# 275-07-83
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### Lettre à quelques amis hors de France
par Jean Madiran
#### I
Vous êtes quelques-uns à travers le monde, dans les cinq continents, qui lisez cette revue. Ce numéro vous parviendra, comme les autres, selon votre situation géographique, dans quinze jours ou dans deux mois. Vous n'êtes pas des foules immenses, mais vous êtes attentifs, et vous serez nos témoins. Ce que je viens vous dire, vous pourrez le redire au monde entier quand nous ne pourrons plus parler. Je viens vous dire comment la France est en train de disparaître, je viens vous le dire maintenant parce que je ne suis pas sûr de pouvoir vous le dire l'année prochaine ; ou à l'automne ; ou demain...
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Nos libertés sont devenues incertaines. Déjà nous n'avons plus celle d'aller vous voir à notre gré : sournoisement le contrôle des changes nous interdit Seattle et Jérusalem, Rio et Olympie, Panama et New York. Cette restriction sera levée à la fin de l'année ? Je n'y crois guère. Les contraintes imposées par les socialistes sont trop commodes à leur pouvoir ; elles ne s'en vont qu'avec eux. Et nous ne savons pas quand nous pourrons les chasser.
Nous avons quatre ministres communistes au gouvernement. Vous y avez vu une bizarrerie française de plus, vous avez pensé que nos communistes ne sont pas de vrais communistes ou bien qu'en France, pour une raison mystérieuse, il est sans importance qu'ils soient au pouvoir, les libertés publiques et privées n'en sont pas atteintes. Eh ! bien, non : ce sont de vrais communistes ; ce sont des révolutionnaires professionnels comme les voulait Lénine, ceux pour lesquels il avait édicté le commandement que « tout bon communiste doit être un bon tchékiste » ; ils sont bien tels en France aussi, et par eux la Tcheka, qui aujourd'hui se nomme le KGB, étend chaque jour davantage son emprise sur notre pays. Ce n'est pas encore le goulag : pas du tout. Mais les moyens d'empêcher l'installation du goulag sont neutralisés les uns après les autres. Les libertés ne sont pas abolies : elles sont progressivement privées des conditions et moyens de leur exercice, comme pour les voyages à l'étranger. Mitterrand c'est Allende : ce n'est pas moi qui l'ai dit, c'est lui. J'y reviendrai tout à l'heure.
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#### II
Pour le moment l'étau se resserre lentement, avec une feinte douceur et une apparente légalité. Rien peut-être ne le montre mieux que l'étranglement du *Figaro.* Les membres du « conseil de surveillance » qui préside aux destinées de ce journal ont adopté le 10 mai une motion quasiment testamentaire déclarant que le *Figaro* en est maintenant au point soit de disparaître, soit de passer plus ou moins directement sous le contrôle du gouvernement. Les procédures dilatoires qui lui restent possibles ne lui feront désormais gagner que quelques mois. Plus d'un an de « contrôles fiscaux politiques » ont abouti à réclamer au directeur du *Figaro,* Robert Hersant, 190 millions de francs (19 milliards de centimes), somme qu'il ne peut évidemment verser. Il ne peut pas non plus l'emprunter. On n'a pas assez remarqué que l'étatisation générale des banques à supprimé la liberté de la presse pour les gros journaux qui ont fréquemment besoin d'avances pour leur trésorerie ou pour leurs investissements. Ces avances sont maintenant entre les mains du gouvernement : il les consent au quotidien gauchiste *Libération,* devenu en quelque sorte l'organe officieux du ministère de la police à peu près au même titre que le *Canard enchaîné.*
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Robert Hersant est donc condamné à verser 19 milliards. Il ne s'en sortira pas. A moins de mériter d'une manière ou d'une autre la bienveillance active du gouvernement. C'est dire que d'ici quelques mois le *Figaro* va être confisqué ; et pareillement *France-Soir,* qui lui appartient aussi ; ou bien qu'une transaction leur sera consentie s'ils atténuent suffisamment leur opposition politique. Ainsi les contrôles fiscaux sont devenus, entre les mains du gouvernement socialo-communiste, l'équivalent de ce qu'étaient les lettres de cachet : ils comportent un arbitraire administratif contre lequel les victimes sont pratiquement sans recours.
Tandis que le président de la République, pour donner le change en public, psalmodie benoîtement des hymnes à la liberté, son directeur de cabinet signifie sans ambages à Robert Hersant :
« *Nous sommes au pouvoir pour six ans au moins. Nous tenons tout, l'administration, la justice, la police, le fisc : il nous faudra moins de deux ans pour vous détruire, vous et votre entreprise. *»
Oui : ils tiennent le fisc et ils manipulent les contrôles fiscaux. Ils tiennent la police et la justice. Ils tiennent l'administration. Et, comme on le voit, ils sont sans scrupules : ils s'en vantent et ils menacent. Ils frappent et ils écrasent ([^1]).
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Il ne s'agit évidemment pas pour le gouvernement de transformer tout d'un coup le *Figaro* et *France-Soir* en organes militants du socialo-communisme officiel : mais d'en faire doucement, peu à peu, les journaux d'une opposition platonique, respectueuse et couchée. On fera croire aux Français, et aux pays étrangers, que l'opposition est toujours libre de s'exprimer en France. Mais l'opposition ouatée qui s'exprimera ainsi sera contrôlée par le pouvoir. Il n'y faut que le consentement ou l'expulsion de Robert Hersant.
Celui-ci n'est pas mon homme, vous pensez bien. Il est très coupable. Il porte une grande responsabilité dans l'état de décomposition où se trouvent la presse et l'opinion françaises. Depuis le temps qu'il fait des journaux dodus et influents, il aurait pu faire des journaux d'opposition ; j'entends, pour ne pas remonter plus haut, d'opposition à l'ère giscardienne du libéralisme avancé jusqu'au socialisme, qui nous a effectivement amené les socialistes. Il aurait pu faire des journaux pour François Brigneau, pour Louis Salleron, pour Henri Charlier, pour Jacques Perret, pour Henri Rambaud, pour Georges Laffly, pour Hugues Kéraly, pour Yves Daoudal, pour Alain Sanders, pour les journalistes, les écrivains et les penseurs de la tradition française et chrétienne. Mais, pour le dire d'un mot, Robert Hersant est un homme fort éloigné de comprendre la prédiction -- la prophétie ! -- ou plutôt l'observation clinique énoncée par Louis Veuillot il y a plus d'un siècle :
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« *Le monde sera socialiste ou sera chrétien* *: il ne sera pas libéral. Si le libéralisme ne succombe pas devant le catholicisme qui est sa négation, il succombera devant le socialisme qui est sa conséquence.* » C'est ce qui est arrivé en effet, c'est ce qui arrive jusqu'à l'intérieur de l'Église. Robert Hersant est puissamment inégal à ces réalités. Il n'en soupçonne ni la force ni l'étendue, et on ne l'a vu y faire une incursion que pour interdire, à partir de septembre 1976, toute allusion favorable à Mgr Lefebvre dans les journaux qu'il contrôle. C'était la consigne maçonnique du moment, après la messe de Lille, et l'on s'est demandé par quel canal, ou par quels liens, Hersant y était amené.
On me demande parfois :
-- Puisque vous pouviez vous-même faire un quotidien avec ce que Brigneau a nommé « le milliard de Madiran », pourquoi avez-vous attendu janvier 1982 pour le faire ?
-- Parce qu'avant je ne pouvais pas, tiens pardi. Pour faire un quotidien comme nous avons fait, à partir de l'idée simple d'en demander le « pré-financement » à son futur public, il fallait, comme on l'a vu, être déjà en contact régulier et confiant avec une assez large étendue de ce public futur. Nous l'aurions pu sans doute plus tôt s'il n'y avait eu en 1969-1970, quand nous étions en pleine progression numérique, cette division et cette rupture sur la messe qui a désorienté et dispersé une partie de notre public, et qui nous a bien fait perdre dix années. Il a fallu que la revue ITINÉRAIRES, coupée de ses alliances, reconstruise son environnement, se (re)donne un canal de diffusion, crée elle-même son SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR en 1972. Il a été presque aussitôt étranglé par l'arbitraire administratif qui lui a pendant toute une année, de juin 1973 à juin 1974, refusé son numéro d'inscription à la commission paritaire : c'est-à-dire pratiquement le droit d'être une publication périodique.
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Ce fut une longue bataille durant laquelle on ne vit aucun des journaux de Robert Hersant venir défendre la « liberté d'expression » dont ils se réclament aujourd'hui. Il fallut ensuite, pour pouvoir lancer un quotidien, que le SUPPLÉMENTVOLTIGEUR atteigne 25.000 exemplaires de diffusion réelle, ce qui est arrivé seulement en 1980-1981. Le temps n'épargne rien de ce qu'on fait sans lui. Quand on n'a pas l'argent, il faut laborieusement prendre le temps.
Mais Robert Hersant pouvait, lui, à n'importe quel moment, faire un grand quotidien parisien dont François Brigneau aurait été directeur de la rédaction. C'était la chose à faire dans la presse sous la V^e^ République. Pour ne l'avoir pas compris, ou peut-être pas osé, Hersant a manqué son coup et n'aura finalement servi à presque rien. Il se trouve seulement avoir construit un empire de presse qui échappait au contrôle socialo-communiste, bravo. Il se trouve aussi qu'il s'est trompé en choisissant Louis Pauwels pour diriger le *Figaro-Magazine* et les services culturels du *Figaro :* Pauwels s'y est révélé -- ou y est progressivement devenu -- beaucoup moins mauvais qu'on ne pouvait le craindre, beaucoup plus fort que sans doute Hersant ne le souhaitait. Il a donné une colonne vertébrale, du caractère et de l'intelligence à une opposition politique bien creuse quand elle parle par la bouche d'un Giscard, bien limitée quand c'est par celle d'un Raymond Barre, et bien changeante quand c'est Chirac. Leur commune préoccupation tactique, spécialement affichée quand ils prennent leurs distances à l'égard des manifestations de rue qui se multiplient au cri tellement légitime de « *Mitterrand fous le camp* ! »*,* est de « ne pas prêter le flanc aux critiques de la gauche ». Préoccupation dérisoire, indice d'un affaiblissement du caractère joint à une anémie intellectuelle. On n'a pas à redouter les critiques de la gauche quand on rejette, comme il se doit, ses critères de jugement. Pauwels du moins est très vigoureux, et souvent avec un grand bonheur d'expression, sur ce point décisif.
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Les membres du conseil de surveillance du *Figaro* adressent à « l'opinion publique la plus large » un appel au secours. Il s'agit moins, au demeurant, de défendre le *Figaro* ou Hersant que de faire bloc, ici comme ailleurs, contre la prétention des socialo-communistes à établir sur toute activité sociale leur domination. Dans ce combat, nous sommes tous solidaires. Mais nous, nous le savons depuis toujours. Hersant et le *Figaro* commencent peut-être à le comprendre. Il est tard.
Le *Figaro* a plusieurs fois changé de direction et d'orientation, en demeurant toutefois à l'intérieur de certaines limites qui lui valurent d'être surnommé par Charles Maurras « le journal maudit ». Aujourd'hui, menacé d'être supprimé ou confisqué, le *Figaro* proclame qu'il n'a jamais « cessé de défendre la liberté d'expression ». Certes : la liberté d'expression des communistes, c'est vrai. La nôtre, jamais encore.
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#### III
En 1944, il y eut un consensus allant de *L'Humanité* au *Figaro* pour interdire la parution de *L'Action française.* Ce consensus avec les communistes n'était pas un consensus honorable ; et ce n'était pas un consensus en faveur de la « liberté d'expression ». Je sais bien que Robert Hersant n'était pas encore directeur du *Figaro* à cette époque. Mais il en a reçu l'héritage sans y opérer la défalcation de ce passif-là ; il n'a pas évacué les habitudes, les mentalités, les complaisances qui réunissent dans une certaine mesure, au sein d'un même système, *L'Humanité* et le *Figaro.* Aujourd'hui encore, en effet, dans les multiples débats de journalistes à la radio et à la TV auxquels ils sont conviés, les journalistes du *Figaro* omettent de protester contre le fait qu'un seul quotidien parisien, PRÉSENT, n'y soit jamais invité : il subsiste en cela une complicité de fait allant du *Figaro* à *L'Humanité.*
La vérité est que, sous la IV^e^ et sous la V^e^ République, la « liberté d'expression » a toujours été une liberté restreinte à un cercle limité. Les communistes y ont en permanence droit de cité.
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Ceux que le parti communiste en déclare exclus ne peuvent y entrer, ou doivent en sortir : il les frappe d'ostracisme en les désignant comme fascistes, racistes ou intégristes ; bref comme d'extrême-droite. Le *Figaro,* avec Hersant comme avant Hersant, s'est vautré dans ce système, assuré que lui-même ne pourrait jamais être raisonnablement accusé d'appartenir à l'extrême-droite, d'être intégriste, raciste ou fasciste. Il n'avait pas compris que ces accusations assassines (d'autant plus assassines qu'elles ont eu longuement la complicité implicite ou l'aide explicite du *Figaro*) sont des accusations arbitraires. Pour les socialistes à la Mauroy-Defferre, l'extrême-droite commence au centre gauche. Pour le parti communiste, elle commence à Rocard et à Fiszbin. Ils frappent ainsi quand ils veulent, ceux qu'ils veulent. Ce système dont le *Figaro,* pour n'avoir aucun concurrent sur sa droite, a tellement profité sans le comprendre, se retourne maintenant contre lui.
Chercher un compromis ou une transaction, plaider non coupable, démontrer point par point que l'on n'est pas « raciste », ni « fasciste », que l'on n'est pas « intégriste », que l'on n'est pas du tout d' « extrême-droite » ne peut être d'aucun secours, puisque ces accusations sont dans leur origine très consciemment arbitraires. C'est le système du mensonge, c'est le même système révolutionnaire qui a condamné Maurras pour intelligences avec l'ennemi allemand, qui a condamné le maréchal Pétain et Louis XVI pour trahison, autant d'impossibilités absolues, d'imputations radicalement incroyables, mais efficacement meurtrières. C'est le système lui-même qu'il faut renverser, d'abord en le disqualifiant hardiment devant l'opinion publique. Ce sont ses critères menteurs qu'il faut abattre. C'est sa fausseté constitutive qu'il faut faire éclater. Non pas se défendre d'être raciste, fasciste, intégriste. Mais affirmer hautement ce qui est vrai : l'intégrisme, le fascisme, le racisme -- que l'on assimile plus ou moins sournoisement à l'hitlérisme -- quelle que soit l'idée que l'on s'en fasse et les crimes qu'on leur reproche, ne sont pas le plus grand mal ni le principal ennemi.
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Soljénitsyne a dit la parole de vérité qui peut délivrer le monde contemporain du sortilège révolutionnaire dont il est mentalement prisonnier depuis 1941 : -- *Le communisme est bien pire que l'hitlérisme et beaucoup plus dangereux que lui.* C'est pour détourner de l'apercevoir que le communisme organise la chasse à l'extrême-droite, fabriquant ainsi un croquemitaine, un ennemi principal et un plus grand danger qui ne soit pas lui-même. Il faut arrêter cette chasse à l'extrême-droite ; construire au contraire le front commun contre l'esclavagisme communiste. Sans cette révision, sans ce retournement, l'univers entier passera peu à peu sous le joug. Et prochainement la France.
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#### IV
Le jour de l'Ascension, le premier ministre Pierre Mauroy est allé officier, dans l'esprit de la liturgie maçonnique, à la Ligue de l'enseignement. Son fondateur Jean Macé assurait qu'elle est une « institution maçonnique » : elle est restée fidèle à son origine et à sa vocation. Se plaçant sous l'inspiration des « souvenirs qui sont ceux de la Ligue de l'enseignement », c'est-à-dire les souvenirs et l'inspiration de la franc-maçonnerie, le premier ministre Mauroy déclarait que « les troupes d'extrême-droite portent atteinte à la sécurité des personnes et des biens » et annonçait : « ils seront châtiés comme la République sait le faire pour ceux qui ne la respectent pas ».
Ceux qui « respectent la République » ou sont supposés tels, la République de Mauroy n'a pas l'intention de les châtier ni la force de les empêcher de nuire aux personnes et aux biens. Les tueurs du terrorisme international manipulé par le KGB, ou encore les commandos des milices communistes camouflés en syndicalistes CGT, la République de Mitterrand pense toujours qu'elle peut en avoir besoin : il faut ce qu'il faut, quand on est une oligarchie discréditée qui s'accroche au pouvoir.
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Une République qui prétend « châtier les groupes d'extrême-droite qui ne la respectent pas » n'est plus un État de droit. Ce n'est pas Hersant ni Chirac, Lecanuet ni Giscard, qui l'ont observé, ils ne pensent qu'à inventer de nouvelles grimaces pour se désolidariser eux-mêmes de l'extrême-droite, c'est Jean-Marie Le Pen qui l'a dit : dans nos lois, la responsabilité collective n'existe pas ; seuls peuvent être « châtiés » les individus qui ont personnellement commis une infraction, un délit ou un crime ; et le châtiment dépend non du pouvoir exécutif mais du pouvoir judiciaire. Toutefois le « châtiment » auquel pensait Mauroy n'était pas encore judiciaire. Au stade actuel du terrorisme d'État encore bénin, c'est la bastonnade.
Au mois de mai, les Français effarés ont commencé à découvrir le visage d'une nouvelle police en voie de constitution, la police socialo-communiste. Dans *Le Monde* du 6 mai, le gouvernement avait fait savoir : « *La consigne du ministère de l'intérieur est claire* *: en tout état de cause, la police ne frappe pas la première.* » C'était comme pour la dévaluation du franc afin de dissimuler qu'au même moment il donnait des ordres contraires. Car il faut bien qu'il y ait eu des ordres, à Paris et en province, pour que même les passants, même les touristes qui n'avaient évidemment frappé personne et n'y comprenaient rien soient roués de coups par la police. Et pour cette ignominie qui devient habituelle : des blessés déjà hors de combat, que l'on continue de frapper à terre. Non pas la force, non pas la violence : la cruauté. Sur le terrain, par un sauvage exercice, le gouvernement socialo-communiste forge une police de guerre civile et de révolution.
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Grande émotion : des journalistes de la TV avaient été matraqués par la police eux aussi. Les journalistes d'Antenne 2, ceux de TF 1 et la commission de la carte d'identité des journalistes professionnels ont dénoncé les « agressions délibérées de la part des forces de l'ordre » contre plusieurs journalistes qui pourtant étaient porteurs de brassards. Georges Filloud, « secrétaire d'État aux techniques de communication », en a été bouleversé à son tour au point d'envoyer à son collègue Joseph Franceschi, « secrétaire d'État chargé de la sécurité », une lettre demandant que soient renouvelées et respectées les mesures permettant d'identifier les journalistes au cours des manifestations : les identifier pour les épargner, eux du moins, dans le massacre général.
Le matraquage des « reporters-photographes et cameramen » de la télévision a ainsi provoqué les mouvements divers qui ont permis de faire connaître l'existence de brutalités policières trop nombreuses et trop méthodiques pour qu'elles puissent appartenir à cette catégorie d'accidents isolés que l'on nomme sans élégance excessive des « bavures ». Si des journalistes et leur « droit à l'information » n'avaient été en cause, ni la TV ni aucun ministre, semble-t-il, n'en auraient parlé.
Il arrive que les commissaires de police fassent entendre un point de vue plus raisonnable que leur ministre. Ils ont tenu à rappeler que, selon les articles 104 et 108 du Code pénal :
1° le commissaire de police, magistrat de l'ordre administratif et judiciaire, est seul compétent pour procéder aux sommations et décider de l'emploi de la force ;
2° si des violences sont commises à l'encontre des personnes et des biens, les forces de l'ordre ont le devoir d'intervenir sans obligation de sommation pour interpeller les auteurs des crimes ou délits et les déférer à la justice.
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Bien : voilà qui est net. Il en ressort que les agissements de la police montée sur moto ont été illégaux et scandaleux. Quand des manifestants aux mains nues s'enfuient à toutes jambes, il ne peut y avoir qu'une raison de lancer sur eux des poursuivants : c'est de les arrêter pour les présenter à la justice. Depuis le 6 mai au contraire la poursuite, jusqu'à l'intérieur des cafés, des magasins et des immeubles, est pour infliger aux poursuivis une bastonnade qui les laisse sur le carreau. Le « châtiment ».
Parlant le 18 mai à l'Assemblée nationale, le secrétaire d'État Franceschi n'a rien désavoué des violences qui chaque jour dans nos rues se commettent sous sa responsabilité et selon ses consignes. Il a bien déclaré « inadmissible que les journalistes professionnels soient frappés dans l'exercice de leur mission », mais il a aussitôt précisé que *les brassards arborés par les manifestants peuvent être confondus avec ceux des journalistes.* Voilà son explication, voilà sa justification. Elle mérite qu'on en pèse le sens ; qu'on en mesure la portée. Les journalistes ne commettent aucun délit, ils ne menacent personne ; et pourtant ils sont frappés quand leur brassard est confondu avec celui des manifestants. Ce qui implique que les forces de l'ordre avaient bien pour consigne d'assommer les manifestants en tant que tels. Le cas des journalistes fait la preuve : des personnes sans armes, sans attitude agressive, sans activité répréhensible, sont attaquées sans sommation par les policiers. Ils ont des ordres. On les exerce à la répression collective, à la violence aveugle, à la guerre de classe, à l'exécution sommaire.
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#### V
Personne ne peut exactement prévoir quelles accélérations ou quels ralentissements connaîtra, dans les prochains mois, le processus révolutionnaire. Le certain, c'est qu'il est engagé et qu'il sera poursuivi par l'obstination farouche, à peine cachée, du président Mitterrand.
Il est installé au pouvoir comme Allende ; et il en partira comme Allende : guère autrement.
Il l'a voulu. Il l'a dit. C'était en novembre 1971. Il venait de prendre la tête du néo-socialisme français ; il était le « premier secrétaire » du nouveau parti socialiste créé par lui au congrès d'Épinay. Il a fait alors un voyage au Chili d'Allende, en compagnie de Gaston Defferre, bien sûr, et de Claude Estier, naturellement. A son retour, il se déclare flatté que les Chiliens l'aient surnommé « *l'Allende français *»*,* et il nous prévient :
« *Le régime instauré au Chili constitue à mes yeux l'exemple le plus proche de ce qui pourrait être réalisé en France. *»
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C'est bien Mitterrand lui-même qui a employé le mot d' « exemple ». Son néo-socialisme s'est défini dès l'origine comme étant celui du modèle chilien. Et ce modèle consiste en un changement radical de régime social imposé par une minorité utilisant toutes les techniques tchékistes de l'agit-prop communiste. Prendre le pouvoir et s'y maintenir tout en étant minoritaire dans le pays est le chef-d'œuvre de savoir-faire démocratique par lequel Salvador Allende a fasciné Mitterrand. Il faut en effet s'en souvenir : Allende était devenu en 1970 président du Chili, légalement sans doute, par une bizarrerie de la Constitution chilienne, mais en demeurant nettement minoritaire dans le pays. Il avait obtenu seulement 36 % des suffrages exprimés, contre 64 % à ses adversaires de droite : une performance !
Ce que Mitterrand n'avait pas prévu en 1971, c'est que la tyrannie minoritaire d'Allende allait s'effondrer au bout de deux années devant l'insurrection nationale du Chili. Communistes et socialistes ont analysé longuement cet échec imprévu de leur « exemple chilien ». La conclusion de l'appareil soviétique a été énoncée en 1974 par Ponomarev :
« *Le rôle des mass-media dans les luttes sociales et politiques s'est accru à un point jamais vu dans les révolutions du passé. L'expérience chilienne montre que, pour assurer la victoire, il est essentiel de priver l'ennemi de classe de l'information de masse et des moyens de propagande.* »
Nous savons que Mitterrand est parvenu aux mêmes conclusions techniques : après les premières grandes nationalisations, Allende aurait dû achever la prise en main de tous les pouvoirs administratifs et informatifs. La poursuite de la socialisation économique provoquait de violents mécontentements ; il aurait fallu enlever d'abord à ces mécontentements les moyens de s'exprimer. C'est cette stratégie qui occupe les pensées les plus vigilantes et qui définit les volontés les plus tenaces du président Mitterrand.
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Il aurait préféré sans doute demeurer dans l'état de grâce d'une navigation majoritaire, fût-ce de justesse comme pour son élection. Mais il était paré d'avance pour un exercice minoritaire du pouvoir : c'est pour cela qu'il a embarqué les communistes dont il n'avait parlementairement aucun besoin.
Si vous voulez pressentir ce qui risque maintenant de se passer en France, relisez *La Révolution française* de Pierre Gaxotte. En y ajoutant seulement la présence, armé de pied en cap, du parti communiste, dont l'appareil est installé au cœur de l'État.
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#### VI
A-t-on bien compris ce que fut en 1971 le gouvernement de Salvador Allende ?
Il a été la première expérience d'un nouveau système de domination dans un pays catholique ; la première expérience d'un gouvernement conciliaire selon l'esprit œcuménique du concile Vatican II qui s'était terminé en 1965. C'était le gouvernement de la triple réconciliation : des communistes avec les francs-maçons, des francs-maçons avec les catholiques, des catholiques avec les communistes. L'intuition géniale de Vatican II a été d'apercevoir que la réhabilitation sournoise du modernisme (qui n'est en définitive que l'interprétation maçonnique du christianisme) serait sans profit temporel si catholiques et francs-maçons réconciliés ne se réconciliaient pas avec le communisme. Personne bien sûr n'a énoncé les choses aussi crûment : mais on les a faites aussi rondement. Et le *pluralisme* que l'on a vu surgir de toutes parts comme nouvelle table de la loi morale était sans le dire, mais en y veillant strictement, *le pluralisme des seuls réconciliés *;
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limité aux catholiques de gauche, aux groupes maçonniques, au parti communiste. On peut se reporter à la presse de l'époque : la franc-maçonnerie mondiale se penchait sur le berceau de l'expérience chilienne, banc d'essai des plus vastes desseins. Et c'est pourquoi Mitterrand y fut attentif dès le début.
Ce pluralisme tripartite est forcément minoritaire : simple observation marginale à l'intention des démocrates du genre naïf, ceux qui croient sincèrement que la démocratie c'est la majorité. La démocratie c'est le pouvoir des partis et de préférence, s'il y arrive, d'un seul parti. Quand une majorité cherche à s'exprimer en dehors des partis, elle est démocratiquement disqualifiée avec les anathèmes du moment, elle est dénoncée comme obscurantiste ou comme poujadiste, comme corporatiste ou comme raciste. Actuellement c'est la dénonciation pour racisme qui a le meilleur effet. La déontologie officielle de la TV française, énoncée sur TF 1, le samedi 30 avril, par un communiste, naturellement, c'est que *toutes les opinions sont libres et peuvent librement s'exprimer, toutes sauf une, le racisme*. Il était bien stipulé qu'il s'agit d'*opinions*, non pas d'actes ou de comportement. Je l'ai noté au vol et mentionné dans PRÉSENT du 2 mai, en remarquant qu'ainsi se trouvaient rectifiés les droits de l'homme démocratique et amputée la Constitution républicaine actuellement en vigueur. J'ajoutais que cette limitation arbitraire de la liberté d'expression était un abus mais non point une surprise. Partout où il le peut, le communisme fait exclure et mettre hors la loi (notamment sous l'accusation de « racisme ») les opinions qui lui sont contraires, principalement celles qui expriment des convictions religieuses et des sentiments nationaux. Et c'est la seule condition qu'il impose à sa réconciliation avec les maçonneries et les christianismes : qu'ils acceptent d'exclure de leur sein, et si possible de toute vie publique, ceux que le parti communiste frappe d'interdit.
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Francs-maçons et catholiques de gauche en plein délire pluraliste y sacrifient avec enthousiasme leurs adversaires de droite, sans s'aviser que le même couperet sera retourné contre eux, mais pas d'un coup : par tranches, selon la tactique progressive dite du salami.
Le président Mitterrand pense utiliser l'abominable savoir-faire du parti communiste pour neutraliser tout ce qui s'oppose à son pouvoir. Il croit qu'il restera le maître du jeu. Il se trompe. S'il ne finit pas plus ou moins comme Allende, il finira comme Benès.
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#### VII
J'aurais encore plusieurs choses à vous dire, amis de l'étranger. Je vous les dirai sans doute dans le cours normal de cette revue qui poursuit son second quart de siècle, ou dans notre jeune quotidien PRÉSENT. Mais ce n'est pas sûr.
Certes, PRÉSENT et ITINÉRAIRES sont moins immédiatement vulnérables que les mastodontes de presse : eux demeurent tributaires des avances bancaires, des indulgences fiscales, de la publicité commerciale, qui leur sont indispensables pour soutenir leur grand train, et qui sont dans la main du gouvernement. Il est raisonnable pourtant de vous dire, en ce milieu de l'année 1983, à cette extrémité occidentale d'une Europe menacée, que nous ne sommes pas hors d'atteinte, et que notre témoignage peut être interrompu d'un moment à l'autre, tout l'annonce, ce sont les « signes des temps ». Nous espérons bien que ce cours des choses menaçant sera renversé mais nous n'avons aucune assurance qu'il pourra l'être, et que notre finlandisation, notre socialisation, notre soviétisation ne se poursuivront pas jusqu'à leur terme qui ferait de nous une seconde Tchécoslovaquie.
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Alors je vous avertis tant que je puis le faire : ne croyez pas, ne croyez jamais que ce soit la France qui vous parle par sa classe politique, religieuse ou culturelle : c'est une nomenklatura qui domestique, défigure, écrase la nation française. Une nomenklatura moralement venue d'ailleurs ; ethniquement aussi, pour une part. Si nous n'arrivons pas à soulever la pierre du tombeau où elle nous tient oppressés, nous finirons par succomber tout à fait. La France sous eux est déjà méconnaissable. Ils vont la rendre inguérissable.
Ne vous laissez point tromper, le moment venu, par les successeurs du président Mitterrand. S'ils sont les communistes d'obédience soviétique, bien sûr vous ne vous y tromperez pas. Mais si, au nom d'une restauration des libertés, ils se disent des « libéraux », examinez bien, ce sera peut-être une simple impropriété de vocabulaire, peut-être au contraire la marque d'une malédiction qui continue. A ceci vous les reconnaîtrez en tout cas.
Si, comme le président Mitterrand et ses hommes, ils vous parlent du prestige mondial que vaut à la France le rayonnement des idées de 1789, vous saurez que le mensonge conserve son empire.
Car c'est au contraire, hélas, le prestige moral de la France qui a fait la diffusion mondiale des idées de 1789.
La France a été la première nation du monde : avant 1789. La langue française a été parlée partout dans le monde avant 1789. Ce ne sont point les terroristes et les tueurs, les Danton et les Marat, les Robespierre et les Fouquier-Tinville qui valurent à la France un prestige mondial. C'est la France de saint Louis et c'est la France de Louis XIV qui fut, moralement et politiquement, au premier rang.
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Depuis 1789, la France descend, courbée sous des lois de plus en plus contraires à son âme, la France descend même avec Napoléon Bonaparte, qui l'a finalement laissée plus petite et plus défaite qu'il ne l'avait trouvée.
La France s'est servie de son prestige de fille aînée de l'Église pour empoisonner le monde avec les idées de 1789, qui de surcroît n'étaient pas les siennes : ce n'étaient pas des idées catholiques. Avec ces idées de 1789, la France a empoisonné jusqu'à l'Église, gagnée la dernière mais gagnée à son tour. Ce sont, dans leur substance et dans leur origine, des idées juives, mais qui ne viennent pas de la Bible. Elles ne viennent pas de l'Ancien Testament. Elles viennent du refus de reconnaître la divinité de Jésus-Christ et l'authenticité de son Église. Parfois, comme leurs travestis sont subtils, vous auriez du mal à les reconnaître s'il n'y avait, justement, le test de 1789 :
-- le test de la déclaration des droits de l'homme invoquée à la place du décalogue ;
-- le test de 1789 représenté comme le début d'une ère nouvelle, à la place de la seule ère nouvelle à tout jamais dans l'histoire de l'humanité, celle qui achève son second millénaire et qui date nos millésimes, l'ère chrétienne.
Les marchands d'esclaves du monde moderne ont mille déguisements et mille ruses pour vous réduire en servitude. Mais ils ne pourront jamais taire leur obédience à l'égard de 1789. A ce signe de mort vous les reconnaîtrez.
Jean Madiran.
25:275
## CHRONIQUES
26:275
### L'imposture de Mitterrand
par Gustave Thibon
N'AYANT PAS COUTUME de perdre mon temps et d'user mes yeux à la lecture des ouvrages de propagande politique, c'est seulement aujourd'hui que je prends connaissance d'une phrase de M. Mitterrand qui sert de conclusion à un livre écrit avant son accession au pouvoir.
La voici dans toute sa saveur : « J'aurais voulu sécher les yeux de ceux qui n'en peuvent plus d'attendre et d'espérer. »
Qui parle ainsi ? Une mère consolant son enfant, un amoureux penché sur sa bien-aimée, un prédicateur annonçant la béatitude céleste ? Non, un homme politique à des électeurs potentiels.
Sous la plume d'un vieux routier de la démagogie électorale, ce langage messianique (on pense à tels mots de l'Écriture sainte honteusement démarqués : « Je vous enverrai le Consolateur... Je sécherai toutes les larmes de vos yeux, etc. »), pousse l'imposture jusqu'aux dernières limites du ridicule.
27:275
Où sont-ils, ceux qui n'en pouvaient plus d'attendre et d'espérer, ceux que l'alternance du pouvoir devait arracher au désespoir ?
J'admets volontiers qu'un homme d'État dont la sagesse et l'autorité mettent fin à une période particulièrement troublée de l'histoire -- par exemple à une guerre civile ou étrangère qui dévore le pays comme ce fut le cas pour un Auguste ou un Henri IV -- puisse en effet répondre à une immense espérance et sécher beaucoup de larmes.
Mais en étions-nous là en 1981 ? Le peuple français, dans son ensemble, était-il donc malheureux ou opprimé au point d'appeler de toutes ses larmes le Sauveur qui le tirerait de l'abîme ?
\*\*\*
Le dit Sauveur est venu. Quel miracle s'est-il produit ? Le chômage ? Il a augmenté. Le pouvoir d'achat des plus défavorisés ? Il s'effrite de jour en jour. La liberté ? A l'exception des délinquants, objets de toutes les indulgences, nous sommes de plus en plus brimés par des lois coercitives. Quant à la fraternité, nous dégustons à loisir les cendres du feu de paille du 10 mai...
Et pour compléter ce tableau, voici que le semeur de miracles, après avoir attisé les revendications les plus folles et promis de les satisfaire, nous invite, tel un prédicateur de Carême, à la résignation et au sacrifice. Plus avance le voyageur, plus s'éloigne le mirage : le bonheur est toujours pour demain...
\*\*\*
28:275
Nous cernons là l'essence de l'utopie socialiste : l'illusion, savamment entretenue dans les masses, que le pouvoir politique peut tout ou presque tout dans tous les domaines, et qu'il suffit de confier le gouvernail de l'État à des pilotes plus experts et surtout plus généreux (toujours l'appel au sentiment !) pour que le navire vogue sans dévier vers les îles bienheureuses. Votez pour moi et je ferai tout le reste !
Cette illusion -- à base de supercherie chez les meneurs -- n'est pas nouvelle. Frédéric Bastiat -- le grand économiste français trop oublié dans son propre pays et dont on vient de rééditer des extraits particulièrement savoureux ([^2]) -- la dénonçait déjà en 1849. Il résume ainsi le programme des socialistes de la Seconde République :
« Ces gens-là déclarent que l'État doit la subsistance, le bien-être, l'éducation à tous les citoyens ; qu'il doit être généreux, charitable, présent à tout, dévoué à tous ; que sa mission est d'allaiter l'enfance, d'instruire la jeunesse, d'assurer le travail aux forts, de donner des retraites aux faibles ; en un mot, qu'il a à intervenir directement pour soulager toutes les souffrances, satisfaire et prévenir tous les besoins, fournir des capitaux à toutes les entreprises, des lumières à toutes les intelligences, des baumes à toutes les plaies, des asiles à toutes les infortunes...
« Qui ne voudrait tout cela ? Qui ne serait heureux de voir l'État assumer sur lui toute peine, toute prévoyance, toute responsabilité, tout devoir, tout ce qu'une Providence, dont les desseins sont impénétrables, a mis de laborieux et de lourd à la charge de l'humanité, et réserver aux individus dont elle se compose le côté attrayant et facile, les satisfactions, les jouissances, la certitude, le repos, un présent toujours assuré, un avenir toujours riant, la fortune sans soins, la famille sans charges, le crédit sans garantie, l'existence sans efforts...
« Certes, nous voudrions tout cela si c'était possible. Mais est-ce possible ? Nous ne pouvons comprendre ce qu'on désigne par l'État... Qu'est-ce donc que cet État qui prend à sa charge toutes les vertus, tous les devoirs, toutes les responsabilités ? D'où tire-t-il ses ressources qu'on le provoque à épancher en bienfaits sur les individus ? N'est-ce pas de ces individus eux-mêmes ? Comment donc ces ressources peuvent-elles s'accroître en passant par les mains d'un intermédiaire parasite et dévorant ?
29:275
« N'est-il pas clair, au contraire, que ce rouage est de nature à absorber beaucoup de forces utiles et à réduire d'autant la part des travailleurs ? Ne voit-on pas aussi que ceux-ci y laisseront, avec une portion de leur bien-être, une portion de leur liberté ? »
Et Bastiat prévoit, avec la même lucidité, les conséquences ruineuses de cet idéal chimérique dès qu'il passe de la théorie dans les faits : « Les finances publiques ne tarderont pas d'arriver à un complet désarroi... Le peuple sera écrasé d'impôts, on fera emprunt sur emprunt ; après avoir épuisé le présent, on hypothéquera l'avenir... ».
Prophétie qui se réalise aujourd'hui avec une inflexible précision. Partout et toujours, l'hypertrophie de l'État a pour corollaire l'épuisement des forces vives de la nation. Encore quelques pas dans cette voie, et le socialisme qui promettait de sécher nos larmes ne nous laissera plus que les yeux pour pleurer...
Gustave Thibon.
30:275
### Un air irrespirable
par Louis Salleron
QUAND JE CHERCHE à définir la situation dans laquelle nous vivons, je ne trouve qu'une épithète : irrespirable. En un sens tout va aussi bien que possible. La caractéristique du désordre était naguère la grève. Qu'on se rappelle -- « on », c'est-à-dire les plus de cinquante ans -- l'arrivée du Front populaire en 1936, ce fut aussitôt la grève générale. Les chemins de fer marchaient (si l'on peut dire), mais toute la production était arrêtée. Non seulement la grève était générale mais les usines étaient occupées. L'atmosphère était curieusement joyeuse. Rien ne ressemblait moins à une révolution. La droite, ou plutôt l'extrême-droite corporatiste, voyait dans ce phénomène nouveau une sorte de manifestation corporative où se noyait la lutte des classes. Le difficile était d'en sortir. Maurice Thorez déclara : « Il faut savoir cesser une grève. » Le temps, galant homme, vint au secours des patrons et des ouvriers qui s'accordèrent sans grande difficulté sur une augmentation des salaires. Après cinq années de déflation et d'accroissement du pouvoir d'achat, la dévaluation et l'inflation satisfaisaient aux revendications ouvrières. Ce n'est qu'après Munich que les Français commencèrent à sentir la menace de la guerre. Mais Munich fut salué comme la chance de la paix. A son retour, Daladier reçut un accueil triomphal.
31:275
La situation est tout autre aujourd'hui, mais les illusions sont les mêmes. La menace soviétique est immense. Sur terre, sur mer et dans les airs la Russie possède un armement qui dépasse largement celui des États-Unis. On peut penser toutefois que la qualité américaine est supérieure, ce qui rendrait les forces en présence sensiblement égales...
Nous vivons donc dans la guerre froide de la dissuasion, autrement dit dans l'équilibre de la terreur. L'arme nucléaire ne servirait qu'une fois. C'est ce qui nous protège.
On ne sait donc plus si tout va très bien, ou tout très mal. Même chose dans la vie quotidienne. Rien de grave, mais la « petite délinquance » est reine. Ce qui était vol n'est plus qu'innocent chapardage. Les grandes surfaces sont faites pour tenter le client et les automobiles ne ferment toujours pas bien à clef.
Les statisticiens nous assurent que vols et agressions ne sont pas plus fréquents qu'autrefois. Mais les statistiques aussi sont sujettes à caution. Pendant six mois, avant la guerre, je faisais un journal qui ne me libérait qu'à une heure et demie du matin. Pour me débarrasser de l'odeur de l'imprimerie je rentrais à pied chez moi. C'était une promenade de trois quarts d'heure dont j'ai gardé le meilleur souvenir. Paris était vide. Ma seule difficulté était de me faire ouvrir la porte de l'immeuble où j'habitais. Le concierge avait le sommeil profond.
Je ne sors plus la nuit, ni même habituellement le jour. Je ne sais donc pas trop où l'on en est à ce point de vue. Mais il me semble que le sentiment de sécurité n'est plus le même. Certes ce n'est pas New York ou Chicago, mais ce n'est plus le Paris d'avant guerre.
Si l'atmosphère actuelle est irrespirable, c'est pour des raisons principalement politiques. Notre régime présidentiel en est la cause. En principe, il est excellent. Les Français étaient las des perpétuels changements de gouvernement. Maintenant nous avons un président de la République en place pour sept ans. Les élections municipales et plusieurs élections législatives partielles ont montré que le pays ne veut pas du socialisme. M. Mitterrand n'en a cure. Il ne cesse de répéter qu'il est là pour sept ans et l'Assemblée nationale pour cinq ans. L'opposition est dépourvue de tout moyen d'action, d'autant qu'elle est d'une mollesse extrême.
32:275
En fait, il y a trois oppositions.
La première est celle de « la base ». Elle est très nette mais sans voix.
La seconde est celle de ses représentants. Elle ne s'exprime qu'incidemment et sans grande conviction. La majorité la fait rentrer sous terre en lui disant qu'elle attente à la légitimité constitutionnelle.
La troisième est celle de ses leaders, principalement MM. Chirac et Giscard d'Estaing. Elle est plus molle encore, pour cette même raison constitutionnelle et parce qu'elle ne tient pas à assumer prématurément l'héritage socialiste. Elle préfère attendre le constat de faillite.
Ces petits jeux cependant ne plaisent guère aux Français. Eux ne voient qu'une chose : non seulement le socialisme ruine le pays mais il a introduit le communisme au gouvernement et celui-ci, par le truchement de la C.G.T., est en train de coloniser toutes les entreprises.
M. Mitterrand, qui n'a jamais été un doctrinaire, plane au-dessus de la mêlée. Diaboliquement habile, il se fait le champion de l'indépendance nationale aussi bien face à l'U.R.S.S. que face aux États-Unis, ce qui rassure à la fois la droite française et les gouvernements conservateurs de l'Alliance atlantique.
C'est l'ambiguïté de cette situation qui crée cette atmosphère irrespirable. A Williamsburg M. Mitterrand faisait cavalier seul. Finalement, M. Andropov ne sait plus s'il ne doit pas voir en M. Mitterrand un allié objectif.
Louis Salleron.
33:275
### Bernard Faÿ et la franc-maçonnerie
par Yves Daoudal
BERNARD FAŸ vient d'être nommé professeur au Collège de France lorsqu'il rédige *La Franc-Maçonnerie et la révolution intellectuelle au XVIII^e^ siècle.* Le livre est publié en 1935. Henry Coston le rééditera une première fois en 1961. Il s'agit aujourd'hui de sa seconde réédition. Elle s'imposait ([^3]). Car ce n'est pas seulement un livre intéressant. Ce n'est pas seulement un livre important. C'est un livre capital. Pour comprendre ce qui s'est passé dans les esprits au XVIII^e^ siècle, et comment les « élites » ont préparé une révolution qui devait les dévorer.
34:275
Pour savoir ce qu'était réellement la franc-maçonnerie au XVIII^e^ siècle, et ce qu'elle n'était pas. C'est un grand livre d'histoire des idées, un grand livre d'histoire tout court, et une leçon pour les historiens, par son refus de toute grille et de toute réduction idéologiques.
C'est aussi une grande leçon de style. Et le contraste est explosif entre d'une part, chez Bernard Faÿ, la fermeté de la pensée, la rigueur du raisonnement, la clarté solaire du style, la précision de l'exposé, et d'autre part le brouillard diffus de la nébuleuse des pseudo-philosophes, des pseudo-mystiques, des pseudo-historiens, aux idées aussi vagues et contradictoires que foisonnantes, qui peuplent ces pages si riches en curiosités de toute sorte. Et l'on se rend compte que pour aborder un tel sujet, cet esprit, doté d'une exceptionnelle faculté (française) d'analyse et de synthèse, formé par la discipline de la Tradition, était nécessaire. Entre cet esprit et l'étrange marécage intellectuel où il nous fraie un passage, le choc est rude. Et de ce choc naît l'étincelle, cette étincelle illuminatrice propre à tous les grands livres, qui donne l'impression au lecteur d'être intelligent. Ce choc n'est pas forcément perçu, car Bernard Faÿ ne fait pas le moindre étalage de ses immenses qualités intellectuelles et littéraires, qui restent aussi discrètes -- mais sont aussi efficaces -- qu'un révélateur photographique ou un catalyseur chimique. A travers cet invraisemblable magma théologico-politico-philosophique dans lequel baigne la haute société du XVIII^e^ siècle, Bernard Faÿ dénude des fils conducteurs, révèle des filiations, dégage des orientations... Et pour cela, il fait l'inventaire, à travers les hommes, de cette accumulation d'ambiguïtés, additionnées, multipliées, sur lesquelles la franc-maçonnerie a assis sa formidable puissance.
L'ambiguïté intellectuelle de la franc-maçonnerie se manifeste paradoxalement par des idées simples. Car des idées simples ne sont pas forcément des idées claires. « Elle préfère des idées simples, presque rudimentaires : liberté, égalité, fraternité, progrès, science, et elle ne raffine guère sur ces idées ; mais elle excelle à en faire un aliment social, à les répandre, à les transformer en certitudes, en habitudes. » Le principal assaisonnement de cet aliment, le sel de ces nouveaux apôtres, c'est l'optimisme, dont Bernard Faÿ nous dit que c'est « l'œuvre maçonnique la plus considérable, sans laquelle toutes les autres eussent été stériles ».
35:275
L'optimisme est en effet indissolublement lié à toutes les idées maçonniques, notamment à celles de progrès et de Fraternité. Le thème de la fraternité, de la camaraderie, de l'amitié maçonnique, est peut-être celui qui frappe le plus l'observateur. Et en effet, ce que cherche à faire la franc-maçonnerie du XVIII^e^ siècle, c'est « l'unité sentimentale de tous les hommes ». C'est-à-dire l'unité la plus factice, au plus bas niveau. Mais la seule immédiatement possible, la seule compatible avec « les idées », l'aveuglement et l'orgueil des uns et des autres. Au mépris de la vérité, évidemment, mais aussi des notions agitées comme des drapeaux qui ne savent pas faire autre chose que claquer au vent, au mépris même du sens des mots. La franc-maçonnerie découvrait et mettait en œuvre l'œcuménisme le plus large qu'on ait jamais vu. L'unité intellectuelle étant impossible, on se contentera d'une union sentimentale, autour de mots qui font vibrer les cœurs sans jamais avoir de signification précise. C'est la grande imposture intellectuelle de ce siècle, d'avoir appelé *Lumières* les idées les plus confuses, les notions les plus floues, les titillations les plus primaires d'un optimisme artificiellement forgé, qui dénotaient un obscurcissement de la conscience humaine encore jamais vu en pays de chrétienté.
Mais l'essentiel était d'effectuer le grand rassemblement fraternel permettant d'établir une société chaleureuse de tolérance et de liberté. Ce « grand dessein » avait de plus l'avantage de servir les ambitions de tout le monde. Les nobles voyaient dans la franc-maçonnerie le moyen de reconquérir leurs pouvoirs, tout en s'encanaillant avec la roture, les bourgeois y trouvaient un moyen d'ascension sociale et d'acquisition de titres ronflants. Les partisans d'une monarchie parlementaire voulaient s'en servir pour imposer leurs réformes, les républicains en faisaient un ferment de révolution. Les catholiques croyaient découvrir dans cette supra-Église le véritable sens de l'universalité de leur religion, les protestants éclatés en d'innombrables sectes y trouvaient l'unité tant convoitée et la Réforme enfin réalisée, les déistes inventaient une religion acceptable par tous et pompeusement considérée comme la religion des origines, les athées eux-mêmes pouvaient propager leurs thèses matérialistes à l'ombre d'un Grand Architecte de l'Univers qui n'en était pas à ça près.
36:275
Le développement de la franc-maçonnerie fut servi par la conjonction de la crise de l'autorité civile et de l'autorité religieuse. Aussitôt après sa naissance en Angleterre, les nobles qui la dirigeaient s'en servirent comme d'une force de complot permanent pour asseoir l'autorité quelque peu défaillante des rois hanovriens, pour rétablir l'ordre social et en finir avec les stuartistes (et les) catholiques. Ce qu'ils firent d'ailleurs. Sur le plan politique ils contrôlaient le Parlement, qui détenait le pouvoir, et sur le plan religieux, ils avaient achevé la Réforme en fédérant les sectes sous l'autorité de la Grande Loge de Londres. La franc-maçonnerie devenait rapidement la force de cohésion sociale et religieuse qui manquait et, ayant obtenu dès l'origine ce qu'elle voulait, allait devenir... la principale force conservatrice de la monarchie parlementaire anglaise (ce qui peut étonner les Français mais explique la brouille définitive entre la Grande Loge d'Angleterre et les deux grandes obédiences françaises ([^4])).
En France, la mort de Louis XIV avait été vécue dans la haute noblesse comme une véritable délivrance. Elle avait décidé de prendre sa revanche sur l'absolutisme monarchique. L'exemple anglais, la Régence, et même le règne de Louis XV et de Louis XVI allaient lui permettre d'établir un régime « éclairé ». Les querelles religieuses, le quiétisme, le jansénisme, et surtout le gallicanisme, allaient la servir. La bulle de Clément XII interdisant sous peine d'excommunication aux prêtres et aux fidèles de faire partie de la franc-maçonnerie ne fut pas enregistrée par le Parlement de Paris et ne fut donc jamais promulguée en France.
37:275
Quant au roi, il ne se préoccupait nullement de la franc-maçonnerie. (Il est même possible que Louis XVI qui soutenait la révolution américaine dirigée par les francs-maçons, se soit fait initier à la loge militaire de Versailles.) Malgré cette conjoncture favorable, les francs-maçons ne purent instaurer leur régime idéal. Ils n'avaient pas réussi à acquérir une influence aussi considérable que leurs frères anglais, et surtout, ils se heurtèrent à un peuple demeuré profondément catholique et traditionaliste. Par exemple, les prêtres francs-maçons croyaient que la constitution civile du clergé ne serait qu'une formalité. Or celle-ci rencontra une opposition farouche. Ils échouèrent dans leur révolution, mais les forces révolutionnaires qu'ils avaient cultivées et soulevées allaient agir sans eux, et la révolution se retourner contre eux. C'est ce que Bernard Faÿ appelle « le suicide maçonnique de la haute noblesse ». La franc-maçonnerie reconstituée après la Révolution avec la bénédiction de Napoléon n'aurait plus le même caractère. Écoutons Bernard Faÿ :
« La vitalité du catholicisme français, son refus de laisser toucher à ses dogmes et à sa hiérarchie, fut pour la maçonnerie la plus grande surprise des années 1790-1800 et explique pourquoi la maçonnerie de 1800 est anti-cléricale tandis que celle de 1790 était philosophe et tolérante. Les maçons de 1790 espéraient absorber l'Église et dissoudre le clergé. Les maçons de 1800, éclairés par les événements récents, acceptent désormais que l'Église ne saurait être transformée mais doit être détruite. Ils y mettent d'autant plus d'âpreté, d'amertume et d'animosité, qu'ils ont l'impression d'avoir été dupés. »
C'est là, pour la compréhension de l'histoire de France, une conclusion capitale, et trop rarement exprimée. Cela tient (et je me réfugie derrière Bernard Faÿ pour le dire) à ce que « les historiens non maçons sont en général guidés par un désir de dénoncer la maçonnerie qui les entraîne le plus souvent à transformer leurs ouvrages en plaidoyers virulents, ou en romans policiers ».
Ce ne sera pas la plus petite surprise, sans doute, pour le lecteur habitué à la dénonciation acharnée et parfois hystérique de multiples et obscurs « complots » maçonniques, de voir que Bernard Faÿ refuse de voir un quelconque complot dans la préparation de la révolution française :
38:275
« Il n'est point faux de dire qu'à ses débuts la franc-maçonnerie anglaise est un complot politique, au bénéfice des rois hanovriens d'Angleterre, mais ce n'est point là son aspect le plus important, ni celui qui doit avoir la plus grande influence sur le siècle. Le secret de sa réussite et de son influence ne saurait être percé que par une étude du rôle joué de 1717 à 1799 par la camaraderie maçonnique, par les complicités maçonniques et par les « carrières » maçonniques qui emplissent le XVIII^e^ siècle. » (C'est pourquoi le premier élément qui frappe l'observateur est cette fraternité, cette amitié dont les maçons parlent sans cesse.) Bernard Faÿ explique ailleurs : « La loge fonctionne surtout comme une sorte de chapelle dont la mission est d'entretenir l'esprit maçonnique ; en sorte qu'il est très rare de trouver dans l'activité d'une loge des traces positives d'une action politique. Pas plus que l'on ne pourrait trouver dans les registres d'une paroisse catholique les traces de l'influence politique, si considérable pourtant, exercée par le curé sur ses fidèles. Le travail politique se fait soit grâce à des sociétés connexes maçonnisantes, où la maçonnerie a la haute main, mais qui conservent leur autonomie administrative ; soit par l'activité de grands hommes, que la société soutient et défend sans qu'ils puissent la compromettre ; soit par le réseau infini de la camaraderie maçonnique. »
C'est pourquoi les personnages ont une telle importance dans le livre de Bernard Faÿ. Pour notre plaisir. Car en bon historien, Bernard Faÿ excelle aussi dans le portrait. Il commence par deux écrivains, oubliés aujourd'hui, mais qui ont créé le « ton » nouveau qui allait être celui de la haute noblesse du XVIII^e^ siècle.
Le comte Antoine Hamilton, Écossais et catholique, fidèle aux Stuart, passa la plus grande partie de sa vie en exil en France. C'est cependant à Londres qu'il fit la rencontre qui devait le rendre célèbre, celle du chevalier de Grammont, exilé de France « pour l'impertinence qu'il avait toujours mise à préférer les dames qui plaisaient le plus au roi son maître » (Louis XIV). Le « ton » que va créer Hamilton par ses *Mémoires du comte de Grammont* apparaît dans le récit d'un départ *cavalier* (dans les deux sens du mot) de Grammont de chez les Hamilton où il était précepteur.
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Deux des fils, dont Antoine, le poursuivirent, dans le but de venger l'affront par un duel. Lorsqu'ils l'eurent rejoint : « Holà, M. de Grammont, lui dirent-ils, n'avez-vous pas oublié quelque chose ? -- J'ai oublié d'épouser votre sœur, répondit Grammont. » C'est ainsi que la sœur d'Antoine Hamilton devint Madame de Grammont, et qu'Antoine lui-même devint « le compagnon inséparable du gascon hâbleur, joueur, médisant et gouailleur qui passait pour la plus mauvaise langue du royaume de France, qui faisait trembler tous les courtisans et enrager M. le duc de Saint-Simon, mais qui charmait le Roi par les moqueries impertinentes qu'il lui disait de tous ses serviteurs ». Entre 1715 et 1830 il y eut plus de cinquante éditions des *Mémoires de Grammont.* Ils étaient, selon l'expression de Chamfort, « le bréviaire de la jeune noblesse », qui n'allait pas chercher des idées, mais une sorte d'indépendance à l'égard de tout, une atmosphère de liberté désinvolte que la mort de Louis XIV permettait enfin. Sur le plan littéraire, Bernard Faÿ nous dit qu'Antoine Hamilton a forgé la langue et inventé le style dont Voltaire se servira, rompant la phrase oratoire et galante et ne se servant des procédés rhétoriques que pour souligner certains faits ou caractères.
Le second précurseur de la haute noblesse maçonnique est le comte de Boulainvilliers. Si Hamilton était un mondain frivole, Boulainvilliers vivait lui « au fond de son manoir de Saint-Saire parmi ses vassaux et ses fermiers, ses vaches et ses pourceaux, dans ce petit coin de pays humide et vert où il était seigneur de quatre villages ». Si Hamilton avait le style, Boulainvilliers avait les idées. Il était astrologue et avait bâti sur l'astrologie un système philosophico-politico-historique complet. Dans ce système, Dieu n'était guère plus que la notion de cause. C'est pourquoi Boulainvilliers appréciait Spinoza, mais considérait qu'il s'était arrêté en chemin. Ici se place un petit chef-d'œuvre d'ironie de Bernard Faÿ : « La supériorité intellectuelle de M. de Boulainvilliers sur Spinoza, -- qui ne saurait surprendre, car Spinoza était un Juif de la plus basse roture et M. de Boulainvilliers un authentique descendant des Francs conquérants -- lui permettait de développer un système qui jetait une lumière éclatante sur l'histoire du monde, mais plus particulièrement sur l'histoire de France et sur le problème du gouvernement de la France. »
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En bref, les astres avaient donné la Gaule et les Gaulois aux nobles Francs. Mais les rois de France, et spécialement Louis XIV, n'ont eu de cesse de contrarier cet ordonnancement voulu par les astres. Pour être fidèle au destin de la France tel qu'il est voulu par les astres, il faut rétablir ces parlements par lesquels la noblesse exercera sa souveraine autorité. Les écrits de Boulainvilliers, ou présentés comme tels, eurent une vogue extraordinaire pendant tout le XVIII^e^ siècle. En fait, son système astrologique était complètement oublié. On ne retenait que sa dénonciation des Bourbons, son appel au parlementarisme, son déisme anticlérical. C'est ainsi que la franc-maçonnerie « trouva le terrain préparé par M. de Boulainvilliers ».
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Il y eut un troisième précurseur de la maçonnerie. Celui-là était anglais, et était un authentique savant. Il s'agit d'Isaac Newton. Son prestige scientifique lui permit d'exercer une influence considérable sur le plan philosophique et religieux. « La théorie de Newton pouvait plaire aux chrétiens puisqu'elle rappelait aux hommes la présence d'une cause première et l'ordonnance merveilleuse de l'univers, elle devait charmer les savants toujours avides de remonter à l'origine des phénomènes, et elle avait un attrait puissant pour les déistes, hantés par l'astrologie et le paganisme, car cette pesanteur, cette attraction universelle des corps, à la fois matérielle, organisatrice et créatrice était l'idée même dont ils avaient besoin pour donner à leurs élucubrations et à leurs rêveries un contenu scientifique, un sens moderne et un ton à la mode. » Au point de vue religieux, Newton, protestant convaincu, qui avait écrit un commentaire de l'Apocalypse et des prophètes, était au centre du mouvement qui cherchait à établir, face à la corruption générale des mœurs et à l'éclatement infini des sectes, l'unité spirituelle que la Réforme n'avait pas réussi à établir.
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Et c'est bien dans cet esprit que son ami Désaguliers entreprit la fondation de la maçonnerie nouvelle. Jean-Théophile Désaguliers, pasteur protestant né à la Rochelle, mais qui, avec ses parents, émigra en Angleterre dès l'âge de deux ans (à la révocation de l'Édit de Nantes), occupait une place de premier plan dans l'Angleterre du début du XVIII^e^ siècle, où il était le grand vulgarisateur et metteur en scène des thèses de Newton. Voici le portrait peu avantageux qu'en fait Bernard Faÿ : « Il était gros et sa robe d'ecclésiastique le faisait paraître plus gros encore ; il avait un grand nez placé un peu de travers dans un visage où le menton et le front étaient faibles et fuyants, ce qui donnait à sa face un ovale arrondi dont on pouvait juger qu'il était fort laid ou bien formé, selon qu'on préférait les solides rectangulaires ou les sphères. Ses yeux à fleur de peau et humides comme ceux des myopes pouvaient évoquer la bonté, ou donner l'impression de la douleur selon les tendances de l'observateur et les circonstances du moment. Il n'avait rien d'un dandy, il n'avait rien d'un seigneur, mais au reste il ne passait pas inaperçu. »
Bernard Faÿ attribue à Désaguliers l'importance que d'autres attribuent au pasteur Anderson. Mais il est vraisemblable que Bernard Faÿ a raison, et que ceux-là sont abusés par le fait que les Constitutions maçonniques sont signées Anderson. Or ce pasteur était semble-t-il un personnage assez falot, alors qu'on retrouve dans « ses » *Constitutions* les idées de Désaguliers, qu'il avait développées dans des livres célèbres. La nouvelle maçonnerie s'était formée par la réunion de quatre loges londoniennes (car la maçonnerie traditionnelle, quoique en totale décadence, existait encore en Angleterre) en 1717. Le grand maître en est Désaguliers dès 1719. Et les « Constitutions d'Anderson » paraissent en 1723. Habilement elles reprennent les anciennes chartes maçonniques, mais en les altérant sur des points capitaux. Ainsi les anciennes « règles et préceptes » commençaient toujours par une invocation de la Sainte Trinité et de nombreux saints. Le premier commandement était « d'honorer Dieu dans sa sainte Église sans jamais se laisser aller à aucune hérésie, schisme ou erreur ». Dans les Constitutions d'Anderson, tout cela a disparu. Le nouveau franc-maçon n'est tenu d'appartenir qu'à « cette religion sur laquelle tous les hommes sont d'accord », étant libre par ailleurs d'adhérer ou non à toute religion ou secte de son choix. L'essentiel est que les francs-maçons soient « bons et véridiques, gens d'honneur et de probité ».
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Sur le plan politique, les anciennes constitutions exigeaient du maçon qu'il soit fidèle à son Roi ; et si l'un d'eux était convaincu de trahison, il devait aussitôt être expulsé et dénoncé. Au contraire, dans les Constitutions d'Anderson, si l'on ne doit pas soutenir le mutin dans sa « mutinerie », on « peut le prendre en pitié », mais il n'est pas question de le dénoncer, « on ne peut pas l'expulser de la loge et sa relation avec l'association demeure indéfectible ». La nouvelle maçonnerie se place au-dessus de l'Église et de l'État.
L'autre grande œuvre de Désaguliers sera d'introduire la haute noblesse dans la maçonnerie ainsi rénovée. C'était la seule façon de lui donner rapidement une importance de premier plan. Et cette considération passait avant toute autre. C'est ce qui explique comment ces huguenots moralistes mirent à leur tête des gens aussi dépravés qu'un duc de Wharton « deux fois duc et trois fois traître » ou un lord Byron surnommé partout « Byron le débauché ». Il fallait s'étendre à tout prix, et le fait est qu'ils y réussirent. La noblesse était déjà acquise aux idées nouvelles. La franc-maçonnerie prit un essor fulgurant en Angleterre.
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La France n'avait plus de loges maçonniques depuis la Renaissance, les nobles français trouvaient ridicules les rites abracadabrants des « frimaçons » et surtout ne voulaient pas déchoir en faisant partie d'une association où tout rappelait le travail manuel. Alors apparaît un autre personnage, dont l'importance sera considérable pour la maçonnerie française. Il s'agit du chevalier Ramsay. « Le chevalier Ramsay fut un noble écossais, qui ne vécut pas en Écosse et n'était point noble. Il fut un jacobite que protégea le roi Georges II, un catholique dont le cœur resta protestant et l'intelligence païenne, un maçon qui ne rêva que de christianisme, un apôtre de la vérité qui ne cessa de mentir jusqu'à son lit de mort. » Ramsay devint célèbre en France dans l'ombre de Fénelon et de Madame Guyon dont il s'était fait le disciple. Il comprit qu'il fallait à la noblesse française « une maçonnerie chevaleresque qui rejetât les mômeries corporatives », sous l'égide du roi de France et de l'Église catholique, et qui entreprendrait la grande croisade des « lumières ».
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C'est ce qu'il tenta d'expliquer au cardinal de Fleury et au jeune Louis XV, en 1737. Mais ni l'un ni l'autre ne comprirent rien à cette maçonnerie revenue d'Orient avec les croisés et occultée par les frustes maçons anglais... Ramsay « avait échoué dans son entreprise de fonder une franc-maçonnerie royale en France, mais il avait réussi à lancer l'idée d'une franc-maçonnerie chevaleresque ». L'idée prend corps rapidement, et peu à peu apparaissent les « hauts-grades » de la maçonnerie « écossaise », de plus en plus nombreux, de plus en plus compliqués, aux titres de plus en plus ronflants, qui laissent loin derrière eux les premiers grades roturiers d'apprenti et de compagnon. Et la haute noblesse française se jette à corps perdu dans une maçonnerie qui a définitivement oublié l'usage de la truelle mais regorge de poignards et d'épées. Entre 1771 et 1773 est créé l'organisme directeur des loges françaises, le Grand Orient, dont le grand-maître est Philippe d'Orléans, secondé par Anne-Charles de Montmorency. En 1774 est acceptée la franc-maçonnerie féminine. Elle sera dirigée par la duchesse de Bourbon (sœur du duc d'Orléans) puis par la princesse de Lamballe...
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Mais « le plus constant apôtre, le plus orthodoxe de tous les croyants que posséda la franc-maçonnerie du XVIII^e^ siècle », c'est Benjamin Franklin. Aussi celui-ci occupe-t-il une grande place dans la deuxième partie du livre de Bernard Faÿ, qui lui a consacré par ailleurs deux ouvrages entiers. Né à Boston, élevé « dans la haine du pape, la détestation des Bourbons, la vénération de la nouvelle dynastie anglaise et un culte pieux, sage et réservé du Tout-Puissant », Benjamin Franklin n'avait pas vingt ans quand il se rendit à Londres où il fréquenta les milieux déistes et matérialistes et s'exerça à l'immoralité à la mode. Il écrivit même le plus audacieux essai qui y ait jamais été publié, où il expliquait la non-existence des vices et des vertus, la sagesse étant la conformité aux instincts que l'on porte en soi, qui sont tous normaux puisque naturels. Cette vie-là ne dura pas deux ans. Ruiné sur le plan financier comme sur le plan de sa santé, il retourna en Amérique où une très grave maladie le conduisit à sa « conversion ».
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Curieuse conversion, à une religion qu'il s'était forgée, avec un dieu propre au système solaire qu'il convient seul d'adorer, l'Autre étant inaccessible, puisque parfait et infini, donc sans rapport possible avec ce néant qu'est l'homme. Quant à la vertu, elle consiste à se limiter aux « exercices agréables » et aux « plaisirs innocents ». Voilà qui nous ramène aux divagations maçonniques. Et justement, Franklin, pour se refaire une respectabilité sociale, était devenu franc-maçon. Initié en 1730, il est grand-maître de Pensylvanie en 1734. Il est grand-maître provincial en 1749. Il sera membre de la loge des Neuf-Sœurs, la plus importante de Paris, dont il sera deux fois vénérable, et membre ou vénérable d'honneur de plusieurs loges de province. En 1734, il publie l'édition américaine des *Constitutions* maçonniques. Il est à la fois directeur général délégué des postes anglaises en Amérique, représentant de plusieurs colonies auprès de la Couronne, et directeur-propriétaire de la *Gazette de Philadelphie, où* s'étale la propagande maçonnique comme dans les autres journaux qui lui sont liés. Il soutient systématiquement tous les prédicateurs les plus libéraux. Après qu'il ait fait bâtir une salle de conférences pour l'un d'eux qui est chassé de toutes les paroisses anglicanes et presbytériennes, celui-ci, un dénommé Whitfield, lui dit qu'il acquiert bien du mérite en travaillant ainsi pour le Seigneur. Et Franklin de lui rétorquer qu'il ne travaille pas pour le Seigneur mais pour Whitfield (c'est-à-dire pour tout ce qui peut affaiblir les Églises).
Franklin est surtout la cheville ouvrière de la révolution d'Amérique, et l'un des principaux artisans... de la révolution française. Bernard Faÿ s'attache à réfuter l'opinion selon laquelle la révolution américaine était « fatale ». Il explique que l'Amérique était très attachée à la dynastie hanovrienne, très férue de sa nationalité anglaise, qu'elle n'avait pas de « centre logique ou nécessaire » et que l'Angleterre était ce centre. Les treize petites colonies étaient séparées par des espaces considérables et n'avaient « ni le même gouvernement, ni le même genre d'administration, ni la même religion, ni les mêmes mœurs, ni les mêmes habitudes sociales ». De plus, « à l'état normal elles étaient brouillées les unes avec les autres ».
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Le premier à préconiser la fédération des colonies (contre les Indiens) fut... le premier grand-maître des colonies du Centre, Daniel Coke. Le premier à soumettre un plan de confédération fut Benjamin Franklin, alors député grand-maître (1752), et le journaliste le plus en vue du Nouveau Monde. C'est par le réseau des loges et des journaux que se fit l'unité -- maçonnique -- de l'Amérique. Le centre du mouvement révolutionnaire fut la loge de Saint-André, dirigée par un ami intime de Franklin. Et l'unité nationale se fit autour de George Washington, « le seul officier qui, grâce à ses relations maçonniques, eût une réputation nationale ».
Et Franklin arriva en France en 1777. Il venait chercher de l'aide. Seule la France pouvait tenir tête à l'Angleterre. Mais le roi et ses ministres, pour des raisons diverses, ne voulaient pas intervenir. Alors Franklin s'adressa... à la franc-maçonnerie. En 1779, il était vénérable de la loge des Neuf-Sœurs, le centre intellectuel de la maçonnerie française. On y rencontrait l'écrivain Chamfort, le peintre Vernet, le sculpteur Houdon, le président du Paty, Fallet, secrétaire de la *Gazette de France,* le financier Bailly, les savants Lacépède et Berthelot, le prince de Salm, le prince de Rohan, le duc de la Rochefoucauld d'Einville, le marquis de Condorcet, et des inconnus nommés Pétion, Brissot, Danton, Rabaut Saint-Étienne, Sieyès... « D'une façon systématique, soigneuse et audacieuse, il procéda au lancement de la révolution d'Amérique. » Franklin jouissait d'une invraisemblable popularité dans toute l'Europe. Il finit par gagner la confiance du ministre des affaires étrangères, le comte de Vergennes, qui créa pour lui un journal au titre sans équivoque : « Les affaires de l'Angleterre et de l'Amérique », et lui ouvrit les colonnes de la *Gazette de France* et du *Mercure de France.* Par la maçonnerie et le journalisme, il avait gagné la haute noblesse. L' « opinion publique » dès lors fut favorable à l'engagement de la France en Amérique. C'est ce qu'attendaient Vergennes et Louis XVI...
Comment Franklin eut-il une influence dans la préparation de la révolution française ? D'abord parce qu'il était le patriarche, accueilli dans toutes les loges et dans tous les salons comme l'oracle du siècle. Il n'avait pas seulement réussi à faire intervenir la France en Amérique, il avait réussi « à lancer par l'Europe l'idée, on aimerait mieux dire le mythe, de la révolution vertueuse ».
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Jusqu'alors les révolutions étaient apparues comme des crimes sociaux. Désormais on y verrait l'accomplissement d'une des plus hautes fonctions sociales. « La révolution contre la tyrannie est le plus sacré des devoirs », comme formule, date de la révolution française, comme sentiment date de la révolution américaine, et provient de la propagande franklinienne. Washington, le héros maçonnique qui se rebellait malgré lui, servait à prouver la sainteté de cette rébellion.
Il faut ajouter à cette analyse essentielle que Franklin arriva à Paris juste après la mort de Jean-Jacques Rousseau, « juste à point pour regrouper autour de lui les gens qui croyaient à la simplicité, aux bonnes mœurs, à l'onction et à la sentimentalité ». « Il succéda sans coup férir à Rousseau comme patriarche de la nature, mais il était plus souple, plus sage et plus subtil que Rousseau et il prépara par son action la réconciliation solennelle entre disciples de la Nature et dis-ciples de la Raison. » Et l'on vit Franklin et Voltaire s'embrasser à l'Académie des sciences...
Il y eut aussi l'affaire de la Société de Cincinnatus. Les anciens officiers de la guerre d'Indépendance avaient fondé sous ce nom une société d'entraide qui visait à créer aux États-Unis une noblesse *héréditaire* et militaire. Aussitôt Franklin fit écrire par Mirabeau (qui sortait de prison) les *Considérations sur l'ordre de Cincinnatus,* qui firent scandale en France. « C'était la première attaque directe, publique et avouée, contre le principe de l'hérédité, base même du gouvernement français, fondement de son ordre social, et cette attaque était signée d'un nom illustre, d'un nom noble. » Mais, pourra-t-on objecter, ce pamphlet n'était pas directement destiné à la France ? Si, et c'est pourquoi il était signé d'un nom français. Devant le tollé maçonnique, la Société de Cincinnatus avait retiré le caractère héréditaire de ses statuts avant la parution du livre inspiré et en partie rédigé par Franklin...
On peut se demander si Franklin eut réellement l'importance que lui donne Bernard Faÿ. L'auteur est un spécialiste de l'histoire des États-Unis, n'a-t-il pas exagéré le rôle du « héros » qui l'a si longtemps occupé ? Il est difficile de ne pas se poser la question, mais je n'ai aucun argument à lui opposer.
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D'autant que la précision historique de Bernard Faÿ est en tous points remarquable : sur le plan de l'histoire de la franc-maçonnerie, il va toujours plus loin que les historiens maçons sans jamais se trouver en contradiction avec eux... ce qui doit en étonner plus d'un.
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Ce que je reprocherais plutôt à Bernard Faÿ, c'est de considérer les rites maçonniques comme ridicules, « dépourvus de bon sens et d'intérêt ». C'est d'ailleurs une opinion assez commune chez les anti-maçons. Mais correspond-elle à la réalité ? Il ne faut pas oublier que les maçons du XVIII^e^ siècle édifiaient ce qui était pour eux une supra-Église, c'est-à-dire une *contre-Église.* Que cette Église devait avoir des rites, et que ces rites ne pouvaient pas (ne serait-ce que par le caractère diabolique de l'entreprise) être insignifiants. En ce qui concerne les deux grades d'apprenti et de compagnon, c'est-à-dire la franc-maçonnerie qui avait encore un lien (intellectuel) avec la maçonnerie opérative, la question ne devrait même pas pouvoir se poser. Considérer que la maçonnerie ancienne « n'était qu'un syndicat professionnel doublé d'une confrérie » me paraît un peu court. Le symbolisme de la taille des pierres et de la construction des édifices est l'un des plus beaux qui soient. On le trouve d'ailleurs à peu près intégralement dans la liturgie de la Dédicace et dans les commentaires des Pères de l'Église. Il avait servi à des générations de maçons à s'élever par leur métier à une connaissance supérieure des mystères que peu de corporations pouvaient offrir. En ce qui concerne les « hauts grades », la question est beaucoup plus complexe. Si la franc-maçonnerie a trafiqué les grades « inférieurs », la maçonnerie « écossaise » se caractérise par un fatras inextricable, dont il est sûr dès le premier regard que les « degrés » soi-disant hiérarchisés ne sont en aucune manière ceux d'une échelle. Il y a là des grades de diverses origines. Certains se veulent des super-grades de la maçonnerie à symbolisme maçonnique. D'autres sont des grades « chevaleresques », qui évoquent les ordres de chevalerie ou même des ordres religieux ayant réellement existé.
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D'autres sont d'abord des titres ronflants qui permettaient à n'importe quel petit marquis de se retrouver, dans la loge, Grand Pontife, Souverain Prince Rose-Croix, Prince de Jérusalem, Sublime Prince du Royal Secret ou Souverain Grand Inspecteur Général...
Cependant, quand on fouille dans ce magma, on y découvre des éléments symboliques qui n'ont manifestement pas été inventés par les dilettantes de la haute société du XVIII^e^ siècle. Il est vraisemblable, entre autres, que certains hauts grades proviennent réellement, par fragments triturés ou dénaturés, d'ordres de chevalerie authentiques. (On y trouve aussi d'importants éléments alchimiques.)
Or *le maniement des symboles n'est jamais neutre.* Les Pères appelaient *sacramenta* tous les symboles sacrés. Ils y incluaient ce que nous appelons aujourd'hui sacrements. S'il était nécessaire de définir les sept sacrements et leur spécificité par rapport aux autres *sacramenta,* il me semble que la scolastique s'est trop désintéressée de ceux-ci. Les symboles sacrés contiennent en eux-mêmes une parcelle du Mystère, et même coupés de leur centre légitime, ils continuent par là-même à agir, et pas seulement psychologiquement. Je comprends que mon propos puisse surprendre. Mais êtes-vous sûr qu'un bouddhiste ne puisse pas chasser les démons avec de l'eau bénite ? Pensez-vous qu'un athée qui chante du grégorien en sachant ce qu'il fait puisse ne pas élever son âme ? Si l'on considère le développement spectaculaire de la franc-maçonnerie, et l'influence considérable qu'elle a exercé et exerce toujours, ne serait-ce pas parce qu'elle utilise des rites et des symboles, non seulement dénaturés et remaniés, mais *détournés* et *retournés contre* leur origine ? Je préfère en rester à ces quelques questions. Mais si l'on voit la franc-maçonnerie comme une *contre-Église,* il est légitime de se demander si les rites maçonniques ne sont que des mascarades. D'autant que les rites originels étaient de plain-pied *dans* la Tradition catholique.
Un point de détail. Puisque Bernard Faÿ était catholique, je me permettrai de contester l'emploi qu'il fait du mot *mystique.* Newton, Franklin, des mystiques ? Non, certes, au sens catholique de ce mot, qu'il faudrait garder pur de toute compromission, et n'appliquer qu'aux saints. A moins de préciser, comme le fait l'auteur à un endroit, qu'il s'agit d' « avidité mystique mal dirigée ».
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Mieux vaut employer, comme il le fait ailleurs, le mot *religiosité.* Ces faux mystiques sont des témoins éclatants de cette révolution intellectuelle dont Bernard Faÿ a fait le titre de son livre. Et certes la franc-maçonnerie a organisé une subversion qui jusqu'alors n'existait pas *socialement.* Cependant, toutes les idées étaient déjà là. Et si l'on se place sur le plan strictement intellectuel, il faut faire remonter la révolution bien au-delà du XVIII^e^ siècle. Ce n'est pas pour rien que la franc-maçonnerie est créée par des pasteurs protestants marginaux, et qu'elle véhicule un humanisme de bas étage. Elle est l'héritière de la Réforme (elle ne s'en cache pas) et de la Renaissance. C'est l'humanisme du XVI^e^ siècle qui fut la véritable, la grande révolution intellectuelle, la cassure entre un monde qui voulait devenir profane et une Église obligée de durcir ses formulations et ses rites pour qu'ils puissent survivre dans la tourmente qui s'annonçait. Les effets de la cassure spirituelle de la fin du Moyen Age ne se firent sentir que progressivement, car il fallait descendre du plan intellectuel au plan de l'organisation sociale et politique, ce qui prit tout de même trois siècles.
Ces quelques considérations ne visent évidemment en rien à diminuer ni l'importance de l'influence maçonnique au XVIII^e^ siècle, ni l'intérêt de ce livre exceptionnel, indispensable à quiconque veut *connaître* et *comprendre* cette période cruciale de l'histoire de France, mais au contraire à montrer qu'il est un aliment pour la réflexion personnelle du lecteur. Malgré sa brièveté (un peu plus de deux cents pages) due à une très riche concision, c'est un vrai grand livre.
Yves Daoudal.
*La Franc-Maçonnerie et la révolution intellectuelle du XVIII^e^ siècle,* par Bernard Faÿ, Publications Henry Coston, BP 92-18, 75862 Paris Cedex 18. Dépôt central La Librairie française, 27, rue de l'Abbé Grégoire, 75006 Paris.
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### Pages de journal
par Alexis Curvers
ON NOUS DIT que « famine et tensions sociales se multiplient en Afrique », et que ce sont là des « conséquences de la sécheresse ». Mais on ne rappelle jamais que la sécheresse est une conséquence de la décolonisation.
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Interrogé par *Télémoustique* (13 janvier 83) à propos du *Montage,* Vladimir Volkoff déclare : « Si le monde du renseignement m'intéresse, la politique ne m'intéresse pas du tout. Pour moi, la politique s'est terminée en 1793, un peu plus tard en Russie, et depuis qu'elle est aux mains des politiciens elle ne m'intéresse plus du tout. »
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Autrement dit, c'est le pouvoir de droit divin, ou admis comme tel, qui seul donne à la politique son sérieux, son poids, son centre de gravité. Une fois ce pouvoir aboli, elle n'est plus qu'une imitation, un faux semblant, un jeu d'adresse et de hasard, une comédie d'ailleurs souvent sanglante.
Comme c'est vrai. En Belgique par exemple, quand le roi Léopold fut forcé d'abdiquer devant l'émeute, un des rares hommes sages que comptait encore le pays annonça que celui-ci vivrait désormais « dans un château de cartes ». Il n'a pas fallu trente ans pour que ce château achevât de s'écrouler sur nos têtes.
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A propos des accords que les Anglo-Saxons négociaient avec les Russes pendant la guerre, Churchill disait dans l'intimité « Quand nous parlons de sauvegarder la démocratie, nous faisons semblant de croire que nous parlons de la même chose. » Alors qu'on voit généralement dans l'hypocrisie l'opposé du cynisme, il se vantait de pratiquer en virtuose le cynisme de l'hypocrisie. Ce héros, ce foudre de guerre, ce lutteur indomptable, qui avait tenu tête à Hitler par tous les moyens, n'avait pas devant Staline le courage des mots.
Cet aimable jeu de société eut pour effet de livrer à l'esclavage communiste la moitié de l'Europe, de l'Asie puis de l'Afrique, en attendant le reste.
Roosevelt avait peut-être l'excuse de la bêtise, à supposer que c'en soit une. Churchill, de son propre aveu, savait très bien ce qu'il faisait.
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Les deux compères ont fait école. Leurs successeurs ont appris d'eux à conclure pacte sur pacte sous couleur d'assurer la liberté des peuples, les droits de l'homme, le désarmement, la détente, le développement, *et caetera,* en ne se cachant même plus de faire le contraire de ce qu'ils disent.
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Antiracisme raciste. -- Qu'un gouvernement occidental expulse un immigré, toute la grande presse crie au scandale et au racisme.
Mais que le Nigeria, qui s'était déjà rendu impunément célèbre par l'extermination des Ibos, expulse *manu militari* les Ghanéens par dizaines de milliers, la presse veut bien verser un pleur sur le sort des malheureuses victimes de cette mesure, mais n'a pas un mot de blâme pour les autorités qui l'ont prise. Cet exemple entre mille de discrimination prouve une fois de plus que nos apôtres de l'antiracisme exigent de l'Occident le respect d'une morale dont ils affranchissent les peuples non européens. C'est donc qu'ils tiennent ceux-ci pour des peuples inférieurs, envers qui l'indulgence résulte du mépris. Nos antiracistes sont racistes.
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Madiran ferait-il école ? ([^5]) Les Presses Universitaires de France, peu suspectes de tendances « fascistes », publient un livre du Dr Louis Cador : *Étudiant ou apprenti. Des effets comparés de deux régimes de formation...* (avec une préface de Guy Vermeil). Dans son catalogue de novembre-décembre 82, l'éditeur annonce l'ouvrage et le résume en ces termes :
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« Pendant toute sa scolarité, Louis Cador consacre ses vacances à travailler dans l'exploitation agricole et la petite entreprise de construction mécanique familiales. Il fait ainsi l'expérience comparative de la formation par apprentissage traditionnel et de la formation scolaire. Au cours d'une enquête systématique qu'il consacre plus tard à cette comparaison, à l'occasion de sa thèse de doctorat en médecine, il constate que des praticiens adonnés à des activités aussi différentes que celles du paysan, de l'ingénieur, du charpentier ou du médecin adoptent à la longue des démarches intellectuelles étonnamment parentes pour exercer leur métier propre et observe, en même temps, que la gymnastique scolaire n'entraîne nullement à ces démarches, mais peut tout au contraire en compromettre l'apprentissage à l'âge favorable.
« Dégageant ses conclusions à la manière d'un diagnostic clinique, le Dr Louis Cador ne met en doute ni l'intérêt ni l'efficacité du traitement scolaire. Mais il refuse d'y voir une panacée. C'est peut-être aujourd'hui faire figure d'hérétique. »
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Dans son numéro du 25 mai, l'hebdomadaire satirique belge *Pan* commente la « réhabilitation » de Galilée récemment annoncée par le pape :
« *De là à déduire que ce sont les juges de l'Inquisition et les Écritures qui se sont trompés, il n'y a qu'un pas. Nous ne le franchirons pas, mais la trop grande indulgence du pape ne risque-t-elle pas de nuire à la crédibilité de l'Église* *? Nous ne serions pas étonnés si, un de ces jours, on rappelait tout bonnement au Paradis des gens comme Luther, Calvin, sans compter les hérétiques comme les Ariens, les Cathares, les Turlupins, les Bogomiles et autres Patarins* »*, etc.*
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« *L'indulgence, c'est très beau mais, si cela continue, on en arrivera à ouvrir les bras à Mgr Lefebvre. Ce serait un comble* ! »
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La gauche a bien des choses à reprocher à la droite, et la droite à la gauche. Leurs griefs réciproques sont également injustes et fondés. Elles gagneraient à entreprendre de concert une critique de la nature humaine, qui est la même chez l'une et l'autre. Cette critique serait seule pertinente. Il est vrai qu'elle est déjà faite, et n'a jamais servi à rien. Quand Molière joue *l'Avare,* tout le monde applaudit. Mais une fois le rideau baissé, a-t-on vu un homme riche se priver librement d'une fraction de son or, et un homme pauvre s'efforcer de mériter la part qu'il estime lui en revenir ? Ce beau miracle ne serait affaire ni de politique ni de culture, mais uniquement de morale et de religion. Sans conversion des cœurs et sans une grâce du ciel, le pauvre n'aspire qu'à prendre la place du riche, et le riche qu'à n'en rien céder.
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Il n'est homme ni parti ni régime détenant quelque pouvoir, qui, à moins d'une vertu rarissime et proprement surnaturelle, ne trouve aussitôt le moyen et des raisons d'en abuser. Or, dès qu'il y a possibilité d'abus, on peut être sûr qu'abus il y aura. Aucun règlement politique, aucune disposition constitutionnelle n'ont jamais prévalu contre cette loi de nature. Tant l'ordre établi que l'ordre à établir offrent des tentations trop fortes pour que l'homme y résiste, et des occasions trop belles pour ne pas faire de larrons.
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Août 1981. -- Un homme élève sept moutons dans un champ de la banlieue liégeoise. Vient à passer par là un chien en liberté, une jeune femelle de berger allemand, si jeune qu'elle n'a pas encore complètement perdu sa bourre de chiot. L'éleveur de moutons appelle ses deux fils à la rescousse, et tous trois, armés de plus de gourdins qu'il n'en serait besoin pour mettre le chien en fuite, le frappent sauvagement à coups redoublés.
Un voisin, témoin du massacre qui dure plusieurs minutes, fait appel aux gendarmes, lesquels trouvent le chien agonisant dans une mare de sang. Un vétérinaire diagnostique une fracture du crâne et d'innombrables fractures aux quatre membres. Tout cela a pris un certain temps, avant qu'une miséricordieuse euthanasie délivre enfin l'animal du malheur d'exister en cet horrible monde des hommes.
Le journal *La Meuse* (19 août 81) relate ce fait divers en bonne place, avec le commentaire approprié. Ce journal a d'ailleurs, entre autres mérites, celui de manifester en toute occasion et d'inspirer a ses lecteurs une sollicitude active à l'égard des animaux en détresse. Mais, dans le cas présent, il ne peut tout dire, parce que les deux charmants garçons qui ont prêté main forte ne sont âgés que d'environ quinze ans. Leur minorité d'âge les protège des rigueurs de la loi, de cette même loi qui cependant leur promet pour bientôt le droit de vote. En attendant, ils jouissent (ainsi que par conséquent leur père) du privilège de l'anonymat ; et l'assurance de l'impunité leur laisse toute liberté de pousser plus avant l'expérimentation des plaisirs du sadisme. On sait seulement que cette belle famille est « d'origine italienne » (je l'écris à regret), et le nom du lieu qui fut le théâtre de son exploit. Les voisins seuls sont avertis.
La Société protectrice des animaux va-t-elle intervenir ? Pour le chien, il est de toute façon trop tard. Mais resterait peut-être à s'inquiéter du sort des sept moutons livrés aux soins de pareils éleveurs.
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Que dis-je ? L'avenir des enfants élevés eux-mêmes à pareille école ne requerrait-il pas avec plus d'urgence encore l'attention de quelqu'une de ces œuvres d'assistance sociale ou d'éducation post-scolaire dont on parle tant ?
Je me fais semblable question à propos des insoutenables histoires d'enfants martyrs que racontent parfois les journaux. On s'indigne, on a le cœur brisé. Heureusement, des témoins ont osé rompre enfin la complicité du silence, la justice est en marche, l'enfant martyr est soustrait aux sévices des parents monstrueux, on le confie à l'hôpital ou à l'Assistance. Mais ensuite qu'advient-il de lui ? Et aussi qu'advient-il des autres, de ses frères et sœurs qui, pour n'être pas réputés martyrs, n'en demeurent pas moins au pouvoir des bourreaux ? Ne viennent au jour que par hasard un petit nombre des crimes qui ensanglantent continuellement la terre, et de chacun d'eux une seule de ses innombrables victimes.
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On a dit que les grands n'ont point d'âme et que le peuple n'a guère d'esprit. Il serait téméraire d'en conclure que les grands aient de l'esprit, et le peuple, de l'âme. Le peu d'âme et d'esprit qui se rencontrent dans le monde se trouve également réparti de l'un et de : l'autre côté, mais partout à l'état d'exception fragmentaire, surprenante et miraculeuse.
D'ailleurs, loin de s'y tromper, le peuple n'admire et n'envie chez les grands que le profit que tirent ceux-ci de l'esprit qu'on leur prête.
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#### *Pour un lexique*
FASCISME. -- Nom d'un parti politique italien qui s'empara du pouvoir dans les années 20, et fut légalement dissous en 1945. Depuis, le sens du mot a pris une extension telle que Mme Françoise Giroud n'étonne plus personne quand, en janvier 1983, dans un journal belge, elle définit le fascisme comme étant « le mal absolu ».
Force est d'en conclure que le communisme, qui fait ses preuves depuis 1917 et dont la puissance va croissant dans le monde entier, n'est qu'un mal relatif. Mais à mesure qu'il progresse, tout ce qui tant soit peu s'y oppose est de plus en plus sévèrement taxé de fascisme. Or le contraire du « mal absolu » a nécessairement quelque chose de bon. Donc le communisme est un bien au moins relatif, en attendant qu'il devienne le bien absolu, comme il l'est déjà et comme cela se voit dans les heureux pays où il a remporté la victoire.
Cette définition du fascisme, donnée par Mme Françoise Giroud, s'éclaire d'un contexte qui mérite qu'on le cite : « Le fascisme est toujours prêt à reparaître, dit-elle. C'est pour moi le mal absolu... Il faut toujours être sur la brèche. »
Comme il est impossible d'être sur deux brèches à la fois, on comprend que l'antifascisme interminablement vigilant continue à scruter l'horizon avec autant de patience que le héros du *Désert des Tartares,* tandis qu'il ne voit rien de l'assaut qui se prépare au pied du rempart auquel il tourne le dos, et où déjà le Cheval de Troie est bel et bien entré sans coup férir.
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Il est vrai que Mme Giroud n'est ni la première ni la seule à se tromper de brèche, ou à se trouver d'une brèche en retard. Cette erreur est vieille comme le monde M. J. P. Vernier le dit fort bien dans *Rivarol* de ce 28 janvier :
« Hitler est devenu un fantôme à faire peur aux petits enfants (on s'y emploie dans les écoles), et ce n'est pas un bon signe pour nous, car ce genre de mythologie n'est pas propice à la lucidité. Hitler joue dans la mythologie occidentale le même rôle que jadis le Roi de Perse dans Athènes, à l'heure où Philippe de Macédoine se préparait à envahir la Grèce. Démosthène avait beau dire que le danger était la phalange macédonienne, tous les imbéciles (et quelques stipendiés) allaient répétant que le méchant Roi de Perse était bien plus à craindre. »
Démosthène fut inécouté. Il l'est toujours.
Les Athéniens vont répétant que le Roi de Perse est « le mal absolu », quand il est mort depuis longtemps jusqu'à ce qu'ils se réveillent, un beau matin, sujets du Macédonien bien vivant.
#### *Célébrer 1789*
Jean Madiran (*Présent*, 21 mai) déplore avec raison la mollesse de ces partis d'opposition qu'on dit être « de droite » ; il y voit « une faiblesse de caractère jointe à une anémie de l'intelligence », et rappelle très pertinemment qu' « on n'a pas à craindre les critiques de la gauche quand on rejette ses critères de jugement ».
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Mais justement cette prétendue opposition accepte, embrasse et même revendique de tout cœur les critères de jugement qui sont ceux de la gauche au pouvoir. C'est ainsi qu'elle ergote non pas sur le projet, mais uniquement sur les modalités de la grandissime exposition universelle que le gouvernement organise d'ores et déjà pour 1989 : répartition des frais entre l'État, la région et la ville de Paris, échéances financières, plans et schémas directeurs, procédures d'expropriation, occupation des sols, aménagement des sites, permis de construire et démolition ultérieure des constructions temporaires, fixation des garanties, partage des compétences et du gâteau électoral, voilà les seuls sujets dont on dispute. J'en relève l'énumération dans un article du *Figaro* (21-22 mai 83) qui a pour titre « *Expo 89 une loi qui ignore les vrais problèmes *». On se demande si les discutailleurs de cette loi ne les ignorent pas davantage encore, et n'ignorent pas surtout le problème essentiel.
Il est évident que s'il y avait au Parlement une véritable droite, elle refuserait de seulement envisager le principe même de cette exposition, destinée à célébrer par une sorte d'apothéose le deuxième centenaire de la prise de la Bastille et le commencement des horreurs qui en ont résulté.
Mais il est vrai que, d'accommodements en compromissions, nos gens de droite ne font que suivre l'exemple de leurs prédécesseurs de 1789, lesquels s'étaient laissé tourner, par le bel esprit du temps, la tête qu'on leur coupa ensuite sur l'échafaud. Jamais commémoration, tant à droite qu'à gauche, n'aura été plus complètement ni plus dignement fêtée que celle qui se prépare de commun accord.
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Même observation sur une autre page du même *Figaro,* tout entière surmontée d'un grand titre : *L'école libre face au défi socialiste.* Il s'agissait d'annoncer le congrès des parents d'élèves de l'enseignement libre (850.000 familles françaises), qui s'est tenu à Bayonne les 22 et 23 mai. Les parents catholiques que le congrès aura déçus, voire étonnés, n'auraient eu qu'à lire les trois articles qui occupent cette page du *Figaro* pour savoir à quoi ils devaient s'attendre. Il y est très peu question de catholicisme, encore moins de doctrine, de pédagogie ou de principes religieux. Le nom de Dieu n'apparaît qu'une seule fois, et c'est ô surprise ! dans le seul des trois textes qui soit signé d'un ecclésiastique : Mgr Honoré, archevêque de Tours, président de la commission épiscopale du monde scolaire et universitaire.
Encore cet évêque ne parle-t-il de Dieu que négativement, dans une phrase entre guillemets résumant, selon lui, « l'idéologie » issue de Rousseau, selon laquelle l'enfant « n'appartient à personne, ni aux parents, ni à l'Église, ni à l'État, ni même à Dieu ». Cela ne l'empêche pas de reconnaître à Rousseau « le mérite d'avoir appris à regarder l'enfant avec des yeux neufs », ni de louer « la justesse d'une telle intuition », bien qu'elle soit « obérée par d'autres considérations qui tiennent autant à l'esprit de système qu'à l'utopie ».
Mais sur ces « autres considérations » dont Rousseau a contaminé sa doctrine, l'évêque ne se prononce pas clairement, ni surtout pas avec l'autorité qu'on serait en droit d'espérer de lui : son texte se présente au demeurant comme un simple « point de vue »... Pour les trois quarts, c'est un exposé des idées de l'Émile, et plutôt favorable.
Les réserves ne viennent qu'à la fin, étrangement faiblardes par rapport à la situation actuelle (c'est-à-dire pour répondre au « défi socialiste ») : « La revendication des droits de l'enfant masque, sous une apparente logique de liberté et d'éducation sans contrainte, la volonté de soustraire l'enfant à toute autorité, et surtout à celle des parents qui sont les premiers concernés. »
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Voilà qui est notoirement faux. La revendication socialiste ne masque nullement la volonté de soustraire l'enfant à toute autorité : elle manifeste au contraire la volonté bien arrêtée de le soumettre à la seule autorité de l'État, pourvu que l'État soit socialiste.
Mgr Honoré a beau conclure ensuite : « Les chemins de liberté ne sont pas ceux qu'on veut nous faire prendre. » Resterait à définir ces vrais « chemins de liberté » dont l'enseignement catholique n'ose déjà plus dire qu'ils sont tracés par Dieu.
Sans qu'on sache où ils mènent, ces vagues « chemins de liberté » reviennent d'ailleurs comme un leitmotiv dans toute la page du *Figaro*, comme ils ont servi de thème au congrès de Bayonne. Le comité organisateur a-t-il oublié que ces mots ont déjà fourni le titre d'un récent et monumental ouvrage pseudo-historique, exaltation dithyrambique de la Révolution et haineuse caricature de toute la tradition religieuse ? « Les chemins de la liberté » : ce sera précisément aussi l'enseigne de l'exposition de 1989.
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#### *Akarpôs kathéôs*
Les commentateurs d'*Œdipe-Roi* s'accordent communément à traduire par *maladie, épidémie* ou *peste* le mal mystérieux que Sophocle évoque sous le nom de *loimos* au début de la tragédie, et que le chœur dépeint à mots couverts quand il lamente le sort des enfants thébains, gisants et abandonnés sur le sol.
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Dans un ouvrage de haut savoir, *Stérilités mystérieuses et naissances maléfiques dans l'antiquité classique* (Liège-Paris, 1938), Marie Delcourt montre fort bien que le *loimos* est tout autre chose qu'une maladie infantile contagieuse. Il frappe en effet non seulement les enfants des hommes, mais égaiement les rejetons des animaux et des plantes ; et les nouveau-nés qui jonchent la terre de Thèbes ne sont pas des enfants déjà morts, ce sont des enfants *exposés,* à qui leurs parents et la cité refusent le droit et presque toute chance de vivre. Pourquoi ? Parce qu'ils sont nés difformes, anormaux, ou marqués de quelque irrégularité inquiétante. Celles des femmes qui ne deviennent pas stériles n'enfantent plus que des monstres. Et ce maléfice, qui vicie les sources mêmes de la génération, s'étend à toutes les espèces vivantes.
Il s'agit donc d'un véritable fléau, d'origine et de nature inconnues, sauf à y voir l'effet d'une malédiction divine dont la cause reste à découvrir. Œdipe la découvrira en apprenant qu'il fut lui-même l'auteur involontaire des crimes dont Thèbes entière se trouve souillée. Il s'en punira le premier, car la colère des dieux ne se peut apaiser, ni le fléau se conjurer, que par une expiation proportionnée à la souillure.
Mais avant d'en arriver là, alors que, ne soupçonnant rien encore de son passé réel, il cherche de bonne foi la vérité qui le confondra, il déclare mener son enquête pour le salut « *du pays qui périt, privé de fruits, privé des dieux* »* :* ainsi traduit Marie Delcourt, et je ne vois aucun moyen de mieux rendre ce vers 254, peut-être le plus admirable d'*Œdipe-Roi,* sans doute aussi le plus intraduisible, en tout cas que notre époque aurait le plus sujet de méditer.
Relisons mot à mot. Œdipe donc adjure les Thébains de lui venir en aide pour le bien *gês* (littéralement : de la terre) *ôd'ephtharmenês* (ainsi détruite, ou corrompue, en état de décomposition avancée) *akarpôs kathéôs* (par manque de fécondité heureuse et par absence des dieux).
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Le trait de génie est dans ces deux derniers adverbes, si étroitement accolés par la crase (*kathéôs* pour *kai athéôs*) qu'ils forment à eux deux quasi un seul mot composé, pur atticisme en grec, barbarisme impossible en français : *infertilement-athéistement.*
Formule d'autant plus saisissante qu'insolite, où l'alliance des mots exprime avec force la connexion des idées. La violation des lois naturelles (bien qu'Œdipe les ait enfreintes sans le savoir) crie vengeance au ciel, et la justice du ciel aggrave la dégradation de la vie terrestre. Par les deux voies ensemble, dont le principe et le terme sont d'ailleurs communs, l'œuvre du Créateur va dégénérant, dès là que les créatures ont contrevenu à ses volontés.
En revanche, « l'auteur du bel *Hymne homérique à la Terre* dit que c'est grâce à *Gê *» (la Terre, autrement dit la loi naturelle, puissance bienfaisante à condition de n'être pas irritée) « que les hommes sont *eupaides te kai eukarpoi *» (comblés de beaux enfants et de bons fruits) : antithèse exacte de la catastrophe biologique dont est victime la Thèbes d'Œdipe. Mais Œdipe sait, de plus, que l'infécondité de la terre va de pair avec l'impiété des hommes.
*Akarpôs kathéôs !* Voilà qui définit et résume des plus pertinemment le double facteur de la crise dont gémit à son tour la prétendue civilisation moderne. D'une part, contraception, avortement, drogues, enfances livrées aux hasards de la rue, dissolution de la famille, inséminations artificielles, fabrication de monstres en laboratoire, extermination des espèces animales, pollution de la nature, déboisement, « faim dans le monde », etc. ; d'autre part, athéisme, irréligion, blasphème, sacrilège, « mort de Dieu », etc.
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Les agents de perdition dans l'un et l'autre genre sont intimement liés et sévissent de concert. Nous sommes victimes du même fléau que les Thébains, et pour les mêmes raisons.
Ces raisons, quel Œdipe se lèvera, parmi nous et en nous, avec assez d'abnégation pour s'en inculper, et d'autorité pour nous en instruire ?
Alexis Curvers.
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### Les messagers du Ciel
par Michel de Saint Pierre
SOLJÉNITSYNE, prophète en notre temps, reproche à l'Occident d'abandonner le Christ et la Croix : « *On s'est définitivement libéré,* nous dit-il, *de l'héritage des siècles chrétiens, avec leurs immenses réserves de sacrifice et de pitié. *» Il dit encore : « *On nous enlève ce que nous possédons de plus précieux : notre vie intérieure. *» Et sa sentence ne fait pas de jaloux : à l'est, c'est «* la foire du Parti *» qui foule aux pieds cette vie intérieure. A l'ouest, c'est « *la foire du Commerce *»*.*
Mais Dieu, comme le disait Péguy, n'est pas disposé à tout accepter. Aussi bien, le Ciel se manifeste à la terre avec une étonnante insistance -- pour nous appeler à la prière, pour magnifier l'Eucharistie, pour proférer les vérités de la foi et pour nous mettre en garde, inlassablement, avec la brutalité de l'amour, contre le péché du monde. Davantage : Dieu se choisit çà et là, à travers l'espace et le temps, des âmes qui consentent à s'immoler pour nous -- des êtres d'exception à travers lesquels le message passe avec des clartés et des évidences aveuglantes -- ceux que l'on peut appeler *les transparents du Christ.*
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Et certes nous ne pouvons pas dire que nous n'ayons pas été avertis ; que notre attention n'ait pas été violemment attirée ; que Dieu et la Vierge, que le Christ et sa Mère soient restés muets !
Parmi les témoins qu'ils nous ont délégués, parmi ces âmes dont je parlais et qui ont fait l'objet d'une élection particulière, comment ne pas citer Thérèse Neumann, le Padre Pio, Marthe Robin ?
Comment ne pas remarquer qu'ils ont honoré notre temps, puisqu'ils comptent -- indéniablement -- parmi les plus hautes figures de l'histoire mystique ?
Et je ne suis pas en train de vous faire de l'archéologie religieuse : Thérèse Neumann est morte le 18 septembre 1962 -- le Padre Pio, le 23 septembre 1968 -- et Marthe Robin, le 6 février 1981.
Hier...
#### Thérèse Neumann
Je n'insisterai pas longuement sur la biographie de Thérèse Neumann -- encore qu'elle soit étrange et passionnante.
Pendant les vingt premières années de sa vie, du 8 avril 1898, date de sa naissance à Konnersreuth, en Allemagne, un vendredi saint, au 10 mars 1918, Thérèse, issue d'une lignée paysanne solide, elle-même en pleine santé, a vécu la vie d'une fille de ferme extrêmement active et gaie, dont on remarquait déjà la piété intense. Thérèse pleurait au récit de la Passion -- et, dans son désir de communier, elle s'agenouillait souvent le plus près possible du tabernacle : il advint alors plusieurs fois qu'une hostie vînt d'elle-même sur ses lèvres, transformant sa communion spirituelle en communion sacramentelle. Le témoin de ces faits prodigieux, le curé Naber, qui était et devait rester jusqu'à la fin son confesseur et directeur, voulut d'abord garder le silence.
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Dès cette époque, Thérèse Neumann fut honorée de visions « *A ma première communion,* devait-elle déclarer plus tard sous serment, *je ne voyais pas l'hostie ni le prêtre, mais l'Enfant-Jésus dans l'état de gloire...* »
Selon les témoins, Thérèse vaquait toujours aux travaux campagnards, faisant preuve d'une résistance peu commune « Elle labourait, hersait, semait, fauchait, fanait, bottelait, piochait aussi bien qu'un homme solide. »
Et les quelques loisirs qui lui restaient, elle les employait à la culture des fleurs dont elle aimera toujours s'entourer, ainsi qu'à quelques lectures : les ouvrages de saint François de Sales -- et surtout, l'*Histoire d'une âme,* autobiographie de la petite sœur Thérèse de Lisieux.
Ainsi, « vivant dans un état de perfection avancée et d'oraison perpétuelle », Thérèse songeait à se vouer à la vie religieuse -- et normalement, elle eût dû se fondre comme tant d'autres, priant et contemplant, dans l'ombre d'un couvent.
Mais Dieu avait choisi cette pauvre. Et voici qu'à la suite de chutes et d'accidents successifs, la santé de Thérèse s'altère brusquement : elle se démet d'abord la colonne vertébrale, avec étranglement d'un cordon nerveux, affection extrêmement douloureuse ; puis, à la suite de traumatismes crâniens, elle devient aveugle ; puis encore, elle subit d'épouvantables crampes -- lesquelles contractent ses muscles d'une manière effrayante, serrant ses mâchoires à en briser les dents. Peu à peu, les membres de Thérèse se déforment : elle ne peut plus bouger sa jambe gauche qui se tord et se replie, le pied fixé sous la cuisse droite. Irritations de l'estomac, enflure du cou, et ce pus nauséabond qui s'écoule de ses oreilles. Non seulement elle ne distingue même plus la lumière du jour, totalement aveugle, mais par périodes, elle est sourde et muette. C'est alors que des symptômes de paralysie apparaissent pendant l'hiver de 1919, et que les membres inférieurs de la jeune fille deviennent insensibles.
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Ne pouvant plus changer de position, elle subit de profondes escarres avec plaies purulentes dans le dos et au pied gauche dont les os finissent par se montrer à nu. Soignée bizarrement par son père avec de la graisse de poulet dont on enduit ses plaies, Thérèse éprouve les premières atteintes de la gangrène et l'on envisage l'amputation du pied. Selon le mot de l'un de ses biographes, Ennemond Boniface, Thérèse Neumann « n'est plus qu'une misérable chair puante sur un grabat ». C'est le moment choisi par Dieu pour intervenir d'une manière spectaculaire, retentissante, en bafouant la science et en jetant un défi aux médecins stupéfaits. Tout d'abord, un beau jour d'avril 1923, aveugle depuis plus de quatre ans, Thérèse aperçoit soudainement ses propres mains. Se tournant, elle voit alors nettement une image suspendue au-dessus de son lit. *Elle voit !* Et c'est là liesse, non seulement dans la maison Neumann, mais chez tous les habitants de Konnersreuth. La plaie gangrenée guérira de même, instantanément et spontanément -- et ce sera le cas des lésions vertébrales, de la paralysie et des plaies suppurantes du dos. Enfin, une appendicite purulente aiguë, ainsi qu'une pneumonie double, sont vaincues à leur tour, d'une manière rigoureusement inexplicable, après que Thérèse Neumann ait invoqué Thérèse de Lisieux, la petite carmélite française morte en odeur de sainteté ([^6]).
Cet ensemble impressionnant amènera de nombreux savants -- et notamment le docteur Gerlich -- à professer ouvertement « la conviction que le cas de Thérèse Neumann, dans sa totalité, n'est pas naturellement explicable ».
Et Thérèse Neumann sait remercier le Ciel, en particulier Thérèse de Lisieux dont elle possède une relique, et dont elle a entendu la voix. Car la petite sœur Thérèse lui a dit après l'une de ses guérisons miraculeuses : « *Lève-toi et va à l'église, mais tout de suite, tout de suite, afin de remercier le Seigneur ! *» L'apparition céleste a précisé : « *Tu auras encore beaucoup à souffrir, mais tu ne dois pas t'en effrayer, non plus que des souffrances intérieures. C'est à cette condition seulement que tu peux coopérer au salut des âmes. *»
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Thérèse de Lisieux n'a pas oublié, d'autre part, d'expliquer à Thérèse Neumann l'une des raisons majeures de ses guérisons spectaculaires, opérées en présence d'indiscutables témoins : « Afin que le monde reconnaisse qu'il y a une puissance supérieure... »
Donc, à partir de la fin de l'année 1926, Thérèse Neumann est miraculeusement guérie -- et jamais ses maux ne reviendront.
Mais, selon l'annonce de la parole céleste, elle continuera de souffrir. Et ses charismes ne cesseront pas, pendant les trente-six ans qui lui restent à vivre, d'émerveiller les témoins, de confondre les sceptiques, de piquer la grossière indifférence humaine -- et de combler ceux qui ont besoin de voir pour croire.
Car les événements merveilleux continueront jusqu'au bout d'essaimer autour de Thérèse. Tout ce qui la touche est proprement extraordinaire.
Thérèse Neumann a vécu *sans manger ni boire* pendant au moins trente-six ans, n'absorbant pas la moindre nourriture solide, à l'exception d'un huitième d'hostie chaque jour. Elle n'a pas avalé une goutte de liquide pendant trente-cinq ans : corps glorieux. Cet ensemble de faits a été observé par des centaines de témoins, par des dizaines de médecins -- et l'on a poussé le scrupule scientifique jusqu'à instituer une garde permanente de jour et de nuit, à certaine époque, pour éliminer toute supercherie possible.
De même, l'absence presque totale de sommeil de Thérèse Neumann, jointe à sa prodigieuse activité (travaux divers, réception des pèlerins, courrier, voyages fréquents), si elle ne constitue pas un miracle, reste une énigme.
La stigmatisée de Konnersreuth disposait, en outre, du pouvoir de bilocation. Autrement dit, elle pouvait se trouver visiblement dans deux endroits à la fois. C'est ainsi qu'un jour, en pleine campagne, avant le passage d'un convoi, Thérèse se manifesta à l'un des ouvriers de la région de Konnersreuth qui, chômeur et découragé, avait résolu de se suicider en se jetant sous un train. Le suicide fut évité de justesse. Et Thérèse était vue, au même instant, dans un autre lieu.
Sa connaissance des cœurs était prodigieuse : pendant l'une de ses extases, elle s'arracha à sa vision pour désigner un homme qui avait été admis, parmi beaucoup d'autres, en sa présence :
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-- *Il y a ici quelqu'un qui ne croit pas !* s'écria-t-elle.
De fait, il s'agissait d'un sceptique qui avait voulu simplement se livrer à une passagère et désinvolte curiosité.
Thérèse, par un autre don transcendant, a vu ou entendu bien des fois ce qu'il lui était matériellement impossible de voir et d'entendre. Par exemple, elle recevait la grâce d'assister à la sainte messe dans une église où elle n'était pas corporellement présente -- se trouvant alors capable de décrire l'église en question, de déplorer que les fleurs y fussent fanées, de critiquer l'attitude peu recueillie des enfants, etc.
Au cours d'une extase, des témoins ont pu observer que Thérèse, pendant un moment, s'élevait de quinze à vingt centimètres au-dessus du sol...
Bien souvent, la stigmatisée de Konnersreuth assuma les souffrances des autres : délivrant un séminariste d'une affection très grave de la gorge qu'elle subit à sa place, effectivement, pendant un certain temps -- ou se substituant à un enfant qui venait d'être piqué par des abeilles et dont le corps enflé redevint normal pendant que celui de Thérèse subissait l'enflure douloureuse des piqûres.
L'Eucharistie fut l'occasion d'autres faits extraordinaires. Thérèse Neumann avait conscience que la communion était non seulement sa nourriture spirituelle, mais aussi la source unique de sa vie physique. Ennemond Boniface nous dit à ce sujet : « Lorsque la parcelle de pain azyme reçue par Thérèse Neumann, la veille, avait été digérée avant que fût venu, pour elle, le moment de communier à nouveau, les forces de la stigmatisée défaillaient rapidement. L'aspect de son visage ne tardait pas, lui aussi, à changer. Ses yeux se cernaient, ses joues se creusaient, ses couleurs disparaissaient, son regard s'éteignait, elle s'effondrait. Il fallait alors que le prêtre, alerté par l'entourage, vint la communier à nouveau. Mais si ce secours faisait défaut ou tardait trop, alors une hostie consacrée venait, spontanément, d'un ciboire proche, dans la bouche de Thérèse, qui entrait instantanément en extase et retrouvait, du même coup, ses forces et son aspect habituel. »
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Et tout cela, tous ces prodiges, ces miracles, d'innombrables témoins ont pu les observer pendant plus de quarante ans.
Comme ils ont pu voir -- et même, pour certains, toucher -- les fameux stigmates de Thérèse Neumann.
Le premier stigmate visible fut reçu par elle un vendredi de Carême 1926. Les autres lui vinrent peu après successivement : en sorte que depuis l'année 1929, Thérèse portait le stigmate du cœur, ceux des mains et des pieds sur les faces internes et externes, ceux de la couronne d'épines et ceux de la flagellation. A l'état constant, ces douloureux témoignages de l'élection divine accompagnaient Thérèse, et ajoutaient ainsi à la Passion du Christ, selon l'immortelle parole de saint Paul.
Et ces marques sacrées, combien de témoins, combien de médecins d'abord sceptiques, parfois gouailleurs, ont pu les examiner à loisir !
Mais au-delà de tout cela, *il y avait l'extase de Thérèse,* lorsqu'elle vivait et souffrait la Passion du Christ, le vendredi. Je ne puis résister à mon désir de citer des extraits de l'admirable récit qu'Ennemond Boniface, quatre fois témoin de cette scène indépassable, a écrit dans l'un de ses livres :
« Thérèse est méconnaissable ! Son visage si doux, si calme, si régulier est, aujourd'hui, bouleversé, creusé, ravagé -- très pénible à voir, les contractions de ses traits tirés, expriment à la fois la souffrance physique la plus aiguë et une compassion déchirante.
« Deux lourds ruisseaux de sang, de la largeur même des yeux, descendent des paupières closes, le long des joues livides et contournent le menton, où ils se divisent en plusieurs filets. En s'approchant de ces deux inoubliables rubans, qui barrent tragiquement le visage parcheminé, on s'aperçoit qu'ils sont formés d'une épaisse couche de sang, déjà coagulé, qu'un peu de sang frais humecte sans cesse et rend brillante. Les bandes, plus minces du menton sont plus nettement rouges et, parfois quand elle tourne la tête, un léger filet pourpre s'écarte un peu du torrent sombre vers l'oreille.
« Malgré les épais tampons de gaze placés sur le stigmate du cœur, la camisole, du côté gauche, montre une large tache rouge, cernée de rose.
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« Les stigmates des mains, étendues en avant et ouvertes, sont très visibles.
« Sur les faces dorsales, ils apparaissent un peu en relief, comme une sorte de croûte brune, d'aspect brillant, ce qui leur donne l'air de resplendir.
« La bouche contractée, s'ouvre fréquemment et les lèvres, arrondies, semblent proférer un oh ! douloureux, mais qu'on n'entend pas, et puis se serrent, comme pour retenir un sanglot.
« Le haut du corps dressé, tiré en avant, avec ses bras étendus, n'est pas immobile, figé, comme une statue, dans une pose unique.
« Il se tourne à droite et à gauche, happé par la vision, ou se penche plus ou moins en avant, en arrière ou de côté, suivant la direction du visage, mais toujours dans une attitude esthétique, sans jamais un mouvement brusque, sans rien de crispé ni de convulsé.
« Les traits, terriblement angoissés, sont également mobiles et changent sans cesse d'expression.
« On sent que l'extatique suit le spectacle, qui se déroule sous ses yeux, avec une attention d'une telle intensité que chaque geste de Jésus, chaque coup qu'il reçoit, chaque injure qui Lui est adressée lui causent, à elle, une réaction immédiate, qui se lit sur sa figure.
« Elle voit et elle entend les personnages qui s'agitent devant elle, ainsi que je l'ai dit, non comme les images animées et sonores d'un cinéma parlant, mais vivants, *dans leur réalité matérielle et plastique véritable,* authentique, en chair et en os, exactement comme on voit, à l'état de veille, les êtres qu'on regarde.
« C'est Simon de Cyrène qui aide, maintenant, le Sauveur à porter sa Croix (ou plutôt les poutres liées ensemble et qui, d'après les révélations de la visionnaire, ne seront assemblées qu'au dernier moment, en forme d'Y, sur le lieu même du supplice). Elle s'indigne de la mauvaise volonté, qu'il montre au début, et de la gaucherie qu'il apporte, dans son aide contrainte, et qui cause, à un certain moment, la seconde chute de Jésus.
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« Les expressions anxieuses de son visage bouleversé sont si intenses qu'elles restent gravées dans ma mémoire. Par instants, ses sourcils contractés se relèvent vers le milieu, tandis que la bouche s'entrouvre, que les épaules se soulèvent et que la tête se renverse, puis, de nouveau horizontaux, ils se haussent, cependant que les paupières restent closes, et elle agite alors doucement la tête de droite à gauche, comme si elle ne pouvait plus contempler le spectacle qui la torture.
« A certains moments, elle ouvre, avec peine, ses paupières lourdement engluées de sang et il est encore plus étrange de la voir continuer à contempler sa vision avec ses grands yeux ouverts, totalement insensible à ce qui l'entoure.
« Puis, brusquement elle retombe sur ses oreillers sanglants, les traits immédiatement relâchés, la vision est finie. C'est une pause, un temps de repos.
« Mais la détente ne dure pas. Toujours étendue sur ses oreillers, elle recommence à souffrir et gémit péniblement. Elle a alors conscience de sa propre douleur physique, sans cependant se rendre aucunement compte de la réalité. C'est ainsi, par exemple, qu'elle porte sans cesse les mains à sa tête et cherche à arracher les épines, qu'elle y sent enfoncées. Elle étouffe, respire profondément et, repoussant un peu la couverture qui, lui semble-t-il, l'oppresse, découvre plus largement sa camisole maculée et rougie.
« On se rend compte alors de la quantité considérable de sang qui s'est échappé du stigmate de son côté.
« Elle est, pendant ces détentes, dans un état intermédiaire entre l'extase et la vie normale, où, tout absorbée encore par sa vision et en restant la proie, elle répond, néanmoins, aux questions qu'on lui pose, mais sans savoir où elle est et avec le raisonnement d'un enfant, qui peut tout juste répéter ce qu'il a vu ou entendu. »
Et la Passion du Seigneur se poursuit, subie, ressentie par sa servante Thérèse -- qui l'aura vécue sept cents fois dans le cours de sa vie -- sans que jamais on ait pu relever la moindre contradiction entre ce qu'elle rapportait d'une fois à l'autre. Chose étrange, lorsqu'on l'interroge dans les phases de repos de l'extase douloureuse, Thérèse profère des mots et même des phrases en toutes sortes de langues, et principalement en certaines langues orientales mortes aujourd'hui, dans leurs différents dialectes.
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Elle répète notamment des phrases entières prononcées par le Christ, en araméen, au cours de sa Passion. Et cela, de mémoire, sans rien connaître de ces idiomes, pour l'émerveillement des spécialistes...
Cependant, l'extase douloureuse continue -- Thérèse se trouve sur la Croix, tandis que le Christ laisse échapper la parole finale : « *Tout est consommé ! *»
« Une dernière crispation des doigts... Et tout d'une pièce, comme une pierre qui tombe, le corps de Thérèse s'abat brutalement sur les oreillers maculés, dans une immobilité proprement cadavérique... »
Chacun jette alors un dernier regard à cette sorte de cadavre sanglant, étendu sur le lit de bois...
« On a vu mourir le Crucifié. » ([^7])
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Durant ce temps, parallèlement à cette vie si extraordinaire et si humble, et pendant que des foules de plusieurs milliers de personnes par jour défilaient inlassablement à Konnersreuth, d'autres prodiges éclataient en Italie, où vivait et souffrait une autre victime, simple moine capucin : le Padre Pio de Pietrelcina.
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Son histoire est aussi émouvante que celle de Thérèse Neumann -- et son offertoire, aussi profond. Comme elle, il veut souffrir, pour la gloire de Dieu et pour le salut du monde. Et comme elle, il sera comblé.
#### Le Padre Pio
Padre Pio naquit le 25 mars 1887 à Pietrelcina, dans la province de Bénévent.
C'était un enfant pauvre, d'une famille pauvre, dans un village pauvre d'une contrée du sud de l'Italie à la terre rude et simple.
Famille de paysans...
Très tôt, il se distingua par une piété profonde, sans artifice et sans retour.
Et très tôt il sut prier.
Dès le 22 janvier 1903, à l'âge de seize ans, en qualité de novice, il revêtit la robe de bure des frères mineurs capucins. Son ambition suprême, et qu'il réalisa dès qu'il le put : *le sacerdoce --* ce sacerdoce qui doit être, selon la parole du pape saint Pie X, « la lumière du monde et le sel de la terre ». Sujet à des maladies continuelles, Padre Pio est ordonné prêtre le 10 août 1910 dans la cathédrale de Bénévent, et dès lors, les étapes de sa passion personnelle, imitée de celle de Jésus-Christ son Seigneur, se précipiteront :
-- En 1910, il s'offre à Dieu comme victime pour les pécheurs et pour les âmes du Purgatoire, offertoire total qui ne cessera plus.
-- En 1912, il est comme transpercé par un dard de feu. -- En 1913, le Christ lui apparaît en songe, déplorant qu'il y ait des prêtres indignes.
-- Padre Pio prédit en 1915 l'entrée de l'Italie dans la première guerre mondiale, et il sait que pour son pays, cette guerre sera une rude épreuve.
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En septembre de la même année 1915, il reçoit les stigmates invisibles permanents.
Et le 20 septembre 1918, après avoir été libéré du service militaire, malade et réformé, continuant à s'offrir à Dieu pour le rachat des péchés, il est marqué par Jésus crucifié des stigmates visibles.
A partir de cet instant, les supérieurs de Padre Pio, au couvent de San Giovanni Rotondo, ne peuvent plus ignorer qu'un de leurs plus humbles frères, encore fort jeune, est un mystique authentique -- ce qui, d'ailleurs, les contrarie vivement, alors qu'ils eussent dû être émerveillés d'une pareille grâce...
Le pape régnant Benoît XV déclare alors : « *Padre Pio est l'un de ces hommes extraordinaires que Dieu envoie rarement sur la terre pour ramener à lui le genre humain. *»
Mais le démon, l'éternel adversaire, dont l'action en tout ceci va devenir évidente, veille avec sa vigilance coutumière. Une véritable conspiration se forme contre le Padre Pio, et ce complot va devenir une horrible cabale. A vrai dire, depuis quelque temps déjà, quatre chanoines et l'archiprêtre de San Giovanni Rotondo se sont mis à répandre les insinuations les plus perfides contre le stigmatisé, qui leur déplaît parce que sa réputation de sainteté attire les foules -- et parce que le privilège exorbitant des stigmates, s'il est infiniment douloureux, administre la preuve quotidienne et éclatante de la valeur surnaturelle de celui qui les porte. Avec une habileté diabolique, l'archiprêtre Prencipe, couvert par le secret du Saint-Office, adresse à cette « Suprême Congrégation » rapports sur rapports, où Padre Pio, l'homme à abattre, est décrit comme « un imposteur, un corrupteur, un sensuel, un ambitieux, bref une sorte de Raspoutine italien ». Ainsi s'exprime Ennemond Boniface, le meilleur biographe de Padre Pio, qui ajoute : « C'est d'ailleurs sous ce titre de *Raspoutine de la Campanie* que ces personnages mettent en garde la population contre les prétendues conversions ou guérisons attribuées à celui qu'ils présentent comme un impénitent libertin, un infatigable coureur ! »
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Hélas, l'archevêque de Manfredonia lui-même, dont dépend canoniquement le couvent de San Giovanni Rotondo, transmet ces rapports boueux. Cet archevêque a été jusqu'à déclarer sous serment à Rome qu'il avait découvert dans la cellule de Padre Pio une bouteille d'acide nitrique avec lequel le saint moine provoquait ses faux stigmates. Mis en verve, les accusateurs de Padre Pio prétendent qu'il est un authentique possédé.
Or, l'église du couvent a désormais peine à contenir les fidèles qui viennent à la messe du Padre Pio, la population déchristianisée revient spontanément à la piété fervente, à l'assistance aux offices, à la prière, et les offrandes pour les pauvres affluent à San Giovanni...
D'un bout à l'autre de la passion du Padre Pio, ce contraste existera, s'imposera, entre une ferveur particulière à son endroit qui ira sans cesse croissant, et les accusations farfelues qui émaneront, pendant plusieurs années, de hauts dignitaires de l'Église.
Car les décrets du Saint-Office, condamnant le Padre Pio, se succéderont : 1923, 1924, avril 1926, juillet 1926...
Cette infâme conspiration, dite « la première persécution du Padre Pio », va se prolonger environ dix ans, jusqu'en 1933. Et voici quels sont ses effets : durant de longues années, le Padre Pio sera complètement séparé du monde, hermétiquement chambré dans son couvent même, obligé de célébrer sa messe hors de tout public, et incarcéré dans sa cellule comme dans la pire des geôles -- une geôle dont on le voyait baiser les murs en esprit de pénitence.
Parfois, le stigmatisé -- n'oublions pas qu'il a été le premier prêtre stigmatisé dans l'histoire de l'Église, puisque saint François d'Assise n'était pas prêtre -- oui, le Padre Pio, parfois, dans le couvent ou devant l'autel, éclate en sanglots. Et quand l'un de ses frères Capucins le réconforte, il répond :
« *Comprenez-moi bien* *; je ne pleure pas sur moi, car j'aurai désormais moins de travail et je pourrai acquérir ainsi plus de mérite. Je pleure sur toutes ces âmes qui sont privées de mon témoignage par ceux-là mêmes qui devraient le défendre.* »
Après une visite apostolique libératrice, ayant lu attentivement les rapports, le pape Pie XI, qui a succédé à Benoît XV, abolit les mesures de coercition prises contre le Padre Pio mais il ne parviendra pas, lui, le pape, à rendre nuls et non-avenus les décrets de condamnation du Saint-Office.
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Retrouvant une totale liberté, sa renommée s'étendant au-delà des frontières de l'Italie avec une rapidité surprenante, le Padre Pio peut alors penser à sa grande œuvre future : la construction de la *Casa Sollievo Della Sofferenza --* c'est-à-dire de la « Maison du Soulagement de la Souffrance » qui sera un grand hôpital érigé pour la guérison des corps et des âmes. Les milliards -- je dis bien : les milliards -- affluent vers le Padre Pio et l'œuvre est entreprise. Par une géniale intuition, le pape Pie XII, successeur de Pie XI, relève le Padre Pio de son vœu monacal de pauvreté -- et lui permet ainsi de s'occuper lui-même de l'hôpital qui se bâtit.
Bien plus tard, après la mort de Pie XII, une autre cabale aboutira à la « deuxième persécution du Padre Pio », et privera le saint moine, déjà âgé, de la gestion de son œuvre qui lui échappera complètement -- car ses supérieurs lui feront signer un acte de renonciation. Pourquoi cette démarche ? Parce que l'Ordre des Capucins, ainsi que d'autres hautes institutions ecclésiales, ont fait confiance à un escroc qui leur a mangé des sommes fabuleuses -- et les Capucins ne peuvent s'en tirer qu'en pillant les œuvres du Padre Pio -- lequel demeure, envers et contre tout, le réceptacle où se précipitent aumônes, dons et legs de toutes sortes.
On a honte pour l'Église de parler de cette deuxième persécution.
Elle est menée par une sorte de mafia ecclésiastique notamment composée d'un prélat et de l'un des supérieurs Capucins du Padre Pio, à qui se joignent d'autres calomniateurs et persécuteurs.
Et des choses véritablement inouïes se passent alors.
Avec les plus hautes complicités capucines, on installe des micros dans la cellule de confession de Padre Pio, violant ainsi, pendant les trois mois qu'a fonctionné l'appareil enregistreur, Dieu sait combien de fois, le secret de la confession ! Et comme le dit Ennemond Boniface : « *On reste confondu devant un tel crime, commis par des religieux, et plus encore devant le fait que leurs actes ayant été dévoilés, prouvés, avoués ; les vrais coupables n'ont pas été punis ! *» ([^8])
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Cependant, bien qu'il lui soit permis cette fois de dire sa messe en public et de confesser, car on craint la réaction des foules, Padre Pio est redevenu un véritable prisonnier. La durée de chaque confession, limitée à quelques minutes, est rigoureusement contrôlée. Tout dépassement est sanctionné sans pitié. Personne ne peut parler au Padre Pio. Je me réfère encore à la plume de Boniface :
« Il ne pouvait pas regarder qui il voulait et on ne pouvait pas non plus le regarder. C'est ainsi que, pendant toute la durée de sa messe, son gardien, debout près de lui, à côté de l'autel, suivait son regard chaque fois qu'il devait se retourner vers l'assemblée, et si ses yeux semblaient se diriger vers une femme dans l'assistance, celle-ci était aussitôt expulsée. Car ce terrible gardien, tenant à justifier son titre au maximum, veillait sur la vertu du stigmatisé, pour l'empêcher d'entretenir les relations coupables dont il eut l'impudence incroyable de l'accuser. »
Ce n'est pas encore assez : on supprime au Padre Pio l'assistance de l'accompagnateur que les Capucins ont accoutumé d'assigner à chaque Père âgé ou malade. Car il s'agit de briser son corps et de briser son âme. Un jour, le stigmatisé, fort affaibli par l'âge, les maladies et les stigmates, glisse dans l'escalier et tombe. Le gardien empêche quiconque de l'aider à se relever, en hurlant : « Obéissance ! » Et le pauvre Padre Pio, s'accrochant aux murs de ses mains sanglantes, éprouve le plus grand mal à se redresser. Une autre fois, alors qu'il est tombé dans les W.C., il n'est délivré que deux heures plus tard par un autre Père. Il est véritablement surprenant que le vieux moine ait pu survivre à de pareils traitements : ne perd-il pas quotidiennement un bol de sang depuis quarante années, en absorbant moins de deux cents grammes de nourriture par jour ?
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Mais, note encore Ennemond Boniface, « il est moins facile qu'on ne pourrait croire de faire mourir un saint avant l'heure marquée par Dieu ».
Quant à lui, avec une patience inaltérable, avec une humilité qui est la substance même de son être, il ne se plaint jamais. Pas un cri ni une protestation. Pas une plainte, répétons-le. Il se tait, ressemblant ainsi, une fois de plus, à son Maître : « *Jesus autem tacebat* » nous raconte saint Matthieu dans son évangile.
Vraiment, la stupeur nous saisit devant cette histoire dont je n'ai pu qu'assembler les très grandes lignes. Car enfin, tous les charismes dont nous avons parlé à propos de Thérèse Neumann, le Padre Pio les possède. Malgré sa discrétion, on ne peut pas les ignorer -- ils éclatent. Padre Pio devine les âmes sans qu'elles aient besoin même des aveux de la confession -- il guérit de nombreux malades -- il est vu, lui aussi, dans deux lieux à la fois et parfois fort loin l'un de l'autre, quand il s'agit de sauver les corps et les âmes. Il a le don de fragrance, c'est-à-dire qu'il émet à distance des parfums de rose, d'œillet, de violette, de fleur d'oranger, qui ont été sentis, perçus, constatés par des foules de témoins -- et notamment par les plus sceptiques d'entre eux. Des milliers de personnes se pressent vers lui et son confessionnal est plus qu'assiégé. Quant à son courrier, il ne peut même plus suffire à le dépouiller. Les dons, enfin, continuent d'affluer vers lui de toutes parts.
Et ses stigmates sont là, que des médecins et des religieux ont dûment observés, examinés, constatés à leur confusion générale. Sans insister, notons cependant la déclaration du R.P. Pietro de Ischiatella :
« Lors d'un examen auquel j'avais soumis le P. Pio, je lui fis poser les mains, ouvertes et à plat, sur une table recouverte d'un journal. Et enlevant les demi-gants, la croûte qui recouvrait la plaie était tombée et je vis le trou qui transperçait les mains de part en part. Je pouvais même entrevoir les grosses lettres du journal à travers ses blessures. Si mes supérieurs me le demandent, je l'attesterai par un serment. »
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Et le professeur Luigi Romanelli :
« J'eus la conviction et la certitude que ces blessures n'étaient pas superficielles parce qu'en exerçant une certaine pression avec mes doigts et en écrasant entre eux l'épaisseur des mains (en correspondance toujours avec les deux lésions) j'eus exactement une sensation de vide existant entre mes doigts.
« Bien que la trouvant barbare, je répétais plusieurs fois l'expérience dans la soirée et je voulus la répéter aussi dans la matinée ; je dois avouer que chaque fois j'ai eu la même sensation et toujours la même certitude. Les lésions des pieds offraient exactement les mêmes particularités que celles des mains. »
Mais c'est surtout pendant la messe, pendant sa messe, que la sainteté du Padre Pio devient une évidence.
Il la prépare presque toute la nuit, puisqu'il ne dort pratiquement pas, et cela dure depuis un demi-siècle. Les témoins le voient s'avancer vers l'autel accablé du péché des hommes, courbé sous le poids de toutes les intentions qu'il porte vers le Ciel, de toutes les peines et de toutes les souffrances, de toutes les anxiétés qui sont en hotte sur son dos. Sa messe, le Padre Pio la célébrera avec une attention extrême, une conscience profonde de chaque geste et de chaque mot. Mais comment savoir, même si l'on en devine un pâle reflet, ce qui se passe alors entre Dieu et lui ?
Boniface, comme des milliers d'autres, a vu cela et il nous dit :
« Quand Padre Pio, dans le silence total d'une assemblée, tout entière adhérente et comme soudée au célébrant, dans ce silence de plénitude qui est le sommet de la prière, quand Padre Pio, lui, prend entre ses mains sanglantes, la patène et qu'il la présente au Père tout-puissant longuement, les yeux fixés, intensément, sur Celui que nous ne voyons pas, on comprend de quel poids énorme, de quelle somme innombrable de travaux, de souffrance, d'intentions, elle est lourde, cette petite patène dorée. On comprend que cette offrande est celle de tout le labeur et de toutes les peines de la terre, superposée au petit morceau de pain offert, ce pain qui va vivre, tout a l'heure, transmué en Celui qui, seul, peut vraiment prendre sur Lui la totale rançon du péché des hommes. »
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Padre Pio ne se confie pas volontiers, mais parfois, après la messe, des mots lui échappent : « Jésus m'a dit », -- ou « La Sainte Vierge a daigné me conduire jusqu'à l'autel... »
Souvent, à l'Offertoire, pensant précisément aux supplications qu'il reçoit de toutes parts, il se concentre tellement que le temps passe, indéfini, à la stupeur des non-initiés qui se demandent ce qui arrive au célébrant.
Et souvent aussi, fixant l'hostie qu'il élève et dans laquelle il voit le Christ en Croix, il garde ses bras levés un si long moment que le geste lui-même épuiserait un homme fort.
On ne peut pas s'empêcher de penser, évoquant la messe du Padre Pio, à la manière dont l'Eucharistie est aujourd'hui sournoisement attaquée. Messes œcuméniques, définitions hérétiques telles que : « Il s'agit simplement de faire mémoire », article 7 de *l'Institutio generalis* éminemment suspect, foi et respect de la Présence réelle saccagés dans les cœurs d'enfants, et tant de messes évoluant vers la Cène luthérienne ! Alors que Dieu Lui-même continue de nous dire chaque jour, à chaque messe et dans chaque église du monde : « *Ceci est mon corps, ceci est mon sang, le sang de l'alliance nouvelle et éternelle qui sera répandu pour la multitude des hommes en rémission des péchés. *» Phrase qui annonçait à la fois, quand elle fut dite, les réalités du salut et les horreurs de la croix. Phrase qui représente le mystère des mystères et qui rassemble à elle seule, devant Dieu et devant les hommes, la mission essentielle et la vie même du prêtre.
Ce qui donnait à un grand écrivain catholique l'occasion de poser la question redoutable entre toutes :
« Que reste-t-il d'un prêtre qui est redevenu l'un de nous ? »
#### Marthe Robin
Plus récemment encore, voici le cas non moins extraordinaire de Marthe Robin, victime discrète et joyeuse, qui est morte le 6 février 1981.
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Marthe était née le 13 mars 1902, près de Châteauneuf-de-Galaure, dont Marcel Clément nous dit qu'elle était « l'une des cinq communes les moins chrétiennes de la Drôme à cette époque ». Marthe Robin était la dernière née d'une famille paysanne de six enfants : cinq filles et un fils.
C'est dans sa ferme natale, sur un plateau dominant la vallée de Galaure, qu'elle a passé sa vie. Biographie modeste entre toutes : études à l'école communale du village, travaux des champs. Puis à vingt-quatre ans, Marthe tombe gravement malade, et la paralysie va s'emparer d'elle peu à peu. Elle sera totalement immobilisée à partir de l'année 1927 -- clouée sur un divan où elle reposera jusqu'à sa mort, les deux jambes inertes repliées sous elle.
En 1930, Marthe Robin ne peut plus rien avaler, cependant qu'elle perd la fonction du sommeil. Elle prie de jour et de nuit. Et dans le secret de sa prière, au début de la guerre de 1939, elle accepte de faire le sacrifice de ses yeux. Elle devient aveugle.
Bien entendu, malgré de strictes consignes -- en dépit de la volonté farouche de Marthe elle-même qui veut rester ignorée -- certaines curiosités se font jour au sujet de Marthe Robin. Et les propos sont loin d'être toujours favorables. A plusieurs reprises, écrit Marcel Clément, les journaux prétendent que cette stigmatisée-là est prostrée depuis plusieurs dizaines d'années, dans un total état d'abattement. D'autres parlent d'elle en présentant le portrait d'une femme autoritaire « qui ordonne, ici et là, achats et fondations ». On insinue même que la terrible paralysie de Marthe est « une simple position adoptée par la plupart des mystiques jeûneurs ». Que n'a-t-on pas dit ? Et de quelle imagination se montrent capables ceux qui veulent à tout prix, dans une obstination forcenée, refuser le surnaturel !
Mais ces négations et ces calomnies restent vaines. Des milliers de témoins ont pu voir la vraie Marthe Robin : quand le moment sera venu, ils attesteront ce qu'ils ont vu.
Déjà, *L'Homme Nouveau* du 1^er^ mars 1981, publié peu après la mort de Marthe, a recueilli divers messages la concernant. Parmi ces textes qui seront suivis de beaucoup d'autres, je voudrais citer ceux de Jean Guitton et de Marcel Clément :
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« Marthe a vécu, écrit Jean Guitton ([^9]), depuis une trentaine d'années, sans aliment solide ou liquide, souffrant chaque vendredi les tourments, physiques et moraux, de la Passion. Je ne prétends pas que ce soit miraculeux, laissant aux spécialistes le soin d'étudier l'inédit et la stigmatisation. Au reste l'important n'est pas là. Marthe ne parlait jamais d'elle-même elle a voulu l'incognito total. Après tout, chaque citoyen a le droit de jeûner, de souffrir, de recevoir dans sa maison, d'aider tous ceux qui viennent à lui, riches et pauvres, de se mettre au service de l'humanité. Ce qu'elle faisait, de toutes ses forces, de tout son esprit. »
Il nous dit encore : « Ce que je trouvais de plus merveilleux en elle, c'est ce détachement du merveilleux qui l'assiégeait. Elle était gaie, joyeuse, douloureuse, non doloriste, jaillissante, ressuscitante, agonisante et toute douce, toute vive. On lui apportait de tous les coins de l'horizon des problèmes, parfois insolubles. Elle ne donnait que des solutions. Sur toute la planète, du Vietnam au Mexique, elle a fondé des foyers d'amour. »
Quant à Marcel Clément, lui aussi a connu pendant longtemps Marthe Robin. Il eut même, durant de longues années, le privilège de son amitié. « Ce que l'on percevait d'abord, et avant même de la connaître, c'est la place qu'elle prenait dans la vie de ceux mêmes simplement à qui l'on parlait d'elle. Il est tôt fait de songer que ce que l'on pouvait en dire agissait puissamment sur l'imagination ! Mais justement, ce n'est pas cela que sa présence spirituelle apportait. C'était une orientation vers la prière, la découverte intérieure d'une foi plus vivante, et parfois ou souvent, d'admirables, de véritables conversions. »
Marthe n'aimait pas « qu'on aborde Dieu de l'extérieur »... Fondatrice avec le Père Finet des Foyers de Charité, elle a obtenu par sa seule prière, du fond du silence où elle vivait, qu'il y ait aujourd'hui près de soixante de ces Foyers à travers le monde.
Marcel Clément nous dit encore -- et cela nous touche infiniment :
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« Le 14 mai 1946, j'ai vu Marthe, dans la demi-obscurité, couchée, paralysée, aveugle. Depuis, et pendant trente-cinq ans, je l'ai vue au même endroit, dans la même position, la tête posée de la même façon sur l'oreiller. Parfois, je suis entré chez elle fatigué, ou triste, ou déçu. Ce fut toujours elle, qui n'avait RIEN dans la vie, qui me rendit l'espérance, souvent la joie d'aimer, toujours la paix du cœur. »
Pour ma modeste part, j'ai eu la grâce de pouvoir passer avec ma femme un long moment en compagnie de Marthe Robin, peu d'années avant sa mort. La veille au soir, le Père Finet nous avait présenté un linge couvert de sang qui coulait inexplicablement des stigmates de Marthe Robin, alors que, nous l'avons dit, elle ne prenait aucune nourriture depuis de nombreuses années. « Oui, disait avec insistance le Père Finet, cette effusion de sang permanente est vraiment inexplicable. N'est-ce pas un peu le sang de Jésus ? »
Nous vîmes longuement Marthe Robin dans cette chambre qu'elle ne quittait pas. Nous savions par des témoins que parfois le démon tourmentait la stigmatisée au point de bousculer affreusement les meubles et les objets dans cette petite pièce. Bien qu'aveugle, Marthe ne supportait aucune lumière et l'obscurité régnait -- tandis que, assis à son chevet, nous lui parlions avec une liberté totale. Comment oublier l'accent juvénile de cette voix, ce rire doux et joyeux ? Nous lui dîmes tout ce que nous avions sur le cœur, touchant l'autodestruction de l'Église, l'aplatissement du culte et le désarroi des fidèles. Je venais de publier avec André Mignot *Les Fumées de Satan --* et je demandai à Marthe Robin :
-- Devons-nous continuer ?
Aussitôt, avec un accent d'une jeunesse et d'une vivacité étonnantes, Marthe me répondit :
-- Mais oui, pourquoi pas ?
Cependant, nous envisagions un deuxième tome que nous avions décidé d'intituler : « Évêque, c'est par toi que je meurs », selon la parole que Jeanne d'Arc avait lancée au prélat Cauchon lors de son jugement. Ma femme eut une inspiration et posa soudain à Marthe une question touchant ce titre :
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-- Non ! s'écria Marthe Robin. Vous ne pouvez pas prendre ce titre. C'est trop direct, trop dur !
Je me le suis tenu pour dit. Et durant tout le reste de l'entretien, Marthe continua de répondre à nos questions avec un bon sens admirable -- dans une atmosphère de simplicité qui rendait ses paroles inoubliables. Et non seulement nous n'oublierons pas, en effet, la limpidité de cette étrange nuit d'où montait la voix de Marthe, mais aujourd'hui, lorsque nous cherchons une intercession, nous savons à qui la demander.
Jean Guitton avait raison de dire que Marthe Robin a vécu obscurément, au plus haut point concevable, ce qui est le fond du christianisme : la Passion.
\*\*\*
Ces phénomènes extraordinaires accompagnant certaines vies ont été observés par des prêtres, par des hommes de sciences -- et par d'innombrables autres témoins dignes de foi. Les nier (sur ce point le docteur Alexis Carrel et Léon Bloy sont d'accord) est une attitude exactement anti-scientifique. Davantage : prétendre que ces faits inexplicables dont regorgent les vies d'une Thérèse Neumann, d'un Padre Pio, d'une Marthe Robin, n'ont pas existé, relève de l'immense bêtise du siècle et de l'insondable grossièreté contemporaine. De même, refuser les miracles de Lourdes, attestés par des milliers de médecins croyants ou athées, révèle une sottise abyssale -- ou bien, pire encore : une orgueilleuse et diabolique obstination. Et puisqu'il faut verser une pièce au débat, je déclare ici que je crois de toute mon âme à la qualité surnaturelle de ces phénomènes et de ces miracles. Je le fais après leur avoir consacré plusieurs livres, de longues heures de réflexions -- et des années de travail.
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Oh ! je le sais : d'autres livres ont été publiés selon lesquels les stigmatisés seraient « des névrosés » dont les admirateurs exprimeraient « une aspiration maladive ». Je veux dire encore que certains milieux d'Église -- et singulièrement en France -- semblent éprouver à l'égard du surnaturel une véritable aversion, qui permet, hélas ! les hypothèses les plus inquiétantes. Tout se passe comme si le Christ et la Vierge -- la Vierge médiatrice qui nous dit : « Je suis du Ciel » -- frappaient sans obtenir de réponse aux portes épaisses et capitonnées de nos consciences ; comme si nous restions aveugles et sourds à leurs messages les plus éclatants ; comme si Jésus traînait en vain, sous nos yeux, ses pieds sanglants ; comme si la Vierge Marie -- Celle qui pleure -- gaspillait chez nous l'inestimable trésor de ses larmes. Que dire, lorsque nous voyons, lorsque nous entendons de faux savants (et parfois de vrais prêtres) expliquer les Apparitions mariales par « un mécanisme psychosomatique que l'on peut toujours plus ou moins élucider » ? Selon ces incrédules étranges, notre « besoin de voir l'invisible, sur le mode hallucinatoire ou hystérique », serait « irrépressible ». Et « les stigmates, les possessions, les apparitions, les prodiges » ne résisteraient pas « comme tels à une critique scientifique rigoureuse ». Affirmations qui sont totalement, brutalement démenties par les faits les plus irrécusables -- et que cependant certaines plumes, certaines bouches continuent de proférer. Ah, Vierge Sainte, que faut-il que vous fassiez de plus en notre monde -- et vous, son Fils, quel sang devez-vous répandre encore -- pour convaincre aujourd'hui nos laïcs et nos prêtres de peu de foi ?
Il est vrai qu'inspiré par la grâce, le saint-père vient d'accepter l'ouverture du procès en béatification du Padre Pio -- qui cependant, et c'était notre honte, mourut en prêtre condamné. Pour nous qui avions contribué, parmi beaucoup d'autres, à attirer l'attention sur lui, c'est une joie très grande et très pure.
Et nous continuerons de puiser à pleines mains aux consolations que le Ciel nous verse, dans ce monde hébété où nous vivons. Car c'est ici et maintenant qu'il faut croire, qu'il faut espérer, qu'il faut aimer, des feux de l'aurore au crépuscule du calvaire. Aujourd'hui, les cierges montent encore à la rencontre des béquilles.
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Les boiteux marchent, les sourds entendent, les aveugles retrouvent la lumière de Pâques, les stigmatisés nous tendent leurs mains trouées par les clous de la Croix -- et l'Évangile chemine sous les crachats et sous les pierres, devant vous, devant nous, dans le déroulement d'un rosaire qui n'en finit pas.
Michel de Saint Pierre.
89:275
### Le dernier scandale de Mgr Bontems
par Paul Ollion
Mgr BONTEMS est lugubrement célèbre pour l'injustice et l'arbitraire avec lesquels il chassa l'abbé Lagarde de ses paroisses pour les seules raisons qu'il persistait à célébrer la messe selon le missel de saint Pie V et qu'il avait émis des réserves sur la doctrine abracadabrante de la confirmation que l'on publiait dans le bulletin officiel du diocèse.
Le 5 avril 1983, Mgr Bontems s'est manifesté aux catholiques savoyards à l'occasion de la fête de Pâques d'une façon éclatante et inoubliable, non plus dans son bulletin diocésain, mais dans le journal *Hebdo Petites Annonces de Chambéry.* Il y occupe, en grand format et en couleurs, la moitié de la page de couverture. Ce journal annonce un tirage de 75.000 exemplaires et il est distribué gratuitement un peu partout dans la région de Chambéry. Ce jour-là, la photo « accrocheuse » d'*Hebdo* est donc celle de l'évêque du lieu : figure ronde avec de nombreux replis cutanés, teint cuivré certainement pas naturel, yeux clos, bouche entrouverte, avant-bras droit étendu et appuyé sur un bureau, le gauche calé sur une écritoire posée sur son genou, jambes croisées. Au-dessus de cette image alanguie et décontractée, un gros titre en lettres rouges : *Mgr Bontems :* « *Il y a moins de chrétiens, mais ils sont de qualité. *»
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Ce placard monumental renvoie à la page 4 où Mgr Bontems répond aux questions du journaliste P. Peltier. Après avoir donné quelques indications sur l'évêché de Chambéry et rendu hommage aux mouvements charismatiques, l'évêque de Chambéry va préciser quelles sont les qualités des chrétiens d'aujourd'hui.
HEBDO : Quelle est la position de l'Église vis-à-vis des grands problèmes actuels ?
Mgr BONTEMS : « L'église n'est pas indifférente aux grands problèmes actuels : la guerre, la violence, le chômage, etc. Les chrétiens sont des hommes et des femmes qui vivent les problèmes du monde d'aujourd'hui et leur tâche est d'être porteur de la bonne nouvelle de l'évangile dans la quotidienneté (*sic*)... ([^10])
Les problèmes sont généralement faits pour être résolus. Se contenter de les vivre est une attitude bien passive surtout lorsque l'on est porteur de la Bonne Nouvelle de l'Évangile. A partir de celle-ci, les papes ont déjà, dans de nombreuses encycliques, montré les solutions catholiques à ces fameux « problèmes de notre temps », cela s'appelle *la doctrine sociale de l'Église.* Elle est, hélas, bien oubliée aujourd'hui et Mgr Bontems a omis ou raté une bonne occasion de la rappeler s'il s'en souvient encore. Il continue :
« ...Voyez-vous, il ne suffit pas d'être baptisé, confirmé, d'avoir fait la première communion pour être un bon chrétien. On devient chrétien par la connaissance de l'évangile et en rassemblant (*sic*) autour de la parole du Christ... »
91:275
Nous apprenons ainsi comment se caractérise le « chrétien d'aujourd'hui » : ce qui est nécessaire pour un chrétien, ce n'est plus ni le baptême, ni la confirmation, mais principalement la connaissance de l'Évangile. Doctrine incomplète, qui a son petit relent de protestantisme, car on se demande bien à quoi peuvent alors servir les sacrements. Si Mgr Bontems est catholique, cela ne se voit pas ici. On peut tout de même lui reconnaître une certaine forme de christianisme. Très provisoirement, cependant, car la suite va encore une fois nous détromper :
« ...Les chrétiens sont présents là où il y a souffrance et ne sont pas indifférents aux problèmes des autres. Ils agissent là où il y a souffrance, là où il y a racisme, etc. »
Cette fois, Mgr Bontems nous décrit une forme de christianisme qui n'est pas d'une très grande pureté car ceux qui se prétendent chrétiens ne sont pas les seuls à lutter contre la souffrance et le racisme. Des ennemis de l'Église luttent aussi contre la souffrance et le racisme. S'ils singent ainsi la charité chrétienne ce n'est pas pour le seul amour de leur prochain. Certains mouvements contre le racisme agissent dans notre pays par haine de la race blanche et des crimes se commettent en France au nom de l'anti-racisme. D'autres organisations humanitaires sélectionnent soigneusement, suivant des critères idéologiques ou politiques, les bénéficiaires de leurs interventions généreuses ([^11]).
La doctrine catholique permet de distinguer ces actes de la vraie charité chrétienne ([^12]) mais Mgr Bontems ne précise rien de plus et enchaîne : « *Le monde ne peut pas être raté dans la mesure où il a été créé par Dieu.* » Cela peut se dire ironiquement si l'on considère que la création est évidente. Est-ce le cas de Mgr Bontems ? On peut se le demander car lorsqu'il fait une boutade, il prend soin de l'annoncer, comme nous le verrons par la suite.
Sans aller jusqu'à l'accuser de nier la création, on peut cependant considérer ce propos, isolé de tout rappel doctrinal, comme douteux.
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« *Il faut croire et se rassembler autour de la parole de l'évangile *» : cette phrase est chrétienne mais pas proprement catholique. Et ensuite :
« Ce n'est pas facile d'être chrétien dans une société de consommation où l'argent, le pouvoir, la sexualité tiennent une place énorme. » -- « En fait nous redoutons moins le matérialisme de l'est (sic) que l'argent, le pouvoir qui ne grandissent pas les cœurs. Et plutôt que de chercher à avoir plus, l'homme doit penser à être plus. »
En ce qui concerne l'argent et la sexualité, nous sommes tout à fait d'accord avec Mgr Bontems sur les difficultés des chrétiens et même des catholiques ; mais le « pouvoir » peut se comprendre en divers sens : si Mgr Bontems veut dire par là que l'ambition éloigne de la pratique chrétienne ou que le pouvoir socialiste combat le christianisme, c'est un propos courageux et digne d'un évêque catholique. D'un autre côté, le « pouvoir » peut aussi désigner une autorité légitime et dans ce cas nous avons ici une proposition contestataire où l'autorité se trouve habilement amalgamée à divers vices. Malheureusement pour Mgr Bontems, ses agissements antérieurs ne permettent pas d'écarter totalement cette seconde interprétation. En effet, cet évêque s'est rendu sinistrement (dans tous les sens du terme) célèbre à Chambéry pour son soutien aux antimilitaristes, objecteurs de conscience et insoumis, et il est officiellement connu pour cela dans les milieux militaires de la France entière.
HEBDO : Quel est le bulletin de santé de la vie catholique à Chambéry ?
Cette question est intéressante dans ses termes mêmes. Le journaliste d'Hebdo interroge Mgr Bontems sur la situation des catholiques : et pas une fois, dans ses réponses, Mgr Bontems ne prononcera ce mot, il parle seulement des chrétiens. On peut donc se demander si cet évêque se considère bien comme membre de la hiérarchie catholique ou seulement comme le représentant d'un consensus œcuménique plus étendu et aux limites aussi confuses que sa doctrine.
93:275
Mgr BONTEMS : « Il y a moins de prêtres aujourd'hui qu'auparavant, mais la foi est toujours vive. »
L'histoire de l'Église montre que lorsque la foi est vive les vocations sacerdotales sont nombreuses. Mais la parole de Mgr Bontems prend toute sa signification si l'on considère qu'il s'agit de « la foi » en général, celle qui est commune à tous ceux qui croient en « un dieu », quel qu'il soit ; et lorsque cet évêque nous dit qu' « il y a moins de prêtres aujourd'hui », c'est un bilan de son action : d'abord parce qu'il contribue à la confusion et à la perte de la foi dans son diocèse par tout ce qu'il dit, laisse dire, fait et laisse faire et ensuite parce qu'il a envoyé un certain nombre de prêtres âgés (et même des hommes éminents) à la retraite, par la ruse ou quasi de force. Quelques-uns en ont été si désolés qu'ils terminent ou ont déjà achevé leur vie tristement, traînant de dépression en dépression. Plusieurs étaient pourtant tout à fait capables de continuer à exercer leur ministère et à s'acquitter de leurs importantes fonctions dans le diocèse.
Il faut aussi penser au renvoi de l'abbé Lagarde, chassé de ses paroisses parce qu'il voulait rester fidèle à la messe de son ordination. Il semble que le port de la soutane excite particulièrement l'animosité de Mgr Bontems.
« Aujourd'hui les chrétiens sont plus actifs et font preuve d'une qualité de dévouement plus importante. »
Puisqu'il était auparavant question du manque de prêtres, nous sommes sans doute ici devant une allusion aux « rassemblements de chrétiens » où officient « ceux qui ont entrepris de faire partie de l'équipe qui anime les dimanches sans prêtres » (Nouveau missel des dimanches 1983, p. 15).
« Notre souci est que les chrétiens ne se dispersent pas, mais se rassemblent. Ceux qui agissent en milieu ouvrier ou en milieu rural ou ailleurs, doivent se rassembler tout en sachant que l'unité n'est pas l'uniformité. »
94:275
Le terme de « rassemblement » est très employé par Mgr Bontems ; c'est la troisième fois que nous le rencontrons en quelques lignes, sans que soient précisés la nature ni le but de ces « rassemblements ». Recourons donc à la doctrine officielle de l'épiscopat français pour dissiper ces obscurités, guidés par Yves Daoudal ([^13]) dans les arcanes du nouveau missel des dimanches qui est l'expression la plus officielle et la plus récente ([^14]) de ce que doivent avaler les catholiques soumis à leurs évêques. Nous y apprenons que le rassemblement communautaire est un thème d'actualité de la liturgie française. « La *Communauté* c'est le thème 1983 du nouveau missel. Si bien que ce mot est omniprésent. On le trouve plusieurs fois par page. » ([^15]) (Mgr Bontems qui nous ressasse a satiété son « rassemblement » est donc bien dans la direction générale de l'épiscopat français.) Outre la propagande pour les rassemblements de chrétiens sans prêtres, « bien plus chaleureux » paraît-il, d'après le nouveau missel des dimanches, il est égaiement question des « communautés de base ». Là aussi, le travail clairvoyant d'Yves Daoudal nous renseigne sur ce que cachent ces curieux vocables :
« Et revoici le mot-clef du Nouveau Missel 1983 chargé d'un sens tout à fait particulier. Il y a une page entière sur les communautés de base (p. 349). Elle est placée à la fin de la messe de la Pentecôte pour bien montrer qu'elles sont inspirées par le Saint Esprit, qu'elles sont les héritières directes des premières communautés chrétiennes.
« Chacun sait que les communautés de base sont les cellules de la subversion établies à l'intérieur de l'Église ou sur ses frontières par des hommes souvent généreux mais manipulés par l'appareil communiste, quand elles ne sont pas directement créées par des communistes pour diffuser la nouvelle « théologie », celle de la *libération,* qui voit en Moïse un précurseur de Lénine. Bien entendu cela suppose une destruction de la foi catholique. Le Nouveau Missel ne le cache pas. Ce qui compte c'est le *souci d'authenticité.* Il faut *dépasser l'intellectualisme, rompre avec les sécurités de la foi reçue, pour parvenir à se réapproprier, dans une recherche personnelle et responsable, une foi adulte,* suggérée, voire dictée, par des intellectuels marxistes-léninistes. D'ailleurs l'intérêt des communautés de base est de fournir à ces chrétiens *adultes* (les premiers depuis les temps apostoliques !) des lieux où *la confrontation avec les militances dans le monde puisse s'effectuer.*
95:275
« Les communautés de base *s'efforcent de partager au maximum les tâches, ministères, responsabilités en leur sein et de prendre collectivement leurs décisions,* tous les membres sont égaux, libres et frères. Enfin, on réalise la devise inscrite sur les frontons de la République. »
Voici donc ce que recouvre le terme vague de « rassemblement » évasivement employé par Mgr Bontems, quand on l'interprète à la lumière fumeuse de la doctrine officielle de l'épiscopat français. Si nous découvrons ainsi des tendances marxistes chez les évêques français en général et chez Mgr Bontems en particulier, ce n'est pas en vertu d'une interprétation malveillante et tendancieuse de propos maladroits et Mgr Bontems va nous en donner encore d'éclatantes et répugnantes confirmations.
Pour l'instant, un petit répit avec la question suivante :
HEBDO : « Le nombre de vocations des prêtres était en chute constante depuis plusieurs années et cette année il s'est maintenu, qu'en pensez-vous ? »
C'est une question intéressante, aussi Mgr Bontems va répondre à côté par des statistiques sur les milieux sociaux dont proviennent les vocations récentes. Nous vous épargnerons ces chiffres et je ne citerai que le préambule de cette docte réponse parce qu'il contient la fulgurante et irrésistible boutade précédemment annoncée. Mgr Bontems : « *Nous pensons que dans un monde où l'argent domine, le Christ, même s'il revenait aujourd'hui sur terre, n'aurait pas beaucoup de succès. *»
Ce que vient de dire Mgr Bontems nous rappelle quelque chose : « Mais lorsque le Fils de l'homme viendra, pensez-vous qu'il trouve la foi sur la terre ? » (s. Luc, XVIII, 8.) Ces paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ sont terribles et toujours actuelles, celles de Mgr Bontems, quoique beaucoup plus douces, ont un sens analogue et nous en serions très édifiés s'il ne nous détrompait aussitôt :
« *Mis à part cette boutade...* »
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Eh oui ! Pour une fois que Mgr Bontems avait dit quelque chose de chrétien, de sérieux et même tragique, c'était une plaisanterie !
... « *il faut dire que la société est en profonde mutation et que les valeurs de l'être ne sont plus à l'ordre du jour. *»
La remarque de Mgr Bontems quant aux valeurs de l'être est très juste, mais je ne sais pas si tous les lecteurs d'*Hebdo* auront saisi exactement le sens de cette réflexion philosophique. Classiquement, les valeurs présentent à la fois les caractères du désirable, du délectable, de l'universel, de l'éternel et de l'immuable, elles correspondent aux plus hautes aspirations de l'homme, ce sont principalement le Vrai, le Beau et le Bien. On en acquiert une connaissance claire surtout par la réflexion et la méditation. Les individus et les sociétés qui oublient ces valeurs éprouvent une impression de « profonde mutation » qui est en fait une régression, car ils n'ont plus d'idéal.
Nous osons espérer que Mgr Bontems exprime ici un regret de cet abandon des valeurs et ne se contente pas de formuler une simple constatation.
HEBDO : « Quel est votre message de Pâques 83 ? »
Mgr BONTEMS : « La confiance, l'espoir, le respect de l'homme... »
On aurait aimé quelque chose de plus spécifiquement catholique, car tous ces termes sont aussi... des noms de loges maçonniques !
« ...l'amour du prochain », \[voilà qui est plus chrétien... \]
« ...IL FAUT CROIRE EN DIEU APRÈS MARX ET FREUD. »
On ne comprend pas comment une telle monstruosité a pu seulement effleurer la cervelle d'un évêque catholique. C'est tellement ahurissant que le journal *Hebdo* (tendance gauchiste) a repris cette phrase pour l'inscrire, hors texte, en gros caractères dans un grand pavé blanc en le soulignant d'un triple trait bien gras : ce n'est donc pas une coquille. Nous savions déjà que le Nouveau Missel des dimanches fait mémoire de Karl Marx le 14 mars.
97:275
En prenant son indulgence à deux mains, il serait peut-être possible d'imaginer que Mgr Bontems, avec une grande maladresse dans l'usage de la langue française, ait pu vouloir dire : « *après s'être égaré dans Marx et Freud il faut retrouver la foi en Dieu* », ou quelque chose de ce genre ; mais cela nécessite une importante modification de la phrase épiscopale ; et ce qui incite également à écarter cette interprétation, c'est qu'elle irait en sens contraire des tendances officielles de l'épiscopat français qui, cette année, introduit Marx dans ses livres liturgiques.
D'un autre côté, on a peine à croire que Mgr Bontems ait pu outrepasser dans une pareille mesure les turpitudes officielles de l'Église de France ! Marx, condamné par de nombreux papes ainsi que le communisme, non seulement proposé à la vénération des fidèles, mais encore comme objet de foi (et avec préséance sur Dieu !) ainsi que Freud qui a enseigné que les plus bas instincts étaient les seuls vrais moteurs de la conduite humaine et dont les principes corrompent encore des milliers d'innocents. Peut-être Mgr Bontems prépare-t-il l'introduction de Freud dans le Nouveau Missel des Dimanches où Dieu et les saints sont déjà en voie de disparition.
On peut lire dans ce pieux ouvrage, page 15, au sujet des animateurs des dimanches sans prêtres : « Certains ont constaté le retour de chrétiens qui avaient perdu le chemin de l'église parce que le ton de l'assemblée est bien plus chaleureux. » Ce n'est donc plus pour Dieu qu'on revient à l'assemblée dominicale, mais pour l'ambiance. La chaleur humaine est certes supérieure à la chaleur animale, mais elle n'a rien de divin, c'est un phénomène social et beaucoup de gens se rendent donc à l'église dans une intention calorifique et sans aucun motif surnaturel.
Il n'y a pas besoin de poursuivre jusqu'aux dernières lignes des vœux pieux de Mgr Bontems pour conclure que le sinistre personnage qui occupe l'évêché de Chambéry travaille à la disparition des sacrements et sape la foi catholique dans son diocèse. Il semble vouloir leur adjoindre un marxisme et un freudisme aromatisés de confiture humanitaire et tiédis de chaleur humaine.
98:275
« Mais si quelqu'un scandalisait un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu'on lui mît autour du cou une de ces meules que les ânes tournent et qu'on le jetât dans la mer. (Marc : IX, 41.)
« Jésus dit à ses disciples : Il est impossible qu'il n'arrive des scandales ; mais malheur à celui par qui ils arrivent. »
Paul Ollion.
99:275
### La Transfiguration, fête sacerdotale et mystique
par Yves Daoudal
LA LUMIÈRE de la Transfiguration est une lumière cachée, parce qu'elle est la lumière de la Résurrection, et comme telle ne sera pleinement révélée qu'à la fin du temps. Aussi n'est-il pas étonnant que la fête de la Transfiguration soit une fête méconnue du peuple catholique. Cette méconnaissance a d'ailleurs des raisons historiques. Si le 6 août est depuis toujours dédié à la Transfiguration de Notre-Seigneur en Orient, où la piété est volontiers plus mystique que dans l'Église romaine (sous le nom de Fulguration de la Rose -- il y aurait beaucoup à dire sur ce titre -- elle est une des cinq grandes solennités de l'Église arménienne), cette fête n'a été acceptée à Rome qu'en 1457, sous le règne de Calixte III (le premier rejeton célèbre de l'étonnante famille Borgia).
100:275
Son introduction, là où elle n'existait pas, et sa confirmation, là où elle existait déjà, passèrent inaperçues du peuple chrétien, pour qui la liturgie se réduisait déjà à celle du dimanche et des fêtes fériées, et saint Pie X, en l'élevant au rang de fête double de seconde classe, ne changea pas grand chose à cette situation. Il suggérait cependant aux prêtres, aux religieux et aux plus pieux des fidèles qu'il y a au 6 août un mystère dont il n'est peut-être pas inutile de tenter l'approche.
Bien sûr les fidèles connaissent la Transfiguration. Le récit qu'en fait saint Matthieu est en effet l'évangile du deuxième dimanche de carême. Loin de faire double emploi, ces deux mentions liturgiques de la Transfiguration se complètent admirablement. L'évangile du deuxième dimanche de carême s'inscrit dans le cadre de la préparation au triduum pascal. La fête du 6 août, au milieu exact de l'été ([^16]), est la clef de voûte du culte du Christ-Soleil, tout comme le récit de la Transfiguration est le point culminant de la narration de saint Matthieu et de saint Marc, comme le sommet d'une phrase grégorienne pascale qui va s'éteindre à la fin de la *thesis* avant de rebondir avec éclat sur l'alleluia de la Résurrection. Il est curieux de constater que la mention la plus strictement liturgique de la Transfiguration (au sens de son inclusion logique dans le cycle qui nous présente chaque année la vie du Christ) est celle qui nous donne le sens historique du mystère, sa valeur pédagogique pour les apôtres qui en sont les témoins, alors que la fête du 6 août, qui donne davantage le sens mystique de la Transfiguration, prend place, en dehors du strict cadre de l'année liturgique considérée dans le sens restreint défini plus haut, à la date historique où l'événement a eu lieu.
101:275
Chacun connaît le sens « historique » de la Transfiguration. Jésus vient d'annoncer à ses apôtres que sa mission passe par « beaucoup de souffrances », sa « mise à mort » et sa résurrection le troisième jour. D'autre part, nous sommes au moment où circulent les rumeurs les plus diverses sur Jésus. Certains disent qu'il est Élie, d'autres évoquent le nom de tel ou tel prophète. Quant à Pierre, il vient de l'appeler « le Fils du Dieu vivant ». Pour les pharisiens, les scribes et les prêtres, il est par contre un odieux blasphémateur, qui se donne des prérogatives divines alors que manifestement il piétine les traditions les plus vénérables et ne se conforme guère à la Loi de Moïse. Alors Jésus prend avec lui ses trois plus bouillants apôtres : les deux « fils du tonnerre », Jean le plus fidèle et le plus aimant, l'aigle spirituel, le théologien du Verbe ; Jacques, le plus fougueux, qui sera le premier apôtre à avoir des fonctions épiscopales et à canner sa vie pour le Maître ; et Pierre, qui sera le fondement de l'Église, et qui vient de répondre à Jésus : « A Dieu ne plaise ! » quand celui-ci a évoqué sa passion, méritant de se faire traiter de Satan par le Fils de Dieu.
Il les emmène au sommet du Thabor, et là, se montre à eux revêtu de gloire, tandis qu'il s'entretient de sa mort avec Élie et Moïse. Toutes les réponses aux questions que les apôtres peuvent se poser sont dans cette scène. Jésus est-il Élie ? Non. Est-il un blasphémateur ? Non, il ne resterait pas en face du grand zélateur de l'honneur de Dieu. Transgresse-t-il la Loi ? Non. Il ne converserait pas avec Moïse ([^17]).
102:275
Puisque Élie personnifie la fonction prophétique et Moïse la fonction législatrice, Jésus apporte-t-il une troisième composante ? Non. S'il a passé, comme Élie et Moïse, quarante jours dans le désert (les catéchumènes ont pris connaissance de ces trois épisodes de l'Écriture sainte au cours de la première semaine de carême), il ne se situe pas au même niveau qu'eux. Si Élie est monté au ciel dans un char de feu, si Moïse est redescendu du Sinaï auréolé de la gloire de Dieu, Jésus transfiguré exprime une gloire qui ne lui vient pas d'ailleurs. Sa gloire lui est propre. Il se transfigure lui-même, il est Dieu. D'autre part, voici qu'Élie et Moïse disparaissent : la Loi et les prophètes se fondent dans la lumière de l'Évangile, qui les contient et les accomplit. Et vient comme une confirmation, de la nuée lumineuse, la voix du Père : « Celui-ci est mon fils bien-aimé, écoutez-le. » Les apôtres connaissent le livre de l'Exode. Ils connaissent la nuée lumineuse. Et ils se souviennent que « le septième jour le Seigneur appela Moïse du milieu de la nuée ». Or nous sommes le septième jour (du moins si l'on s'en tient à Matthieu et Marc ; voir *infra*)*.* Ils l'ont soigneusement noté : pendant les six jours qui ont précédé la Transfiguration, à Césarée, Jésus s'est tu. Par le silence, il les préparait à cet événement. Lequel devait aussi leur servir à rester fermes dans leur foi pendant l'épreuve de la Passion, devant le scandale de la Croix. Hélas ce ne fut pas le cas. Cependant ils s'en souvinrent ensuite et s'en servirent dans leur prédication, ainsi qu'on le voit dans la seconde épître de saint Pierre (qu'elle ait été ou non rédigée par le prince des apôtres : ces pinaillages exégétiques n'ont aucun intérêt).
103:275
Cet épisode de la Transfiguration, qui est historiquement et dans le cycle liturgique l'affirmation prophétique précise et irréfutable que la Passion sera suivie d'une Résurrection, prend une signification sacerdotale particulière quand on considère non plus le deuxième dimanche de carême mais les quatre-temps de printemps. Il n'y avait pas autrefois de messe de deuxième dimanche de carême, mais une messe du samedi des quatre-temps, messe qui se déroulait au cours de la veillée d'ordination des nouveaux prêtres. L'évangile de la Transfiguration est en effet à proprement parler celui du samedi. La messe du dimanche a été composée ensuite, quand il n'y eut plus de veillée d'ordination. Donnons la parole à Dom Guéranger. « L'Église veut porter notre pensée sur la sublime dignité dont viennent d'être honorés les prêtres qui ont reçu aujourd'hui l'onction sacrée. Ils sont figurés dans ces trois apôtres que Jésus conduit avec lui sur la montagne, et qui seuls contemplent sa gloire. (...) C'est d'eux que les autres disciples, que le monde entier apprendront, quand il en sera temps, de quelle gloire Jésus a paru environné, et avec quel éclat la voix du Père a tonné sur le sommet de la montagne pour déclarer la grandeur du Fils de l'homme. (...) De même, ces nouveaux prêtres qui viennent d'être consacrés sous vos yeux, (...) ils entreront dans la nue où réside le Seigneur. Ils sacrifieront la victime de votre salut dans le silence du Canon sacré. Dieu descendra pour vous entre leurs mains ; et, sans cesser d'être mortels et pécheurs comme vous, ils seront chaque jour en communication avec la divinité. » (*Année liturgique.*)
Cet aspect sacerdotal de la Transfiguration, par transposition du plan de l'Ordre ecclésiastique à celui de la vie mystique, nous donnera son sens qu'on pourrait appeler « ésotérique » ou « gnostique » si ces mots ne déchaînaient pas de vaines querelles, mais qu'on peut tout de même appeler « initiatique » en se référant au sacrement de baptême, dont personne ne niera qu'il est le sacrement de l'initiation chrétienne. C'est par la fête du 6 août que nous passons ainsi d'un sacrement à l'autre. Selon saint Luc, il s'est passé huit jours entre la promesse de Jésus : « Il en est, parmi ceux qui sont ici présents, qui ne goûteront pas la mort qu'ils n'aient vu le règne de Dieu », et la Transfiguration.
104:275
Saint Matthieu, pétri de judaïsme, ne compte pas ce jour-là et adopte le chiffre sept, chiffre sacré de la Création, constamment présent dans les livres saints. Saint Luc, qui n'est pas juif, entre de plain-pied dans le nouveau testament, dont le chiffre sacré est le huit, car l'Évangile accomplit la Loi et les prophètes et rétablit la Création dans son intégrité en la haussant au huitième jour éternel de la Résurrection. C'est pourquoi il compte, lui, le jour de la promesse. Or si dans l'année on revient sept mois avant la Transfiguration, on trouve l'Épiphanie. L'une et l'autre fête sont des manifestations de la divinité de Jésus, mais pas sur le même plan. L'Épiphanie, c'est la manifestation au monde. La Transfiguration, qui inaugure le huitième mois après l'Épiphanie, c'est la manifestation non seulement de la divinité, mais de la gloire qui y est attachée, et qui n'est révélée qu'à un petit nombre d'élus. L'Épiphanie contient en fait trois théophanies : l'adoration des Mages, le baptême de Jésus, les noces de Cana. Seul le Baptême peut être appelé théophanie au sens strict, avec manifestation sensible de la Sainte Trinité. (C'est pourquoi les orientaux mettent en avant le Baptême et non l'adoration des Mages.)
Lorsque Jean baptise Jésus, on entend le Père, on voit le Fils, et le Saint-Esprit sous la forme d'une *colombe.* Lors de la Transfiguration, on entend le Père (qui prononce la même parole que le jour du Baptême), on voit le Fils *dans la gloire,* et le Saint-Esprit sous la forme d'une *nuée lumineuse.* Les Pères appellent la Transfiguration le « sacrement » (le mystère) de la deuxième régénération. Si le Saint-Esprit apparaît sous la forme d'une colombe lors de la première théophanie, c'est qu'au baptême nous sont rendues la pureté de l'innocence et la paix avec Dieu, que symbolise cet oiseau, et s'il apparaît sous la forme d'une nuée lumineuse lors de la seconde théophanie, c'est que la résurrection nous fait entrer dans l'éternelle et bienfaisante clarté où Dieu seul se révèle.
105:275
Cependant, cette analogie entre le Baptême et la Transfiguration ne doit pas faire oublier qu'il y a trois plans, et non deux : le Baptême, la Transfiguration, la Résurrection. (Cette dernière théophanie montre avec tant d'éclat la gloire et la divinité du Fils qu'elle rend inutile la manifestation sensible des deux autres personnes divines. La puissance divine doit paraître alors d'une certaine manière tout entière concentrée dans le Sauveur.) Jésus se fait baptiser devant tout le monde : le baptême est offert à tous. Jésus ressuscité se montre seulement à ses disciples : la résurrection dans la gloire ne concernera que les croyants sincères et fidèles. Jésus transfiguré ne se montre qu'à trois apôtres. Il se montre à eux dans toute sa gloire, alors qu'ils sont dans leur corps mortel. Cette vision sublime provoque du reste un malentendu. « Construisons trois tentes », propose Pierre, oubliant, lui qui refuse de toutes ses forces la perspective de la Passion, que l'installation dans la gloire ne peut précéder le Sacrifice rédempteur, et qu'elle n'est pas de ce monde.
Toutefois, il reste que les trois apôtres privilégiés ont vu de leurs yeux mortels la gloire de Dieu. Eux seuls ? Ici nous entrons dans le domaine le plus secret de la vie mystique, dont personne ne parle ouvertement, car cela ne servirait à rien, dépassant infiniment la raison et le langage des hommes, et n'ayant pas la valeur objective des dogmes et des sacrements qui établissent des repères communs à tous, quel que soit l'avancement spirituel de chacun. Rappelons-nous la dernière parole de Jésus avant la Transfiguration. Sept jours avant. « Je vous le dis en vérité, il en est, parmi ceux qui sont ici présents, qui ne goûteront pas la mort qu'ils n'aient vu le règne de Dieu » (ou « ...le Fils de l'homme venant dans son Royaume »). Les évangélistes n'ont pas l'habitude de rapporter des paroles du Christ qui ne soient pas à résonance universelle. Et qui sont « ceux qui sont ici présents », quand nous avons la Présence eucharistique, et par le baptême la Sainte Trinité au centre de notre âme, sinon tous les fidèles de tous les temps ? Aussi est-ce à toutes les époques que les âmes sanctifiées réalisent, non pas avec les yeux de leur corps (du moins généralement) mais de façon non moins effective, la rencontre plus ou moins fugitive mais personnelle que le prêtre effectue sacramentellement dans l'exercice de sa fonction sacerdotale.
106:275
« Quant à nous, contemplant la gloire du Seigneur à visage découvert, nous sommes transformés de clarté en clarté par son Esprit dans sa propre image. » (Seconde Épître aux Corinthiens.)
A ce propos, il est un passage du récit de la Transfiguration qui n'est (presque ?) jamais commenté. Il ne se trouve qu'en saint Luc : « Pierre et ses compagnons étaient accablés de sommeil ; mais, s'étant réveillés, ils virent sa gloire et les deux personnages qui se tenaient avec lui. » Il n'y a dans l'Évangile qu'une seule autre occasion où l'on voit les apôtres « accablés de sommeil ». C'est au jardin des Oliviers, pendant l'agonie de Notre-Seigneur. Et ce sont les mêmes : Pierre, Jacques et Jean. Ce passage-là est abondamment commenté, en raison des développements qu'il permet sur le plan moral. Il me semble qu'on peut aller plus loin, plus haut. On peut remarquer que non seulement il s'agit là des deux seuls passages où il est question du sommeil des trois apôtres, mais que dans les deux cas il s'agit d'un bien étrange sommeil, dans des circonstances pour le moins exceptionnelles qui ne s'y prêtent pas, et que dans les deux cas ce sommeil intervient *alors que Jésus est en prière.* La Transfiguration est le moment de la révélation de la plus haute gloire (mais cachée) du Sauveur. L'Agonie est le moment de la révélation de sa plus extrême déréliction (mais cachée). Ces deux révélations, qui excèdent la puissance humaine, Dieu les fait passer par un *sommeil sacré.* A partir de là, il est possible de commenter autrement l'évangile de l'Agonie : les apôtres ont eu une révélation surhumaine de ce qui se passait et de ce qui allait se passer. Ils ne pouvaient le supporter. D'où leur épouvante, leur panique, dans les moments qui suivent, jusqu'à la Résurrection. D'où aussi la réaction de Jésus, qui les réveille et leur demande de veiller pour ne pas entrer en tentation. Mais il n'a pas alors le pouvoir de se faire entendre de la conscience naturelle des apôtres (comme lors de l'annonce de sa Passion, avant la Transfiguration). Et Luc, ici encore, nous donne une précision importante : « Il les trouva endormis par le chagrin. »
107:275
Non pas qu'ils étaient tellement tristes qu'ils s'étaient endormis, ce qui à un tel moment ne ferait que renforcer le caractère invraisemblable d'un sommeil naturel. Mais ils étaient plongés dans un sommeil sacré dans lequel ils étaient accablés -- en communion avec le Sauveur -- de tristesse mortelle, en dehors du champ de leur conscience. De même aux premiers moments de la Transfiguration, ils ont une connaissance supra-consciente de la gloire du Sauveur, infiniment plus sublime que ce que leurs yeux humains vont ensuite contempler. C'est ce qu'on appelle en langage mystique du mot très dévalué d' « extase », ce dont je voulais parler plus haut.
Les familiers de l'Écriture connaissaient les sommeils sacrés. Celui de Jonas, par exemple, qui descend dormir dans le bateau alors que la tempête fait rage et menace de le renverser (ici aussi le sommeil naturel est invraisemblable) et se réveille pour expliquer ce qu'il faut faire : le jeter à la mer. (Il s'était enfui pour échapper à l'appel de Dieu.) Mais le plus important des sommeils sacrés, le plus célèbre aussi, est celui de Jacob, dans la Genèse. Surpris par la nuit alors qu'il est en chemin, Jacob se couche à même le sol après avoir choisi une pierre pour poser sa tête. Alors il voit l'échelle qui touche le ciel, les anges qui montent et qui descendent, et Dieu qui lui parle. Lorsqu'il se réveille, il s'exclame : « Vraiment le Seigneur est en ce lieu, et je ne le savais pas. Qu'il est terrible ce lieu ! Il n'est pas autre chose que la maison de Dieu, et la porte du ciel. » Alors il se lève, et fait un autel de la pierre où il avait posé sa tête, en l'oignant d'huile, et modifie le nom du lieu, Luza, en Bethel (maison de Dieu).
Oui, il était terrible ce lieu, comme il était terrible aussi le Thabor, où l'axe du monde n'était plus figuré par l'échelle des anges mais par le Seigneur lui-même, couronné par la nuée lumineuse, qui effraya les apôtres au point de les atterrer, au sens propre. Et plus terrible encore était le mont des Oliviers, quand l'axe du monde parut se briser, et qu'ils vécurent « en songe » l'anéantissement de Dieu. Les profondes paroles de Jacob sont omniprésentes dans la liturgie de la consécration des églises.
108:275
Chaque église est en effet un « lieu terrible », et chaque autel est la pierre de Bethel sur laquelle est posée l'échelle où montent et descendent les anges au moment du saint sacrifice. C'est ainsi que le sommeil de Jacob jette une nouvelle lumière sur celui des apôtres au Thabor et nous oriente de nouveau vers la double signification sacerdotale et mystique de la Transfiguration, qui, étant le sommet des évangiles de saint Matthieu et de saint Marc, éclaire aussi la fonction sacerdotale suprême, et représente le plus haut degré de la contemplation mystique. C'est pourquoi les moines, au milieu de l'indifférence générale et des congés payés, continuent, le 6 août, de célébrer ce mystère avec la plus grande dévotion.
Yves Daoudal.
109:275
## ENQUÊTE
### Le drame mondial de la drogue
par Roger Holeindre
IL Y EUT D'ABORD L'OPIUM. Plusieurs populations asiatiques l'ont utilisé comme remède contre toutes les maladies, longtemps elles n'eurent que le suc de pavot comme médicament pour soigner adultes et enfants... Dans les plus sombres années de la guerre française d'Indochine, avant l'arrivée du général de Lattre, alors que les médicaments, comme tout le reste, manquaient, de nombreux soldats blessés loin de leurs bases dans les régions montagneuses durent très souvent leur survie à quelques boulettes d'opium données par un partisan fidèle.
110:275
Les Romains, les Égyptiens, les Grecs semblent d'ailleurs avoir eux aussi connu les « bienfaits » du suc de pavot comme remède miracle guérissant toutes les douleurs. Si les H'mongs et leurs coreligionnaires des autres tribus cultivant le pavot viennent tous de Chine du Sud et ont progressé de montagne en montagne à travers les siècles, il faut savoir que leur pays d'origine fut l'un des derniers au monde à pratiquer la culture de l'opium. C'est par l'Asie Mineure, la Perse et les Indes que le pavot arriva en Chine et ce pays fut le dernier à en connaître l'usage, le plus souvent en marmelade ou en infusion...
Ce n'est qu'au XVII^e^ siècle que l'Empire du milieu se couvrit de fumeries où l'art de fumer l'opium était devenu ce qu'il est aujourd'hui avec le même matériel. L'Empereur, devant l'ampleur du mal qui éloignait les paysans des champs et les ouvriers des chantiers, fut obligé de prendre des sanctions et promulgua même un interdit. Mais les Anglais qui détenaient alors le monopole de l'opium grâce à la Compagnie des Indes ne virent pas d'un bon œil se fermer à la drogue l'immense marché chinois. Ils contournèrent l'interdit impérial et firent des affaires de plus en plus fructueuses car, après avoir touché les classes riches chinoises, la drogue se répandit rapidement au niveau du peuple. La décision de l'Empereur de faire jeter à la mer un chargement d'opium anglais venu des Indes, chargement de plus de 20.000 caisses, devait déclencher entre l'Angleterre et la Chine la guerre connue sous le nom de guerre de l'opium. En réparation du préjudice les Chinois battus donnèrent à la Reine Victoria Hong-Kong où flottent encore aujourd'hui les couleurs britanniques. De nombreux combats auront lieu entre la Chine et diverses puissances étrangères dont la raison cachée sera l'opium, mais les années passant, la culture s'étendit dans certaines régions de Chine et ce furent surtout les minorités montagnardes qui se lancèrent dans cette culture ; elle demande énormément de soins et elle ne peut se faire qu'à une certaine altitude, entre mille et deux mille mètres.
Il y a plusieurs façons de fabriquer l'opium tiré du suc de pavot car il y a plusieurs qualités d'opium. Les montagnards du Triangle d'or, quelle que soit leur ethnie, le font bouillir pour le nettoyer et ne se tracassent pas trop pour l'affiner. De façon semi-industrielle les pains de suc arrivés de la montagne sont mis dans des chaudrons et fondus. Puis le liquide épais est filtré. D'après la qualité désirée, la « confiture » ainsi obtenue est conservée de un à six mois avant d'être mise sur le marché où certains fumeurs prétendent pouvoir deviner les régions de provenance...
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#### *De l'opium à l'héroïne*
En 1813 un chimiste allemand découvrit que l'opium contenait dix pour cent d'un produit à la fois calmant et excitant qu'il baptisa « morphine ». Il est très facile d'obtenir de la morphine en partant de l'opium, deux ou trois manipulations avec du chloroforme et de l'ammoniaque suffisent. Il ne reste plus ensuite qu'à raffiner le produit obtenu pour avoir de la morphine pure. Partant de là un autre chimiste allemand découvrit vers 1900 un corps nouveau qui devait devenir la reine incontestée des drogues, l'héroïne qui, aujourd'hui, multiplie ses ravages. Il faut pourtant dire qu'aussi bien hier qu'aujourd'hui les H'mongs et leurs frères des autres tribus n'ont jamais participé à la transformation de l'opium en héroïne. Pour eux cette marchandise, en plus de leur usage personnel, reste la seule ressource pour effectuer chaque année les rentrées financières nécessaires à la survie de la famille, du village, de la tribu. C'est ailleurs, loin de leurs montagnes, que s'édifient les fortunes, que se fait le gros du trafic, qu'a lieu la véritable guerre que se livrent les marchands de mort et les polices du monde entier qui essaient d'enrayer l'approvisionnement des pays industrialisés où habite la plus grande partie des drogués.
C'est surtout la guerre du Viet-Nam qui fit de Bangkok la plaque tournante de la drogue en Asie et le passage obligatoire de tous les réseaux.
Base arrière de l'armée américaine d'Indochine, la Thaïlande devait, durant des années, connaître sur son sol la plus grande concentration mondiale d'utilisateurs potentiels d'héroïne. Venant au repos depuis Saigon ou Danang par avions complets, ou séjournant dans les immenses bases aériennes du Nord du pays, des centaines de milliers de GI's ont séjourné ou transité par la Thaïlande. Leur présence avait totalement pourri Bangkok car, à cette époque, l'héroïne était partout. Représentant une masse monétaire colossale, ils étaient une aubaine pour la pègre locale et pour tout le petit peuple qui tâchait de grappiller au passage quelques dollars dans ce marché presque libre.
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Concierges d'hôtel, chauffeurs de taxis, portiers, prostituées, tout le monde possédait et vendait de la drogue à ces hommes qui paraissaient totalement perdus, qui clamaient haut et fort qu'ils haïssaient la guerre qu'on leur faisait faire et qui, pour les plus jeunes, arrivant dans un autre monde, étaient les proies toutes désignées pour des trafiquants sans scrupules. La drogue, les filles faciles et la cigarette d'héroïne (moitié tabac, moitié héroïne) pour quelques dollars furent les plus sûrs alliés des communistes contre l'armée américaine au Viet-nam.
Aujourd'hui les GI's sont partis, mais le renom de la Thaïlande comme paradis de la drogue est tenace et de nouveaux visiteurs... touristes d'un genre nouveau... arrivent eux aussi par avions entiers. Venant de toute la planète, des individus de toutes races et de toutes nationalités marchent vers Bangkok. Une seule raison les unit, tous sont drogués, fils de famille déboussolés, jeunes ouvriers croyant vivre la grande aventure, seuls ou en communautés, déchets de Katmandou ou d'ailleurs, ils croient trouver ici leur bonheur. Ils ne savent pas ce qui les attend. Vivant dans leur monde imaginaire, ils ne voient pas l'univers tel qu'il est, mais tel qu'ils le rêvent. L'idée qu'ils se font de la société et le mal que l'on en dit aujourd'hui semblent leur imposer une autre vision du monde. Leur monde à eux est fait de circuits pour initiés, de relais connus d'eux seuls... un monde avec ses règles particulières, un monde qui prétend rejeter la « société de consommation » alors qu'ils en vivent comme des cloportes. Ils connaissent toutes les combines, tous les chemins de par le monde, ils se suivent, se retrouvent, ils se laissent, dans tous les passages « obligés », des lettres en toutes les langues, des messages « secrets » donnant les dernières nouvelles, les derniers tuyaux. A Bangkok, chaque hôtel fréquenté par eux possède un tableau d'affichage qui, à lui seul, permettrait d'écrire un roman et où chacun d'eux trouve toujours une possibilité de se loger ou d'être aidé.
Par milliers, avant d'atterrir en Thaïlande, ils ont fait le grand circuit, ce qu'ils appellent entre eux le « Pot Trail ». En général par leur travail, ou bien par des combines, ils quittent l'Europe avec 10.000 dollars en poche pour un voyage de deux ans ou plus. Comme pour les pèlerins de jadis, la route est presque toujours la même : Maroc, Liban, Afghanistan, Pakistan, Inde, Népal, Malaisie, Indonésie. Le but final est toujours la Thaïlande aujourd'hui, mais avant ce pouvait être aussi le Laos ou le Cambodge.
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#### *Ce qu'on propose et ce qu'on cache*
Chacun dans la grande confrérie sait qu'à partir du Népal, avec des compagnies d'aviation locales, le billet est bon marché pour Bangkok... De Malaisie il y a le train et d'Indonésie, le bateau... Ceux qui n'ont pu partir avec un pécule suffisant travaillent en cours de route, où ils peuvent... mais toujours dans des « combines » hors du marché du travail régulier : car il est difficile pour un Blanc de trouver un emploi mineur dans des pays surpeuplés et où règne un chômage chronique. Les places les plus recherchées, mais qui ne se trouvent qu'entre Européens, sont souvent celles d'équipier de remplacement à bord d'un bateau, de cuisinier, de plongeur sur un gros voilier. Pour ce genre d'emplois il semble que Hongkong soit coté comme principale place d' « embauche maritime »... où l'attente d'un embarquement est facilitée par la possibilité de trouver sur place de l'héroïne à consommer.
Mais le « Pot Trail » est aussi la route de la fausse monnaie fabriquée en Europe et d'un gros trafic de travellers-chèques. Ce trafic supérieurement organisé nécessite la possession de deux passeports qui permettent des achats de travellers sous un faux nom chez les changeurs privés (hors des banques). Il existe aussi la possibilité d'acheter des travellers à un taux très bas à des « indélicats » qui les déclarent volés ou perdus et qui souvent obtiennent en plus le remboursement. Parfois tout simplement ce sont des travellers volés par des bandes organisées et qui sont revendus à bas prix.
Aujourd'hui sévit dans toute l'Asie touristique un trafic de faux billets de 20 dollars que les « pèlerins » achètent 5 dollars dans des officines connues d'eux seuls.
Pour tous les Thaïlandais, civils ou militaires, l'étranger est le « Farang », nom découlant de « Farangset », c'est-à-dire Français : car pendant très longtemps la plupart des Blancs vus au royaume du Siam venaient de l'Indochine française toute proche. Tous les « Farangs » de Thaïlande, bien sûr, ne viennent pas par le « Pot Trail » ; des charters bondés amènent des quatre coins du monde des touristes authentiques dont beaucoup de mâles attirés par la publicité tapageuse faite autour des fameuses masseuses de Bangkok.
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Parmi ces vrais touristes se trouvent aussi des jeunes Européens, dont de plus en plus de jeunes Français, garçons et filles, qui, plus pressés que leurs camarades, viennent pour se droguer mais sans prendre le chemin des écoliers... Il est de bon ton d'accuser toujours la Thaïlande d'être le carrefour de la drogue et de tirer profit de ce poison, mais je pense qu'il est nécessaire de dire que le problème est autrement plus compliqué et que les responsabilités sont partagées. Pour faire le voyage Paris-Bangkok-Paris, un touriste normal doit dépenser plus de 10.000 francs. Cinq mille francs suffisent si le passager accepte de partir impérativement un jour fixé et de revenir non moins impérativement, sans aucune possibilité de changement, à l'heure et au jour fixés pour le retour. Mais n'importe quel jeune drogué qui veut aller faire une « cure » peut obtenir un billet à des prix défiant toute concurrence. On trouve, sur la Compagnie aérienne soviétique Aeroflot, des billets d'aller et retour, valables un an sans aucune contrainte et donnant droit en plus à deux nuits d'hôtel dans un établissement de classe internationale, pour 3 300 francs. Par la Jordanian Air Lines, 2 800 francs l'aller-retour. Par « Nouvelles Frontières » au départ de Bruxelles ou d'Amsterdam, l'aller-retour valable un an sans aucune contrainte aux alentours de 3 000 francs. Les prix sont, à peu de choses près, identiques dans toutes les agences, Delta, Le Point, etc.
Tous les guides de voyages vendus parmi les jeunes donnent presque tous les noms et adresses des « petits hôtels pas chers », mais il s'avère sur place que presque toutes ces adresses (données en connaissance de cause ou non) sont des relais de drogués ou des points de vente de drogue. Les circuits « pas chers » s'avèrent d'ailleurs être souvent ceux d'une certaine misère morale qui jette sur des routes lointaines et étrangères des jeunes déboussolés sans les moyens financiers nécessaires pour vivre et survivre dignement.
Chose beaucoup plus grave, honteuse et scandaleuse, aucune agence de voyages pour jeunes, aucune compagnie aérienne française ou étrangère, aucun « guide touristique » n'avertit les partants de ce qu'ils risquent aujourd'hui en Thaïlande s'ils sont pris à posséder de la drogue, à en consommer, à en acheter ou à en vendre.
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La nouvelle loi thaïlandaise du 22 avril 1979 appelée « NARCOTIC ACT 2522 » punit très sévèrement les gens, étrangers ou nationaux, mêlés au trafic. Débarquant la fleur au chapeau, nos braves petits rêveurs se croient arrivés au paradis des drogués où tout est permis et où, pour quelques francs ou dollars, ils vont pouvoir « se défoncer », « se shooter » en paix et en toute liberté. La nouvelle loi pourtant dit nettement et clairement : « Toute personne prise en possession d'héroïne (100 grammes ou moins de cent grammes) : *prison à perpétuité.* Plus de 100 grammes : *prison à perpétuité ou peine de mort.* Moins de 20 grammes, *de 1 an à 10 ans de prison. *»
Voilà quand même des sanctions qui mériteraient d'être connues en Europe et chez nous en France.
Voilà des peines qui pourraient être affichées dans les agences proposant des voyages d'agrément en Thaïlande aux jeunes, dans les bureaux des compagnies aériennes, et imprimées dans les guides touristiques.
Si cela était fait, si cela avait été fait, il y aurait peut-être moins d'Européens et de jeunes Français en train de pourrir dans les geôles thaïlandaises.
Désormais, même si des vendeurs opèrent à Bangkok, même si de grosses quantités peuvent être achetées à Chieng Mai, la guerre contre le trafic d'héroïne est déclenchée en Thaïlande et des puissances étrangères aident sérieusement les autorités locales à combattre le fléau. De nombreux pays en effet détachent maintenant des agents spéciaux à Bangkok. Les États-Unis viennent en tête avec vingt-six, car ce pays est pour l'instant le plus touché par les problèmes de la drogue... Loin derrière viennent l'Australie avec trois agents, l'Italie deux, les Pays-Bas deux, la France un, le Canada un, la Suède un, la Nouvelle-Zélande un et l'Angleterre un. Tous ces hommes se connaissent et travaillent en collaboration avec le Bureau spécial des Narcotiques de l'O.N.U. à Bangkok. C'est la recrudescence de la lutte contre les passeurs qui fait que les prisons thaïlandaises connaissent aujourd'hui une affluence record d'étrangers ; et c'est le fait aussi de la cohésion entre les différentes polices du pays et les agents étrangers qui explique l'immense diversité des personnes arrêtées. Aujourd'hui 208 trafiquants originaires de 24 pays croupissent dans les prisons thaïs, les chaînes aux pieds. Parmi eux 40 Américains, 19 Italiens, 11 Canadiens, 9 Anglais, des Chinois, des Japonais, des Hollandais, des Allemands, des Espagnols, des Suisses, des Grecs, des Israéliens, bien d'autres encore, et malheureusement 23 Français.
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Le Consulat de France à Bangkok consacre 50 % de ses activités aux affaires de drogue et aux drogués. La progression des arrestations de jeunes Français est alarmante : il faut donc compter une quarantaine d'affaires de drogue chaque année. La moitié se termine par des condamnations parfois lourdes.
La tentation est terrible à Bangkok et beaucoup de jeunes Européens pris au « mirage » se laissent aller à « essayer », sans compter les autres, tous les autres qui sont spécialement venus pour cela. Tous ceux qui ont des problèmes d' « identité », des problèmes psychologiques, des problèmes de « société »... qui se sentent mal dans leur peau, qui sont au bout du rouleau, ... qui ont tout essayé... se droguant avec n'importe quoi quand ils sont en « manque »... Amphétamines additionnées de mort aux rats en quantité infime et donnant... le 7^e^ Ciel ! Piqûres de cirage... Respiration jusqu'aux limites du suffoquement de colle à chambre à air diluée dans de l'essence de térébenthine... Au Népal on a même vu des drogués « en manque » manger des champignons hallucinogènes qui rendent fou et mourir dans des crises horribles.
Alors, pour tous ceux-là, oui, la Thaïlande peut apparaître au premier abord comme le paradis de la drogue. Ici l'héroïne est de qualité exceptionnelle et très bon marché. Ici il existe des réseaux de vendeurs et de revendeurs... Ici il y a tout ce qu'il faut. « Soi 22 », par exemple (« Soi », en thaï, voulant dire « rue ») tout le monde sait que les vendeurs clandestins sont là. Surtout près de l'Auberge « Petit Moulin ». Dans le bidonville de Pratunam, près du port, les voyous sont des pourvoyeurs très connus aussi. « Soï 2 », de façon furtive, les chauffeurs de taxi vendent à la sauvette, près de l'hôtel Atlanta, héroïne et marijuana. « Soï 3 », juste au fond de la rue après un petit pont, se trouve un bidonville : là, tous les Blancs ayant l'air un peu « hippie » sont abordés par des vendeurs qui proposent toutes les drogues. Dans tous ces endroits se vendent des capsules en plastique, parfois avec un bouchon vert, dont les tailles peuvent aller de 1 à 3 centimètres et le poids en drogue de 1 gramme à 4 grammes. Souvent pour les plus petites doses il peut s'agir de pailles en plastique, chalumeaux de bar, coupées et refermées à la chaleur, avec un briquet ou une simple allumette.
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L'héroïne vendue ainsi est totalement pure et les initiés en parlent comme de la meilleure du monde puisqu'elle titre à 95 %. En général ces achats tournent entre 600 et 1 000 bats, soit 130 à 220 francs français, ce qui permet soit de se piquer en mélangeant la drogue à de l'eau distillée, soit de la fumer en cigarettes en saupoudrant le tabac d'héroïne, soit pour la plupart, dans les hôtels de seconde zone, de la fumer dans de grosses pipes en bambou, mélangée à de la marijuana.
#### *D'où vient la drogue*
Mais alors, d'où vient toute cette drogue ? Et que font la Thaïlande et les autres pays pour essayer d'enrayer cette nouvelle marée blanche ?
Les tribus montagnardes de Thaïlande produisent généralement 80 tonnes d'opium par an. Pour des raisons climatiques la récolte peut tomber à 17 tonnes seulement. La Birmanie, elle, a une production annuelle de 120 tonnes. Il faut dix kilos d'opium pour faire un kilo d'héroïne pure. La Thaïlande, qui a interdit les fumeries sur tout son territoire depuis vingt-cinq ans déjà, se trouve pourtant aujourd'hui impliquée dans ce grave problème, car 1 à 2 % de sa population (le pays compte 48 millions d'habitants dont 5 à Bangkok) se drogue. La consommation intérieure d'héroïne est évaluée par les services spécialisés à 25 kg. Un programme en cinq points a été appliqué pour essayer d'empêcher les Thaïlandais de consommer de la drogue :
1° pousser les montagnards à diversifier leurs cultures et à abandonner celle du pavot ;
2° programme d'éducation anti-drogue dans les écoles ;
3° police renforcée ;
4° blocage plus efficace des frontières pour saisir la drogue qui entre ;
5° lutte sérieuse avec l'appui d'agents étrangers pour éviter les sorties de drogue.
Le général Chavalit (commandant en second de l' « Office Narcotic Control Board » qui mène la répression) est, pour sa part, catégorique :
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« C'est la demande extérieure qui crée le problème de la drogue... Il faut que les pays concernés, d'Europe et d'Amérique, coupent avec nous les chemins de la drogue ! » Aujourd'hui le trafic a pris une ampleur internationale, les problèmes énormes qui se posent en Asie existent au Pakistan, en Afghanistan... en Turquie. Partout des équipes spécialisées ont repris les relais détruits voici des années, depuis le retour des « vieux » de la French Connexion aujourd'hui libérés de prison.
#### *Des Français aux Chinois*
L'absence de ces « vieux » avait permis aux Chinois de prendre une partie du monopole de la French Connexion car, avant, le milieu français était le seul fournisseur d'héroïne pure à 95 ou 98 %, connue sur le marché sous le nom de « Marseillaise »... L'absence prolongée des « chimistes » du milieu français permit donc aux Chinois de tenter aussi leur chance dans l'héroïne très pure de très haute qualité. La disparition de la filière française avait entraîné un report du marché vers Amsterdam et sa communauté chinoise. Pourtant la qualité était moindre. Les Asiatiques d'Europe jouèrent le côté financier de l'affaire, vu la demande accrue et le monde de plus en plus étendu de drogués, mais ils furent beaucoup moins « sérieux » et « respectueux » des clients que les Français : ils mirent sur le marché, en grosses quantités, une variété de drogue dénommée « Brown Sugar », moins soluble, ne titrant qu'à 15 % et contenant un poison, la strychnine qui provoque des overdoses chez les non-avertis.
Car il y a des qualités de drogue bien établies qui sont la base même de tout le trafic international entre bandes organisées. La n° 4 est la blanche, c'est la plus chère, c'était « la française », « la marseillaise » ; aujourd'hui des laboratoires en fabriquent ailleurs que chez nous. La n° 3, c'est le « Brown Sugar » qui a l'aspect du café soluble et que vendent en Europe surtout les Allemands et les Hollandais. Il y a encore la n° 2, héroïne de base, qui ne se vend pas ; et la n° 1, morphine qui ne se vend pas non plus.
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La lutte est donc engagée sur tous les fronts avec, d'un côté des hommes qui font leur devoir de policier et de l'autre des hommes qui brassent des millions de dollars, qui connaissent toutes les combines, toutes les ruses et disposent de complicités qu'ils peuvent grassement payer.
#### *Producteurs, communistes et gros bonnets*
La position géographique de la Thaïlande lui vaut un rôle que beaucoup de Thaïs n'apprécient pas, celui de plaque tournante de la drogue en Asie.
A ses frontières, les deux principaux producteurs d'opium, sont deux États birmans, l'État Shan et l'État Kachin. A eux seuls ces deux pays en rébellion ouverte contre le gouvernement de Rangoon produisent 450 à 500 tonnes d'opium annuellement, ce qui donne 45 à 50 tonnes d'héroïne titrant à 98 %, donc injectable, la n° 4, ou de la « smoking héroïne », dite n° 3, fumable.
Les grands patrons birmans de la drogue sont les chefs du parti communiste birman, qui ont la haute main sur le trafic. Grâce au courage d'agents ayant pénétré en Birmanie et dans tout le triangle d'or, aujourd'hui le cheminement de la drogue est mieux connu. Les caravanes passent par Mong-Hsu et Keng-Tung, en Birmanie, pour arriver à Tachilek, sur la frontière thaï.
La plus grande partie de la frontière à cet endroit est sous le contrôle de l'armée rebelle Shan, la « Shan United Army », avec son quartier général à Ban Hin Paek, à peine un kilomètre à l'intérieur de la Thaïlande, sous la férule de Cheng Chi Fu, un Chan né à Lakao, en Birmanie.
Ce « chef suprême » contrôle une douzaine de laboratoires appelés les « Labos chinois », car souvent les chimistes viennent de Hong-Kong et 4 ou 5 « gamelles » leur suffisent, dès l'instant où ils ont la formule chimique. Ces laboratoires sont toujours placés à cheval sur la frontière, de façon à s'échapper vers la Birmanie à l'arrivée des troupes thaïlandaises, ou vers la Thaïlande, à l'arrivée des troupes birmanes.
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D'autres groupes rebelles : la « Sura » (Shan United Revolutionnary Army), la « Kia » (Kachin Indépendant Army), la « Cif » (Chinese Irregular Force) composées des survivants d'une division de Tchang Kai Chek tenant la région depuis la victoire des troupes de Mao en Chine en 1949 et refoulées dernièrement plus loin à l'intérieur de la Birmanie et la « SSRA » (Shan State Revolutionnary Army).
Mais la Shan United Army, forte de 3 à 4 000 hommes entraînés et armés d'armes modernes possède la suprématie sur tous les autres groupes, qu'elle taxe, et dont elle commercialise les récoltes d'opium, 50 à 60 tonnes annuelles.
Avec l'occupation du Laos par les communistes et les rébellions à toutes les frontières birmanes, l'empire de la drogue a tendance à se fermer un peu plus. Le régime socialiste birman en place à Rangoon a fermé le pays sur lui-même et ruiné son économie par des nationalisations. Il ne contrôle pour ainsi dire aucune de ses frontières montagneuses où vivent, hors du temps, des centaines de milliers de montagnards habitués pour la plupart à la guerre et à ses inconvénients ; la seule chose qui les intéresse est leur liberté.
Leurs frères de race d'Indochine ont servi fidèlement la France, puis ensuite l'Amérique, car les deux pays, par leurs services spéciaux, et presque toujours de façon cachée, le GCMA pour les Français, et les Bérets Verts pour les Américains, leur assuraient l'écoulement de leur production d'opium.
Les H'Mongs du Laos, abandonnés par les Américains, ont payé cher leur goût de la liberté ; une grande partie d'entre eux a fui, les autres se sont battus jusqu'au bout et des dizaines de milliers, hommes, femmes, enfants, furent massacrés par les communistes vietnamiens qui, dans l'indifférence la plus complète du monde dit libre, les ont napalmés et gazés dans le massif montagneux de Phou-Bia, où ils auront tenu trois ans.
Ce que les régimes communistes d'Asie n'acceptent pas des tribus montagnardes, c'est leur esprit d'indépendance ; mais jamais ils n'ont lutté contre la culture du pavot. Chaque fois qu'ils l'ont pu, les communistes ont assuré, de gré ou de force, l'achat des récoltes et leur écoulement vers les réseaux extérieurs qui fabriquent l'héroïne. Durant la guerre du Vietnam, Giap a souvent lancé des attaques vers les régions montagneuses au moment des récoltes de pavot, au même titre que vers les deltas pour faire main basse sur le riz. Ce dernier pour la nourriture des troupes au combat, l'opium pour l'argent qu'il représente entre le prix d'achat aux tribus et le prix de vente aux trafiquants internationaux.
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Dans le trafic de drogue, les communistes vendent à qui paie le meilleur prix. Ils savent, de toute façon, que le résultat sera le même, la pourriture du monde occidental attaqué dans ce qu'il a de plus vulnérable, sa jeunesse.
La difficulté pour les agents thaïs ou européens est de détecter les trafiquants mêlés aux gens honnêtes (pêcheurs, paysans ou ouvriers) au milieu des centaines de jonques qui sillonnent la région. De plus, dès qu'un homme des réseaux est arrêté, un membre de sa famille prend immédiatement sa place et respecte la loi du milieu... l'implacable loi du silence, avec laquelle les voyous, truands et trafiquants d'Asie ne badinent pas.
Les gros bonnets, eux, ceux qui traitent avec les gros bonnets du monde entier, ont pour couverture des sociétés d'import-export, des hôtels, des bijouteries... tout ce qui est nécessaire pour donner la surface commerciale voulue à leur trafic.
#### *Coupables et victimes*
Que viennent faire dans cette galère les jeunes Français si pour quelques grammes d'héroïne ils risquent aujourd'hui des peines énormes de prison ?
La vérité oblige à dire que tous les Français en prison en Thaïlande ne sont pas des naïfs tombés dans le panneau de la répression...
A côté de quelques déboussolés copie conforme de leurs frères américains et européens perdus dans leur délire antitout, il existe des professionnels qui ne cherchent qu'une chose : gagner de l'argent.
Le kilo d'héroïne pure à 95 %, comparable à la meilleure fabriquée en France par les « Marseillais », vaut à Chiang Maï ou à Bangkok aux environs de 20.000 dollars ; coupé dix fois de lactose et vendu en France à 800 francs le gramme, il permet au « passeur » de faire un chiffre d'affaires de huit millions de francs lourds avec ses dix kilos.
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Cela permet aux revendeurs (qui peuvent le diluer encore) de gagner eux aussi des fortunes sans prendre le risque du voyage.
De tels bénéfices attirent obligatoirement beaucoup de gens sans scrupule qui n'hésitent pas à empoisonner la jeunesse d'Occident pour faire fortune.
Lorsque l'on constate les sommes colossales que gagnent les trafiquants, on comprend que quelques policiers thaïs ou même quelques responsables puissent être tentés d'essayer de grappiller quelques dollars au passage. Que se passerait-il si les champs de pavots au lieu d'être aux frontières de la Thaïlande étaient placés sur nos frontières hexagonales ? Ceux qui pensent qu'il n'y aurait chez nous que des policiers ou des fonctionnaires purs et durs me semblent de sacrés farceurs...
Les Français ne sont pas réputés pour être de « gros passeurs », tout étant relatif quand on connaît les quantités qui transitent par la Thaïlande, mais parmi eux beaucoup de drogués font le voyage pour gagner de l'argent facile et se payer leur propre drogue.
Tout est tenté pour faire parvenir la drogue en France. Un trafic par voie postale : certains « passeurs » envoyaient, de différentes postes de Thaïlande, dix à vingt enveloppes avec 2 ou 3 grammes d'héroïne pure dans chacune d'elle... Les envois étaient faits à eux-mêmes, à des boîtes postales, ou à une « grand'mère »... Certains en arrivaient même à mettre 30 grammes dans une seule enveloppe. Dix ou vingt enveloppes à 2 ou 3 grammes, cela fait de 40 à 60 grammes ; dédoublés dix fois, cela donne 400 à 600 grammes à 800 francs le gramme à Paris.
Pour les jeunes Français, être mis en prison en Thaïlande représente, d'après leurs dires, un « retour au Moyen Age ». L'application des lois thaïs, les mêmes pour les nationaux et pour les étrangers, change de ce que l'on peut connaître en Occident où l'on a tendance, par conviction ou par snobisme, à déclarer notre société « pourrie ».
Si les prisonniers ne sont pas maltraités, le Thaï, comme tous les Asiatiques, n'aime pas les perdants. Le gardien de prison n'a aucun respect pour celui qui s'est fait prendre, il considère le drogué comme quelqu'un dont l'âme n'est plus dans le corps... Et le Blanc drogué est un moins que rien à ses yeux.
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La nourriture qui ne correspond pas à la nôtre, les cellules pas toujours modernes... parfois les rats, souvent les moustiques, plus la promiscuité... et ne les oublions pas, les chaînes aux pieds, sont des choses qui donnent à réfléchir à ceux qui sont incarcérés. C'est pourquoi ceux qui ont le bonheur, grâce à un avocat thaï et une forte somme d'argent comme caution, de sortir en liberté provisoire, s'empressent de quitter le pays avant leur procès en employant un passeport sur lequel la photo est changée. Il s'agit toujours soit d'un faux passeport, soit d'un vrai volé, soit d'un vrai vendu. Le coût actuel d'un passeport à Bangkok est de 2.000 dollars. Quinze pour cent des jeunes Français qui viennent déclarer à l'ambassade de France à Bangkok qu'ils ont perdu leur passeport ou qu'on leur a volé, l'ont, en fait, vendu.
Par mesure exceptionnelle, j'ai pu rencontrer les prisonniers européens de Chiang Maï. J'ai été surpris de les trouver autrement que je les imaginais. Enfermés presque tous depuis des mois, ils ont une autre tête que tous les drogués aperçus en « liberté » à Bangkok comme à Chiang Maï.
Yves, 23 ans, de Paris, est venu en Thaïlande parce que la drogue y était bon marché... A Paris, il était coursier dans différentes agences. Voilà onze mois qu'il est en prison ici, en attente de jugement. Il a été arrêté dans sa chambre d'hôtel avec 200 grammes d'héroïne pure pour sa propre consommation. Plusieurs fois déjà, il était venu en Thaïlande pour « consommer » sur place. Dénoncé par sa logeuse, il fut arrêté alors qu'il rentrait de ville avec un autre Français rencontré par hasard et qui, lui, n'était pas un drogué mais un brillant élève ingénieur qui, aujourd'hui encore, est en prison et dont la mère a fait déjà plusieurs fois le voyage Paris-Bangkok-Chiang Maï et retour pour essayer de le tirer de là. Yves prétend qu'il ignorait les rigueurs de la loi thaï. Il risque la réclusion perpétuelle comme étranger (la vraie peine est la mort). Son avocat thaï ne parle pas français et lui ne parle pas anglais... Il refuse de prévenir ses parents très âgés et se retrouve totalement seul.
Comme pour tous les drogués Européens qui ont été emprisonnés, les premiers mois furent terribles. Il trouva moyen d'écoper de deux mois et demi de cachot avec les chaînes aux pieds :
« Ça m'a permis de faire le point... de « gamberger ». Je crois que j'ai réussi. Pour moi, la drogue c'est fini. Si j'ai la chance d'en sortir un jour, je n'y toucherai jamais plus. »
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Il m'a dit encore :
« Je regrette vraiment que ce jeune touriste français qui logeait à mon hôtel ait été arrêté à cause de moi. J'ai pris mes responsabilités vis-à-vis de la police et j'espère qu'il sera libéré bientôt. Je n'ai jamais fait de prison en France, je ne suis pas un voyou... Je suis un drogué... Aujourd'hui je suis guéri... J'ai payé cher mais j'ai décroché. Tout compte fait, la méthode dure est la seule valable.
« Pour les jeunes drogués français, je leur dis, ne venez pas en Thaïlande... Il vaut mieux avoir des « emmerdements » en France et subir les tracasseries de la police française et les rigueurs de la loi française que de se retrouver en prison à l'étranger. Ici, la drogue est bon marché... Mais elle revient hors de prix quand il faut la payer d'années et d'années de prison... »
Christian, lui, est de Cannes, où il était décorateur. J'ai du mal à croire qu'il a 24 ans, tellement il fait jeune avec son allure sportive. Lui n'a été arrêté qu'avec 7 grammes, dénoncé par le chauffeur de taxi qui lui avait vendu la dose. Il est de ceux que l'on ne prendra plus... me dit-il !
François est de Lyon. Il ne fait pas non plus ses 30 ans, ancien moniteur de vol à voile, il est drogué depuis dix ans. C'était l'époque, dit-il, où, à Marseille, la drogue ne valait pas cher non plus, avant le démantèlement de la French Connexion... Voici douze mois qu'il est là, en cellule, et chaîne aux pieds, après son arrestation avec 10 grammes d'héroïne. Comme pour Christian, c'est son vendeur qui l'a dénoncé pour toucher la prime. Il risque une peine de cinq à dix ans de prison : « Il faut bien faire savoir aux jeunes, en France, qu'ici, on est tout de suite repéré, car si on est Européen, jeune, un peu « fringué » n'importe comment et qu'on ne voyage pas en cars climatisés avec les vitres teintées, on est suspects et surveillés... Il faut que les jeunes Français qui veulent se droguer réfléchissent bien avant de venir, car, ici, c'est le tarif maximum sans discussion. Quand un gars revient dans la cellule et annonce... « J'en ai pris pour 20, 30 ou 50 ans, ou à perpète »... Ça donne à réfléchir... Y'a du mouron à se faire...
Ce que personne ne sait en France, c'est qu'ici, la possession de drogue est un crime. Il y a ceux qui viennent pour se « shooter » et ceux qui viennent faire des « affaires ». Mais les drogués ont toujours plus de mal à s'en sortir que les gros ! Ici, à la moindre c...rie, c'est le cachot avec les chaînes de 17 kg aux pieds... jour et nuit ! En France, j'avais été arrêté cinq fois pour usage de drogue, chaque fois, j'avais eu le sursis.
125:275
Ici, j'ai été arrêté une fois... Je vais prendre le paquet ! Des gars des fois restent des années au trou avant d'être jugés... Moi aussi, j'ai compris : quand je sortirai, je ne repiquerai pas au truc... C'est trop c... de gâcher sa vie ! »
Quand Pierre Toutain et moi nous avons quitté la prison de Chiang Maï, nous ne pouvions nous empêcher de nous retourner vers les hauts murs et de penser à tous ces jeunes gars enfermés là, à des milliers de kilomètres de chez eux, certains pour la moitié de leur vie... Venus là souvent sans savoir ce qu'ils risquaient alors qu'aujourd'hui, dans toute cette région du monde, les gouvernements réagissent avec fermeté, qu'en Malaisie la possession d'héroïne est punie de mort pour les grosses quantités, qu'à Singapour on risque sa tête pour 10 grammes, qu'à Taïwan, c'est la prison à vie et en Corée du Sud l'asile d'aliénés...
Malheureusement, loin de s'arranger, les problèmes de la drogue et surtout de l'héroïne pure ne font que s'aggraver et les années qui viennent risquent d'être encore plus dramatiques.
Les services spécialisés constatent une résurgence du trafic d'héroïne dans le monde entier. Il ne reste plus qu'une seule méthode pour essayer d'enrayer cette « marée blanche » mortelle, c'est celle qui consiste à infiltrer des agents asiatiques dans les bandes qui contrôlent le trafic pour pouvoir détecter les mouvements des caravanes transportant l'opium à travers les montagnes et les jungles, et les détruire grâce à de véritables opérations militaires avant leur arrivée aux laboratoires clandestins.
Les seuls accès faciles vers le Triangle d'or sont les routes thaïlandaises, construites par les Américains durant la guerre du Viet-Nam. Du côté birman, c'est une jungle impénétrable avec des chemins muletiers indétectables d'avion. Par contre, du côté Laos les trafiquants n'hésitent pas à transporter l'opium en camions dans des fûts de 200 litres.
La solution raisonnable serait de soustraire les tribus montagnardes aux armées privées qui occupent leur région mais aussi -- et c'est là une autre histoire -- aux régimes communistes arrivés au pouvoir ces dernières années et pour qui l'opium représente une arme double, pourrir la jeunesse « impérialiste » et rapporter des fonds énormes qui permettent de s'armer encore plus.
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Tant que les pays occidentaux ne réussiront pas à acheter la totalité des récoltes d'opium avant qu'elles n'aient atteint les laboratoires, les jeunesses d'Europe et d'Amérique seront en danger.
En France, le nombre des drogués ne cesse d'augmenter et les responsables des services de répression du trafic des stupéfiants sont tous conscients du drame.
A la Direction nationale des enquêtes douanières, la « DNED », des hommes sont constamment sur la brèche. Leur principal travail est la recherche de renseignements pour démanteler les « filières ». Leurs lieux de travail sont surtout les aéroports et les gares en collaboration avec les équipes sur place dépendant du quadrillage permanent mis en place par nos 20.000 douaniers. Les résultats de ces dernières années ont appris aux douaniers à faire une nette différence entre les responsables et les « pigeons » bien que cela ne soit pas toujours facile à déterminer. Certains passeurs sont des « pigeons » du fait qu'ils transportent souvent une valise avec de la drogue pour prix de leur passage et d'un passeport très souvent faux. A l'aéroport, le porteur de valise, souvent un réfugié, fuyant un régime communiste, trouve un « complice » qu'il n'a jamais vu et ne reverra jamais. L'homme qui récupère la valise à Roissy est bien souvent aussi un « pigeon » et l'attraper ne sert malheureusement à rien.
Le principal travail des hommes de la « DNED » en collaboration avec la brigade des stupéfiants et du proxénétisme, est de remonter les filières le plus haut possible.
Les saisies par les douaniers sont aujourd'hui beaucoup plus nombreuses mais il semble que les envois massifs aient fait leur temps car s'ils apportent la fortune en cas de réussite, ils représentent aussi une perte financière colossale en cas d'échec.
Nous assistons à une recrudescence des drogues dures. Notre jeunesse va payer très cher un certain laxisme. Les décès par overdoses augmentent de façon spectaculaire.
En fait, toutes les drogues possibles et imaginables semblent converger sur l'Europe actuellement ; nos pays connaissent le même problème que les États-Unis voici plus de dix ans déjà.
Le chanvre indien arrive du Bénin et du Zaïre par ballots entiers. La cocaïne d'Amérique latine (la neige) revient en force.
127:275
Aux douanes les hommes responsables pensent qu'il faut agir vite et démanteler tous les réseaux de « fourmis » car, comme leur nom l'indique, sans ces réseaux la drogue n'arriverait pas dans les lycées et collèges. Les spécialistes sont formels, une arrestation de quelques heures ou de quelques jours est souvent salutaire et ceux qui ne sont pas arrêtés lors de la rafle anti-drogue hésitent à reprendre contact avec ceux qui sont interpellés, se détournent souvent de la drogue par peur du scandale ou tout simplement de la prison.
Les astuces des passeurs sont inimaginables, tout est bon pour transporter la drogue : les chiens anti-drogue ont dépisté un réseau qui utilisait des tam-tams africains pour le transport. Une autre filière employait des tables de jeux dont les damiers étaient faux et remplis de drogue. Une organisation fut démantelée : les douaniers réussirent à filer un certain nombre d'individus qui n'avaient apparemment rien d'anormal ; une seule chose pourtant, ils avaient tous les mêmes chaussures de couleur voyante...
Pour tromper les chiens beaucoup d'étrangers, qui sont majoritaires dans le trafic des « fourmis », cachent la drogue dans des couffins ou des valises de denrées exotiques. D'autres mettent dans leur valise des kilos de piment séché ou d'aromates. Une autre trouvaille consiste à « bourrer » la valise de naphtaline. Le chien, alors, ne sent pas la drogue... Mais le douanier, lui, sent la naphtaline... !
La loi américaine, qui ménage ceux qui dénoncent leurs complices, a permis à des policiers français munis de commissions rogatoires, d'aller dans les prisons US interroger de gros trafiquants et de remonter les filières au plus haut niveau, semant pour un temps la panique dans certaines filières... Les gros trafiquants, aujourd'hui, sont souvent condamnés à des peines de prison pouvant atteindre 18 ou 20 ans.
C'est depuis 1968 que le problème de la drogue a pris de l'ampleur en France. Avant notre pays était à l'abri de cette plaie et seuls quelques « artistes » se droguaient. Maintenant le marché est énorme et aucune loi spécifique et draconienne n'ayant été votée, tous les voyous essaient de pénétrer dans le circuit.
Certains disent qu'il s'agit d'un problème de civilisation, à ceux-là je réponds qu'il faut sauver notre jeunesse du fléau. Il faut avoir vu les parents de ces jeunes emprisonnés, de ces jeunes drogués pour bien comprendre quel est leur drame.
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Faisons en sorte que cela ne devienne pas un drame national duquel nous ne pourrions sortir que par des mesures cent fois plus draconiennes que les mesures de prévention encore possibles aujourd'hui.
Il faut que les pourrisseurs de notre jeunesse paient le prix fort, le prix que doivent payer dans toutes les nations civilisées les assassins et les empoisonneurs. Les propagandistes des drogues dites « douces », ceux qui demandent leur banalisation, doivent comprendre qu'ils sont les pourvoyeurs des marchands d'héroïne et les responsables de dizaines de morts par overdose.
Il faut avoir vu en prison un jeune Français sortir de deux mois de cachot et dire triomphalement : « Je suis guéri », pour réaliser que ceux qui préconisent des méthodes angéliques sont des imbéciles. Il faut avoir vu dans sa prison un jeune condamné à 30 ans dire : « Je regrette, j'ai gâché ma vie... J'ai commencé par le H et j'ai fini par l'héroïne », pour comprendre et peser à son juste poids la responsabilité de ceux qui, dans l'éducation nationale ou ailleurs, prônent par snobisme l'utilisation de drogue par les jeunes. Devant le drame qui se développe nul ne peut rester indifférent.
Roger Holeindre.
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## NOTES CRITIQUES
### Doutes et questions sur Julien Green
Julien GREEN : *La lumière du monde,* Journal 1978-1981. (Seuil.)
D'où vient la déception que provoque le dernier volume du journal de Julien Green ? D'une trop grande prudence de l'auteur ? D'un certain vide ? Pourquoi meuble-t-il les pages, ici et là, avec les titres des journaux ? On peut être un grand écrivain et tenir sur l'actualité les propos de la concierge : « 21 décembre 1978... Nous voici menacés d'une fusée américaine qui... va se précipiter sur notre globe entre mai 79 et mars 80 et tomber on ne sait où, peut-être entre Paris et Nuremberg ! Le choc sera terriblement dévastateur... Si elle tombe sur une installation nucléaire, la terre sautera, tout simplement... » Tout simplement ! Après M. Perrichon saisi par l'écologisme, voici Pécuchet affronté au problème de l'emploi : « 12 février 1979... Dans le métro les poinçonneurs : ont disparu... et le chômage galope. » Tout simplement !
Il y a même un petit discours digne de M. Homais (un Homais cependant qui invoquerait le Christ, un Homais protestant...) : « L'homme digne de ce nom aspire... à un monde plus généreux, mais il faut d'abord gommer tant de réflexes et cette terre idéale n'existera, je le crains, qu'au prochain millénaire, après encore beaucoup de haines, d'incompréhension et peut-être de sociétés attachées à leurs biens, leurs préjugés, leurs vaines supériorités. »
130:275
En politique, vertueuse indignation de Green contre le shah d'Iran, « ce fou malfaisant ». La révolution faite le trouve sans voix devant Khomeyni. Mais M. Hua, le Chinois communiste en visite à Téhéran, a un si bon sourire... Est-ce un reste chez Green de cette hypocrisie protestante qui préfère s'en tenir à des apparences plutôt que d'affronter sans fard les réalités ?
On ne cite tout cela qu'avec l'espoir de le détourner de ces chemins qui ne sont pas faits pour lui. Mais d'autres aspects gênent, dans cette tranche de journal. J'avais gardé un bon souvenir de la tranche 1972*-*1976 (*La Bouteille à la Mer,* Plon, 1976* ;* réédité en Livre de Poche). Il y parlait merveilleusement du baroque autrichien :
« Ses églises présentent toujours cet aspect à la fois joyeux et mystérieux que produit la surabondance de l'or. L'argent est triste, l'or est joyeux. Dans une chapelle, des *putti* joufflus sont soutenus en l'air par un fil invisible et jouent du violon. Il faut admettre le côté un peu farce du baroque si l'on veut apprécier la noblesse de ce très grand moment dans l'architecture et la décoration religieuses. C'est une religion qui sourit, qui rit de bonheur, mais qui sait prier et réfléchir. »
C'était un festival d'or, de rose, de vert. Dans le présent livre au contraire, Green semble user de sa palette avec application et un peu d'artifice. Et puis il n'aime pas le baroque en Espagne, où nous promène une grande part du volume. Il lui préfère « la finesse musulmane » et traite Charles Quint de « fou », comme le Shah.
L'Église conciliaire, qu'il condamnait avec courage dans *La Bouteille à la Mer,* est maintenant absoute. Paul VI enterré avec les honneurs dus à son rang : « Des cris de soulagement ont été poussés par des gens qui se prétendent catholiques. » Fi ! Qu'il vaut mieux se donner bonne conscience et sérénité en compagnie du Père de Lubac : « La légende du Concile telle qu'elle s'est implantée dans l'esprit du public, déclare le jésuite (le 20 novembre 1978), est gravement contraire à la réalité des faits. Ce qu'on a appelé le groupe rhénan était composé de théologiens éminents. Le désordre n'était que dans les activités para-conciliaires. Jamais la France n'a envoyé auprès du Concile un journaliste sérieux... » C'est gentil pour l'abbé Laurentin, pour le R.P. Wenger... Mais qui donc Lubac croit-il persuader de l'innocence des experts choisis par l'épiscopat, les Bernard Besret, les J.-F. Six ?
131:275
Respectueux des papes et des conciles, Green ne peut cependant contenir une sortie contre le cardinal Marty qui, au Parc des Princes, « se met toujours en avant », « se croit obligé de présenter le pape et de régaler cette jeunesse de quelques facéties ». Et l'on sent percer l'inquiétude quand il recopie, entre toutes, cette phrase de Jean-Paul I^er^ : « Il faut que l'autorité vienne de la base » ; et cette autre de Jean-Paul II déclarant qu'il ne souffrirait pas « qu'on refuse obstinément tout ce qui a été introduit légitimement dans les rites ».
Dernier aspect déroutant de ce journal : le monde étrange des homosexuels. L'Amérique, c'est Mark ; l'Espagne, Benito ; l'Allemagne, Joseph (Breitbach) ; dans l'appartement parisien, il y a Éric ; en Italie « de jeunes compagnons de route ». Honni soit qui mal y pense, bien sûr, mais ce monde paraît un peu irréel au profane. Inversement, le mariage apparaît à l'auteur comme un enfer, à travers deux confidences qu'il rapporte.
Il reste malgré tout beaucoup à glaner pour les amateurs de peinture (espagnole et italienne surtout) ou de musique (Brahms, Schumann, Schubert, Uhl aussi et Kalkenbrenner). Les amateurs de voyage en revanche préféreront l'Espagne et le Portugal de t'Serstevens. Mais, de temps en temps, la réflexion religieuse de Green prend de la hauteur. Alors son dialogue avec Lubac nous intéresse : « Il me disait que ce que j'appelle une tendance protestante dans la France actuelle est plutôt un affaiblissement de la foi qui adopte la solution facile d'un évangélisme de mauvaise qualité, car pour faire un vrai protestantisme il faut une foi énergique. La France est lasse de sa religion. Elle cherche mollement ailleurs » (mai 1980)*.* Alors il nous fait partager sa lecture de Newman, qu'il ne place pas loin de saint Augustin, mais dont les propos sur l'enfer lui semblent trop durs. Ou sa méditation (pourquoi n'en fait-il pas un petit livre ?) sur les divers états des textes sacrés, « à travers lesquels le Christ passe comme la lumière à travers une vitre », ... « ces pages sans lesquelles le monde n'aurait pas de sens ».
C'est cette veine-là que Green devrait désormais creuser.
Jacques Urvoy.
132:275
### La confidence posthume de Jean Paulhan
Jean PAULHAN : *Traité du ravissement.* (Éditions Périple, 12, rue du Télégraphe à Paris 20°.)
Le mieux est de partir d'une petite histoire que Paulhan rapporte dans cet ouvrage. Un groupe de scouts se promène dans la montagne. L'un dit : « Tiens, il y a une maison en haut du rocher. » A quoi ses compagnons répondent, l'un : « Tu appelles ça une maison ; une cahute, tout au plus » ; l'autre : « C'est une idée que tu te fais. Tu prends la faille du rocher pour une porte » ; et le troisième : « Je me demande comment ils peuvent vivre là-haut. »
Le premier a pris *maison* comme un mot (il en substitue un autre, plus adéquat), le second comme idée, le troisième comme chose. Or, ils ont entendu la même phrase ; chacun en a tiré ce qui lui convenait. Cette *trivalence* existe dans tout énoncé. En général, nos paroles précisent quelle est celle des trois valeurs que l'on entend communiquer. Mais l'erreur est possible. Dans un poème, l'un ne verra que mots péniblement assemblés, où un autre sent des émotions vraies, et comme l'essence de la chose. Paulhan pense que la littérature grossit ces phénomènes naturels du langage, dans ses échecs, et l'espèce de privation qui en découle, comme si nous étions frustrés, ou dans ses réussites, ses chances, avec le ravissement qu'elles provoquent. La réflexion critique conduit donc à une réflexion sur le langage, et celle-ci à l'être même et à notre situation dans le monde. C'est le mot des *Fleurs de Tarbes :* « A quoi d'autre s'intéresserait-on qu'à l'essentiel, si l'on n'est pas un malheureux ? »
133:275
Mais revenons aux scouts. Chaque mot que nous employons subit ainsi une opération réductrice, qui ne laisse visible qu'un de ses aspects. Il en est de même pour la pensée, dont nous ne saisissons qu'une part : là où un homme estime toucher à une réalité intime, un autre ne verra qu'illusion : « c'est une idée que tu te fais », dira-t-il. De notre pensée, nous n'amenons au jour qu'une projection. Cette pensée que nous ne pouvons observer, où se confondent encore esprit et langage, Paulhan la nomme *considération,* comme il nomme *support* la réalité occulte qui soutient et permet notre réalité apparente. Aux trois niveaux des mots, des idées, des choses, nous ne pouvons nous passer d'une opération réductrice, appauvrissante, qui nous laisse cependant soupçonner un état différent, abondant, et comme un « second monde » dont le seul pressentiment est une joie.
Dans une lettre à Artaud, cité dans sa préface par Yvon Belaval, Paulhan écrit, à propos de ses études : « le bonheur qu'elles me donnent me fait penser que sans doute elles sont vraies et délimitent -- avec une précision que je voudrais mathématique -- ce monde second où nous vivons en réalité. (C'est à partir des lettres et de leur langage. Mais quoi, tout prétexte y est bon.) ».
En effet, parti d'une réflexion sur le langage, l'auteur des *Lettres à M. de Hohenhau* (c'est la partie de cet ouvrage dont nous nous occupons ici) aboutit à une vision de l'unité du monde. Il lui semble avoir découvert un secret qu'il faudrait qualifier de « mystique » (Paulhan évoque bien le secret et les initiations orphiques). Du chemin suivi, on n'a montré que le début, qui suffit, il me semble, à éveiller l'attention. Ce qui est curieux, c'est que ces *Lettres* écrites en 1935 -- M. de Hohenhau est un correspondant supposé -- sont restées inédites, soit que l'auteur n'en fût pas satisfait, soit qu'il ait estimé qu'il s'avançait trop. Plus de vingt ans après, il reprendra ce propos dans *Le Clair et l'obscur* et *le Don des langues,* avec de nouveaux arguments et un trajet un peu différent. Dans ces écrits des dernières années, il insiste sur la polysémie (les sens opposés de mots comme : défendre, trahir, personne, plus) et la conjonction des opposés : « A » peut être « non-A ». L'intuition fondamentale reste la même. Têtu, patient, Paulhan attendra de l'avoir éprouvée longuement, avant de se livrer. La confidence la plus éclatante est ce *Traité* posthume ; qui confirme l'orientation générale de toute l'œuvre, l'ordonne selon sa vraie perspective. On verra mieux désormais comment le « secret » déjà évoqué dans *le Don des langues* est présent dans tous les autres textes, et comment il les explique.
134:275
On touche là à ces vérités qui ne peuvent être que surprises, comme on voit des étoiles du coin de l'œil qui disparaissent lorsqu'on porte le regard vers elles. Ainsi de ces faits exceptionnels qui fondent les règles -- l'exemple de *la tache aveugle* (ce point de la rétine qui ne voit pas mais permet de voir) est net -- de ces interdits qui sont la condition d'un état bienheureux : Psyché, ou de la reconquête du bonheur perdu : Orphée. Mais c'est dériver.
Il n'est pas exclu que la découverte de Paulhan soit le résultat d'une autre étude que celle des Lettres. Mais ce souci ne le quittait pas. Ici même il s'emploie à montrer que le travail de l'écrivain se poursuit à l'inverse de l'analyse qu'on a évoquée : il s'emploie au tri, à la distinction entre mots, idées et choses (et avec une sorte de fureur, depuis deux siècles, pourchassant le cliché, le lieu commun) ; mais tout se passe comme si son œuvre, à la fin n'existait que dans la mesure où il a retrouvé, malgré lui, l'unité, la confusion originelles.
Ce volume comprend deux autres textes : huit lettres à Jean-Richard Bloch sur le pouvoir des mots, et une « note sur la pensée à l'état brut » qui reproduit une conférence à la Société française de philosophie. Cette note utilise le schéma du *Don des langues.* Sur le pouvoir des mots -- que *les Fleurs de Tarbes* analysent très bien -- nous avons ici un premier essai, nuancé et sans réplique, bien qu'il ne se présente que comme une hypothèse de travail. En bref, ce pouvoir n'existe qu'aux yeux de ceux qui n'y sont pas sensibles. Bloch trouve que *religion, ordre,* sont des mots qui subjuguent ; Maurras, lui, pense que c'est *démocratie* ou *égalité* qui séduisent sans preuve. Mais qui croit à sa religion, ou qui rêve de démocratie ne voit pas là des mots, mais la réalité la plus certaine (et l'on retombe sur la *considération,* qui fait que pour Baudelaire l'image (littéraire) est l'expression même de l'ordre naturel, tandis qu'elle est pour Stendhal un ornement trompeur, une imposture obscurantiste).
On voit comme il s'agit ici non de soucis de « mandarin » ou de divertissement d'esthète, mais des questions les plus graves.
Georges Laffly.
135:275
### Lectures et recensions
#### Marie Delcourt *Héphaïstos ou la légende du magicien *(Les Belles-Lettres)
De même que le livre de Marie Delcourt sur Œdipe était sous-titré : la légende du conquérant, celui-ci porte, après le nom d'Héphaïstos, ces mots qui indiquent l'orientation de l'ouvrage : « la légende du magicien ».
Héphaïstos est un cas remarquable dans la douzaine de dieux de l'Olympe. Il est artisan, forgeron, et c'est aussi un infirme, il boite. Deux traits qui le mettent à part, dans cette surhumanité conçue par un peuple qui jugeait inférieur le travail manuel, et plaçait très haut l'intégrité physique et la beauté. Il est vrai que ce dieu métallurgiste est d'origine étrangère.
Il y a là une énigme que Marie Delcourt éclaire, éblouissante d'intelligence et d'érudition. Héphaïstos est avant tout un magicien, un dieu lieur. Dans « Forgerons et alchimistes », Mircea Eliade cite ce proverbe yakoute : « le chamane et le forgeron sont frères ». Ce n'est pas seulement en Sibérie qu'on observe cette liaison. Dans toutes les civilisations archaïques, les forgerons forment une caste à part, et on leur attribue des pouvoirs particuliers. Jean Servier a encore rencontré cela en Kabylie, il y a à peine un quart de siècle.
Et Héphaïstos est plus particulièrement un maître de la magie des liens, un « dieu lieur » comme Varuna, Odin, Ouranos. Il enchaîne jusqu'à sa mère, Héra, à qui il offre un trône d'or qui la retient prisonnière. Selon une autre légende, il jette un filet sur Aphrodite (sa femme) et Arès, pour faire constater aux autres dieux qu'il est trahi. « Liens héphaïstiens » se disait des choses inévitables.
Ces pouvoirs redoutables, il les a acquis, et ils expliquent son infirmité : c'est « un magicien qui a payé sa science de son intégrité corporelle ». Encore un trait commun avec Varuna et Odin. Le magicien doit subir une initiation -- qui s'accompagne de dommages physiques -- et c'est à cet apprentissage que se réfèrent les récits de l'enfance du dieu, si divergents soient-ils.
136:275
Selon les uns, Héphaïstos a été jeté par Zeus de l'Olympe à Lemnos (pour avoir défendu sa mère Héra) et c'est dans cette île qu'il apprend à forger. Selon d'autres, c'est Héra qui, dès sa naissance, le jette dans la mer, le voyant contrefait. Dans cette version, il apprend l'art des métaux soit avec Cédalion, soit avec Thétys, déesse magicienne.
Il faut en venir à l'Héphaïstos le plus célèbre, celui qui forge des bijoux -- qui sont des talismans -- ou des armes, et seulement des armes défensives : boucliers, cuirasses, cnémides. Le bouclier d'Achille par exemple, mais aussi l'égide d'Athéna, peau sertie de métal. Il y a évidemment une puissance magique dans ces objets. De même, c'est Héphaïstos, dieu lieur sous la forme la plus concrète, qui forge selon Eschyle les chaînes de Prométhée. Marie Delcourt rappelle à ce propos que le tragique évite d'employer le mot fer. Les métaux que travaille le dieu sont l'or et le bronze. Le fer a mauvaise réputation (comme le montre l'expression mythologique d'âge de fer).
Le forgeron divin est aussi l'auteur d'autres ouvrages, qui ont grand intérêt pour nous. Il construit des trépieds qui se meuvent seuls, sur des roulettes, et deux servantes d'or qui soutiennent sa débilité. Il fabrique pour Minos un homme de bronze, nommé Talôs, gardien de la Crète. Selon certains, Talôs enfermait ses victimes dans ses bras de métal, puis plongeait dans le feu. Ce sont là des robots que notre science-fiction reconnaîtrait pour siens. On notera aussi deux chiens d'or et d'argent, mais vivants, et la couronne magique qui diffuse de la lumière. Dionysos la donne à Ariane, et celle-ci à Thésée, qui s'en servit dans le labyrinthe. Tels sont les produits de la « savante pensée » du dieu, dit Homère. Avec de tels objets, nous retrouvons les produits de l'imagination (ou de la technique) contemporaine, à la jointure de la science et de la magie. L'union de ces deux éléments est un des traits de notre civilisation, ou plus exactement un de ses avenirs possibles, que Jünger évoque, par exemple, dans *les Abeilles de verre.* Il est remarquable, à mon sens, que les Grecs, imaginant un dieu technicien, aient mené leurs rêves dans cette direction : une magie qui s'exerce à travers des instruments, et non par un pouvoir direct.
Un autre trait d'Héphaïstos est qu'il est, au moins une fois, un dieu potier. Il modèle Pandore, la première femme, à partir de l'argile. Il est aussi entouré d'aides souterrains, les Dactyles, les Telchines, les Cabires, personnages mal connus, et dont la légende paraît assez sombre, comme s'il devait y avoir autour des travaux métallurgiques un halo de cruauté et de terreur.
Dieu étrange, par sa laideur et son infirmité, par ses amours malheureuses (Érichtonios, son fils est un monstre, à demi serpent. Héphaïstos a ensemencé la terre en poursuivant Athéna) ; parce qu'il est un technicien, maître du feu -- et même du feu ravageur et destructeur, on le voit dans l'Iliade. Un moderne, en somme.
Georges Laffly.
OUVRAGES DE MARIE DELCOURT PRÉCÉDEMMENT RECENSÉS :
-- *Œdipe ou la légende du conquérant :* ITINÉRAIRES, numéro 258 de décembre 1981, p. 128.
-- *L'oracle de Delphes :* ITINÉRAIRES, numéro 265 de juillet-août 1982, p. 125.
137:275
#### Wladimierz Rutkowski *Jasna Gôra *Nouvelles éditions latines
L'ÉDITEUR a eu la bonne idée de présenter au grand public le fameux sanctuaire polonais, mis en vedette par les événements connus de tous. Chose curieuse, le nom de l'auteur qui est sur la couverture comme je l'ai inscrit plus haut, a un prénom orthographié Wlodzimierz, avec un *o* et le *l* barré... Quoi qu'il en soit, l'histoire du sanctuaire nous est retracée, avec ses péripéties dues aux invasions multiples et dont on a peu idée en France. C'est à la fin du XIV^e^ siècle que le monastère fut constitué, abritant une reproduction d'un fameux tableau de la Vierge qui se trouvait à Constantinople : cette icône attira les foules et des miracles en découlèrent : on parla même de résurrections ! Abîmée dès 1430 par des pillards hussites, l'icône est finalement détruite par des peintres de Cracovie incapables de la restaurer : le bois de cette icône fut conservé et on y mit une nouvelle toile peinte selon de nouvelles techniques, la Vierge à l'enfant étant reconstituée au mieux. Il ne reste donc d'ancien que le bois sous la toile et les planches qui soutenaient ce bois : elles sont « considérées comme de grandes reliques ». Les peintres du XV^e^ siècle reproduisirent aussi les cicatrices faites sur l'ancienne toile par les pillards, d'où ces balafres au visage. Fortifié par le roi de Pologne, le monastère de Jasna Gôra à Czestochowa résista aux Suédois luthériens en 1655, ce qui fut considéré comme un grand miracle. 300 défenseurs contre des milliers d'ennemis, tel était en effet le rapport des forces. Ce fut le signe d'un sursaut national et d'une mise à la porte des envahisseurs. Jean Casimir alla d'ailleurs jusqu'à proclamer la Vierge « reine de Pologne », le 1^er^ avril 1656, dans la cathédrale de Lwow. La nation polonaise devenait mariale et Clément XI fit couronner l'icône en 1717. Alexandre I^er^ de Russie fit raser les murailles et ses successeurs, tsars de Pologne, persécutèrent les moines. En 1909 les couronnes de Clément XI furent volées et saint Pie X en donna d'autres en 1910. Malgré tout, Jasna Gôra était resté le centre spirituel de tous les Polonais devenus Russes, Prussiens ou Autrichiens. Le 8 septembre 1946, plus de 700 000 pèlerins participent à la consécration solennelle au Cœur Immaculé par le cardinal August Hlond, primat de Pologne, et les évêque. Le 3 mai 1966, au même endroit, le cardinal Wyszynski célèbre le millénaire de la Pologne... D'autres cérémonies, souvent grandioses, eurent lieu avec l'actuel pape, en 1979. Enfin, l'auteur décrit le monastère, le trésor et la basilique.
Qu'il soit permis à l'héraldiste de dire quelques mots. L'icône de Jasna Gôra montre la Vierge couverte d'un voile bleu semé de fleurs de lis d'or. Ces fleurs de lis sont d'un style tardif et peu français, mais il faut bien comprendre que nous avons là une copie du XV^e^ siècle et que les artistes ont mis ce symbole à leur mode.
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Pourquoi ces fleurs de lis ? Mais tout simplement en raison de la famille royale de Hongrie dont était Hedwige, reine de Pologne. Résumons : la Hongrie fut longtemps sous la coupe des Capétiens ou Angevins de Naples, et ce à un point tel que toutes ses institutions en furent modifiées, à la mode de la féodalité occidentale. C'est ainsi que furent rois de Hongrie Charles Robert (1342) et son fils Louis I^er^ le Grand (1382), aussi roi de Pologne en 1370. Ce dernier souverain, qui eut une importance considérable, ne serait-ce que dans le domaine de l'art, laissa deux filles. L'aînée, Marie (1395) fut « roi » de Hongrie et l'épouse de l'empereur Sigismond de Luxembourg. La seconde, « sainte » Hedwige (1399), fut reine de Pologne et l'épouse du grand-duc de Lituanie, qui devint Ladislas II roi de Pologne (1434) ; ainsi furent unies pour des siècles Pologne et Lituanie. C'est donc tout naturellement que les armes des Angevins vinrent faire partie du décor polonais, et il ne faut donc pas s'étonner de voir des fleurs de lis d'or en champ d'azur un peu partout dans l'Europe centrale. On s'étonnerait si je faisais le compte des villes et villages de Hongrie, de Tchécoslovaquie, etc. qui conservent de tels souvenirs capétiens ! C'est donc une chose bien naturelle que de voir sur l'icône de Jasna Gôra les signes de la race des rois très chrétiens, les artistes ayant transformé à la mode capétienne et française le voile cosmique de la Vierge, semé d'étoiles.
A ce sujet, je renvoie au bon petit livre de Wanda de Lada, *Hedwige d'Anjou, reine de Pologne* publié en 1950 à Paris. Cet auteur nous montre p. 51 l'icône de Jasna Gôra, et p. 52 elle nous dit que « le roi (Ladislas) fit construire la chapelle qui abrite le tableau miraculeux ; on refit la peinture de la robe de la Madone, qui fut parsemée de fleurs de lys, tel le blason de la reine Hedwige et celui de la France », souvenir de la reine déjà décédée et de sa maison royale... la nôtre ! Il ne peut être désagréable aux Français de savoir que le souvenir de leur nation et des anciens rois se trouva marqué sur l'image prestigieuse de la reine de Pologne.
Hervé Pinoteau.
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#### André Henry *Les murs originels*
Collection « Poètes de Laudes »,\
Gérant : J. Vuaillat\
à Sainte-Catherine\
69440 Mornant
Les objets inanimés ont une âme, sans doute ; encore faut-il que chaque génération leur donne un langage. Sinon tout un domaine mal défini, mais important, de l'esprit des hommes à une certaine époque serait déformé par l'incompréhension ou enseveli dans l'oubli. Les images mémoriales dont le retour soudain vient animer le cœur, les visions apparemment anodines recueillies durant l'enfance, forment une histoire parallèle à la « grande histoire », différente aussi de la « petite histoire » érudite. Dans quel climat les Français innombrables des villages sans pittoresque marqué, ont-ils vécu leurs peines, leurs angoisses, leurs attachements discrets et leurs goûts modestes durant toutes les années contemporaines de la Grande-Guerre ou dans celles qui la suivirent ? Ces témoignages sont réservés aux poètes ; eux seuls peuvent en préserver l'âme profonde, éviter à la fois un idéalisme mièvre du « bon vieux temps » et un réalisme sociologique incomplet et décevant. André Henry excelle à faire surgir l'image singulière, le détail qui nous a frappés nous-mêmes et que de vains scrupules nous ont empêchés d'avouer : « On était né, on était mort près des armoires -- Pleines de voiles noirs et de chapeaux à fruits ». Nous revoyons les maladies de nos enfances, les thérapeutiques rudimentaires, les ventouses, dans les lits « la brique rousse avec un vieux journal autour », « l'œil étroit et tremblant de la lampe Pigeon ». Les souffrances et les drames reparaissent ; les malheureux en proie à l'égarement d'esprit, enfermés dans leur monde obscur, ou les désespoirs, « les derniers cris des puits à suicidés », les hécatombes de 1914 « quelques jardiniers bleus, menue paille à jeter dans le brasier des guerres ». Ce monde renferme des personnifications esquissées, « le jardin venait en sabots de bois lents », ses surimpressions bizarres de souvenirs venus d'époques diverses, ses personnages naguère familiers mais partis pour des pays lointains.
L'évocation ne s'arrête pas à l'émotion, si poignante qu'elle soit. Elle constitue un examen de conscience, les « murs originels » apparaissent comme le prétoire imaginaire où nous avons à rendre compte. Mais l'expérience conduit à l'espérance ; ce monde contient les prémices de la Rédemption. L'image de la pierre des demeures ou des tombes fait penser au Saint-Sépulcre ; même le sang des animaux tués, celui des hommes massacrés plus encore, font méditer sur le sang du Christ ; la pauvreté villageoise est déjà Nazareth, les humbles champs et jardins sont la Galilée de chacun de nous. Tout sera consumé, mais restitué dans une autre lumière. L'imagination donne le prix aux choses, mais dans un sens fort différent du sarcasme pascalien ; la densité des images, la force intérieure conférée aux détails vécus associent le lecteur à une démarche suprême de consécration.
Jean-Baptiste Morvan.
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#### Elizabeth Borione *Feux de bruyères*
chez l'auteur\
2, rue Anatole France\
94300 Vincennes
La méditation poétique du temps, du souvenir, de la vie qui passe, revêt dans ce recueil la forme essentiellement classique et mélodique, le plus souvent dans des mètres courts et légers : « Parmi genêts et bruyères -- Erre mon cœur égaré -- Sur la route de Serrières... -- Et je l'y retrouverai. » Les paysages de Paris et d'Île-de-France, ceux de l'Ardèche natale, discrètement évoqués, se fondent dans une tendresse fluide, dans des douceurs atténuées : sonorités d'angélus, brumes dorées des couchants, vision d'une pêche cueillie en octobre. La mélancolie certaine des souvenirs, des regrets estompés mais sensibles, n'abolit pas la présence des signes d'espoir : « Une fleur dans l'aube nouvelle -- s'est ouverte au bord de ma nuit ». Un beau poème « A la croix » et une « Suite Franciscaine » consacrée à « Ma Sœur la Nature », « Mon frère le vent », « Mon frère le feu », « Ma Sœur la Pluie », « Ma Sœur la Terre » donnent à la sensibilité délicate du style et de l'inspiration sa valeur suprême et son aboutissement mystique. L'auteur a voulu honorer le huitième centenaire de la naissance de saint François : la grâce de la poésie, si souvent méconnue en notre temps, doit encore être couronnée par la grâce spirituelle. Les « Feux de Bruyères » réalisent ce projet avec une maîtrise artistique dont l'harmonie discrète accroît le charme prenant.
Jean-Baptiste Morvan.
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## DOCUMENTS
### Un prêtre de Campos parle à ses paroissiens
*Le diocèse de Campos est actuellement le lieu d'une persécution exemplaire contre un clergé catholique et un peuple chrétien. Cette persécution est une persécution ecclésiastique. Elle est exemplaire parce qu'elle montre en pleine lumière un trait caractéristique de notre époque : elle remet en usage tout un arsenal de mesures de rigueur que l'Église post-conciliaire avait rejetées comme anachroniques. Ces mesures de rigueur, l'Église post-conciliaire a complètement renoncé à les employer contre la pénétration en son sein de la franc-maçonnerie, du communisme, de l'anarchie. Elle les a exhumées, elle les assortit d'une cruauté implacable et elle les réserve aux prêtres et aux fidèles qui demeurent attachés à la messe de toujours, au catéchisme romain, à la version traditionnelle de l'Écriture. Ces faits portent aujourd'hui et porteront pour l'histoire un témoignage éclatant contre ceux qui, en notre temps, dirigent l'Église d'une manière aussi scandaleuse.*
*L'abbé José Olavo Trinidade est un prêtre persécuté du diocèse de Campos. Voici la lettre qu'il a intitulée* « *Réponse à un appel de mes ex-paroissiens* »*. Elle est datée du 13 décembre 1982. Nous la traduisons du portugais.*
*J.M.*
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Depuis plus de douze ans je consacre toute mon énergie au ministère sacerdotal dans le diocèse de Campos. Ici j'ai offert ma jeunesse en holocauste, ici je souffre incompréhension, diffamation, menaces, persécutions. Pourquoi cela ? Pour servir la sainte Église, servir les âmes, pour empêcher que l'abomination entre dans le lieu saint.
Au cours de ces longues années de combat, parfois dramatique, j'ai été toujours soutenu par le bras paternel de Dom Antônio de Castro Mayer, qui est l'appui de tous ceux qui désirent rester fidèles à la doctrine traditionnelle de l'Église.
Mais des changements sont arrivés ; les faits se sont précipités, et me voici expulsé de ma paroisse, sans un lieu dans la Maison de Dieu où je puisse continuer, avec toute la joie de mon âme, à exercer le ministère et à suivre mon idéal : servir la sainte Église. Je pourrais presque dire avec le psalmiste : *Extraneus factus sum in domo matris meae :* je suis pris pour un étranger dans la maison de ma propre mère.
En huit jours j'ai été chassé de ma paroisse, sans avoir eu même le temps de préparer mes valises, et encore moins de défaire les liens créés depuis neuf ans, avec des milliers de fidèles. Au moment de quitter la paroisse, j'ai reçu en plus l'ordre de quitter le diocèse avant quatre jours, sous la menace de peines canoniques. Pas un mot de reconnaissance ; pas même le souci de savoir si j'allais trouver un toit, un abri où me loger. J'étais traité en criminel, en excommunié.
Toutes ces choses, mes chers paroissiens, me sont venues à l'esprit quand je priais pour la dernière fois à l'église paroissiale avec vous.
Je dois encore vous dire qu'en cette occasion les représentants de l'autorité du diocèse ont eu une attitude si dure, que certains paroissiens ont témoigné n'avoir jamais vu infliger un tel traitement à un prêtre.
Pourquoi tout cela ? Parce que je ne peux pas, en conscience comme prêtre catholique, formé dans la doctrine de l'Église, voir mon église bien-aimée profanée par des vêtements immoraux, par l'irrévérence sacrilège envers la sainte Eucharistie ; parce que je n'ai pas accepté un catéchisme naturaliste, qui laisse ignorer aux enfants les principales vérités de la foi ; parce que je n'ai pas accepté un rite ambigu, qui enlève petit à petit le sens du sacré, de l'adoration et du respect envers la Majesté divine.
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Sachez, mes chers paroissiens, et avec vous tous les catholiques du Brésil, et -- pourquoi pas -- du monde entier s'ils pouvaient m'entendre, que c'est pour cela que nous sommes expulsés de nos paroisses.
Ce n'est plus le moment de se taire.
Vivre éloigné du Temple sacré, mes chers fidèles, vivre sans exercer le ministère, est pour un prêtre comme un exil. Le ministère est ma vocation et ma vie. Pour cela je suis né et pour cela j'ai été ordonné. Vivre sans cet idéal, c'est ne point vivre ; surtout en ce moment de la Passion de l'Église.
*L'appel des paroissiens*
Mais vous qui communiez avec moi à tous ces sentiments, vous vous sentez aussi abandonnés, obligés de quitter votre paroisse. En moins d'une semaine vous l'avez vue changer complètement. On y a installé ce que votre conscience ne peut pas accepter.
Au cours de la réunion du 23 novembre dernier, vous m'avez remis un appel véhément, avec plus de 1.500 signatures. Plusieurs fois déjà, j'avais entendu des demandes, faites les larmes aux yeux, de ne point vous abandonner, de peur que votre vie spirituelle n'en souffre. De fait on voit diminuer la révérence envers la sainte Eucharistie, ainsi que la gravité et le sérieux au sacrement de pénitence ; on veut nous imposer un catéchisme qui n'apportera plus la netteté et la rigueur des expressions des vérités de la foi.
Les fidèles doivent éviter la nouvelle messe, à cause de sa structure et de l'ambiance dans laquelle elle est habituellement célébrée. Dans les paroisses où ces changements sont introduits, les fidèles sont obligés de choisir : changements et Tradition s'excluent mutuellement, on ne peut les concilier.
En effet aujourd'hui, la pastorale et la « théologie de la libération » sont tournées principalement, sinon exclusivement, vers le temporel, avec souvent une vision socialiste et égalitaire de *la* société. Or l'enseignement de toujours nous dit que la fin essentielle de l'Église est sa mission spirituelle.
Là où le culte divin n'était que signes sacrés, on ne voit plus que du profane et un manque de gravité, dans les chants, les gestes, les tenues. L'atmosphère sacrée d'autrefois par la réception du Corps de Notre-Seigneur n'existe plus, et l'Eucharistie est reçue sans un minimum de respect : c'est du scandale.
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Tout cela, et le reste, manifeste un autre esprit, une autre doctrine, contraires à ceux de la sainte Église. Il suffit de voir l'hostilité à notre égard pour le constater.
L'importance de ces changements est bien caractérisée par ce qu'on appelle « l'esprit œcuménique ». Par cet esprit, les fomentateurs de nouveautés acceptent toutes les hérésies, au point que le Nouvel Ordo convient aux célébrations de Taizé, et que des prêtres catholiques peuvent dire leur messe au sein de cette communauté protestante : comme on traite différemment les prêtres de Campos !
Et voilà l'alternative pour les fidèles : accepter tout cela, ou être privés des sacrements. Devant ce choix angoissant vous me demandez de vous donner ce que vous ne pouvez plus recevoir chez les progressistes sans être contaminés.
Vous ne voulez pas pactiser avec eux, ni vous laisser contaminer. Votre plus ardent désir est de continuer à être protégés au sein de l'Église catholique, et pour cela vous refusez le progressisme de toutes vos forces.
A cet appel je réponds que je ne pourrai pas fermer ma porte aux fidèles désireux de recevoir la saine nourriture et la bonne orientation, nécessaires à la conservation de la foi et au progrès dans la vie spirituelle.
*Juridiction en situation extraordinaire*
Quelqu'un pourrait alors objecter que, n'ayant pas la juridiction, je ne peux pas vous ouvrir cette porte, surtout sous les menaces de peines canoniques !
Je réponds que l'évêque ne peut pas refuser les sacrements aux fidèles qui résistent à l'erreur avec tant de courage. Un prêtre ne peut pas être empêché dans son ministère, et menacé de sanctions, uniquement pour avoir refusé ces réformes qui s'éloignent de la Tradition. Ces punitions vont contre la constitution même de l'Église, instituée pour conserver et annoncer la pure doctrine de toujours, et pour faire respecter les Commandements de Dieu, pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.
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Que les fidèles restent donc en paix. La juridiction, qui relève des actions, existe pour favoriser et ordonner l'exercice du pouvoir d'Ordre, et elle ne peut en aucune manière paralyser ce pouvoir, l'empêcher d'agir. D'autre part les fidèles ont le droit, de par leur baptême, de recevoir de la main des prêtres les biens spirituels et toute l'aide nécessaire à leur salut. Or, s'ils ne peuvent pas recevoir cette aide de leur curé sans danger pour leur foi, ils doivent la chercher chez un autre prêtre qui a lui aussi, le pouvoir conféré par Dieu le jour de son ordination, de leur donner ce qui est nécessaire à leur sanctification.
Et dans cette situation extrême, l'exercice de ce pouvoir ne peut pas être interdit par le pouvoir de juridiction.
Le Droit canon prévoit même des cas exceptionnels, dans lesquels l'Église supplée pour la juridiction que le prêtre n'aurait pas.
Par exemple, en cas de doute sur l'existence de la juridiction, ou en cas de péril de mort. Le Droit canon permet encore à un prêtre excommunié ou suspens a divinis, d'administrer les sacrements aux fidèles qui les leur demandent pour une juste cause, alors que normalement ils ne pourraient le faire sans faute grave. Or, si dans une situation normale l'Église supplée pour la juridiction en vue du bien des âmes, elle le fera à plus forte raison pour un prêtre qui, dans une nécessité extrême, donne aux fidèles ce à quoi ils ont droit de par leur baptême, et qu'ils ne peuvent recevoir autrement, la source normale étant contaminée par le progressisme.
Si le fidèle a le droit de recevoir les sacrements, le prêtre lui, a un devoir correspondant à ce droit. Ainsi le prêtre qui donnerait les sacrements dans les conditions ci-dessus décrites, ne pourrait pas être sanctionné. S'il l'est, cette sanction n'aurait aucune valeur.
En agissant ainsi, le prêtre ne provoque ni scandale, ni agitation. La source et la racine du trouble des consciences sont dans les innovations progressistes. Le scandale provient de ceux qui provoquent ces innovations, et non de ceux qui les dénoncent et les combattent.
L'Esprit catholique pur et traditionnel ne cause jamais de révolte. La preuve en est votre comportement : traités si injustement, blessés en ce que vous avez de plus profond et de plus sacré -- votre sentiment religieux --, obligés d'accepter ces étranges changements, vous avez envers l'autorité ce comportement de refus, tout en gardant votre juste indignation dans les bornes d'une résistance légitime, inébranlable et ferme, mais sereine et pacifique.
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Soyez en paix vous tous qui m'avez adressé cet appel. Tant que vous persévérerez dans votre volonté de fidélité à l'Église, je continuerai, avec l'aide de la grâce, à accomplir ce devoir dont, devant Dieu et devant l'Église, je n'ai pas le droit de m'abstenir. Nous sommes entre les mains de la Très Sainte Vierge, à qui la Divine Providence a confié le destin de notre monde. L'heure est tragique. Rappelez-vous que le Pape Paul VI a reconnu lui-même le processus d' « autodestruction de l'Église » et « la fumée de Satan à l'intérieur du Temple de Dieu ». D'autres épreuves viendront, et même des persécutions nous attendent. Et nous serons alors bienheureux. Notre-Seigneur lui-même l'a dit : « Heureux serez-vous lorsqu'on vous insultera, qu'on vous persécutera et qu'on dira faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. Réjouissez-vous et exultez, parce que votre récompense sera grande dans les cieux. » (Mt V, 11.)
\[Fin de la reproduction intégrale de la lettre à ses paroissiens de l'abbé José Olavo Trinidade, du diocèse de Campos.\]
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### Soljénitsyne : Le communisme est partout et toujours le même
Dans la *Lettre de la Péraudière,* Lucie Griot a traduit de l'anglais un article de Soljénitsyne publié par la revue américaine *The Remnant.* Cette version anglaise avait précédemment paru au début de l'année dans la *National Review* de New York sous le titre : « Le communisme à la fin de l'ère de Brejnev ». Nous reproduisons intégralement, avec son autorisation, la traduction de Lucie Griot.
L'Union Soviétique d'aujourd'hui est un exemple de ce que fait le communisme dans tous les pays qui tombent sous son contrôle, les différences de pays à pays sont d'importance secondaire, les traits dominants du processus sont partout les mêmes.
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La première action des communistes en arrivant au pouvoir en Russie en 1917 fut d'offrir à l'Allemagne 25 %, 30 %, 40 % du territoire russe... tout ce qu'il fallait pour obtenir que les Allemands s'éloignent de manière à ce que les communistes puissent garder le contrôle absolu du reste. *Le principe communiste suprême est de conserver le pouvoir à tout prix, même si cela comporte la ruine du pays,* de la population et des peuples voisins. Principe maintenu avec une continuité sans faille de Lénine à Brejnev. En cela aussi, Staline ne fit que porter Lénine à sa conclusion logique.
\*\*\*
Immédiatement après leur première action, les communistes lancèrent une guerre sur le front intérieur afin de détruire non seulement leurs ennemis militaires, mais tous les opposants de toutes les couches de la société, rasant des villages entiers, dévastant de grands districts, dépeuplant les villes et les provinces.
Par la faute des communistes qui enlevèrent aux paysans jusqu'aux graines de semence, la famine de 1921 atteignit 30 millions de personnes : 5 millions de paysans moururent dans le bassin de la Volga. Depuis lors, les famines ont été très fréquentes dans notre pays. 1933 amena la mort par la faim de 5 ou 6 autres millions de personnes. Pendant la guerre de 41 à 45, les paysans en vinrent à manger des galettes de farine de foin. Tandis que les gens mouraient de faim pendant la famine suivante, en 46-47, le gouvernement exportait du grain. Depuis 1917, la population n'a jamais connu la satiété, la sécurité ou la liberté individuelle.
Il n'est donc pas étonnant que dans les débuts de la deuxième guerre mondiale quelque trois millions de soldats se soient rendus à l'ennemi. Les habitants des régions occupées s'attendaient alors à ce que leur libération se fasse par les troupes de l'envahisseur. Et plus tard, dans les mois où la défaite allemande devint certaine, plusieurs centaines de milliers de citoyens russes de l'extérieur s'engagèrent dans l'armée de libération contre Staline. Cependant Hitler ne faisait pas la guerre contre le fléau du communisme, mais pour prendre de nouveaux territoires et soumettre de nouveaux peuples. Ce faisant, il obligea les gens qui se défendaient, à défendre et conserver le communisme.
Pendant la guerre civile de 1918-1920 et avec même plus d'intensité après sa fin, les communistes, cherchant à n'avoir aucun contestataire de leur pouvoir à l'intérieur du pays, se mirent à liquider tous les autres partis politiques, toutes les organisations culturelles, religieuses, nationales ou économiques même neutres.
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Ils organisèrent des exterminations massives continues pour tous ceux qui montraient la plus légère opposition au régime. Des couches entières de population furent détruites : la noblesse, les officiers, le clergé, les marchands ainsi que les individus qui, de temps en temps, émergeaient de la foule ou qui manifestaient une manière de penser indépendante.
Au début, les coups les plus durs tombèrent sur le groupe national le plus nombreux : les Russes « de race » et sur leur religion orthodoxe ; ensuite ils frappèrent avec autant de précision méthodique les autres nationalités. A la fin des années 20 qui furent soi-disant paisibles, les polices se réclamaient de plusieurs millions de victimes. Immédiatement après vint l'extermination de quelque 12 à 15 millions des paysans les plus travailleurs. J'ai raconté l'histoire de ces massacres successifs du mieux que j'ai pu, dans *L'Archipel du Goulag.*
Quel était leur but en détruisant la meilleure partie de cette paysannerie si laborieuse ? Nous ne saisirions rien du communisme si nous cherchions à le comprendre par les principes de la raison humaine normale. La force motrice du communisme, comme l'a définie Marx, c'est le pouvoir politique, le pouvoir à tout prix, et sans égard aux pertes humaines ou à la dégénérescence de la race. Pour le régime communiste, la chose importante est de n'avoir dans le pays aucun rival vigoureux et économiquement indépendant : la paysannerie (80 % de la population à ce moment-là) devait être mutilée et mise dans l'impossibilité de s'opposer au régime. Pour atteindre ce but, le système des fermes collectives, ruineux au point de vue économique, devient avantageux politiquement.
L'économie agricole, dans un pays communiste, n'est pas établie selon les calculs qui obtiennent la récolte la meilleure, mais elle est organisée idéologiquement. Elle est réglée par un plan central grotesque et bureaucratique incapable de prévoir les circonstances de la vie réelle ou de donner une pensée à l'avenir, ne s'efforçant que de piller la terre, comme si cette même terre n'avait pas à nous nourrir encore demain. Décade après décade, le régime a donné au peuple des lois ruineuses et absurdes et le peuple ne pouvait faire autre chose que de les admettre.
Le paysan n'est plus attaché à sa terre et à son travail comme il l'était depuis des siècles. Quel progrès ! Les paysans ont été engourdis jusqu'à l'indifférence, exécutant avec obéissance des ordres stupides : semant et moissonnant au mauvais moment, transformant pour toujours les meilleures prairies en champs labourés improductifs, abattant des forêts au point d'assécher certaines rivières, ou vidant de bons lacs pour satisfaire les besoins imaginaires de terres cultivables.
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Mais, tandis qu'ils réclamaient des terrains dans un lieu, la même quantité d'hectares se trouvaient abandonnés ailleurs par manque de main-d'œuvre. Du grain moissonné et des légumes pourrissent à cause du stockage défectueux et de transports désorganisés. Les machines agricoles qui rouillent en plein air en hiver sont bientôt hors d'usage. Quand on n'a pas le temps de répandre les engrais demandés par le « plan », la quantité inutilisée est brûlée pour ne pas laisser trace de désobéissance.
Que penser d'un conducteur de tracteur-semeur qui vend du grain de semence en sous main à bas prix au lieu de le semer. Personne ne vérifiera quelle est la quantité qu'il a semée et il n'a aucun souci de ce qui va pousser.
Pendant deux mois chaque année, des adolescents élèves des écoles de la ville sont embarqués pour « aider » les paysans sur des champs mourants : leur temps gaspillé en pure perte est payé par le salaire régulier qu'ils continuent de recevoir aux diverses institutions dont ils sont absents.
Longtemps, l'État a payé les produits des fermes collectives à des prix exagérément bas, dérisoires même, de telle sorte que le travail du fermer lui était pris, sans aucune compensation. Pour une personne qui enlevait les mauvaises herbes d'un champ pendant toute la journée, la rémunération consistait seulement à garder ces herbes coriaces : nourriture pour sa vache ou sa chèvre !
S'étant emparé pendant tout le jour du travail du fermier « collectif » sans lui donner de salaire, l'État lui permettait de gagner sa vie en travaillant son tout petit lopin de terre « privé », environ les 3/5 d'un acre ([^18]) dans ce qui restait de la journée et de la soirée.
Ces lopins dévorent le peu de force des vieillards. Jusqu'ici les fermiers collectifs ne recevaient pas de rente vieillesse et ils ne touchent maintenant qu'une somme misérable. Les invalides et les enfants travaillent aussi dans ces petites parcelles. Quinze millions d'enfants de la campagne ne savent pas ce que c'est que jouer. Les adolescents paysans sont plus petits et plus maladifs que les citadins.
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Quant aux surfaces, les lopins privés ne forment que 2 % des terres cultivées du pays et cependant ils fournissent 1/3 de la production totale de légumes, œufs, lait et viande. Si l'on tient compte que, à peu près 1/3 de ces mêmes denrées dans les fermes collectives est perdu parce qu'elles se gâtent et se détériorent, les paysans produisent presque la moitié des ressources de l'URSS dans ce domaine. Et pourtant ces travailleurs sont doublement exploités, privés d'engrais et de matériel moderne, ils ne cultivent qu'avec leurs pauvres outils à main, comme le faisaient leurs ancêtres aux siècles passés. Ils ne peuvent pas vendre librement toute leur récolte sur le marché, ils doivent en céder une partie à l'État, autrefois comme « taxe » et de nos jours sous forme de « vente volontaire » à prix réduit.
La disproportion dans le régime agricole communiste est évidente : toute la population rurale passe ses journées à travailler sur 98 % de la surface cultivée, tandis que le reste (2 %) est aux soins d'invalides, d'enfants et d'adultes dans la soirée. Mais ce dernier refuge (d'indépendance) lui-même est menacé par le régime dans sa folie idéologique : des fermes collectives nombreuses (kolkhozy) ont été réorganisées en fermes d'état (sovkhozy), procédé qui transforme le fermier en travailleur industriel, séparé de sa terre, ainsi ces petites parcelles vont bientôt disparaître entièrement. Des villages sont rasés et ce qui restait de la manière de vivre paysanne est anéanti ; les gens sont replacés dans des habitations à étages où ils ne peuvent plus avoir ni bétail ni volaille. Une fois encore le régime soviétique détruit sa propre base de production tout en « triomphant » idéologiquement.
\*\*\*
La même sorte d'absurdité règne sur toute l'économie. En prenant le contrôle de l'entière production, l'État lui a fait faire naufrage. Pendant soixante ans les discours officiels, les journaux et la radio ont proclamé les succès de l'industrie soviétique. En fait, c'est un organisme malade, affligé de nombreuses carences qui sont soulagées pour un temps au moyen du « microcapitalisme » en infraction des lois socialistes. Le but essentiel de l'économie soviétique n'est pas une croissance, une augmentation générale de la production, ni même une amélioration des bénéfices, mais le fonctionnement d'une puissante machine militaire et un approvisionnement abondant de la caste dirigeante. La bureaucratie du parti est incapable d'organiser la production et la distribution commerciale, elle ne sait que confisquer les biens déjà produits. C'est un système qui ne peut tolérer l'indépendance. Le régime remplace le gouvernement par la coercition.
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L'économie est enchaînée et paralysée par une quantité de restrictions administratives, dont le but est d'empêcher toute naissance d'une force sociale indépendante. La multiplication ridicule de ces règlements a un effet mortel sur beaucoup d'entreprises scientifiques fécondes. Pour y remédier, la technologie de pointe est soit achetée, soit volée à l'occident et la productivité n'augmente que par des progrès techniques devenus communs dans le monde entier. Il en résulte que les dettes envers l'étranger se chiffrent par fantastiques billions et que les ressources en minéraux et fuel sont utilisées comme paiement.
Pendant leurs années au pouvoir, les leaders soviétiques ont vendu ou gaspillé des réserves suffisantes pour leur propre génération et les deux suivantes.
Un grand État... et cependant un État qui doit importer toutes choses, des découvertes électroniques au blé, et qui n'exporte que ses propres richesses naturelles et des armes. Ce grand pouvoir, cette Union Soviétique a un niveau de vie inférieur à celui de plus de trente autres pays.
Pendant ce temps, douze pour cent des revenus de l'État proviennent de la vente de la Vodka à des prix exorbitants (qui conduit la population à un état d'hébétude voulue) et de vins inférieurs préparés dans des conditions insalubres. Le gouvernement invite véritablement les gens à s'enivrer, pour financer ses projets.
Le plan central qui contrôle toute l'économie ne tient compte d'aucune circonstance locale ou d'événements réels, et il doit cependant être suivi dans le moindre détail. Absurdité et chaos en résultent. Des fonctionnaires locaux travaillent à plein temps pour trouver les moyens de résister au plan ou de le contourner, risquant à chaque pas d'être accusés de menées criminelles. La construction par exemple ne pourrait se faire si les lois étaient suivies avec trop d'exactitude, on ne trouverait ni matériaux ni main-d'œuvre. Il n'y a que les moyens illégaux qui réussissent. Chacun tremble à l'idée de poursuites possibles mais rien ne peut être construit d'une autre manière. Les restrictions empêchent l'action au point que les directeurs d'industrie craignent d'introduire des techniques nouvelles visiblement avantageuses mais qui dérangeraient le plan et interrompraient le programme. Il y a bien moins d'inconvénients à annoncer que la chose se fera dans le prochain plan quinquennal.
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Des hommes hardis ont, ici et là, pris l'initiative d'un essai pour que leur fabrique, ayant des finances saines, puisse contourner les ordres mesquins de l'État et payer la main-d'œuvre selon la qualité et la quantité de travail fourni. Les résultats ont toujours été surprenants, mais de tels directeurs sont immédiatement remis au pas par « le haut », à coup de nouvelles restrictions, diminutions d'allocations et même quelquefois poursuite criminelle. L'apparition de forces économiques libres est regardée comme une menace envers le contrôle des événements que détient la bureaucratie.
Le plan n'est pas basé sur la qualité des biens ni sur leur valeur, mais sur leur quantité ; ainsi celui qui produit le plus grand nombre d'articles coûteux, inutiles et invendables est « en tête » et on lui décerne un prix. Pour satisfaire au plan, on abat chaque année des bois de charpente que l'on met sur les rivières en plus grande quantité qu'on ne peut en haler et utiliser... le reste pourrit. Le plan prévoit que la Sibérie, la partie la plus riche du pays en énergie, manque d'électricité. Une région de terre noire exceptionnelle est choisie sans discernement pour y installer l'immense complexe industriel Kama.
La ligne de chemin de fer Baïkal Amour est un « projet de construction nationale » de grande priorité ; ni ressources, ni matériaux, ni main-d'œuvre n'ont été épargnés. Cependant la ligne est de très mauvaise qualité avec effondrements des voies et déraillements. Pourtant son prix de revient : 5 millions de roubles au kilomètre est 20 fois supérieur à celui d'une construction de voie semblable en Sibérie avant la révolution (compte tenu du changement de la valeur du rouble).
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A des milliers d'exemples semblables, on doit ajouter un autre aspect du communisme : l'usage obligatoire du mensonge. Du jour où naquit le système communiste un de ses buts essentiels fut de cacher ou de déformer ce qui se passe réellement.
Cela réussit immédiatement et tout autant dans les années suivantes envers le reste du monde qui demandait à être trompé et souhaitait croire à la bonté du socialisme. Cela conduisit, au moment où Staline lançait son premier plan quinquennal, à la proclamation de buts inaccessibles, uniquement pour le prestige international, buts d'autant plus irréalisables qu'une campagne de propagande demandait « le plan quinquennal en 4 ans ». Cependant, l'accomplissement des objectifs établis était exigé sous la menace de sanctions et à tous les degrés de l'exécution, il n'y avait pas autre chose à faire que de soumettre de faux rapports, des chiffres enflés et des prétentions d'avoir accompli ce qui, en fait, n'avait pas été fait du tout.
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Ensuite ces chiffres falsifiés devenaient le fondement de nouveaux plans, eux aussi inaccessibles qui conduisaient à de nouveaux mensonges. De nos jours, il y a ainsi un demi-siècle de faussetés accumulées. L'URSS ne publie pas ses statistiques mensongères uniquement à destination de la consommation étrangère, les grands chefs eux-mêmes ne connaissent pas la véritable situation de leur propre pays.
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Il va sans dire que cette folle conduite d'une économie qui n'a en vue que les objectifs militaires et montre un mépris hautain pour les besoins quotidiens du petit peuple entraîne un abus irréparable des richesses naturelles. Il faut réaliser le plan à n'importe quel prix, sans s'occuper de ce qui peut être ruiné ce faisant, particulièrement s'il s'agit d'un site historique ou d'une région naturelle intacte. De nombreuses stations électriques sont construites sur des rivières en pays plat, inondant des champs cultivés, des prairies et des lieux habités ; les digues établies à la hâte ruinent la pêche. Le prix de tout cela est de loin supérieur aux bénéfices procurés par l'énergie électrique produite. Sous les eaux de telles « mers » nouvelles dont les communistes, le croirait-on ? aiment à se vanter, gisent maintenant une douzaine de villes, des centaines de villages et des forêts de grande valeur.
Au contraire, la Mer d'Azov, très renommée, qui fournissait plus de poissons que la Mer Noire, la Caspienne et la Baltique ensemble, a vu ses eaux abaissées par le Canal Volga-Don et elle est devenue un marais dépotoir de déchets industriels. La quantité de poissons a diminué de 90 à 100 fois, si l'on compare aux chiffres d'avant la guerre.
Ayant ruiné la partie européenne de la Russie, ils portent maintenant la destruction au-delà de l'Oural. Le lac Baïkal, formation unique qui a survécu aux calamités géologiques pendant 25 millions d'années et qui contenait l'eau la plus pure du monde a été empoisonné pour toujours par les métaux qu'on y a déchargés et les déchets d'une fabrique de cellulose qui produit des pneus pour les bombardiers lourds.
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La station de production d'électricité près de Alma Ata a causé l'assèchement de la moitié du lac Balkhach. Les tentatives de mise en exploitation des terres vierges de Kazakhstan ont transformé 7 millions 1/2 d'acres (3 millions d'hectares) en désert. Les forêts sibériennes sont abattues avec rapacité sans aucun effort de reboisement. Des techniques forestières défectueuses infligent au sol un dommage continuel empêchant la croissance d'une forêt nouvelle. La construction irréfléchie de la ligne Baïkal Amour a anéanti une large bande de terre le long des voies ou le terrain arable est devenu un marais improductif. Des enlèvements de gravier non contrôlés polluent les rivières. Une autre immense surface est rendue désertique par la construction frénétique du pipeline entre Taïmyr et l'Europe de l'Ouest. (Toute l'Europe et même le Japon aident à ce projet qui fera certainement usage en fait de main-d'œuvre d'esclaves venant des camps.)
Les autorités communistes sont toujours prêtes à payer le prix pour continuer à pénétrer dans de nouveaux pays en Afrique et en Asie, terres qui seront ravagées de la même manière, comme sont mis à mal les océans du monde. Il y a un demi-siècle, les Soviets ont sacrifié la paysannerie à l'idée farfelue des fermes collectives -- sont-ils surpris, aujourd'hui que les récoltes soient pauvres ?
Ils cherchent maintenant à améliorer le climat : les rivières qui coulent dans l'Océan Arctique seront retournées et couleront vers le Sud : autre projet insensé qui ne se limitera pas à nuire au nord de la Russie, mais qui aura des répercussions dans toute la planète puisque l'équilibre de l'Océan Arctique est touché. Dans le cas de chaque entreprise le plan est tel qu'il utilise trop de temps et qu'il est trop coûteux pour permettre de sauvegarder la nature et de construire les installations nécessaires à éliminer les déchets. Aussi l'environnement se dégrade. Les terrains qui entourent les villes et les installations industrielles sont défigurés et couverts d'ordures, les rivières sont empoisonnées par les déversoirs de matières toxiques qui excèdent deux ou trois fois la « limite maximum permise ».
Pour la pollution de l'air dans les villes : le facteur est 10 et dans certains cas même 100. Rien de tout cela n'est raconté ouvertement puisque la destruction de la nature et les menaces sur la vie humaine sont choses classées en URSS, comme tout le resté. Ceux qui ont essayé de faire connaître ces faits au public ont abouti dans les hôpitaux psychiatriques. Le nombre des cancers du poumon a doublé dans notre pays durant ces dix dernières années. Nous sommes en train de mourir avec la nature qui nous : entoure.
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Les enfants dont les parents sont vivants grandissent pourtant comme des orphelins parce que le salaire du père est toujours insuffisant et que la mère doit travailler. Des millions d'entre eux commencent leur vie dans des « centres pour la journée » (crèches) surpeuplés, surénervés, avec une surveillance insuffisante, mais ils ont, pour compenser, une « éducation idéologique ». Des millions passeront tout le reste de leur existence dans des quartiers de vie en commun du même genre, dans des écoles et des fabriques munies d'installations sanitaires insuffisantes et vétustes. Ils sont ainsi exposés très tôt à l'ivrognerie et à la dépravation.
Une jeune personne ne peut pas trouver refuge dans son appartement privé car jeune homme ou jeune fille n'obtiendrait pas le permis de résidence nécessaire. Ces gens sont comme des serfs totalement dépendants de leurs directeurs d'usines qui les exploitent sans mesure, s'ils perdent leur travail, ils perdent aussi le droit de résider dans la ville. Cet état de choses se voit dans toute l'Union Soviétique : l'employeur a tout pouvoir administratif sur ses employés et tout le monde, partout, à l'exception de Moscou, est complètement et directement dépendant de son contrôleur administratif. L'employé ne peut présenter aucune réclamation et ne peut pas partir de son propre gré. Les salaires sont catastrophiquement bas. Pour un ouvrier, il n'atteint même pas le dixième de la valeur réelle de son travail.
Les habitations sont bondées et inconfortables avec plusieurs familles sans lien de parenté entre elles, dans un seul appartement. Un homme employé depuis de nombreuses années dans la même entreprise n'acquiert même pas le droit d'installer sa famille dans un logement séparé.
Les soins médicaux dénommés « soins gratuits » sont de très mauvaise qualité et les hôpitaux sont sordides. Le pays est affligé d'un alcoolisme général et les accidents imputables à l'alcool élèvent considérablement le taux de mortalité. Les femmes qui s'enivrent sont de plus en plus nombreuses.
Sauf à Moscou et à Leningrad, les denrées sont de médiocre qualité et il faut stationner en longues queues pour les obtenir. Toutes sortes de choses disparaissent du marché : savon, détergent, fil, aiguilles, vaisselle, sous-vêtements, ampoules électriques. Depuis 65 ans, la population n'a pas eu une nourriture suffisante, comportant les calories nécessaires. Dans les villes de province, on a réellement faim, on ne trouve pas de viande, poisson, œufs ou lait, même pas de macaronis ou de gruaux d'avoine. Personne n'a vu de riz depuis un demi-siècle. Beaucoup de villes, dans ces dernières années ont organisé le rationnement de la nourriture et sans qu'il soit question de guerre ou de catastrophe naturelle.
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Nulle part ailleurs dans le monde, les femmes ne travaillent à tant de tâches physiquement pénibles, sans aide mécanique. Les femmes soviétiques, en dehors de leur travail, passent plus de 30 heures par semaine à des corvées domestiques et à faire la queue devant les magasins. Visiblement, l'État préfère que les gens se préoccupent de la recherche de leur pain quotidien, sans pouvoir jamais penser à autre chose.
Le gouvernement vole au pays et au peuple des centaines de billions de roubles et les pauvres gens opprimés n'ont qu'un seul véritable moyen de résistance : ils volent à leur tour leur pain de chaque jour au gouvernement. Depuis des temps très anciens le vol était tenu pour un péché mortel en Russie, mais de nos jours, voler le gouvernement est devenu un fait établi, commun, universellement admis, un acte nécessaire si l'on veut survivre. Par le vol, le peuple reprend une partie de ses droits et cette forme d'autodéfense cause de grands torts à l'État.
Beaucoup de marchandises : fil de fer, clous, huile à machine, peinture, engrais, ne peuvent être achetées honnêtement nulle part dans le pays, mais on peut les voler à l'endroit où l'on travaille pour les revendre ensuite au marché noir. Du matériel, des instruments et de la nourriture pour des millions de roubles sont raflés sur chaque chantier et chaque ferme collective, jetant plus de désordre encore dans l'organisation de la production.
Les enfants, dans les fermes collectives, apprennent à voler à l'âge le plus tendre. Personne n'a le désir de travailler honnêtement au profit d'un régime malhonnête. Personne ne reçoit un salaire convenable, mais personne ne se donne pleinement à sa tâche. C'est vrai pour l'ouvrier à son banc de travail, pour l'employé du gouvernement et même pour l'homme de science dans son institut de recherches : tout un chacun désire surtout se reposer pendant les heures de travail pour économiser ses forces en vue du « travail au clair de lune » (c'est-à-dire du travail au noir) ou pour toute autre affaire.
Les gens travaillent à un niveau de plus en plus inférieur à leur capacité et dans les entreprises importantes la direction stimule l'activité en trompant l'État à sa manière : on crée des titres de travail fictifs mais payés ou des occasions de gains supplémentaires illicites.
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La dureté de la vie, la continuelle sensation de faim, les habitations surpeuplées et le manque de temps, tout contribue à enlever aux femmes la force d'élever des enfants, ce qui provoque un grand nombre d'avortements. Parmi les peuples slaves de l'URSS, il y a quatre avortements pour une naissance. Les avortements fréquents provoquent la stérilité ou des naissances prématurées et de fausses couches. Le nombre de ces dernières augmente chaque année de 6 à 7 %. La nourriture insuffisante des futures mères, l'alcoolisme chez les femmes, les soins médicaux insuffisants et l'air pollué des villes, tout concourt à une mortalité infantile importante, les enfants qui survivent sont maladifs et souffrent de plus en plus de déficience congénitale.
L'URSS actuellement a un taux de natalité en baisse, un taux de mortalité en hausse et une espérance de vie déclinante. Des calculs faits avant 1917, basés sur le nombre des naissances de ce temps, envisageaient une population de 400 millions pour 1985, la population de nos jours est de 266 millions. Nous assistons à une période de diminution irréversible de population parmi les peuples slaves d'URSS. Étant donné la stérilité croissante des femmes et le facteur d'inertie, la chute démographique ne pourra probablement pas être arrêtée dans les cent prochaines années même si de grands et bienfaisants changements politiques et sociaux interviennent.
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Au-dessus d'une population écrasée, plane l'appareil du parti et de l'État qui, avec sa nombreuse suite chargée de la propagande et de la répression se monte à trois millions de personnes. C'est une caste abondamment pourvue de tous les privilèges : magasins spéciaux où les marchandises de la plus haute qualité sont vendues à bas prix, paiements secrets en argent qui ne sont atteints par aucune taxe, les meilleures maisons et appartements, les facilités médicales spéciales, le libre accès aux stations balnéaires ou médicales et un pouvoir illimité sur la population... mais une caste qui paye ces bénéfices par une soumission sans condition et un service obséquieux. Un membre de cette caste doit ignorer la souffrance de son propre peuple, présent, passé et à venir : il ne maintient sa position qu'aussi longtemps qu'il est fidèle au système. Il est exclu au plus léger signe de déloyauté.
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Au centre de ce groupe se trouve une oligarchie de fonctionnaires du parti qui comporte quelque 100 000 personnes dont les désirs ne connaissent pas de limites (la classe dirigeante de la vieille Russie ne vivait pas aussi bien) et dont les enfants ont accès aux mêmes privilèges, de telle sorte que l'oligarchie devient héréditaire.
Les dirigeants soviétiques ont satisfait leurs besoins personnels de pouvoir, vénération et propriété au-delà de ce qui est imaginable, alors, pourquoi s'efforcent-ils d'envahir le monde ?
C'est pourtant justement ce que la folie communiste les pousse à faire, car eux aussi sont prisonniers d'un système. Des finances sans limite, la puissance militaire, la politique internationale, tout est dans leurs mains, mais l'Occident espère en vain que le remplacement d'un chef du gouvernement par un autre apportera un adoucissement au système.
Le gouvernement communiste a déjà duré un temps excessivement long en regard de la durée d'une vie humaine ; il a tel un vampire, sucé la vie des peuples ses sujets, il a corrompu leur esprit, tué leur âme par ses mensonges obligatoires.
*Le mensonge admis en tout et qui permet tout est le trait le plus insupportable du régime.* Depuis plus d'un demi-siècle, des millions de gens ont été forcés de prendre part aux feintes compliquées de la concurrence socialiste et de la « subbotniki » communiste (travail sans rétribution le jour de congé) dans des réunions humiliantes et dans l'impudent enseignement des mensonges qui reviennent à chacune des cessions politiques tenues après le travail. Comme dans les premières années du régime communiste, les troubles populaires sont écrasés rapidement et avec une grande brutalité (par ex. les soulèvements de Novotcherkassk, Aleksandrov, Muron, Krasnodar, la mutinerie sur un destroyer de la Baltique, les grèves à Perm et dans plusieurs villes de la Volga). Les masses populaires sont vaincues par le découragement et l'indifférence, l'impuissance que vous ressentez en voyant votre patrie salie et détruite jour après jour pendant deux tiers de siècle. Par moments ce sentiment de frustration s'exacerbe, éclate : quelques monuments officiels soviétiques sont attaqués.
*La conscience religieuse et la conscience nationale sont persécutées avec obstination, comme les pires ennemis du régime.* L'éducation religieuse des enfants est sévèrement proscrite. Toute religion ressent la pression du nœud qui l'étrangle. Dans les États de la Baltique, les prêtres catholiques sont tués par traîtrise. Des enfants sont enlevés à leurs parents baptistes ou pentecôtistes et ceux-ci jetés en prison. Des peines de prison sévères sont infligées aux chrétiens orthodoxes, par exemple au Père Gleb Yakunin ; aux membres du séminaire d'Ogorodnikov et de Poresh ; et à Krakmalnikova qui publia les anthologies de lectures chrétiennes du Samizdat.
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Dans son inhumanité, le communisme n'a pas de précédent. Avant le XX^e^ siècle, aucun pays n'avait fait une conquête semblable, mais aujourd'hui, plus de 20 pays sont opprimés par lui. Souvent il a semblé prêt à sombrer ici ou là, mais il s'est toujours arrangé pour reprendre son équilibre tandis que ses puissants adversaires au contraire ont été détruits. *Le communisme est une trappe dont aucune nation n'a jamais pu s'échapper.* Nulle tyrannie personnelle ne peut se comparer au communisme parce que tout tyran atteint un jour la somme de puissance qui le satisfait. Mais aucun pays n'est suffisant pour satisfaire un gouvernement communiste totalitaire. C'est un type de régime réellement incompréhensible, dont l'intérêt n'est pas dans la santé et le bien-être d'un peuple. Au contraire, le communisme sacrifie à la fois le peuple et le pays à sa soif d'extension.
Le trait caractéristique du communisme est une ardeur déraisonnable et fanatique pour avaler la plus grande quantité possible de territoires et de populations extérieurs, avec pour limite idéale... la planète entière.
En régime communiste, une nation ne peut jamais s'attendre à une existence longue et économiquement saine. Mais elle est tout de suite prête à frapper, à saisir et à s'agrandir militairement, ce qui est inhérent à l'existence même du communisme.
Ainsi la Chine communiste, qui n'est plus la vraie Chine historique, en dépit de sa propre faiblesse militaire a donné une assistance matérielle et d'organisation à des assassins, les Khmers Rouges ; et elle essaye d'allumer la révolution en Indonésie. La Corée du Nord a envahi le Sud et n'a été arrêtée dans ses desseins meurtriers que par la pression des troupes américaines. Le Vietnam, saigné à blanc dans ses dernières luttes contre les Américains, a déjà plongé dans le Cambodge. Cuba est en train d'envahir l'Amérique latine et l'Afrique ; l'Éthiopie fait la guerre à l'Érythrée ; le Yémen Sud attaque le Yémen Nord, l'Angola est englouti par la Namibie.
D'ailleurs il est symptomatique que l'impérialisme communiste, au contraire de l'ancien colonialisme, ne fait pas profiter et n'enrichit pas la nation qu'il pousse à attaquer ses voisins, au contraire, c'est cette nation qu'il ruine tout d'abord.
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C'est une illusion dangereuse de faire une distinction entre communisme « meilleur » ou « pire ». Entre ceux qui seraient pacifiques et ceux qui se montrent agressifs. Tous les communismes sont ennemis de l'humanité et si l'un d'eux semble plus retenu dans son comportement, c'est simplement parce qu'il n'a pas encore atteint la force militaire suffisante.
Si nous ne savons rien des camps de travaux forcés de Chine, de la Corée du Nord et du Vietnam, cela veut dire que les peuples sont maintenus là-bas dans des conditions encore pires que dans les camps soviétiques : aucun individu et aucune nouvelle n'a pu se glisser au dehors. Mais nous savons que à Addis-Abeba, les corps d'écoliers exécutés sont entassés en rangées serrées. Et les prêtres sont tués en Albanie et en Angola.
Dans tous les États communistes, la forme de la propriété personnelle n'est pas rationnelle ou pratique, mais idéologique. Le marxisme est hostile à l'existence physique et à l'essence spirituelle de toute nation. Il est vain d'espérer qu'un compromis peut être trouvé avec le communisme ou que les relations peuvent être améliorées par des concessions et des échanges commerciaux.
Le communisme est la négation de la vie, c'est une maladie fatale pour une nation et finalement la mort de toute l'humanité. Mais il n'y a pas une nation sur terre qui soit immunisée contre le communisme.
Il y a eu beaucoup d'agitation en Occident relativement au changement du chef du gouvernement de l'Union Soviétique et naturellement il y a eu de grands espoirs. Et tout aussi naturellement, quelques mesures, petites mais très significatives prises par le nouveau gouvernement, en particulier dans le domaine de la liberté intellectuelle et de l'émigration, seraient suffisantes pour signaler que tout est en train de s'arranger. Un coup d'œil sur les réalités soviétiques, cependant, montre que ni un changement au sommet ni des douzaines de gestes symboliques ne peuvent améliorer la situation. Celle-ci ne peut être arrangée que si la vie de la nation est rétablie sainement jusqu'en son fondement.
Améliorer ou corriger le communisme n'est pas possible.
Le communisme ne peut être que rejeté par les efforts réunis des nombreux pays qu'il opprime.
\[Fin de la traduction par Lucie Griot de la version anglaise d'un article de SOLJÉNITSYNE parue dans les revues américaines *The Remnant* et *National Review*.\]
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### Georges Albertini
Georges Albertini, directeur de la revue *Est et Ouest,* est mort au mois d'avril. Sur sa vie et sur son œuvre, nous publions ci-après :
1\. -- La bio-bibliographie qu'il avait rédigée lui-même en 1980, précisant qu'il n'avait « jamais et pour personne rédigé une biographie politique et syndicale si détaillée et si précise ».
2\. -- Des extraits de l'article de Gilbert Comte dans *Le Monde* du 10 avril.
3\. -- L'article de Roland Gaucher dans *RLP-Hebdo* du 14 avril.
4\. -- L'article de Claude Harmel dans *Est et Ouest* de mai-juin.
#### I. -- Bio-bibliographie par lui-même
Né le 13 mai 1911 à Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire). D'abord universitaire, il a quitté l'Université en 1944, pour d'autres occupations professionnelles à partir de 1948.
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Ses activités politiques et syndicales ont été nombreuses et diverses, et il convient de les examiner en trois périodes : avant la guerre, pendant la guerre, après la guerre.
##### *I. -- Avant la guerre de 1939.*
Il faut distinguer les fonctions politiques et syndicales exercées, et les diverses collaborations journalistiques et autres.
1\) Fonctions politiques.
Adhère aux Étudiants socialistes à Paris en 1930, puis au Parti socialiste S.F.I.O. en 1932, où il restera jusqu'en 1940 (successivement Fédération de la Seine, de la Loire, de l'Aube).
Secrétaire adjoint de la Fédération socialiste de l'Aube (1936-1939). Membre du Comité de vigilance des Intellectuels antifascistes : C.V.I.A. (1934-1939).
Au Parti socialiste appartient successivement aux tendances pacifistes et planistes : « Révolution Constructive » et « Redressement socialiste ».
2\) Fonctions syndicales.
-- Membre de la Fédération Générale de l'Enseignement (F.G.E. L. Mérat, L. Zoretti) et de la Fédération Générale des Fonctionnaires (Charles Laurent, Robert Lacoste) de 1933 à 1940.
-- Secrétaire général adjoint de la Fédération C.G.T. de l'Aube, chargé de l'éducation ouvrière (1936-1939).
-- Professeur au Centre Confédéral d'Éducation ouvrière (C.C.E.O.) et à l'Institut supérieur ouvrier de la C.G.T. (F. Million -- L. Zoretti -- E. et G. Lefranc) de 1935 à 1939, et au Collège ouvrier de la C.G.T. de l'Aube (1936-1939).
-- Professeur chargé de l'histoire du socialisme et du syndicalisme à l'École des surintendantes d'usine, fondée par Mme Brunschvicg, membre du gouvernement Léon Blum en 1936 (1937-1938).
-- Membre du Centre syndical d'action contre la guerre (C.S.A.G.) (1938-1939).
3\) Collaborations journalistiques et autres.
a\) Parti socialiste. Collaboration à *l'Étudiant socialiste,* aux *Cahiers de Révolution constructive,* au mensuel *Redressement socialiste ;*
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rédacteur en chef adjoint du *Populaire de l'Aube* (organe de la Fédération) ; chargé de la politique étrangère au mensuel *De la Saône à la Dheune* du député socialiste de Chalon-sur-Saône, Jean-Marie Thomas.
b\) C.G.T. *Tribune des Fonctionnaires,* organe de la F.G.E. (chargé par R. Lacoste de la rubrique « Livres d'Histoire »). Collaboration à la *Révolution prolétarienne.* Rédacteur en chef de *l'Aube Ouvrière,* organe mensuel de l'Union départementale des syndicats C.G.T. de l'Aube. Collaboration au *Bulletin du Centre syndical d'action contre la guerre.* Collaboration aux publications de l'Institut supérieur ouvrier, et causeries périodiques en son nom à la radio. Collaboration en 1937 et 1938 à *Éducation et Culture,* revue du secrétariat interprofessionnel de l'enseignement de la Fédération syndicale internationale.
c\) Divers.
-- Participation à plusieurs « décades » de Pontigny, organisées par le Centre Confédéral d'éducation ouvrière, et aux divers cahiers en rendant compte.
-- Collaboration aux *Feuilles Libres de la Quinzaine* de Lyon, revue politique, syndicale et pacifiste de Léon Émery.
-- Collaboration à *Vigilance,* organe du Centre de Vigilance des Intellectuels antifascistes.
-- Rubrique des « Livres d'histoire » à *l'Europe Nouvelle* où il a été introduit par Pierre Brossolette, membre comme lui de la Fédération S.F.I.O. de l'Aube.
##### *II. -- Pendant la guerre.*
Mobilisé comme lieutenant de septembre 1939 à juillet 1940. Cité à l'Ordre du Corps d'Armée.
1\) Action politique.
-- Membre du R.N.P. de l'Aube (Déat) en 1941.
-- Secrétaire général de ce parti de 1942 à 1944, après la rupture de Déat et de Deloncle.
-- Collaboration suivie avec deux ministres du Travail : Hubert Lagardelle et Jean Bichelonne.
-- Directeur général du Cabinet du Ministre du Travail et de la Solidarité nationale (Marcel Déat) de février à août 1944.
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-- Refuse de suivre Déat et le gouvernement en Allemagne. -- Arrêté en septembre 1944 à Paris, condamné à cinq ans de travaux forcés en décembre 1944, gracié par Vincent Auriol sur intervention d'Édouard Herriot en 1948.
2\) Action syndicale.
-- Membre du Centre syndicaliste de propagande (C.S.P.) avec Georges Dumoulin et plusieurs secrétaires d'importantes fédérations syndicales de la C.G.T. avant sa dissolution.
-- Comme Directeur général du Cabinet du Ministre du Travail participe à la tentative de redonner vie aux Unions départementales de l'ex-C.G.T., et à celle (réussie) d'empêcher le départ en Allemagne des 17.000 membres des Chantiers de jeunesse dépendant alors du Ministère du Travail.
3\) Activités intellectuelles et journalistiques.
a\) Politiques. Collaboration à l'*Œuvre* (Déat), au *National populaire,* à *Le Rouge et le Bleu* (Charles Spinasse), à *Inter France* (Dominique Sordet).
b\) Syndicales. Collaboration à l'hebdomadaire du C.S.P. *L'Atelier* (R. Menard et G. Lafaye) (politique étrangère et feuilleton littéraire dans chaque numéro).
Directeur de la feuille mensuelle d'*Inter France* consacrée aux problèmes syndicaux et sociaux.
c\) Conférences et brochures diverses, notamment une sur *La politique de Richelieu,* et une autre sur *Le parti de la paix et le parti de la guerre en France aux XIX^e^ et XX^e^ siècles.*
##### *III. -- Après la guerre.*
1\) N'adhère à aucun parti politique, ni à aucun organisme syndical ou corporatif.
2\) En dehors de ses occupations professionnelles personnelles, consacre toute son activité à l'étude du mouvement communiste international, en créant et dirigeant depuis 1949 le Centre d'Archives et de Documentation, qui publie la revue *Est et Ouest* depuis 1949, et a publié pendant vingt-cinq ans *les Informations politiques et sociales.* Ces publications ont un caractère anticommuniste sans concession.
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3\) A créé en Amérique du Sud la revue *Este Y Oeste* en 1961, qui a paru pendant quinze ans (même orientation) et en Italie *Documenti sul Comunismo* durant la même période (sur le communisme italien notamment).
4\) A participé en 1948 à la création et au développement du *BEDES* (Bulletin d'Études et de documentation économique et syndicale) que dirigeait Paul Mathot, qui a appuyé Force Ouvrière à ses débuts.
5\) A collaboré sous son nom et sous divers pseudonymes à l'*Œuvre,* à la *Fédération,* aux *Écrits de Paris* dans les années 50, et à plusieurs publications étrangères.
6\) A publié en 1948 sous le pseudonyme de Claude Varenne *Le destin de Marcel Déat* (Éditions Janmaray). A collaboré à l' « Hommage à Robert Brasillach » dans le *Bulletin des amis de Robert Brasillach* pour le 20^e^ anniversaire de sa mort (février 1965), en publiant « Un soir à Fresnes ». A préfacé le livre de Léon Émery *De Pétain à Giscard* (Albatros 1975).
\[Fin de la reproduction intégrale de la biobibliographie de Georges Albertini par lui-même, rédigée en juin 1980 et publiée dans le *Dictionnaire du mouvement ouvrier* de J. Maintron, aux Éditions ouvrières.\]
#### II. -- Gilbert Comte
Lorsqu'ils retracent la politique française du demi-siècle écoulé, les historiens ne citent qu'occasionnellement et par quelques mots toujours brefs le nom de Georges Albertini, mort à Paris la semaine dernière. De 1940 à 1981, peu d'hommes déployèrent dans l'ombre de trois régimes pourtant antagonistes une influence comparable à la sienne. Peu excellèrent autant à mettre les ambitions des autres au service de ses propres certitudes. L'exercice réclamait une patience, des convictions, une adresse intellectuelle hors du commun. Georges Albertini déploya ces vertus sans rechercher pour lui-même l'argent ni les honneurs. De là vient sans doute qu'il impressionna des interlocuteurs si différents.
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Né le 13 mai 1911 au foyer d'un humble cheminot et d'une femme de ménage, il tenait au peuple par ses origines et s'y enracina par l'éducation donnée aux élèves de l'école communale. Ses instituteurs lui enseignèrent l'amour de la Révolution et de la République. Cet héritage le conduisit à la S.F.I.O. dès 1932. Il côtoya Léon Blum, se lia intimement avec Pierre Brossolette, Charles Spinasse, Adrien Marquet et Marcel Déat.
En 1934, il adhéra au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes avec Jacques Soustelle et André Malraux. Deux ans plus tard, il devint secrétaire général adjoint de la fédération C.G.T. de l'Aube, collabora au *Populaire de l'Aube,* à la *Révolution prolétarienne* et à diverses publications de gauche. Mais pendant le Front populaire, il découvrit aussi cette puissance redoutable, multiforme, mal connue, qu'on appelait encore le bolchevisme. Son ami Boris Souvarine, lui-même compagnon de Lénine et de Léon Trotski comprit avant beaucoup d'autres et lui expliqua l'infernal mécanisme des procès de Moscou.
Après le désastre de 1940, ses choix antérieurs ouvraient normalement à Georges Albertini les chemins de la Résistance. Avec son ami Marcel Déat, il choisit ceux, tout autres, de la collaboration. Fondamentalement pacifiste, il croyait que celle-ci réconcilierait la France et l'Allemagne.
Dans les entretiens de l'âgé mûr, quelques-uns de ses compagnons avouèrent avoir subi, comme lui-même, la fascination du national-socialisme. Par une seconde aberration idéologique, ils crurent naïvement reconnaître dans l'hitlérisme spartiate, militaire, consacré par les plébiscites, l'idéal jacobin de leur jeunesse, tel qu'il sortait des livres de l'école communale, avec Jean-Jacques Rousseau, Robespierre et les volontaires de 1792 ([^19]).
......
A la libération, il refuse de quitter la France derrière Marcel Déat et se cache. En représailles, la police arrête sa première femme, bien qu'elle n'ait participé à aucune de ses activités politiques, et confie leur fils en bas âge à l'Assistance publique. La mort prématurée de l'enfant constitue l'un des épisodes les plus sordides de cette époque où un bambin pouvait payer de sa vie les erreurs de son père.
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Finalement incarcéré lui-même, Georges Albertini désigne comme avocat l'ancien ministre d'Édouard Daladier, Eugène Frot, responsable de la fusillade du 6 février 1934. Ce choix d'un défenseur de gauche, une défense habile, lui vaudront une condamnation relativement légère à cinq ans de travaux forcés. En 1948, le président Vincent Auriol prononce une réduction de peine sur intervention personnelle d'Édouard Herriot, président de l'Assemblée nationale.
Dès son élargissement, Georges Albertini entre au groupe et à la banque Worms comme conseiller politique auprès de son principal dirigeant, M. Hippolyte Worms. Ses anciennes amitiés socialistes demeurées fidèles, comme ses nouvelles fonctions, le mettent en rapport avec les milieux officiels. Proche de Guy Mollet et de Robert Lacoste, eux-mêmes anciens résistants, il se lie avec Félix Gaillard, Émile Roche, Georges Bidault. En 1949, il fonde l'organisme d'où sortira la revue *Est-Ouest,* peut-être la meilleure publication jamais consacrée en France au communisme et à ses multiples avatars.
Georges Albertini rassemble alors autour de lui une équipe de spécialistes, comme Claude Harmel, Nicolas Lang et Branko Lazitch. Deux éditions étrangères d'*Est-Ouest* paraîtront pendant plusieurs années à Rome et à Caracas.
Durant les dernières années de la IV^e^ République, quelques-unes des grandes combinaisons de l'époque naissent dans le bureau de Georges Albertini au numéro 86 du boulevard Haussmann. Journalistes, parlementaires, écrivains, universitaires, diplomates, s'y succèdent pour trouver là une documentation sérieuse, exhaustive, sur l'Union soviétique, le parti communiste français et les affaires syndicales. Quelques futurs ministres, des députés y font leurs premières armes. Bien des propos lancés à la tribune du Parlement par d'illustres orateurs, lors d'improvisations apparentes, viennent tout droit des conseils, du travail silencieux d'un homme obstiné, à l'intelligence exceptionnelle nourrie par la passion de l'histoire et d'immenses lectures.
Avec Boris Souvarine, Georges Albertini fonde l'Institut d'histoire sociale et de soviétologie. Les deux hommes rassemblent là des collections entières de journaux -- *la Pravda, l'Humanité,* etc., -- près de vingt mille volumes consacrés au socialisme et au communisme.
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Et Philippe Robrieux y trouvera bien des renseignements pour écrire son Histoire intérieure du parti communiste.
\*\*\*
En 1958, l'arrivée au pouvoir du général de Gaulle ne diminue en rien l'influence occulte de Georges Albertini. Proche d'André Malraux, ami de Louis Vallon, il connaît aussi Roger Frey, Jacques Baumel, Jacques Foccart et, surtout, un certain Georges Pompidou encore presque inconnu. La politique algérienne du général de Gaulle et son rapprochement avec l'U.R.S.S. distendent provisoirement les rapports entre le monde officiel et les austères bureaux du 86, boulevard Haussmann. Cependant, Georges Pompidou garde en Albertini un collaborateur discret et efficace. Lorsqu'il arrive à la présidence de la République, le fondateur d'*Est-Ouest* se retrouve naturellement dans les couloirs de l'Élysée. Avec Pierre Juillet et Marie-France Garaud, il encourage et supervise les débuts de Jacques Chirac, puis surveille ceux du R.P.R. en 1976.
Les chefs communistes exceptés, Georges Albertini fréquenta, connut, conseilla, guida presque toutes les personnalités politiques de premier plan entre 1940 et 1981. Il organisa des campagnes électorales. Il fit écrire des centaines d'articles, prononcer des dizaines de discours, exerça le pouvoir par gens célèbres interposés. Il demeura lui-même constamment dans l'ombre. Sans la colossale erreur de la collaboration et le procès de 1945, il serait sans doute parvenu lui-même à l'un de ces très hauts postes où se décident les grandes affaires.
Son ascendant se déployait dans les entretiens en tête-à-tête où il développait le charme d'une conversation démonstrative, séduisante, logique, soutenue par la constante volonté de fournir des arguments contre le communisme. Parfois, il écrivait lui-même des articles d'une remarquable pénétration. -- Ceux qu'il publia sur l'Italie dans *Est-Ouest,* après l'assassinat d'Aldo Moro, figurent certainement parmi les meilleures analyses parues en France. Conscient de sa valeur, de son charme, Georges Albertini supportait mal la contradiction. Émettre par exemple quelques réserves sur Jacques Chirac devant lui aux environs de 1977 exposait à des discussions fort orageuses !
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Pour avoir côtoyé, inspiré, des hommes de toute opinion, Georges Albertini ne tirait curieusement aucun scepticisme de son expérience. Jusque dans les plus importantes décisions, il gardait une surprenante fraîcheur d'esprit, et même une très vive sensibilité aux malheurs de ses proches. En excellentes relations avec le Vatican et plusieurs gouvernements étrangers, qu'il tenta d'influencer comme ceux de son propre pays, il ne laisse curieusement derrière lui aucun mémoire sur sa prodigieuse existence. Les historiens le regretteront un jour, car peu d'hommes auront remué tant de choses dans les coulisses du siècle.
\[Fin de la reproduction d'extraits de l'article de Gilbert Comte : « Georges Albertini dans les coulisses du pouvoir », paru dans *Le Monde* du 10 avril 1983.\]
#### III. -- Roland Gaucher
La mort de Georges Albertini -- que j'ai bien connu -- suscite, ici et là, des commentaires qui me poussent à écrire cet article. Enseignant, sorti de l'École Normale de Saint-Cloud, il appartint dans sa jeunesse, avec Ludovic Zoretti, à la tendance « Redressement » du parti socialiste. Il fut également membre du C.V.I.A. (Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes) que dirigeaient, sous le Front Populaire, les syndicalistes des P.T.T. Mathé et Giroux.
Munichois, pacifiste, Georges Albertini rallia le R.N.P. (Rassemblement National Populaire) de Marcel Déat, sous l'occupation. Il en devint le secrétaire général.
La libération entraîna pour lui un drame. Son épouse, s'imaginant qu'elle pouvait en toute sécurité regagner son domicile, y trouva les F.T.P. communistes. Elle fut, sur l'instant, ligotée sur une chaise, et le torse dénudé, dut subir les coups de ceinturons de ses tortionnaires, qui exigeaient d'elle l'adresse de son mari. Elle cria. Son fils âgé de 16 mois qui lui avait été arraché, entendit ces cris. Sa mère, internée dans un camp, il fut confié à l'Assistance Publique. Il en mourut. Non, croyons-nous, qu'il y fût maltraité.
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Simplement, il refusa de s'alimenter. Traumatisme on le voit, qui n'affecte pas seulement les chiens qui ont perdu leur maître, mais les petits d'homme.
Sur les traumatismes, il y a toute une littérature à l'usage des terribles parents qui expédient une pichenette à leur marmaille. Des pelletées de médicastres, de psychiatres, de pédagos ont écrit sur ce sujet. Je n'en connais aucun qui ait traité du syndrome du fils Albertini.
\*\*\*
Est-ce à cause de cette mort qui fut évoquée à son procès ? A cause du talent de ses avocats, Eugène Frot et Maurice Paz ; de la déposition courageuse d'une militante socialiste Madeleine Finidori ; de l'offensive Von Rundstedt qui battait son plein dans les Ardennes (hiver 44-45) ; de ses amitiés maçonniques ; de son désaveu brutal de Marcel Déat, qu'Albertini dut de « n'écoper » que de cinq ans ? Cinq ans de travaux forcés peuvent paraître aujourd'hui une lourde peine. Mais, à cette époque, on fusillait Paul Chack, Suarez et Brasillach.
Ces questions n'ont plus aujourd'hui aucune importance. Ce qui est important, c'est de voir comment cette condamnation transforma le destin d'Albertini.
Eût-il été attentiste sous l'occupation ; eût-il fait, vers juillet 44, un peu de « résistouille à la Popaul », comme disait notre ami Figuéras, qu'il y eût joué, après la libération, un rôle politique de premier plan avec l'appareil de son ami Robert Lacoste : député, certainement ministre, peut-être président du conseil.
Il nourrissait l'ambition de ces premiers rôles. C'était un homme brillant, doué pour l'analyse et la synthèse, prompt à la riposte, prédisposé par là aux Assemblées parlementaires et aux débats. Je n'ai connu, sur ce plan, que Raymond Aron pour lui être supérieur. Doté d'une mémoire remarquable, il déployait une activité incessante, sachant en outre, à merveille, faire travailler (à peu de frais) les autres.
Expulsé des premiers rôles, il se recycle dans les coulisses de l'histoire. Je pense qu'il en souffrit, mais il n'en dit rien.
Dès sa sortie de prison en 1948, son activité se déroula sur trois plans.
D'abord, il fut conseiller politique de la banque Worms (il avait connu Hippolyte Worms en cellule à Fresnes). Il succédait dans ce rôle à Pierre Pucheu. Ceci le conduisit parfois à déjeuner chez Taillevent avec... Doumeng.
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Parallèlement et dès 1948, il créa l'association d'études et d'informations politiques internationales, qui publiait, deux fois par mois, un bulletin intitulé d'abord « B.E.I.P.I. » puis « Est et Ouest ». J'y collaborai une douzaine d'années, dès le premier numéro. J'y côtoyai les anciens communistes, Barbé, Célor, Laurat, Coquet, Vassart, Bougères ; les syndicalistes Patat et Duverney, tous décédés aujourd'hui, et Boris Souvarine, auteur d'un monumental *Staline,* qui vit toujours.
A l'école de ces hommes, j'appris ce qu'était le communisme et j'y trouvai la matière de deux de mes livres : « *L'opposition en U.R.S.S.* et *L'histoire secrète du parti communiste.*
Si l'on écrit un jour une histoire de « l'anticommunisme systématique », on ne pourra le faire sans évoquer le rôle d'Albertini qui en fut l'organisateur, non seulement grâce à ses qualités de « manager » mais aussi grâce à ses relations politiques françaises et internationales.
Le troisième volet des activités d'Albertini est occulte ou semi-occulte. Je sais peu de choses à ce sujet, car l'homme était complexe et secret. Disons que sous la IV^e^ République, il assurait une sorte de liaison entre le Patronat, les Indépendants (il était au mieux avec Duchet, Junos), les socialistes (Pierre Commin plus que Guy Mollet) et d'autres hommes politiques (comme Edgar Faure et Émile Roche).
Le 13 mai 58 modifia la distribution des cartes, et il accueillit assez mal cet événement. Il était plutôt l'homme de l'efficacité que de la fidélité. Grâce à ses amitiés gaullistes (Roger Frey, Baumel, Louis Vallon, Duvillard), il rétablit des contacts. Il retrouva, assez brièvement, un second souffle à l'Élysée, du temps de Pompidou, grâce à Pierre Juillet et Marie-France Garaud, avec qui il était lié. On parle souvent du tandem Juillet-Garaud. C'était un trio.
Par la suite, son influence déclina. Après sa mort, l'avenir de sa publication (*Est et Ouest*) reste incertain. Si je risquais un pronostic, je dirais que je verrais très bien Marie-France Garaud assurer la succession. Encore que Pasqua puisse avoir un œil sur cet héritage.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Roland Gaucher : « Un anti-communiste systématique », paru dans *RLP-Hebdo* du 14 avril 1981.\]
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#### IV. -- Claude Harmel
Aucun de ceux qui l'ont approché n'en a jamais douté. Il suffisait d'un quart d'heure d'entretien pour s'en rendre compte : c'était un animal politique. Ceux qui l'ont le mieux connu sont certains de ne pas céder aux illusions de l'amitié quand ils pensent qu'il avait l'étoffe d'un homme d'État.
Il en avait les qualités essentielles, les dons parmi les plus précieux et les plus rares. Il en avait aussi quelques-uns des défauts.
Il possédait au plus haut point ce qu'à un autre niveau on appellerait simplement le sens civique : un souci des affaires publiques aussi constant et aussi attentif que s'il s'était agi de ses propres affaires. Elles étaient sa préoccupation quotidienne. Il avait le goût du pouvoir et, quand il revenait de chez quelque Excellence qu'il avait trouvée irrésolue, attendant que la force des choses ait imposé la solution et réglé le problème, il frémissait d'impatience et l'on imaginait ce dont il eût été capable si, comme il disait, il avait disposé d'un bureau et d'un téléphone dans un hôtel ministériel. Il avait le sens de l'État, l'État de la tradition, royal et jacobin : il lui arrivait même de manifester de la réserve à l'égard de ses amis fédéralistes, de leur action en faveur de la décentralisation, et, impérialiste dans la grande lignée de la République, à la manière de Jules Ferry et de Joseph Caillaux, il n'a pas vu sans douleur disperser aux quatre vents, moins par faiblesse matérielle, économique ou militaire, que par manque d'imagination et de cœur, ce que l'école primaire au temps où elle était nationale en même temps que laïque et républicaine lui avait appris à considérer comme des prolongements légitimes et nécessaires de la France.
Son autorité naturelle, sa « présence », comme on dit aujourd'hui, étaient impressionnantes, et, où qu'il se trouvât, il ne passait jamais inaperçu. Son intelligence aiguë et rapide allait tout de suite aux lignes essentielles, aux données fondamentales, et sans doute est-il arrivé qu'on la trouvât simplificatrice, trop dédaigneuse des nuances, mais, écartant les subtilités et les raffinements de l'analyse dont elle eût été fort capable, délicieux mais paralysants, elle dégageait d'emblée ce qui fournissait des prises pour l'action. Ses connaissances vraiment encyclopédiques de tout ce qui relève de la politique nationale et internationale étaient, dans plusieurs domaines, celles d'un spécialiste confirmé, dans beaucoup d'autres celles d'un homme averti capable de suivre les discussions et de tirer profit du savoir des spécialistes.
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Son activité était prodigieuse et incessante, sa mémoire colossale, surtout celle des noms et des visages. Ce qui achevait de faire de lui un entraîneur d'hommes. Il aimait les contacts humains et les multipliait comme à plaisir, prompt à rendre service sans rien demander en retour, vivant à l'aise au centre d'un réseau de relations apparemment disparates, mais qui lui permettaient d'être présent partout où il fallait encourager la résistance contre le communisme. Était-ce un effet de son ascendance corse ? Il avait l'esprit du clan et il supportait mal, même s'il le comprenait et l'approuvait, qu'un de ses fidèles s'écartât de l'équipe pour courir son aventure personnelle.
Veut-on un exemple topique de ses capacités politiques ? Comme tous ceux qui crurent servir au mieux les intérêts de la France en se déclarant pendant l'occupation pour une politique de collaboration avec l'Allemagne, il fut atteint par un des ostracismes collectifs les plus rigoureux et les plus durables de notre histoire. Il réussit pourtant à refaire surface et à jouer dans la vie politique, en France et hors de France, un rôle qui, pour être peu connu du grand public, n'a jamais été ignoré de la classe politique et dont beaucoup savent déjà qu'à de certaines époques il est loin d'avoir été négligeable.
Où ne serait-il pas parvenu, sans ce handicap ?
\*\*\*
Il était venu tout jeune à la vie politique. Il y était venu par l'intermédiaire d'un parti ; parce que, déjà, il n'y avait plus guère d'autre voie pour entrer en politique et servir civiquement le pays, surtout pour un enfant du peuple. Il adhéra aux Étudiants socialistes, puis à la S.F.I.O., et cela paraît aujourd'hui banal de la part d'un jeune homme qui se destinait alors à être instituteur, qui suivit les cours d'une école primaire supérieure, puis d'une École normale d'instituteurs, avant de faire une « quatrième année » et d'entrer à l'École Normale Supérieure de Saint-Cloud vers 1930, une telle adhésion dans ce milieu ne faisait déjà plus scandale, elle était pourtant loin d'être, comme de nos jours, un plat conformisme. Elle entraînait encore des froissements, des ruptures. Elle requérait encore de l'audace.
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Socialiste, il a tout de suite pris place au sein du parti parmi ceux qui essayaient d'arracher le socialisme à l'attente messianique des temps prodigieux où, enfin, seraient réunies les conditions posées par Marx au passage au socialisme. Il était un peu trop jeune, malgré son extrême précocité, pour appartenir au courant néo-socialiste -- qui fut d'ailleurs, on l'a trop oublié, un mouvement de parlementaires et d'élus de toutes sortes, convaincus que les socialistes s'étioleraient dans la stérilité et pousseraient la République à sa ruine s'ils s'obstinaient à refuser la participation au gouvernement. Mais, il rompit, comme les « néos », mais lui, presque d'entrée de jeu, avec ce que les polémistes appelaient l' « archéosocialisme », voire le « paléo-socialisme », avec ce qu'il y avait de plus irréaliste dans le socialisme.
Il était épris d'action concrète, et c'est pourquoi il fut syndicaliste en même temps que socialiste, pourquoi aussi, dans la S.F.I.O., il se rallia au courant « planiste », comme on disait alors.
Syndicaliste, il a consacré plus de temps à la C.G.T. qu'au Parti socialiste, et il attachait plus d'importance à ce qu'il accomplissait sur le plan syndical qu'à son action politique. C'était en ce temps-là assez rare, les socialistes montrant plus de sympathie que de compréhension profonde à l'égard du mouvement syndical, ce petit frère besogneux qui s'occupait aux tâches utiles mais subalternes du ravaudage de la société capitaliste en attendant que le grand frère, enfin parvenu au pouvoir, résolve d'un seul coup tous les problèmes.
« Planiste », il le devint non sous l'influence directe d'Henri de Man, qu'il devait connaître assez familièrement après la guerre, mais sous celle de *Révolution constructive,* le groupe fondé par Georges Lefranc, Marjolin, Itard, Lévi-Strauss et quelques autres. Il y adhéra très tôt, au début de 1934. (Il y fit, entre autres, la connaissance de Guy Mollet avec qui il devait entretenir des relations assez étroites et fort utiles sous la IV, République et au début de la V^e^, jusque vers 1964, quand, à sa grande déception, le secrétaire général de la S.F.I.O., cédant aux nécessités de sa situation électorale personnelle, engagea son parti dans la voie de l'alliance socialo-communiste.)
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Être « planiste », c'était penser qu'on pouvait entamer la marche vers le socialisme sans attendre « la crise générale du capitalisme », chère à Marx, sans attendre non plus que la concentration industrielle fût parvenue à son terme -- le monopole -- dans tous les secteurs de la production, sans attendre encore moins que la loi de la « paupérisation absolue » eût produit tous ses effets, puisqu'on n'y croyait plus. Il était dès maintenant possible de créer, par la nationalisation, un vaste secteur public où les entreprises échapperaient aux lois du marché (et à ses désordres) comme à celle du profit et seraient gérées selon les directives d'un plan dont on ne se préoccupait pas alors de préciser qu'il serait démocratique, car les planistes de ce temps-là nourrissaient l'illusion que cela allait de soi.
Il faudra l'expérience de l'après-guerre et la connaissance directe qu'il acquit alors des rouages de l'économie pour qu'il reconnaisse que les nationalisations, sans mériter toutes les critiques dont on les accablait, étaient loin d'avoir les vertus dont on les avait parées, et pour qu'il tînt leur généralisation et celle de la planification pour de redoutables chimères. Il n'empêche que dans la S.F.I.O. du début des années trente, c'était se ranger dans le camp des réalistes que de demander l'inscription, dans le programme d'action immédiate du parti, des nationalisations et du plan. C'était répudier à la fois un réformisme à la petite semaine qui ne menait à rien et l'attente indéfinie et stérile du « grand soir ».
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Socialiste, il le fut par désir de justice sociale. Il le fut aussi par amour de la paix. Le cas était fréquent alors. Dans toute une partie de l'opinion, y compris dans les générations trop jeunes pour avoir été au front, régnait une haine de la guerre dont les générations d'après la Seconde Guerre mondiale n'ont pas l'idée, pas même ceux de ces générations-là qui donnent dans un pacifisme dont certains traits rappellent celui d'alors. Les horreurs du nazisme ont, dans une certaine mesure, masqué celles de la guerre elle-même. Les camps de concentration font oublier les villes écrasées sous les bombes et les hécatombes humaines sur les champs de bataille. Même chez les « vainqueurs », on ne parlait pas alors de Verdun comme aujourd'hui de Stalingrad ou du « jour le plus long » : on sentait un pincement au cœur et des larmes vous venaient dans la voix. Le 11 novembre, nous ne célébrions pas la victoire, nous nous souvenions des morts. Un mot nous montait du cœur et des entrailles : « *Plus jamais ça ! *»
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Aussi étrange que cela puisse paraître aujourd'hui, la gauche de ce qu'on appelait « le parti de la paix » -- un parti sans cohésion aucune -- ne voulait pas la paix par peur que la guerre entraînât la défaite de la France. Autant qu'il m'en souvienne, cette hypothèse ne nous venait même pas à l'esprit, et André Delmas rapportait volontiers à ce sujet ce fait significatif. En juillet 1939, au dernier congrès d'avant-guerre du Syndicat national des Instituteurs (qui fut le fer de lance du « parti de la paix ») il avait dans son rapport, pour justifier l'acharnement de son organisation à défendre la paix, évoqué en passant la possibilité d'une défaite française : un cri de stupeur et de protestation avait jailli de l'auditoire. Ces pacifistes à tous crins -- du moins on le croyait -- ne pensaient pas que la France pût être vaincue. L'envisager leur semblait une injure. C'est à l'aile droite du « parti de la paix » qu'on trouvait ceux dont le mobile principal était la crainte ou la conviction de la défaite, Laval peut-être, Maurras sûrement ; mais si nous l'avions su ou si nous nous en étions préoccupés, nous aurions pensé que le vieil écrivain monarchiste retombait dans son ornière idéologique d'avant 1914, quand il saluait le livre paradoxal du socialiste Marcel Sembat : « *Faites un roi, sinon faites la paix* » qui le confirmait dans sa conviction qu'une République était incapable de conduire une guerre victorieuse. Il avait, hélas ! des raisons plus solides de douter, en 1939, des capacités militaires de la France. Mais nous ne les percevions pas, tout frémissants que nous étions des grandes heures du Front populaire qui nous semblaient attester de la bonne santé de la nation, et je me souviens de m'être quant à moi répété plus d'une fois les paroles de Léon Blum à l'assemblée de la S.D.N., en juillet 1936 : « *Un peuple ne s'affaiblit pas, il se fortifie au contraire quand il accroît son énergie intérieure *»*.*
Mais où avions-nous donc les yeux ?
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Ce n'était assurément pas par pusillanimité personnelle ni manque de courage que Georges Albertini s'était rallié au pacifisme : là où il fut affecté à la mobilisation, il devait faire, comme on disait, une « belle guerre ». Il n'a jamais non plus donné dans le pacifisme intégral à la façon de Félicien Challaye ou de ce Bertrand Russell dont un hebdomadaire pacifiste reproduisait la formule en exergue : « *Aucun des maux qu'on prétend empêcher par la guerre n'est un aussi grand mal que la guerre elle-même. *»
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Et, quelle que fût sa sympathie pour l'homme (qui la méritait), il ne suivit pas le syndicaliste Jean Mathé, quand il déclara préférer la servitude à la mort, car « de la servitude on peut revenir, mais de la mort on ne revient pas ». Bien entendu, il ne suivait pas davantage les communistes, leur défaitisme révolutionnaire, leur dénonciation (jusqu'au 16 mai 1935) du « mensonge de la défense nationale en régime capitaliste ». Il pensait que la guerre était quelquefois inéluctable, mais qu'il fallait tout faire, diplomatiquement, politiquement, pour l'empêcher d'éclater, pour ne pas créer l'irréparable, pour donner le temps à la nuée de se dissiper avant que n'en jaillisse l'éclair.
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Trois sortes de considérations le confirmaient, lui comme bien d'autres à la gauche du « parti de la paix », dans cette attitude pacifiste.
Il avait été fortement impressionné par les recherches d'historiens non-conformistes, Américains, mais aussi Français, tels Mathias Morhardt, Alfred Fabre-Luce, Gustave Dupin et, plus modéré, Jules Isaac, sur les origines de la Grande Guerre, sur les responsabilités au moins partagées des différents gouvernements dans l'éclatement du conflit tragique, en particulier sur celles de Raymond Poincaré. Le moins qu'on pût admettre, c'est qu'aucun d'entre eux n'était innocent, ce qui conduisait à conclure -- avec une logique un peu trop rigide -- qu'en cas de menace de guerre ceux qui voulaient la paix devaient avant tout veiller à ce que les intentions de leur propre gouvernement soient pures et ses actions claires, nettes, sans double-fond, si l'on ose dire.
D'autre part, comme l'immense majorité du Parti socialiste -- dont le groupe parlementaire n'en avait pas voté la ratification -- il était pénétré des injustices du traité de Versailles, notamment à l'égard de l'Allemagne (ce n'est qu'un peu plus tard qu'il accordera toute son importance au dépeçage insensé de l'Autriche-Hongrie). Il lui était d'autant plus hostile qu'il se rattachait -- par jauressisme, semble-t-il -- à cette fraction de la gauche qui, de Gambetta et Jules Ferry à Joseph Caillaux et Aristide Briand en passant par Jean Jaurès (pour rester dans les limites de la III^e^ République), a toujours fait passer la recherche d'une réconciliation avec l'Allemagne avant l'alliance franco-russe et même avant l'Entente cordiale avec la Grande-Bretagne, dont Jaurès demandait avec anxiété au gouvernement de l'époque si elle ne dissimulait pas une pointe dirigée contre l'Allemagne.
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On comprendra ainsi que -- l'inexpérience politique aidant -- nous ayons été intellectuellement et moralement désarmés devant les revendications successives de Hitler : ses diatribes contre le traitement infligé à l'Allemagne par le traité de 1919 nous paraissaient reprendre les critiques que nous avions entendu formuler dans les sections socialistes ou les groupes pacifistes. Et les communistes avant 1935 avaient été plus catégoriques encore. Nous en étions venus à penser qu'on ne détacherait le peuple allemand de son dictateur (que nous n'aimions pas) qu'en donnant raison à Hitler là où il nous paraissait avoir raison puisqu'il reproduisait notre propre discours. Cela, dans notre esprit, revenait à donner satisfaction aux revendications nationales légitimes non de Hitler, mais des Allemands, à montrer ainsi à l'Allemagne que la France était prête à l'entente avec elle sur un pied d'égalité, et non plus dans la situation de vainqueur à vaincu ; qu'il n'était donc pas nécessaire de recourir à la menace et à la force pour abolir les iniquités de Versailles. Autrement dit, convaincus des torts de la France, nous étions, pour reprendre une image de Jaurès, devant la propagande hitlérienne, comme une armée qui combat avec le soleil dans les yeux.
Enfin, fait qu'on a moins souvent relevé, mais qui n'est pas moins important : bien des jeunes socialistes d'alors (et pas seulement des jeunes) réagissaient assez mal aux accusations de trahison portées par les communistes contre les socialistes de 1914 qui, en France comme ailleurs, avaient rallié la défense nationale, accepté l'Union sacrée, participé au gouvernement. Certes, nous défendions les anciens, mais moins en les justifiant qu'en plaidant les circonstances atténuantes. Sans nous l'avouer toujours à nous-mêmes par esprit de parti, nous étions tout près de penser qu'en effet ils avaient eu tort. Léon Blum lui-même n'avait-il pas écrit que ce qui avait manqué en août 1914, ce n'était pas les idées, c'était les hommes ? En tout cas, notre admiration allait aux « minoritaires de guerre ». Si guerre il y avait, c'est sur eux qu'il faudrait prendre modèle. Le grand livre d'Alfred Rosmer sur *le Mouvement ouvrier pendant la guerre,* paru en 1936, eut un effet décisif, surtout sur ceux d'entre nous qui, comme Albertini, mêlaient l'action politique dans le P.S. et l'action syndicale dans la C.G.T. Ne retrouvions-nous pas dans le « parti de la paix » les noms de ces minoritaires dont Rosmer exaltait le rôle : Paul Faure, Georges Dumoulin, etc. ?
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Ainsi s'explique que Georges Albertini ait été du « parti de la paix ». Il en fut même, malgré son jeune âge (il n'avait pas encore atteint la trentaine), une des figures connues. Ainsi s'explique qu'il ait été « munichois » ; qu'à l'automne de 1939, après le partage de la Pologne entre Hitler et Staline, il ait été (avec la discrétion qui s'imposait à un mobilisé) de ceux qui pensèrent qu'il serait salutaire d'entamer des pourparlers de paix, et il approuvait Ludovic Zoretti (qui exerça toujours sur lui une forte influence) d'être intervenu auprès des socialistes des pays neutres (Suisse, Belgique, Pays-Bas) pour qu'ils incitent leurs gouvernements à offrir aux belligérants leurs bons offices en vue d'une paix immédiate. Ainsi s'explique enfin qu'il ait approuvé l'armistice, sans enthousiasme bien sûr (même s'il poussa lui aussi le soupir de soulagement qui s'exhala alors de millions de poitrines), mais avec la conviction qu'on allait enfin revenir à l'état de paix, que la parole ne serait plus aux armes, mais à la politique ; qu'on allait pouvoir par la politique sauver tout ce qui pouvait l'être, voire regagner une partie de ce qui avait été perdu, qui sait même ? (on a au fond de l'abîme, de ces ambitions démesurées) sortir enfin peut-être du fatal enchaînement : défaite, revanche, défaite, qui semblait peser comme une malédiction depuis 1870 sur « le couple France-Allemagne » (selon le mot de Jules Romains), construire enfin peut-être un ordre européen qui ne serait plus, comme celui de Versailles, gros de futurs conflits.
Il fut de ces milliers d'hommes qui rêvaient depuis toujours de réconciliation franco-allemande et que l'entrevue de Montoire éblouit comme l'aurore de temps nouveaux. Les deux hommes, le vainqueur d'hier et celui d'aujourd'hui, étaient apparus sur pied d'égalité, le plus jeune, le chancelier du Reich, ayant été jusqu'à montrer de la déférence à l'égard de son ancien, le maréchal de France. Une image d'Épinal, mais qui allait au cœur.
Le déclenchement de la guerre germano-soviétique acheva de le convaincre. Ce ne serait plus seulement guidé par la sagesse politique et l'esprit de paix, mais contraint par la force des choses que Hitler serait conduit et en quelque sorte condamné à « faire l'Europe », une Europe des nations, c'est-à-dire à laisser à la France, forte encore de son Empire, forte aussi de tout son prestige passé, forte enfin des énergies réveillées en elle par l'humiliation de la défaite, une place au premier rang.
Illusions redoutables, mais qui font mieux comprendre l'irritation qu'il éprouvait, au temps de la « détente », à l'égard des hommes politiques qui, comme lui jadis, fondaient leur action, non sur une analyse objective de leurs partenaires soviétiques, mais sur les sentiments qu'ils leur prêtaient et qu'ils ne pouvaient pas imaginer différents de ceux qu'ils éprouvaient eux-mêmes.
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L'expérience l'avait guéri -- autant qu'on peut l'être, car on ne s'en défait jamais tout à fait -- de ce travers, hélas ! trop humain.
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Tel fut le cheminement de sa pensée, tel l'enchaînement de ses actes. C'est bien ainsi que se noua son destin. C'est bien, non un pacifisme « bêlant » -- c'est un mot qui a disparu -- mais l'amour de la paix, mais la volonté de construire un monde de paix qui furent alors son guide et sa boussole. Je ne défends pas. Je ne plaide pas. Je décris. Il n'y a rien de vrai dans ce qui fut d'abord un mensonge systématique, et qui est devenu une erreur aussi innocente que commune : ce serait par sympathie pour le fascisme, en tout cas pour les formes autoritaires de l'État, qu'il aurait été amené à prôner une politique de collaboration avec l'Allemagne.
Rien n'est plus faux.
Que, par la suite, en vertu d'un processus de contamination intellectuelle et psychologique dont l'étude serait loin d'être vaine, il ait cru retrouver dans le fascisme mussolinien ou le national-socialisme allemand des traits nombreux du socialisme classique : le dirigisme économique, l'exaltation de l'État, le culte du Peuple, l'esprit communautaire, la participation quasi-religieuse des masses à la vie politique ; qu'il ait, à la manière de Déat (qu'il inspira d'ailleurs largement) reconnu une parenté entre la Révolution française -- celle de 1793 -- et la « Révolution allemande » -- qui s'en trouvait ainsi légitimée ! --, il serait vain d'essayer de le dissimuler et ce serait faire injure à sa mémoire. C'est dans un second temps qu'il a pensé ainsi, alors qu'il était déjà engagé dans le soutien d'une politique de collaboration, et, d'ailleurs, parce qu'il s'y était engagé.
Le sujet est d'assez d'importance pour qu'on s'y arrête un moment.
Les thèses planistes et dirigistes auxquelles il s'était rallié un peu avant la victoire du Front populaire avec nombre de socialistes et de syndicaux d'alors le préparaient à considérer non seulement sans répulsion mais, au contraire, avec un mélange de surprise et de satisfaction, comme constituant de toute évidence un premier pas vers le socialisme, la politique d'économie étroitement dirigée appliquée dans l'Allemagne nationale-socialiste, avant même qu'elle ne fût entrée pleinement dans la guerre. Ce n'était pas encore le socialisme, mais ce n'était déjà plus le capitalisme : une étape intermédiaire dans le passage de l'un à l'autre.
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Cette conviction était d'ailleurs conforme à la nature des choses, puisque les deux courants que, jusqu'alors, on croyait opposés, puisaient à la même source, car les hitlériens reprenaient à leur compte pour l'essentiel l'organisation de l'économie qu'avait connue l'Allemagne de Guillaume II, de 1914 à 1918, sous l'impulsion de Walter Rathenau, et c'est de la pensée et de l'action de Walter Rathenau que s'étaient inspirés, directement ou non (mais Lénine quant à lui ne l'a jamais caché), théoriciens et praticiens de la planification.
A l'inverse, quand il eut frôlé de près le totalitarisme national-socialiste et qu'il se fut rendu compte qu'on ne pouvait en imputer les horreurs ni à l'état de guerre -- qui partout écrase les libertés -- ni même au seul antisémitisme démentiel de Hitler, il se convainquit très vite que planification, dirigisme, nationalisations conduisaient inéluctablement à une hypertrophie monstrueuse de l'État et qu'indéniablement il existait un lien entre l'économie de marché et l'épanouissement des libertés individuelles.
Son socialisme l'avait rapproché du national-socialisme et le national-socialisme l'écarta du socialisme en lui révélant que la nature profonde du socialisme était totalitaire.
Aux socialistes qu'il fréquentait, il aimait dire que tout ce qui, dans le programme socialiste et notamment dans la partie économique de ce programme, était compatible avec les libertés, la prospérité et la justice avait déjà été intégré dans la société présente et que, loin de se laisser aller au désarroi parce que, manifestement, la S.F.I.O. n'avait plus rien à proposer, ils devaient écrire sur sa porte, comme le général Pétain en 1918 sur celle de son quartier général : « *Fermé pour cause de victoire *»*.*
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C'est donc pour s'être rendu compte qu'il existait, si l'on va au fond des choses, une indéniable parenté entre socialisme et national-socialisme que, désormais, et le national-socialisme ayant, si l'on peut dire, fait ses preuves, il se donnera pour objectif d'action quasi-unique, en tout cas dominant, la lutte contre la forme la plus évidemment et la plus efficacement totalitaire du socialisme -- le communisme lénino-stalinien -- et qu'il ne se dira plus jamais socialiste, malgré les sympathies qu'il a toujours conservées pour certains des hommes et quelques-unes des idées ou des préoccupations de l'ancienne social-démocratie.
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C'est pour cela aussi qu'il reniera la passion de sa jeunesse pour la Révolution française, pour Saint-Just, pour Robespierre, pour ces hommes qui « *demandaient à la mort de faire autour d'eux l'unanimité immédiate dont ils avaient besoin *» (c'est Jaurès qui définissait ainsi la Terreur), allant ces dernières années jusqu'à chasser de sa bibliothèque tous les Mathiez qu'il avait amoureusement acquis et lus dans le passé et se plongeant avec délices dans la lecture de Taine. Robespierre, un court moment, avait à ses yeux justifié Hitler. Désormais, Hitler et Staline accablaient Robespierre.
La contamination progressive et d'ailleurs partielle de sa pensée par l'idéologie fasciste -- une idéologie fasciste révisée et comme sublimée au point de n'avoir plus guère de ressemblance avec le modèle -- cette contamination (c'est le mot qui convient) ne s'est produite que plus tard, on pourrait presque dire beaucoup plus tard car, en des périodes comme celle-là, les mois comptent pour des années, vers la fin de 1942, le début de 1943. Ce n'est donc pas elle qui fit de lui un « collaborationniste », comme on disait alors. C'est parce qu'il fut « collaborationniste » qu'il en vint à se rapprocher du fascisme.
Sans doute ceux qui pensent autrement en toute honnêteté d'esprit ont-ils été induits en erreur parce qu'il fut -- selon l'expression ridicule mille fois employée -- le « bras droit » de Déat et parce qu'on se fait aujourd'hui du Déat d'avant-guerre et de son néo-socialisme une idée entièrement fausse. Ce néo-socialisme aurait été quelque chose comme un fascisme à la française. Et l'on évoque la célèbre trilogie : *Ordre, autorité, nation.* Adrien Marquet, l'auteur de la formule, adorait ces déclarations fracassantes, mais ce jacobin de la Gironde -- futur ministre de Gaston Doumergue ! -- n'était nullement un émule de Mussolini, encore moins de Hitler. En fait de réforme constitutionnelle, ni lui ni ses amis ne songeaient alors à aller aussi loin dans le renforcement du pouvoir exécutif que ce qui a été réalisé depuis avec la V^e^ République. Curieux fascisme en vérité.
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L'amour de la paix fut donc bien ce qui conduisit Albertini à la politique de collaboration avec l'Allemagne au nom de la réconciliation franco-allemande. Il faut toutefois y ajouter ce qu'on pourrait définir comme un principe méthodologique de sa pensée politique.
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Un principe dont il avait emprunté d'ailleurs l'énoncé et la pratique, non au Parti socialiste (qui ne fut jamais que son second maître à penser), mais à la C.G.T. de l'entre-deux-guerres, et qui se résumait dans une formule alors célèbre, autant aujourd'hui que « la politique contractuelle » : « *La politique de la présence *».
Quelques semaines après l'armistice de 1918, parlant au C.C.N. de la C.G.T., Léon Jouhaux avait déclaré qu'il fallait en finir avec la politique du poing tendu, que les syndicats et leurs militants devaient être présents partout où se décidaient les intérêts ouvriers, présents dans les affaires de la nation. Et dès lors, en effet, prolongeant sous d'autres formes son action du temps de la guerre et de l'union sacrée, la C.G.T. avait recherché (autant que le lui permettait le harcèlement des communistes et de la C.G.T.U.) de sortir de l'affrontement continu et systématique des classes pour adopter une politique de négociation, de contrat, en définitive, même si on ne le disait pas, de collaboration des classes. Ce qui, d'ailleurs, n'empêchait pas la classe ouvrière de conserver son autonomie et son originalité -- la collaboration n'étant au reste, un dialecticien ne le contesterait pas, que la forme pacifique de la lutte.
Que cette idée de « *la politique de la présence *» ait eu sur lui alors un rôle déterminant, lui-même en a convenu souvent, alors et depuis. De même qu'il avait abandonné très vite le socialisme messianique de Léon Blum pour le planisme et les formes réalistes de la politique socialiste, de même il pensait que, si l'on voulait agir, influer sur la marche des choses, il fallait être là, il fallait être présent, il ne fallait pas, par « l'attentisme » et la retraite, se priver de tout moyen d'action, de toute possibilité d'intervenir au moment opportun ; il ne fallait pas non plus, par le refus de tout contact avec le partenaire, l'adversaire -- le patron ou le vainqueur -- se condamner aux seuls moyens de la violence, toujours détestables, même quand on se voit contraint d'y recourir.
Il rejoignait ainsi Pierre Laval, pour qui il n'a pas toujours été tendre durant l'occupation, mais dont il admirait en secret le savoir-faire (surtout quand il put le comparer à celui de Déat), car Laval voulait être là, ne fût-ce que sur un strapontin, quand finirait toute cette folie des hommes, afin de regagner par la diplomatie, comme Talleyrand au congrès de Vienne, ce que les armes avaient perdu. L'erreur de Briand, son modèle, n'avait-elle pas été de se laisser écarter du pouvoir, de n'avoir pas été présent au moment où se négociait le traité de Versailles ?
Ajoutons, pour tout comprendre, que 1940 n'était pas 1942 ni 1943 ; que, lorsqu'il s'engagea, au lendemain de l'armistice, la paix paraissait proche. L'U.R.S.S. était l'alliée de l'Allemagne (et Molotov venait de féliciter Hitler de sa victoire).
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Les États-Unis semblaient décidés à demeurer en dehors de ce conflit local (il n'était encore qu'anglo-franco-allemand). L'Angleterre n'allait pas tenir longtemps et peut-être fallait-il craindre que, dans la paix de compromis qu'elle était en état de conclure avec l'Allemagne, la France fît les frais de l'opération, même si c'était l'Angleterre qui l'avait entraînée dans le conflit. Il était donc urgent de faire quelque chose pour que la France ne fît pas trop mauvaise figure à la table des négociations. Il fallait qu'elle y affirmât sa *présence,* et, puisque la force lui manquait, elle devait se prévaloir d'un principe. « Légitimité », disait Talleyrand à Vienne. « Égalité », dira Adenauer après 1945. On invoquerait la « collaboration » franco-allemande ; plus tard, ce fut l'Europe.
Tel fut le premier pas. Puis, il y en eut un deuxième, puis un troisième, et il fut ainsi conduit, par la logique combinée des événements et de l'engagement initial, à une position qu'il n'aurait certainement pas adoptée si elle lui avait été proposée au début du processus, en 1940.
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En août 1944, quand les armées allemandes effectuèrent, sous la pression américaine, ce repli vers l'Est de la France qu'il ne considérait pas encore comme le commencement de la débâcle (l'illusion a perduré jusqu'au lendemain de l'offensive de von Rundstedt dans les Ardennes), c'est encore au nom de la politique de la présence qu'il rompit avec Marcel Déat et refusa de le suivre en Allemagne. Que le voyage se terminât quelque part en Alsace comme il est certain que Déat l'a d'abord cru, ou qu'il conduisît jusqu'en Allemagne, comme ce fut le cas, la situation serait à peu près la même. On serait coupé des réalités nationales, coupé des milieux et des gens avec qui on avait des relations, sur qui il était possible d'agir. Il fallait être présent cette fois encore dans la France libérée par les Alliés (dont on ne pourrait pas toujours attendre complaisance et compréhension), comme on l'avait été dans la France occupée par les Allemands.
Il faut dire que, dans son choix d'alors, qui fut héroïque et qui fut salvateur (car, s'il lui fit courir le risque terrible de passer en justice en un moment où l'on prodiguait les condamnations à mort, il contribua à lui valoir l'étonnante indulgence des juges), il entra une part d'inconscience. Il n'imaginait nullement le déferlement révolutionnaire dont s'accompagnerait la Libération. Ce serait un moment difficile à passer, mais sans plus.
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Au fond, le passage d'un gouvernement à l'autre, de Pétain à de Gaulle, ne serait guère (pour parodier un mot célèbre) qu'une crise ministérielle un peu rude. C'est d'ailleurs ce qui explique qu'il prit si peu de précautions et commit maintes imprudences, se promenant dans Paris, s'obstinant à voir des gens pour ne pas être coupé du monde -- et c'est ainsi qu'il fut arrêté un des tout premiers.
Il se tint au courant, autant qu'il le put, fin juillet -- début août 1944, des allées et venues et tractations de Pierre Laval, arrachant Édouard Herriot des mains des Allemands et combinant avec lui une convocation de la Chambre des députés, la mise sur pied d'on ne sait trop quel pouvoir de transition qui comblerait le vide politique et accueillerait les Anglo-Américains. Il ne croyait pas à la réussite de cette manœuvre et, chose curieuse, il évoquait alors, pour la juger, l'immoralité de la politique de Talleyrand et de Fouché en 1814 et 1815. Il aura plus tard pour tous les deux, même pour le second, plus d'indulgence, pour Laval aussi.
De ce qu'il préconisait alors à ses compagnons d'armes, de ce qu'il entendait faire, on possède un témoignage de première main : le procès-verbal de la réunion des cadres de la Région parisienne du R.N.P. le 12 août 1944 ([^20]). Il avait rassemblé les militants parisiens pour leur annoncer que le chef du parti avait décidé « *de partir dans l'Est si Paris était occupé *», mais que lui-même était décidé à rester et qu'il les invitait à faire comme lui, à « *rester sur le sol national *», « *tout en prenant les précautions nécessaires pour ne pas être assassinés dans l'intervalle qui séparera le départ des Allemands et l'arrivée des Américains, et de l'installation du nouveau gouvernement qui rentrera avec eux *».
« *Un gouvernement français est pourtant nécessaire *», leur disait-il après avoir écarté l'éventualité d'un succès des tentatives de Pierre Laval, « *mais il ne peut être confié à d'autres hommes que ceux qui sont partis à Londres aux côtés des Anglais... Les intérêts français seront infiniment mieux défendus, avec l'occupation militaire américaine, par des hommes en qui les Alliés ont confiance, qui ont partie liée avec eux que par d'autres. D'ailleurs... ce sont des Français comme nous, et ils défendront la France, ses intérêts, comme nous avons essayé de les défendre sous l'occupation allemande, grâce à notre position collaborationniste *». Il terminait en disant que la mobilisation serait sans doute décrétée et en demandant aux militants d'y répondre « *loyalement *»* :* le parti n'a jamais encouragé la désertion.
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Il lui arriva par la suite d'éprouver quelques remords à la pensée des risques qu'il avait fait courir à ses camarades en leur demandant de ne pas quitter le sol national, mais il ne regrettait pas la position qu'il avait prise.
Quatre mois plus tard, alors en prison à Fresnes, il définissait ainsi un programme politique pour le proche avenir.
« *Plus je réfléchis, plus je me dis que les idées d'ordre et de sécurité ont de l'importance. Comme je comprends Renan et Taine après la Commune ! Le programme c'est, ordre, tranquillité, sécurité, reconstruction. On n'ose plus parler de socialisme après les horreurs qui se commettent en son nom* \[*...*\] *Je pense que les étapes seront les suivantes : avec de Gaulle contre les communistes ; ensuite, travailler au compromis entre de Gaulle et le radicalisme qui mènera à l'apaisement ; enfin, préparer la troisième phase, celle du grand regroupement national pour la vraie pacification et la reconstruction. Ce sera la phase de synthèse : les collaborationnistes vrais et purs ont pendant quatre ans* « *préservé *» *ce qui se pouvait par la politique de la présence, les résistants vrais et purs auront* « *libéré *» *le pays et préparé sa réintroduction dans le concert des nations victorieuses, les reconstructeurs de demain referont le pays et ils devront être formés d'abord de tous ceux qui, refusant le départ en Allemagne et les excès actuels, sont d'accord sur tout l'essentiel. *»
Et il estimait, avec un optimisme déconcertant, que cette fusion était en train de se faire !
On est mal placé, derrière les murs d'une prison, pour sentir l'état des esprits à l'extérieur, et on se saisit avidement, pour les gonfler démesurément, des indices qui semblent confirmer ce que l'on souhaite. Mais n'est-elle pas étonnante, dans de telles circonstances, non pas cette espérance, mais cette volonté de réconciliation avec les adversaires, il faudrait presque dire avec les ennemis, dans l'intérêt du pays ? Et comme elle éclaire ce qui sera par la suite la règle de sa conduite : prêter son concours à tous ceux qui s'avéreront susceptibles de résister au communisme et de le combattre, qu'ils soient de droite ou qu'ils soient de gauche.
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A la vérité, quand il sortit du bagne, au début de 1948, et que (son sort personnel assuré sur le plan professionnel) ([^21]) il entreprit l'action qui, de toutes celles qui lui restaient possibles, lui paraissait la plus urgente : la résistance au communisme, ce fut vers la gauche qu'il se tourna, ce fut ses hommes et ses organisations qu'il encouragea à lutter contre le communisme et qu'il s'efforça d'armer intellectuellement, politiquement pour cette lutte.
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Il s'orienta dans cette voie d'abord par une sorte de penchant naturel. En dépit d'évolutions doctrinales radicales, il conservait, comme on dit aujourd'hui, une « *sensibilité *» de gauche, en particulier à l'égard des problèmes sociaux. Dans les milieux politiques de droite ou dans les milieux patronaux, il surprenait parce qu'il évoquait les questions sociales, les questions ouvrières : ce qui étonnait, ce n'était pas ce qu'il proposait, mais qu'il pensât à ces problèmes auxquels, dans ces mêmes milieux, il est bien rare que l'on pense de façon spontanée : il faut que l'événement y force. C'est ainsi qu'il prêta, avec son équipe, de façon indirecte, l'aide intellectuelle la plus précieuse aux militants syndicaux qui quittèrent la C.G.T. pour maintenir l'existence d'un mouvement syndical libre échappant à l'emprise du P.C.F. ([^22]).
Cette orientation lui était dictée aussi par la facilité, si l'on peut dire. Il eut bien vite de multiples contacts dans toutes les branches de l'éventail politique, à droite et au centre aussi bien qu'à gauche, mais c'était à gauche qu'il avait les plus nombreux et les plus familiers quand il entreprit sa nouvelle carrière. Il entretint des relations très confiantes, pendant de longues années, avec toute une aile de l'ancienne S.F.I.O., notamment avec Guy Mollet et ses camarades de tendance, avec les radicaux également. Il leur rendit d'ailleurs de multiples services, sur lesquels il se montrait toujours d'une extrême discrétion, car il ne voulait pas que les communistes puissent reprocher aux « social-traîtres » l'appui que leur apportait un ancien « collabo » ([^23]).
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Pour ne donner qu'un exemple, c'est à la demande de Vincent Auriol, président de la République, que fut rédigée, publiée et diffusée en 1952 une brochure intitulée « *Une œuvre de démolition nationale. Le cas Henri Martin. Comment le Parti communiste fabrique un symbole *»*.*
Enfin, il entreprit de travailler les milieux de gauche par calcul politique. Il savait que rien n'est plus dangereux pour les communistes que l'isolement et qu'ils cherchent toujours à en sortir en proposant l'unité d'action, en constituant des fronts de dimension et de composition variables, selon les circonstances. Or, il pensait que les plus exposés aux propositions unitaires des communistes se situaient à gauche : socialistes, syndicaux, que c'était là aussi que se trouvaient les hommes les plus enclins à céder aux invitations unitaires, non par sympathie, mais parce que les communistes les mettaient en face de propositions difficiles à refuser en elles-mêmes, la laïcité, la paix, les revendications salariales. Il convenait donc d'armer tout d'abord ceux qui se trouvaient en quelque sorte aux avant-postes. La droite, quant à elle, réagissait instinctivement au communisme du fait de ses convictions sociales, nationales ou religieuses. Elle n'exigeait donc pas la même attention.
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Dans ses dernières années, sans regretter l'orientation qu'il avait donnée à son effort, il en venait à se demander si l'ordre des urgences était bien celui-là.
Il avait longtemps cru que la S.F.I.O. finirait par donner à la France le parti social-démocrate dont il pensait qu'elle avait besoin. Il n'en aurait pas épousé toutes les options, bien loin de là : il avait trop appris pour pouvoir désormais enfermer sa pensée et ses actes dans le cadre d'une idéologie partisane, si souple fût-elle.
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La France est diverse, et le demeurera tant qu'elle ne sera pas tombée sous le joug du communisme totalitaire. Il y aura donc toujours plusieurs familles d'esprits en elle, à qui il faut permettre de s'exprimer, mais de telle sorte qu'il en résulte quand même un consensus, au moins à de certains moments privilégiés. Or, une partie de l'opinion française est de « *sensibilité *» socialiste ; ce mot à la mode, assez irritant, dit bien ce qu'il veut dire : quelque chose de vague, d'indécis, et pourtant agissant. Il fallait à cette sensibilité un instrument d'expression en forme de parti, puisque l'on ne connaît guère que cette forme-là dans notre vie politique. Son absence laisserait désemparés des milliers de citoyens, qui seraient tentés de chercher ailleurs et, la démagogie ajoutant ses méfaits à ceux de l'ignorance, d'épouser des courants de pensée infiniment plus redoutables. La social-démocratie apparaissait donc bien comme le meilleur moyen d'attacher, d'ancrer à l'intérêt général, au bien public l'essentiel de la famille socialiste et socialisante.
Or, depuis une période aux contours chronologiques indécis, mais dont le moment décisif se situe en 1971, le Parti socialiste effectuait une évolution régressive qui faisait revenir en foule les vieux démons de l'utopie (et, pire encore, du totalitarisme) que le courant social-démocrate paraissait avoir exorcisés. Le nouveau parti, Albertini ne le comprenait plus, il n'en comprenait plus les réactions. Détail qui a son intérêt pour qui veut saisir le mouvement des idées en ces décennies de bouleversements matériels et intellectuels. Le nouveau Parti socialiste a vu entrer dans ses rangs ou dans sa mouvance un grand nombre d'hommes et de femmes de croyances chrétiennes, de formation catholique. C'est leur présence qui, pour une large part, explique que les réactions en quelque sorte instinctives et spontanées du P.S. ne soient plus celles de la S.F.I.O. Or, dans cette même période, Georges Albertini -- ses intimes le savent -- se rapprochait de l'Église, mais c'était sans doute -- on nous permettra cette irrévérence -- d'une autre Église que celle qui sévit aujourd'hui dans le siècle à l'avant-scène de la vie politique -- car cette apparente communauté d'évolution entre le Parti socialiste et lui-même élargissait chaque jour les incompréhensions et les divergences.
Il avait pensé que l'anticommunisme naturel de la droite, dont il était loin d'approuver tous les fondements, en particulier quand ils s'appellent égoïsme et réaction sociale, suffirait à la mettre à l'abri des manœuvres et des séductions du communisme international. Il était désormais atterré par les bévues tragiques que l'ignorance du fait communiste, l'incompréhension en quelque sorte organique de son esprit, de ses méthodes, de ses buts avaient fait commettre, au grand dam des libertés en France et dans le monde, aussi bien aux hommes de la droite libérale qu'à ceux de la droite nationale.
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Ceux-ci -- à commencer par le plus grand de tous -- s'étaient longtemps obstinés à penser que la patrie l'emporterait sur le parti, que la nation serait plus forte que l'idéologie, qu'elle l'était déjà et que l'impérialisme soviétique n'était rien d'autre que celui des tsars, un impérialisme de type classique et qu'il fallait traiter comme tel. Ceux-là reprenaient à leur compte la grande pensée du XIX^e^ siècle, ce qu'on pourrait appeler « l'utopie libérale », la conviction que la multiplication des échanges commerciaux entre les peuples ferait tomber les barrières matérielles et morales, faciliterait les compréhensions, tisserait de l'un à l'autre mille relations personnelles, imbriquerait, confondrait les intérêts au point que la guerre bientôt deviendrait impossible. Et la politique de « détente » ainsi doublement « justifiée » aux yeux des dirigeants de ce pays et de quelques autres, hélas ! fournissait au mouvement communiste international le climat nécessaire pour faire, sans susciter de réactions qui vaillent, de prodigieux pas en avant vers la domination complète du monde.
Bien des esprits qu'envoûtait l'idéologie communiste ont secoué le joug, et ils ne sont plus nombreux en France ceux qui croient que l'Union soviétique est, comme on disait jadis, le paradis des travailleurs. Dans ce renversement des idées, Georges Albertini pouvait se flatter d'avoir eu sa part, une très grande part. Mais il sentait que ceux qui mènent les nations, ceux notamment qui mènent la France, rassurés peut-être par le discrédit de l'idéologie communiste, par le déclin de son influence intellectuelle et morale, se contentaient d'une vue superficielle et fausse des réalités du communisme, de sa puissance véritable, de ses méthodes d'action, de sa prodigieuse capacité de duperie et de mensonge. Ils en sont à s'imaginer qu'il recule quand il fait un pas en avant. L'âme est peut-être morte, mais l'appareil continue de fonctionner, inexorable.
Albertini en suivait les progrès en France et dans le monde avec épouvante.
La victoire de ce qu'on appelle aujourd'hui la gauche (si différente de celle dont il avait épousé la cause) lui porta un coup terrible, moins le 10 mai ou les 14 et 21 juin 1981 que le 23 juin, quand les communistes entrèrent au gouvernement. Il était hanté par le souvenir de 1917 et plus encore de 1793 et de la Terreur.
Il est mort plein d'appréhensions et de craintes pour la patrie.
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C'est sur ce mot-là que je veux finir.
Il n'est plus guère de mode aujourd'hui. On évite de le prononcer. Il était toujours vivant pour lui. Car cet homme qui fut condamné au bagne pour intelligences avec l'ennemi, qui était toujours aux quatre coins de la planète, qui se flattait d'avoir visité à peu près tous les pays du monde libre, qui avait des amis aussi bien au Japon qu'aux États-Unis, qui en avait à Taiwan et en Inde tout comme à Caracas, à Madrid ou Abidjan, cet homme qui ne s'était pas rendu dans tous ces pays en simple touriste -- encore qu'il se passionnât pour l'art et l'histoire de tous -- mais en militant -- en missionnaire -- encourageant, suscitant, aidant partout où il allait la résistance au communisme ; cet homme qui appartenait indubitablement, fût-ce dans la pénombre, à ce qu'on pourrait appeler la classe politique internationale, lui qui aurait pu légitimement se dire citoyen du monde, il était Français, profondément Français, passionnément Français, pénétré, jusqu'aux moelles, de l'esprit de la France et de son histoire qu'il connaissait admirablement, ne repoussant rien de son héritage, pas même le pire, assumant tout d'elle, ses défaites comme ses victoires, ses petitesses et ses turpitudes autant que ses héroïsmes et ses magnificences, aimant, comme Montaigne le faisait de Paris, « *jusques à ses verrues et à ses taches *». Et s'il a souvent regretté -- il ne s'en ouvrait qu'à ses très intimes -- ses erreurs d'aiguillage, cette hâte à s'engager, dictée sans doute par le besoin de servir, mais qui l'avait fait prisonnier des événements, ce n'est pas surtout parce qu'elles l'ont empêché d'accomplir son destin, de donner toute sa mesure. C'est parce qu'elles ne lui ont pas permis de servir comme il l'aurait voulu, comme il l'aurait pu et comme il l'avait rêvé l'État et la patrie.
\*\*\*
Au moment d'achever cet article qui met fin à une collaboration de près de quarante ans -- l'affection, elle, survit à la mort -- j'éprouve soudain le sentiment que je manquerais à sa mémoire et à notre amitié si je ne signais pas de mes deux noms, celui que je porte à l'état civil et celui que connaissent les lecteurs d'*Est et Ouest* et qu'il m'a aidé à me faire : Guy Lemonnier, dit Claude Harmel.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Claude Harmel : « Un grand destin manqué », paru dans *Est et Ouest*, n° 674 de mai-juin 1983.\]
============== fin du numéro 275.
[^1]: -- (1). L'offensive gouvernementale pour détruire ou domestiquer le groupe de presse Hersant se développe à trois niveaux principaux 1° Une mise en œuvre discriminatoire de l'ordonnance sur la presse de 1944. Cette ordonnance n'a jamais été appliquée à personne, notamment pas au groupe de presse du parti communiste ; à peine décrétée, elle est tombée en désuétude. En outre, elle ne concerne pas, dans sa lettre, le groupe Hersant. Mais les communistes exigent que, par delà la lettre et la jurisprudence, elle soit appliquée au groupe Hersant « *dans l'esprit du général de Gaulle *» (*sic*)*,* c'est-à-dire contrairement à l'avis de tous les juristes et à l'interprétation constamment donnée depuis une quarantaine d'années par le ministère de l'information. 2° Un milliard et demi de publicités commerciales émanant des entreprises publiques ont été annulées et détournées au profit des journaux de gauche. (Mais si le groupe Hersant vendait ses journaux à leur prix, et non pas très au-dessous du prix de revient, il ne serait pas tellement vulnérable à une confiscation gouvernementale des publicités commerciales.) 3° Les 19 milliards de redressement, à la suite de contrôles fiscaux discriminatoires, sont une information diffusée par le gouvernement dans la presse de gauche, en violation du secret fiscal, avant toute notification officielle aux intéressés, et donc avant que ceux-ci aient pu, comme c'est leur droit, contester la mesure et faire valoir leurs observations. -- De tout cela il résulte que le gouvernement socialo-communiste cherche visiblement à créer les occasions et moyens de procéder dans la presse écrite à des spoliations analogues à celles, gaullo-communistes, de 1944.
[^2]: -- (1). *Œuvres économiques. -- *Presses universitaires de France.
[^3]: -- (1). Le nombre considérable de « coquilles » dont elle est truffée, par contre, ne s'imposait pas. Ce n'est pas toujours gênant. Mais quand il faut relire une phrase pour s'assurer que l'auteur a voulu parler d'immortalité, et non de l'immoralité qui est le thème de la page...
[^4]: -- (2). Il y a une troisième obédience, beaucoup moins importante que les deux autres, qui est liée à la Grande Loge d'Angleterre : la Grande Loge Nationale Française. On y trouve des gens qui se croient sincèrement traditionalistes, et prétendent conserver la maçonnerie traditionnelle. Il faut qu'ils se bouchent les yeux et les oreilles pour considérer comme des détails le fait que les fondateurs de la Grande Loge de Londres étaient des protestants, que les Constitutions d'Anderson sont fondamentalement anti-traditionnelles et que si la Grande Loge d'Angleterre est « conservatrice », c'est d'un régime parlementaire... anti-catholique.
[^5]: -- (1). Non : en l'occurrence, c'est Henri Charlier, comme on va le voir. (Note de J. M.)
[^6]: -- (1). Thérèse de Lisieux n'était pas encore canonisée.
[^7]: -- (2). Je voudrais insister ici sur l'exceptionnel témoin que fut notre ami Ennemond Boniface, qui nous a quittés depuis plusieurs années déjà. Il a vu, et il a cru. Ses livres sur la stigmatisée de Konnersreuth sont d'un intérêt capital ; et le dernier d'entre eux, *Thérèse Neumann la Crucifiée, devant l'histoire et la science,* paru en 1979, chez P. Lethielleux, exhale une émotion indicible. Car nous avons la chance que ce témoin-là soit en outre un écrivain de la plus haute qualité. Ses deux ouvrages sur le Padre *Pio* (*Padre Pio le Crucifié, Padre Pio de Pietrelcina*) sont, eux aussi, de grandes œuvres. Je suis trop heureux de saisir ici l'occasion de saluer comme ils le méritent ces irremplaçables travaux.
[^8]: -- (3). Ce fut sans doute le plus grand crime, quoique le moins connu, de l'Église d'après la mort de Pie XII. Peut-être même le plus grand crime jamais commis par l'Église, si l'on y pense bien : car cette violation sans précédent du secret de la confession fut perpétrée au nom du souverain pontife et de par son autorité. Les coupables sont encore vivants. Ils n'ont pas été châtiés. Ils ont été promus. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^9]: -- (4). *Le Figaro* du 16 février 1981.
[^10]: -- (1). Les paroles de Mgr Bontems sont citées en respectant l'orthographe, la ponctuation et la présence ou l'absence de majuscules. Les « sic » sont de nous, ils ne sont pas dans *Hebdo*.
[^11]: -- (2). Parmi lesquelles on peut citer Amnesty International. Cf. : *Cinq journalistes accusent Amnesty I*n*ternational,* Éd. D.M.M. Et même le prétendu catholique CCFD plutôt rouge. Cf. par exemple Roland Gaucher : *Les finances de l'Église de France,* Albin Michel, 1981.
[^12]: -- (3). Cf. saint Luc : VI, 27-35.
[^13]: -- (4). Yves Daoudal : *Le nouveau missel des dimanches,* ITINÉRAIRES, numéro 269, janvier 1983, pages 66 à 85.
[^14]: -- (5). Lorsqu'on examine une doctrine fluctuante, son expression la plus récente est toujours la meilleure.
[^15]: -- (6). Yves Daoudal, op. cit.
[^16]: -- (1). On peut ajouter qu'elle se situe entre deux autres fêtes solaires, qui l'encadrent comme deux flambeaux. Celle de saint Jacques (le 24 juillet), lumière de l'Occident, exprimée par les rayons de la coquille qui porte son nom, et celle de saint Laurent (le 10 août), dont la mort sur le gril évoque la chaleur qui est aussi celle du soleil en ce jour. De plus, la Transfiguration, où les vêtements de Notre-Seigneur apparaissent *blancs comme la neige,* est annoncée par la fête de saint Dominique, le prêcheur au vêtement blanc (le 4 août), et par la fête de Sainte-Marie-majeure -- c'est le 5 août que la Très Sainte Vierge fit tomber de la neige sur la colline où elle voulait que soit construit un sanctuaire en son honneur.
[^17]: -- (2). Saint Jean, dans son évangile, ne raconte pas la Transfiguration, qui prendrait place au début de son chapitre sept. Ce qui précède chronologiquement est non le chapitre six mais le chapitre cinq. Celui-ci contient le récit de la guérison d'un paralytique à la piscine de Bézatha. Jésus le guérit un jour de sabbat. Ce qui déclenche une violente réaction des juifs qui « cherchent encore plus à le faire mourir », parce qu'il répond à leurs accusations de violation de la Loi que Dieu agit aussi le jour du sabbat, se faisant ainsi l'égal de Dieu. Le reste du chapitre cinq est un long commentaire de cette proposition, par Jésus lui-même, qui explique son droit divin en invoquant le témoignage du Père, des Écritures et de Moïse. Au chapitre sept on voit Jésus se défendre de transgresser la Loi de Moïse et proclamer son origine divine. Le rapport avec la Transfiguration est transparent.
[^18]: -- (1). 1 acre = 0,4 hectare, un lopin = 1500 m ^2^.
[^19]: -- (1). Ce n'était pas une « aberration idéologique » ni une « naïveté ». L'hitlérisme est effectivement l'une des incarnations du totalitarisme démocratique issu de 1789. On verra plus loin Claude Harmel expliquer comment le socialisme démocratique conduisit Albertini à se rapprocher du national-socialisme hitlérien, et comment la constatation des monstruosités du nazisme le détacha définitivement du socialisme. L'autre incarnation du totalitarisme démocratique, encore plus logique et encore plus terrible, est le communisme. (Note d' ITINÉRAIRES.)
[^20]: -- (1). Il figure dans le dossier de son procès que son avocat principal, M^e^ Maurice Paz a aimablement mis à notre disposition.
[^21]: -- (2). Lors de son arrivée à Fresnes, il fut jeté dans la cellule qu'occupait déjà Hyppolite Worms à qui le lia bientôt une amitié réciproque, et, de sa part, déférente. Bientôt mis hors de cause, H. Worms lui dit en sortant : « Quand vous serez libéré, venez me voir. » Ce qu'il fit. Il devint alors, sans avoir jamais, autant que je sache, de fonction ni de titre précis, conseiller de MM. Worms et Cie. Ce n'est pas à moi de dire les services qu'il rendit à ce groupe, s'étant adapté très vite à un genre d'activités tout nouveau pour lui. Je dirai seulement qu'il fut aussitôt chargé d'écrire -- ce fut sans doute son premier travail -- l'histoire de la compagnie qui célébrait alors son centième anniversaire «* Un centenaire, 1848-1948 Worms et Cie *», Paris, 1948. Éditions Maurice Ponsot, 1 vol. 17 26, 124 pages.
[^22]: -- (3). C'est lui notamment qui conseilla à l'auteur du présent article de se consacrer à l'étude du mouvement syndical et qui lui fournit par la suite les moyens de publier pendant vingt-six ans « *Les Études sociales et syndicales *».
[^23]: -- (4). Les communistes se montrèrent, il faut le noter, d'une discrétion caractéristique à l'égard d'Albertini et de son équipe. *Est et Ouest* a eu droit de leur part à une dizaine d'attaques publiques, où il était question de la Gestapo, de la C.I.A. et du pandémonium habituel -- mais pas plus. Aucune campagne systématique. Visiblement, ils ne tenaient pas à faire de la publicité à un bulletin qui n'a jamais tiré à plus de 5.000 exemplaires. Ne pas répondre est la sagesse même quand, par sa réponse, on risque de faire connaître plus largement une critique ou une révélation restée inconnue du grand public.
Jacques Duclos lisait *Est et Ouest,* et, tout en éprouvant à son égard les sentiments que l'on devine, reconnaissait la véracité de ce qui y était dit.
Albertini gardait d'ailleurs l'impression qu'à sa sortie de prison, Georges Cogniot l'avait fait approcher pour voir si l'on ne pourrait pas le « récupérer ». Ils ont réussi à la Libération maintes « récupérations » de ce genre. Avec Albertini, ils tombaient mal et ils n'insistèrent pas.