# 273-05-83 1:273 ## Le catéchisme ### La longue obstination de l'épiscopat LA conférence épiscopale française n'a pas seulement publié le très bizarre « communiqué conjoint » Rat­zinger-Vilnet que nous avons reproduit et commenté le mois dernier. Elle a mis en circulation, sur l'histoire du catéchisme en France depuis trente ans, des récits et des appréciations qui ne sont pas conformes à la vérité, mais qui révèlent la longue permanence d'un dessein obstiné. #### I. -- Depuis les « années cinquante » Le compte rendu du conseil permanent de l'épiscopat qui s'est tenu au mois de mars a été publié le 3 avril dans le numéro 1849 de la *Documentation catholique.* On y trouve le discours d'ouverture où Mgr Vilnet, président de la conférence épiscopale, s'exprime en ces termes : 2:273 « Souvenons-nous pourquoi et comment sont nés de nouveaux efforts catéchétiques en France. Au lendemain de la dernière guerre mondiale, le chanoine Colomb ex­primait alors avec force, dans « Plaie ouverte au flanc de l'Église », la souffrance des prêtres et des catéchistes de Lyon : sitôt après la communion solennelle, des jeunes, formés pourtant durant trois années de catéchisation, ne persévéraient, pour la grande majorité d'entre eux, ni dans la pratique religieuse ni dans la fréquentation des paroisses. « Un travail doctrinal et biblique, une prise en compte des méthodes pédagogiques nouvelles donnaient alors le jour à des livres de catéchèse plus adaptés à la psychologie de l'enfant... » Mgr Vilnet a bien énoncé telle qu'elle est -- mais en la reprenant pleinement à son compte -- la contre-vérité mortelle dans laquelle l'épiscopat français s'obstine depuis plus de trente ans avec une étrange continuité. La non-persévérance d'un grand nombre d'enfants après leur communion solennelle ne date pas de 1945. C'est un phénomène qui était fort répandu avant la seconde guerre mondiale, et qui était déjà apparu avant la première. Ce fut une erreur de découvrir soudain cette situation comme si elle était récente. Ce fut une autre erreur, et beaucoup plus grave, d'en voir la cause principale dans une inadaptation du catéchisme à la psychologie de l'enfant, et de chercher le remède dans une (soi-disant) meilleure adaptation. D'ailleurs la démonstration a posteriori est faite et refaite : depuis trente ans que l'on « adapte » de plus en plus et de mieux en mieux, la non-persévérance n'a pas diminué. Au contraire, elle augmente sans cesse. 3:273 L'ignorance religieuse et historique, l'ignorance farouche­ment persévérante des milieux ecclésiastiques qui dirigent l'Église de France depuis trente et quarante ans est d'une monstrueuse énormité. Mais est-ce seulement ignorance ? N'y a-t-il pas une constante omission volontaire du fait principal ? -- Quel fait principal ? -- Celui-ci : c'est précisément pour obtenir cette non-persé­vérance des enfants élevés dans la foi catholique que Jules Ferry a fondé l'école laïque en 1882. C'est pour provoquer cette non-persévérance que le dessein avoué de la République maçonnique en France a été d'instituer et de développer cette école laïque. Et le résultat a été obtenu par ceux qui l'avaient voulu, comme ils l'avaient voulu. L'école laïque a été imposée en France par des minorités ethniques et religieuses, étrangères à la tradition et souvent même à la nationalité françaises, précisément dans l'intention déclarée de déchristianiser la France. Le livre récent de François Brigneau, *Jules l'imposteur,* est venu rappeler avec éclat une vérité historique et sociologique dont l'épiscopat français avait une claire connaissance jusqu'en 1926. Ce qui l'exposait, bien sûr, au soupçon gouvernemental selon lequel il n'était « pas républicain ». Mais comment être un vrai « républicain » quand on est évêque et que la République est maçonnique, judaïsante et anti-catholique ? Comment ? En feignant de ne pas le savoir. Et à force de feindre, en arrivant même, semble-t-il, à l'oublier tout à fait. Condition annexe, mais indispensable : empêcher de parler ceux qui se souviennent ; ou empêcher qu'ils soient entendus. D'où la condamnation de l'Action française. Ainsi 1926 est la date tournante dans l'histoire religieuse du siècle. 4:273 C'est d'ailleurs bien à 1926 environ que le cardinal Marty a fort justement fait remonter l' « option fondamentale » que l'Église de France a finalement réussi, quarante ans plus tard, à faire « authentifier par le concile » ([^1]). Depuis 1926 donc, l'Église de France, ou du moins les milieux et noyaux ecclésiastiques qui la dirigent, ont fermé les yeux sur la cause essentielle de la déchristianisation du monde moderne : sa colonisation politique et culturelle par une oligarchie anti-chrétienne puissamment organisée. On a dès lors inventé d'autres causes, qui se ramenaient toutes à considérer que le catéchisme, la liturgie, les dogmes, les institutions religieuses avaient vieilli, n'étaient plus adap­tés aux nouvelles mentalités, et que l' « *option missionnaire *» consistait à réformer le catholicisme pour le rendre acceptable à ceux qui le rejettent. Tout y est passé, comme on l'a vu, mais tenons-nous en cette fois au catéchisme français. Mgr Vilnet, dans le discours cité, continue : « A peine était-il né que cet effort de responsabilité et de lucidité pastorales, opportun et efficace, se heurtait au soupçon ou à des diffamations. La vérité fut rétablie à cette époque par plusieurs évêques français. En 1957, le Saint-Siège a demandé à l'épiscopat français une vigi­lance accrue sur certaines productions et institutions, qui furent alors modifiées selon le vœu de la congrégation pour la doctrine de la foi et la congrégation pour le clergé. » 5:273 Intense brouillard et complet embrouillamini pour dissimuler que le fameux « catéchisme progressif » du célèbre chanoine Colomb, nommé plus haut avec honneur par Mgr Vilnet, fut interdit à la demande de Pie XII. #### II. -- Un communiqué à relire aujourd'hui Bien entendu, il n'y eut nullement l'intervention qu'invente Mgr Vilnet de la « congrégation pour la doctrine de la foi », cette congrégation n'existant pas encore en 1957. Mais il est vrai que la catéchèse des évêques français s'est alors heurtée non pas « au soupçon ou à des diffamations », mais bien aux reproches et censures du Saint-Siège, que Mgr Vilnet escamote. A l'époque, l'épiscopat dut reconnaître -- par un communiqué officiel de sa commission pour l'enseignement religieux -- les « erreurs et insuffisances » de sa catéchèse, erreurs et insuffi­sances qui consistaient à « omettre des vérités surnaturelles fondamentales comme le péché originel, la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ... ». Ce communiqué de 1957, je l'ai sous les yeux, il avait paru dans *La Croix* du 20 septembre et dans la *Documentation catholique* du 29 (col. 1271 à 1273) ; il est reproduit dans ITINÉRAIRES, numéro 17 de novembre 1957. On peut se demander s'il était, bien sincère. Car les erreurs qu'il réprouvait fermement, sous l'impulsion du Saint-Siège ; sont celles-là même dans lesquelles l'épiscopat n'a cessé de s'obstiner depuis lors, et qu'il a démesurément amplifiées jusqu'aux sommets du « Fonds obligatoire » de 1967 et de « Pierres vivantes » de 1982. 6:273 Les quatre premiers points de ce communiqué épiscopal de 1957, s'ils avaient été observés, auraient sans doute suffi à rectifier et sauver le catéchisme français. S'ils n'ont été observés à aucun moment par la catéchèse française depuis 1957, c'est sans doute que l'on faisait mine de courber la tête devant Pie XII encore vivant, mais que le cœur restait faux ; et même fourbe. Voici ces quatre points, on pourrait les croire écrits aujourd'hui contre « Pierres vivantes » et contre les « parcours catéchétiques » : « 1. -- On ne peut omettre, ni surtout exclure posi­tivement, pendant les premières années de l'enseignement, des vérités surnaturelles fondamentales comme le péché originel, la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ et sa mission de Rédemption du genre humain, le Saint-Esprit, les commandements de Dieu et de l'Église. « Certains ont pensé que semblables omissions ou ex­clusions se justifiaient en raison de principes pédagogiques, valables pour les disciplines profanes, mais qui ne peuvent être justement appliqués à l'enseignement des vérités de la foi qu'en tenant compte de la nature particulière de toute formation religieuse, où s'insère l'action de la grâce. « On s'en tiendra pratiquement aux règles suivantes : « Déjà aux tout-petits on enseignera, au moins globa­lement, les vérités fondamentales. A partir de l'âge de raison, ces vérités seront présentées de façon de plus en plus explicite et seront de plus en plus largement expli­quées. De cette façon, il y aura un enseignement complet dès le début et le progrès portera seulement sur l'expli­cation des vérités religieuses et sur la manière de les présenter. Pour éviter toute équivoque, on n'emploiera pas l'expression de *catéchisme progressif.* « 2. -- La fonction spécifique et la fin prochaine du catéchisme sont de transmettre le message de l'Église, de donner l'enseignement religieux. C'est par là qu'il joue son rôle nécessaire et primordial dans l'éducation religieuse totale. 7:273 « Si donc le catéchiste doit se préoccuper de la forma­tion actuelle de la conscience de l'enfant et de l'insertion dans sa vie de l'enseignement donné, il accordera toujours la priorité à l'instruction religieuse proprement dite. « 3. -- Les procédés et activités catéchistiques seront jugés et admis en fonction du but surnaturel du caté­chisme. Jamais ils ne resteront sur un plan purement naturel (à moins qu'il ne s'agisse d'une *préparation* au catéchisme utile pour certains milieux). En ce sens, le catéchisme évitera de faire une place trop grande à l'expérience du corps et de chacun des sens ; il sera exigeant sur la valeur religieuse des « devoirs », des films, etc. « 4. -- L'expérience religieuse n'est pas, par elle-même, un critère suffisant de la conscience morale. C'est pourquoi, tout en ayant le souci d'habituer l'enfant à écou­ter la voix de la conscience et de le former à la générosité personnelle, il faut expliquer que la conscience d'un chrétien est informée par l'enseignement de l'Église, qui transmet la loi de Dieu, en donne l'interprétation authen­tique et la précise. » Je le répète : si l'épiscopat croyait vraiment à ce qu'il disait là, pourquoi a-t-il constamment fait, fait faire et laissé faire le contraire ? #### III. -- Ce que dit l'abbé Laurentin L'abbé René Laurentin a bien résumé en trois phrases, dans la *France catholique* du 11 février dernier, toute l'affaire du chanoine Colomb et de son importance aujourd'hui : 8:273 « On reprocha à la pédagogie graduée de Colomb d'ébrécher ou de dissoudre la vérité dogmatique. Il fut condamné par le Saint-Office en 1957. Pourtant, ses solutions triomphèrent vite et plus radicalement dès les années 60. » Voilà ce que Mgr Vilnet dissimule (ou ignore). La catéchèse du chanoine Colomb avait un petit inconvénient. Elle avait pour résultat d'ébrécher voire de dissoudre la vérité dogmatique. Pour un catéchisme, bravo. Sa « pédagogie » fut condamnée par le Saint-Siège pour cette raison. Et c'est bien cette pédagogie-là, devenue plus « radicale » encore, ce sont ses « solutions » qui « triomphèrent dès les années 60 » parce que l'épiscopat ne les avait jamais réellement abandonnées. Et c'est ainsi que « la vérité dogmatique » s'est trouvée « ébréchée ou dissoute » dans l'Église de France. C'est ainsi que l'épiscopat n'enseigne plus le catéchisme catholique, selon le reproche permanent que nous lui en adressons depuis quinze ans. Et c'est jusqu'au souverain pontife que depuis dix ans nous adressons notre réclamation : *Rendez-nous le catéchisme catholique.* Cette requête a été entendue. Mais elle n'est toujours point exaucée. #### IV. -- Ce que dit le Père Potin Nous continuons donc à subir le triomphe, dans l'Église catholique, de ce qui n'est pas catholique. Ce triomphe s'étale et s'avoue pour ce qu'il est. Les erreurs dogmatiques et morales condamnées par l'Église, condamnées par les papes, et spécialement par saint Pie X, par Pie XI et par Pie XII, ont non seulement conquis droit de cité dans l'Église : mais elles y font la loi. 9:273 Le Père Jean Potin, religieux directeur de *La Croix*, l'énonce tranquillement dans le numéro du 23 mars 1983 : « Les travaux théologiques qui ont bâti Vatican II ont été condamnés dans les années 50. A leurs risques et périls, certains chroniqueurs ont eu le courage de les défendre. » Il dit en somme la même chose que l'abbé Laurentin, avec la seule différence que son propos ne se limite pas au caté­chisme. L'un et l'autre énoncent la même vérité historique. Les erreurs catéchétiques condamnées par Pie XII parce qu'elles détruisaient le dogme catholique sont précisément celles qui dès 1960 ont construit les catéchismes actuels, dit l'abbé Lau­rentin. Les erreurs théologiques condamnées par Pie XII pour la même raison sont précisément celles qui en 1962-1965 ont bâti le concile Vatican II, constate avec satisfaction le Père Potin. Et non seulement avec satisfaction : avec l'approbation implicite et explicite de l'épiscopat. #### V. -- Ce que dit le pasteur Mehl Les catholiques conciliaires deviennent odieux même à ceux qu'ils espéraient désarmer ou séduire par leurs tours de passe-passe. Voyez le pasteur Roger Mehl, ancien doyen de la faculté de théologie protestante de Strasbourg. 10:273 Dans *Réforme* du 9 avril, il s'indigne que Jean-Paul II rétablisse « le marché des indulgences » à l'occasion de l'Année sainte, et il lui reproche un scandale « plus grave et plus douloureux » encore que celui qui avait scandalisé Luther en 1525. Sans doute il apprécie que le pape ait annoncé son intention de rendre visite au conseil œcuménique des Églises et de prêcher prochainement dans une église luthérienne de Rome. Mais ces « gestes de courtoisie », assure le pasteur Mehl, ne peuvent effacer « la grave blessure faite à la conscience chrétienne » par le « marché des indulgences » de Jean-Paul II. Assurément, ces protestations protestantes n'ont rien d'extraordinaire, et je ne les mentionne que pour en arriver à l'observation beaucoup plus importante que fait à ce propos le même auteur : « Cela est d'autant plus navrant que depuis quelques décennies tant d'éminents théologiens catholiques avaient reconnu dans leurs écrits que la protestation de Luther et de la Réforme était parfaitement fondée sur le point essentiel du salut par pure grâce. » Peut-être est-ce précisément pour cela que ces théologiens avaient mondainement reçu le titre d' « éminents » : mais ils auraient dû perdre celui de « catholiques », s'ils donnaient raison à Luther sur la foi sans les œuvres. A moins qu'ils n'aient que fait semblant, par des équivoques subtiles qui lais­saient croire aux protestants qu'ils disaient comme eux, tout en insinuant presque imperceptiblement des restrictions men­tales qui sauvaient leur orthodoxie catholique. Dans ce dernier cas, c'est sans doute qu'ils sont des fripons qui ne croient plus à rien. Mais avec de tels théologiens, si éminents, si nombreux, et si catholiques, encouragés et choyés par la hiérarchie, il ne faut pas s'étonner de l'état dans lequel on trouve aujourd'hui les catéchismes et les missels. 11:273 #### VI. -- Ce qu'a dit le primat des Gaules Pour le père-camarade Albert Decourtray, archevêque de Lyon et primat des Gaules depuis 1981, les choses sont encore plus simples : lorsque dans sa conférence le cardinal Ratzinger a réclamé le retour au catéchisme romain, il a parlé pour ne rien dire, le catéchisme romain n'existe pas : « Il faut savoir, énonce doctement Mgr Decourtray dans un communiqué publié dès le 4 février dans son bulletin diocésain, pieusement reproduit par *La Croix* et par *L'Homme nouveau, --* et installé en bonne place par la *Documentation catholique* du 6 mars, en tête du texte de la conférence du cardinal Ratzinger, de manière à ce que la bonne volonté éventuelle du lecteur soit sciée d'emblée, -- il faut savoir que le fameux « catéchisme romain » cité à plusieurs reprises par le conférencier... \[... *il n'était pas seulement* « *cité à plusieurs reprises* » *par le conférencier Ratzinger : le cardinal demandait très fermement que l'on en revienne aux quatre parties obligatoires de tout catéchisme catholique, qui sont les quatre parties du catéchisme romain...*\] « ...il faut savoir que le fameux « catéchisme romain » cité à plusieurs reprises par le conférencier n'est pas un « catéchisme » au sens usuel du terme. Le document qui porte ce nom, appelé encore « Catéchisme du concile de Trente », publié en 1566, était destiné non aux enfants mais aux curés. 12:273 C'est un exposé doctrinal visant à complé­ter la formation théologique des prêtres pour les rendre plus aptes à exercer le ministère de la parole. » Astucieuse manipulation des textes et des faits. Si le CATÉ­CHISME DU CONCILE DE TRENTE est un *complément de formation théologique,* c'est qu'il est destiné à ceux qui, déjà formés en théologie, ont le désir louable mais facultatif de s'y former davantage encore. Cela concerne les savants, comprenez-vous, et non point vous autres, pauvres gens, troupeau ordinaire, pères et mères de famille, catéchistes de paroisse, le cardinal Ratzinger n'a rien dit qui soit pour vous, rien proposé à votre niveau, passez donc votre chemin. #### VII. -- Ce qu'est le catéchisme romain Directement ou par l'intermédiaire d'un secrétaire, mais littéralement, Mgr Decourtray a recopié là une sottise de Man­genot dans son article sur le catéchisme du *Dictionnaire de théologie catholique.* Mangenot y écrit que le CATÉCHISME DU CONCILE DE TRENTE a pour fonction de « *compléter l'instruction théologique des prêtres *»*.* Mgr Decourtray recopie : il a pour fonction, dit son communiqué, de « *compléter la formation théologique des prêtres *»*.* La source est manifeste. 13:273 Le résultat est de détourner du catéchisme romain ceux pour qui il est fait. Car en réalité, tout au contraire, le CATÉCHISME DU CONCILE DE TRENTE est un véritable catéchisme, destiné aux fidèles par l'intermédiaire des prêtres. Un catéchisme, oui, c'est-à-dire, au sens usuel du terme précisément, un résumé d'instruction religieuse élémentaire, contenant les connaissances nécessaires au salut. C'est le *livre du maître* du catéchiste. Il en existe d'ailleurs une adaptation à l'usage directement des enfants : le CATÉCHISME DE SAINT PIE X. Définir ainsi le CATÉCHISME DU CONCILE DE TRENTE n'est pas le fait d'une interprétation parmi d'autres, d'une opinion ou d'une thèse. C'est une vérité historique. C'est la définition explicite qu'en donnent, c'est la fonction que lui assignent ses propres auteurs, et saint Pie V qui l'a promulgué, et tous les papes qui par la suite l'ont instamment recommandé. *Les auteurs* du CATÉCHISME DU CONCILE DE TRENTE, dans leur préface, expliquent qu'ils ont, selon ce qu'avait ordonné le concile, composé un livre « où tous ceux qui sont chargés d'enseigner peuvent puiser des vérités d'une certitude absolue et les transmettre ensuite aux fidèles ». Ils précisent qu'ils n'ont pas composé un ouvrage de théologie, et qu'ils traitent seule­ment des « choses qui appartiennent en propre au ministère d'une paroisse et qui sont le plus à la portée des fidèles ». *Saint Pie V*, en promulguant le CATÉCHISME DU CONCILE DE TRENTE, le présente comme « un catéchisme où les fidèles, grâce au zèle de leurs pasteurs, pourront trouver les enseigne­ments concernant les choses qu'ils ont besoin de connaître, de professer et d'observer ». Nullement, donc, un complément facultatif de science théologique, comme le prétendent Mangenot et Decourtray, mais bien les vérités religieuses que tout catho­lique est tenu de connaître. 14:273 *Le pape Clément XIII* en 1761 : « Que tous ceux qui ont charge d'âmes l'emploient pour apprendre la vérité catholique aux peuples ». Aux peuples, et non pas aux théologiens. *Le pape Léon XIII* en 1899 : « Que tous les séminaristes le relisent souvent. » Les séminaristes... *Saint Pie X* en 1905 : « Pour adresser aux fidèles une catéchèse en un langage facile, approprié à leur intelligence, qu'on se serve du CATÉCHISME DU CONCILE DE TRENTE. » Dédié « *ad parochos *»*,* c'est-à-dire « aux curés », mais pour l'instruction du peuple chrétien, le CATÉCHISME DU CONCILE DE TRENTE est explicitement devenu, par la volonté des papes successifs, ce qu'il était par vocation dès le début : le « manuel classique de la religion à l'usage du clergé et des fidèles, des paroisses, des familles et des maisons d'éducation ». Tel est le CATÉCHISME ROMAIN actuellement interdit en France par l'épiscopat. Les évêques l'ont interdit sans le connaître. Ils croient que ce n'est pas un catéchisme. Ils croient que c'est un complément théologique pour les prêtres, alors que c'est le livre du maître pour enseigner en toute certitude, en toute sûreté, en toute authenticité, les connaissances nécessaires au salut. Ou bien ils font semblant de le croire. Mais ils n'ont toujours pas révoqué l'interdiction scandaleuse qui frappe tous les catéchismes autres que leurs « Pierres vivantes » et leurs « parcours catéchétiques » d'aujourd'hui, issus de leur « Fonds obligatoire » de 1967, lui-même issu du « catéchisme pro­gressif » du chanoine Colomb condamné par Pie XII en 1957. \*\*\* Depuis quinze ans, le catéchisme catholique n'est plus officiellement enseigné en France : l'épiscopat l'a autoritaire­ment remplacé par une catéchèse qui ne procure plus les connaissances nécessaires au salut. 15:273 Mais depuis quinze ans, le catéchisme catholique est ensei­gné quand même. Il est enseigné en dehors des évêques, il est enseigné sans les évêques, il est enseigné contre la volonté et malgré les interdits des évêques. Alors ? Alors, comme je le disais dans PRÉSENT, on continue. A la grâce de Dieu. Avec le sourire. Et la paix de l'âme. Et la certitude qu'il serait impossible en conscience de ne pas continuer. Jean Madiran. 16:273 ## CHRONIQUES 17:273 ### Le promeneur du Vatican par Michel de Saint Pierre LES TROIS ABBÉS m'ont donné rendez-vous à l'intérieur de la Cité du Vatican, devant le « Cimetière des éléphants ». Je sais depuis longtemps de quoi il s'agit : car les Romains, qui sont gens facétieux, appellent ainsi le bâtiment où logent un certain nombre de vieux dignitaires de l'Église, qui peuvent y achever paisiblement leurs jours. L'un d'eux, que je connais bien, est un archevêque de 80 ans, exubérant comme un collégien -- mais dissimulant une sagesse profonde sous les apparences du paradoxe et de l'excès verbal. C'est une sorte de conteur méditerranéen aux cheveux de neige, au visage rose et vultueux, aux gestes expressifs, aux traits mobiles : tour à tour empreints de gravité sévère, et pétris de malice agressive. Je le désignerai ici par son prénom : Mgr Alberto. Fièrement, je passe la porte où le garde suisse, vêtu de son costume bariolé de style Renaissance, me salue de la halle­barde ; je suis en effet, déjà, un familier des lieux. Et bientôt j'aperçois mes trois abbés, munis de la longue soutane noire, de la douillette, du col romain et du chapeau rond. 18:273 Quel plaisir, de voir ces jeunes gens habillés en ecclésiastiques ! Les tenues invraisemblables de notre nouveau clergé (cela va du complet fil-à-fil super-chic au blouson noir et au col roulé) me cons­ternent plus que jamais. « *Ne craignez pas de paraître ce que vous êtes* ! » a dit Jean-Paul II aux clercs. « *N'ayez pas honte de votre état ! *» Hélas ! Même à Rome les prêtres se déguisent en civils de plus en plus souvent, et l'on m'a raconté que lors de sa récente visite au Séminaire Français de Rome, le saint-père n'a trouvé que des séminaristes en veston ! La contagion n'a pas encore atteint le Vatican lui-même ; on y rencontre au coin de tous les corridors des prélats porteurs de la croix pectorale et de la ceinture violette ou rouge. Deux de mes abbés, Emilio et Giuseppe, sont italiens. L'autre, Gabriel, est français. Ils évoluent au Vatican comme des poissons dans l'eau, s'orientent avec grâce dans ces dédales, me font pénétrer au sein d'espaces secrets et de locaux interdits. Tantôt respectueux et tantôt familiers, débrouillards, connais­sant et saluant tous les dignitaires que nous rencontrons, sa­vants et diserts, ils font ma joie : rien ne leur résiste. Ils m'assurent, l'œil rieur et la mine confiante, qu'ils me feront rencontrer le pape. Et cette fois, je leur oppose mon scepticisme de Normand : j'ai adressé plusieurs demandes d'audience à Sa Sainteté Jean-Paul II, sans recevoir de réponse. Car, hélas, de telles requêtes passent obligatoirement par la *Préfecture de la Maison du Pape,* où règne un prélat français qui n'aime pas les « traditionalistes » et qui pense le plus grand mal de l'Association « Credo », dont je suis le président. Or cette préfecture est toute-puissante, et risque de m'opposer indéfini­ment son barrage hostile. Je désespère donc, malgré l'irrésis­tible pouvoir dont semblent disposer mes trois abbés. La suite prouvera que j'ai tort. En attendant, et bien que je ne compte plus mes séjours à Rome, j'essaie pour la première fois de m'orienter dans ce labyrinthe du Vatican. Au centre, voici l'énorme coquille de la basilique. Au nord-est, ensemble asymétrique, hétérogène et monumental, voici les palais apostoliques, dans un étonnant désordre -- une véritable bousculade architecturale -- avec leurs huit cours intérieures, rayonnant pour la plupart autour de la fameuse Cour Saint-Damase. 19:273 Presque à angle droit, la bibliothèque et les musées du Vatican, dont les grandes ailes rectangulaires entourent l'immense Cour du « Belvédère » : un espace ingrat, cerné de hautes façades couleur de poussière. Deux édifices complémentaires : la Pinacothèque, qui ressemble à un casino du style « Deauville 1925 » et qui fut construite par Pie XI, et le Musée Grégorien, moderne, en béton armé, bâti sur ordre de Jean XXIII. Enfin, un petit quartier où sont logés les services administratifs. Moi qui suis habitué aux sublimes géométries du Louvre, de l'École Militaire, des Inva­lides et de Versailles, j'avoue être désorienté par les incohé­rences de ces architectures vaticanes. Ce que j'aime, ici, ce sont les galeries intérieures, les salles prodigieuses, l'inimagi­nable pullulement des œuvres d'art -- et le mystère de cette Cité unique au monde, où le profane côtoie le sacré, où l'in­trigue fait concurrence à la prière, où le luxe le plus somptueux succède à d'étonnantes austérités, où l'histoire à la fois san­glante et dorée s'accumule sous des voûtes qui ont déjà vu trop de choses -- et qui en verront beaucoup d'autres, s'il plaît à Dieu. Et tout cela s'ordonne, vaille que vaille, autour d'un homme très entouré, solitaire entre les solitaires, vêtu d'une soutane blanche, chef du plus petit État du monde, mais disposant d'un pouvoir spirituel sans égal : le pape. -- Combien le pape a-t-il de divisions blindées ? demandait le ricanant Staline. La réponse eût été simple, si quelqu'un avait osé la lui faire : il existe sur notre planète près de huit cents millions de catholiques -- rassemblés autour d'une Église vieille de deux mille ans. \*\*\* J'écoute mes trois abbés, cependant qu'ils m'entraînent dans les jardins du Vatican, verts comme un paysage normand. Depuis mon arrivée à Rome, chaque soir, j'y fais mon petit tour du propriétaire : tantôt avec l'antique archevêque, Mgr Alberto, tantôt avec mes jeunes clercs au chapeau rond. Ils n'ont rien d'extraordinaire, ces jardins : en Angleterre, en France, en Italie, en Espagne, aux États-Unis, au Japon, j'en ai vu de plus beaux. 20:273 Mais leur charme est immatériel : fait d'un silence et d'une paix que je n'ai jamais éprouvés nulle part ailleurs -- sauf, peut-être, sous les voûtes de Notre-Dame de Reims tout embaumées du souvenir des lys. Au Vatican, les jardins s'étagent derrière l'abside de Saint-Pierre jusqu'au sommet d'une colline, à 80 mètres de hauteur. Nous montons : les courbes gracieuses des pelouses, l'agencement des massifs, le dessin des ifs et des buis, quelques fontaines dont la fraîcheur s'exhale comme le soupir d'une âme endor­mie, des fleurs écloses en petits soleils et de grands arbres étendant des ramures et des ombres, tout cela nous accueille, et nous sommes seuls -- absolument seuls au milieu de ce silence dont il faut bien que je parle encore, parmi d'augustes fantômes... -- Tenez ! dit l'abbé Giulio, voici l'endroit précis où le pape Léon XIII a vu le *Diavolo* (le Diable) ! Nous nous arrêtons devant un coin d'allée aujourd'hui désert. Je connaissais déjà cette histoire. Ainsi, ce fut là ! J'évoque la redoutable apparition... -- *Non ci credo*, (Je ne le crois pas), dit encore le jeune prêtre en baissant la voix, et me jetant un regard de biais. Puis il ajoute en bon Romain, avec un sourire d'enfant : -- *Ma è vero !* (Mais c'est vrai !) Pour ma part, j'y crois « dur comme fer ». Je crois en cet Esprit malin dont l'Évangile parle souvent, et qui va, méditant le Mal jusqu'à la consommation des siècles. Oui, c'est bien au détour de cette allée que l'Ange Noir, vers la fin du XIX^e^ siècle, est venu se dresser devant le souverain pontife. Moins insidieux que la grande Tentation dont Rome souffre aujourd'hui, ce démon-là fut chassé d'un geste et d'une prière. Mais déjà, Léon XIII avait pressenti les dangers du Modernisme, les abîmes du culte de l'homme se substituant, lentement et sûre­ment, au culte de Dieu, la désacralisation progressiste -- et le goût pervers de la nouveauté pour la nouveauté. Le Diable, qui n'aime pas les papes lucides, était donc venu le tenter, dans le cadre surnaturel de ces mêmes jardins, comme il avait tenté Jésus sur les hauteurs de Jérusalem. 21:273 Un autre détour, d'autres allées : voici le chemin clair-obscur que Pie XI longeait volontiers à pas vifs, récitant le Bréviaire latin ou corrigeant ses encycliques. Un peu plus loin, l'abbé Giulio me montre les lieux où le pape Pie XII vit -- sublime reconstitution dédiée par le Seigneur et par la Vierge à lui seul -- le soleil danser pendant plusieurs minutes, comme il l'avait fait à Fatima... Nous cheminons encore. Une tour se dressa (le donjon Saint-Jean), des fontaines apparaissent, et d'autres motifs de jardin, des arceaux de roses, d'autres fleurs encore, des palmiers mêlés à des pins où roucoulent des pigeons bleus. Je remarque, tournant et retournant dans ces lieux auxquels me lie un senti­ment étrange d'appartenance, des bâtiments en ordre dispersé, le Palais du Gouverneur couleur de grès beige et ses deux gracieux pavillons, la *Casina* de Pie IV dont l'entrée ressemble à celle d'un petit temple, des cours ornées de statues -- et je retrouve le pesant édifice de la Pinacothèque. Mais que ne voit-on pas, ici ? Dans la verdure, l'ancien *palazzina* de Léon XIII devenu (en 1931) Radio-Vatican -- le centre de télex -- et même une impayable petite gare qui ne sert plus que pour les marchandises. Ailleurs encore, l'héliport d'où s'élance l'héli­coptère personnel du saint-père. Mais où que nous allions, le « *Cupolone* » fait à chaque instant de magnifiques apparitions : c'est la coupole de Saint-Pierre, si justement fameuse, scintillant au soleil comme une énorme bulle sacrée, soufflée dans le ciel de Rome par le génie de Michel-Ange. \*\*\* Paradoxes du Vatican : dans le plus petit État du monde, se dresse l'un des ensembles architecturaux les plus grandioses du monde. Car cette Cité des papes n'a que quarante-quatre hectares : une partie en est occupée par les jardins, une autre par les monuments -- et le reste par les divers et nombreux services : pharmacie, infirmerie, bibliothèque, locaux du tailleur, garages, ateliers de restauration des œuvres d'art, etc. 22:273 Mais le Vatican possède également sa banque (le seul établissement de crédit dont les guichets soient dominés par un Christ en croix suspendu au mur), son standard téléphonique ultra-moderne (où officient des bonnes sœurs coiffées du voile), ses studios de Radio-Vatican qui émettent en trente-trois langues, son journal (*Osservatore Romano*) célèbre dans le monde entier malgré la modestie de ses tirages. Enfin, l'État souverain du Vatican bat monnaie, et il émet ses propres timbres, fort recherchés des collectionneurs... Le plus petit État : qu'est-ce à dire ? Eh bien, le Vatican est trois fois et demi plus petit que la Principauté de Monaco ; son étendue est mille fois moindre que celle de la Principauté d'Andorre ! Il n'a, d'ailleurs, que neuf cents habitants, dont cinq cent vingt bénéficient de la citoyenneté. \*\*\* Il existe des *lois propres* à ce minuscule État. Publiées dès la signature des pactes du Latran (7 juin 1929), ces lois constitutives fixent les articles du droit fondamental, les moda­lités de séjour, l'organisation administrative, économique et professionnelle et la sûreté publique. Chaque texte nouveau est promulgué par le pape en tant que chef souverain d'un État indépendant. Et j'aime la majestueuse formule en vigueur : « *Nous pape, de notre propre mouvement et de science certaine, dans la plénitude de notre autorité souveraine, nous avons ordonné et ordonnons d'observer comme loi de l'État ce qui suit...* » \*\*\* Mais il ne faut pas confondre l'administration de l'État de la Cité du Vatican avec *le gouvernement de l'Église universelle.* Le pape exerce personnellement ce pouvoir de gouvernement, utilisant à cet effet ce qu'on appelle « *la Curie romaine *». Il s'agit là d'un organisme fort compliqué, remanié à plusieurs reprises (et surtout, à l'époque moderne, par Paul VI). Les principaux conseillers du pape sont des cardinaux, préfets de « dicastères » qui correspondent à autant de ministères distincts, rayonnant désormais autour de la toute-puissante Secrétairerie d'État. 23:273 Il n'existe plus, dans cette organisation centrale, de cloisons étanches, les différents secteurs d'activité étant reliés entre eux par des commissions mixtes, des comités, etc. Parmi les principaux dicastères, citons la « Congrégation pour la Doc­trine de la Foi » (qui fut auparavant le Saint-Office), la « Congrégation pour les Évêques », celle qui s'occupe des « Églises orientales », celles qui ont la charge des « Sacre­ments » et du « Culte divin », les Congrégations « pour le Clergé » et « pour les Religieux », celle des « Rites » -- enfin les deux importantes Congrégations « pour l'Évangélisation des Peuples » et « pour l'Éducation catholique ». Le saint-père dirige tout cela lui-même, étudie les dossiers, provoque des enquêtes, ordonne des réformes. Il s'agit là de méthodes à la fois très modernes et très anciennes, plongeant dans le vif du monde contemporain -- en même temps que dans un passé chargé de lumières et d'orages. \*\*\* Mon quartier général, je veux le répéter, ce sont les jardins du Vatican. Le deuxième jour, mes trois abbés et moi voyons venir à nous le vieil archevêque exubérant, Mgr Alberto, qui adore ces lieux paisibles et qui ne manque jamais d'y errer, le plus souvent solitaire, vers le soir, lorsqu'il a terminé son *pisolino* (sieste) de l'après-midi. Il m'appelle « *Signor Mar­chese *» (Monsieur le Marquis), et il se montre, en toutes circonstances, d'une courtoisie d'un autre âge. Non seulement il connaît les mystères de ces parages exceptionnels, mais il en comprend l'âme. Mes trois abbés lui font un accueil digne de ces lieux, plient devant lui le genou, baisent son anneau qui n'est pas la simple bague en or de Paul VI, tristement normalisée, mais une superbe topaze montée à la façon d'un bijou égyptien. Il considère les jeunes gens d'un œil paternel, étend la main sur eux -- et se met à rire : 24:273 -- Avec ces trois-là, Signor Marchese, me dit-il, vous êtes sûr d'aller jusqu'au saint-père ! Il rit encore ; deux pigeons s'envolent avec des claquements d'ailes, fuyant vers la coupole de la Basilique. -- Et même, ils vous conduiront jusqu'au Bon Dieu. Per­sonne ici n'a jamais pu les arrêter ! Pas même le grand saint Pierre... Je veux mettre à contribution l'étonnante érudition de l'archevêque, et je l'accable de questions qui prouvent à la fois mon ignorance et sa culture. L'une d'elles est toute simple : d'où vient ce mot « Vatican » ? Le vieux prélat lève les bras au ciel : -- Allons, cher ami, vous le savez bien ! Les Romains appelaient *Vaticanum* un vaste terrain entre le Monte Mario, le Janicule et le Tibre. La zone basse était marécageuse, rappelez-vous ! Mais ce que vous ne savez peut-être pas, c'est que l'endroit avait fort mauvaise réputation. On n'aimait guère séjourner « *in infamibus Vaticani locis *», dans les infâmes parages du Vatican ! Il étend sa lourde main baguée, qui semble bénir le vert secret des jardins, les palais, les statues, les arbres ensommeillés, la coupole même de Saint-Pierre luisant comme un casque au soleil d'un soir : -- Aujourd'hui, voyez : c'est devenu habitable. Il me saisit le bras : -- Tout cela, tout ce que vous apercevez dans l'enceinte du Vatican, dérive d'une vénération ininterrompue : celle qui s'attache au sépulcre de Pierre. *Tu es Petrus,* avait dit le Seigneur à Simon le pêcheur. « Et sur cette pierre, je bâtirai mon Église. » Une émotion passe comme une lumière sur le vieux visage : -- Le Seigneur a tenu parole. Et l'Église est bâtie. Le sépulcre de Pierre ? Il est situé sous la « Confession » de la basilique vaticane, au-dessous de l'autel papal. Mais lors des fouilles de 1940 à 1949, il fut trouvé vide. Et puis, une savante romaine, Margherita Guarducci, découvrit en 1953 une cassette contenant les ossements d'un individu robuste, de sexe masculin, âgé de 60 à 70 ans. 25:273 Ces restes étaient mêlés à de petits fragments d'étoffe précieuse : signe certain qu'ils avaient fait l'objet d'une grande vénération. De fil en aiguille, d'étude en étude, les déductions des experts permettent aujourd'hui d'affirmer qu'il s'agit bel et bien de la dépouille mortelle de Pierre, chef des apôtres, premier pape, disciple et fondateur, roc humain sur lequel tout ce que nous voyons ce soir est bâti -- y compris Rome, ville éternelle, arrachée au paganisme du plus grand des empires humains, et désormais symbole d'une religion d'amour dont le royaume n'est pas de ce monde. \*\*\* Je connais bien des gens qui n'aiment pas la basilique de Saint-Pierre de Rome. Et je soupçonne le pape Paul VI de ne l'avoir pas beaucoup aimée. Pourquoi ce pontife a-t-il relégué au trésor de la basilique -- d'ailleurs magnifique -- les flam­beaux et les statues du XVI^e^ siècle qui ornaient l'autel sous le baldaquin de bronze du Bernin ? Je suis, pour ma très modeste part, aussi triomphaliste que le Curé d'Ars lorsqu'il s'agit de l'Église. Car le Curé d'Ars se ruinait en chasubles brodées, en encensoirs dorés, alors que son presbytère était nu, dépouillé comme la maison d'une ombre. « Rien n'est trop beau pour le ménage du Bon Dieu ! » disait-il. Et Satan, lui, qui le persé­cutait sans relâche, savait bien qu'il avait raison. « On prie mieux sur de la beauté » disait, de son côté, saint Pie X. Et nous qui sommes là, ébahis et rêveurs, dans l'intérieur de la vaste coquille, nous regrettons les fastes d'antan, les liturgies latines, ces chœurs dits « de la Chapelle Sixtine » qui nous venaient du fond des âges et dont les chants flottaient là-haut comme des nuages, parmi les voûtes. Nous regrettons la Cappa magna des cardinaux, cette superbe traîne écarlate rappelant le sacrifice du sang auquel les Éminences ont promis de consen­tir, s'il le fallait. Et la Sedia Gestatoria dont l'usage a presque disparu : ce trône ambulant d'où le pape, porté par les *sediari*, dominait la foule des fidèles qu'on appelle aujourd'hui le peuple de Dieu, cependant que s'épanouissaient autour de lui d'étran­ges éventails de plumes. Nous regrettons la tiare enfin, que l'on ne voit plus, aux jours de fête, que sur la tête de bronze du saint Pierre assis. 26:273 Quand le cérémoniaire présentait au nouveau pape cette mitre aux trois couronnes qui ne symbo­lisait certes pas le pouvoir, mais la charge -- et le poids en était écrasant -- il déclarait en latin au pontife tout neuf : « *Accipe tiaram *», reçois la tiare ! Et le monde savait qu'il s'était passé quelque chose d'essentiel. Ce que je sais, pour moi, c'est que le peuple romain, dont le pape est l'évêque, n'aime pas les « simplifications » d'aujourd'hui qui lui semblent des appauvrissements. Je le sais parce qu'il me l'a dit, par cent bouches d'hommes, de femmes et d'enfants. Le pape, sous la tiare, sachant qu'il détenait la plus haute autorité de ce monde, s'appelait lui-même « le serviteur des serviteurs de Dieu ». Quant à la sublime, à l'inimaginable basilique, bâtie sur les modestes ossements de Pierre, elle échappe en se jouant au désolant paupérisme qui s'est emparé de l'Église catholique ro­maine, et c'est pourquoi je ne me lasse pas de la contempler. La voici. Elle m'appartient ; elle nous appartient, à nous tous. Et moi, je l'aime, je suis là, debout, au beau milieu d'elle, devant le baldaquin du Bernin (dont les célèbres colonnes torses furent coulées, dit-on, avec le bronze des statues an­tiques). Je vois tout le vaisseau, resplendissant dans ses ors, ses marbres, ses mosaïques. Cette énormité trouve le moyen d'être délicate. La gigantesque coupole y reste aérienne, comme les multiples arceaux qui s'organisent et semblent se mouvoir. L'immense y devient irréel, comme soufflé par un rêve dans une matière céleste. Aucun sentiment d'écrasement, bien au contraire : je me sens porté, emporté. Rituelle visite à la *Pietà* de Michel-Ange (qu'un fou, voici quelques années, voulut détruire) : cette très jeune femme porte sur ses genoux le corps de son fils âgé de trente-trois ans, et la douleur ne parvient pas à creuser ce visage féminin, lisse, beaucoup plus lisse que le marbre dont il est fait, exprimant à lui seul toute la pureté qui fût jamais. Contraste -- dont la basilique est pleine : voici maintenant l'étonnante statue en argent de Pie XII : l'un des papes les plus calomniés de l'histoire. Il est vêtu de ses ornements pontificaux, et les lunettes, bien apparentes, accentuent encore la sévérité de la prestigieuse figure. Le vieil archevêque Alberto, qui ne m'a pas quitté, s'exclame en familier des lieux, et sa voix se perd dans l'espace sacré : 27:273 -- Pie XII ! Le plus grand pape de l'époque moderne. Puis il me dit, à voix presque basse, cette fois : « Elle était si belle, notre Église, sous Pie XII ! » Mgr Alberto exprime ainsi une nostalgie très répandue à Rome. Je reste, en sa compagnie, devant la statue du pontife, longtemps, évoquant des souvenirs. Car j'ai personnellement connu le pape Pie XII -- et ceci, comme disait Victor Hugo, se passait en des temps très anciens : il y a trente ans au moins. Mon cher et vénérable ami, le cardinal Feltin, si fin et si faible, m'avait obtenu l'audience du pape Pie XII que je sollicitais. Au jour dit, à l'heure dite, je me présentai au Secrétariat du Vatican que l'on m'avait indiqué. Un prélat français plutôt nerveux m'accueillit assez fraîchement, pour me dire : -- Le saint-père va vous recevoir à *Castelgandolfo,* demain matin. Il est très simple. Mais il est aussi très sévère. Or il n'a pas apprécié certaines de vos pages. (A l'époque, j'avais publié deux romans : *Ce monde ancien* et *La mer à boire* qui conte­naient, je dois le dire, des épisodes gaillards.) Le prélat (il n'était autre que le futur cardinal Veuillot) secoua sa tête ronde de chat, frotta l'une contre l'autre ses mains potelées : -- Alors, vous l'écouterez. Il vous grondera. Puis, comme il est bon, il vous bénira. Vous vous inclinerez. Après quoi, vous vous en irez, car la journée du saint-père est très chargée. Mâtiné de Normand, de Breton et de Bourguignon, je décidai de n'en faire qu'à ma tête. Et le lendemain, exact comme un garde noble, je sautai dans un taxi pour me rendre à *Castelgandolfo.* Or nous étions au mois d'août -- époque où les Romains (ceux qui le peuvent, du moins) s'éloignent de la ville et de ses environs. La chaleur était accablante ; et d'au­tant plus que, selon l'ancien protocole, je m'étais mis en habit, muni de mes décorations et d'une chemise-plastron, si bien qu'à chacun de mes mouvements, je bruissais comme une dizaine de homards dans un panier. 28:273 Les Italiens appellent *Castelgandolfo* « la villa du saint-père ». Je nous voyais déjà, le pape et moi, évoluant parmi des mobiliers de pitchpin. Le taxi m'arrêta devant un palais sans grande harmonie, orné d'un beau jardin à l'italienne que j'eus la chance, plus tard, d'admirer à loisir. (Cette propriété du Saint-Siège fait partie de l'État du Vatican. Elle est située assez loin de Rome, en grande partie sur l'emplacement d'une célèbre villa de l'empereur Domitien, qui régna de 81 à 96 après Jésus-Christ.) Malheureusement, sur la familiarité des lieux je fus très vite désabusé : je vis des huissiers à lourdes chaînes, des gardes suisses en cuirasse et casque-salade, armés de leur hallebarde ; et toute une nuée de ces petits *monsignori* italiens qui frétillaient dans le rose et la dentelle, et qui avaient toujours l'air d'être habillés par Lanvin. Introduit avec solennité, je traverse une première salle, assez vaste, où de nombreuses personnes accablées de chaleur se tiennent debout, mais légèrement prostrées. Voyant arriver le personnage important que je parais, elles se dressent. Puis, s'apercevant qu'elles ne me connaissent pas, elles retombent en léthargie. Troisième salle, beaucoup plus petite : personne. Un monsignor se matérialise devant moi. « Vous êtes un peu en avance », me dit-il. « Le saint-père sera exact. » J'avise, en un point de la salle, une sorte de trône. Et j'ai deux ques­tions à poser au monsignor : d'abord, on m'a dit qu'il fallait parler à genoux au souverain pontife. Je n'y vois rien que de naturel -- mais cela ne doit pas faciliter la conversation. « Le saint-père se tiendra debout, ou bien, il s'assiéra. Vous ferez comme lui. » Deuxième question : « Est-ce qu'il ira s'asseoir, ...sur le trône que je vois là-bas ? » Réponse négative et rassu­rante : il y a d'autres sièges dans cette pièce. J'ai emporté avec moi mon dernier et tout récent livre : *Bernadette et Lourdes,* relié en maroquin blanc, aux armes du saint-père. Et j'attends. A l'heure précise, une sonnerie retentit, une porte s'ouvre -- et je vois venir à moi le pape Pie XII. C'est un prince -- un vieux prince gracieux et vif qui s'avance. Il n'a même pas d'anneau au doigt : car c'est aussi un pauvre, dont la soutane blanche, immaculée mais passable­ment élimée, fait -- m'a-t-on dit -- le désespoir de ses servi­teurs. On m'a également assuré qu'il s'est aménagé une sorte de cellule dans les fastueux appartements pontificaux, où il dort sur un lit de camp. *Se non è vero...* 29:273 Le pape se contente de me tendre la main en souriant ; du geste, il m'interdit de fléchir le genou. Son visage est le plus impressionnant que j'aie jamais vu : d'une beauté de médaille, maigre, allongé, sévère, il est à demi détruit par la vieillesse et les peines. Mais il semble éclairé de l'intérieur, comme par la flamme d'une bougie. Les yeux noirs étincellent derrière les lunettes, suggérant à la fois la sainteté et le génie. Et la bouche est belle, austère et généreuse, prise dans la parenthèse de deux rides profondes, cruelles, où s'inscrivent les charges et les chagrins de son pontificat. Ce frêle vieillard porte la gerbe d'âmes sur ses épaules. Haut, couleur de vieil ivoire, son front attire la lumière. Il semble satisfait de me voir *in abito di formalità* (en costume de cérémonie) et m'interroge sur mes décorations. Puis, très vite, l'algarade redoutée déferle sur moi. D'emblée, malgré tout, j'aime cette voix si souple, comme d'un violoncelle un peu détendu, cette voix tour à tour tendre et sévère qui m'interpelle dans notre langue -- car le saint-père parle à merveille le français, qu'il prononce avec un terrible accent italien. Eh bien, oui ! Il me confirme qu'il n'a pas aimé -- pas du tout -- les passages gaulois de mes livres, « *ces pages trop crues, indignes de l'écrivain catholique que vous êtes ! *»*.* Stupéfait, je constate que le pape a lu mes romans avec attention. Je lui apprends alors que j'ai consulté à plusieurs reprises des conseillers religieux. La réponse vient comme un claquement de fouet : -- *Choisissez-les plus durs !* A quoi je réponds à mon tour : -- Il est vrai, Très Saint Père, que je les ai cherchés dans la Compagnie de Jésus. Le pape ne peut s'empêcher d'échanger avec moi... je puis presque dire un sourire complice, et je vois que la glace est rompue. Alors, je lui tends *Bernadette et Lourdes --* et le saint-père, aussitôt, m'en parle, montrant ainsi qu'il est parfaitement au courant de sa parution. Il se lance dans une improvisation sur le thème du livre moderne, qu'il me montre chauffé à blanc par tous les feux de la publicité. 30:273 Je lui parle de ses encycliques, dont l'accent, plus tard, apparaîtra prophétique. « *Mais c'est de vous qu'il s'agit !* me dit-il. *Méfiez-vous de cette publicité moderne qui accroît les responsabilités de l'écrivain jusqu'au vertige* ! *Votre vieil Hugo, votre vieux Michelet, malgré tout leur génie, n'ont jamais imaginé cela, même en rêve...* » Le pape, poursuivant sa pensée, évoque les moyens de communications entre les humains -- les frontières qui se rapprochent -- le cinéma, la radio. Mais surtout, il me paraît impressionné par les perspectives de la télévision. (Je me souviens qu'à l'époque, j'avais fait une enquête serrée touchant le nombre de postes de télévision en France. « Moins de cent mille », m'avait-on dit. Aujourd'hui, ce chiffre nous semble dérisoire, ridicule...) -- *Vous verrez comme elle grandira, cette télévision, comme elle étendra son pouvoir !* me dit le pape Pie XII. *Moi, je ne le verrai pas. Mais ce phénomène est d'une importance presque inconcevable aujourd'hui...* Ajoutant que le petit écran pouvait être en ce monde « *un puissant moyen de culture populaire *» *--* cependant qu'il pouvait aussi devenir « *l'un des plus grands facteurs d'abru­tissements du XX^e^ siècle *»*.* J'en viens à demander au saint-père s'il compte un jour honorer la France, fille aînée de l'Église, de sa visite. (C'était encore le temps où les papes s'interdisaient de quitter l'Italie.) Pie XII porte les mains en avant, dans l'un de ces mouvements très vifs et spontanés qui n'ôtent rien à sa royale dignité : -- *Vous savez bien que je suis prisonnier...* Puis, se penchant avec un sourire de père : -- *Vraiment, vous croyez que cela leur ferait tant de plaisir ?* Pie XII alors me parle de cette France qu'il aime. Comme cardinal Pacelli, il a représenté le pape Pie XI au Triduum de Lourdes. Il me rappelle aussi qu'il a présidé certaines cérémonies, dans la cathédrale Notre-Dame de Paris. Je lui demande ce qui a prévalu dans sa mémoire. Il ne sait, gardant de la France un souvenir ébloui. Cependant, de lui-même, il en revient à Notre-Dame : 31:273 -- *Pensez !* me dit-il. *J'ai parlé sous ces voûtes -- et dans la chaire de Lacordaire...* Il se tait un court instant ; puis il ajoute, presque mur­murant : -- *Entre nous, je mourais de peur...* \*\*\* Je raconte tout cela au vieil archevêque romain, Mgr Al­berto, après que nous ayons quitté la basilique. Traversant la place Saint-Pierre, qui prolonge si admirablement le sanctuaire, je conduis Monseigneur jusqu'au restaurant de mon choix, puisqu'il accepte mon invitation à dîner. Là, devant des *scampi fritti* sauce tartare que nous affectionnons l'un et l'autre, il m'interroge : -- Franchement, Signor Marchese, si l'on vous demandait votre sentiment définitif sur le pape Pie XII, que diriez-vous ? -- Eh bien, cher Monseigneur, j'ai rencontré dans ma vie, au cours de mes voyages, beaucoup de ceux qu'on appelle « des grands de ce monde », hommes politiques, personnalités religieuses, souverains, écrivains et artistes. Sa Sainteté Pie XII est de loin -- de loin -- le personnage qui m'a le plus impressionné dans ma vie. \*\*\* Les musées du Vatican sont purement et simplement « ad­mirables ». En latin, que l'on parle encore ici, *mirari* signifie s'étonner. Le mot « admirable » est donc juste, car le Vatican, il faut le répéter, représente un entassement stupéfiant d'œuvres d'art. Je ne vois guère que le Louvre, au monde, dont les trésors puissent le surpasser : fastes royaux du Louvre, fastes pontificaux de Rome. La fille aînée de l'Église et la Ville éternelle se répondant l'une à l'autre, dans l'éclat de merveilles qui sont le reflet des siècles, et sous des voûtes où roulent les échos de la plus vieille histoire. Ici, au Vatican, les collections et les salles historiques se juxtaposent, se croisent, se succèdent sans le moindre ordre apparent. 32:273 Chaque pape de haut orgueil ou de forte personnalité a voulu ajouter quelque chose aux monuments de ses prédécesseurs. Et l'on chemine parmi les splendeurs, ébloui, parfois écrasé. Il serait vain de décrire l'un de mes itinéraires, à travers ces cavernes sacrées. Voici que je parviens, flanqué de mes trois abbés, dans la « salle Ducale » ouverte par des draperies de marbre que soutiennent des ange­lots athlétiques. C'est presque trop riche : trop de marbre, trop de bronze et d'or, trop de fresques vives et de dallages sophis­tiqués. On rêve, par contraste, à je ne sais quelle abbaye cistercienne, à des murs nus, à des transepts éclairés d'un unique rayon de soleil. Mais ce n'est rien encore. La « salle Royale » nous attend, si fastueuse que l'on ne sait où regarder. -- Vous avez ici l'image même du triomphalisme ! déclare, moitié figue-moitié raisin, l'un de mes deux abbés italiens. -- Je suis surpris, dis-je. Mais j'aime ! Et tout haut, ma voix portant jusqu'au garde suisse, dont la silhouette d'un autre âge se profile au loin : -- Vive le triomphalisme ! Car je pense qu'il faut, certes, à l'Église, la simplicité d'un monastère du XIII^e^ siècle français -- mais que l'on peut aimer d'un même cœur l'hommage rutilant de l'Italie à Dieu. Cepen­dant l'abbé, impitoyable, poursuit son petit discours : -- Ces fresques somptueuses et colossales que vous voyez aux murs, ce sont les victoires de l'Église triomphante. *Canossa,* d'abord. Le malheureux empereur d'Allemagne Henri IV, vaincu, excommunié, abandonné par tous, se résigne après d'âpres débats à venir à Canossa, pour obtenir le pardon de son principal adversaire, le Pape Grégoire VII (en l'an 1077). Pendant trois jours et trois nuits, pieds nus, en costume de pénitent, le plus puissant souverain de l'Europe doit attendre, implorant miséricorde... Moins sévère, mais tout aussi importante, est la défaite de *Frédéric Barberousse.* Maître de l'Allemagne et couronné empereur à Rome (1155), après avoir ravagé une partie de l'Italie et mené la vie très dure à plusieurs cités, il fait recon­naître par le concile de Pavie (1160) l'antipape Victor IV -- puis, à sa mort, un autre antipape, Pascal III. 33:273 Mais une nouvelle expédition romaine de Frédéric Barberousse tourne au désastre, et l'empereur est trop heureux de reconnaître enfin le pape légitime, Alexandre III. La fresque magnifique de la Salle Royale nous montre un Frédéric tout aplati devant le pontife de Rome, qui le bénit. Et voici maintenant une autre grande victoire de l'Église : les Turcs s'étant emparés de *Lépante,* en Grèce, et menaçant tout le commerce chrétien en Méditerranée, don Juan d'Au­triche réunit sous ses ordres les escadres d'Espagne, de Venise, de Gênes, etc. Ses vaisseaux, bénis par le pape de Rome et arborant la croix, remportent sur les Turcs une victoire sanglante (1571) : ce sera la bataille navale de Lépante, à tout jamais fameuse -- et la troisième fresque représente avec un réalisme féroce les infidèles accompagnant dans l'eau rougie de leur sang l'agonie de leurs bateaux... Quant au quatrième tableau de la « Salle Royale », il évoque tout bonnement l'un des épisodes les plus cruels de notre Histoire : le massacre de la Saint-Barthélemy. Chacun sait qu'en cette sombre année 1572, les protestants nombreux à Paris avaient ouvertement menacé le très jeune roi de France Charles IX de s'emparer de sa personne et de fonder en France une république ayant pour capitale Genève. Ce n'était pas, loin de là, leur première conspiration -- et Ca­therine de Médicis, mère du roi, appuyée par les Guises, obsédée par la crainte d'un assassinat, se mit en tête d'arra­cher à son royal rejeton l'autorisation de tuer les Réformés : -- Vous le voulez ? dit le roi. Eh bien, qu'on les tue ! Mais qu'on les tue tous... C'était bien là ce que désirait Catherine, qui d'ailleurs se savait soutenue en coulisse par le roi d'Espagne. Sur son ordre, dans la nuit du 24 août 1572, des bandes armées massacrèrent les protestants et pillèrent leurs maisons, en commençant par le célèbre amiral de Coligny, et par les seigneurs de haut rang qui avaient adhéré à la Réforme. Et ces fontaines de sang, annonciatrices de la guerre civile, allaient hanter le faible Charles IX, qui devait mourir prématurément... 34:273 -- Ah ! me dit Giulio, l'abbé italien, avec un sourire de page, l'histoire de l'Église n'est pas toujours bleue et rose ! C'est le moins que l'on puisse dire... Et tout naturellement, la conversation dérive, tandis que nous déambulons dans cette « Salle Royale », sur le pouvoir temporel des papes. -- C'est en 1870, dit Giulio doctement, que Rome fut envahie et conquise par les troupes du roi d'Italie Victor-Emmanuel, cependant que les malheureux gardes suisses, fidèles au pape, se faisaient massacrer ! Un petit soupir funèbre à l'adresse de ces braves gens, et l'abbé poursuit : -- Il a fallu attendre le 11 février 1929 pour que le car­dinal Pietro Gasparri, au nom du pape Pie XI, signât les accords du Latran avec Benito Mussolini, chef du gouver­nement italien... Cet acte fameux créait enfin l'État de la Cité du Vatican, « afin d'assurer au Saint-Siège », ainsi qu'il était écrit, « l'in­dépendance absolue et visible, avec une souveraineté indiscu­table, garantie même dans le domaine international ». La réduction des pouvoirs du pape à ce minuscule État désarmé, dont les ambassadeurs (nonces apostoliques) se sont répandus dans le monde entier, ne devait diminuer en rien le prestige unique de « l'Homme Blanc », du pape. Bien au contraire : il semble que son rayonnement spirituel, qui va jusqu'à traverser le rideau épais de l'athéisme soviétique, en ait été depuis lors accru. A telle enseigne que Rome apparaît moins, aujourd'hui, comme la capitale politique d'un grand État, que comme la capitale religieuse de l'univers catholique. \*\*\* Non loin de la Basilique, je vais revoir le célèbre Palais du Saint-Office : pèlerinage aux sources. Sans être exception­nel par son architecture, ce bâtiment sévère a son histoire. Pour moi, s'il m'est permis de le dire, le Palais du Saint-Office reste et restera la maison d'un homme dont je fus l'ami et qui est certainement, dans mon souvenir et dans celui de beaucoup d'autres, l'un des plus grands personnages de l'Église à notre époque : le cardinal Ottaviani. 35:273 Je reçus de lui des confidences émouvantes. Il me confirma qu'il connaissait le terrible secret de Fatima, lequel n'a pas encore été révélé de nos jours. Mais surtout, il me fit part de ses craintes pendant le concile Vatican II. Et ce haut dignitaire, préposé par trois papes successifs à la défense de la foi -- ce cardinal qui était alors pro-préfet de la « Sacrée Suprême Congrégation du Saint-Office » -- je l'ai vu essuyer des larmes devant moi, se taire brusquement parce qu'une sainte colère le poignait, puis m'attirer vers lui et me serrer dans ses bras en disant : -- Vous allez être malheureux et traqué par les pro­gressistes et par les modernistes pour vos livres, mais je suis avec vous ! Dites-vous bien que jamais -- jamais -- vous ne serez plus persécuté ni plus malheureux que moi... Il s'appelait lui-même : « Un vieux soldat aveugle et sourd, sourd et muet ! » Car sa voix était étouffée par la hiérarchie progressiste, qui voulait s'emparer du concile. Malheureusement, le cardinal Ottaviani devenait en effet aveugle, dans le sens le plus physique et le plus réel du mot. Et parfois, lorsque nous travaillions et parlions ensemble, je devais lui prendre le bras pour le guider. Un soir, il me fit appeler, introduire dans son vaste bureau désuet et chargé de livres. Me désignant sa table : -- Asseyez-vous là. J'ai fait préparer du papier, un stylo. Écrivez à Sa Sainteté le pape Paul VI. Je le vois dans une heure, et je lui remettrai votre lettre. Dites-lui, *sans rien omettre* et sans avoir peur des mots, ce qui ne va pas dans l'Église de France. J'écrivis cette lettre en forme de réquisitoire -- et le message, en effet, fut porté le soir même au pape, avec ma demande d'audience particulière. Un peu plus tard, j'étais à peine revenu à Paris lorsque le cardinal Veuillot (le même qui m'avait reçu avant mon entretien avec le pape Pie XII, près de quinze ans plus tôt) me téléphona pour me prier « instamment » de venir le voir. 36:273 Dès le lendemain, je me trouvai face-à-face avec le redou­table prélat : -- Entrons dans le vif du sujet, cher monsieur, si vous le voulez bien. Vous avez sollicité du saint-père une audience particulière. Cette audience vous a été accordée. Nous l'avons su. Et nous avons effectué aussitôt le voyage de Rome, deux autres cardinaux français et moi-même, pour supplier le saint-père de ne pas vous recevoir. Nous avons obtenu gain de cause. Et votre audience est ajournée *sine die.* *-- *Puis-je connaître les motifs que vous avez invoqués ? -- Oh ! Un seul motif : votre non-alignement sur l'épis­copat français dont vous relevez. -- Je relève de Rome, Éminence, comme 800 millions d'autres catholiques. Et bien qu'habitant Paris, je ne suis pas un catholique parisien. Je suis un catholique romain. Après quoi, je ne puis contenir mon indignation : -- Eh bien, bravo, Éminence ! Vous avez réussi à séparer la brebis du Pasteur. Permettez-moi de vous dire que ce n'est pas exactement conforme à l'Évangile. \*\*\* Le concile Vatican II fut pour moi fertile en événements. Par un beau soir de l'an 1964, à Rome, je cheminais dans les jardins du Pincio, suivant les allées d'ombre légère et savourant une paix de cloître, aux côtés d'un éminent théologien du concile, le Révérend Père G., dominicain. Il avait la tête de saint Thomas d'Aquin sur le corps de Jean XXIII, et c'était l'une des personnalités ecclésiastiques les plus fortes que j'eusse connues. Défendant lui aussi la Tradition, il avait contribué à rédiger, sur l'ordre du pape Paul VI dont il était le conseiller, cette Nota Praevia qui fit couler tant d'encre de toutes couleurs : il s'agissait de corriger l'insuffisance d'un texte conciliaire voté par les pères-évêques, touchant les pou­voirs spirituels du pape et la primauté de Pierre. La Nota fut adoptée par le souverain pontife, qui l'imposa au concile. 37:273 -- Que serait devenu le magistère pontifical, si le pape avait laissé passer le texte sans l'amender ? me dit le religieux. Je n'en sais rien. Il regardait en souriant une belle fontaine des jardins : -- Les Pères, en votant le premier texte, n'avaient sans doute pas reçu la visite de l'Esprit Saint... \*\*\* La « Salle Royale » où je reviens volontiers, m'accueille sous son magnifique plafond à caissons dorés. Ses lourdes portes, je le sais, conduisent à la chapelle Pauline, à la Sa­cristie, à l'Escalier Royal (celui où le pape autrefois passait souvent, porté sur la Sedia Gestatoria) et à la Chapelle Six­tine. Je pars alors pour un voyage dont je voudrais qu'il ne finît jamais : voici les voûtes de Michel-Ange à la Sixtine, et le Jugement dernier, si prodigieux qu'il me semble voir, travaillant sous l'œil sévère du pape Jules II Della Rovere, le vieux génie a demi-couché sur ses échafaudages, seul là-haut avec les ouvriers qui lui broyaient ses couleurs, pendant quatre années qui furent si courtes -- mais bien assez longues pour la gloire. Michel-Ange devait en sortir malade, presque infirme, vénérable Hercule qui traînait la jambe et se tenait les reins. Mais du moins il avait vu, il avait vu de ses yeux à la fois précis et visionnaires, son ennemi intime et son bourreau quotidien, le pape Jules II, se courber malgré lui sous le plafond de la Chapelle Sixtine, écrasé par le prodige. Mais que faut-il admirer ? Le Michel-Ange de la Sixtine et de la Pauline ? Le Raphaël Sanzio, beau comme un dieu de la peinture, promenant sa lumière des Loges Vaticanes à la chambre de la Signature ? Ou bien encore, le Fra Angelico de la chapelle qui porte son nom, sanctifiant l'or et l'azur ? Le Pinturicchio des appartements Borgia, où passent les ombres redoutables et pécheresses du César incestueux et du pape Alexandre VI ? \*\*\* 38:273 Grâce à mes trois abbés, j'ai pu visiter les fouilles vati­canes, dont une partie est interdite au public -- la Biblio­thèque, basilique de livres -- les Archives Secrètes qui s'éten­dent sur des hectares... Passablement ahuri, éclaboussé d'art et d'histoire, je me retrouve dans la partie la plus moderne du Vatican : la salle d'audience bâtie sur l'ordre de Paul VI. Elle est immense, à l'échelle de ses aînées. L'architecte contemporain l'a voulue lumineuse. Je tâche de m'informer sur sa contenance et je prends des notes, car une petite part de moi-même ressemble au journaliste américain qui voudrait évaluer en dollars la statue de bronze de Saint-Pierre, compter les colonnes du Bernin et peser l'obélisque. Mon abbé Gabriel me dit : « Cette salle peut accueillir 15.000 personnes. » Mais un bon Romain se retourne, vexé : « 25.000 personnes, monsieur, et les *zanzare* en plus ! » *Zanzare* veut dire « moustiques » -- et c'est ainsi qu'à Rome on désigne les journalistes. La salle d'audience est pleine à craquer. Je m'efforce un instant de compter les personnes présentes -- et j'y renonce. Sur le podium, un Christ fort maigre semble jaillir de flammes en cuivre doré : je n'aime pas cet art de tristesse et de laideur -- et pour me consoler, je répète les mots du texte sacré, touchant la personne physique de Notre-Seigneur Jésus-Christ : « Le plus beau des enfants des hommes ». Au dehors, il pleut une pluie froide -- et nous attendons le pape, pour l'audience générale de ce mercredi. Mes trois abbés m'accompagnent. Comment m'ont-ils amené jusqu'ici ? Par quel discours véhément, prononcé en italien, ont-ils persuadé les lansquenets suisses bariolés de rouge, de noir et de jaune -- puis les huissiers -- de me laisser entrer ? *Chi lo sa ?* Le fait est que je suis là, non loin du podium où le pape Jean-Paul II va s'asseoir dans le grand fauteuil pontifical. Les abbés à chapeau rond ont décidé que je parlerai au pape -- et le Diable lui-même n'y peut plus rien. Dans la salle d'audience, plus de six cents pèlerins de mon association Credo sont mêlés à la foule -- à ce peuple bruyant, enthousiaste, dont les têtes roulent et croulent comme des fruits dans une coupe trop pleine... 39:273 Mais mon arrivée à dû être signalée ; un personnage en habit rougeâtre vient jusqu'à moi, et prétend m'expulser : je n'ai pas de « billet d'entrée » délivré par la Maison aposto­lique. Les abbés le menacent aussitôt de je ne sais quelles foudres, et le personnage recule en désordre. Un autre lui succède, -- un autre encore. Désespérant de me maintenir dans les lieux, j'en suis à chercher la sortie de secours -- lorsque l'abbé Giulio est saisi d'une inspiration subite, d'une de ces idées qui ne peuvent germer que dans une cervelle romaine : -- Ami, je vais vous installer parmi les malades... Car les malades sont groupés au pied du podium, et ce sont eux que le pape ira voir en premier, après les discours d'usage. Boitant bas, me plaignant doucement de mon arthrose de la hanche -- hélas, elle n'est pas inventée, juste un peu poussée -- je m'assieds lourdement parmi cette petite cour des miracles : juste au moment où le saint-père paraît. D'assez loin encore, je le vois, ce Polonais au visage rose et rude, aux cheveux blancs, cet homme de soixante ans, taillé comme un charpentier d'église ou comme un bûcheron de Dieu. Ses charismes sont singuliers, et la moindre de ses apparitions rassemble des foules à l'enthousiasme délirant. Il soulève une poussière d'amour à chacun de ses pas. Ici, aujourd'hui, le peuple tassé dans la salle d'audience lui fait une véritable fête. Le pape prend son bain de foule, et visiblement il en est heureux. Nous savons que durant les longues périodes où il se trouve « enfermé » au Vatican, dans l'étroitesse de ces murs somptueux, aux prises avec une Curie qui forme le véritable gouvernement de l'Église (chaque « Congrégation » représentant un ministère distinct) le pape se sent comme paralysé, comme prisonnier. Car cette Curie dirigée par des cardinaux est, dans le moment actuel, inextricablement divisée contre elle-même : les uns, que l'on appelle « les montinistes » (du nom de Paul VI : Montini), restent farouchement attachés à l'ouverture au monde et à certaines formes de progressisme ils voudraient, par exemple, expulser à tout jamais de l'Église un Monseigneur Lefebvre ; ils usent de leur influence pour que la messe de sainte Pie V, dite « Messe Tridentine », soit définitivement supprimée ; ils encouragent les nouveautés les plus dangereuses en matière de dogme, de liturgie et de caté­chèse. Etc. 40:273 Les autres, dévoués à la Tradition, veulent rendre à l'Église une, sainte, catholique, apostolique et romaine son vrai visage, si cruellement mutilé depuis vingt ans. Et le pape fait jour après jour le cruel apprentissage de sa charge. Les savantes combinaisons italiennes le déconcertent. En Pologne, il se heurtait au communisme « intrinsèquement pervers », aveuglément hostile. Ici, à Rome, subissant des pressions de toutes parts, il est comme englué par cette guerre secrète entre les dignitaires de l'Église. Il constate qu'il n'est pas obéi, qu'il ne parvient pas à contrôler les rouages de l'immense machine. Nombreux sont les dossiers (comme celui de Mgr Lefebvre) qui restent mystérieusement à la traîne. Le courrier du pape est trié au point que les lettres qui ne plaisent pas à une certaine *Mafia* ecclésiastique ne parviendront jamais à leur auguste destinataire. Et toute initiative du souverain pontife en faveur de la Tradition se heurte aux interventions parfois hypocrites, parfois brutales des puissantes « confé­rences épiscopales » (notamment celles de France, de Hollande, de Belgique et d'Espagne). Monseigneur Alberto, le cher homme, me l'a dit : -- Le saint-père n'est pas libre ! Au contact du peuple, soit à Rome, soit pendant ses nom­breux voyages, Jean-Paul II retrouve à la fois l'usage de ses propres charismes et l'amour brûlant du peuple catholique. Je le vois, dans cette salle d'audience où je peux le suivre des yeux : la confiance et la tendresse de la foule ruissellent sur lui -- et vingt mille regards sont braqués sans un instant de relâche vers cette athlétique blancheur en mouvement. Le saint-père, à présent, prend place sur le siège pontifical du podium -- et divers prélats se succèdent au micro, afin de saluer chacun des groupes présents à l'audience. Parmi les organisations ainsi nommées, je note un syndicat de coiffeurs et une société de débitants de tabac. Mais sur « *Credo *»*,* qui est de loin l'association la plus abondamment représentée, pas le moindre mot. De ma place, je vois la consternation peinte sur des visages que je connais et que j'aime bien. (Or, pour que pareille omission soit impossible, j'ai fait tenir à qui de droit une notice sur « *Credo *»*,* destinée au saint-père.) 41:273 Enfin, le pape se lève pour aller voir les malades. Il est accompagné de ses secrétaires et d'un prélat, Mgr Del Gallo, dont la haute stature en soutane, barrée de la ceinture rouge, se dresse devant moi. « *Gallo *» en italien signifie « coq ». Et pour moi, ce coq singulier va chanter au moins trois fois : la première lorsqu'il me dit avec une fureur mal contenue : -- Que faites-vous ici ? Comme c'était le cas lors de l'audience du pape Pie XII, trente ans auparavant, je tiens à la main mon livre sur *Berna­dette et Lourdes* (cette petite Bernadette m'a toujours porté bonheur). Je l'ai dédicacé « à Sa Sainteté le pape Jean-Paul II », et je le montre à Del Gallo. Celui-ci me répond aussitôt, hargneusement : -- Et vous croyez que vous allez parler au pape ? Le saint-père a autre chose à faire que vous écouter ! Le chant du coq s'élève encore lorsque, tout près du pape qui réconforte les malades à trois ou quatre mètres de nous, Mgr Del Gallo me dit encore : -- Vous n'avez rien à faire ici ! Pourquoi ces étonnantes rebuffades ? Pourquoi cette ségré­gation brutale dont je suis victime ? La réponse est toute simple : je butte contre cette part de l'Église de Rome qui repousse avec haine les représentants de la Tradition, et qui ne veut surtout pas que l'un d'eux puisse parler librement au saint-père... Le pape s'approchant encore, un huissier à redingote lie-de-vin me saisit le bras pour m'écarter. Alors, je ne puis m'empê­cher de dire à ces gens si bizarrement hostiles : « Notre-Seigneur Jésus-Christ accueillait tout le monde. Je suis le fils du saint-père, au même titre que vous ! » Juste à cet instant, le pape Jean-Paul II se tourna vers moi, et je peux enfin lui tendre mon livre. Le souverain pontife saisit mon *Bernadette et Lourdes,* et me remercie d'un sourire. Je dis : « Nous savons, Très Saint Père, que Lourdes est chère à votre cœur. » Puis je crois devoir ajouter : -- Je suis Michel de Saint Pierre, écrivain français. Je suis aussi le président de l'Association « Credo »... -- *Ah ! Je connais !* dit le pape avec un nouveau sourire. 42:273 Je lui parle de ce pèlerinage en Pologne que nous avons accompli au mois de juin 1978. Et je précise que souvent notre pensée, avec notre prière, s'envole vers l'admirable ville histo­rique de Cracovie (dont Jean-Paul II fut le cardinal-archevêque). Le pape me prend soudain aux épaules, de ses mains puissantes, affirmant : -- *Je vous bénis, et je bénis tous ceux de* « *Credo* »* !* *-- *Vous savez, Très Saint Père, que notre association est présente ici : six à sept cents membres de « *Credo *» sont venus... -- *Ils sont là ?* demande aussitôt le pape, avec surprise... *Je ne le savais pas.* Le souverain pontife se tourne alors vers son entourage -- mais tout le petit comité des « accompagnateurs », et Mgr Del Gallo lui-même, se sont reculés précipitamment. Et nous restons seuls, le saint-père et moi, dans l'espace qui s'étend près du podium. Au sein de l'immense salle, les pèlerins innom­brables n'ont pas bougé. Ils cherchent à comprendre ce qui se passe. Nous parlons encore un peu de « Credo » (le saint-père cherche à s'informer) -- et surtout de la Pologne à laquelle il ne cesse de penser. Puis le pape Jean-Paul II me répète : -- *Je bénis vos amis. Je veux qu'ils le sachent. Dites-le leur !* \*\*\* Voici venu le terme de mon séjour à Rome. Tout natu­rellement, le soir même de l'audience, je retrouve le chemin des jardins du Vatican. Nous sommes là cinq personnes : Mgr Alberto, mes trois abbés, et moi. Notre promenade se poursuivra longtemps, dans ces lieux enchantés de prière, parmi les ombres des arbres et celles des papes disparus, le long des allées où s'extasie la lumière de Rome. J'éprouve une dernière fois ce curieux sentiment d'appartenance. Et je veux encore jeter un regard sur le *Cupolone --* sur la coupole de la basilique romaine, épanouie, dilatée par-dessus les ossements de Pierre. Michel de Saint Pierre. 43:273 ### La liberté fait échec à la fatalité par Gustave Thibon L'EMPEREUR TIBÈRE, nous rapporte Tacite, avait coutume de consulter ces explorateurs de l'avenir que sont les devins et les astrologues. Mais, pour éprouver leur savoir, il usait du stratagème suivant. Il les faisait conduire jusqu'au sommet d'une colline escarpée par un chemin donnant à pic sur la mer et, après les avoir interrogés sur l'avenir de sa personne et de l'empire, il leur demandait ce qu'ils pré­voyaient pour eux-mêmes. Et si le devin ne manifestait aucun trouble, il ordonnait à un esclave de le précipiter dans la mer. Jusqu'au jour où un mage, plus compétent que les autres (ou secrètement averti du sort de ses prédécesseurs) répondit après avoir longuement consulté les astres : « César, je ne sais pas ce qui m'arrive, mais je me sens menacé à l'instant par le plus terrible danger que j'ai couru de ma vie. » Sur quoi Tibère lui sauta au cou et lui fit pleinement confiance pour toutes les autres prédictions. 44:273 Conclusion prématurée. Tibère aurait dû poursuivre et de­mander au devin : « Ce terrible danger, lis-tu dans les astres que tu y échapperas, ou non ? » Et si le devin répondait oui, Tibère pouvait toujours ordonner sa mort, et s'il répondait non, lui faire grâce -- c'est-à-dire dans les deux cas annuler le pseudo-verdict des astres par l'intervention d'une libre décision humaine. Ce qui me rappelle une histoire de mon enfance. J'étais chez un voisin, vieux paysan plus méfiant que le troisième César. Deux diseuses de bonne aventure entrent dans la cour en disant : -- Laissez-nous regarder votre main, nous vous dirons votre avenir. Réponse : -- C'est bien vrai que vous le connaissez l'avenir ? -- Oui, Monsieur. -- Vous me le jurez ? -- Oui, Monsieur ! Sur quoi, le vieux paysan allonge à chacune une magistrale gifle assortie de cet argument sans réplique : « Si vous l'aviez connu, l'avenir, vous ne seriez pas venues ici ! » Je laisse à de plus hautes compétences le soin d'établir si cette gifle était ou n'était pas inscrite dans la conjonction des astres... Tragiques ou plaisantes, ces anecdotes viennent à point dans une époque comme la nôtre où les sciences occultes pullulent comme des champignons malsains sur les troncs des grandes religions décomposées. Témoin le succès démesuré des récentes interprétations des prophéties de Nostradamus. J'ai jeté les yeux sur ces grimoires : ils sont si obscurs qu'on peut y trouver et y mettre tout ce qu'on veut : tous les chats sont gris dans la nuit et on ne risque pas d'être contredit en leur attribuant n'importe quelle couleur. Ignorant les secrets de l'univers, je ne nie pas a priori que les astres puissent exercer une influence sur le caractère et la destinée des humains. Mais, comme le montrent les exem­ples précédents, cette influence, si elle existe, ne peut être déterminante que dans la mesure où elle est ignorée. 45:273 Dès qu'elle prétend devenir objet de science -- et de science précise comme c'est le cas pour tant de prévisions des astrologues -- il dépend de nous de la restreindre ou de l'annuler. Autre exemple : si on me prédit que je mourrai dans un accident d'aviation, il suffit que je m'abstienne de ce mode de loco­motion pour démentir cette prévision. La liberté fait échec à la fatalité : un danger connu est déjà à moitié conjuré. Ce qui devrait conduire les astrologues et leurs fidèles à cette conclusion paradoxale que plus avance la science astrologique, plus recule le pouvoir des astres. De même en médecine, tels agents patho­gènes (microbes ou virus) restent tout-puissants aussi longtemps qu'ils sont inconnus, mais leur découverte permet la prévention ou la guérison des maladies dont ils sont la cause. Mais à quoi tient cette curiosité de l'avenir -- et d'un avenir déjà aussi figé, aussi irrévocable que le passé puisqu'on peut le prévoir dans tous ses détails ? Dieu même, disait saint Thomas, ne peut faire que ce qui a été n'ait pas été. On trans­pose cette irrévocabilité sur l'avenir : rien ne peut faire que ce qui sera ne soit pas... Disons que l'homme moderne, débordé par l'ampleur des événements, traverse une crise de fatalisme. Il s'incline devant le destin dans la mesure où il s'avoue incapable de le maîtriser. Le verdict des astres le dispense de vouloir et d'agir. Mais fatalisme signifie aussi défaitisme : se sentir vaincu d'avance est la façon la plus sûre d'échapper aux risques et aux chances du combat. Rien de plus reposant, mais ce repos ressemble déjà à celui de la mort... L'optimisme intempérant de la religion du progrès qui a nourri les générations précédentes a ouvert la voie à ce fata­lisme. J'entends encore un jeune marxiste me décrire l'avenir radieux de l'humanité dans la société sans classe et répondre à mes remarques sceptiques : vous n'y pouvez rien, c'est inscrit dans l'histoire. Aujourd'hui, on nous dit que c'est inscrit dans les astres. Quelle différence ? Des deux côtés, la résistance est impossible et l'individu n'a qu'à se laisser porter par l'ascenseur, vers les altitudes prédites -- ou, s'il s'agit de catastrophes non moins prévues et inévitables, entraîner sans recours par l'ava­lanche. C'est la politique de l'autruche, à cette différence près qu'au lieu d'enfouir sa tête dans le sable, elle lit son destin dans les étoiles, et ne bouge pas plus dans le second cas que dans le premier... 46:273 Mais, qu'il s'agisse d'astrologie ou de n'importe quelle autre forme de divination du futur, ce qui m'inquiète dans cet en­gouement pour les prophéties, c'est l'état de passivité, de non-résistance dont il est le signe. Je sais que l'homme, « condamné au projet » comme dit un philosophe, vit dans l'avenir plus que dans le présent. Mais quel avenir ? A construire ou déjà préfa­briqué ? Les religions nous ont inculqué l'idée de Providence. Mais précisément la notion de Providence exclut celle de fata­lité : elle implique la libre collaboration de l'homme aux desseins de Dieu. Aide-toi, le ciel t'aidera. Le fatalisme nous dit au contraire : quoi que tu fasses, le destin a déjà décidé à ta place. Pas de plus sûr anesthésique pour la liberté et pour l'action. Comme au théâtre, où l'intrigue et le dénouement de la pièce ne dépendent pas de nous, on n'a pas à intervenir, on est pur spectateur des événements -- en attendant d'être leur par­faite victime. La prévision qui pétrifie l'avenir élimine la pré­voyance qui le construit. La clef de l'avenir est en nous plus que dans les astres. L'histoire est un perpétuel chantier et personne ne peut savoir de façon certaine quels sont les édifices qui vont s'écrouler et ceux qu'on verra surgir. Ce qui est sûr, c'est que les badauds qui, sidérés par l'inévitable, se croisent les mains pour regarder travailler les autres, risquent fort de se réveiller demain dans une prison construite sans eux et pour eux... Gustave Thibon. 47:273 ### Les idées du siècle par Georges Laffly « Marchez à la tête des idées de votre siècle, ces idées vous suivent et vous soutiennent. Marchez à leur suite, elles vous entraînent. Marchez contre elles, elles vous renversent. » C'est Marcel Arland qui cite ces phrases de Napoléon (dans « Le Promeneur »). Elles datent de la période de Sainte-Hélène. Conseils tout pratiques, comme il convient à l'homme d'ac­tion. Napoléon tient pour évident qu'il y a des « idées du temps », des idées qui, à un moment donné, gagnent du terrain dans les esprits et s'imposent, tandis que d'autres déclinent et sont abandonnées. Lui-même a su voir les idées en hausse « conquêtes » de la Révolution et souci de l'ordre (il confon­dait l'ordre et le caporalisme, dit Chateaubriand), et il a été soutenu par elles. La réussite politique dépendrait donc d'abord d'une bonne observation de la Bourse des valeurs idéologiques. Le jour où Napoléon n'a pas su jouer une valeur en hausse, le désir de paix, qui croissait irrésistiblement, il a été renversé. Quand Talleyrand parle de gens qui ont « de l'avenir dans l'esprit », c'est à ce don qu'il pense. Il voit que certains hommes se trouvent à l'aise dans la sensibilité de leur époque, en épousent ou même en anticipent les réactions, tandis que d'autres sont gênés et les acceptent mal. Les premiers sont plus utilisables dans l'action publique. 48:273 Cela suppose un flair particulier, ou une correspondance native entre la couleur, les aspirations du moment, et celles d'un individu. Dans un autre domaine, la littérature, on peut voir ainsi Hugo accompagner son siècle dans tout son mouve­ment politique : légitimiste, orléaniste, bonapartiste, républicain, socialiste, il est passé par toutes les phases, évoluant en même temps que l'opinion commune, à peine un peu plus vite qu'elle. C'est un art nécessaire pour les belles carrières, et dans le cas de Hugo au moins, il serait faux de ne voir dans cette trajectoire qu'un calcul. Exemple opposé, Stendhal. Haïssant les nobles et les prêtres, libéral (ou plutôt « enragé », ce n'est pas du tout un tiède), il restera tel dans la Restauration et sous Louis-Philippe. Il n'est pas en phase avec son époque. Il s'en flatte, persuadé qu'est proche le moment où ses idées triompheront alors, on le lira. Ce mouvement des idées est plus ou moins rapide, plus ou moins mêlé de retours à des idées anciennes et de développe­ments aberrants. Certains siècles semblent immobiles, et plus encore certains milieux. Chez des paysans ou des pasteurs, autrefois, plusieurs générations ont pu se suivre où les usages, les techniques, les croyances, demeuraient les mêmes ; on devait les croire immuables. Le mouvement est toujours plus sensible dans les villes, lieux d'échanges, et dans les environs du pouvoir. Quand une civilisation se défait, la vitesse du changement s'accroît. Une charogne est l'objet de modifications bien plus rapides et bien plus amples qu'un corps vivant. Dans de telles périodes, le flair particulier qui devine le courant ascendant devient une faculté indispensable, que l'on développe par l'information, la comparaison avec d'autres cas, etc. L'his­toire et la philosophie de l'histoire prennent une grande impor­tance, et d'ailleurs un sens nouveau : l'histoire n'est plus la connaissance des modèles ancestraux, le moyen de faire mieux apprécier la filiation avec ces portraits de famille (Léonidas, ou Clovis) mais l'exploration d'un monde extérieur, la décou­verte de la différence infranchissable qui nous sépare de ces têtes célèbres. \*\*\* 49:273 Pour Napoléon, la question de savoir si les idées du temps sont justes ou fausses ne se pose pas. C'est un pragmatique. Ces idées sont là, si on y est contraire elles vous balayent, il faut donc les accepter. Peut-être (mais on peut en douter) allait-il jusqu'à penser que le temps ne peut pas se tromper et que les idées montantes expriment un mouvement irrésistible sans doute, et plus encore : bon, salutaire. Cela est un peu allemand, mais la croyance au progrès, si forte dès ce moment-là, tend à faire accepter ce genre de confiance. Penser que les idées du temps peuvent être fausses, c'est un attitude réactionnaire. Les esprits de cette sorte tiennent beaucoup plus à avoir raison qu'à réussir. Leur force, c'est qu'ils gardent à l'esprit que les idées triomphantes peuvent contenir en elles-mêmes leur ruine. A mesure qu'elles déve­lopperont leurs conséquences, les contradictions vont surgir. L'exemple de Napoléon est là. Les idées sur lesquelles il avait établi son pouvoir, restées actives après lui, sont détruites aujourd'hui, et avant de mourir ont produit pas mal de désordre. La Révolution de 89, fondée sur la liberté et la propriété, en a engendré une autre qui rejette la propriété et réprime la liberté, au nom de l'égalité. Mais pendant un siècle, la première révo­lution, contagieuse, a appelé la guerre (il fallait libérer la Pologne, l'Italie, la Hongrie). La France était devenue l'autre homme malade de l'Europe, non pas un corps caduc comme la Turquie, mais un agité dont on craint les fureurs. On la laissa assommer en 1870. Quant à l'ordre fondé sur la centra­lisation stricte et une hiérarchie déterminée par l'État (Légion d'honneur, concours), il a abouti à l'obéissance passive, et ensuite à la haine de l'État. \*\*\* Existe-t-il vraiment des « idées du temps » ou n'est-ce qu'une commodité de le supposer ? On pourrait croire que c'est Napoléon qui a choisi de favoriser les idées qui lui convenaient. Elles ont réussi, et par une illusion de perspective, elles deviennent pour nous le choix nécessaire. Est-ce Napoléon qui donne cours aux idées, ou au contraire les idées qui, en quelque sorte, se servent de Napoléon ? A un moment donné, certaines choses sont impossibles. En 1800, on ne pouvait pas revenir sur la vente des biens natio­naux (trente ans plus tard, c'est un soupçon absurde mais invé­téré sur ce point qui renverse Charles X).Les royalistes les plus sûrs le savaient. Mais on pouvait revenir sur bien des choses : sur les assemblées représentatives, par exemple. Celles de l'Empire sont dociles. 50:273 Que le grand homme politique incarne les idées du temps et soit à leur service, on a envie d'en douter, malgré l'avis compétent de l'homme de Sainte-Hélène. On serait plus tenté de voir dans l'histoire des hommes énergiques qui fraient des chemins inattendus (mais non pas impossibles : le tracé était là, en pointillé, au milieu d'autres). Sous Louis XIII, la France compte encore une noblesse puissante, mal domptée. On pouvait aller vers une fédération où le pouvoir royal serait resté faible. Richelieu a forcé le passage en matant les ducs et les protestants. De même, Lénine, minoritaire à l'extrême, se moque des idées dominantes chez les paysans russes. Il est vrai qu'il commence par les satisfaire (la paix, le partage des terres) mais ce n'est qu'un moyen d'obtenir le pouvoir. Le but est ailleurs. Et le grand homme religieux montre encore plus clairement que les idées du siècle peuvent être toutes puissantes ou nulles. Saint Pierre, saint François d'Assise -- ou Mahomet -- font éclater le cadre. Ils apportent leur nouveauté, ils créent d'un coup et les idées et le siècle. \*\*\* Si l'on accorde qu'il y a des tendances envahissantes, et comme disait Léon Daudet, « des épidémies d'idées », rien n'est plus surprenant que la manière dont elles s'incarnent. Bertrand de Jouvenel cite un exemple clair. Au début du siècle, de bons esprits estiment que les grandes nations vont revenir au pouvoir personnel (c'est un besoin des peuples, en même temps qu'une nécessité pour l'action). Cela a eu lieu, comme on sait, non pas au bénéfice des princes légitimes, comme l'espérait Maurras, mais pour le compte de dictateurs issus des masses et adorés par elles -- Mussolini, Staline, Hitler -- ou d'un élu de la démocratie qui prend une importance jamais vue jusque là : Roosevelt. Ce qui est resté exclu, ce n'est pas le pouvoir d'un seul, c'est l'hérédité du pouvoir. Et il est vrai que notre monde est hostile à toute forme d'hérédité. On trouve absurde que le fils reprenne le métier de son père. On conteste que les biens paternels lui reviennent. C'est une des formes du refus de la durée, plus encore que de la surévaluation de l'individu. 51:273 Il y a donc des incompatibles, dans le champ des idées acceptées. Dans ce cas, la propagande la plus insistante n'arrivera pas à établir une notion étrangère à l'ensemble et repoussée par les autres. Il est clair que nos moyens de communication peuvent favoriser certaines idées, en contrarier d'autres. La technique dite du *matraquage* n'existe pas seulement pour les chansonnettes. Mais le matraquage ne réussit que s'il ne s'op­pose pas à une barrière. Pour revenir à l'image de Daudet, « l'épidémie d'idées » se développe si le virus est largement répandu, mais, disent les médecins, « le terrain » compte autant que le virus. Si nous sommes facilement manipulables, c'est que notre réceptivité est grande. Elle ne peut jamais être totale. Il est impossible, par exemple, de conserver le respect de la durée quand règne l'idée de progrès, et qu'on se représente l'histoire comme une ascension continue. Dans un monde de la durée, la lignée compte plus que l'individu, l'Antiquité est un modèle ; l'ancienneté d'un usage, d'une loi ajoute à leur valeur (l'âge fait autorité). Tout cela est exactement renversé dans le monde du progrès. Une vérité, si sûre soit-elle, devient suspecte d'être reconnue depuis longtemps, et la notion même d'une vérité immuable devient incompréhensible. On conçoit Dieu « se faisant », on se flatte de raviver l'Évangile en lui imposant quelques reflets de nos lumières. Cependant, de telles incompatibilités laissent place à un jeu, comme il y en a entre des pièces qui ne s'imbriquent pas exac­tement. L'idée de l'hérédité du pouvoir ne trouve pas d'appui tant que l'idée de durée est rejetée. Cependant l'héritage des biens demeure. Il a mieux résisté que les familles royales. Et le paysage peut changer. L'idée de progrès, encore vivace, est rongée de tous côtés : effroi qu'inspirent certaines applications de la physique ou de la biologie, refus du rythme et des contraintes de l'industrie. Nos contemporains continuent de se croire supérieurs à « l'homme des cavernes », mais rêvent du « bon sauvage ». Dans la publicité, toujours sensible à ces variations, l'idée de durée était ignorée il y a peu de temps encore : Depuis 1973, premier choc pétrolier, c'est un point sur lequel on met l'accent. C'est que les objets étaient conçus comme éphémères. Ils devaient être rapidement remplacés par des modèles nouveaux donc meilleurs. Désormais, on craint le gaspillage. C'est peut-être un grand signe. \*\*\* 52:273 Les « idées du siècle » ne sont rien d'autre que les différents rapports entre l'homme et le monde, et ses jugements sur le Vrai, le juste, le Beau. Tels qu'ils apparaissent à un moment donné. Ces rapports, ces jugements varient. Chaque secousse historique y porte le désordre. Mais on sort vite de ce chaos pour retrouver un nouvel accord. Ces idées répondent aux besoins et aux illusions du moment. Quand elles règnent, on les croit éternelles. Elles s'imposent comme évidentes, toutes naturelles. On n'a pas la tentation de les mettre en doute on ne les voit même pas, elles sont des *données* du monde où on vit. C'est à l'intérieur de leur cadre qu'on raisonne et tout écart à leur sujet suppose une force, une audace, rares. Pourtant, elles cessent un jour de régner. Il en apparaît de nouvelles. La constellation se modifie et, à un moment, bascule. Quand elles sont dans leur plein éclat, on a peine à com­prendre que d'autres se soient imposées. En toute naïveté, nous éclairons ainsi le passé à la lumière de nos idées. On tente par exemple de trouver dans Rabelais, dans Montaigne, le présage au moins de la démocratie qui nous tient à cœur, ou d'appliquer à Rome, à la Grèce, nos schémas de « libération ». Quand l'échec est trop certain, nous pensons de bonne foi être devant la barbarie (voir le mythe persistant de « l'obscur » Moyen Age). Les différents rapports changent, ils incarnent de façon variable des principes stables. La relation existe toujours, elle n'est pas toujours la même. C'est à ces modifications qu'on s'intéresse ici. Il est certain que le « ceci est à moi » est aussi vieux que l'humanité. Cependant, la notion de propriété a beaucoup varié. Son contenu s'est beaucoup affaibli depuis Napoléon : l'État l'a presque entièrement détourné vers lui. Ce droit assez vain garde pourtant sa puissance, et il est toujours capable de se rétablir pleinement. Dresser une table des idées dominantes aujourd'hui serait plein d'intérêt, mais au-delà de mes forces. Voici deux exem­ples : le rapport de l'homme à son territoire, et celui de l'homme à la. Nature. Tous deux ont beaucoup évolué en peu de temps, sans qu'on l'ait encore bien accepté. \*\*\* 53:273 « ...*Sans oublier que sur la terre* *Il n'y a que des étrangers.* » Ces vers sont dans un poème de Larbaud. Eh bien, la réalité rejoint la poésie. Nous sommes sortis du monde séden­taire qui fut celui de notre civilisation. Il peut paraître para­doxal de qualifier de *sédentaire* une Europe qui connut les croisades, les pèlerinages, les explorations et la conquête du globe, dont elle peupla de vastes espaces. Pourtant, le lien entre l'homme et la terre y restait fondamental, pour le paysan comme pour le noble. Un homme se définissait par son origine territoriale ; encore aujourd'hui une famille se dit auvergnate, lorraine ou piémontaise. Le reflux du monde sur l'Europe (décolonisation, appel de main-d'œuvre, attirance des pays riches) aussi bien que les brassages internes, dus à l'industrie, à la croissance des villes, aux carrières de la fonction publique, à l'auto, au goût du soleil, ont changé complètement la situation. Les mélanges de population en Europe, depuis un demi-siècle, sont au moins du même ordre qu'au temps des grandes invasions. Les autres continents ne sont pas plus stables. Qu'on pense au courant continuel de Mexicains vers les États-Unis, aux millions d'ex­pulsés du Nigeria, à la déportation et à l'exil qui frappent les Indochinois. D'un autre point de vue, on pourrait remarquer aussi que jamais les migrations de plantes et d'animaux n'ont été aussi intenses, qu'elles soient volontaires ou accidentelles. L'humanité, pour s'en tenir à elle, tend vers un état de *diaspora* généralisée. Ce qui était l'exception -- la dispersion du peuple juif -- est en train de devenir règle. Partout, ce sont ceux qui n'ont pas bougé, les descendants des anciens habitants, qui se sentent en marge, différents, moralement minoritaires. Cela, qui vaut pour toute l'Europe de l'Ouest, est particulièrement vrai pour la France. Le résultat est une série de ruptures aggravant les ruptures dues aux changements techniques. La transmission des usages, des souvenirs, des recettes de tous ordres ne se fait plus. Ainsi s'efface le sentiment de participer d'une communauté. Plus de passé hérité, pas de volonté commune pour l'avenir. Le senti­ment de la durée est au point zéro. Une population qui campe sur un territoire ne fait pas un peuple. Ce n'est qu'une mosaïque de groupes juxtaposés sans autres liens que l'espace et l'éco­nomie. 54:273 La langue même en est atteinte : elle se corrompt, se sim­plifie, tend au sabir. Les membres de la tribu ne se re­connaissent qu'à l'usage des mots techniques, et des expressions qui marquent une année (du genre : faut faire avec, c'est pas évident, bon chic bon genre). En même temps disparaissent les traits les plus particuliers, les plus rares d'une civilisation lentement mûrie. Ils deviennent inintelligibles aux vivants qui sont les successeurs mais non les héritiers des morts. Les seules œuvres qui puissent être reconnues, dans cette situation, re­lèvent du cosmopolitisme marchand. Signe distinctif : elles sont aisément traduisibles, elles exploitent une modernité à peu près uniforme sur l'ensemble du globe. D'autres œuvres peuvent être produites, mais elles restent clandestines. Ce que l'on constate pour la langue et les œuvres d'art est vrai pour toute activité. De telles populations n'ont de vie sociale que dans le circuit de la production et de la consom­mation. Le seul patriotisme est celui du niveau de vie (voir les discours politiques). Il s'agit en somme d'esclaves riches, faciles à manœuvrer, très aptes à la servitude, quoiqu'ils soient sans doute capables de révoltes sans mesure. « Tout le monde vient d'ailleurs » (Morand). Cela devient exact. La part de la population qui est indigène a si bien renié cette origine qu'elle est en somme aussi étrangère que les nouveaux venus. L'entreprise de dénationalisation touche tout le monde. L'appartenance à un peuple, c'est-à-dire à une tradition liée à une terre, devient une bizarrerie. Elle risque de tourner au folklore, puisque l'on s'applique consciemment à suivre un modèle, et que tout ce qui devrait être spontané, compris sans parole, a besoin d'être expliqué et rationalisé (di­minué, déformé). D'où la cocasserie de la clameur si répandue des racines, des racines, nous voulons des racines (formule qui d'elle-même révèle ce qu'elle a de grotesque). L'état normal hier (appartenir à un peuple, vivre sur le territoire de ce peuple) devient difficile : pour le plus grand nombre, les liens sont rompus, seul un réseau aminci conserve le sens de la communauté historique. L'état normal aujourd'hui est celui d'enfant trouvé, sans passé, sans langue, adaptable à n'importe quel lieu qui soit nanti des machines habituelles. L'ancien état paraît relever d'une sujétion archaïque qu'on ne veut pas s'imposer. Le nouveau laisse un malaise profond ; on sait qu'on manque de quelque chose, on ne sait plus reconnaître et nommer cette chose. \*\*\* 55:273 L'homme des villes peut tenir la nature à distance. Elle est pour lui un instrument de loisirs (mer, montagne) dans des sites confortablement aménagés. Elle fournit aussi des richesses indispensables. Mais ce sont là des activités primaires pour lesquelles nos pays emploient de moins en moins de travailleurs, et les autres oublient cette réalité. Les produits agricoles arrivent le plus souvent à portée du consommateur sous une forme élaborée qui en masque l'origine. Pour les minerais (et surtout le pétrole) pendant toute une époque, on vit sortir de terre des quantités de plus en plus colossales. Ce spectacle rassurait, comme s'il était en lui-même une preuve de force. L'appétit de l'homme industriel semblait sans limites, et les bonnes fourchettes sont optimistes. D'ailleurs, un festin est une fête. Le revirement fut très brusque. Le club de Rome réclama la croissance zéro. Peu après, ce fut le premier choc pétrolier. On passa de l'euphorie à l'angoisse. On vit renaître la vieille peur de manquer. Nous étions donc en train de manger le capital terrestre, et ce capital était beaucoup plus maigre qu'on ne le croyait : vingt, trente ans de pétrole, quinze ans pour certains métaux. Quelle légèreté ! Il est assuré que de tels calculs sont toujours faux, mais leur effet est très réel : on eut peur. C'est peut-être à cause de cette peur qu'on s'aperçut tout à coup que la flore, la faune étaient menacées, que l'océan s'asphyxiait, veiné de mazout. Comme pour racheter leurs erreurs, leurs artifices, les cita­dins se mirent à réclamer des aliments « naturels » : pain au son, légumes crus. On parlait de chimie avec horreur. Il y avait un grand besoin de simplicité, de pureté. Cette panique, le remords, l'aspiration à une innocence perdue amenaient le refus de l'industrie et le rêve d'une sau­vagerie douce, bonhomme et protégée. Un élan religieux a pris forme à ce moment-là. Il a une base forte : le sentiment d'une culpabilité. C'est en vain qu'on a vu se succéder tant d'efforts pour innocenter l'homme, en vain qu'en deux siècles on lui avait refait une virginité (le sexe libéré, la société mal faite seule responsable de nos crimes et de nos vices). C'était oublier son besoin d'expiation. Le sentiment d'attenter à la Terre-mère est le détour qu'a pris ce besoin pour s'exprimer. Et c'est ainsi par exemple qu'on peut se sentir un bourreau irrachetable à cause des bébés phoques, en gardant bonne conscience devant les avortements. 56:273 Un culte est en train de naître, avec ses interdits : les conserves « chimiques », la viande, la chasse, la fourrure ; ses rites : promenades en forêt, nudité du corps, plantations ; ses espaces sacrés : les réserves et parcs nationaux ; ses lois morales : respect de toute vie (la vie humaine à part), refus de la vivisection. Pendant un temps, on vit des missionnaires s'établir loin des villes, avec leurs moutons et leur métier à tisser, mais cela passe un peu. Le livre reste suspect, car « un livre, c'est la mort d'un arbre » (Saint John Perse). Les œuvres d'art que l'on préfère, ce sont les pierres, à condition qu'elles soient intactes, et non pas modifiées ou taillées par une main humaine. On peut trouver à tout cela un vague air bouddhiste mais c'est sans doute plus l'effet d'une contamination entre deux courants à la mode au même moment que d'une influence di­recte. On pourrait plutôt parler -- sans trop sourire -- d'un culte de la Terre-mère, qui convient tout à fait à une époque féministe. Le monde des machines est masculin, agressif, sans mesure. L'élément féminin (au moment même où les femmes se virilisent, cédant au courant encore dominant) réagit, réclame une pause, et favorise cette piété. On assiste au rejet de l'esprit de conquête, au développement d'un nouveau rousseauisme, et E.T. sur les écrans nous donne une image renouvelée du bon sauvage : il est extra-terrestre de nos jours, tant on désespère de trouver ce modèle-là où on le situait au XVIII^e^ siècle ; car l'Afrique et l'Amérique sont déchirées, jusqu'au fond des jungles, par les révolutions et les guerres civiles. Enfin, l'apologie de la paresse est une des obligations de la secte. S'abstenant d'agir, on évite le crime. Le paresseux ne pollue pas. S'il travaille, le fidèle de la Terre-mère est volontiers éle­veur, alors qu'il répugne à cultiver le blé ou le colza. Cela traduit peut-être le besoin de régresser en deçà de l'agriculture, étape fatale. Sans doute, il y a des raisons techniques et écono­miques à ce choix. L'agriculteur d'aujourd'hui participe du monde industriel (tracteurs, engrais chimiques, crédit agricole). Il est vrai que l'éleveur aussi. Mais nos néo-pasteurs échappent aux circuits productivistes : pas d'hormones dans leurs veaux, et d'ailleurs rarement des bovins dans leurs prés. Ils préfèrent le mouton, la chèvre, animaux de nomades. Ils se voient du côté d'Abel, rejetant l'humanité inconsciente, aveugle, dans le camp de Caïn. Leur préférence de la vie pastorale a des raisons religieuses. Pour les civilisations anciennes, l'agriculture est une violence faite au sol : le labour déchire le corps sacré de la Terre. D'ailleurs, imposer à un vaste espace de produire une seule plante, en chasser toutes les autres, est un abus sacrilège. 57:273 Des rites minutieux sanctifiaient ces transgressions. Cette sensi­bilité ayant depuis longtemps disparu, les nouveaux adorateurs ignorent les moyens d'apaiser le courroux de la déesse. Ils préfèrent donc éviter de l'irriter. La vie pastorale, encore plus « naturelle » que la vie agricole, ne présente pas ces difficultés. On pourra trouver forcée cette interprétation religieuse. La croyance qu'on vient de décrire n'est sans doute pas souvent consciente chez ceux qui y adhèrent ; mais leurs actes la supposent. Ce qui est fâcheux pour l'avenir de ce culte, c'est qu'il semble plus fondé sur la haine des machines que sur l'amour de la vie, plus fortement chargé de peur et de remords (culpa­bilité, désir de l'expier) que de piété reconnaissante, et finale­ment plus riche de négation que d'affirmation. C'est qu'en réalité nous n'avons là que le fantôme grimaçant d'une foi depuis longtemps éteinte, et qui fut bienfaisante dans des âges lointains. Nous sommes au temps des faux prophètes. Mais aussi au moment des exhumations, et de la reviviscence simulée de religions mortes. D'ailleurs, la plupart des sectateurs de la Terre-mère préfèrent à la vie rurale le parasitisme dans les villes, et l'*herbe* dont ils sont gourmands se fume. Ils n'an­noncent pas du tout une rénovation des rapports entre l'homme et son milieu nourricier. Ils ne sont que les laissés pour compte du mouvement sans fin des grandes métropoles. \*\*\* A mieux regarder les deux « idées », les deux attitudes qu'on vient de considérer, on voit entre elles un rapport ana­logue à celui qui existe entre une question et une réponse. Il semblerait que l'angoisse secrétée par un déracinement total (les hommes n'y sont pas encore adaptés, peut-être ne s'y adapteront-ils jamais) se voit proposer comme remède le refuge de la nature éternelle, de la terre qui ne ment pas, en somme. A cela près que la terre, ici, n'est nullement le territoire d'une communauté historique qui l'a modelée, et dont on hérite, mais le sol primitif, pareil à ce qu'il pouvait être avant l'homme, d'où tout souvenir humain est écarté, autant qu'il est possible. (Il y a une misanthropie dans cet amour.) Il s'agit de chercher un en deçà de l'histoire, de se placer hors de sa zone d'action. Entreprise d'amnésie volontaire, qui accomplit la rupture avec l'héritage reçu, et n'accepte que des références lointaines : on veut bien accepter des modèles ancestraux, à condition qu'il s'agisse d'une tribu indienne ou africaine. L'ethnologie sert à échapper à l'Europe -- et à la réalité. 58:273 Parler de question et de réponse ne peut pas signifier qu'une conscience quelconque aurait perçu une demande et conçu une solution. Mais, à partir d'une situation donnée (la destruction des anciens liens sociaux) on voit surgir une manière d'être qui, sans analyser les termes de la « question » -- en particulier, le déracinement historique est ici ignoré, on ne veut même pas voir qu'il est la cause du malaise -- en les débordant au contraire, invente une issue. L'apparition à peu près simultanée de la « question » et de la « réponse » n'est pas fortuite. Elle fait partie du jeu souverain des idées du siècle, qui font et défont leurs constellations au-dessus de nous. L'équilibre de la figure, les exigences de la symétrie suscitent de tels surgissements. Georges Laffly. 59:273 ### Un Soljénitsyne de la musique : Mstislav Rostropovitch par Mireille Cruz De Mireille Cruz on a déjà lu, dans notre numéro précédent, l'article (important et nécessaire) sur *La musique de Rebatet.* Mireille est la sœur de Mathilde : la sœur de cette Mathilde Cruz, vous savez, qui est devenue une célébrité parisienne et nationale par la très brillante, très pertinente et très militante chronique quotidienne de la TV qu'elle assure dans PRÉSENT. Dans le supplément mensuel de PRÉSENT, publié le dernier vendredi du mois, paraissent les critiques musicales par lesquelles Mireille Cruz a déjà retenu l'attention du public averti. Elle apporte désormais à ITINÉRAIRES un concours précieux. -- J. M. UN CERTAIN NOMBRE D'ÉCRIVAINS fuient l'enfer soviétique, spécialement infernal pour les intellectuels. Le plus fréquemment cité est Soljénitsyne, parce que Soljé­nitsyne a posé l'alternative christianisme-communisme : c'est la foi chrétienne qu'il faut opposer au communisme, et non je ne sais quelle idéologie démocratique des droits de l'homme (sans parler de ceux qui fuient l'URSS et continuent de croire au communisme, à « un autre » communisme...). Pour sa luci­dité hélas extraordinaire, Soljénitsyne, l'un des plus grands écrivains du monde, est devenu une sorte de pestiféré. Mainte­nant, on préfère l'oublier, faire silence. Il est trop gênant pour la somnolence des intellectuels amollis qui refusent de voir le danger en face. Il y a aussi un grand nombre de musiciens à fuir l'URSS. 60:273 On sait que la musique tient depuis longtemps une grande place en Russie. Les écoles de piano, de violon, de chant, russes puis soviétiques, ont été et restent éminentes. Elles sont l'une des rares vitrines montrables. Un musicien très doué est certain d'avoir une place de choix dans la nomenklatura. A condition de se taire. De se calfeutrer douillettement dans la datcha qu'on lui offre. De ne jamais rien dire, nulle part, en aucun lieu, qui pourrait ressembler à une réserve sur le régime sovié­tique. A condition d'accepter que chaque tournée à l'étranger entre dans le cadre de la propagande et qu'à chaque retour soit remis un compte rendu du voyage qui ressemble autant que possible à un rapport d'espionnage... C'est ainsi qu'a longtemps vécu Mstislav Rostropovitch, comme beaucoup de ses collègues, avant de choisir l'exil. Mais si la grande majorité des meilleurs musiciens russes finissent par s'établir en Occident, ils le font en général de façon assez discrète, leur principale raison étant qu'ils préfèrent la liberté de travailler à une prison dorée, ou bien que le jour où arrive une incompréhensible disgrâce, ils ne la supportent pas. Tout le monde n'a pas la platitude morale d'un Dimitri Chostakovitch, ce compositeur qui tint et réussit à demeurer jusqu'à sa mort le grand compositeur officiel de l'Union Soviétique malgré les claques retentissantes qu'il reçut tout au long de sa vie de la part du Parti. (Il est intéressant de noter que son fils, Maxime Chostakovitch, devenu chef permanent de l'orchestre symphonique de la radio de Moscou, et donc habitant lui aussi les hautes sphères de la nomenklatura, s'est exilé en 1981.) 61:273 Mstislav Rostropovitch, lui, a décidé de parler. Par amour de la vérité, par amour de son peuple, et pour mettre en garde les pays occidentaux. Et comme il est universellement considéré comme le plus grand violoncelliste du monde et un des meilleurs chefs d'orchestre actuels, ça fait du bruit. Si bien que quatre ans après son départ d'URSS, il est déchu de la nationalité soviétique « pour actes portant systématiquement préjudice au prestige de l'Union soviétique ». De fait, il raconte sa vie à qui veut l'entendre, et sa condamnation du régime soviétique est aussi viscérale que systématique. Comme beaucoup de musiciens surdoués, Rostropovitch ne vivait que pour la musique, ne pensait qu'à la musique. On dit qu'il lui arrivait, alors qu'il était au conservatoire de Moscou, de répéter pendant quarante-huit heures d'affilée... Mais comme en URSS on ne peut rien faire sans rencontrer un jour ou l'autre le Parti omniprésent, le premier choc ne tarda pas. En 1948, Rostropovitch allait apprendre l'existence d'un certain Staline... Cette année-là, le professeur de compo­sition fut chassé du conservatoire « pour incapacité profession­nelle ». Son nom ? Dimitri Chostakovitch. C'était l'un des deux seuls compositeurs soviétiques à avoir du talent. A plat ventre devant Staline. Admirateur inconditionnel du régime, au moins dans ses propos. Mais voilà. Jdanov publie *Sur la littérature, la philosophie et la musique.* C'est le volet intellectuel et artistique du stalinisme orthodoxe pur et dur. Désormais ces distingués esthètes que sont Jdanov, Beria et Staline n'admettront rien qui ne soit strictement conforme aux principes du « réalisme socialiste » défini une fois pour toute. Or Chostakovitch a du talent. C'est-à-dire que sa musique n'est pas totalement neutre et impersonnelle. Le talent est interdit. C'est du « sub­jectivisme petit bourgeois ». Pour la deuxième fois de sa longue carrière au service des tyrans, Chostakovitch entre en disgrâce. Rostropovitch ne comprend pas bien ce qui se passe. Mais Chostakovitch est un dieu pour lui. Et il n'accepte pas. Il ne remettra plus les pieds au cours de composition. L'autre grand compositeur soviétique, Serge Prokofiev, tombe lui aussi en disgrâce. 62:273 Par le caractère original de sa musique, il le mérite cent fois plus que Chostakovitch. Ses œuvres disparaissent subitement des programmes, même le grandiose *Hymne à Staline.* L'État ne lui commandera plus rien. Un jour il se plaignit à Rostropovitch de l'extrême misère à laquelle il était réduit. Le violoncelliste fit un scandale à l'Union des compo­siteurs et obtint 500 roubles pour son idole. Il est clair que dès lors Rostropovitch fut étroitement surveillé. Il savait qu'on n'attendait qu'une imprudence de sa part pour briser sa carrière. Il préféra se tenir à carreau. La musique seule comptait. Or Prokofiev était mort en 1953, Chostakovitch était revenu en grâce, et Rostropovitch se mariait avec Galina Vichnievskaïa, qui allait devenir l'une des plus extraordinaires sopranos du Bolchoï, pendant que lui-même conduisait sa brillantissime carrière de violoncelliste et de chef d'orchestre. En 1968, un écrivain dont les livres sont interdits s'installe chez les Rostropovitch. Son nom est de plus en plus célèbre en Occident : il s'agit de... Soljénitsyne. Dans les hautes sphères de la police, on se dit qu'on avait bien raison de se méfier du violoncelliste. Peu à peu, les autorités « s'occupent de sa carrière ». Il expliquait à Jacques Doucelin (dans *Le Figaro*) en septembre dernier : « Là-bas, à Moscou, il y a de vrais psychologues qui ont mis au point des moyens aussi insidieux qu'infaillibles pour démolir un bonhomme. Ils savent quelle tournée il ne faut pas annuler pour qu'on ne dise pas, en Occi­dent, qu'on ne vous laisse pas sortir. Et puis, à l'intérieur de l'URSS, on ne vous donne que les concerts avec les orchestres les plus minables. » On finit même par ne plus l'autoriser à jouer en province. Ainsi Rostropovitch s'aperçut que pour un musicien aussi, la vie pouvait devenir un enfer en URSS. Quant à Galina Vichnievskaïa, elle continuait à chanter au Bolchoï, mais son nom avait disparu des affiches et des comptes rendus des critiques musicaux. Rostropovitch, au contact de Soljénitsyne, devenu prix Nobel de littérature entre-temps, ne comptait pas se laisser « démolir ». L'écrivain terminait *L'Archipel du Goulag.* Tous savaient que ce livre allait accélérer les événements. Envoyé à l'étranger comme une bouteille à la mer, il fut aussitôt traduit et publié. Chacun connaît la suite. Soljénitsyne fut arrêté, déchu de la nationalité soviétique et expulsé. 63:273 Quant à Rostropovitch, il savait que le temps des décisions déchirantes était venu. Mais il n'osait pas. C'est la volcanique Galina qui vint à son aide, en exigeant du vice-ministre de la culture qu'il leur donnât un congé de deux ans. Le pouvoir fut magnanime : Soljénitsyne était en train de raconter des tas d'horreurs sur le régime soviétique, on allait donner deux ans de vacances à deux des plus grands musiciens du pays. Ainsi ils verraient, en Occident, que nous ne sommes pas si méchants qu'ils le disent. Sans doute Brejnev et sa clique pen­saient-ils que Mstislav Rostropovitch et Galina Vichnievskaïa allaient s'enivrer de musique et de gloire et oublier leur récent passé. Mais ils se mirent à parler comme Soljénitsyne. Et les journalistes reproduisaient sur des pleines pages leurs accu­sations, leur condamnation du système soviétique, de l'oppres­sion humaine et spirituelle du communisme. En 1978, ils sont déchus de la nationalité soviétique. Il est bien temps ! Les plus grands orchestres du monde se disputent l'honneur d'accom­pagner celui qui est devenu *le* violoncelliste depuis la mort de Casals, ou d'être dirigés par lui. En 1976, Antal Dorati lui a abandonné la direction de l'orchestre national de Washington, et il est nommé directeur artistique du festival d'Aldeburgh. Quant à Galina Vichnievskaïa, elle a quitté la scène par un triomphe à l'Opéra de Paris en octobre dernier, en interprétant sous la direction de son mari la Tatiana d'Eugène Onéguine, de Tchaïkovski, qui avait été son premier rôle au Bolchoï. Mais ce n'est pas la gloire, ce n'est pas cette liberté retrouvée, ce n'est pas la possibilité de jouer avec les meilleurs musiciens qui importent le plus à Rostropovitch et à sa femme. A Moscou, au cours de ces années noires passées avec Soljénitsyne, en même temps qu'ils réfléchissaient sur le système communiste, il retrouvaient le chemin de la foi, ils découvraient que seul le Christ pouvait remettre de l'ordre dans leur esprit, recons­truire leur vie, donner une dimension nouvelle à leur foyer, leur procurer un bonheur qui ne soit pas un mensonge. Depuis longtemps Rostropovitch aimait la France, lié d'ami­tié avec un certain nombre de musiciens français, notamment avec le compositeur Henri Dutilleux dont il dirige souvent les œuvres et qui a écrit pour lui un concerto pour violoncelle. 64:273 C'est la France qu'il a choisie comme port d'attache. Même son violoncelle, quoique de construction italienne (puisque c'est un Stradivarius) a des liens avec la France. Son nom d'abord : le *Duport*. -- Tous les stradivarius portent un nom (souvent celui de leur premier propriétaire). Et surtout il garde l'em­preinte des éperons de Napoléon I^er^, qui voulut absolument juger par lui-même de sa sonorité... Cependant, Rostropovitch reste profondément russe. « Nous sommes les ambassadeurs de la culture russe et jamais nous n'avons été aussi fiers de notre peuple », dit-il. Mais alors son visage aux expressions si mobiles s'assombrit, et pensant au calvaire du peuple russe, il laisse échapper : « Je prie Dieu pour qu'un sort semblable soit épargné au peuple français, qui ignore tout de ce qui se passe réellement là-bas. » Après six années d'exil, passées à utiliser son prestige de musicien à mettre en garde qui voulait l'entendre, il a vu les Français porter quatre communistes au gouvernement... Mireille Cruz. 65:273 ### Solesmes a 150 ans par Jean Crété *Comment ne pas saluer cet anniversaire. Comment ne pas publier l'article de Jean Crété. Solesmes a été trop important, la France et l'Église lui doivent trop pour que l'on puisse taire ce cent cinquantenaire. Mais comment ne pas ajouter que mani­festement aucun des quatre prédécesseurs de l'actuel Père Abbé n'aurait accepté la nouvelle messe. Et Solesmes aurait été ainsi un centre de résistance à la subversion post-conciliaire : comme Solesmes avait été un centre de résistance à l'injuste condam­nation de l'Action française. Louis Salleron a dit là-dessus tout l'essentiel dans* « *Solesmes et la messe *»*, reproduit en annexe de la dernière édition de son ouvrage sur* « *La nouvelle messe *» (*NEL*)*. -- Quand aujourd'hui on réédite Dom Guéranger, ce n'est pas Solesmes qui le fait. Et c'est sans l'appui, sans la sympathie mais avec la neutralité non bienveillante et l'indiffé­rence non passive de Solesmes que* DMM *réédite* « *L'année liturgique *» *de Dom Guéranger. -- J. M.* LE 11 JUILLET 1983, Solesmes va célébrer le cent cinquan­tenaire de la restauration de la vie monastique en France par Dom Guéranger. Prosper Guéranger naquit à Sablé le 4 avril 1805. Solesmes est tout près de Sablé ; le jeune Prosper Guéranger eut maintes occasions de s'y rendre et d'y visiter le monastère, fondé en 1010, que les moines avaient été contraints d'abandonner en 1791. En 1821, la famille Guéranger s'installa au Mans. Prosper entra au séminaire en 1822 et fut ordonné prêtre le 7 octobre 1827, par Mgr de Montblanc, à la chapelle de l'archevêché de Tours. Le jeune abbé avait déjà sérieusement étudié la liturgie ; il constata avec effroi que l'évêque oubliait de lui faire l'imposition des mains, le rite apostolique du sa­crement de l'ordre. Il réclama avec insistance ; le cérémoniaire se pencha sur le pontifical et dit à l'évêque : « En effet, monseigneur, il y a là une imposition des mains à laquelle quelques auteurs attachent de l'importance... » Docilement, l'évêque fit l'imposition des mains. Dans l'après-midi, le jeune prêtre visita les ruines de Marmoutier. Mais il ne pensait pas encore à la restauration de la vie bénédictine. 66:273 Nommé chanoine par l'évêque du Mans, Mgr de la Myre, l'abbé Guéranger utilisa tout de suite le bréviaire et le missel romains. Dès 1830, l'abbé Guéranger publiait quatre articles : *Considérations sur la liturgie catholique,* commençant ainsi un combat en faveur de la liturgie romaine, alors presque partout abandonnée en France. Sous son impulsion, les diocèses de France reprirent un à un la liturgie romaine. L'année même de la mort de Dom Guéranger (1875), le diocèse d'Orléans, dernier bastion du gallicanisme, adoptait enfin la liturgie romaine. En 1831, les journaux annoncèrent la mise en vente du prieuré de Solesmes. L'abbé Guéranger en fut bouleversé, et c'est alors que s'imposa à lui l'idée de restaurer la vie monas­tique dans ce prieuré si proche de sa ville natale. Il fallut deux ans de démarches pour obtenir les appuis et les fonds nécessaires. Le 14 décembre 1832, un bail de location fut conclu. L'abbé Guéranger, qui avait trouvé quelques compa­gnons, fit quelques séjours à Solesmes. Le 21 mars 1833, il chanta la grand messe de saint Benoît dans l'église paroissiale. L'hostilité des pouvoirs publics à la religion ne permettait pas de parler ouvertement de vie monastique. 67:273 La fondation fut dénommée *association régulière,* avec un règlement qui était une adaptation de la règle de saint Benoît. L'abbé Guéranger avait mitigé sur deux points la lettre de la règle : le lever de nuit, remplacé par un lever matinal (4 heures du matin), mais qui laissait aux moines le bénéfice d'une nuit de sept heures et demie ; et l'abstinence, limitée à trois ou quatre jours par semaine, en dehors du carême. Cette mitigation a été adoptée au cours du XIX^e^ siècle par la plupart des congrégations béné­dictines. Le 11 juillet 1833, en la fête de la translation de saint Benoît, les huit premiers moines firent leur entrée au prieuré de Solesmes en chantant le psaume du retour d'exil *In conver­tendo.* A partir des vêpres de ce jour, l'office fut célébré régu­lièrement ; pendant douze ans, ce fut l'office romain. En 1845, Dom Guéranger fit imprimer des bréviaires monastiques. Pen­dant trois ans, les moines portèrent la soutane ; ils prirent l'habit monastique le 14 août 1836. En 1837, Dom Guéranger se rendit à Rome pour obtenir l'approbation de son œuvre. Après examen par une commission de sept cardinaux, Gré­goire XVI érigea Solesmes non seulement en abbaye, mais en congrégation : *la congrégation de France* ou *de Saint-Pierre de Solesmes,* à laquelle étaient reconnus les privi­lèges des anciennes congrégations de Cluny, Saint-Vanne et Saint-Maur. Une restriction était faite sur l'abbatiat à vie : Dom Guéranger ne pourrait être élu abbé à vie qu'après deux élections triennales, et il serait le seul abbé à vie de la congré­gation ; cette restriction fut abolie par la suite. Dom Guéranger fit ses vœux perpétuels à Saint-Paul-hors-les-murs ([^2]) le 26 juillet, rentra à Solesmes avec les insignes pontificaux le 31 octobre et reçut le 21 novembre les professions solennelles de ses quatre premiers compagnons. Il lui fallut des années de fermeté et de patience pour faire admettre à l'évêque du Mans sont droit d'user des insignes pontificaux. Solesmes se développa, d'autres monastères furent fondés. La congrégation de France est sortie entièrement de Solesmes l'abbé de Solesmes en est le supérieur général ; en compensation, les abbés des autres monastères sont capitulants de Solesmes. A la restauration liturgique succéda la restauration du chant grégorien, œuvre de Dom Pothier et de Dom Mocquereau, dont saint Pie X fit bénéficier toute l'Église. 68:273 Les abbés de Solesmes semblent jouir du privilège de la longévité. Dom Guéranger mourut en 1875, après 42 ans de gouvernement, dont 38 d'ab­batiat. Dom Couturier, qui lui succéda, avait 58 ans au moment de son élection ; il fit face avec énergie à l'expulsion de 1880, put ramener les moines à Solesmes et mourut en 1890. Les moines postulèrent ([^3]) alors comme abbé Dom Paul Delatte, entré à Solesmes, déjà prêtre, en 1882. En 31 ans d'abbatiat, Dom Delatte dut faire face aux plus graves difficultés. Après la loi de 1901, les moines de Solesmes durent s'exiler à Quarr Abbey, dans l'île de Wight. En 1921, atteint d'une infirmité aux jambes, il démissionna, mais vécut jusqu'en 1937 et conti­nua à exercer une influence considérable sur la communauté, revenue à Solesmes, et à l'extérieur. Dom Germain Cozien, élu abbé en 1921, démissionna en 1959, après 38 ans d'abbatiat et mourut l'année suivante. Dom Jean Prou, élu en 1959, approche donc de sa 25^e^ année d'abbatiat. La restauration de Solesmes a été un coup de la providence, une grâce insigne accordée au monde moderne. Souhaitons à la célèbre abbaye une fidélité absolue à la ligne tracée par Dom Guéranger : l'esprit de foi intègre, de piété liturgique, d'amour du beau, de spiritualité profonde, dont notre monde moderne a tant besoin. Jean Crété. 69:273 ### Les Cristeros (VI) Chronique d'une insurrection par Hugues Kéraly *La guerre des paysans* L'INSURRECTION CRISTERA est paysanne à 95 %, comme la société mexicaine de l'époque ; elle en restera af­fectée jusqu'au bout d'une tragique pauvreté, face au pouvoir militaire de Mexico. L'armée fédérale ne bénéficie d'aucun soutien populaire, sauf celui que le pouvoir achète à quelques milliers d'agraristas en leur distribuant les terres confis­quées par la Révolution ; mais elle dispose d'un armement moderne et d'une puissance de feu redoutable, grâce à l'appui américain. En outre, dans les premiers mois, les Cristeros igno­rent tout de la guerre. 70:273 Ils n'ont pas de hiérarchie militaire, encore moins de plans. Ils ne voient pas l'utilité des éclaireurs, des sentinelles, se ruent à l'attaque en ordre dispersé et dé­chargent sur le premier képi fédéral leurs maigres munitions. Si bien que l'activité principale du combattant de la foi fut longtemps de courir pour sauver sa peau. Les meilleurs s'arrangeront pour rentabiliser la course, en s'équipant : -- *Piquyhuye*, « pique et file », les fusils, les cartouchières, les chevaux... telle est la première devise mili­taire de l'insurrection. Il faut combattre avec les armes prises à l'ennemi : le harcèlement des troupes fédérales va s'organiser partout, de façon souvent efficace, autour de cette nécessité. En 1929, après la reddition imposée par l'épiscopat, les Cristeros de l'État de Durango en retirent une certaine consolation : « Tout l'armement avec lequel nous avons combattu le mauvais gouvernement, nous l'avons pris au mauvais gouvernement en question. La meilleure preuve en est que la cavalerie que nous avons remise au mauvais gouvernement, le jour du licenciement (sic), elle était toute à lui. » ([^4]) #### *Au bonheur des pauvres* Sur la pauvreté des paysans cristeros, leur simplicité joyeuse, leur sentiment de l'honneur chrétien, aucun discours ne saurait remplacer les témoignages directs que nous possédons. Voici celui de José de Jesus Hernandez. Il raconte le soulèvement de San Julian, premier village cristero de l'État de Jalisco, derrière *El Quatorze*, bandit populaire qui faisait depuis long­temps la guerre aux injustices du gouvernement : 71:273 « Tout le long du chemin qui va de Santa Maria à San Julian les hommes abandonnaient leurs fermes pour suivre la petite troupe de Victoriano Ramirez, *El Quatorze,* et les femmes sortaient avec les mains pleines de galettes et de fro­mage, elles mettaient au bord du sentier des marmites de haricots fumants et des jarres de lait. A San Julian toute la population s'en vint faire la queue pour déposer son obole sur une grande couverture étendue par terre, sur la place. Deux mille Pesos, ils ont donné ! C'est dire comme ils aimaient *El Quatorze !* Victoriano reprit ensuite la marche et sa troupe ne cessait de grossir, tant il venait de monde de tous les côtés. Les uns s'armaient de haches et d'autres allaient demander des armes à qui en avait... Cela faisait pitié de voir ces gens qui non seulement avaient des mauvaises armes, mais qui en plus chaussaient de misérables sandales, portaient de mauvais cha­peaux et des habits rapiécés. Certains montaient à cru, d'autres n'avaient même pas de mors, et beaucoup allaient à pied. » La pénurie des armes et des munitions n'entame nulle part, durant l'été de 1926, la résolution des insurgés chrétiens. Pour Santiago Bayacora, petit village du Durango à l'entrée de la sierra, Don Francisco Campos se souvient : « Trinidad vit qu'il y avait peu d'armes et le dit, mais les gens lui répondirent que c'était là bien peu de choses et qu'il avait tort de se faire du mauvais sang : qu'on se battrait à coups de pierres, avec des gourdins, des lassos et Dieu sait quoi encore. Certains disaient : -- *Quelle chance que ce jour soit enfin* *venu.* C'était la fête, l'allégresse, parce que nous igno­rions tout alors des horreurs qui nous attendaient... « Le 28 septembre, il y eut bal au village ; certains burent comme il convient et passèrent une nuit joyeuse ; d'autres n'allèrent pas se coucher et restèrent près de l'église. Une voi­ture arriva vers huit heures du matin. Trois hommes en sortirent et marchèrent vers les poivrots qui se trouvaient là, demandant à voir le responsable de l'église. -- *Que lui voulez-vous ?* dirent les poivrots. Et ceux de l'auto répondirent : 72:273 -- *Qu'il nous prête la clef de l'église. Nous venons procéder à l'inventaire qui vous a été ordonné, puisque vous n'avez pas voulu obéir.* Alors les poivrots : *Voilà votre clef, voilà, voilà !* Et ils leur tombèrent dessus à bras raccourcis. Ils ne leur firent rien de plus, mais les renvoyèrent désarmés, et bien battus... « Alors nous nous sommes rassemblés, car la Fédération n'allait pas tarder à revenir. Il y avait 400 hommes et 140 armes qui ne pouvaient pas servir à grand'chose : des win­chesters 30-30, des carabines 44, des fusils Mauser, moi j'avais un mauvais flingue 25-35, et tous presque à court de munitions ! Il y en avait avec vingt cartouches, d'autres avec cinq ou dix, et puis tous ceux qui n'en avaient qu'une... Ceux qui n'avaient pas d'armes déclarèrent qu'ils s'en procureraient au cours du combat. Et Trinidad dit : -- *Allons les attendre.* Et nous y allons aussi contents que si nous allions recevoir de l'argent... Vers une heure de l'après-midi les voilà qui arrivent. -- *Prêts, les garçons ? N'ayez pas peur.* Les soldats ne nous avaient pas vus. Quand ils parviennent à notre portée : -- *Viva Cristo Rey* et pan ! pan ! pan ! Tombent les « singes », tombent les « singes » (*monos,* les Fédéraux) et nous de leur courir après en criant... Puis nous sommes revenus, rendant grâce à Dieu, tous contents parce que nous les avions battus, et qu'ils nous avaient laissé des armes et des munitions en abondance pour la première fois. » En trois ans de guerre, sans intendance propre, les occasions de déchanter ne manqueront pas. Le courrier des officiers de la Cristiada en témoigne, comme une douloureuse litanie : « Mes soldats sont nus et manquent de couvertures pour se protéger la nuit. Certains n'ont plus de sandales depuis longtemps. Je voudrais aussi des cigarettes, du sel et du savon. Les pauvres ont perdu l'habitude de fumer et si l'on ne peut plus mettre un peu de sel sur la galette de maïs... » ([^5]) 73:273 « Je dois vous dire que, depuis quelques jours, je note une baisse d'enthousiasme chez mes garçons, parce qu'il y a très longtemps que je ne leur ai rien donné et qu'ils ne peuvent ainsi s'acheter de quoi fumer. Tout cet argent, je l'envoie à qui de droit pour l'achat de munitions, chose tellement indis­pensable que mes gars se privent volontiers de manger pour en avoir. Mais voilà longtemps que j'envoie de l'argent et que je ne reçois pas de cartouches. Quand ils en ont, ils ne se plaignent de rien et ne regrettent pas les cigarettes, mais il y a beau temps qu'ils n'ont même pas de quoi se défendre, et je crois qu'ils ont raison de se plaindre. « Il est vrai que lorsque nous avons commencé notre mou­vement, nous ne comptions pas sur d'autre aide que sur celle de notre Roi Jésus-Christ, mais nous avons le droit de demander et même d'exiger de nos chefs l'aide nécessaire, surtout quand nous avons donné notre pauvre argent. « Cela fait vraiment mal au cœur de voir les pauvres gars, honteux de déguerpir, faire face à l'ennemi -- ce qui est absurde puisqu'ils n'ont pas de quoi tirer. » ([^6]) #### *Au malheur des riches* *-- *Donnez-moi trois millions de cartouches, disait le général Gorostieta, et je contrôle le Bajio ! Gorostieta ne parlait pas en vain : avec des moyens dérisoires, à la fin de la guerre, ses régiments contrôlaient dans l'Ouest plus des trois quarts du Mexique habité. Pour le grand coup final, sur l'État de Mexico, il aurait suffi de cartouchières bien remplies... Mais les car­touches coûtent cher, jusqu'à un Peso la pièce en période d'in­flation, et les prises de guerre restent très en dessous des besoins de l'armée de Libération. 74:273 Il faut donc acheter aux trafiquants. Avec quel argent ? Les pauvres ont déjà sacrifié toutes leurs économies, ils n'ont plus que des poitrines à offrir au combat. Quant aux riches, à l'abri des villes et des garnisons fédérales, ils refusent le plus souvent toute contribution aux insurgés. On peut bien croire aujourd'hui que les cautions épis­copales, en outre, ne leur auront pas manqué. L'Union Populaire d'Anacleto Gonzalez Flores nous laisse à ce sujet le témoignage d'un tract, intitulé « CONTRE LES RICHES », qui jette un cri d'incompréhension (et d'impuissance) véritablement déchirant : « *Pour conquérir la liberté de l'Église...* « *Pour empêcher que se perde la foi dans notre malheu­reux Mexique...* « *Pour obtenir que Dieu revienne dans notre patrie...* « *Pour avoir un prêtre qui baptise nos enfants, qui nous pardonne nos péchés, qui bénisse nos tombes...* « *D'un mot, pour accomplir en ce moment suprême notre* DEVOIR *de catholiques et de Mexicains, nous devons tous, absolument tous, hommes et femmes, pauvres et riches, en­fants et vieillards, offrir avec joie, non pas nos biens, qui nous ont été donnés par Dieu, et qui plus que jamais sont à Lui, mais avec enthousiasme notre sang et jusqu'à notre vie.* « *Aucun catholique ne peut nier ces vérités.* « *C'est pourquoi maintenant que nous avons demandé au nom du Christ et en manière de contribution à tous les habitants du Jalisco, non point leur vie, non point leur sang, ni même leurs biens, mais seulement la misère d'un impôt de deux centièmes de leur capital* (*capital donné par Dieu et appartenant à Dieu*)*, nous voilà épouvantés en voyant que de nombreux catholiques poussent des clameurs furieuses et ont manifesté par leurs actes qu'ils préfèrent voir disparaître notre Sainte Religion, qu'ils préfèrent que Dieu ne revienne plus chez nous, que leur fils deviennent athées, plutôt que de coopérer en cette sainte lutte pour la liberté...* « *Et ils osent encore se plaindre de la situation* ! 75:273 « *Et ils osent demander en gémissant quand finira ce cauchemar* !*...* « *Ils devront payer très cher leur avarice et ils expieront par la pauvreté leur égoïsme.* Deus non irridetur, *dit saint Paul, on ne se moque pas de Dieu, qui contemple le dérou­lement de cette grande tragédie pour donner à chacun, en temps voulu, selon ses œuvres.* » ([^7]) Cette sainte colère contre les riches fut surtout l'affaire des états-majors de la Cristiada. Elle ne fera jamais perdre leur gaieté foncière aux combattants de la foi, qui se sacrifient dans la grande aventure mystique sans rien retenir contre personne, ni permettre à la politique d'altérer leur joie. Ils étaient partis comme pour une fête, la moisson du foin communal, les grands travaux collectifs qui appellent le rire et le chant. Tous les mâles en âge de tenir la machette, ils n'avaient parfois que douze ou treize printemps, répondaient à l'invitation du Maître, disparu des tabernacles, pour la communion du sang. Ils avaient embrassé leurs mères avec des propos charmants : -- *Mamacita, tu ne voudrais tout de même pas que je rate le paradis, mainte­nant qu'il est si bon marché !* Et trois ans de suite, dans les pires souffrances, les pires inquiétudes de l'inégal combat, c'est toujours la gaieté chrétienne qui l'emporte sur l'amertume du dénuement. Voici comment les Cristeros de la sierra de Coalcoman (Mi­choacan) accueillent la nouvelle d'une offensive ennemie : « Le colonel Sifuentes nous annonçait que le général (*fédéral*) Dominguez arrivait avec une file de bonnes mules lourdement chargées de cadeaux pour les libérateurs. Nous avons ri jaune, mi-figue, mi-raisin, et l'autre moitié c'était la peur, en donnant les ordres, comme en les recevant, et notre pomme d'Adam montait et descendait, et nous riions de plus en plus fort, tout pâles, et... pour en finir, je leur dis : « -- Dominguez va nous obliger à brûler les quelques cartouches qui nous restent et il devrait nous les rendre, mais il ne va pas vouloir. 76:273 « -- On va l'y obliger, dit Eugenio Gutierrez, vaillant soldat. « -- Bien sûr, dit un autre, à quoi bon pleurer avant la fessée, et courir avant le combat, et broncher devant les épines ? Et vive le Michoacan ! (*Leur État.*) « -- Mes enfants ! Vive ma mère ! « -- Quel têtu ! On ne dit pas ça. « --.Que dit-on donc ? « -- On dit : par la vie de ma mère, ce Dominguez je me le farcis. « -- En cavalant ! « -- Non, mon ami, ce Minguez je vais le faire cavaler. « -- Oui, à tes trousses. « -- Mais non, qu'est-ce que tu crois ? que c'est un épervier derrière des poules ? un loup derrière des moutons ? « -- Allez, taisez-vous, vous voulez absolument qu'il me gagne, je ne me suis pourtant pas encore rendu, je suis fils de ma mère. « -- C'est pour ça que tu n'as pas encore de barbe ? et tu prétends faire la barbe au Minguez ? « -- Ne me poussez pas, parce que si je l'attrape, j'en fais de la viande pour les chiens... « Et ils passaient ainsi le temps, en attendant le début du combat. » ([^8]) 77:273 #### *L'honneur du combat chrétien* Cette armée de paysans ne sera pas de tout repos pour ses officiers. Il semble bien difficile notamment, à l'issue des combats, de lui faire garder le maquis. Les hommes ont le mal du pays, ils vont aux nouvelles sans souci des mouvements de troupes fédérales, et beaucoup y laisseront leur peau. D'autres disparaissent huit jours de suite ou dépêchent un remplaçant pour toute la saison : il fallait donner un coup de main à la ferme, où les mères et les sœurs ne suffisent pas à tout... En outre, le retour au pays est arrosé d'abondance, et les Cristeros y puisent un surplus de courage tout à fait néfaste aux affaires de l'insurrection. Ils s'en prennent avec éclat au moindre lampiste suspect de sympathie pour le pouvoir de Mexico. On se contente en général d'administrer de sérieuses correc­tions, et d'ameuter tout le village au procès de la Révolution. La police du Président n'a plus qu'à traîner l'oreille du côté des bistrots. Voire à rester chez elle, car certains n'hésitent pas à joindre au téléphone la garnison la plus proche, pour provoquer les Fédéraux ! Il faudra une année entière pour apprendre la discipline militaire aux paysans mexicains. Pour la fidélité à l'honneur du combat chrétien, aucun effort ne sera jamais requis : les officiers de la Cristiada ont davantage reçu, sur ce chapitre, qu'ils ne pouvaient donner. Tous les témoins de l'époque vantent la noblesse, la courtoisie, la générosité active des soldats du Christ-Roi. Y compris ceux qui sont les moins suspects de complaisance à leur égard, parce qu'ils ont eu affaire à eux comme prisonniers. Voici le cas d'un mineur américain, Bumstead, enlevé par un commando de Nayarit pour obliger son employeur à régler l'impôt de la Cristiada. Il fait lui-même le récit de sa captivité, paru dans *l'Excelsior* du 28 octobre 1929 : 78:273 « Ma surprise fut extrême quand les rebelles me séques­trèrent et la rançon de 30.000 pesos m'apparut fabuleuse du fait qu'elle était demandée par une armée insignifiante. Les hommes qui m'avaient capturé voulaient qu'on les appelle des « rebelles » et n'appréciaient pas du tout le terme de « ban­dits ». J'ai cru au début que je pourrais obtenir un rabais mais je suis vite revenu de mon erreur. Chaque homme portait 150 cartouches et j'ai pu dénombrer jusqu'à 6 types de fusils, chacun d'un calibre différent. « Les officiers ne permettaient pas à leurs hommes de molester les femmes, car la discipline était très rigide. *S'ils faisaient halte dans une ferme pour demander à manger, ils devaient acheter les aliments, sauf si le propriétaire était un homme fortuné.* Les réquisitions indispensables étaient faites sous le contrôle des officiers et on ne permettait aucun usage personnel des objets réquisitionnés. « Les rebelles ne luttaient manifestement pas pour obtenir des avantages personnels mais « pour la Cause ». Tous se montraient très religieux et prenaient très au sérieux la mission qu'ils croyaient avoir. « Tous les rebelles maniaient mieux l'arme blanche que le fusil et regrettaient qu'il ne soit pas possible, dans les combats avec les Fédéraux, d'en venir au corps à corps. « De temps à autre les chefs rassemblaient les soldats et les exhortaient à persévérer dans leur mission. Enthousiasmés par l'ardente éloquence latine, ils manifestaient à grands cris leur détermination à suivre leurs chefs jusqu'à la mort. *En dehors de ces cérémonies et des dévotions religieuses les rebelles étaient joyeux et toujours prêts à plaisanter.* « Comme ils devaient économiser leurs munitions pour le combat, ces soldats ne pouvaient jamais faire des exercices de tir. Leur campement était très sommaire et sale, on ne se pré­occupait pas de l'hygiène et on cuisinait sans respecter les règles de la plus élémentaire propreté. C'est la seule chose dont j'ai vraiment souffert durant ma captivité. 79:273 « En plus de mon écuyer, on m'a offert un autre domestique. *On n'a jamais touché à mes affaires ni essayé de me prendre ma montre et mon argent.* Les bandits ont pris grand soin de ma mule et la laissèrent toujours à ma disposition pour me promener dans les environs, sous la surveillance d'une escorte armée et prête à tout. « Honnêtement je dois dire qu'*ils ont tout fait pour m'être agréables* et exaucer tous mes désirs : ils ont même envoyé quelqu'un m'acheter des cigarettes à 30 kilomètres de là. » #### *Le contraire d'une Révolution* On a fait du soulèvement cristero une sorte de précurseur des innombrables guérillas qui ravagent aujourd'hui l'Amérique latine. La comparaison reste injustifiable, à tous les points de vue. -- Sorties des affabulations du *Monde* ou de l'Agence France-Presse, les guérillas de la Révolution internationale sont minoritaires et détestées partout ; la Cristiada de 1926-1929 a jeté dans le soulèvement général des campagnes jusqu'à trois générations d'hommes et de femmes, par villages, par États entiers. -- La guérilla soviéto-cubaine progresse avec la complicité active de puissances intellectuelles, cléricales, politiques, sur place et dans le monde entier ; les Cristeros n'auraient pu trouver un seul défenseur à la Chambre des députés mexicains, ils ne reçurent aucun appui extérieur, ils étaient condamnés par leurs évêques et ignorés du monde entier. 80:273 -- La Révolution enfin ne s'impose qu'au mépris des lois de la guerre, en terro­risant les populations civiles par la torture, le viol et l'assassi­nat ; à cet égard, c'est plutôt l'armée fédérale mexicaine qui fournit le modèle des nouvelles guérillas. Et non les Cristeros, insurgés de la foi à visage découvert, chevaliers d'une apocalypse, soldats de la Charité. (*A suivre*.) Hugues Kéraly. 81:273 ## Mobilisation nationale ### Un combat pour survivre *Dans son numéro 107 du 20 avril 1983, le* « *Supplément-Vol­tigeur *» *a publié les annonces et avis suivants :* • Dimanche 8 mai : fête nationale de Jeanne d'Arc. • Pentecôte : pèlerinage de chrétienté de Notre-Dame de Paris à Notre-Dame de Chartres, du samedi 21 mai au lundi 23 mai. • Dimanche 12 juin : pour la liberté de l'école. 82:273 La France réelle, la France française, la France chrétienne se mobilise pour n'être pas submergée par la domination étrangère de la République du Panthéon et du communisme. Un combat politique et religieux, un combat sans merci parce que c'est un combat pour survivre, est décisivement engagé maintenant. \*\*\* L'initiative et l'organisation de ces mobilisa­tions nationales appartiennent à un ou plusieurs mouvements qui en ont toute la responsabilité pratique. Aucun d'entre eux n'a demandé l'avis ou recherché l'appui d'ITINÉRAIRES. C'est donc au simple titre de citoyens ordi­naires et de chrétiens du rang -- les seuls titres d'ailleurs que nous ayons l'ambition d'assumer, et que personne encore dans la cité ni dans l'Église n'a réussi à nous enlever -- que nous participons à ces manifestations, parce que nous en approu­vons l'inspiration et le but. La revue ITINÉRAIRES et son VOLTIGEUR, comme le quotidien PRÉSENT, ne sont l'organe d'aucun mouvement. Ils sont, sans exclusive et sans concurrence, la revue et le journal communs à tous. 83:273 Dimanche 8 mai\ Fête nationale La fête nationale de Jeanne d'Arc est l'anti­dote de la fête que l'Anti-France maçonnique et socialiste organise chaque année le 14 juillet, odieux anniversaire de guerre civile, de révolution et de massacre. Depuis 1980, plusieurs initiatives se sont effor­cées de rendre son éclat et son entière portée à la fête nationale de sainte Jeanne d'Arc. Le cor­tège traditionnel, qui s'était bien réduit, s'est à nouveau développé. Il y a eu la participation nombreuse du Front National, puis celle de la Contre-Réforme et du Centre Charlier. Il y a eu l'appel de Jean Madiran en mai 1980 (ITINÉRAIRES, numéro 243). Cet appel de Jean Madiran en 1980 demeure pleinement d'actualité, il exprime les raisons et la détermination qui sont plus que jamais les nôtres en cette année 1983 : *Cette fête, d'abord interdite par les pouvoirs publics* (*avant la guerre de 1914*) *a été établie par les combats de rue de l'Action française, qui a institué le cortège traditionnel.* *Puis elle a été inscrite dans la loi -- il est de la compétence du pouvoir civil de fixer une fête nationale -- et elle est tou­jours une fête légale.* 84:273 *Mais sous la IV^e^ et la V^e^ République les célébrations officielles sont devenues plus minces et plus rares, en raison de la désaffection croissante des autorités politiques et religieuses, tandis que l'ensemble du peuple français était, par la plupart de ses prêtres et de ses instituteurs, systématiquement détourné du culte des saints et du culte de la patrie.* *Cependant la fête de Jeanne d'Arc et son cortège tradition­nel ont été maintenus par l'Action française quasiment seule, malgré la diminution matérielle et morale de ses moyens d'ac­tion. Ce maintien persévérant et courageux au milieu de cir­constances contraires mérite la reconnaissance nationale. Honorant ce qui a été fait, ce qui a été maintenu, ce qui existe, il faut s'y joindre, en toute indépendance de chacun et commune amitié française.* *A Paris plusieurs groupements ont commencé cette année à rassembler leurs adhérents autour du cortège traditionnel. Ce n'est qu'un début qui est appelé à prendre toute son am­pleur les années prochaines.* *J'invite nos lecteurs à être attentifs et présents à cette re­naissance de la fête nationale de sainte Jeanne d'Arc et à y apporter tout leur concours.* L' « ampleur des années prochaines » ainsi appelée et annoncée, on l'a vue en effet se mani­fester : au point que, cette année, le cortège tra­ditionnel ne partira plus de la Concorde pour un parcours réduit ; il est prévu qu'il s'étendra de nouveau, comme aux grandes années du passé, de la statue de la place Saint-Augustin à celle de la place des Pyramides. 85:273 L'organisation du cortège traditionnel est à l'Action française (10, rue Croix-des-Petits-Champs à Paris I^er^), dont l'organe est l'hebdo­madaire *Aspects de la France* (même adresse). Pentecôte\ 21 au 23 mai *Pèlerinage à pied* de Notre-Dame de Paris à Notre-Dame de Chartres (environ 100 km) *pour le renouveau spirituel de la jeunesse de France,* or­ganisé par le CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER (12, rue Calmels à Paris XVIII^e^). L'organe du CENTRE CHARLIER est la revue mensuelle *Chré­tienté-Solidarité* (même adresse). Tous les renseignements sur ce pèlerinage, sur son organisation, sur les inscriptions, etc., ont paru dans la revue ITINÉRAIRES, numéro 272 d'avril. Dimanche 12 juin L'année dernière, le 24 avril, à la Porte de Pantin, 180.000 parents d'élèves étaient venus au rassemblement d'Île-de-France des APEL. 86:273 Cette fois, le 12 juin, c'est toute la France qui doit se rassembler à Paris pour la défense de la liberté de l'école : mais à peine annoncée, cette manifestation a été mystérieusement contrariée par de puissantes interventions, et démentie par ceux qui l'avaient convoquée. Pour être tenus au courant, jour après jour et sans retard, des modalités, des avatars, des péripéties de cette mobilisation nationale et des manœuvres gouvernementales pour diviser et neutraliser les forces catholiques, abonnez-vous au quotidien PRÉSENT (5, rue d'Amboise à Paris II^e^) \*\*\* *Notre position. --* Elle a été définie par le discours-programme de Jean Madiran le 12 jan­vier 1983 à Nice, sur les antennes de Radio-Baie des Anges : *Dans la bataille qui commence il faut se battre avec tous ceux qui d'une manière ou d'une autre défendent l'enseignement privé contre l'intégration étatiste.* *Il faut simultanément les convaincre de réclamer autre chose et davantage que le simple maintien des subventions, qui est une impasse : l'impasse du statu quo, où ils seraient finale­ment asphyxiés et battus.* 87:273 *L'enseignement privé veut conserver les subventions que lui attribuent les lois en vigueur -- loi Debré, loi Guermeur, -- tout en gardant sa liberté juridique, administrative, intellec­tuelle. Dans les contrats et les subventions de la loi Debré, la plus grande partie de l'enseignement privé n'avait aperçu qu'un avantage, un secours financier d'urgence. Mais le contrat était aussi -- quelle qu'ait été l'intention du législateur -- le contrat est en lui-même le premier acte d'un processus d'inté­gration de l'enseignement privé dans l'enseignement public. Accepter l'argent du pouvoir politique, versé directement aux écoles par le pouvoir politique, c'était se placer à la merci de ce pouvoir.* *Il faut expliquer à l'enseignement privé que la revendication d'avenir c'est de revendiquer la* SÉPARATION DE L'ÉCOLE ET DE L'ÉTAT. *L'enseignement public est aussi intéressé que l'enseignement privé à une telle revendication, qui est appelée à devenir leur revendication commune.* *L'État n'est pas fait pour enseigner.* *Les écoles sont le lieu où se distribue non seulement un savoir matériel, mais aussi un esprit, une éducation civique et morale, une instruction religieuse, une culture intellectuelle, toutes choses qui portent nécessairement la marque de la diversité des familles spirituelles qui composent aujourd'hui la France.* *Il s'agit de transférer progressivement aux familles le budget du ministère de l'Éducation nationale. Cela s'appelle le coupon scolaire.* 88:273 Dans ce même appel du 12 janvier 1983, Jean Madiran précisait : *Séparation de l'école et de l'État : cette revendication porte en elle-même toute sa signification et toute sa force mobi­lisatrice. Il faut seulement la lancer sans crainte, ensuite elle fera boule de neige. Elle sera irrésistible.* *En effet, au début du XX^e^ siècle, la République française a opéré la* SÉPARATION DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT. *Tout récemment, la République française a proclamé la* SÉPARATION DE L'AUDIOVISUEL ET DE L'ÉTAT. *Je n'examine pas en ce moment quelles réalités plus ou moins satisfaisantes ou plus ou moins décevantes ont été insti­tuées sous le couvert de ces deux séparations.* *Je dis que la République qui a procédé à la séparation de l'Église et de l'État et qui a proclamé la séparation de l'audio­visuel et de l'État* N'EST PAS EN MESURE DE REFUSER MAINTENANT *la séparation de l'école et de l'État, si cette troisième séparation lui est réclamée avec une insistance et une précision suffisam­ment convaincantes.* *Plusieurs systèmes pratiques sont possibles, plus ou moins analogues aux allocations familiales. Mais pour cela il faut d'abord exposer le principe, répandre le mot d'ordre, organiser la revendication :* SÉPARATION DE L'ÉCOLE ET DE L'ÉTAT. 89:273 ## NOTES CRITIQUES ### L'Église de France est-elle gallicane ? Tout d'abord, peut-on parler de « l'Église de France » ? On préfère généralement dire « l'Église qui est en France », je ne pense pas qu'il y ait d'inconvénient majeur à dire « l'Église de France » qu'on comprend de la même façon, et qui est moins lourd. L'expression situe l'Église géographiquement, sans intention particulière. On parle bien, dans les premiers siècles, de l'Église de Jérusalem, de l'Église d'Antioche, de l'Église de Corinthe. Et, bien sûr, l'Église de Rome, l'Église romaine, est la référence suprême de l'orthodoxie. On dira qu'il s'agit là de villes et non de pays. C'est vrai ; mais la différence est-elle si grande ? A l'origine, il ne pouvait s'agir que de villes, le christianisme ayant commencé à s'établir dans les villes. En ce qui concerne Rome, d'ailleurs, elle signifiait la capitale de l'empire romain, d'où elle devint la capitale de la chrétienté. Autrefois, quand on parlait de l'Église de France, on disait « l'Église gallicane ». Mais il ne s'agissait pas seulement d'une localisation géographique. La connotation était théologique, avec un relent d'hétérodoxie. Dans le numéro de mars 1983 d'ITINÉRAIRES, Jean de Viguerie écrit : « Les Français ont souvent été gallicans. Ils ont souvent regardé avec suspicion l'autorité romaine. 90:273 Le gallicanisme a sou­vent produit de mauvais fruits. Je pense aux thèses du Concile de Constance, aux Quatre Articles de 1682, à l'opposition des évêques français à Vatican I, pour ne rien dire d'un certain gallicanisme contemporain. » D'où ma question : l'Église de France d'aujourd'hui est-elle gallicane ? Pour répondre à cette question, il faut d'abord se référer à la définition du gallicanisme telle que la donnait l'Église gallicane elle-même. Pour cela il suffit de relire les quatre articles de la Déclaration de l'Assemblée du clergé en 1682, dont le rédacteur ou du moins l'inspirateur fut Bossuet. Les Quatre Articles se contentent, au fond, de proclamer la primauté du concile sur le pape. Plus exactement, ils proclament que l'unité de l'Église se manifeste dans le concile, sans que le pape l'incarne dans sa propre personne. Il faudra attendre le premier concile du Vatican pour que la primauté et l'infaillibilité du pape soient proclamées, dans des conditions nettement définies. L'expression la plus parfaite de la doctrine gallicane se trouve dans l'admirable sermon de Bossuet sur l'unité de l'Église, prononcé le 9 novembre 1681. Réserve faite de l'infaillibilité pontificale, il est difficile de concevoir un plus bel éloge de l'Église de Rome. « Sainte Église romaine, mère des Églises et mère de tous les fidèles, Église choisie de Dieu pour unir ses enfants dans la même foi et dans la même charité, nous tiendrons toujours à ton unité par le fond de nos entrailles. *Si je t'oublie,* Église romaine, *puissé-je m'oublier moi-même ! Que ma langue se sèche et demeure immobile dans ma bouche si tu n'es pas toujours la première dans mon souvenir, si je ne te mets pas au commencement de tous mes cantiques de réjouissance ! Adhaereat lingua mea faucibus meis, si non meminero tui, si non proposuero Jerusalem in principio laetitiae meae *» (Ps. CXXXVI, 6). Il est certain qu'à lire une telle prose on ne peut s'empêcher de penser que le gallicanisme du grand siècle est singulièrement ultramontain à côté de celui d'aujourd'hui. Le ton en est, d'autre part, tout différent. C'est celui d'un débat d'idées et non pas d'une hargne anti-romaine. Aussi bien la gravité du « gallicanisme » de notre temps tient au fait que c'est la foi catholique elle-même qui est en question. 91:273 Prenons le cas du catéchisme. On peut en concevoir bien des rédactions diverses et d'un plus ou moins grand développement. L'essentiel est que les vérités à croire y soient présentées en toute clarté et sans la moindre ambiguïté. Or, du « Fonds obligatoire » en 1967 à « Pierres Vivantes » en 1981 l'enseignement officiel (et obligatoire !) de l'Église de France est toujours à la limite du schisme et de l'hérésie. C'est ainsi que là où l'ancien catéchisme définissait le mystère de l'Incarnation comme « le mystère du Fils de Dieu fait homme » le Fonds obligatoire se contente de dire que « le mystère du Fils de Dieu venu parmi nous s'appelle le mystère de l'Incarnation ». La Sainte Vierge est « une jeune fille de Palestine que Dieu a choisie pour être la mère de Jésus ». Est-elle aussi mère de Dieu ? Nous n'en savons rien. A-t-elle été préservée du péché originel ? Nous le savons d'autant moins que celui-ci est simplement le péché qui existe depuis l'origine du monde. Adam et Ève y sont-ils pour quelque chose ? Nous l'ignorons, car ils ne sont nommés nulle part, etc. Quant à *Pierres Vivantes,* cadeau des « évêques de France aux enfants des C.M. ... leurs catéchistes et leurs parents », il se signale, pour commencer, par le désordre chronologique dans lequel il présente l'Histoire sainte. L'Ancien Testament place l'Exode avant la création, et le Nouveau débute par la Pentecôte. Tout est fait pour donner l'impression au lecteur que les textes bibliques, bien loin d'être inspirés, sont des histoires écrites tardi­vement et que l'exégèse doit passer au crible de la science pour en tirer la substantifique moelle. Aussi bien nous en sommes avertis dès la première page : « Vous le verrez, les livres de la Bible sont très différents les uns des autres. Il y a des récits d'histoire, des récits d'aventure, des fables, des poèmes, des prières, des textes de lois, etc. Les livres de la Bible ont été écrits à des époques différentes. Cela va du x^e^ siècle avant J.-C. au I^er^ siècle après J.-C. Ce qui est écrit dans la plupart de ces livres avait d'abord été raconté oralement de père en fils. Un jour quelqu'un l'a écrit pour le transmettre à : son tour et souvent ce qu'il a écrit a été réécrit par d'autres pour d'autres gens encore. » Allez donc croire avec cela à la Révélation ! Le texte et les images font un incroyable pot-pourri de grands et petits faits, de personnages majeurs ou insignifiants, d'idées justes ou fausses. Au nom de la science et de l'objectivité on baigne dans un modernisme perpétuel. 92:273 Le chapitre 42 : « Ras­semblés dans l'Eucharistie » présente ainsi la messe : « Faire mémoire, c'est plus que rappeler. On se rappelle l'heure d'un train ; on fait mémoire d'un beau voyage. (...) Jésus a promis d'être présent parmi les chrétiens quand ils feraient mémoire de lui. C'est possible parce qu'il est ressuscité. Et la veille de sa mort, en nous apprenant à faire l'Eucharistie, il a dit : « Faites cela en mémoire de moi. » Il est présent réellement. En faisant mémoire, les chrétiens retrouvent Jésus. On parle du *mémorial de Jésus* qui, grâce à l'Esprit de Dieu, rend actuel ce qui s'est passé en Jésus, il y a deux mille ans. » \*\*\* L'Église de France est-elle gallicane en ce XX^e^ siècle ? Il est difficile de penser que Bossuet reconnaîtrait en elle sa postérité. Louis Salleron. ### L'espionnage et son roman Gabriel VÉRALDI : *Le roman d'es­pionnage.* (PUF, Collection « Que sais-je ? ») Gabriel Véraldi vient de publier un livre extrêmement inté­ressant sur le roman d'espionnage. C'est un phénomène littéraire et sociologique nouveau (à peine un siècle), important, et dont le sens est très bien exprimé par cette phrase : « Le monde *ouvert,* public, ne représente qu'une partie de l'expérience humaine. Des domaines essentiels sont recouverts par le secret, et l'on doit s'y enfoncer pour comprendre le déroulement de l'histoire, pour entrevoir le sens de l'univers et pour trouver son propre accom­plissement. » 93:273 Il suffit de regarder les dates : le soupçon que la vérité est cachée grandit en même temps que l'information et ses différents moyens, si puissants. Parce qu'informer éveille le besoin d'en savoir plus, sans doute. Et aussi, parce que nous pensons, plus ou moins clairement, qu'information est tromperie. Le bon public croit ce qu'il lit dans les journaux, ce qu'il entend à la télé, mais garde en veilleuse cette petite idée qu'on lui bourre le crâne. Il ne croit pas entièrement ce qu'il croit, et même, tout au fond le nie, le rejette complètement. Ces deux attitudes, contradictoires et simultanées, font le succès des journaux et livres de révélations, qui affirment montrer le dessous des cartes, la face cachée de la vérité, ou qui prétendent « aller plus loin ». La plupart des lecteurs, il est vrai, s'arrêtent à cette deuxième ligne, mais certains lui appliquent le même mécanisme qu'à la première, et doutent que ces révélations et ces dessous de cartes soient les vrais. A la fin, c'est l'information qui est suspecte comme telle : elle affirme dévoiler, et ce dévoilement est compris comme un masque ; elle attire l'attention sur un point, on suppose que c'est pour la détourner d'un autre. De là le succès du roman d'espionnage. On est en pleine fiction, et pourtant le récit imaginé paraît comporter plus de réalité que les faits réels connus, simplement parce qu'il montre un jeu de forces cachées, des enchaînements de causes et d'effets différents de ceux que donnent l'information journalistique et historique. Sans compter que cette invention du roman est cau­tionnée par l'existence bien prouvée d'espions et de services secrets, dont l'action est certes mal connue, mais justement à cause de cela, estimée très grande. Le soupçon peut aller au-delà de l'action historique, comme le remarque Véraldi : Si le monde est secret, et si quelques héros peuvent trouver la clé de la vérité (ou de la puissance), le roman d'espionnage est une allégorie de la réalité selon les pensées éso­tériques : il est initiatique. L'apparence nous égare, mais un esprit clairvoyant peut percer le mystère : cela s'applique au domaine politique, et tout aussi bien à la connaissance religieuse. Le monde n'est pas ce qu'on croit. Et nous voyons très mal les forces qui le mènent. Voilà donc le ressort du roman d'es­pionnage. 94:273 Véraldi cite à ce propos un auteur anglais dont il fait grand cas, John Buchan, personnage de grande envergure, à ce qu'il en rapporte. Dans *Les trois otages* (1924)*,* Buchan écrivait ceci : « Nous avons tendance aujourd'hui à donner une fausse interprétation du mot pouvoir. Nous le définissons en termes ma­tériels, comme l'argent ou la possession de gros morceaux de nature inerte. Mais il signifie en fait et a toujours signifié la domination sur les âmes et à qui acquiert cela, le reste est donné de surcroît. » D'autres phrases du même livre, citées par Véraldi, éclairent ce propos. Des hommes « projettent la ruine de notre civilisation » en employant « l'arme la plus dangereuse, la persuasion de masse ». Et ceci : « Les grandes offensives du futur seront psychologiques. » Nous n'avons cessé, depuis 1924*,* de voir de telles offensives de domination des âmes, et il semble que toute une part de notre technologie a été créée à point pour augmenter la puissance de ces entreprises. Dans chaque État, et particulièrement le nôtre, on a vu se renforcer la dépendance des hommes à l'égard du pouvoir, et diminuer la liberté de l'esprit (en même temps défer­laient d'énormes vagues de « contestation », mais les deux faits peuvent coexister : la contestation n'est pas esprit critique, elle est un mouvement de masse, et peut faire partie des « offensives psychologiques » qu'annonçait Buchan). La domination des esprits a fait de grands progrès. On leur inculque des réflexes, on crée des barrières psychologiques que presque personne n'ose franchir. La seule approche de certaines vérités est *repoussante.* On les évite comme le rat dans le laboratoire évite la zone où il a reçu des secousses électriques. Au contraire on se sent heureux, bien au chaud dans la communauté, quand on répète la leçon apprise et les opinions convenables. Au passage, notons que l'information, pour une part, sert à créer ces réflexes, et pour une autre part, les subit. La presse propage l'opinion reçue : par crainte des procès (ou de perte de publicité), par crainte de choquer son public, par crainte réflexe. Des épidémies d'idées passionnelles propagent la haine (« cette forme moderne de l'enthousiasme », Morand) le goût de détruire, la rupture avec le passé. C'est une guerre bactériologique de l'esprit, aussi meurtrière que la grande peste au XV^e^ siècle. Contre de telles épidémies, on pourrait imaginer que les réflexes incul­qués, dont il vient d'être question sont utilisés comme moyen de lutte, désespéré (puisqu'ils tuent la liberté d'esprit) mais efficace. 95:273 Ce n'est pas du tout le cas. Les réflexes ne sont pas des anti-corps contre les bactéries envahissantes. Par exemple, le réflexe de culpabilité (l'Occident croit avoir un passé criminel) loin de gêner le communisme -- ou d'autres internationalismes -- ne peut que les favoriser. Cela dit, si le roman d'espionnage a le grand mérite d'éveiller les gens aux aspects souterrains de l'histoire et aux manipulations dont nous sommes victimes, il présente un inconvénient grave. Tout expliquer par l'histoire secrète est justement un des meilleurs moyens de manipuler les esprits. N'oublions pas le premier exemple d'une telle grille appliquée à l'histoire : c'est la fameuse invention des complots et crimes des jésuites, qui eut tant de succès aux XVIII^e^ et XIX^e^ siècles (Stendhal y croyait dur comme fer). Toute l'affaire a été montée par les philosophes, qui ont merveilleusement projeté sur l'ennemi une accusation qui pouvait très valablement être imputée à leur propre groupe. Car il y a bien une société des philosophes, constituée, masquée, avec son projet subversif précis (« étrangler le dernier des prêtres avec les boyaux du dernier des rois »). Cette société pratique la calomnie, pousse à la destruction de l'ordre existant, incite au meurtre sinon d'individus précis, au moins des membres de certains corps. Elle a pouvoir sur les grands. Elle mène les États. Après tout, ce sont les Jésuites qui se font expulser de France et d'Espagne, pas les gens de l'Encyclo­pédie. Et la ruse de la société philosophique, c'est d'attribuer au groupe ennemi le plus solide ses propres comportements et sa propre ambition. Elle est d'ailleurs restée maîtresse du terrain, et sa version des faits triomphe encore (sans compter que les jésuites d'aujourd'hui se sentent plus *frères* de d'Alembert et de Diderot que de Nonotte). Belle réussite d'intoxication, mais qui montre où peut mener le souci de histoire secrète. Gabriel Véraldi note également ce point : on a toutes chances de minimiser l'importance de l'espionnage, car les services *secrets* préfèrent le rester. Ils minimisent leur rôle, et désinforment l'opi­nion à leur sujet. C'est ce qu'on appelle « le coup du diable », paraît-il, par allusion à la phrase de Baudelaire sur la meilleure ruse du diable, qui est de faire croire qu'il n'existe pas. En consé­quence, on évalue très mal l'action secrète et « les espions ont exercé plus d'influence sur l'histoire que sur les historiens » (Ri­chard Rowan). 96:273 C'est bien possible. Mais c'est que, par définition, l'histoire secrète ne peut que rester invisible. Où sont les docu­ments ? Telle affaire qui vient au grand jour ne fait-elle pas partie d'un montage, d'une tromperie ? On n'en sort pas. Si l'histoire secrète est la vraie, impossible d'écrire l'histoire. Et si les historiens boudent l'histoire événementielle, c'est parce qu'elle est délicate à manier, au temps des pressions idéologiques, c'est peut-être aussi parce que sa part secrète, inaccessible, décourage. On écrit l'his­toire du visible : les statistiques, les quantités de charbon ou de pétrole, les votes aux élections, c'est solide, accessible, indéniable. Il est plus facile et plus sûr d'aller de ce côté-là. On trouvera dans ce livre, également, une histoire littéraire du roman d'espionnage. Gabriel Véraldi fait un grand éloge, bien mérité, de Pierre Nord. Je le trouve trop indulgent pour les basses fabrications de San Antonio et de Gérard de Villers. Il note d'ailleurs, avec justesse, que la prolifération des collections s'ac­compagne d'une dégradation extraordinaire du contenu. Le roman d'espionnage est de plus en plus important sur le marché, mais ce succès même « menace la qualité et la liberté » du genre. Georges Laffly. ### Huit cent trente deux pages sur Jeanne d'Arc Colonel de LIOCOURT : *La mis­sion de Jeanne d'Arc.* Tome I : Le plan d'action. Tome II : L'exécution. (Nou­velles Éditions Latines.) C'est en 1974 et en 1981 que parurent ces deux gros volumes de format grand in-4°, représentant un total de 832 pages, parfois imprimées en couleurs. 97:273 C'est déjà indiquer l'ampleur de l'œuvre, que l'auteur ne put voir au complet. En effet, Ferdinand de Lallemant de Liocourt mourut à Sceaux le 31 janvier 1978 ; il fut inhumé à Liocourt en Lorraine. Ayant fait deux guerres mondiales, le colonel était officier de la Légion d'honneur et porteur des deux croix de guerre. Durant des dizaines d'années, il avait passé toute l'histoire de sainte Jeanne d'Arc sous son œil critique et avait ainsi entrepris un nouveau récit de cette épopée capitale pour notre histoire. Historien et archéologue amateur, Liocourt s'était fait une doctrine sur pas mal de choses et s'était proposé de rectifier l'œuvre bien connue d'Adrien Harmand, *Jeanne d'Arc, ses cos­tumes, son armure,* parue chez Ernest Leroux (Paris, 1929). \*\*\* La critique de l'œuvre nouvelle est difficile. Elle ne peut d'ailleurs s'adresser qu'à un mort, dont la famille continua l'en­treprise. Évoquons tout d'abord le plan. *Le tome 1* donne en premier lieu près de 180 pages sur la situation au début de 1429. Puis une dizaine de pages sur l'origine de la mission. Une troi­sième partie est relative aux emblèmes de la Pucelle (cent pages), une quatrième à la reconstitution de la mission (restauration du royaume, réforme de l'Église et réunification de la chrétienté) et une cinquième est sur la personnalité de Jeanne d'Arc : pays, contrée, village, famille, caractère naturel et en cours de mission, aspect. *Le tome 2* décrit la mission elle-même : l'appel, la mise en observation, la mise en œuvre (de Blois à Reims), la tenue à l'écart (de Reims à Compiègne), le dénouement. Ayant beaucoup vu et lu (la bibliographie finale est importante), l'auteur semble encyclopédique sur tout ce qui constituait le décor de la mission. Cela l'amène à des longueurs. Mais comme le tout est agréablement illustré, on ne s'en plaindra pas trop, en tournant des pages sur les Gallo-romains, l'Antiquité tardive, les Francs, les Carolingiens et la Lotharingie... Le Lorrain qu'était Liocourt n'a pu s'empêcher de disserter longuement sur son pays, mais il reconnaît que Jeanne était bien Française, d'une minuscule enclave royale dans le duché de Lorraine, contrairement à Jean de Pange qui, dans son *Roi très chrétien,* n'avait pas hésité à en faire une bonne et vraie Lorraine, c'est-à-dire une sujette de l'empereur des Romains, chef de l'Allemagne, encore que de culture française. 98:273 Pour tout ce qui est relatif à l'art militaire, il serait indispensable de connaître l'avis du professeur Philippe Contamine, qui est le Français qui en sait le plus long sur la question ([^9]). Il serait aussi utile de connaître l'avis du directeur général des Archives de France, Jean Favier, auteur d'un *Philippe le Bel* (Paris, Fayard, 1978), quand on lit chez Liocourt que le roi en question a infléchi la politique capétienne d'une façon telle que le pays est allé vers des catastrophes menant à l'abîme de la guerre de Cent ans. Les appréciations de Liocourt sur l'affaire des Templiers semblent discutables et je ne puis que renvoyer à l'œuvre de Favier ou à celle de G. Legman ([^10]). Il est certain que le Temple ne tournait pas rond et qu'il ne servait plus à rien depuis la perte de la Terre Sainte. Mais enfin, ce n'est pas notre sujet. Il y aurait beaucoup de choses à relever dans les conceptions historiques du colonel. Son histoire des débuts de la guerre de Cent ans oublie tout bonnement l'Aquitaine qui fut le motif de la guerre. Philippe VI de Valois prononça la confiscation du fief aquitain (24 mai 1337), ce qui entraîna la lettre de défi de la Toussaint suivante, adressée à Philippe de Valois, qui se dit roi de France, etc. et à Gand, le 6 février 1340, Édouard III se déclara roi de France. C'est de l'histoire fiction que de nier implicitement le rôle de l'affaire successorale française et le rôle de Robert d'Artois. Certes il y a de très bonnes choses, mais on reste méfiant devant l'apologie de la... vertueuse Isabeau de Bavière. Par contre, l'auteur établit avec science le rôle longtemps consternant de Cauchon, évêque de Beauvais, et dans beaucoup de domaines ([^11]). 99:273 Mais on s'étonnera de voir que l'auteur attribue bien des malheurs de la cour de France (Charles VII compris) à des envoûtements émis par Cauchon ! (pp. 108, 120, 125 du t. 1 et dans le t. 2). Selon lui, encore, le duc de Bourgogne, Jean Sans Peur, fut assassiné à Montereau par ordre d'Henri V et de Cauchon son fidèle... (p. 108). Que Charles VII ait été fort pieux, je le veux bien, mais la deuxième partie de sa vie montre le contraire. Alors, quelle débâcle entraîna Agnès Sorel ! Il n'est cependant pas inutile de voir Charles VI, Isabeau de Bavière (pourtant considérée comme « putain » par Louis XI son petit-fils) et Charles VII réhabilités. Par contre, quelle idée de qualifier (p. 126) le jeune Charles VII du terme de « principicule » ; roi de Bourges assistant à des désastres, ne sachant à quel saint se vouer, ima­ginant se réfugier en Espagne ou en Écosse, Charles VII avait quand même bien un bon tiers du royaume en sa possession. Situant Jeanne d'Arc en son temps, Liocourt étudie le terroir de sa naissance, mais aussi tout le contexte spirituel qui environne la sainte de la patrie. Il en arrive à dire que les saintes apparais­sant à Jeanne, formant avec saint Michel son conseil, sont sainte Catherine de Sienne et sainte Marguerite Pélage (et non sainte Catherine d'Alexandrie et sainte Marguerite d'Antioche) et qu'elles étaient vêtues en homme (p. 187)*.* Certes, Catherine de Sienne n'était pas encore canonisée, mais on en parlait et il était question de la mettre sur les autels... Je veux bien. Par contre, quand Lio­court déclare que Jeanne d'Arc n'a presque pas vu saint Michel depuis Domrémy, il passe sous silence la grande, la fondamentale affaire du « signe », puisque c'est lui qui apporte la couronne à Charles VII lors d'une scène qui met tout le monde dans l'em­barras, et qu'on s'empresse toujours de dire symbolique, Stanislas-Xavier Touchet, évêque d'Orléans en tête ([^12]). Passons. Pour la chronologie, Liocourt montre que Jeanne est bien née le 6 janvier 1412 et que ses premières apparitions sont de l'été 1424. Bien entendu, Jeanne ne peut être la fille bâtarde de Louis de France, duc d'Orléans, et il fait référence au bon petit livre du cher abbé Jean-François Henry, *L'unique et vraie Jeanne d'Arc,* paru aux Nouvelles Éditions Latines en 1965 ([^13]). 100:273 Sur l'ascendance pa­ternelle de Jeanne, il y aurait trop à dire et je ne pense pas qu'on puisse voir chez les « Arc » des membres d'une famille de cheva­liers d'Ailly. Liocourt n'y voit d'ailleurs là qu'une hypothèse. L'auteur finit le tome 1 en analysant la personnalité de Jeanne, réfléchissant au passage sur le fait que l'héroïne savait lire et écrire son nom, ce qui pose quelques problèmes. \*\*\* Ce tome 1 est largement consacré à la symbolique de Jeanne, c'est-à-dire à la reconstitution des étendard, pennon et la bannière des prêtres, l'auteur ajoutant les pennonceaux des hommes d'armes de sa compagnie. C'est véritablement là une troisième reconsti­tution, la première étant dans l'œuvre d'Henri Wallon, *Jeanne d'Arc* (Paris, 1876, pl. entre pp. 64 et 65) ([^14]) et la seconde dans l'œuvre d'Harmand (pp. 284-309) que Claude Le Gallo et moi-même avons suivi dans notre calendrier héraldique *Jeanne d'Arc* (Paris, Éditions du Palais Royal, Les Seize, 1964 pour l'année 1965) ([^15]). La reconstitution de Liocourt est ingénieuse, et sa documen­tation est immense. Il me paraît cependant difficile d'accepter ce qu'il montre pour l'étendard de Jeanne, son raisonnement étant appuyé par les aquarelles de Suzanne Gauthier, un peu mièvres, surtout dans le trait, mais certainement conformes aux désirs de Liocourt. 101:273 C'est d'ailleurs le lieu de rendre un hommage particulier à cette héraldiste française, une des meilleures de notre époque et qui est, hélas, morte à la fin de 1981, ce qui n'a pu être mentionné dans le t. 2, paru en février 1982. Ce pieux devoir rendu à une consœur, j'en viens à un abrégé de critique. Le colonel donne à Jeanne un étendard monté sur une hampe de 5 m de haut, ayant un fer de 32 cm à son sommet. Comme il nous déclare que la Pucelle avait dans les 1,58 m, en suivant les idées d'Harmand, on imagine mal Jeanne d'Arc brandissant un tel monument du haut de son cheval, ou même à pied. La recons­titution donnée au t. 2, p. 40 est éloquente : du vent dans une étoffe aussi longue et pesante, au bout d'une telle hampe, aurait entraîné de trop grands efforts ([^16]). Certes, il est probable que Liocourt a raison contre Harmand (et ainsi l'équipe Pinoteau-Le Gallo) : l'étendard devait être à deux pointes et non à une ; de même, la face au Seigneur entre les anges, devait avoir l'inscrip­tion *Jhesus Maria* sur le côté, donc vers les pointes. Je l'accorde bien volontiers. Cependant, je ne suis pas certain que les deux anges aient porté des lis des jardins, l'argument de l'auteur ne valant rien (on disait *flos lilii* pour la fleur de lis héraldique dès le règne de Philippe II Auguste, à la fin du XIII^e^ siècle, etc. en copiant le terme français, apparaissant vers 1170). Le témoignage donné par Antonio Morosini et celui de la *Chronique de Tournai* en sortent renforcés. Si j'accorde aux anges des ailes rouges (cf. notre reproduction en couleurs), je suis encore du même avis au sujet de la représentation du Sauveur. Par contre, je me refuse à considérer comme valable l'idée de Liocourt qui met des franges aux couleurs de la livrée de Charles VII, c'est-à-dire rouge, blanc et vert, sous prétexte qu'il était impossible de faire une frange en soie (témoignage de Jeanne) qui fût aux couleurs d'or et d'argent. 102:273 Le colonel oublie qu'on peut très bien faire une frange de soie jaune et blanche, donc véritablement aux couleurs du champ de l'étendard ; les héraldistes (et le colonel ne l'était certes pas, malgré toutes ses explications) savent que le jaune et le blanc remplacent souvent l'or et l'argent, ce dernier métal étant détesté des artistes en blason car il noircit de façon navrante des armoriaux comme le Chansonnier manuscrit de Manesse (Hei­delberg), etc., donnent d'excellents exemples des ennuis occasionnés par l'argent. Les plus grands armoriaux médiévaux se bornent donc au jaune et au blanc, ce qui relativise d'ailleurs entièrement les assertions du colonel relativement à la colombe de l'autre face de l'étendard (cf. infra). J'insiste, et cela ira loin, en réaffirmant avec Jeanne, que c'est l'étendard du Roi du ciel, de son Patron, de celui qui lui a imparti une mission. Ce n'est pas l'étendard du roi de France, lieutenant du Roi du ciel. Ce qui entraîne que la symbolique du roi de France est absente de cet étendard et cela d'autant plus qu'il est blanc, et non bleu (ou azur) semé de fleurs de lis d'or. Et c'est au nom de l'écu royal français que Liocourt met au revers, que la frange est tricolore, donc à la livrée du roi terrestre. L'étendard du Roi du ciel, le *vexillum Domini* (déposition de Jean Pasquerel) était tout à Jésus et à Jeanne. Comme l'a montré Liocourt, c'était un étendard eschatologique, Jésus, roi du monde, siégeant en majesté comme un juge. La sym­bolique était à base de blanc, qui n'est pas comme le dit Liocourt la couleur de la pureté (en soi), mais bien celle des vêtements de Jésus transfiguré, des anges apparaissant dans le Nouveau Testa­ment, des élus évoqués par l'Apocalypse. Le blanc est la couleur du monde spirituel, des sauvés. Certes, le blanc était la couleur de la croix française durant la guerre de Cent ans, et dès environ 1350 (les Anglais ayant usurpé notre croix rouge de croisés, du fait de l'attribution de cette croix à saint Georges devenu leur patron) ([^17]), mais c'est Jeanne d'Arc qui a infléchi notre symbo­lique vers le blanc et surtout l'alliance du blanc (ou argent en héraldique) et de l'or, par ce fleurdelisé d'or, à l'imitation de celui du roi de France ([^18]). 103:273 C'est à partir de Jeanne d'Arc que l'on vit des fleurs de lis d'or en champ d'argent ou blanc sur les drapeaux, ce qui donnait aux Français une nouvelle combi­naison de couleurs, déjà prise par le royaume de Jérusalem ([^19]) et qui sera aussi celle du pape, de l'Église et de l'État du Vatican. Trop à dire. Dès 1484, la France sera représentée comme une dame vêtue de blanc fleurdelisé d'or, et c'est dans un manuscrit relatif à Charles VII et à Jeanne d'Arc ([^20]). On connaît le succès d'une telle symbolique puisque pour la majorité des gens, le drapeau de la France royale de l'ancien régime et de la Restau­ration était blanc, semé de fleurs de lis d'or (ce qui est faux) ([^21]). \*\*\* 104:273 Je maintiens encore que le verso de l'étendard reconstitué par Liocourt est mauvais. Il est certain qu'il y avait deux anges, mais il n'est pas certain du tout, malgré Perceval de Cagny, qui témoigne des années après coup (v. 1437), que cet écu tenu par deux anges ait été de France. Le greffier de La Rochelle, qui témoigne pour ainsi dire immédiatement (1429), affirme que l'écu était d'azur avec un coulon blanc dedans, et que ce coulon tenait dans son bec un rôle avec écrit dessus : *de par le roy du ciel.* Et Liocourt d'affirmer que cette solution toute simple (des armes d'azur à la colombe blanche, -- ou d'argent en langue héral­dique, -- tenant en son bec un rôle, ou ruban chargé de l'ins­cription qu'on vient de lire) est stupide, car elle créait des armes inconnues : pourtant Jeanne avait toujours dit qu'elle refusait les armes données par le roi à elle et à sa famille. Qu'on ne vienne d'ailleurs pas me dire que Perceval de Cagny était un irréfutable témoin oculaire, alors que Jeanne d'Arc, elle-même, témoin oculaire s'il en fût, ne pouvait dire que « comme il lui semble » (sic) quand elle déclara que les mots *Jhesus Maria* étaient placés sur le côté de la face principale de l'étendard. La solution donnée par le greffier de la Rochelle n'est donc pas si sotte la deuxième face de l'étendard blanc et fleurdelisé d'or était ornée d'un écu aux armes prises par Jeanne, sans aucune couronne (alors réservée au roi, et à la reine), tenu par deux anges, correspondant aux deux anges de la première face : il faut en effet imaginer que l'étoffe à une épaisseur pouvait être transparente et qu'il était préférable de mettre de part et d'autre des motifs semblables. Jeanne avait-elle le droit de prendre des armes de son propre mouvement ? En strict droit français, toujours valable, toute per­sonne physique a le droit de prendre des armes, et a donc la capacité héraldique, quel que soit son état social (paysan ou prince), à condition de ne pas prendre les armes d'un autre. C'est notre loi bien à nous. Ayant assumé des armes évoquant sa mission, Jeanne n'en était que plus libre de ne pas accepter celles données par le roi à une date inconnue ([^22]). 105:273 Un signe de l'erreur de Liocourt est manifeste quand on prend conscience que cet auteur n'a pu s'empêcher de timbrer son écu de France (celui de Charles VII) d'une belle couronne fleurdelisée, ouverte, à la mode du temps, alors que personne n'en a parlé ! Aucun témoignage ne mentionne, en effet, cet insigne. Curieux résultat d'un esprit de système... Autrement dit, l'étendard montrait bien ce que donne Harmand. Mais alors, me dira-t-on, puisque l'on remet le blanc « coulon » dans l'écu d'azur, avec sa banderole, ou ruban ou rôle (et sa place dans l'azur est toute naturelle, car blanc en champ blanc ne l'aurait pas rendu visible), que devient l'espace rendu libre ? Je crois qu'il n'y a aucune difficulté à admettre que l'avers et le revers de l'étendard portaient la même inscription, sur le bord, près des pointes : *Jhesus Maria.* C'est le simple bon sens et visiblement personne n'y a pensé ([^23]). Je m'en tiens donc là dans l'affaire de l'étendard et n'hésite pas à accepter le pennon de la pl. XVI, sous réserve de modification des franges qui doivent être blanches et jaunes. \*\*\* 106:273 Avant que de terminer ce tome premier, voyons diverses imper­fections. Il y a trop de sceaux versés (on aurait quand même pu faire attention à mettre les armoiries ou les cimiers droits), mal reconstitués (je pense au style peu croyable des meubles du sceau du dauphin Louis, duc de Guyenne, p. 95, fig. 23, au sceau de Cauchon, t. 2, p. 81) ou mal identifiés (p. 95, fig. 24 : ce n'est pas le sceau du connétable Bernard VII comte d'Armagnac, bien celui d'un cadet) ([^24]). P. 102, fig. 26, ce sceau navette n'est pas celui d'un pape, tout au plus du futur pape Jean XXIII, à moins qu'il ne s'agisse d'un sceau ordonné pour une cause bien spéciale. P. 93 Liocourt parle de la main de justice royale... Terminologie impossible pour l'époque, le court sceptre à main d'ivoire étant qualifié main de justice dans la seconde moitié du XV^e^ siècle. P. 100 je lis qu'il y a un roi de Bourgogne et p. 140 un duc de Richemont (les épreuves mal relues). P. 208, au sujet des livrées, il faudra maintenant que le lecteur se reporte au bel article de Colette Beaune ([^25]). P. 211 on lit l'erreur classique sur la devise de la jarretière : *Honni* au lieu de *Honi* (il y a toujours un seul « n »), et on lit la devise apocryphe de l'ordre des chevaliers de la Noble Maison de Saint-Ouen ou de l'Étoile : *Monstrant regibus astra viam.* Liocourt a trop lu Favyn, auteur plein d'ima­gination et qui a joué plus d'un tour aux lecteurs, moi compris. Sur le cerf ailé, Colette Beaune a jeté des lueurs nouvelles en l'article cité et Jean-Bernard de Vaivre a lui aussi montré l'intérêt de la symbolique de Charles VII dans un récent article ([^26]). 107:273 Il avait d'ailleurs écrit un autre article sur le connétable de Riche­mont, qui aurait empêché bien des erreurs dans l'œuvre de Liocourt, l'auteur refusant de lire les conclusions de l'équipe Pinoteau-Le Gallo ([^27]). C'est dire qu'en tournant les pages et en arrivant à la pl. V, on ne peut être que consterné en voyant la réalisation de l'étendard de Richemont (fig. 3). P. 236 je lis une phrase qui me fait mal, car elle veut dire que dans toutes ses déclarations, Jeanne était sincère, ayant la foi et ayant prêté serment, « sauf sur l'histoire du signe » ! Nous y voilà ! Jeanne a menti, a fait une parabole, a transformé la réalité. Au t. 2, p. 340, Liocourt dit que pour se débarrasser des juges au sujet du roi, « elle leur a raconté une histoire fantaisiste, celle du signe... ». Pl. XI, je tourne toujours les pages. Les bannière et pennon de Charles Quint ne peuvent être qu'avec un champ jaune (ou or). P. 337, l'auteur mêle tout au sujet du pays lorrain et de l' « en France » de Saint-Denis. En réalité, Saint-Denis fait partie d'un petit pays de France qui comportait autrefois, au nord de Paris, une quarantaine de villages dits « en France » ([^28]). \*\*\* Passons au tome deuxième. L'auteur essaye de donner les principales composantes du milieu dans lequel Jeanne va évoluer à la cour : les pro et les anti-Jeanne. On ne voit d'ailleurs pas pourquoi il donne deux formes au prénom de l'archevêque duc de Reims, Regniauld ou Régnault de Chartres (j'en tiens pour Re­gnaud). Dans la chronologie, si controversée, Liocourt est partisan du départ de Vaucouleurs le 13 février et de l'arrivée à Chinon le 23, l'entrevue première avec Charles VII devant être mise le 25 (p. 37, 4^e^ §, 1.2 et 3, incompréhensible). On notera que pour l'auteur, Jeanne aurait effectivement récupéré l'épée de Charles Martel à Sainte-Catherine de Fierbois... 108:273 P. 76 : le bâtard d'Orléans, futur Dunois, était fils de Mariette d'Enghien, dame (par son époux) de Cany, et non pas d'Anne de Cany. Pl. VI : il y a là quelques bannières qui méritent d'être commentées et c'est avec curiosité qu'on découvre que les bleus et les jaunes ne sont pas toujours identiques. Pourquoi ? Les armes de Charles VII sont sur bleu pâle, alors que celles du bâtard d'Orléans sont sur un bleu plus foncé, et celles du duc d'Alençon sur un bleu plus héraldique, vrai azur... Il ne faut pas s'étonner d'une frange à la livrée du roi sur sa bannière héral­dique, car elle fut possible ([^29]), par contre, que d'erreurs sur ces bannières de la planche VI ! 2) Louis de Bourbon, comte de Vendôme : quartiers 2 et 3 de Vendôme erronés, car ils doivent être d'argent au chef de gueules (oublié !), un lion d'azur, armé, lampassé et couronné d'or brochant (ici, pas de couronne).  5) Connétable de Richemont : effrayante réalisation ! Les brisures de la branche de Bretagne sont généralement en rouge (gueules) ou, très rarement, en bleu (azur), *jamais* en noir (sable), ce qui va de soi, le champ étant semé de queues d'hermine de cette couleur. Au moins trois illustrations de manuscrits de la deuxième moitié du XV^e^ siècle et tous les armoriaux de la fin du Moyen Age sont en harmonie avec la tapisserie de la bataille de Formigny ([^30]), pour indiquer que le connétable portait un lambel de gueules, à 9 léopards d'or, 3 par pendant ; 109:273 c'est-à-dire, qu'il portait à la mode de l'époque un lambel d'Angleterre, le premier comte de Richemont de la famille capétienne de Dreux-Bretagne brisant sa bordure de gueules de léopards d'or, toujours en souvenir du royaume d'outre-Manche, où était situé le comté de Richmond auquel des Capétiens de cette ligne prétendaient.  10) Étienne de Vignolles, dit la Hire : les grappes de raisin doivent être d'argent ou blanc, et non d'or ou jaune (ici, marron). L'*Armorial du héraut Berry,* contemporain, est net ([^31]).  12) Le comte de Boulogne : les seules armes d'Auvergne et le gonfanon sans ses houppes de sinople ! Ah ! et des franges blanches ! N'importe quoi. \*\*\* Je ne suivrai pas Liocourt dans la conduite des opérations par Jeanne, n'ayant aucune compétence pour ce faire, mais je tiens à montrer l'ampleur des renseignements apportés, le nombre de cartes, de plans de villes, de photos de sites, etc. La docu­mentation est immense. Le militaire qu'était Liocourt retrouve son terrain habituel. P. 127-128, Liocourt donne donc le document du XVI^e^ siècle sur les armes conférées par le roi à la Pucelle ; il a le tort de dire que l'épée montrée sur le dessin était ornée de 5 croix gravées sur la lame. On y voit, sans loupe, 5 fleurs de lis, et quand on a vu l'original, comme moi, il n'y a aucune discussion possible. P. 161, fig. 131 : c'est le sceau de Yolande d'Aragon. P. 177, fig. 139 : voulant voir des « lis des jardins » un peu partout, l'auteur en fait une véritable obsession et en trouve où il n'y en a pas ! Ainsi sur la médaille dite de la libération, l'écu est environné par des roses, ou deux branches de roses, motif habituel dans sa symbolique et qu'on retrouve sur la peinture du procès du duc d'Alençon à Vendôme (t. 2, pl. IX, face p. 200). 110:273 P. 190, on ne peut faire que des réserves devant la description du sacre par Liocourt : cérémonie commençant à 9 heures du matin (elle débute à 7 heures, l'essentiel des assistants étant sur place depuis des heures). Il n'y a d'ailleurs pas que les entrées de la cathédrale qui sont gardées par les gardes du roi : ils sont maîtres des lieux depuis la veille. Plus loin, Liocourt fabule en nous montrant Jeanne en armure dans la cathédrale ! Les gens du Moyen Age, qu'on me permette cette expression des plus vagues, étaient gens pratiques. Il n'y avait aucune raison d'aller à la messe, et lors d'une telle cérémonie, en tenue de guerre ! Jeanne était donc en homme civil, ornée probablement d'un bel habit (cf. Harmand). Par contre, il est bien probable que l'étendard du Roi du ciel devait faire sensation (même s'il n'avait pas 5 m de haut), car ce genre de cérémonie se passait sans aucun « drapeau » royal ([^32]). Il est encore évident que les pairs de France ne sont pas appelés, pour couronner le roi, par un héraut d'armes, mais bien par le chancelier. Comme le chancelier était aussi archevêque de Reims, il se peut qu'il n'ait pas fait l'appel lui-même, mais rien ne prouve que ce fut un simple héraut. Quant à la reconstitution des douze pairs, je ne puis que renvoyer à ce que j'ai écrit (p. 191, lire Langres et non Landres). Il est évident aussi que pour le roi de France, le roi d'Angleterre ne peut être le duc de Normandie, car le souverain d'outre-Manche a été privé du fief normand par Philippe II Auguste (1203). Il est bien probable qu'on devait aussi considérer la Guyenne comme n'étant plus dans la main du roi d'Angleterre ! Champagne et Toulouse, réunis à la couronne, n'avaient plus de comtes depuis longtemps. C'est dire que chaque cérémonie rémoise entraînait quelques problèmes à résoudre. Lia court erre aussi dans l'*ordo,* plaçant ainsi la remise de l'épée après les onctions ! Au sujet des onctions, il est bien évident que le roi n'est pas oint sous les aisselles. Le roi reçoit en effet neuf onctions : sur la tête, la poitrine, dans le haut du dos (entre les épaules), sur l'épaule droite, sur l'épaule gauche, aux plis et join­tures du bras droit, puis du bras gauche et enfin sur la paume de la main droite et enfin sur celle de la main gauche. 111:273 Passons. Liocourt ne se pose aucune question sur les insignes du pouvoir remis à Charles VII, évoquant la justice relativement au court sceptre à main, or rien ne prouve qu'à l'époque on ait déjà mis ce sceptre en relation avec la justice ([^33]). Et quant à la couronne employée, trop à dire ([^34]). P. 193, le « prince » faisant fonction de connétable était Charles II seigneur d'Albret (et non duc d'Albret comme dit Liocourt) : fils du connétable de France mort à Azincourt, il était demi-frère du fameux la Trémoille par sa mère. Il était aussi cousin issu de germain de Charles VII, et depuis son père, sa lignée arborait un bel écartelé de France et de gueules plain (plain avec un « a » s.v.p., c'est-à-dire tout rouge sans rien d'autre) qui est Albret. Le porte épée de 1429 épousa la fille de Bernard VII, comte d'Armagnac, connétable de France assassiné à Paris en 1418 (par sa mère Jeanne d'Albret, Henri IV avait Charles II d'Albret comme quinquaïeul). On retrouve le sir (sic) Charles d'Albret, p. 244, et sans titre ducal. P. 208 : sceau avec armes de Bar au XV^e^ siècle. Non. C'est un sceau ecclésiastique : il s'agit d'un cadet de la famille ducale de Bar (lambel brisant l'écu) dont le siège était une église consacrée à saint Jean-Baptiste. P. 230-231 : Bonne Visconti, duchesse de Milan, réclame le duché, dit Liocourt... En réalité, réclame la seigneurie, en écrivant à Jeanne d'agir aussi dans cette direction ([^35]). 112:273 P. 249 : On est navré de voir que Liocourt assure que Jeanne exagère au siège de Saint-Pierre-le-Moutier avec ses 50.000 soldats et fait une comparaison avec Napoléon I^er^ qui truquait ses effectifs pour tromper l'ennemi. Il est bien évident que Jeanne comptait l'armée céleste qui vint à son aide, puisqu'elle prit la place avec peu de gens. Liocourt comme André-Marie Gérard, sont en plein laïcisme ([^36]). Pour Liocourt, Jeanne fut prise à Compiègne par trahison ; et il pense le démontrer. Il a sans doute raison : le responsable de la tragédie est Guillaume de Flavy, capitaine de la place de Compiègne. Il n'était évidemment qu'un instrument d'un clan hostile à la Pucelle et dont les méfaits sont longuement suivis par Liocourt : Cauchon, certes, mais aussi Regnaud de Chartres et Gaucourt. Une bonne partie du personnel militaire français aurait été heureux de se débarrasser de la Pucelle... Il est certain que l'archevêque duc de Reims, chancelier de France, ne cacha pas son contentement après la capture de Jeanne. Liocourt montre Charles VII désolé de la disparition de Jeanne : il eut un grand chagrin de cette mort (p. 413). Le roi fit réviser le procès dès qu'il fut maître de Paris et de l'Université, maître de Rouen aussi, et lorsqu'il reçut le feu vert de Rome. Il est évident que l'œuvre de Jeanne fut parachevée par la révision du procès, dont la monarchie française tira un juste éclat. \*\*\* 113:273 Une conclusion finale sur le rôle de Jeanne montre tout ce qu'elle a apporté sur les divers plans religieux, politique, guerrier. La bibliographie finale est abondante. On n'y trouve pas cependant *L'appel du roi temporel* de notre cher Joseph Thérol (Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1963), ni deux bons articles sur la famille de Jeanne : chanoine Fernand Longueville, «* La famille paternelle de Jeanne d'Arc est-elle originaire d'Arc-en-Barrois ? *» (Société historique et archéologique de Langres, 1958) ; Henri Morel, « *La noblesse de la famille de Jeanne d'Arc au XVI^e^ siècle* » (Société d'histoire du droit, « Collection d'histoire institutionnelle et sociale », n° 4, Éditions Klincksieck, 1972, excellent pour démolir la pseudo-noblesse de toute la descendance de la famille de Jeanne et bien des généalogies ne reposant que sur du vent) ; ni l'article de Claude Desama, «* La première entrevue de Jeanne d'Arc et de Charles VII à Chinon *» (dans *Analecta Bollandiana,* Bruxelles, 1966, t. 4, fasc. 1-2, pp. 113-126 : Jeanne arrive dans les derniers jours de février ou les premiers de mars avec comme *terminus ad quem* le jeudi 3 mars ; le jour de son arrivée, Jeanne est entendue par le conseil et le soir même voit le roi... ce qui modifie la chronologie de Liocourt, qui n'en souffle mot) ; ni l'article fourre-tout, mais bien utile, du comte de Gastines-Dom­maigné, « Les Laval à l'armée de Charles VII » (dans le *Bulletin de l'Association d'entraide de la noblesse française,* Paris, n° 71, de janvier 1957, plus de 50 p. dans le tiré à part). Aucun livre de Régine Pernoud... \*\*\* Au terme de cette longue recension sur un gros livre d'intérêt, il faut donc remercier le feu colonel et sa famille d'avoir entrepris et mené à bien une œuvre qui fera date. Elle foisonne de docu­ments, de vues originales et on la citera durant des siècles. Mais il ne pouvait être question de l'approuver en bloc. Hervé Pinoteau. 114:273 ### Lectures et recensions #### R.-L. Bruckberger *Le capitalisme : mais c'est la vie *(Plon) Distinguant bourgeoisie et ca­pitalisme, le P. Bruckberger con­damne la première et exalte le second. La bourgeoisie, c'est la catégorie sociale qui incarne le capitalisme d'argent ; le capita­lisme c'est l'activité créatrice dans tous les domaines, se confondant ainsi avec la vie. D'un côté, la cupidité et l'avarice ; de l'autre, la générosité, le don, la fécondité. Le capitalisme peut exister dans le domaine de l'argent, quand il est avant tout créateur de ri­chesses. Mais c'est alors l'esprit de don qui l'anime. On le voit bien à l'exemple d'un Ford qui créa réellement l'automobile pour tous en rendant sa voiture acces­sible à tous, tout en doublant le salaire de ses ouvriers. L'Améri­que est à cet égard exemplaire. Le bourgeois n'existe pas aux États-Unis : une civilisation, si le mot ne jure pas ici, est bourgeoise quand l'argent en est la racine et la sève. C'est celle que nous con­naissons depuis quelque six siè­cles. Le Moyen Age comportait un secteur bourgeois, mais c'est l'es­prit de gratuité qui l'animait. Le christianisme et la chevalerie pro­duisaient les cathédrales et la féo­dalité la richesse, née de la gra­tuité originelle, suivait. L'érosion lente de l'esprit de don dans la société a engendré le matérialisme bourgeois, créant la division puis la lutte des classes. A cet égard, la même référence à l'argent caractérise le libéralisme et le socialisme. Ricardo et Marx sont de la même famille. Le se­cond ne l'ignorait pas, qui pro­clame son admiration passionnée pour le premier dont il se voulait le disciple et l'héritier. Telles sont les aventures de la dialectique. Mais le capitalisme, dans son es­sence, est étranger à ces avatars. Le capital demeure, selon l'ad­mirable définition de Littré : « où il s'agit de la tête ou de la vie ». Définition qui à première vue déconcerte. Mais oui, « capital » = « cheptel » = « tête » = « vie ». Le capitalisme ? mais c'est la vie. Louis Salleron. 115:273 #### René Sédillot *La France de Babel-Welche *(Calmann-Lévy) Savant historien de l'or et de la monnaie, pertinent analyste financier à *La Vie française* dont il fut l'un des fondateurs, René Sé­dillot sait aussi donner libre cours à son humour et à son imagina­tion. De la France devenue Wel­chie au XXI^e^ siècle et de Paris devenu Cosmoble il nous fait le tableau (peu) réjouissant. Manière qui en vaut bien une autre de nous alerter sur les dangers d'une immigration et d'une inflation qui sont les maux endémiques de la France et de sa capitale. L. S. #### Jean-Marc Oury *Économie politique de la vigilance *(Calmann-Lévy) Peut-il y avoir une « économie politique » de la vigilance ? Peut-il, mieux encore, y avoir une « théorie économique » de la vigilance ? On en doute. L'auteur, du moins, nous livre de fines ré­flexions psychologiques sur la no­tion de vigilance dans ses rapports avec l'économie politique et ses théories. L. S. #### Jean Robin *Rennes-le-Château. La colline envoûtée *Guy Trédaniel, Éditions de la Maisnie Au sujet de l'affaire Louis XVII, j'avais écrit une petite mise au point dans ITINÉRAIRES de février 1981, montrant que les candidats au trône pullulaient. 116:273 Parmi eux, des « Mérovingiens » (sic) qui se sont manifestés par un récent ou­vrage sur *Rennes le Château, capitale secrète de l'histoire de France* (Jean-Pierre Deloux, Jacques Bréti­gny aux Éditions Atlas), car, on pouvait le prévoir, il fallait bien qu'un jour soient mêlés le Grand Monarque, le trésor de Rennes le Château et les descendants in­connus jusqu'à nos jours de rois mérovingiens réputés pour n'avoir pas eu de postérité. A ce sujet, un petit livre de Jean Robin, *Ren­nes-le-Château. La colline envoû­tée* vient de paraître (1982). S'il a bien tort d'être partisan de Gué­non, Jean Robin n'en connaît pas moins les chapelles initiatiques, leurs méthodes et leurs fantasmes. C'est ainsi qu'il démonte largement toute la construction échafaudée par des auteurs peu sérieux, mais dont les actions ne sont pas gra­tuites. Nous sommes là dans un monde de mystifications qui perturbent les esprits, où les sectes, l'appétit du pouvoir et la soif de l'or font un mariage qui fait rêver les amateurs de merveilleux, les écrivains de certaines collections noires (Gérard de Sède et com­pagnie) et le public déboussolé qui aspire à autre chose que notre Ré­publique. Il est d'ailleurs patent que l'un des principaux protago­nistes de l'affaire « mérovingien­ne » se sent manipulé (p. 92). Mais comment expliquer l'histoire à des gens qui pensent que le trésor du Temple de Salomon fut emporté à Rome puis, par les Wisigoths, en Languedoc... alors que le mobilier du Temple de 70 n'était que celui du temps d'Héro­de, ou tout au plus de v. 520 avant J.-C. ? Remercions Jean Ro­bin d'avoir apporté quelques lueurs sur une colline devenue maléfique. Hervé Pinoteau. 117:273 ## DOCUMENTS ### Quatre mousquetaires contre Amnesty *vus par François Brigneau* Dans *Spectacle du monde,* François Brigneau a récemment présenté le livre de 352 pages où Kéraly, Sanders, Nerle et Bergeron démontrent qu'Amnesty International fonctionne comme une entreprise para-communiste. Nous reproduisons, avec l'aimable autorisation de *Spectacle du monde,* les passages de cet article où François Brigneau présente les quatre auteurs et fait le portrait de chacun d'eux. ... Il faut éviter tout ce qui peut porter ombre à la gauche, à ses idées fixes, à ses lieux communs, à ses dadas, à la bonne opinion qu'elle a d'elle-même. On peut ne pas être d'accord avec elle, à condition de faire comme si on l'était. De biaiser. De se taire. Surtout quand on arrive de droite avec ses gros sabots. 118:273 Pour un homme de gauche, le cas est différent. Il peut, dans certaines circonstances, à la rigueur, en prenant ses pré­cautions et choisissant ses tabous (mineurs), remonter les bretelles de la gauche : ce n'est pas permis, c'est toléré, dans les limites du dialogue. Mais un homme de droite, jamais. Revel, oui. Madiran, non. Pas une image à la télévision, pas un mot à la radio, pas un article, pas un écho, pas une ligne. Rien. Le silence, le blocus, le rejet, la mort. C'est très exactement ce que risquent Hugues Kéraly, Francis Bergeron, Jean Nerle et Alain Sanders. Il faut dire qu'ils n'ont pas craint la difficulté. Ils ont commencé par choisir une maison d'édition en province. A l'enseigne de *Dominique Mar­tin Morin,* Bouère, 53290 Grez, près d'Angers. Certes, nous sommes en pleine décentralisation, renouveau du régionalisme, transfert culturel, etc. Mais Bouère, ce n'est quand même pas Saint-Germain-des-Prés. #### Jean Nerle Voici le plus jeune, Jean Nerle, vingt-huit ans. Diplômé des Langues Orientales et de l'université Mitakya de Tokyo. Or­ganisé comme un nomade. Dans le journal où je l'ai rencontré, il dormait, mangeait, lavait son linge et le faisait sécher, sans cesser de lire et de prendre des notes. Il a déjà voyagé beau­coup : en Israël, au Liban, Cambodge, Thaïlande, en Inde et en Irlande (pour y étudier l'IRA). Actuellement, il se trouve pour deux ans au Japon. Cela ne surprend pas. Il y a de l'asiate chez ce Breton de taille moyenne, aux yeux gris et au nez pointu, d'une politesse affectée (orientale ?), que corrige un curieux sourire immobile. 119:273 Nerle m'a toujours fait penser à la baie de Douarnenez, typiquement bretonne mais ressemblant à un golfe japonais. Le chapitre que Nerle consacre à la Corée du Sud laissera le sceptique pantois. #### Francis Bergeron Francis Bergeron a trente ans. Il est pâle, avec des yeux profonds et un casque de cheveux sombres. Il pourrait succéder à Pierre Blanchard dans le rôle de Raskolnikoff. Il appartient à la race des reporters-militants de choc. Le 24 mars 1975, il était arrêté sur la place Rouge, au Kremlin. Il venait de distri­buer deux valises d'ouvrages interdits. Expulsé. Scandale. Le temps d'écrire un « *Vade-mecum du voyageur de la liberté *»*,* et Francis Bergeron se trouve à Beyrouth en mai 1976. L'appareil-photo en bandoulière, le stylo au poing, le PM sous le bras, il se bat avec les Phalanges chrétiennes de Bechir Gemayel, contre la révolution palestinienne. Spécialiste des « Samizdat » et de la dissidence soviétique, il enquête encore à Madagascar, en Côte-d'Ivoire, en Malaisie. Dans le dossier qu'il consacre à l'Europe de l'Est, Francis Bergeron relève la prudence d' « Amnesty », ses « symétries à géométrie variable », la manière dont elle mêle la dissolution de « Soli­darité » à des informations syndicales de répression, sans commune mesure, dans le monde entier ; l'usage d'un vocabu­laire codé (la « torture » n'existe qu'à l'Ouest, à l'Est elle s'appelle « traitements inhumains ») ; la différence de langage, feutré, mesuré, chargé de réserves lorsque l'URSS est en cause, au contraire direct, « voire polémique, pour traiter des violences en Amérique latine et plus particulièrement au Salvador, cible privilégiée d'Amnesty durant l'année 1982 ». 120:273 #### Alain Sanders Alain Sanders est le plus vieux de la troupe, trente-cinq ans, Pied-Noir, du feu, de l'humour, de la vie, des taches de rousseur, une barbe et une moustache qui hésitent entre le roux et le marron, la chemise blanche s'ouvrant sur un torse bronzé où brille une chaîne avec grigri. Malin comme un sapajou, il montre on ne sait quoi d'enfantin dans le sourire. Docteur ès-lettres, avec le goût de l'aventure, la nostalgie de l'Empire perdu, l'amour de l'aristocratie authentique où qu'elle se trouve, c'est-à-dire le plus souvent dans les peuples demeurés traditionalistes et dans les armées restées militaires. Actuelle­ment professeur de français au Maroc, avec la vocation des grands reporters globe-trotters d'autrefois : il était avec les paras du général Duong lors des derniers sursauts du Vietnam libre, et il assistait, le 1^er^ mai 1976, au massacre des étudiants éthiopiens. Il y a de la graine de Kipling (un Kipling français) chez Sanders. Dans l'enquête-dossier, Sanders a choisi l'Afrique. #### Hugues Kéraly Trente-quatre ans. Breton. Fils du colonel de Blignières. Grand, mince, fendu jusqu'au nombril, je le vois très bien en officier de hussards dans les salons, les talons d'équerre, le talpack sous le bras gauche arrondi, le ventre creusé, le torse bombé, s'inclinant devant les dames avant de s'élancer pour la valse, sur les flots du « *Danube *»*,* dans un grand envol du dolman. 121:273 Malheureusement, il y a les lunettes. Elles retirent au bretteur (il y a peu, Kéraly voulait se battre au sabre avec un historien estimé), mais ajoutent au penseur. Avant de concilier ces deux tendances dans le journalisme (il est aujour­d'hui rédacteur en chef de PRÉSENT), Kéraly fut professeur de philosophie politique, secrétaire général d'ITINÉRAIRES, et, grâce à l'espagnol et au portugais, langues qu'il parle couram­ment, spécialiste de l'Amérique latine, où il voyagea et séjourna. Il manquerait beaucoup à mon portrait si j'oubliais ce qui surprend d'abord chez Kéraly : ses manières. Elles sont ex­quises. Quand on le rencontre, on quitte notre univers de paltoquets grincheux et mal embouchés. On pousse une porte. On soulève une tenture à franges. On entre dans le XVIII^e^ siècle kéralien. Ce jeune homme d'une urbanité sans égale s'enquiert aussitôt de votre santé, de celles de votre femme et de ses plantations, sans oublier le chien, dont on sait la place qu'il tient dans l'archipel Brigneau. Et les enfants ? Ça va. Les petits-enfants ? Très bien. Le visage d'Hugues Kéraly s'éclaire alors. Son sourire s'élargit. Ses yeux brillent. On sent que la félicité l'envahit. Rien ne pouvait lui faire plus plaisir que ces heu­reuses nouvelles. Il ne cèle pas son émotion. Pour un peu elle vous gagnerait. Il est possible que les dirigeants d' « Amnesty Internatio­nal » aient sur la courtoisie d'Hugues Kéraly un jugement différent du mien. On peut les comprendre. C'est lui qui donna le branle à tout le carillon. (...) \[Fin de la reproduction de plusieurs passages de l'article de François BRIGNEAU paru au mois de février dans *Spectacle du monde* sous le titre : « Amnesty international, l'impos­ture ». -- L'ouvrage de Kéraly, Sanders, Nerie et Bergeron est intitulé : *Cinq continents accu­sent Amnesty International.* Il est édité par DMM : Dominique Martin Morin, éditeurs à Bouère, 53290 Graz.\] ============== fin du numéro 273. [^1]:  -- (1). Sur ce point capital, voir les textes et leur analyse dans notre ouvrage : *L'hérésie du XX^e^ siècle,* tome II : *Réclamation au saint-père,* principalement le chapitre III : « L'option fondamentale de l'évolution conciliaire » (Nouvelles Éditions Latines, 1974). [^2]:  -- (1). Cette cérémonie eut lieu à la sacristie, la basilique ayant été détruite par un incendie en 1823. [^3]:  -- (2). Postulèrent : la postulation est une élection avec demande de dispense d'un empêchement : Dom Delatte n'avait pas les dix ans de profession requis par le droit canon. [^4]:  -- (1). Federico Vazquez, cité par J. MEYER : *Apocalypse et Révolution au Mexique,* Gallimard/lulliard 1974. [^5]:  -- (2). Aurelio Acevedo à José Valdès, le 4 avril 1928. [^6]:  -- (3). Felix Diaz, le 10 mai 1928, à Taxco. [^7]:  -- (4). Tract diffusé dans l'État de Jalisco en 1927. [^8]:  -- (5). Ezequiel Mendoza, cité par J. MEYER : *Apocalypse et Révolu­tion, op. cit.* [^9]:  -- (1). Philippe CONTAMINE, *Guerre, État et société à la fin du moyen âge,* Paris, 1972 (chez Mouton, « Civilisations et sociétés », 24) ; *La guerre au moyen âge,* Paris, 1980 (P.U.F., « Nouvelle Clio » 24). [^10]:  -- (2). Dans ITINÉRAIRES de juin 1979*,* n° 234* :* Jean-Louis PERRET, *Philippe et le Temple* qui est pp. 63-94. Cf. aussi *Historia spécial,* n° 385 bis, 4^e^ trimestre 1978. [^11]:  -- (3). Liocourt s'étonne, à tort, que Rinel, homme de Cauchon, ait seul signé le traité de Troyes au nom du roi Charles VI. Mais c'était alors l'habitude de faire signer des textes importants par un secrétaire connu de tous. L'acte était fait au nom du roi comme c'était dit au commencement, et scellé de son sceau de majesté : cela suffisait et ne saurait entraîner que le roi Charles VI était absent ou inconscient de l'acte. [^12]:  -- (4). *La sainte de la patrie,* Paris, 1921*,* t. 2, p. 209 : une parabole ! Encore, p. 214. Vite dit. [^13]:  -- (5). Rappelons que l'abbé Henry est mort à Nancy, le 1^er^ novembre 1979*,* et que ce fut un fervent « johanniste ». [^14]:  -- (6). Ce livre fait partie de ce magnifique ensemble d'ouvrages consa­crés chez Mame, Firmin-Didot, etc. à notre histoire nationale et souvent sainte, après le désastre de 1870*-*1871*.* [^15]:  -- (7). Cette œuvre, en belles couleurs, passée sous silence par Liocourt, avait besoin d'être améliorée, l'éditeur, jeune dans le métier, ayant laissé quelques imperfections de mise en page. Le texte corrigé et les dessins, au trait, sans couleurs, sont repassés dans un article de la revue *Les amis de Jeanne d'Arc,* Paris, n^os^ 96 et 97, 2^e^ et 3^e^ trimestres 1979 : « Les armoiries et la symbolique de Jeanne d'Arc et de ses compagnons ». Depuis cette époque et grâce à un lecteur, j'ai pu retrouver les armes de l'évêque d'Orléans. On en reparlera. [^16]:  -- (8). A titre informatif, les étendards de cavalerie français, depuis la III^e^ République, ont une hampe de 1,8 m et ceux des gardes du corps des rois Louis XVIII et Charles X : 2,4 m. Certes, les étoffes sont et étaient moins grandes que celles des étendards du XV^e^ siècle. mais il faut aussi comprendre que la hampe d'un étendard n'était pas forcément de la longueur d'une lance complète ; on pouvait d'ailleurs couper les lances au combat, quand on avait décidé d'être à pied. Il n'y avait pas de longueur fixe. De toutes façons, porté par un cavalier à cheval (soyons précis), l'étendard pouvait être visible sans une hampe démesurée. Il n'est pas inutile de préciser que la hampe de l'étendard n'avait que 2,65 m, fer compris pour Harmand. [^17]:  -- (9). Il y a là des problèmes immenses et qui sont loin d'être résolus. J'y reviendrai longuement dans un article à paraître sur les combinaisons de couleurs dans les familles et royaumes aux XI-XIII^e^ siècles. [^18]:  -- (10). Sur le fleurdelisé d'or en champ d'azur du roi de France, et sa signification : H. PINOTEAU, « La création des armes de France au XII^e^ siècle », paru dans le *Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France,* 1980*-*1981, Paris, Diffusion de Boccard, 1982, pp. 87-99, communication du 14 mai 1980*.* [^19]:  -- (11). H. PINOTEAU, « L'héraldique de saint Louis et de ses compagnons », Paris, 1966 (*Les cahiers nobles,* n° 27), pp. 36-38 : les armes de Jérusalem sont composées de deux éléments : un champ blanc (ou ar­gent) provenant de l'étendard blanc du roi de Jérusalem, et le reli­quaire métallique de la Vraie Croix, qui accompagnait, comme un véritable étendard, l'armée des Francs à la bataille : ce reliquaire fut perdu à la défaite de Hattîn (4 juillet 1187) et jamais récupéré. A ce sujet, voir aussi mon article : « La date de la cassette de saint Louis : été 1236 ? », paru dans les *Cahiers d'héraldique,* n° IV, Paris, Éditions du Léopard d'or (sous les auspices du CNRS), pp. 97-130 et pl. 2-7 ; cette cassette qui est au Louvre, datée avant moi de la fin du XIII^e^ siècle, offre en particulier les armes de Jérusalem et en couleurs : c'est même la première fois que ces armes nous sont présentées en couleurs, et le champ est d'émail blanc et non d'argent, ce qui n'empêche pas l'héraldiste de commencer à décrire ce blason en disant : « d'argent à... ». [^20]:  -- (12). MARTIAL DE PARIS dit D'AUVERGNE, *Les vigiles de Charles VII,* Paris, Bibl. nat., ms. fr. 5054, f° 35 v° : la France est en prière, à genoux devant la Sainte Trinité ; reproduction en couleurs dans H. WALLON, *Jeanne d'Arc,* pl. entre pp. 64 et 65. [^21]:  -- (13). Le pavillon à la mer et le drapeau à terre étaient tout blancs. A la mer, le pavillon blanc, fleurdelisé or, n'était hissé au grand mât que lors d'une visite à bord d'un prince de la famille royale. A terre, des drapeaux d'infanterie du premier bataillon de chaque régiment, donc blancs, pouvaient avoir des fleurs de lis d'or. [^22]:  -- (14). Évidemment, il y a un témoignage ambigu de Jeanne : « Inter­rogée si elle avait point d'écu et d'armes, répond qu'elle n'en eut jamais point. Mais son roi donna à ses frères des armes. C'est à savoir un écu d'azur, deux fleurs de lis d'or et une épée parmi. Et a décrit à un peintre ces armes, parce qu'on lui avait demandé quelles armes elle avait. Item dit que ce fut donné par son roi à ses frères, à leur plaisance, sans sa requête et sans sa révélation » (à Rouen, 10 mars 1431*,* cf. *Les procès de Jeanne d'Arc,* présentés par Georges et André DUBY, Paris, Éditions Gallimard/Julliard, 1973*,* « Collection archives », p. 69). On peut répondre à cela que Jeanne a voulu montrer qu'elle n'utilisait pas les armes données par le souverain (donc aucune vanité en toute cette affaire), mais à la limite, elle pouvait en avoir reçu du Ciel, et même, il se pouvait qu'elle considérait que les armes de l'étendard n'étaient pas les siennes : ce n'était que la traduction héral­dique de sa mission. A ce sujet, LIOCOURT donne une reproduction de document sur les armes de la Pucelle et des siens, conférées par le roi (t. 2, p. 127, d'après Bibl. nat., ms. fr. 5524*,* f° 142). C'est là un manuscrit du XVI^e^ siècle relatif à des monnaies, et au milieu duquel se trouve un résumé de l'acte royal (? ou en provenance d'un héraut ou roi d'armes ?) en date du 2 juin 1429, conférant les armes en question, dont dessin est donné. L'acte fut-il enregistré en la chambre des comptes ? Cf. « Les armoiries et la symbolique de Jeanne d'Arc et de ses compagnons », *Les amis de Jeanne d'Arc,* n° 96, pp. 7-8. [^23]:  -- (15). Je ne réfère qu'aux représentations mentionnées ici, mais il est évident qu'il existe probablement des dizaines ou centaines de reproduc­tions de l'étendard dans de nombreux livres d'histoire générale, ou sur Jeanne... On a créé aussi des étendards pour le cinéma, et probablement pour le théâtre. La bannière d'église utilisée à Orléans sous le nom d'étendard ne convient nullement. [^24]:  -- (16). Paul LAPLAGNE-BARRIS, *Sceaux gascons du moyen âge,* Paris, Auch, 1887, p. 118, n° 159* :* Bernard d'Armagnac, sénéchal d'Agenais ! Les armes ne sont pas identiques à celles des comtes d'Armagnac et de Rodez. [^25]:  -- (17). « Costume et pouvoir en France à la fin du moyen âge : les devi­ses royales vers 1400 », paru dans la *Revue des sciences humaines,* publié par l'Université de Lille III (diffusion Belles Lettres à Paris, n° 183 (sur la couverture) ou 182 (*sic,* sur la p. 2 de la couverture), juillet-sept. 1981. pp. 125-146. [^26]:  -- (18). « Les cerfs ailés et la tapisserie de Rouen », paru dans la *Gazette des beaux-arts,* Paris, octobre 1982, pp. 93-108. [^27]:  -- (19). « Une enseigne du XV^e^ siècle : l'étendard du connétable de Riche­mont », paru dans *Archivum heraldicum,* n^os^ 1-2 de 1979, pp. 10-17, mais, évidemment, la reconstitution Pinoteau-Le Gallo était citée. [^28]:  -- (20). Le cœur de l'Île-de-France sera dit France tout court dès le XII^e^ siècle, Saint-Denis étant la première localité à être dite « en France ». Il ne reste plus de nos jours que peu de villages : Baillet --, Belloy --, Bonneuil --, Châtenay --, Mareil --, Puiseux -- et Roissy-en-France. [^29]:  -- (21). Dans un Froissart de Londres, on peut voir une bannière du roi Charles VII, donc aux armes de France, ornée de deux queues à la livrée du même roi, donc vert, blanc, rouge. C'est ainsi un étendard mêlant les deux genres : l'héraldique de tradition et l'emblématique nouvelle à base de couleurs de livrées (et de devises, ici absentes). [^30]:  -- (22). Au t. 2, pl. 30 des figures en noir, fig. 8, on voit un morceau mal cadré d'un des dessins de Jean Gobert, représentant la tapisserie de Formigny, vue au château de Fontainebleau en 1621 par Peiresc. Sur ce « monument » capital (Bibl. nat., ms fr. nouv. acq. 5174 -- et non 57.5174 comme l'inscrit Liocourt !), cf. les articles de Henri STEIN (« Un fragment des tapisseries des victoires de Charles VII », dans les *Mémoires de la Société nationale des antiquaires de France,* Paris, 1901, t. LX, pp. 174-188), Jean-Bernard DE VAIVRE, moi-même, etc. [^31]:  -- (23). Bibl. nat., ms. fr. 4985, f° 118 v° *: Ceux de Vignolles* est accom­pagné d'un écu de sable à 3 grappes d'argent. Publié dans : VALLET (DE VIRIVILLE), *Armorial de France, Angleterre...,* Paris, 1866, p. 157, n° 1183 ; l'édition de cet auteur étant consternante de médiocrité, j'ai donc comparé le texte imprimé avec le manuscrit qui est à la réserve du département des manuscrits. J'ajoute que pour Vignolles et donc la Hire, c'est la seule indication contemporaine de couleurs que je connaisse. [^32]:  -- (24). Les chevaliers de la sainte ampoule arboraient alors leurs ban­nières, et on peut ajouter au décor les enseignes des gardes du corps du roi. [^33]:  -- (25). H. PINOTEAU, « La main de justice des rois de France », paru dans le *Bull de la Soc. nat. des Antiquaires de France,* 1978*-*1979*,* Paris, 1982, pp. 262-265, résumé d'une communication faite le 24 octobre 1979. [^34]:  -- (26). H. PINOTEAU, *Vingt-cinq ans d'études dynastiques,* Paris, Éditions Christian, 1982, pp. 382-383. [^35]:  -- (27). Barnabé Visconti, seigneur de Milan, était un épouvantable tyran sanguinaire qui fut détrôné et assassiné par ordre de son gendre et neveu, Jean-Galéas comte de Vertus en Champagne, qui devint ainsi seigneur de Milan (1385). De Régine de la Scala (de Vérone), Barnabé avait eu de nombreux enfants, dont la mère d'Isabeau de Bavière et un fils, Charles, seigneur de Parme ( 1403), qui avait été privé de Milan par son cousin germain et beau-frère. Il avait épousé en 1382, une descendante de saint Louis, Béatrice d'Armagnac, d'où une fille, Bonne Visconti, dite de Milan, qu'Isabeau de Bavière maria en 1411-1414 à Guillaume, sire de Montauban en Bretagne, qui avait été son chan­celier et qui fut chambellan de son fils Louis de France, dauphin de Viennois et duc de Guyenne. De là vint toute une descendance Mon­tauban, Rohan, Espinay, Chateaubriand, etc. d'où un grand nombre de familles françaises arborant parfois encore au XVIII^e^ siècle la guivre (sorte de serpent) des Visconti, pour indiquer que la légitimité milanaise se trouvait dans la descendance de Barnabé, Charles et Bonne, et non dans celle de l'assassin Jean-Galéas ! Ce dernier était devenu duc de Milan en 1395, par la grâce de son suzerain le roi des Romains et de Bohême, Wenceslas... l'Ivrogne (sic), ce qui entraîne d'ailleurs que notre Bonne, rédactrice de la lettre expédiée à Jeanne d'Arc, n'était pas du­chesse de Milan. Mais le port de la guivre, dans la descendance de cette Bonne, était une réponse à la guivre et au titre ducal milanais porté par la descendance Visconti et même française de Jean-Galéas : une fille de ce dernier, Valentine, est en effet l'épouse de Louis de France, duc d'Orléans, d'où le poète Charles, et Louis XII et François I^er^, etc. Trop à dire. [^36]:  -- (28). A. M. GÉRARD, *Jeannne la mal jugée,* Paris, 1964, p. 191 : « Il ne sait pas, le brave homme (Jean d'Aulon), que le compte importe peu, et qu'on se sent toujours « cinquante mille » quand la cause est bonne, et ferme la décision qu'on a de l'emporter. » D'autres auteurs ont quand même pensé qu'il s'agissait bien là des anges.