# 267-11-82
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### Le redressement politique de l'Occident
par Jean Madiran
Mon Révérend Père ([^1]), Messieurs les Ecclésiastiques,
Mesdames, Messieurs, mes chers amis,
Permettez-moi, je le dois, je crois, d'adresser d'abord un mot à Éric de Saventhem, que vous connaissez bien, depuis des années. Vous lui êtes reconnaissants, entre autres qualités, de la sagesse, de la modération, de la mesure qu'il apporte (avec la plus grande fermeté) dans la direction de l'UNA VOCE, internationale.
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Mais cette sagesse, cette modération, cette mesure ne lui sont pas naturelles, elles sont chez lui le résultat d'un violent effort, et vous avez vu son naturel apparaître aujourd'hui dans le manque de modération et l'hyperbole des compliments qu'il m'a adressés. Entre lui et moi, l'admiration c'est de moi à lui, mais l'affection est entièrement partagée.
#### I. -- La politique
Je suis là ce matin pour vous parler de politique, pour que nous essayions ensemble de réfléchir à des problèmes politiques. Je ne vais pas, bien entendu, vous parler de politique nationale. Je ne viens pas vous parler de politique suisse, ce serait le comble de l'indiscrétion. La Suisse, avec son admirable hospitalité intellectuelle, si elle invite des troubadours venus de France, ce n'est pas pour que ces troubadours s'occupent des affaires qui sont les vôtres, citoyens suisses. Je ne viens pas non plus vous apporter en exemple l'actuelle politique française, je n'aurais pas beaucoup de bien à vous en dire ; ce que j'ai à en dire, permettez que je le dise en France.
D'autre part « politique » n'est pas toujours très bien vu, il y a des termes comme celui-ci qui peuvent prendre un sens péjoratif : « pas de politique ici ! ». Ce sont de ces termes qui ont une valeur dépréciative à certains moments dans l'intention de celui qui les prononce, et qui sont reçus avec une portée réprobatrice par celui qui les entend. Mais cela arrive à beaucoup d'autres vocables, par exemple quand on dit couramment : « ce film, c'est un film commercial », ce n'est pas son éloge qu'on entend faire, encore que le commerce en soi demeure une activité parfaitement licite et nécessaire à la vie en société. Bien entendu il peut y avoir dans toute activité humaine des formes dégénérées et malhonnêtes. Il peut y avoir une politique -- nous disons chez nous, je ne sais si vous le dites aussi -- la « politique politicienne ». Si l'on s'en tenait au sens des mots, ce qu'on demande à la politique, c'est d'être politicienne, c'est de s'occuper de politique. Mais la « politique politicienne », la politique en un sens péjoratif, c'est finalement cette forme de politique qui, le disant ou ne le disant pas, le sachant ou peut-être ne le sachant qu'à moitié, a pour règle et pour finalité la conquête et la conservation du pouvoir. Et quand on envisage la carrière politique d'un homme d'État, les magazines ont tendance à la représenter sous l'aspect de la conquête du pouvoir et de sa conservation.
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Tandis que la politique telle qu'elle doit être, c'est l'art et la science du service du bien commun. Le « bien commun », c'est une expression que nous avons beaucoup employée, ou plutôt que notre civilisation a beaucoup employée, et qui tend à disparaître aujourd'hui des discours officiels, temporels ou spirituels. Quand nous disons « bien commun », nous parlons de manière résumée, nous entendons ordinairement le *bien commun temporel de la communauté nationale,* qui occupe une place particulièrement importante dans la vie civile. Mais nous devrions toujours préciser de quel bien commun il s'agit. Il y a aussi un bien commun spirituel et un bien commun surnaturel. Et puis cette manière de parler nous ferait oublier que la vie temporelle comporte une hiérarchie de biens communs. Des biens communs multiples, hiérarchisés, soumis les uns aux autres. Il y a un bien commun temporel de chaque famille, il y a un bien commun temporel de la commune, il y a un bien commun temporel du canton même si ce terme n'a pas exactement la même signification d'un côté ou de l'autre de la frontière franco-suisse. Il y a le bien commun temporel d'une entreprise, il y a le bien commun de la nation, il y a le bien commun temporel du genre humain, dont je ne vais pas spécialement vous parler aujourd'hui, mais dont je vous indique au passage -- puisque nous cherchons à nous remémorer quelques points de repère pour une réflexion politique -- qu'il est la conservation et la transmission de la loi naturelle ou décalogue et des conditions qui favorisent sa conservation, son application et sa transmission.
#### II. -- L'Occident
Si j'ai accepté de vous parler ce matin du redressement politique de l'Occident, c'est parce qu'il est supposé implicitement qu'il y a un bien commun de l'Occident.
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Et s'il y a un bien commun de l'Occident, c'est parce qu'il est supposé implicitement, et nous allons essayer que ce soit plus explicite, qu'il y a une existence de l'Occident, en tant que tel. Et qu'est-ce donc ? Avant tout, cela se présente à nous comme une notion extrêmement attaquée. Quand on parle encore de civilisation occidentale, c'est généralement pour en dire du mal. C'est généralement pour nous dire que cette civilisation a ses limites, limites tellement étroites d'ailleurs qu'elles finiraient par l'étouffer complètement. C'est pour nous dire que précisément notre siècle voit arriver à l'indépendance, à la maturité, au poids politique des peuples qui ne sont pas des peuples occidentaux et qu'il faudrait que nous nous débarrassions de notre mentalité d'Occidentaux.
Je remarque au passage que les peuples d'Afrique ou d'Asie qui sur la scène internationale ont pris un poids politique constatable, l'ont pris à la mesure de leur occidentalisation, pour le meilleur ou pour le pire. Ce n'est ni un éloge ni une critique, c'est une simple constatation qui est comme en creux un reflet de ce qui reste de la vocation de l'Occident : quelle que soit la vigueur ou la débilité de leur culture propre, ce n'est pas par une renaissance spécifique de leur civilisation et de leur culture que les peuples d'Asie et d'Afrique prennent actuellement un poids nouveau sur la scène du monde ; c'est à la mesure de leur imitation de l'Occident, de leur adoption de la technologie de l'Occident, de leur adoption de méthodes de despotisme nouveau qui ne sont pas leur despotisme traditionnel -- encore que quelquefois ils le conservent -- mais qui sont les techniques de despotisme inventées par l'Occident.
Jamais l'Occident n'a été autant au goût du jour. Ce terme d'Occident lui-même vient je pense du partage de l'Empire romain en Empire d'Occident et en Empire d'Orient, encore que l'Empire d'Occident n'ait pas beaucoup duré et que ce titre d'Empereur d'Occident repris par Charlemagne n'ait pas fait longue carrière dans l'histoire.
Mais nous ne sommes pas seulement les héritiers de l'Empire romain d'Occident, et si le titre d'Empereur d'Occident, à ma connaissance, n'est plus porté nulle part, le titre de Patriarche d'Occident est toujours en vigueur : c'est notre Saint-Père le Pape, évêque de Rome, vicaire de Jésus-Christ, pontife Suprême, qui est Patriarche d'Occident. Je pense que si l'on voulait définir l'Occident sans donner à cette notion des limites géographiques trop précises, et surtout trop définitives, parce qu'il s'agit davantage d'un esprit que d'une frontière ou d'une institution, je pense qu'il faudrait dire que les peuples d'Occident sont ceux qui ont été évangélisés par l'Église latine ou Église d'Occident.
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L'Église universelle comporte l'Église d'Orient ou Église grecque, et l'Église d'Occident ou Église latine. Quand nous nous tournons vers ces témoins de la foi que sont les Pères de l'Église, c'est-à-dire les principaux écrivains ecclésiastiques recommandables par la doctrine de leurs écrits et par la sainteté de leur vie, qui ont écrit à peu près jusqu'au VIII^e^ siècle, nous disons qu'il y a -- et d'abord d'après la langue dans laquelle ils ont écrit -- les Pères latins et les Pères grecs, les Pères de l'Église latine et les Pères de l'Église grecque, les quatre grands docteurs qui viennent en tête des docteurs de l'Église latine et les quatre grands docteurs de l'Église grecque. Sans doute, il y a eu souvent et il y a encore en Occident des érudits qui lisent directement dans le texte les Pères grecs, des érudits ou des moines -- et quand je dis « ou », mon Père, c'est sans intention discriminative ! Mais nous autres, Occidentaux, notre caractéristique est bien latine : ce que nous avons reçu des Pères grecs, -- car ils sont Pères de l'Église universelle, de l'Église catholique, saint Jean Chrysostome, saint Athanase, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, -- en général nous l'avons reçu, si nous ne sommes pas spécialistes des sciences ecclésiastiques ou des antiquités historiques, à travers les Latins. Et pour nous limiter à un seul : à travers saint Thomas d'Aquin, qui a hérité de la sagesse de tous les docteurs et Pères de l'Église y compris les Grecs, et que d'ailleurs lui-même lisait déjà en traduction latine.
Et cela était déjà vrai au temporel : nous sommes effectivement et nous tenons à honneur d'être fils de l'art et de la sagesse de la civilisation grecque. Mais la civilisation grecque nous est normalement, habituellement venue, à nous Occidentaux, à travers la civilisation romaine. Les choses se sont passées ainsi. Et notre sœur orientale, l'Église grecque, la vénérable Église d'Orient n'en demeure pas moins vénérée dans nos cœurs.
Et nous n'en sommes pas moins élèves aussi, bien sûr, des Pères grecs, mais je crois que nous pouvons constater sans en tirer vanité, car tout cela n'est pas de nous, que s'il n'y a pas de différence de sainteté entre l'Église d'Orient et l'Église latine -- d'ailleurs ce n'est pas nous qui sommes juges de la sainteté ce qui a été donné à l'Église latine et qui ne semble pas avoir été donné à l'Église d'Orient, c'est une efficacité temporelle.
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C'est l'Église latine qui a créé la chrétienté, une chrétienté durable. C'est l'Église latine qui a créé la civilisation chrétienne. C'est l'Église latine qui a créé la civilisation occidentale. Et bien sûr je n'entends pas suggérer par là que le christianisme se limiterait à la civilisation chrétienne et que la civilisation chrétienne se limiterait à la civilisation occidentale. On nous a assez reproché cette erreur pour que nous n'y tombions pas. Mais on nous l'a reprochée tout à fait unilatéralement, c'est-à-dire en omettant de remarquer que la civilisation occidentale, de toutes les civilisations qui ont existé, est celle qui s'éloigne le moins ou qui réalise le mieux une civilisation chrétienne. Et que la civilisation chrétienne, la civilisation chrétienne d'Occident, si elle n'enferme pas en quelque sorte en elle-même toutes les virtualités même temporelles du christianisme, est la civilisation qui coïncide le mieux ou le moins mal et de très loin avec ce que nous demande le christianisme. Et donc l'Occident, ce sont ces peuples qui ont été évangélisés et élevés par l'Église latine, et qui en ont gardé ce qu'ils ont pu. Actuellement, ils méconnaissent cet héritage.
Mais nous pouvons parler d'Occident, parce qu'enfin le pape est toujours Patriarche d'Occident, et parce que des papes, notamment Pie XII, nous ont parlé de l'Occident. S'il y a parmi vous des étudiants qui recherchent des sujets de thèses ou de mémoires, il pourrait être non dénué d'intérêt d'étudier par exemple « la notion d'Occident dans l'œuvre de Pie XII », avec naturellement ce critère qui intervient très souvent dans l'œuvre de Pie XII : ce qu'il appelle « les vraies valeurs de l'Occident ». Car aussi l'Occident, d'un point de vue tout à fait phénoménologique, c'est ce qui a dominé le monde, avant de devenir, comme aujourd'hui, ce que le monde entier jalouse et imite. Et si nous nous sommes proposé de réfléchir ce matin à un redressement politique de l'Occident c'est parce que nous insinuons implicitement qu'il y a eu un affaiblissement politique de l'Occident ou peut-être même un effondrement en Occident.
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#### III. -- Face au communisme
Le premier regard que je vous propose de jeter sur ce qui rend nécessaire le redressement politique de l'Occident est un regard au ras de la situation, telle qu'elle se présente dans l'événement historique et quotidien. L'Occident est contrebattu spécialement depuis 1917. Depuis 1917 l'Occident recule chaque jour devant l'extension d'une domination qui est communiste, qui est socialiste, et qui à partir de ce point séminal de 1917 n'a cessé de grandir. Je ne veux pas dire qu'il n'y ait pas eu de causes de décadence antérieurement, nous les aborderons tout à l'heure, mais je veux dire que de manière visible, tangible, phénoménologique comme on dit, l'Occident recule devant le communisme. Dans ses discours Pie XII lui-même, quand il parle de l'Occident, c'est par distinction d'avec l'extension du monde communiste et de la domination communiste. Et ce recul a eu pour occasion la première et la seconde guerre dites mondiales, qui furent surtout des guerres occidentales.
Il est facile et peut-être faut de dire que l'Occident s'est divisé dans deux guerres, tout le monde étant également responsable ou coupable de ces guerres. Je n'entre pas dans cette recherche-là, mais quel que soit le partage des responsabilités il est certain que ces deux guerres ont été une catastrophe. Il est certain d'autre part qu'elles ont été un châtiment. Nous savons que les guerres lorsqu'elles éclatent, par la faute des hommes et selon des causes que l'on peut discerner, sont d'abord et en définitive un châtiment de Dieu. Nous savons que la guerre est un mal. Et ceux d'entre nous qui sont assez âgés pour l'avoir entendu n'oublieront jamais ce cri de Pie XII en 1939 que nous pouvons mieux comprendre aujourd'hui, cri que l'on a entendu mais qui n'a pas tellement surmonté les ardeurs passionnées et belliqueuses de l'époque : « Sans la guerre tout peut être sauvé, avec la guerre tout risque d'être perdu. »
Le rôle joué par la seconde guerre mondiale dans l'effondrement de l'Occident est considérable. L'effondrement politique de l'Occident c'est d'abord que la seconde guerre mondiale ait eu lieu. Et c'est ensuite l'erreur monumentale des démocraties occidentales, erreur dont elles ne sont pas encore revenues, erreur radicale, mortelle, dont politiquement l'Occident continue à mourir jour après jour et qu'il est difficile d'aborder en face tellement la mythologie imaginaire des démocraties occidentales et leur vocabulaire sont implantés jusque dans notre vie intérieure. Mais pour le faire il arrive que quelquefois une aide, un secours providentiels nous soient donnés.
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La porte qui s'ouvre là c'est Soljénitsyne, grâce à son génie, grâce aussi au fait, l'un n'empêche pas l'autre, que les démocraties occidentales ont d'abord pris Soljénitsyne pour un communiste. C'est pour cela qu'elles l'ont accueilli si fort, elles l'ont pris pour un communiste à visage humain et même d'abord pour un communiste même sans visage humain, puisque le début de la renommée de Soljénitsyne en Occident c'est que Krouchtchev avait autorisé et recommandé le premier livre qu'on ait publié de lui. C'est sans doute grâce à son génie, mais c'est aussi à cause de cette erreur dont l'intelligentsia de gauche n'est pas encore revenue complètement, après tant d'années, de prendre Soljénitsyne pour un communiste dissident, à peine dissident ou tout à fait dissident. Alors toutes les portes des media lui ont été ouvertes. Et beaucoup ne se sont pas encore aperçus que Soljénitsyne, à la manière russe puisque c'est un Russe, est un traditionaliste, un intégriste, un réactionnaire, un homme de bon sens ! de bon sens génial.
Et Soljénitsyne a dit ceci entre beaucoup d'autres choses : *le communisme est bien pire et beaucoup plus dangereux que l'hitlérisme.* Et il l'a dit non pas comme une boutade, comme une notification occasionnelle, mais comme une vérité vraie depuis le début, c'est-à-dire depuis 1941. Soljénitsyne ne reproche pas aux démocraties occidentales d'avoir trouvé un allié contre l'Allemagne hitlérienne, mais il leur reproche d'avoir à cette occasion fait de l'URSS ce qu'ils en ont fait, c'est-à-dire de l'avoir considérée finalement pour la première fois dans l'histoire de l'URSS comme un partenaire convenable, normal, avec qui l'on peut converser. Admirable même. Recommandable comme un partenaire exprimant même la conscience universelle puisque les Soviétiques seront juges au procès de Nuremberg. Il leur a reproché d'avoir pratiqué cette alliance de manière telle que l'URSS a pu s'en servir pour renforcer sa domination sur des peuples qui n'en voulaient pas. Qu'est-ce que les démocraties occidentales dans leur conscience vivent depuis 1941 ? C'est que l'hitlérisme, le fascisme, l'impérialisme, le colonialisme sont le pire indépassable, et que à tout instant de la guerre passée ou de la vie politique présente, contre le pire il faut s'allier avec tous les autres, y compris le communisme. C'est là-dessus qu'a été bâtie l'ONU, c'est là-dessus que sont bâties les relations internationales.
Sans doute, spécialement en Europe, plusieurs familles, plusieurs peuples ont des raisons d'avoir gardé un mauvais souvenir de la domination allemande et un mauvais souvenir de l'hitlérisme, ce n'est pas, et spécialement chez les chrétiens, une arrière-pensée d'atténuation, de réhabilitation de l'hitlérisme qui nous fait parler et qui peut faire parler Soljénitsyne, mais c'est la réalité.
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Le communisme est-il intrinsèquement pervers ? Le communisme est-il le pire indépassable ? Le communisme est-il le plus grand danger ?
Je vous ai rappelé la définition classique de la politique qui est le service du bien commun temporel, l' « art » et la « science » de ce service. Et quand on se place du côté de la « science », on conçoit, et on a raison, tout ce qui fait l'équilibre d'une société dans la justice, dans la tranquillité de l'ordre, en sachant que cela ne se fait pas en un jour, qu'il y a toujours à modifier les choses plus ou moins pour les conformer à la justice. Mais il y a une partie du bien commun qui nous presse avec urgence, c'est ce qu'on peut appeler le salut public, c'est la survie. Ce n'est pas le tout du bien commun, mais c'est la survie. Toujours dans la vie temporelle il y a de ces urgences dans le village, quand le voisin a sa maison qui brûle, tout le monde fait la chaîne pour l'éteindre, même si c'était l'heure de faire la prière du matin ou d'aller à la messe, ou si c'est l'heure pour le boulanger de faire cuire le pain. Cela ne veut pas dire qu'on ne veut plus ni de pain matériel ni de pain spirituel, c'est qu'il y a l'urgence du salut public. Et l' « art » et la « science » du service du bien commun doivent considérer que l'Occident a en face de lui aujourd'hui non pas un chapitre supplémentaire dans l'étude des philosophies modernes, que l'on étudiera à sa place ; non, il y a l'urgence d'une domination qui s'étend sur le monde alors que pour de multiples raisons et parfois même sans raisons ceux qui gouvernent notre politique et nos mass-media, ou ne nous en parlent pas, ou nous désinforment.
Je ne vais pas vous dire ce matin ce qu'est le communisme, d'ailleurs la plupart de vous le savent, mais le savez-vous *assez,* le savez-vous *exactement ?* L'Occident a toujours su ce qu'était le communisme, et a toujours tourné le dos à ce savoir. Soljénitsyne, quand il est arrivé en Occident, nous a d'abord dit « Vous savez, des phénomènes comme le goulag, il faut trente ans pour qu'on arrive à le savoir dans les autres pays. » Et puis il est allé en Amérique où les bibliothèques sont très bien faites, et il a constaté lui-même que tout avait été dit. Pas toujours avec le génie propre de Soljénitsyne, mais tout avait été dit.
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Tout ce qu'on a besoin de savoir sur le communisme aujourd'hui, je vous le garantis, je peux vous le donner à savoir en me limitant à une bibliographie antérieure à 1939. Vous me voyez venir, avec principalement l'encyclique *Divini Redemptoris* de 1937, sur le communisme. On a toujours su. Et on s'est heurté, chez les gens de bonne volonté, à cette facilité : c'est qu'ils croient savoir. « Le communisme, on est contre ! » Mais non. Car le communisme est la forme la plus perfectionnée du mensonge, c'est le mensonge institutionnalisé, et ça ne sert à rien de dire qu'on est contre le mensonge si on ne sait pas en quoi le mensonge consiste, et quelle est sa méthode, et quels sont ses pièges. Il y a un désarmement intellectuel et spirituel de l'Occident en face du communisme. Et il est vrai que c'est horrible, et il est vrai que c'est inquiétant. Voyez les mille formes de pénétration du communisme dans les pays dits libres, qu'on dit à juste raison libres. Quand on parle des « pays libres », on ne veut pas dire ou on ne devrait pas vouloir dire qu'ils sont un exemple magnifique de la vraie liberté, non, il y aurait beaucoup à dire sur ce chapitre. Mais on a raison de dire qu'ils sont libres en ce sens qu'ils sont encore libres de la domination communiste. Il y a bien entendu à la racine de la méconnaissance du communisme une lâcheté spirituelle et une cécité spirituelle.
Parce que la considération du communisme, de la réalité communiste, c'est-à-dire de ce système politique du parti communiste selon les cinq conditions d'organisation de Lénine, ce système du noyau dirigeant et de la pratique de la dialectique, pose toutes les questions temporelles et spirituelles. Un anticommunisme conséquent allant jusqu'au bout de lui-même nous ramène logiquement, inéluctablement à la chrétienté.
Et si nous n'en avons pas conscience, d'autres en ont conscience. La raison pour laquelle, dans les démocraties occidentales, tant de gens influents, même si c'est une influence obscure, ne veulent pas d'anti-communisme systématique, méthodique, viscéral -- viscéral bien sûr, le cœur y est pour quelque chose et pour beaucoup -- c'est qu'ils ont compris qu'un anticommunisme en règle nous ramène à la chrétienté. Et ces gens influents mais obscurs, vous voyez de qui je veux parler, obscurément se sont groupés spécialement contre la chrétienté. Quelquefois leur non-communisme est, véritable, mais alors ils placent ailleurs leur espérance, dans le dialogue, la détente, le socialisme à visage humain. Quand on dit : « Avec les échanges commerciaux on va finalement démocratiser l'URSS », cela veut dire : faire pénétrer la pourriture occidentale en URSS.
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Le jeu est tel entre l'Occident et l'URSS, l'Occident tel qu'il est dirigé et l'URSS telle qu'elle est communiste, qu'il pourrait dérisoirement se résumer de la manière suivante : c'est qu'ils s'efforcent de savoir quel est le premier des deux qui pourrira l'autre, le communisme qui inoculera le communisme dans le monde entier, ou l'Occident qui arrivera avec son économisme, sa permissivité et son esprit de jouissance, avant d'être asservi par le communisme, à pourrir la centrale du communisme. C'est finalement la rivalité de deux formes de pourrissement mais bien entendu nous ne sommes solidaires d'aucun de ces deux pourrissements. Simplement nous sommes dans une ère géographique qui est encore libre de la domination communiste et c'est de cette liberté que nous devons user.
Le redressement politique de l'Occident ne peut venir sans la considération de la réalité quotidienne de la menace communiste. Une assemblée considérable, mondiale, s'était réunie à Rome en 1961 et elle a tenu des sessions jusqu'en 1965 en disant qu'elle était préoccupée avant tout, à la différence de toutes les assemblées semblables qui avaient pu la précéder, de se pencher sur les problèmes de ce temps. Et en soi ce n'est pas un projet malhonnête, mais pendant plus de quatre années cette assemblée qui s'est penchée sur les problèmes de ce temps et qui a fait à ce sujet diverses déclarations et même des décrets, a trouvé le moyen de mettre entre parenthèses et d'ignorer le principal problème de ce temps : le communisme, le principal problème temporel du XX^e^ siècle.
La première chose indiscutable c'est que dans la marche temporelle, le sens de l'histoire, comme on nous dit, l'histoire qui se fait sous nos yeux, nous avons une domination mondiale qui grandit, et que ce qui nous a été dit de plus profond, de plus définitif sur cette domination mondiale c'est justement le magistère de l'Église qui nous l'a dit, dans l'encyclique *Divini Redemptoris.* Et comme le prêche *Divini Redemptoris --* mais on peut dire que le pape prêche pour sa paroisse, c'est-à-dire pour la vérité catholique -- vous le vivrez si vous y portez suffisamment d'attention, de rectitude et de logique : c'est qu'à tous les niveaux, pour échapper au communisme, il faut revenir au christianisme.
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Si vous êtes dans un milieu professionnel -- et ceci risque d'être beaucoup plus vrai en France que dans la Suisse bénie de Dieu à cet égard et à quelques autres -- où vous êtes entourés de communistes, de camarades qui sont gentils, ce n'est pas la question, mais présents, actifs, qui vous tendront la main pour des actions charitables, philanthropiques, professionnelles, vous verrez que vous ne tiendrez pas, que vous aurez besoin de renforcer votre vie intérieure chrétienne, pour résister à cette pression. De la même façon les sociétés occidentales qui sont des sociétés chrétiennes mais qui ne savent plus qu'elles sont des sociétés chrétiennes vont devenir communistes, deviennent communistes, et seront communistes si elles ne reviennent pas à Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Par quoi la politique dépasse la politique me direz-vous. Mais là comme toujours, dans tous les actes de notre vie, le temporel exprime le spirituel quand nous voulons bien y penser, quand nous avons la grâce d'y penser. Nous ne pouvons pas ne pas nous rappeler que la raison première et la raison dernière de notre existence, de chacun de nos actes, de chacun des souffles de notre respiration, c'est la gloire de Dieu et l'achèvement du nombre des élus. Alors c'est pour cela qu'il n'y a aucun problème à faire de la politique en faisant de la religion et à faire de la religion en faisant de la politique, au sens où vous l'entendez, qui est celui de la vérité des choses.
Telle est la perspective d'un redressement politique de l'Occident à partir de la situation dans laquelle il se trouve. On peut maintenant venir à la rencontre de cette situation par l'autre perspective, que j'appellerai l'analyse à partir des principes.
#### IV. -- Le fondement de la légitimité
Ce qui serait la question la plus légitime que l'on puisse se poser après ce que je viens de dire, c'est : mais ce communisme, d'où vient-il et pourquoi ? Si nous voulons y répondre dans la vérité des choses, naturellement il vient de Marx, de Lénine, mais il vient de la crise la plus fondamentale de l'Occident, crise que nous allons prendre ici encore par son aspect politique. Quel est aujourd'hui en Occident le fondement de la légitimité politique ?
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Question capitale, car le fondement de la légitimité politique est également le fondement de l'obligation morale dans la vie civique. C'est le fondement du bien et du mal. Or l'Occident tout entier depuis environ deux siècles, non sans préparation antérieure, se trompe radicalement sur le fondement de la légitimité politique. Depuis deux siècles mais de plus en plus dans la conscience commune par la double action de l'école et des médias, le fondement de la légitimité politique en Occident c'est la volonté générale.
Et j'attire votre attention sur le fait que je parle bien du fondement de la légitimité politique. Je ne parle pas ici du mode démocratique de désignation des magistrats politiques, qui est l'un des trois régimes classiques, celui où les dirigeants sont désignés par le suffrage des gouvernés. L'idée qu'il y a trois régimes politiques entré lesquels on peut choisir : la démocratie, l'aristocratie et la monarchie, a existé de tout temps dans la réflexion des hommes ; nous héritons là du vocabulaire et de la pensée grecs. Mais aucun de ces trois régimes n'aborde la question du fondement de la légitimité politique puisque dans ces trois régimes la désignation des gouvernants est différente, c'est-à-dire que la désignation licite, la désignation légale, la désignation légitime des gouvernants est une chose et le fondement de la légitimité en est une autre.
Or depuis la Révolution américaine et la Révolution française et depuis certains articles de la Déclaration des Droits de l'Homme, non seulement l'Occident fonde la légitimité politique sur la volonté générale, mais encore il professe, sans d'abord s'en s'être rendu compte, sauf peut-être dans la pensée de quelques-uns, que non seulement c'est le fondement, mais que c'est le seul fondement. Aucune autorité selon la Déclaration des Droits de l'Homme ne peut exister que par la volonté générale ou par délégation de la volonté générale. Mais je crois ne pas faire une erreur historique en disant que les gens qui ont proclamé ce principe ne prétendaient pas du tout, par exemple, nier l'autorité paternelle, qui pourtant ne se fonde pas sur la volonté générale. Ils pensaient à l'autorité politique, mais ils ont énoncé un principe, une proposition en A, une universelle affirmative, et d'ordre moral. Ils ont décrété le nouveau fondement de la légitimité politique et de l'obligation morale.
Pourquoi aujourd'hui, dans beaucoup de sociétés occidentales, parle-t-on de démocratisation ? et de faire progresser la démocratisation ? Depuis le temps que plusieurs nations d'Occident sont en démocratie, elles devraient être « démocratisées ».
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J'appelle la démocratie ainsi conçue la démocratie moderne par distinction d'avec la démocratie classique, la démocratie classique étant la simple désignation par le suffrage universel de ceux qui gouverneront.
Pourquoi cette démocratie moderne n'est-elle jamais satisfaite, pourquoi la démocratisation est-elle toujours à reprendre ? Parce qu'il y a dans la société des autorités qui sont naturelles, fondées sur l'ordre naturel des choses, qui ont une tendance naturelle à sans cesse renaître, et que la démocratisation se substitue à elles sans cesse. Les révolutionnaires de 89 ou au moins la quasi totalité d'entre eux ne pensaient sans doute pas nier l'autorité des parents sur leurs enfants, mais cette négation est bien dans la logique du nouveau fondement de la légitimité ; il a fallu attendre Mao Tsé Toung et la révolution culturelle pour systématiser la volonté de retirer les enfants à l'autorité des parents, autorité non démocratique au sens de la démocratie moderne. Et d'une manière plus insinuante, vous voyez bien dans plusieurs sociétés occidentales tout ce que l'on tente pour retirer les enfants, d'abord partiellement, à l'autorité de leurs parents dans le domaine de l'école, de l'éducation, dans l'organisation des loisirs. L'ordre naturel comporte une autorité juste, une autorité aimante et affectueuse, dans la famille l'autorité des parents sur les enfants, et l'autorité de l'homme sur la femme. Cela n'est pas du tout « démocratique » au sens de la démocratie moderne. C'est pour cela qu'on veut un effort constant de « démocratisation ».
C'est pour cela aussi que la démocratie la plus logique, la plus complète, c'est la démocratie communiste. Parce que ce qui est au fond de ce nouveau fondement de la légitimité, c'est ce que traduit très bien l'axiome « ni Dieu ni maître ». Si le fondement de la légitimité et de l'obligation morale est la volonté générale, cela veut dire que le seul fondement c'est la volonté de l'homme. Manipulée par les oligarchies ? Mais nous parlons là non pas de la réalisation de ce régime mais de son principe. Les institutions politiques ne sont jamais que relativement conformes dans leur fonctionnement à leur principe, mais quand on discute de leur principe, on discute de leur principe : le principe c'est qu'il n'y a pas d'autre fondement à la légitimité politique et à l'obligation morale que la volonté de l'homme. Et il faut quand même remarquer que si cette erreur est tellement implantée dans la conscience contemporaine, ce n'est pas seulement parce qu'elle y a été enfournée, ce n'est pas seulement parce que les radios, les télévisions, l'école, les journaux ont fait tout ce qu'ils ont pu pour l'implanter dans l'esprit,
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c'est que cette erreur a, je ne dirai pas une part de vérité, mais une très forte apparence de vérité. Et cette apparence de vérité c'est à nous je crois de la discerner pour mieux lui enlever son prestige et son mirage.
Qu'est-ce qui fait chez beaucoup d'esprits que l'adhésion à la volonté générale comme fondement unique de la légitimité soit non pas consciemment la volonté de l'orgueil de l'homme, mais quelque chose qui paraît naturel ? C'est qu'il y a une confusion implicite entre la volonté générale et la nature humaine. Et que cette confusion serait de plein droit sans le péché originel. Sans le péché originel, la volonté générale exprimerait habituellement la nature humaine, et donc le fondement de la légitimité se trouverait dans l'ordre naturel, comme il doit être. Ce qui fait souvent l'attachement si ardent à cette erreur moderne, c'est que ceux qui la professent lui portent l'attachement ardent qu'ils avaient vocation de porter à l'ordre naturel. C'est le fait que la nature ait été blessée. C'est par la Révélation que nous avons la clé de ce mirage, sans laquelle nous ne connaîtrions pas le péché originel. Nous ne connaîtrions pas cette énigme qui répond à notre énigme. L'énigme de notre vie, l'énigme du mal. Sans le péché originel, la volonté de l'homme et la volonté générale se faisant législatrices exprimeraient la nature humaine qui est la volonté du Créateur et Législateur. Mais dans la vie historique de l'espèce humaine, l'ordre naturel n'est plus naturellement voulu par notre volonté comme il devrait l'être, mais il est proposé à notre volonté comme devant être le résultat d'un choix qui est souvent pénible. L'ordre naturel et la nature humaine c'est le Décalogue. La réalisation de notre nature est devenue un devoir moral. Non seulement en raison de notre liberté, mais en raison de cet héritage de péché (du péché originel et du péché actuel, de tous nos péchés propres) qui vient lester l'exercice de notre volonté. Il faut aller jusque là -- mais ce n'est pas aller très loin pour des esprits qui simplement se souviennent un peu de leur catéchisme, ce n'est pas leur demander je pense un trop grand effort de pensée -- il faut aller jusque là pour comprendre la puissance dans les esprits, dans les consciences et dans les cœurs de cette moderne défense des « droits de l'homme ». Bien sûr que l'homme a des droits, bien sûr qu'il a des droits inaliénables puisqu'ils lui ont été donnés par son Créateur qui est son Législateur, mais il faut savoir lesquels. Il y a là comme souvent deux phrases de Pie XII qui résument tout ; elles sont de 1955, on croirait qu'elles sont écrites aujourd'hui, parce que nous vivons dans un immobilisme extraordinaire.
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Certes les choses bougent, tout bouge, n'est-ce pas, de l'apparence, des détails. Nous vivons dans un immobilisme, notre affrontement avec le communisme se produit dans les mêmes termes depuis que le communisme existe, depuis 1917. En 1955, Pie XII dit : « *Dans le débat avec la nouvelle forme de vie de l'Est matérialiste, l'Occident affirme qu'il prend parti pour la dignité et* les *droits de l'homme, et en premier lieu pour la liberté de l'individu. *» C'est juste, l'Occident affirme cela. « *Mais,* ajoute Pie XII, *la dignité et les droits de l'homme se tournent contre lui, se neutralisent eux-mêmes si on les sépare des obligations et des devoirs par lesquels l'ordre de la nature tout comme l'ordre de la grâce les a liés indissolublement et les a imposés à l'homme dans les commandements de Dieu et la loi du Christ. *»
Notre nature humaine, notre ordre naturel, notre bien temporel, nous est donné sous la forme du Décalogue. Dans l'état actuel de l'humanité nous ne pouvons (nous ne sommes pas incapables de tout bien par nous-mêmes) mais nous ne pouvons pas remplir tout le temps et pleinement les préceptes du Décalogue sans la grâce de Dieu, sans la vie surnaturelle, sans l'entrée dans l'Église. Cela, l'Occident au temps de saint Louis par exemple, le vivait spontanément ; il était infidèle parce que l'homme est pécheur, mais il le vivait sans même avoir besoin d'en disserter. Depuis l'Occident a tourné le dos à lui-même.
Je viens de parler de l'entrée dans l'Église, c'est un autre regard sur le redressement politique nécessaire de l'Occident, car toute la société occidentale actuellement, -- je crois pouvoir le dire sans être injuste à l'égard d'aucune des sociétés qui composent la société occidentale, -- toute la société occidentale se trompe actuellement sur ce qu'est la société politique. Car plus ou moins, mais de plus en plus, la société occidentale se considère comme étant une société de personnes. Or la société temporelle n'est pas une société de personnes, la société temporelle est une société de familles. Bien sûr les familles font des personnes et sont faites avec des personnes, mais la société de personnes c'est l'Église. Pourquoi ? Parce qu'on ne naît pas dans l'Église, on y entre par foi personnelle, on y fait une entrée personnelle. Mais la société civile est une réunion de familles, et le propre de la société occidentale c'est de se défigurer elle-même, de s'autodétruire en ne sachant plus qu'elle est une société de familles et en ne donnant pas à ses composantes en tant que telles, ses composantes nécessaires, l'espace vital, la respiration et les moyens matériels qui lui sont nécessaires pour rester elles-mêmes.
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Si vous voulez, ce n'est pas d'une rigueur métaphysique absolue, mais dans l'Église on nous appelle par notre nom de baptême, et dans la société par notre nom de famille. La naissance est ce qui fait temporellement que nous sommes Français ou Suisses, Italiens ou Allemands, que nous parlons une langue plutôt qu'une autre, que nous avons un héritage, que nous sommes de la société occidentale plutôt que de la société hindoue. Le phénomène de la naissance et donc le phénomène de la famille nous indiquent bien que la société civile est une société de familles. Non pas, comme dit Jean-Jacques Rousseau, une société de personnes, comme si des personnes égales passaient entre elles un contrat social. Et je passe sur cette caractéristique de la nature de l'homme qui a besoin d'être élevé, d'être éduqué pendant très longtemps. C'est pour cette raison que le Décalogue est le secret de la prospérité temporelle, comme disent les docteurs et saint Thomas d'Aquin, pour autant qu'elle est possible sur cette terre à travers mille hasards et circonstances. Dans le Décalogue, la charte de la vie sociale c'est le premier commandement de la seconde table. La première table : les devoirs envers Dieu. La seconde table : les devoirs envers le prochain, dans la vie temporelle. Le premier de ces devoirs, c'est la piété filiale, qui peut être la chose la plus méconnue dans la société civile comme dans la société ecclésiastique du XX^e^ siècle. La piété filiale est la clé de la vie en société temporelle.
Dans le redressement politique de l'Occident il y a beaucoup de choses qui concernent l'action des gouvernements, mais je ne vois pas tellement de chefs d'État en fonction dans votre assistance, je ne vois pas tellement de ministres en fonction, et je ne vais pas vous dire ou essayer de vous demander de réfléchir à ce que nous devrions faire si nous étions ministres de la Défense Nationale. Ce redressement politique de l'Occident qui commande la marche même de notre vie temporelle, notre espace vital, notre activité, ce que nous pouvons lui apporter en tout cas, où que nous soyons, c'est d'abord de *conserver la mémoire de notre identité occidentale,* de ce qu'a été l'Occident dont nous sommes, et d'*apporter à cette mémoire la piété naturelle, la piété filiale.*
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Ceux qui viennent ici sans trop de préparation, et qui sont les bienvenus, ne connaissent pas ce mot de « piété ». Quand je parle de la piété du quatrième commandement, ce n'est pas la piété envers Dieu, c'est la piété naturelle ou filiale que nous devons porter à nos parents d'abord, à nos maîtres, à nos bienfaiteurs, à nos ancêtres, aux héros et aux saints qui ont fait la société dans laquelle nous vivons. C'est une vertu, c'est-à-dire une disposition habituelle à rendre à ceux à qui nous le devons ce devoir de justice. Mais de justice imparfaite. La société occidentale a su et elle ne sait plus aujourd'hui que sur cette terre nous sommes des débiteurs insolvables. Nous avons reçu beaucoup plus que nous ne pouvons rendre quel que soit notre rang. Les plus grands génies, les plus grands savants qui apportent au trésor commun de l'humanité leurs découvertes, leurs travaux, apportent eux-mêmes moins que ce qu'ils ont reçu : la vie d'abord, qu'ils ne doivent pas à eux-mêmes, le langage, l'éducation, l'outil intellectuel dont ils se sont servis. Notre condition naturelle (et dans l'ordre surnaturel c'est encore plus évident) est de savoir que nous sommes des débiteurs insolvables, et que nous ne pouvons rendre l'équivalent de ce que nous avons reçu. Nous le rendons imparfaitement par le sentiment de piété, ce sentiment de piété naturelle, de piété filiale qui fait que les « vraies valeurs de l'Occident », nous les aurons cultivées de manière telle que nous puissions au moins les transmettre, nous ne savons pas à qui. Tout homme vaut qu'on lui dise la vérité pour son destin éternel, mais dans l'ordre politique également, qui est celui dont je vous parle. Vous ne savez pas si l'enfant, l'adolescent dont vous avez la charge ou que vous avez rencontré un jour ne sera pas demain Charlemagne. Nous ne savons pas ce que seront les circonstances, l'avenir politique n'est jamais celui que l'on prévoyait. Il n'y a rien de plus misérable que de prétendre dès aujourd'hui être présent à ce qui se fera demain, car nous ne savons pas ce qui se fera demain. Les nations qui sont entrées dans la guerre en 1939 ne pensaient pas qu'elle se terminerait comme elle s'est terminée. Nous sommes entrés en guerre (entre parenthèses, il faut le rappeler) pour l'indépendance de la Pologne. Parce qu'on était entré en guerre, on devait se battre jusqu'à ce que cette indépendance soit assurée. Et cette guerre pour l'indépendance de la Pologne a fait passer la Pologne sous le joug du pire des esclavages. Les circonstances sont imprévisibles : c'est par là que nous pouvons, par en bas, par en dessous, toucher que Dieu est le maître de l'histoire. Il est le maître de l'histoire par ces circonstances imprévisibles. Mais ce qui nous importe avant ces circonstances imprévisibles, ce à quoi nous pouvons quelque choses c'est notre préparation.
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Les circonstances quelles qu'elles soient ne peuvent et ne doivent pas nous surprendre si nous avons la résolution avec la grâce de Dieu d'en atténuer le plus possible le mal et d'en tirer autant que nous le pourrons le meilleur pour le bien commun.
Jean Madiran.
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### La démocratie en Suisse
*Son histoire. Sa nature*
par Roger Lovey
L'HISTOIRE politique de la Suisse commence avec le Pacte conclu au début du mois d'août 1291 par les Waldstaetten (pays forestiers), c'est-à-dire par « les hommes de la vallée d'Uri, la communauté de Schwyz et celle des hommes de la vallée inférieure d'Unterwald ».
Une vision romantique et accommodante -- au sens où l'on dit que le cristallin accommode les images sur la rétine -- a dépeint nos pères fondateurs comme des paysans incultes, vivant à l'écart de la civilisation, pareils aux bergers de l'hypothétique âge d'or, n'ayant d'autre bien que leur liberté abstraite et d'autre force que leurs vertus primitives.
Cette imagerie nous la devons au XVIII^e^ siècle. Sous la Révolution française Sedaine et Gétry firent jouer un « Guillaume Tell » au théâtre italien à Paris ; on y entendait -- parmi d'autres inventions désarmantes -- le vieil Arnold de Melchtal chanter la Chanson de Roland, et la pièce se terminait sur les embrassades des sans-culottes et des révolutionnaires suisses.
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Un an avant la Révolution de 1830, le « Guillaume Tell » de Rossini était représenté à Paris ; on a pu dire que l'arbalète de notre héros légendaire, devenue depuis -- signe des temps -- le label de qualité de nos produits, était visiblement pointée sur Charles X.
« Les Suisses, comme le remarque Georges Méautis, jouèrent ainsi dans une certaine partie de l'opinion publique française, au XIX^e^ siècle, le rôle que jouèrent les Chinois au XVIII^e^. De même que ceux-ci étaient censés représenter la « tolérance » et les « lumières », de même les premiers Suisses devinrent les héros de la démocratie libérale. » ([^2])
Quelle n'eût pas été leur stupéfaction si on le leur avait dit ! C'est le lieu de remarquer que le mot « démocratie » n'apparaîtra dans le langage courant qu'à la fin du XVIII^e^ siècle et qu'il n'existait, avant cette époque, que dans le langage savant. Le premier à l'avoir employé et défini est Nicolas Oresme, évêque de Lisieux (1330-1382). La démocratie est une « espèce de policie en laquelle la multitude des populaires a domination ». Encore faut-il savoir que le terme de « policie » (qui a donné « police », au sens de gouvernement) désignait au Moyen Age le régime où la multitude avait le pouvoir, le terme de « multitude » signifiant lui-même non le plus grand nombre ou la masse, mais le peuple organisé, lui aussi, politiquement, c'est-à-dire en ses corps de métiers.
Revenons au pacte de 1291 pour comprendre et ses raisons d'être et l'esprit de ceux qui le conclurent.
#### *Le Saint-Empire romain germanique*
Les Waldstaetten constituaient une petite partie du Saint-Empire romain germanique.
L'empire, c'était « une idée chrétienne, une idée de l'Église. Durant les siècles du premier Moyen Age, et même durant tout le Moyen Age, et même jusqu'à la Réforme, l'idée d'empire était une exigence de l'intelligence chrétienne, toute nourrie à la fois de théologie et de classiques latins...
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L'empire c'était une mission. A une époque où il fallait défendre la civilisation et la foi contre le paganisme et l'islamisme, en même temps qu'il fallait une autorité supérieure et forte pour mettre fin à l'anarchie, l'empire était l'exigence temporelle, la conséquence politique du dogme, du Credo » ([^3]).
La première réalisation fut celle de Clovis dont le royaume, en 506, n'occupait encore que le nord de la Loire alors que, 20 ans plus tard, il s'étendra jusqu'aux Pyrénées. Très tôt les Francs se retournent vers leurs origines. « Ces Germains n'ont point oublié la Germanie. Ils n'ont d'ailleurs jamais rompu complètement avec elle. Il y a même encore des Francs qui ne l'ont point quittée, ceux de Franconie. Aussi le premier objectif de Clovis est-il d'établir son hégémonie, sinon sur la Germanie tout entière, du moins sur la rive droite du Rhin, jusqu'à la mer du Nord et jusqu'au centre. » (**3**) Clovis entra en guerre contre les Alamans, les vainquit et les soumit. Mais, dès sa mort en 511, son royaume partagé va se désagréger
La deuxième réalisation fut celle de Charlemagne, Franc d'Austrasie. « Le Franc, l'Austrasien, le Germain Charlemagne, en recevant la couronne impériale, avait reçu du pape une mission : sauver la chrétienté en refaisant l'Empire. Cette mission le transforma. Il y appliqua tout son génie, toute sa foi. Il oublia qu'il était Franc pour se souvenir qu'il était universel. Il se conduisit désormais en empereur romain.
Ce n'était pas un titre nouveau, ni, à plus forte raison, usurpé. L'empire avait cessé d'exister. Constantin l'avait transporté de Rome à Byzance. Mais l'ordre légal et légitime venait d'être interrompu : là-bas, la couronne impériale est portée par une femme. Charlemagne est donc l'empereur légal et légitime, au moins pour l'Occident. Cette chrétienté qu'il a pour mission de propager et de défendre, est menacée, au nord et à l'est par le paganisme, au sud par l'islamisme... Il ne put reprendre l'Ibérie à l'Islam, mais il le retint derrière les Pyrénées qu'il déborda même jusqu'à Barcelone. Il vainquit les Saxons et les convertit au catholicisme. Il civilisa ainsi toute la Germanie... Charlemagne a cimenté l'Europe occidentale. » (**3**)
Cette œuvre prodigieuse ne lui survivra pas en raison de sa conception « encore toute germanique de la souveraineté selon laquelle la couronne n'est pas un héritage indivisible que l'on se transmet de père en fils par ordre de primogéniture, mais un domaine qu'à la mort du père se partagent les héritiers » (**3**).
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La crise des IX^e^ et X^e^ siècles fut la suite de ce démembrement. Crise intérieure : guerre de tous contre tous, absence d'autorité, absence d'armée, absence de limite stable, absence de position durable. « Il se produisit une corruption des mœurs et une répression intellectuelle qui effrayaient les contemporains. » Menace extérieure aussi. De la part des Sarrasins qui avaient pris Rome en 846 et qui, en 930, « partis de Provence, remontent les Alpes, installent un camp au Grand-Saint-Bernard d'où leurs bandes rayonnent jusque dans la région de Saint-Gall et du lac de Constance ». Menace de la part des Normands qui ravagent les côtes de France et d'Allemagne, s'installent dans la province qui portera désormais leur nom et viennent assiéger Paris. De la part de l'Asie enfin avec les Hongrois païens qui « à partir de 899, parcourent, en pillant et en détruisant, la Haute Italie, les Alpes, l'Allemagne du Sud et pénètrent jusqu'au cœur de la France ».
Cette crise intérieure et ces périls extérieurs imposaient la nécessité de reconstituer l'Empire. Mais sur qui se reposer ? Les Capétiens n'apparaîtront qu'en 987 ; ce fut ainsi Othon de Saxe, Othon le Grand, qui reconstruisit à l'est du Rhin l'œuvre de Charlemagne et ceci en trois étapes : roi de Germanie à Aix-la-Chapelle, roi d'Italie à Pavie et empereur à Rome le 2-2-962. Son épouse se nommait Adélaïde, sainte Adélaïde, fille de Rodolphe II, roi de Bourgogne transjurane, et de la reine Berthe. Sainte Adélaïde fut l'âme du Saint-Empire. Elle en avait réalisé le sens et compris la mission. Elle introduisit Cluny en Germanie et, par Cluny, l'influence française. Elle survécut à son mari et put guider son fils, l'empereur Othon II. A la mort de ce dernier, ce fut le mystique Othon 111 qui devint empereur, sous la régence d'Adélaïde encore. « Conseillé par sa grand-mère, il se mit lui-même à l'école de Gerbert, archevêque de Reims, et le pria de venir extirper en lui « toute la brutalité de sa nature saxonne ». Gerbert devint le pape Sylvestre II. Le jeune Othon, pour demeurer auprès de lui, décida de se fixer à Rome sur l'Aventin. Au titre d' « Imperator augustus Romanorum », il ajouta celui d'humble serviteur des apôtres. L'idéal d'Othon III -- celui d'Adélaïde -- était une confédération de tous les princes chrétiens au milieu desquels il n'eût été que le « primus inter pares ». Il mourut à 22 ans ; son cousin Henri II lui succéda en 1002.
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Couronné empereur en 1014, il travailla de concert avec le pape Benoît VIII pour la réforme de l'Église en Occident. « Jamais empereur et pape ne se sont si bien entendus. Jamais non plus empereur ne comprit mieux l'Église... Malheureusement le pape et l'empereur moururent tous deux en 1024. Avec Henri II s'éteignit la grande dynastie saxonne. Il fut canonisé en 1146 avec son épouse Cunégonde. » (**3**)
Pendant ce demi-siècle que dura la dynastie saxonne, l'invasion hongroise fut arrêtée ; les Hongrois eux-mêmes se convertirent au catholicisme avec leur roi Waïc qui sera saint Étienne. Les Polonais puis les Tchèques se convertirent également. « Au lieu d'être menacé à l'Est, l'Occident s'y était avancé, il se sentait désormais couvert par de grands royaumes catholiques. L'Église, sans être encore soumise à une réforme fondamentale, avait été restaurée, la papauté relevée. La civilisation occidentale prenait cette courbe ascendante dont le sommet sera le XIII^e^ siècle. » (**3**)
Après les Ottonides, saxons, ce fut la dynastie franconienne qui accéda à l'empire avec Henri III, Henri IV et Henri V qui mourut en 1125. Puis vinrent les Hohenstauffen de 1138 à 1268 ; et parmi eux Frédéric Barberousse et Frédéric II. Après eux s'ouvre le Grand Interrègne qui durera pendant 20 ans, jusqu'en 1273 ; Rodolphe de Habsbourg y mettra fin.
Ce bref rappel historique pourrait sembler inopportun s'il n'avait pour dessein de situer le cadre dans lequel s'est pour une part préparé le Pacte de 1291 qui est un aboutissement autant qu'un commencement.
Ce cadre, c'est donc celui du Saint-Empire. Aux yeux de la chrétienté d'alors, l'empereur est l'avoyer de l'Église. (Avoyer : titre de premier magistrat dans certains cantons suisses.) « Comme tel, il doit maintenir les peuples dans l'obéissance chrétienne, exécuter les décrets du Saint-Siège, propager la foi parmi les infidèles. Il reçoit du pape le glaive, le globe, la couronne et l'anneau, symbole de foi. Il porte les titres de « chef de la chrétienté », « chef temporel des fidèles », « défenseur et avocat de l'Église chrétienne », « protecteur de la Palestine et de la foi catholique ». Dans le Saint-Empire, il est le supérieur des rois ; aucun pouvoir politique n'est légitime sans lui. Il peut affranchir les cités et les peuples, les placer sous son obédience directe, c'est ce que l'on appelle l'immédiateté. « Cette doctrine des deux pouvoirs universels n'a correspondu, ne pouvait correspondre que par intermittence à la réalité.
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Il fallait pour cela que l'empereur et le pape soient d'accord. Cela n'arriva guère que sous le règne de Charlemagne, d'Othon III et des premiers Henri. Néanmoins elle était implantée dans les esprits comme la seule conception, à la fois divine et logique, de la société ; elle parlait aux cœurs comme un idéal vers quoi ils ne devaient cesser d'aspirer. » ([^4])
#### *Les Waldstaetten*
Cette conception était celle des Waldstaetten, avant comme après le pacte de 1291.
Qui étaient au fait ces Waldstaetten ? C'étaient de très petites communautés dans le Saint-Empire. Elles n'étaient pas uniques en leur genre ; des Alpes au Jutland, des Frises à la Bohême, d'autres communautés existaient, semblables à elles.
Pour comprendre le Moyen Age et le contexte du pacte de 1291, il nous faut chasser de nos esprits les idées de nation, d'État, de politique qui surgiront bien plus tard. « La carte du Saint-Empire au XIII^e^ siècle nous donne l'impression d'un kaléidoscope. C'est le manque le plus complet non seulement d'unité, mais surtout d'ordre politique. Enchevêtrement de souverainetés féodales, petites ou grandes, ecclésiastiques ou laïques, de villes libres, de communautés, de droits et de servitudes, d'intérêts et de conflits, tels qu'on s'y perd en essayant de s'y débrouiller. Et ce qu'était le Saint-Empire, la France, l'Angleterre, l'Espagne l'étaient aussi, bien qu'à un degré moindre, puisque s'y formaient des dynasties héréditaires, des rois autour desquels la nation, peu à peu, allait se cristalliser. » (**4**)
Une note propre au Moyen Age est donc son particularisme. Mais il ne faut pas perdre de vue que c'est là une moitié de la réalité. L'autre moitié, c'est *l'unité religieuse.* Le contraire pourrait-on dire de notre époque où nous connaissons l'unité politique, les États, jusqu'au totalitarisme, mais où coexistent les philosophies les plus disparates et les systèmes de pensée les plus antagonistes.
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Pour le Moyen Age au contraire, diversité extrême au niveau des modes de vie, mais communion totale de pensée au niveau des questions essentielles.
Les Waldstaetten formaient donc des communautés tranquilles vivant à l'écart sans cependant être isolées.
Un événement va les mettre en lumière : la création de la route du Saint-Gothard par la construction d'un pont audacieux jeté au-dessus des gorges abruptes de la Reuss, les Schoellenen. De ce jour une liaison nord-sud était ouverte qui mettait en communication directe la plaine du Pô et toute l'Italie avec les Allemagnes et les pays traversés par le Rhin. C'était aux environs de l'an 1190. Une circulation intense emprunta cette nouvelle artère qui prenait une importance européenne. Importance économique par la facilité qu'elle offrait aux marchands ; importance religieuse : car elle permettait le passage des pèlerins venus de Germanie et même de Scandinavie vers Rome ; importance politique enfin car elle créait une liaison directe entre les deux parties du Saint-Empire : la Germanie et l'Italie.
Les Waldstaetten se trouvaient être les gardiens, au nord, de ce passage si important.
A ce point il faut évoquer un autre élément : à partir de 1075 en effet le Saint-Empire est divisé par la Querelle des Investitures. Les papes revendiquaient le droit exclusif d'investir les évêques de leur charge tandis que les empereurs entendaient se réserver ce droit puisque les évêques étaient en même temps des seigneurs féodaux. Tout le monde a en mémoire Canossa qui marque un épisode de cette lutte. Le royaume de Germanie fut ainsi précipité dans une anarchie dont les grands dynastes profitèrent au détriment de l'autorité impériale. Frédéric Barberousse put ramener la paix durant un demi-siècle et restaurer son pouvoir ; mais à sa mort en 1190 les mêmes dynastes que Frédéric I^er^ avaient contenus se remirent à l'œuvre pour se tailler de nouveaux territoires. La Maison des Habsbourg en particulier avait des visées sur les Waldstaetten et à travers eux sur le Saint-Gothard.
C'est la raison qui amena Frédéric II à placer Uri sous l'immédiateté impériale par une charte du 26 mai 1231. Neuf ans plus tard, Schwyz obtint une lettre rédigée en décembre 1240 par laquelle l'empereur la prenait sous sa protection spéciale.
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Et c'est à cette date que se situe une première alliance des Waldstaetten que le pacte de 1291 évoque expressément quand il dit vouloir « renouveler l'acte de l'ancienne alliance corroborée par un serment ».
En 1250 Frédéric II meurt. Conrad IV lui succède mais meurt à son tour. Quatre ans plus tard s'ouvre le Grand Interrègne, le « terrible temps sans empereurs » comme on disait dans les Allemagnes, dans les Waldstaetten plus qu'ailleurs.
Il va durer presque 20 ans. C'est en 1273 seulement que Rodolphe, le premier Grand Habsbourg, est nommé roi de Germanie. On eut tôt fait de reconnaître en lui l'homme nécessaire, l'empereur qu'on attendait. De fait il tint bientôt en ses mains tous les pouvoirs impériaux ; il mit fin au Grand Interrègne et, en octobre 1275*,* rencontrait à Lausanne le souverain Pontife Grégoire X pour conclure un accord qui terminait l'inexpiable querelle entre les deux pouvoirs.
Rodolphe va essayer de mater la féodalité sans négliger sa propre Maison des Habsbourg. Il confirma les franchises d'Uri, reconnut l'immédiateté des Schwyzois, leur donna une bannière qui est l'origine du drapeau suisse et leur accorda le privilège de ne jamais être jugés par un non-libre.
La société médiévale était en effet divisée en deux grandes classes : les libres et les non-libres. Or, les Waldstaetten étaient constitués essentiellement de paysans libres et d'une élite représentée par la petite noblesse. En théorie, un fils de paysan libre pouvait épouser la fille d'un noble sans qu'il y eût mésalliance alors que, s'il épousait la fille d'un paysan non-libre, il perdait sa liberté pour lui-même et pour ses descendants. En théorie encore, un paysan libre pouvait être candidat à l'empire puisque les deux seules conditions étaient d'être libre et baptisé. Enfin, grâce à l'immédiateté impériale, les paysans libres avaient le droit de souveraineté sur leur propre territoire, ce qui les faisait hiérarchiquement passer avant les petits nobles et les chevaliers lors des diètes impériales. Le symbole de cette souveraineté était la bannière carrée. Voilà pourquoi ils se disaient fièrement « *aller Fürsten Genosse *»*,* égaux de tous les princes, ce qui n'était pas l'expression démagogique d'un sentiment d'égalité, mais l'expression aristocratique d'un état juridique, d'une situation sociale.
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#### *Les causes et l'esprit de l'alliance*
Quelle est maintenant la cause prochaine du pacte de 1291 ? C'est la mort de Rodolphe le 15 juillet 1291 à Spire.
La malice des temps dont parle notre texte, c'est le décès de l'empereur et l'inconnu lourd d'incertitudes qu'il engendre. C'est la menace sur leurs libertés, leurs biens, leurs personnes. Cette menace s'incarne plus spécialement en cette Maison de Habsbourg qui a des visées sur eux. Ils se sentent isolés, livrés à eux-mêmes.
Ils décident ainsi de renouveler l'alliance et de s'engager par serment.
Cette alliance est plus qu'un traité, plus même qu'une alliance. A cause du serment. Un traité n'avait qu'une valeur conventionnelle, une alliance pouvait n'être que temporaire ; une confédération devait durer « s'il plaît à Dieu, perpétuellement » : « *Supra scriptis statutis, pro communi utilitate salubriter ordinatis, concedente Domino, in perpetuum duraturis *» dit notre texte. Dans le mot de confédération, il y a en effet le *foedus,* le serment. « Il faut, dit Régine Pernoud ([^5]), entendre serment au sens étymologique : *sacramentum,* chose sacrée. On jure sur les Évangiles, accomplissant ainsi un acte sacré, qui engage non seulement l'honneur, mais la foi, la personne entière. La valeur du serment est alors telle, et le parjure si monstrueux, que l'on n'hésite pas à s'en tenir à la parole donnée dans des cas extrêmement graves, par exemple pour faire la preuve des dernières volontés d'un mourant, sur la foi d'un ou deux témoins. Renier son serment représente dans la mentalité médiévale la pire déchéance. »
Cet engagement par serment, c'est le lien féodal qui unissait inférieur à supérieur, protégé à protecteur, mais qui pouvait aussi unir des égaux. Chacun, dans ce cas, jurait à la fois protection et fidélité à chacun. C'était la vieille devise des corporations : c'est la devise de la Suisse : « Un pour tous, tout pour un. »
Et maintenant, lisons la première partie du pacte, rédigé en latin, et dont voici la traduction :
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« Au nom du Seigneur, amen. C'est accomplir une action honorable et profitable au bien public que de confirmer, selon les formes consacrées, les conventions ayant pour objet la sécurité et la paix. Que chacun sache donc que, considérant la malice des temps et pour mieux défendre et maintenir dans leur intégrité leurs personnes et leurs biens, les hommes de la vallée d'Uri, la communauté de Schwyz et celle des hommes de la vallée inférieure d'Unterwald, se sont engagés, en toute bonne foi, de leur personne et de leurs biens, à s'assister mutuellement, s'aider, se conseiller, se rendre service de tout leur pouvoir et de tous leurs efforts, dans leurs vallées et au dehors, contre quiconque, nourrissant de mauvaises intentions à l'égard de leur personne ou de leurs biens, commettrait envers eux ou l'un quelconque d'entre eux un acte de violence, une vexation ou une injustice ; et chacune des communautés a promis à l'autre d'accourir à son aide en toute occasion où il en serait besoin, ainsi que de s'opposer, à ses propres frais, s'il est nécessaire, aux attaques de gens malveillants et de tirer vengeance de leurs méfaits, renouvelant par les présents la teneur de l'acte de l'ancienne alliance corroborée par un serment, et cela sous réserve que chacun, selon la condition de sa personne, soit tenu, comme il sied, d'être soumis à son seigneur et de le servir... »
« A l'époque de la chrétienté, tout pacte, à commencer par le nôtre, était conservateur. Dérivé de la théologie, le droit médiéval s'affirmait immuable. L'esprit de nouveauté n'avait aucune prise sur les esprits : il y avait même un crime de « nouvelleté ». Nul n'ignorait que le respect des droits acquis était la seule garantie des droits nouveaux. « Dieu est mon droit » : cette devise féodale résume l'esprit de ces temps. « Dieu premier servi » dira plus tard Jeanne d'Arc. Mais le droit devait être second servi dans une société où chacun, du serf à l'empereur, avait son droit. Attaquer le bon droit d'un autre, l'en frustrer, était un acte coupable, même un crime. Défendre son droit, s'il le fallait, les armes à la main, était un acte légitime, même un devoir. Ajouter à son droit ancien un droit nouveau qui ne fût pas une « nouvelleté », mais qui fût contenu en puissance dans le droit ancien, était aussi un acte légitime, même un devoir. » ([^6])
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Que chacun, dit le pacte, selon la condition de sa personne, soit tenu, comme il sied, d'être soumis à son seigneur et de le servir. »
L'esprit qui inspire le pacte est celui du respect des droits de chacun en même temps que la manifestation de s'unir pour défendre ses propres droits.
C'est aussi l'esprit de la « Mahnung » comme l'appelle G. de Reynold. Lorsqu'un membre se voit menacé, il a le droit d'appeler tous les autres à son secours, en leur adressant un avertissement solennel et pressant : « Une Mahnung ». Il suffit qu'un État confédéré déclare sous serment qu'il a besoin des autres pour que tous les autres soient tenus d'accourir à son secours sans avoir à examiner le bien-fondé de cet appel, sans être justifiés à le faire.
Cet esprit de la Mahnung nous pouvons le voir en acte, deux siècles plus tard. Au soir de la victoire de Morat sur Charles le Téméraire ou le Hardi, les capitaines de Zürich adressaient au Conseil de leur ville ces mots : « Selon les ordres que vous nous aviez donnés de nous hâter, car les gens que Berne et Fribourg avaient mis dans Morat souffraient grande et dure détresse, nous avons fait battre les tambours et sonner les trompettes, puis nous nous sommes mis en chemin pour rejoindre nos Confédérés, en dix heures de temps, car il pleuvait et il y avait une mauvaise route tout encaissée. Mais nous avons tenu fidèlement notre parole et, après avoir pris peut-être deux heures de repos, bien que toujours il plût très fort, chacun s'est levé ; on s'est mis en ordre de bataille et on a marché à l'ennemi au nom de Dieu. »
Ajoutons que la guerre contre le duc de Bourgogne fut déclarée par les Suisses au nom de l'Empire.
Ce pacte de 1291 sera renouvelé, confirmé, amplifié encore en 1315 au lendemain de la victoire de Morgarten. Ce sera le pacte de Brunnen du 9 décembre 1315, que nos pères tenaient d'ailleurs pour plus important que celui de 1291.
En voici le début :
« Au nom de Dieu, Amen ! Comme la nature humaine est faible et fragile, il arrive que ce qui devait être durable et perpétuel est bientôt facilement livré à l'oubli ; c'est pourquoi il est utile et nécessaire que les choses qui sont établies pour la paix, la tranquillité, l'avantage et l'honneur des hommes, soient mises par écrit et rendues publiques par des actes authentiques.
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« Ainsi donc, Nous d'Uri, de Schwyz et d'Unterwald faisons savoir à tous ceux qui liront ou entendront ces présentes lettres, que prévoyant et appréhendant des temps fâcheux et difficiles, et afin de pouvoir mieux jouir de la paix et du repos, défendre et conserver nos corps et nos biens, nous nous sommes mutuellement promis de bonne foi et par serment, de nous assister réciproquement de conseils, de secours, de corps et de biens, et à nos frais, contre tous ceux qui feront ou voudront faire injure ou violence à nous et aux nôtres, à nos personnes ou à nos fortunes, de manière que si quelque dommage est porté à la personne et aux biens de l'un d'entre nous, nous le soutiendrons, pour qu'à l'amiable ou par justice, restitution ou réparation lui soit faite.
« De plus, nous promettons par le même serment qu'aucun des trois Pays et nul d'entre nous ne reconnaîtra qui que ce soit pour son seigneur, sans le consentement et la volonté des autres. Du reste, chacun de nous, homme ou femme, doit obéir à son seigneur légitime et à la puissance légitime en tout ce qui est juste et équitable, sauf aux seigneurs qui useront de violence envers l'un des Pays, ou qui voudront dominer injustement sur nous, car à tels aucune obéissance n'est due jusqu'à ce qu'ils se soient accordés avec les Pays... Nous convenons aussi entre nous, que nul des Pays, ni des Confédérés ne prêtera serment et ne rendra hommage à aucun étranger sans le consentement des autres Pays et Confédérés ; qu'aucun Confédéré n'entrera en négociation avec quelque étranger que ce soit sans la permission des autres Confédérés, aussi longtemps que les Pays seront sans seigneur. Que si quelqu'un de nos Pays trahit leurs intérêts, viole ou transgresse un des articles arrêtés et contenus dans le présent acte, il sera déclaré perfide ou parjure, et son corps et ses biens seront confisqués au profit des Pays... »
Ce qui ressort donc d'un examen des faits ne ressemble en rien à la légende qui nous dépeint les premiers Confédérés comme des révolutionnaires ou des faiseurs de putschs ou de pronunciamentos.
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C'étaient des chrétiens de cette chrétienté médiévale qui vivaient à l'unisson d'une même foi ; c'étaient des hommes qui, respectant les droits légitimes des autres, entendaient faire respecter les leurs ; connus, loués pour leur fidélité à cette grande idée chrétienne de l'Empire, ils se lient par serment pour assurer en commun leur défense dans ce monde extrêmement troublé et plein d'insécurité qu'est devenu le Saint-Empire au XIII^e^ siècle. Le pacte de 1291 et celui de 1315 qui le renouvelle et le consacre sont l'expression de cet esprit chrétien et impérial. Ils consacrent une évolution qui s'est poursuivie depuis la fin du IX^e^ siècle en tout cas.
Ce même esprit qui a présidé à ces pactes va se retrouver dans les alliances ultérieures.
On l'a vu, le Grand Interrègne avait provoqué une éclosion de confédérations et de ligues ; cette immédiateté qui avait été accordée aux Waldstaetten, l'empereur l'avait reconnue à beaucoup de villes : à Berne en 1223, à Bâle en 1264, à Saint-Gall en 1272, à Soleure en 1280 et la liste pourrait s'allonger. Aucune de ces cités ne voulait retomber dans la puissance d'un seigneur. Au XIV^e^ siècle vont se multiplier les pactes et les alliances entre les Waldstaetten et d'autres communautés ; tous ces traités sont engendrés par un même esprit : s'unir pour se défendre mais dans le respect des droits. En veut-on un exemple ? Voici une clause de Pacte du 1-5-1351 avec Zürich : « Nous, précités de Zürich, avons nous-mêmes réservé et excepté les services que nous devons à notre maître le roi et au Saint-Empire romain, selon une antique et louable habitude. En outre, nous avons excepté pour nos Confédérés les alliances, promesses et revendications que nous avons faites avant cette alliance. Nous, précités, de Lucerne, Uri, Schwyz et Unterwald, nous avons nous-mêmes excepté les promesses et, alliances que nous avons faites autrefois entre nous et qui doivent aussi passer avant cette alliance-ci. Nous avons aussi réservé et excepté les services que nous devons à notre sérénissime Seigneur le roi et au Saint-Empire, selon une antique et louable habitude. »
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#### De 1315 à nos jours
Lucerne conclut l'alliance en 1332, Zürich en 1351, Zoug en 1352. Quant à Berne, il ne s'alliera qu'avec les Waldstaetten en 1353. Glaris enfin ne sera définitivement admis qu'en 1389, après une première alliance en 1352.
Nous avons ainsi les huit cantons qui seront parties au Convenant de Stans dont nous célébrons cette année le 500° anniversaire. C'est la première fois que les huit cantons manifestent une volonté commune. Ils le font sur l'inspiration de saint Nicolas de Flüe qui put ainsi empêcher une crise grave qui opposait les cantons-villes et les cantons-campagnes. A cette même date Fribourg et Soleure sont admis dans l'alliance mais sans obtenir les mêmes droits que les huit cantons.
Trois autres cantons, Bâle, Schaffouse et Appenzell viendront encore agrandir l'alliance avant le premier grand drame où notre pays faillit sombrer : la Réforme. La Confédération des XIII cantons qui durera inchangée jusqu'à la Révolution française se divisa en deux camps qui en vinrent finalement aux armes. La paix confessionnelle ne sera définitivement établie que par la Paix d'Aarau, le 11 août 1712, grâce à l'intervention décisive de la France.
Au cours de cette période de deux siècles et demi qui s'étend du début du XVI^e^ siècle à la Révolution, la Suisse se détachera définitivement et totalement de l'Empire après les guerres de Souabe et le traité de Westphalie (1648) ; elle verra au cours du XVII^e^ siècle s'instaurer dans les villes un régime aristocratique : le Patriciat. Dans les cantons campagnards se tiennent les Landsgemeinde où seuls les bourgeois sont admis.
Puis surgit la Révolution française. En 1798 l'armée française envahit la Suisse qui, ne trouvant plus sa cohésion, succombe rapidement. La France impose une constitution calquée sur la sienne qui transforme la Confédération des XIII en une République Helvétique. Lui succédera en 1803 et pour dix ans, l'Acte de Médiation imposé par Napoléon. Puis ce sera la Restauration patricienne, le Sonderbund (alliance des cantons catholiques), et les deux Constitutions de 1848 et 1874, cette dernière nous régissant encore.
J'ai décrit succinctement l'origine de la Suisse. C'est l'histoire de chaque canton qu'il faudrait retracer pour comprendre l'originalité de chacun. Mais quelle que soit l'histoire particulière de chacun d'eux, ce qui est vrai, c'est qu'à un moment de leur histoire ils sont entrés dans l'Alliance avec l'esprit qui était celui de l'Alliance.
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Si nous embrassons d'un même regard l'ensemble de notre histoire, nous constatons que ce que l'on appelle la vieille Suisse a duré cinq siècles, autant que l'Empire romain d'Auguste à Théodose. La Suisse actuelle ou la Suisse moderne n'a qu'un siècle et demi d'existence, et ceci devrait la rendre modeste.
#### *La* « *démocratie suisse* »
On parle tout uniment de la « démocratie suisse » comme d'une constante qui caractériserait la vie de notre pays, de ses débuts à nos jours. Comme si l'identité du mot correspondait à une identité de la chose.
Cela n'est point.
Les faits démontrent que la Suisse s'est construite sur le principe de ce que nous appelons le fédéralisme.
De petits États se sont fédérés pour conserver leur autonomie, leur personnalité, leurs droits.
Ils n'ont pas conclu un simple contrat temporaire mais se sont engagés par un serment garanti par la foi et l'honneur.
On ne saurait dès lors parler d'une « démocratie suisse » à propos de l'ancienne Confédération. Parce qu'*il n'existe que des cantons pleinement souverains et réglant leur vie politique chacun à sa manière.* Et l'on peut parler non pas d'un régime suisse mais d'autant de régimes qu'il y a de cantons.
Les cantons montagnards et campagnards possédaient leurs assemblées de citoyens, les Landsgemeinde qui sont l'expression la plus immédiate de la vieille Suisse. Cette assemblée constitue l'autorité suprême de l'État. Parce que la Landsgemeinde était chose importante et digne, elle était entourée de cérémonies d'une solennité qui s'accordait à sa valeur. Chaque citoyen qui y prenait part -- et c'était son devoir d'y assister -- s'y montrait armé de l'épée de l'homme libre, du soldat. La Landsgemeinde s'ouvrait par une prière et était close par une prière. Par là se trouvait affirmée la conviction que non seulement l'individu dans sa vie privée, mais l'État dans sa vie publique dépend de l'aide et de la protection de Dieu.
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Par là se trouvait affirmée aussi la conception de l'ancienne Confédération selon laquelle, au-dessus du peuple libre réuni pour exercer des droits souverains, existait une autorité supérieure, l'autorité de Dieu qui était reconnue immédiatement avant et après l'assemblée en un acte officiel. L'ancienne démocratie suisse n'est pas fondée sur l'absolue souveraineté du peuple. Elle reconnaissait au-dessus de la puissance de l'État et de la souveraineté du peuple, la puissance et la souveraineté du divin Créateur.
Il faut souligner aussi que le nombre des citoyens qui possédaient des droits complets, qui avaient droit de vote et part au gouvernement était limité, même dans les Landsgemeinde. *Seules en effet* LES FAMILLES *enracinées depuis longtemps dans le pays pouvaient y participer et revêtir une charge.* Ceux qui n'appartenaient pas à une vieille famille du pays en étaient exclus.
Relevons encore la stabilité et la force de l'autorité de l'amman qui était désigné pour diriger les destins de la Communauté. Élu pour une année, il devait à la fin de son mandat rendre compte de son administration ; les listes d'amman montrent cependant que la réélection était de règle parce que le peuple choisissait des personnalités fortes ; dans la plupart des cantons se constituèrent des familles de chefs et ceci n'était pas jugé incompatible avec la démocratie. Parce que l'on avait, en sus de la conscience de ses droits et de ses devoirs, le sens de la valeur de la tradition.
Si dans les campagnes se déroulaient annuellement les Landsgemeinden, dans les villes ce furent les Conseils qui présidèrent aux destinées de la cité. Mais dans le même cadre religieux, dans la même conception de la soumission de l'autorité et des lois à Dieu. Sur ce point la Réforme n'a pas amené une division des Confédérés.
On ne saurait passer sous silence cet autre fait capital. Dans l'ancienne Confédération l'accent est mis sur la famille, sur la lignée, sur les corporations ; toute une série de Communautés (famille -- corporations -- communes, etc.) abritent l'individu, lui servent de protection et de cadre de vie et d'action.
Il ne s'agit pas d'idéaliser des situations ; à ces époques comme à tout âge de l'humanité se sont produits des troubles, des divisions, des conflits d'intérêts, des violences ; les moteurs en sont toujours les mêmes et quelqu'un le résumait en disant que partout où il y avait des hommes il y avait de l'hommerie.
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Mais il est certain qu'il y a encore beaucoup plus d'hommerie dans les cités des hommes quand n'y est pas reconnue publiquement l'autorité de Dieu et de ses commandements. L'illustration de cette vérité n'est pas à rechercher dans le Moyen Age mais dans notre monde moderne.
\*\*\*
Passons à la Suisse moderne, à la démocratie suisse actuelle.
Il est indubitable qu'il a manqué à l'ancienne Confédération un pouvoir central permanent. Cette absence a causé sa faiblesse et finalement sa perte. Il faut un toit à toute construction.
De ce point de vue une lacune a été comblée.
Il reste à juger le nouvel édifice.
Notre système actuel présente cette particularité de voir coexister deux sortes d'éléments : ceux qui nous viennent de notre histoire et ceux qui, à partir de la Révolution française, se sont insérés dans les institutions de tous les pays.
Ces deux sortes d'éléments sont antagonistes et leur coexistence n'est pacifique que dans l'abstraction. A la longue elle n'est pas viable.
Expliquons-nous.
Notre originalité, qui nous vient de notre histoire, c'est, on l'a vu, le *fédéralisme* que l'on peut définir comme la forme politique dans laquelle plusieurs petits États ou cités, afin de mieux défendre leur existence, maintenir leur indépendance et promouvoir leurs intérêts communs, consentent à sacrifier une part de leur souveraineté pour établir un pouvoir central, dirigeant et suprême (**6**).
Le *fédéralisme,* ce n'est ni le *régionalisme* ni la *décentralisation,* parce que les deux derniers ne sont que *des concessions administratives accordées par un pouvoir central préexistant.* C'est ce pouvoir qui confère aux régions une existence légale, et c'est de lui qu'elles dépendent.
Dans le fédéralisme au contraire, des États souverains créent un pouvoir central et lui sacrifient librement une part de leur souveraineté : le pouvoir central est une émanation du pouvoir des cantons ; il leur est postérieur et peut être modifié en tout temps par un nouvel accord entre les membres, dont l'alliance cependant ne saurait être temporaire par définition. Un sain fédéralisme requiert un équilibre entre le pouvoir central et les États qui l'ont constitué comme leur commun fédérateur.
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Si le pouvoir central devient trop fort il fera disparaître les États fédérés en un système centralisé ; s'il est trop faible, l'ensemble se désagrégera.
Le pouvoir central doit donc ne point trahir sa mission ; il ne doit point se substituer au gouvernement intérieur de chaque État mais il doit être fort dans son domaine qui est, à l'extérieur, celui de la défense et des relations avec les autres États, et à l'intérieur, celui du respect du pacte fondamental.
Cette constante de notre histoire, nous en trouvons des éléments encore dans notre régime actuel : chaque canton possède son histoire d'abord, sa Constitution, son gouvernement, son parlement, son organisation judiciaire, son droit administratif, ses finances et sa police. Il n'y a pas de droit de cité suisse ; celui-ci s'acquiert auprès d'une commune et est ratifié par le canton, ce qui entraîne par le fait même le droit de cité suisse. L'école primaire et secondaire relève entièrement des cantons, et les universités de Bâle, Berne, Fribourg, Genève et Lausanne sont cantonales.
On pourrait prolonger l'énumération, et le bilan ne serait pas mince de ce que nous possédons encore et qui relève de l'esprit et de l'héritage de notre histoire. Ce serait folie de ne pas le discerner, car on n'y attacherait alors pas le prix suffisant pour le défendre.
Mais ce n'est là qu'un aspect de la réalité ; l'autre aspect, c'est l'incarnation dans le tissu social, dans les institutions, dans la législation, de principes qui sont l'exacte négation des constantes de notre histoire et surtout de la conception chrétienne de l'homme, de la société, de l'ordre naturel.
Négation des constantes de notre histoire : la Confédération, ai-je assez insisté, c'est l'alliance de nos cantons pour la défense commune, pour qu'ils puissent, par là, demeurer eux-mêmes, avec leur organisation, leur vie propre née aussi de leur histoire. Or, voici qu'en violation de ce pacte, de plus en plus fortement, insidieusement la plupart du temps, le pouvoir central tend à tout uniformiser : les cantons, la législation, les institutions. Il n'est, à ce sujet, que d'étudier le projet de révision complète de la Constitution fédérale pour être édifié. C'est le droit chemin vers un État centralisé et unitaire ; le renversement, réel mais non avoué jusque là, devient constitutionnel : c'est le pouvoir central qui accorde aux cantons, qui leur abandonne, devrais-je dire, les oripeaux de souveraineté dont il n'estime pas utile de se parer.
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Négation de la conception chrétienne de l'homme, de la société, de l'ordre naturel.
Alors que l'homme naît enraciné dans une famille, dans une terre, alors qu'il *naît fils et héritier* de tout ce qui l'a précédé, de tous ceux qui l'ont précédé (débiteur insolvable), alors qu'il ne peut vivre qu'enraciné dans des communautés de tous ordres, voici qu'on s'est mis à ne le voir que comme individu, détachable et détaché de son milieu, autonome, sans père ni mère, sans Dieu ni maître :
« Accorder à l'individu, à l' « homme seul », détaché de son milieu, une autonomie absolue ; lui attribuer une valeur intrinsèque, supérieure à toutes les valeurs de l'ordre social ou moral ; faire ainsi de l'individu l'unité de la société, de la nation, de l'État, en supprimant les intermédiaires : voilà l'individualisme. Poussé plus loin -- jusqu'à ériger la conscience individuelle en source de toute vérité, en norme de toute morale, jusqu'à la transformer en une morale autonome, jusqu'à la rendre créatrice de l'univers et de Dieu, jusqu'à douter même de la réalité qui l'entoure l'individualisme s'exagère en subjectivisme. L'homme est donc la mesure de toute chose ; tout se ramène à l'homme et tout émane de lui, de l'autorité politique aux concepts métaphysiques ; individualisme égale ainsi humanisme. Mais celui-ci déplace le centre de l'univers pour le fixer dans l'homme. Comme le remarquait déjà Philippe Monnier, il est la négation du phénomène chrétien.
« En effet, il substitue l'homme à Dieu ; il assigne à l'homme pour fin le bonheur terrestre par l'affranchissement de l'esprit et la domination de la matière. Individualisme, après avoir égalé humanisme, égale enfin anthropocentrisme. Tous ces mots en « isme » expriment des idées qui se sont répercutées dans les faits politiques et sociaux. La force des faits, correspondant à la logique des idées, a poussé l'individu et la société jusqu'aux extrêmes conséquences de la révolution moderne, puisque l'époque moderne ne fut qu'une seule et même révolution...
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« ...La conception moderne de l'homme, la conception individualiste, aboutit inévitablement, dès qu'elle est répercutée dans les faits, à la loi du nombre, au système majoritaire, à la centralisation, à l'étatisme et, plus loin encore, au suicide et à la disparition de l'individu dans le collectif. Quand on a, par individualisme, atomisé la société, il arrive un moment où les atomes se coagulent : le régime de masse. » ([^7]).
Philippe Etter qui fut Conseiller fédéral c'est-à-dire Ministre de l'Intérieur pendant 25 ans (1934-1959) et plusieurs fois Président de la Confédération publiait, l'année même où il fut élu, une étude sur la démocratie suisse : « Si la démocratie doit être sauvée et restaurée, il faudra que tout le poids de la réforme porte, non sur une révision de la forme, mais bien sur une transformation de ceux qui incarnent le pouvoir et la puissance ; il faudra que tout le poids porte sur une transformation spirituelle du peuple. Le matérialisme ne peut être vaincu soit dans l'être intérieur, soit au point de vue intellectuel, qu'en rattachant la vie privée et la vie publique au monde surnaturel. Une démocratie saine et viable suppose nécessairement un peuple croyant et religieux. J'ai l'intime conviction que la démocratie ne peut être sauvée que si nous parvenons à la transformer en démocratie chrétienne (ce qui ne veut pas dire, c'est moi qui le précise, dirigée par la DC) et à ramener le peuple, dans sa vie privée comme dans la vie publique, à croire à la divinité de Jésus-Christ et à une vie éternelle. La morale et la foi chrétienne constituent les bases spirituelles de notre ordre social et la démocratie, précisément à cause de l'importance du peuple dans une démocratie, est intéressée par-dessus tout au maintien de ces bases, plus même que toute autre formé de constitution. »
Comme le dit Philippe Etter encore : « La meilleure forme de gouvernement pour un pays est celle qui correspond à l'histoire de ce pays, à sa tradition, aux dispositions intérieures de son peuple et à sa mission spéciale dans la vie des peuples. » Pour notre pays, c'est la « démocratie », non la *barbare,* celle dans laquelle l'homme s'adore, mais la *chrétienne,* celle dans laquelle Dieu est la clef de voûte de l'édifice.
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C'est pourquoi nous lui adressons cette prière des vingt-trois louables cantons :
« Si nous sommes les Confédérés, c'est parce que nous avons juré devant votre Croix, sur la foi et sur l'honneur, notre alliance afin qu'elle dure, s'il plaît à Dieu, perpétuellement.
« Vous êtes, Seigneur, le témoin de cette alliance, le sceau de nos pactes, le lien de notre faisceau... « Nous vous demandons la paix, non point celle que nous promettent en vain les hommes, mais la vôtre, qui est la paix des cœurs lorsqu'ils acceptent votre volonté.
« Nous vous demandons la liberté, non pas celle que les lois humaines proclament, mais celle que Vous posez devant nous comme une échelle d'or afin de gravir jusqu'à Vous.
« Dissipez la confusion de nos esprits par la clarté de Votre Esprit ; que votre Verbe inspire nos discours, votre Sagesse nos actes et votre Décalogue nos lois.
« Que nous demeurions comme -- vous avez voulu que la terre et l'histoire nous fissent : unis dans notre diversité, harmonisés dans nos différences, fraternels dans nos libertés.
« Laissez à nos cantons leurs couleurs et leurs bannières, à nos cités leurs visages, à nos paysages leur beauté.
« Sur les sommets de nos montagnes, sur les têtes de nos collines, sur la crête de nos forêts, sur les tours de nos cités, sur les clochers de nos églises, sur les toits de nos maisons, répandez votre bénédiction avec la douceur et l'abondance de la neige, quand, après la bise noire, elle se met lentement à tomber
« Et, après qu'elle est tombée longtemps et qu'elle a tout recouvert, voici que l'azur se découvre et *le* soleil se répand.
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« Répandez ainsi votre lumière sur nos sommets et qu'ils nous apprennent à monter chaque jour plus haut vers vous. » ([^8])
(Communication au Congrès de Lausanne des 7 et 8 novembre 1981.)
Roger Lovey.
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## CHRONIQUES
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### Portrait du président
par Michel de Saint Pierre
*Michel de Saint Pierre publie aux Éditions Albin Michel une* Lettre ouverte aux assassins de l'école libre *où il avertit les familles chrétiennes de ne pas prendre pour des* « *partenaires* » *loyaux des gens qui sont des ennemis haineux et tenaces.*
*Voici quelques-unes des pages consacrées au président Mitterrand.*
LES SOCIALISTES ne veulent pas rassembler, ni coopérer, ni gérer sainement. Ils veulent régner. Régner sans limite et sans partage. Consultant la grande horloge de fer qui marque le temps et mesure l'éphémère, ils murmurent -- « 1983, municipales, 1986, législatives, 1988, présidentielles. » Et ils s'obstinent, et ils s'acharnent, la haine ouverte et les yeux fermés.
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C'est pourquoi, pensant et repensant à l'école catholique et à deux millions d'enfants chrétiens, je veux, je veux absolument que les responsables mesurent à quel point il est impossible de faire la moindre confiance aux animateurs de ce cirque -- ni à son directeur qui n'est pas « loyal », M. François Mitterrand.
Le danger -- nous ne le dirons jamais assez -- est double : d'une part M. Mitterrand est beaucoup plus intelligent, plus doué, plus ondoyant et divers que ses employés, ses clowns et ses valets. Il est une sorte de Borgia au petit pied, capable de nourrir un dessein personnel, dissimulé, retors, infidèle, animé d'une intention qu'il ne livre même pas à ses animaux familiers. Je suis sûr, par exemple, que M. Régis Debray ne sait pas grand chose des projets du maître. Inspiré d'une mystique d'autant plus redoutable qu'elle est encore imprécise, obsédé de son propre personnage, hanté d'histoire et de littérature, farouchement décidé à laisser des traces -- même réduites à des empreintes charbonneuses -- haïssant ses adversaires d'une haine spéciale, cuvée François, à la fois patiente, inexorable et douce, tel m'apparaît M. Mitterrand, cet Arlequin. Mais s'il est habile dans le maniement des hommes de son parti, et de quelques autres, s'il fait vraiment illusion lorsqu'il parle seul devant le petit écran, s'il a conservé tout son charme de magnétiseur de salon, M. François Mitterrand ne conçoit ni grands projets, ni doctrine politique digne de ce nom. Il a touché à trop de choses ; il s'est contredit lui-même trop de fois ; il a renié trop de principes. La cohérence qu'il s'efforce vainement de donner à son personnage, s'effondre et se disperse au moindre choc. Il est bon dans l'exhibition solitaire, faible dans le duel oratoire à deux personnes. Depuis longtemps déjà, il n'aborde jamais aucun problème à fond -- et ne fournit jamais de réponse authentique aux questions importantes qui lui sont posées. Il n'est pas, lui, un personnage de comédie comme la plupart de ses ministres ; ses jongleries sont adroites, et son jeu convaincant. Au fond de tout cela, un espace qu'il essaie vainement de remplir. M. François Mitterrand a écrit que jamais il ne pourrait s'entendre avec les marxistes ; il a écrit aussi que le marxisme était la base même, l'essentielle référence de son socialisme. Que n'a-t-il pas écrit, et dit ? Son cerveau est agile, mais étroit : il ne peut y faire entrer ni conviction, ni certitude. Sa solitude -- elle existe, elle est lourde et cruelle, n'en doutez pas -- n'est pas celle de l'homme historique et vieillissant. Elle est celle d'un acteur au miroir qui a joué trop de rôles et qui a peur de vieillir.
\*\*\*
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Amis, ne faites pas confiance à cet homme-là. Encore une fois, ne le sous-estimez pas, lui non plus -- lui surtout. Gardez-vous de lui comme d'un virus difficile à discerner, plus difficile encore à vaincre. Car à défaut de la profondeur et de l'étendue de pensée, M. François Mitterrand a la patience du Diable. Il ignore sans doute ce qu'il aime ; il serait incapable de dire où il va ; mais il sait fortement ce qu'il n'aime pas, et déjà il a choisi dans le secret ce qu'il veut détruire. Je pense, d'ailleurs, que pour mieux le connaître, pour épargner sa présence à la France le plus tôt possible, il n'est pas inutile de se pencher un instant sur sa carrière.
Vous me direz : voici beaucoup de propos, touchant un personnage dont vous n'estimez guère le cœur ni l'esprit. Sans doute. J'ai cependant révélé mon intention : *mettre en garde contre lui.*
Quoi qu'il en soit, pour compléter ce que j'ai dit plus haut, je dois avouer que la destinée de M. Mitterrand est à mes yeux un sujet d'étonnement renouvelé. Je ne sais vraiment pas ce qu'un homme politique doit faire en France pour ruiner sa propre carrière. Voyez plutôt le long numéro d'équilibriste effectué par notre actuel président de la République...
Des bons Pères du collège Saint-Paul d'Angoulême au Panthéon laïque et obligatoire, il a passé par toutes les couleurs du prisme : la francisque avec la confiance du gouvernement de Vichy, la députation avec la confiance des électeurs modérés de la Nièvre et du Centre droit, contre les socialistes ; « l'Algérie, c'est la France ! », puis « l'autonomie interne » ; l'affaire des fuites comme ministre de l'intérieur « non responsable » ; l'entrée dans le cabinet de Guy Mollet ; le petit record d'avoir été onze fois ministre ; puis encore, au lendemain du 13 mai 1958, la participation au défilé de la Bastille à la République, bras-dessus, bras-dessous avec le communiste Jacques Duclos ; en avril 1959, l'élection comme sénateur grâce aux notables de la Nièvre -- et bientôt après, en octobre de la même année, l'affaire de l'Observatoire.
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De celle-ci, pourquoi ne pas dire quelques mots ? Je pense que les grandes lignes de la célèbre aventure sont encore dans les mémoires : l'attentat-bidon contre François Mitterrand un certain soir du 15 octobre 1959, son bond acrobatique par-dessus la grille du jardin de l'Observatoire ; sa plongée -- plus acrobatique que jamais -- parmi les troènes du jardin ; son récit aux journalistes, mettant en cause des « groupements extrémistes » ; l'ouverture d'une information contre X pour tentative d'assassinat ; et la « bombe » du journal *Rivarol* affirmant que pour redorer son blason, François Mitterrand a lui-même organisé cet attentat, avec le concours d'un ex-député poujadiste, Robert Pesquet.
On connaît la suite. Déclarations à la presse de Pesquet, confrontation devant le juge, explications peu convaincantes de Mitterrand, son inculpation pour outrage à magistrat. Dès le 28 octobre, *Le Monde* avait écrit, résumant le sentiment général : « *Il reste qu'un ancien ministre de la justice et de l'Intérieur, quelles que soient ses raisons, a contribué à égarer la justice et la police. *» ([^9])
Un peu plus tard, on assiste à « un enterrement discret de l'affaire », qui se conclut par deux non-lieux assez bizarrement contradictoires : l'un en ce qui concerne la « tentative d'homicide volontaire », l'autre touchant l'information contre Mitterrand pour « outrage à magistrat ».
Reste et restera, planant sur M. François Mitterrand, une solide réputation d'acrobate dans tous les sens du terme.
Eh bien, tout cela n'est pas ce que nous sommes convenus d'appeler la ligne droite. Ça sinue, ça zigzague, ça ondoie, ça diverge. Essayez un peu de mettre la carrière de M. Mitterrand en diagramme, en épure : vous obtiendrez une géométrie ahurissante où M. Mauroy lui-même ne retrouverait pas ses petits. Ainsi, de carrefours en échangeurs, d'orbites en bissectrices et de grilles en troènes, M. François Mitterrand se voit aujourd'hui président de la République, tout nimbé de sainteté laïque, tout auréolé de socialisme « à la française » et panthéonné de frais ; voilà le travail.
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Et voilà ce qu'il faut que les évêques, les prêtres, les parents, les élèves sachent bien. M. Mitterrand, équilibriste et contorsionniste de talent, ne devrait plus jamais obtenir leur confiance.
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D'ailleurs, pour qui a lu attentivement ses livres, c'est le socialisme dont M. Mitterrand se réclame aujourd'hui qui représente le vrai danger. Car depuis la publication d'*Ici et Maintenant,* nous savons que M. Mitterrand a fait de ce socialisme une sorte de religion. Il affecte d'y croire ; il y croit peut-être dans ses moments de mysticisme galopant ; il honore son peuple ; il fait semblant d'adorer ses idoles ; il préside à ses liturgies.
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« *Le socialisme, en ce qu'il a de plus commun comme en toutes ses expressions particulières, aboutit à la négation pratique et universelle de l'essence spirituelle de l'homme -- et au nivellement dans la mort.* » Qui parle ainsi ? C'est Alexandre Soljénitsyne, dans un discours prononcé à l'université américaine de Harvard, le 8 juin 1978.
Il faut dire que son texte entier reste assez dur à entendre pour nos oreilles occidentales. Soljénitsyne y stigmatise en-même temps la faiblesse et la lâcheté d'un Occident européen qui, précisément, abdique sur tous les plans devant le socialisme destructeur.
Ce déclin, cet aplatissement occidental, Soljénitsyne en a perçu très clairement les causes. Il nous montre que l'Occident a perdu véritablement son âme à partir du moment où son idéal est descendu au culte de l'homme -- à ce culte insensé que l'homme moderne se rend à lui-même. Avec quelle vigueur Alexandre Soljénitsyne condamne « *l'autonomie de l'homme par rapport à toute force placée au-dessus de lui *», en même temps qu'il rejette l'idée « *de l'homme défini comme centre de ce qui existe *»* !* Car cette « conscience humaniste » dénoncée par notre prophète ne nous assigne pas « *de tâche plus haute que l'acquisition du bonheur terrestre* » -- et c'est bien là que s'accomplit la décadence de l'Occident. « *On s'est définitivement libéré de l'héritage des siècles chrétiens avec leurs immenses réserves de sacrifice et de pitié. *»
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Tout se tient. Et « *le monde se retrouve dans une cruelle crise spirituelle, et dans une impasse politique *»*.*
\*\*\*
Oui, tout se tient. *Ici et maintenant,* n'est-ce pas, M. Mitterrand ? Cette foi en Dieu, vous l'avez donc rejetée ? Vous avez tourné le dos à votre catéchisme, qui renfermait plus de joie et plus de vérité à lui seul que tous les tomes de Marx et d'Engels réunis. Vous avez choisi comme premier ministre un homme qui dans votre esprit devrait être, à défaut de celui qui éclaire, celui dont la masse colloïdale rassure. Or cet homme, ce Pierre Mauroy a lui-même commis un livre dans lequel il déclare : « *Le moteur de ce changement révolutionnaire ne peut être que la lutte des classes *»* :* propos marxiste s'il en fut.
Quant à vous, M. Mitterrand, c'est en vain que vous avez affirmé, lors d'une interview relativement récente, qu'une « *différence profonde et philosophique, une différence de civilisation sépare socialistes et communistes *»*.* Et de compléter : « *Il n'y a pas deux familles plus opposées que les deux familles du socialisme, celle de Lénine et celle de Léon Blum. Je ne peux donc pas me réconcilier avec le marxisme-léninisme.* »
Vous ne pouvez pas. Comment alors expliquer le « *Programme Commun *» agréé par vous et préfacé par M. Marchais ? Comment expliquer vos professions de foi sur la « Gauche unie » lorsqu'il s'agissait de gagner les élections législatives ? Comment expliquer vos commentaires, cités plus haut, sur le marxisme, base de votre système socialiste ? Et comment expliquer ces quatre ministres communistes enkystés dans votre gouvernement comme des vers de trichinose dans un intestin malade -- ces quatre ministres dont nous annonçons solennellement qu'ils resteront longtemps sur leur petit trône, aussi longtemps qu'ils le voudront -- du moins tant que vous-même serez au pouvoir ?
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« *Je ne peux pas me réconcilier* »*,* dites-vous, M. Mitterrand en avançant d'un pas souple comme le joueur de flûte de la légende.
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Il est vrai qu'avant de proclamer *urbi et orbi,* à je ne sais combien de reprises, l'avènement inéluctable et nécessaire d'un « *grand service unifié et laïque de l'Enseignement national* »*,* vous aviez dit, touchant l'École Libre :
« *Que va devenir la liberté d'enseignement sur laquelle nous sommes totalement d'accord* *? Quelle que soit notre origine confessionnelle et philosophique nous sommes persuadés que le bien de l'homme, c'est sa liberté de pensée et d'enseignement.* »
Vous ajoutiez : « *Or le parti communiste et le parti socialiste, en refusant d'inscrire cette liberté dans la Constitution, nous menacent implicitement du monopole de l'enseignement. *»
Mais oui ! C'est signé « François Mitterrand », et cela date de 1946. (Cité par *Allier-Présence,* juillet 1982, et par PRÉSENT du 24 avril 1982.)
Winston Churchill avait décidément raison de dire ces mots que j'ai déjà cités : « On ne peut pas mentir tout le temps, à tout le monde. »
Quelle confiance, désormais, peut-on avoir en vous ?
Et quelle que soit la légèreté des Français, combien de temps la moitié ou mieux le tiers d'entre eux se laisseront-ils abuser par ces tours de cirque, par cette comédie aux cent actes divers où vous paradez depuis quarante années sur tous les tréteaux du pays ?
Les élections municipales de mars prochain confirmeront-elles la défaite du parti socialiste aux « partielles », aux « cantonales », et les 3 petits sièges (sur 61) obtenus en Corse par le parti socialiste ? Si oui, M. le Président joueur de flûte, j'ai bien peur qu'il ne vous faille ranger cette flûte-là aux accessoires...
Vous ne le ferez pas, d'ailleurs. L'alcool du Panthéon vous a monté à la tête une fois pour toutes, à vous aussi, chassant cette prudence de placier en illusions qui jusqu'ici vous protégeait. « *En cas d'échec, je radicaliserai *»*,* avez-vous dit. Alors, quoi, ce serait l'aventure d'Allende -- cette « *expérience à la chilienne *» dont vous avez parlé avec tant de ferveur ?
Mais les électeurs savent-ils bien ce que fut cette expérience ? Connaissent-ils la vérité sur le Chili ? Ont-ils pris soin de s'informer ailleurs que dans les journaux *Le Monde* et *Libération ?*
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S'ils ne l'ont pas fait, je leur conseille de lire un livre de Suzanne Labin qui s'intitule *Le crime de résister* (Nouvelles Éditions Debresse). Livre important, parce qu'il contient, à ma connaissance, l'unique tableau complet et surtout authentique dont nous disposions de l'expérience Allende, et parce que cette expérience est l'exemple même de ce qui risque de nous arriver en France, où l'on nous a promis un « socialisme à la chilienne ». Que dis-je, ce fut une expérience à portée universelle, qui tourna autour de l'un des problèmes fondamentaux de notre temps : *un socialisme à visage humain, et par la voie légale, est-il possible ?* Et le Chili, de toutes ses profondeurs, répondit non, alors qu'Allende lui mettait le couteau sur la gorge pour qu'il dise oui. Car le Chili réel ne trouva dans cette fameuse voie socialiste que cyniques violations : terres et usines expropriées par la force, locaux de journaux ou de chaînes de TV saccagés, journalistes menacés, jugements de tribunaux bafoués, lois du Parlement ignorées, fraudes électorales étalées, réserves dilapidées, production paralysée par une bureaucratie dévorante, incapable et accapareuse, qui stérilisait tout dans un délire de politisation.
Le résultat fut une faillite béante, une glissade accélérée sur la pente d'un abîme dont le fond s'appelait communisme et faim, deux gorgones jumelles d'un même cauchemar : ce cauchemar qu'aujourd'hui subissent les Polonais. Le tableau que dresse Suzanne Labin des derniers jours du règne d'Allende est hallucinant : queues, disette, marché noir, 1.200 % d'inflation, violence endémique, gouvernement déclaré illégal par le Parlement et la Cour suprême, préparatifs d'un coup d'État final, et le peuple se cognant aux parois de sa cage, impuissant à renverser un pouvoir qui s'était constitué une garde prétorienne avec des groupes paramilitaires -- en majeure partie étrangers. Car enfin, tout le monde le sait aujourd'hui : le Chili d'Allende était alors pollué par des milliers de Cubains en armes, et par des loubards lâchés dans les rues comme des fauves. Nous sommes donc en droit de demander : pourquoi nous a-t-on menti sur Allende ? Pourquoi persiste-t-on à nous mentir ? Pourquoi les Européens se sont-ils laissé aveugler à ce point par le mythe, par la farce tragique d'une expérience « démocratique » du communisme qui est une contradiction dans les termes ?
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C'est le peuple chilien qui a sauvé le Chili. Lui d'abord, et je le connais bien. C'est de la résistance populaire spontanée, inflexible, que le miracle vint. Je pense à ces dizaines de milliers de ménagères qui emplirent les rues de Santiago du tintement de leurs casseroles vides, aux grévistes des mines de cuivre qui affrontèrent les tanks des préfets socialistes, aux camionneurs dont la grève embrasa tout le pays, aux ouvriers de la *Papelera* qui se rangèrent derrière leurs patrons contre les Syndics d'Allende, aux paysans qui marchaient à travers champs en clamant leur mépris du régime marxiste. Tous, dit Suzanne Labin, écrivirent une véritable épopée dont les chevaliers « manièrent non la lance et le bouclier, mais la poêle, le volant et le marteau-piqueur ».
Évoquant les Cubains, armés par Allende, qui durent être chassés du Chili, je pense aussi aux commandos cégétistes de M. Henri Krasucki, inspirateur de nos ministres.
J'imagine, en France, éclatant tôt ou tard, la colère de nos agriculteurs, celle des cadres, celle des petites et moyennes entreprises, des commerçants, des artisans. J'imagine, parce que nous la constatons déjà, la révolte des professions libérales que l'on voudrait faire marcher au pas de l'oie socialiste ; en particulier celle des architectes -- et celle des médecins dont on va supprimer les libertés essentielles. J'imagine enfin l'indignation des Parisiens privés de leur maire, et la vague de fond qui soulèvera les parents chrétiens privés de leur école.
Ah ! vous avez gagné, Messieurs les socialistes : Tout le monde est mécontent !
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Notre problème, M. le président Mitterrand, est de savoir quand et comment, désavoué par le pays réel, vous déciderez de vous en aller.
Votre drame, c'est ce blasphème que vous avez donné comme titre au plus important de vos derniers livres : *Ici et maintenant.* J'y ai lu des choses assez étonnantes, de la part d'un ancien élève des bons Pères : « *L'enracinement rationaliste et la montée du marxisme ont accentué dans le prolétariat le refus de l'Église et de son enseignement. Le socialisme qui s'était fait sans elle a commencé de se faire contre elle. Mais aussi, quel silence du christianisme* ! *Quel long silence* ! »
Vous savez aussi bien que moi, vous, ancien chrétien, ancien croyant, que le christianisme ne s'est jamais tu.
Mais vous poursuivez par ce nouveau blasphème : «* Il y avait plus de charité dans le cœur d'une Louise Michel que dans la communion des saints de l'Église romaine. *»
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Pourtant, le même livre porte cette profession de foi à propos de l'école où les Pères vous ont élevé : « *J'ai gardé mes attaches, mes goûts, et le souvenir de mes maîtres bienveillants et paisibles. *» Vous évoquez votre apprentissage catholique non sans souligner, il est vrai, cette « *distance *» que vous avez prise avec lui.
Malheureusement, à la page 155, vous vantez le rapport Mexandeau, et vous marquez l'amitié qui vous lie à son auteur, Louis Mexandeau, grand accusateur et pourfendeur de l'école libre...
A la page 49, vous faites l'éloge du communisme athée, tueur de toute religion : « *Ce que nous avons fait, construit ensemble, la Gauche réveillée, rassemblée, amenée aux portes du pouvoir, cette histoire nous est commune. *»
Vous prenez soin de rappeler que « *Jaurès pratiquait la dialectique marxiste, Blum aussi *»*.* Or vous dites à plusieurs reprises, pour que nul n'en ignore, que vous appartenez à la ligne de Blum. Concluons.
Au fil de vos pages, vous célébrez les « *admirables militants *» du parti communiste.
Nous pourrions continuer longtemps. Et moi, je vous demande encore une fois : comment pouvez-vous concilier ces trémolos sur les bons Pères et votre école libre de Saint-Paul d'Angoulême -- avec vos incantations blasphématoires, avec votre titre provocant, avec vos innombrables complicités envers les assassins de l'enseignement catholique, avec les marxistes dont le patron, Lénine, disait qu'il fallait d'abord et avant tout « faire éclater » l'Église romaine -- enfin, avec la grouillante présence de vos ministres communistes ?
Si je possédais votre portrait -- ce qu'à Dieu ne plaise -- j'inscrirais sur son cadre, pour l'avenir, ces mots du poète italo-anglais Rassetti :
« *Look at my face* *; my name is* *: might have been. I am called also* *: no more. Too late. Fare thee well* ! »
« Regarde mon visage ; mon nom est : j'aurais pu être, et l'on m'appelle aussi : jamais plus. Trop tard. Adieu ! »
Quelle peine vous avez prise à gravir, d'infidélités en infidélités, cet éboulis de cailloux roses que vous croyez être une pyramide. C'est raté, Monsieur. Parfois il me semble que vous le savez ; trop intelligent ou trop malin pour ne pas mesurer l'échec déjà subi. Et cependant vous roulez à l'abîme, entraînant la France avec vous, comme roulaient les Atrides dans la tragédie antique. Mais de cette tragédie, il vous manque la grandeur -- c'est-à-dire, exactement tout.
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Votre nom est, lui aussi : « *J'aurais pu être.* » Espérons que nous pourrons dire bientôt, songeant à *vous :* « *Jamais plus.* » Encore un mot : je relisais l'autre jour Sénèque, où je trouvais cet aphorisme étrange qui m'avait échappé : « *Prends toujours le souci de séparer les choses du bruit qu'elles font. *» Je me suis, pour ma part, efforcé de séparer cette chose qu'on appelle le socialisme, des grosses caisses et des cuivres qui l'accompagnent aujourd'hui. Je n'ai pu le faire, en dépit de mes tentatives honnêtes. Déployant les mêmes efforts, appliquant le même souci à votre personne, je n'y suis pas davantage parvenu, et vos pages me tombent des mains.
N'aurez-vous donc été qu'un peu de bruit ?
Michel de Saint Pierre.
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### Le droit au bonheur
par Gustave Thibon
JE FEUILLETTE le catalogue d'une librairie spécialisée dans les techniques du « mieux vivre » et j'y trouve, entre cent autres, les titres suivants, assortis de commentaires super alléchants dont je ne reproduis qu'une infime partie :
*Le Rolling. --* « Bâtissez-vous un nouveau corps... Notre méthode permet de transformer radicalement ce corps que l'on croyait donné pour toujours. »
*La Magnétothérapie. --* « Pouvoir fabuleux des pastilles magnétiques pour le soulagement de la douleur. »
*L'Autohypnose. --* « Méthode simple et efficace par laquelle vous pourrez : supprimer la fatigue, vaincre l'insomnie, annuler la douleur, parfaire votre mémoire, etc. »
*Le Chemin de l'extase. --* « L'énergie sexuelle, moyen d'accéder à l'expérience du divin. »
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Et je passe sur les révélations de l'astrologie, de la cosmopsychologie, de la sophrologie, etc. Bref, grâce aux découvertes de la science moderne ou à la redécouverte de secrets anciens (car c'est un artifice publicitaire courant d'assaisonner la nouveauté d'archaïsme : telle brochure nous exhume par exemple « Les secrets de beauté de Cléopâtre »), nous n'avons que l'embarras du choix entre mille et une méthodes pour atteindre à l'épanouissement total du corps, de l'âme et de l'esprit. J'en suis même à me demander ce qui arriverait si on s'avisait d'en essayer plusieurs à la fois : ne risquerait-on pas d'être surdynamisé, surcomblé, surépanoui et d'éclater par excès de plénitude ?
Je ne nie pas que, à côté de ces prétentions à l'efficacité absolue qui relèvent du charlatanisme plus que de la science, certains de ces ouvrages contiennent d'intéressantes observations et d'excellents conseils. Mais d'où vient alors qu'au milieu de cette avalanche de recettes infaillibles de l'harmonie et du bonheur, nos contemporains ne semblent ni mieux équilibrés ni plus heureux que leurs ancêtres ? Le nombre croissant de fatigués chroniques, d'anxieux, de déprimés et de névrosés de toute espèce prouverait plutôt le contraire.
Cela tient peut-être à ceci que la prolifération de ces méthodes est déjà le signe et la conséquence d'une inaptitude au vrai bonheur, lequel ne s'apprend pas dans les livres mais jaillit gratuitement de l'exercice normal des fonctions vitales et spirituelles.
Prenons l'exemple du sommeil : l'homme bien portant s'endort chaque soir sans se poser de questions. Ou de la fameuse « plénitude sexuelle », tarte à la crème de nos démagogues du plaisir : les vrais amoureux n'ont pas besoin de suivre des cours magistraux pour y accéder. Seuls les insomniaques et les mal-aimants ont recours aux techniques savantes du sommeil et de l'érotisme.
Ce qui, très souvent, aggrave leur malaise au lieu de le dissiper Concentrer sa pensée sur les mécanismes du sommeil est le plus sûr moyen pour ne pas fermer l'œil de la nuit. Et quant à « l'amour », trop bien connaître les règles du jeu n'aboutit qu'à paralyser l'instinct du joueur, car ici les règles du jeu, loin d'être fixées d'avance et valables pour tous les cas, se créent et se recréent sans cesse en jouant. Dans tous ces domaines, le savoir-faire pratique s'emboîte très mal sur le savoir théorique...
Le succès de nos marchands de bonheur repose aussi sur une double illusion qu'ils exploitent sans scrupule :
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1\. Que l'homme en naissant a droit au bonheur et qu'il y a erreur ou injustice de la destinée s'il n'est pas heureux.
2\. Qu'il existe des moyens infaillibles pour faire passer ce droit dans les faits.
A quoi je répondrai :
1\. Que l'homme n'est pas né pour être exclusivement heureux mais pour accomplir sa destinée qui est d'agir, de lutter, d'aimer et de se dévouer à ce qu'il aime, etc., et que son bonheur dépend en grande partie du don et de l'oubli de lui-même.
2\. Que, s'il n'y a pas de recette infaillible pour être heureux, il existe cependant un art de vivre qui permet de cultiver notre aptitude au bonheur. Seulement, cet art de vivre, loin de se présenter comme l'affirmation d'un droit, implique au contraire l'accomplissement d'un ensemble de devoirs c'est-à-dire une part d'efforts et parfois de sacrifices, donc de renoncement aux satisfactions immédiates. « *Serai-je heureux avec cette femme ? *»*,* m'a demandé un jeune homme en instance de mariage. Réponse : « *Avez-vous songé à vous demander si elle sera heureuse avec vous ? Et si elle ne l'est pas, comment pourrez-vous l'être vous-même au côté d'une créature dont la mauvaise humeur rejaillira nécessairement sur vous ? *»
Pas d'autre règle d'or à offrir aux hommes que celle-ci : soyez ouverts, généreux, attentifs aux autres plus qu'à vous-mêmes, et la joie descendra vers vous gratuitement comme la rosée sur l'herbe nocturne, comme le fruit mûr se détache de la branche. Vouloir être heureux à tout prix et en toute circonstance, c'est se condamner à passer à côté du vrai bonheur qui est un don, non un dû, et qu'on trouve d'autant moins qu'on le cherche davantage.
Chose plus grave : cet optimisme sans frein mène tout droit au désespoir sans issue. C'est un signe des temps que dans les devantures de librairies la philosophie au vitriol fleurisse à côté de la philosophie à l'eau de rose. Exemple : j'ai sous les yeux un livre récent intitulé « *Le suicide et son mode d'emploi* »*,* où sont soigneusement décrits et sélectionnés les multiples moyens de passer de vie à trépas. L'ouvrage porte en exergue cette citation d'un nommé Chaval, autre apologiste de la mort volontaire : « Je sais que dans la vie certains moments paraissent heureux. C'est une question d'humeur comme le désespoir, et ni l'un ni l'autre ne repose sur rien de solide. Tout cela est d'un provisoire dégueulasse. L'instinct de conservation est une saloperie. »
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Réaction logique : quand, sous les coups de la déception, s'effondre la promesse du paradis terrestre, la vie prend aussitôt les couleurs de l'enfer et l'homme met sa dernière espérance dans le néant. Plus il a cru aux boniments des marchands de bonheur, plus il est mûr pour écouter les accents funèbres des pourvoyeurs de cimetières.
La vie n'est ni un paradis ni un enfer, c'est un combat, avec ses risques, ses chances, ses succès et ses revers, ses joies et ses peines, où s'affronteront jusqu'à la fin des temps le bien et le mal. La règle est de lutter jusqu'au bout, et les deux grands péchés contre l'esprit sont la présomption qui fait croire à la possibilité d'une victoire définitive en ce monde et le désespoir qui fait déposer lâchement les armes avant que sonne l'heure du repos éternel.
Gustave Thibon.
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### Le malade devant la médecine
par Louis Salleron
LA COURBE d'évolution de la médecine est celle du progrès scientifique dans tous les domaines. Elle n'est, pendant des millénaires, qu'une ligne horizontale montant insensiblement ; puis, à la fin du XVIII^e^ siècle, elle commence à décoller de son plancher pour s'infléchir en une courbe proprement dite et devenir, vers le milieu du XX^e^ siècle, une verticale presque aussi droite qu'était la droite horizontale des temps passés. Nous en sommes à ce point. Où ai-je lu récemment que je ne sais plus quel grand pontife disait que la médecine avait fait plus de progrès depuis trente ans qu'elle n'en avait fait en trente siècles ? On n'en doute pas ! Pour l'homme de la rue, c'est dans la chirurgie que s'aperçoit le mieux ce progrès spectaculaire ; mais le fait que le nombre-moyen d'années à vivre a doublé en deux siècles suffit à montrer les résultats globaux du progrès médical.
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Tout progrès a son revers. En devenant plus savante, la médecine devient plus complexe. Le malade est un peu désemparé devant cette complexité à laquelle il se heurte dans tous les domaines. Sécurité sociale, hôpital, médecin, médicaments, c'est une galaxie où le malade se perd. Il a l'impression qu'il devrait être aussi savant pour se faire soigner qu'est savant le système médical qui le soigne.
Naguère il y avait le médecin de famille. La proximité, la bonne renommée, le hasard disposaient du choix qu'on en faisait. On ne le quittait plus. Il vous connaissait bien, vous, votre famille, votre hérédité, vos points faibles de santé, votre environnement. Il venait vous voir à domicile et vous suivait dans votre maladie. Si celle-ci se compliquait, il appelait en consultation des confrères plus savants que lui et décidait, s'il le fallait, de vous envoyer dans un hôpital ou une clinique. La confiance régnait et vous vous sentiez en sécurité.
Le médecin de famille a pratiquement disparu. Il est remplacé par le « généraliste », lui-même de plus en plus rare et considéré, Dieu sait pourquoi, comme d'un rang inférieur au « spécialiste ». C'est un effet du progrès, qui, avec la complexité, entraîne la division du travail, donc la spécialisation. C'est aussi un effet des lois, qui réglementent tout, y compris les tarifs médicaux, comme elles réglementent tout pour les candidats à la maladie, à commencer par la vaccination. Il est évident, incontestable et incontesté que les vaccins ont fait reculer, voire disparaître, nombre de maladies, dont d'abord la petite vérole. Mais l'excès en tout est un défaut. La vaccination multipliée et à répétition devient -- ou était devenue, car je crois le phénomène en baisse -- un nouveau fléau. Ajoutons que le généraliste se déplace de moins en moins, ce qui n'arrange pas non plus les choses.
On va donc chez *le* spécialiste, ou plutôt chez *les* spécialistes, car on ne souffre pas nécessairement d'un seul mal. Là commencent, ou recommencent, les radios, les analyses, etc., et les rendez-vous espacés, à des dates souvent lointaines, qui vous laissent dans le noir quand, malgré le traitement, « ça ne va pas mieux » dans l'intervalle. De toute façon, on a l'impression que c'est la maladie plutôt que le malade qui est soignée. C'est que le malade ne fait qu'un avec son corps. Il en « spécialise » plus difficilement les parties que ne fait le soignant spécialiste. D'autre part, il se connaît depuis sa naissance, tandis que le spécialiste ne peut le connaître qu'au bout d'un certain temps. (Tout, naturellement, dépend de la nature des maux dont on souffre. L'observation ne vaut que globalement, et à des degrés divers.)
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C'est un fait, en tout cas, que le caractère de plus en plus ponctuel et physico-chimique de la médecine spécialisée inquiète ou rebute quantité de malades. D'où le recours de plus en plus fréquent à l'homéopathie, à l'acupuncture, à la kinésithérapie et à toutes sortes de médecines parallèles, sans parler des rebouteux et guérisseurs. Faire le bilan des résultats est impossible. On ne peut nier qu'il en est d'excellents. Le certain, c'est que si de nombreux malades se tournent vers la médecine non-classique, c'est parce qu'ils ont le sentiment, avec elle, d'être soignés dans leur totalité et non dans la fragmentation d'une parcelle de leur individu. Irrationalité ? « Placebos » psychiques ? Peut-être, mais si le malade se sent guéri ou aller mieux, c'est autant de gagné. La confiance est toujours une bonne collaboratrice de la guérison.
Une des raisons pour lesquelles le malade, ou le candidat à la maladie, est si sensible à la totalité de son corps, c'est la nourriture. Certes l'aliment concerne d'abord le tube digestif, mais tout le corps en est affecté ! Si le progrès scientifique a pu améliorer la qualité de certains produits, le lait par exemple, le passif en est présentement supérieur à l'actif. La chimie empoisonne tout. Engrais, pesticides, hormones n'épargnent aucun produit. La production est augmentée, l'aspect rendu plus attrayant, mais au détriment de la qualité. De la viande aux fruits, en passant par le pain, quel produit ne souffre de la chimie ? D'où la multiplication des boutiques de produits diététiques, dont certains d'ailleurs sont plus ou moins suspects. Quant à l'eau « potable », on en boit moins. On se méfie de la pollution générale des rivières, voire de la « nappe phréatique ». L'eau minérale est sur toutes les tables, et l'on se demande comment les « sources » célèbres peuvent fournir à une consommation qui a certainement beaucoup plus que décuplé. De temps en temps, du reste, un petit scandale, vite étouffé, met en éveil. Le fromage, lui-même, qui est resté longtemps immuable dans la variété de ses innombrables modes de fabrication, flanche de plus en plus. Laissons de côté les fromages nouveaux dont je n'ai jamais tâté ; la qualité des anciens baisse régulièrement. Il n'y a guère que les fromages à pâte dure ou semi-dure qui tiennent le coup. On peut toujours savourer comté, cantal, tomme, reblochon et d'autres du même genre, tous excellents.
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Les médicaments ? Eux aussi bénéficiaires, eux aussi victimes du progrès. Toujours meilleurs, toujours plus chimiques. Le malade ne peut s'empêcher de redouter les antibiotiques. Pour les petits maux courants, il ne trouve plus les remèdes simples qui lui suffisaient. Où sont passées les fleurs et les feuilles séchées dont on faisait des tisanes ? On n'en aperçoit plus (éventuellement) que le nom ; leur substantifique moelle en a été savamment extraite pour devenir produit chimique mêlé à d'autres produits chimiques mystérieux et imprononçables. A part cela, la Sécurité sociale aidant, les remèdes prolifèrent, les laboratoires prospèrent et il arrive que le médecin vous prescrive un médicament, généralement assez simple, qui vous convient parfaitement. Vous l'adoptez et n'en changez plus, vous en trouvant bien. Un beau jour, il disparaît. Pourquoi ? Mystère. Le progrès, peut-être, ou le contrôle des prix. Le pharmacien vous conseille un nouveau produit : « C'est la même chose » -- sous un nouveau nom. Manque de chance, pour vous ce n'est pas le même effet. J'ai connu jadis le rhume des foins, à un degré extrême. C'est une allergie qui comporte des remèdes différents selon les personnes. Toujours est-il qu'après des tâtonnements je tombai sur le remède-miracle qui, en deux jours, me stoppait, chaque année, mon rhume à sa naissance. Mon allergie n'était tout de même pas exclusivement personnelle puisque je fis part de ma découverte à plusieurs amis qui s'en trouvèrent également bien. Voilà plus de trente ans que ce médicament n'existe plus. Je constate autour de moi, chez les jeunes, des rhumes des foins qui, même légers, leur sont fort désagréables. Faute de trouver le remède approprié, ils ne peuvent qu'en attendre patiemment la fin.
« Nous sommes tous responsables » est la phrase qu'on lit à tout bout de champ quand on évoque les maux divers dont souffre l'humanité. En l'espèce, il serait plus exact de dire : « Personne n'est responsable. » La médecine, nous l'avons dit, a fait d'immenses progrès. La santé moyenne s'est largement améliorée. Il ne s'agit donc pas de se faire le laudateur du passé révolu. Mais tout se paye, même le progrès ; et si de terribles maladies sources d'épidémies dévastatrices ont disparu, d'autres sont apparues, comme le cancer. Les médicaments eux-mêmes, par l'usage excessif qu'on en fait, deviennent une sorte de maladie nouvelle, ainsi que la trépidation citadine et l'ensemble des conditions de la vie moderne qui brisent les nerfs.
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On peut porter sur tout cela des jugements de valeur différents. Nous nous bornons à constater le fait. C'est un fait de société. Il explique, croyons-nous, le désarroi confus et l'inquiétude rampante du (petit) malade face à la médecine savante qui lui semble entretenir ses (petits) maux courants plutôt qu'elle ne l'en débarrasse.
Louis Salleron.
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### La critique de Charles Du Bos
par Georges Laffly
LA GUERRE de 1914 a fait disparaître un type d'hommes qui représentaient bien la fin de la civilisation européenne. Cosmopolites, les frontières n'étaient pour eux que des survivances ; ils parlaient les trois ou quatre langues importantes du continent ; ils avaient leurs musées en Italie, leurs salles de concert à Bayreuth et Salzbourg, leurs salons à Paris, et leur club, leurs fournisseurs à Londres (ils étaient assis sur des rentes solides). Esthètes, l'Art leur tenait lieu de Ciel ; ils pratiquaient le culte de la peinture, de la musique, des livres ; leurs voyages tenaient du pèlerinage et de la cure, car ils étaient de nature fragile. Individualistes, ils dorlotaient leur âme et ses précieuses complications ; de l'un d'eux, Desjardins, sa mère pouvait dire : « Paul veut aller à Rome pour demander au pape la permission de se faire protestant. »
Nous sommes mal placés pour les comprendre. Pour nous, barbares, il s'attache à ces hommes une touche de sublime et une pointe de ridicule. Ils étaient en général pleins de talents. Mais chez l'un d'eux supposez le génie et vous avez Charles Du Bos. Tout change.
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Il est né le 27 octobre 1882 à Paris, d'une mère anglaise et d'un père membre du Jockey club. Il fait ses études à Janson de Sailly, puis une année à Oxford, en 1900*.* En 1904*,* à Berlin, il est l'élève du philosophe Simmel. En 1906*,* voyage en Italie pour préparer une étude sur Botticelli. Il se marie l'année suivante, aura une fille, Primerose. Inapte, il n'est pas mobilisé en 1914 (Gide non plus, ni Larbaud, ni Mauriac...). La ruine du franc, sans doute, entraîne pour lui une grande gêne matérielle. Il vivra de cours, d'articles, de travaux pour des éditeurs, et ce sera un gros handicap pour son œuvre. Il est d'ailleurs souvent malade. Il se convertit au catholicisme en 1927*.* En 1937*,* il donne des cours aux États-Unis, à l'Université Notre-Dame, South Bend, Indiana. Il meurt en France le 5 août 1939.
Il voulait commencer son autobiographie -- grand projet qui ne fut pas réalisé -- par cette phrase : « Je suis né à dix-sept ans. » Il entendait par là le jour où Joseph Baruzzi lui prêta l'*Essai sur les données immédiates de la conscience,* de Bergson, lui ouvrant la vie de l'esprit. Il commença à écrire son *Journal* en 1908*,* des articles en 1919*.* Les livres suivirent ; beaucoup sont restés à l'état de projet.
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C'est le critique le plus subtil et le plus pénétrant que nous ayons jamais eu. Aujourd'hui, toute une part de la critique le réclame pour ancêtre, celle pour qui la part inconsciente de l'œuvre est supérieure à la part volontaire (ce que l'auteur a voulu dire compte peu, ce qui importe, c'est ce qu'on peut tirer de son texte) et pour qui, en somme, les œuvres sont une matière première qu'il s'agit de remodeler. Du Bos n'a pas du tout de tels péchés sur la conscience (ni la mécanique d'interprétation selon Freud ou Marx). La parenté s'explique pourtant par son goût de l'arrière-plan des textes ; il les presse jusqu'à leur extorquer leur noyau intime, leur secret, et le secret de l'auteur. Car lui ne met pas en doute que ce noyau existe, et qu'il faille s'en tenir à l'esprit du texte. Pour la « nouvelle critique » -- c'est ainsi qu'on l'appelait il y a quinze ans -- la trahison n'existe pas : on exploite une richesse indéfinie de sens. Pour Du Bos, oui. Où il est un précurseur plus sûr, c'est qu'il est comparatiste de nature ; il joue au moins sur quatre domaines littéraires, français, anglais, allemand, russe, et un peu sur l'italien (latin et grec sont présents dans l'arrière-boutique, bien sûr) sans compter la peinture et la musique qu'il aimait beaucoup et qu'il fait intervenir pour établir une correspondance, préciser une nuance.
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Il n'aime parler que des écrivains dont il s'est gorgé. Il suffit qu'il arrête sa pensée sur l'un d'eux et s'ébranlent les remarques, les aperçus, les rapprochements. Souvent, il dictait, et on regrette bien qu'il n'ait pas connu le magnétophone, il en aurait fait un merveilleux usage. Il pense à haute voix, et sa méditation ressemble un peu à une inondation lente, douce, irrésistible ; il enserre, envahit l'auteur évoqué, se coule dans tous ses replis, circonscrit, définit les moindres accidents de terrain, précautionneusement ; tous deux sont à la fin inextricablement mêlés ; et imprégné, chargé du limon des rives, le flot du discours vient nous l'apporter. C'est le Nil fécondant le delta. Ce Père Nil a beaucoup écrit, et cependant la maladie, les difficultés matérielles, une mort prématurée, nous ont privés de livres importants ; d'ailleurs les éditeurs ne se précipitent pas pour rééditer ceux qui ont vu le jour. Rien de plus difficile que de trouver en librairie un livre de Du Bos (voir à la fin de l'article).
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Cette indifférence a ses raisons. Du Bos n'est pas un moderne. Claude-Edmonde Magny le lui reproche bien, et marque dès 1946 la position adoptée généralement à son égard, le jugement *convenable.* Dans un article qu'elle lui consacre (cf. *Littérature et critique,* éd. Payot) elle insiste sur deux reproches : « On ne peut s'empêcher de regretter lorsqu'on parcourt les *Approximations,* tant de pages consacrées à Gérard d'Houville, voire à Jacques Sindral » (Sindral fut le pseudonyme de Fabre-Luce à ses débuts) alors qu'il n'est jamais question du surréalisme. Et surtout Du Bos néglige « cette différence capitale qui ne vient ni de la pureté des intentions spirituelles, ni du talent ou du scrupule artistique plus ou moins grands apportés à leur réalisation, mais de la signification historique que prend un livre à un certain moment, par suite d'une consonance mystérieuse entre son message et les aspirations de l'époque ».
Voilà pourquoi il est puni : il ne s'intéresse pas à la mode.
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Il est vrai que le Panthéon littéraire de Charles Du Bos, s'il ne correspond pas exactement au Panthéon classique (qu'il est loin de renier, mais dont tous les membres ne sont pas de son intimité), est encore moins le Panthéon moderne, qu'il ignore pour une bonne part. D'abord, sa récolte était faite en somme dès 1914 ; et puis, il n'est passionné ni par la recherche formelle, ni par la révolte, qui sont les deux thèmes nourriciers de la littérature en place. Il met Baudelaire bien au-dessus de Mallarmé et de ses « rébus ». Il fera publier en France *Gens de Dublin* de Joyce, mais rien ne signale qu'il se soit intéressé à *Ulysse* (sauf une allusion à la part de snobisme qui entre dans l'engouement pour ce livre). Quand il parle d'Eliot, c'est de George, la romancière, non de Thomas Stearns, le poète, qu'il cite, mais qu'il place très au-dessous de Middleton Murry (lequel n'est plus pour nous que le Burlap de *Contrepoint*)*.* Et la violence verbale et sexuelle, l'ordure, la dérision l'attristaient sans le retenir : pas de place pour Céline, Sade, Bataille, et il n'a sans doute jamais lu Lautréamont.
Ceux qu'il appelle les « siens », les intercesseurs dont il avait besoin comme de respirer, c'est, avec saint Augustin et Pascal, Joubert, B. Constant, Baudelaire, Keats, Shelley, Hofmannsthal, Tolstoi, H. James, Tchekov, W. Pater, S. George, et pour les contemporains : Bergson, Proust et Claudel. A eux, il se sent relié par une artère vitale.
Il a consacré un livre à la comtesse de Noailles, ce qui doit étonner bien d'autres professeurs que C.E. Magny. Il a fait de grands éloges de Toulet, de Giraudoux. Il écrivait : « ...si je goûte, et à quel point, certaine légèreté -- et rappelez-vous ce que Musset, ce que Gérard d'Houville, ce que Toulet peuvent représenter pour moi -- ... » (*Journal,* octobre 1923) c'est qu'une certaine veine de l'esprit français était alors bien vivante, même pour ceux qui, comme Du Bos le reconnaît, n'y étaient pas portés par une prédilection particulière. De Giraudoux, il disait (*Journal,* avril 1927) : « Dans la situation actuelle des Lettres en France, Jean est ma consolation parce qu'il est la France même, sans son amour-propre, sans son infatuation, sans son cartésianisme aussi : la France de Musset, de Nerval, de Watteau, de Debussy et de Renoir. »
J'insiste parce que cette France, semble-t-il, a perdu son droit de cité en France même, submergée par les influences les plus baroques, les plus opposées à son génie particulier.
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C'est après la conversion que Claudel prend plus d'importance dans la réflexion de Du Bos qui admire son « robuste bon sens sacré ». Et il avait salué Proust dès le début, bien que rebuté par *Sodome.* Il voyait en lui moins un romancier qu'un merveilleux analyste de soi-même : moins le Proust issu de Balzac (Du Bos détestait « Balzac Honoré ») que celui qui se rattache à Montaigne. Du *Temps retrouvé,* il écrit en 1927 :
« Depuis des années, je ne me souviens pas d'avoir rien lu qui m'en impose autant. » Et il poursuit (en anglais, mais je donne la traduction française) en rêvant à son autobiographie « en raison des événements de cet été \[il vient de se convertir\] elle se rapprochera plus de celle d'Augustin que de celles de Stendhal ou de Constant ; je serais dès maintenant tenté de dire que ce sera l'autobiographie d'un Proust chrétien. »
La définition lui convient à merveille, mais il était très conscient, il le dit dans le même passage, qu'il n'y a pas de Proust, ni de *Temps retrouvé* sans « un indestructible compte en banque ». L'expression, qu'il emprunte à la romancière Édith Warton, le met en joie. Une joie qui masque l'amertume. Du Bos éprouva cruellement que le XX^e^ siècle n'était pas celui de Mécène. On trouvera au passage, dans le *Journal* des scènes qui attristent, sur la vente de livres, d'estampes, dont il se séparait pour survivre, payer son loyer. Cela l'a fait réfléchir sur la dureté de ce monde bourgeois, tueur de cygnes, comme disait Villiers (la dureté du monde socialiste, il ne devait même pas l'imaginer). Il aurait d'ailleurs pu, à ce sujet, méditer *l'Avenir de l'intelligence,* mais il méconnaissait complètement Maurras. Quant à nous, nous pouvons évaluer de combien de chefs-d'œuvre la pauvreté et la maladie nous ont privés : le *Joubert,* le *Pater,* le *Tchékov...*
Il est certain, disons-le en passant, qu'il y eut peu d'hommes au monde aussi dénués de cette capacité de composer avec la nécessité qui est le minimum du sens pratique. Il semble émerveillé de s'être rasé lui-même, au cours d'une décade de Pontigny. Mais il revient à l'habitude du coiffeur. Et pour ne pas rester dans les détails mesquins, quand il s'occupe de la société Benjamin Constant, il est gêné qu'on lui parle d'appointements, il y trouve quelque chose de *simoniaque.*
Il disait « les miens » avec un mouvement instinctif d'appropriation, chagriné à l'idée qu'un autre pourrait parler de Shelley ou de Constant, quand il s'en occupait. « Les siens », ce sont généralement les grands romantiques européens et les romanciers psychologiques. Il est lui-même d'une nature introspective, apte à analyser les plus fines nuances de l'âme et leurs variations les plus ténues.
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Là aussi, nous avons tourné la page, n'attribuant plus d'importance qu'à la psychologie des profondeurs et à sa mythologie. Ce souci psychologique était chez lui sans complaisance. C'était une voie vers la vérité. Que la connaissance de soi doive mener à Dieu, ce n'est pas certain, elle est naturellement narcissique. Mais pas chez Du Bos, plein de reconnaissance envers Bergson qui avait évoqué « l'idée de pénétrer expérimentalement dans l'au-delà, ou tout au moins d'arriver jusqu'au seuil en prenant pour guide l'observation intérieure » (il tiquait sur la première partie de la phrase, mais la suite lui convenait admirablement). Chez lui, l'introspection était un besoin : « le désarroi, le fatal glissement dans lesquels me plonge la suspension, fût-ce un seul jour, de l'entretien avec moi-même ; je ne vaux que par là, hors de là je me défais » (*Journal,* juin 1922). Et il n'avait d'autre part jamais été nihiliste. Il a dit que plein, un temps, de l'influence de Nietzsche, il ne lui avait jamais concédé que la valeur Vérité pût être mise en doute. Plus tard, il s'en tirait en disant que Nietzsche était le plus puissant exemple de pensée contre soi-même, et que son œuvre est faite de sa résistance à tout ce qui l'appelait vers le Vrai.
De la conversion, on dira peu de chose. Du Bos reconnaissait en lui-même un esprit naturellement religieux, mais il hésitait devant ce qui lui apparaissait comme « un renoncement intellectuel », tandis que son souci de l'honnêteté le poussait en avant. Intellectuellement, il pense ceci : « ...la question est la suivante : estime-t-on que le monde et la vie en général ont besoin d'une explication ou qu'au contraire ils portent en eux-mêmes une explication suffisante ou encore qu'ils n'ont pas d'explication et n'en sauraient avoir ? Dans le premier cas, mon opinion est qu'on ne peut qu'être chrétien ou rien du tout ; dans le second on est rationaliste ; dans le troisième cas on est agnostique ». (*Journal,* mars 1928.) Passage intéressant parce qu'il montre que religieux pour lui voulait dire chrétien et précisément catholique.
Ce qui compte plus, c'est que sa vie intérieure l'amène à découvrir, comme dit Claudel,
*Quelqu'un qui soit en moi plus moi-même que moi,*
vers que Du Bos ne se lassera pas de citer. Sa spiritualité instinctive, naturelle devait déboucher sur la spiritualité épurée, orthodoxe, que la religion lui offrait. Il n'y a pas de meilleur résumé de son trajet intime que ce que dit Étienne Gilson :
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« ...cédant de plus en plus à la dévorante exigence de spiritualité qui le possédait dès l'origine, il comprit que ce qu'il avait toujours demandé aux Lettres, à la peinture et à la musique, était l'accès à un ordre proprement religieux. »
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C'est à travers le *Journal* qu'on peut le mieux connaître Charles Du Bos. Ces pages, souvent dictées, sont à la fois un livre de bord (où il note difficultés financières, accidents de santé, projets, conversations) un ensemble d'analyses de soi-même, de coups de sonde intimes -- *Sondages* fut un des titres envisagés pour l'autobiographie -- et de méditations religieuses, et aussi une somme de réflexions critiques. On voit donc l'homme et l'écrivain sous tous ses aspects.
Les réflexions critiques du *Journal* ne sont là, souvent, que pour amorcer un travail plus complet. Parler, pour lui, c'était aussitôt « dégager des calories », comme il disait, sur un sujet. Une fois échauffé, il se mettait à l'œuvre, reprenait l'article ou le livre en cours. Mais souvent aussi, ces notes se rapportent à des travaux envisagés et remis à plus tard. On a là une mine prodigieusement riche d'aperçus critiques. On n'en citera que deux exemples. Sur Péguy : « Péguy est tout Français, peut-être le seul Français moderne qui nous fasse comprendre certains des traits qui me sont les plus chers en France, avant tout l'amour de la pauvreté et du petit peuple, le sentiment -- dont aucun autre pays n'a tout à fait l'équivalent -- qu'il y a dans la pauvreté et dans le fait d'être du peuple, une dignité : le grand danger des Anglo-Saxons, et pas seulement des Américains, tout aussi bien des Anglais de vieille souche, consistant au contraire à imputer dignité à la richesse, en tout cas au fait de posséder : il m'a fallu des années pour me rendre compte que même chez mon cher Henry James il en allait ainsi, et que la crainte, chez lui touchante, de manquer d'argent, était au fond la peur d'une perte de dignité. » (*Journal,* sept. 1926). Sur Joubert : « ...le plus libre des esprits, mais d'une liberté qui ne frappe pas les superficiels parce que, cette liberté, lui-même l'assujettit à de subtils et multiples canons de perfection ; aucune autorité ne pèse jamais sur lui : il a pour parler des plus grands un ton qui est un chef-d'œuvre, qui -- enseveli que je suis sous la catégorie du respect -- est par moi inatteignable : un ton jamais en rien irrespectueux, mais posé (au sens où on le dit de la voix) posé aussi comme on dit qu'un regard est posé, uni, serein, sans hâte aucune, sans nulle fièvre, sans nulle froideur : un soleil qui enveloppe sans opprimer. » (*Journal,* octobre 1924.)
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L'habitude de dicter, et sa forme propre d'esprit le conduisent à une phrase sinueuse, enveloppante, englobante. Il connaissait ses manies, il les a recensées : « ...j'ai la manie de la chronologie, la manie des notes, la manie des parenthèses et des incidentes (et encore ces deux-là moi-même cette année m'efforce à les réduire) la manie des tirets, la manie des citations (celle-là, par exemple, je ne souhaite nullement d'en guérir : je considère au contraire comme un de mes offices propres de répandre le plus possible toutes les belles paroles, toutes les substantielles pensées que j'ai rencontrées et qui m'ont aidé à vivre) : sont-ce là vraiment des manies si coupables et si graves... » (*Journal,* sept. 1930).
Paulhan lui a fait un autre reproche ; tout en parlant de « grandeur », il se montre agacé par « l'exaltation légère, mais continue, qui était son propre ». C'est assez juste. Pourtant, l'humour n'est pas absent du *Journal.* Ce buveur de thé avait la dent dure. Voici Romain Rolland à un dîner du Pen Club, en 1923 : « Rolland a résolu le problème de l'espéranto : on sent si bien que quelle que soit la langue qu'il parle, cela aura toujours l'air d'être traduit d'une autre... C'est ce mélange d'orgueil-peuple avec la prétention que tout devrait être régi et ordonné ici-bas par une sorte de comité de salut public qui ne serait composé que de professeurs. » (Rolland a fait beaucoup de petits, pour ce dernier travers.) Notons qu'à mesure qu'il pensait à publier son *Journal,* Du Bos était plus décidé à retenir ces petites duretés. Chez cet homme si bon, elles ne venaient que d'un impitoyable souci d'exactitude et de justice.
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Le *Journal* est riche également en considérations sur la situation intellectuelle d'une époque brillante mais pleine de craquements.
En 1925, au moment où il met sur pied son étude sur Gide, Du Bos s'inquiète d'un double trait, chez les écrivains qu'il côtoie : une « dépréciation de la douleur, connexe de la majoration de la sincérité comme valeur unique ». Il ne s'agit pas du tout de dolorisme. Dans une intuition assez extraordinaire, Du Bos voit que le refus de la douleur, « principe résistant et de résistance », dit-il encore, est en fait une négation d'autrui.
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« Toute position qui ne tient pas compte de ce massif central de résistance, figuré par autrui » se fait la partie belle mais « transfère le débat sur une autre planète que la planète Terre ». Ce refus de prendre les autres en compte, d'y penser comme à des personnes, est la dernière forme de l'individualisme. Mais fatalement, la conséquence est une incroyable solitude. Dans un retournement grotesque, le refus se transformera en adhésion révolutionnaire, chez beaucoup, en mauvaise conscience devant les masses (avec la même incapacité d'accepter les personnes réelles).
De même la valorisation de la sincérité est un repli sur le moi qui seul existe, avec son bon plaisir, dans un monde désert. C'est en somme le climat de *La Paroisse morte* (*Monsieur Ouine*)*,* que Bernanos va décrire quelques années plus tard. Et ce mal, Du Bos le voit atteindre Proust pour une part, Sindral, Gide et les surréalistes.
Autre symptôme d'époque : « ...dans le dernier chapitre de mon *Gide,* il me faut poser à son sujet le problème si important de *cette mort du sens de l'invisible* qui me paraît un fait capital de notre temps. Sans aller jusqu'aux *évidences invisibles* de saint Paul -- dans lesquelles celui-ci fait tenir le tout de la foi -- c'est le contact même avec le réel invisible qui semble s'être évanoui. Je sens dans tout ceci des implications complexes et lourdes de conséquences qu'il me faudra débrouiller avec le plus grand soin. Ce jour-là je percevais que cette mort est fonction d'une autre mort, à savoir celle de la contemplation et du sens contemplatif (ceci sera le thème central de mon *Pater.*) » (*Journal,* novembre 1927).
Le livre sur Walter Pater ne fut pas écrit. Mais on voit ici combien Du Bos, si éloigné du monde moderne, en avait une perception nette pour l'essentiel. On peut rêver aussi sur le fait que cette Église même à laquelle il se ralliait comme à l'arche bâtie pour maintenir le sens de l'invisible et de la contemplation, allait quelques années plus tard s'en déprendre, les laissant mépriser ouvertement par une bonne part de ses clercs.
Du Bos publia, peu de temps après cette note, son *Dialogue avec André Gide.* Ils avaient été amis seize ans. Mais Du Bos voyait l'auteur de *Si le grain ne meurt* comme un homme atteint d' « inversion généralisée », pour qui le Bien est devenu le Mal.
Gide est « un spirituel qui trahit ». Même si cette formule figure dans le *Journal*, elle résume la condamnation, le refus qui ressortent du livre -- et que Du Bos n'avait pas prononcés sans déchirement.
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Gide fut certainement atteint : Du Bos visait trop juste. Il feignit de ne voir dans tout cela qu'une attaque de calotin, se faisant dire par Mme Théo : « Il fait son salut sur votre dos. » Le *Journal* de Gide, publié en 1939, est plein de ces perfidies arrangées. La partie n'était pas égale : intellectuellement, Du Bos avait l'avantage, matériellement, Gide et ses amis, le puissant groupe de la NRF, pouvaient faire plus de bruit (et ils avaient pour eux l'air du temps). Ils sont restés les maîtres du terrain, même si Gide est peu lu. Et le *Dialogue* n'est pas réédité, livre capital pourtant pour connaître les débats de la première moitié du siècle.
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Laissons cette querelle pour parler du Charles Du Bos des dernières années. La souffrance physique et la foi, deux forces bien différentes, donnent à son œuvre une nouvelle densité. En même temps, on observe un autre fait. Il avait toujours aimé les citations abondantes, on l'a dit. Il semble que plus il va, plus il cite. Le commentaire est plus que jamais pénétrant, mais il paraît en couper l'élan pour revenir au texte. Voyez les études sur Claudel dans la VII^e^ série d'*Approximations *: cela prend l'allure d'une suite de morceaux choisis qui s'éclairent déjà par leur seul choix, et leur rapprochement. Le Père Nil s'identifie avec le paysage qu'il traverse. Un critique est un interprète, au sens où on le dit en musique, chargé de réveiller l'œuvre, de la présenter. Ici, l'interprète atteint au sublime dans son exercice : montrer le texte, ne commenter que pour en faire saillir les traits particuliers. On pense à la danseuse de Valéry, dont la réussite suprême est de marcher harmonieusement. Le critique est devenu pur miroir de la beauté et de la vérité. C'est l'état contemplatif de son art.
Maladie, pauvreté, incompréhension, attaques, Du Bos éprouve tout cela plus violemment que jamais, dans ces années qui précèdent sa mort, et la guerre. Il semble pourtant les traverser dans une sorte d'état de lévitation, plus fort que la souffrance et l'angoisse, à quelques centimètres au-dessus de cette terre, planète peu habitable qui produit parfois des poètes et des saints. Il rejoint de plus en plus cette pure contemplation, l'adoration perpétuelle (expression dont, après Proust, il rêva, mais n'osait faire le titre de son autobiographie) dont il disait déjà, douze ans avant : « Il me suffit d'entendre une musique, de regarder un chef-d'œuvre, de lire un poème, d'ouvrir saint Augustin, ou comme hier matin (ayons la consolation de rendre à Proust ce que je suis obligé par ailleurs de lui retirer) de lire à mes élèves les pages sur la madeleine et sur Combray pour être aussitôt envahi, inondé, comblé -- pour entrer dans l'état d'adoration perpétuelle. » (*Journal*, juin 1927.)
Georges Laffly.
Œuvres de Charles Du Bos
*Approximations* (I à VII) -- éd. Fayard 1965.
*Du spirituel dans l'ordre littéraire,* éd. J. Corti, 1967. (Avec Approximations, cela fait les deux seuls volumes qui soient peut-être encore disponibles en librairie.)
*Journal* -- Les quatre premiers tomes chez Corréa (depuis : Buchet-Chastel), les autres aux éd. La Colombe (aujourd'hui disparues).
Aux éditions Corréa
*Extraits d'un Journal 1908-1928*
*Byron et le besoin de fatalité.*
*François Mauriac et le problème du romancier catholique.*
*Grandeur et misère de Benjamin Constant.*
*Du spirituel dans l'ordre littéraire.*
*Le dialogue avec André Gide.*
*Goethe.*
Aux éditions Plon
*Qu'est-ce que la littérature ?* suivi de : hommage à Charles Du Bos, par François Mauriac, Camille Mayran, Bernard Groethuysen, Jean-Louis Vaudoyer, Georges Petit, Gabriel Marcel, Jean Mouton, Paule Régnier, Charles Morgan, Daniel-Rops, Jean Schlumberger, Jacques Madaule, Albert Béguin, André Molitor, Jacques Heurgon, Guillain de Bénouville, Marie-Anne Gouhier, Jean Daniélou, S.J., Gérard d'Houville, J.-F. Lefèvre-Pontalis, Monique Siry.
Aux éditions Desclée De Brouwer : *Commentaires*.
Aux éditions de la Table ronde : *La comtesse de Noailles ou le climat du génie*.
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### Offrez de beaux livres aux enfants
*pour Noël*
par France Beaucoudray
L'HOMME ouvrait des piles entières de boîtes grises : Voulez-vous des boules de Noël ? disait-il.
Je revois celle qui était si grosse, bleu canard, les toutes petites, vernies de rose, celle en forme de maisonnette d'argent mat avec ses fenêtres bleutées et ses volets d'aurore. Je revois les minarets de verre achevés en pistils et croustillés de neige. Issues du mariage d'un vert gai et d'un rouge candide, ces boules peintes, fleuries, brillantes, ces bulles d'argent et d'or enfantaient pour moi mille souvenirs : mes Noëls d'enfant qui étaient de toute beauté.
Une mémoire particulière s'attache aux cadeaux de ce jour. Aussi faut-il pour célébrer la merveille de Noël offrir aux enfants de très belles images. Elles restent scellées à l'âme avec un parfum de sapin frais, l'éclat des cheveux d'ange et la piété de la crèche.
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J'y pensais l'autre jour. Ces boules de Noël ont joué comme un déclic. Aussi vous ai-je cherché des albums de qualité pour cette fête royale et les voici :
*Chat Lune* d'Albertine DELETAILLE paru chez Flammarion dans la collection : « Père Castor », est un univers de grâce et de tendresse. Une nuit mauve de lune, un chaton soyeux et blanc se glisse par la fenêtre. Les enfants dorment. A pattes neigeuses, à queue légère, l'enfant chat aux yeux d'or fait mille cabrioles. Il en fait tant que les enfants se réveillent. C'est alors une grande amitié entre les petits des hommes et le petit chat. Ici l'inspiration se fait poétique. L'auteur a le sens du mouvement et beaucoup de souplesse dans son pinceau. C'est un univers plein de tendresse, oui, mais il y a plus. Le lecteur trouvera ici de quoi former son goût grâce aux compositions pleines de vie, grâce à la très belle palette des couleurs. C'est un bien joli cadeau pour les 4-5 ans.
Une autre bonne idée, ce serait à mon sens d'acheter « *l'Arbre* »*.* Imagé par Monique FÉLIX, édité chez Gautier-Languereau cet album, si vous coupez d'après le pointillé page 5 et 24, devient un accordéon d'images. Dix-huit aquarelles nous peignent un arbre. Les saisons passent. D'abord au printemps l'arbre offre ses fleurs comme un bouquet magnifique sur le ciel bleu. Le vent s'escrime et l'arbre plie. La pluie se déchaîne et les moutons se serrent sous le feuillage. L'été rayonne. Les fruits dorent puis rougissent dans l'arbre splendide. Vient l'automne et l'arbre roussit. L'hiver gris le dépouille, laissant de lui un squelette noir sur un ciel froid. Tourbillonne la neige et s'amusent les enfants, bientôt bourgeonne l'arbre au printemps revenu.
C'est tout. Il n'y a pas de texte. La chose a du caractère. Les nuances des saisons sont bien comprises. Il y en a deux ou trois de trop à mon avis mais il faut bien montrer les oiseaux et la vie des nids dans le bel arbre ! Le dessin est solide et l'arbre a du corps ; la couleur s'adapte bien dans l'ensemble créé, qui fait toute une ambiance. On peut mettre cet album déplié sur une étagère de bibliothèque ou bien punaiser l'ensemble sur le mur d'une chambre. Cela convient de 3 à 8 ans, puisqu'il s'agit de décoration. (Dépliant de 3 m 05 de long sur 18 cm de haut.)
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*Les contes de Madame Hérisson,* de Susannah BRADLEY aux éditions des 2 coqs d'or est sensiblement pour le même âge. Il faut s'asseoir sous la lampe, le lire à ceux qui vont faire dodo et *prendre des voix.* Le mulot, le corbeau, les souris s'animent alors d'une vie éphémère qui enchante celui qui vous écoute. Cette histoire fait entrer dans un monde heureux. Les profondeurs blondes au lointain, les couleurs chaudes, les frimousses claires des animaux ont quelque chose de sécurisant comme disent les psychologues. Et puis les vertus naturelles abondent. L'aventure de ce pain qui fait le tour de la forêt et que chacun donne à l'autre est bien gentille
*Beaux contes célèbres,* collection « Grands livres cadeaux », paru chez Nathan et d'auteur anonyme est un livre de poids dans tous les sens du terme. Les 17 contes qu'il nous offre viennent du fond des âges : *Poule rousse, Boucles d'or, Les 3 ours,* autant de merveilles que l'on se transmet au coin du feu. Ici le texte est court. La typographie grosse est belle ; autant de raisons pour offrir le beau livre à un petit. Il vaut plus par l'illustration que par la qualité du style car il n'y a pas de développements comme les enfants aiment. L'imagier possède une certaine force sobre lorsqu'il dessine. C'est rare. Il *croit* à son sujet et y met un sérieux qui donne du corps à chaque image. Sa couleur est belle ; un peu *grave* elle donne le calme des choses stables. Les intérieurs ont une ordonnance apaisante, immobile. L'univers de Frédérick RICHARDSON est sans surprises plastiques et redonne une densité oubliée à chaque image ; on a du mal à les dater : 1910... 1920 ? Elles sont assez nordiques, d'une palette cendrée assez aimable et retiennent l'attention. La belle présentation, le papier de choix, font de ce livre de contes un cadeau de Noël tout trouvé. 8-10 ans.
*Le Prunier* c'est tout autre chose. Il est fait pour les enfants « *artistes* »*.*
*Le Prunier* de Michèle NIKLY est édité par Albin Michel dans la collection : « Albin Michel jeunesse ». Il se passe au pays du soleil levant et raconte le chagrin de l'empereur : son prunier vient de mourir, rompant *l'harmonie* du jardin. L'empereur de dépérir et les serviteurs de chercher par tout le royaume un prunier semblable. Il est découvert ! Quelle tristesse alors pour le peintre d'estampes dont il était l'inspiration. Le prunier est emporté chez l'empereur et le fils du peintre y attache un rouleau où il chante sa peine. L'empereur le lit et fait chercher l'enfant. Je te rends ton prunier, Musuko dit-il. Que ton père m'en fasse une peinture. J'ai appris que les pruniers, les jardins et les hommes, sont faits pour mourir.
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La moralité se dégage d'elle-même. Seule l'œuvre d'art abstrait du réel une harmonie éternelle. Au service de ce conte Michèle NIKLY crée des estampes graciles au graphisme assez élégant, d'une transparence lumineuse. Elles ne valent pas de vraies estampes japonaises mais créent un monde où le mouvement intérieur est bien rendu. Et puis ces fleurs de prunier sont très jolies. Le texte -- trop coincé sur le haut de la page gauche -- est mal mis en page. C'est un défaut réel mais la typographie est grosse et ceci fait passer cela. *Le prunier* convient aux enfants de 7 à 10 ans.
Pour les enfants qui ne sont pas *artistes* les histoires de bêtes sont de tout repos : c'est le genre de cadeau qui plaît à tous les coups. Voici trois petits livres reliés en un seul sous le titre : « *Mes petits amis de la nuit* ». Les histoires sont signées Résie POUYANNE et Marie TENAILLE, les images de Gerda MULLER. Cet ouvrage est édité chez Gautier-Languereau avec une belle présentation, bien soignée.
Si les aquarelles du *Prunier* offrent un univers transparent et poétique, ces 3 albums au contraire évoquent le monde clos de la nuit et de la maison. Le point de vue de l'imagier se fait plus intime. Et puis le dessin est envisagé en vigueur et en volume. La couleur est plus chaude, plus solide. C'est la maison heureuse avec ses petites affaires, ses coins, son ambiance ; par la fenêtre il y a le beau paysage de la nuit. *Dodo le hamster* c'est l'histoire de la bestiole bien fourrée de rousse fourrure et que les enfants aiment. *Chipeur le raton laveur :* en voilà un qui ne se livre pas et garde son quant à soi derrière sa drôle de frimousse à rayures blanches. *Chevêche petite chouette :* sauvetage d'un oisillon maigrelet, déplumé, ce qui attire toujours l'enfance.
Ce qui fait l'unité de ces 3 albums c'est la nuit ; de belles nuits claires un peu mystérieuses qui donnent un accent particulier à l'ensemble. Quelque chose de sain s'en dégage. C'est le cadeau pour tous. Le succès assuré. Le pendant du gros gâteau au chocolat pour un dessert. Il convient avec sa grosse typographie à des lecteurs de 8-9 ans. Et vous pouvez toujours le lire aux autres.
Je vous garde le plus beau pour la fin.
A propos d'autre chose quelqu'un me rappelait ce nom dernièrement ; celui qui a fait les plus belles images que je connaisse pour illustrer les *Lettres de mon moulin* d'Alphonse DAUDET. Je m'aperçois que je n'ai parlé de ce livre nulle part, alors que je connais cette édition depuis des années : -- celle-là et non une autre -- éditée chez Flammarion et illustrée par Pierre BELVÉS.
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Rares sont les illustrateurs qui savent magnifier par l'image le caractère contenu par un texte. Mais lorsque cela arrive Littérature et Peinture font alors une harmonie parfaite. C'est ce qui apparaît ici. Son dessin allègre et léger sied aux litotes de l'auteur. Son talent a saisi la nuance juste pour peindre le ciel de Provence. Le rythme des compositions convient et souligne le rythme des nouvelles. *L'âme* du livre n'est pas trahie. Avec peu de chose Pierre BELVÈS sait dire beaucoup ; comme pour cette pochade au pinceau en noir sur fond blanc où il résume tout un paysage : l'entrée d'un jardin de Provence entourée de deux ifs.
Toutes les images sont belles. Elles le sont avec un sourire *gentil* comme dans les *Lettres* elles-mêmes. Et puis les couleurs sont riches, gaies : bois de rose, jaunes mordorés, bruns de prunelle...
Ce grand beau livre, à la couverture brillante et cartonnée, où tourne encore le moulin de Maître Cornille est un cadeau de Noël somptueux pour les 11 à 14 ans.
\*\*\*
Je cherche.
Décidément il n'y a rien : pas le plus petit conte de Noël froufroutant de miracles et d'anges. Dans le domaine de la beauté religieuse je ne vois rien.
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Si. Il y a un cadeau que l'on peut faire aux plus grands et qui est d'une beauté autrement plus haute que les beautés habituelles. C'est le *Catéchisme* illustré par Albert GÉRARD. On peut en faire l'emplette 31, rue Rennequin à l' « Action familiale et scolaire ». Je vous le rappelle pour mémoire.
La pureté ailée des images convient à ce jour de Noël, comme le texte d'ailleurs. N'est-ce pas un livre parfait à déposer au pied d'une crèche ([^10]).
France Beaucoudray.
France Beaucoudray publie tous les trimestres (quatre numéros par an) un important périodique : *Plaisir de lire,* spécialisé dans les recensions d'ouvrages pour enfants et pour adultes, très utile aux familles, aux éducateurs, aux enseignants.
Plaisir de lire, 348, rue Saint-Honoré, 75001 Paris. Téléphone : (1) 296.34.30. Abonnement : 100 F. Le numéro : 25 F.
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### L'Avent de la gloire de Dieu
par Yves Daoudal
*Regem venturum Dominum, venite adoremus.* Venons adorer le Seigneur qui vient. La première chose qui frappe dans la liturgie de l'Avent, c'est cette insistance sur le verbe *venir.* Et c'est toute la liturgie de ce temps qui se développe autour de ce verbe, qui lui donne ses différentes colorations. Venir est le mot qui introduit et accompagne tous les thèmes de la liturgie de l'Avent ; il est l'axe de ce temps et lui a donné son nom. Il est employé surtout au futur, un futur dont la réalité ne fait aucun doute, appuyé très souvent par un *ecce* qui nous renvoie d'une part aux anges de la Nativité : *Ecce evangelizo vobis gaudium magnum,* voici l'Incarnation de Dieu, et d'autre part à s. Jean-Baptiste : *Ecce agnus Dei, ecce qui tollit peccata mundi,* voici la Rédemption de l'homme. *Ecce,* pierre lancée dans les eaux liturgiques, qui engendre en ondes concentriques tous les *annuntiate, dicite* dont retentit l'Avent, héraut de l'Année Liturgique. *Ecce manifeste veniet.* Il va venir parmi nous, visiblement. Ecce est l'index pointé vers celui qui vient, qu'on verra, qu'on touchera et qui restera avec nous pour toujours :
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*Ecce, Emmanuel,* deux des notes de l'accord parfait de l'Incarnation. Ce futur qui aiguise le désir de voir enfin le Sauveur (*exspectatio gentium*) ne peut que se transformer en une supplication rendue par l'impératif. Il en est ainsi dès le premier office de l'Avent ; les *ecce veniet* des antiennes deviennent dans l'oraison : *Excita quaesumus Domine potentiam tuam et veni.* Et le sens véritable de ce mot, c'est : hâtez-vous, ne tardez plus, comme le montre un répons du deuxième dimanche : *Festina, ne tardaveris Domine ; et libera populum tuum. Veni Domine et noli tardare ; relaxa facinora plebi tuae.* A partir du dix-sept décembre ce *veni* est chanté solennellement chaque jour avant et après le Magnificat. Et chaque dimanche aux Matines, le Seigneur donne sa réponse éternellement présente : *ecce venio cito,* qui fait penser au *nunc exsurgam* du psaume 11. Puisqu'Il vient tout de suite, on ne sera pas étonné de trouver à de nombreuses reprises les mots qui expriment directement la proximité, depuis le *appropinquat redemptio vestra* du premier dimanche (synonyme de *ecce qui tollit peccata mundi*) jusqu'au *appropinquavit regnum caelorum* du dernier lundi avant Noël. Celui qui vient, c'est Celui qui est envoyé de Dieu pour ramener les hommes à Dieu. C'est pourquoi le verbe *mitto* est fréquent dans la liturgie de l'Avent. *Filium suum misit in similitudinem peccati ; misit Deus filium suum in terras,* et la même supplication qui nous fait appeler le Fils : *veni et noli tardare* nous le fait réclamer instamment au Père :
*Egressus honestissima obsecro Domine mitte quem missurus es. Virginis Matris clausula.* Oui. Mais Celui qui vient *in similitudinem peccati* vient de l'Éternel : *Egressus ejus sicut a principio dierum aeternitatis.* Mystère de la double génération, mystère de la Mère de Dieu.
*Verbum supernum prodiens A Patre olim exiens... Omnipotens Sermo tuus Domine a regalibus sedibus veniet.*
Ce petit enfant qui va naître, la liturgie de l'Avent l'appelle sans cesse le Roi. *Rex noster adveniet Christus.* La liturgie détaille l'apparat royal : la couronne (*coronam regni habens in capite suo*)*,* le sceptre (*in manu ejus honor et imperium*)*,* le trône (*ecce veniet Deus et homo de domo David sedere in throno*)*.* Il est roi parce qu'il est le Verbe : *omnia per ipsum facta sunt.* C'est pourquoi il est le Roi des rois (*rex regum et dominus dominantium, princeps regum terrae*) dont la toute puissance est éternelle (*potestas aeterna*)*.*
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Celui qui a créé les mondes en est aussi le législateur, et il vient pour apporter la loi nouvelle (*rex et legifer noster*)*.* En latin, le mot rex pouvait avoir le sens de prêtre du sacrifice, lointain écho d'un temps où le roi était aussi pontife -- ce que l'on peut voir aussi dans le caractère chinois qui signifie roi, lequel a la forme d'une *croix* reliant le Ciel et la Terre. L'enfant qui vient est le Roi -- Pontife éternel : *Ipse est rex justitiae, cujus generatio non habet finem, secundum ordinem Melchisedech Pontifex factus in aeternum.* « Et parce que Jean-Baptiste proclamait la venue de Celui qui se montrerait à la fois roi et prêtre, s. Luc désigna le temps de sa prédication par la mention des rois et des prêtres de ce temps. » (S. Grégoire.) Ce caractère de Pontife, il va le réaliser dans l'Incarnation, puisque celui qui vient est *Deus et homo, il* réunit en lui le Ciel et la Terre. Il est plus que Pontife, il ne *fait* pas seulement le pont entre Dieu et l'homme, *il est* le pont lui-même, comme il le montrera sur la Croix, cloué entre ciel et terre, nous laissant les sacrements pour permettre à quiconque le désire de passer par lui de la tombe du vieil homme au Royaume d'en haut. Et bien sûr ce sont des rois-pontifes qui sont venus adorer l'enfant Dieu à Bethléem, et c'est parce qu'ils étaient rois et pontifes qu'ils venaient apporter l'or et l'encens. Et tant pis pour *Patapon,* qui reprenait à la dernière fête de l'Épiphanie, pour l'apprendre aux enfants, la sotte rengaine : l'Évangile ne parle que de mages et on ne doit pas en faire des rois. C'est faire bon marché non seulement de la tradition populaire, mais surtout de la liturgie de l'Épiphanie qui mêle le psaume 71 au splendide poème d'Isaïe pour développer l'Évangile de s. Matthieu. Et sur le plan historique, je renvoie à ce que j'ai dit quelques lignes plus haut sur le mot *rex :* les civilisations traditionnelles qui avaient au sommet de leur hiérarchie un roi-pontife n'étaient pas rares.
*Nascetur nobis parvulus et vocabitur Deus fortis.* Ce roi tout puissant, c'est un enfant. Et la liturgie de l'Avent nous répète sans cesse : « N'en ayez pas peur, *noli timere. *» C'est un petit enfant. Cet enfant est Dieu, cet enfant est roi, mais ce roi est un roi-pasteur, et sa toute puissance divine, il l'exercera pour nous sauver. *Veniet ut salvet populum suum.* C'est ce qu'expliquera s. Paul dans la messe de l'Aurore : *apparuit benignitas... Il* vient pour conduire les brebis dans les meilleurs pâturages, il portera les agneaux dans ses bras. Ils n'auront plus faim ni soif, *quia miserator eorum reget eos.* Le roi pasteur a souffert de notre abandon (*noli flere quoniam doluit Dominus super te*)*.* Il a eu pitié de nous, il sera le consolateur de son peuple :
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Pourquoi te consumes-tu de chagrin ? Je te sauverai et je te libérerai ; ne crains pas, je suis ton Rédempteur. *Comme* une mère console ses enfants, c'est ainsi que je te consolerai. Il vient nous apporter la tendresse maternelle de Dieu qui s'est choisi une mère pour venir sur la terre. Celui qui vient c'est le Roi des Cieux et de la Terre, tout puissant et éternel, mais c'est un petit enfant avec sa mère, qui sourit pour vous mettre en confiance. « Entrez ici, laissez-vous conduire par ma Mère, et demeurez un instant. Votre énorme sac de peines et de péchés, qui vous fait marcher tout courbés, et vous fait tellement souffrir et tellement honte que vous n'osez plus regarder le Ciel, laissez-le moi. Pauvres humains fatigués, je vous apporte la consolation suprême du sourire de Dieu. » *Pusillanimes, confortamini.*
Les premiers mots de la liturgie de l'Avent sont : *In illa die stillabunt montes dulcedinem, et colles fluent lac et mel, alleluia.* Ce jour-là nous connaîtrons la douceur de Dieu, car l'Éternel s'est fait lait et miel pour nous attirer à lui. *Ad te,* c'est ainsi que commence la première messe de l'Avent. *Ad te ;* vers vous, résumé de la liturgie, sont les deux premiers mots du psaume 24 ([^11]), lequel est expressément le psaume de la confiance : le roi-pasteur, doux et miséricordieux console, libère du mal et remet les péchés.
L'Avent, temps de la confiance : *In diebus illis salvabitur Juda, et Israel habitabit confidentes.* Douceur et confiance qui sont soulignées par les mélodies de l'Avent, et spécialement par le quatrième mode du répons bref et de l'hymne des vêpres. Cette consolation n'est pas sentimentale ; c'est le salut, c'est la Paix, *Pax vera. Vetus error abiit ; servabis pacem, pacem, quia in te speravimus.* L'annonce de l'Avent est l'annonce de la paix pour Jérusalem, Vision de paix... Et voici, je vais faire couler sur vous comme un fleuve de paix. *Rex pacificus* seront les premiers mots de l'office de la Nativité. Cette paix résulte de la libération des ténèbres de l'erreur et du péché. C'est pourquoi elle se lève comme une grande lumière. *Orietur in diebus ejus justitia et abundantia pacis.* Noël sera la fête de la lumière qui naît au milieu des ténèbres. *O Oriens, splendor lucis aeternae, et sol justitiae ; veni, et illumina sedentes in tenebris et umbra mortis.*
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Antienne magnifique qui résume un des grands thèmes de l'Avent, commenté par s. Léon dans son homélie du quatrième dimanche, mis en évidence et souligné dans l'oraison de la troisième semaine : *Mentis nostrae tenebras gratia tuae visitationis illustra.* Cet Orient, soleil de justice, dont la clarté remplit l'orbe de la terre, vient sur les eaux de la rédemption (*ambulans super aquas redemptionis*)*.* C'est par le baptême que nous sommes sauvés, et pour cela il est venu féconder l'eau par le feu divin. *Aquae arderent igni.* Moi je baptise dans l'eau, mais lui, il vous baptisera dans l'Esprit Saint, dit s. Jean-Baptiste dans la liturgie de l'Avent. Cette alliance de l'eau et de la lumière produit l'arc-en-ciel, signe de bénédiction parce que image du Christ Pontife. Il est un pont jeté entre la terre et le ciel ; de plus, il a la forme du ciel mais il s'est posé sur la terre, comme le Verbe qui s'est fait chair.
*Jubilate montes laudem, quia consolatus est Dominus populum suum. La joie de Noël rejaillit sur tout le temps de l'attente, jucundare et exsulta satis, gaude et laetare, gaudete omnes et laetamini..., Jerusalem gaude gaudio magno. Gaudete in Domino semper, iterum dico, gaudete.* Cette joie débordante, soulignée par les alleluia qui terminent la plupart des antiennes, est la joie sainte du salut. La joie de Noël est la joie de Dieu, elle ne se communique pas seulement à l'homme mais au cosmos tout entier. *Laetentur caeli et exsultet terra,* c'est ce que chantera l'hymne de Noël :
*Hunc caelum, terra, hunc mare,*
*Hunc omne, quod in eis est,*
*Auctorem adventus tui*
*Laudans exsultat cantico.*
La joie de Dieu est une joie féconde, l'arc-en-ciel de pluie et de soleil est la bénédiction qui fera fructifier la terre *Orietur sicut sol Salvator mundi et descende in uterum virginis sicut imber super gramen.* L'arc-en-ciel de Dieu fera germer le Sauveur, *germen justum.* La fécondité de la Vierge rejaillit sur l'univers. *Montes Israël ramos vestros expandite, et florete et fructus facite.* Les déserts se réjouiront, les solitudes exulteront et fleuriront comme le lis, et des collines couleront le lait et le miel. De la racine de Jessé a poussé une tige, et sur celle-ci est apparue une fleur. *Ego flos campi et lilium convallium.* Je suis le germe, dit le Seigneur, je suis la fleur, je suis le fruit. L'Avent nous fait célébrer l'arrivée du fruit de la Vierge, l'Avent nous fait jeûner pour célébrer la fin de la récolte des fruits de la terre (s. Léon, 3^e^ dimanche), et pour produire de dignes fruits de pénitence (Évangile du 4^e^ dimanche).
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L'arrivée du Christ sur la terre est l'avènement du Royaume de Dieu en germe. Quand il viendra, disait Isaïe, repris par la liturgie, les yeux des aveugles s'ouvriront, les oreilles des sourds entendront, le bancal sautera comme le cerf et les langues des muets seront déliées. C'est pourquoi à la question posée par les envoyés de s. Jean-Baptiste le Seigneur répond : *euntes renuntiate Joanni,* les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, et il ajoute pour montrer la portée de la prophétie et affirmer son caractère de Messie Divin : les morts ressuscitent et la bonne nouvelle du salut est annoncée aux pauvres. Et si ce n'est pas encore l'établissement définitif du Nouveau Monde, c'est l'arrivée réelle du Royaume de Dieu dans les âmes ; c'est pourquoi, comme la *venue* de Celui que le Père va nous *envoyer* est *proche* et que le jour de notre *libération* jette déjà sa *lumière* sur nous, pleins de *confiance* en ces promesses, nous laissons libre cours à notre sainte *joie* ([^12]).
Yves Daoudal.
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### Le trentin grégorien
par Jean Crété
SAINT GRÉGOIRE LE GRAND raconte dans ses Dialogues qu'à la mort d'un de ses moines, on trouva sur lui deux pièces de monnaie. Plein de douleur de cette faute contre le vœu de pauvreté, saint Grégoire se mit à célébrer la messe chaque jour pour le moine défunt ; le trentième jour, il eut la vision de l'âme du défunt entrant au ciel. Telle est l'origine du trentain grégorien qui consiste à célébrer, pour un défunt déterminé, trente messes, trente jours de suite, sans aucune interruption. Il n'est pas nécessaire que les trente messes soient célébrées par le même prêtre ; mais il y a obligation de recommencer le trentain en cas d'interruption. J'ai connu un prêtre qui, empêché de célébrer le vingt-huitième jour et ne trouvant pas d'autre prêtre pour le remplacer, dut recommencer et célébra donc cinquante-sept messes, au lieu de trente, à l'intention du défunt. C'est pour couvrir ce risque que les honoraires du trentain sont plus élevés que les honoraires de trente messes ordinaires. Un curé qui vit seul ne peut pas accepter de trentain, car il est obligé de célébrer pour ses paroissiens à certains jours.
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De préférence, on confie le trentain grégorien à une communauté de plusieurs prêtres, l'un pouvant relayer l'autre en cas d'empêchement.
Il arrive que des personnes pieuses, mais mal informées, demandent un trentain pour plusieurs défunts ou pour des personnes vivantes. On peut assurément faire célébrer trente messes à n'importe quelle intention ; mais ces trente messes ne constituent pas un trentain grégorien ; il n'y a pas d'obligation de recommencer en cas d'interruption, et les honoraires sont ceux de trente messes ordinaires. Si par ignorance la personne qui a demandé ces trente messes a versé les honoraires d'un trentain, le prêtre est tenu en conscience soit de rembourser le trop perçu, soit de célébrer un plus grand nombre de messes.
L'Église reconnaît une efficacité particulière au trentain grégorien ; mais efficace n'est pas synonyme d'infaillible. Dieu seul est juge, dans sa sagesse, sa justice et sa miséricorde, de l'application aux âmes du purgatoire du fruit dès messes, indulgences et prières, offertes à leur intention. La célébration d'un trentain ne garantit donc pas la délivrance de l'âme pour laquelle il a été célébré et ne dispense pas de continuer à prier pour elle.
L'Église a approuvé deux autres pratiques : la neuvaine et l'annuel de messes. A la différence du trentain, la neuvaine et l'annuel peuvent être célébrés pour plusieurs défunts ou à d'autres intentions. La neuvaine consiste à célébrer neuf messes, neuf jours de suite, mais sans obligation de recommencer en cas d'interruption involontaire. L'annuel consiste à célébrer une messe par semaine pendant un an ; il n'est pas nécessaire que la messe soit célébrée le même jour chaque semaine ; en outre, il est admis que le prêtre ne célèbre que cinquante messes pour une année.
Il est louable de faire célébrer des messes pour nos défunts. Mais il ne faut pas oublier les vivants, et surtout il ne faut pas s'oublier soi-même. Les auteurs spirituels sont unanimes à estimer que les messes que nous ferons célébrer pour nous, de notre vivant, sont beaucoup plus profitables à notre âme que celles qui seront célébrées pour nous après notre mort. Le temps de la vie est le temps du mérite et de la satisfaction pour nos péchés. Mettons-le donc à notre profit, sans oublier pour autant ceux qui nous ont précédés dans l'éternité.
Jean Crété.
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### L'idée de la mort sur les cadrans solaires
Du nord au midi de la France, les anciens ont inscrit sur les cadrans solaires de leurs maisons, d'admirables devises parfois gaies, parfois tristes, dans un latin rigoureux dont ils avaient le secret. On y lit, sous forme de maximes, soit de joyeux hommages à la gloire du soleil qui règle les actions des hommes, soit le sentiment douloureux du temps qui fuit, et celui de la mort qui approche. L'extrême concision latine permettait de forger des jeux de mots capables d'enchanter l'âme de nos pères ingénieux et candides. Voici ce qu'on lit à Cimiez, au-dessus de Nice, en hommage au soleil, image de Dieu, qui répand ses bienfaits sur les bons et les méchants SOL SOLUS NON SOLI (*le soleil est seul mais il ne brille pas pour un seul*).
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Une fière devise se lit à Rives, au château de la Paladière, où le cadran ne se déclare tributaire que de la lumière du soleil : SOLI SOLI (*au soleil seul*)*,* sous-entendu : je suis redevable. Voici, plus modeste, la devise du cadran solaire du château d'Agnelas (Isère) : DO SI SOL ce qui signifie : *je donne* (*l'heure*) *si le soleil* (*la donne*)*.* Par quoi nos industries humaines avouent dépendre humblement de l'ordre de la Providence. Dans le même sens, à Malaucène (Vaucluse) : NULLA SINE SOLE UMBRA (*nulle ombre sans le secours du soleil*)*.* Il s'agit de l'ombre portée de la tige sur le cadran. On peut également y voir en un sens plus mystérieux l'ombre de nos vies humaines, témoignant qu'elles ne seraient rien sans la lumière divine.
A Venise, en l'église *Santa Maria Formosa,* le langage du cadran solaire déclare sous une forme humble et gracieuse LUCE LUCENTE RENASCOR (*je renais avec le jour*) ; la nuit, il est vrai, le cadran reste muet, et ce sont les étoiles qui prennent la relève. Ainsi, chez nos anciens, la vie était-elle tout entière liée à l'ordre de la création : elle en suivait les phases et les rythmes, et cet accord profond livrait aux âmes la clef de l'univers religieux. Sans doute bien des inscriptions s'entendent en un sens proche des doctrines d'Épicure, témoin cette devise trouvée à Callian (Var) : FRUERE HORA (profite de l'heure). A Montmirail (Marne), au château de Louvois, un message gai, mêlé de tristesse, est exprimé furtivement en deux mots HAEC FRUERE (de celle-ci -- qui passe -- profite !). Entre Callian et Montauroux, on trouve : TEMPUS FUGIT UTERE (le temps fuit, utilise-le).
Rien n'est émouvant comme ce sentiment religieux teinté de mélancolie, où sagesse chrétienne et sagesse des nations se donnaient la main et tissaient ensemble une civilisation de l'homme.
Dans plusieurs localités une étrange devise, difficile à déchiffrer, s'offre aux yeux des passants : SOLI SOLI SOLI, que Charles Boursier traduit assez prosaïquement par au *seul soleil du sol* ([^13]) c'est-à-dire : je puis dire l'heure à condition d'être exposé au soleil qui frappe le sol (deux datifs et un génitif). Gustave Thibon propose une autre version : *Seuls les solitaires au soleil* (sous-entendu : peuvent faire face). La proposition s'entend alors au sens mystique où le soleil symbolise l'éblouissement de la lumière divine ; le sens obvie serait donc *le* face à face avec Dieu, ne souffrant pas de rival, exige la solitude.
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Maintes formules souffrent une double interprétation, matérielle et morale : LUX MEA LEX se lit à Épinal (Vosges) dans la cour de l'hôtel de ville (*la lumière -- du soleil -- est ma loi*)*.* A Paris, au Palais Royal, la formule est inversée : LEX MEA LUX (*ma loi est lumière*)*,* ce qui infléchit le sens au plan moral. Dans la même ligne, on lit en français, à Saint-Paul-du-Var (Alpes-Maritimes) : LE CIEL EST MA RÈGLE ; et en latin à Ville-de-Vallouise (Hautes-Alpes) : CAELUM REGULA.
A Paris, rue Palatine, on lit : FUGACEM DIRIGIT UMBRAM, que nous traduisons par : il (*le soleil*) *donne un sens à l'ombre fuyante.* La transposition au plan de la vie humaine est facile n'est-ce pas l'éternel qui donne à la fuite du temps sa vraie valeur ?
Voici au château de Rostaing (Isère) quatre mots italiens admirables de douceur et de mélancolie : CERTA SI MA FUGACE (certaine, oui, mais fuyante).
Il semble, à lire ces maximes de l'ancien temps, que les hommes de jadis aimaient la vie beaucoup plus que nous. Le contact vivant avec la terre, le ciel, la couleur du jour était pour eux une source de joies, dont la technicité envahissante du monde moderne nous a coupés en grande partie. D'où cette mélancolie à l'idée du temps qui fuit, ce sentiment universel de la brièveté de la vie, accru par une mortalité, jadis bien supérieure, à laquelle nos ancêtres payaient un lourd tribut. Il existait, cachés sous de rudes apparences, des trésors de tendresse envers les amis et les proches que la mort ravissait dans la force de l'âge. C'est pourquoi tant de devises inscrites dans la pierre évoquent la dernière heure avec une résignation douce où se lisent les vertus et les regrets d'un peuple laborieux :
FINIT UNA LABORES (*l'une d'elles met fin à nos peines*) ; Ou bien : SUFFICIT UNA (*une seule suffit*)*,* à Paray-le-Monial (Saône-et-Loire). Et celle-ci où passe un sourire : SIT ULTIMA FELIX (que la dernière soit heureuse).
Beaucoup de devises expriment simplement la fuite du temps : HORA FUGIT (*l'heure fuit*)*,* à Pont-Royal près d'Avignon. Et celle-ci qui dit tout en un mot : AVOLAT (*elle s'envole !*)*.*
Certaines rendent un son dur : TEMPUS EDAX RERUM (*le Temps dévore tout*).
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La dernière heure est évoquée au cadran solaire de Pierrebrune de l'Albenc, dans l'Isère : HORAM DUM PETIS ULTIMAM PARA (*tout en cherchant l'heure, prépare la dernière*)*.* Toujours sous forme de conseil : ULTIMAM TIME (crains la dernière !). Ou encore : UTERE PRASENTI MEMOR ULTIMAE (*utilise la présente, souviens-toi de la dernière*)*.* Et celle-ci, reproduite en de nombreux cadrans de nos villages, d'une beauté âpre, qui tombe comme un couperet : VULNERANT OMNES ULTIMA NECAT (toutes blessent, la dernière tue !).
Voici la devise du cadran de Colombier (Alpes-Maritimes), 1761. Elle est plus douce et plus discrète, mais non moins suggestive : VIDES HORAM NESCIS TUAM (*tu vois l'heure, tu ignores la tienne*)*.*
A Cahahours (Pyrénées-Orientales) sur le cadran de l'église TUA LATET (*la tienne est cachée*)
Et ceci, tiré du poète Horace : PALLIDA MORS ÆQUO PULSAT PEDE PAUPERUM TABERNAS REGUMQUE TURRES (*la pâle mort frappe sans distinction au palais des rois comme à la chaumière des pauvres*).
L'égalité de tous devant la mort, thème de prédication cher à Bossuet, acquiert ainsi une force d'expression saisissante : l'adage, gravé dans la pierre, surmonte le cadran où se comptent les heures, et se présente aux regards comme un avertissement inexorable.
A Montcornet (Aisne) une maxime à quatre membres, rappelant le style robuste et concis des sentences romaines, déclare : INDICO, NUMERAT DOMINUS, MORS TERMINAT HORAS, ULTIMAM TIME (*j'indique les heures, Dieu les compte, la mort les termine. Crains la dernière*)*.*
A Cognin (Isère), un bon curé a fait inscrire sur le cadran de son presbytère cette devise qui vaut tout un sermon AB UNA PENDET ÆTERNITAS (*l'éternité dépend d'une seule*) ; tandis qu'à Tuilerie de Gières (Isère), à la maison Pascale, deux mots brefs sollicitent les regards du passant : APPROPINQUAT HORA (*l'heure approche*)*.* Deux mots également, sous forme interrogative : FORTE TUA (*c'est la tienne, peut-être ?*)*,* trouvés à Tournami, près de Mougins (Alpes-Maritimes), 1872.
A Ville-de-Vallouise (Hautes-Alpes), le voyageur qui levait les yeux sur le cadran de l'église tombait sur ces deux mots MEMENTO FINIS (*de ta fin dernière souviens-toi*)*.*
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Toute l'histoire de l'humanité n'est qu'un grand pressentiment de la mort et c'est l'honneur des religions antiques d'avoir évoqué, préparé, symbolisé à l'aide d'une foule de signes, d'une poésie et d'une candeur indépassables, la plus grande aventure de l'homme, qui est de franchir le Styx et de se retrouver pour toujours de l'autre côté du voile, au pays d'où l'on ne revient pas.
Il n'existe pas de civilisation antique dont les rites funèbres ne nous disent quelque chose du mystère de l'homme. Comment ne pas être sensible à cette vague de fond qui inspire et soulève depuis des milliers d'années tous les monuments de l'art et de la poésie : le pressentiment de la dernière heure, l'adieu à la vie, les baisers et les larmes, la fuite du temps.
*Le temps s'en va, le temps s'en va, madame,*
*Las, le temps non, mais nous nous en allons*
*Et tôt serons étendus sous la lame.* ([^14])
Sans doute n'y a-t-il là encore qu'un sentiment naturel, mais sans le sentiment de la brièveté de la vie, aurions-nous celui de la plénitude ?
Et lorsque la révélation nous parle de l'*autre vie,* lorsque les mystiques nous parlent de leur soif de l'éternité, s'agit-il d'un étirement de la vie terrestre accompagné de délices, ou de ce mystère sans fond dont nous sommes à la fois exilés et porteurs ? C'est pourquoi lorsque sainte Thérèse chante : « *Je me meurs de ne point mourir *» et saint Jean de la Croix : « *Rompez la toile de cette douce rencontre *»*,* le plus étourdi des fils d'Ève sait intuitivement que ce sont eux qui ont raison sur les conquérants de la terre.
Cela, les cadrans solaires ne nous le disent pas. Le désir du ciel, il faut pour le trouver, aller le chercher sur les sarcophages du IV^e^ siècle, pleins de fraîcheur, où les premiers chrétiens sculptaient des personnages en aube aux plis calmes, des Christ au visage serein et des oiseaux dans les arbres. Ce que les devises nous rappellent sur le fronton des maisons, c'est que nous allons bientôt mourir. Et c'est déjà beaucoup. *Memento finis !* Cela donne tant de gravité à la vie. A cette lumière, toutes choses acquièrent leurs vraies proportions, secret de la véritable harmonie. L'idée que l'homme est une créature éphémère impose des limites à son penchant pour la démesure. Mais pouvons-nous en rester là ? Pour l'homme chrétien, la mort n'est pas une cessation ; elle est un commencement, une aurore qui monte. Comment lui en donner le goût ? Écoutons Gustave Thibon :
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« Si la mort mûrissait dans nos âmes comme elle mûrit dans nos corps, nous irions vers elle comme une fleur s'ouvre à la lumière, et la vie d'ici-bas, loin d'être assombrie par son approche, baignerait déjà dans son rayonnement transfigurateur. »
Hélas ! Combien peu de chrétiens abordent la mort sous cette lumière. Ils préfèrent l'étourdissement, le doute, le désespoir, tout plutôt que suivre avec une tranquille assurance cette colonne de chrétiens antiques qui depuis deux mille ans se sont mis en marche vers le ciel, et qui célèbrent leur mort comme un acte de naissance.
Benedictus.
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## TEXTE
### La Figue-Palme
par Charles Maurras
*Ces pages ont été écrites en 1943. Elles sont extraites du recueil :* Inscriptions sur nos ruines (*A la Girouette, Paris 1949*)*.*
ON DIT que cette année de guerre universelle est aussi une année de figues, et personne ne veut parler des figues martiales que le bailli de Suffren expédiait, par la bouche de ses canons, aux Anglais de la mer des Indes :
*Qu'ils tâtent d'abord des figues d'Antibes !...*
Ces figues de la chanson, nées du figuier de Barbarie, sont cuirassées d'une écorce dure, elle-même hérissée et comme barbelée d'un velours de poils très piquants.
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Elles n'ont rien de commun avec le doux fruit sans défense qui aujourd'hui abonde sur nos tables disgraciées. Sur cette figue véritable, que d'histoires ont été faites, et que de poésie !
\*\*\*
Vers la fin du Premier Empire, un ancien capitaine de vaisseau qui s'appelait aussi Suffren, moins la gloire, avait couché par écrit la nomenclature et la description de toutes les figues de Provence, d'Espagne, des États de Gênes, et bien que la mort l'eût empêché d'étendre son travail au sud de l'Italie, à la Grèce, à la Syrie, à l'Inde, il n'en dénombrait pas moins de 366 espèces, dont 122 pour la Provence, 67 pour les seuls arrondissements d'Aix, Arles et Marseille ! Toutes ces « qualités » d'autrefois survivent-elles ? ou s'en est-il perdu ? Il y a cent ans, les compétences juraient que, depuis une certaine date fatidique et critique -- 1739 -- le bel arbre des figues a commencé à dépérir ou à dégénérer. Sa taille est devenue modeste, elle s'est même rabougrie, elle qui atteignait à la hauteur du chêne ! Cependant, ses racines n'ont pas perdu la propriété d'aller chercher à de grandes profondeurs leur eau ou même leur fumure. Et puis, les troncs peuvent mourir du froid des mauvais hivers, une sève vive n'arrête presque jamais de jaillir en nouveaux rejets. Et voici le plus beau : les nobles espèces ont maintenu leur privilège de donner deux récoltes par an, la commune vague d'automne est précédée au printemps, pour la Saint-Jean, d'une avant-garde, de figues-fleurs, les bien nommées, longues, grasses, fondantes, mêlant à leur sucre de miel on ne sait quel poivre secret que notre air de mer leur distille.
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Toutes ces figues sont classées tant bien que mal dans ma vieille *Statistique des Bouches-du-Rhône* de l'an 1824, selon le principe de leurs couleurs : *alpha* les figues blanches, *bêta* les colorées, *gamma* les noires ou noirâtres. Mais cette botanique bon enfant oublie le moins possible les curieux noms que ces figues ont reçus de traditions vieilles ou nouvelles : à côté de la *Sextius* qui prospéra dans les jardins consulaires de M. Gibelin, a Aix, ou de la *Tonnelle* qui, voilà cinq bons quarts de siècle, fut l'honneur des vergers de MM. Audibert frères, à Tarascon, on mentionne leurs sobriquets immortels, on cite la *Trompe-Chasseur* que sa couleur verte confond dans le feuillage et qui peut échapper ainsi aux maraudes, ou la *Franche-Paillarde,* dont les mauvaises mœurs sont effrontément célébrées. Mais il y est aussi question de la *Figue-Datte.* Celle-là, je l'ai connue sous un nom plus brillant, je ne la dégraderai pas.
\*\*\*
Car je l'ai toujours entendu nommer la *Figue-Palme.* C'est le vrai mot ; qui ne sort pas d'un vieux bouquin. C'est celui qui m'a été dit depuis le jour où j'ai cueilli, goûté, savouré, regretté, redésiré la chose, la douce et belle chose, suivant l'ordre et la fuite de nos saisons. Personne autour de moi, parents, maîtres, bonnes, paysans, n'en parlait d'une autre manière.
Certes, le vert frais de sa peau, près du pédoncule, la dégradation de la panse, du mordoré au bronze, évoquent bien la tonalité propre à l'or brun de la datte, comme, au surplus, le goût, si l'on peut se fier à l'imagination des folles papilles de nos langues et de nos palais, ce goût d'ambre aérien allie et rapproche ma figue de la datte... Mais il y a bien autre chose ici, et l'évocation de la palme lui ajoute on ne sait quel arôme supérieur, qui emportait au-delà de la figure et de la matière du fruit : nous voyions notre figue pendre et trembler dans le régime, à la naissance des longs et flexibles rameaux qui battent les rythmes du ciel. Palmes ! Palmes ! Paul Valéry doit donner raison au vocabulaire local : cela sort du commun des fruits de la terre, cela nous emporte en d'autres espaces plus beaux.
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Le paradis des *Figues-Palmes* s'éleva, s'exhaussa, et même s'agrandit au fur et à mesure que nous prenions des années, mon jeune frère et moi, et découvrions les Lettres humaines, avec leur poésie divine, bercés, mais non trompés, par la musicale magie d'un mot et d'une image.
A la suite d'Homère, c'était Chénier qui nous chantait :
*Un palmier, don du ciel, merveille de la terre,*
à peu près comme devait le faire plus tard Moréas :
*Jeune tige pareille à ce noble palmier*
*Que, dans l'âpre Délos, Ulysse vit un jour.*
Mais notons ici une bonne chose. C'est à la palme des poètes, aux belles palmes toujours vertes du grand Malherbe, que nous en avions. Et d'elles seules était rapprochée notre figue. Le palmier véritable ne nous importait pas. Son essence n'est pas très naturelle à notre coin de Provence. C'est un arbre de luxe introduit par fraude et artifice dans quelques jardins. Un palmier qui s'était mêlé de pousser entre mes cyprès et mes myrtes ne m'inspirait ni confiance, ni intérêt, ni considération. C'était un intrus, presque un étranger, un métèque. Assurément, je ne l'aurais point abattu mais, quand il finit par mourir, je ne le pleurai point et ce fut pour mon paysage un véritable soulagement.
Il n'y eut jamais rien de commun entre lui et l'arbre aux *Figues-Palmes.* Nos Anciens avaient eu leurs raisons pour élever son fruit dans l'échelle des nomenclatures sublimes, et nous la respections et nous en ressentions plaisir et gloire sans partage.
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Il ne nous était pas non plus désagréable de penser que le figuier vulgaire avait aussi ses lettres de noblesse : Nous les avions lues chez Racine dans son prétendu exil à Uzès (personne ne peut être exilé à Uzès). Jean Racine écrivait à sa cousine, Mlle Vittard, pour l'intéresser à ses mélancolies de jeune garçon :
*J'irai parmi les oliviers,*
*Les chênes verts et les figuiers*
*Pour chercher un remède à mon inquiétude.*
Magnifiques réminiscences ! Il s'y ajoutait pour nous un autre plaisir, tiré de l'exercice d'un droit auguste qui découle du plus vénérable coutumier rural : comme chacun le sait, la récolte du voisin s'arrête strictement à la rive de sa propriété, et tout fruit que la force et l'élan de la branche peuvent bien jeter au-delà, tout fruit qui vient à pendre hors de son verger sur la terre du mien tombe, de soi, dans mon domaine, je peux le cueillir à cœur joie, mon droit sur ma terre sacrée comprenant tout l'air et le ciel qui la couvrent jusqu'aux étoiles, tout ce qu'elle recouvre elle-même jusqu'aux enfers. Or, vous étant remis dans l'esprit de nos lois, figurez-vous que les *Figues-Palmes* de notre enfance provenaient, toutes, d'un tronc unique planté juste à la limite de notre bien, mais en dehors, ne manquant jamais de lancer à chaque saison de longs bras de ramures appesanties de fruits. Nous les cueillions en conscience, sans rien ajouter ni rabattre en ce juste prélèvement. Jamais nous n'y faillîmes, qu'au jour funeste où, je ne sais comment, ce roi des figuiers sécha et mourut, comme pour nous apprendre que tout finit, les joies et les délices, les droits et les honneurs.
\*\*\*
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Homme, déjà vieil homme, et par conséquent plus sensible à tous les malheurs, cela me fut un coup très dur. J'allai trouver mon riverain, qui était mon ami, et le suppliai de me dire s'il ne connaissait point un verger, un jardin ou n'importe quel lieu de notre canton, qui portât des figuiers-palmes, où l'on m'en vendît la récolte, en y joignant, s'il était possible, des boutures, des graines, de quoi renouveler le bel arbre que nous pleurions.
Il répondit brièvement que c'était inutile ; le défunt n'avait pas son pareil. D'un regard assez torve, il appuya le bon conseil de me consoler avec quelque figue d'une autre espèce. Il y en avait de délicates et de très fines, comme la douce petite « marseillaise » : si je lui trouvais le tort d'être un peu vulgaire, que dirais-je de celle, plus rare, plus distinguée, qui va vêtue d'un léger « rayé » blanc et vert, ou de l'incomparable grise, qui tire un peu sur le violet, ou de la noire-noire dont le cœur est rouge comme le sang !...
Mon ami se payait ma tête. Je coupai court :
-- Voyons, Goirand, on ne se console pas de la figue-palme avec d'autres ! Vous aviez l'arbre tout à vous ; moi, ma petite part de fruits, réunissons nos infortunes.
-- Et puis, après ? Qu'est-ce que nous en ferions ?
-- Après ? Eh bien, chercher, courir, battre le pays, comme l'on bat le diable pour n'en pas être battu. A deux, nous trouverons peut-être.
-- Nous ne trouverons rien. Ce qui est mort est mort. Vous chercherez, vous ! mais pas moi et vous vous donnerez beaucoup de peine pour rien.
Il dit. Je soupçonnai mon riverain de ressembler à beaucoup de maris comblés. L'arbre lui avait trop appartenu : il n'en connaissait pas le prix.
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Grognon, un peu dolent, je le quittai, fis quelques démarches, les manquai toutes et tentai de n'y plus penser. Le beau fruit chargé de délices, avec son nom qui réveillait des vers de grands poètes, continua de se balancer sur la branche obscure de mes songes et de mes regrets, avec sa pelure verte et dorée, ses reflets de coucher de soleil du Lorrain ; et son parfum, aigu et doux, renaissait de lui-même chaque fois qu'il m'arrivait de traverser l'air embaumé et piquant de l'ombre chaude du plus vulgaire figuier. L'étrange et secrète saveur des sucs du terroir et des souvenirs qu'il ranime m'exprimait un de ces deuils légers qui finissent par faire l'ornement de la vie, tel qu'on peut se flatter de l'emporter chez les Mânes.
Depuis lors, il se fit bien des révolutions, des séparations, des adieux. Mon voisin émigra. Puis, il vendit son champ. Il mourut. Bien d'autres, plus près de moi, tombèrent à leur tour ; en attendant le mien au bord de leurs fosses, je songeais, de temps à autre, à la destinée identique des arbres et des hommes dont les générations jonchent le même sol. Il arrivait alors que le *Figuier-Palme* reverdissait en moi, pour me distribuer ses fruits imaginaires et magnifiques. Mais quelle ne fut pas ma stupeur, un certain soir, que, sur le plateau du dessert, m'apparut un beau et bon lot de *Figues-Palmes,* des *Figues-Palmes* de chair et d'os, si l'on peut dire, épanouies tranquillement, qui me faisaient le plus naturel des sourires !
-- D'où sortent-elles ? demandai-je.
-- C'est le paysan qui vous les envoie.
-- Quel paysan ?
-- Mais le vôtre !
-- Où les a-t-il cueillies ?
-- Là, dans le champ !
Je courus au champ. Là, en effet, un robuste petit arbre auquel je n'avais pas pris garde dépliait ses feuilles, -- et quels fruits ! Là, et remarquez bien, à la meilleure place. Il n'était pas du tout établi, comme aurait dû le faire le simple surgeon du tronc paternel, sur la rive et frontière de ma propriété.
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Non, il était au beau milieu ! A l'abri de toutes les rapines légales. Pour mes seules commodités, à la seule portée de mes mains ou de celles de mes fondés de pouvoirs. Et cet extraordinaire bien de fortune poussait dans moi depuis longtemps. Et cette intervention de volontés, de faveurs ou de grâces inconcevables. Quelle marcotte ensorceleuse l'aurait bien pu diriger sous terre au-delà d'un fossé profond, pour venir me faire plaisir ? Une graine plutôt ? Une graine envolée sans doute ? Le vent qui la poussa a soufflé juste dans la direction qu'aurait souhaitée mon désir : or, le plus fréquent de tous nos vents, le mistral, donne en sens inverse, il y faut supposer un vent du sud ou du sud-est, le vent de la pluie, bien plus rare ! A moins qu'un insecte ne s'en soit mêlé, un de ces moucherons dont parle Théophraste ou Pline, et qui passèrent pour grands fécondateurs ou, disait-on, beaux greffeurs et civilisateurs du figuier.
Apports de graines, vols de semences, reptations ténébreuses de racines lointaines, quelque conjecture qu'on fasse, il faut bien que des décisions directrices aient été prises et que des concours très divers aient joué entre les petits dieux du sol et de l'air, après une incubation ignorée, pour conduire mon arbre là où il est, où il fallait qu'il fût et comme il le fallait jusqu'à sa fructification merveilleuse et jusqu'au coup de théâtre éclatant qui fit pleuvoir cette moire de bronze et d'or, du milieu de mon champ, en bénédicité de mon petit dessert !...
\*\*\*
Il n'est pas nécessaire d'avoir une oreille bien fine pour discerner ici ce que l'on murmure :
-- Qu'est-ce que vous nous racontez là ? et où voulez-vous en venir ? Votre histoire doit être un conte pour nous moraliser et votre Figue-Palme une fable ésopique où nous attendons toujours la vieille finale *Cette fable montre que...* O MYTHOS DILOI OTI. :
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Vous l'attendrez longtemps. Ma fable est historique et elle n'aurait point de sens hors de l'avantage d'être scrupuleusement vraie. J'ai vu, touché, tâté, goûté et puis perdu, et finalement retrouvé ma chère Figue-Palme dans les prodigieuses conditions de Légende dorée que je viens de dire, et je ne pousse point la fatuité jusqu'à rêver que, du fond des cieux éternels, le Seigneur Dieu m'ait voulu récompenser d'une fidélité trop facile à la plus douce de ses créatures. Il n'y a point l'ombre d'un mérite dans mon cas. Je n'y ai point agi. J'ai été agi par les choses. Mais, en fin de compte, par de bonnes choses. Si la retrouvaille du beau fruit eût procédé de l'effort de quelque labeur, j'en pourrais déduire à voix haute : « Voilà ! Nulle âpre volonté n'est déçue ! Par sa force, tout peut renaître ; elle peut tout nous ramener... » Mais, dans l'affaire, je suis resté les bras croisés et même sans espérance. La prétendue récompense m'eût été donnée gratuitement pour le plus gracieux des surcroîts.
Ceci, j'espère, dissipera l'appréhension de ceux que peut inquiéter ma Morale, plus spécialement ma Morale politique, avec son conseil et son précepte d'agir, parce que toute action porte en soi un profit caché, proche ou lointain, mais un profit. -- Non, non, cette histoire-ci est sans point de contact avec ces hautes vérités.
\*\*\*
Néanmoins, il y a quelque chose à y voir au-delà des choses vues. Après tout, n'est-il pas bon, heureux et même moral de recevoir ce que l'on n'a pas gagné ? N'est-il pas admirable de récolter sans peine ce dont on désespérait et qu'on n'a même pas semé ? Et dès lors, l'aventure ne porte-t-elle pas une obscure petite leçon pour nos tristes jours ?
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Quand le ciel et la terre et la mer sont si noirs, il n'est peut-être pas mauvais de savoir nous dire que, par delà ou par-dessous ce feu, ce sang, ces cendres, subsiste et, malgré tout, circule l'élément fraternel et propice, comme une âme amie enfoncée aux entrailles de notre monde, qui nous est bienveillante, et ne nous oublie pas. Oh ! nous n'y pouvons rien, Ou si peu de chose ! Les plus atroces barbaries tiennent le haut du ciel et l'empire supérieur. Toutefois, les bontés circulent, par en bas *et* des charités peuvent se faire jour. Leur sourire peut scintiller, quelque chose qui n'est que grâce (car tout est grâce, au fond) se faire jour en faveur du misérable peuple des hommes. Le fait qui s'est vu de tout temps doit se revoir du nôtre, et c'est peut-être pour cela que jamais nos Anciens n'ont perdu l'espérance. Ils s'appuyaient sur leur instinct, lui-même issu de notre terre, jailli de notre sang. Alors : SI EUX, POURQUOI PAS NOUS ?
Veut-on faire le bel esprit ou l'esprit fort, et demande-t-on : POURQUOI NOUS ? je ne ferai qu'une réponse :
-- Ceux qui disent que ce qui est mort est mort, ne sont pas sûrs de leur affaire. Il semble bien que ce qui meurt ne meurt pas de mort naturelle et qu'il y eut toujours quelque recoin obscur réservé à l'espoir. Demandez à votre curé, il en sait plus long, croyez-moi. Et peut-être répondra-t-il par le verset du Décalogue selon les Septante : *Honorez vos père et mère* (et votre patrie !) *afin de vivre longuement sur cette bonne terre que le Seigneur Dieu vous donna.*
Bonne ? Hum ! hum ! mais elle a du bon comme le montre assez l'histoire de la figue-palme, où l'on voit tant de bénédictions imméritées répandues sur quelqu'un qui n'avait même pas su la replanter ni même la retrouver !
Charles Maurras.
104:267
## NOTES CRITIQUES
### Remarques sur le style de Roger Nimier
Dès son premier livre, *Les Épées,* Roger Nimier (il a 23 ans) impose son ton propre. Chacune de ses phrases porte son empreinte, très reconnaissable. Il a une sûreté, une autorité étonnantes dans l'expression. Ce style évoluera pourtant. Il suffit de comparer *Les Épées, Le Grand d'Espagne,* écrits entre 1948 et 1950, avec *L'Élève d'Aristote* qui réunit des textes des dernières années, 1957 à 1962, pour voir la maturation de l'écrivain, le travail qui enrichit ses grands dons naturels et les transforme. Pour voir, en somme, comment il passe d'une langue reçue à une langue créée, son instrument propre.
Au départ, on remarque dans la prose de Nimier l'abondance des images et un tour spirituel, le sens de la formule. Il utilise tour à tour une phrase venue de la rhétorique classique et une phrase familière née du langage parlé. Alternance plus visible dans les romans, où elle est justifiée par la variété des personnages. Ainsi dans *Le Hussard bleu,* Forjac se répand en longues phrases ornées et précieuses, tandis que Casse-Pompons et Los Anderos parlent avec le rythme et la trivialité du langage populaire. Mais Sanders passe de l'un à l'autre mode d'expression, et cela se retrouve dans les essais du *Grand d'Espagne.* L'exigence romanesque n'explique donc pas tout. Il y a une attirance pour le caractère expressif du langage « vivant ».
105:267
Quelques exemples. D'abord celui d'une rupture de ton. La gouaille cède à une expression plus noble, tout à coup. « On fusillait pas mal dans tous les coins. En même temps, de graves orateurs venaient déclarer combien ils étaient modestes ! Ils ne croyaient pas du tout en Dieu -- s'ils avaient cette fantaisie, ils ne vous demandaient pas de la partager -- seulement, il y avait les hommes, et alors leur voix se faisait émue, la race des hommes, la terre des Hommes, la grandeur des Hommes. Ils n'oubliaient qu'une chose : le petit matin des hommes, quand on les réveille pour les abattre devant un mur. Quand les massacres s'achevèrent, quand cette suite de la guerre, comme la queue d'un dragon touché mortellement et qui s'agite encore, fut achevée -- alors nos idéalistes d'une voix douce et polie nous avertirent qu'ils s'étaient bouché les oreilles pendant tout ce temps-là car ils étaient adversaires de la peine de mort. » (*Le Grand d'Espagne,* p. 81.)
Mouvement d'éloquence, un brin maladroit, avec cette image du dragon, qui sort des livres. L'art est plus subtil, et d'une belle virtuosité, dans un autre essai du livre (p. 218) : « Oui, je reconnais en vous l'allure décorative des héros de marbre, cet air d'athlète qui s'essuie le visage en plein soleil, cette sueur brûlante qui coule depuis le front d'Héraclès jusqu'à vos épaules. »
Pour le familier, les exemples ne manquent pas : monologue de Sanders, dans *Les Épées* (p. 63) : « Et le sang, c'est comme le reste : passé dix mille litres, ce n'est plus une tragédie, mais une industrie nationale. » Dans *Perfide* (p. 12) cette cocasserie :
« Franceville, hurla M. Lefaux, avec une voix bleu ciel bordée de blanc qui laissait encore mieux ressortir les nuages rauques grondant à l'arrière-gorge. »
Grande diversité de moyens. La voix la plus pure, le sommet de l'art de Nimier à ce moment, c'est dans *Les Épées* (p. 120) cette suite du monologue de Sanders, qui évoque un tableau de Strasbourg : « Je me suis cru soudain dans le grand musée désert, en face de l'Ange triste de Filipino Lippi. Ce petit garçon sans âge, avec ses cheveux qui lui tombent sur la tête, son front usé, son air d'avoir tout gâché dès le début, cette grande fidélité au malheur, cette noblesse des anges vaincus, autant de signes qui me sont remontés à la gorge. Il m'a semblé que je ne pouvais vivre sans ces amitiés secrètes et tous les regards qui vous attendent derrière ces fenêtres qu'on appelle des cadres, -- fenêtres sur une autre vie où l'air même est coloré, où les enfants deviennent brusquement des anges de Botticelli aux narines passionnées, aux lèvres lourdes d'un baiser qui ne vient jamais... Seul monde charnel, monde de la noblesse et de la douleur qui ne crie pas et du plaisir qui ne se vautre pas monde où je respire. »
106:267
Il est peu utile d'insister sur la beauté de cette page. Musique inédite, qui traduit avec des moyens simples, et presque par la seule justesse des mots, la nostalgie du paradis et le signe de la grâce-perdue, du malheur, avec pour finir une exigence que pourrait résumer le mot de *tenue.* On comprend ce que veut dire Boutang quand il parle du « jansénisme » de Nimier. Cet ange de Strasbourg, il semble qu'il veille, constant et secret, sur toutes ses œuvres.
Mais les deux rhétoriques, classique et populaire, si fortement utilisées, restent séparées. L'ambition de Nimier sera de les unir, appliquant au langage le but que le romancier proposait, dans *Les Enfants tristes :* « ...gagner les extrêmes, aller de Céline à Valery Larbaud tout un programme électoral ! »
Quant aux images, on vient d'en voir un certain nombre, des dragons aux nuages et aux fenêtres. Marque d'un tempérament plein d'appétit, qui accueille les sensations avec force, et du goût d'établir des rapports entre des réalités différentes, ce qui est une des définitions de l'intelligence. On dirait la même chose pour l'esprit. Il est spirituel par l'aisance à jeter des ponts entre des domaines qui paraissent d'abord sans communication. La relation établie est stimulante encore plus qu'ingénieuse : « La ligne Maginot avait cette propriété miraculeuse, qu'elle partageait avec les gaines élastiques, de vous donner une silhouette jeune et moderne, longtemps après l'âge. Cette comparaison avec les sous-vêtements féminins ne me vient pas par hasard. On peut dire que la ligne Maginot et les gaines Scandale, dans des domaines aussi voisins que la guerre et l'amour, auront bercé notre jeunesse. » (*Le Grand d'Espagne.*)
Autre exemple moins frivole : « Ils écoutèrent quelques disques. Ces grandes hosties noires du monde moderne... » (*Les enfants tristes.*) Là, le mot-clé est *communion,* avec le passage du blanc au noir, et de Dieu lui-même à une sentimentalité animale, qui renverse le rapport de la communion véritable dans l'image d'une confusion fausse et vaine.
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Avec *Journées de lecture,* qui contient des articles du début des années cinquante, mais travaillés, repris, on perçoit les premiers effets de l'évolution. Les ruptures de ton sont mieux ménagées, plus significatives.
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Ainsi, dans l'article sur *Maurras,* quand il est question de son espérance « de penser qu'un jour la lutte politique aura porté ses fruits (ou que les poètes se couperont les oreilles, plutôt que de négliger les rimes)... » :
Ce, qui reste constant, c'est le goût de la surprise, du détail imprévisible, mais jamais gratuit, plein de sens au contraire. Par exemple, à propos de Mauriac : « Mauriac, lui, n'imagine pas le paradis sans huîtres. Il en est vorace, et d'une façon qui en dit long sur son amour des créatures vivantes » (où cet « amour des créatures » rappelle romans et articles animés d'une féroce avidité).
A cette époque, Nimier multiplie dans ses articles les remarques sur l'écriture. En voici deux qui le montrent attentif au vieillissement de la mode : dans l'article *Maurras* (*Journées de lecture*)*,* il rejette l'emploi des « expressions courantes (si courantes qu'elles sont oubliées au bout de dix ans) ». Dans un article sur Gide (*Arts*) : « Les mutations littéraires naissent rarement parmi les espèces sauvages. Elles viennent d'un sentiment critique porté au rouge par des sentiments variés qui s'appellent l'ennui, le refus, l'ironie ou la colère. Alors on décèle l'enflure, là où les autres crient au génie ; et l'on voit des glaces qui fondront, quand tout le monde parle de lucidité... C'est ainsi que les formes littéraires vieillissent par plaques superposées. L'épaisseur de ces plaques est faible et les contemporains les jugent transparentes. Ils ne s'étonnent pas du langage de X ou de Z qui leur paraît absolument naturel. Pourtant ces parcelles accumulées forment la peau granuleuse du roman de 1950. Il est donc utile de la connaître, plutôt que de s'en forger une idée, si on veut la rejeter ; et l'envie même de la rejeter ne viendrait pas autrement, si elle st sincère. »
C'est à ce moment aussi qu'il parle de « ce français qui est aussi du latin » (article sur Sainte-Beuve, dans *Carrefour*)*.* Il voit les premiers symptômes de ce que Jünger appelle la désintégration du langage, non pas une évolution, mais la corruption en un sabir simplificateur, issu de la publicité, des techniques, avec quelques onomatopées. Pourtant, en 1950, ce sabir laisse subsister une souche vigoureuse, et sur elle, Nimier pense greffer la langue classique et ses riches nuances. Là intervient la leçon de Céline, telle qu'elle est exposée dans les *Entretiens avec le professeur Y :* « Le langage écrit était à sec, c'est moi qu'ai redonné l'émotion au langage écrit ! » « ...les écrivains d'aujourd'hui savent pas encore que le cinéma existe !... et que le cinéma a rendu leur façon d'écrire ridicule et inutile... péroreuse et vaine ! » « L'émotion ne se retrouve, et avec énormément de peine, que dans le parlé. »
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Naturellement, les imitateurs sont allés au plus facile : apocopes, points de suspension, ils ont cru que cela suffisait pour rendre à la langue l'émotion vitale que Céline disait si difficile à fixer. D'ailleurs, son triomphe actuel tient peut-être moins au langage qu'à l'horizon fermé, emmuré de son œuvre. Bardamu est un citadin sans racines et sans ciel (mais pas sans enfer), amer, perçant dans la dérision. C'est cela qui plaît.
Comprendre la leçon, de toute manière, ce n'était pas copier. Nimier va chercher, avec ses moyens propres, plus d'intensité, de surprise, de rythme. Essayons une revue, même incomplète, de ces moyens.
D'abord l'allusion. Elle agit comme un élément minime en quantité (son support est en général une métaphore), immense par ses effets ; un catalyseur. Un monde d'images est mis en mouvement par un seul mot et vient enrichir la phrase qui suit son cours, mais doublée par un élément nouveau. L'effet grandit avec la distance entre le mot allusif et le sens général. « L'allusion, dit Abellio, est la jouissance de l'instant, l'intégration instantanée et discrète du jeu caché et universel des correspondances. »
Le texte sur *Versailles* (1958) commence ainsi : « Le palais de l'ogre s'étend sur huit cents hectares. » Cet ogre déroute, quand il s'agit du règne le plus civilisé de notre histoire, et Nimier ne veut pas dire que Louis XIV se nourrissait de petits enfants (c'est pourquoi l'allusion ici l'emporte sur la métaphore). Il s'agit de nous placer dès le départ où il faut : dans l'ordre du fabuleux. Il nous ramène, hommes fragiles, à notre mesure. On peut penser aux géants de la Bible, mais plutôt à l'appétit célèbre des Bourbons, ou à ces maîtresses, ces provinces, croquées joyeusement ; et encore à Perrault, qui le premier nomma le siècle de Louis XIV, et montra aux enfants des ogres polis, qui avaient lu Vaugelas.
Que ce soit l'allusion qui oriente le sens de la métaphore, on le voit avec cet autre exemple : « ...on fabriquera une République qui ne rit pas et qui ne boit que du sang, coupé d'eau » (*L'élève d'Aristote*)*.* Ce « sang, coupé d'eau » répond à l'ivrognerie de la Régence, et définit le nouveau régime : Terreur et culte de la vertu.
Encore un : « Et le général de Montriveau-Balzac, à peine sorti des enfers littéraires où il marchait sans guide, car l'Arabe nommé Walter Scott ne l'avait pas précédé bien longtemps... » Le tiret entre les deux noms suffit à signaler la part d'autobiographie de *La Duchesse de Langeais.* Ce tiret entraîne le développement, qui souligne la transposition de la vie à l'œuvre : les enfers, ce sont ceux qu'a connus Montriveau en Afrique, et les enfers de la création pour Balzac ; l'Arabe, c'est le guide défaillant du général, analogue au guide dans l'art du roman que fut W. Scott pour l'auteur des *Chouans.*
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On voit comme cette manière est concise. L'économie est un autre des moyens recommandés. Nimier, s'il n'utilise pas l'apocope célinienne, a ses recettes. Il écrit : « Nous, ne l'avons jamais pensé », -- sans redoublement du pronom. Il joue quelquefois sur le changement d'une lettre, substituant au cliché des écrivains capitaux, l'adjectif capiteux. Nommant l'homme « un insecte rangeur ». L'économie frôle le calembour, dans *César :* « Il commandait, on le commente. » Minuties ? Mais un écrivain est quelqu'un qui fait attention aux mots (et le bon lecteur aussi).
Évidemment, l'image reste un des outils favoris, elle qui donne densité et surprise. On trouve dans un article sur Larbaud (N.R.F. n° 57) : « La phrase ample, en forme d'écharpe. Matière de l'écharpe : la gaze aléoutienne et même -- car Barnabooth est moderne -- le nylon. »
Et ailleurs, ce jugement sur Céline (*N.R.F.,* n° 54) : « Péguy était l'enfant d'une rempailleuse de chaises, voici le fils d'une dentellière : très exact à placer ses mots, en équilibre sur l'interjection, spécialiste du souffle et du poumon, interprète des battements de cœur. Ses phrases de trois mots ont incommodé certains lecteurs ; ceux-là se disent amoureux de Voltaire, ils n'en aiment que la virgule. On répondra que les phrases de Céline se portent bien, crient vigoureusement, venues à terme. »
Ce n'est pas le langage habituel de la critique littéraire. André Thérive aurait certainement asséné son verdict : « manque de gravité professionnelle », comme il le fit un jour pour Apollinaire. Mais ces images qui viennent de la mode, ou des sages-femmes, dépaysent volontairement. Il s'agit de protester contre le pompeux et le funèbre des professeurs, de redonner vie et jeu au style de la critique. Cette notion de jeu est importante, Paulhan le rappelait aussi à ce moment-là. Et bien sûr, cela n'a rien à voir avec la frivolité. Une image tirée du rugby, dans un texte plein de cabrioles (*Dublinage,* N.R.F. n° 78) peut porter les aveux les plus graves : « Paroles baroques, mon enfant, ce ballon se promène comme ton âme, rebondit sur un terrain qui ne lui en veut pas, mais sa forme imprévue tombe en des mains gracieuses, passe par des genoux têtus. Tu ne seras pas pardonnée, affirme-toi grande âme ! Impose à tes joueurs tes soucis. Ils t'ont mêlée à l'herbe, à la boue. Ils se servent de toi comme d'un moyen vers un but. Ils t'ignorent, ils te frappent. »
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Ces emprunts à diverses langues techniques, c'est peut-être, après l'effet Céline, l'effet Joyce : Nimier les pratiquera beaucoup dans ses dernières années. Langue des sports, des mathématiques ; de la pédagogie (*Céline au catéchisme*)*,* de la gastronomie. L'allusion s'élargit en parallèle, le texte est coloré par les mots d'une discipline particulière ; jeu et surprise. Exemples. Sport : « On lit sur l'affiche : la *Cousine Bette,* combat en dix reprises entre le Vice et la Vertu. Juge-arbitre unique : la Société. Le vice se présente sous le double visage de l'envie et de la débauche. La Vertu est dans son poids de forme, la Famille » (et toute la suite) (préface à la *Cousine Bette,* livre de poche).
Mathématiques : « Étant donné une jeune femme qui descend des ducs de Bourgogne et qui épouse un froid vieillard ; étant admis qu'elle le trompe avec un Portugais et que ce Portugais la quitte pour se marier ; étant connu qu'elle croit trouver d'autres délices, un autre abri dans les bras d'un jeune Parisien et que cet espoir, après avoir décrit neuf années de circonférence, se révèle vain ; démontrez pourquoi elle l'abandonne à son tour et quel est le lieu géométrique des sentiments punis, entre la séparation, la tristesse, l'impossible oubli » (*L'élève d'Aristote*)*.* On a reconnu *La Femme abandonnée* de Balzac. Parfois Nimier met en équation.
Il pratique aussi le classement, avec comparaison d'objets divers. Développé, cela donne le parallèle. Pas de meilleur moyen que ce procédé classique, pour définir l'ensemble d'un paysage et fixer une figure par rapport à d'autres. Sur Scève « Où prendre Scève, en quel ciel il se loge ? D'Aubigné qui toujours gronde, Ronsard qui s'égosille sont assez clairs et d'une même venue. Du Bartas est très beau, magnifique. Du Bellay, surprenant ancêtre de Péguy, reste bleuté, à l'horizon. La Boétie est mort ; » (*L'élève d'Aristote.*) Voir aussi, dans le même ouvrage, le parallèle entre César, Retz et Napoléon comme écrivains.
Autre moyen, tout aussi classique : les expressions créées, les alliances de mots. Il dit de Bernanos : « Il avait un grand génie naturel du système nerveux de l'époque. » Il se plaira à écrire : « soupeser à la pointe des cils », « les mains d'ange ; les chevilles de zéphyr » ou, pour Athos « un sourire plein de France et de raison » (*D'Artagnan amoureux*)*.* Et ceci : « Les voyageurs de l'autobus au matin, leurs gras ignorants, leur bouche reposée, leur nez calme bien planté dans leur face nourricière » (*Méditation sur la mort certaine*) ; ou à propos des femmes : « La liberté de leurs mœurs, la vaillance de leur profil, la brutalité de leur présence » (*Un mariage,* N.R.F. n° 109). « La vaillance de leur profil » : très juteuse expression.
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C'est un psychanalyste qui est censé parler, et la préciosité du tour a peut-être un indice comique : Comme dans la *Chronique gastronomique* (*N.R.F.,* n° 98) : « Le moelleux de votre vieux champagne servira de bastion à votre sauce contre les offenses du poivre. »
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Dans la préface de *Journées de lecture,* Jouhandeau disait : « Ses commencements sont de premier ordre. Il attaque avec une sorte de bravoure, parfois de fureur... » Ces débuts foudroyants ont l'avantage d'amener tout de suite le lecteur dans le courant du texte ; qui est rapide. Après, il s'agit de continuer à entraîner le lecteur naturellement inattentif, capricieux. Et l'intensité le fatigue. La séduction ne doit pas se relâcher. D'où la nécessité de multiplier les surprises : nouveaux départs à l'intérieur du texte. Sans doute, il peut, il doit y avoir aussi des temps neutres, plages de repos. Et on lira : « Swift avait une triple raison de s'intéresser aux domestiques » ou « dans la nuit du 5 au 6 octobre 89 on attaque les gardes du corps ». Mais Nimier a tendance à les réduire.
Sauter les idées intermédiaires, c'est une pratique connue. Il va jusqu'à briser l'enchaînement ; au lecteur de remplacer ce blanc, et de sentir en même temps la force qu'il donne à la page par des rapprochements inattendus. Un rythme très calculé en naît (par exemple dans le jugement sur Céline, ci-dessus, ou dans *Dublinage*)*.*
Marc Dambre, à qui on doit la publication de *L'Élève d'Aristote,* a publié d'autres textes, en particulier des pages d'un roman qui devait s'appeler *Pâris* (*Cahiers de la Table ronde,* hiver 1974) et un texte qui s'y rattachait : *Méditation sur la mort certaine* (*Le Monde,* 7 octobre 1977). *Pâris* montre l'aboutissement du long travail qu'on a essayé de montrer : « Sans armes et vieilli, je vois la fin des choses. Qu'ai-je provoqué pour connaître cette malédiction ? je ne fais qu'envier les uns et les autres. Ils me paraissent tous créés par un Dieu et moi par un diable. Leurs certitudes, leur aplomb m'enchantent. Jeunes comme des fontaines, ils se transportent de la naissance à la vieillesse, ils savent. Je suis perdu et je ne fais que me plaindre. Je suis Pâris. Ils me poursuivent de leurs lances, ils jettent des javelots contre lesquels je me cogne parce que mes yeux sont noirs. Ils sont donc là et toujours. »
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Voici donc cette langue créée. Elle n'est pas toujours facile, et elle a ses risques : la tentation de la préciosité, le vieillissement des allusions qui deviennent incompréhensibles, une concision fatigante. Les avantages sont certains. Nimier obtient une concentration éclatante ; il est plein de force, de rapidité, d'invention ; sa phrase devient en quelque sorte polyphonique. Et si la préciosité perce parfois, on peut remarquer le fond solide de son vocabulaire : ce sont les mots de tout le monde (c'est leur agencement qui n'est qu'à lui). Chacun de ces textes pourrait se déployer en cinq fois plus de pages. Il avait choisi de créer des machines de précision. Et qui gardent en même temps la vertu d'un langage « tel sur le papier qu'à la bouche ».
Sa lecture laisse l'esprit plus allègre, comblé : le monde nous offre donc ces richesses que nous ne voyions pas, il nous donne cette fête. Nimier disait de Fraigneau : « Il a entretenu l'univers en état de noblesse et de drôlerie. » On peut lui retourner le compliment.
Sans le calculer, j'ai cité des textes du début et de la fin qui sont les meilleurs exemples de ce qu'il apportait : l'ange de Strasbourg, le ballon de rugby et Pâris. Et il se trouve que la fête, alors, donne un autre son. C'est la solitude au milieu du monde, l'étrangeté d'un homme qui ne se contente pas des douces apparences de la terre. Aveux vite étouffés. Mais cette gravité donne une raison supplémentaire de regretter l'œuvre qui aurait pu être.
Georges Laffly.
Les livres de Nimier sont édités à la N.R.F. sauf *Le Grand d'Espagne* (éd. de la Table ronde).
Marc Dambre dirige *les cahiers Roger Nimier* (61, rue Pierre-Charron ; 75008 Paris).
### Présence du XIX^e^ siècle
José CABANIS : *Lacordaire et quelques autres* (Gallimard).
José Cabanis est un homme étrange. En 1939, à dix-sept ans, il militait pour l'Action française. Pendant l'Occupation, il est passé à l'autre extrême de l'éventail politique, et prétend n'en plus démordre.
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A cinquante ans il a délaissé une carrière de romancier (couronnée par le Prix Renaudot en 1966) pour se consacrer exclusivement à ses chroniques d'histoire, littérature et religion mêlées, tout en publiant et annotant le journal de ses vingt ans, où il y a plus de liberté de mœurs que de vraie liberté d'esprit j'y songeais en le comparant aux *Minutes d'un Libertin 1938-1941* (La Table ronde) du cher François Sentein. Les annotations tardives de son journal de jeunesse contiennent cependant des pages émouvantes et cinglantes sur la décomposition du catholicisme contemporain, sur le cardinal Marty, sur En-Calcat et sur les Trappistes ([^15]). Pour ces pages-là il sera beaucoup pardonné à José Cabanis, comme à Montalembert pour son amour de l'Église (« le nom que je porte, ce nom qui est grand comme le monde, le nom de catholique. »).
Autant donc prévenir tout de suite le lecteur : il y a des postulats irritants dans ce livre comme dans les précédents. L'auteur juge les catholiques conservateurs tous « contraints et dépités », alors que ces adjectifs conviennent, il l'avoue, à Lamennais, et fort peu à Veuillot ou à Dom Guéranger. Il semble partager le préjugé de Montalembert (« ce lord qui aurait été en même temps clergyman », disait Pontmartin) selon lequel il n'y aurait point de salut ni de plaisir à goûter la liberté en dehors de la sacro-sainte démocratie (parlementaire). Pourtant, il note, car il est honnête, que « Lamennais était un fervent de la liberté à condition qu'on fût de son avis » ou que Lacordaire *prescrivait* à ses religieux l'attitude à adopter lors des élections de 1849. Louis-Philippe disait, paraît-il : « La République a de la chance. Elle peut faire tirer sur le peuple. » Les libéraux en ont aussi : ils ont le droit d'être tyranniques.
José Cabanis récuse le mot de Daudet sur *le stupide XIX^e^ siècle,* alors même qu'il vient de montrer que l'éloquence de Lacordaire brillait par d'autres qualités que l'intelligence. Il reconnaît que ces *escarpes* de Morny et de Louis-Napoléon Bonaparte avaient finalement un sens plus aigu du problème social que tous nos bons libéraux. Mais n'importe ! il détourne avec dégoût le regard de la « fête impériale », comme si l'ouvrier avait la misère plus douce quand ses maîtres ont l'orgie triste et sentencieuse. Du moins ses jugements sont-ils plus nuancés qu'ils ne furent naguère. Lui parfois si janséniste se laisse entraîner par ses héros à louer « les solutions bâtardes, souvent, les meilleures ici-bas » ou à admettre, avec Lacordaire, que « dans la pratique les problèmes sont complexes, on ne peut les résoudre que lentement ».
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Pourquoi alors l'angélisme sévère de sa prière d'insérer : « Religion et politique se rencontrent et se recoupent nécessairement, par la morale \[*et par la vie même !*\]. Ce n'est pas pour leur bien. Les vrais politiques n'ont que faire de la religion \[!\] qui les embarrasse même s'ils s'en servent. Les croyants qui servent une politique sont entraînés là où ils ne devraient pas, ou ne voudraient pas aller » ?
Ces réserves faites, on ne doit pas cacher le plaisir pris à ce livre, construit autour de trois protagonistes -- par ordre d'entrée en scène : Montalembert (le plus jeune), Dupanloup, Lacordaire -- et qui tient de la conversation, ou du bouquet de fleurs pieuses, comme on disait jadis. José Cabanis butine à travers son cher XIX^e^ siècle, de revues en brochures, de Sainte-Beuve en Veuillot, de correspondances, privées en dossiers médicaux. Il compose une savante marqueterie de témoignages et de citations. Il apporte à pleines mains des *paillettes d'or,* selon le titre d'un petit bulletin de 1904 d'où il a exhumé un très curieux *Souvenir du Père Lacordaire*.
J'avoue que les « pénitences favorites » de celui-ci, ses mortifications un peu trop choisies « selon ses goûts » (l'expression est du P. Chocarne) me laissent perplexe. Mais « Lacordaire est un prêtre *romantique,* et je l'aime », exulte Cabanis après Baudelaire (qui rêva de lui succéder à l'Académie). L'auteur a su retrouver des bonheurs d'expression dans une prose pourtant très *datée :* « Qu'il y a loin encore de la foi à l'amour, et de l'amour qui commence à l'amour qui déborde » ; « Il est remarquable, dans la vie des saints (ces « *Mille et une nuits* de la vérité », disait-il aussi), que presque tous ont senti cette mélancolie, dont les anciens disaient qu'il n'y a pas de génie sans elle... Ce n'est pas vrai qu'il faille s'y complaire ; car c'est une maladie qui énerve, quand on ne la secoue pas, et elle n'a que deux remèdes, la mort ou Dieu » ; ou encore : « En dehors du Christianisme il n'y a point de société possible, si ce n'est une société haletante entre le despotisme d'un seul et le despotisme de tous. »
José Cabanis, qui doit bien être quelque peu parent de ce maire de Toulouse avec qui correspondait Lacordaire en 1844, a fait bien sûr, le pèlerinage de Sorèze : « Dans la chapelle du Collège, que la mode d'aujourd'hui a vidé de tout ce qui l'ornait, de très mauvais goût, paraît-il, et qui a ainsi une apparence d'abandon assez triste ; dans la crypte qui est sous l'autel, le cercueil de Lacordaire est posé sur une petite murette.
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Cette école étonne, par son mélange de réel et d'imaginaire, de grandiose et de délabré, avec son écurie où il y a des chevaux pour les élèves, ses salons élégants, ses peintures, ses boiseries ; et ses toitures immenses dont on se demande comment elles passeront le prochain hiver. Ailleurs, on tiendrait Sorèze pour une merveille nationale, à garder et développer aux frais de tous, mais l'État français se moque bien, jusqu'à présent, de ce qui existe aux confins du Tarn et de la Haute-Garonne. »
Qu'on ne croie pas à un livre mélancolique, pourtant. Il est grave, mais semé d'éclaircies. C'est Montalembert en visite à Solesmes, dont les longs cheveux blonds se répandaient à chaque Gloria Patri, et qu'il ramenait d'un geste de la main, toujours le même, ou apportant au réfectoire deux petits chats, auxquels, il faisait faire le signe de la croix. La suite est moins gaie, il est vrai sous le Second Empire, brouillés, Veuillot et Montalembert étaient voisins rue du Bac ; quand les vêpres sonnaient à Saint-Thomas-d'Aquin, ils sortaient et traversaient la rue tous deux, sans un regard l'un pour l'autre.
C'est Berryer recevant en 1856 à Augerville son cousin Delacroix, Mgr Dupanloup, Montalembert, Thiers et Falloux ; tout ce petit monde allant visiter les cousins de Chateaubriand à Malesherbes, puis versant un pleur devant le portrait de Charles X, en suite de quoi Thiers confesse qu'il est devenu royaliste et Mgr Dupanloup fond en larmes.
On trouvera aussi beaucoup de bons mots. Pie IX conseillant de prier saint Jean-Baptiste pour Dupanloup, qui lui aussi a perdu la tête. Veuillot expliquant *La Mer* de Michelet : « Michelet le folâtre admirait la mer et voulut décrire son langage. -- Elle fait hou ! hou ! disait-il. » Les surnoms donnés aux trois évêques de l'Assemblée de 1848 (Parisis, Graveran et Fayet) : *Taedificat, Aedificat* et *Laetificat,* Montalembert, tenu pour évêque laïque, étant *Magnificat.* Il y a même des mots très durs pour certains prélats libéraux, et qui sont rapportés par Hugo. Une vieille femme disant de Mgr Fayet auquel Cavaignac avait promis le chapeau mais qui mourut du choléra : « La République l'avait fait rouge ; le bon Dieu l'a fait redevenir violet. » Et Victor Cousin : « J'ai vu l'archevêché de Paris sollicité comme un bureau de tabac. Le solliciteur était M. Affre », ce que José Cabanis confirme grâce à divers recoupements. Il est heureusement de plus naïves figures d'évêques pour traverser la scène, fugitivement, comme le jeune cardinal de Rohan que les Italiens appelaient *il bambino* ou comme Mgr de Ségur, dont la mère ; la fameuse comtesse, gardait précieusement quelques cheveux de Pie IX que la sœur de Veuillot lui avait procurés on ne sait comment.
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J'ai gardé pour la fin un point délicat. José Cabanis fait allusion à la fameuse chanson paillarde dont Mgr Dupanloup est le héros, à travers une discrète citation d'un discours imaginaire du prélat à l'Académie, publié par Georges Girard aux éditions du Trianon en 1932. De quand date-t-elle ? Peut-être de son vivant, sûrement pas de longtemps après sa mort en 1878. C'est en effet dans les années soixante-dix qu'atteint son apogée la renommée de l'évêque d'Orléans, qui avait mené l'opposition à Vatican I, qui avait fait face dignement aux Prussiens, était devenu parlementaire, avait fait campagne contre Littré à l'Académie et connu le succès littéraire avec son livre sur l'éducation des filles (aujourd'hui encore, la devise du Cours Dupanloup reste : « Simple dans ma vertu, forte dans mon devoir »). Les anticléricaux, francs-maçons et autres ([^16]), craignaient fort le rôle qu'il pouvait jouer dans une éventuelle restauration monarchique et contre la laïcisation de l'enseignement. Or la chanson, aimable ou grivoise, fut une de leurs armes de prédilection au XIX^e^ siècle. Inutile de rappeler Béranger. Mais ce n'est pas un hasard si le duc de Bordeaux est la cible d'une autre célèbre chanson. Des générations d'étudiants les rabâcheront innocemment, les enjoliveront même, sans se douter que leur origine -- du moins nous proposons cette hypothèse -- était politique, voire franc-maçonne. A ce propos, il est intéressant de noter que Lacordaire aussi, en bon libéral, colportait parfois dans ses sermons la propagande orchestrée par les loges contre l'Ancien régime : à Bordeaux, en 1841 ou 1842, il évoqua les désordres de la vie de Louis XV. Il ne lui serait pourtant pas venu à l'idée de tirer argument des maîtresses de Cousin ou de Dupin contre le régime parlementaire.
Voilà une bien longue digression. Mais le livre de José Cabanis y invite, et l'auteur ne les déteste pas. Elles ne sont pas le moindre charme de son ouvrage, qui en contient plusieurs : un chapitre entier sur Dupin aîné ; un autre, fort joli, sur le cardinal de Rohan.
Jacques Urvoy.
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### Choix d'hagiographies pour les enfants,
Une des meilleures vies de saints que je connaisse est peut-être celle de Pierre Chanel. Intitulée *Pierre Chanel premier martyr d'Océanie,* elle est écrite par Marie-André, éditée chez Téqui dans la collection : « Nos amis les saints ». Si elle est parmi les meilleures, c'est qu'elle est, cette histoire, celle d'un garçon facilement imitable.
Saint Pierre Chanel est ce paysan né à l'aube du XIX^e^ siècle et qui a le cœur le plus délicat, le plus sensible de toute sa famille. Un paysage bien français l'entoure : les champs de Bourg-en-Bresse, un frais troupeau de moutons qui rentre par les sentiers herbus, Pierre par devant, le beau soir de France tout autour. La semaine est sagement laborieuse, les jours de fête candides ; dimanches légers remplis de cris heureux, de jeux innocents et que domine -- l'œil à tout -- la lourde silhouette chapeautée à l'ancienne du bon curé Trompier.
Pierre veut être prêtre. C'est venu comme ça doucement.
Ici nous retrouvons à la toucher la vie villageoise de la France chrétienne. Le curé s'en charge de ce petit. Il va voir la famille. Il commence l'éducation du futur prêtre : apprendre à bien travailler, faire du latin, veiller sur son âme, devenir enfant de chœur et même se délasser au petit jardin de la cure. La vraie maison du peuple en ces temps, c'était le presbytère. Le rythme du livre évoque ce naturel, cette société harmonieuse. Arrivent le grand séminaire et la première messe et les premières ouailles. Affectueux, attentionné, le bon Pierre Chanel fait son bonhomme de chemin vers le ciel sans heurts ni coups de Trafalgar. Le seul c'est à la fin. Devenu missionnaire chez les Maoris il meurt sous les coups des cannibales.
En général un garçon attend d'une hagiographie quelque chose comme cela : un tracé montant et qui serait facile à suivre. Aussi un garçon de 10 à 12 ans devrait aimer ce beau modèle. Les illustrations sont jolies -- cela arrive de temps en temps. Peut-on leur reprocher de pousser un peu loin l'aspect naïf du tableau ? Peut-être.
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Raconter sainte Catherine de Sienne à des petits est une gageure : Pourtant voilà qui est fait.
*Sainte Catherine de Sienne,* d'Andrée Bourçois-Macé édité chez Eise dans la collection : « Nos amis les saints » est un livre tout rempli d'intelligence. L'auteur crée une opposition entre la mère et sa fille, ce qui est une trouvaille. La mamma (25 enfants) ne comprend rien à cette enfant-là ; l'épaisseur terrestre du personnage sert alors de repoussoir à la contemplation paisible où vit Catherine. Suggérée avec art, la sainte impose dans ce livre une sorte de *présence.* Cependant les faits sont là : les malades à soigner, les événements ordinaires ou extraordinaires et, en arrière-fond le chatoiement bariolé, bavard, des rues siennoises. La différence entre la vie laïque et la vie mystique est sensible. Catherine devient alors intelligible pour ses lecteurs ; sa mission toute spirituelle auprès des grands, auprès du pape s'explique ; ses extases, les vengeances diaboliques (discrètement évoquées) font partie de sa montée personnelle. Et tout cela est joliment écrit. Il faut cependant signaler une erreur à propos des extases en général.
L'auteur affirme : « De nos jours on a beaucoup étudié ces « extases » et les phénomènes qui les accompagnent, lesquels ne constituent pas du tout la sainteté, mais en sont souvent la conséquence : résultat nerveux causé par une grande tension spirituelle. » L'explication est fausse. *L'extase est un état mystique.* C'est une consolation, une grande grâce. Ce n'est pas un phénomène nerveux (voir page 34).
Notons aussi une autre idée saugrenue : « ...le Moyen Age, bien que brutal, n'admire rien tant que l'immatériel ; sa civilisation ; dans la pratique forcément inférieure à la nôtre » etc. (page 54). Si la première opinion est juste, la seconde est insuffisamment expliquée. Sans doute faut-il entendre par pratique inférieure, l'absence des inventions modernes telles que la fée Électricité, sa Majesté le Gaz, la vaporeuse Eau bouillante du Robinet, la princesse Télévision et nos carrosses sans poésie, les trains, les métros, les ascenseurs ? A tout hasard développez le sujet de la civilisation. Les enfants sont très excités par le Moyen Age. Ils veulent tout en savoir. Comment comprendront-ils cette opinion qui d'ailleurs n'engage que l'auteur. On ne peut deviner. Page 60 un autre paragraphe demande lui aussi à être approfondi : « Bien avant Luther, sainte Catherine a prêché la Réforme... mais à la manière, dont le concile de Trente -- beaucoup plus tard, hélas ! -- la réalisera : réforme dans et par l'Église ; affaire de famille confiée à l'autorité du père, le pape. » Par les temps qui courent il est indispensable que l'enfant comprenne bien : Luther sur sa rive, le concile de Trente sur la sienne, un fossé définitif entre les deux. Le « *mais à la manière *» n'est pas suffisant pour des petits qui voient tant de fausses réformes autour d'eux.
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Le style du livre est agréable et plus encore celui des illustrations. Elles ont de la pureté et même de l'élégance. Au trait bleu elles font revivre cet être exceptionnel, tout recueilli, tout intérieur. C'est une excellente lecture pour les filles de 10-12 ans, C'est un beau livre aux belles images.
Dans un style plus courant arrive un portrait moins habile : *Sainte Brigitte grande dame suédoise,* de Renée Tramond, chez Eise toujours dans la collection : « Nos amis les saints ».
Elle n'est pas à dédaigner, cette vie de sainte Brigitte ; seulement elle n'a pas ce *ton,* cette harmonie qui règnent dans les deux premiers ouvrages.
L'histoire de la dame de Néricie serait pourtant à offrir *avant* celle de sainte Catherine de Sienne. Les deux saintes se sont en quelque sorte *suivies* en Italie ; sainte Brigitte essayant d'obtenir le retour de la papauté à Rome et sainte Catherine obtenant cette victoire. Il y a beaucoup de faits dans ce livre : l'enfance de Brigitte, son mariage, son bonheur, ses enfants, sa vie à la campagne, ses aventures à la cour... à croire que Brigitte est plus occupée, plus accaparée qu'une autre. Destinée par Dieu au commerce avec les grands, cette dame dégage une sorte de froideur un peu hautaine. L'auteur ne sait pas enlever son sujet. C'est dommage. Pourtant l'amateur de voyages, celui qui aime les personnages pleins de panache sera content. La cour de Suède, l'Italie du XIV^e^ siècle vibrent en arrière-plan. Il y a aussi beaucoup de vertus ici. Brigitte en butte aux épreuves et aux princes oppose à toutes choses une volonté de fer. Et ce que le livre a de mieux c'est peut-être la fierté de la grande Brigitte qui se mue en humilité. L'honnêteté compilatrice de l'auteur ne gênera pas forcément le lecteur. Les petits aiment toujours les faits. Et de toutes façons et malgré les illustrations très inégales, c'est une belle vie à lire pour celles qui ont de 9 à 11 ans.
Sainte Odile d'Alsace c'est encore autre chose.
*Sainte Odile d'Alsace, princesse de lumière* de Paule Antoine, toujours dans la collection : « Nos amis les saints » allie le charme du vrai au charme du conte. Voyez : Un château à pic sur un gouffre, un père féroce, une mère effacée font à Odile un cadre pour légende. Aveugle de naissance, rejetée par son père, arrachée de justesse à la mort, rien vraiment ne manque pour assombrir son drame. Dans ces épreuves l'enfant grandit. L'auteur l'esquisse délicatement. Il nous la dévoile petit à petit comme un agneau très doux élevé en secret, ramené subitement au jour et qui n'a pas fini d'en voir.
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On pourrait intituler cette vie autrement je crois. Princesse de lumière vient mal pour une aveugle. Et puis Odile élevée en cachette par sa nourrice, recueillie par des religieuses et passant sa vie d'enfant au cloître, est toujours dans l'ombre. Son père -- un fauve -- ne lui donne lorsqu'il accepte enfin sa présence autre chose que des ordres. Où est la lumière dans cette vie ? A l'intérieur, c'est entendu. L'enfant ne saisira peut-être pas l'allusion. En revanche il saisira la patience et la douceur de la pauvre Odile et la cruauté de ses épreuves. C'est un livre qui se lit d'un trait et laisse un sillage de grâce. Mère abbesse et sainte reconnue Odile d'Alsace garde toujours un je ne sais quoi de très attirant. Cette lecture convient bien aux 9-10 ans.
*Sainte Geneviève, patronne de Paris,* de Geneviève Duhamelet, édité chez Téqui dans la même collection : « Nos amis les saints » nous décrit l'enfant célèbre comme étant sage et sereine. C'est gracieux de voir la petite fille s'établir dans la vertu. Geneviève persécutée dès l'enfance par sa mère ; Geneviève défendue par Dieu qui rend aveugle cette sotte ; Geneviève soutenue par saint Germain d'Auxerre et qui va son train dans le livre avec une tranquille espérance. Tout le monde connaît la vie de sainte Geneviève ; l'amie de la reine Clotilde, la protectrice de Paris n'est plus à raconter. En revanche la France de ce temps-là est pour beaucoup d'enfants une sorte d'inconnue. Et c'est pourtant une grande époque et un moment magnifique : la reine est sainte et sainte sa conseillère et saint l'évêque d'Auxerre et saint est celui qui baptisera Clovis. C'est la France au printemps. C'est l'éclosion des premières fleurs. L'auteur a su dire tout en même temps, la France et Geneviève. Tout cela fait un livre bien construit, clair, simple et du coup bien français. Notre pays un peu avant elle, les mésaventures du sanctuaire qui lui fut dédié, rien ne manque.
C'est le genre de chose que tout le monde devrait avoir dans sa bibliothèque. Et c'est le genre de lecture à conseiller fortement aux enfants de 10 à 13 ans.
\*\*\*
Pour saint Gérard je m'interroge...
Faut-il en parler ?
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Il est de des saints qui brûlent les étapes et vous laissent pantois. Pourtant l'histoire de sa vie devrait convenir à quelques enfants ; au moins ceux qui ont une piété naturellement tendre et familière. Il y en a peu mais cela existe.
*Saint Gérard le petit frère qui jouait avec Dieu* de Th. Rey-Mermet aux éditions Eise, diffusé par Téqui, est une de ces âmes au démarrage exceptionnel. Il est tout petit et Jésus lui apparaît déjà lui apportant une miche. Nuitamment Gérard fait le mur et s'enferme à l'église pour adorer. Sa piété rayonne sur les petits des rues qu'il traîne à la prière et qu'il rend meilleurs. Un jour sa clef tombe dans le puits... Dieu pour lui fait un miracle. Il est pauvre. A douze ans il entre chez un tailleur pour apprendre le métier qu'exerçait déjà son père. Là il est battu comme plâtre par son compagnon de travail. Et Gérard de s'unir à Jésus crucifié. Nouveau miracle. Votre costume est taillé trop petit Monsieur ? L'enfant le prend, tire un peu par ici, tire un peu par là, le client l'endosse et « il lui allait comme sa peau ».
Voilà tout Gérard Majella.
Il faut le souligner : tout au long du livre, l'auteur décrit sa fougue à la prière, à la mortification. Le saint homme vit de faits admirables et produit couramment des merveilles. Autant dire que *ce type de saint* ne sera pas compris de tout le monde. Certains y verront une espèce d'enluminure et d'autres une manière de conte de fées. Choisissez prudemment celui à qui vous offrirez ce livre. Une hagiographie demande toujours à être lue par une grande personne. C'est un principe qui vaut particulièrement pour celle-ci.
Et l'idéal est d'en bavarder après le soir en famille.
France Beaucoudray.
### Tout est sordide et ignoble chez Jean Ferniot
Jean Ferniot a publié un roman historique : *Le pouvoir et la sainteté* (Grasset). Mais non content de mêler l'histoire à l'imagination, il prétend en plus faire œuvre de réflexion philosophico-politico-religieuse.
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Rien de moins, en effet. Le titre seul de l'ouvrage -- le pouvoir et la sainteté -- évoque le caractère ambitieux du dessein. Et comme Jean Ferniot est un homme connu, son livre est en bonne place dans les librairies. Comme de plus, il a reçu le prix Ulysse du roman populaire (sic -- on verra plus loin ce que Ferniot pense du peuple), son succès est assuré.
Le héros du livre est un saint. Que désirer de mieux ? Et qui plus est, un saint pape, ce qui n'est pas, malheureusement, des plus fréquents, il s'agit de l'ermite Pierre Angelieri, devenu Célestin V pour quelques mois, vers la fin du XIII^e^ siècle. Voilà cependant un curieux héros : « Il y a comme de la terre dans les rides de ce front labouré, sa barbe est encombrée de brins d'herbe et de fétus de paille, de ses yeux bordés de rouge coulent lentement des larmes qui rejoignent la morve dans cet écheveau de crin. » C'est un « épouvantail », un « pantin », un « gnome aux jambes torses qui pue autant qu'un putois »
Et un curieux saint qui, « affaibli par les macérations », croit recevoir une révélation divine, plongé dans un état « fait de prière, de rêve, de délire et de prostration ». Quand il guérit miraculeusement un infirme, on sait déjà que le miracle a été arrangé par Charles d'Anjou, roi de Naples, et son fils, le roi de Hongrie, pour leur profit. D'ailleurs « le miracle n'existe que pour celui qui y croit »
Voilà pour la « sainteté ». Qu'un tel délabrement physique et psychique soit incompatible avec l'exercice du pouvoir, on le comprend sans démonstration. Il n'y avait pas besoin de nous en tartiner près de trois cents pages
Quant aux détenteurs du pouvoir, dans ce livre, il s'agit surtout des princes de l'Église, qui sont aussi les maîtres de Rome et de divers autres lieux. Ils ne pensent qu'à l'or, au luxe, à la luxure, à la débauche, à la puissance personnelle (seul le roi de Naples a droit à un portrait plus nuancé). Dans ces conditions, le pouvoir est incompatible avec la sainteté. C'est une évidence. Et la thèse du livre de Ferniot n'est qu'une misérable lapalissade dont la caractéristique majeure (qui unit alors « pouvoir » et « sainteté ») est en fait un anticléricalisme sordide.
D'ailleurs tout est sordide et ignoble dans ce livre. De l'archevêque de Lyon « qui ronfle et pète comme un palefrenier » au notaire apostolique qui a « un nez de paillard et de buveur », des moines sales et ignares au bas peuple, ce « troupeau bruyant et puant » qui vit dans « les odeurs de graisse et d'ail, mêlées à celles de la sueur, de l'urine et du petit bétail ». Jusqu'au nom du nouveau pape, qui est celui de « quatre pontifes plus obscurs, plus minables les uns que les autres, *y compris le premier, qui fut canonisé *» (je souligne le blasphème).
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Il est bien précisé que les archevêques et cardinaux qui aspirent à la papauté veulent servir l'Église dans la mesure où l'Église est une puissance temporelle, et que le pontificat suprême représente, à cette époque au moins, le pouvoir temporel suprême. Il va de soi (dans l'optique de Jean Ferniot) que Dieu n'a rien à voir dans l'affaire, et qu'il n'est guère que le prétexte nécessaire à l'existence de l'Église. D'où l'équivalence des rapports Église-Dieu et pouvoir-sainteté, étant bien entendu que si Dieu n'est qu'un prétexte, la sainteté, qualité aussi rare qu'inutile, n'est en fait qu'une illusion. Donc la sainteté disparaît, et il ne reste plus que le pouvoir, comme il se doit tyrannique et arbitraire. Nous sommes, on l'a compris, en plein dans l'idéologie dominante, la libre-pensée anarchisante et néanmoins maçonniquement élitiste.
Un tel discours exclut automatiquement toute référence à l'Église telle qu'elle est. Et Jean Ferniot s'est bien gardé de l'interroger sur des papes qui témoignent de la compatibilité, exceptionnelle certes, mais alors prodigieusement fructueuse, et vivifiante, du pouvoir et de la sainteté dans l'Église. Saint Léon, saint Grégoire, saint Pie V, saint Pie X sont des géants de histoire. Mais Jean Ferniot les ignore. Dans son optique, ils ne peuvent même pas avoir existé.
Et ce sont aussi tous les rois que l'Église a canonisés qui témoignent contre Jean Ferniot, les saint Ferdinand d'Espagne, les saint Étienne de Hongrie, les saint Louis de France... L'évocation seule de ces personnages nous rappelle aussitôt que l'exercice du pouvoir illuminé par la sainteté est un des plus beaux joyaux de la chrétienté.
Certes il serait vain de comparer Célestin V à ceux-là. L'Esprit Saint se serait-il donc trompé, quand il a appelé l'ermite de Morrone sur le siège de Pierre ? C'est une question que se posent certains personnages du livre. La Tradition le vénère comme saint Pierre-Célestin, et non saint Célestin V. De fait, Pierre Angelieri n'avait pas les qualités requises pour gouverner l'Église. Devant la complexité tant politique que religieuse de la situation, il démissionna. C'est le seul exemple de toute l'histoire de l'Église. Et c'est là qu'est la marque de l'Esprit Saint. Cette démission attire l'attention. Saint Pierre-Célestin, dans le cortège des souverains pontifes, est celui qui tient le flambeau de l'humilité.
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Il est le pape qui témoigne de l'éminence de la vocation contemplative et des mérites de ceux qui, dans une pauvreté absolue, et dégagés des liens du monde, soutiennent l'Église par leur prière, par leur union à Dieu, de façon invisible aux yeux des hommes, et pourtant capitale. Mais nous sommes là dans un tout autre monde que celui de Ferniot...
Yves Daoudal.
### Lectures et recensions
#### Joseph de Sainte-Marie O.C.P. *L'Eucharistie, salut du monde *(Éd. du Cèdre)
Souvent, quand le titre d'un livre a retenu l'attention, on consulte la table des matières pour voir de quoi il traite exactement. Aussi est-on d'abord étonné de constater que sur les 464 pages de celui-ci les 226 premières tournent autour de la concélébration. Il est vrai que le sous-titre indiquait « Études sur le saint sacrifice de la messe, sa célébration, sa concélébration » ; mais là encore l'ordre est inverse.
L'auteur s'en explique dans l'Introduction. C'est parce que, après le Concile, la mode de la concélébration devint envahissante que sa réflexion fut attirée sur sa signification exacte. Une question fut d'abord posée, qui suscita une controverse : y a-t-il, dans la concélébration, une seule messe ou autant de messes que de concélébrants ? En fait, il n'y en a qu'une.
On invoquait le Concile, qui en traite brièvement dans les articles 57 et 58 de la Constitution sur la liturgie. Mais que dit et qu'a voulu réellement le Concile ? On invoquait aussi le retour aux sources, c'est-à-dire le retour à la tradition des premiers siècles de l'Église. Mais qu'en est-il vraiment de cette tradition ?
De fil en aiguille l'auteur -- dans une série d'articles publiés dans « La pensée catholique » et rassemblés et complétés ici -- s'est ainsi trouvé amené à resituer la concélébration dans la liturgie et à redécouvrir ou plutôt à rappeler la théologie du saint sacrifice de la messe, avec la signification et la place respective de la « célébration » et de la « concélébration ». C'est une immense enquête qui, à partir donc des questions soulevées par la concélébration, remet en pleine lumière la valeur de « l'Eucharistie, salut du monde ».
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Cet ouvrage fondamental, premier en son genre et riche de redécouvertes multiples dans le domaine historique, n'intéressera pas seulement les experts en théologie, en liturgie et en histoire, mais la masse des prêtres et des laïcs qui souffrent de la crise de l'Église, à propos surtout de ce qui touche à la messe.
Louis Salleron.
#### *Jean-Paul II catéchiste *(Téqui)
En 1971, le Saint-Siège publiait un « Directoire général de la catéchèse » et invitait les conférences épiscopales du monde entier à publier des directoires nationaux dans le même sens. Son appel ne fut guère entendu. D'autant plus notable est la publication, en 1979, par la Conférence épiscopale des États-Unis, d'un « Directoire national de la catéchèse », approuvé par le Saint-Siège.
Entre temps, le 16 octobre 1979, Jean-Paul II adressait « à l'épiscopat, au clergé et aux fidèles de toute l'Église » l'exhortation apostolique *Catechesi tradendae,* fruit du Synode de 1977 et véritable charte de la catéchèse pour notre époque. La question tient à cœur à Jean-Paul II qui, le 10 octobre, place Saint-Pierre, évoquant son récent voyage en Irlande et aux États-Unis, déclarait : « Ce fut un voyage de foi... Ce fut aussi une *catéchèse itinérante.* Partout, devant tous les milieux, j'ai voulu souligner *l'authentique et indestructible patrimoine de la doctrine catholique. *»
« *Jean-Paul II catéchiste *» est le titre d'un livre publié chez Téqui en avril 1982 et qui est la traduction du livre publié en 1980 aux États-Unis par les Révérends Robert J. Levis et Michael J. Wrenn, avec le concours de six autres prêtres, spécialistes comme eux-mêmes de la catéchèse. Ce livre, préfacé par le cardinal Cooke, archevêque de New York, se compose, pour l'essentiel, du texte même de *Catechesi tradendae,* réparti en huit chapitres (dont l'Introduction et la Conclusion) suivis chacun d'un commentaire et de quelques questions destinées à provoquer la réflexion du lecteur et éventuellement la discussion en groupe.
Le commentaire est remarquable par la sûreté de la doctrine, la clarté de l'expression, et le côté pratique des compléments, précisions, informations et réflexions qu'il comporte. A défaut d'un livre semblable en France, on ne saurait trop recommander la lecture de celui-là aux catholiques français, et non pas seulement aux prêtres et aux catéchistes mais à tous ceux qu'afflige ou désoriente la crise de l'Église.
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Les vingt-cinq pages qui précèdent l'exhortation leur donneront un « aperçu historique (1960-1980) » sur « la catéchèse aux États-Unis ». Ils pourront faire la comparaison avec la France. Le catholicisme américain n'a pas été moins ravagé que le nôtre par l'invasion néo-moderniste, mais il a eu la chance de posséder un petit nombre d'évêques qui ont su organiser la vigoureuse réaction dont ce livre témoigne, après le Directoire national dont nous avons parlé.
L'édition de la traduction française comporte, d'autre part, une brève préface et une excellente et longue postface (40 pages) de Gérard Soulages sur « la catéchèse française et la crise de l'Église » qui achève de donner à l'ouvrage son caractère d'indispensable instrument de travail.
Faut-il exprimer cependant quelques critiques mineures ou, du moins, quelques regrets ?
Le livre est « traduit de l'américain ». Par qui ? On aurait pu nous le dire.
Au bas de la page 20, une note d'une douzaine de lignes nous fournit quelques explications sur le contenu et la présentation du livre. La première phrase prévient que « Pour l'utilité des lecteurs de langue française on a ajouté quelques notes et références, et parfois adapté celles de l'édition américaine. » D'autre part, à la dernière page, après la table des matières, il est indiqué que l'astérisque placé à la suite de certains chapitres signifie que ceux-ci sont propres à l'édition française. Pas de confusion donc pour ces chapitres, qui sont tous de Gérard Soulages, mais une certaine hésitation existe pour les « notes et références ». Par ailleurs, dans le commentaire de l'exhortation, l'article 61 est suivi d'un 61 orné d'un astérisque. Sur le moment, on n'y prend pas garde. On ne le remarque même que parce que, c'est un 61 bis qu'on attendrait selon l'usage dans des cas semblables. Ce n'est qu'après coup, après avoir lu, ou relu, la table des matières qu'on s'en aperçoit, si l'on s'en souvient. Je m'en suis souvenu parce que j'avais trouvé particulièrement remarquables les quatre pages de ce 61 (bis). Mais quand je les ai lues, j'ai cru qu'elles étaient des auteurs du livre.
Cette confusion, qui ne touche que des détails, ne m'en a pas moins amené à me poser la question : qui est le traducteur du livre ? Si c'est Soulages, quel excès de modestie l'a poussé à nous le laisser ignoré ? Car la traduction est excellente, au point qu'on croirait à un texte directement écrit en français.
Autre chose. Dans l'Annexe II, G. Soulages publie la « supplique adressée le 8 septembre 1977 au pape Paul VI en faveur d'une catéchèse française plus fidèle au *Directoire général de la catéchèse *», mais il renvoie à la « Documentation catholique » pour en connaître les signataires. Il aurait pu, sans préciser leurs titres et qualités, donner les noms de la trentaine de prêtres et religieux et de la soixantaine de laïcs qui composent la liste. (je note, au passage, que ni Jean Madiran ni moi-même n'y figurons. C'est évidemment parce que leur signature n'a pas été sollicitée. Toujours cette peur de se compromettre « à droite » (intégrisme, traditionalisme, etc.) Ce n'est pas le moindre signe de la crise de l'Église que cette politisation et cet empressement à se conformer au monde jusque dans la défense de la foi.)
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Tout cela est de peu d'importance et n'affecte pas la valeur du livre. Mais la clarté est toujours une bonne chose et on regrette la brume légère qui enveloppe la traduction française de cet ouvrage américain.
Louis Salleron.
#### R.P. Trémeau O.P. *Le Mystère du Rosaire*
Après *Le célibat consacré,* le Père Trémeau publie un livre intitulé *Le Mystère du Rosaire* ([^17])*.* Le livre est édité simultanément en français et en anglais. L'auteur fait d'abord un exposé historique sur l'origine et la formation du rosaire. La tradition l'attribue à saint Dominique. En fait, la coutume de répéter le *Pater* et l'*Ave* est sans doute plus ancienne. Saint Dominique en fit, dans sa lutte contre l'hérésie, un usage qui la consacra. Au XV^e^ siècle, le bienheureux dominicain Alain de la Roche donna au rosaire sa forme définitive : quinze dizaines, comportant chacune un *Pater* et dix *Ave,* avec méditations des quinze mystères. Ce fut probablement le bienheureux Alain de la Roche qui opéra, de façon définitive, la fusion entre l'*Ave Maria* et la prière d'intercession *Sancta Maria, Mater Dei, Ora pro nobis peccatoribus...,* qui existait dès le XI^e^ siècle, mais comme prière distincte de l'*Ave Maria.* Cette fusion est devenue officielle, pour l'Église latine, dans le Bréviaire de saint Pie V (1568).
Les mystères se répartissent en trois groupes : mystères joyeux, mystères douloureux, mystères glorieux. Chaque groupe de mystères constitue un chapelet. L'objet du même nom comporte donc cinq gros grains suivis chacun de dix petits grains. Le premier gros grain se trouvant hors de la couronne, on ajouta tout naturellement une croix à l'extrémité du chapelet ; un peu plus tard, on ajouta un premier gros grain et trois petits grains ; l'usage en effet s'était introduit de faire précéder les cinq dizaines d'un *Credo* récité sur la croix, d'un *Pater* et de trois *Ave*. Mais cette introduction n'est pas nécessaire à l'intégrité du chapelet. L'usage d'ajouter un *Gloria Patri* à la fin de chaque dizaine n'est pas non plus obligatoire, mais il est universel et il a été consacré à Lourdes par la Sainte Vierge elle-même.
L'Église a beaucoup insisté sur la méditation des mystères sans laquelle le chapelet serait « un corps sans âme ». Saint Luc note à deux reprises que « Marie conservait toutes ces choses dans son cœur » (Luc II, 19 et 51) ; et, la seconde fois, il ajoute le mot *conferens* (méditant). Le Père Trémeau consacre tout un chapitre à ces deux phrases. La Sainte Vierge nous donne l'exemple de la méditation. Dans les deux chapitres suivants, il montre en quoi le rosaire, prière chrétienne, se distingue des méthodes orientales : zen ou yoga ; et comment il est une école d'oraison, pouvant aller jusqu'à la contemplation.
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Puis il montre que le rosaire est une école de formation morale. Les vertus de Notre-Seigneur et de la Sainte Vierge, que nous rappellent les mystères, constituent ce que Bergson nommait « l'appel du héros » ; et la diversité des mystères joyeux, douloureux et glorieux, assure l'équilibre des exemples. Le rosaire est une école de sainteté, comme on peut le constater dans la vie de nombreux saints et de beaucoup de chrétiens ordinaires. C'est à la fois une prière mariale, une prière à Notre-Seigneur, la prière de l'Église et la prière du peuple chrétien. Il est actuellement en butte à l'incompréhension et à l'hostilité des novateurs. Beaucoup de jeunes ignorent ce qu'est le chapelet. Léon XIII avait demandé la récitation du chapelet devant le Saint-Sacrement exposé pendant le mois d'octobre. Cette pratique a presque partout été abandonnée. Il y a une grâce spéciale à réciter le chapelet devant le Saint-Sacrement, et l'Église a attaché à cette pratique des indulgences supplémentaires.
Le Père Trémeau achève son livre en parlant de la technique du rosaire et des propositions d' « aménagements » qui n'ont pas manqué d'être formulées depuis vingt ans. Jusqu'ici le Saint-Siège a écarté ces demandes. En particulier, la proposition d'une nouvelle traduction française de l'*Ave Maria :* « Réjouis-toi, Marie, favorisée de Dieu... » a été écartée par Paul VI en personne. Le chapelet, s'il est de plus en plus oublié, a donc échappé à l'aggiorniamento c'est presque un miracle ! Il appartient aux prêtres et aux parents d'en assurer la continuité ; avec prudence, certes. J'ai connu des enfants et des jeunes gens dégoûtés de la religion parce qu'on leur avait imposé indiscrètement le chapelet. Pour initier un enfant ou un adolescent au chapelet, il faut du tact et de la patience ; et il faut surtout l'exemple. Le livre du Père Trémeau vient à son heure : il nous aidera beaucoup à connaître, à aimer, à pratiquer le chapelet et, par là-même, à en assurer la continuité.
Jean Crété.
#### Robert Pannet *Marie au buisson ardent *(Éd. S.O.S.)
Dans le sillage de ses précédents ouvrages sur la religion populaire, qui ont connu un grand et légitime succès, Robert Pannet, prêtre du diocèse de Châlons-sur-Marne, publie aujourd'hui *Marie au buisson ardent.*
Ce titre un peu mystérieux évoque les centaines de lieux de culte et de pèlerinage où la Vierge Marie est honorée et priée dans sa relation avec le buisson ardent de Moïse.
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Quelle relation ? Celle d'un symbolisme à mille facettes dont le thème « pourrait être comparé à une partition à deux voix ; la première concernerait la religion savante : les symboles bibliques du buisson ardent, du lis entre les épines, de la plantation de roses de Jéricho s'appliquent au mystère de la maternité virginale de Marie ; l'autre voix du même thème se rapporterait à la religion populaire : des pèlerins, des dévots de Marie vénèrent des madones dont les principaux vocables sont N.-D. de l'Épine, N.-D. du Buisson, N.-D. du Roncier, N.-D. de la Rose, N.-D. du Lis ; le récit populaire de leur invention fait découvrir inopinément et miraculeusement la statue vénérée dans une aubépine, sur un églantier ou au milieu des ronces » (p. 15). A la vérité il n'y a pas de limites au nombre et à la variété des symboles que prédicateurs et poètes populaires, sans parler des « imagiers » (icônes, statues, vitraux, tableaux, images d'Épinal), font fleurir sur le thème, élargi à l'infini, du buisson ardent.
La matière est si riche et si touffue que l'auteur ne peut éviter un certain désordre dans la présentation qu'il en fait. Mais du même coup l'ensemble dégage une impression de prodigieuse vitalité religieuse dont le modernisme actuel n'a sans doute pas épuisé la sève. Une raison d'espérer en ce temps qui en comporte si peu.
De belles illustrations, dont quatre en couleurs, ajoutent encore à l'intérêt et à l'agrément de ce livre.
Louis Salleron.
#### Chanoine Roussel *L'étrange silence des cathédrales *(Chez l'auteur, à Port-Marly)
Le chanoine Roussel, curé de Port-Marly, très connu comme organiste, est aussi un orateur et un écrivain plein de verve. Il a écrit, en 1979, *L'étrange silence des cathédrales.* Il y expose, avec un humour qui recouvre une émotion profonde, les étapes de la démolition systématique de la liturgie et de la musique sacrée. Cette démolition est bien antérieure au concile qui l'a portée à son comble. Dès les années 40, de nombreux prêtres affichaient leur mépris pour la liturgie traditionnelle et se livraient aux pires fantaisies. Dans les années 50, d'énormes pressions furent exercées sur les curés pour leur faire adopter des cantiques sans valeur. Le *parolier* fut pratiquement imposé ; les organistes et maîtres de chœur, persécutés ou expulsés. Un organisme puissant, le C.H.P.L., régnait en maître. Avec le concile, tout a été ravagé.
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Le chanoine Roussel et quelques autres prêtres courageux maintiennent des offices de valeur dans leurs églises. Le chanoine termine son livre en exprimant l'espérance d'un renouveau, dont il ne dissimule pas la difficulté. Le livre est orné de dessins à la plume de Simone Huard.
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Rappelons que les éditions SERP ont enregistré plusieurs disques de valeur à l'église de Port-Marly *Messe, Vêpres et Salut du dimanche de la* Passion (2 disques) ; *Noëls au pays de France ; L'office du jour de Noël à Port-Marly ; Florilège pascal ; Les processions.* Les deux disques du bi-centenaire de la pose de la première pierre de l'église Saint-Louis de Port-Marly sont à demander au chanoine Roussel lui-même. Souhaitons au vaillant curé de Port-Marly de continuer longtemps encore à réaliser le vœu de saint Pie X : *prier sur de la beauté.*
Jean Crété.
#### Pierre Rocolle *Un prisonnier de guerre nommé Jeanne d'Arc *(Éd. S.O.S., 106, rue du Bac, Paris 7^e^)
La vie publique de Jeanne d'Arc s'est déroulée en deux périodes d'égale durée : d'avril 1429 à mai 1430, le temps de la guerre, et du 23 mai 1430 au 30 mai 1431, le temps de la captivité, couronnée par la mort.
La plupart des livres nous retracent ses batailles, son procès et son supplice. Mais les douze mois de sa captivité, à part les dernières semaines, nous demeurent pratiquement ignorés. C'est donc une lacune que comble le colonel Rocolle en reconstituant minutieusement les itinéraires et les séjours de Jeanne avant de parvenir à la prison finale de Rouen où elle passa les cinq derniers mois de sa vie. Elle avait connu jusqu'alors quatorze lieux de détention, ne passant qu'une nuit dans dix d'entre eux. De Compiègne à Rouen, ce fut un long voyage par Noyon, Saint-Quentin, Bapaume, Arras, le Crotoy, Saint-Valéry, Eu et Arques où, des mains bourguignonnes, elle tomba dans celles des Anglais. Quatre tentatives d'évasion, dont la plus connue est celle de Beaurevoir, ponctuèrent ce long calvaire.
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C'est un travail considérable auquel s'est livré l'auteur pour nous éclairer cette période quasiment inconnue de la vie de la Pucelle. Son récit, toujours clair, distingue soigneusement le certain, le probable et le possible, fournissant ses sources et les raisons de ses hypothèses dans les cas d'incertitude. Sa double expérience militaire, de combattant et d'écrivain -- il est docteur ès-lettres avec une thèse sur « Deux mille ans de fortification française » (Lavauzelle, 2 vol.) -- lui donne une compétence particulière pour parler des chevauchées et des prisons de Jeanne d'Arc. Fin psychologue autant qu'historien rigoureux, il note à plusieurs reprises que le peuple est généralement resté armagnac et que les gardiens de Jeanne dissimulent sa présence dans les villes pour éviter un soulèvement ou quelque coup de main de soldats demeurés secrètement fidèles à celle qui les avait si longtemps subjugués.
La sobriété du récit donne au long chemin de croix de la sainte de la patrie un relief saisissant. Tous les lecteurs seront d'accord avec Régine Pernoud soulignant, dans sa préface, « la valeur d'un ouvrage qui marquera une étape importante dans l'historiographie de Jeanne d'Arc ».
Louis Salleron.
#### Thierry Maulnier *L'étrangeté d'être *(Gallimard)
Cinq ans après *Les vaches sacrées,* Thierry Maulnier publie *L'étrangeté d'être,* dans la même veine. Aux 905 « pensées » du premier volume s'ajoutent ainsi les 732 de celui-ci.
De quoi s'agit-il ? Le titre le dit de l'étrangeté d'être. *To be or not to be ? That is the question*. Être ou ne pas être ? C'est la question. Mais la réponse est déjà donnée nous sommes, je suis. Dès longtemps les philosophes se sont demandé : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Mais le fait est que nous sommes, que je suis. On peut nier l'évidence. Ce n'est qu'un jeu de l'esprit.
Gustave Thibon a intitulé l'un de ses derniers livres *L'ignorance étoilée* en référence aux vers de Victor Hugo :
Vous m'offrez de ramper, ver de terre savant
Eh bien non ! J'aime mieux l'ignorance étoilée
De Platon, de Pindare...
Si ces vers étaient venus à la mémoire de Th. M., eût-il choisi le titre de Thibon, ou le titre contraire *L'ignorance sans étoiles ?* La réponse ne va pas de soi. Le catholique Thibon allie à sa foi un « agnosticisme » métaphysique très poussé. L'agnostique non baptisé Th. M. est sensible à la beauté des cathédrales. Et pour le mystique plan de la Croix « tout est de nuit », la plus obscure des nuits, la plus privée d'étoiles.
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Cependant la lecture du livre de Thibon ne peut laisser de doute sur la nature d'une foi qui n'est pas fidéisme ; tandis que la lecture du livre de Maulnier nous assure la nature d'un agnosticisme qui n'est pas le « Tu ne me chercherais pas si tune m'avais trouvé ».
Y a-t-il place, entre l'agnosticisme inquiet et l'agnosticisme paisible, pour un agnosticisme qui ne serait ni celui du tourment ni celui de la paix ? Je crois qu'en réalité il y a autant d'agnosticismes qu'il y a d'agnostiques. L'intelligence n'épuise pas plus la nature de l'objet qu'elle n'épuise celle du sujet. Si la vérité est bien l'*adaequatio rei et intellectus,* la quête de la vérité n'est pas qu'intellectuelle ; elle engage l'être tout entier. Comment mesurer, peser, cerner, « comprendre » l'être humain, l'être de *tel* homme ? Dans le compte rendu qu'il avait fait des *Vaches sacrées* dans « Itinéraires » (mai 1977, n° 213), J.B. Morvan y avait décelé « une haine sensible et tenace du christianisme ». Mon sentiment est autre. Peut-être, parce que j'ai bien connu Th. M. autrefois et que je le rencontre encore de temps à autre, suis-je enclin à une compréhension de sympathie à son égard. Mais je crois cette compréhension la plus proche de la vérité. Ce n'est pas du tout que je sois de ces catholiques qui voient dans tout agnostique sincère, intelligent et non sectaire, un catholique qui s'ignore. Mais l'intensité de sa réflexion sur la vie, sur la mort, sur la souffrance, bref sur l'étrangeté d'être, et, simultanément son refus de l'athéisme, du nihilisme et de toutes les idéologies, qui sont des religions inavouées, marquent sa démarche intellectuelle du sceau d'une absolue loyauté. La dialectique des antinomies lui rend la proclamation de l'absurdité aussi absurde que l'absurdité même, et le *sens* inconnaissable n'établit pas pour lui le non-sens. Finalement, je trouve dans sa méditation et dans la constance de sa méditation une reconnaissance implicite de la *vérité --* vérité donc qui *est* et qui est consubstantielle à l'*être ;* « mais c'est de nuit ».
Cette interprétation mystique d'un ouvrage qui est bien, apparemment, le moins mystique qui soit, paraîtra peut-être, à d'aucuns, complaisance abusive d'amitié ou, pis, volonté subtile d'annexion d'une incroyance à ma croyance. Mais je revendique pour moi aussi l'honnêteté et le goût de la vérité dont je le crédite. J'y trouve d'ailleurs une justification dans le « post-scriptum » qui clôt le livre. Pourquoi ce post-scriptum qui est comme la « retractatio », la précision ultime de la signification des 1625 pensées des *Vaches sacrées* et de *L'étrangeté d'être ?* Pourquoi ces quatre pages, et les onze brèves pensées qui les occupent ? Nous sortiraient-elles de l'agnosticisme ? Oui et non. Non, car l'agnosticisme y demeure intégral. Oui, cependant, car il y demeure, si l'on peut dire, *à sa place,* qui est celle de l'intelligence *rationnelle.* Le refus de la mort qu'elles manifestent constitue, à cet égard, une profession de *foi :*
« *721 -- Au terme de l'enseignement des philosophes comme au terme de l'expérience vitale, la boucle est bouclée et l'on en revient au point de départ. La vie n'a pas de sens concevable, et il faut la vivre* comme si...
« *731 -- Il faut nous faire une raison. -- Une raison d'être.*
« *Il n'est pas certain, il n'est même pas probable que le monde ait une raison d'être. Mais il est certain que l'espèce humaine a émergé dans le monde avec l'exigence de découvrir ou d'inventer, fût-ce dans le mythe et dans l'illusion, une raison d'être pour elle-même et pour le monde. Et peut-être cette exigence est-elle vaine... Mais quoi d'autre* *? Notre raison d'être unique serait-elle de chercher notre raison d'être, fût-ce en vain* *?*
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« *732 -- Étranger à moi-même, je n'ai pas demandé d'être ce que je suis, et n'ai pas le pouvoir d'être autre. Je n'ai pas demandé d'être. Mais à la somme des hasards et des nécessités à quoi je dois d'avoir ouvert les yeux sur l'existence où j'ai été jeté, je dois aussi cette liberté ou cette illusion de liberté qui me permet de* me faire *mien, de devenir pour la brève durée d'une vie maître et possesseur de moi-même.*
« *C'est peu de chose. C'est mieux que rien.* »
C'est mieux, et davantage. *Volens nolens,* le courage d'être donne un sens à l'étrangeté d'être.
Louis Salleron.
### André Guès
*Il avait quitté la vie militaire avec le grade de colonel dans l'Armée de l'Air. On ignorait tout de ce passé à la rédaction d'*ITINÉRAIRES*, tant la modestie de l'homme était parfaite, et presque tout aussi des circonstances du départ, mais les dates laissent entendre que l'honneur n'y compta pas pour rien. André Guès avait un formidable appétit de vérité historique, doublé d'un grand amour de la France réelle, qui l'ont conduit à faire sa bulle dans les archives départementales de la Révolution. Il a commencé par sa province du Midi, dévorant de A à Z les minutes du moindre procès, les ordres de marche et les rapports des commissaires, mesurant les kilomètres, comptabilisant écus, cadavres et proclamations... Nos amis de l'Université contemplaient cette fièvre avec un brin d'indulgence, mais nul n'aura pesé aussi exactement que lui, sur le tissu français, le prix des grands idéaux.*
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*La bulle a pris un tel diamètre qu'il est venu me voir en 1971, rue Garancière, avec un projet de vingt-sept articles bien tassés qui en dissimulait deux cent soixante-dix, environ. Il nous aurait rempli sans faiblir, ni sortir du département des Alpes-de-Haute-Provence, 1793, tous les numéros du dernier septennat. J'ai fait ce que j'ai pu entre le directeur et lui pour sauver les meilleurs morceaux. Pour la période considérée, dans la méthode qui fut la sienne, l'ensemble reste sans équivalent au sein des études historiques contemporaines.*
*André Guès a rendu l'âme à Dieu le 17 juin 1982. La dernière fois que je l'ai vu, nous appliquions sa méthode, dans un bouchon de la rue droite du Rhône, à la dernière récolte de beaujolais. L'enquête fut menée bon train jusqu'à la tombée de la nuit. Nous avions, il est vrai, deux conférences en poche et Lyon, quelque chose à se faire pardonner.*
*Il m'a quitté sur une parole de l'Évangile qui était de circonstance, mais nous laissa tous deux dans le plus grand mystère. --* « Je le boirai nouveau avec vous dans la maison de mon Père. » *Elle a dû s'expliquer pour lui en arrivant là-haut*
Hugues Kéraly.
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## DOCUMENTS
### Fanjeaux à Saint-Macaire
*Les religieuses et l'anarchiste*
Le quotidien parisien *Libération* est un journal anarchiste où se croisent toutes sortes de gens. Il pose au non-conformisme et à l'indépendance. Toutefois il doit sa survie au gouvernement. *L'Écho de la Presse* a révélé en effet que « le sauvetage de *Libération* s'est opéré par les bons soins du gouvernement qui a « prié » six banques (nationalisées) de participer pour chacune 500.000 F au sauvetage ». Au total, donc, 300 millions de centimes.
Dans son numéro du 9 octobre, *Libération* a publié un reportage à Saint-Macaire de son envoyé spécial Jean-Baptiste Harang.
En voici les principaux passages.
*N.B. -- Les notes en bas des pages sont toutes d'*ITINÉRAIRES. *Elles n'apportent que quelques-unes des rectifications ou précisions que cette lecture appelle.*
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Le mieux eût été que personne n'en sache rien. Mais que voulez-vous, les mauvaises langues chargées de bonnes intentions ont fini par lâcher le morceau : « *Monseigneur Lefebvre vient d'acheter le domaine des Cordeliers.* » Bien sûr ce n'est pas vrai, mais c'est tout comme. Les dominicaines de Fanjeaux n'ont rien à voir avec Monseigneur Lefebvre, sinon qu'elles partagent toutes ses idées et ont été, comme lui, mises à l'index ([^18]) par Rome depuis le jour où elles ont décidé d'être résolument intégristes ([^19])
Le domaine des Cordeliers était à vendre depuis trois ans déjà, après avoir abrité pendant 524 ans les fils spirituels de saint François d'Assise. Aussi, lorsque la famille Delfau vendit pour une petite centaine de millions anciens ses deux hectares de parc et de prieuré aux dominicaines enseignantes du Saint Nom de Jésus de Fanjeaux, on pensa tout bonnement à un juste retour à l'ordre des choses. D'autant qu'à Saint-Macaire, on était bien loin de se douter qu'entre les sœurs dominicaines enseignantes du Saint Nom de Jésus de Fanjeaux et les sœurs enseignantes du Saint Nom de Jésus tout court, il y avait autant de chemin que de l'enfer au paradis... Monseigneur Marius Maziers, archevêque de Bordeaux, en homme de l'art ne s'y trompa guère, et dès le 30 avril dernier il publiait un communiqué amer et laconique aussitôt reproduit dans *Le Courrier Français,* hebdomadaire de l'archevêché, et lu en chaire dans les paroisses les plus dévouées du diocèse : « *Les dominicaines enseignantes* (*...*) *ne sont plus des religieuses depuis le 1^er^ juillet 1976, le saint-père a imposé la dispense de leurs vœux religieux. L'école ouverte par elles, Notre-Dame du Rosaire, est une école privée qui ne dépend ni des dominicaines enseignantes de Toulouse ni de la direction diocésaine de l'enseignement catholique... Si une école privée est ouverte dans ces conditions à la rentrée prochaine à Saint-Macaire, les parents chrétiens qui se veulent pleinement fidèles à l'Église ne peuvent la choisir pour leurs enfants.* » Non mais des fois.
La rentrée est effective depuis le 26 septembre et monsieur l'abbé Pierrot, le curé de Saint-Macaire, n'a pas lu le communiqué en chaire. Au contraire, dans son homélie d'accueil, il a laissé parler son cœur : « *Aujourd'hui, la famille de saint Dominique, avec quinze religieuses, reprend les bâtiments. Ces sœurs de foi et de volonté se trouvent face à des difficultés fort grandes : matériellement, les bâtiments sont malades, spirituellement, nous connaissons leurs problèmes.*
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*Mais leur inconditionnel attachement à l'eucharistie et à la sainte messe, leur dévouement absolu à l'âme de la jeunesse, et surtout notre prière fraternelle aplaniront les aspérités du chemin. *»
Évidemment, c'est un peu contradictoire avec les consignes de l'évêque, mais que voulez-vous, on ne se refait pas : « *Monseigneur Maziers est venu dîner au presbytère, je lui ai dit* *: "Ne compte pas sur moi pour dire à mes fidèles de se détourner des sœurs, elles sont impeccables, exemplaires." Et à côté de cela, ils voient bien des œuvres d'Église très approximatives. J'ai même dû prêter mon église à une troupe de théâtre païenne. On ne verra jamais cela chez les sœurs.* »
Les sœurs de Fanjeaux (du nom de la première école « La Clarté de Dieu » ouverte à Fanjeaux, près de Carcassonne) sont victimes de leur succès : de même que le grand séminaire de Monseigneur Lefebvre, à Écône, ne désemplit pas (quatre cents séminaristes contre dix-sept pour toute l'Aquitaine), les novices affluent à Fanjeaux, une cinquantaine, et le seul débouché possible pour une congrégation enseignante c'est d'ouvrir des écoles. Aussitôt ouvertes, elles sont pleines à craquer. A Saint-Macaire, les soixante-quinze élèves que l'on peut y loger sont venues spontanément des milieux intégristes ([^20]), sans aucune publicité ni véritable débauchage dans les écoles privées voisines, pourtant fort inquiètes. Tout l'été, les quinze sœurs, protégeant leur voile avec des poches de plastique, ont chargé des brouettes de terre, manié la truelle et la tuile canal avec l'aide de quelques parents d'élèves. Aujourd'hui, pendant les cours, les travaux continuent et les jeunes filles modèles promènent leurs socquettes blanches et leurs blouses bleues entre les pelleteuses et les gravats. Le décor flirte dangereusement avec les normes de sécurité et le jeu alimente la polémique entre les pompiers bénévoles de Saint-Macaire et les professionnels de Langon, casernés à un jet de pierre de là, sur l'autre rive de la Garonne.
La directrice de l'école, dite « *sœur Prieure* »*,* est d'une solide famille intellectuelle et intégriste : sa sœur de sang dirige l'école de Fanjeaux, après avoir dirigé l'école Albert Le Grand à Bordeaux, avant le schisme des dominicaines, et leur frère est curé ([^21]) à Saint-Nicolas du Chardonnet, le fief parisien de Monseigneur Lefebvre ([^22]). Énergique, le regard plein de certitude, la sœur Prieure est fière de l'avancée de son enseignement : « *Nous n'avons rien à dire, nous existons, c'est notre seul message.* » Et plutôt qu'un sermon prosélyte, elle met en avant les résultats du bac : treize reçues sur quinze candidates à Fanjeaux l'an dernier, dans l'unique et désuète section philo.
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A Saint-Macaire, comme ailleurs, la journée commence avec une messe facultative mais bondée (il y a un aumônier permanent sur place) et les pieuses heures du jour s'égrènent au rythme des prières. Bénédicité et grâces, de matines à vêpres, le rosaire se dit en latin. Le français-latin-grec et la philosophie constituent la colonne vertébrale de l'enseignement : « *C'est tout ce qu'il faut aux jeunes filles. La mixité* *? Vous n'y pensez pas ! Les garçons et les filles sont des choses très différentes qu'il ne faut pas mélanger. Nous avons beaucoup de mal avec les livres de sciences naturelles, ils sont rarement corrects* *: nous ne voulons pas de sexe à l'école. Si une jeune fille trop curieuse pose une question à ce sujet, nous la prenons à part discrètement et nous lui expliquons que ce genre de chose n'a pas cours ici. C'est l'affaire des parents, n'est-ce pas* *?* »
Monsieur le maire de Saint-Macaire est parti à la chasse méditer sur un proverbe. Le premier adjoint a signé l'autorisation d'ouverture de l'école, un excès de zèle que personne ne lui demandait puisque l'ouverture d'un établissement privé n'est soumis à aucune autorisation mais à une simple déclaration. Le second adjoint est bien embêté : c'est le directeur de l'école publique. Il est, avec le capitaine des pompiers, le seul Macarien à être contraint de râler contre Notre-Dame du Rosaire, mais reconnaît volontiers que l'ouverture de l'école privée n'a eu aucune conséquence sur les effectifs de la laïque.
L'accueil des sœurs enseignantes paraît tellement évident que le conseil municipal n'en a pas délibéré. La municipalité se dit apolitique mais elle a été élue contre deux listes de gauche avant que le canton se paye la fantaisie d'un conseiller général communiste.
Sur mille six cents Macariens, cinq cents, chaque dimanche, vont écouter l'homélie de l'abbé Pierrot qui, le 5 septembre dernier, leur demandait de ne pas oublier qu' « *au côté du saint Sauveur, de Notre-Dame des Anges et des Marins, nous avons dans le ciel les saints protecteurs de notre cité : saint Laurent de la première église, saint Macaire, premier évêque de la cité, saint François et les cordeliers et maintenant saint Dominique *»*.* Marius Maziers, simple archevêque de Bordeaux, doit se sentir bien seul.
\[Fin de la reproduction des principaux passages du reportage de Jean-Baptiste Harang dans le quotidien *Libération* du 7 octobre.\]
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*Juste avant cette rentrée scolaire, la Mère Prieure des Sœurs dominicaines enseignantes de Fanjeaux avait adressé une lettre* « *à tous nos bienfaiteurs connus et inconnus, à tous nos amis connus et inconnus, aux membres de nos familles et des familles de nos élèves *»*.*
*En voici la reproduction intégrale.*
C'est d'abord un hymne de reconnaissance que nous vous adressons ; car, grâce à vous, s'est levée, répondant à notre appel de l'an dernier, la « légion des mille » pour la création d'une nouvelle école catholique : grâce à votre générosité le « clos des Cordeliers » à Saint-Macaire est acheté. La Providence a donc permis que par vos soins d'autres petites filles de France, et d'ailleurs, y reçoivent une éducation et un enseignement chrétiens. Dans huit jours, si Dieu le veut, soixante-dix petites filles entreront à l'école Notre-Dame du Rosaire à Saint-Macaire, sous la direction de douze sœurs, tandis que soixante-quinze prendront la route du Cours Sainte-Catherine de Sienne à Unieux, sous la conduite de onze sœurs et que cent quarante autres s'achemineront vers le Cours Saint-Dominique, ici, à Fanjeaux, sous la garde de trente-cinq sœurs. Et pendant ce temps-là nos trois sœurs contemplatives regagneront Ecalles-Alix. Tout ceci nous vous le devons, parents et amis chrétiens, qui savez l'urgence d' « apporter aux enfants la miséricorde de la vérité », et qui voulez contribuer au redressement de l'Église et de notre patrie, la France, par la création d'écoles catholiques et par l'établissement de communautés religieuses attachées par la foi catholique. Soyez-en profondément remerciés et sachez qu'ici, à Fanjeaux, chaque mois, quatre messes sont célébrées pour vous et que, chaque jour, sœurs et enfants prient pour vous.
Nous voudrions arrêter cette lettre sur ce mot de gratitude mais, malgré nous, il nous faut faire appel, une fois encore, à la générosité de ceux qui le peuvent et le veulent bien. Seuls l'amour des âmes d'enfants et le souci de leur salut éternel nous en donnent le courage.
A peine notre troisième fondation voit-elle le jour, que nous songeons à une quatrième fondation, la dernière pour quelques années, dans l'ouest de la France. Nous avons en vue une propriété qui convient parfaitement à notre œuvre, remarquablement bien située et au caractère spécifiquement religieux... mais pour l'avoir, il nous faut trouver deux millions d'ici le 15 octobre de cette année...
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Vous voyez notre audace dans la crise économique actuelle : Pouvez-vous nous aider, par des prêts sans intérêts, à sauver des âmes d'enfants ? Voulez-vous nous aider à ouvrir le Cours Saint-Thomas d'Aquin ? Nous n'osons plus demander des dons, mais voulez-vous nous aider, d'une manière ou d'une autre, par exemple par des bourses pour des enfants que nous recevons de partout, et parfois gratuitement, parce que, si les parents font le sacrifice héroïque de la séparation pour pouvoir répondre devant Dieu de leur baptême et de celui de leurs enfants, ils n'ont pas les moyens de payer la pension ?
« Ce que vous faites au plus petit d'entre les miens c'est à Moi que vous le faites » a dit Notre-Seigneur dans l'Évangile ; et « l'âme des petits enfants de France vaut bien le sacrifice consenti en leur faveur » disait saint Pie X à nos anciennes sœurs. C'est sur la certitude que se vérifieront ces mots, une fois encore, à travers vous que nous vous livrons cette requête, chargeant Notre-Seigneur et Notre-Dame de vous traduire notre profonde gratitude et notre désir de servir *usque ad mortem* Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l'âme de vos enfants et de tous les enfants que la Providence nous enverra.
\[Fin de la reproduction intégrale de la lettre, datée du 17 septembre 1982, de la Mère Prieure des Sœurs dominicaines enseignantes de Fanjeaux. L'adresse de la maison mère est : Saint-Dominique du Cammazou. 11270 Fanjeaux.\]
============== fin du numéro 267.
[^1]: -- (1). C'était le Révérend Père Dom Gérard, supérieur du monastère Sainte-Madeleine du Barroux. -- Ce texte est une communication faite au Congrès de Lausanne, réuni en novembre 1981 par *l'Office suisse de formation et d'action civique selon le droit naturel et chrétien* (avenue Dapples 23, case postale 186, CH 1001 Lausanne) sur « Le redressement intellectuel et moral ». La communication de Dom Gérard à ce Congrès, intitulée *Les moines et la civilisation,* a paru dans ITINÉRAIRES, numéro 265 de juillet-août 1982. -- On lira ci-après l'importante communication de Roger Lovey. -- Comme on le verra, on a laissé son style oral à la présente communication de Jean Madiran.
[^2]: -- (1). *Sens et Mission de la Suisse* par Philippe Etter 1942, Édition du Milieu de Monde, Genève \[Les notes sont à la suite de l'article dans l'original -- 2003.\]
[^3]: -- (2). Gonzague de Reynold : *D'où vient l'Allemagne* (1939).
[^4]: -- (3). Gonzague de Reynold : *La démocratie suisse.*
[^5]: -- (4). *Lumière du Moyen-Age,* Grasset 1981.
[^6]: -- (5). *Gonzague de Reynold raconte la Suisse et son histoire,* p. 72, Payot, Lausanne, 1965.
[^7]: -- (6). Gonzague de Reynold : *Conscience de la Suisse.*
[^8]: -- (7). Gonzague de Reynold : *Grandeur de la Suisse.*
[^9]: -- (1). Sur l'affaire de l'Observatoire et sur les variations récentes du *Monde* à son sujet, voir le grand article d'Henri Hervé dans PRÉSENT du 20 août 1982
[^10]: -- (1). Sur ce catéchisme, voir : *Un catéchisme catholique, recension, objection, réponse,* par Jacques Bordenave, Jean Madiran et l'abbé Pehelle, dans ITINÉRAIRES, numéro 263 de mai 1982
[^11]: -- (1). L'un des trois psaumes de l'Avent, avec le 79 (*Excita potentiam tuam et veni, ut salvos facias nos*) et le 84 (*Veritas de terra orta est, et justitia de caelo prospexit. Etenim Dominus dabit benignitatem, et terra nostra dabit fructum suum*)*.*
[^12]: -- (1). Préface de l'Avent.
[^13]: -- (1). Charles Boursier : *800 devises de cadrans solaires* (Berger Levrault 1936)
[^14]: -- (1). Ronsard : Sonnet à Marie.
[^15]: -- (1). Ces dernières sont citées dans l'article des *Écrits de Paris,* décembre 1980, sur *la grande pitié des* *monastères de France.*
[^16]: -- (2). Victor Hugo le brocarde plusieurs fois après 1871, par exemple dans... *L'Art d'être grand-père :*
*Je dirais à l'abbé Dupanloup : Moins de zèle !*
*Vous voulez à la Vierge ajouter la Pucelle*
*Vous cumulez, monsieur l'évêque, apaisez-vous !*
[^17]: -- (1). Édition française : C.L.D., 42, avenue des Platanes, 37170 Chambray.
[^18]: -- (1). Expression métaphorique. L'index a été supprimé par Paul VI.
[^19]: -- (2). *Intégristes ?* Entendez : *catholiques.* Catholiques tout court. A la rigueur : catholiques intégraux, si vous voulez.
[^20]: -- (3). Voir la note 2.
[^21]: -- (4). Non : vicaire ; et fougueux, comme on sait...
[^22]: -- (5). Non pas de Mgr Lefebvre, mais de Mgr Ducaud-Bourget.