# 264-06-82
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## Vingt ans après
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« Je n'y peux rien si les deux Pieds-Noirs que j'ai le mieux connus se sont présentés en tenue de combat. Quatre ans plus tard en effet \[1944\], je me retrouvais dans la nature, et non loin de la Bourgogne... Parmi les autochtones allobroges qui formaient le gros de la compagnie se trouvait un Français d'Algérie. Je ne savais toujours pas qu'on les appelait Pieds-Noirs. Nous étions très amis et quand il est mort le ventre ouvert par une rafale de mitrailleuse je l'ai entendu murmurer : « *Ne m'abandonnez pas. *» Bien entendu. Mais toute l'importance et la difficulté de cette recommandation m'est apparue quelques années plus tard. »
Jacques Perret.
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« Restons-en là de ces hontes et de ces horreurs mais le temps n'est pas venu de les oublier. Il est même utile de les avoir présentes à l'esprit aussi longtemps que nous serons gouvernés par les libérateurs de l'Algérie. Tous les hommes politiques actuellement sur la scène ou en coulisse ont mis la main à ce travail infamant et calamiteux. Il est sage d'y penser chaque fois que l'un d'eux ouvre la bouche pour faire le mentor, la sirène, le paladin ou même le brave homme. »
Jacques Perret.
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### Vingt ans après 1962 -- 1982
*VINGT ANS ont passé depuis l'indépendance de l'Algérie, qui date de juillet 1962, moment où les* *autorités françaises cèdent leurs pouvoirs, et non pas du 19 mars précédent, comme on veut le faire croire.*
*Vingt ans, c'est une longue période, surtout dans notre société. La masse d'informations a pour première conséquence de réduire la mémoire. L'indépendance de l'Algérie est, pour la plupart, un fait très lointain, qui n'intéresse* pas. *Ce n'est sans doute pas le cas des lecteurs d'ITINÉRAIRES, mais il a semblé bon, de toute façon, de rappeler que cette façon de voir est une erreur. Même un acte oublié continue de dérouler ses conséquences. L'Histoire a son rythme, qui se moque du nôtre.*
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*Une première partie de ce numéro montre quelques aspects de la situation due à cette rupture. Le colonel de Blignières parle des disparus, sur lesquels on fut toujours si muet en France. A. Kaberseli, du sort fait aux Français-musulmans. M. Boyer est l'homme le mieux placé pour dire la vérité sur la question des archives. Il a bien voulu le faire pour* ITINÉRAIRES. *J. M. Kalflèche traite du présent de l'Algérie et de ses perspectives d'avenir. J.-P. Angelelli, de l'opinion française devant cette question. Un dernier article, des conséquences du mensonge où l'on s'est enfermé depuis vingt ans.*
*Une deuxième partie évoque l'Algérie d'avant 1962. Le Professeur Goinard parle de la communauté catholique, ranimée sur cette terre pendant plus d'un siècle. M. X. Yacono de l'Université d'Alger, qui, en peu de temps, accomplit une œuvre si riche, restituant le passé du Maghreb, éclairant la civilisation musulmane, ainsi que les passés punique et romain de cette terre, et créant une école de médecine qui fut au premier rang des écoles françaises. P. Gourinard, lui, traite de la colonisation telle que la concevait un historien légitimiste du XIX^e^ siècle. J. Bisgambiglia et J. F. Sero évoquent, chacun à leur manière, une Algérie quotidienne, qui ne ressemble pas aux légendes qui ont cours.*
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*La troisième partie rassemble quelques profils d'écrivains. P. Dimech a choisi les* « *algérianistes *»*, J. Bisgambiglia rappelle le souvenir de Jean Brune et d'Edmond Brua, le Pr Goinard celui d'E. Dermenghem. Comme on pense, il ne s'agit pas d'un palmarès : si ç'avait été le cas, on aurait fait place à Camus, à Jean Servier, à Marie Elbe. Et l'un des meilleurs romans de notre génération traite de l'Algérie, comme le rappelle A. Kaberseli c'est* La leçon d'anatomie, *de V. Volkoff. Mais encore une fois, il ne s'agissait pas d'un palmarès. Pourtant, ce n'est pas par hasard qu'on n'a pas eu envie de parler ici de Jules Roy, de Roblès ou de Gardel, de ceux que la critique commerciale et partisane a mis sur l'estrade.*
G. L.
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### Les auteurs de ce numéro
-- Colonel de BLIGNIÉRES.
-- Ahmed KABERSELI : président du conseil national de coordination des associations de rapatriés musulmans. Directeur du *Clin d'œil* (15, r. Victor Hugo, 76200 Dieppe).
-- Pierre BOYER : conservateur en chef honoraire des archives nationales. Auteur de *La vie quotidienne à Alger avant l'intervention française* (Hachette).
-- Jean-Marc KALFLÉCHE : journaliste au *Quotidien de Paris.* Auteur, sous le pseudonyme d'Étienne Mallarde, de *L'Algérie depuis* (La Table ronde).
-- Jean-Paul ANGELELLI : professeur d'histoire. A participé au numéro spécial d'ITINÉRAIRES de juin 1972 et au recueil *L'Algérie française* (SPL, 1980). Collabore régulièrement à divers périodiques : *Rivarol, Écrits de Paris, Les Africains, Les Français d'AFN.*
*--* Pierre GOINARD : chirurgien. Professeur à la faculté de médecine d'Alger, puis à celle de Lyon.
-- Xavier YACONO : professeur à l'université d'Alger ; professeur honoraire à l'université de Toulouse-Le Mirail. Auteur de *La colonisation dans les plaines du Chélif* (thèse), *Histoire de la colonisation française, Les étapes de la décolonisation française* (PUF, coll. « Que sais-je ? »). Prépare une grande étude sur les empires français.
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-- Pierre GOURINARD : professeur d'histoire. Avait participé au numéro spécial d'ITINÉRAIRES de juin 1972. Travaille à une thèse sur « les royalistes devant la France dans le monde ».
-- Jean BISGAMBIGLIA : journaliste. Petit-fils d'un instituteur corse qui enseignait dans une école du bled. Il est né à Orléansville (Chélif) en 1933. Il a fait ses débuts de journaliste à la *Dépêche quotidienne* à Alger. Il dirige l'agence de *Nice-Matin* pour la Corse. Avait participé au numéro spécial d'ITINÉRAIRES de juin 1972.
-- José SANCHEZ : professeur d'espagnol.
-- Pierre DIMECH : cadre bancaire. Vice-président du Cercle algérianiste.
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Dans le numéro spécial *Dix ans qu'on est là --* numéro 164 de juin 1972 -- je disais de GEORGES LAFFLY :
« *Arrivé en métropole le 30 juin 1962, il est un collaborateur habituel de la revue* ITINÉRAIRES *depuis 1965. Nous avons eu ensemble l'idée de ce numéro spécial. Il en a été l'âme, le réalisateur, le rédacteur en chef. *»
Il en est exactement de même pour le présent numéro.
J. M.
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## I -- Conséquences de la rupture
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### Nuit et brouillard sur les disparus
par Hervé de Blignières
A LA VEILLE de l'abandon de l'Algérie, un mot terrible fut prononcé, dit-on, par le général de Gaulle. Alors qu'une personnalité s'inquiétait devant lui du sort réservé à nos compatriotes et des souffrances qui les attendaient, le président de la V^e^ République lui répondit, laconique, « Eh bien, ils souffriront ! »... En effet, ils ont souffert, dans leur âme, dans leur chair parfois, dans leurs biens aussi. Vingt ans après ce drame, unique dans notre histoire, nombreux sont ceux qui souffrent encore.
Par delà les amnisties, les indemnités, les reconversions, les commémorations, il y a ceux qui n'ont même pas une tombe pour pleurer leurs disparus.
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Des milliers de familles françaises s'interrogent encore sur le sort de l'un des leurs, enlevé dans l'effroyable désordre provoqué par les accords d'Évian. Certaines se sont résignées, comme on se résigne à un mal incurable ; d'autres espèrent encore contre toute espérance en dépit de la chape de plomb que la V^e^ République, née du sursaut de sa province algérienne, a délibérément laissé tomber sur cet épisode tragique d'un abandon peu glorieux.
Voici dix ans, en juin 1972, la revue ITINÉRAIRES m'a déjà donné l'occasion de présenter le problème des disparus. Faute d'informations officielles, il revenait au représentant de la seule association qui ait pris en charge la sauvegarde des familles et des enfants de disparus de dire l'atroce vérité. Aujourd'hui, où les médias de France se font généreusement l'écho de disparitions ici ou là dans le monde, jamais à ma connaissance ces « organismes humanitaires » qui en appellent à la conscience universelle, n'ont évoqué les milliers de nôtres, disparus en Algérie. Mieux encore, hier une liste d'une vingtaine de pays, stigmatisés pour la pratique de l'enlèvement illégal, ne comprenait pas le nom de l'État algérien ! L'odeur du pétrole arabe a décidément des propriétés anesthésiantes sans égales : son effet sur la mémoire des responsables de la politique française dure depuis vingt ans !
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Avant d'analyser cette amnésie délibérée, il est sans doute utile de rappeler les données du problème. De nombreuses disparitions d'Européens ont été constatées pendant les huit années de la guerre d'Algérie, mais ces disparitions ont pris des proportions considérables dès le cessez-le-feu du 19 mars 1962. L'indépendance algérienne, le 1^er^ juillet suivant, n'y a pas mis fin : elles se sont prolongées jusqu'en septembre. Selon les témoignages, de sources très diverses, le nombre de ces disparitions après Évian a atteint 6.000 personnes de toutes conditions.
Or, dès 1963, le Secrétaire d'État chargé des Affaires Algériennes, M. Jean de Broglie, n'a cessé de minimiser le nombre des enlèvements avec disparition, arguant de restitutions, de décès prétendus certains, voire « des exagérations d'une certaine presse avide de sensation »... Le 7 mai 1963, sur intervention de M. Pleven à l'Assemblée Nationale, le Secrétaire d'État avouait la réalité de 3.080 disparitions. Mais le 5 novembre 1963, répondant à une question de M. Étienne Dailly au Sénat, il reconnaissait la disparition de « 1.800 personnes, et pas davantage ». Enfin le 24 novembre 1964, toujours au Sénat, lors de sa dernière déclaration publique sur ce sujet, M. de Broglie déclarait : « Il reste 1.773 personnes disparues, sur lesquelles nous avons la quasi-certitude d'un nombre de décès évalués à 1.165. Voilà une fois pour toutes la vérité sur ces disparus. »
Il est malheureusement à craindre que les paroles du Secrétaire d'État, dictées par la raison d'État, n'aient que peu de rapport avec la vérité. En effet, quelques mois après cette déclaration officielle et définitive sur les disparus, une modeste association fondée par le père de l'un d'entre eux pouvait réunir un fichier non exhaustif de 2.500 disparus, établi par contact direct avec les familles.
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Si l'on ajoute à cette liste les 450 militaires prisonniers, vivants en 1962, et qui n'ont pas été rendus à la France ; si l'on n'oublie pas les 35 militaires enlevés sans laisser de traces après les accords d'Évian, le nombre de 3.000 disparus répertoriés par cette association, sur la simple initiative des familles intéressées, demeure très en dessous de la réalité, constatée par de nombreux observateurs, étrangers notamment.
Mais dès 1963, lors de débats à l'Assemblée Nationale sur les disparitions de ressortissants, français, M. de Broglie n'avait-il pas eu le cynisme de déclarer : « Aujourd'hui l'aspect humain s'efface, et il ne reste qu'une coopération entre États. » Tel est l'aveu de l'option politique délibérément prise par le pouvoir en France pour en finir avec le drame des disparus. Le général de Gaulle s'était fait plébisciter en métropole pour s'être « débarrassé » de l'Algérie et du Sahara, comme s'il s'agissait d'une victoire, encore fallait-il que les voix étouffées des enterrés vivants ne viennent pas ternir ce « succès » élyséen !
Pour obtenir le silence des familles qui recherchaient l'un des leurs, tous les procédés seront mis en œuvre. Au plan politique, une convention à caractère secret entre Paris et Alger « liquidera » le contentieux franco-algérien. Au plan individuel, des pressions seront exercées sur les familles pour qu'elles acceptent un acte de décès pour leur disparu.
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M. de Broglie intervient pour la dernière fois devant le Parlement pour traiter des disparus en Algérie le 24 novembre 1964, c'est-à-dire trois mois après qu'une convention ait été signée, le 27 août 1964, entre le gouvernement français et l'État algérien, dans le plus grand secret. Les parlementaires, comme le public, n'en connaîtront la teneur qu'un an plus tard, le 17 août 1965, en lisant le Journal Officiel. Or, l'article 14 de cette convention stipulait que « ne peuvent être extradées les personnes accusées par l'État requis d'avoir commis une infraction politique ou connexe à une infraction politique ; ces personnes sont ipso facto exclues de l'amnistie réservée aux seuls combattants pour l'indépendance algérienne ». Alger avait dès lors les mains libres !
Au reste cette convention d'août 1964 ne faisait qu'entériner la décision du nouvel État algérien, signifiée en avril 1964 à l'Agence Centrale de Recherches du Comité International de la Croix-Rouge : « Le gouvernement algérien estime que la libération des personnes actuellement incarcérées dans ses prisons est un problème qui relève essentiellement de ses propres autorités, qui seules jugeront de l'opportunité d'une telle décision. » Dans ces conditions, est-il nécessaire de souligner la duplicité du gouvernement français face à l'opinion et à ses mandants parlementaires, ou encore le caractère atroce de sa décision d'abandonner ses ressortissants à l'arbitraire de la Révolution algérienne. Pour de Gaulle et ses ministres, deux ans après l'indépendance il n'y a plus de problème de disparus : il n'y a que des morts ou des prisonniers qui doivent rendre des comptes à la justice d'Alger pour leur action politique.
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Dans une réponse écrite à une question posée sur les disparus, M. de Broglie (J.O. du 25 avril 1965) ne fait pas mystère du caractère politique attribué par son gouvernement à tout disparu. Il a même la candeur d'y révéler à demi-mot le moyen de pression financier qu'il exerce pour inciter les familles au silence : « ...*il serait infiniment souhaitable,* écrit-il, *de ne pas rendre public ce qui a trait aux activités politiques éventuelles des disparus et de leurs familles, afin de ne pas priver celles-ci du bénéfice de la pension à laquelle elles peuvent prétendre. *» Il suffisait d'y penser... et de laisser entendre que les disparus étaient, peu ou prou, membres de l'O.A.S. et, à ce titre, du ressort de la justice algérienne. Hélas, en 1965, ce type d'insinuation avait souvent le don de calmer l'ardeur des hommes politiques qui courageusement avaient voulu répondre à l'angoisse des familles.
Cette discrétion suggérée aux parlementaires, sous le fallacieux prétexte de sauvegarder le bénéfice des pensions, s'inscrivait dans une opération plus personnalisée pour désamorcer le scandale des disparitions. Dès 1963, des centaines de familles ont reçu un avis du Secrétaire d'État aux Affaires Algériennes, leur signifiant une « présomption de décès » de leur disparu, sur la foi d'une enquête de la Croix-Rouge Internationale. Peu après ces familles se voyaient délivrer un jugement déclaratif de décès pour qu'elles puissent « prendre plus facilement les dispositions matérielles appropriées ». Et si certains se rebellaient contre cette hâte à conclure sans preuves matérielles, le Secrétaire d'État leur faisait valoir les avantages financiers de l'acte de décès par rapport à une « procédure d'absence » en justice, dont les frais n'étaient pas négligeables.
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Certaines familles, traumatisées, démunies, perdues dans les difficultés de leur réinsertion en métropole, ont fait confiance au Secrétaire d'État. D'autres, avec une foi inébranlable, confortées par des témoignages de survie postérieurs à l'enlèvement ont vigoureusement réagi contre le véritable chantage d'un acte officiel de décès en échange d'un silence monnayé. C'est ainsi que 300 familles se sont inscrites pour engager une procédure judiciaire d'absence en annulation de décès. Faute de moyens financiers, treize procédures seulement ont été engagées, et treize fois les tribunaux français ont annulé l'acte de décès, pour manque de preuves.
Sans doute M. de Broglie se référait-il, en s'adressant aux familles, aux conclusions de l'enquête de la Croix-Rouge Internationale, dont il refusait de publier les résultats, soi-disant pour la sauvegarde des familles. Encore eût-il fallu avoir l'honnêteté d'avouer qu'à la fin de 1962, aucune des enquêtes ouvertes sur la disparition de 594 Français n'avait abouti, qu'un an plus tard la Croix-Rouge avait été dessaisie de la mission de recherches dont elle avait été investie par le gouvernement français, et que le constat de sa Commission de Recherche se résumait dans l'immense majorité des cas à ceci : « pas de traces constatées de décès ». Restaient pour élucider le sort des disparus, en Algérie le Croissant-Rouge, en France les services de M. de Broglie. Ni l'un, ni l'autre, pour des « raisons d'État » identiques, sinon connexes, n'ont mis une volonté sans faille à la recherche de nos disparus.
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Voici dix ans, j'écrivais dans cette même revue : « Il est certain que de nombreux disparus n'ont pas trouvé la mort le jour ou dans les mois qui ont suivi leur enlèvement. Il est non moins sûr que des familles, pendant plusieurs années, ont continué à recevoir épisodiquement et souvent spontanément des informations, indices ou renseignements sur la présence de leur parent dans tel ou tel coin d'Algérie. » A l'époque, j'illustrais cette information de quelques témoignages de disparus rescapés des prisons algériennes en 1963 et 1964. De leurs yeux, à l'heure où M. de Broglie disait à leur sujet : « Je ne vois qu'un désert sans vie », ces évadés avaient constaté la présence de centaines d'Européens détenus dans des camps ou des prisons. Parfois l'un d'entre eux leur était connu, dont l'un, bien vivant en mai 1964, avait été déclaré décédé le 21 décembre 1963 par le Secrétaire d'État aux Affaires Algériennes. Plus tard encore, en 1968, un officier français de souche musulmane, après quatre ans d'internement dans les prisons algériennes, confirmait que des Français disparus en 1962 se trouvaient encore dans les lieux de ses incarcérations successives.
Il faut bien constater qu'aucun de ces témoignages formels de rescapés, qui ne se sont pas évanouis dans la clandestinité en France, n'a été exploité par le gouvernement français. Jusqu'au départ du général de Gaulle et pendant les quelques années suivantes, où il était de bon ton, du moins en ce qui concerne l'Algérie, de ne rien remettre en cause, les autorités et l'administration françaises ont tout fait pour étouffer une information contredisant le dogme proclamé d'un contentieux franco-algérien définitivement réglé depuis 1964.
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Cette attitude, politiquement marquée du sceau de l'impuissance, militairement signée de l'empreinte d'une défaite, humainement frappée d'indignité morale, n'a laissé d'autre ressource aux familles que de partir elles-mêmes à la recherche de leur parent disparu. Selon leurs relations personnelles et leurs moyens financiers, souvent dérisoires, elles se sont adressées à tous ceux qui de près ou de loin pouvaient leur ouvrir des portes ou leur procurer des informations. En France, des personnalités politiques ou autres, touchées par ce drame, n'ont pas hésité à intervenir en leur faveur près de telle ou telle autorité normalement en mesure de faciliter enquête et recherches. En Algérie, ce qui restait de l'Administration française, civile ou militaire, avouait son incapacité à agir, faute d'ordres.
Parmi les parlementaires, la réponse de M. Maurice Schumann au père d'un disparu traduit bien les sentiments personnels, sinon politiques, d'un « inconditionnel », pourtant scandalisé parce que mis au fait de la réalité. « *J'ai honte,* lui écrivait-il le 25 septembre 1962, *de l'impuissance des pouvoirs publics de mon pays. *» Ce père angoissé avait déjà reçu le 23 août de la même année une réponse de M. Joxe : « Je voudrais vous aider, en ce qui me concerne, à remplir la mission que vous vous êtes donnée. » Quelques mois plus tard, l'aveu du Secrétaire Général du Quai d'Orsay, qui avait entrepris de difficiles négociations pour constituer des équipes de recherche franco-musulmanes avec M. Khemisti, ministre des Affaires Étrangères de Ben Bella, faisait preuve de plus de réalisme : « *La France,* disait-il à ce même père de disparu, *a donné tous ses renseignements, et perdu tous ses moyens de renseignement. *»
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De 1962 à 1973 quatorze parlementaires, -- c'est peu, mais tout à leur honneur, -- ont relancé le problème des disparus au Sénat ou à l'Assemblée Nationale. On sait les réponses du porte-parole du Gouvernement qui, à partir de novembre 1964, s'en est tenu à la dernière déclaration publique qu'il avait faite sur ce sujet au Sénat.
J'aimerais ne pas avoir à rappeler le comportement passif de notre armée et de notre police, alors que des enlèvements leur étaient signalés à proximité de leurs cantonnements. L'une et l'autre avaient reçu des ordres de non intervention... Il est pénible également de souligner l'inefficacité totale des autorités françaises, enfermées au Rocher Noir alors que des milliers de familles sombraient dans le désarroi. Et que penser du neutralisme silencieux en cette affaire de la majorité des évêques de France, sans évoquer même l'engagement de Mgr Duval, archevêque d'Alger, tout à son avenir musulman en oubliant ses brebis chrétiennes au fond de l'abîme.
Quoi qu'il en soit, un exemple illustre sans commentaires le passage aux oubliettes des demandes de recherches venues de Paris : la sœur d'un disparu, qui avait témérairement poursuivi ses investigations dans l'Algérois, où son frère avait été enlevé en juillet 1962, se vit répondre en 1963 par l'un des adjoints du consul de France dont elle avait obtenu audience :
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« Malheureusement quand je reçois des papiers de Paris sur ces affaires, j'ai aussi ordre de les mettre dans les dossiers. Cela ne va jamais plus loin. » « Surtout, ne le dites pas, ajoutait-il, je perdrais ma place. »
Tous les fonctionnaires français n'ont pas fait preuve de la même pusillanimité. Tel ce contrôleur général de la Sûreté Nationale, chargé par le Ministre de l'Intérieur d'enquêter sur l'authenticité d'un témoignage prouvant la survie d'un disparu après son enlèvement, qui n'hésitait pas dans son compte rendu à M. Frey, en date du 30 juin 1964, d'abord à dépolitiser le problème, ensuite à indiquer la procédure à suivre pour être fixé sur le sort de ce disparu, directeur de société : « ...Il paraît s'être tenu à l'écart des différents mouvements politiques (F.L.N., F.A.F., O.A.S., etc.) et il était estimé de ses employés musulmans... L'enquête complète effectuée au mois de septembre 1963 (par un commissaire divisionnaire français du cabinet de M. Farès) apporte un élément nouveau très important : c'est la détention, ou tout au moins le passage de M. G... dans les locaux de la Police Judiciaire d'Alger. » Et il concluait : « Ce fait pourrait peut-être permettre de poser officiellement aux autorités algériennes la question des motifs de son arrestation et du lieu où il a été transféré après son passage dans ce service de police. » A notre connaissance, la question n'a jamais été posée. Un mois plus tard, pour notre gouvernement, il n'y avait plus de contentieux franco-algérien par la seule grâce d'une convention alors secrète.
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Dans ces conditions, faut-il s'étonner des efforts entrepris par les familles, hors de toute voie administrative, pour rechercher l'un des leurs. Il était fatal qu'apparaissent ici ou là des intermédiaires et des « indicateurs » de toute nature, dont trop souvent l'intérêt n'était que financier. Si, au lendemain des jours troubles de l'indépendance, bien des musulmans fidèles, anciens employés ou proches des enlevés, ont pu apporter des témoignages irrécusables, par contre de moins scrupuleux ont compris avec le temps le prix qu'ils pouvaient tirer de l'incertitude poignante des familles rapatriées en métropole.
En dépit de cette honteuse spéculation sur l'anxiété de celles-ci, bien des informations gratuites et occasionnelles ont montré des traces de survie, des années après la disparition de 1962. On a fait dire au colonel Boumedienne, S'adressant à la fin de 1970 à quelques collaborateurs « A Paris on semble ignorer que nous détenons un très grand nombre d'otages français. Quand il le faudra, nous en communiquerons la liste à la presse, d'où une émotion considérable en France. Alors pour obtenir la libération de ces otages, il faudra mettre le prix ! » Je ne saurais garantir l'authenticité de ces propos, rapportés le 26 janvier 1971 dans l'*Éclair*, feuille hebdomadaire des rapatriés, mais ce dont je suis sûr, c'est que plusieurs témoignages sur la survie de disparus sont parvenus à notre association de sauvegarde plus de dix ans après les événements.
Au cours de l'été 1972, un citoyen français depuis 1943, kabyle d'origine, catholique et ancien combattant, a pu être retrouvé et rapatrié par les soins de notre association. Son décès avait été prononcé selon la procédure officielle prônée par le Secrétaire d'État aux Affaires Algériennes.
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Arrêté par l'A.L.N. en juillet 1962 comme « collaborateur ». Incarcéré à Maison Carrée, puis à Lambèze jusqu'en novembre 1965, époque à laquelle il avait plusieurs Européens comme compagnons d'infortune. Ensuite jusqu'en décembre 1967 l'A.L.N. l'a fait travailler au déminage du barrage de l'Est Algérien, en compagnie d'anciens soldats français de souche musulmane. Il a assisté à plusieurs tentatives d'évasion ; lui-même a été repris, puni de cinq mois de « cabane » ; enfin, dans les derniers jours de 1967, il a été « remis en circulation », sans plus de jugement que lors de son arrestation, et après lui avoir retiré tous ses papiers prouvant sa nationalité française. Lors de l'indépendance, sa famille avait regagné la France. Il doit à l'inlassable recherche de sa fille et au courage d'un prêtre, membre de notre association, d'avoir retrouvé sa liberté et son état-civil en métropole.
L'année suivante, le 4 août 1973. G... M..., ancien combattant de la France Libre, est rapatrié très officiellement grâce à l'intervention de notre ministre des Affaires Étrangères, Michel Jobert, auprès de son homologue algérien Bouteflika. G... M... n'est pas un disparu de 1962, il a été arrêté le 7 mai 1967 en Algérie pour « espionnage économique », il a passé cinq années dans les prisons d'Oran, de Boufarik et de Lambèze, où il a côtoyé plusieurs Européens incarcérés dans le plus grand isolement. Certains sont là depuis 1962. A noter que G... M... à son débarquement à Orly a été immédiatement « chambré », sans doute par les services spéciaux pour qui il avait travaillé. Il leur a parlé de ces détenus qu'il avait côtoyés.
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« Ne vous occupez pas de ces gens-là, lui a-t-on répondu, le quai d'Orsay s'en occupe. » Quoi qu'il en soit, en octobre 1973, notre association a pu recueillir de sa bouche les noms (au moins phonétiquement), l'origine et parfois la profession de ces détenus. Trois ont pu être identifiés à la prison militaire d'Oran en 1967, deux à Boufarik en 1968, trois à Lambèze en 1972. Nous verrons comment le quai d'Orsay alerté par nos soins n'a pas été en mesure d'exploiter ces renseignements.
Mais plus étonnant encore, le 4 octobre 1974, dans une petite ville du Massif Central A... P..., 24 ans, chauffeur-livreur, rencontrait fortuitement son cousin germain H... P..., 46 ans, disparu en Algérie depuis douze ans et qui, originaire de cette région, cherchait à y retrouver les siens, parents, femme et enfants. Un hasard malencontreux lui fait rencontrer dans un café un ancien camarade qui lui dit qu'il pensait que sa femme s'était remariée. C'était faux. Hélas, le mal était fait et H... P..., qui avait dit à son cousin : « Il n'y a plus qu'une chose qui m'intéresse, c'est de revoir mon fils Bruno », disparaissait à nouveau sans laisser de traces. Toutes les autorités locales ont été immédiatement alertées. La réaction d'un employé de la Préfecture déclarant : « *Tout individu qui se présenterait comme un disparu de 1962 ne pourrait être qu'un imposteur *» n'a pas suffi à détruire la certitude de la survie de ce disparu, qui avait été précédemment déclaré décédé par l'administration française. Ce fait nouveau, attesté par une déposition devant la gendarmerie, confirmé par la présence de témoins, a fait l'objet d'une requête près du Procureur de la République en annulation de l'acte de décès et en poursuite des recherches. La famille en a saisi le ministre de l'Intérieur, M. Michel Poniatowski, qui en a immédiatement accusé réception.
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Toujours au cours de l'année 1974, des rapatriés d'Algérie ont signalé au général Jouhaud le retour en France d'une femme européenne enlevée en 1962, totalement « irrécupérable » physiquement et moralement après avoir passé plus de douze ans dans le bled algérien.
Enfin d'autres informations, le plus souvent impossibles à contrôler, ont fait état à cette époque de la présence d'Européens résidant en des coins peu accessibles d'Algérie. L'Association au service des disparus n'avait ni les moyens ni les franchises nécessaires pour faire des investigations sur le terrain. Toutefois, au cours de l'été 1974, un « arabisant » des nôtres a pu se rendre dans les Aurès pour vérifier une information dans trois villages, perdus dans la montagne, qui auraient caché quelques Européens. Le renseignement était faux. Mais, *contrairement aux assertions du quai d'Orsay,* prétendant que l'Algérie était désormais parcourue par trop de Français, coopérants ou autres, pour qu'il puisse y avoir des « caches », *aucun de ces trois villages n'avait été visité par des Français depuis 1962.*
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Tout au long de mon analyse, j'ai évoqué sans chaleur l'attitude des autorités françaises dans le drame des disparus. L'honnêteté m'oblige à dire qu'elles nous ont reçus, -- nous, les représentants des familles des disparus, -- qu'elles nous ont écoutés, qu'elles ont été émues, mais qu'elles ne nous ont pas crus.
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Inutile de revenir sur la période qui a suivi l'indépendance, où le générai De Gaulle avait fait de l'Algérie un sujet « tabou ». Je n'évoquerai pas non plus les interventions -- à l'issue souvent heureuse -- de notre gouvernement, au bénéfice des coopérants assez nombreux qui ont été enlevés en Algérie après les événements de 1962. Je me limiterai à montrer les raisons de l'échec des négociations menées par notre association pour sauver les derniers disparus vivants.
La liste des personnalités politiques que nous avons alertées est considérable. Si leur accueil était bon, leur possibilité d'action se réduisait souvent à une intervention publique ou personnelle près des responsables du gouvernement. C'est donc l'attitude de celui-ci et de son administration qu'il s'agit de résumer pour comprendre l'inefficacité de nos efforts.
Grâce à M. Max Lejeune, vice-président de l'Assemblée Nationale, j'ai pu à ses côtés, le 6 mai 1970, présenter notre dossier à M. Maurice Schumann, alors ministre des Affaires Étrangères. Celui-ci, très affable et sensibilisé par l'aspect humain, déclarait à l'issue de l'entretien en avoir appris plus en quelques quarts d'heures qu'au cours de tout son séjour au quai d'Orsay : il ignorait même qu'il y eût des rescapés des prisons algériennes en 1968... Il promettait d'agir.
Dès lors l'Association a été constamment en contact avec le Secrétaire général et surtout avec les services consulaires des Affaires Étrangères. L'histoire de ces relations avec des diplomates fort courtois et bien intentionnés ne saurait avoir sa place ici. Malheureusement, ils avaient tous l'intime conviction qu'après plus de dix ans il ne pouvait plus survivre aucun disparu en Algérie, même en très petit nombre :
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leurs services diplomatiques et consulaires en auraient eu vent sur place. Leur position était la suivante : « Amenez-nous des preuves, des lieux de détention, des noms précis et nous pourrons tenter quelque chose. »
Certes le ministère des Affaires Étrangères ne dispose pas de services de renseignements, encore que le gouvernement en ait, et eût peut-être mieux fait de ne pas « reconvertir » ses antennes Outre-Méditerranée. Il n'en demeure pas moins que les familles de disparus, pour la plupart très démunies, étaient dans l'incapacité totale de mener des investigations, surtout dans un pays qui leur était hostile. En dépit de cette situation paradoxale, notre Association a fourni au quai d'Orsay toutes ses informations dignes de foi, telles celles énumérées plus haut, et aussi des renseignements d'origine moins sûre. En fait, jamais elles n'ont pu ou su être exploitées. Sans doute la convention de 1964 sur le contentieux franco-algérien pesait trop lourd pour poser le problème de l'ensemble des disparus à Alger.
Sauf erreur de ma part, je pense que le seul responsable politique qui ait soulevé le problème à ce niveau est M. Michel Poniatowski, alors ministre d'État, ministre de l'Intérieur, lors de son voyage exploratoire fin 1974 pour préparer la visite en Algérie du président de la République. Avant son départ, il s'était fait constituer un dossier sur les disparus par M. Éric Degremont, son chef de cabinet, chez qui j'étais convoqué. Selon ce que ce dernier m'en a dit, lorsque M. Poniatowski a évoqué le problème devant un membre du gouvernement algérien, il lui aurait été répondu :
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« *C'est la première fois que le gouvernement français nous pose cette question. *» Malgré cette approche, les faits semblent prouver que cette fameuse question n'a pas été traitée entre les deux chefs d'État. Le seul résultat positif de l'affaire a été la mise à l'écart d'un indicateur indélicat qui abusait les familles des disparus, et ceci grâce à l'action intelligente du service de police du ministère de l'Intérieur.
Mon lamentable récit s'arrête là ; la suite ombre dans l'actualité, toujours marquée d'un silence révoltant. Dieu seul sait s'il y a encore quelque malheureux à sauver. Mais je maintiens que la France n'a pas le droit de sceller une chape de plomb sur le sort des disparus que par sa coupable passivité elle a laissé arracher à l'affection des leurs. L'État français a les moyens d'éclairer les familles sur le sort, si pénible soit-il, de ceux qu'il n'a pas su protéger. La France peut et doit exiger des comptes. Une convention « confidentielle », un manteau d'honorabilité acquis au prix du silence, la nécessité d'approvisionnements en pétrole ou en gaz, des intérêts économiques ne sauraient justifier la politique que suit notre pays depuis vingt ans, dès lors qu'il y va de la simple morale naturelle.
Le scandale est d'autant plus flagrant que les démonstrations publiques d'aujourd'hui bafouent la mémoire des disparus. Ben Bella se pavane sur les écrans de nos télévisions pour nous livrer ses états d'âme ; Boumedienne a le grand honneur de voir s'incliner sur sa tombe notre nouveau président de la République : l'un et l'autre ne sont-ils pas responsables des disparitions de milliers de nos compatriotes ?
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Mieux encore, la presse nous annonce avec force commentaires la *journée mondiale des disparus,* organisée le 23 janvier 1982 par Amnesty International pour sensibiliser sur ce sujet l'opinion publique, *mais elle ne souffle mot des milliers de Français disparus en Algérie !*
Le rapport d'Amnesty International décrit d'une façon saisissante les angoisses des proches des disparus : puissent nos compatriotes le lire ; et avant le Guatemala, le Chili et l'Argentine, penser aux familles françaises qui souffrent encore et toujours d'une plaie saignante. Il y a peut-être un « état de grâce » pour les politiciens, les syndicalistes, les marxistes qui ont applaudi les couleurs du F.L.N. flottant au-dessus d'Alger ; il n'y en a pas, il n'y en aura jamais pour ceux qui, de ce fait, n'ont pas même une tombe pour pleurer un être cher.
Hervé de Blignières.
*Président de l'Association pour la sauvegarde\
des familles et enfants de disparus.*
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### Et les Français musulmans ?
par Ahmed Kaberseli
LE 17 FÉVRIER 1982, à Antenne 2, l'historien André Castelot a retracé, non sans quelque noblesse, la figure du colonel Bastien-Thiry, responsable de l'attentat du Petit-Clamart contre le général de Gaulle.
Une des raisons essentielles, voire le mobile déterminant, de l'action du colonel Bastien-Thiry, non évoqué lors de l'émission, fut le massacre ([^1]), à l'époque, de dizaines de milliers de Français-musulmans laissés ignominieusement sans défense.
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Mais comment faire grief à l'académicien de cette omission ? ([^2]) Il n'est question que de Charonne, du 19 mars 1962, de la fin de l'Algérie française, de l'O.A.S. et de l'exode des pieds noirs, qualifiés à l'occasion de sujets « tabous » alors que le seul véritable « tabou » concerne bien les harkis et leur abandon ([^3]).
Quelques chiffres :
Selon un document du ministère de la Défense du 21 avril 1977 sur 200.000 supplétifs incorporés en Algérie, 150.000 sont considérés comme « disparus ou exécutés ».
Quelques faits :
Par le télégramme n° 125/IGAA -- 16 mai 1962 /ultra secret/strict confidentiel, le ministre d'État Louis Joxe demande au haut commissaire de rappeler que toutes initiatives individuelles tendant à l'installation en métropole de Français-musulmans étaient strictement interdites.
Une directive du 15 juillet 1962, de la même personne, précise que les supplétifs débarqués en métropole en dehors du plan général seront renvoyés :
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Le *Figaro* du 23 mai 1962 écrivait : « Il y a quelque temps une centaine de harkis arrivés à Marseille étaient refoulés et renvoyés en Algérie ; leurs papiers n'étaient pas en règle. Hier cinquante harkis et leurs familles de la région de Palestro ont également été refoulés. »
Malgré le silence de rigueur sur un épisode très peu glorieux de notre histoire contemporaine, force est de constater que les Français-musulmans existent bien puisqu'on en parle de plus en plus.
Quels sont leurs problèmes, leurs espoirs, leurs déceptions, leur place particulière dans la communauté nationale ?
Les problèmes sont nombreux et dès l'abord difficiles à discerner.
La terminologie déjà nous interroge. Pourquoi « Français-musulmans » puisque l'on ne dit pas Français catholiques, Français israélites ou Français athées... La locution « Français-musulman » qui semble la plus appropriée et être entrée dans l'usage commun (sans pour autant éliminer une multitude de qualificatifs, comme Français de confession islamique, Algérien de nationalité française...) recouvre une population composite.
Sont Français :
*-- *les descendants des musulmans d'Algérie ayant opté pour le statut civil (8.000 au recensement de 1936) ;
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-- tous les anciens harkis, mokhazenis, membres des groupes mobiles de sécurité ou des groupes d'autodéfense, fonctionnaires, simples élus et leurs familles, qui se sont tous engagés pour la France et qui ont rendu ce choix irréversible ;
-- tous les musulmans qui en métropole en 1962 ont opté pour la nationalité française à ce moment-là ;
-- tous ceux qui ont réintégré la nationalité française depuis ;
-- tous ceux qui ont été naturalisés : beaucoup de Français-musulmans ont la nationalité marocaine ou tunisienne comme nationalité d'origine ;
-- les jeunes nés en France depuis le 1^er^ janvier 1963 de parents algériens nés en Algérie au temps de la souveraineté française. Ils sont nombreux : probablement plus de 300.000. Du fait des dispositions de l'article 23 du code de la nationalité française ils sont automatiquement Français. Le gouvernement algérien les considère comme automatiquement Algériens.
Il n'existe aucune donnée officielle concernant le nombre de Français-musulmans à part celle annoncée par le recensement de 1968 qui s'élève approximativement à 150.000 personnes. L'estimation de l'époque péchait probablement par défaut ; les chiffres paraissant fortement diminués par rapport aux estimations que certaines associations ont pu faire (de plus de la moitié, voire des trois quarts).
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Partielles en elles-mêmes, les statistiques de 1968 (avait-on sensibilisé les recenseurs à ce problème ?) excluaient déjà un nombre important de Français-musulmans (ainsi les jeunes nés après le 1° janvier 1963 de parents algériens), par ailleurs étant donné l'augmentation naturelle de l'ordre de 4 % par an, cette population ne peut en tout état de cause connaître qu'un accroissement rapide. En 1982, *on peut raisonnablement compter un million de personnes composant cette communauté,* voire davantage, parmi elles 400.000 à 500.000 anciens harkis et les membres de leurs familles, environ 300.000 jeunes nés de parents algériens en métropole après le 10, janvier 1963...
Encore convient-il de préciser que ne sont pas inclus dans ces chiffres, les enfants issus d'unions mixtes franco-algériennes ([^4]) très nombreux, se comptant en dizaines de milliers, qu'il existe un nombre relativement faible mais non négligeable de personnes de religion chrétienne mais d'origine musulmane ([^5]).
Tous les membres de la communauté ne connaissent pas les mêmes problèmes ; toutefois en dehors d'une élite intellectuelle (de fonctionnaires et de représentants des professions libérales) que l'on peut estimer à moins de 1 % de la population active, d'un pourcentage faible de commerçants et d'ouvriers qualifiés, la grande masse des Français-musulmans est classée tout au bas de l'échelle sociale (emplois de manœuvres ou d'ouvriers spécialisés).
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Le taux de chômage est élevé surtout chez les jeunes (tant chez les fils de harkis, que les fils d'immigrés) ([^6]). La situation à cet égard apparaît franchement explosive dans certaines grandes agglomérations.
De façon générale, les problèmes ne manquent pas et comme il n'est pas possible de les traiter tous en détail, il importera d'en dégager les principaux :
-- Les Français-musulmans subissent l'oubli de trop de leurs compatriotes.
-- Ils souffrent de graves discriminations, de difficultés d'insertion et d'adaptation retardant indéfiniment l'affirmation de leur personnalité et de leur légitime particularisme.
-- Et enfin ce n'est pas malheureusement le moindre de leurs maux, ils sont profondément divisés. Le nombre très élevé de leurs associations, généralement éphémères, dites de défense de leurs intérêts (plusieurs centaines) est là pour en témoigner.
Une minorité oubliée :
En 1972 déjà Robert Buron ([^7]) soulignait que « l'on ignore trop souvent que le groupe le plus nombreux parmi le million d'hommes et de femmes et d'enfants qui vivent en France est constitué par les Algériens Français » (au sens bien entendu de Français-musulman). Les Français-musulmans sont oubliés, sauf à la veille d'échéances électorales, c'est hélas ! trop connu.
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L'indifférence est quasi générale... Ainsi le rapport au Premier ministre de la commission du bilan présidée par M. François Bloch-Lainé bâcle le chapitre consacré à notre communauté, c'est le moins que l'on puisse dire : « Les musulmans d'origine algérienne ont vu leur situation économique s'améliorer beaucoup ces dernières années. La seconde génération est bien intégrée. Ils subissent néanmoins le même racisme de rue que les Nord-Africains (*sic*). Certains contrôles de police, qui ne leur sont pas destinés, leur rappellent que le faciès compte souvent plus que la carte d'identité. Mais ils savent défendre leurs droits. » A part la remarque relative au racisme, ces affirmations du rapport de Mlle Barot apparaissent dénuées de tout fondement. Quels sont les partis politiques, les cercles de pensée, les journaux, les revues et les ouvrages qui ont consacré des études approfondies à nos problèmes ? Le tour en est vite fait et les raisons en sont simples : les Français-musulmans dérangent.
Pour la gauche « progressiste » ce sont les combattants du mauvais choix !
Jacques Ellul l'explique dans *Trahison de l'Occident* ([^8]) en un raccourci terrible :
« ...Le F.L.N. a fini par triompher... Ils étaient donc des traîtres purs et simples, des collaborateurs méprisables comme le furent les collaborateurs des nazis... alors qu'ils avaient non pas trahi leur peuple, mais accepté une forme de civilisation nouvelle pour lui. Les harkis sont toujours parmi les pauvres, les plus pauvres et abandonnés... »
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Traîtres pour les uns, les Français-musulmans n'en demeurent pas moins « bougnoules » pour les autres.
Perte d'identité :
La perte d'identité est telle que le Français-musulman en ressort littéralement anéanti. La discrimination est de deux ordres, d'une part, la trop classique discrimination à l'égard de « l'Arabe » mais de l'autre elle se trouve aggravée car elle s'exerce à l'égard de Français qui trop souvent ne trouvent aucun réconfort auprès des autorités du pays qui est le leur.
N'est-il pas paradoxal de s'apercevoir que les réactions apparaissent infiniment plus vives lorsque sont bafoués les droits d'un Tunisien ou d'un Algérien.
Au moins le ressortissant d'un pays étranger peut-il escompter l'appui des autorités diplomatiques de son pays.
Les autorités françaises quant à elles semblent trouver tout à fait normales les discriminations (refoulements, confiscation de leurs pièces d'identité, insultes...) dont sont victimes, à leur arrivée sur le territoire algérien, les Français-musulmans.
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Comme semblent trouver normal trop de nos compatriotes et en premier lieu beaucoup de journalistes qui donnent un sens de plus en plus péjoratif au mot « harki » ([^9]). Employé ainsi le mot recouvre le plus souvent non seulement les anciens supplétifs mais également l'ensemble de la communauté franco-musulmane.
Comme celui de « harki », souhaitable apparaît également l'abandon du terme « rapatrié » souvent utilisé mais mal approprié car les Français-musulmans ont quitté leur patrie, villes et villages. Imagine-t-on leur déracinement ! Plongés d'une société agraire de subsistance, de tradition orale le plus souvent, dans un monde industriel de relations plus impersonnelles, leur déracinement est grand.
Les problèmes de générations, l'acculturation, les conflits nés d'une conception autre de la vie familiale, de la place de la femme : tout cela a engendré et occasionne encore bien des drames. Diverses affaires ces dernières années : des crises de « démence », dans lesquelles étaient impliqués de pauvres frères, le suicide d'une jeune lycéenne, Zohra, pour un soutien-gorge volé, l'histoire de Samia, entre autres, devraient inciter à une réflexion plus approfondie sur les inextricables difficultés d'ordre psychologique auxquelles sont en butte tant de déshérités ([^10]).
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Afin de brosser un tableau complet de la situation il convient de ne pas oublier tous les éléments du contexte socio-économique : « ghettos » existant toujours, les cités d'urgence, les hameaux forestiers, les logements surpeuplés...
Ajoutons à cela les sollicitations les plus diverses auxquelles sont soumis les jeunes (pressions des Algériens pour qu'ils abandonnent la nationalité française, attraits troubles pour la délinquance du fait du désœuvrement et des mauvaises fréquentations, abandon radical des traditions culturelles familiales par certains...).
Comment s'étonner dans ces conditions d'un malaise de toute la communauté qui est grevée de handicaps terribles... Hélas ! cette indétermination, cette instabilité perceptible au plan du Français-musulman de base est également visible au niveau des associations chargées de défendre leur cause.
La très difficile émergence\
d'une conscience collective :
La leçon est certes cruelle pour tous mais plus particulièrement pour les Français-musulmans tout n'est que rapport de forces.
Les viticulteurs, les paysans en 1982 savent se faire respecter, les Français-musulmans, non !
S'il y a une pléthore d'associations, ces dernières sont toujours aussi mal organisées, aussi peu efficaces.
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*Le Monde* des 29 et 30 septembre 1974 révélait à propos d'une grève de la faim à Évreux :
« Mais l'action est sans envergure, parce que mal organisée... »
*Sans Frontière* du 6 novembre 1981 sous la plume de Kamel Belarbi :
« J'ai renoncé depuis longtemps à essayer de recenser toutes les associations existantes, leur nombre dépasse les deux cents. Dans ce maquis, où la surexploitation le dispute à la magouille, le mépris à la manipulation... »
Il faudrait connaître les raisons profondes d'une situation apparemment inextricable Trois raisons d'ordre conjoncturel nous semblent essentielles :
-- le blocage opéré par les autorités publiques qui ont toujours eu intérêt, là plus qu'ailleurs, à ce que le problème soit éludé ;
-- les difficultés à trouver des cadres, hommes et femmes probes, réfléchis et dynamiques pour structurer le mouvement ;
-- l'impossibilité de rattacher les idées véhiculées par les associations à un courant idéologique déterminant de la vie politique et sociale française.
Le vieux principe « diviser pour régner » régente les hommes et les choses. La distribution de médailles, les prébendes, le favoritisme, le clientélisme transférés d'Algérie en métropole font toujours les mêmes ravages.
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L'espoir conserve malgré tout sa place
Malgré leur division, malgré une situation lamentable, les Français-musulmans espèrent en une véritable intégration dans la communauté nationale. Ils sont fiers des quelques trop rares réussites que connaissent des membres de leur communauté. Lorsqu'une jeune fille, fille de harki, venue illettrée à l'âge de 9 ans en métropole, docteur en biologie, accède à la notoriété à vingt-huit ans en recevant le prix de la « fondation de la vocation », ils mesurent qu'il suffirait de donner aux jeunes des moyens pour qu'ils fassent des merveilles. L'espoir subsiste en premier lieu de voir enfin reconnue la nationalité française, leur nationalité française, au sein de la communauté nationale.
Pour cela, les Français-musulmans estiment qu'un certain nombre de décisions doivent s'inscrire dans les faits :
-- premièrement : que l'on évoque tous leurs problèmes à la radio et à la télé (y compris le problème de la libre circulation entre la France et l'Algérie et le problème de la nationalité) ;
-- une fois les problèmes posés et débattus publiquement, que se concrétise sur le plan budgétaire ce qui n'apparaît jusqu'alors que comme des velléités bien vagues d'une intégration au sein de la communauté nationale.
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A ce propos, il s'agit de dénoncer l'intolérable scandale des crédits dérisoires accordés aux Français-musulmans, crédits dont la valeur réelle, sinon la masse, est en constante diminution ([^11]).
Ces deux impératifs, débat et crédits, s'imposent même aux Français-musulmans dont la conscience politique est très peu affirmée. L'instauration d'un véritable débat national apparaît d'autant plus nécessaire qu'il s'est établi pour d'autres minorités nationales comme la Corse par exemple.
Le déblocage d'une masse de crédits apparaît indispensable, ceux existant présentement servent surtout à maintenir des structures d'assistance (le « changement » à ce sujet est bien loin d'être significatif car on a remplacé 17 Biac par 90 délégués départementaux et passez muscade !).
Mais une évolution rapide de la situation est-elle concevable ?
Les Français-musulmans sont sceptiques car ils ont été échaudés par tant de déconvenues. Pour reprendre la formule célèbre, il leur est difficile d'avoir la mémoire courte.
Vingt années de désillusions
Il suffit de se souvenir dans quelles conditions dramatiques leur installation s'est opérée en métropole : camps de toile de Bourg l'Astic, Bias, Saint-Maurice l'Ardoise ([^12])...
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Il suffit de voir aujourd'hui dans quelle situation végètent des dizaines de milliers d'entre eux et pas seulement dans des camps qui existent encore et des hameaux forestiers dont la résorption est toujours reportée, mais également dans des « ghettos » de-ci de-là.
Il suffit de se rendre compte (tous les étés, c'est évident pour des centaines d'entre eux) que les Français-musulmans n'ont le bénéfice d'aucune protection diplomatique de la part des autorités françaises quand ils se rendent en Algérie.
Quelle place au sein\
de la communauté nationale ?
Pour reprendre une autre formule célèbre, de citoyens à part entière, ils se retrouvent citoyens... entièrement à part.
Il est permis de rêver et d'imaginer, outre le bonheur d'hommes et de femmes dont la dignité serait enfin reconnue et respectée, l'apport à l'ensemble de la communauté nationale d'une communauté française-musulmane enfin intégrée ! Alors qu'il n'est question que de renouveau islamique, d'ouverture au monde arabe, quel crime que de faire végéter une jeunesse riche de potentialités ! Comment continuer à négliger cet atout dont dispose la France ?
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Alors que l'on se gargarise de retrouvailles franco-algériennes, conçoit-on une réconciliation véritable faisant fi du problème ?
Que d'orages futurs, lourds de conséquences néfastes laisserait planer la non-résolution du problème de la nationalité.
Et les antiracistes se rendent-ils compte seulement que tant que les citoyens musulmans ne seront pas considérés comme des Français comme les autres, leur combat n'a pas la signification qu'ils veulent bien lui donner ?
En conclusion, force est de constater qu'en dehors de la prise en considération du problème qui hélas ! après vingt années d'attente, tarde encore, les Français-musulmans ne peuvent espérer qu'en la constitution de leur communauté en groupe de pression.
Ainsi, ils ne peuvent plus faire longtemps l'économie, lors des élections, d'une union basée sur le principe de la défense syndicale de leurs intérêts ([^13]), faute de quoi la seule issue résiderait à brève ou moyenne échéance en une explosion !
Les incidents sporadiques qui se multiplient, comme les événements de la banlieue lyonnaise où sont impliqués une majorité de Français-musulmans, ne donnent qu'une faible idée du risque d'explosion sociale de plus en plus entrevu par tous les observateurs.
Ahmed Kaberseli.
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### Les archives rapatriées
par Pierre Boyer
IL SEMBLE qu'une incompréhension fatale doive marquer les rapports entre l'Algérie d'avant 1962 et la métropole.
Déjà les pieds-noirs en avaient fait les frais. L'opinion publique les a longtemps tenus pour de riches colons exploiteurs, pourvus de confortables comptes en banque, ce malgré toutes les statistiques officielles qui constataient que leur niveau de vie moyen était inférieur à celui de leurs détracteurs. Il fallut le débarquement dans nos ports et nos aérodromes de ces malheureux n'ayant pour tout bien que leur maigre baluchon pour qu'une amorce de revirement se produise.
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Il en va de même, toutes proportions gardées, pour les archives rapatriées d'Algérie.
\*\*\*
A lire certains, à écouter d'autres, nous aurions ramené tous les papiers sécrétés par nos administrations d'outre-Méditerranée depuis plus d'un siècle, privant ainsi le nouvel État des bases d'action indispensables. Plus récemment des voix très autorisées ont été jusqu'à affirmer que nous avions emporté les archives relatives au premier tremblement de terre d'Orléansville, laissant ainsi les autorités algériennes dans une ignorance technique coupable. Et c'est tout juste si un très haut personnage ne nous attribuait pas la responsabilité des morts du second cataclysme.
Ayant, à l'échelon local, assumé la responsabilité du transfert, je me voyais déjà accusé, sinon de génocide, tout au moins d'homicide par imprudence.
Or nous n'avons absolument rien emporté des dossiers du séisme de 1954, qui sont restés dans les locaux de l'ancien service de l'urbanisme. Et au cas où ma parole ne suffirait pas, je renverrais à l'article d'un coopérant, publié dans un hebdomadaire bénéficiant du label de la gauche authentique, qui donne non seulement l'adresse mais encore le numéro de téléphone de ces bureaux.
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Cet incident est assez caractéristique de la façon dont l'affaire a été engagée. Les responsables algériens, ignorant ou feignant d'ignorer l'existence des documents laissés à leur disposition, revendiquent tout en bloc. C'est de bonne guerre et cela permet en outre, selon l'évolution d'une négociation future, de se donner les gants d'une compréhension généreuse en renonçant à réclamer ce que l'on possède déjà. Pour clore ce chapitre j'ajouterai que parmi les documents récemment remis à grand son de trompe, les archives d'Orléansville consistaient en tout et pour tout en un seul malheureux dossier, consacré aux secours distribués, auquel deux ou trois études sismologiques sans intérêt pratique avaient été jointes. C'était tout ce que l'on avait trouvé pour justifier d'imprudentes déclarations entérinant les revendications les plus contestables.
Autre cas : écoutant une émission radiophonique j'entendis avec étonnement un journaliste s'indigner à la pensée que l'ambassadeur d'Algérie se voyait contraint, selon ses dires, de s'adresser à Aix-en-Provence, où sont conservées les archives rapatriées, pour obtenir une attestation de son baccalauréat. Il fallait donc mettre fin à cette situation désobligeante et rendre sans tarder ces malheureux papiers abusivement transférés. Un moment de réflexion aurait pourtant permis à ce journaliste -- à moins qu'il n'ait jamais été bachelier -- de se rappeler que ces attestations sont fournies par l'Office central du baccalauréat de Paris. Et j'ajouterai, en ce qui nous concerne, que pas un seul dossier d'examens conservé au rectorat d'Alger n'a jamais été transféré à Aix.
Je pourrais multiplier les exemples de cette ignorance des réalités qui a singulièrement compliqué la question des archives. Ces dernières appartiennent à cette catégorie de sujets que tout le monde croit connaître et dont on parle à tort et à travers.
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Nous allons donc tenter d'apporter quelques précisions.
La question du rapatriement des archives d'Algérie ne se présentait malheureusement pas, pour la direction des Archives de France, comme une opération de type exceptionnel. Déjà s'étaient posés les cas des archives d'Indochine et de celles des Comptoirs des Indes. L'indépendance de la Tunisie et du Maroc, qui dépendaient directement du ministère des Affaires étrangères en tant que protectorats, avait également amené ce dernier à effectuer un transfert de même nature.
Des facteurs matériels et politiques conditionnaient ces opérations. Il ne pouvait être question de rapatrier la totalité des archives. Conservées soit dans des services spécialisés, soit dans différents bureaux éparpillés sur l'ensemble des territoires concernés, parfois sur des milliers de kilomètres dépourvus de liaisons régulières, elles représentaient des centaines de tonnes et parfois des milliers. Rappelons que l'administration coloniale embrassait, dans la pratique, tous les domaines, de l'Électricité aux Chemins de fer, des Hôpitaux aux services de Main-d'œuvre, de l'Agriculture aux Caisses d'épargne.
D'autre part il était indispensable de laisser aux nouveaux États une base administrative leur permettant d'assurer la transition dans de bonnes conditions.
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C'est pourquoi il avait été élaboré, en s'appuyant sur de nombreux précédents historiques, une doctrine divisant la masse des documents en deux grandes catégories, fort inégales en volume : d'une part les archives dites de souveraineté, d'autre part les archives dites de gestion.
Ces dernières, destinées à rester sur place, représentaient la quasi totalité des dossiers. Elles correspondaient aux archives réparties dans les différents services dont elles permettaient le fonctionnement : priver le service des impôts de ses registres, c'était peut-être rendre service au contribuable local mais c'était aussi priver de toutes ressources le budget du nouvel État.
Les archives de souveraineté, en revanche, ne concernaient en rien la vie matérielle du pays et pouvaient être transférées sans trop de peine car elles étaient groupées, et d'un poids raisonnable.
En quoi consistaient-elles donc ?
C'étaient, selon le critère retenu, les papiers des personnes ou des services investis par la loi de l'exercice de la souveraineté française. En clair elles comprenaient d'une part les affaires traitées par les gouverneurs ou résidents généraux, par leurs cabinets et, dans une moindre mesure, par leurs subordonnés directs, préfets ou administrateurs ; d'autre part celles de certains services spécialisés comme les services de police.
Un autre argument, d'ordre national celui-là, militait en faveur de leur rapatriement. Les sujets abordés dans ces dossiers l'étaient sous l'angle politique, en fonction d'instructions gouvernementales. Il ne pouvait être question de livrer à des États étrangers, et pour certains, hostiles, des documents mettant directement en cause la politique de la France dans les territoires dont elle avait eu la charge.
54:264
En Algérie, la tournure que prirent les événements fit que l'opération s'amorça de façon inattendue. La prise du gouvernement général, lors des émeutes du 13 mai 1958, s'était traduite par le saccage d'une partie des archives. Sensibilisée par ce fait, que la détérioration du climat rendait de plus en plus prémonitoire, la Direction des Archives de France pensa organiser un rapatriement préventif des archives de souveraineté, officiellement présenté comme une simple opération de microfilmage de sécurité. Les réactions à craindre ne venaient pas en effet du F.L.N., qui ignorait superbement le problème, mais des milieux européens et de leurs diverses organisations de défense, annonciatrices de l'O.A.S. Ce transfert, risquait en effet d'apparaître comme le prélude à une évacuation définitive. Par la suite les services de presse de l'autorité locale s'emploieront à démentir les rumeurs circulant en ville dont la presse ne manquait pas de se faire l'interprète.
L'opération devait donc s'effectuer dans une quasi clandestinité. En 1960 plusieurs réunions groupant des représentants de la haute administration, de l'Armée, de la Marine et des Archives de France mirent au point les problèmes matériels. Les archivistes devaient trier et mettre en sac les documents à transférer, l'Armée en assurer le transport jusqu'aux bases navales d'où la Marine les embarquerait pour la France. Aucun élément local n'était impliqué dans l'opération. Mais dans un pays qui vivait pratiquement sous la loi martiale, rien ne pouvait se faire sans le feu vert du général de Gaulle.
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Au cours d'un entretien privé qu'il lui accorda, le général fut mis au courant de l'opération projetée par M. André Chamson, directeur des Archives de France. Il lui répondit d'avoir à prendre ses responsabilités. Certains, excipant de cette formule, ont laissé entendre que le chef de l'État n'avait point donné son accord au transfert. Ce que l'on sait du caractère du général permet d'affirmer que s'il n'avait pas approuvé la mesure dont on avait pris soin de l'informer avant son exécution, il se serait arrangé pour le faire savoir et plus prosaïquement pour l'interrompre. Les responsables du rapatriement ne furent, par la suite, l'objet d'aucune sanction. Au contraire. En réalité, je pense que son attitude reflétait la perplexité où il était de voir cette opération susciter une violente réaction dans l'opinion européenne, qui espérait encore dans le maintien de l'Algérie française.
Restait à préciser la consistance des archives de souveraineté à transférer. Pour en saisir l'importance, un bref exposé de la façon dont étaient organisées les archives d'Algérie paraît indispensable.
Elles se trouvaient partagées entre deux services, théoriquement indépendants l'un de l'autre. D'une part les archives départementales et régionales, organisées sur le modèle métropolitain et gérées par la direction des Archives de France et d'autre part les archives du gouvernement général relevant directement du gouverneur général.
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Les premières, installées le plus souvent dans les locaux des préfectures possédaient un classement uniforme par « séries », selon l'origine et l'objet des dossiers. Il suffisait donc d'y prélever les séries concernant les cabinets préfectoraux et les bureaux de police. On devait y ajouter par la suite les dossiers du personnel métropolitain et les archives de la colonisation, qui intéressaient directement l'élément pied-noir lorsqu'il fut avéré que l'exode de ce dernier ne ferait aucun doute. Relevant des archives départementales se trouvaient les archives des sous-préfectures et des municipalités. Seules les séries politiques et policières des sous-préfectures, très importantes du fait des événements récents, furent prélevées. En revanche les archives municipales furent, dans leur totalité exclues du transfert.
Le problème se posait de façon beaucoup plus complexe pour les archives du gouvernement général. D'abord elles étaient structurellement réparties en trois groupes distincts. Ensuite loin d'être rassemblées en un seul endroit elles avaient été, du fait du manque de locaux, dispersées dans toute la ville d'Alger ; et depuis peu, du fait des événements politiques, une partie en avait été transportée à 50 km de là, au Rocher Noir, où la haute administration s'était réfugiée pour des raisons de sécurité.
Le premier de ces groupes était représenté par le service des archives du gouvernement général, qui ne conservait guère que des archives anciennes. Le prélèvement des séries politiques et policières, des dossiers de la colonisation et du personnel ne posait aucun problème.
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On devait y ajouter, par mesure de sécurité des archives antérieures à 1830, dont l'intérêt historique était capital et qu'il convenait de préserver des troubles qui risquaient de se produire par la suite. Le sort réservé à certaines archives après l'indépendance prouva la sagesse de la décision.
Beaucoup moins simple était le cas du second groupe constitué par les archives dites « des directions ». Chaque direction du gouvernement général possédait en effet un dépôt d'archives particulier où les dossiers subissaient une sorte de purgatoire avant d'être remis au Service d'Archives central. En principe il suffisait là aussi d'effectuer un prélèvement analogue. Malheureusement rares étaient les fonds classés et on se heurtait à une masse de documents difficilement identifiables. Enfin, comme nous l'avons dit, certaines de ces directions avaient émigré en ville, telle celle de l'Instruction publique, établie au Rectorat.
Troisième groupe, et de loin le plus important en volume, celui des archives conservées dans les bureaux malgré toutes les circulaires en prescrivant le versement, passé un certain délai. Leur éparpillement dans l'agglomération algéroise n'allait pas faciliter les choses. Heureusement la grande majorité d'entre elles relevait des archives de gestion.
Le tri de ces documents à transférer se trouvait compliqué par l'absence du responsable du service des archives, atteint d'une grave maladie. Ce fut finalement un jeune sous-archiviste, énergique et actif, qui prit l'affaire en main. Mais il se heurta souvent à la mauvaise volonté de certains responsables. Plutôt que d'avoir à contrôler une amorce de répertoriage, quelques-uns préférèrent brûler leurs archives.
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Au total, les dossiers prélevés dans les archives du gouvernement général et dans les archives départementales représentaient le vingtième ou le trentième des archives laissées sur place.
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La première expédition se fit le 15 avril 1961, quelques jours avant le « putsch des généraux ». Elle embrassait essentiellement la partie la plus ancienne, déjà classée, des archives du gouvernement général et des archives départementales d'Alger. Si l'on oublie les contre-ordres, les retards, les promesses non tenues, les défections, on peut dire que l'opération se déroula sans trop de difficultés, surtout lorsqu'on la compare à celle qui suivit.
Le second transfert, prévu pour la fin de l'année, commença par être repoussé de mois en mois du fait de l'aggravation de la situation. Alger baignait dans la guerre civile. Attentats et explosions se succédaient en ville. Les grèves alternées des Européens et des Musulmans paralysaient toute activité. Le sabotage des centraux téléphoniques rendait les liaisons aléatoires. Les forces de l'ordre, soumises à une pression constante, ne distinguaient plus très bien entre les activistes et les fonctionnaires en service. Loin de faciliter notre tâche, elles allaient l'entraver sans cesse. L'armée enfin, prétextant le cessez-le-feu, refusait tout concours à l'autorité civile. Le problème de la main-d'œuvre et des transports automobiles se posa donc.
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Pour pallier la défaillance militaire, il fallut faire appel à des chômeurs. Mais les grèves ininterrompues ordonnées par le F.L.N. en riposte aux attentats de l'O.A.S. nous en privèrent bientôt. J'en fus réduit à embaucher des Gitans, eux-mêmes sans ressources et réfugiés au pied de la casbah. Mais au bout d'une heure ils abandonnaient l'un après l'autre le chargement des camions, trouvant le travail trop pénible.
Pour remplacer les véhicules de l'armée, le préfet régional, M. Dumont, qui s'efforça toujours de nous venir en aide, obtint des Dodges des Ponts-et-Chaussées. Restait la question des chauffeurs. Certains quartiers s'étant érigés en forteresses ethniques, il n'était pas question pour un chauffeur musulman de traverser ces zones européennes et réciproquement. D'où la nécessité d'établir des itinéraires invraisemblables, à moins que l'on ait sous la main un volontaire d'aspect physique mal tranché.
Ces problèmes résolus, restaient à entreposer les sacs dans les enceintes militaires désignées. Et c'est là que les forces de l'ordre se manifestaient. Un exemple : ayant à conduire un camion de trois tonnes dans le fort de la casbah, je me heurtai à un barrage de gendarmes mobiles qui exigèrent le déchargement du véhicule et le contrôle, sac par sac, craignant que l'O.A.S. n'introduise par ce moyen du plastic dans un local militaire. L'ordre de mission du préfet régional, assimilé par eux à un vulgaire papier hygiénique, c'est du moins l'utilisation qu'ils m'en conseillèrent, ne me fut d'aucun secours. Au bout de deux heures je parvins à joindre un de leurs officiers qui, rassuré par de multiples coups de téléphone, consentit à nous laisser poursuivre notre chemin.
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La comédie devait se renouveler plusieurs fois. Déjà le transfert des dossiers de la préfecture de police, qui s'était installée dans les locaux de l'ex-Assemblée algérienne, avait failli être stoppé devant le zèle des C.R.S. de service, qui exigeaient que chacun de mes manœuvres justifie de son identité au bureau de contrôle à chaque entrée et à chaque sortie. Or il y avait foule à ce bureau et la manipulation risquait de descendre au rythme de deux sacs à l'heure.
La plaisanterie reprit lorsqu'il fallut embarquer les containers. Malgré de multiples démarches, le secrétaire général du gouvernement général (dont ce n'était plus l'appellation exacte mais il en changea si souvent dans les derniers mois que l'on voudra bien excuser mon imprécision), M. Roux, que j'avais connu préfet d'Alger, ne put joindre le général Ailleret et l'armée continua de faire la sourde oreille. La base de transit militaire refusa nos camions après nous avoir refusé les élévateurs nécessaires au chargement des containers. D'interminables discussions et quelques pressions amicales firent enfin fléchir le responsable. Car je dois dire que si l'armée « officielle » se retrancha derrière l'absence d'ordres, de nombreux officiers, à titre privé, nous apportèrent leur aide, en particulier les officiers des Affaires algériennes qui mirent à ma disposition des mokhazeni sans lesquels notre tâche aurait été impossible.
Un troisième transfert, en provenance du Constantinois, fut en revanche assuré par les soins de l'armée, sur ordre supérieur. Mystères du commandement...
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La façon très pénible et quasi artisanale dont fut effectué le transfert des archives de souveraineté suffirait à elle seule à prouver qu'il nous aurait été impossible, même si nous en avions reçu mission, d'emporter aussi les archives de gestion ; tout au moins volontairement, car dans la hâte des tris, certains dossiers relevant de ces dernières se sont effectivement glissés dans les fonds rapatriés.
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A vrai dire nous ne pûmes même pas transférer la totalité des documents transférables. Ainsi la préfecture de police d'Alger, deux semaines avant l'indépendance, abritait encore une trentaine d'énormes caisses qu'il avait été impossible d'embarquer. Quelqu'un eut alors l'idée saugrenue de les immerger au large. Je fus chargé, avec l'aide d'une douzaine de soldats de cette milice à moitié F.L.N. créée dans les derniers jours, de convoyer ces caisses à l'inspection maritime où une vedette nous attendait. La mauvaise volonté évidente de mes collaborateurs occasionnels rie facilita pas l'opération. Les chandeliers de la rambarde de la vedette rendaient d'ailleurs fort pénible, sinon impossible, le chargement. Les marins présents confirmèrent mes appréhensions, quant à l'efficacité de l'immersion. Une expérience fut donc tentée et une caisse jetée à l'eau. Elle s'enfonça rapidement mais pour reparaître non moins rapidement à nos yeux. La brillante suggestion avait vécu et mon rôle prenait fin. Je crois que finalement ces documents, abondamment arrosés d'essence, furent brûlés.
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D'autres archives se rattachant d'une certaine façon à l'exercice de la souveraineté puisque leurs auteurs étaient officiers ministériels, à savoir les registres de l'état civil européen et les registres de notaires furent aussi, faute de moyens, laissés sur place.
L'ensemble des documents actuellement à Aix-en-Provence peut être évalué à 150 tonnes environ. Ce chiffre ne doit pas provoquer d'exclamations. En matière d'archives, c'est très peu. D'autant qu'elles recouvrent 132 ans de présence. Rappelons pour mémoire que les seules archives de l'École des Mines représentent 8.000 mètres linéaires soit environ 480 tonnes.
Ces dossiers rejoignirent ceux des anciennes colonies françaises déjà rapatriés et répartis au quatre coins du territoire, en attendant la construction du dépôt d'Aix-en-Provence destiné à les abriter. Désigné pour en être le responsable dès juillet 1962, et avant que la première pierre en ait été posée, il me revint la charge de recenser tous ces envois en surveillant la construction du bâtiment. Inauguré en 1966 par M. André Chamson qui n'avait cessé de se battre pour le voir rapidement sortir de terre, il allait recueillir près de 900 tonnes d'archives de provenances variées, déversées en vrac par une noria de camions. Pour engranger cette masse, je ne disposais alors que de trois employés. Le premier travail consista en un tri sommaire, répartissant territoire par territoire ces montagnes de papier. Puis on tâcha, pour chacun d'entre eux, de reconstituer les séries précédemment classées. Enfin on aborda l'archivage des dossiers non inventoriés. Et n'oublions pas le côté matériel de l'affaire qui consista à mettre sur les rayons des différents étages les 900 tonnes de documents.
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L'effectif du personnel devait croître avec les années, mais à aucun moment le nombre de mes collaborateurs susceptibles d'effectuer des travaux de classement ne dépassa le chiffre de cinq. Encore devaient-ils assumer d'autres fonctions comme les recherches pour les administrations et les lecteurs, la surveillance de la salle du public...etc. La médiocrité consternante des crédits mis à la disposition des Archives de France ne permit jamais à notre direction, malgré l'intérêt qu'elle nous portait, d'augmenter leur nombre.
Néanmoins pour le seul fond rapatrié d'Algérie, une douzaine d'inventaires purent être rédigés et mis à la disposition du public sans parler des fichiers et de divers répertoires, couvrant, grosso modo, les 2/3 des archives rapatriées. C'est là un résultat plus qu'honorable qui témoigne du zèle et de la conscience professionnelle de l'équipe que j'eus l'honneur de diriger.
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Quelle allait être la position des autorités algériennes, l'indépendance proclamée ? Jusque là les questions d'archives ne les avaient guère préoccupées. Le F.L.N., au courant du transfert, n'avait pas réagi, estimant sans doute qu'il n'avait pas à se soucier de la disparition d'un vestige du colonialisme. Aux discussions d'Évian, même indifférence. Les accords ne contiennent pas un mot à ce sujet.
Assez paradoxalement les premières réclamations devaient venir de coopérants qui, dans la période transitoire qui suivit, se voyaient déjà directeurs des Affaires culturelles algériennes.
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Ils trouvèrent aussitôt un appui inattendu auprès de notre ministère des Affaires étrangères qui considéra toujours ces archives comme un appât de choix pour de futures négociations avec Alger. Position curieuse si l'on songe qu'il affichait une attitude absolument opposée vis-à-vis des archives de la Tunisie et du Maroc, protectorats dont il avait la charge, et dont il avait assuré le rapatriement. Il est vrai que ces dernières pouvaient mettre en cause des gens « de la Carrière ».
Ce ne fut qu'en 1965 qu'apparurent les premières revendications algériennes. Elles portaient sur les archives antérieures à 1830 que nous avions transférées, comme nous l'avons dit plus haut, par mesure de sécurité. En ayant effectué le microfilmage, nous n'avions aucune raison de les conserver et leur remise s'effectua aussitôt. De plus, chaque fois que les classements nous firent retrouver des documents de cette époque, nous en proposâmes la restitution, souvent retardée du fait des Algériens eux-mêmes.
Ceux-ci en effet avaient entre temps modifié complètement leur attitude. Passant d'un extrême à l'autre ils revendiquaient maintenant l'ensemble des archives rapatriées, laissant entendre que ces dernières représentaient en réalité la totalité des archives algériennes, archives de gestion comprises, et que nous ne leur avions rien laissé. *Cette contre-vérité,* qui avait l'avantage de simplifier le problème, *fut acceptée sans contrôle par bon nombre de nos responsables,* malgré les efforts de la Direction des Archives de France pour remettre les choses au point.
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A la décharge des Algériens, il était exact qu'une partie -- faible mais suffisante pour fournir une apparence d'argument -- des archives de gestion laissées sur place s'était volatilisée dans la nature. Dans les dernières semaines les plasticages de l'OAS avaient partiellement endommagé celles du Rectorat, de divers centres d'impôts, de la mairie d'Alger... et vu les circonstances on avait plutôt pensé à éteindre les flammes qu'à préserver les dossiers subsistants. Dans d'autres cas, les autorités algériennes ne pouvaient s'en prendre qu'à elles-mêmes. Ainsi, à la fin 1962, elles avaient déménagé et jeté en vrac sous les voûtes du port les cinq étages de dossiers laissés dans le bâtiment des Archives régionales d'Alger. Ils devaient y demeurer pendant plus d'un an, servant de couche et de combustible aux clochards du coin. Finalement un coopérant s'employa à récupérer les restes, sans pouvoir pour autant prendre possession de la totalité du bâtiment d'origine, transformé entre temps en préfecture de police.
Pour affaiblir la position de notre direction les moyens les plus critiquables furent, par la suite, employés. Un fait me revient en mémoire. En 1970 les Affaires Étrangères lui faisaient part de leur étonnement consécutif à une plainte de l'ambassadeur d'Algérie. Ce dernier affirmait en effet qu'à Aix-en-Provence toute communication d'archives était refusée aux Algériens. Heureusement pour nous, notre règlement intérieur veut que chaque lecteur remplisse une fiche de communication datée. Il me fut donc facile de faire photocopier celles émanant de chercheurs algériens et de réduire a néant l'accusation portée. Celle-ci était d'autant plus grotesque que nous n'avions cessé de fournir aux différents services algériens (dont la Bibliothèque nationale d'Alger) qui en avaient fait la demande, les microfilms des dossiers les plus divers.
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Il s'en suivit une sorte de dialogue de sourd. A chaque rapprochement avec l'Algérie, les Affaires étrangères évoquaient une éventuelle « restitution » d'archives, et la direction des Archives de France répondait microfilmage. En 1980 un comité franco-algérien des archives était créé qui devait tenter d'harmoniser les positions réciproques. Mais rapidement le président de la République se voyait contraint de rappeler les limites du débat en indiquant, par lettre du 16 juin de la même année, que les archives de souveraineté ne pouvaient en aucun cas être remises à un gouvernement étranger. Cette position se fondait sur deux raisons toujours valables.
La première est d'ordre juridique. Les archives nationales ne sont pas un bien dont un ministre ou un service puissent disposer à leur gré. Dès leur création, qui remonte à l'Assemblée constituante de 1792, un faisceau de textes législatifs et réglementaires les a enserrées, basés sur le principe intangible de leur inaliénabilité. Or les archives rapatriées répondent aux critères retenus pour être considérées comme archives nationales, ayant été sécrétées par des fonctionnaires et des services français, investis de l'exercice de la souveraineté française, servant dans des départements français.
L'autre argument est d'ordre historique et culturel. Les archives de gestion ayant été laissées sur place, ces archives de souveraineté constituent désormais le seul fond d'archives conservé en métropole portant témoignage de la présence en Algérie, pendant plus d'un siècle, de la France et de près d'un million de ses citoyens.
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Certes, les archives de l'armée, réunies à Vincennes, offrent de multiples documents relatifs à la conquête et aux divers événements militaires. Mais ils n'apportent pratiquement rien sur la vie de la communauté européenne et sur la politique algérienne de notre pays, passé 1870. Peut-on ainsi amputer le patrimoine historique de la France des XIX^e^ et XX^e^ siècles ? Les spécialistes savent combien l'Algérie pesa sur la politique de la métropole et combien cette dernière influença l'évolution culturelle de ses départements d'outre-Méditerranée.
Que ces archives de souveraineté intéressent l'histoire de l'Algérie, nous sommes les premiers à en convenir et nous avons toujours prôné la communication de microfilms et souhaité la multiplication des bourses facilitant aux étudiants algériens leur venue en France pour consulter les originaux. D'autre part les archives de gestion laissées sur place ne sont pas non plus sans intérêt pour nos chercheurs. Un relevé de ces dernières, au besoin contradictoire étant donné la position des Algériens, permettrait de faire le point. Mais en aucun cas nous ne devons nous dessaisir des seules archives qui nous restent et qui appartiennent d'abord à la France puisqu'elles matérialisent avant tout sa souveraineté passée.
Pierre Boyer,
Conservateur en chef honoraire\
des Archives Nationales.
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### L'Algérie d'aujourd'hui et les deux cultures
par Jean-Marc Kalflèche
IL Y A DES DATES, des événements, dont on n'aime guère parler. Sauf avec ceux qui ont partagé vos raisons, votre passion, vos douleurs, et, même avec ceux-là, le propos reste extrêmement pudique, elliptique. Non par souci d'oubli, mais pour préserver la mémoire. Aussi par souci évangélique de pardon et d'espoir. Car comment ne pas être saisi de fureur homicide quand mille salops, goujats, chiens courants, imbéciles prétendent à toute force vous entraîner dans le flot de leur insanité rabâchée et, plus fort que cela, attendent que vous y consentiez, espérant littéralement vous avoir « dégoûté ». Avec le temps, n'est-ce pas, comment ne pas admettre que le sens de l'histoire a transmuté le mensonge en vérité ?
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Malgré toutes les précautions prises, toutes les dérobades, on est traqué. Ce qui s'est passé pendant ce lugubre week-end du 19 au 21 mars que j'avais réservé, nullement par souci commémoratoire, à ces quelques pages sur « l'Algérie depuis » demandées par G.L. De la presse, de la radio et de la télévision durant ces trois jours, je retiens trois choses :
D'abord le désir universel d'ancrer le mythe de la « réinsertion réussie » des Pieds-noirs. Cocus, mais heureux : n'ont-ils pas réussi à trouver des emplois, à bâtir des entreprises, à fonder des foyers, à retrouver le goût de rire et d'élever des enfants ? Pas exilés ; non, rapatriés satisfaits, repus et profitables. Rapatriés ! Cet adjectif mensonger dont nous nous sommes nous-mêmes affublés !
Parallèlement, une chose reste totalement occultée : le rôle de l'État français, de la nation française, dans la genèse des « événements d'Algérie ». Brave producteur en métropole, le Pied-noir fut un sale conquistador inconscient de l'autre côté. Il avait volé la terre des Arabes (intégralement confisquée et redistribuée par l'État qui en demandera remboursement au colon). Il avait trafiqué les élections (truquage en fait organisé par tous les gouvernements de la IV République et leurs administrateurs). Le Pied-noir, comme le juif arrivant à Canaan, va miraculeusement déposer ses sept péchés d'Israël en débarquant à Marseille, et la France va se trouver débarrassée d'une maladie honteuse que lui, avait seul inoculé un sale petit lobby colonial.
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Qu'elle ait été réduite d'un seul coup à ses seules limites hexagonales et soit devenue de ce fait « une moyenne impuissance » pour reprendre une expression de notre actuel ambassadeur à Alger, voilà un sujet de réflexion qui n'est pas une seconde évoqué, ce qui me frappe d'autant plus que je découvre un « Guide du voyageur en France » publié à Weimar, en 1810, par un certain Auguste Ottocar Reichard. Le début de son texte : « Ce grand État n'a pour limite que celles qu'il a bien voulu se donner... »
Enfin, l'extrême réserve algérienne à l'occasion de ce honteux vingtième anniversaire. Elle a deux origines, toutes deux soigneusement ignorées par la classe politique française. Primo : aucun gouvernement de l'Algérie indépendante n'a jamais accordé la moindre valeur juridique aux « accords » d'Évian qui, de fait, n'en avaient strictement aucune au regard du droit international, se présentant comme de simples déclarations unilatérales du gouvernement français. Les Joxe et les Triboulet qui osent se pavaner encore n'en disent rien, mais telle est la vérité prouvable par les textes : le FLN, juridiquement, ne s'est jamais engagé à rien et demander, dans ces conditions, aux Pieds-noirs, comme on l'a fait jusqu'à Pompidou inclus, de s'adresser aux gouvernements d'Alger pour être indemnisés, était une monstruosité. Le véritable spoliateur était à Paris. L'autre, Ben Bella essentiellement, n'était que son complice.
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Qu'il déclare aujourd'hui à *L'Express,* dans des termes d'ailleurs assez cruels pour l'État français, et pour tous les justificateurs de son action depuis vingt ans, que le destin forcé des Français d'Algérie était -- que l'OAS ait ou non existé -- le départ après le 2 juillet 1962, voilà un mensonge que d'autres textes, d'autres chiffres, en particulier les archives des consulats de France à Alger, Bône, Oran, Constantine, etc. démentent absolument. On a voulu cette diaspora à Paris, comme à Alger, et je crois l'avoir démontré minutieusement ailleurs.
La seconde raison de la réserve algérienne est plus intéressante pour le présent et l'avenir. Je peux affirmer que, dès qu'a surgi la polémique sur la commémoration du 19 mars ; l'équipe Chadli Bendjedid a fait des pieds et des mains pour qu'on arrête les frais. Naturellement, il s'agissait à première vue d'éviter des incidents de nature à compromettre la visite de F. Mitterrand en Algérie. Mais quels incidents ? Y en avait-il eu quand Giscard d'Estaing avait fait le voyage ? Non.
Au vrai, les Algériens, y compris les plus activistes et les plus concrètement ennemis à l'époque des combats, pensent à tort ou à raison -- à raison me semble-t-il -- que le véritable affrontement, dans les années 60-62, après l'enterrement du mythe de l'intégration, n'était nullement entre Indigènes musulmans et Pieds-noirs, entre OAS et FLN, mais bien entre le gouvernement français de l'époque et les Pieds-noirs, les musulmans et les Israélites qui restaient fidèles à l'idée d'une France algérienne.
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En même temps, ces Algériens (je ne pense pas à la masse du peuple qui a constamment déploré le départ des Pieds-noirs, mais au petit groupe de furieux qui l'ont constamment souhaité, à commencer par Ben Bella) ont deviné très vite que ni de Gaulle, ni Mitterrand, ni un autre ne les assurerait de l'alliance de la France si l'on grattait la plaie du drame, si l'on insultait ceux qu'on appelle couramment « les nostalgiques de l'Algérie française », race à laquelle je m'honore d'appartenir.
Pourquoi l'ont-ils si vite deviné ? Peut-être parce qu'ils ont une meilleure connaissance instinctive des ressorts de l'histoire que le peuple de veaux insulté et conduit à l'abattoir par de Gaulle. Peut-être parce qu'ils se souviennent que le nationalisme algérien naquit en France (Messali Hadj) et que le premier manifeste du FLN, le 1^er^ novembre 1954 -- un texte qu'il est aujourd'hui malséant d'évoquer officiellement à Alger -- ne se présente pas comme une dénonciation de l'oppression française, mais comme une méthode pour résoudre les immenses contradictions du nationalisme algérien. Or, elles subsistent, elles s'aggravent et c'est l'une des plus formidables raisons de la réserve gouvernementale algérienne tout au long de cette insidieuse commémoration pourrie.
L'alliance de la France est nécessaire pour d'évidentes raisons géopolitiques et économiques, nécessaire pour anesthésier l'émigration algérienne en France et priver d'appuis extérieurs les partisans ardents de la francité en Algérie. Il faut donc éviter le rappel d'épisodes gênants ; nier que l'indépendance fut l'œuvre de De Gaulle et des Français qui le suivaient, au lieu d'être celle du FLN ; empêcher que le jeune Algérien frondeur ne pose des questions gênantes. Car le fait est là : l'Algérien né au moment de l'indépendance considère avec autant d'ironie la « résistance » de ses aînés que les jeunes Français des années 70-80.
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Avec une ironie d'autant plus féroce que cette résistance s'est emparée de tout et a créé un régime auto-colonialiste dont les excès ridiculisent ses affirmations sur le passé. Papa, maman, grand-père, grand-mère et toute la masse des oncles sont encore là pour en témoigner, y compris ceux qui ont participé à la lutte du FLN, qui ont été totalement trompés et qui disent aujourd'hui : « Algériens, si vous saviez... ! »
Je sais que mon propos peut choquer un certain nombre de lecteurs. Ce n'est certainement pas mon intention. Je voudrais simplement faire admettre que l'histoire de l'Algérie française ne s'est pas arrêtée le 2 juillet 1962. Qu'elle se perpétue sous des formes étranges, imprévues, et qu'il n'est pas forcément souhaitable de tirer un trait, comme l'ont fait nombre de mes amis pieds-noirs, et d'ailleurs métropolitains. Je comprends leur répugnance à retourner « là-bas » et je la respecte. Mais qu'ils admettent à leur tour ma démarche et qu'ils observent leurs enfants, comme j'en ai beaucoup vu, exilés dès l'enfance, enivrés ou agacés par les récits du passé, prenant conscience du déracinement et obsédés par l'idée d'une redécouverte de l'Algérie.
J'y suis retourné en novembre, pour la première fois depuis sept ans. Le changement est considérable. Non pas du côté matériel : on est bien revenu, au contraire, des illusions socialisantes au plan agraire et « américaines » ou « japonaises » au plan industriel qui faisaient florès il y a dix ans.
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Les thèses du livre qui m'avait fait retarder longtemps ce nouveau retour sont maintenant dans toutes les bouches, du haut en bas de la hiérarchie : absurdité d'une gestion bureaucratique de l'agriculture, fanfaronnades improductives au sujet des manufactures et des hydrocarbures, impossibilité de soumettre les Algériens au régime de ces grandes tyrannies orientales évoquées ou plus ou moins imaginées par Marx et dûment écartées de son schéma...
Le changement est au niveau des mentalités et il est complexe. Il est dû pour une très large part à un effort de scolarisation forcené (qui n'est pas le seul en Afrique ; tous les États francophones de l'OUA lui consacrent environ le tiers de leurs ressources). Un effort qui est largement la projection de fantasmes occidentaux. D'ailleurs il avait commencé bien avant 1962, et dès les années cinquante, avait produit des résultats à la fois positifs et négatifs qu'on avait mal mesurés.
La scolarisation s'effectue dans deux langues : français et arabe classique. Au fil des années, on a poussé la seconde, ou plutôt on a espéré le faire. Mais sans former de maîtres ou trop peu. D'où l'appel à de forts contingents d'enseignants venus du Proche-Orient, surtout Irakiens aujourd'hui, dont parents et élèves s'accordent à reconnaître la mauvaise qualité. Les enseignants francophones -- il ne s'agit presque jamais de coopérants français avant les terminales du secondaire -- ne sont certainement pas à la hauteur de ce qu'on souhaiterait, mais tout indique qu'ils sont mieux entendus. D'autre part, l'enseignement de l'arabe (phénomène paraît-il classique dans tous les systèmes bilinguistes) n'a pas diminué l'intérêt de l'élève pour le français, il l'a au contraire augmenté.
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Notre langue est plus que jamais, sauf devant les tribunaux, considérée comme le premier moyen de communication d'une « élite » dont tout le monde veut faire partie. D'où l'échec des tentatives d'arabisation totale dans certains secteurs universitaires (le droit, les lettres). D'où la révolte des étudiants victimes de ce procédé les sociétés ou les administrations de l'État qui l'ont imposé ne veulent pas d'eux ou les cantonnent dans des postes marginaux. Francophones par usage, mais exclusivement arabophones par leurs diplômes, ils se retrouvent étrangers dans leur pays...
Observations sur la vie quotidienne qui vont nous conduire au débat principal, au dangereux Kulturkampf qui s'amorce en Algérie et pourrait la conduire à une guerre civile :
1\. Toutes les familles d'Alger qui en ont les moyens, y compris dans la très petite bourgeoisie bureaucratique, se ruinent à payer des leçons particulières à leurs enfants. En français et en arabe. Il faut « de l'éducation » et un diplôme, surtout un diplôme ! dans une société en plein boom démographique. La « peau d'âne » a probablement perdu de sa valeur mystique en France du fait de la chute des naissances.
2\. Le français a énormément gagné dans les jeunes générations féminines qui ne se voilent plus. Comme me l'a dit ingénument une collégienne qui ignore tout de Molière et des « Femmes savantes », c'est « la langue de l'émancipation ».
3\. Le « sabir » recule en Algérie, notamment au niveau de l'accent, mais peut-être en juge-t-on ainsi venant de l'ex-métropole parce que le « sabir » s'y insinue partout.
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Peut-être va-t-on ensemble vers un plus petit dénominateur de médiocrité francophone. Cependant, l'essentiel est que l'entreprise d'arabisation n'est pas en passe de réussir et qu'au contraire, l'appartenance à la francité s'affirme, y compris dans des cercles qui se réclament plus ou moins du fondamentalisme islamique.
4\. La protestation « anti-arabe » ne concerne pas seulement les berbérophones, mais bien une grande partie des arabophones fidèles à leurs dialectes maghrébins. Dans les deux cas, on découvre très vite et très clairement que les protestataires tiennent surtout à leur francophonie. Le berbère est une vraie langue, mais ses évolutions phonétiques régionales ou même villageoises font qu'il ne peut en aucune façon servir de base à un enseignement moderne : il lui a manqué un Luther, un Mahomet, un François I^er^, un décret de Villers-Cotterêts. Quant à l'arabe algérien populaire, on peut faire les mêmes observations.
5\. Rares sont ceux -- et ils se situent tout en haut de « l'élite » -- qui admettent qu'il n'y a aucune antinomie entre l'usage d'un français correct et l'apprentissage d'un arabe parfaitement classique. Peut-être parce que cette élite est internationaliste, qu'elle rêve ses enfants spécialisés dans le recyclage des pétrodollars. D'ailleurs, malgré la francisation de ses mœurs, elle est également fascinée par la civilisation anglo-saxonne.
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6\. Cette élite, du bas en haut des classes moyennes, se révèle moins parisienne que « pied-noir ». Il est frappant de constater à quel point elle a pu se couler dans le moule des ex- « oppresseurs ». Sa morale, ses plaisirs, ses références, ses habitudes sont les mêmes. A l'occasion, même dans les milieux les plus authentiquement fellaghas, elle verse de grosses larmes sur le passé. Les « pieds rouges » mariées à des Algériens ne sont pas les dernières à affirmer ce goût d'une certaine continuité.
\*\*\*
Tout cela n'est déconcertant qu'aux yeux des gens qui ont ignoré à quel point l'Algérie fut française. Qui ont ignoré les ambiguïtés fondamentales de l'insurrection et de la « libération ». Ils restent d'ailleurs aveugles sur l'évolution présente de la société algérienne. Elle est difficilement traduisible en termes vulgaires de politique courante. Grosso modo, deux camps s'affrontent : le moderniste et le traditionaliste. Mais cette querelle des anciens et des modernes est extrêmement embrouillée, car chacune des deux parties veut dissimuler le véritable enjeu national et utilise -- simultanément à cette fin -- les deux claviers immenses du marxisme et de l'Islam :
Tentons de simplifier.
Une grande partie du peuple algérien, majoritaire selon nous, entend conserver les acquis de la civilisation française, refuse de se laisser entraîner vers « les grandes tyrannies orientales » et souhaite retrouver les libertés fondamentales d'initiative et de choix que le Coran ne nie nullement (l'Islam des textes est communautaire, pas communiste, tout au plus social-démocrate), des libertés inhérentes à la tradition berbéro-maghrébine, comme à toutes les traditions méditerranéennes et gauloise.
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Bref l'Algérien moyen, même s'il a été fellagha, même s'il ne conteste pas l'appropriation des grands moyens de production par l'État (à l'exception de la terre), même s'il accepte assez aisément que la désignation du « beylik » (du pouvoir) dépende moins du peuple que du destin, même s'il s'estime bon musulman, entend qu'on lui fiche la paix, qu'on respecte sa nature occidentale (Maghreb = Occident) et qu'on donne toutes leurs chances à ses enfants. C'est un bon radical-socialiste des années 30, penchant parfois vers la droite, parfois vers la gauche, croyant au progrès mais, attention ! resté extrêmement traditionaliste, tout comme un vrai Pied-noir. Il veut l'éducation « à la française », il ne veut pas quantité de ses conséquences actuelles. Il veut la modernité, il refuse les abus de la société de consommation. C'est un « conservateur de progrès », un « indépendant paysan », comme on disait sous Antoine Pinay.
Mais, en face, une autre race grossit : celle des fondamentalistes. La première avait pour ancêtres des Ferhat Abbas, des Farès, des Ahmed Francis, mille autres ; celle-ci descend en droite ligne du mouvement des Ulemas. Longtemps on a ignoré ses progrès et sa force. C'est que la pellicule marxiste des équipes Ben Bella et Boumedienne occupait tout et aveuglait tout observateur.
Le projet des fondamentalistes en Algérie est difficile à cerner parce qu'ils s'avouent rarement comme tels et qu'ils ont constitué de véritables sociétés secrètes. La croissance très sensible de leur mouvement a plusieurs causes :
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1\. Une désaffection religieuse très importante depuis vingt ans. L'Islam était le soubassement du nationalisme, de l'anticolonialisme : il ne l'est plus. Quantité de jeunes et de moins jeunes, encouragés par l'idéologie marxiste du pouvoir ou révoltés par de tatillonnes mesures de coercition qui ont suivi l'indépendance (interdiction de l'alcool, censure générale sur les livres et sur les films, proclamation d'une arabité souvent incompréhensible) se sont plus ou moins définitivement écartés de la mosquée, ne prient plus et s'efforcent d'échapper, dans des proportions énormes (40, 50 % ?) à l'obligation du Ramadan. Ce phénomène n'est pas propre à l'Algérie : il se retrouve dans tout le Maghreb.
2\. L'échec du modèle socialiste, relayé par le désastre d'une industrialisation conçue « à l'américaine », dans l'atmosphère de corruption qu'on sait ou qu'on imagine, ont ramené quantité de gens et, parfois, de militants, à l'idée que le Coran était l'alpha et l'oméga, qu'on pouvait y trouver toutes les recettes, comme le prêche Kadhafi.
3\. La dégradation des mœurs et, surtout, les conséquences de l'éducation des filles, ont révolté.
4\. Les diplômés exclusivement arabisés se sont retrouvés dans un ghetto.
5\. Enfin, et surtout, le mouvement fondamentaliste est l'unique moyen, pour quantité d'Algériens, de protester contre le Beylik. Celui-ci agit vite et en toute impunité quand on se proclame ouvertement communiste, gauchiste, libéral ou anti-communiste, il est beaucoup plus embarrassé quand on affirme agir au nom de l'Islam.
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Les masses urbanisées misérables l'ont compris, comme les pères scandalisés par leur perte d'autorité familiale ou les vieux nationalistes écartés des allées du pouvoir. Le fondamentalisme est devenu le refuge de quantité de gens pénalisés par les « options » de la révolution ; le refuge des victimes d'une classe bureaucratique imposante qui use sans vergogne de ses privilèges, de ceux qui ont besoin d'une « doctrine » pour vivre et qui ne l'ont pas trouvée dans le galimatias islamo-socialiste diffusé par *El Moujahid.*
Mais, encore une fois, attention ! ces musulmans extrémistes, comme on dit à Alger, ne sont pas pour autant francophobes, déterminés à en revenir à un Islam pur et dur qui les couperait de toute modernité. Ils sont des Méditerranéens plus traditionalistes que les autres et déçus par la Révolution, par l'image qu'elle leur a donnée du socialisme et du progrès.
\*\*\*
Chadli Bendjedid essaye péniblement de naviguer entre les écueils. Il participe des deux traditions, « fondamentaliste » et « moderniste », qui se sont toujours affrontées au sein du mouvement nationaliste algérien. Mais ; aujourd'hui, par nationalisme justement, ou, à notre avis, parce qu'il a mesuré le vrai rapport des forces, il est conduit à ménager la première : politique de conciliation en Kabylie, blocage d'un code de la famille hyper-coranique, mesures d'un style libéral en matière de commercialisation agricole, adoption d'un code d'investissement favorisant l'initiative privée nationale, relâchement de la censure culturelle, etc.
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Tout cela reste, cependant, extrêmement fragile. On voit que l'accommodation du système interne s'accompagne d'un alignement de plus en plus poussé sur le bloc de l'Est, dans tous les domaines où celui-ci prend des initiatives offensives ou défensives au plan international : Afghanistan, Iran, Amérique centrale, Pologne, etc. sans parler du Sahara et des incroyables démarches algériennes à Paris à propos de l'équilibre des forces en Europe et des dangers que les États-Unis lui feraient courir...
Mais, au-delà de cet alignement persistant, on constate incontestablement un progrès de la francité en Algérie. Phénomène de culture, historique ou politique au sens profond. On constate aussi qu'il s'agit très largement d'une francité de style Pied-noir, qu'un Français d'Algérie est, là-bas, beaucoup mieux accueilli qu'un autre et que ses pires ennemis d'hier le traitent avec attention, contrairement aux chacals qui continuent à le harceler ici.
J'ai connu des innocents de grade considérable qui s'indignaient que l'Histoire, avec un grand H, ne permette pas à la France d'aller plus loin dans ses relations avec l'Algérie... Les Algériens, n'est-ce pas, y étaient tellement favorables ! Pas une seconde ne leur venait l'idée que sans une longue cohabitation, nos voisins d'outre-Méditerranée n'auraient aucune raison de nous traiter mieux que des Espagnols, des Italiens, des Américains, ou des Russes.
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La continuité du fait français en Algérie, ce sont les Pieds-noirs qui l'ont faite, qui continuent de la faire et les Algériens le savent mieux que les Français. Race ingrate, à force de guerres civiles, suicidaire.
Jean-Marc Kalflèche.
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### Notes sur l'Algérie et l'opinion française
*1972-1982*
par Jean-Paul Angelelli
DE 1962 À 1982 que d'événements intérieurs et extérieurs. Nous sommes passés via plusieurs élections de Pompidou à Mitterrand sans oublier Giscard. La crise économique a commencé puis s'est aggravée. La tension qui n'ose pas dire son nom a remplacé la détente... Dans tout cela, il faut nous limiter au sujet qui nous intéresse. L'Algérie, c'est fini et pourtant elle revient périodiquement à la une : « Depuis deux décennies, c'est l'Arlésienne de la vie politique française. Notamment en période électorale. On en parle beaucoup épisodiquement. Puis plus du tout ! » (*Le Quotidien de Paris.* 22 février 1982*.*)
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Personnellement je trouve qu'on en parle tout le temps. Car l'Algérie ne se réduit pas à la nation née après 62 et à ses rapports avec la France. C'est aussi en France même une communauté estimée à deux millions de personnes avec les Algéro-Français, les Israélites et tous les autres. Les Pieds-noirs. J'utiliserai ce terme commode, à l'origine discutable, je le sais et qui hérisse certains. Ou bien Français d'Algérie ou « repliés » ou « rapatriés » (là encore des protestations)...
L'Algérie, c'est aussi une guerre avec ses retombées vingt ans après. Le sondage de *L'Express* (Numéro spécial Algérie du 27 octobre au 3 novembre 1979) sur les événements qui ont le plus marqué les trente dernières années de l'Histoire de France donne 31 % pour la guerre d'Algérie. Il y a ensuite 30 % pour mai 68, 12 % pour la démission de De Gaulle, 11 % pour mai 58. Le commentaire le souligne. Nous sommes dans le passage des générations. Ce sont encore les 35-49 ans qui imposent l'Algérie mais de justesse. Les sondages... il faudra faire leur part, si imparfaits et fugitifs qu'ils soient...
Et le reste ? les livres, la presse, la radio, la télévision. C'est un énorme ensemble. J'ai pu m'y repérer grâce aux articles et chroniques « à bout portant » que dès 1972 je publiais régulièrement dans *Les Africains,* bulletin en principe bimensuel du Front National des Rapatriés (F.N.R.) et à partir de 1974 dans mon cher hebdomadaire *Rivarol.* Je remercie les responsables de ces publications qui m'ont laissé une entière liberté dans ce domaine...
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J'ai dû faire un choix personnel dans ces « papiers » éphémères qui ne se caractérisent ni par l'impartialité ni par la sérénité... J'espère qu'un jeune chercheur trouvera ici quelques pistes pour un grand travail de recherches. Il y a des précédents ([^14])...
#### Électoralement vôtre...
Il faut d'abord dire quelques mots sur les associations qui eurent dans cette période la difficile tâche de négocier avec les pouvoirs le règlement des problèmes de l'indemnisation et de l'amnistie (complète). Il s'agit des grandes associations ([^15]) (non des multiples amicales) qui jouèrent aux syndicats dont elles n'avaient ni l'organisation, ni le recrutement. « Elles ne comptent même pas 50.000 adhérents à elles toutes », me disait un observateur bien renseigné début 1981*.* Encore si elles avaient été unies... Hélas, par deux fois, au début 73 et au printemps 76, l'unité se montra aussi éphémère qu'impossible.
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Ne jetons pas la pierre à leurs dirigeants et animateurs souvent bénévoles car ils ont obtenu certains résultats et ici et là (dans le Sud-Ouest, le Sud-Est, la région lyonnaise) ; le groupe de pression pied-noir n'est pas négligeable. Sur le plan national, il est évalué à près d'un million d'électeurs... Ils ont commencé à compter lors des présidentielles de 1974 parce qu'à ce moment-là l'équilibre électoral devint très juste.
Au second tour ils votent en majorité Giscard. Une étude publiée par R. Attard (qui rédige la chronique des Français d'AFN dans *L'Aurore*) ([^16]) le démontrera. Par antigaullisme, ils avaient écarté Chaban. Par anticommunisme Mitterrand alors lié par le Programme commun...
Fin 1976, après l'échec de la tentative unitaire, une nouvelle association se fonde, le « Recours » ([^17]) qui pratiquera une stratégie de la « tension » pour les municipales 1977 gagnées par l'opposition socialo-communiste. Le pouvoir a compris la leçon. Le président Giscard multiplie les gestes : juillet 1977, discours de Carpentras qui s'adresse aux repliés ; octobre 77, réception à l'Elysée des dirigeants des associations les plus marquantes (ANFANOMA-FNR-GNPI-RANFRAN-USDIFRA-RECOURS) ; nomination d'un secrétaire d'État aux rapatriés M. Dominati ([^18]) qui peut se targuer d'un passé « Algérie Française » (début 78).
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Conformément à ses promesses, le pouvoir fait voter une loi d' « indemnisation » qui suscite une satisfaction mitigée car les associations l'estiment insuffisante et ont mal accepté le vote bloqué imposé par le premier ministre R. Barre. Il n'y avait que le cinquième des députés qui siégeaient lors de son adoption. Chiffre significatif. L'opposition fait de la surenchère et s'efforce de « récupérer » une partie de l'électorat pied-noir. Aux législatives de 1978, autant qu'on puisse le déduire d'études électorales fragmentaires sur une trentaine de circonscriptions, les rapatriés se sont divisés, fidèles à la majorité à Lyon et dans le Sud-Est (le Var -- les Alpes-Maritimes), ailleurs (le Sud-Ouest) pour l'opposition ou l'abstention... En 1980 un « consensus » se reforme entre les associations pour protester contre les cérémonies du 19 mars et pour inaugurer en juin à Toulon un monument « aux martyrs de l'Algérie Française ». Il y eut des incidents d'ailleurs (nous en reparlerons). De plus en plus, à mesure que se rapproche l'échéance présidentielle, les divisions écartèlent les mouvements. Le « Recours » dont le porte-parole J. Roseau ([^19]) dispose d'un excellent réseau de résonance (dans les médias notamment) fait campagne contre le président sortant, choisissant Mitterrand au second tour... Les autres associations ont une attitude plus fluctuante. Plutôt pour Giscard mais mollement... Nous ne disposons pas d'une analyse sérieuse sur le vote Pied-noir le 10 mai. Il a été divers, nettement pro-Giscard dans le Sud-Est, pro-Mitterrand ailleurs ou abstentionniste...
88:264
Depuis le 10 mai, il y a toujours un secrétaire d'État aux rapatriés. Voilà un héritage qui a été conservé ! Son titulaire est Courrière (de fâcheuse homonymie avec le journaliste historien Yves Courrière), qui a multiplié contacts et déclarations et nous promet (*Le Figaro* du 10 février) « un plan pour régler le problème des rapatriés » avec trois chapitres : indemnisation, amnistie, intégration des Français-musulmans. M. Courrière se donne trois ans pour tout liquider et... disparaître. Il commence -- comme M. Dominati -- à évoquer certaines résistances budgétaires. Preuve que tout n'était pas si facile... En attendant, début 1982, les premiers titres d'indemnisation Giscard ont été honorés...
Sur le plan des associations, M. Roseau et le « Recours » sont désormais privilégiés. Ils bénéficient d'une audience quasi officielle par l'intermédiaire du conseiller spécial (pour tous ces problèmes) auprès du président, M. Jacques Ribs. Ils sont reçus à l'Élysée par M. Bérégovoy et manifestement cette entente remonte bien avant le 10 mai. Quand a éclaté l'affaire des archives, tout en faisant chorus avec les autres groupements, le « Recours » a dénoncé l'exploitation du scandale par la nouvelle opposition. Ce qui surprend quand on se souvient de l'agitation de M. Roseau avant le 10 mai... Il est encore trop tôt pour savoir si le pouvoir socialiste a récupéré un électorat qui avait déjà voté Mitterrand en 1965. D'ailleurs les Pieds-noirs ont-ils voté et voteront-ils désormais suivant leur origine ou leurs familles politiques... ?
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Ce qui est certain c'est que l'on peut reprendre la formule d'Orwell : « Nous sommes tous égaux mais certains le sont plus que d'autres. » Voici le temps des compères et des complices...
#### Miroirs...
Quittons les magouilles électoralistes qui sont le sel de la démocratie. Après tout elles ont été nécessaires. Ce qui est certain c'est que les sujets liés à l'Algérie ont éclaté sur ce révélateur essentiel qu'est le petit écran...
Voici dans l'ordre chronologique des émissions qui ont donné la parole (souvent imparfaitement certes...) aux marginaux politiques de la république gaullienne jusqu'en 1970.
En avril 1976 un « dossier de l'écran » consacré aux repliés d'Afrique du Nord. -- En mai 77 un autre sur les Harkis. -- Toujours en 77 un dossier sur l'Armée d'Afrique en Italie (43-44). -- En avril 78, sur le Contingent. -- En 1980 une émission de « La rage de lire » (G. Suffert) sur les livres concernant les Pieds-noirs ([^20]). -- Un débat toujours à « La rage de lire » après la fin de la série « Les Chevaux du Soleil ».
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-- La guerre d'Algérie fut évoquée à « Apostrophes » en septembre 81. -- En décembre 81, un nouveau dossier consacré à l'OAS. -- En février 82 l'évocation par Alain Decaux du Petit-Clamart... On en annonce d'autres d'ici juin 82...
... J'en ai oublié certainement et n'ai pas compté les émissions d'information sur l'Algérie de Boumedienne et de Chadli ni des dramatiques comme cette pénible « Arme au Bleu » évoquée plus loin...
... L'analyse de ces émissions, de leur contenu, de leur impact nécessiterait une étude particulière. On a entendu des vérités et des contrevérités, assisté à des dialogues de sourds, chacun marquant les points qui l'intéressent...
Réservons l'étude de la guerre elle-même et consultons le sondage de *L'Express* « Le remords et l'oubli » à ce jour le plus complet (je ne dis pas le plus juste et le plus définitif). Il paraît en novembre 79, 25 ans après la Toussaint sanglante du 1^er^ novembre 1954.
#### Trois questions importantes.
Comment considérez-vous les Pieds-noirs ? Comme des victimes : 29 %. -- Comme des responsables : 21 %. -- Les deux : 32 %. Dans le commentaire : c'est chez les sympathisants communistes qu'il y a plus d'accusateurs que d'indulgents. On s'en serait douté...
Sur la révolte de l'armée : 37 % trouvent « inadmissible » la désobéissance des militaires (à de Gaulle), -- 30 % la trouvent « normale » compte tenu du « gouvernement qui ne tenait pas ses engagements », -- 33 % sans opinion. Commentaire : c'est chez les socialistes qu'il y a le plus grand nombre de compréhensifs (38 %), chez les moins de trente ans le plus d'indifférents...
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Sur l'OAS et son « contre-terrorisme » : condamnable pour 34 %, -- tort mais on les comprend 34 %, -- raison : 5 % ; et 27 % sans opinion. Commentaire : les plus sévères sont les commerçants (souvenir des plasticages), les cadres supérieurs et professions libérales (clientèle du journal), les plus nuancés, les socialistes...
*L'Express* souligne « le sang-froid et la tolérance » manifestés par les sondés. Tout est relatif. Dans d'autres questions, on rencontre 31 % qui pensent que la cause de la révolte est « le comportement des colons français vis-à-vis des Algériens », c'est le deuxième chiffre par importance et parmi les causes de la guerre, 15 % l'attribuent à « la défense des intérêts des Pieds-noirs », c'est la cinquième cause sur sept... Vingt ans après, nous ne sommes plus les boucs émissaires de 1962. Généreux compatriotes, faut-il vous remercier pour votre (relatif) « aman »...
Plus curieux. En juin 1980, l'hebdomadaire VSD fait le point sur « ce que les Français pensent aujourd'hui de De Gaulle ». Manifestement beaucoup de bien. Et de l'homme (80 % pour, -- 8 % contre) et de son action comme président de la République (68 contre 11 ; et 21 sans opinion ou ne se prononcent pas, nuance).
Suivent des questions sur les aspects de l'action du général. Toutes positives, sauf sur l'Algérie avec 37 % de négatifs, 33 % de positifs et 30 % d'indifférents. Le commentaire de J. Gorini est surprenant. Il voit là « un énorme îlot de refus dans un océan de consensus plus ou moins profond » (sic) (en fait il y a une autre réponse négative à propos du Québec).
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Et Gorini trouve l'explication de ces « anti » qui l'emportent sur les « pour ». C'est dû à la « conjonction des extrêmes », des « porteurs de valises FLN » et des « dynamiteurs de l'OAS » (on remarquera la fausse symétrie). Des extrêmes arrivant à totaliser plus du tiers des réponses quand il ne s'agissait en 1962 que de « minorités agissantes » !
Le décalage est très net avec une question de *L'Express* où 46 % approuvaient de Gaulle en face du problème algérien, quand 24 % étaient contre et 30 % sans opinion (surtout les moins de 30 ans). A noter que si les gaullistes du RPR étaient les plus approbateurs (68 %), les socialistes étaient les plus réticents (46 %) et les communistes atteignaient 50 %.
Il paraît peu probable qu'en l'espace de quelques mois, l'opinion ait ainsi basculé. Alors, à chaque sondage ses vérités ?
15 juin 1980*,* ce fut aussi l'inauguration à Toulon d'un monument aux martyrs de l'Algérie française. Il n'est pas inutile de retracer les incidents qui l'entourèrent. D'abord le monument édifié grâce aux souscriptions de repliés et de leurs amis fut détruit la veille par de courageux anonymes. Normalement, un autre monument aurait dû se dresser : la colonne qui sur la plage de Sidi Ferruch près d'Alger commémorait le débarquement des troupes françaises en 1830 et qu'il fallut démonter et rapatrier de nuit après l'indépendance.
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Mais ce monument était, paraît-il, en réfection ([^21]) et son érection aurait peut-être déplu aux Algériens ? Le secrétaire d'État J. Dominati assistait aux cérémonies où les anciens de l'OAS étaient nombreux. Il avait le « feu vert » de l'Élysée. Il prononça une allocution mais fut interrompu lorsqu'il rappela l'œuvre du gouvernement pour les Pieds-noirs. Le général Jouhaud qui présidait lui présenta des excuses et M. Dominati n'assista pas à la suite des festivités où l'action et la personne du général de Gaulle furent violemment critiquées. Les perturbateurs appartenaient sans doute au « Recours » qui était la bête noire du ministre. Fâcheux exemple de « chicayas » s'étalant sur la place publique. Mais il y eut mieux. Le même jour, le RPR sous la conduite de M. Chirac avait organisé un pèlerinage national à Colombey. Les tumultes de Toulon répercutés par la radio et la télé eurent plus d'importance que la cérémonie gaulliste. L'affaire se transporta à l'Assemblée où M. Messmer interpella très directement le premier ministre, c'est-à-dire M. Barre et mit en cause M. Dominati pour sa présence à Toulon, l'accusant d'avoir écouté patiemment les insultes contre le général de Gaulle (ce qui était faux, M. Dominati n'était plus là). Un moment, l'union contre les « factieux » se rétablit puisque les paroles très revanchardes de M. Messmer furent applaudies et sur les bancs gaullistes et sur les bancs communistes. C'était le climat de 1962 qui reparaissait brusquement. Et à l'intérieur de la majorité d'alors, la cassure entre giscardiens et gaullistes pour délit de lèse-gaullisme.
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Du coup, du côté rapatriés, on se souvint que l'amnistie totale plusieurs fois promise et repoussée, s'était toujours heurtée à l'Assemblée au veto d'une partie du groupe gaulliste conduite par M. J. Foyer, excellent chrétien paraît-il mais juriste redoutable et près de vingt ans après l'un des plus acharnés quand l'on évoque les feux de 1962. (Il a confirmé cette attitude en refusant de participer au dossier de l'écran sur l'OAS.) Il est vrai qu'il était garde des Sceaux en 1962... D'autres intervinrent. Les communistes qui virent dans les événements de Toulon une apologie du « fascisme ». Les anciens d'Algérie regroupés dans la FNACA (Fédération Nationale des Combattants d'Algérie) qui firent chorus. Jusqu'au quotidien du FLN *El Moudjahid* qui écrivit qu' « une cause injuste n'a pas besoin de martyrs ». Ces messieurs ont les idées larges... Quelques jours après tout se tassait et dans la *Lettre de la Nation* P. Charpy fit une subtile distinction entre les « tueurs » (l'OAS bien sûr) et la « grande masse des rapatriés » (les électeurs potentiels)... Petite tempête mais fort significative. A Toulon, les Pieds-noirs avaient laissé parler leur cœur et leurs souvenirs. Sans doute maladroitement, si on se place sur le terrain de la politique. Mais enfin, certains orateurs avaient exprimé un ressentiment profond et jusque là interdit. Aussitôt leur « inconvenance » avait été relevée. Je ne suis pas pour le prolongement in aeternam des guerres civiles mais on ne peut nous demander de nous taire lorsque certains événements tragiques et douloureux sont évoqués. J'écris ici pour la première fois (je crois) que l'assistance aux cérémonies de Toulon fut limitée à quelques milliers de personnes dans une région où la communauté repliée est la plus nombreuse de France...
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Ce fut un motif de déception pour les organisateurs. C'est aussi une leçon de désintérêt pour les uns, de lâcheté pour les autres.
#### Une guerre finie ?
Cela me permet de passer à ce qui me paraît le plus important dans l'opinion, la guerre en elle-même et la façon dont elle est évoquée et jugée.
Plus de trois millions d'hommes (du contingent) sont passés par l'Afrique du Nord de 1952 (les troubles du Maroc et de Tunisie) jusqu'en 1962. Cette guerre, -- qui ne fut jamais considérée comme telle, -- a laissé un grand nombre, d'anciens et on sait que c'est la participation du contingent qui sensibilisa en profondeur la nation au conflit algérien. Qui dit guerre, dit anciens combattants et aussitôt droits acquis ou à acquérir, car sur ce terrain il y a modèle et surenchère (et nous... et nous).
Le président Giscard avait tenu compte de ces revendications puisque c'est dès le début de son septennat, en décembre 74, qu'une loi fut votée reconnaissant le titre de combattant aux soldats d'Afrique du Nord. Il y avait d'ailleurs avant un « titre de reconnaissance » auquel tous pouvaient prétendre mais la qualification et la carte de « combattant » étaient désormais attribuées à ceux qui satisfaisaient à un certain, nombre de conditions (au demeurant fort larges) de durée et de participation sur le terrain (dans le cadre de leur régiment ou unité) à des « actions de feux » (ce qui ne veut pas dire forcément des combats directs).
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Le Service Historique de l'Armée a, en peu de temps, accompli un travail considérable de dépouillement des journaux de marche pour classer les unités combattantes et à ce jour le nombre de cartes attribuées doit dépasser les 400.000, chiffre qui paraît acceptable et raisonnable mais jugé insuffisant par certaines associations, dont la FNACA, qui se révèle la plus véhémente pour exiger un « élargissement » des conditions, ce qui permet de recruter des adhérents, de prendre des positions politiques, bref de jouer le rôle de groupe de pression...
La FNACA est, on le sait, la seule association qui, depuis 1962, a célébré chaque année la fin de la guerre d'Algérie par une cérémonie organisée devant les monuments aux morts, le 19 mars, qui coïncide avec les accords d'Évian. Les controverses autour du 19 mars sont significatives d'une guerre psychologique froide, qui n'est pas terminée. La FNACA a été accusée d'être une « courroie de transmission » du parti communiste, ce à quoi elle a chaque fois réagi par de longues réponses dont elle exige l'insertion dans les organes qui l'ont mise en cause. Elle a même fourni des précisions dans un numéro de son journal *L'Ancien d'Algérie* (octobre 1981, n° 196) où elle précise que seulement cinq de ses dirigeants sur un comité national de 175 membres ont eu des activités politiques antérieures, ce qui est normal pour des citoyens.
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La FNACA curieusement ne précise pas qu'il s'agissait de militants du parti communiste, et cinq c'est peu en effet, mais on s'aperçoit qu'ils exercent leurs activités dans des postes-clés (la rédaction du journal, le contact avec les ministères, etc.). Pour ma part, je crois que la FNACA n'est pas actionnée directement par le PC, mais qu'elle rassemble (au sens large) les anciens d'Algérie unis par une certaine sensibilité et cela va des gaullistes de gauche aux socialistes en passant par l'innombrable piétaille de ceux qui aiment bien se retrouver entre copains pour défiler et banqueter. La lecture attentive du journal, le ton des articles et des discours démontrent une technique de l'organisation de masse (la FNACA se réclame de 300.000 adhérents comme sa grande rivale l'UNCAFN). Ce qui est certain, c'est que la FNACA (fondée à l'origine par le lieutenant rappelé Servan-Schreiber) veut s'imposer comme une organisation majoritaire. Elle revendique à chaque fois les 30.000 morts du conflit (le chiffre réel est de 25.000 et l'on y trouve tous les tués, du contingent comme des corps spécialisés, des tombés au combat au nombre de 16.000, le reste par accidents divers) ([^22]). Elle exalte l'héroïsme et les sacrifices de la dernière (?) génération du feu mais elle condamne la guerre dont elle évacue subtilement la signification. Elle est là sur un terrain solide et payant, comme le prouvera le sondage de *L'Express.* Le choix du 19 mars est un bon calcul. Ce n'est pas la fin du conflit. On a tué après le 19 mars, et même après le 1^er^ juillet, mais c'était la faute de l'OAS (pas question du FLN évidemment qui pourtant viola ouvertement le cessez-le-feu bien avant l'indépendance officielle).
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Le 19 mars coïncide avec les accords d'Évian approuvés par une majorité massive (plus de 90 % des votants). Les municipalités qui ont cautionné le 19 mars (plaques, rues, cérémonies) ont souvent des majorités de gauche socialo-communistes, mais il y en eut de modérées et même de gaullistes. D'ailleurs chacun sait que sur le plan local, toutes les commémorations d'anciens combattants s'accompagnent rituellement d'une participation municipale.
Le 19 mars fut donc imposé ici et là et cautionné sans que cela soulève de protestations nationales. Il y eut bien des réactions des rapatriés, d'associations de combattants classées « à droite » (UNP-ACUF) mais elles furent peu répercutées. La FNACA pensa donc franchir une étape supplémentaire en faisant pression pour que le 19 mars soit désormais une journée de commémoration officielle, sur tout le territoire, « à la mémoire de toutes les victimes civiles et militaires ». Admirons l'amalgame réconciliateur. Cela n'a pas réussi sous Giscard. Le président avait rendu hommage aux combattants d'Algérie en patronnant le 16 octobre 77 la cérémonie d'inhumation du soldat inconnu d'AFN dans le mémorial de Notre-Dame de Lorette. Journée magnifique quant au climat, à la fois sobre et émouvante, avec un discours nuancé où la guerre d'Algérie était réintégrée dans le passé historique tout en marquant ses à-côtés politiques. On ne peut d'ailleurs refuser à l'ancien chef de l'État une certaine sensibilité dans ce domaine qui remonte (il l'a souvent rappelé) à son engagement volontaire de 44-45 dans un régiment à majorité nord-africain.
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Dans les dernières années du septennat, des ordres stricts furent donnés à l'administration préfectorale pour que le 19 mars soit boycotté et Giscard qualifia lui-même cette commémoration d' « indécente ». En 1980 les Pieds-noirs avaient réagi, un comité s'était fondé. La FNACA perdait pied...
On sait comment l'affaire a rebondi dès les débuts du septennat de M. Mitterrand, qui reçut officiellement les dirigeants de la FNACA le 1^er^ juillet 1981 (date symbolique). Des promesses avaient-elles été faites ? Des engagements pris ? Le ministre des Anciens Combattants avait annoncé imprudemment à l'automne qu'il était favorable au 19 mars journée officielle. La réaction a été telle à la fois dans les milieux rapatriés et dans le monde combattant que le chef de l'État recula (il n'y a pas d'autre mot), et écarta le 19 mars lors d'une conférence de presse. Il est curieux que la seule association qui soutenait publiquement la FNACA fût l'ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants) qui est, elle, ouvertement, une « courroie de transmission » du PC avec comme président d'honneur la crapule stalinienne Jacques Duclos... La FNACA en fut dépitée et insinua dans le numéro dont j'ai parlé qu'il y avait eu duperie et que des groupes de pression électoraux ([^23]) avaient joué un rôle efficace. « Nous avons les Pieds-noirs dans notre poche. Alors ce n'est pas le moment... »
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Finalement la solution (à la Ponce-Pilate) officielle : que chacun célèbre la fin de la guerre d'Algérie comme il l'entend, les autorités seront de corvée chaque fois, avantage les associations les mieux structurées et en prise sur les municipalités. C'est le cas de la FNACA qui peut réussir dans les prochaines années ce qui n'a été qu'un demi-échec...
D'autant que la guerre d'Algérie a été systématiquement coulée dans l'opinion, dans une opinion qui dès mars 62 saluait sa fin avec enthousiasme.
Reprenons *L'Express.* La France est condamnée. Elle a eu tort de faire la guerre (58 % contre 16 pour), -- les Algériens sont justifiés. Ils ont eu raison (45 % contre 29)... A noter qu'il y a encore 25 % de gens qui reconnaissent avoir été à l'époque « Algérie française », pour 31 % partisans de l'indépendance (et 44 sans opinion). -- 25 % ? Où étaient-ils passés lors du référendum sur les accords d'Évian qui n'enregistra que 10 % de « résistants » ?
Et cette guerre, c'est la torture (nous y voilà) « inadmissible quelles que soient les circonstances » pour 81 %. Le matraquage de l'opinion sur le sujet a réussi même si pour 27 % ce fut « une bavure exceptionnelle » quand 25 % croient à une « méthode systématique ». En fait ce fut les deux, mais le terrorisme intellectuel est maintenant si fort qu'il est impossible ou presque de s'en expliquer. A noter que depuis 1972 où, par un restant de pudeur, le gouvernement avait bloqué le film italo-algérien sur la « Bataille d'Alger » (et pas le pire d'ailleurs) nous avons été inondés et de films d'outre-Méditerranée et de films français,
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« RAS » de Boisset, « La Question » sortie en 1977 sur les malheurs d'Alleg (qui alla ensuite louer la pacification soviétique de l'Afghanistan...) qui présentent la guerre sous ses aspects les plus odieux et à sens unique. Films qui ont peu de succès populaire -- il est vrai -- mais qui sont repris par les cinémas spécialisés et les chaînes de ciné-clubs pour les jeunes, scolaires, étudiants ([^24]).
La guerre d'Algérie ce fut aussi le « terrorisme ». *L'Express* précise « des attentats commis contre des civils pas personnellement engagés ». Forte majorité : 70 % pour « condamner le terrorisme quelles que soient les circonstances », 13 qui l'approuvent faute d'autres moyens et 7 qui le trouvent « légitime » s'il exprime « un mouvement populaire profond ». Excellente réponse dira-t-on. Oui, mais avec deux nuances. Pendant tout le conflit, c'est la dernière opinion qui était défendue par l'intelligentsia dominante sans grande réplique de l'autre côté. Et puis le « terrorisme » dans les années 70 est revenu très fort en France même. Il se peut qu'il y ait ici une « prise de conscience » qu'approuver le terrorisme « libérateur » vous entraîne plus loin que vous ne le pensez et qu'il vous explose au nez, par exemple.
La guerre d'Algérie c'est aussi la trahison, c'est-à-dire les gens qui ont aidé le FLN et pas seulement sur le plan intellectuel. (Réseau Jeanson, etc.) Ce sont des traîtres pour 19 %.
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Ils avaient raison pour 10 %. Ils ne sont pas approuvés mais compris pour 43 %*. L'Express* se félicite de cette « tolérance » manifestée ailleurs. Mais pour l'OAS, ils n'étaient que 34 % à se montrer « compréhensifs » et 5 % à approuver. *L'OAS était donc pire que l'aide au FLN !* Celle-ci recueille en 1979 deux fois plus de partisans que celle-là et la balance est encore faussée par le fait que les anciens des réseaux pro-FLN, « les porteurs de valise » ([^25]), sont maintenant bien réinsérés dans la presse, les médias, l'enseignement. Ils ont un avantage considérable. Ainsi quand Antenne 2 programme un dossier sur le contingent en Algérie, au lieu d'un montage d'actualités, le film qui précède le débat et qui comme on le sait est vu par la grande majorité des téléspectateurs est « R.A.S. » d'Yves Boisset, d'un antimilitarisme de sensibilité gauchiste post mai 68... Le coup est porté. La discussion (où même les représentants de la FNACA désavouent le film) ne rétablira pas la ou les vérités...
On pourrait citer en plus récent, « l'Arme au Bleu » (5 septembre 81-A 2)où des soldats français grotesques et invraisemblables sont opposés à des fellaghas prisonniers (martyrs) ou combattants (généreux). Commentaire de la FNACA : « que d'erreurs » (le mot est faible) mais des « qualités humaines » (sic) et « le véritable visage de cette guerre d'imbécillité et de nullité »...
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Et le temps m'a manqué pour une étude de la guerre d'Algérie dans les manuels scolaires de la classe de troisième. Ce serait édifiant. Mais on a pu noter la puissance du « clan » des anciens pro-FLN après l'assassinat de l'un des siens (sans doute le plus intelligent et le plus efficace dans les années 60), Henri Curiel. Exécution ignoble faut-il le préciser et tout de suite attribuée à d'anciens Delta (!) mais quand un journaliste ([^26]) a essayé de préciser, sans le dénigrer d'ailleurs, la véritable personnalité de Curiel, on a été jusqu'à demander la destruction de son livre.
On me dira, ces controverses sur la guerre sont historiques, au sens d'inoffensives. Voire... La guérilla et la contre-guérilla, ne sont pas à ranger dans le placard des accessoires désuets. Qu'arriverait-il en cas de conflit conventionnel en Europe ? En cas d'occupation (soviétique) ou de maquis (rouges) sur les arrières occidentaux ? On risque un jour de payer cher le dénigrement systématique de l'armée française aux prises avec la guerre subversive en Algérie...
#### En face, l'Algérie...
L'histoire véritable des rapports franco-algériens (au niveau des États) entre 72 et 82 suppose que nous connaissions tous les dossiers. Ce qui nous est impossible.
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Au moins peut-on noter l'évolution en surface. Après la période gaullienne où tout fut *pardonné* à l'Algérie parce que comme disait ce pauvre M. de Broglie (dont l'assassinat est peut-être lié à une « piste algérienne » dont on a peu parlé...), « l'Algérie est la porte étroite du Tiers-Monde », les relations furent plus difficiles à partir des années 70-71 et il y eut même rupture après la nationalisation par les Algériens de « leurs » hydrocarbures. Entre 72 et 74 on alla jusqu'à la tension à la suite d'incidents en France où furent mêlés des immigrés algériens. Autre question qui interfère dans les relations entre les deux pays.
Le président Giscard voulut renouer le dialogue en se rendant dans l'Algérie de Boumedienne au printemps 75. Discours, retrouvailles, bla bla habituels. C'était reparti, mais ensuite cela se dégrada très vite, entre autres à propos du conflit du Sahara occidental où nous sommes intervenus officiellement au moins une fois pour protéger la Mauritanie. On a su bien des années après (par une indiscrétion du *Nouvel Observateur* ([^27])) que la rencontre euphorisante d'avril 75 s'était mal terminée. La dernière entrevue en tête-à-tête (sans témoin) de Giscard et Boumedienne avait vu le président français sortir blême et courroucé, refusant de répondre aux questions de son entourage. Que s'était-il dit ? A quelle pression, propos, chantage avait résisté Giscard ? Les historiens de l'an 2000 le sauront sans doute si Giscard a laissé un rapport dans ses archives. Quant à nous ?... Notons qu'il n'en transpira rien dans l'immédiat.
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Après la mort de Boumedienne (fin décembre 78) il y eut à nouveau des contacts. En janvier 80 M. Benyahia, ministre algérien des Affaires étrangères, venait à Paris. Il y avait des problèmes sur le gaz mais un accord pour la main-d'œuvre (et aussi les expulsions d'immigrés délinquants).
Après le 10 mai 81, les relations sont des meilleures. Avant le voyage officiel de M. Mitterrand en Algérie (fin novembre 81) il y eut le séjour de M. Cheysson à Alger au mois d'août et son « coup de passion ». Désormais c'est l'euphorie. Les deux pays « socialistes » s'entendent. Il n'y a plus de problèmes pour le gaz, les immigrés. Il n'y a que sur les archives que M. Mitterrand semble ne pas avoir été trop complaisant...
Ce qui est plus intéressant et notable sur le plan des médias notamment, c'est la complaisance inlassable dont nos dirigeants font preuve vis-à-vis des responsables algériens.
Chaque fois nous donnons l'impression que, s'il y a un « malaise », des « problèmes », des « malentendus » c'est nous qui sommes les responsables...
L'Algérie en tant que régime et système n'est pas un modèle de démocratie ([^28]). Elle est notoirement aux mains de clans divers mais unis où dominent l'Armée (la colonne vertébrale), la Police, la Technocratie, la nouvelle classe bureaucratique. Le Parti est unique avec ses hiérarchies parallèles.
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La gabegie et la corruption coexistent avec la volonté indéniable de développement et d'efficacité... mais la gauche installée si prompte à débusquer les régimes autoritaires de « droite » n'a jamais mis beaucoup d'ardeur à dénoncer la situation d'outre-Méditerranée ([^29]). Sur ce sujet, il faudrait une thèse sur « l'Algérie vue par la gauche de 62 à nos jours »... A noter que l'Algérie ne s'est jamais gênée pour se mêler de nos affaires intérieures ([^30]). Avant le 10 mai, les grands hommes de l'opposition lui rendaient visite. M. Marchais au moins trois fois (et avec déclarations publiques), M. Mitterrand (plus discret il est vrai) une fois en 76 et en février 1981 (mais ce voyage fut remis... élections obligent)... Le colonel Boumedienne souhaita publiquement la victoire de la gauche avant les élections de 78. Chadli fut plus prudent avant le 10 mai... Ce qui est stupéfiant, c'est cette « mauvaise conscience » héritée du gaullisme qui nous a fait saluer la mort d'un homme aussi haineux, anti-occidental et pro-soviétique qu'était Boumedienne presque comme un deuil national. Cela continue. La dernière vedette étant l'ex-président Ben Bella, libéré après une longue détention mais reçu dans la métropole comme un martyr et qui peut multiplier sur les ondes et à la télé des déclarations délirantes de pro-khomeinysme et donner des leçons sur les droits de l'homme sans qu'on lui réplique que sa gestion entre 62 et 65 amena l'Algérie à la catastrophe économique (aucune réaction populaire au coup d'État qui le renversa) et qu'il est tout de même l'homme qui a présidé au massacre des harkis.
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Sur l'opinion française et l'Algérie, nous disposons d'un curieux sondage paru dans l'hebdomadaire *Jeune Afrique* (n° 935, 6 décembre 1978) ([^31]). A une question portant sur la sympathie ou l'antipathie sur cinq pays proposés (Algérie-Tunisie-Maroc-Sénégal-Côte d'Ivoire), c'est l'Algérie qui a la palme de l'impopularité : 32 % contre, 10 % pour et (question ambiguë) « un peu de sympathie » : 39 %. *Jeune Afrique* publie le détail du sondage, très révélateur. Dans toutes les catégories sociales, l'Algérie est peu aimée avec une pointe pour les petits commerçants, artisans, inactifs... Parmi les sympathisants politiques, il n'y a que les communistes qui font exception (et encore même là il y a 28 % contre et 23 % pour). Pour les âges, c'est la même chose, avec un dépassement des 30 % au-delà de 35 ans et une sympathie relative chez les moins de 25... *Jeune Afrique* commentait sur les conséquences du « refroidissement franco-algérien et le souvenir très présent de la guerre », évoquait aussi le « racisme ouvrier », le milieu le plus au contact des immigrés. Tout cela à relativiser mais en contradiction complète avec le laxisme officiel... ([^32])
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A la veille du voyage du président Mitterrand, *Paris-Match* (4 décembre 1981) publiait un coup de sonde (sans citer ses origines). Sur le plan international, 45 % étaient favorables à un rapprochement entre la France et l'Algérie et 46 % voulaient une augmentation de l'aide au Tiers-Monde, ce qui coïncidait à merveille avec les nouvelles orientations du septennat.
A Alger, M. Mitterrand a été bien reçu. Son passé algérien est on le sait très critiquable sous l'angle de l'Algérie. Le ministre de l'Intérieur de 1954*,* le garde des Sceaux de 1957 (avec les exécutions capitales des condamnés à mort FLN et du communiste Yveton) s'est vu plus d'une fois reprocher ce passé « colonialiste », du côté communiste d'abord et aussi mais plus discrètement par les nouveaux socialistes venus du PSU, grands amis du FLN et ce bien avant 62 ([^33]).
Est-ce pour cela que le président en a « rajouté » ? Qu'à la gerbe au carré des « martyrs » FLN, il a ajouté cet hommage aux « héros de la nation algérienne » prononcé devant une assemblée algérienne bidon composée de fonctionnaires élus du parti unique ? Le pèlerinage à un cimetière pied-noir (d'ailleurs non accompagné par un officiel algérien) ne rachète pas ces flagorneries déshonorantes mais je dois noter qu'aucune association pied-noir n'a protesté publiquement. Lassitude ou état de grâce protecteur ? Le *Nouvel Économiste* (n° 313, 30/11/81) semblait plus prudent. Sous le titre « France-Algérie. Je t'aime ; moi non plus », il écrivait :
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« En échange de son appui, la France veut obtenir le label algérien pour sa nouvelle diplomatie dans le Tiers-Monde. Un calcul à la merci d'un excès de passion. » En somme un retour à la ligne gaullienne avec le pari que le président Chadli éloignera peu à peu son pays de l'orbite soviétique où l'avait entraîné Boumedienne en même temps qu'il « désocialise » à petits pas... ([^34])
Mais ces grands desseins me passionnent peu. On m'accusera de refuser la « réconciliation » avec l'Algérie indépendante. Une Algérie où le président Chadli en personne évoque « les atrocités de l'OAS », refuse le retour des harkis « collabos » (l'occupant, c'est nous) et même la visite des « Français d'Algérie qui ont fait du mal à notre peuple » (à nouveau l'argument de la torture). Ceci est extrait d'un entretien paru dans *Match* (numéro cité) sous le titre « Français et Algériens sont condamnés à coopérer »... ([^35]) Je me demande qui trompe qui... Nonobstant, des pieds-noirs et même des amis retournent en Algérie, un espace de vacances et reviennent avec des impressions mêlées. Il y a dix ans, il m'arrivait de songer à les imiter. Les années passent, l'envie a disparu. Je suis un nostalgique d'une Algérie engloutie, l'Algérie Française ([^36]). L'Algérie d'après 62, socialiste et arabo-islamique, a tout pour me déplaire.
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Et si je suis son évolution, c'est parce que je crois que ce pays ambigu est une menace possible dans la mesure ou une France algérienne grandit sous nos yeux en métropole. Je ne parle pas évidemment des Algéro-Français et du drame qu'ils vivent vingt ans après 62. D'autres plus compétents en parlent dans ce numéro.
#### Ambiguïtés...
Les « rapatriés » au cinéma ? Voici le « Coup de Sirocco » d'Alexandre Arcady et Daniel Saint Hamont. C'est gentil, facile, souvent émouvant. Une famille de petits commerçants d'une petite ville de l'intérieur de l'Algérie vivant les « événements » puis repliée à Paris. Il s'agit d'Israélites. C'est net quoique discret. Le héros principal est l'acteur Roger Hanin qui se « retrouve », paraît-il, dans ce rôle principal du chef de famille. Certes il était né en Algérie mais l'avait quittée bien avant 1954 et on ne peut pas dire que ses sympathies politiques le portaient vers l'Algérie Française (d'après ses propres dires, son père était un militant communiste doublé d'un homme généreux...). Paradoxe du comédien ! A mon avis son accent passe mal car c'est par l'accent que certains acteurs Pieds-noirs se sont imposés. Robert Castel étant le meilleur. Comme Guy Bedos ([^37]) mais chez ce dernier c'est une ironie au second degré.
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Il s'en est souvent expliqué. Il a souffert pendant le drame algérien mais il était pour l'indépendance, ce qui explique sans doute qu'il ait maintenant des mots gentils pour ses ex-compatriotes : « A leur place, mais j'aurais fait comme eux... »
Notre accent est maintenant récupéré par la publicité. Vous l'avez tous entendu. C'est le boxeur blessé soigné par un sparadrap : « Meurci Steup Heumoooo ». C'est la reprise d'un sketch de Guy Bedos sur le boxeur pied-noir grugé par son manager Mossieur Ramirez qu'il admire... Il y a aussi le couscous : « C'est bon comme là-bas dis... ». Et ces dernières semaines Robert Castel en remet dans des publicités automobiles avec un interlocuteur imaginaire Kaweito... Au fait, Kaweito est une invention pure. En Algérie nous connaissions Cagayous, le héros de Musette... Kaweito est (peut-être ?) une déformation du mot arabe « caoued » (filou) passé dans la langue (pataouète...) Enfin si cela amuse... Nous aimons rire même si, comme l'a bien vu Camus, il y a chez nous un tragique solaire... La moquerie est évidente mais nous sommes les premiers à savoir l'accepter quand elle vient de l'un des nôtres... Pour revenir au « Coup de Sirocco », j'ai lu, par ci par là, des propos de son réalisateur. J'ai retenu « Ce ne sont pas des colons... ». Il voulait dire par là (je pense) qu'il ne fallait pas se tromper. Son film n'était pas un éloge de l'Algérie française. On devait le comprendre. Il avait évoqué le drame des « petites gens », des « petits Blancs ». Les autres ? La trilogie légendaire : le soldat, le colon, le missionnaire ? pas question... Bref, à la limite, son film est « anticolonialiste ».
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Voilà qui est habile... On attire la clientèle pied-noire et on flatte le grand public...
Le deuxième film du tandem Arcady-Hamont vient de sortir (début 82) avec une publicité considérable... Toujours Roger Hanin dans le rôle principal... Encore des pieds-noirs... Ils se dénomment et on les nomme ainsi tout au long du film. Exactement, ce sont des Juifs (du Constantinois) et ils appartiennent à un certain milieu, au « milieu » tout court puisque le clan Bettoune qui illustre le film est la transposition du gang des frères Zemmour qui ont défrayé la chronique il y a quelques années lors de la fusillade du bar Thélème. Les Zemmour qui avaient quitté leur ville natale Sétif en 1955 et qui auraient aidé en 61-62 (comme barbouzes) la répression anti-OAS ! Ces tristes crapules ont manifestement la sympathie des réalisateurs du film. Ils font dans la prostitution, le racket (des petits Juifs du faubourg Montmartre), les cercles de jeux... Ils mènent grande (et noble) vie sur le dos des « caves », n'hésitant pas à s'allier avec des truands algériens, anciens FLN, contre les « Français » à savoir d'autres arsouilles, genre petites frappes costumées en « fafs » (crâne rasé, vestes de cuir, grosses motos) et un commissaire de police, adversaire implacable, très « Français de France » et une mentalité d' « Action Française », ai-je pu lire... Comme par hasard, quelques semaines plus tard, on a appris que les ennuis du commissaire Leclerc pouvaient avoir un rapport avec le fait qu'il ait démantelé (entre autres) l'empire Zemmour...
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Ce deuxième film me semble malsain et pas seulement sur le plan moral. On me permettra de dédaigner une geste pied-noire ainsi illustrée dans une pellicule qui sort vingt ans après la douloureuse année 62. De la tragédie à la bouffonnerie...
Cela me conduit à donner une autre impression personnelle, à propos des artistes que l'on voit et entend souvent. Il leur arrive de bousculer la vérité. Ainsi Enrico Macias (de son vrai nom Ghenassia) qui participe à une émission « La Rage de Lire » consacrée aux Français d'Algérie. Le meneur de l'émission Georges Suffert (maintenant écarté de la TV) débordant de sympathie s'exclame : « *Je découvre l'Algérie française *»*...* Il aurait pu le faire avant. Quand, avant 62, il militait activement pour l'Algérie indépendante dans les rangs chrétiens progressistes... Macias prétend qu'une partie de sa famille a été massacrée en 1934 à Constantine par les Croix de Feu. Le dossier de ce pogrom, sanglant et ignoble, a été établi par les historiens. Ses causes sont diverses (crise économique, antijudaïsme arabe, pro-sionisme des Juifs Constantinois). Les Européens n'y ont pris aucune part. Même si l'on ne peut nier chez eux un réveil anti-juif avant 1939... Il s'agit d'une forgerie manifeste. J'ajoute que par la suite, dans d'autres émissions, le chanteur a tenu des propos plus mesurés et sympathiques pour l'ensemble de la communauté française d'Algérie... Erreur isolée ?
La communauté juive d'Afrique du Nord est maintenant majoritaire en France comme l'a montré la désignation de M. Sirat, originaire de Bône, comme grand rabbin de France. Entre 54 et 62, les Juifs d'Algérie dans leur immense majorité ont été solidaires de l'Algérie française et se sont battus pour elle (commandos juifs de l'OAS à Oran, Alger, Constantine).
114:264
A l'époque l'intelligentsia s'en est étonnée. On continue à le leur reprocher. Et pourtant... Comme l'a dit M. Yacono, leur intégration (qui laissait intacte leur différence) dans la communauté française par le décret Crémieux a été l'une des réussites clé la colonisation... M. Ageron, peu suspect de tendresse pour les pieds-noirs, a reconnu qu'après 54 l'antijudaïsme avait disparu dans la communauté européenne. Le FLN qui avait espéré jouer sur les antagonismes passés en fut pour ses frais. A l'indépendance, dans leur très grande majorité, les Juifs d'Algérie choisirent la France avec des exceptions, mais peu nombreuses, pour Israël... Je comprends mal pourquoi maintenant, ici et là, on ressort les querelles du passé : l'agitation antisémite de la fin du XIX^e^ siècle, l'abrogation du décret Crémieux par Vichy. Une grave erreur certes car on « dénationalisait » d'une manière humiliante des citoyens français. D'un autre côté Vichy a quand même empêché les Allemands de prendre pied en Afrique du Nord et les Juifs pieds-noirs évitèrent l'holocauste...
S'agit-il de se donner un brevet d'anticolonialisme ? De faire oublier qu'après 62 les oppositions furent vives entre Juifs rapatriés, farouchement antigaullistes et sympathisants de la gauche socialiste et les Juifs de métropole plutôt gaullistes qui approuvèrent l'indépendance ?
Je m'interroge sur ce fait d'opinion et sur cette « dérive » (que je trouve fâcheuse). Il y a aussi le pro-sionisme militant de cette communauté qui me paraît normal d'ailleurs et qui après 62 était partagé par l'ensemble de la communauté repliée qui ne cachait pas sa sympathie pour Israël...
115:264
Je l'ai également partagée puisqu'en décembre 74 dans les colonnes de Rivarol j'ai polémiqué avec un ancien officier OAS, le lieutenant Richard, qui plaidait pour la cause palestinienne. Les lecteurs s'en sont mêlés, me donnant plutôt raison...
En est-il aujourd'hui encore de même ? Pour ma part je suis plus réservé, moins sensibilisé qu'en 67 ou en 73, à cause de la politique de M. Begin qui me semble pousser à l'extrême la stratégie de la tension... Je ne peux être pro-palestinien car la propagande pour les Palestiniens se calque sur l'idéologie anticolonialiste mais je remarque de plus en plus les interférences entre les arguments du FLN d'avant 62 et ceux des pro-Palestiniens. Or l'idéologie anticolonialiste est en France devenue l'idéologie officielle. Elle est révérée, encensée, enseignée, largement partagée, des gaullistes aux socialistes.
Je crains une profonde déchirure dans le prochain avenir sur ce sujet.
#### Spécial mars 1982...
Comme il fallait s'y attendre, l'attention des médias s'est portée sur l'Algérie surtout autour du 19 mars, vingtième anniversaire des accords d'Évian dont on peut se demander qui les a lus dans le texte et qui s'en souvient vraiment...
116:264
Beaucoup de choses viennent d'être dites ou écrites. Il est difficile d'en faire une synthèse. On peut s'y risquer en prévenant qu'elle sera très subjective car hélas on ne peut être partout dans le domaine de l'information...
Ce qui me frappe d'abord, c'est le fait que la personne du général de Gaulle ait été si peu évoquée à propos d'Évian 62 ainsi que l'approbation massive (plus de 90 % des votants... « le lâche soulagement ») qu'il recueillit peu après. S'il n'y avait pas eu les souvenirs de M. Terrenoire dans *Le Monde :* « Vingt ans après », et une déclaration de M. Louis Joxe à l'AFP justifiant l'action du général de Gaulle, celui-ci aurait presque disparu des évocations du passé. Mais au même moment sur la troisième chaîne de télévision, le film fleuve d'Harris et Sedouy : *Français si vous saviez* était projeté et c'est le 18 mars au soir que l'on pouvait voir la troisième partie : « Je vous ai compris ». Ce film qui se ressent de l'esprit de mai 68 est à la fois très partial et cynique, malsain même par sa volonté de culpabiliser les Français considérés comme des débiles et des gogos politiques du Front Populaire jusqu'à la mort du général. Mais par ses montages cinématographiques souvent orientés (ils durent supprimer une séquence qui assimilait les Croix de Feu aux S.A. nazis...), ses commentaires, ses entretiens hachés, le film se révèle une charge féroce contre le général et son action. La parole assez librement accordée à des antigaullistes d'hier (maître Isorni) et d'aujourd'hui (le colonel Argoud) permet un contrepoint inédit et surprenant à l'hagiographie pieuse des grands faits du général... Certes, tout cela n'est pas innocent et un tel film n'aurait sans doute jamais été programmé du temps de l'ancienne majorité.
117:264
Le pouvoir socialiste a intérêt à noircir la période gaulliste et à réveiller les passions d'hier. Comme par hasard (un hasard bienveillant), le 19 mars tombait en période électorale. Cela dit, il y a peu de chance que le nom du général soit oublié quand il s'agit de l'Algérie. Un sondage de VSD sur les jeunes Français et l'Algérie (et qui témoigne d'une grande ignorance chez les 15-20 ans quant au conflit) indique que de Gaulle (54 %) est crédité d'un rôle « très important » dans la guerre d'Algérie...
Parler des accords d'Évian, c'est dire aussi pourquoi ces accords ont échoué et donc parler de ce qui s'est passé après Évian, l'OAS, l'exode des pieds-noirs... Une fois de plus, la responsabilité de l'OAS est évoquée pour expliquer le sabotage des accords et la fin du rêve algérien du général (le maintien, en Algérie même, d'une importante communauté française). Mais cette idée reçue (et maintes fois ressassée bien avant mars 82) se trouve remise en question par... Ben Bella lui-même qui déclare dans *L'Express* (du 19 au 25 mars) quand on lui demande s'il avait songé à une « Algérie nouvelle avec les pieds-noirs » : « Non, jamais ». Et il explique : « Nous ne pouvions pas vivre ensemble. Et s'il n'y avait pas eu l'OAS, il serait arrivé la même chose. » Et il évoque une rencontre après l'indépendance avec son ancienne institutrice française à Tlemcen qui partira parce que son drapeau, « c'est le bleu, blanc, rouge... » ; et Ben Bella conclut : « Psychologiquement, les pieds-noirs ne pouvaient accepter ça... » Il est très important que pour la première fois un des responsables algériens les plus connus parle ainsi.
118:264
Il fait éclater toute l'imposture des accords qui tenaient peut-être sur le papier mais ignoraient (volontairement...) deux faits capitaux : le programme révolutionnaire du FLN et la réaction morale de la communauté européenne qui ne pouvait accepter de rester sur une terre devenue étrangère... On est d'ailleurs étonné que les responsables des accords (M. Joxe notamment) affirment encore maintenant que jamais l'exode massif des Européens n'avait été envisagé du côté français alors que le FLN, plus réaliste, tablait sur au moins 500.000 Européens quittant l'Algérie... Il y avait certainement chez le général de Gaulle, responsable en chef d'Évian, non pas une ignorance mais un mépris d'ailleurs ancien des pieds-noirs. « Leurs intérêts sont garantis... Ils resteront... pour l'argent... ». Le désespoir et la colère qui ont profondément secoué la communauté française d'Algérie la poussant, après des actes désespérés et inutiles, à un départ massif vers la « métropole » ont été volontairement ignorés dans les hautes sphères de l'État. Cela intéressera sûrement les historiens des « mentalités »...
Les pieds-noirs ont eu souvent la parole pour le 19 mars 1982. Ce fut pour protester contre la célébration des Accords et attirer l'attention sur les problèmes non réglés de l'amnistie et l'indemnisation. Ce n'était pas nouveau certes mais désormais le groupe pied-noir s'exprime et on a pu mesurer en direct sur la deuxième chaîne, à l'émission d'information de midi, la passion qui animait les participants et ressentir comme une revanche dans cette « prise de parole » longtemps interdite. C'est directement contre le 19 mars, date honteuse, que les Européens d'Algérie s'élevaient... Ici et là, d'autres victimes d'Évian furent évoquées et en particulier les Algéro-Français...
119:264
Ce qui est nouveau, c'est l'évocation à plusieurs reprises (radio et télé) du sort des supplétifs musulmans fidèles à la France massacrés après le 19 mars. Le chiffre de 150.000 a été souvent cité et ceci pour la première fois. Il s'agit là d'un dossier qui devra un jour ou l'autre être présenté à l'opinion.
Est-ce la perspective de l'arrivée massive sur la métropole d'au moins deux millions de Français-Musulmans qui a fait reculer les dirigeants français ? Ont-ils pensé qu'entre Algériens tout se règlerait à l'amiable et qu'après quelques « bavures » inévitables, ceux qui nous avaient fait confiance ne seraient plus inquiétés, tout ceci peut se discuter et se plaider. Mais peu à peu l'abandon des harkis (contre lequel, d'après M. Terrenoire, seul M. Debré aurait protesté lors du Conseil des Ministres qui entérina Évian...) trouve sa juste place. Celle des vaincus bafoués et trahis dans l'ordre, le silence et le déshonneur...
Évidemment la fin de la guerre d'Algérie a été le point central de mars 82. La FNACA a été la seule, comme chaque année, à célébrer la paix retrouvée non sans diverses réactions qui ont été de l'abstention à la protestation (parfois violente). On ne peut pas dire que, la vie du pays en ait été perturbée. Il est vrai que (faut-il le déplorer ou s'en réjouir ?) les cérémonies style ancien combattant (et même les plus légitimes comme celles du 11 novembre) rencontrent peu d'échos dans la société française des années 70...
120:264
Et il ne faudra pas compter sur les jeunes pour prendre la relève puisque si nous revenons au sondage de VSD, seuls 37 % d'entre eux situent correctement les accords d'Évian (la fin de la guerre) alors que 14 % confondent 58 et 62 (le retour de De Gaulle au pouvoir), 12 % y voient « la première autorisation de commercialiser les eaux minérales en France » (autant en emporte l'Évian...) et 5 % la fin de la guerre d'Indochine... Ce n'est plus la guerre oubliée, c'est la guerre ignorée...
La guerre, ce sont les anciens d'Algérie. Ils ont eu la parole sur la première chaîne dans une émission tardive, le samedi 20 au soir. Ce fut comme il se doit une parole très orientée où s'exprimèrent des appelés malgré eux qui dénoncèrent les atrocités et la torture... La torture, nous y revenons, avec dans la troisième partie de « Français, si vous saviez... », les accusations d'anciens responsables FLN en Algérie et surtout en métropole contre les sévices de la police et de l'année ; mais sans que jamais soient évoqués leurs crimes et atrocités (plusieurs milliers de morts et de blessés en France même). Voilà encore une plaie qui suppure vingt ans après et qui alimentera comme nous l'avons déjà dit le désarmement moral actuel. Mais au fait cette guerre ? Victoire ? Défaite ? « Nous n'avons pas militairement gagné, c'est vrai. Mais nous avons tenu, c'est l'essentiel » dit Ben Bella dans *L'Express* (et c'est très juste historiquement). Pour les jeunes (sondage VSD) c'est l'Algérie qui a gagné (58 %), mais 31 % estiment que c'est la France. Le commentaire de VSD est admirable. Il voit là des « hésitations qui se rapprochent de celles des historiens chevronnés » (?). Car s'il y eut « victoire » (le mot est mis entre guillemets) française, elle est « contestable » : « La France n'aurait jamais pu se maintenir par la force sans risquer à la longue une grave crise économique ou une révolution politique. »
121:264
Ce qui est très discutable quoique pas entièrement faux. Nous sentons là comme une inquiétude devant ce pourcentage important de près de 40 % qui continuent à croire au succès français. Car si cette victoire a été perdue ou gâchée, c'est qu'il y a eu une trahison, « un coup de poignard dans le dos ». Ces jeunes seraient donc plus sensibles à cette opinion non conformiste que leurs aînés qui approuvèrent les accords à 90 % ? Il y a, à l'intérieur des familles, des milieux, des mentalités, la persistance de la vérité de mars 62 : victoire militaire et défaite politique...
Nous avons évoqué les historiens. Deux livres viennent de sortir presque en même temps sur la guerre. Au point que leur étude comparée s'impose et a été faite notamment dans *Le Monde* du 19 mars sous la signature d'Éric Roussel. *L'Histoire militaire de la Guerre d'Algérie* du colonel Le Mire (parue chez Albin Michel) est une très bonne étude au microscope des phases de la guerre et des causes pour lesquelles elle a été volontairement perdue. *Le Monde,* qui fait autorité dans l'intelligentsia, porte un jugement réservé sur le livre et son auteur, qui ignorent « les réalités internationales », « crurent jusqu'au bout à une victoire militaire ». Enfin un argument déjà lu ou entendu. Le colonel Le Mire « défend les tortionnaires », en particulier les méthodes du colonel Argoud dans son secteur... (les exécutions publiques massives). Disons que le colonel Le Mire a su exposer les problèmes et les méthodes de la répression anti-terroriste sans sacrifier aux conformismes du jour...
122:264
Le deuxième livre : *Histoire de la Guerre d'Algérie,* d'Évelyne Lever et Bernard Droz, a paru au Seuil dans une collection de poche « Points Histoire », (et au prix de 29 F contre 90 pour le livre du colonel Le Mire). *Le Monde* en fait un éloge dithyrambique, insistant sur son « impartialité », l'absence de parti pris, etc. Ce n'est pas inexact... Ce qui nous a surpris en effet dans ce livre de près de quatre cents pages, très complet et très universitaire, c'est que sur trois points : l'action de l'armée, la politique du général de Gaulle, et le FLN sur le terrain, les auteurs concèdent un certain nombre de points aux partisans de l'Algérie française. On rend hommage aux SAS, on dissèque les ambiguïtés et les contradictions du gaullisme, on évoque les atrocités du FLN sans les expliquer par la répression et en particulier on reconnaît l'extrême faiblesse de l'ALN-FLN en 59-60 où il fut à deux doigts de l'effondrement (affaire Si Salah). Mais sur l'essentiel, la vérité dans le sens de l'histoire reste intacte. Les pieds-noirs ne sont pas ménagés (il y a même une ironie pénible sur le nom de M. Alain le Mogue de Sérigny qui témoigne d'un racisme inconscient). La partie était perdue d'avance (on retrouve ici les thèses de M. Ageron qui ont semble-t-il impressionné les auteurs), les Algériens avaient raison, l'OAS a été criminelle, etc. La flagornerie pousse même les auteurs dans un glossaire biographique à ne citer que des Algériens et à proposer une carte de l'Algérie avec des noms actuels (c'est facile pour s'y retrouver...). Quant à la bibliographie citée et commentée, le livre d'Alleg (la guerre d'Algérie vue par un communiste) est qualifié d' « une orthodoxie peu voyante »...
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On oppose les livres d'Yves Courrière, « une information orale de grande valeur », à ceux de C. Paillat, « bien informé mais partisan »... On cite l'excellente *Autopsie de la Guerre d'Algérie* de Ph. Tripier mais on omet *Guerre Secrète en Algérie* du général Jacquin. Bref cette dernière étude sur les différents aspects de la guerre est moins pénible que d'autres qui l'ont précédée et surtout elle enregistre des faits incontestables (la défaite de l'ALN notamment) ; mais elle justifie et l'abandon et la mauvaise conscience. A noter que les auteurs repoussent le chiffre du million de morts, évoquent « les horribles règlements de comptes de l'été 62 en Algérie » (sans plus) et concluent à un chiffre possible de « 500.000 ». Le colonel Le Mire quant à lui proposait une étude serrée des « pertes des deux camps » (p. 385 et 386) et si on les additionne (le plus difficile étant les pertes des victimes civiles, surtout musulmanes) on arrive à une estimation d'à peu près 300.000 On trouve des chiffres à peu près analogues (mais non comptabilisés globalement) dans le numéro spécial « La fin de l'Algérie Française », numéro par ailleurs d'une orientation très favorable aux partisans de l'Algérie perdue... voilà au moins une certitude. Désormais, chaque fois que le bilan du conflit sera évoqué, ceux qui citeront le million de morts (les Algériens disent maintenant un million et demi) n'auront pas l'excuse de l'ignorance. Ils auront la caution de leur idéologie et n'est-ce pas le fond même des opinions et des positions vingt ans après la fin du conflit...
124:264
#### Pour conclure...
Rien n'est simple. Il aurait fallu évoquer tant d'autres aspects de cette tunique de Nessus algérienne qui colle à la France contemporaine. Les incidents de Corse où les pieds-noirs sont en butte aux autonomistes et indépendantistes. Ce qui se passe en Nouvelle Calédonie où les pieds-noirs installés après 62 envisagent si ça tourne mal d'émigrer aux... États-Unis. La Nouvelle Calédonie où est enterré Jean Brune et où l'on nomme un Haut Commissaire socialiste, Pied-noir d'origine (pour mieux cautionner l'indépendance ?).
Vous voyez, le sujet était vaste. Je crois que c'est la dernière fois que je m'exprime... La lassitude vient devant l'accumulation non seulement des mensonges mais des contre-vérités. Même les pieds-noirs s'y laissent gagner. Il ne faut pas le cacher... Comme il ne faut pas se leurrer. Les nouvelles générations ne prendront pas la suite. Encore heureux si elles défendent notre mémoire et réagissent quand l'imposture est trop flagrante... N'espérons pas que ce qui n'a pas été rectifié dans ces dix ou quinze dernières années le soit désormais... Déjà, il y a quelques semaines, on a célébré officiellement les malheureux étouffés de Charonne et j'ai lu qu'on les avait salués comme des morts pour l'indépendance de l'Algérie. L'Amicale des Algériens en Europe (c'est-à-dire l'organisation FLN en France) assistait aux cérémonies. C'est un signe.
125:264
Il y en aura d'autres et nous serons seuls pour commémorer le 26 mars symbolique de notre agonie. Pas de danger que l'on rouvre ce dossier...
Certes il faut encore allumer quelques contre-feux ! Ce numéro en témoigne. Mais ensuite ? Nos choix politiques, économiques, culturels dans l'avenir ne dépendront plus de notre seule origine. C'est pour moi une certitude même s'il faut entretenir une petite flamme de plus en plus vacillante.
C'est à la fois amer et déchiré que j'écris ces lignes. Il faut bien, un jour ou l'autre, écrire le mot fin.
Jean-Paul Angelelli.
126:264
### La mauvaise conscience
par Georges Laffly
LES REMARQUES qu'on a faites ici même, il y a dix ans, sur les conséquences de l'indépendance de l'Algérie restent vraies. Rien n'a changé, et rien en somme ne peut changer sans des bouleversements peu probables. Le même mensonge règne, un de ces mensonges qu'on ne s'avoue pas et qui ruinent l'âme d'un peuple. Jamais la France n'a été sommée de regarder la vérité en face, et cette attitude est peut-être plus funeste que le fait même de la rupture.
\*\*\*
127:264
Rien n'a changé. On vient encore de le voir avec la célébration du 20^e^ anniversaire des accords d'Évian. On est allé exhumer Terrenoire et Louis Joxe, pour qu'ils se félicitent de leur succès, et que nous n'oubliions pas tout ce que nous devons dans cette affaire à l'actuelle opposition. L'actuelle majorité, pour n'être pas en reste, a fait donner Ben Bella à la télé, tandis que les drapeaux de la FNACA remontaient les Champs-Élysées, comme pour mieux bafouer la mémoire des milliers d'hommes assassinés après le cessez-le-feu.
Bel exemple d'unanimité nationale. Les uns se vantant d'avoir eu pour guide l'homme qui amena ce résultat, les autres d'avoir agi de toutes leurs forces pour l'y pousser.
Cela nous permet de réfléchir, et de constater une fois de plus à quel point nous restons étrangers, ne pouvant accepter cette histoire truquée. Ce serait pourtant cela, l'intégration : renier ce que nous savons vrai, accepter le mensonge. L'indépendance de l'Algérie est toujours considérée à la fois comme une bonne affaire et une bonne action. Solution bénéfique, à la fois inévitable et souhaitable, qui a débarrassé notre économie d'un boulet, et la France d'une tare morale. Tel est le schéma officiel, fixé dès le début, immuable depuis, qu'aucun parti ne remet en cause.
L'inconvénient est que les conséquences matérielles et morales de cette rupture restent ignorées, secrètes. La tableau rassurant qu'on s'en est fait ne peut être remis en cause.
128:264
Et d'ailleurs qui y penserait ? L'événement s'éloigne peu à peu. Vingt ans après, il intéresse en fait peu de monde. Le verdict est rendu, la cause entendue. Sans doute, mais il y a un prix à payer.
Pour que l'indépendance de l'Algérie, telle qu'elle a été négociée, donne le tableau d'une réussite parfaite, il fallait supposer certaines conditions, qui restent présentes, actives, même si le fait lui-même tend à s'effacer dans les mémoires.
La première de ces conditions, c'est que la France était coupable, et elle uniquement, parce que le « colonialisme » est sans rémission. De ce côté, l'esprit public a fait beaucoup de progrès en vingt ans. La répulsion envers le « colonialisme » est devenue aussi naturelle que de respirer. Elle s'étend d'ailleurs dans le temps et dans l'espace. *Astérix* nous permet une revanche sur César, vingt siècles après, et nous apprend que les Romains n'étaient que des Polichinelles. Dans l'espace, l'espace limité de l'hexagone, la Corse aujourd'hui, la Bretagne ou le Languedoc demain, nous font réfléchir sur les ruses d'un colonialisme caché sous le manteau jacobin de la République une et indivisible. Il devient urgent de le traquer, de l'extirper, même au prix du démembrement d'une antique nation.
129:264
Quant au colonialisme classique, celui, qui, dit-on, s'exerçait en Algérie, la presse, la télé, les discours, les profs, tous les organes du modelage des esprits enseignent à le haïr. Il semble fabuleux qu'un tel scandale ait pu sévir si longtemps. Nous ne pouvons accepter une parenté avec ceux qui en furent coupables, c'est-à-dire avec la France d'hier. Il y a seulement trente ans, Emmanuel Berl (dans *Histoire de l'Europe*) pouvait considérer que la conquête du monde fut la grande aventure de l'Europe. On voit le chemin parcouru, puisque le même fait, qui lui paraissait si glorieux, est devenu un substitut du péché originel. La France est coupable, ayant colonisé : Les Français qui ont participé à cette entreprise, ceux qui l'ont approuvée, ceux mêmes qui se sont tus sont coupables. Tous, en somme. Et leurs descendants portent cette marque d'infamie. Pour eux, pas d'autre moyen de se racheter que de renier l'œuvre de leurs pères, et même, crûment, de renier leurs pères. On ne s'en lasse pas. Tous les moyens d'expression sont mis au service de cette noble cause : condamner, noircir l'image de ces conquérants dont on fait des voyous. On escamote complètement (ou on ignore : il y a chez nos gens une ignorance infinie) que ces hommes savaient qu'ils apportaient la paix, plus de santé, plus de liberté, qu'ils étaient des hommes de civilisation, et que beaucoup au surplus étaient au sens étroit, XVIII^e^ de ce mot, des hommes des *lumières.* Ils ne pouvaient prévoir que l'Europe passerait en un siècle d'un excès d'assurance à un misérable masochisme.
130:264
Reste qu'on a établi et qu'on entretient le sentiment d'une culpabilité collective. On a empoisonné la conscience des Français. On leur a fait honte d'eux-mêmes.
Un tel crime n'est jamais gratuit. A qui profite-t-il ? A tous les installés. Des capitalistes modernes qui n'ont que faire du bagage encombrant qu'est une histoire, aux communistes qui trouvent plus docile, plus facile à manipuler, un peuple coupé de son passé, plein de remords, et qui n'a plus aucun appui, aucun exemple ancien sur lequel se guider.
\*\*\*
Il est d'ailleurs remarquable qu'on soit si bien parvenu à donner mauvaise conscience à tout un pays. Cela suppose une grande capacité de modifier l'opinion, et une opinion très plastique.
Pour cela on dispose en effet d'énormes moyens. L'information avec les journaux à grand tirage, les radios et les télés, tous les instruments de culture, ajoutés à ceux de l'enseignement, constituent un outil de taille à modifier rapidement la conscience d'un peuple. On parle souvent du « pluralisme » de cette information et de cet enseignement, pour signifier qu'une telle entreprise est heureusement impossible. En fait, ce pluralisme existe de moins en moins.
131:264
On a bénéficié aussi de la plasticité de l'opinion. Nous sommes à un moment très favorable. A d'autres époques, les têtes étaient plus solides (plus dures, si l'on veut). Mais plusieurs forces, depuis au moins un demi-siècle, favorisent les transformations rapides des mœurs et des principes. Le progrès technique, les transplantations de foules immenses passées des campagnes aux villes, le recul de la France, hier grande puissance, aujourd'hui nation moyenne, tout concourt pour que la transmission se fasse peu et mal, des vieux aux jeunes, des parents aux enfants (s'il y a transmission, elle est plutôt en sens inverse).
Il y eut donc un *vide,* là où l'on trouvait auparavant une certaine vision d'une histoire, le sentiment d'en être héritier, de prendre une suite. Ce vide a été très vite rempli par un nouveau contenu. On entretient généralement les esprits dans l'oubli et l'ignorance du passé, mais dans certaines limites, la mémoire est au contraire cultivée, de façon très particulière, pour entretenir la haine et le refus de certains souvenirs. Regardez la télé : ce qui émerge de la mémoire commune, c'est une suite de crimes. Là où il y avait gloire et communion, il y a honte et rejet.
\*\*\*
La deuxième condition pour que le tableau de la réussite reste intact, et Évian un heureux souvenir, fait intervenir l'opérateur principal : de Gaulle.
132:264
Je ne suis pas de ceux qui pensent qu'il a conduit les choses de bout en bout selon un dessein personnel. Il me semble plutôt relever de ce type de dirigeants dont parle Monnerot (*Intelligence de la politique* ([^38])*,* t. I, p. 109) : « sans idées préconçues, qui s'active, certes, mais par définition dans le sens des vagues, qui va en fait où le courant le pousse... Par la suite, les historiens rationalisateurs, après coup, ne seront pas en peine de lui prêter des desseins ».
Une telle absence de volonté propre explique suffisamment les propos et attitudes contradictoires, et la duplicité de son attitude au sujet de l'Algérie. Appelé pour empêcher l'abandon, c'est finalement lui qui y préside, et sublime la catastrophe en cérémonial de purification et en projet politique (indépendance de la France, et ouverture au Tiers-Monde). Là, il y a imposture, mais elle conforte trop d'intérêts, y compris l'amour-propre national, pour ne pas devenir intangible, sacrée.
Voilà la deuxième condition : elle établit, ou plutôt elle confirme (puisqu'il y a déjà 40) *l'infaillibilité* de De Gaulle. Toute la politique française, je dirai, hélas, toute la consistance française, repose sur ce dogme. Au point qu'il est interchangeable de dire : pour l'Algérie, de Gaulle avait la bonne solution, ou bien : c'était la solution de De Gaulle, donc c'était la bonne.
133:264
Si cette *infaillibilité* est acceptée pratiquement par tous, c'est qu'en fait elle ne gêne personne. De Gaulle a soutenu des politiques, des idées si variées, que ceux qui se réclament de lui sont bien incapables d'en tirer un ensemble cohérent, qui les rendrait redoutables. Comme ils ne le peuvent pas, leurs adversaires eux-mêmes sont satisfaits de l'infaillibilité, et s'y réfèrent à l'occasion (Mitterrand, sur l'indépendance et la politique étrangère, les communistes sur la Résistance, etc.). On voit l'avantage de l'infaillibilité. Son danger, très réel, est qu'elle interdit qu'on aille regarder les faits de près, qu'on se demande si la solution était si bonne que ça, si elle était la seule, etc. Ce n'est pas permis. On devient aussitôt un fanatique, un excité. *L'infaillibilité* établit non seulement que les adversaires de De Gaulle se sont trompés, mais qu'ils se sont trompés criminellement. La décision qui fut choisie était *la seule.* Toute autre était trahison. Le choix fait n'était pas une opportunité, une solution que l'on prend, toute fâcheuse qu'elle puisse être, parce qu'on y est contraint (faiblesse de la France, pression des deux empires, urgence de rétablir une liaison avec le monde arabe), c'est tout au contraire, paraît-il, une voie librement choisie, triomphale, et même une voie de rédemption. Car la morale s'en mêle. Les adversaires de De Gaulle ne peuvent donc être que des pervers et des traîtres.
134:264
Tel est l'avantage d'être passé d'un monde où l'on discutait de choix politiques divers dont chacun avait ses risques et ses chances, à un monde où il n'y a qu'une bonne « ligne » concevable, car seule elle est conforme à l'Histoire. Comme on pense, du moment qu'il s'agissait d'une « ligne » choisie en fonction de l'Histoire, elle devenait invariable en même temps qu'infaillible. Toutes les hésitations, toutes les contradictions qui ont marqué la politique réelle sont effacées, non seulement par les « historiens rationalisateurs », mais par la propagande et les témoins autorisés.
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Troisième condition de la réussite du tableau les choses étant ainsi fixées (le « colonialisme » est un crime, le choix fait est celui de l'histoire), il en résulte que le point de vue officiel français sur cette guerre devient exactement celui du FLN. Il s'agissait d'une guerre injuste, faite à tout un peuple (faux), d'une guerre criminelle du côté français, innocente de l'autre (on ne parle jamais du terrorisme FLN, et si on y fait allusion, on ajoute aussitôt qu'il n'avait pas d'autre moyen de *s'exprimer*)*.* Seuls sont vaincus, dans une telle guerre, les adversaires de l'Histoire, les représentants du mal.
135:264
On réutilise les schémas de la Résistance : les pieds-noirs deviennent des occupants, les harkis et musulmans fidèles des collaborateurs.
Il ne peut donc y avoir qu'un héros : le combattant FLN. L'armée qui s'oppose à lui ne peut agir selon la justice et l'honneur, elle ne peut entretenir aucun espoir. Il semble bien que la propagande algérienne continue de caricaturer les choses de cette façon, mais ce qui est extraordinaire, c'est qu'en France surtout cette vision paraît naturelle. Qu'on veuille bien regarder. Les films, les livres, les articles, reprennent les thèmes qu'on vient de voir comme des évidences.
On finit d'ailleurs en France par surévaluer considérablement les forces du FLN, pour essayer de justifier les conditions qu'on lui a faites.
Y eut-il jamais une autre guerre où il en fut ainsi ?
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Conséquence : l'armée française en est restée suspecte, malgré la vague de démissions qui « l'épura », rendant la plupart de ses meilleurs officiers à la vie civile, quand ils n'étaient pas emprisonnés. Surtout, son prestige était cassé, comme son lien naturel avec la nation. L'antimilitarisme a acquis depuis l'Algérie un statut semi-légitime.
136:264
On a exalté le contingent qui au moment du putsch de 61, choisit de Gaulle contre les généraux révoltés. On oubliait de dire que c'était une victoire de l'antimilitarisme, masquée pour les besoins de la propagande en victoire de la discipline civique (obéir au président de la République) sur la discipline militaire (obéir à son supérieur hiérarchique).
Les contorsions très réelles de la politique suivie en 1954, et surtout de 1958 à 1962, ont laissé aussi un souvenir solide dans les corps de l'État. Certains hommes, parmi les meilleurs, y ont brisé leur carrière, ne voulant pas se renier. (Je pense à A. Jacomet.) Inversement, les carrières les plus réussies de la Cinquième République ont pour origine un reniement, une compromission ou au moins un silence docile dans ces années-là. Sélection à rebours. On peut penser que la leçon n'est pas perdue.
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Mais comme il faut se limiter, parlons ici de deux éléments de la population française qui n'étaient pas compris dans le tableau de la décolonisation. Vingt ans après, ils sont toujours à l'extérieur. Je parle des musulmans qui avaient choisi l'Algérie française et des pieds-noirs.
On a parlé depuis de « rapatriés » : l'inexactitude du mot, à elle seule, montre que la vérité est impossible dans le cadre qu'on s'était fixé. Il s'agit seulement d'un artifice réussi de propagande.
137:264
En fait, on n'attendait aucun rapatriement, et on continue de mettre les départs sur le compte de l'OAS. C'est ignorer complètement la situation réelle : les pieds-noirs n'avaient aucune envie de devenir des citoyens de seconde zone (au mieux) dans un pays gouverné par le FLN. Les musulmans savaient que c'était leur vie qu'ils jouaient, -- que personne n'élèverait la voix pour eux. On l'a bien vu. Qui a protesté contre le massacre qui dura plus d'un an ? Les exclus, les rares voix Algérie française. Je dis plus d'un an : c'est en octobre 63 que Ben Bella, dans un discours prononcé à Oran, dit qu'il faut arrêter de tuer les harkis.
Personne, donc, n'attendait les « rapatriés » dans l'hexagone. On a commencé par refouler les harkis qui venaient s'y réfugier avec leurs familles. Quand ce ne fut plus possible, on les a laissés à l'écart. M. Kaberseli traite de ce sujet, dans ce numéro.
Ces musulmans français, on avait nié leur existence, puis on minimisa leur nombre. On a fermé les yeux sur eux parce qu'on n'avait aucune solution. En trouver une c'était déjà porter atteinte au tableau établi une fois pour toutes.
On laissa faire, avec quelques maigres subventions. On refusa, par exemple, de les encadrer avec d'anciens officiers SAS, qui leur auraient appris à s'insérer, peu à peu, dans une vie si nouvelle.
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(Mais on craignait de voir se constituer des troupes antigaullistes ! Toujours la hantise du complot chez les vieux comploteurs.) En fait on ne leur a permis ni de s'intégrer, ni de s'organiser en communauté particulière. En même temps, d'autres Algériens, qui eux ne se sentaient pas Français, venaient s'établir, fuyant la misère de leur pays. Soutenus par l'Amicale des Algériens, mieux vus des autorités françaises (puisque eux entraient dans le tableau), ils sont paradoxalement favorisés par rapport à ceux qui sont venus en France pour y garder une patrie. On voit le trouble qui a pu s'en suivre dans les esprits, les désillusions, les retournements, peut-être, d'autant que le temps passant, nous en sommes maintenant à la deuxième génération. Cette « deuxième génération » (les journaux ont popularisé le terme) est une des graves séquelles du mensonge organisé, de la fausseté du tableau officiel. Elle ne se sent pas vraiment chez elle en France, elle est étrangère en Algérie. Les délinquants, les révoltés y sont nombreux. On a le droit de s'en plaindre, de s'en effrayer. Mais il ne faut pas oublier leur enfance divisée, rejetée, et dans un peuple resté si imprégné des vieilles coutumes, le scandale que pouvait être, aux yeux de ces enfants, de voir leurs pères dédaignés justement à cause de ces actes de bravoure et de ces médailles dont ils s'honoraient, ou même de les voir souvent traités de « collabos » ou de « traîtres », à l'école, ou à la télé :
Pour nous, il y a de quoi avoir honte.
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Je me demande dans quels sentiments a pu mourir le bachaga Boualem, pour citer un homme connu et honoré de tous. Quelle amertume chez lui.
Les pieds-noirs non plus n'étaient pas attendus. En les voyant arriver, Alain Peyrefitte et Boulin s'écrièrent qu'il ne s'agissait que de vacanciers, et Roger Frey parla de gangsters. L'Église se distingua par sa sécheresse : ce n'étaient pas des pauvres selon son cœur.
Il est vrai qu'il leur était beaucoup plus facile qu'aux harkis de s'insérer dans la société française. Cette insertion s'est faite, n'en parlons donc pas, laissons de côté les suicides, les échecs, les vies brisées, les familles dispersées.
Reste que les pieds-noirs ne font toujours pas partie du tableau. On leur a trouvé un statut bizarre : ils peuvent se poser en victimes, mais en victimes de quoi ? du colonialisme peut-être, en tout cas pas des accords d'Évian, puisque ceux-ci sont une réussite. C'est la faute à la fatalité, disons. Ils sont donc admis, mais à condition, bien sûr, de renier ce qu'ils furent, ou de se taire là-dessus. C'est le passé, n'en parlons plus.
D'ailleurs, eux non plus n'aiment pas en parler, sauf entre amis.
Georges Laffly.
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## II -- L'Algérie avant 1962
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### La catholicité de l'Algérie française
*In memoriam*
par Pierre Goinard
UN RECUL DE VINGT ANNÉES permet d'évoquer loyalement le désastre et d'en mesurer l'étendue : plus de huit cent mille baptisés contraints de refluer de leur Algérie abandonnée à l'Islam ; quatre à cinq cents églises et oratoires devenus mosquées ou lieux profanes, quand ils n'ont pas été livrés à de plus tristes sorts. Et maintenant, pour quelques milliers de catholiques pratiquants, résiduels ou coopérants temporaires, l'importante hiérarchie ecclésiale qui y est maintenue, -- un cardinal, un archevêque et quatre évêques encadrant deux cent vingt prêtres et religieux, quelque cinq cents religieuses ([^39]), -- paraît singulièrement disproportionnée.
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Jusque dans leur exil et leur dispersion, les Français d'Algérie n'ont cessé d'être accablés de mensonges et de calomnies, auxquels ont largement participé l'Action catholique ainsi que les Informations catholiques internationales. Un congrès de prêtres repliés a vainement sollicité, en juillet 1964 à Nîmes, une déclaration de l'épiscopat « rétablissant l'honneur des chrétiens d'Algérie, l'arrêt des dénigrements systématiques propagés par la presse et les émissions religieuses » ([^40]). C'est un devoir, pour les témoins de leur vie et de leur éviction, de rétablir la vérité et de ne pas laisser sombrer dans l'oubli ceux qui avaient édifié cette catholicité ; ses caractères particuliers, non plus que ses relations avec les deux autres religions issues d'Abraham.
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#### L'antique héritage de la chrétienté en terre d'Afrique
Est-il besoin de rappeler qu'en Afrique le christianisme a précédé de cinq cents ans l'Islam ? Introduit dès le II^e^ siècle, aussi tôt sinon plus qu'en Gaule, il a eu ses martyrs non seulement à Carthage (dès 202 Félicité et Perpétue, dont les noms figurent au canon de la messe, plus tard saint Cyprien son évêque), mais aussi à Constantine Marien, Jacques et ses compagnons, à Nippone saint Théogène, sainte Marcienne à Cherchell, sainte Salsa à Tipasa. L'Afrique romaine a engendré des pères de l'Église, Arnobe, saint Augustin, le plus célèbre des Berbères au temps duquel elle était quadrillée par plus de quatre cents évêchés. Le christianisme y avait été maintenu sous les Vandales ariens, puis la domination de Byzance. Même après l'installation de l'Islam, de petites communautés persistèrent jusqu'aux XI^e^ et XII^e^ siècles dans les brillantes villes islamo-berbères de l'époque, la Kalaâ des Beni Hammad, Tlemcen, Bougie où fut lapidé Raimond Lulle.
Comment ne pas évoquer la chrétienté souffrante à l'époque des Barbaresques, entre le XIV^e^ et le XIX^e^ siècle, dont la foule de captifs atteignit trente mille à El Djezaïr ? Assistée par les Trinitaires de la Rédemption de Jean de Matha, qui rachetèrent plusieurs centaines de milliers de chrétiens, l'Ordre de la Merci, les Lazaristes de saint Vincent de Paul, elle eut aussi ses martyrs dont le jeune maure converti Géronimo, enfoui vivant dans le mur en construction d'un fort (le moulage de son corps était exposé dans un bas côté de la cathédrale d'Alger), ou le père Jean Levacher, aumônier des prisons et consul de France, condamné à être déchiqueté à la bouche d'un canon en 1683. Les Oranais savent que leur ville demeura deux cent cinquante-neuf ans espagnole, de 1509 à 1708, et à nouveau de 1732 à 1792 ; en sorte que, fondée au X^e^ siècle, elle avait à la fin de la période française vécu catholique près de quatre cents ans.
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Mais en 1830 les Français ne retrouvèrent plus à El Djezaïr qu'un prêtre espagnol et une cinquantaine de résidents chrétiens.
#### Développement et tribulations de l'Église d'Algérie
Une vingtaine d'aumôniers militaires accompagnaient l'expédition de 1830 ; le 20 juin, une première messe était célébrée, après les combats de Staouéli, au pied de l'immense palmier qui se dressa longtemps dans le domaine de la Trappe, puis le 6 juillet, un office solennel au palais de la Kasbah. En 1832 était installée dans la mosquée Ketchaoua l'église Saint-Philippe, future cathédrale. Mais pas un prêtre n'était présent aux deux sièges meurtriers de Constantine et ils ne restaient que quatre, en 1838, pour 65.000 militaires et 25.000 civils.
Dans le même temps le baron de Vialar, l'un de ces croyants légitimistes appelés par Bugeaud « les colons en gants jaunes », faisait appel à sa sœur, qui venait de fonder l'ordre Saint-Joseph de l'Apparition et sera un jour sainte Émilie de Vialar, pour soigner avec ses compagnes indigènes et européens.
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Après avoir bénéficié du renouveau religieux sous Louis-Philippe et le Second Empire, l'Église d'Algérie pâtira gravement de l'anticléricalisme républicain ; elle se relèvera après la guerre de 1914-1918, à la faveur d'un adoucissement du laïcisme.
Dans sa première phase, trois grands prélats aux personnalités très différentes l'ont édifiée pendant sept ans Mgr Dupuch (1838-1845), vingt ans Mgr Pavy (1846-1866) et enfin vingt-six ans Mgr Lavigerie (1866-1892) : un évêque, puis un archevêque, puis un cardinal, la gradation marque les étapes.
Pionnier ardent jusqu'à la témérité, Mgr Dupuch créa en quelques années vingt-neuf paroisses, installant des églises dans des mosquées, recruta soixante-treize prêtres, accueillit une demi-douzaine d'ordres religieux enseignants et soignants, Lazaristes, Jésuites, Trinitaires, Sœurs de la Doctrine chrétienne, Filles de la Charité, et jusqu'à des Trappistes en 1843, à Staouéli, où ils seront soixante-quinze trois ans plus tard. Inlassable et généreux, criblé de dettes, il dut démissionner.
Mgr Pavy, précédemment doyen de la Faculté catholique de Lyon, organisa et amplifia l'œuvre de son prédécesseur. Par lui furent créés, à la périphérie d'Alger, le Petit séminaire de Saint-Eugène et le Grand séminaire de Kouba, inaugurée à Oran en 1850 la chapelle de Santa-Cruz en réalisation d'un vœu lors de la grande épidémie, de choléra, posée la première pierre de Notre-Dame d'Afrique. Il porta le nombre des paroisses à cent quarante-cinq et, promu archevêque, prépara les évêchés de Constantine et d'Oran. Grâce à la loi Falloux, il introduisit les Frères des Écoles chrétiennes, développa l'enseignement des Jésuites, appela les Dames du Sacré-Cœur : à sa mort, 18.000 enfants étaient instruits dans des établissements religieux.
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Avec Mgr Lavigerie, la nouvelle Église d'Afrique atteignit son apogée. Non seulement il créa encore quarante paroisses, installa plusieurs communautés, notamment les Petites Sœurs des Pauvres à Bouzaréa, les Sœurs enseignantes de Saint-Joseph, les Pères basiliens, mais surtout, convaincu de la vocation missionnaire, colonisatrice et civilisatrice de la France, il fonda en 1868 les Missionnaires d'Afrique, avec leurs maisons-mères, pour les Pères Blancs à Maison-Carrée, pour les Sœurs Blanches à Birmandreis. Fasciné par le passé de l'Église africaine et la stature de son antique prédécesseur saint Augustin, au souvenir duquel il voulut dédier une grande basilique à Bône, le célèbre prélat considérait comme son devoir d'assimiler en les reconvertissant ces Berbères jadis chrétiens, mais il se heurtera aux interdictions du pouvoir -- fût-il représenté par un gouverneur religieux comme Mac Mahon -- soucieux de respecter les croyances des autochtones, comme s'y était engagé Bourmont au nom de la France, en 1830. Récompensés en Afrique noire de leurs efforts, les Missionnaires renoncèrent à l'espoir de conversions massives en Algérie, se bornant à y maintenir leurs maisons-mères ainsi que quatre hôpitaux, dits « indigènes », qui servirent de modèles aux soixante-seize « hôpitaux auxiliaires » de l'administration.
A la mort du grand cardinal, l'Algérie européenne était puissamment catholicisée : trois cathédrales, plus de deux cents paroisses, Petit et Grand séminaires florissants, mille religieuses enseignantes et soignantes, de très nombreuses écoles.
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Ainsi pendant un demi-siècle, des générations ont été enseignées, secourues, soignées par des prêtres, des religieux, des religieuses qui se sont acquis leur gratitude et leur respect, un attachement total.
Il faudrait des livres entiers pour dresser un bilan exhaustif de cette immigration. A titre d'exemple, résumons à grands traits l'histoire des Filles de la Charité, telle qu'elle a été consignée dans un ouvrage comme on en souhaiterait beaucoup d'autres ([^41]).
En novembre 1842, douze religieuses débarquent à Alger pour prendre en charge les services de l'hôpital civil, et neuf l'année suivante ; quatre mois après, elles s'installent dans les locaux aménagés, depuis huit ans déjà, par les sœurs de Saint Joseph de l'Apparition, une vieille maison mauresque et un ancien bagne, rue Salluste, appelés par elles « la Miséricorde ». Elles accueilleront là huit cents fillettes dans trois classes communales, une salle d'asile, un ouvroir de couture et constituent aussitôt une association des Enfants de Marie (qui atteindront en 1941 un total de 1612, parmi lesquelles se seront manifestées soixante vocations religieuses), reprennent la pharmacie, les visites des pauvres à domicile.
De plus, ayant recueilli des orphelines et des enfants trouvées, elles finissent par obtenir pour celles-ci l'ancien palais du dey Mustapha.
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Par ailleurs elles créent trente-trois écoles dont huit à Alger, où certaines compteront six et huit cents élèves, à Constantine et jusque dans des villes éloignées ou de minuscules villages : l'Alma, Fouka, Mouzaïaville, El Affroun, Marengo, Meurad, Zurich, Novi, Ténès, Affreville, Oued Fodda, Orléansville, Pontéba, Médéa, Lodi, Boghar, Laghouat, ainsi qu'à Djidjelli, Condé-Smendou, Bizot, Biskra.
En même temps des sœurs soignantes œuvrent dans les hôpitaux militaires d'Alger, Constantine, Bône, Biskra, d'autres aux hôpitaux civils d'Alger, de Constantine, ou dans de toutes petites infirmeries, à Oued Athmenia, l'Arba. Elles multiplient dispensaires, crèches, fourneaux économiques, s'occupent des aveugles... Pour ces multiples tâches, quarante ans après leur venue en Algérie, elles seront près de quatre cents.
Ce qu'ont accompli les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul dans l'Algérois et, en liaison avec celles de la Doctrine chrétienne, dans le Constantinois, l'a été en Oranie par les Trinitaires de Valence.
Après ce demi-siècle de croissance et d'épanouissement, vont s'abattre pendant quatre décennies sur l'Église d'Algérie, comme sur celle de la métropole, les persécutions de la III, République et la démolition systématique de ce qui avait été réalisé au prix de tant de foi et de peines. A Alger ne restèrent plus aux Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul que trois écoles, dont celle de la cité Bugeaud, à Bab-el-Oued, survivant grâce aux quêtes et aux aumônes de ce quartier populaire.
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L'on vit alors disparaître les Jésuites en 1882 puis, après les lois de 1901 et de 1904, celles des écoles congréganistes qui ne se muèrent pas en écoles libres ; les Trappistes abandonnèrent leur domaine en 1904 et les séminaires furent contraints de fermer leurs portes quatre ans plus tard.
Une troisième phase allait s'ouvrir à la fin de la première guerre mondiale, « l'union sacrée » ayant apaisé l'anticléricalisme. Mgr Leynaud, pendant son long épiscopat de 1919 à 1953, s'employa jusqu'à l'extrême vieillesse à restaurer et au-delà l'œuvre du cardinal, dont il avait été le secrétaire. Sa bonhomie paternelle lui avait valu l'affection de ceux qu'il appelait, avec un tremolo de sa forte voix, « mes chers enfants », ainsi que l'estime respectueuse des musulmans et des juifs. Trapu, robuste, la mitre et la crosse dorées, sa large barbe blanche, la pompe qu'il tenait à maintenir ajoutaient à son prestige sur les foules. A son atavisme ardéchois, il devait un lucide bon sens et à une longue expérience pastorale, sa psychologie et son habileté de négociateur. A l'aise avec les dirigeants, accessible aux humbles, il savait enrober de cordialité une autorité naturelle qui était grande ; il eût été cardinal si, après Lavigerie, le siège du primat d'Afrique n'avait été transféré en Tunisie dans le souvenir de Carthage.
Le séminaire de Saint-Eugène fut rouvert puis, après 1945, celui de Kouba. Au centenaire de la présence française, les trois diocèses totalisaient 320 paroisses, 567 églises ou oratoires (le Grand Alger à lui seul en comptait plus de cinquante), six cents prêtres réguliers et séculiers. En 1939 put être accueilli magnifiquement le XIII^e^ Congrès eucharistique.
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L'Église d'Algérie allait se développer davantage encore. Des séminaires étaient inaugurés à Oran, où après 1945 Mgr Lacaste succédait à Mgr Durand, et à Constantine où Mgr Duval remplaçait Mgr Thiénard, avant de l'être lui-même par Mgr Pinier. De nouvelles églises étaient édifiées et deux basiliques, à Oran celle de Santa Cruz par souscription des fidèles, à Alger celle du Sacré-Cœur.
Construite pendant la guerre d'Algérie, de 1958 à 1961, en exécution d'un vœu de Mgr Leynaud pour la protection de la ville et de l'Algérie au cours de la guerre de 1939-1945, cette dernière sera très représentative d'une Église moderne tournant le dos au passé, chef-d'œuvre du béton pour les techniciens, mais tout à l'opposé du goût de la majorité locale.
Aux anciennes congrégations qui n'étaient point parties, à celles qui revenaient, s'ajoutait un afflux de communautés nouvelles. Certes les religieuses de Saint-Vincent-de-Paul, par exemple, n'étaient plus que 275, mais cinquante d'entre elles œuvraient à l'hôpital de Mustapha, vingt-cinq dans celui de Constantine, les autres au solarium et à l'hospice de Douéra ainsi que dans de nombreux dispensaires et écoles non laïcisées.
Il n'est pas possible d'énumérer ici tous les établissements scolaires qui prospérèrent alors, dans l'Algérois et plus encore en Oranie. Les Jésuites avaient ouvert un grand internat à Notre-Dame d'Afrique puis un externat au centre d'Alger, où ils formèrent des générations dirigeantes. Les Sœurs de la Doctrine chrétienne à Mustapha Supérieur (Sainte-Geneviève), puis les Trinitaires sur le Télemly (Sainte-Élisabeth), les écoles Sainte-Marcienne, Sainte-Chantal, le cours Fénelon accueillaient de nombreuses élèves.
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A Blida, l'école Saint-Charles instruisait les garçons. A Oran l'internat « Jeune France » des frères de Timon-David fonctionnait en liaison avec le lycée ; les Frères des Écoles chrétiennes enseignaient au « Sacré-Cœur ». Les Trinitaires de Valence menaient de front l'Internat de filles Saint-Louis, dans la vieille ville espagnole, et le lycée Jeanne-d'Arc où leurs écolières étaient aussi nombreuses qu'à celui de l'État. Beaucoup d'autres écoles seraient encore à énumérer : parmi elles Notre-Dame de France, celle des Dames africaines, Sainte-Marie des Champs, à Sidi-bel-Abbés, Fénelon pour les filles et De Sonis pour les garçons, à Mascara les Trinitaires, à Mostaganem, à Perrégaux...
Dans le Constantinois également, toutes les villes étaient pourvues d'écoles menant au brevet élémentaire ou même au baccalauréat, tenues pour les filles par les Sœurs de la Doctrine chrétienne et, pour les garçons, en général par les Frères.
Même dans le Sud existait un enseignement catholique ; à Aïn Sefra, Pères Blancs et Sœurs Blanches offraient une formation professionnelle aux indigènes comme aux européens.
Le scoutisme catholique était fort développé, en particulier sous l'impulsion des Dominicains à Alger, et les Pères Blancs avaient inauguré un scoutisme musulman. En Oranie les œuvres de Timon-David, celles des Salésiens de Saint-Jean-Bosco dans leurs patronages (la Marine et Eckmühl à Oran) encadraient remarquablement les jeunes garçons. Les sports féminins, très encouragés, firent évoluer en 1941 huit cents jeunes filles catholiques sur un stade algérois.
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Durant cette époque de nouveaux ordres s'implantèrent en nombre : Franciscaines de Marie, Dominicains, Augustines missionnaires, Salésiens, Maristes à Hydra. Les Trappistes étaient de retour, plus petitement que jadis, à Tibarine près de Médéa ; les Clarisses s'installèrent près de Notre-Dame d'Afrique, des Bénédictines à Médéa, des Bénédictins à Bouzaréa et à Tlemcen, d'autres encore...
Pères Blancs et Sœurs Blanches maintenaient leurs fondations premières et développaient leurs réalisations sociales ; leurs maisons-mères et leurs noviciats faisaient d'Alger la métropole d'une vaste chrétienté en Afrique noire et le port d'attache de plusieurs milliers de missionnaires provenant de multiples pays.
L'un d'eux, le Père Voillaume, créa en 1948 un nouvel ordre, la Fraternité de Foucauld (Petits Frères et Petites Sœurs de Jésus), dont la première fondation fut établie à El Abiod Sidi-Cheikh dans le Sud oranais, avant d'essaimer en France puis dans tous les continents.
La Communauté catholique algérienne Après un siècle d'une telle implantation, la communauté catholique d'Algérie, très vivante, ne manquait pas de personnalité.
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Dans les débuts les immigrés méditerranéens, espagnols, italiens, maltais, étaient les plus dévots, à leur manière démonstrative. Les curés, pendant longtemps Français de souche pour la plupart, hauts en couleurs et libres d'allure, surtout dans le bled, barbus, leurs noires soutanes souvent poussiéreuses et élimées, avaient fréquemment construit ou transformé, avec leurs paroissiens, leurs églises auxquelles les uns et les autres étaient d'autant plus attachés. Sans doute n'étaient-elles point très belles mais claires, d'une reluisante propreté, abondamment fleuries.
Les hommes n'y entraient pas en foule, hormis les grandes cérémonies. Cependant les vieux algérois se rappellent la « messe des hommes », à onze heures le dimanche, qui rassemblait, pour entendre du haut de la chaire de la cathédrale un orateur prestigieux, Mgr Bollon, et plus tard Mgr Dauzon, une assistance compacte débordant aux portes.
A la fête des Rameaux, les enfants arboraient des palmes sèches tressées, selon la coutume espagnole, ou des hampes autour desquelles étaient suspendus clinquants, friandises et menus objets tintinnabulants. Aux reposoirs du Jeudi saint, de la Fête-Dieu, s'amoncelait toute la flore parfumée du printemps. Et l'on était friand de « couronnements de la Vierge » par des fillettes vêtues à ses couleurs, de processions chantées que surmontaient de pieuses bannières et des statues portées par quatre hommes sur leurs épaules. Les pèlerinages à Santa-Cruz, à la basilique de Saint-Augustin, à Notre-Dame d'Afrique, mobilisaient des foules vibrantes ; certains y montaient nu-pieds, quelques-uns mêmes à genoux ! A Mers el-Kébir, le défilé de Saint-Michel, patron des pêcheurs venus jadis de Procida, parcourait les rues.
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La religion restait très traditionnelle : incorporés à leurs ouailles confiantes et zélées, les prêtres, rebelles aux innovations liturgiques, ne s'y soumettaient qu'à retardement. Foi et patriotisme s'associaient étroitement, drapeaux tricolores et oriflamme bleu et blanc mêlés fraternellement à tout propos ; l'on chantait à l'unisson « Catholiques et Français toujours ».
La statuaire saint-sulpicienne figurait au complet, resplendissante, époussetée à neuf : tout de suite après la Vierge, Jeanne d'Arc en tenue de combat, la petite sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, le curé d'Ars ; en bonne place saint Michel transperçant de sa lance le dragon terrassé. A la cathédrale d'Alger où siégeait un grand saint Pierre en bronze, la patine de son gros orteil était usée par les baisers de la dévotion populaire...
Les activités charitables de cette chrétienté n'étaient pas moins caractéristiques de l'époque. On se représente malaisément aujourd'hui le temps presque oublié d'avant la Sécurité sociale et les Allocations, où des pauvres, beaucoup de pauvres, vivaient parmi nous, indigènes et aussi européens contrairement à la tendancieuse légende. Dans les œuvres d'assistance qui avaient à s'exercer amplement, les laïcs épaulaient vigoureusement les dévouements cléricaux. L'exemple venait de haut : pour n'en citer qu'un, le bâtonnier Foissin présida longtemps, payant de sa personne, la Société de Saint-Vincent-de-Paul à Alger. A partir de 1948 le Secours catholique apporta son renfort, en particulier lors du tremblement de terre d'Orléansville, en 1954.
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Le financement des œuvres était assuré dans toutes les villes, grandes et petites, par des ventes de charité qui mobilisaient de nombreuses dames rivalisant d'ardeur. A Alger, longtemps animée par un vicaire général dynamique et chaleureux, Mgr Dauzon, la Kermesse diocésaine était un événement de l'année. Ingénieusement achalandés, abondamment ravitaillés par les colons, les comptoirs procuraient une recette considérable : les catholiques d'Algérie étaient généreux.
Les Petites Sœurs des Pauvres qui venaient quêter à domicile recevaient grand accueil, aussi bien dans les familles modestes, comme me le rappelait avec nostalgie l'une d'elles, revenue de là-bas ; chaque année des notables tenaient à honneur d'aller servir leurs vieillards, lors d'un repas exceptionnel.
Réalisateurs comme tous les Français d'Algérie, des catholiques étaient au premier rang d'œuvres sociales d'avant-garde.
Une symbiose de plus en plus étroite entre les Sœurs Blanches et les Sociétés de Croix-Rouge aboutit à des réalisations remarquables. Si ce fut une protestante, Henriette Lung, qui dirigea magistralement la Croix-Rouge pendant bien des années, une sœur blanche non moins dynamique, mère Marie-Madeleine, organisa un puissant complexe de consultations en bordure de la Kasbah d'Alger, complété par une clinique-école d'infirmières, avec une section pour les jeunes musulmanes qui vinrent de plus en plus nombreuses, leurs familles préférant les confier à des religieuses plutôt qu'aux écoles de l'État.
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Dans tout le pays, des novateurs mus par un idéal chrétien établirent un réseau mutualiste agricole, sous l'inspiration de Louis Pasquier-Bronde qui, par ailleurs, avait fondé un hebdomadaire catholique, « l'Effort algérien », dirigé par un journaliste de talent, Paul Rimbaud. Une page en était réservée aux étudiants et étudiantes groupés, à partir de 1927, autour du père Monier, jésuite à l'ardeur paulinienne. En 1930, un congrès national réunit à Alger un grand nombre de participants et, quelques années plus tard, leurs associations s'installèrent dans un vaste local, rue Charras.
En cette ambiance, les vocations se multipliaient. Dans le seul diocèse d'Alger, le nombre des séminaristes atteignit cent cinquante : alors qu'au début ils provenaient seulement pour un tiers de l'Algérie, avec le temps la proportion s'inversa. Des étudiants devinrent jésuite, dominicain, salésien, bénédictin, père blanc... ; l'un d'eux, docteur en médecine, Mgr Zévaco, est actuellement évêque à Madagascar. Nombreuses furent aussi les vocations féminines chez les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, les Trinitaires, les Sœurs Blanches, les Clarisses. En soixante ans le village de Mers el-Kébir (2.500 habitants au début du siècle) aura donné à l'Église douze prêtres, un religieux, seize religieuses.
#### Rapports entre les trois religions
Parvenue à son âge adulte, l'Algérie française était en son ensemble un pays religieux, tri-religieux. Mais à cette époque les directives vaticanes n'incitaient pas au dialogue et insistaient sur ce qui distinguait doctrinalement plutôt que sur ce qui pouvait unir.
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Aux yeux des catholiques, les juifs restaient entachés de déicide. Pendant les troubles antijuifs suscités par l'affaire Dreyfus, le journal « La Croix » avait imprimé sans complexe : « Chrétien antijuif voilà les deux termes inséparables » ! Cependant à Alger l'évêque d'alors, Mgr Oury, était injurié quarante-trois fois, paraît-il, dans le journal « l'Antijuif », preuve donc, s'il en était besoin, qu'il n'excitait pas les catholiques. Plus près de nous, Mgr Leynaud entretenait des relations cordiales avec le grand rabbin, comme aussi avec le mufti. Et jadis des juifs avaient apporté leur contribution financière à l'édification de Notre-Dame d'Afrique.
En vérité chrétiens, juifs et musulmans vivaient juxtaposés, sans problèmes religieux, sépares par des cloisons étanches, chacun respectant le domaine confessionnel d'autrui. Sans doute ne se regardait-on pas sans des préventions, des méfiances, ni sans quelque mépris racial réciproque -- celui-ci aggravé chez les européens par le sentiment de supériorité technique. On voyait plus en l'autre les défauts que les qualités ; mais cela n'empêchait point les services mutuels, l'échange de pâtisseries traditionnelles aux fêtes, ni des amitiés nullement émoussées, renforcées quelquefois par les sentiments religieux respectifs.
Il est significatif que les mariages mixtes soient restés exceptionnels, aussi mal vus d'un côté que de l'autre, tant entre juifs et chrétiens (alors qu'ils sont devenus si fréquents pour la communauté juive vivant maintenant en France) qu'entre chrétiens et musulmans :
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le roman d'Aurélie Picard épousant le cheikh de la zaouïa Tidjaniya ne garde qu'un intérêt historique, sauf à noter que le seul à l'avoir, non pas entravé, mais favorisé fut Mgr Lavigerie ([^42]). Il faut surtout souligner que les européennes ayant épousé des musulmans furent presque exclusivement des métropolitaines. Sur le plan humain ces unions furent plus d'une fois des réussites, mais au prix d'une indifférence religieuse de l'un ou de l'autre, sinon des deux, quoique non toujours chez leurs enfants.
En ce qui concerne les relations avec les musulmans, il faut se souvenir qu'en ce temps-là, pas si lointain, la chrétienté considérait comme un devoir de convertir les « infidèles ». En Algérie l'on priait aux messes, non sans cette arrière-pensée, « pour nos frères musulmans » et les catholiques s'entendaient reprocher leur manque d'esprit missionnaire. De fait ni eux ni leurs curés, nonobstant leurs bons rapports avec les indigènes, ne s'aventuraient sur ce terrain. Depuis la création des Missionnaires d'Afrique, ils considéraient qu'il leur était réservé. C'est essentiellement grâce à l'action de ceux-ci que s'est réalisée une petite chrétienté indigène d'une incontestable valeur.
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La première entreprise de Mgr Lavigerie, à la fin du Second Empire, ne fut pas négative. Ayant baptisé les orphelins non réclamés qu'il avait recueillis lors de la grande famine de 1868, il fit construire pour eux, dans la plaine du Chélif, les deux villages de Saint-Cyprien des Attafs en 1873 et de Sainte-Monique en 1875, y établissant cinquante-huit ménages sur les lots agricoles de 25 hectares. Parmi leurs descendants, peu retournèrent à l'Islam ; la plupart s'incorporèrent à la société européenne, depuis l'humble servante faisant partie de la famille jusqu'à des instituteurs, des médecins et même deux prêtres ([^43]).
En Kabylie surtout, se réalisèrent des centaines de conversions. Très vite, ces populations étaient apparues plus réceptives à l'enseignement français et aux modalités européennes de travail ; dans leurs montagnes, elles avaient échappé aux envahisseurs venus d'Arabie aux XI^e^ et XII^e^ siècles, qui ont transformé une partie des autochtones en arabo-berbères. Leur fond berbère, plus ou moins enrobé jadis de christianisme, l'était maintenant d'une islamisation souvent superficielle. Les Kabyles sont, en fait, proches des autres riverains de la Méditerranée ; l'ethnologue Jean Servier a retrouvé, notamment dans leurs rites agraires et dans les significations constamment symboliques de leurs coutumes et de leur environnement, des vestiges extraordinairement conservés des traditions préhelléniques ([^44]).
La christianisation des Kabyles que tant d'observateurs avertis ont souhaitée, même anticléricaux notoires comme Camille Sabatier, n'était nullement un mythe ; mais elle devait être contrecarrée par les pouvoirs successifs qui, consciemment ou non, contribuèrent à uniformiser une Algérie ethniquement disparate au départ.
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Après les Jésuites, implantés dès 1850, les Pères Blancs fondaient en 1878 une première école à Taguemount Azouz, près de Fort-National ; à la fin du siècle, ils avaient installé sept stations en Kabylie. De ce terroir catholicisé sont issus des instituteurs, trois préfets, six sous-préfets, des médecins, pharmaciens, avocats, magistrats, se distinguant bien peu des Français de souche. L'exemple éminent d'Augustin Ibazizen, qui termina sa carrière comme conseiller d'État, est particulièrement signifiant car sa conversion au catholicisme, sans influence cléricale à l'origine, fut pour lui un accomplissement logique, dans le cadre de son assimilation complète à un mode de vie français ([^45]).
En sens inverse l'adhésion d'un chrétien à l'Islam fut tout à fait exceptionnelle : l'exemple le plus connu est celui du peintre Dinet ([^46]), retiré à Bou Saada, dont les tableaux de la vie arabe reflètent une admirable psychologie de l'âme maghrébine.
Par contre l'environnement de l'Islam a pu stimuler les convictions et la piété des chrétiens. Vivre au contact d'une humanité priant à découvert, émaillant ses propos de constantes références au divin, sacralisant tous les moments de l'existence, obligeait les européens à des comparaisons édifiantes.
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Certains y ont recouvré leur foi traditionnelle. Dans son très beau livre, Léon Roches a relaté son extraordinaire aventure : devenu pour un temps secrétaire intime d'Abd el-Kader, impressionné par le mysticisme de l'émir, il traversa une crise spirituelle, au point de songer à devenir prêtre. « C'était bien, a-t-il écrit, les musulmans qui avaient fait de moi un chrétien. » ([^47]) De façon analogue Ernest Psichari, petit-fils de Renan, fut ramené au christianisme par la foi islamique de ses compagnons, dans le silence et la solitude du désert ([^48]). Et le Sud oranais, où Charles de Foucauld combattit en 1881, puis son exploration du Maroc et sa traversée du Sud algérien d'ouest en est, ont certainement contribué à faire de lui le saint ermite de Beni-Abbès et du Hoggar.
Contrairement à l'opinion courante, la barrière de l'Islam en Algérie était moins religieuse qu'ethnique et sociale, à commencer par la claustration féminine, entravant les relations de famille à famille. Les résistances arabo-berbères n'émanaient pas d'un prétendu fanatisme mais d'une passion d'indépendance, limitée à leur proche environnement et à la sauvegarde de leurs coutumes, de leurs structures tribale et familiale.
Assurément il y eut des flambées de « guerre sainte », mais il faut répéter qu'elles étaient beaucoup plus un moyen d'excitation collective qu'un fanatisme religieux exacerbé. La preuve en est que, proclamée par Abd el-Kader puis, en 1871, à l'instigation de Mokrani dans la Kabylie, elle ne s'est point généralisée à l'ensemble du pays ; elle a même été contestée par leurs proches qui n'hésitèrent pas à se rallier à leurs adversaires.
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L'Islam, en soi, n'est pas intolérant : le Coran ne se propose-t-il pas comme un rappel des enseignements de Moïse et de Jésus ? Autant l'indigène méprisait les arrivants irréligieux, autant il accueillait avec respect les manifestations de leur croyance. Dans l'histoire de la conquête abondent les exemples. Que l'on ne s'étonne pas si, lorsque l'abbé Suchet vint à Constantine en 1838, le mufti lui demanda de méditer avec lui l'Évangile ; lorsque Mgr Dupuch célébra l'année suivante, à Bône, une cérémonie à la mémoire de saint Augustin, de nombreux indigènes y assistèrent avec des marques de dévotion sincère. Les versions demeurent contradictoires quant à leurs réactions lors de la conversion en église de la mosquée Ketchaoua, mais il semble certain qu'une mosquée de Mostaganem ait été spontanément offerte. Quand, à Constantine, celle du palais beylical (de rite turc hanéfite, il est vrai) fut consacrée au culte catholique, des musulmans tinrent à y apporter des tapis et y transportèrent la chaire de la mosquée voisine. Parlant de ces transformations, Pellissier de Reynaud écrivait : « Cette mesure choqua moins les Arabes qu'on aurait pu le croire, car notre indifférence religieuse était ce qui les blessait le plus. »
Les processions dans les rues, instituées par Mgr Lavigerie avant d'être interdites par le gouvernement, étaient pour eux d'un grand attrait et l'on voyait fréquemment dans la basilique de Notre-Dame d'Afrique des femmes mauresques venues prier Lalla Meriem.
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Dès les premières années, puis pendant toute la période française, les religieuses, type d'humanité absent de l'Islam, furent vénérées et aimées comme des maraboutes, voire « des anges descendus du ciel ». Quant aux Pères Blancs, plus d'une fois c'est a eux que les travailleurs émigrés ont confié le transfert des sommes qu'ils destinaient à leurs familles.
Lorsque Abd el-Kader fut détenu en France, Mgr Dupuch, qui avait négocié personnellement avec lui un échange de prisonniers, lui rendit visite en ami fidèle ; invité ensuite à Paris par Napoléon III, l'émir alla prier à la Madeleine et à Notre-Dame. Il disait à la fin de sa vie : « La religion est unique... et c'est ce que reconnaissent les Prophètes ; elles diffèrent seulement sur des règles de détail. Si les unes et les autres me prêtaient l'oreille, je ferais taire leurs divergences et ils deviendraient frères à l'extérieur et l'intérieur. »
On peut s'étonner de l'incuriosité des catholiques d'Algérie à l'égard de l'Islam. La majorité d'entre eux ne comprenaient point l'arabe sinon de façon rudimentaire, le berbère moins encore, ce qui interdisait les approfondissements. Quelques-uns, capables de lire le Coran dans sa langue, tel le professeur Henri Jahier, président à Alger de la Société de Saint-Luc, avaient tenu à y souligner la place éminente de Jésus et de sa parousie, la révérence a l'égard de la Vierge Marie.
De nombreuses velléités de rapprochement n'ont jamais pu aller bien loin, entre autres l'AMINA fondée par le père Joyeux (missionnaire d'Afrique chargé, à l'époque, de la cause du père de Foucauld) dont j'assumais la vice-présidence, et qui, malgré une rencontre émouvante au Cercle du Progrès en juillet 1932, versa dans le social ; ou, après 1945, « Solidarité algérienne » de Pierre Viré, Aug. Ibazizen, Chapuis, rapidement menacées par le virus politique.
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En vérité tous les chrétiens de cette époque méconnaissaient les valeurs spirituelles de l'Islam. Beaucoup, en Algérie, par discrétion ou indifférence, n'avaient même jamais franchi le seuil d'une mosquée, moins encore d'une zaouïa. On sait qu'en Algérie et au Maroc des confréries, dont les zaouïas sont les centres d'enseignement, groupaient au total des centaines de milliers d'adeptes. Des chercheurs s'étaient intéressés à ce monde si différent et si proche, mais sans en pénétrer, le plus souvent, la religion profonde. On ne voulait voir dans l'Islam que la notion de la transcendance divine en lui déniant celle de l'amour divin et de la grâce, comme je l'ai entendu de la bouche d'une conférencière... sœur blanche.
Ces confréries étaient accessibles, nullement secrètes ; mais parmi les musulmans, les docteurs de la loi, les oulémas, leur étaient violemment hostiles. Il est juste de dire que certaines avaient quelque peu dégénéré ; d'autres, par contre, recelaient les trésors du mysticisme soufi ([^49]).
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Très peu de catholiques ont eu connaissance de ces centres de vie intérieure. Même informés, ils ont rarement cherché à nouer des contacts. Un père blanc parfait arabisant, le père Giacobetti, écrivait : « Avec le cheikh Benalioua j'ai eu d'excellentes relations, comme avec tous les chefs de zaouïas que j'ai rencontrés... » Mais le dialogue n'allait pas plus avant.
C'est seulement dans les années trente qu'A. Berque publia une étude approfondie sur la zaouïa de Tidjit, à Mostaganem, et l'exceptionnelle personnalité de son réformateur, le cheikh Benalioua ([^50]). Disciple de Louis Massignon, Émile Dermenghem ([^51]), dont l'œuvre est encore insuffisamment connue, très au courant des mystiques chrétienne et musulmane, a rapporté, après Berque, les prières, les paraboles, et les exercices, danses extatiques, retraites ascétiques et méditatives de confréries, sans se départir d'une prudence éventuellement critique, tout à l'opposé d'un syncrétisme superficiel et déformant.
Dans cet esprit, une zaouïa demeurée authentique pouvait mieux faire comprendre à un chrétien l'universalité du langage mystique et la signification spirituelle de nos Écritures dont on a peut-être un peu trop oublié les origines et le mode de pensée sémitiques. On perçoit cet éclairage dans un ouvrage analysé il y a quelques années par ITINÉRAIRES ([^52]). Le moment n'était pas encore venu de rencontres à ce niveau ; viendra-t-il un jour ?
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Dans l'Algérie d'alors, tout à la fois les hommes, inchangés depuis des siècles, et le cadre naturel, dans sa diversité, reportaient aux temps de la Bible : tous les symboles de son langage pouvaient y être perçus. Ce pays semblait désigné pour retrouver plus que partout ailleurs le fonds commun des trois religions d'Abraham et, par delà ce qui les divise, ce qui profondément les unit. Mais il était écrit que les chrétiens devraient quitter cette terre promise, condamnés à l'exode et à l'exil...
#### La double tragédie des catholiques d'Algérie
Tel était le stade auquel était parvenue la catholicité algérienne, sans dysharmonie avec les autres communautés religieuses, quand la subversion terroriste commença de faire d'innocentes victimes parmi les européens, et plus encore les indigènes. Or malgré les milliers d'égorgés, de torturés, d'enlevés (terme que nous ne pouvons prononcer sans frémir, en imaginant le martyre de ces hommes et de ces femmes), les sympathies non dissimulées de beaucoup de catholiques et d'une majorité du clergé métropolitains allaient aux rebelles. Non seulement ils ne plaignaient ni ne soutenaient moralement les agressés, mais des journaux tels que « la Croix » dénaturaient les faits, publiaient des calomnies jamais démenties malgré nos lettres de protestations, accusaient les européens d'une culpabilité collective bien avant que ceux-ci en arrivent à réagir par une légitime défense.
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L'indignation vertueuse à toujours été à sens unique, ne stigmatisant jamais les atrocités de ceux qui avaient pris l'initiative de la violence.
Les catholiques, algériens ont été longs à comprendre qu'outre la fraction progressiste, la Haute Église elle-même avait effectué avec souplesse un retournement complet. De convertissante et colonisatrice à la française, elle s'était ralliée, devant l'effondrement de l'Europe en 1945, à l'idéologie décolonisatrice des grands vainqueurs de l'Est et de l'Ouest qui s'étaient partagé la planète. Dans un Tiers-Monde livré à lui-même, auquel les chrétiens auraient désormais le devoir de s'adapter, de coopérer, elle avait d'un cœur léger englobé l'Algérie. Option contre nature pour ce pays si différent d'une banale colonie, unique en son genre, prolongement de la France où des villes comme Alger, Oran davantage encore, étaient plus européennes que musulmanes, où l'importante communauté catholique était en droit d'avoir bonne conscience, se sentant grandement utile pour un encadrement technique, pédagogique, social et sachant bien qu'elle serait éliminée par une Algérie indépendante. Avec stupeur ces chrétiens se voyaient désavoués par les plus hautes instances ecclésiales. Leurs appels angoissés au Saint-Père lui-même sont restés sans réponse. Aux affres d'une guerre fratricide et des divisions sanglantes engendrées par le terrorisme insurrectionnel, s'est ajouté, pour ces croyants déphasés par l'évolution de l'Église, un drame religieux.
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On répugne à rappeler en détail les objections de conscience, les campagnes de la presse bien pensante, les prêtres n'hésitant pas à participer à un réseau qui collectait des fonds et les faisait parvenir aux rebelles, se faisant ainsi complices du terrorisme aveugle.
En Algérie, la quasi totalité des curés de paroisses partageait les sentiments et les souffrances de leurs ouailles. Douze prêtres furent abattus par les rebelles, dont un aumônier militaire et quatre pères blancs, le curé de Sidi-Moussa enlevé, son corps retrouvé quarante jours plus tard, mutilé.
Cependant le cas de l'abbé Berenguer (de Montagnac), passé au FLN dont il devint chargé de mission en Amérique latine, s'il a été le plus voyant n'a pas été l'unique. En très petit nombre, des prêtres progressistes ainsi que des laïcs, dont plusieurs anciens de l'Association des étudiants catholiques, disciples du professeur Mandouze, se sont faits les collaborateurs actifs du FLN, et des couvents ont accueilli et recélé des poseuses de bombes. « Ainsi avons-nous vu des bourgeois catholiques et pratiquants, des prêtres, non seulement donner asile à des rebelles pour les soustraire aux recherches de la police, mais encore les véhiculer, les transporter vers de nouveaux refuges ; on les a vus en relation étroite avec des communistes, dépositaires ou manipulateurs de bombes. A l'heure où des femmes, des enfants étaient égorgés par des gens du FLN, on trouvait leurs tracts dans un presbytère et une ronéo derrière un maître-autel... » ([^53]).
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Peu de mois avant le début de la guerre, en mars 1954, Mgr Duval avait succédé à Mgr Leynaud. Manifestement l'Église avait voulu, en sa personne, substituer une phase nouvelle à une époque jugée archaïque et révolue. Entre les deux archevêques on ne pouvait imaginer contraste plus complet, même physiquement : ce long prélat, froid, glabre et distingué, intellectuel ayant longtemps séjourné à Rome pour des études théologiques avant de devenir directeur du séminaire de Chambéry, ne connaissait l'Algérie que par son épiscopat de sept ans à Constantine, où il avait noué des relations avec des oulémas réformistes et nationalistes. Foncièrement métropolitain, très éloigné par nature des mentalités en présence, il faisait figure d'étranger, et n'était pas dénué de préventions contre les européens d'Algérie, transposant des oppositions de classes dans un pays où elles n'existaient guère : combien avait surpris son épithète péjorative « catholiques de la rue Michelet » (l'axe du quartier bourgeois d'Alger) ! Pour cette population chaleureuse, le changement était trop brutal ; les cœurs ne battaient pas à l'unisson.
Sans doute était-il informé que l'Algérie était inéluctablement condamnée à l'indépendance et qu'il aurait tout de même à y maintenir une Église. Ménageant les insurgés, ne flétrissant pas les crimes de leur terrorisme, il ne soutenait nullement les européens qui s'accrochaient à leur petite patrie et voulaient la garder française. Le comble fut atteint quand il fustigea le putsch des généraux dans un message qu'il ordonna de lire aux messes dominicales. Plusieurs prêtres s'en abstinrent ou le tronquèrent et de nombreux paroissiens, la moitié parfois, se retirèrent pendant cette lecture.
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Un groupe de ses diocésains lui écrivit avec une respectueuse modération « Vous n'avez voulu voir en nous que des criminels ou des exaltés... Vos sermons ont été des condamnations successives où perçait rarement un effort de compréhension si ce n'est de compassion... » Il fut l'objet de manifestations populaires hostiles et plus tard, achevée la tragédie, de douloureux reproches de ses diocésains.
Autour de lui une équipe restreinte partageait ou encourageait ses vues, ainsi que des prêtres de la Mission de France et de jeunes Pères Blancs, faisant figure d'exception dans un clergé demeuré résolument conservateur. L'attitude de Mgr Lacaste à Oran, de Mgr Pinier à Constantine fut toute différente : le premier écrivit une lettre pastorale soulignant la valeur morale de ses diocésains, le second se rendit à Paris pour insister, dans une conférence publique, sur les mérites des Français d'Algérie et la responsabilité de leurs agresseurs.
On imagine la douleur de cette communauté quand le pape Paul VI élèvera Mgr Duval au cardinalat, le 22 février 1965...
Dans le grand départ de 1962, abandonnant tout, les européens fuient leur pays à feu et à sang avec ceux des musulmans compromis par la France qui peuvent encore être sauvés de terrifiantes représailles d'épuration.
Les prêtres, eux, vont toucher le fond du drame. Restés à bord dans ce naufrage, leurs églises un peu plus vides chaque semaine, un jour viendra où ils célébreront leur dernière messe, feront entendre une suprême fois leur cloche dans le village déserté, puis devront s'employer à enfouir ou immerger les objets du culte pour les préserver des profanations.
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Les voilà seuls, inutiles, séparés à tout jamais de leurs paroissiens dispersés. Canoniquement attachés à leur diocèse, l'archevêque leur enjoint de rester, considère qu'en partant ils déserteraient : s'ils n'ont plus de chrétiens autour d'eux, ils « témoigneront », se muant au besoin en enseignants. Après de longs débats de conscience, plus d'un s'en ira.
Leur calvaire allait se poursuivre. Il faut en lire le récit dans l'ouvrage qu'a consacré à ces « Prêtres perdus » un métropolitain, G. Menais, conquis par l'Algérie où il avait vécu plusieurs années ([^54]).
Si quelques évêques ont tenu à recaser plusieurs d'entre eux dans de petites paroisses à l'abandon, leur accueil sur cette rive, presque toujours hostile, fut à tout le moins « froid et méfiant ». Reçus comme de malheureux égarés, ils n'inspiraient guère de compassion mais une réprobation muette ou déclarée : « Ce qui vous est arrivé, vous l'avez bien mérité. » Nous laïcs ne nous le sommes-nous pas entendu dire dans des milieux très chrétiens ? Des religieuses, paraît-il, n'ont pas été les moins féroces envers leurs sœurs.
Totalement impréparée, contrecarrée même, la réinsertion des prêtres dans la métropole a été pire encore que celle des laïcs.
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Toujours elle a impliqué une rétrogradation, ramenant au rang de vicaire tel chanoine ou curé d'une grande paroisse, reléguant tel homme actif à l'aumônerie d'une communauté. Au moment où commençait à se faire sentir la pénurie de clercs, combien peu de curés d'Algérie ont recouvré une paroisse et n'ont pas été éloignés des « rapatriés », alors qu'ils eussent été si nécessaires les uns aux autres !
Ainsi ont-ils connu la dispersion, l'isolement. La plupart ont sublimé leur sacrifice comme ce prêtre dont G. Menais rapporte la prière : « Nous voici inutiles, inactifs... oubliés et chômeurs ! Comme Toi, ô Jésus, nous sommes incompris, on nous fuit, on nous ignore. Nous sommes, comme tu le fus, suspects. Pardonne-leur, ô Dieu, comme autrefois. S'ils savaient, s'ils pouvaient voir, entendre, comprendre, ils ne nous traiteraient pas ainsi... Donne-nous, ô Dieu, ta joie inaltérable, et ta paix intérieure. »
Le commun des catholiques ex-algériens ne pouvait atteindre une telle altitude spirituelle alors que, sitôt débarqués, ont continué les avanies ; leur foi a seulement préservé plus d'un du désespoir et du suicide. Certes, auprès de ces malheureux, se sont dépensés des dévouements individuels ainsi que le Secours catholique côte à côte avec l'Armée du Salut, mais débordés par l'ampleur d'un exode qu'on s'était refusé à prévoir en haut lieu. Échoués dans une ville ou un village, ont-ils entendu une parole cléricale de consolation, une intention de prière alors qu'elles étaient incessantes pour le Tiers-Monde et que les revues aux portes des églises continuaient à répandre sur leur Algérie des contre-vérités intolérables ?
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Plus d'une fois l'homélie était si blessante qu'ils se sont retirés ou sont allés dire son fait, ensuite, au prédicant. Dans une paroisse de Lyon, La Duchère, où des milliers de ces exilés avaient trouvé asile, fut désigné pour s'occuper d'eux un prêtre qui avait, quelques années auparavant, adressé une lettre de réconfort à une poseuse de bombes emprisonnée à Alger.
Peu à peu le clergé local s'étonna de ne pas reconnaître en ces nouveaux venus les êtres peccamineux qu'on lui avait dépeints. Voilà même que quelques-uns, surmontant leurs répugnances, venaient offrir leur concours à la vie paroissiale et, parfois s'y adonnaient plus assidûment que les autochtones ! Fallait-il que leur foi fût solide pour rester attachés à une Église qui les avait abandonnés sans compatir à leurs détresses...
#### Vingt ans après
Déconcertés par des innovations liturgiques rivalisant de singularités, par les thèmes des prônes, beaucoup sont encore à la recherche d'une paroisse, quand ils ne se sont pas définitivement détournés de toutes ; la proportion est élevée de ceux pour lesquels le traditionalisme est un refuge.
Heureux ceux qui ont retrouvé un prêtre de chez eux auprès duquel ils viennent, parfois de très loin, se retremper. Des curés de jadis maintiennent encore le contact avec leurs anciens fidèles en leur adressant une lettre annuelle ronéotypée.
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Certains ont pris l'initiative de revues « Ensemble », que fait paraître à Montpellier un prêtre autrefois à Constantine, « le Lien », « Amitiés », « Khemia », fondée par un curé de Sidi-bel-Abbes. Parmi les périodiques maintenant les relations entre les exilés, beaucoup gardent une place aux catholiques : ainsi « l'Écho de l'Oranie », qui tire à plus de dix mille exemplaires, au « Diocèse de la Dispersion » fidèle à « son » évêque, Mgr Lacaste.
Il est remarquable que la plupart des rassemblements de très nombreuses amicales, toujours aussi vivantes, regroupant les villes ou les villages d'autrefois, commencent leurs Journées par une messe. Dans toutes les villes de France, des offices sont célébrés le 26 mars, anniversaire du massacre de la rue d'Isly, et au début de novembre, où les expatriés ressentent plus cruellement d'être coupés de leurs cimetières. Depuis vingt ans l'assistance à ces cérémonies n'a point décru, mais continue d'être déçue par les paroles des officiants métropolitains qui ne parviennent pas à se mettre à l'unisson de leurs sentiments, ni évoquer le passé avec exactitude.
A la Saint-Michel, patron des pêcheurs de Mers el-Kébir, on processionne comme jadis, mais à La Ciotat, après une messe solennelle en l'église du port. Si le pèlerinage de Notre-Dame d'Afrique, le 15 août, à Carnoux en Provence où a été installée une réplique de la statue, ne rallie pas des foules nombreuses, en revanche celui des Oraniens, à leur chapelle de Notre-Dame de Santa Cruz près de Nîmes, le jour de l'Ascension, rassemble autour de Mgr Lacaste des fidèles accourus de partout par familles entières, pour des retrouvailles mi-profanes mi-religieuses.
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Le nombre de ces pèlerins a augmenté chaque année, dépassant cent mille ! La petite statue tutélaire elle-même, celle de 1849, a pérégriné de ville en ville à travers toute la France, poussant jusqu'à Alicante. Et cette année, le lundi de Pâques, la grande Vierge de Santa Cruz, en sa basilique dominant la ville d'Oran redevenue musulmane, recevra sept cents pèlerins que le paquebot Massalia, spécialement frété, lui ramènera pour trois jours.
Mais toutes ces manifestations de fidélité au passé, cette volonté désespérée de conserver leur spécificité ne voilent pas la grande pitié des anciens catholiques d'Algérie, leur désarroi au bout de vingt ans, ayant à vivre dans un pays de plus en plus déchristianisé, déprêtrisé, où les ordinations sont dix fois moins nombreuses qu'il y a trente ans...
Devenue quelque peu « colonie de ses colonies », comme l'appréhendait Éd. Herriot, la « Fille aînée de l'Église » est maintenant le pays d'Europe au pluralisme religieux le plus avancé. En une évolution qui eût stupéfait le cardinal Lavigerie, l'Église recommande le dialogue et, si possible, le trilogue avec les autres monothéismes. La tolérance réciproque de ce pluralisme en Algérie est devenue, dans les épreuves ultimes, une affection fraternelle dont les métropolitains s'étonnent. Mais que sont devenus, à côté des catholiques, les compagnons de leur exode ? Pour eux aussi les conditions ont changé.
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Les juifs ont remarquablement réussi leur réinsertion, leur proportion numérique étant totalement différente de celle des chrétiens par rapport à leurs coreligionnaires locaux. Neuf sur dix juifs algériens ont préféré vivre en France plutôt qu'en Israël. Concentrés dans les grandes villes, ayant sauvegardé leur cohésion, amené avec eux leurs rabbins, ils ont créé des synagogues, ravivé la foi judaïque. Leur apport a contribué à faire de la France d'aujourd'hui le premier pays juif de l'Europe occidentale et de Paris sa capitale : le nouveau Grand rabbin de France, R. Sirat, est originaire de Bône.
Tout autre est la condition des musulmans. Certes, l'Institut de la mosquée de Paris a pour recteur Si Hamza Boubakeur, algérien de haute lignée, ancien député du Département des Oasis. Mais, gênés par les divisions politiques, les deux millions de musulmans résidant en France n'ont aménagé que peu de mosquées ; l'ambiance matérialiste de la métropole ne leur apporte pas de quoi remplacer les qualités qu'ils doivent à l'Islam et qu'ils sont exposés à perdre. Le sort de ceux qui avaient combattu pour la France, désignés sous le nom trop global de « harkis », demeure la plus terrible séquelle des funestes événements de 1958 à 1962. A un prêtre, le père Avril, qui s'efforçait de les secourir avec l'espoir de les évangéliser, il fut signifié d'y renoncer. Les catholiques d'Algérie, malgré leur compassion profonde, n'ont pu, dans leur dispersion, les aider que trop peu. Ces déracinés n'ont plus que l'issue et le désir, souvent contrarié, pour eux et leurs enfants, de se fondre dans le magma français actuel.
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Dans cette brève esquisse d'un immense sujet, beaucoup de points importants n'ont pu trouver place, à commencer par l'histoire de nos frères protestants. Puissions-nous au moins avoir contribué à révéler avec exactitude ce que fut la catholicité d'Algérie en ses mérites, ses fiertés, ses épreuves. Il est permis de conclure, à vues humaines, que cette communauté florissante a été sacrifiée par l'Église ; transportée en France, abandonnée à l'animosité environnante puis à une indifférence quasi générale, elle y a été presque totalement désintégrée. Ceux qui en ont fait partie conservent pieusement dans leurs cœurs son image intacte. Leur survivra-t-elle ? Insondables sont les desseins du Seigneur ; mais, pour tout croyant, déréliction ne signifie pas désespérance.
Pierre Goinard.
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### L'Université d'Alger
*des origines à 1962*
par Xavier Yacono
Sauf en ce qui concerne les événements postérieurs à 1959, pour l'essentiel ce texte reproduit les « Quelques pages d'histoire » publiées sous l'anonymat et qui servaient d'introduction à la brochure de 258 pages *Université d'Alger 1909-1959* éditée à Alger à l'occasion du cinquantenaire officiel de l'Université. L'iconographie (8 pl.) en a été supprimée. Les sources et la bibliographie utilisées pour la rédaction de cette étude ont fait l'objet d'un article paru dans la *Revue africaine,* numéros 468-469, 3^e^ et 4^e^ trimestres 1961, p. 377-392, sous le titre : « Pour une histoire de l'Université d'Alger ».
LUNDI 2 JANVIER 1832. Au pied de la colline de Bouzaréa, le Jardin du Dey : de riches allées d'orangers et de bananiers ; des tonnelles artistement suspendues et couvertes de jasmins, de clématites et de liserons ; une grande habitation luxueuse datant de la seconde moitié du XVIII^e^ siècle ;
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trois petites bâtisses de style mauresque avec le classique jet d'eau au milieu du bassin de marbre... et aussi neuf longues baraques en planches où sont installés les lits de soldats malades et pour lesquelles il a fallu sacrifier les carrés de légumes. Le nouvel hôpital d'Alger connaît aujourd'hui une animation particulière. L'un des pavillons du Jardin a été aménagé en salle de conférences avec quelques tables et quelques bancs. Devant une assistance d'une trentaine de futurs praticiens, M. Stéphanopoli, médecin principal du corps d'armée ; fait l'ouverture du cours de physiologie qui aura lieu désormais les lundi, mercredi et vendredi. Demain le chirurgien major Baudens commencera ses conférences d'anatomie descriptive qu'il continuera tous les mardi, jeudi et samedi. Moins de deux ans après le débarquement de Sidi-Ferruch, l'Armée fondait dans l'ancienne Régence le premier établissement français d'Enseignement Supérieur.
L'initiative en revenait essentiellement au savant opérateur Baudens qui, malgré sa jeunesse, nous dit Pellissier de Reynaud, s'était acquis une réputation européenne. Avec le soutien de l'intendant Bondurand, il avait pu aboutir : sans doute rêvait-il d'imiter l'œuvre qu'accomplissait au même moment, en terre égyptienne, le médecin Antoine Clot (depuis peu Clot Bey) ; créateur du magnifique hôpital-école d'Abou-Zabel. Et, en date du 10 juin 1833, une note du Ministre de la Guerre autorisait les étudiants turcs, maures et juifs de la colonie d'Afrique à suivre les cours de la nouvelle école de médecine.
« Un local sera mis sous peu de jours à la disposition de l'inspecteur de l'instruction publique pour l'établissement d'une classe de jeunes Maures qui seront initiés à la connaissance de notre langue. Dans ce même local une chaire sera fondée pour l'enseignement de la langue arabe aux Européens... Je ne désespère pas, avec un peu de temps, de voir réunir sous les mêmes professeurs et aux mêmes heures, juifs, Maures, Français, Italiens et Espagnols. C'est dans le sein des écoles que doit se préparer une fusion qui est si désirable. » Ainsi s'exprimait le duc de Rovigo, commandant en chef le corps d'occupation d'Afrique, dans une lettre qu'il adressait le 15 octobre 1832 au maréchal Soult, Ministre de la Guerre, alors que nul ne savait encore si la France déciderait de rester à Alger.
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Et le 6 décembre de la même année, M. Joanny Pharaon, fils de l'ancien interprète de Bonaparte en Égypte, ancien élève de l'École des Langues orientales, et pour le moment secrétaire-interprète du général en chef, commençait ses cours devant un auditoire composé surtout de fonctionnaires, et d'officiers. Peu après la médecine, l'arabe obtenait droit de cité dans l'Enseignement Supérieur algérien.
Ainsi, dès l'origine, celui-ci prenait un caractère régionaliste et utilitaire qui allait se perpétuer à travers toutes les vicissitudes de l'Histoire algérienne.
Pour l'heure il pouvait paraître bien présomptueux de recruter des étudiants dans une garnison essentiellement mouvante et dans une ville dont la population, préoccupée surtout d'assurer sa vie quotidienne, comptait seulement quelque vingt mille Indigènes et moins de cinq mille Européens. L'enseignement de l'arabe réussissait cependant à se maintenir à Alger où, à partir de 1837, il était confié à l'orientaliste Bresnier dont la leçon inaugurale, annoncée par la presse, s'ouvrait, en présence des notabilités de la ville, le mardi 17 janvier, « à 11 heures et demie précises », rue Socgémah. Il s'agissait, en réalité, d'un cours élémentaire qui pourrait devenir un enseignement supérieur et dont Bresnier soulignait l'intérêt en déclarant que l'étude sérieuse de l'arabe nous ferait « mieux connaître et mieux apprécier le caractère des peuples que nous sommes appelés non seulement à gouverner, mais encore à initier peu à peu aux vastes idées de notre civilisation ». On instituera aussi, en 1846, un cours public d'arabe à Constantine d'abord et à Oran ensuite. Il est vrai que dans ces chaires, considérées comme donnant l'Enseignement Supérieur, les professeurs étaient souvent obligés d'abaisser le niveau des exposés pour se mettre à la portée de leur public. Elles jouèrent cependant un rôle utile en permettant la formation d'interprètes civils attachés auprès des tribunaux ou des différents services, et nous savons que l'enseignement était suivi par des élèves européens et indigènes.
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A l'hôpital d'instruction d'Alger, les débuts paraissaient prometteurs. Le 23 janvier 1833 avait lieu la première distribution des prix de l'École de Médecine militaire devant le général en chef et les plus hautes autorités. Chargé de prononcer le discours d'usage, le baron Bondurand définissait le but poursuivi qui devait déborder considérablement le cadre de l'enseignement médical : « L'institution d'une école de médecine à Alger, disait-il, n'est pas seulement un événement utile aux officiers de santé appelés à en profiter et aux nombreux malades qu'ils sont destinés à traiter ; ne peut-elle pas être le prélude d'une régénération des sciences dans un pays jadis si connu, et dont il faut étudier aujourd'hui le climat, le sol, les productions, les améliorations à faire dans la culture, les maladies, leurs causes, leurs effets, les moyens curatifs, les mœurs des habitants, leurs habitudes, leur manière de vivre, leur degré de civilisation et d'instruction, la possibilité de perfectionner l'un et l'autre. »
Des cérémonies analogues se déroulaient en décembre 1833 et en avril 1835. Les médecins et pharmaciens les plus en vue de l'armée tenaient à honneur d'enseigner à l'hôpital du Dey. Avec Stéphanopoli et Baudens, c'étaient Molinard, Guyon, Maillot, Monard, Chevreau, Desbrières, Juving... En mai 1835, le Ministre de la Guerre nommait officiellement un corps professoral de trois médecins, quatre chirurgiens et trois pharmaciens. On parvenait à créer un jardin botanique de cinq à six cents plantes. La bibliothèque de l'École s'enorgueillissait de sept à huit cents volumes provenant, pour quelques-uns, du Ministère de la Guerre, pour la majeure partie de la générosité du corps médical et, en particulier, du legs de Chevreau, chirurgien en chef de l'Armée, décédé en février 1834 et qui avait abandonné toute sa bibliothèque à l'hôpital d'instruction où il enseignait la clinique chirurgicale.
L'École cependant était menacée. On l'accusait de coûter cher et de créer des embarras peu compatibles avec les exigences de la guerre. Au début de 1836 se répandait le bruit de sa suppression prochaine. Les étudiants découragés ne savaient que penser. Dans une lettre émouvante, Baudens en appelait aux Inspecteurs généraux :
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« Je vous conjure de venir à notre secours ; l'hôpital d'instruction d'Alger est votre œuvre ; vous ne lui refuserez pas votre appui. »
Il justifiait son intérêt :
« Les faits les plus curieux abondent aux cliniques de pathologie interne et externe, et Paris seul peut, sous ce point de vue, entrer en parallèle avec Alger... »
« Je m'efforce, disait-il, de remonter le moral de nos élèves, et *chaque jour,* je passe quatre heures avec eux, depuis 6 heures du matin, jusqu'à 10 heures. Ce temps est partagé entre la clinique et les leçons de chirurgie opératoire. Je n'ai qu'à m'applaudir de l'empressement à venir à moi ; aussi ne fait-on pas l'appel à mon cours.
« Je fais mes leçons à l'hôpital du Dey, dans mon logement militaire. J'ai fait de l'une de mes chambres une salle de clinique, et j'y ai fait déposer mes amputés. L'autre a été convertie en amphithéâtre. »
Il terminait en signalant une intervention spectaculaire qu'il avait pu pratiquer suivant un nouveau procédé opératoire. Tout cela en vain : en juin 1836, Clauzel supprimait l'hôpital d'instruction et, l'année suivante, Baudens quittait l'Algérie où il avait séjourné plus de sept ans.
Seule désormais la chaire d'arabe pouvait prétendre donner un enseignement supérieur dans les locaux du Collège de la rue des Trois Couleurs lequel d'ailleurs n'allait pas tarder à élire domicile près de la porte d'Azoun, dans l'ancienne caserne des Janissaires *Mta Labendjia* (les Buveurs de petit lait).
Ainsi passèrent plus de dix ans au cours desquels l'organisation militaire et administrative absorba l'essentiel des activités.
1848 vit poindre le renouveau.
D'abord l'Algérie était érigée en Académie par un arrêté du 7 septembre. Belle distinction à une époque où le nombre d'Académies de la métropole était ramené de 27 à 19. La Corse notamment perdait cette qualité et le titulaire d'Ajaccio, M. Delacroix, allait être nommé en Algérie (de préférence à Victor Duruy qui avait sollicité le poste). Alger aurait dû applaudir.
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Il n'en fut rien. A ce Rectorat qui coûterait annuellement une cinquantaine de mille francs (dont 10.000 pour le seul Recteur !), l'*Akhbar* ne reconnaissait qu'un mérite en considération de la crise économique qui ébranlait le pays : « Dans la situation malheureuse où se trouve l'Algérie, écrivait-il, tout ce qui tend à y verser des capitaux ne peut être repoussé, quelle que soit l'opinion qu'on ait d'ailleurs sur la question de principe... » car il est bien évident qu'il eût mieux valu construire des écoles primaires. Créer une Académie dans une région où l'unique lycée, tout récent, comptait trois élèves en Seconde, aucun en Rhétorique et sept en Philosophie, cela faisait sourire. Quant à songer à un Enseignement Supérieur...
On y songeait cependant.
La réorganisation des médersas de Constantine, d'Alger et de Tlemcen, en 1850, avait pour but d'ouvrir des écoles de droit supérieur musulman destinées à la formation de candidats aux emplois du culte, de la justice et de l'instruction publique. Caractère pratique par conséquent qu'on retrouve, encore plus marqué, dans les nouveaux projets concernant la médecine.
Dans ce domaine, en effet, les besoins se faisaient pressants. Avec l'organisation des Bureaux arabes, en 1844, la médecine militaire pénétrait dans les tribus où elle devait être, selon Lapasset, « un puissant élément de civilisation, un lien de reconnaissance ». La population européenne, de plus en plus nombreuse, nécessitait des médecins civils et ceux-ci montraient peu d'empressement à venir de la métropole : en 1842, lorsqu'on voulut recruter le premier médecin de colonisation, il fallut se contenter d'un pharmacien, dont le rôle, nous dit un rapport du Val-de-Grâce, consista « à jetter (sic) de droite et de gauche des paquets de sulfate de quinine » jusqu'au moment où ce pionnier de la lutte antipaludique succomba lui-même à un accès de fièvre pernicieuse.
Il fallait donc trouver des médecins ou, tout au moins, des auxiliaires médicaux. Dès 1848, le docteur Trollier, médecin en chef de l'hôpital civil, avait demandé la création à Alger d'une école préparatoire de médecine et de pharmacie. En 1849 l'idée était soutenue par la Société de Médecine, en 1850 par le Conseil municipal d'Alger, mais le Recteur Delacroix s'y opposait en demandant « que la sollicitude et les ressources de l'État fussent portées d'abord sur l'instruction primaire ».
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Une nouvelle campagne commençait en 1853 dont l'initiateur semble avoir été Baudens. Devenu Inspecteur du Service de Santé et membre du Conseil de Santé, il effectuait alors une tournée d'inspection médicale en Algérie et adressait au maréchal de Saint-Arnaud, Ministre de la Guerre, un rapport dans lequel il déclarait « le moment tout à fait opportun pour restaurer l'enseignement médical à Alger ». Rappelant la première école, il ajoutait : « En ce qui nous concerne, nous considérons comme un titre glorieux d'avoir eu la bonne fortune de rouvrir sur cette terre d'Afrique les cours d'anatomie et de chirurgie qu'avaient illustrés dans les anciens siècles, Rhazes, Avicenne et Albucasis. »
De nombreux soutiens se manifestaient : conseil municipal d'Alger, préfet, conseil de gouvernement, autorité universitaire, sans parler du maréchal Randon que Bertherand considère comme le véritable fondateur de l'École et qui appuyait la création surtout en vue des services qu'elle pourrait rendre aux Indigènes.
Mais Baudens se doutait-il qu'au moment même où il plaidait la cause d'une École de médecine, un enseignement médical existait déjà à Alger ? Une sage-femme de l'hôpital de la rue Bab-Azoun, Madame Mahé, avait, en effet, décidé d'initier à l'obstétrique l'élément féminin mauresque, songeant peut-être, elle aussi, à l'œuvre accomplie en Égypte où Clot Bey et ses disciples étaient parvenus, quelques années auparavant, à ouvrir un établissement unique au monde, école d'accouchement où les femmes n'avaient d'autres médecins que des femmes. Madame Mahé faisait ses cours en arabe et son succès s'étendit bien au-delà de la génération estudiantine puisqu'elle vit venir à elle une élève de cent trois ans ! L'Histoire ne nous dit pas si cette dernière fut une des huit lauréates que couronna, en 1853, un jury composé de trois médecins français, d'un médecin maltais, de l'interprète Bresnier et des membres du medjelès !
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Cette institution pittoresque semble avoir été éphémère, mais, en 1855, sur l'ordre du maréchal Randon, on inaugurait officiellement, à l'hôpital militaire du Dey et à l'hôpital civil de Mustapha, des cours de médecine en faveur de dix élèves musulmans recrutés dans les écoles primaires arabes-françaises et dont on espérait faire des praticiens capables de pallier dans les tribus l'insuffisance numérique des médecins militaires. Sous l'habile direction d'un élève de Baudens, Bertherand, les résultats étant encourageants, on envisageait rapidement l'ouverture d'une véritable école préparatoire de médecine et de pharmacie.
La création dépendait du maréchal Vaillant, Ministre de la Guerre. Celui-ci sollicita l'avis de Baudens qui revenait d'une nouvelle inspection en Algérie. La réponse du 21 février pesa d'une manière décisive. Baudens accumulait les arguments : « l'aptitude fort remarquable » des indigènes pour la médecine opératoire, les dépenses assumées par la ville d'Alger, l'existence d'un corps de professeurs (il donnait les noms), la possibilité d'utiliser comme sous-aides les dix élèves qu'il avait vus travailler. Il ajoutait : « L'institution existe de fait, il ne lui manque plus qu'une consécration, un décret émanant de votre Excellence, Monsieur le Ministre. »
Et ce fut le décret du 4 août 1857 qui décernait ses lettres de noblesse à l'Enseignement Supérieur algérien.
#### *L'école de médecine*
Le décret du 4 août 1857 créait un véritable établissement d'enseignement supérieur comme le prouvent les considérants qui invoquaient « le décret du 22 août 1854 sur le régime des établissements d'enseignement supérieur » et l'article 5 plaçant l'école préparatoire de médecine et de pharmacie d'Alger, quant aux sessions d'examens, dans la circonscription de la Faculté de médecine et de l'École supérieure de pharmacie de Montpellier.
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Afin de faciliter le recrutement des étudiants, il avait cependant fallu prévoir une adaptation locale et le décret spécifiait que les indigènes et les étrangers (« chrétiens et musulmans » précisait l'article 9) seraient admis sur simple présentation d'un certificat délivré par les autorités académiques et attestant leur aptitude à suivre les cours.
Le corps enseignant comprenait huit professeurs titulaires et quatre professeurs suppléants. L'un des professeurs titulaires, désigné par le Ministre de l'Instruction publique, devait remplir les fonctions de directeur : cette charge échut à Bertherand, connu par ses travaux de clinique chirurgicale et aussi par un ouvrage remarquable paru deux ans auparavant sous le titre *Médecine et Hygiène des Arabes.* Il présidera aux destinées de la jeune école jusqu'en 1862.
Le décret de 1857 prévoyait que le siège de l'école serait établi dans un édifice domanial que l'État céderait gratuitement à la ville d'Alger à charge pour elle de pourvoir à l'entretien du bâtiment et à toutes les autres dépenses. Il fallut se contenter d'un local au n° 4 bis de la rue René-Caillé, et c'est là que, le 17 janvier 1859, le docteur Patin, chargé de l'anatomie descriptive, ouvrit les cours de la nouvelle école devant 21 élèves inscrits et quelques auditeurs.
Le 10 novembre 1859 avait lieu la première rentrée solennelle. La presse en a conservé le souvenir : « L'École d'Alger, dit le Recteur Delacroix, se distinguera des Écoles de France par la composition de son personnel étudiant. A côté des élèves français, viendront s'asseoir dans nos salles de cours les jeunes gens de toutes les nations qui contribuent au peuplement de l'Algérie. Bientôt, grâce à certaines mesures spéciales, les indigènes pourront profiter de la nouvelle École. De tous les enseignements que nous leur offrirons, il n'en est pas que les Arabes soient plus disposés à accepter que l'enseignement de la médecine... Donnons-leur des praticiens de leur culte et de leur race... »
Toutefois malgré l'institution de bourses en 1862, ce but premier, l'initiation des indigènes à la médecine, ne fut que très partiellement atteint, peut-être parce qu'on ne donna pas suite à la proposition de Bertherand d'attacher à l'École de Médecine trois répétiteurs sachant parler l'arabe, plus probablement parce que les élèves dirigés sur l'École y arrivèrent sans une instruction de base suffisante.
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Le plus souvent ils ne purent se maintenir et en 1865, par exemple, on ne comptait que six étudiants musulmans alors que douze bourses leur étaient destinées.
Il est vrai que le nombre d'élèves progressait lentement et encore en 1882 il n'atteindra que 72 au total : candidats pour le doctorat, l'official, le grade de pharmacien de première classe et celui de pharmacien de deuxième classe.
Y avait-il des étudiantes en médecine ? La première fut Mademoiselle Rengguer de la Lime à laquelle le Ministre de l'Instruction publique accorda l'autorisation de s'inscrire en 1865, sans doute peu après l'autorisation accordée en métropole où c'est seulement en 1875 que le titre de docteur en médecine fut décerné à une femme avec obligation de n'exercer que des fonctions sociales. Il semble que les étudiants en aient conçu une certaine inquiétude quant à une éventuelle concurrence. Le docteur Patin sut les tranquilliser et, élevant le débat, dans son discours de rentrée, il montra qu'il ne suffisait pas de donner aux indigènes « des médecins de leur race et de leur religion. Ces médecins comme les médecins européens, ne pénètreront qu'exceptionnellement dans la famille arabe et les enfants, dans leurs premières années, pendant tout le temps que leur sont nécessaires les soins assidus de la mère, continueront donc à être privés des soins de la médecine et de tout contact avec la civilisation ». Une seule solution : la femme-médecin qui se fera accepter beaucoup plus facilement.
Si les progrès ne répondaient pas toujours aux espérances, la faute en revenait aussi à l'insuffisance des aménagements et aux conditions de l'enseignement. Pour reprendre les termes de Paul Bert, l'École était « pitoyablement logée ».
Rue René-Caillé, elle était installée dans le fond d'un bâtiment occupé par le Service des mines, et voici la description qu'en fera, en 1882, le docteur Texier, le directeur :
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« Les pièces occupées par l'École sont au rez-de-chaussée : 1° une salle assez vaste où se trouvait la bibliothèque, dans laquelle nous enfermons des instruments et des collections ; cette pièce sert en même temps de salle de conseil des professeurs et de salle d'examens ; 2° une autre grande pièce où se font les cours de chimie, de matière médicale, de pharmacie et de physique, en même temps qu'elle sert de laboratoire pour les travaux pratiques de chimie des élèves et pour les professeurs qui ont besoin de faire des expériences ou des recherches chimiques ; 3° un cabinet carré dans lequel sont renfermés quelques instruments de chimie et des pièces pour les cours. Au premier étage, une grande pièce située au-dessus du laboratoire de chimie, servant de salle pour les collections zoologiques, botaniques, la matière médicale, de salle de cours, de salle d'examens. »
Dès le début l'École disposa d'une belle collection de plantes africaines grâce à la générosité du docteur L. Leclerc et à un legs d'un colon-botaniste nommé Clauson qui avait consacré tous les loisirs de sa vie à constituer un herbier riche de 4.000 végétaux. Par contre aucun jardin botanique pour les étudiants jusqu'en 1866. A ce moment, le professeur Bourlier obtint une partie du jardin Marengo et là il fit ses leçons non seulement aux élèves de l'École, mais à tous les Algérois qui s'intéressaient au règne végétal.
L'École de Médecine, malgré certaines attaques, s'était imposée parce que, en formant médecins, pharmaciens et sages-femmes, elle rendait d'incontestables services. Des voix s'élevaient aussi en faveur d'une École de Droit qui aurait permis de recruter les indispensables juges, avocats, notaires, avoués, apanage d'une société civilisée. Certains, plus rares, songeaient à une École des Sciences qui pourrait former des hommes capables d'étudier et d'utiliser les richesses du pays. D'une École des Lettres, on parlait vraiment peu...
En 1859 cependant, dans son discours d'ouverture des cours de l'École de Médecine, le Recteur Delacroix pressentait l'évolution future lorsqu'il disait : « Bientôt peut-être l'École de Médecine aura pour complément une École préparatoire à l'enseignement des Sciences et des Lettres. Grandissant ensemble et se prêtant un mutuel appui, ces deux établissements suivront l'accroissement de la population algérienne et sauront conquérir avec le temps le titre de Facultés. »
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Les faits lui donnaient raison. La population urbaine augmentait notablement. Aux approches de 1880, l'agglomération algéroise groupait plus de 70.000 habitants. Dans toute l'Algérie l'enseignement secondaire était déjà fortement organisé ; avec deux lycées (Alger et Constantine), dix collèges communaux et quatre institutions libres, il totalisait, en 1878, 3.142 élèves. Or, si l'on excepte l'École de Médecine, cet enseignement ne débouchait sur rien. On pouvait obtenir son baccalauréat grâce aux jurys de la métropole qui se transportaient annuellement dans la colonie, mais ensuite il fallait poursuivre ses études en France et « il arrivait trop fréquemment, devait-on dire à la Chambre en 1878, que les jeunes gens qui ont été contraints d'aller prendre en France la série complète de leurs grades se déterminent à s'y fixer c'est-à-dire que notre colonie est exposée à perdre, en maintes occasions, des forces qu'elle avait préparées à son usage et qui lui échappent parce qu'elle n'a pas à sa disposition les facilités désirables pour les fixer ». Il fallait donc couronner l'enseignement secondaire existant par un enseignement supérieur.
Ou, tout au moins, par quelque chose qui y ressemblât car, disait le Recteur De Salve au début de 1878 : « Une société en formation, ardente à s'enrichir, n'est pas encore mûre pour la lente étude des langues mortes, conduisant directement aux professions libérales ; elle préfère les sciences qui mettent à sa disposition des instruments de fortune plus immédiats. », Il songeait surtout à des études appropriées aux besoins locaux : et il conseillait de jeter « les bases d'une Université appelée à se développer peu à peu en conservant son double caractère pratique et local ».
C'était comme un écho lointain du débat qui, peu auparavant, s'était engagé à la Chambre et qu'allait dominer la forte personnalité de Paul Bert, universitaire et homme politique devenu, au lendemain de la crise du Seize Mai, le champion enthousiaste de l'enseignement.
D'emblée, dans l'exposé des motifs de sa proposition de loi du 17 décembre 1877, il dégage les deux pôles du futur enseignement supérieur algérien.
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D'abord la recherche désintéressée dont il souligne la haute valeur morale : « Qui pourrait douter qu'un enseignement dans lequel les sciences, les lettres, le droit seraient représentés, n'opérerait une salutaire action sur l'esprit d'une population intelligente, mais peut-être encore trop exclusivement préoccupée de la lutte pour l'existence sur un sol à peine conquis. Qui pourrait douter qu'une réunion d'hommes dont la vie est consacrée à la recherche de la vérité, à la préparation de l'avenir, ne serait un utile spectacle à montrer à une société affairée, inquiète, soucieuse seulement du présent ? »
Mais il évoque aussi les administrateurs, magistrats, commissaires civils ou juges de paix « jetés en plein pays arabe ou kabyle, à la merci d'un interprète ou même d'un chaouch, sans connaître un mot de la langue, des mœurs, des coutumes de ces populations qu'ils vont administrer ou juger » ! Dans un pays où presque tout est encore à faire de « quelle importance serait la création d'un établissement où l'on enseignerait, avec ce qu'il y a de plus général dans les hautes connaissances humaines, l'agriculture, la métallurgie, la mécanique appliquée, la topographie, l'histoire locale, l'hygiène, les organisations sociales, les lois, les langues des indigènes, les multiples rouages de notre administration et de notre législation ?...
« Le problème ainsi posé, la solution se présente d'elle-même. Il faut que l'enseignement supérieur algérien soit à la fois théorique et général, pratique et spécial. »
Et il propose la création d'un « institut d'enseignement supérieur » composé de quatre « écoles secondaires » (médecine et pharmacie, droit, sciences, lettres) qui décerneraient des diplômes inférieurs et commenceraient seulement la préparation aux grades supérieurs, lesquels ne pourraient être accordés qu'en métropole.
Il obtint l'appui du gouvernement et, après un important débat à la Chambre et au Sénat, l'Algérie put inscrire dans ses fastes la loi du 20 décembre 1879 qui créait les quatre Écoles d'Enseignement Supérieur.
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#### *Les écoles*
La loi du 20 décembre 1879 comportait neuf articles et il n'est peut-être pas inutile de citer l'essentiel des trois principaux afin d'apprécier la distance qui séparait encore les Écoles des Facultés métropolitaines :
ART. 2. -- L'enseignement dans l'école de droit comprend les matières exigées pour l'obtention du baccalauréat auxquelles s'ajouteront des cours de droit commercial, de droit administratif et coutumes indigènes. L'enseignement dans l'école des sciences comprend : les sciences mathématiques, physiques et naturelles, avec leur application à l'industrie, à l'agriculture, à la statistique et aux besoins spéciaux de l'Algérie... L'enseignement dans l'école des lettres comprend : la littérature française, les littératures des nations méditerranéennes, les littératures classiques, la langue arabe et les dialectes algériens, l'histoire, et particulièrement celle de la France et de l'Algérie, la géographie, l'archéologie...
ART. 3. -- L'école préparatoire de médecine et de pharmacie continue à jouir des mêmes droits que les écoles préparatoires du continent... L'école préparatoire de droit décerne : 1° le diplôme de bachelier en droit ; 2° le certificat de capacité en droit ; 3° un certificat spécial en droit administratif et en coutumes indigènes... L'école préparatoire des sciences et l'école préparatoire des lettres décernent chacune des brevets spéciaux...
ART. 5. -- L'enseignement peut être donné par des professeurs titulaires et par des chargés de cours. -- Les professeurs de l'école préparatoire de médecine doivent être docteurs en médecine ou pharmaciens de première classe ; ceux de l'école préparatoire de droit, docteurs en droit ; ceux de l'école préparatoire des sciences, licenciés ès-sciences, docteurs en médecine ou pourvus du diplôme supérieur en pharmacie ; ceux de l'école préparatoire des lettres, licenciés ès-lettres ou docteurs en droit... Ces conditions ne sont point exigées des chargés de cours.
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On espérait, en effet, recruter ces derniers dans la magistrature ou le barreau d'Alger, parmi les professeurs du lycée, les ingénieurs des mines et des ponts et chaussées, les officiers de l'Armée d'Afrique, les personnalités du monde économique. En abattant ainsi les barrières universitaires, le législateur préfigurait, bien inconsciemment, il est vrai, plus d'un de nos modernes instituts. Dans le domaine de l'enseignement, comme dans bien d'autres, la terre d'Algérie devenait terre d'expériences et d'expériences qui pouvaient être profitables à la France elle-même.
Le sénateur De Rozière l'avait bien senti et exprimé lorsqu'il disait :
« En France, l'enseignement supérieur peut se maintenir dans un ordre exclusivement théorique. En Algérie, il doit être approprié aux conditions particulières du sol, du climat, de la religion, du langage et de la société... Le cadre de nos Facultés se prêterait difficilement à une semblable destination ; celui des Écoles préparatoires que nous vous proposons de fonder, offre plus de souplesse et d'élasticité ; il n'est limité par aucune tradition ; il n'aura aucune comparaison à redouter ; c'est une création d'un nouveau genre, que nous nous efforçons de mettre en rapport avec les besoins nouveaux. Un jour viendra peut-être où nous sentirons nous-mêmes le besoin de modifier l'enseignement dans nos vieilles Facultés françaises et de substituer une variété féconde à l'uniformité traditionnelle qu'elles ont jusqu'ici subie. »
Mais pour que l'expérience commençât, il fallait d'abord loger les Écoles qui venaient de naître.
L'École de Médecine se maintenait rue René-Caillé.
Ses trois sœurs cadettes élisaient domicile dans un immeuble domanial sis 3 rue Scipion, artère qui débouche dans la rue Bab-Azoun, alors la plus fréquentée de la ville, mais dans laquelle, nous dit De Crozals, un des premiers professeurs de l'École des Lettres, « il suffisait d'un bourricot avec ses deux couffins pour arrêter net professeurs et élèves ».
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La nouvelle demeure universitaire était une vieille maison mauresque qu'avait habitée de 1848 à 1850, après sa reddition, l'ancien bey de Constantine Ahmed. Ayant ensuite abrité le Conseil de guerre, elle donnait maintenant l'hospitalité à un bureau topographique en attendant de devenir le commissariat central après le départ des Écoles.
Celles-ci, en cette année 1880, parvenaient difficilement à s'y établir. La maison, écrit Pierre Martino, ancien doyen de la Faculté des Lettres, ressemblait « à toutes les petites maisons mauresques : beaucoup de recoins, et point de pièce vraiment habitable pour des Européens. Au rez-de-chaussée, une seule salle utilisable, encore que bien peu éclairée ; les autres pièces, parfaitement obscures, ne pouvaient compter que comme caves, bonnes à recevoir les collections de l'École des sciences. Au premier étage on installa l'École des lettres qui dut d'ailleurs prêter son local, pour quelques cours, à l'École des sciences. Une grande salle, assez haute de plafond, éclairée par trois fenêtres, donnait sur la cour ; on pouvait y faire tenir avec un peu de bonne volonté quelque soixante-dix chaises. Ce fut la salle des cours publics, celle où débuta Jules Lemaître. Une galerie couverte menait à deux autres pièces, deux boyaux étroits plutôt, dont on fit des salles de conférences, sous le nom rituel de salle A et salle B. Le deuxième étage avait une disposition analogue ; on y installa l'École de Droit ».
Quant à l'École des Sciences, encombrée de ses nombreuses collections et nécessitant divers laboratoires, elle ne parvenait pas à acquérir droit de cité dans l'immeuble de la rue Scipion. Aussi, en cette année de disgrâce 1880-1881, on n'avait compté que trois étudiants inscrits pour la licence dont deux boursiers et un troisième qui n'était venu « à l'École que pour aller au secrétariat ».
Émue par une telle détresse, l'École des Lettres avait émigré, 2 rue de la Licorne, étroit boyau, qui allait de la rue des Consuls au boulevard des Palmiers (futur boulevard Amiral-Pierre). Le nouveau local se réduisait d'ailleurs à un simple appartement, occupant le premier étage d'une maison mauresque, nous dit Léon Gauthier qui le connut comme étudiant et écrivit ses souvenirs à l'époque où il enseignait la philosophie musulmane à la Faculté des Lettres d'Alger.
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Pour l'École des Sciences, le départ des littéraires ne suffisait cependant pas à résoudre le problème. Tout en conservant comme centre la rue Scipion (où se trouvait notamment le cabinet du directeur), il fallut essaimer : le laboratoire de chimie, où se faisaient les cours, s'installa dans le haut du camp d'Isly, « hors de la ville, à deux kilomètres de la rue Scipion » ; la zoologie et la botanique trouvèrent chacune un petit appartement de trois pièces, au deuxième et au quatrième étage d'une maison de la rue Mogador ; la géologie et la minéralogie utilisèrent un local offert par le Service des mines au troisième étage du n° 57 de la rue Rovigo, d'où elles devaient partir, en 1883, pour un immeuble de la rue Daguerre, au voisinage du laboratoire de chimie ; la physiologie prit pied au n° 9 de la rampe Bugeaud « dans des conditions d'espace et de lumière, écrit Pomel, en 1881, qui seraient enviées par les autres professeurs ». Et cette envie explique sans doute que, dès l'année suivante, le centre principal de l'École se trouvait rue Bugeaud. Tout comme la physiologie, la zoologie et la botanique, les mathématiques et la physique purent bénéficier désormais du soleil et de la lumière. Et cela permit de supporter quelques menus inconvénients : la cohabitation de ménages dans la même maison, le siège de la direction rue Scipion, l'absence de salle de réunion pour les professeurs et de salle d'examens, le manque d'adduction d'eau et de gaz (...)
Il avait été impossible d'établir rue Scipion la Bibliothèque des Écoles supérieures. Elle se trouvait donc au n° 15 du passage Malakoff, à proximité de la rue Bab-el-Oued. Là, au premier étage, dans un réduit, « sur quelques rayons poudreux, un tout petit lot de livres quelconques. La bibliothèque en avait, paraît-il, reçu d'autres, mais faute de rayonnages et de place pour en installer, ces livres fantomatiques dormaient à la cave, dans le cercueil de leurs caisses clouées ».
On patienta jusqu'au jour où les Écoles purent élire domicile dans leur nouveau palais.
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On avait beaucoup hésité, d'ailleurs, à en fixer la position. On opta finalement pour le camp d'Isly qui se trouvait dans la commune de Mustapha à quelque deux ou trois cents mètres de la porte d'Isly laquelle, depuis 1850, se dressait non loin de la Grande Poste actuelle, et, fin 1884, les travaux commençaient en un lieu que les Algérois dénommaient, dit-on, le « champ des navets ».
Sur l'architecture l'influence de Paul Bert semble avoir été moins déterminante. Dans son exposé du 3 juin 1878, il avait mis en garde contre les dépenses excessives : « Nous avons entendu parler, disait-il, de palais des facultés, de palais de l'enseignement supérieur, d'architecture moresque, d'aspect imposant vu de la mer, etc. Les services de l'enseignement supérieur réclament surtout de la place, des mètres carrés de surface ; mais laboratoires et amphithéâtres ne demandent que des rez-de-chaussée ; collections, bibliothèques, salles des actes, que des premiers étages. De plus l'installation des laboratoires doit être légère, facile à déplacer, à modifier, sans frais et sans remords. Donc, de nombreux pavillons ; donc, point de monuments lourds, chargés d'étages, avec fondations profondes et coûteuses ; point de marbre... » Il estimait la dépense entre un million et un million cinq cent mille francs. Elle devait dépasser deux millions et demi et se traduire par la construction d'un imposant corps de bâtiment de 120 mètres de longueur sur 12 mètres de profondeur avec quatre ailes de 32,60 m de longueur sur 9 de largeur.
L'inauguration eut lieu le 13 avril 1887, avant la fin des travaux, dans la grande salle de la bibliothèque, devant trois ministres.
Et le 3 novembre 1887, c'était la première rentrée solennelle des quatre Écoles sous la présidence du Recteur Jeanmaire qui allait diriger pendant plus de vingt ans l'Académie d'Alger. Venu de son palais de la rue Bruce, le Gouverneur Tirman était là ; effort méritoire que le chef de l'enseignement algérien soulignait en ces termes : il faut « reconnaître que le lieu, pour cette cérémonie, a pu, par son éloignement, faire hésiter même des amis des hautes études. Nous ne vous en sommes que plus reconnaissants de n'avoir pas reculé devant la distance... ».
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Les bâtiments de l'Université avaient, en effet, surgi dans un site de campagne que l'on a peine à évoquer. Les fourrés du parc d'Isly descendaient du coteau du Télemly et s'étendaient sur l'emplacement du futur lycée Delacroix : la jeunesse des Écoles y tenait, à l'occasion, des réunions joyeuses et bruyantes et, en 1902, écrit un témoin, on vit même s'y installer un village d'authentiques Esquimaux ! Tout un espace isolé, mal éclairé le soir, et redouté des passants, s'étendait jusqu'aux portes d'Isly dont les étudiants en liesse fermaient parfois les vantaux dans la nuit, au grand mécontentement des maraîchers qui devaient entrer dans la ville au petit matin. De l'autre côté, vers le haut de la rue Michelet, c'était Mustapha Supérieur où s'égrenaient de riches villas agrémentées de jardins parfumés dont il reste encore quelques traces. Et, au-dessus des Facultés, d'autres villas et d'autres jardins constituant le « Village d'Isly » : dans l'une de ces demeures entourée de vieux oliviers et de massifs de fleurs, Saint-Saëns séjournait en ces années 1886 et 1888. A l'écart de la ville, ce voisinage de la Science et de la Musique prenait valeur de symbole au moment où la transformation économique allait bouleverser l'aspect de la première Algérie coloniale et attirer l'attention non sur les hommes de pensée, mais sur les brasseurs d'affaires, d'une part, les héros du *Sang des races* et de *Pépète le bien-aimé,* de l'autre.
Après 1880, l'Algérie entre dans une nouvelle période d'expansion économique : le plan Freycinet accroît considérablement le réseau ferré ; avec l'appui des Chambres de commerce, l'équipement des ports se complète ; grâce à la Banque de l'Algérie, le crédit s'offre généreusement ; la céréaliculture devient rémunératrice par l'application de la méthode des « préparés ». Surtout la vigne déclenche sa grande offensive et, en vingt-cinq ans, le vignoble passe de 17.000 à 170.000 hectares, descendant des régions élevées vers les plaines, envahissant notamment la Mitidja après s'être implanté dans le Sahel. Alger ne peut échapper à cette emprise et la richesse engendrée révolutionne la cité.
Une ville coloniale assez indolente devient, en quelques années, une capitale trépidante qui, à la fin du siècle, dépassera 120.000 habitants. L'organisation d'un réseau intérieur de communications (un premier tramway de 1876 à 1882 et surtout les fameux « corricolos ») lui permet d'exercer son attraction sur toutes les communes voisines et, en particulier, sur Mustapha.
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L'étreinte des remparts devient intolérable et le dérasement commence à partir de 1894. La porte d'Isly disparaîtra en 1905. Les terrains vagues et les jardins reculent devant l'assaut des maisons qui avancent rapidement dans le quartier de l'Agha et vers le Champ de Manœuvre sans entamer cependant le fameux parc à fourrages que l'Administration militaire défend contre les convoitises des universitaires. Les constructions grimpent aussi vers les hauteurs de Mustapha Supérieur et bientôt « l'École de Médecine », comme disaient les Algérois, se trouve soudée au reste de l'agglomération.
Soudée, mais incorporée ? On peut en douter. Dans une population dominée par les soucis de la production et des affaires, les travaux intellectuels ne pouvaient intéresser qu'une petite élite. Les autres les ignoraient ou même manifestaient une certaine hostilité, considérant comme un gaspillage toute dépense publique non assurée d'une rentabilité immédiate. Et dans son grand rapport de 1891, Burdeau notait : « Tant qu'elles seront à peu près exclusivement préoccupées de la lutte pour l'existence, les populations algériennes ne pourront guère avoir pour idéal qu'un étroit utilitarisme. » Peut-être cependant auraient-elles mieux apprécié leurs Écoles si elles avaient été renseignées sur les travaux qui s'y faisaient et sur l'esprit qui les animait.
L'École de Médecine restait comme le symbole de l'Enseignement Supérieur algérien et, pour beaucoup d'Algérois, elle était la seule dont l'existence fut connue. Une loi de 1893 l'érigea en École de plein exercice et accrut notablement le nombre de ses chaires. Elle comptait 179 élèves en 1894. A la direction se succédaient les docteurs Trollier, Texier, Bruch et Curtillet. Elle s'illustrait par les travaux de Cochez, Vincent, Trolard, Trabut, Battandier, Moreau, Soulié, Cange... et de nombreux autres qui voyaient graviter autour d'eux une phalange de plus en plus nombreuse d'anciens élèves habitués à considérer l'École comme l'*alma mater.* Et les professeurs avaient réussi à créer des publications telles que la *Gazette médicale de l'Algérie, Alger médical* et le *Bulletin médical de l'Algérie.*
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L'École des Sciences débutait sous la haute autorité d'Auguste Pomel, illustre savant qui avait accumulé les travaux sans rechercher aucun diplôme (il fallut le dispenser de tout grade lorsqu'il soutint ses thèses de doctorat en 1883) et qui, un moment sénateur, avait contribué directement à la création des Écoles.
Les difficultés furent grandes au cours des premières années, tenant aux locaux, mais aussi à l'insuffisance de l'outillage scientifique à laquelle faisait allusion Pomel au cours de la seconde cérémonie de rentrée solennelle : c'est, disait-il, le « mirage de travaux féconds à entreprendre dans un pays neuf en quelque sorte, et qui a bien des arcanes à nous révéler, qui a attiré la plupart d'entre nous sur cette côte africaine. Nous avons toujours l'espérance de voir se réaliser ces belles promesses et nous avons confiance dans les généreuses intentions des pouvoirs publics à notre égard ; mais il faut bien avouer que nous avons pour cela besoin d'une foi robuste... ».
D'autant plus que les rares étudiants tendaient à déserter les salles de cours et, pour peu que les choses ne s'aggravassent, chaque professeur n'aurait bientôt plus qu'à méditer les paroles consolatrices du Recteur Belin : « Cicéron nous apprend quelque part, avait-il dit à l'adresse des scientifiques, que le poète Antimachus, dans une lecture publique, voyant disparaître un à un ses auditeurs peu faits à ce qu'il semble, pour écouter et comprendre un poème philosophique, s'écria à la vue de Platon qui restait seul : « Platon vaut pour moi tout un auditoire. »
L'École ne découvrit point son Platon, mais la situation s'améliora et l'enseignement se développa dans l'esprit de ses promoteurs. Les sciences naturelles y prirent la première place et les professeurs s'efforcèrent de donner un caractère d'application pratique à tous leurs travaux. A la demande du Gouvernement Général, les laboratoires effectuèrent en grand nombre les analyses de terres, d'engrais, de vins, d'huiles. Par ses études botaniques et zoologiques, l'École fournit de nombreux renseignements utiles aux colons. Elle délivra un « Certificat d'études appliquées aux industries agricoles de l'Algérie ». Avec l'ingénieur en chef des mines Pouyanne, Pomel : organisait, en 1882, le Service de la carte géologique de l'Algérie une équipe de géologues se constituait que faisaient connaître les noms de Ficheur, Flamand, Brives, Gentil, Savornin.
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A l'École de Droit, on prétendait aussi innover en s'écartant de la voie suivie jusqu'au début du siècle par les Facultés de la métropole où les professeurs se consacraient à peu près exclusivement à leurs cours. Les juristes d'Alger ne négligeaient pas l'enseignement et seuls ils avaient obtenu, en 1885, le pouvoir de conférer le grade de licencié (pouvoir que l'on refusait aux autres Écoles), mais ils estimaient que l'Algérie présentait des besoins urgents dans l'étude de ses institutions particulières, de la loi musulmane, des coutumes kabyles. Aussi, avec la collaboration du professeur Adolphe Lefébure, le directeur Robert Estoublon publia, en 1896, le remarquable *Code de l'Algérie annoté* qui fut tenu au courant par des publications annuelles. Ce travail était complété par les volumes de la *Jurisprudence algérienne, le Bulletin judiciaire de l'Algérie* et surtout la *Revue algérienne et tunisienne de législation et de jurisprudence.* Dans les questions juridiques, économiques, sociologiques intéressant l'Algérie s'imposaient les noms de Charpentier, Larcher, Thomas, Dain, Zeys, Morand... Les professeurs participaient à diverses commissions et l'École se trouvait ainsi associée à la préparation des lois et règlements concernant l'Algérie.
« Quelle diversité dans les cours et dans les conférences ! La littérature latine et la littérature arabe, le syriaque et le français, le berber (sic) et la philosophie, les langues romaines et l'histoire de l'Afrique y sont mêlés si bien qu'au premier coup d'œil on ne sait si notre affiche est empruntée à la Sorbonne ou au Collège de France »... Ainsi s'exprimait Masqueray, directeur de l'École des Lettres, en ce mercredi 14 décembre 1881, à la rentrée solennelle des Écoles. Mais ce lyrisme, que l'on retrouve aux rentrées suivantes, ne pouvait masquer la réalité : seulement 9 élèves inscrits en 1884-1885 pour les études classiques. L'École avait pour fonction essentielle de faire passer le baccalauréat et de préparer à des examens spéciaux : brevet et diplôme d'arabe. La « grande leçon » des cours publics exerçait peu d'attrait et il se produisait dans les auditeurs (une vingtaine tout au plus) une « sélection » qui n'était pas sans « causer quelque inquiétude ».
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De plus, dans les débuts, aucune unité dans le personnel. « Trois groupes, nous dit P. Martino : les professeurs chargés des enseignements classiques, que leurs collègues de la section orientale dédaignaient un peu, affectant de les traiter comme des mandarins des lettres, et qui se montraient à leur tour fort distants ; dans la section orientale, une constante opposition entre ceux des professeurs qui se considéraient comme des universitaires de bonne marque, estampillés en France, et leurs collègues arabisants dans lesquels ils ne voulaient voir que des manières de drogmans, bons tout au plus à tenir à Alger une succursale de l'École des langues orientales. » Cependant la communauté du travail rapprochait les deux derniers groupes et bientôt le courant régionaliste exerçait une emprise maîtresse. Aussi lorsqu'en 1905 Edmond Doutté présente l'œuvre scientifique de l'École des Lettres d'Alger, il affirme immédiatement son désir « de marquer l'importance de la contribution apportée à la connaissance de l'Afrique du Nord et d'une façon générale à l'orientalisme » et il écarte d'un mot les Jules Lemaître, Alaux, Morel-Fatio. L'École est « une mission permanente » dont les titres de gloire sont les travaux de Masqueray, Waille, Gsell, René Basset, Fagnan, Belkacem ben Sedira, E. Cat, A. Bernard, E.F. Gautier... N'hésitant pas à annexer les médersas, Doutté ajoute à une cohorte déjà imposante les noms de Bel, Destaing, Cour, W. et G. Marçais.
Et, au total, pour les quatre Écoles, au début du XX^e^ siècle, un bilan impressionnant notamment dans le domaine de la recherche. A bien des égards elles pouvaient même s'enorgueillir d'avoir donné l'exemple. Mais elles n'avaient pu échapper aux contraintes du milieu économique et social dans lequel elles puisaient leur vie et leur vitalité. Leurs recherches portaient une empreinte strictement régionale et utilitaire. Les Écoles étaient devenues profondément algériennes. Sur le plan local elles avaient pu acquérir ainsi une certaine considération qui leur avait permis de subsister, mais leur caractère particulariste allait apparaître comme un obstacle à leur assimilation aux Facultés de la métropole qu'une loi de 1896 venait d'ériger en Universités.
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#### *L'Université*
« Faites vos preuves, messieurs, gagnez vos éperons et le gouvernement vous élèvera au rang de vos aînés de France » avait dit aux professeurs, le Ministre de l'Instruction publique Berthelot lors de l'inauguration des nouveaux bâtiments, le 13 avril 1887. Ces preuves, les professeurs d'Alger, dès la fin du siècle, avaient conscience de les avoir produites et ils pensaient que la consécration de leurs efforts devait être l'élévation des Écoles au rang de Facultés.
Mais deux obstacles se dressaient sur la route menant à cette réforme : d'une part le scepticisme de la métropole et, d'autre part, la méfiance des milieux dirigeants d'Algérie.
Beaucoup en France ne croyaient pas à la réalité d'un véritable enseignement supérieur de l'autre côté de la Méditerranée et, en décembre 1896, un député de Lyon écrivait : « Les Algériens ont voulu avoir aussi leurs Facultés : simple question d'amour-propre. On leur a donné des Écoles des Lettres, des Sciences, de Médecine et de Droit... Quels résultats cela a-t-il donné ? Je n'hésite pas à répondre : aucun. Les Facultés des Lettres et des Sciences sont désertes et l'on m'affirme que les professeurs de ces deux écoles se rendent le service réciproque de suivre les cours de leurs collègues pour ne pas parler devant les bancs vides. » Scandale en Algérie où l'on produisait des chiffres pour montrer qu'Alger tenait le dixième rang parmi les Universités provinciales, ne cédant que d'une unité devant Poitiers. Argumentation statistique qui n'empêchait d'ailleurs pas un député socialiste de Paris de demander la suppression des Écoles d'Alger par crainte de voir se développer une mentalité algérienne dangereuse. C'était la conséquence des troubles antijuifs qui avaient agité un moment la ville et certains rendaient presque les Écoles responsables de la formation de toutes les scories montant à la surface de cet amalgame humain en création dans le creuset algérien.
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En Algérie même des voix s'élevaient pour approuver l'idée de supprimer les Écoles, mais en invoquant d'autres raisons. Depuis 1898 la colonie était dotée d'une nouvelle assemblée, les Délégations Financières, qui avait obtenu, en 1900, le contrôle du budget. Très soucieuse d'une bonne administration financière, elle songea immédiatement à réaliser des économies sur les Écoles et, en 1902, un Délégué estimait qu'on n'avait pas « le droit de jeter par les fenêtres des Écoles de l'argent qui ne sert à rien ». C'était, il est vrai, le représentant, d'une riche région viticole de la Mitidja et les cours des vins qui s'établissaient à 25 et 28 francs l'hectolitre dans les années antérieures s'étaient effondrés autour de 3 francs ! L'année suivante ce même Délégué, trouvant son chemin de Damas, formulait un vœu tendant à la « transformation des Écoles en Université de l'Afrique du Nord » : à l'entrepôt de Bercy, les cours des vins algériens atteignaient 32,10 F l'hectolitre et, satisfaction suprême, dépassaient, pour la première fois, ceux du Midi, le concurrent méprisant et médisant dont la cote plafonnait à 31,84.
Refusant d'adopter l'une ou l'autre de ces solutions extrêmes, l'Assemblée proposa d'instituer une commission chargée d'étudier « le fonctionnement des Écoles supérieures et les réformes à y réaliser dans un but d'économie par l'élimination de toutes les branches d'enseignement qui ne sont pas absolument spéciales à l'Algérie ». La commission n'aboutit qu'en 1904 et son rapport ne fut jamais discuté.
Mais le Recteur Jeanmaire avait senti le danger. Dans un discours très habile de mars 1905, il s'efforçait de montrer aux Délégations que l'enseignement des Écoles était essentiellement pratique même lorsque les apparences semblaient prouver le contraire : le cours de mathématiques sert surtout à la formation des employés des ponts et chaussées qui le trouvent « si bien adapté à leurs besoins qu'ils le font autographier et l'envoient à tous leurs collègues de la colonie » ; le cours de physique est suivi par « des industriels en très grand nombre qui prennent des notes et profitent de cet enseignement » ; le professeur d'astronomie assure un cours de géodésie devant des fonctionnaires et officiers destinés à effectuer dans le Sud des travaux tels que « la mesure des distances au moyen d'instruments astronomiques ». Et Jeanmaire concluait en affirmant que pour accroître encore cette activité, il fallait constituer les Écoles en Université !
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Beaucoup de Délégués demandaient un supplément d'information. Afin de les satisfaire le Ministre de l'Instruction publique envoya, en 1906, deux membres de l'Institut, pour enquêter sur les Écoles supérieures. Le rapport fut favorable et formel : « Au point de vue de la valeur et de l'importance de l'enseignement qui est donné par les Écoles supérieures des Sciences et des Lettres, par l'École de Droit et par celle de Médecine et Pharmacie, au point de vue des travaux des professeurs et au point de vue des services rendus à Alger et à l'Algérie, il ne nous semble pas douteux que ce groupement d'Écoles mérite le titre d'Université. »
Encore méfiantes cependant, les Délégations Financières, avant de se prononcer, désiraient connaître le « programme général des enseignements, des certificats ou diplômes et des travaux de recherches scientifiques que devait comporter la nouvelle Université ».
Il appartint, cette fois, au Gouverneur Général Jonnart de prendre la défense du projet. Il le fit à l'ouverture de la session des Délégations Financières, en mars 1907. Insistant sur le caractère efficace de la future Université, il déclara : « Les diplômes spéciaux qu'elle sera autorisée à délivrer viendront couronner l'enseignement pratique que nous nous proposons de distribuer plus largement dans les écoles professionnelles et dans les écoles primaires supérieures. La nouvelle Université, outre les services éminents qu'elle continuera à rendre à la science pure et aux professions libérales, sera en mesure d'assurer un recrutement précieux à l'agriculture, à l'industrie et au commerce de l'Algérie. »
Certains auraient préféré distinguer plus nettement l'enseignement général et l'enseignement technique et un Délégué proposa de « laisser à nos quatre Écoles supérieures leur caractère classique et de grouper les études appliquées dans trois nouvelles Écoles que l'on pourrait désigner sous le nom d'Instituts et qui correspondraient aux besoins généraux de nos populations : la colonisation, l'industrie, l'administration ».
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C'était séparer nettement les deux grands courants de pensée et les deux grands objets des travaux : recherche désintéressée et applications pratiques. Proposition qui ne fut pas retenue, mais à laquelle l'avenir devait réserver une belle place si l'on songe à l'évolution future de l'Enseignement Supérieur avec la création des Écoles Nationales Supérieures d'Ingénieurs qui parfois en dérivent.
Quoi qu'il en soit les Assemblées Algériennes (Délégations Financières et Conseil Supérieur) avaient donné leur approbation de principe au projet d'Université.
C'est la Chambre des députés qui souleva de nouvelles difficultés, la commission du budget réclamant une étude complémentaire. D'où l'envoi à Alger, au printemps de 1908, d'une commission extraparlementaire comprenant un sénateur, un député, le vice-recteur de l'Académie de Paris, le directeur de l'Enseignement Supérieur, le doyen de la Faculté des sciences de Paris et un professeur de la Faculté de Droit de Paris. Enquête poussée, en particulier auprès des professeurs dont les cours furent suivis avec attention, et des représentants des Délégations Financières qui exprimèrent une fois de plus le désir d'un enseignement pratique, remettant à plus tard « la haute culture intellectuelle, les chaires savantes de recherches et d'érudition ». La commission se prononça nettement pour la création de l'Université.
La question était donc entendue et, le 11 mai 1909, sous la signature de G. Clemenceau, G. Doumergue et J. Caillaux, le Gouvernement déposait sur le bureau de la Chambre des députés le projet de loi « constituant en Université les Écoles d'Enseignement supérieur de l'Algérie ».
L'aboutissement fut la loi du 30 décembre 1909. Était-ce l'assimilation pure et simple ? Certainement pas.
La loi de 1909 ne prévoyait pas, en effet, un renouvellement profond de la structure des Écoles et l'article 4 stipulait seulement que les conditions auxquelles les Facultés d'Alger pourraient délivrer des inscriptions, faire subir des examens et conférer les grades, seraient déterminées par décret.
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Plusieurs décrets parurent effectivement et, nous limitant à l'exemple des Lettres, nous retiendrons, comme particulièrement significatif, l'un de ceux qui furent signés le 22 février 1910 et dont voici l'article 3 : « La faculté des lettres de l'université d'Alger ne fera pas subir les épreuves en vue de la licence : série philosophie, série histoire et géographie, série langues et littératures classiques. »
A vrai dire cela résultait de la nature même des chaires que lui avait accordées un décret antérieur du 4 janvier 1910. Les voici : une chaire de philosophie musulmane et histoire de la philosophie ; une chaire de littérature française ; une chaire de langues et littératures anciennes ; une chaire de langues et littératures étrangères ; une chaire de langue arabe ; une chaire d'antiquités de l'Afrique ; une chaire de géographie de l'Afrique ; une chaire d'histoire de l'Afrique du Nord ; une chaire d'histoire de la civilisation musulmane. Le caractère régional était plus marqué que jamais. On semblait se refuser à toute évolution.
Et cependant l'évolution se fit, et même assez rapidement, dans le sens de ce que nous pourrions appeler le courant assimilationniste. Comme si les mêmes mots devaient nécessairement recouvrir les mêmes choses, l'Université d'Alger se mit progressivement à l'unisson de celles de France, notamment en ce qui concerne la collation des grades. La Faculté de Médecine et celle des Sciences avaient obtenu immédiatement la plénitude des droits puisqu'elles ne figuraient pas dans le décret restreignant les attributions des Facultés. Le 28 mars 1911 fut abrogé un décret du 22 février 1910 qui interdisait à la Faculté de Droit de faire subir les examens en vue du doctorat ès-sciences juridiques. A la Faculté des Lettres de nouveaux enseignements apparurent sous forme d'enseignements complémentaires, pouvant engendrer des maîtrises de conférences, voire plus tard des chaires. Le courant métropolitain prit une telle force que, parfois, il renversa même des barrières qui étaient celles du bon sens, ainsi lorsqu'il fit supprimer l'obligation du certificat d'études juridiques nord-africaines exigé des juges de paix algériens.
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Est-ce à dire que l'orientation régionaliste s'en soit trouvée effacée ? Nullement, mais elle n'est plus seule. Toutes les disciplines fondamentales sont enseignées à côté des disciplines locales, tous les aspects généraux de la science à côté de leurs applications au domaine algérien. Et c'est là certainement la grande originalité de l'Université d'Alger : elle voit prospérer simultanément la science sous sa forme métropolitaine et sous sa forme africaine, sous l'effigie de l'Occident et sous celle de l'Orient.
A la base de cette évolution, il y a évidemment l'afflux des étudiants désirant obtenir les mêmes grades et les mêmes diplômes que ceux décernés par les Universités de France. Le développement numérique mérite un bref commentaire.
Les Écoles préparatoires d'Alger qui comptaient 30 étudiants en janvier 1880, en avaient 377 en 1892, 862 en 1900, 1035 en 1905, 1605 en janvier 1909, c'est-à-dire à la veille de la fondation de l'Université. Les progrès furent plutôt irréguliers et ne répondirent pas toujours aux prédictions des augures qui s'étaient penchés sur le berceau du nouveau-né.
Sans entrer dans une analyse détaillée pour laquelle il faudrait faire état en particulier des modifications intervenues à certains moments dans le régime des études de telle ou telle Faculté, nous voyons que la courbe présente nettement trois groupements de points.
De 1909 à 1925, c'est autour de 1500 que l'Université établit ses effectifs, avec la brutale interruption des tragiques années 1914-1918 qui creusent dans la courbe une profonde concavité. Avant 1914, on n'avait point noté le mouvement ascendant que d'aucuns attendaient, sans doute parce que le recrutement des étudiants était devenu plus sévère. Après 1918, l'évolution demeure hésitante, les années de l'immédiat après-guerre restant pour l'Algérie des années difficiles, au cours desquelles le pays ne retrouve que lentement sa situation de 1913.
De 1926 à 1943-1945, une courbe très irrégulière qui dessine deux convexités d'origine très différente. La première, culminant en 1932-1933, correspond à la période de prospérité qui fit du diplôme universitaire, au même titre que l'automobile, un critérium de bonne bourgeoisie.
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Suit une chute avec l'extension de la crise mondiale, l'arrivée à l'âge universitaire des classes creuses de 1914-1918, puis la mobilisation de l'été 1939. Contrairement à toute attente, la guerre s'accompagne cette fois d'une croissance vertigineuse des effectifs laquelle s'explique essentiellement par le repli des étudiants fuyant les contraintes des Facultés métropolitaines. Et la seconde convexité prend forme en 1941.
Fait absolument remarquable : après la guerre, et pour toute la période 1945-1959, la population estudiantine se maintient autour de 5.000 malgré le tarissement du recrutement métropolitain. Explications diverses : l'accroissement des étudiants musulmans qui sont 694 en 1955 (plusieurs centaines fréquentent les Facultés de la métropole) ; la nécessité de plus en plus marquée d'une instruction supérieure pour se faire une place ; le développement d'une classe moyenne sans cesse plus nombreuse attirée par le prestige des Facultés ; surtout l'afflux de l'élément féminin. Au nombre d'environ une centaine, les étudiantes ne comptaient guère que pour un quinzième du total à la veille de la première guerre mondiale ; de 500 à 600 dans les années qui précèdent la conflagration de 1939, elles forment déjà le quart des effectifs ; elles en constituent aujourd'hui le tiers, égalant presque le nombre d'étudiants en lettres, le dépassant en pharmacie.
Ainsi, et c'est là le fait majeur, au sortir d'une quinzaine d'années d'une évolution contrastée, l'Université d'Alger a substitué, sur le plan statistique, le palier 5.000 au palier 1.500, et la scolarisation massive qui se poursuivait dans le premier et le second degré laissait prévoir une rupture prochaine peut-être tout aussi spectaculaire.
Géographiquement la place de l'Université dans la ville n'est plus du tout ce qu'elle était il y a un demi-siècle. Presque en marge alors d'une cité de quelque 150.000 habitants, elle s'étend les dernières années au cœur d'une agglomération dépassant 400.000 individus, 800.000 si l'on considère le Grand Alger. Au lieu de se dresser dans une banlieue campagnarde, ses bâtiments dominent les rues à la circulation la plus intense, à la vie la plus trépidante. Ils sont parvenus à s'intégrer dans ce quartier luxueux dont ils furent longtemps séparés par une façade disgracieuse qui attira les foudres des journalistes après 1920.
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Voici la description qu'en fait l'un d'eux : « L'aspect est navrant, non pas des bâtiments eux-mêmes... d'un ensemble assez imposant, mais du mur calamiteux qui forme façade sur la rue Michelet... Un mur sur plusieurs centaines de mètres, gris, monotone, rébarbatif ; un mur cyclopéen, interminable et solennel, qui fait solution de continuité, isole le quartier Michelet de la rue d'Isly, dessine un trou, une lacune, un vide à l'emplacement précis où la cité devrait être la plus vivante et la plus mouvementée. On pourrait supposer derrière ces remparts de forteresse byzantine, prison, hôpital, caserne, cimetière, n'importe quelles masures lugubres vouées au châtiment du crime ou à l'abri dernier de la misère humaine. Quelques bancs disposés sous les arbres s'évertuent à parer l'endroit de quelque charme agreste ; dès le soir un parcimonieux éclairage vous y donne l'impression d'un coin de vague banlieue ; la nuit, le passant s'y presse et d'inquiétants personnages y groupent leurs conciliabules. Découragés, les immeubles qui font face ne crurent point devoir s'adorner de boutiques... »
Que faire ? La municipalité se saisit de la question et le Conseil de l'Université aussi. On parla de grilles, de perrons, de jardins en gradins, voire d'un parc que certains condamnèrent par crainte d'un « péripatétisme inattendu ». Et l'on adopta finalement la solution que l'on sait : on construisit vers 1930 de vastes et somptueux locaux à usages commerciaux. Des cafés s'installèrent sur les deux côtés de la rue et, en ce coin qui, cinquante ans auparavant, était un lieu de promenades champêtres, Alger vit naître son bout de Quartier Latin avec une jeunesse tout aussi studieuse et tout aussi dynamique.
Transformation extérieure et aussi, nécessairement, transformations intérieures encore plus profondes, mais que nous n'avons pas à évoquer ici. Les moyens de l'Université s'étaient considérablement accrus en locaux, chaires, enseignements de tous ordres. La création d'une quinzaine d'Instituts de Faculté ou d'Université faisait renaître, sous une autre forme parfois, la vocation première des Écoles. Les professeurs de l'Université étaient à la tête des grands musées de la ville, dispensaient leur enseignement dans les écoles d'ingénieurs, dirigeaient les Instituts d'études juridiques d'Oran et de Constantine.
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Depuis des années l'action de l'Université débordait le cadre algérien et dans le corps des professeurs qui y ont enseigné ou dans la liste des étudiants qui franchirent les portails de la rue Michelet, on citerait bien des noms qui honorèrent ou honorent toute la pensée française. Que de chemin parcouru depuis l'époque où le Recteur Belin invoquait Antimachus et Platon pour prêcher la résignation aux professeurs de sciences alors que Masqueray, ne voyant lui aussi venir dans son École qu'un groupe très clairsemé d'auditeurs, se consolait en constatant leur fidélité : « Un cercle lumineux autour d'un foyer sagement entretenu vaut mieux, disait-il, qu'un éclair fugitif. » Oui, mais mieux valait encore qu'à ce foyer discret succédât la grande source lumineuse d'une Université déjà fière de son passé en 1959 lorsqu'on célébra son cinquantenaire.
#### *Dans la tourmente*
Mais alors que se déroulaient les 2, 3 et 4 décembre de cette année, sous la présidence du Recteur Laurent Capdecomme, les cérémonies du cinquantenaire, il y avait déjà cinq ans que la guerre sévissait en Algérie. Elle ne fut pas sans conséquences évidemment sur le fonctionnement même de l'Université et en particulier sur la fréquentation des étudiants musulmans : plus nombreux qu'auparavant, ils s'inscrivirent dans les Universités métropolitaines et beaucoup obéirent au mot d'ordre de grève de 1956-1957, d'où l'affaissement enregistré par la courbe des effectifs
Un moment même, mais un moment seulement, l'Université sembla être devenue le symbole de la résistance des partisans de l'Algérie française : c'est fin janvier 1960, au cours de la semaine dite des barricades, lorsqu'elle fut occupée par les hommes du député Pierre Lagaillarde. Elle devint alors le centre du drame algérien jusqu'au jour où les insurgés évacuèrent leur camp retranché pour se rendre aux Forces Armées.
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La vie universitaire reprit comme auparavant. Si l'atmosphère était parfois tendue, les cours se poursuivaient normalement et il semblait que le vaisseau universitaire surmonterait la tempête. La guerre n'avait pas arrêté la mise en œuvre de projets antérieurs ou nés avec elle. L'Université créait un Institut de Préparation aux Affaires et un Centre de Promotion du Travail. Pour ouvrir les carrières administratives aux jeunes musulmans, elle avait réalisé en 1956 une initiative du gouverneur général Jacques Soustelle en chargeant son Institut d'études politiques de fonder un Centre de formation administrative qui recevait bientôt plusieurs centaines d'élèves. Les bases de futures Universités se constituaient à Oran et à Constantine avec des Instituts d'études juridiques et des enseignements supérieurs scientifiques et littéraires préparatoires aux licences. Aux Instituts scientifiques qui existaient depuis longtemps, spécialisés notamment dans les études régionales et islamiques, s'ajoutait un Institut d'études nucléaires dont l'édification était déjà fort avancée en 1959 et qui devait occuper environ deux cents personnes. Tout en se voulant régionale, l'Université s'ouvrait donc aux recherches d'avant-garde du monde scientifique.
Mais la tempête soufflait trop violemment autour de l'édifice pour que celui-ci demeurât un havre de sécurité. Le 14 mars 1962 le terrorisme en franchissait le seuil et, dans les locaux mêmes où ils exerçaient, un secrétaire et un laborantin musulmans étaient abattus. L'Université cessa son activité et fut en apparence, comme un corps mort au milieu d'une ville en folie. On put même croire qu'elle allait être emportée lorsque, en application de sa politique de la « terre brûlée. », l'O.A.S. plastiqua une partie de l'immeuble et déclencha un incendie qui attaqua des amphithéâtres et des laboratoires et mit en péril la bibliothèque (la plus importante de l'Algérie avec la Bibliothèque nationale établie dans le quartier dominant le Forum). On parla de destruction totale et la propagande politique s'empara de cette action absurde.
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Heureusement les dégâts bien qu'importants se limitaient à environ un cinquième des volumes détruits ou abîmés par le feu et l'eau des pompes à incendie.
L'orage passé l'Université allait reprendre vie et se développer, souvent dans des sens déjà précisés, avec la collaboration d'enseignants français. De tous les legs que la France fit à l'Algérie, elle est certainement l'un des plus beaux fleurons même si certains de ceux qui en ont bénéficié ne veulent pas toujours le reconnaître.
Xavier Yacono.
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### Un historien de la colonisation de l'Algérie
*Louis de Baudicour, légitimiste*
par Pierre Gourinard
LA COLONISATION de l'Algérie a constitué un sujet de réflexion pour le monde royaliste fidèle à la branche aînée des Bourbons et qui, au milieu du XIX^e^ siècle, s'identifie à l'opinion catholique. Un exemple est fourni par Louis de Baudicour, auteur de plusieurs ouvrages sur l'Algérie et sur l'intervention française au Liban en 1860 ([^55]).
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Les préoccupations de Baudicour sont celles de ces royalistes légitimistes qui justifient moralement la colonisation, inséparable de la propagation de la foi catholique. Une idée-force sous-tend l'œuvre de Louis de Baudicour. Pour lui en effet, l'Algérie devenue française doit aussi devenir chrétienne, c'est le point dont on s'occupe le moins. L'auteur en fait l'introduction de son livre *Des Indigènes de l'Algérie* ([^56])
« Depuis longtemps les soldats de Mahomet fermaient le continent africain aux lumières de l'Évangile. Aujourd'hui, la barrière est rompue, nous nous jetons dans ce pays barbare pour le coloniser, et nous ne songeons pas à la mission qui nous est dévolue de le civiliser en lui rendant la foi. »
Évangélisation et civilisation ne sont concevables que par l'action de la communauté européenne. Dans *La Colonisation de l'Algérie -- Ses éléments,* Baudicour met en relief la nécessité d'initiatives comme celle de la Conférence de Charité fondée en 1833 sous le patronage de saint Vincent-de-Paul, et qui devait acquérir un si grand rayonnement.
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Ainsi les enfants trouvés et orphelins parisiens, dont le nombre était si grand, pourraient bénéficier de perspectives intéressantes en Algérie. Et l'auteur évoque deux œuvres remarquables qui lui paraissent répondre à ces exigences, celle d'un Jésuite, le Père Brumauld, et celle des Trappistes de dom François-Régis ([^57]).
Les Pères de Sainte-Croix du Mans avaient regroupé un certain nombre d'orphelins dans l'ancienne demeure des consuls de Danemark à Alger. Ils avaient regagné la Métropole et leur relève avait été assurée par un groupe de Jésuites conduits par le Père Brumauld. Autour des années 1840-1845, ces religieux s'étaient installés à Ben Aknoun.
En 1843, les Trappistes avaient fondé un établissement agricole prospère, et, en 1856, lorsque Baudicour publia son livre, leur monastère de Staouéli ne comptait pas moins de 100 moines, dont 10 Pères de Chœur et 90 Frères. Leur concession d'un millier d'hectares est alors presque complètement en valeur et se trouve classée au nombre des fermes-modèles de l'Algérie. Dom François-Régis, leur premier abbé, qui les a si merveilleusement enracinés sur le sol africain, est alors Procureur général de la Trappe à Rome depuis 1854, mais son esprit anime toujours la fondation. Baudicour espère que les Trappistes de Staouéli pourront s'occuper des jeunes orphelins, comme ceux de Fontgombault se consacrent aux jeunes détenus. Plus que tous les autres religieux, ne seraient-ils pas en état de s'occuper de l'éducation agricole des enfants qu'on pourrait leur confier ?
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La formation des jeunes orphelins constitue un facteur important, mais les nécessités du peuplement impliquent le recours à d'autres solutions. En premier lieu, Baudicour cite la « Société Bretonne » formée à Saint-Brieuc en 1852, sous le patronage de l'évêque et des principales notabilités politiques, agricoles et commerciales des Côtes-du-Nord ([^58]). La Société bretonne ne songeait à l'établissement qu'une fois certaines conditions matérielles remplies. Ainsi devait-elle consacrer une grande partie de son capital à l'achat de bétail, afin de fournir à chaque colon un cheptel lucratif. En conséquence, les colons n'auraient été mis en possession de terres qu'une fois pourvus de ressources suffisantes, pour éviter de les grever de charges. La Société bretonne ne devait en faire des propriétaires que lorsque cette situation serait pour eux préférable à celle de fermier ou métayer.
Peu avant, le gouvernement avait accordé une concession importante à la Compagnie genevoise ; aussi, selon Baudicour, pourrait-on espérer que le projet de la Société bretonne serait accueilli avec faveur, ne serait-ce que parce qu'elle était française. Il n'en fut rien :
« On se souciait très peu au ministère de la guerre, comme nous le verrons plus tard, de modifier, par l'influence du catholicisme, les mœurs indigènes. »
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Les initiatives individuelles, qui proviennent de légitimistes fortunés, sont prises en considération, ainsi celle de Jules Dupré de Saint-Maur.
Ce colon notable réunit dans son exploitation d'Arbal, près de la Sebkha d'Oran, vingt-cinq familles d'ouvriers européens et un groupe d'ouvriers marocains, en tout 105 personnes. Cette propriété, obtenue en 1847 par Dupré de Saint-Maur, compte 400 hectares consacrés aux céréales, une dizaine à la culture du coton, une trentaine à la garance et à peu près autant à diverses autres cultures.
L'aspect familial de l'exploitation explique le succès. Il n'a pu être réédité avec la Société bretonne. L'attachement très vif au sol natal en a été une des raisons. Peut-être un autre facteur a-t-il joué, les difficultés climatiques. Mais cette expérience bretonne peut être reprise dans des régions où les inconvénients de climat affecteraient moins les colons comme ceux des provinces du Midi ou de la bordure méridionale du Massif Central. Baudicour songe également aux régions peuplées de l'Est et au Pays basque. Il faudrait voir s'organiser des sociétés puissantes qui pourraient « naturaliser » l'idée de la colonisation algérienne. Alors, les Français pourraient transposer en terre africaine leurs croyances, leurs mœurs, leurs habitudes. Alors seulement, lorsque les centres seront formés, la colonisation individuelle, la meilleure selon Baudicour qui songe à l'exemple de Dupré de Saint-Maur, sera possible, et son succès permettra de convier d'autres Français à se joindre aux premiers colons.
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Dans cette étude de la colonisation, la commune tient une grande place. Baudicour rappelle avec à-propos que l'un des premiers soins du maréchal de Bourmont fut de pourvoir aux services municipaux de la ville d'Alger, fondement d'une organisation communale qui ne put aboutir ([^59]). Les successeurs du conquérant d'Alger obéissaient à la politique ondoyante de la Monarchie de Juillet, qui, jusqu'en 1840, n'était pas fixée sur la méthode à suivre. Néanmoins le projet initial de Bourmont fut repris en 1834 avec la création d'un conseil municipal composé de dix Français, six Musulmans et trois Juifs. Ce conseil était présidé, non pas par le maire, mais par l'intendant civil. De ce dernier, maire et adjoints tenaient leur pouvoir par délégation, et encore ce pouvoir était-il en fait réduit à l'état civil. Un régime analogue fut établi à Bône et à Oran, et, l'année suivante, 14 circonscriptions communales furent créées autour d'Oran et de Blidah. Des maires et adjoints furent placés à la tête des villes et communes rurales mais leurs pouvoirs se limitaient toujours à l'état civil et à la transmission des arrêtés des directeurs et sous-directeurs de l'Intérieur. A la fin de la Monarchie de Juillet seulement, le régime municipal fut calqué sur la législation française et après la Révolution de Février, un arrêté de Cavaignac soumit à l'élection l'institution des conseils municipaux ; Baudicour signale que le gouvernement ne s'était pas hâté de pourvoir à ces consultations électorales, car dans les communes les plus importantes les luttes d'influence se dessinaient avec âpreté ([^60])
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« On comprit que ce ne serait pas un progrès pour l'Algérie d'y constituer des communes sans vie municipale possible, alors surtout qu'il n'y avait pas de clocher partout pour en abriter les premiers germes. »
Mais le 16 août 1848, un arrêté de Cavaignac ; chef du pouvoir exécutif, rendait officielle l'élection des corps municipaux de l'Algérie. Des listes d'électeurs furent formées dans toutes les communes où il était possible d'en réunir. Pour Baudicour, cette disposition révélait la propagation d'idées révolutionnaires par les ouvriers parisiens transplantés en Algérie dans des conditions matérielles et morales souvent scandaleuses. Des déracinés, qui, par la force des choses, avaient rompu tout lien avec leur cadre naturel, ne pouvaient qu'échouer. Baudicour signale de nombreux abus. Ces élus improvisés tiraient parti des ressources affectées aux budgets municipaux, et ceux qui ne pouvaient prétendre aux emplois rétribués cherchaient une compensation dans des procédés déloyaux. L'anarchie était telle que bien souvent les conseils de préfecture étaient obligés d'annuler les délibérations des conseils municipaux entachées d'illégalités multiples.
Si la situation morale et les modalités de l'administration des Européens importent beaucoup, celle des Indigènes pose des problèmes similaires, évoqués par Baudicour dans l'*Histoire de la Colonisation de l'Algérie* et repris plus tard dans *Des Indigènes de l'Algérie.* Il insiste sur l'existence de populations diverses, ce qui transparaît dans le plan du livre, dont les cinq parties sont intitulées « Des Turcs », « Des Arabes », « Des Kabyles », « Des Nègres », « Des Juifs ».
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La question kabyle, alors même que la pacification du pays est à peine entamée, retient l'attention de l'auteur. Toujours dans la perspective essentielle de cette question municipale, Baudicour souligne que les Kabyles possèdent des kharrouba ou hameaux qui forment de véritables communes administrées par un amin élu par une djemaa. Cette administration particulière du monde kabyle séduit l'auteur qui estime que ces traditions doivent être maintenues. Elles ont été méconnues jusqu'à présent parce que trop souvent les Kabyles ont été confondus avec les Arabes. Il importe donc de les distinguer ([^61])
« Le Kabyle est plus sobre que l'Arabe... mais, tandis que l'Arabe, selon son âge, dépense follement pour ses plaisirs tout ce qu'il gagne ou thésaurise avec passion, le Kabyle commence par acheter tout ce qui lui est utile... Le Kabyle est fier, simple, déteste le mensonge et a un sentiment profond de dignité. »
Baudicour a bien remarqué que la communauté de religion entre Arabes et Kabyles admettait plus d'une nuance et que le Coran n'était pas la seule source de vie religieuse et morale ([^62])
« Le Kabyle ne croit pas aux sortilèges, ni à l'efficacité des amulettes, mais il craint les démons ; il ne sort jamais la nuit sans les conjurer, au nom du Dieu puissant. Il évitera les endroits où le sang a été répandu, car les démons aiment le sang, et là où le sang a coulé, ils ont dû se donner rendez-vous. »
« ...Les Kabyles n'ont pas, comme les Arabes, de castes privilégiées. S'ils n'ont pas de « cheurfa », ils ont beaucoup de « marabouts ». »
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La fiscalité obéit elle aussi à des situations particulières ([^63]) :
« Toutefois il y a encore dans les institutions des Kabyles un point sur lequel il importe de fixer l'attention. Le Coran prescrit aux Croyants de donner le dixième de leurs gains et le centième de leurs troupeaux. Ces deux contributions, l' « achour » et le « zekhat » servent chez les Kabyles à entretenir les mosquées, à défrayer les écoles, à secourir les pauvres... A part cela, les Kabyles ne paient pas d'impôts ; aucun sultan, aucun souverain n'a jamais pu leur en imposer. Du temps des Turcs, à la différence des Arabes, ils ne payaient jamais de tribut : tous les voyageurs en font foi. Un écrivain espagnol nous parle d'une nation vaillante qui habite à huit lieues de Bougie, au milieu des hautes montagnes et des grands bocages. « Ces habitants, dit-il, qui sont de ceux qui se font des croix au visage et aux mains, n'obéissent qu'à des chefs élus par eux-mêmes et ne paient aucun tribut ni à roi ni à prince. »
Baudicour constate qu'Abd el-Kader, même pour la guerre sainte, n'a pu percevoir des Kabyles que des contributions indirectes, en leur faisant payer des droits sur les marchandises qu'ils apportaient dans les marchés des pays sous sa domination.
Comment administrer les Musulmans ? Historien de la colonisation, Baudicour s'attache d'abord à l'épineuse question du cantonnement.
Comment l'expliquer ? L'Administration civile, au fur et à mesure de l'accroissement des concessions, voit diminuer le nombre des terres domaniales. D'autre part, il est impossible pour les colons d'obtenir, même à prix d'argent, une part suffisante du sol.
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Un dilemme s'impose donc, ou bien permettre aux colons de traiter à leur guise avec les Arabes, ou bien le gouvernement doit répartir les parts des uns et des autres. La seconde hypothèse permet de ne pas heurter les coutumes musulmanes.
L'Administration militaire, abondant dans ce sens, a préconisé le cantonnement qui n'a d'autre but que de « resserrer » les Arabes, ce qui ne signifie nullement les refouler ([^64]). Baudicour expose les vues du maréchal Bugeaud qui s'opposaient à celles de certains économistes pour qui la colonisation devait s'étendre d'une manière continue, « comme une goutte d'huile dont l'absorption est d'autant plus complète que ses progrès sont insensibles ». Mais ce système répugnait à Bugeaud qui espérait arriver à un résultat pratique et plus immédiat en confondant les populations que la guerre avait mises en présence. Dans le cas contraire, une question pouvait se poser, que ferait-on du peuple arabe ? Avait-on l'intention de le spolier de son territoire et de s'installer à sa place ?
Pour ôter à la mesure qu'il préconisait tout caractère de spoliation, Bugeaud voulait que le « resserrement » des Arabes ne se fît qu'avec beaucoup de réserves. Les terres prises aux Arabes ne devaient pas excéder le quart ou le cinquième. Le reste devait être divisé conformément à l'importance et à la fortune de chaque famille. Enfin des travaux d'utilité générale étaient prescrits sur le territoire exproprié, afin de compenser en partie au moins l'espace pris. Baudicour commente ainsi l'opinion de Bugeaud ([^65]) :
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« Le maréchal Bugeaud s'abusait un peu en prétendant qu'il ne fallait jamais distinguer l'Européen de l'Arabe. Il ne pensait pas que les Arabes, n'ayant pas les mêmes besoins que nous, apprécient encore très mal les bienfaits de la civilisation. Nos plantations les séduisent si peu qu'ils coupent pour s'en faire des bâtons de voyage, les arbres dont nous bordons les routes... Quant aux mosquées ou aux marabouts construits par nous, ils excitent peu leur dévotion et ils les respectent moins que nos propres églises. »
Le cantonnement des Arabes, selon Baudicour, a pour finalité de les fixer au sol, en les faisant ainsi entrer dans le mouvement de la civilisation. Et en même temps les colons trouvaient en eux d'utiles auxiliaires.
Le cantonnement posait des problèmes d'ordre éthique, que Baudicour ne dissimule pas. Comment voit-il les Musulmans ? A propos des transactions immobilières, il parle de leur « mauvaise foi ». Il évoque aussi cette « race rebelle à la civilisation ». Néanmoins, comme nous l'avons vu, il sait assortir de nuances ses jugements. Il insiste bien pourtant sur un point qui lui paraît essentiel. Dans la zone où les Européens pourraient s'introduire, la législation française suivrait, et dès lors « il faudrait bientôt déchirer le Coran » ([^66]). La divergence de vue est éclatante avec les Bureaux arabes, et selon Baudicour la doctrine militaire alors officielle en matière d'administration musulmane pouvait être résumée par ces lignes extraites d'un rapport présenté à l'Assemblée nationale par Lamoricière :
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« Il faut, jusqu'à ce que les tribus aient été profondément modifiées dans leur existence, dans leur vie sociale, les laisser s'administrer elles-mêmes. »
Pour Baudicour, c'est l'exemple même du cercle vicieux. Pour lui, un gouvernement qui voudrait civiliser les Musulmans ne devrait pas craindre l'introduction des Européens parmi les tribus arabes. Bien au contraire, il devrait accorder des primes d'encouragement à ceux qui auraient assez d'énergie pour s'établir parmi elles. Ce serait un heureux prétexte pour envoyer partout des magistrats français, des maîtres d'école, comme des prêtres et des sœurs de Charité. Leur influence serait d'autant plus grande qu'elle serait moins imposée. L'obstacle à une telle politique est constitué par les généraux et officiers qui s'attachent à maintenir le plus longtemps la société musulmane dans son intégrité.
Cette question des rapports entre Chrétiens et Musulmans implique d'autres aspects moraux et sociaux, ce qui permet à Baudicour d'aborder le problème possible des mariages mixtes. Il constate leur caractère très insolite. Ils ne sont guère que le fait d'officiers qui ont déjà acquis la pratique de la langue arabe, et qui, pour mieux sympathiser avec les Musulmans, en ont adopté les usages et même quelquefois le costume. Mais, poursuit-il ([^67]) :
« Le temps n'est peut-être pas éloigné où l'éducation nouvelle donnée à beaucoup de jeunes filles indigènes, en portera un grand nombre déjà jalouses de s'habiller à la française, à ne vouloir se marier qu'avec nos colons. »
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Au-delà même de la supposition quelque peu hâtive ; il est intéressant de découvrir le point de vue de Baudicour sur l'instruction des Indigènes ([^68]). Après avoir signalé que des écoles primaires musulmanes avaient été organisées dans beaucoup d'endroits, il note que les enfants de familles musulmanes riches pouvaient recevoir des bourses au lycée d'Alger, où les enfants juifs étaient déjà réunis aux enfants chrétiens. Mais des craintes s'élevèrent, craintes que l'auteur n'estime pas fondées. Mêlés à d'autres cultes ces enfants ne couraient-ils pas un risque ? Aussi devait-on imaginer à Alger la fondation d'un collège musulman qui puisse offrir toutes les garanties désirables aux enfants des grandes familles indigènes.
Baudicour ajoute que cette institution d'un collège musulman peut constituer une source d'embarras pour l'avenir, tel est du moins l'avis des officiers les plus versés dans les affaires musulmanes. Ceux-ci craignent que l'instruction donnée à des enfants toujours empreints de fanatisme musulman, ne serve qu'à en accroître l'influence sur leurs coreligionnaires, au détriment de toute influence française.
Baudicour, au-delà de cette question indigène, rend justice à l'administration militaire d'avoir satisfait aux besoins moraux de ses habitants. Dans les premières années de la colonisation, la plupart des centres de l'administration civile étaient restés longtemps privés de secours religieux, tandis que le premier évêque d'Alger ; Mgr Dupuch, avait souvent été contraint de pourvoir à ses frais à l'installation et à l'entretien des prêtres.
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A partir de 1848, les officiers du génie se consacrèrent aussi à la construction des églises, souvent en transformant de simples habitations de colons en édifices religieux.
Pour de multiples raisons donc, soustraire l'Algérie à l'autorité militaire serait une grave erreur. Contrairement à une opinion déjà répandue, ce serait arrêter l'essor de la colonisation. Qui plus est, alors que l'autorité militaire montre tant d'empressement à seconder les efforts des colons, à mettre à leur disposition les ressources dont elle dispose, il est inconcevable de ne pas lui laisser le temps d'achever ce qu'elle a commencé ([^69]).
En d'autres termes, il faut distinguer entre « régime militaire » et « administration militaire ». La suppression du premier, régime d'exception, est compatible avec le maintien des chefs militaires, là où leur autorité doit rester prépondérante. Abolir la distinction fâcheuse des territoires civil et militaire dissiperait toute équivoque. Au moment où il écrit, sous le Second Empire, Baudicour note avec fierté le rôle de l'armée d'Afrique dans les événements de politique intérieure. En réalité quelques-uns de ses termes paraissent outrés, par exemple, lorsqu'il voit en 1848, le salut de la France dans l' « honorable dictature d'un des plus modestes officiers africains ». Il salue le recours à un général africain, en l'occurrence Saint-Arnaud, quand un coup d'État devint nécessaire pour éviter l'anarchie.
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Aux officiers du génie déjà cités, Baudicour rend hommage pour leur œuvre d'architectes, d'agents voyers ou de conducteurs des ponts et chaussées. Il loue l'artillerie dont les voitures et les mulets ont aussi amené nos colons et ont souvent charrié tous les matériaux dont ils pouvaient avoir besoin, et l'infanterie dont le concours s'est révélé bien efficace, comme la cavalerie qui a assuré la protection des récoltes ([^70]).
Malheureusement, ajoute l'auteur, les premiers colons ne répondaient pas tous aux soins bienveillants dont ils étaient l'objet. Ils se querellaient entre eux ou cherchaient noise aux Arabes ou aux Juifs, avec qui ils rivalisaient de cupidité. Il n'était pas facile de mettre de l'ordre au milieu de tant d'éléments hétérogènes « qui n'étaient d'accord que pour le mal, et beaucoup de démêlés n'eussent jamais pu se débrouiller si le régime du sabre n'avait pu tout trancher ».
Cela n'empêche pas Baudicour de noter les carences des formes de procédure dans le territoire militaire, il déplore aussi les abus flagrants commis par des officiers, mais tout en évitant d'en inférer que l'indélicatesse de quelques subalternes puisse porter atteinte à la dignité de l'armée.
Ses critiques sont sans doute plus vigoureuses lorsqu'elles s'adressent à l'administration civile. Le choix des fonctionnaires civils n'a pas toujours été judicieux et, tandis que l'Algérie attirait l'élite de l'armée, il n'en était pas de même pour l'administration. Les gouvernements avaient cru pallier la situation en multipliant les sinécures. Bugeaud s'en était ému, et dans un débat à l'Assemblée nationale, en 1848 s'était écrié ([^71]) :
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« Croit-on que les Romains pour organiser le pays conquis, auraient appelé des administrateurs en habit noir ? »
Lorsque l'auteur écrit, en 1856, il remarque que la situation ne s'est pas améliorée, et il en rend responsable la centralisation. Loin d'être un gage de prospérité, la transposition des institutions françaises à l'Algérie aboutit à des résultats absurdes. Baudicour cite le cas d'arrêtés sur la boucherie rendus pour toute l'Algérie par le ministre, alors qu'ils étaient impraticables pour presque toutes les nouvelles agglomérations.
Baudicour, à l'appui de ses dires, cite un rapport rédigé par Alexis de Tocqueville en 1847. Il en résultait que les bureaux de Paris régentaient tous les actes de l'autorité publique à tel point que pour la seule année 1846, la direction de l'Algérie avait reçu plus de 24.000 dépêches et en avait expédié plus de 28.000 La centralisation à Alger n'est pas moins nocive. De même qu'on a forcé tout ce qui se traite à Alger de venir aboutir à Paris, on a contraint toutes les affaires de l'Algérie à passer par Alger, sans préjudice des trop longs délais d'exécution.
\*\*\*
Datés de 1856, ces jugements de Baudicour n'en paraissent pas moins expliquer les événements plus contemporains. Alors que l'opinion publique française méconnaît l'Algérie, que les esprits avisés comme Tocqueville ou Prévost-Paradol étaient rares, légitimistes d'une part, socialistes utopistes de l'autre, possèdent seuls les éléments d'une doctrine.
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Les rapprochements sont parfois piquants. En 1843, peu avant Baudicour, Enfantin publie sa *Colonisation de l'Algérie.* M. Jacques-Numa Lambert voit à juste titre dans cet ouvrage la substitution d'une doctrine coloniale nouvelle à la doctrine libérale du XVIII^e^ siècle ([^72]).
Enfantin répudie la conception étroite et mercantiliste du XVIII^e^ siècle et renoue avec la tradition romaine et française. Sa doctrine de la colonisation est beaucoup plus utopique que celle de Baudicour, en particulier dans sa manière de concevoir l'association des colons et des indigènes. En revanche Bugeaud, en mettant en pratique sa colonisation officielle par le petit colon, fait passer dans la réalité ce que légitimistes et utopistes suggéraient avant même la publication des ouvrages d'Enfantin et de Baudicour. Les vues du maréchal rejoignaient celles des deux auteurs et il faut remarquer qu'Enfantin se séparait des Saint-Simoniens. Ces derniers influencèrent la doctrine officielle de la Seconde République avec Cavaignac et Lamoricière, puis celle du Second Empire, surtout après 1860, lorsque Napoléon III fit prévaloir ses vues contre l'avis du maréchal Pélissier et de Mercier-Lacombe, disciples de Bugeaud.
Toute cette politique devait être cruellement démentie par les faits. Lorsque l'Empire disparaît à Sedan, un changement de méthode s'impose.
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Cruellement éprouvée par les années de disette et des troubles croissants, l'Algérie a vu la colonisation régresser.
\*\*\*
Vision chrétienne et légitimiste de la colonisation, la pensée de Baudicour présente l'intérêt d'avoir été écrite par un témoin des années d'expériences et de tâtonnements. Elle est empreinte du sens de l'humain qui trop souvent fait défaut dans ces premières années de l'Algérie française. Les remarques de l'auteur sur le peuplement ne manquent pas de pertinence, surtout lorsqu'il démontre que la colonisation ne se conçoit pas sans entraide. Il justifie ainsi la colonisation officielle par le petit colon, que Bugeaud fit passer dans les faits. Mais il ajoute cette dimension humaine, que Bugeaud lui-même ne perd jamais de vue, mais qu'oublient ses plus lointains successeurs, au début de la Troisième République. L'émigration selon Baudicour doit d'abord s'effectuer en faisant appel à des familles originaires des mêmes régions. C'est là une idée-force de son ouvrage. Formulée à une époque où les difficultés étaient mal perçues par une administration trop volontiers formaliste, elle paraît prémonitoire. Que l'on songe aux nombreuses difficultés des concessionnaires des premières années de la Troisième République, victimes d'un climat insolite, mais aussi du déracinement, sans les compensations que l'entraide aurait pu fournir.
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Quant à la conception de Baudicour sur l'association des colons et des indigènes, la primauté de l'évangélisation ne préfigure-t-elle pas ce que le père de Foucauld devait affirmer avec force, et que les faits ne démentirent pas ?
Sur ces deux points essentiels, le sujet, inépuisable, mériterait encore de nouvelles études. Une des qualités des ouvrages de Louis de Baudicour n'est-elle pas de le laisser pressentir ?
Pierre Gourinard.
233:264
### Comment c'était là-bas, dis ?
par Jean Bisgambiglia
A la suite de cet article : Glossaire pied-noir pour une meilleure compréhension du texte.
DEMANDEZ DONC à l'Algérois que j'étais : *c'était comment la vie là-bas ?* Vous m'entendrez répondre aussi sec en faisant peut-être sourire autour de moi : c'était le soleil sur le boulevard front-de-mer qui corsetait la ville aux arcades, le ciel bleu par-dessus Notre-Dame d'Afrique et Dar-es-Saada, la mer qu'on découvrait du haut de chaque volée d'escaliers ou au détour des rues en cascades, les parties de pêche au mulet dans les eaux douteuses du port avec l'ami Yves Pastor, les bains qu'on allait *taper* derrière le « môle-cassé » ou aux Sablettes, en bas du Jardin d'Essai.
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C'étaient les *cassouellas* monstres le jour de la première communion ou le lundi de Pâques voué à la sacro-sainte mouna, les *ventres de rire* qu'on se faisait entre copains pas trop compliqués ou le rencart dans les jardins du Foyer Civique avec la fille qu'on avait dans la peau. C'était *mancaora* qui nous conduisait en bandes désœuvrées et rigolardes vers les séances de cinéma permanent du « Caméo » ou du « Midi-minuit » lorsque nous séchions les cours de sciences naturelles ou de dessin technique. C'étaient les équipées en file indienne vers Fort-de-l'Eau sur des bicyclettes louées chez Agha-Bey, l'ancien coureur cycliste. C'était la chaleur estivale qui peuplait la terrasse du glacier Grosoli, poussait les garçons à exhiber leurs biscotos en roulant les mécaniques pour la galerie et les adolescentes à découvrir leurs épaules hâlées et rondes. C'était aussi mon Clochemerle à moi, rue des Petits-Champs, dans le quartier de Belcourt, au cœur d'un triangle populeux que nous voulions sacré parce que chaque sommet en était occupé par une église, une synagogue et une mosquée. C'était Tabuteau, le tabacs-journaux, chez qui, *louette* comme pas un (ou plutôt comme tout le monde) j'allais chiper « Hurrah », l' « Épatant » ou « Coq Hardi » lorsque les fonds étaient en baisse. C'était enfin mon père qui ouvrait sa porte et son cœur à tout venant et ma mère qui servait son caïd et ses deux garçons sans souffler mot mais qui n'en pensait pas moins. La simplicité nature, quoi ! Directe. Tout d'une pièce. L'homme pied-noir, le bon et beau sauvage, : vivant son existence paradisiaque nimbé d'un arc-en-ciel féerique, traversant l'Éden terrestre de fête en fête, de bouffas en rigolades.
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Alors, c'était vraiment ça ? Pas possible ? Je dois me faire du cinéma. Ou je rêve tout éveillé ou je dors depuis vingt ans à dada sur mon manège-nostalgie. Va de là ! Qu'on me pince pour voir un peu ?
Allez ; tout le monde descend.
\*\*\*
Ça, c'était côté rose. Et côté gris ? Je pense à mon père, Popaul, qui attrapait une *rabia* pour un oui pour un non, criait fort mais ne mordait jamais, aimait bien boire et bien manger -- et le reste...Il était satisfait de son sort, ne se lamentait jamais, ne se laissait pas dépasser par l'événement et donnait sa chemise dès qu'on lui tendait la main. Il a dû travailler pendant vingt ans, Popaul, avant de pouvoir s'offrir une voiture, une petite, toute petite, *mesquinette.* Je pense à ma mère, au service exclusif de son époux et de ses enfants, chaque jour de six heures du matin à dix heures du soir. Sans trêve, sans sieste, sans fatma à la maison pour laver par terre ou faire la lessive. Je pense à la moto Harley-Davidson bleue, superbe, fascinante, que j'ai admirée dans sa vitrine durant des mois et que personne n'a jamais pu me payer. Je pense aux Juifs pauvres qui montaient chez nous pour fêter un quelconque examen scolaire ou une augmentation de la paie paternelle ; aux Arabes ou aux Kabyles -- K'bailis -- qui venaient en douce (Allah fermait les yeux) siroter une anisette ou avaler une tranche de soubressade.
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C'était péché mais drôlement bon. Je pense aux cousins, aux tantes, aux amis fidèles, par moments dans la panade qui trouvaient toujours chez Popaul et Simone une assiette pleine et un matelas qu'on pouvait caser dans un coin.
Je pense à tous ces fouratchos, ces *oualiounes*, ces paumés qui, derrière Jésus, Moïse, Mohamed ou Azrine-le-Malin (divinité de prédilection de mon iconoclaste de père) suivaient leur bonhomme de chemin sans chercher midi à quatorze heures jusqu'au jour où, depuis Paris, on commença à leur apprendre qu'ils se haïssaient ou se méprisaient et que les uns suaient le burnous pour les autres. C'est mon pote Mohamed Achour dit « Frisé » qui aurait bien ri, lui qui a toujours roulé tout le monde dans la farine, se fichait pas mal de l'Algérie algérienne et séduisait de blondes frangaouies qui ne nous accordaient même pas un regard.
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Il y a vingt ans qu'on nous mène en bateau, qu'on nous fabrique un pied-noir avec un *tchiktchik* dans la tête, qu'on nous bassine avec le côté tout-le-monde-il-est-bouché-tout-le-monde-il-est-beau-et-par-ici-la-monnaie-mon-frère ! J'en ai marre des histoires à dormir debout qu'on se raconte dans les salons et les studios parisiens sur ces ectoplasmes quasi illettrés -- et heureux de l'être -- qui chercheraient à s'oublier eux-mêmes au nom de la vie qui continue et des Paillasse qui font rire même quand ils font pleurer. Je sais, je rêve un peu.
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La tragédie aurait dû enfanter des héros cornéliens ou des demi-dieux cuirassés de sagesse et de gravité. D'expérience. Le scénario qu'on nous brode depuis 1962 c'est un *chouya* pris dans « La porteuse de pain », une *kémia* dans « Les cinq sous de Lavarède » et le reste dans « Tricoche et Cacolet ». Pour le plus grand bonheur du compte en banque de Roland Bacri, Robert Castel, Daniel Saint-Hamont ou Roger Hanin.
C'est une commedia dell arte nouvelle manière. Odyssée pour une tchouktchouka, quoi ! *Matez* un peu l'histoire : le pied-noir troyen Hector terrassé par le patos achéen Achille à coups de merguez empoisonnées ! Homère est devenu le roi de la tchatche et Hélène la sœur jumelle d'une Rosette en rupture de famille Hernandez. Clytemnestre fait le poireau au balcon enguirlandé de felfels de Mme Sintès lorsqu'elle ne cocufie pas le *mâalem* avec Pépète-le-bien-aimé qui ne s'appelle même plus Égisthe. Ulysse, rusé comme un *moutchou,* balance constamment entre la valise et le cercueil tandis que Pénélope assaillie par tous les *gavachos* du quartier roule le couscous en l'attendant...
Les Atrides se crêpent le chignon sous les Trois-Horloges mais c'est pour rire. Ce n'est plus la Ligue Achéenne contre Troie mais Gallia-Mouloudia à *tire-cheveux* au Stade Municipal d'Alger !
Méli-mélo à la mode de chez nous. Bagalicouscous et tcheklalas pour une Algérie désopilante. La folie, quoi ! Et nous, les *mahbouls,* nous en aurions tous pris notre parti ? Haut les cœurs et en bas le pantalon ? Allez, va ! Mais où va-t-on les enfants ? Où ?
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Il y avait eu l' « Été à Alger » chanté par Albert Camus. Et Tipasa servi sur un plateau de mots d'argent ciselé. Dithyrambe à Phœbus. Églogue à notre mère Méditerranée. Nostalgie d'un cerveau de génie. Mais Camus -- le petit Bébert de Mondovi qui vivait à Belcourt au-dessus du magasin de Lolo à l'enseigne « Les 100.000 chemises » -- Camus, il ne vivait plus en Algérie de façon permanente quand il a écrit tout ça. Il la voyait alors, l'Algérie, avec les yeux de l'exilé englouti dans l'indifférence et la brouillasse parisiennes. Écoutez les émigrés russes de 1917 qui n'en finissent pas de nous entretenir des splendeurs incomparables d'un pays sans moujiks, sans injustice sociale, sans misère et sans pogromes. Là-bas, en ce temps-là, chaque homme valide était colonel de la Garde Impériale et chaque femme de condition dame d'honneur de la Tsarine Alexandra Feodorovna. Ou danseuse étoile du Bolchoï.
Tous les déracinés se ressemblent lorsqu'ils vous parlent du pays natal. Et du passé. Confessez donc les Corses du continent, pour voir un peu.
Évoquez devant moi le bled algérien qui m'a marqué bien davantage que la vie algéroise et j'enclenche la surmultipliée séance tenante.
Le rais de poussière luminescente qui brasille dans le soleil entre deux arcades mauresques, l'arôme des caroubiers grillés par le feu du ciel, le pleur ondulant d'une ghaïta le long des remparts d'Orléansville, les gamins fureteurs toujours à l'affût d'un mauvais coup à faire, le vieux silencieux martelé par le temps, la souffrance infinie du bourricot harassé qui porte toute la résignation du monde sur sa carcasse étique tant de fois malmenée.
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Et puis le ruisselis de l'eau que l'on écoute comme la voix de l'oracle tutélaire et que l'on caresse du regard, au pied des orangers ou dans la rigole, comme le ventre des femmes qui donnent le plaisir et la vie. Et puis encore, le vertige de la nuit ponctué de l'aboi des *chiens* « *kabyles *»*,* zébré de lucioles, semé d'étoiles et de bruits énigmatiques qu'enveloppe soudain, feutrée et soyeuse, une longue écharpe de silence. Et puis enfin, dans le fil renoué, le tempo renaissant des agitations ouatées et secrètes qui parcourent l'ombre d'Afrique jusqu'à l'épuisement annoncé par l'aurore. Alors, mais alors, seulement, des géants invisibles laissent la place aux nains que nous sommes.
C'est pas beau, ça ? Mais était-ce vraiment cela, ça ?
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Le soleil ? La purée des coqs ! Pour en parler, il y a à boire et à manger. En été, sur le littoral, nous vivions constamment dans la mer, à la piscine ou sous la douche pour tenter d'en contrecarrer l'agression permanente. Dans le bled, nous rasions les murs jusqu'au crépuscule. Le soir, les arroseuses municipales d'Orléansville rafraîchissaient la chaussée, y soulevant une vapeur tiède qui sentait le pain chaud tout droit sorti du four.
Le soleil... Je hume encore l'arôme des eucalyptus de Carnot détrempés par l'orage d'été, l'haleine fiévreuse du sirocco dès que nous dépassions Afireville par la route ou la voie ferrée en venant d'Alger.
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Entre nous, à l'époque, l' « Inox » ([^73]) ne reculait pas dans les côtes en faisant 150 morts. Je respire les senteurs crépusculaires de la plaine rouge et fauve passementée de vert émeraude, tellement grosse d'une lumière dévorante tout le jour que la fraîcheur nocturne n'osait jamais la posséder tout à fait.
Mais le soleil terrorisait ma grand-mère Marie qui, vieille institutrice corse en retraite, noire et diaphane, veuve depuis l'aube des temps, se calfeutrait dans sa maison basse et vide, seulement peuplée d'une ombre complice et de longs soliloques finissant en chuchotis sifflants ou en fous rires.
Les matrones arrondissaient leurs fins de mois en guérissant nos insolations à l'aide d'un verre d'eau qu'elles faisaient bouillir sur nos crânes embrasés. Mais oui !
« Passe à l'ombre mon collègue ou tu vas t'attraper un coup de bambou maison ! »
Soleil révolutionnaire de notre enfance. Il bouleversait le décor et nos habitudes. Les jours de canicule, il fallait jeter un matelas par terre dans le corridor obscur pour parvenir à dormir un peu. Quand nous n'allions pas jusqu'à nous allonger à même le carrelage. A la nuit tombée, sans un souffle d'air, la salle à manger émigrait sur la terrasse ou sous la véranda où nous dînions à la fraîche. Devant nous, la baie d'Alger phosphorescente. Au-dessus de la table, les hirondelles qui rentraient au bercail.
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Le ciel bleu ? Certes. Ah, lorsqu'il était bleu le ciel, Alger c'était Athènes, Syracuse ou Alexandrie à la grande époque. Mais j'ai aussi souvenance, dès les premières pluies d'automne puis en hiver, d'une Alger humide, grise, détrempée, maussade. La ville blanche et tiède qui d'habitude se laissait couler dans la mer d'un coup de hanche amorcé en frissons du côté de Mustapha-Inférieur, la ville trop belle et trop aimée nous trompait avec un crachin lyonnais et un ciel parisien. Du moins, en avions-nous l'impression.
Le dimanche, à la belle saison, on se piétinait sur la grève caillouteuse et sale des Bains Padovani, à Matarese ou chez Franco. Parmi les naïades et les tritons, il y avait autant d'Adonis et de Vénus que de *stocafitches :* des *alatches* épais comme des cartes postales, bronzés comme des merguez oubliées sur le kanoun et qui nageaient dans la grande bleue comme Johnny Weissmuller quand Jane elle crie au secours. Les fils à papa et ceux qui rêvaient d'en être allaient faire trempette à la piscine du RUA, sur le port ; les militaires galonnés et leurs *novias* fréquentaient El Kettani à la périphérie de Bab-el-Oued ; les scolaires, les Groupes Laïques en bas du Chemin Yusuf et les gavatchos qui n'avaient pas peur de la bousculade et des crachats dans l'eau, les deux bassins encombrés de la piscine municipale, entre le Jardin d'Essai et le Ruisseau.
Tiens : à El Kettani, classé piscine la plus rapide de France (je vois d'ici les patos se pousser du coude en se fendant la poire) le nageur Curtillet et l'équipe du Bridja-Sport avaient battu le record national du quatre fois cent mètres nage libre. Une figue à l'œil ! A la piscine municipale, nous pouvions nous frotter aux deux frères Bernardo qu'entraînait Georges Cals.
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La piscine c'était impec, mais la mer c'était meilleur.
On aurait enlevé la mer à un Algérois ou à un Oranais et qu'est-ce qui lui restait ? Les yeux pour pleurer. Du moins, l'avons-nous longtemps cru. Elle est où la mer à Meudon ou dans le XV^e^ arrondissement ? Et qui est-ce qui en est mort de ne pas l'avoir eue depuis vingt ans, là, chaque matin, en ouvrant sa fenêtre, comme à Toulon ou à Ajaccio ? Personne. On se fait à tout et on survit quand même.
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La diaspora contrainte et forcée déclenchée par Charlot nous a fait découvrir la solidarité et le plaisir d'être ensemble. La fierté d'être ce que nous sommes aussi. Ou de ce que nous avons été. Et pourtant : les Oranais vitupéraient les Algérois qui snobaient les Constantinois tout comme les gens d'Avignon ou d'Ajaccio prennent respectivement les citoyens d'Orange ou de Bastia pour des Bantous mal dégrossis. Les Bônois étaient tenus pour de grossiers boute-en-train un peu incultes sur les bords et tous les autres n'existaient pas. Ou si peu. Sur ce campanilisme idiot mais inévitable, Albert Camus a écrit des pages savoureuses.
Nous ne vénérions particulièrement ni ne haïssions les Arabes qui étaient là cependant, à nos côtés, à l'école, au lycée, dans le quartier (c'était mon cas) ou sur les lieux de travail (c'était le cas de mon père). Il fallait faire avec. On faisait. Hormis ceux que nous fréquentions et dont nous ne savions pas nous passer, les autres nous paraissaient inaccessibles ou invisibles. Les patos n'agissent pas autrement avec leurs voisins. Bonjour bonsoir. Un point c'est tout. Ni plus ni moins.
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Des Juifs, nous riions mais nous étions secrètement jaloux, peut-être parce qu'ils étaient plus motivés pour tenir la hauteur ou plus adroits ou plus satisfaits d'eux-mêmes lorsqu'ils réussissaient à grimper les échelons ou à s'établir. En fait, chacun de nous avait ses têtes, toutes religions confondues. Au diable la couleur de la peau !
A l'école primaire de la rue Darwin, je béais, d'admiration devant deux petits Arabes qui se détachaient nettement du lot : Lounès, vicieux comme un singe perpétuellement en rut et Mahi qui nous damait le pion dans toutes les disciplines. Au Collège moderne du Champ-de-Manœuvres, le roi des surdoués était Lucien Layani, un petit Juif qui pétait d'intelligence. Fort en thème et tout et tout. Il est devenu comédien...Qui est-ce que je me vois un soir à la télévision, : cheveux à peine grisonnants, pas une ride et toujours -- les mêmes petits yeux noirs de souris astucieuse ? Lucien Layani. En chair et en os. Nature. Le roi du postulat d'Euclide. Et de quelques autres embrouilles du même genre.
Si Touboul était parfois le sale Juif de Hacéne ou d'Abd el-Krim, « Frisé » serait immanquablement à son tour le sale melon d'un néo-français.
Ce dernier deviendrait lui-même l'espèce de macaroni ou le purée d'espingot d'une autre gamate sans cervelle qui ne descendrait pas davantage, de Godefroi de Bouillon.
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En Algérie, on était toujours le métèque de quelqu'un. Les Corses que nous étions n'échappaient pas eux-mêmes à ce racisme purement verbal. Un rite. Le mépris goguenard des Français de France se chargerait de balancer dans le même sac tous ces bougnouls aux origines diverses. Quand je pense que les Krasucki et les Schwartzenberg de l'hexagone devaient défiler derrière leurs calicots en beuglant que les fascistes pieds-noirs n'étaient pas des Français comme les autres...
\*\*\*
Donc, très simple : il y avait de tout en Algérie. Évidence ? Il est bon d'y revenir alors que la littérature et le cinéma multiplient à l'envi une image stéréotypée.
Il y avait l'Algérie de M. Merle, le cheminot orléansvillois qui pensait rouge et celle de M. Gaillard, le brigadier de police algérois castagneur ; celle de Marie Elbe, ardente journaliste née à Affreville et celle de ma grand-mère Charlotte qui turbina jusqu'à l'âge de soixante-dix ans pour se retrouver, comme beaucoup, *une main devant une main derrière,* embarquée un jour de juin 1962 à bord du « Sampiero Corso » à destination de la Corse où elle n'avait jamais mis les pieds. Boniche et femme de chambre toute sa vie. La belle colonialiste que voilà ! Et l'Algérie des lentilles du Sersou et celle des pitons kabyles. Pas la même Algérie, dans les vignes d'Aïn-Temouchent et les forêts de chênes-lièges de Bessombourg, la steppe à Mécheria ou le djebel du Dahra. Pas la même, dans Alger, à Hydra ou à Hussein-Dey.
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Pas la même non plus à l' « Otomatic » rue Michelet ou au « Bar Pierrot », au coin des rues de Lyon et de l'Union, à Belcourt. Évidences ? Il faut le dire, le répéter, l'asséner à satiété dès qu'une tronche qui lit *Le Monde* passe à notre portée et nous donne envie de lui *arranger la cravate.* Il y a eu cent ou mille Algéries, cent ou mille façons de la vivre et de la comprendre. Il en reste aujourd'hui cent ou mille manières de s'en souvenir. Et d'en parler. Avec un dénominateur commun : la nostalgie. Qui peut évoquer le temps de sa jeunesse, et le passé c'est toujours la jeunesse même lorsqu'il a traversé l'enfer, sans trémolos enjoliveurs ?
A chacun sa Belle Époque, non ?
L'important c'est que nous y fûmes heureux ou pas trop malheureux car c'était le pays de notre enfance, le foyer natal, notre patrie, la vraie, celle que nos parents ou nos aïeux avaient choisie pour vivre, pour y avoir des enfants, pour y mourir le plus tard possible. On peut toujours espérer. Ils ont espéré. C'était la terre véritablement sacrée sur laquelle ils ont voulu bâtir pour nous et qu'ils ont aimée autant que leur progéniture, même dans leurs rabias qu'ils attrapaient de temps en temps car tout n'a pas été rose pour tout le monde et tout le temps.
« Punaise de pays ! Mais qu'est-ce qu'on a fait au Bon Dieu pour venir suer le burnous dans un bled pareil que même les corbeaux ils apportent leur musette quand ils doivent le traverser ! »
Ah ! cet art de l'outrance lyrique ou cocasse...
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Roger Hanin, Daniel Saint-Hamont et Robert Castel ont tort de s'en tenir à ce travers, très drôle c'est vrai, pour trimbaler dans les mémoires françaises cette image saugrenue d'un Sapeur Camember qui aurait été démobilisé à Bab-el-Oued pour s'y marier avec Conchita et y avoir des enfants. Je ne nous reconnais pas dans ces pépinos vulgaires qui nous tapent la comédie au rabais et débitent des énormités grosses comme une maison. Il est vrai que moi je n'ai jamais eu honte de porter le nom de mon père.
Suivez mon regard mais faites semblant de rien...
Jean Bisgambiglia.
#### Glossaire pied-noir pour une meilleure compréhension du texte :
*-- Taper *: prendre, faire, entreprendre. Implique une action à laquelle on participe pleinement. Exemple : taper un bain, taper la mahia (prendre l'apéro), taper le rencart (se rendre à un rendez-vous), taper le cinéma (jouer la comédie, feindre, en rajouter un peu trop)...
-- *Cassouellas *: repas et casse-croûte en famille ou entre copains accompagnés de libations généreuses et de récits à se faire un ventre de rire.
-- *Ventre de rire* (*se faire un*) : Mourir de rire, se marrer.
-- *Mancaora :* Faire l'école buissonnière. Lorsqu'on a volontairement *manqué* heure (*la hora* en espagnol) du cours. On disait aussi, « taper kao ».
-- *Louette :* Astucieux, roublard.
-- *Rabia : rage,* colère
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-- *Fouratchos :* pauvres types. Venait probablement des immigrés italiens ou espagnols qui, jadis, travaillaient dans les fours à chaux, au-dessus de Bab-el-Oued. Le comble c'était d'être à la fois un « fouratcho » et un « bras cassé » (un fainéant).
-- *Tchik-tchick :* au sens propre, dé à jouer. Au figuré, avoir un tchicktchik dans la tête c'était faire preuve de peu d'intelligence. Avoir une tête de tchik-tchik : avoir une tête de lard.
-- Chouya : un peu. On disait aussi une kémia ou une kém'.
-- *Tchoukchouka :* ratatouille algérienne
-- *Mater :* regarder, prêter attention.
-- *Fehel :* piment rouge et minuscule (mot arabe).
-- *Mâalem :* le patron, le boss, le maître.
-- *Moutchou :* épicier originaire du M'zab.
-- *Gavacho :* garnement, bon à rien. Par extension, être habillé comme un gavacho c'était être mal fagoté
-- *A tire-cheveux :* au finish et sans pitié
-- *Méli-mélo, bagali-couscous, tcheklalas :* embrouillaminis.
-- *Mahboul :* fou.
-- *Chien* « *kabyle *»* :* chien famélique qui hante les villages arabes. Il aboie beaucoup mais ne mord jamais.
-- *Stoca/iche, alatche* (*ou poitrine de vélo*) : maigre, osseux, étique.
-- *Une main devant une main derrière :* Gros-Jean comme devant.
-- *Arranger la cravate :* casser la figure
-- *Pépino *: clown, pitre.
-- *Novia *: fiancée (et aussi au sens large).
-- *Gamate : homme* de peu.
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### Mort et survie des pieds-noirs
par José Sanchez
DIX-NEUF CENT CINQUANTE-CINQ, c'était la seconde année de la rébellion fellagha, d'une guerre qui ne s'avouait pas puisqu'il était entendu que si des hommes en massacraient d'autres, ils ne faisaient pas la guerre pour autant. C'est ainsi que la France hésitait entre le maintien de l'ordre et les franches hostilités. Il fallait encore répondre aux assassinats, aux attentats avec mesure et tact, dans les règles de la légalité républicaine.
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Un camp, identique à beaucoup d'autres, édifié pour la veille dans le bled. Ses missions comportaient la surveillance des mouvements suspects, la protection des vies et des biens, le réconfort aux fidèles ; il était une présence qui pouvait éviter les tentations aux tièdes et aux hésitants. Sa garnison était faite de disponibles, européens et musulmans mêlés. Dans la minuit d'un samedi, le camp vivait de sa vie nocturne ralentie ; beaucoup d'européens avaient rejoint leur famille. Les sentinelles, fixant quelque point, s'efforçaient de demeurer éveillées. Au milieu du camp, dans le poste, le sous-lieutenant Garnier, officier de semaine, jouait aux cartes avec le sergent Abdesselam, retour d'Indochine.
Nuit claire d'un février froid. Mélopée nostalgique d'un homme ; raclements de semelle, au-dessus des têtes, dans les blockhaus ; toux sporadiques. Hors du camp, rien. Flux du temps. On approchait de la plus mauvaise des veilles, celle des hallucinations, des paniques subites, irraisonnées.
Dans le poste, les deux hommes continuaient leur partie, graves et amicaux ; sur le sol s'alignaient des bouteilles de bière, vides ; un couvercle de boîte de cirage débordait de cendres. Sous le silence amical de la lune, les pas de la garde montante se firent entendre, en même temps que s'élevait la mélodie d'une flûte rustique. « La relève » dit Abdesselam, en jetant les cartes ; « ne te dérange pas, mon lieutenant, je vais m'en occuper ». Posément, il se leva et, du même mouvement il prit son revolver et tira sur Garnier, à bout portant. Abdesselam regarda le sous-lieutenant s'affaisser, cadavre sur les cartes, puis sortit dans la nuit.
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Dans les chambrées c'était un pandémonium silencieux ; les musulmans égorgeaient selon le rite, avec des gestes sûrs et appliqués, leurs camarades européens, cependant que pénétraient par le portail maintenant ouvert les hommes de la katiba de Si Hamza. Il n'y eut nul survivant ; tous passèrent directement du sommeil à la mort, et apparurent aux regards de Dieu. Et toi aussi, mon cousin, mon frère, tes rêves furent tranchés d'une oreille à l'autre ; puis te mettant à nu*,* ils coupèrent ton sexe pour que, selon la coutume, le signe viril servît de dérision. Silence et sang dans l'étonnement de la nuit. Agiles et taciturnes, déserteurs et rebelles vidèrent les râteliers de leurs armes. Une demi-heure écoulée, la colonne de tueurs s'éloigna vers l'ouest. Tout était consommé.
Ces faits eurent lieu dans l'Ouarsenis, ou sur les contreforts du djebel Amour, ou sur les plateaux du Dahra, ou dans les steppes du Hodna. En conséquence, ce furent, plus tard, les embarquements de l'exode. Il y a vingt ans.
\*\*\*
Vingt ans, l'espace d'une génération : quelle usure temporelle, des énergies, des sentiments ! Pourquoi remémorer encore ces choses -- disent les braves gens : gardez-les dans votre souvenir comme un trésor particulier ; serrez-les à votre usage personnel, dans un coffre richement orné, que vous enterrerez dans les sables de la nostalgie, de votre nostalgie, qui n'est que vôtre.
Braves gens ! depuis vingt ans nous avons pardonné beaucoup de choses et à beaucoup de personnes, braves gens inclus, parce qu'il faut pardonner pour être pardonnés.
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Mais il ne saurait être question d'oublier : l'oubli est une tare pathologique propre aux esprits serviles, aux malades, aux mutants ; pas plus que de renier. Ni oubli des choses, ni oubli de notre être, et comme sans mot pour les nommer les choses ne sont pas, il convient de conserver le terme de *pied-noir* pour désigner à la fois le génie d'une race, et les faits qui demeurent liés à son histoire. On peut se demander si ce terme a encore quelque signification autre que résiduelle ; de bons esprits estimeront qu'il est tombé en désuétude, puisque la réalité qu'il recouvrait n'existe plus formellement et que, si une idée est morte, il faut rejeter dans l'oubli le terme qui la signifiait.
Les réflexions qui vont suivre n'ont pas d'autre prétention que de chercher et surtout d'apporter une réponse à ces questions, en rétorquant tout d'abord -- c'est une évidence très authentique et très respectable, mais de nos jours il convient d'enfoncer les portes même ouvertes -- qu'une idée ne meurt pas (c'est ce qui constitue d'ailleurs sa nocivité lorsqu'elle est fausse), qu'il n'est ni arme ni contre-idée susceptible de la détruire : à preuve qu'il faut persécuter ceux qui vivent telle ou telle idée opposée aux divers conformismes. L'idée peut s'assoupir, hiberner pendant une période de durée indéterminée, puis retrouver vie et vigueur le jour où quelque individu s'aperçoit qu'être révolutionnaire c'est « tenir fermement une vérité, si vieille soit-elle, alors que tout le monde l'abandonne » (E. Gilson).
252:264
Comment peut-on être pied-noir en l'an de disgrâce 1982 ? Par tradition et par fidélité, parbleu ! par fidélité à la tradition, par fidélité traditionnelle et traditionaliste. Certes, il surviendra le jour de la mort du dernier pied-noir, et cette communauté dispersée et déjà moribonde prendra rang parmi les vestiges des époques révolues, comme l'est déjà sa langue, le français d'Afrique du Nord pieusement recensé par A. Lanly ; vestiges tôt dévorés par Saturne, secondé en la circonstance par les historiens à la mode. On peut compter sur le zèle de ces derniers pour abolir dans la mémoire collective (si tant est que subsiste la mémoire de quelque chose dans les années à venir) le souvenir de ce qui fut entre 1830 et 1962. Et si l'extinction de l'espèce est encore éloignée, le nombre a fortement diminué de ceux qui avaient conscience d'appartenir à une entité originale, qui acceptaient avec respect leurs traits particuliers.
Comment peut-on être encore pied-noir diraient les Parisiens s'ils étaient aussi curieux que les contemporains de Montesquieu ? Après tout vous n'êtes que des survivants : et de qui ? Et de quoi ? Les choses qui vous arrivèrent sont bien lointaines, il ne faut pas en exagérer l'importance. Vous n'êtes pas les seuls à avoir subi de tels malheurs ; ce sont les surprises de l'histoire. Croyez-vous qu'il soit convenable de ressusciter ce qui a péri ?
Le pied-noir a peut-être manqué sa vie ; il lui faut à présent réussir son immortalité. Cette entreprise n'a aucunement besoin de se justifier.
Elle est un devoir : devoir de piété envers les morts, envers une histoire à réhabiliter, pour le respect que chacun se doit à soi-même. C'est aussi un devoir urgent de justice, qui sera rendue par l'établissement de la vérité, puisque seule AR vérité est juste.
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Ainsi j'assigne à mon propos une double tâche : l'une qui intéresse le présent, et l'autre les temps qui ne sont plus, autrement dit l'éternité. Il s'agit d'établir, en premier lieu, un portrait à l'usage des vivants, démarqué du folklore caricatural qui donne les caractéristiques tolérées du pied-noir ; puis considérer l'usage, que l'on peut faire de ce portrait dans un esprit de réaction : et de même que les révolutionnaires établissent dans le courant de l'histoire leurs archétypes exemplaires, on considérera le pied-noir comme une modalité de la tradition.
Il convient dans cette quête d'établir une ressemblance aussi équitable que possible. Au moment où pullulent les ouvrages destinés à la louange de l'Algérie socialiste, élevons notre voix ; personne ne le fera à notre place. J. Perret, trop indulgent, donne de nous une image flatteuse en disant à peu près que nous ressemblions à des féodaux qui vivaient techniquement cinquante ans en avance sur les autres. Peut-être. Mais époussetons plutôt la statue que certains nous ont élevée ; débarrassons-la des ragots, des idées reçues, des toiles d'araignée. Il est une définition quelque peu malveillante, non-aristotélicienne, qui fait du pied-noir un être composite, nouveau, doté d'un fort accent, volubile et gesticulateur, propriétaire à perpétuité d'un barbecue et gros mangeur de brochettes.
Certes la nation pied-noire était un rassemblement de races nombreuses, un carrefour de langues. Cet homme nouveau et très ancien à la fois, accourut pour devenir Français, d'Italie, d'Espagne, de Malte... et même de France. Or pourquoi le montrer presque uniquement sous les apparences d'un représentant de la race élue ?
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Je renvoie au Bernanos de *La grande peur des bien-pensants,* qui dira comment les hasards de l'histoire lui firent obtenir la grâce d'être Français. Voilà qui est irritant ; certes, avant 1830, tous n'avaient pas trafiqué dans les blés (felix culpa !) ; ni un siècle plus tard préparé par des complots le débarquement anglo-saxon ; dans l'entre-deux beaucoup s'acquittèrent avec courage de l'impôt du sang : ils étaient devenus pieds-noirs.
Assurément le pied-noir est doté d'un accent aisément reconnaissable ; soit, mais qui n'est ni plus marqué ni plus ridicule que celui du chtimi, du savoyard ou du bigourdan. Usons-en mais ne laissons pas en abuser à des fins commerciales dans des spectacles racoleurs et de mauvais aloi. L'exagérer est un trompe-l'œil, d'un pittoresque facile où tombent certains baladins ; c'est une naïveté dans laquelle le pied-noir lui-même, depuis qu'il est devenu un réfugié, tombe souvent.
Il est reçu que nous sommes exubérants dans la démonstration des sentiments ; on dit que c'est une caractéristique nationale. Il est vrai que nous soulignons le comique d'une situation par le rire (toutefois les éclats peuvent en être modérés) ; et les douleurs physiques ou morales inhérentes à la condition humaine nous font gémir et pleurer (de manière moins outrancière qu'Harpagon en quête de sa cassette). Certains de nos discours s'accompagnent de gestes et de mimiques, parce que les méditerranéens ont un sens plastique aigu -- disent ceux qui ont de nous une opinion favorable ; parce que, selon, les autres nous sommes tentés par l'exhibitionnisme ostentatoire.
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Il est vrai qu'un signe figuratif peut aider à comprendre ce qu'un discours a de trop abstrait, ou un mouvement dessiner une manifestation de l'âme ; tout geste mesuré appartient à l'art de la rhétorique mais je ne pense pas mentir en affirmant que le bras d'honneur n'était pas notre ordinaire ; il faut en convenir, il n'est plus notre apanage ; je dirais même qu'il s'est internationalisé -- en témoignent ceux de tout âge, de toute signification, qui prolifèrent tous azimuts. Je tiens pour accordée, dans un esprit d'apaisement, notre propension à la gesticulation, mais elle n'est pas plus exagérée que celle que manifestent les supporters d'une équipe sportive, de quelque nationalité que ce soit.
J'affirme que le pied-noir se nourrit comme tout le monde, de mets divers, que les jours de labeur la cuisine familiale était communément une ratatouille due à l'ingéniosité de nos mères, que cette cuisine se raffinait aux bonnes sources les jours de liesse, que le couscous et le méchoui n'étaient pas quotidiens. Je pense que beaucoup d'entre nous n'ont jamais mangé autant de brochettes ou de merguezes que depuis qu'ils ont rejoint la métropole. Il y avait Fort-de-l'Eau bien sûr, mais vaste était l'Algérie française. Imaginez-vous les Espagnols se nourrissant exclusivement de paella ? Erreurs culinaires, gauchissement d'un portrait. Nous étions plus ordinaires, plus quotidiens ; pas exotiques pour deux sous.
En contraste, je vais essayer à mon tour d'une définition qui, unissant le genre à la différence spécifique, aura le mérite de la brièveté, sinon de l'authenticité -- mais nous savons tous que la personne est ineffable.
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Je dirai donc que le pied-noir est un Français venu d'ailleurs ; cela vaut aussi pour ceux qui venaient de France et qui par le fait de circonstances historiques particulières étaient chassés hors de l'histoire proprement française. Divers peuples, divers sangs sont venus à la rencontre les uns des autres ; se flairant, s'évaluant, se mêlant parfois (selon des règles non-écrites, en dosages très précis) ils cohabitèrent, sinon toujours en bonne intelligence, du moins combinant de manière équitable la compréhension méfiante avec un mépris cordial. Chacun chez soi, et tous dans la rue. Peu à peu les mêmes tâches et les mêmes paysages cimentèrent l'unité, donnèrent naissance aux tolérances ; et davantage encore l'amour porté à cette nouvelle patrie que les uns avaient choisie, à cette patrie ancienne qui avait été quelque peu marâtre pour les autres. Et certes nous conservons dans le plus secret de nos cœurs, en dépit des protestations, des poings dressés, ce trésor, notre longue histoire d'amour entre la France et nous : « madame la France » disaient les musulmans amis. Une France, très proche et aussi très lointaine -- pour nous comprendre, il faut parler longuement de cette hypostase familière de la France, bien plus péguyste que barrésienne, que chaque pied-noir s'était construite à son usage personnel ; une France inconnue ou mal connue, passablement irréelle, dont nous confessions l'authenticité parce qu'elle était l'objet de notre culte idolâtre, tendrement admiratif ; et c'était un malentendu, comme toutes les amours, fondé en partie sur les enseignements du Lavisse des écoles, enseignements propres à tous les petits Français, mais qui, pour nous, furent jusqu'en 1962 articles de foi ; la France était déesse, Lavisse son prophète, et ses sourates au-dessus de tout soupçon. Ce n'étaient pas nos visites périodiques à la métropole pour cause de guerre qui allaient ébranler ces certitudes !
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Cet amour fut à l'origine de la malveillance que nous portait et nous porte encore -- lorsqu'elle condescend à se souvenir de nous -- l'intelligentsia qui bâtit toute réputation ; cet amour ne nous fut jamais pardonné : il résistait au vent de l'histoire et niait les dogmes adorés par la ligue des intellectuels ; intelligentsia inconsolable de ne pas trouver en nous les métèques apatrides auxquels elle donne son affection, pour lesquels elle a toutes les indulgences. Ainsi donc ces petits-fils de quarante-huitard avaient l'insolence de ne pas mordre le sein nourricier. Ces Espagnols, ces Siciliens, ces Maltais, donnaient des leçons de patriotisme à la ligue de l'enseignement ? On trouva de mauvais goût, quand elle ne nous fut pas reprochée, l'habitude contractée pendant cent trente deux ans de répandre les os de nos familles sur tous les champs de bataille où se décidait le sort des armes de la France. Étapes sacrées où les cendres de nos pères, de nos frères sont retournées au limon originel ! Quelle litanie, chacun d'entre nous, peut réciter ad libitum ! Pour les plus fortunés d'abord, les turcos de Woerth et de Wissembourg ; un oncle envolé sur la Voie Sacrée, dans la gloire de l'aube ; et la trouée de Sedan, et la passe de Kasserine, et le franchissement du Garigliano ; et la Provence, et les Vosges, et le Rhin ; puis les djebels, hélas.
Or cela constituait, ô paradoxe, une circonstance aggravante, puisque souffrir pour la patrie n'était pas la raison suffisante pour que les internationalistes de tout poil nous concèdent la qualité de Français.
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Depuis la guerre de 1944 la définition était apparue différente, plus, subtile. Pour m'expliquer, je donne la parole au traître de service qui apparut sur le petit écran lors de l'émission « Français si vous saviez » consacrée à la guerre d'Algérie. Un prétendu parachutiste confessait ses états d'âme à Alain de Sédouy ; alors qu'il se battait dans les confins du Sahara, il eut la soudaine révélation que ses adversaires n'étaient autres que les FFI ou les FTP qu'il avait appris à révérer dans son adolescence ; tempête sous un crâne : ce n'étaient pas des terroristes mais des résistants. Incontinent il mit sa conscience au repos ainsi que sa chère guenille : il déserta et trouva refuge dans un camp de nomades sahariens, lesquels, peu accoutumés à la franche trahison, furent grandement étonnés. Les fellaghas du lieu apaisèrent l'étonnement en déclarant ce qui suit : que la présence de ce soldat de l'armée n'était que très normale parce qu'il n'était ni un légionnaire ni un pied-noir -- mais un Français authentique, un Français de métropole : tirez la conséquence de cette énormité prononcée sur un ton modestement convaincu -- si vous l'osez. Le tour est superbe qui fait le départ entre le Français authentique venu de métropole, et le Français d'Algérie, factice, par l'aptitude du premier à trahir son pays. Il fallait cette époque subvertie de fond en comble pour faire benoîtement l'éloge de la trahison et donner le reniement comme exemple d'une conduite digne d'éloge, et mettre l'internationale des partisans au-dessus de la nation. Notre inquiétude fut toutefois apaisée lorsque ce traître laborieux nous apprit qu'il ne tira jamais sur ses camarades : de la confrontation Tartuffe sortait réhabilité.
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De son côté le pied-noir dépourvu de la même grandeur d'âme perdait ce soir-là la qualité de Français, au nom d'un syllogisme posé de la sorte : tout Français est un traître, tout pied-noir ne trahit pas, donc le pied-noir n'est pas Français.
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Cette même intelligentsia choisit les personnalités qui doivent nous représenter et les désigne à l'admiration des foules ; elle dit : tels sont les grands pieds-noirs ; admirez-les, il n'en est pas d'autres. Cette escroquerie de bateleurs produit à satiété les traits d'E. Macias, de Roger Hanin, de Guy Bedos ; répète jusqu'à l'obsession les mêmes citations d'Albert Camus ; signale avec dévotion toute prise de position de Jules Roy. Ces noms satisfont aux normes du conformisme du jour et bénéficient d'une renommée artificielle, mais on déniera à quiconque d'en faire les parangons du pied-noir. Elkabache est peut-être une victime intéressante, mais tout de même Julia le mathématicien, ou Belmondo le sculpteur, c'est autre chose. Pourquoi R. Bacri, et jamais Jean Brune ? ni Paul Achard ? ou même Richepin qui devrait pourtant faire vibrer certaines harmonies fraternelles. Et je n'ose parler du général Jouhaud ou du maréchal Juin parce qu'on ne saurait comparer ce qui ne peut l'être.
D'ailleurs le petit jeu qui consiste à donner la liste des célébrités d'une région est vain, et ressortit à la gloriole provinciale ; il est rarement un juste hommage rendu aux bons esprits qui ont honoré un terroir particulier. Je veux seulement souligner combien est partiale et orientée la faveur publique.
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Je pense que, dans la matière, il convient de donner plus de compréhension et d'extension au concept et qu'on peut considérer sans tomber dans l'exagération qu'étaient un peu de la même province ceux dont l'intelligence et la sensibilité s'imprégnèrent de l'intelligence et de la sensibilité d'une région qu'ils aimèrent et comprirent pour y avoir vécu un certain temps. Les frontières spirituelles sont plus souples que les matérielles, plus perméables aussi. Cela nous permet d'affirmer que furent en quelque sorte pieds-noirs, à un moment donné de leur existence, certains écrivains, certains artistes et même des hommes politiques. Être de telle ou telle province ce n'est pas seulement y être né, mais c'est établir une complicité avec une sensibilité et un paysage : telle est la définition de l'amour porté à la petite patrie, reflet de la grande et qu'elle suppose. Je ne veux pas assimiler ce qui n'est pas assimilable mais je répète que certains, venus d'ailleurs, sont devenus quelque peu pied-noir ; comme d'autres bourguignons ou provençaux -- l'être humain a toujours besoin de chérir quelque terre, et de s'identifier librement avec la glèbe qui lui donne son bonheur.
Leur être et leur œuvre témoignent d'une assimilation réciproque. Sinon pourquoi Saint-Saëns aurait-il choisi Alger pour y mourir ? Remarquez combien fut finement saisie une réalité algérienne par A. Daudet dans les voyages de Tartarin. Pourquoi le professeur Louis Bertrand a-t-il donné une peinture aussi prodigieusement authentique de l'éveil de Bab-el-Oued à la vie, et de ses habitants ? Je ne connais pas de pied-noir de naissance qui y ait aussi bien réussi.
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L'Algérie comme toute terre méditerranéenne saisit qui l'approche avec sympathie, se l'assimile au même moment qu'elle lui fait don de sa grâce. Et je pense aux anonymes du contingent qui furent séduits (étymologiquement : séparés) par cette terre, et qui revinrent une fois libérés de leurs obligations militaires : il y en eut malgré la contre-propagande. Et ils revinrent parce qu'un recoin de leur âme était devenu pied-noir, l'était déjà inconsciemment. Je veux dire par-là que l'être pied-noir ne réside pas uniquement dans ceux qui sont nés sur cette terre ; au-delà des catégories de temps et de lieu qui ne sont que circonstancielles, il s'agit d'un état d'esprit qui devient caractéristique de l'âme. Pour comprendre cela et ceux-là, il faut considérer l'image de la France que nous nous étions faite, de la France dont nous étions les contemporains à l'exclusion de toute autre ; image que nous avons conservée dans notre mémoire collective. Tous ceux qui se constituèrent cette même image, en vécurent, partagèrent les mêmes ferveurs, peuvent être appelés pieds-noirs. Viennent à l'esprit les noms de Soustelle, de Jacomet, et même du socialiste Lacoste : souvenez-vous du « Dien Bien Phu diplomatique ». C'est pourquoi la question de savoir si ce nom a encore une chance de survie, pose un faux problème. Poser la question c'est déjà y répondre ; et il est des choses qu'il faut répéter à temps et à contre-temps. Être pied-noir c'était devenir dans sa conscience particulière et collective, le compatriote et le contemporain de Marchand à Fachoda ; c'était entrer pour la première fois à Tombouctou avec René Caillié ;
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c'était mourir comme le marquis de Morès ou le colonel de Villebois-Mareuil, accompagner dans leur expédition Foureau et Lamy, unir dans la même ferveur la prière du père de Foucauld et la chute de Laperrine. Telles étaient les richesses données par nos maîtres sur les bancs de l'école, et inconsciemment elles étaient devenues notre cadre de vie ; ces hommes partageaient nos existences, ils pouvaient nous interpeller au sortir de nos demeures ; ces expéditions, ces prouesses, ces destinées étaient aussi réelles que les banalités de la vie quotidienne ; ces personnages aussi vrais que ceux que nous rencontrions dans les rues de nos villes. Nous sommes maintenant à des lieues du folklore, dans la réalité du sujet. Immanquablement, l'oubli de notre nom, de notre être aurait pour conséquence la perte de ces richesses ; cet oubli marquerait la vraie mort de l'armée d'Afrique, rejetterait dans le néant les sacrifices de la conquête, la fécondation de ces terres, tout de même que l'oubli des richesses du bréviaire et de la liturgie a rejeté dans les limbes la sève authentique du christianisme. Les attentats de Corse seront vains tant que l'ancre de la Coloniale et la grenade de la Légion garderont pour quelques-uns leur signification.
C'est pourquoi je vais maintenant risquer une autre définition : le pied-noir c'est celui qui n'oublie pas.
Or il convient que le Pied-noir ne consente pas à disparaître en tant que type. Il ne faut pas non plus qu'il cesse d'exister aux regards des autres. Qu'il n'oublie pas, mais qu'il ne soit pas oublié.
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Si l'on veut que la définition antérieure soit reçue, il faut tirer de sa destinée ce qu'elle pouvait avoir d'exemplaire ; donner à l'abstraction son enveloppe charnelle, et un nom au type défini. C'est une entreprise à tenter sans en faire pour autant un règlement de comptes hargneux, sans aboutir à l'érection d'une statue ostentatoire. Ni aigreur, ni fatuité, une quête de la vérité et accepter que le résultat de ces efforts puisse demeurer longtemps en sommeil comme il est de règle pour ce qui s'oppose à la morale évolutive en vigueur. Il faudra pourtant célébrer un jour la réconciliation de l'homme occidental avec son passé.
Certes la guerre d'Algérie, ou du moins la trame des jours qui en constituent la substance, n'est plus qu'un fantôme ; on ne tue plus pour la conserver dans les frontières du territoire national, ou l'en détacher ; mais l'esprit révolutionnaire qui l'a engendrée prolifère sur tous les continents en immondes métastases ; les arpents de sable ont rejoint les arpents de neige dans le magasin des accessoires de l'histoire, et les acteurs inconscients ou de bonne foi, vont retrouver les ombres de tous les conflits. Nous donnerons son plein sens à ce drame, à cette défaite, si nous comprenons qu'il s'agit d'un épisode parmi beaucoup d'autres de la guerre multiséculaire livrée par la révolution au projet de Dieu -- épisodes qui apparaissent dans l'histoire lointaine ou immédiate. Certains trouveront bien ambitieux de rattacher notre guerre, réaction viscérale et non action raisonnée, aux fastes pompeux de l'histoire majusculaire.
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Il faut distinguer deux aspects dans ce drame : d'une part les faits propres à toute guerre, d'autre part les réactions d'un attachement instinctif à la terre des pères, lorsqu'il apparut que l'abandon était devenu l'unique solution retenue par le gouvernement ; attachement affirmé à la loi naturelle qui prévoit la légitimité de l'enracinement ; le vouloir obstiné de conserver pur de toute souillure, de toute intromission étrangère (certains disent que cela est racisme) de tout élément allogène à ce qui constitue l'originalité de l'être : cette rue est à moi, tu ne viendras y déposer tes œufs sous peine de mort. Forces de réaction inconnues de ce type de citoyen né orphelin dont Renan saluait l'avènement avec la fondation de la démocratie. Or voici que dans sa brève histoire, au moment même où il disparaissait en tant que tel, le pied-noir se mettait à ressembler à tous ceux qui avaient refusé de se laisser broyer par le nouveau régime. Je ne vais pas tomber dans le ridicule de nous comparer au Chouan, au Sudiste ; mais en dépit de la modestie de notre action, du théâtre réduit de notre combat, les points communs ne manquent pas. Tout d'abord la réaction salubre au mal, le refus de la désagrégation de l'être ; réaction vitale, horreur de la mort, frémissement devant la dissolution (Seigneur éloigne de moi ce calice). Au-delà de nos défauts et de nos vices, au-dessus de la médiocrité de nos existences, il y eut tout autre chose, et qui mérite d'être sauvé. En écartant ce qui n'est qu'accidentel et contingent, on peut susciter de notre histoire la plus contemporaine, une sorte de témoin, essentiel et nécessaire. C'est bien cela, il faut que le pied-noir soit à son tour ce témoin qui enfiévrera les rêves d'un enfant explorateur de l'histoire.
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Notre combat n'eut pas le panache ni la sombre grandeur de la guerre des géants ; nos expéditions ne furent jamais extraordinaires par leurs effets comme par leurs circonstances. Il n'y eut pas de superbes morts ignominieuses, réglées sur un dénouement de tragédie, telle l'exécution de Cadoudal et de ses compagnons ; notre défaite ne se para pas de l'auréole romanesque de l'abandon d'Atlanta. C'étaient des combats achevés sitôt que commencés, meurtres à la sauvette, règlements de compte sordides, tortures en vase clos ; en somme, une guerre ébauchée, étriquée, dans laquelle il est difficile de trouver motif à exaltation ; Épinal était loin du Maghreb ! Ces combats qui rappelaient mieux les massacres de la Saint-Valentin que la bataille de Marignan, répandaient un sang noir : un cloaque, non pas une claire rivière. Voire !
Mais ce vaincu, comme tous les autres, a commencé par dire non. Le pied-noir ne s'est pas offert dans un grand massacre ; il a déçu les voyeurs en les privant du spectacle de l'ultime combat, sans survivant : nul Savenay, foin de Numance, pas d'El Alamo. Or, avec patience, jour après jour, il s'est laissé massacrer pour demeurer Français sur une terre française : là réside sa grandeur. Tantôt offert, tantôt surpris, ils ont prodigué avec humilité leur sang. Chaque siècle a les martyrs que les circonstances lui permettent. Se faire assassiner au détour d'une rue parce que cette rue vous appartient et qu'il ne saurait en être d'autre prend valeur de témoignage. Tous les témoins ne donnent leur vie dans l'éclat des aurores, dans le fracas glorieux des clairons épiques, dans l'élan brusquement interrompu de l'assaut. Certains de nos frères ont certes péri en de clairs combats ; nous ne voulons pas les oublier, mais ils furent le petit nombre et leur mort apparaît comme accessoire.
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Immense est la valeur des morts obscures, de ces morts mesquines et sales, de ces morts abjectes, de ces morts involontaires et néanmoins d'un grand prix aux yeux de Dieu. Oui, il nous sera beaucoup pardonné pour les pauvres colons égorgés dans l'horreur de la nuit pendant que brûlait la ferme ; pour l'ouvrier abattu à l'aube d'une balle dans la nuque ; pour les corps que déchirent bombes et grenades ; pour le sang dérobé goutte à goutte afin d'approvisionner les hôpitaux fellaghas ; pour les femmes et les jeunes filles -- ô Dieu ! paralysez dans notre bouche le blasphème ! -- livrées aux appétits des bordels rebelles ; pour les petits enfants jetés dans les concasseurs d'El-Hallia ; pour les malheureux raflés et abandonnés dans les quartiers musulmans ; pour le sacrifice des corps hachés dans la rue d'Isly ; pour ceux qui, pourchassés comme des bêtes, furent un 5 juillet taillés en pièces dans les rues d'Oran. Il convient que ces morts connus ou anonymes deviennent légende, deviennent épopée ; forcer le barrage officiel est la tâche qui nous est impartie. Le succès de l'entreprise né demande qu'obstination : elles n'ont pas manqué les victimes propitiatoires qui, au-delà du trépas, prolongeront leur action exemplaire ; ombres maintenant apaisées de nos intercesseurs. C'est le petit Meï, celui qui disait à son assassin : « Monsieur, vous m'avez tué » ; c'est Massonat, le médecin tué en portant secours aux blessés de la grande poste d'Alger, un 26 mars ; c'est cet instituteur de métropole, plutôt favorable aux rebelles, qui accourut au forum la dernière nuit du putsch, en disant « lorsque j'entends crier au secours, je viens » : la rébellion entendait sa réflexion, le surlendemain il était égorgé sur le pas de sa demeure. Et vous Degueldre, et vous Bastien-Thiry, et vous les harkis...
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Le crime fut enfin consommé ; et nous entraîna dans les noires journées de l'exode total ; ce retour de galerne inversé étonna et indigna les meurtriers de l'Algérie française, parce que de toutes les actions il fut le plus exemplaire et le plus significatif. Je pourrais aussi apporter le témoignage de faits non sanglants, mais ils n'apporteraient rien de plus. Qui peut entendre les adolescents de Bab-el-Oued, retour des camps de Berouaghia, traverser au pas, en chantant, les quartiers soumis au FLN ? et les rafles nocturnes et méthodiques de chaque quartier, qui vidaient les villes, rue après rue, de leurs hommes ?
Rien ne doit se perdre qui peut servir à l'arsenal de la réaction ; thésaurisons pour le futur réveil du pays réel (s'il a lieu). Il en va de la survie de ce qui nous reste de patrie ; pour la sauvegarde des sentiments primordiaux, l'exemple doit survivre à la mort du dernier protagoniste du drame. La condition ultime est que le pied-noir gagne son éternité, tel qu'en lui-même elle le change -- *sub specie aeternitatis*.
Cela peut encore servir.
José Sanchez.
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## III -- Profils d'écrivains
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### Préambule
*Les développements qui suivent sont consacrés à l'* « *Algérianisme *»*, mouvement littéraire qui était porteur d'une jeune force et d'un immense espoir, bientôt déçu, puis perdu de vue ; enfin brisé. Nous verrons toutefois comment le mot renaquit de ses cendres, adapté à une situation fondamentalement différente, mais dans un esprit de fidélité aux maîtres d'autrefois*
*Il ne s'agira donc pas de traiter globalement de l'histoire de la littérature relative à l'Algérie française.*
*Ainsi, qu'on ne s'étonne pas de ne pas trouver mentionnés les noms des nombreux hommes de lettres et artistes français du XIX^e^ siècle qui relatèrent leurs voyages en Algérie, ni ceux d'écrivains comme Isabelle Eberhardt ou Camus et autres, ni, enfin, ceux de la littérature maghrébine d'expression française ou arabe, car ils sortent du cadre de la présente étude*
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### Les « algérianistes »
par Pierre Dimech
#### *Louis Bertrand* (*1866-1941*)
Un géant. Qu'on l'admire ou qu'on le critique, ce qui est surtout le cas aujourd'hui, tant la mainmise du panarabisme et du panislamisme sur l'Afrique du Nord, et plus particulièrement sur l'Algérie, trouve en lui une cible bien commode. Louis Bertrand est trop connu pour qu'une étude détaillée de sa vie et de son œuvre trouve sa place dans la présente chronique. Rappelons notamment l'excellent article qui lui a été consacré dans « Écrits de Paris » de décembre 1971, sous la signature de L.A. Maugendre, pour le 30^e^ anniversaire de sa mort. Il ne faut pas non plus négliger les pages qu'on trouve sur Louis Bertrand dans le « Que sais-je » intitulé « Littérature Algérienne Contemporaine » ne serait-ce que pour connaître ce qui est reproché à Louis Bertrand.
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On ne peut toutefois manquer de citer les œuvres majeures de l'écrivain, au regard du mouvement algérianiste, dont il fut le précurseur et l'inspirateur, et qu'en quelque sorte il parraina : tout d'abord deux chefs-d'œuvre : « Pépète et Balthazar » (1901-1920) plus connu sous le nom de « Pépète le bien aimé », et l'immortel « Sang des Races » (1899). Mais aussi les préfaces des « Villes d'Or » (1921), et de « Notre Afrique » (1925)
Louis Bertrand exprima une vision délibérément partielle de l'Afrique du Nord en laquelle il vit un renouveau de la latinité. Certes il écarta radicalement l'apport islamo-arabe, ce qu'on peut ne pas approuver mais qu'on peut également comprendre, mais, d'évidence, a posteriori il est aisé de dire qu'il s'est trompé. Il n'empêche qu'à l'époque, non seulement il s'appuya sur une donnée concrète de la société algérienne d'alors, mais encore on ne pouvait, dans les conditions de l'époque, lui demander d'être un Mage. L'évolution qui s'est produite, quoi qu'on en dise aujourd'hui, n'était portée par aucune nécessité historique : l'évolution eut pu être différente. On peut seulement regretter que Louis Bertrand et la plupart de ses contemporains n'aient aucunement pris en considération les données démographiques, et d'autre part, que notre auteur ait quelque peu sous-estimé l'importance de la « parenthèse » arabo-islamique, et par voie de conséquence, de la profondeur, en durée et en mentalité, de la cassure entre l'Afrique romaine et l'Algérie Française.
Il n'en reste pas moins que tout était question de poids des populations. A l'époque où vécut Louis Bertrand, l'arrivée des éléments « néo-latins » n'était pas encore tarie ; d'autre part, la démographie arabo-berbère n'avait pas alors explosé. Louis Bertrand représente donc une époque, et un grand rêve
Avec le recul des décennies, on peut effectivement déplorer que l'apport humain des rives de la Méditerranée n'ait pas réimplanté en profondeur dans les villes et dans les campagnes une grande population néo-latine de souche.
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On peut regretter que l'action anticléricale de l'époque ait entravé les tentatives, combien ardues, de réintroduire dans les populations berbères la semence chrétienne qui avait été la leur du temps de Rome. On peut regretter enfin, et là, nous sommes au cœur de l'algérianisme, qu'un grand mouvement, favorisé par la France métropolitaine elle-même, n'ait pas rendu l'Algérie à sa personnalité passée, notamment par le canal de l'enseignement. La politique jacobine, centralisatrice, tendant à faire de l'Algérie des départements à l'instar de la Creuse, ou des Deux Sèvres, portait en germe la négation des efforts accomplis.
Le mérite de Louis Bertrand est d'avoir donné ses lettres de noblesse à cette épopée pacifique du petit peuple venu de Provence, des Baléares, de Valence, d'Alicante, du Piémont, de Naples et de Sicile, de Malte, de Corse et de Sardaigne. Ils étaient somme toute mal aimés, regardés comme des étrangers...A leur égard, la littérature française « de bon goût » de la deuxième partie du XIX^e^ siècle fut souvent sévère, voire méprisante. De fait, ce n'étaient ni des « saints » ni des héros mythologiques, encore moins des seigneurs chevaleresques, mais ils étaient gens d'Empire. Oui il est vraiment trop facile de dire aujourd'hui que Louis Bertrand s'est trompé lourdement. Mais, qu'a-t-on fait pour éviter cela ? Certes, répétons-le, son témoignage fut incomplet, mais il eut le mérite d'être la traduction d'une grande vision ; elle pouvait être porteuse d'un mouvement irrésistible vers une sorte d'États-Unis d'Afrique du Nord, qui eussent corrigé le schéma initial en le complétant. Telle était la dynamique de l'algérianisme naissant : Randau continuait Bertrand mais le complétait en introduisant la notion de peuple franco-berbère, non pas dressé contre la France, mais gagnant son autonomie esthétique. Ce grand rêve est mort d'une politique à courte vue, trop « continentale ».
Quoi qu'il en soit, l'œuvre de Louis Bertrand restera comme ce témoignage que nous voyons encore partout sur les sites romains de la terre algérienne, témoignage d'une naissance ou plutôt d'une Re-naissance. C'est la lourde et noble tâche de l'algérianisme d'aujourd'hui que d'aider le contemporain à savoir déchiffrer ces messages, parce que si les civilisations sont toutes mortelles, nul ne peut dire qu'elles ne renaîtront jamais de leurs cendres.
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#### *Robert Randau* (*1873-1950*)
Sans doute la plus haute stature du mouvement algérianiste, la plus solide, la plus puissante -- au physique comme au moral -- et la moins contestée, même par ceux qui mésestimèrent l'algérianisme, au nom de la sacro-sainte supériorité de l'intelligentsia parisienne comme plus tard au nom de la seule authenticité des algériens « de souche », entendus par là les algériens réduits aux seuls membres des communautés arabo-berbères (c'est-à-dire aux antipodes du sens que les algérianistes donnaient au mot « algérien »).
D'où vient cette unanimité dans le respect, voire, dans l'admiration ?
Peut-être, et même sans doute, par l'impression de force qui se dégage du personnage, non pas de cette force, divinité mauvaise que l'on a l'habitude d'imaginer étouffant le droit, mais de cette force à l'état pur, dont Maurras disait qu'elle constituait le Bien.
Écrivain, il a gagné l'adhésion de tous parce que ses écrits furent le fidèle et chatoyant reflet de sa personnalité, mais aussi parce que sa vie en fut également l'illustration. Sous son, vrai nom de Robert. Arnaud (mais « Randau » n'est pas un quelconque pseudonyme révélateur d'un dédoublement de personnalité, c'est l'anagramme d'Arnaud, dans le but établi et officiel de garder en tant qu'écrivain la totale liberté que le fonctionnaire n'aurait pas eue... tout en ne trompant personne sur l'identité de l'auteur), il fut administrateur des Colonies en AOF, explorateur, sociologue, pacificateur de la Mauritanie.
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En un mot, Randau, que l'on a appelé le « Kipling français », voire le « Kipling africain », ou tout bonnement « Randau l'africain » -- comme Scipion, comme Lyautey -- fut un homme d'Empire.
Son œuvre est immense, comme les territoires qu'elle englobe. Si Randau, co-fondateur du mouvement algérianiste dans les années 20-21, le baptisa comme tel, n'oublions pas qu'il en avait créé le terme dès 1911 en publiant son roman « Les algérianistes ». Et comment laisser aux fruits du seul hasard le fait que chez Randau le mot « les algérianistes » a précédé le mot « algérianisme » ? Avant la doctrine il y avait les hommes.
Avant eux, il y avait eu « les Colons » (1907), où l'on trouve dans toute sa puissance la vision que Randau avait de l'Algérie, et après, « Cassard le Berbère » (1926), qui, quelques années après le lancement du mouvement algérianiste sous toutes ses formes, représente la synthèse selon Randau de « l'homme algérien ».
C'est d'ailleurs sous le nom de « romans de la patrie algérienne » que l'on connaît ces trois œuvres, auxquelles il faut adjoindre « Diko, frère de la Côte ». On devrait y joindre la préface à l'anthologie des treize poètes algériens (1921) à laquelle tout le monde s'accorde à donner la dimension d'un manifeste.
On trouvera d'intéressants éléments biographiques et bibliographiques sur Robert Randau dans l'opuscule « Notre Algérie littéraire » de Pierre Grenaud, paru à Oran en 1959 et dans le numéro spécial 1975 de la revue algérianiste.
C'est un Randau qu'il aurait fallu porter sur le pavois en Algérie à une époque où cela était encore possible, et pour le bien de tous, de ce « jeune peuple franco-berbère », comme il aimait à dire, lui qui s'appliquait avec passion à dégager l'âme collective et unanime de ce mélange de races pour ensuite lui donner un idéal.
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Ah, comme on aimerait remonter le temps pour se remettre à l'heure où, prophétique, Laurent Ropa s'écriait en 1933 en parlant de Randau :
« Un siècle viendra où l'œuvre du vaillant précurseur, du maître visionnaire, sera lue et commentée avec dévotion : Alger alors le saluera Père de la Patrie et lui dédiera ses statues. »
Mais Randau, qui faisait écrire à Cassard, son héros -- double « la lumière et la volonté, telles sont les bases de notre art africain, impérieusement solaire », reflet de sa propre proclamation « Nous sommes gens de volonté et de bonne santé », ne sera pas parvenu à faire de l'algérianisme la condition nécessaire et suffisante de l'apparition d'une jeune race, attachée plus aux valeurs d'occident qu'à la métropole administrative. Et qu'on ne se méprenne pas : cet échec de l'algérianisme de la grande époque préfigurait celui de l'Algérie française. Robert Randau meurt à Alger le 4 août 1950. Quatre ans après c'est le commencement de la fin, et en 1959, Pierre Grenaud bâtit à la fois, sans le savoir trop, l'épitaphe de Randau et celle de l'Algérie en écrivant : « Apologiste de l'effort et de la bienveillance, le meilleur ciment des civilisations et des hommes, un Randau manquera à l'Algérie de demain, comme lui manqueront quelques Cassard batailleurs mais humains, généreux de leur cœur et de leurs dons, pour continuer dans un esprit d'amour l'œuvre de la civilisation française. »
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#### *Jean Pomier* (*1886-1977*)
A tout seigneur, tout honneur Jean Pomier fut un des fondateurs de l'algérianisme, « l'inventeur » de l'expression elle-même, le pivot du mouvement, puis son continuateur pour l'aider à renaître sous d'autres formes.
Jean Pomier, né et mort à Toulouse (1886-1977) vécut l'essentiel de sa vie à Alger (de 1910 à 1957).
Il fonda l'association des écrivains algériens avec notamment Louis Lecoq et Charles Hagel et en assuma la présidence. Parallèlement il fonda la revue « Afrique », qu'il dirigea de 1924 à 1955.
Enfin, il fut à l'origine de la création du Prix littéraire de l'Algérie dès 1921.
Après la tourmente, c'est lui qui suggéra à un groupe d'étudiants repliés d'Algérie à Toulouse, animé par Maurice Calmein de reprendre le flambeau en faisant renaître l'algérianisme sous une forme nouvelle, adaptée aux circonstances : le Cercle algérianiste était né.
Pour Jean Pomier et les siens, algérianisme rimait avec réalisme. C'est au nom des réalités concrètes de l'AFN ([^74]) qu'il s'élève avec Louis Bertrand et Robert Randau, contre l'orientalisme et sa trop fameuse triade du palmier, de la mouquère et du chameau, qu'il jugeait « dépourvue de toute valeur d'information touchant les âmes et les hommes de l'Algérie ».
Jean Pomier fut donc un organisateur et un homme d'action, aux antipodes de l'homme de lettres assujetti à une école littéraire et épris avant tout des modalités de l'expression
On retrouvera d'ailleurs ses qualités quasiment à l'identique chez Robert Randau, son frère jumeau dans la fondation de la nouvelle revue littéraire algérienne.
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Mais Jean Pomier fut également un poète ; l'essentiel de ses œuvres fut constitué de poèmes, autant de jaillissements parfois familiers, souvent incisifs, toujours passionnés, d'un lyrisme viril à fleur de plume, leur lecture ne peut laisser indifférent, car c'est l'émotion d'un homme qu'elle révèle, dépouillée de tout exotisme, et par voie de conséquence, étrangement présente. La plupart d'entre eux figure dans un ouvrage intitulé « A cause d'Alger » édité chez Privat en 1966.
#### *Louis Lecoq* (*1885-1932*)
Passés les « trois grands » de l'algérianisme, Bertrand le précurseur et l'inspirateur, Pomier et Randau les fondateurs et les maîtres d'œuvre, on a souvent coutume de traiter les autres auteurs en commun, groupés comme les sans-grade de l'armée algérianiste.
Mettons ici à part l'un d'entre eux, Louis Lecoq.
De douze ans plus jeune que Randau, précédant Pomier d'un an, Louis Lecoq naît à Alger en 1885*,* il est donc à la fois de la génération des bâtisseurs du mouvement et parfaitement enraciné dans le pays. De fait, on trouve Lecoq dans toutes les entreprises communes au lendemain de la grande guerre, et son rôle est de tout premier plan. Il est aux côtés de Pomier lors de la constitution de l'Association des écrivains algériens, et c'est lui qui est le président fondateur du prix littéraire d'Algérie. Il est également le fondateur de la revue « Afrique »*.*
Mais c'est également lui qui réunit les poèmes des treize poètes algérois en 1920. L'ouvrage ainsi réalisé devint célèbre par la préface de Randau.
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Lecoq est donc partout et on a l'impression qu'il lance Pomier et Randau, sans doute plus meneurs d'idées que lui, en un mot plus organisateurs.
C'est que Louis Lecoq est sans doute avant toute chose un poète, le plus poète de tous, dira-t-on (Raoul Stéphan dans « Afrique »), « le vrai poète de la bande. Il sentait profondément cette Afrique avec laquelle toutes ses hérédités s'accordaient ».
Maïs sa réputation grandit très vite comme romancier et auteur de nouvelles. Il y a d'abord cette fameuse association d'auteurs qu'il forme avec Charles Hagel, son aîné de trois ans, qui donne surtout cet authentique chef-d'œuvre qui est « Broumitche et le Kabyle », qui rend leurs deux noms parfaitement indissociables. Pourtant un jour cette collaboration cessa, et, tandis que Charles Hagel, allait, hélas, laisser quasiment se tarir son inspiration jusqu'à sa mort en 1938*,* Louis Lecoq poursuivit une production féconde, émaillée notamment de « Cinq dans ton œil » qui, en 1924 allait obtenir le Prix littéraire d'Algérie, de « Soleil », de « Caïn », etc.
Relisons ce qu'écrivait Jean Pomier dans « Afrique », fin 1938*,* juste après la mort de Charles Hagel : « au début -- vingt ans de cela et plus, -- nous vîmes sortir du port deux « pareilles » : Louis Lecoq et Charles Hagel. Un seul filet pour les deux nefs. Ce fut ainsi qu'ils préludèrent à la mer. Seuls, firent-ils jamais plus belle pêche que ce « Broumitche et le Kabyle » ?... un jour vint où chacun arma pour son compte. Louis Lecoq fit vingt sorties. Hagel mit trop souvent sac à terre ».
On dit alors que Lecoq était « goncourtisable », et que le prix lui eût été décerné s'il avait écrit « Broumitche » sans la collaboration d'Hagel.
Et puis vient « Pascualète l'Algérien », paru en 1934*.* Marc Brimont dit de lui : « livre admirable qui devrait être dans toutes les écoles ».
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En 1950*, l'Écho d'Alger* le reprend dans ses colonnes, contribuant ainsi, écrit Jean Pomier, « à maintenir la mémoire d'un écrivain fils de cette terre, qui fut avec Musette, Marcello Fabri et Robert Randau, un des premiers Algériens admis, ès-qualité, à l'audience de Paris, à l'époque où nos lettres avaient tout au plus la considération accordée à nos vins de coupages »
De fait, le livre aurait dû être intitulé « Moloch », ce qui correspondait beaucoup plus à sa profondeur tragique et à la formidable lutte de l'homme algérien contre la fatalité africaine, divinité sanguinaire. Mais Lecoq n'était plus là pour l'imposer, car, deux ans avant sa parution il avait été emporté à l'âge de 47 ans, alors qu'il se trouvait en pleine maturité de son talent, et que son autorité grandissait.
C'était en 1932. Il repose dans sa ville natale, au cimetière de Saint-Eugène. Ses amis algérianistes ont élevé une stèle sur sa tombe, sur laquelle aujourd'hui un tentaculaire chèvrefeuille répand son parfum. L'auteur de ces lignes s'y est recueilli l'an dernier dans la lumière d'avril.
#### *Les* « *algérianistes *»
C'est la troupe -- ou la communauté. Mais les deux termes les auraient fait réagir avec véhémence. Parce qu'il s'est agi pour eux d'une juxtaposition d'individualités, chacun gardant sa personnalité propre, sa sensibilité, son esthétique.
L'algérianisme a d'ailleurs constamment rejeté le qualificatif d' « école », et tant Jean Pomier que Robert Randau ont toujours été extrêmement nets sur ce point.
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Il n'empêche que les écrivains et poètes algérianistes ont en commun quelques constantes, qui, à travers leur diversité de style, de modes d'expression, voire d'existences, leur font porter comme un signe distinctif, qu'ils appartiennent de près ou seulement de loin au mouvement proprement dit, c'est-à-dire à l'association des écrivains algériens et à la revue « Afrique ».
Ils portent tout d'abord comme une bannière la latinité. Mettons fin à cette occasion à une querelle de mots, qui avait semble-t-il, quelque peu empoisonné l'atmosphère en suscitant des rivalités (ou peut-être en les reflétant ?) : « latinité », au sens abstrait (?) de Rome, à laquelle se rattacherait l'algérianisme, dans la ligne de louis Bertrand contre « méditerranéisme » inspiré par la Grèce et chanté par la deuxième vague d'écrivains comme Audisio, Camus, Robles, etc. comme s'il avait fallu attendre ces derniers pour avoir le sens de la Grèce, et comme si Rome n'avait pas été, en la mettant sous sa propre loi, la plus belle conquête de la Grèce, notamment en ce II^e^ siècle de notre ère, où comme par hasard s'épanouit la province d'Afrique ?
Mais ce qu'il faut reconnaître, c'est que les algérianistes de la première vague eurent en même temps que le sens de la latinité... gréco-romaine, celui de l'Afrique et de son immanente malédiction. Le Moloch sanglant de la Salammbô de Flaubert avait servi de révélateur. N'était-ce pas là le sens du danger, à travers les maléfices venant du fond des âges de cette terre maghrébine, dont Jean Brune disait qu'elle est une des seules au monde où l'homme depuis toujours a inscrit dans la pierre sa lutte mortelle contre l'homme ?
Il est d'ailleurs intéressant de noter qu'au thème de la mer est lié le picaresque marqué par la fantastique création de Musette (Robinet) « Cagayous », et « Cristobal le Poète » de John Antoine Nau, une littérature de couleurs et d'odeurs, où les types humains, poussés à l'outrance, puisent aisément leurs forces dans l'éternelle Méditerranée. Tandis qu'au thème de l'intérieur du pays -- celui de l'Afrique par excellence (et sans doute beaucoup plus Afrique que ne l'est la côte, cette dernière ressentie comme un fragment d'Europe, survivance humaine de la Tyrrhénide), sont associées les notions de destin, de forces profondes, occultes et maléfiques avec des comparaisons tirées de toute la gamme des métaux. Monde minéral, monde de Pluton et de Vulcain.
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Poussée à l'extrême, cette distinction serait purement intellectuelle, donc artificielle. En fait, dans les œuvres des algérianistes, les deux mondes se recoupent souvent, se superposent, mais sans se fondre.
\*\*\*
Citons en tout premier lieu parmi ces auteurs, Charles Hagel (1882-1938), dont le nom peut difficilement être dissocié de celui de Louis Lecoq, mais qui écrivit seul « Drames africains », puis Paul Achard, par excellence chantre du picaresque, auteur du roboratif « Homme de Mer », truculente épopée maltaise entre Saint-Eugène et Bouzaréah, témoignant de l'étonnante faculté d'adaptation et de progrès de cette communauté-charnière, latine et sémite à la fois, farouchement opposée au monde arabo-islamique, et à la fois si proche de lui ! Laurent Ropa (1891-1967) -- puisque nous parlons des Maltais, homme d'une triple culture, auteur du « Chant de la Noria » ; Charles Courtin, blidéen sensible à la malédiction africaine (« La brousse qui mangea l'homme ») ; René fanon (« Hommes de peine et fils de joie ») 1936. Comment les citer tous ?
Pour mieux les approcher, rappelons que deux ouvrages, à vocation d'anthologie, réunirent un certain nombre d'entre eux :
Priorité aux poètes -- n'est-ce pas dans l'ordre des choses ? -- qui se regroupent dès 1921, date-pivot entre toutes, puisque correspondant à la naissance du mouvement algérianiste sous toutes ses formes, à la maturité de communauté européenne d'Algérie par la prise de conscience de son existence spécifique, la mosaïque d'ethnies qui la composait formant enfin une fresque chatoyante mais cohérente ; date correspondant enfin à l'apogée de l'Algérie française, ces trois considérations étant d'ailleurs indissolublement liées.
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C'est le fameux ouvrage des « Treize », sous la baguette inspirée du maître Robert Randau, qui transcende le jeu de ses solistes en une orchestration à la gloire de la province natale, ni séparatiste ni perdue dans la masse des régionalismes métropolitains. Citons-les tous : Charles Courtin, Charles Delpiazzo, Raoul Genella, Annette Godin, Edmond Gojon, Charles Hagel, Maximilienne Heller, Louis Lecoq, Léo Loups, Lucien Pelaz, Robert Randau, Alfred Rousse, Albert Tustes.
L'ouvrage, dit-on, vaut seulement pour la fameuse « préface » de Randau, dont on a déjà parlé. On raille aussi le peu de place accordé à l'Algérie dans ces poèmes, tant sur le plan des thèmes que sur celui du style.
Ce n'est pas exact ! Certes, sur 192 poèmes figurant dans le livre, 71 seulement évoquent expressément l'Algérie, ses populations, ses paysages -- auxquels il faut ajouter les 24 poèmes écrits par Randau sur l'Afrique Noire.
Cela fait donc une honnête moitié. Et rappelons que les algérianistes -- c'est Randau qui le proclame dans la préface même de l'ouvrage -- ne se voulaient pas « régionalistes ». Et comment pouvait-on envisager que l'Algérie allait pouvoir engendrer, presque par génération spontanée, un style particulier de poésie ? Ces poètes étaient influencés par le Parnasse et le Symbolisme ? C'était de leur temps. Ajoutons même que l'Algérie était une terre inspiratrice se coulant parfaitement dans le moule de ces deux écoles littéraires sur le plan poétique, comme elle cadrait bien avec le picaresque sur le plan romanesque.
Les « romanciers » eux, qui étaient d'ailleurs aussi des poètes, se réunirent en 1925 pour faire paraître une anthologie consacrée aux contes, sous le nom de « Notre Afrique » -- dans la pure ligne algérianiste -- et orchestrée cette fois-ci par Louis Bertrand en personne.
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Elle groupe quatorze écrivains Hadj Hamou, Stéphane Chaseray, Charles Hagel, Maximilienne Heller, Louis Lecoq, Jean Pomier, Robert Randau, Alfred Rousse, Stéphan, Marthe Cleuzière, Charles Delpiazzo, Martial Douel, Raymond Marival, L. Pelaz.
Certes, d'autres anthologies avaient déjà paru ou paraîtraient plus tard, mais, en cette époque 1921-1925, c'est par excellence le moment de l'algérianisme, qui peut déboucher sur de grandes choses. D'autant que bien d'autres noms doivent être cités, qui sont dans la mouvance algérianiste, outre ceux déjà évoqués. Comment passer sous silence Marcello Fabri, Edmond Brua, Charles Geniaux, Jean Melia, Ferdinand Duchêne, et chez les femmes, Magali Boisnard, Marie Bugeja, Lucienne Favre, Elisa Rhais, Jeanne Favre-Sardet, Lucienne Jean-Darrouy, Angela Maraval-Berthoin ?
Pourquoi ne pas y « accrocher » Gabriel Audisio, qui constitua la charnière entre l'algérianisme et l'équipe de « la deuxième génération d'écrivains » baptisée « école d'Alger » ?
Mais revenons aux algérianistes et à leur tentative. Est-il hasardeux d'avancer qu'elle n'a pas atteint son but pour n'avoir pas tiré les conséquences extrêmes de l'autonomie esthétique vers laquelle elle tendait ? N'y a-t-il pas plus qu'une simple coïncidence entre le recul du « pataouète » comme langue populaire vivante, quotidienne, les contacts de plus en plus étroits entretenus avec le Paris littéraire par les écrivains algériens, l'emprise de plus en plus grande exercée sur le territoire algérien par la métropole ? En un mot, la puissance d'attraction et d'assimilation exercée par la France hexagonale n'a-t-elle pas, en « aspirant » littéralement vers elle et vers son centre vital parisien l'élite de la communauté algérienne-française, étouffé la jeune personnalité de celle-ci, et, n'a-t-elle pas, du même coup, sans le vouloir, déséquilibré les composantes complexes d'une Algérie qui pouvait éclore avec sa personnalité propre tout en restant dans le cadre spirituel -- et donc politique -- français ?
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Émile Moussat a écrit que le fait qu'Alger devint de 194, à 1945, la capitale de la France libre porta le coup de grâce à l'autonomisme littéraire que l'on avait vu poindre un demi-siècle plus tôt. Il faut méditer ce jugement, et le pousser au-delà. En attirant à elle la jeune intellectualité « Pied-Noir », la puissance centralisatrice métropolitaine laissait l'Algérie aux seuls Algériens de souche arabo-berbère, unis dans l'Islam : n'était-ce pas mettre en place les éléments pour la tragédie future ?
#### *L'algérianisme, après : *« *sauver une culture en péril *»
La guerre d'Algérie avait pulvérisé l'univers littéraire du post-algérianisme. Chacun avait pris place en son camp -- la vie pourtant continuait, mais la culture se savait de plus en plus dépendante de l'issue politico-militaire du conflit. Et ce fut 1962. Normalement tout aurait dû s'arrêter définitivement à cette date fatidique, avec la mort de l'Algérie Française dans les soubresauts sanglants que l'on sait. Il n'y aurait plus eu désormais que des regrets, qui iraient s'amenuisant avec les années. Pourtant, la flamme de l'algérianisme allait renaître, pas tout de suite certes, et pas sous la même forme, mais renaître quand même. Il fallut attendre dix ans environ. Les visions de cauchemar hantèrent chacun pendant ces années de stupeur, puis de lutte pour la survie. Des livres furent écrits, mais il n'y avait pas de place pour la littérature ; livres de combat, de justifications, de guerre, militaire et civile.
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Une place à part doit être réservée à Jean Brune pour ses quatre ouvrages, « Cette Haine qui ressemble à l'Amour » ; « Journal d'Exil » ; « la Révolte », « Interdit aux chiens et aux Français », le premier d'entre eux surtout est une œuvre de premier ordre, et un des plus beaux fleurons de l'algérianisme de toujours. Mais cette grande voix s'est tue trop tôt, avant de disparaître à jamais en 1973. Étrange coïncidence. C'est à cette époque que des cendres de l'univers algérien resurgit une petite flamme. Elle fut la résultante de la rencontre quelques années auparavant d'un groupe d'étudiants pieds-noirs repliés à Toulouse, animé par Maurice Calmein, avec le patriarche de l'algérianisme, Jean Pomier, retourné dans sa ville natale. Là aussi, le destin veillait. Le père du mouvement fondé en 1921 vivait ses dernières années, dans des conditions physiques et morales sans cesse plus pénibles ; le groupe de jeunes ne formait pas une structure précise, s'exprimant essentiellement dans le cadre d'Associations comme : l'amicale universitaire pied-noir, le Front national des rapatriés (FNR Jeunes) et dans les colonnes de leur journal, « C'est nous les Africains », aux efforts méritoires.
Mais le contact fut instantané et décisif : il fallait faire renaître l'algérianisme comme mouvement d'idées. Un manifeste fut élaboré, qui devint immédiatement la charte de ce qui se créait sous le nom de Cercle algérianiste. Dans des conditions nouvelles, avec le handicap, jugé par beaucoup insurmontable, de la perte du territoire et donc de toute raison d'être, l'algérianisme de l'après-exode ne pouvait se présenter comme un mouvement littéraire appuyé sur une association d'écrivains du terroir. Mais, lançant le défi de la survie d'une culture vouée apparemment à la disparition pour le revers historique qu'elle venait de subir, ce groupe ne pouvait constituer une association comme les autres, ne se situant ni au niveau des (nécessaires) revendications financières et autres, ni au niveau des amicales d'anciens à objectif limité. Pour cela, il fallait donc suivre une voie originale, hardie, périlleuse, voire incertaine.
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Un point capital relierait le nouveau mouvement à l'ancien -- celui du mode essentiel d'expression : une revue. Si les formidables difficultés de tous ordres, et par-dessus tout financières, ne permirent pas la naissance immédiate d'une revue digne de ce nom, d'emblée l'ambition des fondateurs du cercle et de ceux qui les avaient rejoints au 1^er^ appel, fut de perpétuer la revue « Afrique » C'est ainsi que naquit « l'Algérianiste », revue du cercle algérianiste, d'abord annuelle, puis trimestrielle, animée non sans témérité par une équipe d'amateurs, écartelés entre leurs obligations professionnelles, associatives, familiales et autres, mais poussés par l'irrésistible volonté de faire face, avec obstination et sérieux. Sans compter les premiers numéros (le n° 1 est daté, symbole de défi, du 1^er^ novembre 1973) ronéotypés, qui se dégagent mal des simples bulletins d'association, on trouve trois numéros spéciaux en 1975, 1976, 1977 puis, dès l'instauration de la périodicité trimestrielle, à partir du 15 décembre 1977 jusqu'à ce jour, 16 numéros, totalisant 1120 pages d'information, d'un format rappelant beaucoup celui d' « *Afrique* » Chaque numéro comporte en général des articles sur les villes et les hommes d'Algérie, sur l'histoire, la littérature et les arts, documents, souvenirs, anecdotes, essais, enrichis de revues des livres parus sur l'Algérie, ainsi que de nouvelles de la communauté, et précédés bien entendu d'un éditorial portant sur l'actualité intéressant le mouvement algérianiste. La plupart des signataires portent des noms inconnus avant la création du cercle pour la bonne raison que le cercle algérianiste se veut animé par la dernière génération de Pieds-Noirs, qui ont la très lourde mission de passer « le dernier relais » à leurs enfants nés en France, mais l'équipe de rédaction, qui ouvre d'ailleurs ses colonnes à tous les membres du cercle, sait s'entourer d' « anciens », historiens comme M. Yacono, hommes de l'Art comme Fernand Arnaudies, algérianiste de la première heure, compagnon de Robert Randau et de Jean Pomier, ancien membre de l'association des écrivains algériens et du Comité du vieil Alger, qui vient d'ailleurs d'être appelé comme troisième président d'honneur du cercle algérianiste, après Jean Pomier et Paul Belmondo, etc.
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A noter également dans la revue « Algérianiste » une rubrique -- une seule, mais suivie -- en « pataouète », pour tenter de perpétuer le langage original qui accéda à la vie littéraire du « français d'AFN », à la fin du siècle dernier avec Cagayous, de célèbre mémoire.
Il est évident que la revue « Algérianiste » est le fer de lance du cercle, qui se veut « l'expression de la conscience du fait Pied-Noir », mais le cercle a également d'autres modes d'intervention plus ponctuels, comme l'organisation de conférences à thème historique, culturel, d'expositions de tableaux et œuvres d'art prêtés par des membres de la communauté, ainsi inévitablement que toutes les caractéristiques d'une amicale.
Ainsi donc, dans un environnement fondamentalement différent, dans des conditions difficiles, mais pour perpétuer la même mission, animé de la même volonté, utilisant à peu près la même structuration : une revue, « l'Algérianiste », un prix littéraire, une association : le cercle algérianiste (lui-même largement décentralisé, pour tenir compte de la dispersion des Pieds-Noirs), le mouvement algérianiste a repris le flambeau, que la tourmente des années de guerre avait paru éteindre à jamais. Mieux, moins « école » que jamais, l'algérianisme des années 80 ne fait aucune distinction de chapelle entre « algérianiste » au sens strict du terme, « méditerranéiste », et « école algérienne de Paris », subtilités qui empoisonnèrent les années 35 à 55. Car il s'agit désormais de sauver une culture en péril.
Pierre Dimech.
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### Jean Brune
*La France de Dunkerque à Nouméa*
par Jean Bisgambiglia
« QUE sommes-nous donc allés faire en Afrique ? » La question, Jean Brune l'a posée il y a un peu plus de vingt ans alors qu'il était en reportage du côté de Biscarosse pour *La Dépêche Quotidienne d'Algérie.* Il l'a d'ailleurs rappelé dans son *Journal d'exil* publié en 1963 aux Éditions de la Table Ronde.
A cette époque, le drame était devenu pour nous un enfer obsessionnel. Les épreuves successives et de plus en plus fréquentes restreignaient les chances d'en réchapper aux dimensions d'une peau de chagrin qu'aurait imaginée un Honoré de Balzac gavé d'hallucinogènes. Du moins était-ce mon impression. Peut-être parce que j'habitais le quartier algérois de Belcourt, à la limite de la Guiba et du Hamma qui deviendront des repaires du FLN et le siège du dernier PC du fameux « commandant » Si Azzedine devenu depuis la « *coqueluche *» de Tonton Bigeard et des journalistes parisiens.
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Les Algérois qui vivaient rue Michelet ou Boulevard Saint-Saëns se sentaient-ils aussi menacés ?
La mort n'était plus l'événement d'exception. Elle était ordinaire. Elle était la vie courante. Elle était devenue l'habitude, cet horrible rouleau compresseur qui, petit à petit, nivelle le choc des traumatismes et finit par laminer jusqu'aux dernières parcelles d'émotion véritable.
Chacun pour soi, mais jusqu'à quand ?
\*\*\*
A Biscarosse, Jean Brune ne découvrait rien. Il se rendait à l'évidence : un monde de différences inconciliables séparait depuis toujours la France repue et somnolente de son pays natal, grandiose mais âpre où finalement, rien n'avait jamais été facile.
La guerre était omniprésente mais sournoise. Sans conventions. Sans décorum. Sans effets spectaculaires. Sans gloire et sans drapeaux.
Les vieux démons, ragaillardis, tenaient de nouveau le haut du pavé.
Voilà que dans le bled on revivait les veilles quasi préhistoriques d'un Max de Tonnac qui, dans son domaine de l'Haouch Adda, au seuil d'une Mitidja encore infestée de Hadjoutes et de moustiques, avait passé ses nuits à ne dormir que d'un œil, enroulé autour de son fusil. Voici qu'en ville, on songeait à bâtir des remparts symboliques autour de sa peur comme jadis on cernait de murailles protectrices les premiers centres de colonisation.
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« Que sommes-nous donc allés faire en Afrique ? » avait demandé Jean Brune à son confrère de l' « *Écho d'Alger *» René Sicart qui s'apprêtait, semblait-il, à formuler la même interrogation.
Je me suis souvent interrogé moi-même. Surtout à partir de 1960 lorsque, exerçant mon métier de journaliste, je me retrouvais en métropole après avoir franchi l'espace sidéral qui la séparait irréversiblement de l'Algérie.
Quand, débarquant à l'aéroport de Maison-Blanche, je regagnais Alger, je revenais de la Lune. L'anxiété qui m'habitait de nouveau ne parvenait pas à prendre le pas sur une paradoxale et surprenante impression de soulagement.
Qui l'admettra ? Dans le regard du premier bagagiste venu -- fût-il Arabe et en étions-nous à nous entretuer -- je retrouvais la connivence des réprouvés. Son enfer était mien. Drogue inépuisable, le vertige des inquiétudes quotidiennes m'avait fait défaut. Oui, là-bas, de l'autre côté, j'avais souffert du « manque ». Leur havre d'indifférence aux « patos », il m'était totalement incompréhensible. Hostile même. Leur mépris distrait n'avait d'égale que mon aversion d'écorché vif à leur endroit.
\*\*\*
Monarchiste en rupture de prétendant au trône de France dès que le comte de Paris entra dans les vues algériennes du général de Gaulle, écrivain étincelant qui étourdissait ses lecteurs d'un vocabulaire flamboyant, arabisant incollable, peintre, dessinateur et caricaturiste plein d'humour, poète mais aussi homme d'action, amoureux de toutes les jolies femmes et trahi par toutes, tel fut Jean Brune.
Il repose aujourd'hui en Nouvelle-Calédonie parce qu'il n'a pu aller plus loin pour fuir la France où il suffoquait et les Français qu'il ne pouvait plus comprendre.
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Il était l'ami de Jacques Laurent, de Jacques Perret, d'Edmond Charlot qui fut le premier éditeur d'Albert Camus, et du peintre Sauveur Galliero dont quelques proches affirmaient qu'il avait servi de modèle pour le Meursault de *L'Étranger.* Brune avait été des Camelots du Roi avant la guerre et était passé aux Assises à propos d'une sombre affaire de tentative d'assassinat contre la personne d'un élu communiste. Il fut des amis de l'OAS et le paya chèrement, lui que les médiocres et les besogneux attachés aux petits riens de leur inexistante existence dénonçaient comme un rêveur insaisissable perdu dans les nuées roses et bleues et l'or des royaumes qu'il se serait inventés.
Jean Brune était d'un autre temps ou alors d'une espèce tout autre.
Expulsé d'Algérie pour son amour de la vérité et de la justice et pour avoir agi après avoir écrit ce qui devait être entendu, pourchassé aux quatre coins de l'Europe et contraint à une vie clandestine qu'il avait déjà connue lorsqu'il complotait contre « la Gueuse », Brune a écrit en exil quelques livres dans lesquels il ne s'est ni rabaissé ni trahi.
Oublié par certains d'entre nous, traqué, poursuivi d'Italie en Suisse, de Suisse en Espagne, d'Espagne en Belgique et de Belgique en Hollande, cet homme perdu dans l'indifférence, qui aurait dû exploser de haine, de fureur ou d'amertume, cet homme révolté a finalement délivré un message d'espoir à l'intention de ses frères dans le malheur. Mais qui donc parmi eux a lu et bien lu cette *Lettre à un maudit* parue en 1963 en postface de son *Journal d'exil ?*
De *Cette haine qui ressemble à l'amour* publié au plus fort du drame algérien, puisé dans nos désespérances, on avait dit à Alger que de Gaulle lui-même l'avait lu. L'avait-il réellement fait ? Le vieux connétable avait-il vraiment saisi ce que Jean Brune avait voulu faire entendre ?
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La haine, Charles de Gaulle savait certes ce que c'était pour y avoir succombé maintes fois de diverses manières et en avoir fait souvent le moteur d'entreprises tenaces ou mesquines muées en actes historiques par la sanction du destin ou la complaisance des thuriféraires.
Mais, l'amour ? L'amour passionné, irraisonné, possessif, exclusif ? L'amour fou, désespéré, aveugle, débridé, qu'en savait-il ? Qu'en avait-il su ? Qu'avait-il pu savoir des folies les plus insensées et les plus injustes parfois qui furent inspirées par cet amour-là ?
\*\*\*
En 1954, lorsque je suis entré à la *Dépêche Quotidienne d'Algérie* -- la D.Q. --, Jean Brune achevait, je crois, une enquête originale illustrée de caricatures de son crû sur un Bab-el-Oued qui l'avait toujours envoûté. Succès. Mais il valait mieux que cela. Quelques années plus tard -- car il était parti un jour respirer ailleurs un air plus grisant que l'oxygène rare de ce petit « canard » casanier -- un « come-back » souhaité par quelques-uns d'entre nous lui permettait de revenir par la grande porte. Il devint notre directeur technique. A vrai dire, la technique -- et le mot et la chose -- c'était de l'anti-Jean Brune. Ses maquettes destinées à l'imprimerie ressemblaient à des esquisses picturales où les volumes et les formes prenaient le pas sur le « *millimétrisme *» pointilleux. Ses « *papiers *»*,* il les rédigeait comme Delacroix ou Goya peignaient. Stéphane Mallarmé devenu journaliste, il ne rendait pas compte, il recomposait à sa guise. Poète de la plume et du crayon -- il n'écrivait qu'au stylographe -- Brune ne pratiquait que l'inspiration soudaine, l'imagination dédaigneuse des contraintes horaires ou typographiques, l'empirisme génial, l'idée qui germait dans la nuit ou le projet longuement et intérieurement ébauché en rêvant sous les glycines, dans sa villa mauresque du « Balcon Saint-Raphaël ».
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Pour plusieurs raisons, il ne m'est pas permis encore aujourd'hui de parler de cet homme avec objectivité. Je lui dois au moins deux ou trois fières chandelles.
C'est grâce à Jean Brune également, à la faveur d'une enquête de plusieurs mois sur l'histoire anonyme des vieilles familles pieds-noirs, que j'ai découvert et appris à aimer mon pays, l'Algérie. Je le confesse : j'ai écrit cette longue quête à la recherche des passés enfouis comme je n'ai jamais plus été capable de le faire depuis.
C'est Jean Brune qui a mis au jour ma sensibilité algérienne.
\*\*\*
Je n'ai jamais autant souffert qu'à la fin de l'année 1961. Le chaos final se dessinait déjà. Les meilleurs d'entre nous, les plus courageux, menaient également une vie clandestine. L'échec des quatre généraux avait entraîné une répression féroce auprès de laquelle celle qu'évoquent perpétuellement aujourd'hui les autonomistes corses (avec moins de virulence qu'avant le 10 mai toutefois) me fait sourire. Nous étions déboussolés ; perdus, désespérés, prêts à tout. Henri Pajaud, Georges Laffly et moi-même avions été suspendus sur les conseils insistants du Délégué général en Algérie. C'est du moins ce que nous dit en souriant -- « *De quoi vous plaignez-vous ? On vous paiera pour prendre des vacances supplémentaires *» *--* le sapajou albinos haut comme trois pommes à genoux que le milliardaire Laurent Schiaffino, notre bailleur de fonds, avait placé dans le fauteuil directorial. Jean Brune n'était plus là. Expulsé. Laffly, Yves Gaveriaux (aujourd'hui au *Méridional* à Marseille) et moi allions être conduits devant un juge d'instruction versaillais pour avoir fait notre métier sans chercher à plaire, alors couverts par les caciques du journal qui nous laissèrent tomber à l'instant du retour de flammes.
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Les autres continuaient à vivre, se berçant d'illusions, se compromettant passivement avec un pouvoir insolent et vengeur, défaisant trop précipitamment ce que le saltimbanque génial avait édifié dans l'ivresse de nos espérances. Nous étions devenus des vaincus jugés chimériques et dangereux. On nous payait pour nous taire. Nous étions la peste pour tous ceux qui s'étaient jetés sans le savoir dans les sales pattes du choléra.
Installés dans le bureau d'André Seguin passé de son poste de chef des informations de la *Dépêche Quotidienne* à l'OAS, François Mirallès (venu du très libéral *Journal d'Alger*) et Maxime Baglietto dit « Pépète » (rescapé du très conservateur *Écho d'Alger*)*,* malgré leur talent et leur expérience, ne savaient pas encore -- comment pouvaient-ils ne pas savoir ? -- que la débâcle des *ultras* que nous étions préfigurait déjà leur propre agonie. Six mois plus tard, désertée par ses éléments les plus déterminés qui démissionnèrent avant de s'exiler, la *D.Q.* n'était plus qu'une feuille complaisante (même le titre était imprimé en rouge) que l'Algérie nouvelle n'épargna pas longtemps.
Je n'ai jamais plus revu Jean Brune du jour où on le chassa un matin, entre deux policiers. Ses livres d'exilé, découverts par hasard chez les libraires, m'avaient permis de retrouver sa trace, en quelque sorte. Sa mort, je l'ai apprise en Corse, incidemment, cruellement, devant un comptoir d'où déferlaient les rires de quelques poivrots sans problèmes.
-- *Tiens ! Toi qui as été journaliste à Alger, as-tu connu Jean Brune ? Eh bien, il est mort il y a trois mois à Nouméa où il est enterré !*
Oh ! l'atroce réalité qui déboule trop souvent sans mettre de gants... je le rêvais encore en train de se battre quelque part, sa tête énorme et carrée, pleine d'oiseaux de lumière et de vents libertaires, plantée dans ses larges épaules, fonçant de son pas décidé et sonore qui se muait parfois en un balancement inattendu de danseur étoile. Jean Brune et ses foulards de soie noués autour d'un cou de centaure peu fait pour la cravate des commis-voyageurs et des larbins stylés. Jean Brune et cet eczéma tenace qui lui dessinait parfois sur la peau de larges tatouages écarlates comme si un feu intérieur lui dévorait le corps tant qu'il n'avait pas jeté sur le papier les tempêtes de mots qui germaient dans son crâne.
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Jean Brune et ses éclats de rire en coups de gueule harmonieux et ses étincelantes confidences qui nous donnaient chaque fois la sensation que nous étions un peu plus intelligents, grâce à lui. Jean Brune et ses chroniques radiophoniques qu'il entonnait devant le micro de « La voix du Bled ». Si longtemps après un petit sous-lieutenant corse aujourd'hui enseignant dans un lycée ajaccien, n'a pas oublié. Jean Brune en vacances, il avait dû, extrait des bureaux du service d'action psychologique du colonel Gardes, remplacer le journaliste réputé. Qui, revenu à son micro, lui en avait fait compliment. Il est vrai que l'officier était digne d'intérêt. N'est-ce pas à lui -- mais qui le sait aujourd'hui ? -- que l'on doit la célèbre formule « De Dunkerque à Tamanrasset » qui, d'ailleurs, sans sa version originale dessinait une seule et même France « De Zuydcotte à Tamanrasset ». N'est-ce pas lui également, obscur galonné dont les supérieurs signaient officiellement les trouvailles, qui découvrit que « La Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris » ? Jean Brune avait apprécié. Vingt-quatre ans après, le Corse s'en souvient encore et tient à le dire. Lui aussi avait été conquis par le fabuleux personnage.
Mais moi, avais-je connu Jean Brune, l'avais-je réellement deviné ? Probablement pas. Mon portrait est-il fidèle. Peut-être et peu m'importe. Lorsque je les aime, je me plais à imaginer les gens comme je les aime et à m'en souvenir de la même manière mais sans toujours les épargner. Jean Brune avait certainement conscience des hauteurs sur lesquelles il évoluait. Son optique d'albatros planant au-dessus des êtres et des choses lui donnait incontestablement l'impression qu'il était plus près du soleil que nous. Doit-on lui chicaner cette certitude, même a posteriori, à une époque, dans un pays et dans une société où tant de nains se prennent pour des géants ou, comme disait Edmond Rostand par la voix de Cyrano, « pour des petits grands hommes dans un rond » ?
299:264
Pour moi, ce maudit dont je retrouve la patte fulgurante dans le Tipasa d'Albert Camus (avec lequel il alla d'ailleurs en classe au Lycée Bugeaud) est intouchable. Il m'a appris l'amour de la terre algérienne et la fierté d'en être issu.
Je suis resté son débiteur et n'ai jamais payé ma dette.
Jean Bisgambiglia.
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### Le « non-message » d'Edmond Brua
par Jean Bisgambiglia
COLLÉGIENS ALGÉROIS, nous jouions malicieusement d'une confusion volontaire : était-ce grâce à Corneille qu'Edmond Brua aurait mérité d'être enseigné aux pieds-noirs en culottes courtes ou bien le talent irrespectueux et plaisant du père spirituel de Roro et de Chipette avait-il été, au moins en Algérie, à l'origine de la renommée scolaire du bonhomme de Rouen ?
A l'évidence, nous préférions Corneille à Racine et cela était dû à Edmond Brua. A lui seul. Rodrigue était familier j'te mets une *calbote* ([^75]) s'pèce de vieux *cavestroun* qui a manqué mon père et que le mur y va t'en donner une autre quand ta tête elle va *rebomber* dessus.
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De « La parodie du Cid », nous savions des tirades entières. Gestes à l'appui bien entendu. Bajazet lui, nous rasait : un vulgaire « pastos » déguisé en bachi-bouzouk et tout droit sorti d' « Afric-Film ».
« Ce bras qu'il a levé les sacs de pom's de terre » fut longtemps à nos yeux un levier figuratif et provocant qui soulevait notre mâle fierté et nos rires approbateurs. L'honneur au bout du bras, c'était fait pour nous plaire. La symbolique d'inspiration phallique nous paraissait évidente. Pour nous, petits machos en herbe, le message était reçu cinq sur cinq.
Nous espérions davantage cependant : à quand Shakespeare et Montaigne ravalés à la loubia et Molière à la soubressade mahonaise ?
\*\*\*
La première fois que j'ai rencontré Corneille, le nôtre, le pataouète ; pas le Normand, c'était de l'autre côté d'une mémorable tournée d'anisettes qui n'en finissait plus de finir. Nous étions au « Dôme », rue Monge, où les deux sœurs Kalaffat régnaient avec la sensibilité d'une caisse enregistreuse derrière un comptoir qui contenait difficilement leur truculence et leur généreuse poitrine. J'avais un peu plus de vingt ans, toutes mes dents et beaucoup d'illusions sur le sacerdoce du journaliste au service de la seule et belle vérité.
Edmond Brua était sans chichis, blanc de cheveux, bleu du regard et brillant sans pédanterie. Il s'adressait à nous, néophytes béats, comme à des camarades, ce qui ne nous faisait pas oublier, malgré les rafales de « mahias », qu'il était aussi rédacteur en chef du *journal d'Alger.* Privilège doublement ressenti : nous étions de La *Dépêche Quotidienne* donc d'un « canard » concurrent. J'étais ému et fier. Corneille était mon pote et du livre, toujours un peu sacré, il était descendu, là, à notre niveau. Le roi n'était pas mon cousin, mais Le Cid, oui !
302:264
Les vapeurs assassines de l'anéthol rendaient plus enivrants les propos du magister qui, privilège de ces bouffas algéroises qui vous hissaient à hauteur des dieux de l'Olympe, nous entretenait des pieds-noirs de l'Antiquité que nous n'avions jamais connus. Lesquels ? Ces Grecs d'Asie mineure, d'Italie méridionale et de Sicile, colons industrieux jaloux de leur culture et de leur supériorité dont l'expansionnisme avait enfanté les premiers enchantements du vieux monde méditerranéen et créé la matrice dont nous sommes tous issus. Les Grecs qui, avec leur bougeotte, traînaient leurs chikayas, leurs injures homériques, leur tchatche sur l'agora, leurs défis fanfarons, leur esprit d'indépendance pagailleuse, leur boulimie d'aventure, leurs complexes de supériorité, leur amour de la perfection c'est-à-dire d'eux-mêmes. Oh, oui ! Comme nous étions Grecs ! Comme nous l'étions !
Nous devenions donc, à travers les siècles, les frères sans le savoir, d'Archimède, Grec mais né à Syracuse en Sicile et d'Hérodote, Grec aussi mais d'Halicarnasse, de l'autre côté de l'Hellespont. Purée ! Ce n'était pas rien. Bien sûr, Naxos, Crotone, Phocée, Agrigente, Milet ou Éphèse ce fut bien autre chose dans l'histoire de l'humanité qu'Oran, Alger ou Constantine. Mais Troie, c'était aussi chez nous. Nous étions donc les héritiers par la cuisse de Jupiter, des pouilleux géniaux et remuants qui ne voulaient plus manger de cailloux dans leurs djebels ingrats où ne poussait que le soleil.
Plus loin, toujours plus loin, ils s'en étaient allés fonder des Alger, des Oran et des Constantine ou des Souk el-Arba, jusque sur les rives de la Mer Noire qu'on appelait alors le Pont-Euxin. A l'ouest, ne leur devait-on pas Marseille, Nice et Alalia en Corse et peut-être Barcelone sur la route des Colonnes d'Hercule qui deviendront le *Djebel-Al-Tarik* c'est-à-dire notre Gibraltar ? Ne leur devait-on pas la renaissance de la vieille et belle culture hellénique depuis cette Ionie qui fut un peu l'Amérique de la Grèce antique, le monde à découvrir, la colonie jalousée, la nouvelle puissance montante, la proie convoitée ? Fondant alors sur le pactole dont les cités commandaient le passage vers le Pont-Euxin devenu un « *mare nostrum *» dédié à Zeus, les premiers ennemis n'étaient autres que les frères venus des métropoles.
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Alors, ce soir-là, au « Dôme », noyés dans l'anisette et le rêve reconstruit, nous étions tous retranchés dans Troie saccagée par les Achéens d'Agamemnon : des patos ! Oui, des patos ! « *La purée de leurs osss ! *»
C'était le cri du cœur.
\*\*\*
Après l'indépendance, Edmond Brua s'était retiré à Nice. Je lui avais écrit depuis Ajaccio, berceau de mes ancêtres corses (puisque j'en ai d'autres). Il ne m'avait pas oublié. J'en étais honoré. Maintenant était arrivé le temps des questions qui me brûlaient les lèvres et se bousculaient, la nuit, dans mon crâne encombré. J'osai les lui poser...
Troie, la nôtre, disparue dans l'enfer, de nous que resterait-il lorsque nous aurions passé le Styx ? L'esprit pied-noir survivrait-il à la disparition de notre génération ou bien se perpétuerait-il en nos enfants auxquels nous l'aurions enseigné ou transmis inconsciemment ?
Le sage n'avait rien éludé :
« *Une génération ou deux *»*,* m'avait-il concédé, « *c'est la durée que l'on peut assigner à la survivance de cet esprit particulier, de ce* « *folklore *»*. *»
« *L'un et l'autre n'existaient qu'en fonction d'un foyer qui était l'Algérie française,* « *prolongement de la France *», *mais aussi* « *pays neuf *»*,* « *creuset de races *»*, etc., et qui, en tant que tel a été impitoyablement détruit. Si les folklores corse, provençal, basque, alsacien ou breton peuvent subsister c'est parce qu'ils conservent leur foyer, entretenu avec plus ou moins de zèle.*
304:264
*C'est aussi parce qu'ils sont plus authentiques et plus riches. Notre folklore pied-noir, il faut l'avouer, avait à la fois les défauts et les qualités d'une improvisation, d'une création hybride aux racines embrouillées. Mais il faudrait s'entendre sur le sens du mot* « *folklore *»*. Il est beaucoup plus vaste que celui que nous lui donnons. C'est la* « *science du peuple *» *et nous n'étions pas un peuple. Nous étions, nous voulions être une province française. Pour être un peuple, il nous eût fallu absorber le folklore de dix millions d'autochtones, c'est-à-dire de plusieurs folklores qui, pour ma part, me sont toujours restés étrangement étrangers. Bien que je fusse pied-noir à la troisième génération. Il eût fallu apprendre l'arabe et le kabyle ; je leur ai préféré l'allemand, l'anglais et l'italien, le latin aussi, enfin les langues où je pouvais retrouver des racines de la mienne... *»
*Je m'accrochais à mon rêve. Et la littérature ? Grâce à Musette, a Brua, à d'autres, la* « *différence algérienne *» *ne pourra-t-elle, faisant l'objet de ce qui devrait être un culte, être finalement sauvée sinon perpétuée ?*
« *Accoler mon nom à celui de Musette,* m'avait-il répondu, *ce qui est pour moi beaucoup d'honneur, c'est montrer que ce que nous appelons un folklore se résume essentiellement à la notation et à l'utilisation, à des fins littéraires, d'un langage, d'un accent et d'une mimique particulière. Je n'y vois pas plus la possibilité d'un culte que je n'y voyais les éléments d'une culture. Le pataouète, pour l'appeler par le nom que j'ai adopté avant la guerre, et qui s'appliquait jusque là à un type, non à un langage, cessera d'être* « *vivant *» *dans le délai prévu : une génération ou deux*
« *Il est déjà à moitié mort, ce pataouète. Mais, chose curieuse, la culture prendra sa revanche sur cette pittoresque atteinte à l'intégrité de la langue française. La thèse monumentale de M. Lanly sur les* « *Français d'Afrique du Nord *» *n'est que le début d'un inventaire de cette étonnante aventure linguistique dont E.-F. Gautier avait aperçu l'immense intérêt. Il y voyait, je cite de mémoire, une véritable langue en formation et l'occasion unique* « *de montrer par analogie, comment le français s'est détaché du latin *»*.*
305:264
« *Langue mort-née naturellement, mais d'autant plus commode à disséquer pour le philologue comme l'est le fœtus pour le carabin.*
« *Mais quelque chose d'autre est mort, quelque chose d'autre -- a été étranglé par des mains maladroites dans le ventre d'une mère ; quelque chose qui dépassait le particularisme, la fantaisie, le pittoresque et le* « *picaresque *»* ; quelque chose qui constituait les vraies racines, les vraies richesses pour nous, pour la France et pour l'Algérie elle-même. Quelque chose qui était l'amour. Rien de tout cela n'est exprimable en* « *pataouète *»*, heureusement !*
« *Mais beaucoup de tout cela a déjà été exprimé dans une littérature qui compte des noms comme ceux de Lecoq et Hagel, Robert Randau, Rose Celli, Roblès et, bien entendu, Camus. Il faudrait en citer dix autres, entre lesquels on trouverait des oppositions irréductibles, des différences d'inspiration et de talent fondamentales. Mais on leur trouverait en commun, à tous, cet amour que l'on a tué,* « *cet amour qui ressemblait à la haine *» *comme dirait mon vieil ami Jean Brune. *»
Le sage finissant allait-il tirer un pan de son manteau sur sa tête et attendre le moment ultime ? Mais lui, s'il s'en allait -- et il allait nous quitter -- n'était-il pas assuré de continuer à vivre, au moins tant que nous, nous serions en vie ? Quel était son message ?
« *Je n'ai pas de message à émettre *» avait-il conclu, « *mais je souhaite que cet amour perdu, que la mémoire des lumières et des ombres, des joies et des peines, que le regret du foyer détruit donnent naissance à la grande œuvre littéraire qui s'est trop longtemps fait attendre.*
« *Elle peut d'ailleurs naître dans cent ans... *»
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Edmond Brua est mort. Mort à Nice. Fondée par des pieds-noirs hellènes. Mort pour l'état civil. Pas pour moi. Celui-là, j'aurais aussi voulu qu'il soit un peu mon père.
\*\*\*
La leçon du « Dôme » n'a pas été perdue pour tout le monde. La thèse d'Edmond Brua qui ne choquera que « les bourricots d'Espagne » (ainsi dans notre famille, surnommions-nous les crétins irrécupérables), je l'ai faite mienne. Je vois d'ici le sourire narquois des Clercs et des Juges qui ont pourtant pleuré sur Carthage en ruines après avoir fait la louange de son impérialisme orgueilleux mais glosaient cyniquement sur le sexe des anges tandis qu'une nouvelle Rome, fière de ses capitulations successives, rasait notre passé et laissait répandre le sel sur la terre nourricière où crevaient nos racines.
C'étaient pourtant nous, les Carthaginois hardis et vaincus puisque leurs ancêtres, partis du pays natal, avaient eu le mérite d'édifier au-delà des mers, un nouvel empire pour de nouveaux destins. Six siècles ! Ce défi a duré six cents ans ! Il n'en reste aujourd'hui que des pierres -- qui sont d'ailleurs romaines --, et peut-être, nous disent certains, l'usage du burnous maghrébin qui, effectivement, n'est pas d'inspiration arabe.
De cent trente années françaises, même pas un siècle et demi, que restera-t-il en Algérie, demain ? Une légende noircie ? Les vestiges de splendeurs défuntes dont on ira jusqu'à nous refuser la paternité ? Un pantalon dit « à la française » parce qu'il se portera le plus souvent baissé sur les chevilles ?
Archimède et Hérodote ne sont plus les seuls désormais à hanter mon Panthéon symbolique. Les portes en sont largement ouvertes à tous les émigrés de l'histoire et du monde qui s'arrachèrent un jour aux pays de leurs pères, poussés par la faim, l'arbitraire du pouvoir ou la guerre, le rêve ou l'ambition, abordèrent d'autres rivages, y firent souche et devinrent eux-mêmes des fondateurs de lignées.
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Les pieds-noirs qui ne furent rien d'autres que des descendants d'immigrants ayant peuplé une colonie dépendant d'une métropole (« métropolis », la cité-mère des Grecs errants de jadis) devraient se sentir chez eux partout où, de l'exil lointain, sont nés des recommencements.
Nous avons peut-être eu notre « Mayflower » mais pas notre Yorktown.
La France n'est pour nous que la terre d'accueil du reflux imposé, le foyer crépusculaire de notre échec, le tombeau des différences sans lesquelles nous ne sommes plus nous-mêmes. Notre irrémédiable fin s'y inscrit entre ses six côtés. Le dernier d'entre nous lorsqu'il sera sous terre, emportera aussi l'ultime témoignage. Nous sommes une espèce de derniers des Mohicans promis à l'extinction totale car déjà nos propres enfants n'entendent rien à notre langage et à nos tabous, ne veulent rien savoir du pays auquel nous devons tout, supportent mal nos radotages. Une partie de nous-mêmes, la meilleure sans doute, leur échappe. Pour eux, nous venons de l'inexistant, de l'irréel, du néant.
De quelle autre planète sommes-nous donc tombés ?
Jean Bisgembiglia.
#### Glossaire pied-noir pour une meilleure compréhension du texte.
*Calbote :* horion, coup de poing, gifle, beigne, baffe.
*Cavestroun :* bon à rien, malappris.
*Rebomber :* rebondir.
*Patos :* Français de France, synonyme de frangaoui, de frangao'.
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*Loubia :* haricots secs en sauce piquante accompagnés de cumin (koumcun).
*Pataouète :* mot inventé entre les deux guerres par Edmond Brua pour, comme il le dit lui-même un peu plus haut, qualifier un type d'individu avec son comportement et son langage caractéristiques. Par extension, on disait « parler comme un pataouète » puis « parler en pataouète » Ou « le pataouète ».
*Mahia :* mot d'origine judéo-espagnole qualifiant un alcool ou l'usage de cet alcool tel que les juifs andalous savaient le préparer et en étendre la pratique après avoir été chassés d'Espagne. « Taper la mahia » c'était « boire l'apéritif ».
*Bouffa :* beuverie, ivresse. « Il est de bouffa » : il est ivre. « Il s'est attrapé une bouffa » : il a bu plus que de coutume.
*Chikayas :* disputes stériles, discussions byzantines, affrontements, imbroglio.
*Tchatche :* faconde, vantardise bavarde. « Le roi de la tchatche » c'est le roi des bonimenteurs.
*La purée ! :* (toujours avec un point d'exclamation). Interjection accommodée à toutes les sauces : la purée de nous autres (pauvres de nous !), la purée des coqs ! (Nom de nom), la purée de tes oss ! (avec plusieurs s) : sois maudit !
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### Émile Dermenghem
*1892 -- 1971*
par Pierre Goinard
LES CHRÉTIENS s'intéressant à l'Islam devraient tous connaître l'œuvre d'Émile Dermenghem. Nulle plus qu'elle, à l'heure où la hiérarchie incite au dialogue, n'est à même de leur faire comprendre l'âme musulmane maghrébine. Nous avons eu le privilège de le connaître à El Biar, sur les Hauts d'Alger, où nos demeures n'étaient séparées que par quelques centaines de mètres, ainsi que de rendre visite en sa compagnie à une zaouïa d'Oranie. Plus d'une fois il déposa discrètement dans notre boîte aux lettres un texte qu'il venait de publier. Cet homme éminent, très réservé, presque timide, restait d'une extrême simplicité.
Né à Paris, élève de l'École des Chartes, licencié ès-lettres et archiviste paléographe, disciple du célèbre islamologue Louis Massignon, il avait abordé l'Afrique du Nord, en 1925, comme correspondant de guerre pendant la campagne du Rif.
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Séduit par le Maghreb, entré en relations avec deux jeunes Marocains, le Dr Faraj et Si Mohammed el Fasi, qui vinrent achever leurs études à Paris -- où Faraj logea chez sa mère -- il perfectionna sa connaissance de la langue arabe et commença de s'intéresser aux écrits spirituels musulmans.
Après avoir été archiviste dans les Hautes-Alpes de 1931 à 1942, il recueillit la succession de l'historien Gabriel Esquer comme archiviste-bibliothécaire du Gouvernement Général à Alger, devenant en 1960 conservateur en chef. Il complétait sa documentation par des voyages d'études à l'intérieur du pays, se mêlant à des populations encore peu étudiées.
Très informé de la mystique chrétienne comme en témoignent ses ouvrages sur Joseph de Maistre en 1923 et, en 1926, sur Marie des Vallées, il avait étudié aussi « L'île d'Utopie » démocratique et sociale de saint Thomas More et ses émules de la Renaissance. Après avoir traduit, avec son ami El Fasi, des contes marocains puis l'admirable poème spirituel de Ibn Faridh, « L'éloge du Vin », qu'il accompagna d'un remarquable essai sur la mystique musulmane, il publia une vie de Mahomet en 1945, enfin un recueil : « Les plus beaux textes arabes ». Le chapitre de la littérature arabe lui fut confié pour l' « Encyclopédie de la Littérature ».
De plus en plus il se consacrait à une investigation approfondie de l'Islam en Afrique du Nord, publiant successivement « Le culte des Saints de l'Islam maghrébin » chez l'éditeur Baconnier à Alger (qui a tant œuvré pour faire connaître l'Algérie et ses écrivains), « Le pays d'Abel » où il décrivit magistralement les tribus nomades les plus purement arabes d'Algérie.
Par ailleurs les « Documents Algériens », publication périodique du Service d'Information du Gouvernement Général entre 1945 et 1954, ont grandement bénéficié de son concours et de ses nombreuses plaquettes : ils restent une mine de documents précis provenant des spécialistes les plus avertis, véritable encyclopédie des questions algériennes.
311:264
E. Dermenghem ne s'est pas borné à décrire des mœurs et coutumes en ethnologue ; il s'attachait à préciser la spiritualité traditionnelle sous-jacente de ce qu'il observait, avec sympathie et pénétration rappelant ce que répétaient les maîtres jésuites de son collège : catholique signifie universel.
La tragédie algérienne fut pour lui particulièrement cruelle alors qu'il s'efforçait de rapprocher deux religions et deux peuples, de jeter des ponts entre leurs vies intérieures, il voyait avec angoisse les gens de la division élargir tenacement un fossé entre européens et indigènes. Le rêve de sa vie s'effritait sous les violences déchaînées par la rébellion. L'assaut du Gouvernement Général et le saccage partiel de sa bibliothèque achevèrent de le désemparer. C'est un homme profondément meurtri que nous aidâmes, en mai 62, à quitter l'Algérie.
A Samois, dans sa villa des bords de Seine, sa fin de vie fut mélancolique, aggravée par une longue maladie sans issue et par les tristes conséquences de la guerre d'Algérie dont il fut, à sa manière, l'une des innombrables victimes.
Il reste de lui une œuvre considérable dont l'intérêt ne cessera de grandir ; déjà des rééditions de plusieurs de ses livres ont vu le jour.
Pierre Goinard.
Principaux ouvrages d'Émile Dermenghemn :
-- Joseph de Maistre mystique (La Connaissance, 1923 ; La Colombe, 1946)
-- La Vie admirable et les Révélations de Marie des Vallées (Plon, 1926).
312:264
-- Thomas Morus et les Utopistes de la Renaissance (Plon, 1927)
-- Contes Fasis et Nouveaux Contes Fasis, en collaboration avec Mohammed et Fasi (Rieder, 1926 et 1928).
-- La Vie de Mahomet (Plon, 1929 ; Charlot, 1950).
-- L'éloge du Vin (Al Khamriya), d'Ibn al Fâridh, en collaboration avec A. Faraj, avec une étude sur le çoufisme (Véga, 1931)
-- Vie des Saints Musulmans (Baconnier, 1942 et 1956).
-- Contes Kabyles (Charlot, 1945).
-- Les plus beaux textes arabes (La Colombe, 1951)
-- Le Culte des Saints dans l'Islam maghrébin (Gallimard, 1954)
-- Mahomet et la tradition islamique (Éditions du Seuil, 1^e^ éd. 1955. ; 9^e^ éd. 1974).
-- Le Pays d'Abel -- Le Sahara des Ouled-Naïl, des Larbaa et des Amour (Gallimard, 1960)
\*\*\*
Édition de :
-- La. Franc-Maçonnerie (Mémoire au duc de Brunswick par Joseph de Maistre) (Rieder, 1925).
-- Les Sommeils, par J.B. Willermoz (La connaissance, 1926).
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-- Dans l'Évolution Humaine des origines à nos jours (Quillet, 1934, tome 1) : La pensée juive -- La pensée musulmane.
-- Dans l'Encyclopédie de la Pléiade (Gallimard, 1957, tome I, Histoire des Littératures) : Littérature arabe.
-- Dans le n° spécial des Cahiers du Sud, l'Islam et l'Occident (1947) : « Témoignage de l'Islam ».
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Les éditions Vega ont réédité « L'éloge du vin » en 1980. « Les éditions d'aujourd'hui » à Plan de la Tour (Sainte-Maxime), ont publié récemment en reprographie « La vie de Mahomet », « Les plus beaux textes arabes », « La vie des saints musulmans » ainsi que « Joseph de Maistre mystique ».
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## TEXTE
### Pieds-Noirs, Sidis et Patos
par Jacques Perret
*Écrit pour notre numéro de 1972, seul texte de ce numéro qui ne fût pas d'un Pied*-*Noir, ce texte de Jacques Perret est devenu dans les mémoires ce qu'il était d'emblée, ce qu'il demeure et demeurera : un texte classique, dont plusieurs passages sont à apprendre par cœur dans les écoles, et qu'on pourrait appeler :* « *Tombeau de l'Algérie française *»*. Il était en quelque sorte nécessaire qu'on le retrouve ici en son entier. C'est de lui que sont tirées les deux épigraphes du présent numéro.*
J. M
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Un Patos aura donc ici le privilège et l'imprudence de parler des Pieds-noirs dans une assemblée de Pieds-noirs. Ils ont tous une bonne langue et je tournerai sept fois la mienne. Je ne perdrai pas de vue que René Viviani était Pied-noir et qu'en mai 1914 le vent de l'histoire soufflant par sa bouche retournait comme une crêpe la majorité parlementaire. Estourbie sous le charme et la violence du baratin pied-noir elle votait l'application immédiate de la loi de trois ans dont elle ne voulait pas et que l'orateur lui-même n'avait cessé de combattre. A vrai dire c'est une belle figure de bateleur qui venait ce jour-là de sauver la patrie. D'une gueulante africaine la victoire de la Marne. Je n'oublierai donc pas qu'un génie harangueur habite les Pieds-noirs. A eux la faconde au soleil, à nous Patos la bafouille dans le brouillard. Je vois même qu'on ne se gêne pas pour nous orthographier Pathos et je trouve excessif qu'on nous le dise en grec. J'écrirai donc Patos et n'y voyant qu'un sobriquet d'origine inconnue, toute acception péjorative ne pouvant être due qu'au malheur des temps.
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Avant de bien connaître les Pieds-noirs j'ai bien connu les sidis. Je dis « sidi » comme on dirait « bicot », « melon », « crouyat » et autres diminutifs, tropes ou doublets parfaitement honorables et pour le moins innocents. Les appellations officielles n'étant que périphrases complexées ou approximations incommodes et le mot *arabe* étant lui-même bizarrement tenu pour désobligeant quand il est parlé d'Arabes, je m'en tiendrai aux sobriquets. S'il n'y avait pas de sobriquets il n'y aurait plus qu'à se taire. Au demeurant Sidi n'est pas un sobriquet mais un titre. Ayant eu chez nous les honneurs de l'usage populaire il y a laissé ses privilèges de noblesse, et qui aurait le front de s'en plaindre aujourd'hui. De toutes manières si la dignité humaine se paye de mots elle ne sera pas volée si j'appelle mon prochain monsieur, et en plus dans sa langue maternelle. Mais les experts en contacts humains ayant eu révélation que le mot « arabe » humiliait les arabes comme le mot « juif » les juifs, « concierge » les concierges, « nègre » les nègres, ils ont renchéri de subtilité en décrétant qu'à l'avenir et à l'égard des musulmans l'usage du monsieur serait obligatoire et son équivalent arabe interdit. S'ils entendaient que l'indigène fût honoré de la sorte, c'est qu'ils ne doutaient pas eux-mêmes que le nom français fût essentiellement supérieur à tout autre. Ce n'était ni plus ni moins que la discrimination raciale par convention dénominative, la pire de toutes. J'en parle au passé car aujourd'hui le formulaire des civilités est en train de se retourner comme un doigt de gant ; déjà les nègres ne souffrent plus d'autre nom que nègre et les membres de la Ligue des droits de l'homme aspirent au doux nom de sidi.
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Ajoutez-y que nos évêques, par dévoiement de l'humilité, esprit de manège ou peur impie du ridicule, se disent embarrassés du monseigneur, qui les retranche du peuple des copains, et qu'à ce moment-là en effet c'est par dérision que nous les appellerions monseigneur. C'est pour dire que les mots innocents se font rares et qu'il est permis de s'embrouiller dans les signes extérieurs. Toujours est-il que jadis, interpellé sous le nom de francaoui ou de roumi je m'entendais salué comme la survivance de Godefroy de Bouillon et la postérité de Scipion l'Africain.
Je n'ai guère connu en effet les Sarrazins et les Numides que sous l'habit militaire et les couleurs françaises. De tous les procédés en usage pour escamoter les problèmes de la vie en société, la tenue de campagne était jusqu'ici le plus sûr et le plus facile. Dans les années 20 j'ai terminé la conquête du Maroc dans un régiment de tirailleurs algériens en qualité de caporal. Je dois dire à ma confusion que l'état de 2^e^ classe n'était pas accessible aux chrétiens.
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Le caporalat était le dernier rang où leur humilité pût prétendre. Ils y trouvaient néanmoins cette consolation qu'à part les deux petits galons de laine jaune, rien dans leurs équipements et fardeaux ne les distinguaient de la troupe.
C'est un lieutenant indigène qui avait commandé le peloton des élèves caporaux. A nos yeux de Parisiens et Beaucerons le titre indigène ne faisait que souligner une évidence. D'autre part, les mérites du lieutenant Tebib ayant été reconnus par la France souveraine, je me pliai de bonne grâce aux commandements de cet officier français, peut-être avec l'idée aristocratique de le mettre à l'aise. De toutes manières les trois pas de distance nous donnaient satisfaction à l'un comme à l'autre. Les relations humaines s'arrangent toujours mieux de la distance que du niveau.
Dans nos relations d'hommes de troupe avec les tirailleurs indigènes la promiscuité n'empêchait pas la distance, moyennant quoi le nom d'unité convenait au régiment. Nous prenions en commun les travaux et les jours sans toujours nous distraire aux mêmes jeux. Entre nous par exemple, d'Auvergne ou de Montparnasse, nous pouvions rigoler jusqu'à en venir aux mains ; avec les Algériens on ne se battait jamais, pour des raisons obscures et qui semblaient aller de soi. A part ça nous partagions tout, gamelle, corvées, fatigues, servitude et grandeur. Les gradés indigènes étaient plus vaches avec leur congénères, les gradés métropolitains étaient moins tendres avec nous et cela faisait une sorte de justice bien pesée. Enfin l'esprit de corps et la jeunesse nous maintenaient en cordialité, au moins par les signes extérieurs, ce qui est le principal.
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Aux départs en colonne et dans le feu de l'action nous n'étions pas loin de l'intégration sentimentale. Et au sortir d'un engagement un peu dur c'était quasiment la fête de famille, avec ses congratulations expansives, ses mâles embrassades et l'exaltation des morts. La fraternité n'est une et universelle que dans les dogmes ou les nuages. Dans le monde sensible il en est de toutes sortes et la fraternité d'armes est la plus douce et la moins avare, on n'y regarde pas à la dépense. Les Algériens l'ont connue chez nous pendant cinq générations. Nous les avons chassés de la confrérie et des milliers d'entre eux s'y sont cramponnés jusqu'au supplice. Leur mémoire sera prochainement célébrée en Haute-Marne au pied de l'emblème ambigu par lequel ils sont morts.
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En février 1940 le 3^e^ bataillon du 335^e^ R.I. fut appelé à prendre position sur la Chiers, pour verrouiller Longwy, si besoin était. Au cours de l'hiver meusien particulièrement rigoureux, ce bataillon de réservistes bourguignons avait eu à cœur de se réchauffer au vin rouge et devant les villageois impassibles il avait quitté ses cantonnements sur un der-des-ders outrageusement patriotique. La longue marche sur les routes verglacées qui le renvoyaient aux frontières avait su lui rendre un rien de martialité, mais l'approche du printemps eut bientôt fait de ranimer la grande soif des aïeux.
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Le bruit se répandit alors en haut lieu qu'un tel bataillon n'était pas adéquat à sa mission de verrou. On lui dépêcha un nouveau commandant qui venait des tirailleurs. Le commandant R. était Français d'Algérie à quatre générations et de souche basque. Officier de carrière engagé en août 14 et sous les armes depuis lors. Sans faire le détail de ses vertus et talents, disons qu'en un mois il avait remis à neuf le moral et la tenue du bataillon.
Le 10 mai à l'aube, la grande duchesse de Luxembourg ayant pris la fuite en traction-avant nous fit savoir au passage que l'armée allemande était dans ses roues, renseignement précieux. Un quart d'heure plus tard leurs avant-gardes étaient saluées par nos avant-postes. Boutonnés jusqu'au menton et pans de capote relevés, les Bourguignons canardaient les voltigeurs ennemis qui sautillaient en bras de chemise de buisson en buisson. Parfois une mitraillette, arme sournoise inconnue au bataillon, nous tirait dans le dos mais à part ça le prélude avait de la couleur, du mouvement, du style, réglo comme en 70. Les spahis caracolaient aux lisières des bois, les lebels de papa faisaient merveille et l'armée allemande fut stoppée deux jours. On a su depuis que cette armée-là ne faisait que le pivot d'une invasion qui se déployait sur son aile droite et que, n'étant pas pressée à un jour près, elle attendait ses canons pour défoncer la phalange bourguignonne qui verrouillait la Lorraine.
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Je ne raconterai pas les opérations et tribulations qui s'en suivirent. Les pépères du Clos-Vougeot ont tout de suite compris qu'après Charleroi ce serait la Marne et qu'ils en auraient encore pour quatre ans. Cela faisait gros cœur, et ils n'étaient pas de ces flambards qui ne pensent qu'à forcer le destin. De ce côté-là le commandant avait l'air assez raisonnable mais il voulait de la manœuvre, du contact et du maintien. Pour lui faire plaisir les réservistes de Chambolle et Musigny ont joué les grognards, à sulfater les raisins verts au flanc des Ardennes, faire acte de présence et figuration intelligente au sein du chaos. C'était le 3/335, recrutement du Mâconnais, dont un Pied-noir avait pris la tête.
La retraite proprement dite, sans prétendre à l'anabase ne fut quand même pas la grande vadrouille. Jusqu'au bout avec armes et bagages, fourgon hippomobile, clairons sur le sac et tambours dans le dos, de quoi rêver quand on marche en dormant. Et le commandant à pied, en tête, en queue, debout sur le talus à lorgner le ciel du Nord et nous regarder passer. Depuis vingt-six ans qu'il va de bataillon en bataillon il connaît le mode d'emploi. Il en a une belle collection derrière lui. Il paraît s'attacher à ce bataillon-là comme à une pièce de musée brusquement rendue à ses fonctions d'ustensile belliqueux.
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Son transport sous l'orage et la grêle est particulièrement délicat, il ne veut rien perdre en route -- et qu'en toutes circonstances le précieux bataillon qui lui est confié ressemble à un bataillon. Les compagnies en ordre, les flancs-garde, les bivouacs protégés, les traînards soutenus et quand il le faut, des attitudes résolument combatives ; si parfois l'adversaire fait mine de les ignorer, le petit coup de chocottes nous aura fouetté le sang. Les populations en fuite ont cessé de nous gêner et la campagne n'est déjà plus française que sous le pas des fantassins bourguignons. Soit dit en passant nous n'avions pas trouvé scandaleux que les populations quittassent leurs foyers à l'approche des Allemands, ces misères-là sont de tradition. Ce n'est qu'à l'approche des Arabes que l'exode sera flétri par ceux qui n'en sont pas menacés.
Dernier tableau. Las de tourner en rond dans le cercle de l'ennemi sans trouver le passage, le bataillon fourbu met sac à terre dans un village évacué sur les hauteurs de Toul. A vrai dire nous n'étions pas encerclés par manœuvre : le flot de l'invasion nous entraînait comme une île flottante au mitan de l'Amazone. Nous comprenons tout de suite qu'il ne s'agit pas d'une étape mais d'une installation. L'expectative n'est pas rose mais c'est d'abord le bonheur des épaules soulagées. Des colonnes ennemies se découvrent au loin, défilant sur une route de peupliers, au bord de l'horizon.
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Le commandant fait l'inspection tactique des alentours. Les quatre compagnies feront du village une redoute, au moins un hérisson. Aménagement des positions. Le PC dans la cave d'une maison bourgeoise, la seule du pays, c'est l'habitude, et le médecin y a descendu son matériel. Tout cela est fortement suggestif.
Les antennes de l'invasion avant eu vent de cette concentration de troupes kaki un détachement de voltigeurs est venu tâter les abords du village. Il tombe sur la quatrième compagnie qui lui crache sa bordée. Cette manifestation hostile est jugée punissable et une demi-heure plus tard la position est bombardée, encerclée, attaquée. Le bataillon se pique au jeu, c'est le Gravelotte des Bourguignons.
Le surlendemain vers 10 heures la situation des forces en présence permet d'envisager une sorte de Camerone. Les assiégés n'ont pas encore exprimé le désir de pousser jusque là. Ils se veulent modestes. Ils s'étonnaient déjà de livrer un tel combat qui après tout ne faisait que l'ordinaire du métier. Le commandant lui-même qui vient les voir au travail s'attendrit sur la bonne volonté de ses viticulteurs en pétarade. Il est revenu au PC où le radio appelle en vain la division depuis 24 heures. Il est à peu près certain que les ennemis ne seront pas contenus beaucoup plus d'un quart d'heure. Il a compris que ses hommes n'aspiraient pas aux honneurs du massacre.
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Assurément il conviendrait de les y exhorter, mais la pensée d'y réussir le gêne de plus en plus. Les blessés encombrent la cave, l'adjudant du corps-franc vient de mourir sur son brancard et la dernière liaison a essuyé un barrage de mitraillette en traversant le village. Le commandant se plante une cigarette au coin de la bouche et ne l'allume pas. C'est le quart d'heure où les principes viennent s'emmêler dans le cas de conscience. Il en a vu de toutes sortes en 14 mais l'idée de se rendre avec six cents hommes ne lui est pas familière. Il n'a plus rien à faire dans cette cave, il faut trancher ça dehors, sur le tas. Il enjambe les brancards. Quand on se bat pour l'honneur il faut savoir s'arrêter. Peut-être est-il déjà coupable. Il s'engage dans l'escalier. A mi-chemin il voit que la sortie est bouchée par un officier allemand qui lui braque son pistolet en gueulant quelque chose. Le commandant fait semblant de ne pas comprendre. Il a les mains pendantes. C'est un vœu qu'il a fait de ne jamais lever les bras. Au demeurant cet officier n'est qu'un lieutenant, il s'effacera. Il s'efface, rengaine et salue. Arrivé à son niveau le commandant lui rend son salut et constate en effet que l'armée allemande est dans le village. Il jette sa cigarette et d'un mouvement de la main fait savoir qu'il se rend à l'évidence. Non sans respect le lieutenant lui fait comprendre que ce n'est pas trop tôt.
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Rassemblés par des voix étranges les Bourguignons désarmés attendent. Ils ont déjà la dégaine du prisonnier, mais pas mécontents de survivre à ce combat qui les flatte. Comme ils sont gardés par les soldats mêmes qui viennent de les battre il y a des essais de conversation, d'explication. Le bruit court bientôt dans les rangs que le commandant va sortir du village à la tête de son bataillon captif. Et quelques instants plus tard, dans le troupeau en marche, l'un disait que les Allemands étaient trop pressés pour rendre les honneurs, et l'autre affirmait qu'on ne rend pas les honneurs si tout le monde n'est pas mort.
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Ce récit n'avait d'autre intention que d'exposer en bref le cas de 600 honorables Bourguignons commandés par un gentilhomme de la Mitidja. C'est une contribution à l'étude de cette fameuse mentalité pied-noir que nos ethnologues ont décrite comme offensante à la réputation d'une métropole entièrement peuplée de privilégiés mentaux.
Pour en finir avec le commandant, il devient colonel, démissionne en 50, s'endette et va planter des orangers. Soldat ou colon, c'est la noblesse du Pied-Noir. La première récolte à bénéfice est attendue pour 63 mais la vie n'est plus tolérable et il part en 62 avec sa famille. Il a quitté sa maison, sa ferme, son pays natal, ses morts, le fruit de son travail et le plus gros de ses raisons de vivre.
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Il est en France, avec ses blessures françaises, et une dizaine d'opérations ; il est fatigué, il se fait vieux, les Français lui font de la peine et ses curés le scandalisent ; il relit la Guerre de Jugurta et les ouvrages de Gautier sur l'Afrique du Nord.
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Je n'y peux rien si les deux Pieds-noirs que j'ai le mieux connus se sont présentés en tenue de combat. Quatre ans plus tard en effet je me retrouvais dans la nature, et non loin de la Bourgogne, avec une douzaine de Sidis. Un officier pétiniste les avait débauchés de leurs chantiers pour étoffer un maquis tout à fait sérieux. Ils avaient des fusils anglais, pas d'uniforme, ce n'était plus pareil. Cela sentait déjà le fellaga. Parmi les autochtones allobroges qui formaient le gros de la compagnie se trouvait un Français d'Algérie. Je ne savais toujours pas qu'on les appelait Pieds-noirs. Franchement il m'était aussi compatriote que pouvait l'être un Marseillais. Nous étions très amis et quand il est mort le ventre ouvert par une rafale de mitrailleuse je l'ai entendu murmurer : « *Ne m'abandonnez pas. *» Bien entendu. Mais toute l'importance et la difficulté de cette recommandation m'est apparue quelques années plus tard.
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Quelquefois, pour se bercer la conscience, un gaulliste ou même un OAS va dire qu'après tout les Pieds-noirs se sont mal défendus. Puisqu'ils avaient du sang de communard dans les veines ils auraient pu nous faire une Commune. Toute la métropole attendait une Commune en Alger, on la craignait, on l'espérait. Elle n'a pas eu lieu et les gaullistes ont eu le culot d'en accabler leurs victimes. Depuis quelque temps un commando d'historiens à la gomme et à la coule s'évertue à nous démontrer que le don de l'Algérie à l'Islam est une œuvre pie, rédemptrice, accomplie dans l'honneur et l'intérêt de la nation etc. et à nous rappeler que bien sûr que le pauvre Pied-noir avait le mauvais rôle, c'était l'occupant, le spoliateur. Occupant et spoliateur de rien du tout, il n'y avait rien. Bien moins qu'il n'y avait en Gaule quand les Francs sont arrivés, infiniment moins qu'il n'y avait à Montparnasse quand l'urbanisme apatride s'est jeté dessus. On est fatigué d'expliquer ces choses-là.
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Dès l'origine le Pied-noir votait à gauche par principe et vivait en homme de droite par nécessité. Avec ses mœurs anachroniques il était un homme de progrès. Ce n'est pas une chose dont je me vanterais mais dans la plupart des cas on épatera le patos, et le vexera peut-être, en lui disant que le petit colon féodal était en avance de cinquante ans sur la métropole.
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En revanche dites-lui que le Pied-noir aimait le militaire et vous le ferez sourire, de compassion peut-être. En effet ce grand amour devait mal finir.
Par fidélité à la vieille image du laboureur de marécage sous la protection du soldat, le Pied-noir continuait d'aimer les soldats. Ensemble ils avaient fait de grandes choses à grand' peine. Ils avaient partagé la fierté du chef d'œuvre. Et le sang du soldat ayant été à l'origine de l'affaire on n'était pas mécontent non plus de l'avoir payé de retour en quatre versements, 70, 14-18, 39-40, 44-45. L'Algérie et son armée semblaient inséparables. L'armée faisait partie du paysage et condition écologique de la patrie transplantée. On connaissait bien ses travers, mais on aimait ses revues, ses défilés, sa musique et sa légende. Elle faisait pour tous l'ornement et la paix du séjour. Elle était la patrie nécessairement tutélaire, gardienne des moissons, des clochers, des écoles et des marabouts. Quand elle n'osait déjà plus sortir en métropole avec drapeaux et fanfares, quand elle rasait les murs en civil, même dans le VII^e^ Arrondissement, elle continuait d'être chouchoutée, respectée de la rue Michelet aux Oasis. Je ne sais trop pourquoi les contingents appelés ou rappelés, accueillis avec enthousiasme au port, n'ont pas su vraiment conquérir le cœur des Pieds-noirs et inversement. N'empêche que l'armée c'était l'armée, mariée avec l'Algérie, à la vie à la mort.
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Or cette armée-là les a trahis. A contre-cœur bien sûr, mais piteusement, affreusement trahis, par obéissance à la trahison du chef suprême. On trouvait déjà un peu bizarre de l'entendre tous les matins renouveler ses protestations de fidélité, comme s'il était concevable qu'elle pût trahir. En dépit des symptômes de déhiscence consécutifs aux mutations gaullistes, en dépit des brimades et des avanies, la confiance régnait, aveugle, éperdue, viscérale et même raisonnable. Elle a régné jusqu'au dernier jour. Et alors on s'est frotté les yeux pour la voir sans y croire, cette armée chérie qui larguait ses couleurs en présentant les armes au drapeau vert ; les officiers qui fichaient le camp sans dire adieu, avec leurs meubles en cadre, leur malaise en bandoulière et leurs petits soldats qui faisaient le bras d'honneur à toute cette Algérie dupée, arnaquée jusqu'au fond du Sahara. Malheureusement les Pieds-Noirs n'en croyaient toujours pas leurs yeux. Imaginez qu'ils furent à ce point saisis d'étonnement qu'ils n'eurent même pas idée de déclarer la Commune et d'ouvrir le feu. Et l'eussent-ils voulu qu'on ne fait pas une Commune sans avoir des canons, et quelques régiments au moins, en armes et en tenue ; or, sauf une poignée de déserteurs, l'armée tout entière était Versaillaise.
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Suite de la complainte. Dix ans de terrorisme endémique et les égorgés de la semaine passés en rubrique dans *Le Monde* et *Le Figaro* avec le cours des Halles. Collecte mondiale pour la défense et illustration des égorgeurs opprimés. Anathème sur les égorgés récalcitrants. La démocratie, la Résistance, la religion, la morale et le fric, toutes les valeurs occidentales à la rescousse des fatalités orientales. Le troupeau injurié par son évêque et sa détresse ignorée par un Pontife si débonnaire qu'il s'en bouchait les oreilles. Que l'Algérie soit libérée, dérouillée du nom français et rendue aux douceurs de l'ordre arabe. L'armée française ne fait même plus semblant de combattre. Elle a fait cadeau de sa victoire et de ses morts. Elle a maintenant partie liée avec les fellagas pour mater les Pieds-Noirs. M. Kroutchev est content de nous et le général de Gaulle lève les bras. L'armée française, en pleine folie d'obéissance, a désarmé ses camarades partisans pour les livrer aux écorcheurs. Après quoi elle s'est retirée dans ses cantonnements pour chanter la quille et les factionnaires ont croisé la baïonnette devant les harkis traqués et suppliants ; et cinq minutes plus tard les héros historiques venaient jeter devant le corps de garde les génitoires sanglants des protégés français. Restons-en là de ces hontes et horreurs mais le temps n'est pas venu de les oublier : Il est même utile de les avoir présentes à l'esprit aussi longtemps que nous serons gouvernés par les libérateurs de l'Algérie.
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Tous les hommes politiques actuellement sur la scène ou en coulisse ont mis la main à ce travail infamant et calamiteux. Il est sage d'y penser chaque fois que l'un d'eux ouvre la bouche pour faire le mentor, la sirène, le paladin ou même le brave homme.
Utile enfin de pouvoir, à l'occasion, rappeler au moraliste dans quelles circonstances vraiment pénibles et vicieuses fut accompli le meurtre de l'Algérie. C'est une chose que même un ancien de l'O.A.S.-métro peut avoir perdue de vue quand, par exemple, un soir, entre amis, les pieds sur les chenets, hochant la tête et bridant les yeux vers des lointains grandioses, il déplore que le peuple Pieds-Noirs n'ait pas eu le dernier courage de s'offrir en hécatombe, au pied du monument aux morts et chantant la Marseillaise sous le tir des gardes rouges et des fellagas réunis.
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Plutôt mourir que fuir ! bravo. Le sol natal sera défendu sans esprit de recul ! c'est bien naturel. Et si par hasard tous les soldats sont morts ou manquants, nous défendrons nos foyers à coups de fourche ou de bâton et si l'ennemi doit en franchir le seuil il enjambera nos cadavres ! cela va de soi. En un mot c'est vaincre ou mourir, alternative immémoriale et suprême raison des belles batailles où le vainqueur chancelant et perclus va jeter sa couronne sur le corps des vaincus.
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Si le vaincre ou mourir n'est pas une nécessité objective et absolue il se présente comme une obligation morale souvent doublée d'une raison tactique. Comme toutes les alternatives en forme d'apostrophe il a traversé la nuit des temps sans vieillir, il a de la noblesse, de la frappe, et son exigence est malicieusement contestée par un proverbe non moins immémorial à savoir que mieux vaut âne vivant que lion mort. Si le lieutenant de Gaulle, à Verdun, n'avait pas pris la peine d'illustrer personnellement ce proverbe, il n'y aurait pas eu de général de Gaulle. Quoi qu'il en soit je suppose que le Patos vivant qui reprocherait à son frère Pied-Noir de n'être mort ni vainqueur n'a sans doute jamais eu l'occasion de vaincre ou mourir, même en 40. Et je n'ai pas dissimulé au lecteur que moi-même je respirais encore.
Il n'est pas rare hélas qu'en présence de cette fameuse alternative, et pour des raisons d'économie, la stratégie nationale ou individuelle fasse remise à la fois de la victoire et de la mort. Dans le meilleur des cas les ordres de repli font surseoir à la mort pour tenter la victoire un peu plus loin ou un peu plus tard. Je dois même avouer qu'au cours de mes petites expériences guerrières, l'instant de vaincre ou mourir ne m'a jamais été expressément signifié. Il peut arriver aussi qu'un tel ordre écrit, venu de loin et de haut soit retenu à l'échelon subalterne, fourré en poche par un adjudant paternel qui jugerait inopportun de rappeler à ses enfants le béaba de leur condition.
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Une fois dans ma vie pourtant j'ai entendu articuler ces redoutables paroles, de la bouche d'un grand chef et dans le vif de la situation : vaincre ou mourir. Nous n'étions pas une troupe, rien qu'une foule, et la rigueur du choix se réclamait plutôt du balcon. Troisième soir, tous au Forum pour voir et entendre les généraux du poutch. Tous les quatre au balcon. L'un d'eux qui n'était pas Salan a pris la parole. Comme il n'avait rien à annoncer, la harangue fut assez creuse et le ton comme le sabre. La péroraison dans un cri :
-- Nous sommes ici pour vaincre ou mourir !
Acclamations. Il est difficile d'ajouter une clameur inédite au répertoire de la Méditerranée. Toutes les clameurs possibles ont retenti sur ses rivages et si les échos ont une mémoire il retiendront que ce jour-là le 25 avril 1962 vers les 5 heures du soir une foule française âgée de 132 ans acclamait pour la dernière fois sur le Forum d'Alger. Au mémorial sonore la chute de Constantinople fait sans doute un bruit plus somptueux pour une date moins funeste. Blessée au flanc la chrétienté n'en mourut point. Mais la livraison d'Alger c'est le règlement définitif et lugubre de la notion même de chrétienté devenue insupportable aux chrétiens adultes.
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Le lendemain donc les deux généraux qui n'étaient pas Salan ni Jouhaud mais qui venaient de France pour vaincre ou mourir s'en sont remis aux gendarmes pour se rendre à Paris. Nous dirons seulement que pour faire un coup pareil il faut être en quelque sorte assez gonflé. Pour ce qui est des Pieds-Noirs ce n'est pas tant le coup des paroles qui les a fait souffrir, ils en avaient encaissé bien d'autres, mais l'idée trop amère qu'elles furent prononcées les deux valises étant faites.
Je m'en tiendrai là des raisons pour lesquelles un Pied-Noir ne serait pas toujours en humeur d'entendre nos leçons d'héroïsme. Quant aux Patos qui leur reprocheraient de n'être pas restés ou revenus dans leur province au prix honorable d'un abandon de souveraineté, de propriété, de nationalité, il faudrait leur expliquer que jusqu'à nouvel ordre, une pareille condition n'est supportable qu'aux renégats. Et encore M. Mandouze n'a-t-il pu la souffrir bien longtemps.
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Dès les premiers massacres de colons le bruit se répandait en métropole que les victimes ne l'avaient pas volé. En 1958 la propagande anti-pieds-noirs battait son plein dans les secteurs politique, universitaire, mondain, ecclésiastique et populaire. Une silhouette du Pied-Noir fut ainsi campée qu'on pût tirer dessus sans scrupule.
334:264
Des sociologues, des historiens et même des anthropologues ayant défini et commenté ce qu'ils appelaient la mentalité spéciale du Pied-Noir, un certain nombre de traits et anecdotes significatives furent mis en circulation dans le public. L'un d'eux a connu la grande vogue. C'est l'histoire du verre d'eau. Le colon-pied-noir qui a refusé un verre d'eau au petit soldat du contingent. C'est une histoire très ancienne, elle appartient au folklore universel des armées en campagne. Depuis que les soldats cantonnent chez le paysan il y a des poulets plumés qui appellent des coups de fourche. A moins d'avoir servi sous Jeanne d'Arc tous les troupiers du monde se font devoir de maintenir ces querelles en tradition et d'en truffer le récit de leurs campagnes. Et, à défaut d'exploits guerriers, l'histoire du verre d'eau restait la mieux faite pour émouvoir le cercle de famille. J'ai quand même idée qu'en Algérie les verres de vin, peut-être, ont été moins souvent refusés que les verres d'eau. Rappelons au passage que le général de Gaulle, en Algérie notamment, fut toujours attentif à cracher dans les verres où il avait bu et dans ceux qu'il offrait à boire. On lui aura sans doute refusé un verre d'eau à lui aussi.
335:264
Toujours est-il qu'à l'occasion de l'anniversaire d'Évian Mme Brisset, rapatriée d'Algérie acclimatée sous le ciel de Belleville, fut interrogée par le Journal du Dimanche. En évoquant ses impressions de naufragée débarquant à Marseille elle nous révèle enfin que ses premières paroles furent pour demander un verre d'eau et que celui-ci lui fut refusé. Voilà, nous sommes quittes. Le moment est venu de remplir les verres : « Compte dessus et bois de l'eau », c'est le refrain de la mère patrie à ses enfants sinistrés.
Il est vrai aussi qu'à la longue la récrimination des Pieds-Noirs nous rappellerait fâcheusement le milliard des émigrés. La République, et tout spécialement la V^e^ incarnée, ne doit rien à personne. Souffrir pour elle est toujours un bon placement. Il fut annoncé naguère de podium en podium que la France délivrée de l'Algérie serait l'âme de l'Europe, l'arbitre de l'univers, et dégrevée de l'impôt. Et voilà qui est fait ; le monde entier se tourne vers la France, arche de paix, vase d'amour, glaive de justice, puits de vérité, fleur de chevalerie, corne d'abondance, creuset philosophal, et rien de tout cela ne serait si l'Algérie était restée française. Et à ce moment là c'est pourtant vrai, dit le Pied-Noir émerveillé, le prix de mon déménagement est déjà remboursé au centuple.
Jacques Perret.
336:264
## Informations et commentaires
### Ce qui s'est passé à Fatima le 13 mai 1982
*La presse écrite et audio-visuelle du monde entier a procédé à deux manipulations :*
*1° elle a occulté l'acte essentiel du pape Jean-Paul II ;*
*2° elle a monté un incident en attentat, pour détourner l'attention et simultanément pour nuire à ceux qui refusent de se soumettre aux puissances obscures dominant le monde contemporain.*
337:264
*L'occultation était préparée de longue main, de l'intérieur même de l'Église, par ceux qui la colonisent et qui l'occupent. Ils espéraient empêcher le pape Jean-Paul II de faire ce qu'il a fait le 13 mai à Fatima. Mais il a passé outre aux puissantes oppositions qui tentaient de le paralyser. Leur dernier recours a été d'en dissimuler la réalité.*
*Dans des circonstances aussi violentes, la première défense des âmes est dans la prière, l'oraison, la contemplation silencieuse, la fidélité.*
*Mais, quand on a aussi les moyens d'agir, ce serait péché de n'agir point.*
*Un journal quotidien n'est pas un traité de théologie, un bréviaire, un livre de spiritualité, bien sûr.*
*C'est un moyen ; c'est un instrument ; c'est une arme d'intervention immédiate pour renverser le mensonge, pour en annuler ou en limiter les effets pervers, pour percer les silences coupables.*
*Quand on n'a pas de journal quotidien on s'en passe. Quand par la grâce de Dieu on en a un, on serait vraiment condamnable de ne pas s'en servir pour le genre de services que lui seul peut rendre au bien commun et à la vérité.*
*Seul quotidien à vouloir et à pouvoir le faire, voici ce que le quotidien* PRÉSENT *a fait pour que soit immédiatement connue, ou rétablie, la vérité sur le 13 mai* 1982*.*
338:264
Article du 12 mai
#### A Fatima, Jean-Paul II va consacrer la Russie
Par une lettre du 11 avril restée secrète, le pape enjoint aux évêques de s'unir à lui dans cet acte solennel.
Le pape Jean-Paul II annonçait dimanche à Rome, lors de l'Angelus, qu'il consacrerait le monde contemporain à Notre-Dame de Fatima pendant son pèlerinage au Portugal où il arrive aujourd'hui. Le texte de cette consécration sera lu après l'homélie, au cours de la messe célébrée le jeudi 13 mai au sanctuaire de Fatima.
Nous sommes en mesure de révéler aux lecteurs de PRÉSENT que le saint-père a usé de son autorité auprès de tous ses frères dans l'épiscopat pour qu'ils s'unissent à lui dans cet acte proprement religieux. On saura bientôt avec quel résultat.
\*\*\*
339:264
Le 11 avril 1982 en effet, Jean-Paul II écrivait aux évêques du monde entier par l'intermédiaire de Mgr Casaroli, secrétaire d'État de Sa Sainteté. Dans cette lettre, tenue secrète jusqu'ici par l'ensemble de ses destinataires, le pape annonçait son intention de renouveler les actes de consécration de Pie XII au Cœur Immaculé de Marie. Et non seulement de les renouveler, mais de les parfaire, en obtenant que les évêques de toute l'Église soient en union spirituelle avec le vicaire du Christ dans ce solennel recours de la foi.
La Sainte Vierge en effet avait annoncé en 1917 aux enfants de Fatima que la paix sur terre passait par la conversion de la Russie ; qu'il devrait être fait explicitement mention de la Russie dans la consécration du monde à son Cœur Immaculé ; et que cette mention explicite devait venir du pape, EN UNION AVEC LES ÉVÊQUES DU MONDE ENTIER.
Or, c'est sans les évêques, en 1941, que Pie XII consacre pour la première fois L'ÉGLISE, LE MONDE ET SPÉCIALEMENT LA RUSSIE au Cœur Immaculé de Marie. Consécration rappelée le 29 juin 1943 dans l'encyclique *Mystici Corporis* et solennellement renouvelée le 7 juillet 1952, sept ans après la fin de la seconde guerre mondiale. Mais toujours sans les évêques.
Les évêques du temps de Pie XII, spécialement français, étaient déjà en grand nombre hostiles au culte de Fatima. Et, déjà, terriblement anxieux de ne rien faire ni dire qui puisse porter ombrage à la réputation du communisme international. Pie XII d'ailleurs n'avait pas demandé aux évêques de se joindre à lui, comme Jean-Paul II le fait aujourd'hui pour souscrire jusqu'au bout au vœu de Fatima.
Nous savons que la lettre du 11 avril ne mentionne pas explicitement la Russie. A cause des difficultés diplomatiques évidentes qu'une telle mention n'aurait pas manqué de soulever dans les nonciatures des pays communistes.
340:264
Mais le pape y déclare son intention de renouveler les consécrations de Pie XII, dont les actes sont annexés à la lettre de Mgr Casaroli, et de le faire en union spirituelle avec les évêques du monde entier. Ce qui les renvoie tous aux mentions bien explicites des actes de son prédécesseur.
\*\*\*
La lettre du 11 avril ne semblait pas avoir de caractère secret. Pour les évêques, spécialement en France, tout se passe pourtant comme s'ils ne l'avaient pas reçue. Il n'était pas besoin nécessairement de la citer. Mais les évêques avertis, ils auraient dû préparer le peuple chrétien à l'acte que le pape accomplit demain. En expliquer le contenu et la signification.
On ignore jusqu'où peut aller la résistance épiscopale au Saint-Siège dans cet acte-là. Car ce n'est plus seulement le monde, c'est l'Église elle-même qui est colonisée aujourd'hui par le communisme.
Article du 13 mai
#### Fatima : tout se décide aujourd'hui
par Jean Madiran
C'est aujourd'hui. Si Jean-Paul II ne cède pas aux pressions énormes qui de toutes parts veulent l'en détourner à tout prix, oui, c'est aujourd'hui qu'à Fatima, renouvelant les actes solennels de Pie XII, il va consacrer le monde et spécialement la Russie au Cœur Immaculé de Marie.
341:264
Mais ce sera dans l'incompréhension d'une grande partie des catholiques eux-mêmes, qui n'ont été ni avertis, ni préparés, ni instruits.
Toujours pas un mot, nulle part, sur la lettre pontificale du 11 avril aux nonciatures, dont PRÉSENT a révélé hier l'existence et le contenu. Rien non plus sur l'annonce officielle faite publiquement à Rome dimanche dernier. Pourtant, le pape a bien dit lui-même, parlant à 80.000 personnes rassemblées place Saint-Pierre, qu'il allait procéder à cette consécration. Un porte-parole officiel a bien précisé que la consécration aurait lieu le 13 mai, pendant la messe célébrée au sanctuaire de Fatima, et que le texte de consécration comporte quatre pages. Le mur du silence demeure aussi compact. Le correspondant à Rome de *La Croix* n'a entendu ce dimanche qu'un « discours très pessimiste » (sic) et il ne rapporte aucune de ces précisions.
D'ailleurs *La Croix* fait tout un « dossier » de deux grandes pages sur le voyage au Portugal. On n'y parle ni de consécration, ni de communisme, ni de conversion de la Russie : on nous y donne seulement du sociologique et du politique, analyse marxiste de la situation portugaise, silence sur Fatima. Il est vrai que le « dossier » a été « établi » par Félix Lacambre, compagnon de route des communistes, partisan et praticien de l'unité d'action avec eux, et inamovible chef des informations religieuses de La Croix.
Le même dossier contient une interview du cardinal Ribeiro, patriarche de Lisbonne, qui « précise le sens de la visite du pape ». Là non plus, rien sur la consécration ; rien sur la conversion de la Russie. Le cardinal ne veut pas le savoir ; ou bien Félix Lacambre a coupé ? Sur Fatima, il dit seulement qu'il saura « respecter » le geste du pape se rendant au sanctuaire. Quand on parle de *respecter* une attitude ou une conviction, c'est en général qu'on ne l'approuve pas...
Tout cela est signe et reflet d'une opposition intense. Jean-Paul II passe outre. Mais dans quelle mesure les évêques du monde entier vont-ils répondre à sa demande et s'associer à la consécration de la Russie ?
342:264
Beaucoup d'entre eux semblent ne plus comprendre cet acte proprement religieux, ce recours surnaturel. Un acte en quelque sorte comme celui de Clovis à Tolbiac. Pour une Église et un monde paralysés, colonisés, fascinés par les progrès incessants du communisme, implorer solennellement -- sans cesser de se battre -- le secours du Ciel.
Article du 14 mai
#### Jean-Paul II rencontre Sœur Lucie
*C'est elle la messagère\
des trois secrets de Fatima*
De notre envoyé spécial\
Jean-Baptiste Castetis
Dès son arrivée au Portugal, Jean-Paul II a précisé à nouveau que LE BUT PRIMORDIAL de son voyage est de se rendre auprès de la Vierge de Fatima pour mettre sous sa protection « ce monde de misères et de violences ».
343:264
Il avait même songé tout d'abord à ne venir qu'à Fatima, comme l'avait fait Paul VI en 1967. Il a finalement accepté les invitations de l'État portugais et de l'Église du Portugal. Mais il a tenu à confirmer que LA JOURNÉE LA PLUS IMPORTANTE est celle du 13 mai où, au cours de la messe concélébrée avec les sept ou huit centaines de prêtres présents à Fatima, il prononce la formule de consécration du monde, et en particulier de la Russie, au Cœur Immaculé de Marie.
Jean-Paul II rencontre sœur Lucie. Paul VI l'avait rencontrée devant la foule en 1967*,* mais pour lui refuser l'entretien privé qu'elle demandait. C'est elle la messagère de Fatima, et depuis un demi-siècle elle a multiplié les efforts pour se faire entendre des papes successifs, de Pie XI à Jean-Paul II. Comme on le sait, il y eut à Fatima en 1917 six apparitions successives de la Vierge, du 13 mai au 13 octobre, à trois bergers, Jacinthe, 7 ans, François, 9 ans, et Lucie dos Santos, 10 ans. Cette dernière est la seule survivante, entrée au Carmel et aujourd'hui âgée de 75 ans.
Lors de la troisième apparition, le 13 juillet 1917, la T.S. Vierge fit aux trois petits une révélation qu'elle leur enjoignit de tenir cachée jusqu'à nouvel ordre. C'est *le secret* en trois parties (on dit aussi : *les trois* secrets). Deux ont été publiées en 1941*,* la troisième aurait dû l'être en 1960*.*
Le « secret » est la partie la plus attaquée du message de Fatima, tant en raison de son contenu que du fait qu'il implique des apparitions et messages de la Sainte Vierge et de Notre-Seigneur à sœur Lucie bien après l'année 1917*.* Ces apparitions et messages postérieurs sont ordinairement passés sous silence par la presse catholique, ou bien font l'objet de brèves et méprisantes allusions sous la rubrique d' « exploitation intégriste »*.*
\[*L'article continue ici par le résumé des deux premières parties du secret, bien connues des lecteurs de la revue* ITINÉRAIRES.\]
344:264
... On a cependant des raisons de penser que, ces dernières années, sœur Lucie a continué de recevoir des messages et apparitions de la Sainte Vierge et de Notre-Seigneur, concernant le pape, le communisme, la conversion de la Russie, l'état du monde et la crise de l'Église.
Mais il a toujours été très difficile et très long à sœur Lucie d'atteindre le pape, entouré déjà du temps de Pie XI, et plus encore aujourd'hui, d'un Vatican où les influences et intrigues du modernisme, de la maçonnerie et du KGB ont de puissantes têtes de pont.
Jean-Paul II montait mercredi soir à l'autel dressé devant la basilique élevée sur le lieu des apparitions de 1917 quand un prêtre en soutane profita de la gigantesque bousculade provoquée par les photographes pour s'approcher du saint-père et l'interpeller en espagnol sur l' « ostpolitik » de l'Église conciliaire. Il fut aussitôt maîtrisé par quatre membres du service d'ordre. On a vu Jean-Paul II bénir ce jeune prêtre sans montrer la moindre émotion.
L'enquête a établi qu'il s'agit de l'abbé Juan Fernandez Krohn, de nationalité espagnole. Il est âgé de 32 ans et il avait l'intention de faire entendre une protestation contre l'ouverture de l'Église au communisme depuis Vatican II. Contrairement à ce que l'on avait pu supposer au premier abord, il n'avait aucune intention d'agression physique contre la personne du souverain pontife. Il faut préciser qu'il avait quitté récemment l'hermandad sacerdotale dont il faisait précédemment partie ([^76])...
345:264
La grand messe du mercredi soir a été célébrée par le cardinal Antonio Ribeiro devant un million de personnes. Beaucoup de pèlerins étaient arrivés le matin ou même la veille. Certains avaient fait à pied des dizaines de kilomètres pour arriver au sanctuaire. Des milliers et des milliers de bougies individuelles scintillaient sur la colline où l'on rapporte que sainte Irène a connu le martyre.
La foule des fidèles récitait le chapelet comme Notre-Dame du Rosaire l'avait tant de fois demandé aux trois pastoureaux de Fatima.
« *Elle est belle, la dame *» disaient en 1917, émerveillés à chaque apparition, les trois petits bergers de Fatima.
Elle est belle la foi du peuple portugais, doit-on reconnaître soixante-cinq ans après. Combien étaient-ils venus des quatre coins du pays dans ce petit village du Portugal transfiguré par la grâce de Dieu pour prier, c'est-à-dire adorer, rendre grâce, faire pénitence et supplier tout à la fois aux côtés de Jean-Paul II.
La rencontre dans ce sanctuaire marial du premier pape venu de l'Est et de sœur Lucie est un événement historique lourd de conséquences imprévisibles.
Article du 15 mai
#### L'acte de Jean-Paul II occulté par la presse mondiale
● Le pape a consacré le monde et spécialement la Russie au Cœur immaculé de Marie ● Il a prononcé cette consécration en union avec les évêques du monde entier ● L'ensemble du message de Fatima est solennellement authentifié.
346:264
De notre envoyé spécial\
Jean-Baptiste Castetis
C'est bien une consécration du monde. C'est bien une consécration au Cœur Immaculé de Marie. C'est bien en union avec les évêques du monde entier. L'acte pontifical du 13 mai, accompli en présence de deux millions de pèlerins, et parfaitement compris par eux, est passé comme inaperçu des savants, des malins et des journalistes, préoccupés de « monter la sauce » autour de la fameuse « tentative d'attentat ».
La visite pastorale du pape au Portugal, qui s'achève aujourd'hui samedi, laisse cependant comme un goût d'inachevé à quelques pèlerins qui craignent de n'avoir pas bien nettement entendu le pape faire cette mention explicite de la Russie que la Belle Dame avait expressément demandée lors de sa troisième apparition aux petits bergers, le 13 juillet 1917.
Après avoir rencontré sœur Lucie et s'être entretenu en particulier avec elle durant une vingtaine de minutes, Jean-Paul II a solennellement prononcé l'acte de consécration « *en union,* a-t-il dit, *avec tous les pasteurs de l'Église *»*.* Il a recommandé à la Vierge « *d'une manière spéciale les hommes et les nations qui ont particulièrement besoin de cette offrande et de cette consécration *»*.* Référence a été faite à la consécration prononcée par Pie XII, que Jean-Paul II renouvelait : « *Il y a quarante ans, puis à nouveau dix ans plus tard, le pape Pie XII, ayant devant les yeux les douloureuses expériences de la famille humaine, a confié et consacré au Cœur Immaculé de Marie le monde entier et spécialement les peuples qui étaient d'une manière particulière l'objet de son amour et de sa sollicitude. *»
347:264
En ce qui concerne LA MENTION EXPLICITE DE LA RUSSIE, voici comment Jean-Paul II a procédé. Dans l'homélie prononcée juste avant l'acte de consécration, il a déclaré :
*L'Église a répondu à ce message* (de Fatima) *par le serviteur de Dieu Pie XII : il a voulu en effet consacrer au Cœur Immaculé de Marie tout le genre humain et spécialement les populations de la Russie. *»
Et Jean-Paul II pose alors, d'un air presque dubitatif, la question :
« *N'a-t-il pas, dans cette consécration, donné satisfaction à la résonance évangélique de l'appel de Fatima ? *»
« *Je désire renouveler* (ce sont les propres termes du souverain pontife) *l'offrande et la consécration accomplies par mon prédécesseur sur le trône de Pierre. *»
Et, s'adressant à Marie :
« *Reçois l'appel que nous adressons directement à ton cœur. *»
Jean-Paul II a conclu son homélie par une invocation au Cœur Immaculé qui paraphrase les demandes des Grandes Litanies (« A PESTE, FAME ET BELLO, LIBERA NOS DOMINE »)
« *De la faim et de la guerre, délivre-nous. De la guerre nucléaire d'une autodestruction incalculable, de toutes les sortes de guerres, délivre-nous. Des péchés contre la vie de l'homme depuis ses premiers moments, délivre-nous... *»
(C'est une allusion, a-t-on pensé, à la campagne en faveur de l'avortement menée au Portugal, en ce moment, par le parti communiste. Mais bien sûr, aucune nation n'est exclue de cette invocation.)
« *De la haine et de la dégradation de la dignité de fils de Dieu, délivre-nous. De tous les genres d'injustice dans la vie sociale, nationale et internationale, délivre-nous.*
« *De la facilité avec laquelle on piétine les commandements de Dieu, délivre-nous. De la tentative d'enterrer dans les cœurs humains la vérité même de Dieu, délivre-nous. Des péchés contre l'Esprit Saint, délivre-nous. *»
348:264
Pour cet acte solennel de consécration, Jean-Paul II déclare qu'il se présente « avec crainte » lorsqu'il relit l'appel de la TS Vierge : « *Cet appel ardent du Cœur de Marie qui a retenti à Fatima il y a soixante-cinq ans *»*,* il le relit la crainte au cœur car il voit « *tant d'hommes et tant de sociétés, tant de chrétiens qui ont pris la direction opposée à celle inscrite dans le message de Fatima. Le péché a acquis un tel droit de cité dans le monde et la négation de Dieu est si répandue dans les idéologies, dans les conceptions et dans les programmes humains ! *»
C'est bien une AUTHENTIFICATION PONTIFICALE DU MESSAGE DE FATIMA EN TANT QUE TEL.
Jean-Paul II, sur ce point, a été plus explicite que Paul VI en 1967, bien entendu, mais plus explicite aussi que Pie XII lui-même.
Pie XII avait prononcé les consécrations demandées par Notre-Dame de Fatima ; il avait été, semble-t-il, moins formel dans l'authentification du message comme parfaitement évangélique. C'était en somme une parole privée que celle qu'il avait dite au maître général des Dominicains en 1953 : « Dites bien à vos religieux que la pensée du pape est contenue dans le message de Fatima. »
Jean-Paul II, le 13 mai 1982, a prononcé des paroles tout à fait officielles. IL NE S'EST PAS ARRÊTÉ AUX INTENSES OPPOSITIONS QUI, A L'INTÉRIEUR MÊME DE L'ÉGLISE, VOULAIENT L'EN EMPÊCHER. Quelque chose vient de commencer. *L'Enfant Espérance a joint les deux mains.*
349:264
Second article du 15 mai
#### La manipulation de Fatima Un incident transformé en attentat
par Jean Madiran
Il suffit de relire les dépêches dans leur succession : aussi longtemps que policiers et journalistes n'ont pas compris qui est l'abbé Juan Fernandez Krohn, on nous a parlé seulement d'un jeune homme « déguisé en prêtre », qui avait interpellé voire « insulté » Jean-Paul II. Peut-être était-il porteur d'une arme blanche, canif ou baïonnette, mais on n'en savait trop rien. En tout cas l' « agression » n'était que verbale et l'incident, assurément regrettable, n'était rien de plus qu'un incident.
*La Croix* du 14 mai a imprimé cette première version :
« Un jeune homme déguisé en prêtre, un Espagnol âgé de trente-deux ans, Juan Femandez Krohn, s'est approché du pape pour l'injurier, insultant notamment l'ostpolitik menée par le Vatican, les ouvertures de l'Église depuis Vatican II et le trop grand intérêt que porte Jean-Paul II à la Pologne. »
350:264
*La Croix* ajoutait que « l'homme (était) porteur d'une arme blanche, un petit sabre ».
Cette première version coïncidait avec ce que l'on a pu entrevoir à la télévision et avec ce que nous téléphonait de son côté notre envoyé spécial.
Mais tout d'un coup voici la révélation. Elle vient, semble-t-il, d'abord de Madrid, où ce nom est connu : c'est un prêtre ordonné par Mgr Lefebvre ! La nouvelle court sur les téléscripteurs le jeudi 13 mai entre midi et 13 h. Aussitôt, changement à vue. Ce n'était plus un incident. C'était un attentat. Un prêtre de Mgr Lefebvre a voulu tuer Jean-Paul II ([^77]).
Il faut qu'il avoue. Ce n'est pas difficile. C'est seulement un peu long. L'aveu vient dans l'après-midi. Ici encore, relisez les dépêches, dans leur ordre chronologique. La première nouvelle de l'aveu vient... du Vatican ! C'est l'enquête à distance et la télétransmission de pensée. Un « porte-parole » du Vatican déclare que le jeune prêtre a « avoué son intention d'agresser ». Notez le mot, timide et insinuant. Le menteur ecclésiastique n'a pas osé prononcer le seul terme qui serait normal, qui aurait un sens clair : « intention de tuer » (ou d' « assassiner »). Il n'a risqué qu'un demi-mensonge. L'interpellation insolente était bien, en quelque sorte, une agression (verbale). Mais le mouvement est donné, chacun comprendra que le coupable préméditait une agression physique. Et peu après, la police portugaise annonce à son tour qu'elle a recueilli l'aveu (spontané) de l'intention meurtrière.
351:264
Un tel aveu de l'intention était indispensable : car il n'y a rien d'autre. Un assassin ne se précipite pas sur sa victime en commençant par crier pour avertir le service d'ordre ([^78]). Il n'est pas non plus « trouvé porteur » d'une arme blanche : il la tient à la main. Alors, d'une dépêche à l'autre, on voit se modifier progressivement le récit des faits. On raconte désormais que l'assassin avait déjà tiré son arme de sa sacoche, ou de dessous sa soutane, et non plus qu'elle fut découverte par la « fouille » ultérieure de la police. Les injures adressées au pape ont été proférées quand il était maîtrisé et non point avant : c'est plus vraisemblable s'il s'agissait d'une tentative d'assassinat. Les fabricateurs oublient qu'on a fort bien vu à la télévision qu'une fois maîtrisé, l'abbé Fernandez ne disait plus un seul mot. La fabrication est donc manifeste -- à condition d'ouvrir les yeux, d'examiner et de chercher à comprendre.
En fin de soirée, le 13 mai, la police judiciaire portugaise est maintenant en mesure de répondre à ce que l'on attend de son savoir-faire. Elle publie un communiqué assurant : 1. que l'abbé Fernandez « a tenté d'atteindre Jean-Paul II avec une baïonnette », et en outre, écoutez bien, 2. que « ce fut un acte isolé, motivé par des raisons éventuellement religieuses, liées à sa formation ecclésiastique ».
Ces *raisons liées à sa formation ecclésiastique* sont un chef-d'œuvre de perfidie, d'origine « ecclésiastique » elle aussi, beaucoup plus vraisemblablement que d'origine policière. Il s'agit de trouver à tout prix un lien entre Mgr Lefebvre et un attentat contre le pape.
En l'absence de Mgr Lefebvre, qui est en Amérique, l'abbé Denis Roch, économe général de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, publie à Richenbach, siège en Suisse de la maison généralice, un communiqué que nos lecteurs trouveront ci-après. PRÉSENT est le seul journal où ils en auront trouvé le texte intégral :
352:264
« Comme nous l'avons appris par la radio et les journaux un certain Fernandez Krohn aurait tenté de faire violence au Saint-Père. Si cette nouvelle s'avère exacte, la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X prend position et déclare :
« Fernandez Krohn de nationalité espagnole a bien été ordonné en 1978 par Mgr Lefebvre. Cependant très tôt après son ordination il s'est mis en opposition avec la direction de la Fraternité puisqu'il déclarait ne pas reconnaître le pape et depuis deux ans n'est plus membre de notre société religieuse. La Fraternité Saint-Pie X réprouve ce comportement incroyable de la part d'un de ses anciens membres et le condamne.
« En l'absence de Mgr Lefebvre, qui est en Amérique depuis le 22 avril, la Fraternité Saint-Pie X comme congrégation catholique romaine renouvelle publiquement et officiellement son attachement au siège apostolique et s'unit aux prières que le Saint-Père adresse à Notre-Dame dans son pèlerinage à Fatima. »
Prenez maintenant les journaux datés du 14 mai. Tous en disent beaucoup plus dans leurs titres que dans leurs textes. Les titres disent : *attentat, tentative de meurtre,* etc. Les textes, même dans *L'Humanité,* en disent beaucoup moins : « un homme s'est précipité vers le pape en l'injuriant ». Même écart, à la télévision, entre l'annonce dramatique et le récit moins inexact. Mais examinez l'effet produit sur le public. Tout a été bien mis en scène pour donner l'impression -- aux esprits dépourvus de sens critique -- qu'un prêtre de Mgr Lefebvre a voulu tuer Jean-Paul II.
Une exception, où le texte en dit plus que le titre : c'est *Le Figaro,* que Maurras avait surnommé « le journal maudit », et qui une fois de plus se montre digne de sa réputation. Il assure avec une fébrile audace que « Jean-Paul II a échappé de justesse à un horrible attentat ».
A Fatima, Jean-Paul II continue à remercier la T.S. Vierge de lui avoir sauvé la vie le 13 mai de l'année dernière. Il ne la remercie pas de la lui avoir sauvée cette année. Journalistes-flics et policiers ecclésiastiques ne nous ont encore donné aucune explication de cette omission.
353:264
*VOILA donc quatre jours d'un journal quotidien. Quatre jours à contre-courant d'un* *quotidien seul au milieu d'une presse écrite et audio-visuelle qui taisait tout cela ou qui disait le contraire.*
*L'écriture est parfois un peu hâtive, car bien sûr c'est écrit sur le pouce ou sur le marbre, chaque jour entre 5 heures et 9 heures du matin, à chaud, au fur et à mesure des dépêches et des téléphones.*
*Ceux qui croient que faire cela n'est rien peuvent passer leur chemin sans s'arrêter. Mais sans se plaindre non plus d'être désinformés et de voir l'opinion manipulée.*
*Mais peut-être y aura-t-il en France et dans les pays de langue française assez d'esprits droits et de cœurs résolus pour estimer qu'un tel quotidien doit vivre et grandir.*
354:264
### Le cardinal Seper et la messe de saint Pie V
Dans le n° 53 (avril 1982) de son bulletin « *Fidélité et Ouverture *»*,* Gérard Soulages publie quelques extraits de lettres reçues par lui du cardinal Seper, avec lequel il entretenait une correspondance. Le cardinal, ancien préfet de la S. Congrégation pour la doctrine de la foi, est mort le 30 décembre dernier.
Gérard Soulages écrit : « *Je sais que l'on pourra me critiquer d'avoir rendu publique une partie de cette correspondance mais deux raisons m'ont déterminé : les incompréhensions que je rencontre et les affronts que je reçois. Surtout, je voudrais provoquer un choc. *»
A quelles « incompréhensions » et à quels « affronts » fait-il allusion ? Nous n'en savons rien. Mais comme, revenant d'assez loin, il défend courageusement la foi catholique, il doit se faire traiter d' « intégriste » et perdre peut-être certains amis. Quant au « choc » qu'il veut provoquer, la suite de ses explications (qu'il serait trop long de reproduire), montre qu'il vise « l'Église de France ». On comprend ce qu'il veut dire par les lettres du cardinal Seper qui se montre en plein accord avec lui sur les réflexions dont il lui fait part à ce sujet.
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Citons quelques phrases du cardinal (qui, Croate, ne maîtrise pas toujours parfaitement notre langue). « *La situation des séminaires, pas seulement en France, est souvent désastreuse* (*...*)*. Il y a de vraies vocations et des jeunes gens très généreux, mais le tragique est qu'on ne sait pas où les diriger... *» (9 juillet 1975). « *Ma plus grande douleur est de voir que les évêques ne font pas leur devoir pour changer la situation mauvaise *» (16 avril 1977). « ...*Votre diagnose sur la culpabilité des évêques pour la situation dans l'Église dans différentes parties du monde catholique est aussi la mienne. L'attitude du* « *laisser faire *» *porte avec soi une situation chaotique. *» (11 février 1979.) Etc.
Tout cela est à l'honneur des deux correspondants. Mais ce qui nous intéresse davantage c'est la réponse que le cardinal fait à Gérard Soulages sur la Nouvelle Messe. Soulages lui avait sans doute demandé -- et on doit l'en louer -- si Rome ne pourrait pas autoriser officiellement la messe traditionnelle. Voici donc ce que lui répond le cardinal :
« *Vous mentionnez la possibilité de permettre de nouveau la célébration de l'ancienne messe. Moi-même je pense qu'avec l'introduction de la* « *nouvelle *» *messe on ne devait pas brusquement interdire le rite précédent. On n'a pas tenu compte du facteur psychologique. On devait laisser* « *mourir d'une mort naturelle *» *le rite de Pie V. Maintenant on a dramatisé la situation, encore plus à cause des abus que l'on fait sans que les évêques agissent. Je pense que le saint-père aurait été favorable à permettre, avec certaines conditions, le rite de Pie V, mais puisque Monseigneur Lefebvre en a fait la consigne et le symbole de la* « *vraie Église catholique *», *c'est-à-dire la sienne, je pense pour le moment ce n'est pas possible. *» (16 avril 1977.)
Ce texte est du plus haut intérêt parce qu'il reflète, dans un minimum de lignes, LA CONFUSION TOTALE QUI RÈGNE SUR LA MESSE A ROME.
Notons d'abord que le cardinal reconnaît implicitement la parfaite validité de la messe traditionnelle. Cela va sans dire et n'irait pas mieux en le disant. Le cardinal, manifestement, n'y a même pas songé, ce dont on ne peut que le féliciter.
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Mais la *validité* d'un rite observé depuis des siècles et touchant aux points les plus certains et les plus importants de la foi catholique entraîne nécessairement sa LICÉITÉ. *Le pape peut y ajouter un nouveau rite ; il ne peut substituer le nouveau à l'ancien.* Quant à la somme des arguments qu'on peut additionner pour contester sinon la validité du moins la qualité du nouveau rite, nous n'y reviendrons pas. On les trouvera notamment dans mon livre sur *La Nouvelle Messe* (Nouvelles Éditions Latines).
Le cardinal semble penser qu'il aurait mieux valu laisser les deux rites coexister un certain temps en laissant l'ancien mourir de sa belle mort, quitte à l'achever, si l'agonie durait trop longtemps, par une interdiction en bonne et due forme. Mais la Loi de l'Église le permettait-elle ? En 1977, le rite traditionnel gardait assez de vigueur pour que le cardinal estimât que Mgr Lefebvre était le seul obstacle qui empêchât de l'autoriser. L'enquête de 1980 du cardinal Knox révèle indirectement que cette vigueur n'a fait que croître, tandis que la Nouvelle Messe continuait de vider les églises, tout en semant la division parmi ceux qui la célèbrent et ceux qui y participent. Nous l'avions dit dès l'origine. Au caractère *œcuménique* de la Nouvelle Messe, gros de dangers pour la foi, s'ajoutait son caractère *évolutif* qui annonçait ses avatars permanents. Rappelons que *Présence et Dialogue,* le bulletin de l'archevêché de Paris, faisait suivre, dans son numéro de septembre 1969, la présentation des « nouveaux livres liturgiques » des considérations suivantes :
« Il n'est plus possible, à un moment où l'évolution du monde est rapide, de considérer les rites comme définitivement fixés. Ils sont appelés à être révisés régulièrement sous l'autorité du pape et des évêques, et avec le concours du peuple chrétien -- prêtres et laïcs -- pour mieux signifier à un peuple, en un temps, la réalité immuable du don divin. »
Chaque mot de cette incroyable déclaration mériterait un commentaire. Contentons-nous de souligner l'innocence (ou le... culot) du rédacteur qui *le jour même* du lancement du nouveau rite prévient que celui-là n'en a pas pour longtemps. « C'est ça pour aujourd'hui, dit-il en substance, mais demain, et après-demain, et toujours dans la suite, ça sera autre chose. » Par définition, la *nouveauté,* revendiquée comme telle, doit toujours être nouvelle. Ainsi le veut la « *réalité immuable* du don divin », -- qui ne peut être que la réalité de *l'évolution permanente.*
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Comment le cardinal Seper, homme d'une foi certaine et d'une bonne volonté évidente, homme qui se désole de la passivité des évêques et de l'état de l'Église de France, pouvait-il se leurrer à ce point sur la question de la messe ? Cela fait partie du mystère de l'Église.
Louis Salleron.
============== fin du numéro 264.
[^1]: -- (1). Cependant, la trahison de l'actuel pouvoir politique à l'égard des populations françaises-musulmanes est certainement plus infâme encore et ses crimes plus impardonnables... La presse, et surtout la radio d'État, a été singulièrement discrète sur l'ampleur des massacres et des tortures infligés aux musulmans francophiles qui sont nos frères... Il s'agit d'un véritable génocide perpétré contre les musulmans qui avaient cru en la France, ce génocide a fait plusieurs centaines de milliers de victimes mises à mort dans des conditions et après des tortures abominables... (extraits de la déclaration du 2 février 1963 du colonel Jean Bastien-Thiry, sa vie, témoignages, Éditions Albatros, page 127).
[^2]: -- (2). « La fin de l'Algérie Française » *L'histoire* n° 43 de mars 1982. Évelyne Lever dans un article consacré à la fin de la guerre d'Algérie évoque furtivement le bachaga Boualem, mais n'écrit pas une seule fois le mot harki.
[^3]: -- (3). Seul l'écrivain V. Volkof dans *La leçon d'anatomie* ose aborder le drame des harkis.
[^4]: -- (4). Qui posent souvent en cas de divorce des problèmes humains très difficiles lorsque les enfants sont emmenés par l'un des conjoints, généralement le père.
[^5]: -- (5). Suivant une jurisprudence déjà ancienne (tribunal civil d'Alger du 5-11-1903) le terme MUSULMAN « n'a pas un sens purement confessionnel mais désigne au contraire l'ensemble des individus d'origine musulmane... sans qu'il y ait lieu de distinguer s'ils appartiennent ou non au culte mahométan ».
[^6]: -- (6). Qui au risque de le rabâcher, sont nés en France après le 1^er^, janvier 1963, Français même s'ils sont souvent considérés comme « immigrés », « Nord-Africains » ou Algériens.
[^7]: -- (7). *Le Monde* du 30 mai 1972. Point de vue : « Algériens d'Algérie et Algériens français ».
[^8]: -- (8). Éditions Calmann-Lévy.
[^9]: -- (9). « Les harkis de l'O.R.T.F. », « Nous ne voulons pas être les harkis de la majorité », « Mitterrand le harki de Marchais », « Les Molluquois, les harkis de la Hollande », « les harkis de la III^e^ République », la liste est loin d'être close.
[^10]: -- (10). « La mort de Zorha », *Le Monde* du 1^er^ février 1978. Samia, *Psychanalyse d'un fait divers *: Annie Lauran, les Éditeurs Français réunis.
[^11]: -- (11). Cette année les crédits consacrés spécialement aux Français-musulmans sont inférieurs à ceux de l'année dernière, alors que le nouveau secrétaire a entrepris le recrutement de 300 agents pour son département ministériel, qui risque de devenir aussi important qu'un ministère d'État.
[^12]: -- (12). L'ouvrage de Bernard Moinet : *Ahmed connais pas ?* évoque les conditions d'installation en métropole.
[^13]: -- (13). Qui, elle, a réussi, ne serait-ce qu'en partie, aux pieds noirs lors des échéances électorales de ces dernières années !
[^14]: -- (1). C.R. Ageron « L'Opinion Française devant la guerre d'Algérie » (*Revue Française d'Histoire d'Outre-Mer.* n° 231. 2^e^ trimestre 1977). Où il apparaît qu'après 58 de Gaulle a plus suivi l'opinion métropolitaine qu'il ne l'a précédée. Guy Perville rédige sa thèse sur le même sujet.
[^15]: -- (2). L'ANFANOMA -- le FNR -- le RANFRAN -- le GNPI -- l'USDIFRA -- FRANCE AFRIQUE -- L'ALGÉRIENNE.
[^16]: -- (3). Intéressant fait d'opinion. Cette chronique très renseignée et très suivie par les Pieds-Noirs fut supprimée au début de l'été 1980 dans le *Figaurore* R. Attard a ensuite fondé le *Journal des Français d'Afrique du Nord* qui continue de paraître.
[^17]: -- (4). Une autre association à vocation culturelle, le Cercle algérianiste, est fondée au même moment. Elle diffuse un bulletin de qualité *L'Algérianiste.*
[^18]: -- (5). A perdu son siège de député de Paris (2^e^) en juin 81. L'a retrouvé en février 82. Reste un fidèle de Giscard.
[^19]: -- (6). Avait fondé une association fantôme « Les fils de rapatriés et leurs amis ». En 58 en Algérie était le leader de l'Association des Lycéens Algérie Française (L'AGELCA). Intelligent, habile et arriviste.
[^20]: -- (7). Avec M. Daniel Leconte auteur d'un livre sur les « Pieds-noirs » (le Seuil. 1980). Exemple type du néo-pied-noir se réclamant d'une communauté qu'il renie. Après le 10 mai, journaliste sur Antenne 2. Réalise une interview scandaleuse du « commandant » Azzedinne à l'occasion du 1^er^ novembre 1981.
[^21]: -- (8). Sur les monuments d'Algérie réinstallés en France, le très beau livre d'A. Amato : *Monuments en Exil* (Éditions de l'Athlantrope).
[^22]: -- (9). Tableau des pertes civiles et militaires dans la récente *Histoire militaire de la guerre d'Algérie* du colonel Le Mire (Albin Michel. 1982. pp. 310 et 311).
[^23]: -- (10). Des députés PS de villes du Midi (Montpellier en particulier). Intervention de Maître Ribs (installé en métropole avant 54) auprès du Président.
[^24]: -- (11). Enfin une riposte. D'après PRÉSENT (25/2/82) P. Schoendoerffer réalise « L'honneur d'un capitaine » sur un officier tué en Algérie et dont la mémoire a été salie. On lui souhaite le succès du « Crabe-Tambour ».
[^25]: -- (12). Le livre très élogieux qui leur est consacré par Hamon et Rotman (Albin Michel 79) est réédité (février 82) par le Seuil. A noter le sous-titre : La résistance française à la guerre d'Algérie. Très peu d'allusions aux compensations financières que les réseaux ponctionnaient sur les transferts de fonds pour le FLN. Cf. *Guerre secrète en* Algérie (Orban. 1977) du général Jacquin, patron des services secrets en Algérie entre 59 et 61.
[^26]: -- (13). R. Gaucher : Le Réseau Curiel (Picollec. 1981).
[^27]: -- (14). Article de Josette Alia dans le *Nouvel Observateur* (79 ou 80 ?).
[^28]: -- (15). Comme le démontrait E. Mallarde (alias J.M. Kalflèche) dans « l'Algérie depuis » (Table Ronde. 1975). Même *Le Monde.* s'en est aperçu mais après la mort de Boumedienne.
[^29]: -- (16). Une exception : *L'Algérie des Illusions,* paru en 1972 chez Laffont. Collection Libertés. Son animateur, J.-F. Revel, a dit plus tard que le livre avait été boycotté. L'un des auteurs M. Maschino (Pied-Rouge. Ex-déserteur). Son fils s'était marié à une Algérienne qui fut enlevée (au Canada !) par sa famille et séquestrée en Algérie puis récupérée. Histoire extraordinaire mais vraie.
[^30]: -- (17). Ou nous accuser d'avoir préparé et soutenu l'agitation berbère qui a éclaté au printemps 1980 et semble (momentanément) calmée.
[^31]: -- (18). A noter dans les questions générales, un jugement positif sur la colonisation française (bonne pour 53 %) et négatif (45 %) sur la décolonisation. *Jeune Afrique* a titré : « Le bon vieux temps des colonies » (un « tube » de M. Sardou). A ranger dans les contradictions de l'opinion.
[^32]: -- (19). Même dans le sondage *Express* (très sens de l'histoire) : 53 % pour une Algérie nouvelle plus évoluée si elle était restée attachée à la France. Regret rétroactif ? A noter : l'image de l'Algérie révolutionnaire (62-65) a disparu...
[^33]: -- (20). M. Rocard, de la Fournière, et d'autres-...
[^34]: -- (21). Auteur de l'article (bien documenté sur le plan économique), J. P : Sereni publia jadis un livre flagorneur sur Boumedienne. Encore un pied-rouge désenchanté...
[^35]: -- (22). Le questionneur est M. Charles Saint Prot. Exemple même du droitiste pro-Arabe.
[^36]: -- (23). Systématiquement gommée dans les livres scolaires algériens. Cf. M. Ferro : *Comment on raconte l'Histoire aux Enfants* (Payot. 1981) pp. 102 à 104
[^37]: -- (24). Neveu d'un fantaisiste célèbre à Alger dans les années 50 Jacques Bedos. Auteur de savoureux sketches « pataouétes ».
[^38]: -- (1). Éd. Gauthier-Villars.
[^39]: -- (1). Annuaire des diocèses d'Algérie, 1981.
[^40]: -- (2). Le rapport en a été publié en novembre 1964 par ITINÉRAIRES.
[^41]: -- (3). Les Filles de la Charité pendant un siècle en Algérie. -- Impr. privée des Pères Blancs, Alger 1960.
[^42]: -- (4). Marthe Bassenne : *Aurélie Tidjani*, princesse des sables -- Plon édit. Paris 1925. Frison-Roche : *Djebel Amour -- *Flammarion, Paris 1975.
[^43]: -- (5). Jean Tiquet : *Une expérience de petite colonisation indigène en Algérie. Les colons arabes-chrétiens du cardinal Lavigerie*, Alger. thèse de droit 1936.
[^44]: -- (6). Jean Servier : *Les Portes de l'année,* Laffont édit. 1942.
[^45]: -- (7). Augustin Ibazizen : *Le pont de Bereq'mouch ou un bond de mille ans*, La Table Ronde édit. 1959.
[^46]: -- (8). E. Dinet et Sliman ben Ibrahim : Tableaux de la vie arabe, Piazza édit. ; *L'Orient vu de l'Occident*, Piazza et Gauthner édit.
[^47]: -- (9). Léon Roches : *Trente-deux ans à travers l'Islam* (*1832-1864*)*,* Firmin-Didot édit. Paris 1883.
[^48]: -- (10). Ernest Psichari : *Le voyage du Centurion*, Conard édit. 1918.
[^49]: -- (11). Plusieurs cheikhs de zaouïas ont été assassinés par les rebelles pendant la guerre d'Algérie. Dans le dernier numéro de la revue « Khemia », le Dr Lachèze rend un émouvant hommage à ces saints de l'Islam
[^50]: -- (12). A. Berque : « Un mystique musulman, le cheikh Benalioua », *Revue africaine* tome 79 pp. 691-776, Alger 1936.
[^51]: -- (13). Voir son « portrait » dans ce même numéro d' *Itinéraires*.
[^52]: -- (14). Jean François : *De la Genèse à l'Apocalypse. Le langage métaphysique et symbolique de la Bible.* La Table Ronde édit. Paris 1976.
[^53]: -- (15). Pierre Lombard : *La crise algérienne vue d'Alger*, Éd. Fontana, Alger, mars 1958.
[^54]: -- (16). Jean Loiseau (G. Menais) : *Prêtres perdus,* Édit. Le Fuseau, Collection Le Chemin du Réel, Paris 1965. Préface de Gustave Thibon.
[^55]: -- (1). Louis de Baudicour.
-- *La Colonisation de l'Algérie. Ses éléments.* Paris, 1. Lecoffre, 1856, 588 p.
*-- Histoire de la Colonisation de l'Algérie.* Paris, Challanel aîné, 1860*,* 582 p. In 8°. Devait constituer à l'origine le second tome de l'ouvrage précédent.
-- *La guerre et* le *Gouvernement de l'Algérie.* Paris, Sagnier et Bray, 1853*,* 600 p. In 8°.
-- *Des Indigènes de l'Algérie,* Paris, C. Douniol, 1852*,* 39 p. In 8°.
-- *La France en Syrie,* Paris, E. Dentu, 1860*,* 32 p. In 8°.
*-- La France au Liban,* Paris, E. Dentu, 1879, 39 p. In 8°.
[^56]: -- (2). *Des Indigènes de l'Algérie,* p. 3.
[^57]: -- (3). *La Colonisation de l'Algérie. Ses éléments,* pp. 384. 385 et Abbé Bersange, *Dom François-Régis* (*1808-1880*), Paris, Beauchène, 1911, 404 p.
[^58]: -- (4). *Histoire de la* Colonisation *de l'Algérie,* pp. 335 à 337.
[^59]: -- (5). *Ibid,* p. 449.
[^60]: -- (6). *Ibid,* p. 454.
[^61]: -- (7). *Des Indigènes de l'Algérie,* pp. 17 et 18.
[^62]: -- (8). *Ibid,* pp. 18 et 19.
[^63]: -- (9). *Ibid,* p. 30
[^64]: -- (10). *Histoire de la Colonisation de l'Algérie,* pp. 48 et sq.
[^65]: -- (11). *Ibid,* p. 497.
[^66]: -- (12). *Ibid,* p. 506.
[^67]: -- (13). *Ibid,* p. 507.
[^68]: -- (14). *Ibid,* p. 529.
[^69]: -- (15). *Ibid,* p. 369.
[^70]: -- (16). *La Colonisation de l'Algérie. Ses éléments,* pp. 525 et 526.
[^71]: -- (17). *Histoire de la Colonisation de l'Algérie,* p. 537.
[^72]: -- (18). Jacques-Numa Lambert, *Manuel de Législation Algérienne,* Alger, Librairie des Facultés, 1952, 482 p. Voir à ce sujet, pp. 434 à 436
[^73]: **\*** -- Train rapide (pour les jeunes générations) \[2003\]
[^74]: -- (1). AFN : Afrique française du Nord (pour les jeunes générations).
[^75]: -- (1). Voir à la suite de cet article un « glossaire pied-noir pour une meilleure compréhension du texte ».
[^76]: -- (1). Voici la raison de cette phrase ésotérique. Le quotidien PRÉSENT « boucle » à 9 h, au plus tard à 10 ou 11 h du matin. Ce numéro du 14 mai fut donc « bouclé » avant 11 h du matin le 13 mai. A ce moment les dépêches des agences donnaient le nom de Juan Fernandez Krohn, mais le tenaient toujours pour un jeune homme « déguisé en prêtre ». Il était impossible de deviner au bout de combien de temps l'enquête découvrirait qu'il avait appartenu à la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X de Mgr Lefebvre : il ne fallait donc ni donner ce renseignement, ni omettre de signaler sans retard qu'il n'en faisait plus partie. -- *Jean-Baptiste Castetis* est le pseudonyme qui signe les articles résultant des messages téléphonés par l'envoyé spécial de PRÉSENT à Fatima, complétés par la rédaction parisienne. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^77]: -- (1). Dès le 15 mai, *La Croix* donne à fond. Le sinistre Félix Lacambre, partisan et praticien de la collaboration avec les communistes, parle de « *l'ancien séminariste d'Écône qui voulait tuer le pape *»*. Du coup* il écrit même : le Pape, avec une majuscule, ce qui est grammaticalement et typographiquement incorrect. Le non moins sinistre Jean Potin, qui n'a rien vu et qui ne sait rien, explique qu'il ne faut surtout pas croire ceux qui savent et qui ont vu : « *Malgré les efforts de l'entourage de Jean-Paul II, qui avait voulu minimiser la gravité de là menace d'un nouvel attentat contre le pape, il a fallu se rendre à l'évidence que sa vie une nouvelle fois a été mise en danger, cette fois par un. prêtre intégriste passablement déséquilibré.* » Ah, les bons et utiles journalistes, ah les braves gens ! (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^78]: -- (2). Le cardinal Marty, à son retour du Portugal, déclare : « *Je pense que s'il avait réellement voulu attaquer le pape, il ne se serait pas manifesté par des cris.* » (Note d'ITINÉRAIRES).