# 276-09-83 1:276 ## Louis VEUILLOT *1813-1883* Portrait \[Voir 276-1.jpg\] 3:276 ### Inscriptions Le monde sera socialiste ou sera chrétien : il ne sera pas li­béral. Si le libéralisme ne suc­combe pas devant le catholicisme qui est sa négation, il succombera devant le socialisme qui est sa conséquence. Louis Veuillot. (*30 décembre 1851*) 5:276 LUDOVICUS VEUILLOT CUJUS NOMEN POSTERITAS ADMIRATUR IMPROBI REFORMIDANT NON SIBI SE SOLUM NATUM DIXIT SED REI CHRISTIANAE ET PUBLICAE MENTEM ACREM CELERITER MULTA ARRIPIENTEM ELOQUENTIAE ARMIS INSTRUXIT ROMANAE SEDIS JURA OBSTERENTES PROTRIVIT EJUS ELOQUII PRESSI VEHEMENTIS UBERTAS NEC POTENTIUM MINIS NEC PLEBIS CLAMORE NEC TEMPORUM ACERBITATE EXARVIT OPES VOLUPTATES DIGNITATES HUMANA OMNIA INFRA SE CENSUIT PIETATIS QUAM COLUIT LABORUM QUOS INVICTO ANIMO EXHAUSIT PROEMIUM A DEO TULIT VII IDUS APRILIS A. MDCCCLXXXIII A.N.P.M. LXX NATALE ILLIUS SOLUM VASTINIUM LUTETIA DOMUS ET SEPULCRUM QUI RELIGIONI TUENDAE SE IN GALLIA DEVOVERUNT CIVI SUO ET MAGISTRO P. Antonius Angelinius e Societate Jesu. Inscription en l'église Sant'An­drea delle Fratte à Rome (voir page suivante). 7:276 *En 1887 fut placée en l'église Sant'Andrea delle Fratte à Rome, l'inscription latine que l'on a lue à la page précédente, et dont voici la traduction :* Son nom est l'admiration de la postérité, la terreur des méchants. Il ne vécut pas pour lui seul, mais pour servir la chrétienté et la chose publique ; il donna les armes de l'éloquence à son esprit vif prompt à saisir quantité de sujets ; il écrasa ceux qui foulaient les droits du siège romain ; ni les menaces des puissants, ni les cris de la populace, ni la dureté des temps ne tarirent la fécondité de son style dense et véhément ; richesses, plaisirs, honneurs, il jugea au-dessous de lui toutes les choses humaines ; le 7 avril 1883, âgé de soixante-dix ans, il reçut de Dieu la récompense de la piété qu'il avait cultivée, des tâches qu'il avait accomplies sans faillir ; il était né dans le Gâtinais, il habita Paris, sa tombe s'y trouve. Ceux qui se sont voués à la défense de la religion en France ont élevé ce monument à leur compatriote et maître. Antoine Angelin, s.j. L'inscription est placée sous un médaillon de Louis Veuillot, face à la chapelle où se convertit Alphonse Ratisbonne en 1841. Veuillot avait écrit en effet dans *Le Parfum de Rome :* « Ô Rome ! ô terre de la lumière, des miracles et de la miséricorde ! Sous nos fenêtres, est l'église de *Sant'Andrea delle Fratte ;* une pauvre église longtemps sans gloire, sans histoire et sans nom. « Un jour, il y a vingt ans, dans cette église, mon cher Théodore de Bussière fit entrer par hasard un juif. Par hasard le juif demeura seul devant l'autel. Il ignorait toute religion, il haïssait le christianisme. Une image apparut et sourit. Le Juif n'entendit rien et comprit tout : il sortit chrétien, il est prêtre, et l'odeur du miracle est restée dans la pauvre église de *Sant'Andrea. *» 9:276 « Tout ennemis qu'ils sont de la papauté et convaincus des son court destin, ils veulent bien qu'elle revive ou qu'elle se traîne encore quelques années. Les uns conseillent au saint-père de se faire protestant afin qu'il n'y ait plus de difficultés dog­matiques. D'autres l'engagent à se faire libéral... » (24 juin 1846). « L'Église a faim de nourrir les âmes languissantes... Le Libéralisme lui dit : « Si vous êtes de Dieu, si vous avez la parole de Dieu, vous ne risquez rien de quitter le sommet du Temple. Jetez-vous en bas, allez à la foule qui ne vient plus à vous, dépouillez ce qui lui déplaît en vous, dites-lui des paroles qu'elle aime entendre et vous la reconquerrez ; car Dieu est avec vous ! » Mais les paroles que la foule aime d'entendre ne sont pas les paroles sorties de la bouche de Dieu, et il est toujours défendu de tenter le Seigneur. » (*L'Illusion libérale,* 1866.) « *Suivre le courant,* c'est à quoi se résument ces fameuses inventions et ces grandes fiertés du libéralisme catholique. « Et pourquoi donc suivre le courant ? Nous sommes nés, nous sommes baptisés, nous sommes sacrés pour remonter le courant. Ce courant d'ignorance et de félonie de la créature, ce courant de mensonge et de péché, ce courant de boue qui porte à la perdition, nous devons le remonter et travailler à le tarir. Nous n'avons pas d'autre affaire au monde. » (*Ibid.*) « Le monde est en voie de perdre, avec le Christ, tout ce que le Christ lui avait donné. La Révolution dissipe ce royal héritage en se targuant de le conquérir. Tout va à la tyrannie, au mépris de l'homme, à l'immolation des faibles ; et tout cela s'accomplit au nom de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. » (*Ibid*.) 11:276 ### Repères chronologiques par Jacques Urvoy 11 octobre 1813. Naissance de Louis Veuillot à Boynes en Gâtinais, pays de sa mère, Marguerite-Marianne. Celle-ci était fille de Marianne Bou­rassin et de Jacques Adam, neuvième enfant d'un entrepreneur de roulage et ancien garde-française (avant la Révolution). Le père, François Veuillot, fils de Brice, était un ouvrier-tonnelier venu de Noyers en Bourgogne ; une tentative pour travailler à son compte ayant échoué, il s'embaucha à Bercy près de Paris, où il devint contremaître. C'est à Bercy que Louis Veuillot fréquentera quelques années l'École communale mutuelle et qu'il fera sa communion, après laquelle il abandonnera le peu de pratique religieuse qu'il observait. 12:276 1818\. « J'avais cinq ans lorsque Dieu, songeant aux besoins futurs de ma vie et de mon âme, me donna un frère. La plus ancienne joie dont je me souviens fut de voir ce beau petit frère endormi dans son berceau. Dès qu'il put marcher, je devins son protec­teur ; dès qu'il put parler, il me consola... » (voir ce bel hymne à l'amour fraternel dans *Les Libres Penseurs,* VII, 9)*.* Eugène sera son bras droit et son continuateur à l'*Univers.* Louis eut aussi deux sœurs, Élise (sa gouvernante et secrétaire après son veuvage) et Anne. 1826\. Petit clerc chez M^e^ Fortuné Delavigne (frère de Casimir, le poète) quai Malaquais. 1828\. Malheureux chez sa tante Annette qui l'héberge chichement, « ce doit être vers ce temps que, poussé par la tristesse de sa situation et sa passion d'apprendre, il écrivit, sans consulter per­sonne, à l'archevêque de Paris pour lui demander de le recevoir gratuitement dans son petit séminaire... Sa lettre n'arriva probable­ment pas jusqu'à l'archevêque » (Eugène Veuillot). Troisième clerc à 30 francs par mois, il aide, à 5 sous l'heure, les ramasseurs de sable de la Seine. Un autre clerc, Gustave Olivier, lui fait connaître la bohème parisienne des théâtres et des journaux, en particulier Henri de Latouche (auteur de romans légers, éditeur des œuvres de Chénier) qui publie les premières lignes de Veuillot au *Figaro*. 13:276 1830\. « *J'escortais Hernani le poing haut, l'œil sauvage* *;* « *J'aurais à Lélia parlé de mariage* *;* « *Michelet me semblait profond, Dumas poli,* « *Et je trouvais Delorme on ne peut plus joli* » (Satires, 1863) 1831\. Deuxième clerc à 100 francs par mois. En septembre, grâce à Olivier, il est engagé à *L'Écho de la Seine-Inférieure,* à Rouen. Il y tient la rubrique locale, la chronique du théâtre et des concerts. Deux duels. 1832\. Engagé par Bugeaud comme rédacteur en chef du *Mémorial de la Dordogne* (feuille gouvernementale), à Périgueux (cette ville de province où « pas un homme n'allait à la messe », où il fré­quente le préfet Romieu mais visite aussi l'évêque, ancien émigré, est souvent décrite dans son œuvre sous le nom de Chignac). Il lit les classiques, prend en charge l'éducation de son frère et de ses sœurs (mises en pension). 1835\. Son ami Olivier revient à la foi. Lui-même jeûne pendant le Carême. 14:276 1836\. Appelé par Guizot pour collaborer à son journal *La Charte de 1830.* « J'entrai dans Paris, écrit-il, en vrai conquérant » (*Rome et Lorette*)*.* Il passe bientôt à *La Paix,* où il devient l'ami d'Al­phonse Toussenel (futur auteur, socialiste, des *Juifs, Rois de l'Époque,* 1844*,* et de *L'Esprit des Bêtes,* 1853) et où il reçoit la visite de Michelet (alors admirateur du Moyen Age et protégé de Guizot), venu solliciter un article : « Vous êtes Bourguignon et Beauceron ? La vigne et le blé, le vin et le pain, les deux nobles produits de notre France ! Jeune homme, vous ferez de grandes œuvres... » 1838\. Son ami Olivier l'entraîne à Rome pour Pâques. Sous l'in­fluence d'un jeune couple de leurs amis, Adolphe et surtout Élisabeth Féburier (qui deviendra petite sœur des pauvres après son veuvage), Louis Veuillot revient à la foi, se confesse au P. Rosaven, s.j., qui le fait rentrer par le Séminaire de Fribourg en Suisse, où on lui déconseille la vie religieuse. A Paris il fréquente N.-D. des Victoires, les conférences Saint-Vincent-de-Paul, le couvent des Oiseaux où il met ses sœurs en pension et reçoit de Mgr de Quélen la confirmation. 1839\. Mort de son père, à 54 ans, après avoir accepté la visite du prêtre. « Personne durant cinquante ans ne s'était occupé de son âme », parce que « les *penseurs,* depuis Voltaire jusqu'à M. Suë, les hommes d'État, depuis M. de Choiseul jusqu'à M. Thiers, les législateurs et les administrateurs... ont haï l'Église, entravé son action, calomnié sa doctrine et à pleines mains versé l'incrédulité dans le sein du peuple » (préface des *Libres Penseurs,* 1848)*.* Premiers articles dans *L'Univers.* Premier livre, *Les Pèle­rinages de Suisse.* 15:276 1840\. Il publie *Pierre Saintive,* roman, confession d'un enfant du siècle guéri par la foi chrétienne, largement autobiographique. Voulant mieux pénétrer le mystère de l'Église et sa liturgie, il apprend le latin, grâce aux leçons d'un élève de l'École normale supérieure, Henry Hignard. Il prétendra plus tard ne connaître qu'un mot latin, sa devise : *Credo.* En fait, non seulement il suivait et citait volon­tiers l'Office dans le texte, mais il sera très capable de mener une polémique à propos d'un discours universitaire en latin (*L'Univers,* 17 septembre 1852), ou de Cicéron (*ibid.,* septembre 1858) en qui il haïssait le type même du parlementaire. 1841\. Il passe la première moitié de l'année en Algérie, délégué par Guizot auprès de Bugeaud. Celui-ci aurait voulu le garder, mais, déclare Veuillot, « pour me plaire ici, il faudrait que je fusse missionnaire ». Il rentre à Paris en août, publiera *Les Français en Algérie* en 1845*.* Son frère Eugène se convertit à son tour. 16:276 1842\. Engagé par *L'Univers,* à 200 francs par mois (il touchait jusqu'à mille francs par mois à *La Charte de 1830*), il va faire de cette feuille le grand organe du parti catholique. Publie *Rome et Lorette,* récit de sa conversion, et *Agnès de Lauvens,* roman inspiré par le couvent des Oiseaux. 1843\. Pendant qu'à Paris sa *Lettre à M. Villemain ministre de l'Ins­truction publique sur la liberté de l'enseignement* fait l'effet d'une bombe, Veuillot, très fatigué et malade des yeux, passe l'été à Solesmes. A la fin de l'année, Dom Guéranger corrige les épreuves de son troisième et dernier roman, *L'Honnête Femme,* où revivent ses années de Périgueux. 1844\. Veuillot publie aussi *Opinions, pensées et dits notables de Jean Piprel sur les événements du jour* et *Les Nattes *; il vend à Mame les droits de ce livre et des précédents afin de constituer une dot à sa sœur Annette. L'abbé Combalot ayant été condamné pour une brochure contre le monopole de l'enseignement, Veuillot s'apprête à publier une fulgurante Introduction au compte rendu du procès, mais elle est saisie, et, traduit en cour d'assises, il fait un mois de prison à la Conciergerie (juin). 1845\. Il dote sa sœur Annette qui épouse Stanislas Desquers. Puis se marie lui-même, sur le conseil d'amis prêtres, à Mathilde Murcier, fille de petits bourgeois de Versailles. « On se marie sans savoir ce que l'on fait et le plus sage est de s'en fier à la prière. » jugé trop agressif par le libéral Montalembert et ses amis, il a été écarté en avril de la rédaction en chef de *L'Univers* au profit de Charles de Coux. 17:276 1847\. Il remet un voyage à Solesmes, écrivant à Dom Guéranger « Ici la machine craque de toutes parts, et tombe véritablement en pourriture. » Parmi les multiples combats de cette année-là, il prend position, comme Montalembert et, moins fermement, Guizot, pour le Sonderbund, ligue des cantons suisses catholiques contre la mainmise protestante ; il défend les jésuites, victimes d'une campagne que la Monarchie, de juillet laisse se développer (Eugène Suë dans la presse libérale, Michelet et Quinet au Collège de France, etc.) et qui ébranle même certains catholiques, comme de Coux, ou de Messey à qui il écrit : « *Le Juif errant* vous a mordu ; il en a mordu bien d'autres ! Quand je vois tant de braves gens qui aimaient et défendaient les jésuites il y a trois ans, et qui maintenant les laissent accabler ou désirent leur ruine, je ne puis qu'admirer la prodigieuse puissance que Dieu veut bien laisser au mal dans ce pauvre monde. » 1848\. Il se rallie à la République, se réconcilie avec Montalembert et reprend la rédaction en chef de *L'Univers.* En juin il participe comme garde national (de même qu'Hugo comme député) à la réduction des barricades, mais il écrit : « A part les crimes commis, nous ne pouvons haïr les vaincus. En les combattant, nous croyons qu'il y a autre chose à faire qu'à les vaincre. Ils en veulent à la société, non sans quelques motifs plus sérieux qu'on ne pense... » 18:276 Il publie *Les Libres Penseurs,* y adjoignant l'*Introduction au procès Combalot*, saisie en 1844. 1849\. Les événements de 1848 lui inspirent deux brochures, *L'Esclave Vindex* et *Le Lendemain de la Victoire,* celle-ci suscitée par Buloz, car la bourgeoisie voltairienne s'est rapprochée, par peur, des catholiques. 1850\. Désaccord avec les catholiques libéraux qui font adopter la loi Falloux : Veuillot aurait voulu dégager entièrement de la tutelle de l'État non seulement l'enseignement primaire, mais aussi le secondaire et le supérieur. 1851\. Il se rallie à l'Empire (« Tant que l'Église sera libre, nous n'aurons rien à désirer ») ; brouille avec Montalembert (qui refu­sera jusqu'à sa mort toute réconciliation ; Veuillot avait de l'affec­tion pour lui et en souffrira). 1852\. Il perd successivement sa cinquième fille, Thérèse, filleule de Donoso-Cortès et d'une petite sœur des pauvres, et sa femme, qui meurt en couches d'une sixième fille. « Une chambre nuptiale, au bout de quelques années, c'est un mémorial de deuil, écrit du doigt de la mort. Mais... que savons-nous si ce n'est pas la douleur, qui nous a conservé l'amour, la confiance et la paix » (*Petite philosophie*, ... 1849 : sans doute à propos de son ami le Dr Parrot). 19:276 1853\. En février, il est reçu par Pie IX et raconte à sa sœur Élise : « A genoux, je m'accoude sur son bureau, l'autre main sur son fauteuil, et nous causons, à peu près comme quand nous nous rendons compte de la journée de nos filles. Je le regardais en plein dans les yeux... Je ne peux pas te peindre cette expression de douceur, de bonté, de patience ; ces yeux noirs, fins et francs et dont je n'oublierai de ma vie la sérénité paternelle... » Mais, en France, le ton de Veuillot et son ultramontanisme dé­plaisaient depuis longtemps aux évêques libéraux. Successivement, celui d'Orléans (Mgr Dupanloup), à propos de la querelle des humanités en 1852 (*L'Univers* soutenait les adversaires de l'étude des auteurs de l'Antiquité païenne), et celui de Paris (Mgr Sibour) ont interdit la lecture de *L'Univers* à leur clergé. Par l'encyclique *Inter multiplices* du 21 mars 1853, Pie IX enjoint aux évêques de combattre la presse libérale et de soutenir la presse catholique... Mgr Sibour s'incline dès réception de l'encyclique. 1854\. Veuillot rédige avec l'aide de son beau-frère Arthur Murcier, chartiste, un ouvrage sur *Le Droit du Seigneur au Moyen Age,* « à l'usage des curés qui ont un maire libre penseur », pour com­battre les légendes répandues sur l'Ancien Régime, comme celle du droit de cuissage, par les libéraux voltairiens. 20:276 Il fait campagne dans *L'Univers* pour les catholiques opprimés en Pologne et ailleurs. 1855\. Il perd ses filles Marie, Gertrude et Madeleine ([^1]). « Dieu frappe terriblement. » 1856\. Il soutient l'action de Napoléon III en Crimée ; un de ses articles est reproduit dans *Le Moniteur* officiel. Mgr Sibour n'a pas désarmé : il fait publier une brochure anonyme contre Veuillot, *L'Univers par lui-même* (inspiré, sinon écrit, par Mgr Dupanloup). 1858\. Veuillot se rend à la grotte de Massabielle. Il publie avec une longue introduction les œuvres de Donoso-Cortès. Il est reçu en audience privée par l'Empereur ; il lui reproche de laisser se développer la presse anticléricale. 1859-1860. La Roche Tarpéienne est près du Capitole... Les chefs catho­liques, clercs et laïcs, Veuillot en tête, rompent avec Napoléon III en raison de sa politique italienne contraire aux intérêts romains. 21:276 Dernier baroud : *L'Univers* publie le 29 janvier 1860 l'encyclique *Nullis* *certe* contre la politique française. Il est aussitôt interdit. Veuillot est privé de tribune pendant sept ans. Rentrant de Rome en mars, il ne se méfie pas d'un agréable compagnon de voyage ; c'est un policier en mission très spéciale : à son arrivée à Paris, on saisit la malle de Veuillot avec les papiers (peu importants) qu'elle contenait pour le Nonce. 1861\. Il publie *Le Parfum de Rome,* livre satirique et lyrique, rédigé en versets à la manière des Psaumes. 1862-1863. Le gouvernement impérial encourage la pièce d'Émile Augier, *Le Fils de Giboyer,* qui caricature Veuillot. Celui-ci ne peut répli­quer qu'avec retard, par des brochures (*Le Fond,* puis *La Queue de Giboyer*)*.* Mais il attaque, avec *Les Satires* en vers, parues en 1863, qui suscitent une levée de boucliers (dont *Prosper Randoce* de Cherbuliez et *Mlle La Quintinie* de George Sand). 1863\. Mort de sa mère. Peu après la conversion de son fils aîné (qu'elle appelait simplement « Veuillot »), elle s'était associée passionnément à sa foi et à ses combats. 22:276 1864\. Encyclique *Quanta Cura,* accompagnée du *Syllabus,* répertoire des erreurs du monde moderne (sur la rédaction duquel Veuillot avait été consulté). Lorsque avait paru la *Vie de Jésus* de Renan, l'année précédente, Veuillot avait fait un mot : « Il a planté des camélias sur le Calvaire » (*La Dame aux Camélias* et sa basse sentimentalité étaient dans tous les esprits) ; puis il fit un livre, *La Vie de N.-S. Jésus-Christ.* Ce fut en 1864 un succès de librairie considérable ; les droits d'auteur permirent à Veuillot de passer tout l'hiver à Rome. Avant de partir, il envoya à son ami Nadar, qui devait monter en ballon pour le 34^e^ anniversaire de la Belgique, une lettre fameuse où il lui conseillait, en cas d'accident, de « jeter l'ancre en haut ». 1866\. Il publie *L'Illusion libérale* et *Les Odeurs de Paris,* grand livre satirique : « *Le Parfum de Rome* m'en a donné l'idée. Rome et Paris sont les deux têtes du monde, l'une spirituelle, l'autre charnelle. » La première édition des *Odeurs de Paris* (3.000 ex.), où l'intelligentsia parisienne est raillée, s'enlève en une journée. 1867\. Veuillot à Rome en février et juin. En avril, *L'Univers* est autorisé à reparaître, et dénonce la montée de l'Allemagne anti­catholique. Le 2 septembre, Veuillot suit l'enterrement de Baude­laire : « Nous fîmes à pied ensemble dans le rang le chemin de la rue du Dôme à la petite église de la place d'Eylau, puis jusqu'au faubourg St-Germain vers le cimetière Montparnasse. Pendant ce long trajet, il m'affirmait encore sa sympathie pour l'homme, son admiration pour le poète dont il me citait maint passage » (Nadar). 23:276 1868\. Veuillot soutient le cercle catholique ouvrier de Montparnasse et Mgr Mermillord, dont les propos sur la justice sociale, à Sainte-Clotilde, avaient fait sourciller certains milieux du faubourg St-Germain. Léon Harmel et Albert de Mun diront plus tard tout ce qu'ils doivent à l'œuvre et aux encouragements de Veuillot. 1869\. Il est à Rome, comme journaliste, pour le Concile du Vatican et fait campagne pour l'infaillibilité pontificale. 1870\. Veuillot s'élève violemment contre l'érection d'une statue de Voltaire à Paris (provisoirement place Monge). Après la défaite de Sedan, il se rallie tout de suite à la République, selon son principe habituel d'indifférence à la forme du régime pourvu qu'il sauvegarde les droits de l'Église. Contrairement à Michelet, qui a détalé à l'approche des Prussiens, à Hugo qui ne rentre pas une fois déclarée l'insurrection de la Commune, Veuillot observe *Paris pendant les deux sièges,* pour reprendre le titre du recueil qu'il publiera sur cette période ; il y regrettera d'avoir poussé à la continuation de la guerre : « j'exagérais l'espérance... Je m'obsti­nais à attendre des actions sublimes, quand je voyais trop que la source du sublime était tarie. » 24:276 1871\. Le 31 janvier il a publié un projet de constitution où il propose « Henri de Bourbon » comme régent d'une République fondée sur le suffrage universel, la décentralisation, l'isolationnisme, et le respect de la religion. Du 17 février à fin mai, Veuillot a suivi l'Assemblée nationale à Bordeaux puis Versailles. Le 29 mai il proteste : « *Les exécutions sommaires frustrent également la justice, qui est un besoin social, et la grande humanité chrétienne, qui est un devoir dont aucun crime ne dispense envers aucun criminel. *» Quand le Parlement fut invité par Thiers à ratifier la souve­raineté de Victor-Emmanuel sur Rome, Veuillot protesta vivement et *L'Univers* lança des pétitions populaires pour le respect des droits du Saint-Siège. 1872\. « Pie IX, confiant dans les protestations de sympathie de Thiers et voulant mettre un terme aux polémiques, désapprouva le zèle excessif des ultramontains » (A. Géradin, *Louis Veuillot,* Lethiel­leux, 1948). Une allocution du 13 avril évoquait, en France, « un parti qui redoute trop l'influence du pape » et « un autre parti opposé, lequel oublie totalement les lois de la charité ». A une lettre de Veuillot, Pie IX répondit le 25 mai par un Bref de 25 lignes où il lui donne sa bénédiction apostolique mais « im­prouve »... « la manière de combattre et les censures personnelles qui, bien que parfois inévitables, se rencontrent dans vos écrits plus fréquemment qu'il ne convient et imprégnées de ce sel qui exhale un zèle amer étranger à la charité de l'homme catholique ». -- *Voilà une bénédiction qui entre en cassant les vitres,* plaisanta Veuillot, mais il en souffrit. Dom Guéranger écrivit à M. Du Lac. « On oublie trop à *L'Univers* que l'histoire ecclésiastique est belle en perspective, mais que les détails vus de trop près ne sont pas toujours attrayants » ; il ajoutait qu'il eût fallu pour avoir « un meilleur Bref » être sur les lieux : « de loin on ne fait pas toujours ses affaires dans ce pays-là ». « Un an plus tard, déçu par l'hypocrisie de Thiers, Pie IX regretta d'avoir peiné Veuillot, dont l'indignation et le pessimisme n'étaient que trop justifiés. Aussi s'empressa-t-il de multiplier les marques de son affection pour son serviteur et de son admiration pour son œuvre. » (Géradin, *op. cit.*) 25:276 1873\. « Le manifeste du drapeau blanc : *Il a flotté sur mon berceau, je veux qu'il ombrage ma tombe,* a-t-il été, comme certains le pen­sent, rédigé par Veuillot ? Ou faut-il y voir une réminiscence de Chateaubriand, personnelle au comte de Chambord ? Pour figurer, à la manière d'une signature de ministre... nous n'avons le choix qu'entre les deux noms de Chateaubriand et de Veuillot. » (Thi­baudet, N.R.F. 1^er^ février-novembre 1931.) 1874\. Encore une année crucifiante : les deux filles qui lui restaient vont le quitter. En mars, sa fille Luce, à qui il avait demandé un délai d'un an en 1873, entre au monastère de la Visitation. « Le chrétien chante *Alleluia,* le père dit *De profundis...* L'animal est blessé dans le cœur... Je suis attaché aux grilles de la Visitation qui ne s'ouvriront pas quand je mourrai. » En décembre, il marie sa fille Agnès au commandant Pierron. « Le vide, le vide est affreux... Dieu remplira le vide. » C'est la même année qu'il a ressenti sa première attaque de paralysie ; il guérit mais ne sera plus capable d'un effort prolongé ; il avait écrit la nécrologie de Napoléon III en 1873. (« Il a été un particulier préférable à Napoléon le Grand, mais un souverain qui a pris et suivi trop d'idées de M. Hugo pour n'être pas Napoléon le Petit ») ; mais il renoncera à faire celles de Dom Guéranger, mort en 1875, et de Pie IX en 1878. 26:276 1878\. Parution des *Œuvres poétiques :* c'était le péché mignon de Veuillot, quoiqu'il fût assurément mieux doué pour la prose. 1879. Il cesse sa collaboration à *L'Univers,* achève avec peine une dernière lettre (à sa fille Agnès) le 1^er^ janvier : « Adieu, à bientôt ! Quand le soleil reparaîtra, je t'écrirai plus lisiblement. » 7 avril 1883. Mort de Louis Veuillot. Léon XIII, qui l'appelle « Père laïque de l'Église », adresse une lettre de condoléances à sa sœur Élise. Du monde entier, et en particulier des pays où les catholiques sont opprimés, parviennent des témoignages : de Damas, de New York, d'Irlande et de Pologne, d'Athènes, du Québec et du Brésil... C'est un deuil pour l'Église entière. On dit qu'à l'enterrement un parent arrivé en retard voulut forcer le service d'ordre en arguant qu'il était de la famille : -- « Aujourd'hui, tout le monde est de la famille », répondit l'agent. 22 octobre 1913. Pie X adresse un Bref à François Veuillot, qui venait d'achever la monumentale *Vie de Louis Veuillot* entreprise par son père Eugène (texte reproduit dans le présent numéro). 27:276 *Aucun ouvrage de Veuillot n'est actuellement disponible en librairie, mais presque tous sont facilement accessibles dans les bibliothèques* (*grâce en particulier à l'édition des Œuvres complètes par François Veuillot dans les années trente*) *et chez les bouquinistes.* Jacques Urvoy. 28:276 ### Veuillot condamné par Jean Madiran Nous nous reconnaissons en Louis Veuillot. A la double condition pourtant de n'être pas empêchés de le connaître et de n'être pas distraits de nous souvenir. Ce numéro qui lui est consacré en l'année du centenaire de sa mort est pour répondre à ces deux conditions. Il faut connaître Louis Veuillot : sur le monde moderne, il a presque tout dit. \*\*\* L'histoire, qu'elle soit politique, littéraire ou religieuse, est enseignée, quand elle l'est encore, comme si elle était écrite par des ennemis de la France et de l'Église. La remarque n'est pas d'aujourd'hui. Mais elle s'applique tout à fait à Louis Veuillot, qui est spécialement maltraité. Quand j'ai rencontré pour la première fois Mgr Jacques Martin au Vatican, il n'était encore qu'un petit monsignor, minutante à la section française de la secrétairerie d'État. Il me dit beaucoup de mal de Louis Veuillot, voulant visiblement me détourner de suivre un exemple aussi déplorable. Et surtout, il me dit que Veuillot avait été sévèrement condamné par Pie IX, le pape du Syllabus pourtant. 29:276 Je ne crus point ce Martin sur parole. Il n'avait pas encore l'autorité mondaine qu'il s'est acquise dans l'Église après le concile. C'est plus tard qu'il fut nommé préfet du palais, poste nouveau créé par Paul VI, qui lui confère la haute main sur les audiences du souverain pontife. Bref, je me dis qu'il fallait vérifier ses affirmations. Je vérifiai, surprise, il avait raison. Ce que m'avait raconté le Jacques Martin du Vatican était in­croyable mais vrai. Pie IX a bien prononcé contre Louis Veuillot une condam­nation foudroyante. A deux reprises, en 1872. D'abord sans le nommer, en l'inculpant d'*oublier totalement les lois de la charité,* il a bien dit « totalement », et pour cette raison de *n'être pas catholique :* l'équivalent, en somme, d'une excommunication. Puis une seconde fois pour lui préciser que c'était bien lui qui était visé, et qu'il était coupable d'un *zèle amer étranger à la charité catholique.* Ce que Mgr Martin, si finement érudit, avait omis de me dire, c'est que Pie IX regretta ensuite d'avoir été si mécham­ment injuste, et pour un motif si frivole que nous allons voir. Comme le dit Dom Delatte, « Rome s'efforça d'adoucir dans la suite et de cicatriser la blessure qu'elle avait faite » ([^2]). Et puis, plus tard, il y eut la lettre de saint Pie X, qui effaça tout, qui rétablit tout, sauf pour la mémoire sélective de Mgr Martin et de ceux de sa secte. Mais il est fortement instructif de voir en détail et de comprendre exactement ce qui s'était passé en 1872. \*\*\* 30:276 Pie IX a condamné Veuillot parce que la politique vaticane, cette saison-là, fleuretait avec Adolphe Thiers, l'affreux petit bonhomme qui berçait et bernait les catholiques par de cap­tieuses paroles. Veuillot avait vu clair dans ses manigances : son opposition gênait la diplomatie pontificale du moment. Pie IX, pour se concilier Thiers, lui apporta la tête de Veuillot. Et pour ce faire, il invoqua un motif religieux, il opéra au nom de la charité. Cette violente anomalie n'était pas la pre­mière de son espèce, elle ne fut pas la dernière dans l'histoire de l'Église. En 1872, Adolphe Thiers est au sommet de sa carrière et de son prestige. Il a soixante-quinze ans. Presque seul il s'était prononcé contre la folle déclaration de guerre à la Prusse. Aux élections du 8 février 1871, il a été triomphalement élu dans vingt-six départements. L'Assemblée nationale l'a nommé chef du pouvoir exécutif, il restera à la tête de la France jusqu'en mai 1873. Il a signé la paix, il a écrasé la Commune de Paris. Il est en train de devenir le libérateur du territoire, il est déjà le sauveur de la bourgeoisie. Mais il a affaire à une Assemblée qui, sur 650 députés, compte 400 royalistes catho­liques. Thiers n'est ni catholique ni royaliste. Il lui faut tromper et le royalisme et le catholicisme de cette majorité. D'abord éviter une restauration monarchique. Ce serait la restauration d'une monarchie catholique issue du suffrage universel et opérée selon les formes légales de la démocratie parlementaire : quelle impasse pour la franc-maçonnerie ! Dès ce moment Thiers a choisi la République, encore qu'il n'en dise rien. Il convient avec la majorité de l'Assemblée que la question des institutions définitives de la France sera provisoirement laissée en suspens, c'est le pacte de Bordeaux de mars 1871. Au mois de juillet, le différend fondamental entre le comte de Chambord et les royalistes libéraux contri­bue à faire remettre sine die la restauration monarchique. Ainsi la majorité monarchiste se trouve politiquement neutra­lisée. 31:276 Il faut aussi que Thiers arrive à neutraliser les revendi­cations catholiques suscitées par la question romaine. Le pape Pie IX est prisonnier dans Rome depuis que Victor-Emmanuel a occupé la ville et y a installé la capitale politique du royaume d'Italie. C'est la France qui garantissait militairement l'indé­pendance et la souveraineté temporelles du Saint-Siège. Mais quinze jours après la déclaration de guerre à la Prusse, les 5.000 soldats français stationnés à Civita-Vecchia ont été rapatriés. Le 20 septembre 1870, les Italiens ont pris Rome, et le lendemain Pie IX écrivait à son neveu Luigi Mastaï : « Tout est fini. Sans liberté on ne gouverne pas l'Église. » Il va pourtant régner et gouverner, mais sans accepter jamais le fait accompli. Des pétitions circulent en France, réclamant l'intervention du gouvernement pour rétablir le pouvoir tem­porel du souverain pontife. Mgr Dupanloup déclarera encore en 1874, en une formule qui résume le sentiment commun des catholiques français : « *C'est le devoir comme l'intérêt de l'Italie de restituer ses États au pape. Si elle ne le fait pas, c'est à l'Europe de le faire.* » La pensée d'Adolphe Thiers est de se concilier le pape et les catholiques par des boniments, tout en se gardant de rien faire pour le rétablissement du pouvoir temporel. Ses instruc­tions au comte d'Harcourt, ambassadeur au Vatican, sont d'être frappé d'une respectueuse surdité quand le pape en parle. Cependant il maintient la frégate *Orénoque* à Civita-Vecchia, c'est-à-dire dans des eaux que le royaume d'Italie considère maintenant comme ses eaux territoriales. Cette fré­gate avait été envoyée dès la fin septembre 1870 par le gouver­nement pourtant fort peu clérical dit de la Défense nationale (Gambetta, Crémieux, Favre). Elle était destinée à accueillir et protéger le souverain pontife s'il décidait de s'échapper de Rome comme il l'avait fait en 1848. Elle y restera jusqu'en octobre 1874, date à laquelle elle sera rappelée par le gouver­nement du duc de Broglie après de longues négociations avec le gouvernement italien. (Mais un autre vaisseau de guerre, le *Kléber,* sera placé en faction à Bastia, donc en dehors des eaux territoriales italiennes, avec la même mission.) 32:276 Adolphe Thiers avait, le 14 juin 1871, adressé ses hommages et ses vœux au souverain pontife, à l'occasion du 25^e^ anniversaire de son élection. Le 22 juillet, avec la complicité de Dupanloup, il détourne l'Assemblée nationale de prendre en considération les pétitions catholiques en faveur du Saint-Siège. Il déclare qu'il n'a pas voulu l'unité italienne, mais qu'il ne peut la défaire ; qu'il ne lui est pas possible de provoquer une inter­vention diplomatique des puissances européennes ; qu'il veille­ra en tout cas (promesse qui ne lui coûte rien) à protéger l'indépendance spirituelle de la papauté. Peu après cet esca­motage, et comme on prête à nouveau à Pie IX l'intention de quitter Rome, il lui écrit pieusement à ce sujet (20 août 1871) : « *Dieu éclairera son Vicaire par la voie des événements... Qu'il sache seulement que, s'il demande asile à la France, il sera reçu avec le plus respectueux empressement... Je lui offre le château de Pau, le château du grand roi qui s'est fait catho­lique. Une fois qu'il sera à Civita-Vecchia, il y trouvera notre frégate* « *Orénoque* »* ; il y sera imprenable. *» Le fourbe esquive une nouvelle fois, en mars 1872, le débat parlementaire sur la question romaine. C'est le moment où le cardinal Antonelli, secrétaire d'État de Pie IX, publie dans la *Correspondance de Genève,* qui tenait lieu d'organe officieux du Saint-Siège, un article déclarant avoir pleine confiance en la personne d'Adolphe Thiers. L'invitation était implicite mais claire : elle s'adressait aux catholiques français, pour qu'ils cessent de critiquer le gouvernement. *L'Univers* de Louis Veuillot reproduisit ce document. Mais il ne mit aucune sourdine à ses critiques contre Thiers. Alors le pape intervint lui-même. Le 13 avril 1872, dans une allocution à des pèlerins venus de France, il déplora la division des catholiques français ; après avoir reproché aux catholiques libéraux de manquer d' « humi­lité », il ajouta : 33:276 « *Il y a un parti opposé, lequel oublie totalement les lois de la charité ; or sans la charité on ne peut être vraiment catholique. *» Publiquement dénoncé ainsi par le pape comme n'étant point catholique, Louis Veuillot décida qu'en conséquence *L'Univers* cesserait de paraître. Mais non point toutefois sans avoir écrit à Pie IX pour lui demander de confirmer sa condamnation. Pie IX est grandement embarrassé. Il ne veut pas la sup­pression de *L'Univers.* Il sait bien que pour complaire à Thiers, les termes de son discours du 13 avril ont incroyablement dé­passé les bornes de la justice. Le « pape du Syllabus » n'ignore pas qu'il est inique, et odieux, de mettre le « journaliste du Syllabus » au même niveau que les publicistes du catholicisme libéral, par une fausse fenêtre pour une symétrie factice. Et même, à prendre les paroles pontificales au pied de la lettre, seuls Veuillot et ses amis sont stigmatisés comme n'étant pas catholiques : cette imputation énorme est épargnée au parti adverse. Tout cela est manifestement indéfendable. Alors Pie IX répond en substance à Veuillot qu'il doit continuer *L'Univers,* bien qu'il le fasse si mal. C'est le bref pontifical du 16 mai 1872 : « *Nous n'avons pas voulu improuver les principes pour lesquels vous combattez... mais seulement la manière de com­battre et les censures personnelles qui, bien que parfois iné­vitables, se rencontrent dans vos écrits plus fréquemment qu'il ne convient et sont imprégnées de ce sel qui exhale un zèle amer étranger à la charité d'un catholique.* » A moins de ne croire à rien, ni au pape, ni à la charité, ni même au sens des mots, il est impossible de n'être pas écrasé par la gravité définitive du reproche. Et par sa cruauté. Le zèle de Louis Veuillot, un zèle amer, étranger à la charité catholique ! Contrairement à son habitude respectueuse et obéissante, *L'Univers* ne publia point ce bref pontifical. Il eut bien raison : la dignité, l'honneur étaient de son côté. 34:276 Si Pie IX avait dit la vérité, il aurait dit à Veuillot -- *Vous gênez ma politique à l'égard de Thiers.* Ni plus, ni moins. Le pape et son secrétaire d'État se trompaient sur Thiers. Ils étaient trompés par la duplicité de l'affreux petit bonhomme lui-même. Veuillot avait vu clair. Pie IX s'en aperçut l'année suivante ; d'autant plus aisément qu'il n'avait plus alors besoin de le courtiser, il n'était plus rien, l'Assemblée nationale l'avait renversé le 24 mai 1873. \*\*\* Les termes de la condamnation assenée à Veuillot ont beau­coup servi par la suite. On a vu pulluler dans l'Église les Jacques Martin qui les récitent par cœur. Ils ne les opposent jamais aux débordements polémiques du catholicisme de gauche, puisque ceux-ci sont mus, c'est bien connu, c'est officiel, par une « générosité » qui excuse tout. Ces termes, ils les repren­nent en cent variations monotones et finalement identiques, à l'adresse seulement des réfractaires insurgés contre l'idéologie dominante maçonnico-marxiste : -- *Les censures personnelles se rencontrent dans vos écrits plus fréquemment qu'il ne convient et sont imprégnées d'un zèle amer étranger à la charité catholique...* Saint Pie X n'a pas rencontré dans l'œuvre de Veuillot des censures personnelles plus fréquentes qu'il ne convenait ; il ne leur a pas trouvé un zèle amer ; il ne les a pas jugées étran­gères à la charité catholique. Il a lavé Veuillot de ces reproches. Il l'a relevé d'une condamnation dont les attendus n'étaient que des prétextes, mais combien meurtriers, encore aujourd'hui. Ainsi Louis Veuillot a été réhabilité avec éclat. Trente ans après sa mort. 35:276 De son vivant, la condition du journaliste catholique a bien été pour lui celle qu'il avait énoncée : « Le journaliste catholique est laïque, il n'a rien à pré­tendre dans l'Église, et l'Église ne peut rien pour lui, que lui donner les sacrements et bénir son cercueil ; il est catholique, il n'a rien à attendre de l'État et peu de chose à espérer du public. » Il ne peut même pas prétendre dans l'Église que les hommes d'Église ne lui tirent pas dans le dos. Même quand le pape est Pie IX. Mais les hommes d'Église, j'entends ceux d'entre eux qui ne sont pas des canailles, ont aussi l'excuse d'ignorer la condi­tion du journaliste et la nature d'un journal. Ils voudraient imposer, sous peine de péché, que les débats publics aient la componction somnolente d'une séance de l'académie des sciences morales et politiques. Pie IX lui-même s'y est peut-être trompé. Mais un journal, pour être quotidien, n'est quand même pas un bréviaire. Un journal n'est pas un traité de philosophie. Un journal n'est même pas une revue mensuelle. Là-dessus aussi Veuillot a tout dit : « Un journal est essentiellement une machine de guerre. Si vous ne faites pas la guerre aux ennemis, vous la ferez aux amis. » Jean Madiran. 36:276 ### Ses petits couteaux pour desserrer les huîtres par Georges Laffly LABICHE, bourgeois, tourne en ridicule les bourgeois, et Flaubert, autre bourgeois, les flagelle. Nous nous mo­quons des fantoches de Labiche et de Flaubert, bien assurés de leur être supérieurs. Il est vrai que ce n'est plus la même sorte de bêtise qui sévit. Curieux retard de la satire, bienheureux sens du confort dans cette société qui préfère comme cibles des travers qui ont plus d'un siècle. Mais Veuillot, lui, moque et cingle le monde moderne, alors en son adolescence. Le Scapin qui reçoit ses coups de bâton, c'est l'homme progressiste, éclairé, ricaneur, renégat, qui s'en met plein les poches et ne vit que de détruire les restes de l'ancienne civilisation. 37:276 Ce Scapin a pris de l'âge, ses traits se sont durcis et flétris, mais ils sont tout à fait reconnaissables. Pas étonnant donc que Veuillot soit moins apprécié que Flau­bert et Labiche. Les volées qu'il donne, bien des dos les sentent encore tomber sur leurs épaules. Ses victimes ne sont pas mortes. Triomphantes, restées maîtresses du terrain, elles n'ont pas intérêt à laisser la parole à cet ennemi. On ne le réédite donc plus. Veuillot satirique se montre très bien dans *Les Odeurs de Paris,* livre qu'il écrivit dans un temps où il ne disposait pas d'un journal. Le Second Empire avait supprimé *L'Univers,* et n'autorisait pas Veuillot à fonder une autre publication. On est aujourd'hui assez facilement indigné par cette censure. C'est que nous sommes devenus plus malins. Ce ne sont plus les bureaux qui prennent la responsabilité de réduire la liberté d'expression. La décision est anonyme, impersonnelle. Il est tout simplement devenu très difficile d'en fonder un. « Il n'y a plus en France qu'un seul rédacteur en chef de tous les journaux, c'est le Ministre de l'Intérieur. » Situation vers laquelle nous tendons également, malgré les propos bêlants sur le « pluralisme ». Journaliste, Veuillot ne se fait d'ailleurs guère d'illusions sur la presse : « S'il s'agissait d'en faire présent au monde, j'hésiterais sans doute, et vraisemblablement je m'abstiendrais. » Mais il est trop tard, « cet engin périlleux » existe, il faut vivre avec lui. C'est de Veuillot aussi qu'on tient cette excellente définition du métier : « Galvaudin est homme de lettres et député. Comme homme de lettres, ses opinions sont larges ; comme député, ses votes sont décents. Il est si bien renseigné qu'il ne fait jamais passer que les nouvelles qu'il faut. » *Les Odeurs de* Paris -- qui font pendant aux *Parfums de Rome* -- passent en revue les tares, les sottises et les ridicules du temps. Tableau du déclin moral de la France. On peut parler de déclin, pour cette époque, même si cela surprend. Rochefort dans les mêmes années, publie un livre au titre significatif : *Les Français de la décadence.* 38:276 Les gens bien, les installés, les prudents nantis levaient les bras au ciel : parler de chute dans un temps de prospérité et de progrès (on n'avait que ces mots à la bouche, et si l'on s'en tient aux chiffres, on avait raison, de même que pour la V^e^ République, jusqu'à Giscard inclus) ! Pourtant, il y avait une odeur de pourriture dans l'air, et c'est cette odeur qui révulsait Veuillot. Le Second Empire est resté pour l'histoire une époque d'immoralité, et si bizarre que cela paraisse aujourd'hui, la III^e^ s'est bâtie contre lui en se présen­tant comme *morale.* Et pas seulement avec la République des ducs et « l'ordre moral » : les radicaux, les rouges ardents ne parlaient que de décence et de pureté. Ils savaient bien que le pays en avait besoin. Ce déclin moral, Veuillot en trace le tableau dans une série de portraits, de scènes, ou par des citations. Il montre la presse dévergondée, le théâtre avili, le triomphe du café chantant et de Thérésa. Comme nous avons vu bien pire, comme nous avons, il fallait bien, changé nos instruments de mesure, nous pouvons quelquefois trouver qu'il prend la mouche pour peu de chose, mais l'essentiel y est : il indique l'angle de pente, il voit le passage de la facilité à la bassesse. Et il montre du doigt les produits de cette décivilisation. Le petit voyou parisien (là, c'est une longue citation d'un journaliste, Delvau), version réaliste et peu ragoûtante de Gavroche : « cet enfant qui ne croit à rien ni à personne, ni à Dieu, ni à diable, et qui crache sur sa mère parce qu'il a vu son père cracher sur elle ». Il y a là trois pages d'une vérité féroce que Veuillot oppose au portrait du paysan de La Bruyère (l'animal noir et farouche) dont on se servait déjà pour condamner l'ancien régime. Il y a aussi d'étonnantes remarques sur la dénatalité, et « le massacre des nouveau-nés » abandonnés par leurs parents à des nourrices qui s'en moquent. Je ne sais trop ce qu'il faut penser de l'affaire, mais je note ce mot d'un fonctionnaire : « Il y aura toujours assez d'enfants » et la conclusion de Veuillot : « Je trouve que ces bureaux de nourrices, si favorables à la dépopulation de la France, sont un autre fusil à aiguille dont le Dieu Progrès a fait présent à la Prusse. » 39:276 On passe en revue le petit et le grand journalisme (dont Havin, le directeur du *Siècle,* incarnation de l'esprit démo­cratique) ; et les élites flasques et trompeuses, Renan, Cher­buliez et tout le troupeau de *La Revue des deux mondes.* Il faut faire une place à Émile Augier. Cet académicien, biblio­thécaire du duc d'Aumale, avait dans une pièce, *Le fils de Giboyer,* diffamé Veuillot, présenté comme un personnage igno­ble, sous le nom de Déodat. Procédé d'une bassesse étonnante, Augier ayant pour lui l'État, la police, et tous les esprits « éclairés », Veuillot n'ayant pas de journal pour répondre. La pièce eut un succès de scandale. Le public de gauche venait huer le parti clérical, et criait « à bas Veuillot » pendant les représentations. Quant à ceux qui sifflaient la pièce, em­menés par les gendarmes, ils passaient en correctionnelle. Car la police soutenait Augier. Veuillot écrit : « Giboyer fit son tour de France, traîné par deux chevaux d'égale force et d'égale ardeur : la presse et la police. Ce n'est pas la dernière occasion où le public les pourra voir attelés de compagnie. » Une prédiction à retenir. L'auteur des *Odeurs de Paris* conclut de façon assez bon­homme : « L'auteur de *Giboyer* sera quelque jour hué comme rétrograde. » C'est bien ce qui est arrivé. Qui connaît encore Augier ? On ne sait même plus qu'il est l'auteur du vers ridicule : « Ô père de famille, ô poète, je t'aime. » Passé au rang de ganache, le dramaturge prospère n'est même plus un nom. Mais il eut une utilité : il dressa l'esprit moyen, confor­miste, contre le camp « extrême » que représentait Veuillot. Le Grand Larousse du XIX^e^, consulté (il représente fidèlement l'esprit de la République commençante) le reconnaît. Il se moque un peu d'Augier à ses débuts, qui défendait « une morale de coterie, non la morale de l'humanité ». Mais Augier, dont on nous rappelle qu'avec Ponsard il représentait l'école du bon sens, s'est racheté. Il a droit à un coup de chapeau : 40:276 « C'est un homme de transition, qui à présent passe de la réaction à l'action. » « C'est qu'il a écrit *Le Gendre de M. Poi­rier* (cette « revanche de Georges Dandin », dit Larousse !) et ce *fils de Giboyer,* action d'éclat, puisqu'il y attaque un parti qui « *tartuffié *» en masse, ne pouvait guère descendre sur le terrain d'où l'artillerie de l'esprit le frappait à outrance. » J'ai cité un peu longuement, pour qu'on apprécie le style du Larousse, et son sérieux, et le XIX^e^ dans ce qu'il a de plus stupide. Mais laissons l'artillerie de l'esprit et ses canonniers à gibus et à prétentions. Telle était la canaille de lettres que Veuillot combattit. N'est-ce pas qu'elle n'est pas morte ? Sur l'essentiel, il ne se trompait pas, on le voit aussi très bien dans un dialogue où éclatent sa lucidité et la fermeté de son diagnostic. Un certain Sauret, ancien ami, qui s'est vendu, déclare : « -- En somme, le monde épuisé ou émancipé a rompu avec le révélé et le surnaturel et ne veut plus s'occuper de cela. -- Je crois, moi (c'est Veuillot qui répond), qu'il ne s'oc­cupe que de cela. Je ne vois nulle autre explication possible de l'attention et de la faveur du monde pour les très-médiocres grimauds qui prétendent le tirer de Dieu. Mais puisqu'il veut sortir, il sortira. Dès lors, on peut regarder la rupture comme accomplie. -- Partant, comme définitive. -- Définitive pour un grand nombre, sans doute. Définitive pour le genre humain ? Cela dépend. Dieu a donné au genre humain toutes les plus terribles permissions, sauf celle du suicide. L'humanité ne peut pas, comme un homme, disposer d'elle-même, et s'accrocher à une poutre, la corde au cou. Elle n'a pas su se noyer dans les eaux du déluge. Noé, seul obéissant, a construit l'arche, et seul a été plus fort que le genre humain, qui avait voulu mourir de mort. Quand l'Anté­christ tiendra le monde entre ses mains, lui l'homme de la mort, il ne pourra consommer la mort ; il sera tué d'un souffle du fils de Dieu. 41:276 Néanmoins, l'indifférence pourra triompher assez longtemps pour que les vrais indifférents en aient plus qu'assez... tu n'ignores pas que, pendant le règne de l'indiffé­rence, le genre humain se fera un dieu qui ne sera pas du tout indifférent sur le culte qu'il faudra lui rendre ? -- Oui, je vois venir cette folie, la pire et la plus honteuse des folies humaines. » Forte page, où l'essentiel est dit. Sous le masque du siècle, étoilé de liberté et de progrès, Veuillot voyait s'avancer la Bête. Sans doute le trouva-t-on obscur ou exagéré, et bien des épaules durent se hausser. Aujourd'hui, nous le comprenons mieux -- même ses adversaires sont capables d'entendre ce qu'il veut dire. Le masque de carton est tombé, et le souffle de l'animal nous empeste. Voici, dans une autre page des *Odeurs de Paris,* un auto­portrait magnifique : « Si je pouvais rétablir la noblesse, je le ferais tout de suite, et je ne m'en mettrais pas. Je voudrais travailler pour mon compte à rétablir la roture. « En vérité, j'ai joué un rôle de dupe, si je n'y regarde qu'avec l'œil de la raison humaine. J'ai défendu le capital sans avoir eu jamais un sou d'économies, la propriété sans avoir eu un pouce de terrain, l'aristocratie, et j'ai à peine pu rencontrer deux aristocrates, la royauté, dans un siècle qui n'a pas vu et ne verra pas un roi. J'ai défendu tout cela par amour du peuple et de la liberté, et je suis en possession d'une réputation d'ennemi du peuple et de la liberté qui me fera « lanterner » à la première occasion. Cependant, ma pensée est droite et logique ; mais j'ai trop cru au devoir et j'en ai trop parlé. » On ne pourrait mieux définir sa grandeur, et sa limite. Il est peuple. C'est un fantassin, un homme du dernier carré le soir d'une bataille. Et il frappe fort, tant qu'il peut, tant qu'il est debout. Il n'a pas d'illusion, il n'a pas non plus de doute, de regret (à peine un peu de lassitude, dans un poème où lui échappe ce vers : « *Ô mort, comme parfois tu tardes à venir *»). 42:276 Il a fait sa tâche simplement, bravement. Quelquefois un peu vétilleux dans l'application du règlement. Il dit vrai, avec sa dernière phrase, et même dans un sens qu'il n'aurait pas reconnu. Il a cru plus au devoir qu'à la grâce, il n'aimait pas trop ceux qui prennent un chemin à part, ceux qui ne restent pas dans le rang. Comme il était de caractère carré, et d'ailleurs d'humeur assez audacieuse pour trancher de tout, comme la furie de la bataille ne permet pas toujours de distin­guer, il lui est arrivé de traiter en ennemis des gens qui ne l'étaient pas. Il n'a pas aimé beaucoup Bloy, ni Barbey. Le *Fantasio* de Musset lui paraît dépravé. Il loue Corot, mais il ne peut pas supporter Courbet (dont le personnage était aga­çant, il est vrai). J'aime mieux ne pas savoir ce qu'il a pensé de Baudelaire (qui de son côté le traite mal dans *Fusées*)*.* Veuillot était peu sensible aux arts, ou au moins à l'art de son temps. Il se sent plus à l'aise dans le XVII^e^ siècle, serein, monu­mental, viril. Évoquer cette limite, ce n'est certes pas réduire son talent. Si on ne s'attache ici qu'à un seul de ses aspects, la polémique (aspect majeur dans son cas), il reste à en montrer d'autres signes. Bon prosateur, il savait aussi manier le vers, et le discours en vers, qu'on dédaigne bien à tort aujourd'hui. Comme s'il était possible de renier le Ronsard des *Misères de ce temps,* Mathurin Régnier, Boileau, la moitié de La Fontaine et même toute une part de Hugo. Veuillot publie en 1869 *les Couleuvres,* recueil qui mêle épigrammes et contes en vers, chansons et odes ; on y trouve même une polémique en sonnets avec José­phin Soulary, un Lyonnais assez connu alors. Je ne m'explique pas ce titre des *Couleuvres.* J'aime mieux, dans la préface, cette définition sans équivoque : *Prends, va ! Ce sont petits couteaux* *Mais bons pour desserrer les huîtres.* Ces petits couteaux coupent encore. Veuillot poète, c'est encore Veuillot polémiste, selon sa nature profonde. Malin, hardi, indigné, il ne s'affadit pas en changeant d'instrument. 43:276 Ces *Couleuvres,* ce sont, qu'il me pardonne, ses *Châtiments,* un cri de guerre contre les tares du Second Empire. *Nos païens* vise le néo-paganisme d'un Taine, par exemple, et de toute une coterie où l'on n'exalte Athènes que pour humilier Rome. *Les soirs de Galvaudin* dénonce le mélange inouï de la société issue du 2 décembre (et là aussi, nous en avons subi d'autres ; on a vu en un siècle se réaliser ce que, le premier, Balzac avait conçu : un monde où un ancien forçat, prêtre imposteur, et un gigolo peuvent devenir les princes de Paris). *M. le Maire,* l'hypocrisie née de l'opportunisme politique ; le triomphe des convenances. *Les Sages* stigmatise l'égoïsme, la vue courte, la bêtise béate de la bourgeoisie doctrinaire. *L'Illustre cent pour cent* est le portrait d'un de ces banquiers qui mettent alors la main sur le pays, seigneurs sans honneur. (On trouvera ces textes en annexe.) D'autres coups de lame relèvent de la polémique littéraire, qui fut vive à toute époque. Je crois que c'est Sainte-Beuve qui est visé dans cette épigramme : *Jaloux, tes astuces savantes* *Déguisent mal tes plans secrets ;* *Tous les éloges que tu fais* *Sont semés de trappes mouvantes* *Et quand tu nous dis qui tu vantes* *Nous pouvons dire qui tu hais.* Ce même critique est clairement désigné dans un petit poème, *Tout compte fait,* bâti sur l'opposition entre la nature et l'homme, pour conclure à la supériorité de ce dernier *Tout compte fait, j'aime mieux l'Homme !* *La mer, la montagne, les cieux,* *Certes sont éloquents ; mais comme* *Maître Bossuet parle mieux.* 44:276 Suivent, ainsi loués, Dante, Mozart et Raphaël, pour arriver, nouvelle antithèse, à l'auteur des *Lundis :* *Le poison coule comme un fleuve* *De mainte fleur, de maint fruit mûr ;* *Mais l'alambic de Sainte-Beuve* *Distille un venin bien plus sûr.* De même, on peut douter du nom du destinataire de *Dernier hommage :* *Tu me déplais immensément,* *Homme immense ! Mais tout de même* *On me verra d'un zèle extrême* *Souscrire pour ton monument.* *Que ce soit pierre, ou marbre, ou bronze ;* *C'est un plaisir à surpayer,* *De voir enfin tes lèvres closes,* *Ton nom dans les apothéoses,* *Et tes livres aux vieux papiers.* Il me semble qu'il s'agit de Hugo (à cause d'immense). Mais le dernier vers paraît risqué. Hugo se vendait bien. Ce n'est pas l'avis de Veuillot qui affirme (dans *les Odeurs de Paris*) que ni *Les Chansons des rues et des bois*, ni *les Tra­vailleurs de la mer* ne trouvaient d'acheteurs. Il est d'ailleurs contredit par les journaux du temps (la mode s'en mêle, « tout ici est à la pieuvre », etc.). Dans le sonnet *Olympio,* c'est à coup sûr Hugo qui est visé et le jugement, excessif, n'est pas sans vérité. Il aurait quand même bien irrité Péguy. *Je l'admire vraiment. -- Et franchement personne* *Ne me rappelle mieux, parfois, le mardi-gras.* *Quel porteur d'oripeau ! Quel faiseur d'embarras* *Et que souvent il pèse ! Et quel creux rauque il sonne !* 45:276 *On dit, et pour ma part j'accorde sans débats,* *Que sa chère antithèse à contre-temps bourdonne ;* *Qu'en ses meilleurs endroits la cheville foisonne* *Et que des bouts-rimés y prennent trop d'ébats.* *Mais comme lui, pourtant, qui sait chanter et peindre ?* *Qui voit-on comme lui d'un seul coup d'aile atteindre* *Ou le fond de l'abîme ou la hauteur des cieux ?* *Nul n'a fait tant de vers ni si beaux ni si drôles* *Il est grand, il est bas ; il engraisse nos Gaules,* *-- Mais jusqu'à les crever, -- d'un fumier précieux.* On peut penser plus de bien de Hugo poète. Mais quand on se rappelle la manière dont il avait traité Veuillot dans les *Châtiments,* on remarque que celui-ci n'insulte pas, et ne délire pas comme le mage du Panthéon. Je voudrais citer pour terminer deux sonnets d'un ton différent. Le premier, c'est la plainte du lutteur accablé. Le second exprime la foi de Veuillot, on y sent ce feu qui brillait inextinguible, dans son âme. Voici, d'abord, *Un vers d'André* (André Chénier, évidem­ment) : *Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice !...* *En nos jours infestés de triomphes pervers* *Plein d'horreur et d'ennui, je me redis ce vers* *Comme André dut le dire au chemin du supplice.* *Il faut se taire, il faut que le juste pâtisse* *Que sa lèvre et son bras portent les mêmes fers,* *Que l'insulte s'ajoute à tant de maux soufferts,* *Et qu'à masque levé la fraude s'applaudisse.* *Nul refuge ! Partout, on les verra vainqueurs.* *Ceux dont ils n'ont pas fait des sbires sont claqueurs ;* *Le monde est leur conquête et veut qu'on le salisse.* 46:276 *Point de lutte ! Écrasé du flot des apostats,* *Raillé, muet, il faut mourir sous les pieds-plats.* *Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice !...* Le treizième vers est un peu faible. Mais le souffle qui emporte l'ensemble, cette tristesse mâle, cette langue dense font ce sonnet digne de ceux d'Aubigné, ou de Sponde. Voici l'autre : *Avis général* *Vous êtes de grands fous, gens d'esprit qui croyez* *Que l'on se peut passer de Jésus en ce monde !* *Jésus est la fontaine, et l'eau courante, et monde :* *Or, voyez le flot noir dans lequel vous grouillez !* *Jésus est la fontaine, et l'eau courante, et monde :* *Or, ne savons-nous pas que nous sommes souillés !* *Qui donc vous nettoîra, gens d'esprit qui croyez* *Que l'on se peut passer de Jésus en ce monde ?* *A l'heure des effrois, quand viendra le cercueil,* *Quand il faudra franchir le formidable seuil,* *Qui rendra sa candeur à l'âme polluée ?* *Qui rendra purs les doigts crochus du million ?* *Qui dissoudra le fard épais de l'histrion ?* *Qui lavera le corps de la prostituée ?* Après un départ mystique, Veuillot revient au plus ras du sol, vers ces misères qu'il a tant de fois fouettées, et c'est la polémique -- la plus noble, mais la plus vive -- qui anime le dernier tercet. Dans ce sonnet, il est tout entier. Georges Laffly. 47:276 ### Veuillot prophète par Jacques Urvoy IL EST TOUJOURS FACILE de faire parler les morts, de glaner chez les vieux auteurs la petite phrase qui coïncide avec une réalité d'aujourd'hui. On a beaucoup cité au moment du dernier concile œcuménique la formule de Montesquieu sur l'Église catholique qui récupérerait les protestants, cepen­dant que les catholiques se feraient protestants ; aujourd'hui le premier terme de la prédiction ne nous paraît plus en cours de réalisation... Les écrivains qui ont voulu jouer aux prophètes se sont trompés, souvent, plus que les autres. Mais on peut toujours relever chez eux, parmi beaucoup d'erreurs saugrenues et d'aveuglement, une prédiction juste (sur trois, ou sur cinq, ou sur dix...). En 1771, Sébastien Mercier publiait à Londres L'An 2440, que secrètement il situait beaucoup plus près ([^3]). 48:276 Ce rousseauiste divaguait en annonçant que les femmes cesse­raient de se farder, que Versailles s'écroulerait mais que les Bourbons continueraient de régner (Louis XXXIV !), que l'étude de l'Histoire, des Pères de l'Église... et la lecture des contes de Voltaire seraient proscrites, qu'enfin seraient interdits « les trois poisons » : le tabac, le café et le thé ([^4]). Mais il avait raison de prévoir des voyages aériens entre l'Europe et la Chine, l'émancipation des Noirs et la disparition des perruques. A vrai dire, l'esclavage des nègres et la perruque étaient fort contestés depuis plusieurs dizaines d'années déjà. Et Mercier attendit la réédition de 1786 pour introduire les « aérostats » dans *L'An 2440.* Il inaugurait sans le savoir une pièce indispen­sable à la panoplie du prophète barbu et républicain, de Jules Verne à Hugo... et à Gambetta. L'éclectique et intrépide Nadar est un chaînon essentiel dans cette tradition. Il est le *Michel Ardan* de Jules Verne, et Veuillot lui écrivit avant une ascen­sion de son fameux ballon *Le Géant* en 1864 : « Mon pauvre cher Nadar, vous êtes un bon et loyal garçon qui jouez trop à vous casser le cou pour ne pas paraître destiné à mourir de vieillesse, tout bonnement, sur de bons matelas. » On ne pou­vait mieux dire : Nadar est mort dans son lit en 1910, au terme de sa quatre-vingt-dixième année, peu après avoir félicité Blériot pour sa traversée de la Manche... On pourrait jouer avec Veuillot à ce petit jeu des phrases prémonitoires, des rencontres de hasard et des coïncidences. Il avait un tel don de la formule que certaines nous paraissent écrites pour aujourd'hui. Il n'a pas seulement trouvé comme titre de livre *Les Choses de la Vie* un siècle avant Paul Gui­mard, il a inventé, un siècle avant aussi, en 1849, l'expression de « Force Ouvrière » pour désigner une sorte de syndicalisme armé ([^5]). 49:276 Veuillot est le premier également à avoir émis l'idée, deve­nue un lieu commun (d'ailleurs contestable), que le « fil élec­trique », le « fil d'archal », aujourd'hui le *téléphone,* mettrait un terme à la correspondance écrite. Dès 1861, dans *Le Parfum de Rome,* il songe que ce « progrès » technique nous eût privé des lettres de Madame de Sévigné, et il ajoute le 28 septembre 1871 : « Il eût étranglé net les plus jolies lettres de la mar­quise ; les grâces inimitables d'un cœur charmant tournaient en brutalités électriques. » Sur le personnel politique des démocraties, comment ne pas être tenté d'appliquer aux changements de mai 1981 cette for­mule : « On ne doit pas désirer qu'un président de la République démocratique soit long et sec : il pourrait passer pour un gentilhomme ! et qui lui tapera sur le ventre s'il n'a pas de ventre... » Ou encore ceci, qui est de 1845 : « La justice a de grandes plaies, je ne lui en connais pas d'aussi dangereuses que ces avocats qui, d'ordinaire, plaident plutôt l'innocence du crime que celle de l'accusé. On se demande, quand on les lit, comment le tribunal a pu ne pas les interrompre. Mais ils ont la répartie prompte, leur audace est sans bornes, et ils sont souvent de ces députés dont on fait les ministres de la justice... » Ce ne sont évidemment que des coïncidences, quoique ins­pirées par une observation aiguë de la démocratie parlementaire, et il est juste de préciser que la plaidoirie de Bruxelles commen­tée par Veuillot, portant sur un crime passionnel, était sans rapport avec celle de M^e^ Badinter à Troyes. 50:276 #### «* Le seul progrès, c'est Jésus-Christ *» Laissons donc cela pour examiner les vues plus amples de Veuillot sur l'évolution de la société. Il appartenait, certes, à un siècle de prophètes. Tous les esprits avaient été frappés par les bouleversements subits et rapides engendrés par la Révo­lution et l'Empire, puis par l'évolution des techniques. La plu­part des écrivains et philosophes ont cherché à prolonger ces transformations par l'imagination : Gœthe, Chateaubriand, Vi­gny, Tocqueville, Marx, Michelet, Hugo, Comte, Renan... Mais tous n'ont pas été également inspirés. Beaucoup cédèrent à une foi au progrès assez irréfléchie, héritée du XVIII^e^ siècle, à un optimisme « consolant », à un culte du mouvement ou de la science. Léon Daudet n'a pas eu tort, en ce sens, de parler du « stupide XIX^e^ siècle ». Victor Hugo estimait que l'heure était venue d'une religion sans Église ni enfer, qu'on allait fermer les prisons et les casernes (alors que celles-ci se multipliaient sous ses yeux). Il chantait l'inévitable ballon dirigeable : *Nef magique et suprême ! elle a rien qu'en marchant,* *Changé le cri terrestre en pur et joyeux chant,* *Rajeuni les races flétries,* *Établi l'ordre vrai, montré le chemin sûr,* *Dieu juste ! et fait entrer dans l'homme tant d'azur* *Qu'elle a supprimé les patries !* ([^6]) 51:276 Dès 1841, Chateaubriand, rédigeant l'épilogue de ses *Mé­moires d'Outre-tombe,* vaticinait : « On dirait que l'ancien monde finit et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore... » puis se répandait en propos lénifiants, parfois dignes des « libres penseurs » mis en scène par Veuillot (« Les distances s'abrègent... ») : « Je ne pense pas que des malheurs prochains éclatent... Des catastrophes imprévues ne fondront pas sur la France : ce qui me suivra ne sera que l'effet de la transformation générale... Ce sera la grande révolution allant à son terme. » Le courage intellectuel n'eût-il pas consisté à refuser la facilité, à se demander s'il y avait vraiment progrès, en quoi, si ce progrès n'était pas gros de résultats imprévisibles, de maux jusqu'alors inconnus ? Veuillot a eu ce génie, de prévoir à contre-courant. Peut-être parce qu'il venait d'ailleurs. Non pas de cette bourgeoisie satisfaite de son ascension. Non pas de l'intelligentsia des libres penseurs substituant un messianisme laïcisé, scientiste, à la foi et à l'espérance chrétienne. Les prophéties socialistes le faisaient tordre de rire « L'océan sera changé en un immense bol de limonade gazeuse, pour la commodité des navigateurs ; la lune d'aujourd'hui, qui est maussade et inodore, sera réformée et remplacée par cinq autres lunes de différentes couleurs, dont l'influence, ou celle des nouveaux astres qui les accompagneront, parfumera les légumes de toutes sortes d'odeurs délicieuses ; le lion deviendra le plus doux des chevaux de poste ; l'homme ne mourra presque plus... » Veuillot a vu se développer la foi en la médecine, et cette superstition basse remplacer les autres : « Le médecin est le confesseur de ces maisons dont un prêtre n'a jamais franchi le seuil. C'est lui et non le prêtre qui, pour employer les odieuses expressions de M. Michelet, *gouverne la table et le lit... *» Quant aux nouveaux superstitieux, « ce corps qui leur inspire tant de soucis, ils le soumettent à des pénitences de fakir. Ils paient et avalent sans murmurer les drogues les plus infâmes ; ils se flagellent, ils s'exilent, ils vont se plonger dans des eaux glacées ou putrides. Que ne feraient-ils pas ? Si le médecin leur disait de passer tous les jours deux heures à genoux sur les dalles, devant un cierge allumé, certes ils encombreraient nos églises et contraindraient l'État d'en bâtir de nouvelles ». 52:276 Qu'il y eût progrès, Veuillot le niait en bloc. Baudelaire, qui exécrait comme lui le matérialisme moderne, notait que la vraie civilisation « n'est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel ». Et Veuillot : « Le seul progrès, c'est Jésus-Christ. » Il ajoutait dans *Çà et là* (1859)*,* se gardant aussi bien de l'utopie que d'un pessimisme outrancier : « La foi catholique, en m'enseignant que les nations sont guérissables, m'a préservé de la folie de vouloir refaire l'espèce humaine et du crime de la mépriser. » #### *Prédictions politiques* Sur l'avenir de l'Église, il s'en tenait à la promesse de l'Évangile que les Portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre Elle. C'était être plus clairvoyant que Proudhon, qui claironnait en 1851* :* « Le christianisme n'a pas vingt-cinq ans à vivre. » Certes Veuillot commettait un peu la même erreur à propos de « l'islamisme », « amas de dogmes abrutissants et sauvages », dont il considérait « le rôle comme fini » en Afrique du Nord ; mais il prévenait la Monarchie de juillet qu'elle faisait fausse route en refusant de favoriser l'action de l'Église en Algérie : « Tant que les Arabes ne seront pas chrétiens, ils ne seront pas Français, et tant qu'ils ne seront pas Français, nul gouver­neur, nulle armée ne pourra garantir pour un mois la durée de la paix. » C'est la conclusion des *Français en Algérie,* en 1845*.* « Mais la passion des hommes qui mènent le monde, cons­tatera Veuillot beaucoup plus tard avec amertume, est telle que, malgré leur épouvante, on les entend dire comme les Byzantins plutôt le croissant que la tiare !... Ils sentent intimement que l'Église, quoi qu'ils disent et quoi qu'ils aient pu faire, n'est pas vaincue. 53:276 Ils veulent qu'elle le soit, qu'elle succombe et disparaisse du monde. Ensuite, ils aviseront... » Ainsi l'Europe faillit à sa mission, écrit-il le 20 août 1872 à propos de « l'en­trevue des trois empereurs » : « Elle devait partout porter la lumière, dissoudre les chaînes, réveiller les peuples endormis dans l'ombre de la mort. Elle ne l'a pas fait, et elle a souffert qu'on entreprît de démolir et d'abolir jusque chez elle les biens qu'elle devait multiplier en les partageant... Ce que l'Europe n'a pas voulu donner à la barbarie, la barbarie viendra le chercher en Europe. Les chemins sont faits, les frontières sont percées, elle arrivera. » Qu'il y eût une évolution continue et rapide des progrès techniques, une mutation de la société et des formes politiques, Veuillot le percevait avec d'autant plus d'acuité qu'il en souf­frait. Et c'est pour cela qu'il est prophétique, parce qu'il ne croyait pas naïvement que ces changements conduisaient en droite ligne à un grand soir, à un point Oméga, à un âge d'or de l'humanité. La Révolution de 1848 ne lui inspire pas de billevesées comme à tant d'autres, mais une méditation qu'il intitule *L'Esclave Vindex.* En juillet, montant la garde (comme garde national) dans le jardin des Tuileries, il avait observé la statue en bronze de l'esclave révolté Vindex, maigre et ner­veux, et celle de l'esclave Spartacus, en marbre, debout, gardant la pose : « un avocat, un opprimé pourvu de rentes, qui fait son chemin dans l'opposition ». Voilà le Spartacus des Tuile­ries. Tandis que Vindex est l'éternel révolté, l'irréconciliable, qui ne pactisera pas avec la société, qui préférera détruire. Comme Spartacus tient sa place et tire son pouvoir de la Révo­lution, il sera toujours à court d'arguments devant Vindex, qui est la Révolution en marche. Les républicains, ces « révolution­naires arrivés », pris de panique, ne verront leur salut que dans une fuite en avant faite de concessions toujours insuffisantes. Pas d'ennemi à gauche ! Veuillot démontait le mécanisme sur lequel repose encore notre vie politique. Et c'est dans *Le Lende­main de la Victoire,* autre méditation sur les événements de 1848, qu'il prévoit l'organisation et l'encadrement des masses populaires par des révolutionnaires, et qu'il nomme cette armée parallèle la Force ouvrière. 54:276 #### *La presse, le spectacle, la bureaucratie* De bonne heure, et avec verve, il a annoncé le nivellement général de la pensée et des arts. D'autres l'avaient prévu, comme Tocqueville au retour des jeunes États-unis (*De la Démocratie en Amérique,* 1835), mais pas avec cette précision. Journaliste, Veuillot est bien placé pour mesurer l'importance nouvelle de la presse. Dans *Les Libres Penseurs,* il dénonce l'action d'Émile de Girardin, qui vient de créer la presse à gros tirage et à bon marché (grâce à la publicité) : « Ce Napoléon de journal, passé maître en l'art de tout mensonge... Sous lui combattent cinquante cuistres... Chacun sait empoisonner le débile trait qu'il lance. Ce n'est pas un mouvement insensé, mais généreux, de l'esprit humain ; c'est une conjuration des plus misérables passions qui soient dans l'homme. Il ne s'agit pas de faire prévaloir une hérésie ; il s'agit d'étouffer la reli­gion. » En 1861, dans *Les Odeurs de Paris,* il développe son réquisitoire contre « la grosse presse » : « Toute discipline est plus haïe, toute violence est plus docilement supportée... Main­tenant les peuples n'aiment rien et haïssent tout, mais d'une haine molle et lâche, prompte à céder, constante à trahir, d'où résulte la facilité de les dominer et l'impossibilité de les gou­verner. La presse quotidienne a été le principal instrument de cette décomposition. » A ceux qui l'accuseraient d'attaquer dans les journalistes « de minces adversaires », il réplique : « Il n'est pas de petit garçon dans ces maisons-là, et Poivreux, et Galapias, et Galvaudin, et vingt autres sont des personnages en comparaison de qui les ducs et pairs de l'Ancien Régime n'étaient que populace... La première chose que fait un ministre retraitant, c'est de donner séance à Passepartout... et comme il veut que Passepartout lui fasse un bon papier ! » 55:276 Puissance de la presse. Mais aussi importance des spectacles faciles, pour l'abrutissement des populations. Veuillot a com­pris que la diffusion de ces spectacles faisait partie du système démocratique. Ce n'était pas encore la télévision. C'était le vaudeville dans les moindres agglomérations : « Vous aimez mieux appeler le peuple au théâtre qu'à l'église, et l'étourdir par le plaisir que le consoler par la vertu... Le niveau intellectuel et le niveau moral baissent manifestement. » Autrefois, « on prenait le plaisir dramatique lorsqu'il venait s'offrir, on ne l'appelait pas... S'il y a là un progrès, c'est celui de la putré­faction ». Il écrit ces lignes dans *Çà et là* (paru en 1859), où il consacre aussi un chapitre à la bureaucratie : « Le trait général de notre époque est un génie de rabaissement et de ravalement. En criant que tout appartient au mérite, on s'arrange du mieux que l'on peut pour n'avoir pas de gens de mérite et tout donner à la ruse et à la patience... La bureaucratie est la forme gouvernementale de l'esprit bourgeois, essentiellement routinier et jaloux... L'esprit bourgeois a organisé un despotisme qui lui ressemble : il aspire à renfermer l'humanité dans ses cartons, à la tenir tout entière couchée sur ses registres. » Pris dans ce « réseau », bientôt « on ne pourrait plus rien être, rien faire, rien croire sans la permission de l'État. Lorsqu'on aurait un mal de tête, il faudrait aller le déclarer, sous peine d'amende, à un bureau qui ferait vingt papiers pour donner à un médecin commission de vous guérir ; sans compter que le bureau exige­rait bientôt, pour ses statistiques, des certificats comme quoi on a ce mal de tête et une enquête sur les causes d'icelui. Le chef de bureau, voilà le tyran moderne ; et aucune époque n'en a subi de plus humiliant, ni peut-être de plus corrupteur. Il répand je ne sais quel souffle malsain, il a je ne sais quels attouchements qui fanent tout, flétrissent tout, énervent tout, produisent partout l'avortement et la torpeur ». Et Veuillot concluait, commettant cette fois la même erreur que Marx, ne prévoyant pas que le socialisme, la révolution, non seulement incorporeraient la bureaucratie, mais qu'ils en seraient l'apo­théose : 56:276 « Tu renverseras le chef de bureau, ami socialisme, toi qu'il a créé de ses mornes débauches... et, si tu pouvais ne pas commettre d'autre crime, l'humanité t'absoudrait joyeu­sement. » #### *Le socialisme plus l'artillerie* ([^7]) Mais le coup de génie, Veuillot l'a eu avec son article du 21 juillet 1859 intitulé *Le Canon rayé.* Tout à coup il entrevoit les conséquences politiques immenses du perfectionnement des armements. Certes, il avait toujours eu le sentiment que, parallèlement au triomphe de *l'avocat,* du parlementaire bourgeois, son siècle assistait à celui de *l'armée.* S'il lui est arrivé, à la suite de Joseph de Maistre, de magnifier *La Guerre et l'Homme de Guerre,* il aimait peu les militaires de son temps. Il faut lire la belle page écrite en 1848 (*Les Libres penseurs,* VI, 39), qui commence par cette constatation : « Cinq ou six au moins des anciens couvents de Paris sont aujourd'hui des casernes : les Célestins, les Augustins, les Petits-Pères, l'*Ave-Maria,* les Cordeliers, les Minimes, etc. » Même tristesse en 1861, dans *Le Parfum de Rome,* quand il découvre que le Saint-Siège lui-même est entraîné à s'armer : « Je n'aurais pas voulu venir à Rome pour voir poser la première pierre d'une caserne, mais je reconnais tous les jours combien Coquelet a raison de dire qu'il faut être de son temps... » 57:276 Cependant, c'est devant les irrésistibles victoires des troupes de Napoléon III en Italie en mai et juin 1859 -- victoires qui menacent les États pontificaux -- que Veuillot prend conscience du totalitarisme nouveau rendu possible par la force des armes. L'artillerie avait connu en 1858 un perfectionnement décisif la rayure des tubes et l'adoption d'obus de forme cylindro-ogivale permit de doubler la portée du tir des canons (de mille à deux mille mètres) et le poids des projectiles. Dans son optimisme aveugle, Victor Hugo écartera la chose d'un revers de main : « le XX^e^ siècle, écrit-il dans sa préface au Paris-Guide de l'Exposition universelle de 1867, s'étonnera de la gloire des projectiles coniques et aura quelque peine à faire la diffé­rence entre un général d'armée et un boucher ». Mais Veuillot : « Avec cet engin, l'art de donner la mort, toujours si cultivé des hommes, fait un pas de géant. La Révo­lution ne s'en afflige pas : dès longtemps elle a découvert que le progrès a besoin de la mort ; elle s'y résigne. » Il pressent en effet que les utopies socialistes deviennent réalisables pour peu que des révolutionnaires bénéficient des progrès de l'arme­ment : « En 1848... il n'y avait pas le canon rayé. Moyen­nant cette force nouvelle, des théories naguère extravagantes deviennent plausibles ; des préjugés naguère puissants, presque à l'épreuve de la presse, sont décidément anéantis. Éclairés par l'instinct suprême des doctrines qui doivent triompher, les socialistes pressentaient que quelque chose d'irrésistible leur viendrait en aide du côté de la matière, et que le Messie sortirait d'un alambic. Ils se tournaient vers ce qu'ils appellent la *science,* ils lui demandaient un engin : ils savaient que l'Hu­manité qui « veut jouir » n'est plus une humanité faite pour résister à la force. » Car le travail de ce qu'on peut bien appeler l'armée rouge aura été préparé par la propagande des socialistes. « L'Huma­nité veut jouir ! » a déclaré Victor Considérant, disciple de Fourier, « ce Mahomet de cuisine », en pleine Assemblée Cons­tituante, et Veuillot met ce mot en épigraphe de son article, car « c'est absolument comme s'il avait dit : l'Humanité veut être esclave ». 58:276 « Dieu est le mal » a dit Proudhon, et Veuillot parodie : « N'en finira-t-on pas ! Ne serons-nous pas déchargés du travail, de l'inégalité, des intempéries, du respect filial, du bonheur conjugal, du poids des enfants, de toutes les servitudes domestiques ! Ne pourrons-nous pas discipliner le globe de façon à nous le donner vraiment pour demeure ; une demeure où l'on trouvera partout des cuisines, des théâtres et des almées, et Dieu, seulement quand on le voudra ! » « Ainsi, depuis cent ans, se lamentaient les sages... Ils ont, couche par couche, imbibé l'esprit public de leurs idées ; ils ont fait les lois, ils ont fait les mœurs, ils ont fait les coutumes, ils ont fait les désirs. L'on peut sans doute leur reprocher beaucoup de violence et de fourberie, mais que de lâches conni­vences n'ont-ils pas rencontrées ! Enfin, il ne leur manquait qu'une force à laquelle rien ne pût résister, là où l'esprit de changement et de trahison hésitait encore devant l'impossible. Cette force fait présentement son entrée dans le monde. » Et Veuillot de décrire le processus d'installation de l'utopie désormais armée. « L'empire universel devra s'établir logiquement, c'est-à-dire facilement » : 1\. D'abord des guerres nationales : « Lorsque les nations chrétiennes auront plus ou moins longtemps joué du canon rayé, et se seront à ce jeu de plus en plus déchristianisées, né­cessairement un jour viendra où une seule nation, c'est-à-dire une seule race, possédera plus de canons rayés que toutes les autres. » 2\. L'esprit révolutionnaire en sortira renforcé : « La fleur fière et virile des populations sera tombée sur les champs de bataille. Dans le demeurant, le fléau des doctrines aura fait d'autres ravages ! En même temps que les sociétés auront subi les batailles, elles auront aussi passé par les révolutions. La Révolution aura frappé, dépossédé, insulté, démoralisé ; elle aura violenté et dégradé les âmes. 59:276 Dans l'âme qui s'est sous­traite à l'autorité de Dieu, plus de remparts contre l'autorité de l'homme ; à côté de l'orgueil incrédule, plus de noble et sainte fierté, plus d'espérance au ciel, mais un attachement lâche à la vie et aux plus basses jouissances de la vie... L'hom­me ainsi fait ne demande plus à la société qu'une police qui protège sa vie et qui le laisse jouir... » 3\. Alors la bureaucratie, déjà en place dans nos nations modernes, sera mise au service de l'utopie révolutionnaire « Partout les Bureaux lui auront préparé les voies, partout ils l'attendront avec un servile empressement... L'Empire universel sera par excellence l'empire de l'Administration... » Le vain­queur, « ajoutant sans cesse à cette machine précieuse, la portera à un point de puissance incomparable. Ainsi perfec­tionnée, l'Administration satisfera à la fois son propre génie et les desseins du maître, en s'appliquant à deux œuvres capi­tales : la réalisation de l'égalité et du bien-être matériel jusqu'à des limites inouïes ; la suppression de la liberté jusqu'à des limites inouïes ». Les pouvoirs de cette bureaucratie révolutionnaire, Veuillot les voit en effet rassemblés entre les mains d'un seul homme, « l'empire universel tout entier dans le pouvoir d'un homme qui ne craindrait pas Dieu ». On pense irrésistiblement à Lé­nine, Staline et leurs successeurs. Dans l'empire universel du socialisme, « à la place du pape, pour pasteur de l'humanité, il y a ce maître de la. Force, ce représentant du Prince des ténèbres qui est aussi le Prince de ce monde, ce vicaire du diable, ce César universel, le pape à cheval !... Un pape à cheval : un collège de cardinaux à épées, grands surintendants de police ; des évêques porteurs de sabres, grands commissaires de police ; un clergé porteur de bâtons... ». Non seulement Veuillot entrevoit l'appareil communiste, du Comité central au permanent de base, mais il connaît bien le détournement du langage opéré par les utopistes : « Ils ont leur manière de l'entendre. Le mensonge n'obtiendrait aucun succès en ce monde, si les menteurs ne possédaient pas l'art de se mentir à eux-mêmes et de faire mentir les mots qu'ils em­ploient. » 60:276 Aujourd'hui, cela s'appelle la *langue de bois.* Et voici la terreur stalinienne, les procès de Moscou et de Prague « Dans le peuple, une dévotion prompte, profonde, ardente la terreur... On verra les savants, les orateurs, les poètes ! Quel zèle pour amuser le maître ! quel génie pour le flatter et pour le servir ! quelle émulation pour entrer dans sa police, pour lui dénoncer les rebelles, pour les juger, pour les frapper, pour les déshonorer après le supplice ! ... » Les savants, les orateurs, les poètes : comment ne pas évoquer aujourd'hui Aragon, Eluard et Neruda, Langevin et Joliot-Curie ! Veuillot prévoit aussi des formes plus sophistiquées de police, « les répressions douces » : « la science fournira les moyens de condamner un homme à la maladie, à l'infirmité, à l'imbécillité ». Il prévoit bien sûr l'abolition de la propriété, une « égalité parfaite » obtenue par « la perfection de la police et de l'administration ». Mais également la sécurité, l'assistance, les loisirs organisés. C'est le *Big Brother* de 1984, ou le *Meilleur des Mondes,* mais avec près d'un siècle d'avance sur les satiri­ques anglais Orwell et Huxley : « La police prendra soin que l'on s'amuse, et ses freins ne devront jamais gêner la chair. L'Administration dispensera le citoyen de tout souci. Elle fixera sa situation, son habitation, sa vocation, ses occupations. Elle l'habillera et lui attribuera la quantité d'air qu'il doit respirer. Elle lui aura choisi sa mère, elle lui choisira son épouse tem­poraire : elle élèvera ses enfants ; elle le soignera dans ses maladies ; elle ensevelira et brûlera son corps, et déposera ses cendres dans un casier, avec son nom et son numéro. » Veuillot pensait que le système serait étendu à toute la terre. Ce pire n'est pas encore sûr. Il pressentait l'immobilisme du régime ainsi mis en place. Cela se vérifie dans les pays communistes. « Il n'y aura plus de révolutions : pourquoi et comment des révolutions ? Pourquoi des révolutions, puisque l'égalité sera générale et absolue... puisque l'on sera nourri, chauffé, vêtu, amusé... puisque l'on aura éteint la superstition... puisque tous les gens de lettres, tous les artistes, tous les philo­sophes seront dans la police, se surveillant les uns les autres ? 61:276 Comment des révolutions, puisque l'Administration sera par­tout, possédant l'électricité pour être avertie, la vapeur pour accourir, les armes de précision pour frapper ? » Veuillot sures­timait seulement la réussite matérielle d'un tel régime. Il n'ima­ginait tout de même pas qu'*en plus* on crèverait de faim, dans un régime de socialisme militaire ; qu'*en plus,* on y serait inca­pable de résoudre les difficultés simplement économiques. Et il ajoutait : « C'est une erreur de croire que l'Humanité, sans la religion et sans la famille, deviendrait une bête féroce ; bien administrée, elle deviendra seulement une bête lâche. » #### *Plus fort que Tocqueville* Quant aux *dissidents,* ils n'auront même pas la liberté qui restait aux stoïciens de l'Empire romain : « Non, non, un pervers n'aura pas congé de se soustraire volontairement à ces joies, à ce beau spectacle, à cette police adorée, et de se faire tuer pour avoir le plaisir de désobéir au Maître et d'enlever un administré à l'Administration... On livrera ces misérables à la police correctionnelle, et les huées du public devanceront le juste arrêt qui les enverra faire les fiers dans un hospice de fous. » Des *orgues* de Staline aux hôpitaux psychiatriques de Brej­nev, Veuillot brossait ainsi un tableau d'une prescience hallucinante. Sans doute pensera-t-il plutôt à l'Allemagne, dans les années suivantes, pour réaliser cet empire universel. Là aussi, le journaliste fera preuve de plus de jugement et de sens des réalités que les penseurs et les poètes, Michelet, Hugo, Renan... « Allemagne, Allemagne, lit-on en 1861 dans *Le Parfum de Rome,* quand tu verras reparaître un fantôme d'empereur... qui se dira l'empereur du peuple et le glaive du droit nouveau, alors ce sera l'heure de la grande expiation. » 62:276 Dès la reparution de *L'Univers* en avril 1867, il met de nouveau en garde : « La Prusse a démesurément grandi, elle sera tout à l'heure l'Alle­magne, une Allemagne nouvelle, ambitieuse, entreprenante, agile... Que ne peut-on pas redouter de cette Allemagne prussi­fiée, unifiée, militarisée... ? » Sans doute Tocqueville, qui avait mieux prévu l'importance de la Russie et des États-Unis d'Amérique, avait-il lui aussi envi­sagé, et dès 1835, l'hypothèse d'une tyrannie douce dans l'éga­lité des citoyens et l'omniprésence (l'omnibienveillance, pour risquer un néologisme) de l'État. Ce passage de la *Démocratie en Amérique* est aujourd'hui fameux : « Je vois une foule in­nombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux est comme étranger à la destinée de tous les autres... Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'as­surer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux... L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait. » ([^8]) 63:276 Mais Tocqueville n'avait pas vu que la puissance des arme­ments allait bouleverser la conduite des États, qu'elle serait un élément essentiel dans l'instauration et la perpétuation des tota­litarismes à venir. Veuillot n'a pas été seulement le détracteur inspiré d'une société déchristianisée, nivelée, bureaucratisée, jouisseuse et soumise. Il a observé avec plus de clairvoyance que la plupart la mise en place de mécanismes politiques, d'innovations militaires, et il a prévu leur terrible retentisse­ment sur le sort des générations futures. Parmi les prophètes du XIX^e^ siècle, il n'est que juste de faire une place, au premier rang, à ce journaliste dont la doctrine chrétienne et l'opposition au libéralisme ont illuminé l'esprit. Jacques Urvoy. 64:276 ### Veuillot avait raison par Jean-Pierre Hinzelin NOUS AVONS PERDU L'HABITUDE des paysages nets. Du temps de Louis Veuillot, les choses étaient simples : le pape écoutait Dieu, les évêques écoutaient le pape et les fidèles écoutaient les évêques. Ce n'est guère que du côté des politiciens catholiques qu'il y avait du flottement. En face, les anticléricaux ressassaient toujours les mêmes argu­ments immortalisés par M. Homais. Par exemple, ils expli­quaient que Veuillot était ridicule puisque, comme catholique, il devait croire que les saints en extase s'élèvent dans les airs « en dépit des lois de la pesanteur » ([^9]). On voit que le débat, lui, respectait ces lois. 65:276 **«* Faux savants, faux lettrés... *»** Ce n'est pas parce qu'on opposait des niaiseries à Veuillot que son combat était facile. Car l'imbécile s'appelait légion, il fallait le découdre tous les matins. Veuillot y mettait une certaine jubilation, teintée d'humilité : « Nos aptitudes sont à ces combats des régions inférieures, où fourmillent les redou­tables champions de la basse incrédulité, les faiseurs d'articles, les rapetasseurs et les vulgarisateurs de vieilles calomnies, les insulteurs de prêtres, les faux savants, les faux lettrés, les faux populaires, seuls docteurs de la foule... » Un exemple : Pierre Larousse, qui publie son Grand Dic­tionnaire de 1866 à 1876. Prenons le domaine scientifique, où les anticléricaux comme lui prétendent triompher. Il enseignait gravement, contre les découvertes du catholique Pasteur, qu'il fallait croire à la génération spontanée, parce qu'elle permettait de se passer de Dieu. Marcellin Berthelot, autre gloire du laïcisme, ami très cher de Renan, refusait pour sa part les atomes et s'accrochait à une notation chimique aberrante. Il usa de son prestige de ministre pour l'imposer jusque vers 1900, alors qu'aucun savant n'ignorait, au moins depuis 1870, qu'elle était fausse. Comme tout totalitarisme, le laïcisme a eu son affaire Lyssenko... Assurément, ce n'est pas Pie IX, ni Veuillot, qui ont dé­montré la fausseté des théories de Berthelot. Mais le journaliste catholique n'avait cessé de ramener la science à ce qu'elle est, en bonne théologie : une servante, et de refuser l'encens à cette nouvelle idole. Alors que les sommités scientistes prêchaient des aberrations, il montrait tranquillement que la foi et le bon sens suffisent pour échapper aux illusions du moment. Bourget et Brunetière développeront par la suite ce thème, qui pour Veuillot était une évidence. ***Le totalitarisme laïque*** Cependant, loin de voir reculer l'anticléricalisme, Veuillot n'a cessé durant sa vie de le voir s'affermir. 66:276 En 1848, on demandait au clergé de bénir les arbres de la liberté. Puis le Second Empire s'appuya sur l'Église. Mais sa politique exté­rieure le mit en conflit avec le pape et, à l'intérieur, il laissa s'épanouir le journalisme voltairien. La III République en est sortie, après Sedan, et, passée la tentative de réaction du 16 mai 1877, elle apparut vite anticatholique. En 1880, deux cent soixante et un couvents d'hommes sont fermés, près de six mille religieux expulsés, le catéchisme est interdit dans les écoles par les lois Ferry. Comme la minorité calviniste en Hollande au XVII^e^ siècle, voici que la minorité positiviste et franc-maçonne prononçait une sorte d'interdit contre la majorité catholique du pays, imposant à ses enfants un cours d'instruc­tion civique et morale à la place du catéchisme. Usé, incapable d'un effort intellectuel prolongé depuis sa première attaque de paralysie en 1874, mais lucide, Veuillot assista impuissant à cette première victoire du totalitarisme laï­que avant de mourir le 7 avril 1883, quelques mois après Gam­betta. Encore ne vit-il pas l'apogée du laïcisme. En 1885 l'église Sainte-Geneviève était à nouveau transformée en Panthéon pour accueillir la dépouille de son vieil adversaire Hugo. Enfin vin­rent Waldeck-Rousseau et Combes, l'interdiction de toutes les congrégations, la séparation de l'Église et de l'État, les inven­taires. La police laïque fut étendue à l'armée, où les officiers étaient fichés sous l'étiquette *Carthage* (Carthago delenda est !...) si leur femme allait à la messe ou leurs enfants à l'école catholique. Il se trouva un député socialiste pour approuver le ministre de la guerre, le général André, de modérer ainsi l'avancement des « officiers nobles » : ce fut Jaurès. Henri Guillemin ne dit jamais ces choses-là dans ses livres. Il ne dit pas non plus, quand il réprouve la hargne de Péguy contre la Sorbonne, que la licence d'enseignement (même ès lettres clas­siques) comportait obligatoirement un cours de Durkheim, une sorte de certificat d'irréligion, en somme. Quand Berthelot mourut, en 1907, on fit chanter aux en­fants des écoles un cantique en son honneur : 67:276 *Nul créateur n'atteignit sa puissance ;* *Donner la vie à tout, ce fut son lot.* *Il faut couper tous les lauriers de France* *Pour Berthelot, pour Berthelot.* Il faudra attendre Staline pour retrouver de tels accents. ***Le chien de berger*** Est-ce à dire que Veuillot, qui a vu les premiers signes de ce triomphe anticlérical, est mort désespéré ? Nullement. « Par les yeux de ceux à qui je transmettrai ma foi, lançait-il à ses adversaires, je verrai votre chute, et, quand vous tomberez, l'Église sera vivante. » Sa foi dans les promesses de l'Évangile était renforcée par des observations tout humaines. Il avait senti, en effet, grandir le remède en même temps que le mal. En 1864, Pie IX avait proclamé le Syllabus, condamnant pour finir la proposition selon laquelle « le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et avec la civilisation moderne ». En 1870, le Concile du Vatican -- Veuillot était à Rome -- avait proclamé l'infaillibilité du pape. Cette intransigeance affolait les politiques prudents et, parmi les catholiques, Montalembert, Mgr Dupanloup, Falloux, etc. qui ne voyaient de salut pour l'Église que dans les accom­modements avec le monde moderne. « Il faut un 1789 dans l'Église », disait Falloux à la veille du Concile. Au lieu de cela, le Concile fit une contre-révolution. Pour Veuillot, le remède était là, non dans l'adhésion aux modes : « Suivre le courant, c'est en quoi se résument les fameuses inventions du libéralisme », écrivait-il. Lui s'en tenait à l'Écriture : *Nolite conformari huic saeculo,* n'imitez pas le monde. Les mots d'ordre de Rome, il les a soutenus, répandus, appliqués quotidiennement à toutes les circonstances. 68:276 Il a été le serre-file, le chien du berger (du Pasteur, aurait-il dit), qui aboie à ceux qui s'écartent du troupeau et les y fait rentrer bien vite. La crainte d'être publiquement rappelé à l'ordre par Veuillot a sans doute empêché bien du monde, parmi les catho­liques, et surtout bien du beau monde, de composer avec le libéralisme, de transiger avec les idées du temps. Pendant plus de trente ans -- qu'on y songe ! -- il a veillé à l'unité du peuple catholique de France. Ce public de Veuillot, Thibaudet l'a évoqué avec une ironie affectueuse : « Veuillot a été le journaliste du petit clergé fran­çais, c'est-à-dire de la plus grande force spirituelle et morale qu'il y eût de son temps, de la plus considérable et de la plus influente partie du public qui lût. Nous n'avons qu'à fermer les yeux pour voir le lecteur de Veuillot, le portrait composite fait d'un ordre, d'un état français : le presbytère de campagne où le facteur apporte *L'Univers,* la famille pieuse dans la grande maison où le silence invisible respire, quand les petits sont couchés, et que le père lit d'une voix pesante aux femmes qui brodent, au fils qui s'arrête un moment de tenir les comptes des métayers, l'article de M. Veuillot ; la boutique du marchand de cierges aux douze enfants qui tous ont épelé pour leurs premières lettres le titre du journal du bon parti... » ([^10]) ***Le grand retournement*** Ce public, Veuillot avait-il raison de le maintenir dans les voies de Rome, qui étaient celles de l'intransigeance ? Pie IX avait-il raison de camper, sinon sur l'Aventin, du moins sur le Vatican et d'attendre que le monde vînt à lui au lieu de des­cendre vers le monde ? 69:276 Pour les commentateurs récents, la question n'est même pas à examiner : ils condamnent Pie IX et Veuillot. Ils déplorent que l'Église se soit coupée du monde moderne. Henri Guillemin, qui reste en 1983 le dernier admi­rateur français de Mao-tsé-toung ([^11]), anathématise avec sa fougue habituelle. Plus nuancé, José Cabanis, choisissant d'exal­ter *Lacordaire et quelques autres,* condamne par prétérition. Pour tous, après Dansette parlant en 1948 du « génie malfaisant de Louis Veuillot », il est un repoussoir. La cause paraît en­tendue. En réalité, elle ne l'est pas du tout. On doit juger l'arbre à ses fruits. Et les fruits sont là. C'est Veuillot qui a eu raison, et non ceux qui couraient pour monter d'urgence dans le dernier bateau. Certes Veuillot meurt au moment où triomphe la République laïque. Mais au moment où elle triomphe maté­riellement, c'est l'heure du grand retournement dans les esprits. Le règne de M. Homais sur les âmes s'achève. Le temps est proche où Claudel écrira : « Restez avec moi, Seigneur (...). Ne me perdez point avec les Voltaire, et les Renan, et les Michelet, et les Hugo, et tous les autres infâmes ! Leur âme est avec les chiens morts, leurs livres sont joints au fumier. » ([^12]) Un grand mouvement de dégoût soulève les meilleurs esprits devant la bassesse d'un monde où triomphe le plat matérialisme des libéraux. Claudel se convertit en 1886*,* mais déjà Verlaine a publié *Sagesse* en 1880. Il y salue au passage les religieux expulsés ; lui non plus n'est pas pessimiste : *Vous reviendrez bientôt, les bras pleins de pardons,* *Ô Pères excellents qu'aujourd'hui nous perdons* ...... 70:276 *Proscrits des jours, vainqueurs des temps, non point adieu,* *Vous êtes l'espérance.* *A tantôt, Pères saints...* Si Villiers de L'Isle-Adam publie sans grand succès l'essen­tiel de son œuvre à partir de 1883, Barbey d'Aurevilly (un des très rares écrivains catholiques de la génération précédente) fait un disciple de taille : Léon Bloy, dont *Le Désespéré* est édité en 1886. La même année, Voguë publie son livre sur *Le Roman russe,* qui révèle Dostoïevski au public français ; c'est un des coups qui terrassent le naturalisme sous son triomphe apparent, et déjà Huysmans s'en détache avec *A Rebours* (1884) : bientôt il se convertit. Maître à penser de la bourgeoisie française après la mort de Renan et de Taine ([^13]), Brunetière commence dès 1889, à propos du *Disciple* de Bourget, à faire sentir ce qu'il appellera « la faillite de la science » ; en 1894, il écrit son article *Après une visite au Vatican ;* en 1900 il se convertit. C'est l'année où le jeune Péguy publie son premier *Cahier de la Quinzaine :* le catéchisme qu'il n'a jamais oublié, de quels prêtres l'a-t-il appris, sinon de ceux qui avaient lu Veuillot et que payait encore le gouvernement ? A quelle Église viennent ou reviennent tous ces hommes ? A une Église libérale composant avec le monde moderne ? Non, à l'Église intransigeante qu'avaient maintenue trente-deux ans d'un pontificat pour lequel l'antique adage *Non videbis annos Petri* resta lettre morte, à l'Église intransigeante qu'avait illustrée et servie en France l'inébranlable Veuillot. Je lis dans un livre d'histoire ([^14]) qu'à sa mort en 1878 Pie IX « avait vu échouer l'une après l'autre toutes ses combi­naisons, s'évanouir toutes ses espérances ». Au contraire : il avait gagné. 71:276 Parce qu'il avait tenu bon dans la tempête, au lieu de pratiquer la fuite en avant comme l'Église de Vatican II, il commençait de voir le monde, du moins la France d'abord, revenir à lui par des ambassadeurs autrement prestigieux que les diplomates accrédités par la République, et supprimés par Combes en 1903. Compte tenu de la force d'inertie, il faut une génération avant la moisson. Pie IX et Veuillot quittaient la terre au moment où leur récolte commençait d'apparaître. Après le retournement -- c'est le sens du mot *conversion --* des artistes et des maîtres de la pensée, l'Université serait à son tour ébranlée, et le monde politique. Plus ménager de sa santé, Verlaine aurait vu rentrer les congrégations en 1920, avant ses quatre-vingts ans. Plus personne désormais n'osa parler sérieu­sement de les interdire. Les radicaux gouvernèrent encore, mais leur machine se désagrégeait, et les historiens savent bien que les élections de 1940 auraient donné, sans la guerre, la victoire à la Droite chrétienne, au P.S.F. en particulier. L'arrivée au pouvoir du maréchal Pétain en fut le substitut par des voies exceptionnelles comme les circonstances. C'était, dans l'ordre politique, la conséquence du retournement des élites à la fin du XIX^e^ siècle, la revanche sur le triomphe laïque de 1876-1900. ***D'une Église incarnée\ à une Église désincarnée*** Ce n'est pas tout. Les commentateurs qui blâment rétros­pectivement Veuillot de son intransigeance sont les mêmes qui se félicitent de la Séparation de l'Église et de l'État prononcée en 1905. Dansette, maître à penser dans les séminaires après 1950, comme Veuillot l'avait été avant 1930, écrit : « La sé­paration s'impose parce que, dans une démocratie fondée sur la souveraineté d'un peuple divisé de croyances \[divisé peut-être, mais très majoritairement catholique, oublie-t-il de préciser\], l'État ne doit à l'Église que la liberté. Voilà du moins l'opinion communément admise... » 72:276 Il ajoute : « Libérée, af­franchie des chaînes qui la liaient à l'État, prête à de nouvelles transformations parce que libérée d'un fâcheux embonpoint \[!\], la cité chrétienne sera d'autant plus forte face à la civilisation profane qu'elle en sera plus indépendante. » ([^15]) Un autre his­torien estimable (mais historien de l'Antiquité), H.I. Marrou, renchérissait, louant la Providence, dont il reprochait dans le même temps à Bossuet et Dom Guéranger d'interpréter un peu hâtivement les desseins ([^16]). Pourtant cette Église reconnue et appointée par l'État, cette Église assurée de sa cause et fière de son histoire temporelle comme spirituelle, que défendaient des journalistes acharnés comme Veuillot et bientôt Maurras, c'est elle qui a préparé et permis l'expansion chrétienne dans la première moitié du siècle. La machine était bien lancée, l'institution bien implantée. Tout a continué de fonctionner après la Séparation. Très bien pendant quarante ans. Moins bien dans les vingt années sui­vantes. Plus du tout ensuite. Mgr Decourtray, archevêque de Lyon, le constate comme nous dans une récente lettre pasto­rale : 73:276 « Quand on voit ce qu'ont produit entre les deux guerres le dynamisme, la vitalité intellectuelle et le sens pratique des chrétiens de France... on demeure véritablement confondu. (...) Or à partir des mêmes critères qui permettaient à l'historien de discerner un *âge d'or,* nous devons convenir que l'échec est encore plus spectaculaire que la réussite ne l'avait été. Ces trente dernières années marquent un recul apparent consi­dérable de la foi chrétienne en France. » Que ne s'interroge-t-il sur les orientations choisies par les dirigeants de l'Église en France dans l'entre-deux-guerres, qui trouvent leur aboutissement aujourd'hui ? Que ne s'interroge-t-il sur cette complaisance aux idéologies du moment par laquelle l'Église a cessé d'être le port où revient l'enfant prodigue et où aborde le barbare après avoir éprouvé l'inanité de ces idéo­logies ? Que ne s'interroge-t-il sur ce mépris d'une Église aux assises sociologiques, exigeant aide et reconnaissance de l'État ? On admire aujourd'hui l'Église polonaise : n'oublions pas qu'elle est entretenue, bon gré, mal gré, par l'État. (Ce n'est pas la seule raison de sa force, mais c'en est une.) Nos clercs ont eu les mains pures, pures de l'argent de l'État, pures des violences de Veuillot, pures des habitudes et des réflexes appris, sinon pures d'orgueil et d'ambition. Mais ils n'ont plus de mains. Des catholiques d'extraction populaire comme Veuillot et Péguy étaient mieux placés pour sentir que l'Église ne peut être présente à tous, et particulièrement aux humbles, par les écoles, par les œuvres, par la permanence ad­ministrative et financière, sans la protection et les subsides de l'État. Il y a d'autres raisons à son déclin actuel, mais on a tort d'oublier celle-ci. Dansette, parfois bien inspiré, remarquait lui-même que « sevrée de la protection officielle (sous la Mo­narchie de juillet) l'Église en a souffert dans son recrutement, qui est le signe principal de sa vitalité ». 74:276 Puisse Veuillot nous ramener à méditer sur l'Incarnation, nous rappeler, comme après lui Péguy, que le Christ a « *hérité du monde temporel, D'une création épaisse et gouvernée *»*,* et que l'on ne fait pas impunément abstraction de ces contin­gences. Les héritiers de Veuillot avaient raison de lutter contre la Séparation. Il n'y a pas d' « Église libre dans un État libre », contrairement à la formule désincarnée de Falloux, Montalem­bert et Mgr Dupanloup. Il y a deux forces, concurrentes et ri­vales si elles ne sont pas associées ou alliées. Veuillot, lui, « comprit, comme l'a écrit Pie X en 1913, que la force des sociétés est dans la reconnaissance pleine et entière de la royauté sociale de Notre-Seigneur ». Jean-Pierre Hinzelin. 75:276 ### Veuillot et l'Algérie par Pierre Gourinard LE SÉJOUR de Louis Veuillot en Algérie, son ouvrage *Les Français en Algérie* et les comparaisons que l'on peut établir avec d'autres témoignages nous permettent d'aborder, autour de 1840, la question si délicate de l'évangé­lisation possible de l'Algérie ([^17]). Parler d'évangélisation n'avait de sens que si l'on exami­nait tout d'abord les possibilités d'apostolat de la communauté chrétienne qui se reconstituait. Placé au tout début de la colonisation, très peu de temps après l'arrivée de Bugeaud, le récit de Louis Veuillot offre peut-être l'inconvénient de nous donner une vision fragmentaire des Français d'Algérie et autres Européens. Néanmoins son témoignage reste précieux en raison de l'ampleur des questions posées, qui ne perdront pas de si tôt leur actualité. Parmi les plus importantes figurait celle de la vie spirituelle des chrétiens d'Algérie. 76:276 La pratique religieuse en 1841 était fort délaissée, tandis que la moralité laissait à désirer. Aussi l'exemple donné à la population musulmane était-il des plus déplorables. Il n'est pas sans intérêt de comparer les remarques de Veuillot avec celles de M. Marc Baroli. L'auteur de *La Vie quotidienne des Français en Algérie*, *1830*-*1914* ([^18]) met en relief une plaie des débuts de la colonisation, l'irrégularité des ménages : « Dans les taudis des villes, dans les baraques des banlieues, on trouvait beaucoup d'hommes seuls, mais aussi, les femmes ne manquant tout de même pas entièrement, beau­coup de faux ménages, qui furent pendant longtemps un des plus graves soucis de l'Église d'Algérie. Les frais de chancelle­rie trop élevés détournaient les immigrants des mariages régu­liers, et les Français, par indifférence religieuse, leur donnaient souvent l'exemple des unions libres. » M. Baroli poursuit en notant l'affirmation d'un curé de paroisse algérois pour qui, dans toutes les administrations de la ville, il n'y avait guère que deux ou trois mariages réguliers. Animée par les jésuites, l'œuvre de Saint-François-Régis s'efforçait de régulariser le plus grand nombre possible d'unions. Cet exemple indique bien la profondeur d'un mal que Veuillot n'a pas découvert partout. Il a pu établir les distinctions qui s'imposaient entre les différents groupes ethniques. Ainsi les Espagnols et les Siciliens témoignaient d'une ferveur reli­gieuse plus grande que celle de beaucoup de Français et de Piémontais. Les Maltais constituaient un élément original où l'attachement aux pratiques religieuses était généralement intense. 77:276 ***Une neutralité nocive*** L'analyse de Veuillot s'étendait au-delà de ces constatations sociologiques dans la mesure où elle posait la question des rapports avec la communauté musulmane. L'évangélisation constituait l'objectif prioritaire, et il ne pouvait s'agir que d'une évangélisation par l'exemple. Peut-être perçoit-on un regret de l'absence de politique religieuse depuis 1830, une nostalgie d'un ordre chrétien qui aurait pu être établi outre-Méditerranée et que les événements n'ont pas permis. Pour l'intelligence de sa pensée, n'oublions pas que Veuillot, à l'époque, ne fait pas encore profession de foi légitimiste. Néanmoins nous ne pou­vons que constater une profonde parenté entre ses vues et celles de certains publicistes légitimistes. Pour tous, l'Algérie française doit devenir chrétienne. L'occasion d'une évangélisation progressive a été manquée dès 1830, lorsque la Révolution de juillet a entraîné une césure dans la vie politique française et donc dans les vues, à peine ébauchées, sur les possessions d'Afrique. Le régime de Louis-Philippe, même s'il n'envisageait pas sérieusement l'abandon, même s'il ne refusait pas a priori l'extension de la conquête, pratiquait une neutralité religieuse de fait, dont les conséquences ne pouvaient être que nocives pour les partisans de l'évangéli­sation. Il suffit de mentionner la suppression des aumôniers attachés à l'armée ([^19]). Veuillot a perçu ces réalités qui n'échappaient pas aux légitimistes, et sans doute aussi a-t-il ressenti les effets néfastes d'un autre aspect, celui du déracinement. Celui-ci était beau­coup plus net, dans ces premières années de la colonisation, qu'il ne le sera plus tard. Que l'on songe en effet à ce que pou­vait représenter la transplantation pour des personnes démunies de moyens matériels et souvent d'ancrage spirituel solide. Veuil­lot a parfaitement compris que la question était politique, car les carences de la colonisation expliquaient la situation. 78:276 En effet, il n'existait aucune politique colonisatrice, même sur le plan de l'exploitation foncière. Les nouveaux arrivants étaient donc contraints d'organiser leurs activités sans la moindre idée directrice. On ne dira jamais assez combien cette anarchie a pu créer de déchéances morales -- que l'on songe aux ravages de l'absinthe dénoncés par tous les écrivains et voyageurs. Bien plus, ce déracinement atteignait les milieux en principe plus cultivés de l'administration et de l'armée. Chez les mili­taires en particulier, beaucoup d'officiers gagnés aux idées saint-simoniennes allaient jusqu'à chercher d'autres racines dans l'Islam. Nous en arrivons à la douloureuse question des apos­tasies qui n'a pas échappé à Veuillot. Beaucoup de prisonniers civils et militaires embrassaient la foi musulmane. L'écrivain le note avec indignation : « Combien l'abjuration des prison­niers est une chose ordinaire et devenue insignifiante... » (p. 175) ***La pauvreté du culte*** Le danger était donc grave, et, pour Veuillot comme pour les écrivains légitimistes, le péril le plus considérable était de voir les promesses d'une Chrétienté disparaître. Il était urgent de posséder un clergé de grande valeur et, malheureusement, la disette en prêtres était considérable, et beaucoup se heurtaient à des conditions matérielles précaires. Veuillot a rencontré le curé de Mostaganem, et la page qu'il nous livre est d'une cruelle vérité : 79:276 « Une petite fille mahonnaise m'indique le presbytère... Un maigre lit, quelques volumes sur une planche, toute sa garde-robe et tout son linge dans un panier, toute sa vaisselle sur une table boiteuse, où il reste assez de place pour écrire, un crucifix de cuivre à la muraille. « Le curé sonna lui-même sa messe en agitant une cloche qui se rendait à Oran et qu'il a arrêtée au passage, espérant qu'on ne la lui reprendrait plus... L'église est une des chambres du presbytère. Deux chaises, les deux seules chaises qu'il y eût dans toute la maison, en formaient le mobilier. Hélas ! souvent il y en a une de trop !... L'autel, une planche accrochée de chaque côté à la paroi de l'étroite cellule. Pas de tapis sous les pieds du prêtre, pas de pupitre pour placer le missel ; deux restes de bougie dans des chandeliers de fer. Ô Dieu de la France, quelle pauvreté ! « Je me disais que le curé de Mostaganem devait envier le sort des missionnaires, car les consolations que le mission­naire trouve parmi les sauvages, il ne les trouve point ici. La religion n'y est ni forte, ni persécutée ; elle est méprisée ; elle est inutile. Les victoires sont d'obtenir pour célébrer les saints mystères une baraque où le prêtre reste seul... « ...Après la messe je sortis percé comme d'un glaive de ces paroles du dernier évangile : *In propria venit et sui eum non receperunt,* Il est venu chez soi, et les siens ne l'ont pas reçu » (p. 364)*.* Que pouvaient penser les Musulmans devant la pauvreté du culte et l'indifférence du grand nombre ? Les témoignages abondent de réactions défavorables. Celui de Pellissier de Rey­naud suffirait. A propos de la cession de la mosquée Kechoua au culte catholique, il écrit : « Cette mesure choqua beaucoup moins les Arabes qu'on aurait pu le croire, car notre indifférence religieuse était ce qui les blessait le plus. Ils furent bien aises de voir que nous consentions enfin à prier Dieu. » ([^20]) 80:276 L'évangélisation par l'exemple de la fidélité à une pratique religieuse ne suffisait pas. Elle devait s'accompagner aussi d'une association des colons et des indigènes dans les nécessités de la vie quotidienne. Encore cet idéal ne pouvait-il être atteint que par une élévation de la situation morale de la population indi­gène. Le clergé pouvait y contribuer. Veuillot rejoignait là les convictions de l'écrivain légitimiste Louis de Baudicour : « De­puis longtemps, les soldats de Mahomet fermaient le continent africain aux lumières de l'Évangile. Aujourd'hui, la barrière est rompue, nous nous jetons dans ce pays barbare pour le coloniser, et nous ne songeons pas à la mission qui nous est dévolue de le civiliser en lui rendant la foi. » ([^21]) Louis Veuillot préfigurait-il le Père de Foucauld, lorsqu'à l'instar de presque tous les écrivains légitimistes il laissait prévoir que l'évangélisation des Musulmans constituait la seule réponse satisfaisante aux questions angoissées que posaient les difficultés algériennes ? L'avenir a donné une grande consis­tance à ces interrogations. Mais il est un autre aspect de Veuillot écrivain et penseur que révèle son livre sur l'Algérie. En découvrant ce pays neuf où l'évangélisation pouvait s'épanouir, Veuillot s'acheminait vers la fidélité à la monarchie légitime qui dominerait la fin de sa vie. La convergence de ses vues et de celles des légitimistes est à rapprocher de la *Lettre sur l'Algérie* écrite par le comte de Chambord en 1865 : « Les intérêts de l'ordre religieux sont-ils suffisamment ménagés, favorisés, défendus ? Dans la réalité, l'apostolat chrétien est-il parfaitement libre ? 81:276 Ne ren­contre-t-il sur ses pas aucune entrave, lorsqu'il vient, non pas par la violence et la contrainte, mais avec les seules armes de la persuasion, de la charité, des saints exemples, essayer d'amener ces peuples encore plongés dans les ténèbres de l'igno­rance et de l'erreur, à la connaissance de l'Évangile, de cette divine loi qui a civilisé le monde ? En un mot les besoins spirituels ne sont-ils point partout en souffrance ? » ([^22]) Cette convergence entre les positions de Louis Veuillot, des légitimistes et plus tard d'Henri V sur l'Algérie peut constituer un point de départ pour une étude plus approfondie d'un sujet qui nous tient particulièrement à cœur, la place de Veuillot dans l'histoire des idées au XIX^e^ siècle. Pierre Gourinard. 82:276 ### Couronne pour Louis Veuillot par Roger Joseph L'arrière-grand-mère de Roger Jo­seph, Mme Jean-Baptiste Joseph, née Élisabeth Collard, était la cousine de Louis Veuillot. *Je mets l'honneur de servir\ au-dessus du bonheur de plaire et\ s'il me faut choisir entre deux\ reproches, je préfère celui d'être\ irrespectueux à celui d'être cour­tisan. *» Antoine BERRYER. *Un peu du sang des tiens coule dans mes artères* *Mais ce trait, beau cousin, fait plus qu'il n'est requis* *Pour unir, au-delà du legs héréditaire,* *La cime où je m'efforce et tes sommets conquis.* 83:276 *Certes, j'honore en toi quelqu'un de cette race* *Dont une souche unique, au sol orléanais,* *Fière de sa noblesse encor que d'humble extrace,* *Joint ma vigne valoise à ton cep gâtinais.* *Ce n'est point là, pourtant, le seul reflet fidèle* *Auquel je veux me reconnaître en ton miroir* *En dépit des accents qui haussent ton modèle* *Loin d'un petit neveu né du même terroir.* *Fort du jaillissement de nos communes sources,* *A tout un* « univers » *tu lanças tes beaux cris,* *Liant verve et douceur, au hasard de tes courses* *Et les* parfums de Rome *aux* odeurs de Paris, *Tandis qu'ayant foulé parfois les mêmes rives* *De la Seine française au vieux Tibre latin,* *C'est au Loyre gaulois dont tout écart me prive* *Que j'ai préféré suivre un modique destin.* *Or, si chétif que soit devant ton large torse* *Quelque lointain parent sans lustre et sans éclat, il n'importe !* *Aux deux cœurs c'est la vertu de force* *Qui domine la crainte et nourrit le combat.* *Lutter, tu le voulus pour la seule victoire* *Du Pays de Clovis et du Dieu de la Croix,* *Mariant, contre tout sophisme dérisoire,* *La Terre avec le Ciel et l'Ordre avec la Foi,* *Et, pour que l'âme enfin des mots soit la maîtresse,* *Tu nous dictas le choix des deux outils divers :* Mâle prose *qui sonne aux rythmes d'une presse,* Poème *qui se moule aux cadences du vers...* 84:276 *Dès lors, allègrement, tu chantes, tu professes,* *Scandale de l'impie et terreur du bedeau :* *La foule des châtrés fuit en serrant les fesses* *Et ceux que tu défends te crachent dans le dos.* *Vivant reproche autant qu'impitoyable exemple,* *Visage à découvert, tu mets le monstre à nu :* *Des Anciens du Peuple ou des Marchands du Temple,* *Que de coups bien donnés te sont donc revenus !* *C'est alors, sur le tard, que la route suivie* *T'a mené jusqu'aux Lys, -- puisque l'homme, ici-bas,* *Pour trouver son chemin n'a pas trop d'une vie,* *Heureux si pour jamais il n'égare ses pas...* *Mais il ne se pouvait qu'une voix de chimère* *Abusât longuement ta soif de vérité :* *N'étant point libéral, tu ne confondis guère* *Le diable Indiscipline et l'ange Autorité.* *C'est pourquoi, mon aîné, mon guide, mon ancêtre,* *Du séjour sans querelle où s'apaisent les Forts,* *Il me plaît de rêver que tu vas reconnaître* *Un peu de tes leçons dans mes faibles efforts...* Roger Joseph. 85:276 ## DOCUMENTS ### Veuillot bénédictin Villiers de l'Isle-Adam Villiers de l'Isle-Adam a séjourné à Solesmes en septembre 1862 et en août 1863. Sa famille l'y expédia pour le soustraire à ses mauvaises fréquentations parisiennes. En 1862 (il avait vingt-quatre ans), il y passa une semaine et il écrivit peu après, de Saint-Brieuc, à Baudelaire : « Le R.P. Dom Guéranger est, je crois, un homme d'une imagination logique et d'une science absolument quelconque ; il jouit d'une qualité que vous estimerez : *la froideur attrayante.* 57 à 58 ans. Il était prêtre à 21 ans ; docteur en théologie à 23 ans ; licencié en droit, licencié ès-lettres et docteur ès-sciences à 38 ans. Il parle 7 à 8 langues actuelles et n'ignore pas les dia­lectes hébraïques au point de le céder à M. Renan. Il a trouvé moyen, sans un sou, de relever l'abbaye de Solesmes, sans s'interrompre pour cela, et sans quitter une rude partie entre lui et tous les évêques de France au sujet de la Liturgie ancienne qu'il a réussi à faire rétablir dans toute sa pureté, presque partout ; 86:276 mais il a fallu écrire une douzaine de volumes fantastiques de science religieuse, arracher des bulles pontificales, lutter contre son évêque, abîmer pendant un an, tous les 15 jours, M. de Broglie (au sujet du Labarum et, généralement, des miracles), se lever à 4 heures, se coucher à 11 heures, manger de la salade le soir et un peu de soupe dans une écuelle le matin, conserver du temps pour le bréviaire et pour la direction de l'ab­baye (60 moines), tout quitter au coup de cloche de la Règle, causer avec des milliers de visiteurs, surveiller un anévrisme et une propension mosaïque au bégaie­ment, afin de ne pas perdre la tête et avoir un front deux fois haut et vaste comme celui de Victor Hugo. Vous voyez que ce n'est pas une brute, et pour me servir d'une expression de du Terrail (si vous voulez bien pardonner cet ignoble mouvement d'amour-pro­pre) j'ajouterai que : « je ne suis pas trop mal dans ses papiers ». « Il est flanqué de deux têtes qui sont presque éga­lement admirables : le Père Économe et le Père Prieur Dom Fontanes et Dom Couturier : deux colosses au physique et au moral. La Bibliothèque (j'oubliais de vous dire que ces deux colosses et lui sont charmants de bienveillance, de profondeur et de *naïveté,* au point de s'amuser et de faire des calembours), la Bibliothèque contient environ 20.000 volumes : on m'y laisse seul, tous les jours, faveur inconnue à bon nombre de gens... » En 1863, il s'esquiva le vingtième jour, non sans avoir ren­contré Veuillot : « J'étais ici avec Louis Veuillot depuis huit jours, écrit-il le 28 août à son ami Jean Marras avant de partir ; Henri (sic) Taine, Émile Littré, et deux professeurs de l'école normale sont venus visiter l'abbaye. Dom Guéranger et moi nous passions *toutes nos soirées* depuis neuf heures jusqu'à minuit à causer profondeurs ; Veuillot a été charmant pour moi, aussi. » De son côté, Veuillot écrivait à Mme d'Esgrigny : « ...L'abbaye est pleine de sauvages ; il y a même des maçons ; il y a même un poète ! Ce poète ne m'est pas inconnu, je l'avais jadis tenu à l'écart : et il faut que je le trouve ici ; et converti qui pis est, ce qui va l'autoriser à m'aborder carrément. Je vois dans ses yeux qu'il se prépare à me faire sa confession générale. Pourvu qu'il n'ait pas en poche un poème religieux ! Nous sommes dix ou douze à la table des hôtes : c'est trop pour manger des pois avec des fourchettes de fer... » 87:276 Villiers est-il ce poète tenu à l'écart jadis (de fait, il fréquentait la bohème parisienne dès 1855) et converti ? A la mort de Louis Veuillot, il écrivit pour *Le Figaro* l'article qu'on va lire ([^23]), paru le 19 avril 1883. C'était son premier article dans ce journal, auquel il collabora ensuite régulièrement jusqu'à sa mort en août 1889. On peut bien dire que l'intercesseur, entre Villiers et *Le Figaro,* fut Veuillot, qui lui-même y avait publié son premier article. Villiers a regroupé et mis en scène des souvenirs. Il ne faut pas chercher dans cette évocation une exactitude absolue. Le ton des interlocuteurs est sans doute un peu forcé ici et là. Mais l'ensemble est très vraisemblable, et la correspondance de Veuillot atteste qu'il écossait les pois et que dom Pitra servait (fort bien) au réfectoire. *J. U.* IL Y A QUELQUES ANNÉES, je dus me rendre, en vue de re­cherches archéologiques, à l'Abbaye des bénédictins de Solesmes. Donc, un soir d'automne, au reçu d'une lettre d'introduction près de l'illustre Abbé de ce cloître, dom Guéranger, je quittai Paris. Le lendemain matin, j'étais à Sablé d'où l'Abbaye n'est distante que d'une heure. Je descendis, pour mettre ordre à ma toilette, en cet hôtel de la grand'place dont l'enseigne éton­nante me fit rêver : *Hôtel de Notre-Dame et du Commerce.* Puis, comme il faisait soleil, je me mis en route, mon sac de voyage à la main, pour le monastère, où j'arrivai midi sonnant. 88:276 L'un des frères du portail s'offrit pour remettre à l'Abbé dom Guéranger la lettre qui me présentait à lui. J'entrai sous les arceaux ; j'y rencontrai d'autres pèlerins. Je pris rang, sur l'invitation de l'un des pères. C'était l'heure du déjeuner. L'on traversa les cloîtres. L'abbé de Solesmes se tenait debout, une aiguière et un plateau à la main au seuil du réfectoire. A ses côtés, le Prieur dom Couturier et l'Économe dom Fontanes, debout aussi, me considéraient, les bras croisés en leurs longues manches noires. Dom Guéranger me versa de l'eau sur les doigts, en signe d'hospitalité : l'un des frères me tendit une serviette ; je m'es­suyai. L'on me montra la table des hôtes, située au milieu de la salle -- et entourée de celle dès religieux -- un peu au-dessous de l'estrade où l'Abbé, le Prieur et l'Économe, seuls, prenaient leurs repas. Après une prière pour les morts et un *Pater noster* (dont les deux premiers mots seulement furent prononcés, chacun le devant achever en soi-même), l'on prit place. L'un des pères monta dans une chaire élevée auprès d'une fenêtre, ouvrit un tome des Bollandistes et se mit à lire, à haute voix, l'existence de sainte Lidwine. Le repas des Bénédictins était plus qu'austère. Un plat de légumes, du pain et de l'eau. Le nôtre me sembla plus recherché. Mais je regardais plutôt mes hôtes que le repas. Entre les deux autres Pères, dom Guéranger apparaissait comme le pilier d'une abside entre ses deux colonnes. Il portait soixante années d'épreuves, de luttes et de pénitence. Pauvre, à vingt-deux ans, il avait fondé l'abbaye. Son front était haut, plein et pensif. Ses yeux, d'un bleu très pâle, étaient deux lueurs vivantes. Tout dégageait, en sa personne, l'invincible Foi ; sa croix abbatiale brillait sur sa poitrine comme de la lumière. Il n'était point de haute taille, mais quelque chose de mystérieux le grandissait, je m'en souviens, quand il parlait de Notre-Seigneur. Plus tard, lorsqu'il m'honora d'une amitié que la mort n'a pas effacée entre nos âmes, j'ai souvent constaté, dans ses entretiens, un accent de voyance révélant un élu. 89:276 Les deux religieux, à sa droite et à sa gauche, possédaient aussi des fronts extraordinaires et des prunelles pénétrées d'un rayonnement intérieur tel que depuis je n'en ai jamais rencontré l'équivalent. Leur regard attestait la permanence du cœur et de l'esprit en l'unique pensée de Dieu. Au dessert, la lecture finie, je me tournai vers mon voisin de table que je n'avais pas encore remarqué. Un passant comme moi, sans doute ? Il me parut, dès le premier coup d'œil, doué d'un sourire sympathique en un visage cependant presque vul­gaire. Ses mains d'homme de lettres, aux manières affables, attirèrent mon attention ; elles indiquaient une intelligence. Donc, à titre de plus nouvel arrivé au couvent, je lui demandai s'il connaissait le nom du religieux qui, revêtu, sur son froc, d'un long tablier de serge, s'empressait et nous servait en silence. -- Oui, me répondit-il très simplement. C'est l'un des plus grands hellénistes d'Europe, l'un des plus savants pères de l'Abbaye. Récemment, il a refusé, par humilité, le chapeau de cardinal, offert par le Souverain Pontife. Il a préféré ce tablier, comme vous le voyez : -- il a choisi de servir les pécheurs que Dieu conduit à Solesmes. C'est Dom Pitra. -- Je porte envie à ce serviteur, lui dis-je. -- Moi aussi, répondit-il. Après un moment, je repris : -- Et ce religieux, en face de nous, dont la figure d'ascète me rappelle celle du saint François d'Assise, au musée de Ma­drid, et qui a cependant l'air plus joyeux que les autres Pères ? 90:276 -- Celui-là, nous l'appelons familièrement *le Capitaine,* me répondit-il en souriant. C'est dom Gardereau ([^24]) -- vieux mili­taire, et grand mathématicien. -- Quant à la joie recueillie qui transparaît sur ses traits, c'est qu'il a été condamné, ces jours-ci, par le médecin du monastère : il sait, en un mot, qu'il doit mourir sous très peu de temps ([^25]). Le déjeuner était fini. Après une station à la chapelle cinq fois séculaire de Soles­mes et dont l'Abbé dom Guéranger avait relevé les ruines, je descendis au jardin. J'y aperçus mon voisin de table au milieu d'un groupe de bénédictins que présidait l'Abbé lui-même. L'on était assis sur des chaises, en cercle, dans une grande allée. Mon interlocuteur du déjeuner avait revêtu, sur sa redin­gote, un tablier de serge pareil à celui de dom Pitra. Il écossait tout bonnement des pois, avec son entourage qui se livrait à ce même labeur. Je m'adressai à l'un des Pères qui, une bêche à la main, retournait la terre : -- On fait l'honneur à ce pèlerin, là-bas, de le traiter en frère convers ? lui dis-je. -- C'est que ce monsieur, c'est Louis Veuillot, me répon­dit-il. Quelques moments après, l'Abbé de Solesmes nous présen­tait l'un à l'autre. -- Je ne m'étonne plus du ton de vos paroles, monsieur, lui dis-je : je les ai trouvées simples et fortes comme vos écrits. Ce disant, je pris place dans le cercle où l'on écossait des pois. J'en avisai moi-même, quelques-uns, dans mon zèle, vou­lant me rendre utile -- et surtout ne point rester oisif devant l'exemple. 91:276 -- Lorsque vous êtes survenu, monsieur, me répondit Louis Veuillot, le révérend père Abbé me reprochait justement la rudesse de mes écrits. -- Ah ! c'est que je m'adresse à de prétendus athées qui, en flétrissant leurs âmes, sont jaloux de détruire la foi des esprits mal assurés qui les entendent. Un exemple : Nous savons qu'il est plus facile, aux professeurs d'incrédulité, de prendre une barricade que de faire maigre le vendredi (les autres jours, passe encore ! mais l'Église, sachant ce qu'elle proscrit et rien n'étant plus difficile que lui obéir, il est très dur à un mondain de faire maigre *juste* ce jour-là). -- Bien. Si les ventres se taisaient, en faisant gras, peut-être n'aurais-je rien à dire. Mais, c'est qu'ils parlent, ces ventres ! C'est qu'ils se moquent alors, tout haut et bruyamment, du Paradis perdu pour une pomme ! Et qu'ils en font rire les incer­tains. -- Certes, s'ils essayaient de se priver d'abord, en esprit d'Espérance, d'un morceau de viande le jour en question, peut-être pourraient-ils s'apercevoir que la « légende » n'est pas aussi absurde qu'ils l'affirmaient la veille. Or, non seulement, vous dis-je, ils n'essayent rien, sous prétexte que ce serait « trop facile » mais ils prêchent, verre en main, leurs « convictions » aux esprits tièdes qui, bientôt, les imitent ; -- ce qui conduit ces messieurs et leurs prosélytes à paraître, tour à tour, devant Dieu, sans un fétu dans leur bagage, sinon leur scandale. En­core une fois je n'aurais pas à les juger n'était leur propagande ! C'est là ce qui me donne le droit et me fait un devoir, à moi, chrétien, d'en être le préservatif dans la mesure de mes forces. Ce n'est pas contre leur conduite privée, -- contre leur lâcheté devant leurs instincts, -- mais contre leurs contagieuses paroles, que je me bats. Et je me trouve mission d'en paralyser, comme je le puis, l'action mortelle. Beau crime, de dégonfler ces ballons en les piquant d'une plume ! J'ai la haine sainte que redoutent ces Jocrisses ; je l'utilise. Pourquoi pas ? 92:276 -- Vous les prenez à partie avec une violence parfois bles­sante, mon cher enfant ([^26]) dit l'Abbé de Solesmes. Avoir beau­coup de charité, cela vaut encore mieux que de faire maigre le vendredi. -- J'enrage, s'écria Louis Veuillot, j'enrage, mon Père, lorsque j'entends mes supérieurs en Dieu me recommander la suavité envers ces empoisonneurs d'âmes ! Vous ne les connaissez pas ! Toute arme est bonne contre ces souriants gredins. Je suis grossier, dit-on. Si je ne l'étais pas, me com­prendraient-ils ? Est-ce que Lacordaire, du haut de la chaire de Notre-Dame, ne s'est pas écrié, en face du Saint-Sacrement, et parlant à l'élite des intelligences catholiques de France : « Quoi ! voici qu'ils enseignent à vos enfants, ces libres-penseurs nouveaux, que l'Homme n'est qu'un tube percé aux deux bouts et je n'aurais pas le droit, moi confesseur de Jésus-Christ, *d'écraser sous mes pieds cette canaille de doctrine ! *» Il me semble qu'il ne faisait point là de fleurs de rhétorique non plus, le bon père Lacordaire. Et Donoso-Cortès, marquis de Valdegamas, ne fut-il pas encore plus rude, un certain jour ? Il fut terrible. Eh bien ! c'est le ton qu'il faut prendre avec eux, à son exemple. Ils savent bien qui ils sont, d'où ils viennent, ce qu'ils font et où ils retournent. Et j'ajoute qu'ils *rôtiront* bientôt, selon la promesse même du Seigneur. Comment serais-je onctueux envers ces hommes ? Voulez-vous que je dise à Renan, par exemple, à ce rat d'église qui vient la nuit manger le pain bénit : « -- Mon cher Judas, vous avez peut-être avancé, dans vos livres, des choses un peu trop vives ?... » Allons donc ! N'est-ce pas à coups de fouet que Jésus-Christ chassa du Temple ces vendeurs ! Comment les appelait-il ? « Race de vipère ! » Le paysan ne se gante pas pour se saisir d'une trique devant les voleurs. Mon père, je ne suis qu'un paysan, comme le Grand-Ferré, qui tua beaucoup d'Anglais en Bretagne. Laissez-moi, de grâce, continuer ma besogne. 93:276 -- Saint Benoît nous prescrit la douceur ! dit l'Abbé. Vous feriez un bénédictin rebelle. -- Mais un bon dominicain, je crois !... hasardai-je en souriant. Une cloche, sonnant la prière, interrompit cette causerie, dont je me suis souvenu, mercredi dernier, en face du cercueil de ce grand soldat de la foi chrétienne. A. de Villiers de l'Isle-Adam. 94:276 ### Une préface de Claudel *Préface au Louis Veuillot\ de François Veuillot,\ Alsatia 1937.* IL EST ÉCRIT au II^e^ Livre des Macchabées que le grand cham­pion du Dieu d'Israël contre les Grecs vit en songe le prophète Jérémie qui lui tendait un glaive d'or, disant : « Reçois ce glaive saint comme un présent de Dieu, en qui tu renverseras les adversaires de mon peuple d'Israël... Ainsi en­couragés, les soldats du héros décidèrent de combattre et de donner de toutes leurs forces sur leurs ennemis, à cause qu'il s'agissait de la cité sainte et du temple. Car ils se mettaient moins en peine de leurs proches : mais la plus grande et la première crainte qu'ils avaient était pour la sainteté du temple. » 95:276 Cette épée de Judas Macchabée, il y a un autre homme qui en a hérité, *in die belli,* au plus dur de la mêlée, c'est-à-dire au XIX^e^ siècle : cet homme s'appelle Louis Veuillot. L'épée n'était plus d'or, mais d'acier, non moins tranchante et affilée, d'une trempe aussi loyale que celle que Jeanne d'Arc trouva derrière l'autel de Sainte-Catherine de Fierbois. Non, ce n'était pas seulement une épée, mais quelque chose d'actif, d'alerte et de vivant, comme la verge autrefois dans la main du prophète. L'épée, la plume, la pointe, ne faisaient qu'un avec l'homme, comme l'aiguillon avec la guêpe, animées d'une vie propre et de cette espèce d'intelligence profonde de l'adversaire qui ressem­ble à l'instinct de ces insectes guerriers. Quels coups terribles il a portés, ces fantoches à sa droite et à sa gauche en portent témoignage, crevés de part en part, fendus de la tête au girel, comme le bon évêque Guillaume de Tyr dit du Sarrasin, ou sim­plement atteints d'une blessure imperceptible et mortelle. Les noms mêmes ont disparu. Je cherche en vain à me rappeler celui de ce directeur du *Siècle.* Edmond About, « cet Almanzor de comptoir, luisant et parfumé », erre parmi les ombres dolentes échappées à l'École normale. Et qui donc était ce bonhomme qu'on appelait autrefois Émile Augier ? Victor Hu­go lui-même reçut de tels horions, *bonnes buffes et bons tor­chons,* dit Jeanne d'Arc, que la terre entière retentit encore de ses hurlements. « Mon plus grand plaisir, dit le paladin, est de faire peur aux méchants. » Un paladin et non un spadassin. Il ne se battait pas pour le plaisir, mais l'urgence pour la défense de ces seules causes qui sont saintes au monde, et non pas seulement pour celle de ses proches mais pour celle de *la cité sainte et du temple.* C'est à Rome même que l'Esprit Saint l'avait armé chevalier et lui avait dit : Va ! Quel cœur battait dans la poitrine de ce fils du tonnelier de Bercy, quel amour pour les siens, ceux de son sang, ceux de sa race et ceux de son esprit, quelle bonté pour ceux mêmes qui le haïssaient, le beau livre de François Veuillot, qu'il m'a fait l'honneur de me demander de préfacer, le dit d'une manière émouvante. Les lettres qu'il écrit, à la mort presque simultanée de sa femme et de ses trois filles, sont peut-être ce que la langue française a de plus déchirant et de plus sublime. *Je ne suis pas terrassé,* dit-il, *je suis à genoux.* 96:276 Mais son amour essentiel, cette chose pour laquelle il existe, ce devoir en lui toujours brûlant et vigilant, c'est l'amour de l'Église, je veux dire le sentiment intense de Jésus-Christ et de Son représentant sur la terre qui est le Pape ; notre unité dans le Père infaillible. Rien de plus touchant que la loyauté filiale dont il ne cesse d'entourer le grand Pontife, Pie IX. On songe à cette peinture que Joinville fait du bon chevalier Gauthier de Châtillon, défendant son souverain : « Quand il voyait que les Turcs se mettaient parmi cette rue, il leur courait sus, l'épée au poing, et les rejetait hors du castel : et au fuir que les Turcs faisaient devant lui, le couvraient tout de traits. Quand il les avait chassés, il se déflichait de tous ces traits qu'il avait sur lui et remettait sa cote d'armes sur lui et se dressait sur ses étriers et criait : Châtillon ! chevalier ! Quand il se re­tournait et voyait que les Turcs étaient entrés par l'autre bout, il leur recourait sus, l'épée au poing et les chassait : et ainsi fit par trois fois. » Après des siècles de disputes, de chicanes, de gallicanisme, de défiance, de hargne, de mauvaise humeur et de mauvaise volonté, la France en la personne de Louis Veuillot, suivant l'invitation prophétique de Joseph de Maistre, se réconciliait avec le Pape. Qu'on lise dans le présent livre son magnifique salut à Pie IX, dépouillé du pouvoir temporel. « Salut à toi, vieillard magnanime... » et tout ce qui suit. Le cœur humain est fait pour l'amour et le respect, et en ces tristes jours où trou­vera-t-il un objet qui en soit digne, sinon sur le Trône de Pierre ? Ce n'est pas d'un Roi, c'est de Jésus-Christ et de Son vicaire, que ce grand Français attend le salut de son pays. « La patrie, déclare-t-il, *se refera autour* de l'autel. L'autel est sa terre natale et n'a rien perdu de sa fécondité. » Et il ajoute ces amères et graves paroles : « Moi, chrétien, moi chrétien catholique de France, vieux en France comme les chênes et enraciné comme eux ; moi, fils de la sueur qui arrose la vigne et le blé, fils de la race qui n'a cessé de donner des laboureurs, des soldats et des prêtres, sans rien demander que le travail, l'Eucharistie et le sommeil à l'ombre de la croix ; 97:276 moi enfin, fidèle à toute la tradition et à tout le cœur de ma vieille patrie pleine de bonne fierté et de bonne gloire, voici l'intolérable affront qui me fait rougir, non plus à la joue, mais dans l'âme ; je suis constitué, déconstitué, gouverné, régi, taillé, par des vagabonds d'esprit et de mœurs, qui ne sont chrétiens ni catholiques, c'est-à-dire, par le fait, qui ne sont pas Français, n'ayant rien du culte de la patrie... » Comme tous les apôtres, Louis Veuillot eut à se défendre non seulement contre les ennemis du dehors, mais contre ceux du dedans, ceux-ci peut-être les plus dangereux et les plus acharnés. On a peine à se rendre compte aujourd'hui à quel point le jansénisme et le gallicanisme avaient poussé de pro­fondes racines dans le sol de la France. Mais il y avait aussi les libéraux, les conciliateurs, les politiques, que Veuillot cho­quait par l'intransigeance abrupte de ses opinions et par la violence de son langage. De ce côté, le procès n'est pas fini et il ne paraîtra pas inutile d'y consacrer quelques lignes. C'est Veuillot lui-même qui nous en fournira l'argument, quand il répond aux reproches amicaux du prudent Foisset : « Ce que j'ai de trop, je tremble qu'on ne l'ait pas assez... Je suis trop ignorant pour n'avoir pas de violence ; il leur manque du sang, de la haine contre une société où ils ont leur place et dont les velours et la dentelle les empêchent de voir les plaies et de sentir les corruptions. Ils ignorent ce qui se passe dans la rue, ils n'y ont jamais mis les pieds ; moi j'en viens, j'y suis né, et pour tout dire, j'y demeure encore... » Et il ajoute : « Nous voulons bien que les blasphémateurs sauvent leur âme, mais nous ne voulons pas en attendant qu'ils en perdent d'autres. » Que dirait Veuillot s'il revenait au monde et s'il constatait le ton bénin et émollient qui règne aujourd'hui dans presque toute l'expression catholique ? Son épée est au musée et le gourdin même de Péguy et de Léon Bloy n'a plus de poignet qui soit capable de le manier. Sous prétexte de charité et de bon goût, on accepte tout, on couvre tout de silence quand ce n'est pas d'approbation. 98:276 S'il y a un fléau qui empoisonne la France, qui déborde de toutes les presses et de toutes les scènes, c'est la pornographie. Il y a encore un homme qui lutte contre elle de toutes ses forces, c'est le courageux abbé Bethléem. Mais il est seul. Partout ailleurs c'est une indulgence attendrie. Petits coquins ! tout de même comme vous êtes intelligents ! comme vous avez de l'esprit ! J'ai eu la stupeur de lire dans certains périodiques catholiques des éloges de pièces, d'ailleurs parfai­tement imbéciles, dont je n'ose même pas indiquer le sujet. Le critique, puissant universitaire, après les réserves obligées, y voyait une illustration des thèses de saint Thomas sur la vertu de force ! Et pour les doctrines, il en est de même. Toutes les controverses sont taillées sur le même patron. On commence par faire l'éloge des ennemis de la foi, on met en lumière leurs belles qualités, on les fait asseoir, comme dans le fauteuil du photographe, sous un jour flatteur qui fera ressortir ces fronts pensifs et ces intéressantes physionomies. Puis on passera à l'examen des doctrines en insistant sur les points qui sont le mieux de nature à séduire et amadouer un chrétien. *Quis consensus Christi et Belial ?* a dit autrefois un fanatique dont ce n'est pas la peine de se rappeler le nom. Entre la vérité et l'erreur on se plaît au contraire à trouver autant de passages et de nuances que sur le cou de la colombe. L'apologétique a fait tout de même des progrès depuis le temps des Nicolaïtes, depuis saint Jérôme, saint Augustin et saint Bernard, depuis Bossuet et Joseph de Maistre ! Alors vient la réfutation, aussi prudente et « objective » que possible. Objectif ! Voilà le grand mot ! Avant tout il s'agit d'être *objectif !* Et quand le lecteur arrive à la fin du factum, il a l'impression que par rapport à la vérité chrétienne, la doctrine critiquée n'a plus le caractère d'une opposition, mais celui d'une alternative. Que de précautions, que de chatteries, que de caresses, pour parler d'un Renan, d'un Gœthe, d'un Anatole France, d'un André Gide ! Ce n'est plus l'épée ni le gourdin : c'est la plume de paon, c'est la feuille de rose, c'est le petit vent du Nord ! Ennemis de Dieu, c'est vrai, mais quels délicieux écrivains ! 99:276 *Canes muti !* dit l'Évangile. Que dire de ces molosses à crocs de caoutchouc ? Nous sommes loin de l'indignation généreuse, de cette espèce de fureur sacrée d'un Louis Veuillot ! Pour certains théolo­giens, pour les chrétiens toujours fidèles, ces éructations de l'Enfer, cela se passe loin d'eux et comme dans un autre monde. Il ne s'agit que de papier, de documents « objectifs », de thèses que l'on a un certain plaisir à démonter, de curiosités amu­santes. Mais pour le converti il en est tout autrement. Ce poison, il l'a absorbé autrefois, il a failli en crever, et il lui en reste une certaine tendance à la colique. Ce ne sont pas là des choses inoffensives et que l'on peut montrer avec complaisance aux petits enfants. C'est littéralement de la mort en bouteille, et non pas seulement de la mort-aux-rats, mais de la mort-aux-âmes. Laisserons-nous les charlatans la débiter sur la place publique sans essayer de faire quelque chose, et sans nous en prendre non seulement à leur camelote mais à leur propre personne ? Louis Veuillot ne l'a pas cru. Il a été vaincu en apparence, mais il a fait ce qu'il a pu. Paix sur toi, grand chrétien ! Je le vois au cours de ses dernières années qui erre tout seul au fond d'un sombre appartement de Paris. Il n'a plus l'épée à la main, il n'a plus qu'un chapelet. Paul Claudel. 100:276 ### La lettre de saint Pie X *22 octobre 1913* *A François Veuillot, qui avait fait hommage au saint-père de la der­nière partie de son ouvrage sur la* Vie de Louis Veuillot *son oncle.* Très cher Fils, C'est avec une bien douce et grande satisfaction que Nous avons reçu l'hommage de la dernière partie de la *Vie de Louis Veuillot,* votre oncle, et Nous vous félicitons de tout Notre cœur d'avoir mené à si heureuse fin cet ouvrage de haute importance, laissé inachevé par votre très digne père. 101:276 La publication de votre beau travail ne pouvait se faire à une heure plus opportune, puisqu'elle a précédé de peu de temps la date mémorable du centenaire de naissance de l'éminent publiciste catholique, dont le nom désormais est glorieusement fixé dans l'histoire. A l'exemple des deux papes qui Nous ont précédé sur ce siège apostolique, et principalement de Pie IX, de sainte mémoire, il Nous est agréable de rendre témoignage à ce grand homme de bien, défenseur irréductible des droits de Dieu et de l'Église. Avec la flamme de son zèle d'apôtre, il entra dans la lice, orné des dons précieux qui font l'écrivain, l'artiste et le pen­seur de génie, par lesquels il a égalé et surpassé les maîtres les plus illustres ; car, dans les saintes batailles de la défense des principes sacrés, sa plume était à la fois un glaive tranchant et un lumineux flambeau. Ce qui entraînait la vigueur de son esprit, ce qui l'enveloppait de lumière, ce qui en centuplait l'énergie, c'étaient, avec sa foi profonde, l'amour de l'Église, dont il désirait le triomphe, et l'amour de sa patrie, qu'il vou­lait fidèle à Dieu. Guidé par cette foi, inspiré par ce double amour, il sut repousser comme une impiété toute diminution de la souverai­neté de Jésus-Christ et toute renonciation aux enseignements de la chaire apostolique. Il comprit que la force des sociétés est dans la reconnaissance pleine et entière de la royauté sociale de Notre-Seigneur et dans l'acceptation sans réserve de la suprématie doctrinale de son Église. Avec quelle âme droite et fière, avec quel cœur indomptable il fit entendre, sur ces ques­tions fondamentales, les proclamations les plus courageuses, confessant sans hésitation et sans atténuation la vérité catholi­que, ne voulant jamais distinguer entre les droits que le monde moderne admet et ceux qu'il prétend proscrire. Avec quelle généreuse franchise il sut démasquer les théories libérales, aux déductions si funestes, dans les sophismes dissimulés sous le nom de liberté. 102:276 Convaincu que la nation qui porte à travers les siècles le nom de fille aînée de l'Église doit à sa foi, à son génie, à la logique de son histoire de reconnaître dans leur plénitude les droits du Saint-Siège et l'autorité du pontife romain, il s'appli­qua avec toute l'ardeur de son âme à dissiper les préjugés et les équivoques du gallicanisme et fut d'une aide puissante dans le grand mouvement vers le siège apostolique qui signala son époque. Nul n'ignore la persévérance avec laquelle il s'éleva toujours contre les esprits pervertis qui s'attaquaient aux sour­ces vives des traditions chrétiennes, force et gloire de sa patrie. C'est assurément un grand honneur pour un serviteur de l'Église d'avoir, pendant près d'un demi-siècle, projeté sur les événements qui se sont succédé dans le monde la pure lumière de la doctrine catholique et d'avoir poursuivi sans trêve ni merci l'erreur qui s'étale au grand jour et l'erreur qui serpente dans l'ombre. Il lui reste le mérite et la gloire de l'avoir fait avec le courage, l'entrain et l'enthousiasme d'un homme qui possède la Vérité et qui sait que cette Vérité a des droits imprescriptibles. Il lui reste le mérite et la gloire de l'avoir fait dans l'obéissance et la discipline, le regard fixé sur les direc­tions du Saint-Siège. Il lui reste le mérite et la gloire de l'avoir fait avec un désintéressement complet, ne cédant jamais aux séductions, aux louanges, aux promesses, bravant l'impopula­rité, les intrigues, les antipathies, les accusations calomnieuses de ses adversaires, parfois la désapprobation même de ses com­pagnons d'armes, « heureux d'avoir été trouvé digne de souf­frir des affronts pour le nom de Jésus » (Act., V, 41). L'ensemble de sa carrière illustre est digne d'être présenté comme modèle à ceux qui luttent pour l'Église et les causes saintes, et qui sont sujets aux mêmes contradictions, aux mêmes déchaînements de la passion. Qu'à l'exemple de Louis Veuillot ils soient fiers de leurs titres de chrétiens et de serviteurs de l'Église ; qu'ils sachent que Dieu combattra avec eux et leur donnera la victoire à l'heure marquée par sa Providence. 103:276 Avec le témoignage de toute Notre satisfaction, Nous vous accordons, très cher Fils, comme gage des faveurs célestes, à vous et à tous les membres de votre famille, à tous les des­cendants de Louis Veuillot, la bénédiction apostolique. Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le 22 octobre de l'année 1913, de Notre pontificat la onzième. Pius PP. X. 104:276 ## TEXTES DE LOUIS VEUILLOT ### Cinq sonnets NOS PAÏENS *Ces païens enragés que l'on voit par essaims* *Envoler tous les ans de l'École normale ;* *Ces grands adorateurs de Vénus animale,* *Qui parlent de reins forts et de robustes seins,* *Regardez-les un peu : la plupart sont malsains.* *Cuirassés de flanelle anti-rhumatismale,* *Ils vont en Grèce avec des onguents dans leur malle,* *Et ne peuvent s'asseoir que sur certains coussins.* *Tel jure par Hercule et par les Grâces nues,* *Qui porte un dos voûté sur des jambes menues* *Et n'a ni cœur, ni voix, ni poignet, ni jarret.* *Pied-plat ! que n'es-tu né dans ta Sparte si chère !* *Bâti comme tu l'es, plein de honte, ton père* *T'aurait fait disparaître au fond du lieu secret.* 105:276 LES SOIRS DE GALVAUDIN *Quand l'ami Galvaudin ouvre au monde sa porte,* *Allume sa bougie et cire ses valets,* *Le monde accourt. La presse est au seuil du palais,* *Et pour y pénétrer il faut presque main forte.* *Comme au temps où la rampe éclairait ses mollets,* *La Galvaudine trône en magnifique escorte ;* *Elle voit confondus dans l'amour qu'on lui porte,* *Le Corps Législatif et les corps de ballets.* *Les gloires font tripot avec les opulences ;* *Illustres, Sénateurs, Gens de banque, Excellences,* *Étoiles d'opéra, Rossignols de journal,* *Tous vont chez Galvaudin l'honorable de paille,* *Les uns étudier comme on se décanaille,* *Les autres, en passant, respirer l'air natal.* 106:276 M. LE MAIRE *Au grand jour de saint Empereur,* *C'est alors que Monsieur le Maire* *Ne traite plus Dieu de chimère,* *Et fait voir la foi de son cœur.* *Il a même de la ferveur ;* *Il en a plus que le notaire,* *Il égale le commissaire,* *Il étonne le percepteur !* *Dans l'église il amène en pompe* *Les pompiers, et jusqu'à la pompe.* *Un employé qui parlerait,* *Ce jour-là, de manquer la messe,* *N'eût-il que péché de paresse,* *Comme on te l'excommunîrait !* 107:276 LES SAGES *Entre ceux que j'aspire à ne pas voir souvent,* *Je compte des premiers ces amples personnages,* *Ces doctes et ces forts qui, pleins de verbiages,* *Vont la tête en arrière et le ventre en avant.* *Je les trouve partout gonflés du même vent :* *Ils savent qu'ils sont gros, ils savent qu'ils sont sages,* *Et fiers de tant peser, épanchant des adages,* *Ils tiennent pour manqué tout autre être vivant.* *Enfermés dans le lard de la fortune faite,* *Pour le juste et le vrai leur froideur est complète :* *Ils sont placés, rentés, et rien plus ne leur chaut.* *Par ma foi, je m'en veux ! mais j'ai des allégresses,* *Lorsque je pense au jour, dût-il être un peu chaud,* *Qui viendra fondre enfin ces glaces et ces graisses !* 108:276 L'ILLUSTRE CENT-POUR-CENT *Pour te tirer de l'antre aux pourboires abjects* *Où par ta main l'usure écrivait ses oracles,* *Il fallait non pas un, mais vingt ou cent miracles :* *Autant qu'il en fallut, ta fortune en a fait.* *A tes doigts ont poussé des ongles si parfaits,* *Qu'Israël les voudrait mettre en ses tabernacles ;* *Et sur le fonds commun ce qu'en un jour tu racles,* *Fournirait un veau d'or du poids de dix préfets.* *Tu n'as plus à borner ta faim, quoique tu veuilles.* *Grand blason, grand renom, grand galon, portefeuilles,* *Et l'or officiel, tout roule sous tes pas :* *Prends ! la clameur du peuple elle-même s'est tue,* *Ô faquin ! et tu peux préparer ta statue :* *Mais te décanailler, seigneur, n'y songe pas.* 109:276 ### Le parti catholique Nous reproduisons ci-après la plus grande partie de l'ouvrage qui porte ce titre. C'est une série d'articles, reprise en volume, que Louis Veuillot publie en 1856 pour répondre aux calomnies insensées du comte de Falloux et aux contre-vérités tendancieuses du comte de Montalembert. Le nom de Falloux reste attaché à la loi de 1850 qui portait une seconde atteinte au monopole d'État de l'enseignement établi par l'empereur Napoléon en 1808 ; la première atteinte avait été celle de la loi Guizot en 1833. Toutefois « *les catholiques avaient demandé la liberté, on leur faisait simplement une petite part dans le monopole *»*.* Falloux, d'abord légitimiste, était devenu l'un des chefs du libéralisme avancé. Montalembert, éloquent défenseur de la liberté de l'enseigne­ment catholique sous Louis-Philippe, s'est brouillé sous Napo­léon III avec Dom Guéranger et s'est embourbé lui aussi sans retour dans un libéralisme passionnément sectaire. *J.-B. C.* 110:276 #### I M. de Falloux prétend avoir écrit en témoin l'histoire du parti catholique. Témoin, il manque de mémoire ; historien, il manque de documents ; écrivain, il n'est maître ni de sa matière ni de son esprit. Au lieu d'une histoire du parti catho­lique, il a fait un pamphlet contre les rédacteurs de l'Univers. Des griefs ramassés et disposés avec un art fragile, des inexac­titudes surprenantes, un emportement qui refuse à ses adver­saires toute espèce de titre à toute espèce d'égards, et qui ne leur concède pas même le mérite léger des bonnes intentions, tel est le caractère de cet écrit, où l'auteur prend une position que l'opinion faisait meilleure. Ce n'est pas un dissentiment qui s'explique, c'est un ressentiment qui se déclare. On y sent l'ani­mosité qui veut blesser, et qui perd de vue tout le reste. Le désintéressement même devient un crime. Là où paraît le dévoûment, M. de Falloux ne veut voir que le *naturel conseil de l'orgueil.* « En *apparence,* dit-il, *on* *semble* dégagé de toute convoitise ; en réalité, on dédaigne ce qui annule et ce qui ennuie, on préfère ce qui fait l'amusement et la renommée. » L'amusement de rédiger l'*Univers !* la renommée que tant d'ad­versaires y attachent ! Il ajoute ingénument : « *Soyons juste ;* il n'y a pas de proportion entre les modestes satisfactions d'une profession quelque honorable qu'elle soit, et les âpres jouis­sances d'un écrivain qui a su rallier et dompter un public. » 111:276 Si M. de Falloux les avait goûtées, ces *âpres jouissances,* la paix des académies lui semblerait moins fade ! Après le désin­téressement, il explique avec la même sagacité l'indépendance. Les rédacteurs de l'*Univers* sont désintéressés, soit ; mais ils sont serviles. Pourquoi serviles ? Parce que l'Univers n'a point reçu d'avertissement. Jusqu'à présent plusieurs journaux ont le même privilège. N'importe ! Les autres ont évité l'avertissement par une prudence légitime ; l'*Univers* n'y a pu échapper que par servilité. Ainsi la prévention tourne tout, l'inimitié blâme tout. Il s'agit moins de contester les doctrines que de rabaisser les caractères. La déférence s'interprète en lâcheté, la fermeté en rébellion. L'*Univers* fait des personnalités lorsqu'il nomme ses adversaires ; il les trahit lorsqu'il ne les nomme pas. Son style, comme ses pensées, est toujours répréhensible : « Tantôt *mystique,* tantôt *voltairien*, ce style un jour épuise la moque­rie, le lendemain *s'égare en contemplations extatiques,* s'effor­çant de ravir *par le* *fanatisme* les esprits que fatiguerait une constante et monotone ironie. » On déploie un art étonnant pour gâter ce qui vient le plus directement du cœur chrétien, *de bono thesauro,* dans les meil­leurs désirs de faire goûter la vérité. L'*Univers* décrit l'action sociale de la *sainteté *; il montre la sublime obstination des saints aux œuvres que Dieu leur impose et contre lesquelles le monde se conjure. Quelques lignes de ce travail, adroitement mêlées à d'autres phrases tirées d'articles écrits sur d'autres sujets, deviennent la preuve que l'auteur de l'article sur la sain­teté se veut donner pour un saint ! Ailleurs, énumérant les forces du bien, l'*Univers* les indique comme des moyens fournis de Dieu pour tirer la société de ses périls : au service de l'ordre matériel, une armée florissante ; au service de l'ordre moral, l'armée de la charité, forte de quarante mille prêtres et de cinquante mille religieuses, instrument divin contre toutes les misères ; capable, si l'on sait seulement n'y pas mettre obstacle, de résoudre, à force de bienfaits, les plus redoutables problè­mes de ce temps. La pensée est claire, et qui peut s'y mépren­dre ? M. de Falloux s'y méprend ; il veut croire que l'*Univers* offre l'armée de la charité au despotisme, et il prend là-dessus des élans oratoires : 112:276 « Vous avez écrit ce qu'aucune bouche gallicane n'aurait osé *proférer.* Vous avez dit à un souverain qu'il avait pour *sa cause* deux armées, l'une de quatre cent mille soldats, l'autre de quarante mille prêtres ! ... » Eh oui, pour sa cause, si sa cause est, comme elle doit l'être, celle de la société chrétienne. Cette soif de dénigrement va s'abreuver dans la polémique révolutionnaire. Le *Siècle,* à propos de quelques vérités sur Buffon, crie que l'*Univers* insulte *toutes* les gloires nationales. M. de Falloux ramasse cela. Il atteste que les rédacteurs de l'*Univers* « persiflent et bafouent, *sans distinction et à peu près sans exception, tout* ce qui avait fait jusqu'ici l'honneur ou l'ornement de l'esprit humain ». Point de preuves ! Le *Siècle* n'avait vengé que Buffon ; M. de Falloux étend sa main protec­trice sur l'*Encyclopédie,* sur Mirabeau. Quand on est catholi­que, gentilhomme et royaliste, il faut avoir envie d'incriminer les gens pour les reprendre de ne pas épargner le dix-huitième siècle, de ne pas ménager l'*Encyclopédie,* de ne pas honorer Mirabeau ! Ne disons plus qu'il n'est resté de Mirabeau ni une belle page ni un bel exemple ; respectons Mirabeau ; 89 le protège ; c'est « l'orateur formidable de la Révolution fran­çaise » ([^27]). Bien formidable, puisqu'il vous fait encore trembler ! 113:276 Enfin M. de Falloux prenant au sérieux les plus criants mensonges de la presse révolutionnaire, assure que l'*Univers* fournit à l'impiété de légitimes occasions de calomnier l'Église, donne à la religion un air despotique, etc. L'auteur de la *Vie de saint Pie V* devrait plus qu'un autre dédaigner les arguments de cette nature, lui qui vient de passer par les mains du *Siècle,* et qui a vu ce qu'elles savent tirer des livres les plus innocents. Ses écrits sont en petit nombre. Dans ce peu fait à loisir, le *Siècle* a trouvé de quoi indigner tous les estaminets de France. Si nous accusions M. de Falloux d'avoir nui à la reli­gion en écrivant la vie d'un pape inquisiteur, et en donnant prétexte au *Siècle* de hurler contre les saints et contre la papauté, que dirait-il ? Il dirait qu'au lieu de certifier les fal­sifications et d'appuyer les clameurs du *Siècle,* l'*Univers* devrait en démontrer l'absurdité et l'injustice, défendre un catholique odieusement diffamé, le venger, venger en même temps la vérité que ce catholique a voulu servir. C'est en effet ce qu'il faudrait faire ; et là-dessus M. de Falloux peut juger ce qu'il a fait. Nous avons dû signaler ces misères, à cause de l'importance qui leur est donnée. Relevons le débat ; allons au fond de la querelle et de la situation. Nous disons la querelle et la situation. Il faut distinguer ces deux choses. On accuse l'*Univers* d'avoir divisé le parti catholique dans le but d'y exercer la dictature ; -- d'avoir exercé cette dicta­ture dans le but de transformer le parti catholique en parti politique ; -- d'avoir réalisé tous ces mauvais desseins, et d'être ainsi devenu l'un des plus grands périls de la religion. Voilà la querelle. Outre les satisfactions personnelles que M. de Fal­loux peut s'y procurer, elle a pour objet de déguiser la situa­tion. La situation est tout simplement le refus de l'*Univers* de s'engager dans la Fusion, parti actuel de M. de Falloux et de quelques-uns de nos anciens amis. 114:276 Nous démontrerons que M. de Falloux s'est déjà donné la plupart des torts qu'il nous reproche, et marche précisément au but où il prétend que nous avons visé et que nous sommes parvenus. Autant qu'il l'a pu, aidant les circonstances, les met­tant à profit, il a été le dissolvant du parti catholique. Aujour­d'hui, il voudrait en ramasser les débris, et s'il n'y réussit pas, avoir du moins l'honneur souvent rêvé de ruiner le journal où vit et parle encore l'esprit qui l'animait. Nous sommes plus forts qu'il ne croit, et le secret de cette force lui sera révélé par l'histoire même qu'il s'est flatté d'écrire. Nous ferons donc aussi l'histoire du parti catholique, qui est la nôtre. Nous la ferons sans abuser du droit de représail­les, et sans déguiser ce qui doit être connu. Un journal est une personne : il a sa vie, son action, son caractère, son honneur ; il a droit aux mêmes égards qu'un autre individu. Le person­nage que l'on nomme l'*Univers,* laissant la gloire aux grands talents et aux grands services, réclame pour lui la considéra­tion que méritent la bonne volonté persévérante et le désinté­ressement. On lui refuse cette part légitime ; il la prendra. Les chrétiens, à l'exemple de l'Église dit avec raison M. de Falloux, doivent s'interdire ces paroles que la passion pousse souvent sur les lèvres humaines : *Il est trop tard. Tout ou rien.* Ici pourtant cette alternative est légitime et nécessaire. Réveil­ler après six ans les vieux griefs d'une querelle finie, c'est *trop tard ;* mais puisque enfin on le fait, alors, *tout ou rien.* Il fallait tout dire. N'ayant pas tout dit, il faut se résigner à tout entendre. Après avoir parlé trop tard, M. de Falloux a pris trop tôt la résolution de se taire. Il annonce l'intention de clore la polémique ; c'est-à-dire, de ne tenir aucun compte de nos répon­ses et de ne retirer aucune de ses assertions. Cela le regarde. Si son calcul est de ne répondre à rien, le nôtre est de répondre à tout, et de mettre sous les yeux du public des éclaircisse­ments complets. 115:276 #### II Le parti catholique est né de la nécessité d'obtenir la liberté d'enseignement. La lutte, interrompue durant quelques années, recommença vers 1843. Les forces, de notre côté, n'étaient pas considérables. Nous avions dans les Chambres M. de Monta­lembert ; c'était beaucoup, mais c'était tout ; dans la presse, l'*Univers,* avec quinze cents ou deux mille abonnés. Fort peu d'amis dans le monde religieux, point du tout dans le monde politique. Voilà l'origine. Ce n'était pas M. de Montalembert qui avait appelé à la rédaction de l'*Univers* les écrivains qui s'y trouvaient alors. Ces écrivains ne lui devaient rien, qu'un tribut d'admiration très amplement payé. Déjà son éloquence, sa foi, son ardeur catholique le plaçaient bien haut, mais nulle part plus haut que dans nos cœurs. Il ne dirigeait pas le journal, et n'y exerçait pas une action nécessairement prépondérante. On se divisait parfois sur les questions de détail, mais on avait, même en politique, une conduite générale bien arrêtée : l'absence de toute hostilité sys­tématique contre le pouvoir. On admettait 1830 avec sa Charte, son roi, sa dynastie, et l'on se bornait à tâcher d'en tirer parti pour la liberté de l'Église. La résolution était formelle de n'al­ler ni à droite ni à gauche, de ne faire aucun pacte avec le parti légitimiste, aucune alliance avec aucune nuance du parti révolutionnaire. On ne tendait pas plus à la réforme électorale qu'au rétablissement de la branche aînée ; on ne persiflait pas la cour : on ne demandait que la suppression du monopole universitaire, et la liberté de l'Église. 116:276 Sur les questions religieuses, accord parfait : l'amour de l'Église sans aucune espèce de réserve ; les doctrines romaines sans aucune espèce de mystère ; la conviction absolue que le successeur de saint Pierre est le vicaire de Jésus-Christ, que sa parole est infaillible, que ses décrets sont irréformables, et qu'il a dans l'Église et dans le monde tous les droits qu'il s'attribue. De là, contre nous, dès ces commencements, diverses hos­tilités qu'il faut constater à leur source. Hostilité des légitimistes, plus ou moins gallicans, plus alors qu'aujourd'hui ; hostilités des gallicans, plus ou moins légitimistes ; hostilité des révolu­tionnaires, universitaires sans exception ; hostilité des univer­sitaires, immanquablement révolutionnaires à quelque degré. Les journaux légitimistes regardaient la formation du parti catholique comme un malheur, et en parlaient comme d'une absurdité. Ils disaient qu'on ne pouvait être catholique sans être royaliste à leur façon. Nous disions que leur façon galli­cane et parfois voltairienne était le plus mauvais suc révolu­tionnaire. Les habiles faisaient courir le bruit que l'*Univers* recevait une subvention de M^me^ Adélaïde, sœur de Louis-Phi­lippe. M. de Montalembert n'était pas ménagé. Il donnait à la majorité sincèrement et profondément religieuse du parti légi­timiste le mauvais exemple de faire autre chose qu'une stérile opposition ; il indiquait au gouvernement de Louis-Philippe l'unique moyen de se rattacher le clergé. Dans la forme, il avait le tort d'attaquer parfois le parti lui-même et son principe, et de louer en thèse ce qu'il fallait se contenter d'accep­ter. C'était souvent l'occasion d'un désaccord entre nous. Nous pensions qu'il suffisait de demander aux légitimistes l'abandon des préjugés gallicans et le concours dans les questions qui intéressaient la liberté de l'Église. Si les journaux du parti, principalement la *Gazette de France,* avaient suivi cette ligne et usé envers nous d'un peu de modération et d'équité, jamais nous n'aurions eu de ce côté la moindre querelle. 117:276 Les révolutionnaires et les universitaires, même philippistes, nous reprochaient d'être légitimistes, ultramontains, jésuites, rétrogrades, etc. Ils s'élevaient violemment contre la violence de notre langage. Ils n'en disaient guère moins de l'illustre évêque de Chartres, Mgr Clauzel de Montals, qui nous adres­sait ses fortes lettres sur la philosophie de M. Cousin. Pendant longtemps le style *furieux* et *furibond* du vénérable évêque fut aussi célèbre que le style *grossier* de l'*Univers.* L'*Univers,* sans se piquer d'une mesure académique, n'a pas été plus violent qu'un autre journal ; ordinairement il l'a été moins que ses adversaires. Il a été surtout moins injuste, ne refusant jamais d'accueillir leurs explications. Mais comme ses adversaires ont toujours été des adversaires de doctrine, c'est-à-dire, par là même, inférieurs à lui, ils se sont jetés sur ce reproche de vio­lence. Légitimistes, révolutionnaires, universitaires, gallicans, philosophes, littérateurs, touchés en passant du bout de la plume, l'ont répété avec tant de suite et d'ensemble que c'est une réputation faite. L'*Univers* ne peut plus dire qu'il pleut ou qu'il fait beau temps, sans révolter tout le monde par les excès de son langage. A travers ces hostilités, le journal voyait s'accroître peu à peu le nombre de ses lecteurs. Des difficultés plus graves et moins naturelles, des blessures intérieures, des périls véritables ne l'abattirent point. Les hommes, jeunes alors, qui, n'ayant pas autre chose à donner, engageaient leur jeunesse et leur avenir dans cette voie où ils n'avaient rien à prétendre, ne se rappelleront jamais ces laborieuses années sans éprouver un sentiment profond de confiance. Pressés d'une pauvreté redoutable, dans un isolement dont ils s'étonnaient, diffamés, insultés, quelquefois presque condamnés, ils persévéraient, soutenus au jour le jour par l'aumône, n'étant jamais sûrs de tenir encore un mois ; mais fiers de leur cause, heureux de leur dévouement, ravis, au milieu de cette indigence et de cette faiblesse, d'expérimenter comme la vérité est forte, et de voir le pain quotidien leur arriver aussi bien que l'épreuve, de la manière la plus imprévue. Point de patrons officiels, point de gens d'affaires, point de talents célèbres, aucune des ressources ordinaires. 118:276 L'homme qui a le plus fait pour soutenir l'œuvre, et qui, lorsqu'elle allait suc­comber, l'a enfin affermie en exposant son humble fortune, n'a jamais aspiré à aucun rôle politique ou littéraire, et savait par­faitement que la spéculation était la plus mauvaise possible à tous les points de vue de l'intérêt humain. Son but unique, comme le nôtre, était de maintenir un organe utile à la cause de l'Église. C'est ainsi que l'on fit l'*Univers,* que l'on développa cette œuvre à travers des embarras et des délaissements où les « chefs du parti catholique » furent loin de prendre tous ni toujours une part secourable. Au contraire, ils mirent la main à des fondations rivales qui succombèrent malgré leur patronage, nous ne savons en vérité pourquoi, sinon que l'*Univers* était dans la véritable voie de l'opinion catholique, et que ces œuvres plus récentes y marchaient moins. Pourquoi, en 1843*,* l'*Union,* si secourue du grand crédit de M. l'abbé Dupanloup, a-t-elle succombé ? Elle était légitimiste. Pourquoi, en 1846*,* l'*Alliance,* si favorisée de M. de Montalembert, a-t-elle disparu ? Elle était libérale. Pourquoi l'*Ami de la Religion,* avec d'autres appuis, continua-t-il de décroître ? Il était gallican. Pourquoi le *Corres­pondant,* malgré la plume et la science de M. Lenormant, n'a-t-il eu qu'une existence artificielle ? Il avait sans doute trop de vertus. L'*Univers,* plein de faiblesse et d'inexpérience, a résisté aux contradictions du dehors et à ses propres défauts. La ligne catholique était là. Dans cette œuvre, les « âpres jouissances de l'écrivain » ont été une faible compensation des angoisses et des amertu­mes qu'elle a coûtées. D'abord, il n'y a pas de jouissances d'écrivain pour un journaliste. Quand par hasard, le journaliste est écrivain, les exigences de sa profession lui enlèvent pre­mièrement le plaisir d'écrire. Il n'en connaît que la fatigue et souvent le dégoût. Toujours pressé, il ne peut donner à sa pen­sée ni le développement qu'elle comporte ni la forme qu'il rêve ; il a perpétuellement l'ennui de l'abandonner à l'état d'ébauche, pour se livrer au même travail hâté sur un autre sujet. 119:276 Imaginez un peintre condamné à ne manier jamais que le lourd crayon du lithographe. Le journaliste qui se sent la vocation d'écrivain, y renonce. Le journaliste catholique perd comme les autres la jouissance d'écrire et ne la remplace ni par les attentes de la fortune, ni par les joies d'ailleurs médio­cres de la domination, ni même par les satisfactions de la lutte. La fortune : il est laïque, il n'a rien à prétendre dans l'Église, et l'Église ne peut rien pour lui, que lui donner les sacrements et bénir son cercueil ; il est catholique, il n'a rien à attendre de l'État et peu de chose à espérer du public. La domination : sur qui dominer ? Il y a un pape, il y a des évêques, peu dis­posés à méconnaître les devoirs qui leur ordonneraient de briser cette sorte de puissance, si elle venait à s'établir. Ce ne sont pas ses opinions que le catholique peut faire triompher, c'est la vérité catholique. Enfin, pour peu qu'on lui suppose de reli­gion, il n'a pas même les satisfactions de la lutte. Il lutte par devoir, et non par plaisir. Quand c'est contre des frères, la victoire est encore une défaite. Ailleurs, il a en présence des ennemis à peu près inconvertissables, qui attaquent ce qu'il a de plus cher. Il lutte comme on lutte contre l'incendie et contre l'inondation. Il défend la vérité, il défend les autels, il défend l'Église : malheur à lui, s'il ne les défendait pas ! Mais le bon­heur qu'il peut y trouver, c'est le bonheur d'un fils qui défend sa mère injuriée et frappée, qui travaille à délivrer sa mère captive, qui parle et qui écrit pour justifier sa mère calomniée. Il n'y a là que des douleurs incomparables. Car l'homme ne pouvant rien aimer en ce monde autant que l'Église, qui est Dieu visible et la source de toute justice et de toute bonté, il n'y a rien qui blesse autant son cœur que les maux de l'Église et les injures sauvages et les iniquités ingrates dont elle est l'objet. Comptera-t-on pour rien l'horreur de se sentir impuis­sant à contenir ces perfidies, ces imbécillités et ces bassesses qui se conjurent perpétuellement contre l'Épouse de Jésus-Christ ? De tels sentiments, sans lesquels il ne serait pas possible de faire longtemps un journal catholique, laissent peu de place aux joies que M. de Falloux s'est donné la peine de décrire pour renverser le préjugé qui nous fait honneur de quelque désintéressement. 120:276 Les rédacteurs de l'*Univers* goûtent médio­crement « l'ivresse de voir chaque jour leurs affections et leurs haines atteindre aux extrémités du globe ; de citer à leur barre les couronnes et les républiques ; de flatter et d'intimider, de caresser et de châtier, d'élever et de démolir ». Ces hyperboles fatiguées peignent mal les fleurs de leur existence. Ils ont reçu des *extrémités du globe,* de partout où il existe des révo­lutionnaires, des protestants ou des schismatiques, beaucoup d'injures, traduites du français par des gens pleins de zèle qui n'ont pas traduit leurs réponses. Les *républiques* et les *couron­nes* citées à la barre de l'*Univers* n'ont point comparu ; et ni le Piémont, ni les cantons suisses, ni les États-Unis, ni la Rus­sie, ni le grand-duché de Bade, pays où l'on persécute l'Église, n'ont besoin que M. de Falloux prenne leur défense contre les arrêts dont nous les avons frappés. Nos caresses n'ont rien gâté, nos châtiments n'ont tué personne. Nous avons contribué à édifier quelques réputations : elles sont prospères, nous n'as­pirons aucunement à les *démolir,* et puissent-elles ne pas se démolir elles-mêmes ! M. de Falloux nous attribue des senti­ments trop bas. Nos joies valaient mieux. Entendre un discours de M. de Montalembert et en triompher plus que lui ; publier ces éloquentes conférences du P. Lacordaire, qui nous sem­blaient autant de victoires sur l'esprit d'irréligion ; applaudir aux livres, aux écrits trop rares qui combattaient généreusement le mal ; imposer quelquefois silence à la calomnie ; annoncer un nouveau triomphe de la liturgie romaine ; et enfin, et sur­tout faire retentir ces belles lettres pastorales de nos évêques qui donnaient une sanction et une force invincible à la cause de la liberté d'enseignement, c'était l'heureuse compensation de toutes nos angoisses et l'ample mais unique récompense de tous nos travaux. On grandissait. En dehors de tous les engagements politi­ques, un parti s'était véritablement formé pour servir les inté­rêts religieux. De ce terrain essentiellement neutre, nous ten­dions la main à tout le monde, mais nous n'en sortions jamais. 121:276 Nos anciens amis parlent aujourd'hui du parti catholique comme d'une sorte de parti libéral, et ils attribuent de très grandes conséquences à ce prétendu libéralisme. Ils s'abusent. Nous ne nous donnions point pour libéraux, nous n'étions point comp­tés pour tels. Avec une ardeur et un ensemble dont il n'y a plus d'exemple aujourd'hui, le parti catholique était dénoncé tous les jours comme le parti des ténèbres et de l'absolutisme. L'Université avait la parole partout, écrivait partout, siégeait partout, et partout donnait carrière à sa fureur. On se récriait contre l'audace, contre l'*insolence* de l'épiscopat ; contre ces doctrines d'obscurcissement qui osaient bien s'attaquer à l'*esprit moderne.* Cela était général. A-t-on oublié les prédications du Collège de France, les livres des Génin et des Libri ? Est-ce que les catholiques déférés au jury ne furent pas tous condam­nés ([^28]) ? Les hommes d'État les plus froids prenaient parti dans cette croisade à rebours. M. le duc de Broglie présentait un rapport sur la loi d'enseignement, où les réclamations unanimes de l'épiscopat n'étaient indiquées que par une allusion voisine de l'inconvenance ; M. Cousin, nous l'avons entendu, exprimait, en pleine tribune, la crainte d'être empoisonné par les jésuites ; M. Thiers inspirait le *Constitutionnel* et acceptait le concours de M. Sue. Comment cette diffamation de plusieurs années a-t-elle pu faire à l'Église un renom de libéralisme capable de la couvrir en 1848, dans le moment même où M. de Montalem­bert, toujours fort peu populaire, venait, par son discours sur le *Sonderbund,* d'atteindre le maximum de l'impopularité ? De deux choses l'une : ou ce renom n'existait pas, et l'Église n'en avait nul besoin pour apparaître, au milieu de la catastrophe, ce qu'elle est en réalité, la base de l'ordre social ; ou les décla­mations de la presse et de la tribune expiraient devant le bon sens des peuples, qui, plus près de l'Église, voient ses œuvres et ne croient pas ses ennemis. Encore une fois, de quel poids pouvait être le libéralisme catholique devant cette révolution, à qui ne suffisait ni le libéralisme de Louis-Philippe, ni celui de M. Thiers, ni celui de M. Odilon Barrot, et qui allait demander bien au-delà du libéralisme de M. de Lamartine ? Et l'on veut sérieusement nous faire croire que cette même révolution, retrou­vant ses forces, s'accommoderait du libéralisme de M. de Falloux ! 122:276 Au surplus, la guerre ne nous nuisait point, quoique les appréhensions fussent aussi nombreuses et les conseils timides aussi abondants qu'aujourd'hui. Toutes les forces s'étaient bien accrues. On avait fondé dans les départements un certain nom­bre de journaux. La plupart des feuilles légitimistes, principa­lement la *Quotidienne,* grâce à son excellent et respectable rédacteur, M. Laurentie, soutenaient assez chaleureusement la grande thèse catholique. Le pétitionnement était organisé et se développait sous l'intelligente direction de M. de Bonneuil. Un comité pour la liberté d'enseignement, création heureuse de M. de Montalembert, qui le présidait, rendait de grands ser­vices, dont il faut surtout remercier la fermeté de son président et l'activité dévouée de son secrétaire, M. Henry de Riancey, alors attaché à la rédaction de l'*Univers.* Les publications de ce comité ne comptèrent jamais plus de six cents souscripteurs, mais il avait la publicité du journal. Avec ces moyens, on commençait à exercer une certaine influence sur les élections. En matière de choix électoraux, le Comité et l'*Univers* professaient largement, trop largement peut-être, ce que l'on a depuis appelé le scepticisme politique. Ils pressaient les catholiques d'accorder leurs suffrages, sans dis­tinction de parti, aux candidats qui voudraient s'engager pour la liberté d'enseignement, en préférant toujours ceux qui s'en­gageraient davantage. Ce fut ainsi qu'aux dernières élections du gouvernement de Juillet, les catholiques votèrent à Paris pour un des chefs du protestantisme, contre un catholique, can­didat du Ministère, qui ne voulait rien leur promettre. Cette route était scabreuse. La Révolution nous en tira. 123:276 Nous passons à dessein sous silence quelques épisodes inté­rieurs qui constatèrent trop souvent la mutuelle indépendance des œuvres et des personnes jusque dans le petit groupe où l'action était en quelque sorte concentrée. Nous tâchâmes que l'harmonie des efforts n'en souffrît point. On pourrait lire toute la collection de l'*Univers* sans trouver une trace de ces dissen­timents, exprimés ailleurs d'une façon irritante. En général, nous croyons n'avoir pas manqué de patience, ni même d'humilité. #### III Le souffle prochain de la révolution jetait parmi nous des germes de division plus sérieux. Il y avait de l'incertitude dans un certain nombre d'esprits. Les uns espéraient encore au sys­tème parlementaire, les autres en étaient désabusés ; les uns voulaient résister, les autres céder aux influences révolution­naires : suivant ceux-ci, le moment était venu d'abandonner la cause compromise et compromettante des Jésuites ; suivant ceux-là, cette cause étant toujours celle de la justice et de la liberté, il fallait d'autant plus la défendre qu'elle était plus méconnue. C'était l'avis de M. de Montalembert ; il le soutenait avec une énergie de cœur égale à son éloquence. Séparés de lui en ce moment sur un détail de si peu d'importance que nous en avons perdu le souvenir, nous étions bien résolus de le sui­vre dans cette généreuse voie. D'autres questions très graves, soulevées par la situation de l'Italie et de la Suisse, étaient aussi diversement appréciées. Personnellement, nous pensions sur tous ces points comme M. de Montalembert ; mais nous trouvions plus près de nous, dans l'*Univers* même, des opinions différentes, dignes de notre respect, qui, sans pouvoir nous convaincre, nous paralysaient en partie. 124:276 Durant cette première période, M. de Falloux ne remplit aucun rôle, n'exerça aucune action. Député nouveau, il avait paru plus pressé de se montrer que de s'engager ; membre du Comité catholique, mais peu assidu aux séances, il entretenait avec l'*Univers* des relations bienveillantes sans intimité. Il était l'un de nos alliés légitimistes les plus importants, et non pas précisément l'un des *nôtres.* Le 24 février il quitta Paris et se rendit à Angers, où l'appelait sa situation. Il y parla des assem­blées qui venaient d'expirer, avec plus de mépris que nous n'en avions nous-même ; du peuple de Paris et de la Révolution avec plus d'enthousiasme que nous n'en pouvions éprouver. Dans ces moments-là, peu d'hommes se rencontrent sans péché, et ceux qui plus tard tirent avantage de s'être tus, peuvent mettre au compte de leur fierté ce qui ne fut qu'un effet de leur prudence. M. de Falloux se servit de la langue du temps. Il lui échappa des paroles qui feraient sourire aujourd'hui. Ceci soit dit pour lui rappeler qu'il n'a pas plus qu'un autre le droit de ne rien passer aux circonstances et à l'improvisa­tion. Quoique dans un pays profondément religieux, il laissa de côté son petit laurier catholique. Ses amis, relevant ses ser­vices comme député, appuyèrent sur le rôle qu'il avait rempli dans la question de la réforme postale. Signalons un point plus important, et qui éclaire sa conduite ultérieure : Au mois d'avril, lorsque la première émotion avait eu tout le temps de faire place à une direction réfléchie, l'*Union de l'Ouest* publia un article contre l'*Univers,* où il était démontré *ex professo* que le parti catholique n'avait plus de raison d'être : « Y a-t-il lieu de maintenir désormais, oui ou non, la position, la stratégie, l'*organisation* de ce qu'on appelait récemment le parti catholique ? Après mûre réflexion et un certain effort personnel, nous nous prononçons pour la néga­tive. Nous le répétons tous les jours : Il n'y a plus de partis. Eh bien ! nous ne sous-entendons pas une exception pour le parti catholique ([^29]). » 125:276 L'article fut attribué à M. de Falloux. Peu de jours auparavant, dans le cercle catholique d'Angers, il avait soutenu la même thèse avec tant de succès que cette association s'était immédiatement dissoute et n'a jamais pu se reformer depuis. Une lettre particulière nous parvenait en même temps que l'*Union de l'Ouest,* nous priant de ne rien contester, pour ne point déranger des combinaisons électorales qui devaient assu­rer l'élection des chefs du parti catholique dans l'Anjou. Cette stratégie nous édifiait médiocrement. En présence du Gouver­nement provisoire, nos pensées ne nous persuadaient nullement que le parti catholique dût cesser d'exister. A Paris, la révolution avait eu parmi nous le double résul­tat de dissiper les brouilles et de confirmer les dissentiments. La scission se manifesta par la création de l'*Ère nouvelle.* Le rédacteur en chef de l'*Univers,* M. le comte de Coux, entra dans ce nouveau journal, fondé par le R.P. Lacordaire, M. l'ab­bé Maret et M. Ozanam, pour donner aux catholiques un organe qui déplût moins à la révolution ([^30]). M. Louis Veuillot et quel­ques-uns de ses collaborateurs, qui allaient se retirer de la rédaction de l'*Univers,* y restèrent ; M. du Lac y revint. Une pure raison d'économie obligea l'administration à se priver du concours de MM. Henry et Charles de Riancey. Bientôt après, sous la direction de M. l'abbé Dupanloup, ils reparurent dans l'*Ami de la Religion* avec un talent que nous avions apprécié. M. de Falloux dit que l'esprit ambitieux qui règne à l'*Univers* en a successivement éliminé depuis quelques années quiconque aurait pu lui faire ombrage. Il n'y a eu aucune élimination. Le personnel de la rédaction est le même aujourd'hui qu'il était au mois d'avril 1848, mais fortifié par quelques hommes que nos adversaires s'honoreraient de compter dans leurs rangs. 126:276 M. de Montalembert nous permettra de rappeler une cir­constance qui l'honore. Nous avons dit qu'au moment de la révolution il était brouillé avec l'*Univers.* Le soir du 24 février, au nombre de trois ou quatre, nous délibérions sur le langage à tenir, lorsque nous vîmes, avec plus de joie que de surprise, arriver M. de Montalembert. Ce fut le seul capitaine qui parut ce soir-là dans notre pauvre petit corps de garde. Avant d'avoir dit un mot de la situation, nous nous sentîmes d'accord. Lui présent et consulté, nous écrivîmes le court programme de la ligne que nous voulions suivre. Ce programme était sincère ; on le trouva sans témérité et sans bassesse. Bientôt après, en lisant les mandements de nos évêques, nous eûmes la consola­tion de voir que nous n'avions pas été mal inspirés. Pas plus dans cet article que dans ceux qui suivirent, nous ne fîmes abandon ni de la stratégie très connue et très loyale, ni du but, ni du nom du parti catholique ; et si l'organisation n'en fut pas maintenue intégralement, ce ne fut ni notre désir ni notre faute. #### IV A partir du 24 février jusqu'à la discussion de la loi d'en­seignement, c'est-à-dire à travers toutes les grandes questions de principes et de conduite qui se présentèrent pendant dix-huit mois, nous marchâmes d'accord avec M. de Montalembert. Il parlait et stipulait pour nous, et il peut dire si nous laissâmes paraître la moindre envie de jouer un rôle à part. Avant le 10 décembre, Louis-Napoléon, candidat à la présidence de la République, écoutait volontiers tous les hommes qui possédaient une voix ou une plume. On proposa au rédacteur en chef de l'*Univers* une entrevue avec ce personnage qui tenait déjà une si grande place. 127:276 Le journaliste répondit que M. de Montalem­bert était le chef du parti catholique, que par lui on pouvait savoir tout ce que pensaient, tout ce que voulaient, tout ce que désiraient ses amis, et qu'il avait plus de titres et plus de capacité que personne pour parler en leur nom. L'*Ère nouvelle* tendait la main aux républicains purs, plai­dait pour l'alliance du catholicisme et de la démocratie, soute­nait la candidature de M. le général Cavaignac et nous menaçait, au nom de « l'esprit moderne » représenté par la démocratie, de tous les maux que le *Correspondant* nous annonce aujourd'hui, si nous ne prenons pas la cause de « l'es­prit moderne » représenté par le système parlementaire. M. de Montalembert combattait l'*Ère nouvelle* dans l'*Univers* et dans l'*Ami de la Religion,* porté en peu de temps par M. l'abbé Dupanloup à un degré de prospérité où il n'a pu se maintenir. Pour la première et unique fois, une grande confraternité régnait entre les deux journaux. Il y avait sans doute des nuan­ces. Il y en a partout où l'obéissance passive n'est pas due et ne saurait être exigée ; mais, en somme, le parti catholique, englobé et peut-être un peu disséminé dans le parti de l'ordre, était tout entier anti-démocrate. Les lamentations de l'*Ère nou­velle* nous touchaient tous aussi peu que les rugissements de la presse rouge. On bravait ces menaces forcenées et ces prévi­sions sinistres. Le plus grand péril apparaissait dans les doctri­nes avec lesquelles l'*Ère nouvelle* proposait un pacte impossi­ble. On était pour l'établissement d'un pouvoir fort et héréditaire. Sur le moment, sur le choix, on s'entendait moins. Pour nous, nous attendions tout de Dieu. *Mitte quem missurus est*. Nos rapports avec M. de Falloux étaient les mêmes à peu près qu'avant la révolution. Très distingué déjà dans le parti de l'ordre, ayant montré de la tactique, du talent, du courage, ses sentiments religieux le signalaient davantage encore à notre affection. Néanmoins, il continuait d'appartenir à un drapeau qui n'était ni celui de M. de Montalembert, ni le nôtre ; et s'il prétend avoir été l'un des chefs du parti catholique, c'est un titre que nous ne lui avons jamais reconnu. 128:276 Sans contester ses qualités, il en avait, selon nous, qui ne convenaient pas à ce rôle, entre autres un goût de conciliation qui nous semblait devoir dégénérer trop vite en esprit de transaction. Ce jugement n'était pas fondé uniquement sur des impres­sions personnelles. Dans la discussion de la Constitution, à l'occasion de l'en­seignement, M. de Montalembert avait prononcé un discours qui fut l'une des rares thèses vraiment sociales que la Consti­tuante ait entendues. Ce discours ne plut pas au parti de l'or­dre ; quelques catholiques le trouvèrent imprudent, et enfin, le lendemain, avec beaucoup de dextérité, M. de Falloux parut à la tribune pour le défaire et le défit. L'abnégation de M. de Montalembert nous empêcha de protester. Mais dès lors, un doute profond se forma dans notre esprit, sur cette sagesse qui doutait de la force de la vérité. Nous vîmes en M. de Falloux un politique qui ne serait jamais notre homme, quand même M. de Montalembert aurait la volonté de se le substituer ; et tel était, en effet, le dessein ou la tendance de l'illustre orateur. Il avait sondé à fond l'Assemblée ; il la voyait froide ou inintelligente dans les questions mères et capitales. Ne se sen­tant pas assez de vocation pour les longues tactiques, éprouvant peut-être de la répugnance aux concessions que l'on disait nécessaires, il subissait l'atteinte du découragement. Il se deman­dait s'il avait véritablement quelque chose à faire, avec sa vérité catholique dont on ne voulait pas, au milieu de ces navettes qui couraient en tous sens pour arriver par des com­promis fallacieux à des combinaisons éphémères. Le silence et l'étude le tentaient ; il songeait à son histoire interrompue de saint Bernard. Ceux qui l'ont approché en ces heures de trou­ble pourront avoir à se plaindre de lui ; mais, quoi qu'il fasse, ils ne lui retireront jamais leur cœur. Ils ont vu dans le sien de trop nobles combats ; ils y ont trop admiré la volonté de prendre le parti le plus généreux et de s'effacer lui-même au profit de sa cause. 129:276 Pour nous, qui n'avions ni à monter ni à descendre, et que le bonheur de cette obscurité mettait à l'abri de tout calcul avec les vaines malveillances du monde, nous disions à M. de Montalembert qu'il ne pouvait pas, en conscience, se retirer ; que sa retraite nous laisserait sans parole publique, sans défense contre l'esprit d'accommodement. Nous ajoutions que M. de Falloux ne serait jamais le chef du parti catholique, par deux raisons : la première, parce qu'il ne saurait marcher dans notre voie ; la seconde, parce que nous ne saurions le suivre dans la sienne. Le chef du parti catholique ne pouvait pas apparte­nir premièrement à un autre parti, et poursuivre un autre des­sein que la pleine et entière liberté de l'Église. Il lui fallait moins de dextérité que de fermeté, et, au besoin, de généreuse imprudence ; et non pas seulement le détachement vulgaire des positions officielles, mais le détachement des louanges, des rela­tions et même des amitiés, et même de tout succès qui s'offrirait aux dépens des principes. Enfin, les catholiques ayant à com­battre dans tous les partis des préjugés, des erreurs, des pentes dangereuses, mais trouvant aussi partout des esprits disposés à s'élever plus haut, devaient éviter également tout engagement définitif d'alliance ou d'inimitié, de telle sorte que nul ne les vît pour soi ou contre soi que suivant ses propres dispositions pour l'Église ; invariablement adversaires, neutres ou amis d'après cette règle unique. M. de Montalembert prit un parti plus héroïque que celui de la retraite. Il resta à la Chambre ; mais craignant à la fois de repousser les idées de transaction et de les introduire, il se mit, par le fait, à la suite de M. de Falloux. Cette sorte d'abdication, connue quoique non déclarée, fai­sait à M. de Falloux une de ces positions de frontière dont les tacticiens apprécient, l'utilité. Il représentait suffisamment les légitimistes et les catholiques. Le président de la République, voulant satisfaire toutes les nuances du parti de l'ordre, offrit à M. de Falloux le portefeuille de l'instruction publique et des cultes. M. Thiers avait indiqué ce choix au Président ; ce fut aussi lui qui l'annonça à M. de Falloux en le pressant d'accep­ter. 130:276 M. de Falloux s'étonna, dit-il, de la proposition qu'il rece­vait. Notre surprise fut moindre et sans allégresse. Le ministère de l'instruction publique était encore le ministère de l'Univer­sité. Il nous semblait que dans cette forteresse du monopole, un des nôtres n'aurait dû entrer que par la brèche et pour le démanteler à jamais. On nous ouvrait la poterne de secours... Enfin M. de Montalembert le trouvait bon, et cet acquiesce­ment, joint au mérite d'ailleurs incontestable du nouveau ministre, devait suffire. Toutefois, dans un très petit conseil d'amis catholiques que M. de Falloux avait rassemblés pour prendre un dernier et décisif avis, le rédacteur en chef de l'*Univers* ne cela point entièrement ses incertitudes. Des opinions plus tranchées et à tous égards d'un plus grand poids prévalurent. On accepta le portefeuille. La veille ou le même jour, un petit conseil d'amis légitimistes avait eu le même résultat. Jusqu'ici, on le voit, l'*Univers* n'avait pas fait de grands efforts, ni pris des dispositions bien habiles pour saisir la dic­tature. #### V Comme ministre des cultes, M. de Falloux différa peu de ses prédécesseurs et de ses successeurs. Il proposa d'excellents choix d'évêques. On vit entrer successivement dans les rangs de l'épiscopat M. l'abbé Foulquier pour Mende, M. l'abbé de Salinis pour Amiens, M. l'abbé Dupanloup pour Orléans, M. l'abbé Pie pour Poitiers, M. l'abbé de Brézé pour Moulins ; hommes de foi, de doctrine et de talent. D'un autre côté, le ministre négligea de surveiller ses bureaux ; il ne diminua pas les entraves et les vexations dont ils se sont étudiés de longue date à entourer l'action épiscopale. 131:276 Des prescriptions gênantes et injurieuses, qu'il pouvait abolir par simple arrêté ministériel, sont restées en vigueur ; le nombre s'en est même accru. Sans doute, on abusa de son inexpérience et il comptait avoir plus de temps. Peut-être aussi que tout occupé de sa grande affaire de conciliation avec l'Université, il voulut éviter de se com­promettre comme ministre des cultes. Enfin, son passage fut rapide, et l'administration ecclésiastique n'eut pas lieu de s'en féliciter plus que de tout autre. Dans les affaires politiques, signalées par de graves incidents religieux, sa conduite ne se distingua pas essentiellement de celle du cabinet dont il faisait partie. En un mot, il parut n'être ministre que pour la question de l'enseignement. Là il eut son action distincte et mémorable. Aussitôt arrivé, il institua une commission pour préparer la loi. Il relève l'impartialité de ce premier acte : « Aucune couleur politique, dit-il, n'avait été exclue ni préférée pour une œuvre qui n'en devait pas porter la moindre trace. » L'œuvre était essentiellement politique et la commission aussi. Toutes les nuances de l'opinion en matière d'enseignement, même des nuances jusque là quasi-imperceptibles, y étaient représentées, mais avec un choix exquis pour assurer la majo­rité à la conciliation telle que la voulait le ministre. A côté de quelques personnes dont l'aptitude n'avait pas encore été soupçonnée, brillaient les puissances du corps enseignant, M. Cousin, M. Saint-Marc Girardin, M. Dubois. La part des catho­liques était belle : M. de Montalembert d'abord, ensuite M. l'abbé Dupanloup et M. l'abbé Sibour ; puis MM de Cor­celles, de Riancey, de Melun, Fresneau, de Montreuil, Cochin ; M. Laurentie, rédacteur en chef de l'*Union*, M. Roux-Lavergne, représentant du peuple, et notre collaborateur ([^31]). 132:276 Néanmoins, entre tous ces hommes si respectables, peut-être n'en était-il pas trois qui représentassent encore l'ancien esprit du parti catholique, tel qu'il s'était manifesté une dernière fois à la tri­bune dans le discours de M. de Montalembert sur la Constitu­tion. Nous remarquâmes avec peine l'absence de deux noms, qui devaient être préférés à tant d'autres : celui de M. Charles Lenormant, homme spécial, l'un des blessés de la cause, et surtout celui de l'illustre évêque de Langres, Mgr Parisis, dont l'infatigable talent avait jeté un si précieux éclat sur nos luttes et décidé nos meilleurs succès. Pourquoi ce grand évêque était-il exclu de la commission ? Pourquoi aucun de nos évêques n'y avait-il été appelé, lorsque l'on y ramassait toute la préla­ture universitaire ? En l'absence du ministre, M. Thiers présidait. Mobile sur des erreurs enracinées, cet homme d'État, qui est surtout un homme d'esprit, se sentait à cette époque de la bienveillance pour la religion. Il l'élevait au rang de sœur immortelle de l'immortelle philosophie. Au fond, la catastrophe de 1848 l'avait profondément humilié, et le socialisme, devant lequel il se sen­tait impuissant, lui faisait peur. Il voulait combattre le socia­lisme en bas par la religion, et pour que la religion cependant ne devînt pas trop prépondérante, la contrepeser en haut par la philosophie. Dans ce dessein, il aurait volontiers donné le peuple à l'Église, mais il voulait garder la bourgeoisie à l'Uni­versité. M. de Falloux admire extrêmement le langage que tinrent M. Thiers et M. Cousin dans le sein de la commission, et exprime chaudement sa reconnaissance pour le concours qu'il obtint d'eux. 133:276 « Assailli en sens contraire par les lumières de son grand esprit », compliment bizarre, M. Cousin « sondait les plaies de la société moderne avec une grande fécondité d'aperçus et d'éloquence » ; seulement, il voulait guérir ces plaies par le moyen de la philosophie éclectique et du monopole universitaire. En dehors de la commission, M. Cousin « faisait cause commune avec M. Thiers pour la défense du Christia­nisme et du Saint-Siège ». Heureux moment, qui offrait à ces deux savants politiques une favorable occasion d'embrasser enfin la vérité ! Ils n'en profitèrent pas. Personne ne peut repro­cher à M. de Falloux de rendre justice à leur sage attitude et de s'applaudir, aujourd'hui encore, d'avoir conquis leurs bon­nes grâces. L'un a été son patron à la Constituante, en 1849, l'autre à l'Académie, en 1856. Qu'il soit reconnaissant, rien de mieux. Mais il passe la mesure lorsqu'il accuse de *révoltant oubli* les catholiques qui ne s'associent pas à la chaleur de sa gratitude. M. Cousin et M. Thiers, toujours bons pour M. de Falloux, n'en sont pas restés aux belles paroles de 1849. Ils ont écrit l'un et l'autre des livres dont le Christianisme et le Saint-Siège ne peuvent se féliciter. Les fidèles qui ont lu la lettre pastorale de Mgr l'évêque de Poitiers sur les doctrines philosophiques de M. Cousin, ne trouveront pas que l'éloquent évêque se soit rendu coupable d'un *révoltant oubli ;* ceux qui connaissent le dernier volume de M. Thiers, n'admettront jamais que les *ineffaçables obligations* contractées envers le vice-pré­sident de la commission pour la loi de l'enseignement, les obligent à ne point blâmer le frivole historien de l'Empire, encore tout plein de l'esprit du dix-huitième siècle. Si nous devons quelque chose à M. Cousin et à M. Thiers, nous devons aussi quelque chose à Jésus-Christ et à son Église ; et c'est ce qu'un catholique devrait ne pas oublier, même dans la première joie d'être académicien. L'*Univers* ne critiqua point la composition de la commis­sion, ne s'occupa point de ses travaux, ne chercha point à en pénétrer le secret. Nous étions d'ailleurs éloignés de toute hos­tilité et on ne l'ignorait pas. 134:276 M. l'abbé Dupanloup, ayant été nommé évêque d'Orléans sur ces entrefaites, fit au rédacteur en chef de l'*Univers*, devenu son diocésain, l'honneur de l'ap­peler comme témoin pour ses informations. Ainsi, il n'y avait ni reproches, ni antagonisme, ni, à proprement parler, dissen­timent. Le projet de loi parut. M. de Falloux dit que l'*Univers* l'attaqua aussitôt et avec véhémence. Ni aussitôt, ni avec véhé­mence. L'infidélité de ses souvenirs nous étonne d'autant plus qu'il rappelle des circonstances propres à les raviver : « Aucune sollicitation, dit-il, quelque affectueuse qu'elle fût, aucune séparation, quelque douloureuse qu'elle dût être, n'eut le pouvoir d'éclairer ou de fléchir l'*Univers*. En vain on essaya de lui soumettre les symptômes évidents du retour vers le catholicisme ; en vain on le conjura de ne pas entra­ver par des contradictions de détail l'ensemble d'un mouve­ment réparateur ; en vain on lui rappela que les tempéraments et de la prudence consolident plus de victoires que les empor­tements n'en font gagner. Toutes les instances furent inu­tiles. » Il y a de la littérature dans cette manière de nous peindre, opposant à la raison et à l'amitié l'entêtement d'une volonté sourde, qui sera tout à l'heure la passion de dominer. Notre résistance raisonna davantage et n'eut point le caractère dra­matique qu'on lui attribue. Voici tout ce qui se passa : Le ministre, sachant que le journal combattrait le projet de loi, se rendit chez le rédacteur en chef ; et là, dans un long entretien, fort calme de part et d'autre, chacun plaida sa cause. Les raisons du ministre furent celles que l'on nous fait lire aujourd'hui : la situation, l'esprit du temps, la nécessité d'en finir, l'impossibilité d'obtenir des conditions meilleures. Le rédacteur en chef opposa les arguments que le journal a plus tard développés : -- On donnait aux catholiques autre chose que ce qu'ils avaient demandé. 135:276 Ils avaient demandé la liberté, on leur faisait simplement une petite part dans le monopole. -- Cette situation offrirait de grands périls, si plus tard, comme on pouvait le redouter, l'Université, en ce moment jugée par ses fruits, ressaisissait son influence. -- Toute pensée de tran­saction étant un germe de division, cette loi, rejetée ou adoptée, aurait pour effet certain de briser prématurément le parti catho­lique. -- Mieux vaudrait continuer le combat que le finir ainsi. -- Dans tous les cas, en admettant même le principe du projet, de graves améliorations étaient nécessaires ; il fallait combattre pour les obtenir. Le ministre demandait, comme le dit aujourd'hui M. de Falloux, si l'on avait pu raisonnablement espérer de substituer le clergé à l'Université, et de faire soudainement apparaître une soutane partout où il y avait un frac ? Il appuyait sur la chi­mère, sur la témérité d'une pareille entreprise. On lui répon­dait qu'il s'était agi parmi nous d'obtenir la liberté d'enseigne­ment, la libre et loyale concurrence, et non pas le monopole. Il insistait sur une autre pensée : la crainte d'un double échec pour les futures maisons religieuses d'éducation, si la loi permettait d'en multiplier trop aisément le nombre. -- Ou l'antipathie des parents, disait-il, empêchera qu'elles se rem­plissent ; ou l'incapacité des maîtres, inévitable dans ces com­mencements hâtés, les fera décrier et les videra promptement. Il doutait qu'il y eût en France assez de parents catholiques pour peupler les collèges catholiques ; et, d'un autre côté, sans remarquer la contradiction, il demandait où l'on trouverait assez de professeurs pour gouverner ces collèges qui manqueraient d'écoliers ? L'interlocuteur du ministre répondait que les par­tisans de la liberté d'enseignement s'étaient toujours sentis forts du vœu des familles, dont tout ce qui se passait démontrait la puissance. Que s'il, y avait, des catholiques assez ignorants de la responsabilité paternelle pour refuser leurs enfants aux col­lèges religieux, les incrédules y enverraient les leurs. Que dans toute chose on doit subir la difficulté des commencements, et que le moyen de former un clergé enseignant n'était pas de lui épargner plus longtemps les périls de l'expérience. 136:276 Une dernière appréhension semblait travailler l'esprit du ministre et le portait à s'applaudir d'avoir laissé l'Église sous la main de l'Université : il craignait que l'éducation donnée par les ecclésiastiques ne répondît pas aux exigences de l'esprit moderne. Ce sentiment reparaît dans son écrit : « Il ne suffit pas pour sauver une nation que l'éducation des familles d'élite soit irréprochable au point de vue reli­gieux, il faut aussi que dans tout ce qui est légitime, l'édu­cation se mette en rapport avec le milieu social qui attend l'homme au sortir de la jeunesse. Gardons-nous qu'il ait jamais à *rougir* de ses maîtres, qu'il soit tenté de leur impu­ter jamais son infériorité dans le barreau, dans l'armée, dans quelque carrière que ce soit. *Élever des jeunes gens au dix-neuvième siècle comme s'ils devaient, en franchissant le seuil de l'école, entrer dans la société de Grégoire VII ou de saint Louis, serait aussi puéril que d'élever à Saint-Cyr nos jeunes officiers dans le maniement du bélier et de la catapulte, en leur cachant l'usage de la poudre à canon. *» Le rédacteur de l'*Univers* croyait entendre un de ces traits brillants dont se pare la raison de M. Thiers. Sans juger la théo­rie d'éducation qui s'appuyait de pareils arguments, il faisait observer qu'on ne pouvait pas accuser le clergé et les évêques d'ignorer complètement les conditions actuelles de la société. -- Vous et moi, disait-il au ministre, nous savons comme tous les catholiques que le clergé est bien de ce temps, en connaît les besoins, en partage les tendances légitimes. Il est peuple des pieds à la tête, et presque exclusivement séculier. Il ne vit pas dans les cloîtres ; il lit les journaux, les livres ; il est mêlé à tout le mouvement de la vie publique. Ces fils de soldats, de paysans, de bourgeois, n'aspirent guère au rétablissement de la féodalité. Ils professent depuis longtemps, vous le savez, les opinions de M. de Montalembert sur les changements de dynas­tie. Hier, ils votaient en masse, avec leurs paroisses, pour Louis-Napoléon. L'Église libre, la France gouvernée, voilà leur politique. Où trouverait-on là des professeurs pour élever les enfants du dix-huitième siècle comme s'ils devaient entrer dans la société de saint Grégoire VII ou de saint Louis ? 137:276 Tel fut cet entretien. Malgré l'identité des désirs, les points de vue étaient trop différents pour que l'on pût se mettre d'ac­cord. Le ministre, cependant, ne perdit pas sa peine. Il désirait qu'au moins le projet de loi ne fût pas discuté dans l'*Univers* avant l'élection de la commission législative qui devait en pré­parer la discussion publique. C'était abandonner toute influence sur le choix des commissaires : mais il ne s'agissait pas pour nous de faire de la tactique, et nous promîmes d'attendre, assez affligés de ne pouvoir concéder davantage. Nous attendîmes huit ou dix jours, la question étant ouverte et déjà discutée, avant de dire le premier mot. Ce premier mot n'eut rien de *véhément.* M. de Falloux aura confondu le *Cor­respondant* et l'*Univers.* Le *Correspondant* fut en effet assez vif, suivant l'usage de M. Lenormant, qui jamais n'y va de main morte, mais qui jamais ne s'en aperçoit, tout occupé de récla­mer contre les promptitudes d'autrui. Avant la discussion législative, on indiqua une séance solen­nelle du Comité catholique, déjà bien disloqué, hélas ! Cette séance, la plus nombreuse que nous eussions vue, fut aussi la dernière. M. de Montalembert y parla d'un ton animé, pressant ou plutôt gourmandant ceux qui faisaient opposition au projet. M. de Falloux reproduisit, avec l'agrément ordinaire de sa parole, des arguments déjà connus. M. Lenormant et Mgr l'évêque de Langres soutinrent la thèse de l'ancien parti catho­lique. La majorité semblait se dessiner en faveur du ministre ; mais elle n'avait rien à voter et surtout rien à prescrire. On se sépara sous une impression de tristesse. Nous sentîmes que cette séparation serait longue. Le motif en était trop sérieux pour ne pas ajouter beaucoup au chagrin qu'elle nous eût toujours laissé. Deux choses nous consolaient : la conviction d'accom­plir utilement un devoir, et la résolution très arrêtée de ne pas blesser nos amis dans les débats qui allaient s'ouvrir. Nous n'accusions les intentions de personne, et nous étions bien plus disposés à plaindre M. de Montalembert qu'à le blâmer, per­suadés que cette loi ne lui plaisait guère plus qu'à nous-mêmes. 138:276 #### VI Suivant M. de Falloux, la polémique de l'*Univers* contre les défenseurs du projet, sans excepter M. de Montalembert, fut telle que l'amitié ne pouvait survivre. L'*Univers* publiera une analyse fidèle de cette discussion, qui ferait ici une digres­sion trop étendue. M. de Falloux y verra combien sa mémoire est en défaut ([^32]). Nous ne ménageâmes pas seulement M. de Montalembert, qui n'a jamais été et qui ne sera jamais maltraité ici, quoi qu'il fasse ; nous ménageâmes M. de Falloux lui-même, le défendant comme ministre et comme catholique contre les attaques des feuilles révolutionnaires, tout en trouvant quel­quefois, sans le dire, qu'il ne savait pas assez mériter leur courroux. Il est vrai qu'à travers ces ménagements nous disions à nos adversaires qu'ils avaient tort. C'est l'inconvénient nécessaire de la discussion. Cependant, avec quel soin nous savions écar­ter tout ce qui pouvait blesser l'homme et l'ami ! M. de Falloux écrit que « M. de Montalembert était traduit chaque matin devant les catholiques comme s'il eût déserté les opinions de sa vie entière, privé la cause du fruit de ses services, anéanti les dernières espérances de la religion et de la liberté ». Pures emphases. Ce rôle, le *Correspondant* le prend envers nous, nous ne le prîmes point envers M. de Montalembert. Nous n'avons pas une seule fois, quelles que fussent les provocations, cherché dans les anciens discours de M. de Montalembert un seul mot qui pût le mettre en contradiction avec lui-même. 139:276 Cette réserve ne l'adoucissait pas. Il supportait difficilement de n'être point suivi ; il en parlait avec amertume, prétendant que l'*Univers* détruisait le travail de sa vie et dissolvait le parti catholique. Nous avions au contraire la confiance de maintenir le parti catholique ; et le maintenir, c'était lui en garder la direction. Ses arguments pour la loi et contre nous n'étaient point ignorés de nos lecteurs. On sait combien nous méprisons cette basse adresse qui consiste à supprimer ou à falsifier les opinions que l'on combat. Les documents, les rapports, les principaux discours et articles en faveur du projet, ont été publiés dans l'*Univers* avec plus d'étendue que dans les jour­naux mêmes qui lui donnaient leur appui. Une autre chose que M. de Falloux paraît avoir oubliée et qui lui sera démontrée, c'est que nous n'étions pas ses seuls adversaires. La politique entra dans son succès pour une part plus grande que l'adhésion des catholiques. Sa force se trou­vait toute dans l'Assemblée. Là même des catholiques le com­battirent ([^33]), de solennelles incertitudes se manifestèrent. Pour tout le monde, Mgr Parisis y représentait l'épiscopat. Cet émi­nent évêque est compté par M. de Falloux au nombre des par­tisans de la transaction ; cependant il ne l'a pas voulu voter. Il en repoussait le principe, où il voyait la domination de l'État sur l'Église en matière d'enseignement. Sans nier que le pro­jet, amélioré, ne pût alléger la situation et donner quelques facilités pour le bien, ce qui suffit aux combinaisons éphémères de la politique, il ne voulut pas sanctionner la chaîne parce qu'on l'écartait ; et, dans la neutralité inquiète où il crut devoir se renfermer, il ne condamna ni ne désapprouva une résistance décidée. Les évêques gardèrent en général cette attitude. Le projet n'eut de soutien actif et déclaré dans l'épiscopat que Mgr l'évêque nommé d'Orléans. Plusieurs autorisèrent publi­quement notre opposition. 140:276 Le projet reçut quelques améliorations, auxquelles nous croyons que cette opposition ne nuisit point, et fut voté. « *L'Univers,* dit M. de Falloux, continua près de l'épiscopat la campagne qu'il venait de perdre devant l'Assemblée. Il entreprit de l'*entraîner* au refus de la part d'attributions que lui conférait et lui demandait la nouvelle loi. Il publia des remontrances à Mgr l'évêque de Langres, dont l'une était signée *un prêtre,* et provoqua une protestation d'un certain nombre d'ecclésiastiques du diocèse de Langres. Il plaida vivement la même thèse à Rome. Mais bientôt Rome parla, et une communication du Souverain-Pontife au Nonce mit fin à ces dernières tentatives. » Ce récit est trop arrangé. Après le vote, la loi ne nous parut pas beaucoup meilleure ; mais elle était faite, nous aurions volontiers cessé le combat. C'était trop peu pour les partisans de cette œuvre douteuse. Ils exigeaient une admiration sans réserve, et ils provoquè­rent ainsi une polémique où nous leur demandions de ne pas s'engager, la question étant désormais au jugement des évêques. Nous n'essayâmes point d'*entraîner* l'épiscopat, expression aussi injuste qu'inconvenante. Nous ne plaidâmes aucune thèse à Rome. Ces hautes pratiques conviennent à l'assurance des hom­mes d'État ; elles siéraient mal à de pauvres journalistes, déjà bien assez occupés de leur besogne quotidienne. Nous avons tout à la fois plus d'humilité et plus de fierté que M. de Fal­loux ne nous en attribue. Ayant dit tout haut ce qu'il nous a paru légitime de dire, nous évitons de donner des conseils à ceux de qui nous attendons des ordres, et nous nous abstenons d'offrir toutes les explications qu'on ne nous demande pas. Il faut qu'un journal catholique puisse être jugé non sur ses plai­doyers, mais sur ses œuvres. Dieu nous préserve de chercher à influer par des arguments sans contrôle public sur des décisions que doit dicter une sagesse si supérieure à nos faibles vues ! 141:276 Notre adversaire s'emporte jusqu'à dire que l'*Univers* « tend en France à peser sur l'épiscopat comme organe de Rome ; et à peser à Rome comme organe de l'épiscopat ». Il n'expli­que pas, lui qui explique tout, comment il se fait que Rome et l'épiscopat tolèrent une pareille tendance, ou ne l'aient point aperçue, quoique souvent dénoncée. Il n'explique pas davan­tage comment des cœurs catholiques peuvent s'abandonner au délire d'une si orgueilleuse prétention. Sa modération le porte quelque part à reconnaître que nous avons parfois des *moments lucides.* S'il pouvait nous reconnaître aussi des *moments chré­tiens,* il effacerait cette phrase, et ce serait un acte de respect envers l'Église, un acte de justice envers nous. Qu'il sache bien que nous n'avons jamais dit, jamais écrit, jamais fait écrire à Rome qu'une seule chose : savoir, que nous ne demandons rien, que nous ne conseillons rien, que nous ne refusons rien ; étant résolus comme écrivains d'obéir purement et simplement, prêts à lutter jusqu'à la fin, prêts à disparaître au premier signe et sans achever la polémique commencée. L'instruction envoyée au cardinal Fornari, de pieuse et vaillante mémoire, en réponse à des consultations autrement importantes que n'eussent été les nôtres, autorisait les évêques à entrer dans les conseils établis par la nouvelle loi. Le fait de cette autorisation dit assez quels doutes l'œuvre de M. de Falloux inspirait à l'épiscopat. Notre opposition finit immédiatement et avec une sincérité dont on aurait pu nous tenir plus de compte. Un journal reli­gieux qui se publiait alors à Paris, le *Moniteur catholique,* voulut, même après la lettre du nonce, poursuivre le combat. L'*Univers* lui fit observer que la cause était finie, et que les enfants de l'Église n'avaient plus à critiquer la loi, mais à se mettre d'accord pour en tirer tout le bien possible. Le *Moniteur catholique* cessa de paraître. Seul mort enterré sur ce champ de bataille, mais, hélas ! non pas seul blessé ! Nous cherchons à comprendre comment le ressentiment, que n'éprouvaient point les vaincus, resta si profond dans l'âme du vainqueur. Cette rancune, après six ans, n'est pas naturelle. 142:276 Quand même nous aurions eu le plus grand tort de contester la transaction de 1850, nous avons été vaincus, nous avons rendu les armes, c'est une affaire terminée. Il est impossible que M. de Falloux, homme de négociations, d'accommodements, de raccommodements et de fusion, légitimiste agréable à M. Thiers, catholique agréable à M. Cousin, écrivain religieux agréable à l'Académie, ami de M. de Montalembert sans avoir rompu avec M. de Persigny, il est impossible qu'un esprit de ce liant et de cette imperméabilité, et qui professe l'amour de la libre discussion, ne puisse pas nous pardonner, après six ans, de lui avoir disputé une victoire. Il est sinon également impos­sible, du moins difficile, que ce même homme, assidu à prendre des notes et à garder tous les petits papiers, soit tombé invo­lontairement dans les erreurs de fait et d'appréciation que nous avons le regret de signaler. Il n'a donc voulu ni, comme on pourrait le croire, se venger, ni, comme il le prétend, écrire une page d'histoire. Il a un autre but. Nous n'achèverons pas ce travail sans l'avoir pénétré. #### VII Si le parti catholique se trouva, dès 1849, non pas dissous (il est, grâce à Dieu, indissoluble), mais déformé, disjoint, épar­pillé et d'une certaine manière amoindri, M. de Falloux, après les événements, y a contribué plus que personne. Nous ne dirons pas qu'il l'a fait avec une pleine conscience de l'opéra­tion ; cela est au jugement de Dieu, qui pourra nous imputer à justice quelques-unes de nos fautes. 143:276 Cependant, il faut se sou­venir de l'opinion générale du parti légitimiste, et de l'opinion particulière exprimée à Angers, au mois d'avril 1849, par le royaliste de la veille qui devait être neuf mois plus tard minis­tre de Louis-Napoléon. M. de Falloux pensait déjà qu'il fallait ou supprimer ou transformer le parti catholique : le germe de la transaction s'était clairement accusé dans l'esprit qui devait la produire. Lors donc que le parti catholique, par la présentation de la loi d'enseignement, se trouva divisé contre lui-même, et par le vote de cette loi resta comme désœuvré, M. de Falloux ne put être bien fâché de ce double résultat. Nous croyons qu'en ce moment il se sentit assez disposé à nous remettre nos cri­mes. Il nous les remit en effet ; du moins nous le pûmes croire. Une réconciliation, cette réconciliation que notre attitude dans la discussion aurait rendue impossible, s'opéra pleinement et promptement, non seulement avec M. de Montalembert, ce que l'écrit de M. de Falloux ne laisse guère soupçonner ; mais encore, ce qui paraîtra plus étrange, avec M. de Falloux lui-même. Nous sommes portés à croire qu'en nous réconciliant avec M. de Montalembert, nous dérangeâmes un peu, sans le savoir et sans y prétendre, quelques-unes des perspectives de l'ancien ministre. Il y a entre M. de Montalembert et l'*Univers* des affi­nités vivaces, peut-être indestructibles, qui ne tardent guère, lorsqu'elles se joignent, à construire un pont sur tous les cou­rants de contradictions qui peuvent les séparer. L'accord de l'orateur et du journal catholiques redevint bientôt un souci pour la politique légitimiste pure. L'orateur, charmé principa­lement de l'attitude du gouvernement dans les questions reli­gieuses, manifestait des tendances bonapartistes ; le journal, par les mêmes raisons, était très *présidentiel,* on nous permettra d'employer le mot du temps. Dans les discussions de jour en jour plus animées qui dissolvaient la majorité conservatrice, M. de Montalembert était du côté du Prince ; l'*Univers,* réser­vant l'avenir, était du côté du Président ; M. de Falloux était du côté de l'Assemblée, où s'ébauchait péniblement la fusion des anciens légitimistes et des anciens philippistes, sous le nom commun de parlementaires. 144:276 En refusant aux rédacteurs de l'*Univers* le droit d'avoir leur opinion politique distincte, et en admettant qu'ils dussent en cette matière laïque obéir à leurs chefs laïques, comme en matière religieuse à leurs chefs reli­gieux, nul ne peut servir deux maîtres : qui devait commander, de M. de Montalembert ou de M. de Falloux ? M. de Montalem­bert avait au moins des droits d'ancienneté, et en outre, pour le moment, des doctrines plus monarchiques. Au milieu de sinistres rumeurs, à travers des convulsions misérables où le parlementarisme achevait de donner sa mesure, on arrivait à 1852, M. de Montalembert disait : Bonaparte ; M. de Falloux disait : Changarnier ; l'*Univers*, entre eux deux, plus près du premier, disait : Réélection du Président. Car l'*Univers* n'est pas impérialiste de la veille. Tout en souhaitant que la force, si la force devait dénouer la situation, partît de l'Élysée, et non de la Chambre ou de la rue, nous aurions pré­féré une solution constitutionnelle. Vers cette époque, le rédacteur en chef de l'*Univers*, accom­pagné d'un de ses collaborateurs, rendit à M. de Falloux sa visite de 1849. Après déjeuner, on parla de la situation. Comme en 1849, les avis se trouvèrent bien différents ; mais cette fois, les vues de M. de Falloux n'étaient plus du tout celles de M. de Montalembert. Il exposait des préventions exagérées, une confiance précipitée, des desseins téméraires. Comme en 1849, on lui fit des objections qu'il ne put vaincre. Comme en 1849, il se rabattit à réclamer la neutralité du journal. En présence des événements, la neutralité telle qu'il la désirait n'était guère possible ; il ne l'obtint pas. On se quitta néanmoins sans rup­ture, et, à ce qu'il semblait, plutôt encore amis que divisés. Bientôt après le coup d'État eut lieu. Il mit M. de Falloux en cellule au quai d'Orsay, et M. de Montalembert dans la com­mission consultative ; l'*Univers* resta chez soi. 145:276 M. de Montalembert vint au bureau du journal le matin du 2 décembre, comme il y était venu le soir du 24 février, mais non pas avec angoisse ni pour conseiller la résistance ; bien au contraire ! Dans la maison voisine, au premier étage de la mai­rie du dixième arrondissement, quatre hommes et un caporal, l'arme au bras, assistaient au dernier soupir de l'Assemblée nationale législative, et fermaient la petite fenêtre, le *vasistas* donnant sur la rue, par où M. Berryer venait de haranguer une foule insensible. Comment M. de Falloux, qui a vu la séance du 24 février et la séance du 2 décembre, peut-il croire au régime parlementaire ! M. de Montalembert, en ce moment-là, n'y croyait guère et le regrettait peu. Ce fut dans le cabinet du rédacteur en chef, alors absent de Paris, sur son bureau, avec sa plume, qu'il écrivit à plusieurs catholiques des départements, pour les presser d'adhérer au coup d'État. M. de Falloux n'a guère pu ignorer ces détails ; M. de Montalembert n'a pu les oublier, et il a dû lire en épreuves le travail de M. de Falloux. Par quel mauvais conseil d'inimitié, par quel besoin de nous décrier ces deux hommes considérables ont-ils pu s'accorder, l'un pour dire, l'autre pour laisser croire que l'*Univers* s'était affranchi de l'influence de M. de Montalembert depuis 1849, et que le 2 décembre il marchait seul ? Nous ne marchions pas seuls ; nous suivions M. de Montalembert, qui tenait la tête d'assez loin. En l'absence du rédacteur en chef, ses collaborateurs s'étaient refusé à engager le journal aussi vivement que le chef du parti catholique l'aurait désiré. Le succès du coup d'État paraissait si assuré que l'on pouvait éviter de se prononcer contre le groupe déconcerté de ses adversaires. Le lendemain, la résistance s'organisait ; le 4, il y avait des coups de fusil. Le moment était venu de prendre parti ; nous nous prononçâmes pour le gouvernement, dont la cause était celle de l'ordre social : « Il faut le soutenir aujourd'hui que la lutte est engagée, pour avoir le droit de le conseiller plus tard. « Plus encore aujourd'hui qu'avant le 2 décembre, nous disons aux hommes d'ordre : Le président de la République est votre général ; ne vous séparez pas de lui, ne désertez pas. Si vous ne triomphez pas avec lui, vous serez vaincus avec lui, et irréparablement vaincus. 146:276 « Ralliez-vous aujourd'hui ; demain il sera trop tard, ou pour votre salut, ou pour votre honneur ([^34]) ! » Cette déclaration fut approuvée de M. de Montalembert. Cependant, quoique très décidé et jugeant sainement et cou­rageusement la situation, M. de Montalembert n'était pas tout à fait au-dessus d'un certain effroi de l'opinion, qui travaille volontiers les hommes de tribune. Il craignait les reproches de quelques illustres parlementaires, ses amis et ses antagonistes d'autrefois. Déjà il les entendait déclamer contre la salutaire initiative qui, du même coup, les remettait dans la foule et sauvait le pays. Bientôt il brava cette impression. Sur le moment, elle le tenait assez fort, et il demandait à être poussé. On le poussa. Triste condition du journaliste, souvent accusé d'impru­dence, de témérité, de violence et même de qualités pires, uni­quement pour avoir paru *pousser,* lorsqu'en réalité on le tirait ! En cette rencontre pourtant, il ne fallut pas tirer beaucoup. La défaite simultanée des insolents qui menaçaient de mettre à sac la société et des incapables qui la livraient, le remplacement subit d'une anarchie inextricable par un pouvoir dont toutes les intentions s'annonçaient excellentes, c'était assez pour pousser de bon cœur. Nous sommes certains d'avoir répondu aux vœux de l'im­mense majorité de nos amis, comme au désir de M. de Monta­lembert ; et jamais on ne nous persuadera que, dans cette occasion, M. de Falloux lui-même nous ait sincèrement désap­prouvés. On lui attribuait ce mot spirituel et vraisemblable *Je fais mon possible pour paraître résigné ; au fond, je suis satisfait.* C'est le résumé de sa conduite. Sans prendre la parole, il permettait à quelques amis de faire connaître ses sentiments, lesquels étaient d'engager les légitimistes à *ne pas se prononcer pour la négative dans l'appel qui allait être fait au pays.* 147:276 Quant à M. de Montalembert, il réprimandait vertement ceux qui parlaient de s'abstenir. A son tour, il *poussait.* Voici ce qu'il écrivait le 12 décembre : « Je sais que de grands politiques, fort peu scrupuleux d'ailleurs, après nous avoir menés où nous sommes, après nous avoir condamnés à la perte de toutes nos libertés par l'abus qu'ils en ont fait ou laissé faire, prêchent aujourd'hui qu'il *faut faire le vide* autour du pouvoir. Je m'incline devant le scrupule, je proteste contre la tactique. Je n'en connais pas de plus immorale ni de plus maladroite. Je défie qui que ce soit de la *justifier aux yeux de la conscience et de l'his­toire* ([^35])*. *» C'est M. le comte Molé qui avait parlé de *faire le vide ;* et les *grands politiques* dont il est question sont devenus les chefs de la Fusion. L'*Univers* était beaucoup moins *entraînant.* Il avait dit, dès le 8 décembre : « Maintenant que la cause est décidée et que toute la France accepte ce qui vient d'être fait, nous rentrons dans le rôle que la situation nous impose. Il ne surgirait en ce moment de la polémique des journaux aucune lumière dont le gou­vernement pût tirer bon parti : ce qu'il a besoin de savoir, il le saura bien mieux par les hommes qu'il appelle dans ses conseils, au nombre desquels nous voyons avec un très grand plaisir le plus éminent défenseur de la cause catholique et quelques autres de nos amis. Mais notre mission à nous est toute spéciale. Nous ne sommes ni vainqueurs, ni vaincus, ni mécontents. Nous n'avons rien à dire lorsque rien de ce que nous aimons par-dessus tout n'est attaqué ni menacé. Nous regardons passer les événements. Jamais ils n'offrirent à l'in­telligence chrétienne de plus grandes et plus consolantes leçons. » C'est peut-être là ce que M. de Falloux appelle « se perdre en contemplations extatiques » ; mais nous ne savons pas com­ment nous aurions pu nous renfermer plus strictement dans la ligne du parti catholique, ou nous effacer plus modestement devant l'homme éminent qui le représentait. 148:276 Ajoutons que les véritables chefs du parti catholique, les évêques, avaient parlé, et qu'encore une fois leurs sentiments, publiquement manifestés, apportaient à notre conduite la seule approbation dont nous pensions avoir besoin. Les évêques ne nous donnent pas de direction ; mais ils élèvent la voix dans toutes les circonstances importantes, et leurs instructions, fidè­lement publiées par nous, deviennent une règle d'où l'on ne prouvera pas que nous nous soyons jamais écartés. Nos illustres adversaires n'ont pas ici de plus grands privilèges que les nôtres ; ils pourraient éprouver quelque embarras s'ils voulaient établir qu'ils les ont moins outrepassés. Jusqu'au 2 décembre 1851 et même jusqu'aux premiers mois de 1852, l'union, que M. de Falloux représente comme irréparablement brisée dès 1849, et brisée par nous, fut donc au contraire entière et parfaite. On a entendu le langage de M. de Montalembert, le nôtre, celui de M. de Falloux lui-même ; on se souvient des mandements des évêques et de leur attitude lorsqu'ils eurent occasion de paraître devant le chef de l'État. Voici en quels termes M. de Falloux analyse cette situation et rappelle ses souvenirs. C'est à nous qu'il s'adresse : « La transformation des institutions, en 1851, trouvait et devait laisser l'Église dans son auguste neutralité. C'est vous (l'*Univers*) qui avez essayé de l'en faire sortir ; c'est vous qui, tous les jours, élevez la voix pour insulter les droits et les garanties que vous aviez invoqués, les hommes que vous aviez eus pour compagnons ou pour chefs. Vous l'avez fait sans relâche et sans retenue, pendant même que l'exil (M. de Falloux croit qu'il a été exilé !) et le silence universel vous assuraient les immunités du monologue. » Que ceux qui nous plaindraient d'être en butte à de pareil­les violences, plaignent d'abord M. de Falloux ! Il descend d'une position où il ne remontera pas. 149:276 Et vous, comte de Montalembert, vous écoutez, vous approu­vez ; et parce que ce langage injurieux et injuste ne s'adresse qu'à nous, vous ne voyez pas qu'il ne s'applique qu'à vous ! A l'époque dont on parle, nous étions avec nos chefs et avec nos compagnons, avec nos évêques et avec vous ; nous n'avions point d'amis en exil ; nous disions que nous n'étions ni vain­queurs, ni vaincus, ni mécontents ; et en applaudissant à la transformation des institutions, nous gardions un compatissant silence sur « les *grands politiques, fort peu scrupuleux d'ailleurs,* qui, après avoir perdu toutes nos libertés par l'abus qu'ils en *avaient fait* ou laissé faire, prêchaient la doctrine maladroite et *immorale* de l'abstention » ! #### VIII Nous suivions nos chefs, non seulement dans la grande question de conduite du moment, mais encore dans les ques­tions secondaires qui pouvaient s'élever parmi nous. Il plaît à M. de Falloux, par une de ces habiletés subalternes auxquelles il se confie trop, de rappeler le débat sur les classiques comme un nouveau sujet de querelle suscité par l'*Univers,* aussitôt après le vote de la loi du 15 mars 1850 : « *L'Univers* se mit en quête d'un autre théâtre ; il chercha le terrain qui s'éloignait le moins possible de celui qu'il *venait de perdre...* « *L'Univers,* une fois livré à lui-même, porta là comme ailleurs son *despotisme tyrannique.* Il se mit à établir que l'enseignement religieux pouvait et devait être l'unique souci de la société. 150:276 Selon lui, la religion était désintéressée de tout le reste. Qu'importaient aux catholiques les principes qui, après elle, contribuent le plus efficacement à la paix, à l'or­dre, à la prospérité des peuples ! Qu'importait une juste ou une fausse direction de la politique nationale ? Tout cela était ou devait être indifférent. On était bien près de subor­donner et même de trahir l'Église, quand on gardait une opi­nion arrêtée sur les événements qui agitent ou compromet­tent le pays dans lequel Dieu nous ordonne de vivre... « Envers *l'Église elle-même* les prétendus anti-païens ne reculèrent devant aucune irrévérence : ils incriminèrent har­diment trois siècles de son enseignement universel. On ne fit grâce ni aux corporations les plus austères, ni aux docteurs les plus illustres... » Ces pâles enflures réfutent médiocrement la thèse que nous avons soutenue au sujet des classiques, et nous font croire tout simplement que M. de Falloux ne s'en est point occupé. Mais il a le devoir d'être exact dans l'exposé des faits. Or, la dis­cussion des classiques n'a été soulevée qu'en 1852, près de *deux ans* après le vote de la loi Falloux, à la suite d'une publication de M. l'abbé Gaume, encouragée hautement par Son Em. le cardinal Gousset. Déjà le pénétrant esprit de Mgr Parisis avait signalé la nécessité de réformer l'enseignement littéraire des collèges. M. de Montalembert était avec nous, et si bien avec nous que nous eûmes le crédit de lui faire adoucir une lettre d'adhésion à M. l'abbé Gaume, où l'*Univers, livré à lui-même,* trouvait que les anciennes congrégations enseignantes étaient trop sévèrement traitées. Cette lettre a depuis été publiée inté­gralement, mais l'*Univers,* dans son « despotisme tyrannique », ne l'imprima que corrigée. On lui sut peu de gré alors de sa modération ; il en retire aujourd'hui peu de fruit. M. de Fal­loux doit savoir tout cela, et s'il l'ignore, il a tort d'écrire l'his­toire. Il doit savoir aussi que plusieurs prélats étant intervenus dans un sens contraire, l'*Univers* fit un sacrifice à la paix, et, sans retirer son opinion, s'imposa le silence. Depuis, le Saint-Siège ayant, non pas clos le débat et exigé des engagements, comme le dit M. de Falloux, mais donné une règle, l'*Univers,* se conformant à cette règle, a continué de soutenir une doctrine que rien ne l'oblige d'abandonner. 151:276 Ce ne fut point là d'ailleurs une cause de division. On com­prendra sans peine que des chefs qui ne permettraient point à leurs soldats (surtout à des soldats sans solde) de penser autre­ment qu'eux en pareille matière perdraient vite, et par leur faute uniquement, toute espèce de droit à l'obéissance. Quelque idée que se fasse M. de Falloux de la condition de journaliste, le journaliste n'est pas absolument un manœuvre ; on ne le fait pas parler ou se taire absolument comme on l'exige. Pour notre compte, nous ne l'entendons pas ainsi. En matière de littérature ou sur des points plus importants, par exemple en ce qui regarde, les personnes, les goûts particuliers, les affections ou les conve­nances individuelles, nous n'avons jamais admis que les senti­ments ou les commodités des *chefs* dussent être la règle de notre attitude. Si les *chefs* avaient quelque motif privé de ménager un philosophe, un écrivain, un orateur, nous ne verrions là aucune obligation décisive de ménager nous-mêmes la philo­sophie de ce philosophe, le livre de cet écrivain, le discours de cet orateur. Notre principe à nous, comme serviteurs publics de la vérité religieuse, est de n'avoir ni amis, ni ennemis, c'est-à-dire de ne tenir dans notre œuvre aucun compte de nos senti­ments particuliers ; de ne pas refuser la justice et l'éloge à un adversaire personnel qui fait bien, de ne pas nous interdire la critique ou même la censure envers un ami personnel qui se trompe ou qui fait mal. La loi que nous nous imposons, nous avons dû quelquefois l'imposer. C'est une source de désagré­ments dans le commerce de l'homme politique et du journa­liste. L'homme politique peut demander au journaliste soit des complaisances, soit des rigueurs dont il ne voudrait pas lui-même porter la responsabilité. De telles misères peuvent ren­dre le ménage orageux ; elles ne déterminent pas le divorce, surtout entre chrétiens. 152:276 Comment donc le divorce s'est-il accompli ? Ce point est délicat à traiter. Essayons d'y toucher sans nous donner trop raison. #### IX Deux mois environ après le coup d'État, M. de Montalem­bert parut moins ferme dans l'approbation qu'il lui avait donnée. Nous suivions avec inquiétude les progrès de ce mécontente­ment, et nous tâchions de le combattre. Les causes en étaient en partie politiques, en partie personnelles. Les causes politiques nous paraissaient moins importantes qu'à lui ; nous trouvions que les causes personnelles, quoique fondées, ne devaient point influer sur sa conduite politique. Du reste, la thèse n'était nullement alors de ménager à l'Église une chance d'excuse, une sorte d'alibi au tribunal des révolutions futures en se tenant à l'écart du gouvernement. On ne regrettait pas encore les libertés parlementaires et on ne se rattachait point à la doctrine de l'abstention. On reprochait plutôt au pouvoir de ne pas rechercher assez le concours des catholiques. A notre avis, il n'importait pas beaucoup que les catholiques fussent au pouvoir, s'ils avaient d'ailleurs la chance d'y faire pénétrer une partie de leurs idées, de manière que les besoins de l'Église obtinssent graduellement satisfaction. La position d'amis désintéressés, ne pouvant pas même être accusés de sti­pulations individuelles, nous paraissait plus désirable qu'une action directe, officielle et prépondérante, contre laquelle se soulèverait probablement une de ces frénésies d'opinion qui feront longtemps en France reculer tous les gouvernements. 153:276 Nous pensions qu'un catholique notoire, engagé avec éclat dans les luttes antérieures, s'il arrivait à une position active, se bri­serait sur un double écueil, accusé en même temps de trop faire et de faire trop peu. Nous demandions s'il n'y aurait pas à la fois plus d'avantage et plus de grandeur à conseiller, à soute­nir, à presser, qu'à ébaucher en tâtonnant des transactions. Quelle importance ne paraîtrait pas avoir la disgrâce, quels périls n'aurait pas la réaction, si, après avoir paru un instant au pouvoir pour signer des compromis, il en fallait descendre, ou plutôt tomber ? Ceux qui ont posé une doctrine et vaillam­ment combattu pour elle ne doivent pas s'attendre à l'appli­quer. C'est la besogne des disciples, parce qu'ils excitent chez les vaincus moins de répugnance et ne sont pas liés envers les vainqueurs par d'aussi grands engagements. Les transactions, des disciples ne lient pas la doctrine. Ils lui font faire un pas, d'autres viennent et la mènent plus loin. A l'heure de son triom­phe complet, ses premiers apôtres sont morts. Ainsi le veut la force des choses, plus encore que l'ingratitude naturelle aux hommes, contre laquelle il est inutile de s'irriter, car les hom­mes n'en seront que plus ingrats. Si notre cause avance, si le bien que nous avons voulu faire se fait, qu'importe que l'on nous mette à l'écart ! On nous y met, restons-y ; nos idées, peut-être, y seront d'autant moins. Le monde dira que nous sommes joués ; quelques habiles se riront de nous. Le grand malheur ! C'est une de nos fonctions en ce monde d'être joués. Mais nous forcerons l'estime de ceux qui nous verront tels que nous som­mes, attachés non à la fortune, mais au bien que cette fortune leur permet d'accomplir, et que nous ne cessons de leur conseil­ler dans un intérêt qui est aussi le leur, et dont nous ne tirons personnellement aucun fruit. Qu'ils nous trouvent amis, tant qu'ils ne seront pas ennemis de ce que nous aimons plus que tout et plus que nous-mêmes. Ainsi, nous les prendrons par leurs instincts les plus nobles ; ainsi, nous conserverons la paix avec eux et l'union entre nous. -- Que faire d'ailleurs ? De l'opposition ? Mais quelle opposition ? Sous Louis-Philippe, notre opposition a été bien légitime, bien modérée, et pourtant quelques-uns d'entre nous ont craint, depuis, de l'avoir parfois poussée trop loin. 154:276 Nous devons avoir du scrupule à tendre la main aux partis politiques, à seconder des vues toujours trop différentes des nôtres. -- Et puis les conditions de l'opposition ne sont plus ce qu'elles étaient. Une opposition sérieuse, pour des catholiques, il n'y a pas de sujet ; une opposition mesquine serait sans dignité. Ou le pouvoir répondra à nos coups d'épin­gle par des coups de massue, ou il les dédaignera. Dans le pre­mier cas, nous serons écrasés ; dans le second, nous serons amnistiés. Être écrasé pour une pointe, est ridicule ; être par­donné, amnistié, toléré, tenir uniquement du mépris de la force le droit de la taquiner un peu, est honteux. Laissons ces vaines ressources et ces puérils contentements ; ne faisons *ni la guerre, ni la cour.* Si nous devons être un jour frappés, que ce soit comme catholiques, et que personne ne puisse s'y méprendre. Nous n'aurons pas besoin d'être frappés deux fois ! On saura que la cause catholique entre dans une phase nouvelle. Nous aviserons alors. Dieu, que nous n'aurons pas abandonné, ne nous abandonnera pas. D'ici là, libres d'engagements et de pas­sions, contre tous les ennemis de la vérité, continuons le com­bat pour la vérité. Cette ligne, la seule que notre conscience nous indiquât clairement, nous semblait être celle de l'épiscopat. Donoso-Cortès l'appuyait de l'autorité de sa raison, si haute et si désin­téressée. Nos amis, sauf un petit groupe parlementaire mis en désarroi par le 2 décembre, y étaient déjà entrés. M. de Montalembert en prit une autre. Toutefois, son vif esprit, assailli en ce moment, comme l'est habituellement celui de M. Cousin, « par des lumières en sens contraire », ne se retourna pas immédiatement vers les princi­pes de 89. Nous trouvons dans l'*Univers,* à la date du 11 février, un compte rendu de son discours de réception à l'Académie. Il y est loué avec cette effusion de cœur qui nous était ordi­naire quand nous parlions de lui, et qu'il aurait dû, ce nous semble, moins oublier. L'accord, déjà menacé sur la question de conduite, est encore parfait sur la question de doctrine. 155:276 Nous faisons remarquer « de quelle main maîtresse M. de Montalembert a châtié l'immortel 89 et la grande Constituante, et flagellé la sainte égalité ». Plus d'un passage de ce discours -- le chant du cygne ! -- est une déclaration de guerre à la révolution. La censure académique y avait voulu mettre les ciseaux. M. de Montalembert tint bon et fit tout passer. En ce moment, l'Académie était à ses yeux la dernière forteresse du faux libéralisme et de la fausse religion. Ses *petits traités* publiés en 1848, sur la demande du général Cavaignac, donnaient, disait-il, l'exacte mesure de sa force morale, et avec les petits livres de la rue de Poitiers, témoignaient de l'impuissance conju­rée de la philosophie académique et du parlementarisme. Entrant là, plus en victorieux qu'en allié, il voulait s'y montrer du premier coup dans la vérité et dans l'honneur de son rôle, catholique et contre-révolutionnaire. C'était précisément la position où nous prétendions rester, et que nous croyons avoir gardée. Nous eûmes l'occasion de le dire, lorsque la presse reçut sa législation actuelle : « Nous ne consentirons pas plus à dépendre de l'opinion que du pouvoir. Nous sommes ce que nous avons été, nous resterons ce que nous sommes, les enfants et les serviteurs de l'Église, acceptant ce qu'elle accepte, honorant ce qu'elle honore, ennemis de tous ses ennemis. Dans cette ligne si droite, nous rencontrerons non seulement, ce qui est naturel, des adversaires, mais encore des calomniateurs. On cher­chera, on trouvera même, on l'a déjà fait, quels intérêts per­sonnels nous dirigent ; mais comme en dépit de ces belles découvertes il ne dépend que de nous, et de nous seuls, de donner un fond à la calomnie, nous sommes tranquilles. » ...... 156:276 #### XIV Résumons les faits après les avoir restitués. Le premier dissolvant du parti catholique a été la loi de l'enseignement, conçue et proposée par M. de Falloux ; le second, le coup d'État du 2 décembre et le dépit de M. de Montalembert ; le troisième, l'influence de l'esprit académique sur quelques-uns de nos amis. Dans tout cela, l'*Univers* n'est pour rien ; il a au contraire, perpétuellement tendu à mainte­nir le même esprit à travers les circonstances qui venaient modifier les situations et partager les volontés. Après le vote de la loi d'enseignement, la concorde s'était rétablie dans un généreux dessein de tirer de cette loi le meil­leur parti possible. Après le 2 décembre, il n'y eut d'abord qu'un dissentiment sur la question de conduite. L'esprit aca­démique nous a été plus nuisible. Il a fait naître le goût des alliances et des accommodements où les principes sont engagés. Quand on s'est mis dans nos rangs à glorifier la plupart des dogmes et des inventions révolutionnaires, il est devenu impos­sible de s'entendre ; l'éternel débat entre les hommes de doc­trine et les hommes d'affaires a dû éclater. *L'Univers,* repoussant ces arrangements inattendus, est devenu odieux à ceux qui prétendaient les conclure. Voilà ce qui a dissous le parti catholique, ou plutôt le petit état-major laïque que l'on était accoutumé de voir à la tête de ce parti, rangé derrière M. de Montalembert. Tout le monde y a travaillé plus que nous, et M. de Falloux, qui nous accuse si haut, y a travaillé plus que personne, malgré nous et contre nous. 157:276 Il nous impute d'avoir pris la dictature. C'est un beau crime, et peu de gens, l'ayant commis, ont sujet d'en rougir ! La dictature a toujours de son côté des forces légitimes, dont les principales lui sont fournies par le bon sens. Lorsqu'on accuse un homme d'avoir pris la dictature, on s'accuse soi-même de l'avoir laissé faire ; et le dictateur est déjà justifié. Pour nous, modestement, nous nous sommes bornés à ne point suivre notre capitaine, qui voulait changer l'assiette et les cou­leurs du camp. M. de Montalembert parti, qui pouvait préten­dre à le remplacer ? Nous étudions la liste des rédacteurs, des patrons et des alliés du *Correspondant.* Ces honorables person­nages sont loin de s'entendre entre eux aussi parfaitement qu'ils s'entendent contre nous. Si nous formions le projet de les contenter, l'un nous voudrait plus légitimistes, l'autre plus démocrates, l'autre plus constitutionnels et parlementaires. C'est trop de besogne. Les journalistes de la Fusion n'entreprennent pas tant : ils ont chacun leur couleur plus ou moins adoucie, et chacun leur chef plus ou moins tempéré ; ils ne se chargent pas de porter à la fois toutes les couleurs et d'obéir à tous les généraux. Nous n'avons ni cherché ni pris la dictature ; nous avons refusé d'obéir au caprice, de transiger avec la politique et de cesser d'être ce que nous étions. Lorsque ceux qui sont sortis voudront rentrer, la porte est ouverte, et leur place vide les attend. Quant à notre marche depuis que nous sommes *livrés à nous-mêmes :* en premier lieu, nous avons toujours été livrés à nous-mêmes, comme aujourd'hui ; en second lieu, quand nous agissions d'accord parfait avec nos contradicteurs actuels, nous n'avions pas d'autres principes qu'aujourd'hui ; et comme nous étions plus jeunes, nous donnions à ces principes une expres­sion plus vive. Les célèbres violences de l'*Univers* peuvent s'honorer de la complicité de plusieurs académiciens. Le vieux reproche d'avoir irrité les incrédules équivaut d'ailleurs au reproche de les avoir combattus. C'est nous repro­cher de faire un journal catholique et d'être toujours sur la brèche. Nous y sommes depuis quinze ans, repoussant tous les sophismes qui attaquent la vérité, démasquant tous les faux intérêts qui se conjurent contre elle. 158:276 N'ayant jamais sacrifié aucune vérité à aucune alliance suspecte, nous n'avons eu d'auxiliaire assuré nulle part, nous avons rencontré des adver­saires partout. Comment ferions-nous pour ne pas irriter des écrivains que rien n'engage à la modération, à qui rien n'impose la justice, et qui nous trouvent sans cesse devant eux ? Toute parole de foi irrite l'incrédulité. M. de Montalembert a été traité de furieux, M. de Falloux d'inquisiteur ; les mandements de nos évêques excitent la colère du *Siècle* et l'ironie du *Journal des Débats*. A moins de se taire, quel moyen de ne pas irriter des gens que nous offensons en faisant le signe de la croix ? Faut-il se taire ? L'encyclique du 21 mars a tranché cette question, et l'encyclique n'a rien fait de nouveau. Le grand pape Clé­ment XIII écrivait aux docteurs de l'Université de Cologne, qui avaient attaqué le livre de Fébronius : « C'est le propre des chrétiens généreux de se jeter sur-le-champ dans la mêlée et de repousser avec vigueur les attaques des ennemis de l'Église. Nous vous en aimons davantage, et nous vous en « remercions. » Et il disait du système de Fébronius, qui pro­posait des accommodements afin d'attirer les hétérodoxes à l'unité : « Singulière condescendance, en vertu de laquelle ce ne sont pas les hérétiques qui se convertissent, mais les catholiques qui sont pervertis ! » Notre constante attitude en matière religieuse explique notre attitude en politique. Sous Louis-Philippe, nous acceptions et nous respections le gouvernement : nous ne cherchions ni à le renverser ni à le modifier. Nous avions assez de discours, assez de journaux, assez d'électeurs, assez de gardes nationaux, assez de toutes les libertés : nous réclamions uniquement l'ex­tension de la liberté catholique. Sous la République, de même sans déguiser nos vœux pour la monarchie, nous ne demandions pas qu'on y vînt par des moyens violents, et jusqu'au 2 décem­bre nous opinions pour la prorogation de la présidence. Après le 2 décembre, nous ne fîmes pas un vœu pour l'Empire. Sous l'Empire, nous ne faisons pas un vœu pour autre chose. 159:276 Nous nous en tenons à cette parole de courtisan, que nous écrivions en pleine dictature : « Que le prince se souvienne de la confiance que le pays a mise en lui, non le pays qui discute et jalouse son pouvoir, mais le pays qui demande au pouvoir la justice, la force et la paix. Le prince peut beaucoup pour le mal comme pour le bien ; mais Dieu ne soutient longtemps que ce qui est juste, et la France n'a longtemps d'estime que pour ce qui est grand ([^36]). » Nous demandons à l'Empire ce que nous demandions à la monarchie parlementaire, ce que nous demandions à la Répu­blique le 24 février, le 10 décembre, le 2 décembre : d'être catholique. C'est-à-dire de respecter, de protéger, d'étendre les droits de l'Église, véritables droits de l'homme, bases divines de toute vraie et bonne liberté. Nous disons qu'il ne saurait y avoir de despotisme là où l'Église est libre, ni de liberté là où l'Église est asservie. Nous croyons que quiconque n'aime pas la liberté de l'Église, n'aime pas la liberté ; que quiconque n'est pas prêt à tous les sacri­fices pour défendre la liberté de l'Église, est mauvais défenseur de toute autre liberté. Quand une société a perdu cet amour, qui est le sens profond de la dignité humaine, nous croyons que cette société mûrit pour la servitude. Heureuse si Dieu lui envoie un maître meilleur qu'elle-même, et qui, plus sage et plus libéral, maintienne l'Église dans une liberté que la liberté politique ne lui donnerait pas, ou chercherait à lui ravir ! Il y avait en France, le 23 février 1848, deux tribunes en pleine activité. Une émeute se forme, quelques douzaines de séditieux entourent la tribune élective, et, s'en étant rendus maîtres, envoient un commissionnaire avec un chiffon de papier à l'autre tribune, pour lui ordonner de se taire. Le commission­naire part, la terreur va plus vite : quand il arrive, l'autre tri­bune avait disparu. Ceci s'est passé au grand jour, dans une ville de douze cent mille âmes. La tribune se relève plus flo­rissante, souveraine, appuyée sur le suffrage universel. 160:276 Après trois ans, même intimation et même obéissance, avec un allé­gement général. On envoie aux journaux : on signifie aux uns qu'ils n'existent plus, aux autres qu'ils ne parleront plus : les uns disparaissent, les autres font silence. En trois ans on avait touché à tout, à l'armée, à la magistrature, à la garde nationale, même aux pensions. Point de martyrs ! Si parmi ces commo­tions il s'était élevé un pouvoir qui eût ordonné de fermer les églises et d'abattre les croix, alors, immédiatement, il aurait fallu élargir les prisons et installer les échafauds. Là où se dresse encore ce rempart invincible de la conscience chrétienne, là vit encore la liberté. Comme le vent de la mer flétrit ce qu'il atteint, l'esprit de révolution souffle sur le monde, détruisant toute liberté. Que fait l'habitant des bords de la mer pour abriter ses moissons ? Il sème des arbres qui résistent au vent. Lorsque ces arbres ont atteint leur croissance, l'homme a conquis, et bien loin par delà, toute la terre où s'allonge leur ombre. L'arbre précieux qui résiste au vent des révolutions et à l'ombre duquel la liberté s'enracine, c'est l'arbre de la Croix. Est-ce à dire que nous refusons toute autre liberté et toute autre garantie de liberté ? Nous avons mille fois protesté contre cette imputation absurde. Puisque, à nos yeux, l'un des avan­tages de la liberté chrétienne est d'être la source de la liberté civile, c'est sans doute que nous aimons la liberté. Ce que l'on aime, on veut le garder ; ce que l'on veut garder, on ne saurait le trouver trop garanti. Mais ces autres garanties, où sont-elles ? Où seront-elles surtout, si dans les redoutables convulsions de la politique moderne, la liberté de l'Église vient à périr ? La simple liberté de l'Église constitue, sous la règle de Dieu, la liberté de l'étude, la liberté des vocations, la liberté de la paro­le ; elle assure aux peuples la magistrature la plus paternelle, la plus populaire et la plus inamovible qu'il soit possible de concevoir. Séparer l'Église de la force régulière qui la protège et qu'elle adoucit, pour l'associer aux fortunes d'une philoso­phie et d'une politique qui furent toujours empressées de la trahir, ce serait compromettre à la fois l'Église et la liberté. 161:276 Nous associons, dit-on, l'Église à une cause humaine, et cet argument revient sans cesse. Nous le trouvons inconvenant et frivole. Les catholiques savent que l'Église ne charge per­sonne de contracter pour elle avec les causes humaines. Elle a une règle envers les gouvernements : elle les respecte, même lorsqu'ils ne lui rendent pas tout ce qui lui est dû ; elle com­mande aux fidèles de leur obéir en ce qui ne lèse point les droits de Dieu. Hors de là, elle laisse aux opinions une latitude qui ne l'engage jamais. Nous suivons en politique une ligne qui nous paraît sage et qui est certainement orthodoxe. Si nous avons tort, nos adversaires ont le même tort, font la même faute, la font plus grande. Séparant l'Église de la cause d'au­jourd'hui, ils l'attacheraient à ce qu'ils supposent être la cause de demain. Leur Fusion, leur parlementarisme, n'est-ce donc pas une cause humaine ? Elle a un drapeau, un visage, un nom­bre limité d'adhérents, un nombre plus considérable d'adver­saires ; c'est un parti, et même un petit parti, et, en outre, un parti, tout petit qu'il est, divisé et subdivisé. Quel patronage pour l'Église ! Quelle séduction pour les peuples ! Voilà bien, certes, la cause humaine dans toute sa faiblesse, avec ses périls immédiats, ses ennemis puissants, ses éventualités obscures. Soit au point de vue religieux, soit au point de vue politi­que, la cause du gouvernement établi présente d'autres caractères. Chrétiennement, c'est la cause qu'il faut respecter : *Red­dite quæ sunt Cœsaris, Cœsari.* Quand Notre-Seigneur disait cette parole, César était précisément un pouvoir nouveau. *Poli­*tiquement, c'est la cause de la stabilité, principale condition de toute amélioration générale dans les pays chrétiens, c'est la cause de la paix civile, la cause des multitudes qui travaillent et qui vivent sous la protection du pouvoir que Dieu leur a préposé : *Non est enim potestas nisi a Deo.* En France, c'est la cause dont le Saint-Père a accepté les secours, salué les com­mencements, béni les espérances. Pie IX étend sa main sur le berceau où Dieu a mis pour cette cause une si grande promesse d'avenir. Hier, rassemblés dans la cathédrale de Paris, nos évê­ques enrichissaient de leurs bénédictions la destinée du filleul de Pie IX. 162:276 Ce cardinal-légat, ces cent évêques, voilà la tête et les véritables chefs du parti catholique. Que font-ils ? Ils se rappellent de religieuses paroles prononcées quelques jours auparavant ([^37]) ; ils rendent grâce, ils prient, ils demandent à Dieu de verser dans les conseils du Père et sur le berceau de l'Enfant les inspirations et les dons qui affermissent les causes triomphantes. Leur reprocherez-vous d'associer la cause de l'Église à une cause humaine ? Considérez plutôt ce que vous êtes et ce que vous pesez à côté d'eux ! Ce baptême, ce parrain, ces témoins, cette pompe sainte dont le peuple est ému, ces paroles impériales que le monde entend et qui sont des actes de foi, excitent une mauvaise humeur prompte à se décharger sur nous. On ne dira pas que la providence se trompe, que le pape et les évêques compro­mettent l'Église : la foi y répugnerait, la prudence s'y oppose ; mais on écrit que l'*Univers* « amasse contre l'Église toutes les « haines qui feront irruption dans la société » ! Passion humai­ne ! faiblesse humaine ! misère humaine ! Pour colorer l'invraisemblance, on ajoute que nous préco­nisons le despotisme, que nous sommes plus impérialistes que l'Empire, que nous haïssons toute liberté, -- et que le monde, écoutant avec stupeur nos doctrines, s'enflamme d'une violente haine contre l'Église. Car le monde ne s'occupe ni du pape, ni des évêques, ni du *Correspondant,* et n'a d'oreilles que pour l'*Univers !* Un rédacteur de l'*Univers* prend la plume, jette quel­ques lignes sur le papier, voilà le monde en rumeur : De Paris au Pérou, du Japon jusqu'à Rome, tout être pensant demeure convaincu que l'Église, gouvernée par l'*Univers,* va poser l'éteignoir sur l'esprit humain. De là, dans le monde entier, contre les catholiques, ces persécutions dont le *Correspondant,* hélas ! toujours en vain, a si souvent dévoilé la cause. La preuve, on ne la tire pas de nos paroles, mais des interprétations de la presse révolutionnaire. 163:276 Nous avons cent fois signalé cette habileté malséante. Nos dénéga­tions sont enregistrées comme un acte d'audace, et l'on continue. Il importe aux avocats du parlementarisme que nous soyons les avocats de la tyrannie, et tels qu'il plaît au *Siècle* de nous montrer. Une fois de plus, nous protestons qu'on se trompe. Nous sommes partisans résolus de l'autorité en politique comme en religion, mais limitée en politique par les droits de la religion. Nous acceptons de 89 tout ce que des catholiques peuvent accepter, nous en rejetons toutes les applications révo­lutionnaires et anti-chrétiennes. Nous avons lu dans un écrit de M. de Montalembert qu'il s'accommoderait de dix ans, de vingt ans de dictature, avec le régime parlementaire au bout. Nous, dans les moments les plus périlleux, nous nous sommes bornés à désirer le pouvoir monarchique héréditaire suivant les conditions fondamentales du sacre des rois de France, avec la plus grande liberté de l'Église immédiatement et toujours. Tel­les sont nos formules. Ceux qui voudront nous en attribuer d'autres ne trouveront jamais que les falsifications du *Siècle* ou leurs propres inventions. #### XV Enfin, et nous n'en rougissons pas seulement pour nous, après tous ces faits erronés, quoique racontés la main sur la conscience ; après ces allégations tantôt malveillantes, tantôt frivoles, déplorablement appuyées de preuves fabuleuses ; après ces étranges écarts et ces messéances de langage où trop de ran­cune se trahit, M. de Falloux va plus loin, et nous force à le reprendre d'une façon plus sévère. 164:276 Il faut maintenant lui deman­der compte d'une injure, la seule peut-être à laquelle nos autres adversaires ne nous aient pas accoutumés, sauf ceux que l'on ne daigne pas lire jusqu'au bout, et auxquels on ne daigne pas répondre lorsqu'on les a lus. Nous citons : « Le journalisme religieux a d'autres alliés que l'ancien parti catholique, et d'impérieux sans doute, car les condi­tions de l'alliance deviennent de plus en plus visibles. Elles datent dans ce qu'il dit, elles percent dans ce qu'il tait. Son langage étonne souvent ; mais en de graves circonstances, son silence étonne davantage. Les torts de certains côtés sont signalés par une sentinelle vigilante, mais les manœuvres en sens opposé ne rencontrent qu'une sentinelle endormie... « Ne dites donc plus que vous ne pouvez contenir les ardeurs de votre zèle, que, le dépensant contre tout venant, vous frappez indifféremment amis et ennemis. Ce rôle n'échap­perait pas à de justes critiques ; mais il n'est pas le vôtre. Vous avez vos jours de violences et vos jours de souplesses, vos rigueurs excessives et vos complaisances calculées. Que vos antécédents vous laissent le droit d'agir ainsi, cela est douteux ; en tout cas, vous n'avez pas celui de le nier et de faire peser sur vos amis seulement la responsabilité de la condescendance et des ménagements en vue du bien. Nos alliances ont été répudiées par vous : avouez du moins que c'est pour en contracter de nouvelles, et souffrez qu'on juge et qu'on précise la portée de votre choix. L'ancien parti catho­lique avait fait alliance avec la liberté. L'*Univers* lui a brus­quement substitué le culte du despotisme... » Ces insinuations, répandues dans tout le travail de M. de Falloux, en sont l'esprit même. On peut, sans les creuser long­temps, trouver ce qu'elles renferment. Un passage *brusque* (tous les mots sont choisis) du service de la liberté au culte du despotisme ; une alliance *impérieuse*, dont les *conditions deviennent de plus en plus visibles ;* des silences *étonnants,* sur­tout *dans les circonstances graves ;* des jours de *sommeil* profond, des jours *de souplesse, des complaisances calculées*, et tout le reste, quand il y a d'un côté un gouvernement et de l'autre un journal, c'est ce que l'on appelle *un marché.* 165:276 Si M. de Falloux ne l'a point voulu dire, il ne s'est pas exprimé avec sa dextérité ordinaire, car c'est là ce que l'on comprend. Si telle est bien sa pensée, et si sa flèche porte le suc dont il l'a trem­pée au but qu'il voulait atteindre, nous admirons son habileté, mais elle est d'un ordre chétif. Tout franchement, il nous per­mettra de lui dire que l'ironie et les sous-entendus, en pareille matière, sentent trop l'Académie, et ne sont ni d'un gentilhom­me ni d'un chrétien. Ou M. de Falloux est sûr de ce qu'il avance : alors, qu'il parle en gentilhomme, hautement, hardiment ; qu'il publie les conditions de l'alliance *impérieuse* à laquelle s'est soumis le journalisme religieux. -- Ou M. de Falloux n'a qu'un soupçon, une malheureuse et folle inspiration de haine : alors, ne pou­vant écarter le soupçon ni commander à la haine, qu'il éclaircisse ses doutes et qu'il se taise en chrétien, jusqu'au moment de regretter dans son cœur les mauvaises pensées qu'il a conçues contre l'honneur d'autrui. Et si M. de Falloux n'a ni certitude ni soupçon, si ce trait n'est qu'un des moyens de sa polémique, il en joue bien ; mais c'est une arme prohibée ! Quoi ! il proteste qu'il apporte un *témoignage ;* il affirme qu'il est sans passion, qu'il a fait pour s'éclairer *tous les efforts de la conscience et de la bonne foi :* et il avait ce propos à glisser ! et il se hâte de réimprimer son *témoignage* et de le répandre, avant de savoir ce que l'on répondra sur un pareil coup ! Les « efforts » de sa conscience et de sa bonne foi parais­sent ici quelque chose de léger ! Répondons pourtant. C'est un devoir de ne point passer à M. de Falloux ce que l'on passerait à M. de Mirecourt. Eh bien ! il est vrai, depuis le 2 décembre 1851, nous avons conclu un marché avec le gouvernement ; un marché sans débats et sans écritures, mais dont les conditions tacites nous ont paru très acceptables. 166:276 Il a été convenu que le gouverne­ment gouvernerait, administrerait, ferait la paix, ferait la guerre, maintiendrait la propriété, la famille, la religion, protégerait l'ordre public, surveillerait les journaux, etc., et que, de notre côté, nous paierions l'impôt, nous obéirions aux lois, et, si la chose nous plaisait, à nos risques et périls, nous dirions notre avis sur les événements et sur les opinions de ce monde, même sur l'Académie, même sur les philosophes, même sur les jour­naux, et même sur le gouvernement. Un an après, non par la volonté du journal l'*Univers,* mais par le vote de huit millions de Français, il a été ajouté à ces premières conditions que le gouvernement, qui était une répu­blique, deviendrait une monarchie héréditaire. Nous n'avions pas d'objection contre cette clause, et nous l'avons acceptée d'un cœur pacifique, sans qu'aucune protestation de M. de Fal­loux nous en ait fait connaître le danger. Depuis lors, nous avons suivi notre chemin, payant l'impôt et disant notre avis, avec prudence sans doute, mais sans nous trouver trop gênés. Tout ne nous a pas déplu. Il nous a semblé que la France ne faisait pas mauvaise figure dans le monde et portait d'assez bonne grâce son manteau semé d'abeilles. *Que nos antécédents nous laissassent le droit d'agir ainsi,* c'est-à-dire d'être justes, *cela n'est pas douteux !* Fidèles à ces mêmes antécédents, nous croyons n'avoir déserté en aucun cas la cause de l'Église, ni en France, où l'Église est libre, ni dans les pays parlementaires alliés de la France, où malheureusement l'Église est persécutée. C'est l'*Univers,* qui a fait lire les réclamations des évêques du Piémont et de l'Espagne, et les nobles adhésions données de toutes parts à la glorieuse fermeté du saint arche­vêque de Fribourg. C'est l'*Univers* qui a protesté contre la licence donnée aux journaux d'insulter l'autorité et la parole des évêques. L'*Univers* a même défendu la loi Falloux, lors­qu'on y a touché d'une manière inquiétante, ou lorsqu'on a voulu en faire des applications et en tirer des conséquences qu'elle a l'inconvénient de trop faciliter. M. de Falloux paraît ignorer ce détail. Il se sera trouvé, dans ces moments-là, plus occupé de ses candidatures que des affaires de la religion, et il n'aura rien su de nos efforts, d'ailleurs peu secondés par la presse fusionniste. 167:276 Nous les avons faits pourtant, et nous conti­nuerons. Nous pensons aussi n'avoir pas abandonné les droits du Saint-Siège. Quelles sont donc ces *circonstances graves* où notre silence a pu étonner ? M. de Falloux se borne à les énon­cer ; il aurait dû les faire connaître. Mais lui-même, que n'a-t-il parlé, lorsque nous donnions le scandale de nous taire ? Les feuilles fusionnistes ont-elles aussi leurs jours de *souplesse* et de *complaisances calculées ?* Pour ces jours-là, si l'intérêt de la religion est en cause, nous mettons l'*Univers* à la disposition de M. de Falloux. Qu'il nous écrive, qu'il dénonce au public catholique, dans nos propres colonnes, et le péril de l'Église, et la lâcheté qui nous ferme la bouche. Ainsi il déjouera notre alliance avec le gouvernement, et par la même occasion il mon­trera son zèle. Veut-il faire ce marché ? C'est tout ce que nous savons de l'origine des clauses et de l'exécution du traité intervenu entre le journalisme religieux et les alliés *impérieux* qu'on lui attribue. Si M. de Falloux en sait davantage, nous lui donnons permission de tout mettre au jour et de parler français. « Quand de pareils débats sont enta­més, dit-il, ils ne se justifient qu'en s'épuisant. » Qu'il épuise donc le débat ! A-t-il un document, a-t-il un témoin qui dépose contre nous d'une pensée, d'un mouvement d'intérêt personnel, d'une tendance quelconque à tirer de la cause que nous servons un profit privé quelconque ? Qu'il produise ce document, qu'il amène ce témoin. S'il n'a que sa parole, nous donnons la nôtre, et nous en restons là. #### XVI Mais, examinons à notre tour les conditions de l'alliance contractée par quelques débris de l'ancien parti catholique avec ce qu'ils appellent la liberté. 168:276 D'abord, cette liberté n'est plus la même. Notre liberté, à nous, c'était essentiellement la liberté de l'Église. Nous usions du droit commun pour faire entrer dans le droit commun la religion catholique, que tous les libé­raux, sectateurs de 89, voulaient en exclure. La liberté de ce temps-là était représentée ou promise par la charte. La liberté d'aujourd'hui, que nos anciens amis embrassent, est représentée par l'Académie et par le *Journal des Débats ;* c'est bien diffé­rent. Elle a pour interprètes et pour pontifes, M. Cousin, M. Thiers, M. Villemain, tous ceux que nous trouvions jadis au premier rang de nos adversaires ; c'est bien inquiétant. S'ils sont convertis, tant mieux. Les preuves se font attendre. L'alliance proposée ou conclue avec eux se distingue de celle que l'on reproche par deux caractères frappants. Les condi­tions morales en sont plus onéreuses, les conditions matérielles en sont plus douces. Moralement, il faut vivre en paix avec les philosophes et les éclectiques de l'Académie ; avec les universitaires et les semi-révolutionnaires du *Journal des Débats.* En paix, c'est-à-dire les laisser parler et les laisser faire ; ne combattre que de manière à les flatter leurs idées sur le christianisme ; en avoir soi-même qui méritent parfois leurs éloges ; bref, ne pas se tenir trop loin de cette condescendance « en vertu de laquelle ce ne sont pas les hérétiques qui se convertissent, mais les catholiques qui se sont pervertis ». Il faut entendre comme ils les entendent les principes de 89, ce qui conduit à les appli­quer comme ils les appliquent. Leur orthodoxie ne biaise pas là-dessus. M. de Falloux nous trouve en contradiction avec nous-mêmes, parce que nous sommes favorables à un gouver­nement qui admet les principes de 89. Si le gouvernement les admet, il y fait des retouches qui nous consolent ; il nous per­met de les combattre. Les alliés de M. de Falloux ne sont pas si tolérants ! Tout au plus est-il autorisé à se tirer de peine par une belle distinction entre *principes* et *conquêtes.* Principes ou conquêtes, cela leur est bien égal ! L'un suit l'autre : les principes servent aux conquêtes, les conquêtes sont érigées en prin­cipes. M. de Falloux y passe, mais saint Pie V et Louis XVI n'y passent pas. 169:276 Autre clause : il faut prendre à l'égard du gouvernement une certaine attitude d'hostilité, peu compromet­tante pour l'individu, mais qui, devenant générale, ne laisserait pas de compromettre beaucoup l'Église. Il faut, enfin, s'associer aux injustices de la passion politique, se séparer de tout ce qui s'y refuse, s'isoler dans les étroites voies de l'esprit de parti. Ce sont là les conditions de l'alliance, conditions de plus en plus visibles, de plus en plus onéreuses, de plus en plus accep­tées. Pour les conditions matérielles, elles sont charmantes. On est loué, célébré, poussé, tiré ; on monte. De tout ce que l'on peut avoir de mérite, rien n'est perdu. On est reproduit dans les journaux légitimistes et orléanistes, congratulé dans le *Jour­nal des Débats ;* l'encens fume partout dans les feuilles de pro­vince ; on est de l'Académie, et s'il plaît à Dieu, l'on sera d'au­tre chose. Être de l'Académie, grand honneur ! M. de Falloux a trop d'esprit et il est trop modeste pour ne pas reconnaître que son alliance avec la liberté lui vaut cela. Notre alliance avec le des­potisme ne nous vaut absolument qu'une récolte quotidienne d'injures, à laquelle il pouvait se dispenser d'ajouter sa botte­lée. Pour jouir des gloires du fauteuil, il a dépensé déjà beau­coup de révérences ; il ira en porter une encore au chef de l'État. C'est plus que nous n'avons fait, plus que nos loisirs ne nous permettront jamais de faire. Nous jouissons des mépris que nous attirent *nos jours de souplesse,* sans avoir jusqu'à présent déposé une carte à aucune des portes de la faveur, et sans nous être inclinés sous les mains qui donnent autre chose que des bénédictions. Nous aurions cru que M. de Falloux n'ignorait pas à ce point notre tempérament, notre situation et nos habitudes. Nous aimons à croire que désormais il s'infor­mera mieux et s'aventurera moins. Un homme de sa sorte doit veiller à ne pas s'attirer les observations qu'il nous condamne à lui infliger en ce moment. 170:276 Il comprendra qu'ayant retiré de quinze années de luttes, pour tout gain, la pauvreté, et ne pré­tendant à aucune autre gloire, nous empêchions le public de s'égarer sur notre compte en des suppositions que les efforts de sa conscience éloigneraient trop de la vérité. #### XVII Concluons. M. de Falloux nous fait, avec un surcroît d'imputations malveillantes, la guerre que nous ont faite tour à tour, depuis 1852, ceux de nos amis et compagnons qui, laissant l'ancienne voie du parti catholique, où nous croyons être restés, ont pris ou repris le drapeau et l'allure des partis politiques. Tous ont le même but immédiat. Ils veulent que le parti catholique se reforme en ordre de bataille pour un combat injuste et impossible sur le terrain politique ; et se dissolve et s'annule dans une alliance incom­préhensible et impossible sur le terrain des idées. Les catholiques, d'après ce système, devraient s'opposer à qui ne leur veut pas de mal, et se lier à qui ne leur veut pas de bien. Ils se tiendraient dans une hostilité au moins stérile et fri­vole à l'égard d'un gouvernement qui fait profession de foi à la divinité de Jésus-Christ et qui reconnaît plus haut et plus largement qu'on ne l'a fait depuis longtemps les droits de l'Église ; -- ils iraient former nous ne savons quel pacte avec de vieux politiques et de vieux sophistes qui ne parlent que pour se séparer de l'Église et de Jésus-Christ ; Et ils feraient ce coup de haute tactique pour procurer à la religion les avantages du régime parlementaire, lorsque le régime parlementaire aura été restauré par le génie et les forces com­binées de la Fusion ! 171:276 Nous savons ce que c'est que le régime parlementaire. Mais qu'est-ce que la Fusion, c'est ce que l'on ignore. Où réside la Fusion, c'est ce que l'on ne sait plus. Pendant que M. de Fal­loux travaillait à nous démontrer l'excellence métaphysique de la Fusion, l'un des éléments nécessaires de cette composition précieuse se déclarait infusible ; la Fusion devenait physique­ment impraticable, et l'on éteignait les fourneaux. Eh bien ! tout cela est trop incertain, trop compliqué pour nous, et nous trouvons que les catholiques ont autre chose et mieux à faire. Ce qu'ils ont à faire, suivant nous, c'est de garder la paix, là où règne la paix ; c'est de soutenir la lutte, là où l'agression n'a pas cessé. Ainsi agirons-nous pour notre compte, aussi longtemps que nous le pourrons, et avec la même sincérité qui nous a valu jusqu'à ce jour plus de sympathies encore que d'inimitiés. Avant les arrangements à conclure, il y a les principes à maintenir. Nous pourrons nous accorder un jour avec les par­lementaires sur les principes de 89, mais l'arrangement ne sera bon et durable que quand les parlementaires s'accorderont avec nous sur les articles de foi. Jusque là, de quelle utilité et de quelle valeur seraient tous nos pactes ? Ils nous mettraient en bons rapports personnels avec quelques gens d'esprit, qui plaindraient l'Église de n'avoir pas l'intelligence aussi ouverte que la nôtre. Eh ! mon Dieu, nous n'y gagnerions rien, l'Église n'y gagnerait rien, et ces gens d'esprit eux-mêmes y perdraient beaucoup. Montrons-leur plutôt une intelligence immuable dans les bornes de la croyance. Aucun autre spectacle n'est capable de faire fléchir leur orgueil ; il n'y a pas d'autre école où ils puissent apprendre ce que c'est que la liberté. Tel est le but, tel a été le passé, tel doit être l'avenir du parti catholique. Louis Veuillot. 172:276 L'année liturgique 1984 \[...\] 215:276 ## Informations et commentaires ### Le congrès socialiste et le cas Chevènement par Yves Daoudal LE CONGRÈS BISANNUEL du parti socialiste se réunit à la fin de ce mois, le 24 octobre, à Bourg-en-Bresse. Le dernier, on s'en souvient, avait eu lieu à Valence, en plein état de grâce et d'enthousiasme révolutionnaire. Le climat était à l'unité triomphante du parti, au moins dans les textes officiels. Cette année, ce sera différent. Le 28 mai, Jean-Pierre Chevènement, ex-ministre d'État, a signifié haut et fort son opposition à la politique écono­mique menée par MM. Mauroy et Delors. C'était lors d'une convention nationale du P.S., qui devait être « ordinaire » et ne le fut pas. Deux jours plus tard, c'était la date limite pour le dépôt des différentes « contributions » des « courants » du P.S. pour le Congrès. 216:276 Il y en eut quatre. Une du courant A, dit « mitterran­diste » (il s'agit du courant de la direction du parti). Le courant C (rocardien) présente deux contributions. L'une de la majorité (du courant C !) appelée à s'harmoniser avec celle du courant A, et une contribution minoritaire signée par le député Alain Richard. Mais la véritable contribution contestataire est celle du CERES, signée notamment par Michel Charzat, Didier Motchane et Geor­ges Sarre. Et Chevènement ? Non. L'ex-ministre d'État a désormais une trop haute opinion de son destin pour être co-signataire d'une « contribution ». C'est surtout ce qui a frappé les commentateurs politiques après la convention nationale : le discours de Chevè­nement était plein de formules présidentielles, c'est-à-dire creuses et ronflantes, « le défi », « le dessein », « une grande vision », « le métier de donner courage aux âmes incertaines », « le sens républicain de l'État », « une nation solidaire et entreprenante », etc., etc. Mêlé aux incantations, il y avait aussi un discours politique. Les commentateurs n'en ont retenu que la critique virulente des plans de « rigueur », le refus de l'endettement, l'appel à une relance industrielle, au protectionnisme, à la sortie du S.M.E. : en gros, le retour à la première politique du gouvernement socialiste, avec toutes ses conséquences logiques sur le plan international. Il y avait aussi un appel à se donner enfin les moyens de la révolution, de briser la montée des « corporatismes », de « faire entendre la voix de l'intérêt collectif » (qui est le contraire du bien commun : il s'agit de l'intérêt idéologique des « acteurs du changement »), d'effectuer le rassemblement des énergies « en avant » et non au centre, et pour cela de « réveiller le civisme » et d'exiger « de l'autorité légitime qu'elle s'exerce ». On peut glisser sur ces for­mules. Si l'on connaît les documents socialistes d'avant le 10 mai (et Chevènement fait expressément mention du Projet socialiste) on comprend leur signification. 217:276 Et justement il y a un document du CERES qui date de 1974 et qui est d'une actualité criante. Les auteurs y dissèquent l'expé­rience socialiste chilienne et les raisons de son échec. Ils s'attar­dent sur le « conclave de lo Curro », qui réunissait les directions de tous les partis de l'Union populaire. Ce conclave vit l'affron­tement de deux tendances : « consolider pour avancer » et « avan­cer pour consolider ». Les partisans de la ligne « consolider pour avancer » voulaient effectuer un « repli stratégique » : faire des concessions, juguler l'inflation, rassurer les classes moyennes, maintenir aussi longtemps que possible le fonctionnement normal des institutions, reconsti­tuer le front qui avait permis l'élection d'Allende, mener une politique extérieure plus modérée (l' « atlantisme » de Mitterrand). Cette tactique de la pause avant une nouvelle percée révolution­naire était curieusement au Chili celle du parti communiste. Les partisans de la ligne « avancer pour consolider » tenaient ce raisonnement : les difficultés nées de l'application du program­me socialo-communiste ne peuvent être surmontées que par un dépassement, il faut accélérer la transformation de l'économie, vaincre l'inflation et la pénurie par une rupture franche avec le capitalisme, il faut que les masses développent leurs propres moyens de contrôle des prix, de lutte contre la spéculation, il faut poursuivre le processus révolutionnaire sans pause ni interruption jusqu'à la prise totale du pouvoir. C'était la position du parti socialiste (marxiste-léniniste) et des partis gauchistes. Tel est clairement et exactement posé le conflit que va connaî­tre le congrès de Bourg-en-Bresse. D'un côté, les gouvernementaux, ceux pour qui le plan Delors est une parenthèse nécessaire avant de pouvoir repartir (« consolider pour avancer », c'est le point de vue de la direction du P.S.) qui s'allient avec ceux pour qui il s'agit d'un « virage » nécessaire (Mauroy et son courant B) aux­quels se rallient les rocardiens (courant C) pour qui c'est la seule politique possible mais à condition d'être accompagnée d'une spec­taculaire avancée dans le domaine de l'autogestion et des « nou­velles solidarités sociales » définies par la C.F.D.T. 218:276 De l'autre côté, le CERES, minoritaire, mais fort de l'appui du parti com­muniste pour qui il est une sorte d'aile économiste (le P.C. se moquant éperdument des questions économiques), le CERES donc qui réclame un retour à l'orthodoxie du Projet socialiste (dont Chevènement est l'auteur principal), un nouvel élan « en avant », un dépassement des difficultés par un sursaut révolutionnaire. Lequel implique un repli du pays sur lui-même, dans un environ­nement qui ne suit pas la même voie. C'est le sens des incantations « nationalistes » de Chevènement, c'est ce repli qu'il appelle « indé­pendance nationale ». Celle de l'Albanie ou de la Tanzanie. \*\*\* Les historiens-politologues du CERES font remarquer que le gouvernement chilien ne choisit jamais clairement l'une des deux lignes, vues comme deux extrêmes entre lesquels oscillait la poli­tique gouvernementale. Il est clair qu'il en est de même en France, et que les deux tendances cohabitent dans la pensée de François Mitterrand comme dans celle d'un certain nombre de dirigeants socialistes. Le drame, pour Chevènement, est que la politique actuelle est très proche de l'extrême « consolider pour avancer », alors que le temps est venu, alors qu'il est très urgent, de choisir la ligne « avancer pour consolider » si on veut échapper à l'échec. Ici il faut introduire un autre élément : le conclave de lo Curro eut lieu en 1972, deux ans après l'arrivée au pouvoir des socialo-communistes à Santiago. Le Congrès de Bourg-en-Bresse lui aussi a lieu deux ans après l'arrivée au pouvoir des socialo-communistes. *Et il s'agira du même débat.* Car il s'agit d'aller, ou de ne pas aller, au même échec. Et pour Chevènement il n'y a pas d'hésita­tion possible. A force de tergiverser, l'Union populaire chilienne est allée à sa perte. Lorsqu'est arrivé l' « inévitable affrontement » (une expression qu'on affectionne au CERES), c'est parce qu'on n'avait plus le choix, et il était trop tard. La rupture révolution­naire doit être une action volontaire, et non un sursaut désespéré. 219:276 Il faut remobiliser les troupes avant qu'elles ne se détournent com­plètement du pouvoir, écœurées par la baisse du pouvoir d'achat et les contraintes économiques. Et il est, en effet, plus que temps. \*\*\* Il y a autre chose qui ne va pas. Ce sont les rapports du parti et du gouvernement. On a ironisé sur le fait que Chevènement, qui magnifiait le « parti godillot » en 1981, rue maintenant dans les brancards. C'est ne pas comprendre ce qu'est la position socia­liste. Ce sont les partis qui « fixent la tactique et la stratégie ». « Reflet et instrument, le gouvernement n'est acteur que dans la mesure où il traduit la politique que les partis entendent mener au niveau de l'appareil d'État, front de lutte non négligeable. Ni plus, ni moins. » Si Chevènement était godillot en 1981, c'est parce que le gouvernement appliquait à la lettre le programme fixé par le parti. Mais depuis l'année dernière, le gouvernement n'en fait qu'à sa tête, et « oublie » de prendre les ordres. C'est une pro­fonde hérésie anti-révolutionnaire qui ne peut mener qu'à l'échec. Chevènement n'est pas le seul, loin de là, à faire ce constat amer. Au plus haut niveau du parti socialiste, si on écoute bien, on entend les mêmes doléances. C'est ce qui fait douter de la possibilité d'une véritable scission du parti socialiste. Car au niveau de la politique économique aussi, Chevènement a des appuis au sein de la majorité (courant A) Pierre Joxe et Christian Goux, par exemple. D'autre part, les deux lignes « consolider pour avancer » et « avancer pour consolider » ne se définissent toutes les deux que dans le même but révolution­naire. On lit dans la contribution du courant A (majoritaire) au Congrès de Bourg-en-Bresse : « Il est temps maintenant d'entrer dans une véritable stratégie de rupture qui nous permette de mon­trer notre détermination et de faire comprendre que nous ne céde­rons pas sur l'essentiel, c'est-à-dire une modification irréversible des relations de travail. » La « véritable stratégie de rupture » est rendue urgente parce que le patronat a intensifié son « combat de classe », et que « la classe ouvrière n'a pas l'impression qu'elle est au pouvoir ». On y lit aussi qu'il faut tout faire pour que le parti communiste garde son audience, car on en a besoin, ne serait-ce que pour faire élire des députés socialistes. 220:276 Ces thèmes ne sont pas autre chose que ceux définis par le CERES lorsqu'il était majoritaire. La stratégie de rupture (avec le capitalisme) est la voie révolutionnaire qui passe par le processus électoral. « Le choix d'une stratégie intégrant la lutte -- et la victoire -- électorale n'est pas un choix arbitraire, l'expression d'une préférence idéologique : c'est la seule voie, la seule possibi­lité effectivement ouverte d'ouvrir un processus révolutionnaire, parce que c'est la seule qui corresponde au niveau de conscience des masses, aux archétypes idéologiques et culturels enracinés au cours de deux siècles de suffrage universel. » Il ne s'agit absolu­ment pas d' « alternance démocratique ». « Il s'agit de commettre, en toute lucidité et en toute conscience, ce que Blum appelait une *sorte d'escroquerie :* mettre à profit la faille ouverte dans le système par la présence au cœur des institutions de socialistes décidés à appliquer leur doctrine et leur programme pour changer, désarti­culer, briser la machine étatique de la bourgeoisie en même temps que les bases de son pouvoir économique. » Ainsi « la conquête du pouvoir d'État par un gouvernement d'union de la gauche mar­quera le début d'une période de transition qui, loin de supprimer la lutte des classes, en élèvera progressivement l'enjeu ». C'est pourquoi « l'affrontement » est « inévitable » et qu'il est essen­tiel que le pouvoir socialiste « se donne les moyens de l'affron­tement » : mise en place d'un « contrôle populaire » dans les administrations, dans le secteur public et autant que possible dans le secteur privé ; « neutralisation de l'appareil offensif de l'État bourgeois » : police, armée ; « transfert de pouvoir vers les syn­dicats, les partis, les collectivités locales, les entreprises, les comités de lutte, etc. ». Quand doit venir l'affrontement ? On ne sait pas, « mais on ne l'éludera pas, et la façon dont il sera retardé et gagné dépendra de l'ampleur du mouvement populaire, de la profondeur des muta­tions intervenues, du caractère irréversible du processus ». 221:276 Ce « retard » est prévu en cas de succès économique de la gauche, permettant de mettre en place tranquillement les moyens de l'af­frontement, pendant que le peuple consomme. Si les socialistes étaient assez naïfs pour bâtir un tel scénario, ils n'ont pas exclu l'autre hypothèse : « On ne peut tout à fait exclure que la dégra­dation de la situation économique, le déficit extérieur, la dépen­dance étrangère, enfin le développement du mécontentement dans la population encore soumise aux conditionnements de la période antérieure, ne créent à plus ou moins bref délai les conditions d'un renversement du pouvoir populaire. C'est là que se pose le problème de l'appareil d'État. » Car « si l'affrontement ne peut être limité au plan de l'économie, il se produira alors au niveau physique ». Ce texte, qui date de 1974, est extrêmement important. Il explique l'agacement, l'affolement même, certains jours, des diri­geants socialistes. Car c'est le mauvais scénario qui s'est réalisé. A vrai dire, ils s'en doutaient un peu. Mais le nécessaire corollaire n'a pas été réalisé. Et l'on comprend alors la rage de Badinter, de Defferre, de Mauroy, de Mitterrand. Le temps de l'affrontement approche, *et les policiers manifestent dans la rue contre le gou­vernement.* C'est beaucoup plus grave que le résultat des munici­pales. Ce ne sont pas les municipalités qui empêcheront la révo­lution (il suffit de modifier la décentralisation), mais si les policiers se mettent du côté du « front de classe » que la « bourgeoisie » est en train de « renforcer »... \*\*\* En fait, ils ont eu beau disséquer l'expérience chilienne, les socialistes se sont lourdement trompés sur un certain nombre de points essentiels. C'est ce qui explique que la « force tranquille » se soit muée en hargne féroce. Ils avaient cru que l'Europe allait suivre le modèle français. C'est exactement le contraire qui s'est produit. Ceux qui ironisent sur le fait que Chevènement, qui était il y a deux ans un européen convaincu, soit aujourd'hui hostile au S.M.E. et favorable au protectionnisme, n'ont pas compris cela. 222:276 Le gouvernement a finalement choisi (provisoirement) de rester fidèle à la CEE. Chevènement, et d'autres, même au courant A, crient casse-cou et hurlent à la trahison. Puisque l'Europe vire à droite, il faut immédiatement couper les ponts. Sinon on sera obligé de poursuivre cette politique bâtarde qui ne peut mener qu'à l'échec. Ils avaient cru que l'arrivée de la gauche au pouvoir et « l'aban­don de la répression anti-ouvrière » (cf. la complaisance d'Auroux vis-à-vis du terrorisme cégétiste) allaient provoquer un « mouve­ment des masses » de plus en plus étendu, et que le parti allait prendre une formidable puissance. C'est raté. Les prud'homales ont montré une chute de la C.G.T., non compensée par la sta­bilisation de la C.F.D.T., et le progrès des syndicats « réformistes », de plus en plus hostiles au gouvernement. Ces élections ont aussi montré un formidable progrès de la C.G.C., violemment antigou­vernementale (dans ses bons jours du moins). Or les socialistes croyaient que la majorité des cadres suivrait le « mouvement popu­laire » (ne serait-ce que pour arracher eux aussi le pouvoir aux patrons). Erreur sur toute la ligne. Deux ans après la prise du pouvoir, les adhérents du parti socialiste ne sont toujours que 0,4 % de la population française, pendant que l'audience du parti ne cesse de chuter (on le voit à chaque élection partielle) et que les camarades communistes ne font guère mieux. La plus grave erreur, c'est qu'ils croyaient les classes moyennes « profondément disponibles » et que c'était là « la grande chance de la France par rapport au Chili ». Or, comme au Chili, les classes moyennes se liguent contre eux, comme au Chili, leur politique économique est désastreuse (ceci expliquant cela), comme au Chili, il leur faudra provoquer l'affrontement en catastrophe. L'expérience ne leur sert finalement à rien. C'est logi­que, puisque chez eux seule l'idéologie importe. Et ils n'ont pas encore compris que l'idéologie fait fatalement faillite dès qu'elle se heurte à la réalité, quelle que soit la grosseur des volumes consacrés à l'analyse des faillites précédentes. 223:276 François Mitterrand se trouve devant une alternative tragique. Ou bien il demeure fidèle à l'union de la gauche par laquelle il est arrivé au pouvoir, et il se transforme en chef d'une guerre civile (non plus économique et sociale, mais « physique ») dont l'issue est pour le moins aléatoire, quels que soient la puissance et le savoir-faire communistes, ou bien il « trahit » les siens et forme un gouvernement rocardo-centriste mettant en place une super-austérité tout en concédant quelques nouvelles avancées sociales empruntées à la C.F.D.T., neutralisant la réaction des com­munistes et de la C.G.T. par un appui hypothétique des classes moyennes. Mais la C.G.T. peut paralyser du jour au lendemain un grand nombre de secteurs indispensables, l'E.D.F. G.D.F., la S.N.C.F., les ports, les usines d'automobiles, etc. Chevènement ne veut pas « casser la baraque ». Il élève la voix au-dessus des autres pour attirer l'attention du président et lui montrer qu'il y a encore une possibilité de tout sauver : il ne faut pas trahir la révolution, et l'on n'est pas prêt à l'affrontement. Il reste une seule solution : revenir à la politique de mai 1981, l'ap­pliquer totalement, avec toutes ses conséquences sur le plan inter­national (franc flottant, fermeture des frontières), retrouver la faveur populaire par une élévation artificielle du niveau de vie, briser autoritairement toute opposition intempestive et accélérer le noyautage de l'économie et le contrôle de « l'appareil de l'État bour­geois ». Jusqu'à présent, les conseillers du président l'ont appa­remment convaincu que cette solution était absurde (ce qui est vrai). Il a cependant hésité au lendemain des municipales. Nul ne sait ce dont demain sera fait... Yves Daoudal. 224:276 ### Le Prix Saint-Louis par Henri Hervé LE PRIX SAINT-LOUIS honore deux fois la revue ITINÉRAIRES. Le Prix Saint-Louis 1983 a été décerné à Jean Madiran. Le Prix Saint-Louis 1982 avait été décerné à François Brigneau. La revue ITINÉRAIRES est particulièrement et directement hono­rée par ces deux prix, et remercie de tout cœur le jury. En effet l'ouvrage de François Brigneau couronné en 1982 *Jules l'imposteur* (préfacé par Jean Madiran) est le recueil en volume des articles parus sous ce titre dans la revue ITINÉRAIRES de mars à juillet 1981 (voir aussi les numéros de novembre et décembre 1981 et de janvier 1982). L'ouvrage de Jean Madiran couronné cette année : *Éditoriaux et chroniques,* est le premier tome d'un vaste recueil d'articles parus dans la revue ITINÉRAIRES. Ce premier tome couvre les années 1956-1966 : « De la fondation d'ITINÉRAIRES à sa condamnation par l'épiscopat » (DMM éditeur). 225:276 C'est un ouvrage inséparable de l'histoire même d'ITINÉRAIRES, histoire dont la portée commence à être comprise, reconnue et saluée. Tardivement mais, parfois ou souvent, avec une bonne grâce réparatrice. C'est ainsi que Robert Poulet dans *Rivarol,* pré­sentant ce premier volume d'*Éditoriaux et chroniques,* un mois avant le Prix Saint-Louis, et y trouvant l'occasion d'élargir son propos jusqu'à l'ensemble de ce « groupe d'écrivains » qui s'expri­ment dans ITINÉRAIRES, concluait en ces termes : « *Au cours de ces dernières années, je n'ai peut-être pas assez rendu hommage à ce groupe d'écrivains. Grâce à Jean Madiran et à son vaillant éditeur, je répare cette erreur aujourd'hui. *» Tel est maintenant le sentiment général parmi nos voisins les plus proches, à une ou deux exceptions près. Et c'est une signification analogue que l'on peut découvrir aux deux Prix Saint-Louis successifs de 1982 et 1983. #### *Mouvements divers* Mais cette année l'attribution du Prix Saint-Louis à Jean Madiran ne s'est pas faite sans quelques à-coups et remous. C'est que, comme le fait observer Édith Delamare dans les *Écrits de Paris,* « UN LIVRE DE JEAN MADIRAN EST TOUJOURS UN ÉVÉNEMENT ». A plus forte raison s'il s'agit de lui attribuer un prix. Le Prix Saint-Louis est décerné par le plus ancien syndicat français de journalistes professionnels, qui aura l'année prochaine cent ans d'existence. Il a été inscrit au registre des syndicats de la préfecture de la Seine sous le numéro 6, le 11 avril 1884, confor­mément aux dispositions de la loi du 21 mars 1884. 226:276 Il a conservé son statut de syndicat professionnel et sa dénomination n'a pas changé : Association professionnelle de la presse monarchique et catholique, actuellement présidée, avec beaucoup de distinction et de chaleur, par Pierre Chaumeil, qui a succédé à Xavier Vallat. Avec leur président Pierre Chaumeil, ce sont les « syndics » de l'Association qui décernent le Prix Saint-Louis : François Leger, Guy Coutant de Saisseval, Jean-François Chiappe, Pierre Durand, Monique Lainé, Norbert Multeau, Pierre Béca, François Lancel, Pierre Pujo et Philippe Luyt. Depuis plusieurs jours, les discussions étaient très vives au sujet du Prix 1983. Et même, certains syndics eurent à discuter avec eux-mêmes, comme en témoigne ce mot de l'un d'eux : -- *Je déteste Madiran, mais je voterai pour lui, son œuvre le mérite.* C'est finalement par 7 voix contre 2 que le Prix Saint-Louis 1983 fut attribué à Jean Madiran. Ont voté contre : Philippe Luyt et Pierre Pujo. Ce dernier est le directeur de l'hebdomadaire *Aspects de la France :* d'où l'étonnant compte rendu d'*Aspects* dans son numéro du 23 juin. Ce compte rendu sur trois colonnes, presque une demi-page de journal, raconte en détail la réunion annuelle de l'Association (assemblée générale, rapport moral, situation financière, messe, repas, etc.) au cours de laquelle fut décerné le Prix Saint-Louis 1983, mais le passe complètement sous silence, comme s'il n'existait pas ou n'avait pas été attribué. Naturellement, cette censure a été très remarquée. Les uns y ont vu une gaminerie boudeuse. D'autres ont pensé y discerner, et non pour la première fois, une provocation calculée, un affront ostentatoire à l'adresse de Jean Madiran. Cependant celui-ci n'a fait aucun commentaire public. 227:276 #### *Ni rétorsion ni représailles* On peut toutefois annoncer que, pas plus cette fois que les précédentes, l'exclusive spectaculaire infligée à Jean Madiran n'en­traînera de la part d'ITINÉRAIRES ni rétorsion ni représailles, en considération du nom respecté que porte le directeur d'*Aspects* et en raison de la reconnaissance nationale que mérite, encore qu'à des degrés divers, l'Action française d'avant-hier, d'hier, d'aujour­d'hui. Pierre Pujo, on s'en souvient, avait personnellement participé à la *Journée d'Amitié française* organisée le 15 mars 1975 à Paris par la revue ITINÉRAIRES. Dans la brochure *Demain davantage qu'hier* qui donne un compte rendu photographique de cette jour­née d'Amitié française, la photo de Pierre Pujo est accompagnée de la mention que voici : « *Pierre Pujo, membre des comités directeurs de la restauration nationale, représentant de la tradition maurrassienne qui aura toujours droit de cité au cœur de l'amitié française.* » Oui, elle y aura toujours droit de cité. On peut relire aussi, entre autres, l'appel de Jean Madiran, en 1980, pour une renaissance de la fête nationale de Jeanne d'Arc. On y lisait notamment (ITINÉRAIRES, numéro 243) « *Cette fête, d'abord interdite par les pouvoirs publics, a été établie par les combats de rue de l'Action française, qui a institué le cortège traditionnel* (*...*)*.* « ...*La fête de Jeanne d'Arc et son cortège traditionnel ont* été *maintenus par l'Action française quasiment seule, malgré la diminution matérielle et morale de ses moyens d'action. Ce main­tien persévérant et courageux au milieu de circonstances contraires mérite la* *reconnaissance nationale.* 228:276 « *L'Action française n'a jamais monopolisé la fête nationale de Jeanne d'Arc. Inversement il ne conviendrait pas non plus de faire mine de la lui enlever. Honorant ce qui a été fait, ce qui a été maintenu, ce qui existe, il faut s'y joindre, en toute indé­pendance de chacun et commune amitié française. *» Ces deux citations indiquent en quel sens se sont manifestées et définies l'attitude, la position d'ITINÉRAIRES à l'égard de l'Action française. Rien n'en sera retranché à la suite du dernier en date des signaux peu encourageants qui nous sont périodiquement adressés. Henri Hervé. ### Ouvrages de Jean Madiran - ILS NE SAVENT PAS CE QU'ILS FONT. Chronique de la non-résistance au communisme, spécialement dans la presse catholique. 192 pages. NEL 1955. - ILS NE SAVENT PAS CE QU'ILS DISENT. Suite du précédent, réponse aux objections. 192 pages. NEL 1955. - ON NE SE MOQUE PAS DE DIEU, essai. 208 pages. NEL 1957. - DE LA JUSTICE SOCIALE. Opuscule philosophique. 96 pages. NEL 1961. - LE PRINCIPE DE TOTALITÉ. Opuscule philosophique. 96 pages. NEL 1963. 229:276 - LES PRINCIPES DE LA RÉALITÉ NATURELLE de saint Thomas d'Aquin introduction, traduction française (texte latin en regard) et notes. Premier volume de la « Collection Docteur commun ». Avertissement général de la Collection. 128 pages. NEL 1963. - L'INTÉGRISME. HISTOIRE D'UNE HISTOIRE. 288 pages. NEL 1964. - LA VIEILLESSE DU MONDE, essai sur le communisme. 240 pages. Pre­mière édition, NEL 1966. - PIUS MAURRAS, une plaquette de 20 pages in 12 grand aigle illustrée en frontispice de la statue de Charles Maurras exécutée par Maxime Réal del Sarte. DMM 1966. - L'HÉRÉSIE DU XX^e^ SIÈCLE, tome I : \[celle des évêques\]. 312 pages. NEL 1968. - L'HÉRÉSIE DU XX^e^ SIÈCLE, tome II : Réclamation au Saint-Père. 304 pages. NEL 1974. - LA VIEILLESSE DU MONDE, essai sur le communisme. 144 pages. Se­conde édition, DMM 1975. - LA MESSE. ÉTAT DE LA QUESTION. Opuscule publié par « Itinéraires ». Cinquième édition 1976. Diffusion DMM. - LA DROITE ET LA GAUCHE. Nouvelle version des chapitres I à III de *On ne se moque pas de Dieu.* 128 pages. NEL 1977. - LES DEUX DÉMOCRATIES. Nouvelle version des chapitres IV et V de *On ne se moque pas de Dieu.* 208 pages. NEL 1977. - LA RELIGION DU CARDINAL MARTY. *Essai sur la religion actuelle de l'épiscopat français*. Opuscule édité par le « Supplément-Voltigeur ». Seconde édition 1977. Diffusion DMM. - LA RÉPUBLIQUE DU PANTHÉON. *Explication de la politique française*. 178 pages. DMM 1982. - ÉDITORIAUX ET CHRONIQUES, tome I : *De la fondation d'* « *Itinéraires *» *à sa condamnation par l'épiscopat, 1956-1966*. 320 pages. DMM 1983. NEL : Nouvelles Éditions Latines, 1, rue Palatine, 75006 Paris. Téléphone (1) 354.77.42. DMM : Dominique Martin Morin, éditeurs à Bouère, 53290 Grez. Téléphone (43) 70.61.78. 230:276 ### A Lourdes le 30 octobre *pour le Christ-Roi\ et pour obtenir que cesse\ la persécution dans l'Église* La *Fraternité sacerdotale Saint Pie X* de Mgr Marcel Lefebvre, le *Combat de la Foi* de l'abbé Louis Coache, l'Association *Credo* de Michel de Saint Pierre, l'*Association sacer­dotale Noël Pinot* et les *Amis de Notre-Dame de la Garde* ont décidé : -- d'unir leurs efforts, -- et d'appeler toutes les associations traditionnelles et tous les centres liturgiques en France et dans le monde, -- à se joindre à eux pour inviter leurs adhérents et sym­pathisants -- à un grand pèlerinage à Lourdes le 30 octobre, pour la fête du Christ-Roi. 231:276 L'intention générale du pèlerinage est de supplier la Vierge Marie pour que par sa puissante intercession elle fasse cesser la persécution ecclésiastique frappant les prêtres et les fidèles qui célèbrent la MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V. Depuis 1970, une vaste et abominable supercherie persuade le clergé et le peuple chrétien que cette messe est *interdite, --* alors qu'aucune autorité n'a le pouvoir de prononcer valide­ment une telle interdiction. Et simultanément, depuis treize années, l'administration ecclésiastique multiplie les mesures cruelles et odieuses, même à l'occasion des cérémonies de mariage et de funérailles, contre les prêtres et les fidèles qui demeurent indéfectiblement atta­chés à la messe catholique traditionnelle. ■ Le premier rendez-vous est le samedi 29 octobre, à 17 h 45, la Vierge couronnée, pour un chapelet et un cortège à la Grotte pour l'ouverture du pèlerinage. ■ Dimanche 30 octobre, fête du Christ-Roi : 7 h 00 : chapelet à la Vierge couronnée. 7 h 30 : méditation à la Grotte. 10 h 30 : messe solennelle. ■ 15 h 00 : vêpres solennelles, procession du Saint-Sacrement, consécration au Sacré-Cœur. ■ Lundi 31 octobre (pour ceux qui sont encore à Lourdes) 7 h 30 : messe d'action de grâces et clôture du mois du Rosaire. ■ Renseignements pratiques : auprès des associations organisatrices, et notamment auprès de Mme P. Buisson, 5, rue Léon Cogniet, 75017 Paris, tél. : (1) 227.00.30. 232:276 #### *Dimanche 16 octobre A Paris, journée nationale d'Amitié française* Grande salle de la Mutualité, le dimanche 16 octobre *IV^e^ Journée nationale d'Amitié française,* organisée par le CEN­TRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER : *Pour la liberté et l'indépen­dance du peuple de France, contre la dictature des groupes de pression occultes.* Prendront la parole au cours de la journée : François Bri­gneau, Jean Madiran, Romain Marie, J. Ploncard d'Assac, Roger Holleindre, André Figuéras, Yves Durand, etc. Programme complet de la journée, avis, communiqués et informations au fur et à mesure dans le quotidien PRÉSENT. 233:276 ## PAGES DE VACANCES ### L'Assomption par Louis Salleron 16 avril 1983. -- Il est 5 h 30. Je suis réveillé depuis 4 heures et n'arrive pas à me rendormir. Alors je me lève. J'enfile ma robe de chambre et descends dans mon salon où je griffonne ces lignes. Hier, c'était l'Assomption. J'aime cette fête parce que c'est celle de la gloire de Marie et de surcroît celle de mon anniversaire. Je suis entré hier dans ma soixante-dix-neuvième année. J'aime l'Assomption parce que c'est la fête chrétienne de la France. Le vœu de Louis XIII a fait de la France le royaume de la Vierge. Une consécration que rien ne pourra effacer. Marie est la patronne principale de la France ; Jeanne d'Arc en est la patron­ne secondaire. Cette année, la présence du pape à Lourdes a occupé malgré eux l'esprit des Français. On ne pouvait ouvrir la télévision sans tomber sur Jean-Paul II. Le président de la Répu­blique accueillait le successeur de Pierre dans la cité mariale. La France, piégée par la tradition, restait comme malgré elle fidèle aux promesses de son baptême. 234:276 La tradition, d'ailleurs, est tout dans cette fête de l'Assomption. Le 1^er^ novembre 1950, par la Constitution apostolique « munificen­tissimus Deus » Pie XII, ratifiant une croyance universelle de l'Église, a défini le dogme de l'Assomption : « ...Par l'autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, des bienheureux apôtres Pierre et Paul et par Notre propre autorité, Nous affirmons, déclarons et définis­sons comme un dogme divinement révélé que : l'Immaculée Mère de Dieu, après avoir achevé le cours de sa vie terrestre, a été élevée en corps et en âme à la gloire céleste. » Ce dogme est le seul qui est exclusivement fondé sur la tra­dition. Elle le proclame. Il la confirme. *Sola traditio.* L'Assomption n'a même pas son fondement premier dans l'Écriture sainte. Les Évangiles l'ignorent. Les épîtres également. Est-elle mentionnée par les pères de l'Église ? Pas à ma connaissance. Elle ne fait son apparition qu'au VI^e^ et au VII^e^ siècle. On parle d'ailleurs plutôt de « dormition », mot pratiquement synonyme, qui était en usage en Orient (où il l'est peut-être encore). Il est curieux que l'Immaculée Conception ait tant tardé à être proclamée par l'Église alors que l'Assomption ne faisait pas difficulté. Les deux notions sont pourtant étroitement liées. En fait, c'est l'idée de mort qu'on n'arrive pas à loger dans l'Assomp­tion. Si la mort est le fruit du péché originel, comment la Sainte Vierge a-t-elle pu mourir sans avoir connu le péché originel ? A l'inverse, comment le Christ a-t-il pu mourir et ressusciter, Lui que le péché originel ne toucha pas plus qu'aucun autre péché ? La proclamation du dogme de l'Assomption n'éclaire pas là-dessus notre lanterne. « L'Immaculée Mère de Dieu, *après avoir achevé le cours de sa vie terrestre,* a été élevée en corps et en âme à la gloire céleste. » En quoi consiste l'achèvement du cours de la vie terrestre -- sinon en la mort ? Les mystères sont, par définition, inexplicables. Contentons-nous du texte le plus clair et le plus synthétique, que nous trouvons dans la Constitution dog­matique sur l'Église, *Lumen gentium* (de Vatican II), où nous lisons, à l'article 59 : « ...Enfin la Vierge immaculée, *préservée par Dieu de toute atteinte de la faute originelle, ayant accompli le cours de sa vie terrestre,* fut élevée corps et âme à la gloire du ciel, et exaltée par le Seigneur comme la Reine de l'univers, pour être ainsi plus entièrement conforme à son Fils, Seigneur des Seigneurs (cf. Apoc. 19, 16), victorieux du péché et de la mort. » *Vox populi, vox Dei.* Le peuple de Dieu a toujours cru à l'Assomption. Il croyait du même coup, sans trop savoir de quoi il s'agissait, à l'Immaculée Conception. C'est en 1854 que Pie IX a défini le privilège de Marie, mais ce sont les apparitions de Lourdes, en 1858, qui l'ont popularisé. 235:276 « *Que soy era Immaculada Counceptiou *» déclara la Sainte Vierge à Bernadette au terme des dix-huit apparitions qu'elle eut en février et mars de cette année. Dans un mandement du 18 janvier 1862, Mgr Laurence, évêque de Tarbes, déclarait : « Nous jugeons que l'Immaculée Marie, Mère de Dieu, a réellement apparu à Bernadette Soubirous, le 11 février 1858 et jours suivants, au nombre de 18 fois, dans la grotte de Massabielle, près de la ville de Lourdes ; que cette apparition revêt tous les caractères de la vérité, et que les fidèles sont fondés à la croire certaine. » En cette année 1983, le pape Jean-Paul II est allé en pèlerinage à Lourdes le 15 août, unissant ainsi dans son acte de dévotion l'Assomption et l'Immaculée Conception. *Volentes, nolentes,* plu­sieurs cardinaux et évêques français l'accompagnèrent. Transmis en mondovision, ce pèlerinage occupa le petit écran une bonne partie de la journée. Grâce à quoi des dizaines de millions de croyants, voire d'incroyants, purent s'y associer. ***Ce qu'en pensait Jung*** *18 août. --* Le néo-modernisme de notre collégialité épiscopale et de ses théologiens s'efforce de minimiser l'Assomption et géné­ralement le culte de la Sainte Vierge. Ce nous est une occasion de rappeler ce qu'en pensait C.G. Jung, le célèbre psychanalyste fondateur d'une école rivale de celle de Freud. Incroyant lui-même, et d'origine luthérienne, il déclare, dans son livre « Réponse à Job » (Buchet-Chastel 1964) qu'il tient la proclamation du dogme de l'Assomption pour « *l'événement religieux le plus important depuis la Réforme *»*.* « Ce n'est qu'à la fin des temps, écrit-il, que la vision de la Femme solaire se réalisera. C'est en considération de cette vérité, et manifestement inspiré par l'action du Saint Esprit, que le pape a proclamé, pour le plus grand étonnement des rationalistes, le dogme de l'Assomption de Marie. Marie est unie au Fils en tant que fiancée et, en tant que la Sophia, elle est unie à la divinité dans la chambre nuptiale céleste. « Ce dogme est d'actualité à tous points de vue. Premièrement, il réalise de façon figurée la vision de Jean ; deuxièmement, il fait allusion au mariage de l'Agneau à la fin des temps ; troi­sièmement, il répète le retour (l'anamnèse) de la Sophia dont il est question dans l'Ancien Testament. » (pp. 216-217.) 236:276 Le langage est peut-être ésotérique mais il correspond bien à ce que Jung lui-même appelle « la situation actuellement apocalyp­tique du monde ». Puisse le pessimisme de Jung être mal fondé ! Après Lourdes, cependant, Fatima nous révèle la grande menace que fait peser sur le monde l'athéisme communiste ; c'est à la Vierge de l'Assomp­tion et de l'Immaculée Conception qu'il nous appartient de deman­der la conversion de la Russie. Louis Salleron. 237:276 ## LA REVUE « ITINÉRAIRES » ### Au service du bien commun #### I La revue ITINÉRAIRES est au service de ses lecteurs sous le rapport de leur bien commun intellectuel et moral. C'est par l'in­termédiaire de cette finalité particulière qu'elle est ordonnée au service du bien commun temporel et spirituel. L'œuvre de RÉFORME INTELLECTUELLE ET MORALE, chacun com­mençant par soi, est l'héritage que nous avons reçu du P. Emma­nuel, de Péguy, de Maurras, des Charlier, de Massis, d'Henri Pourrat et de tous ceux qui avec eux et comme eux ont retrouvé le sens de notre véritable tradition nationale et chrétienne. Cet héritage, nous avons à le maintenir vivant et à le trans­mettre aux nouvelles générations. La réforme intellectuelle et morale dont notre temps a besoin consiste en résumé à redonner à l'*esprit de sacrifice* la place qu'il occupe forcément dans la vie militaire, où il est plus visible, plus éclatant, ce qui a une valeur d'exemple. 238:276 Aujourd'hui, au milieu de l'obscurantisme spirituel et du désert moral des sociétés modernes, que proposer à l'enthousiasme de la jeunesse, sinon d'abord l'austérité, la discipline, l'héroïsme mili­taires. Et non pas notre devise officielle « liberté-égalité-fraternité » qui tient lieu d'idéal moral et civique à nos républiques. Certes il serait très important, au lieu d'en avoir une idée fausse, d'avoir une juste idée de la liberté, une juste idée de l'éga­lité, une juste idée de la fraternité ; et une idée juste des « droits de l'homme ». Même dans ce cas, ces idées ne suffiraient pas à sus-citer la discipline nationale et l'esprit de sacrifice. Il faut d'autres idées pour faire naître, cultiver, honorer l'es­prit de sacrifice qui anime les vertus du travail, les vertus familiales et les vertus militaires. Le véritable rôle des *pouvoirs culturels* est précisément de *cultiver les vertus* intellectuelles et morales : car toutes les vertus ont besoin d'être cultivées, elles ont besoin d'être exercées avec patience et énergie, elles ont besoin d'être encouragées et honorées, sinon elles s'anémient ou disparaissent. Les pouvoirs culturels du monde moderne *cultivent les vices de la société permissive.* Ils cultivent l'esprit de jouissance au détri­ment de l'esprit de sacrifice ; ils cultivent l'esprit de revendication à la place de l'honneur de servir au péril de sa vie. Les vertus religieuses que cultive la tradition catholique sont aussi marginalisées, aussi discréditées que les vertus militaires. Ce sera une fois encore l'alliance des vertus militaires et des vertus religieuses qui pourra : -- partout dans le monde, refaire une chrétienté ; -- et ici, restaurer le visage de la France, son âme et son honneur. 239:276 #### II Après la mort de Pie XII en 1958, il a fallu peu à peu, et de plus en plus, assumer des tâches supplémentaires, en raison de la défaillance des institutions religieuses responsables. Nous l'avions écrit à Paul VI en 1972, et depuis lors la situa­tion ne s'est pas améliorée : « *Les altérations de l'Écriture se sont multipliées au point qu'il n'y a plus en fait, aujourd'hui, pour les livres sacrés, de garantie certaine.* » Il faudrait tout vérifier par soi-même, et la plupart des prêtres et des fidèles n'en ont ni le temps, ni les moyens, ni la compétence. Il est avéré, nous l'avions écrit à Paul VI, que « *les enfants chrétiens ne sont plus éduqués mais avilis par les méthodes, les pratiques, les idéologies qui prévalent le plus souvent, désormais, dans la société ecclésiastique. Les innovations qui s'y imposent en se réclamant à tort ou à raison du dernier concile -- et qui consis­tent, en résumé, à sans cesse retarder et diminuer l'instruction des vérités révélées, à sans cesse avancer et augmenter la révélation de la sexualité et de ses sortilèges -- font lever dans le monde entier une génération d'apostats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s'entretuer aveuglément *»*.* Cette situation-là non plus ne s'est pas améliorée. A contre-courant de cette apostasie immanente, nous gardons l'Écriture sainte, et le catéchisme romain, et la messe catholique. Nous voulons conserver, cultiver, transmettre *la pensée per­manente, universelle et définie de l'Église,* en travaillant à notre place et par les moyens qui sont les nôtres : 240:276 1\. -- à la reconquête du *texte authentique* et de *l'interprétation traditionnelle* de l'Écriture sainte ; 2\. -- à la propagation des *trois connaissances nécessaires au salut* et des *quatre parties obligatoires* de tout catéchisme catholi­que selon la doctrine du catéchisme du concile de Trente, seul catéchisme romain, étudié soit dans son texte même, soit simul­tanément dans ses adaptations authentiques comme le catéchisme de saint Pie X et le catéchisme de la famille chrétienne du P. Em­manuel ; 3\. -- au soutien matériel et moral des prêtres qui maintiennent vivante, en la célébrant, la *messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le missel romain de saint Pie V.* #### III Il est clair que l'ensemble du peuple chrétien et du clergé catholique ne peuvent guère avoir spontanément le courage ou le discernement de garder l'Écriture sainte, le catéchisme romain et la messe catholique ; ils ne peuvent guère avoir le courage ou le discernement de les maintenir coûte que coûte au centre de l'éducation des enfants. Pour qu'ils aient ce discernement et ce courage, il faut qu'ils y soient positivement et suffisamment incités par l'autorité spirituelle que Dieu a établie pour cela. C'est pourquoi, tournés vers les responsables de la hiérarchie ecclésiastique, nous faisons entendre une réclamation ininterrom­pue : -- *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe !* 241:276 Nous sommes à genoux devant les successeurs des apôtres, c'est l'agenouillement d'un homme libre, disait Péguy, les sup­pliant et les interpellant pour le salut de leur âme et pour le salut de leur peuple. Qu'ils rendent au peuple chrétien la parole de Dieu, le catéchisme romain et la messe catholique. Tant qu'ils ne l'ont pas fait, ils sont comme morts. Nous leur réclamons notre pain quotidien et ils ne cessent de nous jeter des pierres. Mais ces pierres mêmes crient contre eux jusqu'au ciel : -- *Rendez-nous l'Écriture sainte, le catéchisme romain et la messe catholique !* Notre réclamation, quand les hommes d'Église ne veulent pas l'entendre, nous la crions à la terre et au ciel, aux Anges et à Dieu. #### IV Les intentions de notre action intellectuelle et morale réclament un *combat spirituel.* Elles sont donc en même temps des *intentions de prière.* Aussi souvent qu'ils le peuvent -- et si possible une fois par mois, régulièrement, ensemble, en quelque sorte institutionnelle­ment, de préférence le dernier vendredi -- les rédacteurs, les lec­teurs, les amis de la revue ITINÉRAIRES vont à la messe là où ils trouvent une messe catholique, priant les uns pour les autres ; pour l'œuvre de réforme intellectuelle et morale ; aux intentions du clergé et du peuple abandonnés ; et faisant mémoire de nos morts : 242:276 Henri POURRAT, Joseph HOURS, Georges DUMOULIN, Antoine LESTRA, Charles DE KONINCK, Henri BARBÉ, Dom G. AUBOURG, L'abbé V. A. BERTO, Henri MASSIS, Dominique MORIN, André CHARLIER, Claude FRANCHET, Henri RAMBAUD, R.-Th. CALMEL O.P., Henri CHARLIER, Jean-Marc DUFOUR, Luce QUENETTE, Gustave CORÇAO, Geneviève ARFEL, Émile DURIN, Fernand SORLOT, Joseph THÉROL André GUÈS. Chaque jour, trois fois le jour, le matin, à midi, le soir, notre commun rendez-vous spirituel est la récitation, de préférence en latin, de l'*Angelus* (remplacé durant le temps pascal par le *Regina Coeli*)*.* #### V L'abaissement des nations européennes est venu de la lutte intestine qu'elles ont menée, en elles contre le christianisme, entre elles pour la domination temporelle. 243:276 Nous vivons dans une société de plus en plus sans foi ni loi morale ; dans une société de plus en plus systématiquement hos­tile à tout ce que nous faisons, à tout ce que nous voulons, à tout ce que nous aimons. Notre résolution sans retour est de n'accepter aucune conni­vence avec les fausses politiques et avec les nouvelles religions du monde moderne. Ce n'est pas la connivence qui pourrait convertir les nouveaux barbares. Ils attendent sans le savoir quelque chose de radicalement différent de cet univers maçonnico-marxiste dans lequel ils sont sociologiquement enfermés. Ce quelque chose de radicalement différent, nous en avons la tradition, nous en avons le trésor, nous en avons le secret, et dans cette mesure nous en avons la charge. Ils attendent sans le savoir la vérité qui délivre : la vérité qui leur permettra de se connaître pécheurs et de se savoir sauvés. Ce qui est bien le contraire du monde moderne, qui croit n'avoir besoin d'aucun salut surnaturel, et n'être coupable d'aucun péché. Le communisme est au XX^e^ siècle la forme la plus achevée de l'injustice sociale et de l'exploitation de l'homme par l'homme. Il impose une nouvelle forme d'esclavage, la plus totale que l'histoire ait connue jusqu'ici, parce qu'elle est la plus radicale négation du droit naturel et surnaturel. La résistance aux entreprises de l'organisation communiste internationale est au premier rang de nos urgences temporelles. Elle n'est pas abolie, elle est assumée par nos urgences spirituelles par les œuvres de la foi, de l'espérance et de la charité. Dans le temporel nous travaillons pour l'éternel. ============== fin du numéro 276. [^1]: **\*** -- 15 juin, 2 juillet, 2 août (*Correspondance de L. Veuillot*). \[note de 2003\] [^2]:  -- (1). *Dom Guéranger, Abbé de Solesmes,* par un moine bénédictin, Plon et Mame 1910, édition de 1950, tome II, p. 403. [^3]:  -- (1). A défaut de pouvoir se procurer le livre lui-même dans une bibliothèque, on se reportera aux articles de J. Dinfreville (*Écrits de Paris,* octobre 1975) et de *G.* Laffly (*Itinéraires,* mai 1977)*.* [^4]:  -- (2). On connaît aussi la double erreur de Mme de Sévigné un siècle plus tôt : « Racine passera comme le café ». [^5]:  -- (3). Le mérite d'avoir signalé cette coïncidence revient à Claude Harmel, dans une intéressante note des *Études sociales et syndicales* (septembre 1979) qui contient cependant quelques erreurs : Veuillot s'est converti à vingt-quatre et non trente-cinq ans ; la Monarchie de Juillet, loin de « défendre l'Église », laissa piller l'Archevêché de Paris en 1831, tenta d'étendre le monopole de l'État sur l'enseignement, envoya Veuillot un mois en prison pour s'y être opposé, permit à la presse et même au Collège de France, avec Michelet et Quinet, de se muer en vulgaires tribunes anticléricales. [^6]:  -- (4). *Plein ciel,* dans *La Légende des Siècles* (LVIII : XX^e^ Siècle), 1859. [^7]:  -- (5). Contemporain de Veuillot, Herzen (1812-1870) redoutait « un Gengis-Khan avec télégraphe ». Tolstoï appliqua la formule au gou­vernement russe, en 1910. Lénine déclara : « Le communisme, c'est le pouvoir des Soviets plus l'électricité. » Mais Veuillot seul avait pensé à *l'artillerie,* sous la menace de laquelle se trouve aujourd'hui la planète entière. [^8]:  -- (6). Tocqueville lui-même n'était pas sans complaisance pour ce bonheur démocratique : « ...Peut-être, après tout, la volonté de Dieu » est-elle, écrivait-il à son ami Stoffels le 21 février 1835, « de répandre un bonheur médiocre sur la totalité des hommes et non de réunir une grande somme de félicité sur quelques-uns et d'approcher de la per­fection un petit nombre ». [^9]:  -- (1). Voir *L'Univers* du 27 mars 1872. [^10]:  -- (2). N.R.F., 1^er^ février 1931. [^11]:  -- (3). Voir *Le Nouvel Observateur* (1982) où il s'en est pris aux observateurs courageux qui, comme Simon Leys, ont fait connaître le Goulag chinois. [^12]:  -- (4). *Magnificat,* 1906. [^13]:  -- (5). Voir Victor Giraud, Brunetière, 1932. [^14]:  -- (6). M. Pernot, *Le Saint-Siège, l'Église et la politique mondiale,* cité par Tapié et Genêt, manuel d'histoire contemporaine, 1950, 7^e^ éd. [^15]:  -- (7). Adrien Dansette, *Histoire religieuse de la France contemporaine,* tome 1, 1948 ; tome 2, 1951. Dansette n'a pas su échapper au travers habituel des spécialistes d'histoire contemporaine : ils écrivent à la lumière de leurs partis pris ou de leurs espérances, sans avoir le recul suffisant pour juger de l'aboutissement des évolutions en cours. Dans sa postface à la dernière édition (1965), Dansette persiste et signe. Son œuvre oppose de façon manichéenne les « chrétiens d'occasion, de peur ou de sagesse » du XIX^e^ siècle et les « chrétiens vénérables » (*sic*, p. 282) de l'Action catholique du XX^e^ siècle. -- Pourtant, en 1957, publiant *Destin du Catholicisme français* sous le choc de la rébellion des prêtres-ouvriers, il avait pressenti que les « purs » d'aujourd'hui ne valaient pas mieux que leurs aînés : « Même condamnation sommaire de tout ce qui a été fait, même recherche de théologies de justification dont les thèses sont élaborées en raison d'attitudes passionnelles, même confusion entre la libération du péché et la libération d'un certain système temporel, soit social, soit colonial, même inexpérience qui peut aboutir par l'application maladroite des principes, fussent-ils sains, à des destructions pires que le maintien temporaire de situations discutables... » [^16]:  -- (8). Henri-Irénée Marrou, *Théologie de l'Histoire,* 1968. [^17]:  -- (1). Louis Veuillot, *Les Français en Algérie,* souvenirs d'un voyage fait en 1841. Tours, Alfred Mame, 1845, in-8°, 408 p. [^18]:  -- (2). Paris, Hachette, 1967, 268 p. Voir la page 76. [^19]:  -- (3). « Pourquoi des aumôniers pour la Marine ? Il n'y a pas de femmes sur les bateaux ! » Veuillot rapporte ce trait. (N.D.L.R.) [^20]:  -- (4). Pellissier de Reynaud, *Annales algériennes,* tome I, p. 243. A propos de mosquées, Veuillot note : « Tandis que l'on reçoit les Trappistes auprès d'Alger, le gouvernement, qui n'a point encore doté d'une église la redoutable population de Philippeville, bâtit à grands frais une mosquée dans cette ville, *où il n'y a pas un Arabe. *» Vendu lors de la loi de Séparation (1905), on sait que le domaine de la Trappe échut aux Borgeaud, colons protestants. (N.D.L.R.) [^21]:  -- (5). Louis de Baudicour, *Des Indigènes de l'Algérie,* Paris, Douniol, 39 p., 1852, p. 3. Voir *Itinéraires* n° 264, juin 1982 : Un historien de la colonisation. [^22]:  -- (6). *Lettre sur l'Algérie, la Décentralisation et l'Enseignement,* 30 janvier 1865, in : *M. le Comte de Chambord, Correspondance de 1841 à 1871,* nouvelle édition augmentée, Genève, 1971, pp. 225 à 228. [^23]:  -- (1). Nous reproduisons, telle qu'elle parut dans *Le Figaro,* la première version de cet article, distincte d'une seconde version qu'en donna, trois ans plus tard, Villiers de l'Isle-Adam. [^24]:  -- (2). Dom Gardereau mourut à plus de quatre-vingts ans, en 1888, quelques semaines après la parution de cet article. [^25]:  -- (3). Le 14 novembre 1871, recommandant à Dom Guéranger sa grand'tante (et grand-mère adoptive) qui venait de mourir, Villiers ajoute : « Je serais bien heureux d'être rappelé au souvenir du père Dom Bérangier, du père « La Co­lombe » et du père qu'on appelait le Capitaine. [^26]:  -- (4). C'est Villiers qui fait dire à Dom Guéranger : mon cher enfant. Dom Guéranger s'adressait sans doute en ces termes à Villiers ; mais à Veuillot il disait : mon cher ami. [^27]:  -- (1). On nous communique un portrait de Mirabeau, tracé par M. de Falloux dans son histoire de Louis XVI : « Exclu par la noblesse, il provoque la confusion des classes ; im­patient du joug domestique, il brise dans la loi les liens de la famille ; étranger à toute notion religieuse, il mutile et dépouille l'Église. « Le mouvement qui prenait cet homme pour chef cessait d'être la révision équitable, la combinaison nécessaire de vieilles lois et de nou­velles mœurs. Ce mouvement devenait une révolution, et cette révolution, modelée sur un pareil type, devait receler, comme cet homme, un ressentiment derrière chaque idée, une passion derrière chaque parole. Ennemi de toutes les faiblesses de la cour, mais *ami de tous les vices de l'humanité,* Mirabeau devait remplacer d'incontestables abus par d'incalculables désordres. » L'*Univers* a été moins éloquent, mais non pas plus sévère. M. de Falloux bat son *mea culpa* sur la poitrine du prochain. [^28]:  -- (1). M. l'abbé Combalot, M. Louis Veuillot et M. Barrier, gérant de l'*Univers*, à Paris ; M. l'abbé Souchet, chanoine de Rennes, à Caen. [^29]:  -- (1). *Union de l'Ouest,* 8 avril 1848. [^30]:  -- (1). Le R.P. Lacordaire et notre honorable et excellent ami, M. le comte de Coux, trouvèrent bientôt que l'*Ère nouvelle* avait des tendances trop démocratiques et se retirèrent promptement. [^31]:  -- (1). M. de Falloux, qui a beaucoup de ces petites habiletés, ajoute au nom de M. Roux-Lavergne la qualité de *rédacteur actif et quotidien de l'Univers ;* comme si M. Roux-Lavergne avait été choisi à ce titre, et pour représenter le journal dans la commission. Notre ancien et très cher ami M. Roux-Lavergne, professeur à la Faculté de Rennes, était *ré­dacteur quotidien* de l'*Univers* depuis *quatre jours,* lorsque le *Moniteur* nous fit connaître la composition de la commission. Nous ne l'avions nul­lement désigné ni proposé au ministre ; nous crûmes, et nous croyons encore, qu'il avait été choisi comme représentant du peuple et comme l'un des rares membres de l'Université qui soutenaient la cause de la liberté d'enseignement. [^32]:  -- (1). Le travail annoncé ici a paru dans plusieurs numéros de l'*Uni­vers* du mois de juillet. On y expose la discussion de la loi, jusqu'au vote, et on y rappelle ensuite les observations qui ont été faites dans le journal sur ou contre les modifications que cette loi a subies depuis le 2 décembre. [^33]:  -- (1). Entre autres M. l'abbé de Cazalès. [^34]:  -- (1). *Univers,* 5 décembre 1851. [^35]:  -- (1). *Univers,* 14 décembre. *Lettre au Rédacteur.* [^36]:  -- (1). *Univers*, 14 mars 1852. [^37]:  -- (1). Discours de l'empereur en réponse au cardinal-légat.