# 277-11-83 II:277 ## Enquête sur la séparation de l'école et de l'État *Table des réponses* -- Le chanoine Paul GUIBERTEAU 11 -- L'abbé Paul AULAGNIER 14 -- Jean LECANUET 22 -- Le secrétariat de Raymond BARRE 24 -- Jacques BARROT 25 -- Guy GUERMEUR 28 -- Alain MADELIN 35 -- Pierre DEBRAY 39 -- L'Action familiale et scolaire (AFS) 44 -- UNI : Daniel COURANT 47 -- FNEPI : G. DUTILLEUL 49 -- SNEC-CFTC : Claude TARDY 53 -- SPELC P. MORANDAT 55 -- UNAAPE : Bernard GIRARD 59 -- CELU : C. BATTEFORT 62 -- PEEP : Jean-Marie SCHLERET 65 -- SNALC : André PESTEL 66 -- CNGA : A.-M. DORANDEU 69 -- OJEL : François-Xavier HUARD 72 -- S. Exc. Mgr Jean HONORÉ 74 1:277 ## La séparation de l'école et de l'État Enquête 3:277 ### Présentation L'enquête a été menée par Rémi Fontaine. Son but est de situer l'état d'avancement dans les esprits de notre revendication (l'une de nos quatorze revendications) : *séparer l'école de l'État.* Autrement dit : mesurer le degré d'adhésion ou de refus qu'elle rencontre ; les obstacles auxquels elle se heurte ; les objections qu'on lui fait. Bref, susciter ou raviver la réflexion sur ce sujet. En même temps, c'est une contribution au tableau de l'état mental contemporain, à la suite de nos précédentes enquêtes : -- l'*enquête politique* de notre numéro 219 de janvier 1978 ; -- l'*enquête sur les quatorze revendications politiques* d'ITINÉRAIRES, dans notre numéro 270 de février 1983. Il arrive en outre que plus d'un, dédaignant ou négligeant de répondre à notre enquête sur la séparation de l'école et de l'État, ne négligent cependant point ni ne dédaignent de s'ap­proprier notre revendication et d'en enrichir leur devanture. Bravo. Il n'y a pas de droit de propriété sur les idées. Et si d'autres s'en emparent, c'est bon signe. On trouvera successivement ci-après : -- le questionnaire de l'enquête ; -- une remarque liminaire précisant ce qu'il faut entendre par « séparation » ; -- les vingt réponses de personnalités et d'organisations ; -- nos observations finales. J. M. 5:277 ### Questionnaire de l'enquête *Pour la séparation de l'école et de l'État* La République française a opéré au début du XX^e^ siècle la *séparation de l'Église et de l'État.* Tout récemment elle a pro­clamé la *séparation de l'audiovisuel et de l'État.* Qu'elle l'ait bien ou mal fait, elle l'a fait. L'ayant fait, elle n'est plus en mesure de refuser maintenant la *séparation de l'école et de l'État, si* cette troisième séparation lui est réclamée avec une insistance suffisamment convaincante. C'est notre revendication. L'État n'a pas plus la fonction d'enseigner et d'éduquer qu'il n'a celle de régenter la religion ou de diriger les journaux. 6:277 Il doit assurément conserver la haute main sur les grandes écoles par lesquelles il forme l'élite de ses fonctionnaires : écoles militaires, écoles d'administration, etc. Mais uniquement sur celles-là. Les autres écoles sont le lieu où se distribue non seulement un savoir matériel, mais aussi une formation de l'es­prit, un apprentissage moral, une culture intellectuelle, une instruction religieuse, toutes choses qui portent nécessairement la marque de la diversité des familles spirituelles composant aujourd'hui la France : familles auxquelles revient naturelle­ment -- et qui seules peuvent assurer -- cette éducation de l'âme que l'État n'a pas à donner, et qu'il ne peut que paraly­ser, saccager ou tyranniquement annexer. Le corps constitué de l'enseignement public est invité au même titre que celui de l'enseignement privé à étudier et adop­ter une telle revendication : elle tend à libérer l'un et l'autre de la tutelle d'un maître étatique qui n'est ni compétent ni désintéressé. Nous croyons possible et souhaitable de trouver pour la séparation de l'école et de l'État une base commune aux diver­ses familles spirituelles françaises. Plusieurs systèmes pratiques peuvent être envisagés pour transférer progressivement aux universités et aux familles la plus grande partie du budget actuellement détenu par le minis­tère de l'Éducation nationale. Notre enquête ne porte pas sur les modalités de mise en œuvre, mais sur le principe lui-même de la séparation de l'école et de l'État : *sur le principe de cette revendication, avez-vous une position, et laquelle, et pourquoi, telle est la question que nous posons.* 7:277 Nous n'avons pas inventé la requête d'une telle séparation. Nous sommes sur ce point les libres héritiers d'une tradition spi­rituelle française et occidentale dont trois monuments diversement majeurs sont constitués par l'encyclique *Divini illius Magistri* de Pie XI (1929), l'ouvrage *Culture, École, Métier* d'Henri Charlier (1941*,* réédité en 1959) et l'ouvrage de Jean Rolin : *Les libertés universitaires* (1947)*.* Ces trois monuments définissent notre propre identité intellectuelle et morale dans ce débat. 8:277 ### Remarque liminaire sur la "séparation" VOICI donc un réflexe qui est bien entré dans nos mœurs intellectuelles : on prend maintenant grand soin de ménager l'État et de ne pas l'offenser, même en rêve. Plusieurs se sont alarmés à la pensée que je pourrais, le pauvre, le dépouiller de tout, et ne lui laisser finalement *aucun rôle en matière d'enseignement.* Ils m'adressent monition sur un tel attentat, invoquent la saine doctrine, et argumentent que le terme SÉPARATION est sémantiquement excessif et philosophi­quement erroné. Alors je regarde l'heure, comme dirait Georges Laffly. Et le temps qu'il fait. Et je propose une remarque liminaire, ou plutôt deux, sur ce terme de *séparation.* #### I Nous sommes en un temps où jour après jour l'État envahit tout, et où personne n'a encore trouvé le moyen d'empêcher que cet envahissement ne progresse. 9:277 Son signe chiffré est l'aug­mentation continuelle du pourcentage global des « prélèvements obligatoires », c'est-à-dire des impôts et des charges sociales. Les plus hardis, les plus heureux arrivent seulement à freiner cette progression. Les plus catégoriques promettent ou récla­ment seulement une « pause » plus ou moins longue dans l'ac­croissement. Il n'y a aucun risque prochain qu'en dépouillant l'État de ses usurpations on en vienne à le dépouiller aussi de ses prérogatives légitimes. Car nous n'en sommes même pas à le dépouiller de ses usurpations. Nous en sommes à contrarier et combattre leur développement continu. Quand on aura non plus seulement freiné la progression de l'État, mais au moins amorcé son recul, on pourra peut-être commencer à craindre que ce recul n'aille trop loin. #### II L'heure qu'il est, le temps où nous vivons se manifestent d'une autre manière encore. La SÉPARATION en notre siècle n'est pas pour l'État une barrière, mais au contraire un nouveau mode d'action. Depuis que la République française a prononcé la *séparation* de l'Église et de l'État, est-ce que par hasard l'État républicain aurait cessé de s'immiscer dans les affaires ecclésiastiques et la nomination des évêques ? est-ce qu'il n'y jouerait plus *aucun rôle ?* La SÉPARATION est pour un État moderne une manière de s'occuper et non point une manière de ne plus s'occuper. Sim­plement, c'est la manière la moins despotique, et nous avons quelque chose à y gagner. C'est une manière moins despotique que la confusion et l'absorption, comme confond et absorbe le ministère de l'Éducation nationale. \*\*\* 10:277 En bref, que signifie la SÉPARATION réclamée ? Négativement : que l'État n'ait pas plus (et pas moins) la fonction d'enseigner qu'il n'a celle de régenter la religion ou de diriger les journaux. Positivement : que la plus grande partie du budget de l'Éducation nationale passe progressivement aux universités et aux familles. J. M. 11:277 Secrétariat général\ de l'enseignement catholique ### Chanoine Paul Guiberteau Monsieur, je réponds à votre demande du 31 mai, renouvelée lors de notre rencontre au Club 2000. 1\. -- On ne peut comparer des réalités qui n'ont pas la même signification : -- séparation de l'Église et de l'État ; -- séparation de l'État et de l'école. En effet, il est de plus en plus normal que l'État n'inter­vienne pas dans l'organisation et la vie des Églises ; leur but et l'objet de leur exercice est indépendant du rôle de l'État. On peut souhaiter tout de mê­me un certain type de recon­naissance de fait ou de droit. 2\. -- Par contre, l'objet même de l'école : formation des personnes et des citoyens -- préparation à l'exercice d'une profession, ne peut laisser l'État *totalement en dehors* le mot « séparation » n'aurait plus le même sens. Je joins deux textes, l'un de Pie XI « Divini illius Magis­tri » du 31 décembre 1929. L'autre du Concile Vatican II, 28 octobre 1965. 12:277 3\. -- J'ai souvent dit que l'État aurait intérêt pour lui-même et la Nation à être le *garant* des réalités éducatives, non *le gérant direct* de celles-ci. Cela nous renvoie à *l'ordre des moyens* par lesquels l'État remplit son rôle. Le principe de subsidiarité souvent rappe­lé par l'Église devrait jouer pleinement dans ce domaine. Je vous prie de croire, Mon­sieur, à mes meilleurs senti­ments. Paul Guiberteau *Secrétaire Général\ de l'Enseignement Catholique* *Divini illius Magistri* ...... Il appartient principalement à l'État, dans l'ordre du bien com­mun, de promouvoir de toutes sortes de manières l'éducation et l'instruction de la jeunesse : tout d'abord, il favorisera et aidera lui-même l'initiative de l'Église et des familles et leur action, dont l'effi­cacité est démontrée par l'histoire et par l'expérience ; de plus, il complètera cette action lorsqu'elle n'atteindra pas son but ou qu'elle sera insuffisante ; il le fera même au moyen d'écoles et d'institutions de son ressort, car l'État, plus que tout autre, est pourvu de ressour­ces, mises à sa disposition pour subvenir aux besoins de tous, et il est juste qu'il en use à l'avan­tage de ceux-là mêmes dont elles proviennent. En outre, l'État peut exiger, et, dès lors, faire en sorte que tous les citoyens aient la connaissance nécessaire de leurs devoirs civi­ques et nationaux, puis un certain degré de culture intellectuelle, mo­rale et physique, qui, vu les condi­tions de notre temps, est vraiment requis par le bien commun. ...... *Concile Vatican II* ...... C'est encore le rôle de l'État de veiller à ce que tous les citoyens puissent participer conve­nablement à la vie culturelle et soient préparés comme il se doit à l'exercice des devoirs et des droits du citoyen. 13:277 L'État doit donc assurer le droit des enfants à une éducation scolaire adéquate, veil­ler à la capacité des maîtres, au niveau des études ainsi qu'à la santé des élèves, et, d'une façon générale, développer l'ensemble du système scolaire, en gardant devant les yeux le principe de subsidiarité, et donc en excluant tout monopole scolaire, lequel est opposé aux droits innés de la personne humaine, au progrès et à la diffusion de la culture elle-même, à la concorde entre les citoyens, enfin au pluralisme au­jourd'hui en vigueur dans une multitude de sociétés. ...... *Le* « *Secrétariat général de l'enseignement catholique *» *est un organisme officiel de l'épiscopat français,* 277*, rue Saint-Jacques, 75005 Paris. Son action s'exerce sous le contrôle et l'impulsion de la* « *Commission épiscopale du monde scolaire et universitaire *» *que préside Mgr Jean Honoré, archevêque de Tours.* 14:277 ADEC ### Abbé Paul Aulagnier *Veuillez trouver ci-joint le texte de la réponse de l'A.D.E.C. à l'enquête d'*ITINÉRAIRES *sur le problème de* LA SÉPARATION DE L'ÉCOLE ET DE L'ÉTAT. La deuxième partie du texte peut être publiée à votre discrétion. J'ai peur que cela fasse un peu long. M. Jean MADIRAN, dans « ITINÉRAIRES », lance la re­vendication de la séparation de l'école et de l'État. A cette revendication et au principe qu'elle énonce, nous apportons bien sûr une appro­bation et une adhésion entiè­res. Pour préciser notre position, nous nous livrerons d'abord à une critique : à l'origine de cette revendication, « ITINÉ­RAIRES » pose l'analogie avec la séparation de l'audiovisuel et de l'État et avec la sépa­ration de l'Église et de l'État. -- Nous croyons ces analo­gies imparfaites. Voici pour­quoi : 15:277 a\) -- Audio-visuel et État -- Il apparaît que la séparation est ici un trompe-l'œil pour la raison que l'État, par l'intermédiaire du par­ti et des syndicats, garde la haute main sur l'attri­bution des postes d'auto­rité et d'exécution. Cette analogie semble donc à répudier. b\) -- Église et État -- Par la loi de séparation, l'État cesse de reconnaître, de salarier et de subvention­ner tout culte. Il autorise la pratique des cultes mais n'en reconnaît aucun comme religion de l'État et les laisse pour leur fonctionnement aux seu­les ressources des fidèles. Il ne se désintéresse pas pour autant de l'Église puisqu'il transfère, en 1905, la propriété de ses biens meubles et immeu­bles soit à lui-même, soit aux départements, soit aux communes. Des mo­dalités semblables appli­quées à l'école revien­draient à hypothéquer tout le patrimoine scolaire. Cela dit, notre position sur la séparation de l'école et de l'État peut se décrire en énon­çant les points suivants ([^1]) a\) -- L'éducation -- de soi -- premièrement et essentiel­lement -- appartient à la famille, à l'Église et non à l'État. b\) -- Il revient cependant à l'État, afin de pourvoir au bien commun, de four­nir aux familles les moyens de remplir ce de­voir d'éducation et de faire face aux obligations qui en résultent. L'État doit protéger et respec­ter -- et non absorber -- le droit à l'éducation des familles et de l'Église. c\) -- L'État ayant décidé la gra­tuité de l'enseignement et levant pour cela un im­pôt, il est juste que tout citoyen jouisse de l'école gratuite et reçoive donc de l'État les moyens né­cessaires ; d\) -- les parents doivent pou­voir choisir, parmi les di­vers établissements scolai­res, celui qui répond à leurs convictions religieu­ses et philosophiques ; e\) -- afin de réaliser la diversité nécessaire des établisse­ments, leur création doit être laissée libre, les con­ditions normales de com­pétence du directeur étant satisfaites ; f\) -- dans l'exercice de leur fonction enseignante, les établissements doivent jouir d'une entière liberté dans le choix des matiè­res enseignées ainsi que dans le choix des métho­des et des manuels et dans l'organisation des horai­res ; 16:277 g\) -- l'État peut fixer le niveau et les programmes d'exa­mens nationaux. Il re­vient aux établissements d'y préparer les élèves par les méthodes et selon la progression de leur choix ; h\) -- les établissements doi­vent avoir la liberté de décerner, parallèlement aux diplômes nationaux, leurs propres diplômes ; i\) -- les établissements scolaires ne sont pas des entrepri­ses lucratives ; j\) -- le droit de regard de l'État sur les établissements doit se borner : 1 -- à définir le diplôme à exiger du directeur, 2 -- au respect des normes d'hygiène et de sécurité et au respect des lois pour autant qu'elles con­cordent avec les droits des familles. #### *Justification de notre position* Une personnalité socialiste déclarait récemment : « L'en­fant n'est pas la propriété des parents. » Son opinion rejoint la nôtre qui est celle de l'Église : l'enfant n'est pas la pro­priété des parents car il est la chair de leur chair et ils doi­vent, en conséquence, le traiter comme eux-mêmes, avoir pour lui les attentions et les exigen­ces qui résultent des devoirs de l'homme envers lui-même et envers autrui. Il leur est absolument interdit de se dé­sintéresser de leur enfant comme l'on voit souvent des pro­priétaires, par paresse ou igno­rance, négliger leurs biens. Ce devoir qui incombe aux parents s'assortit évidemment des droits qui permettent son accomplissement. C'est ainsi que l'article 371-1 du code ci­vil dispose : « l'enfant reste sous l'autorité de ses père et mère jusqu'à sa majorité ou son émancipation ». Parmi les attributs de l'autorité parenta­le figure le droit (qui est en même temps un devoir) d'édu­cation que la jurisprudence française explicite ainsi : 17:277 les parents ont le droit de choisir l'instruction et l'éducation qu'ils entendent donner à leurs enfants ; ils sont seuls juges de la direction spirituelle, mo­rale et religieuse de ces enfants et du choix des établissements d'enseignement et d'éducation (cf. Manuel Boulois, tome 1). (A l'énoncé de ces principes, ceux qui ont encore des dou­tes sur le viol de la loi par ceux qui ont mission de la faire respecter, peuvent mesu­rer leur aveuglement.) Faut-il pousser plus avant notre justification ? Tout le système scolaire ac­tuel est contraire au droit -- en premier lieu, par la dis­crimination imposée aux établissements privés tenus à l'écart de la juste redis­tribution de l'impôt ce qui revient à interdire aux fa­milles les moins fortunées une entière liberté de choix. Le déni de liberté infligé aux familles se dou­ble d'un déni de justice dans l'administration des fonds dits publics ; -- en second lieu ; par l'utili­sation obligatoire de ma­nuels orientés, manifeste­ment propagateurs d'une amoralité menant à la dé­liquescence de la patrie et de la nation (donc du bien commun), falsificateurs de l'histoire nationale et internationale, prédicateurs enfin d'une idéologie mar­xiste dont les seuls fruits connus sont l'échec écono­mique, l'oppression spiri­tuelle et 150 millions de morts dont on ne parle jamais ; -- en troisième lieu, par l'ap­plication aberrante de ré­formes qui exhument, sous couleur de nouveauté, tou­tes les vieilles erreurs édu­catives expérimentées au fil des siècles, et ce pour le plus grand dommage de nos enfants ravalés à un niveau scolaire de cancres permanents ; -- en quatrième lieu, par l'ad­jonction à son incompé­tence pédagogique d'une incapacité administrative complète : « L'Éducation Nationale... c'est la plus effroyable pagaille du mon­de occidental tout entier. » (Michel ROCARD, 23.03.82.) Ainsi justifiée (de manière non exhaustive) sur le plan profane, et au seul regard de considérations civiles, notre position trouve de nouveaux appuis dans les considérations religieuses du fait du droit divin surnaturel de l'Église à enseigner ses enfants baptisés et à conduire les parents avec bienveillance mais fermeté dans l'accomplissement de leur devoir éducatif. 18:277 L'école est, par nature, enseignante. Par nature, la fa­mille est éducative. Cependant on ne peut dissocier instruction et éducation. Il en résulte que l'école est, de façon première, enseignante et, de façon se­conde, éducative. Il tombe sous le sens que les leçons, les conseils, les exemples, les ins­pirations que l'enfant enregis­tre tant par l'instruction qui lui est dispensée que par l'ap­prentissage moral quotidien ne trouvent leur cohésion et n'ont de sens que par la réfé­rence à un système de valeurs, c'est-à-dire, pour nous, par référence aux valeurs chrétien­nes, fondatrices de la civili­sation, qui s'épanouissent dans la foi. Tout cela est indissociable et fonde la légitimité de l'école catholique dont la fin est, tout en assurant les voies du salut éternel, de « mettre au service de la vie du pays un sens plus clair de la justice et de la charité » (Benoît XV, 21 octobre 1919). EN CONCLUSION : Avec le pape Pie XI nous disons : « Est injuste et illicite tout monopole de l'éducation et de l'enseignement qui oblige physiquement ou moralement les familles à envoyer leurs en­fants dans les écoles de l'État, contrairement aux obligations de la conscience chrétienne, ou même à leurs légitimes pré­férences. » (Pie XI, *Divini illius Magistri*.) #### *Réflexions complétant la réponse donnée sur notre position* I -- LES PRINCIPES FONDAMENTAUX : La Constitution actuelle de la République Française, en da­te du 4 octobre 1958, fait siens les principes de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26.8.1789, laquelle énonce : -- en son article 2, que les droits naturels et imprescrip­tibles de l'homme sont : « la liberté, la propriété, la sûreté, la résistance à l'op­pression » ; -- en son article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifesta­tion ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. » 19:277 -- en son article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, impri­mer librement, sauf à répon­dre de l'abus de cette liber­té dans les cas déterminés par la loi. » L'article 371-1 du code civil dispose : « l'enfant reste sous l'autorité de ses père et mère jusqu'à sa majorité ou son émancipation ». La jurisprudence précise la portée de l'autorité parentale et ses attributs (voir le texte de la réponse à l'enquê­te). La Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de l'O.N.U., adoptée par la France le 10.12.1948, dispose en son article 26 : « Les parents ont par priorité le droit de choisir le genre d'éducation à donner à leurs enfants. » La Convention Européenne des Droits de l'Homme, ratifiée par la France (entrée en vigueur le 3.9-1953) dispose en son ar­ticle 2 : « L'État, dans l'exerci­ce des fonctions qu'il assurera dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, respecte­ra le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseigne­ment conformément à leurs con­victions religieuses et philoso­phiques. » II -- UN TRAQUENARD ? Les principes fondamentaux ci-dessus ne peuvent-ils \[pas\] être vio­lés « légalement » par l'appli­cation du paragraphe suivant inscrit dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, préambule repris en 1958 et in­tégré à la Constitution actuelle du 4.10.58 : « Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service pu­blic national ou d'un monopole de fait, doit devenir la proprié­té de la collectivité. » Dans la mesure en effet où l'école privée comporterait « les caractères d'un service public », elle tomberait sous le coup de cette disposition. Voyons cela : A -- Qu'est-ce qu'un service public national ? Le mot service peut offrir deux acceptions : 1\) -- il peut désigner un ensem­ble de moyens humains et matériels destiné à remplir une fonction : le service des ateliers, le service de la comptabilité, le service des postes, etc. Un tel service présente les carac­tères d'un service public national s'il relève de l'ad­ministration de l'État ; 2\) -- il peut désigner l'assistance apportée à des particuliers (rendre un service) en vue d'un bien et particulière­ment du bien commun. Il acquiert les caractères d'un service public national s'il se propose à tous les ci­toyens ou encore, seule­ment, si son effet est de promouvoir le bien commun de la nation (y a-t-il un seul organisme, une seule association, une seule en­treprise -- conforme aux lois, s'entend -- qui ne con­court pas au bien com­mun ?). 20:277 Il n'est pas douteux que ren­dre le service d'enseigner, c'est travailler au bien commun de la nation. Toute école rend donc un service public national. B -- L'école est-elle un bien (au sens de propriété) ? Oui, bien sûr. Ses bâtiments, son équipement ont un proprié­taire : particulier, association ou société civile. C -- L'école est-elle une entre­prise ? On appelle entreprise : a\) -- soit la mise à exécution d'un projet. L'école, en ce sens, est une entreprise puisqu'elle met à exécution un projet d'enseignement. b\) -- soit un établissement in­dustriel ou commercial. L'école, en ce sens, n'est pas une entreprise, n'ayant pas un but lucratif. Elle n'est pas inscrite au regis­tre du commerce. (Remarquons au passage com­bien cet examen A, B, C, fait ressortir l'ambiguïté des termes administratifs où la mauvaise foi peut trouver tout son comp­te.) Conclusion de ce court exa­men A, B, C : toute école pri­vée peut, à la limite, être consi­dérée comme un bien, une en­treprise ayant les caractères d'un service public national. Reste­rait à approfondir pourquoi le législateur a cru bon de dire « *les* caractères », au pluriel, sans toutefois les préciser, car promouvoir le bien commun est *un* caractère unique. Ce pluriel nous porte à penser que le législateur a voulu évoquer un deuxième caractère qui achè­verait la qualification de service public, à savoir : le caractère qui résulte de la perception de subventions de l'État. D -- Qu'en est-il du terme « exploitation » ? Ce mot désigne soit l'action de mettre un bien en valeur (c'est-à-dire d'en tirer un béné­fice), soit ce bien lui-même mais considéré comme susceptible de donner un profit : par exemple, une exploitation agricole avec ses installations, etc. L'école étant un établissement non lucratif, cela seul suffit à la soustraire, en bonne logique, à l'emprise du « traquenard » puisque le terme « exploitation » ne peut en aucun cas lui être appliqué. Notons en terminant et pour être aussi complet que possible dans une étude succincte, que le texte ici en cause (le traque­nard) ne saurait (sauf en pays totalitaire) s'appliquer à toute entreprise présentant les carac­tères d'un service public natio­nal, car ce serait nationaliser ou étatiser l'ensemble de l'éco­nomie. 21:277 Toute entreprise en ef­fet, même celle du petit artisan, travaille au bien commun na­tional ; toute entreprise indus­trielle ou commerciale poursuit en même temps une mise en valeur lucrative ; nombre d'entre elles enfin reçoivent des subven­tions, au moins indirectes, à un moment ou à un autre. Précisons enfin qu'il ne faut en aucun cas conclure de nos observations que nous sommes, sous certaines conditions, dans certaines situations, favorables à une possibilité de nationali­sation ou d'étatisation : il exis­te certainement d'autres façons de lutter contre les trusts et les monopoles, ne serait-ce qu'en favorisant l'initiative privée. *L'ADEC est l'Association pour la défense de l'enseignement catholique, pré­sidée par l'abbé Paul Aulagnier, qui est le supérieur du district France de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X. Adresse postale : BP 125, 91154 Suresnes Cedex.* 22:277 ### Jean Lecanuet L'échec du pouvoir socia­liste et communiste en matière scolaire est spectaculaire. Cet­te majorité, si fortement ap­puyée sur les enseignants, n'a réussi à résoudre aucun des problèmes qui se posent aux élèves et étudiants, aux pa­rents, aux éducateurs. Mais, soyons honnêtes, la plupart de ces problèmes ne datent pas de 1981. Sans vo­lonté déterminée, une nouvelle majorité n'y réussirait demain pas davantage. Ma conviction est, en effet, que notre système d'enseignement n'est pas ré­formable en l'état. C'est sur de nouveaux principes qu'il faut avoir le courage de reconstrui­re. Ces principes s'articulent autour de quelques idées sim­ples : liberté, pluralisme, dé­centralisation. Liberté authen­tique de choix d'abord. L'en­fance n'appartient à personne et sûrement pas à l'État. L'éducation est la première responsabilité des familles, et la liberté de choix devant l'école est un droit. Ma con­viction est que ce droit est facteur de progrès. La liberté des choix exige un authentique pluralisme. Pluralisme encou­ragé, et non plus subi, non seulement entre secteur publie et secteur privé (confession­nel, professionnel, associatif) mais aussi à l'intérieur même d'un secteur public rénové dont l'existence est justifiée par le choix de si nombreuses familles françaises. Ce secteur public devra se trouver large­ment décentralisé dans sa ges­tion. 23:277 Pluraliste, libérée, décentra­lisée, l'école française aura rendu leur place à ceux qui s'y rencontrent. Par la force des choses, par la loi d'une émulation vivante, l'école s'ou­vrira aux réalités qui lui font aujourd'hui si cruellement dé­faut, techniques professionnelles et intellectuelles. Elle de­viendra un authentique moyen de promotion des hommes. *Jean Lecanuet, comme on le sait, est président de l'UDF. Toutefois sa réponse nous semble avoir été faite à titre personnel.* 24:277 ### Secrétariat de Raymond Barre Monsieur, M. Raymond BARRE a bien reçu votre lettre en date du 11 juillet dernier dont il a pris connaissance avec le plus grand intérêt. Il n'a malheureusement pas eu la possibilité de vous ré­pondre plus tôt compte tenu d'un emploi du temps extrê­mement chargé avant de par­tir pour ses vacances. Il m'a demandé de vous en exprimer ses vifs regrets. Étant donné qu'il s'est déjà exprimé à plusieurs reprises sur les problèmes de l'enseignement, il ne souhaite pas répondre à nouveau à des ques­tions portant sur ce sujet. En revanche je vous adresse ci-joint les textes des interven­tions qu'il a déjà prononcées et qui pourraient vous être utiles. (Réponse de M. BARRE à une question du *Figaro,* le 13 mai 1983 -- interview à *Presse-Océan* le 10 mai 1983 -- discours à l'Assemblée Na­tionale le 24 mai 1983.) Je vous souhaite bonne ré­ception de ces documents et vous prie d'agréer, Monsieur, l'expression de ma considéra­tion distinguée. *Pour le député\ l'Attaché parlementaire* Sylvie Dumaine. *Les textes qui nous ont été ainsi communiqués ne traitent aucunement de la séparation de l'école et de l'État.* *Le* « *Secrétariat de M. Raymond Barre *» *est situé 176 boulevard Saint-Germain, 75006 Paris.* 25:277 *Association parlementaire\ pour la liberté de l'enseignement* ### Jacques Barrot Cher Monsieur, J'ai rédigé un peu rapide­ment quelques réponses à la difficile question que vous po­sez. Je ne suis pas sûr que ce texte vous apparaîtra satisfai­sant. Je suis prêt à le repren­dre si besoin est ou à m'en entretenir avec vous. Pardon­nez-moi en effet chaque fois mon retard et aussi mes difficultés à vous donner une ré­ponse aussi convenable que je le souhaiterais : cette fin de session a été très épuisante. Je tiens en tout cas à vous remercier de l'effort de ré­flexion que vous tentez et qui peut être une contribution positive à la future réforme du système éducatif. Je vous assure, cher Mon­sieur, de mes sentiments très cordiaux. Jacques Barrot. 26:277 ***Note sur la séparation\ de l'école et de l'État*** 1\. Il est vrai que les tâches d'enseignement ne doivent pas a priori découler d'initiatives étatiques mais bien d'initiatives parentales. C'est une conception beau­coup plus féconde de la société. Elle correspond à une évolution historique où les parents, de mieux en mieux formés, entendent, à juste titre, assumer pleine­ment leurs responsabilités de premiers éducateurs. Des pays comme la Hollan­de ont su se doter d'un système éducatif pluraliste, qui tient compte de la vo­lonté des parents de choisir une école catholique, pro­testante, neutre, voire d'ori­gine étatique... Cette con­ception permet de réussir l'association parents / école, qui est la clé de la réussite éducative. 2\. Mais il est vrai que nos pays latins, et plus particu­lièrement la France, ont hé­rité d'une certaine tradition étatique. Système éducatif hérité de la période napo­léonienne, entièrement or­ganisé, géré, contrôlé par l'État. Il a fallu les libéraux chrétiens, tel que Montalem­bert, pour secouer le joug de ce monopole étatique et permettre la liberté d'ou­verture d'écoles. Il est in­téressant d'ailleurs de noter qu'en Alsace Lorraine, lors­que Bismarck eut à gérer ses territoires annexés, il s'efforça de réduire l'auto­nomie des établissements li­bres accusés de jouer contre la germanisation. C'est ce contexte historique qu'il faut prendre en compte pour envisager la mutation du système français. Peut-on concrètement, du jour au lendemain, remet­tre tout le secteur éducatif à l'initiative privée ? Il n'est pas sûr qu'une telle muta­tion puisse être facilement obtenue ; et d'autre part, cette mutation présente tout de même un risque : nous risquons de voir fleurir des établissements idéologique­ment engagés. L'État, même s'il s'est laissé déborder par des minorités syndicales marxistes, a quand même maintenu dans les établis­sements publics un certain respect de la pluralité des opinions et des convictions, en recommandant aux maî­tres, selon le principe de Jules Ferry, de ne rien avan­cer qui puisse choquer la conscience des enfants... 27:277 En décidant l'éclatement brutal du service public actuel, ne risquerait-on pas de voir des équipes éducatives en­gagées se montrer d'une intolérance, cette fois-ci, sans aucune limite ? 3\. Il m'apparaît plus réaliste de faire passer dans un pre­mier temps, dans l'opinion publique, l'idée qu'il n'y a pas de système éducatif mo­derne si elle ne fait pas sa place à des initiatives pri­vées nombreuses, aidées, of­frant aux familles un mode de participation particuliè­rement active. Dans un second temps, il faudrait que le secteur pu­blic, dans le cadre de la décentralisation, puisse se régénérer par une associa­tion beaucoup plus étroite entre les élus locaux et les familles en évitant que les équipes éducatives n'en viennent à décider d'elles-mêmes un engagement idéologique, ou même philoso­phique, qui ne respecte pas la présence d'enfants venus de tous les horizons, philo­sophiques ou religieux. Peut-être trouverez-vous ma réponse trop nuancée, mais je pense qu'il faut que les hommes politiques puissent mesurer la distance entre ce qui est souhaitable et ce qui est possible. Il est vrai que les circonstances risquent de rendre les men­talités beaucoup plus per­méables à un changement beaucoup plus ample. Ce serait peut-être alors une chance historique qu'il fau­drait saisir : il serait alors possible de ramener l'État à sa mission première, à l'exclusion des autres : s'as­surer une certaine cohésion des initiatives éducatives et une certaine adéquation de ces initiatives avec les principaux objectifs d'avenir dont se dote la Nation. Là s'arrêterait le rôle d'un État, qui se bornerait à veiller à la mise en rouvre des grands objectifs voulus par la Nation. Jacques Barrot. *Jacques Barrot est le président de l'Association parlementaire pour la liberté de l'enseignement* (*secrétaire générale : Hélène Missoffe*)*. Adresse postale : 126, rue de l'Université, 75007 Paris.* 28:277 ### Entretien avec Guy Guermeur -- *Que pensez-vous, dans les circonstances présentes, d'une* «* séparation de l'école et de l'État *» *telle qu'elle est pré­sentée dans notre proposition *? Tout dépend de ce que l'on met dans cette formule. Une telle séparation existe en ef­fet aujourd'hui, théoriquement, pour environ 20 % de la po­pulation scolaire. Je veux dire par là que si les associations nationales de parents, si les associations na­tionales de gestion (par exem­ple la Fédération nationale des organismes de gestion de l'éco­le catholique : la FNOGEC), si les syndicats de maîtres de l'école privée jouent leurs pro­pres droits et refusent la com­promission, elles possèdent une telle liberté. Parce que la loi et la Constitution le leur per­mettent, les familles peuvent choisir pour leurs enfants une école séparée de l'État. Le problème est maintenant de savoir s'il faut aller plus loin dans la conjoncture de misère pour l'école publique et de menace pour l'école li­bre. C'est le sens de votre pro­position qui touche toute l'éco­le, privée et publique. Autrement dit, est-ce qu'il faut que chaque école en Fran­ce, petite ou grande, soit or­ganisée indépendamment de l'État, librement, par l'initia­tive privée, comme une entre­prise ? L'État aidant par un moyen ou par un autre ces écoles « privées » à remplir leur mission de service public. C'est la question que vous po­sez. Ce système est très séduisant parce que l'initiative privée est bien plus efficace que l'ini­tiative publique. Un homme à la tête de son entreprise est bien plus performant -- ceci est prouvé -- que le plus qua­lifié des fonctionnaires en char­ge d'une entreprise nationale. 29:277 La gestion catastrophique des entreprises nationalisées de­puis deux ans montre bien que la nationalisation n'est pas la panacée en matière industriel­le. Elle ne l'est pas non plus dans l'éducation. Les écoles privées manifes­tent en général qu'elles sont plus efficaces que les écoles publiques. Non parce que les maîtres y sont meilleurs, les professeurs plus géniaux, mais simplement parce qu'il existe un sens de la responsabilité plus grand dans ces écoles pri­vées que dans celles de l'État. Faut-il, pour autant, condam­ner l'école publique ? Je ne le crois pas. Du reste vous l'indi­quez dans votre texte : il y a des écoles qui en aucun cas ne peuvent être retirées à la compétence de l'État : forma­tion des fonctionnaires, des of­ficiers, d'un certain nombre de techniciens appartenant à dif­férentes administrations (pen­sons au nucléaire, aux télécom­munications, à l'informatique etc.)... Je crois néanmoins qu'il faut absolument changer le systè­me actuel mais je ne pense pas que l'on puisse aller jusqu'à la privatisation totale de l'en­seignement français. Le sys­tème actuel est un système hyper-centralisé ; mauvais et néfaste, non parce qu'il appar­tient à l'État mais parce que la bureaucratie a mis la main sur l'école. L'éducation n'est plus nationale ; c'est une édu­cation « syndicale ». Aussi, faut-il rendre l'école à la Na­tion. Il faut dépolitiser les syndicats de l'Éducation na­tionale afin qu'ils ne soient plus partie prenante dans les organes de décision. Ce n'est pas aux appareils syndicaux de gérer l'école. C'est aux maî­tres, aux parents et à l'État. Les syndicats sont là pour dé­fendre les intérêts profession­nels des maîtres. Non pour s'ériger en « co-pilotes » de l'Éducation nationale. La première chose à faire est de rendre à ce pays une éducation qui soit gérée nor­malement. Pour ma part je crois que cette gestion doit être décentralisée. Il faut que les parents acceptent de pren­dre en charge l'école dans la­quelle leurs enfants sont édu­qués. Ils n'ont pas le droit -- en conscience -- de s'en re­mettre aveuglément à d'autres du soin de former leurs enfants pour la vie. Les comités de parents où l'on réunit des parents, des professeurs et des élèves dési­gnés par le même appareil politico-syndical, exercent une caricature d'autogestion. 30:277 En réalité, il faut remettre la gestion de l'école aux pa­rents, aux maîtres et aux élè­ves en leur disant : « Nous nous chargeons de payer les maîtres ; voilà un budget de fonctionnement pour gérer vo­tre école : vous l'organisez et vous adaptez les rythmes sco­laires vous-mêmes aux be­soins. » Vous êtes libres dans votre école, dès lors qu'un cer­tain nombre de règles géné­rales sont respectées : bonnes mœurs, efficacité et technicité des professeurs, compétence, etc., tout ce qui assure un cer­tain « niveau scolaire ». Cette réforme va déjà très largement dans le sens d'une séparation de l'école et de l'État. -- *Cela peut se faire concrè­tement par le transfert partiel, progressif du budget de l'Éducation nationale aux familles ; sous la forme par exemple du* « *coupon scolaire* »* ; quitte à elles de remettre ensuite ce coupon au* « *Comité de direc­tion* » *ou de gestion de l'école choisie...* *Je* ne pense pas qu'il faille transférer le budget de l'Éducation nationale directement aux familles. Il faut le répar­tir entre les écoles. Ce qui est fondamental, c'est de sortir du carcan de la carte scolaire. Il faut rendre aux familles le libre choix de l'éco­le pour leurs enfants. Non seulement le choix entre l'école publique et une école privée, mais encore le choix entre les écoles publiques. Deuxièmement, il faut que les maîtres puissent choisir leur école en fonction d'une affini­té avec une équipe éducative existante. Cela veut dire que le recrutement d'un professeur ne doit plus procéder de l'acte unilatéral de nomination par l'administration. Il doit résul­ter d'un accord de volonté entre l'école et l'enseignant, sous la forme d'un contrat. Délivrer une « éducation », demande un engagement de soi-même que l'on ne peut réaliser qu'au sein d'une équi­pe où l'on travaille en bonne intelligence et en harmonie. Il faut instituer le libre choix dans l'école publique comme dans l'école privée. Pour le financement, il faut donc -- je l'ai dit -- donner les moyens à l'école pour qu'elle adapte son budget au projet éducatif, dans le public comme dans le privé. Quelle serait alors la diffé­rence entre l'école privée et l'école publique ? Une diffé­rence considérablement réduite en réalité. Naturellement, l'éco­le publique serait tenue à la laïcité, vraie, qui est inscrite dans les lois de Jules Ferry. Tandis que dans l'école pri­vée, les parents pourraient choisir leur établissement en fonction de son « caractère propre », correspondant à l'en­semble des convictions de la famille. 31:277 Le choix pourrait se faire entre les écoles de l'État sur un projet éducatif propre, pourvu qu'il respecte rigou­reusement les conditions d'une véritable « laïcité ». Nous aurions alors les avan­tages de la « désétatisation » et ceux d'une décentralisation. Chaque école, dans son ordre, se garderait d'intervenir à la place des parents en matière éducative, à l'inverse de ce qui existe aujourd'hui avec l'em­prise du « dogme officiel » sur l'esprit des enfants confiés à l'école dite « laïque ». Seule demeurerait entre l'école pu­blique et l'école privée la dif­férence de la motivation qui fonderait le choix de l'école motivation religieuse, philoso­phique, culturelle... Au sein même de l'école publique, la famille pourrait choisir telle école ou telle autre pour des raisons qui seraient essentiel­lement d'ordre pédagogique ou de qualité technique. Je crois à la compétition comme source de progrès. -- *En somme, ce serait un peu le système scolaire hollan­dais actuel... Mais pourquoi écarter le bon scolaire ?* Ne cherchons pas nécessairement des modèles à l'étran­ger. Le bon scolaire est un sys­tème très séduisant dans son principe : on donne à la fa­mille un chèque représentant le coût pour l'État de l'éduca­tion d'un enfant au cours de l'année. Ce chèque, la famille le porte à l'école de son choix. Le directeur qui reçoit le chèque des parents accueille l'enfant et l'éduque dans son école. Les professeurs sont payés et l'école entretenue, en toute liberté, sans autre inter­vention de l'État. Tout ceci fonctionne parfaitement bien, en théorie. Quelle est la réalité ? D'abord nous avons un million de per­sonnes qui émargent au bud­get de l'Éducation nationale ! Ces fonctionnaires sont répar­tis dans des écoles au mieux de la gestion du personnel, en fonction des prévisions démo­graphiques. C'est tout au moins ce qui devrait se faire. Qu'ar­rivera-t-il demain si la moitié des parents de France portent leur chèque dans 10 % des écoles ? Il y aura pléthore dans 10 % des établissements sco­laires et ailleurs des écoles vides. Comment peut-on savoir avant la rentrée où les parents ont l'intention de placer leurs enfants ? 32:277 On peut évidemment obliger les parents à remettre leur chè­que avant le mois de mai pour le mois de septembre suivant. Alors pendant trois mois, l'on risque d'assister à la valse des professeurs, entre les écoles qui seront vides et celles qui seront pleines. Comment vou­lez-vous régler tous ces pro­blèmes que l'on n'arrive même pas à résoudre dans le système actuel, avec des ordinateurs ? Comment voulez-vous gérer le personnel avec la revendi­cation des droits acquis que présentent les syndicats ? Un système fondé sur une telle mobilité est impossible en France, sauf révolution pro­fonde. -- *Le déséquilibre et la mo­bilité que vous évoquez ne sont pas fatals... En outre, cela limite tout de même un peu le rôle et le pouvoir légitime des parents en matière de choix éducatif ?* Imaginez que les parents, pour une raison ou pour une autre (panique, mot d'ordre, scandale...), aient la possibilité de retirer leurs enfants d'un lycée pour les mettre ailleurs : voilà un lycée construit qui a coûté un milliard de centi­mes, je suppose, avec 70 ou 80 professeurs. Du jour au lendemain les parents retirent leurs enfants. Je crois que cela n'est pas jouable et je pense, pour ma part, que le système du bon scolaire en France n'est pas viable, tout au moins de façon radicale et dans les conditions statutai­res des professeurs. En revanche, il est possible d'aller progressivement vers un système de plus grand choix par les familles. Il est possi­ble effectivement d'accroître les aides aux familles, sous forme de chèques-études af­fectés aux frais de fonctionne­ment de l'école de leur choix. L'allocation partielle sous forme de chèque complémen­taire peut être un moyen de « responsabiliser » davantage les parents en leur donnant la possibilité de jouer sur la qualité de l'école. A l'heure actuelle, les pa­rents n'ont aucun pouvoir sur les professeurs. Aucun. Il y a de temps en temps une ren­contre entre les parents et les professeurs, mais il s'agit plu­tôt d'un rite. Je n'ai jamais rencontré un parent qui ait pu changer en quoi que ce soit l'orientation pédagogique don­née dans une école. Les maî­tres tracent un cercle magique dans lequel ils sont les patrons et hors duquel ils disent : « Faites ce que vous voulez mais ne mélangeons pas les genres. » Cela est très regrettable. 33:277 Il est nécessaire de conférer une plus grande responsabilité aux parents. A une époque où l'éducation donnée dans les familles est devenue très faible (travail des deux conjoints, té­lévision, etc.), il faut que les parents soient en quelque sor­te « obligés » d'exercer leur « droit de suite » si je puis employer cette formule. C'est-à-dire qu'ils soient forcés de « suivre » leur enfant à l'école pour continuer à dicter l'édu­cation qui doit lui être donnée. Je ne parle pas de la trans­mission des connaissances, mais de l'éducation globale. Il faut donc leur donner un moyen d'exercer ce droit. Sans pré­tendre tout balayer d'un coup, sans être trop radical dans cette affaire-là comme certains le sont, on peut imaginer que l'allocation scolaire partielle redonne leur responsabilité aux parents. Il faut, en effet, être réa­liste et mesurer la difficulté qu'il y a à casser notre sys­tème centralisé, fonctionnarisé et étatisé. Il faudra très long­temps pour y parvenir. Ce qui est plus important que le moyen technique, c'est la dé­termination de mettre en place un système éducatif totalement fondé sur le libre choix des parents à l'éducation de leurs enfants. Le système socialiste est absurde dans la mesure où il nie la nécessité de la « compé­tition ». Il est angélique et utopique : il veut aligner tout le monde sur le plus mauvais marcheur. Cela conduit à ali­gner les Français, qui ne sont pas plus sots que les autres, sur une moyenne inférieure à celle des autres pays. Il n'y a pas un quart des Français qui atteignent le baccalauréat alors qu'il y a 80 % des Japonais qui l'obtiennent. La raison fondamentale est qu'en vingt ans les Japonais ont formé des hommes aux nécessités du XXI^e^ siècle, alors que nous sommes encore en train de for­mer, nous, des hommes aux nécessités du XIX^e^ siècle. L'objectif est donc de cons­truire un système éducatif qui forme à la compétition. Cela signifie qu'à chaque niveau de compétence, chaque indivi­du puisse donner le meilleur de lui-même pour sa propre satisfaction et celle de la na­tion. Pour répondre à votre ques­tion du début, je crois que l'éducation, en France, n'at­teindra cet objectif que si l'État lâche les rênes, s'il ac­cepte de se mettre en retrait et laisse jouer librement les forces de compétition. L'État ne devrait avoir qu'une tâche de subsidiarité et de justice d'une part (veil­ler à soutenir les plus faibles) et d'autre part une tâche d'incitation, d'organisation de l'é­mulation. 34:277 Au lieu de l'État matéria­liste et utopiste de la coali­tion socialo-communiste, il faut en France un État humaniste et réaliste à la fois. Un État pragmatique au service de l'homme. Propos recueillis\ par Rémi Fontaine *Guy Guermeur est le principal responsable de la législation scolaire de 1977-1978 qui porte son nom. Il est le président de l'association* « *Combat pour la liberté d'enseignement* » (*CLE*)*, 14, rue Saint-Louis-en-l'Ile, 75004 Paris.* 35:277 ### Alain Madelin ALAIN MADELIN. -- Il faut séparer l'école de l'État ? L'idée est provocatrice et elle mérite bien sûr d'être nuan­cée. Bien évidemment, l'État ne saurait renoncer à tout rôle, à toute action dans le domaine de l'éducation, ne serait-ce que dans la redistribution de l'impôt, afin d'assurer l'accès de tous à l'éducation. Mais il est certain que c'est autour d'une diminution et d'une redéfinition du rôle de l'État que se bâtira le projet éducatif des décennies à ve­nir. D'ailleurs, si l'on y réflé­chit, l'éducation n'est qu'une des formes de la liberté de communication, une des for­mes de la liberté de pensée. L'éducation appartient plus à la société civile qu'à l'État. D'ailleurs vouloir, comme cer­tains socialistes attardés, la soumettre totalement au contrôle de l'État relève d'une conception totalitaire. Nous ne sommes plus à l'époque de Napoléon ni de Jules Ferry. Aux principes de la laïcité, de la gratuité, de l'obligation scolaire, il faut donner un contenu moderne. -- Remettre à jour le principe de la *laïcité*, c'est avoir la volonté au sein du secteur public de l'éducation nationa­le, de séparer les idéologies de l'école. Parlons clair : la laïcité est trop souvent le pa­ravent d'une volonté de trans­formation socialiste de la société au travers des conscien­ces de nos enfants. La lutte contre le cléricalisme dans l'éducation publique, c'est aujourd'hui la lutte contre les nouveaux cléricaux des diffé­rentes chapelles socialistes. 36:277 -- *L'obligation* scolaire a trouvé sa source dans le fait que toute une partie de la jeunesse n'accédait pas à l'ins­truction. « Mon serment », disait Jules Ferry, « c'est de faire l'éducation populaire ». Comme les enfants ne vou­laient ou ne pouvaient pas ve­nir à l'instruction, ce fut la mission des écoles de la Répu­blique d'aller vers les enfants. Mais aujourd'hui, les condi­tions ont changé. Depuis le plus jeune âge jusqu'aux uni­versités du troisième âge, il y a une demande d'éducation. Une demande diversifiée qui ne fera qu'aller en se renfor­çant. Dès lors, à un système éducatif où l'offre domine, il faut substituer un système où la demande commande. -- Quant à la *gratuité,* elle visait à faire en sorte de don­ner à chacun sa chance. Que personne ne soit exclu de l'édu­cation faute de moyen financier. Dans un système où l'offre commandait, on a traduit le principe de la gratuité par une redistribution directe de l'im­pôt à l'école. Dans un nouveau système fondé sur la demande, on peut traduire autrement ce principe de la gratuité, en redistribuant l'impôt non plus à l'école, mais à l'enfant et sa famille. Il faut donc un nouveau projet éducatif. Il doit reposer sur deux principes fonda­mentaux. 1\) *-- Donner à chacun sa chance.* Le problème est plus que jamais d'actualité dans la mesure où les systèmes éduca­tifs tels qu'ils ont fonctionné, particulièrement dans les der­nières décennies, sont en réa­lité des systèmes où -- pour reprendre l'expression d'un sociologue -- « l'école du peu­ple a été sacrifiée ». En réali­té, le système ne donne pas sa chance à chacun mais dé­favorise au contraire, par un égalitarisme mal compris, ceux qui au départ avaient des dons à cultiver ou des handi­caps à surmonter. 2\) *-- Assurer la liberté de choix.* La liberté de l'éduca­tion est une liberté de com­munication. Si l'on veut déve­lopper, utiliser au maximum toutes les possibilités de l'in­telligence humaine, toutes les spécificités de transmission du savoir, ceci doit être fait dans la liberté et certainement pas dans le monopole. En matière d'enseignement, la liberté si­gnifie deux choses : la liberté d'enseigner et la liberté des parents de choisir l'école de leurs enfants. Mais il ne suffit pas de proclamer cette liberté. Il faut encore assurer par la loi -- et mieux encore par la Constitution -- les conditions économiques de cette liberté. 37:277 QUESTION. -- *Les conditions de ces exigences n'apparais­sent pratiquement réalisables que par la séparation de l'éco­le et de l'État, c'est-à-dire par le transfert progressif du bud­get de l'Éducation Nationale aux familles...* RÉPONSE. -- L'idée d'un enseignement totalement con­trôlé par l'État est une idée à la fois profondément réac­tionnaire et totalitaire dans son principe. Réactionnaire, car inadaptée aux conditions d'une éduca­tion moderne ayant à satisfai­re une forte demande d'éduca­tion de plus en plus diversi­fiée. Totalitaire, car rien ne peut justifier la confiscation d'une liberté par l'État. L'éducation confisquée par l'État, c'est comme la télévi­sion ou la presse confisquées par l'État. Les socialistes poursuivent la grande illusion de l'État-instituteur. Ils rêvent d'une « grande caserne unique, laï­que et obligatoire » afin de couler dans un même moule socialiste une nouvelle géné­ration. « *Celui qui ose entre­prendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de chan­ger la nature humaine *» disait Rousseau à propos du Grand Législateur. Ce rêve rousseauis­te de transformation volontaire des mentalités par l'éduca­tion est typique de tous les projets socialistes. Construire une société socialiste, c'est changer les men­talités par le contrôle de l'édu­cation et de l'information. QUESTION. -- *Cette volonté rousseauiste n'est malheureu­sement pas l'apanage des seuls socialistes...* RÉPONSE. -- Le problème est de savoir aujourd'hui s'il doit y avoir une idéologie d'État que l'on doit inculquer de force à nos enfants (que ce soit l'idéologie des professeurs socialistes ou la morale nos­talgique ou militante venue d'autres horizons). Y a-t-il une idéologie d'État, une morale d'État, une culture d'État, un point de vue unique qu'il faut inculquer aux enfants dès leur jeune âge ? Faut-il à l'inverse, tout en respectant les droits des enfants et tout en évitant un certain nombre de débor­dements dans la liberté d'en­seigner, laisser la pluralité des familles de pensée française s'exprimer ? Je choisis la se­conde solution. Dans l'opposition, certains veulent supprimer l'école mar­xiste, pour établir une éco­le républicaine diffusant une « bonne morale », LEUR mo­rale ; je pense qu'ils se trom­pent. 38:277 Laissons faire le plura­lisme. Tous les instituteurs du monde, dans toutes les confes­sions du monde, dans tous les systèmes pédagogiques du mon­de diront à leurs élèves : « tu ne mentiras pas ». Ils leur diront parce que c'est la « mo­rale naturelle », sans que ceci ait besoin d'être inculqué au nom d'une « morale officiel­le » (que ce soit une morale religieuse ou une morale d'État). S'il existe une morale com­mune, faisons confiance au pluralisme pour permettre l'ex­pression de ce tronc commun de la morale. Et pour le reste, faisons confiance aux familles. Dans l'éducation comme dans bien d'autres domaines, les réponses de l'avenir pas­sent par une redéfinition du rôle de l'État. Propos recueillis\ par Rémi Fontaine *Alain Madelin est député UDF d'Ille-et-Vilaine et conseiller régional de Bretagne. Adresse postale de sa permanence : 13, rue de Fleurimont, 35603 Redon Cedex.* 39:277 ### Pierre Debray *La séparation de l'école et de l'État est l'une des conditions de la compétitivité de l'économie française.* Un économiste français écri­vait en 1975 : « *Il me semble que le projet socialiste de na­tionalisation de l'enseignement privé était une bonne occasion de lancer l'idée d'un système de* « *crédits d'éducation *», *selon les lignes proposées par Friedman et étudiées par cer­tains britanniques *» (Henri Lepage, *Demain, le capita­lisme,* page 426). L'occasion a été manquée, la bureaucratie ecclésiastique s'obstinant à sui­vre la voie ouverte par la loi Debré, qui mène inexorable­ment à la nationalisation de l'enseignement privé, puisqu'el­le tend à effacer le « caractère propre » de l'école catholique. Que cela plaise ou non, la logique des partisans du monopole paraît irréfutable. « *A fonds publics, école publique, à école privée, fonds privés. *» Admettons que demain les transports en commun soient gratuits -- donc financés par le budget de l'État, je pourrai toujours prendre ma voiture, à mes frais. Si je viens me plaindre parce qu'en tant que contribuable je paie pour ceux qui se déplacent en métro ou en autobus, il sera facile de me répondre que rien ne m'em­pêche d'en faire autant. La logique des partisans du monopole est irréfutable, parce que c'est celle de l'État bu­reaucratique et centralisé. Aus­si longtemps qu'ils l'acceptent, les défenseurs de la liberté de l'enseignement se condamnent eux-mêmes. 40:277 Il faut qu'ils la brisent. Ils le peuvent et même le doivent. Ce n'est pas l'ob­jet de votre enquête que d'exa­miner les causes de la crise générale qui affecte nos socié­tés. Pourtant, il apparaît de plus en plus clairement qu'on n'a de chance d'en sortir qu'à condition, précisément, de rom­pre avec la logique de l'État bureaucratique et centralisé, cet État-Providence qui a pré­tendu usurper le privilège de Dieu. Chrétiens, nous devrions être, en raison des exigences mêmes de notre foi, à la pointe du combat contre un Léviathan, qui infecte les institutions et les mentalités d'un totalitaris­me sournois. Mais nous en sommes venus au point qu'il a contaminé aussi les institu­tions ecclésiastiques et les men­talités épiscopales. Ceci, bien sûr, est une autre histoire. Elle me ramène néanmoins à mon propos. En entreprenant une enquê­te sur la séparation de l'école et de l'État, vous opérez le recensement des hommes de progrès, le progrès réel, celui qui améliore concrètement la vie de la cité et celle des ci­toyens -- et non, bien sûr, le vieux mythe vermoulu qui dis­simule, d'ordinaire, les pires régressions. En effet, le prési­dent de la République a in­formé les Français de la néces­sité de donner aux jeunes une formation qui leur permettrait de s'insérer dans une progres­sion. J'imagine qu'ils s'en dou­taient et qu'il n'était pas be­soin d'avoir inauguré son sep­tennat par un séjour au royau­me des morts pour que M. Mitterrand fasse cette surpre­nante révélation. Or, il se trouve que l'industrie fran­çaise manque tragiquement d'informaticiens -- et surtout de spécialistes des logiciels. Il faudrait en former au moins 5.000 pour stopper un retard qui se creuse. Un centre d'en­seignement et de recherches vient de s'ouvrir à Sophia-Antipolis. Il s'agit d'une ini­tiative privée. Pendant ce temps, le ministère de l'édu­cation nationale accumule les rapports. Rien là que de nor­mal. Nous n'avons pas assez de spécialistes du commerce extérieur. Nous n'en aurions pas du tout sans H.E.C. et l'E.S.S.E.C. -- sans l'initiative privée. Disposerions-nous d'une paysannerie d'avant-garde, sans l'enseignement agricole privé ? A l'inverse, l'enseignement technique d'État sort, chaque année, près de cent mille jeu­nes sans qualification ou avec des qualifications obsolètes. 41:277 L'économiste américain Mil­ton Friedman, le père du « mo­nétarisme », dont les théories inspirent le président Reagan, Mme Thatcher ou le chancelier Kolb, tous gens qui paraissent mieux maîtriser la crise éco­nomique que M. Mauroy, a lancé, dans son livre « The machinery of freedom », une idée toute simple : la seule manière de répondre aux défis technologiques consiste à trans­former le système scolaire en un marché concurrentiel. Des entrepreneurs « *s'affronteraient pour offrir le meilleur service possible au meilleur coût. Ils seraient conduits à embaucher les meilleurs professeurs, à proposer les formations parti­culières que réclameraient les clients,... à accélérer la mise en place des innovations pé­dagogiques les plus efficaces. Chaque famille garderait le choix de l'établissement qui lui conviendrait le mieux *»*.* Friedman se place du point de vue de la rentabilité maxi­male, l'école étant seulement chargée, selon lui, d'enseigner, l'éducation restant l'affaire des parents. Cela se discute. Du moins est-il incontestable que la concurrence constitue le moteur du développement. Il est certain que, dans un quar­tier, entre un établissement qui fabrique des cancres à la chaîne et un autre qui offre un haut pourcentage de suc­cès scolaires, l'un périclitera et l'autre sera florissant. Il n'est que de constater les ru­ses que déploient les parents pour faire inscrire leurs en­fants dans les lycées parisiens qui gardent une bonne répu­tation. Ne nous le cachons pas : bien des familles agnos­tiques choisissent l'enseigne­ment catholique parce qu'il est plus efficace, pédagogique­ment. Friedman propose une allo­cation de base, le crédit d'en­seignement que les familles verseraient à l'établissement de leur choix. « *Ceux qui pré­féreraient se contenter du mi­nimum standard imposé par les pouvoirs publics seraient libres de le faire. Ceux qui désireraient, en se serrant la ceinture, donner à leurs en­fants un enseignement de plus haute qualité seraient égale­ment libres d'acheter ce* « *plus* » *sur le marché. *» Une enquête a prouvé qu'en Gran­de-Bretagne les parents seraient disposés à sacrifier une part de leur revenu, équivalent au quart du budget actuel de l'éducation nationale, pour que leurs enfants reçoivent un meilleur enseignement. Il convient, estime Fried­man, de détruire deux « dog­mes » de la mythologie bu­reaucratique, l'égalité et la gratuité. L'égalité en matière d'enseignement n'aboutit qu'à défavoriser les plus pauvres. Il en fait la démonstration. D'ailleurs, l'expérience mon­tre qu'entre un enfant qui ha­bite le VI^e^ arrondissement et un autre qui vit à Vitry-sur-Seine, les chances d'entrer dans un bon lycée ne sont pas égales et ne peuvent l'être. 42:277 A salaire équivalent, les meil­leurs professeurs recherchent les établissements proches des grandes bibliothèques et des centres de recherche. Ou le système concurrentiel n'y chan­gerait rien, ou les familles consentiraient un gros effort financier pour s'assurer le con­cours d'enseignants de bon niveau. Il pourrait arriver aussi que des professeurs, par conviction religieuse ou désir de servir les pauvres, consen­tissent à de longs déplace­ments. Cela arrive d'ailleurs, dans l'enseignement privé. Ra­rement, reconnaissons-le, dans l'enseignement public. Même *Le Monde --* mais oui -- s'inquiète (dans son nu­méro daté du 10 avril 1983) : « *il convient de s'interroger sur la valeur morale de ce qui est gratuit* »*.* De fait la gra­tuité engendre le gaspillage. Elle relâche l'effort. Elle dé­truit la liberté puisque l'État, qui distribue l'argent, en pro­fite pour imposer ses choix idéologiques. Réclamer à la fois la liberté de l'enseigne­ment et sa part des fonds pu­blics est contradictoire. Nous devons nous battre pour qu'il n'y ait plus d'écoles que pri­vées. Ce qui n'interdit nulle­ment un contrôle de l'État dans les limites de sa compé­tence, un fonds de solidarité assurant à tous le minimum nécessaire et un système de bourses ou de prêts d'honneur, ouvrant aux meilleurs, quelle que soit leur origine sociale, l'accès aux plus hauts grades académiques. L'on devra bien finir par en arriver là, sinon le déclin de nos technologies nous condam­nera au sous-développement, avec, pour conséquence, la mise en place d'un État tota­litaire de « gauche » ou de « droite ». Le problème véri­table est de savoir combien de temps l'enseignement pu­blic pourra continuer de for­mer des « analphabètes » dans le pire des cas et, dans le moins mauvais, des techno­crates incultes. Ne sommes-nous pas engagés dans une « *guerre économique* » dont le caractère impitoyable ne peut plus être dissimulé ? Nos rivaux ont su laisser à l'école une marge de liberté plus grande que chez nous. Loin de diminuer, elle tend à s'élar­gir. Dans le domaine scolaire, comme dans les autres, le pou­voir socialo-communiste rame à contre-courant. Nous en avons eu la conséquence financière. Nous l'aurons au niveau de la compétitivité des forma­tions et là, elle sera irrépara­ble. Ainsi, du seul point de vue de la compétitivité écono­mique, la séparation de l'éco­le et de l'État apparaît comme nécessaire. Qu'on puisse avan­cer bien d'autres arguments, fondés sur des valeurs plus hautes. 43:277 Il m'a semblé, compte tenu du matérialisme pratique de nos sociétés, que celui-là avait quelque chance d'être entendu d'hommes habitués à raisonner en termes de renta­bilité. Pierre Debray. *Pierre Debray est l'animateur du mouvement* « *Chrétiens pour un monde nouveau* »*, 1, rue des Immeubles Industriels, 75011 Paris. A la même adresse il publie le* « *Courrier hebdomadaire de Pierre Debray* »*.* 44:277 AFS ### Action familiale et scolaire La revendication présentée par ITINÉRAIRES « pour la sé­paration de l'école et de l'État » rejoint totalement les préoccupations de l'Action Fa­miliale et Scolaire. Celle-ci l'approuve dans ses grandes lignes, mais présente à son sujet quelques observations. 1 -- L'expression « sépara­tion de l'école et de l'État » ne paraît pas très heureuse ; car elle laisse entendre que l'État n'a pas à s'occuper de l'école ; dans le sens qu'on lui donne spontanément, elle s'op­pose au sens commun (l'État, responsable du bien commun temporel, ne peut pas ne pas avoir un droit de regard sur l'école, à ce titre) et à l'ensei­gnement de l'Église ([^2]). Une autre formule serait donc à trouver pour exprimer la revendication proposée. 45:277 2 -- Il faut bien distin­guer : -- *ce que doit être normale­ment le rôle de l'État* à l'égard de l'école et de l'éducation. -- *la solution de moindre mal* vers laquelle on peut es­pérer tendre en France, à court ou moyen terme, étant donné les caractéristiques actuelles de l'État français (qu'il soit libé­ral avancé ou socialiste). Compte tenu de ces carac­téristiques, l'État français -- quand il s'occupe de l'éduca­tion de l'âme -- ne peut que la « paralyser, la saccager ou l'annexer tyranniquement ». Il vaudrait donc mille fois mieux qu'il ne s'en occupe pas. Mais il ne faudrait pas qu'on paraisse ériger en doctrine ce qui n'est qu'une solution de moindre mal. En droit, l'État -- s'il n'a pas à donner direc­tement l'éducation de l'âme -- doit quand même veiller à ce qu'elle soit bien donnée. « *D'une manière générale,* disait Pie XI ([^3]), *c'est encore le droit et le devoir de l'État de protéger, selon les règles de la droite raison et de la foi, l'éducation morale et religieu­se de la jeunesse, en écartant ce qui, dans la vie publique, lui serait contraire. *» Puisque l'État doit « *proté­ger, selon les règles de la droi­te raison* ET DE LA FOI, *l'éduca­tion morale et religieuse de la jeunesse *»*,* c'est donc qu'il doit normalement jouer un rôle positif dans le domaine de l'éducation de l'âme et que son intervention ne s'y traduit pas nécessairement par la pa­ralysie, le saccage ou l'annexion tyrannique... On retrouve là un obstacle classique : en proposant des objectifs concrets dans la lutte contre l'État socialiste, il est difficile d'éviter de mettre en cause la juste doctrine du rôle de l'État et pourtant cette doc­trine doit être sauvegardée ! 3 -- Ce point étant précisé, l'État a pour rôle d'aider et de régler les activités privées en vue de les faire converger vers le bien commun dont il doit être le garant et le promoteur, il en résulte qu'il ne doit pas faire obstacle aux activités lé­gitimes des associations, corps et institutions intermédiaires de toutes sortes mais au con­traire les favoriser. Il ne peut être considéré comme une fin en soi à la­quelle tout devrait s'ordonner et se subordonner, car on abou­tirait nécessairement à la dis­parition de toute initiative pri­vée et de l'exercice délicat et complexe, par les sociétés in­férieures (familles notamment et en premier lieu), de leurs fonctions au service d'un but qui leur est propre. 46:277 Ces considérations s'appli­quent particulièrement à l'édu­cation. Les parents ont une capacité naturelle et un droit également naturel à diriger l'éducation de leurs enfants. Ce droit est antérieur à celui de l'État car la famille est la première organisation sociale dans l'ordre chronologique : elle est contemporaine de l'homme ; elle correspond à l'incapacité de l'individu isolé de naître et de réaliser son complet développement (phy­sique, intellectuel, affectif, mo­ral, spirituel). L'école n'intervient qu'à ti­tre de suppléance et de com­plément à l'égard de la famil­le. De par sa nature même, elle n'est donc pas un service public ; et c'est une grave er­reur que de la considérer comme telle. Refusant la conception to­talitaire de l'État et se rangeant docilement derrière l'enseigne­ment de l'Église, l'Action Fa­miliale et Scolaire ne peut qu'appuyer la revue ITINÉRAI­RES dans l'initiative qu'elle a prise. *L'adresse postale de l'Action familiale et scolaire est 31 rue Rennequin, 75017 Paris. La réponse que l'on vient de lire a été rédigée par deux de ses animateurs Arnaud de Lassus et Louis d'Anselme.* 47:277 UNI ### Daniel Courant On constate partout aujour­d'hui une relative faillite du système d'enseignement natio­nal, due pour une très grande part aux pressions et manœu­vres de tous genres des repré­sentants de certaines idéologies pour annexer ce système et en utiliser malhonnêtement tou­tes les possibilités à leur pro­fit. Cette faillite visible de ce qui s'était voulu une sorte de compromis et de paix acquise autour de notions de tolérance doit aujourd'hui permettre à l'éducation nationale de s'ou­vrir sans aucun a priori à tou­tes les autres possibilités, pro­positions de solutions, qui n'ont pu encore être essayées. Et, dans ce cas, pourquoi pas la vôtre ? Nous y voyons pour notre part trois avantages non négli­geables. Sur le plan du principe, la revendication de la séparation de l'école et de l'État permet : 1\) de resituer l'éducation dans sa vraie nature à savoir une éducation du cœur, de la sensibilité, du caractère et de l'âme aussi bien que de l'in­telligence ; 2\) de redonner la responsa­bilité essentielle d'une telle éducation à ceux à qui elle revient en priorité, c'est-à-dire aux familles ; 48:277 3\) de resituer les rapports entre l'État et les familles sous l'angle du principe de subsi­diarité ; ce qui veut dire que la mission de l'État est non pas de se substituer aux fa­milles dans les tâches et les responsabilités qui leur revien­nent mais seulement de les aider à les mener à bien et, lorsque les particuliers ne peu­vent, par manque de moyens ou d'initiative, se charger de certaines entreprises, les *sup­pléer subsidiairement* dans l'or­ganisation des moyens et des services nécessaires à la com­munauté. Reste qu'en toutes circonstances, il est capital d'avoir comme souci premier la cohé­rence et la logique du système envisagé, que l'on peut tout aussi bien orienter vers un sys­tème d'autonomie concurren­tielle à l'américaine ou vers un système uniformisé sanc­tionné par des diplômes na­tionaux. Mais en aucun cas, on ne pourrait prétendre al­lier les avantages des deux sys­tèmes en en refusant les incon­vénients corollaires, par exem­ple réclamer l'autonomie pé­dagogique c'est-à-dire la diver­sité des formations avec le maintien d'un diplôme natio­nal. Daniel Courant. Daniel Courant est le secrétaire générai adjoint de l'UNI : « Union nationale inter-universitaire », 8, rue Musset, 75016 Paris. 49:277 FNEPL ### G. Dutilleul Monsieur, J'ai reçu votre proposition de participation à votre enquê­te sur « La séparation de l'école et de l'État ». Je ne puis qu'approuver votre initiative. Je crains tou­tefois que les personnalités consultées formulent sur ce sujet, les mêmes arguments et les mêmes propositions et que nous risquions ainsi de ne vous apporter aucune idée originale. Notre Fédération groupant 97 % d'établissements hors contrat, la question de la sé­paration de l'école et de l'État se ramène pour nous à un problème de financement de l'enseignement. C'est ainsi que j'ai été amené à traiter ce sujet en présence du président Alain Poher, au Sénat, le 28 janvier dernier, dans le cadre de l'Association « Éducation -- Pluralisme -- Liberté ». Dans l'immédiat, je ne puis que vous adresser le texte de cet exposé, pour votre infor­mation ; déjà, et aussi pour vous donner toute liberté de disposer de son contenu. Je vous prie de croire, Mon­sieur, en mes sentiments bien distingués. G. Dutilleul. 50:277 ***A la recherche d'une solution*** *La formule du bon scolaire :* Elle consiste, pour les écoles privées à recevoir par l'intermé­diaire des parents la part de l'impôt réservée à l'éducation nationale. Le mécanisme d'application est le suivant : Connaissant le coût moyen d'un élève correspondant à un niveau scolaire donné, cet­te somme est portée sur un bon qui est remis à toute fa­mille ayant un enfant en âge de fréquenter l'école. Cette somme doit permettre de couvrir les frais d'enseigne­ment à l'exception des frais de pension qui restent à la charge des parents. Les directeurs d'écoles pri­vées, agréées par le Ministère de l'éducation Nationale recevant ces bons, les présentent, à un moment fixé, à un organisme d'État dispensateur de finances. Les avantages d'une telle for­mule apparaissent clairement. *Elle est simple :* Il s'agit en fait d'une allocation scolaire tout à fait comparable aux allo­cations logement, destinées à ai­der financièrement les familles à choisir un logement. *Elle sauvegarde l'Enseignement Privé :* il conserve les 3 droits fondamentaux indispensables à son exercice : droit à l'existen­ce, droit à la différence, et droit à la justice. *Elle protège l'indépendance et la liberté pédagogique* indis­pensables à l'établissement sco­laire pour fixer son caractère propre et aux établissements pour créer entre eux diversité et complémentarité. *Elle répond aux vœux des familles* puisque sont réalisés par le bon scolaire (on vient de le voir) l'aide financière, le pluralisme des écoles et la li­berté de choix ; trois conditions exigées par ces consommateurs d'écoles. *Elle est juste et équitable* puisque les parents, ayant choisi l'enseignement privé, récupèrent la part d'impôt qu'ils auraient versée injustement pour le fi­nancement de l'enseignement public. *Elle est conforme* aux princi­pes affirmés par la Convention Européenne à laquelle la Fran­ce a souscrit. L'idée du bon scolaire n'est pas une vue de l'esprit. Elle a son histoire, la voici brièvement indiquée. 51:277 -- Robert Lecourt, ancien Mi­nistre, actuellement membre du Conseil Constitutionnel rapporte dans un de ses ouvrages « Entre l'Église et l'État, Concorde sans Concordat », paru chez Hachet­te en 1978, que l'idée de bon scolaire avait été acceptée par Guy Mollet en 1965, alors même que « cette idée lui était chère ». En décembre de cette année 1965, il aurait déclaré à Radio-Luxembourg : « Supposez qu'à côté des allocations familiales, il y ait des allocations scolaires pour chaque niveau d'enseigne­ment. Ce sont ces allocations qui pourraient permettre aux parents qui le désirent d'assurer à leurs enfants des études dans les institutions privées ou reli­gieuses. » Une deuxième référence au bon scolaire peut être prise dans le rapport d'Olivier Giscard d'Estaing lors des débats parle­mentaires pour le renouvelle­ment de la loi Debré en 1971 -- J.O. du 28-04-71 page 1449 -- Il y est indiqué à propos de cette loi : « elle aurait d'ailleurs pu aller plus loin, on aurait pu accorder des bons de scolarité aux familles » et d'ajouter : « alors aurait été assurée une véritable égalité des chances entre tous les établissements pu­blics ou privés ». Enfin, une dernière référence au bon scolaire peut être faite à propos d'une proposition de loi-cadre pour la femme, l'en­fant et la famille, présentée à l'Assemblée Nationale par Mme Florence d'Harcourt et M. Jean-Louis Beaumont en 1979. Dans cette proposition, n° 1424, il est indiqué, dans l'article 21, qu'un « système de bons scolaires facilitant le libre choix sera étudié et mis en place ». Les choses en sont là. Le bon scolaire n'a plus eu de suite concrète chez nous. On sait néanmoins que le système a été expérimenté, aux États-Unis en 1974 dans l'État de Californie, en Grande-Bretagne dans le Comté de Kent depuis 1976, en Suisse, actuellement, dans le canton de Saint-Gall. Une dé­duction annuelle de 6 000 F est faite sur le bordereau fiscal. A cela, peut être rattachée l'information suivante recueillie récemment dans la presse : « M. Reagan vient de priver le Tré­sor Américain de 4,5 milliards de dollars de recettes en accor­dant à 5 millions de familles catholiques une exonération fis­cale à concurrence de 500 dol­lars par enfant, soit 3 200 F, pour les frais de scolarité dans une école libre au nom de la règle selon laquelle on ne doit pas payer deux fois les frais de scolarité et l'impôt général qui couvre précisément l'éducation des enfants. » Sans doute s'agit-il d'un évé­nement américain, encore que la Suisse, elle, ne soit tout de même pas si loin. L'on peut donc retenir la formule et pen­ser que l'exonération fiscale, le crédit d'enseignement, l'alloca­tion ou bon scolaire, tout cela se tient, relève d'un même mé­canisme, et ne reste qu'une question de vocabulaire. Revenons en France, et con­cluons : 52:277 -- On peut imaginer, à l'ap­pui de la carrière politique de Guy Mollet, que l'idée du bon scolaire qu'il avait approuvée, ne devrait pas heurter, aujour­d'hui, nos dirigeants socialistes en place. -- On peut admettre que sa­tisfaite de l'attribution des con­trats grâce aux lois Debré et Guermeur, la Direction de l'En­seignement Catholique n'ait pas songé à rechercher d'autres so­lutions. -- On peut espérer et sou­haiter qu'avec les difficultés qu'elle connaît actuellement, elle pourrait en trouver une, dans la formule du bon scolaire qui semble bien concilier la laïcité et le droit des familles. *G. Dutilleul est le président de la FNEPL : Fédération nationale de l'ensei­gnement privé laïque, 51 rue de Billancourt, 92100 Boulogne.* 53:277 SNEC-CFTC ### Claude Tardy Monsieur, Suite à votre lettre du 11 avril, veuillez trouver ci-joint la réponse du SNEC-CFTC, principal syndicat de person­nels de l'Enseignement Privé à votre enquête. Veuillez excuser notre re­tard, conséquence de l'actua­lité si chargée. Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de nos sentiments les meilleurs. Claude Tardy. ***Sur la séparation\ de l'école et de l'État*** L'analyse historique montre que la fonction propre de l'État est politique : la garan­tie de la paix civile et exté­rieure. 54:277 Les autres fonctions qu'il assure, comme celles re­latives à l'éducation, ne sont pas sa justification première : elles ne sont pas universelles dans l'espace et le temps. La subordination entière de l'in­dividu à l'État fait disparaître les corps intermédiaires et fait obstacle à la vie privée, indi­viduelle et sociale. Une société respectueuse de la dignité de chaque homme se doit d'être organisée non à partir de l'État mais à partir des personnes et des communautés « natu­relles ». Ainsi la raison d'être de l'enseignement privé n'est pas la suppléance des carences de l'État. Elle est de permettre l'exercice effectif des libertés liberté d'entreprendre, liberté du choix éducatif pour les en­fants, liberté de travailler dans des équipes cohérentes. L'intervention de l'État dans la vie économique et sociale est légitime pour pallier l'ab­sence totale ou partielle d'ini­tiative personnelle. Mais l'État doit aussi aider les personnes à se prendre en charge elles-mêmes. Ainsi l'État doit-il donner au citoyen les moyens de la liberté du choix de l'éco­le, garantie par la Constitu­tion. Les parents sont les pre­miers responsables de l'édu­cation de leurs enfants, en ce sens les enseignants sont les auxiliaires des parents. L'État, gérant les « fonds publics » -- qui ne sont que des fonds privés -- n'a pas à être le gérant exclusif du sys­tème scolaire national, il a à garantir les conditions d'exercice de la liberté scolaire pour les familles et les personnels, les uns et les autres ayant des droits et des devoirs. A cet égard, des questions comme celle du statut des éta­blissements et des personnels ou du contenu de l'enseigne­ment ne sont pas solutionnées par la proposition elle-même d'allocation (ou coupon ou bon) scolaire, quel que soit le jugement que l'on peut porter à son sujet à propos de la « carte scolaire ». Il ne peut donc y avoir ni assimilation, de droit ou de fait, entre l'État (ou la puis­sance publique) et l'école (même publique), ni sépara­tion entre l'État et l'école (même privée). *Claude Tardy est le président national du SNEC-CFTC : Syndicat national de l'enseignement chrétien, 56 rue du Faubourg Poissonnière, 75010 Paris.* 55:277 SPELC ### P. Morandat Monsieur, Pour faire suite à votre de­mande et à notre conversation téléphonique, je vous prie de trouver sous ce pli le texte que vous m'avez demandé. Vous en souhaitant bonne réception, le vous prie d'agréer, Mon­sieur, l'expression de mes meil­leurs sentiments. P. Morandat. ***Séparation École-État*** Fermement opposée à tout monopole scolaire de principe ou de fait, la Fédération Na­tionale des S.P.E.L.C. fonde sa doctrine sur l'association de l'initiative privée à l'œu­vre nationale d'éducation. A ce titre elle reconnaît l'État responsable de l'œuvre natio­nale d'éducation mais elle considère que ce même État a le droit de faire appel à l'ini­tiative d'origine privée qu'il contrôle, qu'il soutient au be­soin, qu'il coordonne dans la concertation. 56:277 Si, comme le rappelle Vatican II, « les parents parce qu'ils ont donné la vie à leurs enfants ont la très grave obli­gation de les élever et à ce titre doivent être reconnus comme leurs premiers et principaux éducateurs », la Fédé­ration nationale des S.P.E.L.C. considère que l'école ne peut qu'être le fruit d'un consensus entre les parents, les éduca­teurs, les élèves et les respon­sables et qu'en conséquence aucune composante ne peut en avoir, seule, la totale res­ponsabilité. Affirmant, qu'en­seignement-éducation sont in­dissociables mais que l'acte éducatif, pour lequel les pa­rents font appel aux ensei­gnants, requiert nécessairement pour ces derniers l'indépen­dance matérielle vis-à-vis de ceux qui leur confient cet­te mission, les membres du S.P.E.L.C. souhaitent un sta­tut professionnel leur garantis­sant une sécurité d'emploi indispensable au plein exercice de leur fonction. Dans ces conditions les rô­les de l'État sont multiples mais sont nécessairement li­mités. L'État a le devoir d'organiser un service d'éduca­tion, comme il organise d'au­tres services publics, pour donner à tous les enfants un réel droit à l'éducation indé­pendamment des conditions fa­miliales de revenus ou de cul­ture. Il doit donc apporter à toutes les familles l'aide maté­rielle adaptée dans un esprit de justice sociale. Doit-il exercer pour autant le monopole de l'éducation ? Non, s'il reconnaît à la famille le droit inaliénable d'élever et d'éduquer ses enfants comme elle le souhaite. Doit-il alors se dégager to­talement de la responsabilité du système éducatif ? La ré­ponse est aussi négative comp­te tenu d'un grand nombre d'éléments parmi lesquels sont le coût, l'harmonisation et l'indépendance. Le coût du système éduca­tif dépasse très largement le montant des salaires. Le coût des installations et des bâti­ments puisqu'on doit y inclure, pour l'enseignement supérieur notamment, le coût très im­portant de la recherche scien­tifique. Seul l'État, dans ces conditions peut disposer des moyens financiers nécessaires au fonctionnement de l'ensem­ble du système éducatif en opérant les choix financiers qui s'imposent dans la globa­lité du budget. 57:277 L'harmonisation sur le plan qualitatif des formations dis­pensées et géographique sur la totalité du territoire impose aussi une intervention exté­rieure au système lui-même. La définition des objectifs et la fixation des moyens fi­nanciers résultent des choix de la nation qui s'expriment par le suffrage universel et le jeu des institutions que s'est donnée la démocratie. Assurer le financement des établissements scolaires et du système éducatif par les seules ressources provenant du libre choix des familles, elles-mêmes aidées par l'État par des « Bons Salaires » amènerait vraisemblablement, par man­que de régulation, à la créa­tion de deux types d'établis­sements. Les premiers renta­bles matériellement et cultu­rellement seraient attractifs pour les familles, les seconds moins favorisés ou géographi­quement moins bien situés ne pourraient que voir leur inté­rêt décroître. Il en serait ainsi des écoles ou collèges de vil­lages ou de régions à faible densité de population moins prestigieux que ceux des ag­glomérations importantes. Cal­qué dans sa structure sur le monde économique, le monde scolaire en adopterait les mé­canismes qui font que seules les activités « rentables » sont poursuivies au détriment des individus, de la vie locale, et de l'intérêt de l'ensemble. Les exemples ne manquent pas dans le domaine économique de ce mépris de l'intérêt géné­ral au profit de l'intérêt parti­culier. A ce titre le rôle régu­lateur de l'État est indispen­sable pour assurer aux plus défavorisés le minimum au­quel ils ont droit. L'indépendance du système éducatif vis-à-vis des pressions extérieures est aussi une pré­occupation primordiale. L'en­seignant, l'établissement sco­laire doivent pouvoir conser­ver toute indépendance sans être soumis au seul bon vou­loir des parents qui pourraient se constituer en lobby et im­poser leurs volontés. L'acte éducatif requiert indépendance et non servilité, il requiert adhésion ou accord de la fa­mille à un projet éducatif et non soumission de l'ensei­gnant à la seule volonté de la famille. Les mécanismes de protec­tion sociale efficace pourraient être imaginés qui éviteraient aux enseignants la précarité de leur emploi mais ils n'as­sureraient pas pour autant l'indépendance souhaitable car ils se situeraient en aval des décisions prises. Il faut aussi se préoccuper de la continuité des orienta­tions éducatives et des struc­tures qui permet au système éducatif d'exercer son rôle et plus particulièrement à l'en­seignement privé à caractère confessionnel de remplir la mission qu'en attendent les familles. 58:277 C'est à ce titre que les mé­canismes de financement de l'initiative privée doivent être étudiés pour permettre d'une part la pérennité des institu­tions et leur développement et d'autre part l'indépendance indispensable vis-à-vis de la puissance publique. Cette double prise en comp­te des choix démocratiques de la nation et des choix indi­viduels conduit tout naturel­lement à un double mécanis­me de financement, à une pri­se en compte des volontés de l'État et des individus et à un juste équilibre entre régulation et planification, entre aide fi­nancière et contrôle total, en­tre indépendance et monopo­le ; c'est pourquoi une politi­que d'association est souhai­table car elle préserve, par accord entre les parties, ce juste équilibre qui prend en compte les volontés de l'État et des utilisateurs. Notre conception du système éducatif ne va donc pas vers une séparation totale entre État et école qui replacerait cette dernière dans le jeu d'un libéralisme économique qui a montré ses limites et la situe­rait hors des choix démocrati­ques faits par la nation. Néanmoins le rôle de l'État n'est pas celui d'imposer une culture, une idéologie, ou des valeurs spirituelles mais de permettre aux utilisateurs de trouver dans un système édu­catif pluraliste les réponses à leurs aspirations. L'école qui doit prendre en compte les constantes imbrications de l'enseignement et de l'éduca­tion doit être un lieu privilé­gié permettant cette éducation réelle et totale de l'homme -- y compris dans sa dimension spirituelle. Pour l'enseignement d'initia­tive privée, l'école doit résul­ter des choix et engagements personnels de toutes ses com­posantes : gestionnaires, en­seignants, élèves et familles, autour de projets éducatifs précis et explicites. Cette con­ception s'écarte d'une école neutre où l'on refuserait dans l'enseignement et le comporte­ment toute référence à une conception religieuse de la vie. *P. Morandat est le secrétaire général adjoint délégué de la Fédération nationale des SPELC : syndicat professionnel de l'enseignement libre catholique. Adresse postale : 15 place Edgar-Quinet, 01000 Bourg en Bresse.* 59:277 UNAAPE ### Bernard Girard Monsieur, Les parents d'élèves Auto­nomes de l'enseignement pu­blic vous remercient de les associer à l'intérêt que vous portez à la liberté de l'ensei­gnement dans ce pays et de les consulter sur leur opinion à propos du débat que vous ouvrez sur la « Séparation de l'école et de l'État ». Les déclarations historiques des droits de l'homme souli­gnent les droits imprescripti­bles de chacun à l'instruction et à la liberté : notre Consti­tution y puise l'obligation pour l'État de garantir cette instruc­tion à tous les citoyens dans le respect de leurs convictions, ce qui implique la liberté de l'enseignement explicite­ment reconnue. Mais, doit-on pour autant conclure que cette liberté a pour conséquence le dessaisissement systématique de l'État d'un rôle actif dans l'en­seignement au profit de cha­que groupe de pensée, en supposant que chacun soit capable d'organiser son systè­me éducatif ? Un rapprochement avec la séparation de l'Église et de l'État est intéressant pour met­tre en évidence le type de confusion qu'il faut éviter. Une religion quelle qu'elle soit a pour but de conduire ceux qui l'ont choisie à son idéal de référence. 60:277 Imposer ce choix à tous les citoyens d'une nation revêt un aspect obligatoire choquant, qui n'a malheureusement pas toujours été perçu à plusieurs périodes de notre histoire et que les ayatollahs iraniens poussent actuellement jusqu'à l'horreur. L'État qui a charge de res­pecter la liberté des individus dans leur diversité doit s'en tenir au plus petit dénomina­teur commun des différentes tendances pour gérer la norme et non viser l'idéal (l'idéolo­gie !). Créer la norme ne veut pas pour autant dire normali­ser les tares dominantes d'une société. De cet exemple on peut ti­rer un enseignement sur les deux aspects de la formation des enfants qui vont être la « clientèle » de l'école. -- L'instruction, en prenant comme objectif la transmis­sion aux jeunes du patrimoine de connaissances et de la for­mation intellectuelle apte à la conserver, voire la développer, prépare chacun de nos enfants selon ses moyens, à son entrée dans la société. L'obligation pour l'État de garantir à tous d'en bénéficier lui dicte d'or­ganiser, de fixer des objectifs acceptables par l'ensemble et de prendre une part active dans l'exécution de cette mis­sion importante, ceci n'implique pas forcément un centra­lisme sclérosant. -- L'éducation est elle-mê­me une démarche individuelle vers un idéal appréhendé dans la diversité des familles et des mouvements de pensée. L'as­sistance de l'enfant par ses parents dans cette quête est pour nous un principe fonda­mental à la base même de la pluralité et de la liberté de la société. L'intrusion de l'État et l'application d'une idéolo­gie même majoritaire à l'édu­cation conduit au totalitaris­me. Il n'est donc pas accepta­ble que même sous le prétexte d'aider les plus défavorisés, il prononce que « l'enfant n'ap­partient pas à sa famille » quand il s'agit pour lui de s'y substituer et d'y appliquer sa propre idéologie. Dans cette phase cruciale de la formation des jeunes, l'État devra donc garantir la neutralité de sa propre entreprise d'instruction et veiller à ce que l'action éducative des enseignants pro­longe les choix familiaux au lieu de les contrecarrer com­me c'est quelquefois le cas. Lorsque des mouvements de pensée qui s'inscrivent dans cette société sont suffisamment importants pour organiser un système éducatif qui respecte les objectifs éducatifs démo­cratiquement acceptés, tout en prolongeant la démarche édu­cative choisie par ce groupe, le rôle de l'État n'est pas d'étouffer ces initiatives par une hégémonie suspecte mais au contraire de les soutenir tout en veillant à ce qu'ils pro­curent une instruction confor­me aux objectifs nationaux. 61:277 Bien entendu, l'instruction de haut niveau, en partie ba­sée sur la recherche, doit pren­dre une forme beaucoup plus autonome dans ses objectifs comme dans sa gestion, sous la tutelle de l'État soucieux du bon emploi des deniers publics. La formule qui a été propo­sée de « Séparation de l'école et de l'État » marque une réaction qui, de notre avis, est aussi excessive que « le grand service public unifié » auquel elle s'oppose. Le rôle de garant du droit à l'instruction de chaque citoyen assumé par l'État nécessite lui-même un contrôle démocratique, géné­ral dans le cadre des institu­tions, spécifique dans le sys­tème éducatif par sa neutralité à l'égard des options politiques et philosophiques et par la pluralité obtenue grâce à une concurrence extérieure repré­sentée par l'enseignement pri­vé. Vous souhaitant bonne ré­ception de ce courrier, Nous vous prions de croire, Monsieur, à l'assurance de notre considération distinguée. Bernard Girard. *Bernard Girard est administrateur de l'UNAAPE : Union nationale des associations autonomes de parents d'élèves* (*enseignement public*) : *5 rue Barthélemy, 75015 Paris.* 62:277 CELU ### C. Battefort Monsieur, Le C.E.L.U. (Comité étu­diant pour les libertés uni­versitaires) et la revue « Uni­versité libre-l'Astrolabe » s'as­socient tout à fait à votre re­vendication : la séparation de l'école et de l'État. Vous trouverez ici quelques-unes de nos réflexions sur ce vaste sujet. Veuillez croire, Monsieur, à l'expression de nos salutations distinguées. C. Battefort. Le C.E.L.U. et la revue *Université libre-l'Astrolabe* sou­tiennent totalement la revendi­cation de la séparation de l'école et de l'État. C'est au XVIII^e^ siècle que des philosophes émirent l'idée que la fonction enseignante est de caractère régalien. La Révolution voudra instaurer le règne des Lumières et bâtir une société nouvelle. 63:277 « C'est dans les écoles nationales que l'enfant doit sucer le lait répu­blicain » disait Danton. A la fin du XIX^e^ siècle, en établis­sant la gratuité, l'obligation scolaire et la laïcité, J. Ferry donnera une impulsion sans précédent à ce que avec Ivan Illich nous appellerons « la re­ligion de l'école ». Cette reli­gion connaît une crise parti­culièrement aiguë lorsque l'État au début de ce siècle veut dif­fuser un enseignement laïque militant et intolérant. 1968 marquera le moment où pour la première fois depuis Jules Ferry l'immense espoir fondé sur la scolarisation com­mençait à déchanter. 1968 marque l'explosion de la crise des finalités éducatives dans une société elle-même vide de tout projet humain. 1968 mar­que les limites d'un système éducatif né de l'idéologie de l'école unique, rajeunie sous le vocable équivoque de « dé­mocratisation » construit par une république de professeurs. 1968 marque les limites d'une gigantesque entreprise de ser­vice public dont la qualité des services rendus laisse à désirer. En 1967, M. Alain Peyrefitte, ministre de l'Éducation nationale, constatait « qu'avec 800.000 agents en­cadrant 12 millions d'élèves et d'étudiants, l'enseignement français était la plus grosse entreprise du monde, après l'Armée rouge et la Général Motors ». (*Le Mal français,* Plon, 1976, p. 85.) Plus que jamais il convient donc de réinventer la notion de service public de l'Éducation nationale. Celle-ci ne doit être conçue ni comme un ins­trument de la puissance publi­que, ni comme un appendice de l'appareil de l'État. L'édu­cation est au service du pu­blic, mais comme le remar­quait le *Nouvel Observateur* (17/9/82 « L'école, ce qui ne va pas ») : « On n'est plus sûr qu'il faille s'adresser à l'école pour en recueillir les fruits. » L'État ne nous paraît donc pas devoir assumer des entre­prises qui peuvent être, aussi bien sinon mieux que par lui, fondées et gérées par des per­sonnes physiques ou morales privées -- que l'État supplée l'absence ou la carence des initiatives privées, quoi de plus normal ; que l'État ad­ministre directement les éco­les liées directement à ses fonc­tions propres, telles que les écoles militaires, les écoles de magistrats, d'administrateurs ou de diplomates, quoi de plus légitime -- mais *on* ne *voit* pas pourquoi il formerait des médecins, des techniciens, des ingénieurs, des commerçants que les communautés profes­sionnelles, les familles, les ré­gions... peuvent gérer à moin­dre frais. 64:277 Le C.E.L.U. a toujours dé­fendu cette liberté. Mais encore faut-il, pour pouvoir l'exercer, donner les moyens nécessaires par le biais par exemple des « bons scolaires ». (Cf. nos ouvrages : *Pour rebâtir l'uni­versité,* La Table Ronde, 1969, et *Nouveau projet pour l'uni­versité,* 1977.) Cette liberté, cette véritable autonomie de l'enseignement s'appuierait sur une ouverture à la vie réelle, une concerta­tion entre tous les intéres­sés, une véritable concurrence. Nous avons développé ces idées à de nombreuses reprises dans les ouvrages publiés par le C.E.L.U. ou dans la revue *Université libre.* Nous les dé­fendons également dans un chapitre de l'ouvrage : *Projet pour la France : refaire des communautés* (Cercle de la cité, Club de l'Astrolabe, éd. Presses de la Cité). Cette revendication concer­ne effectivement autant *l'ensei­gnement public* que *l'enseigne­ment privé* et tend ainsi que vous le signalez « *à libérer l'un et l'autre de la tutelle d'un maître étatique qui n'est ni compétent ni désintéressé *». Alors se pose la question du maintien d'un ministère de l'Éducation nationale et des universités. Il nous semble que les diverses académies, les instituts, les grandes écoles, les universités, les écoles de­vraient avoir leur statut par­ticulier et leurs propres reve­nus. Pourquoi ne pas agréger leurs membres en un Ordre à créer, celui des universitaires, académiciens et professeurs dotés de privilèges particuliers. A cet Ordre seraient rattachés les académies, collèges, lycées, instituts professionnels et agri­coles... Le pouvoir de l'État serait un pouvoir réduit à son irréductible expression, un pou­voir de contrôle et d'arbitrage. Comme l'écrivait le président Pompidou à propos de l'auto­nomie des universités : « L'au­torité de l'État serait indiscu­tée dans les limites étroites qu'elle se serait fixée à elle-même. » (*Le nœud gordien,* p. 95.) En se limitant à l'essentiel, on assurerait la force du pou­voir et dans le même temps plus de liberté pour tous. *Le CELU est le Comité étudiant pour les libertés universitaires : son adresse, comme celle de la revue* « *Université libre-Astrolabe* »*, est BP 32, 75362 Paris Cedex.* 65:277 PEEP ### Jean-Marie Schleret Monsieur, En réponse à votre courrier du 14 avril dernier relatif à « La séparation de l'école et de l'État », je vous fais parve­nir, ci-joint, ma réponse écrite à votre enquête qui a particu­lièrement retenu mon atten­tion. En vous souhaitant bonne réception, je vous prie d'agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments les meilleurs. Jean-Marie Schieret. ***Désétatiser l'école\ pour la restituer à la nation*** L'école doit à notre sens évoluer vers une conception plus communautaire en associant les usagers au projet pédagogique et éducatif des éta­blissements. La différenciation dans le fonctionnement ne manquera dès lors pas d'éclai­rer d'un jour nouveau la ques­tion du pluralisme nécessaire de l'école. 66:277 Si dans une perspective de décentralisation, l'école cesse d'être l'organe politique de l'État pour se remettre aux mains de la nation, c'est un nouveau type d'enseignement qui sera promu à partir d'une autre façon de comprendre la liberté. Dans une telle per­spective de restitution, associant à l'école les usagers et ceux qui s'y consacrent, la laïcité ne pourra plus être perçue en termes de camps opposés s'affrontant ou se développant à leur détriment réciproque. Si nous restituons au terme de laïcité son sens étymologi­que, nous soulignons la néces­sité de décléricaliser l'ensei­gnement. Être laïc dans l'école d'au­jourd'hui, n'est-ce pas refuser de se considérer propriétai­re d'un enseignement, l'initié d'une pédagogie à laquelle on interdirait aux profanes que sont les parents, d'avoir accès. Or nous avons été enfermés dans une alternative : subir une école qui ne convient pas à nos enfants ou quitter l'en­seignement public. On a tenté de nous faire croire que le label d'école publique garan­tissait à tous les établissements une qualité égale. Or nous savons très bien qu'un élève peut pour de multiples raisons, ne pas s'adapter à un collège sans développer pour autant une allergie à tous les collèges publics. Mais dans l'état actuel des mentalités et des habitu­des, cet élève se trouve con­traint au choix d'un collège privé. Tout en se maintenant au rôle qui est le sien, consistant à organiser l'enseignement dans ses grandes lignes en s'ap­puyant sur des finalités natio­nales communes, l'État devra s'efforcer de généraliser la co­gestion de l'école avec des contrats réciproques associant administration, personnels en­seignants et parents, en déve­loppant l'autonomie des éta­blissements scolaires et en res­pectant la pluralité des projets éducatifs. Enfin de véritables communautés éducatives de­vront être encouragées et réa­lisées, élaborant leur démarche pédagogique dans le cadre des programmes définis nationale­ment, prenant en compte tou­tes les dimensions de l'enfant, donnant aux familles qui le souhaitent la possibilité d'une éducation spirituelle pour leurs enfants dans le respect de tou­tes les consciences. Voilà qui mettrait un terme à une guerre « laïque » devenue ainsi sans objet. *Jean-Marie Schleret est le président national de la Fédération des parents d'élèves de l'enseignement public.* (*PEEP*) : *89-91 boulevard Berthier, 75017 Paris.* 67:277 SNALC ### André Pestel Le SNALC a toujours été attaché à la conception d'un service *national* et public d'éducation. Il n'est pas moins attaché à l'existence de la *li­berté* de l'enseignement en France. Pour notre syndicat, la pré­sence, parmi les choix péda­gogiques offerts aux familles, d'un service public, se justifie par la nécessité d'un service laïc parmi des écoles idéolo­giquement définies. Laïc, c'est-à-dire *neutre* par principe dans sa conception et par pluralis­me dans sa pratique. Bien sûr, encore est-il nécessaire que toutes les dispositions soient prises pour garantir que *cette laïcité ne soit pas compromise,* non par l'absence de neutra­lité des enseignants -- la di­versité réalisant d'elle-même l'équilibre -- mais par l'ingé­rence morale de l'État. Notre syndicat défend aussi fermement les caractéristiques du service national d'enseigne­ment, véritable garantie d'éga­lité des chances pour les jeu­nes Français. Il lui paraît que justement l'existence du ser­vice public est la meilleure base du maintien d'un service national. 68:277 Tous les faits, avant et de­puis 1981, prouvent ample­ment que les deux notions sont étroitement liées et que tout abandon du caractère national entraîne la privatisation plus ou moins ouverte de l'école et que réciproquement tout abandon du caractère public entraîne l'atomisation et donc l'inégalité des formations of­fertes. Ce point de vue du SNALC ne se dissocie absolument pas d'un attachement sans conces­sion à la liberté de l'enseigne­ment, attachement qui, en ce qui concerne notre syndicat, postule une liberté totale des établissements de ce secteur. (Cette position se justifie pour nous au plan des princi­pes par le respect de la liberté irrépressible des familles en matière d'éducation de leurs enfants, et au plan pratique par la nécessité d'une solution recours en cas de disparition de la neutralité structurelle du secteur public.) C'est dire que, par exemple, le SNALC récuse par avance toutes les transformations im­posées à l'un et l'autre sec­teur en vue de réaliser l'os­mose nécessaire au projet d'un service réunifié qui ne serait ni libre, ni public, ni natio­nal. André Pestel. *André Pestel est le vice-président du SNALC : Syndicat national des lycées et collèges, 5 rue Las-Cases, 75007 Paris.* 69:277 CNGA ### A. M. Dorandeu Monsieur, Suite à notre lettre du 11 avril nous vous adressons co­pie de motions adoptées par nos Assemblées Générales de 1978, 1981 et 1982 relatives, pour la première, à l'aide à l'enseignement privé, pour les autres à la liberté scolaire d'une façon générale. Syndicat strictement profes­sionnel regroupant des person­nels de l'enseignement public, la C.N.G.A. s'interdit de pren­dre position sur des questions qui dépassent les limites de sa compétence. Je vous prie d'agréer, Mon­sieur, l'expression de ma consi­dération distinguée. La Secrétaire Générale A. M. Dorandeu. 70:277 ***Position de la CNGA\ sur l'aide à l'enseignement privé\ *(*1978*)** La C.N.G.A. respecte toutes libertés et en particulier la li­berté du choix par les parents, en fonction de leurs convictions personnelles, de l'établissement public ou privé où leur enfant poursuivra ses études. Cette liberté serait seulement « formelle » si elle n'était ac­compagnée des moyens financiers nécessaires à son exercice puisque la loi a accordé en Fran­ce le droit pour tout enfant à l'enseignement gratuit. La C.N.G.A. n'est pas contre le principe d'une aide à l'ensei­gnement privé à condition que l'enseignement public ne pâtisse pas de cette aide. En ce qui concerne le choix des modalités, il est du ressort du citoyen et la C.N.G.A., en tant que syndicat d'enseignants publics, estime ne pas avoir à se prononcer. Motion votée à l'unanimité moins 30 contre et 29 absten­tions. ***Libre droit à l'éducation\ *(*1981*)** a\) La C.N.G.A. réaffirme son attachement à la liberté du choix par les parents, responsables de l'éducation de leurs enfants, du type d'établissements scolaires, publics ou privés, auxquels ils les confient ; l'égalité des condi­tions matérielles devant assurer effectivement ce libre choix. b\) Elle rappelle que l'exerci­ce de ce choix exige en contre­partie, des établissements, quels qu'ils soient, le respect rigou­reux des convictions de cha­cun : elle condamne la confisca­tion, que font certains, de l'idéal laïque ainsi défini, au profit d'une idéologie partisane. 71:277 #### *Liberté scolaire *(1982) L'Assemblée Générale de la C.N.G.A. 1\. Réaffirme le droit fonda­mental des familles de choisir en toute liberté les établisse­ments où leurs enfants recevront l'instruction qui leur est due dans le cadre éducatif confor­me à leurs préférences person­nelles (Principes essentiels de la C.N.G.A. no 2 -- Motions 6-1 et 8 de l'A.G. 1978 -- Motion l-1 de l'A.G. 1981). 2\. Liée, par sa nature même, à l'école publique, la C.N.G.A. affirme que c'est en assurant aux familles les garanties de dualité, d'efficacité et de neutra­lité qu'elles sont en droit d'exi­ger, que l'enseignement public peut attirer à lui la plus large part de la jeunesse scolaire ; et non pas en imposant aux fa­milles, contre leur gré, un mo­nopole qui, comme tout autre et plus encore en matière d'édu­cation et de culture, ne saurait apparaître que comme un abus contraire aux libertés fondamen­tales de tous. Que ce monopole soit établi en droit, ou qu'il soit imposé en pratique par as­phyxie réglementaire ou financière, il n'en serait pas moins insupportable en FAIT pour un grand nombre, et en PRINCIPE pour tous. 3\. L'intérêt même de l'Édu­cation nationale est, au lieu de revendiquer un monopole, d'ac­cepter en permanence une con­frontation la contraignant à rester concurrentielle, donc à demeurer vigilante et exigeante à son propre endroit, quant à ses structures, ses méthodes, ses contenus et ses résultats. 4\. Sur un plan très pratique, l'intégration de l'enseignement privé à l'enseignement public entraînerait nécessairement la prise en charge par l'État de la large part des charges financières (charges en capital et frais de fonctionnement) de l'enseignement privé actuelle­ment supportée par ses seuls usagers. Si *un effort financier d'une telle importance* peut être fait par les pouvoirs publics, aux frais de la collectivité na­tionale, en matière d'éducation, cet effort pourrait être consacré à l'amélioration du « service public d'enseignement ». Adopté à l'unanimité. *A.M. Dorandeu est la secrétaire générale de la CNGA : Confédération nationale des groupes autonomes de l'enseignement public, 11 rue de Provence, 75009 Paris.* 72:277 OJEL ### François Xavier Huard Monsieur, En réponse à votre lettre, je vous transmets ces quelques réflexions sur le thème « Sépa­rer l'école de l'État ». Tout notre système éducatif a été conçu comme un servi­ce public, c'est-à-dire comme « une offre homogène répon­dant à un besoin collectif » (Robert BAILLION). L'instituteur de Jules FERRY est mandaté par la nation comme son « concurrent » catholique par l'Église, non par la famille. Ceci pourrait s'expliquer pour deux raisons : En premier lieu, l'école primaire de saint Jean Baptiste de la Salle (1682) comme celle de Jules FERRY (1881) étaient des écoles « missionnaires » : il s'agissait d'arracher les en­fants à l'état d'ignorance qui était celui de toute une socié­té, et donc des familles. Par ailleurs, il existait un consensus national qui permet­tait à un service public de définir une forme d'enseigne­ment satisfaisante pour tous à partir de valeurs bien carac­térisées et communément re­connues. Il y avait moins de différence entre le « projet éducatif » d'un instituteur an­ticlérical et celui de son rival jésuite qu'il ne peut y en avoir aujourd'hui entre deux ensei­gnants d'un même établisse­ment public privé. 73:277 Aujourd'hui, la situation est exactement inversée. L'instituteur n'est pas le « clerc », le savant que l'on allait consulter et parfois, on peut se demander si ce n'est pas l'école, trop fermée sur elle-même, qui aurait besoin de quelque lumière. Plus spécialement, aucune instance, et l'État moins que quiconque, n'est plus à même de préparer une forme univer­selle d'éducation. L'avènement de notre société est caracté­risé par un bouillonnement d'idées et de contestations. Dans ce contexte, la voie du progrès passe nécessaire­ment par le développement des initiatives privées : fon­der une famille en est une qui témoigne d'une détermination suffisamment solide pour ap­puyer sur elle l'éducation. L'État tend à la fois vers l'impuissance et l'omniprésen­ce. L'équipe de France de football détient un pouvoir d'unification plus fort que M. MITTERRAND ! Alors l'État s'épuise à contrôler une nation qui explose en s'introduisant dans tous les domaines de l'activité de ses citoyens. Paradoxalement, le renforce­ment de l'État exige qu'il se concentre et limite son champ d'action. Le pouvoir légitime qu'il doit exercer sur l'école (et je placerai là une certaine restriction à la portée de votre formule) sera d'autant plus effectif qu'il se liera moins à l'appareil de l'Éducation na­tionale. En effet, quelle autorité ac­corder à un ministère qui di­rige en fonction des pressions de la FEN ou qui élabore la réforme LEGRAND sous la dic­tée du S.N.I. ? François Xavier Huard. *L'OJEL est l'* « *Opération -- Jeunesse -- Enseignement libre *», *4, avenue Cons­tant Coquelin, 75007* *Paris.* 74:277 Commission épiscopale\ du monde scolaire\ et universitaire ### S. Exc. Mgr Jean Honoré L'ARCHEVÊQUE DE TOURS a bien reçu votre courrier du 8 juillet. Il vous prie de l'excu­ser de son retard à vous don­ner sa réponse qui tient dans son regret de ne pouvoir accéder à votre souhait de don­ner sa participation au numéro spécial que vous projetez sur la séparation de l'école et de l'État. J. Honoré. *Arch. T.* *Jean Honoré, actuellement président de la Commission épiscopale du monde scolaire et universitaire, est l'archevêque de Tours. Il est né à Saint-Brice-en-Coglès* (*Ille-et-Vilaine*) *le 13 août 1920* (*la même année que Jean-Paul 71*)*. Il a été ordonné prêtre le 29 juin 1943. Directeur du Centre national d'enseignement religieux en 1958. Recteur de l'Université catholique d'Angers en 1964. Nommé évêque d'Évreux par Paul VI le 24 octobre 1972 ; sacré le 17 décembre 1972. Nommé archevêque de Tours par Jean-Paul II le 13 août 1981. Archevêché 6 rue Jules Simon, 37000 Tours.* 75:277 ### Observations finales LES VINGT RÉPONSES que l'on vient de lire donnent un bon aperçu de l'évolution (favorable) des esprits, si l'on est attentif à la substance de ce qu'elles essaient d'expri­mer plutôt qu'au vocabulaire et au système conceptuel où elles l'expriment. Y a-t-il encore en France, pour les idées politiques et morales, un langage commun ? Ce langage a existé, il était cela seul qu'il pouvait être en France, c'est-à-dire d'origine chrétienne, de consistance catholique, référence sémantique commune aux croyants et aux incroyants, voyez le Littré. Dans plusieurs des vingt réponses on voit bien que désormais n'im­porte quels mots sont employés pour exprimer n'importe quoi et ce sont le mouvement, le contexte, les négations corrélatives et d'autres indices analogues qui signalent l'orientation du dis­cours plutôt que son sens devenu de plus en plus indéfinissable. **1. -- **Première observation, donc : l'EFFONDREMENT SÉMANTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE. Dans la plupart des vingt répon­ses qui nous ont été faites, l'emploi des mots « laïcité », « plu­ralisme », avec une résonance obligatoirement méliorative et même emphatique, l'emploi des mots « cléricalisme », « réac­tion » avec une résonance obligatoirement péjorative, mais sans aucune référence objective à une acception stable et reconnue, voilà qui atteste *l'usure des significations au profit des sonorités,* et la disparition progressive d'un langage discursif. 76:277 Formuler une telle observation, déjà autodestructrice, mani­festerait la vanité d'en ajouter discursivement aucune autre, si justement nous ne conservions pas ici des concepts et des ter­mes intelligibles, en référence aux significations permanentes qu'ils ont en chrétienté. Tant que nous utiliserons impassible­ment ces termes et ces concepts, ils demeureront vivants, leur tradition ne sera pas interrompue, elle pourra refleurir. **2. -- **LAÏCITÉ : même après la brillante carrière dans le public du *Jules l'imposteur* de François Brigneau, nous voyons que l'on se réclame de Jules Ferry et de sa « laïcité » en un sens complètement inexact. La laïcité de Jules Ferry a été conçue, instituée et imposée pour décatholiciser la France. Elle y a réussi. S'il y a encore aujourd'hui plus de 80 % des Français qui soient baptisés, il y en a moins de 15 % qui aient une pratique religieuse régulière. La décatholicisation n'a pas profité autant qu'ils l'espéraient aux protestants de l'Instruction publique ; la décatholicisation a entraîné la déchristianisation. La laïcité, ayant conduit la France à cet état de déchristianisation, sert maintenant à l'y séquestrer. Ne dites pas que les mots changent de sens et que « laïcité » aujourd'hui signifie honnêteté et vertu. C'est vous qui précisez la laïcité *de Jules Ferry.* Eh bien, la laïcité « de Jules Ferry » garde forcément le sens que Jules Ferry lui a donné : et les francs-maçons, qui connaissent ce sens, qui le maintiennent et qui le mettent en œuvre, quand ils vous entendent vous en réclamer aveuglément, ils rigolent bien. 77:277 Si le mot *laïcité* vous plaît tant, alors faites comme Pie XII et précisez au moins : « la saine et légitime laïcité ». Elle consiste en la distinction du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, inventée et apportée au monde par le christianisme. L'Antiquité ne la connaissait point, l'Islam l'ignore, la démo­cratie religieuse moderne l'abolit. L'État maître de l'Éducation nationale est l'un des cas les plus graves de confusion du tem­porel et du spirituel, confusion qui a toujours pour conséquence de soumettre le spirituel au temporel. **3. -- **PLURALISME. -- La *pluralité* est une réalité concrète, sou­vent bénéfique. Si vous réclamez une pluralité, dites pluralité, ne dites pas LE PLURALISME. *Le pluralisme* est un système. Vous ne le savez pas, bien sûr, mais le mot n'en porte pas moins sa charge idéologique. Il est la face souriante de l'*anti-dogmatisme,* qui est la sub­stance du sectarisme maçonnique. Car « le pluralisme », c'est la pluralité systématique et obligatoire en matière de dogmes, et donc leur destruction. Un *dogme* est une vérité objective, universelle, permanente, dévoilée ou garantie par une révélation divine et enseignée par une autorité instituée pour cela. Au niveau naturel, le Déca­logue. Au niveau surnaturel, l'Évangile. Le pluralisme ne vous interdit pas d'y croire, mais à la condition d'y croire seulement comme à une opinion subjec­tive, variable, aussi fantaisiste et aussi respectable que les opi­nions différentes ou contraires. Fonder sur le pluralisme la liberté de l'esprit et la liberté religieuse est donc un contresens. Non pas fortuit : car c'est un piège, fabriqué tout exprès pour que vous y tombiez. La *liberté de l'esprit* est que ne soit pas entravée la démar­che intellectuelle en direction de la vérité. Ce n'est point que la vérité soit supprimée au profit de l'arbitraire changeant et divers des consciences individuelles. 78:277 La *liberté religieuse* consiste en ce que personne ne soit *empêché* et qu'aucun adulte ne soit *contraint* de pratiquer la religion *catholique.* Mais nullement en ce que personne ne soit empêché de pratiquer n'importe quelle religion, fût-elle homicide, vampirique, anthropophagique. Le pluralisme, par la suppression de tout dogme en tant que tel, entraîne la suppression corrélative de tout enseigne­ment : comme on peut le constater par le néant progressif de l'enseignement français. **4. -- **Ce qui S'ESTOMPE, même dans la plupart des vingt répon­ses reçues, c'est la conscience claire de notre IDENTITÉ NATIONALE ET RELIGIEUSE. Elle s'estompe par une perte de mémoire. L'identité, personnelle ou sociale, est d'abord objet de souvenir. L'individu qui oublie son nom, son adresse, sa famille et son métier perd en cela son identité. Pour une com­munauté nationale et religieuse, c'est la mémoire historique qui maintient la conscience d'une identité. Et c'est l'enseignement qui est le moyen principal de cette mémoire historique. Depuis un siècle, l'observation en a plusieurs fois été faite, l'histoire de France semble écrite par des ennemis de la France, l'histoire de l'Église semble écrite par des ennemis de la foi. Et c'est l'État qui nous administre cette histoire ennemie. Donc, depuis un siècle, la France originellement catholique est scolairement colonisée par une Anti-France non-catholique. Telle a été la finalité, tel est le résultat de la mainmise de l'État sur l'enseignement. Les Français ne le savent que très mal et très peu, puisque c'est justement dans leur esprit que cet enseignement a *estompé* leur identité nationale et religieuse. Mais leur instinct de conservation n'est pas aboli : c'est pour­quoi ils deviennent de plus en plus favorables à la séparation de l'école et de l'État. Cette revendication qu'ils découvrent, il se trouve simplement qu'elle est beaucoup plus fondée encore qu'ils ne le croient. J. M. 79:277 ## CHRONIQUES 80:277 ### Louis Salleron nous parle du socialisme par Gustave Thibon LE CANCER SOCIALISTE : c'est le titre du dernier ouvrage de Louis Salleron -- l'un des penseurs les plus clair­voyants et les plus méconnus (ce qui, hélas ! ne s'exclut pas) de notre génération. ([^4]) Salleron est non seulement clairvoyant dans ce sens qu'il va directement au fond des sujets traités, mais il est par sur­croît parfaitement clair dans ses exposés. Je sais peu de choses de l'économie politique, sauf ce qu'en enseignent le bon sens et l'observation concrète. De sorte que lorsque j'aborde tel ou tel ouvrage d'un de nos économistes « distingués », j'oscille entre deux réactions : celle de la modestie qui avoue : je suis trop ignorant pour comprendre, et celle de l'amour-propre irrité qui proteste : si je ne comprends pas, c'est qu'il n'y a pas grand chose à comprendre. 81:277 Salleron n'appartient pas à cette race de savants « qui trou­blent leurs eaux pour les faire paraître profondes » : son discours, par sa limpidité de source et je ne sais quelle alacrité printanière, dégèle en un clin d'œil l'intelligence du lecteur... \*\*\* Il serait vain d'essayer de résumer en quelques lignes un ouvrage d'une telle densité. L'auteur analyse le phénomène socialiste sous tous ses aspects : ses origines, ses terrains d'élec­tion, sa croissance, ses incidences sur la vie privée et publique : famille, travail, propriété, institutions, etc. Le titre du livre évoque le cancer. Les biologistes définissent celui-ci comme une prolifération anarchique de cellules qui dévorent peu à peu les organes puis, se détruisant elles-mêmes, conduisent le vivant vers la mort. Et, comme le cancer repré­sente le comble du désordre biologique, le socialisme représente le comble du désordre social. Précisons. Le socialisme tourne au cancer dans la mesure où il implique un déséquilibre au profit du pouvoir politique des rapports entre ce pouvoir (l'État) et l'ensemble des éléments de la nation : individus, familles, entreprises, collectivités loca­les, etc. \*\*\* L'existence de l'État est une nécessité dans toute société civilisée. Sa tâche essentielle consiste à harmoniser les libertés des citoyens, c'est-à-dire à arbitrer par de justes lois (suivies de contraintes en cas de non observation : force doit rester à la loi...), les échanges et les conflits entre les individus et les groupes, et tout particulièrement à protéger les plus faibles contre les abus de pouvoir des plus forts : « Là où la liberté, opprime, la loi libère », disait Lacordaire. Quand « le renard est libre dans le poulailler libre », la liberté des volatiles, en l'espèce le pouvoir de voleter d'un bout à l'autre du grillage, ne signifie pas grand chose devant l'agilité et l'avidité du car­nivore... 82:277 Dans ce sens, le socialisme apparaît comme une réaction contre les excès du libéralisme du siècle dernier. Mais cette réaction contre les méfaits de la liberté a été poussée graduel­lement jusqu'à l'étranglement de la liberté elle-même. L'État, sous prétexte de justice, d'égalité, d'assistance, s'est peu à peu infiltré dans tous les rouages de l'appareil social ; en monopo­lisant le crédit, en pénalisant le travail par l'impôt et l'épar­gne par l'inflation, en s'attaquant à la propriété privée, seul rem­part de la liberté, en assurant la sécurité de chacun au prix de l'esclavage de tous, bref, en se faisant le spoliateur et le redis­tributeur universel, monstre à double face où se combinent le Minotaure et la vache à lait, il réduit la nation à une poussière d'individus sans lien entre eux et sans défense devant lui. C'est la définition même du cancer... Le diagnostic de Salleron est sévère et son pronostic pessi­miste. Le processus de cancérisation lui paraît difficile à endiguer pour les deux raisons suivantes : 1\) parce que les leaders du socialisme, englués dans leur idéologie, se trouvent condamnés à la fuite en avant, c'est-à-dire à une radicalisation croissante de leur méthode de gouverne­ment qui débouche sur le communisme, terme fatal de l'utopie égalitaire ; 2\) parce qu'une large partie des citoyens ayant sucé, avec le lait, le venin socialiste, et habitués à tout attendre de l'État, a perdu le sens du risque et des responsabilités qui est insépa­rable de l'amour de la liberté, tels des bovins à qui la sécurité de l'étable et le maigre foin de la crèche feraient oublier le joug. Où donc est le remède ? « Voir clair, c'est voir noir », disait Valéry, et peut-être Salleron pousse-t-il trop loin le pes­simisme. Il y a cancer, certes, mais ce cancer n'affecte pas tout l'organisme social : il est dans l'État plus que dans la nation, dans le pays légal plus que dans le pays réel, et je crois celui-ci encore capable d'une réaction salutaire. Et d'autant plus que l'évidence de l'absurdité et de la malfaisance du socialisme devient chaque jour plus aveuglante. Même les esprits les plus enfumés par l'idéologie commencent à prendre conscience de la disproportion scandaleuse entre ce que l'État nous prend et ce que l'État nous donne. 83:277 Des pays comme l'Angleterre ou l'Allemagne, même si l'hypothèque socialiste pèse encore lourdement sur eux, nous donnent l'exemple de ce changement de cap. Mais un changement de l'équipe gouvernementale ne suffit pas s'il n'est pas corroboré par une réaction vitale des cellules non cancérisées. Il appartient à chacun de nous de s'accrocher aux derniers lambeaux de liberté qui nous restent et d'en assu­mer toute la responsabilité. En d'autres termes, de sauvegarder et d'étendre ces îlots de santé sociale que le totalitarisme éta­tique s'acharne à éliminer comme des reliquats du passé et qui sont, en réalité, des semences pour l'avenir. Auront-elles besoin, pour lever, de la pluie d'orage d'une catastrophe économique et politique ? Nous l'ignorons. Ce que nous savons, par contre, c'est que le processus de décentralisation -- ou de décancéri­sation pour reprendre le titre choisi par Salleron -- passe par la conscience et par la conduite de tous ceux qui refusent de se laisser dévorer par le cancer. Le socialisme -- et le communisme vers lequel il glisse inévitablement s'il ne renie pas ses propres principes -- s'oppose aux lois les plus élémentaires et les plus vérifiées par l'expé­rience de la nature humaine et de la santé des sociétés. Or, c'est déjà une promesse de victoire que de combattre avec la nature pour alliée. Et l'enjeu de ce combat est le salut de la société que le triomphe du socialisme plongerait dans un col­lapsus voisin de la mort. Gustave Thibon. 84:277 ### Louis Salleron nous parle de l'Église par Georges Laffly SUR UN SUJET où la sensibilité est si vive (il engage toute notre vie), on a vite fait de simplifier, et de claquer la porte. Salleron ne claque pas la porte. Il expose lon­guement, il nuance, avance les hypothèses les plus bienveillan­tes. La forme du dialogue s'y prête : Lui et Moi se complètent et se corrigent. Ce qui fait que dans ce livre s'expriment les inquiétudes les plus graves sur un fond de confiance : la pro­messe n'est pas oubliée que l'Église ne peut périr. Elle est cependant dans une situation inédite. Le dépôt de vérité fixé à Rome et par Rome subissait des assauts. Des novateurs voulaient le modifier, mais s'ils réussissaient à détour ([^5]) ner une partie du troupeau, le dépôt restait intact. Aujourd'hui, c'est de l'intérieur qu'il est mis en cause, ou renié. Rome met son prestige, son héritage de fidélité au service du laxisme, de la confusion. Et les chrétiens qui refusent de varier se trouvent dans une situation intenable : ils se sentent exclus soit de leur foi, soit de l'Église. 85:277 Un trait remarquable, que rappelle Salleron, c'est la remar­que d'Étienne Gilson, quand il montra en vain toute l'importance de la formule « consubstantiel au Père » (que le credo français remplace par « de même nature que le Père »). Il eut l'impres­sion que pour ses interlocuteurs et la hiérarchie « au fond, cela n'avait pas d'importance ». Le contenu de la foi devenait accessoire, ce qui comptait, c'était de diffuser une certaine image de l'Église, ouverte au monde, accordée au temps. Donc, un contenu dogmatique de la plus faible densité possible, et évolutif et un appareil d'accueil assez souple pour intégrer les problèmes politiques et sociaux du moment, voilà ce que devien­drait l'Église. Elle serait prête à transiger sur sa part divine (le rite, la liturgie, les dogmes) ou même à la masquer. Jamais on n'a autant contesté « l'institution », jamais on n'a autant réduit l'Église du Christ à n'être qu'une institution, dont le but primordial est de se perpétuer. A tout cela, on peut répondre, il est vrai, comme le fait ici l'un des interlocuteurs : « En France, en Europe, nous ne sommes sensibles qu'à ce qui meurt dans cette formidable mutation. Mais en Afrique, en Amérique latine, dans tout le Tiers-Monde, c'est ce qui naît dont on doit s'émerveiller. » Et encore : « Les deux idéologies qui continuent de régner partout dans l'univers, le libéralisme et le marxisme, ont fait faillite et ne se maintiennent plus que par la force des armes. Elles exigent en quelque sorte leur propre dépassement pour éviter de mourir et épargner la mort aux populations qu'elles régissent. Ce dépassement ne peut être trouvé que dans la conjonction de l'autorité politique et des libertés civiles. La redécouverte des vérités naturelles implique celle de la vérité surnaturelle. La doctrine catholique est au bout et l'Église y retrouve son climat vital. » Ainsi l'espérance vient-elle redonner un élan à la lucidité et les possibles les plus divers s'esquissent sous ce regard extrê­mement intelligent et plein de sérénité. Une sérénité qui est le contraire de l'indifférence, et qu'expriment bien, il me sem­ble, les dernières phrases du livre : 86:277 Moi : ... non seulement, malgré qu'en aient quel­ques illuminés, il \[Jean-Paul II\] est le pape, mais il est justement le pape qu'il nous faut. Je lui fais pleine confiance. Lui : Et moi, je crois à l'Apocalypse. Moi : L'un n'exclut pas l'autre. Une intelligence apaisée, dégagée de toute passion et de toute malveillance, voilà, je crois, ce qui donne son ton par­ticulier à cet ouvrage. Qu'on lise les chapitres sur les sociétés secrètes et sur la communication, qui sont un peu excentriques par rapport au débat central, et on admirera encore plus la richesse et la liberté de cette réflexion. Georges Laffly. 87:277 ### Itinéraire d'un marcheur isolé par Marc Dem LE PRINTEMPS est une chose trop belle pour qu'on le laisse jouer à guichets fermés dans les « campagnes halluci­nées » mais sans témoins, où l'on ne rencontre plus même « toujours, sans cesse, le laboureur aux champs », ainsi disait la chanson. J'ai découvert, en une dizaine d'années de randonnée soli­taire, qu'il fait toujours beau dehors, pour peu que l'on s'écarte des villes et des routes à automobiles. Toutes les saisons sont splendides, mais le printemps dépasse toute attente. Je l'ai man­qué l'année dernière, ligoté à ma machine à écrire pendant les meilleures semaines. Cela ne se reproduira pas ; j'ai pris musette et bâton, me suis transporté à Evecquemont par des moyens mécanisés et en route ! La rue principale descend entre d'antiques petites maisons dont chacune est une trouvaille. Sur le fronton de la mairie, un baromètre hors d'usage ; en face, une église qui ne marche plus très bien non plus. Un prêtre expéditif vient de temps en temps à bride abattue en ouvrir la porte, expédie une célébra­tion pour vingt pèlerins et repart d'un pied alerte vers des activités confuses. 88:277 Au bas de la rue, le sentier commence. Et la solitude, la très douce solitude. La pleine nature se trouve à notre porte, et même beaucoup plus près de Paris que dans la contrée où je patrouille. J'ai retenu de mon adolescence une phrase dont l'auteur a quitté ma mémoire : « Il y aura toujours assez de déserts pour ceux qui en sont dignes. » En suis-je digne ? J'essaie. La carte de l'IGN à petite échelle opère un prodige : les routes bitumées n'existent plus que pour mémoire ; à peine, si on doit les traverser à un moment ou à un autre, ridicule­ment réduites à leur largeur, apparaissent-elles comme un ves­tige de la technicité. Les autoroutes, on les passe comme des rivières, sur un pont. La vraie campagne abonde partout en France, c'est un jardin immense dont je n'aurai le temps de parcourir, en toute une vie, qu'une infime portion. J'entraîne, une fois par mois, un groupe « informel » de gens à qui je révèle ces étendues disponibles, commençant à la frontière de leur décor quotidien. C'est la stupéfaction : l'homme moderne a oublié que cela existait ; il voit la France comme un lacis d'artères à double, triple ou quadruple voie, avec un peu de verdure dans les intervalles, sa vision est déformée par la carte Michelin aux lignes rouges et jaunes disproportionnées. Les centaines de milliers de panneaux indicateurs font une telle esbroufe qu'il s'est laissé enfermer dans un système artificiel, il quitte une ville pour entrer dans une autre. Je puis le détrom­per : tout ce tralala n'est rien, ne tient pas de place, c'est un trompe-l'œil, une mise en scène prétentieuse. La France est un grand jardin et quand vous y marchez, il vous appartient, puis­que vous êtes tout seul. Rien de plus facile, à trente kilomètres de Paris, que de se prendre pour Adam. Un quart de lieue après Evecquemont, le sentier plonge vers la vallée de l'Aubette. Au fond du pli, le clocher trapu de Tessancourt distribue l'heure aux oiseaux qui la répètent à tous les vents. On y est vite. Dans cette église, le général Vanuxem, qui habitait déjà de son vivant « Le Paradis », près de Meulan, avait remarqué une statue de saint Pie V et proposé au clergé mobile de l'arrondissement de la faire restaurer à ses frais. Restaurer saint Pie V ! Et la messe, peut-être, pendant que vous y êtes ! 89:277 Un desservant assurait encore la messe, l'autre, il n'y a guère plus d'un an. Un prêtre pieux, dit-on, mais la tête farcie de créativité. Une idée la lui traversa, un jour, en plein Canon, alors qu'il se disposait à consacrer : -- *Ah, j'ai oublié de vous dire : samedi prochain, à 18 heures, on organise un pot au secteur paroissial. Vous pouvez tous venir, c'est gratuit et ce ne sera pas triste. Je serai ravi d'y rencontrer les paroissiens de Tessancourt. Mais n'arrivez pas trop tard, car il n'y aurait plus rien.* Et le misérable enchaîna sur les paroles sacrées entre toutes. L'eucharistie du dimanche soir finit par être supprimée, les prêtres du secteur ayant trop de réunions à assurer. A Tessancourt vit une comtesse qui s'obstine à enseigner le catéchisme du Concile de Trente ; c'est peut-être de cet humble village que rejaillira un jour la lumière. De l'autre côté du pli s'étend un vaste plateau bordé à l'horizon par les brumes de l'Epte. Les terroirs s'appellent Le Génetet, Franche Couture, Les Crosses, La Coudraie, La Trentaine, L'Épinette, Le Pommereau... Des blés courts, les alouet­tes s'élèvent chacune à l'aplomb de son nid, tirelirent et turlu­tent, trépignent des ailes pour garder leur altitude. Elles ont très bien compris leur rôle : offrir au Créateur les espaces sur lesquels elles chantent ; c'est leur liturgie d'alouettes. L'homme était beaucoup plus présent autrefois dans ces lieux. La carte garde le souvenir de ses passages : le Chemin de Rueil, la Chaussée de Vigny... On peut encore prendre le chemin de Rueil ; on arrive à Rueil, pas celui de Joséphine : un minuscule village traversé par les nombreux filets du Ru de l'Eau Brillante, sur lesquels des paysans ont tendu le filet de leurs cressonnières. Je n'ai pas aujourd'hui de goût pour le cresson, j'oblique vers la chaussée de Vigny ou chaussée Brunehaut, déchaussée comme un carme, qui traverse le paysage avec la sûreté d'un lièvre pour aller couper la chaussée romaine qui va de Pontoise à Rouen. Je laisse mon verbe au présent, bien que les modernes aient préféré tracer, quelques centaines de mètres plus au sud, la nationale 14. Puisque j'ai décidé que les natio­nales n'existaient pas ! 90:277 La chaussée de Pontoise a été labourée sur de nombreux tronçons ; ailleurs, elle sert de chemin d'exploitation. J'ai retrouvé une quantité importante de dalles démises dans un bouquet d'arbres groupé autour d'un trou profond gardant en toute saison un oculus d'eau verte. La chaussée de Vigny, elle, offre un passage aisé depuis Meulan ou à peu près ; on la dis­tingue des autres chemins en ce qu'elle reste sèche en tout temps ; l'herbe qui la recouvre dissimule un empierrement par où les eaux s'écoulent. Par endroits, elle est séparée des champs de grande culture par une courte haie d'amandiers sauvages. Les pieds écrasent de petits oignons d'origine inconnue perdus parmi les graminées. Dans cette odeur potagère, seul pendant une petite heure à fouler la chaussée, je ne serais pas étonné d'être rejoint par un légionnaire romain. La pleine nature efface les siècles. Du côté de La Coudraie, la voie monte jus­qu'à la cote 126. Les fantassins envoyés en renfort contre les Belges ont dû l'avaler sans s'en apercevoir. Ce sont des gens qui savaient marcher. Avec d'autant plus d'*impetu* que, juste derrière le monticule, ils allaient pouvoir poser un moment leurs impedimenta. Il y a quelques années, on voyait à cet endroit un écriteau : PRIÈRE DE NE PAS MARCHER SUR LES RUINES La petite société d'archéologie a fini par abandonner les fouilles ; maintenant, on peut en prendre à son aise. J'ai vu un jour avec quelle hâte la terre se referme sur ses secrets. Le soleil frappait un talus sableux où le gel avait formé en surface des boules assez semblables à des champignons. A mesure qu'elles fondaient, le sable ruisselait par cent petites rigoles pour combler le puits de l'auberge romaine déblayé avec tant de précautions. Le vicus à peine entamé par les pioches s'étend sur quelques hectares, toujours enfoui dans sa plus grande partie. L'orgueil romain repose aujourd'hui sous un champ de carottes. Un lieudit m'attire sur la gauche : la Petite Croix, à la jointure de deux pièces. En fouillant de mon bâton la fétuque et la vesce, l'herbe-à-Robert et la stellaire, je mets à jour une pierre rectangulaire, moulurée et percée en son milieu : le socle de l'ancien calvaire. 91:277 La charrue a pris l'habitude de la contourner ; le socle, à défaut de la croix, a une espérance de vie qui peut s'évaluer en siècles. Les terriens ne sont pas des niveleurs ; ils évitent d'instinct de porter atteinte aux modestes monuments, comme aux minuscules accidents de terrain, aux bosquets, aux tas de pierres provenant d'une grange vénérable, aux mégalithes. C'est l'histoire de leur terre que ces indices racontent et gardent. Les souvenirs suivent les générations, distincts ou confus ; une chaussée romaine, ils connaissent sans avoir lu Carcopino. La mare est celle où s'est noyée la tante Marthe, dont on ne sait plus de qui elle était la tante, Ophélie domestique peut-être antérieure à Shakespeare. Les pierres levées, fiches ou fichées, fittes ou frites, n'évoquent pas des impressions innocentes. Je n'en ai jamais parlé à un paysan sans provoquer dérision ou sourire trouble. Mais jamais il n'a répondu ne pas savoir de quelle pierre je voulais parler. L'histoire païenne de notre sol se juxtapose à son histoire chrétienne, généralement jalonnée par des croix de chemins ou des chapelles. En tournant vers Condécourt, je pense aux Rogations, qui ont béni tout cela, aux bannières battues du vent regagnant la grosse église au clocher octogonal. Elle est là dans le pli de l'Aubette, que je retrouve à la faveur de ma boucle. Beaucoup de verdure, un sentier qui s'arrondit en perdant de l'altitude, fait un repos devant le cimetière ensoleillé avant de se greffer sur la rue empierrée tout exprès pour le dernier voyage des trépassés. A Condécourt, il y a en tout et pour tout, avec des fermes et des maisons particulières, l'église et un restaurant. Celui-ci est prospère, on y attend des convives qui viendront en voi­ture de je ne sais où : une activité pacifique se trahit au tintement des assiettes et au ronronnement étouffé des marmites. Il faut traverser, en semaine, ces petites localités que le tumulte a épargnées, il en existe des dizaines de milliers. « La vie est là, simple et tranquille. » Il faut avoir soif et chercher de l'eau, constater qu'un scarabée traverse la rue principale avec toutes ses chances d'arriver en face, écouter le râteau du vieil homme aérant la terre entre ses radis. 92:277 Une séquence de coups d'avertisseur stridents me fait sur­sauter. Me serais-je fait des idées ? Le moment de paix n'était-il qu'une exception trompeuse ? Non, c'est simplement le bou­langer, avec une camionnette qui a déjà beaucoup servi. La boulangère plutôt. Elle vend des pains si savoureux qu'on n'en trouve plus nulle part de semblables. J'ai envie de lui deman­der dans quelle ville voisine elle les cuit ; j'y renonce, elle ne pourra que me mentir : ce pain-là ne sort pas d'une boutique, elle en a fait une douzaine, pas plus, dans un mystérieux fournil, pour les habitants du lieu, un treizième pour moi sans nul doute, avertie par un secret instinct. Tout à l'heure, elle partira, sa journée finie, pour ne revenir que demain à la même heure. L'Aubette est vite retraversée. Une propriété fermée de murs et d'une herse pour laisser passer l'eau somnole sur ses deux bords. Manoir des Maroches, Château de Villette. La carte en dit plus qu'on n'en voit. L'homologue fluvial de Le Pensec viendrait avec des bulldozers ; il perdrait bien son temps, la Terre est si vaste tout autour ! Une croix de chemin en fonte ouvre un nouveau paysage, luxuriant, encaissé, entonnoir dont il faut remonter la paroi. Le silence est définitif à cette heure chaude. Il règne une atmosphère inquiétante. Un gros perdreau déployant inopiné­ment sa voilure qui claque comme un coup de tonnerre me fait pousser un cri. On finit par marcher enveloppé dans sa solitude, que le moindre inattendu déchire douloureusement. Je ne sais pourquoi je presse le pas. Le soleil brassant la végé­tation mélangée donne des illusions d'optique ; c'est un coin pour soucoupes volantes. Un mystérieux lieudit : Le Trou aux Bœufs, n'est pas fait pour arranger les choses. Peut-être sim­plement une mare disparue ou bien un gigantesque charnier. J'aimerais me faire expliquer, seulement voilà : dans ces para­ges, je n'ai jamais rencontré âme qui vive. Il n'y a qu'un sen­tier pour en sortir. Je me suis perdu en en cherchant d'autres. Ce sentier escalade l'extrémité occidentale du massif de l'Hautil et vous jette dans un bois humide, peu engageant. 93:277 Quand il pleut on s'aperçoit que ce n'est même plus un sentier, mais le lit d'un petit torrent, encaissé, glissant, insalubre. Un auteur, irlandais y placerait un fantastique bestiaire, des histoires de revenants. Lorsqu'on débouche, c'est sur une crête donnant directe­ment sur le ciel. Il n'y a plus qu'à la suivre jusqu'à Evecquemont où le baromètre de la mairie continue de se moquer du monde, en face d'une église qui oublie de sonner l'Angelus. Marc Dem. 94:277 ### Prolétarisme par Bernard Bouts LE PROLÉTARISME est une tournure d'esprit, un snobisme, qui a pour tendance principale de rabaisser les valeurs, sous toutes sortes de prétextes et dans toutes les mani­festations humaines, depuis les écrits des journaux jusqu'aux peinturlures qu'on voit dans les expositions ; depuis le costume des prêtres jusqu'aux modes des plages, et j'en ai par-dessus la tête... Or, sauf rares incursions dans des milieux riches, à l'occa­sion par exemple de quelque exposition, j'ai toujours vécu parmi le petit peuple et j'y suis encore. Dans ma jeunesse j'ai été apprenti chez un modeste artisan ; par la suite j'ai eu beaucoup plus souvent l'occasion de parler avec des matelots qu'avec les capitaines ; avec des « lingeras », qui sont des vagabonds ; des « vaqueros », qui sont les gardiens de vaches ; le « grilo » qui est le cinglé du quartier ; Dona Naïr, qui lave mon linge quand je ne le lave pas moi-même ; et au hasard des rencontres, avec le gros Portugais et ses histoires de rossignol ; le lanceur de fléchette ; ou la petite vertu qui habite la maison d'en face. Par contre l'académicien, le grand avocat, le critique d'art, la marquise de Grand-Air et le curé ne parlent pas avec moi. 95:277 Serait-ce par crainte de se faire marcher sur les pieds ? Ainsi je m'y connais plus en menu fretin qu'en blanc de baleine. Mais voilà que nos gauchistes ont entrepris de « conscien­tiser » le fretin afin qu'il se rende compte de sa petitesse et qu'il se retourne contre les baleines. Dans le même temps et pour faciliter la tâche ils essayent de réduire les baleines à l'échelle sardines et cela ne me semble ni possible, ni utile, ni agréable pour personne. Il vaudrait mieux instruire les uns et les autres de leurs devoirs et fonctions réciproques, tout en leur montrant et remontrant le bonheur qu'on a à s'occuper du pro­chain. Mais qui, de nos jours, a le droit et la capacité d'ensei­gner ? Autant j'ai plaisir à voir les personnages de Molière dans le rôle de bonshommes comme moi, pleins de défauts, autant j'ai pitié de l'acteur s'efforçant de jouer au héros, alors que sa médiocrité native crève les yeux. Le cinéma nous présente de ces barbarismes. Je me demande comment le jeune homme à crinière, pilier de cabaret ou la petite Nini, docteur en médecine, s'il vous plaît, psychologue diplômée, mais incapable d'en­foncer un clou, pourront conscientiser qui-que-ce-soit de quoi­que-ce-soit avec leurs théories abstraites. La logique populaire est très ferme sur ses bases. Peut-être les revendications arrive­ront-elles à élever la matérielle jusqu'au troisième étage, mais je constate que l'intellect des prolétaires ainsi élevés reste au rez-de-chaussée. Je me sens même aplati sur la chaussée par le rouleau compresseur et cela m'humilie parce que, après tout, je me croyais une certaine épaisseur, si ce n'est corporelle, au moins spirituelle ; le vieux Géronime qui parlait du nez et trébuchait sur les mots était coq à bord d'un voilier. Ses idées politiques étaient aussi savoureuses que sa cuisine. Il avait une épaisseur. Mais voyez les ravages du syndicalisme prolétaire : le cuisinier français d'un restaurant brésilien m'a dit l'autre jour qu'il ne pouvait pas me servir une sole grillée parce qu'il pratique main­tenant la « nouvelle cuisine française » où tout est cuit au four, dans des feuilles d'aluminium. Je ne dis pas que ce soit mau­vais, mais enfin ce n'est pas ce que j'ai demandé. Et puis, en fait de « nouvelle cuisine française » ce serait plutôt une ancienne cuisine américaine, car il y a belle lurette que les ménagères yankees font ainsi, pour éviter d'avoir à récurer les casseroles. 96:277 En somme les clients de ce restaurant subissent des exigen­ces prolétariennes dissimulées sous le prétexte de nouveautés culinaires, cependant que les légumes, trop rouges ou trop verts sont devenus filiformes et sans aucun goût, signe du désir de tout niveler dans l'anonymat. Nous butons sur ce prolétarisme, sorte de marxisme endé­mique et sénile, à tous les coins de la vie, généralement nuancé de sentimentalisme, qu'il s'agisse de la protection des Indiens, du parcage des ours polaires et du bien-être des prisonniers, ou de l'enseignement du modelage aux enfants, sans que jamais les problèmes réels soient sérieusement étudiés. De ces enthousias­mes débordants il résulte des absurdités sans nom : publica­tions de journalistes mal informés, interpellations burlesques à la Chambre, déclarations trompeuses de ministres trompés, et enfin une quantité d'œuvres sociales, réunions d'incompétents, séminaires, tables rondes, sans grand profit pour les prolétaires. On vient de proposer à la Chambre brésilienne une loi garan­tissant aux Indiens les avantages de la sécurité sociale, assu­rance maladie, accouchements, la pilule, la retraite, la prothèse dentaire (et le Paradis à la fin de vos jours ?). Mais un député opposé à l'opposition a fait observer que ce serait de la dis­crimination raciale car les assurances sociales fonctionnent pour tous les salariés, qu'ils soient blancs, noirs ou jaunes, et puis il y a plusieurs sortes, d'Indiens : les nus, qui vénèrent leurs ancêtres en les dévorant ; les habillés, qui sont souvent protestants et quelquefois catholiques ; les adaptés, qui tra­vaillent dans les villes, et les inadaptés, légions insolites de tou­tes les races, qui, pour peu qu'ils aient des cheveux lisses, se disent d'origine indienne, faute de mieux. Enfin les députés auront du mal à débrouiller ces problèmes de castes proléta­riennes. A bord de mon bateau nous faisions aussi des réunions auxquelles je prenais conseil au sujet de quelque décision importante relative à la manœuvre, mais ni le mousse ni le novice n'étaient en mesure d'opiner utilement. Ils se taisaient. 97:277 Aujourd'hui le prolétarisme de base n'est composé, dirait-on, que de mousses et de cuisiniers qui décident de leur sort, et du nôtre, sans nous consulter ; le « dialogue » est pourtant ouvert disent-ils, dans tous les sens, entre ingénieurs et opéra­teurs, élèves et professeurs, parents et enfants, mais, par un coup du destin, il tourne toujours au profit de l'inférieur, comme on disait du vénérable cab londonien, où le supérieur était nécessairement inférieur au postérieur de l'inférieur. Alors je vois des poupons choisir impérativement leur régime alimen­taire sans que la maman ose même donner son appui à droite ou à gauche. C'est ce qu'on appelle l'apprentissage de la liberté à la mamelle, et cela continue toute la vie, jusqu'aux postes avancés de législateurs et de diplomates qui, mis en bouteille dès la jeunesse, n'en sont plus sortis, quelle que soit l'étiquette. Dans le domaine de l'art, avec un petit a, a a a a a, mis à la portée de tout le monde selon les principes susdits, la dyna­mique de groupe fonctionne grâce aux « multiples » (qui sont des reproductions) et grâce aussi à la vitesse, à l'improvisation et à l'inachèvement, toutes conditions jugées idéales à la massi­fication ([^6]). Le Moyen Age n'avait pas attendu nos prolétari­sologues pour démocratiser l'art : il y en avait partout, du beau du bon, longuement élaboré et soigneusement parachevé, depuis le toit de la maison avec ses faîtages, jusqu'à la clé de la cave ; dans les cathédrales, les chapelles ; sculptures, fresques, icônes, vitraux, triptyques, miniatures, orfèvreries, damasquinages, et tout cela à portée de la main et de l'œil de la maman Villon. Or ce n'était pas un art prolétaire, c'était un art peuple, non un pop'art, sentez la nuance, et bien français, au temps où les gens savaient ce que parler veut dire, en images comme en langage. Bernard Bouts. 98:277 ### Les émeutes liturgiques aux Indes par Hamish Fraser AUSSI DÉSASTREUSES que soient les conséquences de la réforme liturgique de l'après-concile, elles n'ont nulle part été aussi catastrophiques qu'en Inde. Et cela n'a rien de vraiment surprenant. Car avec pas moins de 225 langues et dialectes, et environ 15 langues nationales officiellement reconnues par le gouvernement indien, le sub-continent est une véritable tour de Babel. Tant que le latin était la langue liturgique universelle, cette diversité des langues n'avait aucun effet sur le culte public de l'Église. Mais à présent, le « sacrement de paix et d'amour » (c'est ainsi que le sacrifice de la messe est décrit dans le caté­chisme du concile de Trente) est devenu une occasion de haine, de violence et d'émeutes dans l'archevêché de Bangalore, dans l'État de Karnatka. 99:277 L'archevêché de Bangalore Paradoxalement, c'est le diocèse qui, jusqu'en 1972, fut gouverné par le fameux Mgr D. Simon Lourduswamy. Puis celui-ci devint secrétaire de la sacrée congrégation pour la pro­pagation de la foi. Si Mgr Lourduswamy est important c'est parce qu'il est secrétaire de cette congrégation qui a beaucoup d'influence dans le « Tiers-Monde ». Comme il tient les cordons de la bourse de la « Propaganda Fide », il a pu exercer d'énormes pressions sur la Conférence des évêques indiens qui ont été poussés à donner plus ou moins carte blanche au frère de Mgr Lourduswamy, le non moins fameux père Amalorpavadas. Il y a peu de temps, le père Amalorpavadas était directeur du centre biblique, catéchétique et liturgique national de Ban­galore (NBCLC). Il a été récemment promu à la chaire de christianisme de l'Université de Mysore, mais son disciple le Frère Puthengady lui ayant succédé au NBCLC, ce dernier continuera sans aucun doute à être l'instrument de l'hindouisa­tion de l'Église à laquelle le père Amalorpavadas et son frère ont toujours montré tant d'attachement. *L'église du NBCLC* L'hindouisation effectuée par Mgr Lourduswamy et son frère est symbolisée de manière significative par l'église du NBCLC de Bangalore, qui a été transformée de manière à res­sembler le plus possible à un temple hindou. 100:277 Pendant dix ans des dieux hindous ont figuré sur les vitraux -- particulièrement la danse de Shiva (dont le pénis ou « lingam » est vénéré par les Hindous). Il y avait Brahma, Vishnu et Shiva (la « trinité » hindoue : Brahma le créateur, Vishnu le préservateur, et Shiva le destructeur). Mais à la suite des protestations continuelles des laïcs, et aussi des Hindous, auprès du pro-nonce et du pré­sident de la Conférence épiscopale indienne, ces images ont été ôtées en 1979. Mais à la place de la croix, on a placé une coupe au sommet de l'église, pour la faire ressembler à un temple hindou. Selon le père Amalorpavadas, cette coupe contient du nectar et symbolise le dieu qui est dans le temple. Dans l'hindouisme, la tradition veut que la divinité qui préside dans le temple réside dans la coupe. Cette idée et ce symbole sont purement païens et n'ont rien à voir avec la culture popu­laire. Le fait est que cette prétendue acculturation a déjà eu des effets désastreux. *Pas de conversion,\ mais des retours à l'hindouisme* Au lieu d'amener les Hindous à l'Église, il en a résulté que les catholiques sont retournés à l'hindouisme et cela en nombre considérable -- suffisamment pour alarmer sérieusement les catholiques qui continuent à prendre leur foi au sérieux. Car en Inde où il n'y a que 10 millions de catholiques pour une population de 685 millions (approximativement 1,7 %), on peut craindre que si le désordre et la désunion post-conciliaires ne sont pas contenus la survie de la foi soit en grand péril. 101:277 *Désunion = émeutes* Comme nous l'avons déjà indiqué, ce désordre et cette désunion se sont particulièrement manifestés dans l'archevêché de Bangalore, où la controverse sur la langue de la liturgie a déjà dégénéré en émeutes. Celles-ci étaient en premières pages des journaux, juste avant le Congrès des laïcs de l'Inde qui s'est tenu (du 27 au 29 mai) dans la cité voisine de Mangalore et auquel nous avons été invité à prendre la parole. *Pourquoi des émeutes* La raison de ces émeutes n'est pas difficile à comprendre. Bangalore est la capitale du Karnatka dont la langue officielle est le kannada. Ainsi dans l'archevêché de Bangalore, il y a environ 200.000 catholiques (environ 2,5 % de la population totale) qui sont disséminés sur quatre districts, vivant au milieu d'un nombre beaucoup plus important de non-catholiques. Bien qu'on estime que 75 à 80 % des catholiques de cet archevêché parlent tamil et seulement 10 % le kannada, on tente d'imposer le kannada comme langue liturgique même dans les paroisses où la majorité des fidèles parle tamil. Paradoxalement, cette agitation pro-kannada, qui est appuyée par certains groupes de pression hindous, est dirigée par des hommes qui parlent la langue telugu (le telugu est la langue de l'État voisin d'Andhra Pradesh). Ces hommes sont Jacob Francis, ancien séminariste, secrétaire de l'Association chré­tienne kannada, et le père Anthappa. Le Rashtriya Swayam Sewak Sangh (RSS), une organisation qui cherche à promou­voir un « raj hindou », est aussi suspecté d'être pour quelque chose dans cette agitation. Le RSS est une formation para­militaire bien entraînée et très disciplinée, dont les membres sont tenus au secret par serment, et il a été prouvé qu'il a suscité des troubles en plusieurs endroits quand cela pouvait servir ses infâmes desseins. 102:277 *Minute des violences* ■ Le jour anniversaire de la Nativité de Notre-Dame, le 8 septembre 1980, la messe en plein air célébrée à 8 heures devant la basilique Sainte-Marie est interrompue par une mani­festation de « kannadiguais » qui crient des slogans injurieux. ■ Le 1^er^ novembre de la même année, un cortège, parti de l'hôtel de ville, brandissant une effigie de l'archevêque de Bangalore, défile jusqu'à la résidence épiscopale, où elle est brûlée. ■ Le 5 décembre 1980, fête de saint François-Xavier, il y a une telle agitation que pour la première fois on est obligé d'annuler la sainte messe. ■ Lors de la veillée de Noël 1980, la messe de minuit est également annulée à cause de la controverse sur la langue litur­gique. ■ Le jeudi saint 1981, des cris, de violentes bousculades et une hideuse pagaille dans la cathédrale entraînent la fer­meture de celle-ci les trois jours suivants. ■ Après la fête de saint Jacques, le 25 juillet 1981, on essaye de brûler la voiture de l'archevêque devant l'église Saint-Jacques pendant l'office de la première communion. La même année, la messe de minuit doit être supprimée à nouveau. Le même genre de désordres a eu lieu en 1982 et 1983, causé essentiellement par l'agitation pro-kannada, qui, vu le petit nombre de catholiques de langue kannada, n'aurait pu se produire sans un soutien hindou important. Les terribles scandales qui suivent vont montrer d'autres aspects de ces désordres. ■ Une femme chrétienne de langue tamil a été violée par plusieurs kannadiguais dans une école située dans le complexe de la cathédrale (le directeur de l'école est un partisan pro­kannada, le frère Anthappa). 103:277 ■ L'archevêque a été molesté à plusieurs occasions à la fois par les kannadiguais et les groupes pro-tamil, plusieurs prêtres des deux camps étant impliqués. Mais aussi, plusieurs prêtres ont été frappés et des messes ont dû être supprimées plusieurs fois dans différentes églises. Selon ce qu'on m'a rap­porté de plusieurs sources, il est arrivé une fois que l'hostie est tombée sur le sol et a été piétinée pendant que le prêtre était molesté. Cela est la réalité du « renouveau » liturgique du Centre national liturgique, biblique et catéchétique, qui s'est spécialisé dans les innovations liturgiques de toutes sortes dans sa déter­mination à « hindouiser » l'Église. *La cause immédiate des émeutes* Les émeutes de mai 1983 à Bangalore furent occasionnées par la circulaire n° 3/83 datée du 24 mars 1983, dans laquelle l'archevêque de Bangalore (Mgr P. Arokiaswamy) définissait la ligne de conduite de l'archidiocèse quant à la langue de la liturgie. Dans cette circulaire il était dit que « le dessein de l'arche­vêché est de faire du kannada la langue principale de son culte liturgique dans un délai de cinq ans, même plus tôt, partout où les circonstances le permettent ». Cependant, on estime généralement que l'archevêque a écrit cette circulaire sous la contrainte -- conséquence des pressions des fanatiques kannada appuyés par des Hindous. Cela a même été dit publiquement par deux journalistes dans le Deccan Herald du 9 juin, l'un d'eux écrivant que l'ar­chevêque lui-même l'admettait. Un porte-parole officiel des catholiques de langue tamil l'a lui aussi déclaré publiquement. 104:277 C'est certainement la publication de cette circulaire qui a fait éclater les émeutes du 22 mai 1983. Car le 20 mai, M. A.P. Selvaraj, président de l'Association de défense des chrétiens tamil du Karnatka, avait demandé l'annulation de la circulaire de l'archevêque qui, disait-il, avait été écrite sous la menace. En même temps il avait aussi annoncé que les catholiques de langue tamil iraient en cortège, le 22 mai, soumettre au gou­verneur, au gouvernement et à l'archevêque un memorandum mettant en lumière leurs doléances. En réaction à cette initiative, la faction kannada annonçait qu'elle ferait une contre-manifestation. Là-dessus la police inter­dit pour huit jours toute manifestation. Cette interdiction ne fut pas respectée par les catholiques de langue tamil et c'est pour cette raison qu'ils furent chargés par la police, le 22 mai. *La position du premier ministre* En réponse aux réclamations faites au gouvernement par les manifestants, le premier ministre du Karnatka dit qu' « étant de foi hindoue » il pensait que « toute prière est une affaire entre Dieu et l'homme et que par le fait même il était dérai­sonnable d'exiger une langue particulière pour prier dans les églises ». Ensuite le Deccan Herald du 13 juin 1983 annonça que le gouvernement du Karnatka avait formé une commission tripartite afin d'étudier le problème de la langue dans les égli­ses de l'État. 105:277 *La réplique de l'archevêque* Cela suscita une réponse immédiate de l'archevêque de Ban­galore, Mgr Arokiaswamy. C'est ainsi que dans un article du 15 juin 1983 il demandait « à la commission du gouvernement de s'en tenir à la loi et de clarifier la situation ». Il expliquait : « La prérogative de déterminer et de régle­menter la langue du culte dans l'Église catholique appartient seulement à l'autorité de l'Église. » Disant qu'il était censé trouver une solution prenant en compte les facteurs sociaux et connexes, il ajoutait : « Si le gouvernement s'arrogeait le pouvoir, soit directement soit par l'intermédiaire de la commission, de décider de la langue du culte dans les églises, alors je suis sûr que ce serait une atteinte injustifiée aux droits fondamentaux, particulièrement ceux des minorités. » Ces paroles, nul ne pourrait les désapprouver. Mais il reste certain que les troubles se sont produits précisément parce que les catholiques de langue tamil trouvaient que leurs droits avaient été bafoués à la suite de la capitulation épiscopale devant la pression de la minorité kannadigua appuyée par les Hindous. Et bien sûr, il faut aussi souligner que controverses et émeutes à propos de la liturgie de l'Église auraient été impen­sables si la langue liturgique universelle et immémoriale n'avait été supprimée, et la messe de toujours avec elle. Hamish Fraser. *Traduit de l'anglais\ par Yves Daoudal* 106:277 ### Jésus et les gens par Jean-Baptiste Morvan SI L'ON DOIT ou si l'on peut parler d'humanisme chrétien, c'est à partir de l'Écriture elle-même qu'il faut méditer sur les hommes, et non coiffer tant bien que mal (et sou­vent tout de travers) une étude hétéroclite des comportements humains avec une vague référence chrétienne surajoutée. Dans un domaine un peu particulier, il m'est souvent arrivé de conseiller par exemple la lecture des « Actes des Apôtres » à des esprits soucieux de connaître les rouages administratifs de l'Empire Romain, eux-mêmes fort représentatifs d'une bureau­cratie éternelle. Plus généralement, l'univers que nous obser­vons autour du Seigneur tout d'abord, autour des Apôtres ensuite, nous propose un ensemble de scènes et de portraits où nous retrouvons les gens que nous avons toujours connus, que nous fréquentons encore quotidiennement, ceux du quartier, de l'immeuble ou du village. Le spectacle n'est le plus souvent ni héroïque, ni ignoble ; il est fait de la suite presque ininterrom­pue des mesquineries, naïvetés, enfantillages, distractions et inconséquences dont nous avons nous-mêmes notre bonne part. 107:277 Une analyse morale et politique peut chercher là une docu­mentation des plus profitables, et la recherche du spirituel bénéficie d'une indispensable et préalable connaissance de l'homme. Encore est-il nécessaire de ne point concevoir une telle étude comme une « démythification » mutilante, en isolant l'observation de toutes les promesses offertes par un climat humain que nous serions tentés parfois de juger « trop humain », et en séparant ce temps initial de l'Église de ses prolongements et conséquences, en oubliant les interprétations, les méditations littéraires et artistiques apportées par les siècles suivants, jus­qu'au nôtre inclus. Les gens sont là, bien présents ; on ne finirait pas d'énu­mérer les naïfs, les rusés aux malices cousues de fil blanc, les vaniteux excusables et même innocents, les inquiets perpétuels hantés par le souci journalier du compte en banque ou du panier de la ménagère. Il y a celui qui est tout fier que Jésus le reconnaisse pour l'avoir vu sous le figuier, ceux qui se dis­putent les futures prééminences du Royaume des Cieux comme des présidences ou vice-présidences de sociétés locales, les éter­nels partisans du régime à poigne ou du coup de balai, atten­dant du Christ une sorte de Dix-huit Brumaire comme on en rêve au Café du Commerce. Les bons sentiments et l'esprit de la communauté familiale ou locale se manifestent souvent d'une manière impérative et même indiscrète : Jésus doit être cons­tamment avec eux, et pour eux. Il remplit certes ce rôle, mais d'une façon parfois imprévue et salutairement déconcertante. Sa présence ou son absence sont des épreuves révélatrices pour son entourage, même si les intentions du Maître ne sont pas immédiatement perçues. L'accueil peut être une vertu à condi­tion de ne pas être une mécanique servitude ; aussi Jésus tantôt attire les foules et tantôt se dérobe à elles. Dans le curieux épisode de la Fête des Tabernacles, il affecte de ne pas suivre les participants de cette rituelle et aimable kermesse, mais il s'y rend secrètement et il écoute ce que disent les gens : réflexions frustes que nous proférerions nous-mêmes sans doute. Les rencontres sont toujours imparfaites, jusqu'à la Pentecôte. On a le sentiment d'une humanité à courte vue, facilement déconcertée et oublieuse. Mais nous sentons-nous en droit de nous étonner de l'attitude de tous ceux qui ne reconnaissent pas immédiatement le Seigneur ? 108:277 Songeons à toutes les circons­tances où nous eûmes quelque peine à identifier une personne que nous croyions pourtant bien connaître, que nous connais­sons surtout en fait d'après l'image que nous pensions avoir gardée, mais que nous avons notablement déformée par le tra­vail intérieur de notre imagination. S'il nous arrive de recon­naître faussement quelqu'un que nous nous attendons à rencon­trer, nous avons aussi bien du mal à reconnaître une personne que nous tenions pour morte ; je me souviens d'en avoir fait moi-même l'expérience fort vexante... Tel est l'esprit de l'hu­manité réelle, avec ses limites, ses lacunes, ses inerties ; il serait illusoire de supposer en elle une plénitude immédiate et par­faitement réceptive. Cependant nous nous apercevons bien vite que le bilan n'est presque jamais négatif. Les propos parfois naïfs révèlent des aspirations mal formulées : c'est un désir profond de l'homme que traduit l'honnête Nicodème : « Comment peut naître un homme qui est déjà vieux ? » ou la Samaritaine si pressée de connaître l'eau qui étanche la soif à tout jamais. La matérialité des objections ou des espérances recouvre le cheminement à peine conscient des biens suprêmes ; mais il faut le temps, pour les gens d'hier comme pour ceux d'aujourd'hui. La bonne volonté profonde n'exclut pas les incompréhensions d'auditeurs bien conscients de l'échec momentané de leur intelligence : « Ce discours est dur », disent-ils, sans doute en fronçant les sourcils sous l'effet d'une concentration d'esprit provisoirement inutile. Mais il y a de nombreux passages de l'Évangile qui nous plongent, nous aussi, dans une perplexité analogue, et ce parallélisme est indirectement réconfortant. Pourtant nous nous exposons à un risque différent, celui-là même qui consisterait à nous satisfaire de cette ressemblance, à admettre que les gens d'aujourd'hui peuvent, comme ceux de l'Écriture, rencontrer d'emblée le Seigneur et l'écouter en estompant ou en oubliant l'expérience spirituelle fort diverse des siècles antérieurs. Les gens du premier siècle avaient la même nature humaine sou­vent décevante, mais aussi Moïse, les Prophètes, un passé his­torique où ils cherchaient justifications, références et modèles. La « primitive église » est une expression ambiguë, dans la mesure où elle laisserait croire à une sorte de génération spon­tanée d'un ensemble humain parfaitement nouveau. 109:277 Rêver aujourd'hui d'un retour à ladite église primitive n'est pas tou­jours une attitude exempte d'un primitivisme à la Jean-Jacques Rousseau. Notre réalité intérieure est différente, et l'espèce de cordialité fraternelle que nous ressentons à l'égard du « petit monde » de Jésus provient de plusieurs éléments auxquels nous ne pouvons renoncer sans consentir à d'absurdes mutilations morales et intellectuelles. Si nous sommes toujours « les gens » pour qui le discours est dur et dont la nature est fruste ou rétive, il n'en est pas moins vrai que la pratique constante de la méditation sur l'Écriture nous a depuis longtemps, éclairés sur nos carences et nos maladresses d'âme, qu'elle nous a apporté une vision étudiée, stylisée des situations humaines. Nos heures d'angoisse et nos jours de fête ont désormais leurs correspondances et leurs modèles dans les scènes bibliques et évangéliques inspiratrices des œuvres littéraires, picturales, musicales ; le discours est moins dur parce que toutes ces initiatives ont cherché à pré­parer l'effort de compréhension par l'illustration de la ferveur et de la tendresse. La gravité ou le sourire visibles sur les tableaux religieux, les sculptures du Moyen-Age, de la Renais­sance, des temps classiques sans oublier les mieux inspirés d'entre les créateurs modernes, ont conféré à nos expériences ordinaires une dignité généreuse. L'émoi des Juifs devant la grandeur du Temple est partagé par nous lors de la contem­plation d'une cathédrale, voire d'une église simple et familière à nos regards ; les Noces de Cana et même la Cène projettent une lumière indirecte et ennoblissante sur nos réjouissances modestes. Les maîtresses de maison redoutant la honte des cou­verts oubliés ou des rôtis brûlés se remémorent sainte Marthe accueillant Jésus. Que d'esprits devant la magnificence d'un office ou la noble et silencieuse quiétude d'un cloître ont trouvé la réponse à l'éternelle question de Nicodème sur la difficulté des renaissances ou à la demande de la Samaritaine en quête de l'eau pure et du rafraîchissement suprême ! Les artistes auteurs d'œuvres religieuses nous ont suggéré jusqu'aux gestes, aux attitudes, aux expressions de physionomie des gens soucieux de chercher la vérité et de l'accueillir ; ce n'est pas l'es­sentiel, mais c'est la marque d'une charité intemporelle. 110:277 Il est des poèmes, des cantiques, des musiques fortuitement entendus qui nous ont soudain donné l'impression de comprendre, en un fugitif éclair, le sens d'un passage obscur des textes sacrés. Ils constituent le trait d'union entre l'Écriture d'une part et l'écoulement continu et quotidien des actes et des propos ; ils nous rendent attentifs même aux conversations apparemment anodines. Ces auxiliaires de la tradition nous engagent à être constamment des quêteurs passionnés du sens profond, ils nous persuadent que cette attente n'est jamais vaine. C'est pourquoi nous n'entendons pas sans irritation les cri­tiques acerbes contre tous ces travaux des hommes du passé chrétien, les condamnations allègrement portées contre un cli­mat intellectuel qualifié de « triomphaliste ». Rien n'est de trop pour nous dans le trésor de ces acquisitions anciennes, et les fictions naïves de la Légende Dorée, les contes pieux de l'âge médiéval tels que « Le Chevalier au Barisel » m'ont souvent fait penser à l'aumône de la veuve dans l'Évangile. Il n'est guère, je pense, de croix ou chapelle de hameau, de lieudit portant encore le nom d'un saint mal connu, qui n'ait en quel­que jour réconforté le passant amer se plaignant d'avoir long­temps jeté le filet sans rien prendre. La chaîne des perplexités, irritations, récriminations, grognements, commence au temps même où Jésus vivait sa vie terrestre. Mais ces mesquineries bien humaines, ces tristesses surestimées voisinent toujours avec d'autres instants de réconfort et de clarté sans cause précise, d'ascension spirituelle soudaine. Le tort -- et peut-être le crime -- de toute une école de pensée moderne est d'avoir réduit le spectacle de la condition humaine au déroulement des états psychologiques mornes ou fastidieux. La méditation reli­gieuse de la Bible et la connaissance de la culture chrétienne à travers les âges nous restituent l'image complète des « gens », des gens qui passent, de nos compagnons de route ; nous sou­haiterions pour eux qu'ils n'aient pas perdu les secours et les enrichissements qu'il nous est donné de trouver encore. Une éclaircie du ciel entre les nuages peut susciter une oraison spontanée ; mais il y entre souvent le souvenir confus d'un détail observé dans le décor de fond d'une Nativité ou d'une prédication au désert, contemplés autrefois. 111:277 Nous avons dans notre passé ancestral les éléments d'une longue préparation à la vie ordinaire ; certes la grâce divine peut passer sans de tels secours ; mais ces dons ne doivent pas être refusés à nous-mêmes ou à autrui afin d'obliger les âmes à je ne sais quel exploit solitaire, inouï et quasi-surhumain. Le paysage affectif de la France, même dans l'ordre intellectuel, reste celui d'un terroir pour messes matinales. Nous serons toujours « les gens » rustauds, inquiets, grognons ; mais qu'il nous soit permis d'être aussi les paysans peints par Le Nain, dignes et graves, et les personnages méditatifs de Georges de La Tour, silencieux autour d'une lumière parcimonieuse et précieuse au sein de la pénom­bre ambiante. Jean-Baptiste Morvan. 112:277 ### Saint Sernin de Toulouse *Fête le 29 novembre* par Jean Crété L'ÉGLISE *de Toulouse honore comme premier évêque et martyr un saint appelé en latin Saturninus. A Toulouse et dans toute la moitié sud de la France, il est appelé saint Sernin, et l'on courrait le risque de n'être pas compris si l'on parlait de saint Saturnin, forme usitée dans la moitié nord de la France.* *Sur saint Sernin, nous avons, en plusieurs exemplaires, un manuscrit du V^e^ siècle qui semble digne de foi. L'auteur nous dit très clairement que la vraie foi ne se répandit que lentement dans le sud de la France, et que c'est seulement au III^e^* *siècle que saint Sernin vint évangéliser Toulouse et en devint le pre­mier évêque. Aucun détail ne nous est donné sur son origine et son apostolat. L'auteur nous raconte seulement son martyre, qui eut lieu en 250.* 113:277 *Alors qu'il passait devant le Capitole, Sernin fut appréhendé par la foule païenne qui lui reprochait de rendre muettes, par sa seule présence, les statues des dieux à qui l'on demandait des oracles. Le saint évêque répliqua qu'il n'avait aucune raison de s'incliner devant des dieux rendus muets par sa seule pré­sente, et il prêcha aux païens le Dieu unique qu'il adorait. Ren­dus furieux par ces paroles, les païens attachèrent Sernin par les pieds au taureau qu'ils s'apprêtaient à sacrifier, puis ils excitèrent la bête, qui traîna le saint évêque sur les degrés du temple, puis dans les rues sur environ 350 mètres. Saint Sernin mourut ainsi, le crâne fracassé. Pour cette raison, il est invoqué contre les maux de tête. Deux chrétiennes ensevelirent le mar­tyr hors les murs, en bordure de la voie romaine Carcassonne-Toulouse-Bordeaux.* *Le souvenir du lieu de la sépulture fut pieusement conservé. Un siècle plus tard, l'évêque saint Hilaire, après avoir procédé à la reconnaissance des reliques, fit construire un modeste ora­toire en bois sur la tombe du martyr. Au début du V^e^ siècle, l'évêque saint Exupère fit transférer les reliques dans une nou­velle église, construite à quelque distance ; cette translation eut lieu un 30 octobre vers 405-410. La basilique actuelle est du XI^e^ siècle ; elle fut consacrée en 1096 par le pape Urbain II. Un monastère desservait cette basilique. Mais dès les V^e^ et VI^e^ siècles, le culte de saint Sernin s'était répandu dans le sud de la France et en Espagne. Tours, Verdun l'adoptèrent au V^e^ siè­cle. Le souvenir de la date de la passion de saint Sernin étant perdu, on fixa sa fête au 29 novembre, date à laquelle Rome honore le martyr non pontife du même nom, saint Saturnin.* *En 1169, Louis VII dédia à saint Saturnin de Toulouse la chapelle de son château de Fontainebleau ; cette chapelle fut consacrée par saint Thomas Becket, évêque de Cantorbéry, futur martyr, alors exilé en France.* 114:277 *Dans la région parisienne, les églises de Nogent-sur-Marne et de Champigny sont dédiées à saint Saturnin, ainsi que l'église de Chambourcy, paroisse de l'ancien diocèse de Chartres, rat­tachée en 1802 au diocèse de Versailles. On trouve quelques églises dédiées à saint Saturnin dans la moitié nord de la France, et plus de deux cent cinquante portant le titre de saint Sernin, dans le sud de la France et en Espagne. Au Moyen Age, on vou­lut faire de lui un saint de l'époque apostolique. Les leçons du propre de Toulouse ont été corrigées sous Pie XII, conformé­ment à la passion du V^e^ siècle. On peut penser que Toulouse reste fidèle au culte de saint Sernin, bien oublié ailleurs.* Jean Crété. 115:277 ## NOTES CRITIQUES ### L'agent double, héros de notre temps Vladimir VOLKOFF : *Le Trêtre* (Julliard). Le titre est un néologisme qui évoque à la fois)e mot *traître* et le mot *prêtre,* et il évoque si bien la situation centrale de ce roman qu'il faut l'accepter. *Le Trêtre* décrit deux figures fondamentales du monde roma­nesque de Volkoff, et d'ailleurs du monde d'aujourd'hui : l'agent secret et le prêtre. La particularité, c'est qu'il s'agit ici d'une seule personne qui mêle inextricablement les deux qualités (il n'y a pas, comme dans *le Retournement,* conversion et rejet de l'ancienne fidélité, il y a une conversion qui reste clandestine). Le lieutenant Grigori, qui s'est couvert de gloire dans la guerre contre l'Alle­magne, est membre d'un service secret soviétique. On lui confie une mission exceptionnelle : « pénétrer » l'Église russe. Il a vingt ans pour découvrir les secrets de cette conjuration permanente (car il faut bien qu'il y ait secret pour résister au communisme). Au bout de sa tâche, Grigori révélera tout, le dernier bastion de résistance au pouvoir explosera. Ce sera une grande victoire du progrès. Grigori est une brute intelligente, d'une fidélité absolue, effi­cace, et cynique. Il se rappelle toujours avec plaisir certaines tor­tures infligées dans des interrogatoires et c'est moins chez lui perversité que sens du travail bien fait, un travail qui a ses bons moments. 116:277 Ce côté vigoureux, mais trop simple, va lui jouer un mauvais tour. Séminariste, il se rebelle quand les miliciens viennent arrêter son groupe. Le dernier ordre du prêtre qui le formait est que Grigori devienne pope, mais non pas moine, ce qui l'exclut (selon les habitudes de l'Église orthodoxe) de l'épiscopat, et le conduit au mariage. Il devient pope, et il épouse Alona. Mais il est rassuré : son chef lui a promis de le rendre bientôt veuf. Tout espoir de devenir évêque n'est donc pas perdu. Pendant des années, Grigori a donc dit la messe, baptisé, visité les malades. En même temps, il a dressé son fichier, relevé les noms des fidèles clandestins (parfois des responsables du parti), espionné le clergé. La verve de Volkoff, son imagination du détail précis, le servent à merveille pour décrire le peuple russe, et cette flamme tremblante de la foi qui persiste, à peine tolérée, méprisée, mais invincible. Grigori impavide, inaccessible au doute, ricanant, remplit sa mission. Personnage odieux qui n'arrive pas à être anti­pathique. Il y a en lui une robuste simplicité qui le fait bienvenir. Mais pendant ce temps les chefs de service changent. Au barbare jovial du début succède un bureaucrate. C'est si l'on veut le style Robespierre après le style Danton. Et le style Robespierre ne s'accommode pas de la liquidation d'Alona, où il soupçonne un caprice du pope. Grigori est désolé : la mission tourne mal. On lui demande même de se prêter à une opération dérisoire : il écrira à un professeur d'athéisme, Lidermann, que ses leçons lui ont fait perdre la foi, grâce à quoi le professeur deviendra académicien. Aux yeux de Grigori, ce but minuscule est un vrai sabotage de sa tâche, mais il est discipliné. Il écrit. C'est un chef-d'œuvre d'ambiguïté volontaire et involontaire. L'agent en mission doit écrire comme un pope vaincu par les Lumières, et cela ne le dérange nullement. Mais il n'oublie pas qu'il est « de la maison ». L'officier Grigori a son franc-parler. Il montre l'échec de la déchristia­nisation, parce qu'on a sous-estimé l'adversaire, en faisant une analyse trop simplette. Après quoi, le pope Grigori dit ce qu'il pense être sa dernière messe. C'est un des grands moments du livre. Grigori a la vision du Christ et de la Vierge. Et il n'en est en somme pas bouleversé ; on pourrait croire qu'il s'y attendait. 117:277 Comme si sa foi était telle­ment profonde (tout enfouie et niée qu'elle est) que ces apparitions ne soient en somme que des confirmations de ce qu'il savait. Des confirmations qui de plus ne changent rien. Il a choisi le camp de la révolution, il ne le déserte pas. Le Christ est là, bien sûr, mais c'est l'ennemi. C'est une scène tout à fait étrange, dont le romancier fait sentir et accepter toute la complexité. Signe d'un talent tout à fait exceptionnel. Volkoff est certainement le seul romancier aujourd'hui capable de ces pages. La lettre à Lidermann a paru suspecte, trop critique pour ces conformistes. Grigori est donc arrêté et torturé, comme s'il avait trahi, passant à la « conjuration » religieuse. Et c'est à ce moment, dans la souffrance, qu'il *trahit* en effet, qu'il rejoint le Christ, avouant à ses bourreaux : « le chef de la conspiration s'appelle Jésus ». Un dernier renversement de situation va donner au dé­nouement toute son ambiguïté. Une nouvelle mutation amène un nouveau chef au service. Paradoxalement, celui-ci se conduit comme l'agent secret l'avait si longtemps souhaité : le fichier est exploité, on arrête les fidèles, Alona est renversée par un camion, et le pope Grigori va devenir évêque. Il accepte, logiquement. Et il est sans doute devenu vraiment chrétien, mais au même moment, son espionnage de tant d'années commence à semer la mort chez ses frères. Évêque, il trahira sans doute le service secret qui l'emploie, et qui est son nouvel ennemi, mais, de son nouveau camp, il sera toujours séparé par son crime. Crime qui restera secret, sauf dans la confession, mais que le confesseur, sans doute, se gardera de divulguer : on ne joue pas avec cette société. Telle est l'étonnante, l'incroyable histoire que raconte Volkoff. Incroyable ? Sans doute, mais le romancier réussit à nous y faire croire et c'est dire son envergure. Et il faut ajouter ceci : elle a dans son équivoque, une sorte d'affinité avec le moment où nous sommes, qui exclut de plus en plus les figures simples et claires. Le jeu est devenu naturellement complexe. Déjà, avant-guerre, Drieu avait compris qu'un des héros de notre temps était l'*agent double.* Les règles n'ont fait que s'embrouiller depuis. Georges Laffly. 118:277 ### La bibliographie de Maurras Roger JOSEPH et Jean FORGES : *Nouvelle bibliographie de Charles Maurras,* édition définitive 1980, cor­rigée et complétée sur l'édition de 1953, deux tomes à « L'Art de voir », 39 rue Granet, Aix-en-Provence. Pour dire l'importance, toute l'importance, de la *Nouvelle biblio­graphie de Charles Maurras* amoureusement élaborée par Roger Joseph et Jean Forges (« L'Art de Voir », Aix-en-Provence), il con­vient tout d'abord d'en tracer la genèse. A l'origine, une date : 25 avril 1948. Ce jour-là *Aspects de la France* s'avisant de consacrer à Charles Maurras, pour son quatre-vingtième anniversaire, un gros numéro spécial, Georges Calzant demanda à Roger Joseph de dresser « une liste schématique des livres du Maître ». Roger Joseph s'exécuta et déclencha l'ire d'un lecteur attentif qui écrivit pour demander : « Qui est le responsable de cette esquisse incomplète ? » Piqué au vif, Roger Joseph répondit au lecteur irascible en lui expliquant, notamment, ce que tous les journalistes savent : « Secrétaire de rédaction = secrétaire de ré­duction ». Bien que très incomplet, le travail de Roger Joseph avait été, en effet, rogné par des impératifs journalistiques. Le lecteur attentif était forézien. Il s'appelait Jean Forges. De ce premier échange de lettres allait naître d'abord une *Biblio-icono­graphie générale* (publiée à Roanne, en 1953), puis ce monument pour notre temps : la *Nouvelle bibliographie.* Quand on prononce le mot « monument » devant Roger Joseph, il répond gentiment : « Ne parlons pas de « monument », si vous voulez bien... Ou plutôt, réservons-en le terme à l'œuvre maurrassien lui-même qui le mérite seul par son étendue, ses proportions, sa robustesse. Pour en inventorier les éléments, il n'y eut guère que deux difficultés : une matérielle, une morale. 119:277 D'une part, en effet, les tout premiers ouvrages de Maurras étaient souvent introuvables, en raison de leur tirage limité et surtout de leur fréquente absence dans les bibliothèques officielles, y compris la Nationale, état de fait qui ne facilitait point les descrip­tions qu'on voulait minutieuses comme il se doit. D'autre part un scrupule pouvait, *a priori,* freiner la recherche rétrospective au-delà d'une certaine date, l'auteur lui-même s'étant interdit de repren­dre divers vieux textes qui ne correspondaient plus aux maturations de sa pensée. Mais l'approbation venue de Clairvaux, aussitôt que s'ouvrit la possibilité d'imprimer les deux tomes, avait absous d'avance l'indiscrétion éventuelle. Si, comme l'a fort justement rap­pelé un jour François Léger : « *Oui, Maurras a changé avec les années *», les aboutissements de sa longue quête intellectuelle devaient logiquement le conduire à *renier* des tâtonnements ou des témérités de jeunesse : ils ne pouvaient le conduire à *nier* ce qui avait été. Telle était la loyauté foncière de cet homme exceptionnel qu'il admit sans réserve, pour les énumérations de notre inventaire, la nécessité d'être complètes. » Le 4 mai 1948, Roger Joseph et Jean Forges prennent une décision : ils allaient mettre en commun leur savoir, leurs recherches et leur passion de bibliographes. Dans la foulée -- de l'enthou­siasme -- Jean Forges eut alors l'idée de constituer une « Association des Amis du Chemin de Paradis » (déclarée au J. O. le 2 décembre 1950) qui se proposait, en l'absence de Charles Maurras, de se consacrer à la préservation et à l'entretien du site historique de Martigues, maison et jardin. Pour apporter sa contribution à l'œuvre de l'Association, Maurras confia à Roger Joseph un poème (« Pour l'honneur d'un fleuve apostat ») puis un recueil de vers (*A mes vieux oliviers*)*,* puis un dialogue politique (*Le Guignon français ou le Rouge et* le *Blanc*)*.* Si l'on dit à Roger Joseph : « Dans le fond, vous étiez une des seules personnes capables de mener à bien une telle tâche », il hausse les épaules : « Vous voulez rire ! Quelqu'un qu'il faut toujours admirer beaucoup, pour sa fidélité au même Maître autant que pour son génie littéraire, Pierre Benoît, ne s'est pas gêné, au fil d'une conférence tunisienne de 1931, pour rabattre, si besoin était, le caquet des prétentieux éventuels : « *Il est à la portée de n'importe qui de dresser une biographie et d'en écraser le passant. *» Est-ce assez dire que tout le monde est capable de réaliser ce qu'ont fait les deux co-auteurs aujourd'hui en cause ? Mais reconnaître qu'il suffit pour réussir, de recourir aux modestes moyens qui s'appellent attention, méthode, patience et par-dessus tout du *temps,* voilà qui ne saurait m'empêcher de souligner l'immense part déterminante prise par mon complice roannais, Jean Forges, à l'éla­boration du livre, à la mise en œuvre de son impression et ensuite, durant les quelque vingt-sept ans qui séparent la sortie de la *Biblio-iconographie générale* de celle de la *Nouvelle bibliographie,* aux constants échanges de découvertes ou de compléments qui ont nourri les deux volumes, leurs nouveaux chapitres et les 620 pages de la réédition. 120:277 Il convient cependant de dire que cette réédition n'eût peut-être jamais vu le jour aussi vite, n'eût été l'heureuse rencontre d'un parfait spécialiste en bouquinerie maurrassienne, Robert Crozemarie, qui s'enthousiasma au point d'en assumer la charge sous l'enseigne de sa librairie aixoise, « L'Art de Voir », devenue maintenant parisienne, au n° 166 du boulevard Hauss­mann. Il semble plus que légitime de lui rendre hommage : grâce à lui, maintes universités des deux mondes se procurent déjà l'ins­trument de travail qu'un simple duo d'amateurs leur destinait dès l'origine. » Roger Joseph cite un nom. Robert Crozemarie. Il faut en ajouter un autre : Emmanuel Gallut. Issu de l'Inspection des Finances, Emmanuel Gallut était le gardien d'un « sanctuaire où la divinité de la Chose Écrite pouvait être dignement honorée ». « Aux Amis des Beaux Livres », librairie fervente où le beau le disputait au rare. Ce fut lui qui, à l'origine, prit l'initiative de dresser une ébauche de biographie de l'œuvre maurrassien. La mort vint le cueillir et l'empêcha de terminer la tâche entreprise. Dans l'introduction à la *Biblio-iconographie* de 1953, Roger Joseph a expliqué le comment et le pourquoi de cette gigantesque bibliographie maurrassienne. Quand on lui repose la question, aujourd'hui, il répond : « Pourquoi ? Sans doute parce que, tôt ou tard, devant la redondance d'un tel œuvre écrit, il aurait bien fallu qu'un quidam quelconque entreprît d'en dresser la nomenclature. Et, certes, il ne manquait pas d'intentions, voire de bonnes volontés, parmi les disciples du Maître, pour s'exercer en ce sens aux environs de 1930. Or, précisément cette année-là, un homme de caractère et de goût qui venait de fonder la société « Les Amis des Beaux Livres », le regretté Emmanuel Gallut, prit l'initiative en publiant ce qu'il intitulait simplement un « essai de biblio­graphie » mais qui, après les fiches déjà dressées par Hector Talvart, allait constituer la base essentielle du travail. Comment ce dernier démarra dès cette date, comment il fut d'abord mené parallèlement quoique dans l'ignorance mutuelle des deux signa­taires de l'actuelle *Bibliographie,* tout cela a été rapporté en détail dans l'avant-propos de l'édition originale, parue en 53 et tout de suite épuisée. » 121:277 Le 3 mai 1952, Charles Maurras recevait, dans sa retraite tou­rangelle, Jean Forges et Roger Joseph pour leur dire toute sa con­fiance. Sachant pouvoir « tout attendre d'eux pour le culte fidèle de sa mémoire et le respect intégral de ses volontés », Maurras leur remit une lettre-préface à utiliser, en quelque sorte, comme le sceau de la « vaste compilation autour de ses écrits ». A compulser la *Nouvelle bibliographie,* la tête vous tourne. C'est un modèle de clarté où rien ne manque : description métho­dologique et recension chronologique des ouvrages de Maurras, des textes insérés en tête ou dans le corps d'ouvrages d'autrui, des anthologies comportant prose ou vers de sa main, des pseudonymes qu'il utilisa, des incalculables collaborations qu'il a données à la presse ou aux revues, des volumes consacrés à sa personne ou à sa doctrine, des épigraphes à lui empruntées par des tiers, des dédicaces où d'autres inscrivirent son nom, des illustrateurs qui « enluminèrent » ses pages, des sculpteurs, peintres, médailleurs, dessinateurs ou photographes qui reproduisirent ses traits, et jus­qu'aux traductions les plus diverses... A lire la *Nouvelle bibliographie,* l'admiration vous saisit : la flamme, le souffle maurrassiens sont là, présents, familiers et, comme toujours, réconfortants. Quant aux rythmes de l'œuvre, Roger Joseph écrivait en 1953 : « Si la présentation extérieure des livres de Charles Maurras a manifesté d'incessants progrès depuis l'ori­gine, que dire de la diversité des modules ? Beauté formelle autant que grandeur matérielle, que d'écarts sensibles entre la minuscule *Mademoiselle Monk* in-32 que Monsieur André Malraux préfaçait en 1923 et le monumental *Mirage d'Orient* in-quarto Jésus que Ro­bert Laurent-Vibert chaperonnait une année plus tard ! Impossible de répéter ici la réflexion que René Ben­jamin prête à Maurice Barrès au seuil d'un *Soliloque* fameux : « *Comment envisager, sans un ennui profond, l'existence d'hommes de lettres tels qu'un Zola, ou tant d'autres confrères, attachés seulement à produire deux ou trois fois l'an un volume de même inspiration... et qui plus est, de même format ? Tout cela m'apparaît bien horrible et inutilement hors la vie... *» Comme ils épousent donc les modulations de la vie, au con­traire, ces tomes de toute hauteur, logiquement ou chronologiquement alignés sur le rayonnage ! Leurs dates mêmes apparaissent révélatrices : tandis qu'un Léon Daudet, dont la verve se déchaîna dans l'exil, sentait sa prodigalité littéraire s'étioler en prison, les prisons de Charles Maurras sont à chaque fois scellées par un regain de publications serrées : 1936-1937, 1944-1952 bourrent des saisons éminemment fertiles, soit que le loisir involontaire autorise mieux les courses de longue haleine, soit que le recul de l'espace et du temps favorise la provende et le groupement des feuillets anciens. » 122:277 Dernièrement, Roger Joseph nous confiait les sentiments qui ont présidé à l'accomplissement du « Monument Maurras », Écoutons-le parler : « S'il convient d'ajouter les satisfactions de l'âme et du cœur aux satisfactions dont l'intelligence et la raison ne furent aucunement privées en la circonstance, on se gardera bien de trancher la cruelle alternative : œuvre pie ou œuvre utile ? Certes, Charles Maurras ayant posé en principe : « *L'inutile nous fait horreur *», il va de soi que les responsables de sa bibliographie ont eu constamment en tête le désir d'une efficacité immédiate et pratique qu'ils s'appliquèrent de leur mieux à mettre au service du lecteur. Mais, tout à fait d'un même élan, ils ont tenu à témoi­gner envers leur Maître, sa mission, sa personne et son exemple, cette réelle piété de gratitude et d'attachement qu'attesta naguère le beau *Pius Maurras* de Jean Madiran, et dont le modèle nous a été légué par toute la généreuse amitié que le sage de notre siècle prodiguait aux fils de son esprit. Comme il est dit dans le *Phédon :* « Je n'ai jamais tant de plaisir au monde qu'à évoquer le souvenir de Socrate, soit que j'en parle moi-même, soit que j'écoute quelqu'un d'autre en parler. » La *Nouvelle bibliographie* est une source continuelle et d'éton­nements et d'émerveillements. Aux auteurs de la *Biblio-iconogra­phie,* Maurras avait confié un de ses meilleurs sujets de surprise à la lecture de leur travail : « C'est celui que me donne le titre d'un ouvrage édité en Indochine et intitulé « Rencontre entre Maurras et Confucius », par M. Pham Quynh, cela montre que tout arrive. » Ce n'est là qu'une surprise entre mille. Pour *se* faire une idée plus complète, il n'est que de suivre le conseil de Roger Joseph : « Ouvrez ! Lisez ! Et dites si la vertu essentielle des livres de Charles Maurras n'est pas que cette juxta­position s'ordonne, comme un choix, parce que l'har­monie de la pensée qui le meut confère, à ce qu'il se plut de nommer des « pouranas », une évidente Unité ? C'est encore Henri Lasserre qui l'a remarqué : « *Tout ce qu'il fait est définitif comme un testament. *» Deux fais sacré, par conséquent... D'aucuns, ce voyant, sont allés murmurant que ses ouvrages étaient faits d'articles de journaux. Ils n'ont rien compris. C'est tout le contraire : ce sont ses articles qui sont écrits comme des livres. » Entrez dans le « Monument Maurras ». Et laissez-vous guider. Alain Sanders. 123:277 ### Des enfants, des aventures, des bêtes L'histoire aurait pu tourner au roman balzacien : cela aurait été deux femmes de plus derrière les rideaux de dentelle à épier la vie des autres ; deux cancanières et chrétiennes à demi, aigres et tournées dans leur décor fouillis. On attend cela très vite en lisant ce livre. Et c'est le miracle. Dans le décor vieillot deux âmes charmantes s'épanouissent s'aidant l'une l'autre. Du coup les par­quets cirés, les napperons antiques et le bruit des horloges chan­gent de sens. Ils ne sont plus le décor étouffant et suranné où s'endorment les vies provinciales. On s'aperçoit même qu'ils étaient le cadre de montées humbles et lumineuses. *Deux femmes à la pointe de la mission* écrit par André Merlaud et paru aux éditions S.O.S. est cette histoire-là. Vraiment au style province il ne man­que rien. Les deux héroïnes vivent en Normandie. Elles sont seules car le père est mort. Elles sont traitées de *bigotes.* Dans le monde on les trouve bizarres et renfermées. Pourtant ces deux femmes endeuillées vont faire un travail immense. C'est elles qui créent l'*œuvre de Saint Pierre Apôtre.* Grâce à leurs sacrifices, à leur générosité cette œuvre entreprend la formation d'un clergé auto­chtone dans tous les pays de mission. Pour arriver à ce résultat Stéphanie et Jeanne Bigard ont accepté tous les détachements. La mère et la fille font l'objet de cette biographie écrite sans aucune raillerie. Au contraire l'auteur sait les montrer aux prises avec les responsabilités qu'elles se sont créées. 124:277 On lit l'affaire d'une traite car le style est plein de vigueur. L'histoire de ces deux apôtres nous suggère pourtant une critique : Chapitre premier, page 9 l'auteur dit « l'Église empêtrée dans des querelles de pouvoir et de prestige, acoquinée avec les « rois très chrétiens » avec les princes des arts et de la littérature... ». Il aurait été plus juste de dire *les représentants* de l'Église et non l'Église. Le dernier para­graphe de cette page est d'ailleurs confus au point d'être presque incompréhensible. Ceci dit ce livre comporte une typographie aérée et une jolie couverture. L'ensemble correspond aux lecteurs de 15 ans qui découvriront deux personnages inconnus et proches puis­que Jeanne, la fille de Stéphanie Bigard, est morte en 1934 très âgée. Un autre style de mission est celui que pratique Father Brown le limier en soutane, création de G.K. Chesterton. Finalement on revient toujours à Chesterton pour être sûr qu'une lecture soit exceptionnelle. Les grands auteurs ne manquent pas certes. Celui-ci a pourtant une verve, un suc, exceptionnels, comparables à aucun autre. Father Brown est ce petit prêtre effacé qui trouve l'assassin quand personne ne trouve. Comment trouverait-on avec si peu d'indices ! Pour Father Brown il n'y a pas de distance entre le visible et l'Invisible. Il cherche et nous découvre un monde nou­veau où chaque chose a un sens caché qu'il fallait comprendre. La progression rigoureuse et raide n'est pas son fort. Comme pour les enfants tout lui est signe et symbole et *tout compte.* C'est un univers écrit féeriquement en majuscules. Que le lecteur cartésien se méfie. Illusionniste et jongleur Chesterton crée un personnage déroutant avec cet Anglais imprévisible et passionnant. *La clair­voyance de Father Brown* écrit par G.K. Chesterton vient d'être réimprimé aux éditions 10/18 dans un format poche facile à trans­porter. Chaque nouvelle y égale l'autre ou la surpasse. On ne sait plus. C'est merveilleux ! Cela fera les délices des lecteurs de 14 ans. D'autres genres littéraires ont aussi leurs héros impérissables Grosfils, dit le Manchot par les humains, est de ceux-là. Grosfils, renard de son état est le héros d'une très belle his­toire intitulée : *Le Seigneur des hautes-buttes,* écrite par Michel-Aimé Baudouy et parue chez Hatier dans la collection « Biblio­thèque de l'Amitié ». Il ne s'y passe rien de plus que dans une autre histoire, pourtant ici rien n'est banal. Il y a un moulin, il y a une famille et alentour, la nature. Les saisons se déroulent avec leurs fastes, chez les hommes et aussi chez les bêtes. 125:277 Seulement l'auteur observe avec une acuité extraordinaire. Il a dû passer des heures dans les bois à écouter la nature. Alors il la dit avec une finesse, une précision parfaites. Il éclaire les secrets des fourrés. Il crée la paix sauvage de la solitude. Passent les saisons et nais­sent les bêtes. Chez les renards vient au monde un petit superbe c'est Grosfils. Celui-là est le héros de ce livre limpide au style pur...Grosfils perd trois griffes dans un piège et le voilà devenu ce *Man­chot* qui va dévaster la région. Les enfants du moulin s'attachent à la bête rousse ce qui fait le corps du roman. C'est tout et c'est très beau. C'est en plus une très jolie page de pensée française et de style français. Certains passages sont des morceaux de choix pour élargir le vocabulaire et peuvent servir de dictée (la chasse de la vieille renarde par exemple, chapitre 2). Peut-on dire que Michel-Aimé Baudouy a des affinités avec la vision de Maurice Genevoix ? Peut-être. Il a tout de même plus de *suavité.* Tout cela vous fait un petit ensemble très rare car la photo de la couverture est belle, la typographie aérée et les illustrations... heu... passent ! Ce livre convient aux garçons comme aux filles à partir de 11-12 ans. Dans le domaine des classiques *Ourson* est ce conte écrit par Madame de Ségur et qui charme encore puisqu'il vient d'être réimprimé. C'est le genre d'histoire dont certaines petites filles raffolent. Vous savez ces entrées fracassantes de chars féeriques accompagnés de bêtes enchantées ; ces maisonnettes cachées au plus doux du bois où logent princesses en guenilles et douces rei­nes ensorcelées ; ces mauvais sorts défaits par les fées et ces fins splendides au milieu des merveilles... Eh bien tout y est. Le prince transformé en ours et sauvé par l'amour d'une pure jeune fille se trouve au fond des bois et sa mère est reine et tout finit dans la liesse. Pour être classique ce genre d'histoire n'en est pas moins très importante. Elle maintient une hiérarchie de valeurs où ce qui est laid et ce qui est beau jamais ne se confond dans la pénom­bre. Par les temps qui courent, ce vrai conte -- et si joliment écrit -- est un trésor ! En plus ces illustrations du XIX^e^ siècle vous ont un de ces cachets ! Le dessin à l'encre de Chine convient fort bien aux falbalas des costumes et souligne l'élégance de l'ensemble. \*\*\* Pour les débutants pensez aux *beaux* livres. Les premières lectures devraient leur laisser un souvenir de beauté ineffaçable. C'est une manière d'attirer leur regard en haut, vers ce qui est *bien.* A cet usage correspond bien *Jacques et le haricot magique.* 126:277 C'est un conte anglais célèbre. Paru aux éditions Gautier-Langue­reau, il est raconté par Hélène Fatou, imagé et mis en page par Gerda Muller. C'est ce genre d'ouvrage qui tient et du livre et de l'album car il y a pas mal de texte et aussi des illustrations en grand nombre. Il est bien présenté et raconte en finesse cette vieille et belle histoire : Jacques découvre dans son jardin un haricot extraordinaire qui grimpe jusque haut dans le ciel. Intrigué il l'escalade. Il découvre un pays où vit un ogre géant et qui est riche. Par son intelligence et son courage Jacques rapporte de chez le méchant bonhomme de quoi guérir sa mère malade et elle aussi la rendre riche. C'est tout simple n'est-ce pas ? Seulement il y a bien des manières pour imager ce conte. Jacques pourrait être laid et le haricot ridicule. Le pays où il vit pourrait n'être qu'évo­qué d'un pinceau distrait. Et c'est ici tout le contraire. Le beau paysage rappelle ceux de l'Orléanais avec leurs blondeurs et leurs espaces. Les arbres se déploient dans la lumière. Jacques est un bambin souple et déluré à la frimousse charmante. C'est une ini­tiation à la beauté que ce livre, lequel devrait figurer dans toute bibliothèque familiale pour le bonheur de tous les petits. Et pen­dant que j'y suis c'est le moment ou jamais de vous parler d'un certain La Fontaine. La Fontaine est un des auteurs les plus souvent illustrés parmi ceux de notre littérature. Malheureusement il y a souvent beau­coup de distance entre l'esprit du poète et celui des images dont on le décore. C'est une espèce de péché de lèse-France. Et allez donc pour La Fontaine grotesque, La Fontaine mièvre, La Fon­taine pâteux, La Fontaine qui ne se ressemble plus à soi-même. Cela n'éclaire ni ne souligne à l'enfant l'exquise mesure et légè­reté du texte. C'est pourtant le rôle d'un véritable illustrateur de penser à ces choses ! Romain Simon vient d'imager *Les fables de La Fontaine,* un très beau livre-album que vient de publier la maison Gautier-Languereau. Lui sait comprendre son sujet. Les compositions sont pleines de mouvement et pourtant ne passent jamais la mesure. L'aquarelle d'ailleurs sied parfaitement aux poé­sies. Ces bêtes-là sont bien de chez nous comme le sont les riants paysages et le balancement des herbes folles. Ici La Fontaine retrouve le droit d'être Français avec l'élégance de son époque et la légèreté de son art. L'imagier, comme La Fontaine, d'ailleurs, maîtrise son métier de telle sorte que ses personnages ont l'air *tellement faciles.* C'est très joli. 127:277 Pour les familles vient d'arriver sur le marché un grand et beau livre au format à l'italienne : *Le livre d'or de Bébé.* Non seulement la forme est jolie mais le papier est luxueux, les cou­leurs très raffinées. Chaque page ressemble à un canevas avec son quadrillage pastel et ses personnages tout autour. La teinte géné­rale est d'un rose buvard très doux avec des verts cendrés des gris et des mauves. Tout est prévu pour l'histoire de cette nais­sance : le jour, heure, qui était là, quel était son poids et toute la suite. Il y a des places prévues pour les photos, pour le bilan médical et la première vaccination. C'est une belle réussite qui pèche pourtant sur un point. La page pour le jour du baptême est *trop loin.* Ce *Livre d'or de Bébé* créé par Nicole Lambert est éga­lement édité par Gautier-Languereau. L'offrir est une idée char­mante pour qu'un enfant commence sa vie *en beauté.* #### *Ils n'ont pas l'air d'être ce qu'ils sont* Que pensez-vous de l'histoire suivante : c'est celle d'Éloïse qui horripile les clients du Plaza-Hôtel de New York. Dès le matin Éloïse explose d'allégresse et déborde d'idées pour réussir la jour­née : Elle commence par une entrée sensationnelle, déboulant les couloirs avec deux bâtons pour en racler les murs. L'effet n'est pas mal du tout. Il est bien plus excitant toutefois lorsqu'elle a en plus mis ses patins à roulettes. Puis elle saute dans l'ascenseur qui s'arrête à l'étage : « Garçon, au douzième ». Elle zigzague à travers l'immeuble, occupant deux liftiers à elle toute seule et finalement s'installe au rez-de-chaussée pour réfléchir. Que va-t-elle faire ? : débrancher certains téléphones au standard ; ouvrir quel­ques colis pour voir et finalement chiper des brochettes, en atten­dant de commander au maître d'hôtel un os de bœuf et un raisin sec. Puis elle passe un temps d'après-midi à pratiquer une torture morale pleine d'humour sur la personne de son professeur. La charmante enfant a tellement de joie, voyez-vous, à vivre chaque heure du jour *selon son style.* La nuit son imagination s'enflamme. Elle part en guerre dans le placard et joue à se faire peur en inven­tant des monstres. Inévitablement c'est sa vieille *Nanny* qui encaisse la dernière trouvaille du jour : une torche électrique braquée sous son nez qui intime l'ordre à la vieille dame de se réveiller, parce que la petite et mignonne enfant se sent malade malaaade... Et le lendemain, explosant d'allégresse, Éloïse fait une autre entrée sen­sationnelle etc. 128:277 Qu'en pensez-vous ? Qu'il n'y a pas tant à en dire ! -- Ce serait aussi mon avis si ce genre d'histoire ne proliférait pas, apportant aux lecteurs une fausse version de la joie, ne déclenchait un mau­vais rire, n'apprenait pas que l'incohérence est la liberté et le désordre le comble de l'intelligence car il chasse l'ennui. Et les enfants aiment ce genre ! L'illustrateur crée toute une série de petits dessins à la plume pleins d'humour. La tache rose qui cir­cule partout met de l'ambiance. C'est le genre *type* de mauvais livre sous couleur de drôlerie. Éloïse dit elle-même qu'elle est la terreur du personnel. Les lecteurs, eux, la trouvent bien plus amu­sante que leurs tristes jours d'obéissance ! *Éloïse,* auteur Kay Thompson, dessins de Hilary Knight, paru chez Gallimard. Cette mauvaise gaieté me rappelle un autre livre, d'un humour plus louche : *Gus et les Hindous* de Hubert Monteilhet paru chez Nathan dans la collection Arc-en-poche. C'est l'histoire du petit bonhomme qui crut devenir Salami son chien, après avoir été puce un petit temps. C'est d'ailleurs une histoire très embrouillée que cette histoire-là. On ne saura jamais si Gus a *cru, est devenu* juste un instant, ou a *rêvé* tout simplement son aventure. Voici les faits : ce soir-là un ami de la famille était invité à dîner. Lancé sur la métempsycose il pérorait à propos de réin­carnation et menaçait Gus de transformations possibles s'il était méchant garçon. Il pourrait devenir puce par exemple... Possibilité soulignée d'un regard lourd de conséquences et dardé sans amé­nité sur le petit. Gus va se coucher dubitatif et mal à l'aise. Et puis il se passe des choses. Il se sent autre ; sa peau ne lui convient plus ; il voit les objets bien plus grands qu'à l'ordinaire. Finale­ment il *est puce* et ensuite il *est son chien.* Quand il sort de sa fièvre il n'est sûr ni d'avoir été cela, ni d'avoir été malade. Alors ? C'est cette ambiguïté qui est gênante et qui s'imprime dans le souvenir. L'histoire est écrite avec un joli talent. La plume de l'auteur se fait tour à tour tendre et espiègle et *le ton* est bien celui qui convient aux enfants. Justement ils se souviendront du livre et ne sauront jamais si Gus a changé d'identité mais ils s'habi­tueront inconsciemment à ce que cela soit envisageable. Bien sûr changer d'identité n'est pas possible. En revanche être possédé d'un mauvais esprit l'est tout à fait. Celui-là peut vous donner l'illusion d'être une puce ou un chien, ou n'importe quoi d'autre. Laisser un tel livre entre les mains d'un enfant c'est le prédisposer à jouer avec l'Invisible, à se laisser pénétrer par des *états* bizarres sans trop de crainte. 129:277 Dire que « *Le petit vampire* » n'est guère meilleur, revient à traiter à peu près le même sujet. S'il n'est pas question de désin­carnation et de réincarnation il s'agit au moins de faire amitié avec un vampire, animal bien connu du bestiaire fantastique. Il est question ici d'un vampirot tendre et affectueux recueilli par une vieille dame qui découvre ses charmes. Le pauvre n'est pas compris : « les gens n'ont pas de goût pour la beauté vampire ». Celui-ci pourtant aime faire le bien. Il ne fait jamais de méchanceté. Il suce votre bile. Il vous aide. Il vous garde sous son aile noire. C'est une espèce d'ange gardien velu, en somme. En s'apitoyant sur lui les enfants ne se rendent pas compte de ce qu'ils aiment ! Dans le monde cohérent du christianisme les symboles du Mal sont classés ensemble et ceux du Bien aussi. Ainsi la Fée est-elle toujours bonne et la Sorcière toujours méchan­te. L'une est belle, l'autre horrible. Elles ont toutes deux un petit peuple fantastique et dévoué à disposition pour créer des merveil­les ou perpétrer des sortilèges. Dans ce monde cohérent le Beau est l'expression du Bien et le Laid celui du Mal. Et que se passe-t-il maintenant ? Entouré de monstres incompris, de cas sociaux chez les chauve-souris, de manque d'affection chez les araignées, de mise en quarantaine injustifiée des cobras et des serpents minute, l'enfant circule parmi les monstres et va se coucher un drôle de cheptel dans la tête ! Bref il apprend que la laideur est une forme nouvelle de la Beauté. Cela ne va pas du tout ! *Le petit vampire,* de Renate Welsh, paru chez Nathan dans la collection : « Arc en poche ». Cette laideur devenue Beauté est un thème à la mode. Conjoin­tement, rabaisser une chose belle en la symbolisant par quelque chose de laid, qui ne lui est pas habituel en est un autre. Que penseriez-vous par exemple de la crotte comme seule œuvre de la vie ? C'est le très joli thème d'un petit livre intitulé : *Un éléphant ça compte énormément,* écrit par Helme Heine et paru chez Gal­limard dans la collection : « Folio-Benjamin ». L'éléphant qui fait autant de crottes qu'il a d'années n'en fait plus le jour de sa mort. Repartant vers le néant dont il est issu, c'est la seule œuvre de sa vie, c'est tout ce qu'il laisse derrière lui. Il y a même un autre thème, dès l'introduction nous sommes pré­venus : « Ce petit récit en dit beaucoup plus qu'il n'en a l'air. » 130:277 La fin nous annonce : « C'est un conte philosophique, qui va de la naissance jusqu'à la mort, où l'on n'est plus qu'un zéro -- ce que l'on était avant la naissance. » Et voilà ! \*\*\* Le conte loufoque est un genre en pleine vogue. Il en existe beaucoup. En voici un, délirant de trouvailles et qui vous met tou­tes choses sens dessus dessous : *La machine à contes,* écrit par Reberg, édité par Magnard dans la collection Magnard-Jeunesse. C'est l'histoire d'une princesse qui est malade et que l'on cherche à guérir. Un sorcier dit Bonhomme Vert s'y essaye puis une machine à contes, qui se détraque. Bonhomme Vert va chercher un dragon, mais là un de ces dragons ! : « un petit monstre bien monstrueux, comme il est doux, comme il est affreux c'est merveilleux »... Un rien de soufre parfume alors cette histoire de princesse et de capri­ces, *où -- pour rire --* tout est possible. *Pour rire* aussi, Bernard Haller a sorti *Dits et inédits* chez Stock. Un talent amer lui permet quarante textes crépitant d'ima­ges. Son regard d'artiste repose sur bien des aspects de notre épo­que. Il sait l'égoïsme, la bêtise, la cruauté, l'hypocrisie qui sont les nôtres. Il grince des dents. Il fait grincer les nôtres. Il a sur­tout une façon de parler de Dieu qui ne convient pas. Et c'est pourquoi finalement ces quarante textes mis bout à bout ne pro­duisent qu'un *mauvais rire.* Dans le genre il y a pire et c'est alors le *rire affreux.* J'en ai un bel exemplaire sous la main avec « *L'abominable destin des Areu-Areu *»*.* Ici nous remontons aux premiers âges. Dans la tribu des Areu-Areu seuls Mada et son amie Vée sont intelligents. Le reste est un ramassis d'imbéciles gloutons qui se tapent sur la tête pour produire des étincelles histoire d'en attraper une et se faire un petit feu. De petit feu il n'y a pas et ils s'agglutinent en grelottant pour se chauffer autour de cendres froides. Ils sont man­geurs de rats. Ils font tout à l'envers. Puis arrive une horrible histoire de guérisseuse qui racle leurs poils sur l'ordre de leur chef. Ceci est sensé les débarrasser de leurs coliques. Les poils repoussent. La vieille recommence. La douleur de cette pierre racleuse est telle qu'elle devient vite insupportable. Alors les Areu-Areu, adornés de longs poils noirs, se balancent mollement dans les arbres. Mada et Vée saisis d'écœurement vont vivre ail­leurs une vie plus haute et décident aussi de changer de nom. C'est ainsi qu'ils deviennent Adam et Ève. 131:277 Et c'est une nouvelle création du monde qui est proposée aux enfants de France, relé­guant parmi les vieilles lunes celle de l'éponge et de la petite algue bleue. *L'abominable destin des Areu-Areu* de Jean-Paul Nozière, éditions Magnard, collection Tirelire Poche. \*\*\* Dans un autre ordre, *Oma* de Peter Hartling parue chez Bordas dans la collection « Aux quatre coins du temps » n'est pas, elle non plus, une bonne lecture. L'idée pourtant était charmante : une très vieille dame adoptant son petit-fils devenu subitement orphelin, oui, cela était promet­teur. Cependant l'*intimité* qui règne entre l'aïeule et le petit enfant n'a pas le ton qui convient. A la limite c'est un peu l'histoire de deux mammifères qui se partageraient le même territoire. Il n'est pas question de réclamer des grand'mères en dentelle, fleurant la bergamote, ni de petits garçons en culotte de velours noir et che­mise de baptiste. On aimerait en revanche que la dame et l'enfant partagent cette indéfinissable atmosphère que met la présence de Dieu dans une maison et sans laquelle les choses de la vie ne sont plus tristement que ce qu'elles sont. Il y a manque de respect mutuel, et même sans dimension spirituelle ce livre devrait être écrit sur un autre plan. Les illustrations n'arrangent pas les choses. A *l'atelier de la souris verte,* album de Gilberte Laroche-Clerc, paru aux éditions Bordas, l'enfant apprend à créer. Il s'agit ici du tome appelé *Printemps.* Prendre une souris *verte* comme professeur d'art équivaut à effacer la grisaille en matière d'éducation pense l'auteur. Et certes la composition des pages est frétillante, et guil­lerette la tache de couleur et l'ensemble gai, acidulé comme un bonbon anglais. Mais la souriquette vert espérance a appris l'art dans l'atelier de Picasso et il lui en reste un drôle de méli-mélo dans l'œil ! Pour elle tout art vaut l'autre, pourvu qu'il y ait créa­tion spontanée, sincère. Il suffit à l'enfant d'exprimer ce qui est en lui. Il suffit d'oublier la copie froide du plâtre grec. Il ne suffit pas justement ! Mettre une nativité de La Tour et un tableau de Picasso sur le même plan ne convient pas. Le plan qui manque ici est celui de la finalité dans l'art. Dire à l'enfant que tout ce qu'il fait est bien parce qu'il a envie de le faire est faux. C'est l'enfermer en lui-même sous prétexte de l'en sortir. Voici un pas­sage d'une conférence de Monsieur Albert Gérard qui explique cette affaire-là. (Malgré le plan élevé où ce passage se situe il est applicable à cet album : l'atelier de la souris verte. Cet album se disant éducatif il donne une direction et un esprit à la création enfantine.) 132:277 « L'art ne peut être donc réduit à l'émotion. Les artistes qui s'y limitent volent à ras de terre. Ils se condamnent à rester à la surface des choses et d'eux-mêmes comme dans tout naturalisme, ou bien alors ils s'enferment dans le conventionnel de l'acadé­misme de l'art. Ce n'est pas « à chacun sa vérité », le j'aime ou je n'aime pas des esthètes toutes catégories. Si l'art passe obliga­toirement par les sens, comme dans tout mode de connaissance, s'il recourt à la sensibilité émotionnelle, ce n'est pour lui qu'un moyen. Il s'en sert essentiellement pour s'appliquer à la réalité de l'être des choses et lorsqu'il est authentique, il s'y applique tou­jours car la connaissance est sa fin ultime : l'art est un mode de penser le monde. » La souris verte enseigne à peu près le contraire. C'est pourquoi ces bricolages à partir de papier collé et de pots de yaourt sont à proscrire. \*\*\* Un autre ouvrage inutile est la *Première histoire de France* de Christiane Dollard et Carmen Batet parue aux éditions Gautier-Languereau. Voici une histoire où les faits sont exposés avec une lénifiante gentillesse. C'est toute la série des poncifs habituels qui défile en bleu ciel et rose bonbon. Les deux enfants qui remontent l'histoire sont eux aussi très mièvres. L'ensemble est agréable parce que le papier est beau, la couleur douce et l'ensemble soigné. Cette his­toire qui minimise, affadit ou excuse n'a rien d'éducatif. Par exemple prenons de plus près les images. Elles seraient jolies dans une bande dessinée de bon ton. Que font-elles ici ? -- L'illustra­tion historique est un genre difficile. C'est vrai. Elle peut être facilement grandiloquente, ou vulgaire. Elle peut ridiculiser les rois à plaisir. Elle peut être mélodramatique et porter à sourire. Elle peut refaire une sorte d'imagerie d'Épinal. Ici les images sont impersonnelles. En aucun cas elles n'apportent quelque chose de vrai. 133:277 Voyez les visages de France peints ou dessinés par Clouet, La Tour, Le Nain. On y retrouve une pérennité de l'âme française à des époques et dans des costumes pourtant différents. (Cela est moins net en matière de paysage, les paysages de France étant très différents de formes et de couleurs.) En quoi ces images sont-elles historiques ? En quoi font-elles aimer la France ? Où retrouver l'âme française dans le visage de ces deux enfants qui nous gui­dent à travers l'ouvrage ? A quoi ce livre sert-il ? Que lisent vos enfants cette semaine ? Ouvrez, lisez et pas au hasard mais de bout en bout. Peut-être aurez-vous des surprises. France Beaucoudray. 134:277 ## DOCUMENTS ### Comment le quotidien "Présent" a été surnommé Charlier-Quotidien C'est par opposition verbale à l'ignoble *Charlie-Hebdo* que le quotidien PRÉSENT a reçu le surnom *de Charlier-Quotidien :* juste reconnaissance du rôle décisif que l'exemple et la pensée des Charlier ont joué dans le mouvement d'idées qui aboutit en janvier 1982 à la fondation du quotidien de la France française. Le surnom a été décerné par MATHILDE CRUZ, à propos de la victoire remportée à Antenne 2 par Christine Ockrent sur Patrick Poivre d'Arvor dit PPDA. Cet article de Mathilde Cruz est une page (et même plu­sieurs) d'anthologie. Nous le reproduisons donc intégralement, tel qu'il a paru dans PRÉSENT du 3 septembre. On sait que Mathilde Cruz est toujours sur la brèche de sa « Contre-Télé » quotidienne. Il n'y a personne dans la presse française qui défende avec autant d'éclat les mœurs catholiques et l'esprit national contre le pour­rissement moral distillé par une télévision colonisée. J.M. 135:277 J'ai quelque scrupule à revenir sur cette affaire Ockrent-Poivre d'Arvor. Trop d'encre a déjà coulé sur ce sujet d'un médiocre intérêt. Pourtant, un aspect de l'histoire me paraît oublié. Volon­tairement ? Peut-être. La victoire de Christine Ockrent sur PPDA est celle de l'étranger sur l'indigène et du travailleur immigré sur l'ouvrier français. Personne ne semble le remarquer. En effet, sauf erreur, Mlle Ockrent est Belge. Son papa fut le très distingué ambassadeur de Belgique auprès de l'OCDE, à Paris. Il était même, si ma mémoire ne me trompe pas, président de la Commission des ambassadeurs près de cet organisme. Il mourut brusquement d'une crise cardiaque : foudroyé. Mme Ockrent quitta alors l'hôtel de fonction de l'ambassade, qu'elle occupait, square du Ranelagh. Elle se retira en Belgique, mais nous laissa sa fille. Je n'ai lu nulle part que Mlle Ockrent soit devenue Française par naturalisation. Ni par mariage. Comme disait Mme de Vil­morin, dans ces milieux il n'y a plus que les curés qui se marient. C'est donc une étrangère -- si proches que nous soient les Belges --, parmi lesquels nous comptons tant d'amis et d'esprits éminents, ils ne sont pas Français -- une étrangère, dis-je, qui a la haute main sur le journal télévisé le plus suivi de France, celui d'*Antenne 2*, chaîne d'État, comme les deux autres. La France est le pays du monde qui a reçu du ciel le plus de dons. Paradoxalement, c'est aussi celui où les autochtones défen­dent le plus mal les privilèges que leur confère la naissance. Nulle part ailleurs, on n'abandonnerait autant de richesses au voyageur. Je ne puis m'empêcher de trouver cela navrant. *PPDA, de droite ?* Comme je faisais cette remarque à un brillant intellectuel qui fut de gauche lorsque la mode y portait, il me dit, en essayant de se faire sarcastique : 136:277 -- Vous dites cela parce que Poivre d'Arvor est de droite... J'ai éclaté de rire. De droite, PPDA ? Allons donc. Ça se ver­rait. Ça s'entendrait. Vous savez qu'il faut du courage pour être de droite aujourd'hui et le montrer, l'écrire, le dire, à chaque fois que l'occasion se présente, vingt fois, cent fois par jour s'il le faut, sans redouter jamais de passer pour une rabâcheuse. Vous savez qu'on choque quand on est de droite, qu'on dérange, qu'on exaspère, qu'on horripile, qu'on tombe sous le coup des lois et sous le feu des groupes de pression et d'oppression. Vous savez que c'est le meilleur moyen de ne pas faire carrière. Comment pourrait-on être de droite et présenter cette demi-heure d'eau tiède et de monologue béni-oui-oui qu'est le journal télévisé ? Être de droite, c'est refuser le mensonge républicain aggravé du mensonge résistancialiste ; c'est refuser d'accepter le montage des communis­tes qui dénoncent comme fascistes, nazis, racistes, colonialistes et bellicistes tous ceux qui émettent la volonté de leur résister ; c'est refuser d'accepter l'égalitarisme, le gouvernement de l'opinion, l'irresponsabilité de l'électorat, cette humanité sans risque, émula­tion ni sanction, où la réalité tragique de la vie est constamment camouflée, que nous prépare l'école laïque. Être de droite, c'est croire aux morts et aux enfants, aux racines et aux races, à l'héri­tage reçu et transmis, à la vérité, au sacrifice nécessaire, à l'amour, à la pitié, au don de soi. (« On n'a rien donné quand on n'a pas tout donné. ») Jamais je n'ai senti cela passer dans le commen­taire de l'événement fait par M. Poivre, jeune homme désinvolte et charmant, très malin, prudent, adapté tout terrain, passant d'au­tant mieux l'obstacle que les connaissances ne l'alourdissent pas plus qu'il ne le faut et à qui l'on pardonnera beaucoup parce qu'il a un œil, un sourire et de l'humour. La satisfaction que lui don­naient ses prestations faisait plaisir à voir. Quand il rangeait ses papiers, à la fin de chaque journal, il avait un petit éclair dans la prunelle et, au coin des lèvres, un sourire en forme de fossette, comme pour dire : « Vous *avez vu le travail *»*,* qui valaient le détour. Nous ne le verrons plus. Pour l'instant. C'est dommage. Mais ne mêlons pas la droite à cette décision, s.v.p. 137:277 *Jamais un mot* En tout cas, pas la droite telle que nous l'entendons. M. PPDA n'a jamais parlé de PRÉSENT. Pas un mot. Ni à la naissance, ni aux anniversaires, jamais Madiran ni François Brigneau ne sont invités à donner leur avis. Il vaut pourtant celui de M. Andrieu, le bourreau de Cahors, le criminel de guerre civile, dont le passé ne choque pas les cœurs sensibles d'une station réputée pour son humanitarisme. Nous ne sommes d'aucune revue de presse. Notre *Petit musée,* si amusant, si révélateur de nos tendances, de nos différences, de nos goûts, de nos travers, a été partout ignoré malgré son charme et les talents si divers qui s'y sont employés. Si M. Poivre était de droite, un soir ou l'autre, il aurait une poussée de fièvre, une éruption de boutons... Il aurait lâché son cri, pour signaler comme son devoir de journaliste professionnel l'exigeait, ce quotidien réactionnaire et traditionaliste, surgi comme un bouquet de feu d'artifices dans la grisaille et le conformisme meuh-meuh de la presse française. Nous lui en avons donné vingt fois l'occasion. Vingt fois il a rengainé son compliment. *Charlie-Hebdo* a droit aux écrans. Pas *Charlier-Quotidien.* Alors M. PPDA de droite, non, s'il vous plaît, arrêtez, vous me donnez des chaleurs. Firmin, passez-moi mon pippermint ! *Mamzelle Nitouche* De même je ne prends pas Mamzelle Nitouche pour une femme de gauche. Séverine avait tout de même une autre patte. Et Louise Michel une autre âme dont Drumont disait que sur le bateau qui la conduisait au bagne, après la Commune, elle trouvait le moyen de donner le peu qu'elle avait à ceux qu'elle trouvait plus démunis qu'elle. Mamzelle Nitouche Ockrent n'est ni à gauche, ni à droite. Elle n'est qu'adroitement à gauche. Ce n'est qu'une ambitieuse qui utilise les courants au mieux de ses qualités. 138:277 Pour réussir son mauvais coup à Téhéran, elle s'est servie de ses relations giscardiennes (Giscard fut le parrain de Khomeiny à Neauphle, ne l'oublions pas !), entre autres près de Raoul Delais, ambassadeur de France en Iran. Delais était très apprécié par Paris. Il fut un des adversaires les plus déterminés du Shah. Mlle Ockrent ne pouvait trouver de meilleur cornac, à la frontière de l'ancien régime et du nouveau, là-bas comme ici. Le fils de M. Delais, Francis Delais, n'est-il pas un des principaux conseillers de Cheysson pour les affaires musulmanes et orientales ? En outre, Mlle Ockrent fit jouer ses relations de gauche, en particulier dans l'entourage de Bani Sadr, l'homme du *Nouvel Observateur* et de l'*intelligentsia* parisienne. Cela lui valut un trai­tement particulier. Alors que les journalistes étrangers étaient logés au *Park Hôtel ou* à l'*Intercontinental* Mlle Ockrent fut reçue chez Mme Miriam Rahmena, dans une villa du quartier résidentiel de Golabdarreh, que fréquentaient Bani Sadr et son ami Ehsam Nara­ghi. C'est là que l'interview du malheureux Hoveyda se négocia entre Mme Razavi (cousine et médecin de l'ancien premier minis­tre du Shah), Christine Ockrent et les ayatollahs. Aux uns, Mlle Ockrent fit miroiter le retentissement en Occident. Aux autres, elle promit d'accabler Hoveyda dans sa cellule de condamné à mort, pour justifier l'exécution. Ce qu'elle fit. C'est ainsi que se fabriquent les réputations de « grand repor­ter ». Mlle Ockrent n'a pas l'estomac délicat quand il s'agit d'aller à la soupe. On le vit aussi dans son interview de Reagan. Influen­cée par la campagne de presse de la gauche française qui donnait Reagan battu, Mlle Ockrent l'interrogea sans dissimuler son dédain. Ce cow-boy, ce minable, cet acteur de série B, il lui parais­sait insensé qu'il pût briguer la Maison-Blanche. On aimerait revoir la bande... L'anti-américanisme était déjà très bien porté. Il l'est toujours. Mlle Ockrent savait que cet exploit trouverait un jour sa récom­pense. Ce jour est peut-être arrivé. Après avoir évincé PPDA (« *la vie continue *»*,* dit-elle en guise d'oraison), on la voit dans le fau­teuil de M. Desgraupes. Le Manneken-Piss va améliorer ses per­formances. 139:277 *Sur Simone Veil* Comme papier de programmes, on pourrait faire mieux. Voilà ce que c'est d'être au silence depuis un mois. Enfin, samedi pro­chain, j'aurai repris le rythme, le cadre, le moule. Pour cette semaine, contentez-vous de savoir que lundi, M. de Virieu reçoit Simone Veil (« *L'heure de vérité *»*,* Antenne 2, 20 h 35). A ce propos, je voudrais rectifier une légère erreur. Me fiant au *Dictionnaire des contemporains* (Éditions du Crapouillot, tome III, p. 70) j'avais écrit ici même que M. Veil, le mari de Simone Jacob, n'était pas juif, mais protestant (n° 377, *Bérégovoy contre Simone Veil*)*.* La vérité est tout autre. La maman de M. Antoine Veil était une demoiselle Bechmann, filateur et tisseur israélite de Blâmont (Meurthe-et-Moselle). Elle avait deux sœurs et toutes trois épousè­rent des israélites du métier. Si bien qu'à la mort de M. Bechmann, l'usine prit le nom d'*Anciens établissements Bechmann, Caen, Léon et Veil successeurs.* A Blâmont, la famille d'Antoine Veil et Antoine Veil n'ont jamais passé pour protestants. C'étaient même des israé­lites pieux, qui habitaient derrière la synagogue. On dira que cela n'avait pas une grande importance. Ce n'est pas mon avis. Rien ne vaut l'exactitude. Et puis, les gens sont si méchants que de mauvais esprits auraient reproché à Mme Simone Veil son mariage mixte. \[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Mathilde Cruz paru dans le quotidien *Pré­sent* du 3 septembre 1983.\] 140:277 ### Les prêtres de Campos et le ministère sacerdotal en période de crise grave *Un groupe de prêtres du diocèse de Campos a élaboré et publié un docu­ment doctrinal intitulé :* « *Le ministère sacerdotal en période de crise grave* »*. Nous le reproduisons ci-après intégra­lement.* #### I. -- *Dignité et pouvoir du prêtre* 1\. On entend généralement par sacerdoce le pouvoir d'offrir un sacrifice à Dieu et, en conséquence, de faire le peuple partici­pant de ce sacrifice. C'est ce qu'enseigne saint Paul dans l'Épître aux Hébreux (V, 1) : « Tout pontife (entendons, tout prêtre) pris d'entre les hommes est établi pour les hommes en ce qui regarde le culte de Dieu, afin qu'il offre des dons et des sacrifices pour les péchés. » 141:277 Comme dans la Nouvelle Loi, le véritable et unique sacrifice est le sacrifice de la messe, il est nécessaire que le sacerdoce de la Nouvelle Loi réside essentiellement et avant tout dans le pouvoir de célébrer le mystère du Corps et du Sang du Christ, de l'admi­nistrer aux fidèles et, en conséquence, de les rendre aptes à par­ticiper avec fruit au sacrifice de la messe par le moyen de la purification de leurs péchés. Pour cela, il est nécessaire que le pouvoir d'ordre s'étende aussi à la rémission des péchés. De là vient que le pouvoir du prêtre est double : pouvoir sur le Corps réel et physique du Christ quand le prêtre le rend sub­stantiellement présent sur l'autel au moyen de la transsubstantiation réalisée dans l'oblation sacrificielle ; et pouvoir sur le Corps Mys­tique du Christ, la communauté des fidèles dont le prêtre est le médiateur ordinaire dans la distribution des grâces du sacrifice du Corps et du Sang du Seigneur. 2\. Ces pouvoirs sont donnés au prêtre par le sacrement de l'Ordre, par le moyen d'un caractère spécifique et propre. Le carac­tère sacerdotal, indélébilement imprimé dans l'âme, a deux effets en tant que réalité physique il configure et il conforme l'ordinand au Christ Prêtre, en le transformant et en faisant de lui un autre Christ qui, dans l'Église, agit avec les pouvoirs du Sauveur. En d'autres mots, le prêtre, par le Sacrement de l'Ordre, grâce au caractère sacerdotal, devient participant *ontologiquement,* c'est-à-dire, dans l'*ordre de l'être,* au sacerdoce de Jésus-Christ. Le second effet, annexe au caractère sacerdotal et découlant de lui, est celui de conférer à l'ordinand des pouvoirs spéciaux sur le Corps réel et physique du Christ et sur son Corps Mystique. L'ordination consacre les prêtres au service de l'autel, en fai­sant d'eux des instruments pour communiquer la vie surnaturelle au Corps Mystique du Christ. Investis de tels pouvoirs, ils sont appelés par le Catéchisme romain du titre d' « anges et dieux » puisqu'ils représentent parmi nous le pouvoir et la majesté du Dieu Immortel (catéchisme romain, 2^e^ partie, le sacrement de l'ordre). 3\. Ces pouvoirs sont clairement exprimés par le Pontifical romain quand il rappelle à l'ordinand les sublimes fonctions du prêtre : offrir à Dieu le saint sacrifice de la messe, présider les exercices du culte, annoncer la parole de Dieu, administrer les sacrements et tous les moyens de sanctification qui se rencontrent dans l'Église et répandre enfin les bénédictions du Ciel sur les âmes. 142:277 Le caractère sacerdotal confère ces pouvoirs au prêtre, afin qu'il les exerce officiellement, légitimement, avec l'autorité de sa charge sacerdotale, « jure proprio », (par droit propre) et comme ministre ordinaire. A cause de cela les actes sacerdotaux qu'il pose sont toujours valides sauf quand il s'agit d'actes qui, outre le pou­voir d'ordre, demandent aussi le pouvoir de juridiction. Le concile Vatican II enseigne cette doctrine au n° 10 du Décret sur le ministère et la vie des prêtres : « Le don spirituel que les prêtres ont reçu à l'ordination les prépare non pas à une mission limitée et restreinte, mais à une mission de salut d'am­pleur universelle *jusqu'aux extrémités de la terre* (Act. 1, 8) ; n'importe quel ministère sacerdotal participe, en effet, aux dimen­sions universelles de la mission confiée par le Christ aux apôtres. » 4\. Le prêtre est donc, *essentiellement, radicalement* ordonné pour l'Église en général et, *par voie hiérarchique et disciplinaire,* au service d'un diocèse. Ainsi l'histoire de l'Église offre des cas où des prêtres ont exercé leurs pouvoirs sans aucun lien de dépendance avec l'évê­que diocésain. Rappelons ce qui est arrivé en Angleterre au XVI^e^ siècle, quand les évêques ont embrassé l'hérésie et que des prêtres se sont maintenus fidèles à l'Église. Ceux-ci ont continué à admi­nistrer les sacrements. Ils étaient, cependant, séparés de leurs évê­ques qui avaient encouru la peine d'excommunication réservée aux hérétiques. Les prêtres réfractaires à l'occasion de la Révolution française nous fournissent un exemple semblable. Déliés de leurs évêques jureurs, ils continuaient l'exercice de leurs pouvoirs sacerdotaux. La même chose doit être dite d'un prêtre déporté hors de son dio­cèse en pays communiste. Ce prêtre, malgré le changement de résidence (et même de domicile ou de quasi-domicile) exercera non seulement validement mais aussi licitement (il peut même y être obligé, *au moins* vis-à-vis de ses compagnons d'exil) les pouvoirs d'absoudre par le sacrement de pénitence et d'administrer les autres sacrements ainsi que, en général, les ministères propres à son sacer­doce. En effet, les actes du pouvoir d'ordre en de telles circons­tances (dans lesquelles ces prêtres ne pourraient pas en pratique recourir à l'Ordinaire avec espoir de succès) pourraient être exer­cés non seulement validement mais aussi licitement. Quant aux actes du pouvoir de juridiction, comment pourrait-on admettre, sans un outrage insupportable, que la sainte Église catholique et romaine, Mère, Épouse ou Corps mystique de Jésus-Christ, refuse­rait sa juridiction à des enfants qui en ont un tel besoin en des circonstances si dramatiques ? 143:277 Ne nous a-t-elle pas enseigné dans nos séminaires : « sacramenta sunt propter homines », (les sacre­ments ont été institués pour le bien des hommes) et : « *salus ani­marum suprema lex *», (le salut des âmes est la loi suprême) ? Où les prêtres pourraient-ils, dans ces cas et en d'autres cas ana­logues, garder égoïstement pour eux-mêmes leurs pouvoirs, eux qui sont « les dispensateurs des mystères de Dieu » ? Considérons donc les cas où les pouvoirs du prêtre qui pren­nent leur origine dans son ordination sacerdotale sont limités par le droit ecclésiastique. #### II. -- *Juridiction pour écouter des confessions et pour bénir des mariages* 1\. Le pouvoir reçu à l'ordination est suffisant pour célébrer validement la sainte messe, baptiser, évangéliser, administrer l'ex­trême-onction, faire de l'apostolat, enseigner le catéchisme etc. Le même pouvoir est nécessaire, mais non pas suffisant pour écouter les confessions et bénir les mariages comme témoin qualifié d'une manière valide. Pour cela il est demandé, outre le pouvoir d'ordre, celui de juridiction qui, ordinairement, est donné par l'évêque du lieu. D'où la question : Quand les prêtres peuvent-ils faire usage des pouvoirs reçus à leur ordination sacerdotale, malgré leur destitu­tion, mais destitution sans motif juste et grave, de la juridiction accordée normalement par l'évêque diocésain ? 2\. *Solution de la question. --* A. -- Pour répondre à cette question nous devons tout d'abord faire deux observations : *a*) Finalité de l'autorité dans l'Église : Notre-Seigneur a voulu que tous les biens surnaturels nécessaires au salut soient dispen­sés par le ministère des prêtres, auxquels Il a accordé des pouvoirs spéciaux pour cela. D'où l'obligation pour les prêtres de venir en aide aux âmes qui ont besoin de leur ministère puisque dans l'Église la loi suprême est le SALUT DES AMES : « *salus animarum suprema lex *». 144:277 De là vient que même les dispositions canoniques qui règlent l'exercice normal des fonctions sacerdotales sont subordon­nées à cette loi suprême qui est de droit divin. Quand donc l'ob­servation stricte des dispositions légales empêche avec certitude ou met en péril, gravement, le salut des âmes, le droit divin pré­vaut sur le droit ecclésiastique, selon la bonne théologie morale et les principes généraux du droit lui-même. *b*) Deuxième observation : retrait des pouvoirs de juridiction. -- Sauf motif grave les évêques ne peuvent pas retirer ou suspen­dre la juridiction pour entendre des confessions (canon 880 § 1) « L'ordinaire du lieu ou le supérieur religieux ne révoqueront ou ne suspendront la juridiction ou la permission pour entendre les confessions que pour une cause grave. » N'ayant donc pas de cause grave, la mesure de l'évêque du lieu n'est autre chose qu'un abus d'autorité. Au cours de stages de praxis administrative promus par la Congrégation alors influente du concile, leur orientateur et direc­teur du « Monitor Ecclesiasticus » désigne à plusieurs reprises comme un exemple typique de l'abus de pouvoir *la concession de l'usage des ordres,* même aux prêtres, pour quelques mois, seule­ment, et l'assujettissement au paiement d'une taxe, le délai expiré, pour leur renouvellement. De même le renvoi, la substitution et le transfert par l'évêque des responsables des paroisses, qu'ils soient curés ou vicaires paroissiaux, sont régis par le droit cano­nique (cf. Can. 2157 et 2147) en accord avec le plus authentique esprit juridique conformément aux irrévocables exigences du droit acquis (*jus quaesitum,* cf. Canon 4) de manière à garantir la conti­nuité de l'œuvre des responsables. Dans le cas où la cause grave n'existe pas, la rémotion est juridiquement invalide. La stabilité que le droit canonique assure aux curés et à ceux qui leur sont assimilés est admirée et louée comme modèle de la législation du travail. Ces observations sont primordiales pour une juste appréciation de la situation où se trouvent les catholiques dans l'Église appelée par le défunt cardinal Benelli « l'Église conciliaire ». B. -- *Désacralisation et diminution de la foi. --* De fait com­ment se présente l'Église post-conciliaire -- ou « conciliaire » selon l'expression du cardinal Benelli ? Généralisation des abus qui contribuent inexorablement à la désacralisation du sacré et l'obscurcissement, sinon à la perte de la foi ; prolifération des tex­tes catéchétiques et des revues prétendues catholiques où la doctrine dogmatique de l'Église est dénaturée ; 145:277 messes célébrées conjointement par des prêtres et des pasteurs protestants, c'est-à-dire l'auguste sacrifice de l'autel mis sur pied d'égalité avec un spectacle humain et profane puisque le simulacre de messe des protestants n'est pas autre chose, les protestants étant privés du vrai sacerdoce ; offices protestants dans des cathédrales catholiques jetant ainsi la confusion dans les âmes par un œcuménisme condui­sant à l'hérésie ; femmes auprès de l'autel exerçant la fonction des clercs à l'encontre de la légitime doctrine traditionnelle de l'Église ; profanation du Très Saint Sacrement par des ministres de l'eucharistie ; messes avec guitare et tambourin ponctuant des rythmes typiquement profanes ; messes avec embrassades généra­lisées surtout aux portes des églises ; pour ne pas parler des vête­ments qui poussent à la sensualité. *C. -- L'angoissante situation du peuple chrétien. --* Dans de telles conditions on comprend combien angoissante est la situation du peuple chrétien : plusieurs scandalisés et découragés devant la conduite des évêques et des prêtres qui leur défendent ce qui était permis et recommandé et qui leur permettent et recommandent ce qui était défendu, sont tentés de tout abandonner en tombant dans le scepticisme, la révolte ou en adhérant à l'une des sectes héré­tiques qui, aujourd'hui, pullulent partout ; d'autres, en plus grand nombre peut-être, par une peur non fondée du schisme, sont en danger de succomber sous les nouvelles théories et les nouvelles pratiques de l'Église progressiste. « A force de tout voir, on finit par tout supporter et à force de tout supporter on finit par tout approuver. » (Saint Augustin.) D'autres fidèles à leur tour, mieux avertis, et suivant l'instinct de la foi ou « sensus fidei » se tournent vers les prêtres fidèles à la messe traditionnelle en leur demandant la communication de la vie surnaturelle. Sans s'embarrasser de formalités juridiques et administratives, en s'apercevant, avec la lumière de l'Esprit Saint, qu'il s'agit d'une question de vie ou de mort, ils voient dans les prêtres fidèles les personnes « choisies parmi les hommes » pour les guider et les assister. Ils y voient les ministres marqués par un caractère indélébile, doués de pouvoirs surnaturels, capables de leur donner la doctrine révélée, l'absolution des péchés et les moyens de sanctification. Ces catholiques prennent conscience des droits imprescriptibles qu'ils ont de fuir le danger de perdre la foi et de chercher les sources pures de la vérité et de la grâce qu'ils reconnaissent là où il y a une fidélité à l'immuable tradition apostolique. Ces fidèles, angoissés mais non désespérés ont recours aux prêtres fidèles à la messe traditionnelle et, par là même, fidèles à la vérité traditionnelle. 146:277 Ces prêtres, par devoir d'état, doivent secourir ces fidèles et leur communiquer les effluves de la grâce divine en accord avec la Tradition et l'esprit des lois de l'Église. D. -- *Leçons de la théologie et du droit canonique. --* On doit considérer qu'aussi bien la théologie catholique que le droit canonique correctement compris et interprétés, appuient l'action des prêtres fidèles à la Tradition et à la messe de toujours. La théologie catholique, nous l'avons vu, nous donne au sujet du prêtre fidèle à sa vocation un concept ontologique qui le rattache directement et radicalement à Jésus-Christ, Prêtre suprême, en donnant au prêtre des pouvoirs surnaturels et ce n'est qu'en second lieu, pour des motifs d'ordre social, que le prêtre est lié à l'évêque et au diocèse. De son côté, le droit canonique, compris dans le contexte catholique de charité et de zèle pour le salut des âmes -- ayant toujours comme fondement la loi naturelle et présupposant la loi divine -- nous fournit des justifications précieuses de l'action du prêtre fidèle à la Tradition dans l'exercice de son ministère. Dans les cas urgents, ayant en vue le bien surnaturel des âmes, l'Église supplée à l'absence de juridiction canonique, ou mieux, elle *accorde directement* la juridiction nécessaire pour l'efficacité de l'acte sacerdotal en vue du bien des âmes. C'est ce que nous allons voir maintenant. #### III*. -- Juridiction pour entendre les confessions* Précisons, avant tout, que le pouvoir d'absoudre les péchés est un pouvoir vicaire de droit divin, délégué par Dieu à son Église en la personne de ses prêtres. Par l'ordination tout prêtre reçoit *radicalement* le pouvoir d'absoudre. Mais pour l'exercer selon l'ordre et validement, il doit recevoir la juridiction de qui de droit puisque, dans le sacrement de pénitence, le prêtre pratique un acte de jugement qui ne peut être exercé que sur des sujets. 147:277 Le pontife romain jouit du pouvoir *ordinaire* de confesser vis-à-vis de toute l'Église, l'évêque vis-à-vis de ses diocésains et le curé vis-à-vis de ses paroissiens, c'est-à-dire que en vertu de leurs *charges* respectives ils jouissent du pouvoir d'absoudre ceux qui sont leurs sujets. Les autres prêtres, dans l'Église, ont le pouvoir *délégué,* c'est-à-dire le pouvoir accordé directement à certains prê­tres par celui qui a l'autorité d'accorder pareil pouvoir. La délé­gation est donnée par un évêque diocésain ou par le droit lui-même. Il y a des cas où le prêtre reçoit directement du code de droit canonique la juridiction dont il a besoin. On dit, dans ces cas, que l'Église supplée à la juridiction ou qu'elle l'a déléguée au prê­tre qui ne la possède pas. Un prêtre donc, privé sans motif grave de la juridiction qui devait lui venir de l'évêque, peut non seulement avec validité mais avec licéité se prévaloir du droit canonique dès qu'il s'agit d'un des cas dans lesquels il y a délégation automatique de la juridiction nécessaire. Il peut aussi, selon la doctrine commune des canonistes, faire appel aux lieux parallèles du code ou aux principes géné­raux du droit selon les canons 18 et 20. Voici quelques cas principaux. 1\. -- *Le danger de mort. --* Selon le canon 882, tout prêtre a la faculté d'absoudre ses pénitents de tous les péchés et toutes les censures en cas de danger de mort. Peu importe, selon le canon en question, que ce péril provienne d'une cause intrinsèque (mala­die, extrême vieillesse, enfantement difficile, etc.) ou d'une cause extrinsèque (guerre, tremblement de terre, incendie, opération, etc.). La Sacrée Pénitencerie en 1912 et 1915 (A.A.S. VII p. 282) assimile les soldats mobilisés (pour une guerre) à ceux qui sont en péril de mort, lesquels peuvent alors être absous par n'importe quel prêtre. Le canon 882 est éclairé et illustré par le canon 2252 à propos de l'absolution des censures en cas de danger de mort. Les canonistes, dans l'exposition de ce canon (2252), assimilent à ceux qui sont en péril de mort les personnes suivantes : ceux qui sont assiégés dans une ville, ceux qui se trouvent en grave danger de démence perpétuelle, ainsi que ceux qui se trouvent dans une situation telle que, par la suite, ils ne puissent plus dis­poser de confesseurs qui les entendent en confession et les absol­vent. (Cf. Coronata, Institutiones Juris Canonici IV, n° 1760, p. 183, 3^e^ édition, Merietti ; D'Annibale, Sum. I, 38.) 148:277 Évidemment les canons 882 et 2252 ont en vue le danger de mort physique. Ils démontrent cependant comment l'Église se pré­occupe avant tout, du salut des âmes. Quand celui-ci court quelque danger imminent comme dans les dangers de mort, elle ouvre tou­tes grandes les portes de son trésor pour empêcher la damnation éternelle de ses enfants. Or, à plus forte raison, dans la situation actuelle de l'Église, avec la désacralisation et le scandale généra­lisé, les rapports avec les prêtres engagés dans une prétendue rénovation ecclésiale qui s'éloigne de la Tradition constituent, pour un grand nombre de fidèles, un réel danger de perdre la pureté et l'intégralité de la foi, sans laquelle personne ne peut être sauvé. Dans ce sens, on peut assimiler aujourd'hui le catholique fidèle à la Tradition à ceux qui se trouvent en danger de mort corporelle, sa situation étant d'autant plus grave, qu'il s'agit d'une « mort spirituelle ». Le dispositif du canon 882 doit donc s'appliquer dans ce cas. Dans le cas où quelques doutes peuvent subsister l'Église supplée comme nous allons voir. 2\. -- *Doute positif et probable. --* L'Église supplée aussi à la juridiction quand un prêtre est privé de celle-ci mais qu'un doute positif et probable au sujet de la juridiction demeure (canon 209). Comme dit d'une manière résumée l'édition de la B.A.C. il y a doute positif « quand il se fonde sur des raisons et non pas sur l'ignorance », c'est-à-dire quand il y a des raisons en faveur d'une opinion (et non seulement absence de raisons contraires), bien que ces raisons soient insuffisantes pour établir une certitude. Le doute est probable quand il est fondé sur des raisons solides ou, comme le dit la B.A.C., quand ces raisons sont « sérieuses et de poids ». L'Église supplée la juridiction en cas de doute aussi bien de droit que de fait. Le doute du droit est le doute à l'égard de l'existence ou du sens de la disposition légale. Le doute quant au fait est celui qui porte sur les circonstances dans lesquelles s'ap­plique la disposition légale. Par exemple, quand il y a doute si le prêtre est dans un territoire de sa juridiction ou non. Quand il y a un doute sérieux, soit de droit soit de fait, sur l'existence de la juridiction du prêtre, l'Église supplée et le prêtre peut, licitement et validement, confesser. Dans le cas de prêtres privés, sans un motif juste et grave, de leur juridiction ou destitués de leurs paroisses sans motif grave non plus, il y a au moins, doute sur ces mesures, puisqu'elles sont contraires au droit canon. 149:277 En conséquence, la juridiction de ces prêtres et vicaires est, dans la pratique, *existante,* parce que *dans le doute l'Église supplée* et accorde immédiatement, c'est-à-dire sans passer par des intermédiaires, dans le cas présent sans passer par l'évêque, la juridiction au prêtre afin que ses absolu­tions soient licites et valides. 3\. *-- Corollaires.* -- Il y a encore d'autres cas plus subtils mais d'une égale solidité canonique. Les conclusions auxquelles nous sommes arrivés (n° 1 et 2) sont confirmées par la manière d'agir de l'Église. Un canon du droit pénal manifeste clairement la finalité de la loi et l'esprit du législateur. Il s'agit du canon 2261. En effet, dans ce canon, le droit détermine que tout fidèle peut, pour n'importe quelle cause juste, s'adresser à un prêtre excommunié pour lui demander les sacrements même s'il y a d'autres prêtres présents (à condition que le prêtre en question ne soit pas un excommunié « vitandus » ou que la demande ne s'effectue pas après la sentence de condamnation et de déclaration). Le prêtre excommunié peut, dans ce cas, administrer licitement les sacrements sans qu'il ait besoin de demander au fidèle le motif de sa demande. Or, si l'Église, dans son esprit de miséricorde, autorise l'usage de la juri­diction à un prêtre frappé par la plus grave des peines qui est l'excommunication, simplement pour prendre en considération une juste cause de conscience d'un fidèle en particulier, comment ne suppléerait-elle pas la juridiction de prêtres privés arbitrairement de celle-ci afin de venir en aide à des fidèles qui n'ont pas assez de confiance envers des prêtres engagés dans une réforme ecclé­siale qui s'éloigne de la Tradition pour leur ouvrir leurs âmes ? Une simple raison de conscience d'un fidèle en particulier est suffisante pour inspirer la miséricorde de l'Église en permettant l'usage de la juridiction à un prêtre excommunié. Pourquoi les raisons de conscience très graves des centaines de ses enfants ne seraient-elles pas capables et suffisantes pour inciter l'Église à sup­pléer la juridiction de dignes prêtres, persécutés pour leur foi ? #### IV. -- *Juridiction pour assister à des mariages en temps de crise* 1\. -- *Principes.* *a*) Est valide la célébration du mariage devant le curé ou l'évêque diocésain ou un prêtre délégué par l'un ou l'autre et en présence d'au moins deux témoins (canon 1094). Après le concile Vatican II, le diacre permanent peut aussi recevoir la délégation pour assister à des mariages comme témoin qualifié. 150:277 *b*) En effet, l'ecclésiastique qui assiste au mariage est seule­ment un « testis qualificatus », un témoin qualifié, vu que ce sont les fiancés qui sont les vrais ministres de ce contrat élevé à la dignité de sacrement par Jésus-Christ. Mais la présence d'un ecclé­siastique comme témoin qualifié est exigée et décrétée par l'Église pour la validité du mariage. Voilà la « forme canonique » ordi­naire du mariage entre fiancés catholiques : donner le consente­ment matrimonial devant trois témoins parmi lesquels l'un est un témoin spécialement autorisé par l'Église, comme témoin privilé­gié, pour recevoir le consentement des fiancés. Cependant comme toutes les lois, celle-ci a aussi des exceptions établies par le code lui-même et que nous exposons ci-dessous : 2\. -- *Cas où l'Église elle-même donne dispense du témoin qua­lifié* (*canon 1098*)*.* *a*) En cas de danger de mort, le mariage est valide et licite contracté devant deux témoins, pourvu qu'on ne puisse pas avoir recours sans grave inconvénient au curé, à l'évêque ou à un clerc délégué afin qu'il assiste au mariage. Dans ce cas si un prêtre ou un diacre non délégués sont disponibles, ils doivent être appelés. Cependant le mariage est valide même si ce prêtre ou ce diacre ne sont pas présents. *b*) Outre le cas de danger de mort, les fiancés peuvent s'unir en mariage devant uniquement deux témoins, si selon la prudence ils prévoient que, sans grave inconvénient, ils ne pourront pas avoir recours à un ecclésiastique qualifié, et que cette impossibilité durera au moins pendant un mois. La même observation faite pour le cas précédent vaut pour celui-ci : si on peut appeler un prêtre qui normalement n'a pas l'autorisation, celui-ci doit assister au mariage avec les autres deux témoins, la validité étant sauve, néanmoins, même en l'absence du prêtre. Les deux cas sont bien distincts. Pour que des fiancés catholi­ques soient dispensés de la « forme canonique » ordinaire du mariage, il est nécessaire qu'il y ait, dans le premier cas : danger de mort conjointement avec l'impossibilité de faire venir, sans grave inconvénient, un ecclésiastique autorisé. Dans le second cas il faut la même impossibilité d'avoir recours à un ecclésiastique autorisé sans grave inconvénient, conjointement à la prévision pru­dente que cet état de chose durera pendant au moins un mois. 151:277 Le « grave inconvénient » est donc requis dans les deux cas. Toute la question est de définir ce « grave inconvénient » qui autorise les fiancés à s'unir légitimement par le mariage sans la « forme canonique ». Ce « grave inconvénient » d'avoir recours à un ecclésiastique autorisé, selon l'opinion des canonistes, peut être physique ou moral. Ainsi le cas d'une persécution violente tombe sous le cas du canon en question puisque, alors, les prêtres vivent cachés pour ne pas s'exposer à des maux très graves. En règle générale les canonistes disent qu'il y a « grave inconvénient » toutes les fois que la célébration régulière du mariage entraîne un grave dommage d'ordre matériel ou moral soit pour le bien commun, soit pour les fiancés eux-mêmes, soit pour un seul des deux, soit pour une troisième personne ou même pour l'ecclésiastique autorisé. Il est opportun d'illustrer cette doctrine par le rappel de ce qui s'est produit en France pendant la Révolution française. Les prêtres catholiques étaient alors menacés par les autorités civiles avec des peines infamantes très sévères, et même la détention cri­minelle, s'ils venaient à présider officiellement (comme témoins autorisés) des « mariages » devenus ainsi vis-à-vis de la loi des « mariages religieux ». Avec son autorité le Saint-Siège a déclaré alors qu'on devait appliquer ce qui plus tard serait codifié dans le canon 1098, c'est-à-dire que les mariages entre fiancés baptisés célébrés dans les circonstances d'alors devant seulement deux témoins seraient pleinement valides et licites même sans la pré­sence du prêtre. Par analogie on a défendu solennellement, peu avant le concile Vatican II, dans une réunion officielle du clergé de Sâo Paulo, sans aucune contestation (et avec approbation ultérieure des cano­nistes de la curie romaine) que le si fondamental droit universel au mariage, y compris pour des illettrés particulièrement frustes et intimidés, permet l'application du canon 1098 quand les fiancés souffrent des vexations très difficiles à supporter pour eux, dues à des exigences concrètement excessives de la part de leur curé ou d'autres autorités ecclésiastiques. En prenant appui sur ce qui vient d'être exposé nous établis­sons l'argumentation suivante : si la perte d'un bien matériel autorise les fiancés à se marier sans la « forme canonique », avec bien plus de raison la perte de biens surnaturels. Cette perte cons­titue le « grave inconvénient » lequel dure non pas un seul mois mais un temps imprévisible. 152:277 Il consiste dans le fait que toute la procédure du mariage chez les progressistes se déroule entièrement dans une ambiance désacralisante et laïcisante à laquelle nous avons fait allusion plus haut, et cela non seulement dans les ses­sions de préparation mais aussi dans la célébration du mariage lui-même. Ne sommes-nous pas en droit d'appliquer le canon 1098 ? Il y a des raisons de poids pour le penser. Le cas appelé « cas urgent » assimilé au « cas de danger de mort » par le canon 1098 ne peut pas, en effet, être dissocié du canon 2254 dont le premier paragraphe donne la faculté d'absou­dre de censures quand, parmi d'autres circonstances, il est « dur pour le pénitent d'attendre que le supérieur compétent pourvoie à la situation ». Or, nous insistons, ne peut-il pas être dur, même psychologiquement, pour plusieurs fidèles le danger de perdre la grâce sanctifiante et la paix réconfortante du Christ ? Dans ce cas, les fiancés peuvent se marier devant deux témoins et un prêtre fidèle, s'il se rencontre, lequel doit alors présider au mariage. S'il y a doute positif et probable, l'Église supplée la juridiction du prêtre afin qu'il assiste, validement et licitement, au mariage. On peut appliquer ici le dispositif du canon 209 selon l'interpré­tation authentique du Saint-Siège du 26 mars 1952 (A.A.S. XLV, 497). #### *Conclusion* Nous sommes dans une période anormale ou extraordinaire de la sainte Église de Dieu. Plus que jamais il nous faut être prudents comme des serpents et simples comme des colombes, puisque les enfants de ce siècle sont plus habiles que les enfants de lumière. Nous ne formons aucun mouvement, mais nous exerçons notre ministère sacerdotal au sein de l'Église, dans le respect et dans l'esprit des lois canoniques. Nous ne faisons pas schisme. Nous ne formons pas une secte, ni une Église souterraine ou des catacombes. Notre ministère s'exerce publiquement. Ce que nous faisons est en parfait accord avec les lois de l'Église dont la finalité essentielle est le salut des âmes et la pleine application de la Rédemption du Christ. 153:277 Utilisant l'analogie, les lieux parallèles, l'intention du législa­teur et l'esprit du code de droit canonique nous sommes arrivés aux conclusions que nous avons exposées ci-dessus. Nous nous sommes basés sur le code lui-même, sur les commentaires des canonistes et sur les principes théologiques au sujet de la nature et des pouvoirs du caractère sacerdotal. Nous nous sommes appuyés d'ailleurs sur des canonistes consacrés depuis plusieurs générations et surtout, en théologie, sur des théologiens reconnus depuis des siècles. Il ne nous reste qu'à mettre entre les mains de la Très Sainte Vierge Marie, Médiatrice de toutes les grâces, nos personnes et notre ministère sacerdotal pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. \[Fin de la reproduction intégrale du docu­ment établi par un groupe de prêtres du diocèse de Campos et daté du 23 janvier 7383.\] 154:277 ## Informations et commentaires ### Une opération "exemplaire" de la C. G. T. : Chapelle-Darblay-Montsouris par Yves Daoudal COMME d'autres grands secteurs de l'industrie française, celui du papier n'a pas su s'adapter à la crise née des chocs pétroliers. On peut accuser l'attentisme suicidaire des grands patrons, on peut accuser l'inertie désastreuse des gouver­nements giscardiens. Il ne faut pas oublier, surtout, l'impossibilité de procéder à des restructurations sans se heurter au refus sans appel et systématique du parti communiste et de sa CGT. 155:277 Si les autres pays d'Europe ont soit abandonné la production industrielle du papier, soit modernisé leurs installations, c'est en grande partie parce qu'ils n'avaient pas en leur sein une force révolutionnaire volontairement fermée à toute évolution de bon sens. \*\*\* Le groupe Chapelle-Darblay, qui comporte trois usines en Nor­mandie, est le dernier grand fabricant français de papier journal. Il a été mis en règlement judiciaire en 1980. Papier journal, avez-vous dit ? La CGT contrôle une bonne partie des imprimeries de presse, elle contrôle totalement la diffusion de la presse, les NMPP (nouvelles messageries de la presse parisienne). Situation rêvée pour déclencher une action d'envergure. Il n'y avait plus qu'à attendre l'occasion. Celle-ci fut le plan Parenco-Fabius. Le ministre de l'industrie concocta avec le groupe hollandais Parenco une restructuration de la production de papier dans les usines de Chapelle-Darblay. Parenco est le premier fabricant de papier de presse hollandais. Il acceptait de remettre à flot les papeteries Chapelle-Darblay aux conditions suivantes : qu'il obtienne 34 % des parts du capital du nouveau groupe pour 1 F symbolique, que les pouvoirs publics financent un investissement de 1,6 milliard de francs, que soient acceptés 1548 licenciements en cinq ans et la fermeture de l'usine de Grand-Couronne. Le travail, réorganisé selon le plan Parenco, devait reprendre le 1^er^ septembre. C'était l'occasion pour la CGT de déclencher sa première grande opération de la rentrée. En fait, les grandes manœuvres étaient déjà commencées depuis près d'un mois, dans le secteur de l'imprimerie. Le 5 août, la CGT avait retardé l'impression de l'hebdomadaire *le Point* sur les presses de l'imprimerie Montsouris, à Massy. La semaine suivante, c'était au tour de l'*Express.* Et la CGT avertissait l'*Express* qu'au cas où il tenterait de se faire imprimer ailleurs, les NMPP ne le feraient pas parvenir dans les kiosques. L'imprimerie Montsouris, contrôlée par la CGT, connaît de graves difficultés, contrairement à certains concurrents où la CGT n'arrive pas à s'implanter. La CGT a imposé un certain nom­bre d'investissements aberrants, et ces messieurs travaillent 32 heu­res par semaine. 156:277 Pour sauver Montsouris, la CGT veut que les sociétés éditrices prennent leur part dans le financement de l'entre­prise. En sachant parfaitement qu'elles en sont bien incapables. Le 25 août, Roland Leroy, à la tête d'une délégation du parti communiste, « visitait » les usines Chapelle-Darblay pour soutenir les revendications de la CGT : refus du plan Parenco, mise en œuvre d'un plan « franco-français ». Le 1^er^ septembre, alors que le travail devait reprendre avec les seuls salariés conservés par le plan Parenco, la CGT invitait tous les salariés, y compris les licenciés, à se rendre à leur poste de travail habituel. Le personnel d'encadrement refusant de travailler dans l'illégalité, la CGT ne pouvait remettre l'usine en marche. Le secrétaire CGT Philippe Belloncle déclarait : « Nous nous mettons en grève jusqu'à ce que nous soyons en état de produire dans les conditions que nous avons fixées. » Tous les slogans cégétistes du moment pouvaient dès lors se focaliser sur le conflit Chapelle-Darblay : la priorité de la lutte contre le chômage, le rappel du « gâchis giscardien », le mot d'or­dre « produisons français », la dénonciation de la « casse » de l'industrie et des « bradeurs » d'usines à l'étranger -- ici était donc visé Laurent Fabius, ministre de l'industrie, mais aussi ancien député de la circonscription où sont installées les usines Chapelle-Darblay. Enfin, la CGT en profitait pour rappeler haut et fort que la « classe ouvrière » ne se contentait plus de *propositions socia­les* mais qu'elle entendait désormais prendre aussi des *décisions économiques :* la CGT a son plan « franco-français ». Un plan qui passe par une société nationalisée (comme par hasard) : Saint-Gobain, via sa filiale La Cellulose du Pin. Ce plan, présenté fin juin ; était aussitôt repoussé par Saint-Gobain. Devant l'insistance de la CGT, Saint-Gobain réitérait au début de septembre son refus, et le groupe Béghin-Say, dont les projets pour le groupe Chapelle-Darblay étaient tout à coup « révélés » par la CGT (« le plan qu'on nous avait caché ») déclinait à son tour toute velléité de participer au sauvetage. Quant au ministère de l'industrie, il fai­sait savoir que ces plans, totalement irréalistes et jamais chiffrés, n'avaient pas même été étudiés. 157:277 Le 30 août, deux jours avant « la reprise du travail », c'est-à-dire la grève, dans les usines Chapelle-Darblay, Jacques Piot, patron de la FFTL (Livre-CGT) prononçait un important discours où il liait de façon indissoluble les conflits Chapelle-Darblay et Montsouris. Il confirmait alors la « semaine d'action » du Livre-CGT : du 19 au 23 septembre, seules les publications utilisant exclusivement du papier français seraient imprimées et diffusées. En même temps, Jacques Piot annonçait la réouverture de l'impri­merie ex-Victor Michel de Lieusaint, qui permettrait d'éviter que certains magazines puissent « tomber entre les mains de cannibales type Didier ou Ginioux » (Didier et Ginioux sont les deux grands imprimeurs de presse qui échappent à la mainmise cégétiste). Déjà le groupe Hachette avait donné son accord pour l'impression de *France-Dimanche* sur la rotative de Lieusaint. Pour les professionnels de la presse, cette « information » était un gigantesque bluff : l'*Écho de la Presse* expliquait : 1. -- La CGT prétend avoir obtenu du syndic l'autorisation de s'installer dans l'imprimerie de Lieusaint. C'est faux. Elle a eu une autori­sation d'un mois, pour examiner la rotative. Ce délai est passé depuis longtemps. (Mais la CGT continue effectivement d'occuper l'usine.) 2. -- La CGT prétend faire tourner la rotative dans deux mois : cela est matériellement impossible. 3. -- Elle prétend avoir l'accord de Hachette pour *France-Dimanche.* C'est impossible, car *France-Dimanche* a déjà été promis à Ivan Ginioux. Et pourtant ce n'était pas entièrement du bluff. Car la CGT sait trouver les moyens de son action et profiter de la faiblesse de ses adversaires. « Comment pouvez-vous faire imprimer *France-Dimanche* à Lieusaint alors que *France-Dimanche* a été promis à Ginioux ? », demanda-t-on à Jacques Piot. Celui-ci se contenta d'évoquer le « rapport de forces » : « Nos adversaires savent quel poids nous représentons aujourd'hui. Il ne faut pas chercher autre chose. » 158:277 Vaines menaces ? Que non. Le mardi 6 septembre, un com­mando cégétiste de Montsouris interceptait un camion de l'Avenir graphique (entreprise d'Ivan Ginioux) et *détruisait les vingt tonnes d'imprimés* qu'il contenait. Le 8, Hachette faisait savoir qu'elle était au regret de retirer *France-Dimanche* à Ivan Ginioux... « Exemplaire » capitulation du deuxième groupe de presse fran­çais devant les menaces de la CGT et un simple début d'exécu­tion. Ivan Ginioux pouvait bien alors porter plainte contre le Livre-CGT et remarquer que « ces actes odieux visent délibéré­ment une entreprise qui se situe à la pointe du progrès social et technique », la CGT était arrivée à ses fins. \*\*\* Revenons à la Chapelle-Darblay. Le lecteur pourra croire que je mélange tout, mais il faut bien comprendre que pour la CGT il s'agit d'un seul et même conflit, ou plutôt de deux conflits entrant dans une seule et même stratégie. Le dimanche 4 septem­bre, la CGT crie victoire. Elle a réussi à faire redémarrer deux machines de l'usine de Saint-Étienne du Rouvray, et le drapeau de la CGT flotte entre les deux cheminées. Il faudra attendre les protestations de la CGC pour savoir ce qui s'est passé. Dans un premier temps, la CGT a expulsé les ouvriers réticents, notam­ment ceux de la CFDT. Puis elle a mis au travail des cadres CGT... de l'EDF. Des hommes au service des hommes, vous connaissez ? L'administrateur provisoire, M^e^ Levet, prévient alors la CGT que son action ne peut avoir comme résultat que la fermeture totale des usines. Il demande aux fournisseurs d'arrêter toute livrai­son et informe les ouvriers qu'ils ne sont plus couverts par aucune assurance. Qu'importe, la CGT « protège l'outil de travail » et « assure la production »... Quand on entre dans l'illégalité et qu'on ne veut pas plier, il ne reste qu'une solution : l'escalade. La CGT va dès lors se livrer à des actes de banditisme qui, s'ils montrent l'efficacité de ses commandos dans l'action, prou­vent aussi sa totale incompétence. 159:277 Le jeudi 8 septembre, dans la banlieue de Rouen, un commando de quinze personnes contraint le chauffeur d'un camion transpor­tant vingt et une tonnes de soude liquide de descendre de son véhicule. Et le camion disparaît. Dans la soirée la CGT revendique le « détournement », dans un communiqué où elle « avertit la préfecture de Rouen que le véhicule *et son chargement* sont à sa disposition ». En effet, la concentration de soude ne correspondait pas à celle requise pour la fabrication de pâte à papier. Pour atté­nuer le ridicule de la situation, la CGT fait savoir que pour le bois, il n'y a pas de problèmes. Il sera livré par « nos amis les cheminots de la CGT ». On ne saura jamais s'il s'agit de bois volé, et d'un bois convenable, car on n'aura jamais aucune nouvelle de « nos amis les cheminots de la CGT ». « *La légalité républicaine issue du changement, c'est nous* »*,* clame le secrétaire CGT Philippe Belloncle, « *l'illégalité, c'est M^e^ Levet *» (l'administrateur provisoire). Logique. *Et c'est l'opi­nion du gouvernement, puisque le préfet a reçu l'ordre de ne rien faire.* \*\*\* Le 15 septembre, plusieurs fédérations de la CGT sont mobi­lisées. Deux bulldozers et de nombreux camions « empruntés » se dirigent vers les entrepôts du port de Rouen. Plusieurs dizaines de tonnes de kaolin sont « prélevées » et acheminées vers l'usine de Saint-Étienne du Rouvray. Plusieurs cars de police avaient été dépêchés sur les lieux, sans doute pour protéger les voleurs. Le 17 septembre, *une barge de 4000 tonnes de fuel lourd est volée dans le port de Rouen.* Peu après, la barge est piteusement rendue : le degré de raffinage du fuel n'est pas le bon. Il ne faut pas oublier non plus que dès le 2 septembre, la CGT avait cru faire un coup d'éclat *en livrant vingt bobines de papier* à l'imprimerie Mont­souris. Seulement elle s'était trompée à la fois dans le grammage et dans la laize (largeur)... Le 20 septembre, *la CGT détourne de nouveau un camion de soude.* 160:277 Cette fois, c'est peut-être ce qu'il faut, car le camion est déchargé à Saint-Étienne du Rouvray. *Il s'agit* *donc d'un vol caractérisé, mais cela n'émeut personne.* \*\*\* Nous sommes alors déjà au deuxième jour de la semaine d'ac­tion du Livre-CGT : « imprimer français sur du papier français ». Sans doute pense-t-on que l'usine de Saint-Étienne du Rouvray tourne à plein rendement pour donner l'image idyllique d'un ensemble papeterie-imprimerie fonctionnant de façon optimale sous le contrôle de la CGT. Il n'en est rien. La CGT avait décidé d'arrêter les machines chaque fin de semaine. Elle les avait donc arrêtées le soir du 9 septembre. Mais elle n'avait pu les redémar­rer le lundi 11, et chaque jour qui passait était un nouvel échec, comme avait été un échec total l'essai de remise en marche des machines de l'usine de Grand-Couronne. Et de toute façon, les machines qui avaient fonctionné de façon éphémère produisaient du papier « annuaire », et non du papier journal... Qu'ont fait les éditeurs de presse devant la menace cégétiste d'empêcher l'impression ou la parution de leurs journaux s'ils n'utilisaient pas exclusivement du papier français ? *Ils ont obéi comme un seul homme, sans émettre la moindre protestation, même de pure forme,* et se sont approvisionnés en papier français. La CGT avait donc gagné avant même le début de la semaine d'action. \*\*\* Celle-ci débute le 19 septembre par une livraison symbolique de papier de Chapelle-Darblay aux imprimeries de presse parisien­nes. Arrêté par la police à la porte Maillot, le convoi pourra cepen­dant faire le tour des imprimeries de la banlieue. 161:277 Le mardi 20 septembre, un commando cégétiste attend à la frontière franco-belge les camions apportant à Paris le dernier numéro d'*Ici-Paris* (imprimé aux Pays-Bas depuis que son impri­merie française a fait faillite après des grèves cégétistes à répéti­tion). Le troisième des quatre camions est intercepté et « accom­pagné » jusqu'à Paris, où l'attend un autre commando, formé d'ouvriers du Livre-CGT de l'imprimerie Montsouris. *La totalité du chargement* (151000 exemplaires) est dispersée *dans les rues.* Dans *Libération* du lendemain on verra une photo amusante : celle d'une des voitures « accompagnatrices » de la CGT, avec sur le pare-choc avant une pancarte portant l'inscription : « Produisons français » : il s'agit d'une rutilante BMW, comme chacun sait voiture « haut de gamme »... et allemande. Le reste de la semaine se passera sans incident notable. Dès le vendredi, le parti communiste et la CGT peuvent se féliciter du succès de leur semaine d'action, *qu'ils présentent comme un simple avertissement.* Le succès est manifeste si l'on considère LA SOUMISSION TOTALE DES ÉDITEURS DE PRESSE AUX DIKTATS DE LA CGT. Mais celle-ci prétend en outre avoir prouvé qu'on pouvait « pro­duire français ». Il est évident que les stocks de papier français permettaient de « produire français » pendant une semaine, et même quelques semaines. Mais cela ne prouve strictement rien. D'une part, la production française de papier journal ne couvre pas la moitié des besoins. D'autre part, le papier français coûte beaucoup plus cher que le papier étranger. (C'est tout le problème de Chapelle-Darblay, où les salariés ont une productivité qui est la moitié celle de leurs concurrents étrangers.) Les entreprises de presse ne peuvent donc pas se fournir exclusivement en papier français sans se heurter à des difficultés financières dont elles n'ont pas besoin en ces jours de crises. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les communistes eux-mêmes utilisent du papier étranger. La semaine suivante, les projecteurs pouvaient se braquer de nouveau sur l'usine de Saint-Étienne du Rouvray, sur une CGT plutôt désemparée, reconnaissant pour la première fois que si elle n'a toujours pas pu remettre les machines en marche, c'est par « manque de moyens en hommes ». De fait, depuis le début de l'occupation de l'usine, elle n'a pu rassembler que 200 ouvriers sur un total de 1256 salariés. Et plus les jours passent, plus les trou­pes s'effilochent. 162:277 Un moment, on a cru que la CGT cherchait une porte de sortie. On entendit un responsable dire que tout n'était pas mauvais dans le plan Parenco. Il y eut une rencontre CGT-Fabius... Puis l'intransigeance fut de nouveau de rigueur. Pour occuper l'attention de l'opinion publique et surtout ses militants, la CGT organisait des actions : occupation de la mairie de Grand Quevilly par des femmes de militants, occupation de l'agence du Crédit Lyonnais de Rouen pour exiger le paiement des salaires de septembre (les occupants furent évacués par la police), occupa­tion du siège social à Paris, etc. Le 29 septembre, l'administrateur provisoire avait lancé une sorte de dernier appel : « Au prétexte de la défense d'une solution conforme aux intérêts des travailleurs et de la nation, quelques-uns ont porté un coup supplémentaire à une entreprise vacillante et qui est bien près d'être à terre. Ses pertes d'exploitation s'aggra­vent dangereusement du fait de tout arrêt de production norma­lisée depuis plus de trois semaines. Des clients ont déjà fait savoir qu'ils étaient contraints de recourir à d'autres fournisseurs que Chapelle-Darblay. Cette hémorragie financière et de clientèle est mortelle. Plus le temps passe moins subsistent les chances de rele­ver cette entreprise. » Mais combien des ouvriers de Chapelle-Darblay (et des Fran­çais) ont compris que pour la CGT, si un plan faisant du groupe une filiale d'une société nationalisée n'aboutissait pas, mieux valait la mort de Chapelle-Darblay ? Combien d'entre eux ont compris que la CGT ne cherchait nullement à défendre l'emploi mais se servait d'eux uniquement comme pions dans ses grandes manœu­vres politiques contre la presse et contre l'entreprise privée ? Yves Daoudal. 163:277 ### Le monde vu de nuit par Louis Salleron JE NE SAIS si la nuit porte conseil, mais elle éclaircit singulière­ment la vue. L'insomnie, bien loin de créer l'hallucination, aiguise la vision. On voit la réalité telle qu'elle est, telle d'ail­leurs qu'on ne l'ignore pas mais dont la lumière du jour divertit. La vie habitue. Péguy n'aimait pas les âmes habituées. Il vou­lait dire qu'on doit savoir se remettre en question. Mais on doit aussi s'adapter à la réalité, sans quoi on exploserait. Le prisonnier du camp de concentration, l'esclave du goulag s'habitue à sa situation. S'habituer peut être un abandon, une rési­gnation, mais ce peut être aussi bien la protection de l'espérance, la résistance secrète à une contrainte, dans la conservation des forces intérieures en vue d'une libération qui finira bien par arriver. De nos jours une double habitude assure le train-train du monde. 164:277 Il y a d'abord l'habitude à la faillite financière. La monnaie a disparu. Je veux dire qu'on ne sait plus ce qu'est une monnaie, ce qu'est sa fonction, ce qui la définit. Certes il y a toujours eu de multiples monnaies -- le franc, la livre sterling, le thaler de Marie-Thérèse (!) etc., mais elle se référait à un étalon qui était l'or. La liberté des changes et des échanges assurait l'équilibre monétaire. Aujourd'hui il y a non seulement les monnaies nationales tra­ditionnelles mais des monnaies nouvelles au nom bizarre et à la valeur incertaine où seuls se reconnaissent les experts -- l'écu, les euro-devises, les D.T.S. Pratiquement, il y a les monnaies fortes et les monnaies faibles. Le dollar, le franc suisse, le mark alle­mand sont des monnaies fortes, sujettes d'ailleurs à variation. Le franc français est depuis longtemps une monnaie faible, rongée par d'innombrables dévaluations et une inflation permanente. L'or demeure un refuge, mais un refuge qui se réfugie lui-même dans les caves des banques et les bas de laine des particu­liers. On connaît, plus ou moins bien, ce que les banques possè­dent dans leurs coffres ; on ignore ce que cachent les particuliers. Les transactions, faibles en France, le sont devenues davantage encore depuis que l'acheteur et le vendeur doivent donner leur nom. De tous les pays développés la France est celui qui a toujours eu le goût le plus vif de l'or. Dès avant la guerre de 1914 la Ban­que de France dut prêter de l'or à la Banque d'Angleterre. L'An­gleterre était pourtant un pays plus riche que la France ; mais c'était un pays commerçant chez qui la richesse circulait constam­ment. Elle ne gardait pas son or pour le plaisir. La Banque de France au contraire reflétait la mentalité paysanne. Elle reflétait aussi l'économie du pays, qui était une économie de capital (la terre) beaucoup plus qu'une économie de revenu (l'industrie et le commerce). L'or n'en est pas moins atteint dans sa valeur comme les autres monnaies. Sur la longue durée il ne devrait que monter. Il monte moins qu'on ne l'attendait et parfois il baisse. Les experts annon­çaient qu'il atteindrait 450 francs à la fin de l'année. 165:277 C'est possi­ble, mais on a été surpris de le voir baisser à la fin de septembre. La même aventure est arrivée au pétrole. En fait il y a une désaffection pour l'or. ***Un endettement universel*** Quoi qu'il en soit de la « faillite » monétaire, la faillite financière est, elle, incontestable. La dette du Tiers-Monde et des pays de l'Amérique latine est gigantesque. On a parlé de mille milliards de dollars. L'Argentine doit quarante milliards de dollars aux États-Unis. L'endettement fait boule de neige. Les pays endettés doivent emprunter aux États-Unis pour leur payer les intérêts de leurs det­tes. C'est un gouffre sans fond. Bien entendu ces dettes ne seront jamais remboursées. L'Amérique n'en devra pas moins continuer de prêter à ses débiteurs pour que ceux-ci lui achètent ses produits. Sa dette inté­rieure s'en accroît d'autant. Mais elle est bien obligée de produire, sans quoi son économie s'effondrerait. Le chômage est endémique. Il semble que dix pour cent de chômeurs soit devenu la condition de la prospérité. L'économie d'abondance exige l'inflation et le chômage. Faudrait-il alors réduire le nombre d'heures de travail ? Sur la très longue durée, sans doute. Mais il se réduit de lui-même grâce à la grande relève des hommes par la machine. Une intervention gouvernementale est dangereuse parce qu'elle perturbe des équili­bres délicats qui sont le fruit de la liberté. Le travail n'est pas une réalité homogène. Les réglementations ne peuvent le suivre dans sa complexité. C'est pourquoi le travail noir existe, plus développé à proportion que l'État s'en mêle. Il est constant que les régimes totalitaires sont ceux où fleurissent travail noir et marché noir. 166:277 La vérité, c'est que l'emploi crée l'emploi, à condition bien entendu qu'il s'agisse d'emploi productif. Augmenter le nombre des fonctionnaires inutiles ne fait que peser sur le marché du travail. C'est le développement de l'investissement qui fait le développe­ment de l'emploi. La relance par la consommation peut valoir pour un temps, dans des conditions et des limites définies. Il s'agit en somme d'amorcer la pompe. Au delà, c'est l'inflation. On rentre dans le cercle vicieux. L'histoire nous instruit de tout cela. Le spectacle du monde également. Vu de nuit le monde est lumineux. Louis Salleron. 167:277 ### Vingt-cinq ans après la mort de Pie XII par Alexis Curvers JAMAIS SANS DOUTE plus grand pape, ni plus grand homme, ne fut plus outrageusement calomnié, bafoué, trahi, voire par les siens. Une campagne mondiale de diffamation, savamment préparée de son vivant, n'attendait que sa mort pour se déchaîner à grand tapage, et à grands frais, contre sa mémoire. Ce que le regretté Paul Rassinier appela fort bien *L'opération* « *Vicaire *» fut un chef-d'œuvre de « montage », qui mériterait d'attirer l'atten­tion d'un Volkoff. On ne voit guère que l'opération « décolonisation » qui, vers le même temps, ait aussi complètement réussi, après avoir été aussi parfaitement machinée. Les deux montages étaient d'ailleurs corré­latifs : il s'agissait dans les deux cas de détruire l'Europe chré­tienne. Le résultat est sous nos yeux. 168:277 Le grand art fut d'entraîner des Européens imbéciles à démolir l'Europe et des catholiques abâtardis à démolir l'Église qui en était le pilier central et séculaire. Pie XII avait été le dernier défenseur de l'une et de l'autre. La première chose à faire était donc de se débarrasser de lui, salir son nom et ruiner son œuvre. D'innom­brables « débats » s'organisèrent à cet effet ; on se donna les gants d'y convoquer des catholiques en renom, bien choisis pour soute­nir le pape comme la corde soutient le pendu. Deux questions seraient à éclaircir : 1\) Comment se fait-il qu'aucun de ceux que scandalisait alors, rétrospectivement, le prétendu silence gardé par Pie XII, en pleine guerre, devant les atrocités hitlériennes, ne songe à s'étonner main­tenant du silence de ses successeurs devant les atrocités communis­tes, lesquelles ne font que croître et embellir depuis 66 ans sur toute la surface de la terre ? 2\) Comment se fait-il que beaucoup de ceux-là mêmes, chré­tiens ou non, qui jusqu'en 1958 chantèrent les louanges de Pie XII et en célébrèrent les bienfaits, n'ont ensuite cessé de garder sur lui un silence autrement scandaleux que celui dont ses calomnia­teurs l'accusent ? Certes, on a publié des archives, d'innombrables documents et témoignages qui rétablissent la vérité. Mais qui en parle ? Qui les a seulement consultés ? Publication d'ailleurs tardive, et fort dis­crète. Le mal, dans l'opinion publique, était et reste fait. « Pie XII a-t-il existé ? » demande Jean Madiran ([^7]). On en douterait, tant est compact le silence, bien réel celui-ci, qui s'est refermé comme une tombe sur le *Pastor Angelicus.* Faible consola­tion : un silence plus épais encore a bientôt enveloppé ses détrac­teurs, pseudo-historiens, histrions et valets de plume, assez payés de leur besogne par le mépris de leurs employeurs eux-mêmes. 169:277 Et pourtant oui, le nom de Pie XII est de nouveau quelquefois invoqué, mais par ses adversaires. Sous prétexte qu'il avait apporté à la liturgie certaines retouches opportunes et prudentes, on ose maintenant se réclamer de lui pour justifier le massacre de toute la liturgie et la profanation du culte. Sous prétexte qu'il avait favorisé l'urgente formation des clergés indigènes, on lui impute le patro­nage des Églises nationales et de la Révolution dans l'Église. On accommode à la sauce marxiste la doctrine sociale qu'il préconisait comme chrétienne. Heureusement, il dépend de nous que sa véritable pensée ne soit pas toujours lettre morte. Elle demeure accessible dans la vingtaine de volumes où la typographie vaticane a rassemblé ses écrits : encycliques, messages, discours et lettres constituent un ensemble d'une richesse inégalée, un enseignement admirable par l'unité substantielle du fond et la diversité des formes, par une synthèse merveilleuse de foi, de raison et de science, enfin par une actualité aujourd'hui plus frappante que jamais. Il y a là, exemple entre mille, une « *Prière du prisonnier *» qu'il composa de sa main ferme et avec la grande compassion de son cœur, pur chef-d'œu­vre de droiture et l'humanité. Nos ministres de la Justice devraient donner ce texte à lire dans toutes les prisons. Cela remettrait bien des choses en ordre et la paix dans les âmes. Qu'on se souvienne aussi de certains mots cueillis au vol, qui n'ont peut-être pas été consignés par écrit mais n'en continuent pas moins à briller comme des éclairs dans notre nuit. En voici un particulièrement mémorable : « *Le plus grand péril, de nos jours, c'est la fatigue des gens de bien.* » Une autre fois, s'interrogeant sur les causes de l'échec fatal auquel se nouent tant de nos efforts, de nos entreprises et de nos destinées individuelles ou collectives, Pie XII résume sa réponse en deux mots : MANCA DIO. C'est définir le drame de l'homme et du monde modernes, et leur indiquer l'unique solution possible de tous leurs « problèmes ». Alexis Curvers. 170:277 ### Au service du bien commun \[Cf. It. 276 pour les points I à IV\] 175:277 #### V L'abaissement des nations européennes est venu de la lutte intestine qu'elles ont menée, en elles contre le christianisme, entre elles pour la domination temporelle. Ces anciennes nations chrétiennes d'Occident ont finalement été livrées à la maçonnerie et au communisme par la trahison de leurs autorités constituées, les temporelles et les spirituelles. Elles ont été privées du premier de tous leurs droits : car le premier droit des peuples est celui d'être gouvernés selon la loi naturelle et en vue du bien commun. 176:277 Ce premier droit est la *condition politique du sage exercice* de tous les autres droits dont on nous parle tellement, et plus souvent mal que bien. L'esprit qui domine le monde contemporain est celui de l'anti-dogmatisme maçonnique. Mais un *dogme,* cela veut dire une vérité objective, universelle, enseignée avec autorité (avec une autorité proportionnée au niveau naturel ou sur­naturel de la vérité enseignée). Il n'y a plus au­jourd'hui de dogmes reconnus par un consensus social. La seule loi subsistante est celle, factice et variable, de la prétendue volonté générale autrement dit la loi du nombre, mais manipulée par les oligarchies en place. Les peuples sont ainsi livrés à l'anarchie intellectuelle, à l'arbitraire moral, au despotisme politique. #### VI Nous vivons dans une société systématique­ment hostile à tout ce que nous faisons, à tout ce que nous voulons, à tout ce que nous aimons. Notre résolution sans retour est de n'accep­ter aucune connivence avec les fausses politiques et avec les nouvelles religions du monde moder­ne. Ce n'est pas la connivence qui pourrait conver­tir les nouveaux barbares. Ils attendent sans le savoir quelque chose de radicalement différent de cet univers maçonnico-marxiste dans lequel ils sont sociologiquement enfermés. 177:277 Ce quelque cho­se de radicalement différent, nous en avons la tradition, nous en avons le trésor, nous en avons le secret, et dans cette mesure nous en avons la charge. Ils attendent sans le savoir la vérité qui délivre : la vérité qui leur permettra de se connaî­tre pécheurs et de se savoir sauvés. Ce qui est bien le contraire du monde moderne, qui croit n'avoir besoin d'aucun salut surnaturel, et n'être coupable d'aucun péché. #### VII Le communisme est au XX^e^ siècle la forme la plus achevée de l'injustice sociale et de l'exploi­tation de l'homme par l'homme. Il impose une nouvelle forme d'esclavage, la plus totale que l'histoire ait connue jusqu'ici, parce qu'elle est la plus radicale négation du droit naturel et sur­naturel. La résistance aux entreprises de l'organisa­tion communiste internationale est au premier rang de nos urgences temporelles. Elle n'est pas abolie, elle est assumée par nos urgences spiri­tuelles : par les œuvres de la foi, de l'espérance et de la charité. Dans le temporel nous travaillons pour l'éter­nel. ============== fin du numéro 277. [^1]:  -- (1). Il va sans dire que nous sommes prêts à accueillir toute amélioration de notre propre étude de la question. [^2]:  -- (1). Cf. ce passage de l'encycli­que *Divini illius Magistri :* « *En conséquence, l'éducation, qui s'adresse à l'homme tout en­tier, comme individu et comme être social, dans l'ordre de la na­ture et dans celui de la grâce, ap­partient à ces trois sociétés néces­saires, dans une mesure proportion­née et correspondant à la coordi­nation de leurs fins respectives, selon le plan actuel établi par la Providence divine.* » (Les trois sociétés dont il est ques­tion ici sont la famille, l'État et l'Église.) [^3]:  -- (2). Encycl. Divini illius Magis­tri. [^4]: **\*** -- Louis SALLERON : *Le cancer socialiste,* DMM éditeur. [^5]: **\*** -- Louis SALLERON : *Dix dialogues sur la crise de l'Église,* DMM éditeur. [^6]:  -- (1). Quelques amis espèrent qu'à la fin, plus tard, mes ouvrages atterriront chez des personnes qui les aiment. Ce n'est pas ma première intention : je désire qu'on les voie. Qu'on aime ou qu'on n'aime pas une œuvre, le fait de la voir est de première importance, au point de vue de la communication de la pensée, sans commentaire. [^7]:  -- (1). Cf. Jean Madiran : « Pie XII a-t-il existé ? » dans ITINÉRAIRES, numéro 257 de novembre 1981, p. 133 et suiv.