Au contraire : le 7 juillet 1952, sept ans après la fin de la guerre, Pie XII procède à une solennelle « consécration de tous les peuples de Russie au Cœur Immaculé de Marie ». Mais enfin, le commentaire habituel des prédictions et promesses se trompe de date, il se trompe d'époque. Rien ne nous assure que la consécration au Cœur Immaculé, si elle était faite maintenant par l'épiscopat tout entier, et si elle était accompagnée de la communion réparatrice des premiers samedis, aurait pour effet d'écarter une guerre mondiale ou d'empêcher la Russie de répandre ses erreurs. Ces deux calamités sont derrière nous. C'est avant 1939 qu'on pouvait les conjurer. Et rien maintenant ne nous est promis ni même indiqué quant à l'éventualité d'une nouvelle guerre mondiale ou à celle d'un nouveau progrès de la domination communiste.
12:263
On peut seulement supposer que ce qui nous menace maintenant est contenu dans la troisième partie du secret. Nous aurions dû le connaître depuis 1960. Nous n'en connaissons toujours rien. Pourquoi ?
#### Le cheminement du troisième secret
La troisième partie du secret, que l'on appelle plus courtement « le troisième secret », nous en connaissons du moins la trajectoire.
Ce troisième secret a été rédigé par sœur Lucie et enfermé dans une enveloppe scellée confiée à Mgr José da Silva, évêque de Leira-Fatima.
De par la volonté formelle de sœur Lucie, cette enveloppe devait être ouverte seulement en 1960 par Mgr da Silva s'il vivait encore, sinon par le cardinal-patriarche de Lisbonne.
Chaque fois que l'on demandait à sœur Lucie ou à Mgr da Silva quand donc serait publié ce troisième secret, ils répondaient invariablement
-- *En 1960.*
Et quand on les interrogeait sur le motif de cette disposition :
-- *Parce que la Sainte Vierge le veut ainsi.*
En 1960, l'enveloppe fut donc ouverte et transmise au souverain pontife, qui était alors Jean XXIII.
13:263
Selon les confidences de son ancien secrétaire Loris Capovilla, aujourd'hui archevêque, après l'avoir lu Jean XXIII oublia le document dans un tiroir de son bureau. Il avait auparavant fait écrire sur l'enveloppe par son secrétaire : « Le pape a vu le document. Il n'exprime pas de jugement sur le contenu. »
Capovilla est-il digne de foi ? Son témoignage n'est malheureusement pas invraisemblable, c'est tout ce que l'on en peut dire. Il omet de préciser si Jean XXIII eut recours à un interprète : le document de sœur Lucie est écrit en portugais. Il ne semble pas que Jean XXIII ait consulté personne ni attaché grande importance à ce message.
Selon le même Capovilla, le troisième secret demeura dans le tiroir où Jean XXIII l'avait jeté : le « tiroir Barbarico », du nom du saint qui avait été le propriétaire du bureau. Quand Paul VI demanda à voir le document, personne ne savait plus où il pouvait bien être, jusqu'à ce que Capovilla indique où le trouver. Il apprit à Paul VI que son prédécesseur n'avait fait aucun commentaire. « Nous n'en ferons pas non plus », aurait déclaré Paul VI. Plusieurs assurent toutefois qu'il en aurait révélé en substance le contenu, pendant son pèlerinage à Fatima en 1967, lorsqu'il fit allusion à une crise de l'Église et à un conflit mondial sans précédent. D'autres murmurent que le troisième secret concerne le pape lui-même. Mais lequel ? Mgr Capovilla prétend au contraire qu'il n'y a aucune mention du souverain pontife, mais une simple réitération des recommandations contenues dans les deux premières parties : voilà une audace qui rend suspect son témoignage.
14:263
Les deux premières parties, en effet, parlent du pape ; la troisième, si elle en est une réitération, doit donc en parler aussi. D'autre part, si la troisième partie ne faisait que répéter les deux premières, la Sainte Vierge n'aurait pas retardé jusqu'à 1960 sa divulgation, et il n'y aurait eu aucune raison de s'opposer à sa publication ultérieure. Le refus officiel de nous le laisser connaître indique forcément qu'il contient quelque chose de gênant ou de terrible.
A moins qu'il ne faille en déduire que les derniers papes sont contrariés par Fatima. Pie XII en tout cas, qui a fait les consécrations rappelées plus haut, disait en 1953 au P. Suarez, maître général des dominicains : « *Dites bien à vos religieux que la pensée du pape est contenue dans le message de Fatima. *» ([^2])
15:263
L'autorité de l'Église
Il serait injuste d'imaginer qu'en continuant à nous cacher le troisième secret après 1960, les papes ont en quelque sorte désobéi à la Sainte Vierge. Ils ne lui sont pas hiérarchiquement soumis de cette manière-là. Ils sont les gardiens de la révélation du Christ Jésus, qui est close à la mort du dernier des douze apôtres. Toutes les autres manifestations, apparitions et messages surnaturels qui sont postérieurs appartiennent à la catégorie des « révélations privées » qui ne sont pas article de foi, et dont l'interprétation et l'usage sont soumis à l'autorité hiérarchique de l'Église. Le pape a juridiquement le droit de récuser ou d'ignorer une révélation privée.
Mais cette autorité sur les révélations privées ne s'exerce pas forcément d'une manière infaillible. Elle peut s'exercer mal. Beaucoup de fidèles ont aujourd'hui le sentiment d'être injustement privés de la connaissance du troisième secret. Leur sentiment d'injustice se trompe s'il croit que l'Église n'avait aucun droit de le retenir. Il ne se trompe (peut-être) pas s'il estime simplement qu'en fait elle a eu tort.
En un temps où les catholiques voient bien, par exemple, que par les mêmes responsables ecclésiastiques ils sont injustement privés de l'enseignement des connaissances nécessaires au salut, il ne leur est nullement inimaginable que les coupables de cette carence tragique soient également coupables lorsqu'ils retardent ou refusent la publication du troisième secret.
16:263
Jean-Paul II à Fatima
Victime de l'attentat du 13 mai 1981, le pape Jean-Paul II en a bien remarqué la date. Nous savons par ses proches que sa piété mariale y a vu un avertissement du Ciel qui lui était personnellement destiné. Mais nous savons aussi que sa perplexité est totale, et qu'il a le sentiment de ne pas arriver à discerner ce que la Sainte Vierge a bien pu lui donner ainsi à comprendre. Depuis lors sa démarche intellectuelle, son gouvernement, parfois ses gestes mêmes révèlent une retenue, une hésitation, une expectative qui ne sont pas dues seulement à la fatigue physique et aux séquelles d'une convalescence qui a été pénible. Il sait que quelque chose lui est demandé, il ne sait pas quoi. Et s'il se rend à Fatima le 13 mai, c'est officiellement pour remercier d'avoir survécu à l'attentat contre sa vie, c'est surtout pour implorer une grâce de lumière qui le tire de son incertitude.
Le voyage doit avoir lieu du 12 au 15 mai. C'est à la fois une visite d'État, une visite pastorale et un pèlerinage. Le jour de son arrivée le pape sera reçu par le chef de l'État portugais, le général Antonio Ramalho Eanes.
17:263
Puis il se rendra à Fatima où il présidera les cérémonies marquant le 65^e^ anniversaire de la première apparition de 1917. Il y rencontrera peut-être sœur Lucie, qui a maintenant 75 ans. Paul VI l'avait rencontrée devant la foule en 1967, mais ce fut, on s'en souvient, pour lui refuser l'entretien privé qu'elle demandait. Pendant les deux derniers jours, Jean-Paul II visitera les trois provinces ecclésiastiques du Portugal : Lisbonne, Braga au nord, Evora au sud. Il ira dans les deux autres grands, sanctuaires du pays, celui de Vila Vicosa, près d'Evora, le 14 mai au matin, et celui de Sameiro, dans le nord, le lendemain après-midi. Trois grands discours sont prévus, le premier à Fatima, le second à Lisbonne, le troisième à Sameiro. Tout le monde se pose deux questions :
-- *Révélera-t-il le troisième secret ?*
*-- Renouvellera-t-il la consécration de la Russie ?*
L'initiative\
des évêques américains
Il ne s'agit pas seulement de renouveler la consécration.
Il s'agit de la parfaire.
Elle n'a été jusqu'ici qu'incomplète, en ceci qu'elle n'a pas été faite comme il l'avait été demandé, c'est-à-dire non seulement par le pape, mais aussi, en même temps, par tous les évêques en union avec lui.
18:263
Les évêques américains, dans leur session du 18 novembre 1981, ont précisément adressé à Jean-Paul II la requête d'une consécration collégiale de la Russie, associant tous les évêques au cours d'une cérémonie organisée partout dans le monde le même jour. Beaucoup d'évêques ont déjà fait individuellement une telle demande ; c'est la première fois qu'un corps épiscopal la formule en tant que tel. Les évêques américains espéraient que d'autres conférences épiscopales suivraient leur exemple. Elles ne l'ont pas fait. Ou alors, en secret ?
Notons au passage que la quasi-totalité des évêques américains sont intellectuellement, politiquement, philosophiquement, théologiquement progressistes et modernisants. Mais ils semblent avoir été récemment touchés par la grâce de Fatima.
D'un peu partout dans le monde catholique, prières et requêtes dans le même sens se multiplient en direction du souverain pontife. Le 21 mars, au grand rassemblement de Martigny, en présence de Mgr Lefebvre, le Dr Éric de Saventhem a lancé un appel aux laïcs, pour que dans leurs diocèses ils incitent leurs évêques à réclamer du pape la consécration attendue.
Le pape est hésitant mais attentif.
Il observe la croissance de ce mouvement. Il l'a dit au cardinal John Carberry, archevêque de Saint-Louis aux USA, qui l'a rapporté dans une déclaration du 5 janvier 1982 : le souverain pontife reçoit avec reconnaissance les pétitions pour une consécration collégiale de la Russie, et il y procédera quand il y aura assez d'évêques pour la demander.
19:263
Assez, cela fait combien ? On l'ignore. Mais quel que soit le nombre, Jean-Paul II semble pour le moment exclure un acte d'autorité. La lettre de sœur Lucie au souverain pontife, en décembre 1940, parlait pourtant d'*ordonner* aux évêques de se joindre au pape dans une même consécration. Pie XII ne donna pas cet ordre. S'il est exclu qu'il soit jamais donné, il faudra attendre que le consensus unanime des évêques dans le monde entier se forme spontanément. Cela ne s'est jamais vu dans l'histoire de l'Église.
Le recours surnaturel
Par delà les requêtes, pétitions et réclamations, qui sont toujours permises, et qui ne doivent jamais être négligées, il y a la prière, expression plus adéquate, instrument plus approprié du recours surnaturel. Après toutes les suppliques et toutes les argumentations, ou avant, vient la prière pour le pape le 13 mai à Fatima. Le recours surnaturel implore de Dieu, par l'intercession du Cœur Immaculé, que le souverain pontife fasse enfin -- peut-être le 13 mai à Fatima -- ce que lui seul peut faire, ayant été préposé pour cela à la tête de l'Église et y étant irremplaçable.
20:263
Ce n'est plus seulement le monde, c'est l'Église elle-même qui aujourd'hui est colonisée par le communisme. Chacun peut résister dans son secteur, à son créneau : sans le pape il est impossible de redresser la situation d'ensemble. C'est d'un bouta l'autre de l'Église universelle que le catéchisme catholique est en voie de désintégration et que les connaissances nécessaires au salut sont de moins en moins enseignées. Chacun peut contribuer à la sauvegarde et à la transmission du dépôt révélé : néanmoins sans le pape, c'est le plus grand nombre qui tombe dans l'ignorance religieuse, l'apostasie immanente, la barbarie spirituelle. Et puis, il y a la messe...
Devant le drame de la messe, devant la décomposition du catéchisme, devant l'extension de la domination communiste, le Saint-Siège est installé depuis des années dans un immobilisme scandaleux : par la connivence des uns, la paralysie des autres, l'empire des malfaiteurs, oui, nous le savons. A un point tel que, sans un miracle, l'Église achèverait de mourir. Mais ce miracle est certain. Il est promis. Il est programmé. Notre prière au Cœur Immaculé de Marie, le 13 mai à Fatima, n'est donc pas de l'obtenir. Elle est de le hâter.
Jean Madiran.
21:263
## CHRONIQUES
22:263
### La psychologie socialiste
par Louis Salleron
DANS son livre *Capitalisme, Socialisme et Démocratie,* Joseph Schumpeter écrit : « Qu'il soit un des chefs du parti ou un fonctionnaire de l'État ou un militant indépendant, l'individu socialiste considère, naïvement mais naturellement, l'avènement du socialisme comme étant synonyme de son accession personnelle au pouvoir. A ses yeux, la socialisation signifie que nous allons saisir les leviers de commande. Le remplacement des gérants actuels représente pour lui une péripétie importante, sinon la plus importante, du drame. Et je confesse que, dans mes conversations avec des militants socialistes, je me suis souvent demandé si certains (voire même la plupart) d'entre eux se soucieraient d'un régime socialiste, si parfait soit-il à tous autres égards, à la direction duquel ils ne participeraient pas. »
Au premier abord, le propos peut étonner. Militer pour des idées politiques, n'est-ce pas souhaiter de prendre le pouvoir ? En y réfléchissant pourtant, on s'aperçoit que Schumpeter, bien loin d'énoncer une banalité, diagnostique en profondeur un trait caractéristique de la mentalité socialiste. Il suffit, du reste, d'y réfléchir : le partisan de la liberté ne veut, par définition, qu'un pouvoir politique faisant son métier et le laissant donc libre de faire le sien.
23:263
Le socialiste, ne rêvant que d'égalité, se conçoit, à tous les étages de la société, comme investi de la mission de réaliser un projet qui fait violence à la nature des choses -- et des hommes. Il lui faut donc, pour lui-même et ses camarades, toutes les places et tout de suite.
Toute idéologie a sa logique. Celle du socialisme implique de ne laisser aucune fissure par où pourrait passer la puissance explosive de la liberté. La mobilisation de l'armée entière des socialistes est nécessaire pour empêcher cette catastrophe.
On objectera : n'est-ce pas là le communisme plutôt que le socialisme ? Mais nous l'avons dit cent fois : la logique du socialisme, c'est le communisme. Les socialistes en ont sourdement conscience. S'ils parlent tant de la liberté, si François Mitterrand, dès le premier jour de son accession au pouvoir, a déclaré qu'il voulait « réconcilier le socialisme avec la liberté », c'est bien parce que les deux termes de socialisme et de liberté sont contradictoires.
Alors ? Hypocrisie ? Pas nécessairement. L'idéologie s'accompagne aisément de la sincérité, et d'autant plus qu'elle atteint aux sommets de l'utopie. Si un régime politique bâti sur l'élection lui donne le pouvoir, elle se hâtera d'en profiter pour mettre en place, dans le système de liberté dont elle hérite, des structures de tyrannie qui lui assureront la pérennité. Quelques années devraient y suffire.
En France, les élections cantonales ont heurté de plein fouet l'idéologie socialiste. La réaction des battus a été extrêmement curieuse. La psychologie socialiste s'y est révélée dans toute sa pureté.
Un instant étourdis par la violence du coup, les dirigeants de la majorité se sont aussitôt ressaisis : « Nous avons le pouvoir pour cinq ans à l'Assemblée nationale, pour sept ans à la présidence de la République. Ce n'est pas cet incident de parcours qui va nous émouvoir. Le temps dont nous disposons est plus qu'il ne nous en faut pour installer le socialisme en France de manière irréversible. »
Cependant, comme le pouvoir socialiste demeure effectivement intact dans ses instances supérieures, les cadres de la République des professeurs nous ont fait part de leur examen de conscience. Ont-ils battu leur coulpe pour en avoir pris trop à leur aise avec la liberté ? Pas du tout.
24:263
Dans sa réunion du 22 mars, le bureau exécutif du P.C. a félicité le gouvernement d'avoir tenu ses engagements et l'a invité à « continuer dans cette voie et à ce rythme ». Mais nos professeurs se reprochent d'avoir insuffisamment *informé* et *expliqué.* Gouverner n'est pas seulement agir, c'est aussi affaire de *pédagogie.* Nous l'avons entendu à satiété pendant plusieurs jours à la radio et à la télévision.
Ce thème des media a l'intérêt d'illustrer la conception socialiste de la liberté. Car nos professeurs n'ont cessé de jeter l'opprobre sur la partialité desdits media et notamment de la télévision. On croyait pourtant que les équipes mises en place après l'expulsion des sorcières devaient donner satisfaction. Il paraît que non. Elles sont aussi vénéneuses que les précédentes. Il faudra que soit voté le statut de l'audiovisuel pour que la liberté socialiste puisse enfin rayonner. De quelle manière ? On verra. C'est une « affaire à suivre », car la liberté d'expression est le talon d'Achille du gouvernement socialiste. Il risque de finir par se mettre à dos tous les journalistes, mieux armés que d'autres pour se défendre. Et dans la mesure où il trouverait ceux de son choix, c'est-à-dire parfaitement sectaires, se figurer que le public ne s'en apercevrait pas est une grave erreur. La défaite de M. Fillioud aux élections cantonales devrait être pour lui un avertissement.
Reste que la vocation pédagogique est inhérente au socialisme ; au socialisme universel, mais de manière éminente au socialisme français. Non seulement il lui faut toutes les places pour informer, expliquer et enseigner, mais ses leçons doivent s'étendre au monde entier.
Ce vice, chez nous, s'étend de la base au sommet de la pyramide. M. Cheysson l'incarne dans sa façon de M. Mitterrand, volontiers taciturne, lui donne une ampleur majestueuse quand il dit le juste et le vrai à toutes les nations de la planète.
Cependant l'ambition d'un impérialisme idéologique n'est jamais satisfaite. Il est remarquable que le pouvoir socialiste qui est, en France, le plus étendu qu'on ait jamais connu, se sente frustré. Il a les moyens légaux de l'exécutif et du parlement, les moyens économiques du crédit et de l'industrie, les moyens sociaux du syndicalisme, tous les moyens de pression que constitue cet ensemble sur ce qui reste de théoriquement libre dans le pays, et il s'exprime comme s'il était l'opposition à l'on ne sait quel pouvoir mystérieux qui serait le pouvoir réel.
25:263
Il passe son temps, comme pour se le rappeler à lui-même, à dire qu'il est la majorité, à la fois juridique et sociologique, et que donc il est la France -- la France *socialiste*, comme il tient à le préciser, sans qu'on sache si c'est pour la magnifier ou pour en souligner la fragilité.
Étrange psychologie socialiste !
Oui, il est vrai que par le jeu des institutions agonisantes de la V^e^ République le pouvoir socialiste est maître et possesseur du pays légal. Parviendra-t-il à en faire le pays réel ? Les communistes y comptent bien.
Louis Salleron.
26:263
### Le mensonge de l'égalité
par Gustave Thibon
J'AI DIT ET RÉPÉTÉ que l'idéal égalitaire est un des pires fléaux des sociétés actuelles, car les hommes naissant inégaux en force, en intelligence et en qualités de toute sorte, toute organisation sociale qui tend à paralyser l'exercice de ces différences ne peut qu'aboutir à l'érosion des individualités et à la décadence des cités.
Là-dessus un lecteur m'écrit pour me dire son accord sur le respect des inégalités naturelles et des hiérarchies sociales qui en sont la conséquence. Il est normal, me dit-il, que les mieux doués occupent les plus hauts emplois, qu'il y ait des chefs et des subordonnés, des dirigeants et des exécutants. Sous quelque régime politique que ce soit, un chef d'entreprise n'est pas l'égal d'un manœuvre, un conseiller d'État n'est pas l'égal d'un garçon de bureau, etc.
Mais, ajoute mon correspondant, est-il nécessaire que ces inégalités de nature et de fonction se traduisent par des inégalités économiques, autrement dit que les mieux doués et les plus hauts placés jouissent d'avantages matériels plus étendus que ceux des membres inférieurs de la hiérarchie sociale ?
27:263
Ne peut-on concevoir une société où cette hiérarchie serait respectée, mais où l'éventail des salaires et des revenus serait replié au maximum ? Ce nivellement suffirait à désarmer l'esprit de revendication qui porte sur les inégalités économiques beaucoup plus que sur les différences hiérarchiques. Ce que le manœuvre envie chez le chef d'entreprise, ce n'est pas sa fonction et ses responsabilités (qu'il serait par ailleurs bien incapable d'assumer), c'est son standing matériel. Égalisez les revenus et vous aurez la paix sociale.
Mon correspondant continue en me citant l'exemple des monastères où l'Abbé se situe incomparablement au-dessus des autres religieux par l'autorité et le prestige social, mais ne jouit d'aucun privilège économique : même table, même vêtement, cellule identique à celle des plus humbles frères, etc.
A quoi je réponds :
1\. Qu'une communauté religieuse n'est pas une entreprise économique ou que, s'il lui arrive de l'être, c'est pour assurer sa subsistance et non en vue d'un maximum de production et de profit.
2\. Que l'Abbé comme les moines ont fait vœu de pauvreté et d'obéissance, ce qui clarifie singulièrement les choses.
3\. Que si tout le monde suivait l'idéal évangélique de pauvreté, la fameuse question sociale serait définitivement résolue : chacun rechercherait les plus bas emplois ou n'occuperait qu'à regret les postes élevés, les pauvres seraient ravis de leur sort et les riches ne songeraient qu'à les secourir, etc. Reste à savoir si cette orientation presque exclusive vers la perfection spirituelle serait favorable au dynamisme de l'économie, facteur essentiel de l'abondance et du bien-être matériels. Mais rassurons-nous : s'il y a danger de récession, ce n'est pas de ce côté qu'il viendra...
Revenons aux faits et aux hommes tels qu'ils sont. Depuis le début de ce siècle, les inégalités économiques n'ont jamais cessé de se réduire. Dans la fonction publique par exemple, le traitement d'un conseiller d'État était 25 fois supérieur à celui d'un garçon de bureau. Et quant à la fortune privée, le nivellement est encore plus vertigineux. Sans parler des milliardaires américains dont le revenu dépassait le budget d'un petit État, on croit rêver en lisant dans les Mémoires du chancelier Bülow que tel diplomate allemand possédait la fortune « appréciable » de 50 millions de marks-or, ce qui représente, en pouvoir d'achat, au moins 70 milliards de nos francs légers.
28:263
Quel est le magnat du commerce ou de l'industrie qui pourrait de nos jours disposer *personnellement* d'un tel capital ?
Est-il possible de pousser toujours plus loin l'égalisation sans enrayer les mécanismes de l'économie ? le sais que l'appât du gain n'est pas le seul mobile de l'activité économique : il s'y mêle aussi l'esprit d'entreprise et de création, le goût dès responsabilités, la soif d'ascension sociale, voire la joie de servir la communauté. Il n'en reste pas moins que la majorité des individus dont le salaire ou le revenu dépasse le minimum légal n'accepterait pas de gaieté de cœur la réduction de ces privilèges économiques devenus très relatifs. La « grogne » qui sévit de façon endémique chez les cadres, les agriculteurs, les commerçants, les membres des professions libérales, etc., le prouve surabondamment. Seules la contrainte fiscale et la redistribution -- l'une et l'autre exercées par l'État -- pourraient opérer le nivellement.
Mais à quel prix ? Et qui y trouverait vraiment son profit ? Signalons d'abord les difficultés de contrôle. Les salariés et les fonctionnaires sont sans défense devant l'inquisition fiscale. Mais comment évaluer avec précision les bénéfices d'un agriculteur, d'un charcutier, d'un pâtissier, d'un marchand forain... ? Et il faudrait une armée de contrôleurs dont l'entretien absorberait sans doute le rendement suivant la vieille formule le gabelou mange la gabelle. Sans parler des moyens d'évasion fiscale (fuite des capitaux, marché parallèle de l'or ou des devises, travail au noir...) qui vont se multipliant dans un tel climat de suspicion réciproque. Les ruses du gibier s'affinent en fonction de la voracité du chasseur. Et quoi de plus malsain pour l'économie que ce chassé-croisé perpétuel entre l'État piégeur et le citoyen piégé ?
Pis encore. L'égalitarisme tarit chez ses victimes le goût d'entreprendre, l'émulation, le sens des responsabilités. A quoi sert en effet de travailler plus et mieux si le fruit de ce surcroît de travail est aussitôt absorbé par la ventouse redistributrice ? « Moi aussi je ne dépasserai pas les 39 heures », me disait hier un cadre supérieur en soupesant son écrasante feuille d'impôts. D'où la baisse de production en quantité comme en qualité, dont tout le monde pâtit, car si équitable que soit le partage, on ne partage jamais que ce qu'on produit.
29:263
Or, le vice central de l'utopie égalitaire, c'est de s'hypnotiser sur le partage des biens matériels *sans tenir compte des conditions de leur production.* Comme si le revenu d'une nation ressemblait à un gâteau tout préparé qu'il suffirait de diviser en rations égales et n'oscillait pas constamment en fonction du dynamisme des artisans de l'économie ? Et quel avantage pour les plus humbles si, en égalisant les parts, on réduit le volume du gâteau ? Est-ce par hasard que c'est dans les pays où règne la propriété privée, l'économie de marché et la compétition -- avec toutes les inégalités qui en résultent -- que le sort des masses laborieuses s'est amélioré dans des proportions inédites dans l'histoire ? Car l'augmentation de la production, non seulement permet, mais exige une plus large répartition des biens produits. Un exemple entre mille : celui de l'automobile, hier objet de luxe réservé à quelques privilégiés et devenu aujourd'hui accessible à presque tout le monde.
Je ne fais pas l'apologie du capitalisme dont je n'ignore ni les lacunes ni les abus : je dis simplement que ces lacunes et ces abus représentent un moindre mal par rapport aux effets de l'idéologie égalitaire. Mon goût personnel irait plutôt vers une société où fleuriraient les vertus d'ascèse et de désintéressement, quitte à voir baisser le niveau de vie au profit de la qualité de la vie. Mais puisque les égalitaristes contestent l'inégalité sur le terrain économique, c'est sur ce même terrain que je leur réponds. Et ma réponse se résume en deux points : une constatation et une question. La constatation : l'essor économique implique l'inégalité. Et la question : que préférez-vous, l'égalité dans la pénurie ou l'inégalité dans une relative abondance ?
Mais ne rêvons pas. Même dans la pénurie, l'égalité économique est irréalisable. Car sa réalisation impliquerait la mise en place d'*un pouvoir fabuleux* d'inquisition et de contrainte *dont les détenteurs ne manqueraient pas d'abuser à leur profit,* comme on le voit aujourd'hui dans les pays de l'Est. Pendant la Révolution de 1848, on appelait partageux les ouvriers et les paysans qui réclamaient l'égalité économique. Fort bien, mais qui fera le partage ? Un petit groupe de « partageurs » qui se taillera la part du lion aux dépens des partageux. De sorte qu'il ne reste que le choix entre l'inégalité dans la compétition et l'inégalité sous la tyrannie.
Gustave Thibon.
30:263
### Le patriotisme aujourd'hui
par Hervé de Blignières
*Conférence prononcée par le colonel de Blignières à la journée d'Amitié française de Rennes, le 21 février 1982.*
AU POINT OÙ NOUS EN SOMMES, il semble qu'il faille être insensé pour accepter de mourir pour sa patrie : tous les sondages récents en font foi. Il faut donc paradoxalement du courage, au risque de paraître démodé, pour oser parler aujourd'hui du patriotisme.
En un tiers de siècle, le mot « patrie » a été chassé de notre vocabulaire : il a été chassé de nos écoles par des maîtres dévoyés ; chassé de nos églises par des pasteurs sans foi ; chassé de nos syndicats par des leaders marxistes ; chassé de la politique par démagogie électorale. La patrie n'a plus droit de cité en France. Et pourtant jamais notre patrimoine national n'a été autant menacé, de l'intérieur et de l'extérieur, qu'aujourd'hui. Nos compatriotes, trompés par leurs chefs, déchristianisés par le progressisme, intoxiqués par la propagande subversive du marxisme, se complaisent dans le matérialisme et le laxisme d'une civilisation décadente.
31:263
Alors que les Barbares détruisaient l'Empire Romain, au V^e^ siècle de notre ère, le prêtre Salvien, réfugié de Rhénanie à Marseille, portait déjà un jugement prémonitoire sur le comportement de ses concitoyens :
« Les désordres sociaux et politiques les avaient tellement abrutis qu'ils se voyaient sur le point d'être réduits en esclavage, mais ne s'en effrayaient pas.
« Les Barbares étaient déjà presque à leur vue sans qu'ils bougent, ni songent à se fortifier contre eux.
« Personne ne voulait périr, et personne néanmoins ne cherchait les moyens de ne pas périr.
« Tout était dans une inaction, une lâcheté, une négligence inconcevables, l'on ne songeait qu'à boire, à manger et à dormir... »
Tel est le récit que rapporte Charles Maurras dans la préface de son livre prophétique *Devant l'Allemagne éternelle* qu'il écrivait en 1937, soit trois ans avant la déroute de Sedan.
Depuis lors, notre malheureuse patrie n'a cessé de descendre les échelons de la décadence.
Mais comme l'a écrit le poète « le pire n'est pas toujours sûr ». Il est donc temps, il est grand temps de redonner une âme au patriotisme des Français qui, comme l'honneur, sommeille au cœur de tout honnête homme.
Nation. Patrie. État
De nos jours on a tendance à assimiler dans le même concept les trois notions d'État, de Patrie et de Nation.
32:263
L'idée de Nation ne s'est dégagée et distinguée que peu à peu de celle de l'État. Jusqu'à la fin du XVII^e^ siècle, si l'on en croit l'Académie française de 1694, la Nation se définissait par l'unité de gouvernement, d'administration et de langue. Au XVIII^e^ siècle, la Nation désigne l'ensemble des citoyens qui, de leur propre consentement, désirent vivre en commun. De nos jours, l'État, fait juridique, n'est que le dépositaire de la puissance publique au nom de la Nation. La Révolution de 89 est passée par là ; puis le « principe des nationalités » si cher à Napoléon III ; enfin la notion moderne de démocratie dont l'interprétation a des sens opposés selon qu'elle se fait en Occident ou dans les pays communistes. Ainsi la Nation allemande se regroupe en deux États ; l'Écosse est une Nation mais pas un État ; le Tchad est un État mais pas une Nation. Fehrat Abbas, l'un des leaders du gouvernement provisoire de la République algérienne ne disait-il pas avant cette promotion, au reste très provisoire : « De quelque côté que je me retourne, non, décidément non, je n'aperçois pas la nation algérienne ! » Comme quoi le nationalisme moderne a bon dos, mais ce serait une autre histoire...
La France, quant à elle, a possédé depuis longtemps le privilège assez exceptionnel de pouvoir superposer les notions de Patrie, de Nation et d'État. Louis XI aimait à répéter : « Moi, je suis France. » Et il l'était, comme héritier des Capétiens qui, province par province, construisaient notre patrie. Après la chute de la monarchie, la France n'aurait guère connu de régime légitime, si la Nation n'avait prévalu sur l'État : Depuis 1792, l'expérience prouve, chez nous du moins, que le contrat de la Nation avec l'État demeure un contrat résiliable : les bouleversements politiques du XIX^e^ siècle (I^e^ République, Consulat, I^er^ Empire, Restauration, Louis-Philippe, II^e^ République, II^e^ Empire, III^e^ République) sont là pour l'attester. Et il me semble que les cinq régimes politiques qu'ont connus les Français depuis le début de la seconde guerre mondiale sont un témoignage décisif sur la fragilité du contrat État-Nation.
Dans ces conditions, dans la perspective d'un avenir lourd de menaces, on peut se demander comment être « bon Français ». On peut, à juste titre, s'interroger sur les critères de choix qui demeurent à l'homme d'action face à l'événement quand tout s'effondre autour de lui. A mon sens, pour un chrétien, comme pour un incroyant, deux mots ne trompent pas : *la patrie* dans son sens charnel, spirituel et historique ; *l'honneur* qui indique la voie à suivre pour la défendre par delà les défaillances humaines.
33:263
Qu'est-ce donc que la patrie ?\
Qu'est-ce donc que le patriotisme ?
La patrie est assurément quelque chose pour quoi l'homme accepte de mourir. C'est une donnée historique de première importance. Elle n'est pas la seule, l'homme peut risquer sa vie pour sa foi religieuse, pour son indépendance et sa liberté, pour une idéologie qui, spontanée ou contrainte, s'est imposée au-delà de son réflexe de survie. Ces valeurs ne sont pas faciles à enserrer dans la rigueur de définitions exactes et de certitudes objectives. Par contre la patrie, on peut la nommer. On peut même la définir. « Elle est, comme l'écrit Thierry Maulnier, le réseau des liens qui unissent l'homme, à travers son enfance, aux générations antérieures dont il a tiré sa substance, sa forme mentale, sa fidélité s'il est fidèle, et jusque sa révolte s'il est un révolté. Or ce réseau de liens a été tissé sur une terre. La loi du monde veut que l'homme ait besoin d'une terre qui le porte, et qu'il appartienne à cette terre, et que cette terre lui appartienne. Un peuple peut certes, dans telle épreuve historique, avoir perdu sa terre. Mais cette terre vit en lui, comme espérance et comme regret. Le peuple juif nous l'a montré. La terre, c'est le plus important. C'est plus important que les hommes eux-mêmes, car les hommes vivent sur la terre, et ont besoin de la terre pour leurs pieds. On peut, après une guerre perdue, refaire des hommes. Il est impossible de refaire de la terre, et difficile de reconquérir la terre dont on a été dépossédé. Une société ne peut survivre que lorsque ses membres sont prêts à mourir pour la défendre, pour garder la terre qui les porte, lorsqu'ils sont prêts à se sacrifier à la terre... »
Tel est le poids de la terre, du « sol des ancêtres » dans *la conception traditionnelle* du patriotisme.
Mais le sol n'est point le seul aspect de la « forme biologique », on pourrait presque dire viscérale du patriotisme de toujours. Il faut y ajouter les *liens du sang.*
34:263
C'est saint Thomas d'Aquin qui dans sa *Somme Théologique* associe déjà les notions de consanguinité et les notions de patrie. « De même, écrivait-il, qu'il appartient à la religion de rendre un culte à Dieu, de même à un degré inférieur il appartient à la piété de rendre un culte aux parents et à la patrie. D'ailleurs le culte des parents s'étend à tous ceux du même sang, c'est-à-dire qui ont les mêmes parents ; le culte de la patrie s'entend des compatriotes et des alliés... »
Bien sûr, il faut aussi citer *la langue* parmi les éléments constitutifs du patriotisme charnel. Encore qu'il y aurait beaucoup à dire sur ce thème, singulièrement en France, où le breton, le provençal, l'alsacien, le basque et tant d'autres parlers locaux n'ont pas empêché notre pays d'acquérir voici deux siècles le titre envié de la patrie la plus homogène du monde d'alors.
De la Bretagne à la Provence, insensiblement, nous avons glissé des formes charnelles du patriotisme à ses aspects culturels, tant il est arbitraire de vouloir les isoler. Ainsi en va-t-il aussi du « *mode de vie *» et de *la tradition* qui tiennent autant des premières que des secondes. La patrie, grande ou petite, tisse en effet des liens invisibles qui échappent à l'analyse. Leur force est loin de dépendre de la beauté ou de la richesse de l'environnement. Hors de tout folklore touristique, le poids de la tradition pèse lourd sur le sens de la patrie. Le fil conducteur du véritable patriotisme passe par la tradition. Mieux que quiconque, Pie XII l'a expliqué dans son allocution du 19 janvier 1952 : ([^3])
« Beaucoup d'esprits, même sincères, s'imaginent et pensent que la tradition n'est rien d'autre que le souvenir, le pâle vestige d'un passé, aujourd'hui révolu, irréversible, bon tout au plus à être relégué et conservé, avec vénération... Mais la tradition est bien autre chose qu'un simple attachement à un passé révolu : c'est tout l'opposé d'une réaction de défiance à l'endroit de tout authentique progrès... Comme l'indique son nom lui-même, la tradition est le don qui passe de génération en génération, le flambeau que le coureur, à chaque relais, met dans la main d'un autre coureur, et lui confie, sans que la course s'interrompe ou se ralentisse. Tradition et progrès s'intègrent naturellement avec une telle harmonie que, comme la tradition sans le progrès se contredirait elle-même, de même le progrès sans la tradition serait une aventure téméraire, un saut dans la nuit... »
35:263
Ce saut dans la nuit, certains intellectuels n'ont pas hésité à le faire depuis la Révolution de 1789. Ils ont tenté sinon d'opposer la patrie charnelle à la *patrie spirituelle,* du moins de dissocier ces deux notions au nom du progrès et sans égard à la tradition.
Peu avant le second conflit mondial, l'auteur allemand Frédéric Sieburg n'écrivait-il pas dans *Dieu est-il Français :* « On peut devenir Français comme on se fait baptiser... Être Français, ce n'est pas appartenir à une race... c'est se sentir l'héritier, l'administrateur et le continuateur de Rome et du monde latin. » Certes, c'est un hommage rendu à la culture française et à son ouverture sur le monde, comme on dit de nos jours, mais c'est un hommage dangereux, car il admet une certaine désincarnation de la patrie. Et un quart de siècle plus tôt, Charles Péguy lui avait déjà répondu : « C'est le soldat français et c'est la force temporelle qui ont jalonné, qui ont mesuré, qui mesurent à chaque instant la quantité de terres où l'on parle français... Le temporel garde constamment et commande constamment le spirituel. Le spirituel est constamment couché dans le lit de camp du temporel... »
Péguy avait raison, *l'héritage historique* qui est le nôtre s'est constitué à la pointe de l'épée et non point à coups de référendums « démocratiques », n'en déplaise aux progressistes modernes.
De Mérovée à Louis XVI, il a fallu près de quinze cents ans pour faire la France dans laquelle nous vivons aujourd'hui. L'aventure révolutionnaire, l'épopée impériale, les conquêtes coloniales de la III République ne nous ont pas légué un hectare supplémentaire. A part Nice et la Savoie, au reste déjà souvent françaises sous l'Ancien Régime et que Napoléon III a su réincorporer à l'hexagone, nous vivons dans le seul héritage des derniers Bourbons, incluant nos derniers départements d'outre-mer.
« Pourquoi le Languedoc est-il réuni à la France du nord, union que ni la langue, ni la race, ni l'histoire, ni le caractère des populations n'appelaient ? Parce que les rois de Paris, pendant tout le XIII^e^ siècle exercèrent sur ces contrées une action persistante et victorieuse. Pourquoi Lyon fait-il partie de la France ? Parce que Philippe Le Bel, au moyen des subtilités de ses légistes, réussit à le prendre dans les mailles de son filet... Pourquoi la Franche-Comté, l'Alsace, la Lorraine se sont-elles réunies à la Carolingie, malgré la ligne méridienne tracée par le traité de Verdun ? Parce que la maison de Bourbon retrouve, pour agrandir le domaine royal, le secret qu'avaient si bien pratiqué les premiers Capétiens. Pourquoi enfin Paris, ville si peu centrale, est-elle capitale de la France ? Parce que Paris a été la ville des Capétiens, parce que l'abbé de Saint-Denis est devenu roi de France. »
36:263
Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Ernest Renan pour qui « tous les siècles d'une nation sont les feuillets d'un même livre ». Ces longues citations d'un auteur peu susceptible d'être classé parmi les « réactionnaires catholiques et traditionnels » me paraissent utiles et opportunes à l'heure où un gouvernement socialo-communiste règne sur un territoire, le nôtre, dont pas un pouce de terre n'est dû à l'héritage d'une tradition jacobine et révolutionnaire. On ne le dirait vraiment pas à l'écoute des maîtres de l'État pour qui la France a commencé en 1789 !
Qu'il soit « biologique », qu'il soit « cérébral », ou les deux, le patriotisme ne saurait se comprendre s'il n'inclut pas un *réflexe spontané de défense.* Au travers de tous les régimes politiques de toutes les crises de notre histoire, il semble que le critère de l'intégrité du territoire soit la seule constante capable de déclencher le mécanisme populaire du réflexe de défense.
La guerre de Cent Ans nous en offre de 1337 à 1453 une illustration légendaire, face aux empiétements de l'Angleterre. Après les défaites de Crécy, de Calais, de Poitiers et l'amputation d'un quart de notre territoire au triste traité de Brétigny en 1360 ; après l'écrasement de notre armée à Azincourt et l'ignominieux traité de Troyes en 1420 qui donne la régence du royaume de France au roi d'Angleterre ; c'est le miracle de Jeanne d'Arc. C'est à Jeanne que nous devons d'être Français, non seulement du fait de ses victoires, mais encore parce qu'elle a donné son plein sens à notre patriotisme.
\*\*\*
Tout cela est du passé, me direz-vous, et depuis lors les choses ont bien changé.
En effet, elles ont bien changé, mais encore faut-il savoir pourquoi et dans quelle mesure ces *divers facteurs d'évolution* touchent la notion de patriotisme.
37:263
Pendant des siècles, le Français a vécu dans un cadre de stabilité relative : son environnement familier, matériel ou moral ne changeait guère. Ni le souffle révolutionnaire, ni le génie de Napoléon qui l'a habilement exploité, n'ont changé les conditions techniques des conflits. Faut-il rappeler qu'en 1870 à Sedan, Napoléon III se tenait à cheval comme Clovis en 486 à Soissons ! En revanche les soixante ans qui séparent la victoire de la Marne de la bombe à neutrons sont lourds de mutations matérielles, spirituelles et militaires sans commune mesure avec le passé. Ainsi donc ma génération a assisté à une triple révolution : une révolution technique, due à la science ; une révolution spirituelle due au marxisme-léninisme, liée en partie aux effets de la science sur l'industrie ; enfin une *révolution militaire,* fruit de l'une et de l'autre.
Désormais nous sommes de plain pied dans l'actualité, et, il me semble suffisant d'évoquer simplement les principaux facteurs de bouleversements en ces trois domaines.
C'est d'abord la facilité et la rapidité des *transports* qui effacent les frontières provinciales et nationales : sous Bonaparte, il fallait près de quatre jours pour se rendre en « poste » de Rennes à Paris. Il faut aujourd'hui 24 heures pour aller de Paris à Tokyo. Le Français n'est donc plus lié physiquement à son univers local.
C'est ensuite *l'information* à domicile par la radio, la télévision et autres media. Ceci fait que vous et vos enfants pouvez bénéficier du sourire bonasse de M. Marchais pendant votre dessert, alors que même pour vibrer avec M. Clemenceau vos grands-parents devaient attendre le quotidien du lendemain... C'est aussi un mode de *vie économique* radicalement transformé par la science et la technique. Ce dont peu de nos compatriotes mesurent bien l'impact psychologique, voire politique. Faute d'avoir su garder le Sahara, prochainement le tiers de notre gaz proviendra d'URSS et d'Algérie, nos prochains astronautes devront apprendre le russe avant de s'élancer dans l'espace, et nos savants auront le choix entre l'anglais, le russe et le chinois pour leurs communications de recherches scientifiques. Au baromètre de l'emploi de notre langue dans les ouvrages scientifiques, le français n'arrive qu'en huitième position après l'anglais, le russe, le chinois, l'indien, le japonais, le portugais et l'allemand, alors qu'il y a un demi-siècle il le disputait à l'allemand bien avant les autres langues. Ce fait, ce recul, mérite d'être rapproché de données démographiques.
38:263
Dans la fameuse sinon réelle « Europe de l'Atlantique à l'Oural », la France représentait 20 % de la population en 1700, 15 % en 1800, moins de 10 % en 1900 pour aboutir à 5 % aux jours présents.
A cette perte de poids, et partant de l'influence de la France dans le monde dont les implications sur notre patriotisme traditionnel sont indéniables, il faut ajouter le facteur capital et corrosif du *fait marxiste.* A partir de 1917, le communisme dispose d'une plate-forme de lancement. A partir de 1945, le marxisme-léninisme est en mesure d'exploiter cette plate-forme, confortée à Yalta, pour les besoins de l'impérialisme soviétique lancé à la conquête du monde. Dans cette optique, c'est toute l'histoire du communisme en France, qu'il me faudrait rappeler : son audience démagogique auprès des masses, son obédience constante à l'égard de Moscou. Qu'il me suffise de dire :
-- le PCF. n'a jamais voté un budget de défense pendant toute la montée du nazisme ; il a fallu la rupture du pacte germano-soviétique en juin 1941, pour que les communistes français luttent contre l'envahisseur ;
-- ils soutenaient le Viet-minh pendant que les soldats français tombaient en Indochine ;
-- ils aidaient le FLN dont les balles tuaient des civils et des militaires français en Algérie ;
-- ils n'ont cessé de combattre le Pacte Atlantique garantie de notre liberté en Europe contre l'hégémonie soviétique.
Hélas, chez nous le cancer marxiste n'a pas eu pour victimes que les seuls communistes, affiliés au Parti du Kremlin. Le progressisme apatride continue de lui préparer la voie. A l'heure de la confrontation Est-Ouest, pour nos intellectuels (et l'on n'est intellectuel que de gauche), pour nos enseignants (et on n'est enseignant de valeur que de la Fédération de l'Éducation Nationale), pour nos étudiants (et on n'est étudiant avec droit de parole qu'à UNEF), notre patrie n'a plus d'âme et déjà son corps est mis en cause. Paradoxalement, tout laisse penser que l'Église de France suit le même chemin. Pourtant saint Pie X déclarait le 19 avril 1909 : « Si le catholicisme était ennemi de la patrie, il ne serait plus une religion divine. » Bon nombre de nos compatriotes ne veulent plus risquer leur vie au service de la patrie. Un sondage récent (IFRES, pour le *Figaro-Magazine,* 4 février 1982) nous apprend que, en cas de conflit mondial, 63 % des Français choisiraient le camp des États-Unis, contre 4 % celui des Soviets.
39:263
Ce pourrait être rassurant. Mais un autre sondage guère plus vieux nous dit que près de 70 % des Français souhaitent une négociation à tout prix en cas d'intervention directe de l'Armée Rouge sur notre territoire. L'un et l'autre ne sont pas contradictoires : « plutôt rouge que mort », mais si possible dans le confort occidental !
Voilà aussi une magistrale démonstration de la *révolution militaire* qui s'est opérée dans l'art de la guerre. Certes le fait nucléaire par sa puissance, par son instantanéité, par son ubiquité en représente l'élément le plus spectaculaire. Mais la dissuasion, comme l'on dit maintenant, dans sa forme de forces stratégiques toujours en éveil, capables de détruire en quelques minutes tout un peuple, loin du front, a un complément révolutionnaire et subversif qu'a engendré l'impérialisme marxiste-léniniste. Depuis les actes de guerre d'Hiroshima et de Nagasaki, les Soviets n'ont cessé leurs conquêtes du monde par une stratégie indirecte sous le parapluie de l'équilibre de la terreur nucléaire.
Comment dans ces conditions qui bouleversent le cadre ancestral de la patrie, le mode traditionnel de pensée et le mécanisme éprouvé de la défense de la France, pourrait-on s'étonner que nos compatriotes, trompés sur le contenu de leur héritage national, égarés sur les bases réelles de leur identité, aveuglés par les mirages d'un neutralisme de confort, aient perdu le sens du patriotisme ?
\*\*\*
Ainsi le patriotisme tour à tour exploité par le marxisme-léninisme, déformé par le progressisme chrétien ou universitaire, mobilisé par le nationalisme idéologique, s'en va par lambeaux au gré des vents dominants. Et pourtant, selon l'ordre naturel des choses, il n'est pas d'homme qui ne naisse d'un père et d'une mère, comme il n'en est pas « qui ne doive à une patrie sa première et fondamentale expression d'animal politique » comme le soulignait Jean Ousset.
40:263
Le patriotisme qui sous-tend le réflexe de défense du patrimoine est d'essence naturelle et chrétienne. Face à la décadence de l'empire romain, la *Cité de Dieu* de saint Augustin est un témoignage sans détours du devoir et du droit de défense du patrimoine. Et en 429, à Hippone, alors que les Vandales encerclaient la ville où se mourait saint Augustin, celui-ci invitait les fidèles à aller aux remparts plutôt qu'à pleurer sur son sort. Dans sa *Somme théologique,* saint Thomas d'Aquin nous dit au XIII^e^ siècle : « Après Dieu, l'homme est surtout redevable à ses parents et à sa patrie. »
Le pape Léon XIII affirmait en 1890 : « L'amour surnaturel de l'Église et l'amour naturel de la patrie procèdent du même et éternel principe. Tous les deux ont Dieu pour auteur et pour cause première. » Saint Pie X, que j'ai déjà cité, Pie XI, Pie XII n'ont jamais cessé de proclamer les droits légitimes du patriotisme. La doctrine de l'Église en la matière est constante.
Cette légitimité de droit divin et donc de droit naturel implique essentiellement deux conditions dans notre vie quotidienne :
-- avoir la foi, la *foi* en la pérennité de notre patrie, d'une part ;
-- avoir le courage de *s'engager* pour la servir, d'autre part.
En matière de patriotisme, la neutralité a quelque chose d'immoral. Plus qu'un long discours, l'anecdote suivante, qui se passe à l'issue d'une période de notre histoire aussi mouvementée et déconcertante que la nôtre, l'illustre parfaitement. Nous sommes en 1808 en pleine Vendée militaire. L'Empereur, retour de Bayonne, a voulu y visiter le pays de « la guerre des géants ». On lui présente Mlle Regreuil -- dite « la hussarde » parce qu'en mars 1793 elle s'est emparée du cheval et du sabre d'un hussard de la République qu'elle a tué de ses mains, elle, novice des Ursulines de Luçon dont on venait de disperser les nonnes. L'Empereur la félicite et l'embrasse. A ce moment un homme s'avance respectueusement : « Je suis, dit-il, le frère de Mlle Regreuil. » -- « Que faisiez-vous, pendant que votre sœur se battait si bien ? » -- « Sire, j'étais neutre... » -- « Neutre ? S'exclame alors l'Empereur ; alors vous n'êtes qu'un Jean-Foutre ! »
41:263
En guise de commentaires, actualisés à 1982, j'ajouterai ce qu'écrivait Paul Bourget en 1914 : « *D'un bout à l'autre de l'histoire, nous constatons que les peuples qui ont voulu, enivrés de leur civilisation, s'en faire un instrument de jouissance et de paix, ont été livrés comme des proies à des peuples plus rudes. Ils ont été envahis et asservis. Leur renoncement, la largeur de leur hospitalité, ne les ont pas sauvés, ni même la supériorité de leur culture s'ils n'ont pas su la défendre les armes à la main. *»
Mais la foi en la patrie, l'engagement personnel au service de cette foi, ne vont guère sans la vertu d'espérance. Il faut bien reconnaître qu'aujourd'hui pour qui scrute l'horizon national et international il y a peu de motifs de satisfaction susceptibles d'engendrer la confiance en l'avenir. C'est pourquoi l'espérance, en matière de patriotisme est une vertu. C'est comme l'honneur, cela ne s'invente pas, mais cela se cultive.
\*\*\*
Foi et espérance, sources du patriotisme ; engagement et honneur, éthique du patriote. Voilà les leçons que j'aurais aimé mieux développer devant vous. Mais je pense qu'un témoignage de patriotisme admirable et pris dans notre actualité aura plus de valeur à vos yeux que toute espèce de conclusion. Il s'agit du message de nouvel an 1982 que le capitaine Rabah Kheliff, président de l'Union nationale des Anciens combattants français de confession islamique, a adressé à ses camarades réfugiés depuis 1962 en France métropolitaine. Puisse notre jeunesse méditer ce message d'un homme qui a tout perdu au service de la France.
Voici le mot du capitaine Kheliff :
« Nous, anciens combattants musulmans, n'avons qu'un seul parti, celui de la France et qu'une seule stratégie, celle de la grandeur et du rayonnement dans le monde de notre Mère Patrie.
« Tout comme nos grands aînés, nous avons prouvé dans un passé récent, au péril de notre vie, notre attachement à la France et notre détermination de rester Français quoi qu'il arrive.
« Aujourd'hui, malgré les difficultés et les vicissitudes du moment, nous avons confiance en l'avenir et ne regrettons rien de notre passé, si impitoyable qu'il fut.
« Par les temps qui courent, certains agitateurs inconscients ou téléguidés font feu de tout bois, pour remettre en cause l'intégrité morale et territoriale de notre Patrie.
42:263
« A ce sujet, je mets en garde notre jeunesse, saine de corps et d'esprit dans sa grande majorité, contre ces mauvais conseilleurs. Cependant, je reste persuadé que les jeunes Français musulmans dans leur ensemble suivront sans hésiter la trace de leurs aînés, pour assurer l'intégrité et l'honneur de la Patrie.
« Or, il n'y a rien de plus bas, de plus vil, de plus honteux qu'un individu qui dénigre sa propre mère, qui ne répond pas à son appel quand elle a besoin de lui et qui la laisse se faire insulter, par lâcheté, sous prétexte qu'il est pacifiste.
« Pour ma part, je demande à nos jeunes d'être fiers d'effectuer leur service national, qui ne les prépare qu'à défendre notre Mère Patrie contre un agresseur éventuel, mais jamais impossible.
« Un vrai et bon citoyen français doit toujours avoir présent dans son esprit « ses devoirs envers la Patrie » bien avant ses droits dans tous les autres domaines.
« Vive la France ! »
Hervé de Blignières.
43:263
### Le choc publicitaire
par Georges Laffly
LA PUBLICITÉ a pour devoir d'éveiller l'attention, de créer un choc. Sur les moyens du choc, on n'est pas difficile. S'il n'y avait que le sublime pour émouvoir le consommateur, les succès seraient rares. Mais on peut recourir sûrement à ses instincts. Et aussi utiliser une émotion déjà présente chez le client. Dans les deux cas, on met en action une certaine énergie. Énergie liée au désir (vanité, séduction) ou liée à un respect, à un souvenir tendre, à un sentiment de sacré. Il y a, pour cette dernière catégorie, des quantités très importantes d'énergie en réserve. Et aujourd'hui, elles sont *déblocables.* Dans une société saine, toucher ces points sensibles ferait horreur (ou paraîtrait de mauvais goût). On aurait l'impression de démolir la maison où l'on s'abrite. Aujourd'hui, il n'y a plus d'auréole protectrice, et on accepte très bien de voir utilisées ces sources de piété, de vénération ou de respect. L'effet de la publicité est de consommer l'énergie ainsi accumulée, qui est débloquée, et transférée au moins pour une part au produit que l'on veut vanter. Exemple bénin : si on pense à la catégorie du souvenir attendri, on peut citer plusieurs chansons qui ont servi de support à des marchandises. Pour remonter à un passé lointain « Bien le bonjour, Madame Bertrand » servait aux meubles Lévitan.
44:263
L'air était connu de tous, la mémoire préparée, et il excitait des souvenirs agréables d'enfance et de jeux. C'est ce que j'appelle l'*énergie accumulée.* Associée aux meubles, cette énergie leur était transférée pour une part. Et pour une autre part gâchée : pour toute une génération l'image des meubles s'est surimposée aux paroles de la chanson, et l'a dévaluée.
Autre exemple. L'agence de voyages FRAM emploie des affiches tricolores avec le slogan : « Devenez FRAMçais... en Tunisie (ou au Népal). » Le nom « français » est encore suffisamment chargé de souvenirs, d'associations d'idées nobles, heureuses, pour produire l'énergie demandée, même si c'est au prix d'un calembour et d'une faute d'orthographe (faute qui permet au publicitaire de sous-entendre une plaisanterie sans conséquence : il fait sourire, du moins il le pense, c'est un autre bon point pour l'affiche).
Mon troisième exemple est rude. C'est cette affiche dont l'image montre un derrière de femme moulé dans un short en jeans (ça, c'est du français moderne). Utilisation classique de l'attrait sexuel. La légende complique l'effet ; elle dit : « Qui m'aime me suive », avec au-dessous, le nom de la marque : « Jésus-jeans ». Oui, vous avez bien lu. Le slogan voit son énergie multipliée par son ambiguïté, son double sens grivois et évangélique. Le rapprochement de l'image et du nom du Christ est scandaleux, donc, techniquement parlant, explosif. Parce qu'il y a rapprochement de deux langages, de deux ordres de réalités si éloignés, on peut dire que l'énergie émise est maximum.
Soit dit en passant, l'affiche a (quand même) soulevé une certaine réprobation. Les publicitaires ont répondu qu'ils avaient l'accord du patron de la firme : les « Jésus-jeans » sont fabriqués par un prêtre italien, un certain Cattani. C'est lui qui a inventé ce nom de firme, qui déjà pourrait donner lieu à une petite analyse du genre de celle qu'on vient de faire.
Il se trouve ainsi que la publicité joue un rôle profanateur. Elle tire l'énergie dont elle a besoin (elle produit le choc) par l'utilisation profane -- et quelquefois profanatrice -- de réalités, d'idées, etc. qui ont une charge de sacré.
C'est le mécanisme de la dérision : détournement ou inversion du sacré. Produire un choc (qui peut être un éclat de rire) en présentant sous un jour incongru une réalité qui suscite en principe le respect. La mort, par exemple.
45:263
Il y eut un dessin de *Charlie-Hebdo,* au moment où l'on découvrait les massacres de Pol Pot, qui représentait des têtes rouges comme des tomates, étalées sur un éventaire, avec une affichette de prix piquée dans le tas. La légende était quelque chose comme ceci : « pas cher, la tête de Cambodgien ». (je veux bien croire que le dessin voulait par un détour susciter l'indignation : il s'y prenait étrangement.)
On l'a dit plus haut, la publicité *consomme* et *épuise* l'énergie qu'elle utilise, c'est-à-dire les sentiments et les idées sur lesquels elle joue. On rejoint ainsi sa fonction inévitable : elle est un agent d'activation, puisqu'elle tend à accroître le mouvement de production et de consommation. Par les méthodes qu'elle emploie elle est aussi agent d'activation pour le changement des mœurs, et pour la dégradation du langage.
Pour le changement des mœurs : elle habitue, elle fait entrer dans la norme tout ce qui apparaît comme nouveauté. Elle ne suscite pas les nouveautés, mais elle les diffuse. La nudité sur la plage, par exemple. Quelques femmes se mettent nues, c'est une audace. La publicité a besoin de faits audacieux (nécessaires au choc). Elle utilise pour ses affiches de beaux corps dénudés sur le sable. Elle produit son effet (on regarde les affiches), et en même temps, elle diffuse le modèle ; elle a l'air d'indiquer discrètement « ce qui se fait » (ou au début ; ce qui est possible). Évidemment, en même temps, elle banalise « l'audace », qui bientôt ne produira plus le choc souhaité, et ne sera plus utilisable comme matériel publicitaire. Il faudra donc trouver autre chose : c'est bien une fonction d'activation.
Pour la dégradation du langage, il y a trop d'exemples pour qu'il soit utile d'insister. Produire le choc suppose l'emploi constant de superlatifs et d'hyperboles, ou le détournement de sens, par calembour, fausse orthographe, mots-valises, etc. Tout cela *fatigue* la langue et la déforme.
#### *Les amateurs de jardins*
Les Français sont un peuple jardinier, disait Keyserling, qui les rapprochait des Chinois. Patients, habiles à utiliser la moindre motte, économes, subtils dans les greffes et les fumures. Voilà une réputation qui n'est pas volée, puisqu'il y a aujourd'hui onze millions et demi de ménages qui jardinent en France (c'est-à-dire la grande part des quatorze millions de propriétaires).
46:263
Et chaque année se créent 250.000 nouveaux jardins. C'est-à-dire que malgré la vie moderne, et son agitation, malgré la concentration des habitants dans les villes, le jardinage n'est pas la survie d'une activité traditionnelle. C'est un goût qui se répand, qui gagne chaque année de nouveaux amateurs. On a toujours pensé que si le Français avait la passion de cultiver son jardin, ce n'est pas qu'il ait toujours la sagesse du Candide, bien décidé à ne plus s'occuper des affaires du monde, mais par un mélange très fort de deux qualités : l'individualisme et le sens de la propriété. Plaisir d'organiser son terrain comme cela vous chante, plaisir malicieux de faire mieux que son voisin, volonté de ne devoir qu'à soi, à son travail, les produits de la nature. On est indépendant, on se suffit. Il faut croire que ces sentiments sont toujours vivaces. S'y ajoute probablement de nos jours un très net besoin de renouer avec la terre, de vivre en familiarité avec les plantes et les saisons. Le jardin compense tant de béton, de bitume, et de fer qui dominent notre paysage. Dans la mythologie grecque, Antée retrouvait des forces chaque fois qu'il embrassait la Terre-mère. C'est un mythe qui redevient d'actualité.
Il paraît que les jardins à gazon se multiplient. On a la folie de la pelouse bien nette, lustrée, où l'herbe est tondue régulièrement. Mais se multiplient aussi les jardins potagers (les fleurs sont en recul). Et les amateurs ne sont pas ignorants ou manchots, puisque les jardins personnels produisent un tiers des légumes qui poussent dans le pays.
Certainement, selon les lois respectables de l'économie, cette activité n'est pas « rentable ». Le temps passé, l'appareillage utilisé, etc. mettent les carottes ou les fraises à trop haut prix. Mais justement l'intérêt de la chose est de voir ces lois de rentabilité allègrement foulées aux pieds, comme de mauvaises herbes, par ces jardiniers qui combinent travail productif et jeu.
Ils se moquent bien que leurs légumes et leurs fruits leur reviennent plus cher que ceux du marché. Ils ne comptent pas ainsi. Le joueur de tennis ou de foute ne calcule pas non plus le prix de la raquette ou du ballon.
Le jardinier prouve donc que les hommes se moquent des règles économiques, quand il y va de leur plaisir.
47:263
Avec cela, que veut dire cet engouement ? On pouvait lire en 1980, dans le défunt journal écologiste « Le Sauvage » Pour en finir avec la famine, la guerre, l'économie de marché, le technocratisme giscardien ou rocardien, la pollution, l'industrie, le chômage et le reste, il faut envisager une solution jardin. »
En somme, le jardin serait le rêve et l'image du Jardin premier, de l'Éden jamais oublié.
Il y a peut-être autre chose. Nous savons tous qu'à l'approche d'un hiver rude, les oiseaux migrateurs s'envolent plus tôt vers le Sud. Et qu'avant un tremblement de terre, les animaux se troublent, même les domestiques qui cherchent à fuir étable ou écurie. Alors que les hommes, eux, ne sentent rien. On peut appeler cela des réponses prémonitoires. Ce sont des solutions à des problèmes qui ne sont pas encore posés. Et, si l'on transpose aux hommes ce type de réaction, il faudrait dire : à des problèmes qui seraient niés si on les présentait, et dont l'énoncé paraîtrait absurde.
Il est remarquable, par exemple, que le refus de la société de consommation, du gaspillage des ressources, et l'idée d'une croissance zéro se soient développés plusieurs années avant la crise du pétrole. Là aussi on pourrait parler d'une réponse prémonitoire.
Et, pour rattraper nos jardiniers, nous voilà avec deux interprétations possibles. Il s'agit peut-être d'une méfiance à l'égard de l'économie d'échanges, qui atteint un volume inégalé, mais qui est fragile. Inconsciemment, nos contemporains douteraient de sa durée, et inventeraient un recours qui assure un minimum de vivres.
Autre possibilité. Ces jardins où, de plus en plus, on fait pousser des légumes plutôt que des fleurs, cela ressemble beaucoup aux lopins privés qui, dans les pays communistes, compensent seuls les insuffisances du secteur officiel, et permettent à la population de ne pas mourir de faim.
Si l'on applique le truc de la réponse prémonitoire (car bien entendu, il s'agit ici d'un truc, d'un procédé de bricolage, et non pas d'un raisonnement), on en tirerait que douze millions de jardiniers sont en train de se préparer aux grands froids du socialisme complet.
48:263
#### *Robinson*
De *Ravage,* l'extraordinaire roman de Barjavel, à *Malevil,* film sorti l'an dernier, un thème hante l'imagination contemporaine : la civilisation est détruite par une catastrophe, quelques hommes survivent et essaient de recommencer une société.
Cela révèle une angoisse vivace, profonde, à peine avouable (elle s'exprime par le détour de fictions) : notre monde est-il bien solide ? Ne risquons-nous pas de le voir s'effondrer ?
Pensée qui nous rappelle que sans nos machines, nous sommes des bébés orphelins.
Il y a dans *Ravage* un épisode bien remarquable. La catastrophe a eu lieu. Les survivants, échappés de Paris en flammes, font halte dans la campagne. Pendant que les hommes ramassent du bois et montent la garde, les femmes font cuire les volailles. L'appétit ne manque pas, comme on pense. Mais au moment de servir, on s'aperçoit que les cuisinières ont mis les poules dans la marmite sans les vider. Elles ne savaient pas. Elles n'avaient jamais vu ces bêtes vivantes. Elles se fournissaient à l'usine à viande, qui vendait des cubes de divers goûts, tout prêts.
L'usine à viande était une anticipation de Barjavel. Mais déjà aujourd'hui, la plupart des enfants n'ont vu de lait qu'en bouteilles ou en boîtes. Et peu de gens sauraient traire une vache ou une chèvre.
Nous sentons bien que nous ne serions plus capables d'imiter Robinson Crusoë, d'être l'homme qui, seul sur une île déserte, doit pratiquer toutes les techniques de survie. Il n'est pas mal équipé pour cela. Il a récupéré des outils et des graines sur son bateau échoué. Surtout, il connaît divers métiers : charpentier de marine, il sait tailler le bois et ajuster des poutres, et aussi coudre, pêcher, conserver des aliments. Né dans une société agraire, il sait labourer, semer, tailler. Il a des notions d'élevage. Ces connaissances (et les outils récupérés) font un capital irremplaçable. Grâce à quoi il retrouve les éléments fondamentaux d'une civilisation sédentaire, plus primitive que celle où il a été élevé, mais analogue. Il a son champ, ses prés avec ses chèvres, il construit une maison, la meuble, fabrique des poteries. Sur un mât, il marque par des entailles les jours qui passent : il a un calendrier. Et il passe ses soirées à lire la Bible à la lumière des chandelles qu'il a faites. Il se repose chaque dimanche.
49:263
Aujourd'hui, la France ne manque ni de bricoleurs, ni de jardiniers. La situation serait quand même bien différente. Ils ont l'habitude d'utiliser des produits semi-finis et qui viennent de loin (l'importation des produits de bricolage coûte cher à notre balance des paiements). Les jardiniers sont souvent motorisés, comme l'ensemble de l'agriculture. La faux et la faucille, la charrue à un soc, ce sont à peine des souvenirs (une enquête récente nous apprenait que peu d'enfants savent encore ce que pouvait être une charrue).
En règle générale, nous sommes passés du monde de l'outil au monde de l'appareil. Un homme seul, s'il avait de la cire ou du suif, pouvait se fabriquer des bougies et s'éclairer. Mais il faut une usine pour fabriquer des ampoules et des fils électriques (pour ne pas parler de la production de l'électricité). Cela suppose divers relais, des techniques complexes, une interdépendance plus grande entre les hommes -- et finalement entre les nations. Nous imaginons avec peine qu'il y a moins d'un siècle des hommes vivaient, dans nos pays, pratiquement en autarcie. Ils n'avaient pas notre « niveau de vie », c'est vrai.
Dans l'hypothèse de la catastrophe, les appareils subsistants ne peuvent guère être réparés, et on ne peut en construire d'autres. Il faut revenir aux outils, mais on en a perdu la recette, et l'usage. S'éclairer, se chauffer c'est, pour nous, appuyer sur un bouton. Avoir de l'eau, tourner un robinet. Ces gestes simples seraient, pour un nouveau Robinson, remplacés par des travaux durs et longs. Il n'est pas sûr qu'il saurait tous les accomplir. Il affronterait le monde avec bien moins de savoir utile, et de chances de survivre, que le Robinson du XVII^e^ siècle.
C'est pour cela que des histoires comme *Ravage* ou *Malevil* nous fascinent. Elles nous font sentir notre dépendance et notre fragilité.
De temps en temps, une catastrophe nous les fait sentir aussi. En 1978, une panne d'électricité paralysa la France pendant la matinée du 19 décembre. Un excès de demande avait bloqué la distribution. Il y a eu des arrêts de ce genre aux États-Unis : en 1965, une panne de quatorze heures dans les États de New York et de New-Jersey. En 1967, une panne de dix heures pour la Pennsylvanie, le Maryland, le New-Jersey. Et nouvelle panne à New York en 1977.
50:263
Un Italien, Robert Vacca, a fait la théorie de ces défaillances dans un livre dont ITINÉRAIRES a parlé il y a quelques années (*Demain., le Moyen Age,* éd. Albin Michel). Pour lui, la fragilité de notre société tient à ce qu'elle réunit une grande partie de la population dans des agglomérations qui dépendent de systèmes complexes pour leurs besoins vitaux : chauffage, éclairage, alimentation, communications. Et ces systèmes sont de plus en plus souvent proches de leur point de saturation.
L'électricité n'est pas le seul fil qui peut rompre. Le réseau téléphonique, les transports sont également vulnérables. De plus, la rupture d'un système retentit sur les autres. Comme on peut le constater à chaque grève de l'EDF, le manque d'électricité entraîne des embouteillages énormes (par l'absence de feux rouges, et l'arrêt du métro).
Robert Vacca avait imaginé un scénario pour illustrer sa thèse : une série d'accidents possibles, et qui se produisent en chaîne. Chacun entraîne le suivant. Ils s'aggravent les uns les autres. C'est là qu'il faut penser à distinguer l'extraordinaire de l'impossible. Le scénario de Vacca est seulement extraordinaire.
Situation de départ : nous sommes en janvier. Le temps est très mauvais. Une grève a paralysé, de plus, le trafic ferroviaire. Le trafic routier est ralenti par la neige et l'encombrement. Ce qui fait qu'au moment de la relève des contrôleurs aériens, à l'aéroport de Chicago, personne n'arrive. Les contrôleurs présents continuent d'assurer le service, mais la fatigue finit par accabler l'un d'eux.
Cette défaillance fait que deux avions entrent en collision et s'abattent sur une ligne électrique à haute tension. La charge de la ligne coupée est aussitôt répartie, comme d'habitude entre d'autres lignes. Mais celles**-**ci sont surchargées (forte consommation due à l'hiver). Par un processus que nous commençons à connaître les réseaux électriques de l'Illinois, du Michigan, de l'Ohio, de New York, du Massachusetts sont mis hors de service.
Il fait -15°. Les embouteillages empêchent les chasse-neige de fonctionner. Des automobilistes font tourner leur moteur pour se chauffer. Quand ils n'ont plus d'essence, ils abandonnent leur voiture. L'embouteillage devient inextricable. Bloqués dans leurs bureaux, des employés font des feux pour se chauffer. Des incendies éclatent. Les pompiers ne peuvent arriver à temps, la circulation étant impossible. Premières paniques. Premiers morts.
51:263
La nuit passe. Le lendemain matin, l'électricité n'est pas encore rétablie. Il y a 50 millions de Robinsons bloqués dans des immeubles « tout confort » où rien ne fonctionne plus. Tout le monde essaie de téléphoner. Surcharge du réseau qui se bloque. Beaucoup de gens essaient de rejoindre leur famille à pied. Certains meurent dans la neige. D'autres demandent asile en chemin. Altercations, bagarres : on ne veut pas se laisser envahir, pas question d'accueillir des inconnus.
Les mesures d'urgence prises par le gouvernement sont inefficaces, en particulier à cause de la paralysie des transports. Des ponts aériens vont remplacer le ravitaillement par rail et route, mais c'est insuffisant.
Le pillage des supermarchés commence, tandis que les bagarres se multiplient pour s'emparer d'une bouteille de gaz ou d'un kilo de sucre. Vacca pense que les Porto-Ricains, population qui a l'habitude de la vie marginale et du chapardage, se débrouillent mieux que les Américains moyens. Qu'ils soient meilleurs Robinsons, c'est ce qu'il faut se garder de penser. Il ne s'agit pas ici de tirer des richesses d'une nature vierge, mais d'être plus efficace dans la survie par l'absence de règles et de sentiments nobles. Dans un naufrage, ceux qui écrasent les faibles pour atteindre une barque sont aussi plus efficaces -- et méprisables.
A la fin, des épidémies meurtrières éclatent. La machine urbaine est remise en route, mais les dégâts sont grands. Vacca a aussi des scénarios plus terrifiants, pour montrer que la rupture des systèmes fragiles pourrait entraîner une dégradation de longue durée (cinquante ans, cent ans, peut**-**être). La fiction qu'on vient de résumer est déjà impressionnante. On dira qu'il accumule les accidents de façon abusive. Cela a l'avantage de montrer les relations entre les divers réseaux nécessaires à la vie dans nos villes, et notre dépendance à leur égard dans la vie quotidienne.
Nous avons une autonomie bien moindre que Robinson. Mais il n'avait pas l'électricité et les conserves, ce qui fait que nous nous croyons bien supérieurs à lui. Le chien aussi, dans la fable, se croit supérieur au loup. Son collier ne le gêne pas plus que nous, un bracelet**-**montre. Notre autonomie intellectuelle n'est sans doute pas plus grande que notre autonomie matérielle. Nous vivons reliés aux grosses centrales que sont les « médias », équivalent des centraux téléphoniques et des usines d'électricité.
52:263
Vacca ne dit pas ce qui arriverait s'il y avait une rupture qui nous prive de journaux, de radio. Ce serait terrible. Nous ne saurions plus ce qui se passe. Nous ne saurions plus rien des événements (ce n'est pas si grave, nous en savons peu de chose) et surtout de ce qu'il faut penser des événements. On serait obligé d'avoir une réaction personnelle. L'effroi empêche d'examiner une situation aussi catastrophique.
Georges Laffly.
53:263
### Les capitulations catholiques devant les lois laïques
*1882-1982*
par Jacques Urvoy
« L'ENSEIGNEMENT catholique se défend très mal : les évêques ne sont pas courageux... » déclare Mme Alice Saunier-Séité, ancien ministre des Universités, ancienne institutrice laïque. Le propos est rapporté par *Le Monde* du 12 mars dernier. Un jésuite à qui l'épiscopat français confia naguère le poste de secrétaire adjoint à l'enseignement catholique propose, dans les *Cahiers de l'Actualité religieuse et sociale* du même mois, un contrat d'intégration qui permettrait au gouvernement socialo-communiste d'annexer en douceur les écoles catholiques au « grand service public unifié et laïque » que souhaite le Président Mitterrand. Ce jésuite est aussi correspondant d'*Ouest-France,* le quotidien au plus fort tirage de France, et qui couvre les régions où l'enseignement libre est le mieux implanté. Il s'appelle Edmond Vandermeersch. Est-il le frère de sœur Françoise Vandermeersch, qui se mit au service de la libéralisation de l'avortement (en France) et du gouvernement communiste de Hanoi ?
54:263
Par rapport aux tractations qui précédèrent le vote des lois Ferry de 1881 et 1882, on observe aujourd'hui un renversement de situation. Les religieux et les évêques français, il y a un siècle (même si le Concordat permettait au gouvernement français d'éliminer les candidats les plus valeureux à l'épiscopat), étaient prêts à faire face au gouvernement. C'est le pape (Léon XIII) qui les a retenus. Aujourd'hui les religieux et les évêques français baissent les bras, quand ils n'apportent pas respectueusement la corde pour être pendus. C'est du pape (Jean-Paul II) que pourrait venir une résistance. Mais le plus sûr est encore de compter sur *les* parents.
#### *L'exemple belge*
L'ouverture aux chercheurs, depuis 1979, des archives du pontificat de Léon XIII permet de mieux mesurer l'aide que la politique de ralliement à la République menée par ce pontife apporta à Jules Ferry. L'historien Pierre Chevallier, qui a consulté ces archives, qui est familier de celles de la franc-maçonnerie, qui a fréquenté celles de la famille Ferry, publie aujourd'hui un gros volume ([^4]), au style un peu lâche, à l'orthographe et à la ponctuation scandaleusement négligées par l'éditeur, mais à l'information vaste et honnête. Ce livre est dédié « dominae Genovefae Fraxinettae Eugeniae Pisani-Ferry ». Il est pourtant sans indulgence excessive pour Léon XIII. « Rien ne fut moins généreux, note Pierre Chevallier au passage, et aussi moins politique que le silence de Léon XIII, lors des massacres du peuple arménien par les soldats du sultan rouge Abd-ul-Hamid, et encore plus étrange son mutisme, lorsqu'un missionnaire italien le P. Salvatore, à ce titre protégé de la France, fut écorché vif, empalé et rôti à Alexandrette par les officiers et les soldats du Grand Seigneur. »
55:263
Pierre Chevallier compare très judicieusement l'attitude des catholiques belges et celle des catholiques français face à l'offensive franc-maçonne en direction de l'école, à la fin des années mil huit cent soixante-dix. A la décharge de Léon XIII, il relève que le gouvernement belge ne pouvait comme le gouvernement français jeter dans la balance la menace d'une rupture de concordat, que d'autre part la Belgique n'avait pas l'importance de la France dans la politique d'expansion missionnaire de l'Église. Mais le pape a fait un mauvais calcul en préférant sauvegarder le Concordat plutôt que l'enseignement du catéchisme à l'école. Il a mené une politique à courte vue et lâché la proie pour l'ombre. Et cela d'autant plus que l'abandon du catéchisme à l'école n'a pas évité la rupture du Concordat vingt-trois ans plus tard.
D'ailleurs, note Pierre Chevallier, « les succès remportés par les catholiques belges le furent, sinon malgré Léon XIII, du moins sans son appui ». Sans se soucier de la rupture des relations diplomatiques de la Belgique avec le Vatican, l'épiscopat belge, sous la direction du cardinal Deschamps, archevêque de Malines, manifesta une opposition totale à la loi Frère-Orban de 1879. « Il interdit aux catholiques d'envoyer leurs enfants dans les écoles communales sous peine d'excommunication et imposa la création d'écoles catholiques dans toutes les paroisses. » Résultat : victoire électorale des catholiques en 1884. Une nouvelle loi « permit aux catholiques de supprimer les écoles primaires officielles ; de nouveau, les communes purent établir des écoles privées et rétablir, si elles le jugeaient bon, l'enseignement religieux, ce qui eut lieu dans la majorité des cas ».
#### *En France, un combat douteux*
En France, l'Alsacien Émile Keller, député catholique, fut le premier, le 24 décembre 1880 à la Chambre, à prôner le refus d'obéissance aux lois laïques. Il avait toujours été sur la brèche, accusant le gouvernement de donner à ronger au peuple « l'os desséché de quelque jésuite » plutôt que des réformes sociales. Le 30 mars 1882 les catholiques du Nord se mobilisèrent à Lille autour de l'archevêque de Cambrai Mgr Duquesnay. Celui-ci proposait de créer un Denier des Écoles pour soutenir les parents qui refuseraient d'obtempérer à l'article 7 de la loi de 1882, lequel rendait obligatoire de déclarer au maire le lieu où l'enfant était instruit ([^5]).
56:263
Une déclaration solennelle de tout l'épiscopat français, vivement souhaitée par Mgr Freppel, évêque et député d'Angers, aurait pu dès lors donner le signal de la rébellion contre la loi injuste. Mais le cardinal Guibert, archevêque de Paris, à la demande du Vatican, y fit échec.
Une réaction plus légaliste était possible : la grève de tout le personnel congréganiste de l'enseignement public, suffisamment nombreux encore pour placer dans une situation difficile un ministère de l'Instruction publique pris de court. Léon XIII fit avorter cette réaction et, dit Pierre Chevallier, « Mgr Czacki (Polonais et nonce à Paris) fut l'exécuteur diligent et empressé de la volonté pontificale ». Par une lettre rendue publique le 8 avril 1882, le cardinal Guibert traçait leur conduite aux congréganistes : continuer à remplir leurs fonctions d'enseignement.
Restaient la presse catholique et les pères de famille. *L'Univers* et *Le Monde,* les catholiques sociaux comme Albert de Mun, et bien d'autres, prêchaient la résistance et prônaient la constitution d'un comité centralisant les initiatives. Contre eux, le nonce (qui tout de suite avait modéré *Le Monde,* très soumis au Vatican) et le cardinal Guibert s'appuyèrent sur *Le Correspondant,* au catholicisme libéral et bourgeois, et sur la Société générale d'Éducation, association de pieux laïcs très dépendants des évêques, présidée par le sénateur Chesnelong ; ils firent prévaloir une fois encore le respect de la loi et enlisèrent tout projet sérieux de résistance. Cette attitude conciliante, commente Pierre Chevallier, « ne leur valut de la part de leurs adversaires laïques que mépris », et les sarcasmes de *La République française* de Gambetta, du *Siècle* de Brisson, de *La Justice* de Clemenceau et Pelletan...
Léon XIII eut-il l'intention de protester contre la laïcisation abrupte de l'enseignement français (le catéchisme ne pouvait même plus être enseigné par un prêtre dans l'école aux élèves catholiques) lors du consistoire du 3 juillet 1882 ? Il s'en laissa vite dissuader, en tout cas, par l'archevêque d'Alger Mgr Lavigerie et l'évêque de Limoges Mgr Lamazou, ralliés à la République et qui se firent les interprètes du gouvernement auprès du Saint-Siège.
57:263
Les francs-maçons ne sont pas toujours ingrats. Ils voulaient faire du nonce un cardinal. Léon XIII, encore tout ému d'avoir osé parler des « lois impies qui exilent Dieu de l'école » (dans un bref à l'occasion des fêtes commémoratives de Reims) et voulant se faire pardonner, obtempéra et réunit spécialement un nouveau consistoire le 25 septembre. Ainsi Grévy put remettre sa barrette rouge à Mgr Czacki le 4 octobre, le jour même de la rentrée scolaire « où se manifestaient les ultimes soubresauts et les derniers efforts de la résistance des catholiques ».
Quand même les évêques français eussent fait bloc contre les lois laïques, la question se posait déjà de savoir si la résistance, une fois ces lois votées, eût été assez vive, dans une France beaucoup plus déchristianisée que la Belgique. Mgr Freppel lui-même hésitait : « Ces messieurs de *l'Univers* et de *La Gazette de France* se figurent que l'Ouest est debout derrière eux frémissant et en armes. Hélas ! (...) Nous ne serons pas suivis dans une campagne de révolte... » Mais la résistance d'une vingtaine de départements n'eût-elle pas suffi à mettre Ferry en difficulté ?
#### *Des manuels de propagande*
La querelle entre les catholiques et le gouvernement rebondit à propos des manuels de cette fameuse instruction civique et morale que l'article 1 de la loi de 1882 substituait à l'instruction religieuse et morale. Le 8 janvier 1883, on sut que quatre de ces manuels étaient mis à l'Index par Rome. L'évêque d'Annecy, Mgr Isoard, qui avait critiqué en privé l'attitude conciliante de la nonciature en 1882 ([^6]), saisit aussitôt cette arme qu'enfin le Vatican lui fournissait.
58:263
Il dut cependant renoncer, sous la pression du préfet qui envoyait ses gendarmes dans toutes les paroisses, à faire commenter en chaire par ses curés la mise à l'Index et le fit seulement dans sa cathédrale, le dimanche 28 janvier. Une soixantaine d'évêques lui emboîtèrent le pas, et celui de Langres, Mgr Cotton, en termes particulièrement vifs contre les lois Ferry. Le 28 avril, Mgr Isoard, Mgr Cotton et quelques autres furent condamnés par le Conseil d'État.
Ferry, cherchant alors l'apaisement, obtint du pape qu'il fît pression sur NN. SS. Isoard et Cotton, qui avaient usé dans certains cas du refus des sacrements, pour qu'ils y renonçassent. Il aurait voulu obtenir aussi la levée de la condamnation des quatre manuels (ceux de Paul Bert, Gabriel Compayré, Jules Steeg et Mme Henry Gréville), au prix de quelques modifications des passages litigieux. Mais, consulté, le R.P. Girolamo Pio Saccheri, secrétaire de la Congrégation de l'Index, rendit un avis négatif : ces manuels n'étaient pas amendables. De fait, les arguments et citations de sa consultation (dont Pierre Chevallier publie intégralement le texte inédit) démontrent qu'il s'agissait bien de manuels de propagande. Le lecteur de bonne foi en est frappé aujourd'hui encore. Jules Ferry ne manquait pas d'aplomb, qui permettait la diffusion de cette propagande dans le même temps où il déclarait noblement aux instituteurs, en cette fameuse lettre du 17 novembre 1883 partout citée comme modèle de probité : « Vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée qu'est la conscience de l'enfant... »
Le P. Saccheri ne s'en laissait pas conter, lui. Aujourd'hui, le Vatican fermerait les yeux sur l'apologie de la démocratie et de la liberté religieuse contenue dans les manuels de Bert et Steeg. Plus fin et d'une doctrine plus sûre, le P. Saccheri y dénonce le fanatisme et ce que nous appellerions aujourd'hui le totalitarisme de formules comme : « On n'est pas un homme sans instruction » (Bert) ; « Le premier devoir pour tous, c'est l'obéissance aux lois du pays » (Steeg, à qui Saccheri réplique : *Obedire oportet Deo magis quam hominibus*)*.* Dans le manuel de Steeg, un seul chapitre devait être *appris par cœur :* celui des principes de 89.
Le P. Saccheri dénonce les définitions proposées de l'autorité de l'État, de la conscience, du devoir (cela revient au *Virtus propter se colenda* des Romains, dit-il de la définition de Steeg).
59:263
Mais le plus constant est la falsification historique opérée par les manuels. D'un côté, la bonne Révolution, « la grande bienfaitrice, la grande libératrice, rappelez-vous le bien, mes enfants » (Bert) ; « faite pour établir parmi nous la liberté, l'égalité et la fraternité » (Compayré). De l'autre, l'âge obscur, « le pacte de famine, les dragonnades, les pillages, les longues misères et la faim pour subvenir aux amusements des nobles, du clergé et des rois » (Bert), « les prêtres, les évêques du Moyen âge (qui) mettaient souvent l'épée à la main et se faisaient pillards de grande route » (Compayré), « l'Inquisition qui réprimait par le fer et par le feu », etc. (Steeg, en marge de quoi Saccheri note seulement : *A questa sorta di linguaggio non ha bisogno di osservazioni per detestarlo.*)
Mme Gréville, elle, s'intéressait peu à l'art de réécrire l'Histoire, au surcroît peu utile aux fillettes, mais beaucoup plus à la morale conjugale. « C'est la maternité qui a élevé la femme au-dessus du niveau inférieur où l'homme la reléguait », écrivait-elle, aussitôt réfutée par Saccheri. Comme Compayré, elle tenait à ancrer dans l'idée des enfants que le mariage religieux n'avait aucune importance : seul le mariage civil comptait. Le prude Paul Bert évitait, lui, ces questions. Il reprochait justement aux jésuites d'en trop parler, d'inciter à la débauche et à la luxure (il avait cité à la tribune de la Chambre des manuels de casuistes), d'éveiller l'imagination des jeunes filles en leur parlant de l'Annonciation, de la Conception du Christ ou... de la Circoncision. C'était une vieille obsession de la bourgeoisie anticléricale, déjà orchestrée par Michelet en 1845 (*Du Prêtre, de la Femme et de la Famille*) : l'innocence de la femme devait être soigneusement préservée du clergé, au profit du tout-puissant mari.
Mme Gréville avait quelques longueurs d'avance puisque seule, discrètement mais fermement, elle tenait à enseigner le divorce (la loi l'autorisant venait d'être votée) aux enfants : « (les époux) sont unis pour la vie, et la mort seule ou *l'indignité de l'un d'eux* pourra les séparer ».
#### *Hier et aujourd'hui*
Il y aura vers 1909 une nouvelle querelle des manuels quand l'épiscopat français réagira contre de nouvelles falsifications de l'Histoire, plus développées, dans les livres de classe.
60:263
Depuis 1945, un autre retournement de situation se dessine. L'enseignement catholique a peu à peu adopté tous les clichés de l'Histoire anti-catholique. Je lis par exemple dans *Images et Récits d'Histoire,* manuel imprimé par Mame en 1969 et en usage cette année encore dans des écoles libres de l'Ouest, un chapitre intitulé *Un mauvais roi : Louis XV,* qui s'achève ainsi, après avoir fait défiler tous les clichés : « Les paysans sont misérables et les bourgeois mécontents. Ils écoutent les « philosophes », des hommes sages et instruits comme Montesquieu, Voltaire et Rousseau qui parlent de ne plus laisser le roi gouverner tout seul et même de gouverner à sa place. Ils veulent plus de justice et d'égalité entre tous les Français. » Ô Père Saccheri, qui reprochiez au manuel de Steeg de nommer Voltaire « l'illustre écrivain » ! Dans les chapitres suivants de ces *Images et Récits d'Histoire* dus à J. Ageorges et J. Anscombre, les guerres de Vendée sont réduites à la légende du tambour Bara, et le résumé demande de retenir : « *Le roi Louis XVI trahit la France. Il est mis en prison puis guillotiné *»* ;* la III^e^ République est exaltée : « *Grâce à Gambetta, la République devient pour toujours le gouvernement de la France. Le grand ministre Jules Ferry fait construire des milliers d'écoles* (phrase reprise dans le résumé à retenir). *L'école est* GRATUITE ET OBLIGATOIRE. *Tous les petits Français apprennent à lire et à écrire. *»
Or pendant que ce catéchisme républicain se voyait introduit dans les écoles catholiques, l'Ancien Régime a peu à peu été réhabilité par l'Université. L'école historique française groupée autour de sa revue *Les Annales E.S.C.* est parvenue, à force d'études statistiques de l'économie, de la démographie, des mentalités, à une appréciation beaucoup plus nuancée du monde d'avant 1789. On a même vu un universitaire qui tient rubrique au *Nouvel Observateur,* François Furet, reprendre les thèses d'Augustin Cochin sur les sociétés de pensée et la Révolution, dans *Penser la Révolution française.* C'est un ancien marxiste, Jacques Le Goff, qui louait l'an dernier la sagesse de l'Église médiévale dans sa *Naissance du Purgatoire.* Etc. Tout cela s'infiltre peu à peu dans les manuels de l'enseignement secondaire, puis dans ceux du primaire.
61:263
Est-ce à dire qu'il faille préférer l'enseignement public à celui d'écoles diocésaines ralliées au progressisme ? Je réponds *non,* pour ma part, car je ne crois guère à l'influence d'une propagande qui n'est pas relayée par le milieu familial. L'enseignement de l'Histoire n'est pas tout. Il est peu de chose en regard de la prière récitée ensemble, de la table desservie par les élèves, de tous ces gestes et fréquentations qui créent un climat. Reste qu'il faut se demander si les parents de l'enseignement libre forment encore un milieu homogène et capable de résister aux agressions de la Gauche. Le bloc qu'ils sont censés former va-t-il se ressouder ou s'effriter sous les coups de boutoir que préparent, un siècle après, les petits-fils de Jules Ferry revenus au pouvoir ?
Jacques Urvoy.
62:263
### Les martyrs anglais
*Témoins oubliés de la foi* (*1580-1610*)
par Édith Delamare
Le pape Jean-Paul II doit faire en Angleterre, du 22 mai au 8 juin, un grand voyage pastoral et diplomatique, longuement préparé par des conversations entre Mgr Bruno Heim, pro-nonce à Londres, et M. William Whitelaw, ministre britannique de l'intérieur. Un important dispositif de sécurité a été prévu pour neutraliser les violentes manifestations d'hostilité qui sont à craindre en Écosse et à Liverpool.
Le 30 mars, la commission théologique composée de représentants de l'Église catholique et de l'Église anglicane a publié à Londres un « rapport final » sanctionnant les travaux menés depuis 1968. Cette commission internationale anglicane et romaine est présidée par l'archevêque anglican de Dublin, le Révérend Henry Mcadoo, et par l'archevêque catholique d'East-Anglia, Mgr Alan Clark.
Ce rapport final -- qui doit être maintenant examiné par les autorités des deux Églises -- enregistre un accord sur la « nécessité d'un primat universel dans une Église unie ». Le désaccord principal demeure le rejet par les anglicans du dogme de l'infaillibilité pontificale et de plusieurs dogmes sur la Sainte Vierge.
63:263
Tout en reconnaissant la nécessité d'un primat universel, le rapport indique que l'Église a aussi « besoin d'une autorité dispersée et multiple » et préconise une « complémentarité entre l'autorité conciliaire et celle du primat », conformément aux préférences de l'Église anglicane.
Le rapport suggère en outre que les difficultés et différences qui subsistent entre les deux Églises ne pourront être surmontées que « *lorsqu'une initiative pratique aura été prise et que les deux Églises auront vécu ensemble plus visiblement dans une même communion *»*.*
Ce n'est pas forcément par l'effet d'une pure coïncidence que la publication de ce rapport et de sa suggestion pratique est intervenue moins de deux mois avant le voyage pontifical. On sait que Jean-Paul II a l'intention de célébrer un office œcuménique dans la cathédrale de Canterbury, dont l'archevêque est le chef de la communion anglicane, porte le titre de primat d'Angleterre et prend rang immédiatement après la famille royale.
J. M.
« *Après avoir traversé la mer, nous mîmes le cap sur la côte d'Angleterre. Le troisième jour, mon compagnon et moi aperçûmes un endroit qui nous parut propice pour le débarquement. Craignant qu'il ne fût dangereux que nous débarquassions tous ensemble, nous demandâmes l'aide de Dieu dans la prière. Et après avoir consulté nos compagnons, nous fîmes jeter l'ancre au large jusqu'à la tombée de la nuit. A la première veille, l'embarcation nous conduisit à terre. Le navire mit à la voile et s'éloigna. *»
C'est en ces termes simples que le P. John Gerard, jésuite, relate son débarquement dans sa patrie, le jour des morts, samedi 2 novembre 1588. L'Invincible Armada vient d'être dispersée. Les Anglais voient des Espagnols partout. Les bourgs, les villes, les routes sont gardés. John Gerard explique :
« *La flotte espagnole avait exaspéré le peuple contre les catholiques. La chasse aux catholiques était partout organisée. On fouillait sans cesse leurs maisons. Des gardes étaient partout aux aguets pour les prendre, dans chaque village, sur toutes les routes et dans tous les sentiers.*
64:263
*Le comte de Leicester, alors au faîte de sa puissance, avait juré qu'à la fin de l'année, il ne resterait plus un catholique dans le pays. Mais il n'avait pas compté ses jours, car il fut emporté la même année. *»
Des quatre missionnaires blottis, tremblants sous la pluie, John Gerard sera le seul survivant. En 1609, sur l'ordre de ses supérieurs, il écrira le récit de ses dix-huit années passées en Angleterre, sous le titre d' « Autobiographie », à l'usagé du noviciat jésuite de Louvain. Ses trois compagnons seront exécutés. L'abbé Christopher Bales, le 4 mars 1590, l'abbé George Beesley, le 2 juillet 1591 et le P. Edward Oldcorne, s.j., en mai 1606.
\*\*\*
« *Ce dernier âge d'un monde à son déclin *»* :* c'est ainsi que John Gerard définit le cadre de son apostolat, dans la modeste préface de son « Autobiographie ». Rappelons que ce cadre est le glorieux règne d'Élisabeth I^e^ (1558-1605). Et pourtant, cet obscur témoin le voit comme le « *dernier âge d'un monde à son déclin *»*.*
Sur les quatre millions d'habitants que comptait alors l'Angleterre, 120.000 osaient encore se déclarer « papistes ». Il y fallait un fier courage, car le catholicisme était assimilé à la haute trahison.
L'Angleterre s'est détachée de Rome en trois étapes :
1° Sous le règne d'Henry VIII, elle rejeta l'autorité du pape pour la remettre au roi.
2° Sous Édouard VI, fils d'Henry VIII et de Jane Seymour, le schisme bascula dans l'hérésie par l'introduction du protestantisme dans la liturgie.
Marie Tudor, fille d'Henry VIII et de Catherine d'Aragon, tenta un retour au catholicisme. Mais son règne fut trop court (1553-1558).
3° Élisabeth, fille d'Henry VIII et d'Anne Boleyn, dont la naissance en 1533 avait provoqué le schisme, imposa l'anglicanisme.
65:263
Dès son avènement, elle promulgua les Actes de Suprématie et d'Uniformité qui obligeaient les fonctionnaires (de l'Église et de l'État) à prêter un serment reconnaissant la suprématie de la Couronne sur l'Église. Ceux qui refusaient de reconnaître la Suprématie étaient passibles, à la première « offense », de la confiscation des biens, à la seconde, de l'emprisonnement à vie. A la troisième, ils étaient convaincus de haute trahison et condamnés à mort.
Pour appliquer ces décisions, Élisabeth créa, dès 1559, une Haute Cour. Des prédicateurs et des laïcs parcoururent tout le pays pour imposer le serment d'obéissance aux Actes de Suprématie et d'Uniformité et veiller à leur application. Des comités locaux furent créés pour surveiller les tenants de l'ancienne foi. Tout était en place pour la persécution qui se déchaîna dix ans plus tard, en 1570.
Les événements politiques y poussèrent : avec le retour de Marie Stuart, l'Écosse et l'Irlande entrèrent en rébellion. En 1569, Élisabeth fit exécuter 700 soldats catholiques des troupes du duc de Northumberland. C'était plus du double des victimes protestantes de la répression de Marie Tudor, surnommée « Marie la Sanglante ».
Dès son avènement, le pape Paul IV avait invité Élisabeth à envoyer des représentants au Concile de Trente. Elle avait décliné l'invitation. Le Concile s'était clôturé en 1563 et saint Pie V avait été élu au trône de Pierre en 1566. A la nouvelle des 700 exécutions, il fit examiner l'évolution de la situation en Angleterre et excommunia Élisabeth le 25 février 1570. Aux termes de la Bulle « *Regnans in excelsis *», la reine était proclamée « *déchue de son prétendu droit à la Couronne d'Angleterre *» et « *les seigneurs et les communes du Royaume, ses sujets et tous autres, déliés de leur serment de fidélité *». « Prétendu droit », car Rome n'avait jamais admis le divorce d'Henry VIII et son remariage avec Anne Boleyn. Pour le Saint-Siège, l'héritière légitime de la couronne d'Angleterre était Marie Stuart, petite nièce d'Henry VIII, dont le fils succédera d'ailleurs à Élisabeth en 1603, sous le nom de Jacques I^er^.
En 1572, Grégoire XIII succède à Pie V. Son premier souci est de secourir les catholiques anglais. Des séminaires anglais furent créés à Rome, à Reims puis à Douai. Les premiers missionnaires partirent en 1574. En 1580, deux jésuites les rejoignent, les Pères Edmond Campion et Robert Persons. En vingt-cinq ans, 198 mourront en haine de la foi, dont le Père Campion.
66:263
Son itinéraire est exemplaire. Après de brillantes études à Oxford, il est « fellow » à Saint-John's College, et se prépare à recevoir les ordres anglicans. Saint-John est resté correct, l'autel de sa chapelle n'a pas été brisé ou vendu comme presse à fromage, mais la présence réelle du Christ dans l'hostie est niée et fait l'objet des plaisanteries des étudiants. Cependant, le tout nouveau culte anglican donne lieu à d'interminables discussions témoignant de l'incertitude et du désarroi des esprits.
Campion écoute tout cela et sa perplexité augmente. La vérité appartient-elle à une reine sceptique ? Le Christ a-t-il institué le souverain anglais, chef de son Église ? En 1569, il refuse, en tant que fonctionnaire, de prêter le serment aux Actes de Suprématie et d'Uniformité et doit abandonner son poste à l'Université. Il gagne l'Irlande et s'engage comme précepteur dans une grande famille. Bref répit : un an plus tard, la publication de la Bulle *Regnans in excelsis,* déchaîne la persécution en Irlande. Edmond Campion s'embarque pour le continent et se rend au séminaire anglais de Douai. En 1578, il est ordonné prêtre à Rome et entre dans la Société de Jésus. C'est le moment où, sous l'impulsion de Grégoire XIII, le général des jésuites décide d'envoyer des membres de la Compagnie en Angleterre. Deux sont choisis, les Pères Campion et Persons. Au moment du départ, le Père Campion dit au cardinal Allen, fondateur du séminaire anglais de Rome : « *Pour moi, tout est fini. Je me suis librement offert à la divine Majesté pour la vie et la mort et j'espère qu'Elle me donnera la grâce et la force d'accomplir ce don. Voilà tout mon désir. *»
Après une année en Angleterre, Robert Persons parviendra à s'enfuir en Normandie et passera de là en Espagne. Après l'échec de l'Armada, il deviendra recteur du Collège anglais de Rome, à la mort du cardinal Allen.
Moins doué que Persons pour la prédication, Campion semblé avoir eu un rayonnement plus grand, « *semant partout comme une joie divine *»*.* On sortira pour lui des cachettes, ciboires, patènes, ostensoirs, tous les objets du culte. Il réconfortera les prêtres qui erraient de manoir en manoir et les laïcs, nobles, notables, « squires » et paysans qui accourront à ses messes.
67:263
Sa qualité de jésuite ajoute à son prestige auprès des catholiques, alors que pour les protestants, elle est synonyme de conspiration, étant donné la nationalité espagnole d'Ignace de Loyola. Le ministre Cecil renforce la surveillance. En juillet 1581, un ancien domestique dénonce Campion qui séjourne avec quelques prêtres dans un château à Lyford (comté de Berk). Il est enfermé à la Tour de Londres dans une cellule sans air ni lumière, où il ne pouvait se tenir qu'accroupi.
Élisabeth eut le caprice de le voir. On le lui amena et elle lui dit : « -- *Je* *n'ai rien à vous reprocher, sinon d'être papiste. -- C'est ma plus grande gloire *»*,* riposta Campion. On lui proposa alors une belle carrière dans l'Église officielle, s'il abjurait publiquement. Il refusa poliment. Mis au chevalet à trois reprises, les membres disloqués, il ne consentira pas à se dire coupable de trahison. On l'amène quatre fois en cet état, devant des assemblées d'évêques et de théologiens anglicans pour y soutenir des controverses interminables. On les chansonne dans les rues de Londres : « *Leurs femmes et leur argent leur ont si bien fermé la bouche -- Qu'ils ne peuvent ni n'osent discuter avec Campion. *»
Après une parodie de procès (deux jurés se récuseront), Campion et ses compagnons sont accusés de haute trahison, de complot en vue d'assassiner la reine et de préparer l'invasion de l'Angleterre par les troupes pontificales, espagnoles et florentines. Lorsque la sentence de mort est prononcée contre Campion et ses compagnons, le martyr s'écrie : « *En nous condamnant, vous condamnez tous vos ancêtres, tous les prêtres, évêques et rois de jadis, tous ceux qui ont fait la gloire de l'Angleterre, l'lle des saints et l'enfant la plus dévouée du siège de Pierre. *»
Sur le lieu du supplice, à Tyburn, se tenait un professeur de Cambridge, ayant prêté les serments de Suprématie et d'Uniformité. Lorsque le bourreau dépeça le corps, une goutte du sang de Campion jaillit sur son pourpoint. Il se fit prêtre et monta lui-même sur l'échafaud, à York, treize ans plus tard. La parole de Tertullien reste toujours vraie : « *Le sang des martyrs est une semence de chrétiens. *»
\*\*\*
68:263
Sur ce qu'était la vie des catholiques anglais à cette époque, nous avons le témoignage de John Gerard dans son « Autobiographie ». Ce qui se passa le lundi de Pâques, 1^er^ avril 1594, est typique.
« *Nous étions occupés à tout préparer pour la messe avant le lever du jour, lorsque nous entendîmes soudain un grand bruit de chevaux au galop. L'instant d'après, pour empêcher toute tentative d'évasion, la maison était cernée par une troupe d'hommes. Nous comprîmes aussitôt ce qui se préparait. Nous barrâmes les portes, l'autel fut dépouillé, les cachettes ouvertes et nous y jetâmes tous mes livres et papiers... Il avait été convenu que j'utiliserais la cachette voisine de la salle à manger. Elle était éloignée de la chapelle* (*partie la plus suspecte de la maison*) *et renfermait quelques provisions, une bouteille de vin et des biscuits légers et nourrissants ainsi que quelques autres nourritures qui se conservaient. Je préférais cette cachette, qui était en outre bien construite et sûre. Néanmoins, la maîtresse de maison* (*cela fut vraiment providentiel*)*, s'y opposa. Elle voulut que je me servisse de celle qui était près de la chapelle, où je pouvais entrer plus rapidement et cacher avec moi tous les objets de l'autel. Comme elle insistait, j'acquiesçai, bien que je susse que je n'aurais rien à manger si la perquisition était longue. Nous cachâmes tout ce qui avait besoin d'être caché et j'entrai.*
*J'étais à peine enfermé que les poursuivants brisèrent la porte et firent irruption dans la maison qu'ils parcoururent en tous sens avec un grand vacarme. Leur premier soin fut d'enfermer la maîtresse de maison dans sa chambre avec ses deux filles.* (Dorothy et Winifred Wiseman, cette dernière alors âgée de dix ans.) *Puis* *d'enfermer à clef les domestiques... Cela fait, ils prirent possession des lieux* (*la maison était grande*) *et commencèrent de fouiller partout, allant jusqu'à soulever les tuiles du toit pour regarder dessous et à allumer des chandelles pour examiner les coins sombres. N'ayant rien trouvé, ils commencèrent d'abattre les endroits qui leur semblaient suspects. Ils mesurèrent les murs avec de longues verges et si leurs mesures ne correspondaient pas, ils abattaient les sections qu'ils ne pouvaient mesurer. Ils frappèrent tous les murs et tous les planchers pour découvrir les endroits creux. Et lorsqu'une partie sonnait creux, ils la brisaient.*
69:263
*Après deux jours, ils n'avaient rien trouvé... On recommença la perquisition, de façon beaucoup plus complète que la première fois... mais de toute la troisième journée, ils ne trouvèrent rien. Ils décidèrent donc de passer le quatrième jour à arracher le plâtre... Je commençai de prier ardemment, si c'était pour la plus grande gloire de Dieu, de n'être pas pris dans cette maison et de ne pas attirer ainsi de représailles sur mon hôte, ni sur qui que ce soit d'autre. *»
Le quatrième jour, les « *poursuivants *» (c'est ainsi que les catholiques les appelaient), découvrent l'autre cachette, celle que John Gerard avait voulu utiliser. « *J'entendis leurs cris de joie lorsqu'ils y pénétrèrent, puis leur consternation lorsqu'ils la trouvèrent vide. Tout ce qu'ils découvrirent fut un stock de provisions intactes. *» Puis, avec l'aide d'un charpentier, ils commencent à arracher tout le plâtre de la pièce où le P. Gerard était caché. Cette cachette avait été creusée dans l'âtre, sous le sol de la cheminée. L'un des « poursuivants » donna un coup de pied dans l'âtre, à cet endroit. « *J'eus peur qu'il ne remarquât le son creux du trou où j'étais caché. Mais Dieu, qui met des limites à la mer, dit à ces hommes décidés :* « *Vous irez jusque là, mais pas plus loin. *» *Et Il épargna Ses enfants douloureusement frappés et ne les laissa pas entre les mains de leurs persécuteurs.*
*...Ils partirent à la fin du quatrième jour. La maîtresse de maison fut remise en liberté, ainsi que ses domestiques... Pendant la perquisition, la maîtresse de maison n'avait rien mangé, en partie parce qu'elle voulait partager mon déconfort et voir en l'éprouvant elle-même combien de temps je pouvais vivre sans nourriture, mais surtout pour attirer la miséricorde de Dieu sur moi, sur elle-même et sur toute sa famille par le jeûne et la prière. Lorsque je sortis, je vis son visage si changé qu'elle semblait une autre personne. Et si ce n'avait été sa voix et ses vêtements, je ne sais si je l'aurais reconnue. *»
Parmi les deux cents martyrs catholiques de cette époque, citons Marguerite Clitherow. Elle aussi mariée et mère de famille, cachait des prêtres dans sa maison où ils faisaient le catéchisme. Dénoncée par l'un des enfants, elle fut condamnée à être écrasée sous une porte chargée de pierres. En apprenant sa condamnation, son mari, protestant, s'écria : « *C'est la meilleure femme et la meilleure catholique d'Angleterre ! *»
Richard Gwynn, un Gallois, était de temps en temps extrait de sa prison pour être emmené au prêche protestant. Comme il s'amusait à l'interrompre en agitant bruyamment ses chaînes, on finit par l'exécuter. Après sa condamnation à mort, il dit à sa femme et à ses enfants : « *Ne pensez pas à votre douleur. Pensez à ma joie de mourir pour ma foi. *»
70:263
Mrs Line était veuve d'un gentilhomme catholique. Comme elle était accusée d'avoir hébergé des prêtres, les juges lui demandèrent si cela était vrai ou non. Elle répondit : « *Messeigneurs, je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pu en recevoir mille de plus*. » Elle fut condamnée à mort. Arrivant à Tyburn, lieu des exécutions, elle aperçut des ministres anglicans prêts à l'exhorter à renoncer à son « erreur ». « *Arrière,* dit-elle. *Je n'ai rien de commun avec aucun de vous. *» Puis elle baisa la potence, fit le signe de la croix et « *continua de prier jusqu'à ce que le bourreau eût fait son œuvre *»*.* Avec elle fut exécuté le Père Filcock, jésuite, « *qui avait été souvent son confesseur et toujours son ami *» (27 février 1601)*.*
Arrivés au lieu de leur exécution, les martyrs prenaient souvent soin de se disculper, devant le peuple, de l'accusation de haute trahison, afin d'affirmer qu'ils mouraient uniquement en haine de la foi. Le Père Robert Drury, exécuté le 26 février 1607*,* était prié par des officiers présents de se conformer aux lois. « *Messieurs,* répondit-il, *est-il vraiment en votre pouvoir de me sauver de la mort, si je me décide à aller à votre église ? *» *--* « *Certainement, dirent-ils, nous vous le promettons au nom du Roi* (Jacques I^er^), *vous ne mourrez pas *» *Alors le martyr se tourna vers le peuple et dit :* « *Vous pouvez voir maintenant pour quelle sorte de trahison on me condamne. C'est uniquement pour notre religion que nous mourons, moi et les autres prêtres. *»
\*\*\*
Tant d'efforts et de sacrifices ont eu en apparence de maigres résultats. L'Angleterre s'est définitivement affranchie de Rome pour tomber sous une autorité autrement puissante et despotique. Leçon qui vaut pour tous les temps et tous les pays. Mais le petit troupeau décimé maintint la flamme jusqu'aux nombreux retours au catholicisme qui commencèrent au XIX^e^ siècle. On retrouvera chez le plus illustre de ces convertis, le futur cardinal Newman, les incertitudes et les perplexités qui avaient agité le jeune Edmond Campion avant sa conversion :
71:263
« *J'avais été grandement trompé une fois. Comment pouvais-je être sûr que je n'allais pas être trompé une seconde fois ? Je croyais être dans le vrai, alors. Comment pouvais-je avoir la certitude d'être dans le vrai à présent ? *» Après sa conversion, le 8 octobre 1845, Newman sentit « *comme s'il touchait au port après une mer agitée *» et ce bonheur ne cessa pas. Comme on lui demandait s'il n'avait pas eu de peine à croire à la transsubstantiation, il répondit : « *Non, dès que je crus que l'Église était l'oracle de Dieu et qu'elle avait déclaré que cette doctrine était une partie de la Révélation originelle. *» Et dans une page magnifique, il définit l'Église comme « *l'antagoniste qu'il faut, contre le mal qui a pris possession de l'humanité *»*.* Newman rejoint peut-être ici l'humble John Gerard qui voyait dans l'ère élisabéthaine, le « *dernier âge d'un monde à son déclin *»*.*
Édith Delamare.
72:263
### Jeanne en agonie
par Joseph Thérol
*C'est donc le dernier article de notre vieil et fidèle ami Joseph Thérol. Il l'avait terminé au début de décembre, et nous écrivait en l'envoyant :* « *Voici la fin des* NOTES POUR UN PORTRAIT *que vous avez bien voulu publier dans* ITINÉRAIRES. *Il s'agit de rendre aux catholiques français l'amour de leur sainte Patronne, en la montrant fidèle portrait de leur Roi-Jésus. *»
#### *Elle n'a pas abjuré*
Ce qui a été appelé « l'abjuration » de Jeanne d'Arc fut la conclusion d'un complot monté d'abord entre le cardinal d'Angleterre et Cauchon, puis entre ces deux prélats et Warwick. Winchester et Cauchon convinrent d'une manœuvre en trois temps.
73:263
Le récit que nous en faisons ci**-**après est fondé tant sur le texte du Procès de condamnation (Quicherat, 1) que sur les dépositions des témoins au Procès de réhabilitation (Quicherat II, III).
\*\*\*
Il y a un an, ragent les Anglais, que cette damnée sorcière a été prise à Compiègne. Depuis le 3 décembre, elle est entre nos mains. Depuis le 21 février qu'elle a comparu devant le tribunal d'Inquisition, interrogatoires et délibérés se sont succédé. On l'a certes amenée le 9 mai dans la chambre de torture mais on s'est bien gardé de lui faire mal.
Alors, à quoi bon continuer de la sorte ? De toute façon **--** presque personne ne l'ignore **--** même si cette Jeanne n'est pas reconnue coupable de crimes contre la foi, Henri VI, roi de France et d'Angleterre, a fait savoir par une lettre du 3 janvier 1430 : « C'est notre entencion de revoir et de reprendre par devers nous icelle Jehanne. » C'est clair, et la piétaille anglaise commence à grogner sérieusement contre tant de tergiversations. Rares en effet **--** car ce n'est pas chose à crier sur les toits **--** sont les godons qui comprennent que, si leurs chefs font montre de tant de patience, c'est qu'il leur faut ce que ladite Jehanne refuse obstinément de leur accorder : l'aveu qu'elle a menti en se faisant passer pour envoyée de Dieu, que les Voix du ciel par qui elle s'est dite conseillée sont au contraire instruments du diable, etc. De cet aveu ils tireront la conclusion politique dont l'Angleterre a besoin : parce qu'il a été sacré grâce à une sorcière, Charles qui se dit roi de France est déshonoré, disqualifié, déchu de plein droit et doit laisser trône et couronne de France à Henri VI d'Angleterre.
C'est pourquoi, d'accord avec Henri de Beaufort, cardinal-évêque de Winchester, ex**-**grand chancelier d'Angleterre et grand**-**oncle d'Henri VI, l'évêque de Lisieux Cauchon, tout dévoué à l'occupant et président du Tribunal, a mené ses procès si apparemment en bonne et due forme. Ils ne peuvent avoir pour résultat que la rétractation, qu'on appellera abjuration, de la coupable. Abjuration, c'est**-**à**-**dire aveu et contrition d'erreurs et de crimes contre la foi, qui permettront à « l'Église » **--** ou du moins aux ecclésiastiques français « reniés » qui la représentent en ce Tribunal **--** de convaincre cette Jeanne d'hérésie et de schisme et de la condamner comme suppôt du diable, sans même que l'Angleterre ait à s'en laver les mains.
74:263
Abjuration faite publiquement, bien entendu, devant le plus grand nombre possible de témoins, qu'elle détachera de la cause de Charles de France et qui seront autant de garants de l'impartialité des juges.
Mais cette abjuration qu'il n'a pu encore obtenir, Cauchon, depuis le 9 mai, doute fort de l'avoir par les seuls moyens légaux. Ce jour-là, confrontée aux instruments de torture Jeanne n'a-t-elle pas dit, tout simplement mais avec quelle conviction : « En vérité, même si vous deviez me rompre les membres et faire partir l'âme du corps, je ne vous dirais rien d'autre. Et si vous me forciez à parler autrement, je dirais ensuite que vous m'avez fait parler par force. »
La menace de la torture n'ayant pas suffi, si l'on essayait de la menace de mort ? Winchester et Cauchon y réfléchissent et concluent qu'ils n'en obtiendront rien non plus. Ils savent bien que Jeanne n'a pas oublié ce qu'elle s'est entendu crier devant Orléans deux ans plus tôt : « Tu seras arse (brûlée). » Ils se rappellent mieux encore que, tout récemment, le 2 mai, à Maître Jean de Châtillon, un de ses juges, qui lui avait dit : « Si vous ne reconnaissez pas l'Église, vous serez hérétique et condamnée au feu », elle a répondu : « Je ne vous dirai rien d'autre, et si je voyais le feu je dirais la même chose et ne ferais rien d'autre. » Châtillon avait insisté : « Ah ! Jeanne, si l'Église vous abandonne vous serez en grand péril, le feu éternel pour l'âme, le feu temporel pour le corps. » Elle avait alors riposté : « Si vous faites contre moi ce que vous dites, il vous en cuira au corps et à l'âme. » Le 9 mai, dans la chambre de torture, elle avait confirmé : « J'ai demandé à mes Voix si je serai brûlée, elles m'ont répondu de m'en remettre à Notre-Seigneur qui m'aidera. » Réponse évasive et cependant suffisamment explicite. Enfin, le 23 mai, cette dernière affirmation, et d'une voix toujours aussi ferme et calme : « Si j'étais en jugement, si je voyais le feu allumé et les bourrées allumer et le bourreau près de bouter le feu, je n'en dirais autre chose et soutiendrais jusqu'à la mort ce que j'ai dit au procès. »
Il ne fallait donc pas trop compter sur la menace de mort. Toutefois, comme le public y pouvait voir un argument capable de faire plier Jeanne, les prélats décidèrent de s'en servir mais d'y ajouter un troisième moyen : la tentation de la liberté. On promettra d'abord à l'accusée de la mettre en prison ecclésiastique gardée par des femmes ; d'ailleurs, elle aurait dû s'y trouver depuis au moins le début du procès, puisqu'il s'agissait en principe d'un procès d'Église.
75:263
Et si cela ne suffit pas, on ira jusqu'à lui promettre de la mettre hors des fers, de la libérer complètement. Cauchon connaissait ces mots de la Pucelle au comte de Ligny venu la voir dans sa prison : « Je sais bien que ces Anglais me feront mourir », mais il n'oubliait pas que, le 24 mars, elle avait dit à ses juges : « Donnez-moi un habit de femme pour aller à la maison de ma mère et je le prendrai. » (Ce que le procès commente ainsi : « C'était pour sortir de prison, après quoi elle prendrait conseil pour savoir ce qu'elle devrait faire. »)
« Ces Anglais me feront mourir » : elle le savait, elle en était sûre et, quelque incident qui la sépare de cette fin, rien ne le lui ferait oublier. En tout cas, étant donné la force d'âme dont elle faisait preuve, Cauchon fit établir deux cédules d'abjuration, l'une qu'elle pourrait accepter sans rien désavouer « de ses dits et de ses faits » et qu'on pourrait ensuite manipuler, l'autre, toute différente, véritable abjuration qu'on ferait passer, si elle refusait de la signer, comme revêtue quand même de sa signature. Et dans ce dernier cas, la suite était prévue et prête : on ajouterait un petit supplément à la manœuvre envisagée.
Manœuvre en trois temps par conséquent, pour laquelle Cauchon commença par préparer deux sentences. Et le 24 mai Jeanne fut amenée au cimetière de l'abbaye de Saint-Ouen pour y être « prêchée », c'est-à-dire sermonnée jusqu'à ce qu'elle se rétracte ou le refuse définitivement. Dans un vaste espace encore libre de tombes, trois estrades avaient été dressées. L'une, très grande, tapissée de tentures, et où prirent place, autour de Winchester et de Cauchon, une cinquantaine d'évêques, d'abbés, de prieurs, de chanoines et de simples clercs. Presque au pied de selle-là, une autre, plus petite, où serait menée la Pucelle en compagnie de son huissier, Jean Massieu, des deux notaires Guillaume Manchon et Boisguillaume, ainsi que Maître Guillaume Érard, chargé du « prêchement ». La troisième était destinée au représentant du bras séculier, le bailli de Rouen, un Anglais nommé Buttler -- dont les Rouennais avaient francisé le nom en Bouteiller -- qu'entouraient deux adjoints. A l'entour, une foule immense de citadins contenue par des gens d'armes anglais.
Foule si dense que la charrette qui amenait Jeanne dut s'arrêter. On en fit descendre la Pucelle qu'on entraîna sous un petit porche, en attendant que le passage devînt possible.
76:263
Elle y fut rejointe par le chanoine Nicolas Loyseleur qui, sur l'ordre de Cauchon, avait su gagner sa confiance et profita de l'occasion pour l'exhorter une fois encore à obéir aux juges ecclésiastiques : « Faites tout ce qui vous sera ordonné, vous serez saine et sauve et remise à l'Église. » Premier des conseils insidieux dont Jeanne ce jour-là aurait à se méfier.
Enfin elle et son escorte purent accéder à leur « escharfaux ». Aussitôt Érard prit la parole. Il montra combien l'accusée s'était éloignée de l'Église par maintes erreurs et nombreux crimes graves. Puis il en vint à l'essentiel :
« Seule la France autrefois était exempte de monstres, et la voici maintenant pourvue d'un terrible monstre, cette femme hérétique, schismatique et sorcière à qui s'en est remis celui qui se dit roi de France pour reconquérir son royaume. »
A ces mots Jeanne, pressée par ses Voix, « ces voix douces et humbles qui parlent le langage de France » (Procès, 1^er^ mars), n'y put tenir : « Prêcheur, vous dites mal. Ne parlez pas du sire roi Charles, il est bon catholique et ce n'est pas en moi qu'il a mis sa foi. »
Interloqué par cette interruption, Érard dit à Massieu « Faites-la taire ! » Puis, s'adressant à Jeanne, il lui demanda si elle voulait enfin rétracter toutes ses paroles et désavouer tous ses actes jugés condamnables par le Tribunal ecclésiastique.
-- « Je m'en rapporte à Dieu et à notre Saint-Père le pape », répondit-elle.
-- « On ne peut aller chercher le pape si loin et chaque évêque est juge en son diocèse. Il faut donc que vous teniez pour vrai ce que les juges « en ce cognoissant » ont conclu au sujet de vos dits et de vos faits. »
Trois fois cette monition lui fut adressée sans qu'elle rompît le silence. Cauchon déclara alors qu'il allait lire la sentence de condamnation. Un frisson parcourut la foule contenue par les Anglais, mais ceux-ci ne pouvaient empêcher les cris de jaillir : « Jeanne, faites ce qui vous est conseillé. Voulez-vous donc vous faire mourir ? » Ces cris qui n'apprenaient rien à la Pucelle, ne pouvaient en rien l'influencer. Cependant Érard lui tendait un papier sur lequel étaient écrites cinq ou six lignes.
-- « Abjure et signe », ordonna-t-il.
Massieu lut à Jeanne le texte de cette cédule par laquelle elle s'engageait à ne plus porter les armes, ni l'habit masculin, ni les cheveux taillés. « *Et cette cédule,* précise Massieu (qui la dit longue de huit lignes), *n'est pas celle qui figure au procès, laquelle est toute différente de celle que j'ai lue et qu'a signée Jeanne. *»
77:263
En réalité, nous allons le voir, Jeanne n'a pas signé. Mais constatons d'abord qu'en effet le texte qui figure au Procès (Quicherat, I, 447, 448, où il comporte 45 lignes) est beaucoup plus long et très différent. Jeanne y aurait reconnu, entre autres « crimes », qu'elle aurait gravement péché en feignant « mensongeusement... avoir eu révélations et apparitions de par Dieu, par les Anges et les saintes Catherine et Marguerite, en faisant superstitieuses divinations, en séduisant les gens, en blasphémant Dieu et ses saints, en outrepassant la loi divine, la sainte Écriture, le droit canon... en désirant cruellement effusion de sang humain, en invoquant mauvais esprits ». Finalement elle promettait que jamais elle ne retournerait à ces erreurs. Et ce texte est signé Jehanne, avec une croix près du nom. Bien entendu ni l'une ni l'autre des cédules n'a été retrouvée, Cauchon ayant pris soin de détruire ces preuves de sa perfidie.
Revenons à la cédule de 6 ou 8 lignes. Sur l'injonction d'Érard, Jeanne y traça quelque chose. Là s'est placé un incident qui révèle une entente entre Cauchon et Massieu. Curé de la paroisse de Saint-Condé le Vieux, laquelle, quoique située à Rouen, relevait de Lisieux, c'est-à-dire de Cauchon, Massieu dépendait entièrement de celui-ci pour sa charge et sa subsistance. Nous avons de lui trois dépositions au Procès de réhabilitation. Dans la première (Quicherat II, 17) il dit simplement qu'en guise de signature Jeanne fit une croix. Dans la seconde (Quicherat II, 331) il ajoute que, pressée par lui-même de signer, Jeanne répondit qu'elle ne savait ou ne saurait (*nesciret*) signer. Dans la troisième (Quicherat III, 157) il ajoute que, menacée par Érard d'être brûlée le jour même, Jeanne aurait dit qu'elle aimait mieux signer qu'être brûlée. Dans son ouvrage *Les Lettres de Jeanne d'Arc,* C. de Maleyssie fait remarquer l'incohérence de ces dépositions. Par exemple, tout de suite après avoir dit que Jeanne affirma ne pas savoir signer, Massieu affirme qu'elle a signé. Cette contradiction est révélatrice. Quoi qu'il en soit, Cauchon venait de se voir offrir l'occasion de remédier à l'absence de signature.
La cédule de 5 à 8 lignes fut portée à Cauchon. Au cours de son procès (le 1^er^ mars) Jeanne avait dit : « Quelquefois (sur mes lettres) je mettais une croix pour dire à celui à qui j'écrivais de ne pas faire ce que je lui écrivais. »
78:263
Et l'évêque s'en souvenait d'autant mieux que tout récemment, le 23 mai, Pierre Maurice avait rappelé ce chef d'accusation dans les douze articles de son réquisitoire : « Tu as dit que souvent dans tes lettres tu as mis les noms Jhesus Maria et le signe de la croix signifiant à ceux à qui tu écrivais de ne pas faire ce que contenaient tes lettres. » Au lieu d'une soumission, cette croix sur la cédule indiquait donc une fois de plus que Jeanne, en refusant de renoncer aux moyens de sa mission, refusait d'abjurer. Et d'ailleurs pareille pièce n'était pas suffisante pour convaincre le pape, les princes et le clergé que Charles VII s'était servi d'une sorcière endiablée. Il fallait autre chose de plus sérieux et cette chose, la seconde cédule, était prête depuis la veille.
On vit alors arriver le bourreau et sa charrette de fagots. A ce moment, remarquent la plupart des historiens, Jeanne prit peur. Sentiment très naturel, ajoutent-ils, qui rend l'héroïque disciple plus semblable au Maître « qu'elle aime de tout son cœur » et qui, au Jardin des Oliviers, supplia Dieu son Père de lui épargner le calice, ce « baptême » de sang dont il avait pourtant dit aux Douze qu'il avait hâte de le recevoir. Il se soumit néanmoins : « Que votre volonté soit faite et non la mienne ! » Ainsi acceptait-il de prouver définitivement, par le don de sa vie, ce qu'il affirme à Pilate : « Je suis né et venu en ce monde pour rendre témoignage à la vérité. »
Quant à Jeanne, ses Voix qui, chargées de la « gouverner », lui avaient, selon nous, dès avant son départ de Domrémy conté et expliqué l'Évangile, n'avaient pas manqué de lui répéter ce mot du Seigneur : « Quiconque me reconnaîtra devant les hommes, Je le reconnaîtrai devant mon Père. » Elle n'allait donc pas devant ceux-là renier son Roi-Jésus. Au demeurant, ce n'est pas la peur de la mort qui fit hésiter Jésus, c'est une perspective bien plus affreuse et douloureuse, l'horreur des péchés dont il allait se charger et qui allaient le défigurer aux yeux de son Père. Le trouble de Jeanne ne venait pas non plus de la peur de mourir puisqu'elle s'y attendait, mais de la crainte de manquer à Jésus en se laissant entraîner malgré elle au reniement par ces prêtres qui « prenaient tant de peine pour la séduire », afin qu'elle n'affirmât plus ce qui était vrai, l'origine divine de sa mission. A ce propos, rappelons-nous ses mots à Jean de Metz : « C'est pour ce que je suis née. » Rappelons-nous que tout au long du procès elle a répété qu'elle n'agissait que sur l'ordre de Dieu, dont « elle ferait toujours le commandement quoi qu'il lui en doive coûter ».
79:263
Si elle a conçu quelque appréhension, ce serait plutôt pendant la semaine de Pâques 1430, alors que, se trouvant dans les fossés de Melun, elle entendit ses Voix lui annoncer qu'elle serait prise « avant qu'il fust la Saint Jehan, que ainsi falloit qu'il en fust fait, et... qu'elle print tout en gré, que Dieu lui aideroit ». Et plusieurs fois encore, elle avait entendu des mêmes Voix cette même terrible prédiction. Chaque fois elle avait aux deux saintes adressé cette prière : « Quand elle seroit prinse, qu'elle fust morte tanstout, sans long travail de prison » (Procès, 10 mars). On ne voit pas de peur dans cette soumission à la volonté de Dieu.
Reprenons notre récit. Ce qui était prêt pour la signature indispensable, c'était une seconde cédule, la longue, celle qui figure dans le texte du Procès. Comment décider Jeanne à y mettre son nom ? C'est alors que, puisque les témoins avaient entendu dire à Massieu que Jeanne ne savait pas signer, Cauchon chargea un notaire du roi d'Angleterre, Laurent Callot, de conduire la main de la « sorcière ».
Le moment était propice. Ayant vu Jeanne tracer quelque chose sur la première cédule et supposant que c'était une signature, la foule des Rouennais la félicitait à grands cris et l'applaudissait, tandis que la piétaille anglaise furieuse accablait de pierres les estrades et leurs occupants, qui, Jeanne comprise, s'en gardaient de leur mieux. Profitant de l'inattention occasionnée par ce tumulte, Callot monta près de Jeanne et glissa devant elle la seconde cédule en lui demandant d'y tracer son nom. Elle refusa. La foule, qui ne comprenait pas cette nouvelle insistance auprès de la Pucelle, fit silence et Jeanne put entendre, dans le calme revenu, Érard lui promettre que, si elle se soumettait, elle serait transférée en prison ecclésiastique avec des femmes pour gardiennes, ce qui lui garantissait en outre l'assistance à la messe dominicale. Laurent Callot lui tendit la plume. Elle refusa. Ce que voyant, Érard sortit l'argument supposé décisif : « Signe et tu seras mise hors des fers ! »
Délivrée ! Non seulement débarrassée des soudards anglais mais surtout libre d'aller retrouver sa « pauvre mère » ! N'avait-elle pas dit le 11 août 1430 à Regniaud de Chartres et à Dunois, dans les environs de Crépy-en-Valois : « Plaise à Dieu mon Créateur de me laisser maintenant abandonner les armes et retourner servir mon père et ma mère, en gardant leurs brebis avec ma sœur et mes frères qui seraient si heureux de me voir ! »
80:263
Quelle tentation ! Mais encore une fois, pour la croire capable d'y céder, il fallait oublier qu'elle avait prédit : « Ces Anglais me feront mourir. » -- « Signe, ou tu seras brûlée sur l'heure », lui cria enfin Érard. Si l'on en croit le Procès (Quicherat, 1, 447), le texte que Callot voulait l'aider à signer lui fut lu en français, elle en répéta elle-même les mots et le signa « de sa propre main ». Il y a là mensonge évident car, d'après le témoin le plus proche, Massieu, Jeanne a seulement signé, et seulement d'une croix, la cédule de 8 lignes. A remarque que, contrairement à d'autres témoins, ledit Massieu ne parle ni de Callot ni de la présentation à Jeanne d'une seconde cédule.
Quoi qu'il en soit, Jeanne prenant enfin la plume aux doigts de Callot, dessina encore sur ce nouveau papier une croix, signe de dénégation. Alors Callot lui prit la main et, la conduisant (ou plutôt faisant semblant de la conduire) la força à tracer (ou plus probablement traça lui-même en tenant sa main inerte) « Jehanne » devant le dessin de la croix.
Dans son ouvrage cité plus haut, *Les Lettres de Jeanne d'Arc,* C. de Maleyssie, se fondant sur les paroles mêmes de la Pucelle, prouve que Jeanne à ce moment savait signer et même écrire et même lire, ce qu'elle avait fort bien pu apprendre de son aumônier Pasquerel pendant ses périodes d'inaction à Mehunsur-Yèvre et Sully-sur-Loire (hiver 1429-1430). Si donc il fallut cette mise en scène c'est que, sachant signer, elle s'est jusqu'au bout refusée à le faire. Et par conséquent, il n'y a pas eu abjuration.
En droit la pièce rapportée par Callot était nulle et Cauchon le savait mieux que personne. D'autant plus que, tandis que Callot faisait semblant de lui tenir la main, Jeanne avait dit à ceux qui l'entouraient : « J'entends ne rien révoquer si ce n'est ce qu'il plaira à Notre-Seigneur. » Et d'autant plus encore qu'elle avait manifesté ses sentiments intimes par un sourire si moqueur qu'un des témoins s'était écrié : « Tout cela n'est que trufferie. » Trufferie en effet, et ce mot est une preuve de plus qu'il n'y a pas eu signature, ni par conséquent abjuration.
Mais qu'importait à Cauchon ? Il avait son document. -- Elle a abjuré, dit-il à Winchester. Que faut-il faire -- La recevoir à pénitence, répondit le cardinal.
81:263
Signé ou non, ce papier laissait à l'Église la responsabilité de ce qui allait suivre et en déchargeait l'Angleterre à laquelle il ouvrait en même temps l'accès au trône de France.
On passa donc au deuxième temps de la manœuvre. Laissant la lecture de la première sentence, Cauchon prit bien volontiers la peine de lire à haute voix la deuxième, la sentence « mitigée » qui, considérant la pseudo-abjuration de l'accusée et sa pseudo-promesse de ne plus retourner à ses erreurs d'antan, la condamnait à la prison perpétuelle en chartre ecclésiastique, au pain de douleur et à l'eau de tristesse, « afin que tu pleures tes fautes et n'en commettes plus que tu aies à déplorer ». Le désappointement aggravait la fureur des Anglais.
-- Mauvaise affaire pour le roi, dit Warwick à Cauchon.
-- N'ayez crainte, repartit l'évêque. Nous la rattraperons.
Et c'est avec Warwick lui-même qu'il mit au point le troisième temps de la manœuvre.
Quant à Jeanne, elle ne sembla pas étonnée de ce dénouement provisoire dont ses Voix l'avaient avertie.
-- Or ça, cria-t-elle, gens d'Église, menez-moi dans vos prisons, que je ne sois plus aux mains de ces Anglais !
Sur quoi Cauchon, malgré les promesses faites, commanda : « Ramenez-la où vous l'avez prise. »
A la sortie du cimetière, Maîtres Pierre Maurice et Nicolas Loyseleur s'approchèrent de Jeanne et lui remirent des habits de femme. Et bientôt la condamnée se retrouva dans son cachot sous la garde des houspilleurs anglais.
\*\*\*
Elle n'avait pas abjuré, mais il y avait eu apparence et sa conscience délicate le lui reprochait vivement. Les gens qui lui avaient vu la plume en main, qui avaient entendu la sentence « mitigée », n'allaient-ils pas en déduire qu'elle avait nié que sa mission était de Dieu ? En ce cas, quel grave péché elle avait commis contre le Roi-Jésus, quelles graves irrévérences envers Saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite ! Quel déshonneur elle jetait sur le roi Charles et les Français fidèles qu'elle avait entraînés ! On peut croire qu'elle en demandait ardemment pardon, elle qui, le 14 mars, avait affirmé devant ses juges : « On ne saurait trop nettoyer sa conscience. » Et l'on doit croire (nous verrons pourquoi au Procès de relapse) que ses Voix lui ont apporté le pardon de son Seigneur.
82:263
Dans l'après-midi de ce même 24 mai, elle reçut en prison la visite d'une délégation du Tribunal, le Vice-Inquisiteur et quelques assesseurs. Après lui avoir fait observer combien Dieu venait de se montrer miséricordieux envers elle, combien ses juges avaient été bienveillants à son égard en l'admettant de nouveau dans le sein de l'Église, mais qu'en retour il fallait qu'elle observât fidèlement ce qu'elle avait promis sous peine d'être livrée au bras séculier, ils lui demandèrent de quitter ses habits d'homme pour le vêtement féminin. Jeanne accepta puis, quand elle fut ainsi vêtue, on la tondit.
Elle n'avait plus qu'à attendre son transfert en geôle ecclésiastique. Mais le soir tomba, la nuit passa, le jour revint et elle était toujours là, enchaînée dans la même cage, tracassée par les mêmes godons. Et il en fut ainsi durant deux jours, le 25 et le 26 mai. C'était bien la preuve que les Anglais ne la lâcheraient pas.
Que se passa-t-il pendant ces deux jours ? D'abord, au matin du 25, deux délégués de Cauchon, impatient de découvrir chez la prisonnière l'indice qui permettrait de la « rattraper », c'est-à-dire de la condamner à mort, s'étaient vu refuser l'entrée du château-prison par des Anglais menaçants. Sur quel indice comptait donc Cauchon ? Si la Pucelle était maintenant vêtue d'une robe de femme, ses gardiens, sur l'ordre de Warwick, avaient laissé dans sa cage le sac contenant son habit d'homme. Moqueries, tracas, menaces, injures, en lui rappelant sans cesse qu'elle n'était pas en sûreté, auraient dû l'amener à le reprendre, cet habit, pour se mieux protéger, elle qui avait si souvent dit : « étant avec des hommes, mieux est que je sois mise en homme ». Et les houspilleurs ne se gênaient pas pour faire connaître clairement leurs intentions à son égard à grand renfort de propos choisis.
Heureusement pour elle, Jeanne entendait aussi d'autres voix. Tout récemment sainte Catherine et sainte Marguerite étaient venues lui prédire ce qui allait se passer le jour du prêchement. Elles lui avaient même commandé de défendre ce jour-là à haute voix l'honneur du roi Charles, ce qu'elle avait fait de belle façon. Entourée de la brutalité ordurière de ses gardes, elle n'était donc pas seule. Elle avait d'abord ce compagnon invisible dont elle avait dit à d'Aulon « qu'il était toujours résidamment avec elle », son ange gardien.
83:263
Et ses saintes, quand elle les appelait, lui apparaissaient toujours, la consolant, l'encourageant, lui promettant l'aide de Dieu, lui apportant même son pardon, comme après sa « saillie » de Beaulieu. Que de fois pendant ces deux jours dut-elle donc les appeler ! Non pas tant par peur des godons qu'à cause de cette apparence d'abjuration que sa conscience lui reprochait comme une grave désobéissance. Voici donc ce qui seul la pouvait consoler : se faire préciser par les saintes que son Roi-Jésus l'avait pardonnée, ce qu'elles lui avaient déjà affirmé autrement (Procès, 14 mars) : « Tu t'en viendras à la fin en royaume de Paradis. »
Le vendredi 26 mai, force fut de constater qu'elle portait toujours robe de femme, bien qu'elle eût perdu tout espoir d'un transfert en prison ecclésiastique. Il fallait donc employer les grands moyens, c'est-à-dire passer au troisième temps de la manœuvre que Cauchon avait mis au point avec Warwick se porter sur Jeanne à des violences telles qu'elle soit obligée de revêtir le costume masculin pour mieux se défendre. Et dans la nuit du 26 au 27 mai, un « milour », peut-être Warwick lui-même... Après avoir rudement bataillé, Jeanne sortit victorieuse de cette tentative de viol, le visage griffé et tuméfié. Rapportons ici dès maintenant cette parole d'elle que nous entendrons plus tard et qui résume cette douloureuse histoire « Faut-il que ce corps net et entier et qui ne fut jamais corrompu soit ainsi cruellement brûlé et réduit en cendres ? »
Le matin pourtant du 27, un dimanche, espérant qu'enfin on la laisserait au moins assister à la messe comme on le lui avait promis, elle demanda à ses gardes de la déferrer et de lui donner sa robe. Ils la déferrèrent mais vidèrent sur sa couche le sac tenu en réserve qui contenait ses habits masculins. Elle refusa de les prendre. « Vous savez bien, dit-elle, que cet habit m'est défendu. » Elle voulait tenir la promesse qu'elle avait faite, au moins jusqu'à ce qu'il fût évident qu'on ne la conduirait pas à la chapelle. Mais vers midi, « par nécessité de corps », elle se vit obligée de prendre le costume d'homme et, quand elle revint, ses gardes refusèrent de lui rendre la robe.
La nouvelle du changement de costume se répandit aussitôt. Un des juges, André Marguerie, osa dire -- ce qui faillit lui coûter cher -- qu'il fallait savoir pourquoi elle s'était de nouveau vêtue en homme. Ce motif alors officiellement tenu secret, quelques témoins ne le cachèrent pas, vingt-cinq ans plus tard, au Procès de Réhabilitation. Mais à l'époque mieux valait tenir sa langue.
84:263
Toutefois personne à Rouen ne doutait que Jeanne avait été l'objet d'un attentat et que là était la raison de son changement d'habit.
Dès le matin du lundi 28 mai, dissimulant de son mieux sa joie de la réussite, Cauchon vint « au lieu de la prison de Jeanne ». L'accompagnaient sept de ses assesseurs et le chef des houspilleurs, John Grey. L'évêque constata qu'en effet la prisonnière était vêtue d'une tunique, d'un chaperon, d'une gippe, d'un pourpoint à quoi s'attachaient les chausses, et autres effets à usage d'homme. La suite, nous la connaissons par le Procès de Relapse, lequel, bien entendu, reste muet sur le motif précis du changement de costume.
Ce Procès de Relapse (28 mai 1431) n'occupa qu'une séance et tient en cinq pages du Quicherat (Tome I, 454-458) : interrogatoire de Jeanne en français et sa traduction latine. Il serait moins long encore s'il ne contenait des répétitions auxquelles on ne voit d'autre raison d'être que la volonté de Cauchon de bien prouver que Jeanne était retournée à ses « mensonges ». Examinons-le.
-- Pourquoi avez-vous repris l'habit d'homme et laissé l'habit de femme ?
-- Je l'ai pris de ma volonté, *sans nulle contrainte,* et j'aime mieux l'habit d'homme que l'habit de femme.
On voit par ce qui précède que cette réponse est inadmissible sur les lèvres de Jeanne après l'attentat dont elle a failli être victime, et que ces lignes -- surtout les mots « sans nulle contrainte » -- ont été écrites sur l'ordre de Cauchon, peut-être à la demande de Warwick soucieux de ne pas déplaire à Anne de Bedford qui l'avait chargé de veiller à la virginité de la Pucelle. On le voit aussi par ce qui suit.
-- Vous avez promis et juré de ne pas reprendre cet habit.
-- Jamais je n'ai entendu faire serment de ne pas le reprendre.
-- Pour quelle cause l'avez-vous repris ?
Cette cause, tout le monde la connaissait. Il est probable que Jeanne n'a pas hésité à la dire devant Cauchon comme elle l'a dit devant certains témoins, mais Cauchon n'en pouvait faire état. Il remplaça la réponse de Jeanne par celle-ci, déjà répétée autrefois bien souvent par elle :
-- Parce qu'il est plus convenable d'avoir habit d'homme estant parmi des hommes que d'avoir habit de femme.
85:263
Mais à ces mots s'ajoutent ceux-ci qui sont de Jeanne et n'avaient rien qui pût gêner Cauchon car la chose était publique : « *Parce qu'on ne m'a pas tenu ce qu'on m'a promis, à savoir que j'irais à la messe et recevrais mon Sauveur, et qu'on me mettrait hors des fers. *» La réponse suivante insiste sur cette promesse non tenue, doublon bien inutile s'il n'était là pour cacher un peu plus la vraie raison du changement d'habit.
Et enfin : « Depuis jeudi n'avez-vous pas entendu vos Voix ? »
Question captieuse, destinée celle-ci à montrer une Jeanne vraiment retombée dans ses erreurs. Connaissant sa délicatesse de conscience, Cauchon comptait bien qu'elle répondrait ce qu'il désirait. Et en effet :
« Dieu m'a mandé par saintes Catherine et Marguerite la grande pitié de la trahison que j'ai consentie en faisant abjuration et révocation pour sauver ma vie. »
Malheureusement pour l'évêque, il en rajoute trop. Toute l'histoire de Jeanne est là pour prouver qu'elle n'a consenti aucune trahison et ce qui précède le confirme. Le prélat lui-même semble le reconnaître un peu plus loin. La « trahison » n'est plus que « mauvaiseté » : « Mes Voix m'ont dit que j'avais fait grande mauvaiseté de confesser que je n'avais pas bien fait. »
Mais voici les mots de Jeanne qui montrent le mieux que le texte du Procès de Relapse a été manipulé et altéré. « Je n'ai jamais rien fait contre Dieu et la foi, quoi que vous m'ayez forcée à rétracter. Et en l'heure (sur le moment) j'ai dit que j'entendais ne rien rétracter, sauf s'il plaisait à Notre-Seigneur. » Si elle n'avait jamais rien fait contre Dieu ou la foi, elle savait bien qu'elle n'avait rien à rétracter et que, si certaines apparences étaient contre elle, elle n'avait pourtant commis aucune trahison. Et puisqu'elle n'avait pas abjuré, elle ne pouvait être relapse. Toute la combinaison de Cauchon s'écroule sous ce simple exposé et le Procès en bonne et due forme se termine à sa honte.
Que lui importait ! Jeanne ne pouvait plus échapper à la mort et les pièces étaient là qui disqualifiaient Charles VII. Aussi, apercevant Warwick, lui cria-t-il en riant : « Farewell ! Farewell ! (Tout va bien !) Elle est prise ! » Le troisième temps de la manœuvre avait réussi.
\*\*\*
86:263
Le lendemain 29 mai, Cauchon rassembla 45 assesseurs et le sous-inquisiteur, leur lut son texte du Procès de Relapse et leur demanda leur avis. L'abbé de Fécamp, Gilles de Duremort, suggéra que les deux cédules fussent relues et expliquées à l'accusée et que, si décidément elle ne se soumettait pas, alors seulement il faudrait la déclarer hérétique et l'abandonner au bras séculier « qui serait prié d'agir avec miséricorde ». Trente-huit assesseurs furent de ce même avis. Mais Cauchon ne tenait nullement à retarder l'échéance qu'attendaient ses maîtres et amis anglais. Passant outre l'avis de la majorité, il dicta aussitôt une convocation ordonnant à Jeanne de « comparaître devant lui, le lendemain au Vieux Marché, pour s'entendre déclarer relapse, excommuniée, hérétique, et recevoir l'intimation à lui faire qui se doit en cas semblable ».
Et le lendemain 30 mai...
#### *Le sacrifice*
Ce 30 mai vers 6 h 30, Jean Massieu « l'exécuteur des mandats », vint porter à Jeanne en sa prison la convocation à comparaître ce même matin à 8 heures devant Cauchon sur la Place du Vieux-Marché. Deux dominicains, les Fr. Martin Ladvenu et Jean Toutmouillé, envoyés par le Vice-Inquisiteur pour préparer Jeanne à la mort, se trouvaient déjà près d'elle. Apprenant de ses visiteurs que l'heure était venue du supplice dont elle se savait menacée depuis deux ans, elle émit cette plainte :
-- *Hélas ! me traite-t-on si horriblement et cruellement qu'il faille que mon corps net et entier et qui ne fut jamais corrompu soit aujourd'hui consumé et réduit en cendres... Si j'eusse été en prison d'Église à quoi je m'étais soumise... il ne me fût pas si misérablement méchu comme il est. J'en appelle devant Dieu, le grand juge, des graves torts et ingravances qu'on me fait.*
87:263
Elle demanda à Fr. Martin Ladvenu de la confesser. Puis, en parlant avec les deux religieux qui lui demandaient pourquoi elle avait repris l'habit masculin, elle leur révéla la tentative de viol osée par un grand seigneur d'Angleterre.
A ce moment, suivi de quelques-uns de ses séides, entra Cauchon. Aussitôt Jeanne lui cria : « *Évêque, c'est par vous que je meurs. *» Il protesta, lui dit qu'elle mourait pour n'avoir pas tenu ses promesses et être retournée à ses maléfices. Elle eut beau jeu de lui riposter qu'il lui attribuait à elle ce qu'il avait à se reprocher à lui-même et conclut : « *C'est pourquoi j'en appelle de vous devant Dieu. *»
Menace terrible ! Et pourtant il ne semble pas qu'elle ait impressionné Cauchon. De nouveau il interrogea sa prisonnière, espérant qu'à si peu d'une mort si cruelle elle faiblirait enfin. Peine perdue ! Défense faite au notaire de rien enregistrer de cet entretien, l'évêque s'en retourna avec sa suite. Pierre Maurice allait sortir le dernier. C'était lui qui, sept jours plus tôt, avait prononcé le réquisitoire en douze articles tissés de mensonges, mais depuis il avait plusieurs fois témoigné de la pitié envers Jeanne. Aussi voulut-elle lui léguer un sujet de consolation.
-- Maître Pierre, où serai-je ce soir ?
-- Hé quoi, Jeanne ! N'avez-vous pas bonne espérance dans le Seigneur ?
-- Si, Dieu aidant, je serai ce soir en Paradis.
Elle put enfin dire aux dominicains son grand désir et sa faim de l'eucharistie dont on la privait depuis plus d'un an. Massieu fut chargé d'aller demander à l'évêque son autorisation.
-- Oui, fit Cauchon. Dis à Frère Martin de lui donner la communion et tout ce qu'elle voudra.
La communion à celle qu'il va excommunier tout à l'heure ! Beaucoup s'étonnent encore de cette contradiction, alors que de nos jours on la rencontre encore souvent (concélébration de la messe avec un pasteur, communion à un protestant de Taizé, etc.). Elle prouve tout simplement que Cauchon savait très bien qu'il avait condamné une innocente.
S'est-elle confessée une deuxième fois avant le retour de Massieu ? Certains l'ont écrit. Sa conscience si délicate pouvait lui reprocher de l'irrespect dans ses apostrophes de tout à l'heure à un évêque, son ennemi capital pourtant. Le Roi-Jésus n'a-t-il pas dit : « Et moi, je vous dis : aimez vos ennemis ? »
88:263
Toujours est-il qu'un prêtre arriva sans suivant ni lumière, portant l'hostie dissimulée dans un linge blanc. Le Fr. Ladvenu dut réagir vivement devant ce lâche laisser-aller et renvoyer ce prêtre, car un témoin, Jean de Lénozolles, secrétaire de Guillaume Érard, déclare avoir vu apporter avec solennité le Corps du Christ en cortège, avec flambeaux et chant des Litanies, la prière *Orate pro ea* (priez pour elle) répondant aux invocations. Le Fr. Martin se passa l'étole et communia lui-même Jeanne qui pleurait tellement d'amour et de bonheur que d'après un autre témoin, Nicolas Taquel, les assistants -- notons parmi ceux-ci ce coquin de Loyseleur -- en étaient eux aussi émus aux larmes.
Manifestation du bienfait du viatique : dès ce moment, c'est-à-dire avant même d'avoir quitté la prison, Jeanne, comme déjà aux portes du Paradis, commença une sorte de prière perpétuelle faite d'élans d'amour et d'appels à Dieu, à la Vierge Marie, à ses saintes et surtout à saint Michel. « Il est l'heure quand il plaît à Dieu », avait-elle dit à d'Alençon sous les murs de Jargeau. Il plaisait à Dieu qu'elle fût enfin conduite où elle devait aller. Des appariteurs vinrent la coiffer d'une espèce de mitre qui portait écrits ces quatre mots : Hérétique, Relapse, Apostate, Idolâtre. Docile, tout en priant, elle descendit dans la cour où l'attendait une charrette entourée de 120 gens d'armes anglais. Massieu, Ladvenu et un autre dominicain, Isambart de la Pierre, y montèrent. Jeanne monta à son tour, suivie de Nicolas Midy, chargé du dernier prêchement. Et tout à coup on vit Loyseleur se précipiter sanglotant vers la condamnée, on l'entendit crier : « Pardon ». Ce que les Anglais prirent si mal qu'il courut chercher refuge auprès de Warwick, lequel lui conseilla de quitter Rouen au plus vite.
Jeanne prie et pleure. La charrette escortée des 120 godons cahote sur les pavés inégaux, traverse une épaisse foule d'hommes et de femmes qui font silence. Parfois mêlant à son oraison des pensées de charité envers tous ces gens, comme en écho à la parole du Roi-Jésus : « *Misereor super turbam *» (J'ai pitié de cette foule), Jeanne dit : « Rouen, Rouen, mourrai-je ici ? ...Rouen, seras-tu ma maison dernière ?... J'ai grand peur que tu n'aies à souffrir de ma mort. » Ainsi qu'à certaines heures de grande joie ou de grande peine -- de nos jours Paris a connu cela, par exemple à l'occasion du défilé de la Victoire en 1919 ou des obsèques nationales de Foch -- Rouen baignait dans une indéfinissable atmosphère solennelle qui rapprochait les âmes et créait entre les cœurs une communion qui les emplissait d'une émotion sacrée. De cette charité la source était en cette jeune vierge humiliée et condamnée vers qui se tournaient tous les yeux.
89:263
Plus de dix mille Rouennais se pressaient sur la place du Vieux-Marché, garnissaient les fenêtres, les balcons, les toits, emplissaient les rues avoisinantes. Huit cents Anglais, toute la garnison en tenue de combat, veillaient à les maintenir. Devant l'abside de l'église Saint-Sauveur était dressée l'estrade où devaient prendre place à 9 heures des ecclésiastiques du tribunal et leurs secrétaires, avec Winchester et Cauchon. Non loin une petite tribune accueillit Jeanne et ses compagnons de la charrette. Un peu à l'écart sur une troisième estrade se trouvaient Buttler dit Bouteiller, son substitut Laurent Guesdon, et son greffier Jean Fleury, autrement dit le bras séculier, la justice civile. Enfin, à quelques pas, le bûcher, mais un bûcher tout autre que d'habitude, non pas simple tas de fagots posés par terre autour d'une « estache » (poteau) fichée dans le sol, mais un haut socle maçonné portant estache et bourrées. Il fallait en effet que nul, surtout les troupes anglaises, ne pût douter du personnage exécuté, non seulement ses juges et ses geôliers qui la connaissaient bien, mais aussi les médecins qui l'avaient soignée en prison, les bourreaux de la chambre de torture dont l'un a témoigné que bourrées et fagots étaient en place avant le prononcé de la sentence -- preuve que le résultat de cette mise en scène était fixé d'avance -- et encore ceux qui avaient eu tout le temps de la regarder le jour de la pseudo-abjuration. D'ailleurs une substitution de condamnée aurait déchaîné la rage de Warwick et des godons.
Près du bûcher un autre poteau portait depuis le matin un grand panneau sur lequel était peinte cette inscription « Jehanne qui s'est fait appeler la Pucelle, menteresse, pernicieuse, abuseresse du peuple, devineresse, superstitieuse, blasphémeresse de Dieu, présomptueuse, mécréante de la Foi de Jésus-Christ, vanteresse, ydolâtre, cruelle, dissolue, invocatoresse de diables, apostate, schismatique, hérétique. »
Quand vers 9 heures les autorités ecclésiastiques et séculières furent en place, Nicolas Midy prit la parole. Le Procès ne donne pas son discours, il en signale seulement l'argument, pris dans l'épître de saint Paul aux Corinthiens : « Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui », et qu'il se termina par ces mots : « Jeanne, va en paix, l'Église ne peut plus te défendre, elle te remet au bras séculier. »
90:263
Par contre la sentence ecclésiastique définitive figure tout au long. Prudemment l'évêque commence par en partager la responsabilité à part égale avec le « Vice-Inquisiteur du mal hérétique », Fr. Jean Lemaître. Résumons-la. « Quand le virus de l'hérésie affecte un membre de l'Église, il faut veiller à ce qu'il n'infecte pas les autres. C'est pourquoi, après t'avoir une fois pardonnée en raison de ton abjuration, ayant constaté que tu étais retombée dans tes erreurs anciennes, nous déclarons que tu es un membre pourri que l'on doit rejeter de l'Église et abandonner au pouvoir séculier, en priant celui-ci d'adoucir son jugement en deçà de la mort et de la mutilation, et si quelques signes de repentir apparaissent en toi, que te soit administré le sacrement de pénitence. »
Jeanne a écouté paisiblement, sans interrompre son oraison. Quand Cauchon s'est tu, elle s'agenouille et continue de prier à voix plus haute et nombreux sont les témoins qui redoublent de larmes. « Jamais, dépose Guillaume Manchon, je n'ai tant pleuré pour chose qui m'advint et par un mois après je ne m'en pouvais apaiser. »
Cette scène de prières et d'émotion se prolongea pendant une demi-heure. Parfois on put entendre la Pucelle laisser s'épancher en actes la charité qui gonflait son cœur. Charité envers Dieu d'abord, puis envers le prochain. Envers son roi Charles : « Jamais il ne m'a poussée à faire ce que j'ai fait soit en bien soit en mal. » Elle confirmait ainsi ce qu'elle avait proclamé le 24 mai : « De mes dires et de mes faits, je ne laisse la charge à personne ni au roi ni à un autre ; s'il y a eu méfait, il m'appartient et à personne d'autre. » Envers tous ceux qui avaient eu affaire à elle : « Que vous soyez de mon parti ou d'un autre, je vous demande très humblement mercy et vous pardonne le mal que vous m'avez fait. » Envers les prêtres, même ceux qui l'ont condamnée : « Prêtres, je vous en supplie, donnez-moi chacun une messe », les entraînant ainsi eux-mêmes à la plus précieuse des aumônes.
Winchester et Cauchon pleuraient comme « presque tous les assistants », a déposé Laurent Guesdon. Jeanne dit enfin « Je voudrais une croix. » Un Anglais en fit une avec deux petits morceaux de fagots et la tendit à Jeanne qui la glissa entre sa chemise et son cœur. Puis elle supplia « humblement » le Fr. Ysambart d'aller « en l'église prochaine et qu'il luy apportast la croix pour la tenir élevée devant ses yeux jusqu'au pas de la mort, afin que la croix où pendit Dieu fût continuellement devant sa vue ».
91:263
Et voici que nous revient en mémoire ce passage de saint Jean : « *Cum dilexisset suos qui erant in mundo, in finem dilexit eos. *» Ysambart prit la croix apportée de Saint-Sauveur et la présenta à Jeanne qui la pressa contre elle « moult étroitement et longuement ».
Mais la piétaille anglaise en avait assez. « Prêtres, nous ferez-vous dîner ici ? » hurla un godon. Un groupe de furieux alla se saisir de la Pucelle et la poussa jusqu'à l'estrade où siégeait le juge séculier. Selon la bonne règle, celui-ci devait procéder à un bref interrogatoire et prononcer sa sentence. Il ne prit la peine ni de juger, ni « d'adoucir son jugement en deçà de la mort et de la mutilation, ni d'attendre de la condamnée des signes de repentir ». « Emmenez ! Emmenez ! » ordonna-t-il. Les godons n'attendaient que cela. Ils passèrent Jeanne au bourreau Geoffroy Thiérache à qui Buttler commanda : « Fais ton office ! »
Selon les règles aussi, les gens d'Église se retirèrent alors, leur tâche terminée. D'un pas ferme Jeanne monta sans aide les degrés du bûcher, suivie des deux dominicains fidèles. On l'entendit prononcer de nouveau distinctement « Ha ! Rouen, j'ai grant paour (peur) que tu n'ayes à souffrir de ma mort. » Elle tenait toujours la croix de l'église contre son cœur. Et tandis que Thiérache, qui l'attachait au poteau, serrait les cordes et les nouait, elle appelait à haute voix saint Michel comme pour lui demander secours ou plutôt le prier de constater qu'elle accomplissait, fidèle jusqu'à la mort, la mission dont il l'avait chargée de par ce Dieu à qui il allait la présenter tout à l'heure. Thiérache, redescendu, alluma les fagots, la fumée entoura la victime qui pria les dominicains de s'éloigner du danger mais de continuer à tenir très haut la croix afin qu'elle pût l'entrevoir à travers les nuages de fumée. Ils descendirent. Elle demanda de l'eau bénite et se mit à « résonner à haulte voix le saint nom de Jhésus ». Puis, à voix aussi haute, elle protesta : « *Je ne suis ni hérétique ni schismatique* (voilà donc bien ce qu'elle craignait et non pas la mort). *Mes voix étaient de Dieu. Quoi que j'aie fait, c'était par ordre de Dieu. Mes révélations étaient de Dieu. *» D'autres appels à sainte Catherine, à sainte Marguerite, à saint Michel avaient entrecoupé cette protestation dernière, comme pour les citer à témoigner devant Dieu qu'elle mourait pour rendre témoignage à la vérité, qu'elle donnait la plus grande preuve d'amour pour affirmer l'origine divine « de ses dires et de ses faits ». Et son dernier hommage à son Roi du Ciel fut ponctué d'un dernier cri « Jhésus » ([^7]).
\*\*\*
92:263
Les dernières heures de Jeanne nous donnent très clairement la note finale, la dominante du portrait que nous avons lentement tenté d'esquisser en plusieurs numéros de cette revue. La couleur de fond est l'humilité que nous ont rappelée ces paroles entre tant d'autres : « N'était la grâce de Dieu, moi-même ne saurais que faire » (Procès, 24 février) et « Il a plu à Dieu faire ainsi par une simple pucelle » (Procès, 13 mars). Sur ce fond, au milieu des flammes que Thiérache vient d'écarter pour qu'on voie bien que c'est elle, qu'elle est asphyxiée, qu'elle va mourir et qu'elle n'est plus à craindre, se détache Jeanne liée non seulement par les cordes du bourreau mais surtout par ce lien que saint Paul appelle le lien de la perfection, la vertu de charité.
Comme celle du Roi-Jésus, la mission de Jeanne d'Arc fut avant tout mission de charité. Et pour voir mieux encore jusqu'à quel point elle avait conservé la ressemblance divine originelle, souvenons-nous de ce mot d'elle qu'a entendu et rapporté Marguerite la Touroulde : « J'ai été envoyée pour la consolation des pauvres. » N'entendons-nous pas en même temps ce mot du Seigneur : « Le Père m'a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres ? »
Joseph Thérol.
93:263
### Sur les litanies de saint Joseph
*fin*
par Antoine Barrois
Modèle des travailleurs
Depuis l'origine, le bois joue un rôle mystérieux dans la destinée des hommes. Et c'est au travail du bois que s'est appliqué l'Homme-Dieu dans l'atelier de saint Joseph.
Par l'exercice de son métier, saint Joseph accomplissait les ordres divins qu'on lit dans la Genèse. Dès la création, Dieu dit à l'homme d'assujettir la terre et de dominer les animaux. Or le travail du bois manifeste de façon privilégiée l'accomplissement de cet ordre. D'un don de la terre, l'arbre, l'homme façonne l'objet qui symbolise entre tous son empire sur la création : le joug que l'on met sur la tête des bœufs pour les atteler.
Le travail du bois est manuel, il joint au travail même la pénitence physique. Ainsi s'accomplissait dans l'atelier de Joseph la sentence de Dieu après la chute : tu mangeras ton pain à la sueur de ton front.
Enfin le travail du bois associait mystérieusement saint Joseph à ces arbres auxquels est en quelque sorte suspendue toute notre histoire : l'arbre de la science du bien et du mal et l'arbre de la croix.
94:263
Saint Joseph a exercé son métier sous le regard de Dieu. On peut penser que dans l'achat du bois, dans l'exécution des commandes, dans leur vente jamais il n'a manqué à l'honnêteté. Jamais ne s'est glissée dans son travail l'ombre d'une de ces « déshonnêtetés » qu'entraînent inévitablement le labeur et le commerce. Ainsi Joseph fut trouvé digne d'enseigner au Verbe Incarné le métier qu'il voulait particulièrement sanctifier.
Ainsi, sous la conduite de son père sur la terre, Jésus, un jour, acheva son premier travail d'homme : le premier joug sorti des mains de Dieu ou, peut-être, une barque.
La question du travail est une des questions centrales de la réflexion des hommes depuis plus d'un siècle. Les papes sans relâche ont développé l'enseignement de l'Église sur cette question.
Il est bien certain que le travail ne trouve pas sa juste place dans les solutions actuellement en vigueur. Même si l'on met de côté l'esclavage inhumain des pays communistes la vision de ce qu'est aujourd'hui l'organisation du travail à la surface du globe ne fait pas souvent honneur à l'homme. Comment en serait-il autrement puisque les hommes dans leur ensemble ont rejeté la pierre d'angle. En vain les bâtisseurs...
Pour résoudre cette question, il faut continuer, il faut reprendre, ce que Pie XII avait entrepris. Il faut demander à saint Joseph, artisan, ouvrier, travailleur, de présenter à tous ceux qui travaillent Celui qu'il a porté dans ses bras.
Il n'existait même pas aux regards du grand-prêtre, du tétrarque ou du gouverneur, il ne pesait pas lourd aux yeux des agents du recensement d'alors, le charpentier Joseph de Nazareth. Et pourtant il a, lui, serré Dieu enfant sur son cœur.
Gloire de la vie de famille
L'exceptionnelle sainteté de la famille que saint Joseph avait la charge de gouverner donnait à sa mission une grandeur insigne quoique cachée. Dans la sainte Famille, selon l'ordre hiérarchique, saint Joseph était le premier, selon les grandeurs de sainteté, il était le dernier. Mais il ne cessait de croître en sainteté, lui dont le nom veut dire accroissement, parce qu'il remplissait héroïquement son rôle de chef de deux saints plus éminents que lui.
95:263
Ce père n'est pas père selon le sang, cet époux n'est pas époux selon la chair. C'est lui pourtant que l'Église nous apprend à prier comme la gloire de la vie de famille. Car il était le chef de la famille très chaste, parfaitement virginale, qui fut aussi la plus féconde du genre humain. En un sens, la seule féconde, puisqu'elle a permis aux hommes de redevenir enfants de Dieu ; puisque l'Église et la sainte Famille sont une seule famille.
De la vie conjugale on ne traite plus guère aujourd'hui qu'en fixant l'attention sur la vie des corps et la satisfaction de leurs appétits. L'Église elle-même se penche miséricordieusement sur ces questions et, dans son enseignement, n'élude aucune des questions, même les plus servilement physiologiques, en rapport avec la satisfaction charnelle liée à la procréation.
Mais, l'honneur de la famille chrétienne y est en jeu, il faut aussi méditer sur l'excellence de la virginité et la place que doit tenir la chasteté dans toute famille digne de ce nom, dans la vie des parents et dans l'éducation des enfants. La considération du rôle de la virginité dans le plan divin, si éclatant dans la sainte Famille, y aidera.
Gardien des vierges
La sainteté du juste Joseph, la grandeur de sa mission, réclament qu'il ait eu un grand amour de la chasteté, sans doute accompagné d'un vœu de virginité perpétuelle. C'est pourquoi il est constitué par l'Église *gardien des vierges.*
Gardien des vierges consacrées, gardien de tous ceux qui possèdent leur corps parfaitement, cela va sans dire. Mais le patronage de saint Joseph s'étend plus loin. Aux enfants d'abord -- quand ils ne sont pas souillés ou corrompus -- car les enfants assurent à la virginité sa place dans les familles -- place cachée aux hommes, mais visible aux saints, aux anges et à Dieu. Il faut avoir une grande estime de la virginité de cœur des enfants, une vive conscience du prix à payer pour la préserver. Cela suppose une attention constante et bien des sacrifices. Radios, télévisions, journaux, magazines, même catholiques, même bien intentionnés traitent sans cesse de sujets qui blessent la virginité du cœur -- et même la pudeur.
Parlons sans ambages : le manque de modestie dans la tenue d'un grand nombre de mères et même, hélas, de grands-mères, comme aussi de toutes les femmes de leur famille, mariées ou non, et encore de leurs sœurs, est un sujet d'interrogations inutiles pour les jeunes enfants et de scandale pour les adolescents -- peut-être de péché mortel. Les hommes aussi doivent se surveiller. Il est des regards éloquents. Caton l'Ancien, dit-on, s'interdisait d'embrasser sa femme devant ses enfants. Pensons à ce que pouvait être le baiser de paix qu'échangeaient Marie et Joseph sous le regard de Jésus enfant.
96:263
Le patronage de saint Joseph, gardien des vierges, s'étend aussi au temps des fiançailles et il n'est pas interdit de l'étendre aux premiers jours du mariage, dont l'Église recommandait autrefois aux époux chrétiens de retarder un peu la consommation. Que les jeunes hommes pensent qu'ils sont dans le temps de leurs fiançailles, à l'image de saint Joseph, les gardiens de la virginité de leur épouse future.
Soutien des familles
Le chef de la sainte Famille est le soutien des familles. Cela doit s'entendre tant de l'ordre spirituel que de l'ordre temporel. Sainte Thérèse d'Avila l'enseigne : « Saint Joseph, je le sais par expérience, nous assiste en toutes nos nécessités. »
On lit dans l'Écriture que le patriarche Joseph, onzième fils de Jacob fut la providence de sa famille lors des sept années de vache maigre : il mit son père et ses frères en possession de la partie la plus fertile de l'Égypte ; il les approvisionnait en pain, ainsi que toute la Maison de son père, selon le nombre des enfants. De même saint Joseph assure la subsistance de ceux qui se confient à lui selon le nombre des bouches à nourrir. Les témoignages sont innombrables de l'assistance certaine de saint Joseph dans les cas de nécessité temporelle. Mais on doit se souvenir que saint Joseph est en quelque sorte le premier franciscain et que son amour de la pauvreté est immense.
C'est qu'il n'y a pas de détachement complet sans pauvreté Dieu ne se donne qu'à ceux qui se détachent de tout pour être à lui. Et Dieu exige parfois le détachement même des joies familiales. Les épreuves crucifiantes de la vie de saint Joseph sont des épreuves dans et par la vie de famille. Car elles sont le complément demandé au chef de la sainte Famille de ce qui manque aux souffrances du Rédempteur.
Mais saint Joseph connut aussi de très grandes joies liées à la vie de sa famille et certainement à un degré qui nous échappe. Qui dira, par exemple, quelle allégresse divine régnait dans la grotte où venait de naître le premier-né d'entre les morts. Tandis qu'une multitude d'anges chantaient aux bergers la gloire de Dieu, combien de séraphins adoraient ardemment l'Enfant emmailloté. Sans doute Marie et Joseph eurent une connaissance intime et indicible de ce prosternement du monde invisible qui saluait la naissance du Sauveur. Mais quiconque s'est une fois penché sur le berceau d'un nouveau-né au jour saint et heureux de son baptême peut méditer sur cette joie.
97:263
Consolation des malheureux
« Bienheureux ceux qui pleurent car ils seront consolés. » Nous l'avons dit, comme fiancé, comme époux et comme père, dans son rôle de chef de famille, saint Joseph a été éprouvé jusqu'au déchirement. Mais, aux mêmes titres, il a reçu des consolations insignes.
Ces douleurs et ces consolations sont honorées dans l'Église sous le vocable des sept douleurs et des sept allégresses de saint Joseph. Les voici selon l'Écriture.
1\. Joseph, son mari, étant juste et ne voulant pas la déshonorer, résolut de la renvoyer secrètement (Matth. 1, 19) -- Joseph, fils de David, ne crains point de prendre avec toi Marie, ta femme (Matth. 1, 20).
2\. Il n'y avait point de place pour eux dans l'hôtellerie (Luc 2, 7) -- Et Marie enfanta son fils premier-né (Luc 2, 7).
3\. Le huitième jour, où l'enfant devait être circoncis, étant arrivé (Luc 2, 21) -- Il fut nommé Jésus (Luc 2, 21).
4\. Cet enfant est pour la ruine d'un grand nombre en Israël et pour être en butte à la contradiction des hommes (Luc 2, 34) -- Cet enfant est pour la résurrection d'un grand nombre en Israël (Luc 2, 34).
5\. Joseph s'étant levé, prit l'enfant et sa mère durant la nuit, et se retira en Égypte (Matth. 2, 14) -- Les Égyptiens connaîtront le Seigneur en ce jour-là (Is. 19, 21).
6\. Ayant appris qu'Archelaüs régnait en Judée à la place d'Hérode, son père, Joseph appréhenda d'y aller (Matth. 2, 22) -- Ils s'en retournèrent en Galilée, à Nazareth, leur ville (Luc 2, 39).
7\. Mon fils, pourquoi avez-vous agi ainsi avec nous ? Voilà votre père et moi qui vous cherchions, étant tout affligés (Luc 2, 48) -- Ils le trouvèrent dans le temple, assis au milieu des docteurs (Luc 2, 46).
Ceux qui sont éprouvés recourront à l'intercession de saint Joseph et il les consolera. Car il est très compatissant, lui qui a porté dans ses bras la *Consolation d'Israël*.
98:263
Espoir des malades,
Patron des mourants
Après le récit du recouvrement de l'Enfant Jésus au temple, l'Écriture ne donne plus aucun détail sur la vie de saint Joseph. Il avait pour mission de protéger le secret de l'Incarnation et de veiller sur l'enfance et l'adolescence du Sauveur. Cette mission prenait fin avec l'arrivée à maturité de Jésus mais nous ne savons pas quand il mourut.
D'après la tradition constante de l'Église la fin de saint Joseph fut paisible. Sans doute, comme l'envisage Dom Maréchaux, saint Joseph a pu connaître par expérience la maladie, causée par les fatigues et les peines d'une vie très laborieuse et très éprouvée.
L'invocation espoir des malades peut recevoir deux sens. Elle peut s'entendre de ceux qui guériraient et de ceux dont c'est la fin ici-bas. Saint Joseph est l'espoir des malades comme il est le soutien des familles et la consolation des malheureux en ce sens qu'il nous assiste en toutes nos nécessités. On peut lui demander la guérison et le bon usage de la maladie, comme on peut, en toutes circonstances lui demander aide spirituelle et temporelle.
Mais la maladie est toujours une manifestation de l'emprise de la mort sur nous depuis la chute et le châtiment. En ce sens saint Joseph est l'espoir des malades parce qu'il est le patron des mourants et il est le patron des mourants parce que selon la croyance de toute l'Église, il est mort entre les bras de Jésus et ceux de Marie, du Maître de la Vie et de la Porte du Ciel.
Terreur des démons
Saint Paul dit dans l'épître aux Éphésiens que nous avons à combattre contre les principautés, contre les puissances, contre les princes du monde, c'est-à-dire de ce siècle ténébreux, contre les esprits de malice répandus dans l'air.
Comment combattre ces esprits mauvais ? Dans sa réponse, saint Paul énumère les armes de Dieu qui permettent aux chrétiens de demeurer fermes. La ceinture symbole de la fidélité à la vérité, la cuirasse symbole de la justice, c'est-à-dire de la vertu parfaite, les chaussures symbole du zèle, le bouclier symbole de la foi, le casque symbole du salut (car il garantit la tête), le glaive symbole ici de toute parole de Dieu, inspirée par l'Esprit Saint. Ces armes, saint Joseph les possédait toutes, à quel degré Dieu le sait, lui l'homme de foi, éclairé par l'ange du Seigneur, l'homme très fidèle et très obéissant, l'homme très fort et très juste.
99:263
Saint Paul ajoute : priant en tout temps en esprit par toutes sortes de prières et de supplications. Or il ne fait pas de doute que saint Joseph fut, par excellence l'homme de la prière. En lui, dépositaire du secret de la rédemption des hommes, l'attention aux tâches de la vie active ne dérangeait pas la contemplation des choses supérieures. Tout était rapporté à la source première. Saint Joseph est donc la terreur des démons, parce qu'il est le combattant très saint, exemplairement muni des armes de Dieu.
Cette invocation peut aussi se fonder sur cet enseignement de Léon XIII : « Il n'est pas douteux que saint Joseph ait approché plus que personne de cette dignité suréminente par laquelle la Mère de Dieu surpasse de si haut les natures créées. » Cette suréminente fait que nous acclamons en Marie la Reine de tous les anges. Qui mériterait mieux que l'Époux de la Reine des Anges, de la reine du chef de la milice céleste, d'être appelé terreur des démons ?
Protecteur de la sainte Église
La protection du chef de la sainte Famille s'étend à toute l'Église en raison de sa mission initiale.
Il n'y a pas deux familles. La Sainte Vierge est la Mère de Dieu et de l'Église. Nous sommes, par adoption et rédemption, les frères du Sauveur. En ce sens, nous sommes tous membres de la sainte Famille. Et l'Église, développement merveilleusement fécond de la famille de Nazareth, a toujours saint Joseph pour chef.
Pour manifester la grandeur et la plénitude de la protection de saint Joseph, c'est à l'antique Joseph que l'Église recourt, depuis les Pères, dans ses enseignements comme dans la liturgie. Léon XIII établit ainsi le parallèle : « Le même nom, qui n'est pas dénué de signification, fut donné à l'un et à l'autre. Chacun sait les similitudes évidentes qui existent entre eux. Celle-ci d'abord que le premier Joseph obtint la faveur et la particulière bienveillance de son maître ; préposé par lui à l'administration de sa maison, il arriva que la prospérité et l'abondance affluèrent dans la maison de l'Égyptien, grâce à Joseph. Celle-ci ensuite, plus importante, que, par l'ordre du roi, Joseph fut chargé des destinées du royaume avec une puissance souveraine ; au temps où la disette des fruits et la cherté des vivres vinrent à se produire, il pourvut avec tant de sagesse aux besoins des Égyptiens et de leurs voisins, que le roi décréta qu'on l'appellerait le sauveur du monde.
« Ainsi il est permis de reconnaître dans cet antique patriarche la figure du nouveau. Le premier fit réussir et prospérer les intérêts domestiques de son maître et bientôt rendit de merveilleux services à tout le royaume.
100:263
De même le second, ayant pour mission de sauvegarder la religion chrétienne, est le défenseur et le tuteur qualifié de l'Église qui est vraiment la maison du Seigneur et le royaume de Dieu sur la terre. »
Le Père tout-puissant a établi saint Joseph sur sa maison. N'oublions pas que c'est sous le patronage très puissant de saint Joseph que Pie XI a placé « l'active résistance de l'Église aux entreprises des communistes athées ». (Divini Redemptoris.)
Prions, supplions saint Joseph d'intercéder pour l'Église militante car le Père tout-puissant l'a établi maître sur tous ses biens. Son intercession est d'une prodigieuse efficacité car, au ciel et pour l'éternité, le Sauveur et sa Mère reconnaissent en lui, comme il y a deux mille ans sur la terre, *l'ombre créée du Père.*
Antoine Barrois.
101:263
### La liturgie, enseignement sacré
par Yves Daoudal
DOIT-ON DIRE avec Pie XI que la liturgie est la didascalie de l'Église, ou avec Pie XII qu'elle est le culte public du Corps mystique du Christ ? Vous me direz peut-être que les deux affirmations ne sont pas de soi contradictoires. Et c'est bien ce que je pense. Cependant, c'est un fait que des auteurs en sont venus à privilégier l'aspect didactique de la liturgie, au point de fabricoter une néo-liturgie qui corresponde enfin à leurs conceptions, lesquelles étaient très mal illustrées par la liturgie traditionnelle. Contre cette tendance, d'autres auteurs ont insisté sur la liturgie comme culte divin, prière de louange ; orientée totalement vers Dieu, alors que les autres l'orientent principalement vers l'homme. Et l'on va parfois jusqu'à dire qu'il n'y a aucun enseignement dans la liturgie.
La base de la discussion, c'est le mot *enseignement* et le sens qu'on lui donne. Les deux clans adverses donnent à ce mot le même sens, celui qui lui a été donné par les Jésuites du XVII^e^ siècle, celui d'enseignement rationnel, celui qui fait appel à la raison discursive, celui qui forme la raison discursive, et qui se désintéresse de tout ce que l'homme peut être d'autre qu'une raison discursive.
102:263
Cet enseignement inventé par les jésuites du XVII^e^ siècle pour être le système éducatif du classicisme fut adopté sans réticences par Napoléon et la République. Il leur suffit d'en retirer ce qui était spécifiquement chrétien, et si l'opération fut si aisée, c'est que le système n'était pas traditionnel mais correspondait à la philosophie du XVII^e^ siècle, au cartésianisme qui prétend faire fonctionner la raison humaine de façon autonome. C'est ce système qui a subsisté, tant bien que mal, jusqu'à ces dernières années ([^8]).
Ainsi, les promoteurs de la Pastorale Liturgique, se doutant bien que les fidèles devaient tirer profit des cérémonies liturgiques cherchèrent l'enseignement rationnel qu'elle devait contenir, et à le diffuser, aussi rationnellement que possible. Les obstacles furent innombrables. La langue latine, par exemple, est un obstacle, une barrière, et surtout le fait que les anciens offices ne sont pas rationnels (raisonneurs) dans leur contenu et encore moins dans leur composition. Les anciens offices n'ont rien d'un parc « à la française », ils sont les jardins vierges et secrets de l'Épouse, échos du jardin des origines. Alors après de multiples travaux et tergiversations, et un grand concile, ils se sont dit que le plus simple était de tout refaire. Les autres, à juste titre, horrifiés par cette révolution, ont conclu qu'il n'y a strictement aucun enseignement dans la liturgie, que celle-ci est un poème lyrique, purement et simplement acte de louange et d'adoration. C'est le moment de citer la définition de la liturgie que donne Pie XII dans *Mediator Dei :* « La Sainte Liturgie est le culte public que notre Rédempteur rend au Père comme chef de l'Église ; c'est aussi le culte rendu par la société des fidèles à son Fondateur et, par lui, au Père éternel ; c'est, en un mot, le culte public intégral du Corps Mystique de Jésus-Christ, c'est-à-dire du chef et de ses membres. » Voilà qui est net. Mais quelques lignes plus loin, on lit : « Le culte s'organise et se développe selon les circonstances et les besoins des chrétiens, il s'enrichit de nouveaux rites, de nouvelles cérémonies et de nouvelles formules, toujours dans le but *que nous tirions enseignement de ces signes extérieurs. *» (Ces derniers mots sont de s. Augustin.) La liturgie est entièrement tournée vers Dieu, et en même temps, elle contient un enseignement pour l'homme.
103:263
La fin générale de la liturgie est la gloire de Dieu, la sanctification et l'édification des fidèles, disait s. Pie X, associant ainsi son aspect cultuel, son aspect sacramentel, son aspect didactique. Mais cet enseignement n'est pas celui que croient les néo-liturgques. « Que nous tirions enseignement de ces signes extérieurs », dit s. Augustin, c'est-à-dire, des signes sacrés, des symboles liturgiques. Il ne s'agit pas d'un enseignement par la raison discursive, mais d'un enseignement en mode poétique, artistique, un enseignement qui utilise la poésie sacrée, l'art sacré, car « la fonction de tout art est de briser le cercle étroit et angoissant du fini dans lequel l'homme est enfermé tant qu'il est ici-bas, et d'ouvrir comme une fenêtre à son esprit aspirant à l'infini » (Pie XII -- allocution 1952). Dans tout art, il y a la technique, et puis il y a autre chose. Cet « autre chose » peut s'enseigner, en partie. Ceux qui étudient un art sous la direction d'un maître le savent. Mais ce n'est pas un enseignement rationnel. C'est un enseignement qui met en jeu l'intuition, la sensibilité, c'est un enseignement qui émane, qui rayonne du maître et de ce qu'il fait. C'est très exactement, sur le plan sacré, ce qu'est l'enseignement contenu dans la liturgie. C'est un enseignement par signes, symboles, intuitions, diffusion, rayonnement, évocations, suggestions, résonances... Il convient de citer ici un texte très important de Pie XI dans *Quas Primas :* « Pour pénétrer le peuple des vérités de la foi et l'élever ainsi aux joies de la vie intérieure, les solennités annuelles des fêtes liturgiques sont bien plus efficaces que tous les documents, même les plus graves, du magistère ecclésiastique. Ceux-ci n'atteignent habituellement que le plus petit nombre et les plus cultivés, celles-là touchent et instruisent l'universalité des fidèles ; les uns, si l'on peut dire ne parlent qu'une fois ; les autres le font chaque année et à perpétuité ; et, si les derniers s'adressent surtout à l'intelligence, les premières étendent leur influence salutaire au cœur et à l'intelligence, donc à l'homme tout entier.
Composé d'un corps et d'une âme, l'homme a besoin des manifestations solennelles des jours de fêtes pour être saisi et impressionné ; la variété et la splendeur des cérémonies liturgiques l'imprègnent abondamment des enseignements divins ; il les transforme en sève et en sang et les fait servir au progrès de sa vie spirituelle. » Pie XI explique ensuite comment la liturgie s'est sans cesse enrichie, pour exciter et enflammer les cœurs, stimuler le zèle pour la vertu, faire concevoir un amour plus filial envers la Mère de Dieu, raviver la dévotion au Saint Sacrement, l'amour désintéressé de Dieu et la confiance dans le Rédempteur.
104:263
Pie XI dans ce texte emploie le mot *imprégner.* Il l'emploiera de nouveau trois ans plus tard, dans une très belle phrase : « Dans les assemblées religieuses, où presque toute la cité ne formait qu'un chœur immense, artisans, architectes, peintres, sculpteurs, lettrés mêmes *s'imprégnaient, grâce à la liturgie, de cette connaissance des choses théologiques* qui aujourd'hui brille avec tant d'éclat dans les monuments de cette époque que nous appelons le Moyen Age. » (*Divini Cultus*) *Enseigner* vient de *signum,* et le premier sens de signum, c'est... *empreinte.* Voici une phrase du cardinal Bona, citée par Pie XII dans Mediator Dei qui contient également des verbes intéressants pour notre définition : « Par leur signification, (les cérémonies) *stimulent* l'âme à la vénération du sacré, elles *élèvent* l'esprit aux réalités surnaturelles, *nourrissent* la piété, *fomentent* la charité, *accroissent* la foi, *fortifient* la dévotion, instruisent les âmes simples, font l'ornement du culte de Dieu, conservent la religion et distinguent les vrais chrétiens des faux et des hétérodoxes. » Nous demanderons à s. Bernard de terminer cette esquisse d'un lexique des modes d'action de l'enseignement sacré : « Que la phrase *resplendissante de vérité* fasse retentir la justice, persuade l'humilité, enseigne l'équité ; qu'elle *enfante la lumière de vérité dans les cœurs. *»
La liturgie enseigne Dieu, la liturgie enseigne la vie de Dieu, de notre Dieu, Père Fils et Esprit, la liturgie enseigne les *mystères,* elle ne peut le faire que dans un langage *mystérieux,* c'est ainsi qu'elle nous fait « comprendre », *toucher* Dieu bien mieux que ne le peut la théologie, qui doit rester sur le plan rationnel. La théologie cerne les mystères, la liturgie plonge dans les mystères, *nous* plonge dans les mystères afin de nous en imprégner. Ce langage mystérieux, ce sera celui de la poésie. « La poésie est partout dans la liturgie, parce qu'elle seule est à la hauteur de ce qui doit être exprimé. » (Dom Guéranger) La poésie, ce n'est pas l'art de compter les pieds et de mettre des rimes. Cela a un autre nom. La poésie c'est l'art de suggérer des sentiments, des ambiances, des états d'âmes, au moyen d'images, de chocs sémantiques et de jeux sonores. Ce sera sur le plan psychologique dans la poésie profane, sur le plan proprement spirituel avec la poésie sacrée, la liturgie.
Ce qui constitue le fond de la liturgie catholique, nous dit Dom Guéranger, c'est l'alliance de la foi et de la poésie. C'est bien exactement le fond de l'enseignement sacré. Son objet, c'est la foi, c'est-à-dire des mystères, et des mystères ne peuvent s'enseigner qu'en mode poétique. Il s'ensuit que plus la liturgie est poétique, plus elle enseigne, ce que sont évidemment incapables de comprendre les néo-liturgistes.
105:263
Et puisque la liturgie utilise d'autres arts que la poésie, puisqu'elle est œuvre d'art, je citerai une phrase de Pie XII qui exprime bien ce que doit être le travail de l'artiste, et qui nous servira à comprendre ce qu'est l'art liturgique : « Aussi distant d'un réalisme exagéré, tout matériel et de mauvais aloi, que d'un faux idéalisme qui la sacrifie (la nature) à la fantaisie égoïste et orgueilleuse, avec un respectueux amour de fils, il devine la transparence de son voile, il entend l'écho de son chant intérieur et, dans cette transparence, dans cet écho, il découvre enchanté ce que, même dans les êtres les plus matériels, elle recèle d'esprit, de reflet divin. » La transparence de son voile, l'écho de son chant intérieur... Pie XII n'aurait pas refusé, sans doute, que l'on détourne ces expressions pour les appliquer non plus à l'artiste devant la nature, mais au fidèle devant la liturgie.
Faut-il donner des exemples ? Le plus évident est sans doute l'office de la Dédicace. Le plus évident parce que l'église de pierre (*inaestimabile sacramentum* dit le graduel de la messe) concentre en elle tout le symbolisme véhiculé par l'Église catholique. Et tout cela résumé en quelques antiennes prolongées de quelques psaumes, en deux hymnes, quelques répons, quelques pages brèves de l'Écriture Sainte, quelques phrases de s. Augustin et de s. Ambroise, c'est un merveilleux labyrinthe sacré : à tous les détours de la liturgie, le fidèle est projeté de son église de pierres dans la Jérusalem céleste, petit Zachée devant l'autel de Moïse et de Jacob où, Dieu est présent, il assiste déjà aux noces éternelles de l'Emmanuel et de l'Épouse, dans une débauche d'ors et de pierres précieuses. Oui la liturgie est toute tournée vers Dieu, vers le Ciel, et c'est en cela qu'elle est un enseignement *sacré,* un enseignement du mystère dans le mystère, par le mystère, dans la transparence du voile, comme l'a dit Pie XII. Le centre poético-symbolique de l'office de la Dédicace est l'hymne des vêpres, et comme les hymnes de la liturgie romaine ont toutes été studieusement défigurées au XVII^e^ siècle, je voudrais la reproduire ici dans sa version authentique, telle qu'on la trouve dans le bréviaire bénédictin :
*Urbs Jerusalem beata,*
*Dicta pacis visio,*
*Quae construitur in cadis*
*Vivis ex lapidibus,*
*Et Angelis coronata,*
*Ut sponsata comite.*
106:263
*Nova veniens e caelo,*
*Nuptiali thalamo*
*Praeparata, ut sponsata*
*Copuletur Domino :*
*Plateae et muri ejus*
*Ex auro purissimo* ([^9]).
*Portae nitent margaritis*
*Adytis patentibus*
*Et virtute meritorum*
*Illuc introducitur*
*Omnis, qui ob Christi nomen*
*Hic in mundo premitur.*
*Tunsionibus, pressuris*
*Expoliti lapides,*
*Suis coaptantur lotis*
*Per manus artificis,*
*Disponuntur permansuri*
*Sacris aedificiis.*
*Gloria et honor Deo*
*Usquequaque altissimo,*
*Una Patri, Filioque,*
*Inclyto Paraclito,*
*Cui laus est et potestas*
*Per aeterna saecula. Amen.*
Nous prendrons un autre exemple, un exemple moderne, une des trop rares preuves que l'Église nous donne que l'art sacré n'a pas totalement disparu avec le Moyen Age. C'est l'office de l'Immaculée-Conception. Voici l'introït : « Gaudens gaudebo in Domino, et exsultabit anima mea in Deo meo ; quia induit me vestimentis salutis ; et indumento justitiae circumdedit me, quasi sponsam ornatam monilibus suis. » Tout le réseau poético-symbolique du mystère s'y trouve. Le fidèle est immédiatement plongé au cœur du mystère, et il n'aura plus qu'à laisser se développer en ondes concentriques les résonances des images et des mots qui s'appellent et se fondent. Ce verset est le chant de la Jérusalem céleste, c'est-à-dire de l'Épouse parée de ses joyaux, revêtue du vêtement de justice, de la robe nuptiale de l'Immaculée, et la joie par laquelle elle exprime sa joie est sœur jumelle du deuxième verset du *Magnificat.*
107:263
L'Épouse est donc la Très Sainte Vierge, sauvée dès sa conception parce qu'Épouse de l'Éternel, depuis avant la création du monde, comme l'explique l'épître, ce texte que l'Église a eu l'audace miraculeuse d'appliquer à Marie... « En tout temps je prenais plaisir à jouer devant le Seigneur », pendant qu'il faisait le monde. « Des siècles et des siècles (l'ancien monde) a protégé de ses vieilles mains chargées de crimes, ses lourdes mains, la petite fille merveilleuse dont il ne savait même pas le nom (...) ; le regard de la Vierge est le seul vrai regard d'enfant qui se soit jamais levé sur notre honte et sur notre malheur. » (Bernanos) La petite fille plus immaculée que le monde sortant des mains de Dieu, est aussi la Cité Sainte Inviolable, et l'introït est l'écho du dernier répons des matines : *Ostendit nobis Dominus civitatem sanctam Jérusalem, habentem claritatem Dei ; et lumen ejus simile lapidi pretioso, sicut crystallum. Ornatam monilibus filiam Jerusalem Dominus concupivit. Et lumen ejus...* Sublime exemple de pédagogie sacrée. L'Immaculée Conception, eh bien c'est la lumière pure, la clarté cristalline qui inonde la Jérusalem Céleste, c'est la Jérusalem Céleste qui joue dans la lumière éternelle. Ce n'est pas sans déchirements que je laisse dans l'ombre quelques répons et les prodigieuses leçons du troisième nocturne, véritable feu d'artifice hyperliturgique, un des grands joyaux de la liturgie mariale. Mais ces quelques brèves notations suffisent pour faire comprendre comment la Sainte Liturgie enseigne les mystères de la foi. « Les cérémonies liturgiques solennelles sont une profession de foi en acte » disait Pie XII au congrès international de liturgie pastorale en 1956, et même : « On trouverait difficilement une vérité de foi chrétienne qui ne soit exprimée en quelque manière dans la liturgie. » Le mode de présence des vérités de la foi dans la liturgie a été remarquablement défini par Léon XIII en ces termes : « Si les cérémonies saintes n'ont pas été instituées directement comme preuve de la vérité des dogmes catholiques, elles en manifestent toutefois merveilleusement la vie. » (*Orientalium Dignitas,* 1894.) C'est pourquoi les hérétiques eurent toujours en horreur la liturgie catholique. Mais ils se heurtaient à un problème. La liturgie est le haut enseignement du dogme et en même temps elle est sa forme la plus populaire, disait Dom Guéranger. Il fallait donc réussir à changer les formules catholiques sans que cela soit trop voyant. C'est une des remarques fondamentales que l'on peut faire sur l'histoire de la liturgie. Les hérétiques n'ont jamais détruit purement et simplement la liturgie. Ils ont toujours essayé, avec plus ou moins d'habileté, d'une façon plus ou moins voyante d'adapter la liturgie catholique à leur hérésie, et toujours de façon progressive, pour éviter de provoquer le doute, le désarroi ou la révolte dans le peuple fidèle.
108:263
Ces remarques ne valent pas pour la dernière réforme liturgique, où l'on retrouve toutes les hérésies liturgiques définies par Dom Guéranger, appliquées *toutes ensemble* et *immédiatement,* et de surcroît *imposées par Rome,* mais elle donne bien la preuve que la liturgie est très importante du point de vue de la pénétration du dogme dans le peuple.
L'année liturgique se compose du temporal et du sanctoral. Les fêtes des saints sont elles aussi un enseignement sacré. Histoire sacrée et morale sacrée ; ce que les fêtes des saints apprennent aux fidèles c'est de vivre en la compagnie de ces bienheureux habitants du ciel, « sous l'impulsion desquels ils se revêtent des vertus du divin Rédempteur » (Pie XII) afin d'avoir leur conversation au ciel. Car il s'agit toujours de pénétrer plus avant dans les mystères divins. La légende du saint elle-même y contribue, c'est pourquoi les mains profanes ne doivent pas y toucher sous prétexte de vérité historique. La vérité de Dieu est plus vraie que la vérité historique (laquelle est sujette à de constantes variations suivant les époques et les auteurs)... Les fêtes des saints sont autant de rayons de la lumière céleste qui laissent un peu de poudre d'or aux fenêtres plombées de notre âme. Vivre avec les saints, prier les saints, prier avec les saints, c'est aussi apprendre à prier. La liturgie est pure prière ? Mais oui, et en cela même elle nous enseigne, car *nous ne savons pas prier.* C'est la liturgie qui nous apprend à prier. Elle nous apprend peu à peu, tout au long de l'année, en variant les modes, en déplaçant les éclairages, à épouser les sentiments, les attitudes de l'Église, l'adoration, la louange, l'action de grâce, la piété, la componction, la joie divine... Quel traité vous en dira plus sur la joie de Dieu que le *Resurrexi* de Pâques ? Cet introït est un miracle. Miracle que la voix humaine arrive à s'approcher si près de la contemplation bienheureuse... Miracle de la liturgie qui en nous apprenant la prière, nous conduit aux sommets de la contemplation ([^10]) où se trouvent à la fois l'Amour et la Science, les Séraphins et les Chérubins. La prière liturgique conduit à la science, parce que le divin Esprit, dit Dom Guéranger, a établi dans la liturgie comme le centre de ses opérations dans les âmes. Ce qui nous fait comprendre de façon plus intime comment la liturgie, prière de contemplation, est enseignement sacré.
109:263
« La messe solennelle représente une forme plus noble de la célébration eucharistique, où la solennité accumulée des rites, des ministres et de la musique sacrée manifeste la magnificence des divins mystères et conduit les esprits des assistants à une pieuse contemplation de ces mêmes mystères. » (Instruction de la Sacrée Congrégation des Rites. 1958.) *Ut dum visibiliter Deum cognoscimus, per hunc in invisibilium amorem rapiamur --* afin que, reconnaissant Dieu sous une forme visible, nous soyons entraînés par lui à l'amour des biens invisibles. (Préface de Noël.) Ce ne sont pas seulement les formules liturgiques qui sont un enseignement, mais aussi tout ce qui les entoure, tout ce qui permet à la liturgie solennelle d'exprimer sensiblement la grandeur du mystère...En premier lieu, la langue de la liturgie. Voici ce que disait à ce sujet le pape Alexandre VII : « Certains fils de perdition, curieux de nouveautés pour la perte des âmes, au mépris des règlements et de la pratique de l'Église, en sont venus à ce point d'audace que de traduire en langue française le Missel romain, écrit en langue latine, suivant l'usage approuvé dans l'Église depuis tant de siècles... Par là, ils ont tenté, par un téméraire effort, de dégrader les rites les plus sacrés en abaissant la majesté que leur donne la langue latine, et exposent aux yeux du vulgaire la dignité des mystères divins (...). Nous condamnons et réprouvons le susdit Missel traduit en français, défendons à tous les fidèles du Christ de l'imprimer, lire ou retenir, sous peine d'excommunication. » (12 janvier 1661.) La première phrase de ce document (lamentablement antéconciliaire) souligne l'importance de *l'usage approuvé dans l'Église depuis tant de siècles.* La liturgie est la Tradition à sa plus haute puissance, disait Dom Guéranger, et l'emploi d'une langue ancienne dont on ne se départira pas en est une manifestation sensible. La deuxième phrase nous ramène au thème essentiel de cette étude : on ne peut exprimer les mystères que par des mystères. L'emploi d'une langue liturgique permet aux fidèles de changer de plan, de s'élever au-dessus des choses humaines, d'opérer une rupture avec le monde profane, de se transporter dans le domaine du sacré. On ne parle pas à l'Église comme on parle chez soi, on ne parle pas à Dieu comme à son voisin. La liturgie est ainsi centrée sur Dieu, dirigée vers Dieu. Tout cela fait que la liturgie est intouchable, que la langue même dans laquelle elle s'exprime est intangible. Ce qui est sacré ne change pas, ne se corrompt pas ([^11]), ne se dénature pas.
110:263
Que l'on me permette de citer ici quelques belles phrases de Joseph de Maistre : « Toute langue changeante convient peu à une religion immuable. Le mouvement naturel des choses attaque constamment les langues vivantes : et sans parler de ces grands changements qui les dénaturent absolument, il en est d'autres qui ne semblent pas importants, et qui le sont beaucoup. La corruption du siècle s'empare tous les jours de certains mots, et les gâte pour se divertir. Si l'Église parlait notre langue, il pourrait dépendre d'un bel esprit effronté de rendre le mot le plus sacré de la liturgie, ou ridicule ou indécent. Sous tous les rapports imaginables, la langue religieuse doit être mise hors du domaine de l'homme. » (*Du Pape.* Livre I, ch. XX.) Dieu ne change pas. La Révélation ne change pas. N'est-ce pas toujours là de l'enseignement sacré ? L'emploi de la langue liturgique apprend, c'est-à-dire suggère différentes autres vérités. En voici deux exemples. L'objectivité et l'efficacité objective des rites apparaîtra à celui qui ne comprend rien au latin bien que je n'y comprenne rien, il se passe quelque chose. L'emploi de la langue latine est aussi évidemment signe d'unité, unité de l'Église, unité du peuple de Dieu, unité spirituelle supérieure à la diversité des langues et des nations profanes.
Ovide parlant du culte, des mystères, emploie le mot *secretum.* Le Petit Robert, au mot secret, renvoie immédiatement à *mystère.* Évidemment, ce n'est pas une étrange coïncidence. S'il y a un mystère, c'est qu'il y a un secret, quelque chose qui a été mis à l'écart ([^12]) et qui doit rester caché. Pour nos contemporains, c'est une notion qui a quelque chose de « fasciste », à mettre dans le même sac que l'absolutisme royal et l'arbitraire féodal. La haine du secret va de pair avec l'impossibilité devenue physique de supporter le silence. Le silence et le secret sont l'expression naturelle du mystère. « Les Apôtres et les Pères, écrit s. Basile, ont établi, dès le commencement, certains rites de l'Église, et ont conservé la dignité aux mystères par le secret et le silence ; car ce qui est porté aux oreilles du vulgaire n'est déjà plus un mystère. »
111:263
D'où la nécessité du voile qu'est la langue liturgique, et même du silence, qui, au cœur du mystère, montrera qu'on en est au point culminant, au point de contact de la terre et du ciel, et qu'il n'y a plus de langue, même liturgique, qui puisse exprimer la profondeur du mystère, ni l'intensité de l'adoration. Il convient de noter qu'il s'agit d'un silence *liturgique* qui *oriente* les fidèles *vers l'autel,* où des mots que l'on n'entend pas opèrent une œuvre divine. Cela n'a rien à voir avec les silences anti-liturgiques sans objet qui parsèment certaines cérémonies religieuses actuelles, qui renvoient le « participant » à son propre psychisme au lieu de l'orienter vers Dieu, d'autant plus que le prêtre, en face, joue le rôle de miroir au lieu d'être l'index pointé sur l'Orient, la vigie à la proue du vaisseau à destination de la terre promise.
« La musique sacrée, en tant que partie intégrante de la liturgie solennelle, participe à sa fin générale : la gloire de Dieu, la sanctification et l'édification des fidèles... Sa fin propre est d'ajouter une efficacité plus grande au texte lui-même, et, par ce moyen, d'exciter plus facilement les fidèles à la dévotion et les mieux disposer à recueillir les fruits de grâce que procure la célébration des saints mystères. » (S. Pie X *Tra le sollecitudini.*) C'est l'enseignement de toute la tradition catholique, des premiers Pères jusqu'à la destruction récente de la musique sacrée : s. Pie X reprend ici particulièrement un texte du concile de Tolède (1566) cité par Benoît XIV dans son encyclique *Annus qui* (1749)*,* texte auquel fait écho la phrase de s. Augustin citée ensuite : « Que de larmes j'ai versées en entendant vos hymnes et vos cantiques ! J'étais pris violemment par le charme des paroles de votre Église qui vous chantait ; ces paroles s'insinuaient dans mes oreilles et votre vérité resplendissait dans mon cœur, il en était comme accablé. Alors c'était des élans d'ardeur divine, mes larmes s'épanchaient, et c'était pour moi le bonheur. » (Confessions IX, 6.) Tous les textes du magistère sur la musique sacrée insistent sur le fait qu'elle « *excite les âmes des fidèles à la dévotion et à la piété *» ([^13]) (Benoît XIV *Annus qui*)*.* La musique sacrée, partie intégrante de la liturgie solennelle, est aussi partie intégrante de la liturgie vue comme enseignement sacré, et particulièrement comme école de la liturgie vue dans son aspect premier c'est-à-dire cultuel : la musique sacrée apprend à prier. Mais comme elle est intimement unie aux paroles de la liturgie, elle contribue à enseigner, à *insinuer* la vérité, tout le dogme, dans son mode propre, dans le cœur des fidèles et à l'y faire resplendir.
112:263
Les mélodies grégoriennes ont été composées « pour éclairer le sens des paroles », dit Léon XIII dans *Nos Quidem,* « elles ajoutent une efficacité plus grande au texte », disait s. Pie X plus haut, et Pie XII dit que le chant grégorien « semble *exprimer* la force et l'efficacité du texte sacré » ([^14]). Le mot *exprimer* est ici à prendre au sens étymologique. Le chant grégorien, en modelant les mots, en les pétrissant, et par ses jeux sonores propres (distincts des jeux sonores mis en œuvre par la technique poétique), échos, inflexions, et des ornementations qui sont de véritables commentaires du texte sacré, extrait, fait sortir des mots toute leur pulpe, tout le contenu qu'ils ont à l'endroit précis où ils sont, contenu dont une toute petite partie seulement peut être cernée par le discours rationnel. Le chant grégorien exprime la force et l'efficacité du texte sacré aussi dans le sens habituel du verbe, lequel dans le Petit Robert est : rendre sensible par un signe en en dégageant le sens. Voici que réapparaît pour ma plus grande satisfaction ce mot *signe,* qui est tellement important. Le chant grégorien est signe, *signum,* empreinte, sceau, symbole. Le mot *signum* avait pour les Romains un autre sens, celui d'étendard et de mot d'ordre. Que le chant grégorien soit l'étendard et le mot d'ordre des catholiques attachés à la tradition ! Car d'une certaine manière le chant grégorien contient toute la liturgie. Il fait partie intégrante de la liturgie solennelle, disait s. Pie X, mais la liturgie solennelle est simplement la liturgie *normale.* La liturgie n'est pas une lecture à voix basse ou à haute voix, mais un chant, le chant de l'amour de Dieu : *cantare negotium esse solet amantium --* chanter est généralement le fait de ceux qui aiment (s. Augustin). La récitation privée, la messe basse sont des réductions de la liturgie, des réductions qui se sont répandues lors du *spasme* de la Renaissance qui a rétréci le champ de la religion et l'a reléguée au plan individuel, ouvrant ainsi la voie à toutes les déviations liturgiques possibles, aux dévotions particulières et aux méthodes individuelles de piété, d'imitation, de méditation, etc., d'une multitude de livres où l'on vous explique comment « faire oraison » sans une allusion à la liturgie qui est la seule véritable école d'oraison, le *seul livre d'initiation à la prière qui ne soit pas un discours pieux mais inefficace de psychologie religieuse* ([^15])*.*
113:263
La psychologie ne conduit pas à la contemplation : la liturgie *est* contemplation, opus Dei, œuvre de contemplation en Dieu, ce n'est pas une affaire humaine, une affaire de la terre, c'est une affaire divine, l'affaire de notre participation à la nature divine. Ce n'est pas une affaire de psychologie mais de théologie, et de théologie au sens où l'entendaient les anciens Pères grecs, c'est-à-dire de contemplation surnaturelle. L'humble église de pierres n'est-elle pas le symbole de la Jérusalem céleste ? L'autel où s'offre le sacrifice n'est-il pas la « projection » du sublime autel du ciel ? La liturgie puise la science ineffable directement au foyer de la lumière divine et la répand sur le peuple chrétien par son réseau de signes, multipliant par les ressources de l'art sacré des multitudes d'étincelles, de traits et d'échappées de la lumière éternelle, sans intermédiaire raisonneur.
Si nous tournons maintenant nos regards vers le ministre qui officie à l'autel, nous remarquons deux sources d'enseignement. Le prêtre pour montrer son rôle a des vêtements qui le distinguent du profane. Les prêtres d' « avant-garde », qui célèbrent (?) en civil et n'ont aucune idée de ce que peut être un enseignement sacré, ont bien compris cependant ce que signifiaient ces vêtements et ornements. Mais if est vrai que leur abandon s'inscrit simplement et naturellement dans le cadre de la destruction systématique de tout le sacré. Ce n'est pas ici le lieu de faire une étude détaillée de la symbolique des vêtements liturgiques. Remarquons cependant que ce thème se retrouve un peu partout dans les Saintes Écritures, et que le vêtement est avant tout un vêtement de justice : *justitia indutus sum et vestivi me,* dit Job (29, 14), de justice au sens biblique, c'est-à-dire de foi (Isaïe II, 5), de vérité (Eph. 6, 14), de charité (1 Thess. 5, 8). Cet esprit de justice au sens plein est évidemment celui de la liturgie, la sainte messe est acte de justice, et le prêtre doit être revêtu symboliquement de cette justice qu'il traduit en actes : *sacerdotes tui induantur justitiam* (Ps...131 et introït de la deuxième messe d'un confesseur pontife). On trouve aussi dans les Écritures et dans la liturgie le thème du vêtement de gloire, vêtement royal et robe nuptiale. « revêts-toi des vêtements de ta gloire, Jérusalem cité sainte -- *induere vestimentis gloriae tuae Jerusalem civitas sancta* (Is. 52, 1). Et voici un passage intéressant de Baruch : « *Exue te, Jerusalem, stola luctus et vexationis tuae et indue te decore et honore ejus quae a Deo tibi est, sempiternae gloriae... Deus enim ostendet splendorem suum in te* » (5. 1-3) -- Ôte ta robe d'affliction, la robe de ta souffrance, Jérusalem et revêts-toi de la parure et des ornements de la gloire éternelle que tu tiens de Dieu, car en toi Dieu montrera sa splendeur.
114:263
Le parallèle avec le fragment suivant de s. Paul est étonnant : *exspoliantes vos veterem hominem, cum actibus suis, et induentes novum, eum qui renovatum in agnitionem secundum imaginem ejus qui creavit illum* (Col. 3, 9-10). -- Vous dépouillant du vieil homme et de ses actions, et revêtant l'homme nouveau, celui qui a été renouvelé pour la connaissance selon l'image de celui qui l'a créé. L'homme nouveau c'est le chrétien baptisé, c'est celui qui a revêtu le Christ (*Qui cumque enim in Christo baptizati estis Christum induistis.* Gal. 3. 27), le Christ qui est l'homme nouveau dans toute sa plénitude. Ainsi le prêtre est revêtu du vêtement de justice et de vérité, vêtement royal et sacerdotal qui est le Christ, et de la parure de gloire, vêtement de la reine, Jérusalem, c'est-à-dire l'Église, qui ne pouvait pas trouver mieux pour l'introït de l'Immaculée Conception que ce verset d'Isaïe : *Gaudens gaudebo in Domino, et exsultabit anima mea in Deo meo : quia induit me vestimentis salutis et indumento justitiae circumdabit me, quasi sponsum decoratum corona et quasi sponsam ornatam monilibus suis* (61. 10). C'est pourquoi le vêtement de la reine est aussi un manteau de louange, *pallium laudis* (Is. 61, 3), ce qui nous ramène à l'office du prêtre. Celui-ci est revêtu du Christ pour accomplir l'action sacrée, il est aussi le représentant de toute l'Église, c'est pourquoi il a aussi le vêtement de la reine, *regina a dextris tuis in vestitu de aurato* (Ps. 44 et offertoire de la messe Dilexisti), vêtement d'or parce que vêtement du salut donné par Dieu pour être sa louange éternelle. Je ne peux m'empêcher de terminer ce paragraphe par un passage admirable d'une simple allocution de Pie XII... au congrès international de la Soie : « L'Église fait usage de la soie pour les vêtements liturgiques, destinés à rehausser de leur éclat la splendeur des cérémonies et des actes du culte. Il ne s'agit pas là d'une vaine ostentation destinée à éblouir ou à provoquer un plaisir purement esthétique. Les offices liturgiques ont pour but la louange de Dieu et sont ordonnés à la prière. Ils doivent inspirer aux fidèles l'idée de la grandeur du Roi qu'ils veulent honorer, et les inciter à adopter en sa présence l'attitude d'un profond respect et d'une humble prière. Sans doute, les déploiements de l'apparat sont-ils peu de chose au regard de la Majesté divine ; mais au moins l'Église laisse-t-elle pressentir ainsi à ses enfants une part des joies du ciel auxquelles elle les convie. Les habits précieux, dont l'homme se revêt aux jours de fête et particulièrement dans la participation au culte divin, symbolisent aussi le vêtement de l'âme, la grâce divine, qui permet à l'homme de se présenter devant son Seigneur et d'avoir part à son festin, selon la parabole de l'Évangile.
115:263
Par là, les étoffes que vous avez produites, auxquelles tant de mains expertes ont travaillé, participent comme une offrande de prix à l'adoration et à la prière que le peuple chrétien adresse sans cesse à Dieu. »
Enseignement par le vêtement, enseignement aussi par le geste, le geste sacré : on notera au passage que les prêtres les plus modernistes, férus d'expression corporelle « président » des célébrations eucharistiques sans faire le moindre geste. Le geste sacré le plus visible constitue un enseignement particulièrement clair, d'invocation et de supplication, le geste de Moïse permettant la victoire de son peuple, qui sera l'attitude du Christ en croix, victorieux lui aussi malgré les apparences, faisant descendre sur la terre la suprême bénédiction du salut de l'humanité tout entière : *elevatio manuum mearum sacrificium vespertinum* (*Ps.* 139). Il y a aussi la multiplication des signes de croix, geste sacré par excellence, les génuflexions, gestes d'adoration, actes de foi en la présence réelle de Dieu sur l'autel, etc. La sacralisation de l'espace rituel sera complète avec les lumières qui ne peuvent être absentes de la liturgie, qui nous communique la Lumière éternelle. Les luminaires nous rappellent en permanence que celui qui vient sur l'autel est la vraie lumière (Jean I, 9) *lux de lumine.* A quoi il faut ajouter les encensements. L'encens est notre prière qui monte devant Dieu, comme le dit l'Apocalypse, écho du psaume 139 : *oratio mea sicut incensum in conspectu tuo.* C'est le sacrifice de louange qui honore la Divinité, *in odorem suavitatis,* les encensements produisent une forte impression sur les fidèles et les portent à la dévotion. Ainsi est complet le spectacle sacré, destiné certes à louer Dieu mais aussi à préparer les âmes, à sacraliser les esprits pour le sacrifice.
Ceci n'empêche pas le sacrifice lui-même, le cœur de la liturgie, le foyer cultuel de la liturgie, d'être lui aussi enseignement sacré. Et ce qu'il enseigne, à sa place centrale, c'est d'abord que le sacrifice est la forme la plus achevée, la plus haute de la prière : « L'essence même, la nature de la religion, implique la nécessité du sacrifice. C'est là que réside le suprême élément du culte divin. (...) Supprimez les sacrifices : aucune religion ne peut exister, et l'idée même n'en peut être conçue. » (Léon XIII, *Caritatis studium.*) Mais aucune autre religion que la religion chrétienne ne peut prétendre avoir comme victime du sacrifice le Fils de Dieu.
116:263
C'est ce qui fait que la communion eucharistique dépasse infiniment tous les repas sacrés des païens se partageant les victimes. Le sacrement est aussi un enseignement sacré. Car ce qu'il effectue sacramentellement, il le manifeste par le rite. Les signes du pain et du vin ([^16]) indiquent clairement qu'il y a nourriture, incorporation, même si la foi nous apprend que l'incorporation se fait en sens inverse : c'est l'eucharistie qui nous incorpore au Christ, ce qui est normal puisque c'est par sa chair que nous participons à sa Divinité. Le saint sacrifice de l'autel, même s'il n'est pas sanglant, est le mémorial de la passion. Comme tel, il est « une exhortation constante à faire pénitence..., à supporter les plus grandes souffrances » dit Léon XIII, et aussi, ajoute-t-il, exhortation à pratiquer la charité fraternelle, à l'exemple de ce Dieu qui se donne, qui se livre totalement par amour pour nous. « La sainte Eucharistie n'est pas seulement le plus précieux des dons de la divine charité à notre endroit, mais aussi le signe et le lien de cet amour. » (Pie XII, *Per opportunum.*) Charité fraternelle, union du peuple de Dieu. Toute la Tradition rappelle que « Notre-Seigneur a confié son corps et son sang à ces substances qui sont formées de multiples éléments ramenés à un seul corps ; c'est d'abord le pain, composé de nombreux grains réunis ; c'est ensuite le vin provenant de grains innombrables » (s. Thomas). Ainsi l'union des chrétiens, manifestée d'une façon extérieure par l'union dans la prière liturgique, dans le chant à l'unisson, et plus encore par la communion eucharistique, est exprimée d'une façon beaucoup plus profonde dans le sacrement de l'autel lui-même. Parce que l'Eucharistie est le cœur vivant et rayonnant de la liturgie. Le prêtre en est l'acteur principal et essentiel. Et c'est avant tout par la liturgie qu'il dispensera l'enseignement sacré. Mais même en dehors des offices, son attitude dans l'Église sera un enseignement pour les fidèles. « Si vous voulez que les fidèles prient avec dévotion, disait Pie XII au clergé de Rome, donnez-leur en vous-même d'abord l'exemple, à l'église, en faisant oraison en leur présence. » Mais parce que nous sommes dans le domaine du sacré, le fait de *donner l'exemple* dépasse de beaucoup ce que l'on entend habituellement par cette expression. Et Pie XII continuait ainsi : « Un prêtre agenouillé devant le tabernacle, dans une pose digne, dans un profond recueillement, est pour le peuple un sujet d'*édification,* un *avertissement,* une *invitation* à l'émulation dans la prière. » Ceci peut s'étendre à la vie du prêtre dans son ensemble. Ainsi disait Pie IX :
117:263
« Rien n'est plus *efficace* pour conduire les fidèles à la vertu, à la piété et au culte divin que la vie et l'exemple de ceux qui se sont consacrés au saint ministère. » (*Singulari quidem.*) Si l'Eucharistie est le cœur de la liturgie, le tabernacle est le cœur de l'église. L'église qui forme une croix est la délimitation du champ sacré pour l'accomplissement des rites. Ce que nous avons dit de l'office de la Dédicace montre assez l'importance de l'édifice sacré pour enseigner les fidèles. Nous n'y reviendrons pas et notre propos n'est pas de faire une étude du symbolisme. Par ailleurs ce que disait Pie XII des vêtements sacerdotaux peut être exactement transposé au plan de l'ornementation de l'église. Pie VI (*Inscrutabile*) s'exprimait ainsi en s'adressant aux prêtres : « On ne peut supposer que vous n'entouriez pas toujours de la plus grande sollicitude ce qui d'ordinaire touche le plus au cœur des fidèles et excite leur respect pour les choses sacrées, à savoir la beauté de la maison de Dieu et la splendeur de ce qui a trait au culte divin. » De même s. Pie X : « Notre plus vif désir étant que le véritable esprit chrétien refleurisse de toute façon et se maintienne chez tous les fidèles, il est nécessaire de pourvoir avant tout à la sainteté et à la dignité du temple. » (*Tra le sollecitudini.*) L'église contient des images sous forme de vitraux, de statues, de sculptures sur chapiteaux, tympans, etc., et de peintures. Ces images qui ont formé la piété et la foi de tant de générations de chrétiens, et je pense d'abord évidemment à l'art du Moyen Age, ces images sont souvent symboliques. Les symboles doivent être justes. Ils agissent en dehors de la compréhension rationnelle de celui qui les perçoit, comme il est normal dans l'enseignement sacré, et le conduit à la science ou à l'erreur sans passer par son raisonnement. D'où l'importance de leur stricte orthodoxie. Benoît XIV a longuement étudié cette question dans sa lettre *Sollicitudini,* et spécialement la représentation des personnes divines. Sa conclusion est qu'on ne doit pas les représenter autrement qu'elles sont apparues dans les livres sacrés : *les symboles divins ne s'inventent pas.* Imaginer d'autres représentations c'est s'exposer à l'hérésie, dit encore Benoît XIV, ou à l'inconvenance.
Il va de soi que les commandements de Dieu et de l'Église font partie de l'enseignement sacré, ou plutôt cela devrait aller de soi. Car beaucoup considèrent certains commandements comme de pures formalités, sans consistance, sans substance, arbitraires, qui ne correspondent en rien à la religion pour adultes que le monde attend aujourd'hui.
118:263
Pour rester autour de la liturgie, prenons l'exemple de l'obligation dominicale. Il ne s'agit pas seulement pour l'Église d'obliger les gens à rendre à Dieu un culte minimum, comme on oblige les enfants à se laver les mains. L'Église veut faire comprendre que le saint sacrifice est *nécessaire* à la vie du peuple chrétien, que le saint sacrifice est la source de la vie surnaturelle, et que s'abstenir d'y participer c'est choisir la mort spirituelle. Le péché mortel n'est pas ici dans la désobéissance mais bien dans le refus de participation rituelle, sacramentelle donc effective à l'œuvre du salut. Quant au précepte de la sanctification du dimanche, il repose sur une des bases du symbolisme chrétien, celui du huitième jour, jour de la Résurrection, jour de la vie éternelle. C'est ce qui permet de comprendre l'insistance des pasteurs, et la dureté parfois de leurs propos à ce sujet, et pourquoi Pie XII pouvait dire : « La technique, l'économie et la société manifestent leur degré de santé morale par la manière dont elles favorisent ou contrarient la sanctification du dimanche. »
Pour en revenir à la liturgie (mais nous n'en étions pas loin), on peut se demander si cet enseignement sacré, puisqu'il s'effectue par signes, par symboles, est sacramentel. C'est une question complexe et délicate. Pour certains, il n'y a aucune autre action sacramentelle que celle des sept sacrements. D'autres voient partout le caractère sacramentel et font de la liturgie dans son ensemble un grand sacramental. Je dois avouer que je me sens plus proche des seconds, même si les premiers sont incontestablement plus thomistes. Pour moi un symbole sacré est forcément efficace, même si son efficacité est limitée et fragmentaire, d'un ordre inférieur à celle des « sept grands ». Dom Guéranger, tout au long de l'*Année Liturgique,* montre à merveille comment la liturgie est un enseignement sacré, et s'il ne formule pas comme Dom Casel une théorie sacramentelle des mystères liturgiques, il dit en substance la même chose. Voici un exemple particulièrement clair. C'est le commentaire de la secrète de la messe du samedi de Pâques. « L'Église nous enseigne que l'action des divins mystères que nous célébrons dans le cours de l'année est incessante sur les fidèles. Les mystères apportent tour à tour avec eux une nouvelle vie et une nouvelle allégresse, et c'est par leur succession anniversaire dans la sainte liturgie que l'Église arrive à maintenir en elle la vitalité, qu'ils lui ont conférée par leur accomplissement dans leur temps. » Et Dom Delatte disait bien que tout au long de l'année, « la *frappe* du balancier liturgique *imprime* dans l'âme baptisée une plus grande ressemblance avec le Seigneur ».
119:263
Les mystères agissent donc comme un sceau sur l'âme du fidèle, le sceau du Christ déployé dans la liturgie, c'est pourquoi Marie Noël ne craignait pas d'en parler comme d'une voie majeure, *quasi sacramentelle* de l'approche divine. En effet le mot de sceau évoque la notion de sacrement. Rappelons que sceau est un des sens de *signum,* lequel a donné d'une part *signe* (sacramentel), et d'autre part *enseignement* (sacré). Ceci ne veut pas dire que tout l'enseignement liturgique soit d'ordre sacramentel, mais seulement le noyau, la partie la plus intérieure, la plus secrète, la plus symbolique, les mystères exprimés en mode lyrique. Car une partie de cet enseignement, à des degrés divers utilise la raison discursive. Et une autre partie de cet enseignement consiste en impulsions psychologiques qui « stimulent les sentiments et les dispositions intérieures selon lesquels notre âme doit se conformer au souverain prêtre du Nouveau Testament ». (Pie XII, *Mediator Dei.*)
Dans toutes les sociétés traditionnelles de l'histoire du monde, les prêtres des diverses religions ont toujours cherché tous les moyens qui permettraient de rendre sensible le sacré, la divinité, les réalités supérieures, d'environner les gens d'un ensemble de rites, de symboles, de décalages par rapport à la réalité profane, de leur donner des intuitions des réalités spirituelles. Les prêtres et les élites dirigeantes ont toujours eu conscience que cette notion du sacré rendue sensible par les rites se trouvait au cœur de la société traditionnelle, qu'elle la dépassait dans son essence mais était son moteur, ce par quoi elle existait, grâce à ses manifestations sensibles proposées par les prêtres.
Et c'est dans notre société, une société qui n'a plus rien de traditionnel, que les prêtres de la vraie religion suppriment avec méthode, ténacité et persévérance tout ce qu'ils peuvent de ce qui dans la liturgie apparaissait immédiatement comme signes sensibles du sacré. Dans une société traditionnelle, amoindrir les signes sensibles du sacré, c'est amener la décadence. Mais le faire dans une société qui est dans l'état où est la nôtre, c'est une invraisemblable absurdité, ou bien c'est le dernier des crimes. « Tous les coups portés au culte extérieur, qui est le véritable lien social, retomberont de tout leur poids sur l'édifice des intérêts humains. » (Dom Guéranger.) Nous sommes une poignée à le dire, et pourtant c'est une évidence historique.
Yves Daoudal.
120:263
### UN CATÉCHISME CATHOLIQUE
#### Recension
PEHELLE, curé de campagne : *Catéchisme catholique pour préparer à la profession de foi et à la communion solennelle.* Édition « L'Action familiale et scolaire », 31, rue Rennequin, 75017 Paris.
Un prêtre, curé de paroisse rurale, resté fidèle à la tradition doctrinale et liturgique, publie un catéchisme conçu selon une méthode neuve, éprouvée pendant cinq ans, et orné d'illustrations. Ces illustrations renouvellent profondément l'imagerie religieuse qui sévit habituellement.
Nous saluons donc l'apparition de ce nouveau catéchisme comme un événement majeur et nous allons tâcher de dire pourquoi.
Le Texte.
Testé pendant cinq ans, sous forme de feuilles polycopiées, le catéchisme de l'abbé Pehelle, il faut le souligner tout d'abord, est doté d'une qualité première : il est catholique, d'une orthodoxie virginale, il enseigne la foi dans son intégrité.
Cela nous change de *Pierres vivantes,* manuel des évêques, entaché de naturalisme et de modernisme.
Secondement, c'est un catéchisme qui forme, qui éduque d'une façon vivante : il « passe » comme on dit.
121:263
Et cela pour une raison psychologique très simple, c'est qu'il est orienté vers un but pratique : la préparation à la profession de foi et à la communion solennelle. Il suffisait d'y penser ! C'est ce qui donne à ce manuel son dynamisme profond et entraînant ; l'enfant ne reçoit la lumière que pour la transformer en amour par un engagement personnel *auquel on pensera toute l'année !*
L'adresse aux parents, page 5, donne le plan de l'ouvrage qui comprend quatre parties :
1\. *-- Le Credo* ou résumé des vérités qu'il faut croire.
2\. -- *Le Pater* ou résumé des biens qu'il faut espérer.
3\. -- *Les Commandements de Dieu* ou résumé de ce qu'il faut faire pour aimer Dieu et le prochain.
4\. -- *Les Sacrements* qu'il faut recevoir pour vivre en enfant de Dieu.
Plus encore qu'un manuel ingénieux et bien composé, il s'agit enfin et surtout d'un catéchisme qui débouche sur la *vie intérieure.*
Il y est question de la vocation religieuse, de la sainteté, de la souffrance, des vertus familiales et domestiques, et de notre tradition française, choses si oubliées de nos jours ! J'oserais dire -- me comprendra-t-on ? -- que nous avons ici non seulement un catéchisme catholique, mais encore un catéchisme de la vie chrétienne.
Les illustrations
Albert Gérard, ancien élève d'Henri Charlier, et fondateur, à Paris, de l'ATELIER DE LA SAINTE ESPÉRANCE ([^17]), a accepté d'illustrer ce catéchisme à l'aide d'une technique fameuse : l'art du trait.
L'art du trait appartient à la tradition picturale de toutes les grandes époques de l'histoire. S'il est vrai qu'une multitude de lignes sont possibles pour cerner un volume, l'artiste saura du moins qu'une seule est capable de dire l'essentiel. A ce niveau, la simplicité n'est pas indigence. Elle est une ascèse de la beauté.
122:263
\[Voir 263-122.jpg\]
123:263
D'autre part, au plan religieux, seul un art dépouillé et chaste, mais d'une précision souveraine, est capable d'exprimer la vie surnaturelle. Albert Gérard nous libère d'un certain conformisme hors duquel il semble qu'on ne puisse représenter la scène du paradis terrestre sinon sous la forme d'un couple cueillant des fruits en compagnie des tigres et des girafes ! Imagerie rebattue, non pas, certes, essentiellement mauvaise mais, avouons-le, un peu gnan-gnan.
Prenons précisément la page 21 : le thème de la création y est abordé d'une tout autre façon : l'image du premier homme s'éveillant sous la main créatrice de Dieu suggère un univers considéré à son point d'éclosion, où tendresse, poésie et sainteté se trouvent intimement mêlées à l'unité non encore brisée de la création.
Page 25 : la Très Sainte Trinité. L'auteur s'est bien gardé d'avoir recours au symbolisme si sec, si peu attirant, et au demeurant si tardif, du triangle ! Les trois Anges immortalisés par André Roublev appartiennent à la tradition picturale la plus ancienne, et s'enracinent dans le récit biblique lui-même. L'auteur a donc représenté Abraham donnant l'hospitalité à ses trois visiteurs ([^18]). On remarquera l'identité parfaite des visages qui exprime la consubstantialité des Personnes, et les mains entrelacées qui signifient l'étreinte d'amour des Hypostases divines, cet épanchement mutuel de l'une dans l'autre, que les théologiens appellent la *circuminssession*.
Si je devais avouer mes préférences parmi ces tableaux aux lignes pures où règne une atmosphère de candeur sacrée, mon choix irait, page 57, à cet Enfant Jésus tendrement uni à sa Mère dans une attitude qui ressortit *à la fois* aux caresses de l'enfance heureuse et au mystère de la Croix comme le suggèrent les bras symboliquement étendus. Quelques mots brefs, en exergue, guident le lecteur jusqu'aux zones profondes dont l'image n'est que l'introduction :
*Tout en jouant avec moi,*
*Ma Mère m'apprend la Croix !*
Ensuite, page 61, sainte Bernadette offre un merveilleux exemple de dessin au pinceau, en imprimant aux traits du visage et aux plis de la robe rien de moins qu'un mouvement profond de l'âme.
124:263
Puis l'Enfant prodigue, page 123, évoque, grâce à une qualité du graphisme qui surpasse les mots, le remords intérieur et l'infinie tristesse du péché.
Enfin, mais il faudrait tout citer, la délicieuse évocation de l'Ange gardien conduisant son protégé d'une main preste tandis que celui-ci semble s'arracher avec peine au spectacle des vanités de la vie : toute la philosophie de l'homme se trouve précontenue dans cette scène charmante.
On se prend à penser quel bien les enfants retireraient de ces images, si on pouvait les acquérir séparément et les afficher en format plus grand sur les murs d'une salle de classe, car plus on les regarde plus il semble qu'on pénètre à l'intérieur du mystère.
Deux remarques s'imposent encore : la France n'est pas absente de ce catéchisme ; les enfants la reconnaîtront sous les traits de saint Louis, de Jeanne d'Arc, de saint Rémi et de sainte Clotilde. Ensuite la T.S.V. Marie y reçoit une place de choix : il est question de ses fêtes, de ses apparitions, de son Rosaire et de la mystérieuse invocation : « Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez-nous ! » qui est à elle seule tout un programme. Ferme dans sa méthode, souple dans son utilisation, le catéchisme de l'abbé Pehelle et du peintre Albert Gérard, adapté à tous les âges de la vie, répond à une soif universelle de connaissance : l'auteur de cette recension avoue y avoir puisé lui-même de précieuses lumières.
Jacques Bordenave.
#### Objection
Dans la présentation de ce catéchisme aux parents, nous lisons en effet, comme la recension l'a noté :
« Le catéchisme catholique comprend quatre parties : 1. -- Le Credo ou résumé des vérités qu'il faut croire.
125:263
2\. -- Le Pater ou résumé des biens qu'il faut espérer. 3. -- Les Commandements de Dieu ou résumé de ce qu'il faut faire pour aimer Dieu et son prochain. 4. -- Les sacrements qu'il faut recevoir pour vivre en enfant de Dieu et en frère des autres. »
Mais précisément : l'une de ces quatre parties manque dans le *Catéchisme catholique* de l'abbé Pehelle.
\*\*\*
Redisons aujourd'hui, à cette place, ce que nous disons, expliquons, répétons depuis l'apparition du « nouveau catéchisme » et depuis que nous sommes en lutte constante contre la prévarication d'un épiscopat qui n'enseigne plus le catéchisme catholique.
Le catéchisme, c'est l'instruction religieuse. Bien sûr, il ne suffit pas d'avoir des connaissances. Mais il est indispensable d'en avoir certaines. Depuis plus d'un siècle déjà, l'ignorance religieuse était dénoncée par tous les papes comme le plus grand mal du monde moderne. Elle n'a fait que croître en notre temps postconciliaire d'obscurantisme spirituel.
Le remède direct à l'ignorance religieuse est l'instruction religieuse. Le catéchisme, c'est-à-dire l'enseignement qui est donné sous ce nom et qui est contenu dans un livre ainsi dénommé, a pour but de procurer les connaissances nécessaires au salut.
Selon toute la tradition doctrinale et pédagogique de l'Église, codifiée dans le catéchisme du concile de Trente, il y a trois connaissances nécessaires au salut :
I. -- *La connaissance de ce qu'il faut croire :* connaissance qui instruit la vertu théologale de foi et qui est procurée par L'EXPLICATION DU CREDO.
II\. -- *La connaissance de ce qu'il faut désirer :* connaissance qui instruit la vertu théologale d'espérance et qui est procurée par L'EXPLICATION DU PATER.
III\. -- *La connaissance de ce qu'il faut faire :* connaissance qui instruit la vertu théologale de charité et qui est procurée par L'EXPLICATION DES COMMANDEMENTS DE DIEU.
126:263
Mais ces trois connaissances nécessaires au salut demeurent ordinairement inefficaces sans les *sacrements :* l'explication des sacrements constitue le *quatrième* point obligatoire de tout catéchisme catholique.
\*\*\*
Donc, tout catéchisme catholique comporte *quatre points obligatoires :* les trois connaissances nécessaires au salut et l'explication des sacrements.
On pourrait supposer que nous l'avons inventé ou décrété nous-même : depuis une quinzaine d'années, il n'y a quasiment plus qu'ITINÉRAIRES pour le rappeler, avec une insistance qui n'est guère entendue.
Mais l'ignorance, l'indifférence religieuse et l'oubli qui règnent aujourd'hui avec arrogance sur un clergé décadent ne peuvent changer ni supprimer la vérité : *ce sont la doctrine et la pratique constantes de l'Église* qui imposent les quatre points obligatoires de tout catéchisme catholique.
Il n'y a qu'un catéchisme catholique romain, c'est le catéchisme du concile de Trente, promulgué par le pape saint Pie V aucun concile ni aucun pape n'a ordonné la rédaction d'un catéchisme différent. C'est le catéchisme « à l'usage du clergé et des fidèles, des paroisses, des familles et des maisons d'éducation ». Le catéchisme de saint Pie X en est une adaptation authentique à l'usage des enfants. Mais, compte tenu de l'atrophie actuelle des cerveaux abrutis par l'audiovisuel, il peut en beaucoup de cas, aujourd'hui, servir utilement de catéchisme pour adultes. Naturellement, seuls peuvent s'y instruire ceux qui ont l'humilité d'apercevoir qu'ils ne savent pas, et qu'ils ont tout à apprendre. Ce qui s'y oppose le plus directement, c'est l'illusion barbare, méthodiquement diffusée aux écoliers, lycéens et étudiants : qu'ils sauraient tout avant même d'avoir rien appris.
\*\*\*
A l'explication des *textes* (Credo, Pater, Commandements), l'instruction religieuse ajoute des *récits historiques :* vie de Jésus, vie des saints, histoire sainte, histoire de l'Église.
Ce sont en effet, dans l'ordre surnaturel comme dans l'ordre naturel, les deux méthodes fondamentales, universelles, complémentaires de l'éducation intellectuelle :
*a*) expliquer (et faire expliquer) des textes ;
127:263
*b*) raconter (et faire raconter) des histoires.
L'explication de la liturgie -- là où la liturgie catholique et son calendrier traditionnel ont été conservés -- permet souvent d'unir le récit historique et l'explication de textes.
Théoriquement, bien sûr, on pourrait enseigner les vérités nécessaires au salut autrement que par une explication du Credo, du Pater et des Commandements.
Mais nous n'avons ici que faire d'hypothèses et de possibilités purement théoriques. Il s'agit de savoir ce qui est réellement nécessaire aux enfants dans leur vie surnaturelle de chaque jour.
Avec les nouveaux catéchismes, *les enfants ne récitent plus le Pater et le Credo.*
Ou bien, *ils récitent un Pater et un Credo qui ne leur ont pas été expliqués.*
Ils n'apprennent plus à faire leur examen de conscience quotidien : en tout cas, *ils ne le font plus en regard des Commandements de Dieu.*
Sous le prétexte de rejeter ce qui est « abstrait » et d'enseigner un « comportement religieux concret », les nouveaux catéchismes ont complètement perdu de vue *la réalité :* à savoir que la vie religieuse quotidienne est fondée d'abord sur la prière de chaque jour et sur l'examen de conscience.
La prière quotidienne, l'examen de conscience de chaque jour progressent à mesure que progressent l'explication du Credo, l'explication du Pater, l'explication des Commandements de Dieu telle est la réalité concrète et vivante, telle est la pédagogie catholique. Rien d'autre ne peut remplacer les Commandements, et le Pater, et le Credo. Laisser les enfants sans Credo, sans Pater, sans Commandements, -- les laisser sans catéchisme qui les leur explique, -- c'est les condamner à un abandon spirituel épouvantable. Dans cet abandon, spirituellement orphelins, ils deviennent des sauvages.
Avec les nouveaux catéchismes, dans le meilleur des cas le Credo, le Pater et les Commandements survivent comme des formules récitées par cœur sans jamais avoir été expliquées.
\*\*\*
La « déviation abstraite » du catéchisme français n'a point résidé dans le plan et le contenu traditionnels du catéchisme catholique : trois connaissances nécessaires au salut, quatre points obligatoires. Cette déviation se fit jour, au contraire, dans la mesure où l'Église de France s'était écartée du catéchisme romain.
128:263
L'évêque étant docteur de la foi pour son église diocésaine, chaque diocèse de France avait son catéchisme jusqu'en 1937. Ces catéchismes diocésains s'inspiraient plus ou moins directement, plus ou moins heureusement du catéchisme du concile de Trente. Littéralement, ils étaient plus ou moins différents les uns des autres. Inconvénient pratique pour les enfants qui changeaient de diocèse pendant leurs années de catéchisme ; inconvénient qui préoccupe l'épiscopat français « aux environs de l'année 1930 » ([^19]), en raison de la mobilité croissante de la population. Cette préoccupation avait été celle de saint Pie X un quart de siècle plus tôt. En rendant obligatoire dans les diocèses de la province de Rome le catéchisme qui porte son nom, il exprimait le vœu, il formulait l'espoir que les évêques du monde entier, ou au moins ceux d'Italie, l'adopteraient chacun pour sa part : « Nous avons confiance que les autres diocèses voudront aussi l'adopter *pour arriver ainsi à ce texte unique, au moins pour toute l'Italie, qui est dans le désir de tous. *» ([^20]) Un quart de siècle plus tard, l'épiscopat français (qui se croit toujours en avance) commença à prendre réellement en considération ce désir et ce besoin.
J'ai personnellement connu l'un des experts qui fut alors consulté : l'abbé V. A. Berto. Je tiens de sa bouche que par lui au moins (et peut-être aussi par d'autres) fut donné l'avis suivant :
-- *Si l'on renonce au catéchisme diocésain, il faut alors adopter en France le catéchisme romain : le catéchisme de saint Pie X.*
Cette solution fut écartée.
L'opposition à la mémoire de Pie X était très puissante dans certains milieux dirigeants de l'Église de France (cette opposition n'a d'ailleurs fait qu'y grandir depuis la canonisation par Pie XII...). Et puis, on voulait un catéchisme « français ». On eut donc le « Catéchisme à l'usage des diocèses de France », publié en 1937. Repoussant un projet qui se présentait (déjà) comme « plus évangélique » que l'enseignement traditionnel, le cardinal Verdier avait déclaré : « Ce que nous voulons, c'est le catéchisme de l'Église : dogme, morale, sacrements. » ([^21]) -- En quoi il se trompait, non quant à l'intention ni quant à la doctrine, mais quant à la « pédagogie » précisément ; quant à la pédagogie de l'Église.
129:263
Le catéchisme de l'Église romaine n'est pas ainsi composé. Le catéchisme du concile de Trente ne connaît pas ces trois parties-là, « dogme, morale, sacrements », mais les quatre que nous avons dites. Le catéchisme romain de saint Pie X est lui aussi fondé principalement sur l'explication du Credo, du Pater et des Commandements. En France, au lieu de faire aux enfants une *explication de textes* concernant les trois textes religieux les plus officiels, si l'on peut aire, et en même temps les plus quotidiens et les plus familiers, on allait se mettre à leur enseigner « *le dogme *» et « la *morale *» comme à des élèves de philosophie ou à des étudiants en théologie. C'était passer du concret vécu à un intellectualisme excessif et prématuré.
Les partisans d'un catéchisme « plus évangélique » pouvaient alors reprocher avec raison à ce catéchisme français d'être trop « abstrait ». Plus « abstrait » à vrai dire par son plan, par son orientation, par sa présentation que par son contenu : mais *il était en train de perdre le contact avec le concret vécu du Credo, du Pater, du Décalogue.* On voulut remédier à cette « abstraction » excessive dans l'édition « revue et corrigée » de 1947 ([^22]). Mais on était déjà très enfoncé dans ce verbalisme et ce verbiage qui sont la maladie actuelle des clercs (des clercs laïques et ecclésiastiques). On ne revint pas au concret de la vie religieuse quotidienne. On se contenta de *changer les mots.* A la place de « dogme », on écrivit : « Les vérités que Jésus-Christ nous a enseignées » ; à la place de « sacrements » : « Les secours que Jésus-Christ nous a préparés » ; à la place de « morale » : « Les commandements que Jésus-Christ nous a donnés. » Ce n'est donc point le catéchisme français de 1947 ni celui de 1937 que nous réclamons ou que nous regrettons.
Dans le catéchisme de 1947, on expliquait encore les Commandements ; les articles du Credo étaient cités davantage comme ornement épigraphique que comme texte à expliquer point par point ; et le Pater était expédié avec *huit lignes* de paraphrase pour toute explication.
\*\*\*
130:263
Le catéchisme de l'abbé Pehelle, à sa place dans tout ce contexte historique, est plein des mérites et des vertus que décrit la recension de Jacques Bordenave. Mais il ne contient aucune explication du Pater. Pourquoi ? Nous l'avons demandé à l'auteur, en lui rappelant ce que nous venons de rappeler. Il nous a répondu.
Jean Madiran.
#### Réponse
Explication au sujet d'une absence
Voilà un catéchisme qui explique les articles du « Credo » en vue de préparer les enfants à la PROFESSION DE FOI CATHOLIQUE, un catéchisme qui explique les « Commandements de Dieu afin de préparer le RENOUVELLEMENT DES PROMESSES DU BAPTÊME, qui explique les « Sept Sacrements » afin de mettre en valeur une COMMUNION appelée SOLENNELLE parce que encadrée par les deux démarches susdites.
Mais, les sept demandes du « Pater » ne sont pas expliquées, ce chapitre tourne court et oriente vers la CONSÉCRATION A LA SAINTE VIERGE qui, normalement ; termine la journée. Comment expliquer cette absence d'explication d'une des quatre parties essentielles de tout catéchisme catholique ?
Un psychologue ou un psychiatre dirait peut-être que l'auteur de ce catéchisme, ayant suivi les cours de catéchisme avant guerre (de 39-45), n'a pas connu de livre comportant l'explication des sept demandes du « Pater ». Un autre affirmerait plutôt que l'auteur, ayant commenté les articles du « Pater » à ses paroissiens durant le Carême de l'année 1976 ([^23]), -- en se servant du catéchisme du concile de Trente, du commentaire de saint Thomas d'Aquin et de l'étude de l'abbé Carmignac -- et au-delà, était bien au courant de cette explication, mais n'a pas songé à l'utiliser dans son catéchisme.
131:263
En réalité, je me suis trouvé devant deux exigences plus simples... d'abord, ne pas dépasser les trente et une leçons qui correspondent aux mercredis de l'année scolaire ; secondement, dans chacune des parties de ce catéchisme, orienter les esprits vers l'une ou l'autre des « quatre choses à préparer ». C'est ainsi que les douze articles du Symbole ont été ramassés en moins de dix chapitres, les dix commandements de Dieu en trois leçons seulement et omise l'explication des sept demandes du « Pater ». Un seul chapitre traite du baptême et de la confirmation ; une seule leçon pour l'Ordre et le mariage ensemble. Mais trois chapitres étudient l'Eucharistie et les deux derniers constituent une initiation à la vie chrétienne évoquée seulement dans les leçons précédentes.
Faut-il revenir, dans une éventuelle réédition, sur le « Pater » et proposer une explication des sept demandes si souvent récitées... machinalement ? Pourquoi pas ? Si Dieu veut et si l'éditeur l'accepte -- comme on peut l'espérer -- ce travail se fera. J'en ai l'intention.
Pehelle.
curé de campagne.
132:263
## NOTES CRITIQUES
### Lectures et recensions
#### Louis Salleron *Le pouvoir dans l'entreprise *(C.L.C.)
C'est un sujet qui vous mène loin. Dans les trois ouvrages déjà parus, qu'il réunit ici après les avoir beaucoup remaniés, Louis Salleron entend traiter un sujet limité, qu'annonce le titre. Il est vite amené à explorer d'autres idées : le fondement du pouvoir, le côté fluent de notre société, la propriété. Son esprit agile, aigu, amoureux du réel, y fait merveille. Ce livre offre une somme peu commune de lumières et de sujets de méditation.
Il faut commencer par le couple commandement-obéissance. Chaque homme, tour à tour, et certes dans des proportions variées, commande et obéit. Pas de société concevable sans ces fonctions (un Robinson, peut-être qui ne compte pas, et en fait quoi qu'imagine Tournier Robinson commandait et obéissait, jusqu'au bout, sans hésiter). Or, nous sommes dans un temps où l'autorité est suspecte, et l'obéissance mal acceptée. Elle n'est plus vertu, mais contrainte. Paradoxe, le même temps nous offrant une organisation sociale de plus en plus complexe et une dépendance aggravée des individus, le couple autorité-obéissance y joue un rôle primordial.
133:263
Salleron considère tous les éléments qui interviennent. Il dit la double exigence de justice et d'un travail plus conscient et mieux compris. Exact, mais elles laissent intacte la nécessité. Quelle est la source du pouvoir ? Il vient de Dieu, dit saint Paul. Du peuple, dit le moderne. Il faut lire soigneusement ces pages. « *De nos jours où l'institution démocratique est presque universellement confessée comme la seule qui vaille,* commente l'auteur, *il en résulte une majoration croissante de la conception du peuple comme une source métaphysique du Pouvoir. D'où un recul notable des idées de Droit et de Loi, et corrélativement de l'idée même de Légitimité. *»
Il est presque amusant de voir les Libéraux se répandre en plaintes, quand on leur oppose que leur Droit (le conseil constitutionnel, par exemple) n'est rien devant « la volonté populaire ». En fait, ils n'ont rien à répondre, leur Droit n'ayant pas d'autre origine qu'un vote, aussi surpris que d'autres. Mais revenons à Salleron. Il sait que cette « légitimité du pouvoir est la meilleure garantie du bien commun de la société dans la durée ». Seul, un pouvoir légitime est obéi. Parce qu'il reconnaît « le pouvoir d'une loi supérieure à lui-même ».
Ce mot de *durée* est bien intéressant, parce qu'il nous fait sentir aussitôt que nous n'en avons plus le souci, ni même le sens. Nous sommes dans une société qui remet sans cesse ses données en cause. Le plus fort facteur de ce changement est la technique. « L'immense problème que pose à la société politique contemporaine l'éruption d'un progrès technique illimité, c'est que ce progrès tend à briser les « formes » des pouvoirs et des libertés que les siècles avaient consolidées. Les changements que suffisait à assurer une lente évolution doivent se faire aujourd'hui par mutation. » (Et le maître mot est *libération,* soit dit en passant, pas liberté.)
Nous oublions donc les règles du pouvoir organisé. D'autant mieux que c'est la vox populi qui devient seule légitime, on l'a vu : ce qu'elle a fait, pourquoi ne le déferait-elle pas, puisqu'il n'y a rien au-dessus d'elle. C'est le problème de la démocratie moderne, au sens où Madiran emploie l'expression (cf. *Les deux démocraties*)*.* Il n'y a plus de point fixe, de système de références, ni dans les lois non écrites (la volonté populaire l'emporte sur elles) ni dans le monde matériel, bouleversé par les mutations techniques.
134:263
Louis Salleron insiste sur le fait que le seul fondement du pouvoir, dans l'entreprise, est la propriété. C'est que la propriété est liberté, au moins capacité de liberté. Il s'appuie sur Proudhon -- dont on se refuse à connaître autre chose que la formule : « la propriété, c'est le vol ». Mais il a écrit, plus raisonnablement : « La propriété est la plus grande force révolutionnaire qui existe, et qui se puisse opposer au Pouvoir. » Et ceci, qui est au moins aussi bien : « La propriété est le contrepoids naturel, nécessaire, de la puissance politique. » Preuve par neuf : à mesure que nous voyons la propriété s'amoindrir, s'effacer, grandit le pouvoir politique. Le dernier refuge de l'homme cerné par les lois est en train de céder, et souvent sous les coups de ceux qui auraient le plus besoin de cette ultime protection : les tempéraments indépendants, ceux qui ont besoin de garder un écart avec le siècle.
Contestée par l'esprit révolutionnaire, qui rêve de tout dissoudre dans l'État, et par la bêtise anarchiste, la propriété meurt aussi de ses déformations et de ses formes anonymes. Là, il pourrait y avoir des solutions. Il serait nécessaire, dit Salleron, de voir une contribution plus complète de chacun à l'œuvre commune. La participation à l'entreprise serait juste et heureuse. Mais ce n'est pas une exigence générale. Beaucoup sont réticents, en France du moins, devant l'engagement que cela suppose. Ils retrouvent là l'esprit d'autonomie que dans d'autres cas ils ignorent.
Mais on a imaginé l'effacement total de tout esprit propriétaire. C'est l'autogestion. Salleron analyse également ce désir. Le flou utopique des projets avancés l'étonne. Il y constate pourtant un désir sincère : « Si l'utopie autogestionnaire est essentiellement marxiste, dit-il, l'aspiration en est proudhonienne. Il s'agit donc d'orienter l'aspiration à la réalité, pour en faire la réalité. »
Il ne faut pas oublier une autre contestation, et ce n'est pas la moindre, celle de la compétence. Les cadres font sonner haut qu'ils sont indispensables, et c'est vrai. Seulement, leur très réelle compétence, bénéfique, n'est pas souvent la compétence de décision, remarque Salleron. C'est autour du chef d'entreprise que s'organise ce système hasardeux, ce nuage devenu réalité qu'est une firme. C'est lui qui a eu l'acte créateur, il reste irremplaçable tant qu'il est l'homme sur qui repose la décision. « La décision est de plus en plus personnelle, à mesure que, dans le dialogue de l'un et du multiple, le multiple se fait plus complexe, plus diversifié, plus différencié, car il exige, pour ne pas se dissoudre en désordre, un élément plus certain d'unité, c'est-à-dire un Pouvoir suprême qui, plus étroitement relié à tous les Pouvoirs qui le font et qu'il fait, s'en distingue plus nettement et plus visiblement. » (En politique, cela s'appelle la personnalisation.)
135:263
On a sans doute laissé échapper la plus grande part de ce livre si dense et si excitant pour l'esprit. Il ne s'agissait que d'amorcer la curiosité. Il faut le lire.
Georges Laffly.
#### Claude Martingay *Pour la sainte liturgie *(L'âge d'homme)
Voilà un ouvrage dont on aimerait qu'il ait la plus large audience. Malheureusement il n'y a guère que deux sortes de personnes qui puissent le comprendre et le lire avec fruit : ceux qui, comme l'auteur, avaient fait de la liturgie traditionnelle la peau de leur âme, et qui ont refusé de se laisser écorcher vifs ; et ceux qui, comme moi, se sont convertis après le changement, mais ne se sont pas convertis pour retrouver dans les églises le verbiage mondain qui les avait contraints à ancrer leur vie dans la transcendance.
Ceux qui acceptent depuis plus de douze ans le jeu de massacre liturgique sont devenus étrangers à des pensées aussi simples et fortes que celles-ci : « La liturgie de l'Église m'a fait. C'est pourquoi je ne me laisserai pas faire par une autre. » « Celui qui choisit un métier en fait tout d'abord l'apprentissage. Pour moi qui voulais faire métier d'éternité, la liturgie a représenté la meilleure part de cet apprentissage. »
Car pour comprendre ces phrases, il faut admettre avec l'auteur que la liturgie concerne le centre de l'âme. « Si la liturgie n'intéresse pas ce centre, elle est vaine. Si elle engage au contraire l'âme en son centre, alors c'est aussi qu'il existe une cause simple de tous les changements, brutaux ou sournois, auxquels les fidèles ont été et sont encore sommés de se plier. » Cette cause, il la trouve dans cette phrase de *Gaudium et Spes :* « Tout sur terre doit être ordonné à l'homme comme à son centre et à son sommet » et dans le fameux article 7 de la présentation du nouveau missel.
Claude Martingay examine le problème de l'obéissance de ce point de vue de la vie de l'âme coulée dans la liturgie traditionnelle.
136:263
« L'obéissance peut être aveugle quand elle s'inscrit dans un mouvement général bien ordonné. Si l'on est assuré que le navire est sur le bon cap, il n'est pas nécessaire que chaque matelot fasse le point en lieu et place de l'officier. Mais si le navire change de cap, -- et voilà bien un fait que personne ne conteste, les uns pour s'en réjouir, les autres pour le déplorer, -- l'obéissance aveugle n'est plus une forme de confiance, c'est une forme de paresse. »
Comme tout est d'une façon ou d'une autre providentiel, l'auteur constate que la rupture de la nouvelle liturgie lui a été l'occasion d'une révélation, celle « que je n'étais pas au Christ par l'intermédiaire d'une assemblée mais par le seul intermédiaire de ma substance, de mon unité, baptisée au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit ». « La réalité qui fait adhérer le fidèle à la Personne du Christ n'est pas une réalité d'ordre social ou communautaire, c'est bien au contraire une réalité d'ordre personnel et substantiel. » Tout le livre tourne autour d'une phrase de saint Pierre Damien qui exprime avec force cette idée, et qui paraît à Claude Martingay d'une actualité brûlante en cette époque de décomposition : « L'Église du Christ est liée au-dedans par un tel lien de charité entre ses membres qu'elle est une ou plusieurs et mystérieusement complète en chacun d'eux ; si bien que l'Église universelle est à bon droit déclarée épouse unique du Christ, et que chaque âme est, nous le croyons, par le mystère du sacrement (de baptême) l'Église tout entière. »
Claude Martingay en déduit peut-être un peu vite que telle est la volonté du Saint-Esprit, que par la catastrophe liturgique chaque âme fidèle prenne conscience de cette relation personnelle, en dehors de l'assemblée.
Mais il est clair qu'il a raison quand il explique que la situation actuelle oblige chaque âme à se réfugier au désert. « je n'aurais jamais pris de moi-même le chemin du désert. Mais ce que la tiédeur n'a pas fait, la nouvelle liturgie me l'a fait faire : le désert est venu à moi. » « Chaque personne est aujourd'hui le désert de l'Église. »
C'est assez dire que ce petit livre n'est pas un vain bavardage sur ce que nous savons déjà, mais un stimulant à la réflexion sur une situation qui nous touche tous d'une façon plus ou moins profonde, plus ou moins sensible, et qui dure. Fasse le Ciel que ce soit pour notre salut.
Yves Daoudal.
137:263
#### Thomas Molnar *La Contre-révolution *(La Table ronde)
Molnar résume la situation actuelle en évoquant les « deux choix que l'engagement révolutionnaire autorise sur le plan de l'idéologie : libéral, dans l'esprit de 1789, ou collectiviste, suivant Hegel. Ces deux formes produisent l'anarchie et l'utopisme, car la première désorganise la communauté au nom d'une liberté impossible, et la seconde supprime les libertés au nom d'une communauté impossible ». Auparavant, il a montré comment, en deux siècles se sont développées les deux branches de l'esprit révolutionnaire, et comment la contre-révolution a essayé, en vain, de s'y opposer.
L'esprit révolutionnaire l'emporte parce qu'il apprend aux hommes à être mal dans leur peau, à rêver d'autre chose (le changement), tandis que la contre-révolution sera toujours moins séduisante, expliquant que tout pourrait être encore pire, et défendant le concret. Une société injuste vaut mieux que pas de société du tout ? Mais personne ne croit qu'il pourrait n'y avoir aucune société (ce qui est pourtant en train de nous arriver), et l'on se laisse facilement prendre à rêver d'une société où tout le monde (à commencer par soi-même) jouirait d'avantages supplémentaires. Il est plus difficile de faire comprendre que la société dite « injuste » comporte déjà beaucoup de « justice », ce que l'on trouve tout naturel, alors que ça ne l'est pas.
Cela pour rappeler que la tâche n'est pas simple. La révolution ne peut apparaître que dans une société qui se défait, où les mœurs, les serments, ont perdu leur poids, où l'on n'a plus le sens de la durée. Contre cette ruine, ce sont quelques esprits qui se dressent, aidés par les parties restées saines de la population. Ils ont mauvais jeu. On ne les croit pas. Ils contrarient un mouvement facile, une pente.
Depuis le temps -- depuis deux siècles -- il y a une figure qui devrait être reconnue et sifflée. C'est celle du révolutionnaire parlant avec aplomb, en homme du futur qui vient éclairer le présent, en prophète qui incarne la légitimité à venir, sûr de son fait ; il *sait* et nous ne savons pas. Eh bien ce scénario ridicule intimide encore bien des gens.
Comme si cet avantage de l'avenir, que les révolutionnaires mettent de leur côté, était irrésistible. On se demande pourquoi. Les contre-révolutionnaires ne devraient-ils pas répondre en s'appuyant sur une force égale de passé, et faire appel à l'origine ? Il ne s'agit pas de proposer une époque quelconque comme modèle à recopier, chaque génération a sa propre figure à inventer, mais de retrouver la substance fondatrice, la nappe souterraine et féconde qui a nourri des sociétés. Mais cette âme est éteinte ? Alors, il faut laisser les choses se défaire, jusqu'au chaos. Car c'est bien de cela qu'il s'agit la révolution qui pense fonder un monde nouveau n'est que la force qui décompose l'ancien. Une telle pensée est conservatrice. Mais jusqu'à quand reste-t-il quelque chose à conserver ? On finit par vouloir préserver des ombres, et des impostures.
Quant à retrouver les forces originelles, qui sont créatrices, il y faut un sourcier. Ce qui est frappant chez les plus grands contre-révolutionnaires, c'est à quel point ils sont proches de leurs adversaires. Un Rivarol, un Maistre, tiennent beaucoup plus qu'on ne croit au siècle des Lumières. Maurras aime Renan, France, partage les passions de la Ligue des patriotes. Et sans cette participation à l'esprit du temps, ils n'auraient pas eu de prise sur l'opinion.
138:263
Mais avec les années, ce qui subsiste d'eux c'est le noyau rebelle, étranger à l'époque. Et Bloy, ou Péguy, qui ne cherchaient pas tellement à l'être, paraissent beaucoup plus contre-révolutionnaires que certains de leurs contemporains qui l'étaient en titre.
Un point important que traite Molnar est celui-ci. Karl Kraus, un juif viennois du début du siècle, disait de Vienne qu'elle était « un laboratoire de recherche pour la destruction de l'humanité ». Il menait campagne contre la corruption et la vulgarité de la presse : « Aux yeux de Kraus le plus grand crime de la presse était la vulgarisation et la désintégration de la langue, qui entraînaient les hommes vers un retour à la barbarie. » On imagine comme il se faisait traiter. Mais voilà un homme d'une grande lucidité, Molnar rapporte ceci. On reprochait à Kraus de se préoccuper des subtilités de la langue alors que les japonais bombardaient Shangaï. Il répliqua : « Si l'on mettait les virgules là où il faut, Shangaï ne serait pas en train de brûler. » Je croyais que Jünger avait été le premier à parler comme d'une grave menace de la désintégration du langage (simplification, argot, mots orduriers, confusion). Karl Kraus est venu avant lui. Nous commençons à mesurer le péril, aujourd'hui qu'il est visible pour tous : des livres qui n'ont qu'un demi-siècle deviennent lettre morte, et nous en sommes à nous demander si nous parlons la même langue que nos enfants (les écoliers ont un vocabulaire de 200 ou 300 mots, se plaignent les professeurs de sixième).
Georges Laffly.
#### Jean-Philippe Delsol *Le péril idéologique *(NEL)
Voici un livre précieux pour la somme d'informations qu'il apporte sous un volume relativement restreint. Nous vivons au siècle des idéologies. Mais quel est le sens du mot ? Ce sens a varié au cours d'une histoire assez courte puisque c'est au XVIII^e^ siècle que le mot apparaît, inventé ou du moins lancé par Destutt de Tracy. A l'époque, il procède de la philosophie sensualiste et, par son analyse des mécanismes de la pensée, refuse pratiquement Dieu et la religion. Ce pourquoi Chateaubriand et Napoléon auront également horreur des idéologues. Au XIX^e^ siècle, Marx et Engels récupèrent l'idéologie pour la loger dans les superstructures et la condamner à ce titre, quitte à la re-récupérer pour en faire l'instrument de la propagande communiste, ce qu'elle n'a cessé d'être jusqu'à nos jours.
139:263
Pour Althusser, « ...elle est une structure essentielle à la vie historique des sociétés. Seules d'ailleurs, l'existence et la reconnaissance de sa nécessité peuvent permettre d'agir sur l'idéologie et de transformer l'idéologie en instrument d'action réfléchie sur l'Histoire » (p. 38). Ouf !
Confrontant l'idéologie au mythe, à l'utopie, aux millénarismes et aux messianismes de toutes sortes, J. P. D. brosse un tableau saisissant de cette maladie de la croyance qui, faisant basculer l'esprit de l'Unité dans la Totalité, mène irrésistiblement au totalitarisme. Il y oppose, en conclusion, le réalisme politique et la transcendance divine, sauvegarde de la civilisation menacée. -- C'est assez dire l'actualité de cet excellent livre.
Louis Salleron.
140:263
## DOCUMENTS
### "La Croix" et la messe
*Sous le titre* « *Les jeunes et la messe *»*, cet article de Claude Lebrun* (*orné d'une photographie de l'auteur révélant que Claude est au féminin*) *a paru pour Pâques dans* LA CROIX *des 11 et 12 avril.*
*Ce n'est pas une* « *tribune libre *»*, un* « *dialogue *»*, une* « *lettre *» *ni une* « *opinion *» *présentée comme étrangère aux convictions du journal. Tout dans ce texte serait à souligner et à commenter point par point et jusque dans le détail. Tout est à retenir et à conserver, document extraordinaire, effroyable, définitif.*
*L'idée générale en est que les diverses générations* (*du moins tant qu'elles sont* « *jeunes *») *indiquent à l'Église ce qu'elles désirent, et que l'Église doit répondre à leur attente.*
*En revanche l'idée que la jeunesse est l'âge où -- spécialement en matière religieuse -- il faut commencer par apprendre et se soumettre* (*la soumission étant en tous domaines le préalable du perfectionnement*) *est une idée complètement disparue.*
*Quant à la* « *messe traditionnelle *» *qui est si vivement méprisée et rejetée comme* « *rituel rigide *», « *stéréotypé *» « *routine *», « *formalisme *»*, c'est la messe nouvelle de Paul VI, malgré l'état de décomposition plurielle où elle existe aujourd'hui.*
Le temps de Pâques ravive une écharde dans la chair de l'Église : l'absence des jeunes aux messes dominicales, même si leurs parents sont pratiquants.
141:263
Un grand nombre d'entre eux se sont éloignés dans l'indifférence, ce qui ne veut pas dire qu'ils ne sont pas en manque de spiritualité. D'autres, au contraire, sont en recherche, face à une institution qui ne les satisfait pas. Ceux-là ont des idées claires, précises, qu'ils expriment avec la brutalité de la jeunesse : « La messe nous ennuie, elle ne nous concerne pas, la liturgie n'est pas adaptée à ce que nous sentons, le rituel est trop rigide, stéréotypé, c'est la routine, le formalisme, cela reste trop intellectuel. Le célébrant dirige tout, il ne fait participer les laïques que s'ils font ce que lui veut. Pendant la messe, les assistants sont immobiles et moutonniers. »
Et ils se disent choqués par la contradiction qu'ils voient trop souvent entre l'assistance à la messe et une vie quotidienne vide de fraternité. Il leur semble que le clergé, du moins dans sa majorité, ne suit pas l'évolution des mentalités ; ils voient l'Église comme une instance moralisatrice, dispensatrice d'interdits.
Sous des formulations injustes, parce que sans nuances, qui ne reconnaissent pas le travail de recherche poursuivi par des adultes dont les conclusions sont d'ailleurs proches des leurs, paraît pourtant le vrai problème : l'incommensurable mutation dans les mentalités qui se situe dans la génération actuelle des adolescents. La génération de 1968 s'est éloignée à la suite d'un examen critique des manques de l'Église mais la réflexion des jeunes de ce temps-là s'inscrivait encore dans la continuité : ils rejetaient ce qui, dans leur esprit devait durer par ailleurs. Il en est tout autrement aujourd'hui. La génération qui arrive s'inscrit dans un changement de société -- sans doute faudrait-il dire de civilisation -- tel qu'il a entraîné une solution de continuité au niveau des mentalités : les échelles de valeur, les modes de vie sont différents. Lorsqu'on a pris une juste conscience de ce qui arrive, on ne peut que se rendre à l'évidence : dans l'avenir, l'assemblée autour de la célébration eucharistique sera différente ou elle ne sera pas.
Ce qu'elle sera, les jeunes qui y réfléchissent en dessinent une image assez nette.
Elle sera sans doute moins nombreuse mais plus vraie, plus sincère. Après tout, ils font tomber l'illusion de christianisation que donnaient les assemblées nombreuses d'autrefois, obtenues par la peur ou le respect de traditions culturelles et d'habitudes sociales. N'y participeront que ceux dont la foi est vivante comme c'est le cas chez les jeunes actuellement. Car quelle intense spiritualité, quelle générosité évangélique chez les plus insatisfaits des formes traditionnelles !
Ce qu'ils veulent, ce sont des réunions entre amis qui croient à l'Évangile, persuadés que le Christ est présent parmi eux s'ils se réunissent en son nom. Ils demandent des réunions informelles, variables au cours desquelles ils soient acteurs -- et non consommateurs -- où l'on puisse échanger des expériences de vie, non pas parler de doctrine mais organiser des projets d'entraide immédiats comme la participation au mouvement du quart monde.
Ils veulent des réunions au cours desquelles on bouge, où l'on exprime aussi sa foi avec son corps, une assemblée mobile, inventive qui utilise un espace moins solennel, moins chargé de passé que l'église traditionnelle. Alors, à la limite, « une petite bouffe entre copains », comme ils disent avec un prêtre -- ou un laïc -- qui porte la parole du Christ, commémoration « actuelle » de la Cène.
142:263
Les deux pôles de leur vie religieuse sont l'amitié et l'accueil, et leur église se définit comme un lieu d'accueil « de jour et de nuit ». De là, leur regard se tourne vers les non-croyants qu'ils ne ressentent pas comme des étrangers s'ils ont par ailleurs la même sensibilité qu'eux et qu'ils ont l'espoir de ramener à l'Évangile parce que l'espace de leur réunion n'est pas limité par des définitions.
L'Église a toujours eu beaucoup de mal à être tolérante. C'est plus que jamais le moment qu'elle le soit. Pour le présent, cela ne veut pas dire que les jeunes doivent imposer leur mode d'être chrétien. Ce qui ne tient plus, c'est le centralisme unificateur romain. L'ambition de façonner des chrétiens sur le même modèle est dépassée. Les jeunes imposent d'y renoncer ([^24]) (mais en tous temps, les mystiques s'en sont libérés). Il faut accepter des manifestations plurielles de la foi, c'est-à-dire de nouvelles formes de pratique religieuse concurremment à la messe traditionnelle qui convient encore actuellement à des chrétiens sincères. A chaque famille d'esprit et de sensibilité, l'Église devrait offrir une messe qui réponde à son attente afin que, dans chaque célébration eucharistique, le Christ soit ressuscité.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Claude Lebrun paru pour Pâques dans LA CROIX, numéro 30.147 des 11 et 12 avril 1982.\]
*Persuader* « *les jeunes *» *qu'ils ont à enseigner avant d'avoir appris, et à réclamer qu'on réponde à leur attente au lieu de répondre à ce que la foi, l'honneur et la patrie attendent d'eux, -- c'est les enfoncer davantage dans la décomposition et la barbarie où ils sont enlisés.*
143:263
## Informations et commentaires
### Joseph Thérol
Joseph Thérol est mort à Paris dans sa quatre-vingt-quatrième année, le 14 mars, troisième dimanche de Carême, comme il se préparait à partir pour la messe.
Il s'est éteint alors qu'il allait chanter avec l'Église : *Oculi mei semper ad Dominum --* Mes yeux vont sans cesse au Seigneur. Ses yeux de chair se sont fermés jusqu'au jour de la résurrection. Mais il est passé à la vraie vie où il voit ce qui nous est caché.
\*\*\*
Joseph Thérol fut engagé volontaire en 1917. Après la Grande Guerre, il travailla longtemps chez Hachette. Puis, à la fin de la Seconde Guerre, il prit son poste de complice de Fernand Sorlot aux Nouvelles Éditions Latines, poste qu'il ne devait plus quitter. Pendant près de quarante ans, installés l'un en face de l'autre, dans le fameux bureau de la rue Palatine, où l'on n'accédait pas sans montrer patte blanche, ils ont fait ensemble cette maison hors du commun que tous les lecteurs de cette revue connaissent peu ou prou. Des deux compagnons Fernand Sorlot est parti le premier, il y a six mois. Mais la mort n'aura pas séparé longtemps les auteurs de cet étonnant catalogue, qui mérite que l'on s'y plonge.
144:263
On y trouve, par exemple, Henri Massis et Nathaniel Hawthorne, Louis Salleron et Hugues Panassié, Jean Madiran et Sacha Guitry, Henri Charlier et Mary Webb, Hugues Kéraly et Hyacinthe Dubreuil, -- Adolf Hitler et saint Thomas d'Aquin. Et qui ne connaît *Inuk ?*
\*\*\*
Fidèle entre les fidèles de sainte Jeanne d'Arc, Joseph Thérol lui a consacré le meilleur de son talent d'écrivain. Un grand nombre d'études, dont plusieurs parues dans cette revue, en témoigne. Et son dernier article, dans le présent numéro, la célèbre encore. Il a écrit aussi un certain nombre de chansons charmantes, destinées aux enfants, pour fêter la Sainte de la Patrie. Nous en extrayons ces strophes qui se chantent sur l'air de *En passant par la Lorraine.*
A la fin elle fut prise \|
Des méchants Anglois. \| bis
L'ont fait brûler par traîtrise,
Mais la France était remise,
Oui, ma foi,
Aux mains de son roi.
Certes ce fut grand miracle, \|
Jeanne avait la foi, \| bis
Qui renverse tout obstacle
Et qu'on puise au tabernacle,
Oui, ma foi,
Au Cœur du Christ-Roi.
Si là-haut, Vierge Marie, \|
M'offrez un emploi, \| bis
Je veux dans l'autre Patrie
Chanter votre Seigneurie,
Oui, ma foi,
Mère du Christ-Roi.
Quant à son dernier travail d'éditeur, ce fut la mise au point du second tome de l'ouvrage monumental du Colonel de Liocourt sur la *Mission de Jeanne d'Arc.*
\*\*\*
145:263
Ici-bas où nous combattons, Joseph Thérol nous a quittés mais nous avons la ferme espérance que dans l'autre Patrie il intercède pour nous. Et sur sa tombe, au petit cimetière de Parnain, où chantent les oiseaux du ciel et s'épanouissent les fleurs des champs, nous déposons ces vers de *La Prière de la Fin* qu'il aimait tant :
*Seigneur, endormez-moi dans votre paix certaine*
*Entre les bras de l'Espérance et de l'Amour.*
*Ce vieux cœur de soldat n'a point connu la haine*
*Et pour vos seuls vrais biens a battu sans retour.*
*Le combat qu'il soutint tut pour une Patrie,*
*Pour un Roi, les plus beaux qu'on ait vus sous le ciel,*
*La France des Bourbons, de Mesdames Marie,*
*Jeanne d'Arc et Thérèse et Monsieur Saint-Michel.*
Antoine Barrois.
*Articles de Joseph Thérol\
dans* « *Itinéraires *»
\[Cf. Table.doc\]
146:263
### L'amiral Auphan
L'amiral Auphan est mort le 5 avril, à Versailles, dans sa quatre-vingt huitième année. Le quotidien PRÉSENT a publié le 9 avril cet éditorial de Jean Madiran :
*En 1944, au moment de la libération du territoire, l'amiral Auphan a un ordre de mission du maréchal Pétain pour rencontrer le général de Gaulle en vue d'assurer l'unité nationale. Le général de Gaulle refuse de recevoir l'amiral Auphan.*
*Ce refus exprime le choix qui a commandé toute la suite, et qui aujourd'hui encore domine notre destin.*
*Recevoir l'amiral Auphan, accepter l'héritage du maréchal Pétain, c'était maintenir la continuité nationale et confirmer l'interdiction républicaine du parti communiste coupable en 1939 d'intelligences avec l'ennemi. La France française assurait sa renaissance.*
*Ou bien ramener Thorez comme un héros, en faire un vice-président du Conseil des ministres, installer les communistes au cœur de la nouvelle République, hypothéquer à gauche pour un demi-siècle l'avenir national, et alors ; inévitablement mettre hors la loi les hommes et les idées qui se reconnaissent aux trois mots : travail, famille, patrie.*
*En 1958, il était possible d'annuler ou de confirmer le choix de 1944. Annulé en apparence, il fut en réalité confirmé.*
*L'amiral Auphan a toujours rappelé que des principes moraux étaient en cause dans l'un ou l'autre choix, et que ces principes fondamentaux commandaient tout le reste.*
*Acteur, témoin et symbole exemplaire du drame français issu de la seconde guerre mondiale, l'amiral Auphan n'a jamais été inégal à son destin historique.*
147:263
Le même numéro de PRÉSENT a publié la notice biographique que voici :
Né à Alès (Gard), le 4 novembre 1894, Paul Auphan fait ses études à Nîmes, au collège de l'Assomption. Entré à Navale en 1911, il est officier de marine en 1914 et se trouve aussitôt plongé dans la guerre. Pour lui, c'est d'abord la Manche, puis la Méditerranée. A 21 ans, au Levant, il organise un service de renseignements. En 1917, il devient sous-marinier et surveille les côtes de l'Adriatique. En février 1919, il est l'un des rares Français qui assistent à l'aventure de d'Annunzio à Fiume.
Ces années difficiles ont mis en lumière ses qualités de chef l'autorité, le sens des responsabilités, l'esprit de décision, la clarté des ordres qu'il donne et des rapports qu'il écrit, une loyauté sans faille dans ses relations avec ses supérieurs comme avec ses pairs et ses subordonnés. On le veut au ministère. Il y répugne, mais passera tout de même trente mois au cabinet de Leygues puis, plus tard, vingt-quatre mois au cabinet de Piétri. Il n'en sauvera pas moins quelque dix années pour la mer, faisant notamment le tour du monde, au commandement de la « Jeanne d'Arc », d'octobre 1937 à juillet 1938.
Arrive la seconde guerre. Impossible de résumer les péripéties dramatiques qui ponctuent, jour après jour, les cinq années de la défaite, de l'armistice et de la libération. Pendant l'occupation, il assure d'abord, sous les ordres de Darlan, la direction de la marine marchande, nécessaire au ravitaillement du pays ; puis il est nommé secrétaire d'État à la Marine, fonction qu'il exercera jusqu'en novembre 1942. Après cette date, il demeure le conseiller du maréchal Pétain, maintenant avec Alger la liaison secrète établie dès les premiers jours. Au début de 1944, il rencontre Roger Seydoux et Pierre-Henri Teitgen en vue d'organiser la transmission des pouvoirs du maréchal aux chefs de la Résistance quand le territoire sera libéré, afin d'éviter le risque d'une guerre civile. Hélas ! On sait ce qui advint.
En 1946, l'amiral Auphan est condamné aux travaux forcés à perpétuité par une Haute Cour devant laquelle il a refusé de se présenter, lui déniant à bon droit toute légitimité. Jusqu'en 1955, il vit dans la clandestinité, sans quitter la France. A cette date, la Haute Cour ayant été réformée sur des bases constitutionnelles un peu plus consistantes, et le climat étant « à l'apaisement », il consent à s'y présenter. Il est condamné à cinq ans de prison avec sursis ! Peu importe le ridicule de cette condamnation, il est libre et se remet au travail, non plus comme marin mais comme historien. De la douzaine de livres qu'il publie citons du moins ceux-ci* : L'honneur de servir* (Éd. France-Empire) -- ce sont ses mémoires, que tout le monde doit lire, car en racontant sa vie c'est une tranche de l'histoire de la France qu'il place sous nos yeux ; *La Marine dans l'histoire de France* (Diff. Éd. d'Histoire et d'Art) ; *Histoire de la Méditerranée* (Table Ronde) ; *La Marine française dans la Seconde Guerre mondiale,* en collaboration avec Jacques Mordal (France-Empire) ; *Histoire de la Décolonisation* (France-Empire) ; *Histoire élémentaire de Vichy* (France-Empire). Ces ouvrages ne sont pas seulement d'un historien. Ils révèlent de rares qualités d'écrivain.
148:263
Avec l'amiral Auphan disparaît un grand Français et un chrétien exemplaire. Homme d'honneur et de devoir, doué d'une intelligence et d'une puissance de travail exceptionnelles, les services insignes qu'il rendit à sa patrie pendant la dernière guerre lui furent payés de la manière que nous avons dite. Mais le pays réel lui a déjà rendu et ne cessera jamais de lui rendre l'hommage de sa reconnaissance et de son admiration.
*Articles de l'amiral Auphan*\
*dans* « *Itinéraires *» :
\[Cf. Table.doc\]
*A la fondation d'*ITINÉRAIRES*, l'amiral Auphan n'avait pas été l'un des quatre, mais l'un des quatre autres. Ils étaient huit en effet qui, dès avant la parution du premier numéro, avaient promis leur collaboration : quatre leur collaboration régulière, quatre autres une collaboration plus ou moins occasionnelle. Cela est raconté en détail en tête du numéro 100 de la revue. L'amiral Auphan était donc au départ l'un des quatre autres ; l'un des huit. Il fut en outre par la suite président des* COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES.
149:263
*C'est en 1972 qu'il se sépara de la revue, parce qu'il désapprouvait l'article* « *Sur un Orationnaire *» *paru dans le numéro 161* (*p. 125 et suiv.*)*. Il n'aurait accepté de reprendre sa collaboration qu'au prix d'une rétractation de cet article. Pendant dix ans, la direction de la revue a regretté l'amiral Auphan sans pouvoir le satisfaire* »*.*
### Kéraly vu par un « protestant de tradition »
*La Revue réformée* a publié dans son n° 128 trois grandes pages d'éloges au livre de Hugues Kéraly : *Présence d'Arius.*
L'auteur de la recension, Jean-Marc Berthoud, aborde successivement les points les plus importants du livre. Il constate que l'une des maladies de notre époque est l'évacuation de la transcendance, dont les conséquences sont dramatiques sur tous les plans : c'est « une médiocrisation de toutes les réalités temporelles et spirituelles ». Et « quand les lois civiles de nos États sont soustraites à toute référence à la loi transcendante de Dieu, les hommes sont livrés à l'absolutisation du droit positif qu'ils se donnent ».
Et c'est bien le même refus, ou plutôt le même « oubli », la même relégation de la transcendance qui caractérise à la fois le IV^e^ siècle arien et notre XX^e^ siècle. « L'immense mérite du livre de Hugues Kéraly est de rappeler à l'Église de Jésus-Christ la doctrine véritable de l'Incarnation de Notre-Seigneur, et ceci contre les négateurs innombrables de la transcendance. »
Jean-Marc Berthoud prend alors Hans Küng comme exemple, en soulignant l'ampleur des protestations de « théologiens » catholiques et protestants qui suivirent la condamnation par Rome. Mais Hans Küng n'est qu'un hérétique grossier. Les théologiens ariens étaient bien plus subtils, ils ne niaient pas ouvertement la divinité du Christ. Si les ariens les plus « avancés » expliquaient que le Christ n'est pas Dieu à proprement parler, mais seulement démiurge, les semi-ariens s'arrangeaient pour avoir des formulations qui ne heurtent pas de front les formulations orthodoxes, mais qui détruisent peu à peu dans l'esprit des fidèles la notion juste de la Sainte Trinité.
C'est pourquoi Hugues Kéraly vise juste quand il s'attaque au père Bouyer, considéré comme théologien traditionnel, et qui verse à ses heures dans la fausse doctrine de la « Conscientisation », qui prétend que Jésus n'eut que peu à peu conscience de sa mission et de ce qu'il était. Curieuse divinité que celle d'un Jésus qui aurait eu besoin de l'expérience de la vie et des autres pour la découvrir.
150:263
Assurément l'arianisme est bien plus grave quand il est diffus, difficilement discernable, que lorsqu'il est péremptoirement affirmé. Or le propre de ce qu'on peut appeler globalement arianisme est justement d'être d'abord équivoque. C'est en quoi notre époque ressemble au IV^e^ siècle, et en quoi nos modernes évêques ressemblent aux évêques semi-ariens du IV^e^ siècle. Cela est manifeste dans le livre de Kéraly et me semble plus important et infiniment plus grave que l'épisode Küng.
Jean-Marc Berthoud parle ensuite de deux points précis développés dans *Présence d'Arius,* la bataille du « consubstantiel » et la religion du « c'est vous qui le dites ». Le premier point montre clairement le rapport entre l'arianisme et « l'Église post-conciliaire », puisque refuser l'adjectif « consubstantiel », qui fut le fait des ariens, est aussi celui de nos modernes experts en liturgie. Et l'abandon de ce seul mot permet toutes les confusions, jusqu'à l'apostasie. Le deuxième point est la preuve que les théories de la « conscientisation » sont devenues thèse officielle, au moins en France, puisqu'à la question : « Es-tu le Fils de Dieu ? », Jésus répond dans le Nouveau Missel : « C'est vous qui dites que je le suis. » « La réfutation si claire, si convaincante et si biblique de cette traduction impie, par Kéraly, lui mériterait à elle seule notre admiration et notre reconnaissance chrétienne », écrit Jean-Marc Berthoud.
L'étude se termine sur ces lignes choisies... dans la préface de Pierre Chaunu : « Y aurait-il, face à l'œcuménisme d'Arius, un œcuménisme d'Athanase ? Une rencontre sur le motif central de la Révélation qui dit création, chute, rédemption. »
L'œcuménisme d'Arius, c'est-à-dire l'œcuménisme d'une religion rationalisante, à la mesure de la raison humaine, est aujourd'hui affreusement répandu. Mais tout de même, la première caractéristique de la Réforme dont se réclament et Pierre Chaunu et Jean-Marc Berthoud, n'est-elle pas d'être une réduction rationalisante de la foi catholique ? Le traitement infligé à la doctrine sacramentelle en est la preuve la plus criante.
Il y a chez les protestants une incompréhension radicale de ce qu'est un rite sacré, et cela ne se peut que par une hypertrophie de la raison au détriment de ce que Guénon appelait l'intellect, l'intelligence spirituelle. Les hérésies rationalisantes exigent une liturgie en langue vernaculaire, signe et moyen de ces hérésies. Kéraly le dit. Jean-Marc Berthoud est muet sur ce point. Le même Guénon n'admettait pas qu'on parle de tradition protestante, et trouvait complètement absurde qu'on puisse parler de tradition républicaine.
151:263
Il faut bien convenir que le mot tradition conserve le même sens si on lui adjoint les épithètes de catholique ou orthodoxe, mais qu'il perd son sens sacré dès qu'on lui adjoint le mot protestant, indépendamment du fait qu'il y a réellement une contradiction dans les termes *tradition* et *protestant.*
C'est aussi porter atteinte à la divinité du Christ que de refuser la causalité sacramentelle et contester le pouvoir du Fils tout-puissant d'atteindre réellement ses fidèles par les signes sensibles des sacrements.
C'est pourquoi, malgré les éloges des « protestants de tradition », le livre de Hugues Kéraly est d'un œcuménisme fort limité. Si le « consubstantiel » est une ligne de partage qui nous permet de nous retrouver dans le même camp, reconnaître clairement la divinité du Christ mais refuser les prolongements de l'Incarnation rédemptrice que sont les sacrements est une autre ligne de partage qui, elle, nous sépare. Dans cette perspective, l' « œcuménisme d'Athanase » ne risque-t-il pas d'être un trompe-l'œil ?
Yves Daoudal.
============== fin du numéro 263.
[^1]: **\*** -- Cf. It. 305, note 3, p. 6 : A la page 8 de cet article, dans les « principaux extraits de la relation qu'en a faite Lucie », n'est pas citée la phrase : « *Au Portugal se conservera toujours le dogme de la foi* », en général omise par le chanoine Barthas, et dont la portée n'avait pas été remarquée.
[^2]: -- (1). Voir tous les documents pontificaux dans le numéro spécial (épuisé) d'ITINÉRAIRES : *La royauté de Marie et la consécration à son Cœur Immaculé* (numéro 38 de mai 1959). -- Sur Fatima, consulter les ouvrages du chanoine Barthas : *Les apparitions de Fatima* (Fayard 1952) ; *Fatima et les destins du monde* (Fatima-Éditions, Toulouse 1956) ; *Fatima merveille du XX^e^ siècle* (id., 1957) ; et subsidiairement : *De la Grotte au Chêne vert* (id., 1960). Dans ces ouvrages, l'interprétation des événements politiques contemporains est souvent sommaire ou même contestable, mais la documentation sur Fatima est très sûre et très sérieusement interprétée.
[^3]: **\*** -- original : 1962. Vérifier si possible.
[^4]: -- (1). Pierre Chevallier, *La Séparation de l'Église et de l'École,* Fayard, 1981, 485 pages. Voir l'article de Rémi Fontaine dans ITINÉRAIRES d'avril 1982.
[^5]: -- (2). Ne pas confondre avec le fameux article 7 de la loi de 1880 révisant la loi Falloux sur l'enseignement supérieur. Cet article 7 qui interdisait tout établissement d'enseignement aux membres d'une congrégation religieuse non autorisée fut repoussé par le Sénat. Jules Ferry, sans se démonter, prit alors des décrets expulsant les religieux.
[^6]: -- (3). « On nous a commandé le silence. On nous a ordonné de paraître satisfaits », aurait-il dit selon le chanoine Capéran (*Histoire de la laïcité contemporaine*), qui s'appuie sur *l'Univers* du 3 mai 1882.
[^7]: -- (1). Les témoins ont rapporté plusieurs faits miraculeux qu'ils ont constatés à ce moment. Nous avons rappelé dans ITINÉRAIRES (janvier 1967) l'impossibilité où s'est trouvé Thiérache de brûler le cœur de Jeanne qui fut, avec les cendres, jeté vivant dans la Seine.
[^8]: -- (1). Cf. Pierre Géraud**-**Keraod. « Situons notre pédagogie ». Dans *Scout d'Europe. Maîtrises,* déc. 1977.
[^9]: -- (2). Ce n'est pas gratuitement que je parlais d'or et de pierres précieuses. L'hymne retouchée garde les joyaux mais n'a plus l'*or le plus pur.* Et pourtant la valeur symbolique de l'or est plus riche que celle de joyaux.
[^10]: -- (3). C'est bien par la psalmodie que le moine *apprend* la contemplation.
[^11]: -- (4). Ce mot de *corruption* a été repris par Pie XII dans *Mediator Dei :* « L'emploi de la langue latine est un signe d'unité manifeste et éclatant, et une protection efficace contre toute corruption de la doctrine originale. »
[^12]: -- (5). *Secretus* est le participe passé de *secerno,* mettre à l'écart.
[^13]: -- (6). Exciter la piété et (allumer) la dévotion était déjà l'expression utilisée par Jean XXII dans la bulle *Docta Sanctorum.*
[^14]: -- (7). *Musicae Sacrae Disciplina* 1955.
[^15]: -- (8). Je ne nie pas qu'il y ait une saine psychologie religieuse et de bons livres qui s'en inspirent. Mais cela ne m'intéresse pas.
[^16]: -- (9). Leur séparation indique bien qu'il s'agit d'une victime immolée.
[^17]: -- (1). 12 rue Calmels, 75018 Paris.
[^18]: **\*** -- original : serviteurs. \[2003\]
[^19]: -- (1). Selon le témoignage du chanoine André Boyer dans la revue *Catéchèse,* n° 29, p. 401.
[^20]: -- (2). Lettre de saint Pie X au cardinal Pierre Respighi, 14 juin 1904.
[^21]: -- (3). Mot attesté par le chanoine André Boyer, *loc. cit.,* p. 402.
[^22]: -- (4). *Catéchisme à l'usage des diocèses de France*, « édition revue et corrigée 1947 », Éditions Tardy 1947, imprimatur de « Joseph Lefebvre, archevêque de Bourges ».
[^23]: -- (1). Dans la préface, l'AFS (« Action familiale et scolaire ») précise que ce catéchisme, avant d'être édité, avait été rédigé, durant l'année scolaire 75-76, en petites fiches ronéotées. A cette époque, l'auteur ne songeait nullement à l'éditer. C'est l'AFS qui a proposé une édition, pensant rendre service.
[^24]: -- (1). Quelques lignes plus haut, on nous disait que *les jeunes n'ont pas à imposer leur mode d'être chrétien.* On nous dit maintenant qu'ils *imposent de renoncer* au « modèle » unique du « centralisme unificateur romain ». Ainsi, selon l'auteur, les jeunes n'imposent pas leur modèle, ils imposent qu'il n'y ait aucun modèle : bref, un christianisme qui « n'est pas limité par des définitions » -- ce qui est pourtant une définition... C'est un sophisme qui se détruit lui-même, de la même manière que : « il est interdit d'interdire ». (Note d'ITINÉRAIRES.)