# 266-09-82 1:266 ## Les Charlier 3:266 Henri Charlier -- André Charlier -- Claude Franchet 5:266 POUR ANNE-MARIE\ *en souvenir de Bohé,\ de la prairie, du jardin, de l'île,* POUR MARGUERITE\ *naturellement,* POUR BABETTE\ *malgré tout,* *dans la douce pitié de Dieu.* J. M. 7:266 CE PEUPLE *du Moyen Age prétendu si misérable chantait toute la journée, en labourant comme en filant, des chansons gaies comme la nais­sance du printemps, des chansons tristes, si belles qu'elles sont pour l'âme une consolation. Ce peuple, comme nous, su­bissait les privations, la maladie et la mort, comme tous les peuples de tout temps depuis le péché originel.* *Mais ce peuple du Moyen Age voulait vivre l'idée du bien qui était en lui. Cha­cun avec sa propre nuance en était pos­sédé. Le roi saint Louis en était le mo­dèle. Ce bien était la pacification de l'âme quoi qu'il advînt et par delà la mort. C'est pourquoi il chantait ; et nous ne chantons pas. Ou bien ce que nous chantons périra sans laisser de trace et sans postérité.* Henri Charlier. 9:266 IL SUFFIT qu'on voyage un peu pour être effaré devant la vie que se font les hommes, une vie qui ne repose plus sur rien de vrai. Ici (au Mesnil-Saint-Loup) je suis dans une paroisse extraordinaire, que je connais bien, où il y a encore des âmes qui cherchent simplement la per­fection et qui ont le sentiment que le monde moderne est radicalement ennemi de tout ce qu'ils aiment. Mais même ici la contagion est terrible : n'étant pas revenu depuis six ans, j'en aperçois les ravages. 25 septembre 1946 \*\*\* Il n'y a absolument qu'un malheur dans la vie, c'est de ne pas correspondre à ce que Dieu attend de nous. Il n'est d'ailleurs pas toujours commode de le savoir, parce que notre faiblesse nous fait commettre des erreurs ou des péchés qui obscurcissent en nous la claire vision de la volonté divine. 10:266 Avec de la bonne volonté nous finissons par la comprendre, mais c'est au prix de souffrances qui sont salutaires et rédemptrices, pourvu que nous ne nous révoltions pas contre elles. Il faut de la patience et de l'attention. Il faut généralement du temps. Les âmes qui voient clair du premier coup sont bien rares. Il faut re­connaître que la plupart du temps ce sont nos passions qui nous empêchent de voir clair. Avec l'expérience de la vie, je m'aperçois que les débats cornéliens sont encore plus vrais que les débats raciniens. Ou plutôt je m'exprime mal. Ils se passent dans une autre région de l'âme, plus profonde. Ceux qui parlent de vertus héroïques ne savent généralement pas de quoi ils parlent : on pratique des vertus héroïques parce qu'on ne peut pas faire autrement si on est fidèle à la grâce. 9 juin 1948 \*\*\* La croix est lourde à porter bien sûr, et on se croit toujours plus fort qu'on n'est. Il n'y a qu'un moyen de s'en tirer, c'est d'aider les autres à porter leur croix. Ce n'est pas que cela rende la nôtre moins lourde : mais cela nous la fait com­prendre, et en la comprenant on finit par l'aimer. 23 août 1949 \*\*\* 11:266 Depuis dix ans le désastre intellectuel de la jeunesse tourne à la catastrophe, et même la ca­tastrophe se précipite depuis exactement deux ans. Alors par-dessus mon travail et les 150 gar­çons de la maison, je fais douze heures de classe. 1^er^ décembre 1959 \*\*\* On a le cœur malade en face de ce qui se passe. Je n'arrive pas à travailler. Il y a vraiment quelque chose de tragique dans le destin de De Gaulle : pendant la guerre il a coupé la France en deux, et nous sommes encore à la veille d'une coupure du même genre, dont il est à craindre qu'elle soit sanglante. 29 janvier 1960 \*\*\* Je suis fort déçu de notre nouveau pape. Les paroles qu'il a prononcées ces jours derniers et que rapporte *Le Figaro* sont lourdes de sens. « Bien que la Révolution (française de 1789) fût parée de laïcisme et bien qu'elle apparût comme une pro­testation contre l'Église, ses raisons étaient pro­fondément chrétiennes : liberté, égalité, frater­nité. De même aujourd'hui les profondes aspi­rations sociales vers la justice et la liberté sont chrétiennes elles aussi. » *Parée de laïcisme* est joli, ainsi que *protestation.* 12:266 Je crois qu'il a appris l'histoire dans Maritain. Comme il est tout de même indispensable qu'il sache l'histoire vraie, j'ai peur que la Providence ne nous ménage des événements capables de la lui apprendre. Mais l'Église paiera cher. Ne trouvez-vous pas également joli : *Le laïcat, réveillé par la culture moderne ?* On appelle à l'apostolat un laïcat que l'on n'instruit pas. Car enfin les évêques sont gravement infidèles au pré­cepte : « Ite et docete. » Je suppose que la culture moderne est elle aussi chrétienne par nature ? 5 septembre 1963 \*\*\* Vous savez comment sont les hommes : on consent à toutes les mortifications sauf une. 11 septembre 1963 \*\*\* Nous sommes dans un siècle d'œuvres cachées. 11 septembre 1963 \*\*\* André Charlier. 13:266 ### Liminaire LES TEXTES de ce numéro ne sont pas tous inédits mais ils étaient presque tous introuvables. La grande nouveauté est que plusieurs d'entre eux prennent maintenant, à visage découvert, leur véritable portée de témoignages. Ce sont les ar­ticles sur Henri Charlier, sur Claude Franchet et sur André Charlier qui avaient été publiés sous le nom de Bernard Froment ou Fromant. Ils étaient soit d'André soit d'Henri Charlier. Ils composent avec d'autres la première partie : les Charlier par eux-mêmes. \*\*\* Ce numéro est pour que ceux qui savent prennent avec nous le temps de se souvenir. Et pour que les autres aient l'occasion d'apprendre. Aux dernières pages de *Culture, École, Métier,* Henri Charlier remarquait avec tristesse, c'était en 1942, qu'avaient été donnés à la France tous les grands hommes qui lui auraient permis de renverser le cours de sa décadence et de sortir de son déclin du XX^e^ siècle. Mais ces grands hommes ont tous été empêchés, par nos institutions maçonniques, de commander ou d'enseigner : 14:266 -- *Jeunes Français, ne croyez pas que votre patrie ait jamais manqué des hommes dignes de la servir et de lui garder le rang qu'elle tient de l'histoire. Mais les grands hommes qu'elle a nourris depuis cent ans et dont le nom vous arrive tardivement comme celui de prophètes méconnus, ont été tenus malgré eux en dehors de la société et de l'enseignement. La France a rejeté la gloire de ses vrais penseurs, vous avez été privés de la lumière que vos frères aînés avaient, pour sauver notre pays, allumée pour vous au flambeau de l'Être*. Une et presque deux générations plus tard, cette interpellation a gardé toute sa force. Les noms d'Henri et d'André Charlier sont venus s'ajouter à ceux de Le Play, de Maurras, de Péguy. Les Charlier avaient été donnés à la France, et spécialement à l'Église de France, pour inviter les Français à faire comme eux le chemin qu'ils avaient parcouru, du monde moderne à la foi chrétienne. Leur père franc-maçon les avait élevés sans baptême ni caté­chisme ; de son côté Claude Franchet avait abandonné la religion de son enfance et ne l'avait retrouvée qu'au prix de la longue « aventure d'un retour après un en allé ». L'Église de France a pris l'autre chemin, qui l'a conduite à quitter la foi surnaturelle pour épouser le monde moderne, maçonnique et communiste ; et son retour après son en allé, elle ne l'a pas encore commencé. Dans une telle désintégration du catholicisme, Henri et André Charlier n'ont pu ni enseigner ni commander, si ce n'est à des groupes minuscules. Henri Charlier l'a énoncé en peu de mots : «* J'avais mesuré l'impossibilité d'agir dans les milieux chrétiens. Je suis resté chez moi. *» Et André Charlier : «* Nous sommes dans un siècle d'œuvres cachées. *» \*\*\* 15:266 Les anciennes nations chrétiennes d'Occident ont été livrées à la maçonnerie et au communisme par la trahison de leurs auto­rités constituées, les temporelles et les spirituelles. Elles ont été privées du premier de tous leurs droits : car le premier droit des peuples est celui d'être gouvernés selon la loi naturelle et en vue du bien commun. Ce premier droit est la condition politique nécessaire au sage exercice de tous les autres droits dont on nous parle tellement, et plus souvent mal que bien. L'esprit qui domine le monde contemporain est celui de l'anti-dogmatisme maçonnique. Mais un dogme, cela veut dire une vérité objective, universelle, enseignée avec autorité (avec une autorité proportionnée au niveau naturel ou surnaturel de la vérité enseignée). Il n'y a plus aujour­d'hui de dogmes reconnus par un consensus social. La seule loi subsistante est celle, factice et variable, de la prétendue volonté générale ; autrement dit la loi du nombre, manipulée par les oligarchies en place. Les peuples sont ainsi livrés à l'anarchie intellectuelle, à l'arbitraire moral, au despotisme politique. Cependant l'immonde marée du monde moderne en décompo­sition n'a pas noyé toutes les consciences. En 1980 Romain Marie et ses jeunes amis, qui n'avaient jamais rencontré Henri ni André Charlier, qui n'avaient connu ni Maslacq ni le Mesnil, ont fondé le CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER. C'est un signe et c'est une promesse, et c'est déjà une promesse tenue. Nous faisons donc ce numéro sur les Charlier à l'intention des jeunes Français qui savent ou au moins qui pressentent qu'on leur ment ; et qu'à la condition d'échapper à la domination culturelle des circuits officiels de la démocratie socialiste et de l'œcuménisme maçonnique, ils trouveront beaucoup à apprendre sur leur patrie, sur leur histoire, sur leur identité nationale et religieuse : c'est-à-dire sur eux-mêmes ; et sur leur vocation. Jean Madiran. 17:266 \[Voir 266-17.jpg\] 19:266 ### Chronologie #### Henri Charlier Naissance : à Paris le 18 avril 1883. Étudie les Beaux-Arts. Entre en 1903 à l'atelier de Jean-Paul Laurens qu'il quitte rapidement. Fréquente Maurice Denis, Georges Desvallières. Fernand Py, Bour­delle, Rodin, Péguy. Mariage civil en 1906 avec Claude Franchet. Baptême et mariage religieux « six ou sept ans » plus tard. Guerre : 19141918. Expose au Salon des Indépendants et en 1925 se retire définitive­ment au Mesnil-Saint-Loup. Mort au Mesnil-Saint-Loup aux premières vêpres de Noël 1975. 20:266 #### André Charlier Naissance : 25 décembre 1895. Baptême : 13 octobre 1914. Mobilisation : décembre 1914. Première blessure : décembre 1915. Seconde blessure : 15 juillet 1917. Prisonnier en hôpital puis en forteresse jusqu'à la fin de 1918. Après la guerre, longue convales­cence. Entrée à l'École des Roches de Verneuil : octobre 1924. Mobilisé en 1938 puis le 25 août 1939 ; démobilisé à l'automne 1940. Directeur de l'École des Roches de Maslacq (Basses-Pyrénées) d'octobre 1941 à juillet 1950. Premier numéro des « Cahiers de Maslacq » : 1947. Directeur du Collège de Normandie à Clères (Seine-Maritime) d'octobre 1950 à juillet 1962. Parution du recueil « Lettres aux capitaines » : 1955. Parution du volume « Que faut-il dire aux hommes » : 1964. Parution du livre (en collaboration avec Henri Charlier). « Le chant grégorien » : 1967. Mort le 8 août 1971. 21:266 ### Bibliographie #### Henri Charlier *Cette bibliographie ne comporte que les œuvres écrites d'Henri Charlier : c'est-à-dire qu'elle ne mentionne pas les reproductions de ses œuvres plastiques ni les ouvrages qu'il a seulement illustrés.* 1\. -- *Culture, École, Métier.* Arthaud 1942. Seconde édition revue et augmentée : premier volume de la « Collection Itinéraires » aux Nouvelles Éditions Latines, 1959. 2\. -- *Jean-Philippe Rameau,* EISE 1955, seconde édition 1960. 3\. -- *Le martyre de l'art,* ou « l'art livré aux bêtes », avec six dessins de l'auteur, Nouvelles Éditions Latines 1957. 4\. -- *François Couperin,* illustré par l'auteur, EISE 1965. 5\. -- *Le chant grégorien* (en collaboration avec A. Charlier), DMM 1967. 6\. -- *L'art et la pensée,* DMM 1972. 7\. -- *Pax in lumine,* recueil de quelques apophtegmes, tirage limité à 512 exemplaires sur vélin d'Arches, Éditions Sainte-Made­leine 1981. 8\. -- *Création de la France,* DMM 1982. *La partie matériellement la plus étendue de l'œuvre écrite d'Henri Charlier est constituée par ses articles dans* ITINÉRAIRES, *dont on trou­vera la table aux pages 78 et suivantes du numéro de la revue qui lui est consacré : numéro 216 de septembre-octobre 1977. Ce numéro est en vente* *chez* « *DMM *»* : Dominique Martin Morin, à Bouère, 53290 Grez.* 22:266 *Henri Charlier a institué un conseil chargé de prendre après sa mort, pour l'édition et la réédition de son œuvre écrite, toutes les décisions qui relèvent de l'auteur lui-même. Il a également désigné un éditeur. Les personnes qui auraient à en traiter doivent s'adresser à M. Jean-Marc Le Panse, notaire à Villeneuve-l'Archevêque* (*Yonne*)*.* #### André Charlier 1\. -- *Cahiers de Maslacq* : premier numéro daté du 2^e^ trimestre 1947. Dix-neuf numéros parus à l'École des Roches de Maslacq, Basses-Pyrénées (aujourd'hui : Pyrénées-Atlantiques) ; le numéro 19 est daté du 4° trimestre 1950. Numéro 20, nouveau titre : *Questions*, « premier Cahier d'une nouvelle série » (2^e^ trimestre 1951) : douze numéros parus à l'École des Roches de Clères (Collège de Norman­die). Seine-Inférieure (aujourd'hui Seine-Maritime). Tous les numéros de *Questions* portent en sous-titre. « Cahiers de Maslacq ». -- Dans ces « Cahiers », la plupart des articles ne sont pas signés ; parmi eux, un certain nombre sont d'André Charlier, dont plusieurs ont été recueillis dans le volume n° 3 ci-dessous. Dans le numéro 10 (paru à Maslacq au début de 1949), on peut lire : « Nous avons envoyé 272 exemplaires et nous n'avons perçu jusqu'à présent que 159 abonnements. » 2\. -- *Lettres aux Capitaines* (c'est-à-dire aux grands élèves, à Maslacq puis à Clères, qui avaient la responsabilité de leurs cama­rades plus jeunes). Un volume de 162 pages aux « Éditions du Phoque », achevé d'imprimer le 2 février 1955. Trente-quatre lettres s'échelonnant de septembre 1942 à mai 1952. Trente sont de Maslacq et quatre de Clères. Seconde édition en 1980 : aux Éditions Sainte-Madeleine, monas­tère Sainte-Madeleine du Barroux (code postal : 84330). 23:266 3\. -- *Que faut-il dire aux hommes.* Ouvrage couronné par l'Aca­démie française. Un volume de 380 pages. Seizième volume de la « Collection Itinéraires » aux Nouvelles Éditions Latines. Achevé d'imprimer le 16 mai 1964. 4\. -- *L'esprit de pauvreté.* Une brochure de 20 pages, illustrée par Henri Charlier. Éditée par Dominique Morin à l'Atelier d'art graphique sous la marque de Martin Morin. Achevée d'imprimer le 8 décembre 1965. Épuisée. 5\. -- *Le chant grégorien* (en collaboration avec Henri Charlier). Un volume de 160 pages. Édité par Dominique Morin à l'Atelier d'art graphique sous la marque de Martin Morin. Achevé d'imprimer le 21 novembre 1967. En vente maintenant aux Éditions DMM, à Bouère (53290 Grez). 6\. -- Traduction : *Commentaire de la seconde épître aux Corin­thiens par saint Thomas d'Aquin,* introduction, traduction et notes par André Charlier, deux volumes de la « Collection Docteur com­mun » (texte latin et traduction française), Nouvelles Éditions Latines 1980. La table des articles d'André Charlier parus dans ITINÉRAIRES figure à la page 9 du numéro de la revue qui lui est consacré : numéro 166 de septembre-octobre 1972. Ce numéro est épuisé. On peut le consulter à la Bibliothèque nationale et dans les bonnes bibliothèques, munici­pales ou autres. #### Claude Franchet 1\. -- *Catherine*, roman. Paru en feuilleton dans « Le Temps » au mois de mars 1914, puis après la guerre chez « édition L'Étoile, rue Chateaubriand » (?). 2\. -- *Jude et Séverin,* ou *La Juive errante,* roman. Nouvelles Éditions Latines, Paris 1932. 24:266 3\. -- *La Maison de Basine,* roman. Préface d'Henri Pourrat. Édi­tions familiales, Paris 1937. Prix George Sand 1937. Réédition Bonne Presse, Paris 1953. 4\. -- *Saint Louis de France.* Illustrations de Bernard Bouts. Stock, Paris 1940. 5\. -- *La Vigne en fleur,* roman. Aubier, Paris 1941. 6\. -- *Jean des Berquins,* roman. Aubier, Paris 1943. -- Republié dans la revue « Itinéraires », 1973-1974, du numéro 176 au numéro 182. -- Seconde édition en librairie : voir ci-dessous au n° 16. 7\. -- *Les trois demoiselles Colas,* roman. Aubier, Paris 1946. 8\. -- *Assumpta est,* pièce parue dans *Jeux, tréteaux et personnages,* revue internationale de théâtre, n° 108 de mars-avril, Éditions Billau­dot, Paris 1946. 9\. -- *Sainte Mathie*, ou *La sainte, la rose et la boulangère,* pièce. Boulord s.d. 10\. -- *Vincent de Paul ou l'amour des autres.* Illustrations d'Henri Charlier. Société de S. Vincent de Paul, Troyes 1947. 11\. -- *Les saints enfants,* pièce en un acte. Œuvre pontificale de la sainte enfance, Paris 1952. 12\. -- *L'Éberlué,* roman. Aubier, Paris 1953. 13\. -- *Saint Louis des lys de France.* Illustrations d'Henri Char­lier. Éditions et imprimeries du Sud-Est (EISE), Lyon 1962. 14\. -- *Saint Benoît de Nursie,* le père de famille. Illustrations d'Henri Charlier. Éditions et imprimeries du Sud-Est (EISE), Lyon 1963. 15\. -- *Chronique, contes et paraboles.* DMM, éditeurs à Jarzé, 1972. 16\. -- Seconde édition de *Jean des Berquins.* DMM, éditeurs à Bouère (Grez), 1974. *La table des articles et récits de Claude Franchet parus dans* ITINÉRAIRES *figure à la page 6 du numéro de la revue qui lui est consacré : numéro 176 de septembre-octobre 1973. Quelques exemplaires de ce numéro sont encore en vente chez* « *DMM *»* : Dominique Martin Morin, à Bouère, 53290 Grez.* 25:266 ### André Charlier ou le secret d'une vie et son application à nos travaux Article d'Henri Charlier publié en 1972 dans le numéro 166 sous le nom de Bernard Fro­mant (avec un *a *: nom d'un aïeul qu'André Charlier avait utilisé le premier en l'écrivant avec un *e ;* Henri Charlier assurait qu'il fallait un *a*). ANDRÉ CHARLIER est né le jour de Noël en 1895. Mais son père étant un ennemi de la religion catholique, franc-maçon influent, cette belle fête ne compta point pour sa naissance, quoique Dieu eût, bien entendu, ses propres intentions cachées. 26:266 Mais il arrivait régulièrement en ces temps lointains que les familles abandonnant la pratique religieuse gar­daient néanmoins pendant des générations les habitudes de la vie chrétienne. Nous nous apercevons, aujourd'hui où les mœurs ont tellement changé, que ces habitudes étaient des vertus. \*\*\* Le père d'André Charlier, malgré ses opinions, fut donc un bon père soucieux d'élever ses enfants avec dignité, supprimant ses désirs personnels d'aller au théâtre le dimanche après-midi pour demeurer avec eux. Il était lettré et semble avoir préféré les Grecs. Il lisait à sa famille, les soirs d'hiver, les plus beaux passages d'Homère qu'il semble avoir préféré. Et son fils aîné nous a raconté l'ouverture sur le monde que furent pour lui, enfant de sept ans, ces lectures du soir ; car il allait à l'école et apprenait « ses départements ». Alors, assis sur un petit tabouret aux pieds de sa mère qui tricotait, il se risqua à demander « Troie ? C'est le chef-lieu du département de l'Aube ? » Il apprit ainsi l'immensité des temps et celle de la terre. Et l'histoire de Priam aux pieds d'Achille est capable de faire pressentir même à un enfant quels problèmes éternels se posent aux hommes de tous les temps. Car l'éclair de pensée dans lequel Homère a vu Priam aux pieds d'Achille est un pendant -- peut-être même antérieur -- de l'inspi­ration qui a donné naissance aux plaintes de Job. Comment un homme qui aimait ces humaines gran­deurs, qui retirait son lorgnon que l'émotion avait brouillé en lisant, pouvait-il se croire matérialiste ? Ce fut le grand aveuglement du XIX^e^ siècle. Les rationalistes avaient mas­qué à l'aide des hypothèses gratuites de la science les réa­lités les plus évidentes de la vie psychologique, comme la conscience et l'amour. 27:266 Une immense présomption emplis­sait les esprits qui se croyaient à la veille de tout savoir. L'astronome pensait mettre la dernière main à la connais­sance des secrets de l'univers. Taine croyait avoir expli­qué le génie de La Fontaine : le pays, le climat, le temps et la société de ce temps auraient fait naître le grand fabuliste. Mais comment se fait-il que Racine soit né dans le même temps, le même pays à six lieues près, dans la même société et qu'il ait fait des tragédies et non des fables ? Serait-ce un courant d'air qui, à la Ferté-Milon, nous aurait valu Phèdre et Athalie plutôt que Philémon et Baucis ? Malgré son érudition Taine ignore tout de la création artistique ; il ne voit même pas quels mystères entourent l'âme et le corps, la liberté et l'amour ; son aveuglement est complet. Pourquoi n'y a-t-il qu'un La Fontaine, qu'un Homère ? Pourquoi le monde est-il rassemblé en une même pensée, en l'esprit d'un seul homme ou de quelques hommes rares, parmi des milliards et pour un long temps ? Pourquoi n'y a-t-il qu'un Pascal ? \*\*\* Aujourd'hui l'aveuglement du XIX^e^ siècle s'est diaboli­quement répandu en toutes les nations à commencer par la France et les conséquences s'en font voir clairement. Les sociétés qui jouissent, semble-t-il, des plus grandes faci­lités de vivre se prétendent les plus malheureuses. Elles auraient tout pour vivre tranquilles et c'est l'aveuglement de leur esprit qui les rend malheureuses : et elles le sont réellement. Aussi sont-elles prêtes à détruire ce qui leur reste des règles qui sont normales dans les sociétés natu­relles. Or ce sont ces règles mêmes qui leur manquent et que le rationalisme prétend corriger sur les vues d'intel­lectuels sans expérience concrète, mais affamés de domi­nation. Toute liberté leur est odieuse, celle du paysan, celle de l'artisan plus que toute autre. L'envie est le grand ressort qui règle l'action des démocraties, c'est l'esprit de Caïn et il pousse à instruire la jeunesse de façon à la rendre esclave des machines. Capitalisme et communisme liés par le même aveuglement de l'esprit aboutissent en­semble à l'effondrement de toute société humaine. \*\*\* 28:266 Le père d'André Charlier était donc déjà une victime de l'esprit de son temps. Il avait un idéal qui lui paraissait parfaitement rationnel, puisqu'il le vivait, et qui était un reste des vertus chrétiennes jointes au respect et à l'amour de tout ce qu'il y eut de grand dans l'histoire, soit en actes soit en pensée. Il avait des excuses. Depuis le début du XIX^e^ siècle, les révolutions s'étaient succédées tous les quinze ans à peu près. Lui-même était né en 1857. Son père âgé de 28 ans et encore garçon avait été arrêté par mesure préventive la veille du coup d'État de décembre 1852. Il était resté deux ans déporté en Algérie (Aïn Séfra, au camp des Cinq Trembles). Cet homme entièrement inno­cent de tout délit resta si longtemps au bagne parce qu'il ne voulait pas prêter serment de fidélité à l'Empire. Mais quand tout le monde à peu près fut parti, il se résigna à le faire et tint son serment. Il se maria, eut ce fils puis un autre. Voilà comment s'explique un état d'esprit qui nous est peu intelligible. Quand on a subi de pareilles injustices comment ne pas être républicain sous l'Empire ? Et quand on voit l'Église (disons plutôt la hiérarchie ecclésiastique française) se rallier au gouvernement persécuteur, com­ment ne pas la suspecter ? La conduite de l'épiscopat fran­çais était peut-être sage pour sortir de l'anarchie, mais elle était étroite, car il eût fallu pouvoir imposer une poli­tique sociale conforme à la nature des choses, prôner des associations professionnelles reconnues par l'État et douées d'une sorte d'autonomie politique. Mais on eût crié à la féodalité et tout ce monde, même les saintes gens qui en faisaient partie, croyait à la liberté telle que venait de l'apporter la Révolution française, la liberté et l'isolement complet de l'individu indépendant ; cette liberté le livrait sans aucun recours au plus fort et au plus riche. 29:266 Mais les républicains anticléricaux de ce temps ne man­quaient pas de vertus civiques. Le Play lui-même disait que les révolutions successives du XIX^e^ siècle prouvaient le désir obstiné des Français de trouver un ordre social raisonnable. Mais les bouts d'idées et les semblants de principes qui faisaient tout le bagage des hommes poli­tiques de ce temps étaient bien incapables d'aboutir en cette tâche. Et depuis cent ans nous ne sommes pas plus heureux, car le système parlementaire a conduit l'Europe à sa ruine en installant la guerre civile à l'état endémique dans les institutions ; une fausse élite de parasites igno­rants sauf en l'art de se partager ou de s'enlever mutuel­lement -- sans responsabilité réelle -- les avantages du pouvoir, a remplacé les courtisans de la cour royale du XVIII^e^ siècle, avec la même nuisance. Et les notables de tous les métiers sont éliminés du gouvernement... sauf les banquiers. Péguy a donné une bonne image de ces temps-là dans le quatorzième cahier de la troisième série des « Cahiers de la quinzaine » qui est daté du 2 avril 1902 : « Quoi que l'on pense et quoi que l'on puisse penser du devoir électoral, en fait il est impos­sible de nier que l'exercice du suffrage universel en France est devenu, sauf de rares et d'hono­rables exceptions, un débordement non encore éprouvé, un débordement de vice inouï... « La prostitution électorale est vraiment l'avi­lissement d'un ancien grand amour. Quand nous lisons dans les journaux les rares nouvelles que nous recevons de la Russie, les nouvelles répé­tées que nous recevons de la Belgique, nous mesurons de quel amour, de quel effort nos pères nous ont conquis, acquis le bien que nous avons prostitué. Aujourd'hui encore des hommes pensent, travaillent, souffrent, meurent, comme nos pères sont morts, pour obtenir ce qu'ils croient être la liberté du suffrage ; et nous qui avons ce bien, nous en avons fait une ignomi­nieuse ripaille. 30:266 « ...Et quand nous voyons dans les journaux que tant de Russes, que tant de Belges com­battent, meurent, nous nous demandons avec anxiété s'ils vivent et meurent pour qu'un jour dans leur pays un nouveau genre de vice dé­borde. » Péguy, enfant très pauvre, élevé dans l'honneur moral de participer à la grande œuvre de l'homme, et c'est le travail, familier des artisans du quartier qui pourraient avoir connu son père, adopte l'état d'esprit des hommes du second Empire. Il les comprend bien. Mais vous le voyez à 29 ans en 1902 commencer à réfléchir aux leçons de catéchisme du vicaire de Saint-Aignan ; il continue en s'écriant : « Faut-il croire que par une loi de fatalité religieuse ou métaphysique, tout effort humain est damné ? Faut-il croire que tous les biens de ce monde, bons à prendre, sont mauvais à gar­der ? Faut-il croire que toute acquisition est bonne et que toute conservation est mauvaise ? Tout cela n'est-il qu'un immense divertisse­ment ? » Suit une longue et intégrale citation des passages de Pascal sur le *divertissement.* Pascal dit : « *Ils sont envi­ronnés* (*les rois*) *de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu'il sera misérable tout roi qu'il est, s'il y pense. *» Qu'on remplace roi par peuple, ajoute Péguy, si le roi aime la chasse, la foule aime les courses. 31:266 Péguy dit plus loin dans l'*Argent* (1913) : « Nous ne croyons plus un mot de ce que nous enseignaient nos maîtres laïques, et toute la métaphysique qui était dessous eux est pour nous moins qu'une cendre vaine. Nous ne croyons pas seulement, nous sommes intégrale­ment nourris de ce que nous enseignaient les curés, de ce qu'il y a dans le catéchisme. Or nos maîtres laïques ont gardé tout notre cœur et ils ont notre entière confidence. Et malheu­reusement nous ne pouvons pas dire que nos vieux curés aient absolument tout notre cœur, ni qu'ils aient jamais eu notre confidence. « Il y a ici un problème et je dirai même un mystère extrêmement grave. Ne nous le dissi­mulons pas. C'est le problème même de la dé­christianisation de la France. » Voilà qui est bien inquiétant ; Péguy avait gardé un très bon souvenir des amitiés de sa prime jeunesse, et le clergé de ce temps, hélas ! était déjà naturaliste ; il ne pouvait avoir saisi l'âme du poète. Péguy dit plus loin que les maîtres laïques et le clergé enseignaient la même mo­rale ; bien sûr, c'était le Décalogue, la morale naturelle. Le christianisme n'est pas complet sans les Béatitudes. C'était le temps où le père Emmanuel écrivait son *Traité du mi­nistère ecclésiastique* (1864) et son opuscule sur *Le natu­ralisme* (1882) entendu, non comme l'état de la société, mais comme celui de l'enseignement catholique. Il n'est pas étonnant que Péguy n'ait pas trouvé quinze ans plus tard grande ouverture de cœur avec le clergé catholique ; c'était le moment où S. Pie X méditait l'encyclique sur le mo­dernisme. Nous sommes étonnés pareillement des éloges que fait parfois Chesterton de la démocratie, dans ses premiers ou­vrages. Il était né en 1874 et n'avait qu'un an de moins que Péguy ; son livre *Hérétiques* est de 1905, *Orthodoxie* de 1909, mais il ne se convertit au catholicisme qu'en 1922. Péguy avait vécu avec des républicains de la génération héroïque. Lui était né dans un pays gouverné par une oligarchie de gens enrichis par le commerce et la finance. Tous deux détestaient le régime parlementaire, fait pour éliminer les hommes supérieurs et jouir du pouvoir sans risques. 32:266 On finit par penser que leur démocratie était celle du temps de Philippe Auguste où le boulanger avait comme juge un boulanger, le charpentier un charpentier, le prêtre un autre prêtre, le soldat un soldat. La justice royale coiffait le tout pour les cas graves et ne prévalut à la longue que parce qu'elle était plus juste. A la fin de sa vie, Chesterton écrivit une biographie de William Cobbett, un de ces campagnards originaux qui vivait autour de 1820, fit grand bruit en Angleterre et fut un grand écrivain. Le livre est de 1925 et Chesterton mou­rut en 1936. Voici ce qu'il écrit sur les questions que nous avons soulevées : « Mais le fait demeure que ces idéalistes -- pour la plupart de nobles idéalistes -- virent tous l'avenir sur le simple modèle du passé... Car des hommes comme Jefferson ou Carnot avaient dans l'esprit l'image d'une ancienne société rurale passant simplement de l'inégalité à l'égalité. Ils pensaient à des villages grecs ou romains dans lesquels la démocratie eût expul­sé l'oligarchie. Ils pensaient à un manoir du Moyen Age qui fût devenu une commune du Moyen Age. Le marchand et l'homme d'affaires étaient, dans leur système, de petits sous-pro­duits inoffensifs ; ils n'avaient pas la moindre idée qu'ils deviendraient assez gros pour en­gloutir tout le reste. Ce qui importe à propos de Cobbett, c'est que c'était là, et non pas dans la royauté ou la république, dans les Jacobins ou les anti-Jacobins, que résidaient le péril et l'oppression des âges à venir. » La vie familiale d'André Charlier ne se ressentait aucu­nement de ce désordre commençant : les mœurs étaient restées fidèles tout au moins à la loi naturelle. La mère d'André Charlier était fille de vigneron de Bourgogne et régissait habilement son ménage comme les maîtresses de domaine des anciens temps. Jeune fille on lui faisait goûter les vins, humer les fûts pour avoir son avis. Elle buvait de l'eau rougie par décence car boire de l'eau paraissait en ce milieu comme une faiblesse mentale. 33:266 Un ami de son mari, plus tard, voulut lui faire tirer à la carabine ; il expliqua la visée, la ligne de mire, le point de mire ; la jeune femme mit toutes les balles au milieu dans le même trou et ne tira plus jamais de sa vie : c'était bien inutile et trop facile. Et ses enfants ne l'ont pas su par elle ; ces vanités lui échappaient. Comment une telle jeune fille qui, jusqu'à son mariage, avait quêté à l'église, accepta-t-elle d'être la première à se marier civilement au village ? Il est probable qu'elle aimait son cousin qui l'exigea. Cependant elle eut une fille après son premier garçon et cet enfant mourut à six ans d'une méningite tuberculeuse après une rougeole. On a su, beaucoup plus tard, par le père même de la fillette, que cet enfant avait dû être baptisé sur son lit de mort ; et André Charlier attribuait à l'intercession de cette bienheu­reuse sœur les grâces qui les avait amenés lui comme son frère à la foi. \*\*\* Malheureusement il n'avait que sept ans quand mourut sa maman, mais comme les grands-parents du côté pater­nel étaient morts depuis longtemps, ce furent les parents de sa mère qui firent le lien d'André Charlier avec les anciennes générations. Par bonheur, avec les anciennes géné­rations paysannes. Car tout ce que dit Péguy sur le peuple français au début de l'*Argent* est exact ; il faut le relire pour se rendre compte de la révolution moderne dont parle Péguy et qui changea l'esprit de ce peuple en moins de deux générations : « On ne saura jamais jusqu'où allait la dé­cence et la justesse d'âme de ce peuple ; une telle finesse, une telle culture profonde ne se retrou­vera plus. Ni une telle finesse et précaution de parler... Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien, le seul peut-être qui se tienne debout... 34:266 « Que reste-t-il aujourd'hui de tout cela ? Comment a-t-on fait, du peuple le plus laborieux de la terre et peut-être du seul peuple labo­rieux de la terre, du seul peuple peut-être qui aimait le travail pour le travail, et pour l'hon­neur, et pour travailler, ce peuple de saboteurs, ce peuple qui sur un chantier met toute son étude à ne pas en fiche un coup. Ce sera dans l'histoire une des plus grandes victoires et sans doute la seule de la démagogie bourgeoise intel­lectuelle. Mais il faut avouer qu'elle compte cette victoire. « Il y a eu la révolution chrétienne. Et il y a eu la révolution moderne. » (*L'Argent,* pp. 15 et 16.) Sans doute ces souvenirs sont optimistes ; lorsque la jeunesse est bien élevée elle ne voit pas le mal et c'est pour­quoi pendant le vieil âge notre jeunesse nous paraît toute belle et joyeuse. Mais l'ensemble reste vrai ; même ce qui paraît de l'orgueil national. L'habitude des Compagnons du Tour de France de faire un « *chef-d'œuvre *» est incom­préhensible pour les ouvriers étrangers. Celui qui l'entre­prend est indemnisé par ses compagnons du même métier et le chef-d'œuvre reste la gloire du métier. Nous avons une confirmation de cet état d'esprit dans le livre d'Hilaire Belloc *Pour comprendre l'Angleterre.* Cet auteur anglais, ami de Chesterton, né français et qui fit son service mili­taire en France, définit ainsi l'esprit des deux nations : « *Le Français a l'esprit producteur, l'Anglais a l'esprit commerçant. *» Nous le voyons en ce moment même : nos industriels ont du mal à s'adapter à l'esprit commercial qui (avec le capitalisme) a envahi le monde occidental (et va le ruiner). C'est par nécessité et non par goût (sauf excep­tion) qu'ils s'y résolvent. Péguy en outre était de mœurs paysannes mais non pas paysan. Sa mère rempaillait les chaises comme artisan et vivait au faubourg de Bourgogne. Les mœurs paysannes ont cessé bien plutôt dans le faubourg d'Orléans que dans les campagnes où elles ont duré jusqu'à la guerre de 14. 35:266 Le grand-père et la grand-mère d'André Charlier étaient nés en 1833 et 1835 ; ils avaient joui de la plénitude de leur force et de leur énergie jusque vers 1900. Ils avaient eu à dominer la grave épreuve paysanne qui suivit la suppres­sion du travail d'hiver, celle du battage du blé au fléau, qui fut remplacé par les manèges et les machines. C'est à partir de ce moment-là (le second Empire) que la popula­tion des campagnes diminua. Que faire si on n'a plus de travail ? Les grand-parents passaient donc pour avoir bien réussi. Ils eurent à dominer la crise phylloxérique. Toutes les vignes périrent en quatre ans, en Basse Bour­gogne de 1900 à 1904. (Le temps qu'elles mettent à mourir dépend de la nature des terrains.) Malgré leur âge, aidé de leurs petits-enfants, ils dominèrent cette crise qui chassa de leurs biens une multitude de vignerons désolés (car il faut attendre quatre ans pour que la vigne rapporte) sans que le gouvernement s'en mît davantage en peine qu'au­jourd'hui : il chassait les Congrégations religieuses et pillait l'Église. Et l'honneur du travail dura toujours chez les gens bien nés. Un bûcheron au fond des bois, où personne ne passera, aligne en ordre son bois et ses fagots le long de la coupe de manière à ce qu'y paraisse l'esprit d'un homme soigneux. André Charlier reçut donc intégralement cette éduca­tion et nous avons dit : *par bonheur avec les générations paysannes,* car le paysan est le seul homme qui reste vrai­ment lié à la nature et très attentif aux conditions qu'elle impose. Tous les citadins l'oublient, à commencer par la plupart des professeurs d'agriculture. Oui, tous les hommes dépendent du temps qu'il fait, de ce cycle, des saisons qui semblent invariables en gros (et il y a là une réalité) mais ne le sont nullement en détail. Dans l'espace, les terrains diffèrent ; à vingt mètres de dis­tance le sol qui est bon ici pour la vigne est mauvais par delà. Ce qu'on fera aujourd'hui dépend du coup d'œil ma­tinal sur le soleil, les nuages et le vent. Qui ne s'en est avisé ou s'obstine, perdra son temps. La veille au soir on avait préparé tel ouvrage ; au matin il en faut changer. 36:266 Il y a enfin de grands cycles qui durent vingt ans ou cinquante, ou davantage, causés par la température. L'évolution des marchés s'y ajoute ; il faut savoir s'en aviser. C'est rare, les grands agriculteurs sont aussi rares que les grands savants ou les grands artistes. Nous venons d'en avoir un, mort il y a quelques années, André Voisin : son enseigne­ment n'est pas même connu des écoles officielles, il en est même écarté. Un vrai paysan, si généralement méprisé, est l'homme d'un métier qui en contient dix avec la somme d'observations propres à chacun. Il est l'ennemi de toutes les idéologies non fondées en nature. Il est de la meilleure école possible pour s'habituer à penser droit : la soumission au réel. Et en cette époque où il n'y avait ni radio ni télévision, où peu de familles recevaient un journal, les originaux étaient nombreux ; chaque homme se formait par son expé­rience personnelle tandis qu'aujourd'hui les sottises (et les mensonges) débitées du matin au soir par les ondes rendent ceux qui les écoutent (et les croient) plus ou moins inca­pables de former leur pensée d'après l'expérience. Oui, ces anciens paysans étaient tous de fameux originaux. Cette société, vivante encore il y a soixante ans, a disparu sur­tout après la guerre de 40 au contact des Américains. L'humanité y a beaucoup perdu. \*\*\* André Charlier a donc mené cette vie paysanne, avec d'authentiques paysans, en dehors des écoles. Il a pioché les vignes avec son frère et son grand-père, moissonné, taillé la vigne, coupé du bois, labouré, car aussitôt après son bachot il fit des stages chez un proche cousin (il s'appelait Rameau) pour se mettre au courant du métier de labourage, très distinct de celui de vigneron. Son frère lui fit même faire un stage chez un éleveur de volailles, métier alors à ses débuts et très rentable alors, même sur une petite exploitation comme celle dont il allait disposer. Ses anciens élèves reconnaîtront en tout cela l'origine si peu scolaire de sa direction et de ces fusées de fantaisie qui faisaient de la vie au collège un côté de la vie familiale. 37:266 C'est pendant ce stage avicole qu'il entra en relation avec le curé du village pour s'instruire de notre sainte reli­gion, mais ce curé jugea prudent de remettre le baptême à une époque où le jeune homme aurait sa majorité, afin de lui éviter des conflits fâcheux avec son père. Mais la guerre de 14 arrivait ; André Charlier fut mobilisé alors qu'il n'avait pas encore 19 ans ; il n'y avait plus rien à attendre. En octobre 14 il fut baptisé par dom Besse au monastère des Bénédictines de la rue Monsieur, où son frère faisait partie de la chorale Sainte-Cécile. Parti volon­taire en avril 1915 comme caporal, il fut blessé à la jambe en décembre. Évacué à Pau, il remonta au front comme sergent-chef de section, puis comme sous-lieutenant et fut blessé très grièvement à l'attaque des Monts de Cham­pagne, puis ramassé par les Allemands et prisonnier dans de très mauvaises conditions de santé. Il ne revint en France qu'au premier de l'an 1919 pour voir mourir sa grand-mère trois jours après. Il fut trois bonnes années à se remettre de ses blessures (celles mêmes qui devaient causer sa mort récente) et en partie à cause d'elles, renonça au métier de vigneron pour s'engager dans l'enseignement. Cette longue période d'inaction forcée l'avait laissé libre dans le per­fectionnement de ses études et révélé l'intérêt de l'ensei­gnement, où était vraisemblablement sa vraie vocation. Mais comme directeur des établissements qu'il eut à con­duire, sa formation par l'économie paysanne fit qu'il n'eut jamais de surprises budgétaires ni de déficit. Cette formation paysanne si importante, et fondamentale chez les frères Charlier, n'empêchait pas l'autre, celle qu'on acquiert par l'histoire et l'étude des grandes œuvres du passé. On peut même dire qu'elle la favorise car depuis Abraham, depuis Homère et Virgile en passant par Join­ville, Rabelais, Ronsard et Molière, jusqu'au XVI^e^ siècle, la société eut l'agriculture pour base ; et jusqu'au début de ce siècle, le peuple des champs et ses chevaux de labour pénétrait directement jusqu'au cœur des villes pour y porter ses produits. 38:266 Je vois encore, sur l'avenue de la Grande Armée, au petit matin, des paysans revenant des halles porter leurs carottes. Ils dormaient tranquillement dans la paille, le cheval connaissait le chemin du retour à l'écurie, pas d'erreur possible. Allez donc dormir en condui­sant une camionnette ! Mais la formation de la jeunesse ne tient pas seule­ment à l'apprentissage précoce d'un vrai métier, ni à la traduction de l'*Iliade* ou des *Helléniques,* ni seulement à la formation morale ; elle dépend aussi des événements du temps où elle s'écoule. La formation morale d'André Charlier était simplement celle des vertus chrétiennes débaptisées. Car les parents les pratiquaient sans savoir d'où ils les tenaient. Voilà qui étonne aujourd'hui et cepen­dant tel fut l'état commun de la société française ; elle avait perdu, par la faute d'un enseignement détestable inspiré par Satan, la connaissance de son origine et de sa nature. Et n'est-ce pas le cas aujourd'hui de beaucoup de chré­tiens honorables et pratiquants, qui n'ont jamais, depuis leur première communion, essayé de s'instruire davantage, jamais lu S. Paul, et qui se sont contentés de l'Évangile des Dimanches. Ils sont effrayés aujourd'hui de ce qu'on en­seigne à leurs enfants et sont démunis pour défendre la vérité. Nous pensons que beaucoup, grâce à Dieu, vont réagir. Mais était-ce toujours leur faute ? Quand on pense que ces offices du Dimanche, si riches de textes inspirés, de méditations ornées de chants, ne servent jamais -- sauf exceptions -- à l'instruction dans les collèges religieux où ils devraient être étudiés chaque semaine : on y traduit du Cicéron et jamais du S. Augustin ou du S. Grégoire. \*\*\* 39:266 Quant aux événements que les jeunes gens eurent à juger au temps d'André Charlier, avec les connaissances qu'ils avaient de la pensée universelle et de l'histoire, les plus importants furent l'affaire Dreyfus et la persécution religieuse. L'affaire Dreyfus est bien oubliée aujourd'hui. Aucun des gouvernements qui ont suivi jusqu'à nos jours ne tient à la rappeler car tous en sont issus, sauf celui du maréchal Pétain ; ensuite parce qu'elle est le plus grand exemple visible des méfaits du parlementarisme : comment vouloir supprimer ce dont on vit ? Les Français qui se croient libres parce qu'ils mettent tous les quatre ans un bulletin dans l'urne au sujet d'affaires dont ils n'ont aucune notion devraient bien méditer le déroulement de cette affaire. C'était une erreur judiciaire comme il s'en produit de temps en temps ou hélas, comme de temps en temps on en peut réparer. Mais cette erreur avait été prononcée par un conseil de guerre contre un capitaine d'état-major israé­lite accusé de trahison. Il est normal, lorsque naquirent, dans la famille d'abord et chez les amis des doutes sur la qualité de la sentence, que les uns et les autres aient cher­ché les moyens d'une révision. Le gouvernement hésitait à remettre en cause la chose jugée et craignait les consé­quences extérieures d'un procès de haute trahison (car il y avait bien un traître et ce traître était officier). Malheureusement, les Israélites, jouant ce jour-là le rôle dissolvant qu'ils ont forcément toujours joué dans une société de tradition chrétienne, en firent aussitôt une affaire politique qu'elle n'était nullement au début et qu'elle n'eût jamais dû devenir avec d'autres institutions. Ils s'adres­sèrent à l'opposition socialiste. Sept Juifs fournirent les fonds qui permirent à Jaurès de fonder *l'Humanité*, et ainsi se déchaîna une lutte implacable de l'opposition de gauche et d'extrême gauche contre la majorité modérée qui était au pouvoir, pour s'emparer définitivement des leviers de commande. Définitivement est le mot juste c'est toujours la même que de Gaulle a ramenée en 1944, et qui continue d'agir suivant les mêmes principes. 40:266 Le gouvernement avait tenté de faire jouer la raison d'État mais cela souleva une autre classe, celle d'honnêtes gens comme Péguy, qui n'admettaient pas qu'on subordonnât la justice à l'utilité. L'acharnement était grand ; ce fut le moment où on attaqua en même temps les magistrats, le clergé et l'armée, alors que la magistrature civile ni le clergé n'avaient rien à voir dans cette erreur judiciaire. Un tableau exposé en ces années-là au Salon représentait la vérité, nue, essayant de sortir d'un puits ; un prêtre, un magistrat, un officier en costume de leur fonction essayaient de la rejeter au fond. Les hommes effrayés par l'horreur de ces passions antisociales, soucieux de l'avenir du pays, réagirent avec force et l'opposition de gauche eut du mal à réussir car l'ensemble des radicaux eux-mêmes était très patriote. Tout ce monde avait vu la guerre de 70. Le père d'André Charlier, âgé de 14 ans, en 1871, lorsque les mobiles tirèrent sur la foule pour se dégager, grimpa sur un réverbère de la place de l'Hôtel de Ville pour mieux voir. Du coup son père emmena les siens en Bourgogne. Puis ce fut la Commune. Ce fut la franc-maçonnerie qui à l'époque de l'affaire Dreyfus réussit à subordonner le patriotisme au triomphe de sa République. Elle en vint à faire dresser par le mi­nistère de la guerre un catalogue de fiches sur les opinions religieuses des officiers : et gare à l' « avancement ». On connaît la réponse de Pétain, interrogé sur les opinions des officiers de son régiment : « A l'église je me mets toujours au premier rang, je ne sais pas qui est derrière. » L'in­fluence de la franc-maçonnerie fut prépondérante ; les Français sont loin de se douter de sa puissance. Elle réussit à réunir à cette époque, contre la religion et l'armée, des gens d'opinions sociales très différentes ; et les radicaux aussitôt au pouvoir commencèrent la persécution religieuse. L'élite de la jeunesse réfléchit alors. Péguy avait vivement réagi dès la fin du siècle précédent contre l'utilisation politicienne de l'affaire Dreyfus. Il fut chassé de la Société nouvelle d'édition (qu'il avait fondée) par Lucien Herr (bibliothécaire de l'École Normale Supérieure), Simiand et Léon Blum, ses anciens condisciples, et fonda les *Cahiers de la Quinzaine*. 41:266 Le père d'André Charlier s'y abonna dès la troisième série. Pourquoi ? Vraisemblablement à cause de l'esprit de Péguy qui transparaissait dans les notes, préfaces et brefs comptes rendus ; Péguy n'avait pas le temps de faire plus, mais ces petits écrits brillaient de la vraie lueur de l'humanité éternelle. Et il citait Pascal ; il le lisait donc. C'était un bon point pour cet honnête homme égaré dans la franc-maçonnerie. De ses deux fils, l'aîné avait bien entendu suivi d'abord les opinions du père, dans lesquelles il avait été élevé depuis l'enfance, mais dès ses 15 ou 16 ans, il combattait l'athéisme car il lui semblait voir trop d'inconnu dans le savoir humain et il doutait déjà de la science qu'on lui enseignait, non comme science possible, mais comme vraie connaissance. La franc-maçon­nerie, dont il voyait clairement l'influence dans l'action de son père, lui déplaisait fort par son esprit étroit et sectaire et l'injustice qui s'ensuivait. On enseignait encore à cette époque au lycée les « ténèbres du Moyen Age ». Il n'y pouvait croire rien qu'en entrant par curiosité à Saint-Germain-des-Prés ou à Notre-Dame. Aujourd'hui c'est le clergé qui a repris les idées de la Sorbonne. Puis la question de sa vocation artistique, combattue en famille, devint pour lui la première. Pour André Charlier qui avait sept ans quand mourut leur mère, son frère aîné était le plus proche de lui par l'âge et les goûts. Son frère lui fit commencer l'étude du piano et de la musique en lui ana­lysant les petites pièces étudiées. L'enfant avait dix ans quand son frère se maria à 23 ans. La jeune femme devint sa mère et il passa son adolescence chez son frère, le jeudi et le dimanche, d'autant plus facilement que le père se remaria très fâcheusement avec toutes les illusions d'une « vertu chrétienne devenue folle ». Son frère aîné, avec deux camarades, jouait, peut-être seul en Europe à cette époque, les trios de Rameau et de Couperin, puis avec un quatuor vocal, du Josquin des Prés, la messe de Févin et enfin le chant grégorien, remontant ainsi l'histoire pour retrouver le style libre et pur, si in­compris d'un clergé sans véritable culture bien qu'il ait pourtant sous les yeux tant d'admirables bâtiments du Moyen Age. 42:266 Car dès le lycée, apprenant en « philo » l'his­toire de la Révolution, avec un professeur très bon, très consciencieux, mais juif qui l'enseignait d'après Michelet, il s'était dit qu'on excusait trop d'horreurs et d'imbécillités et qu'il lui faudrait revoir cette histoire par lui-même. D'où ces coups de sonde en tous les modes de pensée. Il avait déjà remarqué qu'on enseignait l'histoire comme un changement continu et une nouveauté, alors que les hommes sont toujours les mêmes depuis les plus anciens temps connus. Regardez le *Scribe accroupi* du Louvre ; il est la figure de l'attente païenne, de son *Avent.* L'histoire contemporaine de la pensée religieuse lui faisait faire beau­coup de réflexions, qu'il ne cachait nullement dans sa famille, n'étant pas « secret » comme son frère. A 20 ans, dans l'atelier de Jean-Paul Laurens, il avait eu pour cama­rade un chrétien fervent qui l'invita à visiter une petite exposition qu'il avait présentée chez ses parents. Et ces parents furent pour le visiteur si bienveillants, si chari­tables, tellement unis d'esprit et de cœur dans leurs pro­pos et leurs manières, que le jeune artiste en fut frappé et se dit : « Ils ont un secret que j'ignore. » Le jeune frère se trouvait donc dans un milieu pour lui très favorable à la liberté de sa pensée. On ne peut pas dire qu'André Charlier suivait son frère, car il était fort secret ; il n'aimait pas se livrer. Son père lui demandait : -- « Qu'as-tu fait ce matin ? » -- « Je suis allé au lycée. » -- « Et qu'as-tu fait au lycée ? » (la voix était déjà plus forte). -- « J'ai fait du latin. » Le père commençait à se mettre en colère : -- « Je le sais bien mais ce n'est pas ça que je te demande. » Et si ça ne finissait pas par un verre d'eau au travers du visage, c'était par chance. La colère du père, subite et instantanée, ne durait jamais. Le grand frère ne faisait jamais pression sur son cadet et il semble même que le jeune frère pouvait avoir un sentiment reli­gieux naturel très puissant, plus certainement que son aîné. Son évolution intime ne fut nullement dirigée et resta très personnelle. Son aîné était surtout préoccupé par son métier et comme il en renouvelait toutes les conditions matérielles pour suivre l'idée qu'il s'en faisait, il avait de l'ouvrage, et il était bien seul. 43:266 Les arts plastiques sont les moins compris de tous parce que l'œil est celui des instru­ments de nos sens qui nous fournit le plus de renseigne­ments. On demande à l'œuvre d'art d'être une simple imi­tation de ce que fournit la vue, on lui enlève toute possi­bilité spirituelle, ce qui est son seul intérêt véritable. L'aîné a donc avoué que son métier absorbait en ce temps-là le plus clair de ses réflexions et que c'est le problème du dessin qui le mit en présence des questions fondamentales de l'esprit. Il avait fait une esquisse qui lui paraissait excellente, mais qu'il lui fallait reprendre à une dimension plus grande. Il eut le tort de l'effacer. Avec tout son savoir déjà grand (il avait 25 ou 26 ans) il ne put JAMAIS retrouver cette intuition intellectuelle qui avait donné le premier dessin. Sa connaissance du corps humain était un savoir intellectuel, naturel et en quelque sorte un savoir des conditions matérielles. Elles sont très utiles à connaître, mais l'art ne vient pas de là. L'intuition intellectuelle est ce qu'on a toujours appelé l'inspiration. Elle témoigne de l'indépendance de l'esprit vis-à-vis de la matière et du savoir matériel. Il s'agit d'un monde nouveau, qui n'est pas étranger au monde matériel mais qui le domine. Mais allez expliquer ces délicatesses à ceux qui ne sont pas doués naturellement pour comprendre le langage plas­tique ! Le grand frère ne l'essayait même pas. D'ailleurs la constatation de ce qu'il y a de propre à ces intuitions intellectuelles et au mystère de la conscience est bien un progrès de l'esprit et la voie d'une certitude mais ce n'est pas encore la foi au Dieu de l'Évangile ; celle-là est un don gratuit de Dieu et ce qui le convertit définitivement lui-même ce fut la constatation maintes fois renouvelée qu'il était impossible de sortir du péché par ses propres forces et le fait qu'il en fut instantanément guéri dès qu'il eut simplement pris la résolution de demander le baptême. \*\*\* 44:266 Le frère aîné se souvient de n'avoir parlé qu'une fois à son frère de ces graves questions en lui exposant les rai­sons qui le poussaient à entrer dans l'Église catholique. Puis il l'encouragea à aller s'instruire chez le curé de G. où il l'envoyait faire des études d'aviculture. Le jeune frère ne répondit pas un mot, suivant son caractère, et l'aîné pensa que son frère devait avoir des raisons personnelles de n'être pas opposé à ces projets. André Charlier a inci­demment avoué que pendant son adolescence, ignorant tout du dogme et des rites et de plus non baptisé, il était entré dans une église où on disait une messe et, comme un enfant, avait suivi les communiants, s'était agenouillé à son tour et avait communié. Il n'y avait là aucune indécence, au­cune malsaine curiosité, aucun désir de paraître ; c'est inexplicable et certainement Dieu qui sait tout a profité de l'ignorance pour amorcer une grâce. André Charlier n'a jamais dit s'il y eut là pour lui des conséquences et per­sonne n'eut l'irrévérence de l'interroger. C'est donc par l'expression de sa pensée à l'âge adulte qu'on peut com­prendre quelle a été sa voie. Il dit, page 15 de son livre : *Que faut-il dire aux hommes :* « Nous savons sans l'ombre d'un doute que 1'Être dépasse infiniment tous les êtres parti­culiers dans lesquels il se réalise pour nous, nous savons que la seule chose essentielle est d'atteindre cet Être absolu, que rien d'autre ne peut nous satisfaire ; c'est l'exigence fondamen­tale de notre âme. » C'est la traduction dans le langage scolaire contem­porain de la réponse de Dieu à Moïse (Ex. III, 13). Moïse dit à Dieu : « Voici, j'irai vers les enfants d'Israël et leur dirai : le Dieu de vos pères m'envoie vers vous. S'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? Et Dieu dit à Moïse : « JE SUIS m'a envoyé. » Et André Charlier se dépeint tout entier dans cette phrase où il essaie de décrire le génie français : 45:266 « Notre génie ne serait pas si libre s'il n'avait pas cette exigence secrète qui nous fait faire, sans en rien laisser voir, les sacrifices qui nous coûtent le plus. » (p. 117) Sa voie était profondément mystique, et liée dans son usage aux grands faits historiques du temps où il a vécu. C'est à cette génération-là que pensait Péguy lorsqu'il écrivait (*L'Argent, suite*) en 1913 : « Rien n'est aussi poignant, je le sais, que le spectacle de tout un peuple qui se relève et veut son relèvement. Et rien n'est aussi poignant que le spectacle d'une jeunesse qui se révolte. Je le sais. Si je ne le dis pas plus souvent c'est que j'ai horreur de tout ce qui est excitation, de ce qui est romantisme et d'un enthousiasme qui n'est point ceinturé. Mais enfin, il est permis d'en parler pourvu qu'on en parle sévèrement. Rien n'est aussi anxieusement beau que le spectacle d'un peuple qui se relève d'un mou­vement intérieur, par un ressourcement profond de son antique orgueil et par un rejaillissement des instincts de sa race. Mais plus cette rétor­sion est poignante, plus il serait tragique de la livrer aux mêmes maîtres des mêmes capitula­tions. Plus elle est précieuse plus il serait vil de la livrer. Plus elle est unique et presqu'inatten­due et plus elle passe toute espérance, plus il serait désespérant de la livrer. Plus elle est jeune et forcément naïve et ignorante et inno­cente, plus il serait criminel, plus il serait inique et fou de la livrer. « Oui, l'heure est poignante, c'est entendu, et nul ne le sait plus que nous. Mais elle devien­drait aisément tragique si on remettait toute cette nouveauté aux vieilles mains de toutes ces vieilles hontes. « Tout ce que nous demandons est tellement simple. Nous demandons qu'ils aillent se repo­ser. Et qu'on ne les remplace pas par des pareils. » 46:266 En ce temps-là André Charlier avait 18 ans. Un an et demi après il était chrétien et soldat. Ce que dit Péguy est très juste mais hélas cette belle jeunesse, y compris ses maîtres comme Péguy lui-même et Augustin Cochin, comme beaucoup d'autres, de jeunes artistes aussi, ayant déjà donné des preuves de leur savoir et tant de héros connus seulement de leurs frères d'armes, de leur famille ou des témoins des promesses qu'ils laissaient paraître, Dieu les a rappelés aussitôt non seulement comme une rançon mais comme un capital épargné pour l'avenir. André Charlier est un réchappé et il vient de mourir des suites de ses blessures de guerre. Et ce que craignait Péguy est arrivé : à la place de ces morts « *les vieilles mains de toutes ces vieilles hontes *» ont gardé le pouvoir et l'ensei­gnement. *Et ils ont été remplacés par des pareils.* Au bout de cinquante ans nous voyons la suite : l'Université en décomposition a décomposé l'Église et livré notre peuple aux barbares. Tout est-il perdu ? Nullement. Ces morts de la grande guerre nourrissent notre espoir. Beaucoup sont des saints ; leur prière demande à Dieu de sauver cette nation pour laquelle ils sont morts et Dieu les exaucera, mais à son heure. Ne savez-vous pas, ô mes frères, que la France de S. Louis et de Jeanne d'Arc est la plus coupable de la terre ? Qu'elle a rejeté ce qui faisait sa force et sa gloire ; elle tourne délibérément le dos, par les chefs qu'elle se donne, à son salut temporel car elle abandonne sa mission spirituelle. Comment l'aventure des nations pourrait-elle n'être pas mystique puisqu'un monde surnaturel les domine où règne la volonté de Dieu ? Mais ce qui s'est passé entre 1904 et 1914 va se reproduire, une jeunesse renaît pour reprendre la tâche échappée aux mains défail­lantes des heureuses victimes immolées. Dieu qui nous a rudement châtiés par la défaite et le retour derrière un aventurier de tous les parasites qui avaient conduit la France à sa perte, a néanmoins épargné cette fois notre jeunesse. Qu'elle suive ses vrais guides et parmi eux cet André Charlier qui a si bien montré les dessous spirituels de notre vocation. C'est dans l'*Invention à deux voix* qu'il a le mieux exprimé le fond de sa pensée et probablement les prodromes même de sa conversion : 47:266 « C'est curieux que vous ne sachiez pas, à votre âge, doué comme vous l'êtes d'une certaine culture, vous qui êtes ce qu'on appelle un garçon « bien né », ce que c'est que la passion de la France. Cela n'a rien à voir avec cette espèce de fureur aveugle qui éclate parfois dans les foules quand un homme a trouvé le secret de les électriser. C'est un sentiment silencieux, c'est le besoin de descendre au fond de soi-même et de faire des gestes de sa race, des gestes vrais. Vous ne savez pas, mon cher, à quel point la France est une aventure unique : il n'est pas étonnant que les étrangers n'y comprennent rien. Et c'est une aventure qui n'est pas finie, parce que bien que ce mot vous déplaise, c'est une aventure mystique. C'est ce qui vous explique que Jeanne d'Arc ait été possible et je ne crains pas d'ajouter qu'elle n'était possible que chez nous. » Voilà qui peut paraître à beaucoup l'image d'un patrio­tisme outrecuidant. La base en est pourtant véritable. Il n'y a pas deux Jeanne d'Arc dans l'histoire et elle naquit chez nous. Les peuples sont complémentaires, ils ne sont pas égaux ; toute l'histoire le dit. Les Sémites détruisaient tout, cités et nations. Cyrus, un aryen, conquit tout et ne démo­lit rien. Les Perses étaient aussi humains que les Grecs (seul le christianisme permit de faire mieux) et leur reli­gion était peut-être supérieure au foisonnement mytho­logique des passions débridées qui constitue la religion des Grecs. Mais dans l'art et la pensée ? Les Perses n'ont rien laissé que la *Cyropédie* d'un Grec (et le *Zen Avesta*)*.* En 1914 la boucle du ceinturon de nos adversaires portait, ciselée dans le bronze, cette inscription : *l'Allemagne par-dessus tout.* Quel Français de l'extrême droite à l'extrême gauche eût osé mettre : « La France par-dessus tout » ? Sauf de rarissimes fanatiques. Proudhon eût dit « justice par-dessus tout » et se serait très bien battu. Jeanne d'Arc disait : « Dieu premier servi » ; et nos drapeaux portent *Honneur et Patrie.* L'honneur est le premier. Qu'est-ce donc que cet honneur qui s'impose à l'idée de patrie ? 48:266 Les commandements de Dieu tout simplement, qui sont toujours chez les honnêtes gens, même se croyant athées, le fond de la morale. Nous avons parlé du chef-d'œuvre que les Compagnons du Tour de France offrent à leur corporation ; cette institution non réglementée est d'après les Compagnons eux-mêmes, incompréhensible au ouvriers étrangers. C'est le pendant de la devise du drapeau dans nos humbles métiers, c'est leur honneur. André Charlier continue : « Je connais deux races d'hommes : il y a ceux qui se nourrissent de leurs sentiments et de leurs pensées et qui ne peuvent jamais aller au-delà, c'est-à-dire qu'ils se nourrissent d'eux-mêmes et comment n'auraient-ils pas de nausée, de ce plat insipide et sans variété ? Il y a ceux, moins nombreux que les premiers, qui étant allés jusqu'au bout de leurs pensées et de leurs sentiments s'aperçoivent qu'il y a encore une part d'eux-mêmes qu'ils ne soupçonnaient pas et qui est disponible : c'est là que naissent ces pensées *qui ne viennent pas de nous,* et de qui viendraient-elles sinon de Dieu ? » Telles sont exprimées dans l'âge mûr les pensées qu'André Charlier avait eues dans sa jeunesse. Ensuite il prophétise sans prétentions outrecuidantes : « Cette nuit paisible d'une paix menacée comme toutes les choses humaines, nous donne des clartés inattendues : il semble qu'elle nous ouvre un grand livre que le jour, dans quel­ques heures, va refermer. Je vois actuellement la France redevenue sensible à quelque chose de très ancien qu'elle avait oublié et qu'elle cherche confusément depuis longtemps. Il y a des mo­ments où un homme dans sa vie, sous 1'influence de circonstances manifestement concertées par quelqu'un d'autre que nous, descend tout d'un coup au fond de soi-même. Il en est de même des peuples, et je crois qu'un moment de ce genre est en train de naître pour la France. 49:266 Nous ne sommes rationalistes et logiciens qu'à la surface : si peu que nous consentions à vaincre cette attitude d'esprit et à descendre en nous-mêmes, et aussitôt nous sommes emportés par un besoin invincible de ressaisir les réalités (...). L'aventure de la France est une aventure mys­tique, elle ne se déroule pas sur le plan intellec­tuel et moral. Il y a quelque chose qui bouge dans les profondeurs de l'âme de la France, et il faudra bien que cela sorte un jour ou l'autre... » (page 163) Ô hommes de 1972 n'est-ce pas de vous, de ses élèves qu'André Charlier souhaite voir sortir cette espérance ? Depuis qu'il était non plus vigneron, mais professeur, André Charlier s'est efforcé de faire retrouver à la jeu­nesse le secret perdu. Les nations sont mortelles certes ; seule durera jusqu'à la fin des temps la sainte Église catho­lique. *La France n'a qu'à vivre la vie de l'Église pour durer.* \*\*\* Son frère ayant fait la statue de Notre-Dame honorée dans la chapelle de l'École des Roches, construite par Storez, fit entrer André Charlier dans cette école. Dirigeant une « maison » de cette école originale, André Charlier fit l'expérience de la formation de la jeunesse. La guerre survint en 1939 et il fut mobilisé comme capitaine de réserve. Il avait 55 ans. Une crise du foie le retira du front et le foie ne fut opéré que quelques années plus tard. Au milieu de la pagaille qui suit un désastre, il eut à protéger la jeunesse qui lui était confiée. Il arriva ainsi dans le midi de la France à temps pour éviter d'être fait prisonnier avec 700 hommes de toutes armes (il y avait des spahis) qui s'étaient ralliés à une troupe bien com­mandée. Comme officier, il n'avait qu'un médecin auxi­liaire. Et sur la place du village, au milieu d'une population émue et silencieuse, il y eut le 14 juillet 1940 une prise d'armes entièrement correcte, face au drapeau pour main­tenir dans tous les cœurs la flamme de l'espérance. 50:266 Il fut ensuite nommé Directeur de l'École des Roches réfugiée à Maslacq près d'Orthez et quand l'école put reve­nir en Normandie lors de la paix, il prit la direction du Collège de Normandie alors ruiné par l'incompétence, et là le suivirent dans une fidélité aussi rare qu'exemplaire 75 élèves méridionaux de l'École de Maslacq. Ses anciens élèves qui ne sont pas si vieux savent ce qu'il a fait. A sa lumière, ils ont allumé la leur. Puissent-ils faire de même pour leurs enfants. Il dirigeait une école très libre dans sa discipline et son organisation ; il avait appris la viticulture, non dans une école, mais avec des vignerons intelligents ; il avait conti­nué ses études pendant sa convalescence après la guerre de 1914 au coin du feu en hiver et sous la treille pendant la belle saison, tout en aidant au jardin potager. Il était donc très novateur, ne s'inquiétant guère d'imiter ce que faisait l'État, croyant à l'acquisition de l'expérience et du savoir, non aux diplômes, le contraire en somme de ce qui nous est imposé. En ce moment, on est en train de scola­riser l'apprentissage des métiers sous prétexte de fournir des ouvriers très compétents à l'industrie. Mais l'Alle­magne où l'organisation est d'une qualité supérieure n'a aucune formation scolaire de l'apprentissage ; tout est laissé aux métiers. Chez nous l'administration remplace le gouvernement car les hommes politiques n'y ont d'autre occupation que se chasser les uns les autres du pouvoir et de se partager l'assiette au beurre. Ils laissent donc l'administration, qui au moins a quelque compétence (administrative), gou­verner. Mais rien n'est plus contraire que le gouvernement qui doit soutenir et aider au besoin toutes les libres ini­tiatives profitables au bien commun et l'administration dont l'idéal est simplifier et unifier. Mais vouloir unifier le pompier et le croque-mort, l'élagueur et le scribe conduit loin. Il vaut mieux laisser le pompier et le croque-mort combiner eux-mêmes leur propre statut. C'était la ma­nière de Philippe Auguste et de saint Louis. 51:266 Il est excel­lent de défendre la foi des apôtres enseignée par tous les Conciles et les successeurs de Pierre, mais les Français seraient bien aveugles de ne pas voir que l'administration publique tend à supprimer toutes les institutions libres comme l'apprentissage artisanal, qui ne coûtait rien à l'État, pour le remplacer par de coûteuses études qui abaisseront nécessairement le niveau moral des apprentis. Car l'atelier est un milieu moral supérieur à l'école : c'est un milieu réel qui est une promotion pour l'adolescent. Il y est en contact avec les nécessités d'une profession, avec des adultes hiérarchisés, avec les nécessités du marché, les imprévus et même les crises économiques amenées, en général, non par un cyclone ou une gelée, mais par la folie de l'argent. L'apprentissage a besoin certes d'être modifié de temps en temps suivant les circonstances matérielles ou sociales, mais c'est l'affaire de la profession, non d'une administration d'État en retard de soixante ans sur les initiatives privées, qu'elle arrête généralement. Et, comble d'aberration, on en est maintenant à demander à l'État une indemnité pour les artisans qui prendront des apprentis ! L'administration va gagner, le désir de domination qui la travaille va être satisfait. Et aux chômeurs qui s'annoncent, elle donnera ou louera les terres qu'elle a forcé les paysans à abandonner ou bien elle en fera des Kolkhozes ou des Sovkhozes avec le même résultat prévisible qu'en Russie. Les Français n'ont pas l'air de se rendre compte que leur sort se joue dans ces lois et ces décrets tripotés par des politiciens ignorants qui calculent le nombre de voix à déplacer au profit de leur groupe plutôt que de s'ins­truire des réalités. Les syndicats ont été consultés, eux qui ont toujours refusé de s'occuper de l'apprentissage, les artisans, point. Français, lecteurs d'ITINÉRAIRES, gare à vous ! Vos liens se resserrent, vous ne pourrez même plus vous battre. C'est parmi vous, vos enfants, vos amis qu'An­dré Charlier a vu ses élèves « descendre au fond d'eux-mêmes » pour retrouver les sources ; les bases de la conscience morale et du bien faire. C'est vous qui êtes destinés à reprendre cette aventure mystique de la France. 52:266 Elle commence par L'ÉTUDE DE LA FOI et non la routine des rites obligatoires, par L'APPRENTISSAGE D'UN MÉTIER et non les bavardages théoriques, L'ÉTUDE DES GÉNIES DE TOUS LES TEMPS et non celle des sophistes, par L'APPRENTISSAGE DE L'HONNEUR dans l'accomplissement des moindres tâches... et celui de ses défauts dans l'examen de conscience auquel aboutissaient forcément chacun des « appels » qu'André Charlier prononçait chaque soir dans les écoles qu'il était appelé à diriger : peut-être croyez-vous qu'il faut être bien à l'aise pour s'engager ainsi ? Sûrement il faut être sorti de la misère car celle-ci éteint l'homme. Mais les frères Charlier ont choisi *la pauvreté pour rester libres.* Com­prenne qui pourra. Mais Jésus a dit : « Cherchez premiè­rement le royaume de Dieu et sa justice et tout cela (nourriture, vêtement) vous sera donné par-dessus. » (Matt. 6, 33.) Est-ce que, par hasard, vous ne croiriez pas Notre-Seigneur ? La productivité alors ? Malheureux : essayez au moins, et priez. \*\*\* Réussirez-vous dans cette tâche ? Je n'en sais rien. Je puis vous conter qu'elle a été déjà tentée plusieurs fois sans réussir, mais l'échec est aussi glorieux qu'une réus­site, et il prépare le pardon divin. L'écrasement inattendu de la France en 1870 réveilla les esprits. Renan écrivit sa *Réforme intellectuelle et morale.* Déjà en 1849 il avait fait connaître les critiques que les Allemands faisaient de notre enseignement ; elles portaient sur les concours comme seule méthode de recrutement et contre la centra­lisation. Après 1870 Renan est d'accord avec les critiques allemands. Il dit ([^1]) : 53:266 « Notre système d'éducation a besoin de ré­formes radicales ; presque tout ce que le Pre­mier Empire a fait à cet égard est mauvais. L'instruction publique ne peut être donnée directement par l'autorité centrale ; un minis­tère de l'Instruction publique sera toujours une très médiocre machine d'éducation (...). C'est surtout dans l'enseignement supérieur qu'une réforme est urgente ; les écoles spéciales imagi­nées par la Révolution, les chétives Facultés créées par l'Empire ne remplacent nullement le grand et beau système des Universités auto­nomes et rivales, système que Paris a créé au Moyen Age et que toute l'Europe a conservé, excepté justement la France qui l'a inauguré vers 1200. En y revenant nous n'imiterions per­sonne, nous ne ferions que reprendre nos tra­ditions. » C'était urgent il y a cent ans. Vous commencez à l'en­tendre ; c'est très bien. Le clergé manifeste l'intention bien marquée d'aban­donner tout l'enseignement à l'État et essaye de l'arracher aux religieux et religieuses qui défendent encore la liberté de l'évangélisation. Il ne retarde que de 170 ans. Taine après 1870 entreprenait d'écrire son gros ouvrage sur *Les Origines de la France contemporaine.* Il s'atta­quait à la Révolution française. Comment s'y prit la cama­rilla secrète qui dirigeait en sous-main la France pour la mener à ce que nous sommes ou à ce que nous allons être ? On ne tint aucun compte des réformes scolaires préconi­sées par Renan qui avait en ces matières une expérience incontestable et on lui fit une gloire de sa *Vie de Jésus.* Chesterton, parlant de la *Vie de Jeanne d'Arc* d'Anatole France, écrit : « Je n'y ai jeté qu'un coup d'œil, mais ce coup d'œil m'a suffi pour me rappeler la *Vie de Jésus* de Renan. C'est la même étrange méthode du respectueux sceptique. Discréditer des histoires surnaturelles qui ont un fondement en racontant des histoires naturelles qui n'en ont pas. » 54:266 On agit autrement pour Taine. Le premier volume de ses *Origines* contenait la critique détaillée de l'Ancien Régime ; ce volume seul fut conseillé et mis à la disposi­tion des élèves même dans des écoles normales supérieures, comme à Sèvres ; et on lui fit grand honneur de *La Fontaine et ses Fables,* essai d'une explication matérialiste du génie d'un auteur. Péguy le définit : le circuit de la Grande Cein­ture. Car jamais Taine ne pénètre au centre du sujet. Nous ne défendons pas Renan et Taine. Nous conseillons de lire à leur sujet le *Zangwil* de Péguy qui est très important, le meilleur de ces *Situations* qui ont été réunies en un volume à part et où *Zangwil* n'a pas trouvé place. Renan et Taine sont les gloires de ce temps. Un homme comme Ernest Hello a l'esprit moins étendu mais bien plus pro­fond. Ils n'étaient pas les seuls ; en 1868 le père Didon, dominicain, s'écriait dans un carême à Saint-Jacques-du-Haut-Pas : « Les rois ont failli, la noblesse a failli, le clergé a failli, le peuple a failli ! » ; et après la commune en 1871 : « Malgré tout, je demeure vivant, intrépide, opiniâtre dans mon espérance et invinciblement croyant à la régénération de l'âme humaine, comme à la résurrection de la France. » A cette même époque, 1871, les disciples de Le Play créèrent les cercles d'ouvriers catholiques pour y répandre les saines idées sociales. Les principaux étaient deux offi­ciers, La Tour du Pin et de Vogüé, qui avaient été prison­niers en Allemagne avec l'armée de Metz et y avaient connu les efforts des catholiques allemands pour amorcer une action sociale parallèle à celle qu'accomplissait Le Play en France ; Mgr Ketteler, archevêque de Cologne, avait lui aussi un programme corporatif. Ils décidèrent de se consa­crer à cette tâche glorieuse de faire passer dans l'économie politique les idées sociales chrétiennes. Ils eurent contre eux bien entendu les partisans des révolutionnaires mais, hélas, tous les catholiques libéraux aussi qui croyaient à la liberté apportée par la Révolution, sans s'apercevoir qu'en libérant l'individu de toute contrainte sociale, ils le livraient sans défense au plus riche, au plus fort, ce que toute l'ancienne société chrétienne avait essayé d'évi­ter. 55:266 L'influence de La Tour du Pin fut grande cependant ; Le Play, lui et leur école furent les inspirateurs de la pre­mière encyclique sociale du Saint-Siège : *Rerum Novarum,* signée par Léon XIII. Malheureusement le même pape recommandait et même imposait à peu près en même temps aux catholiques le ralliement à la République. De Vogüé se sépara de La Tour du Pin pour fonder un parti poli­tique : un de plus pour contribuer à diviser la France et les catholiques eux-mêmes. Ils étaient en 1871 des hommes d'âge mûr : la jeunesse de ce temps comprenait Pétain qui fut l'élève du P. Didon au collège d'Arcueil où il prépara le concours de Saint-Cyr. Élevé par son oncle l'abbé Lefèvre, il eut d'abord une voca­tion monastique. Il avait 15 ans en 1871 et le désastre où nous conduisirent l'insouciance, la vanité, l'amour des jouissances qui dominaient sous l'Empire, le conduisit à choisir la vocation militaire pour aider au relèvement du pays. Vous croyez cela bien loin : le père d'André Charlier était du même âge que Pétain à un an près. Pétain avait 17 ans de plus que Péguy : première génération : Pétain en est la fleur, elle n'a rien donné (sinon parmi les saints connus ou ignorés) de plus grand que lui. Il est curieux de voir que Pétain comme Péguy qui appartenait à la génération suivante sont restés républi­cains tant qu'ils l'ont pu. Péguy jusqu'à la veille de sa mort glorieuse en 1914, Pétain jusqu'à ce qu'il eût participé au pouvoir en 1934, car il vit là sacrifier l'intérêt du pays à celui des partis. L'un avait vu l'Empire, l'autre avait été élevé par des républicains formés par l'Empire. Cepen­dant la famille de Pétain était plutôt légitimiste, mais il semble que Pétain ait reproché au comte de Chambord de s'être -- sous des prétextes -- écarté du pouvoir. Nous pouvons comprendre combien le comte de Cham­bord avait raison. Il ne voulait pas d'une royauté parle­mentaire avec un roi ficelé comme un saucisson et une clique de politiciens gouvernant sans autre responsabilité que de se remplacer à tour de rôle à la suite d'intrigues de couloir qui font oublier les véritables intérêts du pays. 56:266 Le comte de Chambord a prononcé en effet une parole si profonde qu'elle est encore incomprise : ON NE GOUVERNE PAS UN PAYS AVEC DES INSTITUTIONS FAITES POUR L'ADMI­NISTRER. C'est ce qu'on trouve expliqué dans un article publié par Henri Charlier dans les numéros 2, 3 et 4 d'ITINÉ­RAIRES : *Se réformer ou périr : la confusion du gouverne­ment et de l'administration.* La tâche de la génération des élèves d'André Charlier (22 ans de moins que Péguy et trente ans de plus que vous) est de faire ce discernement et de créer les institutions qui permettront de gouverner honnêtement. Certainement cela vous conduira à vous administrer vous-mêmes. Cela vous coûtera moins cher que l'administration d'État. Un élève de l'enseignement technique coûte à l'État 3 500 F par an. La formation théo­rique et pratique en entreprise privée lui revient à 240 F. L'État s'est même aperçu, un jour de grand soleil, que les routes faites par les entreprises privées lui coûtaient le quart en moins que faites par ses propres services. L'atten­tion est tournée en ce moment vers la réforme régionale ; le projet du gouvernement est là pour l'escamoter : car il veut y introduire de droit tous les élus du suffrage uni­versel. Son projet ne serait pas voté sans leur consente­ment et ils tiennent à paraître indispensables. Or ils ne représentent que des partis politiques aptes à diviser la nation sur des bobards sans portée qui n'ont pas de rap­port avec les véritables intérêts de tous. C'est connu depuis longtemps. Renan disait (*Réforme* etc., p. 538) en 1871 : « *Responsabilité,* mot capital, Messieurs, et qui renferme le secret de presque toutes les ré­formes morales de notre temps. » Et Lacordaire dans ses *Lettres à un jeune homme :* 57:266 « La liberté n'est possible que dans un pays où le droit l'emporte sur les passions. » (1^e^ lettre) Vous avez à créer ce droit, à établir ces responsabilités réelles pour supprimer ces parasites qui vivent sur le pays sans aucune responsabilité que de laisser la place à un autre semblable quitte à la reprendre au premier faux pas de leur vainqueur. Votre tâche n'est pas commode, mais il faut la concevoir d'une manière concrète en commençant par l'organisation complète des entreprises en chacun des grands métiers, et non d'une manière théo­rique comme nos vingt ou vingt-cinq « Constitutions » défuntes en cent ans. Il convient d'intéresser les ouvriers à la vie de l'entreprise non en leur donnant une autorité qu'ambitionnent seulement les chefs syndicalistes dont le but caché n'est autre que la révolution, mais en diffusant la propriété même de l'entreprise dans le personnel ou­vrier. Ce sera un commencement d'entente. C'est ce que préconise Salleron. Dans un article récent de la *Vie des Cadres,* Salleron écrivait très justement : « Du haut en bas de l'échelle industrielle, tous les contacts que j'ai pu avoir avec les pro­ducteurs m'ont convaincu qu'ils sont fondamen­talement saint-simoniens (en haut) et prou­dhoniens (en bas). Ces épithètes sont certes globales. Mais enfin, ce qui constitue d'un côté, l'essence du capitalisme, et de l'autre l'essence du communisme, ne me semble avoir jamais pénétré l'esprit français. » L'esprit saint-simonien était un esprit de *producteurs* décidés à éliminer les parasites. Auguste Comte fut secré­taire de Saint-Simon, le positivisme était l'état d'esprit général, dans les assemblées politiques et même chez beau­coup de gouvernants. 58:266 On trouvera dans le premier volume de la *Vie de Prou­dhon* de Daniel Halévy des souvenirs qui confirment cette observation. On lira page 393 les débuts du conflit entre Marx et Proudhon ; et l'étonnement d'Halévy était grand d'avoir retrouvé en 1900 le même conflit entre les mêmes corporations : « Me trouvais-je en face d'une tradition d'ordre historique ou d'ordre psychologique ? De cette deuxième hypothèse un intelligent ébéniste m'avait donné l'explication : « Les tailleurs sont communistes parce qu'ils taillent à coup de ci­seaux dans une étoffe étalée sur un plan. Nous autres, ébénistes, nous travaillons sur trois plans, ça change tout. » Le communisme est une solution simpliste ; les ou­vriers d'un métier où les causes s'entremêlent au cube au lieu du carré ont des habitudes d'esprit plus subtiles. Les critiques de Proudhon au communisme étaient excel­lentes mais sa propre doctrine n'était pas praticable telle qu'il l'exposait. En tout cas en 1900 et jusqu'après la guerre de 1914 les syndicalistes n'étaient pas marxistes. Les « universités populaires » furent demandées par les ou­vriers ; les intellectuels furent incapables d'y satisfaire faute de cette connaissance pratique de la vie intellectuelle d'un homme de métier comme l'ébéniste de Daniel Halévy dont j'espère qu'on a apprécié la profondeur. Mais André Charlier avait cette base intellectuelle irremplaçable que lui apportait son éducation rurale. Ce n'est pas rien, n'ou­bliez pas cette cause de ce qu'il vous apporta ; les gens n'ayant appris que dans des livres sont un danger public. La doctrine de Marx était non pas meilleure, mais bien pire que celle de Proudhon qui reposait sur des bases morales irréprochables ; mais elle était très « pratique » car elle avait comme fond la lutte des classes. Les parle­mentaires qui voulaient s'emparer du pouvoir, bourgeois sans contact réel avec le peuple, comme Jaurès et Léon Blum, sautèrent sur ce moyen de créer une opposition irré­ductible et facile à passionner. C'était, hélas ! un moyen profondément antisocial, contraire à l'intérêt véritable des travailleurs eux-mêmes, comme à toute la société, et dont nous commençons d'apprécier les conséquences. 59:266 Comment lutter ? Dans l'ensemble la bourgeoisie était voltairienne au XIX^e^ siècle. Un grand commerçant me disait « *Nos mères ont passé leur vie à prier pour que leurs maris se convertissent à l'heure de la mort. Moi je me suis converti comme j'ai pu à la quarantaine, et ces morveux-là* (il me montrait son fils qui était de la génération d'André Char­lier), *ces morveux-là, à vingt ans nous font la leçon ! *» Les vrais catholiques, pleins de foi et de bonne foi, appartenant à la génération de Montalembert étaient libéraux. Ils ne se rendaient pas compte que la seule liberté qu'avait appor­tée la Révolution française était celle de l'argent (en sup­primant les autres). Ces honnêtes gens en jouissaient eux-mêmes sans malice et avec générosité ; mais amenaient ainsi les violents appels de Proudhon à la justice. Leur situation personnelle leur cachait le vrai problème. Or quel chrétien n'est pas obligé de constater que le travail est une institution divine et qui a des lois divines. « *Dieu prit l'homme et le plaça dans le jardin d'Eden pour le cultiver et le garder. *» Ni le lapin ni la girafe n'ont cette vocation ; ils jouissent de la création simplement, comme ils peuvent. La peine dans le travail vient de la faute de l'homme, non de sa mission primitive qui est de collaborer à la création, non par le simple usage comme les bêtes, mais par un travail. Ce travail était organisé. Il y avait le repos obligatoire du septième jour. (La Révolution le recula au dixième jour ; c'était plus savant, plus rationnel, plei­nement arithmétique.) Il suffit de lire le Pentateuque pour connaître les exigences pratiques de la loi du temps de Moise au sujet du travail. Que s'est-il passé ? Le voici exposé par Max Weber dans *L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme :* 60:266 « En règle générale on a défini le rationa­lisme économique comme fondement de l'éco­nomie moderne (...). A bon droit sans aucun doute, si l'on entend par là l'accroissement de la productivité du travail, qui a *soustrait celui-ci à la sujétion des limites organiques de l'homme* en soumettant les processus de production aux données de la science. » C'est nous qui soulignons. Une machine peut faciliter le travail sans dépasser les *limites organiques de l'homme.* Mais nous verrons ce qui fut oublié d'autre manière. Con­tinuons : « Mettre le travail au service d'une organi­sation rationnelle qui fournisse à l'humanité ses biens matériels est toujours apparu, incontes­tablement, aux représentants de l'esprit du capi­talisme comme un des buts de leur tâche. » Il est certain qu'entre 1830 et 1914 le pouvoir d'achat de la monnaie *stable* qui régnait alors a triplé. Mais au prix de quelles misères dans la classe ouvrière ! Nous répé­tons les paroles de Le Play, le grand économiste du XIX^e^ siècle, qui ont déjà été publiées dans cette revue : « L'existence d'une classe nombreuse privée de toute propriété et vivant en quelque sorte dans un dénuement héréditaire est un fait nou­veau et accidentel. Les nations manufacturières y remédieront, non par le procédé impuissant de la spoliation des riches, mais par la réforme morale de la société. » Ceux qui furent capables de « *mettre le travail au ser­vice d'une organisation rationnelle *» avaient affaire à des hommes libres. Leur organisation dite rationnelle a fait de ces hommes les esclaves de la matière. Car ils n'ou­blièrent qu'une chose : la destinée de l'homme peut être comprise par la raison mais n'en dépend pas. La raison est un instrument et l'intelligence n'est pas la raison et la dépasse. L'intelligence a des vues qui lui viennent de Dieu et la destinée de l'homme nous est révélée, et non pas découverte par la raison. 61:266 Celui qui ne cherche qu'à organiser rationnellement le travail cherche à estimer les possibilités matérielles de la nature humaine et oublie sa destinée et ses possibilités morales. Le travail de l'homme a été compris comme une simple donnée économique qui se calcule comme le ren­dement d'une machine. On oubliait que l'homme a une famille, une responsabilité morale vis-à-vis de cette fa­mille qu'il est interdit d'altérer ; l'employeur doit l'en­courager et non la limiter. Pour amortir plus vite les ma­chines on organise en ce moment le travail avec quatre équipes dont deux passent la nuit. On paiera plus cher ces dernières et des hommes jeunes accepteront. Qui s'in­quiète de voir supprimer la vie de famille ? Elle est com­plètement désorganisée si son chef normal dort (autant qu'il le pourra) quand les autres veillent. Et les enfants sont envoyés à la rue pour qu'ils ne fassent pas de bruit. Enfin, de rationalisme en rationalité, on remplace autant qu'on peut les ouvriers par des machines sans se soucier de créer des chômeurs. Notre auteur, Max Weber, ajoute : « De même, la rationalisation sur la base d'un calcul rigoureux est une des caractéristiques fondamentales de l'économie capitaliste indi­viduelle dirigée avec prévoyance et circonspec­tion vers le résultat escompté. Quel contraste avec la vie au jour le jour du paysan, avec la routine de l'artisan des anciennes corporations et de ses privilèges ou encore avec le capitaliste aventurier attiré par l'exploitation des circons­tances politiques et les spéculations irration­nelles. » Eh oui ! le paysan dépend du temps et de la saison, c'est irrationnel. Eh oui ! l'artisan avait des privilèges qui le défendaient contre le pouvoir de l'argent ! On ne pou­vait être marchand de meubles si on n'était pas capable de les faire, le travail de nuit n'était permis que dans cer­taines corporations pour des travaux exceptionnels. Car en toute réglementation, l'homme moral était au premier plan et non l'économie financière. 62:266 Telle est la grande distinction oubliée par tout le monde moderne. Cependant le capitalisme a débuté chez les protestants par une sorte d'ascétisme rigoureux comme on le voit chez les puritains. Mais tandis qu'avant la réforme cet ascé­tisme était détaché du monde, après la réforme il fut à l'intérieur du monde. Comment cela ? Le réformé, tant pécheur fût-il, pensait n'être sauvé que par la foi seule, sans les œuvres, mais il n'avait ni confes­sion, ni absolution ni ferme propos, ni communion. Com­ment dès lors avoir une confirmation pratique du pardon de Dieu ? Ce fut la réussite dans les entreprises et il s'en donna furieusement la peine. Mais un siècle après, ne subsistait que l'appât du gain. Jusqu'à la Révolution nos corps de métiers furent régis *par une loi morale fondamentale* qui empêchait les abus économiques, et l'économie interne des métiers, différente en chacun d'eux, n'oubliait jamais la loi morale fonda­mentale. Une institution qui avait dix siècles d'existence avait toujours eu besoin d'ajustements avec la réalité con­temporaine changeante. Elle en avait certainement besoin en 1789. Mais dès qu'ils le purent, les hommes au pouvoir supprimèrent complètement les corporations et interdirent toute association de travailleurs et d'employeurs. Peut-on s'étonner de ce que la question sociale ne soit née en France qu'après la Révolution ? Toutes les institutions chari­tables des corporations pour les indigents, les chômeurs, les malades, les vieillards avaient été « liquidées » comme biens nationaux. L'ouvrier restait seul et sans aide. La grande industrie naissante n'a pu créer un proléta­riat qu'en exploitant sans miséricorde le travailleur que la Révolution avait « libéré » de toutes les protections des institutions corporatives. On avait supprimé ainsi ce qui assurait un équilibre social. On abandonnait l'ouvrier à la merci d'un employeur qui n'était même plus du métier, *n'avait que de l'argent et ne faisait travailler que pour en gagner,* sans même s'intéresser au produit. 63:266 C'est ainsi que périrent les styles du mobilier. Les esprits perspicaces se rendirent compte rapidement que la société était devenue amorphe, que les institutions liant les hommes d'un même métier, celles qui liaient les professions les unes aux autres et celles-ci à l'État avaient disparu sans être rem­placées. Saint-Simon était né en 1760 ; il avait donc bien connu l'Ancien Régime. Cet ancien soldat avait fait la guerre d'Amérique et à 23 ans il était colonel ; il avait gagné son grade. Il était ennemi des privilèges dont la raison d'être n'existait plus, comme l'exemption d'impôt pour la noblesse. Cette exemption venait de ce que les nobles étaient soldats à leurs frais et pour un nombre de jours fixé par la coutume. Mais l'armée permanente leur donnait un traitement et le privilège n'avait plus de rai­son. Saint-Simon était contre les oisifs. Ses disciples furent de simples positivistes organisant rationnellement le tra­vail mais nullement communistes. Proudhon est né en 1819, à deux générations de dis­tance, en un temps où la malfaisance du système né de la Révolution était bien visible. Il savait le latin et le grec, il était typographe et correcteur des épreuves. Au lieu de voir les choses par en haut, comme Sismondi et Saint-Simon, il les voyait de l'atelier, ce qui est bien nécessaire aussi. Il concevait la réforme comme une fédération d'ate­liers libres. La haute honnêteté de sa pensée lui a valu cet éloge de Sainte-Beuve : « Noble en son artisanerie il aurait honte s'il vivait du hasard ou du commerce de sa plume. Il se croirait deux fois fautif, fautif envers sa profession, source légitime du gain ; fautif en­vers sa vocation spirituelle compromise par le souci du gain. « Voilà des idées solides et saines. Proudhon ne se doute pas en les formulant que ce sont des idées révolutionnaires. Toute idée, à vrai dire, toute volonté radicale et pure est révolu­tionnaire dans nos vieilles sociétés, produits de races, de croyances mêlées et de transactions séculaires. 64:266 Et particulièrement toute volonté conforme aux antiques principes des mœurs est révolutionnaire en des temps destinés à la cri­tique des principes et à la dissolution des mœurs. » La formation de Proudhon explique que les ouvriers français soient au fond proudhoniens et non marxistes, comme l'a très bien vu Salleron. Et jusqu'en 1914 les typo­graphes syndiqués entreprenaient à leur patron la façon de ce qu'ils avaient à imprimer. Hyacinthe Dubreuil est de la même lignée. On doit lire ses livres : *L'équipe et le ballon* et *L'exemple de Bata.* Participer à la direction n'in­téresse que les chefs syndicalistes qui veulent la révolution. Mais il n'est pas douteux qu'il faut trouver une « *partici­pation *» à l'ouvrier français où elle est possible, à son échelle, là où elle l'intéresse, dans l'équipe de base. Hya­cinthe Dubreuil nous disait il y a plus de quinze ans : « On verra revenir ces idées-là d'Amérique et alors on me croi­ra. Les ouvriers de Bell Telephone ont proposé à leur com­pagnie de prendre à leur charge une chaîne de montage en respectant toutes les données du bureau d'études. La direc­tion a refusé mais ce n'est qu'un début. » On a traité d'UTOPISTES les réformateurs du XIX^e^ siècle. *Ils l'étaient en effet car ils ne croyaient pas au péché ori­ginel* et n'en tenaient pas compte. Mais les tenants du capi­talisme l'étaient pareillement pour croire qu'une écono­mie purement rationaliste n'avait que des inconvénients de détail. Elle avait au contraire un inconvénient majeur qui devait l'exclure, celui d'oublier le comportement moral de la vie humaine. Et l'état actuel du monde le prouve bien. Tout le monde est pris d'une sorte de folie de la « produc­tivité ». On remplace le personnel par des machines et l'on veut produire plus pour diminuer les prix. Mais quand on aura fabriqué une casserole par jour et par tête d'habitant qui les achètera ? Et si on fabrique en même temps des chômeurs, qui achètera une robe neuve tous les trois mois ? une auto tous les ans ? 65:266 On essaiera, en des pays où les journaux de mode sont encore inconnus, de vendre les casseroles comme coiffures... pour un temps très court ([^2]). La crise monétaire internationale, même replâtrée, n'est qu'à ses débuts. Les hommes d'argent sont les plus fous du monde, ils seront les derniers à voir le précipice. \*\*\* Il est temps de conclure. En dévoilant le secret d'André Charlier et en donnant des exemples de son emploi immé­diat, nous ne visons pas à vous faire réussir suivant le monde, ce qui est toujours très aléatoire. Nous nous effor­çons à faire que rien ne soit perdu de vos efforts ni dans votre vie intérieure, ni dans les travaux de votre devoir d'état. Les grands réformateurs du XIX^e^ siècle, Le Play et ses disciples, n'ont pas réussi mais ils ont inspiré les ency­cliques sociales des Souverains Pontifes. Ils ont donc laissé un grand enseignement qui durera. Pétain fut chargé malgré lui de diriger l'État et il en­treprit de sauver tout ce qui pouvait l'être dans l'heure la plus triste de toute l'histoire de la France. Et il a sauvé d'abord son moral puis commencé d'instaurer un ordre politique et social chrétien. Il a fini comme Jeanne d'Arc et Notre-Seigneur. Mais quel exemple il a laissé pour tous les bons citoyens et l'histoire future ; Maurras a fini de même parce qu'il avait appris aux Français à comprendre leur histoire déformée par l'enseignement public. Comment finiront ceux qui reprendront le flambeau ? Comme Dieu voudra, mais toujours dans l'honneur. André Charlier était un esprit modéré, très secret, très méditatif, mais dès qu'il avait compris où était son devoir, il devenait aussi ferme et strict qu'il avait été accueillant et compatissant aux faiblesses de la nature. Il avait affaire à des jeunes gens. 66:266 Son rôle n'était pas de les faire entrer directement dans l'étude des questions que nous venons de soulever, sinon incidemment d'après quelque nouvelle du journal qu'il trouvait bon de commenter lors d'un de ses « appels » quotidiens. Mais il s'est appliqué constam­ment à rappeler à ses élèves cette vue fondamentale du lien entre le monde surnaturel et nos petites affaires de foyer, de repas (mais oui, il faut dire le *benedicite*)*,* de négoce et d'industrie. Ce lien a été oublié pendant deux siècles par la majeure partie des chefs catholiques et par tous ceux qui, à leur suite, ne demandaient pas mieux que de l'oublier. Or il est le seul moyen de résoudre les problèmes actuels, tels qu'ils se présentent devant vous. Il semble que la crise amenée par cet oubli général se rapproche dange­reusement et vous demandera une vue claire du problème, fermeté, décision et probablement aussi des souffrances. André Charlier vous a montré que tous les grands esprits du monde païen avaient été hantés par le même problème oublié chez nous de ceux-là même qui en avaient reçu gra­tuitement la solution et pouvaient ou devaient l'enseigner. L'Église existe depuis Adam et depuis ces temps loin­tains, elle enseigne à croire à un salut ne pouvant venir que de Dieu seul. Eschyle, Sophocle y ont cru comme au seul moyen de vaincre ce qu'ils appelaient la fatalité, c'est-à-dire la conséquence des concupiscences dues au péché originel. C'est la pensée divine qui pardonne à Oreste son crime ; Antigone fait appel aux lois divines pour expli­quer sa désobéissance aux décrets du prince. Et elle en meurt comme une multitude de martyrs et de saints tels que Vous en avez sûrement dans vos ascendants, pensez-y. Nous sommes tous des économes infidèles qui avons abusé des dons de la grâce. Elle seule pourtant nous peut rendre fidèles à appliquer la justice en toutes choses, elle seule à grandir en foi, en espérance, en charité. Tel est le testament d'André Charlier. Il vous aidera à vous con­duire dans les problèmes imminents qui vous attendent, qu'ils se produisent dans la famille, les affaires ou dans la patrie elle-même. 67:266 Car votre vie ne se passera pas sans voir une grande guerre... ou pis. Le seul moyen d'en diminuer les effets ou de les tourner au bien c'est d'être toujours et en tout au côté de Jésus-Christ. Henri Charlier. 68:266 ### Enquête sur Henri Charlier Supposée l'œuvre d'un certain E.B.T. Lichard, critique d'art professionnel, ancien élève de l'École du Louvre, officier de l'Ins­truction publique, -- qui aurait été chargé d' « éditer quelques écrits d'Henri Charlier », ceux qui sont contenus dans le volume intitulé *Le martyre de l'art, --* cette « enquête » menée selon les méthodes dites modernes de la sociologie positiviste et de l'évolutionnisme historique a été entièrement écrite par Henri Charlier lui-même, en 1956 et 1957. CHARGÉ D'ÉDITER ces quelques écrits d'Henri Charlier, nous avons voulu faire les choses comme il se doit, c'est-à-dire, vérifier les dates, les lieux, corriger les fautes d'orthographe, rétablir la vérité si elle n'était pas bien présentée, enfin mettre toutes choses au point, ce qu'on ne saurait attendre d'un artiste qui n'a point été formé aux sévères méthodes de nos grandes écoles. 69:266 Nous avons même pensé qu'il n'était pas mauvais de connaître M. Charlier personnellement pour nous faire une idée de son état d'esprit et de ses tendances. Nous fûmes donc le voir en son petit village. Le P. Régamey ([^3]) a bien raison : il est difficile de tenir conversation avec Henri Charlier ; on ne sait jamais ce qu'il va dire. Il commença par me déclarer : « Ah ! vous êtes critique ? Alors vous venez pour me juger ? Montrez-moi vos papiers. » J'étais un peu interdit et il reprit : « Pour vous remettre, commençons par trinquer ensemble. » Nous nous assîmes sous un pommier auprès d'une table de pierre et il me versa cinq ou six grands verres d'une liqueur inoffensive qu'il nommait *ratafia.* Il l'avait faite lui-même, disait-il, avec du jus de raisin et de la goutte ; goutte de quoi ? me demandais-je ; mais je me souvins d'un ancien refrain militaire cité dans nos anciennes chroniques : « *Y a d'la goutte à boire là-haut !* » Après avoir trinqué plusieurs fois, après quelques considérations œnologiques, il prit un livre de couleur ocre et me lut le début du *Premier Alcibiade.* Je ne sais pourquoi les réflexions de Socrate me faisaient rire aux larmes. 70:266 « Alcibiade, quel est le sujet dont les Athéniens vont délibérer et quel motif as-tu de vouloir les conseiller à ce propos ? N'est-ce pas parce qu'il s'agit d'une question que tu connais mieux qu'eux ?... Eh bien, ce que tu as appris, je peux à peu près te le dire moi aussi ; d'ailleurs si j'oublie quelque chose, reprends-moi. Tu as appris, autant qu'il m'en souvient, à lire, à écrire, à toucher de la cithare, à lutter ; quant à jouer de la flûte, tu ne l'as pas voulu. Voilà exactement ce que tu sais, à moins que tu n'aies appris quelqu'autre chose à mon insu... -- Non, je n'ai pas pris d'autres leçons. -- En ce cas, est-ce lorsque les Athéniens délibéreront sur une question d'orthographe que tu te proposes de donner ton avis ? » Ah ! ah ! ah ! *Ma Di'ouk egôge ô Sôcratès !* Oui, ce sont les paroles qui me reviennent. Et ceci encore : « Concluons donc qu'au sujet du juste et de l'injuste il a été dit : que le bel Alcibiade, fils de Clinias était dans l'ignorance, mais qu'il se croyait savant et se proposait d'aller dans l'assemblée donner des conseils aux Athéniens sur ce qu'il ignorait totalement. N'est-ce pas exact ? » Oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah ! J'en ris encore. Il m'est difficile aujourd'hui, même en relisant le texte à tête reposée, de retrouver cette impression délicieuse que me donna ce jour-là la philosophie grecque. Après quoi, M. Charlier me chanta une petite chanson de son pays que sa grand-mère jadis, disait-il, chantait en lui chatouillant le cou pour le faire rire : *En passant par la Bourgogne,* *J'ai rencontré un petit homme* *Qui mangeait du pain, des pommes.* *Et qui buvait du ratafia* *Ah ah ah ah !* *Ah ah ah ah !* 71:266 Je la cite à cause de la référence linguistique au nom de la liqueur : c'est un document. Ensuite, M. Charlier alla chercher un vieux livre où se trouvait le catalogue d'une certaine librairie Saint-Victor ; il m'en lut les titres et me montra qu'on allait beaucoup plus loin et qu'on faisait encore mieux de notre temps. J'en suis intimement persuadé, mais je m'étonnai que M. Charlier pensât de même. La gaieté provoquée par la maïeutique de Socrate commençait à passer ; un peu fatigué, par le voyage sans doute, une légère céphalée commençante, je me retirai pour me reposer et au bout de quelques heures je me ressaisis. En somme, Socrate faisait le procès de la critique et du parlementarisme ; et malgré ses bonnes intentions, M. Charlier était dans une erreur profonde. La pensée de Socrate est bien dépassée aujourd'hui et il ne pouvait connaître les problèmes du monde moderne. Il n'est nullement besoin de connaître un métier pour en parler, ni même pour le diriger ; tout notre enseignement tend à nous éviter cette servitude. Notre État, nos grandes administrations sont fondées sur cette séparation du savoir et du gouvernement. Notre Sorbonne, l'école des Sciences Politiques fabriquent des spécialistes de l'universel, bons à tout et qui ne peuvent évidemment avoir le temps de connaître les métiers qu'ils prennent en charge ; il suffit de savoir en parler. La critique est une invention de notre temps, et chacun sait qu'elle consiste essentiellement à parler de travaux qu'on ne prétend pas être en mesure de faire soi-même. Heureuse division du travail ! par laquelle les uns font le travail et les autres peuvent en vivre sans y toucher. M. Charlier me paraît injuste : quel moment de l'histoire où nous pouvons voir sous nos yeux une conscience religieuse de l'art chrétien entièrement distincte des œuvres qui se font, débarrassée de tout moyen de les réaliser ! Quel poids donne aux jugements de la critique cette incapacité foncière de se mêler à la pensée qui se crée, et quelle présomption d'impartialité ! Oui vraiment, M. Charlier est injuste pour le P. Régamey. Le point de vue a changé depuis deux siècles et il a été défini, il y a un siècle déjà, par un homme qui... je ne sais comment dire, par un homme que... par un homme enfin, Ernest Renan, et voici ses paroles : 72:266 « La cause de la critique est la cause du rationalisme et la cause du rationalisme, c'est la cause de l'esprit moderne. Dans les écrits, ce qui nous intéresse le plus est précisément ce à quoi les contemporains ne songeaient pas : particularités de mœurs, traits historiques, faits de linguistique. L'admiration absolue est toujours superficielle. Nul plus que moi n'admire les Pensées de Pascal, les Sermons de Bossuet ; mais je les admire comme œuvres du XVII^e^ siècle. Si ces œuvres paraissaient aujourd'hui, elles mériteraient à peine d'être remarquées. L'histoire littéraire est destinée à remplacer en grande partie la lecture directe des œuvres de l'esprit humain. » Notre baccalauréat est évidemment suspendu à ces heureuses méthodes ; et un très grand homme que nous avons enterré solennellement naguère, Paul Valéry, renchérissait sur ce langage : « Ce n'est pas assez de périr : il faut devenir inintelligible, presque ridicule. » Et il cite comme exemples Racine et Bossuet. C'est pourquoi probablement, Valéry a préféré être inintelligible de son vivant. \*\*\* Sans doute les conclusions de Renan sont bien dépassées aujourd'hui, et nous sommes prémunis par d'anciennes traditions contre certains excès, mais la méthode reste et triomphe. Verrions-nous sans cela un simple journaliste prétendre à diriger l'art chrétien ? C'est l'accomplissement de ces magnifiques paroles de d'Alembert dans la préface à l'Encyclopédie : « Quiconque est jaloux d'acquérir ou de conserver l'estime et la confiance publiques doit ménager les écrivains de sa nation : ils sont auprès de leur siècle et de la postérité les distributeurs de la renommée et du blâme, les juges des opinions et les appréciateurs des hommes. » 73:266 Voilà bien décrite cette admirable conquête de l'esprit humain qui permet, sans expérience des hommes ni de leurs travaux, de les juger et de les conduire. A une condition, bien entendu, qui est de délimiter scientifiquement l'objet de la reconnaissance. Il est bien établi que ce qui importe, ce n'est pas du tout ce qu'ont pensé les artistes, les problèmes qu'ils ont essayé de résoudre, ce qu'ils ont pensé être vrai et qui est inclus dans leurs modes d'expression même ; mais de voir leur place dans une évolution qui vous mène de progrès en progrès par la voie de la raison. Il suffit de principes généraux ; celui qui ne connaît rien de rien à tous ces métiers et arts spéciaux n'a pas d'idées préconçues et est seul à même de faire des synthèses qui éclairent l'esprit du public. Que demande ce public ? De retrouver dans nos écrits les méthodes qui lui ont permis de passer le bachot et d'être un homme dit cultivé ; c'est-à-dire d'obtenir des séries et des successions bien établies qui évitent ensuite d'avoir à penser. Qu'un artiste passe sa vie à élucider un mystère métaphysique, cela le regarde ; nous sommes tenus par l'esprit même de la science à rester en dehors, et étant incapables de pénétrer dans la pensée même, nous devons tourner autour et rechercher toutes les causes extérieures qui expliquent l'extérieur de la pensée, par exemple, la femme blonde qui peut avoir été à l'origine de la théorie de la relativité. \*\*\* L'ART est d'abord (mais pour les artistes) un amour du vrai qu'ils expriment par sa splendeur ; nous nous occupons en outre d'examiner les différences de leurs opinions et de leur savoir sans jamais toucher au fond des choses, ce qui est le vrai point de vue moderne. C'est pourquoi il est peu important de savoir si, dans l'art chrétien, le vrai point de vue de la foi se trouve exprimé ; mais si l'artiste répond bien aux influences de son époque et aux idées régnantes nécessitées par l'évolution. 74:266 Aucun homme n'a pu se dispenser en certains temps du port de la perruque ou de la moustache (à part des originaux inclassables comme Jean Bart ou Pascal) et des faits aussi généraux doivent attirer avec force l'attention du savant. Le conseil de Taine est toujours valable : « Pour faire de belles œuvres, la condition unique est celle qu'indiquait déjà le grand Gœthe : « Emplissez votre esprit et votre cœur, si larges qu'ils soient, des idées et des sentiments de votre siècle, et l'œuvre viendra. » Voilà pourquoi les critiques sont si souvent appelés à morigéner les artistes, qui trop souvent indociles ne se soucient pas d'être de leur temps. La raison vient tard aux artistes ; ils ne commencent souvent à être de leur temps que vers soixante-dix ou quatre-vingts ans, témoin M. Claudel. Ceux qui meurent trop jeunes, comme Gauguin ou Van Gogh, n'y arrivent jamais, et ce n'est pas faute d'avoir été avertis par les critiques. Georges de la Tour a mis trois siècles pour y parvenir. \*\*\* De nos jours, la consigne est de faire n'importe quoi pourvu que ce n'ait jamais été vu. Un artiste risque fort de n'être pas de son temps lorsque son œuvre a plastiquement une signification ; nous n'y pouvons rien et c'est de notre devoir de le rappeler aux artistes. Sans doute il nous arrive de placer très haut des médiocrités et de nous méprendre sur de grands artistes, trop imprudents généralement (ce fut même le cas habituel depuis cent ans). La raison en est que les premiers sont dans le sens de l'évolution, à laquelle les grands artistes font constamment des accrocs sous prétexte de liberté, et il est nécessaire de sacrifier les cas particuliers à une grande idée. Le maître de la Pietà d'Avignon, exact contemporain de Léonard de Vinci, était un homme en retard sur l'évolution. 75:266 Peu importe que nous le trouvions aujourd'hui beaucoup plus complet, beaucoup plus savant et profond que Léonard de Vinci ; de son temps, c'était un homme en retard, qui n'avait pas vu la nécessité évolutive de la « Rechute » comme Chesterton nommait la Renaissance. Michel-Ange lui-même est un homme qui n'a fait autre chose que *conserver* les qualités *plastiques* de tout l'art du Moyen-Age. Son génie leur a donné un aspect personnel, mais ses moyens d'expression plastique sont ceux de Giotto, de Masaccio, de Fouquet et du portail de Chartres. Il est manifestement dans une impasse de l'évolution. De son temps, déjà, et pendant trois siècles, les artistes allaient abandonner complètement le système plastique de Michel-Ange et du Moyen-Age. Si les critiques avaient existé en ce temps, c'eut été leur devoir de lui signaler son erreur sur le sens de l'évolution. Sans doute, à la fin du XIX^e^ siècle, les artistes, particulièrement Rodin, Gauguin et Van Gogh, ont essayé de retrouver ces qualités plastiques perdues depuis le temps de Michel-Ange et de Jean Goujon : mais c'était chose si contraire à l'évolution qu'ils sont morts à la peine sans que la critique daignât s'en inquiéter, sinon pour mettre en garde contre une tentative si téméraire. \*\*\* Au contraire, les artistes contemporains les plus connus ont parfaitement réussi dans le monde, en s'aidant des méthodes commerciales les plus modernes, et les Pères Dominicains de l'Art *Sacré* ont parfaitement raison, je le dis sans fard à M. Charlier, d'y voir un signe qu'ils sont vraiment dans le sens de l'évolution. -- Laquelle ? me répondit celui-ci. Vers un homme à queue ou un homme à cornes ? -- « Comment ? lui répondis-je, ne voyez-vous pas que la noblesse dans l'évolution consiste à ne pas savoir ce qu'on fait ni où on va ? » 76:266 Chacun sait que l'Évolution est l'explication définitive du changement dans l'univers. On a toujours échoué à démontrer le mécanisme de ce changement, et ce qu'on veut éviter, c'est de le rapporter à l'opération de Dieu. Cette solution pourrait sans doute avoir sa place, mais l'évolution consiste précisément à essayer des solutions mécaniques des problèmes métaphysiques : inclinons-nous. Mais il y a cette force, l'Évolution ! Un docteur célèbre du XVII^e^ siècle, Jean-Baptiste Poquelin, qui mourut jeune, malheureusement, et lors même qu'il prononçait le *Juro* du serment de docteur, a laissé, non de l'Évolution elle-même mais de la méthode intellectuelle qu'elle suppose, une définition éternelle. Elle ne se rapporte qu'à un fait particulier, mais elle vaut pour tous les faits du même genre. A la question : « *cur opium facit dormire* » il répondit : *Quia est in eo* *Virtus dormitiva* *Cujus est natura* *Sensus assoupire.* Nous n'avons qu'à transposer ; l'évolution est une *virtus mutativa cujus est natura chosas mutare.* Et cette vertu occulte fait en outre, comme chacun le voit, que les choses vont toujours de mieux en mieux ; les conquêtes de l'esprit moderne depuis trois siècles et la puissance acquise par l'homme en sont une preuve incontestable. Cette théorie est très consolante ; elle nous permet de penser que nous sommes ce qu'il y a jamais eu de mieux dans l'humanité. 77:266 Le Père Régamey a donné un exemple admirable de ces vues profondes de la critique moderne et l'équité nous oblige à les rapprocher des opinions de M. Charlier. Le Père a montré les efforts dispersés et divergents des artistes chrétiens depuis quarante ans cherchant petit à petit en des demi-ténèbres la route royale que le P. Régamey leur montre aboutissant à la chapelle de Vence. La place de M. Charlier dans cette évolution, on doit le dire, n'est pas très favorable ; elle est dépassée, par en haut ou par en bas, nous ne savons, et peu importe, elle est dépassée. L'échec pratique de Gauguin, de Van Gogh, de Rodin, aurait dû apprendre à M. Charlier qu'il avait tort de suivre leur exemple. Il a voulu, à la fois, FAIRE DESCENDRE LEUR RÉFORME DANS LES MÉTHODES TECHNIQUES, ET LA RATTACHER A DIEU. Peut-on bouleverser ainsi les habitudes ? Peut-on être aussi inactuel ? NOUS AVONS FAIT à M. Charlier toutes ces réflexions. Il s'est contenté de nous offrir un verre de ratafia en disant que l'évolution comporte des veaux à deux têtes et à cinq pattes ; qu'il trouvait tout naturel qu'on mît ces phénomènes dans un musée spécial ; que pour lui, il n'avait que quatre pattes et se contentait d'en user de façon tout à fait personnelle, comme l'ont fait les artistes des siècles passés. Et, trinquant à nouveau, il ajouta : -- Ne savez-vous pas que l'homme, qui a déjà perdu deux mains et une queue pour devenir homme, va bientôt perdre la tête ? -- D'où tenez-vous cet approfondissement des vues communes ? lui demandai-je. -- De l'un des auteurs de la librairie Saint-Victor, fut sa réponse. J'étais perplexe : sans doute quand il naît un veau à cinq pattes, il y a dans l'évolution un moment un peu pénible. L'évolution fait sentir aux veaux le besoin qu'ils auraient d'une patte supplémentaire pour je ne sais quelle nouvelle fonction (se gratter ? se moucher ? on sait quel moyen de fortune les veaux emploient à cet usage), fonction dont nous ne voyons pas bien la fin. 78:266 La fin que se proposent les artistes du musée d'art moderne peut aussi bien nous échapper ; l'impartialité oblige à mettre de côté la pensée qu'ils veulent être à la mode et gagner de l'argent. Le progrès des lumières a rendu extrêmement rares d'aussi basses pensées. Je vais employer une image un peu risquée peut-être, et qui peut offenser les délicats, mais je n'en trouve point de plus significative et nos maîtres nous ont enseigné que ces hardiesses mises au bon endroit ajoutent des beautés nouvelles aux recettes éprouvées de la bonne littérature. Avez-vous remarqué ces veaux crevés descendant le courant des rivières ? Leur tragique destinée, le travail intérieur qui s'accomplit en eux et leur entière soumission à une aventure dont ils ignorent le terme m'a toujours paru profondément émouvante. Voilà l'image de l'art contemporain suivant le fil de l'évolution et les critiques sur la rive essayent de rattraper celui qui va le plus vite. J'ai peur que M. Charlier ne demeure insensible à cette grandeur ; dans son petit bateau, à force de rames, il remonte à contre-courant vers les sources ; il ne doit pas s'étonner s'il est bien seul. Et comme malheureusement tout me fait croire qu'il ne s'en soucie guère, c'est une charité que fait le P. Régamey de l'avertir de son aveuglement. Aussi, après avoir situé M. Charlier à sa place dans le temps, très en arrière, remontant la douloureuse file de ces évolués évoluants plus haut décrite, il le place en son lieu. Il applique soigneusement l'immortelle méthode que Taine a révélée dans son *La Fontaine.* On sait que Taine a expliqué par les collines et les rivières de Champagne le génie de La Fontaine. A vrai dire Racine est né dans le même temps, dans le même pays, à quelques lieues de là, et il a fait des tragédies et non des fables. Il faut qu'il y ait à La Ferté-Milon quelque disposition spéciale du terrain (Claudel aussi est Champenois), un courant d'air, peut-être (« *le vent qui souffle de la montagne me rendra fou* », phénomène attesté par Victor Marie, comte Hugo), qui fasse des gens de La Ferté-Milon des tragiques, comme tous ceux de Château-Thierry sont notoirement des fabulistes. 79:266 L'incertitude où l'on demeure sur quelques détails de ce genre n'infirme en rien la théorie, dont le fondement métaphysique est inattaquable devant la science moderne. Nous-mêmes avons apporté notre modeste contribution à ces travaux dans notre ouvrage sur *l'Emploi du vert Véronèse par les impressionnistes,* où nous avons montré que l'extension considérable des prairies artificielles au XIX^e^ siècle avait changé la couleur de la campagne, donné naissance à la nouvelle école et imposé l'emploi du vert Véronèse. M. Charlier habite au Mesnil-Saint-Loup, village dont le nom seul est étrangement archaïque. « *Or,* dit notre critique, *de même que le Mesnil-Saint-Loup refuse autant qu'il peut, comme des principes essentiellement antichrétiens, les données mêmes qui commandent le monde moderne, Charlier se tient a l'écart de l'art contemporain* ([^4]). » M. Charlier étant un contemporain, beaucoup plus jeune que Matisse, croit sans doute faire de l'art contemporain, et mettre sa note dans l'accord dissonant, j'en conviens, de notre époque. Erreur profonde ! je regardais M. Charlier en face de moi derrière une table de jardin ; dans l'herbe, sur les pâquerettes, tombaient des fleurs de pommier ; M. Charlier semblait se plaire à ma conversation, il souriait, et j'étais pris d'une émotion croissante à l'idée que cet homme vivant *n'était pas un contemporain.* L'évolution l'a rejeté ; par une rencontre admirable, qui ne peut être l'effet du hasard et qui donne un poids unique à l'œuvre critique du P. Régamey, il se trouve que l'évolution suit exactement la pensée du R. Père. M. Charlier, *pensant par lui-même* s'est rayé de l'évolution. Mais, revenons au Mesnil-Saint-Loup. Le Mesnil-Saint-Loup est, non pas une antique paroisse, mais une paroisse convertie par son curé entre 1850 et 1900, où Charlier est allé vivre pour essayer de se convertir lui-même. 80:266 Bien entendu, notre critique n'y est jamais venu voir. Ce serait contraire à l'impartialité. Si vous voulez étudier la flûte, par exemple, et que vous questionnez un joueur de flûte, il faut bien vous attendre à ce qu'il ait des idées préconçues ; il ne sera pas impartial. Pour le demeurer vraiment et pouvoir juger d'après les principes de sa profonde pensée, notre critique a donc évité d'y aller voir. Il y a des « sources » pour remplacer des documents bien morts, embaumés et qui ne bougeront plus. Comme me le disait un éminent professeur d'histoire de la Sorbonne qui m'honore de son amitié (je crois bien qu'il l'a écrit dans un livre récent) *le présent est inintelligible.* Les professeurs d'histoire qui arrivent au pouvoir en sont bien vite convaincus, car les grands principes qu'ils ont découverts dans l'histoire du passé, lorsqu'ils les appliquent, versent généralement dans les ornières du présent. Aussi, *on veut en savoir beaucoup plus long que ce qu'ont su et pu savoir les contemporains,* ajoute ce distingué professeur, et plus le présent est mort depuis longtemps, plus cela est facile. Je lui demandai, naïvement je m'en rends compte, si on pouvait dire tout de même que Richelieu avait compris le règne de Louis XIII. « Très peu, me dit-il, il ne se doutait même pas qu'il préparait l'avènement de la démocratie et la domination des intellectuels, et même qu'il entravait une évolution nécessaire. » Chaque fois qu'on peut remplacer la vie par des « sources » il faut en profiter, c'est évident ; les principes s'y appliquent plus aisément qu'à la vie. Ne croyez-vous pas, repartit M. Charlier, que cela permet aussi d'éviter les faits eux-mêmes, souvent troublants et peu disposés à entrer dans les théories ? votre critique aurait pu voir au Mesnil des autos, des moteurs ; des tracteurs, que les bonnes gens de ce village se procurent autant qu'ils peuvent. Car ils sont chargés de famille par fidélité à la loi de Dieu. Huit, dix, douze enfants, c'était, il n'y a guère, se condamner à la pauvreté et ses enfants avec soi. Mais la pauvreté est considérée dans ce village, comme un état privilégié. 81:266 Nous commençons d'entrevoir par où le Mesnil-Saint-Loup refuse les données mêmes qui commandent le monde moderne, puisqu'ils n'écartent ni ses inventions, bonnes en elles-mêmes, ni ses machines, pourvu qu'elles restent soumises à la loi de Dieu et ne travaillent pas le dimanche. Ces bonnes gens pensent que les « *données qui commandent le monde moderne* », comme le monde passé et le monde à venir, CE SONT LES ENSEIGNEMENTS DU CHRIST ET DE SON ÉGLISE. Ils pensent qu'on ne peut servir deux maîtres ; qu'ils sont faits pour le ciel, qu'il n'y a qu'une voie, celle du Christ, la voie de la Croix. Vous les rencontrez au labour, vous leur dites : « *la terre a l'air d'aller bien mal aujourd'hui* » et ils répondent : « *je gagne mon Ciel* ». Se référant aux Apôtres, ils pensent qu'un adversaire très puissant, *comme un lion rugissant,* cherche à les dévorer, et présentement mène par le bout du nez d'honnêtes gens qui ne s'en doutent guère. On voit que ce sont là des idées très désuètes, très anciennes et sur lesquelles le monde moderne n'a pas l'habitude de se régler. Nous voyons une nation chrétienne, mandatée par toute la chrétienté pour administrer les Lieux Saints, les abandonner aux Juifs et aux Arabes. L'État français subventionne un enseignement ennemi de Dieu, refuse justice aux catholiques, fait profession de ne pas croire au péché originel (qui se rattrape bien) mais à la nature qui, suivant l'Imitation « *n'a d'autre fin qu'elle-même, travaille pour son intérêt propre,* aime les honneurs et l'oisiveté, convoite les biens du temps, sourit aux puissants, et flatte les riches. » Que feront donc des chrétiens soucieux d'être de leur temps ? -- Mais, cher Monsieur, lui dis-je, il leur faut s'accommoder de l'évolution ! J'ai vu dans les rues de New-York une affiche ainsi conçue : « Mlle X... prix de beauté est PRESBYTÉRIENNE, *oui, elle est* PRESBYTÉRIENNE ! » Quel apostolat intelligent et bien moderne ! et nous l'espérons fructueux. 82:266 Ne voyez-vous pas les jeunes gens se précipiter à l'église pour y voir le prix de beauté : quelle chance de se convertir ! De même chez nous on a eu la finesse de se servir d'une des concupiscences, l'orgueil de la vie. Cette concupiscence, si forte dans la jeunesse, aide à grouper celle-ci en de puissants bataillons bien plus que ne ferait la grâce. « *Jeunesse -- Accueille l'ivresse -- De la liberté !* *Le passé jaloux -- Meurt à nos genoux -- Et l'avenir est à nous !* ». Voilà ce qu'on leur fait chanter, et j'ai vu de bons prêtres les suivre en souriant au pas cadencé. Comment croirais-je que l'orgueil de la vie est encore une concupiscence ? L'évolution et le progrès ont changé tout cela. -- Hélas ! repartit M. Charlier, les gens du Mesnil-Saint-Loup se redisent les paroles d'un Apôtre, écrites il y a 1900 ans : « Conservez-vous purs du siècle présent. » Et d'un autre : « je vous ai écrit, jeunes gens... n'aimez point ce monde, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est point en lui. » Ils ne se rendent pas compte qu'ils font une erreur de dix-neuf siècles. Saint Pierre, disent-ils, a écrit : « Femmes, que votre parure ne soit pas celle du dehors, les cheveux tressés avec art, les ornements d'or et l'ajustement des habits. » Et saint Paul : « La femme, à cause des anges, doit avoir sur la tête un signe de sujétion. » Ils disent donc que saint Pierre et la Vierge Marie, qui vivaient avec les Apôtres, sont contre les indéfrisables et que la soumission aux vanités de la mode est la mesure de la vie spirituelle. Ces pauvres gens ont la simplicité de croire que les véritables données qui commandent le monde moderne sont la parole de Dieu, les enseignements du pape et les révélations de la T. S. Vierge reconnues par l'Église, à la Salette, Lourdes, Fatima, et cette parole du Christ : « *Faites pénitence, ou vous périrez tous.* » Ils se fient donc à la prière et à la grâce de Dieu. Ils se réjouissent à chanter des graduels et des alleluias, des offertoires, dont tous les gens intelligents, même dans l'Église, ont reconnu la parfaite inutilité pratique. Enfin, un ensemble d'idées qui ont deux mille ans et plus, qui n'ont pas évolué, qu'il est impossible de joindre aux « données qui commandent le monde moderne. » 83:266 -- Mais pour conserver des idées aussi anciennes, répliquai-je, il faut que ces bonnes gens soient en quelque sorte des « fossiles », comme me le faisait remarquer récemment un jeune prêtre très distingué ! On comprend qu'il soit recommandé aux jeunes prêtres dans les congrès de se méfier d'un pareil excès. M. Charlier reprit : « Les données principales qui commandent le monde moderne » comme dit le P. Régamey, tous les papes l'ont dit, C'EST LE LAÏCISME ET LA DOMINATION DE L'ARGENT. Il ne restait plus guère à contaminer que l'art chrétien. *Il était resté à l'abri parce qu'il rapportait peu ;* la domination de l'argent s'était établie depuis longtemps avec l'art de St-Sulpice ; mais *il y avait toujours une partie de la société s'obstinant à demander à l'art chrétien non seulement d'avoir une qualité d'art, mais d'exprimer le point de vue de la foi ;* il y avait toujours des artistes religieux pour TRAVAILLER SANS SOUCI DU MONDE A LA LOUANGE DIVINE. Ce manquement à l'authentique esprit moderne est enfin réparé et nous le devons aux RR. PP. dominicains de l'*Art Sacré.* Enfin l'art religieux lui-même s'est empli d'esprit laïque et cet art n'est d'ailleurs plus *chrétien,* mais « sacré ». -- Mais, répliquai-je, c'est une trouvaille, cela, une excellente trouvaille de l'apostolat moderne ; les RR. PP. en sont légitimement fiers ! M. Léger ne voudrait sans doute pas entendre dire qu'il fait de l'art catholique, ni de l'art chrétien, mais faire de l'art sacré est beaucoup mieux porté. -- Ne voyez-vous point, me dit M. Charlier, que ce titre fut choisi avec l'intention de ne pas paraître trop catholique, de cacher la Croix et l'Église, grande finesse pour faire risette au diable et l'amadouer ? M. Charlier me parut alors très naïf et incroyablement retardataire. Nous estimons au contraire que le choix de ce terme « art sacré » est très heureux puisqu'il permet de CONFONDRE L'ART PAÏEN ET L'ART CHRÉTIEN ET D'ACHEVER LA DERNIÈRE CONQUÈTE DU LAÏCISME. Il y eut toujours un art païen sacré ; l'art païen n'est même que cela à ses origines. 84:266 Aujourd'hui, comme au temps des apôtres, il y a beaucoup plus de païens que de chrétiens, mais l'échec des apôtres, qui ont tous été martyrisés, montre bien que leur méthode n'était pas parfaite. C'est pourquoi la méthode contemporaine nous paraît mieux adaptée aux circonstances ; on fait RENTRER L'ART PAÏEN DANS L'ART CHRÉTIEN et les chrétiens, *toujours en retard sur le monde païen dans* L'ART D'UTILISER LE PÉCHÉ, s'initient aux découvertes intellectuelles du monde païen, dont la dernière est que la grandeur de l'homme est de pouvoir aller contre la nature. Désormais les agnostiques et les athées pourront travailler dans l'Église pourvu qu'ils soient bien dans le sens de l'évolution. Car il y a encore des païens qui croient devoir respecter la nature et pensent qu'il y a des lois naturelles pour l'homme même ; ils sont en ce sens aussi retardataires que les chrétiens de l'Évangile. Je regardais machinalement le dos des livres sur les rayons. M. Charlier me dit : « Ces anciens ont souvent bien de l'esprit et leurs réflexions sont parfois bien actuelles. » Il attira l'un de ces livres et l'ouvrit. Je vis que c'était la *Satire Ménippée : Les pièces de Tapisseries dont la salle des Estats fut tendue.* Et je lus : « La douzième et dernière auprès des fenêtres contenait le portrait fort bien tiré de son long, de Monsieur le Lieutenant, habillé en *Hercules Gallicus,* tenant en sa main des brides sans nombre, desquelles étaient enchevestrées des veaux aussi sans nombre. Au-dessus de sa teste comme en une nuë y avait une Nymphe qui avait un escriteau portant ces mots : GARDEZ VOUS DE FAIRE LE VEAU. Et par la bouche dudit Sieur Lieutenant en sortait une autre, où éstaient écrits ces mots, JE LE FERAY. » 85:266 C'est un conseil de morale pratique qui est caché sous cette image, me dis-je en moi-même ; en ce sens, certes, il est toujours actuel. Mais M. Charlier s'était mis au piano et me jouait un air pour les fous gais et un air pour les fous tristes que J. Ph. Rameau avait composés, me dit-il, pour François Mauriac et les Pères de l'Art *Sacré.* Je ne suis pas musicien, mes études et mes diplômes ne me permettent pas d'avoir une opinion. Je souris par politesse, mais rentré chez moi, je vérifiai les dates. Le musicien en question est mort depuis près de deux cents ans ! Il est clair qu'il faut se défier des allégations d'Henri Charlier. Il a cru à un on-dit sans même se soucier de vérifier les dates. Les artistes se plaignent que nous ne comprenions ni leur état d'esprit, ni leurs méthodes, ni leurs idées. Mais comment accepter une pareille insouciance des méthodes objectives ! \*\*\* Ces diversions ne me faisaient pas oublier l'objet de ma venue : Juger M. Charlier non seulement sur ses œuvres, non seulement sur ses écrits, mais sur ses paroles et sa manière d'être. Or M. Charlier a été jusqu'à dire, devant moi et à moi-même, qu'*on trouve des puces sous les plumes des poules et des critiques sur le dos de l'art.* Ces propos agrestes nous paraissent bien déplacés sinon entre deux verres de *ratafia ;* le *ratafia* est bon et fait passer le propos qui est mauvais et même offensant ; M. Charlier enfreint toutes les règles, celles de l'Évolution, celle de l'École des Beaux-Arts et celles du savoir-vivre. Un critique qui n'est ni architecte, ni peintre, ni sculpteur, de par la place qu'il occupe dans un journal ou une revue a le droit de condamner l'œuvre de cet architecte, de ce peintre, de ce sculpteur et de prouver qu'il est sans talent. C'est son droit ; du temps de Boileau ce droit *s'achetait* (à la porte, en entrant). 86:266 Aujourd'hui, *il rapporte ;* il s'est largement étendu, et si l'architecte, le sculpteur, le peintre répondent au critique qu'il n'entend rien à leur métier, le critique s'en indigne avec juste raison comme d'une atteinte à ses droits, d'une menace pour ses profits légitimes et tout le monde sent qu'il y a là un véritable manque de tact. Quelles conclusions tirer de tout cela ? L'étroitesse d'esprit de ces chrétiens du Mesnil-Saint-Loup qui s'en réfèrent toujours à la parole de Dieu, sans s'apercevoir que le monde a marché, se reflète dans les œuvres de Charlier par cette même nécessité qui fait de La Fontaine un produit du climat de Château-Thierry au XVII^e^ siècle. Croire à des données permanentes au sujet de la nature humaine, des buts et des méthodes de l'art, quand c'est le propre de notre temps de les nier toutes, c'est le signe d'un manque d'à-propos qu'il est bon de relever. Le Père Régamey a donc fait une excellente critique et bien digne de notre temps en faisant remarquer cette influence fâcheuse d'un milieu retardataire sur l'art de M. Charlier. Notre visite au Mesnil-Saint-Loup ne peut que confirmer son opinion. Nous avons trouvé un homme joyeux en train de pincer des poiriers, très paysan, très ignorant des usages du monde et privé de cet exquis « je ne sais quoi » que donne la civilisation urbaine, un artisan sur son chantier, fort affable quand on dit comme lui, mais qui n'a pas l'air de se douter que l'avenir est non aux créateurs, mais aux critiques, non à ceux qui font l'histoire à venir, mais à ceux qui enseignent celle du passé, enfin, que les critiques ont acquis par leur courage éprouvé, leur savoir, leur intelligence, et leurs vues grandioses, ce pouvoir exceptionnel de diriger l'avenir en éliminant les artistes indociles. Il nous semble avoir, dans le cours de ce récit, consolidé, contre les vues trop personnelles de M. Charlier, les grandes idées modernes qu'il semble mettre en cause. 87:266 Nous plaignons M. Charlier, si plein par ailleurs de gentillesse et de bon *ratafia.* C'est ce qui nous décide à publier ses écrits, pour que ne soit pas ignoré le point de vue des artistes chrétiens, trop exclusif à mon sens, injuste pour des situations acquises et pour toutes les grandeurs du monde moderne. L'impartialité nous en faisait un devoir. Puissions-nous avoir contribué à hausser le débat. En relisant ces pages avant de les confier à l'imprimeur, nous sommes surpris de la place qu'y tiennent les veaux. Nous avons désiré, dans cette étude sur la querelle de l'art sacré, faire œuvre vraiment scientifique. Nous aurait-il échappé, malgré nous, quelque pensée d'art entièrement subjective et symbolique ? Le lecteur excusera cette défaillance dans un témoignage aussi sincère. Henri Charlier. 88:266 ### Claude Franchet Article d'Henri Charlier publié en 1973, après la mort de Claude Franchet, dans le numéro 176 sous le nom de Bernard Fromant (avec un *a*). CLAUDE FRANCHET, MADAME HENRI CHARLIER, naquit le 5 mai 1878 dans un hameau de la forêt d'Othe, les Valdreux (les vaux des Druides) où son père E. Boudard était instituteur. C'était la première année d'enseignement du jeune père ; il avait vingt ans et était né à Chennegy, paroisse dont le hameau dépendait. Le curé s'appelait Thimotée Héry ; il avait été l'aumônier du jeune homme à l'École normale. La jeune mère était la cousine du curé par sa mère, servante de ce dernier. Le veuvage précoce de la cousine avait décidé le curé, dès que l'âge canonique fut atteint, à lui proposer ce service. \*\*\* 89:266 Les lecteurs d'ITINÉRAIRES connaissent l'enfance de Claude Franchet puisqu'elle l'a racontée dans la revue du numéro 61 au numéro 78 : *La fille du Maître d'École, Sou­venirs d'un temps fini.* Ce monde est bien fini en effet ; la Révolution française lui avait porté le coup de la mort, mais il avait duré dans les campagnes jusqu'à la guerre de 1914 : jusqu'à ce que s'éteignissent les hommes nés dans la première moitié du siècle précédent et formés par ceux « d'avant ». Ce monde est à jamais regrettable ; non parce qu'il est le passé qui paraît beau quand on n'a pas eu à supporter ses misères ; mais parce qu'il était *équilibré.* On ne se doute pas à quel point la coutume avait force de loi, et la coutume était respectée parce qu'elle était la plupart du temps fort judicieuse. Par exemple, la femme pauvre qui faisait les lessives savait qu'elle serait invitée à sarcler les blés, accoler la vigne, aider en moisson, vendanger, puis casser les noix pendant les Veillées d'hiver, ce qui se ter­minait par des tournées de gaufres. Et comme elles n'avaient que de petits patrons, elles contribuaient à orga­niser l'ouvrage en disant : « Un tel commence tel jour », l'autre s'arrangeait, et si on ne se fût point soucié de toutes ces convenances on eût encouru l'indignation gé­nérale. Et en tout ce qui regarde l'organisation d'une com­mune, il y avait pour maintenir l'ordre l'action des no­tables et celle du curé. Et ce monde chantait toute la journée. Cet équilibre est toujours menacé par les concupiscen­ces, bien entendu ; il a besoin d'être défendu par ceux qui en jouissent et le comprennent ; mais il existait et il s'étendait dans l'artisanat et l'apprentissage. J'entends en­core un père reprendre son fils ; celui-ci avait fini son ap­prentissage de charpentier et voulait partir à la ville pour gagner gros. (C'était il y a vingt-cinq ans). 90:266 Le père lui dit : « Ah ! non. Un tel t'a appris ton métier, tu dois l'aider maintenant. » L'honneur seul l'y forçait et les anciennes coutumes. \*\*\* Le monde moderne a perdu cet *équilibre consenti *; il le cherche et souffre malgré ses richesses étalées ; il le cherche et ne le trouve pas, car cet équilibre venait du christianisme qui a remplacé l'esclave par l'homme libre ; ce faisant, il dut trouver les moyens de conserver aux petits leur liberté ; le servage assurait aux paysans la possession de la terre dont ils n'étaient pas propriétaires, et aujour­d'hui même nos ouvriers s'efforcent d'obtenir ces mêmes avantages. Les règles des corporations avaient des avan­tages analogues. Le monde moderne en s'éloignant de plus en plus du christianisme tourne le dos aux moyens de retrouver l'équilibre perdu. \*\*\* Claude Franchet ne fait pas allusion à ces faits dans *La fille du Maître d'École,* mais ailleurs dans son œuvre qui finalement en est issue. Cet écrit qui date du com­mencement de la vieillesse n'a pour lui que l'éclat de la poésie et il témoigne que son auteur en avait eu le don dès sa jeunesse, car il n'y a dans ces récits rien que de banal, les étonnements d'une enfant, les déplacements d'un maître d'école et ceux d'une écolière de pension en pension. La poésie, on le voit par ces récits, n'est pas une in­vention. Seule son expression en est une traduction per­sonnelle. Les moindres choses ont leur poésie, les uns la voient, d'autres non. Les uns la sentent et ne savent pas dire. Claude Franchet la voyait et savait la montrer. Qu'est-ce donc que cette poésie ? Mais simplement la trace du Créateur dans son œuvre. 91:266 Depuis la soi-disant Renaissance (qui n'est renaissance que du paganisme) beaucoup d'ar­tistes ont essayé de nous donner leurs sentiments à propos de Dieu et de l'histoire de la Rédemption. Le grand art chrétien ne cherche pas à figurer nos sentiments, mais *à montrer Dieu en toute chose.* Oui*,* même dans un pli d'étoffe, un arbre, ou le dos d'une vache. Pourquoi les plis d'une étoffe (grecque ou de Chartres ou de Reims) peuvent-ils être si beaux qu'un morceau cassé est encore admi­rable ? Le mouvement interne qui les fait se former est l'action de Dieu les maintenant dans l'être ; telle est l'es­sence du Beau, qui est Dieu même. Ce n'est pas le lieu d'expliquer comment ni pourquoi. Mais c'est aussi ce que fait Claude Franchet. En voici un exemple pris, on peut dire au hasard, dans le numéro 63 d'ITINÉRAIRES : Monde perdu... Tout vieux, toute vieille, pas encore en allé, en allée, l'a en tête, devant les yeux. Au coin de la cuisinière à feu continu ou même le dos au radiateur, il ou elle revoit le feu de la « maison » ou de « chez nous » et c'était la grande cuisine, cœur du logis, le feu dansant autour des bûches tandis que le soir tombe. Un soir de Chandeleur peut-être où fut célébrée au matin l'industrie des abeilles et la pure liqueur de cire, image de la lumière pour éclairer les nations, où le jour est allongé, mais justement il neige ce qui n'étonne pas, le merle était venu l'annoncer en dansotant dans la cour ou le jardin, alors les flocons cachent ce jour mourant derrière la fenêtre ; la lourde porte est bien fermée avec l'essuie-mains pendu derrière et le balai sage jusqu'à demain ; et comme par « répargne » on n'a pas encore allumé, des ombres remuent sur les murs et les grands ri­deaux de lit des pères et mères. Un moment tout se tait, même l'homme qui vient de rentrer de la grange ou l'écurie après avoir tapé ses bottes sur le seuil, et la femme de l'étable avec ses seaux de lait et qui se débarrasse de ses sabots. Les enfants sont autour de la cheminée, ayant laissé le meilleur coin à quelqu'ancien déjà à moitié échappé de la vie qui a ses rêves à lui ; 92:266 le plus petit est même sous le manteau, assis sur un bas fourneau d'été avec un jambon au-dessus de la tête et une bro­chette d'harengs salés qui se fument comme le jambon. Ils ont les coudes sur les genoux, le menton dans les deux poings. Ils guettent le silence, l'arrêt du père et de la mère, les ombres au mur, le battement de l'horloge, l'angelus qui sonne. Je n'ai pas à commenter. Voilà ce que voyait la fillette en allant aux commissions, et soixante ans plus tard en réalisait pour vous le souvenir. L'enfant, dès qu'elle eut son certificat d'études, fut envoyée au collège d'Auxerre, car il n'y avait alors Troyes aucun établissement d'État pour les filles. Elle y eut des camarades de cette Bourgogne si différente de sa Champagne natale. Aux petites vacances, ses camarades l'invitèrent en leur pays, et c'est ainsi qu'elle connut au bout d'une vigne celui qui devait être dix ans plus tard son mari. Elle était très bonne élève, travaillait assez peu et menait une vie pleine de joyeusetés très innocentes, car il n'y avait pour corrompre la jeunesse ni cinéma ni télé­vision. Ensuite, elle prépara pendant un an à Paris le con­cours d'entrée à l'École normale supérieure et fut reçue première à Sèvres. Que devint en cet apprentissage la cousine et la filleule d'un prêtre ? Hélas ! ce prêtre était mort jeune alors qu'elle avait cinq ans et ne put avoir sur elle d'influence que du haut du ciel. Elle perdit la foi et cessa complètement de pratiquer, même aux grandes fêtes, pendant son séjour à Sèvres. Elle s'en est expliquée dans un écrit retrouvé après sa mort et qu'elle avait appelé : Retour. On trouvera plus loin ce texte en son entier. Mais nous citerons une note d'un journal qu'elle tint en des années pénibles : 4 décembre. S. Pierre Chrysologue, priez pour moi, et que je parle ou j'écrive bien pour Dieu. 93:266 En lisant les Exercices : j'ai repensé à la foi quand on est petit. Les vérités foi ont été pour moi comme des vérités d'école, je veux dire comme ce qu'on apprend à l'école ; j'y ai eu la même confiance, mais sans plus, la même candeur je puis dire, mais sans qu'on m'ait ap­pris qu'elles devraient être toute ma vie et qu'elles enfermaient tout. Il y a longtemps que j'ai compris ce que ç'avait été, et n'avait pas été. Deuxième pensée de la journée. Je fais main­tenant ce que j'aurais dû faire au début de ma vie : réprimer tout ce qui est spontané en moi. Là était le danger, le péché. J'ai souvent été grondée, mais personne ne m'a appris à me surveiller. Je ne l'ai fait à l'occasion que par courage, ou par bonté et délicatesse envers les autres. Il n'y avait que cela quand je restais secrète ; on avait le temps de réprimer mon premier mouvement. Il est bien tard pour tout cela. Il me semble faire provision de bois mort. L'expression de la pensée est un peu forcée par son humilité croissante. La spontanéité est un grand don quand l'examen de conscience (et les sacrements) l'ont formée, ou mieux dirigée vers l'appétit des vrais biens. C'était le cas ; car elle allait avoir cinquante ans et allait commencer d'écrire ses principaux ouvrages où, Dieu merci, la spontanéité n'est pas éteinte. A Sèvres, elle choisit l'histoire et la géographie ; or le gouvernement faisait des économies sur les maîtres de la jeunesse. Il n'y avait en l'année où elle passa le con­cours qu'une seule place d'agrégée à prendre en histoire. Elle ne l'eut pas et alla enseigner l'histoire tout de même avec un simple certificat. Elle fut à Moulins, puis à Laon. Et quand son mariage fut décidé, elle accepta un poste de surveillante à Paris pour y demeurer avec son mari, qui était, avec un diplôme d'État, professeur suppléant de dessin dans les écoles de la Ville. Elle resta un an sur­veillante et, quittant l'État, elle entra comme professeur de rhétorique dans une pension parisienne. Elle avait tout pour y réussir et s'y plaire. Sa vocation s'épanouit avec la jeunesse, en lui montrant tout ce qui est grand avec la poésie spontanée qui était la sienne. 94:266 Qu'était donc ce mari ? Un jeune artiste, un peu plus jeune qu'elle, qui dès ses dix-sept ans avait décelé dans le dessin et le rythme musical l'analogue de la vie de l'es­prit dont la tension est sans cesse variable et imprévisible. Et, sans y penser, simplement par l'apprentissage du mé­tier, il travaillait à une réforme esthétique profonde, l'in­verse de ce qu'avait été celle de la Renaissance. En 1903 l'exposition des primitifs français avait révélé aux mieux doués ce qu'il y avait à faire : retrouver le secret en évi­tant le pastiche. C'est depuis cette exposition seulement que la Pietà d'Avignon et le couronnement de la Vierge sont au Louvre. Péguy lui-même, si pauvre, trouva le moyen d'éditer un cahier de grand format (15 27) qui contenait trente reproductions. Il avait compris qu'il se trouvait en face d'un grand événement intellectuel. Il écrivit dans la préface : « *Puissent nos amis éloignés se réjouir longuement lentement et profondément à regarder les images essentielles devant qui tant de siècles, tant d'artistes et tant d'hommes sont demeurés si longtemps en contemplation* (*...*) *puissent-ils enfin et veuillent-ils re­porter sur ce cahier et par lui sur ses frères les autres cahiers un peu de cette affection que tous nous avons vouée à ces éternelles images. *» Nous ignorons si la jeune femme avait le sens du lan­gage plastique qui était le moyen d'expression de son mari. Celui-ci d'ailleurs devait être loin encore d'en posséder la maîtrise ; une réforme essentielle est une longue tâche. Mais les préoccupations des jeunes gens étaient analogues. D'autre part, ce mari né dans une famille d'origine catho­lique mais anticléricale, n'était même pas baptisé, et la jeune femme n'y attachait aucune importance. Mais un scandale se produisit : ce fut le jeune mari qui, au bout de six ou sept ans de mariage, se convertit et demanda le baptême et le mariage religieux. Claude Franchet ac­cepta sans faire d'objections. Mais elle n'était pas conver­tie ; elle fut seulement inquiète et traîna ces inquiétudes pendant des années. 95:266 C'est alors qu'ils firent la connaissance de la sœur aînée de Jacques Maritain, qui devint une amie et les introduisit chez sa mère, Mme Favre, où ils rencontrèrent Péguy. Ils connaissaient les Cahiers depuis leur fondation ou presque et admiraient l'auteur. Ils en devinrent amis parce qu'ils étaient à près seuls en ce temps à admirer, comme la postérité le peut faire, ce fleuve immense de poésie sorti du cœur de cet homme. Claude Franchet devint même une amie privilégiée et discrète parce qu'ils avaient tous deux une situation matrimoniale difficile. Péguy n'était pas compris chez lui, pas plus comme poète que comme chrétien ; sa femme, d'origine protestante, refusait le ma­riage religieux et le baptême des enfants. Son fils Marcel nous dit : « Mon père ne put obtenir une dispense pour disparité de culte et dut se tenir éloigné des sacrements. » Péguy, avec juste raison, patientait (*in patientia posside­bitis animas vestras*). Mais il était très malheureux et il était si peu considéré chez lui (en ce temps) que Psichari pour atténuer cet état de chose offrit pour ses étrennes au fils aîné les œuvres de son père modestement reliées. On lui fit une tête si peu avantageuse lorsqu'il les offrit qu'il n'osa retourner chez Péguy. La situation de Claude Franchet était bien différente ; elle avait accepté ce qu'avait refusé Mme Péguy ; son mari, nullement secret comme elle l'était, s'exprimait en toute liberté et n'avait pas changé de sentiments... mais elle n'avait toujours pas la foi ; il y avait donc tout un monde de pensées avec lequel elle n'était pas d'accord, et elle en souffrait. En janvier 1914, rentrant d'un séjour en Bourgogne, ils trouvèrent dans le courrier l'*Ève* de Péguy qui venait d'arriver. Ils dévorèrent instantanément tout ce qu'ils pu­rent ; Claude Franchet préparait le repas et son mari, à côté du fourneau, lisait tout haut, Aussitôt après, ils écri­virent un mot d'admiration et de reconnaissance à Péguy, qui, trois mois après, disait à Claude Franchet : « Savez-vous combien vous avez été à m'écrire après avoir reçu l'*Ève *? -- Non, répondit-elle. -- 96:266 Vous avez été trois, Lotte, votre mari et vous. » On comprend qu'une amitié solide pût se nouer entre le poète incompris et le jeune ménage, car tous les anciens amis de Péguy, y compris les Maritain, tenaient *Ève* pour une erreur. Péguy offrit même au jeune homme de faire avec lui cette année même le pèlerinage de Chartres. Hélas, la guerre arrivait et Péguy fit au premier jour de la bataille de la Marne le pèlerinage aux Portes Éternelles. Mais sa mort fut l'occasion pour la jeune femme de retrouver la foi. Elle était chez Jeanne Maritain au début de la guerre. Celle-ci en prenant le journal poussa un grand cri et s'effondra. Le journal annonçait la mort de Péguy et reproduisait l'article de Barrès dans l'*Écho de Paris*. Claude Franchet courut à l'église, entreprit un che­min de croix et là d'un coup, reçut la foi... Tel fut le premier effet connu du sacrifice de Péguy. \*\*\* Vous pensez que tout devait bien aller dès lors pour le ménage de Claude Franchet. Hélas ! son mari mobilisé, elle resta quatre ans seule, continuant ses cours avec plaisir et faisant connaissance avec la société littéraire de son temps. Déjà, avant la guerre, elle avait écrit un roman qui fut reçu et publié en feuilleton par *Le Temps* et, sans la guerre, il eût été imprimé en volume. Il le fut, quand la paix revint, à peu d'exemplaires aux frais d'un admirateur. Il s'appelait *Catherine.* Son mari l'avait pous­sée à écrire des pièces de théâtre à sujet chrétien. Il pen­sait que tout était à refaire en cet art. Il avait la première édition de *L'Annonce faite à Marie,* mais pensait que, mal­gré son génie dramatique, Claudel n'avait pas trouvé la forme du vrai théâtre chrétien, qui doit être profondément optimiste, et populaire aussi. Il avait du théâtre de Claudel l'opinion de Péguy exprimée brièvement dans *L'Argent* et qui semble n'avoir jamais été repérée par personne. 97:266 La voici : « ...Dès qu'un auteur travaille dans la *matière* chrétienne, nous le faisons chrétien, écrivit-il ; dans un profond désordre, nous en faisons un restaurateur de l'ordre ; et sa mécanique de scène fût-elle exactement celle de *Marie Tudor* et d'*Angelo* (*tyran de Padoue*), celle de *Lucrèce Borgia*, nous ne voulons pas voir qu'au théâtre il est un romantique. Et un forcené. » (p. 43.) Claude Franchet fit donc une pièce : *Le Serviteur et la Servante* que nous ne connaissons pas et qui plut à Co­peau, décidé à la monter. Malheureusement la déconfiture de son théâtre l'en empêcha. Claude Franchet avait donc commencé une carrière littéraire quand la guerre arriva. Elle se lia donc avec ce monde littéraire. Elle connut René Schwob et travailla à sa conversion. Mais la conversion de Claude Franchet était de trop fraîche date et trop liée aux circonstances pour que le milieu littéraire parisien fût très favorable au progrès de sa pensée. Aussi quand son mari fut démobilisé en mars 1919 et qu'il dût rester en Bourgogne pour tailler les vignes et entretenir le bien après la mort de ses grands-parents, ce fut un très grand crève-cœur pour sa femme d'abandonner ses élèves et ses relations littéraires et de vivre au village de la vie véritable d'une paysanne avec des poules et des lapins. Cependant le jeune frère passait avec eux sa longue convalescence de grand blessé. Le père même d'André Charlier venait avec sa petite fille y passer des vacances. Son amie du collège d'Auxerre habitait ce gros village. Il y avait une société, mais ce n'était pas une société où la charité fût très développée. Claude Franchet était dame catéchiste ; elle enseignait le jugement dernier aux enfants et leur disait : « Ça peut arriver demain. » Le curé, une demi-heure après : « Ce sera dans longtemps, longtemps ; le soleil se refroidira d'abord petit à petit, etc. » Il pas­sait aussi des vues sur Lourdes et disait : « Voici les piscines... » Et la dame catéchiste entendait deux voisins se dire : « Quoi que c'est qu'ça, des piscines ? » et l'autre répondre : « C'est lavoù qu'on pisse. » M. le curé continuait avec onction : « On y plonge les malades. » Et les gamins poussaient des oh ! d'horreur. 98:266 Il arrive que tel soit l'en­seignement : on enlève la crainte du jugement et on ne sait pas que les enfants (et bien des adultes) ignorent le sens des mots. Mais cela réconciliait Claude Franchet avec l'existence... Or, quand son mari se fut rendu compte que son frère ne reprendrait pas les vignes et les terres, il fut désolé de voir abandonné le lieu de travail de sa famille pendant des siècles, le lieu où un paysan savant et sage avait su former son esprit. Il voyait aussi que les marchands avaient, pendant la guerre, fini d'accaparer la direction de l'art et qu'elle avait, depuis, complètement échappé aux artistes, que les métèques non soldats avaient pris les places, que les artistes catholiques étaient indifférents à une réforme esthétique que les grands prédécesseurs, Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Rodin leur avaient en quelque sorte offerte pour la continuer ; que, de la plus belle armée du monde, les parasites de la politique avaient réussi à faire une cohue d'anarchistes. Il jugea inutile de rester assez près de Paris, d'exposer, d'essayer de faire connaître la réforme entre­prise. Il comprit qu'il suffisait de travailler et de se con­vertir au mieux. Il allait plusieurs fois chaque année au Mesnil-Saint-Loup ; il avait fait la connaissance du P. Ber­nard Maréchaux. Il méditait de s'y installer et d'y tra­vailler, en se perfectionnant, au maintien de l'œuvre du P. Emmanuel. Ce fut pour Claude Franchet un nouveau départ, un nouveau changement qu'elle accepta très courageusement, sans rien dire. Comme son mari ne cachait pas sa pensée, elle était avertie depuis quelques années ; peut-être que la grâce lui suggérait là comme une nécessité morale. \*\*\* 99:266 Les premières années de séjour au Mesnil-Saint-Loup furent très dures pour les deux époux. Ils avaient été ac­cueillis très favorablement et très aimablement par le vieux curé qui avait succédé au P. Emmanuel et de même par le P. Maréchaux. Ils étaient les premiers depuis soixante-quinze ans (à part les religieux) à venir s'ins­taller au Mesnil pour la doctrine du P. Emmanuel et pour l'œuvre de la Sainte Vierge. Mais les paysans, en tout pays, attendent très longtemps pour faire société avec les étran­gers ; et, au Mesnil, davantage qu'ailleurs, car les habitants avaient à défendre leurs mœurs chrétiennes contre les attaques du monde et même celles du clergé déjà natura­liste. Les deux nouveaux venus étaient donc très isolés, et la belle-sœur de leur frère, au cours d'un voyage, tomba malade chez eux et il fallut la soigner pendant deux ans. Ce qui enlevait même la possibilité de rechercher une société. Le mari, tous les matins à quatre heures, allait à matines pour soutenir la communauté qui se reformait, il donnait des leçons de chant grégorien, tout cela aux dé­pens de l'intimité du ménage. La sculpture aussi est un métier dur, l'élève qui l'avait suivi au Mesnil était marié et restait chez lui. Le mari finit par tomber malade de fatigue et sa femme le soigna avec un dévouement sans défaut. Très humblement elle supporta cette dure ascèse si contraire à son humeur sociable et à ses dons, sans récriminer ni se plaindre. Sa famille a trouvé dans ses papiers des notes intimes dont nous extrayons avec regret et comme par nécessité, pour le bon exemple, ces lignes douloureuses : 20 janvier 1927. Une pauvre femme aujour­d'hui qui vendait des balais, pas jeune, un peu malade, avec une vieille jupe et de grands sou­liers d'homme aux pieds. Point de révolte, des paroles simples sur sa pauvre vie ; j'avais sans doute besoin de voir cette pauvreté et *ces gros souliers* pour connaître ma part, et avoir moins de vanité dans l'habillement. Cette femme dans ses souliers, ces gros souliers sous mes yeux venaient directement de Dieu. Cette nuit il y a une morte, un ensevelissement, une vieille. Pour­quoi les souliers m'ont-ils plus uniment tou­chée ? C'est peut-être encore cette faiblesse de ma nature de voir plus les petites choses que les grandes ; mais si j'y vois Dieu, ce sera bon quand même. Il me faut prendre patience avec moi-même. 100:266 22\. S. Vincent. -- Tout d'un coup, ce ma­tin, la lumière m'est venue sur ma faiblesse, mon inconsistance, cette terrible difficulté d'a­vancer, ma détresse enfin et ma pauvreté. C'était si simple. Je le savais, mais *intellectuel­lement.* Tout ce qu'on trouve est toujours très simple : je ne demande pas l'aide de Notre-Seigneur, et pourtant c'est Lui, parce qu'il a été homme, qu'il est l'Homme-Dieu, qui peut nous tirer de là où nous sommes comme collés. Cette grande aspiration, cette bonne volonté, et en même temps cette impuissance... J'ai compris aujourd'hui le véritable sens d'*adhérer* à l'Église, à Notre-Seigneur, on est tout entier attaché à Lui parfaitement sans rien qui ne tienne et ne soit certain. 24\. S. Savinien de Troyes. S. Timothée, pa­tron de mon parrain. -- Deux exemples au­jourd'hui de grandes misères ; et de pauvreté ! Nous sommes au milieu de gens si pauvres. Mon Dieu, donnez-moi l'esprit de pauvreté, aug­mentez-le, parce que je commence à l'avoir, dans la mesure où il vous plaira. Déjà j'ai da­vantage le sens de l'économie, de la simplicité, du nécessaire. Faites que je ne cherche pas le superflu... Il y a trop de pauvres, mon Dieu, pour ne pas se contenter du nécessaire... \[Suit une citation du P. Emmanuel si profondément juste et si bien exprimée que nous la reproduisons aussi :\] « *L'amour des biens inférieurs, des biens extérieurs et sensibles est pour les hommes un principe de division, car ces biens ne peuvent être possédés que par un seul homme à l'exclusion des autres. L'amour du bien supérieur et infini, qui est Dieu lui-même, est au contraire un principe d'union, car ce bien-là rapproche tous ceux qui l'aiment en se communiquant tout entier, sans division à chacun d'eux. *» (*Étude sur les Sacrements. Bulletin, déc. 1879.*) 101:266 8 février.... A propos d'une lettre que j'ai reçue, à propos des moments où la vie ici me paraît si dure, si solitaire, une fois de plus je sais avec s. Paul que c'est le dessein de Dieu sur moi. 14 mars. Un long temps sans écrire, la tête vide, la maladie de papa, une de mes croix si lourde que j'ai fléchi. Si lourde. Et ce soir de nouveau, la croix de cette vocation qui me manque, cette vocation d'ici. Cette longue ascèse avait commencé en 1919, dans l'Yonne, pays de son mari, mais les liens sociaux d'une vieille famille avaient inséré Claude Franchet sans diffi­culté dans la société du pays, où tout le monde avait vu son mari aller aux vignes et elle-même, pendant la guerre, conduire la vendange avec autorité. Cette ascèse fut cruellement durcie par ce séjour dans une société nouvelle où les deux époux étaient inconnus, sauf du clergé, et même suspectés par la population, car dans l'année même qui suivit leur installation parut dans les *Études* un article sur le sculpteur intitulé : « *Le maître du Mesnil-Saint-Loup *». Il fut reproduit dans un journal local. On ne pouvait rendre plus mauvais service aux nouveaux venus, car la paroisse ignorait complètement les habitudes du langage vis-à-vis des artistes, et la Révo­lution française avait fait perdre complètement le langage des métiers et le sens de la « maîtrise ». Le titre de l'ar­ticle fut donc considéré comme une injure par les habi­tants qui ne voulaient point « *pour maîtres *» des incon­nus : « *C'est-t'y qu'i veut nous commander ? *» C'était le propos ou la pensée commune. Le mari en riait, mais sa femme souffrait des conséquences. Dieu le permettait pour les détacher personnellement de ce qu'ils pourraient faire pour le bien. Dieu a réussi ; il suffit de mettre à côté des notes précédentes la fin d'un article de Claude Franchet sur sa « *Paroisse chrétienne *» : 102:266 Cette fois j'ai bien déroulé mon rouleau. Dieu veuille qu'il n'ait lassé personne, pas plus que je ne me suis fatiguée à l'écrire ; rien ne fa­tigue de ce qu'on aime et j'aime ma paroisse pour ce qu'elle est, et ce pour quoi elle a été choisie ; me ramenant par un assez long détour à ma Champagne d'autrefois, mais beaucoup plus belle d'être devenue spirituelle. Ce détour est celui dont parle S. Grégoire le Grand célébrant les Mages : « Les Mages vraiment nous ensei­gnent une grande chose en revenant chez eux par un autre chemin. Ce qu'ils sont avertis de faire, il nous font savoir de l'accomplir. Car notre pays c'est le paradis, mais Jésus une fois connu, il nous est défendu d'y retourner par où nous en sommes venus. Nous nous sommes éloi­gnés de notre pays, désobéissants par orgueil, attirés par la vue, goûtant au fruit défendu. Nous y rentrons avec des pleurs, en méprisant ce qui se voit, en réfrénant les appé­tits charnels. » Claude Franchet avait suivi l'étoile offerte par la grâce de Dieu et nous trouvons dans ses notes de 1929 cette résolution : 1° Se vaincre soi-même. Indifférence. 2° Vivre dans la volonté de Dieu, pour sa gloire. 3° Souhaiter la souffrance et le mépris. Trois jours après, nous trouvons cette note : Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, enlevez-moi cette inquiétude pour mon livre, ou si c'est par peur de la souffrance, de l'inquiétude que je vous le demande, faites qu'à chaque instant je vous offre cette souffrance. 103:266 Mais c'est une pauvreté d'être inquiète pour si peu de chose et un grand signe d'imperfec­tion. Mais c'est cette inquiétude et cette imper­fection que j'ai à vous offrir et ce sont elles qui me donnent confiance et admiration pour vous. Elle faisait chaque jour une lecture spirituelle et no­tait souvent ce qui l'avait frappée. Voici en ce même jour un extrait d'une lettre du Bx Claude de la Colombière à sa sœur : « *Vous seriez bien malheureuse s'il y avait quel­que chose au monde qui vous donnât de l'inquiétude, puis­qu'il n'y a rien qui puisse vous empêcher de faire de vous une sainte et que même toutes choses peuvent vous aider à le devenir. *» \*\*\* Je pense qu'il n'est pas malséant de présenter ainsi les intimes réflexions d'une âme secrète car toute l'œuvre connue de Claude Franchet est postérieure à cette longue ascèse demandée par Dieu pour retrouver la foi intègre. Elle avait débuté en 1914 à trente-cinq ans dans la car­rière des lettres et réussi ses premiers pas. Elle avait ac­cepté avec bien de la peine et beaucoup de courage le re­trait du monde que la vocation de son mari lui avait im­posé, mais non certes pour l'empêcher d'écrire. Le livre dont elle parle dans cette note de décembre 1929 ne fut pas publié. Le premier qui parut en librairie est *La Maison de Basine,* édité par les Éditions Familiales en 1937. Or elle avait en 1930 cinquante-deux ans. Toute son œuvre dépend de cette ascèse préalable à qui elle doit -- en dépit, pourrions-nous dire, du charme poétique de bien des pages -- ce pouvoir émouvant et profond qui est la marque d'une âme toute à Dieu et à l'œuvre qu'il lui a demandée. En 1930 sans doute ce cœur était à point ; le vieux curé du Mesnil qui avait succédé au P. Emmanuel et en avait fermement maintenu l'esprit, pria Claude Franchet d'écrire des pièces de théâtre pour sa paroisse. Elle entra de cette manière en relation avec la jeunesse et les jeunes parents. 104:266 Son mari formait un apprenti sortant de l'école du village ; il avait deux élèves de bonne race que la nécessité, en ce petit pays, obligeait de nourrir et de loger. Elle eut donc une société assez abondante pour exercer cette ex­pansion de l'âme qu'elle avait mise d'abord dans le pro­fessorat, et cet instinct maternel dont l'exercice lui avait été refusé dans son foyer. Elle allait avoir trois nièces. Elle avait enfin une domestique déjà âgée, issue du pays même, compagne journalière qui devint comme un membre de la famille. La plupart des personnes actuellement vivantes qui ont connu Claude Franchet ne la connaissent que de­puis ce temps. Toutes se plaisent à reconnaître l'amabilité de son accueil, son esprit d'hospitalité, l'intérêt qu'elle leur portait sans jamais paraître elle-même. C'est tout simple : après une longue épreuve, elle gardait la présence de Dieu et s'oubliait elle-même. \*\*\* Elle eut avant de mourir dans sa quatre-vingt-quator­zième année deux ans d'infirmité dont sept mois d'une croix douloureuse, envoyée par Dieu pour la rapprocher de Lui. Elle fut paralysée au lit sans pouvoir bouger, mais gardant par grâce conscience, parole et mémoire intactes. Elle put communier jusqu'à la fin. Ses voisines, chaque jour, venaient dire un chapelet avec elle. Elle entendit les prières des agonisants, M. le curé donna une dernière absolution et son mari lui prenant la main put lui chanter lors de ses derniers soupirs l'*Ubi caritas et amor Deus ibi est* du Jeudi Saint. Gloire à Dieu ! \*\*\* Nous pouvons dire qu'en dépit de leur charme poétique, elles sont sérieuses et profondes. C'est la fleur de notre littérature du milieu du siècle. Celles qui ont été publiées ont toutes été rapidement épuisées et seront toutes un jour rééditées. 105:266 Son théâtre ne l'a jamais été, car il n'a été joué, comme c'est la vraie fonction du théâtre, que par la jeunesse de sa paroisse, ou dans les grandes circons­tances religieuses, à Troyes ou bien au septième cente­naire de la translation de la sainte Couronne d'épines de Troyes à Sens, où S. Louis, avec son frère, la porta nu-pieds depuis Villeneuve-l'Archevêque. Claude Franchet a donné dans un petit écrit appelé *Le Retour* l'image d'une éducation chrétienne manquée chez une petite fille intelligente et qui passait pour pieu­se ; et qui était très sincère. C'est un avertissement, en ces temps douloureux où l'enseignement même de la foi est compromis par tant de membres du clergé. Ces malheu­reux sont eux-mêmes des victimes comme Claude Franchet l'a été. Il est fréquent que les parents soient tentés de porter tous leurs soins et leur attention à se tirer d'affaire dans le monde en oubliant la nécessité de le faire avec l'aide de Dieu et en sa présence. Qu'ils réfléchissent donc, avec l'aide de notre auteur, que le clergé lui-même ne peut l'enseigner à leurs enfants à leur place. Un sermon, même très bon, tous les huit jours ne peut suffire, sans une pra­tique quotidienne, en famille, de la sanctification. Henri Charlier. 106:266 ### Le Retour par Claude Franchet *Est-ce que Claude Franchet s'éloigne ? Je crois qu'elle se rapproche ; ou plutôt, que nous nous rap­prochons d'elle. Un plus grand nombre parmi nous se mettent à lui donner sa vraie place, qui est au premier rang.* *Au premier rang parmi ces Charlier, -- les trois connus et quelqu'autre à qui nous devons tant. Et au premier rang, mais moins visiblement à cause des fausses grandeurs, des fausses perspectives et des faus­ses réputations, au premier rang parmi les écrivains français de notre temps.* *D'ailleurs, ce qui dépend de nous pour le quart d'heure, ce n'est pas de mettre personne au premier rang dans la rumeur d'une opinion chaque jour plus sauvage et chaque jour plus esclave : mais au premier rang parmi nous. Car ce qui ne cessera jamais, sauf capitulation, de dépendre de nous, c'est de travailler à mettre les choses et les gens à leur vraie place dans notre esprit et dans notre cœur.* *Donc, pour les âmes attentives, voici Claude Franchet.* 107:266 *Voici, contée par elle-même, son* « *aventure d'un retour après un en allé* »*, pour la première fois publiée dans notre numéro* « *Claude Franchet* » (*n° 176*)*. Il y manquait une page* (*p. 41 dudit numéro*)*. Elle a été retrouvée. Je laisse à sa place le commentaire qu'Henri Charlier faisait en 1973 de cette absence ; j'y ajoute la page retrouvée, avec son explication de cette retrou­vaille.* J. M. DANS UN VIEUX JEU il fallait vite passer à son voisin une chandelle allumée qu'un autre essayait d'étein­dre ; c'était « Petit bonhomme vit encore ». Ma malice et la vie ont soufflé ma chandelle. Dieu a daigné la rallumer, béni soit-il ! \*\*\* Je vais conter ; mais peut-être il faut voir les choses de cette heure ; l'automne sur le jardin aux asters pas­sants et ses derniers dahlias ; la table de pierre sous le gros pommier et les thuyas comme des cyprès dont le vent doux balance la cime. A la grange-atelier s'allongent les formes des grands apôtres de chêne ébauchés, deux étant presque à leur fin, Philippe qui demande un doigt levé : « Seigneur, faites-nous voir le Père ? » et la réponse ne s'est pas fait at­tendre (elle se voit déjà sur le rude visage) : -- « Philippe, qui me voit, voit mon Père. » Et Jude, jeune, pensif, de tous le métaphysicien si on ose dire, qui réfléchit encore la main dans le menton : « Seigneur, qu'est-il donc advenu pour que tu doives te manifester à nous, et non pas au monde ? » On n'entend pas la réponse. Le vent fait battre les grand'portes. 108:266 Et voilà au creux de la maison cette bonne dame qui regarde sa pensée au-delà de la fenêtre, et plus proche dans le feu dansant, le bouquet rose et violet sur la che­minée, au mur le Christ en bois, la vieille armoire pour de vrai rustique, son livre et son ouvrage au crochet puis­qu'elle est de ce temps-là. Sa pensée qui est son histoire, celle de son âme en son centre et sa pointe, l'aventure d'un retour après un en allé. \*\*\* Je suis née Champenoise, j'allais dire sans mélange l'étant des deux côtés de ma parenté : la famille de ma mère, ces fins paysans de l'antique Pouilleuse (la terre pauvre où pousse le *pouilleux,* le thym-origan) pleins à la fois de bon sens et de malice, la tête solide avec le sens du comique, de la comédie même ; les bonnes façons, la courtoisie, l'hospitalité ; le don des contes aussi. Et celle de mon père d'une autre partie de l'Aube jouxtant la Basse-Bourgogne, la longue forêt haute percée de vallées et val­lons recois où tourne la buse, qui va presque des portes de Troyes à celles de Joigny et qu'on nomme le Pays d'Othe. Mais voilà où serait le mélange et l'intrusion d'un autre esprit : en cet îlot de débris tertiaires au-dessus du calcaire, à souvenirs druidiques -- mon hameau de nais­sance porte le nom de Valdreux, le val des Druides -- et vraisemblablement au-delà : les Gaulois ont-ils usé des polissoirs qu'on y trouve, de telle pierre de sacrifice à rigole et cupule pour recueillir le sang ? Et la « pierre qui parle » leur a-t-elle rendu, à eux, des oracles ? Et d'autres choses... Oui, il faut là remonter très loin ; et voyant cer­tains chemins au flanc de hauteurs sauvages, on a la cer­titude que des ancêtres aujourd'hui inconnus les gravis­saient, les ayant frayés de façon si judicieuse qu'on n'en imagina pas d'autres depuis. Ils allaient à leurs besognes ou en procession. 109:266 Si on en croit certaine étymologie, Othe viendrait de ultio, vengeance. Le pays d'Othe serait celui de la ven­geance, facile en ces bois profonds ; dans ma jeunesse on en contait le dernier crime qui ne datait pas de beaucoup et il y en a eu d'autres depuis. Les chasseurs aussi y sont assez « vengeurs ». Mais je ne suis pas vengeuse (je n'en ai d'ailleurs pas eu l'occasion) et ce qui me frappe davantage en mon pays de naissance, c'est vraiment son ancienneté, les vieux mythes pressentis, sans doute les vieilles ado­rations. Un soir d'été j'étais assise sur les marches de pierre de la maison de mon grand-père avec mon grand-oncle François. Il était l'ainé de la famille et menait si rudement son cadet que celui-ci me disait : « Mon frère, c'est un heur (un ours) ! -- Mais, grand-père, tu ne peux pas te rebecquer (quelque chose comme te rebiffer) -- Non ma fille, je ne peux pas : c'est le *vieux ! *» Mon grand-oncle avait quatre-vingt-trois ans, le cadet quatre-vingt ; ayant toujours travaillé avec lui il lui avait obéi toute sa vie, le *vieux* représentant le père absent. C'étaient de vieilles mœurs. Mais ce n'est qu'une parenthèse autour de mes quinze ans. Ce soir-là l'oncle me dit : « Quand on était jeunes, garçons et filles, on allait au beau temps porter des guir­landes à un arbre dans les bois. » J'étais trop peu curieuse alors pour interroger : plus âgée j'aurais peut-être appris là le souvenir d'un rite quasi fabuleux au cœur de la forêt où se lamente aujourd'hui l'âme en peine de la solitude. Et tout cela sans-doute paraît un peu long mais il m'a semblé devoir le dire à cause de l'âme en peine qu'il y eut parfois aussi en moi dans mon enfance et ma jeunesse (après on n'est plus assez pur pour avoir de la tristesse). Le sûr est que mon grand-père paysan et boitier comme on disait de ceux qui travaillaient l'hiver et le printemps au bois, m'en enseigna la poésie ; il arrivait que du mystère y entrât ; il me plaît à songer que ce mystère s'apparentait au *religieux* qui n'est pas la *foi* mais peut y disposer. Ainsi besoin de clarté, d'entente avec la raison même des choses dans une courtoise bienveillance ; de l'autre mélancolie, tel était mon double héritage et mes deux tendances vers le spirituel. \*\*\* 110:266 Et cela aurait pu merveilleusement commencer, mais justement par une sorte de dérobade en ma première édu­cation dont personne ne se rendit compte, m'aimant chè­rement et croyant faire assez, la merveille manqua. Mon père était maître d'école de village, il avait com­mencé sa carrière dans le dernier quart du siècle dernier. Ses années d'École normale se situent exactement entre 1874 et 1877. J'ai encore au grenier la longue malle de bois que mon grand-père fit faire glorieusement pour son entrée. Le cher homme avait demandé à son garçon de quatorze ans, lui proposant de « le mettre aux études » : « Veux-tu être curé ou maître d'école ? » et le garçon de quatorze ans avait choisi de pouvoir se marier. Ainsi la malle au grenier, et dans mon armoire un très précieux cahier cartonné où le normalien recopiait ses meilleurs devoirs : quel aperçu sur les Écoles normales de ce temps et ce qu'on y demandait aux élèves ! Je ne donnerais ce cahier pour un empire. On leur demandait évidemment toutes les qualités, mieux toutes les vertus et mon cher papa consciencieu­sement s'appliquait à les acquérir. Si sincère, si convaincu. Il a d'ailleurs été un très bon instituteur. J'en sais quelque chose pour avoir été son élève en passant deux ans dans sa classe où gamins d'un côté, gamines de l'autre trem­blaient à sa voix tout en nous passant derrière le gros poêle au milieu de l'allée les solutions de nos problèmes. Des souvenirs bien savoureux me viennent de ce temps-là dont j'ai conté quelques-uns et garde les autres en un manuscrit pas même mis au point tant passe le temps et tant j'aurai fait d'autres choses. C'est que mon père était vrai, à la façon d'un personnage secondaire de Molière ; des réflexions irrésistiblement « nature », des réponses inattendues mais irremplaçables. Un si grand respect pour la science qu'il nous mena voir un soir, ma mère et moi butant dans le noir : 111:266 « Venez, venez, dépêchez-vous... », le tas de débris dans un coin de la petite cour sur lequel elle avait jeté des restes de poisson. Et ces restes jetaient dans la nuit des lueurs phosphorescentes ; alors le bon maître d'école avec recueil­lement : « Voyez, c'est scientifique ! » Nous en avons ri toutes deux pendant des années, ma­man et moi ; car il est temps de parler d'elle et bientôt tout se rejoindra dans ces souvenirs où court ma plume. Si différente de celui qu'elle avait épousé à vingt ans -- lui n'en avait pas plus et même deux mois de moins, j'ai eu des parents très jeunes -- vive aussi de façons mais da­vantage encore d'esprit, pleine de malice champenoise, de drôlerie et d'imagination, et de passion avec cela, pour les choses de la vie courante comme les femmes sans beaucoup d'ouverture sur le monde. Mais quel monde à côté elle nous re-créait ! Ainsi ai-je vécu mon enfance dans un milieu assez particulier quoiqu'au dehors ordinaire ; celui d'une toute petite bourgeoisie de campagne où l'esprit ne faisait pas défaut, ni la sensibilité, ni l'honnêteté grand Dieu, ni le goût, ma mère en ayant à son foyer et mon père tant à son jardin que née dans les fleurs je m'en suis toujours difficilement passée, et aujourd'hui encore j'aime passion­nément les jardins, les parterres, les allées fleuries, l'un des beaux dons de Dieu. \*\*\* Pourtant en cette maison quelque chose manquait. Et voilà pour d'autres l'intérêt de ces premières pages et l'enseignement de mon enfance par ailleurs choyée, char­mée dans une atmosphère si fraîche et vivante. C'était le vrai spirituel ; ce qui pouvait y avoir quelque délicat ou profond rapport n'entrait pas dans cette vie où je com­mençais à me connaître. 112:266 La chose peut paraître singulière car j'étais une petite fille baptisée, mon parrain même étant le curé de la pa­roisse sur laquelle j'étais née et où vivaient mes grands-parents paternels. Il avait été aumônier de mon père à 1'École normale (il y en avait en ce temps-là) et dans l'un des précieux devoirs, mon père n'avait pas manqué d'écri­re : « un bon instituteur doit être pieux » comme aussi les élèves étaient préparés à l'un des à-côtés du métier, l'emploi de chantre d'église, par l'enseignement du plain-chant et même à l'accompagnement sur l'harmonium qui dans les campagnes commençait à remplacer le serpent ou l'ophicléide... J'ajoute que le bon parrain était aussi cousin de ma mère et c'est ainsi que le mariage s'était fait. A cette petite baptisée, ayant reçu avec le sacrement le germe de la foi, on avait évidemment appris des prières ; de bonne heure même ; dès dix-huit mois j'en marmon­nais une et je me souviens très bien en avoir dit un bout à un baptême où je fus -- oui -- marraine, car j'ai deux souvenirs authentiques de cet âge. Plus tard ce fut celle au bon ange : *Veillez sur moi quand je sommeille,* *Penchez-vous sur mon petit lit* d'ailleurs emmêlée parfois au : *Cher petit oreiller* *Doux et chaud sous ma tête* quand j'avais trop « somme ». On m'emmenait aussi le dimanche à la messe. Je me vois assise sur le banc des agenouillements, jouant avec les glands de mes bottines mordorées. A l'élévation maman me faisait tenir tranquille en me montrant le petit Jésus que je ne voyais pas, et elle avait plus de succès en me menaçant de Croquemitaine, la vieille demoiselle devant nous rude et sèche en coiffe à bavolet et châle imprimé aux épaules. Bavolet et châle m'inspiraient beaucoup de révérence. Aussi bien, à Noël, ce n'était pas le petit Jésus qui remplissait mes sabots de pommes d'oranges et person­nages en sucre ; et non plus, Dieu en soit loué, le Bon­homme alors inconnu. Mais un autre, qui à y bien penser ne devait pas être beaucoup plus catholique et bien sûr avait vu passer les hivers sur les chênes antiques. Tout à coup je me rappelle, c'était une semaine plus tard, dans la dernière nuit de l'année qu'il passait à la maison ; on l'appelait le Père Janvier. Je dois dire qu'on ne me le faisait pas prier. 113:266 Ainsi en allait de ma petite vie spirituelle : en formes et en habitudes. J'étais comme une réduction de personne bien pensante, sans recevoir aucun enseignement sur les vérités essentielles, sans que la Vérité attendue par cette âme baptisée lui fût présentée : dépouillée d'enfantillages, j'allais dire toute nue. N'aurait-ce été qu'en ce point de la présence de Dieu, aussi proche qu'à une grande per­sonne : j'étais capable d'y croire : quel gain c'eût été ! Point donc d'enseignement et point d'atmosphère non plus : sauf à quelques périodes de vacances et une plus longue pendant une maladie de mon père, je vivais loin de mon parrain et ce sont des souvenirs sensibles que j'en ai surtout gardés -- il mourut quand je n'avais pas cinq ans -- le presbytère, la vieille maison allongée avec des poiriers grimpants sur la façade, des violettes doubles très foncées et jamais revues au long d'une allée du jardin, des odeurs de buis, des feuilles tombées ; la peine que je lui avais faite, déçue par une vieille étoffe d'or qu'il m'of­frait pour ma poupée alors que j'avais attendu plus de merveille. Lui aussi me faisait dire mes prières, sans s'apercevoir que j'attendais trop après le Petit chaperon rouge. Pourtant s'il eût vécu il me semble que bien des choses auraient changé. Déjà ma mère qui avait été une vive mais pure jeune fille n'a plus « fait ses devoirs » après cette mort pour des raisons mal comprises de moi (je crois que mon père s'était heurté avec l'un de ses curés, il n'en fallait pas beaucoup pour « punir » les curés en abandonnant les sacrements ; et aussi sur le tard de nos vies il m'a énu­méré tous ceux qu'il avait vu faillir) ; lui-même, malgré les propos édifiants du cahier et tout en chantant au lutrin restait respectueux mais indifférent, et plus tard à la Séparation par quel mystère diaboliquement pressenti de ses auteurs il abandonna complètement l'église dans une commune où ne chantant pas il allait pourtant à la messe aux grandes fêtes : l'excellent homme se croyait ainsi honnête fonctionnaire et bon citoyen. Il fit d'ailleurs une bonne mort, inattendue parce qu'on ne croit pas assez aux moyens de Dieu. 114:266 Ma grand-mère maternelle avait précédé sa fille dans l'abandon, et mon grand-père de l'autre côté et celle que j'appelais maman Julie, comme tous ceux de ce temps que j'ai connus se contentaient de montrer des restes étonnants de vieille civilisation chrétienne dans la tenue, l'honnêteté des mœurs, et le respect des enfants qu'on voudrait bien voir à des chrétiens d'aujourd'hui. \*\*\* Il ne faut pas croire cependant que je traitais légère­ment ce qui était de religion. Mes prières, je les récitais avec sérieux et j'avais très peur de faire pleurer la Sainte Vierge avec mes sottises. Étourdie comme le premier coup de matines, j'avais de la sensibilité par laquelle on aurait pu me faire entrer et tenir dans la voie spirituelle qu'on me faisait seulement côtoyer ; mais on me laissait trottiner sur le bord, la banquette d'herbe fleurie de nos routes champenoises, alors que mes pas vifs auraient dû sonner au milieu sur la terre dure et sûre : mes petits pas sûrs aussi. On ne s'est donc pas assez servi de ma menue attente d'âme : on aurait pu cependant me voir les soirs comme je me revois, les yeux pareils à ceux de mes boitiers -- ils avaient tous le regard un peu triste -- guetter quel­que chose au jardin. Ni davantage servi de mes dons si j'en avais, ni même de mes défauts dont je suis sure. Ceux-là on ne m'a vraiment jamais appris à les connaître ni m'en corriger. J'étais grondée, fouettée (six jours par se­maine), mise au coin, menacée du loup car il en rôdait encore, vouée à la garde des oies du village et, pis, cou­chée, dans la journée ; et maman savait m'humilier gran­dement en assurant à certaines occasions que j'étais « encore » comme mon père : les reproches et les indignations ne portaient jamais que sur des faits séparés. 115:266 Même le jour des pigons (qui auraient dû être hélas, d'honnêtes pigeons) où Sœur Adèle de la classe enfantine, chez mon parrain, m'accrocha au dos toute la page sur laquelle j'avais pourtant bien tiré la langue pour repro­duire son beau modèle d'écriture ; et qu'il me fallut ainsi accommodée regagner le presbytère en me frottant les épaules aux murs : même alors je ne fus pas avisée d'être *en général* envolée plus que de raison, je ne fus engagée ni à l'application ni à la réflexion de la manière qu'il aurait fallu, sérieuse, profonde, chrétienne que mon bon sens -- j'en avais dans ma tête à l'évent -- et ma sensibilité auraient comprise. Moyennant quoi je crains d'avoir eu beaucoup de pigons dans ma vie. Qu'on ne croie pas surtout à l'un de ces reniements de la famille qui ont aujourd'hui tant de succès, un réquisi­toire envers ceux que j'ai tant aimés ; je n'accuserai ja­mais personne ; et ceux-là comme d'autres ont fait ce qu'ils ont su. Non plus à des tentatives de me faire blanche comme neige dans mon enfance et plus tard ; je n'étais pas blanche, j'avais en moi, en dépit d'une innocence par­fois demeurée, la malice du péché. Mais encore, je n'eus pas l'occasion de m'accuser tôt, ni de recevoir ainsi les lumières d'un confesseur. Mon père, assez étourdi lui aussi -- « tu ressembles encore à ton père », -- seulement avec plus de charme que moi, se croyait sage en adoptant à l'ordinaire la commune mesure, et s'en remettant en matière délicate au principe que « le trop est trop ». Ce principe, il crut bien faire de l'appliquer à ma pre­mière confession. Chantant donc au lutrin, portant chape aux fêtes, et même en semaine, allant souvent avant sa classe chanter des obit qui étaient des messes pour des morts où il gagnait vingt sous avant de commencer sa journée (le traitement d'un instituteur était bas à ce mo­ment-là -- il débutait à soixante-dix francs par mois et bienvenu était ce qui l'augmentait) il faisait tout cela sans « être bien » avec son curé dans la commune d'alors. Je n'ai jamais su pourquoi. 116:266 Avant neuf ans j'allais pourtant au catéchisme, et, tout éveillée, j'étais dans la première division. Et tout allait comme il faut. Mais un jour Monsieur le curé parla de nous confesser -- on le faisait moins tôt qu'aujour­d'hui -- cette bande de gamins et gamines du premier rang. C'est alors que mon père, avec de grands airs et roulant un peu les yeux comme il le faisait aux graves occasions, décida que j'étais trop jeune et refusa de m'y envoyer. Maman ne dit rien, sans doute elle ne voulait pas d'his­toires. Et moi je fus bien honteuse de ne pas faire comme les autres, ces choses sont dures aux enfants, d'autant plus que je fus reculée d'un banc et d'une division. Faut-il avouer que, malgré mes ennuis, je sentais un certain sou­lagement, torturée depuis trois jours à l'idée que j'avais brûlé, sans l'avoir encore avoué, le jupon de ma poupée. Je n'invente pas, je n'arrange pas, je revois encore le coin de cheminée où le méfait s'était passé -- encore une étourderie -- et où je ruminais tristement l'aveu à ma mère et à Monsieur le curé. J'étais une assez brave enfant intelligente et sotte ensemble et chaque âge filtre ses mou­cherons, laissant passer ses chameaux. Mais que j'ai perdu en ce tête-à-tête solennel avec le prêtre ! ce conseil particulier, la confiance que j'aurais eue je le sais, et au-dessus de tout l'irremplaçable bienfait du sacrement ! Je n'ai trouvé cela que quelques mois avant ma pre­mière communion, dans un autre village. Si je l'ai trouvé vraiment, parfaitement, de la façon dont je l'entends... Si j'ai été, *en vérité,* éveillée à la vie intérieure. Or ce ne fut guère plus, en un sens, qu'en ma petite enfance. En­core une fois ce ne fut la faute de personne, les bonnes volontés ne manquaient pas ; celles de mes parents à leur façon, de la bonne sœur Adèle qui me fit agenouiller au lit de mort de mon parrain en m'expliquant où il était réellement ; 117:266 et nous avions comme curé au moment de ma première communion l'un des prêtres à l'esprit le plus fin que j'aie rencontrés -- ce sourire que je reconnus quarante ans après dans un pèlerinage ! -- de cœur le plus sensible, et une intelligence de la vie, à qui l'on voulut confier d'abord une paroisse de Troyes, ce qu'il accepta étant Troyen de race, puis un évêché qu'il refusa ne voulant quitter sa bonne ville, celle aux quarante églises et cha­pelles de jadis dont on disait : « D'où viens-tu ? -- De Troyes en Champagne. -- Qu'y fait-on ? -- On y sonne, on y sonne, on y sonne ! » On n'y sonnait plus autant mais l'église de la paroisse était celle où le passé a tant laissé de soi, où Marguerite Bourgeois la fille du marchand de cire fut baptisée, où « vit » au mur cette Visitation du XV^e^ siècle en haut relief qu'avec la sainte Marthe de la Madeleine je porte au cœur ; et, étrangement, à l'autel de la Sainte Vierge, der­rière le chœur, j'y reçus un jour une grâce. Eh bien ce prêtre supérieur, qui m'aima beaucoup et se souvenait de moi longtemps après avec attendrissement en disant que j'avais été une « petite fille bien pieuse », ému à ce moment de ce qu'on veut appeler ma conversion et n'a été qu'un retour à la foi, celui-là même ne vit pas que tout n'avait pas été fait pour mon âme de ce temps, mon âme de toujours, et que je n'étais pas vraiment « une pieuse petite fille ». Je vais employer un mot fort auquel je voudrais bien qu'on ne se trompât pas, mais il n'y en a pas d'autre : lui non plus ne m'a pas enseigné *le surnaturel et la mystique.* Et c'est cela qu'il eût fallu dès le début. Non pas bien sûr la science des *états,* mais l'intimité avec Dieu et le divin ; on en a des exemples dans l'enfance de presque tous les saints, plus ou moins merveilleux ; alors pourquoi ne pas l'enseigner à de moins doués, je veux bien dire ceux qui n'en ont pas le don ? 118:266 Cela d'ailleurs se fait excellemment aujourd'hui. Mais je crois qu'on n'y songeait pas de mon temps. On nous enseignait par le catéchisme les articles de la foi, nous croyions au Bon Dieu, à Notre-Seigneur, à la Sainte Vierge, aux anges et aux saints, mais en les voyant dans un autre monde que le nôtre alors qu'il nous eût fallu les voir parmi nous. Avoir leur présence familière, cette présence de Dieu par où tout commence dans notre vie enfantine, en faisant nos devoirs et apprenant nos leçons, en allant aux près cueillir des pissenlits, à la ferme chercher le lait, en regardant à la grille du fourneau rougeoyer le feu ou la neige tomber au-delà de la croisée. Non point une obsession mais une habitude heureuse, non point un jeu mais aussi l'imagination portée aux gracieuses compa­raisons spirituelles comme le conseille saint François de Sales dans la *Vie dévote.* Il est si facile aux champs de donner aux enfants des imaginations chrétiennes, j'en vois autour de moi de ravissants exemples. Faute de quoi -- cet enseignement profond, essentiel -- je peux dire que tout a été presque vain de mes bonnes volontés car j'en avais aussi, de mes scrupules. (Je me vois trotter à la sacristie avant la messe de première com­munion pour accuser trois « péchés » commis la veille au soir si puérils que je n'ose les dire.) Et jusqu'à cet effort de me représenter, pendant notre retraite, la Passion de Notre-Seigneur en imaginant à Sa place mon cher papa pour en avoir plus de peine ! Et ainsi cette petite fille qui tâchait de bien faire, n'avait pas en vérifié de vie intérieure. Elle courait seule­ment après des vertus naturelles, ce qui est bien quelque chose, mais sans raison que l'obéissance et la docilité. \*\*\* Vinrent les premiers temps de l'adolescence. Mon père avait résolu de me « mettre aux écoles », ce bon maître de campagne rêvant naturellement de voir sa fille devenir professeur dans le secondaire, une position au-dessus de la sienne. Pour moi je ne savais pas ce que c'était ; mais combien je le remercie aujourd'hui de la culture qu'il me fit donner avec bien des sacrifices malgré ma demi-bourse qui finit par devenir bourse entière : mais il y avait les à-côtés. 119:266 C'est ainsi qu'à douze ans je fus envoyée au collège d'Auxerre, mal installé (au-dessus du « fourneau écono­mique » distribuant des soupes aux pauvres et le plus subtil enseignement y était donné dans l'odeur des choux à la marmite ; quels souvenirs pourtant au cœur) mais plein d'allant, de jeunesse, de bonnes volontés, de gaîtés avec ces Bourguignonnes si vivantes ; dont l'une, réservée pourtant et plus jeune de quelques années deviendrait un jour Marie-Noël, et son père, professeur de philosophie, nous faisait des cours d'Histoire de l'art -- il était bon sculpteur sur bois, bon tourneur et tellement enthousiaste des Égyptiens que chaque année les connaissances de ses élèves n'allaient guère au-delà des *mastabas.* Heureuses les unes par les autres ; surtout instruites par ces professeurs hommes et femmes dont nous sentions toute la conscience et tout le prix en dépit de notre légèreté de jeunesse ; que nous aimions, que nous portions aux nues ; et dont deux, l'un jeune encore, licencié en lettres, et l'autre plus âgé qu'on disait encore moins diplômé (si féru de gram­maire historique alors à la mode qu'à la fin de mes études il m'apprit tout bonnement la vieille langue et aujourd'hui encore grâce à lui je comprends Joinville dans le texte) ont été les meilleurs maîtres que j'eus jamais, y compris ceux de bien plus haute situation. Seulement là encore rien ni personne ne vint m'aider. Dans les premières années, le collège étant sans internat, nous étions réparties dans les pensions de la ville ; je trou­vai dans la mienne -- ô le vieil hôtel avec sa terrasse au-dessus des toits bruns en pente et la façade de Saint-Pierre au fond ! -- une directrice très intelligente et qui m'aima beaucoup mais sceptique et le ton de la maison était sans piété. Nous allions le dimanche à une messe basse de la cathédrale mais nous ne recevions aucune instruction et la messe était sans sermon. Je ne m'en inquiétais pas ; je pensais qu'ainsi devait aller le train du monde, bien étonnée par ailleurs quand à une rentrée d'octobre je vis qu'une nouvelle élève restait à la pension au lieu de nous accompagner ; je n'aurais non plus imaginé qu'une fille de mon âge n'allât pas à la messe. 120:266 Et tout alla de même quand nous eûmes un lycée ins­tallé, hélas, dans l'ancien séminaire : la messe basse le dimanche, la communion à Noël et à Pâques pour celles dont les parents le demandaient. Les miens étaient loin, la question n'était pas agitée entre nous, je cessai de de­mander en leur nom et personne ne s'en inquiéta, encore moins s'en affligea. Il faut dire les choses ; le nombre de compagnes allant à la messe avait diminué, les plus fermes s'en taisaient prudemment ou négligemment et nous ne parlions jamais religion entre nous, même devenues grandes. Il n'y avait pas trace d'apostolat comme aujourd'hui. Quant aux professeurs, c'était un temps plus que fâcheux commencé pour eux : celui, pour les pratiquants, des étiquettes et des délations. Un affreux journal, *La Raison*, enregistrait tous les cas délictueux : je crois bien me rappeler que notre directrice d'alors fut dénoncée comme étant vue à la cathédrale à six heures du matin ; ce devait être un grand manque au civisme et aux affaires de la République chez un fonctionnaire, surtout enseignant. Alors, ce fut non par peur mais respect pour les choses de foi vilainement attaquées ou ridiculisées, l'enseignement strictement neutre. Les plus croyantes mirent leur loyauté envers l'État qui les employait, surtout leur délicatesse envers les choses de Dieu, à ne rien laisser transparaître de ce qui en leur âme était du spirituel catholique ; elles se rabattaient sur la morale, y faisant merveille tout en sachant que la base manquait. Et cela dura longtemps. L'une de mes amies, devenue professeur à son tour et qui marqua singulièrement me disait : « Il nous faut avoir la prudence du serpent. » 121:266 C'était aussi habitude prise : de réserve, au-delà peut-être de ce qui aurait été bon à la plupart d'entre nous. Un jour, c'était avant la dernière guerre, nous avons vu venir ici, en voiture, toute une jeunesse charmante, jeunes hom­mes et jeunes filles, cousins germains, qui étaient les petits-enfants de celui que nous appelions cérémonieuse­ment, respectueusement à l'École de Sèvres, M. Petit de Julleville, notre professeur de littérature du Moyen Age ; âgé déjà, du moins il le semblait à nos quelque vingt ans, noble, à cheveux blancs, je le revois en fin de cours, les presque soirs d'hiver et la nuit tombant sur le parc de Saint-Cloud, nous lire admirablement, des laisses de cette *Chanson de Roland* que mon cher maître d'Auxerre m'avait fait étudier grammaticalement. Et ainsi j'en comprenais mieux la beauté, je veux dire : je n'avais qu'à me laisser toucher par ce grand art oublié. Monsieur de Julleville, la Chanson de Roland, mes un peu plus de vingt ans émus, la nuit bleue au-delà des fenêtres. *Cependant en France il y a une merveilleuse tourmente.* ...... *Non, non, ils ne savent pas : c'est le grand deuil pour la mort de Roland !* Eh bien nous parlions. Et tout à coup, je m'avisai être seule de la compagnie à avoir connu le grand-père. Je le décrivis, je contai mes souvenirs et l'un des petits-fils me dit : « Nous ne l'avons pas connu, mais il a marqué d'une si grande foi l'âme de nos mères que nous croyons l'avoir reçue de lui. » Je me vois me soulever sur mon fauteuil : -- Alors votre grand-père était profondément croyant ? -- Oui, me fut-il répondu avec étonnement. J'insistai : -- Pratiquant ? -- Bien sûr. Je retombai et murmurai : 122:266 -- Je ne m'en suis jamais aperçue... Jamais, et pourtant : *Il a tendu à Dieu le gant de sa main droite* *Saint Gabriel l'a reçu.* *......* *Saint Raphaël et saint Michel du Péril* *Saint Gabriel est venu avec eux.* *Ils emportent l'âme du Comte en Paradis.* Pourtant notre professeur voyait ces choses dans son cœur. Mais à nous il ne les montrait pas. \*\*\* On le comprend, après le lycée j'étais devenue Sévrienne. Et le même secret avait joué de la part de nos professeurs, à cela près que nous savions protestant le cher, le pro­fond et vivant et délicieux M. Darlu, notre professeur de Philosophie ; et de la part de nos compagnes. Bien sûr nous connaissions leurs croyances ou incroyances ; il y avait ainsi le petit groupe de celles que nous appelions avec quelque malice sans doute mais point de méchanceté « les premiers chrétiens » parce qu'elles disparaissaient de bon matin pour aller trouver une messe au dehors dans l'ombre du couloir voûté, au rez-de-chaussée, comme en des catacombes. Je crois bien avoir eu la première cette imagination. Pourtant il y eut dans quelques consciences des drames que j'ignorais alors : des crises religieuses n'allèrent pas toujours sans drame ni tristesse. L'une de nos compagnes en fut même très malade, plusieurs années ; au moins elle ne perdit pas la foi : une autre la retrouva plus tard ; d'autres peut-être furent atteintes que je ne sus pas. C'étaient des cœurs profonds et des esprits solides. Mon esprit, par vivacité, va parfois au fond des choses ; mon cœur aussi, capable d'épuiser une souffrance, la mienne et celle des autres ; mais j'étais Champenoise, nous ne sommes pas naturellement disposés aux problèmes spiri­tuels et rien ne m'y avait assez engagée, ni préparée, ni habituée. Je n'ai pas souffert comme d'autres et j'en ai honte aujourd'hui. \*\*\* 123:266 Et voilà longuement parler de mon enfance et ma jeunesse, surtout mon enfance. Si pourtant je l'ai fait c'est qu'il n'est pas coutume il me semble de l'évoquer sous cet aspect de la vie surnaturelle, et la question est trop importante pour qu'ici je l'aie négligée. Mais, qu'on me le pardonne, avant de laisser ce temps de ma vie j'y ferai encore une réflexion qui d'ailleurs va plus loin. Si dans l'éducation spirituelle des enfants on semble trop souvent oublier l'effet des grâces du baptême, c'est peut-être qu'on oublie la grâce tout court et les dons, l'effet du Saint-Esprit. On ne pense pas assez à l'un et à d'autre ; on fait comme si on n'y croyait pas vraiment. Souvent, souvent je m'en avisai plus tard en d'autres cir­constances, d'une surtout où j'avais affaire à des âmes com­me enfantines à cause de leur peu d'instruction. On me demandait alors dans des paroisses de campagne pour y faire des conférences sur quelque point pratique de religion, ou sur le centre de dévotion au cœur duquel nous vivons aujourd'hui, dévotion à la Sainte Vierge sous le nom de Notre-Dame de la Sainte-Espérance, dont je devrai repar­ler. Et l'excellent curé me prévenait : « *Vous savez, ne di­tes pas à mes braves paroissiennes des choses qu'elles ne sont pas capables de comprendre ; allez-y très simple­ment. *» Je répondais poliment et n'en faisais qu'à ma tête. Et « j'y allais très simplement », incapable d'ail­leurs de faire autrement ; mais, et je l'ai conté bien des fois depuis, c'était sans manquer sur le point le plus sévère ou soi-disant le plus difficile à entendre que deux ou trois de mon auditoire venaient me parler ensuite : « Ah, ma­dame, c'était surtout cela (elles disaient *ça*) qui était in­téressant : on aurait bien écouté plus longtemps... » 124:266 Je m'étais fiée au Saint-Esprit. Soyons confiants : si nous le lui demandons Il parle, et aux plus humbles. \*\*\* Cette seconde partie de ma vie, la plus longue mais sur laquelle je m'étendrai le moins sans doute parce que l'es­sentiel s'en peut réduire, est aussi la plus délicate, parce que non seulement la plus intime mais en engage d'autres -- un autre -- que moi-même. Je le ferai donc avec le plus de discrétion qu'il me sera possible, jusque dans la louange. Et si je le fais, ce n'est pas pour satisfaire à de vaines curiosités mais la chose me paraît bonne à savoir, pour l'amour de Dieu. C'est que cette part de mon histoire ressemble assez, la sainteté en moins, à celle d'Adauctus, saint Ajouté : un saint que j'aime bien. C'était sous Dioclétien et Maximien. Le prêtre Félix continuait à mener sa passion sur la voie d'Ostie, allant au supplice : après avoir été tourmenté sur le chevalet il devait avoir la tête tranchée, quand on fit la rencontre d'un chrétien inconnu de tous qui confessa sa foi, lui fut joint et subit le martyre avec lui. Les rédacteurs du Marty­rologe, ignorant son nom, lui donnèrent celui d'Adauctus. Encore une fois la sainteté en moins, et le martyre et la foi initiale, je fus pourtant à mon avis une manière d'Ajoutée. Dieu en soit loué ! Je ne prévoyais pas cependant cet heureux destin -- et quelle périlleuse voie détournée par où je passai, quel étrange engagement dans le mal pour arriver au bien -- quand j'épousai un jeune artiste, d'une famille athée. Non point athée lui-même et il refusa toujours de suivre son père fin, sensible et lettré ce qui pouvait en imposer à son fils, dans l'athéisme officiel dont il était l'un des person­nages. Comme cette grand-mère paysanne que sur sa fosse le maire en écharpe félicita d'avoir partagé « les opinions *philosophiques* -- chère femme -- de son mari », sur son lit de mort avait avoué à ses deux petits-fils n'avoir jamais manqué de dire un ave avant de s'endormir. 125:266 Incroyant pourtant et élevé dans la plus grande igno­rance, ou pis, de la religion, de l'Église, et du monde catholique. La première connaissance qu'il eut de celui-ci fut un jour en pénétrant dans la famille d'un jeune peintre son camarade d'atelier ; famille modeste -- le père était professeur d'enseignement libre -- mais d'une telle tenue, de manières si dignes, ce qu'il voyait d'ailleurs chez lui, mais aussi d'une union des âmes si parfaite qu'il décou­vrit du coup la merveille d'un véritable milieu chrétien. Ils ont un secret que j'ignore, se disait-il. Quant à l'Église et la religion, à ce qu'il en entendait dire, de bonne heure une réponse s'était faite en lui-même en évoquant Notre-Dame (la Cathédrale) : « Quand je passais devant je me disais : tout de même ceux qui ont conçu, voulu tant de beauté, comment pouvaient-ils se tromper si grossièrement sur l'idée qui les menait, sur le sujet de leur inspiration ? Comment pouvaient-ils être aussi sots, superstitieux et malfaisants qu'on me le dit ? Où est enfin l'obscurantisme -- c'était le mot à la mode de ces temps-là ? » Et d'autres œuvres religieuses le faisaient songer. Il avait l'esprit trop sérieux et un sens trop profond des vérités de l'art qu'il voulait retrouver, pour ne pas songer. Et c'était là sans doute, avec le refus d'aliéner sa liberté en une affiliation où quelque chose en lui se défiait, les premières touches de la grâce. Je n'ai pas à conter cette conversion d'un autre : mais non plus je ne peux la passer sous silence puisqu'elle fut en fin de compte la grande aventure de ma vie, « l'heureuse aventure ». En apparence elle commença mal. Le jour où mon mari m'apprit qu'il allait partir en retraite pour y être baptisé, je reçus un grand choc. Littéralement, et sans vouloir employer un mot dont on abuse, je fus bouleversée. 126:266 Peut-être il sera difficile de me faire entendre puisque dans mon mariage je m'étais montrée indifférente à la question religieuse : cette indifférence pouvait aussi bien jouer dans l'autre sens. Pourtant si, on peut comprendre que tout me semblât remis en question de notre amour et notre entente puisque c'était une autre personne, inconnue, qui allait sortir du baptême : je voyais un fossé désor­mais entre nous, devenu vite un abîme. J'essayai de le dire, mais maladroitement, comme d'une angoisse qui ne veut pas se faire voir : et d'ailleurs à quoi bon, les choses du cœur sont, ou ne sont pas. Je me dis bien aujourd'hui : puisque l'événement me parut si grave, c'est donc que j'en sentais toute l'impor­tance, et la valeur unique et le poids ; que je n'y étais pas, en réalité, si extérieure, et que ce retournement d'une âme je le regardais avec des yeux qui, sans vouloir insister, voyaient ce qu'il fallait voir. En vérité j'ai toujours compris, au moins admis. Pas un instant malgré le drame en moi que personne ne soup­çonna sauf un véritable ami, parce que je ne le laissai pas soupçonner, pas un instant je n'ai cessé d'admettre ce changement de tout au tout qui n'était pas le mien ; et j'en acceptai aussitôt les conséquences Je n'y avais point de mérite, je m'empresse de le dire : il était dans ma nature d'être et de faire ainsi. Et je n'ai jamais voulu gêner ni tourmenter personne : comment aurais-je tourmenté et gêné dans l'exercice de sa nouvelle vie celui qu'avec mes bons parents j'aimais plus que tout au monde. Plus, j'ai fait front à la désapprobation. Quand il y avait à le faire, c'est-à-dire presque toujours ; par loya­lisme envers lui ; par loyauté envers moi-même puisque j'acceptais ; par horreur aussi de l'injustice, de la sottise, et de l'incompréhension. Car il y avait de tout cela et peut-être davantage -- la passion -- contre quoi j'avais à dé­fendre un cœur sincère, et, comment dire, un esprit fervent même en dehors de... 127:266 \[*Ici manque une page du manuscrit jadis prêté. Il nous semble, d'après la suite, qu'il s'agissait des rapports de Claude Franchet avec la famille de son mari qui l'accusait* (*sans manquer de bienveillance pour elle*) *d'être cause de la conversion de celui-ci. Ils pouvaient le croire car le jeune ménage, tant que leur jeune frère ne fut pas converti et soldat* (*1914*)*, pour éviter discussions et désagréments à un si jeune homme, évitait de se trouver en famille le dimanche. Le mari dès sa première permission en 1915, afficha publiquement ses idées dans le pays de ses grands-parents. Ce qui causa de grands remous, dont Claude Franchet eut à subir les conséquences. Mais elle avait alors retrouvé la foi.*\] \[*Le paragraphe entre crochets qu'on vient de lire a été écrit par Henri Charlier en 1973. Après sa mort, on a retrouvé dans ses papiers la note sui­vante* («* la Mimi *» *est l'appellation familière qu'il donnait à son épouse Claude Franchet, diminutif de son nom de baptême* «* Émilie *») *:* «* Après avoir envoyé* Le Retour *à Madiran, j'ai retrouvé une copie complète où se trouve en deux exemplaires la page qui manquait dans le manus­crit provenant d'Abel Moreau.* *Comme il parlait de ma famille, j'ai compris que la Mimi l'avait enlevée par discrétion au moment d'envoyer son manuscrit à Moreau. Je laisse donc la copie envoyée à Madiran dans l'état où elle était lors de l'envoi.* *Mais ce que disait la Mimi était juste, ma famille peut en prendre connaissance.* *C'est la page 17 de l'ancienne copie.* *Ma surprise a été très grande lorsque, après mon baptême* (*et le sacrement de mariage auquel elle ne fit aucune opposition*)*, je m'aperçus de ses sentiments tels qu'elle les exprime dans* Le Retour*. Car j'avais toujours* pensé tout haut *devant elle. Je la croyais parfaitement avertie de ce que je pensais et de la voie que j'allais suivre. *» *Cette page du manuscrit commence ici et va jusqu'à :* «* Je me demandais bien pourquoi eux et mon beau-père courroucé ne se *»\] ... la foi. D'autant que ce cœur est profond et l'esprit l'un des plus puissants que j'aie connus, je le dis avec simplicité n'y étant pour rien et H.C. n'y reconnaissant que le don de Dieu. 128:266 Mon rôle n'était pas facile. La sottise était le fait des moins proches et des moins intéressés à la chose, mais la passion du côté de la famille et je sentais que cette conversion déclenchait d'autres drames que le mien. Chez les grands-parents surtout auxquels leur petit-fils était si tendrement attaché qu'il sem­blait les préférer à ses parents et qui au temps du lycée, sitôt les vacances arrivées, allait partager les travaux du grand-père aux champs et aux vignes. C'était quelqu'un de très intelligent aussi, ce paysan-vigne­ron, plein d'observation, avec, ce qui est rare, le sens des idées générales : mais sur la vie, le travail, l'économie du monde ; pour ce qui touchait à l'âme, n'en ayant point pris l'habitude, et sur la religion ayant seulement appris, comme tout le peuple trompé, que c'était le mal. Alors, en toute sincérité « contre ». De sorte que la conversion fut chez lui une blessure à vif, com­me si son petit-fils l'avait renié et insulté à ce qui était sa croyance à lui ; presque pis, devenu « pas sérieux ». Car être catholique et pratiquant n'était pas sérieux. Une jeune cousine commerçante qui fermait sa boutique le dimanche pour aller aux offices n'était pas sérieuse. Le mot revenait toujours en ces cas et avec conviction ; car ces grands-parents que le petit-fils aimait -- les outils du grand-père sont toujours ici chère­ment conservés -- et il s'affligeait de leur faire cette peine, étaient d'une race grave où les devoirs d'une honnête vie étaient tous remplis, et ils étaient unanimement respectés. Seule­ment, j'y reviens, ils étaient passionnés au sujet de « leurs idées » comme on disait à propos de la religion. Et autour d'eux les amis partageant ces idées ou de simples connaissances n'arrangeaient pas les choses. Ainsi le grand-père s'entendait dire par un épais sot : « *C'est-il que tu n'es plus républicain, que ton petit-garçon va à la messe ? *» Et le cher homme se durcissait. La grand-mère, plus inquiète dans sa vieille tendresse quoique aussi indignée, cherchait des excuses et me dit un jour où elle voyait le converti guetter l'Angelus : « *Ce n'est pas étonnant qu'il soit exalté, ma pauvre fille --* elle l'avait perdue -- *quand elle le portait a manqué chavirer en bateau sur la Seine : c'est la peur qu'elle a eue... *» 129:266 Je me demandais bien pourquoi eux et mon beau-père courroucé ne se faisaient pas le raisonnement de ce brave homme dans leur cas, qui avouait ingénument : « Depuis son enfance j'ai rebattu les oreilles de mon fils avec la liberté de conscience : je suis bien obligé au­jourd'hui de la lui reconnaître... » Je faisais donc face. Alors la grand-mère m'accusait d'avoir tourné les idées de son petit-garçon -- si ç'avait été vrai ! -- comme si jamais quelqu'un sauf le bon Dieu ait pu les lui tourner ; et je portais de la sorte le poids d'une situation dont j'avais été la première à souffrir. Tout en me mettant à leur place car il m'a toujours été impossible de ne pas imaginer le sentiment des autres même contre moi. Il faut le dire aussi, ce n'était pas la première fois que la famille entrait en déplaisir. Une vraie vocation d'artiste, de futur grand artiste, est aussi impétueuse, irrésistible que les grandes eaux. Imaginez cette vocation et ces re­mous chez un tout jeune homme pour lequel on rêvait une « belle » situation telle que l'avait son père dans une administration ; le milieu devenu bourgeois avec la mère digne, courageuse fille de ces vignerons de Bourgogne dont elle avait l'honnêteté, le goût du travail, et l'intelligence pratique mais, avec de la sensibilité, aucun goût de l'art ; et le seul artiste de l'entourage, comédien de grand talent dont la carrière hélas avait été faussée, l'oncle Max qui naguère avait combattu aussi, ne s'intéressait qu'à son théâtre. Ainsi la vocation avait déjà été un désastre, et un sujet de lutte. Comme si elle ne comportait pas en elle-même ses tristesses et ses difficultés. Sitôt la permission du père enfin accordée après un semblant de passage à l'École de droit qui naturellement n'avait rien donné, H.C. s'aperçut qu'il n'aurait point de maîtres ; 130:266 il n'y en avait pas pour ce qu'il voulait (Cézanne et Gauguin encore inconnus de cette génération comme ils l'avaient été de la leur, les Primitifs français seulement révélés par une exposition en 1904) et point de vivants, sauf Rodin qui n'enseignait pas, et d'ailleurs le jeune artiste s'en était pris à la peinture. Et pourtant dans cet esprit précoce se formait l'idée d'une réforme nécessaire de l'art, dans sa technique et son sens profond (comme plus tard il s'aperçut du besoin de la réforme intellectuelle déjà envisagée par Péguy). Au moins la découverte de la possibilité de la taille directe oubliée depuis trois siècles sauf dans la décoration en bois, sortit de bonne heure de ses réflexions et observations ; sur un fait, comme cela arrive, en regardant un praticien au travail : « Mais si on peut travailler directement dans la pierre, moi aussi je suis sculpteur ! » Et le formidable travail commença qui cinquante ans après continue, avec la même vigueur, le même souci, la même pensée en éveil à chaque coup d'outil. Et dans la grande Pensée. Mais, j'y reviens, quelle solitude pour le futur artiste seul parmi les siens, seul parmi son travail et ses rêves, si on peut employer ce mot quand il s'agit de lui. Sauf moi qui déjà recevais ses confidences, peu d'amis à le comprendre et ceux de sa famille le traitant de pis que d'exalté à la façon de la grand-mère. Tel il avait été, et cela peut-être aussi le conduisait à Dieu. Et maintenant, avec la conversion, tout recommençait. Et j'étais dans le jeu, tout à fait cette fois. \*\*\* Il est assez curieux que ce matin m'éveillant et son­geant à ces choses le souvenir me soit revenu d'une pièce que j'écrivis un peu plus tard sous le titre qui me semblait bien venu : *Le Serviteur et la Servante.* 131:266 C'était un peu notre histoire avant mon retour ; toute proportion gardée, grand Dieu, celle de *Polyeucte* dont elle se rapprochait par certains côtés ; j'y avais même imaginé un Sévère. Quelle impulsion me fit la porter au Vieux-Colombier ? Elle toucha assez Copeau, qui donc la lut, pour qu'il m'en écrivit assez intimement. On me dit alors qu'elle avait aussi intéressé Jules Romains mais de cela je n'eus aucune preuve ; et qu'il avait été envisagé de jouer *Le Serviteur et la Servante* les jeudis en matinée. Mais le Vieux-Colom­bier finissait sa touchante, admirable carrière et ma pièce a fini la sienne avant de l'avoir commencée. Je ne l'ai même plus et n'en ai parlé que par rapport à mon récit. Nous vivions assez retirés du monde : à vrai dire H.C. avait commencé sa retraite dès ses premières années de jeune homme. Il a toujours aimé le travail en un silence que sont venus seulement rompre ici, aux champs, les en­seignements à quelques élèves dans les dix années avant la dernière guerre. Nous voyions pourtant un certain nom­bre de convertis comme lui. C'était le temps de cette belle éclosion d'âmes tournées à Dieu qui a précédé l'au­tre guerre : comme une bonté prévenante de ce Dieu qui voulait voir sauvés tant d'hommes en voie de périr. Ainsi Il disposait les cœurs. Au moins aux plus nobles senti­ments ; on ne redira jamais assez -- mais qui nous en croit aujourd'hui -- le beau, généreux mouvement que ce fut dans nos campagnes où je l'ai vu, dans les villes dont on me l'a dit, au premier coup de tocsin du 2 août 1914 dans les clochers des petites églises ou les tours des cathé­drales. Et presqu'aussitôt ce dépouillement de tout ce qui alourdissait et surtout diminuait les vies : le vain, le mes­quin, l'inutile. On se sentait l'âme comme purement nue ; on était soudain haussé ; peu ont été sans l'éprouver. Mais personne n'avait su d'avance qu'il en serait ainsi ; et cependant les convertis, eux, avaient déjà commencé le beau train des jours chrétiens. 132:266 Il faut tout dire ; on les accusait bien parfois de man­quer de discrétion, oublieux d'être naguère encore ignorants de ce dont ils faisaient des leçons ; allongeant la moue en de silencieuses réprobations ; ou, impétueux, ir­ritant de braves catholiques qui avaient cru toujours servir la vérité : mais que cette vérité était belle dans leurs éclats ! Et comme elle gagnait parfois à être rappelée ! Aussi, à un moindre degré, ils avaient bien leurs petites façons dont ne pouvait manquer de s'apercevoir mon sens champenois du comique ; il y avait des mystères, des airs, des chuchotements, des manières de baisser soudain la voix au plus beau d'un récit édifiant ; et l'un d'eux re­conduisant son hôte sur le palier et commençant à re­fermer la porte sur soi, ne manquait pas de susurrer dans l'entrebâillement un « Priez pour moi » de grand effet. Mais quel monde merveilleux il avait pu entrouvrir aupa­ravant, quel jardin enchanté où ils allaient tous, quasi pareil au Premier, celui du Paradis ; et ils s'y avançaient dans les délices d'une fraîcheur retrouvée, d'un recom­mencement de Création ; et ils étaient heureux. Moi je n'étais pas heureuse, je n'allais pas encore dans les délices d'un recommencement : en un sens je n'y songeais même pas. Je me contentais de tenir la place silencieuse et disons respectueuse que j'avais choisie et qui n'était pas sans déplaisirs. Je sus bientôt que c'était la bonne en voyant des mé­nages dissociés par la conversion du mari ou de la femme. Parfois les drames allaient loin puisqu'ils empêchaient le converti de pratiquer les sacrements ; il y eut ainsi, par la faute de l'autre, des situations impossibles. Je n'aurais donc jamais voulu tomber dans cette erreur, et c'est ce qui m'a valu, singulièrement et sans que je l'aie cherché, l'ami­tié de Péguy, en dehors de l'admiration que nous avions pour lui. Car il était de « nos » convertis : le plus naturel et sans façons. Et je le sais, d'aucuns vont se récrier comme d'autres en son temps : un converti, lui qui n'approchait pas des sacrements ? Eh non ; comment l'aurait-il fait sans commencer par celui qu'il ne pouvait recevoir seul ([^5]) ? 133:266 Ne pouvant davantage faire baptiser ses enfants, il les avait au moins donnés à la Sainte Vierge. Sans doute il patientait, attendait. Et il aurait fallu à ceux-là attendre aussi au lieu de se soucier avec si peu de pru­dence, s'indigner, et le houspiller comme le faisaient ses amis plus heureux dont l'intention était sans doute bonne de lui représenter sa situation comme fausse vis-à-vis du monde catholique, équivoque, impossible à soutenir et surtout dangereuse à lui-même, à son salut : si la grâce se retirait ? Mais ils s'y prenaient hâtivement, étour­diment, *supérieurement,* le contraire de ce qui convenait à son caractère et sa sensibilité. Et pourtant, chrétien, il l'était devenu si profondé­ment, avec tant de lucidité dans le cœur et l'esprit : les abonnés des Cahiers ne s'y sont pas trompés quand pa­rurent les *Porches* et *Ève,* ils se sont désabonnés par cen­taines ; et il n'y avait qu'à le voir vivre pour savoir à quelles vertus il sacrifiait ; et -- pour moi la nouvelle en fut un éblouissement -- le ressurgeonnement après sa mort de sa *vocation* que fut l'admirable, humble acquies­cement de presque tous les siens à sa foi, leur conversion véritable et totale qui avait paru impossible même à lui peut-être puisqu'il n'avait même pas commencé à lutter. Et je préfère à toutes les critiques, voire les plus or­thodoxes, l'exclamation du digne, excellent curé de Dom­rémy -- c'était il y a une vingtaine d'années -- à qui nous demandions une messe pour lui, dans l'église qu'il avait visitée, sa Jeanne d'Arc au cœur : « Charles Péguy, oh le pauvre cher homme, il y a longtemps qu'il est au Paradis ! » Il ne prétendait pas canoniser mais le sen­timent y était, et la compréhension. Et la messe a été dite tout de même. En tout cela quel embrouillis, quelle misère, et quelles souffrances comme si la vie tout court, la vie à gagner ne lui en apportait pas assez ; et la maladie ; et la mécon­naissance du grand artiste qu'il était, du grand penseur, du moraliste de nos jours. Avec le cœur pur : « Il n'y a pas de péché dans mon œuvre. » C'était vrai. 134:266 Ce n'est pas une digression. Même je me sens obligée d'insister, non pour me vanter d'une amitié qui me fut chère : c'est qu'elle fut tellement mêlée à ma vie de ce temps, les derniers mois avant la grande guerre, ma *vraie vie* qui tout au fond se préparait... Nous admirions depuis longtemps Péguy et de plus en plus (je voudrais pouvoir raconter l'irruption d'*Ève* dans notre logis un soir de lassitude et de pauvreté) quand une jeune femme invitée par une amie en même temps que moi s'offrit à me le faire rencontrer chez sa mère. Je l'avais vu déjà aux Cahiers mais je compris que ce ne serait pas la même chose. Cette jeune femme était Jeanne Maritain et sa mère Mme Favre, l'une des filles de Jules Favre, dont Péguy disait : « Elle a le génie de l'amitié. » Elle lui était en vérité la meilleure des amies, et quittant la rue de la Sorbonne, chaque jeudi midi il allait déjeuner chez elle à ce 149 de la rue de Rennes qui est resté pour beaucoup l'image de grands souvenirs. Elle y recevait aussi parmi d'autres Ernest Psichari, Maurice Reclus : ce sont ceux-là surtout que j'y rencontrai quand après avoir été présentée je fus invitée à me joindre à l'aimable réunion qui suivait au salon, au moment du café. Un jour il y eut venue d'Orléans Mme Péguy, la mère, grande, noire et sévère, celle-là qui répondit à H.C. venu la voir après la guerre et lui disant en consolation que son fils enfin connaissait la gloire la plus pure : « Oui, monsieur ; *mais c'est avant qu'il avait besoin. *» Ce mot nous tomba sur le cœur. La mère devinait ; elle ne croyait pourtant pas autant dire, s'en tenant à la pauvreté. En vérité Péguy avait be­soin aussi, terriblement, d'amitié, de compréhension, de gloire. Il était alors très malheureux : pour des raisons sur lesquelles il me faut revenir. 135:266 Il sentait donc sa valeur, sa vraie valeur d'artiste et de penseur et ses amis ne la lui accordaient pas toute. Ombrageux et eux maladroits, il se brouillait avec eux ou se sentait suspect ; et perdre une amitié, plusieurs amitiés, le touchait à vif : « Vous ne savez pas ce que c'est... » Lui aussi avait le sens de l'amitié ; mais un sens aigu, exclusif, et il se jugeait alors trahi. Il l'était parfois. Surtout il y avait cette lutte devenue ouverte contre son comportement envers les commandements de Dieu et l'Église. Mais c'est là surtout où je le rejoignais à cause de nos deux ménages parallèles et j'étais encouragée, le voyant je souffris, dans l'attitude que j'avais prise ([^6]). Elle me le faisait aussi mieux comprendre à travers de ce que moi-même j'aurais pu faire supporter : enfin n'y étant pour rien j'étais en quelque sorte, étrangement, au cœur de sa croix. Il le sentait avec quelles antennes, je ne lui ai jamais fait de confidences. Quand j'entrais au salon, il me faisait une place à côté de lui. Un jour où je sentis aussitôt l'at­mosphère orageuse, il dit avec son sourire qu'il avait très beau quoique très grave : « Ah voilà quelqu'un qui va être pour moi ! » Mme Favre à part bien entendu. Il m'avait devinée et en même temps ce qu'il y gagnait, s'il y avait à gagner pour lui en moi. Restait mon ad­miration qu'il savait grande, et signifiait aussi beaucoup de choses. 136:266 Quand je ne le voyais pas là j'allais -- le plus sou­vent -- aux Cahiers où il m'avait demandé de venir. C'est là que je le vis pour la dernière fois très tard un jeudi de juillet. Les tilleuls de Virginie de l'avenue Mo­zart devaient embaumer mon retour mélancolique, et passant à l'aller par une petite rue derrière l'Odéon, dont j'ai oublié le nom, je dérangeai une ronde de petites filles : *Nous irons à la chasse* *A la chasse aux per-de-rix.* que je n'ai pas oubliée. Ce retard il l'a marqué à mon arrivée -- c'était lui qui m'avait donné rendez-vous le jour même chez Mme Favre -- et combien de fois depuis je me le suis reproché. Il savait que c'était ma dernière visite avant l'automne ; ou peut-être savait-il davantage, nous n'avions jamais parlé de la guerre possible, la de­vinait-il proche ? Je n'en ai jamais su par lui que dans ce petit mot des tout à fait derniers jours de juillet, écrit en marge d'un tirage à part de plusieurs textes d'*Ève* dont je lui avais demandé l'extraordinaire *Résurrection des morts*, la première, la seule depuis celle d'Agrippa d'Au­bigné qui me touche beaucoup moins. Le voici ce mot : « *On dit que c'est pour demain, ma chère amie. *» « *Le fidèle Péguy. *» Je recommencerais bien à pleurer ce soir en le transcri­vant. Ce jour-là nous avons parlé de lui, de sa nouvelle œuvre en projet qui serait « comme une cathédrale avec des nefs », il m'a souhaité de bonnes vacances et sur le seuil de la porte, passé le bureau de « Monsieur Bourgeois » il m'a dit, songeant à notre vie : « Notre-Seigneur et nos saints nous aideront. » Sa dernière parole. Et moi je me demandais m'en allant le cœur gros d'avoir vu trop de lassitude dans ses yeux, comment se romprait l'étau toujours resserré sur lui avec ce drame de sa conscience, cette méconnaissance de son génie propre, et la pauvreté et le débat de la vie. A tout cela je ne voyais pas de solution. Dieu cependant la préparait. 137:266 Le 17 septembre nous étions chez Jeanne Maritain, cette jeune femme au cœur de flamme devenue une amie, dans sa propriété du Mâconnais. La guerre nous avait re­tenus là ; c'était là que nous avions entendu le tambour battre la générale, l'annonce, un vieil homme en tablier de vigneron dire : « Ma foi ! ». comme au pays devant ce qui est arrivé, un grand cri de femme à l'entrée d'une grange. L'après-midi de ce 17, Jeanne Maritain parcourait le journal de Lyon qui venait d'arriver. Tout à coup nous la vîmes pousser un cri puis s'enfuir jusqu'à un coin d'ate­lier transformé en oratoire. Nous l'avons suivie après avoir ramassé le journal qu'elle avait jeté : la mort de Péguy y était annoncée d'après le très bel article de Barrès du 15, dans *l'Écho de Paris.* Nous avons prié tous trois avec des larmes, puis je me suis enfuie seule à l'église. Et à partir de ce jour, toutes les fins d'après-midi, j'al­lais faire pour lui un chemin de croix dans cette vieille petite église qu'il aurait aimée. A son chevet il y a la tombe de l'abbé Dumont, inspirateur de Jocelyn. Au-delà de la colline, presqu'au-dessus, Milly. Ces images me sont restées, mêlées au souvenir de mon incroyable supplication. \*\*\* Incroyable et pourtant il faut y croire. C'était bien moi, à genoux devant chaque station, le cœur tout en confiance, le cœur en Dieu. Oui ; la grâce de la foi venait de m'être donnée, comme elle est : gratuite, à son heure, à son choix. Au moins consciemment je ne l'avais pas demandée et je l'avais reçue ; je n'avais pas cherché et j'avais trouvé ; je n'avais pas frappé et il m'avait été ouvert. 138:266 Et c'est là sans doute le grand enseignement de ma simple histoire : une fois de plus, en une âme ordinaire, le surnaturel a fait irruption avec sa marque propre, le pas mérité, l'inattendu. Toute une vie nouvelle (psycho­logique ? non, c'est autre chose) en branle et je donne au mot un sens fort, et qui est autre chose aussi que la vie de l'esprit puisque sainte Thérèse elle-même fait une distinction subtile entre l'âme et l'esprit (Château de l'âme, cinquième demeure). Les débuts d'une science ; où je ne suis pas allée loin mais dont toute la matière m'était offerte si je voulais travailler dessus. -- Le risible est que depuis les premiers temps de l'Église des esprits magni­fiques, à commencer par saint Paul et les Pères, en ont fait leur unique étude ; et que dans les études officielles nos savants officiels reculeraient d'horreur rien qu'à en recevoir la proposition ; bien embarrassés d'ailleurs se­raient-ils puisqu'il y faut, je n'ose dire à cause de moi une science infuse, mais une expérience personnelle. De toute façon quelque chose de considérable manque à leur savoir, déjà à leurs enquêtes ; et délibérément ils l'écartent, aussi extraordinairement qu'ils laisseraient de côté une part de la vie naturelle. -- Mais d'autres que moi l'ont dit. Pour moi j'avais donc mon expérience ; et elle m'était venue, en dehors de l'inattendu, avec tant de simplicité, je dirais de naturel s'il ne s'agissait de tout le contraire, que je n'en ai jamais su le moment exact ; je m'en aperçus je crois sur l'une des routes du beau pays ; je regardai la roche et les peupliers et la rivière coulante. Devant moi J.M. et H.C. s'entretenaient ; j'étais sûre que c'était de religion, et sans aller me mêler à eux je compris enfin que j'étais entrée dans la même vie de l'âme, celle de la croyance admirable et précise, devenue fille de Dieu, fille de l'Église. \*\*\* 139:266 Plus tard je reçus des grâces particulières dont le récit serait impudent et vain. Si je les nomme, c'est toujours à cause de la marque : la surprise, la gratuité. Mais j'étais tellement ignorante qu'avant ce mois de septembre 1914 je ne connaissais même pas l'existence de ces expériences. Je me hâte d'ailleurs de le dire, elles ne comportèrent pas des états extraordinaires quoique soit déjà hors de l'ordi­naire, pouvons-nous penser autrement, la moindre chose qui nous soit ainsi *donnée* et par là devient sans prix. Je ne savais pas un mot de mystique, je ne connaissais par exemple la grande sainte Thérèse que de nom, et d'étiquette sans encore en pénétrer le sens. Même après avoir lu sa « psychologie » dans *Hella* par aventure sans en avoir profité pour chercher au-delà. -- Pourtant, ano­malie, je croyais aux miracles, je m'apercevais y avoir toujours cru, je n'étais peut-être pas assez sotte pour les croire impossibles, ce qui était une bonne disposition. Alors quelle admirable nouveauté de rencontrer enfin la sainte, apprendre d'elle l'inconnu, m'apercevoir que je pouvais aller à petits pas là où elle vole, suivre à terre les chemins qu'elle fait à mi-ciel, mener pour tout dire ma simple vie chrétienne dans l'ordre où elle menait la sienne et la faisait vivre à ses Sœurs. Découverte : *tout* est dans le commencement, même la plénitude ; il faut seulement l'y trouver et amener à l'état de perfection. Que c'était là aussi, inattendu. J'avais craint de con­naître cette Thérèse la Grande ; je la croyais exaltée, délirante, hors du temps et de la vie, je m'apprêtais à lui vouer une admiration passionnée. Et voilà que je trouvais en vérité une femme merveilleusement intelligente, mais si simple de caractère et de façons ; on la voit s'arrêter, les mains dans les manches comme une bonne sœur qu'elle est, pour revoir en elle : puis reprendre sa plume d'oie qui court, qui court, qui court, parce que tout cela, elle le fait savoir, ne vient pas d'elle, elle écrit comme sous une dictée ; elle ne se relira même pas parce qu'elle n'en a pas le temps : elle s'en excuse sur ce temps mangé, ses douleurs de tête et de poitrine. 140:266 Si elle s'est trompée qu'on veuille bien l'en excuser, ou si elle n'a pas compris ce qu'il fallait dire ; de toute façon ce qui est bon ne sera pas d'elle mais du Saint-Esprit ; et faux ou mal, oui vraiment d'elle. Quelle humilité. Quel amour du Vrai, dépouillé de soi. Ainsi notre Docteur qui n'en reçut pas le titre parce qu'elle était femme : mais l'Église, en son cœur, le lui donne. On imagine si je fus séduite par une science si nou­velle pour moi, et le personnage. Je m'y attachai au point que devant prendre un nom d'oblate de saint Benoît, je demandai celui de la Carmélite ; quelques personnes me souhaitent ainsi ma fête le 15 octobre ([^7]). Mais déjà j'avais éprouvé la sauvegarde d'une telle amitié. Au moment de subir une grave opération vers laquelle j'allais seule, je me remis toute à sainte Thérèse ; elle m'accompagne en mon voyage et en ces jours, répandant la paix en mon âme, fidèle, attentive ; même une nuit je crus la voir au­près de mon lit de grande malade car je le fus longtemps : cette femme vêtue d'étoffe brune (je n'avais jamais songé à son habit) un peu penchée sur ma toilette, ne mettait-elle pas la main à tout dans ses monastères ? Je ne saurai ja­mais si elle était là autrement qu'en hallucination -- je ne rêvais pas -- comme je le crois ; mais l'invoquant ainsi je la revois pareille qu'à cette heure. Je pourrais peut-être en dire davantage mais il n'est pas nécessaire. Cependant je ne voudrais abandonner ces confidences de quelques touches surnaturelles sans y ajou­ter deux choses. La première est que l'une fut accompagnée d'un tel amour de tous les hommes, une telle bienveillance, une si grande charité que je compris le sens de la Parole : « Aime ton prochain comme toi-même. » Et il m'a semblé qu'alors je ne pouvais me tromper sur ce qui m'était envoyé : je tenais la pierre de touche. 141:266 Puis, que ces pages ne riment pas à me faire connaître meilleure et plus riche que je ne le suis. D'abord, puisqu'on ne mérite pas... Et parce qu'au contraire, j'y trouvai par là-même la preuve de « ce qu'on en fait », le pivot exact sur lequel, tournant, on peut perdre chacune des grâces si on n'y veille soigneusement, jalousement, constamment. La vive méfiance de soi peut être la plus précieuse vertu si elle nous permet d'aller jusqu'au bout, de répondre et correspondre ; sans regrets ni déchirements, sans se briser plus bas. Je songe en écrivant ces dernières lignes aux bonnes femmes comme moi sans grande envolée que, si on le veut, poétique. \*\*\* Et j'aurais vraiment tout dit si, étonnamment, le dernier tiers de ma longue vie ne s'était passé, *réellement,* en chrétienté ; si je n'avais appris dès mon arrivée en ce village converti voilà un peu plus de cent ans par son curé comment simplement et merveilleusement vivre sa foi, comment au cours des années, des jours, des heures, peuvent se tenir les promesses du baptême. Comment Dieu étant présent sur les routes, dans les champs, au fond des sapinières, au creux des maisons, il n'est pour cela que se tourner vers Lui en menant une charrue, gardant les moutons, coupant le bois -- et quelle odeur de mousse, de tronc humide, de verte aiguille, avec au printemps, le merle et la tourterelle, grâces Lui en soient rendues, com­me Il fait bien les choses ! -- en balayant la cuisine et ra­massant le poupon tombé. Dans ce village, le nôtre depuis le temps que j'ai dit et d'où j'écris. Quelle histoire étonnante et vraie. Il y a donc un peu plus de cent ans, exactement le 24 décembre 1849, un jeune prêtre au lendemain de son ordination se rendant à la paroisse qui venait de lui être assignée montait et descen­dait l'une des petites routes de la Champagne auboise entre les friches à moutons et les plantations de jeunes pins, dont quelques-unes déjà belles. 142:266 La neige était par­tout, surchargeait tout. Au sortir de ces pins il vit, sur un fond de hauteurs grises, un village avec son église basse au pauvre clocher ancien, ruiné : sa paroisse, le Mesnil-Saint-Loup du diocèse de Troyes ; à quatre kilomètres, dans la direction de Nogent-sur-Seine, de la nationale me­nant du chef-lieu à Sens en doublant une ancienne voie romaine devenue dans les temps la grand-route, et là na­guère la Sainte Couronne avait passé dans son triple coffret d'ivoire, d'argent et d'or, apportée de Constantinople par les envoyés de l'empereur Baudouin, au roi saint Louis qui s'avançait à pied, deschaux et simplement vêtu pour la recevoir avec son frère Robert et sa suite en procession. Mais le jeune curé tournait le dos à la grand-route. Quoique très savant déjà et plein de piété il ne songeait ni aux Épines autour du cercle de jonc, ni au saint roi. Tout son cœur et son esprit étaient à ce qu'il regardait : ce lieu déterminé entre tous où il allait être le père des âmes. Et quel père, il ne le savait pas lui-même. Il s'était arrêté pour mieux emplir ses yeux. Semblant seul dans les champs blancs et l'odeur verte. On ne Voyait personne. Mais il n'était pas seul tout de même ; en avant qui le menait il y avait la Sainte Vierge ; invisible et sans parole et sans apparition elle était là parce qu'il l'aimait si singulièrement et à cause de lui Elle prenait le village dans ses amitiés. Il en écrira plus tard. Mais à partir de ce moment c'est une histoire trop longue à conter ici. Disons seulement que ce nouveau prê­tre -- il s'appelait l'abbé André, plus tard le Père Emma­nuel quand devenu bénédictin olivétain il resta pourtant curé de sa paroisse après y avoir fondé deux monastères -- avait grand cœur, grand esprit et même une sorte de génie, je devrais dire du génie tout court, une grande science déjà des Écritures et le sens des choses de la foi. Ainsi muni, avisé et courageux, il transforma une pauvre pa­roisse pas plus dévote que les autres, peut-être moins ayant été scandalisée, en un foyer ardent de prière, de foi, de pratique religieuse jusque dans cette vie de tous les jours que j'évoquais tout à l'heure, jusque dans les pures délicatesses du corps, de l'âme, de la conscience. 143:266 On y priait, on y chantait (l'office liturgique : on avait même appris un peu de latin pour mieux comprendre), on venait à l'église en semaine autant qu'il était possible, il y avait grande fréquentation des sacrements (l'une des premières confirmations après l'arrivée de l'abbé André avait mis sur la route de la paroisse voisine soixante-douze confirmands de tous les âges depuis le catéchisme jusqu'à la boiterie et les cheveux blancs, et tout ce monde allait se réjouissant et chantant des cantiques : on n'avait ja­mais vu chose pareille)... S'en suivait une honnêteté de mœurs et de manières difficile à rencontrer, paix et séré­nité sur les visages, et distinction pour qui savait y voir. Tout cela, grâce en grande partie à l'ardente vie inté­rieure, aux prières, sacrifices et mortifications du pasteur ; un miracle obtenu par la Sainte Vierge grandement aimée à cette heure des paroissiens et invoquée sous le nom de *Notre-Dame de la Sainte-Espérance ;* dévotion reconnue avec son office par le Très Saint Père Pie IX, ce jeunet petit curé de campagne à ses pieds. Une chose bien étonnante encore. Et voilà qu'aujourd'hui le miracle continue, à un moindre degré sans doute, le monde moderne entamant tout, mais demeurant quand même dans l'essentiel de ses effets ; maintenu par le premier curé ayant succédé au Père Emmanuel, et le second, celui d'aujourd'hui. Si bien qu'à travers eux et avec eux nous rejoignons les temps héroïques et touchants. Nous rejoignons ces temps... Mais je ne suis pas héroïque ; je n'ai fait que suivre H.C. quand dès 1919, ayant quitté Paris toujours difficilement accepté quoiqu'il fut né en plein Montmartre, et après quelques années bourgui­gnonnes dans la maison des grands-parents, il décida de venir se fixer au Mesnil par besoin de s'édifier dans une petite cité de Dieu, de vivre en retraite et vie simple. Il y avait alors aussi le monastère dont il était oblat. 144:266 Je ne me doutais pas en venant qu'une circonstance étrange allait me retentir trois années au village sans en sortir sauf pour quelques visites à mon père à trois lieues de là, car je revenais par le détour spirituel à mon pays d'origine ; trois années presque recluse moi qui aimais les chemins du monde, mais sans lesquelles je n'aurais pas si bien appris ce que je ne savais pas, ni pénétré ce qui m'était encore fermé de la vie chrétienne de tous les jours. Et voir enfin possible d'être suivi par bonnes fem­mes, bons hommes de campagne, le chemin de sainte Thé­rèse, le Chemin *de la Perfection.* \*\*\* Saint Philippe avait eu sa réponse. Saint Jude a eu la sienne : « Si quelqu'un m'aime il gardera ma parole et mon Père l'aimera et nous reviendrons à lui et nous ferons notre demeure chez lui... » Un peu plus de vent d'automne a passé : les feuilles s'en vont, les dahlias aussi. J'ai dédoublé un pied d'asters d'un rouge-rose devenu envahissant. Il y a encore des framboises aux framboisiers jaunis. Et au-delà du jardin et du verger et des champs il y a, il y aura toujours les sapins verts à l'odeur vive et fraîche. Et au-dessus la merveille en couleurs délicates du ciel de Champagne. La terre aussi sent bon, et verte elle est, rose et violette et dorée comme le ciel. Dieu passe dans sa création. Dieu donne son amour à sa plus difficile créature, l'homme. Claude Franchet*.* *Le Mesnil-Saint-Loup\ Octobre-novembre 1958.* 145:266 ### Henri Charlier et la musique française Article d'André Charlier publié en 1966 dans le numéro 102 sous le nom de Bernard Froment (avec un *e*). LA FIN du XIX^e^ siècle et le commencement du XX^e^ sont un des grands moments de la pensée française, et quand je parle de pensée, j'enferme dans ce mot l'ensemble de tous les arts. Certes le Romantisme avait été une grande époque, féconde en génies mais les artistes romantiques, poètes, romanciers, peintres, musiciens, n'avaient conçu leur art que comme un moyen de traduire leurs passions, dans lesquelles ils demeuraient comme en­fermés, incapables d'atteindre autre chose que l'univers de leurs sensations et de leurs sentiments. 146:266 Ce qui se dégage du Romantisme, c'est une philosophie désespérée qui s'ex­prime avec des accents de révolte. Si Dieu existe, il s'est joué de l'homme, et il n'y a pas de sens à la vie en dehors de cette passion qui soulève l'homme et lui donne l'illusion de toucher quelque chose d'éternel : il n'y a rien d'autre qu'elle à connaître. Quand l'art s'arracha aux séductions du Ro­mantisme, ce fut pour tomber dans le Naturalisme, qui le persuada qu'il n'y avait rien d'autre à faire qu'à copier la nature. Une découverte fut faite alors par Baudelaire, lors­qu'il annonça que la poésie, l'art en général ; n'est pas description mais évocation. Les apparences sensibles des choses, mouvantes, fugitives, disait Baudelaire, ne peuvent satisfaire notre besoin d'une Beauté absolue, éternelle. L'imagination nous fait atteindre, par delà ces apparences, l'essence même des choses, et c'est pour cette raison que cette faculté est « reine du vrai ». « Tout l'univers visible, disait-il, n'est qu'un magasin d'images et de signes aux­quels l'imagination donnera une place et une valeur rela­tives ». Le rôle de l'artiste est donc de déchiffrer et de traduire ces signes dans son propre langage. Quoique les intuitions si justes de Baudelaire restent encore envelop­pées de trop de romantisme, il a eu le mérite de découvrir qu'il y a correspondance entre les arts : « C'est un des diag­nostics de l'état spirituel de notre siècle que les arts aspirent sinon à se suppléer l'un l'autre, du moins à se prêter réci­proquement des forces nouvelles. » Les uns et les autres puisent dans ce que Baudelaire appelle « l'inépuisable fonds de l'universelle analogie ». Or si l'art est évocation, il y a un art qui est doué d'une puissance évocatrice extraordi­naire, c'est la musique ; et en effet elle dispose, grâce à l'invention d'instruments nouveaux, d'une palette extrême­ment étendue. Cette seconde moitié du XIX^e^ siècle voit se créer les concerts dominicaux. La musique exerce donc alors sur les autres arts une espèce d'envoûtement : c'est le moment où, selon le mot de Valéry, les poètes voulurent « reprendre à la musique leur bien ». 147:266 Mais, chose remar­quable, personne ne pense alors qu'il y a eu une musique française : la Révolution de 1789 est un fossé profond qui a englouti les plus pures gloires de la France. La musique allemande a submergé l'Europe au point que l'Allemagne a pu paraître comme la patrie même de la musique, et il est vrai que la sensibilité allemande est l'expression la plus typique du Romantisme. « Beethoven, écrit Baudelaire, a commencé à remuer les mondes de mélancolie et de déses­poir incurable amassés comme des nuages dans le ciel inté­rieur de l'homme. » Désormais la sensibilité et les formes de la musique allemande vont s'imposer avec tant de force en France que tout l'enseignement musical en demeure au­jourd'hui encore inspiré. Il n'est pas étonnant que la France ait eu tant de mal, je ne dis pas à redécouvrir, mais même à comprendre son propre génie. \*\*\* C'est à un artiste, à la fois peintre et sculpteur, Henri Charlier, que revient l'honneur d'avoir été un des premiers, au début de ce siècle, à retrouver la pure tradition de la musique française. Dans la Préface de son Album de Tailles directes il a écrit : « A dix-huit ans, avec l'outrecuidance de cet âge, je voyais comme le but de ma vie de réformer l'art et la pensée dans le sens de l'esprit français parce que je l'estimais plus universel : cela surtout contre la philoso­phie et la musique allemandes. » Aujourd'hui il vient de publier un volume sur François Couperin, qui fait suite à un autre volume sur Rameau, paru il y a quelques années ([^8]). Ce sont deux minces volumes, mais ils disent ce que nul n'a encore dit : si quelque lecteur est curieux de connaître l'esprit de la musique française, c'est ici qu'il en aura la révélation. Henri Charlier est entré dans cet esprit mieux que les musiciens. 148:266 Mais, dira-t-on, qu'a donc de particulier la musique française ? Car de nos jours on est revenu à la musique du passé, cette musique qu'on appelle « baroque », sans qu'on sache pourquoi : il y a même des orchestres de chambre dont elle est devenue la spécialité, et qui inscrivent pêle-mêle à leurs programmes Vivaldi, Corelli, Leclair, Telemann, Couperin et Rameau, sans compter toute la cohorte des Bach. Pourquoi donc Couperin et Rameau trouvent-ils mieux que les autres le chemin de mon cœur ? Moi-même je suis embarrassé pour le dire, car il est bien difficile de trouver des mots pour dire ce qu'on ressent de plus délicat et de plus profond à la fois. J'ai essayé de voir clair à tra­vers Debussy, car il a été un des premiers à découvrir Rameau. Le 22 juin 1903 la Schola Cantorum donnait *la Guirlande* de Rameau. Debussy assistait au concert et criait son enthousiasme par ces mots : « Vive Rameau ! A bas Glück ! ». J'ai donc cherché des textes. Dans une lettre à Louis Laloy, il parle « du goût parfait, de l'élégance stricte, qui forment l'absolue beauté de la musique de Rameau. Et malheureusement si nous avons l'air de revenir vers lui, ce n'est guère que par vaine curiosité, car nous sommes presque incapables de sentir ce que nous avons perdu en l'écoutant si mal » ... J'ai trouvé encore un article de Debussy sur Rameau, d'où j'extrais ces lignes : « On peut regretter que la musique française ait suivi, pendant trop longtemps, des chemins qui l'éloignaient perfidement de cette clarté dans l'expression, ce précis et ce ramassé dans la forme, qualités particulières et significatives du génie français. » Dans un autre article de Debussy, écrit à la demande d'André Caplet, je lis ceci : « Rameau, qu'on le veuille ou non, est une des bases les plus certaines de la musique, et l'on peut marcher sans crainte dans le beau chemin qu'il traça, malgré les piétinements barbares, les erreurs dont on l'embourbe... » Tout cela était vrai, mais répondait mal à mon interrogation. La musique était pour Debussy son véritable langage ; et c'est bien plutôt dans son admirable Estampe pour piano, *Hommage à Rameau*, qu'il faut cher­cher la signification de son admiration. 149:266 C'est aller seule­ment à mi-chemin de la vérité que de parler de « ce précis et ce ramassé dans la forme, qualités particulières et signi­ficatives du génie français » ... encore que cela soit juste. J'ai donc interrogé la musique elle-même à travers les chefs-d'œuvre de Rameau et de Couperin et en rapprochant les musiciens des poètes et des peintres. \*\*\* L'art n'est pas ce qu'on croit d'ordinaire, une expres­sion des sentiments et des passions. L'art français est plus qu'un autre métaphysicien, en ce sens qu'il n'est point satis­fait à moins d'avoir touché l'être des choses, et d'avoir ren­du sensible, à travers les formes et les couleurs, le principe qui les fait subsister dans l'Être. S'il lui arrive de parler de sentiments et de passions (comme Ronsard dans les *Amours*)*,* c'est pour aller au delà ; et à ce propos me revient en mémoire le mot admirable de Mallarmé : « Toute âme est une mélodie qu'il s'agit de renouer. » C'est-à-dire qu'il s'agit de toucher ce point secret de l'âme, bien au-dessous des sentiments qui l'agitent, où cette mélodie commence à naître. Notre vie intérieure est incessamment coupée, hachée par les impressions que le monde extérieur vient y inscrire ou par les pensées qui naissent en nous. Le rôle de l'art est d'arrêter ce tumulte et de nous permettre d'atteindre notre rythme intérieur dans sa pureté. Les musiciens allemands ont fixé, d'une manière qu'on dirait définitive, les formes du développement thématique, ce qui a permis et permet encore de construire d'interminables symphonies, trios, quatuors, etc. (« Il me semblait, écrivait Debussy, que, depuis Beethoven, la preuve de l'inutilité de la symphonie était faite. ») La musique française, au moins celle qui n'a point suivi les procédés de développement de la musi­que allemande et qui a su se rendre indépendante de la tyrannie de la mesure ; traduit la liberté du mouvement de l'âme et l'arrête à cette place choisie où s'ouvre pour elle la contemplation. Qu'on joue la pièce de clavecin de Rameau *l'Enharmonique*, une des plus belles qu'il ait écrites, ainsi nommée d'un terme technique, parce que le compositeur use de modulations enharmoniques, créant ainsi d'un bout à l'autre une incertitude dans l'harmonie. 150:266 Qui ne voit que dans cette incertitude la musique exprime son propre drame intérieur ? Et c'est tout le drame de l'homme qui se trouve inscrit là avec une noblesse et une grandeur dont il y a peu d'exemples. On éprouvera une émo­tion de la même qualité en écoutant telle ou telle pièce de clavecin de Couperin : je nommerai parmi d'autres l'*Atten­drissante* et l'*Ame en peine*, qui n'ont l'une et l'autre qu'une page, et où pourtant tout est dit de ce qu'on peut exprimer de la douleur humaine. C'est là le caractère original de la musique française qui la distingue, malgré la ressemblance dans l'écriture, de tout ce que l'Allemagne et l'Italie ont produit comme musique à la même époque. \*\*\* C'est un poète, Claudel, qui a analysé de la façon la plus lucide la révolution qui s'élabore dans les arts à la fin du XIX^e^ siècle. Parlant d'*Igitur*, l'essai dramatique de Mallarmé, il écrit : « Jusqu'à Mallarmé, pendant tout un siècle depuis Balzac, la littérature avait vécu d'inventaires et de descrip­tions. Mallarmé est le premier qui se soit placé devant l'extérieur, non pas comme un spectacle ou comme un thè­me à devoirs français mais comme devant un texte, avec cette question : « *Qu'est-ce que ça veut dire ?* » ([^9]) Et il poursuit : « L'aventure d'Igitur est terminée, et avec la sienne celle de tout le XIX^e^ siècle. Nous sommes sortis de ce fatal engourdissement, de cette attitude écrasée de l'esprit devant la matière, de cette fascination de la quantité. Nous savons que nous sommes faits pour dominer le monde et non pas le monde pour nous dominer. Nous savons que le monde est en effet un texte et qu'il nous parle, humblement et joyeusement, de sa propre absence, mais aussi de la pré­sence éternelle de quelqu'un d'autre, à savoir de son Créa­teur. » 151:266 Cette révolution s'accomplit parallèlement dans tous les arts, que ce soit dans la peinture avec Gauguin, Cézanne et Van Gogh, dans la sculpture avec Rodin, dans la musi­que avec Debussy et Satie. Et j'ajouterai dans la philosophie avec Bergson. Et nous ne sommes pas loin du temps où saint Thomas va reprendre une place d'honneur parmi les penseurs, arrachant la pensée philosophique à l'idéalisme kantien. Il y a là un effort spirituel qui va dans le même sens, celui d'une recherche de la forme dédaignant les orne­ments factices pour aller directement au cœur du réel et en exprimer l'essence. Aussi quand Debussy écrit six sonates qu'il signe : « Claude Debussy, musicien français », (que la mort l'empêchera d'achever, et sur le manuscrit de la troisième on peut lire : « la quatrième sera pour hautbois, cor et clavecin »), ce n'est pas un mouvement de chauvi­nisme -- nous étions alors en guerre avec l'Allemagne -- c'est un signe infiniment plus profond. \*\*\* Ainsi donc quand Henri Charlier écrit un livre sur Cou­perin et un autre sur Rameau, ce n'est pas une concession faite à ce qu'on appelle communément le violon d'Ingres La découverte de la musique française a été capitale pour l'éclosion de sa vocation d'artiste, à une époque où elle était encore à peu près inconnue. Ce qu'il y a de précieux dans ces deux livres, c'est qu'ils ne sont pas l'œuvre d'un musi­cologue, même savant, mais d'un artiste, qui nous apprend comment il eut à travers la musique française la révélation de la liberté du rythme, révélation que devait compléter plus tard la découverte du chant grégorien. Et elle devait être essentielle à sa propre vocation ; car il ne concevait pas que la vie profonde de l'âme pût s'exprimer autrement que par un rythme libre : la musique venait ainsi confir­mer ses intuitions plastiques. 152:266 Le génie de Couperin a brillé particulièrement dans la musique instrumentale et la musique de clavecin. Déjà célè­bre bien qu'il fût très jeune, il usa pourtant d'un strata­gème pour triompher de l'engouement des Français pour la musique italienne. Il fit jouer une sonate de lui qu'il imagina d'attribuer à un nouvel auteur italien inconnu, et cela suffit à lui attirer les applaudissements. Lui-même admirait beaucoup Corelli. Henri Charlier explique perti­nemment quelle sorte de leçon il tira de Corelli, qui lui reste d'ailleurs très inférieur : « Ce que Couperin trouvait en Corelli, c'est une formule instrumentale entièrement dégagée du passé *vocal* de la polyphonie. Les instruments à cordes y sont traités suivant leur ampleur propre, avec « les écarts et les sauts qui leur sont possibles, bien qu'interdits à la voix humaine. » L'œuvre instrumentale comprend les *Concerts Royaux,* composés pour Louis XIV, « qui le faisait venir presque tous les dimanches de l'année », *l'Apothéose de Lulli, l'Apo­théose de Corelli,* et l'ensemble de sonates groupées sous le titre : *les Nations.* On est frappé de la grandeur simple et sans apprêt, mais souvent teintée de mélancolie, qui règne dans les pièces graves de ces sonates, tandis que celles qui sont plus légères ont un charme qui traduit bien la délicatesse profonde du musicien. Parlant des premiers *Concerts*, Henri Charlier en dépeint parfaitement le carac­tère : « Ce qui est grave est d'une gravité douce, pleine de délicatesse ; il y a beaucoup de pièces pastorales, délicieuses, d'une gaieté un peu conventionnelle dans les airs fugués, une mélancolie qui ne l'est pas, et une douloureuse sarabande dans le quatrième Concert. » Toutes ces œuvres émanent de l'intime de l'âme et s'adressent de même à ce qu'il y a de plus secret en nous : « J'aime beaucoup mieux ce qui me touche que ce qui me surprend », a dit Couperin lui-même. Et il a aussi l'art de nous toucher par les moyens les plus simples et les plus exquis. 153:266 Quant aux Pièces de Clavecin, elles forment quatre livres qui sont remplis de merveilles. Henri Charlier a rai­son d'orienter son lecteur, plutôt que vers les pièces qui sont, les plus connues parce que légères et charman­tes, vers celles qui traduisent un sentiment profond et sont « tournées à la contemplation du mystère de l'homme » : les *Regrets, l'Angélique, la Favorite, les Lan­gueurs tendres, les Charmes, l'Âme en peine, les Ombres errantes, l'Épineuse, les Pavois,* et tant d'autres. *La Passa­caille* du second livre, qu'il dit avec raison si violente, est un des sommets de l'œuvre de Couperin : sa violence exprime une sorte de volonté héroïque. Oh a souvent rapproché Couperin de La Fontaine, parce que beaucoup de ses pièces sont des portraits. Non seulement les titres le laissent supposer, mais Couperin lui-même l'a reconnu : « J'ai toujours eu objet, en composant toutes ces pièces, des occasions différentes me l'ayant fourni : ainsi les titres répondent aux idées que j'ai eues, on me dispensera d'en rendre compte ; cependant, comme parmi les titres il y en a qui semblent me flatter, il est bon d'avertir que les pièces qui les portent sont des espèces de portraits qu'on a trou­vés quelquefois assez ressemblants sous mes doigts, et que la plupart, de ces titres avantageux sont plutôt donnés aux aimables, originaux que j'ai voulu représenter qu'aux copies que j'en ai tirées. » D'ailleurs certains titres nous révèlent en Couperin un ironiste qui s'est amusé du comique des choses et des gens, en quoi il fait penser à La Fontaine ou à Erik Satie : ainsi *la Drôle de corps*, *la Petite pince-sans-rire*, *les Culbutes*, *le Petit Deuil ou les trois Veuves.* Que signifie un titre comme *l'Amphibie*, qui est une des pièces les plus nobles du quatrième livre ? Quant aux *Barricades mystérieuses*, il y a moins de mystère qu'il ne paraît : je pense que ces barricades sont simplement les syncopes sur lesquelles vient buter l'élan du rythme presque à chaque mesure. Dans le chapitre qu'il consacre aux Pièces de Clavecin, Henri Charlier relève ce que Couperin dit du rythme dans son ouvrage *l'art de toucher le clavecin*, et sans doute est-ce une idée de première, importance pour comprendre l'esprit de la musique française. « Je trouve, écrit Couperin, que nous confondons *mesure* avec ce qu'on nomme *cadence* ou mouvement. Mesure définit la quantité et l'égalité des temps ; et la cadence est proprement l'esprit et l'âme qu'il y faut joindre. 154:266 Les sonates des Italiens ne sont guère sus­ceptibles de cette cadence. » On comprend que pour Coupe­rin *cadence* signifie *rythme,* le rythme étant le mouvement de l'âme, c'est-à-dire un mouvement spirituel et non maté­riel. C'est par là que la musique française diffère profon­dément de la musique allemande et de la musique italienne, où la mesure, explique Henri Charlier, « est devenue un élément de rythme, destiné à renforcer l'expression des passions, comme il se voit chez. Beethoven par exemple. » Le livre d'Henri Charlier se termine par un parallèle de Couperin et de Rameau, dont j'extrais ces lignes signifi­catives : « Couperin est le grand poète lyrique qui a man­qué en ce temps en France. Il est le Musset, le La Fontaine et le Verlaine musical de son époque. Rameau en est le grand dramaturge. De nos tragiques il a l'optimisme chrétien ; de Shakespeare il a la fantaisie poétique s'unissant au drame ; et ses ballets ont certainement une analogie avec la grande *Bacchanale* ou *le Triomphe de Flore* de Poussin, qui sont au Louvre. » \*\*\* Je ne veux pas terminer cette étude sans parler du livre qu'Henri Charlier a consacré précédemment à Rameau. La grandeur de Rameau a souvent frappé les étrangers plus que les Français, tant nous sommes indifférents à nos pro­pres gloires. C'est un chef d'orchestre hongrois, Nikisch, qui a prononcé ce jugement définitif : « Si Rameau était alle­mand, il serait plus connu que Bach. » Même les critiques qui ont consacré des ouvrages à Rameau, comme Laloy et Masson, osent à peine le mettre sur le même pied que Bach, Beethoven ou Wagner. Un seul lui rend justice, et c'est un musicien, Georges Migot. Le livre d'Henri Charlier a le mé­rite de dégager d'abord la figure vraie de Rameau, qui fut si calomnié de son vivant, notamment par les Encyclopé­distes, puis de montrer chez ce musicien la puissance et la grandeur de l'inspiration. 155:266 Rameau aborde la scène avec *Hippolyte et Aricie* en 1733. Il n'est alors connu que par ses pièces de clavecin (très différentes de celles de Couperin, mais où se dessine le symphoniste génial que sera Rameau), ses *Cantates* et son *Traité de l'Harmonie,* qui le desservit plutôt auprès du public parce qu'on lui reprocha d'être trop savant. Pourtant Rameau dira de lui-même avec pro­fondeur : « Vous verrez que je ne suis pas novice dans l'art, et qu'il ne paraît pas surtout que je fasse grande dépense de ma science dans mes productions, où *je tâche de cacher l'art par l'art même.* » De 1734 à 1760 Rameau donna à la scène française vingt et un ouvrages. Mais il était un génie cornélien égaré au XVIII^e^ siècle, et il eut contre lui les Ency­clopédistes, notamment la sottise et la prétention de Jean-Jacques Rousseau, qui se croyait musicien pour avoir com­posé un médiocre opéra-comique, et qui exalta contre la déclamation si nuancée et intelligente de Rameau le *bel canto* italien. Il n'eut pour lui que Voltaire, ce qui signifie bien quelque chose. Pourtant les chefs-d'œuvre succèdent aux chefs-d'œuvre, parmi lesquels : *Les Indes Galantes, Castor et Pollux, les Fêtes d'Hébé, Dardanus, Platée, Zo­roastre.* Henri Charlier est le premier à avoir soupçonné que dans *Castor et Pollux* Rameau a transposé sa propre histoire. Dans sa jeunesse il avait aimé la même jeune fille que son frère puiné Claude, et ce fut Claude qui fut élu. « L'une de ses plus grandes œuvres, *Castor et Pollux,* dit Henri Charlier, est l'histoire de deux frères aimant la même femme, mais dans cette œuvre, bien loin que ce soit la vio­lence de la passion qui soit le sujet, c'est la grandeur du sacrifice. » On ne connaît rien de plus grand dans toute la musique que le chœur funèbre par quoi commen­ce le premier acte. De même la chaconne qui termine *Dardanus* est une des plus belles symphonies qui ait jamais été écrites. Il n'y eut aucun sujet que le génie de Rameau n'eût l'audace d'aborder et où il se montrât inférieur. Je n'en veux pour exemple que l'ouverture de l'Opéra-ballet *Zaîs :* elle dépeint « le débrouillement du chaos et le choc des éléments quand ils se sont séparés ». Puis la première aurore se montre, le soleil se lève pour la première fois, les oiseaux et les fleurs naissent, l'Amour prend possession de la terre. Wagner n'eut pas plus d'audace que Rameau. 156:266 Les trois derniers chapitres surtout de cet ouvrage sont pleins d'enseignements. Dans le premier, « les Formes d'art », Henri Charlier explique la genèse et la composi­tion de l'opéra du XVIII^e^ siècle : ayant l'imagination natu­rellement plastique, il a pénétré la signification de l'Opéra français, où le ballet tient une place si importante, puis­qu'il y a un ballet pour chacun des cinq actes. « L'Opéra français, écrit-il, est une forme très caractérisée, inconnue à l'étranger, et la plus haute forme de la musique drama­tique. Elle est fort peu comprise parce qu'elle a été rem­placée par des drames mis en musique. Mais l'Opéra fran­çais est un spectacle dont le but est de *faire voir des rythmes.* C'est une alliance de la poésie et *de la plastique* avec la musique, mais dont les ordonnateurs sont, non seu­lement le drame, mais la musique. » On voit donc que les ballets ne sont pas, comme on l'a dit, un hors-d'œuvre qui gêne le mouvement de l'action. Ils en sont au contraire la traduction plastique ; mais cette conception a été tout à fait incomprise de son temps et elle n'est pas mieux com­prise de nos jours. Henri Charlier revient dans le chapitre suivant, « les Danses de Rameau », sur ce caractère si par­ticulier du ballet dans l'opéra de Rameau. « C'est en cela, dit-il, que se manifeste la grande âme de Rameau : les situations sont toujours élargies par un caractère contem­platif qui s'y ajoute et les dépasse. » J'ai vérifié moi-même combien cela est juste en jouant au Piano la danse de Terp­sichore à la fin des *Fêtes d'Hébé*, où il y a un louré, deux menuets et une musette d'une gravité noble, un peu mélan­colique, qui ont un accent d'une originalité unique. Enfin dans un dernier chapitre, « Rameau et la musi­que », Henri Charlier montre la place de Rameau dans l'his­toire de la Musique. « Rameau est, en son temps, le grand représentant de la liberté rythmique. On peut dire que, depuis le XVI^e^ siècle, la musique s'acheminait doucement vers une confusion du rythme et de la mesure et cette confusion est l'œuvre de la musique italienne et principa­lement de la musique allemande. » 157:266 Ici il faudrait tout citer car tout est essentiel. Mais j'en ai dit assez pour qu'on comprenne à quel point la découverte de Rameau et de Couperin à l'aurore de ce siècle allait dans le même sens que les autres efforts qui tendaient à libérer les arts et la pensée en général des servitudes matérielles, pour conqué­rir une véritable liberté dans l'expression de ce qu'il y a dans l'âme de plus pur et de plus profond. « C'est la même libération, écrit Charlier, que Gauguin, Rodin, Bergson, Péguy, Claudel ont opérée dans les autres modes de pensée. Ils nous ont débarrassés de la « fascination de la quanti­té », comme dit Claudel. » Il était bon que cela fût écrit par un artiste qui eût assez de sens philosophique pour avoir l'intelligence des mouvements les plus secrets de la pensée. Ce que ce siècle a tenté, combien de gens aujour­d'hui en mesurent la grandeur ? Nous lui préférons les nou­veautés les plus fallacieuses. Heureusement il y a des œuvres qui sont là pour témoigner. André Charlier. 158:266 ### Conversation avec Henri Charlier Conversation entièrement imaginaire -- à partir de deux ou trois brèves questions qui lui avaient été soumises -- composée, ques­tions et réponses, par Henri Charlier et parue en 1957 dans les numéros 17 et 18. Nous trouvâmes Henri Charlier le maillet à la main. Il sculptait une statue en bois de 4 m. 40 de haut, nous devrions dire de long car elle était allongée sur deux caisses dans l'atelier. -- Bonjour, cher Monsieur, nous dit-il, vous avez donc conservé un bon souvenir de nos bois de pins puisque vous revenez. 159:266 -- Oui : j'ai goûté la vraie solitude, une solitude, où il n'y a même pas trace du travail des hommes. -- Certes, on peut faire dix lieues droit devant soi sans rencontrer âme qui vive, à condition bien entendu de choisir sa direction. -- Et même, solitude dans le temps : dans d'anciennes ornières remplies de mousse ont poussé des pins qui ont dix, quinze, vingt ans. On a la certitude qu'aucun homme n'est passé dans ces layes avec son cheval et sa voiture depuis dix, quinze et vingt ans. -- C'est ce que nos anciens appelaient un désert. -- Un désert d'hommes s'entend. Disons donc avec Racan : *Agréables déserts, séjour de l'innocence !* -- L'innocence, ne vous y fiez pas. L'histoire nous dit qu'Abélard après la condamnation de son premier ouvrage de théologie « s'enfuit dans un désert ». C'est, à quelques lieues d'ici, un pays tout semblable au nôtre, sauf qu'il s'y trouve un ruisseau. -- Vous avez donc fait comme Abélard ? -- Oh ! point du tout. Abélard y est venu par dépit. D'ailleurs il n'était pas dans les monts du Cantal : son désert était quand même sur l'ancienne route directe de Paris à Troyes et deux mille étudiants vinrent l'y retrouver qui se construisirent des cabanes de branchage et de roseau. Rien du présalaire et des diplômes de fin d'année. -- Je me demande s'il se trouverait aujourd'hui un pareil goût d'apprendre, un pareil enthousiasme pour un maître. -- Abélard dut faire bâtir ; l'oratoire était dédié au Saint-Esprit. Mais Abélard ne demeura là que trois ans. Il se précipitait partout où il pouvait recevoir des coups. Après son aventure avec Héloïse il était entré dans les ordres. Des religieux bretons l'élurent abbé. Son histoire était connue de tous. 160:266 Ces religieux pensèrent qu'ils auraient un abbé d'esprit large ; peut-être disaient-ils convenablement l'office, mais ils vivaient là avec leur petite famille : ils pensaient qu'Abélard comprendrait. Abélard quitta le Paraclet pour cette abbaye. Mais il ne comprit pas, voulut réformer, et on finit par essayer de l'emprisonner. Pour moi il y a plus de trente-deux ans que j'habite ici et j'y suis venu attiré par la pensée du P. Emmanuel et l'action manifeste de la Très Sainte Vierge, dans l'espoir de m'y convertir. J'ai même écrit l' « enquête » qui termine le livre sur lequel vous venez m'interroger pour défendre cette œuvre de la Sainte Verge contre ce que je suis bien obligé d'appeler l'incompréhension religieuse et ecclésiastique. On désirerait bien la *fin :* on ne veut pas des *moyens* qui sont simplement ceux que Notre-Seigneur et l'Église ont enseignés de tout temps comme étant fondamentaux, et que la Sainte Vierge n'a cessé de rappeler sans être entendue pendant cent cinquante ans. *-- Mais tout le début de cette* « *enquête *» ([^10]) *concerne surtout la pensée moderne*. -- Sans doute. Ce qu'on appelle la pensée moderne empêche beaucoup de chrétiens de comprendre l'œuvre de la Sainte Vierge. J'ai dû montrer ce que valait cette pensée moderne. Vous admettrez que je l'ai fait avec bonne humeur et que mon zèle n'est pas amer. *-- Il y a de bonnes traditions dans l'art pour cet esprit de gaîté ; et, tout près de nous, dans l'œuvre de Péguy et celle d'Erik Satie. L'ironie de Voltaire est méchante, mais le vrai comique est charitable ; il exclut l'esprit de vengeance et nous renferme tous dans une humilité commune.* 161:266 *Mais si vous vous êtes retiré dans cette petite paroisse, si vous n'exposez pas dans les salons, même d'Art chrétien, vous en êtes sorti aujourd'hui quand même, sinon en personne, du moins par vos écrits. Votre dernier livre n'est pas celui d'un retraité, mais d'un combattant.* -- Je n'aurais rien écrit, même sur les questions d'art, si on n'était venu m'y inciter. Jusqu'à la dernière guerre je vivais tellement à l'écart que je ne m'étais pas rendu compte du changement désastreux de la pensée des chrétiens. Je les croyais solidement raisonnables : quand on a parmi les siens un penseur comme Péguy, des économistes comme Le Play et La Tour du Pin, des poètes comme Péguy et Claudel, un architecte comme Dom Bellot, il me semblait impossible qu'on déraille. Or ce qui devrait être l'élite des chrétiens ne s'est même pas aperçue que cette élite de la nation était une élite et que cette élite était sienne. Pendant la guerre, passant chez Arthaud qui a édité *Culture, École, Métier,* j'y rencontrai des étudiants catholiques qui me demandèrent une conférence pour les étudiants hospitalisés dans un sanatorium assez proche. Nous causâmes en chemin. Ces étudiants catholiques ne me parlèrent que de Gide et de Giraudoux. J'essayai de voir quelle connaissance ils pouvaient avoir en dehors. Rien que de vague. Je fis ailleurs plusieurs contrôles. Le mal était fait ; rien ne mordait plus sur ces jeunes gens des grandeurs de la pensée chrétienne. Leur générosité réelle était de sentiment et faute d'une formation sérieuse de la pensée, tous les microbes de la société contemporaine y trouvaient une terre d'élection. Ils sortaient de l'Université. Cette constatation m'attrista. Mais j'y trouvai une raison de plus de rester à l'écart. Seulement, sans me rien dire, sournoisement, des membres de ma famille, d'anciens élèves me mettaient sous les yeux ou m'envoyaient les revues et les journaux qui pouvaient m'éclairer sur l'état de la pensée contemporaine en art, dans l'intention, je m'en rends compte maintenant, de m'exciter à engager la bataille. C'est fait ; j'ai eu plusieurs fois l'impression de perdre mon temps. La presse en général fait bloc pour la mode contre le savoir. 162:266 *-- Mais à qui s'adresse votre livre ?* -- A un public qui ressemble à celui d'*Itinéraires.* Le P. Avril avouait que 80 % des catholiques résistaient au mouvement progressiste dans lequel presque toute la presse crue catholique cherche à les entraîner. Il y a certainement 80 % de catholiques qui résistent au mouvement d'art abstrait et le détestent. Ces deux groupes ne sont pas identiques parce qu'on peut penser juste en politique ou en sociologie et être snob en art ; on peut penser juste en art et se désintéresser suffisamment du reste pour être prêt à tous les abandons. Un architecte me disait : « Vous croyez que ça peut aller plus mal avec les communistes ? » Mais ce public qui a des sentiments justes sur l'art, a besoin qu'on lui montre où est l'erreur qui le choque. C'est ce que j'ai essayé. *-- Pensez-vous, à vues humaines, que tout soit perdu, pour les générations actuelles, de la réforme intellectuelle commencée par les générations de Gauguin, de La Tour du Pin, de Péguy, de Maurras, de Gilson, de Claudel, de Satie et de Debussy ?* -- Je ne suis pas prophète. Dieu n'est pas avare de ses dons ; il y aura toujours des gens doués. Mais s'ils ne savent où et comment étudier, que peuvent-ils faire de bon ? Or il n'y a plus d'enseignement. Imaginez quel serait l'état de la science *s'il n'y avait que des livres et pas de laboratoires *; si Pasteur, Poincaré, Becquerel, d'Arsonval, Curie, Einstein *n'avaient pu enseigner.* Or c'est l'état des Beaux-Arts : des musées et des livres tant qu'on en veut, mais les maîtres ont été mis à l'écart. 163:266 Qui apprendra aux jeunes gens doués COMMENT ON ÉTUDIE, et COMMENT ON FAIT ; ce qu'est en art UNE MÉTHODE MATÉRIELLE et UNE MÉTHODE INTELLECTUELLE ? L'art est une méthode d'exposition de la pensée dans un langage donné. Pour qu'un artiste puisse s'exprimer, il lui faut connaître sa langue et avoir une méthode. *-- Mais est-ce un phénomène isolé et propre aux arts ou bien, comme vous le suggérez à certains endroits de votre livre, faut-il considérer cette décadence comme l'un des symptômes où se révèle la décadence d'ensemble de notre civilisation ?* -- Sans doute la pensée artistique, bien qu'elle soit très particulière, n'est pas isolée des autres activités mentales. Elles concourrant ensemble à un même but qui est la louange des dons de Dieu : la liberté et l'amour. *Seuls des hommes religieux, païens et chrétiens, peuvent avoir de l'art une idée juste, et les chrétiens une idée complète.* Le mouvement de la poésie, de la musique et des arts plastiques est convergent. Il a été chez nous pendant deux siècles de RETROUVER LES MOYENS D'EXPRIMER LE SPIRITUEL, moyens perdus au moment de la Renaissance. A cette époque on a préféré l'expression des passions, et on a choisi les moyens adéquats ; mais on a perdu ceux qui permettaient d'exprimer le spirituel. Cela, même dans l'art religieux. On a confondu le sentiment religieux et la foi. Or leur distinction est essentielle à l'esprit chrétien *et se traduit dans l'art par un choix des moyens.* Ces moyens perdus au XVI^e^ siècle sont l'art du trait et la liberté rythmique. Dans une société pratiquement matérialiste, les artistes, les musiciens et les poètes ont beaucoup souffert de l'incompréhension du public. Toute la Chrétienté souffre du même mal, et la France plus que tout autre nation parce qu'elle s'est engagée à fond, comme nous faisons toujours, mais dans une voie fausse. Depuis les Encyclopédistes et la Révolution, la France a mené sa vie et construit sa demeure en se passant de Dieu. Il s'en suit la destruction de toutes les sociétés naturelles qui sont à la base de la vie des nations. 164:266 Ces institutions sont la famille, la commune, le métier, la province. En instituant le partage forcé des héritages, en limitant à l'extrême la liberté de tester, on a détruit l'autorité paternelle et donné aux enfants comme un droit qu'ils n'ont nullement au partage égal des biens paternels. *-- En somme le* « *fils à papa *» *est une création de la Révolution. Ni les menaces du père ni la suppression de l'argent de poche n'ont d'effet sur lui :* « *Cause toujours, pense-t-il. A ta mort j'aurai quand même ma part d'héritage. *» -- Oui, c'est ainsi. Les Anglais qui conservaient pour eux et les Irlandais protestants la liberté de tester avaient imposé en 1703 aux Irlandais catholiques le partage forcé des héritages pour détruire la famille. *C'est la vie de la foi qui a conservé l'Irlande,* malgré tout, contre l'oppression britannique (comme elle a conservé le Canada français), mais à travers une multitude de misères et une sujétion plus que séculaire *à cause de l'impossibilité de se créer une élite.* Une famille ne s'élève que par un effort commun et qui dure à travers les générations. C'est ce que voulaient empêcher les Anglais. La Révolution a suivi la même politique contre le métier. Voici l'article I de la loi Le Chapelier qui a supprimé les corporations en 1791 : ARTICLE PREMIER. -- L'anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens de même état et profession étant une des bases de la Constitution française, il est défendu de les rétablir sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit. ARTICLE 2. -- Les citoyens d'un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers ou compagnons d'un art quelconque ne pourront, quand ils seront ensemble, se nommer ni président ni secrétaire ni syndic, tenir des registres, prendre des arrêts ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs. 165:266 C'est ainsi que l'enseignement de l'art a disparu. *On ne remplace pas les ateliers par des écoles.* Les maîtres dans leur atelier enseignent à des élèves choisis sur leurs aptitudes en les faisant travailler à leurs propres œuvres ; les jeunes gens voient comment s'élabore une œuvre d'art, quelles études faire pour la réaliser, comment utiliser ces études, et enfin comment résoudre les problèmes qui se posent à l'œuvre d'art avant même qu'elle ne soit conçue. Toutes choses impossibles dans une école. Par ces moyens, un vrai maître facilite aux jeunes gens l'éclosion de leur personnalité. Il n'y a pas que les arts plastiques pour souffrir de cette absence d'un véritable apprentissage. La musique est au même état. Un élève des Beaux-Arts fait des concours de portrait, des concours de torse et de figure. Jamais il n'apprend à composer un tableau pour cet emplacement et dans telles conditions de murs, de moyens et d'éclairage. Un élève du Conservatoire sait faire un devoir d'harmonie et écrire une fugue selon les règles. C'est tout. Ce ne sont même pas les conditions artisanales de l'art où il y a toujours des conditions à remplir, nature du bois ou de la pierre pour le sculpteur, le menuisier, nature du fer ou de l'acier pour le forgeron, et condition de l'emploi. Debussy, dans un article sur le prix de Rome, écrit : « Sans vouloir discréditer l'institution du Prix de Rome, on peut au moins en affirmer l'imprévoyance... Je veux dire par là qu'on abandonne froidement de très jeunes gens aux tentations charmantes d'une liberté dont, au surplus, ils ne savent que faire... Or en arrivant à Rome on ne sait pas grand-chose -- tout au plus sait-on son métier ! -- et l'on voudrait que ces jeunes gens, déjà troublés par un complet changement de vie, se donnent à eux-mêmes les leçons d'énergie nécessaire à une âme d'artiste ! C'est impossible. » 166:266 Cet artiste qui, avec Erik Satie, a fait la plus grande rénovation musicale qui ait eu lieu depuis la Renaissance, se plaint de n'avoir pas eu de guide et de n'avoir pas trouvé de maître artisan pour l'enseigner : « Ce n'est pas la faute des pensionnaires si leur esthétique est un peu en désordre, mais bien celle de ceux qui les envoient... en les laissant libres d'interpréter cet art à leur guise... « Qu'ils se choisissent eux-mêmes un maître ou, s'ils le peuvent rencontrer, un brave homme qui leur apprenne que l'art n'est pas nécessairement borné aux monuments subventionnés par l'État. » (*Monsieur Croche,* pp. 28-30). *-- Ce qui me frappe c'est l'importance donnée par Debussy à une ascèse artistique. Van Gogh disait de même : toute grandeur doit être voulue. Mais tout le monde est d'accord pour penser -- sauf au Ministère de l'Éducation* (*mais là pour des raisons de domination temporelle*) *-- tout le monde est d'accord pour penser que l'enseignement technique est fructueux seulement dans un atelier et donné par des praticiens, sur des travaux utiles. Comment en serait-il autrement pour les Beaux-Arts ?* -- Assurément ; mais vous ne vous doutez pas de la corruption des idées. Dans une maison religieuse qui m'a demandé -- il y a plus de vingt ans à vrai dire -- quelques ouvrages, on répondait à un jeune homme qui manifestait le désir de travailler avec moi : « Oh ! n'y allez pas ! vous allez revenir pourri de technique ! ». Les auteurs de cette réflexion intelligente sont, en art, de purs subjectivistes qui pensent que l'art est dans la traduction spontanée de la sensibilité ; et plus elle sera ignorante, plus elle sera sincère. Ils ne se doutent même pas que l'art est de la pensée, et leur méthode aboutit simplement pour chacun à cultiver ses tics, c'est-à-dire les imperfections naturelles de son être physiologique. 167:266 *-- Et, bien entendu, il faut à toute pensée artistique ou musicale ce qu'est à la philosophie une terminologie précise... et commune. Cela ne peut-il s'enseigner dans une école ?* -- Il faut croire que non ; l'expérience est là : l'art s'est fait depuis cent ans en dehors des élèves et des sujets primés à l'école des Beaux-Arts (sauf peut-être pour l'architecture), l'école a enseigné contre les maîtres, et par son existence même l'école a empêché ces maîtres d'enseigner. *-- Mais pourquoi ? Les jeunes gens ne peuvent-ils pas faire comme les élèves d'Abélard qui le suivaient même au désert ?* -- Ils ignorent même s'il existe un Abélard. Quelques années après la mort de Péguy, une directrice d'école de notre connaissance le confondait avec Pégoud qui fit le tourne-boule en avion le premier et, comme Péguy d'ailleurs, fut tué en 1914. Nos meilleurs penseurs, Hello, Péguy, La Tour du Pin, Maurras, Barrès, sont de simples bacheliers : et la Sorbonne a détourné d'eux la jeunesse. Bergson était un universitaire, mais quand les despotes du Ministère de l'Éducation s'aperçurent de la direction que prenait sa pensée, ils l'exclurent de la Sorbonne et de l'École Normale. Bergson était d'ailleurs un observateur méticuleux des convenances sociales, et Péguy, qui fut certainement le plus grand de tous les auditeurs de Bergson, l'en plaisantait dans ses entretiens avec Lotte en disant : « Bergson tient absolument à ce que sa philosophie soit une philosophie de professeur de philosophie ». Reste que l'École des Beaux-Arts a joué vis-à-vis des grands artistes le même rôle que la Sorbonne vis-à-vis de nos penseurs. Quant à suivre un maître, c'est un fait que très peu le font ; enfin, ils quittent le maître quand ils veulent. *Les maîtres n'enseigneront pas sans un contrat d'apprentissage qui les oblige, mais oblige l'élève.* Un contrat de ce genre a toujours existé chez les artistes jusqu'à la Révolution. Le jeune homme devait son travail au maître tant qu'il n'était pas reçu maître, mais il gagnait sa vie chez son maître. J'ai agi ainsi avec les quelques élèves qui m'ont fait confiance. 168:266 Généralement, faute d'une conception juste et faute d'expérience, ils ne viennent chez un maître que le temps de « *chiper des trucs* » : ils regardent les outils, voient comment on s'installe. Ils y prennent tout juste le minimum des *techniques matérielles,* sans se douter même que la *technique intellectuelle* est de beaucoup la plus importante et la plus difficile à acquérir. Ils perdent de cinq à dix ans à recommencer en pataugeant des expériences déjà faites, ou, plus modernes, essayent de réussir à vingt ans par les moyens qu'emploient les marques d'apéritifs. En fait, ils deviennent les esclaves des marchands qui depuis 1900 sont les maîtres de la réussite (mondaine) des artistes et de l'évolution de l'art. En offrant des contrats aux jeunes artistes qui présentaient quelque signe d'originalité (sinon de talent véritable), les marchands se sont emparés de la direction de l'art. Car ils les font réussir quand ils veulent, au moment qui leur paraît propice, et suivant des vues purement commerciales, au moyen de la presse. Pour vous montrer leur pouvoir, voici ce qu'on m'écrit d'Amérique cette semaine en me parlant de l'un d'eux : « Aucun critique américain ou français n'osera attaquer ce qu'expose cette galerie. » La destruction des corporations a livré l'art, aussi bien les arts mineurs que les arts majeurs, à la puissance de l'argent. *-- Si bien que l'art de Saint-Sulpice est un produit de la Révolution française...* -- Oui, et le principal fabricant était commandeur de l'ordre de saint Grégoire le Grand... comme Rouault. 169:266 *-- Mais ce ne sont pas des considérations artistiques qui ont mu le Vatican en ces matières. Pourtant, puisque nous en voici revenus à l'art religieux, ne pensez-vous pas qu'il y aurait eu dans la société chrétienne un milieu propice pour garder de saines traditions et se prêter aux réformes ; enfin que vous-même, en exposant vos œuvres, eussiez pu y contribuer ?* -- D'abord, il n'existe plus de société chrétienne ; elle pourrait exister ; vos efforts tendent à la reconstituer, ou du moins à montrer la voie par où elle peut se reconstituer. Il y a des chrétiens en assez grand nombre pour faire une société chrétienne, et même d'excellents chrétiens ; mais ils vivent dans une société mondaine dont ils ont pris les mœurs et les manières petit à petit, beaucoup sans même s'en apercevoir ; ils sont ignorants de ce que doit être une société chrétienne où tout est restauré dans le Christ : ils passent ainsi à côté de la forme la plus féconde d'apostolat, après la prière, qui est *l'exemple.* Ils sont prêts à admirer tout ce qui a réussi dans le monde et ne font généralement aucun cas de leurs hommes. Je ne les juge pas. Le milieu agit forcément, et aussi une erreur de jugement de la part des chefs de la nation. Sous les gouvernements du XIX^e^ siècle ils ont conservé la loi Le Chapelier et l'administration impériale. La royauté légitime, qui avait restauré l'État, a été renversée en fait par les idées révolutionnaires subsistantes, et c'est le comte de Chambord qui, en 1865, dans sa *Lettre sur les ouvriers,* a protesté le premier de façon éclatante contre l'absence d'associations ouvrières et l'absence d'un droit légal pour elles de se faire entendre. *-- Mais les artistes chrétiens eux-mêmes ?* -- Ils sont à l'image de la chrétienté contemporaine. Avant la guerre de 1914, je disais à chaque réunion d'artistes chrétiens : « Il y a une réforme esthétique à faire, et c'est à nous de la faire. » On me répondait : « Si tu parles d'esthétique, tu vas nous diviser. » 170:266 On ne songeait qu'à combattre l'art de Saint-Sulpice, mais simplement pour prendre sa place ; il était très légitime aux artistes de s'unir pour supprimer un intermédiaire s'interposant entre le public et eux, et qui leur enlevait la direction de l'art religieux. Cette entreprise a réussi. Mais la réforme esthétique n'étant pas commencée, cette entreprise aboutit à faire faire l'art dit de Saint-Sulpice directement par les artistes. Car l'art de Saint-Sulpice n'est que l'art académique abâtardi et commercialisé, et les fournisseurs étaient les élèves de l'École des Beaux-Arts et des prix de Rome. Je vous parle de 1914 : vous le voyez, on n'a pas attendu les Pères de *l'Art sacré.* Le plus actif de ces religieux publiait en 1930 des articles dithyrambiques sur Delacroix et Rembrandt. Voilà comme il était au courant de la pensée artistique ; et en prônant Léger ou Rouault, il continue d'être un retardataire qui se prend pour un précurseur. Les catholiques, en matière sociale, ont négligé Le Play et La Tour du Pin, et avec quarante ans de retard ils se fourvoient dans de prétendues nouveautés marxistes (elles ne le sont que pour eux) dont l'inhumanité éclate à tous les yeux. En art, ils ont laissé de côté les grands artistes spiritualistes. Le curé à qui Gauguin l'offrait a refusé la *Lutte de Jacob et de l'Ange* qui est une des œuvres les plus contemplatives de l'histoire des arts, et avec quarante ans de retard encore, on adopte les contrefaçons de cet art véritable. En 1914, un abbé Maraud, homme d'une rare intelligence, vocation tardive -- il fut ordonné diacre à 30 ans, en 1914 -- voulut travailler à cette réforme esthétique, il nous réunit, un jeune sculpteur de talent nommé André Juin, qui travaillait lui aussi en taille directe, et moi-même, pour faire quelque chose : nous par les commandes qu'il était à même d'obtenir, lui par ses écrits. Il fut tué en octobre 1914, en Argonne, comme capitaine. André Juin fut tué. Et combien d'autres. Péguy tué, Augustin Cochin tué, les deux hommes qui ont le plus manqué à la France entre les deux guerres... 171:266 Péguy, dans *Notre jeunesse,* p. 66, dit (en 1910) : « Cette force religieuse ne sera point perdue. Aux reconstructions qui s'imposent, aux restitutions, nous avons dit le mot *aux restaurations* qui s'annoncent... nous venons la mémoire pleine, le cœur plein, les mains pleines et pures. » Il était vraiment le héraut de sa génération... et de la suivante. Toute cette magnifique jeunesse que je vois encore jouer aux boules de neige le long de la voie, pendant un long arrêt du train qui nous menait dans la Meuse en février 1916, toute cette jeunesse a péri sans pouvoir travailler à cette *restauration* qu'elle avait bien dans l'idée d'accomplir. Les saints Anges ont recueilli son sacrifice et le présentent en ce moment même à Dieu pour qu'il accorde à la prière des saints ce que nous ne pouvons faire par nous-mêmes. « Cette force religieuse ne sera point perdue. » *-- Mais, entre les deux guerres, pourquoi n'avez-vous point agi, ni exposé ?* -- Au retour de la guerre nous avons trouvé installé cet art qu'on prône aujourd'hui et qui n'est qu'une *exploitation commerciale* de la réforme dont Van Gogh, Gauguin et Rodin sont les principaux représentants, et que nous invitions en 1914 nos camarades catholiques à *continuer.* L'art de Saint-Sulpice est la commercialisation de l'art académique : l'art des cubistes et l'art dit abstrait sont la commercialisation d'une réforme dont j'ai essayé d'expliquer la profondeur. Quant aux expositions, en voici l'image. Imaginez qu'aux Halles, chaque matin à l'ouverture des portes, chacun des commerçants se précipite pour choisir la meilleure place... Un salon est une foire d'empoigne ; Il faut aller s'y défendre et défendre sa place jusqu'à la dernière minute du vernissage. Il y a des règles pour qui veut arriver ; 172:266 si vous êtes bien placé, vous serez vu et on parlera de vous ; si vous ne vous défendez pas, les bons camarades vous placeront dans un coin obscur, derrière des monstres, où même la victoire de Samothrace passerait inaperçue. J'avais de l'ouvrage ; il était indécent de rechercher une chose aussi vaine que la gloire. J'avais mesuré l'impossibilité d'agir dans les milieux chrétiens. Je suis resté chez moi. *-- Vous dites dans votre livre :* « *L'art ni les artistes n'ont besoin qu'on parle d'eux *». *Comment l'entendez-vous ? Car l'art est fait pour être vu, contemplé, et agir sur la formation des esprits...* -- L'art est fait pour être vu et non pas *parlé* par une multitude de gens incompétents dont la plupart ne cherchent qu'à en vivre sans y travailler. Voici un passage de G. Sorel qui vous expliquera de manière saisissante en quoi la manière de faire actuelle diffère de celle qui a, chez nous, réglé la vie de l'art pendant huit cents ans. C'est dans son livre *De l'utilité du pragmatisme.* G. Sorel est un des artisans de la réforme intellectuelle. Péguy, assez économe de son admiration, qu'il réservait aux génies supérieurs et aux saints, disait : « notre maître Monsieur Sorel ». Les *Illusions du Progrès* de Sorel devraient être dans toutes les bibliothèques. Je vous lis le passage qui nous intéresse et vous le copierai pour qu'il figure dans notre « Conversation ». Sorel, pour expliquer ce qu'a été le monde des savants au XIX^e^ siècle, le compare à ce qu'a été la « cité esthétique » au Moyen âge : « Au Moyen âge, des corporations ouvrières au sein desquelles se rencontrèrent quelques individus d'un talent de premier ordre, imposèrent leurs méthodes de bâtir, leurs goûts décoratifs, leur conception de ce qui distingue le chef d'œuvre, aux souverains, aux bourgeois, au clergé. Entre les constructeurs de cathédrales et le monde ecclésiastique, il existait une séparation si profonde que la littérature du temps ne nous apprend rien sur l'histoire de l'art gothique ; faute de documents écrits nous mettant sur la trace de ses courants primitifs, les innombrables disputes auxquelles ont donné lieu ses origines sont demeurées stériles. » (p. 129) 173:266 « L'isolement de la cité esthétique, qui a pour conséquence de priver nos archéologues de moyen d'information sur l'histoire de l'art médiéval, a été très utile aux artistes d'autrefois en leur permettant une sérieuse indépendance... Une telle aristocratie de professionnels qui avaient longtemps médité sur les ressources que leur offrait un métier dont ils étaient parfaitement maîtres, était à même de créer un art qui mérite, mieux que tout autre, d'être appelé un art de *producteurs.* Ils exécutèrent un dessein d'une audace inouïe, celui de rompre résolument avec les pratiques romanes, qui étaient cependant encore capables de s'appliquer à de belles œuvres, pour combiner un système nouveau, au lieu de revenir à l'antiquité (ce qui, dit Viollet-le-Duc, eût été plus facile). » (p. 132) La sélection des artistes, au lieu de se faire d'une manière anarchique, par les pires moyens, sur des opinions de rencontre émises par des gens incompétents, et sous la domination de l'argent, se faisait de la manière la plus naturelle, dans l'atelier, sur le travail, par des maîtres qui tiennent à avoir des aides compétents. Les faits prouvent que cette méthode était la bonne. Avant la Révolution, une vie de l'art telle qu'il y a pour ainsi dire un style par génération : les grands artistes reçus maîtres dans leur corporation avant trente ans et assurés ainsi d'un public et d'une clientèle. Depuis la Révolution, la vie des grands artistes a été une vie d'épreuves stupides et injustes, et la faveur du public est allée aux médiocrités ou, comme aujourd'hui, aux bateleurs de l'art. Puisque vous faites une enquête sur la corporation, voilà des documents. *-- Croyez-vous possible le retour d'une telle organisation ?* 174:266 -- Dans l'industrie, oui ; dans l'artisanat, oui. Dans les Beaux-Arts, il faut attendre d'autres conditions. Il est impossible d'imposer un tel état de choses avant que bon nombre d'artistes en sentent le besoin ou la nécessité. Il faut certainement que cet ordre soit désiré mais aussi conçu avant d'en entreprendre l'établissement. En 1919, l'architecte Storez avait fondé la première confrérie d'artistes chrétiens ; elle s'appelait *l'Arche,* et nous avons continué d'appeler Storez le père Noé. Il avait su y réunir nos meilleurs architectes, dom Bellot et Jacques Droz. En faisaient partie Valentine Reyre, Fernand Py et moi-même. Il s'agissait de travailler ensemble aux ouvrages qui nous seraient commandés : il se serait dégagé un style. Cette collaboration continue au-delà de la mort. Dom Bellot est mort en 1944 et je fais en ce moment des travaux dont nous avons étudié les plans, dom Bellot et moi, il y a vingt ans. Il s'est fondé spontanément depuis, à l'imitation du nôtre, beaucoup de ces groupes de travail, dont la vie fut éphémère et qui d'ailleurs n'avaient pas grand sens esthétique. Mais ils font la preuve que les artistes eux-mêmes sentent le besoin d'une formation commune dans une société organisée. Une forme d'apprentissage en pourrait sortir. Nous-mêmes n'admettions au conseil de *l'Arche* que ceux de nos élèves qui avaient montré leur valeur. Fernand Py y fut admis presqu'aussitôt. Mais en général les jeunes gens y venaient juste assez de temps pour pouvoir dire en quêtant des commandes : « Je suis élève de dom Bellot », ou : « Je suis élève de Charlier ». Ce qui montre la nécessité d'une institution. L'ÉGLISE, EN COMMANDANT LES TRAVAUX DONT ELLE A BESOIN A DE TELS GROUPES DE TRAVAIL, POURRAIT LEUR DONNER LA DURÉE QUI LEUR MANQUE ET PRÉPARER UNE RESTAURATION ET DE L'ART ET DE LA SOCIÉTÉ ARTISANALE. Elle préfère les « vedettes » et commande à un impie, Le Corbusier, une église qui toute neuve a déjà l'aspect d'une ruine. 175:266 *-- Qu'est-ce qu'une ruine ? De la matière où la pensée a disparu.* -- Mais ne voudriez-vous pas prendre l'air quelque peu ? Voici passée la grosse chaleur, il va faire bon dans les champs. Les herbes comme le ciel racontent la gloire de Dieu. -- Vous avez vu la terre au printemps. La Champagne est probablement, avec les prairies de haute montagne, la plus fleurie des terres de France ; à cause de ses friches, les herbes sauvages y fleurissent toutes ensemble et l'on s'y promène dans une odeur de miel. Les terres pauvres ont leurs avantages. C'est la Champagne dite « pouilleuse » ; mais on ignore que *pouilleux* est le nom patois du thym. Si bien que cette expression si mal interprétée veut dire *la campagne du thym.* Le français n'est bien su que si on connaît les patois. -- *Il n'y a pas de connaissance sans mémoire. Les patois sont la mémoire d'une langue. Les instituteurs font tout le possible pour les détruire, et malheureusement ils y parviennent ; ils reçoivent une formation tellement stupide ! Mais ne faut-il pas aussi se défendre contre la mémoire* -- *et la paresse qui poussent à utiliser le* tout fait *enregistré par la mémoire plutôt qu'à observer et créer *? -- Il y a plusieurs sortes de mémoire ou, si vous aimez mieux, la mémoire est très diverse suivant les personnes. Tel se souvient des odeurs, tel autre des couleurs, il y a la mémoire des dates, il y a celle des moindres faits, et il y a une mémoire qui retient les pensées. Celle-ci n'est pas la mémoire du *tout fait.* Voici un exemple : j'ai eu un élève admirablement doué et qui a laissé une œuvre. Son enfance avait été très malheureuse et il était fort ignorant au sens des instituteurs. Je lui montrais des reproductions d'œuvres égyptiennes et grecques ; il les jugeait avec un sens profond de l'être, il saisissait leurs préoccupations plastiques (qui sont des préoccupations de pensée) dans le courant même de leur travail. 176:266 Et la mémoire qu'il avait de leurs œuvres était celle d'une pensée vivante qui se développe. Car je m'aperçus que pour lui les auteurs de ces ouvrages étaient des copains qui avaient fait cela il y avait très longtemps, au moins cent ans. Malgré les écoles et le certificat d'études, la mémoire du peuple ne s'étend pas au-delà de ce qu'ont raconté les grands-parents. Bien entendu, il acquit très facilement et très rapidement, quand je lui en fournis les moyens, les connaissances historiques élémentaires qui font le bagage principal des élèves de l'École du Louvre. On y étudie des *différences ;* les différences extérieures s'entend ; différences d'écoles, de siècles, de sujets, d'attributs ; mon élève retrouvait dans une cuiller à parfum égyptienne ou un bateau gravé l'expression d'une chose qu'il avait cherchée ou d'une idée qui le travaillait. Sa mémoire était celle de la vie de la pensée. Debussy disait : « J'essaye de voir à travers les œuvres les mouvements multiples qui les ont fait naître et ce qu'elles contiennent de vie intérieure ». -- *De même, la connaissance de la religion n'est pas, ne peut pas être purement notionnelle ; l'homme religieux est celui qui a mémoire de Dieu ; le chrétien celui qui a mémoire de la Croix, mémoire active et présente. Et pour être artiste chrétien, n'est-ce pas l'essentiel aussi, et n'est-ce pas ce qui manque ?* -- L'essentiel, pour être chrétien, pas pour être artiste. Nous allons retomber dans des confusions et vous m'allez faire écrire un supplément aux *Quatre causes* ([^11]). -- *Mais enfin Notre-Seigneur a dit : Cherchez avant tout le Royaume de Dieu et le reste vous sera donné par surcroît.* 177:266 -- C'est là une priorité logique. Notre-Seigneur n'a pas voulu empêcher de travailler jusqu'à ce qu'on ait trouvé le Royaume de Dieu. Ce n'est pas un conseil *préalable* à toute action, c'est une pensée qui doit être *mêlée* à toute action. Les problèmes de l'art sont naturels et doivent être étudiés naturellement, mais l'artiste chrétien ne doit jamais oublier que cette étude *naturelle* doit servir à une vie *surnaturelle.* Cette étude consiste à rechercher les *meilleurs moyens* naturels d'exprimer le spirituel : ce fut le travail des maîtres de la fin du XIX^e^ siècle. Cela comporte une ascèse personnelle. Debussy disait que l'important n'était pas de conquérir le public mais de se dominer soi-même. Il y a beaucoup de possibilités chez tout artiste ; il s'agit de choisir la meilleure. Toutes les grandes époques de l'art religieux ont connu ces moyens. Il semble qu'on devrait les retrouver facilement ; les faits prouvent qu'il n'en est rien. Il faut dégager ces moyens de *l'accidentel* qu'apporte avec elle chaque époque, et apprendre à s'en servir, ce qui n'est jamais facile. Il y a dans votre pensée une sorte d'intellectualisation de la vie religieuse ; vous séparez les *notions* de ce qui les rend vivantes. Les erreurs dans la conduite de la vie spirituelle viennent de cette séparation intellectuelle entre l'homme en soi et l'homme réel, corps et âme, la personne. On invente des méthodes intellectuelles pour la vie d'oraison, mais celle-ci est très simple ; elle consiste à s'efforcer de garder, comme vous le disiez très justement tout à l'heure, la mémoire de Dieu ; non pas une mémoire notionnelle, mais, comme mon élève vis-à-vis du sculpteur égyptien, une présence active de la pensée. Le commencement, le milieu et la fin de toute vie spirituelle consiste dans l'exercice de la présence de Dieu. Il est possible aussi bien pour le paysan qui suit sa charrue que pour la ménagère le balai à la main ; la vie d'oraison est une vie très simple et très familière qui petit à petit, par grâce s'enrichit d'amour. En faire un exercice intellectuel est certainement une erreur fondamentale. L'enseignement de Notre-Seigneur est simple et pratique, fait pour tous les états et pour tous les hommes. 178:266 L'enseignement des hommes aboutit fréquemment à séparer l'intelligence et la vie. La difficulté vient du langage : il désigne par un mot, qui est un substantif, ce qui n'est qu'une distinction dans ce qui est ; c'est-à-dire que le mot fait un *objet* de ce qu'il vaudrait mieux bien souvent *qualifier* plutôt que *nommer.* Mais il est bien plus pratique de nommer ; de dire *l'accélération* plutôt que *vitesse accrue.* Le mot « accélération » laisse supposer une interprétation, celle d'une force dont la puissance se développe, alors que l'équation ne parle que d'une différence de vitesses. Rien que le mot « accélération » est riche de métaphysique. Il porte à faire du mot un être. Il est plus facile de dire : « intelligence », « volonté », que de dire l'homme intelligent et l'homme voulant, bien que la seule réalité soit l'homme et que les puissances de son âme soient inextricablement mêlées dans tous les actes humains. C'est ce qui m'a fait dire dans *Culture, École, Métier* ([^12]) que Platon et Pythagore ont pris la forme de leur langage (parlé ou mathématique) pour la forme de l'être. Le langage n'a été fait ni par ni pour les philosophes. S'ils y avaient été pour quelque chose ils eussent sans doute créé un genre spécial pour le vocabulaire philosophique qui eût prémuni les écoliers de voir des objets distincts dans les termes philosophiques. Quelque chose comme le genre « neutre ». *-- Mais le* « *neutre* » *a probablement été inventé pour fourrer tout ce qui n'était ni masculin ni féminin. Et nous avons là probablement les traces des premières spéculations de philosophie naturelle de l'humanité ; cela nous paraît une manière assez cocasse d'envisager la nature ; mais tout ce qui vit porte cette distinction naturelle du sexe, et il n'est pas bien assuré qu'il n'y ait pas partout une espèce de vie, même pour les minéraux ; aussi les premiers hommes, héritiers du péché d'Adam, qui durent retrouver à grand peine les traces d'une science qu'Adam avait infuse, montrèrent probablement dans ces recherches un esprit spéculatif qui n'était point méprisable.* 179:266 *Les Germains disent encore* la *soleil et* le *lune. Ils attribuèrent la fécondité au soleil. Les Grecs, les Celtes y virent la puissance et le mirent du côté de la barbe ; les silences amis de la lune leur parurent la perfection féminine. Mais la lune ostensiblement fait mouvoir l'immensité des mers ; voilà l'origine de sa déité. La Fontaine, un des seuls penseurs qui se soient de son temps ouvertement opposés au mécanisme, ne disait-il pas *: « Eh ! qui guide les cieux dans leurs course rapide ? Quelqu'Ange est attaché peut-être à ces grands corps. » *Il traduit ainsi cette pensée* (*partagée d'ailleurs par Descartes*) *que la durée du monde est une création continuée.* *Les hommes s'essayent comme ils peuvent à dire quelque chose de ce qui reste mystérieux pour leur intelligence.* -- Les sots ne voient de mystère nulle part. *-- La lune et le soleil sont pour nous des mystères de la puissance de Dieu. Il n'est pas aussi invraisemblable de voir un ange attaché à soutenir leur course que de donner ce pouvoir à une équation. L'Ancien Testament voit dans le soleil l'image de la loi de Dieu ; le Nouveau, une figure du Messie. Voilà un nouveau langage, celui de la Sagesse :* « *Par la grandeur et la beauté de la créature, le Créateur peut devenir visible* »*, Le soleil et la lune sont devenus des servants de la personne qui est au point culminant de toute la création : la Très Sainte Vierge : nous disons qu'elle est* « *belle comme la lune et brillante comme le soleil* »*.* *Cette lune est le principal témoin du grand anniversaire de l'histoire de l'humanité ; elle s'est levée pleine le soir du Vendredi saint. Et les jours précédents, un peu plus haute dans le ciel, et retardant chaque jour, Notre-Seigneur ra vue telle que nous la voyons, seul être intact, toujours pareil depuis le temps de la Passion.* 180:266 *La face de la terre a changé sur les Lieux Saints eux-mêmes ; les hommes ne sont plus ; mais quand nous allons prier au tombeau, le soir du Jeudi saint, la lune se lève telle que la vit se lever, au soir du Vendredi saint, S. Joseph d'Arimathie* Portant le linceul blanc *et régner solitaire dans la nuit commençante. Je ne comprends pas qu'on ose changer la date de Pâques quand Dieu allume pour ce jour dans le ciel une telle lampe du Saint Sacrement. Mais il me semble que je vous écarte de* *votre propos.* -- Pas tellement. Tout langage est fait de symboles. La nature est un langage de Dieu pour les hommes. La création est *analogue. La parabole* qui est une analogie est le langage normal de la pensée et c'est pourquoi Notre-Seigneur l'a employée presque exclusivement. Les mots ne sont que des symboles : ce sont de petits objets sonores. Ils sont dans la philosophie des symboles d'existences qui ne sont ni des objets ni des sons. D'où les difficultés. Voici un texte d'Abélard justement, qui est une précaution de philosophe : « Et quand je dis que mon attention porte *seulement* sur cet être en tant qu'il possède telle qualité, la restriction concerne mon *attention,* nullement la *manière d'exister* de cet être. Sans quoi mon intellection serait creuse... En un sens il reste vrai qu'on la considère intellectuellement autrement qu'elle est en réalité, non pourtant avec une autre structure que la sienne... mais avec cette différence qui sépare la façon DONT LES CHOSES SONT COMPRISES INTELLECTUELLEMENT ET CELLE DONT ELLES SUBSISTENT RÉELLEMENT. (*Logique* dite *Ingredientibus,* 25.) C'est ainsi qu'il combattait les platoniciens et préparait la voie à l'entrée d'Aristote dans la pensée du Moyen âge. -- *Oui, c'est très curieux. Aristote n'était pas connu du temps d'Abélard, et il est arrivé comme un contemporain qui aide* à *résoudre les questions débattues de son temps ; mais Abélard a fait l'analyse psychologique de l'acte de la connaissance sur lequel repose la métaphysique.* 181:266 -- Mais un voile s'est étendu sur la spéculation philosophique lorsqu'on eut oublié les réflexions d'Abélard (et de saint Thomas) et qu'on se fut mis, à la fin du XVI^e^ siècle, à traduire *ens* -- l'ÉTANT -- par l'ÊTRE, à remplacer ce qui existe par l'idée d'être. Il en est résulté de magnifiques constructions logiques dans lesquelles il était bien difficile de discerner ce qu'était la vraie *vue* du philosophe. Pendant ces trois siècles ce sont les penseurs, comme Pascal, comme Kierkegaard, qui ont réagi, et non les philosophes proprement dits. Bergson, en révisant sa méthode, a « brisé nos chaînes », comme dit Péguy, Dans son *Introduction à la métaphysique,* il déclare : « On comprend que des concepts fixes puissent être extraits par notre pensée de la réalité mobile ; mais il n'y a aucun moyen de reconstituer, avec la fixité des concepts, la mobilité du réel. » Mise à part la métaphysique incluse dans ce propos, du point de vue de la méthode c'est la précaution même prise par Abélard. Saint Thomas aussi se réfère à *l'étant* chaque fois qu'il le croit utile. Il dit : « C'est l'homme tout entier, non l'intellect seul, qui est intelligent », ou : « A proprement parler, ni le sens ni l'intelligence ne connaissent, mais l'homme par l'un et l'autre. » Comme quoi tous les vrais philosophes se rendent compte de l'inadéquation du langage à la pensée, et de l'impossibilité d'*expliquer* l'existence, c'est-à-dire de la déduire des principes. On ne peut que la constater. En France les arts plastiques se sont trouvés devant des difficultés analogues. *Analogues,* bien entendu, et non pas semblables : l'abstraction est toujours traduite dans les arts plastiques sur des cas concrets (comme fait la science, démontrant une loi par une expérience). L'essentiel y est toujours lié à l'existentiel. 182:266 Mais, tenté par la somptuosité et les richesses sensibles des cas concrets l'artiste peut perdre très facilement l'aptitude à traduire l'essentiel. Il peut ne plus s'intéresser qu'à la délicatesse des couleurs, aux qualités sensibles de la forme, et perdre de vue l'âme, la tension intérieure des formes qui est le principe de leur développement. Or c'est ce qui est arrivé aux Beaux-arts dès le XVI^e^ siècle, *en perdant l'art du trait*. Et vous voyez que les artistes ont mis trois siècles à le retrouver, tout comme les philosophes ont mis trois siècles à retrouver le souci de la réalité existante. *-- Quoique vous n'ayez donné dans votre livre que de brèves indications sur la musique, vous paraissez penser qu'elle a suivi des voies analogues à celles des Beaux-Arts.* -- Comme les Beaux-Arts et la philosophie, la musique a mis trois siècles à retrouver la technique intellectuelle fondamentale permettant l'expression du spirituel : c'est la liberté rythmique. L'âme est libre, rien n'est prévisible de ses décisions et de ses mouvements. L'analogue musical de cette liberté de l'âme, c'est la liberté rythmique, celle du chant grégorien. Les polyphonistes du XVI^e^ siècle l'ont conservée presque tous, malgré les difficultés qu'amène la polyphonie. On peut même dire que la mesure s'est introduite dans la musique polyphonique petit à petit, d'abord comme un simple repère sonore pour le chanteur : celui-ci n'avait sous les yeux qu'une copie de sa ligne à lui et devait compter les poses. Mais cela ne nuisait pas à la liberté rythmique. C'est un état d'esprit qui a fait prévaloir la mesure. Et ce fut surtout un état d'esprit allemand. Les musiciens de ce pays, comme les peintres vénitiens firent pour l'art du trait, abandonnèrent la liberté rythmique pour mieux peindre la passion qu'exalte a répétition mesurée. Beethoven est le point culminant de cette période de l'histoire de la musique. Elle coïncide avec les débordements des métaphysiques *égotistes* allemandes. Ce sont les musiciens français qui ont toujours défendu la liberté rythmique. Mais cette réforme est comme la réforme des arts plastiques, bien compromise aujourd'hui. 183:266 Car en musique, contrairement à ce qui a lieu dans les arts plastiques, il y a plus de cent exécutants contre un seul artiste véritable, et ces exécutants, chefs d'orchestre et professeurs, sont les véritables dirigeants de la musique. Le poids des idées scolaires est plus grand en musique que dans les arts plastiques. En outre, une musique qui n'est plus jouée est pratiquement inconnue. Les Égyptiens, les Grecs, Fouquet restent aussi présents à un jeune peintre que ses contemporains. Il suffit d'aller au Louvre. -- *Vous considérez donc comme un recul et un abandon les nouveautés qu'on nous prône aujourd'hui jusque dans les revues ecclésiastiques* -- Sans doute. Le mouvement cubiste fut une contre-attaque du matérialisme : réduire les formes à des volumes géométriques juxtaposés c'est enlever toute possibilité d'exprimer la *suite* de ces volumes, leur organisation, qui est interne, et dépend de ce je ne sais quoi qui les fait subsister dans l'être, et qui pour l'homme est l'âme. Quant à l'art dit abstrait, comment ne pas voir qu'en un moment où la pensée s'efforce de retrouver spéculativement l'existence concrète -- et tout au moins d'analyser mieux qu'on ne l'avait fait depuis trois siècles ce qui lie la pensée spéculative au concret -- cet art est retardataire, et conservateur seulement de la paresse et de la sottise. C'est par un effort d'abstraction que toute pensée, donc l'art aussi, s'efforce de traduire l'essentiel, mais la grandeur spirituelle et intellectuelle de l'art vient de ce que son langage l'oblige à le traduire sur des cas concrets. C'est un immense avantage, dont l'usage est difficile. Il a fallu cinq ou six artistes de génie dans l'espace de plus de deux siècles pour arriver à en retrouver les méthodes. Il suffit de quelques marchands, et d'intellectuels brouillons et incompétents, pour perdre le fruit de cette immense besogne en une génération. 184:266 *-- Si bien que si j'opposais à vos propos sur l'enseignement de l'art et sa réforme les paroles du Christ :* cherchez avant tout le Royaume de Dieu et le reste vous sera donné par surcroît, *vous penseriez que je tombe dans le travers des intellectuels qui séparent les notions sur lesquelles ils travaillent de l'existence même.* -- Oui je le crois. Il y a un grave défaut à penser en fonction de l'homme en soi sans remarquer que l'homme vit en société et qu'il est fait pour y vivre. Cet oubli n'avait pas grande importance quand l'État, les familles, les provinces étaient dirigées par des hommes sans diplômes mais rompus aux difficultés de l'agriculture, du commerce, de l'industrie, de la guerre ; mais aujourd'hui l'instruction est très répandue, sous une forme très éloignée de la vie, et nous sommes dirigés par des fonctionnaires ayant cette formation, qui touchent leur mois quoiqu'il arrive, et sont portés par là à croire qu'il y a des miracles en économie, qu'un « décret » arrange tout, et que les notions intellectuelles d'une chose suffisent pour la connaître, sans l'expérience ; Abélard leur dirait : « Votre intellection est creuse ». On parle toujours comme si chaque homme, isolé par la philosophie et devenu l'homme en soi, devait faire seul toutes les tâches dans un ordre logique parfait. L'homme est un être social (comme les vaches et les brebis), nous sommes solidaires. Jésus ne nous a pas appris à prier en disant : *Mon Père qui est dans les cieux,* mais : *Notre Père ;* et tel homme comme Moïse est fait pour conduire les autres. Si Moïse avait attendu que tous les Hébreux se convertissent, qu'ils fussent tous intimement convaincus des dix commandements pour les écrire, ils ne l'auraient jamais été. Ame et corps, l'homme a besoin qu'aussitôt la loi conçue, fût-ce par un seul homme à qui Dieu a donné l'autorité (Moïse, ou Henri IV, ou Salazar), elle passe dans une règle pour le corps. 185:266 La jeunesse d'aujourd'hui, sous prétexte de liberté, est en fait abandonnée à elle-même très jeune. Et, malgré les avertissements des parents qui n'y peuvent rien, il s'ensuit des mariages trop hâtifs, imbéciles, voués à un prompt divorce, des alliances qui dégradent la famille et diminuent les qualités de la race. Quand on se sera aperçu de l'immensité des dégâts et qu'un chef clairvoyant voudra reconstituer la famille, il protégera les écoles et les institutions chrétiennes. Il supprimera ou surveillera les amusements proposés au peuple et qui sont généralement *aphrodisiaques* comme le disait Bergson ; mais il rendra au père la liberté de tester. L'autorité morale du père est liée à sa puissance effective sur la destinée de la famille. La législation actuelle sur l'héritage, faite pour détruire la famille, a été imposée par la Révolution à une majorité de gens qui n'en voulaient pas et qui ont *résisté jusqu'à s'abstenir d'avoir des enfants.* LORSQU'UN COMMANDEMENT DE DIEU RESTE UNIQUEMENT MORAL ET N'A PLUS SES CONSÉOUENCES DANS LA LÉGISLATION D'UNE SOCIÉTÉ, IL EST REMPLACÉ PAR LE PÉCHÉ. L'homme est corps et âme, il n'est ni ange ni bête, et qui fait l'ange fait la bête. Pour économiser l'électricité, on a institué une heure d'été. Si on avait dit : « Les bureaux, les métros, les théâtres ouvriront une heure plus tôt et fermeront une heure plus tôt, des réclamations unanimes eussent fait abroger le décret en peu de temps. On a avancé les horloges et personne n'a rien dit. L'automatisme a réussi là où un appel à la volonté et à la liberté eût échoué. Ce n'est pas flatteur pour l'humanité, mais c'est là le réel. Si donc vous voulez restaurer l'enseignement des Beaux-arts, il ne faut pas compter trop sur la bonne volonté des jeunes artistes. L'indépendance dont ils jouissent dans leurs études (ou ce qu'ils croient être leurs études) leur est extrêmement nuisible ; les mieux doués ou les plus volontaires recommencent indéfiniment tout seuls le travail de quatre ou cinq générations d'artistes et bien entendu sans beaucoup de succès, car ils n'ont pas de conseillers expérimentés et sont sans expérience. 186:266 Cette indépendance leur paraît pourtant une nécessité de l'art et un privilège des artistes. C'est simplement une conséquence de l'individualisme qui est partout prêché. L'art est cependant, comme la langue maternelle, un moyen de communiquer la pensée qui a nécessairement quelque chose de *commun* à tous et qui s'apprend. Pour restaurer l'enseignement des Beaux-Arts il faut rétablir quelque chose comme l'antique corporation. Tout cela se fait *en même temps.* Sans doute l'oubli de Dieu amène la dissolution des sociétés et d'institutions salutaires, mais le retour à Dieu ne donne pas nécessairement des idées justes ; il rend *possible* un lent retour à la raison. Encore faut-il que naisse l'homme apte à commencer la réforme et qu'il en ait les moyens. Une discipline perdue peut ne revenir qu'après des siècles d'effort comme en témoigne l'histoire des arts et de la philosophie depuis trois siècles. L'empire romain s'est converti tout entier ; un siècle après il était par terre faute d'avoir eu un véritable législateur. Il n'eut que des administrations. Les administrateurs administrent, ils ne créent pas ; ils s'aperçoivent toujours trente ans trop tard de ce qu'il eût fallu faire trente ans plus tôt, et quand ils sont obligés par les événements à créer, au lieu de créer des institutions naturelles ils commencent par créer une administration, nous le voyons tous les jours. *-- Mais cette erreur, loin de diminuer, se généralise, elle témoigne d'un travers de l'esprit, comment en sortir ?* -- C'est là cette *réforme intellectuelle,* que vous-même essayez de promouvoir à la suite du Saint-Père. Le Pape ne se contente pas de rappeler les principes du christianisme, les promesses du Christ, leur accomplissement, la vie surnaturelle et les Béatitudes ; il rappelle sans cesse le Décalogue, c'est-à-dire la loi naturelle connue de Hammourabi et les bases naturelles de la vie en société. 187:266 Comme nous venons de le voir, dans la philosophie et dans chacun des arts il faut revenir aux lois naturelles de leurs techniques propres leur permettant le maximum de profondeur dans l'analyse avec le maximum de respect, du concret, seul existant véritable. La formation de ce qui devrait être notre élite se fait en dehors de l'expérience ; j'ai expliqué dans les *Quatre causes* l'immense différence qui sépare les méthodes logiques d'un professeur de celles d'un producteur, qu'il produise des meubles, des inventions mécaniques ou des théories scientifiques. Aussi cette réforme intellectuelle devrait commencer par celle de l'enseignement. Celle qu'on nous offre est encore une réforme administrative dont le but est de concentrer toute la direction de toutes les formes d'enseignement entre les mains de quelques despotes qui veulent modeler, la nation à leur image. La première réforme de l'enseignement consiste à rendre la liberté aux universités. La possibilité n'existe pas actuellement pour les hommes de valeur qui appartiennent à l'enseignement d'État de promouvoir dans un cadre plus restreint que la nation des réformes vraiment adaptées à la vie de l'esprit et du corps. La seconde réforme est de rendre tout l'enseignement technique aux professions, et pour cela de leur demander de s'organiser en corporations. Tout se tient. Autrefois un jeune architecte apprenait son métier en travaillant chez un architecte, à de vrais travaux. Il suivait en dehors quelques cours de mathématiques. Un Watteau travaillait chez le décorateur Audran et allait dessiner le modèle vivant dans quelque « Académie » C'est le bon sens même. -- *Mais comment les erreurs sur la formation intellectuelle, sur l'art, sur ses méthodes et aussi sur la constitution naturelle des sociétés peuvent-elles être non seulement partagées, mais propagées par des religieux que vous nous montrez* « *complètement extravagants* »*,* *aussi extravagants que ceux qui assassinèrent Henri III ou furent pendus pour des attentats manqués contre Henri IV, ou que ceux qui faisaient l'éloge* « *religieux* » *de tels actes *? 188:266 -- Je le montre pour leur excuse et pour les excuser devant le public. Leur penchant à l'erreur est celui de tous les intellectuels purs : il consiste à jongler avec des principes et des abstractions sans avoir connaissance de la nature des choses dont ils parlent, de « *l'étant* » tout court. Des religieux y sont encore plus portés qu'un homme ordinaire à qui le souci de sa famille, la direction d'un atelier, fût-ce celui d'un artisan de campagne, met obligatoirement un peu de plomb dans la tête. Par exemple on croit avoir l'expérience de l'art parce qu'on connaît le nom de toutes les écoles depuis les grottes aurignaciennes et le nom de beaucoup d'artistes (quand ils ont daigné en faire part) ; on a feuilleté une foule d'albums, visité des musées ; on a une *information* complète, on a classé dans sa tête toutes ces écoles, on aime celle-ci et pas celle-là, on s'est formé une idée de l'évolution de l'art. Toute cette connaissance intellectuelle ne sert *en rien* pour faire une œuvre d'art ni même pour concevoir comment la conçoivent et comment la font les artistes. Il est nécessaire, pour pénétrer l'être par le moyen des arts, de prendre un crayon et de dessiner. Et celui qui le fait parce que c'est un désir de son esprit d'acquérir la connaissance par ce moyen, n'a aucun besoin de cette *information* complète. Il lui est utile de connaître l'œuvre des maîtres, mais il se moque éperdument de savoir si ce maître est maya, grec ou cambodgien. C'est la manière de pénétrer l'être qui l'intéresse, et les causes de la réussite, non ce qui fait le savoir d'un intellectuel. De deux artistes mayas, l'un dit quelque chose, l'autre ne dit rien ; de deux « Scribes accroupis », l'un ne dit rien et l'autre est profond. Peu importe qu'ils soient égyptiens et de tel *Empire.* 189:266 On donnerait beaucoup plus sûrement aux jeunes gens une véritable connaissance de la pensée grecque en leur faisant jouer les Perses ou les Euménides que par des résumés d' « histoire littéraire » comme le désirait Renan. On peut donc avoir une soi-disant connaissance de l'art très complète et toute extérieure où *la nature des choses de l'art* est complètement ignorée ; car cette nature n'est connue qu'en opérant*.* Cette connaissance extérieure qu'a de l'art un élève de l'École du Louvre peut être le signe d'un certain goût pour l'art ; ce n'est pas obligatoire. Qu'elle lui donne le droit de diriger l'art, c'est une orgueilleuse folie. Or une grande partie de notre enseignement est fait sur ce modèle : c'est une connaissance encyclopédique, extérieure à la pensée. Les élèves des « Sciences Po », comme l'élève de l'École du Louvre, savent tout : ils connaissent le commerce, l'industrie, l'agriculture, le droit, la législation. Mais ils les connaissent comme notions intellectuelles ; ils ne sauraient diriger ni une maison de commerce, ni un atelier, ni une ferme. Et après un concours où la mémoire joue le grand rôle, ils dirigent ce qu'ils ignorent. Les religieux en question ne font pas autre chose pour l'art que ce qu'ils voient faire partout autour d'eux et pour tout. Or le bon jugement, plus rare que l'intelligence, ne s'acquiert que par une vue perspicace de l'interdépendance des causes, que l'expérience donne seule. Au lieu de prolonger la scolarité, il faut instruire au dedans des métiers. -- *Nous pouvons aller plus loin : ce n'est pas la connaissance de la théologie qui fait la sainteté. Il y a une grâce d'orthodoxie pour celui qui accepte le joug et le fardeau du Christ et qui pratique l'ascèse dont Notre-Seigneur a donné le modèle. D'ailleurs nos Pères dans la foi qui ont fondé la théologie chrétienne furent en même temps des saints.* 190:266 -- Péguy nous l'a redit : « ...la vieille différence, la classique différence... la maîtresse distinction et séparation scolaire entre la connaissance et l'action, entre l'ordre de la connaissance et l'ordre de l'action n'est pas valable... ; mais loin que ce soit l'action qui se fonde et disparaisse dans la connaissance, comme le croit ou comme l'enseigne plus ou moins consciemment ou inconsciemment le parti moderne intellectuel, nous montrerons... que c'est au contraire la connaissance, comme inexistante par soi, qui se fond, qui disparaît dans l'action. » (*Un poète l'a dit,* p. 117.) -- *Il est bien certain que voilà la vérité même en ce qui concerne la vie chrétienne. Tout approfondissement véritable de la connaissance de Dieu doit passer dans la vie pour la sanctifier. Une connaissance seulement notionnelle n'est d'aucun effet. Dans le même écrit que vous citez, Péguy dit encore *: « *Nous avons dit notamment que tout le secret du monde moderne, et notamment, et au centre, du parti intellectuel dans le monde moderne, était de réduire ce qu'ils nommaient des idées à n'être que des cadavres.* » *C'est ainsi que sur l'art les Malraux pullulent.* *Mais n'est-ce pas l'ambition des religieux en question d'agir sur leur temps, et par un apostolat vivant et sincère de faire goûter l'esprit du Christ *? -- Je ne doute aucunement du zèle et de la sincérité de personnes qui se sont librement consacrées à Dieu. Mais elles sont à l'image de leur temps. Il y a longtemps déjà qu'il n'y a plus de société chrétienne ; ils sont sur ses ruines sans s'apercevoir que ce sont des ruines. Ce qui est le résultat de deux siècles d'erreurs et de folies leur paraît entièrement naturel. L'esprit d'obéissance qui est le fondement de toute formation morale a disparu de la plupart des familles chrétiennes même. Allez demander aux Pères Abbés des monastères ce qu'ils pensent de leurs novices et de leur esprit d'obéissance. 191:266 On entre au monastère avec l'idée d'y faire ceci ou d'y faire cela, alors que la conversion des mœurs devrait être le seul but qu'on se propose. Des religieuses demandent fréquemment à leur confesseur extraordinaire si l'obéissance n'empêche pas le développement de la personnalité, alors que l'obéissance donne à l'esprit la liberté. A celui-ci d'en bien user pour aller aux vrais biens. Quand j'ai été démobilisé en 1919 je serais bien resté soldat : on obéit dans une multitude de petites choses insignifiantes, on n'a aucun souci, et l'esprit est complètement libre. Bien entendu, pour ceux qui ont une vocation militaire, s'ajoute le devoir de s'instruire et progresser dans le métier. Sans doute la pensée est action et l'action est mère et fille de la pensée. Le saint dans son ermitage mène une terrible action contre lui-même ; mais il peut y avoir une action sans pensée et c'est très fréquent ; en se lançant dans l'action, sous les meilleurs prétextes, mais sans réflexion suffisante, on cause bien des dégâts. C'est ce que nous voyons. Cette société dont les maux sont causés par l'abandon de Dieu, non seulement on en respecte les formes qui ont pour origine l'abandon de Dieu, mais on veut nous les faire adopter. On veut employer à guérir le mal cela même qui l'a causé. La lutte des classes est la grande tare sociale de notre temps, comme était l'esclavage dans le monde antique. Au lieu de chercher les moyens de la supprimer, on entre dedans comme protagoniste d'une de ces classes : or on ne peut supprimer cette lutte en la soutenant. Au lieu de redresser la corruption des idées sur l'art, on veut qu'elle s'applique à l'art chrétien. C'est-à-dire qu'on veut employer les moyens du diable pour le combattre ; en quoi on en est la dupe. Saint Paul n'a pas servi d'aumônier à une révolte d'esclaves, il a demandé au maître et à l'esclave de faire entre eux une société chrétienne ; et cette méthode aboutit à une fin rapide de l'esclavage. Car le servage fut une protection pour l'homme et il reposait sur un contrat. 192:266 -- *Vous vous servez de l'histoire pour éclairer le présent et pour agir. C'est là une grande difficulté. Péguy a tenu là-dessus de nombreux propos et Daniel Halévy a écrit* L'accélération de l'histoire ; *et les marxistes se recommandent de l'histoire et malheureusement beaucoup de chrétiens ont l'air d'accepter la vue de l'histoire des marxistes. Je pense, pour moi, que tant vaut la métaphysique, tant vaut l'histoire. Cette métaphysique peut être implicite et méconnue de l'historien lui-même, mais elle ne peut pas ne pas être. Tout le monde a sans le savoir une vue métaphysique ; ou, si vous aimez mieux, une manière de penser qui, lorsqu'on l'analyse pour la mettre noir sur blanc, est ce qu'on appelle une vue métaphysique. Les hommes non religieux ne peuvent rien comprendre à l'histoire d'un monde où tous les hommes furent religieux à leur manière.* -- Celui qui s'applique par exemple à l'étude du servage dans la Haute Auvergne au temps des Carolingiens, n'a besoin que d'être fidèle aux sources et de rapporter les faits. De même, à ceux qui n'ont pas reçu la grâce de la foi, Dieu demande seulement la droiture. Mais si cet historien est un sentimental passionné, il ne verra que misère dans l'époque étudiée et pleurera de voir ces anciens, temps privés d'électricité. Si c'est un *homo sociologicus* évolutionniste, il tiendra à retrouver les traces de ce qui pour lui constitue une *constante* de l'évolution. Les chants et les danses qui nous viennent de ces âges lointains font penser que la jeunesse s'amusait ferme et d'une manière très saine. *-- Sans doute l'espérance n'abandonne jamais les hommes et surtout la jeunesse. Prométhée l'a dit déjà :* « *J'ai eu pitié des mortels... Les hommes ne désirent plus la mort... J'ai placé en eux l'espérance aveugle.* » *Et l'espérance des serfs du Moyen âge n'était plus aveugle car c'était la vertu théologale. Ne croyez-vous point qu'un historien qui n'a jamais bêché la terre et dansé la bourrée, et qui en outre ne serait pas chrétien, ne peut rien comprendre aux serfs de la Haute Auvergne dans les temps carolingiens ?* 193:266 -- Je le crois vraiment et c'est aussi pourquoi, comme le dit cet historien ami d'E. B. T. Lichard ([^13]) : le présent leur est inintelligible. Tous les hommes d'action ont compris leur temps, et vous allez voir quelle est l'importance de l'éthique adoptée par ces hommes d'action qui ont compris leur temps. Car il en est qui ont misé sur les misères et les bassesses de la nature humaine pour réussir, qui les ont réveillées, ou bien qui ont saisi l'événement de leur éveil pour agir. Il y a, inconsciemment certes, quelque chose de cela chez nos contemporains. Le gros défaut, la grosse tentation de la jeunesse est l'orgueil de la vie. Au lieu de combattre cette concupiscence on veut l'utiliser pour l'apostolat ; on fait des vaniteux. Et voici l'exemple auquel je voulais en venir : il est peu d'hommes aussi peu intelligents et aussi bornés au point de vue des idées pures que l'ont été Luther et Jean-Jacques Rousseau. Le premier avait l'esprit de domination, l'autre était un demi-fou très arriviste. Il n'est pas d'hommes depuis la fin du XV^e^ siècle qui aient eu autant d'influence. Nous avons vu il y a seulement vingt ans cent millions d'hommes gouvernés par un fou authentique. « On ne se moque pas de Dieu. » En d'autres temps le monde avait saint Bernard ou saint Louis, Quand l'homme sera saoul de mal, de licence et de misère morale, alors il s'humiliera et les prières des saints lui feront demander ce qui lui manque. Dieu alors enverra quelque homme en possession des moyens d'agir, quelque saint Louis, ou un simple Henri IV doublé d'un saint François de Sales, d'un Mgr de Bérulle, d'une Mme Acarie. Certainement d'une manière que nous ne pouvons prévoir, mais que nous pouvons préparer par notre fidélité aux enseignements de l'Église, notre souci de maîtriser nos passions, et cet éloignement de l'esprit du monde qui a été le grand conseil des apôtres. 194:266 (IV, ^1^) « D'où viennent les guerres et les luttes parmi vous ? N'est-ce pas vos passions qui combattent dans vos membres ? ^2^ Vous convoitez et vous n'avez pas... Vous êtes dans un état de lutte et de guerre ; et vous n'obtenez pas parce que vous ne demandez pas ; ^3^ vous demandez et vous ne recevez pas, parce que vous demandez mal, avec l'intention de satisfaire vos passions. ^4^ Adultères (le contexte fait penser que ce mot veut dire ici *infidèles*) ne savez-vous pas que l'amitié du monde c'est l'inimitié contre Dieu ? Quiconque veut être l'ami du monde se rend ennemi de Dieu. » Ainsi parlait Jacques, cousin de Notre-Seigneur et premier évêque de Jérusalem. Il devait être *au courant.* Aimer les âmes, ce n'est pas aimer leurs œuvres lorsqu'elles sont empreintes de l'esprit du monde. Maintenant nous pourrions nous désaltérer. Je ne puis vous offrir du ratafia : E. B. T. Lichard a tout bu et nous n'en ferons pas cette année : le 7 mai dernier au matin, tout a gelé, cerises, pommes, poires ; les treilles ont gelé jusqu'à trois mètres de hauteur le long des murs : il est des ceps qui ne repoussent pas. Voilà les vignerons privés de récolte pour deux ans. Et ils devront pendant deux ans travailler leurs vignes avec autant de soin que si elles devaient rapporter. On devrait en faire des ministres : ils seraient prudents et économes. Je m'étonnais ces années dernières, en cueillant les cerises, d'une production si constante et si merveilleuse ; on devrait dire : *benedicamus Domino* à chaque poignée de cerises qu'on arrache de l'arbre, et remercier aussi quand on est privé de ces biens, comme d'un conseil et d'un avertissement. Nous avons fait cette année comme les autres la procession de Saint Marc et les Rogations ; mais l'oraison de la messe dit : « Faites que nous soyons contre toute adversité munis toujours de votre protection. » Et la protection c'est la Croix. Henri Charlier. 195:266 ### Rencontre avec Henri Charlier par André Charlier *Pour tenter de faire connaître au grand public l'œuvre plastique de son frère Henri, il arriva qu'un jour André Charlier se fit journaliste et reporter. Il écrivit anonymement cette* « *interview *» *vers 1966-1967. Il la destinait au périodique* « *Le Monde et la Vie *»*, qui était alors un magazine illustré à grand tirage, animé par André Giovanni. Celui-ci était allé une fois au Mesnil et s'était entretenu avec Henri Charlier : je ne sais plus quel froid il y eut entre eux ; et si c'est pour cette raison que l'* « *inter­view *» *ne parut point. André Charlier, ayant vérifié qu'il n'y avait à cette époque qu'*ITINÉRAIRES *où il soit possible de parler comme il convient d'Henri Charlier, me remit son texte pour que je l'utilise à la première occasion. L'occasion se présenta six mois après sa mort, avec le lancement d'une souscription pour la première édition* (*par DMM*) *de* « *L'art et la pensée *»*. Je publiai l'* « *interview *»*, bien entendu sans nom d'auteur, en indiquant seulement que c'était une publication posthume, dans le numéro 161 de mars 1972.* J. M. 196:266 ENTRE Troyes et Sens, à vingt-cinq kilomètres de Troyes, se trouve un village original, Mesnil-Saint-Loup : dans une région à peu près déchristianisée, ce village est resté chrétien, ou plutôt il l'est redevenu grâce à un curé qui fut un saint en même temps qu'un homme de génie, le Père Emmanuel. Les jours de grande fête les paroissiens passent au moins quatre heures à l'église, car on y chante les matines, la grand-messe, les petites heures, les vêpres, les complies. Les dimanches ordinaires même, tout le monde se réunit à l'église pour la grand-messe, les vêpres, les complies, le salut et le cha­pelet. On y chante un très pur grégorien, en dépit de l'aggior­namento. Ce village a une autre originalité. C'est de posséder un sculpteur, Henri Charlier. De son œuvre je ne connaissais que peu de choses, car elle est dispersée aux quatre coins de la France et même des pays étrangers ; mais j'avais vu de lui à Paris une très belle statue de la Vierge qui est dans le jardin du Séminaire des Carmes, et une fresque dans l'église du Saint-Esprit. Sur lui, j'avais lu en 1930 un grand article de Pierre du Colombier dans l' « Amour de l'Art », qui soulignait l'importance de Charlier. Je ne m'expliquais guère le silence fait ensuite autour d'une œuvre considérable. Le fait que Charlier vivait retiré loin du monde depuis 1925 me paraissait une explica­tion insuffisante. Mais quand je lus le livre qu'il fit paraître en 1957 : « *Le Martyre de l'Art ou l'Art livré aux bêtes *» ([^14])*,* je compris mieux ce silence : Charlier est un réformateur, qui a des idées très précises sur l'art, nées d'une profonde médita­tion sur les formes d'art du passé ; ces idées le conduisent tout à l'opposé de l'art moderne pour lequel il se montre d'une extrême sévérité et en qui il voit une véritable *corruption de l'esprit ;* et comme il fait de l'art chrétien, il est également sévère pour les religieux qui prétendent gouverner l'art sacré, et se font complices de cette corruption de l'esprit, afin de se donner l'air moderne. Ainsi il n'est pas étonnant qu'il ait réalisé une véritable unanimité contre lui et qu'on se soit vengé de lui en l'ignorant. Pourtant un de mes amis m'avait lu une lettre de Paul Claudel qui exprimait une admiration sans réserve : « Charlier est un grand tailleur d'images, disait-il, un de ces artistes sui­vant le cœur de Dieu dont il est parlé dans l'un des livres Sapientiaux. Sa statue de saint Joseph à la Pierre qui Vire est magnifique et j'en ai infiniment apprécié la polychromie. C'est une excellente voie. » 197:266 Le même Claudel manifestait son senti­ment sur les écrits d'Henri Charlier dans un article intitulé *Le goût du fade* ([^15]) : « Charlier fait paraître en ce moment avec une compétence que je n'ai pas, dans le *Bulletin des Mis­sions* de Saint-André de Lophem, d'admirables articles. » Tout cela excitait assez ma curiosité pour me faire prendre la route de Mesnil Saint-Loup. J'y arrivai un dimanche à la sortie des vêpres et j'avisai dans la foule un homme coiffé d'un bonnet, avec des partitions sous le bras (car il est aussi orga­niste), qui ressemblait assez à celui qu'on m'avait dépeint. Je l'abordai avec une certaine crainte, car j'avais le sentiment d'être un visiteur importun. Contrairement à mon attente, je le trouvai fort cordial, et même jovial. S'il fut ravi de me voir, je ne sais, je me flattai en tout cas qu'il en eût l'air. Il m'em­mena chez lui, où assis sur un banc à l'ombre d'un pommier, nous devisâmes amicalement. -- *Comment se fait-il, Maître, qu'on ne voie ja­mais aucune œuvre de vous dans une exposition ?* *-- *En 1922 j'ai exposé une Jeanne d'Arc au Salon d'Automne, à la suite de quoi j'ai été admis comme sociétaire. Elle avait eu beaucoup de succès. Ce succès était dû à ce qu'elle avait été admirablement placée par Georges Desvallières : on ne pouvait pas ne pas la voir. Et puis ses couleurs s'harmonisaient très bien avec les couleurs du tableau de Desvallières qui était derrière. Ensuite j'ai exposé la Pleureuse du monument aux morts d'Onesse dans les Landes. Elle aussi a été bien placée parce que j'étais là : je l'ai mise comme il fallait. Le type qui était chargé de placer les œuvres était un peintre. Lui-même exposait un autobus. Il a voulu protester et m'imposer son propre placement. Je lui ai dit : « Vous me prenez pour un autobus ? », et je l'ai envoyé balader. 198:266 Après cela, quand j'ai exposé l'Ange d'Ary, je n'étais pas là ; naturellement on l'a mis dans un coin et dans l'ombre, personne ne le voyait. Alors j'ai décidé de ne plus exposer. Mais en 1928, quand a paru mon album de tailles directes ([^16]), Desvallières, Bourdelle et d'autres, m'ont dit : « Comment, vous faites des choses pareilles et vous n'exposez pas ? » J'ai donc voulu faire un dernier essai. J'ai fait faire un moulage du Sacré-Cœur qui est sur le dôme de la chapelle du P. de la Colombière, dans la maison des Jésuites de Paray le Monial. Il a de nou­veau été placé de façon ridicule. Cette fois je me suis dit que je ne recommencerais pas : du moment que je gagnais ma vie avec mon art, je n'avais pas besoin d'ex­poser. -- *Vous avez connu Bourdelle ?* J'ai connu Bourdelle aussi bien que Rodin. En 1913 je fus choisi par Rodin pour exécuter des fresques dont il avait reçu la commande, mais notre collaboration fut interrompue par la guerre et Rodin mourut en 1916. Il était d'une bien autre envergure que Bourdelle. Celui-ci me dit vers 1913 : « Le père Rodin se fait vieux, il y a une belle place de sculpteur à prendre ». Voilà la haute conception que Bourdelle se faisait de l'art. C'est encore Bourdelle qui me dit, un jour qu'il me montrait les œu­vres de son atelier : « Vous voyez, à votre âge, moi aussi comme vous je cherchais la forme. » Seulement il a trouvé ça trop difficile, et il a pensé qu'on pouvait réussir à moins de frais. -- *Vous me dites que vous cherchiez la forme. Pouvez-vous m'expliquer ce qu'a été votre évolu­tion artistique ?* 199:266 Je suis de quelques années plus jeune que Picasso. J'ai donc vu dans ma jeunesse les mêmes œuvres que tous ses contemporains, on a proposé à mon admiration les mêmes membres de l'Institut ([^17]). J'ai donc commencé comme Matisse et tant d'autres, je suis allé dans un ate­lier où on broyait du noir. Je suis donc entré à 19 ans dans l'atelier de Jean-Paul Laurens, car si je suis devenu, sculpteur, j'ai fait jusqu'à 30 ans une carrière de peintre. Au bout d'un an je me suis échappé de cet antre, où le maître était très bon et les élèves point si sots, car on y répétait la scie que voici : « Pan, pan, pan. -- Qui est là ? -- C'est moi Jean-Paul Laurens. -- Que voulez-vous ? dit le Sultan. -- Je veux un tonneau de bitume pour faire des chairs transparentes. -- Ce n'est pas vrai, dit le Sultan, et il lui fit couper la tête. A quelque temps de là : « Pan, pan, pan. -- Qui est là ? » Et la scie continuait, en passant à deux, puis trois tonneaux, et ainsi de suite. Le jeune artiste que j'étais continua à étudier seul à l'Académie Colarossi. Quels sont les événements de ma formation artis­tique ? Je me rappelle qu'à 7 ou 8 ans, ma mère m'ayant emmené au Salon du Palais de l'Industrie, je vis un tableau qui me frappa et que je reconnus plus tard pour être l'*Ave Picardia nutrix* de Puvis de Chavannes. C'est un des moins littéraires, des plus purement plastiques, des plus décoratifs, au grand sens du mot, de son auteur. Le second événement fut l'exposition des Primitifs français en 1904, qui fut un événement pour bien d'autres, en particulier pour Péguy qui lui consacra un de ses Cahiers. C'est là que parurent pour la première fois la *Pietà d'Avignon* et le *Couronnement de la Vierge* d'En­guerrand Charonton, jusque là enfouis dans la Char­treuse de Villeneuve lès Avignon. Le problème que po­saient ces œuvres était le suivant : comment retrouver ces qualités de forme et de couleur dans la vie, sans imitation ni pastiche. Le problème était déjà résolu dans son fond par Van Gogh et Gauguin, mais ces artistes étaient inconnus de la jeunesse artistique. 200:266 En 1904 Gau­guin mourait jeune encore aux Iles Marquises. Les toiles de Van Gogh eussent été brûlées par sa famille sans son admirable belle-sœur. Elles ne furent bien connues qu'en 1910. En 1906 eut lieu une grande exposition de Cézanne après la mort de l'artiste. Je n'avais jamais vu de ses œuvres : je crus trouver devant moi une fraîcheur d'ima­ges analogue à celles de La Fontaine. La même question revenait, cette fois avec un artiste contemporain : com­ment acquérir ces qualités par l'étude de la nature ? Cette absence de maîtres a nui à presque tous les artistes de cette génération. Le fait est là : *aucun des grands artistes de ce temps n'a pu enseigner.* Il n'est pas étonnant que la plupart des artistes, même les plus connus, aient pataugé jusqu'à ce que les plus malins aient fait prendre leur inexpérience et leurs manques pour la marque d'un esprit neuf et révolutionnaire. Or Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Rodin, n'étaient nullement des *révolutionnaires ;* ils étaient des *réforma­teurs,* et ils l'ont dit : « On ne remplace pas le passé, dit Cézanne, on y ajoute seulement un nouveau chaînon. » Et Van Gogh : « Ce rejeton vert sorti du vieux tronc »... Rodin, c'est Michel Ange « redivivus », mais dans l'esprit du modelage en terre. -- *A votre avis donc la leçon que donnaient ces grands artistes au début de notre siècle n'a pas été comprise ?* Mais non. La société dans laquelle ils vivaient, bour­geoise et matérialiste, avait interdit à ces grands spiri­tualistes toute possibilité d'enseigner ce qu'ils savaient, et la génération qui leur succéda fut désemparée. Les œuvres de Picasso, le mieux doué d'entre eux, vers 1910, montrent une sorte de désespoir d'arriver à sauter le pas qui sépare le dessin de Poussin de celui de Gauguin. Il se mit à sabrer au hasard, dans l'espérance qu'un jour il toucherait le but. 201:266 Mais les artistes s'étaient livrés dès leur jeunesse entre les mains des marchands de tableaux qui leur faisaient des mensualités. Les pseudo-amateurs avaient vu leur erreur d'avoir acheté du Meissonier, du Bouguereau, du Bonnat, car le cours de ces tableaux ne « montait » pas, au contraire. Ils misèrent sur ce qui leur paraissait révolutionnaire, et les marchands pous­sèrent artistes et clients à faire et à rechercher n'importe quoi pourvu que cela n'ait pas été vu. Il y avait donc à cette époque à choisir entre deux voies, celle de la facilité, qui était la voie révolutionnaire et qui ne menait à rien, on le voit aujourd'hui ; ou persévérer dans la voie ouverte par Gauguin et Rodin, celle de l'approfondissement des recherches sur la forme et la couleur et de leur sens spirituel. -- *C'est donc la seconde voie que vous avez sui­vie ?* Naturellement, et je me suis ainsi séparé du courant qui avait les faveurs de la mode. M'étant converti par la grâce de Dieu, je me promis, comme Desvallières aupa­ravant, de ne plus faire que de l'art chrétien. J'essayai bien de persuader aux artistes catholiques que tous les éléments d'une nouvelle esthétique chrétienne, d'un grand art religieux, avaient été réunis par nos prédécesseurs. J'y renonçai rapidement, car mes camarades ne songeaient qu'à remplacer commercialement l'art de Saint-Sulpice. Vint la guerre de 1914, que je fis jusqu'à la fin. C'est pendant ce temps que les métèques, qui apparaissent comme les chefs de l'art français, arrivèrent à la renom­mée. Ce qui a manqué à la France entre les deux guerres, c'est la génération de ceux qui furent tués. C'est vrai pour l'art comme pour les autres manifestations de la vie publique ; et ceux qui avaient réchappé se voyaient réduits à l'impuissance. Quand j'apportai un portrait au Salon des Indépendants, lors de la première exposition d'après guerre, je trouvai installé comme président du comité un de mes anciens camarades de chez Jean-Paul Laurens, qui me dit : 202:266 « Ah ! Charlier ! Par exemple ! Il y a un siècle qu'on ne t'a vu ! Qu'est-ce que tu faisais ? -- J'étais à l'armée -- Ah ! Je t'avais cru intelligent. » Cela me fut dit tout haut devant une centaine de person­nes qui ne trouvèrent rien à dire. La course était jouée ; la rénovation de l'art français était abandonnée : il était livré aux profiteurs. Je m'en rendis compte aussitôt. Je restai donc chez moi et renonçai à exposer, me conten­tant d'exécuter les commandes qui m'arrivaient non seu­lement de France, mais de plusieurs pays d'Europe et d'Amérique, car il y a tout de même de par le monde une centaine de vrais connaisseurs. -- *En somme vous vous êtes proposé de conti­nuer la réforme entreprise à la fin du XIX^e^ siècle par Puvis de Chavannes et par ceux qu'on appelle par erreur -- si je vous comprends bien -- les Im­pressionnistes ?* Les grand décorateurs que furent Puvis de Chavannes et Gauguin, (le second surtout) avaient bien retrouvé les principes plastiques essentiels abandonnés à la Renais­sance, ceux que Poussin, de la Tour, Watteau, David, In­gres, s'étaient essayés à reprendre. Mais ils avaient échoué dans la technique parce qu'ils avaient gardé la peinture à l'huile, inventée pour les fonds noirs et le clair-obscur, et pour dire le contraire de ce qu'eux voulaient dire : ils l'avaient forcée en quelque sorte. Il fallait revenir à une technique faite pour obtenir à la fois la qualité de tension des formes (ce qu'on appelle vulgairement le style dans le dessin), et les couleurs fraîches et claires partout : c'est la technique des peintures en détrempe et par-dessus tout la technique de la fresque. Quant à Rodin, le seul sculpteur depuis Michel-Ange et Jean Goujon, son échec au point de vue monumental est manifeste. Aucune de ses sculptures ne peut entrer dans une architecture quelconque. 203:266 Pour qu'une sculpture ait ce caractère, il faut qu'elle soit conçue dans la pierre et non dans la terre, et en fonction de sa place architec­turale. Je me suis connu sculpteur lorsque je me suis rendu compte qu'avec de bons dessins on pouvait entre­prendre de sculpter directement dans la pierre sans au­cun intermédiaire. Bien entendu ces réformes ne pouvaient être à la mode : amateurs et marchands souhaitent pouvoir tra­fiquer des tableaux comme on fait des titres en bourse, tirer de multiples moulages d'une terre ou d'un plâtre. Mais j'ai laissé beaucoup d'œuvres que la spéculation ne peut attaquer : ce sont des fresques peintes à même le mur, ou des bas-reliefs incorporés à un mur, ou des statues faites pour une architecture. -- *Quels sont ceux de vos ouvrages que vous con­sidérez comme les plus importants ?* Voulez-vous dire ceux que je considère comme les mieux réussis ? C'est difficile à dire. J'ai fait plus d'une trentaine de Vierges, dont chacune répond à une idée particulière. Parmi celles où j'ai bien réalisé ce que je voulais faire, je pourrais vous citer celle du cloître de Solesmes, celle qui est dans la chapelle des Bénédictines de Vanves, ou encore celle du monastère de Saint André de Lophem en Belgique. Allez voir dans l'Aisne le monu­ment aux morts d'Acy, où j'ai représenté l'Ange de l'Apo­calypse qui se pose ; quand vous l'aurez vu, vous viendrez me dire ce que vous en pensez. Si vous voulez parler des ensembles que j'ai réalisés, il y a d'abord celui de La Bourboule, qui est assez consi­dérable, puisqu'il comprend les sculptures du tympan et des chapiteaux, l'autel et l'armoire eucharistique, deux statues, un chemin de croix en céramique et une peinture dans les fonts baptismaux. Les chapiteaux ont été taillés à même la lave, qui est le matériau du pays, et ceux de la nef sont énormes. Ce n'est pas en tripotant des bou­lettes de terre qu'on peut se mesurer avec un travail pareil. 204:266 Un autre ensemble est celui de l'Oratoire Saint Joseph du Mont Royal à Montréal au Canada, dont l'architecte a été le R.P. Dom Bellot. J'y ai sculpté le maître-autel monu­mental et au-dessus de l'autel un calvaire dont les per­sonnages sont plus grands que nature (la sculpture du calvaire a été faite en bois pour être coulée en bronze). C'est le moment marqué par l'Évangile : « *Exclamans magna voce exspiravit *»*.* Cependant que la Vierge re­nouvelle son *Fiat* et que Saint Jean nous prend à témoins de la grandeur indicible du sacrifice. Le bas-relief de l'autel figure la Résurrection. J'y ai sculpté aussi les douze apôtres, qui en raison de la hauteur où ils sont placés, sont de très grande taille (ils ont presque quatre mètres). Enfin j'ai peint une fresque de la mort de Saint Joseph. Mon dernier ouvrage est la décoration de la crypte et de la chapelle dans la maison mère des oblates de Saint François de Sales à Troyes ([^18]). La crypte est dé­diée à Saint Gilles, parce qu'elle remplace une église en bois du 13^e^ siècle, brûlée par le bombardement de 1940, qui avait le même patron. J'en ai fait toute la décoration, y compris l'autel. J'ai peint une fresque de 12 m ^2^ en hémi­cycle qui représente la découverte de l'ermite dans sa grotte et de sa biche par une troupe de chasseurs. Y figurent aussi les patrons et les fondateurs de la Congré­gation, et en plus un tailleur de pierre à genoux, qui offre à saint Gilles un modèle de la fameuse vis de Saint Gilles, escalier tournant de l'abbaye bien connue de la Camargue, lieu de pèlerinage (avec la Sainte Baume en Provence) des compagnons tailleurs de pierre du tour de France. Un ascenseur, à l'étage supérieur, rendait nécessaires, dans la crypte, deux poteaux de ciment armé. Je les ai décorés de deux statues de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantal ainsi que d'un bas relief de la Visitation. 205:266 La chapelle supérieure, fort large, fut centrée par un arc triomphal appliqué au mur et encadrant le maître-autel. Y sont sculptés Moïse et Élie, les témoins de la Trans­figuration, qui, dit saint Luc, s'entretenaient avec Jésus de la manière dont il devait mourir. Sous l'arc se trouve un grand Christ en croix et triomphant. Le pourtour de la nef est décoré d'un Chemin de Croix gravé de grande dimension. Il ne me reste plus pour achever cet en­semble, qu'à sculpter la statue de Notre-Dame de Lumière, patronne de la chapelle. Dans toutes ces œuvres, je me suis efforcé d'appliquer, sans en rien perdre, à l'art chrétien les principes éternels du grand art retrouvés par la génération qui nous a précédés. En manière de conclusion, je vous lirai un fragment de la préface que j'écrivis jadis pour mon album de tailles directes : « A dix huit ans, avec l'outrecuidance de cet âge, je voyais comme le but de ma vie de réformer l'art et la pensée dans le sens de l'esprit français, parce que je l'estimais plus universel, cela surtout contre la philoso­phie et la musique allemandes. Dix ans plus tard, je m'apercevais que ce qu'il y a d'universel dans l'esprit français était catholique, et que la première chose à ré­former, c'était moi-même. » Propos recueillis par André Charlier. 206:266 ### Le plus petit par Jean Madiran Ayant accompli le compte de ses jours, achevé le cycle de ses travaux, Henri Charlier nous a quittés en sa 93^e^ année. Quelle que soit la pro­fondeur de notre chagrin dans cette séparation qui nous laisse comme intellectuellement orphe­lins, nous ne pouvons que rendre grâces à Dieu pour une vie menée jusqu'au bout de ses forces, jusqu'au bout de ses œuvres, jusqu'aux confins des dernières limites consenties à notre nature mortelle. Demander davantage eût été ingrati­tude. Mais nous pleurons devant la mystérieuse épreuve de la mort, qu'éclaire seule la lumière obscure de notre foi. \*\*\* Nous pleurions aussi, portant la dépouille mortelle d'Henri Charlier au cimetière du Mes­nil, dans cet étroit espace de terre, à gauche en entrant, marqué par une Vierge au Saint-Esprit, où reposent les corps de Claude Franchet, d'An­dré Charlier, de Claude Duboscq, du Père Bou­mier, de l'abbé Thurot, du Père Bernard Maré­chaux, du Père Emmanuel, -- nous pleurions aussi sur la France et sur l'Église : 207:266 sur une France, sur une Église qui aujourd'hui ne sont plus ca­pables de reconnaître et d'honorer selon son rang l'un des plus grands esprits que Dieu avait don­nés à ce siècle : un artiste, un maître à penser, un maître spirituel. Ces honneurs absents n'ont point manqué à sa personne, qui n'en désirait pas, ils ne manquent pas à sa mémoire, qui n'en a aucun besoin ; ils manquent à une société en décomposition, que ses chefs temporels et spiri­tuels détournent des maîtres qui, par leur exem­ple, par leur enseignement, indiquent la voie et les conditions du salut. Car les honneurs rendus aux maîtres ne sont pas pour eux : mais pour les désigner avec autorité à ceux qui ont le besoin et le désir d'apprendre. \*\*\* Né à Paris en 1883, dans une famille d'origine catholique devenue anti-religieuse, élevé sans baptême ni catéchisme par un père franc-maçon, Henri Charlier est mort au Mesnil-Saint-Loup et y a été inhumé, dans sa robe d'oblat olivétain, selon le rite traditionnel du Missel romain. Son itinéraire, et à sa suite, et avec lui, celui de sa femme Claude Franchet et celui de son frère André Charlier, sont véritablement allés du mon­de moderne à la foi chrétienne. La contradiction est fondamentale avec un épiscopat qui depuis un siècle au moins portait en gestation son actuel cheminement œcuménique et conciliaire allant, en sens inverse, de la foi chrétienne au monde moderne. On peut désirer ne point parler de cette contradiction, on peut en détourner les yeux ou la voiler de courtoisies qui sont supposées chari­tables et qui dans certains cas très rares le sont peut-être : on ne peut en rien diminuer ni son existence, ni son tranchant. Henri Charlier était venu au Mesnil-Saint-Loup après la guerre de 1914 pour s'y convertir, s'y sanctifier, y vivre et y mourir saintement. Statuaire de son métier, resté statuaire du début à la fin de sa vie professionnelle, en s'installant au Mesnil il avait décidé de ne plus faire d'art que catholique. 208:266 Bien qu'il se fût ainsi retiré du monde géographiquement et moralement, les commandes ne lui firent jamais défaut : ce qu'il fallait pour vivre, ce qu'il fallait pour faire son œuvre. Re­gardez les oiseaux du ciel, regardez les lys des champs... \*\*\* Il était dans sa 73^e^ année quand nous avons fondé en 1956 la revue ITINÉRAIRES. Il a voulu y être le plus petit, *minimus*. Lorsqu'il m'apparut en 1955 que la revue que je voulais susciter, il faudrait aussi que j'en assu­me la fondation et que j'en prenne la direction, à lui d'abord je demandai son concours, en lui précisant que ce serait avec lui ou rien. Il me répondit sans hésitation : -- *Après ce que vous avez fait*... (je n'avais rien fait, que de publier en 1955 deux volumes successifs, c'est cela qu'il voulait dire, les deux *Ils ne savent...*) *... vous avez droit à notre nom à côté du vôtre*. Et il me donna tout de suite son premier ar­ticle, que l'on retrouvera dans le numéro 1 de mars 1956 : « Le beau est une valeur morale in­dispensable à la société. » Mon intention très déterminée était d'amener Henri Charlier statuaire à devenir aussi Henri Charlier écrivain, et plus précisément : Henri Charlier chroniqueur ; si l'on peut dire : chroni­queur de spiritualité. C'est-à-dire l'amener à fixer par écrit les trésors que sa conversation quoti­dienne distribuait à ses familiers et à ses visiteurs. Pendant vingt années Henri Charlier aura ainsi écrit pour ITINÉRAIRES ce que sans ITINÉRAIRES il n'aurait probablement jamais écrit. Toute une part de sa pensée serait restée abandonnée à une tradition orale incertaine et anarchique, ou même ne serait pas sortie du silence intérieur. Sans doute il avait déjà publié *Culture, École, Métier* en 1942 ; 209:266 il avait déjà écrit *L'art et la pensée,* dont l'essentiel existait en manuscrit avant la guerre de 1939, mais qui dut attendre l'année 1972 pour trouver en DMM un éditeur. Mais il avait d'autres choses encore à dire ; et parmi elles, une qui importait surtout. -- *J'ai appris de vous*, lui disais-je, *comment chaque jour l'Église nous donne, dans sa liturgie du jour, son enseignement pour le jour présent. C'est donc à vous que je demanderai de l'appren­dre aux lecteurs de la revue que nous allons créer*. Telle fut l'idée de départ. -- *C'est tout l'esprit des Pères du Mesnil ; je ne suis que leur héritier et leur survivant, me répondait-il : Mais là je ne puis rien faire sous mon nom. Vous êtes jeune, vous ne savez pas encore combien les ecclésiastiques, pour la plu­part, sont jaloux de leurs prérogatives ; ils ne supporteraient pas qu'un laïc parle de spiritua­lité, surtout s'il en parle pour réparer leurs omis­sions ; et leur dénigrement empêcherait de faire aucun bien*. ([^19]) De là lui était venue l'idée d'une signature qui ne dirait rien, ou plutôt qui ne parlerait qu'à ceux qui sauraient la comprendre. Ceux qui y lisaient « Dom Minimus » lisaient mal, cela n'était point écrit. Il était écrit simplement que l'auteur de ces entretiens spirituels se sentait et se voulait *le plus petit, --* et d'abord le plus petit de la com­munauté bénédictine du Mesnil où il avait chanté l'office monastique sous la direction de Dom Bernard Maréchaux. 210:266 -- *Quelle grâce d'avoir dans sa vie connu un homme, un saint ! comme Dom Bernard Maré­chaux*, me disait souvent Henri Charlier, et cha­que fois les larmes lui en venaient aux yeux. Il me le dit encore ce lundi 22 décembre qui est la dernière fois où je l'ai vu vivant en ce monde. Et quarante-huit heures plus tard, il mourait comme Dom Bernard Maréchaux était mort en 1927, il mourait liturgiquement, en écoutant chanter les premières vêpres de Noël. \*\*\* Quelle grâce d'avoir dans sa vie connu un Henri Charlier. Nous l'avons aimé filialement. Que l'on veuille bien nous pardonner si la voix nous manque, sous le coup du chagrin, pour dire tout de suite tout ce qui doit être dit. Ce sera, s'il plaît à Dieu de nous en donner la force, pour plus tard. J. M. 211:266 ### Oraison funèbre d'Henri Charlier par Dom Gérard OSB 27 décembre 1975 Mes chers amis, Le frère que nous accompagnons de nos chants et de nos prières jusqu'à sa dernière demeure a été pour beaucoup d'entre nous un guide, un père, un ami, -- un exemple aussi. Souvenons-nous d'abord que la messe de Re­quiem est un sacrifice propitiatoire destiné à ap­pliquer à nos frères défunts les grâces méritées par le sacrifice du Calvaire, la messe étant, com­me vous le savez, le renouvellement *non sanglant du sacrifice sanglant,* du moins lorsque des mains impies n'en ont pas altéré la pureté rituelle. 212:266 Or saint Paul nous dit que tous les hommes ont péché : *omnes enim peccaverunt.* Nous offri­rons donc le saint sacrifice de la messe pour le repos de l'âme de notre frère, et nous dirons quelques mots pour orienter notre prière de suppli­cation et d'action de grâces. \*\*\* Frère Henri Charlier, oblat bénédictin, pa­roissien du Mesnil-Saint-Loup, artiste, philoso­phe, écrivain, avait amassé un trésor d'expérience et de sagesse puisé dans la solitude d'une vie la­borieuse, alimentée par la prière liturgique, le silence, la méditation. Vie féconde pour lui et pour beaucoup d'autres ! Chers paroissiens du Mesnil-Saint-Loup, qui chantez cette messe, ce matin, avec piété et avec exactitude, vous vous souviendrez de celui qui pendant vingt ans vous a enseigné le chant gré­gorien, ce merveilleux instrument de la louange divine. Tous ceux qui ont approché Henri Charlier ont reçu quelque chose d'essentiel pour la vie de l'esprit et la vie de l'âme, en particulier ses nièces qu'il aima tendrement, la famille Le Panse qui fut, par son dévouement lucide et affectueux pen­dant si longtemps et jusqu'à la dernière heure, *sa* famille. Et comment ne pas penser à cette famille d'esprit qui très tôt reconnut en lui son maître et son guide lumineux, tous ceux qui gravitent depuis près de vingt ans autour de l'œuvre que Jean Madiran n'a pas voulu fonder sans le secours de son expérience et de sa prière, secours qu'il lui apporta sans défaillir depuis 1956 en livrant sa pensée par d'innombrables écrits destinés aux lecteurs de la revue ITINÉRAIRES. Qu'il nous soit permis, ce matin, de souligner le caractère de cette pensée dans un esprit de gratitude. Trois points particuliers retiennent notre attention. Hauteur de la pensée. Un de ses plus fidèles disciples nous disait récemment : « Il est frappant de voir avec quel naturel Henri Charlier cite les plus grands génies de la pensée, semblant tou­jours se trouver au milieu d'eux comme de plain-pied. » 213:266 Sa pensée atteignait l'universel avec une aisance peu commune, saisissant les réalités à la racine de leur être métaphysique et dans l'essence de leur vocation surnaturelle où elles trouvent leur achèvement et leur plénitude. C'est à cette hauteur de vue qu'il convient d'attribuer la force d'affirmation inouïe dont il était coutumier. Richesse de la pensée. Les paroissiens du Mes­nil-Saint-Loup ont été les témoins d'un événe­ment étrange : un défilé ininterrompu de visi­teurs venait interroger le vieux sculpteur sur les sujets les plus divers, architectes, musiciens, pro­fesseurs, artisans, compagnons du tour de France, économistes, religieux, pères de famille, jeunes gens en quête d'orientation professionnelle ou spirituelle : aux yeux de tous, il réalisait le type de l'humaniste chrétien intégrant les valeurs na­turelles dans une synthèse puissante dont nous n'avons pas eu l'équivalent depuis le déclin de la civilisation médiévale. Humilité de la pensée : humilité au sens d'un accord fondamental de l'esprit avec la nature des choses, avec leur réalité toute bonne, immuable, essentielle ; acceptation joyeuse d'un donné ob­jectif ; goût de l'effort, absence de tricherie ; sou­mission intelligente et loyale aux règles du métier, aux exigences d'une matière qu'il travaillait à la gouge, au ciseau, au marteau. \*\*\* Mais cette humilité intellectuelle s'accordait à un dessein magnanime. Renouant avec la grande tradition intellectuelle et picturale qui forme le patrimoine de l'humanité, il se livra à une en­quête sur les conditions de la création artistique qui lui permit de remettre en honneur la sagesse des anciens et le secret des techniques oubliées. 214:266 En un temps d'anarchie intellectuelle et de subjectivisme individualiste, l'œuvre de Charlier se dresse comme un témoignage ardent à la vé­rité des choses. Loin de s'appliquer à imiter ser­vilement la nature ou à l'académiser, il s'ingé­niait à montrer que la *Transfiguration est le principe même de l'art.* Lorsque, au Thabor, Notre-Seigneur laissa passer quelque chose de la beauté mystérieuse de sa gloire à travers l'enveloppe de sa chair mortelle, il établissait la loi de l'expres­sion artistique qui consiste essentiellement à dé­voiler la trace de l'esprit inscrite dans les formes des êtres créés. C'est à cette hauteur que se situait sa concep­tion de l'art, si bien illustrée par l'admirable pré­face de Noël : «* ut dum visibiliter Deum cognoscimus, per hunc in invisibilium amorem rapia­mur *» : « afin que connaissant Dieu sous une for­me visible, nous soyons par lui ravis dans l'amour des choses invisibles » ; paroles qui assignent à l'art chrétien sa véritable mission. \*\*\* Disons enfin quelques mots de l'homme chré­tien qui reçut un jour, avec son compagnon de marche, Charles Péguy, la grâce de la conversion du cœur. Aussitôt qu'il eût retrouvé la foi de ses pères, Henri Charlier résolut de se fixer en pa­roisse comme on entre en religion, afin de vivre laborieusement pour le ciel. Ce fut la vie d'oblat, partagée entre le travail et la prière. Ce fut la grâce de la Sainte-Espérance qui détache de la terre et achemine vers l'éternité. Les circonstances de la mort d'Henri Charlier et les grâces qui l'ont accompagnée méritent d'être rapportées, encore que la tombe nous ra­visse pour toujours le *secret du roi.* Certaines choses ne nous seront révélées que dans la lumière du Ciel. Mais comment ne pas voir dans ce départ sur­venu la veille de Noël une prévenance de la grâce et comme une réponse à l'amour particulier que le vieux sculpteur portait au mystère de l'Incar­nation ? Nul n'a parlé avec autant de douceur que lui des premiers pas de l'Enfant Jésus et de ses premières prières. 215:266 Sa statuaire, parfois rude, empreinte de gravité et de grandeur, laisse paraître dans les représentations de l'Enfant *Jésus* un charme de tendresse, et la date du départ permet presque de penser a une secrète conni­vence : le 24 décembre 1975, l'Enfant venait sans bruit chercher le vieillard. Dès qu'il sentit ses forces décliner, Henri Charlier demanda avec sa vivacité coutumière « Vite, allez chercher les livres, nous allons chan­ter l'UBI CARTTAS ET AMOR ! » Il s'est éteint aux accents de ce chant de la plus vieille chrétienté qui célèbre l'union des fidèles autour du Christ « Faites cesser les rivalités, les querelles. Où il y a Charité et Amour, Dieu est ! Réjouissons-nous, aimons-nous, et nous verrons le visage de Dieu dans la gloire, joie immense et pure ! Gaudium quod est immensum atque probum ! » \*\*\* Tout à l'heure, mes chers amis, nous accom­pagnerons notre frère au cimetière. Vous verrez parmi les tombes une statue de la Très Sainte Vierge, sculptée par lui, qui évoque la Sainte-Espérance : la colombe du Saint Esprit posée sur la poitrine semble étirer légèrement son corps vers le haut. La main gauche soulève un peu le voile et laisse à découvert le regard fixé vers le ciel. Mes chers frères, restons sur cette image, et di­sons trois fois l'invocation si chère : NOTRE DAME DE LA SAINTE ESPÉRANCE, CONVER­TISSEZ-NOUS ! NOTRE DAME DE LA SAINTE ESPÉRANCE, CONVER­TISSEZ-NOUS ! NOTRE DAME DE LA SAINTE ESPÉRANCE, CONVER­TISSEZ-NOUS ! Dom Gérard. OSB. 216:266 ### Henri Charlier et la réforme intellectuelle. par Jean Madiran NOUS RISQUONS à chaque instant de ne pas rendre pleinement justice à Henri Charlier parce que ses idées (pas toutes) sont devenues si profon­dément les nôtres que souvent nous voici en train d'oublier qu'elles étaient d'abord les siennes. Pour cette fois je voudrais parler de la réforme intel­lectuelle et morale telle qu'Henri Charlier l'entendait, et nous à sa suite. On ne sait plus guère aujourd'hui que la réforme intellectuelle et morale fut à l'origine le titre d'un livre de Renan. Mais à vrai dire jamais on ne l'a bien su. 217:266 Ce livre a été caché et enterré parce qu'aux yeux des amis et disciples de Renan, Renan y trahissait Renan ; il y trahissait la république, le progrès, la science. La pensée de l'ouvrage peut se résumer sans inexactitude en une phrase : -- *Nous sommes intellectuellement et moralement gouvernés par les idées de 1789, qui sont fausses et ne peuvent produire que décadence, ruine et mort, il est in­dispensable de nous en débarrasser.* La réforme intellec­tuelle et morale consiste donc à se libérer des idées de 1789. Ce Renan-là, proscrit par la pensée officielle de nos républiques, fut l'un des maîtres invoqués par l'Action française. Ce qu'Henri Charlier y ajoute, et qui lui vient de Péguy, c'est que le système intellectuel et moral qui nous gouverne n'est pas seulement erroné, mais qu'en outre (et en un sens, plus profondément) il méconnaît les méthodes normales de la pensée. Autrement dit, ce système n'est pas seulement comme un voyageur qui se serait trompé de chemin : mais comme un voyageur qui, de surcroît, avec obstination marcherait sur les mains au lieu de marcher sur les pieds. A ce point déjà toute une catégorie de lecteurs a re­noncé à poursuivre : rejeter les idées de 1789 est une anomalie incompréhensible et insupportable, qui ne mérite aucune considération et se situe bien au-dessous de la zone où peut s'établir une discussion. On ne discute pas avec les blasphémateurs et les sacrilèges. A la rigueur on pour­rait tolérer que des esprits peu vigoureux soient intimidés par quelques-uns des *faits* de 1789, des violences, des massacres démocratiquement bien justifiés, mais dont la justification peut n'être pas évidente aux consciences poli­tiquement arriérées. En revanche, les *idées* de 1789 cons­tituent le dogme initial du monde moderne. Il n'est permis de leur reprocher que de n'être pas « allé assez loin » ; il est sans signification de les prétendre fausses, de les dé­clarer mauvaises. Le « vrai » et le « bien » sont devenus, pour la pensée moderne, des valeurs purement subjectives, des opinions de la conscience individuelle ; le domaine de la pensée objective se limite désormais aux catégories de l' « aller trop loin » et de l' « aller pas assez loin ». *Cela va trop loin* est forcément l'énoncé d'un jugement retar­dataire ou timoré ; toutefois supportable (à la différence d'un jugement qui prétendrait dire le vrai et le faux, le bien et le mal). 218:266 *Cela ne va pas assez loin* est l'expression de la seule exigence morale ayant encore une consistance objective. Au regard de quoi, déclarer que les idées de 1789 sont intellectuellement fausses et moralement mauvaises, c'est sombrer dans un absurde, dans un scandaleux, dans un anachronique et un asocial relevant non pas de la réfu­tation mais de l'asile psychiatrique. (Les communistes soviétiques vont en acte jusqu'au bout de cette logique.) Nous disions donc qu'à ce point toute une catégorie de lecteurs refuse de lire plus loin nos infamies. Parmi ceux qui poursuivent, et c'est le petit nombre, plusieurs demandent ici qu'on veuille bien leur exposer, chapitre par chapitre et point par point, en quoi consiste la réforme intellectuelle et morale dont nous parlons. Le difficile est que la seule réponse convenable paraîtra énig­matique ou peut-être insolente. Car la seule réponse appro­priée est celle-ci : -- *Notre réforme intellectuelle et morale consiste d'abord à en finir avec l'idée moderne qu'une réforme juste puisse être préalablement exposée chapitre par chapitre et point par point.* Si cette énigmatique inso­lence, sans vous éclairer encore, du moins ne vous décou­rage pas, et vous fait pressentir plutôt comme l'espérance d'une lueur, alors vous pouvez vous mettre à lire Henri Charlier. \*\*\* Qu'on n'aille pourtant pas en déduire que la réforme intellectuelle serait incapable de formuler des réclamations tout à fait précises et concrètes. Si c'est cela qu'on nous demande nous ne manquons pas de réponses. En voici deux : Un : la *déscolarisation générale* des âges et des pro­fessions qui n'ont rien à faire sur les bancs d'une école. Une réduction sévère des crédits du ministère dit de l'édu­cation. Un arrêt presque complet de tout recrutement de personnel enseignant. 219:266 Pourquoi ? Pour les raisons données par Henri Charlier, en détail, d'un bout à l'autre de son œuvre écrite, et surtout dans *Culture, école, métier.* Il est lamentable que la jeunesse se passe entière en milieu principalement scolaire. Au lieu d'un enseignement obligatoire imposé par le gouvernement, nous réclamons un appren­tissage librement organisé en milieu professionnel par les professions Deux : la *diminution massive des horaires de télévision.* Cette diminution autoritaire est encore possible, puisque la télévision demeure un monopole ; elle est indispensable pour arrêter un fléau social qui est maintenant universel, ravageant tous les âges. Il est violemment contraire à la nature humaine de passer toutes ses soirées au spectacle, et au spectacle gratuit. C'est le moyen certain de détour­ner tout un peuple, et toute une jeunesse, de l'effort de l'apprentissage et de l'apprentissage de l'effort. Voilà donc deux revendications qui ne se situent pas dans les nuages, qui parlent un langage que tout le monde comprend et qui concernent directement tout le monde *déscolarisation générale et diminution massive des ho­raires de télévision.* Si on les examine dans le secret avec des personnes n'y ayant aucun intérêt matériel, on obtient généralement quelque soupir consentant, quelque mimique approbatrice. Mais pas au-delà du chuchotement. On n'ose pas en parler à voix haute. Pour l'oser, il ne suffit pas d'être convaincu du bien-fondé de ces deux revendications. Il faut encore autre chose. Il faut avoir fait ou du moins entrepris *sa* propre réforme intellectuelle et morale, et s'être libéré de la contrainte psycho-sociologique qui para­lyse les consciences et domestique les comportements. Par quoi l'on aperçoit que la réforme intellectuelle et morale ne consiste pas dans la liste des réclamations qu'elle pré­sente, mais dans un préalable plus intérieur. 220:266 Elle est à l'opposé de la méthode révolutionnaire. La révolution consiste toujours à changer ou supprimer les autres. La réforme intellectuelle et morale consiste à commencer par soi. \*\*\* C'est pourquoi il n'y a pas lieu de rechercher si la réforme intellectuelle a notablement avancé depuis Péguy et Maurras ou si au contraire elle est en recul. Elle n'est pas exactement un mouvement, elle n'est certainement pas un mouvement démocratique. Nous avons maintenant ten­dance à juger de tout selon les critères qui servent à esti­mer si un mouvement démocratique est en recul ou en progrès. Les critères révolutionnaires peuvent mesurer les progrès de la révolution, ils sont impropres à mesurer ce qui n'est pas la révolution. La réforme intellectuelle n'est pas quelque chose qui pourrait grandir de la même ma­nière que le socialisme a grandi depuis un siècle en Europe et dans le monde. Elle est une idée absolument non-révo­lutionnaire, anti-révolutionnaire, contre-révolutionnaire : elle ne consiste pas à faire admettre quelque chose aux autres, mais à se réformer soi-même. Elle ne consiste pas à transformer tout le monde en intellectuels, fût-ce en intellectuels réformés. Elle consiste à ce que les intellec­tuels changent, d'abord en cela et sur ce point, de méthode intellectuelle. Qu'est-ce que l'on demande aux gens ayant changé de méthode intellectuelle ? On leur demande d'exis­ter ; et d'en avoir vraiment changé. Que parmi eux il y ait un autre Charlemagne, cela peut être notre souhait, mais ce n'est véritablement pas notre affaire. \*\*\* La revue ITINÉRAIRES a été fondée en vue de cette réforme intellectuelle et morale, dans la perspective des idées d'Henri Charlier sur cette réforme, et elle y a tra­vaillé avec la collaboration constante d'Henri Charlier lui-même pendant vingt ans. 221:266 Ce travail de réforme intellec­tuelle et morale est une activité proprement civique et l'on doit même dire politique, si l'on appelle politique le service du bien commun temporel. Étant entendu, bien sûr, que l'éventail ordinaire des moyens utilisés par une action politique est assez divers, le terrorisme, l'insurrection, la grève, les élections, le coup d'État, les défilés et manifes­tations, et que notre travail ne se situe pas au niveau de ces moyens-là, mais à un autre niveau, celui de la ré­flexion, celui de la persuasion, par l'imprimé : la revue mensuelle et le livre. C'est-à-dire que nous ne faisons pas beaucoup de bruit. Parce que nous ne faisons pas beaucoup de bruit, nous ne faisons évidemment pas beaucoup de bruit civique et politique. Mais pas davantage de bruit littéraire ou religieux, poétique ou syndical, philosophique ou musical. De notre absence de bruit politique, c'est à tort que l'on conclut à notre inexistence politique. Ou alors, si être et agir c'est faire du bruit, assurément nous ne faisons rien et nous n'existons pas. Comme toute action politique entreprise par des catho­liques dans un pays catholique, notre réforme intellectuelle et morale s'appuyait sur la possession paisible de la doc­trine et de la prière communes de l'Église. Depuis le concile, ou depuis 1958, mort de Pie XII, il a fallu de plus en plus accomplir en outre, et d'abord, une fonction vica­riante, une fonction de défense de cette prière et de cette doctrine, une fonction de maintenance et de tradition, ne serait-ce que pour assurer premièrement à nous-mêmes une alimentation spirituelle, dogmatique, théologique qui commençait à faire défaut. Je dirai plutôt : à faire davan­tage défaut, à faire trop défaut. Ou plutôt je dirai que nous commencions à nous en apercevoir. En réalité ce n'était pas le début. Déjà Péguy disait en son temps : voici que les curés ne croient plus à rien. (Il disait : les curés, mais il voulait dire : les évêques.) Et c'est dès le premier numéro d'ITINÉRAIRES qu'il y eut Minimus pour nous transmettre la tradition du P. Emmanuel. Sans Mini­mus, qui nous l'aurait livrée ? Pas dom Grammont, en tout cas ; ni l'évêché de Troyes ; pas même, de moins en moins, le curé du Mesnil. Il y fallut le laïc qui s'était fait minimus. 222:266 En s'y employant, Henri Charlier ne donnait pourtant point l'exemple de déserter ou mépriser l'action politique. L'action politique, sans doute, répétons-le, telle que peut spécifiquement y contribuer une revue de notre sorte, ce n'est pas de lancer des bombes, de faire des élec­tions ou de tenir des congrès. Nous avons imprimé, publié, diffusé deux œuvres politiques maîtresses, absolument sans équivalent, et que sans ITINÉRAIRES Henri Charlier proba­blement n'aurait même jamais écrites : *Création de la France,* paru en 1971 dans la revue et en brochure, et ce *Gouvernement et administration* de 1956 qui était, en politique, son insistance principale. Tous deux devraient être au premier rang des ouvrages de fond et de formation utilisés dans les organismes qui déclarent s'occuper d'action politique et sociale. Notre tâche civique et politique à nous était d'ob­tenir d'Henri Charlier qu'il les écrivît, et de leur conférer l'existence publique de l'imprimé. Si les organismes civi­ques et politiques ne s'en servent pas, ou fort peu, c'est leur responsabilité et non la nôtre ; c'est leur manque de discernement. Ce n'est point l'effet d'une abstention ou d'une désertion de notre part : car ce n'est point faute que nous ayons averti les uns et les autres autant qu'il était en nous. Nous nous sommes heurtés à l'incompréhension, à l'indifférence de ceux qui croient que l'urgence est au­jourd'hui ailleurs ; qu'elle est d'inciter les catholiques à ne pas se cantonner dans la seule prière liturgique, dans la seule contemplation, dans la seule imploration d'un miracle du ciel, et de les appeler aux priorités de l'action politique. Ce qui est ne pas voir qu'il y a plus urgent encore : peu à peu les catholiques ne sont plus catholiques, ils deviennent autre chose, peu à peu il n'y a plus de catho­liques que de nom, ils perdent leur substance et leur identité. S'il faut donc inviter les catholiques à ne pas négliger (toutefois chacun à sa place, selon son état de vie et ses capacités) le service du bien commun temporel, il faut en même temps les avertir qu'ils sont en train de n'être plus catholiques, il faut contribuer à leur donner les moyens de le rester, ou de le redevenir. 223:266 Quand le caté­chisme romain est enseigné comme il faut dans chaque paroisse, quand chaque dimanche la messe catholique y est célébrée comme il faut, une action politique peut en quelque sorte s'adosser à cette réalité vivante ; ou plutôt s'en nourrir. Mais quand la messe et le catéchisme sont partout en décomposition, l'action politique elle-même en est gravement atteinte, elle ne pourra survivre qu'en se donnant les moyens de ne pas succomber elle aussi à l'ina­nition spirituelle devenue générale. De toutes façons, ceux qui nous reprochent de ne pas faire « assez » de travail politique et civique auraient encore à expliquer pourquoi ils profitent si mal du « peu » que nous leur procurons, quand ce « peu » s'appelle *Création de la France* ou *Gouvernement et administration.* \*\*\* Nous autres militants de la réforme intellectuelle et morale, nous qui voulons depuis toujours *tout réformer* (sauf la tradition de l'Église), nous qui disons avec Henri Charlier et dans notre DÉCLARATION FONDAMENTALE : « *Il y aura toujours quelque chose à ajuster pour se conformer à la nature des choses et à la justice, car les circonstances changent chaque jour et l'on n'en a jamais fini avec le poids du péché *», *--* c'est nous que le Père (par exemple) Congar désigne comme des « conservateurs ». Nous qui avons pris au sérieux l'avertissement de Pie XII : *c'est tout un monde qu'il faut refaire depuis les fondations,* nous voyons Pie XII rangé au nombre des papes « conserva­teurs », et nous avec lui dans le camp du conservatisme. Vouloir *refaire tout un monde depuis les fondations,* ce n'est pas tout à fait rien, et que fallait-il donc de plus pour n'être pas réputé « conservateur » ? Que font donc de plus ceux qui ne le sont pas ? 224:266 Ils rejettent comme nous la société présente : mais ils en conservent ce que nous en rejetons et ils en rejettent ce que nous en conservons. Le monde moderne c'est la démocratie, la révolution, le socialisme : ils prétendent changer le monde et changer la vie, mais ils gardent ce qui fait la vie et le monde d'aujourd'hui, ils gardent le socialisme, ils gardent la révolution, ils gardent la démo­cratie. Dans le *monde moderne,* nous voulons (pour ainsi dire) réformer le *moderne* (ce qui est fait de main d'hom­me) et conserver le *monde* (ce qui est de création divine). Ils veulent conserver le *moderne,* l'humain, et changer le *monde,* la nature, le créé, l'immuable image et ressem­blance de Dieu dans sa création. Nous sommes à leurs yeux des conservateurs parce qu'il y a en effet une chose que nous conservons et qu'ils ne conservent pas : *la parole de Dieu sur la nature humaine.* Car il y a une nature humaine, et ils le nient. Et il y a une parole de Dieu sur la nature humaine, ils la méconnaissent, c'est (en résumé) le décalogue. Nous voulons réformer de fond en comble ce qui est de fabrication humaine dans le monde moderne, parce que ce qui est de fabrication humaine dans le monde moderne est en révolte contre la nature des choses et la nature de l'homme telles que Dieu les a créées. Les mo­dernes veulent, du monde moderne, garder et déployer seu­lement ce qui est moderne, seulement ce qui est de créa­tion humaine, la démocratie, la révolution, le socialisme, et ils veulent dans ce monde moderne changer, c'est-à-dire détruire, les survivances bien défigurées mais encore te­naces de la nature physique et morale créée par Dieu. Notre conservatisme est de conserver la loi naturelle. Leur con­servatisme est de conserver l'organisation (collective mo­derne) de la révolte contre la loi naturelle. \*\*\* La politique moderne est essentiellement une stratégie sans foi ni loi pour la prise du pouvoir et pour son exploi­tation ; elle est donc un despotisme non pas accidentel, mais systématique. Elle n'est plus le service du bien commun temporel. Et c'est pourquoi le mot politique et la chose politique sont déshonorés. Comme l'était le métier des armes au moment où naquit la chevalerie. 225:266 La réforme intellectuelle ne vise en tout cas à déboucher sur aucune prise du pouvoir, pas même du pouvoir culturel. Elle débouche ailleurs : sur la restauration des appren­tissages. La vocation humaine est d'apprentissage et de perfec­tionnement. C'est-à-dire l'effort d'acquisition de ce qui est supérieur à soi-même : supérieur dans l'ordre du savoir, dans l'ordre du savoir-faire, dans l'ordre de la sagesse. Quand par principe on imagine qu'il n'y a rien de supérieur au moi individuel, à sa conscience et à sa libre volonté, l'apprentissage n'a plus de sens, il n'y a plus de perfec­tionnement, nous y sommes aujourd'hui, où tous les degrés d'enseignement sont maintenant fondés sur la croyance que l'on peut tout savoir sans avoir rien appris. Cela s'appelle respecter et cultiver la créativité de chacun. Maurras a bien caractérisé les deux attitudes mentales : *Un jeune homme qui veut mûrir peut se dire :* *-- A qui ressemblerai-je ? Est-ce à moi-même ? A ce qu'il y a de plus* « *mien *» *en moi ? Accentuerai-je ma personnalité, en renforçant tous les traits de mon naturel ?* *Il peut se dire aussi :* *-- Ressemblerai-je à quelque chose de meilleur et de plus haut que moi ?* S'attacher à ce qui est le plus « mien », ou bien à « quel­que chose de meilleur et de plus haut que moi » : ces deux attitudes mentales, nous pourrions les nommer l'une mo­derne, l'autre classique, ou plutôt naturelle. La réforme intellectuelle consiste à remonter de la première à la se­conde. La modernité consiste à descendre de la seconde à la première : ainsi elle supprime jusqu'à l'idée même d'apprentissage, parce que pour elle il ne s'agit pas de devenir *meilleur,* il s'agit de devenir *davantage soi-même.* C'est ne pas comprendre que la vraie manière, la seule possibilité de devenir davantage soi-même est justement de devenir meilleur. 226:266 Il y a donc au fond un quiproquo dia­bolique, un infernal malentendu, comme depuis le début avec *l'eritis sicut dii.* Persévérer et grandir dans l'être que l'on est ; voilà certes l'aspiration la plus légitime ; la plus naturelle à l'être. Le chemin apparemment court, le chemin trompeur refuse de reconnaître des supériorités, de s'y soumettre, de s'y instruire, de s'y conformer, comme si ces contraintes de l'ordre infligeaient une diminution à la personne. Mais l'épanouissement de la personne n'est pas la finalité suprême : il se rencontre par surcroît, nulle part ailleurs qu'au bout du chemin de l'humilité. L'histoire de l'humanité manifeste bien un progrès gé­néral à peu près constant, à peu près continu : le progrès de la puissance de l'homme sur la matière. Ce progrès n'est pas en lui-même une illusion. Mais il fait illusion. Il fait oublier l'autre aspect de l'histoire de l'humanité, aussi cons­tant, qui est l'inconstance de sa valeur intellectuelle et morale : inconstance d'un siècle à l'autre, d'une saison à l'autre, et même d'un âge à l'autre d'une même vie, comme le montre l'histoire du roi David et plus encore celle du roi Salomon. Mais aucune histoire ne montre plus rien quand on a faussé à la fois ce qu'elle raconte et les critères du jugement. Le recours aux leçons de l'histoire est ino­pérant aujourd'hui en France, l'histoire enseignée aux Français depuis un siècle a été pensée, fabriquée, écrite dans une intention passionnément hostile à leur patrie et à leur religion. Henri Charlier avait été élevé hors de la foi et du baptême, dans un esprit parfaitement maçon­nique : passant pour la première fois devant Notre-Dame de Paris, il en concluait aussitôt qu'on lui avait menti, que les hommes, la société, l'époque qui l'ont construite n'étaient pas plongés dans l'obscurantisme qu'on lui avait dit. Il pou­vait se formuler avec certitude une telle conclusion parce qu'il avait une véritable perception plastique ; il voyait que de l'époque des constructeurs de Notre-Dame à la nôtre il n'y avait pas progrès mais recul. Progrès, sans doute, comme toujours, du pouvoir de l'homme sur la matière ; recul intellectuel et moral. A peu près au même moment, la perception poétique ou spéculative de Péguy, de Maurras, les conduisait à des observations analogues. Perceptions rares, perceptions exceptionnelles. 227:266 Car le re­gard moderne a été dressé, habitué, conditionné à recher­cher dans le passé non plus l'exemple de réalisations d'un bien commun temporel, mais des précédents révolution­naires décelant les premières révoltes de la personne indi­viduelle en marche vers la conquête de son autonomie morale. Cela compose un autre univers mental ; l'univers culturel et politique qu'illustre, qu'installe, qu'impose la télévision de chaque jour. L'autonomie morale de la per­sonne est un mensonge, l'homme moderne croit y trouver sa liberté, il y trouve son esclavage. Sa libération est au prix d'une réforme intellectuelle et morale, celle de Péguy, celle de Maurras, celle d'Henri Charlier. Jean Madiran. 228:266 ### L'apprentissage chez Henri Charlier par Bernard Bouts J'arrivai à Estissac un jour de printemps 1930, par le train, avec une grosse valise et mon vélo. Je reconnus tout de suite « Monsieur Charlier », en conversation avec le Chef de gare. Il m'emme­na au Mesnil-Saint-Loup, à cinq kilomètres, dans son incroyable voiture à sièges arrière surélevés, une Ballot 1913. J'avais vingt ans, lui quarante-sept. Il n'était pas facile d'entrer chez Charlier comme élève. « Les élèves, disait-il, ne pensent qu'à apprendre un petit minimum technique pour aller, le plus vite possible, s'ins­taller à leur compte. » Telle n'était pas du tout mon in­tention. C'est l'un de mes frères qui me présenta. Tout d'abord, Charlier refusa. Il fallut insister, lui envoyer tous mes dessins. Enfin, il posa les conditions suivantes : 1° un mois à l'essai ; 229:266 2° six ans d'apprentissage, nourri et logé, non payé (mais il me donna toujours l'argent de poche qui m'était suffisant ; je n'avais qu'à demander) ; 3° arriver ponctuellement tous les matins, un peu avant huit heures ; travailler huit heures par jour ; 4° quatre ans de compagnonnage (payé) ; 5° assister aux offices religieux des dimanches et fêtes, pour ne pas créer de scandale dans le village. Dès le début, je l'appelai « Patron » et Madame Char­lier « Tante Mimi ». Ils n'avaient pas d'enfants et Tante Mimi m'appelait son « fils puîné », parce que j'étais le deuxième élève. J'ai passé à peu près dix ans chez Charlier ; nous avons été séparés par la guerre, puis par mon émigration en Amérique du Sud. J'y suis encore. Mais nous avons tou­jours correspondu. Au Mesnil-Saint-Loup, nous faisions réellement partie de la famille. Nous prenions nos repas à leur table (ainsi que, parfois, des mendiants de passage, ce qui n'était pas sans m'agacer) et nous aidions, à tour de rôle, Cécile ([^20]) et Madame Charlier à faire la vaisselle. Cécile fut, je crois pouvoir le dire, l'une des meilleures et des plus fidèles amies de Tante Mimi. Elles avaient toutes les deux beaucoup d'esprit. Madame Charlier était très instruite, très cultivée, mais elle prenait soin de ne mettre jamais la culture au service de son esprit : elle se trouvait donc sur le pied d'égalité avec Cécile, toutes deux pétillantes, à la manière paysanne qui leur était na­turelle. On riait bien. 230:266 Au point de vue de la religion, j'allais dire qu'elles se trouvaient ou se retrouvaient aussi sur le même plan. Mais je m'arrête ; il s'agit de la foi et de la connaissance. Certainement Madame Charlier, depuis sa conversion, n'a cessé d'être un modèle, tout comme le Patron, mais Cécile, esprit supérieur également, avait une vue très élevée, très claire, très ferme, qui faisait leur admiration. Ils me l'ont dit bien souvent. \*\*\* Alors, il s'agissait d'apprendre à tailler la pierre, le bois, à dessiner. Par conséquent, apprendre à penser et à vivre dans un métier ou, si l'on préfère, sur la base d'un métier. Six ans. Vous trouvez que c'est long ? Mais c'est très peu ! Si je n'avais pas eu le Patron, il m'aurait fallu soixante ans, et d'ailleurs, on apprend tous les jours... C'est même comme si on renaissait ; lorsqu'on s'aperçoit que l'on a réellement appris, donc créé quelque chose, une forme, avec tout ce que cela suppose de technique maté­rielle, on a l'impression d'être « démoulé », sorti de l'œuf. Si l'on est seul, ou si l'on est élève d'une École des Beaux-Arts, ce qui revient au même, c'est au prix d'efforts et de luttes et d'essais à n'en plus finir, dans le cadre de sa propre vie. Si c'est avec un Patron, surtout un Patron comme Charlier, bien sûr, on apprend beaucoup plus vite et beaucoup mieux, non seulement par ce qu'il explique, mais par le contact journalier avec la vie et les problèmes du Patron ; les exigences du matériau ; la confrontation de tout cela avec son propre tempérament. La vie d'un ap­prenti, c'est donc l'immixtion d'un gars qui ne sait rien, dans la vie et le travail d'un Patron qui sait, qui a une longue pratique, et puis, peu à peu, la découverte des res­ponsabilités, à la mesure des connaissances acquises. Charlier m'a souvent dit que le rôle du Patron n'est pas facile : « Je ne sais quel travail vous donner à faire aujourd'hui. » Dans les premiers temps, l'apprenti ne sert pas à grand chose. Au contraire, il fait des bêtises, il retarde le travail, il fait perdre du temps. C'est pourquoi nous cherchons à compenser en lavant la vaisselle, où la voiture -- ça n'était plus la Ballot -- en faisant des rangements... 231:266 Il ne faudrait pas croire que l'apprentissage, vu de cette manière, soit progressif comme le solfège ou le dessin dans les écoles, du plus simple au plus compliqué ; mais non. Mon premier travail chez Charlier a été de composer un socle en bois pour une statue ; la forme du socle était faite, il suffisait de dessiner, dessus, des bestioles. Et puis tailler. En taillant, je compris vite ce qui n'allait pas dans mon dessin : choses impossibles ou contradictoires. On ne fait pas, en bois, ce qui a été pensé en fer forgé, par exem­ple, car le bois et le fer ont des exigences et des possibilités différentes. Il fallut bien apprendre aussi à affûter les outils. Pour la pierre, il était nécessaire de savoir forger et tremper l'acier. Là encore il y a une « technique intellec­tuelle, et une technique matérielle appropriée ». Je ne l'ai vraiment compris que des années plus tard, lorsque je voulus faire un couteau. Un certain couteau destiné à un travail défini. Je demandai conseil à un vieux maître for­geron. Il me dit aussitôt : « A quoi servira ce couteau ? » -- « A écorcher le gros gibier. » Il jeta le bout d'acier que j'avais apporté : ni la forme ni la qualité ne convenaient. Il choisit un morceau de ressort de camion. « C'est en for­geant qu'on devient forgeron » ; je le forgeai, mais c'est quand même le maître qui le trempa ! Dans les corporations, le temps de l'apprentissage va­riait selon les métiers et même selon les régions. Je ne sais pas s'il variait aussi selon les aptitudes de l'apprenti, mais l'apprenti avait des avantages que Charlier ne pouvait me donner : caisse maladie, par exemple ; retraite, passage chez un autre Patron... Les apprentis, les valets, les compa­gnons, les maîtres, étaient tous protégés par les lois in­ternes de la corporation, créées par les hommes du métier, et non directement par le roi ou par l'État. Malgré tout j'avais, chez Charlier, la garantie de l'enseignement et puis, au cas où je serais resté avec lui, la garantie de gagner ma vie car, les derniers temps, nous étions « associés ». En effet, respectant notre contrat, il me présenta pendant six ans comme « apprenti ». Puis il dit « compagnon ». Enfin, un beau dimanche, il y avait « du monde » à déjeuner, il me présenta : 232:266 « Voici Bernard Bouts, mon associé. » Quand les visites furent parties, je lui demandai : « Vous n'êtes pas tombé sur la tête, par hasard ? » Il bredouilla quelque chose comme : « Pas du tout, pas du tout, je considère que, maintenant... » Celui de mes frères qui m'avait introduit chez Charlier m'écrivit un an plus tard : « Ne crains-tu pas qu'une personnalité aussi forte que celle de ton Patron ne nuise à la tienne ? » Ah, là là ! Cette fameuse « personnalité » qui est la chose du monde à laquelle les artistes devraient le moins penser ! Je lui répondis : « Si j'en ai, elle ressor­tira toujours. Et si je n'en ai pas, je ferai un bon artisan, c'est déjà beaucoup. » D'ailleurs, Charlier me dit un jour « Mon cher Bernard, je vous garde, c'est pas pour vous, c'est pour l'art ! » J'avais envie de lui répondre : « Mon cher Patron, itou ! » Mais il a toujours été avec moi d'une extrême délicatesse, même quand je faisais des bêtises un 2 novembre, je ne fus pas à la messe, malgré notre contrat. Je le rencontrai qui revenait de l'église : « Il n'y a pas de défunts dans votre famille ? » Et il me prit par le bras pour aller déjeuner. Depuis la guerre, j'avais l'habi­tude de lui envoyer les diapositives de mes tableaux. Du coup, je lui demandais des titres : beaucoup de mes ta­bleaux sont des figures dont l'idée première est une idée de forme, de rythmique, de mouvement, mais pas une idée de sujet. C'est lui qui a donné les titres à un certain nombre de mes tableaux. En même temps venaient les critiques. Toujours des critiques. Jusque vers 1950 il m'écrivait « Pour la couleur, vous n'y êtes pas encore. Je vous dirais bien de peindre dans les gris, mais il est si délicat de se mêler de la pensée des autres ! » Très rares sont mes tableaux de sujet religieux. Mais ils ont tous, dit-on, un caractère mystique. J'écrivis au Patron pour lui demander son avis. Voici sa réponse : « Le Mesnil, 18 avril 67. -- Aujourd'hui, j'entre dans ma 85^e^ année. Bien sûr que non, il ne faut pas vous forcer à peindre des sujets chrétiens que vous ne « voyez pas », mais bien en peindre quand vous en avez l'inspiration. 233:266 Mais alors il faut vous rendre compte que vous ne faites plus de l'art pour vous ou pour les rares gens de goût, les rares artistes. L'art prend alors une fonction sociale, celle d'exprimer la beauté des conceptions religieuses d'une société, de *former l'imagination* d'un peuple... » A méditer. Autre exemple de la délicatesse du Patron : sa lettre du 6 octobre 1967 contient quatre grandes pages de cri­tiques fort utiles et quelques compliments : « ...Vous me demandez le titre du très beau personnage assis : « L'Ecclésiaste ». Je pense que vous avez une bible. Lisez. Je n'ose vous en citer. Votre bonhomme vaut même mieux que l'Ecclésiaste. Alors : Agur, fils de Jaké... » ; suit toute la citation et la lettre se termine ainsi : « Vous me direz si je vous déplais en vous disant tout cela. Ça pourrait arriver et je ne vous en voudrais pas... Nous vous embrassons affectueusement. » Les vrais compliments sont arrivés très tard. En juillet 1967. Il était encore temps. \*\*\* Revenons aux neiges d'antan et au Mesnil-Saint-Loup. L'enseignement était continu, soit par la pratique, « sur le tas », soit verbalement, généralement à propos du travail même. Et puis venait le déjeuner, à midi. Nous préférions dire le « dîner » pour le repas de midi et le « souper » pour le soir. Les repas étaient réservés à la « politique » : le Patron recevait une quantité de journaux. Il les parcou­rait rapidement et nous en faisait une synthèse qui nous semblait géniale. Entre autres talents, il avait celui de « se mettre dans la peau » d'un personnage. Un homme d'État. Il en épousait si bien les défauts et les qualités qu'il *devinait* ce que le bonhomme allait faire, en bien ou en mal. Ça ne ratait pas : quelques jours après, on appre­nait que le personnage en question avait fait, justement, ce que Charlier avait prévu. Il en riait. D'ailleurs il ne faudrait pas croire qu'il se faisait beaucoup de bile : il avertissait, il jugeait des situations, il constatait, mais il ne manquait pas d'ajouter : « C'est le monde ! », comme allant de soi que « le monde » ne peut qu'être imparfait, par opposition à « l'Autre Monde », auquel il pensait sans arrêt. 234:266 Nous prenions habituellement les repas dans la cuisine mais, lorsqu'il y avait des invités, nous dressions la table dans « la salle » : nappe blanche qui venait de la grand-mère Boudard ou du grand-père Bidet, couverts d'argent, vin fin -- ce Bourguignon se devait d'avoir une bonne cave -- café et « pousse-café ». Il y avait donc « les jours », « le dimanche » et puis, parfois, le lundi. « Faire le lundi » consistait à ne pas travailler, car si les jours de travail étaient fatigants, le dimanche l'était aussi, à cause des offices et des visites. Lorsque l'ouvrage ne pressait pas trop et si le temps était beau, nous prenions la camionnette pour passer la journée dans les bois. Mais le Patron n'était pas homme à rester allongé sur la mousse tout l'après-midi, même avec un livre ; il lui fallait de l'exercice : monter à un arbre pour voir un nid, descendre une falaise en courant, se lancer quelque chose, n'importe quoi, une pierre, un bidon d'es­sence, par-dessus la tête d'un sapin et, en été, nager dans quelque rivière. Il était vif comme la poudre. Un jour, nous avions à retourner une statue, -- on travaille les statues couchées après avoir ébauché la face, il faut retourner pour ébaucher le dos. Cela se fait au moyen de crics, de leviers et d'un grand nombre de cales. -- Cette fois il s'agissait d'une grande et lourde statue : peut-être huit à dix tonnes. Quand la statue fut en « balan », en équilibre sur le flanc, le Patron, qui se trouvait de l'autre côté, entre la statue et le mur, allait la caler pour entreprendre peu à peu la descente ; mais il ne trouvait pas la cale voulue. Or la statue était plus qu'en balan, elle allait tomber ! Je l'ai vue qui partait ! Charlier allait être écrasé ! Mais il posa la main gauche sur la statue et sauta par-dessus, environ 1,20 m ou 1,30 m de haut. La pierre, en tombant, fit un bruit épouvantable et souleva un nuage de poussière. Elle n'était pas cassée. 235:266 Après le repas de midi, nous avions une heure de repos et nous reprenions le travail jusqu'au soir. Au souper, le Patron nous faisait souvent une lecture en rapport avec le travail ou la conversation de midi. Il lisait admirable­ment, d'une manière volontairement un peu monotone, et les commentaires allaient bon train. Nous ne nous faisions pas faute de les solliciter. Ensuite, nous passions à la « salle » pour faire de la musique. Il se mettait au piano, il essayait de nous faire solfier, le pauvre ! Il nous expli­quait, toujours avec les exemples à l'appui : histoire de la musique, le chant grégorien, les Grecs, les chants celtes et gaulois, -- la bourrée d'Auvergne qu'il connaissait à fond, -- et puis Lulli, Rameau, Erik Satie, Claude Duboscq. Je buvais du lait parce que, depuis très jeune, je pensais les mêmes choses, confusément, mais je n'avais trouvé per­sonne pour m'expliquer... Charlier n'avait pas toujours une bonne santé. D'une part, des maux d'estomac : « Mon cher Bernard, me disait-il, quand je suis comme ça, je vois tout en noir. » Et puis des maux de tête qui lui faisaient faire des grimaces. Quand il n'en pouvait réellement plus, il nous laissait nous dé­brouiller avec l'ouvrage et allait se coucher. Dans ce cas, nous évitions de le déranger, mais il était parfois nécessaire d'aller lui demander des directives au sujet du travail. Je le trouvais au lit, enfoui sous un énorme édredon rouge, un bonnet de coton pointu sur la tête, qui lisait. Que lisait-il ? Toujours, invariablement, la Somme de saint Thomas. C'est sûrement un bon remède contre la migraine ! Je lui disais : « Mon cher Patron, sauf votre respect, vous me faites irrésistiblement penser à Dom Quichotte. » Il riait aux éclats. Tout de suite, il se sentait mieux. Le portrait du Patron ne serait pas complet si je ne rappelais qu'il avait fondé un petit orchestre, parmi nos amis du village ; il donna aussi, *tous les jours,* pendant trente ans, des leçons de chant aux enfants de l'école ; il dirigeait un atelier de broderie et, tardivement, un atelier de vitrail et d'émaux où j'étais maître et seigneur. 236:266 Enfin nous avons fait un théâtre de plein air, avec des haies taillées. Je suis très mauvais acteur et encore plus mauvais spectateur, mais je me défendais assez bien comme figu­rant, quand il n'y avait rien à dire ! Et puis je dessinais des costumes et moulais des masques. C'est à propos de ce théâtre que nous avons vu au Mesnil Jacques Copeau et Louis Jouvet. \*\*\* Maintenant, je pense aux jeunes artistes qui, peut-être, liront ces notes sur l'apprentissage. Leur grave problème, c'est qu'on trouvera difficilement un deuxième Charlier. Où aller ? De toutes façons, ils auront intérêt à apprendre les techniques matérielles chez un artisan, à défaut d'un grand penseur. Celui qui a réellement quelque chose à dire, le dira toujours, coûte que coûte, à condition de ne pas du tout, du tout, suivre les modes... Henri Charlier a été l'un des plus puissants cerveaux du siècle. Suis-je un bon juge ? Non, si je ne comptais que sur ma culture, qui est faible, et sur mon intelligence, toute dirigée vers l'art. (Le Patron lui-même me l'a dit.) Mais si je juge par comparaison, il me semble que j'ai raison : les circonstances ont fait qu'il m'a été donné de connaître, dès avant mon séjour chez Charlier et aussi par la suite, quelques peintres et sculpteurs en vogue, des ar­chitectes, des professeurs, un grand philosophe, un grand physicien. C'étaient des hommes supérieurs dans plusieurs domaines, mais je ne peux pas ne pas voir qu'ils étaient limités. Leur pensée était profonde dans un sens, mais j'ai aperçu, chez tel ou tel, d'étranges contradictions : l'homme du monde trahir le chrétien, trahi à son tour par le scien­tifique ou l'artiste, et, enfin, l'édifice instable ou incomplet. 237:266 Chez Charlier, l'édifice est complet. Sa logique, en esprit et en fait, est impeccable. Sa religion, sa vie familiale et patriarcale, son art, ses idées politiques, sociales, forment un édifice sans faille, servi par beaucoup d'imagination créatrice, beaucoup de culture et de mémoire. Il a été très peu compris : ses visiteurs partaient sou­vent déçus ; non pas de lui, mais d'eux-mêmes car, pour le suivre, il eût fallu faire abstraction de quelques habi­tudes mentales, d'une culture mal orientée, d'impulsions non contrôlées, toutes cordes sensibles, douloureuses. Il me disait : « Debussy et Rodin ont « réussi » de leur vivant à cause de leur côté romantique, qui est grand. Non pas à cause de leurs qualités profondes. » Chez lui, si sensible et facilement ému -- il lui arrivait de pleurer en nous lisant du Péguy -- il n'y avait pas de romantisme. Quand je disais ces choses, dans ma jeunesse, on me riait au nez. Chez Charlier même, j'ai souvent vu se dessiner aux lèvres des visiteurs, un sourire compatissant ou un sourire de pitié ou de mépris. Il a été peu compris parce qu'il était novateur dans tous les domaines *à la fois.* Je ne sais si je me fais comprendre : certaines personnes ve­naient le voir pour qu'il leur parle de sculpture ; mais Charlier ne *pouvait* pas parler de sculpture sans la mu­sique, la danse, la politique, la science sociale... parce que, dans son esprit, il s'agissait, à la fois, de la philosophie et de la pratique de tout cela réuni. Imaginez qu'un peintre chinois du V^e^ siècle, avec la puissance prodigieuse de son pinceau, se mette tout à coup à faire du filigrane géomé­trique. C'est impensable ! Imaginez que l'on chante du grégorien dans une église « rococo », -- on le fait souvent, cela me fait toujours penser à un riche en visite chez un pauvre, le pauvre étant le « rococo », -- il y a là quelque chose qui ne « colle » pas. Pensez-y. \*\*\* 238:266 On peut compter sur les doigts les personnes qui ont compris Charlier. Je ne connais pas Jean Madiran ([^21]), mais j'ai l'impression qu'il a vu clair, si j'en juge par quelques notes parues dans ITINÉRAIRES et par la place qu'il a donnée aux articles de Charlier. Et pourtant, combien de personnes les ont lus ? Dernièrement encore, l'un de nos bons amis me disait : « Deux heures de conversation avec Charlier n'ont pas pu me convaincre. » Il s'agissait de la musique. « Il fait, de la musique, une question patriotique. » Bien entendu, le contraire serait impossible, Charlier est un Franc ; tout ce qui a fait la civilisation française et chré­tienne est moulé sur la Liberté. La liberté du rythme doit être, par conséquent, partie intégrante de toute la pensée française. Tout ce qui est rythmique métrique doit être rejeté. Qui donc titube, dans l'affaire ? J'ai assisté à une conversation Charlier-Bergson. Dieu sait que le Patron admirait Bergson, et pourtant, j'ai bien senti que quelque chose clochait. En sortant il me dit « J'ai cherché une fente où mettre la main, il n'y en a pas. C'est lisse. Bergson est hermétique à la valeur des arts visuels. » J'étais présent aux discussions -- très amicales -- avec le R.P. Bossan, S.J., architecte. Les raisonnements du Pa­tron sur les rapports de proportions en architecture étaient trop simples (simplets) pour le Père. Le Père Bellot, par contre, le comprenait très bien, et vice versa. Mais les interminables discussions avec les RR. PP. Regamey et Couturier ! « Votre vénéré confrère, Beato Angelico... » disait Charlier, mais les RR. PP. penchaient vers les Matisse et les Picasso ; comment pouvait-on s'en­tendre ? Ils voulaient que, dans tous les domaines, il soit nécessaire de trouver des matériaux nouveaux pour renou­veler la pensée de notre époque. C'est aussi bête que si l'on disait : « La langue française a dit tout ce qu'elle pouvait dire. Il est indispensable d'inventer un nouveau langage (le Volapuk ? le Ido ?) pour pouvoir exprimer des idées nouvelles. » Charlier répondait : 239:266 « Je ne nie pas que le ciment permette tout, même la folie, mais je dis que le fait d'inventer un matériau nouveau n'est ni nécessaire, ni suffisant pour renouveler la pensée. Ce serait une négation de la *liberté* de l'esprit. » La dispute dura des années. Rouart voulait « faire de l'édition », c'est-à-dire des moulages des sculptures du Patron pour vendre bon mar­ché. « Pour atteindre le peuple. » Charlier n'accepta pas. Il était trop sensible à la qualité de la matière pour admettre un tel commerce. Aujourd'hui, souvent, des amis me disent : « Nous n'avons pas les moyens de nous payer des tableaux. Alors nous mettons des reproductions à nos murs. C'est mieux que rien ! » « Non, madame, il vaut mieux rien. Les murs blancs. Une fleur (véritable, s'il vous plaît) dans un vase. Un feuillage. Une branche aux formes superbes, trouvée dans la forêt ou sur la plage. Les repro­ductions sont toujours fausses, par le fait même que ce sont des reproductions. Elles ne servent que comme « aide-mémoire », qu'on appelle aussi « pense-bête », à consulter de temps en temps, mais pas comme « enjoliveurs » de vos murs. Tout ce qui vous entoure doit être vrai. » Voilà pour l'authenticité. Et pour la simplicité, voici : Jacques Maritain venait de temps en temps au Mesnil. Un jour, pendant le déjeuner, il crut le moment propice pour demander au Patron d'écrire « l'histoire de sa con­version ». Il voyait déjà l'influence de quelque père bénédic­tin, la prière dans la cathédrale, le rayon de lumière à travers le vitrail... Je me sentais rouge de la tête aux pieds, sachant bien que le problème était autre : « Ce ne sera pas difficile, dit le Patron, tenez... » Et il écrivit sur un bout de papier : « Ma conversion est une Grâce imméritée de la Toute Puissance Divine. » « Voilà. » Je crois que ce fut la dernière visite de Maritain... \*\*\* 240:266 Et maintenant, si quelqu'un me dit : « A vous en­tendre, Charlier n'aurait pas de défauts. » Mais oui, tout être humain a des défauts. Il était, comme beaucoup de grands bonshommes, mesquin pour les petites choses. Même injuste, d'une façon parfois cuisante, mais préfère­rait-on qu'il ait été mesquin et injuste pour les grandes choses ? Revenons à l'art. Vous dites : « Je n'aime pas la sculpture de Charlier. » Il ne s'agit pas d'un jugement, il s'agit d'une opinion. L'opinion change, l'œuvre reste la même. J'ai sué dix ans sur les sculptures du Patron, et je n'oserais pas en parler à la légère. Un bout de l'une de ses lettres, cité plus haut, donne un aperçu assez clair de sa manière de voir l'art chrétien. Il a volontairement renoncé à beaucoup de choses ; il y a là un mystère, une sorte de pari qu'il s'est fait à lui-même. Ne nous dépê­chons pas de juger, surtout d'après les habitudes de notre culture visuelle. La peinture. Là encore il y a un apparent paradoxe. La peinture de Charlier est presque inexistante : trois ou quatre fresques dans toute sa vie et quelques études de jeunesse. Lui-même m'a dit, m'a écrit, bien souvent : « Je n'ai pas eu le temps de travailler à une rénovation de la peinture. » Qu'on m'entende bien : il y a pensé toute sa vie. Il a posé les problèmes en tous sens et il les a résolus, théoriquement, à l'usage des autres. Il n'a pas eu le temps de les penser *pratiquement.* Le comble du paradoxe est que les techniques intellectuelles lui étaient familières, et les techniques matérielles ne lui faisaient pas défaut. Il lui a manqué le temps de pratiquer les unes avec les autres. Les personnes habituées aux spéculations purement abs­traites auront du mal à comprendre. Eh bien : pensez lon­guement un modèle de bateau d'une palme de long. Ce n'est rien. Une bricole. Et puis, prenez un canif et com­mencez à tailler : tout le problème se présente sous un jour nouveau, et plus le travail avance, plus il faut re­penser dans le concret. De là surgiront d'autres problèmes et les solutions logiques viendront d'elles-mêmes. 241:266 L'apprentissage ne s'est pas terminé avec la séparation. J'ai continué seul. Mais non, pas seul, j'avais le Patron, il m'écrivait, il m'envoyait ses livres, il me critiquait ou m'en­courageait selon les occasions, et le plus amusant, c'est qu'il se réjouissait, quand j'avais fait un pas en avant, comme si c'était lui qui avait fait le pas, et par surcroît il m'expliquait les *raisons* du succès. Il a toujours eu un côté enfant, « gamin » comme il disait. Je me souviens qu'il s'en fut, un jour, seul dans sa camionnette, livrer une statue de 500 kg. Je crois qu'il n'a jamais eu d'accident. C'est miracle, car il conduisait fort : il prenait ses virages très vite et changeait de vitesse à l'extrême limite. Au retour, il nous raconta qu'il avait eu une panne dans une côte. -- Et qu'avez-vous fait ? -- J'ai mis une cale sous la roue. -- Et puis ? -- J'ai prié mon Ange Gardien de retirer, s'il vous plaît, la petite paille du carburateur. -- Et alors ? -- Et alors quoi ? Vous êtes bon, reprit-il en souriant, l'Ange a retiré la petite paille et le moteur est reparti !... Bernard Bouts. 242:266 ### Les mains candides par Antoine Barrois RÉSUMÉ. -- *Charlier est le véritable héritier de Gau­guin. C'est dans cette perspective que nous exposons ce qui constitue l'essentiel de sa pensée plastique : l'importance de l'art du dessin qui seul permet d'atteindre la* forme*. Nous avons emprunté à une image de Dom Bellot le titre du second point* (*et de l'ensemble*) *qui traite de la transfiguration chrétienne de l'art.* *Dédiée à la mémoire de Claude Franchet, cette étude n'a pas d'autre ambition que de donner au lecteur l'envie d'en savoir plus et de s'approcher par lui-même des œu­vres dont il est question ; approchant ainsi un peu plus près du cœur de la création et de son Créateur.* #### 1. L'héritier de Gauguin *Le regard retrouvé* Gauguin avait trente-cinq ans lorsque naquit Charlier. Le petit garçon qui naît à Montmartre alors que l'on y construit la basilique du Sacré Cœur est son véritable héritier. Mais ils ne se verront jamais. Vingt ans plus tard, Henri Charlier travaille chez Jean-Paul Laurens, le portrai­tiste de Péguy. 243:266 Après deux ans d'atelier il s'en va, se rendant compte qu'il n'y a là rien à apprendre. Et ce n'est qu'autour de sa vingt-cinquième année que Charlier voit quelques dessins de Paul Gauguin. Il découvre l'existence de notre plus grand peintre depuis la Pietà d'Avignon, en apprenant sa mort. Depuis quelques années déjà, Charlier, réfléchissant sur son art, s'était rendu compte de l'importance de la réforme qui s'opérait. Il entrait de plain pied dans la pensée de Gauguin : comme méthode s'en prendre aux grandes abstractions. L'ouvrage des impressionnistes rendant à la couleur son rôle plastique, le travail acharné de Cézanne pour analyser l'espace, de Van Gogh pour retrouver un dessin ferme et libre, avaient résolu bon nombre de ques­tions. D'un autre côté, Puvis de Chavannes, l'ancêtre, s'était attaqué à des œuvres de décoration monumentale, et devait par son chef-d'œuvre « Pauvre pêcheur » mettre Gauguin sur la bonne voie. Cependant le dessin de Puvis était souvent mou et sa pensée embarrassée d'un symbo­lisme littéraire et romantique. L'artisan du complet renou­veau devait être Gauguin. Ce qu'il appelait synthèse -- et qu'il écrivait saintaise quand, peintre, il en avait assez des mots -- était un effort intense pour rassembler l'en­semble des moyens reconquis et les ordonner dans une juste hiérarchie. Ce penseur puissant avait rendu à l'art du trait sa place : la première. Il savait que la ligne existe et que la grande affaire c'est de trouver sa qualité. Voici comment Gauguin s'exprime : « L'essentiel dans une œuvre consiste précisément dans ce qui n'est pas exprimé : il résulte implicitement des lignes, sans couleurs ni paroles ; il n'en est pas matériellement constitué. » Rodin, par d'autres chemins que Gauguin, atteignait au même résultat. Il interrogeait sans relâche le corps humain -- comme Gauguin qui n'aimait rien tant que peindre « les figures » -- et ne cessait d'approfondir sa connaissance de l'esprit qui meut la chair. 244:266 Observateur à l'attention hors pair, il cherchait à rendre par la sensibilité de ses *profils,* la qualité exacte du mouvement profond qui ani­mait la pose observée. Mais, en dehors de l'exercice pra­tique de son art, sa pensée ne s'élevait pas comme celle de Gauguin à la domination des grandes abstractions plas­tiques. Cette absence (relative) de conception lui a interdit le grand art monumental, dont Gauguin, à la suite de Puvis, a donné plusieurs exemples accomplis. Sa *Porte de l'Enfer* est un échec, parce qu'on ne peut pas faire une porte en entassant des poses vues, même organisées avec puissance. Il faut à la conception d'ensemble un autre principe d'unité, qui ne peut être, ici, qu'une forme tracée, obéissant à de justes proportions. Rodin, pourtant, était bien prêt de re­nouer avec l'héritage que la Renaissance avait laissé se perdre. Sa contribution de sculpteur à la réforme générale des arts entreprise de son temps, porte sur l'essentiel scruter et saisir d'un trait cette force inconnue qui fait que les choses sont. Les grands bonshommes que furent les prédécesseurs de Charlier avaient jeté un regard renou­velé sur le monde. Le regard de Van Gogh sur les branches de pommiers en fleurs, de Cézanne sur la montagne Sainte-Victoire, de Rodin sur le corps de l'homme était direct. Disons autrement que tous s'attachaient à retrouver un regard naïf. Le regard naïf par excellence c'est le regard de l'enfant qui voit ce qu'il voit, et sait que ce qu'il voit, EST. *Limites de la réforme* L'absence de docilité à l'égard du réel est la plaie du monde moderne. Le cancer du scepticisme a fait perdre cette qualité de regard que Dieu donne aux enfants et que les simples conservent. C'est aux hommes qui firent le mouvement intellectuel connu sous le nom de Renaissance que l'on doit cette perte. 245:266 La Renaissance fut l'âge du regard par procuration. Les hommes qui ont inventé de voir le monde à travers l'antiquité païenne retrouvée -- qu'ils croyaient -- ont commis une lourde faute ; à double détente. En premier lieu, ils ont fait faire une grave « rechute » à l'humanité, comme Chesterton l'a montré. Le chemin qui va du Christ à Jupiter, du Paradis à l'Olym­pe, ne monte pas. Il ne descend pas non plus. Il va très exactement nulle part, d'illusions en mirages. Et seconde­ment, Charlier y insistait beaucoup, ces hommes ont inva­riablement pris comme modèle ce qu'il y avait de plus faible : en art, par exemple, le romain et non le grec, en philosophie Platon et non Aristote, que saint Thomas nous avait rendu, transfiguré. Ce faisant, ils nous ont coupé du réel vivant au profit d'un passé mort et privé des vrais chefs-d'œuvre au profit des imitations ou des pensées moins sûres. Coup double, dont notre monde crève. C'était ce monde agonisant et qui n'en finit pas de mourir que Gauguin fuyait. Quand on pense en formes il est impossible, ou quasiment, de s'abstraire de l'univers visuel dans lequel on vit : car il est le répertoire naturel de formes dans lequel on puise ; s'en affranchir en s'ins­pirant des autres, anciens ou modernes, c'est verser à coup sûr dans l'académisme et le pastiche. Donc ce que Gauguin fuyait, c'étaient les immeubles cossus aux décors monstrueux du Paris d'Haussmann. Nous le voyons au­jourd'hui, ces édifices gardaient encore une trace de ce qu'est une maison, un théâtre, une église ; mais seulement à l'état ambigu de signe. C'étaient les vêtements que nous avons encore enlaidis, marqués déjà par l'esprit de bes­tialité qui triomphe à présent. La robe à crinoline, grand-mère chronologique de la mini-jupe, est aussi sa grand-mère spirituelle, si l'on peut dire. C'étaient les objets les plus humbles de la vie quotidienne, mobilier et vaisselle, envahis par les formes mécaniques et les ornements pla­qués. Il fallait donc trouver un univers visuel convenable : Cézanne avait la Haute-Provence ou trois pommes, Van Gogh sa chambre ou un bouquet de tournesols. Les écri­vains ont un problème analogue à résoudre : comment garder une langue vivante, fraîche et se garder du jargon des journaux qui défait quotidiennement leur langue. 246:266 L'imagination fiévreuse de Gauguin ne se contenta pas de la Bretagne, il lui fallut un univers entièrement nouveau. C'est cela qui le conduisit à chercher la simplicité et la grandeur dont il désirait nourrir sa mémoire et sa médi­tation, dans le monde primitif et sauvage de l'Océanie. Et c'est là qu'il approfondira sans cesse sa réflexion sur l'énigme qu'est pour lui l'univers créé et l'aventure hu­maine. D'une très belle *Maternité* de Gauguin, Charlier disait qu'elle était digne de l'Antique. Le mot va loin. L'art de Gauguin se ressentait d'une absence ; il demeurait com­me en attente ; il lui manquait son couronnement. Non que son art n'ait été spiritualiste : si Gauguin est le plus grand peintre des temps modernes, c'est à sa puissance de méditation qu'il le doit autant qu'à sa maîtrise de la forme. Mais il lui manquait d'avoir étendu aux autres domaines de l'esprit ce qu'il avait trouvé pour son art. Ce qui ne l'empêcha pas d'avoir, par exemple, une com­préhension profonde du mystère du péché originel comme on le voit dans *Never More ;* jamais peut-être l'épaisseur de la chair sous le sceau du péché n'a trouvé d'expression si frappante. Et *Les cavaliers sur la plage* raconte magni­fiquement la splendeur du paradis perdu. Gauguin conce­vait l'œuvre d'art en termes de parabole. Mais il lui man­quait la foi et son regard en était obscurci. *L'esprit français* L'apport de Péguy, de Bergson ou de Claudel, opérant une réforme analogue à celle des plasticiens dans la pensée, le théâtre et la poésie, devait permettre à Charlier de prendre une vue beaucoup plus étendue de la réforme à faire. Nous ne parlons pas tant de sa conversion religieuse que de sa conversion intellectuelle. Bergson et Péguy y tinrent une place cardinale. 247:266 Nous ne ferons que la signaler car il n'entre pas dans notre propos d'examiner ce que Charlier leur doit. Mais il est certain qu'il leur doit d'avoir élargi sa réflexion à d'autres champs de la connaissance ; de même, il doit à Satie et à Debussy une autre dimension encore. Le fait d'avoir vécu, jeune homme, ce profond re­nouvellement de la pensée et cet immense effort de ressour­cement, permit à Charlier d'acquérir une culture consi­dérable qui fut, chose non négligeable, contemporaine ; à l'état natif. Une chose est de philosopher sur et contre Descartes, une autre de voir paraître *Matière et Mémoire ;* une chose, de scruter les Primitifs, une autre de voir la première rétrospective Gauguin chez Vollard ; une chose, de se tourner vers Rameau, une autre d'être aux premières représentations de *Pelléas.* L'importance de la musique dans la pensée de Charlier est considérable. Jeune, l'essen­tiel de ses réflexions musicales a tourné autour de l'esprit français en musique. Car il n'arrivait pas à croire que les Français fussent musiciens seulement dans la mesure où ils préféraient à tout la musique dite allemande. Cette impiété naturelle au sens où Jean Madiran l'entend, qui consiste à piétiner Rameau et Couperin au profit de Bach et Beethoven, lui paraissait très grave. Autour de nous, ceux qui n'héritent pas de cette tradition musicale la célèbrent comme des plus grandes ; la plus grande depuis bientôt un siècle. Et nous, nous passons sans entendre la libre chanson de notre pays. C'est ainsi, par exemple, que toute une génération doit d'avoir connu les œuvres pour piano de Debussy à Walter Gieseking. Français, Yves Nat et Alfred Cortot, grands fabricants de récitals roman­tiques, auraient pu, peut-être, s'aviser que Debussy avait inventé une nouvelle façon de se servir d'un piano qui valait bien celles de Chopin ou de Schumann. Il est clair que Satie et Debussy ont échoué auprès des Français en ce qui leur tenait tant à cœur : débarrasser la musique, et donc la musique française, de l'influence allemande. Assez de choucroute, disait le bon Satie. Mais après tout ils n'ont pas échoué plus piteusement que les hommes qui s'étaient donné pour tâche de débarrasser la philoso­phie, et donc les philosophes français, de la tutelle alle­mande. Kant et Nietzsche règnent en maître ; Bach et Beethoven aussi. 248:266 Quelques années plus tard, sa conversion se préparant, Charlier découvrira le chant grégorien, auquel il consacrera de nombreuses études et que, par la suite, il enseignera des années durant. Disons pour terminer cet aparté que, si l'on veut pénétrer la pensée d'Henri Charlier sur l'esprit français de la musique, il est nécessaire d'étu­dier ce qu'il dit du grégorien. Il y a, certes, d'autres raisons d'étudier ce qu'il en dit ; mais celle-là n'est pas mineure. Il en va de même de ses réflexions sur la poésie : ce qu'il explique du génie poétique français à propos de Claudel ou de Marie Noël n'est pas toute sa pensée sur la poésie ni sur ces poètes, mais cela permet d'approcher par une autre face cette pierre angulaire de sa pensée : son amour et sa compréhension de la tradition intellectuelle et artis­tique française. La fécondité de cet amour fut merveil­leuse : à preuves éclatantes tant d'œuvres dignes des plus grandes. L'Ange d'Acy est digne de l'Ange de Reims et le Christ-Roi d'Anvers digne du porche de nos cathédrales. Vraiment, je le crois, on pourrait dire de lui : Voici Henri de France. *L'apport de Charlier* Donc, profitant du puissant courant de pensée philoso­phique, artistique et politique qui s'était fait jour à la fin du XIX^e^ siècle, Charlier était dans les meilleures condi­tions pour continuer l'œuvre entreprise par ses devanciers. L'ampleur de son esprit, sa puissance d'affirmation devaient lui permettre d'y ajouter, non seulement, le renouvellement des techniques de métier, mais les éléments d'un grand style décoratif 249:266 La peinture à l'huile, dit la rengaine, c'est plus difficile, mais c'est bien plus beau que la peinture à l'eau. Non ! dit Henri Charlier, c'est le contraire : la peinture à l'eau c'est beaucoup plus beau et plus difficile que la peinture à l'huile. La peinture de Puvis, comme celle de Gauguin, a un aspect sec, parfois dur et sévère. Le métier de ces pein­tres manque d'une certaine franchise d'allure que Piero della Francesca, par exemple, a toujours. Pourquoi ? Parce que la peinture à l'huile ne permet pas l'enregistrement direct et définitif du trait et du mouvement de la main. C'est la raison principale ; il y en a d'autres, mais nous n'entrerons pas dans les considérations techniques. Ceux que ces questions intéressent peuvent faire un pas de plus en lisant les écrits de Charlier, en étudiant attentivement ses œuvres, et, éventuellement, en s'adressant à ses élèves. Les tailleurs de pierre se répètent un plaisant et ancien conseil sur la façon de s'y prendre pour faire une statue « C'est bien simple, disent-ils, de faire une statue : il suffit de prendre une pierre et d'enlever tout ce qui est en trop. » C'est la méthode dite de la « taille directe » que reprendra ; seul en son temps, Henri Charlier, alors qu'elle est aban­donnée depuis longtemps. Et c'est ainsi qu'il renouvellera l'art de la statuaire. Résumons-nous, L'héritage de Gauguin et de Rodin, c'est la forme envisagée comme principe fondamental de l'œuvre d'art plastique et la restauration de l'art du trait, plus essentiel que celui de la couleur. Le premier apport de Charlier, c'est l'utilisation de techniques appropriées à cette conception : fresque et taille directe. A ne considérer que ses dessins d'arbres exécutés au pinceau, on voit que sa puissance d'observation et sa maîtrise technique sont égales à celles des maîtres orientaux. Ses dessins sont sou­vent ceux d'un sculpteur et montrent les plans qui per­mettront ensuite de tailler. Mais la hardiesse et la sûreté de sa main font de ces études mêmes une mine pour l'apprentissage de l'art du trait. D'autres dessins sont des œuvres achevées en tant que tels et révèlent sans doute possible que Charlier est le plus grand dessinateur de notre temps. 250:266 Il faudrait parler aussi de sa maîtrise de la couleur et de l'importance de ses sculptures polychromes ; et tenter de montrer l'intérêt de ses fresques. Il y a dans celle de saint Gilles à Troyes les éléments de solution à bien des questions plastiques que personne n'avait abordées depuis Gauguin. Ce qu'on ne peut pas passer sous silence, c'est l'importance de sa rencontre avec Dom Bellot. Ce moine bénédictin est tenu pour un architecte de génie par nombre de ses confrères. L'architecture est la maîtresse des arts et les hautes époques ont vu la sculpture et la peinture se soumettre à elle. Quelques-unes des plus grandes œuvres de Charlier sont dues à des commandes passées ou pro­curées par Dom Bellot, et conçues pour s'intégrer à une de ses œuvres. Et l'ultime ouvrage d'Henri Charlier, la déco­ration complète de la chapelle Notre-Dame de Lumière à Troyes, doit beaucoup aux conceptions de Dom Bellot. Le second apport d'Henri Charlier est d'un autre ordre. Ses œuvres, nouvelles par leur style, traditionnelles par leurs principes, témoignent de la justesse de ses choix intellectuels et techniques. Mais, naturellement belles, elles ont une autre qualité et témoignent d'autre chose. Car elles sont ordonnées directement à la manifestation de la gloire du Dieu des chrétiens. #### 2. Les mains candides *La danse* La première fois que nous avons rendu visite à Henri Charlier, c'était avec Dominique Morin. Il s'agissait d'exa­miner le montage définitif du livre reproduisant le Chemin de croix de Notre-Dame de Lumière. Lorsque ce fut chose faite, Charlier sortit le fameux ratafia dont nous bûmes ensemble. La conversation continuait à notre grande joie quand, tout à coup, dans le feu d'une explication, Charlier attrapa la bouteille, la posa sur le sol et, ses sabots à peine enfilés, se mit à danser en chantant. 251:266 La chanson bourgui­gnonne allait son train, les pas se succédaient autour de la bouteille. Les bras demi-levés, la tête droite, le corps délié, Henri Charlier dansait pour nous. Plastiquement, le plus saisissant était la liberté d'allure et la force de ce corps âgé. « La carcasse est vieille, disait-il, ravi de son effet, mais elle est encore bonne. » Musicalement, le rapport avec le chant grégorien était frappant. La remarque lancée nous valut aussitôt les explications nécessaires, suivies tant bien que mal. Aujourd'hui qu'il est mort et qu'il ne re­prendra son corps que glorieux, nous remercions Dieu d'avoir vu Charlier danser. L'état lamentable où se trouve cette expression natu­relle de l'ardeur de vivre détourne souvent les âmes droites de la danse. Mais Dieu, pourtant, agréa l'hommage du roi David dansant devant l'Arche. Henri Charlier accordait une vive importance à cette « alliance de la musique et de la plastique » dans la formation de la jeunesse et l'orga­nisation de la vie sociale. Il pensait salutaire et même nécessaire de remettre en honneur les antiques danses villageoises aux nombreuses figures, qui se dansent sexes séparés, mais non les générations. Et il accordait une place aussi grande à la danse considérée comme un art. Il esti­mait qu'un ballet, si l'inspiration et l'art du musicien le permettaient, pouvait être une forme d'art très élevée. Écoutons-le : « Les danses de Rameau, certes, correspon­dent aux situations. Par exemple dans l'acte du Turc généreux \[in *Les Indes Galantes*\], l'équipage du navire qui a naufragé dans la tempête va tomber en esclavage chez les Turcs et ce n'était pas rien en ce temps-là. Il apprend qu'il recouvre la liberté. Il danse deux tambourins d'une joie délirante, et ce qu'on pourrait appeler l'excès même de cette joie ajoute une nuance de grandeur qui transforme et élève la situation. Cette délivrance devient le rêve d'une délivrance spirituelle. » Cette considération pro­fonde avait conduit Henri Charlier à envisager « de faire danser devant le Saint-Sacrement de jeunes garçons en aube avec un chœur très lent sur les paroles *Christum re­gem adoremus *»*.* 252:266 Ce qui était possible au Mesnil-Saint-Loup ne l'est sans doute pas facilement ailleurs. Et lui-même d'ailleurs mesurait bien les dangers possibles. Mais il pen­sait que, réglé par la sagesse chrétienne, cet art devait être remis en honneur. Or sa pensée était contrôlée par l'expérience : il faisait danser et dansait. Quiconque a vu Charlier danser sait d'expérience ce qu'est une danse chrétienne *La Transfiguration* Notre œuvre la plus importante en cette vie est de nous conformer nous-même au Christ. Venu du monde moderne à la foi chrétienne, baptisé à trente ans, Henri Charlier, estimant qu'il pourrait là mieux qu'ailleurs tra­vailler à cette œuvre divine, se fixa au Mesnil-Saint-Loup. C'était en somme son départ à Tahiti, mais en fait Charlier partait beaucoup plus loin que Gauguin. Le Mesnil-Saint-Loup, à cent cinquante kilomètres de Paris selon la géo­graphie, en était à mille lieux selon l'esprit. On dirait même mieux, aux antipodes. Car le Mesnil-Saint-Loup, petit village de Champagne, sanctifié par le P. Emmanuel, était une paroisse chrétienne. Un village qui fut une vraie paroisse chrétienne cela comportait les fleurs et les arbres et les anciens outils de paysans ou d'artisans aux formes héritées. Cela com­portait les petits enfants tranquilles accrochés aux jupes longues et amples de leurs mères. Cela comportait une vie de travail dur et une vie sociale calme, aux distractions naïves. C'était la grandeur et la simplicité de formes et de gestes naturellement beaux, mais transfigurés par la chrétienté. Et c'était la vie tout entière, personnelle, fami­liale et villageoise, réglée et ordonnée par la prière, les offices et la sainte messe. Heureux village, heureuse pa­roisse dont la vie spirituelle était animée par de saints moines bénédictins. 253:266 C'est là que cinquante années durant, Henri Charlier travaillera à se sanctifier et à tailler des images conformes à son idéal d'art. Il produit sans bruit, loin du fracas du monde, et le fruit du travail et d'un cœur tout entier tournés vers Dieu, gagne les quatre coins de la planète. Son premier très grand ensemble il l'exécute pour l'Ora­toire Saint-Joseph de Montréal que Dom Bellot a été chargé d'achever. C'est ainsi que naîtront les douze statues colossales des apôtres, les bas reliefs du maître-autel et le calvaire monumental qui figure le moment rapporté par l'Évangile : « Jesus emissa voce magna exspiravit. » D'au­tres œuvres partent en Belgique, en Hollande, en Suède, au Canada encore et jusqu'au Japon. Mais ce n'est qu'à la fin de sa vie qu'il lui sera donné de faire une décoration monumentale complète : celle de la chapelle Notre-Dame de Lumière à Troyes. Cette chapelle renferme les dernières œuvres de Char­lier, qui comptent parmi les plus belles ; et toute la dé­coration mérite qu'on s'y arrête : les portes et les bancs, les tabernacles et le carrelage, les bénitiers et les serrures. Une des inventions les plus heureuses est le parti pris de graver dans la pierre, en une sorte de frise continue, un chemin de croix de grande taille. La simplicité des moyens employés exclut le réalisme pathétique et donne leur plein caractère spirituel aux différentes scènes de la Passion. Comme la chapelle n'avait guère de forme par elle-même, il était indispensable de la centrer. Appliqué au mur du fond, un arc monumental remplit cet office et dirige *le* regard vers l'essentiel : l'autel, où se renouvelle le sacrifice éternel, et le tabernacle, où Dieu se tient caché, substan­tiellement présent. Un grand Christ en croix, glorieux et couronné, apparaît dans cet arc triomphal ouvert sur le ciel. De chaque côté du Christ, taillés en bas relief dans l'arc lui-même, Moïse et Elie ; au sommet l'Esprit Saint ; et, en différents médaillons, les symboles traditionnels des évangélistes et d'autres tirés des Psaumes. Entendons com­me Jean et Pierre, la Voix venue d'en haut : 254:266 « Voici mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis toute mon affection. » Écou­tons le Fils de l'Homme en gloire s'entretenir avec Moïse et Élie de sa mort prochaine sur la croix. « Nous devons comprendre que les misères d'ici-bas sont là-haut des secrets de gloire », enseigne Henri Charlier dans les propos de Minimus. Son alter ego, Henri Charlier statuaire, montre dans la Transfiguration, la manifestation de la gloire du Fils de Dieu, mort et ressuscité de toute éternité dans la pensée divine. Depuis que son Fils lui avait confié en Jean l'humanité tout entière, la Sainte Vierge, Mère de l'Église, enfantait Dieu dans l'âme des fils de Dieu. Au jour fixé dans les conseils de la Sainte Trinité, elle fut appelée à poursuivre cet enfantement dans l'éternité. Ce fut l'Assomption ; passage à l'éternité que figure la statue de la Vierge à Notre-Dame de Lumière. Tournée vers son Fils, Marie quitte notre vallée de larmes, transportée d'amour. La colombe divine qui embrasait son cœur, enlève la Reine des Cieux jusqu'au pied du trône de la Sagesse. « Et mainte­nant, écrit Minimus, dans l'éternité bienheureuse, Marie contemple sa propre vie qui se renouvelle à chaque instant. Car, à chaque instant, le fils dont elle est la Mère naît sur les autels, y souffre et meurt. Elle contemple sa Résurrec­tion qui s'accomplit pour nous sans cesse, sa vie cachée dans le tabernacle, sa gloire dans les âmes prédestinées et auprès d'elle-même. » *Les mains candides* « L'art, disait Dom Bellot parlant de l'art chrétien, est comme une porte ouverte sur les achèvements et les har­monies de l'éternité bienheureuse, mais que seules peuvent pousser des mains candides. » 255:266 Les mains candides que Dom Bellot veut à l'artiste chrétien sont d'abord les mains dociles de l'artiste habile et savant, qui connaît et domine les techniques tant intellectuelles que matérielles de son art. Mais ces mains expertes ne peuvent pas toucher à la porte du ciel. Il y faut le don de Dieu, la foi. C'est la vertu théologale de foi qui fait les mains croyantes, les mains jointes pour la prière. Et, l'Esprit Saint aidant, les mains sages qui s'ouvrent pour contempler. Telles furent les mains d'Henri Charlier. Nous sommes loin, on le voit, de cette ignorance impie, de cette maladresse dérisoire, dont les effets prétendent être l'art de notre temps. Sachons y reconnaître la marque du Menteur, qui ne sait que détruire. Il jongle avec tant d'artifice, qu'il peut masquer son œuvre. Mais il n'a pas de main et ne crée jamais rien. Les mains candides de l'artiste chrétien ont un divin modèle. Les mains divine­ment candides qui firent danser le soleil à Fatima. Antoine Barrois. 256:266 ### Histoire de Maslacq par Dom Gérard, O.S.B. PEU DE TEMPS après mon entrée au monastère, comme je disais à André Charlier mon attachement à ce que fut l'esprit de Maslacq, il me répondit que j'étais sans doute le seul qui pourrait écrire plus tard l'his­toire de ces choses. Je ne compris pas tout d'abord ce qu'il voulait dire. Je me sentais saisi des pieds jusqu'à la tête par ma vie nouvelle, comme on l'est par une grande passion ou par un grand amour : quelque chose de puissant et neuf qui vous fait passer pour jamais le goût de remuer des cendres mortes. D'autre part, il ne se doutait pas à quel point parler de Maslacq c'était parler de lui-même, de ce qu'il a fait, de ce qu'il a été pour nous. Or, c'est précisément cela qui m'incline aujourd'hui à écrire. Jamais ce que nous avons reçu ne m'a paru chose plus vivante ; aussi voudrais-je ne rapporter de ces événements que ce qui marqua nos âmes, et rendre ainsi moins secret ce foyer duquel notre vie semble bien avoir reçu pour toujours une certaine lumière. 257:266 #### Octobre 1940. Nous sommes arrivés la nuit tombée en suivant d'Orthez à Maslacq un char à mules qui avançait lentement sous une pluie fine. Comme le cœur me battait en entrant dans le grand château noir ! Heureusement, mon grand frère était là avec moi. Le soir même, Monsieur Garrone sou­haite à tous la bienvenue, mais il rappelle aussi que la France est en deuil et que cette rentrée ne doit ressembler à aucune autre. Tout le monde monte dans les dortoirs le cœur serré ; les petits eux-mêmes savent pourquoi il faut être triste, Maslacq est né sous le signe de la gravité. Et de la joie aussi. Car le lendemain matin un soleil éclatant fait briller les flaques d'eau que la terre argileuse n'a pas encore bues : sous un ciel tendu et bleu, le charme de Maslacq opère déjà. Pour aller du château au bâtiment des classes, il faut traverser le village. Là, élèves et pro­fesseurs de Verneuil se retrouvent et bavardent familière­ment. Parmi ceux-ci, il y en a un qui ne parle pas beaucoup, c'est André Charlier. On sent confusément qu'il ne lui a pas été facile d'accepter la défaite. Il a gardé quelque chose de l'allure militaire avec ses culottes d'officier et son porte-carte en gros cuir, dans lequel il transporte maintenant des livres d'exercices latins et quelques bâtons de craie. De capitaine d'infanterie, le voilà redevenu professeur, un excellent professeur d'ailleurs, qui enseigne à ses élèves à parler en latin. Et pourtant ne voir en lui qu'un bon pro­fesseur, c'est consentir à n'y rien comprendre. 258:266 Il faudrait, pour saisir le sens de cette vie, remonter à ce premier quart de siècle marqué en France par un intense effort de remontée spirituelle. Lui-même en a évoqué le souvenir d'une façon saisissante dans les *Cahiers de Maslacq :* « Dans une période dont la première guerre forme le centre, il s'est passé des choses insolites dans l'âme de la France : Une sorte d'ébranle­ment avait descellé silencieusement des édifices de pensée qui avaient fait l'orgueil des siècles précédents, si bien qu'on pouvait les écarter et descendre jusqu'à la source cachée qui coulait dans l'ombre. Une source dormait là, oubliée, et il nous était donné d'y boire. » Je me souviens, à la lecture de ces lignes, avoir été frappé par l'accent profond de vie intérieure qui en éma­nait. Il ne s'agissait pas là d'une simple tranche d'histoire littéraire : c'était le témoignage d'une expérience person­nelle porté sous la forme à peine voilée de la confidence. Et ce témoignage achevait de jeter la lumière sur une vie qui s'était jusqu'ici dérobée à notre affectueuse curiosité. A une époque où d'autres créaient un style (ou une mode !), se faisaient un nom, ambitionnaient une place, André Charlier renonçait à la carrière musicale. Ayant trouvé dans le cadre de l'École des Roches un milieu accordé à l'idée très haute qu'il se faisait de l'enseigne­ment, il y offrit ses services en qualité de professeur de lettres. Cependant, non moins avide de silence et de soli­tude, comme son frère au Mesnil-Saint-Loup, il se fixa non loin de Verneuil, à Pullay, petit village dont il avait accepté la mairie et où il se livrait à d'obscurs dévouements. « Nous étions pris dans le filet du monde au moment où ce flot commençait à rouler des eaux tumultueuses et rapides à une vitesse sans cesse accélérée. Et nous, il nous paraissait que nous avions été seulement choisis pour nous asseoir au bord de la source la plus humble et la plus cachée. Vocation étrange ! Il nous était demandé de vivre lentement alors qu'autour de nous les hommes vivaient de plus en plus vite. » 259:266 Ainsi cette solitude revêtait le caractère d'une véritable vocation, et le mot « source », qui revient souvent dans ce fameux texte déjà cité, nous met directement sur la voie parce qu'il fait penser à Péguy. Charles Péguy, mort pen­dant la guerre à la tête de ses hommes, avait eu le temps de laisser derrière lui une œuvre immense, dépassant de beaucoup le domaine de la littérature. Péguy avait ouvert une source ; son œuvre constituait pour les générations suivantes un héritage sans prix, parce que, pour la pre­mière fois, la France y donnait comme délibérément son âme à lire, et certains avaient découvert dans ce miroir très pur rien de moins que leur propre visage : tout uni­ment celui de la nature et celui de la grâce : « Nous sommes simplement témoins de l'évé­nement le plus grave qui puisse toucher l'âme d'un peuple. Les gens qui, assis sur la rive, regardaient d'un regard vague l'eau couler ont bien aperçu des remous étranges dont les ondes s'élargissaient sans bruit, mais ils ne distin­guaient point quelle pierre mystérieuse en était la cause. Mais nous, nous avions reçu la pierre en plein cœur. » Dès lors, faut-il s'étonner qu'ils aient choisi de se taire ? Ainsi allait la solitude de Pullay au contrefort de quelques grandes amitiés, Paul Claudel, Jacques Copeau ; et aussi Dom Romain, prieur de la Pierre qui Vire : « Il nous était demandé une chose très sim­ple : c'est de chercher, pour nous asseoir au bord, la source la plus secrète, et de nous laisser aller au bras des saisons. » 260:266 #### Charge d'âmes. Mais la source peut resurgir (ainsi vont les choses de Dieu), et Maslacq, à vingt ans de distance, allait contre toute prévision en recevoir l'eau très pure. Invité dans les tout premiers jours à faire une lecture, je me souviens que c'est justement un texte de Péguy qu'André Charlier vint nous lire, comme il le fera plus tard si souvent dans la grande étude du château. Bien des choses demeureront incompréhensibles dans la vie et dans l'âme de Maslacq si l'on oublie que cette présence de Péguy fut pour nous comme la première grâce. Je ne me souviens plus exactement comment la direc­tion de l'École fut confiée à Monsieur Charlier. Les circons­tances de ce petit événement sont restées assez mal connues et nous n'en avons jamais su grand-chose, sinon qu'il s'y mêla quelques malentendus, comme cela arrive fréquemment dans notre cher pays chaque fois que se pose la question de l'autorité. Le piquant de l'histoire, c'est que la chose fut remise entre les mains d'un homme qui était à cent lieues de la désirer et, tandis que plusieurs profes­seurs s'en retournaient à Verneuil rendre son lustre à la noble École des Roches, lui, le musicien solitaire, on lui remettait le paquet avec mission de liquider l'affaire hono­rablement. Il ne s'agissait pas, bien sûr, de prolonger cette situation boiteuse née du malheur des temps. Mais, en attendant, quelque chose était né. Il faut prendre garde que les choses qui naissent ont en elles une force mystérieuse, et ceux qui ne s'en aperçoivent pas, ou qui s'en effraient, risquent bien de passer à côté de quelque grande réalité. André Charlier n'a pas eu peur de Maslacq. 261:266 ­Lui qui s'était toujours tenu à l'écart du cercle pro­fessoral de Verneuil, il accepta la direction de l'École avec simplicité, comme il eût accepté un commandement mili­taire. Sachant mieux que personne combien pesait une charge d'âmes, il dut bien se douter que c'était là changer sa solitude contre une solitude autrement redoutable, la solitude du sage contre la solitude du chef ; mais celle-ci venait s'inscrire tout naturellement dans le prolongement de celle-là, c'est pourquoi il ne s'y déroba point. Et lorsque le petit élève de quatrième revint à la ren­trée d'octobre 1941, il eut bien du mal dans les premiers temps à dire *madame* à son ancien professeur de fran­çais, au lieu de *mademoiselle !* Si grand cependant que fût ce changement de vocabulaire, il y avait un changement plus profond dont il ne soupçonnait pas l'importance, c'est que, par son mariage, Monsieur Charlier se trouvait dès lors secondé par une épouse admirable, envers qui l'École a contracté une véritable dette de reconnaissance. Douée d'un sens aigu de l'organisation et du maintien, elle sut accomplir avec lucidité son rôle d'aide morale et maté­rielle, épargnant à son mari des tâches ingrates qui l'eussent empêché d'accomplir son œuvre spirituelle, elle qui savait si bien, dans l'intimité d'une petite classe, introduire ses élèves dans la pure lumière de l'*Iliade.* Donner une idée de la maison à cette époque n'est pas chose facile pour qui n'en garde que des souvenirs d'en­fant, mais certains indices donnent la note juste. On chantait beaucoup à Maslacq en ce temps. On chan­tait sur le stade, mais aussi dans la maison, en étude, dans le hall et (Dieu nous pardonne) même à la salle à manger au cours des repas ! La présence de certains hôtes n'empêchait rien, même pas celle d'un grave général dont je ne me rappelle plus le nom et qui eut à subir une bonne chanson à boire sans malice. (Vous souvenez-vous, madame, votre petit gong de cuivre armorié n'en pouvait mais !) Et quand vint le moment de prononcer quelques mots d'excuse au général, il protesta qu'il était très heureux, ayant lui-même coutume de faire chanter ses hommes. 262:266 On riait aussi beaucoup. Il y avait même une certaine façon de faire régner l'ordre qui n'avait rien de maussade. Il arrivait par exemple, en été, qu'on se réveillât avant l'heure du lever, et c'était bien la faute du soleil qui entrait par les fenêtres grandes ouvertes. Mais un dortoir qui commence à s'agiter dès cinq heures du matin, il faut avouer que c'est un peu fort et que cela réclame une mesure exemplaire ; c'était tout à fait l'avis du directeur, qui monta quatre à quatre. Les délinquants furent réunis en bas du perron et condamnés sur-le-champ à faire le tour du village en pyjama à la queue leu leu et au pas de course, directeur en tête, s'il vous plaît. Ça marchait rondement. Pour tout dire, il y avait alors dans la maison un cer­tain élan fait d'on ne sait pas bien quoi, mais qui était quand même la marque d'une qualité propre à la jeunesse. Qu'il y ait eu alors en France (c'était l'époque des *Compa­gnons* et des *Chantiers*) une certaine ivresse de l'action, un certain engouement pour ce qu'on pourrait appeler le mythe de la jeunesse, cela n'est pas douteux, et les jeunes qui passèrent à Maslacq n'en furent pas exempts. Mais le mythe comparé à d'autres était d'une innocence candide, l'élan droit. A cet élan, il restait à donner une âme, et ce serait préci­sément là l'œuvre d'André Charlier. Il n'apportait rien de bien nouveau, aucune méthode, aucune technique spéciale ; il ne lisait pas les revues pédagogiques. Il voulait simple­ment qu'à une certaine qualité d'âme on pût reconnaître le vrai visage de l'École. La première *Lettre aux Capitaines* est chargée de cette pensée : « Il faut, écrivait-il, créer des conditions de vie telles que l'âme puisse s'épanouir. » Ce que les « lettres » demandaient aux « Capitaines », c'était d'appliquer à leur vie d'écoliers quelques grands principes de vie intérieure. Mais aussi, pour écarter toute équivoque, une volonté de réalisme apparaissait dans des formules nettes : 263:266 « La charge de capitaine est un service. » « Vous devez être essentiellement les réalisateurs d'un certain ordre. » Cette orientation ferme aboutissait dans les dernières lignes à une perspective de dépassement qui achevait de donner à la tâche du « capitaine » sa dimension surnaturelle. « Dépassement », c'était là un des maîtres mots aux­quels avait recours sa pensée, car quoiqu'il fût pour l'ordi­naire assez avare de grands mots, il pensait qu'il est cer­tains moments où un adolescent doit entendre des choses graves. Les « Lettres » offraient l'occasion de prononcer ces mots, et la signification s'en trouvait accrue par leur rareté même. Aussi leur auteur n'avait-il qu'un désir, c'est qu'ils atteignent cette région de l'âme qui est faite pour entendre la vérité. #### La vérité prend comme le feu. Il fallut attendre deux ans pour qu'il se passât quelque chose. Mais cette fois-ci quelque chose bougeait, et c'était pour de bon. Pour la première fois, des jeunes gens décou­vraient quelque chose de tout à fait inhabituel dans ce qui leur était demandé. Voilà qu'un homme se mêlait de leur parler tranquillement des plus hautes réalités, de celles mêmes dont on ne parle que discrètement dans les livres. Un prêtre clairvoyant, curé d'un petit village d'Auvergne, achevait de les mettre sur la voie : « *Marchez, n'ayez pas peur, il y a quelqu'un au milieu de vous qui vous dit la vérité ; c'est une grande grâce. *» Et ils ont parlé ainsi tout un soir ensemble, autour d'un feu, sur les bords du Gave. 264:266 Rien n'unit les hommes comme de découvrir ensemble quelque chose d'essentiel, parce qu'alors leur union donne un sens même à ce qu'il y a en eux de plus particulier et de plus irréductible. C'est pourquoi une petite équipe se forma d'elle-même, qui s'était juré de se retrouver dans la vie. Chacun avait son orientation propre : celui-ci mon­tait vers le sacerdoce, celui-là désirait l'armée, deux autres voulaient faire le tour du monde. Mais le tour du monde, ils ne devaient le faire jamais. Mieux que le tour du monde, leur fut donné d'accomplir l'effort d'approfondissement et de connaissance de soi-même qui devait les conduire très loin, les préparant à mourir. On ne peut faire l'his­toire de Maslacq sans parler d'Hervé et de Jean-Marie, parce que, prenant au pied de la lettre les consignes reçues, les premiers ils se sont engagés à fond dans ce chemin mystérieux qui s'ouvre au désir de l'âme. Aussi la réponse qu'ils ont donnée aux exigences de leur métier de « capi­taine » prit à nos yeux un caractère d'absolu et nous révéla la mesure exacte du don qu'il fallait faire de nous-mêmes. Enfin, comme pour donner plus de force à leur témoignage, ils obtinrent que la mort au combat mît un sceau à leur fidélité. Mais ce témoignage nous était livré au milieu d'événe­ments si familiers et à travers des mots si simples que la portée profonde nous en échappait. « Ce que les Roches m'ont appris, écrivait Jean-Marie, ce n'est que mon devoir, et pas grand-chose de plus. » Nous ne soupçonnions pas que, sous la plume d'un garçon de dix-huit ans, ces termes sans apprêt étaient l'expression d'une vie intérieure par­venue a l'essentiel. En un temps oie nous aurions eu besoin de leur pré­sence fraternelle, la mort les ravissait à nos yeux de chair et les plaçait dans une sorte de gloire qui les rendait plus lointains encore. Aussi bien, appelés à leur succéder comme « capitaines », nous nous sentions quelque peu écrasés. Il semble donc que nous aurions eu besoin de quelque pa­tience et de quelque indulgence à notre endroit. Mais celui qui fut le témoin de la montée d'Hervé et de Jean-Marie ne se sentait nulle inclination pour aucune espèce d'indulgence. 265:266 Il faut dire qu'il fut extrêmement impatient et austère et exigeant comme seule peut encore en donner une idée cette collection de « lettres aux capitaines », édi­tée par les soins d'Albert qui porte en exergue : « *Deus non irridetur. *» En quelques phrases brèves, dont il avait le secret, il nous exhortait à vivre dans la vérité absolue et nous rappelait que pour l'atteindre il convenait de viser haut : « *La vérité prend comme le feu, mais elle ne prend que sur un cœur qui la désire. *» Et de ces *Lettre*s on pou­vait faire un beau recueil des maximes les plus exigeantes : « Vous êtes sollicités de bien des manières : ayez la volonté de répondre toujours à l'appel le plus haut. » « Osez faire passer dans vos actes et dans vos paroles le meilleur de vous-même. » Une phrase liait toutes ces maximes et en justifiait la teneur : « C'est le plus bel honneur qu'on puisse faire à la jeunesse de lui dire qu'elle est vouée à la pureté et à la grandeur. » Cependant, si nous devons beaucoup aux « Lettres », rien ne nous fera oublier le style parlé des « *appels *» du soir, cette réunion des grands qui précédait la remise des carnets de notes. Il serait certes bien malaisé de dire à quel genre littéraire obéissaient les « appels » : cela tenait à la fois de la lecture, de la causerie et de la mercuriale. Nous aimions les appels. Non qu'il nous fût toujours pos­sible d'en saisir la portée, mais il nous semblait y en­tendre des choses qu'on ne disait pas ailleurs. On y entendait parler de la vie intérieure, de la vraie nature de la liberté, du sens du sacré et de la mission de la France. Le chef de maison descendait tous les soirs ; il prenait à partie celui-ci ou celui-là, il choisissait ses mots, il pen­sait visiblement devant nous et sur un ton familier, pre­nant prétexte d'événements en apparence insignifiants, il nous mettait chaque jour avec une constance admirable en face de notre vocation d'homme. C'est ainsi que nous découvrîmes la gravité de la vie. 266:266 Mais comme notre conduite restait souvent en deçà de la réalité entrevue, le ton montait parfois jusqu'à une véhé­mence extrême. Charlier tonnait de toutes ses forces contre le mensonge et contre l'argent, la véritable idole du monde moderne, dont il décelait déjà des traces d'empoisonnement dans les âmes : il considérait comme perdue une âme habi­tuée à penser que l'argent suffit à tout. Certains parents furent assez aveugles pour y trouver à redire, mais lui continuait à frapper très fort : « *Nous sommes absolument pauvres,* disait-il, *et la grande tromperie de l'argent est de nous masquer que nous sommes pauvres ! *» Je me souviens d'un appel où il porta un coup terrible à ces âmes satisfaites et déjà mortes qui exhalent une odeur putride. Il les comparait au cadavre de Lazare enterré depuis quatre jours. « Ils sent déjà », disait la sœur de Lazare : « *jam foetet ! *» Le mot vous était lancé en pleine figure. Et pourtant il est à remarquer que jamais nul d'entre nous ne prit ombrage de cette véhémence, sans doute parce que nous sentions qu'elle s'adressait aux âmes et qu'une âme de jeune est toujours tourmentée par un certain besoin d'absolu. C'est pourquoi nous nous félicitions plutôt et nous nous frottions les mains, et l'un de nous trouva même à dire ce mot profond qui résumait notre pensée : « Ce qui fait la beauté de l'École, c'est qu'elle est une source d'exi­gence. » Et, en vérité, je ne sais rien de plus beau que cette exigence impérieuse proposée aux âmes comme le plus bel honneur qui leur puisse être fait, que cette sévé­rité militaire qui regarde à tout le détail et ne laisse rien passer, ce ton et cette allure jeune qui marche droit de­vant : « Moi, je marche, il faut bien que vous me suiviez ; si vous voulez me lâcher, dites-le tout de suite, que tout soit net. J'en trouverai d'autres pour remplacer ceux qui manqueront de courage. » (*Lettres.*) A qui s'étonnerait qu'on pût tant nous demander, il faudrait simplement répondre que l'École avait reçu de grandes grâces. Non seulement le souvenir de nos morts restait vivant, non seulement leur courte vie nous apparais­sait de plus en plus chargée de signification, mais la présence de Jean-Marie s'était rendue mystérieusement proche et le Père Londos crut pouvoir en reconnaître à certains signes l'influence surnaturelle dans la vie des âmes. 267:266 C'est à l'École aussi que l'un d'entre nous avait demandé et reçu la grâce du baptême. Et combien d'événements secrets, dont personne ne parlera jamais, se sont passés dans la petite chapelle du château ? Voilà pourquoi André Charlier pouvait poser l'exigence comme un principe, voilà pourquoi il pouvait nous deman­der beaucoup de fidélité, non seulement sur le plan humain, mais encore cette fidélité à la vie intérieure dont il n'hési­tait pas à nous parler souvent, fidélité qui nous était com­mandée parce qu'elle demeurait, disait-il, dans la ligne des grâces reçues. #### La nature et la grâce. Il est remarquable que cette vie intérieure, cependant bien précaire et bien commençante, s'est toujours main­tenue dans une ligne vraie ; jamais elle ne s'est évadée par les pentes faciles du rêve chères aux adolescents, pas plus qu'elle ne s'est vue enfermée dans les limites étroites de l'exercice de piété. La raison en est que celui qui avait pour fonction de nous guider dans nos premières découvertes ne pensait pas qu'il fût moins essentiel pour l'œil de nôtre âme de savoir regarder les choses les plus simples et les plus naturelles que de contempler les hauts mystères de la foi. Car, s'il nous était clairement dit que tout homme est appelé à la perfection et qu'elle seule peut combler le désir de l'âme, il nous était enseigné également une humble fidé­lité à la règle, un profond respect des choses, un regard attentif posé sur les réalités les plus simples de la vie quo­tidienne, et cela n'était pas la moindre grâce que nous valût notre présence à Maslacq. 268:266 On y puisait une sorte de santé morale et spirituelle, un certain accord entre la terre où se posaient nos pas et le royaume secret que chacun porte en lui-même. Il en résultait surtout une intelligence des rapports entre la nature et la grâce qui est sans doute l'apport le plus précieux et le plus original du message qui nous était adressé. Ce lien mystérieux, c'est bien le miracle propre du christianisme (je ne suis pas venu pour détruire, mais pour accomplir), c'est le fondement même de la théologie catholique (gratia non tollit naturam sed perficit). Et l'œuvre de Charles Péguy en a été traversée de part en part. Lui-même en a exprimé cent fois l'idée sous une forme énergique et comme frappée dans l'airain : « Le spirituel est constamment couché dans le lit de camp du temporel. » « C'est vraiment un grand mystère que cette sorte de liga­ture du spirituel et du temporel. On peut presque dire que c'est comme une sorte d'opération d'une mystérieuse greffe. » (*L'Argent,* suite.) « *Car le surnaturel est lui-même charnel,* *Et l'arbre de la grâce est raciné profond. *» (*Ève.*) Et encore ceci : « Il ne suffit point d'abaisser le temporel pour s'élever dans la catégorie de l'éternel. Il ne suffit point d'abaisser la nature pour s'élever dans la catégorie de la grâce. Il ne suffit point d'abaisser le monde pour s'élever dans la caté­gorie de Dieu... Parce qu'ils n'ont pas la force (et la grâce) d'être de la nature, ils croient qu'ils sont de la grâce... Parce qu'ils n'ont pas le courage d'être d'un des partis de l'homme, ils croient qu'ils sont du parti de Dieu. Parce qu'ils ne sont pas de l'homme, ils croient qu'ils sont de Dieu. Parce qu'ils n'aiment personne, ils croient qu'ils aiment Dieu. » (*Note conjointe.*) 269:266 On peut l'affirmer, cette idée que la nature déjà est une grâce, que l'ordre de la nature pressent et prépare l'ordre de la grâce, jette une lumière décisive sur le sens profond de ce qui s'est fait à Maslacq. Celui pour qui cette idée devenait un principe d'éducation en découvrait l'applica­tion partout et jusque dans le cadre même qui nous en­tourait : « Ce qu'il y avait d'inappréciable à Maslacq, écrivait-il, c'est que les lieux mêmes aidaient à maintenir un certain goût de qualité dans les âmes : il y avait en eux une proportion et une harmonie qui empêchaient leurs hôtes de des­cendre trop avant dans la médiocrité... » (*Adieu à Maslacq.*) Cette intuition première des liens entre la nature et la grâce s'avérait susceptible de prolongements indéfinis ; nous lui devons la ligne sûre d'une formation à laquelle n'échappait aucun des aspects du réel, ni du réel de l'homme, ni du réel de Dieu. De là devait naître également un souci constant de qualité, tant dans la culture de l'esprit que dans l'éduca­tion de la sensibilité : un certain sens de l'homme, une volonté de fidélité au génie et aux vertus de la race. Un jour, comme nous sortions d'un appel, Denis me fit remarquer avec quelle insistance revenaient les mots *Il faut sauver l'homme.* C'était l'époque où une vague d'opti­misme, accompagnée d'un besoin effréné de jouissance, passait sur la France « *libérée *» et tendait de lui faire oublier ses malheurs. André Charlier souffrait plus que personne de l'avilissement général qui s'emparait des âmes. Une véritable douleur l'assaillait à la pensée qu'on pût s'y accoutumer, c'est pourquoi il n'avait de cesse que nous découvrîmes la gravité de ce mal secret, plus dangereux que les déchaînements de la barbarie parce qu'il menace les âmes de l'intérieur. Par-dessus tout, il convenait de nous prémunir contre cette inconscience funeste qui in­cline à penser que le mal n'est pas si grave que ça et que les choses finiront bien par s'arranger toutes seules. Cela n'était pas au goût de tout le monde et n'a pas manqué de lui attirer quelques critiques des *optimistes.* 270:266 Mais cet opti­misme même, il n'hésitait pas à dire aussi ce qu'il en pen­sait : « Leur optimisme n'a rien de commun avec la joie, qui est la véritable vocation du chrétien ! Ma tristesse, quand parfois elle s'exhale, est beaucoup plus près de la joie que leur optimisme... Ils semblent incapables d'aper­cevoir ce qu'il y a de fécond dans une haute tristesse, cette tristesse qu'on ne peut pas dire et qui n'est que le regret d'une âme exilée, mais soulevée de désir au point d'en rompre ses amarres. » Cependant, Saint-Exupéry, Bernanos, Simone Weil s'élevaient contre le consentement à la médiocrité, et André Charlier, trouvant un écho de sa propre pensée dans ces grandes voix solitaires, nous exhortait à nous poser à nouveau l'éternelle question de l'homme à laquelle le Tout-Puissant Progrès s'avérait décidément incapable de répondre. C'est pourquoi nous nous sentions attirés par le pro­blème social, non tant par ses imbrications sur le plan économique et politique que par ce qu'il supposait de connaissance de l'homme. Il restait à nous faire prendre conscience de la séparation, du fossé creusé entre hommes appartenant à des milieux sociaux différents : on nous donna le goût d'un contact, si modeste fût-il, pourvu qu'il fût personnel, avec la classe ouvrière. Hervé et Jean-Marie en avaient eu la hantise ; Jean et Denis firent des stages, s'embauchèrent comme manœuvres ; Christian s'embarqua comme *poulot* sur un chalutier. On s'intéressa à l'expé­rience de la communauté Boimondeau, à celle du Père Loew ; plus tard viendrait Hyacinthe Dubreuil. Mais ce n'est pas rejoindre l'homme que ne pas lui donner le meilleur de soi-même. Aussi nous fûmes fortement mis en garde contre cette mode qui commençait à sévir et qui consistait à se mettre au diapason le plus bas, quitte à se renier soi-même, pour rendre le dialogue possible. 271:266 « *Ce qui rend notre culture si difficile à communiquer au peuple,* écrivait Simone Weil, *ce n'est pas qu'elle soit trop haute, c'est qu'elle soit trop basse. On prend un singulier remède en l'abaissant encore davantage avant de la lui débiter par morceaux. *» La première *Lettre aux Cahiers* témoigne d'une autre conception de l'homme : « Quand je suis avec des ouvriers ou des paysans, je parle le même langage qu'avec les élèves de l'École des Roches, et je m'aperçois qu'il est compris aussi bien par les uns que par les autres, sans doute mieux par les pre­miers que par les seconds. Il faut honorer l'homme dans quelque condition qu'il soit, et il est toujours sensible à l'honneur qu'on lui fait : il a besoin d'honneur, parce qu'il est une créa­ture de Dieu, quelle que soit d'ailleurs son abjection morale, ou du moins ce que le monde qualifie ainsi. Il y a un certain ton de noblesse et de simplicité qui est toujours compris à qui que l'on s'adresse. Je déifie qui que ce soit parmi nos bureaucrates patentés, ou parmi ceux qui croient avoir droit par privilège de naissance au titre de chef, de me battre sur ce terrain : nous verrons qui de nous est le plus *moderne. *» Les racines terriennes étaient restées en lui tellement vivantes qu'il éprouvait une aversion instinctive pour tout ce qui eût ressemblé de près ou de loin à de la démagogie. Même une certaine réserve austère n'était pas faite pour lui déplaire, mais, derrière cette réserve, quelle sensibi­lité et quel don inné de s'attacher les hommes ! En fait, l'observateur le moins attentif s'apercevait vite des liens profonds qui se nouaient, dans le cadre du travail quotidien, entre le chef de maison et le personnel de l'École. Sans parler des habitants du village : ces pay­sans étaient nos maîtres. Sans qu'ils eussent besoin de s'en expliquer, nous sentions par leur simple présence tout ce que la dignité de l'homme doit à la lignée d'une race fidèle à ses traditions. 272:266 En vérité, cette leçon muette qu'ils nous donnaient se trouvait parfaitement accordée au message qu'André Charlier pensait devoir nous trans­mettre. Si quelqu'un en effet eut à cœur de nous faire dé­couvrir le sens de notre race, c'est bien lui. C'est là une chose souvent mal comprise (de nos jours surtout, où, par une tendance ruineuse de l'esprit, on en vient à confondre déracinement et spiritualité). Aussi n'était-ce pas un moindre service que de rappeler à de jeunes Français ce que signifie l'appartenance à une race élue et à quelle fidélité cela doit conduire. Un moine même pourrait-il n'y être pas fidèle ? Pour se vouer tout entier à la quête de Dieu, le moine a renoncé à sa culture, à sa civilisation, et ces choses se sont effa­cées humblement devant la force de son désir, tellement qu'on les croirait mortes. Mais un beau jour elles se mettent à parler très haut, lui disant : « Tu n'existerais pas sans nous ; c'est nous qui t'avons donné ce que tu possèdes de plus précieux à l'intime de toi. En vain chercherais-tu à nous abandonner pour mieux atteindre le pur royaume de la Grâce, car c'est encore nous qui serions dans ce désir, et il n'existe pas de royaume si pur où tu ne trouverais encore quelque chose de nous. » Péguy disait : « S'ils renient leur race, leur institution propre, où la fidélité pourra-t-elle s'accrocher ? » C'est pourquoi, dans une conférence inoubliable, lors des toutes premières *Journées de Maslacq,* l'accent fut mis sur cette fidélité : « Il ne s'agit pas de diviniser la race comme l'ont fait les païens modernes. Mais une race est quelque chose de beau et de grand. Une race est une grande famille qui dépend d'un milieu physique déterminé, qui est attachée à un cer­tain sol hors duquel elle ne peut subsister. « *Il faut que France, il faut que chrétienté continue,* disait Péguy. Il est beau de continuer sa race, de faire les mêmes gestes, avec le même style, que ses aïeux... 273:266 « Le monde moderne n'aime pas les particu­larismes : il n'aime pas les races, ni les corps de métier, ni les familles, ni les personnes. Il aime les masses parce qu'elles sont plus faciles à manœuvrer. « On ne peut sauver le spirituel si on ne sauve le charnel. La décadence des races n'est pas une chose fatale. Quand on a reçu d'appartenir à une race comme la nôtre, quel devoir ! Les dons de la nature prodigués à la France au point d'en rendre jaloux l'univers, qu'en avons-nous fait ? Mais ils sont encore là endormis, et ils peuvent revivre. « Tant de trésors d'imagination, de patience, d'énergie, de raison dépensés par la France au cours des siècles ! Ne saurons-nous point re­trouver le secret de la fécondité française ? « Comme il est beau de se reconnaître ou de se découvrir dans un mot de Jeanne d'Arc, dans le geste d'un bonhomme figuré sur un bas-relief au XII^e^ siècle, dans un vers de Ronsard, dans une vieille mélodie ! Il faut avoir sans orgueil la fierté de sa race. Dans ce siècle où l'on est à l'affût de tout ce qui se fait à l'étranger afin de l'imiter, il faut refaire une sensibilité française. » En faveur de quoi, tous les ans, la veille au soir de la fête de sainte Jeanne d'Arc, nous écoutions, à l'appel, un passage de la grande épopée de Péguy, *Les Batailles :* « ...*Il y avait avec nous un tueur de bœuf de l'abattoir, un gros qu'on appelle toujours Garreau... ; il emmenait deux Anglais qu'il avait fait prisonniers. Il faut croire que dans les deux il y en avait un qui ne marchait pas tout à fait à sa guise :* « *Attends ! mon vieux ! qu'il y a dit, je vais t'apprendre à marcher droit si on ne sait pas dans ton pays. *» *Alors, il y a donné sur la tête un coup de masse à tuer les bœufs, l'autre est tombé raide ; Madame Jeanne a vu ça. Elle a sauté de son cheval comme un éclair, l'Anglais était cou­ché de tout son long... Madame Jeanne s'est penchée, lui a soulevé tout doucement la tête avec ses deux mains... Elle avait de grosses larmes dans les yeux. Tout à coup, elle a sursauté :* « *Mais il faut sauver son âme !... *» 274:266 Et, à cet endroit de la lecture, notre cœur battait parce que Monsieur Charlier avait pris soudain une voix étonnam­ment jeune. Et comment oublier, le lendemain matin, la messe à la paroisse, au moment où le curé Ballaguer élève l'Hostie entre ses doigts, ces cinq ou six poitrines béarnaises, à gauche dans le chœur, qui vous envoient une sonnerie de clairon à vous arracher les entrailles ? Comment oublier tout cela ? Qu'on veuille bien nous pardonner si nous choi­sissons ces choses parmi les souvenirs qui nous restent. Nous n'avons jamais pris le parti d'en rire : si humbles qu'ils fussent, il nous semble que c'était là des gestes vrais. Ce sentiment puissant d'appartenir à une race peut connaître, il est vrai, certaines déviations capables de remuer en l'homme Dieu sait quelle lie impure. Jamais rien de semblable ne parut à Maslacq. Jamais l'ombre d'une xénophobie dans ce dessein avoué de refaire en nous une sensibilité française. André Charlier, à Verneuil, s'enten­dait fort bien avec le grand Monsieur Brabeck, qui aimait venir écouter ses cours de littérature, tandis qu'à Maslacq le docteur Imchynewsky lui demandait d'être le parrain d'un de ses enfants. Et que dirait Victor Baumann, le vieux savant qui trouvait auprès de lui tant d'estime et tant d'affection dans l'amertume de l'exil ? Que diront le Prince Bao Long et sa mère si regrettée l'Impératrice ? Et cet Israé­lite qui trouva refuge à l'École en un temps où cette hospi­talité pouvait coûter cher ? Toutes ces choses que nous sentions confusément garantissaient à nos yeux la qualité de cette sensibilité qu'on tentait d'éveiller dans nos âmes. Car, en fin de compte, c'était là la fin poursuivie : éveiller par tous les moyens une certaine sensibilité de l'âme où la grâce pût s'épanouir comme sur un terrain de choix. Or, cette culture de l'esprit et de la sensibilité, n'était-ce pas la mission propre de nos études ? Il me semble que c'est ce caractère qui en marqua les étapes depuis les plus petites classes jusqu'à la philosophie. 275:266 Dans la petite salle de cinquième, enfumée par les ca­prices d'un poêle bigourdan, Madame Charlier, du ciel attique où elle avait ses entrées, faisait sans peine des­cendre l'aurore aux doigts de rose, la mer violette et le cortège des dieux, et la poésie à la faveur d'Homère instal­lait sa première fraîcheur dans nos âmes. Nous faisions connaissance avec Péguy, Jammes, Claudel ; nous entrions éblouis dans la Grèce et le Haut Moyen Age. Était-ce Priam venant aux pieds d'Achille lui demander le corps de ses fils ou la mort de Vivien aux Alyscamps qui nous tirait les larmes des yeux ? On nous apprenait à aimer les héros et les saints de France, ses rois, ses poètes, et son XIII^e^ siècle comme une grande rose rayonnante au cœur de son histoire. Puis ce furent les cours de littérature en première, où Monsieur Charlier nous révélait le vrai caractère de notre XVII^e^ siècle, qui est non la mesure, comme le disent facilement les manuels, mais la passion maîtrisée et la grandeur. Puis, avec l'âge, nos esprits s'acheminèrent vers cer­tains choix (car une culture en profondeur entraîne tou­jours un certain choix). Et, bien entendu, ce n'est ni vers Lamartine, ni vers Chateaubriand, qu'allaient nos préfé­rences, mais plutôt vers les symbolistes, parce que, à travers et malgré ce qu'ils disent, c'est toujours *d'autre chose* qu'ils semblent vouloir nous parler. Ce n'est donc pas seulement pour satisfaire à la récitation orale que nous déclamions avec ferveur *le Bateau ivre,* mystérieux poème de la mer, > *où, flottaison blême* *et ravie, un noyé pensif parfois descend,* 276:266 car la sorcellerie évocatoire du poète nous faisait pres­sentir par-delà ce monde sensible, où nous commencions de trouver tant de charme, la présence enfin de quelque chose d'absolu, qui seule pouvait combler nos âmes. C'était le chemin de la foi, et là encore nous retrouvions Péguy sur notre route : *e De la culture à la foi, il n'y a point, il n'y a aucune­ment contrariété, mais, au contraire accointance pro­fonde, nourriture de la culture pour la foi, littéralement une vocation, une destinée profonde de la culture pour la foi. *» Aussi on ne négligeait rien pour créer autour de nous cette atmosphère spirituelle, soit par le théâtre et la mu­sique, soit par les conférences. L'art dramatique a toujours été très en faveur à l'École. André Charlier y apportait une conception noble du théâtre qui s'apparentait à celle de son ami Copeau, et, chose précieuse entre toutes, un talent incomparable de même. A la scène, les textes de Molière ou de Shakespeare retrou­vaient toute leur force poétique, avec je ne sais quel charme profond que ne restituent pas les livres. Et qui sait si la grâce du langage et de la pantomime ne dispose pas les âmes à mieux entendre par ailleurs le pur langage de la Grâce ? Je trouve cette idée dans une exquise apologie de la farce tirée de la fameuse *Lettre aux Cahiers :* « Rien ne me paraît plus hautement éducatif que la farce pour un monde qui s'ennuie à mourir : c'est même un exercice de spiritualité presque aussi efficace que les Exercices de saint Ignace pour nous disposer à l'état de grâce. Elle vous libère de la logique pour vous faire entrer dans le royaume délicieux de la fantaisie ; elle vous empêche de croire au ridicule et prétentieux personnage que vous êtes ; elle vous fait déposer toute la carapace des conventions, des préjugés, des bateaux « dernier cri » renouvelés des Grecs, pour vous revêtir du costume aérien de la folie. 277:266 « Elle desserre les rouages affreusement compliqués que nous employons toute notre industrie à construire, pour que la grâce puisse passer à travers. » On retrouve là cette liberté souveraine, ce ton à la fois grave et léger, mêlé d'un brin d'impertinence, qui faisait le charme de Maslacq. Je renvoie à ce texte ceux qui, de l'extérieur, criti­quaient notre conception « pessimiste » de la vie. « Invitez-les donc, disait Monsieur Charlier, à venir jouer *Pourceaugnac* avec moi, ou à danser les ballets de *l'Amour Médecin,* ou à nous apporter le concours de leur jovialité dans la troupe de clowns que nous allons orga­niser ! » Parallèlement au théâtre, il y avait la musique. Met­tons d'abord à part le chant grégorien, parce que c'est avant tout une prière. Mais c'est aussi une très grande conception de l'art musical, et celui qui veillait à notre formation ne voulait pas que nous en fussions privés. « *L'Église,* écrivait-il, *a voulu que fussent restaurées les authentiques mélodies grégoriennes, nullement par goût d'archéologie, mais parce qu'elle a jugé que cet art était propre à faire entrer les âmes dans l'insondable mystère de la foi, dont il lui ouvre les portes avec délicatesse. *» Ensuite, c'était pendant l' « *appel musical *» du vendredi soir, où nous nous retrouvions assis en tailleur dans le salon des professeurs, que se faisait notre éducation musi­cale. Même alors, le rire ne perdait pas ses droits ; il arri­vait qu'à la place du morceau prévu, le chef de maison improvisât une jolie mélodie de son cru sur le texte d'une réclame de pile Wonder ou des petites annonces du jour­nal ; mais là, aussi bien que dans la grande musique, André Charlier se trouvait si à l'aise que nous eûmes tôt fait de découvrir avec lui ce royaume enchanté dont il existe autant de portes que de musiciens. Comme on ne peut pas entrer par toutes les portes à la fois, il nous fut donné de connaître à fond l'esprit de la musique française. 278:266 Toute fraîche encore était la découverte qu'en ce pre­mier quart de siècle la France avait faite de son âme profonde et de son génie. L'effort de libération que Bergson avait accompli en face de la philosophie kantienne, Debus­sy l'avait réalisé en réaction contre la lourde rhétorique de Wagner. Lui-même se réclamait de la plus pure tra­dition musicale française, et c'est par ce chemin tout de rigueur et de liberté que nous fûmes conduits à aimer, selon ses propres mots, « le goût parfait, l'élégance stricte, qui forme l'absolue beauté de la musique chez Rameau ». -- « Rameau, nous disait-on, s'exprime avec cette force brève et directe qui est la marque propre du génie français. » Et nous retrouvions en effet chez lui, comme chez François et Louis Couperin, cette volonté de dire une chose essen­tielle et de n'y rien ajouter, à quoi nous avaient habitués nos auteurs classiques. Aussi, nous nous sentions plus à l'aise dans le style de ces maîtres que dans le système du développement musical en faveur chez les Allemands. Si certains se sont étonnés de cette préférence, sans doute est-ce parce qu'ils ne sentaient pas à quel point ce langage s'adresse en nous à ce que nous avons de meilleur. Beau­coup de gens, en effet, conçoivent la musique comme le moyen de transporter les esprits dans une sorte d'éther mystérieux, ou bien de les faire nager dans un remuement de passions et de rêves où le trouble et l'impur se trouvent comme exorcisés par la magie des sons. Ils vous diront que la musique est un monde qui échappe aux lois et aux frontières, ce qui n'est qu'à moitié vrai. Car enfin la mu­sique n'est pas une fleur sans racine ; elle éclôt à une heure déterminée sur un certain sol, auquel elle doit peut-être ce qu'elle a de plus profond et de plus original. En ce domaine, encore une fois, ni éclectisme ni syncrétisme ne s'avèrent le chemin de l'universel. Par quelle fatalité faut-il que de jeunes Français subissent, dès leurs premiers pas dans la musique, le poids d'une sensibilité étrangère si peu accordée au génie de leur race ? Trouverait-on normal d'imposer à nos lycéens les histoires embrouillées des *Niebelungen* au dépens de l'eau pure de la *Chanson de Roland ?* André Charlier, au contraire, mettait tout en service pour nous rendre accessible un héritage spirituel où, dans tous les domaines de la pensée, la France révélait quelque chose de son âme profonde. 279:266 Ainsi s'ingéniait-il à nous montrer, par les causeries du dimanche matin, comment une fable de La Fontaine, une toile de Chardin et une pièce de Couperin tendaient à exprimer la même chose, chacune dans son langage propre. Et ce n'est pas une des moindres grâces reçues à Mas­lacq que cette culture harmonieuse par laquelle nous retrouvions à l'intérieur de disciplines différentes les qua­lités maîtresses de la race, comme une sorte de constante, ou comme un visage peu à peu découvert qui se ferait connaître et aimer toujours plus profondément : celui de la France venant à nous à la lumière d'une chanson de geste, d'une mélodie populaire ou d'une vie de saint. Et à ceux qui s'interrogent sur la valeur d'une culture si éloignée de tout syncrétisme et si modeste dans son étendue, je répondrai par une petite phrase en or cueillie dans les *Propos de Sélénius :* « Certains veulent tout saisir, mais sans quitter la sur­face. Nous préférons saisir une seule chose et descendre en elle jusqu'au fond, retrouvant ensuite les autres par la racine. » #### "Tumultus gallicus." Un jour vint où toutes ces choses auxquelles on essayait d'éveiller nos esprits devinrent vivantes et bouillonnantes, et voilà qu'avec la volonté d'y être soi-même plus fidèle naissait le désir d'en faire part aux autres. 280:266 Ainsi sont nées les « Journées de Maslacq », ainsi les « Cahiers ». Le complot était fomenté par deux jeunes professeurs de cette espèce qu'on ne trouvait guère qu'à Maslacq, si jeunes et si proches des élèves qu'il était difficile de les en distinguer. Les Journées se rattachaient à la vie de l'École parce que quelques anciens se retrouvaient autour d'André Charlier dans l'esprit et dans le cadre qu'ils avaient aimés. Mais tout ce petit monde avait conscience de réaliser quel­que chose de très nouveau, n'ayant que peu de rapport avec les *amicales* et autres associations louables qui groupent les anciens élèves de tous les instituts. Encore que cela nous eût paru légitime, nous ne cher­chions nullement à échanger entre nous des souvenirs, ni à nous attendrir sur le passé. Tout autre était notre des­sein. Nous nous souvenions qu'en sortant de l'École nous nous étions trouvés happés par le monde et nous sentions flotter dans l'air quelque chose de faux et de constamment gauchi à quoi nous refusions de nous habituer. C'est pour­quoi, en retrouvant l'air pur de Maslacq, nous cherchions moins à renouer une attache sentimentale qu'à répondre aux exigences d'une fidélité qui nous semblait située sur un tout autre plan. Ainsi, avec notre belle intransigeance toute neuve, nous entendions prendre au pied de la lettre la consigne de l'Apôtre : « Ne vous conformez pas à ce siècle, mais transfor­mez-vous par le renouvellement de votre esprit. » Contre le mensonge qui régnait dans la vie de l'art, de la littérature, de la politique, l'effort que nous voulions entreprendre était un effort de vérité, et, si nous osions le faire ainsi porter sur tous les domaines de la pensée, c'est précisément parce qu'il se situait en un point antérieur à ceux-ci. Pour tout dire nous cherchions avant tout à retrou­ver une certaine attitude de l'homme qui fût essentielle­ment une attitude de fidélité au réel. Moyennant quoi il nous serait permis de réaliser nos grands projets. Et quels étaient ces grands projets ? Nous voulions (oh ! c'était simple) refaire la Chrétienté et refaire la France. 281:266 Je ne puis m'empêcher de sourire en pensant à notre ingénuité, à nos certitudes et à nos déclarations bruyantes. Volontiers nous aurions lancé un manifeste à la France entière, et il ne nous paraissait pas tellement illusoire de finir par nous faire entendre au point que quelques bons esprits vinssent se rallier à nous. Chaque fois qu'un homme retrouve quelques grandes évidences, il se met à crier. Et, on a beau sourire, il a de fortes chances pour que ce soit lui qui soit dans le vrai. Claudel, dans son discours de réception à l'Académie, comparait l'effervescence spiri­tuelle que connut la France au début du siècle à ce *tumulte gaulois* qui faisait de temps en temps l'inquiétude des vieux Romains. Il y avait un peu de ce tumulte dans nos « Journées » ; il n'y a qu'à relire leur compte rendu dans les premiers « Cahiers » pour y sentir ce qu'est l'enthousiasme de la découverte. Et nous découvrions tant de choses ! Comment dire ce que fut pour nous la présence d'Henri Charlier ? Homme de métier, artiste, philosophe, pénétré par-dessus tout d'une profonde sagesse chrétienne puisée aux sources de la solitude et du silence, il nous faisait part des richesses de son expérience et de ce sens profond qu'il avait des réalités françaises, avec tant de maîtrise et aussi avec tant de belle humeur que le souvenir de ces « Journées » res­tera toujours pour nous étroitement mêlé au sien. Il excellait à nous montrer le rôle important que jouent les idées dans le monde : « *L'humanité,* disait-il, *vit* de *quel­*ques *grandes idées directrices, idées simples mais vivantes, très subtiles, très délicates et il* suffît *qu'on les oublie où qu'on les méconnaisse pendant une ou deux générations pour que l'on retombe dans la barbarie. *» Et, pour nous montrer quelle était la mission de la France sur ce plan des idées, il nous citait ce mot d'un Religieux belge de ses amis : « Les nations sont complémentaires, mais lorsque Dieu veut faire passer au monde quelque idée univer­selle, il la met dans une tête française. » 282:266 Nous découvrions avec Henri Charlier l'expérience de toute une génération : il avait connu Charles Péguy et s'était trouvé associé personnellement à ce grand mouve­ment de conversions auquel restent attachés les noms de Psichari, Massis, Maritain. Il nous racontait ce qu'avait été les *Cahiers de la Quinzaine,* la détresse de Péguy, la paru­tion d'Ève au milieu de l'indifférence générale ; mais aussi le choc qu'en avait été pour lui la première lecture : « Ima­ginez, nous disait-il, la clarté du jour, lorsque la bande de l'imprimé que vous déchirez s'ouvre sur ces mots inconnus de tous encore : *Ô mère, ensevelie hors du premier jardin ! *» Abordant d'autres domaines de la pensée, mais avec la même sûreté d'expérience, il nous parlait de l'effort spirituel tenté par les peintres Gauguin et Van Gogh, ou, en musique, par Claude Debussy et Erik Satie, retrou­vant les grandes lois perdues : liberté du rythme et de la mélodie. Et, pour preuve à l'appui, le soir, il prenait sa flûte et nous jouait avec bonne grâce quelques mesures de Rameau ou de Forqueray, où se fait sentir encore cette liberté. C'est dire l'atmosphère des Journées. Cette atmos­phère était faite à la fois de ferveur et de détente. Il y avait le violoncelle d'André Lévy, la voix de Suzanne Peignot, puis, plus tard, celle d'Irène Joachim et de Jane Bathori ; les causeries passionnantes de Gustave Thibon, la silhouette militaire du Père de Tonquédec, avec son bonnet de police, celle d'Henri Massis non moins militaire, qui nous expo­sait la « Loi du rempart » : « C'est le soldat qui mesure la terre où se parle une langue et où vit une civilisation. » Mais, tout à l'heure, vous l'auriez vu près du Gave, assis sur les pierres sèches d'un vieux moulin, en train de relire *Le Grand Meaulnes,* et peut-être, en rentrant avec son bouquin sous le bras, aura-t-il rencontré sur son chemin le cher Candau poussant son unique vache, la bouche fleurie d'apostrophes magiques. 283:266 Il y avait aussi pour le dernier jour, entremet succu­lent, une représentation sous les arbres du parc ; qui ne se souviendrait de *Protée,* cette farce de Claudel bourrée d'allusions mythologiques, où Mademoiselle de Comminges était la Nymphe Brindosier, Jean Arfel le Satyre Major et Monsieur Charlier, Protée, en costume de bain, dans une baignoire avec une queue de poisson, et des lunettes d'au­tomobiliste sur le front ? Mais il y avait surtout la présence du Père Lassus, du Pasteur Robert et de Dom Romain. Celui-ci, entre deux conférences, à l'heure la plus chaude où personne n'a envie de parler, racontait ce qu'est la fondation d'un monastère bénédictin en pleine brousse, dans un territoire sous con­trôle Viet-Minh. L'avenir du monachisme vietnamien ?... L'éventualité du martyre ? « Mais la condition du chrétien, c'est précisément le martyre ! *Majorem caritatem nemo habet*... » Et l'atmosphère des Journées était faite aussi de choses impossibles à décrire, parce qu'elles restent accrochées aux toits des maisons : c'est le soir qui tombe doucement sur le village, le bruit des troupeaux qu'on rentre avant la nuit, et les rêves merveilleux qui commençaient d'éclore dans nos jeunes têtes à une heure où la nuit est encore trop chaude pour s'endormir. Nous rêvions d'une communauté groupée autour de l'École, qui permettrait à ces hommes de désir de vivre et de rayonner avec force ce dont ils se sentaient l'âme rem­plie. Nos fidélités bien aiguisées, il nous plaisait de prendre ainsi joyeusement le contre-pied du monde moderne, et qui est-ce qui nous aurait empêchés même de fonder une nouvelle chevalerie ? Comme Maslacq était une école, notre communauté idéale aurait pu ressembler à ce qu'avait été Port-Royal-des-Champs au XVII^e^ siècle. Il nous semblait que les solitaires de Port-Royal n'étaient pas de médiocres modèles avec leurs mœurs simples et austères, l'attirance qu'ils exerçaient sur les élites de leur temps et la qualité d'enseignement dont bénéficiaient leurs élèves. 284:266 D'ailleurs, est-ce que l'ombre d'une communauté ne s'ébauchait pas déjà sous nos yeux ? L'attachement depuis vingt ans à l'École de Mademoiselle Vignetey et de Made­moiselle de Comminges, la fidélité de Monsieur Abel et de Mademoiselle Dupau -- qu'ils pousseront jusqu'au bout -- n'était-ce pas là des signes pour nous ? Et voilà que d'anciens élèves se mettaient à revenir après leurs études, pour faire des cours ou pour aider les capitaines, à seule fin, disaient-ils, de rendre service, parce qu'ils avaient conscience que quelque chose se construisait là, à quoi ils désiraient prendre part. Ce fut le cas d'Albert, qui, lancé dans la peinture en plein Paris, répondit à notre invitation pour les Journées par un mot d'acceptation vif comme l'éclair où il n'était question que de satisfaire, disait-il, « ce besoin d'essen­tiel qui est rivé à l'âme » et dont il pressentait que Maslacq détenait la clef ! Et quand Albert prit la décision de par­tager l'année suivante notre solitude béarnaise en don­nant pour unique raison le besoin personnel qu'il en éprou­vait, ce fut pour nous une révélation : nous touchions du doigt l'attirance profonde que l'École exerçait sur les âmes assoiffées d'une certaine pureté, si bien que nous lui étions redevables de sa venue parmi nous, avant même de pouvoir réaliser tout ce que sa présence silencieuse nous apportait de qualité d'âme et de profondeur de jugement. Puis ce fut le tour du colonel de Séréville. Sa présence à Maslacq reste quelque chose de très mystérieux, qui touche aux événements les plus secrets de l'École : Nous nous réjouissions de voir cet ancien Rocheux, acquis d'emblée à l'esprit et aux idées de Maslacq, venir augmen­ter le nombre de notre communauté naissante, mais il ne lui fut pas donné le temps, -- pas plus qu'à notre commu­nauté de prendre une forme réelle, celle du moins dont nous rêvions, -- car il mourut tôt après son arrivée. Tou­tefois, son passage allait revêtir une signification plus haute, que nous n'avions pas prévue et auprès de laquelle nos projets devaient perdre quelque peu de leur impor­tance. Déjà, sans que nous ayons pu encore nous en rendre compte, son séjour dans la maison prenait le caractère d'une mystérieuse préparation à la mort, et les notes per­sonnelles qu'il laissait derrière lui témoignaient d'une façon émouvante cette vie intérieure qu'il disait découvrir tardivement parmi nous. 285:266 Et cela nous donnait à penser que l'École avait rempli sa mission, qui était moins de réaliser un ordre de réussite visible que de créer un cer­tain climat de vérité où les âmes pussent se découvrir elles-mêmes. N'ayant d'autre sens que d'en arriver là, l'École pouvait s'arrêter. C'est pourquoi en regardant le cercueil recouvert du drapeau tricolore, autour duquel une poignée de capi­taines récitaient Matines et Laudes de l'Office des Morts, nous ne nous doutions certes pas que, deux ans plus tard, le château désert serait revenu à son ancienne solitude, mais nous avions le pressentiment que quelque chose était en train de finir qu'on ne recommencerait plus, Cependant, aucune amertume ne vint recouvrir nos rêves déçus, car nous nous trouvions cette fois en face de la réalité toute nue, et, si sévère qu'elle nous parût, cette réalité était quand même plus belle que les rêves que nous avions formés. #### Nos grands Cahiers blancs. Les *Cahiers* sont nés à Maslacq, comme les *Journées,* sous le soleil ardent de nos jeunes désirs. Puisque nous voulions faire une révolution, il nous fallait une bonne revue, libre et nerveuse, capable de dire tout ce que nous avions sur le cœur. Quand le projet fut arrêté, nous cherchâmes comment l'appeler. Francis proposait des titres féroces : « Refus », ou bien « A Rebours » ou encore « Ruades ». Nul doute que, pour sa part, il eût préféré celui-là. Tous ces noms nous enchantaient et nous ne savions lequel choisir. Fina­lement, ce fut tout simplement les « Cahiers de Maslacq », mais ils ne devaient pour autant renoncer à aucune ruade, et l'on devine sous ce nom discret de quel lignage ils se réclamaient. 286:266 Il y eut en tout trente et un numéro échelonnés en l'espace de douze ans. Au début, ils s'essayèrent à quelque régularité, mais bientôt, par mépris du système de produc­tion auquel se livrait la presse et en protestation contre icelle, il fut convenu que les Cahiers ne daigneraient paraître que lorsqu'ils auraient conscience d'avoir à dire quelque chose. Les articles n'étaient pas signés, c'était un travail fait en équipe, duquel se trouvait bannie toute vanité litté­raire : nous voulions prendre à la lettre le *Nolite conformari huic sæculo* de saint Paul. André Charlier regardait cela sans rien dire, avec un mélange de méfiance et de sympathie. Il écrivit sans em­pressement une vague lettre aux anciens pour le premier numéro : « On me dit qu'il faut que je vous écrive parce qu'il m'appartient d'ouvrir ce premier Cahier qui va vous être adressé et dont l'idée ne vient pas de moi (car j'ai toujours pensé qu'il faut y regarder à deux fois avant de se livrer à l'imprimeur). » Mais, quelque temps après, il écrivit une très belle lettre aux Cahiers. Le ton était tout différent : « Quand vous m'avez parlé de votre projet des Cahiers, j'ai été un peu effrayé. Je vous ai laissé faire parce que vous aviez raison dans le fond... je sais bien qu'il y a un grand problème qui vous tourmente : Comment peut-on rester un chré­tien fidèle dans le monde d'aujourd'hui ? Et je comprends que vous ayez envie de l'élucider, de donner une forme à vos idées. Mais, me disais-je, ils ne savent pas à quoi ils s'attaquent ! Ils ne soupçonnent pas à quel point écrire est une chose grave et difficile. Naturellement, aujourd'hui, tout le monde écrit n'importe quoi et n'importe comment, mais pouvons-nous avoir cette pré­somption, cette vulgarité, cette ignorance du mystère de la pensée ? Pour moi, je ne me mets jamais à écrire sans une espèce de tremblement, sans retarder le moment où la main va tracer le premier signe sur le papier. » 287:266 Voilà qui tranche avec les mœurs journalistiques ! Quant à nos rédacteurs, continuait la lettre : « Ils sont jeunes, ardents, donc nécessaire­ment maladroits, ils ne savent pas l'art de plaire ; inconsciemment même, il ne leur déplaît pas de déplaire. » C'était bien peint. L'aîné de la bande avait vingt-quatre ans, mais il avait déjà quelques belles choses à dire et il les disait bien. Aussi nos premiers Cahiers étaient-ils ani­més d'un sang vif, au style incisif et rapide, les choses étaient dites avec verdeur, on y affirmait et on y prouvait que la première condition pour servir la vérité c'est de ne pas la rendre ennuyeuse. Une vingtaine de numéros parurent, qui reflétaient la vie de l'École ; avec les comptes rendus des Journées et des souvenirs d'Henri Charlier sur Péguy, qu'on ne trouve ni chez Tharaud, ni chez Halévy. C'étaient de grands Cahiers tout blancs, ornés seule­ment de quelques gravures sur bois, si graves dans leur simplicité. Nous étions fiers de savoir qu'ils partaient dans toutes les directions : en Afrique, en Amérique et jus­qu'au fond de l'Asie. Puis, un jour, en ouvrant les Cahiers d'octobre 1950, le lecteur est tombé sur l'*Adieu à Maslacq* ([^22])*.* Sans doute aura-t-il été sensible à cet adieu si noble, d'une courtoisie toute béarnaise, au style fluide et à l'accent indéfinissable de mélancolie. Mais ce texte disait beaucoup en peu de mots et, pour qui savait lire entre les lignes, il y avait là matière à quelque chose de plus poignant que la mélan­colie des départs : « Quand j'ai pris la charge de cette maison, je redoutais d'avance ce qui m'attendait ; puis, quand j'ai vu dans quel chemin nous avancions, j'avoue avoir été saisi de peur quelquefois, mais je ne pouvais pas reculer, moi. 288:266 C'est ce qui me permet d'être indulgent pour ceux qui se sont sauvés. Certains sont tout simplement passés à côté des choses, et pour ceux-là aucune ques­tion ne se posait ; mais d'autres ont bien com­pris de quoi il s'agissait, et pourtant ils ont pris la fuite. Quel mystère ! Nous touchons là à l'articulation sécrète de la liberté et de la grâce. J'en sais qui ont compris incontestablement ce que la vérité exigeait d'eux, et ils se sont refu­sés. Il n'y avait pas une ombre de doute, tout était pour eux dans la lumière la plus nette. Aussi les a-t-on vus longtemps troublés, inquiets, plein d'hésitation au bord du refus, mais pour finir se rangeant avec tristesse au refus. » Aussi, lorsque André Charlier fut remonté vers la Normandie où l'attendait un collège célèbre, avec de grands bâtiments spacieux et un immense parc planté de hêtres magnifiques, où l'on respire je ne sais quel air de gran­deur glacée, je suppose qu'il dut se remémorer ces mots qu'il écrivait peu de temps auparavant : « *On ne choisit pas d'être au poste de solitude ; c'est déjà assez beau d'y rester lorsqu'on y a été placé. *» \*\*\* Désormais, les Cahiers se feront de plus en plus rares. Il est arrivé à André Charlier d'en fabriquer tout seul, à la faveur d'un moment de répit que lui laissait une tache écrasante. Mais Albert les faisait de plus en plus beaux, parce que de chacun l'on pouvait se demander s'il ne serait pas le dernier, et il désirait que ces quelques feuilles servissent de la façon la plus digne à l'expression d'une pensée qui nous paraissait de plus en plus nécessaire. Et il faut dire que l'arrivée des Cahiers fit sur nous l'effet d'un rafraîchissement que nulle écriture ne nous avait donné jusque là. Depuis longtemps nous considérions celui qui en était l'auteur comme le seul maître auquel notre formation se trouvât redevable ; mais par les Cahiers nous nous trouvions en face d'une pensée qui ne laissait à chaque pas de nous découvrir de nouveaux horizons. 289:266 Il est bien difficile de parler de ces choses et tout à fait impossible de les analyser. Ce qu'on peut en dire de plus exact, c'est que la forme s'y révélait à nous moins comme un revêtement brillant que comme une transparence de la pensée, en sorte qu'il nous semblait toujours boire à une source inconnue. De cette source ne coulait nulle idée nouvelle, tout au moins de cette nouveauté dont notre époque est friande, et pourtant cela nous apparaissait quand même bien plus nouveau que toutes les questions « repensées » dont nous abreuvent les revues, car nous nous trouvions en face de réalités absolument simples et vieilles comme le monde, mais sur lesquelles se posait un regard neuf, qui les trans­figurait. Il y a une race d'écrivain qui argumente et qui prouve, elle est née sous le signe d'Aristote. Mais il y a une autre race née sous le signe de Platon, à laquelle se rattachent ceux qui veulent faire sentir et faire voir. Ceux-là sont amis des moyens pauvres et ne recherchent rien tant qu'une certaine pureté de la vision. Pour prendre un exem­ple, lorsqu'on ouvre *l'Ève* de Péguy et que l'on tombe sur ce quatrain : *Les solives du toit faisaient comme un arceau,* *Les rayons du soleil baignaient la tête blonde,* *Tout était pur alors, et le maître du monde* *Était un jeune enfant dans un pauvre berceau...* 1'œil ne découvre aucune originalité, aucune bizarrerie, ni même aucune idée nouvelle, et pourtant l'auteur nous introduit d'une façon unique dans la lumière de Noël. 290:266 C'est là ce qu'on pourrait appeler l'ordre de la vision. Cet ordre est premier et il exige de l'homme avant tout un effort d'attention. Toutes nos fidélités, depuis nos fidé­lités religieuses jusqu'à nos fidélités politiques, dépendent de la qualité du regard que nous posons sur le réel. C'est dans cet ordre de choses que réside le véritable apport des Cahiers, et cet apport est immense, car il met en lumière un aspect fondamental du mystère de la connaissance, sans lequel tout ce que nous savons par ailleurs a peu de prix : « Je suis persuadé que les plus savantes spé­culations sur la désintégration de l'atome et le choc des neutrons ne peuvent rien apprendre de valable sur le sens de l'univers à un homme de science qui ne saurait point voir une pierre dans l'herbe et un ruisseau au creux d'une vallée... « ...Mais l'homme d'aujourd'hui n'a plus aucune connaissance véritable, et, ce qui est grave, c'est qu'il n'a pas la moindre envie d'en avoir, il ne veut que des « informations ». Com­ment lui rendre le goût de connaître, c'est-à-dire d'entrer dans l'ordre des choses, car il fau­drait d'abord les *voir.* On doit toujours en revenir là. Et je vois ici s'approfondir encore la signification des miracles de Jésus. Car, s'il faut un miracle pour changer l'eau en vin, c'est que cette même eau est déjà un miracle. Au fond, la grande réforme de toutes les réformes serait de jeter un autre regard sur le réel, un regard vrai qui découvrirait un monde vrai. » Voilà pourquoi il ne faudra pas demander aux Cahiers de nous introduire dans un système philosophique quel­conque, ni de nous enseigner l'art de manier des idées toutes faites. Leur mission propre était de nous apprendre à découvrir certaines réalités simples et hautes que l'em­ploi des mots et le vieillissement de l'habitude ont ternies, à commencer par la France, son génie, sa vocation, et de faire usage pour les exprimer de cet art souverain qu'est la *discrétion :* 291:266 « La discrétion est une fleur de haute mon­tagne, on ne la cueille point dans les vallées : il faut dire juste ce qu'il faut et rien de plus, ne rien abaisser et ne rien enfler, trouver le point exact de la vérité, là où elle revêt cette sorte de simplicité unique qui lui donne un visage à la fois si inattendu et si familier. Inattendu, parce qu'elle est autre chose encore que ce que nous pensions. Familier, parce que nous la portons en nous sans le savoir. » Ces lignes, écrites en 1949, donnaient le ton général et la ligne des Cahiers, sinon leur véritable art poétique, et depuis que nous nous désaltérons à cette source, il faut dire qu'ils n'y ont pas été infidèles. Peu importe ensuite le volume de l'œuvre et le nombre des sujets abordés. Un homme n'a que très peu de choses à dire, et ce n'est pas une maigre réussite que de mettre en lumière ne fût-ce qu'une seule chose, pourvu qu'elle soit essentielle. C'est pourquoi, un jour, nous réunirons les grands textes des Cahiers et nous en ferons un beau livre, sans inquiétude comme sans illusion sur l'accueil qui leur sera réservé ([^23]). La vérité comporte toujours un certain nombre de choses accablantes pour une époque, mais s'il se trouve un homme pour les dire, nous savons qu'elles connaîtront elles aussi leur temps de bonheur ; c'est ce qui faisait la consolation de Bernanos vers la fin de sa vie : « Le temps est mesuré pour les dire, et, une fois dites, on ne les étouf­fera plus, parce qu'elles sont des vérités de bon sens ; elles continueront de parler lorsque nos bouches seront pleines de terre, et ceux qui nous suivent les verront en­core lorsque nos orbites seront depuis longtemps vides ! » 292:266 #### C'est une étrange aventure... Un jour, à Maslacq, comme nous cherchions une devise à donner à l'École, André Charlier nous dit qu'il faudrait faire en sorte qu'y figurât le mot fidélité. Nous n'avons jamais poussé plus avant ce projet, mais je pense aujour­d'hui que ce mot aurait pu constituer, lui tout seul, une assez belle devise. Le miracle de la fidélité c'est de faire que les choses qui paraissent les plus fragiles et les plus menacées conti­nuent d'exister. Ainsi les Cahiers avaient beau ne plus parler de la vie de l'École, cette vie continuait : Clères avait sauvé la vie de Maslacq ; non seulement matérielle­ment, puisque l'École n'arrivait plus à vivre, mais spiri­tuellement. Les élèves n'y étaient ni meilleurs ni pires qu'à Maslacq ; une chose est certaine, c'est qu'à mesure qu'ils grandissent, ils éprouvent de moins en moins de goût pour aucune espèce de gloire temporelle ou spiri­tuelle. Cependant, il y a des âmes nobles partout et elles ne peuvent pas ne pas être sensibles à la vérité. N'est-ce pas quelque chose de l'esprit de Maslacq qu'on retrouve dans cette lettre écrite par un jeune Américain et déposée juste avant son départ sur le bureau du Directeur : « *Il est vraisemblable, puisque je n'ai pas été ici long­temps, que je vais partir sans avoir senti l'âme entière qui demeure dans cette école... J'étais un garçon qui ne connaissait pas le genre de vie où l'on est seul avec Dieu et entouré des livres d'une des plus riches cultures du monde... Alors j'arrive à une petite école, d'une centaine d'élèves, paisible, simple et non pas prétentieuse. Et c'est là où je suis toujours, où je trouve une tranquillité que je n'avais jamais connue avant. C'est là où je ne trouve* au­*cune distraction qui pourrait m'égarer loin de ce quoi la vie s'agit. Ici je me trouve face à face avec Dieu : ici je ne peux pas entrer dans un cinéma pour me cacher, pour m'évader de la solitude où je suis obligé de me voir moi-même comme je suis.* 293:266 *C'est cela de quoi j'avais peur avant et de quoi je vis maintenant. C'est ici où la flamme de curiosité de lire s'est étincelée. C'est ici où j'ai vécu dans la réalité sans aucune autre préoccupation. *» Cet Américain n'est resté que trois mois à Clères, mais ce qu'il en a senti et exprimé semble juste, et l'on ne peut lui faire grief de n'avoir pas évoqué aussi bien ce climat d'amitié qui est pourtant une des grâces de l'École. Il serait certes bien difficile de parler de nos amitiés sans blesser la plus élémentaire pudeur, car il y a des choses qui ne se disent pas, encore moins peut-on les écrire, mais il est évident que certains visages que nous n'avons pas revus depuis dix ou vingt ans restent pro­fondément gravés dans notre mémoire et ils n'en sortiront pas de si tôt. La beauté de ces amitiés vient de ce qu'elles se trouvent maintenant surélevées au plan de la grâce, et elles ne font là que suivre le sens de l'impulsion don­née jadis lorsque, par une convention tacite, nous enten­dions n'y voir rien d'autre qu'une source d'exigence mutuelle. De cela André Charlier nous avait donné l'habi­tude dès le début : l'inclination que lui-même éprouvait pour une âme semblait s'identifier avec le désir qu'elle répondît en plénitude à sa vocation. Le caractère exigeant et viril d'une telle amitié ne nous échappait pas et nous distinguions très bien quelle sorte d'appel nous y était adressé. Mais se savoir aimé dans ces conditions devenait quelque chose d'assez redoutable à quoi plus d'un choisit de se dérober. On connaît ce mot de Jaurès adressé à Péguy : « Vous, vous avez un défaut : vous vous faites une idée des gens et vous exigez d'eux qu'ils s'y con­forment. » Ce mot, cher Monsieur Charlier, vous va comme un gant, et j'imagine que beaucoup ont dû vous l'adresser *in petto,* tant il explique bien ce qui nous arrivait. Il rap­pelle à la fois cette haute exigence dont certains vous sauront toujours gré, parce qu'elle leur révéla à eux-mêmes leur vrai visage, et la secrète rancune que d'autres vous gardent, à l'idée que cette exigence ait pu, un jour, s'étendre jusqu'à eux, troublant ainsi pour toujours le sommeil d'une médiocrité désormais sans excuse et sans joie. 294:266 Vous saviez bien pourtant que la vérité est une chose dure et incommode qu'il ne fait pas bon tenir dans ses mains trop longtemps, ni pour soi, ni pour les autres, mais vous n'avez cessé de lui porter un amour véhément et de faire partager cet amour aux âmes qui vous arrivaient. C'est bien là en effet l'essentiel auquel se ramène l'œuvre d'éducation dont vous avez eu la charge pendant vingt ans, et j'en retrouve la trace partout, depuis cette aversion pour le mensonge, dont témoignent nos premiers souvenirs d'École, jusqu'à cette phrase écrite dans une des toutes dernières « Lettres aux Capitaines » et où je vois une sorte de justice que vous rendiez involontairement à vous-même : « Il n'y a pas de plus grande marque d'amour que d'introduire dans une âme la vérité. » C'est pourquoi à la méthode progressive vous préfériez la méthode abrupte, où la vérité est servie toute crue, sans apprêt, ni accom­modement. C'est ainsi, par exemple, qu'en réponse à cer­tains qui venaient vous demander quelques recettes pra­tiques pour la vie vous disiez : « Le souci de la perfec­tion est ce qu'il y a de plus pratique au monde », et vous ajoutiez d'expérience : « Quand on a eu très jeune le goût dont je parle, il n'est pas prêt de vous passer de la bouche. » C'est pourquoi, encore, afin de ne laisser place à au­cune équivoque, vous nous écriviez dans une lettre, pre­nant à votre compte le mot de « sainteté » trouvé sous la plume d'un ancien : « Le mot vous choque peut-être : il vous paraît étrange, énorme, désuet ; il vous sort des fron­tières où se meut d'ordinaire le monde moderne. Pourtant, c'est le seul vrai. C'est la suprême exi­gence, la seule qui puisse sauver un monde en train de sombrer dans la barbarie. » 295:266 Voilà le vin fort qui nous était servi, puisé ailleurs, on le devine, que dans les traités de pédagogie et de caractérologie. Évidemment, cette façon d'aller jusqu'au bout de la vérité s'accordait mal, au goût des atermoiements dont les jeunes cervelles touts fraîches arrivées offraient déjà les symptômes inquiétants, mais la rencontre des contra­dictions, loin, de vous faire douter de l'École, venait confir­mer l'idée que vous vous faisiez de sa vraie mission. Ce fut le sujet d'une de vos dernières lettres : « Il y a quelques jours, m'adressant à toute la maison, je disais que l'École n'avait jamais eu qu'une signification, c'était de faire aimer la vérité ; j'ai senti que cette proposition susci­tait quelque étonnement, même chez vous. Quand on y réfléchit, aimer la vérité n'est pas une chose très commune ; c'est même sans doute une étrange aventure où je vous ai entraî­nés parce que je ne pouvais pas faire autre­ment. » C'était une étrange aventure en effet où vous nous avez entraînés, et cette aventure est loin d'être finie. Mais nous savons déjà ce qui nous attend tout le long de la route et jusqu'où doit aller le témoignage qu'il nous est demandé de rendre : « Le serviteur n'est pas au-dessus du maître, dit Notre-Seigneur, et, s'ils m'ont persécuté, ils vous persé­cuteront aussi. » Cela, ni Maslacq, ni Clères ne l'ont ignoré. Aussi, arrivé au bord de cette histoire, je me prends à penser que tout n'y est pas dit des souffrances, des peines et autres épreuves qui l'ont accompagnée. Cela reste cepen­dant une belle histoire, parce que c'est une histoire vraie. Je dis « vraie » non par opposition à une histoire imagi­naire, qui n'eût pas existé réellement, mais parce que ceux qui l'ont vécue se sont trouvés situés face au monde, à eux-mêmes et à Dieu dans un rapport vrai, et ceux mêmes qui s'y sont cassé le nez reconnaissent aujourd'hui que c'est là l'événement essentiel qui donnait son prix à tout le reste. 296:266 Ce que nous avons appris se réduit en somme à bien peu de choses, et force nous serait pour les dire d'em­ployer des mots désespérément simples. Car tout se résume en ceci : il n'y a qu'une Vérité, qui nous dépasse infini­ment et pour laquelle nous sommes faits. Nous savons maintenant à quel plan il convient de se situer pour l'atteindre et quelle soif peut soulever jusqu'à elle notre nature blessée. Mais nous savons aussi qu'il nous est demandé d'y être fidèles à travers les humbles réalités de l'existence : le morceau de terre qui nous a vus nature, les deux ou trois maximes de perfection qui sont entrées dans notre âme, les amitiés pures que nous avons nouées. Si nous savons les voir et les entendre, ces choses nous mettrons sur la voie et sauront nous parler mieux qu'au­cune autre de « l'Éden de l'ancienne tendresse oubliée ». Elles seront pour nous comme cette lampe, dont parle l'Écriture, qui brille dans un lieu obscur jusqu'à ce que le jour vienne à poindre et que l'étoile du matin se lève dans nos cœurs. Dom Gérard, o.s.b. 297:266 ### ­Un autre univers mais le seul par Jean Madiran *Bien que je n'aie pas été l'élève d'André Charlier au sens scolaire du terme, quelques anciens élèves, autour de Dom Gérard, m'avaient demandé en 1961, de participer au volume d'hommage qu'ils firent finalement paraître à quelques dizaines d'exemplaires, en 1964, sous le titre :* « *Fidélité *»*. D'où ces lignes, dont une partie seulement a été reprise, la même année, dans l'Avertissement à* « *Que faut-il dire aux hommes *»*.* C'ÉTAIT DANS ARISTOTE et ça n'a l'air de rien. Mais c'est une chose de lire (et s'il se peut de com­prendre), c'en est une autre de faire passer dans la vie les vérités reçues. *Ce n'est point parce que l'on a écrit une logique que les gens peuvent ensuite raisonner juste ; c'est au contraire parce qu'il y a eu des gens qui raisonnaient juste que l'on a pu ensuite écrire une logique*. 298:266 Dit par le fondateur de la logique, par le logicien numéro un, c'est une parole de poids, et qui pourtant passe géné­ralement inaperçue de ceux qu'elle concerne directement. Or, c'est une parole de méthode intellectuelle, et même spirituelle, qui vaut pour toute philosophie ; pour toute pensée (et pour la théologie) ; pour toute vie. Mais c'est une parole qui ne commence à « parler » qu'au contact de l'expérience et de l'exemple. Arrivé à Maslacq avec tous les défauts qui peuvent être ceux du théoricien, je dois à André Charlier d'être guéri, au moins, de les prendre pour des qualités. Voilà qui peut paraître bien abstrait, bien obscur, bien froid. Tant pis, ou tant mieux. Ce que j'aurais à dire sur Maslacq est de l'ordre des confessions. Impossible de s'exprimer ; impossible cependant de se taire, de tenir pour rien les pauvres signes imparfaits par lesquels se manifestent et doivent se manifester l'hommage, l'honneur, le souvenir, la reconnaissance et la trébuchante fidélité. La piété : par laquelle on rend « aux parents et à la patrie », à ceux dont on a « reçu la vie et l'éducation », une justice infirme. Le vocabulaire général du philosophe, du mora­liste, qui semble verbiage désuet, et qui risque toujours de l'être, permet aussi de tout dire sans impudeur. Essayons. \*\*\* L'arrivée à Maslacq était l'arrivée dans un autre uni­vers ; la vie à Maslacq, l'apprentissage d'une autre univers mais du seul qui soit véritable, du seul qui ait une consis­tance, une couleur, une signification. L'univers des âmes, appelées à la sainteté : et le reste n'a aucune importance. On ne va pas s'en tirer par des demi-mesures : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » (Mt., V, 48.) Il sera impossible de feindre ensuite n'avoir pas en­tendu cet appel, ou n'avoir pas su qu'il faut l'entendre au pied de la lettre. André Charlier était le témoin et le gar­dien de cette exigence totale, d'abord en ce qu'il ne la mettait pas sous le boisseau, mais la disait telle qu'elle est. 299:266 Par ses paroles et par ses silences. Avez-vous ren­contré un autre homme dont les silences aient cette épais­seur, cette force de rupture, cette puissance de désinté­gration de l'accessoire, avec cette fixité soudaine du regard ? Il donnait alors l'impression d'être en connivence muette avec notre ange gardien. Il y a tout le reste, mais pris dans le tissu de cette présence spirituelle, de cette interrogation spirituelle. Le reste, c'est la musique et la littérature, le théâtre et la familiarité cordiale. Tant de légèreté insouciante associée à tant de poids spirituel. Le détachement, en somme ; On pouvait avoir pas mal d'idées fausses et même quelques idées justes en arrivant. Ces dernières étaient honorées largement. Il faut bien encourager les gens ; mais cela parfois les gonfle comme la grenouille. Entrant pour la première fois, au premier étage du château de Maslacq, dans ce bureau directorial un peu sombre, c'était un de ces après-midi uniques de l'automne béarnais, je fus d'abord interrogé sur le point de savoir si j'étais bien l'auteur de ce remarquable article sur « la barbarie moderne » paru dans la *Revue universelle.* Monsieur et Ma­dame André Charlier m'en faisaient un compliment nullement mondain, précis au contraire, détaillé, sérieux, solide. Voilà des personnes intelligentes, me disais-je, et qui me paraissent aptes à comprendre quelle est leur chance d'être tombées sur un tel professeur de philosophie. Sou­venir parfaitement comique. Mais amer aussi, ou saine­ment humiliant, d'avoir pendant ces années tant reçu, et peut-être rien donné. Car j'ai été en somme l'élève d'André Charlier, comme il arrivait que ses professeurs eux-mêmes le soient, et point le plus facile ni le moins ingrat (... *comme fait le mauvais enfant,* chante Villon : *en écrivant cette parole...*)*.* Invité, à ce titre je pense, par les « anciens de l'École », à joindre mon témoignage au leur, je dois m'avouer que je suis le moins qualifié pour parler de lui, le moins digne, bien qu'étant, une fois pour toutes et sans remède, le plus partial. 300:266 « *Il y avait à Maslacq un charme,* a écrit André Charlier*. En vérité, ces lieux nous sont entrés dans l'âme et ils n'en peuvent plus sortir. Mais l'attachement aux choses, qui est si naturel au cœur de l'homme, et qui est pour lui une source inépuisable de mélancolie, doit dépasser les apparences fugitives pour conserver dans sa pureté la substance de ce qui ne passe pas. *» Les lieux sont des signes, ils attendent de l'âme humaine qu'elle leur prête une voix, fût-elle secrète et silencieuse. Ce qui s'est passé à Maslacq, c'est la rencontre de la Vérité. Chacun ensuite en a fait ce qu'il a pu, en fera ce qu'il pourra, car jusqu'à la dernière heure rien n'est définitivement joué. Du moins cette rencontre a eu lieu, et après, comme l'a écrit André Charlier, « il n'y avait pas une ombre de doute, tout était dans la lumière la plus nette ». On pourrait s'interroger : la vocation chrétienne de chaque âme, la vocation chrétienne de la France, pourquoi fallut-il à plusieurs André Charlier pour l'apercevoir dans cette lumière pleine et abrupte ? N'en savait-on rien ail­leurs ? Et les hommes d'Église que nous avions connus, n'avaient-ils pas su nous en parler ? Mais qu'importe. C'est sur notre propre chemin que nous rencontrons Dieu. Il ne nous est pas demandé si d'autres lieux, d'autres hommes ont apporté autant, mieux ou moins bien, à ceux qui les ont trouvés sur le chemin. Partout la grâce est au travail, et il n'est qu'une Vérité. Ce qui restera unique, c'est la démarche de Dieu à notre rencontre ; unique, la création de chaque âme qui n'est comme aucune autre ; uniques, tout au long de l'histoire de chaque âme en parti­culier, les attentions et les délicatesses de la grâce pour séduire et pour aider sa liberté. C'est ce jeu-là qu'a joué André Charlier. Avant de connaître André Charlier, nous n'aurions même pas soupçonné que ce jeu, le seul, pût exister. Et Maslacq n'était pas Port-Royal. Nous y vivions au contraire comme dans une fête continuelle de l'esprit et du cœur, au contact des plus grandes œuvres du génie humain, des héros et des saints. Nous y vivions avec l'âme de Péguy. 301:266 C'est André Charlier qui m'a appris à lire Ches­terton, et Claudel, et Pascal. C'est lui qui m'a appris ce qu'est le grégorien. Qui m'a montré la France. Qui m'a enseigné le silence. Mais si l'on entre dans la nomencla­ture et l'énumération, on n'en sortira pas. Tout y passerait, c'est lui qui m'a fait comprendre ce que je savais déjà et c'est lui qui m'a disposé à ce que je ne pouvais comprendre que plus tard. (Combien de choses découvertes depuis lors, et brusquement je me souvenais chaque fois qu'il les avait énoncées, annoncées ou préparées.) L'essentiel était l'édu­cation de la liberté. Ou si l'on veut : la réforme de soi-même. On ne réfor­mera ni le monde, ni la société, ni la pensée, ni rien, qu'en commençant par se réformer soi-même, et l'on n'en a jamais fini. « *Si je vois bien quelques hommes qui pro­fessent des idées justes,* nous disait André Charlier*, je n'en vois guère qui ont le goût de les vivre, et de les vivre jus­qu'au bout, quoi qu'il puisse arriver. *» De l'École sont sortis des jeunes gens qui ont aussitôt donné leur vie, sous l'uniforme ou sous la règle de saint Benoît. Qu'ils nous soient un exemple, qu'ils daignent être nos intercesseurs. Il n'était pas au pouvoir d'André Charlier de nous ôter notre médiocrité, mais il nous l'a rendue insupportable il a fait pour nous tout ce qu'il pouvait, le reste est notre affaire. « J'aime, écrit André Charlier, les humbles et les silen­cieux, ceux qui essaient simplement d'*être*, c'est-à-dire de se conformer à cette volonté de Dieu qui est sur eux, et qui ne peut pas ne pas leur être révélée s'ils sont atten­tifs. Ceux-là atteignent la vraie connaissance, d'où peut découler, si Dieu le permet, la vraie action sur le monde. Jésus n'a pas demandé à ses apôtres des choses extraor­dinaires : Il leur a demandé d'être des témoins. Aujour­d'hui, comme aux premiers temps du Christianisme, les hommes seront sensibles à un témoignage, au témoignage de la vie et non du discours, et je crois qu'ils ne peuvent être sensibles qu'à cela. Il faut donc vivre, non pas d'une vie médiocre et chétive, mais de la vie du Christ, qui est le seul réformateur. » 302:266 On n'agit que par son être : voilà ce qui était déjà dans Aristote, mais que l'on n'entend guère à travers les livres. Nous en avons eu le témoignage d'André Charlier. La seule grande affaire, c'est d'être. Être ce que l'on est. C'est-à-dire une pensée de Dieu. Une vocation de Dieu. Faite pour Dieu. Tout ce qui s'est passé à Maslacq, tout ce bruissement d'âmes, cet appel d'air, cette bousculade des âmes, cette partie spirituelle en mille actes connus ou secrets à laquelle chacun fut inégalement égal ou inégal, grandeurs et mi­sères, veuille Dieu s'en souvenir dans sa miséricorde, et bénir l'homme qui, à travers la rumeur de tant de péri­péties, infimes ou tragiques, quotidiennes ou exception­nelles, nous a mis concrètement en face de la Vérité. Jean Madiran. 303:266 ### Souvenirs sur André Charlier par Albert Gérard L'APPROCHE d'André Charlier, pour beaucoup de ceux qui l'ont connu et aimé, s'identifie tellement avec leur itinéraire spirituel qu'il est bien difficile d'évoquer son souvenir sans trahir ces terres de silence, à travers lesquelles la Miséricorde divine conduit les âmes avec une tendresse et -- une patience que nous soupçonnons rarement. Pourtant, essayons de nous tenir à la lisière de ces lieux secrets pour évoquer, du moins par piété filiale, celui dont la docilité à l'œuvre de Dieu permit que nous entendions « la voix de la tourterelle qui ne peut être entendue que dans les profondeurs de ces bois où il semble que la nature se recueille et écoute son propre silence ». « Vox turturi audita est in terra nostra. » 304:266 #### *La maîtrise de la pensée* Mes plus anciens souvenirs remontent à l'adolescence, et bien qu'ils aient aujourd'hui plus de quarante ans, ils ont encore ce goût de terre mouillée, de feuilles mortes et de pommes acides que nous avions à la bouche lorsque nous parcourions, le cœur quelque peu en écharpe comme il sied à cet âge, les longues routes luisantes sous le ciel bas et gris de Normandie. En fait, cette terre où nous apprenions à vivre tenait plus de la Beauce que du bocage normand : plateau balayé par le vent sur lequel le ciel pouvait à sa guise peser de tout son poids de rêve et d'évasion -- et j'aimais à suivre du regard, dans leur course échevelée, ces nuages qui me paraissaient à la fois si proches et si lointains, à l'image de la vie sur le pas de laquelle nous nous tenions encore pour un instant, comme étourdis et fascinés par ses possibles. Heures d'incertitudes, heures d'appels où mes préférences allaient à la nuit, tant je l'aimais tendrement et la trouvais plus belle que le jour, dont l'éclat est cependant incomparable, mais cette fille de Dieu -- et qu'Il s'est choisie comme lieu de Ses plus insondables mystères, brille en son sein d'une clarté inef­fable qui illumine l'âme à l'exemple de « la nuit de la foi d'où naît notre illumination », tandis que la lumière du jour par les mille attraits dont elle pare les choses, si l'on n'y prend garde, bien plus ensorcelle l'âme, et souvent aussi, hélas ! l'assassine. « Il est bon que la nuit nous livre un temps pur. » \*\*\* 305:266 S'il fallait d'un mot caractériser cette période, où le temps semblait suspendu avant de nous éteindre et nous entraîner selon les desseins de la Providence, je dirais l'*avidité,* sans pouvoir discerner ce qui en elle était de nous ou venait de l'enseignement que nous commencions à recevoir de notre maître, tellement André Charlier avait le don de la susciter, de la nourrir et la nourrissant la faire grandir. Plus nous l'écoutions et plus nous étions avides de l'en­tendre, il nous conduisait d'enchantement en émerveillement. Que ce fût à travers Bossuet ou Péguy, Pascal ou Claudel, ou le grand Corneille et le cher et douloureux Ramuz aussi, le che­minement était le même. Loin de nous les sortilèges où s'enlise l'avidité juvénile, il ouvrait de larges avenues à notre clair désir, avenues royales de la chrétienté en marche, cours d'eau vive de la France, majestueux et paisibles comme celui de la Loire, mais aussi impétueux et bruyants comme le Rhône. Cependant peut-on parler d'enseignement au sens où on l'en­tend d'habitude. « Oubliez un peu les livres, m'écrivait André Charlier en vacances. N'oubliez pas (je pense que vous ne l'oublierez pas, je vous le répète assez souvent) que le véritable fruit de vos études est de vous *rendre maître de votre pensée.* » Car il savait bien que tout dépendait de là ; ce qui lui faisait plus tard répéter à ses capitaines, le mot de Pascal : « Tra­vailler donc à bien penser voilà le principe de la morale. » Aussi dans ses propos rien véritablement de didactique ou de livresque. Plutôt que de nous dire le vrai, le beau -- ou pire de les disséquer -- il nous les faisait *éprouver* par une confron­tation qui sera la marque essentielle de son enseignement, et j'ajouterai de sa vie. Il y aurait ici lieu de rappeler le mot si profond de Ramuz : « Connaître n'est point démonter ni expli­quer, *c'est accéder à la vision.* Mais pour voir il convient de participer, et c'est dur apprentissage. » C'est à cette participation des choses qu'il nous conviait, et c'est par elle qu'il entendait éduquer l'esprit, le cœur et, j'allais l'apprendre aux jours de Maslacq, convertir l'âme. C'est parce qu'il plaçait l'enseignement à ce niveau-là, qu'il m'avouait que « le métier de préparer des bacheliers lui paraissait parfois un supplice ». 306:266 Ce qui ne l'empêchait pas d'y réussir parfaite­ment, mais il ne croyait pas, que pour autant, il était dispensé de dévoiler à nos jeunes intelligences la beauté des choses, que cela même était sans doute le meilleur moyen de pourvoir à notre souci des examens, et il préférait inlassablement affiner notre sensibilité au point que nous en frémissions au contact des œuvres. Le déroulement fastueux de l'histoire de la France qu'il aimait tant, « aussi passionnante, disait-il, que le plus beau des romans, car elle déroule le drame de l'humanité en marche à travers sa destinée éternelle », la musique où il voyait lors­qu'elle était pure « le chant de la liberté de l'âme », les arts enfin si grands et nécessaires à la vie de l'esprit, toutes ces choses devenaient pour nous, par la ferveur qu'il mettait à nous les transmettre, cet héritage fabuleux et lumineux en lequel nous nous trouvions profondément enracinés. Il n'avait pas craint, bien qu'il habitât alors à l'extérieur de l'École et qu'il y vécût quelque peu retiré, de créer un « cym­balum club » à seule fin que nous goûtions le charme si français des Couperin, de Rameau et aussi de Lulli. J'ai toujours dans l'oreille les notes cristallines du clavecin qu'il louait à cette intention. Du reste leurs fragiles accords devaient aussi faire l'objet de bien des soirées de Clères lorsque nous nous y ins­tallâmes, et où il disposait d'un merveilleux instrument du XVII^e^ siècle, de grand concert, que lui avaient remis les anciens. Et c'est encore sur cette musique grêle, mais combien capti­vante, que je devais prendre congé de lui pour la dernière fois. Il venait de faire restaurer son clavecin, le seul meuble qui l'avait suivi dans sa chambre de malade de la rue des Martyrs, et bien que sur son fauteuil roulant, il tint à me faire apprécier le son qu'il n'avait jamais trouvé aussi pur. Ce furent là nos adieux. 307:266 J'entends encore aussi la phrase de Péguy, au cours de séances de lecture qu'il nous donnait parfois, s'écouler de sa bouche avec une passion et une grandeur contenues, et je tremble de la terreur sacrée qui passait sur son auditoire, lors­que tenant le rôle de Maître Guillaume Évrard dans la Jeanne d'Arc, que l'École avait représentée au cours de deux soirées mémorables, il menaçait Jeanne de l'enfer avec sa voix si chaude et si ample -- car il était aussi bon acteur qu'admirable lecteur. *Elle ira dans l'Enfer où clament les damnés,* *Dans les hurlements fous des Embrasés vivants,* *Dans les hurlements sourds des Emmurés vivants,* *Dans les hurlements fous des Écorchés vivants,* *Dans les folles clameurs des damnés affolés ;* ...... *Et tu seras noyée au Flot de la Souffrance,* *Et là tu clameras la Prière damnée,* *La Prière hurlée au Flot de la Souffrance.* ...... Souvent il lui arrivait, pendant les cours de littérature, de distribuer dans la classe les rôles d'une tragédie classique, se réservant le principal pour lui-même, et nous nous répon­dions ainsi en une lecture qui était pour nous un jeu extraor­dinaire en même temps qu'une approche du texte peu commune. Je revois le cartable avec lequel il se rendait en classe, si gonflé de livres qu'il était prêt à éclater. Et j'avoue, que tel était l'attrait qu'il nous communiquait des œuvres, qu'au cours des cinq minutes de récréation, il m'est arrivé, le cœur battant, de commettre l'indiscrétion de soulever le rabat de cette mysté­rieuse serviette pour noter les références des éditions qu'elle contenait, qui n'étaient jamais indifférentes mais souvent de qualité, afin de me les procurer ensuite. Car nous avions, en ce temps, un respect du livre à l'égal de celui qu'il nous donnait des textes. 308:266 Une si profonde pénétration des œuvres, et tant d'ouverture aux arts, ne pouvaient que prédisposer notre âme à entrevoir les horizons spirituels où Dieu l'appelle ; et dont à cet effet, André Charlier devait être un instrument de prédilection. Pour cela il faudra attendre les heures sombres de la guerre. Pourtant déjà vers la fin de mon adolescence, une voix de toujours -- et tant aimée -- m'avait montré le chemin. C'était celui d'un village des environs où vivait André Charlier et où il exerçait la fonction de maire. « Allez voir votre Maître », m'avait dit cette voix, qui par la suite devait humblement sou­tenir la sienne jusqu'à son dernier souffle afin que la teneur de son chant prit toute son amplitude. Ainsi me vint l'habitude d'emprunter la route de Pullay et de frapper à la porte de cette maison qui aurait bien mérité le nom que Ramuz avait donné à la sienne : la Muette, tant cette simple bâtisse paysanne toute en rez-de-chaussée, semblait ne contenir que du silence -- ou de la musique, car j'en enten­dais parfois en arrivant. A vrai dire, habitude quelque forcée eu égard à une grande timidité de nature, mais aussi à une in­tuition qui me faisait pressentir l'exigence que cet homme représentait, sans qu'il eût jamais besoin d'y faire allusion, et dont ma lâcheté s'effrayait déjà. Les trois marches du perron gravies, la porte s'ouvrait d'elle-même, et le sourire d'André Charlier m'accueillait. Si je ne l'avais su, je ne me serais jamais douté que dans cette maison, qui me paraissait aussi mystérieuse que le château du Grand Meaulnes, habitait une famille, sa famille. La pièce qui servait de bureau, et la seule que je voyais, était à droite en entrant, la table disposée perpendiculairement à la fenêtre ; je prenais place dans un fauteuil qui se trouvait en face de lui -- et je serai tenté de dire que c'était tout ce qu'il advenait, car il ne s'engageait presque pas de conversation. Quelques mots échangés, un texte lu, un disque entendu, et je prenais congé... avec au cœur cependant, tout au long des deux kilo­mètres qui nous séparaient de l'École, le sentiment du chemin mystérieux qui s'ouvrait devant ma vie toute neuve, un grand désir, et ce goût de l'essentiel qui, lorsqu'il est rivé à l'âme, ne passe plus. « ...Sa blessure est inguérissable, et jamais plus, jusqu'à sa mort, se sauvât-il au bout du monde, il ne connaîtra la tranquillité. » 309:266 Ce goût dont je parle, vous me l'avez donné il y a quarante-cinq ans, et vous deviez à Maslacq m'en faire mordre le fruit à pleine bouche. #### *Le climat du salut* Les années, elles, passèrent ; nos chemins divergèrent ; la guerre était venue. André Charlier avait repris du service comme officier instructeur. Je poursuivais mes études à Paris. Pourtant jamais nos liens ne devaient être rompus. Avec tact, et le respect des âmes qui était le sien, il se contentait simplement de signifier sa présence affectueuse par une invi­tation à venir le voir, aussi brève qu'elle était discrète. La discrétion, cette *fleur de haute montagne,* comme il la nommait, était avec la modestie, certainement une marque de son caractère. Mais un jour arriva une lettre de Gérard m'invitant à par­ticiper aux « Journées de Maslacq » qui, en 1947 pour la première fois, devaient réunir jeunes et anciens pendant trois jours autour de divers conférenciers et de quelques artistes. Cette initiative s'inscrivait dans la perspective de la formation de la pensée à laquelle se vouait André Charlier, et dans son esprit, devait la prolonger et l'étendre à ceux qui avaient déjà quitté l'École. Dès lors les événements se précipitèrent. Je ne soupçonnais guère en annonçant ma venue que je m'engageais dans une aventure qui bouleverserait mon existence -- et l'emporte tou­jours. De même que je ne pensais pas que ce simple échange de lettres serait pour leurs destinataires qui ne se connaissaient pas encore, le premier des liens qui les uniraient à jamais dans une même soif. 310:266 Ensuite des « Journées » de 48, je devais quitter Paris pour venir enseigner à l'École, à l'exemple de quelques anciens, n'est-ce pas Guy, Jacques et Pierre, ô fleurs de l'amitié. C'est ainsi que vint Maslacq. \*\*\* Ô Maslacq ! Pierres tranquilles à l'ombre de tes coteaux au nom chantant de Lagor, se peut-il, pour si peu qu'on ait arrêté ses pas au bord de ton Gave, que l'on n'ait pas éprouvé cette morsure profonde, cette brûlure ardente qui divise d'avec soi-même ? Sans l'avoir vécu, qui pourra comprendre ? Les mots eux-mêmes qui y furent prononcés peuvent-ils encore tou­cher lorsque la voix s'est tue ? Et bien plutôt ne voit-on en eux qu'exigence sévère, paroles de moraliste amer. Sans les avoir entendus, qui entendra leur appel qui sonne à l'âme haut et clair ? Les mots sont secrets et ne livrent pas aisément la réalité qu'ils recouvrent ; c'est le mystère de leur résonance, ainsi que des jeux d'orgue ils demeurent lettres mortes si un souffle ne leur communique la vie. Il y faut une grâce pour qu'ils touchent. Mais lorsque les mots sont reçus dans l'effusion de celui qui les vit en même temps qu'il les dit, alors il n'est pas besoin qu'ils soient grands et multitude, ils finissent même par s'évanouir devant la seule effusion des âmes, et le silence devient avec le regard le plus éloquent des discours. Pourquoi assis en tailleur au pied de l'estrade de l'étude 1 -- et je m'y retrouve aujourd'hui comme hier, sans même avoir besoin de plus d'attention pour mieux percevoir l'écho de la voix à travers l'épaisseur des années -- oui, pourquoi ces mots si simples prenaient-ils la fulgurance de l'éclair et nous touchaient au vif ? 311:266 André Charlier était avare de mots, et encore plus il se défiait des grands mots, « de ceux, disait-il, qu'on donne à la place des choses ». Les entretiens qu'on pouvait avoir avec lui dans le bureau clair de Maslacq, fussent-ils des plus intimes, ne ressemblaient en rien à des directions spirituelles et pas davan­tage à de laborieuses introspections cependant combien ils étaient sans doute d'une efficacité plus évidente. Peu de mots étaient engagés, mais le mot juste ponctué par la respiration de l'âme, mais surtout le poids du silence, la certitude d'une présence. Dans ces conditions qui n'eût alors le sentiment que quelqu'un le regardait tel qu'en lui-même, et qu'il s'établissait un commerce au-delà de lui-même, mais plus essentiel à lui que tout autre discours, peut-être bien avec son Ange. Car si André Charlier ne négligeait aucune des tâches ma­térielles, bien qu'il en fût allégé à la mesure du possible par la vigilance incessante, et toute donnée, de Madame Charlier, celles qui lui incombaient, il *les accomplissait surnaturellement,* parce qu'on sentait bien que le surnaturel lui était familier, et qu'il faisait sienne cette phrase de Pascal qu'il aimait à répéter « Faire les petites chose comme grandes, à cause de la Majesté de Jésus-Christ qui les fait en nous, et qui vit notre vie ; et les grandes comme petites et aisées, à cause de Sa toute-puissance. » Rien d'étonnant alors à ce que, dans ce royaume de la grâce où il se tenait, il lui arrivât de la toucher du doigt et que d'aucuns la touchèrent avec lui. En suite de quoi l'on ne pouvait plus douter que « ces sortes d'événements-là sont les grands événements de la vie ». Ce n'est point que nous étions meilleurs à Maslacq -- oh non ! -- mais la vie y était établie une fois pour toutes dans la vérité, et lorsqu'on est en elle tout devient possible, tandis que tout est perdu demeurant dans le mensonge. C'est en ce sens probablement qu'André Charlier m'écrivait avec cette humilité profonde et vraie qui l'animait et lui faisait accomplir toute chose comme si il n'y avait pas de part, sachant « qu'on peut donner sans rien avoir » : « Vous savez bien que vous êtes ici dans votre climat véritable, *dans le climat de votre salut. *» 312:266 L'histoire de Maslacq n'est plus à écrire après ce qu'en a dit Dom Gérard avec une si grande pénétration, et le ton juste. Mais ce qui est certain, c'est que Maslacq fut en toute gratuité et Miséricorde divine, un événement de grâce. #### *La passion et la Croix* Pourquoi aura-t-il fallu que nous quittions le Béarn pour aller en terre normande ? Cette transplantation ne devait apparemment rien modifier d'essentiel, pourtant bien des choses changèrent. Lorsque André Charlier écrit que « Maslacq était de ces lieux harmonieux qui aident à vivre », il en donne une explication prémonitoire. Certainement des liens impondérables unissent les lieux aux choses, mais je ne crois pas que leur rupture, pour autant qu'elle fût douloureusement ressentie, suffit à elle seule à expliquer la blessure qui nous déchira. En quelque sorte l'École s'officialisait. La majesté des hê­traies qui nous entouraient comme autant de nefs de cathédrales ne parvenait pas à faire oublier la froideur et la sécheresse des nouveaux bâtiments que nous occupions. Les circonstances n'étaient plus ce qu'elles avaient été : les conditions de vie en temps de paix tendent à étouffer cet appel à se dépasser soi-même que suscitent toujours les événements dramatiques de notre existence, et « le triste spectacle » que donnait alors la France ne rencontrait plus que l'indifférence générale. 313:266 Enfin avec ce cadre rigide nous héritions d'un passé qui n'était pas le nôtre et que perpétuait pour notre malheur la présence parmi nous, mis à part quelques dévouements exceptionnels, de cer­tains de ceux qui en avaient été les acteurs. C'est dire que les premiers temps à Clères furent durs, mais les années suivantes s'alourdirent encore par l'appesan­tissement de la médiocrité dans laquelle s'enfonçait notre pays, et à laquelle bien peu de garçons de l'École savaient résister. « Je vois surtout une complaisance à la médiocrité qui est le vice de la jeunesse française et de la nation tout entière. Et vous m'avez assez entendu dire que jamais je n'accepterai cette médiocrité. » Aussi, au fur et à mesure, les fameux *appels du soir* revê­taient-ils une sorte de véhémence qu'ils n'avaient pas à Maslacq, et le ton des « Lettres aux capitaines » devenait-il de plus en plus pathétique. On sentait bien, en celles-ci comme en ceux-là, qu'André Charlier se battait désespérément pour secouer notre torpeur afin de nous réveiller à nous-même, à la vérité de nous-même, dans le fragile espoir de nous voir prendre notre essor, comme le chante le psalmiste : « Sicut aquila provocans ad volandum pullos suos, et super eos volitans. » Sans compter les difficultés qui lui venaient des professeurs et de leur impossible recrutement. « Je ne vois pas réellement comment nous pourrons, ma femme et moi, suffire à la tâche, ou plutôt je vois clairement qu'elle nous dévorera. » Dès lors cette École lui apparaissait « l'entreprise la plus vaine qui soit ». Et comme je lui reprochais de ne plus parler aux « Journées » qui devaient, à Clères, prendre pour peu de temps encore la succession de celles de Maslacq -- mais il faut bien l'avouer devant un désintéressement presque total, il m'écrivait : « On voit bien que vous ne réalisez pas dans quel état j'arrive à la fin de l'année. Voilà douze ans que je dure dans les conditions que vous savez ; c'est déjà beaucoup. (Il devait en durer vingt.) Copeau n'a pas tenu aussi longtemps. 314:266 Péguy a duré quinze ans. Les anciens ne comprennent pas grand chose, les parents comprennent encore moins. Cela ne m'étonne pas du tout : c'est dans l'ordre. Ils commenceront à comprendre quand je serai mort. » Déjà, avant que vinssent ces lourdes années, il disait en faisant allusion à ceux qui parlaient de sa réussite -- et elle était certaine -- mais sans toujours la saisir dans sa véritable signification : « Je ne comprends pas très bien. Je me sens pourtant terriblement *étranger,* et j'ai souvent envie de fuir très loin. » Étranger, il ne l'était pourtant pas à sa tâche. Comment aurait-il pu l'être puisqu'elle les dévorait, lui et Madame Char­lier. Elle les absorbait au point qu'ils ne pouvaient disposer un seul instant d'eux-mêmes, et qu'ils s'y donnaient entièrement. Mais bien que de nature à l'accomplir, comme il l'a magni­fiquement prouvé, il s'y trouvait cependant étranger par nature, un peu comme tout chrétien est naturellement étranger à ce monde. Il me l'avouait un jour de vacances et de solitude dans une lettre, qui lève aussi un coin du voile sur sa vie intérieure, avec la pudeur qu'il mettait en toute chose : « La vie que je mène à l'École est la plus contraire à mon tempérament, à mes goûts. Je l'ai acceptée. Il faudrait que je n'en fusse jamais arraché. Ici, dans cette solitude totale je ne puis pas ne pas entrer profondément dans les choses qui m'en­vironnent : les pentes désertes des petites montagnes qui se dressent au-dessus de nous, les peupliers de la vallée, les maisons abandonnées qui vous attendent au coin des chemins, que sais-je ? Alors la seule pensée qu'il faudra retourner à Clères me donne des sueurs froides. » Et il ajoutait en réponse à ce que venait de lui écrire Dom Romain -- « qu'il n'y avait de vrai repos que l'Éternel, que le secret était précisément d'y entrer dès ici-bas en faisant de notre travail quelque chose de divin ; que tout l'ascétisme était là : nous délivrer de nos faux appétits de repos ». -- André Charlier notait humblement : « Il a terriblement raison et je sens par là combien je suis loin de la sainteté. » 315:266 Sainteté, le mot est lâché. Il est la clef de voûte de toute son existence comme de tout son enseignement, car il savait bien que la grandeur à laquelle il nous conviait, n'est véritable que dans cet ordre. De là sans doute ce cri jeté et cette envie de fuir qui le prenait parfois -- je dirai cette tentation -- non pour échapper à l'exigence d'une tâche accablante, bien sûr, mais pour se retrouver en Dieu. Oui, cette tentation quelle âme bien née ne l'éprouverait en pareilles circonstances, car il fallait qu'il fût broyé et qu'il le fût jusque dans son désir immense de silence -- le grand silence de Dieu c'est par cette vie si contraire à lui-même qu'il lui serait donné. D'aucuns le trouvent à l'ombre du cloître ou bien encore dans la mystérieuse création artis­tique, à laquelle le goût musical d'André Charlier l'aurait pré­disposé, mais il lui fallait y correspondre du milieu de ce bruit quasi infernal que nous faisions autour de lui. Non point tant le bruit matériel, encore qu'il fût certain, et qu'il en souffrît, mais celui de nos sottises et de nos petitesses, de nos bavardages incessants, de toutes ces âmes, pour la plupart étourdies, bruis­santes autour de la sienne, et qui l'assourdissaient de leurs insuffisances, et qu'il lui fallait porter parce qu'il savait, lui, qu'elles étaient grandes à Dieu, et qu'il se devait de les révéler à elles-mêmes. D'où ce sentiment d'échec, et d'échec constant -- et je dois à la vérité de dire que pendant les douze ans où j'eus la grâce de me trouver à ses côtés, et jusqu'à sa mort, je ne lui ai point épargné cette épreuve -- et c'est un bien grand remords. C'est ainsi que donnant jusqu'à son âme, il avait cependant le sentiment de « mener une vie absurde, littéralement hachée, disait-il, par une multitude de petits et grands soucis qui nous empêchent de penser suffisamment aux *choses essentielles *»*.* Cet essentiel qui lui semblait le fuir, alors qu'il lui avait voué toute sa vie, il lui était cependant acquis, mais par une voie qu'il ne s'était pas choisie, apparemment la plus ordinaire et la plus dérisoire, celle de « l'héroïcité de petitesse ». 316:266 D'où cet aveu si humble -- et oserai-je écrire, si saint ? -- « Nous faisons de notre mieux, sans savoir où nous allons. » Et cet autre en 1952 : « Demandez à Dieu qu'Il vous fasse totalement docile à ce qu'Il voudra -- *c'est ça le plus difficile, je le sais par moi-même.* Il y a tellement de manières détournées de s'attacher à ce qui plaît. » Aussi je ne crois pas, comme il a été dit, qu'il eut « une vie heureuse en ce monde parce qu'il a rempli avec joie la vocation qu'il s'était donnée ». Non seulement il ne l'avait pas voulue, il l'avait acceptée, ce qui est tout autre chose, mais également il ne connut pas cette joie de satisfaction de la tâche accomplie. D'ailleurs l'aurait-il éprouvée que son humilité la lui aurait aussitôt interdite. Ce qui n'altérait en rien l'agrément qu'on avait à le ren­contrer. Il ne portait pas sur son visage l'amertume qui sub­mergeait parfois son cœur, mais au contraire on y lisait toujours une sérénité parfaite, une cordialité souvent émouvante qui trahissait sa grande bonté. Et elle s'étendait à tous, dont il ne pouvait pas ne pas se sentir responsable, si bien que le jour où prenant définitivement congé du jardinier de l'École, cet homme simple ne put s'empêcher de s'écrier : « Je ne savais pas que vous m'aimiez tant ! » Quelle que fût sa lassitude d'ailleurs il ne manquait jamais le soir de passer par les cuisines pour y aller saluer le dernier à travailler dans la maison, le plongeur. Oui, sa joie rayonnait pourtant, car elle était certaine, seule­ment elle était celle des prédestinés, au-delà du monde, au-delà de la douleur, bien que l'accompagnant et s'en nourrissant, elle était la *joie de la croix.* Et c'est parce qu'elle était celle-là, qu'il trouvait en elle la plénitude, la plénitude de Dieu à laquelle il nous conviait sans relâche, mais dont il ne pouvait nous cacher, pour l'éprouver en lui-même, qu'elle en était l'exigence terrible. 317:266 D'où cette accumulation de fatigues, cette somme d'incohé­rences que lui réservait le quotidien, ces moulins à vent qu'il lui fallait combattre mais où il fut bien sensible parfois qu'ils tournaient au souffle du démon -- « j'ai l'impression, me con­fiait-il, que le diable cherche à m'aplatir ». Oui, de ce sommet de turpitudes où était plantée sa croix, rayonnait la présence qui l'habitait. Elle était pour nous, fût-elle sans voix, et quand bien même tout de nous cherchait à la fuir, le visage de cette exigence souveraine de la vérité, simplement parce qu'elle est la vérité... La boucle était fermée. Le pressentiment de mon enfance se réalisait : il n'y avait lieu que de se jeter en elle -- ou bien la fuir. \*\*\* Ô notre Maître ! vous dont la modestie vous défendait de l'être, il n'a point suffi que vous mouriez à vous-même tous les jours, au bout de l'épuisement, dans ce métier où vous vous sentiez si étranger qu'il vous donnait « l'envie de gagner le désert », il a fallu que vous mouriez aussi de votre mort dans la solitude, et malgré la compagne fidèle et toute d'abné­gation, quelques rares mais ferventes amitiés, que ce fût dans l'abandon. Il l'aura fallu par cette nécessaire conformité à la Croix -- « la Croix pure, simple et sans phrase », disiez-vous -- qui est celle que doit épouser tout chrétien, il l'aura fallu comme le grain meurt, pour que Dieu aidant, nous ressuscitions. Voici bientôt avec les orages de l'été mûr qui s'accumulent sur nos têtes, les prémices de la récolte car « rien ne mûrit avant la saison », aussi à cette heure où nous aurions le plus besoin de vous, nous vous demandons, au nom de cette com­munion des saints qui nous unit à jamais, de nous assister et de nous communiquer l'ardeur de la flamme qui vous a si bien consumé, afin que nous le soyons à notre tour et que soit transmis le feu inextinguible de la Vérité. *Deus ignis consumans,* Notre Dieu est un feu consumant. 318:266 Alors nous pourrons comme vous le fixiez à mon adoles­cence, « regarder devant nous avec l'assurance de ceux qui ont une foi et la fidélité à ceux qui ne sont plus de ceux qui ont un cœur ». Enfin, aux heures de découragement, nous prononcerons tout bas ces paroles que vous vouliez inscrire dans notre cœur pour les temps sombres : « *Noli flere Maria, resurrexit dominus.* Ne pleure pas Marie le Seigneur est ressuscité, cela suffit. » « Enfoncez-vous dans l'Espérance. » Albert Gérard. 319:266 ### André Charlier écrivain français par Dom Gérard OSB L'AVENTURE humaine d'André Charlier commence au début de la guerre de 1914, au cours de laquelle il est deux fois blessé. Vingt ans après, il boucle son ceinturon et repart comme capitaine d'infanterie. C'est le com­mencement d'un drame intérieur dont seule la mort apportera la délivrance, événement mystérieux arraché à l'oubli, grâce à son journal de guerre ([^24]) dont nous citons quelques extraits, car il marque le point de départ d'un sentiment de tristesse qui le suivra toute sa vie. Charlier a été accablé moins par la défaite de 1940 que par le spectacle de l'âme d'un peuple qui se défait. 320:266 Pour lui, il n'y aura plus de joie véritable qui ne soit associée à cette *haute tristesse* dont il nous parlera plus tard et qui deviendra son style, son ressort, sa consolation. Pour l'instant elle est sa captive de guerre, son unique compagne ; le seul butin qu'il rapporte de cette marche forcée à la tête de sa compagnie depuis la Mayenne jusqu'en Gironde. #### *Dimanche 30 juin 1940.* « Le 13 juin, le colonel m'a chargé d'emmener les recrues du dépôt dans la région de Bordeaux : une forte compagnie de 230 hommes. Nous sommes partis le 15 ; il était temps : sans doute le restant du dépôt de Mayenne est-il prisonnier. Nous avons fait trois jours et quatre nuits de voyage par Rennes, Nantes, La Rochelle (...) Le spectacle des soldats *se* repliant sans ordre, souvent isolément ou par petits groupes, sans chefs, sans armes, est d'une tristesse sans nom. Les uns marchent à pied sur les routes, les autres roulent dans des camions chargés des objets les plus hété­roclites (...) Les larmes jaillissent à voir cette armée désor­ganisée. » Le capitaine Charlier poursuit son récit en s'adressant à ses trois petites filles auxquelles ces lignes sont destinées : « Je m'inquiétais naguère de ce que serait votre vie, et j'exprimais la frayeur dont je me sentais saisi devant votre jeunesse. Hélas ! Vous saurez ce que c'est qu'une France vaincue et humiliée comme elle ne l'a jamais été au cours de l'histoire. 321:266 Même l'état de la France à l'époque de Jeanne d'Arc ne peut se comparer, car elle cherchait encore son unité et les droits du roi d'Angleterre sur la France étaient authentiques. Jamais nous n'aurons été aussi bas, tellement qu'on se demande si nous pouvons nous relever. Il ne semblé pas que les Français comprennent ce qui vient de se passer, ni qu'ils retrouvent dans l'épreuve le sens de leur vocation. La journée du 25 juin n'est pas près de s'effacer de ma mémoire. J'étais à Saint-Macaire en même temps qu'un escadron d'Alençon commandé par le capitaine d'Hau­teville. Lorsque je rencontrai cet officier près de la vieille église romane, je ne pus m'empêcher de fondre en larmes, et nous entrâmes tous les deux à l'église pour y pleurer côte à côte, lui protestant, moi catholique. Depuis lors, j'ai eu du mal à triompher du désespoir. Aujourd'hui j'ai pu assister à la messe pour la première fois depuis trois semaines et communier. Méritons-nous encore que Dieu nous tire de notre misère ? » #### *1^er^ juillet. Le précieux sang.* « Je suis toujours dans mon village, que je trouverais délicieux avec sa vieille église romane, si les temps étaient moins tragiques. C'est aujourd'hui la fête du Précieux Sang. Pas un homme parmi ceux qui m'entourent n'a songé au­jourd'hui dans quel Sang nous avons été rachetés -- sauf peut-être trois ou quatre séminaristes que j'ai à ma compa­gnie. Nos ennemis exaltent le sang, mais c'est le culte or­gueilleux du sang de la race. Et nous ? La France a perdu le sens de sa vocation et, cela est affreux à dire, j'ai peur qu'elle ne le retrouve pas. Dieu nous abandonne et nous l'avons mérité. Il y a bien les saints de France qui inter­cèdent pour nous et en qui je mets toute mon espérance. Mais on ne tente pas Dieu en vain. » 322:266 Quelques lignes encore disent clairement cette blessure in­térieure qu'il ne livre qu'à ses enfants, mû par le pressentiment d'une séparation prochaine, et le désir de se formuler à lui-même une interrogation secrète qui le hante depuis son enfance et le rend comme étranger à son entourage : « Maintenant je suis à peu près seul ici, car ma compagnie est dissoute et je n'attends plus que ma démobilisation. Il fait beau, ce pays est riche et heureux ; on ne se douterait pas, au flanc de ce coteau qui se rôtit au soleil avec noncha­lance, qu'il y a une telle catastrophe sur la France. Je me demande si je dois reprendre ce journal : je le trouve si triste ! J'ai presque envie de conserver simplement quelques souvenirs de votre enfance et de m'arrêter d'écrire. Dans la situation présente, on a surtout envie de se cacher quelque part et de ne plus parler. Pourtant je me sens plein de force encore, mais d'une force inutile. Ayant toujours vécu « sé­paré », je m'aperçois que je le suis plus que jamais. Il n'y a jamais eu de place pour moi nulle part, et ce n'est pas la vie que j'en accuse, mais moi-même : car j'étais affligé d'une discrétion excessive, je n'ai jamais voulu dire ce que j'étais, espérant que les autres le découvriraient tout seuls. Il faut toujours s'imposer aux choses, et j'ai dédaigné de le faire. Il est trop tard maintenant pour changer. On ne parle, dans la catastrophe présente, que de reconstruire. Moi, ce que j'avais à construire l'est déjà et n'est pas ailleurs qu'en moi-même : ainsi je me trouve aussi essentiellement différent des autres qu'avant la guerre, aussi incapable de me mouvoir sur le même plan. » 323:266 Plus jamais André Charlier ne parlera de lui, du moins avec cette candeur que seul lui permettait le désir de commu­niquer un peu de sa tendresse à ses jeunes enfants. Nous avons transcrit les pages de ce journal avec émotion, en tremblant que ce geste n'offensât la pudeur d'une âme. Mais fallait-il nous priver de cette lumière jaillie d'une catastrophe nationale, qui le marqua si fort au milieu de sa vie ? Nous y retrouvons, en effet ce qui reviendra souvent sous sa plume ou dans ses livres, comme une constante et comme un témoignage lourd de sens : son amour pour la France, comme une blessure qui n'arrêtera pas de saigner ; la tendre admiration qu'il nourrissait envers son pays, envers sa vocation chrétienne et la grâce de ses paysages. Puis cette tristesse d'être « séparé » qui n'était -- mais cela restait caché à ses yeux -- que la rançon d'une hauteur, d'une noblesse d'âme qui don­nèrent à son rayonnement à la fois son incandescence et sa solitude. \*\*\* Rentré dans la vie civile, André Charlier n'a pas eu le dessein d'écrire ni de publier quoi que ce soit qui ressemblât à de la littérature. Il a enseigné par la parole et par la plume, parce qu'il avait charge d'âme et que son devoir l'y obligeait. Les textes cités dans cette étude sont tirés de cinq volumes *Que faut-il dire aux hommes,* qui est un recueil de divers écrits corrigés par ses anciens élèves ; les *Lettres aux capitaines,* éditées par Albert Gérard et rééditées vingt-cinq ans plus tard par les Éditions Sainte-Madeleine ; le numéro 131 d'ITINÉRAIRES, dont nous avons tiré quelques poèmes ; les *Cahiers de Maslacq,* malheureusement épuisés ; et *Fidélité,* qui est une gerbe d'hommages offerte au vieux maître par ses anciens élèves. Ce prestigieux professeur de littérature française servi par une mémoire et une diction étonnantes faisait ses cours comme un apostolat de l'esprit auquel venaient se joindre d'anciens élèves ; parfois même ses collègues professeurs, parce qu'il rendait vivants les grands textes de nos auteurs classiques. 324:266 Que son métier de professeur et de directeur d'école dans les années de guerre lui ait laissé assez de liberté d'esprit pour délivrer un message spirituel d'une telle qualité et qu'à trente ou quarante ans de distance les âmes viennent s'y désaltérer comme à une source, cela ne peut s'expliquer que par une prodigieuse facilité d'expression. Le mystère réside en ce qu'il en usa si peu. L'écrivain secret et réservé se situe dans un courant de notre littérature où la pudeur interdit les confessions. En fait de confessions, il n'aimait que celles de saint Augustin. Mais, paradoxe inévitable, le vêtement léger et discret dont il revêt sa pensée le révèle tout entier. On croyait trouver un auteur, on rencontre un homme ; je dirais : on rencontre une âme. Trois traits dessinent l'écrivain, dans les textes restés à notre disposition : la force d'une écriture sobre donnant vie et vigueur à quelques grandes idées qui dominèrent son existence ; une suprême discrétion, lui permettant d'œuvrer sans trop trahir le secret dont il était porteur : un amour à la fois véhément et délicat, fait de respect et de tendresse pour les êtres les plus humbles, comme pour les réalités les plus hautes. Mais il avait le don d'atteindre celles-ci à travers celles-là qu'un art très raffiné lui permettait de suggérer plus que de décrire : ses amis, les paysages de France, les saints de Chrétienté. La discrétion, entendue au sens ancien du terme, fut son art poétique. Peut-être même son art de vivre. Il cherchait cette justesse dont Charles Péguy disait qu'elle est plus exigeante que la justice, le point exact d'insertion dans le réel, le goût du vrai sans l'ombre d'une boursouflure. « Pourquoi, se demande-t-il, les demeures, les bourgades et les villes d'autrefois s'arrangeaient-elles si bien avec la nature ? Pourquoi de leur accord naissait-il une harmonie qui nous transporte encore aujourd'hui ? Cette harmonie était quelquefois voulue, cherchée ; la plupart du temps elle ne l'était pas. C'est que la vie de l'homme épousait cons­tamment le réel. 325:266 « En vérité, cet accord est la chose la plus subtile du monde ; c'est là que notre marque, à nous Français, se discerne le mieux. Dans la greffe du génie sur la nature, la réussite dépend d'un certain point très délicat que tout l'art est de découvrir, et c'est à cet art que nous devons une fécondité si aisée dans l'ordre de la pensée comme dans l'ordre de l'action. » ([^25]) Ainsi, la discrétion que saint Benoît appelle *mater omnium virtutum --* la mère de toutes les vertus -- apparaîtra-t-elle moins comme une sorte de frein modérateur, propre à tempérer les débordements de l'imagination, que comme une qualité de l'intelligence proche de la *sophrosunê* grecque : le sens har­monieux, le choix exquis de ce qui convient. En quelques lignes, voici tracée incidemment sa règle de style, en réponse à ses anciens élèves lui demandant de parler de son œuvre à l'école de Maslacq : « Me voici déjà arrêté au bord de la première phrase. Parce qu'il va falloir parler de l'École et aussi un peu de moi : c'est une chose si difficile. La discrétion est une fleur de haute montagne, on ne la cueille point dans les vallées : il faut dire juste ce qu'il faut et rien de plus, ne rien abaisser et ne rien enfler, trouver le point exact de la vérité, là où elle revêt cette sorte de simplicité unique, qui lui donne un visage à la fois si inattendu et si familier. Inatten­du, parce que elle est autre chose que ce que nous pensions. Familier, parce que nous la portons en nous sans le savoir. » ([^26]) 326:266 #### *Un goût que nous avons perdu.* Il faut souligner tout d'abord une merveilleuse approche de l'homme, dans lequel il apercevait une sorte de miracle fragile, constamment menacé par la vie moderne. Replié avec toute son école au Béarn pendant l'occupation, tandis que son frère Henri, sculpteur, couvrait en Auvergne, il échappait par­fois à son métier de professeur pour répondre à l'invitation d'un cercle de conférences intitulé : *Pour que l'Esprit vive,* destiné à maintenir l'espérance nationale. C'est dans une de ces conférences, rédigées entièrement de sa main et publiées plus tard, que nous trouvons, évoquée avec une rare profondeur, l'attitude de l'âme en face de l'être. Ce contemplatif, ennemi de l'introspection et du déballage, nourrissait une sorte de passion pour une certaine qualité de regard sur le réel, dont il dira d'ailleurs qu'elle serait peut-être la seule réforme essen­tielle à proposer aux hommes, parce qu'elle leur permettrait de poser sur le monde *un regard vrai qui découvrirait un monde vrai*. Cette conférence reçut d'une main étrangère un titre qu'il n'aimait guère : « *L'âme moderne en face de l'être *»*.* Mais il l'accepta quand même, bien qu'il le trouvât prétentieux. Elle nous a valu un admirable triptyque, où sont dépeints trois portraits d'homme : le paysan, le poète et le saint, derniers témoins d'une *civilisation du réel* en voie de disparition. On notera le caractère de profonde vie intérieure qui en émane : « Toutes les autres civilisations ont cherché à informer la vie selon leur génie propre, en demeurant fidèles aux lois de l'être ; la nôtre seule, par orgueil et aussi par une sorte de peur inavouée, a prétendu s'affranchir de ces lois, elle demeure comme un édifice posé sur le sol sans fondations. 327:266 Et l'homme ne s'aperçoit pas que les catastrophes qui ébran­lent le monde aujourd'hui, sont simplement la revanche de l'être. « C'est pire qu'une erreur de l'esprit, c'est un goût que nous avons perdu. « Il y a encore deux sortes d'hommes qui ont conservé ce goût et qui pourraient peut-être nous apprendre à le retrouver : c'est le paysan et le poète. « Tous deux sont restés près des choses, tous deux ayant conservé leurs racines, tous deux menacés à cause de cela, mais le premier moins que le second, parce qu'il n'est menacé que du dehors. « Je vois, dit le paysan, qu'aujourd'hui tout le métier des hommes est de plus en plus dans les usines et dans les bureaux. Le métier des hommes s'exerce loin des choses. Le mien n'est qu'avec les choses et c'est sans doute pour­quoi je suis devenu une espèce de scandale pour les autres hommes. Je ne suis pas comme les machines qui vont de plus en plus vite ; je suis lent comme les saisons ; je ne cherche pas à échapper au Temps, mon rythme est le rythme du Temps. Mon métier est de travailler avec les éléments, ou quelquefois contre eux ; mais c'est qu'ils ont leur idée, et moi j'ai la mienne. Nous avons nos habitudes ensemble, nous nous comprenons. Tout est plein de signes, mon métier est de comprendre les signes. Les hommes des villes ont des signes inventés, ceux du journal, de la radio, et ces images qu'ils s'entassent pour regarder dans une salle obscure. Moi, j'ai les signes vrais, ceux qui ne sont pas fabriqués ; ceux que personne ne voit plus, ne sent plus, et je n'ai pas mis le pied dehors, le matin, qu'ils viennent déjà sur moi ; c'est le goût de l'air qui m'entre dans la bouche, et son poids que soulève ma poitrine ; c'est le vent qui me chantait sa chanson par la cheminée, avant que j'eusse sauté du lit. 328:266 J'en ai plein les yeux de toutes ces couleurs qui me disent l'heure du jour et l'heure de l'année, et le temps qu'il fera demain ; plein les oreilles, de la terre qui fermente, qui germe et qui travaille, de toutes les bêtes occupées à dire qu'elles existent ; ou bien du silence de l'hiver étendu comme une main calme et pensive ; plein les narines de tout ce qui monte de l'herbe et de l'eau, et de toutes ces idées qu'échangent l'aubépine et la rose, et de la triomphante odeur du blé mûr. J'en ai plein les mains de cette terre grumeleuse ou molle, du trèfle qui se couche sous ma faux avec un soupir ; plein les mains du sang qui coule du bois ou de la grappe. Je suis enfoncé dans les choses, je passe avec elles ; ensemble nous som­mes engagés dans le Temps, et nous savons que pas une année ne ressemble à l'autre, que tout est toujours tout neuf. Menacé sans cesse par les éléments, je les fais quand même servir à ce que je veux ; je les aide à réaliser une certaine idée qui nous dépasse, que je ne saisis pas bien moi-même, mais que je sais pourtant qu'elle a besoin de moi pour s'exprimer. Et je suis moi-même un signe parmi les autres signes, le signe que la vie n'est rien si elle n'est insérée dans les choses ; que la voix de l'homme retombe comme une clameur vaine sans ce concert autour d'elle d'appels et de réponses qui lui donnent son sens. Le jour me trace ma tâche, les choses qui renaissent avec l'aube me reportent à ma place ; je suis pris dans la terre qui s'amasse sous mes semelles ; pris dans l'air, pris dans le vent, pris dans le soleil, qui change ma couleur et la couleur de tout. Et la nuit vient qui, avec ses milliers d'yeux, m'interroge et se repose sur ce que j'ai fait. » ([^27]) 329:266 Jamais prosopopée n'aura paru plus simple, plus naturelle à la lecture, ou même à la *récitation.* Entonnez à voix haute cette lourde tapisserie moelleuse et charnelle, vous êtes conduits par le rythme et l'image à poursuivre le texte jusqu'à sa splen­dide retombée. Les philosophes évoquent parfois l'intuition de l'être comme un *habitus* essentiel du métaphysicien. Un texte comme celui-là y conduit plus sûrement que n'importe quelle analyse. Charlier fait ensuite parler le poète. Je ne pense pas que l'auteur veuille ici désigner un amateur de versification, mais l'homme dont le regard pénètre à l'intérieur des choses. Être poète, en l'occurrence, signifie avant tout garder devant le mystère de l'être une certaine fraîcheur de la sensibilité. « Les autres hommes, dit le poète, trouvent que la vie est toujours pareille à elle-même, et qu'aujourd'hui recom­mence hier : je vois que rien n'est pareil, que tout est toujours nouveau. Oh ! c'est justement pourquoi je suis si menacé : menacé, non pas seulement du dehors, com­me tout le monde, mais au dedans de moi. Cette minute qui naît le matin avec la couleur de la pervenche, je ne puis pas dire à quelle profondeur elle descend en moi ; elle me change en elle-même, elle m'arrache hors du temps ; cependant le temps me tire de nouveau et je remonte à la surface, ayant perdu mon trésor. Menacé constamment en moi-même, parce que cela m'est ravi sans cesse qui est unique, irremplaçable à jamais. Que me reste-t-il à faire, sinon, de ces signes un instant qui brillent, puis s'effacent, créer une image sans tromperie ? « Il est neuf heures. De ma fenêtre, je vois une colline qui s'éveille et se redresse doucement sous le soleil, et elle laisse pendre d'elle des carrés de champs, de prés ou de vignes, de grosses touffes de bois. Çà et là des maisons éclatent en blanc dans la lumière. Je vois les maïs qui sont déjà roux, les vignes qui s'apprêtent pour la vendange, les prés tout frais à cause de la dernière pluie ; des vaches paissent et un faible tintement de sonnailles parvient jus­qu'à moi. 330:266 Dans les bois, on distingue les châtaigniers qui plient sous leur charge de châtaignes qu'ils n'ont pas en­core déposée, et elles forment de gros paquets d'un vert plus clair. Et, derrière, il y a d'autres collines, et tout au fond une ligne de montagnes qui vient à travers un écran de brume, elles sont habillées de lavande ce matin. Tout cela qui va passer, tout cela qui est déjà passé, mais j'en garde la substance en moi déposée, et par elle je communique avec l'Être, par elle j'existe. Il n'y a qu'un seul danger, il n'y a qu'un seul malheur pour l'homme, c'est d'être séparé de l'Être, c'est de ne pas savoir le don infini qui lui est fait à chaque minute. Il y a quelque chose de tout neuf qui se fait à chaque minute dans le monde, et cela nous est donné ; cela m'est donné à moi, poète, mais tous les hommes sont poètes ; s'ils n'ont pas tous à créer de ce qu'ils perçoivent une image par le moyen de l'art, ils ont leur vie à faire communiquer avec l'Être, leur vie qui est une création. » ([^28]) Il y a dans ces lignes ce que Baudelaire appelait avec juste raison un *poème en prose.* Ce qu'il apporte de nouveau par rapport au texte précédent, c'est le sens dramatique de la condi­tion de l'homme dans le temps. Nous verrons que c'est une constante de la pensée de Charlier : « *Cette minute qui naît le matin avec la couleur de la pervenche, ... elle m'arrache hors du temps ; cependant le temps me tire de nouveau et je remonte à la surface, ayant perdu mon trésor. *» Le thème de la fuite du temps, cher aux romantiques, est dépassé ici par une vision profondément marquée de l'esprit du christianisme. Au cri lamartinien « *Ô temps, suspends ton vol ! *», Charlier répond avec gravité et douceur : « *Tout cela qui va passer, tout cela qui est déjà passé, mais j'en garde la substance en moi déposée, et par elle je communique avec l'Être, par elle j'existe. *» 331:266 Le drame de l'humanité exilée dans le temps n'est pas effacé pour autant ; c'est le drame d'une sensibilité poétique dépeint par l'auteur en des termes qui n'abusent personne, parce que on y décèle le fruit d'une expé­rience intérieure personnelle : « Il y a de la grandeur à être la proie du temps, de la souffrance aussi, mais la joie reste la plus forte parce qu'il ne peut nous ravir tout à fait ce qu'il nous donne ; il reste quand même sur nous le sceau de l'Éternel. » ([^29]) Un autre homme intéresse André Charlier parce que plus que tous il pénètre par delà le voile, au travers des apparences fugitives, c'est le saint : « Si le paysan, si le poète sont les seuls hommes qui soient encore en contact avec l'Être, que dirons-nous du saint ? Le poète, le paysan restent liés aux images, aux signes, le saint est celui qui s'est délié, ou plutôt que la Grâce a délié. Elle l'a transporté au cœur de l'Être, le laissant pourtant prisonnier des choses, prisonnier du monde. Il est ici et il est ailleurs, il est tiré dans un sens et dans l'autre, à la fois pris dans les choses et tiré hors des choses, les aimant tout de même parce qu'il comprend leur langage, mais aimant mieux se passer d'elles parce qu'il sait d'avance ce qu'elles vont lui dire. « Il se prive de tout parce qu'il a tout, il n'a plus besoin d'images ni de signes, parce qu'il est passé pour toujours au-delà des signes et des images. Ainsi, entre saint Louis et frère Gilles les signes étaient superflus, car il leur avait suffi d'un regard pour s'assurer qu'ils étaient l'un et l'autre dans le chemin où l'on est sûr de ne pas s'égarer : une seule étreinte, et tout était clair pour eux, d'une clarté dont ils tiraient une consolation merveilleuse. 332:266 Menacé, le saint l'est aussi et plus que tous les autres, parce que le monde ne lui pardonne pas qu'il puisse se passer de lui. « Je leur ai donné ta parole et le monde les a haïs parce qu'ils ne sont pas du monde. » Seul du côté du monde, et séparé, le saint ne l'est pas du côté de l'Être ; il rejoint l'Être sans inter­médiaire (tandis que le poète ne l'atteint qu'à travers l'ima­ge), il « est » donc dans une plénitude totale et dans une souveraine liberté, affranchi de tout ce qui est contingent et voué à la seule chose nécessaire. » ([^30]) #### *La pensée des autres.* La critique littéraire l'a-t-elle tenté ? Il ne semble pas. Non que l'attachement à la pensée d'un autre eût paru à ses yeux indigne du métier d'écrivain : les anciens n'ont-ils pas été presque tous des commentateurs, et il admirait Massis qui s'est nourri généralement d'écritures étrangères. Mais il avait telle­ment le goût du réel *neuf,* saisi à son point d'éclosion, que le retour sur la pensée, l'analyse minutieuse des textes, avide de prouver ce qu'a voulu dire l'auteur mieux que l'auteur lui-même, lui faisaient l'effet d'une inversion de l'esprit. Il a pourtant laissé quelques remarquables études critiques. L'une sur Gide dont il sut déceler, au moment même de son apogée, la faille profonde, tâchait de prémunir les esprits contre l'in­fluence néfaste de l'auteur de *Corydon.* Mais il le fit moins en moraliste qu'en métaphysicien ; on en jugera par l'éclairage que son étude projette sur la duplicité d'une pensée *sans pente* qui refuse de choisir sous prétexte que le choix est un appau­vrissement. 333:266 Au terme d'une analyse pénétrante dont les maté­riaux lui étaient fournis par la *Correspondance Gide-Claudel* fraîchement publiée, André Charlier dénonce le poison gidien tout d'ironie et de persiflage, il souligne l'influence démoniaque évoquée par Gide lui-même et termine par une adresse vigou­reuse : « Arrêtons-nous, pauvre Gide, nous savons bien qui vous a fait écrire au déclin de votre, vie : « J'aurai beaucoup fait si j'enlève Dieu de l'autel et mets l'Homme à sa place. » Bien d'autres que vous ont essayé ce jeu ridicule et méprisable. Vous y avez mis la même obstination qu'eux, une obstination qui prouve quand même que vous n'êtes pas tranquille et qu'au fond de vous il y a quelque chose qui vous dit que Dieu ne reçoit aucune atteinte de vos dérisions et de vos sarcasmes ; et parfois l'accent est tel qu'on dirait qu'un autre parle par votre bouche. Vous avez du génie, mais qu'en avez-vous fait ? Vous avez reçu une grande abondance, une véritable pluie de grâces, mais vous avez choisi de les refuser. Rappelez-vous ce que vous écrivait Charles-Louis Philippe : « Hâte-toi. Sois un homme. Choisis. » Vous avez choisi de ne pas être un homme. Vous êtes un vieil enfant qui serre éperdument dans sa main le maigre hochet de la « ferveur », et qui, pour ne pas le lâcher, a refusé de vivre. Vous avez choisi, c'est bien là ce qui est effrayant, d'être un exemple éternel. Vous avez mis à choisir un très long temps, et c'est là tout le drame de cette correspondance qui sera un des monuments les plus extraordinaires de ce temps, et qui servira à le juger. Et pour finir vous avez en pleine conscience choisi d'être le patron diabolique de ceux qui refusent la grâce, le sachant. » ([^31]) 334:266 Une autre grande étude est consacrée à Charles-Ferdinand Ramuz, écrivain vaudois, paysan et penseur solitaire. Le poète s'attache à regarder toujours les mêmes choses : le lac, le ciel, les montagnes, et les vignerons, tous les mêmes, voués à une occupation invariable qui est de tailler, sulfater, butter la vigne. Et vendanger. Ramuz regarde ; et il dit ce qu'il voit avec une sorte de pesanteur, de nudité consentie, dans des phrases pleines, au verbe dru. Dépouillé de toute psychologie accessoire, le drame qui se noue entre ces êtres simples réduit à l'essentiel les ressorts de l'action dramatique : celle d'une liberté face à son destin. Charlier intitule son étude : *Ramuz, poète de l'être,* et il explique pourquoi : « Certains, comme Balzac, sont poètes, mais ils veulent imiter le désordre apparent et le bouillonnement de la vie, ils croient que l'impression poétique est le résultat d'une foule de notations minutieuses (toujours le naturalisme), ils veulent être psychologues, sociologues, politiques, et cela fait tort à leur don poétique. Ramuz est poète, et n'est que cela, avec une force directe, abrupte, qui perce les apparences du moment pour atteindre ce qui est fondamental, qu'il s'agisse des couleurs, des formes ou des âmes. Par l'imagina­tion, il entre puissamment en contact avec l'être des choses, il nous le restitue dans une image : rien d'autre. Voilà pour­quoi le style de Ramuz cherche avant tout la précision, au risque d'une certaine dureté. « La poésie, dit-il, est dans l'extrême précision. C'est en serrant de toutes mes forces l'objet contre moi que je le confonds enfin à moi-même. On dit « épouser les contours » : c'est trop de pudeur. Il faut faire infraction, il faut épouser tout court. » » ([^32]) Voilà pour l'instrument verbal du poète. Quant à la struc­ture dramatique elle-même, Charlier établit une comparaison éclairante, mettant en parallèle l'art de Ramuz avec la *peinture des passions* en vigueur dans la dramaturgie du XVII^e^ siècle français : 335:266 « Je ne veux pas médire de Corneille et de Racine : l'un et l'autre savent en deux vers nous dévoiler toute l'inson­dable profondeur de cœur humain. Pourtant ils appartiennent à un siècle exagérément logicien, qui veut que tout s'en­chaîne parfaitement par une loi nécessaire, et que tous les anneaux de la chaîne soient bien visibles. La puissance de leur psychologie est une logique, elle nous guide par la main à travers la nuit de l'âme *et nous empêche de voir ce qu'elle ne nous éclaire pas.* Mais l'écrivain qui peint l'homme, c'est-à-dire le dramaturge et le romancier, aurait intérêt à s'inspirer de l'art du peintre. Ce dernier n'a pas besoin d'autre chose que d'un seul arbre dans le ciel et de deux ou trois couleurs pour nous donner une idée du change­ment des saisons. Ainsi l'écrivain pourra se contenter d'une simple phrase -- tout l'art est de choisir l'indication juste -- pour nous suggérer le bouleversement d'une âme, une simple phrase qui sait s'arrêter au bord du mystère qu'elle découvre et nous invite à sonder : nous mesurons bien mieux d'une vue directe ce bouleversement que s'il nous fallait suivre une analyse minutieuse. « Arrêtons-nous maintenant à considérer le roman trans­formé selon la conception que je viens d'exposer. L'homme y apparaît dépouillé de tout le « social » et de tout le « psycho­logique », réduit à sa simplicité élémentaire, aux grandes forces simples qui sont en lui. Il se dresse nu dans la Nature, qui ne fera pas objet de « descriptions », parce que elle n'est pas un cadre extérieur à l'homme : l'homme fait corps avec elle, la Terre, le Ciel, participant au drame. Il n'y a pas d'un côté une action, qui se passe dans l'homme, et de l'autre un cadre, qui est de nuages, de bois, de villages et d'eau. Il y a seulement l'Être, qu'il s'agit de rejoindre à travers les choses, à travers l'homme ; et seul peut y réussir un art dépouillé, qui, procédant par grands plans très simples, nous rende sensible l'ordre du monde. Quant au sujet ; il sera aussi banal que possible, afin que rien ne s'interpose entre l'Être et nous. 336:266 « Tel est le roman de Ramuz dont je viens de tracer une ébauche assez grossière, mais dont j'espère qu'elle n'est pas infidèle. Et on comprend tout de suite pourquoi Ramuz a choisi de peindre les paysans. Le paysan est pour lui ce qu'Agamemnon et Œdipe sont pour Eschyle et pour So­phocle, ce que sont les rois et les princes pour Corneille et Racine. » ([^33]) André Charlier, contemporain et lecteur de Charles Péguy, a poursuivi son évolution dans la ligne très pure de celui dont le génie dépasse la littérature, comme celui de François d'Assise et de Jean de la Croix dépassent la poésie. Disons d'abord que Charlier avait envers Péguy l'admiration pour le frère aîné qui a « frayé le chemin », laissant derrière lui le sillage d'une œuvre enfoncée dans le terreau de France, mais dans laquelle, disait-il lui-même, « il n'y a pas de péché ». Il ne lui a emprunté aucun tic verbal, aucun cliché, il est entré avec lui dans la perspective d'un christianisme dominé par l'événement unique et fondamental de l'Incarnation. Il a donc continué à creuser le sillon droit et profond, ouvrant cette terre à la fois vierge et riche de tout ce qui y a germé au cours des siècles. Dans ce sillon honnête qui s'offrait à lui, André Charlier a compris, mieux que tout autre peut-être ne l'avait fait avant lui, comment Péguy en creusant ainsi le sol de France y a trouvé le ciel. La grandeur littéraire de Péguy est d'avoir donné corps à une poétique tendue dans un effort de pureté, où la pensée est saisie *à l'état naissant, avant le durcissement propre à l'écriture,* d'où l'incessante reprise des versets qui se succèdent comme un déferlement de fraîcheur. 337:266 Dans une *Lettre à Paul Claudel* voici comment Charlier tente d'expliquer la grandeur de Péguy à Claudel qui, dans une réflexion assez plate se met d'accord avec Gide pour affirmer que Péguy « *ne va pas très loin dans l'expression des sentiments humains* »*.* Voici la réponse : « C'est que Péguy se propose bien autre chose que l'ex­pression de sentiments humains. Il y a chez lui trois démar­ches conjointes ou parallèles. Comme penseur, il cherchait à remonter au point d'origine de la pensée et comme poète au point d'origine de l'inspiration. Comme homme, il cher­chait à remonter dans sa race au point d'origine du salut ; et c'est ainsi que les trois chemins l'amenaient au jaillisse­ment de la même source : au mystère de l'Incarnation. Ces démarches sont si bien mêlées qu'un ouvrage de critique philosophique comme *De la situation faite à l'histoire et à la sociologie dans les temps modernes* se termine par un extra­ordinaire poème lyrique où il est question de la Beauce, des châteaux de la Loire, de la grâce française et des poètes du Val de Loire. » « Au moment où venait de paraître le *Mystère de* la *charité de Jeanne d'Arc,* quelqu'un qui avait un goût très sûr, Alain Fournier, écrivait à Jacques Rivière ces lignes qui disent exactement ce qu'il faut : « J'aime cet effort, surtout dans le commentaire de la Passion, pour faire *prendre terre,* pour qu'on voie *par terre,* pour qu'on touche *par terre* l'aventure mystique. Cet effort qui implique un si grand amour. Il veut qu'on se pénètre de ce qu'il dit, jusqu'à voir et à toucher. Et cela finit par atteindre à une poésie très haute. » (...) Péguy a voulu se placer avant la psychologie, avant l'expression des sentiments humains, au point où l'âme, encore toute fraîche de sa création première, sans l'ombre de ce vieillissement que les passions apportent avec elles est absolument pure pour la connaissance et pour l'amour. Cela, vous l'avez d'ailleurs senti confusément, c'est pourquoi vous dites que l'art de Péguy correspond « à du très ancien dans la littérature française ». » 338:266 « Vous êtes tellement dans la littérature qu'il semble qu'elle ait mobilisé tous ses plus grands génies au cours des siècles pour à la fin produire Paul Claudel : Homère, Eschyle, Dante, Dostoïevski. Péguy n'a de place nulle part, même pas dans la littérature. Derrière lui, il y a seulement sa race, sa race obscure et innombrable. Lui, qui aurait tant souhaité ce qu'il appelait une « inscription temporelle », n'a obtenu aucune des « inscriptions » que le monde confère : il a obtenu la seule qui fût à la mesure de sa grandeur, les quel­ques mètres carrés de terre qui recouvrent les morts de Villeroy. Il est sans ascendants, j'entends littéraires. Hors de la littérature, et pourtant grand poète. Hors de la philo­sophie et pourtant grand penseur. Hors de l'Église, et pour­tant le plus fidèle de la plus vieille paroisse. Rejet le plus pur et le plus ferme de la souche française la plus antique. Pour qu'il soit si pur et si ferme, il faut bien que la souche demeure intacte, enfouie dans les profondeurs, toute prête pour des germinations inattendues. D'ailleurs, tout cela, vous le savez bien maintenant, d'une connaissance qui est d'un autre ordre que celle de nos jugements littéraires, puisque vous êtes l'un et l'autre réunis dans les plis du manteau de Notre-Dame. » ([^34]) #### *L'exigence.* Si André Charlier en avait eu le loisir, grâce à cette intuition qui lui permettait de pénétrer au cœur d'une écriture poétique et d'en déceler le message éternel, il nous aurait offert la plus belle Histoire de la littérature française. 339:266 Mais, au matériel com­me au spirituel, il fut un homme debout, sur la brèche, armé d'une lourde épée dont le maniement lui était familier depuis sa jeunesse : l'exigence. Avec elle il s'est battu comme un chevalier pour défendre la place que son Suzerain lui avait confiée : l'École, ses élèves, une certaine conception de l'hom­me. Il passa son temps à protéger, exhorter, redresser, instruire. Il avait l'art de présenter la vérité sous son aspect abrupt, sans atermoiement, parce qu'il en vivait et parce qu'il savait que son pouvoir de rayonnement ne dépendait pas des précautions oratoires. Il prend place, dans le courant de notre littérature, au premier rang des grands moralistes à cause de la hauteur où il se plaçait comme naturellement, pour parler aux hommes. Et voici ce qu'il leur disait : « Les dons de la nature prodigués à la France au point de rendre jaloux l'univers, qu'en avons-nous fait ? Mais ils sont encore là, endormis, et ils peuvent revivre. Tant de trésors d'imagination, de patience, d'énergie, de raison dépensés par la France au cours des siècles ! Ne saurons-nous point re­trouver le secret de la fécondité française ? Comme il est beau de se reconnaître ou de se découvrir dans un mot de Jeanne d'Arc, dans le geste d'un bonhomme figuré sur un bas-relief au XII^e^ siècle, dans un vers de Ronsard, dans une vieille mélodie ! Il faut avoir, sans orgueil, la fierté de sa race. Dans ce siècle où on est à l'affût de tout ce qui se fait à l'étranger afin de l'imiter, il faut nous refaire une sensibilité française. Est-ce possible, me direz-vous ? Oui, cela est possible au moins à ceux qui, comme vous, ont accès à la culture de l'esprit : si l'on met entre vos mains de beaux textes français, vous doutez-vous que c'est afin que vous y découvriez votre vrai visage ? Tâchez de savoir lire : vous vous y trouverez expliqués à vous-mêmes mieux que dans les élucubrations des psychologues. Seulement il faut que votre fidélité soit, non pas tant une fidélité d'admiration et de respect qu'une fidélité de fécondité et de création. » ([^35]) 340:266 Au plan de la vie intérieure il poursuit la même interro­gation brûlante : « Vous doutez-vous de l'abondance des grâces que vous avez reçues ? Vous appartenez à des familles chrétiennes, depuis votre enfance vous avez participé aux sacrements vous êtes-vous aperçu que cela est immense ? Les dons de la nature sont déjà des dons de Dieu, mais la grâce les couronne et les parachève. Ils ne prennent leur sens que par elle. Si vous aviez le goût de l'attention aux choses de la vie intérieure, vous vous rendriez compte que vous avez reçu une foule de grâces qui vous sont particulières, qui sont des prévenances directes de Dieu à votre égard. Les avez-vous aperçues ? Qu'avez-vous fait du don de la Foi, qui a été déposé en vous ? Avez-vous senti le prix de cette lumière obscure par laquelle l'homme adhère à Dieu dans un contact di­rect ? » ([^36]) Dans un autre texte très beau, intitulé *Lettre aux Cahiers,* il parle à ses élèves du goût de la perfection : « Voyez-vous, on reste dans l'âge mûr ce qu'on était à dix-sept ans. Quand on a eu très jeune le goût dont je parle, il n'est pas près de vous passer de la bouche, et pour rien au monde on ne voudrait le perdre, parce qu'on lui doit sans doute les seules joies qu'on a, et n'est-ce pas pour la joie qu'on est fait ? Je ne suis pas moraliste et je n'ai pas l'intention de faire une dissertation de morale : 341:266 je veux simplement vous faire comprendre que, ayant la responsa­bilité de l'École des Roches de Maslacq, la seule chose qui me paraissait indispensable et urgente était de faire passer en elle un certain goût de perfection, de mettre ce goût dans la vie physique, dans la vie intellectuelle, dans la vie spirituelle, dans les rapports humains, dans le métier scolaire, dans les jeux mêmes. C'est une idée étrange sans doute. Je trouvais cela beaucoup plus important que les méthodes pédagogiques. » ([^37]) Dans l'ordre humain, lorsqu'il s'agissait de leur mission à remplir dans le monde, voici les fortes paroles que les élèves d'André Charlier entendaient : « Si nous voulons former de jeunes hommes capables, lorsqu'ils auront des responsabilités, non seulement d'affron­ter les tâches écrasantes de leur métier, mais d'envisager le problème humain dans toute son ampleur, c'est-à-dire de considérer qu'il s'agit de sauver l'homme, la première chose à faire est de lui rendre un certain goût de grandeur et de noblesse qui s'est singulièrement affadi de notre temps. Ce ne sont point là des mots creux : ils expriment simplement la qualité d'âme qu'on met jusque dans ses moindres gestes, et par quoi se traduit notre personnalité authentique. Nous nous spécialisons de plus en plus tôt, et nous nous spécia­lisons mal : nous en oublions d'être des hommes. Vivre est un art délicat et profond. » « C'est un art qu'on a désappris depuis qu'il y a des écoles : voit-on quelle révolution ce serait que de réapprendre aux hommes l'art de vivre ? Vivre suppose, comme tout art, qu'on sait choisir ; choisir suppose qu'on doit être exigeant dans son choix, et par conséquent qu'on n'est pas facile à satisfaire. C'est tout un ensemble de jugements sans pitié à porter sur soi, de contraintes gran­des et petites, d'efforts sans cesse repris comme des gammes, de contrôles minutieux, tout cela pour atteindre à une force libre et sans raideur, sagement mesurée et audacieuse. 342:266 Mais j'aperçois comme condition nécessaire à cet art de vivre qu'il ne faut pas être satisfait, et même qu'il faut être en état d'insatisfaction perpétuelle. Quelle folie, dira-t-on. Vous nous proposez une espèce d'ascétisme qui est parfaitement anachronique. Bientôt, vous nous parlerez de sainteté. Et pourquoi pas ? Je n'ai pas peur d'écrire le mot. *Il* s'agit de savoir si nous voulons refaire une chrétienté ; non pas une société dans les nuages, mais une chrétienté terrestre, charnelle et misérable, pleine de péché ; non pas ce monde bien astiqué, luisant, régulier, aux angles arrondis comme une carrosserie métallique, mais un vrai monde humain et chrétien, avec des angles un peu rudes, où l'humain est mis à sa vraie place parce que le divin est mis aussi à la sienne. » ([^38]) André Charlier a-t-il été récompensé ? Je ne pense pas qu'il en ait eu le désir. Il se battait. L'âme en paix, la sensibilité en grand désarroi, il obéissait aux signes fournis par les évé­nements, « ces maîtres que Dieu nous donne de sa main », dit Pascal. A l'heure tragique de la démobilisation en 1940 il écrivait à ses trois enfants éloignées : « Je suis civil, bien que je porte encore, n'en ayant pas d'autres, mes habits militaires. Je n'ai pourtant pas renoncé à me battre au fond de moi-même ; mais trouverai-je enfin un ennemi qui veuille de moi ? Trouve­rai-je une cause aussi qui veuille de moi ? » ([^39]) L'ennemi s'était bel et bien présenté. Il lui avait donné son nom : la médiocrité. La cause ? Nous la résumons en trois mots : cher­cher la perfection, exiger beaucoup, sauver l'âme de la France. Vingt-deux ans plus tard, sur le point de quitter son poste de combat, nous lisons dans le rapport moral qu'il présenta à son conseil d'administration ces lignes qui en forment la conclusion. Elles suggèrent qu'André Charlier, ici et là, ramassait les fruits de ses travaux : 343:266 « Nos élèves, un peu étonnés au début de nos exigences, ne tardaient pas à répondre avec joie à ce que nous leur de­mandions, parce que ces exigences leur faisaient découvrir une part d'eux-mêmes qu'ils ne soupçonnaient pas. Et puis ils ai­maient à être traités vraiment en hommes qui sont mis en face de leurs responsabilités. L'homme est ainsi fait que lorsqu'on lui demande peu, il donne peu et que lorsqu'on lui demande tout il réussit à donner un peu plus. Et le tout de l'éducation moderne est de demander très peu. » ([^40]) Un de ses rares compagnons de route lui avait dit un jour « La France est foutue mais je me battrai jusqu'au bout parce qu'il y a tout ce passé derrière moi. » Homme sur la brèche, il s'est battu, lui aussi, avec un courage de croisé. Le meilleur de ce qu'il a fait est déposé dans le trésor de la communion des saints et dans le secret des âmes. Puis il y a les textes. Ce sont des écrits de combat où s'exhalent un amour pour la France, une intelligence de sa vocation, dans un style limpide, vivant et direct, sans l'ombre d'une recherche d'effet, où percent seulement, à travers son exquise sensibilité, sa tendresse envers les œuvres du passé, leur transparence, la frêle apparition des êtres et des choses où il percevait une réalité sacrée. #### *La vocation de la France.* Écrivains français retrouvant la foi de leurs pères, les frères Charlier l'ont été comme Péguy et Psichari, en suivant les chemins de France. 344:266 A travers l'histoire de notre Patrie, son faisceau de coutumes et de traditions, les vestiges de son passé pétris de sainteté, la dignité des mœurs et la sagesse de ses institutions, voilà que les anges gardiens de nos églises et de nos villages ont pris par la main ces enfants du siècle, et les ont conduits avec douceur jusqu'aux sources pures de la foi chrétienne. C'est là l'événement secret dont il est question dans « *Ut abundetis in spe *» *:* « Nous sommes simplement les témoins de l'événement le plus grave qui puisse toucher l'âme d'un peuple. Les gens qui, assis sur la rive, regardaient d'un regard vague l'eau couler ont bien aperçu des remous étranges dont les ondes s'élargissaient sans bruit, mais ils ne distinguaient point quelle pierre mystérieuse en était cause. Mais nous, nous avions reçu la pierre en plein cœur. Pourquoi nous ? Je ne sais. Peu importe d'ailleurs. Nous avons à transmettre l'événement. Le trésor que nous retrouvions était tout mêlé de choses de la terre auxquelles notre cœur s'était pris, et nous croyions qu'il fallait les sauver. Il est dur de les reperdre après les avoir retrouvées. Mais cela est bien : ainsi le joyau reste pur. Nous le déposerons silencieusement dans la main de quel­ques-uns de ces hommes vulgaires, comme étaient Simon-Pierre, et Jacques et André. Il y en a encore. Nous les connaissons. De ces gens qui comprennent beaucoup mieux les choses du fond de l'âme que les événements du journal ; qui ne seraient pas autrement surpris si on leur disait un beau jour, à l'heure où ils attendent l'autobus au bord du trottoir pour partir à leur travail, que Jeanne d'Arc arrive par l'avenue d'Orléans, et qui naturellement la suivraient immédiatement. » ([^41]) Une phrase mérite d'être soulignée : « *Le trésor que nous retrouvions était tout mêlé de choses de la terre auxquelles notre cœur s'était pris.* » 345:266 On touche ici du doigt cette aventure mystique attachée au sol, cette *sainteté qui monte de la terre,* trésor de grâce lié aux choses du temps, non pas à cause d'un injuste amalgame ou d'une quelconque confusion, mais en vertu de cette loi d'enracinement et d'incarnation ; en vertu, dirait Péguy, de *ce besoin incroyable du temporel qui a été laissé au spirituel, cette incapacité absolue du spirituel à se passer du temporel.* (*L'Argent.*) Voilà pourquoi la vie de la grâce coule comme naturelle­ment dans les canaux de la cité temporelle. On ne peut plus séparer ce qui est de la grâce et ce qui est de la nature. La vie d'André Charlier, son métier de conducteur d'homme et son art d'écrire se sont ainsi trouvés liés de cette *double ligature.* C'est donc à travers les témoignages du passé qu'André Charlier a appris à aimer son pays et c'est peut-être cette attitude intérieure de piété profonde envers les trésors légués par les anciens, qui rencontra le plus de résistance. Il aimait à citer Simone Weil, juive apatride, mais éprise de vérité, dont l'intuition rejoignait la sienne : « L'opposition entre l'avenir et le passé est absurde, écrit-elle. L'avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c'est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut possé­der, et nous ne possédons d'autre vie, d'autre sève, que les trésors hérités du passé, et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l'âme humaine, il n'y en a pas de plus vital que le passé. » Elle va plus loin encore : « Le passé détruit ne revient jamais plus. La destruction du passé est peut-être le plus grand crime. Aujourd'hui la conservation du peu qui reste devrait devenir presque une idée fixe (...) La perte du passé, collective ou individuelle, est la plus grande tragédie humaine, et nous avons jeté le nôtre comme un enfant déchire une rose. » ([^42]) 346:266 Le passé de la France a été pour André Charlier la source de son inspiration, et j'oserais dire sa méthode d'éducation. Voici ce qu'il en dit dans « *Une civilisation de masse ? *»* *: « Au Moyen Age les chansons populaires, qui étaient com­me il se doit des chansons d'amour, avaient une grâce et une noblesse qui nous font rougir quand nous évoquons ce dont le peuple aujourd'hui est réduit à se contenter. Oui, on comprend là comment la civilisation pouvait polir les mœurs : il n'y avait personne qui ne participât à ses bien­faits. La culture n'était pas l'apanage d'une élite intellec­tuelle, pour cette bonne raison que l'élite était partout. Qu'un art soit populaire et qu'il soit du très grand art, c'est là sans doute pour une civilisation un critérium indu­bitable de valeur. C'est même peut-être le seul. » ([^43]) Si nous parcourons cet ouvrage insolite auquel les anciens élèves d'André Charlier ont donné le titre de *Que faut-il dire aux hommes* nous apercevons que ce volume, composé de textes épars, est animé d'un mouvement intérieur qui lui donne son unité profonde. Quelques temps après sa parution, Jean Ma­diran qui avait accueilli l'ouvrage aux Nouvelles Éditions Lati­nes dans la « Collection Itinéraires » écrivait à la veuve de l'auteur : « Nous *ne pouvons avoir d'action que par un ou par des petits groupes : à ce niveau qui est le nôtre, le livre d'André Charlier* « *Que faut-il dire aux hommes *» *est toujours lu avec intérêt, et souvent avec ferveur. Il poursuit sa carrière cachée dans un petit nombre d'âmes. Il éclaire des destinées individuelles. Qu'un jour il éclaire aussi notre destin national, cela est entre les mains de Dieu. *» 347:266 Ce livre éclaire, comme d'autres enflamment. Il révèle au lecteur attentif l'image cachée de ce qu'il pourrait être s'il était soucieux de son propre héritage ; il suscite un mouvement de l'âme, propre à saisir en profondeur le mystère de la vocation chrétienne de la France. Il en est question constamment et, lorsque l'auteur parle de tout autre chose, il y est ramené par le mouvement même de sa pensée. On en trouvera trace dans la plupart de ses allocutions, de ses articles, de ses poèmes. Dans *Les Lettres aux Capitaines,* sorte d'exhortation périodique qu'il adressait à ses grands élèves, on trouve maintes allusions à ce qu'il appelait la fidélité à la race. Voici ce qu'il leur écrivait au plus fort du drame de l'Algérie française : « Dans les malheurs présents de la France, vous ne pouvez peut-être rien, ni moi non plus. Il y a là, une con­jonction étonnante de forces, qui tendent à détruire l'âme de ce peuple. Mais il y a au moins une chose que nous pouvons et qui a beaucoup plus de valeur positive que vous ne pensez, et c'est de souffrir. Quand on ne peut plus rien, il reste tou­jours cette ressource, et c'est peut-être la seule efficace, sur un plan qui évidemment n'est pas celui de l'action humaine. La souffrance a une vertu inspiratrice : c'est elle qui inspire les vertus héroïques, et c'est elle qui inspire la prière. Ce mot d'héroïsme sonne étrangement en notre siècle : pourtant jamais siècle n'en a eu plus besoin. Je ne sais pas si votre génération est capable de recevoir une inspiration de cette sorte ; il faudrait pourtant que vous y songiez sérieusement, car si vous en êtes capables c'est que le génie de votre race n'est pas mort... Vous ignorez que vous appartenez à un peuple qui n'est pas meilleur qu'un autre, qui même par certains côtés est plus coupable que les autres, mais qui tout de même à certains moments de son histoire a pris conscience de ceci : qu'il y avait le monde à sauver et que c'était sa vocation la plus certaine. 348:266 J'avoue que je me sens plein de mépris pour les Français qui portent allègrement des événements qui devraient leur entrer dans la chair ; ou plutôt ils ne les portent pas du tout, ils font comme si cela ne les concernait pas. En 1911, Péguy écrivait : « Je ne parle jamais des Alsaciens-Lorrains et je n'aime pas qu'on m'en parle. Quand on a vendu son frère, il vaut mieux ne pas en parler. » ([^44]) Mais c'est dans une pièce fort brève, intitulée la *France parle,* que le chant éclate enfin, chant mélodieux où l'inspiration longtemps contenue se donne libre cours, capable de se hausser à l'image sainte et au chant sacré. « Vous ne savez pas ce que c'est que d'être une vieille femme et d'avoir derrière soi un grand passé, tout un passé à soutenir, et de ne pas pouvoir se déshabituer de la grandeur. Certains disent que je suis toujours jeune et belle, et assurément, je le serais, malgré tout ce que j'ai pu souffrir, si mes fils consentaient à le croire. Mon corps a été trop meurtri au cours des siècles pour que mon âme aussi ne soit pas blessée, et c'est à vous qu'il appartient de la faire refleurir, mais pour cela il faudrait croire à beaucoup de choses dont vous ne savez plus si elles sont vraies. C'est parce que vous n'y croyiez plus que vous avez souffert na­guère une honte si amère. Rappelez-vous ces jours où dans une lumière d'un éclat implacable, les foules fuyaient sur les routes, poursuivies par des oiseaux sinistres ; ces autos affolées et bardées de matelas, où une mère hagarde serrait contre elle ses enfants morts : les lents chariots du Nord, chargés d'un pauvre mobilier, avec au milieu des femmes et des enfants qui regardaient sans rien dire, et quatre puis­sants chevaux traînaient vers quelle grange lointaine cette lugubre moisson. 349:266 Jadis j'avais des fils dont l'âme tenait à moi par un lien si fort que leur moindre geste était fait de ma substance. Et je me sentais dans leur cœur une rose éclatante, et ils me respiraient, non comme un parfum dont on s'enivre en passant, mais comme l'essence de leur être, plus nécessaire que le soleil. Ah ! Ils ne voulaient pas que rien de moi fût perdu ! Je me sentais totalement possédée et pénétrée, prise jusqu'à la racine de mon être, et si lucidement moi-même d'être conquise, non par la violence du sang et de la passion, mais par cet Amour puissant qui est aussi la su­prême intelligence. Conquise et dépassée : dans leurs bras j'étais moi-même et une autre encore, celle qui naît d'être désirée, et qui, d'avoir été songe et rêve, devient plus vraie et plus suave que l'aurore. Je me modelais sous leurs regards. Il était beau, sous leurs mains impatientes, d'être une créa­ture vivante qui prend conscience de sa forme et peu à peu sent monter en soi la joie de sa force future. Je leur donnais tout ; mais eux, quelles œuvres ils faisaient de moi ! Tout ce qu'ils touchaient, il semblait que cela fût arraché au temps et revêtît les plis d'une robe éternelle. (...) »  Une onde musicale parcourt le morceau tout entier, lui donnant une parfaite unité où le ton, pris très haut, permet d'admirables retombées. Dans le passage qui suit, une succession d'images puissantes forme une ligne sans brisure et parfaitement une ; le mou­vement de la phrase s'élargit avec art et s'achève dans un grand apaisement proche de la contemplation et du silence. « Je leur donnais mes eaux paresseuses, mais toujours nobles, ou violentes, mais nobles quand même ; mes collines soulevées comme un beau flanc où la lumière et les ombres dessinent la palpitation de la joie ; mes plaines puissantes, qui sont comme l'affirmation éclatante de la certitude, avec pourtant leurs replis secrets, leurs sources parmi l'herbe, et le frémissement à voix basse d'une ligne de peupliers ; 350:266 mes forêts aux grandes allées droites, non pas repaires sauvages, mais asiles profonds de silence, comme l'âme qui écoute sa plus intérieure mélodie, où je chantais toute seule avec le sombre rossignol, et où maintenant, cachée sous les hautes fougères, à l'heure où rougissent les pâles bouleaux, et où le busard gagne son aire d'un vol lourd, je mêle mes pleurs à la première rosée. Pour eux, il leur suffisait simplement d'avoir posé sur tout cela leur regard ; et voilà que dans sa clarté je commençais aussitôt à vivre d'une vie nouvelle ; tout se simplifiait en moi merveilleusement, comme si mon âme me devenait plus présente et s'édifiait visiblement sous mes yeux. Ce que je portais en moi de plus caché venait s'inscrire aussi net qu'au jour de mai au porche de la plus humble église et dans le déroulement des alleluias. Mon feu intérieur, embrasait les impérissables verrières ; il coulait avec le rouge et l'or du dessin par le plomb serti. Ma grâce fleu­rissait dans le chant des poètes ; et cette grandeur surtout, si unie qu'on la dirait facile, où pourtant je cache le plus de choses secrètes, si grave, je la retrouvais dans le mouve­ment d'une prose puissante et nue. C'est ainsi que par eux j'éclatais en œuvres. » ([^45]) \*\*\* #### *Un écrivain de l'âme.* Lorsque Charlier parle de la France -- ou qu'il la fait parler -- l'admiration et la tendresse envers les œuvres léguées par les anciens, envers ce que Péguy appelait *l'inscription temporelle,* fait place très vite à une autre réalité plus haute et plus mystérieuse : l'âme. 351:266 #### *"Une espèce de tendresse sacrée."* Au fond, André Charlier est avant tout un écrivain de l'âme. Il se tient immanquablement et avec un parfait naturel au plan du sacré. Le sacré est cette lumière divine qui éclaire : les créatures de l'intérieur sans en altérer la consistance natu­relle. Si le charme des créatures incline à la tendresse et sus-cite le désir, leur caractère sacré incline l'âme au silence et à la prière. C'est alors seulement qu'elles se trouvent saisies dans leur vérité. Il s'agit de s'apercevoir que le monde est plongé dans la lumière de Dieu, que les moindres créatures, en portent le vestige, et que cette marque sacrée est pour l'homme la raison d'une louange ininterrompue. La première atteinte au caractère sacré de la création vient de la philosophie cartésienne. Bossuet et Pascal ne s'y sont pas trompés. Pascal mesure le drame d'une philosophie : « *Je ne puis pardonner à Descartes ; il aurait bien voulu dans toute sa philosophie se pouvoir passer de Dieu ; mais il n'a pu s'em­pêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement ; après cela, il n'a plus que faire de Dieu. *» André Charlier ne rétorquait pas à l'aide d'un système phi­losophique mais par la Foi, l'intuition et la poésie. Il découvrait deux faces dans le génie français : l'une, représentée par les *jeux mortels de l'intelligence,* conduit au scepticisme et au dessèchement de l'esprit. L'autre face est celle qui va de Jeanne d'Arc au Curé d'Ars et à Thérèse de Lisieux. Elle s'ouvre à une mystique sobre, réaliste, qui saisit les choses de la terre et les dresse doucement vers le Dieu si bon qui les a faites. Cette opération de remontée spirituelle fut l'œuvre de nos Saints de France où Charlier voit un titre de plus à notre piété et à notre gratitude. 352:266 Attentif à l'âme, à la trace que l'âme a laissée dans les choses, souvent sollicité par les appels d'âmes en détresse, il a écrit et répondu abondamment pour aider à déchiffrer cette énigme que chacun porte en lui-même. Quel saisissement à la lecture d'une lettre d'André Charlier, si brève et spontanée fût-elle ! Son épouse nous écrivait récemment : « Je ne résiste pas au désir de vous citer le passage d'une lettre de la Comtesse de Toulouse-Lautrec qui évoque la merveilleuse correspondance échangée avec André. Et ils se sont beaucoup écrit : « *C'est une correspondance pleine de charme, de grandeur, de gravité et de gaîté aussi. *» Pourquoi le langage d'André Charlier est-il si pénétrant, sinon parce que c'est un langage qui vient de l'âme ? Il s'en explique lui-même en parlant du chant grégorien. « Il n'est pas d'âme si déshéritée soit-elle par la nature, qui ne soit capable d'entendre la vérité, quand celle-ci prend un langage qui est fait pour elle. Non pas un langage facile ni vulgaire. Non pas un langage *moderne.* Mais un langage qui soit de l'âme pour l'âme. » ([^46]) Et voici Gustave Thibon, un des êtres qui a peut-être le mieux percé le secret de son âme : « Une seule formule, qui comprend tout, me vient à l'esprit quand je songe à André Charlier : *Die schenkende Tugend,* la vertu qui donne, que Nietzsche plaçait au zénith de la morale. Tout le reste -- dons intellectuels, expérience de l'homme et de la vie, sagesse et indépendance du jugement, compétence technique, etc. -- gravite autour de ce foyer intérieur. S'il est vrai que l'homme n'est riche que de ce qu'il donne, je connais peu d'êtres qui participent au même degré à cette richesse inépui­sable et inaliénable. Comme d'autres sont en proie au besoin de prendre, André Charlier est possédé par le besoin de donner. 353:266 Et non seulement ce qui concerne la nourriture de l'esprit et la formation du caractère, mais par-dessus tout l'ouverture au mystère et au divin. Une espèce de tendresse sacrée émane de lui : celle de l'âme pour les âmes, qui, suivant le mot juste du poète, « rend Dieu respirable aux hommes ». » ([^47]) Lui qui aimait tellement notre littérature, comment a-t-il pu dédaigner si fort le métier d'écrivain ? Je vois à cela une raison essentielle, c'est la soif de plénitude qu'il ressentait à la fois comme une blessure et comme une délivrance. Blessure incomprise d'un grand nombre, parce qu'il faut que l'âme soit très haute pour être transpercée par la flèche du désir. Et cette blessure s'accompagnait d'un sentiment de tristesse qui est l'apanage des grands cœurs, fort éloigné de l'ennui ou de la bouderie du médiocre, meurtri au spectacle de son propre échec. Veut-on savoir ce qu'était la tristesse d'André Charlier ? Lui-même en a dessiné les traits, comme incidemment, pour ré­pondre au reproche de pessimisme que d'aucuns lui faisaient : « *Tenez, j'en ai assez de m'entendre accuser de pessimisme et d'idées noires par d'excellents amis qui s'emploient consciencieu­sement chaque matin au lever à conjuguer le verbe* *:* « *je suis optimiste.* » *Leur optimisme n'a rien de commun avec la joie, qui est la véritable vocation du chrétien. Ma tristesse, quand parfois elle s'exhale, est beaucoup plus près de la joie que leur optimisme. C'est encore un trait des Français, qu'ils sont ca­pables d'héroïsme dans la guerre -- et Dieu sait qu'ils n'en ont pas perdu le goût -- mais qu'une fois revenus à l'état de paix leur jugement s'oblitère, et ils sont si contents d'eux-mêmes qu'ils se persuadent inconsciemment que les choses doivent s'arranger toutes seules. Ils semblent incapables d'aper­cevoir ce qu'il y a de fécond dans une haute tristesse, cette tristesse qu'on ne peut pas dire et qui n'est que le regret d'une âme exilée, mais soulevée de désir au point d'en rompre ses amarres. *» ([^48]) 354:266 Cette blessure de l'âme transparaissait parfois spontanément sous le voile d'une admirable mélancolie sans qu'il ait eu jamais l'idée d'en tirer un parti littéraire. Exploiter un sentiment de l'âme pour en faire de la littérature lui aurait fait horreur. Mais cette soif de *l'autre vie,* celle dont parle saint Jean et les mystiques lui était aussi une délivrance parce qu'elle lui permettait d'échapper à la tentation d'ajouter de vaines paroles à l'énorme masse de papier qui s'imprime chaque jour : « Aujourd'hui tout le monde écrit n'importe quoi et n'importe comment ; mais pouvons-nous avoir cette présomp­tion, cette vulgarité, cette ignorance du mystère de la pensée Pour moi, je ne me mets jamais à écrire sans une espèce de tremblement, sans retarder le moment où la main va tracer le premier signe sur le papier. » ([^49]) Doué d'une intelligence trop profondément contemplative pour chercher une distraction du côté des hochets de l'intellec­tualisme, il écrit à ses enfants : « Je viens de découvrir une parole du Padre Pio qui est bien profonde, et explique beau­coup de choses de la vie intérieure : *Dieu est si incompréhen­sible, si inaccessible, que plus une âme pénètre dans les pro­fondeurs de son amour, plus le sentiment de cet amour diminue, à tel point qu'il lui semble ne plus aimer.* L'intelligence est bien encombrante. Et ceci qui explique ce que j'appellerais son silence litté­raire : « Mon occupation préférée est de faire le peintre en bâtiments ou de cirer les parquets. Par quoi je m'aperçois que j'étais bien plus fait pour être frère convers que pour jouer à l'intellectuel. 355:266 Car j'ai bien peur en effet que ce ne soit pas très sérieux. J'ai essayé de lire quelques livres, no­tamment les *Mémoires intérieurs* de Mauriac, dont tout le monde se gargarise. Je ne sais pourquoi tout le monde écrit ses « mémoires », ses « notes intimes ». Dès que je m'aperçois qu'il y a « littérature » je ne puis plus continuer et ferme le livre. En somme il y a très peu d'écrivains qui supportent d'être lus. (On en dirait autant des artistes.) Le déchet est immense. Voici la poésie qui fait mes délices : *Te, Christe, solum novimus,* *Te mente pura et simplici* *Flendo et canendo quaesumus* *Intende nostris sensibus. *» ([^50]) #### *Le respect du temps.* On n'imagine pas un Charlier producteur prolixe, ayant toujours un projet de livre ou d'article sous la plume. Il avait un besoin vital de silence et de solitude que seul peut octroyer le respect des rythmes que nous impose le temps. Il avait une conception du temps qui le hantait, et il en a parlé souvent avec une rare pénétration : « Je vois que nous vivons de plus en plus vite, sans nous donner le temps simplement de regarder le monde et surtout de répondre aux questions graves qu'un homme doit se poser : 356:266 comme elles ne sont pas d'ordre pratique, l'homme les laisse généralement sans réponse jusqu'au déclin de ses jours. Nous ne savons plus la valeur du temps. Or c'est le temps qui fait les civilisations. Une société vivante, capable de donner naissance à une civilisation vivante, a besoin du temps pour s'élaborer, pour se créer des traditions, exacte­ment comme l'arbre pousse ses racines dans le sol. Je sais bien que les savants nous disent que l'évolution de l'univers matériel ne cesse de s'accélérer. Mais le temps humain n'a pas varié. Le développement d'un être vivant, homme ou plante, reste soumis aux mêmes lois de croissance et de durée. Une race a besoin de siècles pour s'exprimer et pro­duire ce qu'elle doit produire. Dans le domaine humain il n'y a pas de culture forcée ; il faut que les œuvres viennent à maturité en leur temps, qui est toujours assez mystérieux, comme toute la création est mystérieuse. (...) Pourquoi voyons-nous à un moment donné dans la vie d'un peuple une floraison prodigieuse d'œuvres, parfois dans tous les ordres de la pensée ? C'est qu'il y a eu une longue élaboration secrète, une préparation invisible qui a duré par­fois des siècles ; et un jour vient où tout éclate en fleurs, comme on voit sur les arbres au printemps. Si on considère le siècle de Périclès -- qui ne dure même pas un siècle -- on voit qu'il a brillé d'une splendeur inégalée dans tous les domaines, poésie, arts, philosophie ; mais il y a au moins cinq siècles entre Homère et Sophocle, et Homère, dans sa pureté et sa grandeur, révèle déjà un raffinement de civi­lisation qui ne peut être que le fruit de plusieurs siècles. Au Moyen Age, on voit l'architecture se chercher pendant plusieurs siècles jusqu'au moment où elle aboutit à la splen­deur des abbayes romanes et des cathédrales gothiques. » ([^51]) Lenteur, silence et solitude forment une trilogie peu mo­derne, André Charlier le sait bien : 357:266 « L'absence de silence, pour ne parler que de cette mala­die, est absolument inhumaine. Le silence est l'asile de la méditation et de la contemplation : non seulement c'est dans cet asile que s'élaborent les œuvres de l'esprit, mais l'homme ordinaire a besoin du silence simplement pour exister et pour savoir qui il est. Car il y a toute une part de nous-mêmes, la plus secrète, celle où nous pourrions rencontrer Dieu, où nous ne descendons jamais parce que les conditions de la vie moderne ne favorisent pas cette exploration inté­rieure. » ([^52]) Impatient de par la vivacité et la générosité de son caractère, André Charlier retrouvait la patience, vertu des anciens, par soumission au rythme du temps. Le temps disait-il n'est pas ce chiffon que l'on froisse rageusement mais l'ombre terrestre et comme la face nocturne de l'éternité. Il trouvait un écho de sa propre pensée dans la réflexion de Saint-Exupéry en qui il aimait l'alliance entre la pensée et l'action. Voici ce que dit l'auteur de *Citadelle :* « Tu la connais, ta vocation, à ce qu'elle pèse en toi. Et si tu la trahis, c'est toi qui la défigures ; mais sache que la vérité se fera lentement car elle est naissance d'arbre et non trouvaille d'une formule, car c'est le temps d'abord qui joue un rôle, car il s'agit pour toi de devenir autre et de gravir une montagne difficile ; car l'être neuf qui est unité dégagée dans le disparate des choses ne s'impose point à toi comme une solution de rébus, mais comme un apaisement des litiges et une guérison des blessures...Et son pouvoir, tu ne le connaîtras qu'une fois qu'il sera devenu. C'est pourquoi j'ai toujours honoré, d'abord pour l'homme, comme des dieux trop oubliés, le silence et la lenteur. » ([^53]) 358:266 Et André Charlier « Peut-être ce qui doit être sauvé ne le sera-t-il que parce que quelques hommes auront consenti à vivre lentement. » ([^54]) « Le commun des hommes est emporté par la mer des apparences, s'y laisse bercer et se console aisément du flot qui l'abandonne parce que le flot suivant est là qui le soulève à son tour. Pourtant il y a un ordre permanent qui trans­paraît sous la figure mouvante du changement ; quel esprit serait assez obtus pour ne pas le sentir ? IL y a des signes d'or qui inscrivent dans la nuit, pour l'âme la plus basse, le dessein d'une pensée éternelle et marquent le rythme du temps. » ([^55]) \*\*\* Curieuse destinée que celle d'André Charlier, un des hom­mes les plus doués de son époque, dans tous les domaines de la vie et de la pensée. Il aurait pu être le Pic de la Mirandole du XX^e^ siècle. Il pouvait écrire sa musique, composer les paroles, régler la chorégraphie, inventer un grand mystère religieux, une *Franciade,* comme nous l'avons tant prié de le faire. Nous pensions que son âme douloureuse trouverait joie et apaisement dans un chant proféré ; mais toujours il refusa de remplir ainsi l'espace offert à son inspiration. Il avait soif d'autre chose. Il avait assez de générosité et de verdeur pour être polémiste ou pamphlétaire. Il ne le fut pas. De nos jours il se serait battu comme un lion. Non que ce genre littéraire fût l'objet de ses prédilections, mais il savait, comme Péguy, que le *moindre de nous est* un *soldat. Le moindre de nous est littéralement un croisé.* Il savait que jadis nos pères envahissaient les continents infidèles, et qu'à présent, au contraire, *c'est le flot d'incrédulité qui tient la haute mer et qui incessamment nous assaille de toute part.* 359:266 Charlier, écrivain de chrétienté, avons-nous dit, mais de chrétienté en guerre. De chrétienté sur la brèche, de chrétienté blessée. Et si l'indignation monte dans un texte aussi intérieur, aussi profond, je dirais aussi mélodieux que *Confession Vespé­rale* qui est son chant du cygne, c'est précisément à cause d'une certaine blessure de l'âme, dont les prêtres modernes semblent faire peu de cas. #### *La profondeur.* « On nous répète à satiété, mon Père, que le christianisme est une religion « communautaire », comme si c'était une découverte d'aujourd'hui : ce qui est nouveau c'est le mot et non la chose. Il semble par là qu'on veuille nous interdire de chercher notre rapport et notre union avec Dieu autre­ment qu'à travers la vie « communautaire ». Mon Dieu, si sots que nous soyons, nous savons tout de même les choses. Seulement nous détestons les affectations du langage clérical spécialisé, comme celles de tous les langages ana­logues : nous parlons tout bonnement, comme autrefois, du peuple chrétien. Quand il y avait un peuple chrétien, il y avait des œuvres chrétiennes : c'est ainsi que sont nés nos monastères, nos églises, notre liturgie, avec tout ce que la vie chrétienne comportait de social. Car il y avait une vie sociale, qui n'était peut-être pas socialiste ni marxiste parce qu'elle n'était entachée d'aucune corruption politique, mais qui était vraiment une vie sociale. C'est ainsi qu'a pu fleurir un admirable jardin de sainteté, dont certaines fleurs sont dans le bréviaire, tandis que beaucoup d'autres sont réser­vées aux parterres de Dieu seul. » ([^56]) 360:266 L'indignation chez Bernanos explose avec un volume de voix unique dans notre littérature et nous ne pouvons refuser une part de notre reconnaissance au grand écrivain qui donnait à ses livres des titres fulgurants. Dans cinquante ans, lorsque la nuit sera tombée sur le XX^e^ siècle, si cette planète n'est pas réduite en cendres comme nous l'annonce le Dies irae -- mais l'heure appartient à Dieu -- l'âme française sera-t-elle encore sensible aux stridences et aux querelles de partis auxquelles seuls les grands écrivains donnent une portée générale ? Nous pensons que dans *Que faut-il dire aux hommes* le lecteur sera attentif à l'accent d'une douleur non de dévastation comme nous y a habitués le torrent bernanosien, mais d'approfondissement, comme d'une rivière souterraine creusant dans l'âme un sillon irréparable. C'est ce qui permet de définir le message d'André Charlier d'un trait qui donne à tous les autres leur vraie signi­fication : la profondeur. Le flot de la pensée jamais obscure coule avec simplicité, sans heurt, sans originalité et sans bizar­rerie, je dirais presque sans ornement autre que sa fluidité. Pourquoi donc la phrase exerce-t-elle une si étrange séduction ? Parce que l'âme sous-jacente maintient sans cesse la pensée à un plan d'eau de grande profondeur. C'est même la raison pour laquelle le choc inspirateur de l'actualité ne le gênait pas. Lors­que l'auteur prend acte de la chute de Dien-Bien-Phu, d'une toile de Picasso, ou d'une malheureuse déclaration épiscopale, il saisit immédiatement l'événement par sa racine et lui donne une signification spirituelle. Les *Lettres aux Capitaines,* cadre étroit où son devoir d'état enferma sa pensée, nous livrent des pages aux accents impérissables. On l'a remarqué souvent, rien ne se démode autant que le langage spécialisé de l'éducateur, parce que l'époque et la pédagogie obligées imposent des poncifs qui ne résistent pas au temps. Trente ans après leur appa­rition, ces exhortations aux jeunes gens responsables de leurs camarades sont marquées d'un accent de gravité et de grandeur qui, les rend plus actuelles que jamais : 361:266 « Ne vous fiez pas trop à votre jeunesse : certains d'entre vous sont assez bien disposés pour vieillir avant l'âge ; leur scepticisme et leurs négations ne sont rien qu'une défense contre tout ce qui pourrait élargir la vue de leur regard intérieur et introduire dans leur vie ce redoutable inconnu qui les épouvante. Si on n'ose pas regarder une chose en face, il est un peu trop facile de dire que cette chose n'existe pas : il faut avoir le sens du ridicule. Un regard jeune est toujours un regard grave : on ne peut pas ne pas être grave, quand on est au bord de sa vie et qu'on sait qu'on va se mesurer avec le réel. C'est le scepticisme et l'ironie qui vieillissent un homme avant l'âge. Quand j'avais votre âge, et que je considérais l'avenir devant moi, chargé de toutes ses virtualités, j'étais émerveillé et ému de la grandeur de la vie, -- qui n'est pas une grandeur de confort et de facilité, mais une grandeur de drame ([^57]). Je mesure tout votre malheur. Vous avez absolument be­soin que la vérité soit confortable, et il y a une certitude non moins absolue qu'elle ne le sera jamais : si je pouvais vous en persuader, j'aurais fait beaucoup plus que de vous faire réussir vos examens. Votre malheur est de ne pas savoir votre vraie dimension, et quand on essaye de vous l'ap­prendre, on a l'air de commettre une incongruité, tant vous avez peur de ne pas ressembler à tout le monde. Or la moyenne des hommes est médiocre et se contente d'un uni­vers mesquin et rétréci, où surtout rien ne doit se passer qui ne soit tout à fait rassurant. Je reconnais que ma lettre précédente était absolument indécente, car elle vous parlait du salut des hommes et de votre participation à la Rédemp­tion. (...) Vous vous ennuyez à la messe, dites-vous. Mais avez-vous réfléchi que Dieu, qui est présent, s'ennuie de vous trouver si pauvres ? Essayez de vous sentir ridicules, c'est le com­mencement de la Sagesse. 362:266 La seule pensée de votre sottise devrait vous jeter dans un abîme d'humilité, et au fond de cet abîme, soyez sûrs que vous trouveriez Dieu, ce Dieu que vous ne trouvez pas parce que vous ne le cherchez pas, et que vous ne cherchez pas parce que vous ne tenez pas à Le trouver. Ce qui vous manque, c'est d'avoir mâché votre néant : c'est une nourriture amère, mais bienfaisante, surtout en temps de Carême. Je m'en suis rassasié quand j'avais votre âge, et je vous assure que c'est une grande grâce que Dieu m'a faite, car j'y ai découvert qu'il y a une Vérité, non pas abstraite mais vi­vante, pour laquelle j'étais fait et pour rien d'autre. Vous me pardonnerez ma vivacité si vous voulez songer un instant, vous qui ne savez pas ce que c'est qu'avoir charge d'âmes, que je me tiens, moi, pour responsable de votre indifférence. Je porte ce que vous ne portez pas, parce que c'est la loi de la vie : il faut qu'il y ait, partout et toujours, des hommes qui portent ce que les autres ne veulent pas porter. Mais que ceux qui refusent leur part du fardeau s'attendent à porter d'autres fardeaux plus lourds, ceux de leur orgueil et de leur égoïsme, avec leurs consé­quences. » Et voici quelques mots sur l'esprit d'enfance que les élèves d'André Charlier n'ont jamais entendu nulle part, même de la bouche de leur aumônier : « L'enfant est beaucoup plus sérieux que les grandes personnes, parce qu'il croit que toutes les choses ont un sens et qu'il est curieux de découvrir le sens de tout (tandis que les hommes ne s'interrogent plus sur rien). L'enfant vit dans la gratuité : il sait qu'à chaque instant de sa vie il reçoit un don infini, pour rien (tandis que les hommes ne voient rien au-delà de leur affreux commerce). Ainsi l'enfant considère qu'il est réellement dans le Royaume des Cieux, que Dieu, quoique invisible, est pourtant présent (des signes qui parlent et dont il entend le langage). C'est pourquoi son cœur est plein d'une admiration sans borne et d'une action de grâces continuelle. 363:266 L'enfant se sent le frère de tous les êtres, y compris Dieu : alors rien ne lui est plus difficile, puisque Dieu est là qui fait les choses avec lui. Pour lui, il n'y a plus de frontière entre le naturel et le surnaturel, le naturel étant déjà un miracle. Ainsi le monde est pour lui merveilleusement simple et sans énigme. L'enfant entre de plain-pied dans les mystères que lui propose sa foi, il les trouve aussi vrais que la nuit après le jour. Il vit en eux, il n'a pas besoin de se les expliquer. » « La vieillesse vous guette. Cherchez donc les moyens de rajeunir. Ils vous sont indiqués dans cet Évangile que vous avez peur d'ouvrir et de comprendre. Vous y lirez que la Vérité vous délivrera, pas une vérité confortable bien sûr, mais la vérité immense des enfants, la seule qui soit à votre mesure. » ([^58]) #### *Le poète.* André Charlier est né le 25 décembre 1895, sous l'étoile de la poésie la plus douce et la plus discrète, celle qui appar­tient de droit aux bergers et aux enfants : Noël, poésie des êtres et des choses retrouvant pour quelques instants leur innocence sous le regard de Dieu, avec toute la tendresse dont le ciel soit capable lorsqu'il visite la terre. Chaque année, il puisera dans cet anniversaire la consolation dont son âme tourmentée par de grandes épreuves avait soif. Il y puisait toujours un rafraîchissement de l'âme et la force de croire à la bonté et à l'innocence de Dieu. Je ne pense pas me tromper en disant que la poésie n'a été rien d'autre, pour lui, qu'une sensibilité de l'âme accordée aux beautés les plus fragiles de la création. 364:266 Puis cette émotion, parfaitement maîtrisée, était exprimée en quelques touches brèves dont il avait le secret. Il s'agissait d'abord de regarder les choses : « J'ai toujours été extrêmement frappé de ce fait que nous ne pouvons entrer dans les grandes choses qu'en passant par les petites, ou plutôt que les grandes se révèlent à nous par les petites. Je suis persuadé que les plus savantes spéculations sur la désintégration de l'atome et le choc des neutrons ne peuvent rien apprendre de valable sur le sens de l'univers à l'homme de science qui ne saurait point voir une pierre dans l'herbe et un ruisseau au creux d'une vallée. » ([^59]) Les ayant regardés, le poète nomme simplement les êtres qui l'entourent avec un art dont les rouages n'apparaissent pas mais dont le charme est indiscutable. Ainsi, à mesure qu'il nomme les choses, elles commencent à exister pour nous dans une lumière neuve qui est l'effet même du don de poésie. Voici ce qu'il écrit dans *Journal pour mes enfants,* alors qu'il vient de retrouver ses trois petites filles réfugiées en Auvergne : #### *Longechaux, 26 août 1941.* « Voilà achevée cette année de guerre, puisque je suis arrivé à Domfront le jour de la Saint-Louis. Je vous ai trouvées fort joyeuses, pleines de vie et de santé, heureuses dans ce beau pays que vous avez découvert. 365:266 Ici les sources coulent et dégringolent en cascades, les roues des moulins tournent, la lumière fait toujours sur les montagnes les mêmes admirables couleurs, les choses remplissent leur fonction qui est d'être belles. J'aime mieux ne pas penser à ce que font les hommes. » Dans *L'âme moderne en face de l'être,* le paysan parle et c'est une succession d'images qui viennent à notre rencontre : « J'en ai plein les yeux de toutes ces couleurs qui me disent l'heure du jour et l'heure de l'année, ... de toutes les bêtes occupées à dire qu'elles existent, ou bien du silence de l'hiver étendu comme une grande main calme et pensive, ... du trèfle qui se couche sous ma faux avec un soupir, ... de toutes ces idées qu'échangent l'aubépine et la rose et de la triomphante odeur du blé mûr. » ([^60]) Le charme de l'écriture vient d'un accord parfait entre le choix des images, la musique des mots et le mouvement de la pensée. Ici tout est discrétion et harmonie. Voici maintenant comment s'achève *Le goût de l'informe,* où l'auteur stigmatise les philosophies en proie au délire de l'absurde : « Hâtons-nous de respirer. Les jeux intellectuels sont déce­vants. Il fait bon marcher sur la route, et, après les trombes d'eau de ces jours derniers, les champs sont tout frémissants sous le soleil. Dans tous les creux du sol, on entend un murmure d'eaux qui se pressent : une vie encore secrète, mais qu'on sent qui va bientôt éclater. Ici, un homme cogne des pieux dans sa vigne ; là, un autre coupe du bois. L'odeur de la terre mouillée vous arrive, mêlée de celle du bois frais d'une haie qu'on vient de tailler. 366:266 Toutes les choses sont comme du linge qu'on a tiré du baquet à lessive et qui s'égoutte, et le ciel, bien rincé lui aussi, va être passé au bleu. Les souliers s'enfoncent dans la boue et tirent tout un paquet de terre après eux. Le monde est là qui parle fort et haut, et dans une meilleure langue que les littérateurs et les esthètes. Ce n'est point un monde de rêve, il vit hors de moi et il me tend un livre où il m'invite à lire, où tout est à la fois si clair et si mystérieux : les choses familières y sont absolument neuves, parce que le miracle de la Création est permanent. Essayons de lire, pareils à l'enfant qui met un doigt sous chaque syllabe et qui épelle, et il se bat avec ce texte qui lui résiste, parce que il ne peut pas signifier autre chose que ce que le Créateur l'a chargé de signifier. Tout est vrai, et il n'y a aucun désespoir possible, car moi aussi j'existe, et il n'y a pas de monstre en moi que la grâce ne soit capable d'enchaîner. J'existe face au monde, qui m'est remis non pour ma délectation seulement, mais pour que je connaisse : car je n'ai rien à inventer de plus beau que ce que Dieu a fait, et il me suffit d'y entrer par le sens et par l'esprit pour découvrir qu'il me parle de Quelqu'un d'autre que de lui. Et j'existe face au Dieu Saint en Trois Personnes, lesquelles ont daigné habiter en moi parce que je ne suis pas une bête immonde, mais une créature intelli­gente, dont le salut méritait que le Fils Unique du Père s'immolât. » ([^61]) Le passage du plan de la poésie au plan du spirituel se fait avec tant de justesse et de vérité que le lecteur, éduqué au sens fort du mot, accède de l'un à l'autre sans s'étonner que l'émotion poétique -- d'une rare qualité, il est vrai -- s'achève en méditation religieuse. Quelle place faut-il faire, dans l'œuvre d'André Charlier, à la beauté plus formelle du poème versifié ? 367:266 En France, depuis le règne des *idées claires et distinctes,* le mot de poésie n'est jamais entendu sans méfiance, voire sans ironie. Nous sommes sévères pour les poètes, et chaque Fran­çais fabrique son anthologie où une exclusive sans appel règle le sort des plus grands. A moins qu'un sarcasme n'exécute froidement tout ce qui relève de ce chant gratuit, honneur de l'humanité. Si André Charlier ne s'est pas davantage engagé dans l'aventure poétique, nous avons dit que c'est parce qu'il avait soif d'autre chose : sa méditation contemplative descendait à une profondeur où les mots deviennent inutiles. Cependant, si à la faveur de certains écrits de circonstance, le caractère poétique apparaît comme un moyen d'expression naturel, il lui est arrivé d'inscrire sa pensée dans la forme plus rigoureuse du vers. Voici d'abord un de ses plus beaux poèmes dont il a voulu faire une stèle en l'honneur de deux de ses anciens élèves, Jean-Marie Grach et Hervé Giraud, morts au champ d'honneur en 1944. Charlier écrivit une sorte de chœur parlé qui fut exécuté en 1945 par les élèves de Maslacq. Il se com­pose d'un récit en vers libres évoquant les nobles aspirations de ces jeunes gens. Ce récit est cerné par deux rigoureux poèmes en vers réguliers, qui sont d'une beauté formelle incontestable. Paul Valéry disait que le premier vers est donné par les dieux. Ici les quatre premiers viennent de très haut et tirent tout le reste avec eux. *Si purement glorieux* *D'avoir ensemble* *Touché le seuil ténébreux* *Où le pied tremble,* *En ces lieux de vous remplis,* *Que rien n'efface* *De vos désirs accomplis* *La noble trace.* *Ô frères que nous cherchons* *Dans le silence,* *Tout exalte à l'unisson* *Votre présence,* 368:266 *Tout dit que vous êtes là,* *Tout chante et crie* *Vos noms que l'amour lia :* *Hervé, Jean-Marie ; Hervé, Jean-Marie.* *Ô noble inquiétude dans vos yeux clairs et ardents,* *Qui soulevait votre âme et vous rendait impatients* *Il y a l'aurore qui monte sur la vie encore fraîche de la rosée nocturne.* *Il y a ces espoirs tout blancs comme de grands lis taciturnes,* *Il y a le monde entier à connaître, et pourquoi n'en pas faire le tour ?* *Mais que l'espoir fut bref, que le tour du monde fut court !* *Le monde est grand, mais la France est plus grande encore,* *La France que foulent ces grands hommes lourds aux pas mornes et sonores.* *La France est grande pourvu qu'on lui rende la grandeur,* *Et est-ce trop pour cela que de verser d'un seul coup tout le sang de notre cœur ?* *Combien sommes-nous pour croire encore en elle ?* *La voilà, pareille à Sion, qui fut comme elle infidèle,* *Pleurante dans la nuit, avec des larmes sur ses joues, et personne qui la console* *Où est ton âme, France ? où est la vertu secrète de ton sol* *Est-ce toi ce peuple qui consent à sa honte* *Et qui attend son salut des autres, sans que le rouge à la face lui monte ?* *Est-ce toi ce peuple indifférent de paresseux et de sceptiques ?* *Lève-toi, France, et dis que ce n'est pas toi qui te refuses et qui abdiques.* *Pour nous, tout est simple : il n'y a plus que l'obéissance à la grande loi militaire,* *La grande acceptation une fois pour toutes et l'abandon à la terre* *De notre sang, comme une semence d'âmes sans défaut.* *C'est lui demain qui fera taire les lâches et parlera le plus haut.* *Et c'est pourquoi, Hervé, Jean-Marie, vous avez pris la tête de cette cohorte immolée,* *Jean et Michel, tous deux pour toujours à leur frère Jacques mêlés,* 369:266 *Et Roger, dont la seule volonté était d'être soldat,* *Et Hubert le silencieux, et Daniel dont nous ne savons rien, sinon qu'il n'est plus là.* *Tout est simple : nous sommes partis pleins d'idées héroïques et de grands mots sonores,* *Et nous avons découvert qu'il n'y a rien de si simple et de si direct que la mort.* *Ce que nous voulions faire, la vie nous aurait-elle permis de le faire aussi bien ?* *Dit Jean-Marie :* « *Va dire à mes parents que je suis mort en Français et en Chrétien. *» *Nous ne connaîtrons jamais* *Que vos visages* *D'enfants clairs où se levait* *Déjà l'image* *D'un pur et grave destin ;* *La haute joie* *Qu'à grand peine l'homme atteint* *Fut votre proie.* *Ce qu'ils ont conquis* *D'un cœur avide* *Faites, ô Dieu, que vos fils* *Aux pas timides* *Pour le gagner soient sans peur.* *Que leur faiblesse* *Prenne d'eux un goût d'honneur* *Et de noblesse.* *Faites que nos yeux mortels* *Puissent voir luire* *Leurs visages éternels* *Et leur sourire* ([^62])*.* 370:266 Voici quatre strophes d'un poème intitulé *Noël 1942,* inspiré par ce que j'appellerais sa blessure d'âme, où Noël prend un accent tragique : *Noël de cloches et de brume* *Si peu d'espoir palpite et fume* *Comme un feu noir qui se consume* *Sans chaleur !* *Ô France, oublieuse de toi,* *Qui fut belle d'aimer un roi,* *Sauras-tu retrouver la foi* *En ta grandeur ?* *Ne sens-tu pas ton cœur se fendre* *France, qui souffres, sans comprendre* *Qu'il te faut arroser de cendre* *Ce front farouche ?* *Quelques pleurs, dis, sont-ils assez* *Que sur tes malheurs as versés ?* *Un rire amer fait grimacer* *Ta triste bouche* ([^63])*.* On notera l'emploi des sonorités tristes dans la première strophe, et la suite d'interrogations qui préparent la dureté des deux derniers vers. Dans une tout autre lumière voici un cantique dont paroles et musique ont été composées pour des voix d'enfants. Nous donnons la première strophe ; la phrase liée d'un bout à l'autre de la strophe est d'un naturel et d'une fraîcheur incroyables. 371:266 *Jeanne,* *C'est fini,* *Domrémy.* *Jamais plus n'iras parmi* *Celles de ton âge.* *C'est fini du blanc troupeau* *Qui paît dessous cet ormeau,* *A l'ombre du feuillage.* *Fille de Dieu, va !* *Fille de Dieu, va !* ([^64]) Voici enfin un poème d'amour, un des plus beaux que nous ayons jamais lus. Composé dans le train, écrit tout d'une traite, il fut adressé à sa fiancée peu avant leur mariage. La facture libre et savante utilise constamment l'enjambement et le rejet, qui donnent tant de vie et de grâce au sonnet dont les lois rigoureuses obligent parfois à une certaine raideur *Je voudrais que le jour où je vous donnerai* *Mon nom, nous sentions dans l'air un parfum de grâce* *Noble et léger ensemble, avec l'éclair fugace* *D'un sourire : ainsi votre visage, qu'un rais* *Illumine soudain, tandis que transparaît* *L'âme pure, un instant qui brille, puis s'efface ;* *La grandeur que je souhaite aux choses se passe* *De toute pompe mais veut un éclat discret.* *Que tout résonne juste et nous fasse un accord* *Exquis de hauts désirs, et d'extases encor* *Et du miracle des réponses indicibles.* *J'y veux entendre aussi, puisque votre beauté* *Emprunte à d'autres cieux son étrange clarté,* *Le son triste et lointain des splendeurs impossibles.* ([^65]) 372:266 Le dernier tercet est inspiré. Il résume toute la grandeur d'âme de l'auteur : cette blessure mystérieuse que le temps ne peut guérir parce qu'elle est une ouverture à un au-delà du temps. \*\*\* Ame trop discrète, trop silencieuse pour laisser derrière elle une œuvre massive, pouvons-nous regretter que Charlier ait imposé tant de retenue à son haut désir, sans se mettre en contradiction avec lui-même ? Ne faut-il pas au contraire féli-citer ce grand solitaire, de n'être sorti de sa réserve qu'au prix d'un véritable écartèlement, à seule fin de « parler aux hommes », et d'avoir ainsi ramené inlassablement l'âme de la France au recueillement et au silence dans l'espérance de germinations futures ? On trouve dans le *Journal pour nos enfants* une lettre de Gustave Thibon à André Charlier qui intéresse notre propos ; la voici : Très cher Ami, Votre lettre me réchauffe le cœur. Je pense sou­vent, très souvent à vous comme à l'un des derniers témoins des choses qui demeurent. J'entends qui demeurent dans le monde inaltérable, mais qui foutent éperdument le camp dans l'âme et l'esprit des hommes, et spécialement, électivement chez les chrétiens. Il n'y a aucune illusion à se faire : à moins d'un miracle, nous serons submergés par un raz de marée de sottise et de vanité. J'ai la même impression que vous à propos du livre de Maritain. Pauvre vieux, -- empêtré dans sa philosophie de droite et sa politique de gauche !... 373:266 Retenons cette touche qui le dépeint excellemment : *un des derniers témoins des choses qui demeurent.* Charlier n'a voulu être rien d'autre. Assoiffé de vie éternelle, il fut le témoin des plus hautes vérités à travers l'humble langage de la création, langage auquel il ne refusait pas sa tendresse, car il y voyait la pâle image, mais l'image quand même, et le support des réalités surnaturelles. Désireux de laisser André Charlier jeter lui-même une der­nière lueur sur son propre message, je voudrais achever en citant un texte où il fait allusion à l'échec de Van Gogh, mort à 37 ans, sans jamais réussir à vendre un seul tableau. On y lit en filigrane bien autre chose : « Jamais aucun siècle n'a fait un aussi mauvais usage de ses génies et de ses saints. Jamais un tel mépris ne s'est aussi ouvertement exprimé à l'égard de ce qui n'a pour se défendre que les armes de la pureté. Dans cette énorme foire du monde moderne, où la réclame et la publicité grossissent les voix les plus bêtes au point qu'on n'entend plus qu'elles, dans cette bourse de commerce où tout est truqué, où tout le jeu consiste à ce que rien ne soit juste, celui qui a usé sa vie pour essayer de faire entendre un son pur se sent le cœur gonflé de mélancolie. Mais n'est-ce pas bien ainsi ? Rien de grand et de vrai ne s'accomplit que dans le secret du cœur, et rien n'en est révélé que par une mystérieuse naissance. Tant de bruit emplit le monde que les événements vraiment graves doivent s'envelopper d'un silence accru cela ne les empêche pas d'éclore à l'heure qu'il faut. » ([^66]) Je pense que l'heure est venue de cette mystérieuse nais­sance, pour l'œuvre d'André Charlier. Fr. Gérard OSB. 374:266 ### Jean des Berquins par Luce Quenette « Le Vent de l'Esprit souffle où Il veut » (Jean II, 8). A cette épigraphe, Claude Franchet aurait pu ajouter : « Que celui qui peut comprendre comprenne », parce que Jean des Berquins est une histoire de mystère, sur laquelle deux voiles sont étendus, un voile de style ou, comme on dit, d'écriture, et un voile de campagne, de complicité des choses naturelles qui cachent et annoncent le mystère, tour à tour. \*\*\* Quel mystère ? Je crois qu'on peut lire tout le livre sans le découvrir. C'est un mystère d'âme, et il faut donc lire avec l'âme persuadée qu'il y a une manne cachée, précieuse, simple. Car un secret d'âme peut être, à la fois, mystérieux et simple. Il est des confidences très simples qui ouvrent les yeux intérieurs sur l'infini. 375:266 Le charme de ce livre est grand. Mais pour le goûter tout entier, il faut être conscient et instruit : de l'âme, du péché, de l'oubli de Dieu, de la grâce de lumière refusée, combattue, combattante, de l'intercession, du tourment de charité « qui mord plus profond que le péché », de l'ennemi du salut, de son assaut tenace, et enfin, dans le pécheur, du miracle de la Rédemption. Mais alors, pour le lecteur qui n'a pas vécu et médité ces « grandes vérités », le livre de Claude Franchet est hermétique ? Bien sûr que non, car la Grâce est racinée profond dans l'humain et, pour l'humain, Jean des Ber­quins est un roman très bien fait où il arrive quelque chose, une chance d'amour entrevue, perdue, retrouvée, il y a passion silencieuse qui peut tourner en haine, il y a vengeance et même coup de fusil. L'auteur allume l'in­térêt d'une aventure d'énigme dont le pointillé, le fil con­ducteur se noue solidement sous l'apparence ingénue des faits journaliers campagnards. Si bien que ce garçon de vingt ans et ce pressé de quarante auxquels j'avais passé le livre, au bout de cinquante pages, me dirent cynique­ment : « Insupportable, quoique attachant, il faut trop de patience, mais nous voudrions bien savoir ce qui leur est arrivé, comment tout cela, le problème, s'est débrouil­lé. » Le problème romanesque, psychologique et presque policier, mené d'une petite main habile et de bon métier ; une intrigue de campagne originale et fort avisée sous ses airs naïfs de village, une découverte de passions mesquines, sordides ou grandes entrecroisées dans des frustes malicieux avec le savoureux contraste de la pure vertueuse, un peu incolore aux regards distraits, mais nécessaire récompense du héros sympathique. \*\*\* Seulement, si aigu que soit l'intérêt, la phrase, sa syntaxe et son vocabulaire embarrassent comme à plaisir, on marche dans les lianes, les entortillements, les paren­thèses. 376:266 Exemple : « Et jusque là, le garçon n'avait rien dit que le bonjour d'accueil, laissant le voisin *en venir sur sa serpe pendant toute penaude* à sa main, et *dont le propos* n'était pourtant venu, *on peut le supposer, qu'après* des considérants sur l'air du temps... » Autre embrouille-type des associations d'images qui se tirent en une seule phrase, les propositions versées les unes dans les autres, avec, pour commencer, l'énoncé, en quelque sorte, de la manière Franchet : « *Tout à coup, ces choses-là, il faut les raconter l'une après l'autre, mais elles vont très vite et toutes en­semble*, il songea à cause d'elle, et ce n'était pourtant guère le moment, aux reines marguerites de son petit bout de jardin à la fin de l'été, près de sa porte ; les seules fleurs qu'il savait faire *pousser, et puis on a goût* pour une chose comme *pour une personne, violettes au­tour d'un cœur blanc, et qui* avaient cette odeur un peu triste des jardins avec les dernières prunes tombées et les feuillus déjà touchées par les brumes, *et pourtant la fleur est* droite et fraîche, un petit air de quant à soi, *mais c'est autour d'elle* qu'il y a son secret. Après quelques labyrinthes de cette espèce, le lecteur jouisseur qui cherche la détente au coin du feu saute à pieds joints des merveilles pour s'apercevoir ensuite que la maligne poétesse a caché ses signes de piste dans les passages chevelus qu'il a enjambés, d'où ce précis ou vague souhait des profanes : « *Racontez moi l'histoire en clair,* je la crois bonne, voire palpitante, mais je sens bien (et c'est loyauté) que je n'ai pas le mot de passe, je n'ai pas la clé de patience. » \*\*\* 377:266 J'ai dit qu'il y a un deuxième voile et pour ainsi dire un autre embarras, c'est l'invraisemblable rôle de la Créa­tion. Je ne dis pas *la nature.* Depuis le romantisme, nature est déesse langoureuse, et païenne nostalgique. Je dis « campagne » ou Création. Elle est omnipotente dans Jean des Berquins. On aime bien un peu de nuages, de monta­gnes, d'horizon, de ruisseaux, de troupeaux, de soirs tom­bants, de matins enivrants, par-ci, par-là. Tout lecteur d'aujourd'hui a un cœur de vacances où l'environnement est en bonne place, associé à certains moments réussis de la vie (pas toujours, mais l'écrasé des villes a le culte obligatoire du soleil et de l'eau, des arbres et du gazon). Avec Claude Franchet, pas d'environnement : de la pénétration. Il n'est pas une herbe, pas une branche, pas une bête, pas une sauterelle, pas un champignon, à plus forte raison la lune, la pluie et les saisons de février à la Saint-Martin qui n'exige sa place, rôle et fonction indis­crète dans toutes les affaires d'âme, de pensée, de volonté, de péché ou de passion. Les créatures de campagne ne laissent pas une *phrase d'idée* venir toute seule, intelligi­blement, il faut qu'elles s'insinuent, qu'elles interviennent, fassent les importantes, comme si le surnaturel ne pouvait, sans elles, faire le moindre pas. C'est une prétention : en ville, sans nous, la grâce ne passe pas. Il faut, pour admettre telle emprise, du sang de poète. Ils sont rares, pareils amatores de rusticité. Mais le piège est double. Le lecteur raisonnable pour qui l'air du temps et le tremblement des peupliers n'est pas ailes d'anges et avertissement d'En Haut ferme le livre ou enjambe à son tour rossignol, viorne, brouettée d'herbes à lapins, plante de souci sur la marche d'escalier, coronille et fleur de lin receleuses de secrets, et, comme celui que la phrase tortilleuse agace, perd le fil et rate l'histoire. Le rare et excellent amant de campagne entre dans d'autres filets. Le charme agit sur lui, les choses des près et des bois lui offrent leur ivresse et le prient de se laisser aller. C'est magie poétique et presque incantation. L'histoire morale des âmes, pour cet amant de simple beauté, se perd dans le charme des plus douces créatures champêtres, ainsi que d'un passé récent et révolu que l'artiste fait re­vivre, parce qu'elle n'a pas cessé, elle, d'y boire à longs traits, et j'ose le dire, quelque peu sauvagement. 378:266 Je vais vous donner un exemple. Soir de printemps : Jean, dont *l'âme travaillée est le sujet de toute l'œuvre,* est monté dans sa maison des bois, dans ses Berquins. Il tend entre deux arbres une sorte « de filet en forte corde et de sangles qu'il avait fabriqué, selon son industrie... C'était pour les belles nuits où *la sauvagerie en lui ne voulait pas d'un toit,* ni de murs ni de portes, où son sommeil même avait besoin de l'odeur des bois. La nuit était admirable, elle s'emplissait d'étoiles, à terre ce n'était qu'un tapis à grosses masses de thym en boutons de fleurs et de coronille rose, celle qui fleurit avant la jaune, il voyait encore leur violet sombre et leur violet clair... » Le lecteur que je dis, le poète caché, qui à l'insu de tous les soucis, à l'insu de femme, d'enfants, « de créanciers et de corvée », de tous les jougs terrestres et surtout du fardeau de soi-même s'évade quand il peut... rejoint, avec un rêve d'adolescent qu'il n'a dit à personne, le hamac tendu entre les fayards. Pour Jean, ces Berquins des bois, « c'était son mystère d'homme : *chacun a le sien et c'est ce qu'on a de mieux *»*.* Quel appel, lyrique et paysan, innocent, à se sauver du monde ! Mon lecteur qui le hait sans le dire à personne boit ces pages comme de l'eau de source, comme un air de musique dont les autres se moqueraient, comme deux vers qui ne chantent que pour lui. S'il a dans le cœur assez de simplicité pour s'abandonner à un poète aussi peu célèbre qu'une Claude Franchet, s'il est assez jeune pour ignorer le snobisme, ou s'il a suffisamment souffert pour l'avoir oublié, je puis assurer qu'après ce hamac tendu vers le ciel entre les branches, les gloires établies (et je ne parle pas du gros génie Hugo et de ses camarades réalistes, naturalistes de manuel) mais le consacré lyrisme Claudel par exemple (je suis consciente de lèse-Majesté) aura de la peine à lui dissimuler quelques accidents : un décor champêtre de carton, un élan d'ode mystique qui sent son gros Monsieur de la ville. 379:266 Jugez plutôt. Écoutez Franchet : « Au-dessus de lui, entre les faîtes, un cercle de milliers d'étoiles se mit à se balancer, des branches aussi dansè­rent, ondulèrent et puis tout redevint immobile et il n'entendit plus qu'un long bruit régulièrement mouvant, là-bas, du côté du bois à Aman, et jusqu'à son sommeil, de quart d'heure en quart d'heure, un grand cri de cour­lis venu du côté des champs et qui s'en allait mourir au creux le plus creux du bois. » Et le matin : « Il s'éveilla au tout petit matin parce qu'un merle au gosier frais était venu chanter tout à côté de lui, et tôt après ce fut, dans l'herbe courte, le bruit des petites pattes... » Si nous étions des malins, nous couperions les phrases, nous irions à la ligne avec majuscules. Ça fait si bien, distingué et rêveur. Mais nous n'avons pas le toupet, Claude Franchet n'a pas le toupet de mettre en strophe d'ode ce qui ne rime pas. Elle écrit façon prose son pur lyrisme, comme Pascal et comme Bossuet. « L'air était d'un rose aussi frais que le chant, la nuit avait pleuré sa rosée d'amour... Il s'en allait à travers son monde familier, le pas léger, la tête fraîche, *l'aurore restée dans le cœur. *» Vous avez bien senti, plutôt que lu... il s'en allait... *l'aurore restée dans le cœur...* Jusqu'à la dernière strophe, chacun des chapitres est poème de grand ou de petit genre. Il y a lyrisme, satire, pastorale, élégie. Celui que je tiens, avec cette « aurore restée dans le cœur », c'est la lyre. Écoutez la péroraison, c'est toujours mon amator cam­porum évadé de toute affaire, qui se laisse charmer : 380:266 « Le merle chanta encore, la tourterelle. Il y avait aussi un rossignol qui avait dormi trop tôt la nuit et voulait reprendre tout son compte au matin. A nouveau, le garçon remis en chemin s'arrêta. Ce rossignol, ce pauvre petit oiseau gris qui s'enflait, se désenflait presque au bout d'une branche, que c'était beau, que cela gonflait, dégonflait le cœur. Il ne l'avait jamais écouté, ce petit, comme ce matin ; peut-être parce que les soirs il était las, parce que la lune était trop tranquille, parce qu'il aimait mieux dormir que d'écouter et de penser encore. Il s'arrêta et se laissa couler dans l'herbe au pied du chêne ; une fleur de lin pâle, une basse coronille y me­naient leur petite vie, il y avait aussi des crissements dans les vieilles feuilles, une sauterelle grise et bleue, toute petite, sauta sur sa main ; un houx tout noir en arrière semblait cacher un secret. Le rossignol chantait ce matin, comme d'autres le soir. Tu... tu... tu...tu... et puis la plus ardente et claire musique roulait dans son petit gosier, les autres oiseaux s'étaient tus ou en allés plus loin, on n'entendait rien que lui, et il chantait comme la terre tourne, comme la feuille vient aux arbres et l'amour dans le cœur des hommes. » Sur une âme abandonnée et attentive à la beauté des choses (je veux dire les choses de divine Création) la douceur de ce lyrisme redonne vie aux plus intimes eni­vrements de promenade solitaire (je veux dire de prome­nade seul avec Dieu). J'en ai fait récemment la curieuse expérience. Quelqu'un de très intelligent admirait. Je dis d'un air ca­pable : « Et quelle étude sur la Champagne... bien enten­du, avec Claude Franchet, il n'y a que la Champagne ! » -- « La Champagne, dit l'interpellé, vague, ah, peut-être, je n'ai pas remarqué. » -- « Pas remarqué ! mais tout le livre ne respire que le terroir ! » et, soupçonneuse d'avoir à faire encore à un enjambeur de poésie, je dis : « A quoi rapportez-vous, alors, ces bois, ces herbes, ces « oiseaux, ces bergers, ces villages, cette Croix du Haut Chemin, ces branches, ces coronilles, ces odeurs de fe­naison, cette douceur de pluie d'automne, de collines bleues, de troupeaux bêlants... ? » Et l'autre, à la fois vif et secret : -- « *Mais à mes paysages à moi. *» 381:266 Courte honte pour ma capacité, un sincère me faisait toucher l'absolue intimité de cette poésie. C'est bien la Champagne seule, mais comme les yeux de ces portraits qui semblent ne regarder que vous et cependant suivent aussi le voisin ; le poème de Champagne vous parle de ce lieu choisi et secret où vous avez eu, à l'insu de tous, révélation. Ainsi font les classiques. \*\*\* Mais j'en reviens justement à blâmer tout de même celui-ci qui lirait sans souci de vie intérieure, drame et tourment d'âme, « leurré, comme dit Montaigne, par la. douceur du sujet » ; autant que celui qui court la poste pour saisir comment Jean Costat sortira de l'impasse de ses aventures pour « finir bien » avec l'amour, au moins avec l'espoir d'amour de « la parfaite », inaccessible jusqu'au dernier moment. Mon petit rôle, en ces pages d'admiration, c'est de faire prendre un bon départ de première lecture, ou de donner résolution de deuxième lecture à qui se serait fourvoyé en prenant l'un ou l'autre chemin de traverse. Je répète que le livre est mystère, simple et direct, mais ce sont ces mystères-là qu'on côtoie sans les voir, qu'on rencontre sans les savourer, surtout quand l'auteur, moitié par humilité de grande pitié chrétienne, moitié par ironie insouciante laisse « le vent souffler où il veut ». Comprenez, ne comprenez pas, prenez-en ce que vous vou­lez, moi l'auteur, je suis fidèle à la grâce de mon expé­rience et de mon inspiration. Vous n'aurez pas, je n'en ai point cherché, un préfacier distingué pour vous dire ce que j'ai voulu dire. Et pourtant, je serais bien contente que vous le trouviez tout seul, par amitié, « par honnêteté de cœur », comme je dis de ceux qui se reconnaissent entre eux dans un accord de pensée sur toute la conduite de la vie... 382:266 C'est qu'il y a dans ce livre une réservée, fière et très délicate tendresse pour qui saura lire, comprendre, aimer, voire deviner. -- Parce que j'ai saisi cela, je ne peux me consoler qu'elle soit morte. Mais elle voit. \*\*\* Je commence donc à lever le premier voile qui est celui du style par association d'images, comme je l'ai dit, au mépris des rapports immédiats des mots entre eux, avec reculs, avances, parenthèses greffées au texte, sang parenthèses (imprimées). La raison, quand on y a une fois pensé, apparaît évidente. Claude Franchet veut rester absente de son texte, l'auteur s'en va pour ne nous livrer que le déroulement des pensées dans les âmes paysannes. Elle fait exprès. Vous aurez ce qui passe, traverse, embar­rasse, éclaire une cervelle paysanne. Premièrement et principalement, presque sans la quitter, l'âme du héros, du héros de cette grande et simple aventure d'âme : Jean des Berquins, « ni tout mauvais, ni tout bon » comme le veut Aristote du héros de tragédie, mais en marche pour le Mal ou pour le Bien qui est ici la Grâce. Seulement, ce n'est pas un prince, ni un instruit, ni même un monsieur. C'est un paysan. C'est le presque dernier mot de l'épopée, à la dernière page : « Un monsieur aurait peut-être... mais il n'était qu'un paysan, et aussi sa délicatesse était devenue grande... » Prenez cette clé, vous comprendrez cet enchevêtrement réaliste, ce « rendu » réel des seules idées possibles dans une tête authentique de campagne. Voilà pourquoi le vif monsieur lecteur bachelier s'énerve là-dedans. Lui, l'ur­bain, il raisonnerait tellement plus vite et plus clairement, avec de dégourdis schémas passe-partout, découpés en phrases logiques, et cependant, des moments de « descriptions » poétiques, par égard pour la campagne. La fine et renoncée Claude n'est pas dupe. 383:266 Elle soutient que le cheminement du vrai est plus aisé, malgré les apparences, dans les paysans restés paysans, ceux qu'elle a connus par cœur et qui ont peut-être disparu, détruits ou déportés dans le nivellement qui distribue les identiques ignobles images sous le râteau Télé de l'HLM et au foyer cham­penois. La fille du maître d'école en a connu de vrais, restés vrais, bons ou mauvais, et tout le ton de son récit prétend que rien n'est humain comme un garçon, un vieux, une vieille, un avare, un fermier, un épicier de vraie campagne ; mieux : rien n'est humain comme un vrai garçon, un vrai vieux, une vraie vieille, un vrai avare, un vrai fermier, un vrai épicier de campagne, rien n'est plus perméable à Dieu qu'une vraie femme de devoir de campagne, de petits enfants de bon catéchisme de cam­pagne, un vrai curé de village. De ces gens-là, Claude Franchet sait tout, et, dans son livre même, au seul cha­pitre où elle se permet d'exprimer ses pensées en son propre nom, où il nous semble qu'elle est là, toute vivante, voilà qu'elle nous fait, à la troisième personne comme sainte Thérèse, une profession de foi personnelle, intense, assurée, sur la formation de son âme dans ce pays, au milieu de ces pauvres gens de Champagne : « C'était la fille du maître d'école d'il y a quarante ans... La vie l'avait emmenée ailleurs, *la vie l'avait fait loin de là rire ou pleurer...* Mais c'était ici qu'en arrivant elle avait reconnu le pas des hommes sur la route, les cris des femmes dans les cours, cette odeur du blé chaud en gerbes qui entrait dans toutes les rues, et, dans les ruelles, avec les haies, celle de la viorne en­roulée aux sureaux... A se retrouver là, tout redevenait comme tout neuf en elle... » Petite fille savante, elle avait appris de bonne heure à retrouver par le travail de l'art le mouvement de la na­ture ; de la nature paysanne, de la raison et des images dans les cœurs paysans, témoin ce poème de sensibilité métaphysique à propos de lait et de pommes de terre : 384:266 « Elle allait chercher le lait, ce n'était pas nuit encore, mais l'ombre était dans la cuisine, la vieille n'avait pas fini de traire, elle criait de l'étable : « Assieds-toi au-près du feu, petite, mets du bois sous les pommes de terre du cochon, au respect que je te dois. » Les pommes de terre étaient dans la marmite pendue à la crémaillère, celles du dessus craquantes, fondantes, une farine à travers la peau fendue, elle n'avait jamais osé en de­mander, *mais la vieille cuisine avec la seule clarté du feu, son odeur de bois qui brûle, de géraniums et de laitage,* QUELLE VUE SUR LA VIE POUR TOUJOURS... ! » L'esprit souffle où il veut. \*\*\* Je dirais bien que dans les lettres françaises où je lui veux sa place, ce livre est unique. Présenter toute la vie du cœur à travers pensée de paysan, sans broncher, sans se permettre une incartade intellectuelle, une interpré­tation que n'ait filtrée cervelle champenoise et, par ce seul chemin, éclairer et charmer votre propre cœur, c'est, au seul point de vue de l'art, gageure à grand risque et que Claude Franchet tient jusqu'au bout, gaillardement. Mais il faut être juste. Une autre a gagné le même pari, c'est une gredine pécheresse, vilaine libérale à pipe narguilé. C'est George Sand. Son œuvre champêtre ne porte trace d'aucune turpitude révolutionnaire, d'aucun snobisme pas­sionnel, d'aucun relent romantique. C'est une source lim­pide : la petite Fadette, la Mare au Diable, François le Champi, poèmes berrichons sur le ton d'une contée soir d'hiver, par une bouche paysanne. Et, possédée d'art, amoureuse de son Berry, la pauvre dame de Nohant, par un secours actuel que Dieu ne refuse pas au talent, a fait paysannerie de bonne odeur chrétienne et charmante pudeur. Il y a identité d'inspiration, *de métier,* dans ces deux femmes. Il y a différence essentielle. C'EST LA GRÂCE. Le travail de la grâce, le tourment de Dieu dans un cœur d'homme, dans un cœur d'honnête femme, dans deux pe­tits enfants, dans tout un village où le combat du Salut passe ruralement par l'air du temps et le cours des sai­sons : Claude Franchet seule. 385:266 Mais dans la pauvre George, il y a pressentiment de dévouement chaste et d'amour pur. Ce qui éclate, triomphe et chante en Claude Franchet, frémit dans l'autre. Et de ce rapprochement, il ne faut pas me quereller. C'est la contre-épreuve. Le procédé de renoncement, de disparition du moi intellectuel pour faire passer toute poésie par le langage de cœurs simples qui ne sauraient user de nos abstractions, de nos clichés, de nos banalités de gens instruits, ce procédé pour les très rares capables de le soutenir, décante la réalité de tout artificiel et, par là-même, est puissant d'évocation et de lumière morale. Quelqu'un m'a dit que ce renoncement d'artiste, seule une femme peut l'accepter, l'écrivain masculin est trop entraîné d'affirmation de soi. Je ne prends point parti. \*\*\* Jean des Berquins n'est donc pas un livre qu'on prend sans discipline de cœur et de raison. Voilà, pour votre joie et pour votre profit, lecteur, comment je crois qu'il faut le lire : d'abord en œuvre d'art savoureuse d'un ex­quis réalisme, et puis comme l'épopée de la conquête de l'âme par la grâce. Enfin et tout en même temps, cette conquête, désirez la découvrir *à votre usage,* claire, péné­trante, éprouvée, et cependant mystérieuse, inséparable des mille choses naturelles qui en sont les signes, inséparable aussi des autres âmes incarnées en types drolatiques, ou émouvants. Lisons *pour notre compte,* pour notre con­fusion et propre conversion, pour trouver « en vue de quoi Jésus-Christ nous saisit » ou pour le mieux comprendre. Apprenons à lire dans notre vie les innombrables traces du passage divin « négligemment jetées ». 386:266 Soupirons après un train de vie plus mêlé aux saisons, car il est certain que Dieu, que la Sainte Vierge se plaisent aux champs, qu'il y a une coutume divine de révélations terriennes, d'appa­ritions pour des bergers... Apprenez au moins qu'il faut des vacances recueillies, solitaires, haïes du monde, silencieuses, retraitées, où les pensées et les images pures se mêlent et se confondent pour le repos du cœur, lentement goûtées, *trempées de prière.* Apprenez qu'on ne peut for­mer âme d'enfant loin de ce paisible déroulement de chaste poésie. Apprenez enfin que pour *aimer bien...* mais il n'est pas temps de dire cela... c'est peut-être même chose trop secrète parce qu'elle est à la fois le sommet et la pro­fondeur. \*\*\* Et puisque nous avons sous les yeux le premier cha­pitre, je n'aurai pas scrupule de vous enlever un brin du plaisir de la surprise, en vous le faisant admirer, puis­que vous l'aurez lu. Ce premier chapitre est une *exposition* comme on dit, aussi habile que la première scène du Tartuffe où tout le monde est sur scène, peint avec ses petites et grandes passions. Jean des Berquins est présenté par le dehors, par l'opinion du village, comme le père Grandet par les bruits de Saumur. « C'est une rareté du pays, à bien prendre assez glorieuse. » Il est « un beau bel homme, vous sa­vez » et dégourdi et libre et malin, adroit comme pas un, le bricoleur intuitif « par disposition de prompte intelli­gence et vivacité de caractère qui fait qu'on a tout de suite envie de se mêler d'une chose, et d'en venir à bout gentiment, de la plus simple et aisée façon, là où un autre s'empêtre et n'a pas l'œil qu'il faut ». Quant à ce qui est de l'argent, il le gagne, il en a, mais sans presse et sans zèle, il est l'homme libre qui s'engage à la saison, et même à la semaine, toujours habile, gai, débrouillard. Les villa­geois ne lui reprochent pas même ses aventures, car il faut au village « un coq hardi » pour faire parler. 387:266 Ce soir, Jean Costat des Berquins a tout seul, dans sa maison du village, son vilain « rire d'auberge des di­manches soirs quand on a une histoire toute chaude à se raconter ». Et justement on nous présente le vieux Bichat l'avaricieux qui vient chez Jean pour lui faire rajuster le manche de sa serpe « ou *peut-être,* comme celui-ci avait déjà servi au père, au grand-père et encore au Bichat d'avant, de lui en remettre un neuf et il le ferait, Jean Costat, ce neuf, avec un bon bout de fayard qu'il lui apporterait ». Avec ce manche de serpe, le portrait de l'avaricieux est déter­miné et complet. Présentation faite pour tout le livre. On y ajoutera, au long du drame, des touches acérées, mais le fond est donné. L'avare a vu le rire de Jean, il veut la bonne histoire, « car ce que Bichat ne payait pas, il vou­lait toujours l'avoir ». Jean se laisse aller, et l'histoire commérage nous présente la Lucie Galande bien nommée, qui, veuve, cherche à se faire pour de bon vertueuse, mal­gré les méchancetés de la dévote sèche Amélie Grandier sacristine. Or cette pauvre Lucie qui a eu ses aventures voudrait bien Jean Costat pour refaire ménage convenable. Tentation : elle est gentille, sincère, et leur vie à tous deux ne fut pas trop nette... Le village les marierait bien... D'autre part, du côté de la grâce et de la sagesse, il faut dire que Lucie a deux petits enfants purs, sages, jolis, polis, soignés, les meilleurs élèves du saint curé paysan Simonin. Bichat est contre l'église, contre les curés, parce que « tout bien pesé, tout bien considéré, il a pris position « contre » à cause des bonnes têtes » dont il a besoin pour devenir maire. Mais au travers de ce soir ordinaire qui a un air or­dinaire trompeur, il nous est averti que le Jean Costat qui ricane, ce n'est pas tout Jean Costat « personne ne le connaissait » en son dedans, et lui à peine... « *il vivait à la va où tu vas : le pas bien allongé... se sentant un peu d'âme au dedans qui fait quelque chose de léger, même si on ne veut pas se donner la peine de chercher ce que c'est au juste qu'une âme et ce qu'elle fait dans le corps, et elle et lui sur la terre *». 388:266 L'exposition est faite, l'action est saisie au moment même où un grand Corneille l'aurait prise. L'entrée, com­me on dit au théâtre, peut se faire. Jean ricane, son âme oubliée, et Bichat ricane aussi : « Des gens de religion, je veux que tu m'en trouves un bon, une bonne... dis-moi z'en une... » Jean le trouve laid, le moment est venu, l'âme aura son appel, son tourment va commencer pour être sans répit, la grâce frappe : « Derrière le laid Bichat, il y avait une apparition. » Ce serait crime de raconter l'apparition de Madeleine Laîné... « qui en femme sensée n'avait jamais mis le pied dans la cour même de cette maison d'homme seul ». Il faut la lire. Apparaît avec Madeleine, l'âme de Jean à Jean. Voilà le redoutable « regarde ta vie ! ». Et l'artiste nous conduit dans l'extrême simplicité des grandes révé­lations. Le vieux beau-père de Madeleine tombé en con­gestion, les hommes viennent pour transporter, et c'est là « dans ce moment où on ne devrait avoir le temps de penser à autre chose, sinon à prendre un vieux corps par les épaules, le soulever, aller vers la maison... » eh bien on a « une drôle de pensée ». Et vous allez reconnaître à sa place, à son moment, dans sa vraie et juste constitution, la phrase engourdie que je vous ai citée comme une des déplaisances du lecteur débrouillard. Vous comprendrez, mais bien mieux en suivant sur votre ITINÉRAIRES ([^67]), qu'elle est principale, indispensable... C'est la grande af­faire d'âme, enchevêtrée de misère humaine, de voiles et de lianes d'imagination, c'est le pauvre et inoubliable dé­part d'épopée surnaturelle : « Il n'avait jamais pensé à elle et il s'avisait qu'il ne l'avait jamais *vue.* Tout à coup, les choses, il faut les raconter l'une après l'autre, mais elles vont très vite et toutes ensemble, il songea, à cause d'elle, et ce n'était pourtant guère le moment, aux reines marguerites de son petit bout de jardin, à la fin de l'été, près de sa porte, les seules fleurs qu'il savait faire pousser, et puis on a goût pour une chose comme pour une personne, *violettes autour d'un cœur blanc,* et qui avaient *cette odeur un peu triste* des jardins avec les dernières prunes tombées et les feuilles déjà touchées par les brumes ; *et pourtant la fleur est droite et fraîche, un petit air de quant à soi, mais c'est autour d'elle qu'il y a son se­cret. *» \*\*\* 389:266 Jean va chercher à bicyclette Monsieur le Curé pour le pauvre père Gérasime. Dans le premier petit printemps du soir doux de février, l'âme, comme nouvelle venue, tressaille. Éveil d'âme inséparable des appels de l'air, de l'odeur des sapins, du premier cri de tourterelle, de l'eau qui court dans les herbes, « les herbes fraîches cherchent le cœur ». Et peu à peu s'élève le repentir : l'enfance et la jeunesse envolées « ça été l'homme du mauvais désir », ce soir, « ce mauvais homme n'est pas là ». Que s'est-il passé ? L'apparition de la Sagesse. Et soudain, c'est à savoir « s'il n'y a pas en nous quelque chose de plus demandant qui attend son bonheur ». Rien n'arrêtera maintenant cette continuelle requête intérieure. \*\*\* Ce curé Simonin est délicieusement campé. Portrait poignant d'un cœur crucifié. « Vieil homme de curé. En vérité un charme était sur lui, quand il parlait, c'était avec une sorte de douceur tranquille, ramenant l'une sur l'autre ses deux mains pendantes et les frottant lentement, ses mains paysannes venues à travers les générations de ces boitiers dont il descendait, les rudes coupeurs de chênes à quelque six lieues dans la haute forêt qui faisait une ligne à l'horizon. » Le regard triste n'allait pas sur la hauteur bleue, mais à « l'église à peu près vidée sous son ministère comme si une grande voix bien plus puissante que la sienne avait fait entendre un tel sens enivrant qu'elle les avait tous emmenés. Vers quoi, grand Dieu ! Avaient-ils l'air plus heureux maintenant sur le vieux chemin de malice ?... » 390:266 Ainsi le saint curé de village porte sa lourde croix. Mais Claude Franchet, quand elle explique le prêtre, a changé de style. Elle est toujours disparue comme quand il s'agit des paysans, seulement, ce ne sont plus les mêmes mots, c'est le langage de simplicité encore, et campagne, maintenant ennobli d'instruction et de distinction sur­naturelles. Ce Curé saint et douloureux verra clair, à mesure, dans les offres et les progrès, les gains menus et les avancées de la grâce, jusqu'aux derniers assauts du Malin, jusqu'aux tentations de désespoir, jusqu'à l'humble triomphe de la paix. Et tout le long, il souffrira grandement de ses paroissiens. Ce soir, il porte le viatique au pauvre vieux berger « à sa fin d'aventure sur la terre, et après, ce serait l'autre, le jugement de la vieille âme innocente et maligne en­semble... qui allait sûrement être bien étonnée... » L'apparition de Madeleine qui a réveillé l'âme de Jean est liée à la mort et aussi à la mystérieuse présence sur le cœur du deux prêtre de « l'invisible Voyageur » qu'on porte au grand voyage du pauvre homme. Le silence dans la camionnette signifie cette présence divine à Jean des Berquins. \*\*\* C'est une grande marque de pur talent d'art que de savoir peindre la vertu, le romancier est volontiers artisan de passions. Les passions tragiques et grotesques nourris­sent le talent et même le génie ordinaire. Il n'est que les très grands, non pas pour décrire la Sagesse, mais pour décrire *savoureusement* la Sagesse. C'est pourquoi Balzac est très grand. Ses « bons » sont beaux. De cette grandeur est douée Claude Franchet et c'est talent, certes, mais la beauté du bon est toute appétissante pour la plume chaste en état de grâce. 391:266 C'est pourquoi Madeleine Laîné, la parfaite, la douce, la souffrante résolue, droite et nette, est si belle. Et pour­tant présentée avec une simplicité scrupuleuse et retenue : « Elle courait, restée droite comme une tige dans sa jupe ballante et son corsage étroit, pas un cheveu échap­pé du bonnet fleuri de lilas dont elle n'avait jamais quitté la mode en l'apportant de son pays... la première fois qu'elle était venue vivre ici sur ses dix-neuf ans... et tout comme en ce temps-là, un air de propreté sur elle qui était aussi comme une honnêteté du cœur. » Peut-on présenter plus modestement l'apparition de sagesse, de courage, prisonnière et victime de douleur ? Car Madeleine est dans le martyre paisible du cœur.. Elle est isolée par la croix. Le mari misérable s'est ensau­vé, voleur poursuivi par la justice, le petit enfant est mort, elle a soigné le vieux beau-père, elle est pauvre car elle a payé les voleries, sa maison n'est plus à elle, et c'est la solitude dans la fidélité au misérable disparu... « tant d'autres auraient été tentées, auraient accueilli conso­lation du cœur, et après, le diable aurait fait ce qu'il aurait voulu ». Madeleine ne s'est abandonnée qu'à la volonté divine, « c'est une fleur à miracles cachés ». Elle reste, tout le long des pages, *secrète et claire.* Quand la croix la plus grande se lèvera sur son chemin, le retour du criminel, « auquel elle doit bon visage », la croix la trouvera prête, « droite comme d'habitude, et, sur le visage, le quant à soi de pureté, d'honneur... le bon courage tourné vers l'événement... son devoir à elle est éclatant comme le jour... elle courbe la tête, elle pleure, elle pleure... et pourtant, oui, le devoir est tout clair *hum­blement lisse et rond *»*.* \*\*\* 392:266 Il a donc vu son âme à lui, par cette apparition de Sa­gesse et, « conséquemment », ses *péchés,* les deux plus grands, tout deux causés comme par fanfaronnade : le pari aux gars du village d'enlever la blonde Fine Trous­selot, et les trois mois de cette belle bohémienne qui a sauté chez lui un soir de grande pluie... C'est le tourment -- et double : l'âme a soif, elle ne sait rien, sinon Madeleine, pure, dure, inaccessible, d'un seul coup aimée, mais doublement inaccessible, prison­nière du devoir « rond, clair et lisse » ce qui ne serait encore rien car il y a l'estime, l'estime douce et précieuse et l'amitié ; inaccessible aussi parce que ses péchés à lui, connus d'elle (et s'ils étaient inconnus, commis, cela suf­fit) le séparent, le punissent, le chassent, l'isolent pour toujours, même de penser à elle, même d'oser la sauver de pauvreté, encore qu'il ait pu pour la mort du vieux père lui rendre quelque service. Telle est la belle tragédie. Mais elle n'est point si nette et si dessinée. Je la trahis en l'exposant. Cependant je ne vous enlève rien du plaisir très grand de la suivre, de suivre pas à pas la grâce, le cœur de Jean des Berquins, la beauté courageuse de Ma­deleine, et ces attaques de Providence qui se servent comme je l'ai dit de toute créature de campagne, bête, souffle, fleur, chant d'oiseau. Enfin des autres âmes, lumineuses et lé­gères comme celles des petits enfants de Lucie Galande, drues, pittoresques, inoubliables de cocasserie comme le refusé, misérable Bichat, la Zelina Quinquenelle, servante de Monsieur le Curé, « l'éclatante rose commune » Fine Trousselot, la sauvage ardente Découvée, la tendre dan­gereuse Galande et la plus étonnante de tous, la vieille Bichate, tante de l'avaricieux ; passionnée curieuse, avide du prochain, gourmande de secrets et que Dieu prend par le flair même de policière rustique pour toucher son cœur de commère. Oublierai-je les bergers, à la veillée du mort Gérasime, l'un des leurs, veillée qu'il faut lire en esprit de contem­plation de la mort présente et familière : le centenaire Sévère, l'homme naturellement intérieur qui pénètre le cœur de Jean sans y penser. 393:266 Le Parfait Rousset, silencieux. Le Marie Laurentiau, au passé secret, qui s'engage ber­ger si les chiens lui plaisent : « Je regardais les chiens avant le monde... », et l'air du pays avant les chiens. « Ici, j'ai fait la montée des Berquins et ça m'a dit, ça me dit encore. » Exemple d'une pauvre parole qui brûle le cœur de Jean et lui fait aimer un vieil homme... \*\*\* Au travers de tout le poème chantent en musique de cornemuse, de hautbois, de musette, d'aigre violon, ces noms champenois, presque tous moqueurs, noms « de sornette » comme, à l'origine, la plupart des nôtres, roture ou noblesse, aussi drôles et malicieux que ceux de nos « lieux dits » de campagne. Comme refrain à leur danse pittoresque, ces trouvailles des trois villages : *Saint-Usage, la Grangeonnée, la Ville-aux-Bois,* dont on pourrait dire ce que Balzac dit de la Cassine et de la Rhétorière, ces noms de domaines du *Lys dans la Vallée* qui créent un ciel et des paysages... et passent dans le monde spirituel. \*\*\* Que me reste-t-il à marquer pour finir mon ouvrage, selon ma résolution peut-être trop ambitieuse de faire lire Jean des Berquins dignement. Je veux dire d'une lecture digne de son inspiration, et d'en donner envie, sans rien satisfaire, sans trahir « l'intérêt », en gardant au lecteur l'honneur et le plaisir de la surprise... Il me reste à dire qu'à mesure que l'âme est révélée, les obstacles à la paix divine grandissent. L'horreur de soi et du péché croît en même temps que l'amour du bien qui est l'amour du Dieu de Madeleine. La bataille est si dure dans la douceur apparente de l'été venu et de l'automne commençante qu'on dirait avec Péguy : Dieu joue le jeu et laisse libéralement l'avantage à l'adversaire, en attendant... 394:266 Marquons à travers les pages ces étapes douloureuses et aveugles, mêlées d'espoir et d'exaltation. « Jean avait tant retourné depuis l'autre nuit cette idée d'une vie étrange en nous... et voilà que Monsieur le Curé avait dit ce pouvoir inimaginable d'une chose qui ne se voit pas sur des choses qui se voient... » La prière de Madeleine (« avec son visage net, ses tranquilles yeux droits ») qui pouvait obtenir « un bouquet d'âmes pour le Ciel, une virée à Dieu ». Que va-t-il « arriver de moi » ? Et le curé disait bonnement ces paroles extraordi­naires : « J'ai aussi deux petits enfants du bon Dieu, Luc et Luce de la pauvre Lucie, je les ai donnés à Mme Madeleine pour qu'elle soit *la maman de leur esprit. *» Dans le temps que Claude Franchet intitule « les jours du milieu » reviennent à Jean ses souvenirs de grâce d'enfance, sa gracieuse Mère, que je crois apparentée de caractère à la propre mère de Claude Franchet, exquise d'imagination, de gaieté, de poésie (voir ITINÉRAIRES : « La fille du Maître d'école ») et à Claude Franchet elle-même. Cette mère, si aimable, si vivante, morte : « La grande parenté de dessous terre. On se croit pour­tant bien d'une autre sorte, le jour où on les a laissés tout seuls sous l'herbe retournée mais quand le grand frisson vous prend à l'échine de ce qu'on sera un autre jour un *enterré aussi tout raide, soi si bien articulé* et *cette part si frémissante de la vie du monde,* alors on sent la chose en tout ce pauvre soi : les morts sont des frères partis... » Bossuet, sermon sur la mort, aurait cité Claude Franchet. L'assaut pur et charmant à l'âme de Jean par les deux enfants, je l'ai reproduit dans « Les Saints Enfants » (ITINÉRAIRES, numéro 167) pour faire comprendre l'abandon à la grâce que Madeleine leur a appris et qui est si loin du pauvre Jean. 395:266 « Ainsi, droite, sage, prudente, elle se laissait donc aller, la raide un peu fleur d'automne, au gré de son bon Dieu, comme le duvet à celui du vent... » « Peut-il comparer, Jean Costat, ce qui est en lui et ce qui est en elle... il y avait du malheur, mais de l'hon­neur dans l'histoire de Madeleine et ce quelque chose de plus dont il commençait à se douter, et, dans la sienne, il y a du contentement à l'apparence, mais, pour l'honneur, on n'y pense pas pour commencer, on fait ce qui plaît... c'est en vous qu'est le reproche... « Il avait Madeleine en son amitié, mais il n'en pouvait rien faire, pas même offrir un service, pas même compter *sur un regard d'estime,* il était lié dans son aventure. On est lié devant l'innocence par la bêtise qu'on a faite. » Alors, peut-être, choisir le destin commun, l'arrange­ment médiocre ? « Non, il n'était pas tenté, il n'entrerait pas dans le chemin commun, il lui en fallait un autre, celui au-dessus, sur la côte, et on monte et on voit le bois là-haut qui donne encore plus envie de monter... il irait là-haut, tout seul parce que c'est difficile et que la solitude, aussi, est une pureté. « Ce n'était pas vers le plus facile que son vrai sort l'emmenait, il le savait bien... Sa misère (de conscience) enfonça en lui, plus profonde, sa pointe aiguë. » Mais il y a dans ce vent de grâce de brusques mouve­ments emportés, par exemple la force et le dégoût nou­veaux devant la tentation. « Quelque chose qu'il connaissait bien, et il comprenait que rien ne pouvait plus contre aujourd'hui, venait de le saisir alors qu'il avait tenté d'aller rire et boire et causer et briller, et taper du poing en parlant de la commune et du gouvernement, et lancer de bonnes plai­santeries, faire enfin le faraud de Saint-Usage... » 396:266 Il courait à sa maison des bois, à ses Berquins, « à son mystère d'homme et c'est ce qu'on a de mieux ». Il y courait, parce que « lui si gai, si franc du collier, si ouvert de cœur... il ne se sentait jamais *tout à fait à l'aise*... dans les moments où il brillait le plus, jamais tout à fait à ce qui se disait ; si c'était lui qui parlait, il lui semblait qu'il *mentait un peu*... « Et c'était souvent après ces parties où toute la salle chez Fine n'avait été qu'un grand éclat, tous tournés de son côté comme devant un comédien qui récite, qu'il partait des huit jours aux Berquins. Quelle connaissance du cœur, quelle connaissance de la touche de Dieu, de « l'inexorable ennui » que dit Bos­suet, retirant brutalement l'âme « au désert » ! Mais, là-haut, venait un autre « mouvement » : l'ardeur de se jeter au bien, de lui donner toute sa force, de trouver des moyens de secourir Madeleine sans qu'on n'en sût rien, sans qu'elle le sût elle-même. « Jean regarda ses bras, l'idée revenait : de l'argent, lui, il en gagnait tant qu'il voulait... tout à l'heure, il n'aurait qu'à louer ses deux bras, ses deux jambes, son corps solide et son esprit avisé... il trouverait de quoi rendre une femme tranquille sur son pain. « Il s'arrêta. Il s'arrêta parce que tout à coup il avait toute sa force et qu'il se sentait capable de descendre le bois dans la vallée,... de porter une des collines sur son dos... » C'est le « mouvement » de Rodrigue, après la deuxième entrevue : *Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte* *Paraissez Navarrois, Maures et Castillans,* *Et tout ce que l'Espagne a produit de vaillants* *Unissez vous ensemble, et faites une armée* *Pour combattre une main de la sorte animée...* 397:266 Ce qui prouve qu'un homme transporté hors de lui par la beauté sans tache, « sans espoir terrestre », d'un amour généreux, est un « personnage de grande condi­tion ». C'est après ce : « Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte... » que fleurit le plus gai chapitre de pasto­rale et d'ironie... que vous verrez bien. \*\*\* Cependant, malgré ses élans, l'âme était opprimée dans un chemin sans issue. Le cœur si ouvert et si naturelle­ment joyeux ne sortait pas de cette misère épuisante : ses péchés, vivants, réels, connus qui feraient que Madeleine pure, sage, sévère ne *l'estimerait* jamais ! Dans ce cœur paysan comme dans celui du héros cor­nélien, la désespérance ne vient pas de l'impossible bonheur terrestre (Madeleine mariée, prisonnière de fidé­lité) mais de l'insupportable mépris de l'être aimé. Il manque une lumière chrétienne à l'âme souffrante. Elle ne peut monter, accablée par elle-même. Cette fois, c'est l'articulation maîtresse de ce drame de la grâce. Quelqu'un doit venir et prononcer la parole qui délivre. Fidèle à l'unique méthode, l'annonce du Ciel se mêlera à un matin de rêve au bord du ruisseau. Alors paraîtra à Jean des Berquins « la fille du maître d'école d'il y a quarante ans », la poétesse elle-même. Ainsi se nomme-t-elle, « poétesse », sûrement une messagère mystérieuse et familière, âgée, qui a connu Jean « gaminiot », a vu, en ce temps d'enfance, un signe sur lui. « Tu as un signe sur toi, Jean Costat, qui m'oblige à te parler. » Il voit dans ce visage usé et grave (« qui n'est plus le visage en fleur »), une parenté expressive avec Madeleine (« pas le même genre, pas les mêmes traits »). 398:266 C'est tout le mystère du livre, ce chapitre qui semble tomber « en extra », et qui est essentiel, parce que, sans les paroles qui sont dites là à Jean (et à nous), l'âme n'au­rait pas la liberté des enfants de Dieu, et toutes les aven­tures qui vont venir, intéressantes, rapides, décisives, bien racontées, toutes vives et dont je ne dirai mot, toutes ces aventures qui sont « suite et fin de l'histoire », trouve­raient une âme fermée, incapable d'en profiter pour son bonheur et son salut. « Tu crains la mort, mon petit Jean... « Crains-tu ton Jugement... ? « *Tu sais bien que tu as une âme éternelle ?* « Il fit alors « oui », parce qu'il venait de recevoir le premier choc direct, que, pour la première fois, le mot avait été prononcé autour de quoi *tout tournait depuis le commencement...* mais Madeleine l'avait fait enten­dre dès ce soir-là, sur le pas de la porte. » Je mets à nu, en lui enlevant son vêtement ravissant de poésie, la dure parole, parce que je ne me suis chargée que de montrer son importance et d'engager le lecteur à longtemps rester sur cet étrange chapitre, revêtu de pres­tige, gracieux entre tous, mais que l'empressement curieux dont j'ai parlé pourrait croire négligeable, comme « par-dessus le marché ». C'est ce qui arrive, dans la vie, d'une parole qui devait changer le cœur, et sur le moment, on n'y prit pas garde. Moi-même, devant l'intervention de ce nouveau personnage dont on n'a point parlé, et dont il ne sera plus question, j'ai eu l'étonnement de la rigueur classique, j'ai cru voir pendre un fil flottant, hors de l'intrigue, hors de l'analyse. Il m'a fallu méditer, entrer dans l'âme désemparée pour saisir la nécessité de cette annonce faite à Jean... et du fruit que j'en devais tirer. « Nous ne nous reverrons plus jamais sans doute, alors c'est plus facile. « Voilà ce que je veux te dire : tu n'as peut-être jamais aimé encore... « Non, c'est vrai, *se dit* le garçon, jamais jusqu'ici. 399:266 *Mais tu as sûrement péché.* Elle sait, elle sait... pense-t-il. Écoute, je ne sais rien, ou mal, et ce n'est pas pour t'en parler. « Mais voilà ce que je voulais te dire. Si tu veux, ta vraie vie va commencer. *Cherche la femme au grand cœur et au juste savoir capable de porter les péchés de ton passé. *» Alors devant lui, dans le cœur, l'apparition de Made­leine ! Oui, c'était cela le grand désir de son âme retrou­vée, le grand souhait de sa contrition, qu'elle pût porter les péchés de Jean des Berquins... La voix reprit : « *Si elle est bonne et servante de Dieu,* elle les portera d'un si grand amour qu'il t'embrasera tout le cœur. » Ainsi était venue la lumière sur le grand amour, le seul amour chrétien. Aimer, sur cette terre, c'est assumer les péchés (regrettés, accusés) de l'être aimé. Être aimé, c'est avoir quelqu'un qui assume vos péchés regrettés, accusés. Parce que le seul Amour, le seul Modèle d'amour, s'est fait homme pour assumer les péchés, pour venir les demander, s'en faire pécheur et Rédempteur. Ce n'est pas ainsi qu'on aime les Anges. Ce n'est pas ainsi qu'un Ange se sent aimé. Mais une femme, un mari, un père, une mère, des en­fants, des enfants. Malgré l'exemple de la Croix, malgré l'évidence que nous sommes tous pécheurs, malgré la paix divine qui en est le fruit, cet amour, seul sûr, est très rare. L'orgueil l'arrête, et le plaisir vaniteux, et la prudence, et le dégoût, et la peur... car, entre deux âmes humaines, il y a illusion, appréhension, incertitude à vaincre, ou invincibles. Entre le Sauveur, entre la Mère debout au pied de la Croix et le « pauvre pécheur » cela va tout seul. Fiat misericordia tua *quemadmodum speravimus in te...* \*\*\* 400:266 Mais n'est-il pas bon et utile à la Grâce qu'entre pé­cheurs, nous suivions le divin Modèle d'amour, pour nous entraider, l'un assumant l'autre, l'autre l'un, à monter jusqu'à Lui « dans la peine, non point dans l'amertu­me », « et, au-delà, s'étendrait la vie, aussi chère et se­crète que le doux chemin de noisetiers, avec, tout au bout, éblouissante, l'éternité ». Ce sont les dernières lignes de Jean des Berquins. \*\*\* « Le doux chemin de noisetiers » ! Jusqu'au bout, en effet, les choses de nature portent l'amour, et l'amour de Dieu... tout en parle, en ce sens : > ... *il n'est rien* *qui ne me soit Souverain Bien.* Si l'un assume l'autre, mais que l'autre ne puisse assumer l'un, il ne faut pas que celui-ci désespère : la faible créature qu'il aime le laisse « dans la grande Compagnie », dit Claude Franchet, du Cœur inépuisable. Luce Quenette. 401:266 ## LE CALENDRIER ### Une question pendante depuis douze années 403:266 La publication régulière d'un calendrier liturgique dans ITINÉRAIRES a pour origine le bouleversement introduit par le calendrier de Paul VI. Nous avons dit à l'époque : -- *Le nouveau calendrier est celui de la nouvelle messe ; la nouvelle messe est celle du nouveau catéchisme ; le nouveau catéchisme est celui d'une nouvelle religion.* Tel était en 1970 le fondement de la suspicion légitime que nous opposions au bouleversement du calendrier. Nous ne disions pas pour autant que cette suspicion demeurerait im­muable si la situation changeait ; nous ne disions pas non plus que nous étions opposés par principe à toute réforme du calendrier ; nous disions au contraire : -- *Il y a des chose qui peuvent changer dans l'Église ; qui peuvent changer dans la discipline ecclésiastique ; qui peuvent changer dans le calendrier.* *Nous le savons fort bien, et la preuve : nous avons applaudi et soutenu ces changements. Quasiment seuls en France, nous avons ap­plaudi, nous avons soutenu, et d'abord nous avons expliqué dans* ITINÉRAIRES *le change­ment introduit dans le calendrier liturgique par le pape Pie XII, lorsqu'il a déplacé du 1^er^ au 11 mai la fête des saints apôtres Phi­lippe et Jacques, afin d'instituer au 1^er^ mai la fête chrétienne du travail sous le patronage de saint Joseph artisan : ou lorsqu'il a* *institué la fête de Marie Reine, chaque année le 31 mai.* 404:266 *Ce n'est pas que nous réputions comme al­lant de soi, comme sans importance ou comme sans inconvénients un déplacement de date tel que celui qui fut imposé en 1955 à une fête aussi anciennement fixée que celle des apôtres saint Philippe et saint Jacques. Ce n'est pas non plus que nous n'ayons, sinon sur le mo­ment, du moins à la réflexion, trouvé étrange une fête du travail* (*il n'y en a point de l'au­torité, de la justice, de la piété, ni d'aucun autre concept naturel*)*, et trouvé également étrange une fête de saint Joseph au titre d'arti­san* (*les saints sont célébrés comme confes­seurs, vierges, docteurs, pontifes, martyrs, etc., mais non point comme ouvriers, employés, cadres ou patrons*)*. C'était une grande nou­veauté ; c'était un grand changement. Les mœurs et coutumes catholiques répugnent aux changements de cette sorte. Mais : 1° il s'agis­sait de changements particuliers et non pas du bouleversement de tout le calendrier ; 2° ces changements avaient une raison : suffi­sante ou non, c'était en tout cas une raison proportionnée, digne d'être prise en considé­ration.* *Bref, ces changements étaient limités ; ils étaient motivés ; ils étaient légitimement pro­mulgués par les actes non équivoques de hié­rarques non suspects. Ce n'est plus le cas des changements actuels...* Quand on invoque contre le calendrier de Paul VI une suspicion légitime, on a le choix entre trois possibilités pra­tiques, et de fait toutes trois ont leurs partisans : 405:266 -- revenir au régime de saint Pie X, qui fut en vigueur de 1913 à 1955 et qui gardait en très grande partie le bréviaire et dans sa totalité le missel de saint Pie V ; -- conserver les rubriques en vigueur à la mort de Pie XII en 1958 ; -- suivre le régime instauré par Jean XXIII dans le code des rubriques de 1960. Ces trois options sont légitimes : aucune autorité ne peut se substituer à celle du Saint-Siège pour imposer un régime plutôt qu'un autre. Au demeurant, aucune de ces trois options ne peut être suivie à la lettre. Par exemple, s'en tenir stricte­ment au calendrier de saint Pie X conduirait à ignorer la fête de saint Pie X lui-même, celle du Christ-Roi, de Marie-Reine, etc. A Saint-Nicolas du Chardonnet on suit plutôt le calendrier et les rubriques de saint Pie X, à Écône et à Sainte-Madeleine du Barroux plutôt ceux de Jean XXIII. La revue ITINÉRAIRES, qui fut la première à publier régulièrement un calendrier litur­gique traditionnel, avait choisi, -- avant que personne d'autre ait rendu public un autre choix, -- le calendrier de Pie XII parce que la mort de Pie XII en 1958 marque le moment où la crise moderne de l'Église en vient à frapper la papauté elle-même et provoque peu à peu ce que nous avons nommé alors le collapsus du Saint-Siège. Telle est la raison de notre choix ; elle n'est pas forcément déterminante. Le régime en vigueur à la mort de Pie XII n'est au demeurant que le régime provisoire qu'il avait institué par le décret du 23 mars 1955 ; et ce régime n'est pas sans défauts. Les trois calendriers possibles ont tous leurs avantages et leurs inconvénients. Bien souvent le choix se trouve déterminé par les livres disponibles. Si l'on n'a qu'un bréviaire de Jean XXIII, il est impossible de reprendre le régime de Pie XII ou celui de saint Pie X. Rappelons qu'il n'existe pas de bréviaire de Pie XII : son décret du 23 mars 1955 ayant un caractère provisoire, il avait interdit toute modification aux livres liturgiques. Si l'on possède un bréviaire de saint Pie X on peut, au prix de trans­positions fatigantes, y retrouver le régime de Pie XII ou celui de Jean XXIII. Il est plus simple de réciter l'office tel qu'on l'a sous les yeux. 406:266 Pie XII n'a pas modifié le calendrier dans son ensemble ; il a seulement réduit au rang de *simples* les fêtes *semi-doubles* et au rang de *mémoires* les fêtes *simples.* L'augmentation conti­nuelle du nombre des saints canonisés rend évidemment né­cessaire de procéder périodiquement à des réductions de cette sorte. Jean XXIII a supprimé quelques fêtes et en a institué quelques-unes. A la hiérarchie traditionnelle des fêtes, il a substitué une répartition en quatre classes : la première demeure sans changement ; les fêtes de 2^e^ classe sont très dévaluées, elles perdent les premières vêpres, le droit d'être célébrées le di­manche et celui d'être transférées ; la troisième englobe les doubles majeurs, doubles et semi-doubles, avec des matines de trois leçons ; la quatrième correspond au rite simple. Il y a peu de différences entre le missel de saint Pie V et celui de Jean XXIII. Mais on reprochera au calendrier de Jean XXIII d'avoir introduit une rupture dans le langage : en modifiant complètement la *dénomination* des fêtes, il tend à rendre désor­mais inintelligibles, si on le suit, les monuments et témoignages que nous avons hérités de nos ancêtres dans la foi. Jean Crété.\ Jean Madiran. 407:266 ### L'année liturgique 1983 L'année liturgique 1983 commence par un Avent long : Noël tombe le samedi. Mais l'année se distingue par une particularité qui ne s'était pas présentée depuis longtemps : Pâques tombe le 3 avril, pour la première fois depuis 1904. On retrouvera Pâques le 3 avril en 1988 (année bissextile) et en 1994 (année ordinaire) ; ensuite, cette date ne se retrouvera plus avant très longtemps. A propos du 4^e^ centenaire de la réforme du calendrier par Grégoire XIII, nous avons expliqué l'an dernier que le refus des Grecs d'adopter cette réforme entraînait parfois un décalage d'une lune entière dans la date de Pâques entre l'Orient et l'Occident ; c'est ce qui se produira en 1983. Le 3 avril grégorien correspond au 21 mars du calendrier julien ; or Pâques ne peut se célébrer avant le 22 mars ; les Grecs prendront donc la lune suivante et célébreront Pâques à la date extrême : le 25 avril du calendrier julien, c'est-à-dire le 8 mai du calendrier grégorien. Cette date extrême est un peu moins rare chez les Orientaux que dans l'Église latine, où elle ne se présente guère qu'une fois par siècle : en 1886, 1943, 2038. 408:266 Avec Pâques le 3 avril, nous aurons trois dimanches seulement après l'Épiphanie, et vingt-six après la Pentecôte. L'Annonciation (25 mars) coïncide avec le vendredi de la Passion ; la fête des Sept Douleurs se trouvera donc omise, selon les règles instituées par saint Pie X et non modifiées sur ce point par Pie XII. En 1904, selon les règles alors en vigueur, elle était transférée au lendemain. L'année 1983 est une année b ; c'est-à-dire que les dimanches tombent les 2, 9, 16 janvier, etc. Une seule fête, celle du 1^er^ mai, sera célébrée le dimanche. On pourra donc célébrer presque toutes les messes des dimanches, auxquelles l'Église attache une très grande importance. C'est d'ailleurs le souci de sauvegarder les offices et messes des simples dimanches qui a inspiré les réformes de saint Pie V et de saint Pie X. Saint Pie V avait limité à soixante-cinq le nombre des fêtes doubles susceptibles d'être célébrées le dimanche. A la mort de Léon XIII, il y en avait cent quatre-vingt-dix, et le temporal était presque entièrement supplanté par le sanctoral ([^68]). Saint Pie X envisagea d'abord la même solution que saint Pie V : la réduction du nombre de fêtes de saints ; en 1909, le projet était au point ; il souleva de telles oppositions que saint Pie X y renonça ; il demanda à la commission liturgique d'effectuer rapidement une réforme rubricale qui rendrait la priorité aux dimanches. Depuis 1913, les simples dimanches ont la priorité sur toutes les fêtes doubles et doubles majeures, à l'exception des fêtes du Seigneur (octave de l'Épiphanie, exaltation de la sainte croix, dédicace des basiliques Saint-Pierre et Saint-Paul). 409:266 Saint Pie X a établi ainsi un bel équilibre entre temporal et sanctoral, équilibre qui n'a pas été modifié par les réformes de Pie XII, mais qui a été rompu par le code des rubriques de Jean XXIII (1960), qui réduit les fêtes de 2^e^ classe à un rang inférieur à celui des semi-doubles de saint Pie X. Nous avons, les années précé­dentes, attiré l'attention sur les fêtes doubles de 2^e^ classe tombant le dimanche, dont beaucoup sont d'anciennes fêtes d'obligation. Il se trouve cette année que presque tous les dimanches auront leur office et leur messe. Nous entrerons dans l'esprit de la liturgie en les célébrant avec l'attention et la ferveur qui leur sont dues. Jean Crété. Comme les années précédentes, L'armée liturgique 1983 sera tirée en une brochure qui paraîtra dans le courant du mois de novembre. On peut la commander dès maintenant, au prix de 22 F franco, en adressant les commandes, obligatoirement accompagnées de leur montant, à « DMM » : Dominique Martin Morin, à Bouère, 53290 Grez. 410:266 Novembre et décembre 1982 \[...\] ============== fin du numéro 266. [^1]:  -- (1). *Réforme intellectuelle et morale,* p. 39 et p. 395 du tome 1 des œuvres complètes (Calman-Lévy). Lire pp. 456-57-58 les pages entièrement actuelles sur le germanisme et le slavisme. [^2]:  -- (1). Aujourd'hui même, corrigeant cet article, nous recevions le bulletin de *Sauvegarde et Promotion* *des métiers*, 18, Chemin Latéral, 92 -- Bagneux, où nous trouvons le passage suivant : « L'économie in­dustrielle entraîne de tels méfaits et de tels déséquilibres naturels que l'avenir de l'humanité est en cause d'ici un demi-siècle : santé, nourriture, environnement, épuisement de la terre, pollution... ; au­tant de problèmes dont la simple évocation fait frémir tous les hommes de bon sens. » Citons-en un seul parmi des milliers d'autres. G. PICHT, responsable de l'environnement en République Fédérale Allemande, confiait à *Express*, le 6.9.71 : « ...L'expansion non con­trôlée de notre économie menace d'ébranler les fondements mêmes de cette économie... Je viens d'apprendre qu'une commission d'experts a été réunie par le gouvernement japonais, en vue d'étudier les mo­dèles d'une économie sans expansion, volontairement ralentie, seule en mesure d'assurer au Japon le cadre de vie nécessaire et de pré­server les îles d'une destruction de la biosphère qui les rendrait invivables. Le Japon, 1^er^ pays où les hommes sont obligés d'aller travailler en portant des masques à gaz, est ainsi le 1^er^ pays qui songe à lutter, non plus pour la quantité de biens à produire, mais pour la QUALITÉ de notre vie. C'est là une nouveauté extraordinaire... » [^3]:  -- (1). Le P. Régamey est le principal animateur du périodique *L'art sacré*, publié par les Dominicains de Paris et leurs « Éditions du Cerf ». Cette publication, qui a milité (notamment) pour l'introduction dans les églises de l'art dit « moderne » sous ses formes les plus anti-naturelles et anti-surnaturelles. a été simultanément conduit, et c'est bien normal, à méconnaître et à combattre l'œuvre intellectuelle et artistique d'Henri Charlier. Sur l'influence catastrophique de *L'Art Sacré* et du P. Régamey dans l'orientation des catholiques en matière d'art, on trouvera les précisions les plus circonstanciées et les plus irrécusables dans *Le Martyre de l'Art*. (Note d'Itinéraires). [^4]:  -- (1). *Art sacré*, mars-avril 1948. [^5]:  -- (1). Nous savons maintenant par une note de son fils Marcel** :** « *Mon père ne put obtenir une dispense de disparité de culte et dut se tenir éloigné des sacrements. *» (p. 60, préface des Lettres et Entretiens de Charles Péguy** ;** Éditions de Paris**,** 1954.) (Note d'Henri Charlier.) [^6]:  -- (1). Péguy conservait toute la correspondance qu'il recevait. Elle se trouve réunie au Centre Charles Péguy à Orléans. M. Jacques Viard, professeur à l'université d'Aix-en-Provence, qui étudie dili­gemment l'œuvre de Charles Péguy, cite dans un article des *Études* cette lettre de Péguy à Lotte où il dit : « Maritain aussi, Psichari aussi m'avaient beaucoup aimé. » Peslouan l'abandonne et les Lau­rens. Il perd des amis qui venaient (le) voir deux fois par jour, il le confie à Madame E. Charlier (Claude Franchet) et il avoue « On est diminué quand on n'est plus autant aimé. » Elle lui répond : « C'est que peut-être vous avez été trop aimé. Il faut vous mettre à aimer les autres -- pas seulement y penser pour avoir du chagrin, mais les aimer simplement, plus qu'eux ne vous aiment, et bien vous garder de leur faire des reproches. Ils sont si innocents. » (Note d'Henri Charlier.) [^7]:  -- (1). C'est le 14 octobre 1971 dans l'après-midi, aux premières vêpres de la fête de sainte Thérèse, que Claude Franchet est retournée à Dieu. [^8]:  -- (1). Henri CHARLIER, *François Couperin*. Éditions et Imprimerie du Sud-Est, 46, Rue de la Charité, Lyon. Collection Nos Amis les Musiciens. L'ouvrage sur Rameau a paru en 1955 ; une 2^e^ édition a paru en 1960. [^9]:  -- (1). Paul CLAUDEL, *La catastrophe d'Igitur,* dans Positions et Propositions, I pages 203 et suiv. [^10]:  -- (1). Henri CHARLIER, *Le martyre de l'art,* de la page 117 à la fin. Cette « enquête » qui termine le livre d'Henri Charlier a été reproduite dans *Itinéraires,* n° 16, pages 17-33. [^11]:  -- (1). Henri CHARLIER : *Les quatre causes, raison de l'impuissance des intellectuels,* dans *ltinéraires,* numéro 12 et numéro 15. [^12]:  -- (1). Arthaud éditeur. [^13]:  -- (1). Voir Henri CHARLIER : *Le martyre de l'art,* dernier chapitre : « Enquête ». [^14]:  -- (1). Aux Nouvelles Éditions Latines. [^15]:  -- (2). Cet article fait partie du recueil *Contacts et Circonstances.* Il a paru en 1937. La lettre en question est dans les archives de la Société Paul Claudel. [^16]:  -- (1). Il fut édité en 1928 par les soins de l'Abbaye du Mont Vierge, à Marlagne en Belgique. [^17]: **\*** -- l'original porte... tous *mes* contemporains... [^18]:  -- (1). On peut la visiter en s'adressant au 10 de la rue des Terrasses. [^19]:  -- (1). Une expérience de plus d'un quart de siècle m'a parfaitement confirmé -- et encore cette année -- la grande lucidité de cet avertissement. (Note de 1982.) [^20]:  -- (1). Qui fut jusqu'à sa mort servante chez les Charlier. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^21]:  -- (1). Ce texte de Bernard Bouts a été écrit avant l'année 1975. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^22]:  -- (1). *L'Adieu à Maslacq* d'André Charlier est recueilli dans son *livre : Que faut-il dire aux hommes* (Nouvelles Éditions Latines). [^23]:  -- (1). Ce recueil, Dom Gérard l'a réalisé du vivant d'André Charlier c'est le volume *Que faut-il dire aux hommes* (paru en 1964). La pré­sente *Histoire de Maslacq* fut écrite par Dom Gérard en 1961 (Note d'ITINÉRAIRES). [^24]:  -- (1). En réalité, il s'agit d'un *Journal pour mes enfants,* commencé en 1938, que l'auteur, veuf très tôt et mû par le pressentiment d'une séparation, veut laisser à ses trois enfants auxquels il exprime son affection et prodigue ses conseils. Trop intime pour être publié, nous avons obtenu cependant d'en citer de larges extraits. [^25]:  -- (2). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 29. [^26]:  -- (3). *Que faut-il dire aux hommes,* pp. 295-296. [^27]:  -- (4). *Que faut-il dire aux hommes,* pp. 22-24. [^28]:  -- (5). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 24. [^29]:  -- (6). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 25. [^30]:  -- (7). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 33. [^31]:  -- (8). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 232. [^32]:  -- (9). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 197. [^33]:  -- (10). *Que faut-il dire aux hommes,* pp. 196-197. [^34]:  -- (11). *Que faut-il dire aux hommes,* pp. 186, 187, 190-191. [^35]:  -- (12). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 346. [^36]:  -- (13). *Que faut-il dire aux hommes,* pp. 346-347. [^37]:  -- (14). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 296. [^38]:  -- (15). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 297. [^39]:  -- (16). *Journal pour mes enfants.* [^40]:  -- (17). Rapport moral présenté devant l'assemblée générale des action­naires le 13 décembre 1962. [^41]:  -- (18). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 291. [^42]:  -- (19). *L'enracinement.* [^43]:  -- (20). ITINÉRAIRES, n° 121, p. 146. [^44]:  -- (21). *Lettres aux Capitaines.* [^45]:  -- (22). *Que faut-il dire aux hommes,* pp. 137-138. [^46]:  -- (23). ITINÉRAIRES, n° 97, p. 39. [^47]:  -- (24). *Fidélité,* p. 65. [^48]:  -- (25). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 302. [^49]:  -- (26). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 299. [^50]:  -- (27). André Charlier, oblat bénédictin, récitait chaque jour ses heures canoniales. La strophe qu'il cite est empruntée à l'hymne des Laudes du mercredi : *C'est vous seul, ô Christ, que nous* connaissons, *C'est vous qu'avec une âme pure et simple* *En pleurant et en chantant nous prions Écoutez les appels de notre âme.* [^51]:  -- (28). « Une civilisation de masse ? » in ITINÉRAIRES, n° 166. [^52]:  -- (29). *Ibid.* [^53]:  -- (30). Antoine de Saint-Exupéry, *Citadelle,* chapitre 56. [^54]:  -- (31). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 281. [^55]:  -- (32). *Ibidem,* p. 16. [^56]:  -- (33). *Ibidem,* p. 365. [^57]:  -- (34). *Lettres aux Capitaines,* p. 170. [^58]:  -- (35). *Ibidem,* p. 202. [^59]:  -- (36). *Ibidem,* p. 204. [^60]:  -- (37). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 23. [^61]:  -- (38). *Ibidem,* p. 82. [^62]:  -- (39). *Fidélité,* p. 91. [^63]:  -- (40). ITINÉRAIRES, n° 131, Élégies, II. [^64]:  -- (41). ITINÉRAIRES, n° 131, *La Passion de Jeanne d'Arc*. [^65]:  -- (42). Inédit. [^66]:  -- (43). *Que faut-il dire aux hommes,* p. 104. [^67]:  -- (1). Ci-après pages 92 et suivantes. [^68]:  -- (1). Dans le calendrier liturgique de l'année 1983, les références au « Sanctoral » et au « Temporal » renvoient aux *Notices du sanctoral et du temporal* publiées par DMM, éditeurs à Bouère, 53290 Grez.