# 265-07-82 1:265 ## ÉDITORIAL ### Que sortira-t-il demain du socialisme ? par Louis Salleron LISEZ les journaux : ils raisonnent tous en termes d'alternance. Nous avons déjà sou­ligné les illusions qu'entretient ce mot ([^1]). Tant la majorité que l'opposition s'y accrochent pour en déduire le plus improbable des futurs possibles. La majorité ne cesse de répéter qu'elle a sept ans pour réaliser son programme et que celui-ci, réalisé, sera tellement apprécié des Fran­çais qu'un changement de régime en devient inimaginable. 2:265 L'opposition, gonflée par ses succès aux quatre élections législatives partielles et aux élections cantonales, se voit volant de victoire en victoire aux élections municipales et législatives à venir pour déboucher enfin dans l'élection triomphale du président de son choix en 1988. C'est compter sans la nature des problèmes qui seront à résoudre. Nous en goûtons les pré­mices. Ils iront s'aggravant et exigeront des me­sures autoritaires. Les socialistes, qui en sont conscients, nous promettent la radicalisation de leur politique. Mais ils se heurteront à un double obstacle. Ne pouvant dominer la situation qu'avec le concours des communistes ils s'en feront de plus en plus les otages, fourbissant du même coup les armes de l'opposition. Sept années sont une durée très supérieure à celle qui permettrait le jeu normal de l'alter­nance -- laquelle implique un état suffisant de liberté politique pour pouvoir fonctionner. Si le développement perpétuel du progrès technique permet d'envisager une croissance parallèle du revenu national, celui-ci ne saurait égaler les dépenses en cours et en projet. L'inflation, à peu près contenue jusqu'ici, dissimule un échec, car elle a diminué dans tous les grands pays indus­triels -- sauf chez nous précisément. Elle a donc augmenté dans la réalité et continuera d'augmen­ter, relativement ou absolument. La diminution constante de nos réserves, les déficits du budget de la Sécurité sociale et de la balance des comptes constituent une situation de faillite virtuelle à laquelle la nouvelle dévaluation n'apporte qu'un soulagement provisoire. Toujours et de tous les côtés le problème apparaît le même : *ce sont de rudes mesures de contrainte qu'exigera sa solution, dans un délai indéterminé mais inférieur à six années.* Le gouvernement socialiste en est incapable. Paralysé par ses alliés communistes, il serait d'autre part vomi par le pays épuisé et révolté. 3:265 Noircissons-nous le tableau ? C'est un fait, reconnaissons-le, que personne ne semble envi­sager une crise de cette nature. On dirait, à lire la presse, que tout le monde croit à la durée du septennat. Se figure-t-on que les classes moyen­nes, les familles et les vieux, éternelles victimes de la fiscalité et de l'inflation, pourront supporter l'aggravation des charges qui les réduisent à la misère sans que la conscience publique s'en émeu­ve ? Se figure-t-on, surtout, que les entreprises pourront continuer de produire dans le régime de soviétisation qui mine les pouvoirs des diri­geants en les chargeant simultanément de toutes les responsabilités ? L'anarchie actuelle laisse présager ce que sera celle de demain. Les événe­ments de mai 68 ne sont qu'une faible image de l'explosion qui risque un jour de se produire. Où sera alors le Pouvoir politique ? On a beau chercher, on ne le trouve pas ailleurs que dans le parti communiste, non pas du fait de sa force propre, mais parce que sa courroie de transmis­sion privilégiée, la C.G.T., lui permet de bloquer, au jour de son choix, toute la vie du pays. Ce pouvoir négatif peut-il devenir positif ? Le pouvoir d'empêcher peut-il se transformer en pouvoir de faire ? C'est toute la question. A pre­mière vue la prise du Pouvoir par les commu­nistes paraît impossible. Il leur faudrait d'abord le feu vert de Moscou qui ne le donnerait sans doute pas. Il leur faudrait surtout une complicité suffisante de la police et de l'armée, sans parler de celle de l'ensemble de la population. Toutes ces conditions sont loin d'être réunies. Un coup de force communiste est donc infiniment peu pro­bable. S'il était tenté, il serait voué à l'échec. 4:265 Mais entre la paralysie plus ou moins générale du pays et la prise du Pouvoir il y a un état de confusion qui ne peut durer éternellement. Il faut en sortir. Comment ? Nous sommes devant l'im­prévisible absolu. La Troisième et la Quatrième République se sont trouvées dans des situations analogues, mais infiniment moins graves. Il ne s'agissait alors que de crises économiques, dont des mesures finan-cières permettaient de venir à bout. Quand le sauveur se présentait, la confiance faisait des mi­racles grâce à l'élasticité du marché. Aujourd'hui les structures sont si profondément socialisées que les îlots de liberté qui subsistent sont des points d'appui tout à fait insuffisants pour per­mettre à un gouvernement libéral de redresser la situation. *On peut bien, dans la liberté, déna­tionaliser la banque et l'industrie. On ne peut sans mesures de contrainte désocialiser les entre­prises paralysées par le pouvoir syndical.* Mme Thatcher s'y casse les dents depuis plusieurs années. Manifestement, la plupart des dirigeants de l'opposition ne pensent qu'à une chose : prendre la place des communistes au gouvernement. C'est supposer remplies quantité de conditions qui, se­lon toute vraisemblance, ne le seront jamais. Les communistes ne partiront pas de leur propre chef... Croit-on que M. Mitterrand les chassera ? Ce se­rait bien étonnant. S'y résolût-il, changerait-il pour autant son programme ? 5:265 Tout indique le contraire. Ce n'est pas que ses convictions poli­tiques soient bien fermes. Il en a plus d'une fois changé. Mais avec son accession au Pouvoir il s'est fait un personnage dont il veut fixer la figure pour l'éternité. Devenu l'homme du Pan­théon, le de Gaulle du socialisme, il entend léguer à la postérité *un pays où la famille et la propriété auront définitivement disparu.* La famille est déjà légalement abolie. La propriété ne subsiste que pour une faible part ; elle sera bientôt réduite à la datcha des citadins et à la parcelle des kolkhoziens. D'éventuels ministres centristes y souscriront sans peine sous l'œil vigilant des syndicats. Est-ce alors la perspective du septennat tran­quille ? Indépendamment même de l'accident ex­térieur ou intérieur (guerre, mort ou maladie présidentielle, etc.), la ruine ou la dislocation de toutes les structures du pays rend ce beau rêve impossible. A moins que l'épuisement des forces de la liberté soit devenu tel que le consentement à l'esclavage réduise la France au rang de la Finlande, un sursaut aura lieu. Mais qui lui don­nera forme ? La droite, frappée d'indignité natio­nale par la seule image du fascisme, serait im­puissante avant même d'avoir bougé, et la gauche, cause de la catastrophe, n'aurait guère plus de moyens, malgré d'imaginaires complots invoqués pour se faciliter la tâche. Resterait donc l'ex­trême-gauche, c'est-à-dire le communisme, dépo­sitaire de la légitimité nationale et qui, fort de ses troupes disciplinées et de slogans martelés en temps utile pour l'indépendance de la France et les libertés démocratiques, trouverait sans pei­ne dans le reste du pays les renforts nécessaires à sa prise du Pouvoir. De Charybde en Scylla, ce processus surréaliste n'a rien que de très réaliste, ainsi que sa suite qui pourrait en être le ren­versement. 6:265 Admettons qu'il s'agisse d'un cauchemar. Ré­veillons-nous donc. Pour le moment, c'est un fait, incontestable et incontesté, que le socialisme, honni par la majorité du pays, s'étend de jour en jour en consommant à grande allure toutes les réserves financières, sociales et morales du pays. C'est un fait également, contesté par lui mais que l'avenir confirmera, qu'il ne pourra poursuivre bien longtemps dans la liberté ce régime de dila­pidation générale où la liberté elle-même se dis­sipe en licence et en anarchie. Sept années, c'est trop, tout bonnement parce que c'est impossible. Les questions se posent en chaîne à l'esprit : Quand sortirons-nous du socialisme ? Comment sortirons-nous du socialisme ? et finalement : *Que sortira-t-il du socialisme ?* Si nous voulons éviter le pire, il est bon, et urgent, d'y réfléchir. Louis Salleron. 7:265 ## CHRONIQUES 8:265 ### Le vrai sens de l' « una cum » au canon de la messe par Fr. Benovolens OSB A LA FIN de son « calen­drier traditionnel », un auteur ecclésiastique, dans un avertissement, qualifie de « comportement incohé­rent » le fait, pour un prêtre qui célèbre la messe dite de saint Pie V, de nommer le pape Jean-Paul II au canon : il est illogique en effet de se décla­rer *una cum,* « en union avec notre pape Jean-Paul » et de persévérer à célébrer « une messe en opposition avec celle que le prétendu pape demande de célébrer ». Et le bon Père de conclure avec condescendan­ce : « Nous voulons encore laisser à ces prêtres la possi­bilité de se ressaisir et de ré­viser leur position. » La démonstration paraît ri­goureuse. Mais c'est la rigueur d'un sophisme : toute la valeur de ce syllogisme s'effondre quand on donne aux mots *una cum* le sens qui est le leur dans le canon de la messe : « et aussi pour », « en communion avec ». 9:265 L'auteur en question n'a-t-il donc pas lu l'*Explication des prières et des cérémonies de la Messe* du P. Lebrun, rééditée par *Forts dans la Foi* (1976) *?* Qu'il se reporte donc aux pa­ges 327-331 de cette édition, d'où nous extrayons les lignes suivantes : « *Una cum famulo tuo...* Saint Paul nous recomman­de de prier *pour* nos pasteurs (...) *Et antistite nostro N.* (*...*) Il faut prier *pour* les pasteurs, parce qu'ils ont besoin de lu­mière et de force pour conduire maintenant leur troupeau. *Et rege nostro.* Saint Paul a ex­pressément recommandé de prier *pour* les rois (...) *Et om­nibus orthodoxis...* Il est encore juste de prier en général *pour* tous ceux qui se maintiennent dans la pureté de la foi. » ([^2]) Après le P. Lebrun, citons la magistrale étude de Dom Botte et de Mlle Mohrmann sur *L'or­dinaire de la messe* (Abbaye du Mont César, 1953, p. 77, n. 1) : « *Una cum* ne diffère pas ou guère d'un simple cum », qu'il faut joindre non pas à *offeri­mus* (nous vous les offrons en union avec...) mais à *Ecclesia tua :* « nous vous les offrons pour votre Église... et avec elle, pour votre serviteur notre pa­pe » (*quam... terrarum* est une incise). En outre, en traduisant ainsi, on respecte la structure habi­tuelle des prières d'intercession, où l'on prie successivement pour l'Église en général, pour l'évêque, tous les évêques, prê­tres, etc. Ainsi le vendredi saint : « Oremus pro Ecclesia... pro beatissimo papa nostro... pro omnibus episcopis... » On a un emploi semblable de ce *una cum* dans l'*Exsultet* : « Precamur te ut nos... una cum papa nostro regere digneris. » Là encore, il ne s'agit pas de prier en communion avec le pape, mais de réunir en un seul tout l'Église : fidèles, clergé et pape. Enfin, si *una cum* signifiait « en union avec », l'expression « offerimus pro Ecclesia... una cum me famulo tuo indigno » employée par le pape, et celle employée par l'évêque « ...una cum me indigno servo tuo » n'auraient aucun sens (« en union avec moi-même » !). Il ne nous reste plus qu'à espérer que notre auteur voudra bien « se ressaisir et réviser sa position ». Fr. Benevolens OSB. 10:265 ### En feuilletant le « Saint Riobé » *de Jean-François Six* par Jacques Urvoy JEAN-FRANÇOIS SIX, -- je n'ose écrire « l'abbé Jean-François Six » puisqu'il semble avoir renoncé à ce titre (mais non à son poste à l'Institut catholique), -- vient de publier un gros volume hagiographique sur Mgr Guy Riobé (1911-1978). Beaucoup de faits, de documents, mais recueillis et rassemblés un peu à la hâte. Avec des disparates, et des manies didactiques assez puériles : ainsi l'auteur s'arrête de temps en temps pour nous présenter la littérature du moment en cinq lignes, ou en dix la montée du fascisme. C'est à cette occasion qu'il parle d'une tentative d'assassinat de Léon Blum en 1935. Je suppose qu'il s'agit à la fois d'une erreur (1935 au lieu de 1936) et d'un mensonge : sans doute sont-ce les coups de canne de quelques Camelots du Roi que Six veut faire passer pour tentative d'as­sassinat ; même Lacouture, dont la réputation n'est plus à faire, n'a pas eu ce culot dans son hagiographie de Léon Blum ; mais peut-être est-ce ainsi qu'on écrit l'histoire à l'Institut catho­lique de Paris. 11:265 J. F. Six voudra bien m'excuser de n'avoir pas lu son livre *in extenso.* A désinvolture, désinvolture et demie. Car ce livre est loin de présenter le sérieux que son auteur requiert des autres. L'Index des noms propres est bizarrement sélectif. Six *gaze* sur certains épisodes. Une seule page (sur 577) par exemple pour... escamoter l'attitude de l'abbé Guy Riobé sous l'Occu­pation : Six est bien obligé d'écrire que son héros était « plutôt pétainiste » puisque ce héros l'a avoué plus tard (lorsqu'étant devenu homme de gauche il eut le droit d'avoir commis des péchés de jeunesse) ; mais les deux tiers de cette petite page nous parlent de sympathies résistantes. Autre escamotage : Six ne dit rien des experts au concile de NN.SS. Matagrin, Huyghe, Riobé (petit groupe très uni auquel s'adjoindra plus tard Mgr Fauchet) ; or on sait quel rôle actif jouaient dans l'ombre ces experts (pour Huyghe, c'était Bernard Besret ; pour Riobé, Six ?). Pas très sérieux, non plus, dans un autre genre, le reproche fait à Mgr Lustiger d'avoir insuffisamment célébré la mémoire de son prédécesseur à Orléans. Mais j'avoue que ces accès irrépressibles de fureur qui s'emparent quelquefois de J.-F. Six contre tel ou tel évêque (un jour Mgr Derouet à propos d'un sermon sur la Résurrection ; cette fois, Mgr Lustiger) me ren­dent un peu plus humain cet historien ecclésiastique au masque toujours durci par on ne sait quelle rancœur. Il ne suffit pas à Six et à ses amis que les évêques les suivent, ils voudraient qu'ils marchent au pas ! Venons-en au cœur du livre. En 1960, Mgr Lefebvre man­dait l'abbé Guy Riobé à Dakar pour y prêcher des retraites sacerdotales dans l'esprit du Père de Foucauld. Au même moment Dom Alexis Presse et Bernard Besret cohabitaient à Boquen. L'Église était encore *une,* c'est cela qui est fascinant. Ce livre permet-il de mieux comprendre comment les voies vont diverger, dans ces années soixante au cours desquelles le concile de Vatican II précipite le cours des choses ? La question dépasse la personne de Guy Riobé. Celui-ci était-il aussi brûlant de charité que le voudrait son hagio­graphe ? Il était certes délicat, attentif, passionné. Aimait-il *évangéliquement ?* Il le prétend au moment où il prépare (sous l'œil de l'abbé Michel Quoist) une mise en garde contre la venue de Mgr Lefebvre dans le diocèse d'Orléans en 1978 « Je veux être évangélique. » Or son texte est truffé de per­fidies : « vedette politique... nos divisions... propriétaires... troubler la foi (!)... désobéissance grave (!!)... les jeunes sont-ils en nombre si important à Écône ?... je sais que l'association Saint-Pie X a de l'argent, beaucoup d'argent... » Riobé peut bien conclure après cela : « Je ne peux que vous aimer. » Qu'eût-ce été s'il l'avait haï ? 12:265 Mais les témoignages et anecdotes rassemblés par J.-F. Six suggèrent une explication des clivages qui vont diviser le clergé. Face aux événements, aux bouleversements sociaux, il y a ceux qui suivent la pente de leur siècle. Et il y a ceux qui n'acceptent pas de la suivre si elle les écarte de leurs convictions profondes ; leur honneur s'appelle fidélité, -- et cette fidélité est souvent plus évangélique. Je ne veux pas dire que tout accommodement avec le siècle soit impossible ou méprisable. Ni que ceux qui suivent la pente de leur siècle soient forcément des lâches. On peut prendre un exemple, assez éloigné de Mgr Riobé, dans la litté­rature française : Hugo est le type même de l'homme qui suit la pente (on pourrait lui opposer Baudelaire, et trouver Baude­laire plus courageux), qui la pressent même plus encore qu'il ne la suit. Pour être précis, il est royaliste en 1820, libéral en 1825, républicain en 1849, socialiste en 1870. Cette évolution n'exclut pas certaines formes de courage : courage physique de l'exil, courage moral dans la rupture avec certains milieux, dans l'affirmation, prématurée aux yeux des prudents, du triom­phe de telle ou telle idée. Et ce courage n'a pas manqué à Mgr Riobé. Mais c'est un courage qui trouve sa récompense en ce monde. Certaines anecdotes sont révélatrices. Jeune aumônier, Guy Riobé demandait à son frère de prêcher les retraites de jeunes filles parce qu'autant il avait du succès auprès des garçons, autant avec les filles « ça ne prend pas ». Il laisse avant tout l'image d'un homme avide de séduire et d'être aimé. Avec un brin de narcissisme qui étonne chez l'homme mûr, écrivant à des amis, même si c'est *cum grano salis *: « Il n'y a que les grands hommes qui naissent un 24 avril » (c'était sa date de naissance). Il lui fallait la chaleur des sympathies. Il n'aurait pas supporté de vivre à l'écart des courants dynamiques de l'Église de l'époque. Il avait besoin de se sentir porté par les rumeurs du monde et le vent du siècle. Un saint, un prophète, c'est autre chose. C'est même l'in­verse, la plupart du temps. Jacques Urvoy. 13:265 ### L'Université et le réel par Gustave Thibon *Non, cet article de Thibon n'a pas été inspiré par le comportement récent de tels philosophes ou his­toriens ecclésiastique ou universitaires, qui n'étaient pas encore nés, ou à peine, lorsqu'il a paru : en novembre* 1953*, dans les* « *Cahiers de Maslacq* »*, numéro 26.* J. M. TOUT A ÉTÉ DIT sur l'abîme qui sépare l'enseignement universitaire de la vraie vie. Cet abîme, j'en ai mesuré un jour toute l'étendue en lisant les admirables *Souve­nirs du temps des morts* de M. Bridoux. L'auteur, un univer­sitaire de grande classe, nous y apprend qu'il a attendu la guerre de 1914 et l'intimité forcée des tranchées pour savoir que des êtres aussi « incultes » que les ouvriers et les paysans possédaient une compréhension des êtres et des choses, une finesse d'esprit et une ouverture de cœur, pour tout dire une sagesse qui dépassait de beaucoup, en délicatesse et en pro­fondeur, celle de l'intellectuel moyen. 14:265 Ainsi donc, en ces temps de démocratie et d'égalité, il n'a fallu rien de moins qu'une catastrophe universelle pour que fussent révélées à un représentant de l'élite les grandes vertus populaires : per­sonne ne lui avait parlé de cela ! Rien n'illustre mieux que cet humble fait le divorce entre l'Université et le réel. Je vois autour de moi quelques vieux paysans qui n'ont jamais reçu d'autres leçons que celles de la nécessité et du travail. Leurs fils ont fait des études ; ils sont fonctionnaires ou ils occupent une situation libérale. Il suffit de causer un moment avec ces derniers, quand ils reviennent prendre l'air du pays aux vacances, pour avoir l'impression, en dépit de toute leur science, d'un appauvrissement profond de l'esprit, d'une perte irréparable de substance humaine. Le décevant résultat de cette confrontation suffit à juger un enseignement. Ils savent certes beaucoup de choses, ces jeunes gens que l'Université lance chaque année à travers le monde. Mais ils en ignorent d'autres, plus élémentaires peut-être, mais plus essentielles aussi : ces vérités qui sont comme le prolongement intellectuel des réflexes vitaux, comme la concrétion de l'ob­servation et de l'expérience directes. Ils connaissent les moindres faits de l'histoire. Mais que savent-ils de l'âme des temps passés et des fils ténus et inévitables qui relient les jours d'hier à ceux d'aujourd'hui ? Ils connaissent la philosophie. Mais ils ignorent la sagesse. La médecine n'a plus de secrets pour eux. Mais les lois les plus simples de la vie leur restent inconnues. Le moindre villageois, qui connaît les tenants et aboutissants, de toutes les familles de sa commune, sait par exemple le poids presque fatal de l'hérédité dans la genèse de la tuberculose. Ce qui n'empêche pas que des médecins éru­dits restent braqués sur la notion d'une contagion qui mena­cerait presque indistinctement tout le monde. Il ne sert de rien d'être docteur en Israël pour ignorer ces choses... Et même ce qu'ils savent, comment le savent-ils ? Comme ces choses apprises sont, pour la plupart, loin de la vie du corps et de l'âme ! Voici de jeunes têtes qu'on a farcies durant de longues années de philosophie et de morale : pour combien d'entre elles cette philosophie est-elle autre chose qu'un pâle jeu de l'esprit pur : une raison intime de vivre et d'agir, un ensemble de vérités confirmées par l'expérience intérieure et le spectacle du monde ? On leur a lu, commenté, trituré l'œuvre de Virgile ou de Racine. Mais les vers des Géorgiques ont-ils pénétré, jusqu'à la source de leur communion avec la nature et ceux de *Phèdre* jusqu'au centre de leurs passions ? 15:265 Que vaut donc ce savoir qui n'est pas mêlé à la vie ? La vraie culture ne ressemble pas à un harnais posé sur nous du dehors ; elle est une croissance, une dilatation de l'homme intérieur, elle intéresse l'être plus que l'avoir. Or, le phénomène par lequel l'avoir se transforme en être, le phénomène qui assure la croissance, s'appelle assimilation. Dans ce domaine, il ne suffit pas d'acquérir, il faut surtout digérer. Si l'Université n'a rien ménagé pour favoriser la culture en tant qu'avoir, qu'a-t-elle fait pour la culture en tant qu'être ? Trop de savants sont des hommes à qui on a ajouté des rallonges plutôt que des hommes qui ont vraiment grandi. Ces vues peuvent paraître sévères et même injustes. Nous n'ignorons certes pas qu'il existe dans l'Université des maîtres et des élèves pour qui la culture reste un principe de vie et de liberté. Mais nous savons aussi qu'ils doivent réagir sans cesse contre la pesanteur d'une tradition sclérosée et étrangère au réel. C'est contre cette culture de vitrine et d'isoloir que nous nous insurgeons. Le mot culture a un sens très net. Une terre cultivée produit de plus belles fleurs et de meilleurs fruits, mais ces fleurs et ces fruits font corps avec la terre : ils sont tirés d'elle et nourris par elle. De même pour la culture de l'esprit. Il n'est pas de vraies floraisons intellectuelles sans un engagement, une participation de tout l'homme : la science, hors de cette fécondation de l'abstrait par le concret, du cerveau par les entrailles, n'est qu'un assemblage d'éléments morts : seules les fleurs artificielles n'ont pas besoin de racines. Certains cerveaux encombrés de connaissances font songer à un entre­pôt plein de marchandises ou à un écrin garni de joyaux plutôt qu'à un champ cultivé. Qu'on parle alors d'emmaga­sinage et non pas de culture. Cette absence de liens vitaux entre l'Université et les diverses formes du réel explique le règne de l'idée pure et le culte des nuées qui ont sévi si longtemps dans l'enseignement. Là où il y a vraiment culture, c'est-à-dire participation du terrain à l'éclosion des fleurs, on sait distinguer la bonne se­mence de la mauvaise ; l'idée vraie de l'idée fausse ; l'inflexible critère de l'incarnation départage la maigre zone du possible et le royaume illimité de l'utopie. Mais là où le terrain humain ne collabore pas tout entier à la genèse des œuvres de l'intelli­gence, toutes les illusions, toutes les folies deviennent possibles : 16:265 il n'est pas d'idée qui ne soit valable dans cet univers désin­carné. On peut donner à des fleurs artificielles toutes les formes, toutes les couleurs concevables : la seule condition de cette prolifération illimitée est l'absence de sève et de racines. Croit-on par exemple que si l'Université du XIX^e^ siècle avait gardé le moindre contact avec l'âme et les mœurs de l'homme, une doctrine aussi étrangère à la nature et aussi stérile que la morale de Kant aurait pu être enseignée si long­temps ? Le problème qui se pose aujourd'hui à l'Université est celui de toutes les valeurs spirituelles : c'est un problème d'incar­nation. Il s'agit de briser le vase clos où l'intelligence s'étiole en se nourrissant éternellement d'elle-même : il faut que la culture jaillisse du réel et débouche sur le réel. Aucune culture ne saurait être authentique si elle n'est pas en grande partie la décantation de l'âme, de la sagesse, des réflexes vitaux d'un peuple. Nous avons failli mourir de tré­pidation et d'anémie cérébrales. Il est temps que notre tête se ressoude au corps qui la nourrit et qu'un sang jeune et riche irrigue notre cerveau. Nous avons souligné ailleurs que beau­coup de « progrès » de l'humanité ressemblent à une cons­truction dont les étages supérieurs seraient construits avec des pierres arrachées aux fondements. Nous n'avons que faire d'une culture dont la chair, le sang et l'âme seraient la rançon ; nous avons soif pour nos enfants d'autre chose que de cette science tatillonne, orgueilleuse et morte, semblable à des bandelettes de momie, et pour qui l'éloignement de la vie et l'inefficacité dans l'action sont des gages de supériorité. Comme tous les fruits de la civilisation, le savoir ne doit pas s'acheter trop cher. Nous préférons une terre inculte où poussent des herbes sauvages mais vivantes à l'herbier le mieux ordonné où gisent des plantes desséchées. Nous savons que les fleurs auxquelles on sacrifie les racines sont factices et stériles. Nous avons besoin de savants qui restent des hommes. Gustave Thibon. 17:265 ### Accident du travail *Souvenirs* par Jacques Perret IL PEUT ARRIVER que le jour du Seigneur, fidèlement honoré, donne lieu à quelques libations prétendues rituelles et par­fois prodigues ; son lendemain peut alors en garder quelques traces, enveloppées de nostalgie et préjudiciables aux intérêts du travail. L'affaire se passe en automne 43. J'avais dû encore une fois laisser mon foyer, non plus pour guerroyer mais tout bête­ment échapper à la curiosité de l'ennemi à l'endroit des évadés. Il me faudrait alors chercher subsistance en zone libre en attendant de me divertir dans les maquis. Florissaient en ce temps-là de petites entreprises forestières, abattage, tronçonnage et charbon de bois. Avantagé me disais-je par une expérience commencée jadis dans les bois tranquilles de Seine-et-Oise, reprise dans les Vosges pour les besoins de la guerre, confirmée sans gloire dans les forêts du Brandebourg, je me flattais au moins d'un petit talent d'amateur et souligné je dois dire par une aptitude parti­culière à me cracher dans les mains pour saisir quelque manche que ce soit, de pic, de hache, de balai ou de gigot. 18:265 Or, sans même écouter mes références, on m'embaucherait sur ma bonne mine et les hauteurs enneigées de Grenoble. C'est donc là que je suis et que bientôt se manifesteraient à mes dépens toutes les malices du lundi : les manches d'outil gelés à cœur, la lime se déroute, le fil se gauchit, le doigt s'attarde sous le marteau, la scie rebondit et retombe sur la phalange et le coin vous glisse des mains pour s'amortir sur le métatarse. Les lois sociales n'ayant pas encore reconnu le caractère particulier du lundi jamais l'ou­vrier sagace ne saurait aborder ce jour-là sans redoubler de prudence. C'était donc un lundi. Depuis deux jours la neige précoce tombait sur la montagne et plusieurs compagnons descendus le dimanche en ville n'avaient pas jugé bon de remonter à la coupe pour raison personnelle. Dans la baraque nous étions tous les quatre attardés devant le casse-croûte du matin. Il y avait là Joseph le cuisinier, Fernand dit le Rapide, Jacquot dit la Globule et moi-même le Parigot, aucun des quatre n'étant professionnel dans le djob qui lui échoyait. Une fois assis, le Rapide nous consultera, en toute bonne foi, sur la qualité des conditions atmos­phériques propices ou nuisibles au travail ; à cette question tendancieuse, réponses évasives, mais la conscience professionnelle l'emportera, stimulée par nos relations amicales avec le contre­maître et quand même, avouons-le, sensiblement aiguillonnés par un esprit de lucre instinctif ; notre salaire en effet s'évalue à la quantité de bois abattu, débité, rangé. Dans l'intention de nous encourager, le Rapide fait entrevoir le copieux ragoût de carottes et la bassine de châtaignes qu'il nous servira en garniture de la tête de cheval qui mijote, là, dehors, dans une lessiveuse. De temps en temps il va surveiller la cuisson et tâter d'un coup de fourchette le gros œil à fleur d'eau. Et le voilà qui se ramène, courbé comme le maître d'hôtel en gala porteur d'une tête de gibier, rabelaisienne au moins sinon mythologique. Il annonce : -- Tête de bourrin Maréchal ! attention ! la digestion sera pénible ou facile selon les sueurs que vous aurez versées. 19:265 Le repas est assez joyeux mais la parole un peu encombrée ; la boisson est d'eau fraîche, on trinque par dérision. En fin de compte, mises à part la cervelle et les joues, pas grand'chose de mangeable ; et soudain le cuistot fraternel et conscient de ses devoirs de planqué : -- J'espère pour vous, dit-il, que là-haut les outils ne traînent pas sous la neige, ou alors je vous en souhaite ! Dehors comme prévu le froid nous saisit et nous pressons le pas dans la neige. Les raisons de tout cela me font bizarrement nostalgique au souvenir des coups de main à l'aube en tenue kaki et hier encore des sorties matinales en corvée d'ordures dans le froid du morgen prussien. Le petit sentier qui nous conduit au travail est à flanc de montagne. Les glissades et dérapages nous fatiguent sans même nous réchauffer ; par ailleurs et quoi qu'on dise les jurons ne soulagent pas tellement ; les blasphèmes encore moins qui font rougir et s'envoler nos anges gardiens. A mi-chemin de nos emplacements respectifs la Globule et moi faisons la pause, le temps de rouler une cigarette avant de nous séparer, une habitude, mais cette fois quelque chose de nouveau ; de surprenant : il n'a pas tourné le dos que je l'entends siffler un petit air, bravo, mais en plus il va cracher dans ses mains et cette fois me dis-je il en rajoute et m'inquiète ; ou alors c'est une blague, et de mauvais goût. Un quart d'heure plus tard et plus haut j'étais à mon poste au front de coupe. La neige est piégée, pour les entorses. Quant au bois qui m'attend ce n'est pas de la camelote : fayard et chêne. Des paquets de neige vont me tomber dessus pour se fondre et dégouliner entre chemise et peau, c'est l'invitation au travail. Je me disais tout à l'heure que des personnages et des plus fameux, déchus de leur rang, ont su trouver dans l'abattage des plus gros chênes sinon revanche au moins consolation ; je pense à Guillaume II, le Kaiser. Je n'en suis pas là mais je ne saurais ignorer que le coup de hache bien visé, ou le coup de masse assené sur le coin qui fleurit en acanthe sont des moments précieux, en quelque sorte apaisants, au moins pour l'amateur. Enfin j'arrive à mon poste. Un coup d'œil me rassure : appuyée contre un chêne ma hache est là que j'avais oubliée ; en lui-même le fait n'est pas inquiétant, pas même imprudent ; je m'interrogerais plutôt sur le mauvais état de mes réflexes, pour peu que j'aie pu m'en aviser dans leur usage intermittent. 20:265 L'endroit est rocailleux, escarpé, pas trop vilain question bois, avec des bouquets de charmes et quelques fayards qui se recommanderont à ma cognée. Tous ces détails, avouons-le, ne sont pas garantis authentiques mais probables au moins par les images qui m'en restent, quarante ans après. Rassuré sur la présence de mon outil, je fais demi-tour : à mes pieds se déploie un de ces panoramas du type grandiose et qui se doivent d'inciter l'honnête homme, de préférence le touriste, à méditer sur sa petitesse aux yeux du monde, et je n'ai pas de leçons à recevoir de ces décors emphatiques. Je m'attarderai quand même cinq minutes à regarder le paysage enneigé, lui trouver quel­que ressemblance avec les peintures du Japonais Hosoukaï et, de surcroît, sans malice aucune, le découvrir dans sa référence épiphanique. Détail frisant l'hérésie, je me sens plus de ferveur et d'euphorie à Noël qu'à Pâques. La Globule n'est pas loin, à portée de voix et déjà au travail ; que nous soyons zélés ou fainéants le froid nous invite à l'effort. Par malice dirait-on un rouge-gorge est là, devant moi, plastron­nant et sautillant qui s'applique à retenir mon attention et j'en suis ravi : bûcheron sans rouge-gorge est mauvais bûcheron, au vrai bûcheron le rouge-gorge est fidèle. Il me regarde et penche la tête, œil vif et bec fin, emmitouflé dans son plastron de fan­taisie. Comme impatient de me voir au travail il sautille et voltige pour m'inciter d'en faire autant et revient se percher devant moi en murmurant in petto : -- Alors ? Qu'est-ce qu'il a donc ce fainéant à me lorgner comme un oiseau rare ! Et sur ce reprend son vol. C'est alors que l'idée me prend d'attaquer enfin le gros fayard, autrement dit le hêtre qui déborde un peu dans la perspective de coupe : il m'en a l'air tantôt flatté ou inquiet, mais c'est un raciste et gonflé d'orgueil pour avoir fait depuis l'apparition des hommes non seulement le billot des suppliciés mais l'étal des bouchers. A jouer au caïd il croit peut-être m'impressionner ; attends un peu tu vas voir ! Je vais te faire ta fête. Je me crache dans les paumes, je prends l'outil, je me cale sur les jarrets, je respire un bon coup, je brandis et vlan ! le fer dans le pied droit ; ma chaussure est fendue en long et le pied avec. Inquiet mais curieux je me penche sur la plaie, je vois se gonfler sur l'entaille un petit paquet de mousse rose, je fais un pas et le pied fait glou-glou. 21:265 Soyons sérieux : j'appelle mon voisin : Ho-ho !... mais quelle qu'en soit l'intonation un hoho est rarement dramatique. La Globule arrive donc d'un pas tran­quille et me déclare en toute quiétude : -- Tiens ! j'allais partir moi aussi, j'ai les pieds gelés. Qu'est-ce que tu as ? -- J'en ai au moins un qui se réchauffe, regarde. La Globule est un flegmatique et l'accent dauphinois en toutes circonstances est rassurant, voire consolateur : -- Eh bien, j'espère ! faut être parisien pour réussir un coup pareil, comment fais-tu ? Je lui avoue n'avoir pas encore, analysé en détail le processus de l'accident mais que j'essayerai de lui expliquer ça en chemin. Il range donc ses outils, renfile sa veste et me prête son épaule en étai. Il cherche à me distraire : -- Moi, commence-t-il, la fois où je me suis donné un coup de serpe sur le pouce, etc. Sur le sentier de chèvre on avance mal à deux de front et je reprends ma course en tête, boitillant un peu mais plutôt par principe que par besoin : le rouge-gorge nous suivra jusqu'à la limite de son aire de vol. Derrière moi La Globule poursuit le récit du coup de serpe. Il en est à la question assurance et me fait gentiment entrevoir un avenir douillet aux frais des compagnies prodigues et maternelles. Nous voici à la baraque. Le Rapide, créature trop délicate pour supporter la vue d'un épanchement sanguin, me tapote sur l'épaule et s'esquive ; je tire alors ma chaussure sous l'œil du bon Joseph le Cuistot qui déjà s'essuie les mains au torchon de cuisine avec des manières de chirurgien rustique. La chaussette jetée fait un floc ! La blessure est trop barbouillée pour qu'on puisse y voir clair. Le Rapide cependant va chercher une bassine d'eau chaude qu'il jette sur mon pied pour éclaircir la situation. L'entaille est bien droite et bien franche. Avec tendresse et précaution, je saisis l'orteil intéressé, le deuxième. Providentielle intervention, la victime n'est pas tombée : retenue par un lambeau de chair elle tient encore à moi. -- Ne t'en fais pas tu le garderas, dit la Globule, les chirurgiens sont des malins. 22:265 Joseph qui voit les choses en grand déclare que ça ira bien chercher une ou deux semaines de clinique avec demi-salaire et petite pension ; puis il fouille dans un fond de boîte pour y trouver quelque drogue adéquate. Je me verse le fond de bouteille d'un de ces liquides rougeâtres qui prétendent remplacer sans douleur la teinture d'iode mais j'ai le préjugé de l'antisepsie dans la douleur : un traitement indolore n'est pas sérieux. Sur un panse­ment au linge de toilette j'essaye en vain de renfiler ma chaussure ; d'un coup de couteau je la refends jusqu'en haut. -- C'est pas tout ça, dit Joseph, mais vous allez tous les deux casser la croûte avant de descendre. Il jette dans la poêle quelques poignées de châtaignes. La Glo­bule qui va me conduire est allée s'habiller, on ne saurait descendre en ville sans faire un brin de toilette. La jambe étendue sur le banc je regarde ma chaussure entaillée et je suis pris d'un élan de tendresse pour ce bon vieux fidèle godillot, le riboui des troufions. Il a fait la guerre et, parti pour la gloire, il a fait la retraite, et bien d'autres virées plus ou moins glorieuses et laissant des clous sur quelques routes. Et le voilà maintenant le ventre ouvert, béant, prêt à livrer au premier venu tous les souvenirs et secrets de sa vieille empeigne. Il a bu tant de sueurs, des chaudes et des froides, qu'entre son cuir et mon cal il n'y a guère de différence. Je le ferai recoudre lui aussi et nous marcherons ensemble avec nos cicatrices jumelées. La descente dans la vallée est déjà plus laborieuse. Enlacé au cou de mon camarade j'arrive devant le bistrot isolé sur la route où stationne heureusement un camion de bois. Ses deux chauf­feurs sont à casser la croûte : entendu, compris, on nous descendra jusqu'à la ville, quand ils auront fini. Petite demi-heure d'attente ; mon verre de marc ne propage pas ses bienfaits jusqu'aux pieds. Adieux à la Globule puis une heure de camion, au frein, sur la descente en lacets. Le chauffeur a ses tracas, lui aussi ; pas de conversation, mais tout de même à mi-chemin quelques mots un peu crus sur les ennuis de l'occupation et la conclusion : « On les a toujours eus on les aura encore une fois, et pas de bile pour ton arpion, ça se recoud comme un bouton de culotte, tu vas voir et trois semaines de repos payé, pénard et tout, et la pension au bout ; au jour d'à présent tu peux tirer sur la ficelle non ? » 23:265 Ayant dit le chauffeur se met à bâiller, s'affale sur son volant et répète : « oui mon gars, tirer sur la ficelle, une élastique, je te le dis, quand on sait y faire ». Ayant dit le chauffeur s'affale sur le volant et ne dira plus un mot. Muni du papier donné au bureau de l'entreprise, et toujours béquillé par le copain nous arrivons dans un salon confortable et astiqué où déjà trois patients attendaient leur tour en lisant un magazine. Je m'assois avec bonheur dans un fauteuil de style en déposant mes deux musettes sur le parquet ciré ; le pied droit dans son godillot maculé reposera sur un petit rond de sparterie. De toute évidence le bûcheron blessé ne fait pas ici le fonds de la clientèle. A n'en juger que par mes voisins il s'agirait plutôt du genre céphalée, petite pointe au foie et autres diagnostics témé­raires. Le praticien me reçoit gentiment. Il pose un index élégant sur le bout de l'orteil branlant, va se laver les mains, téléphone à la clinique, revient me taper sur l'épaule en disant d'un accent viril et enjoué : -- Amputation probable du deuxième doigt, prenez un taxi, clinique Saint-Jules, ils sont prévenus, j'irai vous voir ce soir avec les papiers, t'en fais pas mon gars. Le dit gars arrête une charrette qui le dépose à la clinique parc et perron, porte en chêne sculpté, vestibule de marbre. Fich­tre ! L'assurance fait bien les choses. Mais il y a erreur, je suis entré par le mauvais côté ; les accidents du travail, c'est par derrière, dans l'ancien jardin d'hiver transformé en salle commune. -- Vaut mieux être entre soi, me dit la Globule : seul dans une piaule tu t'embêterais. Allez ! ne t'en fais pas, on viendra te voir bientôt. Mme Albertine, infirmière major, me reçoit sur le seuil de la salle de pansements : -- Vous avez vos tickets de pain ? Non ? Alors comment est-ce que je vais vous nourrir ? Mme Albertine est une forte et belle femme un peu mûre, calme, autoritaire et par instants joviale. Une âme de cantinière, maternelle et virile. On pourrait lui confier le commandement d'un bataillon de fortes têtes, ça marcherait rondement. -- Étendez-vous là et voyons ce pied. 24:265 Tandis qu'elle défait le pansement tout en poursuivant un dialogue par-dessus ma tête avec je ne sais qui. Dieu merci j'ai les pieds propres, c'est bien par hasard car je n'ai pas la manie du bain de pieds quotidien, surtout dans les bois. J'ai d'ailleurs le sentiment que Mme Albertine se fiche un peu de ces contin­gences. C'est comme la question capilotade et charcutage ; elle a tout vu, difficile de l'épater, aucun espoir de lui arracher une exclamation de surprise. -- Ma foi ! dit-elle d'un ton placide et chantant, voilà un très joli bobo. Tout en secouant au-dessus de la plaie une espèce de salière pleine de panacée en poudre, elle ajoute : -- Si c'était l'annulaire je vous dirais de crier bien fort pour qu'on essaie de le sauver, mais vraiment, celui-là... vous n'y tenez pas tellement, non ? Évidemment, je ne m'en sers pas tous les jours, et pourtant... J'essaye de lui expliquer que, dans l'ensemble, il tenait quand même sa place, qu'en outre le point de vue décoratif... -- Pas d'histoire mon garçon. Ça sera fait ce soir à six heures. Et pour commencer, piqûre antitétanique. Vers cinq heures trente je suis appelé à la salle d'opération. Je laisse derrière moi une atmosphère plutôt bruyante et gaie, l'heure de la soupe approche et nous croisons dans le couloir la table roulante avec ses plats garnis. Dans la salle de billard Mme Albertine m'ayant bouclé bras et jambes dans des anneaux de fer comme une préparation au supplice entreprend de pour­chasser une mouche à coups de serviette. A côté, dans la salle commune, j'entends les commentaires sur la soupe : -- Encore des carottes les gars ! -- Faut pas épaissir le sang des blessés Il paraît que c'est le docteur F. qui va m'opérer, un des plus distingués scalpels de la ville. Mon pied est en bonnes mains. Autant que je puis en juger dans ma position ridicule je lui trouve une bonne tête au docteur, il ressemble à Sainte-Beuve. Tout en préparant je ne sais quoi, il raconte, à un confrère sans doute, qu'il vient d'opérer un calcul biliaire de derrière les fagots puis se tournant vers moi avec un bon sourire : -- Il nous faudra couper ça. 25:265 Naïvement je crois devoir lui donner mon consentement mais à l'instant que j'ouvre la bouche pour lui dire : je vous en prie docteur, faites donc ! l'interne me colle le masque sur la figure. Il y a des moments me dis-je où nous sommes vraiment bien peu de choses. Je ne vais pas vous faire un morceau à la Jules Romain ou la Martin du Gard sur la pâmoison chloroformique parce que, sur le moment, je ne songeais pas à en tirer une « chose vue ». Je vous dirai seulement que la dernière manifestation perceptible du monde extérieur fut une rengaine à la mode, que fredonnaient en chœur les copains d'à côté : *Si tu reviens...* Je suis effectivement revenu à moi, sur le billard, dans les efforts peu glorieux de la régurgitation, comme un ressuscité qui la trouverait amère. Cinq minutes après j'étais dans mon lit et bientôt à mon chevet se penche une bonne tête de brebis affable et rêveuse : c'est Mme Étiennette, une infirmière qui me parle d'une voix douce, ineffable et posant sur ma petite table une curieuse amphore de cristal, et très pratique pour l'usage, ma foi. Le pied ne fait plus que s'évertuer à se faire oublier. Je me sentirais délicieusement bien si je n'avais pas l'imagination assez vicieuse pour me répéter sans relâche le coup de hache ; je le sens qui passe et repasse dans la plaie, ou alors c'est le pied qui se cogne à toute volée sur un pied de chaise. J'essaye en vain de lutter contre l'obsession, de prêter l'oreille à ce qui se passe alentour et je me vois condamné à ne plus remuer que des images et des souvenirs de pieds. Sous l'épaisseur du pansement je crois percevoir l'absence du doigt. Ainsi donc, ô deuxième orteil, ne te verrai-je plus jamais ! Il est bien temps de m'intéresser à lui maintenant qu'il n'est plus, et de rendre un culte à sa mémoire. Ce n'est pas qu'il fût d'un galbe très pur et classique ; je n'ai pas de beaux orteils à l'antique, nerveux, longs et musclés comme le Milon de Crotone, mais je pouvais les montrer sans honte au grand jour, francs de cors et d'oignons. J'essaye d'évoquer l'aspect du disparu, sa physionomie, sa personnalité et je m'aperçois que malgré son immense modestie et l'ingratitude de son rôle perdu dans l'effort collectif de ses compagnons de route, il avait une silhouette bien à lui et même quelques souvenirs personnels. Je le revois tout piqué de chiques dans la forêt tropicale ou gonflé d'engelures quand jadis il me portait sur le chemin de l'école, ou meurtri, puant et crasseux sur les pistes marocaines car c'était un bel et brave orteil de fantassin service armé. 26:265 Oui, je pourrais le dessiner avec sa tête un peu carrée, l'ongle trapu et ras, la jointure un peu cornée mais luisante avec deux ou trois poils follets et blondins. Avec son air humble et résigné, sa mine de piéton rou­tier voué à toutes les boues et à toutes les sueurs. Il était quand même un petit seigneur car il n'aimait pas qu'on lui marchât dessus. Toujours à la peine dans la nuit d'une chaussette écœurante, il cherchait malicieusement d'en rompre les mailles ; il cultivait la délectation morose à l'évocation de ses grands jours, soit qu'il frétillât dans le sable chaud des plages qui le faisait si propre et si coquet, soit qu'il clapotât sur le pont des cargos balayés par les lames, soit qu'il pataugeât tout ému, un peu fiévreux, dans les gravaillons aurifères de l'Amazonie ou qu'il s'affalât, voluptueux, sur les tapis de haute laine comme un orteil de sultan. Maintenant, il est là solitaire et pourrissant dans la poubelle. Mais peut-être qu'il bouge encore avec de petits mouve­ments spasmodiques, attendrissant comme une papatte d'araignée. Et quand je pense que me voilà profitant de l'occasion pour faire de la littérature, je ne trouve pas ça très joli. Et pan ! revoilà le coup de hache qui me recoupe la chair par-dessus les coutures avec une précision hallucinante et je sens sous le pansement les moignons de nerfs et de tendons qui frémissent et se recroquevillent. J'essaye alors d'évoquer à la manière de Francis Jammes la petite fleur bleue dans les orteils du facteur rural mais la hache qui retombe, sans pitié, se moque un peu des fioritures littéraires... Je m'endors quand même dans une espèce de vision floripède où Mme Albertine, d'un tour de main délicat, avec rond d'auriculaire, effeuille mon pied gauche comme une marguerite en commençant par le gros orteil : un peu, beaucoup, passionnément... L'aumônier est venu me visiter, tout rayonnant de jovialité charismatique. Interrogé sur l'état de mon âme je lui donne apparemment satis­faction. Il est déjà vieux et c'est ainsi que je les aime. Si vous n'avez pas un chapelet sous l'oreiller, dit-il, ne me dites pas que vous l'avez perdu, je vous en donnerai un demain et d'ici-là, mon enfant, les dix doigts de la main, au complet ceux-là. \*\*\* 27:265 Tous mes camarades sont des victimes de la machine ou de l'outil ; rien que pour les coups de hache ou de serpe nous sommes bien une demi-douzaine. Ce sont les plus jolies blessures, bien franches et bien nettes. Pour le reste, c'est la bouillie, l'écra­bouillade et la capilotade. C'est dans les plaies du type accident du travail qu'on rencontre les plus beaux chefs-d'œuvre de bou­cherie, chairs broyées, mâchées, écrasées, arrachées, laminées. Il y a un vieux, déjà mutilé de l'autre guerre, qui s'est fait brouter les doigts par je ne sais quelle machine, il ne lui reste plus qu'un schéma de main, avec amorces digitales, comme les poupées de son à bon marché. Près de moi un carrier a encaissé un coup de mine dans le buffet ; il est seul rescapé de son équipe, la montagne lui a craché des postillons de granit, il en est littéralement truffé, il estime qu'on lui a retiré du corps un décalitre de pierrailles incrustées. Son bras gauche est cousu du haut en bas avec de jolis empiècements sur l'épaule et l'omoplate. Derrière moi, le benjamin de nous tous, un petit gars de seize ans, a reçu une chaudière sur le pied ; incapable de rester couché il se ballade entre les lits à cloche-pied avec beaucoup d'agilité car il n'y a pas si longtemps qu'il jouait encore à la marelle. Il rigole sans arrêt d'ailleurs en racontant que c'était sa première place, qu'il y travaillait depuis une heure et qu'il ne connaît même pas le nom de son patron. Un autre s'est fait bousculer par un train de wagonnets qui lui a passé sur la jambe. Elle est cassée en petits morceaux. Il a fallu trier les bouts de tibia et les fragments de péroné pour ne pas faire d'impairs dans le raccommodage ; et tandis que s'élabore le lent travail de soudure le blessé met à jour sa collection de timbres (c'est un intellectuel espagnol et réfugié, tout rempli de révolutions). En face de lui un fondeur qui s'est vidé, sans le faire exprès, un creuset de fonte sur le pied, la chair a été volatilisée, il ne reste plus que l'os, dit-il. Tous les matins son épouse vient lui apporter un casse-croûte entre six heures et six heures et demie, dans l'obscurité, avant d'aller à son travail. Je me retourne face au mur et tout occupé de ma personne je m'inquiète un peu du phénomène d'inhibition qui priverait mes coups de pied au cul de leur force et précision d'impact. Sauf les alités je les vois tous défiler devant mon lit qui vont aux ouatères. Chacun a son mode de propulsion, béquilles, cannes, fauteuil roulant ou cloche-pied ; d'aucuns viennent s'asseoir à mon chevet pour faire une pause et parler un peu de leurs bobos. 28:265 C'est ainsi que j'ai eu la visite d'un confrère bûcheron, un vrai celui-là, quinze ans de métier ; je me permets de lui exprimer ma satisfaction d'amour-propre à voir qu'un professionnel de la hache comme lui n'est pas exempt de rater son coup. Il m'explique soigneusement, comme s'il me confiait un secret, le rôle capital de la fatalité dans ces genres d'affaires. Question blessure, il me bat de justesse avec l'ablation d'un orteil et demi : -- Oui mais, tu comprends, mon outil coupait mieux que le tien. Je peux me raser avec. C'est encore le gros père « cent-kilos », un ouvrier agricole de la montagne, seul paysan parmi nous, qui vient me faire un bout de causette. Une vache s'est affalée sur sa jambe qui a fait crac ! -- Ouè, ouè, dit-il avec son accent pâteux, c'est c'te vache de vache qu'est v'nue s'asseoir su l'tibia. Toute la salle fait pleuvoir des quolibets sur l'embonpoint de ce faraud. Sa petite table est un buffet garni de nourritures rustiques et d'un litron de rouge que l'infirmière va consigner. Un confrère des bois vient me raconter son histoire qui est funam­bulesque au sens propre : il tendait un câble pour le débardage du bois, le câble s'est détendu et, comme un lance-pierres, l'a projeté dans les épines. Il est retombé comme il a pu, sans style, et de ces jeux icariens il se tire avec trois vertèbres désaxées ; mais, comme il dit dans son zézaiement espagnol : « La moelle il n'a pas bavé, c'est principal pas vrai ? » Nous avons aussi une femme, presque une petite fille. Elle a dix-huit ans et couche dans une petite chambre contiguë. Cette gentille brunette hispano-bordelaise est venue jusqu'ici pour se faire happer la main dans un laminoir. Elle n'a heureusement laissé qu'un pouce et l'on voit émerger de son pansement les quatre charmants petits bouts de doigts rescapés du hachis. Elle a fort à faire de sa main valide pour remettre à leur place les blessés entreprenants et perclus galants. Les clopinants ne sont pas trop gênants, toujours embarrassés de cannes et béquilles ; mais les mains emmaillotées, bandées, plâtrées n'ont rien perdu de leur audace, un moignon suffit pour faire une politesse. Ne croyez pas que je prenne un plaisir sadique à badiner sur les plaies et fractures. Je voudrais seulement retrouver l'émotion res­sentie : elle est désinvolte, insouciante, le rescapé mesure sa chance ; il pouvait être cul-de-jatte, il n'est que stropiat. 29:265 Quoi qu'il en soit, et malgré tout, une semaine ou deux, la vie de château, bordé le soir, servi au lit le matin, nourri, à demi payé, la grasse matinée sans scrupule, c'est bon à prendre dans une vie d'ouvrier. Je ne veux pas dire par là que les compagnies d'assurance vont se régaler de philanthropie et de mécénat. Il paraît que les tarifs pour orteils seraient plutôt du genre aumône. Je dois constater que sur quarante blessés nous sommes à peine une dizaine de Français. Le reste est espagnol, italien, polonais, russe et luxembourgeois. Il faut bien croire que la proportion est sensiblement la même dans les usines et chantiers de la région. Comme tout le monde je suis antiraciste, position méritoire pour un dolichocéphale blond. J'ose pourtant me demander si la pro­portion des étrangers ne dépasserait pas ici la limite fixée par les ethnologues les moins laxistes. D'aucuns me diront alors que la Providence aurait pu témoigner de sollicitude pour l'ouvrier fran­çais en veillant sa main dans les dangers du travail, ce qui n'est pas prouvé. Cela dit je ne fais qu'oublier notre masse de main-d'œuvre qui travaillait alors en Allemagne, en toute ingénuité. Me voici béquillant sur les trottoirs de la ville. Cette allure semi-aérienne et pendulaire n'est pas sans agréments. Bien lancé sur un terrain propice on arrive, en paliers, à des vitesses surpre­nantes, avec une impression d'essor ailé. Je vais me payer un petit canon au bistrot du coin. La jambe allongée sur la molesquine et les béquilles au porte-manteau, je pensais faire une entrée tant soit peu remarquée, voire susciter en ma faveur quelque présomp­tion d'héroïsme. Mais le patron est blasé sur ce genre de clientèle ; depuis que la clinique Saint-Jules fait les accidents du travail il est habitué à voir traîner à son zing des moignons emmaillotés, et les récits de laminoirs sanguinaires commencent à l'ennuyer. Dehors il fait soleil, gentil soleil d'hiver et là-haut il doit faire bon dans la coupe, au plein midi. Quand j'y remonterai j'aurai le pied fourchu comme un vrai sylvain, en attendant qu'un coup de serpe me taille l'oreille en pointe. Attention ! voilà le coup de hache qui me revient ; vite une gorgée de rouquin. Je me demande si je pourrai jamais toucher une hache sans voir la blessure. Voilà une chose dont l'assurance ne tient pas compte, l'adhérence psychologique de l'accident, le coefficient d'inhibition. 30:265 Et sans doute ma hache a-t-elle pris le goût du sang comme les lions. Fayards et charmilles ? broutilles. Après le sang, que la sève est fade ; mon fer maintenant va rêver du Grand Ferré, on lui a donné un orteil, il va réclamer des bras, des jambes, des têtes et des thorax : « Foin du rustique, s'écrie-t-il, à moi l'épi­que ! » Et tout en sirotant ma piquette de convalescent, j'imagine les copains se constituant en compagnie de hacheurs-voltigeurs ou de francs-hacheurs, comme on voudra, et crachant dans leurs mains en vue de je ne sais quelle heure Hache. Or dans sa version majuscule il faut bien avouer qu'elle se présente un peu comme guillotine. Ne nous laissons pas impressionner par l'image. La réalité c'est quand même le pied fendu et l'orteil au fumier ; c'est tout mais c'est déjà quelque chose. On ne saurait en effet dissimuler l'importance d'un accident qui me ferait aujourd'hui l'aegypan du Dauphiné, demain le satyre de la Sorbonne, le sylvain de Mont­souris ou l'aegypan de Montparnasse, me faire ça à moi, né sous le signe de la Vierge, baptisé à l'eau de Seine et successivement paroissien de Notre-Dame des Champs, Saint-Germain des Prés et Saint-Sulpice ? Impensable. Cette histoire de pied dont je voudrais tirer les symboles n'aura donc pas de conclusion en pâté de foie mythologique. La seule réalité en cette affaire c'est le pied fendu et l'orteil an fumier ; mais parler de pied fourchu c'est déjà de l'imprudence et la provocation va trouver du répondant : la nymphe Écho transmet le message à Belzébuth qui le refile à Mamon qui le repasse à Bélial pour le confier au Baphomet lui-même qui déjà se pourlèche d'une langue bifide et c'est alors qu'in­tervient le Serpent : il fait valoir l'autorité de son curriculum qui démarre sous le pommier, il va sortir sa longue langue et baveuse et fourchue pour vous siffler des refrains enchanteurs autant que perfides. Pour tout dire en bref, quel que soit le qualifié c'est le mot de fourchu à lui seul qui m'inquiète. Convoqué aux bureaux de l'Assurance-travail, je me vois déjà satisfait d'un petit pactole. -- Montrez-moi l'objet, me dit le préposé. Au premier coup d'œil il m'invite à renfiler ma chaussure et j'en conclus que mon cas est assez banal. Il s'explique : 31:265 -- Vous n'avez, si j'ose dire, pas de chance, mon cher mon­sieur ; le deuxième orteil est facultatif, quasiment superflu, son rôle n'est que répondre à la tradition quinaire de nos extrémités, autant dire une question d'harmonie ; les coquetteries ne sont pas remboursées. Sa voix de brocanteur magistral est d'autant plus répugnante qu'il me prend pour mercantile et intéressé jusqu'à vendre mes orteils. Cet homme est conditionné par son métier : tous les clients sont présumés spéculateurs de leur carcasse et de leur peau, c'est la déformation professionnelle, à chacun la sienne et je n'en suis pas affranchi. En l'occurrence néanmoins le délayage de mon sujet, apparemment abusif, est hélas parfaitement justifié. A vrai dire en effet dans cette affaire de pied seul m'inquiète l'adjectif, pourri comme il est d'implications mythologiques et d'in­tentions malicieuses. Et pourtant il nous propose un détour appréciable en manière d'alternative à savoir : fourchu pour fourchu que vaut-il mieux de la langue ou du pied ? Les résultats du sondage effectué à ce propos par l'Institut National des Symboles d'intérêt public sont mis au secret par les autorités suprêmes en respect des institutions démocratiques où la notion de voix est particulièrement surveillée, choyée. Pour ma part, ancien bègue recyclé en bredouillage et toujours inquiet de lâcher un pataquès, ma langue n'est rien qu'innocente et d'un seul morceau. La question parole étant réglée, reste l'écriture et là, je l'avoue, comme l'était jadis ma plume d'oie, ma plume de fer est bel et bien fendue et je reconnais qu'en activité son exercice la fait plus ou moins fourchue selon les pleins et déliés qui faisaient alors un art. Il pouvait arriver, bien sûr, qu'un excès de zèle provoquât le pâté. Si la corporation des typographes n'a pas retenu le pâté pour caractère d'imprimerie, sa présence répétée dans le manuscrit n'en est pas moins caractéristique du moral de l'auteur. Certes, en tant que point final un pâté peut confirmer l'irréver­sibilité de la décision, et tel n'est pas mon cas : tombé de ma plume un pâté ne sera jamais rien qu'un accident du travail. Jacques Perret. 32:265 ### Préférer un destin à une liberté par Georges Laffly CHACUN CONNAÎT son signe zodiacal, « Poissons » ou « Bé­lier ». Et les décans, les oppositions, les ascendances, tout le vocabulaire technique n'a pas de secret pour la majorité des Français. Ils consultent leur horoscope, dans les journaux quand leur croyance est faible, ils vont le faire tirer par un spécialiste quand ils prennent la chose un peu plus au sérieux. L'industrie de la prédiction marche bien, et particuliè­rement l'astrologie. Ce n'est pas le reste d'une superstition, c'est un retour en force. Contrairement à ce qu'on croit sou­vent, ce n'est pas seulement une faiblesse populaire, plus vive chez les plus ignorants. L'astrologie a ses fidèles dans tous les milieux, et les intellectuels ne sont pas les moins atteints. C'est, dit François Sentein, « préférer un destin à une liberté », solution de facilité. C'est que nous ne sommes plus très ambitieux. On se sent tout raffermi d'être assuré d'un destin, quand on croyait n'être rien, qu'une parcelle anonyme, qu'un assemblage de hasard. La société de masse, c'est an­goissant. On finit par mal supporter cette banalisation, cet écrasement. Et voilà que l'on est assuré, tout d'un coup, que toutes les planètes du système solaire se sont penchées, comme des fées, sur notre berceau. 33:265 Nos qualités, nos défauts, nos ren­contres futures, ne sont pas le résultat d'un loto cosmique, où les billes sont tirées absurdement, mais bien un ensemble cohérent, autonome, déterminé (ou influencé, comme ils aiment à dire) par le ciel lui-même. Voilà qui rend à l'homme de l'im­portance, qui est rassurant et exaltant. Avec un peu plus d'audace, et de confiance, il irait plus loin. Il revendiquerait une âme personnelle et immortelle, comme le lui promet la religion. Mais là vraiment, c'est trop. Le citoyen d'une société industrielle, rouage d'une énorme ma­chine, descendant hasardeux d'un singe, produit encore plus, hasardeux d'une Histoire, ne peut accepter une offre aussi miri­fique. L'astrologie, le petit horoscope qui fait rêver, c'est bien assez pour lui. L'astrologie comble aussi ce besoin d'un monde en ordre, sans lequel on vit si mal. De ces faux ordres qui assurent le confort, nous ne manquons pas, à vrai dire ; ainsi s'explique le succès de l'évolution, du marxisme : la route est tracée, il suffit de la suivre. L'astrologie, de constitution plus ancienne, réussit également à satisfaire des esprits. Par elle, un lien est rétabli entre l'homme et l'univers, chaque individu se sent réintégré dans l'ensemble immense (il cesse d'être individu, au sens où cela implique isolement) ; il participe en somme à cette interdépendance universelle sur laquelle rêve Abellio. Très vieille doctrine. Pourquoi revient-elle à la surface aujourd'hui (comme l'alchimie, qui en est un autre aspect) ? Poètes, Villon et Verlaine se plaignent d'être victimes de Saturne, et de son influence maligne. Ce n'est sans doute pas un article de foi, pour eux, mais ils sont sensibles au monde des analogies, des rapports subtils, des correspondances, comme dira un autre. Et c'est vrai qu'en même temps que l'astrologie, on voit revenir le goût, l'étude de ces rapports entre les choses dont la vérité n'est pas rationnelle, ne se démontre pas, fait appel à une arrière-conscience, ou peut-être au « cœur ». **Les deux tableaux** Les peintres qui ont fondé l'art moderne ne se trouvent que des ancêtres très lointains. Ils admirent les masques nègres ou la Vénus de Lespugue, l'Afrique, l'Océanie, les sculptures du néolithique, voilà leurs sources, ou plutôt voilà ce qu'ils reconnaissent comme fraternel. 34:265 Ils avaient l'impression de pré­parer une révolution immense. « L'esprit nouveau », comme ils disaient, c'était une mutation, une rupture avec l'art occi­dental (sauf peut-être les romans) et avec la Grèce (sauf les archaïques). En un sens, c'est gagné. Les musées d'art moderne ne désem­plissent pas. Personne ne songerait plus à se moquer, comme on le faisait encore il y a trente ans, de ces « farces » de ces « canulars ». Mais si vraiment la révolution avait eu lieu, pour l'œil et l'esprit, personne ne devrait plus supporter de voir la vieille peinture -- celle qui va, disons, de Van Eyck à Renoir. Au sens propre du terme, on ne pourrait plus voir tous ces tableaux vivants, ces machines à perspectives, ces paysages, ces portraits, ces cuirasses, ces chevaux, ces dentellières. On devrait hausser les épaules, et demander aux chiffonniers de nous débarrasser de ces trompe-l'œil. A la rigueur, les enfermer dans une réserve archéologique. Or, pas du tout. On admire de grand cœur Picasso et Kandinsky, mais aussi Chardin et Delacroix. Pollock ne nous a pas fait renier Rembrandt. Parce que nous sommes la première civilisation qui hésite du monde entier, aurait dit Mal­raux. Ou parce que, ne sachant pas ce que nous sommes, nous ne savons pas ce que nous aimons vraiment. Nous n'avons pas oublié la vieille civilisation, nous n'avons pas fait naître la nouvelle. Nous jouons sur les deux tableaux, sans choisir. J'aimerais bien savoir ce qu'en pense Bouts. Georges Laffly. 35:265 ### Le poids (variable) des cadavres par André Guès A AIX-EN-PROVENCE le 16 décembre 1790, jour de deuil pour les libertés provençales, trois de leurs défen­seurs : Pascalis, Guiramand et La Roquette, ont été pendus sur le Cours. Le tumulte n'a pas été soudain, ni l'assassi­nat fortuit : on est allé chercher Pascalis à la campagne où il se croyait en sûreté. La municipalité s'est refusé à requérir, pour disperser l'émeute, le bataillon de la ligne qui est dans sa caserne à quelques minutes de là et 400 gardes nationaux de Marseille qui sont sur place : ainsi 800 hommes assistent l'arme au pied à la « patriotique » opération. C'est volontiers que les lignards fussent intervenus, leurs officiers y étaient disposés, même sans réquisition du maire. Un lieutenant « patriote », Ferréol, se dépensa pour prêcher la désobéissance et y réussit, les « patriotes » du pays le félicitèrent de cette initiative qui avait évité une effusion du sang des « patriotes ». Sinistre raisonnement qui fait périr d'honnêtes gens dans des conditions atroces pour éviter le moindre mal aux assassins. Le poids des cadavres est moins lourd quand c'est celui des premiers. 36:265 Cette pesée de cadavres avec des faux-poids s'appelait alors patriotisme. Ce disant, je ne sollicite textes ni faits. Le Club aixois informe celui de Toulon : « *Le brave Ferréol, lieutenant de grenadiers, s'est comporté avec le plus grand* PATRIOTISME *il mérite d'être élevé au plus haut grade* *: il a empêché tout le régiment de marcher.* » Le club toulonnais envoie ses félici­tations au régiment : « *Frères et amis, les remerciements de vos concitoyens vont être la récompense de votre* PATRIOTISME... *La* PATRIE... *vous compte aujourd'hui parmi les meilleurs ci­toyens... Vous venez d'acquérir à Aix le droit d'être* (*le modèle*) *de tous les soldats* PATRIOTES. » Camille Desmoulins, cynique et rigolard, écrit ce calembour : « *La nouvelle de cette fin tragique ne rappelle aux rieurs* PATRIOTES *que le commencement de la prose de Pâques : Victimae Paschali laudes. *» Il y a des morts qui font rire les jacobins, telle est la Fraternité Univer­selle des Immortels Principes. Le journaliste Loustalot fait sa pesée de cadavres quand il s'indigne de la répression de la mutinerie militaire de Nancy « *Le sang des Français a coulé ! La torche de la guerre civile a été allumée ! Ils sont là, ces cadavres qui jonchent les rues de Nancy !... *» C'était en août 90 : il affectait de ne pas savoir que le sang avait commencé à couler depuis bientôt dix-huit mois avec les élections aux États-Généraux, ni ce qui s'était passé aux alentours du Quatorze-juillet, ensuite pendant la Grande-Peur, un peu partout en France. Quelqu'un le savait, et l'écrivit dans un manifeste de la *Société de 1789* paru dans le n° 13 du 28 août des *Mémoires* de la Société : « ...*cette horrible soif de sang, cet horrible appétit de voir souffrir qui porte les hommes à se porter en foule sur des accusés qu'ils n'ont jamais connus ou sur des coupables dont les crimes ne les ont jamais atteints. Une partie du peuple ose se -- mettre à la place des tribunaux, et se fait un jeu de donner la mort. Abominable spectacle, ignominieux pour le nom français, igno­minieux pour l'espèce humaine, de voir d'immenses troupes d'hommes se faire au même instant délateurs, juges et bour­reaux !... Et qu'il se trouve des écrivains assez féroces, assez lâches, pour se déclarer les protecteurs, les apologistes de ces assassinats ! Qu'ils osent les encourager, qu'ils osent les diriger sur la tête de tel ou tel ! Qu'ils aient le front de donner à ces horribles violations de tout droit, de toute justice, le nom de justice populaire !... Certes, il est indéniable que, tout pouvoir émanant du peuple, celui de pendre en émane aussi ; mais il est bien affreux que ce soit le seul qu'il ne veuille pas exercer par ses représentants ! *» 37:265 Visé, mais il n'était pas le seul, Camille Desmoulins se hâta « *de dénoncer ce n° 13 ! C'est l'ouvrage de je ne sais quel André Chénier... *» que Collot d'Herbois devait peu après qualifier « *producteur stérile *»*.* N'en déplaise au P. Comblin (*Théologie de la Révolution,* Éd. Universitaires 1970), ce galo­pin vicieux et ce sanguinaire hypocrite dressés contre un poète de génie et finissant par le tuer, c'est aussi un symbole de la Révolution. Cette fausse pesée de cadavres dure tout au long de l'his­toire officielle, sorbonnarde, scolaire et républicaine et est constante dans le journalisme. On dit bien s'élever « *contre toute violence, d'où qu'elle vienne *»*,* ce ne sont que mots car il y a des cadavres légers, parce qu'ils sont justes, et l'on n'en parle pas, et des cadavres lourds, parce qu'ils sont injustes, et on les monte en épingle, quelque beaucoup moins nombreux soient-ils que les premiers, on les multiplie par le coefficient approprié, on raconte leur mort avec d'horribles détails, au besoin inventés, on en fabrique même sur le papier. On porte sur le pavois quelques manifestants *accidentellement* étouffés par une bousculade dans une bouche de métro, on ignore les dizaines de tués et blessés du 6 février 1934, tirés à balles très *volontairement.* Pour m'en tenir à l'histoire et à des faits massifs, tout Français un peu frotté d'histoire sait que les guerres de religion ont commencé en France à l'initiative des catholiques par le *massacre de Vassy :* l'escorte du duc de Guise qui passait par ce village le 1^er^ mars 1562 y a vilainement massacré de paci­fiques huguenots rassemblés pour un prêche. En fait, ce fut une bagarre avec des morts des deux côtés, et non préméditée, chacune des deux parties se croyant menacée par l'autre, mais passons, ce n'est pas là le principal, qui est ceci. Jusqu'à 1559 il n'y avait guère eu entre papistes et huguenots que des échauf­fourées accidentelles au hasard d'incidents fortuits. En mars de cette année-là, le traité du Cateau-Cambrésis entre la France et l'Espagne libéra nombre de gentilshommes qui rentrèrent chez eux en apportant les idées de la Réforme glanées dans les pays qu'ils avaient parcourus. Trouvant leur pays en état de guerre civile larvée et sporadique, ces bons militaires entre­prirent d'organiser militairement leurs coreligionnaires pour s'attaquer aux catholiques : c'est par là que commencent véri­tablement les guerres de religion. 38:265 En Provence, l'affaire débute dès février 1559 à Castellane du fait des frères Antoine et Paulon de Mauvans revenus dans leur pays à la faveur de la suspension d'armes du 17 octobre 1558, préalable au traité. Ils attaquent leur ville avec une troupe, sont repoussés, Antoine se porte sur Senez, battant une troupe de paysans hâtivement rassemblée par un nobliau du pays, pille et incendie la cathédrale. Alors la troupe de Mauvans parcourt la Provence, et jusqu'au Comtat Venaissin dès août 1560 avec les Dauphinois de Montbrun, pillant, tuant et incen­diant chapelles, églises et couvents principalement. Le fait qu'il s'agit d'opérations militaires, conduites et organisées comme telles, se voit clairement dans l'attaque de Pertuis en février 1560 par Paulon de Mauvans avec 2.000 hommes : c'est un choix stratégique. La place commande un passage de la Durance aisément défendable et qui peut, à l'inverse, servir à un coup de main sur Aix, la capitale de la Provence, à une étape. Le bourg est adossé à la chaîne du Lubéron où l'on peut se réfugier en cas de coup dur, accueillis par les Vaudois. Les vallées de la Durance et du Rhône permettent des liaisons faciles avec les réformés, nombreux et actifs, de la Principauté d'Orange et du Dauphiné. Et voici pour la Provence ce qui termine cette période de guerre dont on ne parle pas : le 6 mars 1562, après 4 jours de siège, Mauvans pénètre dans Barjols (Var) où 600 personnes sont massacrées. C'était 5 jours après Vassy. Dans le reste de la France : Valence, Montélimar, Romans, Nîmes, Montauban, Montpellier, Agen, Nègrepelisse, Carcas­sonne, Lunel, Gignac, Sommières, Alais, Castres, Rabasteins, Annonay, Lavaur, Réalmont, Saint-Paul-Trois-Châteaux, Orange, Sancerre, Bourges, Châteauroux, Dun-le-Roi, Orléans, Tours, certaines plusieurs fois, et bien d'autres villes encore et agglo­mérations plus petites, couvents et abbayes isolés sont en 1559-1561 l'objet d'opérations à main armée de réformés. Il n'im­porte, tout cela ne compte pas, et dans l'histoire officielle, sorbonnarde, scolaire et républicaine, l'initiative des guerres de religion se situe à Vassy, le 1^er^ mars 1562, à la charge des catholiques. Pour la Révolution, qui est davantage mon affaire, il faut citer un fait énorme et durable, sous-traité, mal traité, édulcoré et même passé sous silence : les *Colonnes infernales* dont les 30.000 massacreurs ont fait sous Turreau de janvier à mai 1794 un gigantesque Oradour de 10.000 kilomètres carrés avec 130 à 150.000 morts civils de tous âges et sexes depuis le nourrisson jusqu'à la plus extrême vieillesse. Historiens généralistes comme spécialistes, dictionnaires généraux comme spé­ciaux sur la Révolution se sont à leur sujet ingéniés dans le mensonge par omission et direct, et jusqu'à l'astuce de présen­tation typographique : j'en ai épluché une quarantaine, je sais de quoi j'écris. 39:265 Le parti pris du silence est le fait de Michelet, mais avec quelque chose de plus dans le cynisme : par deux allusions, il montre qu'il sait de quoi il s'agit et n'en dit autre mot. Je n'oublie pas ici le commentateur de son *Journal,* M. Vialaneix (2 vol. Gallimard 1959-62) qui parle de « *colonnes mobiles qui firent merveille *»* :* il faut en outre qu'il ait mal lu le Maître qui, dans une de ces allusions aux *Colonnes infernales* en si­gnale les « *résultats déplorables *»*,* mais tranquillisez-vous : pas pour les Vendéens rebelles, pour les populations demeurées fidèles à la République. Silence de Mathiez (*La Rév. Franç.,* 3 vol. Armand Colin) qui inversement ne manque pas de signaler « *le cruel Charette *»*.* Silence de Lavisse et Rambaud (*Histoire générale,* Armand Colin 1896) pour qui « *le récit des très obscures et compliquées péripéties de cette guerre civile de 1794 ne saurait trouver sa place dans une histoire géné­rale *»*.* Ces habiles historiens auraient pu, et mieux que je ne viens de le faire, présenter en quelques lignes les *Colonnes infernales.* Ils ont préféré refuser d'écrire l'histoire. Silence aussi d'Aulard (*Hist. Pol. de la Rév. franç.,* Armand Colin 1901) : « *Après Savenay... le Poitou resta en proie à des bandes de paysans en armes contre lesquels il fallut envoyer des corps de troupes régulières. Enfin nos victoires du dehors amenèrent par les soins de Hoche, au printemps de 1795, la pacification générale de la Vendée *», texte où il y a en outre autant d'erreurs que de propositions, mais les signaler serait hors de mon sujet. Paul Gaffarel (*Quelques chapitres d'une biographie de Prieur de la Côte d'Or,* Dijon 1898) : « *On sait que les Vendéens furent arrêtés sous les murs de Granville, obli­gés de se disperser et de repasser la Loire pour rentrer dans leur pays. *» On sait surtout que c'est la prodigieuse imposture d'un doyen *honoraire* de faculté. M. Bouloiseau (*La République jacobine,* Seuil 1972) note bien que Turreau avait « *la volonté d'exterminer *»*,* mais cette volonté ne fut pas appliquée, car l'auteur estime à 50.000 le nombre des victimes de la Terreur, y compris les morts en prison et les exécutions qui « *n'exigèrent pas* (*sic*) *de procès* »*,* aimable et original euphémisme qui réduit à si peu que rien l'effet des *Colonnes infernales.* Je fais un cas particulier et particulièrement scandaleux de Georges Goyau, dirigé par Hanotaux pour rédiger le tome VI : *Histoire reli­gieuse* de l'*Histoire de la Nation française,* Plon, s.d. : cet historien *catholique* s'est tu sur le *martyre* -- j'emploie ici ce mot à dessein -- de la Vendée. 40:265 Comme les susnommés, Goyau est un historien qui s'est tu, mais avec cette circonstance aggra­vante qu'il s'est tu sur ce qui fait partie du martyrologe de l'Église, lui, catholique, et dans une *Histoire religieuse.* Silence de M. Godechot (*Les Révolutions 1770-1799,* P.U.F. 1963) qui ignore ce qui s'est passé au sud de la Loire en faisant suivre la fin de la Grande Armée Catholique et Royale à Savenay en décembre 93 de la seule chouannerie qui s'est développée au nord. Ceci lui permet de placer la période qui vit les *Colonnes infernales* dans le chapitre : « *Décadence du gouvernement révolutionnaire *»*.* Ce génocide ne pouvait avoir eu lieu dans une période de décadence de l'activité révolution­naire, vous voyez bien qu'il n'a pas eu lieu pour M. Godechot. A peu près aussi nombreux sont les historiens qui ont édulcoré les *Colonnes infernales :* *-- *les qualifiant seulement d'incendiaires, racontant qu'elles se sont bornées à ravager, dévaster, voire seulement à enlever les subsistances, sans tuer personne : Mignet (*Hist. de la Rév. franç.,* Didot 1823)*,* Hamel (*Précis d'hist. de la Rév.,* Flam­marion 1897)*,* Pariset (*Hist. de la France contemp.* dirigée par Lavisse, Hachette 1920)*,* Malet (*XVIII^e^* *siècle, Rév. Emp.,* Hachette s.d.) Petitfils (*La Droite en France...* P.U.F. 1973), *-- *assurant qu'au préalable la population civile avait été évacuée : Thiers (*Hist. de la Rév.,* 10 vol., 1827)*,* *-- *ne consentant à voir qu'une seule colonne qui fût infernale, et dans un seul mouvement : Louis Blanc (*Hist. de la Rév. franç.,* 11 vol., 1847*-*1861)*,* Hamel (*Hist. de Robes­pierre,* 3 vol., 1866), *-- *ne leur attribuant qu'un rôle de soumission des re­belles : *Grand Dictionnaire universel* en 17 vol de Larousse, Octave Aubry (*La Rév. franç.,* Flammarion 1942)*,* *-- *bornant Turreau à une activité purement militaire : *Larousse* en 10 vol de 1964*,* Quinet (*La Rév.,* éd. du Centen., Imp. nat., 2 vol.), Victor Duruy (*Hist. de Fran.,* 2 vol., Hachette 1883), *Dictionnaire encyclopédique Quillet,* 1934*,* *-- *ignorant même le nom de Turreau, ce qui est un comble de la part d'un *Dictionnaire historique et biographique de la Révolution et de l'Empire* comme celui de Robinet, Robert et Le Chaplain qui annonce contenir « *pour la partie biographique... les officiers généraux des armées de terre et de mer *»*.* Ce n'est pas que le nom de Turreau soit oublié, mais c'est celui du conventionnel, cousin du général qui n'existe pas pour ce dictionnaire. 41:265 -- ou n'attribuant à Turreau qu'un nombre ridiculement faible de victimes : M. Montagnon (*Les guerres de Vendée,* Perrin 1974) écrit : «* Certains l'estiment aux environs de 2.000 *», ce qui, surtout de la part d'un spécialiste, est une dérision. J'ai bien pris soin de m'assurer auprès de lui que ce n'est pas une faute d'impression, 2.000 pour 200.000. Ce spécialiste nous amène à deux autres spécialistes de la guerre de Vendée, Chassin et Léon Dubreuil qui, ne pouvant éluder les *Colonnes infernales* les ont sous-traitées au moyen d'astuces de présentation typographique. Le premier (*La Vendée et la Chouannerie,* 11 vol., 1892-1899) a composé sous le titre : « *La promenade* (sic) *des colonnes incendiaires* »*,* incen­diaires seulement, un chapitre de 42 pages ce qui est ridicule sur les 2.534 qui, en 4 volumes, couvrent la période d'avril 93 à février 95, pacification de La Jaunaye. Là-dessus, outre d'autres digressions, 8 pages sont prises par le *curriculum vitae* de Turreau qui, arrivé sur place deux mois presque avant le départ des colonnes, aurait dû voir ses états de services exposés dans un chapitre précédent, précédant même la reprise de Noirmoutier à laquelle il a présidé au début de janvier 94. Même en prenant dans les chapitres suivants ce qui a trait aux *Colonnes infernales,* j'obtiens sur elles un maximum de 40 pages : pour tenir compte de leur volume, de leur durée, du territoire auquel elles se sont appliquées, de leur nature par­ticulière, il eût fallu, dans un tel monument, dix fois plus. Dubreuil (*Hist. des insurr. de l'Ouest,* 2 vol*.,* Rieder 1929-1930) renouvelle Chassin : colonnes dites seulement incen­diaires, affaire expédiée de 16 pages sur 600 pour cette histoire jusqu'au Consulat, et, pire, sans faire l'objet d'un titre, mais mises sous celui de : « *La guerre de Vendée sous Turreau et Vimeux* »*,* ensemble de 53 pages sans logique, l'ordre du jour de Vimeux impliquant un changement des méthodes par rapport à son prédécesseur, et contenant, comme dans Chassin, maintes choses étrangères au sujet. Dubreuil explique cette brièveté : « *Il n'entre pas dans notre dessein de retracer les horreurs qui ensanglantèrent alors la Vendée.* » Refus d'écrire l'histoire d'un événement qui fait la honte de la République. En conclusion de cette énumération fastidieuse, mais néces­saire à montrer l'ampleur d'un phénomène en historiographie, on voit bien qu'il y eut en Vendée quelques dizaines de milliers de cadavres qui ne pèsent pas lourd. Or il y eut à Machecoul un très regrettable massacre, et massif : une centaine de vic­times républicaines. Ces cadavres pèsent d'un autre poids. 42:265 Ces cadavres républicains, en voilà bien, en effet, qui pèsent lourd, et maint historien les monte en épingle : Pariset (*op. cit.*)*,* Lavisse et Rambaud (*op. cit.*)*,* Aubry (*op. cit.*) qui met alors *massacre* au pluriel, Dansette (*Hist. Rel. de la France contemp.,* T. 1, Flammarion 1948), M. Christophe (*Le siècle de M. Thiers,* coll. « Présence de l'histoire », 1966) qui en parle à propos... de la séparation des pouvoirs. Bien renseigné, il en rend cou­pables les Chouans et emploie l'imparfait : « *fusillaient* » pour signifier une habitude de leur part. Jaurès fait avec Machecoul et les massacres de septembre, un admirable exemple de la double pesée des cadavres. Pour le premier, 542 morts, détails horribles et parfaitement faux de poignets sciés et d'enterrés vivants dont la main vengeresse sortait de la tombe, il en remplit 5 pages. Mais pour les massa­cres de septembre -- cinq fois plus de victimes -- 3 pages seulement et il renonce au récit, car « à *quoi bon tracer en minutieux détails un tableau lugubre *» d'un drame « *assez infect *»*,* assez seulement, pas tout à fait, tandis que pour Machecoul il se complaît dans des « *atrocités presque surhu­maines *»*.* A part l'honnêteté intellectuelle, on ne voit pas en effet pour quelle raison. Pour en finir avec Machecoul, voici Gaston Bonheur (*La République nous appelle*) : « *Enfin, Michelet nous emmène à Machecoul, dernière station du calvaire des bleus.* » Le massacre ayant eu lieu dans les tout premiers jours de la rébellion, le « *calvaire des bleus *» n'aura pas duré bien long­temps et le pauvre benêt a dit le contraire de ce qu'évidemment il voulait dire. Bien que n'étant pas un fanatique de la nouvelle *histoire quantitative,* il faut que je donne des nombres. 130 à 150.000 victimes au bas mot dans la seule Vendée militaire et par les seules *Colonnes infernales,* qui constituent un paroxysme dans les massacres commencés avec la rébellion et lentement éteints après le départ de Turreau. Pour toute la Vendée d'un bout à l'autre de la guerre, il faut compter 240.000 morts, nombre que je tire d'évaluations, diverses dans l'espace et le temps, de Chassin, du chanoine Billaud, de Gabory et du défroqué Cavoleau, contemporain des faits. Pour les onze départements de l'ouest touchés par la rébellion vendéenne et chouanne, Taine compte 500.000 victimes, soit 260.000 pour le nord de la Loire ce qui paraît normal, le sud ayant été beaucoup plus maltraité. 43:265 Ce nombre de 500.000 est une moyenne entre les évaluations d'un Lavisse, intéressé à diminuer, et d'autre part celles du royaliste Deniau, 900.000, et, très curieusement celle, fragmentaire, des représentants Hentz, Garrau et Francastel qui, avant même la fin des *Colonnes infernales,* arrivaient déjà à 700.000 morts au sud de la Loire dans un *Tableau politique-militaire de la Vendée.* Ce nombre évidemment excessif est ramené à 400.000, excessif encore, par neuf députés locaux dans un rapport au Comité du 1^er^ décembre 1794. Curieusement aussi, Hoche estimait à 600.000 le nombre des victimes dans le territoire de son commandement militaire de l'ouest. A ce nombre de 500.000, il faut ajouter les victimes de la Terreur dans le reste de la France : guillotinés -- 2.800 à Paris, 413 à Marseille, 331 à Orange, 67 à Feurs dont personne ne parle, 63 dans l'obscur village de Bédoin (Vaucluse), etc. --, fusillés à la chaîne de Lyon, près de 2.000, et de Toulon, un millier, les morts de misère physiologique, du typhus ou du scorbut dans les prisons -- il y eut 278.000 détenus dans 41.200 locaux *ad hoc* dont 40.000 improvisés -- en particulier les prêtres déportables encagés dans des conditions hitlériennes sur la côte atlantique : 258 sur 1.477 meurent à Bordeaux, 157 sur 286 et 375 sur 479 à Rochefort dans deux des six bateaux-bagnes où ils sont encaqués. Mais le terrorisme sporadique a commencé à faire des morts dès les élections aux États-Généraux, pour continuer jusqu'à « la Terreur à l'ordre du jour », 5 septembre 93, avec ici et là des sursauts de fureur meurtrière dont le plus fort fut celui de septembre 92 : 2.616 victimes à Paris, d'autres un peu partout en France. Taine écrit qu'il y a aux Archives 83 dossiers dépar­tementaux intéressant chacun de 5 à 7 morts, ce qui ferait un demi-millier. C'est inférieur à la réalité, car j'en trouve 27 à Toulon, 10 à Reims, 11 à Lyon. Cadavres légers et qui ne comptent pas. Puis la Terreur ne s'est pas arrêtée subitement avec la mort des vaincus du 9 Thermidor, mais a continué à s'exercer, principalement contre prêtres et émigrés rentrés, ne s'éteignant que lentement par l'effet du renouvellement annuel d'un cin­quième des Conseils, excluant les conventionnels que le système avait comme automatiquement admis en 1795. La Terreur renaît avec le coup d'État de Fructidor. Reprennent alors fu­sillades, guillotinades et déportations sur la côte atlantique et, pire encore, en Guyane, la « guillotine sèche » du Directoire : ainsi 143 morts sur les 269 prêtres déportés en Guyane, et 74 fusillés à Toulon de Fructidor au Consulat. Encore des cadavres sans pesanteur. 44:265 En somme, il n'est pas exagéré de dire que la Révolution a fait 600.000 morts des États-Généraux à Bonaparte. La Terreur blanche, que j'étends très abusivement jusqu'à 1823, a fait 200 morts, moitié victimes des mouvements popu­laires du sud-est, moitié de la répression judiciaire de la folle et coûteuse équipée des Cent-Jours et des complots civils et militaires auxquels l'expédition d'Espagne a mis fin. Par sûreté, j'ai arrondi les deux nombres à la centaine supérieure. Trois mille fois moins de cadavres que la Terreur tricolore, mais qui pèsent autrement lourd. Car maintenant, si vous êtes de loisir, comparez ce que nos distingués professeurs d'histoire consacrent de récits, consi­dérations et indignations à 200 et 600.000 morts. En voici quelques exemples. Hamel a délayé la Terreur blanche en 60 pages dans son *Histoire de la Restauration :* il n'est pas certain que dans ses 4 ouvrages sur la Révolution il en ait consacré 180.000 à la Terreur révolutionnaire. Dans leur manuel d'his­toire (Cours moyen), les sorbonnards Aulard et Debidour ont donné à la Terreur blanche deux pages et demie, avec une image, et à la Terreur révolutionnaire une et demie, sans illus­tration : il en aurait fallu 7.500, je n'exigerai pas d'image dans un ouvrage destiné à la jeunesse. Aubry (*Hist. de France,* Flammarion 1947), 61 lignes pour la Terreur blanche, 47 pour l'autre. Avec ce que M. Vidalenc (*La Restauration,* P.U.F. 1968) a écrit sur la Terreur blanche, on rira bien si l'éditeur lui demande un travail sur la terreur révolutionnaire pour sa collection « Que sais-je ? ». Il lui faudrait remplir 155 volumes. Ce n'est pas, encore un coup, que je sois un fanatique de l'*histoire quantitative,* ni que je mesure l'importance d'un fait au nombre proportionnel de pages qu'il convient de lui consa­crer. Mais il apparaît que la seule « Terreur à l'ordre du jour », par -- ses ressorts, son volume, ses implications financières, l'appareil de ses lois, décrets et arrêtés, son organisation judiciaire, la discussion, encore ouverte entre historiens, sur les intentions du législateur, ses relations, directes ou d'opposition, avec le danger extérieur ou intérieur et la situation écono­mique, ses catégories de victimes, les motifs de leur suspicion, arrestation, comparution et condamnation, leur répartition terri­toriale, ses effets attendus sur la discipline politique, militaire, économique, administrative, religieuse même, devrait avoir d'autres développements que la répression judiciaire des Cent-Jours et des complots de la Restauration. 45:265 La définition du génocide, que la *Société internationale de prophylaxie criminelle* avait pris pour thème de son congrès de 1967, et qu'elle a alors établie, correspond parfaitement aux activités des *Colonnes infernales.* Un génocide, cela réclame quelque étude : la situation militaire postulait-elle une mesure énergique ? qui l'a ordonné, comment, et qui en a contrôlé l'exécution ? quels en ont été les moyens, les méthodes, les effets tant matériels que psychologiques et tant sur les rebelles que sur la population demeurée fidèle à la République ? qui y a mis fin, sur quelles considérations et comment ? Fut-ce là une décision, valable pour toute la France, de mettre fin à la Terreur, ou une mesure particulière à la Vendée ? Comment la réaction thermidorienne, l'Empire, la Restauration ont-ils consi­déré les responsables ? Quelles ont été les séquelles politiques, sociales, économiques et religieuses ? Autant de questions que des dizaines de milliers de cadavres posent à l'historien hon­nête. A la condition que ces cadavres ne soient pas tenus pour si légers qu'ils sont devenus comme transparents. Il y a mieux encore. Le P. Comblin (*op. cit.*) parle d'une terreur blanche en 1814. Bien que son intention constante soit d'accroître les terreurs contre-révolutionnaires au bénéfice des révolutionnaires par ailleurs soigneusement diminuées, j'ai, bon homme, cru à une erreur de typographie, 1814 pour 1815. Mais il se référait à M. Decouflé (*Sociologie des révolutions,* P.U.F. 1968) où je suis allé voir : « *La première et surtout la seconde Restauration verront se multiplier les* «* terreurs blan­ches *». » Multiplication à coup sûr abusive et dont on ne voit pas à quel découpage dans l'espace et le temps elle correspond, mais pluriel bien fait pour accroître la Terreur blanche. Davan­tage : il n'y a pas eu de terreur en 1814, et sans doute nul changement de régime en France ne s'est produit aussi pacifi­quement, il s'en faut de beaucoup. Ainsi, pire que la pesée de cadavres habituelle, M. Decouflé, sottement copié par le P. Comblin, a fabriqué des *terreurs multipliées* qui n'existaient pas. A moins, évidemment, que pour lui une terreur puisse ne pas faire un seul mort, même un seul prisonnier : plût aux dieux infernaux que les Terreurs subies par les Français aient été aussi bénignes que la Terreur blanche « de 1814 »*.* André Gués. 46:265 ### Les dix-neuf martyrs de Gorcum par Jean Crété JE DOIS d'abord avouer qu'une erreur de dix ans m'a échappé lors de la rédaction du calendrier 1976 et s'est trou­vée répétée dans les calendriers des années suivantes : les dix-neuf saints de Gorcum (Hol­lande) ont subi le martyre le 9 juillet 1572 et non le 9 juillet 1582. Je crois toutefois devoir leur consacrer une notice, d'autant plus que je n'ai pas souvenir que leur quatrième centenaire ait été célébré en 1972. Ces martyrs sont gênants pour le noyau dirigeant de l'Église con­temporaine en Hollande et ail­leurs, car ils furent des témoins de la présence réelle de Notre-Seigneur dans la sainte eucha­ristie. Les Pays-Bas furent en proie, pendant plus de trente ans, à la fin du XVI^e^ siècle, à ce qu'on a appelé la guerre des gueux : guerre politico-religieuse, dé­chaînée par l'ambition de Guil­laume le Taciturne, soucieux de se tailler un royaume dans les Pays-Bas. Guillaume était personnellement bien indiffé­rent en matière de religion ; on a dit, avec raison, que si le roi d'Espagne avait été protes­tant, Guillaume se serait fait catholique pour lui arracher les Pays-Bas. Mais le roi d'Espagne était catholique ; 47:265 Guillaume em­brassa donc le parti des protes­tants révoltés contre l'Espagne, et cette révolte prit, par sa fau­te, une ampleur qui devait bri­ser définitivement l'unité poli­tique et religieuse des Pays-Bas. Les catholiques se trouvèrent donc contraints de confesser leur foi, parfois jusqu'au marty­re, en face des violences des protestants En 1572, les « gueux » pro­testants s'emparèrent de Gor­kum ou Gorcum, ville située sur le Waal, en Hollande mé­ridionale. Ils arrêtèrent vingt et un prêtres et religieux de la ville, et les transportèrent, en leur faisant subir de mauvais traitements, à Brielle-sur-Meuse, dans l'île de Woorne, où ils dé­barquèrent le 7 juillet 1572. Un ministre protestant vint leur promettre leur libération, à condition qu'ils renient le dog­me de la présence réelle. Pen­dant deux jours, les prisonniers subirent ses instances et ses me­naces. Deux jeunes capucins apostasièrent. Les dix-neuf au­tres persistant à confesser la présence réelle furent pendus le 9 juillet 1572. Voici leurs noms : d'abord onze capucins, dont neuf prêtres : -- Nicolas Pieck, gardien (supérieur) ; -- Jérôme de Werden, vi­caire ; -- Nicaise Johnson ; -- Willard (Danois, 90 ans). ; -- Godefroy de Merville (vil­le de Flandre maritime, aujour­d'hui française) ; -- Antoine de Werden ; -- Antoine de Hoornaer ; -- François de Rove ; -- Thierry Embden ; -- Corneille de Wyck, frère lai ; -- Pierre d'Assche, frère lai ; -- deux prémontrés : Adrien Jandren et Jacques Lacop, res­pectivement curé et vicaire de Monster ; -- un dominicain : Jean de Cologne, curé de Hoornaer ; -- un augustin : Jean Le­nartz, recteur du monastère de Gorkum ; -- quatre prêtres séculiers Léonard Wichel, curé de Gor­kum ; Nicolas Poppez, vicaire de Gorkum ; André Walter, cu­ré de Heinort ; Godefroy Van Duynen. Le Père Nicolas Pieck, gar­dien des capucins, et l'abbé Léo­nard Wichel, curé de Gorkum, n'avaient pas failli à leur char­ge pastorale : ils avaient, par leur intrépidité, entraîné leurs frères dans la voie du martyre. Ce martyre de dix-neuf prê­tres et religieux souleva une grande émotion. Spontanément un culte leur fut rendu. La hiérarchie catholique étant dé­truite en Hollande, ce furent les évêques belges qui s'occu­pèrent de faire reconnaître ce culte. Rome accorda le 13 no­vembre 1621 la reconnaissance de culte, qui est l'équivalent d'une béatification. Toutefois -- et c'est un cas exceptionnel -- un procès de béatification formelle fut ensuite instruit, et le 14 novembre 1675 Clément X promulguait le décret de béa­tification formelle des martyrs de Gorkum. La canonisation se fit attendre près de deux siè­cles. Enfin, le 29 juin 1867, le jour même du dix-neuvième centenaire du martyre des saints Pierre et Paul, Pie IX cano­nisait les martyrs de Gorkum. 48:265 Le XIX^e^ siècle et le début du XX^e^ furent marqués par une ma­gnifique renaissance du catho­licisme en Hollande. Puis, à partir de 1940, des théories sub­versives se répandirent. En 1950, Pie XII dénonçait dans l'encyclique *Humani generis* les théories de la transfinalisation et de la transsignification, par lesquelles les théologiens mo­dernistes hollandais évacuaient la transsubstantiation, niant ainsi en fait la présence réelle. L'hérésie eucharistique du XX^e^ siècle a pris naissance en Hol­lande ; elle a fortement inspiré la réforme de la messe, réalisée par Paul VI. Les saints martyrs de Gorkum qui donnèrent leur vie en témoignage du dogme de la présence réelle sont les saints qu'il nous faut invoquer et imi­ter pour la défense de ce même dogme, attaqué de toutes parts en notre XX^e^ siècle finissant. Jean Crété. 49:265 ### L'amiral Auphan par Antoine Barrois UN GRAND MARIN FRANÇAIS vient d'être rappelé à Dieu. L'amiral Auphan est mort le 6 avril dans l'après-midi à Versailles. Le Père Abbé de l'abbaye Notre-Dame de Fontgombault a célébré la messe de ses funérailles. Jusqu'à sa dernière demeure ici-bas les moines de cette abbaye ont accompagné sa dépouille de leurs prières et de leurs chants. Ainsi Dieu nous enlève l'un des derniers de ceux qui ont eu l'honneur de servir la France sous le commandement du maréchal Pétain. \*\*\* L'amiral Auphan a témoigné de ce que fut l'esprit de l'État français dans une *Histoire élémentaire de Vichy*. Il a publié aussi ses mémoires, *L'honneur de servir,* récit d'une vie entièrement consacré à la marine et à la patrie, sous le regard de Dieu. Homme de foi, l'amiral Auphan servit en fils fidèle l'Église et son pays. Il a achevé le cours de sa vie en *servant* jusqu'aux derniers moments. Peu soucieux de gloire mondaine, dénué d'ambition personnelle, il ne faisait rien pour attirer l'attention... 50:265 Il avait donc cessé d'exister aux yeux du monde comme il va, ce qui est désolant. Car si les générations qui se lèvent ne connaissent pas les vrais grands hommes qui les ont précédées immédiatement, la transmission de l'héritage religieux, politique et culturel qui constitue l'âme d'un pays, est compromise ; plus compromise encore lorsqu'il ne reste plus qu'un très petit nombre de familles sur qui repose la redoutable responsabilité de préparer à long terme les conditions d'un renouveau. \*\*\* D'autres mieux que nous ont dit et diront l'importance des témoignages écrits de l'amiral Auphan. Ici même Hugues Kéraly, présentant *L'honneur de servir* en a ramassé la moelle : « L'univers de l'amiral Auphan est parfaitement défini, jusqu'aux plus hautes de ses responsabilités politiques, par les exigences, les vertus, la marque de la vocation militaire. « La vie de l'amiral Auphan peut être donnée en exemple, par delà les élèves-officiers, à n'importe quel chrétien qui se destine au service de l'État ; elle réserve en outre bien des découvertes à tous ceux de ma génération qui n'ont d'abord connu la guerre que par l'école et la télévision. » \*\*\* De la foi simple et forte qui a soutenu toute sa vie, l'amiral Auphan n'a dit que peu de choses. Dans ses livres, il ne livre quasiment rien de sa vie intérieure. Il indique que les loisirs forcés de sa vie de hors-la-loi l'ont conduit à mieux concevoir ce que doit signifier la primauté de la contemplation, même dans la vie d'un homme d'action. Il dit aussi, à plusieurs re­prises, qu'il s'efforça constamment de pratiquer un grand abandon à la Providence. Ce qui caractérise le plus exactement la note spirituelle dominante de sa vie, c'est un effort patient pour se maintenir sans cesse sous le regard de Dieu. Cette note dominante mérite qu'on s'y arrête car elle seule rend compte d'une certaine qualité de lumière : celle qui éclairait, on le devine, l'âme d'un chrétien confronté à des situations particulièrement difficiles. 51:265 Le récit que donne l'amiral Auphan de ses « cas de conscience » est à lire attentivement. Il est riche d'enseignement. Si l'amiral Auphan apparaît comme un homme de devoir, ce n'est pas au sens moderne de l'expression. Et lorsqu'il évoque ses « cas de conscience » l'expression est employée en un sens fort différent de ce que l'homme de la rue entend par là aujourd'hui. On est loin de cet esprit moderne où l'on érige la conscience en petit dieu loin et autonome, juge incessant des cas qu'elle se fournit complaisamment. Qu'on ne s'y trompe pas, la différence est fondamentale. L'amiral cherche le fondement de son devoir dans l'appli­cation de la loi morale éternelle établie par la Sagesse divine. Et le portrait qui se dessine à travers le compte rendu qu'il donne est celui d'un *homme prudent.* C'est-à-dire d'un homme en qui « la vertu cardinale de prudence régit immédiatement les actes particuliers par rapport à sa fin suprême ». Ainsi cet homme apparaît prudent qui se range docilement sous le commandement du chef régulièrement investi de l'auto­rité en 1940. Il fait preuve de jugement en considérant que dans la situation de juin quarante, l'initiative du général de Gaulle ne peut que troubler sans fruit l'ordre social ; mais que, dans la situation de la fin de la guerre, il faut essayer de trouver avec ce même homme, un moyen de préserver la paix entre Français. Il raisonne droitement lorsqu'il distingue entre la fidélité due au maréchal Pétain et la réserve que l'on peut avoir envers la « politique hardie » du président Laval. Il est prévoyant lorsqu'il organise au mieux, par une zone libre sym­bolique, la protection de la flotte ; circonspect lorsqu'il assure, l'amiral Darlan, en sous-main, que le maréchal Pétain donne son « accord intime » à sa prise en main de l'Afrique. On trouvera peut-être que c'est ici faire grande part à la prudence. Nous ne le croyons pas. Marcel De Corte le rappelait naguère aux lecteurs de cette revue : « Pour Aristote et pour saint Thomas, la prudence est la première qualité d'un homme...C'est elle qui le fait homme au sens plein du terme. » Or nous avons tous grand besoin de nous pénétrer des quelques exemples qui nous sont accessibles de conduite prudente dans le désordre actuel. \*\*\* 52:265 *L'honneur de servir* est une illustration par l'exemple de cette vérité qu'il est grand et excellent de s'acquitter exacte­ment des obligations que l'on a, selon son état, envers toute autorité. Le témoignage de l'amiral Auphan aidera chacun de nous à conserver une vive répugnance pour tout ce qui peut ressembler, peu ou prou, à « l'esprit résistantialiste » en tant qu'il est essentiellement constitué d'insoumission à l'autorité. *L'honneur de servir :* au sens le plus élevé cette maxime s'applique à toutes les créatures et à leur fin suprême, car toutes sont appelées par Dieu à l'honneur de Le servir. Au sens le plus courant, -- mais a-t-elle encore un sens courant ? -- elle s'applique à chacun de nous selon sa place et son rang ici-bas. L'excellence de l'accomplissement docile de son devoir d'état confère à tout homme une dignité morale, son honneur, qui peut, concrètement, être ou ne pas être reconnue publiquement, mais que Dieu sait. \*\*\* D'un tout autre point de vue, les mémoires de l'amiral Auphan confirment, s'il en était besoin, que Churchill, Roosevelt et Staline voyaient d'un mauvais œil ce qui se passait à Vichy. Pour des raisons différentes sans doute mais qui avaient une racine commune : ce qui tentait de renaître, c'était une France, enracinée dans sa tradition, résolvant, selon son génie propre, les problèmes politiques contemporains, -- compte tenu des difficultés de l'heure. L'inspiration profonde était radicalement autre que celle dont procède l'idéologie démocratique moderne, religieuse et totalitaire. Cette inspiration profonde était un retour, selon notre tra­dition propre, à l'ordre naturel voulu par le Créateur. Le rem­placement de la formule liberté-égalité-fraternité par la formule travail-famille-patrie était significatif de l'esprit d'une entreprise qui aurait pu, avec le temps, conduire à l'assainissement profond du tissu social. Cette inspiration n'était pas intellectuelle, en ce sens qu'elle ne procédait pas d'une vue d'école. Elle était, si l'on peut dire, la mise en œuvre temporelle d'une certaine respiration spiri­tuelle. Péguy l'aurait qualifiée d'anti-moderne. Elle est liée à l'esprit de sacrifice. Elle a quelque chose de monastique...Elle est une certaine modalité d'alliance de la vie contemplative et de la vie active. L'efficacité missionnaire française l'illustre à merveille. 53:265 L'amiral Auphan en a donné ici même un remar­quable exemple par son étude sur le salon de Mme Acarie ([^3]). De saint Rémi et du bienheureux Charlemagne à saint Louis, cette respiration est commune à tous ceux qui firent la France. C'est elle qui a permis la réconciliation des Français par Henri IV. La politique de notre pays n'en était plus inspirée depuis longtemps lorsque, sous la conduite du maréchal Pétain, ceux qui firent la Révolution nationale tentèrent de revenir à cette source pour reconstituer un ordre social spécifiquement français. Ce fut un échec. Les conditions étaient si difficiles que des observateurs clairvoyants le jugeaient inévitable. Mais cette tentative, qui est à l'honneur de ceux qui l'ont faite, est la dernière trace dans notre histoire d'un essai de retour à notre vocation. Depuis on ne voit pas que les dirigeants de la France se soient souciés de la mettre en état de répondre positivement à la question fatidique que Jean-Paul II nous a posée : *France, fille aînée de l'Église, es-tu fidèle aux promesses de ton bap­tême ?* Ni même de tenter de mettre la France sur le chemin de sa nécessaire conversion. \*\*\* Il a plu à Dieu de rappeler à Lui l'amiral Auphan au terme d'une longue vie. Jusque dans son très grand âge, il a accueilli avec une grande bienveillance tous ceux qui demandaient à le voir. Et les jeunes hommes, parfois de très jeunes futurs marins, étaient nombreux à solliciter l'honneur de lui être présentés et à lui demander sa bénédiction. Un ancien de grande valeur et de profonde vertu leur est enlevé. Demandons qu'ils puissent désormais apprendre par son intercession ce qu'est l'honneur de servir sous le regard de Dieu. Antoine Barrois. 54:265 ### L'Occident malade et les messages de la Vierge par Michel de Saint Pierre *Les journées du 20 et du 21 mars 1982 à Martigny, sous la présidence de Mgr Lefebvre, la presse n'en a rien dit. C'est dans le quotidien* PRÉSENT *seulement que le public a pu en trouver un compte rendu détaillé* (*n° 56 du 22 mars*)*. Mgr Lefebvre renouvela la consécration au Cœur Imma­culé de Marie. Il avait réuni autour de lui Michel de Saint Pierre, Éric de Saventhem, Gustave Thibon et Jean Madiran pour parler à la foule des fidèles rassemblés.* *Éric de Saventhem parla de la consé­cration du monde au Cœur Immaculé de Marie ; Gustave Thibon de la faillite des idéologies ; Jean Madiran de l'Occident chrétien.* *Et Michel de Saint Pierre prononça la conférence que voici.* 55:265 LORSQUE Mgr Lefebvre et moi nous nous sommes réunis voici quelques semaines, pour évoquer le projet des deux journées de Martigny (20 et 21 mars 1982), Monseigneur m'a dit : « Je suis d'accord, à la condition qu'il s'agisse essen­tiellement, pendant ces journées, de prière et d'adoration. » Il m'a dit encore : « C'est pour l'Occident malade que nous allons prier la Sainte Vierge. » L'Occident malade : c'est à lui que nous pensons, bien sûr -- et à tous les maux dont il est aujourd'hui menacé. Car l'Occident semble se précipiter aveuglément vers sa propre perte, comme il le fit dans les années trente, en s'abandonnant au matérialisme, au laxisme, -- et surtout, à la lâcheté. Des papes ont su voir où était le principal danger : Pie XI avec son encyclique *Divini Redemptoris,* dénonçant, en termes qui font aujourd'hui à nos oreilles leur prodigieux retentissement, le communisme « intrinsèquement pervers », -- et Pie XII, dans *Humani Generis* où se trouvaient mises rudement au pilori les erreurs de notre temps. Plus récemment le cardinal Otta­viani dont j'eus l'honneur d'être l'ami -- et même, en plus d'une circonstance, le confident -- écrivait avec sa vigilance exem­plaire à propos de la Russie Soviétique et de la Hongrie martyre : « Les temps de Tamerlan ont eu leur retour historique ! En plein XX^e^ siècle, on a dû déplorer des exterminations, des dé­portations en masse, des hécatombes comme celles des fosses de Katyn, des massacres comme ceux de Budapest. « Cela ne suffit pas ! On n'a plus aucune appréhension pour serrer la main aux nouveaux antéchrists ! Au contraire, on court pour être le premier à la leur serrer et à échanger avec eux des sourires aimables. » Quelle aveuglante vérité ! Jean Madiran nous le rappelait récemment encore dans ITINÉRAIRES : la puissance de l'URSS est entretenue aujourd'hui par l'Occident lui-même, vérifiant la sarcastique prévision de Lénine : « *Ils nous vendront jusqu'à la corde pour les pendre ! *» Et Madiran ajoutait : 56:265 « On nous dit qu'avec la Pologne l'Église maintenant se trouve en première ligne face au communisme. C'est bien beau ; mais ce n'est plus l'Église de 1936 et de 1937, déclarant à la face du monde que le communisme est intrinsèquement pervers et que rien n'est plus urgent qu'une coalition univer­selle contre lui. Depuis lors l'Église a réuni un concile œcumé­nique pour traiter principalement des *problèmes de ce temps,* ils ont tous été traités, sauf le plus important : la marche du communisme à la domination mondiale. On peut lire et relire, à l'endroit et à l'envers, la « charte du catholique dans le monde de ce temps », à savoir la constitution conciliaire *Gaudium et Spes :* on n'y trouve exactement rien sur l'agression perma­nente du communisme. » Désarmement spirituel de l'Église de Vatican II, qui « a parié sur le dialogue et le compromis avec un communisme dont on supposait qu'il deviendrait moins inhumain ». A ce propos, Jean Madiran citait la terrible supplication de Soljé­nitsyne : « *Le communisme nous enterre vivants* *: ne lui en­voyez pas des pelles* ! » Oui, Mgr Lefebvre avait raison d'attirer une fois de plus notre attention sur cette grave maladie de l'Occident dont je veux parler aujourd'hui, ici, dans ce lieu où nous avons voulu que règnent, pendant deux jours, la prière et l'adoration. Car enfin, cette crise occidentale, elle est essentiellement de nature spirituelle. Et la raison d'être du communisme marxiste, c'est la haine du Ciel et de l'Église catholique romaine. « *Si Dieu même existait *», écrivait Lénine, « *ce serait pour nous un motif supplémentaire de le combattre et de le détruire ! *» Nous citions Soljénitsyne.. Je ne suis pas son admirateur inconditionnel, bien sûr : il méconnaît les aspects positifs de la colonisation, sur laquelle il jette un anathème sans nuance. Mais son diagnostic de la crise spirituelle de l'Occident est presque parfait -- et nous devrions, d'autre part, peser avec soin chacun des mots par lesquels il condamne les régimes de l'Est : « *Que le socialisme, dans ce qu'il a de plus commun, comme dans toutes ses expressions particulières, aboutisse à la négation pratique et universelle de l'essence spirituelle de l'homme et au nivellement dans la mort, c'est ce qu'a montré l'académicien Chafarevitch à travers les analyses rigoureuses de son livre solidement étayé sur le plan historique et intitulé* Le Phénomène socialiste*. Il y a presque deux ans que cet ouvrage a été publié en France et nul n'a rien trouvé à lui répondre. *» 57:265 Et Soljénitsyne évoque sans douceur « *la catastrophe de la conscience humaine areligieuse *»*.* Or c'est trop vrai : on n'est même plus antireligieux. Non, mais simplement areligieux (*a* privatif). C'est bien le fruit du rationalisme et de l'huma­nisme, qui sont à la fois orgueilleux et primaires. On ne jette plus de pierres aux prêtres, qui d'ailleurs aujourd'hui s'arran­gent pour n'être pas reconnus ; il suffit à présent de les ignorer. On ; ne s'attaque pas aux églises ; on les déserte. Le double matelas de l'indifférence religieuse et de l'ignorance -- l'une attachée à l'autre -- suffit à étouffer la conscience chrétienne. Les clercs eux-mêmes ne parlent plus que de paix et de bonheur, se détournant du sang du Christ et de la Croix. « *On s'est définitivement libéré,* dit encore Soljénitsyne, *de l'héritage des siècles chrétiens, avec leurs immenses réserves de sacrifice et de pitié. *» *--* « *Ainsi, l'homme a vu complètement s'étioler la conscience de sa responsabilité devant Dieu et devant la société. *» Tout se tient. Et « *le monde se retrouve dans une cruelle crise spirituelle, et dans une impasse politique *». Soljénitsyne, alors, concentre ses feux sur l'essentiel d'un diagnostic à longue portée : « *Il se révèle qu'on nous enlève ce que nous possédons de plus sérieux : notre vie intérieure. *» Et sa sentence ne fait pas de jaloux : à l'Est, c'est « *la foire du Parti *» qui foule aux pieds cette vie intérieure. A l'Ouest, c'est « *la foire du Commerce *». Dans l'un et l'autre cas, c'est notre âme qui se trouve en péril -- et c'est Dieu que l'on veut outrager. \*\*\* Dressé devant ces dangers, méprisant les dérobades que nous avons trop connues depuis lors, le pape Pie XII -- auquel, dans nos temps troublés, il faut toujours revenir -- n'a pas hésité à révéler au monde quel était l'unique remède et le dernier rempart : c'est-à-dire, la Vierge Marie. Évoquant l'ex-Sainte-Russie devenue le pays soviétique, Pie XII lançait un pathétique message en novembre 1942 : « Aux peuples séparés par l'erreur ou par la discorde, et particulièrement à ceux qui professent pour vous une singulière dévotion et chez lesquels il n'y avait pas de maison qui n'honorât votre vénérable icône (peut-être aujourd'hui cachée et réservée pour des jours meil­leurs), donnez la paix et reconduisez-les à l'unique bercail du Christ, sous l'unique et vrai Pasteur. » 58:265 Et le grand pape ajou­tait : « Enfin, de même qu'au Cœur de votre Fils Jésus furent consacrés l'Église et le genre humain tout entier, afin que, toutes leurs espérances étant placées en lui, il devînt pour eux signe et gage de victoire et de salut, ainsi et pour toujours nous nous consacrons à vous, à votre Cœur immaculé, ô notre Mère et Reine du monde ; pour que votre amour et votre pro­tection hâtent le triomphe du règne de Dieu et que toutes les nations, en paix entre elles et avec Dieu, vous proclament bienheureuse et entonnent avec vous, d'une extrémité du monde à l'autre, l'éternel *Magnificat. *» \*\*\* Mes chers amis, c'est vrai, profondément vrai : Marie, mé­diatrice, est celle qui peut sauver le monde, en retenant -- comme Elle l'a dit à plusieurs reprises -- le bras de son Fils. Aujourd'hui, nous le savons, la mode est à une religion sans rigueur et sans châtiment où s'effacerait la notion même du péché, où se dilueraient dans un bleu de ripolin les peines évoquées par l'Ancien Testament comme par l'Évangile lui-même. Or voici que Dieu, dans sa miséricorde et sa justice, a voulu à maintes reprises nous rappeler à l'ordre en choisissant comme messagère Celle même dont Pie XII a défini l'Assomp­tion au Ciel, corps et âme : la Très Sainte Vierge Marie, Mère de Dieu, Mère de l'Église, Mère des hommes. Et la Vierge est venue : infatigable, Elle a croisé parmi nous les traces de ses pas. L'Église, prudente et maîtresse de vérité, a reconnu l'au­thenticité de quelques-unes de ces merveilleuses visites. Mais je crois utile d'évoquer tout d'abord l'aspect théologique de ce brûlant problème... Nous savons bien qu'il n'y a rien à chercher au-delà des mystères de l'Incarnation et de la Rédemption, et que la Révélation majeure est close depuis près de deux mille ans, depuis la mort du dernier apôtre. S'il nous faut aujourd'hui des révélations supplémentaires, c'est que la tiédeur nous a bel et bien envahis. Or dans nos deux derniers siècles, les messages du Ciel se sont multipliés -- le plus souvent par l'intermédiaire de la Vierge Marie, Mère de Dieu. Je vous dirai que nous n'avons pas lieu d'en être fiers : quand Marie apparaît, c'est qu'elle a peur pour le genre humain et peur pour le monde. Et quand, devant nous, sous nos yeux, des âmes exceptionnelles sont chargées par le Ciel de nous transmettre la voix de Dieu, ces messages n'ont rien de réjouissant pour nous. 59:265 Un bref rappel de dates, si vous le permettez : c'est en 1830, à Paris, que Catherine Labouré -- Fille de la Charité -- est favorisée d'une apparition de la Vierge dans la chapelle de la rue du Bac -- avant de se vouer à la propagande de la « médaille miraculeuse ». Et devant Catherine, la Vierge s'attriste. A la même époque, Jean-Marie Vianney, Curé d'Ars, étend les bras pour sauver les âmes -- et l'ombre portée de cette croix vivante se voit déjà de partout. Le 19 septembre 1846, la Sainte Vierge -- elle encore -- apparaît à deux petits bergers, Mélanie et Maximin, sur la montagne de la Salette. Et puis en 1858, voici les apparitions de Lourdes -- et voici Bernadette, honorée de la grâce divine dans toutes les acceptions du terme, puis blottie à Nevers en son exil religieux. Bernadette, à la fois limpide et mystérieuse comme une goutte de rosée dans le pli d'une feuille. La Vierge poursuit ses voyages pathétiques : à Pontmain, en 1871 -- à Fatima, en 1917. Et ce n'est pas fini : les signes du Ciel n'ont pas cessé de nous parvenir en ce siècle, de nos jours. Je ne mentionnerai que pour mémoire les phénomènes spirituels observés à Gara­bandal, à Bayside, à Kerizinen ([^4]), à San Damiano. Avec sa sagesse millénaire, l'Église ne veut pas encore se prononcer. Il n'empêche que les lieux en question sont déjà porteurs de grâces. Pour ne parler que de Garabandal, je me contenterai de citer quelques lignes d'une lettre de Mgr Manuel Pio Lopez, archevêque de Jalapa au Mexique, en date du 8 juillet 1966 : 60:265 « Tenant compte des indications du Saint-Siège et de S.E. l'Ordi­naire de Santander comme il est prescrit par le Code du Droit Canon, nous approuvons et bénissons la publication dans Notre Archidiocèse du message de la Très Sainte Vierge à Saint-Sébastien de Garabandal, sachant que, à la lumière de la Révélation Divine, nous sommes instamment poussés à nous appliquer à la prière et au sacrifice, comme au culte de la Sainte Eucharistie et de la Très Sainte Vierge Marie. (...) Le fait que le Padre Pio, connu pour sa vertu, sa science et sa fidélité au Saint-Siège, croyait à ces apparitions et encourageait ces quatre petites filles à propager le message de la Très Sainte Vierge, est une grande preuve de la vérité de ces appari­tions. » ([^5]) Mais par le temps qui court, la Vierge et son divin Fils ont grand'peine à faire passer leur Message, que les clercs eux-mêmes s'acharnent à contester. Un prêtre me disait récemment : « Si même la Sainte Vierge faisait s'envoler un instant devant plusieurs millions de témoins les tours de Notre-Dame, notre clergé y trouverait une explication naturelle. » Car enfin, devant les miracles de Lourdes et de Fatima, ou devant les prodiges accumulés par l'intercession des trois stigmatisés de notre temps : Thérèse Neumann, Padre Pio, Marthe Robin, des théologiens en recherche ont pu et peuvent toujours ricaner impunément. Quand je pense, par exemple, que le Padre Pio, persécuté par son Ordre et par son évêque, est mort sans avoir été relevé d'une condamnation qui pèse encore sur sa mémoire ! Assurément non : une certaine Église, qui n'est pas la nôtre, n'apprécie guère aujourd'hui les manifestations surnaturelles... On le comprend, d'ailleurs, dès lors que l'on connaît le sens profond et renouvelé des messages du Ciel. Quand la Vierge apparaît, choisissant des enfants humbles, ignorants et pauvres, elle est sévère dans son sourire et ne ménage pas ses mots. Qu'il me soit permis, à ce sujet, d'évoquer simplement ce qu'Elle a dit à La Salette et à Fatima, dont les apparitions sont officiellement reconnues par la sainte Église. \*\*\* 61:265 Les textes de La Salette sont effrayants -- je ne vois pas d'autre terme -- et d'une particulière importance. Je ne retrace pas les détails de la merveilleuse visite. Contentons-nous de rappeler qu'en 1846, les enfants Mélanie et Maximin, petits bergers, voient une dame qui ne peut être que la Vierge « en habits composés de lumière et de gloire ». A Mélanie, Marie confie un secret dont elle autorise la publication pour 1858. C'est ce message -- le plus important peut-être que la Vierge ait jamais lancé -- que je voudrais lire et commenter aujour­d'hui. Il n'est pas assez connu, Lourdes et Fatima ayant peu à peu éclipsé La Salette -- et surtout, les épiscopats actuelle­ment en charge n'éprouvant pas le désir de lui donner la moindre publicité. Rappelons donc ce texte vraiment extraordinaire, publié, lui aussi, je veux le souligner, avec l'autorisation de la sainte Église : « Malheur aux Princes de l'Église qui ne se seront occupés qu'à entasser richesses sur richesses, qu'à sauvegarder leur autorité et à dominer avec orgueil. » « Les mauvais livres abonderont sur la terre et les esprits de ténèbres répandront partout un relâchement universel pour tout ce qui regarde le service de Dieu ; ils auront un très grand pouvoir sur la nature ; il y aura des églises pour servir ces esprits. » « Vous qui faites profession de servir Jésus-Christ et qui, au-dedans, vous adorez vous-mêmes, tremblez ; car Dieu va vous livrer à son ennemi, parce que les lieux saints sont dans la corruption ; beaucoup de couvents ne sont plus les maisons de Dieu, mais les pâturages d'Asmodée et des siens. » « Les prêtres, ministres de mon Fils, les prêtres, par leur mauvaise vie, par leurs irrévérences et leur impiété à célébrer les saints mystères, par l'amour de l'argent, l'amour de l'hon­neur et des plaisirs, les prêtres sont devenus des cloaques d'impureté. Malheur aux prêtres et aux personnes consacrées à Dieu lesquelles, par leurs infidélités et leur mauvaise vie, crucifient de nouveau son Fils ! Les péchés des personnes consacrées à Dieu crient vers le Ciel et appellent la vengeance, et voilà que la vengeance est à leurs portes, car il ne se trouve plus personne pour implorer miséricorde. » « Les chefs, les conducteurs du peuple de Dieu ont négligé la prière et la pénitence, et le démon a obscurci leurs intelligences ; ils sont devenus ces étoiles errantes que le vieux diable traînera avec sa queue pour les faire périr. » 62:265 « Combattez, enfants de lumière, vous petit nombre, qui y voyez ; car voici le temps des temps, la fin des fins. » « Rome perdra la foi et deviendra le siège de l'Anté­christ. » Fort heureusement, mes chers amis, ces prédictions qui sont des menaces, il faut le répéter, demeurent subordonnées aux péchés des hommes -- et peuvent donc être conjurées. D'ailleurs, le message dit aussi : « Les enfants de la sainte Église, les enfants de la foi, mes vrais imitateurs, croîtront dans l'amour de Dieu et dans les vertus qui me sont les plus chères. Heureuses les âmes humbles conduites par l'Esprit Saint ! Je combattrai avec elles jusqu'à ce qu'elles arrivent à la plénitude de l'âge ! » En dehors du Secret, après avoir imploré son peuple pour qu'il se soumette, après avoir évoqué le poids de la main de son Fils, la Vierge a dit à Mélanie ces paroles troublantes, inouïes : « Depuis le temps que je souffre pour vous autres ! Et je veux que mon Fils ne vous abandonne pas, je suis chargée de le prier sans cesse. Et pour vous autres, vous n'en faites pas cas. Vous aurez beau prier, beau faire, jamais vous ne pourrez récompenser la peine que j'ai prise pour vous autres. » Dans son admirable ouvrage intitulé *Celle qui pleure --* dont on peut recommander la lecture à tous les évêques et à tous les prêtres d'aujourd'hui -- Léon Bloy nous montrait déjà les petits privilégiés Mélanie et Maximin (qui ne se sont jamais contredits dans leurs témoignages) se débattant parmi ce que l'illustre écrivain appelle si bien « le miracle de l'in­différence universelle », « l'hostilité d'un grand nombre », « le vertigineux abîme de l'inintelligence contemporaine ». Les paroles que Mélanie avait rapportées dans le Secret étaient trop dures pour les prêtres, a-t-on dit souvent. Mais ce ne sont pas là les paroles d'une petite bergère. Cette apostrophe terrible était, répétons-le, un message du Ciel, que Mélanie était expressément invitée à transmettre. Elle qui considérait les prêtres comme de *nouveaux Christs*, souffrait atrocement à la seule pensée qu'il pût y avoir de mauvais prêtres. Et toute sa vie, elle a prié pour que le monde fût rempli de ministres de Dieu qui fussent dignes de ce nom. 63:265 Que dirait aujourd'hui Mélanie, sachant que, selon une en­quête récente, 27 % des prêtres catholiques français ne croient plus à la Présence réelle -- et qu'il existe en France cinq mille prêtres « rendus à l'état laïque », dont beaucoup vivent avec des compagnes ? Cinq mille en France, hélas -- et huit mille en Italie ! Voilà donc ce que sont devenus la Fille aînée de l'Église -- et le pays de la Ville Éternelle. \*\*\* Quant au fameux troisième Secret de Fatima, nous ne le connaissons pas. Ce que nous pouvons dire, c'est que le pape Pie XII -- encore lui ! -- s'est lui-même engagé solennelle­ment en faveur des apparitions de Fatima, et de la danse du soleil, qui avait eu lieu en 1917. Pie XII s'est ainsi prononcé par la bouche de son cardinal-légat, S.E. Federico Tedeschini, le 13 octobre 1951, à Cova da Iria, Portugal. Car ce jour-là, avec l'autorisation du pontife régnant, le cardinal a narré le prodige solaire de Fatima, ajoutant ces paroles qui devraient retentir dans le cœur du plus sceptique de nos prêtres-jour­nalistes : « Cependant, et seulement à titre personnel, je dirai à mes amis portugais et à tous les pèlerins ici réunis, une chose encore plus merveilleuse. Je vous dirai que quelqu'un de plus a vu ce miracle ; il l'a vu loin de Fatima ; il l'a vu à de longues distances ; il l'a vu à Rome. Et c'est le pape, le souve­rain pontife lui-même, Pie XII. Cette grâce fut-elle une récom­pense ? Fut-elle un signe de divine satisfaction pour la dé­finition du dogme de l'Assomption ? Fut-elle un témoignage céleste pour authentifier la connexion des merveilles de Fati­ma avec le centre, avec le Chef de la vérité et du magistère catholique ? Les trois choses en même temps. » \*\*\* Vous le savez : deux des trois voyants de Fatima moururent comme la Vierge le leur avait annoncé : Francisco Marto le 5 avril 1919 -- et Jacintha Marto le 20 février 1920. C'est le 3 octobre 1928 que la troisième voyante, qui est toujours vivante, entra en religion à Porto, sous le nom de sœur Maria-Lucia das Dores -- ce qui veut dire : Marie-Lucie des Douleurs. 64:265 Or sur l'ordre de ses supérieurs, Lucie, après un long et très humble silence, a écrit noir sur blanc ce que la Sainte Vierge lui avait dit. Distinguons deux parties dans ces révé­lations : les paroles qui ont été publiées par l'Église -- et celles qui demeurent encore, de nos jours, rigoureusement secrètes. Parmi les premières, nous devons retenir ces quelques mots prononcés par la Vierge, rappelons-le, en 1917, pendant la première guerre mondiale : -- « Si on fait ce que je vais vous dire, beaucoup d'âmes seront sauvées et on aura la paix. La guerre va finir mais si on n'arrête pas d'offenser Dieu (...) une autre guerre pire que celle-ci commencera. » -- « Lorsque vous verrez une nuit illuminée par une lumière inconnue, sachez que c'est le grand signe que Dieu vous donne qu'il va punir le monde, à cause de ses crimes par la guerre, la famine et les persécutions contre l'Église et le Saint-Père. » -- « Pour empêcher cela, je viendrai demander la consé­cration de la Russie à mon Cœur-Immaculé et la communion réparatrice des premiers samedis du mois. » -- « Si on écoute mes demandes, la Russie se convertira et on aura la paix. Sinon, elle propagera ses erreurs à travers le monde en favorisant des guerres et des persécutions contre l'Église ; les bons seront martyrisés ; le Saint-Père aura beau­coup à souffrir, plusieurs nations seront anéanties. » -- « Mais enfin, mon Cœur-Immaculé triomphera. Le Saint-Père me consacrera la Russie qui se convertira. Un certain temps de paix sera donné au monde. » Telles ont été, lourdes à la fois d'espoir et de menaces, les paroles de la Vierge à Fatima. L'Église, je le répète, a reconnu l'authenticité de ces messages -- que le voyage de Paul VI au Portugal, en 1967, a confirmée. J'y étais, et je dis que ce fut prodigieux -- car on évaluait à trois millions le nombre des pèlerins qui se pressèrent alors sur la sauvage Cova da Iria. Reste donc ce qu'on appelle aujourd'hui « le dernier Se­cret ». Lucia, pour obéir à la Vierge, avait écrit sur une feuille, en portugais, le secret dont il est question, que Notre-Dame lui avait demandé de confier au saint-père. \*\*\* 65:265 Le chanoine Galamba, qui était le grand maître non seule­ment des cérémonies mais aussi de la théologie de Fatima, m'a confié à moi-même, voici une quinzaine d'années, que ce texte de Lucia avait été adressé sous enveloppe en 1960 à l'évêque de Leiria et Fatima, pour qu'il le fasse suivre au saint-père. L'évêque avait le droit d'en prendre connaissance. Par défé­rence pour le pape, il respecta le Secret -- et remit l'enveloppe au nonce apostolique, Mgr Cento, lequel la transmit fidèlement à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. En présence du cardinal Ottaviani, qui lui aussi devait m'en parler, le Secret fut remis à Jean XXIII. Et voici comment le cardinal Otta­viani qui était présent a raconté la scène (dans une allocution à Rome prononcée le 11 février 1967) : « Le pape Jean XXIII ouvrit l'enveloppe ; il lut. Et bien que le texte fût écrit en portugais, il me dit ensuite qu'il l'avait compris entièrement. Puis il remit lui-même le Secret dans une autre enveloppe, la scella et la déposa dans une de ces archives qui sont comme un puits profond, noir, noir, au fond duquel les papiers tombent -- et personne ne vit plus rien. » Et le cardinal Ottaviani poursuivait : « Ne croyez pas tous ceux qui disent avoir entendu ceci ou cela de la part de sœur Lucia. *Moi qui ai eu la grâce et le don de lire ce qui est le texte du Secret* -- mais je suis secret, moi aussi, parce que j'y suis tenu -- je puis dire que le vrai secret est gardé de telle façon que personne d'autre n'y a jeté les yeux (donc, personne d'autre alors que le pape Jean XXIII et le cardinal Ottaviani). Il ne reste par conséquent rien d'autre à faire que de s'en tenir à ce qui est public. C'est le saint-père qui était le destinataire du secret. Et si ce destinataire ne s'est pas décidé à dire : « C'est le moment de le faire connaître au monde », nous devons nous en tenir à sa sagesse. » Malgré tout, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous poser un certain nombre de questions -- et notamment celle-ci : puisque sœur Lucia avait été chargée de transmettre au pape les paroles secrètes de la Vierge, pour qu'elles fussent rendues publiques, la date de 1960 ayant été jugée par la voyante comme la meilleure date, pourquoi le pape Jean XXIII a-t-il gardé le silence ? Pourquoi a-t-il enterré le Secret au fond des archives vaticanes ? C'est le cardinal Ottaviani, encore lui, qui a dit : « Il est important, oh oui, le Secret ! » Cet homme exceptionnel -- je parle du cardinal -- est mort en emportant comme Jean XXIII son secret dans la tombe. 66:265 Une nouvelle question se pose alors : les successeurs de Jean XXIII, Paul VI, Jean-Paul 1^er^ et Jean-Paul II ont-ils retrouvé le message dans les archives du Va­tican ? Ont-ils connu à leur tour le secret ? Et le pape régnant jugera-t-il un jour le moment venu de le publier pour le monde entier ? Un dernier mot sur la sœur Lucia : le chanoine Galamba m'a raconté à moi-même, le soir du 13 mai 1967, que sœur Lucia avait demandé un court instant d'audience seul à seule au pape Paul VI, pour lui confier « une chose qu'elle ne pouvait dire qu'à Lui seul ». Et le pape refusa, prescrivant à sœur Lucia d'en parler à son évêque. Mais Lucia, aussi ferme qu'elle est humble, refusa en disant que sur ordre de la Vierge, elle con­fierait ce nouveau et ce dernier secret au saint-père ou à personne. Et le saint-père s'étant obstiné, ce fut personne. \*\*\* Ce monde presque perdu a besoin de pénitence, de lumière crue et de prière. Mais nous voulons qu'on nous le dise ; et que la voix de la Vierge trouve un écho chez nos pasteurs. La Vierge Marie, Elle, ne flatte et ne ménage personne -- et dans sa rigoureuse douceur, Elle est pourtant désignée par son Fils comme *le dernier secours que notre monde puisse attendre...* J'ai parlé souvent du faux œcuménisme : nous savons bien qu'il s'attaque d'abord à l'Eucharistie, immédiatement après à la Vierge-Mère. Certains clercs vaticinants, certains théolo­giens gyrovagues n'ont-ils pas parlé de « gynécolâtrie » -- ou même de « boursouflure du culte marial » ? Nos derniers papes, nous sommes heureux de le dire, ont admirablement parlé de la Vierge -- et c'est pour nous à la fois la consolation, la réparation et l'espoir. Mais l'hommage à la Vierge qui m'a le plus touché dans ma vie, c'est celui qu'un prêtre de soixante ans me faisait con­naître, voici une vingtaine d'années, après la publication des *Nouveaux Prêtres* et de *Sainte Colère.* Cette prière-là, je l'ai souvent redite. Je la répète, pour finir, avec l'émotion que vous pouvez deviner : 67:265 « Vous me semblez un peu oubliée, Madame, disait ce vieux prêtre à la Vierge. C'est de vous, pourtant, qu'il est écrit : « *Je dors et mon cœur veille *». Vous n'avez jamais été, vous, une « chrétienne de choc ». Tout vous est survenu, et la beauté a prié sur vous. C'est l'Esprit Saint qui a fait votre Pentecôte, et vous avez promis la vie à qui veillerait devant votre porte. Parlez donc à votre Fils. Dites-Lui qu'il y a ici l'un de ces « chrétiens moyens » dont l'Église ne sait que faire. Dites-Lui qu'il vient adorer la Trinité invisible et ineffable, *per ipsum et cum ipso et in ipso.* Priez-Le pour mes pareils, qui se déses­pèrent d'être inutiles dans l'Église en marche. Vous-même, Madame, qui habitez *in altissimis* dans la pensée du Très-Haut, l'Ange vous a trouvée sans peine au fond de votre ca­bane ; et les hommes n'ont-ils pas hésité sur la place à vous donner dans l'Église ? J'entends d'ici le chant de la rivière, et votre voix qui module sur de la beauté : « *Je suis la servante du Seigneur ; il me sera fait selon votre parole. *» Ainsi, les humbles qui prient -- et les papes qui veillent -- vers qui donc se tournent-ils ? Et nous, la piétaille des croyants, vers qui nous tournerons-nous ? Vers Elle, encore et toujours. Vers Elle qui seule retient le bras de son Fils, prêt à s'abattre sur le péché du monde. Vers Elle, aux pieds de laquelle tout le poids des jours qui vont venir est déposé. Michel de Saint Pierre. 68:265 ### La solitude de l'évêque par Louis Salleron DANS le numéro double 14-15 (8-15 avril 1982) d'*Esprit et Vie* (*L'ami du clergé*), le cardinal Garrone publie un article « Évêque et prêtre », curieusement révélateur de certains traits caractéristiques de la crise de l'Église. Parlant des rapports de l'évêque et du prêtre, et de la solitude de ce dernier, il ajoute que la solitude de l'évêque n'est pas moindre. « L'évêque qui n'est pas aimé -- sans qu'il y ait nécessairement de sa faute -- l'évêque qui ne réussit pas et qu'on juge sévèrement, l'évêque qui a peine à communiquer, qui le sait et qui en souffre... connaît une authentique et pro­fonde solitude. » Il y insiste, sur un ton douloureux et qu'on sent profondément sincère. On ne peut que le louer de ses sentiments. Dans l'état présent de l'Église, on préfère un évêque qui souffre à un évêque « heureux », fût-il cardinal. Par contre on s'étonne de ce qu'il faut bien appeler son aveuglement sur les raisons profondes du désarroi des évêques et des prêtres, -- et notamment de leur solitude, -- raisons qui lui échappent paradoxalement, alors qu'il nous les donne *en négatif* dans son article. 69:265 Le cardinal souligne que « la fonction épiscopale a été l'un des objets les plus importants et l'un des fruits les plus précieux du travail conciliaire ». De ce travail il dégage trois points « lourds de conséquences spirituelles ». Ce sont : « D'abord l'enracinement essentiel de l'apostolat de l'évêque dans la conti­nuité de la Mission des Douze (...). Ensuite, l'insertion de toute charge épiscopale dans l'indivisible communauté de la collé­gialité épiscopale en laquelle se prolonge la Mission indivisible des Douze. Enfin le caractère radical du ministère épiscopal et de ses exigences. Élément fondamental de la communion qui définit l'Église, il trouve son sens véritable dans le « ser­vice » au lieu d'être d'abord conçu comme un pouvoir. » Commençons par le *troisième point.* L'opposition qu'on fait perpétuellement de nos jours, dans l'Église et ailleurs, entre le « service » et le « pouvoir » est absurde et, en réalité, purement démagogique. Dans toute société organisée, grande ou petite, religieuse ou laïque, c'est par l'exercice du *pouvoir* en vue du *bien commun* que passe le *service.* Le pape, serviteur des serviteurs de Dieu, sert l'Église en la gouvernant, c'est-à-dire en exerçant son pouvoir pour le bien commun de la société dont il est le chef. De même l'évêque pour son diocèse et le curé pour sa paroisse. Ce service doit s'exercer dans la vérité, dans la justice et dans la charité. Tâche redoutable où la res­ponsabilité croît avec le pouvoir, mais où le service rendu à cha­cun des membres de la société est d'autant plus certain qu'il est d'abord celui du bien commun. Écrire que le ministère épiscopal trouve son sens véritable dans le service au lieu d'être conçu d'abord comme un pouvoir, établit de manière ambiguë la relation qui existe entre les deux termes. C'est la poursuite du bien commun qui les unit. Toute société est à la fois hiérarchique et communautaire. Supprimer le pouvoir hiérar­chique dans l'espoir de mieux assurer le service des membres de la communauté, c'est violer l'ordre naturel. Il n'en peut résulter que l'anarchie ou, par la réaction spontanée de l'ordre nécessaire, un pouvoir tyrannique. C'est ce qui s'observe cons­tamment dans la société civile et hélas ! trop souvent également dans l'Église. Les *deux points précédents* expliquent cette erreur. Le car­dinal use abondamment des mots *communion, communauté, collégialité, solidarité,* jamais du mot *hiérarchie.* Il se réclame de Vatican II, louant « la merveilleuse doctrine conciliaire », -- ce qui est étrange pour un concile dont le caractère pastoral, maintes fois affirmé par Paul VI, justifie ou du moins excuse le désordre du texte et de la pensée, -- mais en l'espèce il peut s'estimer fondé à parler de doctrine puisque c'est à *Lumen gentium* qu'il se réfère, dont « le climat nouveau (...) est ici capital ». 70:265 Quel climat donc ? Eh ! bien, celui qu'évoquent les mots que nous venons de citer. Rappelons (c'est nous qui, ici et plus loin, soulignons en italiques) : « *l'indivisible* commu­nauté de la *collégialité épiscopale*... ». Et citons : « ...c'est l'uni­vers *entier* dont il (l'évêque) porte solidairement avec les autres évêques la charge réelle et entière ». « ...Il est impossible d'isoler le ministère du prêtre de ce que le ministère de l'évê­que présente de *radicalement solidaire* (?). » « Les évêques ont *solidairement* la charge du monde », etc. Tout cela n'est-il pas vrai ? Tout cela est vrai -- et encore, plutôt dans l'intention que dans la formulation -- mais tout cela n'épuise pas la vérité et du même coup, la fausse. Les déviations doctrinales qui minent la foi jusqu'à souvent la détruire proviennent presque toujours de l'accent mis sur une vérité partielle qui finit par devenir erreur par l'exclusion de celles qui lui assignent sa place et sa signification exacte. Par exemple, la messe dont le caractère de repas finit par obli­térer le sacrifice, ou bien le sacerdoce royal des fidèles qui finit par gommer le caractère spécifique du sacerdoce ministériel des prêtres. A la limite, ne voit-on pas l'exaltation de l'huma­nité du Christ tendre à l'annihilation de sa divinité ? *Lumen gentium,* dont le cardinal Garrone se réclame, com­porte un chapitre III dont le titre est : « La constitution *hiérar­chique* de l'Église et spécialement l'épiscopat. » On y lit que « pour que l'épiscopat lui-même fût un et indivis, il (Jésus-Christ) a mis saint Pierre à la tête des autres apôtres, instituant dans sa personne un principe et un fondement perpétuels et visibles d'unité de foi et de communion » (art. 18). De même, « ...les apôtres prirent soin d'instituer, dans cette société *hiérarchiquement ordonnée,* des successeurs » (art. 20). De même encore, « (les évêques) président au nom et en place de Dieu le troupeau, dont ils sont les pasteurs, par le magistère doctrinal, le sacerdoce du culte sacré, le *ministère du gouverne­ment *» (id*.*)*.* Et encore, « les évêques, chacun pour sa part, placés à la tête de chacune des Églises particulières, exercent leur autorité pastorale sur la portion du peuple de Dieu qui leur a été confiée, et non sur les autres Églises ou sur l'Église universelle » (art. 23), etc. Tout cela est classique, traditionnel, connu des simples fidèles qui l'ont appris au catéchisme, à l'époque où il y avait un catéchisme digne de ce nom. 71:265 Pas plus dans l'Église qu'ailleurs, et moins encore dans l'Église qu'ailleurs en raison de son institution divine, on ne peut dissocier les deux composantes de son unité organique -- *hiérarchique et communautaire* -- en estompant le fait *hié­rarchique* pour valoriser l'idée de service à travers le *sentiment communautaire* qui censément s'y accorderait mieux. Moyen­nant quoi toutes les vérités ecclésiales, tant naturelles que divines, sont dégradées, faussées, retournées contre elles-mêmes et durcies dans les effets de leur déformation en erreurs. Nous l'avons déjà vu à propos du « pouvoir » qu'on oppose au « service ». Dépouillé de sa légitimité, le pouvoir, comme cha­cun peut le constater, devient d'un côté laxisme à l'égard de ceux qui manifestent « l'esprit conciliaire » (c'est-à-dire con­traire aux dispositions les plus claires du concile) et, de l'autre côté, dureté, intolérance, injustice à l'égard de ceux qui s'ef­forcent de sauver les vérités et les disciplines catholiques. Prenons un exemple qui, pour être un détail, est d'autant plus significatif. Un beau jour, les évêques français « autorisèrent » le port du clergyman -- qui devint vite le veston et la cravate, ou le blouson, ou le chandail ou n'importe quoi. Logiquement, ce qui est « autorisé » n'est pas obligatoire. C'est une exception à la règle, qui subsiste et qu'il est louable de respecter. Or les prêtres qui voulaient continuer de porter la soutane se sont vus blâmés, puis persécutés, démis de leur fonction. Le men­songe créait à la fois le désordre et l'injustice -- au nom du « service », de la pastorale, de l'esprit communautaire et conciliaire, etc. Quant à la « communion », réalité spirituelle par excellence, elle s'est progressivement infléchie, gauchie, dégradée en « communauté », en « collégialité » et presque en « solidarité » qui en est presque le contraire. Car la solidarité implique ordinairement la défense d'*intérêts*. Certes ceux-ci peu­vent être parfaitement légitimes et liés à des valeurs indiscu­tables. Mais le genre d'union qu'elle réalise ou signifie se con­crétise dans une *opposition*. Elle est seconde, dérivée par rap­port à une réalité sociale plus vaste dans laquelle elle s'inscrit. Sa positivité procède de sa négativité. Elle n'est *pour* (ce qu'elle veut sauver, maintenir ou obtenir) qu'à partir du *contre* (ce qui la menace ou l'entrave). Elle concerne la fraction d'un tout. Elle s'enracine dans le biologique plutôt que dans le spirituel. Il n'est que de voir l'usage habituel du mot. On parle de solidarité de classe, ou de caste, de solidarité professionnelle ou régionale, ou nationale, ou confessionnelle. La *communion* descend de l'esprit à la chair ; la *solidarité* monte (éventuelle­ment) de la chair à l'esprit. 72:265 On voit très bien, au mot « collégialité », comment se fait la contamination des idées. Aucun terme n'a été défini avec plus de précision et juste­ment dans la Constitution *Lumen gentium.* A la vérité ce n'est pas la « collégialité » qui y est définie, mais le « collège » épiscopal et sa nature -- et ce à partir de la « communion ». (Il est significatif que le mot « collégialité » ne figure pas dans la Constitution *dogmatique* « sur l'Église », *Lumen gentium,* et que le mot « solidarité » qui, évidemment, n'y figure pas davan­tage, apparaisse une dizaine de fois dans la Constitution *pas­torale* « sur l'Église dans le monde de ce temps », *Gaudium et spes.*) Que dit *Lumen gentium ?* « De même que saint Pierre et les autres apôtres constituent, de par l'institution du Sei­gneur, un seul *collège* apostolique, semblablement le Pontife romain, successeur de Pierre et les évêques successeurs des apôtres forment entre eux *un tout.* (*...*) *...* tout cela signifie le caractère et la *nature collégiale* de l'ordre épiscopal. (...) Mais le *collège* ou *corps épiscopal* n'a d'autorité que si on l'entend comme uni au Pontife romain, successeur de Pierre, comme à son chef et sans préjudice pour le pouvoir de ce Primat qui s'étend à tous, tant Pasteurs que fidèles » (Ch. 111, art. 22). Quoique ces lignes soient claires, le pape a voulu les rendre plus claires encore en les complétant par une « note explicative préliminaire » -- la fameuse *nota praevia, --* insérée dans les Actes du Concile à la suite de la Constitution *Lumen gentium.* On y lit que le Seigneur a établi les Douze « à la manière d'un *collège* ou *groupe stable* ([^6]) » et que c'est la raison pour laquelle « on emploie aussi çà et là au sujet du *collège épiscopal* les termes d'*ordre* (**1**) et de *corps* (**1**) ». -- « On devient *membre du collège* (**1**) en vertu de la consécration épiscopale et par la *communion hiérarchique* avec le chef du collège et ses membres. » (...) « Il est évident que cette « *com­munion *» a été appliquée *dans la vie* (**1**) de l'Église suivant les circonstances des temps avant d'avoir été comme codifiée *dans le droit* (**1**)*. --* C'est pourquoi on dit expressément qu'est re­quise la communion *hiérarchique* (**1**) avec le chef et les membres de l'Église. » \*\*\* 73:265 Pourquoi le rappel de ces textes ? Parce qu'ils montrent bien la déviation profonde subie par la notion de collégialité -- déviation qui, comme d'habitude, entend incarner « l'esprit conciliaire ». Au lieu que la collégialité épiscopale signifie la *communion* des évêques entre eux et par référence à leur communion hiérarchique avec le pape qui en est le principe et le fondement, elle devient de plus en plus une *solidarité* qui exprime, au mieux, un esprit de corps et, à la limite, un esprit de défense, apparenté au syndicalisme, contre tout ce qui me­nace, par en haut ou par en bas, les droits des évêques. Dans les organismes de ce genre, on sait ce qui arrive. L'organisme sécrète ses propres organes de direction qui sont toujours une minorité activiste, laquelle engendre à son tour un appareil dont elle a besoin pour assurer à son pouvoir la compétence et la permanence. Finalement, ce sont les Bureaux qui gou­vernent. Le cas français est, à cet égard, exemplaire. En aucun pays, semble-t-il, l'évolution du mal n'a été aussi rapide et aussi profonde. Ce n'est pas nous qui le disons, c'est le cardinal Journet, écrivant à Gérard Soulages en 1978 : « *L'épiscopat français est misérablement asservi à des Commissions consti­tuées par lui et auxquelles aucun* (*évêque*) *n'ose toucher.* » Pour les laïcs et pour les prêtres fidèles, c'est l'évidence. Ils en souffrent d'autant plus qu'ils en sont les premières victimes. Car l'œuvre majeure des Commissions est celle que stigma­tisait le même cardinal Journet dans ce propos que rapporte Lucien Méroz : « *La liturgie et la catéchèse sont les deux mâchoires de la tenaille avec laquelle on arrache la foi.* » Lors donc que le cardinal Garrone évoque « la merveilleuse doctrine conciliaire » et « le climat nouveau qui est celui de *Lumen gentium *» pour éclairer la nature des rapports de l'évêque et du prêtre et expliquer leur douloureuse solitude, on comprend mal. Car si le prêtre a toutes les raisons de souffrir d'une solitude à la fois physique et spirituelle, l'évêque, selon la logique de son raisonnement, pourrait souffrir de tout, *sauf de la solitude.* Vatican II, à son témoignage même, ne l'a-t-il pas tiré de son isolement ante-conciliaire pour le combler des bienfaits de la communion, de la communauté, de la collé­gialité et de la solidarité ? Pour la première fois dans l'histoire de l'Église, grâce au Concile, il ne serait plus seul ! Alors, qu'est-ce qui se passe ? 74:265 « L'évêque qui n'est pas aimé -- sans qu'il y ait nécessai­rement de sa faute... », écrit le cardinal Garrone. Mais n'y a-t-il pas toujours de sa faute ? On peut classer les évêques français (*grosso modo*) en deux groupes : la minorité activiste et la majorité passive. La minorité activiste est celle qui fait corps avec les Bureaux et qui s'emploie à bâtir « l'Église conciliaire », c'est-à-dire à démolir l'Église catholique. Les évêques qui font partie de cette minorité ne sont certes pas aimés, mais il est douteux qu'ils souffrent de la solitude car ils sont étroitement soudés entre eux par leur action commune et *solidaire* au sein de l'Église de toujours. La majorité souffre de cette situation mais reste passive. Les évêques qui la composent ne peuvent fuir complètement un remords qui les ronge secrètement dans le tête-à-tête de la *solitude,* mais ils se donnent bonne conscience par un jeu psychologique que nous avons naguère analysé. Sans pouvoir s'évader du spectacle de désolation qui s'étale sous leurs yeux, ils le brouillent dans leur conscience en s'ef­forçant de se convaincre qu'ils sauvent l'unité de l'Église. Leur participation au travail des Commissions semblerait devoir les protéger du poids du nombre collégial. Mais ils sont victimes, dans ces petits groupes, du genre de pression qui s'exerce classiquement dans les comités révolutionnaires. Outre la peur, ils obéissent à un processus psychologique qu'a très bien analysé Simone Weil (dès 1941) : « L'accord entre plusieurs hommes enferme un sentiment de réalité. Il enferme aussi un sentiment de *devoir.* L'écart, par rapport à cet accord, apparaît comme un *péché.* Par là *tous les retournements sont possibles* (*...*)*.* Un état de *conformité* est une *imitation de la grâce *» (*Cahiers,* nou­velle édition, T. 1, p. 236). Le retournement actif opéré en Commission favorise la soumission passive dans la Conférence épiscopale. Ajoutons encore la réaction, très humaine, aux cri­tiques qui leur sont faites par les laïcs. Ils s'en irritent. Ils sont le Magistère. C'est donc l'Église qui est jugée en leur personne. Si leur « pouvoir » est contesté, ils vont l'affirmer. Ils n'auront plus qu'un mot à la bouche : « Obéissez ! » C'est ainsi qu'ils conçoivent le « service ». Un cas typique de cette attitude a été fourni par le cardinal Lefebvre dans des circons­tances qu'on n'a peut-être pas oubliées. La nouvelle traduction française du Credo, violant le « consubstantialem Patri », ren­dait le Fils « *de même nature* que le Père ». Un groupe de laïcs prit l'initiative d'une pétition aux évêques pour leur demander de rétablir le « *consubstantiel *» dans le texte fran­çais. En tête des quelque huit mille signataires figuraient MM. Jacques de Bourbon-Busset, Pierre de Font-Réaulx, Sta­nislas Fumet, Henri Massis, François Mauriac, Roland Mous­nier, Louis Salleron, Gustave Thibon, Maurice Vaussard et Daniel Villey. 75:265 Portée à S.E. le cardinal Lefebvre, alors Prési­dent de l'Assemblée plénière de l'épiscopat (en 1967), celui-ci refusa d'y donner suite. Il s'en expliqua dans une lettre au porteur de la pétition. Outre que la question du « consubstan­tiel » lui paraissait avoir, de nos jours, « bien perdu de son importance », il n'admettait pas la démarche elle-même (pour­tant faite dans les termes les plus respectueux et sans avoir été communiquée à la presse). « A bien des yeux, écrivait-il, *une telle façon de faire* apparaît comme une *mise en demeure faite à l'épiscopat* de se prononcer sur un grave point de doctrine, dont on semble douter qu'il ait pleinement son accord. *L'inter­vention des évêques ne peut qu'en être gênée.* Elle peut être interprétée comme une « conversion » *due à l'intervention des laïcs* et comme la reconnaissance d'une *culpabilité d'hérésie* chez les traducteurs qui, tout au plus, ne furent que mala­droits. » C'est chaque mot qu'il faudrait souligner, mais c'est le « *due à l'intervention des laïcs* » qui éclaire tout. Le « pou­voir » de l'évêque, de surcroît cardinal et président de l'Assem­blée plénière de l'épiscopat, se sentait outragé et entendait se manifester dans sa plénitude, au détriment du « service » des fidèles et de la foi catholique. C'est ainsi que l'Église de France professe, depuis le Concile, un Credo arien, dans l'intangibilité de sa collégialité infaillible. On conçoit la « solitude » des évêques noyés dans ce nau­frage, -- *rari nantes in gurgite vasto.* En réalité, il y a deux espèces de solitude. La première est celle du petit nombre d'hommes qui portent sur leurs épaules, avec leur propre destin, celui d'un grand nombre. D'une certaine manière, la force de la personnalité va de pair avec la capacité de solitude. Cette solitude-là, c'est celle du face-à-face, pleine­ment accepté et assumé, avec Dieu et avec soi-même. Les saints la vivent exemplairement. Qu'ils soient au désert ou plongés dans le monde, et quelles que soient même les amitiés qui les entourent, ils sont seuls, faisant leur salut et celui des autres dans leur intime relation à Dieu. Au sommet, Jésus-Christ, qu'ils s'efforcent de suivre, réalise la solitude absolue d'une kénose qui le vide de son humanité et le conduit du triomphe de l'entrée à Jérusalem à l'agonie du jardin des oliviers et à la mort de la croix. Sans aller jusque là et en laissant même de côté les saints, tout chef est seul et d'autant plus seul que ses responsabilités sont plus grandes et qu'il en a pleine conscience. 76:265 Dans « Le nœud gordien » (si ma mémoire ne me trompe pas), Georges Pompidou, qui avait connu le poids de la solitude quand, de Gaulle absent, il avait dû faire face aux événements de mai 68, nous dit que ce n'est cependant que lorsqu'il fut élu à la présidence de la République qu'il connut vraiment la solitude, parce qu'il était devenu celui qui n'a personne au-dessus de lui quand il doit prendre des décisions engageant le sort du pays. A ce moment, en effet, il est seul, face à la responsabilité du bien commun dont il a la charge et sur lequel il peut se tromper. Immense solitude au sein du « pouvoir », quand l'exercice de ce pouvoir est le vrai « ser­vice » qu'il doit à ceux qui peut-être n'en seront ni conscients ni reconnaissants ? Imagine-t-on la solitude que serait celle, un jour -- *di avertant omen !* -- du président de la République qui aurait à décider d'appuyer, ou non, sur le bouton déclen­chant la guerre nucléaire ! Telle est la première forme de la solitude, noble en elle-même, noble du moins en tant qu'elle exprime la grandeur de l'homme quand il est conscient de sa responsabilité et qu'il l'assume sans faillir. Tout autre est celle qui est la marque de notre temps. Nous vivons dans un monde cassé où la *société* est devenue *masse* par la perte de la loi naturelle et divine. C'est le temps de la « foule solitaire », comme l'appelle je ne sais plus quel écrivain américain. L'individu côtoie l'individu sans le con­naître, dans la rue, dans le métro, dans le H.L.M. et jusque dans son foyer (si le mot a encore un sens) où la télévision réduit au silence les co-spectateurs qui co-habitent dans l'étroit espace où le tohu-bohu universel vient les visiter pour les convaincre de la vanité de leur existence. Au week-end ils fuiront sur la route pour divertir leur solitude, qu'ils retrouvent dans leur voiture, en compagnie de milliers et de millions d'autres soli­taires, roulant comme eux à cent à l'heure dans leur prison mobile. Le rythme de cette vie les disloque. Pour retrouver leur unité, ils tentent de rétablir les simples rapports de la conver­sation, qui est le lien social par excellence. Stupeur ! Au-delà de la banalité et de l'insignifiance, la langue se paralyse. La « communication » s'avère impossible. « L'enfer, c'est les autres » de Sartre a remplacé « le plaisir de l'homme, c'est l'homme » de Bossuet. La solitude est devenue le lot commun d'une humanité qui se sent devenir la définitive et parfaite fourmilière, prédite par Valéry, où chacun court à la recherche de son « identité », proclamant son droit à la « différence » mais invinciblement conscient de l'anéantissement de sa personnalité dans le magma de la décomposition sociale. 77:265 Les clercs en souffrent comme les autres, et plus que les autres quand ils réussissent à ne pas se laisser absorber par le monde. Seuls au milieu du monde qui les entoure, ils sont seuls encore dans l'Église en proie aux contradictions de l'ou­verture au monde. Le prêtre n'est guère que victime, mais l'évêque est collégialement responsable du mensonge dont il est ensuite la victime. Cette pénétration du mystère de l'iniquité au cœur du mystère du salut est l'aspect le plus saisissant de la crise actuelle de l'Église. Comment l'évêque pourrait-il se délivrer des affres de la solitude autrement qu'en proclamant et en faisant la vérité ? *Veritas liberabit vos.* Le 18 mars dernier, Jean-Paul II a reçu en audience treize évêques de l'Ouest de la France venus à Rome pour leur visite « ad limina ». Mgr Boussard, évêque de Vannes et pré­sident de la région, lui a présenté un rapport sur l'activité des évêques. Au chapitre des « Vocations et séminaires » nous lisons ceci : « Nous nous rendons compte combien les réflexes de foi devant les événements qui, naguère, suscitaient un recours spon­tané à Dieu, tant paraissaient évidentes sa présence et son action, jouent plus rarement aujourd'hui. Ils disposent moins les gens de notre génération, surtout les jeunes, à orienter leur vie. Comment ceux-ci peuvent-ils entendre l'appel de Dieu dans ce monde sécularisé ? Pour le moment, peu semblent encore en état de le percevoir. Cependant, il est permis d'espérer qu'un effort persévérant de la pastorale des vocations portera ses fruits lorsque, par l'effet de cette recherche de Dieu dont j'ai parlé, se seront ouverts dans l'opinion des espaces favorables dans les familles, les paroisses, les mouvements. « Nos séminaires sont l'objet de notre sollicitude constante. Ils ne nous apportent pas dans l'immédiat la satisfaction d'une augmentation sensible des candidats au sacerdoce, mais nous nous félicitons de la formation qu'ils y trouvent. » C'est tout. Est-il possible de se moquer plus tranquillement du monde -- et de l'Église, et du pape et de la Vérité ? Tout le reste du rapport est, bien entendu, de la même encre. 78:265 Comment le sentiment de la *solidarité* dans l'imposture collective pourrait-il ne pas s'accompagner du sentiment de la *solitude* dans le tête-à-tête personnel avec la vérité ? Que les évêques de l'Ouest nous donnent la statistique du nombre de séminaires et de séminaristes qui fut celui de leurs diocèses de 1900 à 1982, nous saurons alors pourquoi ils se félicitent de la formation qu'ils donnent à l'élite de leur choix. Ils ne veulent plus de prêtres et s'y emploient avec succès par les méthodes de sélection et de formation que nous connaissons. Le pape n'est pas dupe. Il le leur dit trop discrètement mais tout de même clairement. Évoquant le désarroi des jeunes, « n'y a-t-il pas là, dit-il, un appel, une requête urgente de « spirituels », d'hommes de Dieu qui, par leur vie, leur prière et leur message, aident à dénouer les difficultés qui enferment sur soi, à voir le sens des choses, à espérer, à se mettre debout et à marcher ? De plus en plus, on se rend compte des limites des analyses, et même des « techniques » apostoliques, si elles ne sont pas conduites par ces « spirituels ». « Si vos diocèses de l'Ouest, notamment ceux de Bretagne, d'Anjou, de Vendée ont pu devenir et demeurer longtemps des « terres de chré­tienté », ce n'est pas seulement qu'ils étaient « protégés » d'influences étrangères à la foi chrétienne ; c'est d'abord et sur­tout parce qu'ils ont connu de tels « spirituels » missionnaires, comme saint Louis-Marie Grignion de Montfort, le bienheureux Julien Maunoir, le vénérable Jean-Marie de Lamennais, le père Michel Nobletz, et tant d'autres fondateurs et fondatrices de congrégations religieuses : comment ne pas penser à Jeanne Jugan et à Jeanne Delanoue que nous aurons la joie de béatifier ou de canoniser cette année ? » (D.C., 18 avril 1982.) Quand le cardinal Garrone compatit aujourd'hui à la soli­tude douloureuse où se trouve « l'évêque qui n'est pas aimé -- sans qu'il y ait nécessairement de sa faute », se souvient-il de son expérience d'évêque diocésain et surtout de celle de responsable suprême, à Rome, de la formation des séminaristes ? Se félicite-t-il de la doctrine et des directives qu'il proposait alors aux évêques ? ou estime-t-il que la lettre et l'esprit en ont été trahis ? Nous nous souvenons, pour notre part, d'une inter­view qu'il donnait, voici quatre ans, à J. Vandrisse (*Figaro* du 3 avril 1978 et D.C. du 18 avril), sur la situation des sémi­naires dans le monde. Après quelques secousses, la « remon­tée » était « évidente et générale », quoique affectée de quelques « points de stagnation », en Italie, en Espagne et en France. Il croyait cependant pouvoir « témoigner en faveur des sémi­naires de France et du travail sérieux qui s'y fait ». 79:265 Il se décla­rait optimiste pour l'avenir « dans la mesure où le travail qui est entrepris l'est dans la foi (...). Les signes ne manquent pas aujourd'hui, en France, comme dans d'autres pays, pour nous permettre d'affirmer que la fidélité paie ». La fidélité à qui ? à quoi ? Le style épiscopal doit toujours être décrypté. Nous pensons que les propos du cardinal exprimaient une semi-faillite des séminaires français en 1978*.* C'était très au-dessous de la vérité. Que dirions-nous -- que dirait-il ? -- aujourd'hui ! Il ne dit rien dans son article d'*Esprit et Vie.* Il ne parle que de la « solitude » des évêques et des prêtres. Le décryptage n'est que trop facile à faire. Il ne trouve qu'un remède à la situation : « ...si le prêtre et l'évêque savaient reconnaître dans leur épreuve commune le signe même du Christ, ils se sentiraient ainsi en communion entre eux ». Est-il outrecuidant à un laïc de penser qu'ils se sentiraient en communion entre eux si le signe du Christ qu'ils reconnaissaient dans leur épreuve commune était une invitation à changer l'esprit et les méthodes de recrutement et de formation des séminaristes ? Sans quoi la confrontation de leurs solitudes respectives ne ferait que les aggraver, en risquant de les rendre plus douloureuses encore. \*\*\* Nous pourrions poursuivre longtemps cette analyse. A quoi bon ? Tout cela est connu et compris de tout le monde. Alors ? Alors, à défaut de notre sainteté, offrons à la solitude collégiale de nos évêques la solitude grégaire de leurs ouailles. Ils se sentent mal aimés d'elles. Elles se sentent mal aimées d'eux. Ce n'est peut-être pas la communion dans la foi, l'espé­rance et la charité ; c'est du moins la solidarité dans le malheur. « Nous sommes tous responsables » ? La coresponsabilité absout tout ! Louis Salleron. 80:265 ### Les moines et la civilisation par Dom Gérard OSB MOINES et civilisation. Lorsque nous accouplons ces deux mots, une image surgit dans notre mémoire, empruntée aux images colorées de notre enfance ; nous voyons un moine savant penché sur son pupitre, occupé à tracer des onciales. Et nous nous disons : les moines copistes du Moyen Age ont légué les trésors de la culture antique gréco-latine venue du fond des âges, ces moines sont donc les gardiens de la civilisation. 81:265 Je ne dis pas que cette image soit totalement fausse ; mais elle est gravement incomplète. Car elle ne suggère que ce qui fut la cause instrumentale de cette transmission des trésors de la culture antique : la copie et la diffusion des manuscrits. Or une civilisation n'apparaît pas comme par miracle, au grincement des plumes sur les parchemins. Le respect de l'histoire nous oblige à convenir que les moines ont d'abord été des fugitifs de la civilisation. #### *La fuite au désert* Ils ont fui au désert pour échapper à la décadence et à l'amollissement d'une civilisation sur son déclin. Par exemple saint Benoît, entraîné dans les écoles de rhéteurs à devenir consul ou sénateur promis à un grand avenir, quitte tout pour s'enfoncer dans le désert, voulant vivre avec Dieu seul. Lorsque les historiens du monachisme veulent donner le critère par excellence où l'on reconnaît le moine, ils recourent à deux petits mots latins : *fuga mundi :* la fuite du monde. Les moines se retirent. Lorsque les Antoine, les Pacôme fuient Alexandrie et les cités d'Asie mineure ; lorsque Benoît aban­donne ses études pour s'enfoncer dans le désert de Subiaco et y vivre en ermite dans une grotte, ce qui les pousse, n'est-ce pas tout le contraire des raffinements, même légitimes, de la civilisation ? Ils fuient les villes et s'enfoncent dans les déserts. Là, ils trouvent la solitude et le face à face avec Dieu. Ces hommes illustrent là fameuse sentence de saint Paul : « Nous n'avons pas ici-bas de demeure permanente, mais nous cher­chons celle qui est à venir et dont Dieu seul est l'architecte et le constructeur. » Une autre parole de saint Paul retentit à nos oreilles : « Elle passe, la figure de ce monde. » *Transit figura hujus mundi.* Comprenez-vous donc à quelle profondeur ces réalités peuvent atteindre le moine, le mouvoir, l'attirer ? Ce sont des mots dont il ne peut pas se détacher, ce sont ses idées-forces. 82:265 Tout ce qu'on dira par la suite n'aura de valeur que sous-tendu par cette soif, cette faim de Dieu qui est comme l'anticipation de la vie éternelle. Et c'est pourquoi ils fuient ce monde maudit -- puisqu'il y a une malédiction sur le monde -- une certaine espèce de monde, qui n'est pas l'Église, qui n'est pas la Chrétienté, qui n'est pas telle charité amicale, mais un monde qui s'organise sans Dieu, qui veut trouver son achèvement en lui-même ; voilà qui fait horreur au moine, et accroît son désir d'absolu ; voilà ce que connaissent encore les jeunes gens qui viennent chez nous ; voilà ce qui est le ferment de leur vocation. Une soif de plénitude, qu'aucune créa­ture ne peut nous donner. Et cela est compréhensible : Dieu nous a faits pour Lui. Le Seigneur, en nous créant, a laissé en nous, comme en toute créature, un vestige, une trace de lumière, une image de Lui-même, et cette image n'a qu'une hantise, qu'un désir : retrouver la ressemblance parfaite. Au baptême, l'image du Fils s'imprime mystérieusement dans l'âme chrétienne et lui communique une impulsion vers le Père. Nous voilà, dans le Christ, « *filli in Filio *», diront les Pères de l'Église ; et cette union très puissante, fait de nous des êtres proprement surnaturels, invités à vivre d'une vie autre que celle du monde. C'est ainsi que pensaient les premiers chrétiens, d'où leur vie quasi héroïque, qui s'achevait en général par le martyre. Mais quand les chrétiens ont vu s'instaurer une civilisation qui ne sera plus en rupture avec le monde, lorsque prendra fin l'ère des persécutions, quand cette vie à la fois baptismale, vir­ginale et orientée vers le martyre (la ressemblance totale avec Jésus-Christ) sera devenue impossible, alors commencera l'ère des moines : ce sera la ruée au désert. Ces colonnes d'anacho­rètes, de moines qui s'enfoncent dans les déserts de Thébaïde vont donner à notre civilisation son élan vers Dieu : l'Église, a-t-on dit, restera pour toujours comme adossée au désert. Elle va prendre son inspiration essentielle de cette fuite au désert en se situant ainsi dans le prolongement des heures les plus saintes de l'Ancien Testament dont parle le prophète Osée lorsqu'il dit : « Je la conduirai au désert et là je parlerai à son cœur. » Seulement il faut vivre, il faut s'organiser. Alors il y a eu Chanaan, puis la construction du Temple et Jérusalem ; mais les heures les plus riches du point de vue mystique se situent dans la période du désert ; ainsi toute âme doit enfermer en elle une certaine zone de silence et de solitude, où elle s'entretient avec Dieu. 83:265 Dans ces conditions on se demande comment les moines pourront inspirer une civilisation chrétienne. Disons d'emblée qu'ils vont l'inspirer en provoquant dans le chrétien un senti­ment d'étrangeté d'avec le monde, une sorte de séparation : le moine a d'autres intentions que celles du monde ; nous sommes ici dans le droit fil de ce que dit Notre-Seigneur dans saint Jean. Vous n'êtes pas du monde. Encore une fois, il ne s'agit ni de la création, qui est bonne et belle en elle-même, ni de ce monde arraché au démon et qui est devenu l'Église. Il s'agit du monde, au sens johannique du mot, qui a décidé de s'orga­niser sans Dieu, sans référence à Lui, voire contre Lui. Si vous demandez à un jeune moine, par exemple à l'un de ceux qui viennent chez nous, ce que représente pour lui la civilisation, vous serez probablement très déçus. Il vous dira : « Civilisation, connais pas. Je suis venu parce que j'avais soif de Dieu, et non par désir d'apporter ma pierre à l'édifice de la civilisation. » Il en est qui font cela beaucoup mieux que nous autres, qui sommes tirés et ravis à nous-mêmes, méritant ainsi l'appellation évangélique de serviteurs inutiles. Et parce que le monde ne peut nous aider à assouvir cette soif, alors il y a le monastère qui va prendre le relais du désert, avec ses grands murs, sa clôture, sa vie en commun, sa Règle. Qu'est-ce que les jeunes gens viendront chercher chez nous ? Quand je dis : « jeunes gens », ce n'est pas dans un sens restrictif : nous avons actuelle­ment un postulant qui est déjà aïeul, veuf, et qui vient sur le tard pour recommencer à devenir enfant de Dieu ; c'est très beau. Nous avons eu souvent des âmes qui, après avoir tra­vaillé, erré sur les routes du monde, viennent aboutir aux pieds de Jésus-Christ pour réapprendre les secrets de la voie d'enfance. Donc ces jeunes gens, ou ces moins jeunes, viennent chercher, une plénitude qui sollicite toute âme à un moment ou à un autre. Y en a-t-il un seul, parmi vous, qui ne se soit demandé un jour à quoi bon poursuivre ses activités, puisqu'elles sont destinées à finir, à s'abîmer dans l'oubli ? Peut-être certains d'entre vous seront-ils célèbres, auront-ils leur place dans le dictionnaire et dans le souvenir des hommes. Mais en fin de compte, où seront-ils ? 84:265 Qu'auront-ils fait ? Il y a donc de ces moments désertiques dans la vie, où l'on se demande pour quoi on est fait. Cela, c'est le commencement de la sagesse ; c'est l'inquiétude, une bonne, une douce inquiétude ; celle-là même dont parlait saint Augustin quand il disait : « Seigneur, Vous nous avez faits pour Vous, et notre cœur est inquiet jusqu'à ce qu'il se repose en Vous ! » Il n'y aura pas de paix, de douceur, de plénitude en dehors de ce repos en Dieu. C'est la paix, la paix bénédictine. Saint François d'Assise, au plus fort de ses fêtes avec ses compagnons, apparaissait silencieux, gémissant, mélancolique. Pourquoi ? Il avait tout pour réussir ; il était l'enfant chéri du monde, le poète, le fils du riche marchand Bernardone qui lui donnait tout ce qu'il voulait. Puis il est devenu le plus pauvre de la terre, et c'est là qu'il a trouvé l'absolu, la plénitude. Charles de Foucauld recommence exacte­ment la même expérience : on le retrouvait au milieu de ses fêtes nocturnes, se demandant tristement s'il n'allait pas en finir avec la vie. Et il est devenu l'ermite du Sahara, la figure rayonnante que vous savez. Pourquoi ? Eh bien, parce que l'âme sent bien que Dieu est tout ; c'est le cri de l'Imitation de Jésus-Christ : « *Deus meus et omnia ! *» Mon Dieu et mon tout. Mais si Dieu est tout, alors le reste n'est rien : pourquoi s'attarder et s'attacher à ce qui n'est rien ? Sentiment de la vanité de ce qui n'est pas Dieu, de ce qui est en dehors de Dieu, seule richesse, seul bien inaliénable. Alors, cette civilisation, les moines, au début du moins, seront parfois sévères envers elle. Ils balaient tout, à l'exemple de saint Paul : « J'ai considéré toute chose comme de la balayure, pour gagner Jésus-Christ. » Toutes choses... pas seulement les mauvaises, les bonnes aussi. C'est bien la leçon même de l'Évangile. D'autre part, la civilisation, c'est la cité des hommes, immergée dans les valeurs terrestres : l'art, la culture, la vie sociale, l'effort technique. Mais tout cela, parti­culièrement l'effort technique, pour admirable qu'il soit, est placé sous le signe de l'ambiguïté la plus profonde : pourquoi vouloir perfectionner une salle d'attente qui n'intéresse pas beaucoup le voyageur ? Tout est là ! En outre, il suffit de voir ce que l'on peut faire avec l'atome, l'uranium ou avec les manipulations génétiques pour être ramené à l'ambiguïté de l'effort technique, de l'art et de la culture qui ont comme deux visages, qui peuvent servir au bien comme au mal, qui peuvent être l'œuvre de Satan ou bien le reflet de la beauté divine. 85:265 Tous ces domaines ambigus, le moine, par un mouvement de rejet instinctif, pour être avec celui qui est tout, Jésus-Christ, s'en détourne, il quitte la cité des hommes : « Tout cela, dira-t-il, c'est du domaine du monde, qui est au pouvoir de Satan. » Et la condamnation du monde par l'Évangile a retenti très fort à ses oreilles. Allons-nous dès lors mépriser les valeurs terrestres ? Non. Mais le moine en sent trop bien la fragilité, et combien il est difficile de les faire servir au Royaume de Dieu. La diffé­rence entre l'état d'innocence et celui de chute et de rédemption, c'est que celui-là permettait à nos premiers parents de s'aimer, de s'unir, de travailler et de s'accomplir dans une liturgie parfaite aux yeux de Dieu ; point n'était besoin de fuite du monde, ni d'ascèse, ni de sacrifice, ni de retranchement, ni de règle : dans l'état d'innocence, l'activité humaine se déployait parfaitement sous l'empire de la charité. Après la chute subsistera le désir de vivre sous le regard de Dieu et de ne faire qu'un avec Lui, mais cela deviendra difficile. D'où la réponse très claire des moines : ils quittent tout pour avoir tout. Il faut encore souligner à quel point il est facile de se laisser contaminer par le monde ; puisque la vie terrestre n'est qu'un bref passage qui n'a de sens que comme une pré­paration à l'éternité, pourquoi s'attarder ? Comme dit Gustave Thibon : « Un exil trop confortable ne risque-t-il pas de nous faire oublier la Patrie ? » C'est donc ce sens aigu de la vanité des choses de la terre et de l'imminence du Royaume qui a parlé si fort au cœur des fondateurs de la civilisation chrétienne. Dans un document de l'Église primitive, on trouve ce souhait qui résume tout : « Que le monde passe et que la grâce vienne. » C'était la prière des premiers chrétiens. La jeune Église des trois premiers siècles, absorbée par une vision liturgique céleste du Christ en gloire, absorbée par le désir de rejoindre son Seigneur, prêtait peu d'attention à l'ordre politique, culturel ou artistique. Puis, quand sonne l'heure de la fin des persécutions, les moines pren­nent la relève. Ainsi, contre la tentation d'accommoder Dieu et le monde, il y a deux catégories d'hommes qui protestent énergiquement : d'une part les martyrs qui acceptent de tout perdre pour gagner le ciel, et d'autre part les moines, qui re­fusent de s'installer dans une religion confortable. 86:265 Et c'est sur cette rupture que va se fonder le christianisme. Il n'y aura donc pas de dialectique. On ne pourra pas dire qu'il y a d'un côté ceux qui construisent le monde, de l'autre ceux qui le mé­prisent : ce sont les mêmes qui, méprisant le monde, au sens de l'Évangile, vont aider à le reconstruire ; et ce sont ceux-là qui, construisant le monde sous le regard de Dieu, enseigneront le détachement des biens terrestres. #### *Naissance d'une civilisation* Lorsque l'homme cherche avant tout le Royaume de Dieu, il lui est donné, par surcroît, de bâtir une société chrétienne respectable. C'est ainsi que les monastères vont devenir de petites cités paisibles, laborieuses, rythmées par la prière litur­gique, gouvernées par des hommes sages qui orientent les vies humaines vers le ciel. La chrétienté n'est pas une civilisation culturelle ou artis­tique saupoudrée d'un peu de christianisme, elle est le fruit d'une puissante vision inspiratrice qui transfigure le monde, le transforme et le rend à sa vocation. Et là nous touchons à ce que l'on peut bien appeler l'optimisme métaphysique du catholique. C'est bien le catholique qui a donné naissance à ces œuvres d'art, de civilisation, de bonté, et de poésie. Il importe au plus haut point de ne pas abandonner l'art et la pensée à l'empire de Satan : ils ne lui appartiennent pas. Il ne faut pas lui laisser les éléments de beauté et de vérité naturelle éparses dans le monde. Érasme disait : « Lorsque tu lis une vérité dans un livre, sache qu'elle appartient à Jésus-Christ. » Cela, c'est le bon humanisme. 87:265 Qu'a donc fait saint Benoît au VI^e^ siècle ? Il s'est trouvé, lui aussi, affronté à un choix : l'Italie était à feu et à sang, Byzance avait perdu sa puissance militaire et les Ostrogoths déferlaient sur la péninsule. Odoacre, leur chef, vient de se faire assassiner par Théodoric qui se couronne roi d'Italie, et qui est arien. Cela représente un danger pour les chrétiens. Pourtant ce nou­veau roi recourt volontiers à l'élite chrétienne, il a soin de s'entourer des plus sages, voire des plus vertueux. N'oublions pas qu'il a eu pour ministres Cassiodore et Boèce. Ce dernier payera cher sa collaboration avec le prince, puisqu'il aura la tête tranchée. Mais Cassiodore va pouvoir bâtir un palais pour sa bibliothèque, des salles de réception ; il aura le consulat, la culture : tout cela n'est pas mauvais, c'est même très précieux. Cassiodore priait, menait une vie édifiante et avait réuni un cer­tain nombre de disciples autour de lui. Il a même écrit à propos de saint Benoît des choses fort touchantes. Parlant du saint à la fin de sa vie, il disait que sa tunique exhalait un parfum plus pénétrant que tous les arômes de l'Orient. C'est là le témoignage d'un contemporain sur la sainteté hors pair du Patriarche des moines. Mais Cassiodore ne représente pas la voie monastique du renoncement total. Il s'inscrit simplement comme une étape dans la culture des valeurs littéraires et historiques à un moment donné. Celui qui va être le fondateur de l'Europe, l'inspirateur de cet Occident, dont nous voulons perpétuer les valeurs face à la nouvelle invasion barbare, c'est saint Benoît, qui veut vivre pour le ciel, se retire et s'en va seul dans la grotte de Subiaco, « *sapienter indoctus *», sagement ignorant de ce qui n'est pas Dieu. Figurez-vous qu'il ignore même la date de Pâques. A un compagnon venu le trou­ver au bout d'un an et lui disant : « Ne sais-tu pas que c'est aujourd'hui Pâques ? », il répondra : « Puisque tu es là, c'est Pâques pour moi. » Admirable exemple de charité pour qui avait voulu fuir la compagnie des hommes. Puis s'avisant que c'est fête, il accueille son visiteur et partage avec lui son repas. Cette sorte de vie angélique lui vaudra d'être appelé par l'Église d'Orient l' « Isange » (semblable aux anges). Saint Benoît aurait pu partager le sort de ces anachorètes dont on a oublié le nom et qui se sont consumés dans la prière, la pénitence et la contemplation, mais Dieu avait des vues sur lui : des disciples n'ont pas tardé à venir le rejoindre. Vous connaissez l'histoire de cette première fondation qui révèle le côté fragile de tous les groupements humains puisque ses premiers moines, effrayés par les exigences de sa doctrine, songèrent à l'empoisonner. 88:265 Et c'est cela sans doute qui lui montrera, lors de la rédaction de sa fameuse règle, à quel point les hommes ont besoin d'être protégés contre leurs passions. Donc, voyant venir à lui ces compagnons, saint Benoît accepte d'être leur père, de les grouper et de fonder d'abord Subiaco qui comprendra douze petits ermitages groupant chacun douze moines avec un ancien au milieu d'eux. Cette organisation est héritée de l'Orient ; c'est ainsi que les solitaires de la Thébaïde se groupaient. Or, il ne faut pas oublier que saint Benoît est l'héritier de toute la sagesse orientale. Mais il réalise que ce n'est pas la solution idéale : il y manquait la forte structure familiale qui fera la force des Bénédictins. Alors, à l'occasion d'un événement tra­gique -- on avait chargé quelqu'un de pervertir ses moines --, il s'en va, laissant tout, pour gagner le Mont Cassin, sorte de garnison romaine, ancienne forteresse située sur un plateau, oppidum majestueux entouré d'un cirque de montagnes. C'est là qu'il va enraciner sa communauté monastique en la groupant autour de lui selon ce mode de vie qui sera encore le nôtre après quatorze siècles. Nous vivons en effet exactement selon la Règle de saint Benoît, à cela près que nous n'avons pas de tablettes de cire mais des feuilles de papier, et quelques détails du même ordre. On reste frappé par l'excellence de cette Règle, sa longé­vité et surtout son universalité. Les fondateurs du monastère en Extrême-Orient, en Afrique ou en Amérique latine ont tous observé que la Règle semble avoir été écrite pour les hommes de couleur, tant elle s'accorde parfaitement aux aspirations fondamentales du cœur humain. 89:265 #### *La règle de saint Benoît* Bossuet, voulant célébrer la grandeur et la perfection de la Règle de saint Benoît dans un fameux panégyrique, la définit comme « un précis du christianisme, un docte et mystérieux abrégé de toute la doctrine de l'Évangile, de toutes les institu­tions des saints pères, de tous les conseils de perfection ». Phi­lippe I^er^, roi de France, la recommandait à son fils Louis VI le Gros, élevé à l'école bénédictine de Saint-Denis, comme Suger, son ministre, qui était aussi bénédictin. Charlemagne en avait fait demander une copie à Rome, et son fils Louis le Pieux demandera à saint Benoît d'Aniane de réformer les mo­nastères selon la lettre de la Règle du Patriarche. Cosme de Médicis, prince exemplaire, la portait toujours sur lui, et s'en inspirait dans le gouvernement de ses sujets. Si l'on me demandait ce qui a fait la prodigieuse fécondité de la Règle, je répondrais que c'est sa valeur éducative : une éducation spirituelle qui tient en deux mots : sens de Dieu et sens de l'homme. D'abord le sens de Dieu, c'est-à-dire le sens et le goût de Dieu vers qui toute vie s'oriente ; Dieu digne de tout amour, de toute adoration, Dieu centre, principe et fin de tout : le Bénédictin est essentiellement un homme religieux. Saint Benoît n'a pas voulu faire une « theoria », genre apparu antérieurement et illustré par Denys l'Aréopagite qui est un père de l'Église souvent cité par saint Benoît et dont l'influence a marqué toute la mystique catholique. Dans sa theoria Denis énonce les essences, décrit ce qu'il voit, analyse et procède à de vastes synthèses. Telle est par exemple sa théorie des noms divins. Il y a aussi saint Jean de la Croix, auteur d'une magnifique théorie de la vie mystique, dans des ouvrages tels que « La montée au Carmel », « La nuit obscure » ou la « Vive flamme d'amour ». Ces ouvrages décrivent les opérations divines, les purifications et les diverses phases de la vie spirituelle : ce sont là des analyses théoriques qui ho­norent le travail de la grâce. Saint Benoît, lui, n'a pas fait de théorie : il s'est contenté de composer une méthode d'éducation, une sorte de « manuel du bon chrétien », du chrétien en cam­pagne, du chrétien qui aspire à atteindre sans perdre de temps la patrie céleste. Cette méthode d'éducation est extrêmement précise. Il y est d'abord question de l'attitude spirituelle de l'homme en face de Dieu, des vertus qu'il doit pratiquer, des tentations qui se présenteront à lui, particulièrement la tentation de fuir, de se dérober devant l'âpreté du combat. 90:265 Puis viennent les colonnes sur lesquelles va reposer l'éducation du moine : l'humilité, l'obéissance, la prière liturgique, la vie en présence de Dieu. Lorsque saint Bernard errant dans les cloîtres, jeune moine à Cîteaux, se pose la question de savoir où il veut en venir (« *Amice, ad quid venisti ? *», se demande-t-il à lui-même), sa seule réponse est qu'il est là pour « chercher Dieu » ; maxime fondamentale de la sainte Règle, clé de voûte qui soutient tout l'édifice. Lorsque des frères nous disent qu'ils ne savent pas travailler manuellement, qu'ils ont de la peine à retenir ce qu'on leur enseigne dans les cours ou que la lecture les fatigue, nous leur disons que cela a peu d'importance. Notre père saint Benoît ne nous a pas demandé des compétences ou des talents particu­liers : il lui faut simplement des hommes qui ont soif de Dieu. Le reste viendra ensuite. Et dans les monastères bénédictins du temps de saint Benoît, on trouvait aussi bien des Goths que des fils de patriciens et tous formaient cette famille extrême­ment diverse mais unie par ce même propos de chercher Dieu, de ne vouloir que Lui. Vous voyez clairement que la société bénédictine ne sera pas l'œuvre de philosophes ou d'esthètes, mais d'hommes qui ne s'intéresseront aux choses de la terre que pour les orienter vers Dieu. C'est le principe même de la civilisation. Aussi saint Benoît n'hésite-t-il pas à entrer dans les détails : il traite des artisans du monastère, des moissons, des jeûnes... et même des menus ; il recommande pour le soir un plat de légumes cuits, mais en prévoit un second pour ceux dont l'estomac ne supporterait pas cette nourriture. Il recommande de porter at­tention aux vieillards et les autorise à devancer l'heure du repas. Parlant des enfants qui vivent dans le monastère, il affirme qu'ils ne doivent pas être traités comme les moines, mais avec égard pour leur jeune âge. Il voit dans les malades des person­nes sacrées qu'il faut entourer de tendresse et de soins. Saint Bernard, qui est bien son disciple sur ce point, ira jusqu'à dire qu'il faut que le moine malade à l'infirmerie soit entouré de tant de sollicitude qu'il n'ait pas à regretter l'absence de sa mère. Le sens de Dieu doit nous amener à Lui ressembler. 91:265 Car il s'agit bien de se transformer. Et si par là le cœur se purifie et l'âme se remplit du Bon Dieu, alors des gestes vont naître, qui exprimeront quelque chose de la bonté divine Ainsi vont se préciser les traits d'une communauté chrétienne empreinte de charité, de support mutuel, de courtoisie, d'égards envers tous. On est en droit d'affirmer que la politesse est une fleur qui a pris naissance dans les cloîtres. Notre père saint Benoît nous apprend dans ce code d'éducation qu'est la sainte Règle com­ment il faut procéder devant un ancien : il faut se lever, lui demander la bénédiction, s'agenouiller, toutes choses que nous pratiquons encore aujourd'hui, parce que ces industries fines et savantes modèlent parfaitement notre comportement intérieur. Puis cette vie intérieure produit et suscite une attitude corpo­relle en harmonie avec la présence de Dieu en nous et ce sont ces gestes eux-mêmes qui, par un juste retour, vont permettre de maintenir cette qualité d'âme, cette révérence, ce respect, ce sens du sacré. \*\*\* Sens de Dieu, avons-nous dit, mais aussi, par voie de consé­quence, sens de l'homme. Chose curieuse, c'est aujourd'hui, où l'on ne parle que de l'homme, du culte de l'homme, des droits de l'homme, que l'on est en train de perdre le sens de l'humain. Pourtant ce terme d' « humain » est très beau : ne désignait-on pas autrefois les humanités comme ce qu'il y avait de plus beau dans l'ordre de la culture et de la science ? Le mot « humain » est devenu ambigu au moment où le paganisme de la Renaissance l'a confisqué et utilisé à des fins étrangères à l'ordre surnaturel. Alors il y a eu une réaction. Il s'est produit ce que l'on voit surgir invariablement lorsqu'une religion se constitue en état de défense : on s'arme, on contre-attaque, on se définit par rapport à l'adversaire : on oppose... et l'on va si loin dans l'opposition que l'on finit par perdre le sens des grandes synthèses ; on en arrive à un catholicisme hérissé, cérébral, plein d'arguments contre tout et contre tous, plus attentif à la polémique qu'à la contemplation. Et l'on finit par cette espèce d'émiettement, d'éclatement en groupuscules, en chapelles... ces divisions internes qui, parfois, vous le savez ne nous épargnent pas. 92:265 Et il faut bien voir ici un phénomène de décadence de civilisation : on veut sauver le surnaturel en méprisant l'homme, l'humain, les vertus naturelles. Cela est très grave, c'est presque fatal si l'on perd le secret du ferment de l'Évangile. Voyez comme Notre-Seigneur polémique peu, comme il fait peu de discours théoriques. Il communique une aspi­ration, très forte, vers le Royaume, il invite à la purification du cœur ; saint Paul et les apôtres vont ensuite organiser les Églises et l'on verra naître la communauté chrétienne. Et cette jeune communauté, face au paganisme qui flattait le corps hu­main ou le méprisait -- ce qui, au bout du compte, revient au même -- produira une fleur de civilisation : la virginité consacrée. Fleur rare et précieuse ; vrai miracle du christia­nisme. A l'imitation de la Vierge Marie, les vierges chrétiennes gardant intacts leur corps et leur cœur, en vue d'épousailles mystiques avec Dieu, vont devenir à leur tour mères des âmes. C'est le nom que l'on donne encore aux moniales, lorsqu'on les appelle « Révérendes mères ». On voit par là comment la réussite spirituelle rejaillit en charité et en éducation de l'homme. Toutes ces œuvres d'enseignement, de bienfaisance, d'hospitalité vont naître de cette inspiration première qui est la maternité virginale. Relevons ici un fait du plus haut intérêt : parlant de ce sujet dans « Les deux sources de la morale et de la religion », le philosophe Bergson remarque ce qui dis­tingue les mystiques orientaux des mystiques de l'Occident : les premiers se referment sur eux, tandis que les mystiques catholiques, au contraire, sont ordonnés à l'action et à la charité. Venant d'un homme qui ne partageait pas notre foi, ce témoi­gnage prend une valeur particulière. Mais revenons à la Règle. Saintement observée, elle ouvre à tous la porte de la sainteté ; une sainteté blanche, une charité discrète, sans grands éclats. La communauté monastique est semblable à une voie lactée : de loin, les étoiles semblent se confondre : le soldat obscur ne se distingue pas des autres, mais ils forment tous une grande armée. Appelé à vivre dix, trente, ou cinquante ans avec son compagnon de noviciat, il faudra le supporter, et la charité c'est d'abord cela. Le prochain c'est celui qui est le plus près. « *Infirmitates suas patientissime tolerent *», lisons-nous dans la Règle : « Leurs infirmités (phy­siques, morales ou spirituelles), qu'ils les supportent avec une très grande patience. » 93:265 La patience... Ce n'est pas là une vertu moderne : on va trop vite et on veut tout de suite gagner. On est sûr d'en savoir plus que tout le monde. L'homme mo­derne ne lit pas de grands livres ardus, mais de petits reader's digest qui vont tout dire sur toute la question, très rapidement. La patience n'est donc pas son fort. A cela il faut ajouter qu'il y a beaucoup de bruit dans les grandes villes, on s'énerve vite, on ne se supporte plus, et le progrès de la sanctification est de plus en plus difficile, à cause surtout de la lente et patiente maturation qu'elle exige. La sainte Règle, elle, nous réapprend avec l'humilité, le respect, la patience, la courtoisie, l'effacement de soi, qui sont des vertus de civilisation pour la simple raison qu'elles sont des vertus sociales ; vertus utiles dans un monde trépidant où l'on voit poindre ce que Thibon appelle la montée des fanatismes. Car enfin, ou bien on est ermite ; ou bien on vit en société. Et cela dès qu'on est deux : les époux savent très bien ce qu'est le support mutuel. Si l'on renonce à se perdre dans les nuages de l'abstraction pour vivre dans le réel, il faut se pencher sur les humbles vertus, ces « petites vertus » dont parlait saint François de Sales. Il faisait remarquer que si elles ne jouissent pas d'un prestige, elles sont comme de petites fleurs qui poussent au pied du calvaire et c'est le sang de Jésus qui les arrose. L'union à Dieu doit donc rejaillir en bonté affec­tueuse et même peut-être en une simple bonne humeur, qui est une forme de la bienveillance. Commençons par là : ne pas opposer immédiatement une fin de non recevoir, cacher son malaise, ne pas bouder, faire l'aumône d'un sourire. Tout cela, on nous l'a appris lorsque nous étions petits et nous nous efforçons de le transmettre à nos enfants. Ces sentiments délicats expriment une civilisation. Je proposerais même l'humilité com­me vertu politique : elle est la vertu qui recherche ce qui est utile aux autres plutôt qu'à soi-même, qui s'efface devant une compétence, accepte ses limites. Non pas vertu d'aplatissement, mais vertu d'ordre : savoir se tenir à sa place, à son rang, à son poste de combat. Chez nous, qu'on occupe une place à titre de prieur, d'in­firmier, de novice ou de frère convers, l'humilité revient à être pleinement ce que l'on est, au service de la communauté. 94:265 Dernièrement, je faisais remarquer aux frères que nous avons beaucoup de difficultés sur notre chantier : accidents qui sur­viennent, malfaçons, contretemps, etc., mais si nous sommes humbles, nous sommes invincibles. Dans dix ans le monastère sera achevé, rien n'aura changé dans notre vie. Mêmes vête­ments, même cellule, même mobilier, même nourriture et par là nous échappons à l'ambition et à la démesure qui sont la source de tant de désordre, dans les sociétés -- grâce à l'humi­lité, fondement de la Règle bénédictine, l'exécrable volonté de puissance n'est plus possible : le petit moine sera toujours le petit moine ; le cellérier, le frère infirmier ou le professeur de latin seront toujours à leur place, comme les pierres de notre chantier. Avec, en plus, cette douceur, cette attention aux personnes qui épargne les chocs, les rivalités : notre Règle nous impose de travailler à ce grand œuvre exactement comme s'il s'agissait d'un petit artisanat dans un atelier : même détache­ment, même attention, même simplicité. Et tout cela crée un climat de bonne humeur avec les ingénieurs, les ouvriers, les entrepreneurs ou les architectes qui travaillent avec nous. Il fait bon travailler avec les moines : il y a un sourire, un encou­ragement mutuel, un climat de confiance familiale. -- On est heureux de « *donner la main *»* :* cette expression, très belle, se retrouve dans tous les continents. Lorsque j'étais au Brésil, les ouvriers l'utilisaient aussi. Il faut donc *donner la main,* ne pas être avare de l'effort, du service rendu : courtoisie mutuelle, bonne humeur, toutes choses bien prosaïques, mais sous-tendues par la charité et un grand effort de rencontre avec la face cachée, mystérieuse de Dieu qui est le secret de nos vies. \*\*\* Et je terminerai en parlant du sens du sacré. Les moines bâtisseurs qui ont édifié leur monastère ne travaillaient pas aveuglément à une construction de pierre ; ils couvraient pour le ciel. Le monastère est à l'image du ciel, à l'image de la Jérusalem céleste. Sept fois le jour et une fois la nuit, les prières vont se poursuivre dans cet édifice. Ce n'est pas seulement l'église qui sera sainte et sacrée, ce sera aussi le cloître, pénétré de silence. 95:265 Ce déambulatoire qui est comme un atrium de l'église et une zone de silence et de recueillement. Et puis les cellules, et le réfectoire qui est aussi beau qu'une chapelle. Il nous importe donc de vivre dans le sacré, de donner à tout ce que l'on fait une dimension qui soit digne de Dieu, qui soit en rapport avec cette présence mystérieuse de Dieu dans le monde. Quand de grands poètes parviennent à nous faire sentir que les moindres choses sont porteuses d'une dignité et d'une présence qui invitent au respect, à plus forte raison faudrait-il que, dans une vie consacrée, tous les gestes, tous les travaux : l'architecture, les études, la prière au premier chef, tout reçoive un caractère de noblesse et de dignité. On touche là à la valeur inspiratrice de notre liturgie. La liturgie, on pourra conclure en disant qu'elle est une source d'harmonie. Si nous passons jusqu'à six heures par jour en prière, n'y voyez pas d'héroïsme ; ce n'est pas difficile du tout. Au contraire. Même s'il y faut un effort, la joie est plus forte, c'est un sujet inépuisable de joie que de voir réunis là tous les trésors de la sainte Église : sa sagesse, son art, sa science et sa poésie. Nous savons bien que le grégorien est un art inspiré. Nous avons même ici des amis protestants qui ont émis le vœu que la messe soit célébrée selon le rite grégorien. C'est un monument de beauté, et de joie, une école de prière. Les magnifiques textes que nous lisons la nuit, pendant l'office de matines, tirés de l'Ancien Testament, sont d'une poésie si savoureuse et d'un latin si facile et si suave ! Mais de cela nous voudrions faire un principe de rayonne­ment. Nous ne voudrions pas le garder pour nous seuls mais faire en sorte que les âmes viennent s'abreuver et y puiser des provisions de paix pour ensuite traverser le désert de la vie et garder en elles ces harmonies divines qui les aideront à cheminer plus loin. Cela est possible*...*Notre Règle est inspi­ratrice. Elle est capable de nous redonner le goût de combattre pour la chrétienté et d'enseigner aux hommes à faire de toute leur vie, une noble, une sainte liturgie en présence de Dieu. Fr. Gérard OSB. 96:265 ## NOTES CRITIQUES ### Pour libérer du mensonge l'histoire de l'Église Jean DUMONT : *L'Église au risque de l'Histoire.* (Éditions Criterion.) *Première lecture* On sait que de nos jours les gens d'Église battent volontiers leur coulpe sur la poitrine de leurs prédécesseurs. Crimes sans nombre, mœurs déréglées, obscurantisme permanent caractérisent, à les en croire, les dix-neuf siècles de chrétienté qui ont précédé Vatican II. Grande est donc la surprise de découvrir un livre qui ne se présente pas tant comme une apologétique embarrassée que comme une apologie vigoureuse. Une érudition époustouflante, dont nous reparlerons *in fine.* 97:265 Deux parties : « L'Église, mal historique ? » et « L'Église, maîtresse d'intolérance ? », avec trois chapitres dans chaque partie. Passons rapidement ces chapitres en revue. Ch. 1. -- « L'Église meurtrière de l'empire romain et de la culture antique » ? Il s'agit là des attaques menées par Louis Rougier et La Nouvelle Droite. J. Dumont en fait rapidement justice. La tâche est trop facile (pp. 15-39). Ch. 2. -- « L'Église, véhicule du « mal romain » ? C'est une réponse au « Mal français » d'Alain Peyrefitte. Réponse fouillée, aussi savante qu'originale, qui laisse Peyrefitte sur le carreau (pp. 41-110). Ch. 3. -- « L'Église, oppresseur des Indiens d'Amérique ? » Ici nous découvrons une *terra ignota.* Nous apprenons donc tout -- ce qu'étaient les « encomiendas », les erreurs de Las Casas, le prétendu génocide indien de la part des Espagnols (d'ailleurs démenti par le fait que « l'Amérique espagnole est précisément la *seule* des Amériques où, aujourd'hui encore, la race indienne et ses métis constituent l'immense majorité de la population »), les conversions massives et spontanées en de nombreuses régions, la brillante élite intellectuelle que suscita le christianisme chez les Indiens, sans parler des saints et des saintes (comme Rose de Lima), de Notre-Dame de Guadalupe et de la suppression, chez les Aztèques, des sacrifices humains qui constituaient de véritables hécatombes (20.000 jeunes gens en une seule fois, en 1487) etc. Un passionnant roman (pp. 111-167). Ch. 4. -- « La tolérance catholique et les Inquisitions fran­çaises. » Question très compliquée parce que les temps et les lieux exigeraient autant d'études distinctes. Pendant des siècles il y a, à côté du catholicisme, les ariens, les païens, les religions confuses, les juifs, puis les musulmans. Il y a le pouvoir tem­porel qui s'arroge des droits spirituels. Il y a les réactions popu­laires et tous les tumultes engendrés par les guerres et les famines. Il y a les innombrables sectes et hérésies diverses. Sur ce fond de tableau, l'auteur est formel et le prouve, l'Église bâtit « la plus extraordinaire civilisation de tolérance », une civilisation « en bonne partie française, de participation et d'influence ». Les xn° et xrin siècles marquèrent l'apogée de cette civilisation (pp. 171-231). Ch. 5. -- « Les guerres de religion. » Nous entrons ici dans une période qui nous intéresse plus directement, l'histoire officielle de la France étant toujours sournoisement anti-catholique. 98:265 Les guerres de religion ne laissent dans l'esprit de l'écolier que le souvenir de la Saint-Barthélemy, de la révocation de l'édit de Nantes et des dragonnades. En fait, ce fut une guerre civile, longue et terrible comme le sont toutes les guerres civiles, surtout quand s'y mêlent le politique et le religieux. Mais on doit d'abord observer que « l'irruption de la Réforme fut alors celle de la violence, avant que se manifeste la moindre violence catholique ». La Réforme fut à son début « volonté explicite et active de détruire la « Babylone romaine ». Dans l'escalade d'assassinats et de massacres qui désolent le royaume, un fait apparaît nette­ment : le peuple français voulut rester catholique et maintenir l'unité nationale avec un roi catholique. Il parvint à ses fins en obligeant Henri IV à abjurer. Le Béarnais, qui ne fut pas le moins cruel des massacreurs huguenots, connut finalement la défaite devant Paris dont il ne put venir à bout après six mois d'un siège qui, au total, fit 60.000 morts dans la capitale, soit 20 p. 100 de sa population. Il faut lire les cent dix pages de ce chapitre (pp. 233-342) pour comprendre ce que furent les Guise, la Ligue, l'ensemble du clergé, des jésuites et de la population dans cette période tragique de notre histoire. Le rejet par la France, tant de son fils Calvin que de l'Allemand Luther aura sur son propre destin, sur celui de l'Europe et sur celui de l'Église, des conséquences sans fin pour le meilleur et pour le pire (des uns et des autres). Ch. 6. -- « L'inquisition espagnole. » Ce dernier chapitre est le plus extraordinaire et le plus imprévu. Quand on parle de l'Inquisition, c'est à l'Inquisition espagnole qu'on pense d'abord, pour en faire, derrière le nom de Torquemada, le sym­bole de la répression la plus cruelle et la plus sanguinaire. Or j. Dumont nous en présente une image exactement contraire ; et sa thèse est étayée d'une telle masse de documents qu'on ne voit quoi y opposer. On ne peut douter, en tout cas, que l'In­quisition espagnole fut un prodigieux effort de civilisation chré­tienne. Nous ne pouvons que renvoyer aux soixante-dix pages qu'il y consacre (pp. 343-413). \*\*\* En face de cet ouvrage insolite, on se pose diverses questions. Pourquoi l'adresse des éditions « Criterion » n'est-elle pas indi­quée ? Qui sont l'auteur, Jean Dumont, et son préfacier Jean Duchesne ? Sans doute sont-ils connus de certains, mais pas du grand public. 99:265 Une notice, au dos de la couverture, nous apporte les renseignements suivants : « Ce travail exemplaire de resti­tution authentique des faits est le fruit d'une vie de recherches. Une vie où l'auteur, à la fois historien et éditeur, a été amené à publier plus de 1.000 ouvrages historiques ; une vie où il a accumulé les pièces, archives et références (le plus souvent iné­dites) ; une vie où il a pu consulter les plus grands spécialistes, qu'ils soient européens, américains du nord ou latino-américains. » Ses pairs donc le connaissent, mais encore une fois pas le grand public. Quelques informations bio-bibliographiques n'eussent pas été inutiles. La lecture du livre ne laisse aucun doute sur l'étendue exceptionnelle de ses connaissances, notamment dans tout ce qui touche au monde espagnol et au temps de la Réforme. Mais si sa compétence et son objectivité ne peuvent être mises en doute, telle ou telle de ses opinions peut appeler la discussion. On souhaite donc qu'un historien qualifié fasse une recension détaillée de son livre. Emmanuel Le Roy Ladurie, dont certains travaux recoupent ceux de l'auteur, serait tout désigné. L'un et l'autre font grand cas de Braudel. Raison de plus pour qu'ils confrontent leurs points de vue sur les questions qui prêtent à débat. Une telle confrontation serait extrêmement instructive. Louis Salleron. *Seconde lecture* Publié aux éditions Criterion, avec une préface de Jean Du­chesne, ce livre de Jean Dumont n'est pas une Histoire de l'Église, mais une apologie limitée volontairement à un petit nombre d'ac­cusations portées le plus couramment contre l'Église à l'époque moderne. La première partie : « *L'Église, mal historique ? *»*,* répond aux accusations de Louis Rougier et de la « nouvelle droite » Le premier chapitre répond à l'accusation faite à l'Église d'avoir détruit l'Empire romain et la culture antique. Ces accusations avaient déjà été portées, dès l'antiquité, contre l'Église, par Celse, julien l'Apostat, Symmaque et d'autres auteurs païens. 100:265 En réalité, le christianisme a dès ses origines utilisé et assimilé ce qu'il a de meilleur dans la civilisation gréco-romaine. Le Nouveau Testa­ment est tout entier écrit en grec ; saint Paul et saint Jean utilisent la philosophie grecque pour exposer les mystères de la foi. La liturgie utilise tous les arts : peinture, sculpture, musique. Violem­ment persécutés par l'Empire romain, les chrétiens ne se révoltent pas ; ils restent fidèles au pouvoir, même persécuteur. L'Empire romain succombera en partie à ses vices internes hérités du paga­nisme : immoralité, perte du sens civique ; en partie à l'assaut des barbares. Ce sont des empereurs chrétiens qui défendront l'Em­pire ; c'est l'Église qui sauvera la civilisation romaine dans l'Em­pire envahi par les barbares. Sans l'Église, elle aurait totalement péri. Louis Rougier accuse l'Église d'avoir dépeuplé l'Empire romain en prêchant la virginité. Jean Dumont n'a aucune peine à montrer que si une élite de chrétiens embrasse la virginité, la majorité d'entre eux se sanctifia dans le mariage. L'Église combattit sans répit les vices du paganisme : la luxure, la contraception, l'avor­tement, l'infanticide. Bien loin d'avoir dépeuplé l'Empire, le chris­tianisme lui fournit une nouvelle élite. Mais le remède venait trop tard. La corruption due au paganisme ne permit pas à l'Empire de résister aux assauts des barbares. Si elle ne put sauver l'Em­pire, l'Église sauva la langue et la civilisation romaines. Un second chapitre répond à l'accusation faite à l'Église d'avoir perpétué le « mal romain ». C'est l'accusation d'Alain Peyrefitte dans *Le mal français.* Il s'agit en fait d'une apologie du protes­tantisme, considéré comme dynamique parce que fidèle à la Bible ; alors que l'Église se serait laissée « glisser dans le moule du Bas-Empire ». Jean Dumont rappelle l'importance des conciles dans l'antiquité et au Moyen Age, alors que le Bas-Empire était un régime de fonctionnaires irresponsables, comme l'est devenue notre société moderne L'Église a pris dans le droit romain ce qu'il y avait de bon, de conforme à la loi naturelle. En revanche, elle a pris le contre-pied de la législation romaine sur bien des points : sur le ma­riage, dont elle a établi le libre choix, la sainteté et l'indissolubilité ; sur l'appareil judiciaire : elle combattit la torture, la rigueur excessive des jugements. L'esclavage était la plaie de la société antique ; mais une émancipation trop rapide des esclaves n'aurait engendré que la violence et l'anarchie. L'Église agit avec pru­dence ; dans ses assemblées, dans le choix des ministres sacrés, elle ne fit pas de différence entre hommes libres et esclaves ; il y eut même des évêques et des papes d'origine servile. La condition des esclaves s'en trouva progressivement adoucie ; et, avec le temps, l'esclavage fit place au servage. 101:265 Ce furent au contraire les adversaires de l'Église qui, au XI^e^ siècle, redécouvrirent le droit romain et y puisèrent l'arsenal per­mettant aux souverains peu scrupuleux de s'affranchir de toute morale. Les épisodes les plus connus sont les violences exercées par Philippe le Bel contre le pape et l'affaire des Templiers, dont l'auteur traite dans un autre chapitre. Il fait ici une incursion jusqu'à l'époque moderne pour montrer que le droit romain laïcisé a servi à justifier les pires abus, notamment ceux des princes protestants. L'auteur consacre un chapitre de 70 pages à « L'Église, op­presseur des Indiens d'Amérique ? ». Il prouve que Barthélemy de Las Casas a beaucoup exagéré ses griefs contre les colons espa­gnols. Investis par mandat pontifical de la mission d'évangéliser les populations d'Amérique, les rois d'Espagne s'en sont acquittés avec une loyauté poussée parfois jusqu'au scrupule. Par une dis­position providentielle, les Espagnols abordèrent le Mexique et l'Amérique du Sud au moment où les Indiens s'efforçaient de se­couer le joug des Aztèques et des Incas. Ils accueillirent les Espagnols en libérateurs et se montrèrent tout disposés à embrasser leur religion. En outre, les Espagnols et les Portugais se sont mêlés aux Indiens, donnant naissance à des populations métissées, alors que les Anglais ont fait pratiquement disparaître les populations indigènes. Ils portent également le plus lourd de la responsabilité de l'abominable traite des noirs. Dans une seconde partie, Jean Dumont répond à l'accusation : « L'Église, maîtresse d'intolérance ? ». Cette seconde partie com­porte également trois chapitres. Le premier est intitulé : « La tolérance catholique et les Inquisitions françaises. » Jean Dumont dit tout de suite que les auteurs modernes qui ont traité la ques­tion, comme Vacandard et Vieujan, l'ont fait sur une information historique légère. En réalité, l'Église s'est montrée très longtemps tolérante, notamment en Espagne ; l'auteur cite de nombreux cas de collaboration entre chrétiens et musulmans ou juifs. L'Inqui­sition est née comme un « anticorps » lorsque la société chrétienne s'est trouvée menacée par la propagation de l'hérésie. Jamais l'Église n'a cherché à convertir de force les païens, juifs, hérétiques ou musulmans. Elle s'est opposée à la propagation de leurs erreurs. Et encore cette réaction bien naturelle est un phénomène de société bien plus qu'un phénomène d'Église. Même contre les Cathares, qui représentaient un danger mortel pour la société, l'Église a employé d'abord, avec saint Dominique, l'arme de la prédication soutenue par la prière. 102:265 Le danger persistant, c'est la puissance civile qui est intervenue. C'est seulement en 1233 que l'Inquisition fut établie ; elle procéda le plus souvent avec modération, tant du moins qu'elle fut contrôlée par l'Église. Mais au XIV^e^ siècle, un véritable détournement se produisit : l'Inquisition devint, en France, une arme aux mains de Philippe le Bel. Ce fut l'horrible affaire des Templiers, montée de toutes pièces sur des accusations sans fondement, et qui entraîna les pires crimes. On retrouvera une inquisition détournée et asservie dans l'ignoble procès de Jeanne d'Arc. L'auteur consacre un chapitre de cent pages aux guerres de religion. Il montre que les protestants furent souvent les premiers agresseurs. Les catholiques étaient bien obligés de se défendre, ce qui justifie la Sainte Ligue. L'auteur raconte longuement la Saint-Barthélemy. L'amiral de Coligny, par ses provocations, en est le premier responsable. Pour le reste, ce furent la reine mère Catherine de Médicis et son fils le due d'Anjou, futur Henri III, qui montèrent le massacre. Charles IX ne se rallia que tardivement au projet, mais il se montra alors le plus acharné. L'Église n'eut aucune part à ce massacre : ce fut une affaire purement politique. L'auteur se montre, avec raison, très sévère pour Henri III. L'assassinat du duc de Guise était un crime abominable. Mais nous ne suivrons pas Jean Dumont dans ses conclusions lorsqu'il s'efforce de justifier l'assassinat d'Henri III et le tyrannicide en général. C'est en vain qu'il invoque saint Thomas d'Aquin pour le justifier ; car le tyrannicide a été formellement condamné par plusieurs papes du XVI^e^ siècle, et à juste titre. Où commence la tyrannie ? Et qui définira le tyran ? La passion s'en mêlant, il est trop facile de qualifier un adversaire politique de tyran ou de criminel de guerre. Ce qui est légitime en certains cas, c'est l'insur­rection armée, mais non pas l'assassinat d'un homme, eût-il des torts aussi graves que ceux d'Henri III. L'auteur consacre un dernier chapitre à l'Inquisition espagnole qui fut, malgré les légendes tenaces, la plus modérée de toutes, parce que la plus efficacement contrôlée par l'Église. Et les rois catholiques n'en usèrent qu'avec beaucoup de conscience et même de mansuétude. Il n'y eut, sous le règne d'Isabel, que quelques centaines d'exécutions, et non pas plus de 16.000, comme ont le front de l'écrire des écrivains comme Pierre Guénoun et Pierre Dominique. Quant à l'expulsion des juifs (environ 100.000) et des maures, elle était justifiée par le péril mortel qu'ils représentaient pour l'Espagne. On avait fait tout le possible pour les convertir, et, de fait, plusieurs dizaines de milliers s'étaient convertis. 103:265 Ce livre, très bien écrit, est d'un grand intérêt ; et la lecture peut en être fort utile aux catholiques troublés par les graves accusations portées contre l'Église, non seulement par ses adver­saires déclarés, mais, de nos jours, par une grande partie du clergé. Jean Dumont a évité le double péril de la justification à tout prix et de l'acceptation trop facile d'accusations cent fois ressassées, mais contraires aux documents authentiques qu'il utilise et cite constamment. A part la réserve exprimée plus haut au sujet du tyrannicide, je ne peux que louer et recommander chaleureusement cet ouvrage, fruit d'un travail immense et consciencieux. Jean Crété. ### Trois expériences, une intention *Les trois livres dont je parle ici se ressemblent entre eux comme un cheval, une alouette et une sardine, mais curieusement le hasard les rassemble par l'intention de leurs auteurs respectifs qui nous relatent leurs expériences intellectuelles ou actives en vue de sauver la patrie en danger, -- par d'autres voies que la révolution.* Louis Salleron. #### Emmanuel Le Roy Ladurie *Paris -- Montpellier P.C.-P.S.U. 1945-1963 *(Gallimard) Quantité de livres ont paru, ces dernières années, de communistes repentis. Je me contente habituel­lement de ce qu'en disent les mass media. 104:265 Néanmoins j'ai tenu à lire *Les chercheurs de dieux,* de Claude Roy (v. *Itinéraires,* n° 253, mai 1981), parce que je l'avais bien connu avant la guerre et que son itinéraire spirituel m'intéres­sait. Pour la même raison, je viens de lire le dernier livre d'Emma­nuel Le Roy Ladurie. A vrai dire, ce n'est pas lui que j'ai connu mais son père et son milieu familial. L'intérêt, pour moi, était le même. Emmanuel Le Roy Ladurie n'avait que 16 ans en 1945 quand il entra, à Paris, au Lycée Henri IV. Jusque là, son enfance et sa prime adolescence se déroulent dans le cadre catholique et terrien de sa Normandie natale. L'avant-guerre et l'occupation ne suscitent en lui que les réactions de son âge et de son milieu. L'hypokhâgne, la khâgne et Normale le convertis­sent au communisme pur et dur où il s'enferre pendant sept ou huit ans. Après l'agrégation et le rapport Krouchtchev, il tâtonne du côté du P.S.U. et finit par lar­guer tout cela aux alentours de 1963 pour se consacrer définitive­ment à l'Histoire où il acquiert la notoriété, notamment grâce à son *Montaillon* qui le rend quasiment célèbre. C'est l'histoire d'un demi-siècle qu'il nous raconte aujourd'hui. Une autobiographie qui est en même temps une autocritique. Sa carrière universitaire et politique l'ayant mis au contact de nombre de personnages connus, toute une époque revit ainsi sous nos yeux et cet aspect de son livre est celui, sans doute, qui intéressera la plu­part de ses lecteurs. Pour moi, j'y cherchais d'abord, comme j'avais cherché dans le livre de Claude Roy, les raisons de ses conversions successives. Il est à cet égard, un bon guide, car sa franchise est totale, facilitée d'ailleurs par un détachement radical en face de son passé mili­tant. Les raisons, donc, qu'il avan­ce sont celles qu'on peut imagi­ner : la conquête de l'identité per­sonnelle par le « meurtre du père » et le regret du milieu d'origine, le transfert sur une nouvelle Église du besoin d'un dogme et d'une morale, le défi relevé d'une violence faite à sa conscience et à sa raison, l'a­bandon voulu à une praxis qui forge la théorie, l'ivresse d'une utopie que justifient les paradis inconnus de l'Orient nordique etc. Tout cela est certain, n'étant que trop évident. J'espérais cependant quelque chose en plus. J'espérais une réflexion sur les causes profondes d'une erreur de jugement qui a été commune à tant et tant d'intellectuels. Ces causes me paraissent être nombreu­ses et variées. Une première est l'attraction de la force, de la force pure, de la force en soi. On objec­tera que la force était aussi, et da­vantage, du côté des États-Unis. Sans doute ; mais quand la force semble être celle des plus faibles, des plus pauvres, des plus dému­nis de moyens, elle se pare de l'auréole de la justice immanente. Alors on la révère parce qu'on se donne ainsi bonne conscience. La victoire du prolétariat éclipse celle du capitalisme. Elle efface tous les crimes, allant jusqu'à confondre tous les morts dans la gloire d'un sacrifice collectif offert à la cause de l'humanité. Une autre cause est l'enseignement inculqué aux Fran­çais, de la maternelle à l'Univer­sité et à Normale sup. La Révolu­tion est la Révélation de la reli­gion républicaine. La Gauche est détentrice de ce dogme. Elle tient les rênes du gouvernement des es­prits, plaçant ses hommes au bon endroit. A Normale, on trouve toujours un Lucien Herr ou un Althusser pour séduire des jeunes faciles à duper. 105:265 Le conformisme de l'anticonformisme propre à leur âge les met sur la bonne voie, dans une liberté totale. Ce succès manifeste et constant depuis plus d'un siècle devrait inciter un his­torien et un géographe comme Le Roy Ladurie à découvrir, par comparaison, d'autres causes à cette cause du communisme de ses vingt ans. Il note que Brandel était « agacé par la pensée de Max Weber relative à la supério­rité des protestants quant au ca­pitalisme » (p. 225). La littérature est vaste sur ce sujet, et pas seu­lement depuis Max Weber, mais des Physiocrates à Alain Peyre­fitte. Les questions que je veux poser sont les suivantes : pour­quoi les pays anglo-saxons (ca­pitalistes et protestants) ont-ils été infiniment moins perméables au communisme que les pays latins (catholiques et plus ou moins capi­talistes) ? Pourquoi, en France, les régions les plus anciennement déchristianisées sont-elles, en gros, radicales, et pourquoi les régions traditionnellement catholiques vi­rent-elles directement au commu­nisme quand elles se déchristiani­sent, ? Le schéma peut être nuancé, mais dans l'ensemble il est bien celui-là. Je m'attendais, sous la plume d'E. Le Roy Ladurie à une étude de ce genre. On en trouve à peine des linéaments Où en est-il aujourd'hui ? Les six pages de sa postface, qui font le point en 1982 (pp. 257-260), vont beaucoup plus loin que ne le laissaient prévoir le vague « socia­lisme libéral et démo-techno­cratique à la suédoise » (p. 246) ou la situation de « satellite loin­tain de la gauche » (p. 255), à quoi il était parvenu en 1963. Au­jourd'hui, l'expérience qu'il a faite du communisme le rend plus sensible à l'erreur d'une Gauche qui lui reconnaît, en l'acceptant, « un caractère démocratique qui en réalité n'est pas le sien ». « Au terme de l'expérience décrite en ce livre, écrit-il, il m'est apparu que l'opposition totalitarisme/liber­té était finalement plus importante que le vieux contraste droite/gau­che. » Le problème politique, pour lui, est désormais : « comment lutter contre les empiètements progressifs du totalitarisme et du despotisme modernisés. » Il se demande « si les « énergies li­bres » que la déstalinisation a rendu disponibles (quand elle dé­considéra le P.C.F. et le priva d'une partie de sa force vitale) ne se sont pas réinvesties à la lon­gue vers certains courants, qu'on trouve aujourd'hui dans l'autre grand parti de la gauche. Il fau­drait revenir, en l'occurrence, à l'importante notion de « stalinisme élargi » sur laquelle médita Jean-François Revel ». Il ne fait que poser la question, estimant qu'en 1982 l'avenir français reste « to­talement ouvert », mais il la pose. On voit qu'Emmanuel Le Roy Ladurie est bien guéri de commu­nisme et on souhaite, à cet égard, que l'audience dont il jouit auprès du grand public cultivé assure à son livre une large diffusion. Ce­pendant je souhaiterais, pour ma part, davantage. Ses « énergies » libérées sont-elles épuisées ? Il en donne un peu l'impression, comme si désormais un dilettantisme éru­dit devait suffire à le divertir d'un désenchantement politique sans remède. Son immense acquis in­tellectuel semble se limiter, en dehors de sa discipline propre, à la littérature socialo-communiste. A l'exception de Raymond Aron, qu'a-t-il lu de ses contemporains ? Chez les « nouveaux philosophes », j'avais été frappé de cette même ignorance. Il cite le nom de Maur­ras, mais comme un souvenir de son milieu familial. Connaît-il Si­mone Weil ? A-t-il lu *L'enracine­ment ? Oppression et liberté ?* 106:265 Elle surclasse tellement tous les autres -- et avec quelles références révo­lutionnaires ! --, qu'il la mention­nerait au moins s'il la connaissait. Bref je reste un peu sur ma faim. Il serait désolant que l'expérience de Le Roy Ladurie s'achève au plan politique dans un pessimisme purement négatif. C'est mieux que l'optimisme béat des idéologies millénaristes, mais c'est insuffisant. Espérons qu'il s'en convaincra. Aussi bien, quel meilleur instru­ment que l'Histoire pour frayer les voies de la liberté contre le déterminisme matérialiste d'un imaginaire sens de l'Histoire ? L. S. #### Jean-Marie Paupert *Les Mères patries Jérusalem, Athènes, Rome *(Grasset) *Quand j'ai publié dans* PRÉSENT *une interview de Paupert par Rémi Fontaine, ce ne fut pas sans la faire précéder de la note suivante, qui me paraît convenir également ici :* «* Jean-Marie Paupert a la crânerie et la loyauté de* «* signaler qu'il n'accepte plus, telles quelles, toutes les analyses et positions ni encore moins l'intention générale de ses essais datés de 1961 à 1967 *». *Il nous a plu de lui témoigner une attention intellectuelle et une courtoisie que décidément il refuse à nos familles d'esprit, de Salleron à De Corte, de Maurras à Thibon*. *J. M.* Revenu du progressisme au tra­ditionalisme avec *Péril en la de­meure* (v. ITINÉRAIRES, n° 235, juillet-août 1979), J. M. Paupert s'enracine plus profond dans la tradition, avec son nouveau livre. Non pas seulement la tradition re­ligieuse au sens catholique du mot, mais la tradition dans son sens le plus général qui définit la civilisation, capital transmis de toutes les valeurs qui nous font ce que nous sommes. L'homme civilisé d'aujourd'hui, et d'abord le Français, trouve dans son berceau le triple héritage de Jérusalem, Athènes et Rome qu'il doit reconnaître comme ses mères-patries. Jérusalem, c'est la transcendance du Dieu unique, la loi éternelle, le prophétisme, les nourritures céles­tes offertes à l'âme toujours insa­tisfaite. Athènes, c'est la raison, la sagesse, la mesure, la beauté, la perfection du fini. Rome, c'est l'or­dre politique, l'empirisme organisa­teur, l'enracinement terrien, la vo­cation à gouverner le monde. 107:265 L'hé­ritage de ces vérités et de ces ver­tus est aussi celui dont nous de­vons nous méfier, des vérités et des vertus devenues folles. Héri­tage en tout cas unique quand on le compare à celui des autres civilisations qui n'ont eu ni de quoi se développer ni de quoi renaître de leurs cendres. Dans une première partie (pp. 25 à 131), J. M. Paupert analyse les trois sources, juive, grecque et romaine, de la civilisation chré­tienne. Il consacre sa seconde par­tie à la « marée chrétienne » qu'il découpe en quatre phases : 1) la première vague, ou le para­doxe évangélique (pp. 132-164) ; 2) les flux et reflux des premiers développements, ou l'ère patris­tique (pp. 165-200) ; 3) les cou­rants et contre-courants qui y succèdent, ou le Moyen Age à l'as­saut de la science universelle (pp. 201-247) ; 4) les cyclones et les tempêtes, ou l'explosion de la pensée et de la civilisation occi­dentales (pp. 248-302). Il s'inter­roge, en conclusion, sur les chan­ces d'un nouveau Moyen Age (pp. 303-318). Ce simple sommaire suffit à montrer l'énormité de la tâche à laquelle s'est attelé l'auteur. Elle suppose une somme considérable de connaissances et elle exige de rares qualités de composition pour conduire sur plus de deux mille ans l'histoire des faits, des idées et des hommes. Au total, le succès couronne l'entreprise. Le style, « baroque » (au sens esthétique du mot, par rapport au « classi­que »), sert bien le mélange de rigueur et de fantaisie qui ca­ractérise l'œuvre. La masse des matériaux n'écrase pas le lecteur, tenu perpétuellement en éveil par l'alacrité du rédacteur. L'intérêt majeur du livre, son originalité (par le temps qui court), peut-être même son ambiguïté, ré­side en ceci : que c'est comme catholique que J.-M. P. refuse de dissocier les trois sources de son catholicisme. Il est conscient des objections qui lui seront sans doute faites à ce sujet. Le chris­tianisme n'est-il pas au-dessus de toutes les cultures ? Ses échecs missionnaires ne sont-ils pas dus à l'incapacité qu'il a montrée dans son histoire de se faire chinois, africain ou indien selon les pays et les continents ? Il n'entre pas dans ce débat. Il se contente d'en­registrer le fait historique et d'y donner la plénitude de sa signifi­cation. « Je ne crois pas du tout, écrit-il, que Dieu se soit incarné par hasard dans un petit canton *juif, hellénisé* de l'Empire *romain.* Je pense donc que le christianisme est essentiellement judéo-gréco­romain, et je crois tellement en l'Incarnation que la foi chrétienne est, à mes yeux, inséparable de cette civilisation de fusion des Trois Capitales et d'équilibre des tensions entre elles » (p. 312). On est curieux de savoir ce qu'en disent les anciens amis de l'auteur. La crise de l'Église tourne autour de cette question. J'en ai moi-même bien souvent parlé. (V. mon livre sur « La nouvelle messe », notamment aux pages 64 et 90). Quoi qu'il en soit, c'est un beau livre que vient de nous donner J. M. Paupert. On lui souhaite de nombreux lecteurs. L. S. 108:265 #### Rémy *Mes grands hommes et quelques autres *(Grasset) Aux jeunes qui, à travers quel­ques récentes émissions de télé­vision telles que « le chagrin et la pitié » et « Français, si vous saviez », se demandent quoi pen­ser de la France des cinquante dernières années, je recommande­rais volontiers ce dernier livre du colonel Rémy. Ils n'y trouveraient pas un récit historique mais, en 428 pages, l'évocation d'une série de personnages célèbres ou incon­nus qui, mêlés de près ou de loin aux principaux événements de cette période dramatique, la font revivre d'une manière saisissante. Peut-être objectera-t-on que les souffrances insondables qu'ont subies tant de morts, de déportés, de torturés, de prisonniers n'y sont pas suffisamment mises en relief. Mais on les rencontre à chaque page des années de l'occupation et de la libération. Plus durement frappé qu'aucun autre dans sa fa­mille et dans ses amitiés, Rémy, passionnément orienté à l'unité na­tionale, ne songe qu'à la réconci­liation de tous ceux qui, avec une égale bonne volonté, ont voulu servir leur pays. La division, née d'incessantes querelles intestines, serait la seule défaite dont nous ne nous relèverions pas, si même elle n'ouvrait pas la porte à l'invasion étrangère Les « grands hommes » de Ré­my ; ce sont d'abord, on le sait, de Gaulle et Pétain. Mais ce sont aussi Borotra, Weygand, Lamiraud, La Porte du Theil, Sacha Guitry, Wiriath, Salazar, le chanoine Des­granges, Mgr Roncalli, Amaury, le roi Léopold, Lord Mounbatten et des dizaines d'autres (dont on regrette que les noms ne figurent pas dans un index alphabétique qui faciliterait de futures recher­ches). Tous ces personnages ap­paraissent dans une foule d'anec­dotes narrées avec une verve pé­tulante mais aussi révélatrices de quantité de petits faits générale­ment ignorés et qui éclairent vive­ment les événements auxquels ils se relient. Bref un livre passion­nant, instructif et tonifiant. Les livres de ce genre, on les compte par le temps qui court. L. S. 109:265 ### Le souvenir d'André Thérive *Il y a quinze ans, le 4 juin 1967, s'éteignait André Thérive. Né en 1891, chroniqueur de la langue et des mœurs, romancier d'inspiration populiste et catholique* (Sans âme, Comme un voleur...)*, il fut un des grands critiques littéraires de l'entre-deux-guerres et, à ce titre bien plutôt qu'au titre de* « *collaborateur *»*, lui qui n'écrivit jamais un article politique, épuré en 1944* *Sollicité par un jeune universitaire qui a entrepris de redonner vie à la figure d'André Thérive, notre ami François Sentein lui a apporté son témoignage. Nous le reproduisons ici en souvenir d'un honnête homme à l'esprit fin et libre qui fut injustement traité* J'avive une fois de plus les re­grets qui viennent à l'homme vieil­lissant d'avoir laissé passer ses aînés. C'est navrant. Vu qu'adoles­cent je lisais déjà le nom de Thé­rive parmi les jeunes collaborateurs de la *Revue critique des Idées et des Livres,* non loin de notre Hen­ri Lagrange tant rêvé -- et dont plus tard je n'ai même pas pensé à lui demander s'il l'avait con­nu ([^7]). 110:265 Au début de la dernière guerre, au *Flore,* je parle du dernier vo­lume des *Hommes de bonne vo­lonté* de Jules Romains, qui ve­nait de paraître (*La douceur de la vie,* je pense), et à son propos d'un article de Thérive -- lequel avait dû en parler dans son feuille­ton du *Temps.* Thierry Maulnier se penche vers moi pour me dire : « Faites attention : le monsieur qui est à votre droite est André Thérive. » Je le connaissais de vue depuis longtemps, comme tant de noto­riétés, voire de célébrités, dans ce quartier alors béni, qui avaient adressé la parole au gamin que j'étais, par simple voisinage de banquette ; qui portaient désor­mais le doigt au bord du chapeau quand ils me rencontraient, sur quoi quelqu'un me disait -- « Tiens, vous connaissez Léon-Paul Far­gue... Moro-Giafferi... Hansi... Géo London... », moi l'apprenant, quand c'étaient pour le petit pro­vincial les signatures inaccessibles de *Candide* ou de *Marianne,* quel­que chose comme Malet et Isaac ou Le Pirée. Thérive, c'était *Le Temps,* le successeur de Souday, références à faire grincer les dents carnassiè­res d'un jeune maurrassien. Il dînait (soupait) déjà, et souperait longtemps, jouxte souvent ma ta­ble, chez Blaizac, ce restaurant de la rue du Dragon à propos du­quel je l'ai évoqué (ITINÉRAIRES, novembre 1981). Il y avait un « jour » et une table de vieux amis -- tant, si j'ai bien compris, de l'université que de la *Revue critique --,* dont le plus régulier était Clouard ([^8]). Il y avait aussi un professeur de lettres qui faillit me coller à un examen de licence et une chevelure rare et vaporeuse qui n'en revenait pas d'avoir été condisciple de Giraudoux à Châ­teauroux et répondait au nom d'Alexandre Guinle ([^9]). Le petit groupe se tint très solidaire pen­dant les années de guerre chez ce Blaizac qui était l'honnêteté même et à qui nous devons peut-être de n'être pas morts de faim. On y voyait donc une fois par semaine l'auteur de *La Fin des Haricots* ([^10]) y écraser dans son assiette les haricots secs de la « répartition », en étayant la conversation de son information précise et universelle. Ce poilu de Verdun, sur quoi j'ai lu de lui des souvenirs qui m'ont beaucoup plu ([^11]), n'aurait pu survivre, je crois, hors du mon­de de la culture et de l'édition dont rendent assez bien compte les *Nouvelles littéraires* de l'épo­que, et d'être écarté de cette ac­tualité après la Libération lui fut, je pense, très dur. Pourtant, hom­me de lettres de peau, il était étrangement modeste, ne parlant jamais de ses ouvrages. Un jour, on traitait depuis un bon moment d'un chef d'œuvre inconnu d'un auteur secondaire, le *Francion* de Charles Sorel ou les *Lettres* de Gui Patin : « *Mais,* dit quelqu'un en faisant du doigt vers Thérive, *c'est vous qui l'avez édité, et pré­facé, et annoté...* » Il n'en aurait rien dit. 111:265 Quand je m'occupai de *La Parisienne,* je publiai ses sou­venirs sur Aubault de la Haulte-Chambre. Il y parle des articles en latin que rédigeait celui-ci, pour la revue *Janus,* sur les devi­ses des cadrans solaires et sur la réforme des études classiques, « tandis qu'un autre écrivain trai­tait *De Music-hallium volup­tatibus* et *De Petro Loti, gallico scriptore *»*.* Cet autre écrivain, j'apprends aujourd'hui seulement que... c'était lui. Que s'il y avait quelque calcul dans cet efface­ment, vivent ces calculs-là qui font une civilisation et que l'on paie toujours de sa poche ! Habitant une chambre rue Ja­cob, quand j'en gravissais l'esca­lier, je plongeais du regard dans la boutique de Pierre Lambert, « Chez Durtal », et j'y apercevais souvent Thérive. Je le lui dis. « Mais venez donc me dit-il. Nous n'y sommes plus que des vieux. » Je n'y suis jamais allé, moi passionné de Huysmans dès ma troisième et qui aime tant écouter l'anecdote, le détail et le particulier de la bouche des au­tres. A la sortie de la Bibliothèque Nationale, je parlai un jour à Clouard, et lui dis que je me re­prochais de n'être pas allé « chez Durtal », de n'avoir pas poursuivi un homme aussi accessible que Thérive. « Voyez-le, me dit-il, voyez-le. Vous savez, c'est un gar­çon épatant. » Je ne l'ai pas vu. Il mourait peu après. Sa dégaine ? -- Très croquable, et très difficile à dire. L'essentiel : nez en avant d'un menton et d'un front fuyant, dégagé par une che­velure ondulée toute en arrière en bouquet. Bouche petite, un peu pincée. Visage se voulant sec, laissant fuser la gentillesse. Je ne trouve pas fameuse la caricature de Carlo Rim. ([^12]) Le nez et le profil y prennent trop de puissance ; il y manque une iro­nie gracile du trait qui répondait à celle des traits et portraits de sa plume -- et qu'un Cocteau dans sa bonne époque n'aurait pas raté. En revanche elle me rappelle les rouflaquettes légères qu'il portait en effet en un temps où ce n'était pas la mode et que je n'aurais pas dû oublier, les ayant alors et pour cela remarquées. J'avais été sur­pris de le découvrir. Comment mettre sous cette dégaine fofolle le poilu de Verdun, le croyant profond, le critique fondé en sé­rieux, le cœur modeste, l'ami sûr et charmant que disait Clouard ?... François Sentein. ### Lectures et recensions #### *Pro missa traditionali *(Una Voce, casella postale 4, 10000 Torino C, Italie) L'association *Una Voce* d'Italie, après avoir diffusé sa plaquette *Pro missa traditionali* en langue italienne, l'a traduite et nous la livre en français. 112:265 Opuscule précieux en ce que, dans ses dix-huit pages, est exprimée clairement et nette­ment la doctrine catholique de la messe, en des formules précises et denses : le sacrifice, les espèces sa­cramentelles, le prêtre. Suivent un certain nombre d'anathèmes du Concile de Trente au sujet de la messe, et qui semblent concerner un grand nombre de prêtres d'au­jourd'hui, comme ils touchaient déjà tous les fauteurs d'hérésies liturgiques dénoncés par Dom Guéranger dans les *Institutions Liturgiques.* De même est exposée la conformité du nouvel ordo aux prétentions protestantes, spéciale­ment aux innovations liturgiques de Cranmer, et la possibilité qu'ont reconnue certains protes­tants de pouvoir désormais célé­brer la Cène suivant l'ordo « ca­tholique », spécialement grâce à la présentation de la messe telle qu'elle était faite dans le fameux article 7, dont l'Una Voce italienne dit à juste titre que la nouvelle mouture est un « rafistolage » tardif qui n'a eu aucune consé­quence pratique. Quant à l'efficacité anti-pastorale d'un rite promu dans l'unique but avoué de ré­concilier le monde moderne avec le culte, les quelques phrases dé­finitives de cet opuscule disent bien ce qu'il faut en dire. Cependant, à côté de vérités clairement exprimées, il me sem­ble qu'il y a aussi dans *Pro missa traditionali* des opinions un peu exagérées. J'en ai relevé quelques-unes. Par exemple, quand il est dit que la nouvelle messe, même dans les cas où elle est valide (cas relativement rares, s'il faut en croire les auteurs de l'opuscule) n'est pas intègre, parce qu'il lui manque un offertoire sacrificiel. Certes les prières de l'offertoire sont très belles et orientent con­venablement la théologie eucharis­tique. Même si je suis personnelle­ment très attaché à cette partie de la messe, il n'en reste pas moins que ces prières ne font pas partie de la messe romaine originelle. Tous les liturgistes sont d'accord sur ce point. Or la messe était certainement intègre avant la co­dification de saint Pie V. De mê­me, n'est-il pas exagéré de dire qu'un prêtre resté fidèle à la messe traditionnelle qui célébre­rait une fois, pour quelque raison que ce soit, selon le nouvel ordo, ferait une célébration *sacrilège ?* Mais je ne m'étendrai pas davan­tage. Car « Pro missa traditiona­li » est un opuscule commode que chacun doit avoir à sa disposition. Yves Daoudal. 113:265 #### Jean Hani *La divine liturgie *(Éditions de la Maisnie) L'ouvrage de Jean Hani, profes­seur à la Faculté des Lettres de l'Université de Picardie, vient à son heure. Le désastre provoqué par Paul VI et par sa volonté im­placable d'adapter le catholicisme aux prétendues exigences de l'é­poque moderne, est surtout visi­ble dans le domaine de la Divine Liturgie dont le point culminant le Saint Sacrifice de la messe, a été frappé par la foudre de l'inno­vation conciliaire et s'est écroulé en pans et morceaux où s'empres­sent les innombrables architectes de la ruine. « Il nous faut du nouveau, n'en fût-il plus au mon­de. » Dans leur immense majorité, les clercs donnent libre cours à leur imagination subjective pour reconstruire selon des plans ra­tionnels une « nouvelle messe » qui conviendrait au peuple en train d'accoucher d'un « homme nouveau », mais dont la seule nouveauté, comme on ne le voit que trop bien, est de combiner la sécheresse la plus totalitaire à une anarchie échevelée. Dans les deux cas, le surnaturel se trouve éva­cué. Plus rien ou quasi ne vient nourrir l'âme des fidèles en ses profondeurs et il est extrêmement significatif que les mots mêmes de « surnaturel » et d' « âme » sont presque absents des Actes du Concile ou ne s'y trouvent que par inadvertance à l'état rarissime. Le processus de rationalisation engendré simultanément par la scolastique décadente et par le cartésianisme dès le XVII^e^ siècle s'est prolongé en fantaisies indi­viduelles de toute espèce, tant il est vrai que la raison qui re­fuse de se soumettre aux essen­ces éternelles dont elle se nourrit, et singulièrement à l'essence mê­me du surnaturel révélé, n'est au­tre que la raison de chacun, ré­duite à tirer de sa vacuité de très creuses innovations et, ainsi, de les multiplier en pro­portion des innovateurs, si bien que, dans le cas de la Divine Liturgie, il n'est plus une seule messe qui soit semblable à une autre dans ce qui reste encore de l'univers catholique. Sous couleur de « créativité », c'est tout l'ordre de la Création et tout l'ordre de la Rédemption qui se trouvent abolis. La volonté de mettre la religion et le rite catholique « en harmonie » avec les exigences de la raison moderne prise sous la pluralité de ses aspects culturels a conduit droit au plus terrible appauvrissement de la foi et du culte que l'histoire de l'Église ait connu. Au lieu d'accorder les fi­dèles à la substance ineffable de la foi et du culte *par des moyens appropriés,* c'est l'inverse qui s'effectue. On la conforme aux soi-disant désirs des fidèles (eux-mêmes dénaturés par une civili­sation de plus en plus artificielle, mais présentés comme « impéra­tifs »), en fait, comme l'expérience le fait trop bien voir, aux appétits dominateurs d'un clergé avide de récupérer l'audience qu'il a perdue sous l'effet même de la culture moderne à la fascination de la­quelle il succombe parce qu'il veut modeler les esprits du dehors au dedans comme les idéologies de *l'intelligentsia* contemporaine les transforment. C'est ce qui explique la mécon­naissance presque totale de ces moyens appropriés chez la plu­part des clercs d'aujourd'hui, même les mieux intentionnés. Aussi Jean Hani a-t-il raison de nous rappeler que, parmi ces moyens qu'utilisent la foi et le rite pour surélever la nature humaine au ni­veau de la grâce, il n'en est pas de plus universel et de plus effec­tif que *le symbole* pour accéder à une meilleure intelligence de la liturgie. Le symbole n'est pas un signe ou une image arbitraire choisie par l'homme pour la mettre extérieurement en relation avec les réalités du culte pour en tra­duire la présence transcendante dans l'espace et dans le temps. 114:265 Ce sont ces réalités divines elles-mêmes qui se révèlent à nous en lui et à travers lui. Le symbole est à ce titre une manifestation du divin. L'exemple le plus pur du symbole significatif nous est don­né par le dogme de la Sainte Tri­nité : le *Père*, le *Fils* et l'Amour qu'ils se vouent réciproquement sont les symboles qui expriment au plus haut degré les Trois Per­sonnes divines et leurs relations Mais c'est dans la sainte Litur­gie (où se manifestent concrète­ment pour nous les réalités surna­turelles) que se déploient en long et en large les symboles, plus so­brement dans la messe latine tra­ditionnelle, plus richement dans le culte des Églises grecque, syrien­ne, maronite, arménienne, copte et éthiopienne, que connaît admi­rablement Jean Hani. Le symbole pris comme une réalité surnaturelle qui se manifeste s'exprime au premier chef dans le Saint Sacri­fice de la messe qui n'est pas seulement un sacrifice de louange, ni un repas rituel du souvenir, « ni même la commémoration d'un sacrifice autrefois accompli », mais un *vrai* sacrifice, une *vérita­ble* immolation d'une victime di­vine qui répand autour d'elle la réconciliation et la propitiation. Il y a une continuité et une dif­férence entre le sacrifice de l'Ancien Testament et les rites sacrificiels antérieurs d'une part, et le sacrifice du Christ qui l'intègre et le surélève, de l'autre. Cette con­tinuité n'est pas une « évolution » comme le proclame le dogme bien connu de la Pseudo-Science majus­culaire. C'est l'acte de faire retour à Dieu de l'acte primordial de la vie qu'Il nous a donnée et par là de sanctifier l'homme qui l'ef­fectue. Sa fin est de remettre l'homme dans le statut originel d'où il est tombé, et de le trans­férer dans le monde spirituel dont il est séparé. L'être ou l'objet sa­crifié est *médiateur* entre la terre et le ciel. La différence est que ce médiateur est dans le christia­nisme le Fils de Dieu lui-même oui nous arrache ainsi à l'emprise et à l'ensorcellement du temps pour nous introduire dans l'éter­nité. Lisons cette page remarquable de Jean Hani : « Le fondement du Sacrifice de la Messe, c'est, aussi étonnante que puisse paraître la formule, le sacrifice éternel de Dieu. Le sacri­fice de Dieu, c'est la création. La création est, d'une certaine façon, l'humiliation de Dieu par rapport à son Absolu. Dieu, qui, dans Son Absolu, ne se rapporte à rien hormis à Soi-même, devient un absolu-relatif : posant l'être de la créature, Il entre en relation avec lui. Ce fait de Se mettre en relation est le sacrifice de l'Absolu et le sacrifice de l'Amour pour cet « autre » qu'Il pose Lui-même comme créé du néant. Par ail­leurs, en Dieu, le Fils qui est, dans un de ses aspects, le principe et le tout de la Création, « pre­mier-né de la création », selon l'expression paulinienne, le Fils, en tant que tel, est éminemment le sacrifice de Dieu. Aussi l'Incar­nation était-elle inscrite dans la « logique », si l'on peut ainsi parler, du Fils de Dieu, avec pour dessein ce qui doit être accompli de toute nécessité : à savoir la réintégration de la Création dans le Créateur. Car le sens même du sacrifice, en tant que rite de la terre montant vers le ciel, c'est de répondre au sacrifice divin dont le mouvement va du ciel à la terre, et de ramener ainsi tou­tes choses à leur Principe divin. Le Christ a opéré ce retour, parce que Dieu-Homme, Homme ar­chétype, Homme universel... 115:265 « Je suis sorti du Père et je retourne au Père. » Et, par voie de consé­quence, cela devient vrai de l'hom­me individuel, lui aussi miroir et synthèse de la Création, microcos­me et, par là, seul de toutes les créatures capable d'offrir égale­ment le sacrifice, et d'en recueillir les fruits : « J'ai prié pour que, là où je suis, vous soyez vous aussi. » Ces deux paroles du Christ définissent ce qu'on peut appeler le trajet théanthropique, dans le Christ d'abord, et dans l'homme ensuite. Le Saint Sacrifice de la Messe n'a d'autre but que de nous faire parcourir ce trajet comme le dit la Secrète du premier dimanche de l'Avent : *Que ces saints mystères dont la puissante vertu nous purifie, nous mènent plus purs, Seigneur, à Celui qui en est le Principe. *» (pp. 29-30) Ainsi la mort du Christ est-elle l'annonce de Sa Résurrection, de « Sa naissance, en tant qu'homme, dans l'univers divin où, toujours en tant qu'homme, Il est glorifié ». Son sacrifice n'est pas simplement spirituel, comme l'admet le pro­testantisme. Cette spiritualisation excessive ne croit plus que l'Éter­nel s'est *incarné*, au sens plein du mot, dans le temps en un être concret fait de chair et de sang. Elle rend inintelligible le rite du sacrifice que le Christ lui-même a institué et qui doit *perpétuer* ob­jectivement et réellement le mys­tère du Salut. Dans la Divine Li­turgie, il s'agit de « faire mémoi­re » de ce sacrifice, entendant par « mémoire », la *mémoire rituelle* qui, dans le christianisme, comme du reste dans toutes les religions, consiste « non à situer les événe­ments dans un cadre temporel, mais à atteindre le fond de l'être, l'originel, la réalité primordiale, ce qui équivaut à sortir du temps ». On ne s'étonnera pas donc de voir les grands théolo­giens de la messe reprendre la doctrine de l'*anamnèse* « qui nous mène du monde sensible, soumis au temps, au monde éternel de l'être ». Sans la Divine Liturgie, la rédemption relèverait du passé pur et simple, alors qu'en elle l'officiant ou plutôt le Christ Lui-même refait l'événement archéty­pal de Son Sacrifice éternel. Mgr Olier, au XVII^e^ siècle, l'avait bien vu : « Pour faire entendre le mys­tère du très saint sacrifice de la messe, il faut savoir que ce sa­crifice est le sacrifice du ciel. Il y a un sacrifice dans le Paradis, le­quel, en même temps est offert en la terre, et il est différent en cela seulement qu'il se présente ici-bas sous des voiles. » L'*Apocalypse* (5, 6-14) ainsi que les plus anciennes liturgies le cor­roborent sans contestation possi­ble. Voyez aussi *Apoc*., 13, 8, et *I Petr*., 1, 19. Il n'est pas ques­tion, comme certains l'affirment, d'une reprojection de la liturgie terrestre dans le ciel où on l'ima­ginerait. C'est l'inverse qui est vrai : « La liturgie visible est la réfraction *symbolique* au sens plein du terme défini plus haut -- dans le plan de la corporéité sur lequel l'homme se meut pen­dant l'existence terrestre, de la réalité invisible d'En Haut. » (p. 41) Le Sacrifice de la messe est de la sorte le *Symbole* par excellence, la manifestation réelle de quelque chose qui, en fait, n'a jamais ces­sé d'être et qui relève de l'Éternité. « La Liturgie qui se célèbre à tel moment est la forme visible, *hic et nunc*, de la Messe éternelle, intemporelle du Ciel, décrite par l'*Apocalypse *» (p. 43). Il n'y a là qu'un seul et même Sacrifice. Le Fils offre depuis toujours à son Père son sacrifice infini par l'Amour substantiel du Saint-Esprit. 116:265 Il présente au Père un hommage au nom de toute la Création, en tant que « Premier-né de toute la Création » (*Col*., 1, 15-16). Bossuet l'a dit avec ma­gnificence : « L'homme a un es­prit et un cœur qui est plus grand que le monde, afin que, contemplant l'univers entier et le ramassant en lui-même, il l'offre, il le sanctifie, il le consacre au Dieu vivant, si bien qu'il n'est le contemplateur et le mystérieux abrégé de la nature visible qu'afin d'être pour elle, par un saint amour, le prêtre et l'adorateur de la nature invisible et intellectuel­le » (*Deuxième Sermon sur l'An­nonciation*). Avec l'eucharistie, nous offrons, dit saint Irénée, les prémices de la Création tout en­tière récapitulée et présentée à Dieu (*Adv. Haer.* 3, 18, 1). Le Christ, l'Homme-Dieu ne ramène pas seulement l'homme à Dieu, il ne le remet pas seulement en ac­cord avec Dieu, il offre à Dieu tout l'univers dont l'homme rache­té est le résumé, il le surexhausse du plan visible au plan invisible dans un acte d'offrande. « Toutes les anciennes liturgies avaient in­tégré cet aspect cosmique du mys­tère rédempteur » (p. 49), à la suite de l'hymne de saint Paul à « la Croix, réconciliation du cos­mos » (*Eph.* 3, 18-19). L'anaphore de saint Basile, dans le rite byzan­tin, en témoigne glorieusement. La mémoire rituelle a donc un caractère « réaliste, efficace, opé­ratoire » (p. 53) qui se trouve dé­jà en une sorte d'esquisse dans les mystères païens dont les élé­ments étaient la purification, le sacrifice et le repas sacré, repré­sentation de l'histoire divine, la communion avec le dieu. Tertul­lien a insisté sur cette ressemblan­ce avec les mystères de Mithra d'origine iranienne (*De praescr.* 40, *De Corona,* 15). Mais la messe n'est pas comme eux une fiction, elle est un événement objectif. Il importe ici de dissiper l'équivoque que ces ressemblances ont fait naître dans l'esprit de bon nombre d'exégètes modernes. Elle est due au fait que les symboles sont le seul moyen adéquat pour exprimer les réalités invisibles et qu'ils ne suffisent pas pour réaliser objec­tivement la présence du sacré : il faut en plus l'influx divin lui-même, la présence effective -- et non imaginaire -- de Dieu dans l'acte sacrificiel, comme l'enseigne le catholicisme, avec la garantie du Christ Lui-même dans les *Évan­giles* et dans la prédication des premiers apôtres. « On voit ainsi l'abîme qui sépare la réalité rituelle des élucubrations profanes, même lorsque celles-ci sont l'œu­vre de clercs » (p. 65). De ce symbole parfait de la Rédemption qu'est la messe déri­vent les deux grands symboles du Pain et du Vin qui synthétisent tous les éléments de la messe de la manière la plus adéquate. Com­me Jean Han ! qui les analyse le dit, il faudrait un volume entier pour en recenser tous les aspects dont il en souligne quelques-uns dans son livre. Par exemple, et nous nous bornerons à celui-là, le mélange de l'eau au vin dans le calice. Cette mixtion, tirée et ins­pirée de saint Jean, représente la transfixion du Christ au Golgotha par la lance du légionnaire : « Il en sortit de l'eau et du sang ». Elle représente aussi le miracle des noces de Cana par lequel le Christ inaugure sa mission terrestre. La commixtion du Pain sacré au Vin est à ce même titre un rappel de la Résurrection où le corps est réuni à l'âme, symbolisée par le sang. Nous renvoyons aussi le lecteur aux pages où Jean Hani montre que le repas qui clôture la messe n'est pas seulement un repas sacrificiel, mais aussi un repas de noces. 117:265 Les passages de l'Écriture les plus explicites sont à cet égard ceux de l'*Épître aux Éphésiens,* de la *deuxième Épître aux Corinthiens* et de l'*Apocalypse.* Le baiser de l'officiant à l'autel est réellement le baiser de l'Épouse qu'est l'Église à son Époux divin. Dans le rite ro­main, le prêtre exécute huit fois ce geste symbolique. Le symbolisme de l'autel est éga­lement d'une grande richesse. L'au­tel est le lieu du drame de la messe. Le temple véritable est l'autel lui-même qui « tient sa sublimité de son archétype céles­te, l'autel de la Jérusalem céleste, où est étendu l'Agneau immolé » (comme le dit textuellement saint Jean) « depuis le commencement du monde » (p. 86). Sa pierre est « le centre du monde » et se situe dans l'axe terre-ciel comme l'autel de Jacob et son échelle an­gélique. Il est assimilé par tous les Pères au Christ Lui-même. Le baldaquin qui le couronne précise son symbolisme terre-ciel réconci­liés en Jésus qui est « la Voie » du salut. Par les gradins auxquels on y accède, l'autel est aussi le Mont Sion et surtout le mont du Golgotha. Il évoque aussi la mon­tagne des Béatitudes, la montagne du Thabor, la montagne des Oli­viers. La montagne est en effet le symbole le plus net de l'ascen­sion spirituelle. Elle est le centre et le sommet du monde, « l'axe qui relie la terre au ciel et où réapparaît le Paradis originel » (p. 93) dans le cas du Golgotha. Par les cierges obligatoires qui s'y trouvent, l'autel symbolise la lumière, car le Christ est « la Lumière du monde ». Cette lu­mière qu'est l'autel détermine évi­demment son orientation vers l'Est. C'est pourquoi, à l'origine, il n'y a jamais eu de célébration de la messe « face au peuple » tous ensemble, le prêtre et les fidèles se tournent vers l'Orient où apparaît la Lumière qui rachètera le monde pécheur. L'orien­tation vers l'Est détermine les quatre points cardinaux de la Croix qui « crucifie le monde », le purifie et en même temps, l'élève du schème horizontal du temps au schème vertical de l'Éter­nité du Ciel. Tous les Pères ont compris « la largesse, la longueur, la hauteur et la profondeur » de l'Amour du Christ dont parle saint Paul (*Eph*. 3, 18-19), comme éten­dant la Croix à l'univers qu'elle sauve. Saint Irénée précise que l'axe horizontal signifie l'exten­sion du Mystère à tous les temps et à tous les lieux, tandis que l'axe vertical symbolise la montée vers les états supérieurs de l'Être et, pour sa partie située en dessous, les états inférieurs, les *Inferi,* l'état humain abandonné à lui-même. Le rite de l'encensement est intime­ment lié au symbolisme de la Croix. Et à cette structure « géo­métrique » de l'autel se joint la structure « numérale » de la messe où les nombres trois (*Kyrie, Agnus Dei, Mea culpa*)*,* cinq (les cinq signes de Croix de la prière *quam oblationem* et le *Per Ipsum cum Ipso et in Ipso* du Canon), sept, huit, dix, douze, quinze, dix-sept, trente-trois jouent un rôle symbolique dont nous ne pouvons ici détailler la fonction et que Jean Hani analyse avec précision. Ce n'est pas par hasard que le célébrant trace au cours de la mes­se romaine *trente-trois* signes de croix qui symbolisent le nombre des années de la vie du Christ. Dans la Divine Liturgie, le seul et véritable acteur est le Christ, simultanément Prêtre et Victime du sacrifice et il est représenté par l'officiant qui agit à sa place, *in persona Christi.* Aussi, le carac­tère sacré de l'officiant apparaît revêtu de nombreux symboles que Jean Hani énumère avec soin l'habillement d'abord qui extério­rise sa fonction (« Vous avez re­vêtu le Christ », dit saint Paul aux Galates, 3, 27), l'aube, l'amict, le cordon, l'étole, la chasuble, qui ont tous une signification symbo­lique bien connue, ainsi que leurs couleurs : bleu, jaune, vert, vio­let, noir. 118:265 Le Concile a heureuse­ment rappelé qu'il existe « un sacerdoce des fidèles » subordon­né à celui du prêtre : « Priez, mes frères, pour que mon sacrifice *qui est aussi le vôtre *»*,* dit le Canon romain. C'est que l'Église, l'as­semblée sainte, est le sujet de la Liturgie, car l'Église, c'est le Corps Mystique, dont la tête est le Christ et, dans la messe, le prêtre qui Le représente et dont les fidèles ras­semblés à sa suite offrent active­ment après lui et avec lui le Saint Sacrifice de l'autel. Il faut y ajou­ter la présence des Anges, dont le *Sanctus* est le chant dont Jean Hani scrute le symbolisme cosmi­que (pp. 133-7), ainsi que celui de l'*Amen.* On comprend dès lors que la messe soit constituée d'une double liturgie : celle du sacrifice et celle de la Parole qui s'adressent toutes deux aux fidèles avec des symboles complémentaires l'un de l'autre. La Parole du Christ conservée dans l'Écriture est l'analogue du Pain transformé en Son Corps. Cela ex­plique la vénération dont le Livre saint est entouré dans la messe. La Parole qui a parlé à l'origine du monde et qui s'est faite chair « à la fin des temps », parle à l'homme constamment pendant la Divine Li­turgie. C'est pourquoi la foi que ravive la sainte messe « naît de l'écoute », comme dit saint Paul (*Rom*. 10, 17). Le R.P. Jousse a particulièrement souligné le bien fondé de cette communication ora­le de l'Évangile que les clercs doivent effectuer pour l'instruction des fidèles, car la Parole devient pour celui qui l'écoute la meilleure part de son être. Dans le cas de l'eucharistie et dans le cas de la Parole, c'est Dieu qui se livre sous des modes différents. L'Écriture exprime ce symbolisme quand elle nous affirme que la Parole de Dieu doit tomber dans la « terre », com­me le grain de blé, c'est-à-dire dans notre âme pour y germer (*Matt*. 13, 423). Le mystère de la Divine Liturgie est de la sorte le mystère de la déi­fication (*theôsis*) : « Que tous soient un, comme Toi, Père, Tu es en Moi, et Moi en Toi, qu'eux tous aussi soient un en nous, afin que le monde croie que Tu M'as envoyé » (*Jean,* 17, 21). Jean Hani cite ici de nombreux textes des Pères qui affirment que « la messe est le lieu où se réalise la déification par le moyen d'une véritable transmutation de l'hom­me » (p. 155) et il va jusqu'à es­timer que « la Divine Liturgie n'est pas sans analogie avec le moyen de l'alchimie », alchimie spirituelle où le Moi du fidèle se sacrifie pour qu'émerge en lui le Soi, où « le vieil homme » disparaît pour que surgisse « l'hom­me nouveau ». Cette transsubstan­tiation de l'homme est la consé­quence et le fruit de la transsub­stantiation qui s'est opérée sur l'Autel de la Croix. L'homme re­nonce à l'extériorité du Moi « pour refaire, en sens inverse, le trajet de Dieu allant à la créature, de sorte que la créature fait retour à son Principe » (p. 162) et rede­vient ce qu'elle est, le Soi, miroir du monde, tel que Dieu l'a voulu avant le péché originel qui a fait verser l'homme dans l'égoïsme, l'égocentrisme, le narcissisme, l'in­dividualisme, l'attachement exclu­sif à sa propre personne, et qui, en fin de compte, l'a asservi à la va­nité, à l'orgueil. Tel est, trop brièvement résumé, ce livre splendide de Jean Hani qui nous montre que Dieu, dans la Divine Liturgie, n'est pas seu­lement le Vrai Dieu, le Bien sur­naturel parfait, mais l'Archétype de la Beauté. Marcel De Corte. 119:265 #### Danièle Masson *Les Saturnales de l'esprit des nouveaux philosophes à la nouvelle droite *(Sociabilités françaises) Depuis la communale jusqu'à l'Université, l'auteur a grandi sous la houlette de « Jules l'Impos­teur », et s'en est déprise. D'où son intérêt pour les nouveaux phi­losophes, qui, grandis dans le sé­rail, rejetaient, en 77, le dogma­tisme marxiste, de règle depuis trop longtemps dans les universités et la pépinière des futurs agrégés de philo, sous la houlette du « cro­codile » Althusser. C'étaient les *Saturnales de l'es­prit* (Sociabilités françaises, BP. 31, 13652 Salon-de-Provence Cedex), en souvenir de la fête antique où, bouleversant les hiérarchies, les maîtres se mettaient au service des esclaves. « Marx est mort » jubi­laient les ex-marxistes du prin­temps 77, enfin dégrisés. Bref li­bertinage de l'esprit : Marx est mort, le marxisme se porte bien. Les nouveaux philosophes allaient, plus tard, se réfugier dans les gno­ses périlleuses ou s'adonner à un désespoir de belle allure ; tandis que, dans ce crépuscule des idoles, la Nouvelle Droite, idéologuissime, sortait de l'ombre. Le livre porte donc témoignage d'un espoir déçu. Écrit au fil de l'événement, il s'attache à suivre la démarche brouillonne de jeunes gens qui, les yeux dessillés grâce à Soljénitsyne -- « pas de marxisme sans camps » -- sont conduits au seuil des valeurs morales et religieuses : « Le pari sur l'autre mon­de, selon Bernard-Henri Lévy, est la seule condition d'une authenti­que Liberté ». Bien sûr, on se demandera s'il valait bien la peine de lire, sous la plume d'ex-gauchistes, que la monarchie était adaptée à une vie plurielle, alors que le centralisme se repaît de la démocratie qui lui assure ses pouvoirs ; ou, sous la plume de Maurice Clavel, que nous sommes, depuis la révolution française, depuis « deux siècles chez Lucifer », au point que, dans ce monde qui s'abandonne à lui-même, si Dieu est le « grand Refoulé », le diable se défoule. De Maistre, La Tour du Pin, Maurras et Madiran, l'avaient si bien dit avant eux. N'empêche que cette quête du Graal n'est pas sans intérêt. Pour­quoi ? parce qu'elle montre à l'évi­dence que, si l'on est assez libre pour refuser le « prêt-à-penser » contemporain, on est forcé de re­trouver cette « réalité rugueuse à étreindre », dont parlait Rimbaud. Et que cette réalité à son tour, ne se suffisant pas à elle-même, ap­pelle les valeurs morales et spiri­tuelles, seul recours contre la bar­barie. (Les nouveaux philosophes l'ont pressenti.) Danièle Masson scande l'événement, sans emboîter le pas : « Ils ont été tellement pétris de marxisme, tellement en­tourés de masques, qu'ils doutent de l'existence des vrais visages. » 120:265 Le diagnostic des nouveaux phi­losophes est souvent pertinent, « leur dissidence, si belle fût-elle, est pauvre d'espoir ». Il faut donc résister au charme. Comme il faut résister à la tentation néo-droitis­te : « Le mythe de Prométhée est en train de passer à droite, car ail­leurs il n'y a plus que des curés. » Par sa haine viscérale du chris­tianisme et son goût des mythes prométhéens qui la poussent à voir en l'homme un être créateur de sa propre essence, la Nouvelle Droite est plus proche du marxis­me que de la droite traditionnelle, que d'ailleurs elle déteste : « Le lieu des néo-droitistes est bien la dérive contemporaine où se con­juguent la mort de l'homme et la mort de Dieu : si Dieu n'existe pas, tout est permis à l'homme, sur l'homme », dit l'auteur. Ce livre est pourtant tout autre chose qu'une monographie des nouveaux philosophes ou de la nouvelle droite. A travers un épi­sode tumultueux -- charnière de l'époque -- l'auteur tente de dé­celer ses *lésions dangereuses,* dé­masquant l'imposture des « droits de l'homme » ; il dénonce l'État moderne, poussif et touche-à-tout, et retrouve avec sympathie, dans certaines pentes de la sensibilité moderne, une connivence avec le Moyen Age et la monarchie capé­tienne. (Un jeune critique écrivait même, un peu pompeusement : « C'est un diagnostic de la cul­ture concrète, en cette fin du XX^e^ siècle, dont il nous dévoile les lé­sions dangereuses. ») Un autre critique, le Père Phi­lippe Vercoustre O.P., dans *Eaux-Vives* n° 432, écrit ceci : « Je con­nais peu de livres qui revendiquent avec autant de lucidité... la procla­mation de la Vérité qui est pour nous une personne. L'incarnation délivre l'homme de tous les sys­tèmes, de toutes les idéologies, celles-ci n'étant comme chacun le sait que le résidu sentimental d'une construction intellectuelle. » L'au­teur termine ce livre d'une écriture très ferme, d'un style éblouissant -- il fallait le dire -- par l'évo­cation du Suaire de Turin. Car dans son dernier chapitre, « *Au*-*delà des Saturnales *»*,* Danièle Mas­son vend la mèche. Au-delà des Saturnales n'est pourtant pas un au-delà du livre, qui le ferait crou­ler comme un château de cartes. Vaguement éprise de transcendan­ce, la Nouvelle Droite ne se résout pas à nommer Dieu. « L'impossible Dieu du tombeau ouvert », disait Bernard-Henri Lévy, avant de se livrer au délire anti-national de l'*Idéologie française.* Mais l'auteur n'a pas eu peur de ce silence sur Dieu. Il est écrit dans la Genèse que Jacob lutta seul contre l'ange de Yaweh jusqu'au lever de l'au­rore. Bien qu'elle ait quitté les remous de l'Université, Danièle Masson y a perçu le bruit sourd d'un corps à corps dont, par une sorte d'instinct missionnaire, elle a deviné la signification. C'est pourquoi son livre paraît sous le signe du combat de Jacob et de l'Ange. Tout homme a contre Dieu la nuque raide, jusqu'à ce que le corps à corps s'achève en amour. Hors de là, point d'échappatoire. Pierre d'achoppement, ou pierre d'angle : on n'échappe pas à Dieu. Le succès des nouveaux phi­losophes, c'était hier ; la nouvelle droite pâlit déjà. Et ce n'est que dans l'éternel que demain peut puiser sa sève. C'est pourquoi ce livre, avec une impérieuse néces­sité, s'achève sur le Saint Suaire de Turin. Danièle Masson avait respecté la mystique juive de Ber­nard-Henri Lévy, suspectée d'ail­leurs par les rabbins eux-mêmes : « Le seul moyen pour l'homme, Bernard-Henri Lévy, d'échapper au destin de gibier ou de gardien de camp, ce n'est pas la nudité de la loi judaïque, c'est l'Incarna­tion. » 121:265 Le corps veut l'éternel. C'est seulement dans l'énigme du Saint Suaire que peut se résoudre l'énigme humaine. « Noverim Te... noverim me » : nous ne tenons la vérité que d'un admirable ca­price de Dieu. Et ne peut-on voir l'ironie et la compassion divines, dans ce privilège donné au XX^e^ siècle occidental, si sourd à Dieu, de dévoiler le versant accessible de l'histoire du Linceul ? Benedictus. #### Jean-François Sero *Alerte rouge en Méditerranée *(Grasset) Le roman d'action, ou d'aven­tures, qui met en scène presque exclusivement des hommes, où l'endurance, le courage, l'honneur ont le rôle moteur qui revient d'or­dinaire à l'amour et à la réussite, où les personnages, par métier ou par goût affrontent la nature ou un ennemi, n'est pas le genre fa­vori en France. Thibaudet racon­tait drôlement qu'enfant une biblio­thécaire avait bien consenti à lui donner un livre de Jules Verne, en précisant que ce n'était pas un roman, puisque dans un roman « il y a de l'amour » (et d'ail­leurs, cette dame se trompait, J. Verne ménage toujours dans ses histoires de chastes amourettes). Dans ce domaine du roman d'ac­tion, on va pouvoir compter sur J-F Sero. Il suffit pour s'en per­suader de lire ce livre, d'une li­gne nette et efficace comme celle des machines de guerre dont il parle. La France a une flotte en Mé­diterranée. Elle y pense infiniment moins qu'à ses champions de foute ou à ses glapisseurs de chanson­nettes. C'est pourtant sur de tels hommes que repose ce qui lui reste de vie vraie. A y bien regarder, ce qu'il y a de plus étonnant dans l'affaire, c'est qu'on trouve encore des hommes de ce type. Sero va nous les montrer, dans un roman qui commence comme un docu­mentaire. Le porte-avions *Clemen­ceau* et deux escorteurs prennent la mer, à la suite du renforcement de la flotte soviétique, l'Eskadra. Nouveau tournant, et alerte rouge, lorsque cette flotte franchit vers le nord le 40 parallèle, qui est considéré tacitement comme une frontière. Le but des Français est de persuader les Russes de ne pas insister, mais s'ils ont des ordres contraires, la situation peut tour­ner à l'incident, et l'incident à l'événement, à la date historique. Je ne raconterai pas la fin de l'histoire. Il suffit de savoir qu'on ne passe pas au stade facile de la politique-fiction. Il s'agit seulement d'un fait, sinon réel, du moins très vraisemblable, avec sa charge de risques historiques, mais qui peut passer pour banal, si l'on regarde froidement. 122:265 Cela peut arri­ver tous les jours. S'il y a surprise, elle vient logiquement du caractère et des règles de conduite des princi­paux acteurs. C'est là que se révè­lent la force et le talent de Sero. Il donne à cet incident toute sa char­ge dramatique, parce que nous apprenons à connaître ces officiers. Nous découvrons, peu à peu, sous le rôle, l'être même. Et il y un moment où tout repose sur la décision d'un de ces êtres, sur sa capacité d'évaluer la situation le commandant Charvin. Lui, et ceux qui l'entourent, pour la plupart de vieux routiers, qui ont connu les derniers sursauts de la France impériale, mais aussi le prudent, le muet, qui pense car­rière, et rêve de la coquille protec­trice de l'état-major, et le jeune dadais embarqué, tous ceux-là nous les découvrons sur le tas, au long d'un récit magnifiquement agencé. Et à travers leurs relations, leurs propos, on voit paraître en fili­grane les règles et le poids de « l'ordre militaire » (comme dit P. Ordioni) toujours présent, si étranger qu'il soit au monde pro­fane et frivole où nous baignons. Georges Laffly. #### Pierre Ordioni *Le pouvoir militaire en France *t. II : *De la Commune de Paris à la Libération *(Albatros) Il s'agit là d'une entreprise con­sidérable, par l'importance du sujet, par l'ampleur de l'informa­tion, et la qualité des réflexions qu'on y trouve. Dans le premier tome, l'auteur faisant remonter la naissance d'une armée nationale à Jeanne d'Arc, montrait comment jusqu'à la Révolution se constituait un ordre militaire, distinct de la noblesse (même si celle-ci contri­buait largement à la défense du royaume) mais non pas séparé de la légitimité royale. Quand cette légitimité va manquer, avec la mort de Louis XVI, et avec la fi­délité à la Nation opposée à la fidélité au roi, un trouble naît. Mais la gloire de Napoléon crée en somme pour l'ordre militaire une seconde légitimité (d'où bien des tensions sous la Restauration, et surtout la monarchie de juillet). Tout redevient plus clair avec le second empire. Cet ordre est à nouveau balayé à Sedan. Voilà, il me semble ce qui res­sortait essentiellement du premier volume. J'ai cru pouvoir insister sur cette sympathie bonapartiste, parce qu'elle a certainement cor­respondu à un sentiment, à une tentation, bien réelle dans les élé­ments militaires de la nation, et à travers le XIX^e^ siècle, elle fut un facteur de rêve de puissance pour beaucoup de jeunes Français. 123:265 Qu'on considère l'ambiguïté de Hugo à ce sujet, et à travers lui, ce qui fut transmis de ce rêve à un Péguy, par exemple. Qu'on pense que Drieu, enfant, lut et relut les mémoires de Marbot. Qu'on pen­se à Barrès. Le second volume de Pierre Or­dioni commence avec la répression de la Commune. La folie et les crimes des Communards sont in­déniables. La férocité de Thiers l'est tout autant. Et il utilise l'ar­mée contre cette révolte, de la même manière que les opportunis­tes et les radicaux, à la génération suivante, l'utiliseront contre l'Église (expulsion des congrégations, in­ventaires) et contre les ouvriers. Ni les uns ni les autres ne se soucient de rompre l'unité entre le peuple français et ses soldats. Mais avant d'en arriver à Jules Ferry et à Clemenceau, il faut par­ler, comme P. Ordioni le fait lon­guement, de la question du régime et de l'éviction du comte de Cham­bord. On voit très bien que la question du drapeau ne fut qu'un prétexte. La vraie question était celle-ci : le comte de Chambord rentrait-il en France appelé par l'Assemblée (qui devenait alors le vrai fondement du pouvoir) ou li­brement. Cette assemblée monar­chiste de 1871 tenait beaucoup plus à sa puissance qu'au roi. Elle entendait le limiter et le guider. Le comte de Chambord ne céda pas. Dès lors, la république était fatale (contre les deux camps roya­listes, apparemment proches, en fait ennemis, la gauche fit sa per­cée. Cela s'est revu, à une moin­dre échelle, et peut se revoir.). Pierre Ordioni pense que la der­nière pensée du roi légitime fut de choisir comme héritier le jeune prince Napoléon. Il en donne des indices (et manifeste à nouveau son vieux souci : faire se rejoin­dre la légitimité et la gloire napoléonienne). Ce projet, s'il exista, fut anéanti par la mort en Afrique du Sud du prince impérial. L'armée devenue l'exécutrice des basses œuvres de la Républi­que, l'ordre militaire n'en subsis­tait pas moins, malgré les fiches (délation auprès des Francs-maçons des officiers « réactionnaires »). Un fort mouvement social et chrétien se développe. C'est le mo­ment de l'article de Lyautey : du rôle social de l'officier. Mouvement à contre-courant, alors que la pro­pagande antimilitariste est orches­trée dans le pays. Impossible de renverser les données : l'effort de quelques-uns, sans moyens, ne peut être efficace contre les moyens de masse et la frivolité. Arrive la guerre de 1914-1918. L'auteur n'en fait pas l'histoire, évidemment, mais s'arrête à des épisodes capitaux : Verdun, les mutineries de 1917 (et dans les deux cas le rôle du général Pétain), et la possibilité de paix en 1917. Celle-ci était possible par la vo­lonté de l'empereur Charles, et la médiation des princes de Bour­bon-Parme. Elle arrêtait l'hémorra­gie de sang français, et empêchait que les États-Unis intervenant dans la dernière année, jouent un rôle capital dans la paix, et s'immis­cent dans les affaires européennes. Cette solution raisonnable est écar­tée par l'aveuglement et la sclérose de Clemenceau, comme par la vieille haine républicaine contre l'empire austro-hongrois catho­lique. Certains s'illusionnaient en croy­ant voir revenir du front des mil­lions d'hommes décidés à rejeter les vieilles fariboles, pleins de respon­sabilité et d'autorité, imperméables aux jongleries électorales. Erreur, ceux qui rentraient étaient surtout fatigués et dociles. On les trompe facilement. 124:265 L'antimilitarisme, le pacifisme, la démagogie, avaient de beaux jours en perspective. Et les groupements du type Croix de feu infiniment moins de force et de sérieux que, de l'autre côté du Rhin, les casques d'acier. Après 1934, arrive le mo­ment où les grands chefs qui pour­raient autour d'eux organiser une action ne s'y décident pas, pour de très bonnes raisons. « ...prenant conscience de son état de santé, Lyautey se récuse très vite. Comme le fera quelques mois plus tard à son tour le géné­ral Weygand. L'heure des ligues était passée. Celle des organisations clandestines va sonner. Les refus de Lyautey et de Weygand mar­quent le terme d'une certaine con­ception de l'ordre militaire ». Sur ces organisations, leur se­cret, leurs interférences, je ren­verrai au livre d'Ordioni. Reste que la défaite de 40 va les briser à leur tour. Les derniers chapitres du livre reviennent sur le secret de Darlan (auquel l'auteur a con­sacré un livre, chez le même édi­teur) et l'imbroglio du débarque­ment anglo-saxon en Afrique du Nord. La conclusion est une réflexion trop brièvement énoncée, sur le monde où nous nous trouvons. La bombe atomique et l'informatique, c'est, pour l'auteur, la deuxième révolution américaine. Elle réduit à rien liberté et personne. Et là, on a envie de citer : « L'homme en fait, vient de cé­der aux trois tentations que Satan, nous disent Mathieu et Luc, avaient utilisées pour amener Dieu fait homme à tomber sous la puis­sance qu'il exerce en ce monde opérer la mutation de la matière, vaincre les lois de la pesanteur et de la gravitation universelle et user de ces forces acquises pour asservir toutes les Nations. » Beau sujet de méditation. Cepen­dant Ordioni ne désespère pas. Il pense que les calculs technocrati­ques et les philosophies échoueront devant les prophètes : il cite Sol­jénitsyne. Il y a dans ces deux gros volu­mes, je le disais, une immense information. L'auteur a utilisé aussi beaucoup de papiers de familles qui lui ont été communi­qués, et de souvenirs personnels. Les lettres de soldats des deux dernières guerres, à elles seules, justifieraient la lecture de cette belle œuvre. Et l'on prend plaisir à voir l'auteur ici et là, reprendre le ton des « mémoires » qui lui réussit si bien. Mais ces petits faits vrais dont il nourrit son livre ne lui font jamais oublier les vues d'ensemble et les vastes perspec­tives. Cette histoire de l'ordre mi­litaire est aussi, souvent, une his­toire de France, et une histoire dès idées et des sensibilités fran­çaises. A cet égard encore, ces pages sont très riches. Et l'indépen­dance de l'homme, le talent de l'écrivain augmentent l'intérêt de l'œuvre. On la lit avec grand in­térêt. ([^13]) Georges Laffly. 125:265 #### Marie Delcourt *L'oracle de Delphes *(Payot) Ce qui met à part les ouvrages de Marie Delcourt ce n'est pas seulement l'intelligence et l'érudi­tion à un degré rare, c'est encore une sorte de passion qui rafraîchit, vivifie les sujets qu'elle traite. Elle y réveille le feu qu'on y croyait éteint. Ainsi de cet *Oracle de Del­phes* qu'on vient de rééditer. C'est un grand livre. L'oracle est on le sait le plus célèbre de l'Antiquité. Pendant mille ans les hommes allèrent y consulter Apollon, par l'intermé­diaire de la Pythie. Marie Delcourt commence par déblayer le terrain, le nettoyer autant que possible des ajouts, ornements qui se sont accumulés autour des faits. Com­ment cela se passait-il, en réalité ? Il n'y avait pas de gouffre, ni de vapeurs sacrées enivrant la Pythie. Du moins, l'archéologie n'en a pas retrouvé trace. A cela, on pourrait objecter que de nom­breux tremblements de terre ont pu transformer le terrain, hypo­thèse peut-être futile puisque l'au­teur ne la soulève pas... Deuxième point conquis sur la légende : les oracles n'étaient pas en vers, ni énigmatiques. Ceux qui se présen­tent ainsi sont apocryphes, faits après coup. Ce sont des faux lit­téraires, consacrés par le temps. Bien dommage pour les merveil­leux oracles que rapporte Héro­dote (en toute bonne foi) à pro­pos de Crésus, par exemple. Toute une couche de littérature, pieusement transmise, nous cache la réa­lité. Marie Delcourt y fait des fouilles, à la recherche du tuf ori­ginel. Elle conclut que les oracles étaient en général la réponse à une consultation en forme d'alternati­ve. La Pythie répondait ceci ou cela, oui ou non. Elle fonctionnait comme l'ordinateur, selon un sys­tème binaire. Le rôle de Delphes est grand, tout au long de l'histoire grecque, dans trois domaines : la colonisa­tion, la législation, les fondations religieuses. Mais il ne faut pas se tromper sur ce rôle. Bien que l'oracle, ou les prêtres qui servaient au temple, aient eu un rôle direc­tif, créateur, ils étaient conduits par une prudence systématique. « La prophétesse homologuait ce qu'on lui présentait, pourvu que la solution lui parût en accord avec le traditionalisme prudent dont Delphes ne s'est jamais dé­parti. » Quant au rôle politique de l'ora­cle, il se rapporte à Sparte, et aux guerres médiques. Marie Delcourt pense que des faux se sont im­posés, pour embellir et conforter des choix politiques faits indépen­damment du centre religieux (en particulier, l'oracle qui évoque le rempart de bois et Salamine). Fa­brications, donc. Delphes n'a ja­mais tenté d'unifier politiquement la Grèce. Il a empêché quelques guerres locales ou civiles, et il a imposé un calendrier commun fondé sur un cycle de huit an­nées, à la fois solaire et lunaire. 126:265 Grand bienfait, mais nullement décidé souverainement. Dû plutôt à l'influence d'hommes éclairés, qui ont fait entériner leur choix par le dieu de Delphes, afin de donner à ce choix plus d'autorité. Là, comme dans d'autres cas, le prestige de Delphes en profite, bien qu'il n'y ait nulle initiative du centre. De Pindare aux tragiques et à Platon, les poètes bâtissent la lé­gende de Delphes. Et plus la gloire du temple grandit, plus son rôle est grand. Il y a un effet de mi­roirs. Finalement les vrais *auteurs* de Delphes, ce sont ces poètes que l'on prend pour ses *témoins.* Tel est le sentiment de Marie Delcourt. Dans cette vision rationalisante, Apollon est conçu comme un éveil­leur de consciences. Le dieu a une action éducative sur la Grèce, non par les conseils donnés en son nom, mais par les questions que les hommes ont étudiées, agi­tées avant de s'adresser à lui. Ils affinaient peu à peu leurs idées, leurs sentiments, et c'est à Apollon que l'on attribuait le bienfait de cette réflexion tout humaine : « L'apport de Delphes à l'éthique grecque ne résulte pas de formu­les qui seraient sorties du sanc­tuaire, mais du jeu incessant des questions et des réponses provo­qué par les consultations. » Mille ans de confiance, de con­seils sages, de sentiment qu'on communique avec un dieu, se ré­soudraient donc dans ce jeu de reflets ? Mais si l'on n'accorde pas cela, autant dire qu'on croit à l'oracle, et à Apollon ? A une telle question, l'auteur répond très bien : « ...un moder­ne qui médite sur les différents thèmes de la synthèse delphique y trouve assez de mystères, assez de poésie, assez d'aspirations et d'es­pérances pour sentir lui-même son cœur se remplir d'une étrange piété. Son étude l'a conduit à res­treindre la place, à Delphes même, de la divination inspirée ; mais il ne peut refuser à celle-ci, telle qu'il la voit pratiquée, ni la sincérité, ni la croyance au voisinage d'un dieu, ni le sentiment de traduire sa pensée. » Malgré ce beau certificat, on peut se demander si Marie Del­court, si scrupuleusement honnête, ne tend pas à sous-estimer un cer­tain nombre d'éléments de la spi­ritualité de Delphes. Entendez bien : à sous-estimer par méthode, et parce que les prendre en comp­te lui paraîtrait peu raisonnable ; Elle décrit soigneusement ces élé­ments : le laurier est arbre d'im­mortalité, et on se référait à Del­phes aux Hyperboréens, séjour des Bienheureux ; on entrevoyait le Dieu unique (le Théos de Pindare) et l'Apollon delphien ne fut jamais représenté. L'auteur note aussi les influences orphiques et pythagoriciennes, qui nous éloignent de la mythologie commune. Mais ces éléments divers, Marie Delcourt y voit des ornements poétiques et surtout des ajouts -- ou des pro­grès -- apportés peu à peu. Est-il vraiment exclu d'y voir au con­traire les traces obscures, corrom­pues, de sources religieuses étran­gères, méconnues par la Grèce, d'une tradition plus antique et souterraine ? Delphes, pour la Grèce, est le centre du monde. On connaît la légende qui y place la rencontre de deux oiseaux lancés depuis les extrémités du monde. Pour Marie Delcourt, le fait a peu de sens. Elle admire beaucoup plus que l'examen de cette légende ait per­mis à un Grec, Épiménide de Phaestos, de conclure : « Ni la terre, ni la mer, n'ont eu ni centre ni ombilic. » Grande maxime en effet, et qui marque l'éveil de la raison, le passage à un autre es­prit. 127:265 Cependant, la croyance ancienne peut être éclairée de plu­sieurs façons. Il y a autre chose que l'imagerie des deux oiseaux. Jean Richer dans sa *Géographie sacrée de la Grèce* (où il se réfère volontiers au livre dont nous par­lons) montre comment Delphes était vraiment le centre de la Grè­ce dans un système zodiacal, l'en­semble des cités situées sur une série de roues, et vouées par leur position à tel signe du zodiaque et à tel dieu. On peut penser aussi au symbo­lisme du centre tel que l'a étudié Mircea Eliade, qui montre que dans toutes les sociétés anciennes, cette notion du centre est capitale (et d'ailleurs commune : chaque foyer est aussi un centre relatif), puisque c'est le lieu où passe l'axe qui joint la Terre au Ciel, le point de communication avec l'invisible et les mondes supérieurs. Ce qu'était Delphes par excellence, et c'est pour cela que l'oracle s'y exprimait. On sort là du travail de l'histo­rien tel que l'a accompli à mer­veille Marie Delcourt, mais c'est par de telles considérations que les faits précis triés par l'histoire peuvent être éclairés. Georges Laffly. #### Jean-François Chiappe *La Vendée en Armes, 1793 *(Librairie académique Perrin) Jean-François Chiappe m'est sympathique et j'avais apprécié en son temps l'ouvrage qu'il avait consacré à Cadoudal ; c'est dire avec quel a priori favorable j'ai abordé son nouveau livre consa­cré aux guerres de Vendée... Et pourtant, je suis un peu déçu. Tout d'abord, le titre de *Vendée en Armes* ne correspond pas exac­tement au texte qui, sous couleur de présenter une fresque, se limite en fait à deux biographies, celles de Bonchamps et de Talmont. Au vrai, ces personnages ne manquent pas d'envergure et méritaient sans doute qu'un hommage leur soit rendu sous une forme moderne, accessible aux lecteurs moyens Et justement, il semble bien que Chiappe ait décidé de s'en pren­dre aux idées préconçues et de rétablir un certain équilibre en donnant la première place à deux héros que la renommée avait peut-être légèrement oublié de cé­lébrer. Cadoudal, Cathelineau, Charette, La Rochejaquelein sont les préférés des historiens et bio­graphes, les plus connus par les profanes. La chanson, à son tour, s'en est mêlée, principalement pour Charette et Monsieur Henri. Il y avait donc un devoir de jus­tice à rappeler les talents et les vertus de Bonchamps et du Prince de Talmont ; J. F. Chiappe a eu raison de se consacrer à cette en­treprise et de lui apporter la no­toriété de sa plume. 128:265 Malheureusement, le titre qu'il a choisi ne correspond pas à l'ou­vrage qu'il nous présente ; il semble perpétuellement gêné, et comme brimé, par une sorte de distorsion entre l'éclairage privilé­gié de ses personnages et le mou­vement général du récit. De là, sans doute, provient une certaine lourdeur de forme, sur­tout perceptible dans quelques portraits ou récits de batailles ; mais il est vrai que les meilleurs historiens, les plus grands écri­vains, se sont souvent embourbés à la suite de l'armée Catholique et Royale, tant il est difficile d'é­crire son histoire avec clarté dès lors que l'on veut dépasser un rapide survol de synthèse et entrer dans le détail. L'auteur a aussi voulu se mon­trer équitable envers certains chefs républicains, tels que Kléber ou Westermann ; il a entrepris de les réhabiliter en quelque sorte. Mais je dois bien avouer qu'il n'est pas très convaincant... sans doute parce qu'il n'est pas très convaincu lui-même. Kléber avait du talent et du courage, c'est in­discutable ; Westermann n'était pas seulement la brute dont on a gar­dé l'image simplifiée, bien sûr. Il n'en demeure pas moins que l'un et l'autre se sont conduits eux-mêmes et ont laissé leurs hommes se conduire comme des scélérats quand ils ne les y ont pas incités ; ils se sont déshonorés, d'abord en choisissant de servir la république et ensuite dans leur façon de la servir par le feu, le vol et le viol. Chiappe le reconnaît d'ailleurs et n'apporte aucun argument à l'ap­pui de sa position qui laisse l'impression d'une gageure d'intellec­tuel à moins qu'il ne s'agisse d'une tactique d'auteur soucieux de pa­raître impartial. Pour moi, je lais­serai à la république le soin de défendre ses grands hommes et de donner leur nom à des avenues. La guerre n'est pas terminée et le temps n'est donc pas venu de faire des cadeaux à l'ennemi sur­tout lorsque, comme ici, il ne les mérite pas. Quant à Biron, ci-devant duc et cependant cruel général bleu, il bénéficie également de l'indulgen­ce de l'auteur sans que je puisse trouver l'ombre d'une excuse à la conduite indigne de ce grand seigneur décadent et perverti. Que l'on ne se méprenne pas cependant sur ce livre, à travers les critiques qui viennent d'être formulées. J'ai voulu marquer une pause au milieu des louanges sou­levées par l'ouvrage de Chiappe en soulignant quelques réserves qui me paraissent importantes. Elles n'enlèvent pas à l'auteur le mérite d'avoir parlé de la guerre de Vendée avec amitié et avec cour ; et d'avoir ravivé les por­traits injustement effacés par le temps de Messieurs de Bonchamps et de Talmont. Si malheureusement le livre ne comporte aucune indication de sources ni répertoire bibliographi­que il est, en contrepartie, illustré d'une façon ample, heureuse et souvent à partir de documents peu connus. Deux autres tomes nous sont annoncés, l'un centré sur Cha­rette et Stofflet, l'autre sur les chouans ; on peut, sans aucun doute, se préparer à leur réserver bon accueil dans les bibliothèques vendéennes. Maurice de Charette. 129:265 #### Alfred Sauvy *Mondes en marche *(Calmann-Lévy) Le titre du nouveau livre d'Al­fred Sauvy est à dessein équi­voque ; mais il doit d'abord être pris au pied de la lettre, comme nous y invite l'image de la cou­verture : des pas sur le sable. Si les thèmes abordés sont multi­ples, ils ne sont là que pour illus­trer le thème principal, celui des migrations, qui ont toujours été un aspect important de la démo­graphie, mais qui aujourd'hui po­sent à l'Europe la question de son existence même. Le dernier chapitre de l'ouvrage s'intitule sans fard : « *L'Europe peut-elle encore se sauver* *?* » Ce qui menace l'Europe n'est pas le chiffre actuel de sa popula­tion comparé à celui du monde, mais la courbe de leur évolution respective. D'un côté, c'est la vie qui décline, de l'autre la vie qui monte. Comment la vie montante ne l'emporterait-elle pas sur la vie déclinante ? Au XIX^e^ siècle, les migrations s'observaient de l'Europe aux au­tres continents. Aujourd'hui le courant est inverse. Simultanément, l'Europe cesse de procréer, tan­dis que le Tiers-Monde prolifère. Les perspectives d'avenir n'appa­raissent pas sous des couleurs de rose. La France ne se contente pas, à cet égard, de partager le destin de l'Europe, elle porte l'héritage d'une dénatalité qu'elle a été seule à connaître au XIX^e^ siècle, ce qui rend sa situation deux fois drama­tique. A. Sauvy, avec sa science uni­que de ces problèmes et le don qu'il a de les présenter de manière accessible à tous, convainc aisé­ment le lecteur de la gravité des temps dans lesquels nous entrons. Le savant se fait malgré lui mo­raliste tant s'impose à ses yeux l'évidence de l'enjeu -- la vie ou la mort -- d'une politique fran­çaise, et européenne, digne de ce nom. Le *vieillissement* des popu­lations riches face à la croissance rapide des populations pauvres ne laisse pas de doute sur la nature du mal dont nous souffrons et du remède qu'il exige. « Comment pouvez-vous espérer un retour vers la vie, alors que toute votre société est dirigée contre cet in­trus qu'est l'enfant ? (...) Vous avez supprimé, avec combien d'à propos, ce monstrueux et pom­peux appareil judiciaire, pour décider la mort d'un homme, si mé­prisable qu'il soit ; seulement, en revanche, la suppression d'un pe­tit être innocent, appelée naguère « avortement criminel », est deve­nue légale, naturelle... » (p. 251). Cet avertissement vaut pour tous les pays d'Europe, mais d'abord pour le nôtre. Plus encore que le « libéralisme avancé », le socia­lisme « à la française » redoute les enfants et attend les classes « creuses » pour soulager ses mu­nificences sociales. 130:265 A. Sauvy note que « toutes les dispositions fisca­les où intervient la famille prises par le gouvernement Mauroy ont été dirigées contre elle » (p. 202). Encore ne s'agit-il là que d'un dé­tail dans l'ensemble d'une politique qui, par toutes ses orientations, va toujours contre la vie. « Quelles que soient les difficultés des pays pauvres, ils sont assurés de vivre, puisqu'ils jouent la carte de la vie. Combien plus sérieuse est la me­nace qui pèse sur les Européens insouciants, qui, eux, jouent la carte de la vieillesse. Dépourvue de sens est la crainte de M. Mit­terrand de voir « le Sud qui s'ef­fondre », mais positifs sont le vieillissement et la décadence de l'Europe, dissimulés encore par le progrès des techniques » (p. 218). Si nous échappons à « la migra­tion massive en force, appelée in­vasion », saurons-nous nous pré­server de « la migration massive, *pacifique,* que l'on n'ose pas ar­rêter par la force » et que Jean Raspail a évoquée de manière sai­sissante dans son roman « Le Camp des saints » ? (p. 243) On peut même se demander si le pacifisme rampant de l'Ouest n'est pas un appel à la migration de l'Est (invasion) pour éviter celle du Sud (infiltration). Les faibles cherchent toujours un protecteur. Même si l'on a lu beaucoup de livres d'A. Sauvy, il est bon d'y ajouter « Mondes en marche » parce qu'on y trouve, rassemblées, toutes les données concernant les menaces les plus actuelles qui pè­sent sur notre civilisation. Les problèmes, nombreux et variés, qu'évoquent les mots développe­ment, sous-développement, pétrole, énergie, famine, pollution, richesse, pauvreté, etc. trouvent dans ce livre, non pas leur solution, mais le cadre à l'intérieur duquel on peut espérer de trouver leur meilleure solution. Faute de ce cadre bio-géo-anthropologique on risque le genre d'erreurs qui caractérisent globalement la politique actuelle de l'Occident et celle de la France en particulier. Le hasard a voulu que je lise ce livre en même temps que *Le Monde* publiait du 8 au 11 avril, quatre articles de Philippe Boggio sur « L'immigration entre la gé­nérosité et le réalisme ». Dans le dernier on peut lire ces lignes : « ...Et puisqu'il est acquis que la majorité des étrangers resteront, autant hâter leur intégration (...) Délivrance de droits successifs, in­tégration totale, peut-être naturali­sation, les formules sont à cher­cher, mais il est clair qu'il ne déplait pas aux socialistes d'envi­sager « une France plus métis­sée », selon la formule d'un mili­tant du P.S., plus forte de ses bras­sages ethniques et culturels, qui renaît avec une vieille tradition (...) Nous sommes cinquante mil­lions de blancs et presque cinq millions de « peaux foncées », et il n'est plus temps de faire ma­chine en arrière. Le sachant, les socialistes jugent préférable d'op­ter pour une démarche franche. Et, pourquoi pas, d'en faire un atout. » Un encadré nous rappelle que : « Selon le secrétariat d'État aux immigrés, des ressortissants de cent vingt-deux nationalités vivent actuellement en France et repré­sentent environ 8 % de la popu­lation. Depuis 1945 un million d'étrangers ont obtenu la natio­nalité française et, si l'on remonte à 1850, on peut estimer à treize millions le nombre d'habitants des­cendants d'immigrés ou de na­turalisés. » (Ce qui fait près d'un quart de Français de fraîche date.) 131:265 Le nombre d'immigrés qu'un pays peut intégrer à sa popula­tion à son avantage ou à son dé­triment dépend de multiples fac­teurs. Il n'est que de penser aux États-Unis pour s'en rendre compte. Mais un vieux pays à population vieillissante se trouve enfermé dans une contradiction. Car s'il peut avoir intérêt à accueillir des élé­ments jeunes pour se rajeunir, en­core faut-il qu'il ait une vigueur suffisante pour les assimiler ; sans quoi il y perd son âme, c'est-à-dire son identité. Ce qui implique une limite dans le nombre à ac­cueillir et, davantage encore, une sélection. Des Asiatiques et des Africains ne peuvent être assimilés aussi aisément que des Belges, des Italiens ou des Espagnols. Les pré­jugés des princes qui nous gouver­nent ajoutent, à cet égard, au dan­ger qui menace la France Nous voilà loin du livre d'A. Sauvy. Mais qu'il soit à l'origine de ces réflexions est une preuve nouvelle de son intérêt. Les ho­rizons qu'il ouvre sont à perte de vue. Louis Salleron. #### Marcel Laurent « *Fermina Marquez* » *et* « *Enfantines* »* *(chez l'auteur -- Saint-Laure 63350 Maringues) Larbaud souhaitait que l'atten­tion soit mise au rang des dons du Saint-Esprit, et tout critique doit en tomber d'accord, pour qui c'est la première des vertus. Les études sur deux des ouvrages de V. Lar­baud publiées par M. Laurent ont d'abord cette qualité d'être atten­tives à un degré éminent. Elles sont menées comme des explica­tions de texte, l'œuvre analysée, commentée presque ligne à ligne. (Il n'y a pas de détail dans l'ex­plication, pourrait-on dire en pa­rodiant la formule célèbre.) On aime que ces essais s'atta­chent à ces personnages d'adoles­cents, que Larbaud a peints si heu­reusement. Des adolescents bien éloignés des nôtres ? Sans doute, la brutalité de l'époque, le culte du voyou, ne risquent pas de fa­voriser certaines délicatesses. Mais le moment physiologique de l'ado­lescence, ce passage où l'individu n'est pas encore fixé, figé, tout cela est indépendant des époques, et en regardant bien, on doit en retrouver des images qui ne soient pas indignes de Fermina Marquez, de Rose Lourdira ou d'Éliane. Il y a dans les deux livres qu'é­tudie M. Laurent une sensualité exquise et voilée, qu'il montre très bien. Il semble penser que Lar­baud est aujourd'hui inconnu. Sans doute son nom ne fait pas autant de fracas que ceux du Pan­théon de la gauche, ou des pitres qui passent chez Pivot. Larbaud n'aimait pas le bruit. Il imaginait lui-même sa vie posthume comme celle d'un « petit précieux à demi oublié ». C'était modeste. En fait, sa renommée ne cesse de gagner des lecteurs fidèles, les vrais ama­teurs le lisent. A sa façon, ce petit ouvrage, plein de piété et de justesse, en est un signe. G. L. 132:265 #### Dom René Jean Hesbert *Çà et là dans l'œuvre de Louis Veuillot *(Nouvelles éditions latines) « Rares sont certainement ceux qui ont eu le temps et la patience de lire -- ou même de parcourir -- les quarante volumes denses des *Œuvres complètes* de Louis Veuillot », nous explique-t-on dans l'introduction. Rares surtout ceux qui ont en main ces ouvrages introuvables. La réédition de l'œuvre de Veuil­lot n'aurait-elle pas été possible ? On a pris le parti d'un choix, d'une anthologie, et cela permettra à ceux qui l'ignorent de se pro­mener dans une œuvre qui est délaissée à tort, mais pour des raisons très claires : les catholi­ques ont laissé tomber Veuillot (je parle des catholiques officiels) et les autres se brûlent les doigts à ces pages passionnées. On espère que ce recueil aura du succès. Veuillot fut le grand journaliste catholique du XIX^e^ siè­cle, infatigable, intrépide. Il a une prose carrée, solide, savoureuse, peut-être un peu monotone, une prose bonne comme le bon pain. Il manque ici une petite notice biographique, un ou deux sonnets (Veuillot les réussissait à merveil­le) et quelques échos polémiques comme on en trouve dans les *Odeurs de Paris.* Ce sera pour une prochaine édition. \*\*\* #### Henri Pourrat *Le Trésor des Contes : IV, Les amours *(Gallimard) La malice, le rêve et la raison des Français voilà ce qu'on peut trouver dans ces contes. Modelés par la collectivité, imprégnés des usages, de la vision des choses d'un peuple paysan, échos de croyances oubliées ou de faits di­vers récents, les contes réunis par Pourrat forment aussi une histoire, celle de la sensibilité française. 133:265 Ils sont regroupés, dans cette nouvelle édition, par thèmes ([^14]). Celui des amours est évidemment très varié, et va des fabliaux à l'amour courtois. D'un côté les plaisanteries sur la coquetterie des femmes, leur bavardage, de l'autre l'amour sans fin. Cela fait de curieux contrastes. Citons une seule anecdote, côté fabliaux, pour donner le ton. C'est l'histoire des fiancés qui vont à l'église pour qu'on les marie. Mais chaque fois, l'homme est tellement ivre que le curé renonce. A la fin, il s'im­patiente et demande si on ne pour­rait pas lui amener le promis en meilleur état. Hélas, dit la jeune femme, c'est que, quand il est à jeun, il ne veut pas venir. Ces plaisanteries gaillardes, c'est vrai qu'elles ont couru tout le pays, qu'elles font partie de son fonds, et La Fontaine ne les a pas dédaignées, non plus que Jou­handeau (on en trouve un lot dans *Chaminadour*)*.* Mais ce n'est pas la tonalité dominante. On trou­vera encore dans ce volume des versions des contes rendus fa­meux par Perrault : *Peau d'âne, Barbe-Bleue, Riquet à la houppe.* On y trouvera aussi nombre de récits fondés sur un interdit et une épreuve. Le plus curieux, peut-être, est celui qui interprète le récit de la Genèse. Un seigneur entend se plaindre deux charbon­niers. Ils se lamentent sur la faute des premiers parents, qui les con­traint à un dur travail et à la misère. A la place d'Adam et d'Ève, ils n'auraient pas été si fous. Le seigneur les invite dans son château. Ils pourront y jouir de tous ses biens, à condition de ne pas toucher à certaine soupière d'or. On devine la suite. La fem­me n'a de cesse qu'elle ne soulève le couvercle. Une souris s'échappe. Le seigneur est là, qui a tout vu. Il les chasse. Les charbonniers n'ont pas été plus sages que nos premiers parents. C'est la traduction commune du péché par la curiosité. Elle com­porte sa dose de misogynie, et une sorte de rire aussi : on ne pouvait pas y échapper, il faut croire. Cette version profane, ex­trêmement réduite de la première histoire de l'homme, on en retrou­ve en somme le modèle avec *Barbe-Bleue,* où l'interdit est bravé aussi par une femme curieuse mais *Barbe-Bleue* finit bien. Ces récits d'épreuve reviennent sou­vent. Dans *Le bouc blanc,* la fem­me sait bien que son mari quitte la nuit sa forme animale et rede­vient homme. Elle doit garder le secret, mais elle ne peut s'empê­cher de parler. Indiscrétion punie la malédiction qui pèse sur le malheureux sera prolongée de six mois. On tourne toujours autour de l'idée que dire aggrave la réa­lité : ce qui doit aller sans dire ne va plus du tout, une fois énon­cé. Mais on n'arrêterait pas. Signalons que ce volume est le quatriè­me, et que l'édition complète en comportera sept. G. L. 134:265 ## DOCUMENTS ### Fatima, 13 mai 1982 *Texte intégral\ de l'homélie\ et de l'acte de consécration* La presse mondiale, écrite et audio-visuelle, y compris *La Croix,* a systématiquement oc­culté ce que Jean-Paul II a fait au sanctuaire de Fatima, le 13 mai 1982. Voici ce qui a été dissimulé : 1\. -- Avant, pendant et après sa visite au Portugal, Jean-Paul II lui-même a déclaré et répété que la journée du 13 mai était la plus importante de son voyage, et que le plus im­portant de cette journée était l'acte de consé­cration. 135:265 2\. -- Il a consacré le monde et spéciale­ment la Russie au Cœur Immaculé de Marie, renouvelant explicitement les consécrations déjà faites par Pie XII. 3\. -- Il a prononcé cette consécration en union avec les évêques du monde entier. 4\. -- Il a solennellement authentifié l'en­semble du message de Fatima. Ces informations capitales ont été immé­diatement données par un seul journal fran­çais : le quotidien PRÉSENT, dont les articles ont été reproduits par le précédent numéro de la revue et par le numéro 99 du SUPPLÉ­MENT-VOLTIGEUR. Nous donnons maintenant le texte intégral de l'homélie de Jean-Paul II présentant la consécration, et de l'acte de consécration lui-même. \*\*\* Ce faisant, nous n'entendons avancer au­cune opinion, prononcer aucun jugement sur le point de savoir -- par exemple -- si la mention explicite de la Russie et la partici­pation des évêques furent bien exactement ce qui était demandé par le message de Fatima. Nous commençons par le commencement nous faisons connaître ce qui a eu lieu, et qui a été partout dissimulé ou plus ou moins déformé, à savoir : I. -- Jean-Paul II a bien prononcé la con­sécration du monde au Cœur Immaculé de Marie. II\. -- Cette consécration était bien le re­nouvellement de celles qui avaient été pronon­cées par Pie XII. 136:265 III\. -- Mention explicite a bien été faite de la Russie par Jean-Paul II. Cette mention a toutefois été introduite selon une procédure particulière, aussitôt signalée par PRÉSENT (voir notre précédent numéro), et que l'on remarquera dans la reproduction ci-après du texte intégral. IV*. -- Les évêques ont été associés à la consécration* non point par leur consentement explicite (qu'ils se sont abstenus de donner, au moins publiquement), mais *par un acte d'autorité du souverain pontife, déclarant agir en qualité de tête du corps épiscopal.* Cette manière -- plus hiérarchique que démocra­tique -- d'entendre et de pratiquer la « collé­gialité » est à coup sûr digne d'une considé­ration attentive. Jean-Paul II a prononcé en portugais l'homélie et l'acte de consécration. Le texte que nous reproduisons intégralement est le texte français publié par la salle de presse pontificale. Les soulignés (en italiques) sont non point de nous, mais du texte original. En revanche, les passages imprimés ci-après en plus gros caractères ([^15]) sont ceux que nous avons nous-mêmes voulu mettre en relief. *Ceux de nos lecteurs qui liront non point seulement les passages en gros caractères, mais l'intégralité du texte, feront peut-être bien d'avoir présente à l'esprit ou de relire au préalable l'étude de Louis Salleron :* « *Le style de Jean-Paul II *»*, parue dans notre numéro 261 de mars 1982* 137:265 #### Homélie avant la consécration **1. --** « Et à partir de cette heure-là, le disciple la prit chez lui » Jn 19, 27). C'est par ces paroles que se termine l'Évangile de la liturgie de ce jour à Fatima. Le nom du disciple était Jean. C'est précisé­ment lui, Jean, fils de Zébédée, apôtre et évangéliste, qui entendit les paroles du Christ venant du haut de la croix : « Voici ta mère. » Auparavant, le Christ avait dit à sa Mère : « Femme, voici ton fils. » C'était là un *testament admirable.* En quittant ce monde, le Christ donna à sa Mère un homme qui serait pour elle comme un fils : Jean. Il le lui confia. Et par suite de ce don, de cette remise entre ses mains, Marie devint la mère de Jean. La Mère de Dieu *est devenue la mère de l'homme.* A partir de cette heure-là, Jean « la prit chez lui » et devint sur terre le gardien de la Mère de son Maître ; c'est en effet, pour des enfants, un droit et un devoir que de prendre soin de leur mère. Mais Jean devint surtout, par la volonté du Christ, *le fils de la Mère de Dieu.* Et à travers Jean, *tout homme* devint son fils à elle. **2. --** « Il la prit chez lui » peut également signifier, littéralement, dans sa maison. Les lieux où Marie se rencontre avec les hommes sont une manifestation particulière de sa maternité à leur égard, comme le sont *aussi les maisons où elle habite,* les maisons où l'on sent une présence particulière de la Mère. Ces lieux et ces maisons sont fort nombreux. Et ils sont d'une grande variété, depuis les plus simples oratoires aménagés dans les habitations ou le long des routes, où resplendit l'image de la Mère de Dieu, jusqu'aux chapelles et aux églises construites en son honneur. Il y a cependant quelques *lieux où* les hommes *ressentent d'une manière particulièrement vivante la présence de leur Mère.* 138:265 Parfois, ces endroits rayonnent largement leur lumière, attirent les gens de loin. Leur rayonnement peut s'étendre à un diocèse, à une nation entière, voire à plusieurs nations et jusqu'à plusieurs continents. Tels sont les *sanctuaires* mariaux. En tous ces endroits se réalise d'une façon admirable ce testa­ment singulier du Seigneur crucifié : l'homme s'y sent remis et confié à Marie ; l'homme y accourt pour être avec Elle comme avec sa mère ; l'homme lui ouvre son cœur et lui parle de tout : « Il la prend chez lui », c'est-à-dire au milieu de tous ses problèmes, parfois difficiles. Ses problèmes et ceux des autres. Problèmes des familles, des sociétés, des nations, de l'humanité entière. **3. -- **N'en est-il pas ainsi au sanctuaire de *Lourdes,* dans la France voisine ? N'en est-il pas ainsi à *Jasna Gora* en terre polonaise, le sanc­tuaire de ma nation, qui célèbre cette année le jubilé de ses six cents ans ? Il semble que là aussi, comme en tant d'autres sanctuaires maria dispersés de par le monde, résonnent avec une force d'authenticité toute particulière ces paroles de la liturgie de ce jour : « Tu es le grand honneur de notre race ! » (Jdt 15, 9), et encore celles-ci : « Quand notre race était humiliée..., tu es intervenue pour empêcher notre ruine, en agissant résolument sous le regard de notre Dieu » (Jdt 13, 20). Ces paroles résonnent à Fatima comme un écho spécial des expériences non seulement *de la nation portugaise,* mais aussi de tant d'autres nations et peuples qui se trouvent sur le globe terrestre ; elles sont même l'écho de l'expérience *de toute l'huma­nité contemporaine,* de toute la famille humaine. **4. -- **Je viens donc ici aujourd'hui parce que c'est précisément en ce jour de l'an dernier, qu'a eu lieu, sur la place Saint-Pierre à Rome, l'attentat contre la vie du pape, en mystérieuse coïncidence avec l'anniversaire de la première apparition à Fatima le 13 mai 1917. 139:265 Ces dates se sont rencontrées d'une manière telle que j'ai cru y reconnaître un appel spécial à venir ici. Et voilà qu'au­jourd'hui je suis ici. Je suis venu remercier la divine Providence en ce lieu que la Mère de Dieu semble avoir si particulièrement choisi. « Misericordiae Domini, quia non sumus consumpti » (Lam 3, 22) : je le répète encore une fois avec le prophète. Je suis venu surtout pour *proclamer ici la gloire de Dieu même :* « Béni soit le Seigneur Dieu, Créateur du ciel et de la terre », je le dis avec les mots mêmes de la liturgie de ce jour (Jdt 13, 18). Et vers le Créateur du ciel et de la terre j'élève également cette hymne spéciale de gloire qu'est elle-même la *Mère immaculée du Verbe incarné :* « Bénie sois-tu, ma fille, par le Dieu Très-Haut, entre toutes les femmes de la terre... Jamais l'espérance dont tu as fait preuve ne s'effacera du souvenir des hommes, mais ils se rappelleront éternellement la puissance de Dieu. « Que Dieu accorde un heureux résultat à cet exploit et qu'il t'exalte pour toujours ! » (*ibid.,* vv. 18-20). *A la base de ce chant* de louange que l'Église élève avec joie ici comme en tant de lieux de la terre, se trouve l'incomparable choix d'une fille du genre humain comme Mère de Dieu. Que soit donc adoré surtout Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit ! Que soit bénie et vénérée Marie, type de l'Église, en tant que « *demeure de la très sainte Trinité* »* !* **5. -- **Depuis le moment où Jésus, en mourant sur la croix, dit à Jean : « Voici ta Mère », depuis le moment où « le disciple la prit chez lui », le mystère *de la maternité spirituelle de Marie* a trouvé son accomplissement dans l'histoire avec une ampleur sans limites. Maternité veut dire sollicitude pour la vie du fils. Or donc, si Marie est mère de tous les hommes, son empressement pour la vie de l'homme est *d'une portée universelle.* L'empresse­ment d'une mère embrasse l'homme tout entier. La maternité de Marie commence par sa sollicitude maternelle pour le Christ. Dans le Christ, au pied de la croix, elle a accepté Jean, et *elle* a *accepté tout homme et tout l'homme.* Marie les embrasse tous avec une sollicitude particulière *dans l'Esprit Saint.* C'est lui en effet, comme nous le professons dans notre *Credo,* qui « donne la vie ». C'est lui qui donne la plénitude de la vie ouverte vers l'éternité. 140:265 La maternité spirituelle de Marie est donc une *participation à la puissance de l'Esprit Saint,* de celui qui « donne la vie ». Elle est en même temps l'humble service de celle qui dit d'elle-même : « Voici la servante du Seigneur » (Lc 1, 38). A la lumière du mystère de la maternité spiri­tuelle de Marie, cherchons à comprendre le *message extraordinaire* qui commença à résonner dans le monde, à partir de Fatima, depuis le 13 mai 1917 et se prolongea pendant cinq mois, jus­qu'au 13 octobre de la même année. **6. -- **L'Église a toujours enseigné et continue à proclamer que la révélation de Dieu a trouvé son accomplissement en Jésus-Christ, qui en est la plénitude, et que « aucune nouvelle révélation publique n'est à attendre avant la manifestation glorieuse du Seigneur » (*Dei Verbum,* n. 4). L'Église *apprécie* et *juge* les révélations privées selon le critère de leur conformité avec cette unique révélation publique. Si l'Église a accueilli le message de Fatima, c'est surtout parce qu'il contient *une vérité et un appel* qui, dans leur contenu fondamental, sont *la vérité et l'appel de l'Évangile lui-même.* « Convertissez-vous, (faites pénitence) et croyez à l'Évangile » (Mc 1, 15) : telles sont les premières paroles que le Messie a adressées à l'humanité. Le message de Fatima est, dans son *noyau* fondamental, l'appel à *la conversion et à la péni­tence,* comme dans l'Évangile. Cet appel a été prononcé au début du XX^e^ siècle, et par consé­quent il a été particulièrement adressé à ce siècle. *La Dame du message* semble lire avec une perspi­cacité spéciale les « signes des temps », les signes de notre temps. 141:265 L'appel à la pénitence est maternel et, en même temps, ferme et déterminé. La charité, qui « trouve sa joie dans ce qui est vrai » (cf. 1 Co 13, 6), sait être franche et décidée. L'appel à la pénitence est associé, comme toujours, à *l'appel à la prière.* Conformément à la tradition de nombreux siècles, la Dame du message de Fatima indique le *rosaire,* qui peut justement se définir « la prière de Marie » : la prière dans laquelle elle se sent particulièrement unie à nous. Elle-même prie avec nous. *Par cette prière,* on embrasse les problèmes de l'Église, du Siège de saint Pierre, les problèmes du monde entier. En outre, on se souvient *des pécheurs,* pour qu'ils se convertissent et se sauvent, et *des âmes du purgatoire.* Les paroles du message ont été adressées à des enfants de 7 à 10 ans. *Les enfants,* comme Bernadette de Lourdes, sont parti­culièrement privilégiés dans ces apparitions de la Mère de Dieu. D'où le fait que son langage est simple, à la mesure de leur capacité de comprendre. Les enfants de Fatima sont devenus les *interlocuteurs de la Dame du message* et aussi ses collaborateurs. Il y en a une qui vit encore. **7. -- **Lorsque Jésus dit sur la croix : « Femme, voici ton fils » (In 19, 26), *il ouvrit* d'une manière nouvelle *le cœur de sa Mère,* le Cœur immaculé, et il lui révéla la nouvelle dimension de l'amour, et la nouvelle portée de l'amour auquel elle était appelée dans l'Esprit Saint par la force du sacrifice de la croix. Dans les paroles de Fatima, il nous semble retrouver justement *cette dimension de l'amour maternel* dont le rayonnement atteint toute la route de l'homme vers Dieu, la route qui fait cheminer sur cette terre, et celle qui mène, à travers le purgatoire, au-delà de la terre. La sollicitude de la Mère du Sauveur est *la sollicitude pour l'œuvre du salut,* l'œuvre de son Fils. C'est la sollicitude pour le salut, pour le salut éternel de tous les hommes. Soixante-cinq années se sont écoulées depuis ce 13 mai 1917 : il est difficile de ne pas voir que cet amour de la Mère, porteur de salut, em­brasse d'une manière particulière, dans son rayonnement, notre siècle. A la lumière de l'amour maternel, nous comprenons tout le message de la Dame de Fatima. Ce qui s'oppose le plus directement au cheminement de l'homme vers Dieu, c'est le péché, l'obstination dans le péché et, finalement, la négation de Dieu. La volonté programmée *d'effacer Dieu* dans le monde de la pensée humaine. Le fait que toute l'activité terrestre de l'homme se détache de Lui. *Le refus de Dieu de la part de l'homme.* 142:265 En réalité, le salut éternel de l'homme se trouve en Dieu seul. Si le refus de Dieu de la part de l'homme devient définitif, il mène logiquement *au refus de l'homme de la part de Dieu* (*Cf. Mt* 7, 23 ; 10, 33), à la damnation. Alors que la Mère, avec toute la puissance de l'amour qu'elle nourrit dans l'Esprit Saint, désire le salut de tout homme, *peut-elle garder le silence* sur ce qui menace les bases mêmes de ce salut ? Non, elle ne le peut pas ! C'est pourquoi le message si maternel de la Dame de Fatima est en même temps si ferme et si déterminé. Il semble sévère. C'est comme si Jean-Baptiste parlait sur les rives du Jourdain. Il invite à *la pénitence. Il avertit. Il appelle à la prière. Il recommande le rosaire.* Ce message est adressé à tout homme. L'amour de la Mère du Sauveur rejoint tout ce que touche l'œuvre du salut. L'objet de ses soins, c'est *tous les hommes de notre époque,* et en même temps les sociétés, les nations et les peuples. Les sociétés menacées par l'apostasie, menacées par la dégra­dation morale. L'écroulement de la moralité en­traîne avec lui l'écroulement des sociétés. **8. -- **Le Christ, sur la croix, dit : « Femme, voici ton fils. » Par cette parole, il ouvrit, d'une manière nouvelle, le cœur de sa Mère. Peu après, la lance du soldat romain transperça le côté du Crucifié. Ce cœur transpercé est devenu *le signe de la rédemption que l'Agneau de Dieu accomplit par sa mort.* Le Cœur immaculé de Marie, ouvert par la parole : « Femme, voici ton fils », rencontre spirituellement le cœur de son Fils ouvert par la lance du soldat. Le cœur de Marie a été ouvert par *l'amour même pour l'homme et pour le monde* dont le Christ a aimé l'homme et le monde, s'offrant lui-même pour eux sur la croix, jusqu'au coup de lance du soldat. 143:265 Confier le monde au Cœur immaculé de Marie signifie nous approcher, grâce à l'intercession de la Mère, de la Source même de la vie, qui a jailli au Golgotha. Cette *Source* jaillit sans interrup­tion avec la rédemption et avec la grâce. En elle s'opère continuelle­ment la réparation pour les péchés du monde. Elle est en perma­nence source de vie nouvelle et de sainteté. Confier le monde au Cœur immaculé de la Mère signifie revenir au *pied de la croix du Fils.* Plus encore, cela veut dire confier ce monde au Cœur transpercé du Sauveur, le faire remonter à la source même de sa *rédemption.* La rédemption surpasse toujours le péché de l'homme et le « péché du monde ». La puissance de la rédemption est infiniment supérieure à toutes les possibilités de mal qui se trouvent dans l'homme et dans le monde. *Le Cœur de la Mère,* comme aucun autre dans tout l'univers, visible et invisible, en est bien conscient. C'est pour cela qu'il appelle. Il n'appelle pas seulement à la conversion, il nous appelle à nous faire aider par Elle, la Mère, pour revenir vers la source de la rédemption. **9. -- **Se remettre entre les mains de Marie signifie se faire aider par elle pour nous offrir, nous-mêmes et l'humanité, à *Celui qui est Saint,* infiniment Saint, se faire aider par elle -- en ayant recours à son Cœur de Mère qui, au pied de la croix, s'est ouvert à l'amour pour tout homme, pour le monde entier -- afin d'offrir le monde, et l'homme, et l'humanité, et toutes les nations, à Celui qui est infiniment Saint. La sainteté de Dieu a été manifestée dans la rédemption de l'homme, du monde, de l'humanité entière, des nations, rédemption qui s'est accomplie par le Sacrifice de la croix. « Pour eux je me consacre moi-même », avait dit Jésus (Jn 17, 19). *Par la puissance de la rédemption* le monde et l'homme *ont été consacrés.* Ils ont été consacrés à Celui qui est infiniment Saint. Ils ont été offerts et confiés à l'Amour même, à l'Amour miséri­cordieux. La Mère du Christ nous appelle et nous invite à nous unir à l'Église du Dieu vivant dans cette consécration du monde, dans cet acte d'offrande par lequel le monde, l'humanité, les nations, tous et chacun des hommes sont présentés au Père Éternel avec la puissance de la rédemption du Christ. Ils sont offerts dans le Cœur du Rédemp­teur transpercé sur la croix. 144:265 La Mère du Rédempteur nous appelle, nous invite et nous aide à nous unir à cette consécra­tion, à cet acte d'offrande du monde. Alors en effet nous nous trouverons le plus près possible du Cœur du Christ transpercé sur la croix. **10. **-- Le contenu de l'appel de la Dame de Fatima est si profondément enraciné dans l'Évangile et dans toute la Tradition que *l'Église sent sa responsabilité engagée par ce message.* L'Église y a répondu par le Serviteur de Dieu Pie XII (qui avait reçu l'ordination épiscopale précisément le 13 mai 1917) : il a voulu en effet consacrer au Cœur immaculé de Marie tout le genre humain et spécialement les populations de la Russie. N'a-t-il pas, par cette consécration, donné satisfaction à la résonance évangélique de l'appel de Fatima ? Le concile Vatican II, dans la constitution dogmatique sur l'Église (*Lumen gentium*) et dans la constitution pastorale sur l'Église dans le monde de ce temps (*Gaudium et spes*)*,* a bien mis en lumière ce qui motive le lien unissant *l'Église et le monde d'aujourd'hui.* En même temps, son enseignement sur la présence particulière de Marie dans le mystère du Christ et de l'Église a atteint sa plénitude dans l'acte par lequel Paul VI, désignant aussi Marie sous le nom de *Mère de l'Église,* indiquait d'une ma­nière plus profonde la caractéristique de son union avec l'Église, et de sa sollicitude pour le monde, pour l'humanité, pour chaque homme, pour toutes les nations : sa maternité. 145:265 On en est arrivé ainsi à saisir plus profondément encore le sens de l'acte d'offrande que l'Église est appelée à faire, en recourant au Cœur de celle qui est Mère du Christ et notre Mère. **11. -- **Comment se présente aujourd'hui, devant la Mère du Fils de Dieu, dans son sanctuaire de Fatima, Jean-Paul II, suc­cesseur de Pierre, celui qui poursuit l'œuvre de Pie XII, de Jean XXIII, de Paul VI, et qui reçoit particulièrement *en héritage le concile Vatican II ?* Il se présente, en relisant avec crainte cet ap­pel maternel à la patience, à la conversion ; cet appel ardent du Cœur de Marie qui a retenti à Fatima il y a soixante-cinq ans. Oui, il le relit, la crainte au cœur, car il voit tant d'hommes et tant de sociétés, tant de chrétiens qui ont pris la di­rection opposée à celle indiquée par le message de Fatima. Le péché a acquis un tel droit de cité dans le monde et la négation de Dieu est si répandue dans les idéologies, dans les conceptions et les programmes humains ! C'est précisément pour cette raison que l'invitation évangélique à la pénitence et à la conversion, énoncée par les paroles de la Mère, est toujours actuelle. Elle est encore plus actuelle qu'il y a 65 ans. Et bien plus urgente ! C'est aussi pourquoi cet appel sera, l'an prochain, le thème du *Synode des évêques,* auquel nous nous préparons déjà. Le successeur de Pierre se présente ici également comme *témoin des immenses souffrances de l'homme,* comme témoin des menaces quasi apocalyptiques qui pèsent sur les nations et sur l'humanité. Ces souffrances, il veut les embrasser avec son faible cœur humain, tandis qu'il se tient devant le mystère du Cœur de la Mère, du Cœur immaculé de Marie. Au nom de ces souffrances -- et avec une pleine conscience du mal qui s'étend dans le monde et menace l'homme, les nations, l'humanité --, le successeur de Pierre se présente ici avec une foi plus grande *dans la rédemption du monde,* dans cet Amour sauveur qui est toujours plus fort, toujours plus puissant que tout mal. 146:265 Or si le cœur se serre à la vue du péché dans le monde, des menaces de toutes sortes qui se concentrent sur l'humanité, ce même *cœur* humain se *dilate dans l'espérance* au moment d'accom­plir *une fois encore* ce que mes prédécesseurs ont déjà fait : confier le monde au Cœur de la Mère, lui confier spécialement les peuples qui en ont particulièrement besoin. Cet acte veut dire que le monde est confié à Celui qui est la Sainteté infinie. Cette Sainteté signifie rédemption, elle signifie amour plus puissant que le mal. Jamais aucun « péché du monde » ne pourra surpasser cet Amour. *Une fois encore !* En effet *l'appel de Marie ne vaut pas pour une seule fois.* Il est ouvert aux générations toujours nouvelles, selon les « signes des temps » toujours nouveaux. Il faut sans cesse revenir à lui. Toujours le reprendre *à nouveau.* **12. -- **L'auteur de l'Apocalypse écrit : « Et je vis la Cité sainte, Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, de chez Dieu ; elle s'est fait belle, comme une jeune mariée parée pour son époux. J'entendis alors une voix clamer, du trône : "Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux ; ils seront son peuple, et lui, Dieu-avec eux, sera leur Dieu" » (Ap 21, 2-3). C'est de cette foi que vit l'Église. C'est avec *cette foi que chemine le peuple de Dieu.* « La demeure de Dieu avec les hommes » est déjà sur la terre. En elle se trouve le Cœur de l'Épouse et de la Mère, Marie, paré du joyau de la conception immaculée : *le Cœur de l'Épouse et de la Mère* que la parole du Fils sur la croix a ouvert à un nouvel et grand amour de l'homme et du monde ; le Cœur de l'Épouse et de la Mère qui *connaît* toutes les *souffrances* des hommes et des sociétés de cette terre. Le peuple de Dieu chemine sur les routes de ce monde *dans une perspective eschatologique. Il* accomplit son pèlerinage vers la Jérusalem éternelle, vers la « demeure de Dieu avec les hommes ». Là, Dieu « *essuiera toute larme* de leurs yeux : de mort, il n'y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n'y en aura plus, car l'ancien monde s'en est allé » (Ap 21, 4). Mais pour l'heure, « l'ancien monde » *est encore présent.* C'est précisément dans le cadre de l'espace et du temps que se réalise notre pèlerinage. 147:265 Voilà pourquoi nous nous tournons vers « Celui qui siège sur le trône et qui dit : "Voici, je fais l'univers" » (*ibid.* 21, 5). Et avec l'Évangéliste et l'Apôtre nous nous efforçons nous aussi de voir avec les yeux de la foi « le ciel nouveau et la terre nouvelle » parce que le premier ciel et la première terre ont disparu... Jusqu'à maintenant cependant « *le premier ciel et la première terre *» subsistent encore autour de nous et en nous. Nous ne pouvons pas l'ignorer. Cela nous permet au contraire de mesurer quelle *grâce* immense a été faite à l'homme lorsque, au cœur de ce cheminement, à l'horizon de la foi de notre temps, est apparu ce « *signe grandiose : une femme *» (Ap 12, 1) ! Oui, en toute vérité nous pouvons répéter : « Bénie sois-tu ma fille, par le Dieu Très-Haut, entre toutes les femmes de la terre ! » « ...en agissant résolument sous le regard de Dieu, « ...*tu es intervenue pour empêcher notre ruine* »*.* En vérité, tu es bénie ! Oui, ici et dans toute l'Église, dans le cœur de chaque homme et dans le monde entier : sois bénie, ô Marie, notre très douce Mère ! #### Acte d'offrande et de consécration **1. --** « Sous l'abri de ta miséricorde, nous nous réfugions, Sainte Mère de Dieu ! » (« Sub tuum praesidium confugimus, Sanc­ta Dei Genetrix. ») En prononçant les paroles de cette antienne avec laquelle l'Église du Christ prie depuis des siècles, je me trouve aujourd'hui en ce lieu choisi par toi, et par toi, ô Mère, particulièrement aimé. 148:265 Je suis ici, en union avec tous les Pasteurs de l'Église par ce lien particulier qui fait que nous constituons un corps et un collège, de la même manière que, selon la volonté du Christ, les Apô­tres étaient unis à Pierre. C'est dans le lien de cette unité que je pro­nonce les paroles du présent Acte, dans lequel je désire rassembler encore une fois les espoirs et les angoisses de l'Église dans le monde de ce temps. Il y a quarante ans -- puis à nouveau dix ans plus tard --, ton serviteur le pape Pie XII, ayant devant les yeux les douloureuses expériences de la famille humaine, a *confié et consacré à ton Cœur immaculé* le monde entier, et spécialement les peuples qui étaient d'une manière particulière l'objet de ton amour et de ta sollicitude. Ce *monde des hommes et des nations,* je l'ai moi aussi devant les yeux aujourd'hui, au moment où je désire renouveler l'offrande et la consécration accomplies par mon prédécesseur sur le Siège de Pierre : le monde du second millénaire qui va se terminer, le monde contemporain, notre monde actuel ! Se souvenant des paroles du Seigneur : « Allez... de toutes les nations faites des disciples... Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde » (*Mt* 28, 19-20), *l'Église* a renouvelé, au concile Vatican II, la conscience de *sa mission en ce monde* C'est pourquoi, ô *Mère des hommes et des peuples,* toi qui « connais toutes leurs souffrances et leurs espoirs », toi qui ressens d'une façon maternelle toutes les luttes entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres, qui secouent le monde con­temporain, reçois l'appel que, comme mus par l'Esprit Saint, nous adressons directement à ton Cœur, et avec ton *amour* de Mère et de Servante, *embrasse* notre monde humain que nous t'offrons et te consacrons, pleins d'inquiétude pour le sort terrestre et éternel des hommes et des peuples. 149:265 Nous t'offrons et te consacrons d'une manière spéciale les hommes et les *nations* qui ont parti­culièrement besoin de cette offrande et de cette consécration. « Sous l'abri de ta miséricorde, nous nous réfugions, Sainte Mère de Dieu ! » *Ne rejette pas nos prières alors que nous sommes dans l'épreuve !* Ne les rejette pas ! Accepte notre humble confiance -- et notre offrande ! **2. --** « Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique : ainsi tout homme qui croit en lui ne périra pas, mais il obtiendra la vie éternelle » (*Jn* 3, 16). C'est précisément cet amour qui a fait que le Fils de Dieu s'est consacré lui-même pour tous les hommes : « Pour eux je me consacre moi-même, afin qu'ils soient, eux aussi, consacrés dans la vérité » (*Jn* 17, 19). En vertu de cette consécration, les disciples de tous les temps sont appelés à se dépenser pour le salut du monde, à ajouter quelque chose aux souffrances du Christ en faveur de son Corps qui est l'Église (cf. *2 Co* 12, 15 ; *Col* 1, 24). Devant toi, Mère du Christ, devant ton Cœur immaculé, je veux aujourd'hui, avec toute l'Église, m'unir à notre Rédempteur en sa consécration pour le monde et pour les hommes, car c'est seulement dans son Cœur divin qu'elle a le pouvoir d'obtenir le pardon et de procurer la réparation. *La puissance de cette consécration* dure dans tous les temps, elle embrasse tous les hommes, peuples et nations, elle surpasse tout mal que l'esprit des ténèbres est capable de réveiller dans le cœur de l'homme et dans son histoire, et que, de fait, il a réveillé à notre époque. A cette consécration de notre Rédempteur *s'unit l'Église, Corps mystique du Christ,* par le service du successeur de Pierre. Combien profondément nous sentons le besoin de consécration pour l'humanité et pour le monde, pour notre monde contem­porain, dans l'unité du Christ lui-même ! A l'œuvre rédemptrice du christ, en effet, doit *participer* le *monde par l'intermédiaire de l'Église.* 150:265 Alors, quel mal nous fait tout ce qui, dans l'Église et en chacun de nous, *s'oppose à la sainteté et à la consécration !* Et quel mal suscite en nous le fait que l'invitation à la pénitence, à la conver­sion, à la prière, n'ait pas rencontré l'accueil qu'elle aurait dû ! Quel mal nous procure le fait que beaucoup participent si froidement à l'œuvre de la Rédemption du Christ ! Et que d'une manière si insuffisante se complète en notre chair « ce qu'il reste à souffrir des épreuves du Christ » (Col 1, 24) ! Bénies soient donc toutes les âmes qui obéissent à l'appel de l'Amour éternel ! Bénis soient ceux qui, jour après jour, avec une inépuisable générosité, accueillent ton invitation, ô Mère, à faire ce que dit ton Jésus (cf. Jn 2, 5), et donnent à l'Église et au monde un témoignage serein de vie inspirée par l'Évangile ! Bénie sois-tu *par-dessus tout,* toi, la Servante du Seigneur qui obéis de la manière la plus pleine à ce divin appel ! Sois saluée, toi qui t'es *entièrement unie* à la consécration rédemptrice de ton Fils ! *Mère de l'Église !* Enseigne au peuple de Dieu les chemins de la foi, de l'espérance, et de la charité ! Aide-nous *à* vivre avec toute la vérité de la consécration du Christ pour toute la famille humaine du monde contemporain ! **3. -- **En te confiant, ô Mère, le monde, tous les hommes et tous les peuples, *nous te confions aussi la consécration même pour le monde* et nous la mettons dans ton Cœur maternel. Ô Cœur immaculé ! Aide-nous à vaincre la menace du mal qui s'enracine si facilement dans le cœur des hommes d'aujourd'hui et qui, avec ses effets incommensurables, pèse sur notre époque et semble fermer les voies vers l'avenir ! De la faim et de la guerre, *délivre-nous !* De la guerre nucléaire, d'une autodestruction incalculable, de toutes les sortes de guerre, *délivre-nous !* Des péchés contre la vie de l'homme depuis ses premiers moments, *délivre-nous !* De la haine et de la dégradation de la dignité des fils de Dieu, *délivre-nous !* De tous les genres d'injustices dans la vie sociale, nationale et internationale, *délivre-nous !* 151:265 De la facilité avec laquelle on piétine les commandements de Dieu, *délivre-nous !* De la tentative d'enterrer dans les cœurs humains la vérité même de Dieu, *délivre-nous !* Des péchés contre l'Esprit Saint, *délivre-nous ! Délivre-nous !* Accueille, ô Mère du Christ, ce cri chargé de la souffrance de tous les hommes ! *Chargé de la souffrance* de sociétés entières ! Que se révèle encore une fois dans l'histoire du monde la puissance infinie *de l'Amour miséricordieux !* Qu'il arrête le mal ! Qu'il transforme les consciences ! Que dans ton Cœur immaculé se manifeste pour tous la *lumière de l'Espérance !* \[Fin de la reproduction intégrale de l'homé­lie et de l'acte de consécration de Jean-Paul II à Fatima le 13 mai 1982.\] 152:265 ## Informations et commentaires ### L'affaire des Malouines Depuis le début de la *guerre* des Malouines, les commentateurs s'épuisent à pronostiquer ce qui va se passer le lendemain ou le surlendemain. Peut-être cette guerre-là sera-t-elle terminée au mo­ment où paraîtront ces lignes. Mais l'*affaire* des Malouines ne fait que commencer, et si les péripéties qui vont la jalonner sont imprévisibles, elle est claire et n'a qu'une signification : l'Occident y perd à tous les coups. Et quand l'Occident perd, c'est l'U.R.S.S. qui gagne. Il lui suffit de compter les coups. Cela, plus d'un l'a déjà dit, tant l'évidence éclate. Mais l'opi­nion publique n'en est pas consciente. D'autre part elle a tendance à imaginer que le jeu est simplement triangulaire, n'intéressant finalement que l'Amérique du Sud, les États-Unis et l'U.R.S.S. Pour un peu, elle se féliciterait que l'Europe soit au balcon. Depuis le temps que ce sont les autres qui y sont, nous avons le droit de dire : « Chacun son tour. » Comme si l'Europe ne tenait pas au monde entier, ne fût-ce que par son commerce ! L'état de faillite indiscutée des pays pauvres y entraîne irrésis­tiblement les pays riches. La mini-guerre des Malouines ruine définitivement l'Argentine qui ne s'en sortira que par une dictature renforcée. Elle rouvre le gouffre du déficit anglais que ne com­blera pas une victoire douteuse. Si Mme Thatcher reste au pouvoir et entend continuer sa lutte contre l'inflation, que fera-t-elle de quatre millions de chômeurs ? La crise économique jointe au problème financier requiert des solutions politiques auxquelles les nations ne pourront plus échapper. C'est l'idéologie démo­cratique, dans sa double expression libérale et socialiste, qui se trouve confrontée à la double expression de son terme normal : le fascisme et le communisme. La notion d'autorité, étrangère à la dictature, semble échapper aux gouvernements occidentaux. 153:265 En ébranlant le monde un peu plus qu'il ne l'est déjà, l'affaire des Malouines soulève une autre question, relative aux droits nationaux. Cette question est double. Tout d'abord il s'agit de savoir si, et dans quelle mesure, le voisinage crée un droit pour la nation la plus puissante. On le voit bien pour la France qui n'a eu de cesse pendant toute son histoire d'atteindre ses limites « naturelles ». Y a-t-il donc des frontières dessinées par la géographie ? Les mers, les montagnes, les grands fleuves semblent donner la réponse. C'est parce que notre hexagone en est bien pourvu que nous nous attachons à ce critère qui, il faut le reconnaître, tend à dissuader de la guerre. Mais il y a des plaines qui font appel d'air, et la rive gauche du Rhin n'est pas à nous. Quant aux îles qui sont proches des côtes, quelle règle en fixera l'appartenance à la nation ? La Corse et la Sardaigne nous posent le problème dans la Méditerra­née, Chausey, Jersey et Guernesey dans la Manche. Les Malouines sont plus proches de l'Argentine que d'aucune autre nation, ; et comme elles n'ont pas la consistance propre à en faire un État il est normal que l'Argentine les revendique. Cependant les grandes îles dont la vocation est le commerce ne peuvent affermir leur puissance nationale qu'en disposant de relais pour accueillir leurs navires et surveiller les mers. A proximité de l'antarctique, les îles malouines jouaient ce rôle pour la Grande-Bretagne, comme Chypre, Malte et Gibraltar en Méditerranée. La guerre a grignoté ces escales de son empire ; elle ne peut admettre que la paix ajoute à sa ruine. Où est le Droit en ces matières ? Il a toujours été, à sa nais­sance, le Droit du plus fort. Ensuite c'est la possession tranquille, appuyée bien sûr sur la force et confirmée de temps en temps par des traités, qui fait le Droit. La *prescription* légitime tout, à commencer par la conquête des terres prochaines mais cette, prescription est-elle éternelle ? On songe à Pascal. « Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique (...) ; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien. » 154:265 Quand la force commence à devenir faiblesse, la justice com­mence à paraître injustice. La proximité s'éloigne et la prescription se fait précaire. L'affaire des Malouines illustre ces vérités de bon sens. L'Angleterre l'a compris. Il lui fallait montrer sa force si elle ne voulait pas avouer un siècle et plus d'injustice -- sans parler que l'injustice aux Malouines devenait l'injustice à Gibraltar. Dès le premier jour, l'Espagne affirma le droit de ! Argentine. La mémoire des peuples est tenace. L'invincible Armada appelait à la revanche. Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes perd ses contours. Car qu'est-ce qu'un peuple ? Le définira-t-on par la race ? par la langue ? par la religion ? Et dans quelle mesure tous ces éléments, pris ensemble ou séparément, vouent-ils des hommes à la possession sans trouble d'un territoire ? Le tremblement de terre qu'a été la dernière guerre se prolonge en secousses qui ébranlent successivement toutes les parties du globe. Les chocs les plus fréquents sont ceux qui opposent la *proximité* à la *prescription.* C'est le cas des Malouines. Ce fut celui de tous les empires coloniaux. A la paix européenne a succédé la paix américano-soviétique. La prescription, abolie pour les vastes espaces du Tiers-Monde, a fait surgir des dizaines de nations qui se battent entre elles pour des questions de bornage. Plus près de l'Europe, on a vu Israël effacer près de deux mille ans de prescription pour se retrouver en guerre de voisinage à toutes ses frontières. L'U.R.S.S. a absorbé l'Estonie, la Lituanie et la Letto­nie, colonisant d'autre part tous les pays de l'Est européen. Un Droit nouveau se cherche qui fortifierait la justice et justifierait la force. Il y faut du temps. Les vieilles nations de l'Ouest en sont peu secouées à l'intérieur. On n'en voit pas moins la France doter la Corse d'un statut parti­culier et veiller au grain du côté de la Bretagne et du pays basque. L'Espagne est violemment agitée par ses provinces basques et catalanes. L'unité italienne n'est sauvée que par l'anarchie et l'unité belge par la monarchie. L'Allemagne rêve de sa moitié perdue. Ne passons pas en revue la situation dans chaque continent. Cette évocation rapide de quelques cas parmi tant d'autres n'a pour objet que de montrer pourquoi l'affaire des Malouines aura des répercussions un peu partout dans le monde et d'abord en Europe. La France serait-elle seule à y échapper ? Mais la France aussi a des îles lointaines, et la France a des frontières que les engins modernes rendent toutes proches de celles de ! U.R.S.S. Entre l'archipel des Malouines et l'archipel du Goulag il n'y a que espace d'une civilisation qui fait eau de toutes parts. Louis Salleron. 155:265 ### Un traître à Saint-Flour Mgr Jean Cuminal, évêque auxiliaire de Besançon, vient d'être nommé évêque de Saint-Flour (siège naguère occupé par Mgr Marty). En 1969, l'archevêque de Be­sançon, Mgr Lallier, présidait le commission épiscopale du monde scolaire et universitaire. L'abbé Jean Cuminal était se­crétaire général de l'enseigne­ment catholique ; le R.P. Ed­mond Vandermeersch, s.j. (qui vient de s'illustrer en proposant un plan d'intégration de l'en­seignement libre dans la fonc­tion publique) était secrétaire adjoint. Par l'entremise d'Edgar Fau­re, ministre de l'Éducation na­tionale, Maître Jean Cornec, le dirigeant laïque bien connu, engagea en janvier 1969 des né­gociations secrètes avec Cumi­nal, Vandermeersch et leur équipe. A l'automne, l'assemblée des évêques de France, réunie à Lourdes, rendait hommage à l'école publique. Mais M^e^ Jean Cornec espérait davantage de ces négociations, en particulier *que l'on cesse de créer des écoles catholiques dans les communes de moins de trois ou cinq mille habitants.* L'abbé Cuminal ne lui oppo­sa pas de fin de non-recevoir sur ce point. C'est pour une raison imprévue que les négociations furent rompues, *par la partie laïque,* en décembre 1969 : le président Pompidou, par une sorte de *fait du prince,* décida contre toute attente de pérenniser les contrats simples prévus par la loi Debré, et qui arrivaient à terme. « -- Je vous comprends, je suis encore plus désolé que vous » déclara l'abbé Cuminal à M^e^ Cornec. Il était donc dé­solé de n'avoir pu trahir jus­qu'au bout les catholiques des petites communes, qui se se­raient vu interdire de confier leurs enfants à une école ca­tholique ? Aujourd'hui encore, Mgr Cu­minal garde de ces négociations « un très bon souvenir ». Il le déclare dans *Le Matin* du 6 mai 1982, page 22, où l'on trouve toutes ces informations. J. U. 156:265 ### Gilbert Tournier *Je n'ai jamais entendu Gil­bert Tournier qui est mort le 12 mai dernier se définir com­me écologiste. Pourtant le* « *grand ingénieur* » *comme l'appelaient Maurras et Vallat fut assurément parmi les grands bâtisseurs de notre temps celui qui savait le mieux que l'on ne commande à la nature qu'en lui obéis­sant. Polytechnicien malgré lui, comme il aimait long­temps à se définir, il accom­plit à la compagnie générale du Rhône un très grand tra­vail. Ami de Gaston Berger, le fondateur de la* « *prospec­tive* » *il travailla d'autant plus à l'avenir des pays rhodaniens qu'il en aimait fortement le passé. Dans ses conférences, il dénonçait les dangers de l'aventure* « *technocratique* »*.* *Dans ses ouvrages* Babel ou le Vertige Technique, Le Cœur des hommes, *il montrait les dangers de la science et de la technique conçues comme leur propre fin. Aussi pensait-il que les grands travaux d'aménagement nécessaires à la puissance économique des pays rhodaniens devaient être menés en respectant le plus possible la nature, qu'ils devaient s'accompagner de toute une politique de restauration, d'entretien et de mise en va­leur des sites.* *Cet homme aimait passion­nément sa ville de Lyon, la vallée impériale, la Provence, auxquels il consacra de très beaux ouvrages et, en colla­boration avec Pierre Fresnay, des films de grande beauté. D'une grande érudition, im­prégné des Grecs et des La­tins, archéologue passionné, Gilbert Tournier avait le gé­nie de communiquer la gran­deur et la beauté de l'hérita­ge. Auteur de remarquables fascicules de présentation de la vallée du Rhône et de la Provence, il était le plus mer­veilleux des guides. A Lyon, autour des fouilles de la Croix Rousse ou de Fourvière, il narrait avec une grande exactitude, qui n'excluait pas l'émotion, les journées de persécution menées contre les chrétiens par les adorateurs de Cybèle.* 157:265 *Que de moments passés sur les chemins et les hauts lieux de la Provence où il aimait évoquer les heures passées là avec Maurras ou Daudet. Qu'on me permette un sou­venir. A la Fontaine du Vau­cluse, il me racontait, ému, l'émotion de son vieil ami Xa­vier Vallat qui, en prison, s'était juré de prendre en ce lieu qu'il chérissait son déjeu­ner de retrouvailles avec la liberté. Je le revois, s'animant alors, citant Dante et Pétrar­que et récitant Mistral. Com­me chaque fois qu'il parlait des grands, il en venait à Gus­tave Thibon, son ami très cher à qui je dois de l'avoir connu. Gilbert Tournier, le même jour, nous avait conduits visiter au pied du Ventoux une petite chapelle romane où venait de s'installer un moine qu'il affectionnait. Je retrou­vais là Dom Gérard que j'a­vais connu quelques années auparavant au monastère de Tournay avant qu'il ne soit envoyé au Brésil.* *La naissance et le dévelop­pement du monastère Sainte-Madeleine en cette terre char­gée de civilisation ajoutait à sa certitude que le mal ne saurait l'emporter définitive­ment sur le beau et le bon. Non loin du monastère du Barroux, dans la paix certaine, Gilbert Tournier dort lui aus­si* « *entre les bras de l'espé­rance et de l'amour* »*.* Romain Marie. ============== fin du numéro 265. [^1]:  -- (1). Voir *: Le mythe de l'alternance,* dans ITINÉRAIRES, numéro 262 d'avril 1982. [^2]:  -- (1). C'est nous qui soulignons [^3]:  -- (1). ITINÉRAIRES, n° 76 -- numéro spécial « Primauté de la contem­plation » (Reprint DMM, 1979). [^4]:  -- (1). Lu dans l'excellent Bulletin de Domqueur d'avril 1982 : « J'ai reçu, à propos de Kerezinen, lieu des apparitions en 1938, un grand nombre de lettres et même de livres, qui sont en faveur de l'authenticité des faits miraculeux. Encore une fois, je n'ai pas autorité pour m'en faire juge, mais je constate les bienfaits spirituels dont bénéficient ceux qui vont prier là-bas (c'est près de Landivisiau).  « Depuis une trentaine d'années le nombre des faits miraculeux dont on a entendu parler est considérable. Tout récemment l'abbé Laurentin dans le *Figaro* (23 février) faisait un récit assez favorable des appari­tions de Medjugordje en Yougoslavie. « Les fidèles ne comprennent pas que les autorités ecclésiastiques non seulement n'aient pas reconnu une seule apparition depuis cinquante ans, mais surtout ne paraissent pas vouloir faire une enquête vraiment sérieuse à propos d'aucune d'entre elles. » [^5]:  -- (1). Sur Garabandal, voir l'ouvrage collectif de Louis SALLERON, Jean MADIRAN, Hugues KÉRALY et Antoine BARROIS : *Garabandal hier et aujourd'hui, enquêtes et commentaires* (Dominique Martin Morin éditeur). [^6]:  -- (1). En italiques dans le texte. -- Les italiques sont de nous quand le renvoi (1) ne figure pas. [^7]:  -- (1). Militant précoce et brillant, « oi­seau des tempêtes » selon Barrès, Henri Lagrange collaborait surtout à *L'Action française*. Blessé à Auberive et transporté à l'hôpital militaire de Montereau, il y mourut dans d'atroces souffrances le 30 octobre 1915. Il laissait un roman inachevé intitulé *Vingt ans en 1914.* Vingt et un autres collaborateurs de la *Revue critique* furent tués au front. [^8]:  -- (2). Henri Clouard (1886-1974) tenait avant 1914 une chronique dans la *Re­vue critique.* Il s'y faisait le héraut du néo-classicisme et du nationalisme lit­téraire. Par la suite il se consacra à l'enseignement et à une monumentale *Histoire de la littérature française du symbolisme à nos jours* (Albin Michel). [^9]:  -- (3). Alexandre Guinle figure dans l'*Histoire de la littérature* de Clouard et dans la récente *Histoire de la poésie française* de Robert Sabmier (Albin Michel, 1981) comme « le poète d'*Ata­lante* » (ouvrage paru en 1932)*.* [^10]:  -- (4). Roman de Thérive (Grasset, 1938)*.* [^11]:  -- (5). *Écrevisse de rempart,* disponible chez Aubanel, 7. place Saint-Pierre, 84000 Avignon. [^12]: **\*** -- Voir 265-109.jpg [^13]:  -- (1). Petite pédanterie de ma part. L'auteur cite p. 361 : « Faites la paix, sinon faites un roi. » L'auteur est Marcel Sembat, député socialiste, en 1911 ou 1912 [^14]:  -- (1). L'édition antérieure du Trésor des contes avait été terminée par Galli­mard en 1962. Elle comportait treize volumes. [^15]: **\*** -- Ici : *en couleur*. \[2003\]