# 280-02-84 1:280 ## ÉDITORIAL ### L'accord Rome-Moscou La négociation secrète entre le Saint-Siège et le Kremlin a bien eu lieu. L'accord a bien été conclu. L'engagement pris par Rome a été tenu. Tout montre que le pacte est toujours en vigueur, quoiqu'il ne soit pas d'hier, mais d'avant-hier. Il est de 1962. Depuis bientôt vingt-deux ans, l'attitude mondiale de l'Église catho­lique face au communisme est commandée par les promesses qu'elle a consenties aux négocia­teurs soviétiques. Je ne révèle aucun secret. Je rappelle ce que tout le monde devrait savoir, mais que tout le monde a oublié, ou n'a jamais su, ou a toujours feint d'ignorer. Trois choses pourtant ont été rendues publiques en 1962 dans la presse communiste et dans la presse catholique : 1) l'existence de la négociation, 2) la conclusion de l'ac­cord, 3) les promesses faites par le Saint-Siège. 2:280 L'essentiel a été dit, écrit, imprimé : dans l'inattention générale. Les commentateurs les mieux informés baissèrent pudiquement les yeux. Il n'y eut aucun commentaire précis, sauf dans ITINÉRAIRES. Étant donné qu'à l'époque la distraction, réelle ou feinte, fut universelle, aujourd'hui l'ignorance est complète. Si bien que, résumant toute l'affaire en une dizaine de lignes dans PRÉSENT du 30 décembre dernier, j'ai provoqué la stupéfaction des mieux avertis et rencon­tré souvent une incrédulité méprisante ou indignée. Voici quel était mon résumé : « *Jean XXIII avait consenti au négociateur soviétique, qui était Mgr Nicodème, la promesse de ne pas attaquer le peuple* NI LE RÉGIME *de la Russie. C'était pour obtenir que Moscou laisse venir au concile les observateurs orthodoxes russes. Depuis lors le Saint-Siège se considère comme tou­jours tenu par les engagements de Jean XXIII. Le* COMMUNISME *n'est plus jamais nommé dans aucun document pon­tifical*. » A la lecture de ces lignes, on a réagi comme si l'on n'avait jamais entendu parler de cette négociation et de cette promesse. Tout, pourtant, a paru, en son temps, dans ITINÉRAIRES. Que nos anciens lecteurs qui les ont gardés présents à l'esprit veuillent bien nous pardonner de redonner ici les textes, les dates, les faits. Pour quasiment tout le monde, ce sera comme de l'inédit. #### I. -- La condition posée par Moscou En novembre 1961, un an avant le début de Vatican II, le Kremlin faisait publiquement savoir quelle condition il avait posée au Vatican pour autoriser des représentants du Patriarcat de Moscou à venir suivre comme observateurs les travaux du concile. 3:280 Le porte-parole du Kremlin était en l'occurrence « Sa Haute Sainteté Monseigneur Nikodim », comme l'appelait respectueusement *L'Humanité,* organe central du parti com­muniste français. Ce Mgr « Nikodim », qu'en français nous appelons Nicodème, est celui qui semble s'être finalement converti au christianisme peu de temps avant de mourir à Rome entre les bras du pape éphémère Jean-Paul I^er^ en 1978. Auparavant il était un agent du KGB placé dans le noyau dirigeant de l'Église russe officielle. Il était né en 1929. Il avait fait une carrière ecclésias­tique foudroyante. Prêtre à vingt ans ; à vingt-cinq ans, il est Supérieur de la cathédrale de Iaroslav ; à vingt-six ans, chef de la Mission en Terre Sainte ; à trente, chef de la chancellerie patriarcale ; à trente et un, évêque, et chef du département des « Relations extérieures » du Patriar­cat de Moscou, c'est-à-dire de l'Église orthodoxe officielle, instrument de l'État soviétique et du parti communiste. C'est lui qui fit admettre ce Patriarcat au sein du Con­seil œcuménique des Églises, à New Delhi, en novembre 1961. Et c'est à cette occasion qu'il énonça quelle condition avait été posée par le Kremlin. Il déclara que des obser­vateurs du Patriarcat de Moscou pourraient assister au concile « *s'il n'y a pas de déclarations hostiles au pays que nous aimons *». Il développait : « Le Vatican est souvent agressif, sur le plan politique, à l'égard de l'URSS. Nous qui sommes chrétiens, croyants, orthodoxes russes, nous sommes aussi des *citoyens loyaux* de notre pays et nous *aimons ardemment* notre patrie. *C'est pourquoi tout ce qui est dirigé contre notre pays* n'est pas de nature à améliorer nos relations réciproques. » 4:280 Ces déclarations de Mgr Nicodème n'étaient pas secrè­tes. Elles ont été publiées ultérieurement en France : dans les *Informations catholiques internationales* du 1^er^ janvier 1963, page 29 ; et dans ITINÉRAIRES, numéro 70 de février 1963, pages 177-178. A ce moment nous ne savions pas encore qu'une négociation avait eu lieu et qu'un accord avait été conclu, précisément sur cette base, entre Rome et Moscou. Mais nous savions que les observateurs orthodoxes rus­ses étaient finalement arrivés à Rome en octobre 1962 pour l'ouverture du concile. Et d'autre part nous saisissions toute la portée de la condition préalable qui avait été ostensiblement posée par Moscou. Nous l'expliquions dans le même numéro d'ITINÉRAIRES : « Le procédé de Mgr Nicodème, et qui fait merveille, consiste à *interdire toute critique du communisme* en invoquant son propre patriotisme qui en serait blessé (...). « *Toute critique du communisme* est considérée par Mgr Nicodème comme une *attaque contre son pays*. « Le Vatican n'a aucune hostilité à l'égard du *pays russe*, du *peuple russe*, de la *nation russe*. Mais, en agent efficace du Kremlin, Mgr Nicodème *identifie* le peuple et le pays russes avec le communisme. Au nom du « pa­triotisme », il pose comme *condition préalable* à toute conversation religieuse l'absence de grief formulé à l'égard du communisme (...). « Obtenir par ce biais que le concile ne prononce pas un mot sur le plus grand drame, sur le plus grand mal, sur le plus grand crime de notre temps est en effet, pour Moscou, un objectif capital. Nous ne savons pas si cet ultimatum a fait l'objet en outre d'une négociation secrè­te : mais tout le monde peut constater que cet ultimatum a été publiquement formulé. » (ITINÉRAIRES, numéro 70 de février 1963.) 5:280 En effet, nous ne le *savions* pas encore, au mois de janvier 1963, quand nous écrivions ces lignes qui parurent dans notre numéro de février. Nous constations seulement que Moscou avait posé une condition à la venue des obser­vateurs orthodoxes, -- et que ces observateurs étaient fina­lement venus. Mais nous allions *savoir*, presque aussitôt, que la négociation avait effectivement eu lieu. #### II. -- L'accord conclu entre Rome et Moscou, la promesse faite par le Saint-Siège C'est la presse communiste qui, la première, a révélé l'accord : et elle n'a jamais été démentie ni contredite sur ce point. Citons entre autres l' « hebdomadaire central du parti », *France nouvelle,* qui écrivait dans son numéro du 16 au 22 janvier 1963, page 15 : « Parce que le système socialiste mondial manifeste d'une façon incontestable sa supériorité et qu'il est fort de l'approbation de centaines et de centaines de millions d'hommes, l'Église ne peut plus se satisfaire de l'anticom­munisme grossier. *Elle a même pris l'engagement, à l'oc­casion de son dialogue avec l'Église orthodoxe russe, qu'il n'y aurait pas dans le concile d'attaque directe contre le régime communiste*. » Nous avons reproduit ce texte de *France nouvelle* dans ITINÉRAIRES, numéro 72 d'avril 1963 (page 43), et nous le commentions ainsi : 6:280 Ailleurs dans le même journal, et un peu partout dans la propagande communiste au sujet du concile, la même formule est répétée, comme s'il s'agissait de la clause littérale d'un accord explicite qui aurait été formellement conclu : «* Pas d'attaques directes contre le régime com­muniste *». Il est remarquable que cela soit dit et répété ouverte­ment sans susciter -- du moins apparemment -- aucune émotion. Supposons qu'une Église protestante américaine ait publiquement posé comme condition à l'envoi d'obser­vateurs : *pas d'attaques directes contre le style de vie américain et le régime capitaliste*. Supposons qu'une pro­pagande se soit ensuite vantée d'avoir obtenu un enga­gement à ce sujet. Cela ferait un beau tapage dans la presse catholique. Et un tapage encore plus grand si le « style de vie » américain et le « capitalisme » avaient été LES SEULS à réclamer et à prétendre avoir obtenu une faveur aussi énorme, aussi exclusive, aussi limitative de la liberté du concile. #### III. -- Confirmation et détails dans « La Croix » De son côté, quelques jours plus tard, *La* Croix publiait, à la page 5 de son numéro du 15 février, un entrefilet dis­cret mais substantiel : « Le journal *Le Lorrain* du 9 février publie le compte rendu d'une conférence faite aux journalistes par Mgr Schmitt. Des précisions intéressantes ont été apportées par l'évêque de Metz sur les antécédents de la présence à Rome d'observateurs de l'Église orthodoxe russe : 7:280 « *C'est à Metz que le cardinal Tisserant a rencontré Mgr Nicodème, archevêque chargé des affaires étrangères de l'Église russe, et c'est là que fut préparé le message que Mgr Willebrands a porté à Moscou. Mgr Nicodème qui était venu à Paris dans la première quinzaine du mois d'août, avait en effet manifesté le désir de rencontrer le cardinal Tisserant. La rencontre eut lieu chez M. l'abbé Lagarde, aumônier des Petites Sœurs des Pauvres aux Bordes, qui s'est toujours attaché aux problèmes interna­tionaux. A la suite de cet entretien, Mgr Nicodème accep­ta que quelqu'un se rende à Moscou pour, porter une invi­tation,* A CONDITION QUE SOIENT DONNÉES DES GARANTIES EN CE QUI CONCERNE L'ATTITUDE APOLITIQUE DU CONCILE. » Cette information de *La Croix* ne semble avoir été remarquée par personne, sauf par la revue ITINÉRAIRES qui l'a reproduite dans son numéro déjà cité d'avril 1963, et qui l'a commentée en ces termes : Cela n'est pas précisément un démenti aux affirmations communistes. L'existence de « garanties » paraît plutôt confirmée. La formule : « *à condition que soient données des garanties en ce qui concerne l'attitude apolitique du concile *» est assez obscure et risque d'être équivoque. En un sens l'Église, sa doctrine, ses conciles sont effective­ment « apolitiques », et le proclament assez haut, et assez constamment. En un autre sens, l'Église professe une *morale* politique, et cette morale condamne *directement* le régime communiste. Il est difficilement concevable que l'Église puisse renoncer à toute morale politique. Et il est impossible qu'une morale politique se mette tout d'un coup à être neutre ou indifférente en face du commu­nisme. Au sens -- légitime, consistant, certain -- où l'Église est « apolitique », l'encyclique *Divini Redemptoris* est une encyclique « apolitique ». C'est une encyclique reli­gieuse et morale. Il est douteux que Mgr Nicodème ait exigé des « garanties » seulement pour un « apolitisme » de cette sorte. Il est dommage qu'on laisse courir l'affir­mation, non pas chuchotée, mais proclamée, que l'Église a pris l'engagement qu'il n'y aurait « *pas d'attaques direc­tes contre le régime communiste *»*.* 8:280 Bien sûr, on peut jouer sur les mots : l'Église en effet n' « attaque » jamais rien ni personne. Elle *défend* les droits naturels et surnaturels de la personne humaine. Mais ce n'est pas une telle distinction qui est susceptible de contenter le noyau dirigeant soviétique du Patriarcat de Moscou. On comprend aisément la manœuvre soviétique. Elle voudrait compromettre et discréditer l'Église. Elle vou­drait que l'Église s'alignât sur cette tendance dite « pro­gressiste » qui, au nom de la dénonciation de l'injustice, est farouchement militante de tous les « anti » : anti­capitalisme, anti-colonialisme, anti-paternalisme, anti-cor­poratisme, anti-intégrisme, etc., etc., -- *de tous les* « *anti* » *sauf un seul :* pas d'anti-communisme. Dans leur initial Message au monde, les Pères du concile ont solennellement affirmé qu'*il est du rôle de l'Église de dénoncer les injustices criantes.* Comment l'Église le pourrait-elle si, ce faisant, *elle se taisait sur les injustices* LES PLUS *criantes du monde contemporain ?* si elle se taisait sur L'EXPLOITATION DE L'HOMME PAR L'HOM­ME la plus perfectionnée qui ait jamais existé, et qui est celle du régime communiste ? Elle y perdrait toute auto­rité morale auprès des incroyants de bonne volonté. Elle jetterait le trouble dans l'âme de ses propres fidèles. A cette époque, si nous analysions exactement la portée des exigences communistes, nous n'imaginions pas que le Saint-Siège s'y laisserait prendre aussi complètement. Notre commentaire ajoutait donc : Cela est absolument impossible et cela ne sera pas. Quelques Églises locales ont pu parfois, sous l'influence de diverses causes, être enténébrées par ce silence unila­téral et systématique sur la plus grande de toutes les injustices contemporaines. 9:280 Il peut toujours y avoir, il y a souvent eu dans l'histoire de l'Église, quelques mem­bres du corps ecclésial, quelques églises locales provisoi­rement plus ou moins malades. L'Église universelle réunie en concile, c'est autre chose. Mais les communistes, pour ruiner l'influence morale de l'Église dans le monde actuel, veulent témérairement faire croire que l'engagement aurait été effectivement pris : « *Pas d'attaques directes contre le régime commu­niste *». Pourtant le fait est là : ni pendant, ni après le concile, il n'y eut plus aucune « attaque directe contre le régime communiste ». Il n'y en a toujours aucune. Il y a quelquefois, des mises en garde contre les phi­losophies « matérialistes » et les idéologies « totalitaires ». En termes toujours abstraits et souvent vagues. Le *com­munisme* n'est plus nommé par son nom, jamais. #### IV. -- L'interprétation bienveillante L'année suivante, dans ITINÉRAIRES de juin 1964 (nu­méro 84, pages 39-40), nous reprenions toute l'affaire, nous efforçant d'en donner l'interprétation la plus bienveillante : C'est avec Mgr Nicodème que fut négociée la présence d'observateurs orthodoxes soviétiques à la première ses­sion du concile. La négociation eut lieu à Metz en 1962 c'est entre Mgr Nicodème et le cardinal Tisserant que fut préparé le message d'invitation qu'ensuite Mgr Willebrands fut autorisé à porter à Moscou. 10:280 Mgr Nicodème, dans la négociation, avait demandé « des garanties », sur lesquelles on ne dispose d'aucun renseignement public d'origine catholique. De leur côté les communistes affir­mèrent publiquement que l'Église catholique avait « *pris l'engagement, à l'occasion de son dialogue avec l'Église orthodoxe russe, qu'il n'y aurait pas dans le concile d'at­taque directe contre le régime communiste *»*.* Il est fort peu plausible qu'engagement ait été pris que le concile ne dirait rien sur le communisme. Mais il est très vraisemblable que Mgr Nicodème a mené la négociation dans une équivoque complète. Il a demandé l'as­surance que le concile serait « apolitique » et n'attaque­rait pas « sa patrie » : assurances en elles-mêmes faciles à donner, mais qui n'avaient pas le même sens pour les négociateurs catholiques et pour les négociateurs soviéti­ques. Pour ces derniers, ces assurances signifiaient qu'au­cune parole ne serait prononcée contre le communisme. L'équivoque n'ayant pas été levée, les journaux commu­nistes ont pu faire publiquement leur campagne sur « *l'en­gagement pris *» par l'Église catholique et ne se sont heur­tés à aucun démenti. C'était un « malentendu ». Mais un malentendu conscient et organisé de la part de Mgr Nicodème, et qui aboutit à une désastreuse impasse. Beaucoup de Pères du concile désirent vivement que l'Église manifeste qu'elle est « présente au monde » ; un schéma tout entier, le schéma 17, est en préparation sur ce sujet. Mais quelle serait la *présence au monde* d'une Église qui parlerait de tous les grands problèmes sauf du problème communiste ? qui ferait comme si le communisme n'existait pas ? qui n'en dirait pas un mot ? qui parlerait du capitalisme, du racisme, du sous-développement, de la justice sociale, de tout, -- sauf du communisme ? Oui, mais comment en parler sans avoir l'air de violer un engagement qui certes n'a pas été pris, mais que l'une des deux parties assure et répute avoir été pris ? 11:280 Cette impasse désastreuse aurait été évitée si l'on avait mieux connu (et compris) la personne, la carrière et l'ac­tivité réelle de Mgr Nicodème. Nous ne regrettons pas d'avoir en 1963 et 1964 retenu l'interprétation la plus bienveillante. C'est toujours par elle que l'on a le devoir de commencer. Simplement, il n'est pas permis de s'y obstiner quand il est devenu manifeste qu'elle est insoutenable. Jean Madiran. *Pages suivantes, en annexe : notes\ techniques.* 12:280 ANNEXE ### Notes techniques **1. -- **Nous ne savons rien de l'abbé Lagarde, ce prêtre dont il est bizarrement dit qu' « il s'est toujours attaché aux pro­blèmes internationaux ». Nous n'avons pas enquêté sur lui à l'époque, ce n'était pas notre fonction et nous supposions que d'autres le feraient ou l'avaient fait. Mais il serait intéressant, encore aujourd'hui, fût-ce à titre rétrospectif et historique, d'avoir des lumières un peu précises sur ce personnage. **2. -- **En revanche nous connaissons assez bien l'évêque chez qui eut lieu la négociation Nicodème-Tisserant : Mgr Paul-Joseph Schmitt, évêque de Metz depuis 1958. Quelques années après la négociation de 1962, il se découvrit pleinement, c'était en 1967 et en 1968. Il proclamait que le changement du monde devait entraîner un changement analogue dans la conception du salut apporté par Jésus-Christ et du dessein de Dieu sur le monde. Il enseignait aussi : « *Il nous faut prendre en considé­ration le reproche que nous adressent les marxistes. Les chré­tiens, en dix-neuf siècles, n'ont pas réussi à mettre l'économie au service de l'homme. L'exploitation de l'homme par l'homme est encore une tragique réalité. *» Mgr Paul-Joseph Schmitt, en religion comme en morale politique, a parfaitement incarné l'hérésie épiscopale contemporaine, qui fait l'objet de notre ouvrage : *L'Hérésie du XX^e^ siècle* (tome I). 13:280 **3. -- **Le cardinal Tisserant aimait à se faire passer pour un gaul­liste de la première heure (qu'il était sans doute) et pour un anti-communiste impitoyable (c'est beaucoup moins sûr). J'ai toujours eu l'impression que c'était un fourbe. Il y aurait pas mal à dire sur lui. En tout cas, sa présence dans une négociation n'était pas une garantie d'innocence et de pureté d'in­tention. Je ne puis croire que Mgr Nicodème l'a dupé. Je pense, tout bien réfléchi, qu'il avait conçu le désir (ou reçu la directive) de traiter à n'importe quel prix. **4. -- **Une année avant que l'accord soit conclu entre Rome et Moscou, Jean XXIII avait publié l'encyclique sociale *Mater et Magistra* (15 mai 1961). Le *communisme* y était encore nom­mé, pour rappeler qu' « *entre le communisme et le christia­nisme l'opposition est fondamentale *» (paragraphe 34). Je pense que ce fut la dernière fois dans un document pontifical. Et déjà, avec une astuce minimisante. Ce « rappel » avait une allure volontairement rétrospective. Il prenait place dans le résumé préliminaire de l'enseignement des papes antérieurs. Il était attribué à Pie XI, ce qui n'est pas inexact ; et Jean XXIII ne le contestait pas, mais il ne le reprenait pas non plus à son compte et il évitait de le réitérer. En outre, il se référait uni­quement à l'encyclique *Quadragesimo anno* de Pie XI et point du tout à son encyclique *Divini Redemptoris* sur le commu­nisme, omission significative, et qui ne pouvait être le résultat d'une simple distraction. **5. -- **Si l'encyclique *Mater et Magistra* est antérieure à l'accord Rome-Moscou, l'encyclique *Pacem in terris* lui est posté­rieure (11 avril 1963). En conséquence, le communisme n'y est plus nommé. Pas même pour rappeler qu'autrefois ou naguère il était condamné par l'Église. Rome tient ainsi la parole don­née aux Soviétiques. **6. -- **C'est dans l'encyclique *Pacem in terris* que Jean XXIII énonce : « *Une doctrine, une fois fixée et formulée, ne chan­ge plus. *» Étrange assertion, que toute l'histoire des doctrines et de leurs évolutions conteste manifestement. 14:280 Mais l'intention déclarée de Jean XXIII est, à partir de là, de pouvoir astu­cieusement limiter aux « doctrines », aux « théories », la por­tée des condamnations de l'Église, et d'en exempter les « mou­vements historiques », « même s'ils puisent encore leur inspira­tion dans ces théories » ! Suivez son regard : l'Église a condamné la doctrine marxiste, et ni cette doctrine ni sa condamnation ne peuvent désormais changer ; mais le mouvement communiste, lui, évolue (en bien). D'où la merveilleuse conclusion : « *Cer­taines rencontres au plan des réalisations pratiques qui jusqu'ici avaient paru inopportunes ou stériles peuvent maintenant pré­senter des avantages réels ou en promettre pour l'avenir. *» Ainsi Jean XXIII annulait subrepticement la recommandation pon­tificale de « ne collaborer en rien avec le communisme ». **7. -- **En effet tout ce méli-mélo des paragraphes 159 et 160 de *Pacem in terris* n'a jamais été appliqué par la hiérarchie ecclésiastique qu'au profit du communisme (et du socialisme marxiste). Jamais au fascisme ou au libéralisme. Malgré la fal­lacieuse apparence d'une formulation générale s'appliquant à toute doctrine et bénéficiant à tout mouvement, il s'agissait bien d'une fabrication sur mesure pour le seul communisme. **8. -- **Et maintenant, quand nous considérons les choses sur une distance historique qui est presque d'un quart de siècle, nous ne pouvons plus douter que le Saint-Siège a volontairement opéré un désarmement unilatéral en face du communisme. On a aussi, bien sûr, toutes les raisons de penser que les services centraux du gouvernement de l'Église ont été pénétrés : non seulement, comme on le savait, par des modernistes (qui sont les auxiliaires conscients ou inconscients, selon les cas, de la maçonnerie), -- mais aussi par des agents communistes. D'où une désinformation systématique au sommet. Cependant il n'est plus possible de supposer que l'attitude des papes à l'égard du communisme résulte seulement, depuis Jean XXIII, du fait qu'ils ont été trompés. J. M. 15:280 ## CHRONIQUES 16:280 ### Émile l'apostat par François Brigneau Ce nouveau récit historique de François Bri­gneau est la suite de celui qu'il avait commencé avec Jules l'imposteur. Émile « l'apostat », c'est Émile Combes (1835-1921)*,* ancien séminariste, auteur en 1860 d'une thèse de théologie sur saint Thomas d'Aquin, initié à la franc-maçonnerie en 1868*.* C'est Émile Combes qui termine l'œuvre de Jules Ferry lorsqu'en 1902 il devient le chef du gouvernement de la République. C'est Émile Combes qui fait fermer par la troupe 2.500 éco­les chrétiennes en quelques jours. C'est lui qui fait recenser et dénoncer, par les loges maçon­niques des villes de garnison, les officiers qui vont à la messe. 17:280 *Émile l'apostat,* qui paraîtra dans ITINÉRAI­RES tout au long de l'année 1984*,* est un ouvrage qui éclaire l'histoire secrète de la République pendant vingt années décisives : 1885*-*1905*.* Vingt années que le parti socialiste de Mitter­rand, de Mauroy et de Savary veut recommencer aujourd'hui avec l'aide de l'appareil communiste. La franc-maçonnerie n'a pas changé. Ins­truisez-vous. Chapitre premier #### 1885 : la chute de Jules l'imposteur ou : un maçon s'en va, un autre arrive Au début de 1885, le défit maçonnique paraît réussi. Un franc-maçon est installé à l'Élysée depuis 1879. Il s'appelle Jules Grévy. Le chef du gouvernement est aussi de la loge. Des loges serait plus exact. Jules Ferry, initié à la loge *La Clémente Amitié,* appartient maintenant à l'*Alsace*-*Lorraine.* Quand on préfère la ligne grise du Tonkin à la ligne bleue des Vosges, la caution patriotique n'est pas inutile. 18:280 Son cabinet compte six frères. Aux finances, Pierre Tirard (loge l'*École Mutuelle*) ; aux Travaux publics, David Raynal (loge *L'Anglaise n° *204) ; au Commerce, Maurice Rouvier (loge *La Réforme*) ; à l'Agriculture, Jules Méline (vénérable de la loge l'*École Mutuelle* et affilié à la loge *Le Travail,* de Remiremont) ; à la Marine et aux Colonies : Félix Faure (loge : l'*Aménité*)*.* Ce ministère dure depuis le 21 février 1883. Deux ans sous la troisième République cela vaut une éternité (il y en a déjà eu vingt depuis le premier Sedan. Il y en aura soixante-dix avant le second). On peut donc dire que la victoire de la franc-maçonnerie semble totale. Elle est installée aux Affaires (et aux affaires) pour longtemps. Elle a mené à bien son opé­ration à deux têtes : la protection de la jeune République -- que la constitution « monarchique » de 1875 rend si fragile -- du double péril, toujours renaissant : celui du sabre, celui du goupillon. L'Armée a été expédiée dans les Orients extrê­mes. Dieu a été chassé de l'École qui devient peu à peu ce qu'elle doit être : l'artillerie lourde de la République, l'usine à fabriquer les générations nouvelles d'électeurs républicains. C'est dans ce domaine que la puissance et la domination de l'armée maçonnique se mesurent le mieux. L'anti-catholicisme est devenu le ciment du pays légal. Ce règne qui com­mence est celui du laïcisme flamboyant. On le voit au Conseil municipal de Paris. En février 1885, un conseiller nommé Camille-Ferdinand Dreyfus ose attaquer le poète du régime, Victor Hugo, coupable de déisme. Retenez la date : février 1885. Dans quelques semaines Victor Hugo va mourir. Le 1^er^ juin, le corbillard des pauvres traversera tout Paris rassemblé pour le conduire au Panthéon. En février M. Camille-Ferdi­nand Dreyfus, conseiller du XIII arrondissement, membre du conseil de l'ordre du Grand Orient, familier de l'Élysée, décoré par Daniel Wilson (le gendre du président) de la Légion d'Hon­neur, déclare, au nom de l'esprit républicain, des lumières et des grands ancêtres réunis, qu'il est intolérable, inadmissible et scandaleux que les petites consciences livrées à l'école laïque puissent y trouver, dans leurs livres, des vers aussi sacrilèges que ceux-ci (entre autres) : 19:280 *Donnez, riches, l'aumône est sœur de la prière* *Donnez, afin que Dieu qui dote les familles* (*etc*) Le vent glacé des révisions déchirantes pétrifie le conseil. Il écoute, atterré. A qui se vouer ? A qui se fier ? Se peut-il que le banni de l'Empire, le poète de la République universelle ait pu apporter ses rimes au moulin à prières du parti-prêtre ? Les faits sont là. Les preuves éclatent, accablantes : *Non l'avenir n'est à personne* *Sire, l'avenir est à Dieu !* A Dieu... Encore à Dieu... Toujours... C'est insensé ! On se trouve devant une entreprise de provocation, ni plus, ni moins. De la part d'un poète républicain : qui l'eût cru ? Joli républicain, en vérité. L'indignation gagne l'Assemblée. Elle applaudit l'orateur. Elle se félicite de compter dans ses rangs un esprit de cette envergure. Ce qui ne surprend pas. N'est-ce pas à Camille-Ferdinand Dreyfus que l'on doit la grande cam­pagne nationale pour l'abrogation du serment dans les pré­toires ? C'est Camille-Ferdinand Dreyfus qui osa poser la ques­tion qu'il fallait, Dieu étant hors la loi depuis 1789, de quel droit, au nom de quelle logique, les présidents des tribunaux se permettaient-ils d'exiger des témoins qu'ils jurassent devant Dieu ? Admirable Camille-Ferdinand que rien n'arrêtait, pas même le père Hugo. De quel droit, au nom de quelle logique, M. Hugo se permettait-il de réintégrer Dieu dans l'école dont il avait été banni ? Le Conseil debout acclame la péroraison. Il décide la créa­tion d'une commission d'enquête. Elle sera chargée de sur­veiller les morceaux choisis et d'y traquer ce qui s'y trouve d'offensant pour la morale laïque. Tout ce qui rappelle l'exis­tence de Dieu sera censuré. Ainsi le veut la Liberté. L'orateur, en transpiration, est félicité par ses amis. Il a le succès modeste. Ce n'est rien, voyons, il n'a fait que son devoir. 20:280 Un mois plus tard, en mars, M. Lyon-Allemand prend la relève de Camille-Ferdinand Dreyfus. Je ne charge pas. Je raconte. Ce sont les faits, rien que des faits. Ils permettent de compren­dre pourquoi, en 1885 justement, un homme, « un fort garçon français, large d'épaules », penché sur sa feuille dès cinq heu­res du matin, mettait la dernière main aux douze cents pages de *La France Juive,* « un livre magique », disait Bernanos, un « livre presque unique par on ne sait quel grondement inté­rieur perceptible à mesure, de chapitre en chapitre, et qui, en dépit des sourires sceptiques ou de l'ennui, finit par résonner dans notre poitrine, en arrache un long soupir ». C'est ainsi que Bernanos présente l'œuvre maîtresse d'Édouard Drumont, ce « magnifique écrivain français que sa race égale aux plus grands, sobre et tendu, avec cette pitié mâle et cette puissance de mépris qui porte au rouge sombre presque chaque page de ses livres ». Je ne le cite pas par hasard. Bernanos fut anti-franquiste, et du bon côté en 39-45. Sa caution est devenue indispensable à qui, Français, prétend rappeler l'histoire de son pays. Il lui faut même se dépêcher d'en user. Demain elle ne suffira plus ([^1]). Au mois de mars 1885 donc, et toujours au conseil municipal de Paris, M. Lyon-Allemand prend la relève de Camille-Ferdinand Dreyfus ([^2]). Il n'a pas sa renommée. Son seul crédit, il le doit à la défense des mastroquets poursuivis pour débit de vins frelatés. C'est le conseiller de l'Assommoir. Zola dénonce. Lyon-Allemand défend. On ne sort pas de la famille. 21:280 Devant le conseil municipal, M. Lyon-Allemand a changé de rôle. Il ne protège plus les marchands de vins à l'alcool de bois. Il poursuit un universitaire, M. Pellissier, professeur à Chaptal. En voilà un encore qui n'a rien compris au change­ment. Il se croit toujours sous l'Ancien Régime. Après vingt-cinq ans d'enseignement, ne s'est-il pas cru autorisé à écrire et à publier, en pleine République républicaine, un ouvrage dont le titre seul est un affront : *Leçons de l'antiquité chré­tienne.* Se trouve-t-on devant un cas d'aberration mentale ? S'agit-il d'une provocation concertée ? M. Lyon-Allemand s'interroge mais son choix est fait. La deuxième explication s'impose. Voici la preuve du complot. L'Académie française, repaire de royalistes rancis, vient de distinguer M. Pellissier. Elle lui a accordé son prix Montyon. Impossible de nier la machination. Il s'agit d'une opération de reconnaissance. L'ennemi veut tâter la défense républicaine. Il va être servi, n'est-ce pas, citoyens ? M. Lyon-Allemand a électrisé le conseil. M. Pellissier se trouve révoqué, le temps de trois signatures et de deux tam­pons. Nonobstant les vingt-cinq années de professorat du mal­heureux, Armand Fallières, le ministre de l'Instruction publique, entérine. Il a remplacé Ferry à ce poste quand la bataille de l'école a été gagnée. C'est encore une belle figure de la tolé­rance. Six ans plus tard, ministre de la justice et des Cultes du quatrième cabinet Freycinet, il prononcera la suspension provisoire des pèlerinages. Ils troublaient l'ordre public. Ce sont des gestes qui rapportent. Armand Fallières deviendra président de la République. 22:280 A la retraite sans solde, M. Pellissier aura tout loisir d'ajouter aux leçons de l'antiquité chrétienne celles de l'actua­lité maçonnique, en pleine expansion. Il y a quelques années encore, quand on parlait « d'abattre l'infâme », c'était le cléri­calisme que l'on visait. Aujourd'hui « l'infâme c'est Dieu ». Le mot est de M. de Lanessan. Il l'a prononcé le 31 mai 1881, devant les F**.·.** de la *Clémente Amitié.* Ce n'est pas n'importe qui, M. de Lanessan. Agrégé de médecine, député du VI^e^ arron­dissement, futur ministre de la Marine et gouverneur de l'Indo­chine, membre du Conseil de l'Ordre du Grand Orient, il ne dit pas n'importe quoi. Ses mots de passe sont des mots d'or­dre. « L'infâme c'est Dieu. » M. Pellissier l'apprend à ses dépens. La franc-maçonnerie est maîtresse du jeu. Elle est deve­nue la religion et le gouvernement de la France. L'ayant servie comme il l'a servie, dominant comme il domine la chambre et ses factions, ayant maté le Sénat, tenant l'argent et par lui les journaux, Ferry peut donc se croire arrivé aux portes de l'Élysée. Il joue déjà au Président. On trouve dans Lavergne ([^3]) cette note des 15 et 18 octobre 1884 qui explique bien la suite : « Le lendemain de mon arrivée je vais voir le président qui me reçoit avec plus de marques d'affection, peut-être, que jamais. Il pense comme moi sur les longues sessions. A propos des affaires de Chine, qui le préoccupent beau­coup, il témoigne la volonté de les faire terminer vite. Je lui dis que Ferry les fera durer longtemps. 23:280 -- Il ne dit point cela, me répond Grévy. -- Soit ! mais il vous trompera comme il a trompé la Chambre. -- Qui dit cela, demanda Didier ([^4]) qui était présent. -- Qui ? lui dis-je, Jules Ferry. Didier, ministériel quand même, fait la grimace et ne répond rien. Grévy, lui, paraît piqué, non contre moi mais contre Ferry. Il marmonne entre ses dents et je crois entendre : -- Je lui ferai voir que je suis président de la Répu­blique. Le 18, je vais déjeuner à l'Élysée. Je lui dis : -- Les changements ministériels (Rouvier ([^5]) vient de remplacer Hérisson ([^6])) font mauvais effet sur la Cham­bre. Vous savez qu'on a déjà baptisé ce ministère « *le cabinet de Jeannot *»*,* dont on change à tout bout de champ la lame, le manche restant toujours le même. Ferry joue ainsi au président de la République. *Grévy --* Mais c'est toujours moi qui nomme ; ce n'est pas lui. Un président du Conseil fait son ministère comme il l'entend ; c'est la tradition. *Lavergne --* Soit ! mais cette apparence de pouvoir ne déplaît pas à Ferry, il n'est point fâché qu'on fasse la réflexion qu'il agit en président de la République, lui qui aspire à vous remplacer. Du reste il ne faudrait pas qu'il fît des élections, sans quoi je ne sais quelle Chambre nous aurions. *Grévy --* Oui ! Ah ! tant qu'il a la majorité dans la Chambre que voulez-vous que je fasse ? *Lavergne --* A la discussion des affaires de Chine, nous verrons. 24:280 Grévy -- Oui. Avant notre conversation Fourneret ([^7]), avec qui j'avais parlé de la situation du ministère m'avait dit : *Il a du plomb dans l'aile. *» Ferry n'ignore pas ces propos. Il a des espions partout. Même dans la salle de billard où le président de la République reçoit ses conseillers et tire ses plans en faisant des séries, un œil fermé par la fumée du cigare et l'autre ouvert sur la rouge. Les mains derrière le dos, sanglé dans sa redingote, cour­bant un peu sa haute taille, Ferry écoute les rapports qui lui sont faits. Une moue gonfle sa bouche lippue. Elle accentue son air de mépris et l'impression de supériorité qu'il veut don­ner. Il ne redoute pas Grévy. Le septennat arrive à son ter­me ([^8]). Le président a 78 ans. Tout laisse espérer que ce vieux républicain madré aura la sagesse de ne pas en reprendre pour sept ans. S'il en allait autrement Ferry le tient, parce qu'il tient son gendre : Daniel Wilson. Le travail de sape a commencé depuis le début du minis­tère. Un jour M. Maurel, secrétaire particulier de Waldeck Rousseau, ministre de l'intérieur, mande toutes affaires ces­santes M. Élie Sorin, le directeur de la *Correspondance Répu­blicaine.* *-- *Mon cher directeur, je suis au regret de vous informer qu'à l'avenir les secours que vous receviez du ministère de l'Intérieur vous sont supprimés. Voilà l'excellent mais stipendié M. Sorin dans l'affliction. Il demande des explications. On les élude. Il presse son inter­locuteur de ne rien lui cacher. Le bon mais calculateur M. Mau­rel hésite. Enfin, il se rend. 25:280 La subvention pourrait être main­tenue, peut-être même améliorée, si la *Correspondance Répu­blicaine* publiait de temps à autre les notes confidentielles du ministre, comme celle-ci. M. Maurel remet à M. Sorin un entrefilet saignant dénonçant certains agissements curieux de M. Wilson, ses attitudes d'autant plus déplacées que sa situa­tion exceptionnelle de gendre du président de la République, vivant à l'Élysée, devrait lui imposer de grandes réserves. M. Sorin empoche le document. Dans cette conquête de la France par les républicains, la liberté de la presse c'est pour beaucoup la liberté de tirer de la presse tout l'argent qu'elle doit procurer. M. Sorin a tout de suite compris que ce que l'on n'imprime pas peut rapporter davantage qu'une information livrée au lecteur. Rentré chez lui il consulte ses amis. Certains sont ceux de Grévy. Tous connaissent les rumeurs qui courent sur Wilson. La manière dont il fait payer ses interventions en poussant à l'abonnement de ses journaux et à la réclame (on ne dit pas encore la publicité), fait jaser. Dans le privé on s'étonne et s'inquiète de l'indulgence du président. Cependant le compor­tement de Ferry choque davantage. Un président du conseil qui pousse son ministre de la police à détruire l'image du pré­sident de la République et de son gendre, nuit aux institutions et à la famille. Il y a du Labiche, dans cette situation. Ce qui est normal : Labiche est né en 1815, Grévy en 1803. Ils sont représentatifs de l'époque. Mais ce Labiche ne fait ni rire, ni sourire. La République républicaine n'a que six ans. Le bona­partisme conspire toujours ; l'orléaniste intrigue ; ces messieurs-prêtres sont abattus mais pas détruits. Ils s'organisent. Dans ce climat le comportement de Ferry est criminel. \*\*\* Grévy attend. C'est son attitude préférée. Un jour qu'il présidait un conseil, une discussion entre ministres tourne à l'empoignade. Alors, Grévy intervient : -- Messieurs, messieurs... Savez-vous ce que je ferais ? 26:280 Le silence s'établit. Il le laisse devenir pesant. Les visages se tournent vers lui. Il les tient sous son regard sévère. Enfin, l'index levé, doctoral, avec cet art qu'ont les avocats de don­ner de la solennité aux lieux communs : -- Eh bien ! Je ne ferais rien. Nous le verrons tout à l'heure. Quand la foudre tombera sur le billard et le salon, sur le canard Bébé et sur le merle blanc qui sont les animaux préférés du président Grévy, il n'aura pas d'autre tactique : durer, remettre à demain ce qu'on aurait dû faire la veille, attendre que les faits, fatigués de leur turbulence, provoquent d'eux-mêmes la solution de sagesse qu'on souhaitait. Grévy attend. Dans un premier mouvement, il a calmé ceux qui le pressaient de se débarrasser de Ferry. Il a déjà usé sept présidents du conseil en quatre ans ([^9]). Le temps semble venu de calmer le jeu de massacre. Ferry ne lui fait pas peur. Grévy a eu la peau d'adversaires qui paraissaient autrement redoutables. Gambetta, par exemple, dont il disait : -- Ce n'est qu'un grand hâbleur. En 1879, qui aurait osé comparer Grévy avec Gambetta ? Et pourtant, Grévy a détruit Gambetta. Il l'a humilié. Il en a fait un président de la Chambre, quand il devenait président de la République. Il lui a préféré, publiquement, un Wad­dington pour former le gouvernement de la République des républicains. Il lui a jeté, comme un os, son « grand minis­tère » après s'être employé à ce qu'il ne rassemblât que des inconnus ou du fretin de petites eaux ([^10]) : soixante-quatorze jours pour se ridiculiser. 27:280 Ferry n'a ni le volume, ni la sonorité du borgne flamboyant. Il est plus serré, tenace, appliqué, plus secret aussi ; meilleur manœuvrier ; plus prompt à l'esquive, plus lâche. Le Dr Por­tefaix, personnage très répandu dans le petit monde politique, raconte l'anecdote suivante. Un jour Gambetta accroche Ferry à brûle-pourpoint : -- Vous voulez me combattre, vous avez tort. Si je vous trouve sur mon chemin, je vous briserai comme verre... Comme j'ai brisé Jules Simon. Marchez avec moi et je vous soutiendrai. Malgré l'affront, Ferry cède. Il promet. Les deux hommes s'appellent par leurs prénoms : « Léon... Jules ». Naturelle­ment et comme toujours, à la première occasion, Ferry rompt sa promesse. Il trahit, se défile, refuse d'apporter sa caution au « grand ministère », mais incite à y entrer son rival en anticléricalisme : Paul Bert. Cette fourberie toujours en éveil rend Ferry moins vulné­rable que Gambetta, trop débraillé, donc découvert. (On connaîtra tout de suite son retournement « bismarckien » qui finira de le déconsidérer.) Les faiblesses et les failles de Ferry sont ailleurs. Grévy les connaît. Il sait que Ferry n'a pas d'amis. Il n'a que des alliés tactiques, de circonstance, des obligés et des complices. Par contre ses ennemis sont nombreux et de passion. Il s'en est fait beaucoup depuis la Commune ([^11]). Beaucoup trop pour qui brigue le trône républicain. Grévy le mesure tous les jours. Il reçoit les gens les plus mêlés, le monde des affaires, de la politique, de la basoche, des petits journaux. 28:280 Curieux homme : capable de citer Horace, Virgile, Racine, très fort en droit, débonnaire d'apparence, très vite autoritaire, avec le vif souci de son rang, mais ne détestant pas le vulgaire, amateur de gaudriole et de propos troupiers. Les visiteurs sont reçus dans le salon jaune ou priés au billard, parfois à la salle d'armes. On fait la poule. -- Je me suis fait gagner tout mon argent, dit M. Périvier, le procureur général. -- Ne venez plus le dimanche, c'est un tripot, dit Grévy. La fumée des cigares noue ses écharpes grises et bleues sous les lampes à suspension et abat-jour vert. Entre les séries, le président fait bavarder. Il a le teint rouge et ses yeux bril­lent de malice. Il ponctue les propos de ses interlocuteurs de : -- Ah oui... Tiens donc !... Par exemple... Est-ce possible ? Il enregistre l'impopularité grandissante de Ferry. Elle atteint tous les domaines. Les laïques virulents dénoncent sa mollesse : -- Vous connaissez l'affaire d'Autun ? L'évêque jouissait d'un local, destiné à un petit séminaire, qu'il prêta à M. de Mun et au congrès catholique pour tenir ses séances. Le conseil municipal, le conseil d'arrondissement, le conseil général pro­testèrent. Ils firent observer que l'évêque n'avait pas le droit de disposer à sa fantaisie d'un immeuble de l'État, surtout en en tirant bénéfice. Car l'évêque s'était fait payer pour les séan­ces du congrès. Flourens ([^12]) a provoqué une délibération du Conseil d'État sur la matière. Son arrêt a donné raison aux protestations des corps élus et du préfet... Mais M. Ferry a laissé tout cela tomber dans l'eau. On n'a rien fait contre l'évêque. Flourens était écœuré. Il voulait donner sa démission. -- Tiens donc, dit Grévy. 29:280 Les laïques modérés regrettent les excès de Ferry. -- Il n'a pas de mesure. Il ne peut plus rien faire sans demander l'avis du pape. Nous voici « ultramontains ». En même temps pour une vétille, il fait suspendre le traitement du bas clergé, comme à Gaillac. C'est odieux et cela se retourne contre les républicains. -- Ah, oui. -- Le choléra gagne à Marseille et Toulon. Les souffrances sont horribles. On trouve des hommes mourant dans le ruis­seau. Il ne fait point de doute que l'épidémie vienne du Ton­kin. L'exaspération contre Ferry est extrême. -- Par exemple ([^13]). -- Il prépare une grande campagne de presse contre vous, Président. Il fait contrôler les journaux : les deux *Républi­ques françaises,* le *XIX^e^ siècle,* le *National,* le *Temps*, le *Vol­taire.* Peut-être le *Télégraphe.* Certainement *La France.* L'af­faire de *La France* vient de se régler chez Legay ([^14]). Il y avait Lalou ([^15]), Arène ([^16]), Étienne (**16**) et naturellement Waldeck. Arène, Étienne, Legay, Waldeck sont des compères. Des compagnons de plaisir. Ils mêlent leurs maîtresses ([^17]). 30:280 -- Est-ce possible ?... De toutes parts monte le concert des pleurs et des récrimi­nations. Les affairistes, que le clan Ferry-Waldeck-Rouvier prive d'affaires à son profit, se lamentent. Ils dénoncent le monopole dont jouissent les coteries du ministère. Ce sont toujours les mêmes qui profitent. Cette *Société financière du Sénégal* qui cherche à se faire concéder deux chemins de fer algériens compte dans son conseil d'administration Spüller, juif badois Naturalisé, F**.·.** M**.·.**, député « opportuniste » de Paris, vice-président de la Chambre, futur ministre de l'instruction publi­que ; Ranc, ancien directeur de la Sûreté, ancien communard, député « opportuniste » de la Seine, membre du conseil de l'ordre du G**.·.** O**.·. ;** Paul Bert, F**.·.** M**.·.**, député, ancien ministre de l'Instruction et des Cultes, futur gouverneur de l'Indochine ; Constans, député de la Haute Garonne, F**.·.** M**.·.** (Loge *Les cœurs réunis* et l'*Encyclopédie*)*,* ancien ministre de l'Instruction et des Cultes, futur ambassadeur ; Étienne, déjà cité, député d'Oran, F**.·.** M**.·.**, loge *Cosmos.* Rien que des ve­dettes, ferrystes d'intérêt. Et ça se comprend. Il y a un joli coup de douze millions or à écumer ([^18]). 31:280 Dans l'affaire des mines de cuivre de Thai-Nguyen, on retrouve Spüller, avec Hanotaux, secrétaire particulier de Ferry. Tout cela ne peut pas ne pas faire des envieux. Toute la « camarilla » de feu Gambetta, pourtant invitée au partage du gâteau, en réclame davantage. Elle veut des places, des postes, des sièges. Le scrutin de liste doit la favoriser. Elle l'exige et menace de retirer son soutien au ministère si Ferry ne l'impose pas. « La camarilla qui le tient le serre au bouton » dit Lavergne. A l'opposé nombreux sont les députés qui ne veulent pas entendre parler du scrutin de liste. Grévy les soutient, en sous-main. Il regarde s'enfler le nombre des opposants au pré­sident du conseil et sourit. Il y a aussi les instituteurs. On les croyait tous naturelle­ment attachés à Ferry. C'est une erreur. Ils le détestent. L'his­toire révèle la fourberie du bonhomme. En 1884, les institu­teurs laïques sont 88 000. La moitié d'entre eux touche moins de cent francs par mois. Poliment, respectueusement même, ils demandent que leur salaire soit relevé. -- Il le sera, déclare Ferry à la tribune de l'Assemblée. Non parce que nos maîtres d'écoles sont dans la misère, per­sonne n'oserait le dire ici. Mais parce que le service ne sera bien organisé que lorsque les augmentations auront été accor­dées. Paroles sages et généreuses. Elles n'ont pourtant pas le temps de toucher le cœur des hussards noirs de la République, qu'ils apprennent la suite. Son effet obtenu, Ferry descend de la tribune sous les applaudissements puis, aussi sec, refuse le vote des crédits nécessaires. *La dépense dépasse nos moyens,* explique-t-il. Et il ajoute, l'homme d'État ayant remplacé le tribun : -- La loi d'un sage équilibre exige de n'engager de nouvel­les dépenses qu'après avoir assuré de nouvelles ressources ([^19]). 32:280 Les 24 000 instituteurs, qu'un budget rétréci prive de ces hauteurs, en éprouvent un certain dépit. Ils le manifestent. On leur fait remarquer qu'ils n'ont pas à se plaindre. Le coût de la vie baisse. C'est vrai. De 1879 à 1893, il baissera de 7 %. Il n'empêche : cent francs par mois permet tout juste de pos­ter 400 lettres, et encore à condition de recevoir en cadeau les enveloppes et du papier, le timbre étant à 25 centimes. Cer­tains remarqueront, avec perspicacité et bon sens, que rien n'oblige à entretenir un tel volume de courrier mensuel, quand on n'est pas dans le commerce par correspondance. Néanmoins, cent francs par mois ne permettent guère de profiter de la Belle époque qui commence. Pour les amateurs de comparai­sons amusantes rappelons qu'en cette même année 84, les Ferry font l'acquisition, au 43 et 45 rue Saint-Georges, d'une maison appartenant aux frères Ben Aïad pour une somme très intéres­sante, un prix d'occasion, 540 000 francs. De quoi payer un instituteur pendant 533 ans. Ce dont il n'a évidemment pas besoin. Placide, Grévy enregistre. Les plaintes, les griefs, les ran­cœurs, les dépits forment une boule qui ne cesse de grossir. Le moment venu, il suffira de la pousser. Ce sera l'avalanche. \*\*\* Elle explose le 30 mars 1885 à propos du Tonkin. J'ai raconté la scène dans *Jules l'imposteur.* Clemenceau à la tri­bune, terrible, méprisant, assénant ses phrases comme des coups de sabre : -- Tout débat est fini entre nous. Nous ne voulons plus vous entendre. Nous ne pouvons plus discuter avec vous des grands intérêts de la patrie... Ce n'est plus un ministère. Ce ne sont plus des ministres que j'ai devant moi. Ce sont des accusés de haute trahison. Un cri domine le tumulte : 33:280 -- Vous avez assez vécu du Drapeau ! Maintenant, c'est assez ! Alors Ferry a un réflexe étrange : il rit. -- *Regardez, il rit,* crie Albert de Mun, député du Morbi­han. La Chambre est debout. On tape des pieds. On vocifère. Ferry se lève sous les huées, le visage gris. Il ne répond pas. Il s'en va. Plus exactement, il s'esquive. Il se débine. Il file comme un voleur par la porte de communication qui existe entre le Palais-Bourbon et l'hôtel du ministère des affaires étrangères. Le peuple de Paris est déjà massé sur le pont de la Concorde. On entend des clameurs : -- Mort à Ferry ! A la rivière ! C'est ce que vont faire les députés : ils le noient. Hier encore Ferry pouvait se prendre pour l'homme politique le plus puissant de France, le plus redouté, le seul capable de remplacer Grévy à l'Élysée. Aujourd'hui il coule à pic dans l'eau noire d'un scrutin : 309 voix contre 107. Ferry a encore huit années à vivre. En vérité c'est un homme mort qui s'est glissé par une porte de côté. On s'éton­nera peut-être que la franc-maçonnerie n'ait pas mieux défendu celui qui lui avait tant apporté. Les Églises quittent le bateau avant le naufrage. Nous l'avons vu en 1945 quand le maréchal Pétain fut condamné à mort dans le grand silence d'un clergé auquel il avait également beaucoup donné. En outre, pour revenir à nos maçons, en 1885 le personnel ne manque pas qui peut remplacer Ferry et prolonger son œuvre. Son successeur s'appelle Eugène Henri Brisson, cinquante ans, froid et fiévreux, jouant les incorruptibles, ambi­tieux sous une austérité de vitrine, mais au-dessus de tout frénétiquement anticlérical. A sa mort, en 1912, voici ce qu'écri­vit le modéré Gaston Calmette, directeur du *Figaro,* qui ne fut jamais le journal des catholiques de choc : 34:280 « M. Brisson a eu, en effet, jusqu'au dernier mois de son existence, une sorte de trouble de la vue : il voyait des curés partout. Le spectre du cléricalisme ou plutôt, ce qui est plus injuste encore, le spectre du catholicisme était constamment devant ses yeux ; et il ne songeait qu'à lutter et ne cherchait qu'à forger de nouvelles armes pour protéger sans cesse la République qu'il imaginait perpé­tuellement menacée ! « Aussi tous ses actes sont-ils marqués au même coin de défiance, d'intolérance et de haine. Les innombrables créatures dont il a peuplé les administrations publiques (car il avait une influence sans égale et sans repos sur les ministres et leur entourage) savaient quel était l'uni­que article de son programme et toutes s'employaient à réduire à cette seule idée l'usage de leurs fonctions. « C'est ainsi que s'est formée, peu à peu, cette men­talité étroite et haineuse qui a amené tant de persécutions et d'oppressions, sous le drapeau de la maçonnerie. L'an­ticléricalisme tenait lieu de tout dans la République : les fonctionnaires vivaient de lui et sur lui ; les élections se faisaient par lui ; les emplois, les grades, les secours eux-mêmes ne se distribuaient qu'avec lui : c'était le seul aliment dont on nourrissait le peuple. » ([^20]) 35:280 Henri Brisson, ancien rédacteur au *Temps*, où il écrivait des articles contre la référence à Dieu dans les textes et pour le mariage des prêtres ([^21]) est le président fondateur du parti républicain radical et radical-socialiste. 36:280 Haut dignitaire du Rite Écossais, il appartient à la loge *la Justice,* dont il assume le ministère en même temps que la présidence du conseil. Il s'est très bien entouré. Allain-Tarzé, ancien ministre des finances de Gambetta, initié à la loge le *Réveil Maçonnique* assure l'Intérieur. L'Ins­truction et les Cultes sont tenus par René Goblet, membre du Grand Orient, avocat député d'Amiens, où il s'est couvert de gloire dans l'affaire de l'abbé Mulot. Racontons rapidement l'histoire. Elle vaut l'arrêt. 37:280 En 1881, l'abbé Mulot, curé de Saint-Leu à Amiens, avait prétendu défendre les droits de l'église contre la ville. La loge le reçut comme un affront. Goblet et ses amis décidèrent de lui donner une leçon. On allait « lui monter un coup » devait déclarer un témoin. De fait, quelque temps plus tard en 1882 Mlle Mehl, une ancienne pensionnaire de cirque, devenue ins­titutrice, porta plainte. Elle prétendait que certains de ses élè­ves avaient reçu de l'abbé des « leçons naturalistes ». L'abbé Mulot avait 71 ans. C'était un saint homme. Dru­mont rapporte que « pendant le choléra de 1866, il avait bravé cent fois la mort en prodiguant ses soins aux malades ». A titre de souvenir les habitants du faubourg de Hem s'étaient même cotisés pour lui offrir une couronne d'or. Le maire de Templeux, où l'abbé Mulot avait été curé, vint dire à la barre : « -- J'aurais pu amener ici quatre cents personnes de Tem­pleux pour témoigner en faveur de l'abbé Mulot. » Très vite les débats permirent de découvrir que les enfants « avaient été antérieurement mêlés, comme victimes ou comme témoins, dans des procès de mœurs » -- lit-on dans l'arrêt. La « pression » exercée par Mlle Mehl sur les fillettes fut démontrée. Les contra­dictions, invraisemblances et impossibilités de leurs récits éga­lement. En conclusion, considérant de surcroît que « la moralité inattaquable de l'abbé Mulot et tout son passé » infirmaient ces accusations, le tribunal l'acquitta tandis que la salle lui faisait une « enthousiaste ovation ». Goblet avait raté son « coup ». Il sauva son faux témoin en lui donnant de l'avan­cement à Paris. Tel est l'homme que Brisson a placé aux Cultes. Ferry peut donc s'éloigner. La franc-maçonnerie n'a rien à craindre. Elle en est tellement persuadée que c'est à peine si, çà et là, cer­tains frères s'interrogent sur l'ampleur et la violence de la vague qui a balayé le père des enfants sans Dieu. (*A suivre*.) François Brigneau. 38:280 ### Pour Alain Decaux et pour Robert Hossein *Relire l'Évangile tel qu'il est* par Alexis Curvers JEAN MADIRAN a bien démontré dans *Présent* du 19 octo­bre 1983, photographie à l'appui, l'énorme falsification que l'historien Decaux et le metteur en scène Hossein ont commise, dans la manière dont ils ont porté sur le théâtre une Crucifixion censée être la « reproduction du retable de Grünewald ». Reste pourtant quelque chose à dire. On connaît de Grünewald au moins trois *Crucifixions.* Celle de Karlsruhe est la plus simple et ne comporte que deux assistants, qui tous deux se tiennent debout au pied de la croix : la Vierge à la droite du Christ, Jean l'Évangéliste à sa gauche, en conformité parfaite avec la tradition iconographique qui rend l'un et l'autre, de mémoi­re d'homme, identifiables au premier coup d'œil. 39:280 Même disposition dans la *Crucifixion* de Bâle, sauf qu'ici Grünewald introduit trois personnages de plus : au centre, deux saintes femmes agenouillées sous les pieds du Christ, l'une élevant les yeux vers lui et serrant de ses mains le bois de la croix, l'autre se prosternant presque face contre terre, ne pouvant plus supporter le spectacle ; der­rière saint Jean, le centurion armé qui, touché par la grâce à l'instant même où Jésus est mort, le salue du bras en disant : « Vraiment celui-là était Fils de Dieu », -- phrase que le peintre a textuellement inscrite en latin (cf. Mat­thieu, XXVII, 54) sur le fond du tableau, comme sortant de la bouche du centurion converti. Il n'est pas impossible que les attitudes contrastées des deux femmes qu'une même douleur a fait tomber à genoux aient une signification sym­bolique. Mais leur présence au Calvaire, où l'on sait que Marie-Madeleine était du nombre, ni la présence du cen­turion, ni rien d'autre dans le tableau ne contrevient le moins du monde aux données du récit évangélique. C'est dans sa troisième *Crucifixion* seulement, la plus célèbre, celle du retable d'Issenheim, à Colmar, que Grü­newald innove, et non sans hardiesse. Marie est toujours debout à la droite de son Fils, mais elle défaille, et Jean l'Évangéliste s'est élancé vers elle pour la soutenir et la recueillir tendrement dans ses bras ; devant eux, Marie-Madeleine est à genoux, son vase à parfums posé sur le sol ; à demi renversée elle aussi mais sans risquer de per­dre l'équilibre, seule à ne pas faiblir, elle redresse et dirige passionnément vers Jésus son visage extasié, ses mains cris­pées dans un geste d'adoration éperdue. Tout cela est de bonne tradition. -- Mais voici le fait nouveau, tout à fait insolite, historiquement invraisemblable dans un tableau si réaliste par ailleurs. C'est qu'à la gauche du Christ, à la place que Jean l'Évangéliste vient de quitter, surgit le per­sonnage le plus inattendu à cette heure et en ce lieu : 40:280 Jean-Baptiste en chair et en os, bien vivant, nullement défaillant, respirant au contraire l'assurance et l'autorité d'un pro­phète à qui l'événement donne raison. Il regarde le spec­tateur, non le Christ qu'il désigne d'un index péremptoire, tandis que de l'autre main il nous présente, sans y jeter lui-même les yeux, un livre grand ouvert. De toute façon, le Baptiste n'a aucun titre à intervenir en personne au Calvaire, alors que, mort avant le Christ, il attendait dans l'autre monde, avec les justes de l'Ancien Testament, que le Christ vainqueur de la mort vînt leur ouvrir les portes des limbes ; il se signale distinctement (quelquefois par une auréole) parmi ces Justes enfin sauvés, dans maintes icônes illustrant le *Descendit ad inferos* du symbole des Apôtres. Il est certain que Grünewald a déli­bérément rompu avec une tradition bien établie. Peut-être eût-il justifié cette originalité par l'exemple de la *Déêsis* grecque, où l'on voit en effet le Christ siégeant entre sa Mère et son Précurseur. Mais il s'agit là du Christ ressuscité, du Christ en gloire, qui garde auprès de lui dans le ciel les deux créatures privilégiées entre toutes, pour avoir été les premiers garants de son Incarnation terrestre ; thème que Michel-Ange encore adoptera dans le *jugement dernier* de la Sixtine. De plus Grünewald, comme pour nous rassurer sur son respect de l'orthodoxie, a pris deux précautions. D'abord il met en évidence le compagnon traditionnel du Précur­seur : un petit agneau peint sur le vif, qui lui-même porte une petite croix de bois, tandis que son sang coule dans un calice posé à même le sol, symétriquement au vase de Madeleine ; c'était évoquer le nom d'*Agneau de Dieu* par lequel Jean-Baptiste avait désigné le Christ (cf. Jean, I, 29), prophétisant par là qu'il serait immolé pour le salut du monde. (Encore pourrait-on objecter que la prophétie n'a plus à se réitérer devant le fait accompli. L'agneau restera l'une des figures du Christ. Mais le Christ en croix ne requiert pas auprès de lui ce qui n'avait servi qu'à le préfigurer. La réalité risque de perdre plus qu'elle ne gagne à la concomitance du symbole qui fait double emploi avec elle. Il y a là une superfétation pour le moins inutile.) 41:280 Secondement on lit sur le fond du tableau, sortant de la bouche du Précurseur, la phrase décisive que celui-ci avait dite à propos de Jésus : « Il faut qu'il croisse et que je diminue » (Jean, III, 30). Cette citation rappelle oppor­tunément qu'en aucune rencontre le Baptiste n'a manqué de s'humilier et de s'effacer devant le Christ. Or au contraire, depuis l'arianisme jusqu'à nos jours, les hérétiques de tous les temps n'ont cessé d'inverser les rôles et d'exalter le Précurseur, en tant qu'il n'est qu'un homme, au point de l'égaler, voire de le substituer au véritable Sauveur, à Jésus, Dieu fait homme. On relève la trace de ces doctrines dans toute une lignée d'icônes byzantines, où Jean-Baptiste, revêtu des insignes pontifi­caux, officie à l'autel et consacre le calice, une couronne d'or sur la tête, parfois même une paire d'ailes aux épau­les (de là le surnom d'Isange, *égal aux anges,* qu'il a gardé dans la liturgie grecque). Grünewald ne va pas si loin. L'appareil dont il entoure le Précurseur n'a rien d'une apothéose, rien qui s'écarte de l'esprit ni de la lettre des évangiles. N'empêche que plus d'un spectateur non prévenu a dû s'étonner de voir, pour la première fois, Jean-Baptiste occuper seul et presque usurper la place d'honneur jusque là réservée à l'autre Jean, le disciple de prédilection, qui deviendrait l'évangé­liste du Verbe incarné. Idée assurément étrange. Que le peintre l'ait conçue avec ou sans l'accord des moines anto­nins d'Issenheim, peut-être a-t-elle inspiré, pour se rendre plausible, l'invention de l'admirable et dramatique jeu de scène qui consiste à transférer l'Évangéliste au côté de Marie, comme un fils que rien ne retient de voler au secours de sa mère en détresse, laissant ainsi le champ libre au Baptiste nouveau venu. 42:280 Autre particularité nullement insignifiante : ce livre que le Baptiste nous tend de la main gauche. Originelle­ment, le Livre est l'emblème distinctif réservé aux évan­gélistes, aux prophètes, aux docteurs qui ont enseigné par écrit. Dans l'art occidental, sous l'influence tardive de l'Orient, ce n'est qu'à dater du XIV^e^ siècle qu'il apparaît entre les mains de Jean-Baptiste, régulièrement représenté jusque là comme un ascète vivant à demi nu dans le désert, dépouillé de tout ornement. Il avait en effet préparé les voies au Messie en baptisant dans le Jourdain -- mais ce baptême administré par l'eau seule (cf. Matthieu, III, 11, et Luc, III, 16) n'est que préliminaire et non sacra­mentel --, et en prêchant la pénitence, mais uniquement par la parole ; toujours il se défend d'avoir lui-même à livrer au monde aucun enseignement personnel, aucune Révélation divine, aucune doctrine de salut. Le livre entre ses mains est donc, par rapport au témoignage des évan­giles et à la tradition ancienne, un parfait contresens. Plus inquiétant encore est que le Baptiste selon Grü­newald ait pour attribut non plus le livre fermé (Symbole d'une science encore secrète) dont se contentaient ses pré­décesseurs occidentaux depuis deux siècles, mais bien ce livre largement ouvert (Symbole d'une connaissance enfin dévoilée au grand jour) qu'il est le premier à offrir à nos regards, avec une sorte d'insistance et d'ostentation. Il semble ainsi empiéter, sur le futur auteur du quatrième évangile, non seulement sa place traditionnelle au pied de la croix, mais encore sa mission de révélateur des mystères du Verbe. Ces anomalies iconographiques trahissent-elles chez le peintre quelque intention cachée ? A-t-il subi, consentant ou non, l'influence de quelque parti religieux comme il y en eut tant et de si divers à l'époque ? Fut-il mêlé, dans le couvent des antonins d'Issenheim ou ailleurs, à des conflits théologiques dont il aurait dans le retable transposé la matière plus ou moins déguisée ? Ou peut-être a-t-il essayé de jeter, par la vertu de l'art, un voile réconciliateur sur des idées qui eussent paru violemment incompatibles dans l'expression verbale ? Il nous a laissé là, en tout cas, le chef-d'œuvre d'un génie singulièrement tourmenté. 43:280 C'est que, outre les nouveautés de la composition, il y a dans ce tableau à la fois harmonie et contraste, égale­ment saisissants et inexplicables, entre les deux manières dont les personnages sont traités. D'une part, le groupe formé par la Vierge, l'Évangéliste et Madeleine, tout en lignes obliques, est extraordinaire­ment animé d'un mouvement qui exprime la force des sen­timents plus qu'il ne suggère la réalité des corps. Traits indistincts des visages pâles et défaits, regards éteints, pos­tures évanescentes et pathétiques, proches du déséquilibre ces trois personnages enveloppés dans leurs amples vête­ments se définissent par leurs gestes, leurs attitudes bou­leversées, leur affaissement commun, significatif d'une dou­leur sans mesure. Ils sont moins des êtres de chair que des symboles. Et ce qu'ils symbolisent est bien l'accablement de trois cœurs unis dans la totale détresse que peut éprouver l'amour sous ses trois formes les plus inconsolables : celui de la mère qui voit mourir son fils, celui du disciple de prédilection, celui de la femme passionnée. D'autre part, au contraire, le reste du tableau, tout en lignes verticales et perpendiculaires, et bien qu'il soit peint avec un réalisme qui n'épargne aucun détail physique, respire une sorte d'impassibilité solennelle. Dans cette figuration du Christ, le réalisme est poussé jusqu'à l'ex­trême cruauté ; pourtant ce Christ est impassible, puisqu'il est mort, mais sans que son visage ait rien recouvré de l'étrange beauté dont s'ennoblit soudain le visage des ago­nisants qui ont fini de souffrir. Quant à Jean-Baptiste, flo­rissant de santé, planté droit et d'aplomb sur ses jambes nues, il n'est pas seulement impassible, mais comme indiffé­rent à l'horreur de la scène dont il se trouve être le témoin fortuit, aussi calme qu'un médecin de passage qui serait venu, au nom de la loi, faire le constat de décès. 44:280 Dans sa retraite de Vienne-en-Dauphiné, le docteur Paul-Louis Couchoud, bien qu'il fût notoirement incroyant, possédait et montrait à ses visiteurs, du reste avec beau­coup de respect, un extraordinaire crucifix d'argent qu'il assurait provenir d'un couvent d'antonins. Le corps du Christ y était ciselé avec une précision anatomique telle que les moindres blessures et stigmates de la Passion s'y accusaient dans toute leur horreur, exactement comme dans le tableau de Grünewald. Or la congrégation antonine était spécialisée dans l'hospitalisation des malades atteints d'épilepsie, qu'on appelait alors le mal des ardents. On peut donc supposer que le peintre a eu sous les yeux, pen­dant son séjour à Issenheim, le corps d'un patient parti­culièrement éprouvé, et qu'il a pris ce malheureux, expi­rant dans une crise atroce, comme modèle de son Crucifié. Mais comment expliquer qu'il ait mis en parallèle avec ce cadavre épouvantable un Jean-Baptiste ressuscité en pleine vigueur ? Ce contraste sans précédent est-il de son inven­tion propre, ou lui fut-il suggéré par quelque singularité de la doctrine des moines ? Ici, en tout cas, le Christ et ses derniers fidèles succombent à une suprême défaite, alors que le Baptiste semble remporter une victoire décisive. \*\*\* Tout ce que nous savons, c'est que Grünewald, contem­porain de Luther, mena une vie assez tumultueuse dans ces pays germaniques où la Réforme avait longtemps couvé, avant d'éclater, contre l'Église et dans l'Église, en dissen­sions et troubles de tous genres. Il fut au service du puis­sant archevêque de Mayence, Uriel de Gemmingen, puis de son successeur le cardinal Albert de Brandebourg, qu'il accompagna à Aix-la-Chapelle en 1520, pour le couronne­ment de Charles Quint. 45:280 C'est là qu'il rencontra Dürer, cet autre créateur d'images énigmatiques. Il quitta la cour de Mayence en 1526, probablement en disgrâce et congédié par l'archevêque. On le retrouve ensuite à Francfort, qui s'était proclamée ville libre ; puis à Halle, en Allemagne orientale, où il fut victime d'une épidémie de peste en 1528. Après sa mort, on découvrit dans ses papiers certains écrits qui furent suspectés d'hérésie. \*\*\* Revenons maintenant à la *Crucifixion* qui se fait applaudir chaque soir à Paris, sur le plateau du Palais des Sports. Elle n'est semblable à aucune des trois *Crucifixions* de Grünewald, et encore moins à la troisième, celle de Col­mar, dont elle prétend être la « reproduction ». Madiran a bien vu en quoi cette prétendue reproduction trahit le modèle dont elle se réclame. Jean l'Évangéliste en est tout simplement éliminé sans autre forme de procès, sans même que Jean-Baptiste le remplace à la gauche du Christ : cet emplacement reste vide comme il ne l'a jamais été. Sous le bras droit de la croix un personnage masculin se tient debout à côté d'une femme agenouillée : « Marie et Joseph devant la Crucifixion », dit le programme. Or la présence de saint Joseph en l'occurrence est une absurdité saugre­nue, qui n'a d'exemple absolument nulle part. Quant à la femme qui passe pour être Marie, « Alain Decaux confond avec Marie-Madeleine », observe Madiran non sans rai­son ; mais plutôt elle est impossible à identifier, car son attitude rigide ne l'apparente pas plus à Madeleine que ses cheveux au vent et son agenouillement ne l'apparentent à Marie. Sur ce dernier point, il est vrai, l'excuse des dra­maturges est que le *Stabat Mater* ne se chante plus dans les églises ; 46:280 on l'entend quelquefois encore à la radio, mais uniquement pour la musique et sans que les speakers pren­nent la peine d'en traduire le titre, depuis que les curés eux-mêmes ont désappris le latin. \*\*\* Il est vrai aussi que pareille ignorance crasse, en matière de religion, ne date pas d'aujourd'hui. Mandaté par la Convention comme membre d'une « Agence de com­merce et approvisionnement pour l'extraction, en pays conquis, des objets de science, art et agriculture » (*sic*), un commissaire de la République survenu à Gand, en août 1794, remplit les devoirs de sa charge en confisquant, parmi d'autres *objets,* les quatre panneaux centraux du retable de l'*Agneau Mystique,* le chef-d'œuvre des frères Van Eyck. L'ensemble fut expédié à Paris, puis exposé au Musée Central ouvert en 1799, et ne fut rapatrié dans la cathédrale gantoise qu'après Waterloo. Mais on a retrouvé le rapport officiel établi en 1794 par l'auteur de cette belle *extraction en pays conquis :* pour ce commissaire ami des Lumières, doué d'autant d'imagination que de zèle, le tableau objet du larcin représentait une *Dispute du Saint-Sacrement,* surmontée du *portrait d'un pape !* C'était confon­dre Raphaël avec Van Eyck, et Dieu avec l'un de ses vicaires. -- Non moins remarquable fut la bévue du célè­bre Charles Blanc, lequel, dans son grand et savant ouvrage sur l'*École flamande* (Paris, 1868), reproduit en gravure les trois personnages qui trônent au registre supérieur du retable, avec cette légende : *Dieu le Père, la Vierge et saint Joseph !* Inadvertance d'autant plus curieuse que ce spécialiste patenté devait avoir quelque notion de la séculaire Déêsis, et que le nom de *Johannes Baptista,* calligraphié de la main du peintre, est parfaitement lisible sur le dos­sier du trône du prétendu saint Joseph, voire plus nette­ment encore dans la gravure que dans l'original. M. Alain Decaux a donc de qui tenir. 47:280 J'ai souvent noté que les his­toriens et philologues sont myopes devant les œuvres d'art, tandis que les archéologues et critiques d'art ne savent pas lire les textes. C'est vraiment dommage pour les artistes qui ont tenté d'exprimer des pensées tant par l'écrit que par l'image. \*\*\* Le moins qu'on puisse dire est que, s'il y a de l'hérésie chez Grünewald, la mise en scène du Palais des Sports est hérétique à la seconde ou troisième puissance : elle innove non seulement au mépris des données évangéliques, mais au mépris de toutes les traditions connues et des innova­tions de Grünewald lui-même. Cette énorme accumulation d'erreurs est encore plus dérisoire que scandaleuse. Mais les auteurs du spectacle ne se contentent pas de ces changements et retranchements qu'ils infligent à la com­position du peintre. Ils y ont en revanche ajouté quelque chose, en montrant aux côtés de Jésus les deux larrons en croix. Les deux larrons sont bien dans l'Évangile. Il y a le bon larron qui se repent et le mauvais qui blasphème. Cependant Grünewald n'a représenté ni l'un ni l'autre dans aucune de ses *Crucifixions.* On se demandera pourquoi MM. Hossein et Decaux, retouchant une fois de plus le tableau qu'ils disent reproduire, ont choisi de rallier ici le récit de l'Évangile. Pourquoi cette exception scrupuleuse en faveur des seuls deux larrons ? L'explication se réduit aux quelques mots que Jean Madiran a relevés dans le programme : c'est que Jésus est « un contestataire au milieu de son peuple ». Il fallait donc que les deux larrons, le bon et le mauvais confondus, fus­sent là pour figurer « son peuple », recruté de préférence dans les prisons et les lieux mal famés. Ce Christ n'est que le meneur de la plus juste des « contestations », celle-là même qui de nos jours exige avec tant de succès l'impunité des délinquants de toutes catégories. Le mauvais larron n'est pas plus coupable que le bon. 48:280 Et celui-ci n'a nul besoin d'implorer le pardon de ses crimes, puisqu'il les a commis au profit d'une Révolution dont le principal « ani­mateur » n'est autre que Jésus. De quel droit, au surplus, ce Jésus qui n'est pas Dieu lui aurait-il promis le paradis, à lui plutôt qu'à l'autre ? Que ce Jésus ne soit qu'un homme, le titre même du spectacle nous en prévient d'emblée : *Un homme nommé Jésus.* L'inventeur de ce titre ne s'est peut-être pas rendu compte qu'il l'empruntait abusivement au prologue du qua­trième évangile, où la même périphrase désigne expressé­ment Jean-Baptiste : *Il y eut un homme envoyé de Dieu, dont le nom était Jean...* Est-on seulement sûr que Jésus soit au moins, lui aussi, « envoyé de Dieu » ? Ne nous étonnons pas, cher Madiran, que le personnage ainsi conçu et rabaissé ait une histoire sans queue ni tête. Il ne pouvait être né d'une Vierge, ni manifester sa filiation divine, ni appartenir en personne à la Sainte Trinité, ni fonder la véritable Église, ni parler aux anges et aux dia­bles, ni sortir vivant du tombeau. Mais tous ceux qui, croyant ainsi l'humaniser, l'ont déformé et rapetissé à leur mesure, se sont toujours aperçus trop tard qu'ils n'ont réussi qu'à machiner un fantoche sans âme et sans consistance, une caricature grimaçante du seul Homme qui, s'il n'est pas Dieu, n'a plus aucune vraisemblance humaine. Leur fameux « Christ de l'histoire », amputé du « Christ de la foi » qu'ils récusent, littéralement ne tient pas debout, dans quelque rôle qu'on nous le propose : tantôt pâle rêveur, tantôt chef de bande agitateur de foules, tantôt magicien, tantôt charlatan pur et simple, tantôt utopiste illuminé, tantôt vague fantôme, tantôt, à la dernière mode, « contes­tataire au milieu de son peuple », ce peuple se limitant aux repris de justice, innocentes victimes de la société... 49:280 En a-t-on vu, depuis Renan et à sa suite, de ces fabri­cants d'élucubrations plus ou moins savantasses, brutales ou mièvres, d'ailleurs contradictoires entre elles ! Autant en emporte le vent. Rien de tout cela ne résiste à la lecture d'une seule page de l'Évangile, lequel ne se peut compren­dre à moins de tomber à genoux, dans l'émerveillement et les larmes de l'adoration. Notre siècle en est loin. De là tous les malheurs dont il veut ignorer la cause. Jésus lui-même nous l'avait prédit : « Prenez garde qu'on ne vous induise en erreur. Car plusieurs viendront sous mon nom, en disant : *c'est moi qui suis le Christ.* Ne soyez pas leurs dupes » (cf. Matthieu, XIV, 4-5 ; Marc, XIII, 5-6 ; Luc, XXI, 8). « Viendra ce temps où vous désirerez voir un seul des jours du Fils de l'homme, et n'en verrez point. On vous dira : *voici qu'il est là, voici qu'il est ici.* N'y allez pas. Ne poursuivez pas une telle recher­che » (Luc, XXVII, 22-23). « Si donc on vous dit : *voici qu'il est au désert,* ne sortez pas ; ou : *voici qu'il est dans les celliers,* ne le croyez pas » (Matthieu, XXIV, 26). A plus forte raison, ne croyez pas qu'il soit dans les fictions scientifiques ou romanesques, dans les théâtres ni dans les cinémas. *Ni dans le désert,* cela s'entend. Le désert est l'endroit du monde le plus inhabitable, mais où il est le plus facile de rassembler les foules et de les amuser par des mirages. Cependant, on ne les y retient guère. Désertes sont nos vastes églises maintenant profanées, espaces de plus en plus vides, et de plus en plus vides de sens, à mesure que les prêtres en bannissent le sacré. Aussi ne savent-ils plus à quoi les employer, depuis que la Présence divine en a dis­paru sans y laisser que peu de traces. Il y a corrélation inverse entre le Palais des Sports, qui se remplit, et la nef de la cathédrale, où les prie-Dieu sont remplacés par des fauteuils le plus souvent inoccupés. *Ni dans les celliers,* qu'est-ce à dire ? Le P. Lagrange traduit ainsi le pluriel grec *tameia* (forme post-classique de *tamieia,* dérivé de *temnô,* couper, diviser, partager) ; tra­duction exacte, quoique restrictive. 50:280 Le *tamieion* est l'en­droit où le tamias (l'économe, l'intendant) serrait non seu­lement le vin, mais le blé, les vivres selon la saison et généralement les provisions, qu'il mesurait et répartissait de manière à en régler la distribution pendant le reste de l'année. Il y procédait avec prudence et parcimonie, à huis clos, dans cette pièce obscure et fraîche dont il était seul à détenir la clef. L'italien traduit par *in cantina* (dans la cave), terme prosaïque, propre à suggérer l'idée d'un lieu dérobé, où les rapines sont à craindre et les visites à contrô­ler ; mais le *tamieion* pouvait aussi bien, pour raison d'op­portunité, se situer au rez-de-chaussée, à l'étage ou au gre­nier, dans la grange ou dans quelque bâtiment annexe. D'autre part, le nom de *tamias* désignait également, par une extension naturelle du sens, le magistrat chargé d'admi­nistrer les finances publiques (à Rome, le questeur) ou le prêtre gardien du trésor d'un temple (spécialement à Athè­nes, l'intendant de l'Acropole). Le *tamieion* avait en ce cas le caractère d'un local secret entre tous, inviolable et sacré, sévèrement interdit aux profanes. Mais comment rendrons-nous le mot ancien dans ses deux acceptions, l'une matérielle et pratique, l'autre poli­tique et religieuse ? Il n'existe pas de mot français capable de les évoquer ensemble. Force était bien au P. Lagrange de se rabattre sur *celliers,* qui ne s'entend qu'au sens pre­mier. Bossuet traduisait par *les lieux retirés de la maison,* Vigouroux et Crampon spécifient : *le lieu le plus retiré de la maison ;* la synonymie avec *tamieion* est négativement juste, mais la définition est abstraite et ne précise ni la nature ni la destination du lieu dont il s'agit. C'est le génie de saint Jérôme qui, devant cette diffi­culté comme devant tant d'autres, va nous tirer d'embarras. Le plus facile eût été pour lui de s'en tenir, comme le P. Lagrange, à l'équivalent littéral : *in cellariis* (de *cella,* garde-manger, office, remise parfois même, en style noble, niche où placer la statue d'un dieu). 51:280 Mais non, il traduit *in penetralibus.* Voilà qui éclaire et tranche la question, ce mot latin étant le seul qui embrasse pleinement les deux valeurs du mot grec. Les *penetralia* sont en effet le *lieu le plus retiré de la maison* romaine, celui où l'on tient sous bonne garde les vivres, les provisions, comme aussi le patrimoine et, les objets précieux ; mais le même nom s'applique au lieu de culte où la famille, tous étrangers exclus, honore et célèbre ses dieux lares. Chaque famille a les siens et chacune, à leur égard, conserve jalousement ses croyances particuliè­res, son langage et son rituel à usage privé. (A noter que, dans la *cella* servant de niche à une statue, l'image du dieu est exposée à tous les regards, tandis que dans les *penetra­lia,* les dieux lares sont cachés.) *Penetralia,* comme *tameia,* pourrait se traduire par *chambres du trésor, --* toutefois à condition de se rappeler que, dans l'esprit de saint Jérôme, il n'y a là que trésors temporels et précaires ; ou, spirituellement, arcanes inef­ficaces et vaine mythologie. Le Christ vrai Dieu et vrai homme n'est évidemment pas à confondre avec les dieux lares, qui sont de faux dieux ; pas plus qu'avec les nourri­tures et richesses terrestres, qui sont périssables. « Ne vous inquiétez pas de ce que vous mangerez et boirez demain, ni de quoi vous vous vêtirez... Ne vous amassez pas de tré­sors sur la terre, où rongent les vers et la rouille, où les voleurs percent les murs » (cf. Matthieu, VI, 19, 31). Celui qui avait dit cela à ses disciples devait à plus forte raison leur ôter l'espoir de retrouver intact le trésor de sa pré­sence physique entre les murs des *penetralia,* monuments fallacieux, aussi vides que le serait son propre tombeau dès le troisième jour après sa mort. Le christianisme n'a rien de clandestin, non plus que de spectaculaire. \*\*\* 52:280 Ainsi donc, dans ce monde moderne d'où on l'a chassé, où donc espérerions-nous « revoir un seul des jours du Fils de l'homme » ? Giovanni Papini, à la fin de sa *Vie du Christ,* exprimait le lancinant désir de ce « bref revoir » qui, ne durât-il qu'une heure, une minute, semblerait nous combler à jamais. Le Seigneur lui-même nous détrompe de toute illusion, quand il nous avertit que nous ne le ren­contrerons plus nulle part en ce bas monde. Ni dans les espaces découverts, lieux publics, palais officiels, édifices laïques ou ci-devant religieux, cérémonies grandioses mais sans lendemain, manifestations de masse, bains de foule : c'est *le désert,* et là sont les mirages. Ni dans les clubs, chapelles, cénacles, colloques, sym­posiums en petit comité, sociétés secrètes, sectes et grou­puscules à l'action souterraine : ce sont les *penetralia,* et là sont les faux dieux. Les temps sont venus qu'Il avait annoncés, où se vérifie à la lettre une autre de ses paroles, disant que les renards ont leurs tanières, alors que lui n'a pas une pierre où repo­ser sa tête (cf. Luc, IX, 58). Pourtant, il avait dit aussi : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passe­ront point » (Matthieu, XXIV, 35 ; Luc, XIII, 31). Pro­phétie formidable, dont *a contrario* l'état présent du monde en péril de mort ne confirme que trop la réalisation. Mais ces paroles éternelles, où donc irons-nous les entendre ? Et lui, dans quel suprême refuge avons-nous à le chercher encore ? Nulle part ailleurs qu'au plus profond de notre cœur, à la lumière de l'Évangile. Qu'on se souvienne de cette lumière qui rayonnait et resplendissait dans la simple et bouleversante récitation que Raymond Gérôme fit naguère de l'évangile selon saint Marc, sans le secours d'aucun accessoire, costume, figuration ou mise en scène. Insuffi­samment informé, le récitant avait adopté de confiance la récente version prétendue œcuménique du texte, laquelle est nécessairement, comme son nom l'indique, neutralisée, ambiguë et suspecte en plus d'un point. 53:280 Du moins les tra­ducteurs avaient-ils consenti à ne pas édulcorer le premier verset de Marc : « Commencement de l'évangile de Jésus-Christ Fils de Dieu ». Du coup, tout était dit, l'essentiel était sauf. Un grand silence étreignit aussitôt l'assistance, incroyante en majeure partie. Cet exorde *ex abrupto* don­nait le ton juste, le seul qui rende intelligible toute la suite du récit, jusques et y compris la Résurrection et l'Ascen­sion qui en sont partie intégrante. Je ne sais si Raymond Gérôme a la foi, cette foi qu'il a si dignement proclamée et servie. Il a en tout cas mis beaucoup de ses auditeurs sur le chemin de la vérité, et il s'est lui-même surpassé en laissant parler le texte seul. Cette humilité de l'acteur qui ne veut être qu'instrument, la force et la nudité de son interprétation rejetaient d'avance au néant les somptueux prestiges du Palais des Sports, où MM. Hossein et Decaux ne font qu'étaler dans le désert la mystagogie des *penetralia.* Si la vue et la présence du Christ nous sont désormais refusées de toutes parts, au moins les reflets de son visage, les échos de sa voix et la trace de ses pas s'offrent toujours à nous dans l'œuvre des artistes qui se sont fidèlement inspirés de l'Évangile, sans y rien ajouter ni changer ni retrancher. Ceux-là se bornent à dire avec l'un des plus grands d'entre eux : *Notre-Seigneur tel est, tel le confesse.* *En cette foi je veux vivre et mourir.* Notre-Seigneur tel qu'il est, c'est le Christ immuable, immortellement pareil à lui-même et pareil à lui seul, indif­férent aux minables travestissements qu'ont tenté de lui imposer les modes successives des époques d'impiété. Les modes passent comme nous passons. *Vous qui passez, venez à Lui car Il demeure :* on n'a rien écrit de plus profond. 54:280 Les seules évocations de Lui qui ne sombrent pas dans le ridicule ou dans l'odieux, et dans l'oubli consécutif, sont l'œuvre des hommes qui l'ont pris tel qu'il est, ceux par qui nous fut transmis l'héritage des siècles de foi : icônes, mosaïques, fresques et tableaux, architectures sublimes, musiques célestes, haute poésie, Passions du Moyen Age ou de Jean-Sébastien, c'est là que le Christ respire encore et que véritablement le Verbe de Dieu a continué de s'incar­ner vivant parmi nous. Les vrais artistes ont mission de remédier à l'aveugle­ment du monde, et de suppléer même aux éventuelles défaillances des prêtres. Comment ne seraient-ils pas les premiers et les derniers à sentir que, si les évangélistes n'avaient pas écrit sous la dictée du ciel, la surhumaine, l'inégalable beauté de leur témoignage, ne fût-ce que dans l'ordre littéraire, serait un miracle beaucoup plus incroya­ble que le mystère de l'Incarnation ? Quelques années avant sa mort, Paul Géraldy eut à répondre au questionnaire d'un banal magazine. On lui demandait : « Quels sont pour vous les plus grands poètes de tous les temps ? » Il répondit : « Les quatre évangélistes. » Question suivante : « Et quels sont les plus grands prosateurs ? » Réponse : « Les quatre évangélistes. » A quoi l'on vit que l'auteur de *Toi et moi* était un homme supérieurement intelligent. Alexis Curvers. 55:280 ### Réédition de « L'Homme éternel » par Georges Laffly *Cette traduction française, faite par Antoine Barrois et publiée par DMM, est la seule qui soit intégrale. Elle était épuisée et vient d'être rééditée.* (*Dominique Martin Morin, éditeurs à Bouère, 53290 Grez.*) CE LIVRE, sous l'apparence plaisante d'une improvisation aisée, naturelle, pleine d'invention et de liberté, est une machine savamment montée, la plus rigoureuse et la plus subtile. L'allure bonhomme cache une raison précise et solide. L'art de Chesterton a pour ressort le paradoxe, qui n'est rien d'autre qu'une façon inattendue de présenter le bon sens. Or, rien n'est plus suspect que le bon sens, aujourd'hui ; où l'on oublie qu'il est tout simplement la seule voie vraie, juste. Chesterton lui, ne l'oubliait pas, originalité qui lui est peu contestée. L'important, n'est-ce pas, est de voir ce qui est. 56:280 Dans son œuvre, il a souvent recours à des personnages qui, pour atteindre ce résultat, ne reculent devant aucun moyen. L'un se tiendra la tête en bas, les jambes en l'air, un autre se promènera avec son grand parapluie et son air naïf, c'est le célèbre Père Brown. L'extravagance ou l'air lourdaud les servent. Ils savent que ce monde où nous vivons n'est pas « naturel » (ou plat, convenu), mais au contraire plein de surprises et de merveilles que nous ne savons pas voir -- par paresse, par une sorte d'avarice de l'esprit -- et comme Chesterton, ils ont l'art de rendre des couleurs à la grisaille. Il faut s'y faire : l'ordinaire ne s'explique pas sans recours à l'extraordinaire, la réalité la plus raisonnable sans sa pointe de folie. \*\*\* *L'Homme éternel* se compose comme on sait de deux par­ties : l'homme n'est pas un animal comme les autres, le Christ n'est pas un homme comme les autres. « *La première vérité et la plus simple est que l'homme est un animal étrange au point qu'on pourrait presque le dire étran­ger à la terre. Il n'y a vraiment rien d'exagéré dans l'affirmation qu'il a plutôt l'air de débarquer d'une autre planète que d'être né sur celle-ci. Il est inférieur à son état et supérieur à son état. Il n'est pas bien dans sa peau, il ne peut se fier à ses instincts. Il est un créateur aux mains et aux doigts enchantés* *; il est aussi une manière d'infirme.* » Là-dessus, une des plus incertaines des sciences, celle de la préhistoire, est venue greffer ses hypothèses et ses romans. Ne faisons pas de Chesterton un ennemi de la science, ni d'aucune science particulière. Ce n'était pas le cas. Il avait trop de santé, d'appétit, il ressentait trop le bonheur de connaître pour qu'on puisse lui adresser ce reproche. Il est même très bien informé, dans ce domaine du passé de l'homme, et les hypothèses qu'il retient restent, après cinquante ans, les plus solides. Et natu­rellement les plus opposées à l'image courante qu'on se fait de ce passé. C'est à cela qu'il s'en prend, « *à l'opinion diffuse, mal formée mais répandue qui a mis à la mode une idée de l'histoire de l'humanité tout à fait fausse ; l'idée générale et vague que l'homme descend du singe, que le barbare sera civi­lisé un jour, et que la barbarie est derrière et la civilisation devant *»*.* 57:280 Paresseuse et vaniteuse hypothèse de l'évolution : il n'y a qu'à se laisser glisser vers le haut, le temps nous fait passer de la brute à l'ange. Or, c'est nous qui imaginons des brutes à l'origine. Ce que l'on sait de plus sûr quant à « l'hom­me des cavernes », c'est qu'il peignait des fresques et nous ne sommes pas vraiment sûrs que nos peintres les égalent (mais sûrs qu'ils ne les surpassent pas). On affirme très fort que cet ancêtre était une sorte d'animal, velu, où la conscience s'éveil­lait à peine. Portrait qui répond très bien à la description de nombreux habitants des grandes villes d'aujourd'hui. La légende exigée par notre illusion évolutionniste nous égare ainsi à cha­que pas. Chesterton note, en accord avec les connaissances les mieux établies, que le cannibalisme, par exemple, n'est pas le fait des sociétés les plus primitives, mais un rite de peuples très évolués et avancés. Le despotisme, de même, est mieux avéré dans des sociétés avancées, tardives, qu'à l'aube de l'his­toire. L'idée du Dieu unique est très probablement très ancien­ne, et à proprement parler originelle, et si cette thèse n'est pas mieux reconnue, malgré bien des travaux, c'est qu'elle heurte les préjugés régnants. A chaque instant, note Chesterton, dans les mythes extra­vagants que recueillent les ethnologues, on voit les aventures les plus folles « *jusqu'au moment où nous apprenons au détour d'une phrase que le soleil et la lune devaient faire quelque chose parce que* « le Grand Esprit qui plane au-dessus de tout le veut ainsi ». *Telle est l'attitude la plus fréquente de l'âme païenne devant Dieu ; on sait qu'Il existe, on L'oublie ; on repense à Lui ; mais est-ce vraiment une attitude réservée aux païens *» ? (C'est le *Deus otiosus* dont parlent les historiens des religions.) Pendant des millénaires les hommes ont essayé d'atteindre la vérité, pressentie (ou non complètement oubliée) à travers leurs mythes -- dont la vérité est de l'ordre du songe -- ou reconstruite dans leurs philosophies. Mais il ne faut pas penser qu'ils s'engageaient totalement dans ces fables et dans ces sys­tèmes. « *Que des hommes aient pu être philosophes et même de l'espèce sceptique sans déranger personne, tendrait à prou­ver que le polythéisme populaire était assez superficiel et même peu sincère. *» 58:280 Dans cet endroit, il vise surtout les Grecs, et même les Grecs d'une époque assez tardive. Ce que l'on peut savoir de tout le paganisme, c'est qu'on y a l'expérience du sacré, non de la foi. Des sociétés glorieuses ont vécu de cette poésie, de cette sagesse. Si les démons quelquefois l'emportaient -- dans les sacrifices humains de Carthage ou l'Ancien Mexique, ils apparaissent au grand jour -- il y eut aussi les vertus que nous admirons encore dans les récits antiques. Cependant, ce monde devint caduc car sa religion n'en était pas vraiment une, « elle n'était pas vraiment une réalité ». L'homme livré à ses seuls moyens avait fait tout ce qu'il pouvait faire. Il avait atteint son sommet. Et qu'on ne vienne pas parler de l'Asie, et dire que l'horizon méditerranéen est trop étroit pour qu'on juge de l'aventure tout entière : « *Les limites du paganisme européen furent celles de la condition humaine. *» Finalement : « *Il est essentiel de reconnaître que l'Empire romain était reconnu comme ce que l'homme pouvait faire de mieux ; de plats élevé et de plus vaste. *» Il était impossible de s'élever plus haut, et même on commençait à retomber. « *L'homme n'en pouvait plus *» (phrase qui revient au moins trois fois en quelques pages, ce qui n'est pas un procédé courant chez Chesterton : preuve de l'importance qu'il donne à cette constatation). C'est alors que devait venir le Christ, pour sortir l'huma­nité de cette impasse, et en somme pour l'accomplir. L'histoire avait commencé dans une caverne, elle se fonde à nouveau dans la caverne qui abrite la crèche. Un monde nouveau paraît : celui où la faiblesse d'un nouveau-né cache la toute-puissance divine, celui où une force irrésistible commence par être sou­terraine et progresse par les catacombes. Le Christ est l'homme par excellence. Mais c'est aussi « quelqu'un de plus humain que l'homme ». Il suffit de pen­ser à Lui comme à un mortel pour comprendre que l'on fausse l'image ; tout ce que nous savons de lui fait éclater ce cadre. De même que l'homme n'est pas seulement un animal, le Christ n'est pas seulement un homme. Ce que nous disent les Évangiles devrait d'ailleurs un peu plus nous surprendre, si nous écoutions vraiment (mais nous avons les oreilles bouchées par l'habitude). 59:280 Imaginons un lecteur non prévenu qui ouvre le Nouveau Testament. Il n'est pas sûr qu'il soit frappé d'abord par la douceur et la compassion de Jésus. « *Ce lecteur en reti­rerait même une impression tout à fait différente ; et les mots lus comme ils ont été écrits lui laisseraient un sentiment de mys­tère et peut-être de discordance, mais certainement pas de sim­ple douceur. Ce qui provoquerait le plus son intérêt serait qu'il resterait beaucoup à expliquer et à deviner. C'est que les gestes imprévus qui veulent évidemment dire quelque chose sont fré­quents, mais que nous ne voyons pas bien ce qu'ils veulent dire ; non plus que certains silences énigmatiques ou certaines répli­ques ironiques. *» (Soit dit en passant, on aura au passage remarqué la parenté avec Péguy, et le souci commun de décaper la croûte de l'habi­tude, de retrouver la couleur originelle que le temps accumulé nous cache, de voir le monde comme au premier jour.) Message unique et déroutant de l'Évangile. Ce qui n'est pas moins étrange, c'est ce sentiment que le Christ n'est pas venu réellement pour enseigner : il est venu pour mourir, dit Ches­terton dans les plus belles pages de ce livre : « *L'or qu'il recher­chait, c'était la mort. La chose essentielle qu'il avait à faire, c'était de mourir. Il avait d'autres choses à faire, également définies et objectives, nous dirions presque sensibles et maté­rielles, mais du début à la fin, le fait le plus certain, c'est qu'Il est là pour mourir.* » Le Christ affronte et vainc la mort. Il montre lui-même le chemin, par lequel nous passerons, parce qu'il a rendu à l'homme sa nature perdue depuis la chute. Et l'Église depuis est chargée de l'annoncer, de le transmettre, malgré tous les oublis, les défaillances, les tentations de reniement. Il faut lire avec attention, sur ce point, le chapitre qui a pour titre « les cinq morts de la foi ». A plusieurs reprises on a vu le christia­nisme « comme vidé de sa substance par le scepticisme et l'indifférence ». Il y eut l'arianisme, les albigeois, la Renais­sance, le XVIII^e^ voltairien, l'athéisme scientiste. Chaque fois, il y a eu sursaut, la foi a rejailli, plus vive, plus fraîche. Il faut se rappeler ces moines irlandais du VI^e^ siècle, qui furent mis­sionnaires à travers l'Europe, et fondateurs de tant d'abbayes. Certains furent massacrés en Cornouaille, rappelle Chesterton, non par des païens, mais par des chrétiens retombés dans l'es­prit du monde. 60:280 Tel est le christianisme, c'est-à-dire l'Église. Tout ce qu'on peut lui opposer, accorde Chesterton, c'est « d'être trop beau pour être vrai, d'être trop libérateur pour être vraisemblable ». Car on peut être pris de vertige devant la grandeur qui nous est ainsi accordée (déjà par le fait que Dieu ait pris la forme d'un homme). Chacun peut douter d'avoir droit à des privilè­ges aussi inouïs. Nous avons peine à être à la hauteur de ces dons. Mais c'est là qu'on voit à quel point la pensée de Ches­terton s'accorde profondément avec la foi chrétienne : il faut justement savoir que la vérité est extraordinaire, que la chance invraisemblable fait partie de notre destin, si étonnant que cela paraisse à notre raison. Ce livre est certainement un des plus beaux qu'il ait écrits, et une des grandes œuvres du siècle. Chesterton y a mis toute sa vigueur d'esprit, sa santé, sa malice. Il a une façon qui lui est propre d'être subtil avec jovialité. Ces grands éclats de rire qu'on croit entendre sont là pour nous aider à mieux suivre un esprit d'une rare finesse (et aussi parce que cela l'amuse). Rien de plus clair et de plus fort que ce survol de l'histoire. Il en dégage les lignes de force avec une grande justesse et on est bien forcé de voir, au centre de ce hiéroglyphe, l'événement capital : la naissance du Christ. Sans lui, tout se trouble. Il faudrait dire aussi que Chesterton parle de la foi comme il faut en parler. Il ne commence pas par s'excuser, établir des nuances, tirer son chapeau aux différentes idoles du jour pour montrer qu'il sait ce qu'il doit aux convenances. Il parle gaie­ment, droitement, plein de feu et de raison. Georges Laffly. 61:280 ### Radio-Culture par Bernard Bouts IL Y A AU BRÉSIL une radio et une télévision qui dépendent du Ministère de l'Éducation et de la Culture. Je ne parle­rai ici que de la première, que j'écoute souvent, alors que j'ignore la deuxième parce que ça bouge. Selon ma constitution viscérale et mon métier de peintre mon genre d' « animation » n'est pas gesticulatoire, car si les mouvements de l'esprit sont extrêmement rapides selon le temps des pendules, instantanés si l'on peut dire, on ne les voit, dans mon travail, qu'à travers l'apparente immobilité de la forme « opérante », que le public appelle en gros « statique ». « Et la vache de Lascaux ? » me dira-t-on. Oui, l'arbre aussi a des fois l'air de courir, ou des gestes désespérés, les bras au ciel, surtout la nuit quand il se détache en silhouette, et notre art consiste justement à essayer de donner au geste un air d'éter­nité. La danse, la musique, la littérature, qui sont successifs par essence, ont d'autres manières de toucher l'infini, alors que le cinéma, la télévision, vont trop vite pour ma lenteur, ils me brouillent les esprits. 62:280 La Radio-Ministère se donne le rôle d'éducatrice et pour ce faire elle émet à longueur de journée de la musique dite clas­sique, qu'on appelle aussi « érudite » pour élargir son champ aux compositions les plus modernes, pourvu qu'elles entrent dans cette catégorie (dont je ne saurais définir les limites), qui n'inclut ni la musique populaire, ni les musiques anciennes, ni le chant grégorien, ni le jazz, toutes considérées, à juste titre, des exceptions, auxquelles on attribue des horaires spéciaux, généralement une heure par semaine. (Ils distinguent même la musique folklorique, qui vient de la campagne, et sa contrefa­çon, la populaire, spécialement créée pour et dans les cabarets et les boites de nuit.) Et ils s'y retrouvent ! moi pas. Mais j'ai lu Charlier, eux pas. Qu'est-ce qu'il écrit donc, Charlier, les Charlier devrait-on dire, parce qu'André a fait autant et plus peut-être, pour la musique, que son frère. Enfin l'un et l'autre s'y entendent en musique ancienne et moderne, et la juive, et l'arabe, et la grecque, et la celtique, venue du fond des âges et qu'on retrouve au fond de l'Auvergne, et je ne vois pas qu'ils aient jamais considéré Wag­ner un progrès sur Guillaume de Machaud, la Renaissance un progrès sur l'art roman, Rome un progrès sur le Parthénon. Tout cela serait à voir et revoir et entendre à la lumière d'un certain bon sens et de certaines connaissances oubliées, mais il n'est pas facile d'obtenir audition dans notre monde, sans comp­ter qu'il y a des exceptions et qu'il y a des artistes déplacés d'un siècle à l'autre, comme Rameau dont Charlier disait qu'il était le plus grand compositeur du XVII^e^ siècle ! Que dit-il encore ? : « L'art ne peut se passer de l'unité c'est celle de l'esprit. L'esprit dure, en changeant certes, mais en conservant soigneusement son moi, ce qui fait le caractère et le lien de son comportement dans son corps et dans le monde, ce qui fait le lien de ses pensées. Sans la mémoire qui unit les moments de la durée, il n'y a ni temps ni conscience ; et la mémoire de l'humanité fait aussi durer ce qui est sa NATURE, la conscience de l'être. » Mais allez donc faire comprendre ces choses aux fonctionnaires de la radio ! Le libéralisme ici encore laisse dire n'importe quoi, mais je conviens qu'il n'est pas pos­sible de demander aux « programmeurs » de choisir. 63:280 Leurs choix sont des classifications telles que : les grands chefs d'orchestre, l'heure des soli, un opéra complet, histoire du violoncelle, les génies de la sonate, où l'on entend pêle-mêle les compositions les plus opposées, C'est ainsi qu'ils forment le goût du public, l'habituant à tout apprécier selon le point de vue, la Sainte Foy de Conques et la Vénus de Milo, tout est beau, je vous le dis. Les critiques et les psychologues s'y embrouillent et les musiciens eux-mêmes (que dire des pein­tres !) se méprennent sur les valeurs comparées d'Erik Satie et de Schönberg, de Bach et de Rameau... Il y a au Brésil une infinité d'orchestres, quatuors, quintet­tes, sextuors, et de chœurs qui s'occupent exclusivement de musique ancienne, mais je ne suis pas sûr qu'ils aient à ce choix les mêmes raisons qu'explique Charlier. Il me semble qu'ils s'attachent souvent à des sonorités et à un certain « charme » (le Baroque) et c'est déjà beaucoup mais ce n'est pas tout. Les musiques anciennes sont mondialement à la mode, je sais, et j'en suis heureux ; cela ne veut pas dire qu'elles soient toujours comprises ni bien jouées. En tous les cas on ne les présente que rarement à la Radio-Culture, dont la nourriture (il faut beau­coup de nourriture pour une radio) est toujours ladite classi­que, et les autres émetteurs, sauf rarissimes exceptions, ne don­nent que de la musique de danse, depuis tôt le matin jusqu'après minuit, alternée avec des publicités plus ou moins scandaleuses. Voici, ce me semble, le lieu de signaler les disques de ROBERTO DE REGINA, peut-être le plus grand claveciniste du monde, non seulement parce qu'il est un virtuose (il y en a tant mais je trouve qu'ils jouent souvent comme des locomotives), mais par sa compréhension des musiques anciennes. Il dirige aussi un remarquable chœur qui chante allègrement, entre autres choses, les admirables cantiques d'Alphonse X, le savant. (XIII^e^ s.). Bernard Bouts. 64:280 ### Quelques images de Maurice Gaït par Jacques Urvoy LE SOUVENIR le plus net que je garde de lui, c'est celui de sa bienveillance, de son attention, de sa bonté. Il savait que je préparais un article sur Veuillot pour ITINÉRAIRES, et le dernier mot que j'ai reçu de lui, en juin dernier, dit : « J'ai pensé à vous en lisant Michel Mohrt (Veuillot). » En effet, il avait relu *Les Intellectuels devant la Défaite de 1870* (Corrêa, 1942) de Michel Mohrt pour célébrer le Grand prix de Litté­rature décerné à l'auteur au printemps, et dans le papier qu'il en avait tiré il avait mis un sous-titre, *De Flaubert à Veuillot,* que j'avais ressenti comme un clin d'œil amical et complice. Or il m'avait vu... quoi ? cinq fois en dix ans ? Et tout de suite attentif, disponible : -- « Urvoy ? Vous ne seriez pas parent du commandant de troupes de marine que j'ai connu à Vichy, qui s'occupait de jeunesse, et qui s'est fait trucider hor­riblement par les libérateurs en 1944 ? » Tassé sur sa chaise, dans un blouson ou une blouse bleue, il me recevait dans le cagibi qui lui tenait lieu de bureau à l'imprimerie de *Rivarol.* Il avait une mémoire d'éléphant, inexorable envers qui l'avait un jour déçu ou peiné (et il était très sensible), que je sollici­tais volontiers. 65:280 Il évoquait Abel Bonnard, dont il fut le direc­teur de cabinet puis le Commissaire à la jeunesse à Vichy et qu'il défendait *mordicus* contre toutes les médisances, appréciant peu en revanche l'un de ses prédécesseurs, Jacques Chevalier. Il parlait de Sartre et Beauvoir, dont il eut à connaî­tre les fredaines, toujours à Vichy ([^22]), Vichy indulgent à tant d'universitaires, les Maurice Clavel, les Henri Guillemin, qui lui en eurent si peu de reconnaissance... A notre dernière rencontre, nous avions lu ensemble les pages d'*Un Historien du Dimanche* où Philippe Ariès évoque l'étonnant agrégé de grammaire qui dirigeait l'École des Cadres de La Chapelle-en-Serval et lui suggéra indirectement son *His­toire des Populations :* « Il croyait que la baisse des naissances en France signifiait une démission de la race... Il rêvait de faire battre ses élèves au couteau pour cultiver leur virilité et leur sauvagerie. Il cherchait dans le celtisme l'homologue français de la mythologie germanique et wagnérienne. Ah ! on ne s'en­nuyait pas dans son école. Il faut dire aussi qu'il réclamait des prisonniers de guerre pour son école et les laissa partir sur la pointe des pieds... Lui-même entra au cabinet d'Abel Bonnard. » -- « C'est Jacques B., me dit Gaït. Je l'ai bien connu. Il était fils d'un tailleur du boulevard Ornano. C'est lui qui me disait : « On est du peuple, toi et moi. On n'a rien à voir avec ces gens-là, Dhavernas, Pucheu, tout Vichy... » Et il imaginait un coup d'État à trois, moi à l'Économie, lui à l'Intérieur, X. aux Affaires étrangères. « Hitler a donné son accord ! Nous décréterons comme première mesure : suppression des im­pôts. » Il avait un puma ou une panthère. Pour finir, il s'est engagé dans l'Armée Leclerc d'Indochine, il a été représentant en parfums à Bangkok, répétiteur à Saint-Jacques de Compos­telle. Je lui avais écrit pour lui proposer d'écrire des romans policiers pour une maison d'édition, *le Portulan* je crois. Bien des années après, j'ai vu entrer dans mon bureau, avec la réponse (positive, mais la maison d'édition avait disparu), une princesse siamoise, tout à fait le petit dessus de cheminée avec des clochettes : c'était sa nouvelle épouse. Depuis, plus rien. Je ne sais s'il est encore vivant... » 66:280 Il avait un sourire amusé et désabusé devant les bizarreries et excentricités des destinées humaines. Nous continuions la lecture d'Ariès : « Celui qui prit la succession à La Chapelle-en-Serval était un personnage ésotérique, un grand initié qui remplaça les rites celtiques par les mystères d'Isis. » -- « Ça, c'est Laignel-Lavastine », opinait Gaït. Il gardait une prédilection pour les questions d'enseigne­ment, son premier métier. Il avait été réintégré comme profes­seur de philosophie (étant agrégé, ce qu'il ne disait jamais, et ancien de la rue d'Ulm, dont il avait toujours fui les fêtes et les amicales), quelques années après la Libération, au Lycée Claude-Bernard : Il y avait eu pour collègue d'histoire et géo­graphie le discret M. Poirier (en littérature Julien Gracq) et pour élève Serge Klarsfeld, qui, je crois, lui envoya toujours ses livres... Mais il avait vite démissionné (pas en cours d'an­née, ce qu'il eût considéré comme une désertion au front !). « je suis le seul universitaire, disait-il, qui ait quitté l'Université pour gagner notablement moins que s'il y était resté. » Et il ajoutait : « je n'y ai nul mérite, car si je l'ai fait c'est que j'y trouvais de l'agrément. » Sans doute avait-il tort d'attendre des autres le même goût de la pauvreté. Tout le monde n'a pas le tempérament ascète, et un peu malthusien, qui était celui de Gaït ; François Bri­gneau s'est expliqué dans *Mon Après-guerre* sur son désaccord avec cet ami que « le vin agaçait » et qui « préférait pignocher des mets pâlichons et fades ». Chard prétend même ([^23]) que plus tard Gaït disait : « Un tel, oui, il est très bien, mais... il mange. » Willy de Spens me souffle une autre anecdote sur l'esprit d'économie qui allait de pair avec son désintéressement. Il venait de lui présenter, dans un café de Saint-Sulpice, un écrivain enfin sorti de prison et qui demandait dix mille francs par mois (c'était en 1952) pour tenir un feuilleton hebdoma­daire. -- « C'est cher, murmura Gaït en sortant. Heureusement il y a des mois à cinq semaines... » Robert Poulet a écrit très justement ([^24]) que « dans des temps moins stupides, moins aveugles, ç'aurait été l'un de ces grands commis de l'État, à la fois libre et dévoué ». Il s'inté­ressait plus aux livres d'histoire et de politique contemporaines qu'à la littérature vivante. *Voyage au bout de la nuit* l'avait fait « périr d'ennui au bout de quelques pages ». 67:280 Peut-être entrait-il dans ce rejet une part de dégoût pour un style qui ne correspondait pas à l'image de dignité que ce fils du modeste peuple marseillais s'était faite de l'écrivain aussi bien que du politique, du prêtre (dont un monde le séparait) ou du profes­seur. Image idéalisée à l'excès sans doute, mais qui fait la noblesse d'une certaine III^e^ République. Jacques Urvoy. 68:280 ### La guerre de Vendée par Michel de Saint Pierre LISANT et relisant l'histoire des guerres de Vendée, je ne puis m'empêcher de frémir de colère en pensant que la France aurait pu -- aurait dû cent fois -- faire l'écono­mie du désastre révolutionnaire. En 1789, la France était en paix. Grâce à des hommes d'État comme Choiseul, Broglie, Castries, et grâce à d'illustres marins, nos escadres rivalisaient depuis un quart de siècle avec celles d'Angleterre. Souvent même, la marine de Sa Gracieuse Majesté britannique se faisait battre. Notre situation commerciale pouvait, elle aussi, soutenir la comparaison. L'alliance espagnole nous appuyait. Dès lors, pourquoi gaspiller les forces françaises et anglaises dans des luttes fratricides ? A la veille de la Révolution française, les Britanniques le comprenaient si bien que leur ministre Pitt, l'irréductible Pitt déclarait volon­tiers : -- C'est une faiblesse et un enfantillage de supposer qu'une nation doive être pour toujours l'ennemie d'une autre ! \*\*\* 69:280 1789\. La paix régnait, après tant d'efforts cohérents et lucides inspirés par la rayonnante monarchie. En moins de quatre ans, l'ordre multiséculaire de la France -- patrie de la pensée religieuse, des arts, des lettres et de la politique, « fille aînée de l'Église, vase d'élection, terre prédes­tinée » -- fut ébranlé à jamais par un déchaînement de forces dont Fustel de Coulanges a si bien dit qu'elles étaient « dia­boliques » : car ces forces du mal exprimaient une haine véri­tablement insensée contre le plus grand trône catholique de l'Europe, contre les nobles, défenseurs de ce trône -- et contre tout ce qui pouvait évoquer Dieu, notre Seigneur, et le culte qui lui est dû. En moins de quatre ans, dans une bousculade hystérique, la paix royale faisait ainsi place à une guerre absurde, à la guerre révolutionnaire que des avocats sectaires et des orateurs brouillons prétendaient faire à l'Europe entière. En moins de quatre ans, les libertés de l'Ancien Régime étaient, au nom de la Liberté, sabrées rageusement -- et la monarchie tutélaire mise à mort par l'un des pouvoirs les plus tyranniques de l'histoire humaine. En moins de quatre ans, au nom de la Fraternité, des apprentis-dictateurs allaient exiler ou massacrer nobles, prêtres, savants et paysans, détruits ou chassés par une frénésie meur­trière dont nos annales ne fournissent pas d'autre exemple. Et déjà cette même bête brute révolutionnaire commettait à coups de maillets, envers notre patrimoine d'art, des crimes qui portent encore sa signature au cœur de nos châteaux de France, de nos églises, de nos abbayes -- comme aux portails des cathédrales. Or, avec un peu de chance, la Révolution aurait pu, grâce au soulèvement des paysans de Bretagne, de Vendée, de l'An­jou, du Maine, du Poitou, de Normandie, être étouffée dans l'œuf. \*\*\* Ce qu'il faut bien savoir -- oubliant les pages rougeoyantes de Michelet et les feuillets grisâtres de M. Manceron -- c'est que la France ne s'est jamais remise de ses folies révolutionnaires. Qu'elle y a perdu son prestige et son rang, avec le sens de sa mission spirituelle. 70:280 Que la fausse gloire de la Révolution et de son fils Bonaparte nous a coûté deux millions et demi d'hommes, la jeunesse du pays français. Et que les guerres de l'Ouest, que l'on désigne souvent sous le vocable unique de « guerres de Vendée », s'inscrivent pour plus d'un quart dans ce bilan terrible. Voilà pourquoi, après avoir moi-même eu l'occasion d'étu­dier ces problèmes d'histoire et d'y revenir avec mon livre, *Monsieur de Charette, chevalier du Roi,* je suis heureux aujour­d'hui de présenter un texte d'Henri Servien, exemplaire par la vigueur de son style, par la pénétration de ses analyses, par l'objectivité de jugements souvent difficiles à porter -- enfin, et c'est très important, par un savant recours aux sources essen­tielles. Le titre de cet ouvrage est modeste : *Petite histoire des guerres de Vendée.* De fait, j'ai pris tant de plaisir à le lire -- (je l'ai avalé « d'une goulée » comme on dit chez moi) -- que je regrettais d'en avoir terminé si vite la lecture nourricière. D'emblée, je recommande ce « guide » magistral à tous ceux que passionne, à juste titre, la fulgurante et dramatique épo­pée ([^25]). \*\*\* L'année 1789 avait fait naître, même dans nos provinces de l'ouest, des espoirs économiques et financiers vite déçus. Henri Servien nous brosse un tableau clair et fidèle de ces déceptions. En vérité, les premières mesures révolutionnaires n'enrichissaient que la froide bourgeoisie, acquise aux idées nou­velles : ni les paysans ni les nobles n'y trouvaient leur compte. Mais bien au-delà de ces considérations pécuniaires, des évé­nements plus graves survenaient, d'une tout autre nature. Déjà, les esprits lucides pouvaient percevoir que beaucoup des réfor­mes en cours, sous le camouflage de principes égalitaires, visaient d'abord et avant tout la religion. Et bientôt, ce fut une vérita­ble cascade de lois et décrets à teneur antireligieuse : abolition des vœux monastiques et suppression des ordres religieux (février 1790) ; nationalisation des biens du clergé (avril 1790) ; *vote de la Constitution civile du clergé* (mai à juillet 1790). 71:280 Cette fameuse Constitution fut, d'ailleurs, la plus grande faute des novateurs qui se montrèrent, *comme il advient dans toutes les révolutions,* beaucoup trop pressés, dédaigneux du *consensus* populaire, ignorants des réalités profondes. Le pays légal n'avait plus rien à voir avec le pays réel. Car enfin, les nouvelles dis­positions se résumaient à faire de l'Église française une Église nationale : évêques et curés désignés par les électeurs ; évê­ques institués sans intervention du Saint-Siège, etc. En somme, cette prétendue réforme ressemblait comme une sœur à celle de l'Église anglaise sous Henri VIII ! Aucune bonne conscience catholique ne pouvait accepter cela -- et voici l'irrésistible amorce de *la guerre religieuse.* Mais le pire était encore à venir : par décret du 27 novem­bre 1790, l'Assemblée révolutionnaire, sous la menace des clubs, décide que tous les prêtres et les évêques sont obligés de prononcer le *serment civique,* ce qui revient à ratifier l'inac­ceptable Constitution, sous peine de perdre leur office. Plus tard -- bien tard -- le pape Pie VI condamnera la Constitution civile du clergé, ce qui montrera le vrai visage de la Révolution en marche : dressée contre l'âme catholique et la puissance spirituelle de Rome. En attendant, les éléments du drame se précipitent : vaine fuite du roi à Varennes ; fin de la Constituante ; décrets contre les émigrés et contre les prêtres « non-jureurs » (ceux qui refu­sent de prêter serment à la Constitution) ; déclaration de guerre à l'Autriche ; escalade de la tyrannie révolutionnaire, prise des Tuileries et meurtre abominable des gardes suisses ; puis enfin, massacres de septembre (1.450 assassinats) perpétrés dans les prisons aux cris de : « *Mort aux nobles, égorgez les prêtres* ! » La Législative fait place à la Convention nationale (désignée par le dixième seulement du corps électoral) -- dont le premier acte est d'abolir la monarchie. Dans l'Ouest on s'émeut pour de bon. Cependant la convic­tion optimiste demeure -- qu'il s'agit là d'un simple accès de fièvre populaire et parisienne. Puis enfin, c'est le procès du roi Louis XVI. *Et son exécu­tion.* Alors seulement le véritable réveil de la « Vendée mili­taire », située au point de rencontre de la Bretagne, de l'Anjou et du Poitou, s'accomplit. « *Ils ont tué notre bon Roi ! *» Dans ce vaste territoire de douze mille kilomètres carrés, aux aspects variés, existe une certaine unité d'âme : on y aime les nobles qui sont des protecteurs, des confidents et des amis ; 72:280 on aime « les bons prêtres » dont on sait qu'ils tiennent leur pouvoir de Dieu ; on aime et on vénère le principe monarchique, esti­mant que le Roi est « le père de son peuple ». Mais on n'y aime pas les représentants de l'État, ni la conscription, ni les gabelous, ni les bourgeois de la ville. Pays calme que celui-ci ; les gens des campagnes y sont attachés passionnément, profon­dément, à leur terre, à leur coin, à leur paroisse. Mais les excès croissants de la Révolution en folie, l'exécution ou la déporta­tion des nobles et des prêtres, l'assassinat public du Roi, ont peu à peu, dans ces étendues paisibles, chauffé une braise de révolte qui désormais couve sous la cendre. La conscription (vote, par la Convention, d'une loi réquisitionnant 300.000 hommes pour une guerre « lointaine » que la Révolution seule a voulue) met définitivement le feu aux poudres. Et toute la Vendée militaire se soulève dans un irrésistible élan. \*\*\* Désormais, ce sera « l'épopée de l'Ouest ». Henri Servien, après avoir discerné les causes successives et le motif central de cette guerre, passe en revue les chefs de la révolte paysanne. Parfois, des fils du peuple sont aux commandes -- et l'auteur nous présente les admirables figures d'un Cathelineau, d'un Stofflet. Mais le plus souvent, il s'agit des « bons nobles » de la Vendée militaire : or ce ne sont pas eux qui ont revendiqué l'honneur de mener la guerre. Ce sont au contraire leurs pay­sans qui viennent les chercher, presque de force : ainsi du sage et preux comte d'Elbée, ainsi du très jeune « Monsieur Henri » (La Rochejaquelein), et de M. de Lescure, et de M. de Bonchamps, de M. de Sapinaud. Ainsi, du chevalier de Cha­rette, qui sera le plus célèbre de tous et qui, lui aussi, aura tenté de se dérober. Tous ces nobles, anciens officiers, ou fils d'officiers, estiment en effet que la révolte campagnarde est une pure et simple folie. « Le moins que l'on puisse dire, c'est que les Messieurs se firent prier. » Car l'histoire est là, pour en témoigner : *cette guerre de Vendée est une guerre populaire, voulue et* *menée par des pay­sans que les* « *intrus *» *révolutionnaires sont venus offenser et persécuter chez eux.* \*\*\* 73:280 « *Ces Vendéens étaient des géants *», écrit Napoléon. Ajou­tant que si les Bourbons avaient daigné se mettre physiquement à la tête des Blancs, c'est-à-dire des paysans et des nobles roya­listes qui défendaient leur cause, ladite cause était gagnée -- et la désastreuse Révolution, perdue. C'est à Napoléon que l'on doit encore cette phrase applicable à bien des circonstances de cette époque troublée : « *Quand on pense à combien peu tout cela a tenu... *» Raconter la guerre de Vendée est assurément difficile : plusieurs armées royalistes y furent à la peine et à l'honneur. Contre elles, les chefs républicains se succédèrent. Et quand la « grande armée catholique et royale », celle de l'Anjou, eut été définitivement vaincue (Le Mans, Savenay) après avoir glo­rieusement mis en péril les armées de la République, on vit en février 1795 M. de Charette, chevalier du Roi, contraindre à la paix la Convention nationale -- qui, par une clause secrète du traité de la Jaunaye, s'engageait à lui remettre le jeune Louis XVII (alors emprisonné au Temple). D'importantes intri­gues se nouent autour de la personne (et de la légende) du malheureux enfant, jusqu'au jour où Charette et son armée apprennent que le petit Louis XVII a succombé dans sa prison le 8 juin de cette même année 1795. Le fils et successeur légi­time de Louis XVI étant « officiellement » mort (l'énigme de cette mort fera d'ailleurs longtemps l'objet de querelles entre historiens), il reste au comte d'Artois, second frère de Louis XVI et futur Charles X, à rejoindre les troupes royalistes que Cha­rette a pu, grâce à un véritable tour de force, reconstituer : ce que le Prince n'osera pas faire, manquant ainsi son destin. « Il faut à notre tête un prince pour nous mener à la victoire » avait dit Charette, lucide entre tous. Et la Révolution eût pu être ainsi balayée irrésistiblement -- si le futur Charles X avait été digne de ceux qui combattaient pour lui. « *Quand on pense à combien peu tout cela a tenu... *». Quoi qu'il en soit, la guerre de Vendée est un phénomène à peu près unique dans l'histoire des hommes. Présentant une analyse serrée des forces en présence, offrant une narration objective et succulente des faits, décrivant avec sobriété les mœurs campagnardes de la Vendée militaire, Henri Servien fait admirablement ressortir ce que cette guerre-là eut d'insolite et même de stupéfiant. Comment ? Ces armées de la Républi­que ont été pendant trois longues années tenues en échec, malgré leur supériorité écrasante en nombre, en expérience, en armement, par de simples rassemblements de paysans, équipés le plus souvent de vieux fusils de chasse et de faux emman­chées sur des bâtons ? Elles, les armées « bleues » qui avaient vaincu l'Europe ? Elles, dont les chefs s'appelaient Westermann, Kléber, Marceau, Canclaux, Haxo, Lazare Hoche ? 74:280 En face des Républicains, en face de ces « Bleus », bien sûr, il y avait les chefs royalistes dont nous avons parlé déjà -- et qui parfois disposaient eux-mêmes des plus grands talents militaires : tels Bonchamps, La Rochejaquelein, et surtout Cha­rette, ce personnage extraordinaire sur qui Napoléon est revenu plusieurs fois dans son Mémorial et dans ses confidences, affir­mant : « Charette me laisse l'idée d'un grand caractère. Il laisse percer du génie. » Bien sûr, le pays lui-même, bocage ou marais, recelait pour les Bleus des pièges mortels. Bien sûr, une fois aguerris, les Vendéens se révélèrent gibier insaisissa­ble et « plus dangereux que les Autrichiens et les Prussiens réunis ». Mais ce n'est pas tout : l'horreur des massacres et des tortures infligés aux familles vendéennes par les soldats de la République avait développé en Vendée une véritable flamme de haine. Ces bébés embrochés sur des baïonnettes, ces femmes enceintes dans le ventre desquelles on faisait brouter les che­vaux, ces tueries des « colonnes infernales », ces enfants et ces vieillards poussés vivants dans des fours « pour cuire le pain de la République », ces noyades de Nantes et ces corps entassés par centaines dans des puits, ces membres dépecés, ces yeux crevés appelaient vengeance : ainsi périrent l'une par l'autre, -- victimes de la dévorante et folle Révolution -- une partie de l'armée française et la fleur des provinces de l'Ouest. Dans sa conclusion frappante, Henri Servien nous rappelle, cependant, que les Vendéens n'ont pas souffert en vain. « Car il y eut leur magnifique sacrifice et le sacrifice, comme l'a écrit La Varende, sert toujours. Les Vendéens ont sauvé l'honneur de la France chrétienne. » Lisez ce livre dense et puissant : alors, comme moi, vous entendrez passer « l'immense cortège des martyrs en sabots... ». Michel de Saint Pierre. 75:280 ### Les Cristeros (VIII) *Les colonnes infernales\ de Mexico* par Hugues Kéraly Les « Cristeros » : au Mexique, le combat les armes à la main pour le Christ-Roi (1926-1929). L'histoire de cette insurrection chrétienne est absente des archives officielles du Vatican. Elle est inconnue de nos ouvrages scolaires. Elle est censurée au Mexique même. Vainqueur sur le terrain, le général en chef des armées catholiques fut poignardé dans le dos par la hiérarchie ecclésiastique : « *Ils nous vendent, Manuelito *» furent ses dernières paroles avant d'être tué au combat. 76:280 C'était l'époque où semblablement, en Europe, la hiérarchie ecclésiastique multipliait les complaisances à l'adresse des ennemis de l'Église et condamnait l'Action française : condamnation qui ne fut levée qu'en 1939, trop tard. *Les six premiers chapitres de cette chronique d'une insur­rection chrétienne ont paru dans* ITINÉRAIRES, *du numéro 268 de décembre 1982 au numéro 273 de mai 1983. Le septième chapitre a paru dans notre numéro de janvier.* C'EST LA RÉVOLUTION FRANÇAISE qui a inventé la guerre moderne, la guerre totale, avec son cortège de terreurs systématiques sur les populations : il n'existe plus de règles, plus de statut militaire, ni de limite aux violences, quand l'agression elle-même est le passage à l'acte du terrorisme idéologique d'un parti. -- C'est la Révolution bolchevique qui a porté la guerre moderne à son vrai point de perfection, celui où même en l'absence de tout ennemi ex­térieur, il ne subsiste plus d' « état de paix » : face à une persécution constante, vitale au système de domination du Parti, le moindre citoyen naît et grandit *otage, complice* ou *victime* de l'État-policier. -- Impossible de promouvoir aujour­d'hui une révolution, un génocide, un système de camps qui n'ait son inventeur dans ces ancêtres-là. Le modèle franco-soviétique dirige aussi la marche de la Révolution mexicaine, qui n'est pas terminée. Elle la dirige si étroitement que les spécialistes de codes civils et d'histoire constitutionnelle crieraient tous au plagiat, si le sort du Mexi­que pouvait les intéresser. Quant aux historiens de la chose militaire, s'ils regardaient en direction des Cristeros, entre 1926 et 1929, ils y feraient cette formidable découverte d'une édition contemporaine des guerres de Vendée... Insurrection mystique et populaire, qui s'éleva dans les campagnes, au pied des autels, contre les persécuteurs de la foi... 77:280 Maquis de la résistance catho­lique qui récitait le Rosaire dans la nuit, et finit par prendre des villes, des provinces entières, pour leur rendre un gouver­nement chrétien... Véritable reconquête qui ne savait qu'un Roi, *Cristo Rey,* dont l'Armée de Libération Nationale portait les étendards, et le moindre soldat, l'honneur du nom. « *Cristeros* » (de *Cristo-reyes*) était l'insulte fabriquée par les Fédéraux. Elle fut reçue comme le plus grand hommage, la seule justice que la Révolution leur pouvait rendre, dans tous les régiments de la Cristiada... Soldats du Christ, par instinct de résistance aux persécuteurs du Mexique chrétien. Rois eux-mêmes par le sacrifice de leurs vies, dans les hiérarchies su­périeures de la communion des saints. #### « *Viva el Demonio* *! *»* *criaient les Fédéraux La fureur des combats trouve une explication facile, et fausse, dans la prétendue violence du tempérament mexicain. C'est la conviction inébranlable des puissants voisins du Nord, *les yankees,* mise en boîte par les manichéens d'Hollywood à l'intention du monde « civilisé »... Forgerie : le peuple mexicain reste, aujourd'hui encore, un des plus doux, un des plus courtois qu'il soit possible de rencontrer, dans le concert des nations d'Occident. La seule violence installée au Mexique est celle que dé­clenchent avant Lénine, en 1911, les Bolcheviques mexicains. Étant anti-catholique, elle est anti-mexicaine, et, pour tenir le peuple, investit l'armée. 78:280 Les plus sauvages bandits du Nord doivent leur popularité, malgré toutes les exactions imaginables, au rempart qu'ils offrent souvent contre les soldats de la Révo­lution... Des hommes qu'on ne rencontrait pas sans malheur, parce qu'ils avaient juré la perte de tout le Mexique chrétien... Des hommes qui se disaient eux-mêmes serviteurs du Démon... Les *colonnes infernales* de Mexico. Jean Meyer en apporte d'innombrables témoignages, dans le récit des représailles en territoire cristero, dont celui-ci n'est pas le moins frappant : « *Les Fédéraux de Colotlan, huit cents en tout, arrivèrent à Cartagena, commandés par le général Lopez. En route, ils avaient bu du tequila et fumé de la marijuana. Lorsqu'ils arrivè­rent c'étaient des bêtes, plus des hommes, ils tuaient des civils et violaient toutes les femmes qu'ils rencontraient. Ils ont brûlé les maisons et tout emporté, sauf ce qui ne pouvait pas leur servir. Lorsqu'on leur dit que des Cristeros, morts lors d'un combat antérieur, avaient été enterrés là, ils coururent au cime­tière et là, à gauche de la chapelle Saint-Antoine, ils commirent l'acte le plus honteux : ils ouvrirent les sépultures, déterrèrent les Cristeros, les déshabillèrent et les crucifièrent tous les qua­tre. *» ([^26]) La rage des Fédéraux est véritablement démoniaque : par­tout, pour faire couler le sang, ils s'entourent avec application d'un décor ou d'un symbole religieux. Le 27 septembre 1927, Gumersindo Sedano, aumônier cris­tero, est exécuté sans jugement dans l'État de Jalisco : le capi­taine Urbina a vidé son chargeur sur le prêtre tandis que les soldats fusillaient sa misérable escorte, cinq paysans qui quê­taient des vivres avec lui, pour la Cristiada... Cette punition ne parut pas suffisante encore à l'officier. Le corps du prêtre martyr est dressé contre un arbre, mi-pendu mi-ficelé. On lui accroche une inscription aux vêtements : -- *Este es el cura Sedano...*(« *Voici le roi des juifs *», disait la pancarte du Golgo­tha.) 79:280 Les cinq Cristeros sont pendus aux branches ou aux po­teaux télégraphiques, autour de lui, entièrement dévêtus : ils servent la messe au personnage principal, qui tient ici dans sa chair le rôle du Christ, *agit in persona Christi,* prêtre jusque dans l'ordonnance finale du sacrifice de sa vie... Le capitaine Urbina s'était taillé sur mesure, dans le sang des martyrs, un Calvaire mexicain. Il fit photographier la scène pour attester ses ta­lents. ([^27]) Ailleurs, en mai 1928, c'est un petit lieutenant sournois, Sidronio, qui fait encercler et enfumer dans une grotte du Michoacan une trentaine de Cristeros. Les vingt-sept survivants, jusqu'à la dernière seconde, ont pu se croire prisonniers : chargés de liens, ils sont conduits à marche forcée vers le pre­mier village tenu par les Fédéraux, Sahuayo, on les enferme dans l'étroit baptistère de l'église paroissiale, puis les soldats les appellent un par un pour interrogatoire devant l'officier... Mais Sidronio s'est caché dans l'ombre derrière un pilier ; il exécutera de sa main, dans le dos, les vingt-sept combattants de la foi. L'un d'entre eux, qui se prénommait Jesus, refusait de mourir malgré trois décharges successives au niveau de la tête, de la poitrine et de l'estomac : il fallut lui arracher la croix pectorale dissimulée sous ses vêtements pour qu'il rende son âme à Dieu, comme les autres, au pied de l'autel... « *Après le massacre, un orage éclata, puis on appela le camion des ordures pour transporter les corps au cimetière. *» ([^28]) Le magnifique courage des chefs qui n'avaient pas eu la chance de mourir au combat attirait sur eux d'extraordinaires cruautés : « *Valencia Gallardo, qui dirigeait la Ligue dans la ville de Leon, se vit arracher la langue parce qu'il avait encouragé ses compagnons à l'heure du sacrifice et les avait exhortés à mourir en criant : --* Vive le Christ-Roi et la Vierge de Gua­dalupe ! 80:280 *Ils lui tranchèrent la main qu'il avait pu défaire de ses liens pour désigner le ciel, exprimant par là ce qui ne pou­vait plus sortir de sa bouche. Enfin, ils le criblèrent de balles et lui firent éclater la boîte crânienne à coups de crosse. *» *--* Au 3 janvier 1927, dans le martyrologe de Blanco Gil. ([^29]) Dans l'État de Jalisso, du 12 au 14 avril de la même année, le supplice du père Sabas Reyes durera trois jours et deux nuits : suspendu par les bras, lacéré au sabre, piqué à la baïonnette, écorché vif aux jambes, brûlé aux pieds, c'est une chair entièrement réduite à l'état de plaie que les Fédéraux traîneront au cimetière pour la fusiller ([^30])... On peut lire à la page suivante, à propos d'un autre martyr : *cortado a pedazos desde los pies a la cintura,* « dépecé par petits bouts depuis les pieds jusqu'à la ceinture » -- qui dit mieux ? Meyer résume fort bien le pourquoi et le comment de la méthode fédérale, lorsqu'il écrit : « On ne fait pas de prison­niers, on décime les populations civiles prises en otages. La torture est systématique, pour obtenir des renseignements mais aussi pour prolonger le supplice, pour obliger les catholiques à renier leur foi, puisque la mort ne suffit pas. Marcher sur la plante des pieds mise à vif, être écorché, brûlé, désossé, équarri vivant, pendu par les pouces, strangulé, électrocuté, travaillé au chalumeau, sur le chevalet, aux brodequins, avec l'entonnoir, en extension, traîné derrière un cheval... voilà le sort de qui tombe entre les mains des Fédéraux. » ([^31]) On ne tue pas seulement les corps, c'est une guerre d'Apo­calypse, une guerre explicitement tournée contre la souve­raineté de Dieu. -- *Viva el Demonio,* criaient les Fédéraux en pénétrant dans les églises pour les profaner... Meyer : « Les sacrilèges étaient entourés d'une horreur consciemment assumée et partagée par les exécutants et les spectateurs. 81:280 La thématique est banale : églises profanées par les officiers qui y entrent à cheval, font brouter les hosties par leur bête, transforment les autels en tables, les bâtiments en étables. Les statues sont fusillées quand on ne déshabille pas les Vierges pour danser avec. On se déguise avec des ornements et on mange des hosties consacrées avec le café au lait dans le calice. Parmi les Fédéraux, certains ne partageaient pas cette passion : le superstitieux Anacleto Lôpez disait : -- *Moi je ne touche pas aux curés. Goñi en a tué deux et la même semaine il passait l'arme à gauche. *» ([^32]) #### Déportation, concentration, génocide Quand il fut évident, pour l'armée fédérale, qu'on n'en finirait point par les moyens classiques avec les soldats de l'insurrection, la guerre changea de visage dans les États cris­teros. Les colonnes infernales de Mexico n'avançaient plus qu'en rase campagne, à l'abri des surprises, par trains entiers ou divisions compactes de fantassins, artilleurs et cavaliers. Elles progressaient sans hâte en terrain découvert, fuyant toute aventure militaire, décourageant l'ennemi par le nombre et la puissance de feu. La machine de guerre avait changé d'objec­tif. On ne cherchait plus les Cristeros, adversaires redoutables, invincibles dans leurs collines, leurs pics et leurs ravins, mais les simples chrétiens... Déporter, affamer, terroriser les popu­lations civiles, les pendre à perte de vue aux poteaux télégra­phiques, le long des voies ferrées, devint l'occupation principale des régiments fédéraux. 82:280 On y mettait les formes, quelquefois, comme fit Staline pour la « dékoulakisation ». Un peu partout sur leur passage les officiers signaient le crime en faisant placarder des avis. En voici un qui ne craignait pas le jugement de Dieu, ni celui de la postérité : « AVIS IMPORTANT. -- *Il est signalé aux habitants de San Diego de Alejandria, Hacienda del Molino, Hacienda del Come­doro et autres domaines des environs, qu'ils disposent d'un délai non prorogeable de quarante-huit heures, à partir d'aujourd'hui 19 janvier six heures de l'après-midi, pour se* reconcentrer *à Leon, Gto., étant bien entendu qu'à l'expiration du délai on procédera au bombardement des lieux mentionnés. -- Leon Gto., janvier 1928, le chef de la garnison et du secteur de Leon, général de brigade Daniel Sanchez. *» L'officier ne précise pas que, passé ce délai, toute personne arrêtée dans la zone interdite sera fusillée sans jugement ; que ses soldats ont ordre de détruire dans les fermes ce qui échap­perait au bombardement, greniers, bétails, et de brûler les champs ; qu'ils ont la permission de violer, égorger femmes et enfants, sur le chemin de la « reconcentration » bolchevique des familles mexicaines... Les pseudo-historiens et autres manipulateurs d'opinion qui attribuent le quasi-monopole des *crimes de guerre,* de la dépor­tation et du génocide à la période 39-45 seraient bien inspirés de méditer ceci : entre 1927 et 1929 un gouvernement de gauche soutenu par la Maison Blanche et les chancelleries du monde entier a brûlé des milliers de villages ; jeté des millions de civils sur les routes, entre les mitrailleuses de l'armée ; il a déporté des populations entières dans des wagons à bestiaux, pour faire mourir de faim les survivants dans de véritables camps de concentration, au milieu des marais ! Les Khmers Rouges n'ont guère fait mieux pour « libérer » le Cambodge au printemps de 1975*.* Les Soviétiques ne font pas autre chose, depuis Noël 1979*,* dans les territoires qu'ils contrôlent en Afghanistan... Ces bourreaux-là travaillent pour le bien d'une Cause identique à travers les cinq continents : on leur épargne les manuels d'histoire, et la mobilisation des media. 83:280 La « reconcentration » des familles dans les États cristeros ne s'inspire d'aucune organisation scientifique, ce serait contraire au tempérament mexicain. Elle infligea pourtant, trois ans de suite, d'indicibles souffrances à des millions de gens. En voici quelques images, recueillies sur place par Jean Meyer auprès des témoins : « *Pour tous ces pauvres gens qui n'étaient jamais sortis de chez eux, c'était un jour inimaginable, le jour du juge­ment... Les malades mouraient en route, des femmes accou­chaient au bord du chemin et mouraient avec leur enfant. La souffrance était aggravée par la chaleur, car les pluies n'avaient pas encore commencé. *» *--* « *A la gare, l'armée fouillait et jetait au sol les livres religieux, les chapelets, les cierges bénis, les images saintes, et les piétinait après toute sorte de sacrilè­ges. *» *--* « *Les familles, assises sous les arbres, commençaient à peine à manger quand le gouvernement ouvrit le feu... Je dis aux familles de réciter le Notre Père et le je vous salue Marie pour que Dieu et la Vierge fassent le miracle de nous défendre. Alors une brèche s'est ouverte dans le cercle de feu, mais cin­quante seulement eurent le temps de passer et le tir reprit... Le lendemain les forces cristeras arrivèrent et le gouvernement se replia, laissant dans toute la région une grande épouvante et une grande douleur parce qu'il avait tué toutes les familles dans le ravin ! *» ([^33]) Les colonnes infernales de Mexico firent d'innombrables martyrs, que le Seigneur dut recevoir pour tels à défaut du Vatican ; cependant, sur le terrain de l'insurrection, elles n'avan­çaient pas les affaires du gouvernement mexicain : « *Plus de la moitié de ceux qui ne se mêlaient de rien et vivaient pacifi­quement sur leurs fermes s'en fut dans le maquis pour rejoindre les autres, et maintenant ils se battent comme des chiens *», note Guadalupe de Anda ([^34]). Pour en venir à bout, les bolchevi­ques devront attendre cette issue purement démoniaque, politi­que, que leur offrit en juin 1929 la trahison de l'épiscopat. 84:280 #### L'argent a une odeur : il est américain Qui finance aujourd'hui à grands frais l'armée d'occupation vietnamienne au Cambodge ? les colonnes de répression cubaine en Afrique ? les milices du génocide indien au Nicaragua ? -- Moscou, Paris et quelques autres alliés de moindre ressource dans les deux Internationales de la Révolution. Qui finança trois ans de suite, dans un pays ravagé par la guerre, le plus ruiné de toutes les Amériques, puis jusqu'en 1940, à chaque fois que ce fut nécessaire, les colonnes infer­nales de la Révolution bolchevique contre le peuple mexicain ? -- Washington, et Washington seulement. La réponse a de quoi surprendre aujourd'hui. Elle ne sur­prenait pas, en septembre 1927, le représentant de la Ligue ([^35]) aux USA, mieux placé que tout autre pour apprécier la vigueur du sentiment anticatholique qui agitait les yankees en ce temps-là* :* « *Les États-Unis n'admettent pas ni n'admettront* *jamais que le mouvement contre le régime actuel soit de caractère catholi­que* *: à tel point que ni les prélats américains, ni les catholiques, ni les puissances bancaires ou pétrolières ne lui porteront le moindre secours. Quel que soit en effet le sentiment des hommes qui occupent la Maison Blanche, ceux-ci devront se soumettre aux réflexes anticatholiques de l'énorme majorité des citoyens américains. Pour les habitants du Mexique, il est même plus dangereux que l'hôte de la Maison Blanche soit catholique plu­tôt que protestant, car celui-ci voudra se faire pardonner son baptême sur le dos des catholiques mexicains, comme il est arrivé aux Irlandais avec les monarques catholiques du Royau­me-Uni.* » ([^36]) 85:280 Les États-Unis d'Amérique n'ont pas seulement abandonné le Mexique chrétien au déchaînement de la persécution révo­lutionnaire. Ils ont mis hors-la-loi, sur leur sol, toutes les ten­tatives de soutien à l'insurrection cristera ; enrayé les complots contre-révolutionnaires ; confisqué les armes ; arrêté les oppo­sants ; mis sous embargo les fournitures militaires achetées par la résistance aux marchands américains : trois ans de suite, on s'est saigné pour rien dans les familles déjà misérables du Mexi­que chrétien. Pas un fusil, pas une cartouche américaine ne passera la frontière en direction de l'héroïque Cristiada. Le gouvernement de Mexico, lui, recevait le soutien militaire de Washington (en échange des concessions de pétrole) par camions, par trains, par bateaux entiers... On lui livrait les plus grosses fournitures -- mortiers, avions de chasse -- en pièces détachées. On lui aurait livré les pilotes et les servants avec si Mexico l'avait demandé. José de Jesus Manriquez y Zarate, l'évêque de Huejulta exilé aux États-Unis, l'a crié en vain dans un message au monde entier : « *Personne ne doit s'étonner que les Libérateurs ne soient pas parvenus encore au triomphe final, car ils ne com­battent pas seulement les hordes de la tyrannie, mais aussi la puissante Nation du Nord et toute l'armée antichrétienne qui prétend en finir avec le catholicisme mexicain. *» ([^37]) Cette accusation n'a rien d'isolé. Elle est vérifiée depuis -- avec la discrétion qui s'impose -- par tous les historiens de la Révolution mexicaine. Elle fut même ressentie comme une formidable honte, à l'époque, par deux membres de l'épiscopat américain. 86:280 Mgr Curley, archevêque-primat de Baltimore, en avril 1926 : « Carranza et Obregon ont régné sur le Mexique grâce à l'appui de Washington. Les mitrailleuses qui ont ouvert le feu, voici quelques semaines, contre le clergé et les fidèles de San Luis Potosi, étaient des mitrailleuses nord-américaines. Les fusils qu'on a utilisés contre des femmes à Mexico, pour pro­faner l'église de la Sainte-Famille, provenaient de notre pays. C'est nous, par l'intermédiaire de notre gouvernement, qui armons les assassins professionnels de Calles ; nous qui les sou­tenons, dans cet abominable plan qui a entrepris de détruire jusqu'à l'idée de Dieu dans le cœur de millions d'enfants mexi­cains. Si Washington voulait bien seulement ne plus s'occuper du Mexique, s'il suspendait son aide déloyale à l'actuel régime bolchevique, Calles et sa bande ne tiendraient pas un mois. » ([^38]) Mgr Arthur J. Drossaerts, archevêque de San Antonio, Texas, est tout aussi précis : « N'avons-nous pas appuyé l'odieux Carranza ? N'avons-nous pas soutenu ce vieux bandit de Pancho Villa ? N'avons-nous pas élevé à la présidence de la Républi­que Alvaro Obregon ? Ne sommes-nous pas en train d'acheter l'amitié de Calles, en lui procurant les avions avec lesquels il bombarde aujourd'hui ces hommes héroïques qui meurent pour leur foi dans l'État de Jalisco ? » (15 mai 1928) -- « C'est l'écrasant pouvoir des États-Unis qui apporte un soutien sans limite aux Bolcheviques mexicains, dépêchant son ambassadeur pour honorer Calles et ses enfants, surveillant ses frontières avec un soin jaloux pour interdire à la moindre caisse de muni­tions d'aboutir entre les mains de ces hommes héroïques qui luttent pour leur honneur et leur liberté. » ([^39]) 87:280 -- *Yankee, c'est par toi que je meurs,* pouvaient crier en toute justice les soldats du Christ-Roi. Avant de découvrir une trahison bien pire encore que celle des champions de la Liberté, la trahison abominable et sans recours des évêques mexicains. (*A suivre*.) Hugues Kéraly. 88:280 ### Rectifications et confirmations à propos de Mgr Bontems par Paul Ollion NOTRE ARTICLE d'ITINÉRAIRES, numéro 275 de juillet-août 1983, sur les propos scandaleux tenus par Mgr Bon­tems dans le journal *Hebdo* a causé quelque émoi chez l'intéressé lui-même et chez certains prêtres de son diocèse, avec pour conséquences : 1\) Une lettre de Mgr Bontems demandant à me rencontrer au titre de l' « année de la réconciliation » et pour dissiper des malentendus. Elle est datée du 26 septembre 1983. 2\) Deux lettres de prêtres du diocèse de Chambéry soute­nant leur archevêque et se déclarant « en totale solidarité avec lui » (au total 17 signatures). 3\) Un rapport critique de M. le chanoine Viale, censeur diocésain. A la suite de quoi, en conscience, je me sens obligé de faire les rectifications suivantes : A\) Le titre exact du journal où ont paru les « Propos » de Mgr Bontems est *Hebdo le PAS. Le magazine de Chambéry* et non pas *Hebdo, petites annonces de Chambéry,* « PAS » signifiant : petites annonces savoyardes. 89:280 B\) L'interview mise en cause n'a pas été accordée à l'occa­sion de la fête de Pâques, mais pour les noces d'or sacerdotales de Mgr Bontems. C\) Les fautes de français et d'orthographe qui émaillaient généreusement le texte incriminé ne sont pas du crû de Mgr Bontems, comme quelques ecclésiastiques du diocèse semblent avoir compris que je l'affirmais, elles sont dues à la rédaction et à l'imprimerie d'*Hebdo.* D\) Les couleurs étonnantes de la photo que je décrivais sont un effet de la mauvaise qualité de l'impression. Mgr Bon­tems n'a pas été consulté pour le choix de cette photo. Mgr Bontems « ne se maquille pas ». J'ai pu le constater visuelle­ment et il m'en a lui-même assuré. J'en rends donc ici témoi­gnage publiquement. Curieusement, ce sont encore des ecclé­siastiques du diocèse de Mgr Bontems qui prétendent que les lecteurs pouvaient être induits en erreur sur ce point. E\) Mgr Bontems n'a pas pu vérifier ce qui allait être publié dans *Hebdo.* Il y a m'a-t-il dit, des coupures et des phrases interprétées qui n'expriment pas ce qu'il pense véritablement. F\) La phrase la plus impressionnante quant au scandale « *Il faut croire en Dieu après Marx et Freud* » doit être enten­due ainsi, comme je l'avais envisagé dubitativement : « Après s'être égaré dans Marx et Freud, il faut retrouver la foi en Dieu. » Mgr Bontems m'a affirmé qu'il avait réellement voulu dire cela. Toutefois, Mgr Bontems n'a pas l'intention de faire rectifier, ni de démentir... de peur de causer des ennuis au pauvre reporter d'*Hebdo.* Le scandale demeure donc pour beau­coup de lecteurs de ce magazine et *seuls* nos lecteurs connaî­tront le fond de la pensée de Mgr Bontems qu'il ne veut confier qu'en particulier à ceux qui lui reprochent ce scandale public. Il me faut ici défendre Mgr Bontems contre son « censeur diocésain » qui prétend que dans mon papier on « caricature Marx et Freud » (page 6 de son rapport). Il est étonnant que pour défendre son archevêque, M. le censeur éprouve le besoin ou la nécessité de défendre Marx et Freud. Nous touchons ici du doigt une autre raison qui empêche Mgr Bontems de recti­fier publiquement les propos que lui attribue le journal *Hebdo :* c'est qu'il y a dans le diocèse un certain nombre de prêtres qui n'accepteraient pas cette mise au point avec sérénité. 90:280 En effet, des prêtres du diocèse, et non des moindres, m'ont écrit pour se déclarer « en totale solidarité avec Mgr Bon­tems », ce qui signifie qu'ils sont prêts à soutenir la totalité de ses « propos », scandaleux parce que falsifiés, nous voulons bien le croire. Parmi les signataires, il n'y a pas moins de trois vicaires généraux, un vicaire épiscopal, le « directeur diocésain de l'enseignement catholique de Savoie », le Délégué à l'infor­mation, le directeur de *La Vie Nouvelle* et DCEM en Savoie, le « conseiller national ACI », le président du CDI Savoie, un représentant de « Pax Christi » et un du CCFD, ce qui n'éton­nera personne, sans oublier Madame ou Mademoiselle « la Permanente au service du secteur de Chambéry ». G\) Autre rectification importante, Mgr Bontems décline toute responsabilité pour ce qui paraît dans le « Nouveau Mis­sel des Dimanches » qui « n'a pas l'approbation des évêques », ce que confirme monsieur le censeur diocésain : « Sur ce point-là, il faut être très prudent. J'ai eu l'occasion de dire et même d'écrire que les éditions successives de ce missel à l'usage des fidèles ne sont pas à l'abri de tout reproche, que certains commentaires sont inutilement provocants... Et sur­tout que ce missel n'est pas un document officiel, l'imprima­tur signifie seulement qu'il ne contient pas de propositions hérétiques... N'empêche que pour ma part, je n'approuve pas toutes les orientations du « Nouveau missel des dimanches », sans pour autant m'aligner sur ITINÉRAIRES. » Voilà donc un « missel » que l'on trouve partout dans les paroisses, que l'évêque « n'approuve pas », que beaucoup de prêtres « critiquent », mais que l'on continue à recommander aux fidèles ou à tolérer à la messe. Quelle autorité au-dessus des prêtres et des évêques impose donc sans leur consentement cet ouvrage que personne ne trouve bon ? Ce défaut d'approbation officielle n'empêche pas les rééditons annuelles de ce « missel » chaque année plus viru­lent, à tel point que l'on voit figurer Marx assez honorablement dans le modèle 1983, ce qui est proprement scandaleux. Mais, comme je m'étonnais auprès de Mgr Bontems de cette présence aussi nocive que saugrenue dans le « Nouveau Mis­sel » et demandais pourquoi les évêques n'avaient point protesté, je fus bien étonné de m'entendre répondre qu'il n'était pas mauvais, en soi, d'introduire Marx dans ce « Missel » parce que le marxisme était très marquant à notre époque et que l'Église, ne s'étant jamais désintéressée de tout ce qui se passe dans la société, devait tenir compte de cette importante réalité et en informer les fidèles qui rencontrent souvent des marxis­tes devant lesquels ils ne doivent pas se trouver désarmés. 91:280 Il est tout à fait louable de vouloir armer les fidèles contre le marxisme, quoique ce ne soit pas opportun ni convenable de le faire dans un « Missel », mais si on examine ce qu'on y dit, on se rend compte que Mgr Bontems n'était pas au courant ou qu'il a voulu nous embobiner, car si les catholiques ne lisent que cela ils seront bien mal armés contre le marxisme auquel le Nouveau Missel ne reproche que l'athéisme tout en laissant entendre que son analyse socio-économique pourrait avoir une certaine valeur au point de vue des « sciences humaines » hors de tout jugement théologique. M. Jean Madiran a fait un examen approfondi de cette « notice liturgique de Karl Marx » dans le Nouveau Missel ; il nous rappelle ce qu'enseignait le pape Pie XII : « *Nous rejetons le communisme en tant que système social, en vertu de la doctrine chrétienne *», et qu'on n'aille pas nous dire que le communisme ce n'est pas le marxisme, le Nouveau Missel lui-même désigne par « États marxistes » ceux que nous appe­lons ordinairement « États communistes ». M. Jean Madiran conclut sur cette notice : « Le communisme et son KGB n'y trouveraient rien à censurer. » (ITINÉRAIRES, n° 270 de février 1983, pages 1 à 7.) Force nous est de constater que l'attitude de Mgr Bontems, qui n'approuve pas le Nouveau Missel, mais en défend un des passages les plus « osés », est assez ambiguë. Si le « Nouveau Missel » n'a pas « l'approbation » des évêques, il est du moins pourvu de l'imprimatur et celui-ci porte la signature de Mgr Boudon, évêque de Mende. Que Mgr Bontems désapprouve publiquement et véritablement le Nou­veau Missel et ce sera un blâme officiel pour Mgr Boudon ainsi que l'aveu de graves dissensions doctrinales dans l'épiscopat français. De ce côté-là aussi, l'archevêque de Chambéry se trouve en délicate posture et, s'il n'est pas marxiste de cœur (nous l'admettons), il se sent obligé de se solidariser avec ses confrères boudonnisants. Quant à la valeur de cet imprimatur et à la pureté doctri­nale du « Nouveau Missel », nous répondrons à ceux qui affirment qu'il ne contient pas d'hérésies : « C'est vous qui le dites. » 92:280 (Et si vous ne comprenez pas cette réponse, allez chercher l'explication dans *Présence d'Arius* d'Hugues Kéraly, pp. 61 à 70, Éditions DMM.) J'allais oublier d'adresser mes félicitations toutes spéciales à M. le Chanoine Viale, censeur diocésain. Il est à notre connais­sance le premier ecclésiastique détenteur de fonctions officielles dans un diocèse qui ait le courage de dire et d'écrire des cri­tiques du Nouveau Missel. Nous aimerions connaître son texte dont il nous a, trop modestement, tu la référence. Je suis sûr que M. Jean Madiran, directeur d'ITINÉRAIRES, serait intéressé également, car il a écrit, toujours à propos de l'arbitraire qui impose ce Nouveau Missel : « *Nous refusons cette servitude. Nous appelons les catholiques, laïcs, prêtres et évêques, oui, nous les appelons tous à la refuser. *» En conclusion, nous n'accablerons point davantage Mgr Bontems, mais il faut s'apitoyer sur son sort. Le métier d'évê­que et d'archevêque est bien ingrat aujourd'hui. L'Église de France est devenue une sorte d'arche de Noé : elle comporte encore, bien sûr, un certain nombre de catholiques, mais éga­lement des marxistes, des freudiens, des francs-maçons, des musulmans, des bouddhistes, des protestants, des juifs, et les pauvres évêques s'efforcent laborieusement de maintenir l'unité d'éléments aussi hétérogènes et ils en sont réduits aux contra­dictions les plus acrobatiques. Ils sont pris entre la doctrine authentique de l'Église et les exigences de leurs confrères et de leurs subordonnés qui la trahissent et la sapent de l'intérieur. Ils se font un devoir de se solidariser avec eux, réduits, vis-à-vis du peuple chrétien, à scandaliser les uns pour satisfaire les autres et inversement : lorsque Mgr Bontems montre de la sym­pathie pour le marxisme, c'est nous qui sommes scandalisés et qui le disons ; lorsqu'il signe une déclaration dénonçant la menace marxiste, c'est *Témoignage Chrétien* qui crie au scan­dale. C'est ce qui vient d'arriver, car ces jours derniers nos évê­ques ont bien agi en publiant une déclaration intitulée « gagner la paix », soulignant « la pression constante qui s'exerce sur les démocraties occidentales pour les neutraliser et les faire entrer dans la sphère d'influence de l'idéologie marxiste-léni­niste », et précisant que « la non-violence évangélique ne peut être demandée aux États qui ont le devoir de défendre les citoyens ». 93:280 Nous félicitons tous les évêques signataires de cette coura­geuse déclaration ([^40]) (par 93 voix sur 95) parmi lesquels il faut certainement compter Mgr Bontems et nous leur disons : cou­rage, continuez ! Nous ne tenons pas à démolir systématiquement les évêques, mais nous sommes résolus à demeurer fidèles à notre foi catho­lique, avec eux ou malgré eux. Si les évêques défendent clairement la vérité, il n'y a aucune raison pour que nous ne les défendions pas et ne les soutenions pas. Dans le cas contraire, nous leur disons : « craignez-nous ! » J'ai été gentil aujour­d'hui. Mais nous ne nous satisferons pas de bonnes paroles démenties par les faits, de dérobades et d'entourloupettes. Toute véritable réconciliation entre catholiques ne peut se faire que dans la vérité catholique, par elle et pour elle. Paul Ollion. 94:280 Pour le 6^e^ centenaire de sa naissance ### Sainte Françoise romaine par Jean Crété FRANÇOISE naquit en 1384 ; elle était fille de Paolo de Bussi et Iacobella de Boffredeschi. Née à Rome, elle devait y passer toute sa vie. Elle fut baptisée à l'église Sainte-Agnès. Très jeune, Françoise s'adonna à la piété ; elle pensait à la vie religieuse. A onze ans, elle fut sur le point d'émettre le vœu de virginité, un sentiment de prudence la retint. A cette époque, les parents mariaient leurs filles, sans les consulter, avec cet absolutisme qui nous étonne tant et contre lequel devait réagir le concile de Trente qui exigea le libre consente­ment des deux parties. Françoise ne s'était pas trompée. En 1396, à douze ans, elle était contrainte par l'autorité paternelle d'épouser un jeune noble romain Lorenzo de Ponziani. 95:280 Voyant dans l'ordre paternel la volonté divine, Françoise consentit sans réticences à ce mariage. Elle se montra toujours très dévouée à son mari. Un jour qu'elle récitait son petit office de la Sainte Vierge dans son oratoire, Laurent la fit appeler quatre fois coup sur coup. A chaque fois, elle s'interrompit, en plein milieu d'un verset, toujours le même, pour répondre à l'appel de son mari ; puis, revenue à son oratoire, elle repre­nait le psaume au début. A la quatrième fois, elle trouva écrit en lettres d'or le verset quatre fois interrompu. Les jeunes époux cohabitaient avec les parents de Laurent. Françoise fit preuve d'une patience héroïque envers sa belle-mère qui avait un caractère redoutable. Tout en donnant la priorité à ses devoirs d'état, elle s'adonnait à la piété et à la charité, secourant les pauvres, faisant de nombreuses aumônes. A une époque où les matrones romaines exagéraient le luxe, elle donna l'exemple -- qui, peu à peu, fut suivi -- d'une grande simplicité dans le vêtement, la coiffure et la manière de vivre. Et, en secret, elle pratiquait de dures mortifications. Elle eut trois enfants : Jean-Baptiste (1400-1446), Jean Évangéliste (1403-1410), Agnès (1405-1411). Jean Évangéliste était un petit saint, doué d'esprit prophétique. Après sa mort à l'âge de sept ans, il apparut à sa mère, lui annonça la mort prochaine d'Agnès, et lui présenta un ange qui lui ressemblait et qui devait assister désormais visiblement Françoise. Sous la conduite de son ange, elle fit de grands progrès spirituels ; elle n'était pas toujours docile. Un jour qu'elle continuait une conversation mondaine malgré l'avertissement de son ange, celui-ci lui envoya une gifle dont le bruit fut perçu par tous les assistants, qui, eux, ne voyaient pas l'ange. Françoise, toute confuse, s'arrêta et se montra désormais plus docile. C'était l'époque du grand schisme d'Occident (1378-1449). Rome, en butte à des factions, en proie à la famine, fut trois fois envahie par les troupes de Ladislas de Durazzo, roi de Naples. Laurent, combattant dans l'armée du pape, fut blessé et fait prisonnier. Françoise fit tout pour obtenir sa libération. Ladislas envoya à Rome un de ses lieutenants, Peretto de Andreis, comte de Troia, qui exigea Jean-Baptiste, âgé d'une douzaine d'années, en otage. Françoise vint le livrer sur le Cam­pidoglio, sous les injures de la foule qui la traitait de mauvaise mère. Mais quand, après le départ de Françoise, le comte de Troia voulut soulever Jean-Baptiste pour le hisser sur son che­val, il se heurta au phénomène mystique qu'on retrouve, de nos jours, au cours de certaines extases des enfants de Garaban­dal : l'enfant avait acquis un poids extraordinaire qui empê­chait de le soulever. 96:280 Après plusieurs tentatives, le comte de Troia renonça et Françoise eut la joie de voir revenir Jean-Baptiste. Quelque temps après, Laurent fut libéré contre ran­çon. Il ne se remit jamais complètement de sa blessure. Fran­çoise le soigna avec beaucoup de dévouement. En 1414, elle eut ses grandes visions de l'enfer, du purgatoire et du ciel. Jean-Baptiste se maria, et Françoise eut autant à souffrir de sa belle-fille que jadis de sa belle-mère. Elle se montra patiente et ferme à la fois, et finit par amener la jeune femme à de meilleurs sentiments. Françoise avait entraîné dans la voie de la dévotion quel­ques nobles dames romaines. Les Olivétains avaient et ont tou­jours à Rome une abbaye proche de l'église Sainte-Marie la Neuve, qu'ils desservent. Françoise et ses compagnes s'adressè­rent à eux, et le 15 août 1425, elles firent leur oblation sécu­lière à Sainte-Marie la Neuve. Quelques-unes des oblates étaient veuves et désiraient la vie commune. En 1433, Françoise put acquérir la maison appelée *Tor de' specchi* (Tour des miroirs) et elle y fonda un monastère, toujours existant. Les oblates y vivent en commun sans vœux sous la direction de l'une d'entre elles appelée *présidente,* et sous l'autorité de l'abbé olivétain de Sainte-Marie la Neuve. En 1436, Laurent mourut après des années de maladie. Le 21 mars 1436, Françoise se présenta à la maison des oblates, pieds nus, la corde au cou, et implora son admission comme une faveur. Elle fit preuve de la plus grande humilité et se chargeait volontiers, des travaux serviles, parcourant parfois les rues de Rome avec un fagot sur la tête ou conduisant un âne qui en était chargé. Les oblates, n'étant pas cloîtrées, sortaient pour leurs propres besoins et le soin des pauvres et des mala­des. L'entrée en religion de Françoise s'accompagna d'un nou­veau phénomène mystique : l'ange qui l'avait assistée visible­ment pendant vingt-six ans lui annonça que sa mission était terminée et qu'elle serait désormais assistée d'un archange. L'archange lui apparut en effet ; il filait de deux fuseaux. Au bout de quelque temps, Françoise comprit qu'un des fuseaux qui s'amenuisait régulièrement représentait la trame de sa vie et que l'autre qui grossissait irrégulièrement représentait ses mérites. Au bout de quelque temps, on imposa à Françoise la charge de présidente, qu'elle exerça avec douceur et fermeté. 97:280 Elle avait le don des miracles : elle rassasia une fois toutes les oblates avec un petit morceau de pain. Une autre fois, les oblates étaient allées dans une vigne, en janvier, un jour de chaleur exceptionnelle. Pour apaiser leur soif, Françoise obtint la croissance instantanée de plusieurs grappes de raisins. Elle subissait de la part du démon des assauts violents que son archange l'aida à repousser. Elle avait une grande dévotion envers la sainte eucharistie. Elle conseilla Eugène IV dans l'af­faire du concile de Bâle. Elle envisagea une croisade contre les Turcs, ne put la réaliser, mais organisa au moins une croisade de prières. En 1440, Jean-Baptiste tomba malade et fit appel à sa mère, qui vint le soigner. Il devait vivre encore six ans. Mais Fran­çoise savait que la trame de sa propre vie s'achevait. Elle mourut en effet dans la maison de son fils le 9 mars 1440. Elle fut inhumée à l'église Sainte-Marie la Neuve, et la place voisine en a pris le nom de place Sainte Françoise-Romaine. De son vivant même, sainte Françoise était connue en Italie et au-delà ; d'où le nom de : *Romaine,* qui lui fut donné. A la nouvelle de sa mort, saint Jean de Capistran et saint Bernardin de Sienne prononcèrent son éloge. Mais elle ne fut canonisée que le 29 mai 1608 par Paul V, grâce aux instances de saint Robert Bellarmin. Le monastère de Tor de' specchi existe toujours, avec le règlement établi par sainte Françoise : des oblates menant une vie en commun sans vœux. Au début du XX^e^ siècle, après la dispersion du monastère du Mesnil-Saint-Loup, Dom Bernard Maréchaux devint abbé de Sainte-Marie la Neuve, et procureur général de la congrégation olivétaine près le Saint-Siège. A sa sortie de charge, il fut nom­mé abbé titulaire de Notre-Dame de la Sainte-Espérance et il restaura le monastère dont il portait le titre. Il écrivit une *Vie abrégée de sainte Françoise Romaine,* épuisée depuis longtemps. A l'occasion du sixième centenaire de sa naissance, une vie de sainte Françoise Romaine a été écrite en italien par Don Armando Donatelli. En 1952, Pie XII a proclamé sainte Françoise Romaine patronne des automobilistes, ce qui n'enlève rien à saint Chris­tophe, patron des voyageurs et pèlerins, quel que soit leur mode de transport. En Italie, les automobiles s'ornent d'une médaille de sainte Françoise Romaine ; en France, d'une médaille de saint Christophe. Il serait souhaitable d'arborer les deux. 98:280 De sainte Françoise, nous retiendrons surtout qu'elle se sanctifia dans les différents états de vie que peut connaître une femme : vierge en son enfance, elle fut le modèle des épouses, des belles-filles, des mères, des belles-mères, avant de fonder une forme de vie religieuse large et souple : l'oblature régu­lière, sans vœux, qui peut, dans bien des cas, surtout à notre époque troublée, être pour beaucoup la seule forme accessible de la vie religieuse. Et nous retiendrons aussi qu'elle fut romaine toute sa vie. Nous la prierons pour Rome, plus désolée aujour­d'hui spirituellement qu'elle ne le fut matériellement au XV^e^ siècle : qu'elle obtienne à Rome de surmonter la crise redou­table qui l'ébranle et de redevenir le roc sur lequel Jésus a fondé son Église. Jean Crété. 99:280 ### Noël continue *Exhortation aux Moniales d'Uzès* *Chères Sœurs,* *Nos postulantes ont passé le 25 décembre au monastère pour la première fois ; à travers les admirables textes de notre sainte liturgie, elles ont donc éprouvé le choc de la découverte, -- et vous, l'approfondissement -- de la grâce de Noël : le grand office de matines, la messe de minuit, la messe de l'aurore suivie des laudes, et la messe du jour.* 100:280 *Je souhaite que, pour vous, la grâce de Noël ne finisse pas ; je souhaite que tout le cours de l'année, que dis-je, toute votre vie en soit comme parfumée, parce que Noël consiste* à naître à Dieu, *à rester -- si possible -- dans cet état d'éclosion, dans cette disposition d'âme de l'enfance spirituelle, qui perdure jusqu'au sommet de la croix et jus­que dans la gloire :* « *Père, l'heure est venue, glorifiez votre Fils* », *dit Notre-Seigneur à la Cène. Et sur la croix :* « *Père je remets mon esprit entre vos mains* »* ; parole prononcée dans la suprême nudité de l'enfant qui vient au monde. Ainsi l'esprit d'enfance implique-t-il une certaine manière de souffrir, de porter la croix, de mourir. Il ne faut pas enclore Noël dans les* « *mystères joyeux* »*, c'est un esprit, une attitude de l'âme qui commence à Bethléem et qui ne finit jamais.* *Il semble que le Christ ne se soit jamais autant épris d'amour filial que durant sa passion. Cela s'explique bien le Fils retourne vers son Père, le fleuve remonte vers sa source, la Résurrection est une deuxième naissance, où le Corps céleste sort du tombeau comme il est sorti du sein de Marie, sans en briser les portes.* *Le Christ Jésus est si essentiellement et si parfaitement fils, que chaque instant de sa vie ne fait que dévoiler un aspect de ce mystère unique : parfaite correspondance entre l'Engendré éternel, l'Enfant de Bethléem et le Fils ressuscité d'entre les morts.* \*\*\* *Le mystère de Noël continue pour une autre raison. Non pas seulement parce que nous y puisons la grâce d'une admiration sans fin envers Dieu le Père, que le Fils révèle dans le mystère même de son émanation, mais parce que naître est un acte divin qui déborde le temps, chaque action du Christ étant comme éternisée dans le Verbe. Voici ce qu'en dit le grand Cardinal de Bérulle en son traité* de la perpétuité des mystères de Jésus-Christ : 101:280 « ...*Ils sont passés quant à l'exécution, mais ils sont présents quant à la vertu, et leur vertu ne passé jamais, ni l'amour ne passera jamais, avec lequel ils ont été accomplis... L'esprit de Dieu par lequel ce mystère a été opéré, l'état intérieur du mystère extérieur, l'efficace et la vertu qui rend ce mystère vif et opérant en nous... même le goût actuel, la disposition vive, par laquelle Jésus a opéré ce mystère est toujours vif, actuel et présent à Jésus... Cela nous oblige à traiter les choses et les mystères de Jésus non comme choses passées et éteintes, mais comme choses vives et présentes et même éternelles, et donc nous avons à recueillir aussi un fruit présent et éternel. *» *Ceci nous autorise à parler d'une certaine* contempo­ranéité *des mystères, il y a là un principe de communion à tous les sentiments et à toutes les actions du Christ : plus qu'une imitation ; il faudrait parler de symbiose.* \*\*\* *Par la récitation du Rosaire, enfin, si du moins vous y êtes fidèle, le mystère de Noël entrera dans votre vie, et vous accompagnera comme un parfum pénétrant. Il suffit de savoir regarder.* *Regardez le dénuement du Verbe ; Celui qui est la parole se tait :* in-fans. *Nous voilà plongés dans l'anonymat d'une vie ignorée de tous, mais cet enfant qui vagit doucement, c'est Lui qui gouverne le monde, c'est Lui qui maî­trise les étoiles. Dieu voile sa grandeur sous les dehors les plus ordinaires ; ainsi en sera-t-il à Nazareth pendant les 30 ans de vie cachée. Pourquoi nous-mêmes nous offusquer lorsque les autres font peu de cas de notre personne ? Il devrait nous suffire d'être des porteurs de Dieu, et de revi­vre, dans sa somptuosité, la richesse infinie du mystère.* 102:280 *Voyez les bergers. Ce ne sont pas les savants et les psychologues que Dieu a conviés aux premières places du banquet des noces, mais des pauvres gens passablement grossiers, qui se disputent parfois au sujet d'une bête de leur trou­peau, perdue ou blessée. Seulement ils ont cru à la parole de l'ange : ils ont dévalé les pentes qui menaient à l'éta­ble ; ils ont entendu le concert des Bienheureux, là-haut dans le ciel, sans se croire victimes d'une hypnose collec­tive ! Ils ont cru. Simplement. Ils ont reçu la grâce insigne de voir le Verbe Incarné, le petit corps bien droit et les yeux encore fermés ; ils ont vu Marie, le Miroir de Justice, le silence de Marie, qui est le sommet de l'univers créé. Ils sont devenus des hommes de vie intérieure ; ils sont nos modèles. Ah ! comme je voudrais ressembler aux bergers !* *Voyez les anges. Totalement libres, ils adorent, ils louent, ils chantent l'infinie bonté de Dieu, ils forment sa cour céleste ; ils montrent qu'il n'y a rien d'autre à faire sinon devenir des louanges de gloire ; ils montrent que la suprême humilité est de s'oublier dans l'admiration et de se cacher dans la lumière. Telles sont les leçons de Noël. -- N'est-ce pas là la vocation de tout chrétien, et la vôtre en particulier ? Je vous exhorte donc à puiser intensément dans le trésor des grâces de Noël ; vous y trouverez en toute sa profondeur, la vérité de l'esprit filial, la pauvreté des bergers, le silence de Marie, l'exultation des anges. Et comme eux, vous annoncerez avec douceur que la Paix de Dieu descend sur les hommes de bonne volonté.* Benedictus. 103:280 ## NOTES CRITIQUES ### Le tome cinquième du « Trésor des contes » d'Henri Pourrat AVEC la majestueuse lenteur des Grands, Gallimard poursuit la publication définitive du *Trésor des contes,* sous la direction de Claire Pourrat. Édition excellente, beau papier, illustrations remarquables (vieilles gravures sur bois, ima­ges d'Épinal). Mais nous voici seulement au cinquième tome, sur un total de sept, et le premier a paru en 1977. Ce volume contient une note introductive d'Henri Pourrat (pourquoi n'a-t-elle pas paru dans le premier tome ?) où il note que « la plupart de ces contes ont été recueillis avant 1914 ». C'était déjà la fin du monde paysan. Pourrat a continué de relever des contes jusqu'à la fin de sa vie, mais la récolte se faisait plus maigre. Il était venu à temps pour empêcher la disparition d'un monde d'imaginations, de facéties, de mythes, de fables que les films et la télé ont remplacé, comme les objets en série ont rem­placé les objets travaillés à la main. Pourrat note deux difficultés de sa tâche. Premièrement, la transcription. Les folkloristes disent qu'il faut publier un conte tel qu'on l'a recueilli. Mais de l'oral à l'écrit, il y a un abîme. 104:280 Restituer dans une phrase imprimée tout ce qu'exprimait la parole (les intonations, les hésitations, ou le débit plus rapide, un sourire) suppose un travail, une accommodation : « Les transcrire tels que le conteur les récite, mais sans sa mimique, et la senteur de la fougère, et ce pivert là-bas qui cogne de son bec, agrippé à un chêne, c'est trahir le conte. Une fidélité littérale tue la fidélité littéraire. » Pourrat a su merveilleusement surmonter cette diffi­culté. Deuxième souci : les contes, avec le temps, se modifient, se ramifient, se contaminent. Certains, Pourrat ne les a entendus qu'une seule fois. D'autres sous d'innombrables formes. Souvent « les épisodes s'entremêlent, s'accrochent, et il en naît des mons­tres presque sans nombre, pareils à la bête pharamine qui a le corps d'un chien, les pattes d'une chèvre et la tête d'un lion ». Il se passe évidemment la même chose qu'on a bien étudiée pour les mythes grecs, par exemple. Vient un temps où le récit fixé devient incompréhensible. Il fait référence à des rites dont on a perdu le sens, à un état social disparu. On garde le récit, mais on lui donne une tout autre justification, en expliquant comme on peut certains détails qui deviennent des bizarreries. On ne voit plus du tout, par exemple, qu'Œdipe est un conquérant et que le meurtre de Laïos s'explique par la lutte pour le pouvoir, où un jeune guerrier affrontait le vieux roi. Dans une époque où ce pouvoir est devenu héréditaire, le jeune devient nécessairement le fils du roi. Et cette lutte entre père et fils semble affreuse. On essaye de l'atténuer : Œdipe ne sait pas qu'il a en face de lui son père. Et Laïos se méfie de son fils à cause d'un oracle divin. De même, on voit dans les récits rassemblés par Pourrat se mêler des temps bien différents : celui des rois mythiques, aussi nombreux que les rois homériques, et comme eux rustiques ; celui des rois d'hier, fastueux, tout puissants ; et celui tout récent où l'on se plaint de ces rois qui ne pensent qu'à faire la guerre pour ennuyer le pauvre monde (thème de base de la propagande républicaine, voir Hugo). Les fées et les saints cohabitent ici. Sainte Marie-Madeleine est une belle fille vaniteuse et arrogante, qui fait tourner les têtes quand elle va à la messe. Saint Christophe, c'est le géant Offérus, qui ne veut servir que le plus puissant des rois, et le plus puissant qu'il trouve craint le diable, Offérus va donc servir le diable jus­qu'à ce qu'il le voie prendre la fuite devant une croix. C'est Dieu qu'il va servir désormais. 105:280 On trouve le très vieux thème du hari­cot qui monte jusqu'au ciel et le long duquel on peut grimper (c'est la corde ou l'arbre qui unit Ciel et Terre, mythe universel). Ce haricot aboutit ici au paradis : « Le Bon Dieu était là, qui vannait de l'avoine avec la Sainte Vierge. Les élus y étaient aussi qui les regardaient faire, tout à loisir et tout à l'aise, assis dans de bonnes chaises de bois comme dans des stalles d'église. » C'est le naturel, la bonhomie des enluminures, des chapiteaux de cathé­drale. A côté, on trouvera le conte de la demoiselle au long nez, où l'on voit d'abord un hardi vagabond découvrir une bourse, une ceinture et un cornet magiques. (Pour être exact, c'est une meunière à qui il rend service qui les lui donne, n'en sachant pas la valeur. Et lui, quand il s'aperçoit que la bourse lui donne autant d'écus qu'il désire, que le cornet peut rassembler une armée à son service et que la ceinture le rend invisible et le mène où il veut, il est bien décidé à les rapporter à la meunière, mais avant cela, il s'en amusera un peu.) Avec ces objets-fées, il séduit la fille du roi. Celle-ci, à la veille des noces, vole bourse, cornet et ceinture et expédie le garçon au bout du monde. Rien n'est perdu. Au bout du monde, on trouve des pommes jaunes qui vous allongent le nez, et d'autres rouges, qui lui rendent sa taille normale. Le gar­çon ira offrir à la princesse des pommes jaunes, et une fois qu'elle aura un nez de cinq pieds, se propose de la guérir. Mais il faut qu'elle rende les objets magiques. C'est la fin qui me plaît. Ayant récupéré ses talismans, le garçon laisse là la princesse avec un nez encore trop long -- deux pieds -- non par vengeance, mais par distraction : il est parti rejoindre sa meunière. Il l'épouse, bien sûr. Et les objets magiques ? On les cache sous une pierre. On a la sagesse de ne pas s'en servir. Voilà où nos contes ne sont pas les *Mille et une nuits,* Dieu merci. Dans un conte oriental, le vaga­bond aurait accumulé les royaumes, les perles grosses comme des oranges et les armées d'éléphants. Ici, il se contente du moulin. Avec ces contes dont les uns viennent du fond des temps, et les autres sont nés hier, c'est bien la voix d'un peuple qu'on entend, une voix immémoriale et toute fraîche. Elle était encore vivante hier, avant que ce peuple ne se taise, ne sachant plus qu'écouter maintenant, bouche bée, ce que crache sa télé. On lui a coupé la parole, avec ces beaux instruments. Georges Laffly. 106:280 ### Marcel Laurent critique littéraire Marcel LAURENT : *Sur quelques grands romans, Essais critiques 1* (chez l'auteur, Saint-Laure, 63350 Maringues). On peut faire trois parts dans l'œuvre de Marcel Laurent. La glèbe, le vitriol, le miel : les études sur son terroir de Limagne ; les pamphlets contre la littérature et les média contemporains ; enfin la défense et illustration des chefs-d'œuvre de la littérature et de l'art universels. Le présent livre appartient à la troisième part, la meilleure, « ma vocation majeure, dit l'auteur, née en moi dans ma plus tendre adolescence ». Marcel Laurent délaisse donc un peu la polémique désormais. Au fond, n'a-t-il pas gagné ? En 1969, il s'attaquait à *Trissotin-Roi, ou les pitreries de la critique littéraire.* Or en 1983, Claude Roy lui-même ouvre les yeux, et il écrit dans *Le Nouvel Observateur* (n° du... 1^er^ avril), dans l'hebdomadaire qui avait suggéré à Lau­rent le titre d'un autre pamphlet (*Le Nouvel Obscurantisme,* 1977) « Ayant progressivement occupé les chaires, les tribunes, les émissions de radio, les directions de collections, etc., l'armée des barbares sophistiqués a écarté soigneusement tout ce qui était consi­déré jusque là comme la création littéraire... Trissotin a enjoint à Molière de se taire ! » Laurent l'avait dit, mais à compte d'auteur, quinze ans plus tôt. De la même façon, on voit *Le Nouvel Observateur* ou *Le Monde* découvrir Georges Dumézil ou Clément Rosset vingt ans après « les petites frappes de *Nouvelle École* et d'*Europe-Action *»*,* comme ils disent, ces civilisés à retardement. C'est un des plaisirs que l'on éprouve, païen ou chrétien, à n'être pas de gauche : on a vingt ans d'avance sur l'intelligentsia distinguée. 107:280 Marcel Laurent garde tout de même quelque rancune envers cette intelligentsia, et il a dans la préface de ces Essais, une bonne formule contre nos « pluralistes » : « ...critiques goguenards et contestataires qui se muent en inquisiteurs, en défenseurs pointil­leux d'une orthodoxie libertine et laxiste laissant loin derrière elle le bon vieux dogmatisme réactionnaire d'un Nisard, d'un Faguet, d'un Jules Lemaître » (« conformisme » conviendrait mieux que « dogmatisme » pour Nisard ; et, me semble-t-il, « impressionnis­me » pour Lemaître...). Certains lecteurs se sont souvenus au passage que Veuillot avait dès 1858 dénoncé le *Trissotinisme.* Mais Roy comme Lau­rent entendent par trissotinisme le pédantisme envahissant de la critique contemporaine. Veuillot y met autre chose, pour quoi il n'est pas impossible que Laurent ait eu quelques complaisances en sa jeunesse nourrie dans le sérail universitaire : c'est la place grandissante revendiquée et prise par les intellectuels dans la vie politique et sociale, c'est *le cuistre devenu seigneur,* (*cuistre* est le terme par lequel Veuillot désigne les universitaires, comme lui-même revendique le titre de *bedeau*)*,* c'est « une maladie sociale ». « Qui voudrait la décrire trouverait peut-être un beau livre », ajoutait Veuillot ; et Maurras trouva ce beau livre quarante-sept ans plus tard : *L'Avenir de l'Intelligence.* Revenons aux Essais critiques. Marcel Laurent présente neuf romanciers à travers un (ou plusieurs, dans le cas de Pär Lagerkvist et Marguerite Yourcenar) de leurs ouvrages. Son choix a été guidé parfois par le hasard de rééditions, mais exprime bien des prédi­lections profondes. Légère prédominance des littératures du Nord, avec *Le Voyage en Orient* d'Hermann Hesse, « petit chef-d'œuvre », « élixir composé harmonieusement des plus pures essences de l'Orient et de l'Occident », avec *Barabbas* et la trilogie de Lagerk­vist, avec *Sur les Falaises de Marbre* de Jünger, « roman méta­physique », « un des plus grands de notre siècle ». L'ouverture du volume sur *La Princesse Casamassima* d'Henry James est allé­chante : « roman total », à la fois psychologique, social, idéolo­gique, et même géographique puisque c'est « le poème de Lon­dres » et que le héros traverse aussi le Paris et la Venise de 1880 ; de plus, Marcel Laurent montre en Paul Muniment, l'un des per­sonnages, une préfiguration du militant marxiste-léniniste. 108:280 Les lit­tératures du Midi paraissent moins bien représentées, avec *Blanche ou l'Oubli* d'Aragon et un roman de la vieillesse d'Henri Bosco, époque à laquelle cet auteur sommeillait quelquefois, comme le bon Homère -- l'œuvre la plus exquise de Bosco fut écrite dans sa jeunesse et pour les enfants, en des livres que la notice de Laurent ignore à tort : *L'Enfant et la Rivière, Le Renard dans l'Ile, Bar­boche, Bargabot.* Mais c'est la *Maria* (1925 ; réédition en 1969) de Lucien Gachon qui nous touche du plus près. Très bien informé sur ce compatriote d'Auvergne, comme lui fils de paysans, Marcel Lau­rent nous rappelle en effet qu' « Henri Pourrat a tenu sur les fonts baptismaux ce premier roman de Gachon », que « la préface écrite par le maître est nourrie d'amitié et d'une confiance cha­leureuse ». Instituteur à l'époque, Gachon est devenu professeur de géographie à l'université de Clermont (voir sa *Vie rurale en France,* collection Que sais-je ?, 1967) ; en 1974*,* à quatre-vingts ans, il a publié *La Petite-Fille de Maria,* prolongement de son pre­mier roman. Marcel Laurent reproche à sa *Maria* de proposer un portrait trop dur du paysan, et ne partage pas en revanche l'opti­misme de Gachon. Celui-ci, aujourd'hui nonagénaire, pense que l'esprit paysan s'est amélioré, et que le dépeuplement des campa­gnes n'est pas irréversible. Mais, surtout, le livre de Marcel Laurent nous apprend -- et les compagnons d'ITINÉRAIRES s'en réjouiront -- que, s'il subsis­tait en 1925 des divergences philosophiques entre Gachon et son maître Henri Pourrat -- qui est aussi le leur --, aujourd'hui la communion est totale : « Je pense de même maintenant, écrit le disciple : christianisme et civilisation, au bout du compte, cela ne fait qu'un. » Jacques Urvoy. ### Nominations : Messieurs Gélamur, Bottazi... « M. Jean Gélamur, P.D.G. du groupe catholique Bayard-Presse (*La Croix, Le Pèlerin...*) a été désigné par le Saint-Siège comme son représentant à la conférence de l'UNESCO qui vient de s'ouvrir à Paris (...) sur *le nouvel ordre mondial de l'informa­tion *»*,* nous apprenait *Le Monde* du 18 novembre 1983 dans une « brève ». 109:280 Beau couronnement d'une carrière. Sous la direction de M. Géla­mur, la presse du groupe Bayard (ex-Bonne Presse), du quotidien *La Croix* à l'hebdomadaire pour enfants, a soutenu, partout et toujours, la politique internationale de l'impérialisme soviétique, grâce à une présentation des faits toujours orientée contre les « dictatures de droite », à d'habiles omissions ou falsifications et même parfois ouvertement. Nous ne sommes plus les seuls à le dire. En ce mois de novem­bre précisément où l'installation des premières fusées Pershing en Europe a contraint beaucoup de compères à se démasquer, *Le Figaro* lui-même, d'ordinaire si prudent en ce domaine, vient d'ac­cuser nommément *La Croix,* par deux fois, de jouer le jeu des Soviétiques. Mais dans le domaine moral aussi, le groupe *Bayard-Presse* a atteint, sous la présidence de M. Gélamur, un stade jamais atteint par la presse profane dans la perversion des consciences -- et des consciences d'enfants. On a pu lire dans *La Croix* divers articles approuvant la politique de Mme Veil en matière d'avortement ou défendant l'utilisation des fœtus assassinés par diverses équipes de médecins, ou encore un éloge de la tricherie en classe rédigé ès qualités par un directeur d'école catholique. L'hebdomadaire *Okapi,* destiné, dans le groupe de M. Gélamur, aux 8-14 ans, conseille à ses jeunes lectrices de se faire caresser les cuisses par leurs petits amis (n° 123 du 1^er^ janvier 1977, pour ceux qui en douteraient), présente avec sympathie divers actes de vandalisme juvénile... ou encore la liaison de Verlaine et Rimbaud (voir à ce sujet l'article de la revue *Écrits de Paris,* mai 1979)*. Maxima debetur puero reverentia,* disaient les Anciens. Et l'Évangile : « Celui qui scandalise un de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui avoir une meule d'âne suspendue au cou et être précipité au fond de la mer ! » (Matthieu, XVIII, 6.) Mais, appa­remment, M. Gélamur est au-dessus de l'Évangile comme des Anciens... 110:280 Quand on écrira l'histoire du catholicisme dans les années 1960 à 1980, il faudra souligner que les pires démissions et les pires perversions n'ont été rendues possibles que parce qu'elles étaient couvertes par d'honorables messieurs comme Jean Gélamur, costume trois-pièces, rosette sur canapé, pères de famille modèles (on veut le croire), etc. Il sera intéressant de rechercher ce qui l'emportait chez eux, du simple conformisme face aux modes intellectuelles dominantes, de l'inconscience plus ou moins voulue, ou d'un secret désir de renverser la société dont on est un fleuron. Nous excluons évidemment le goût des honneurs, la vulgaire ambition, l'amour du confort, comme, à l'inverse, la fameuse « générosité de gauche ». La générosité pousse vers les cloîtres ou les léproseries, elle n'a jamais poussé vers les conseils d'admi­nistration ni les rosettes de la Légion d'Honneur. On apprend d'autre part que M. Menotti Bottazi vient d'être élu secrétaire général du Comité français contre la Faim, antenne officielle en France de la campagne de l'O.N.U. pour le dévelop­pement. Voilà donc casé, au terme de son mandat de secrétaire général du Comité catholique contre la Faim (CCFD), l'admirable M. Bottazi. On sait qu'il avait mis le CCFD au service de la sub­version communiste et socialiste à travers le monde, et qu'en l'oc­currence c'est M. Tardy (ancien président de l'Action catholique indépendante) qui joua le rôle du très respectable monsieur en costume trois-pièces etc. chargé de couvrir l'opération auprès des « bien-pensants ». Pour en avoir fait la démonstration pièces en main, Pierre Debray et son *Courrier hebdomadaire* ont été couverts de calom­nies par les évêques français dans toutes les revues diocésaines. Quand, cette année, M. Bourdarias, du *Figaro,* a repris cette démonstration, les évêques se sont tus. M. Bourdarias fut naguère de leurs amis. Quant à M. Bottazi, merci pour lui, malgré un échec comme candidat de la coalition socialo-communiste à de récentes élec­tions, il se porte bien et sa carrière n'est nullement compromise. Robert Le Blanc. 111:280 ### Lectures et recensions *Une intelligence luciférienne* #### Raymond Abellio *Visages immobiles *(Gallimard) Une bande dessinée où les bulles débordent d'intelligence, voilà la première impression que donne ce roman. Cela vient du fait qu'Abellio veut écrire un roman « ultime », pousser à la limite personnages et situations. Il agrandit, il simplifie, il tend au mythe. Et c'est bien ce que fait la bande dessinée, pour un tout autre public. *Visages immobiles* a pour cadre New York. Le rocher de Manhattan serait creux, cachant une immense caverne. Aquileus, un jeune architecte, veut y bâtir une ville souterraine. La milliar­daire Marie Greenson va l'y aider. Pirenne, un agent de la Chine, profite des travaux pour installer un dispositif capable d'empoison­ner les eaux de la ville. Son plan échouera, en particulier grâce à la voyance de Marie-Hélène, romancière, ancienne call-girl. Au centre de tout cela, Dupastre, le romancier. Voilà pour la bande dessinée. A partir de là, Abellio récapitule toute sa vision du monde (le mot vision tombe ici à pic) et cède à son plaisir d'enchaîner les idées. Ceux qui ont lu *Les yeux d'Ézéchiel sont ouverts* et *la Fosse de Babel* ont déjà reconnu plusieurs personnages de ces romans. Mais nous voilà vingt ans après *Babel,* le schéma général se res­serre, et s'intensifie. Dupastre, le romancier est vraiment ici au premier plan, même s'il est encore plus « immobile » que les autres. Il forme avec Marie-Hélène le couple « ultime » qui, pour Abellio aujourd'hui, est l'aboutissement de l'humanité. 112:280 Drameille, le philosophe, et même Pirenne, le physicien communiste agent de la Chine, sont en retrait. Pirenne est pourtant le moteur de l'action. Mais il faut voir surtout que Drameille et Pirenne sont deux aspects de Dupas­tre qui dit : « Pirenne et Drameille se battent en moi. » Selon la terminologie du romancier ils figurent l'opposition de Satan et de Lucifer, (ce dernier représenté par le philosophe) et celle de la puissance et de la connaissance. Dans *la Fosse de Babel,* on trouve ceci : « Lucifer et Satan, dont l'homme n'est après tout qu'un composé plus ou moins lié, plus ou moins conscient... Les pôles luciférien et satanique que seul, pleinement, le Christ, c'est-à-dire l'homme total, transmue l'un par l'autre et rassemble dans l'un. » Seulement ce Christ étrange est chez Abellio toujours « à venir », ce qui n'éclaircit pas les choses. On reviendra là-dessus. Marie-Hélène représente une sorte de perfection de la femme, dans la perspective d'Abellio. Elle est douée de « pouvoirs », capable de lire dans l'avenir à livre ouvert. Grâce à quoi elle fera échouer les projets de Pirenne, et mène cet homme impassible à une imprudence qui le fera tuer par ses patrons chinois. C'est l'opposition entre « le flic omnipotent et la voyante omnisciente ». Par son prénom d'Hélène, elle rappelle l'héroïne des *Yeux d'Ézéchiel,* et ce n'est pas sans signification, puisqu'il n'y a pas de hasard chez Abellio. Elle rappelle aussi, osons le rapprochement, la fem­me de Simon le magicien, l'ancienne prostituée de Tyr, selon la tradition. « Simon le magicien nommait la sienne \[sa femme\] Epinoïa, ce qui signifie pensée divine, et en communion avec la volonté mâle, c'était elle qui réveillait en lui le dieu en exil. » (*Les Yeux d'Ézéchiel.*) Autre pôle d'intérêt, Domenech. Le jeune vicaire de *la Fosse de Babel,* en révolte contre l'Église, prenait à la fin de ce roman la direction des troupes de Jansen, un groupe anticommuniste (Jansen était un ancien collaborateur, grand ami de Dupastre). Au début de *Visages immobiles,* Domenech est en Angola, luttant contre les Cubains. Mais la C.I.A. le lâche : la Trilatérale ne veut pas de ces actions-là. L'ancien prêtre part pour le Brésil aider l'abbé Vieira, qui soutient les révoltes paysannes, et au moins aussi hérétique que lui. Puis il revient à New York, et c'est là que son évolution devient bien intéressante. Pirenne mort, Domenech est destiné à lui succéder ! Cela peut surprendre : il n'est en rien « satanique ». Mais comme dira Dupastre : « Les vieux livres parlent de l'Ange exterminateur... Sans doute est-il celui qui ter­mine la tâche de Satan et lui donne son sens. » Et Marie-Hélène, de son côté : « Depuis longtemps sa pureté \[celle de Domenech\] a cessé d'être naïve, même s'il porte en lui le besoin d'une religion nouvelle. Seulement en ce moment, l'humanité ne répond pas à ce besoin. Il sera obligé de beaucoup détruire d'abord. Dans un autre esprit que Pirenne, mais comme lui... » 113:280 Il faut ajouter que Domenech donne beaucoup d'importance au fait qu'il a eu un ancêtre cathare. De plus, amoureux de Marie Greenson au début du roman, il l'est de Marie-Hélène à la fin, ressemblance avec Dupastre (qui dans *Babel* est l'amant de M. Greenson). On en peut tirer légitimement, je crois, qu'il est une sorte de fils spirituel de Dupastre (le fait qu'il prenne la succes­sion de Pirenne confirme la parenté avec le romancier, dont on a vu les liens avec le policier). Il est beaucoup question de détruire, dans ce roman. De détruire l'Occident, qui a fait son temps (le « cycle » se termine). Déjà *la Fosse de Babel* mettait en jeu, sous l'inspiration de Dupastre et surtout de Drameille, deux groupes terroristes complémentaires, agissant aux États-Unis, l'un fasciste, l'autre trotskiste. Ici l'idée du terrorisme se parfait. « Le terrorisme, dit Pirenne, va devenir la forme avancée de la pensée politique. » Dans *les Yeux d'Ézéchiel,* Bonnava fondait un groupe qui était « une garde prétorienne intelligente ». Ici, il s'agit de réunir des nihilistes (pas des fana­tiques, précise Santafé, l'adjoint de Pirenne, des nihilistes) qui penseront : « Ce monde détruit toutes les raisons de vivre, notre seule raison de vivre est donc de détruire ce monde. » Deux for­mes d'action sont envisagées : celle des masses peu conscientes, dans des pays comme le Brésil, celle de petits groupes très fermés, très déterminés, très conscients dans des métropoles comme New York. Dans cette ville, les équipes seront formées de Porto-Ricains : « Partout, c'est le *Lumpenprolétariat* des immigrés qui est l'armée de réserve de la Révolution. » C'est Drameille qui définit le plus précisément cette forme d'action : « ...le vrai terrorisme trouve sa fin dans la consomp­tion de tout, y compris de soi, au double sens du mot « fin ». Et c'est en effet de cela qu'il s'agit, rien de moins que la fin cataclys­mique de l'histoire, la destruction du *corps* de l'histoire. Ces gens-là n'ont en fait qu'un seul besoin, conscient ou non : *faire éclater le non-sens de tout ce qui a un corps. *» Il y a là une haine profonde de ce qui est. Elle vient de loin, dans cette œuvre. J'ai toujours trouvé révélateur que Dupastre, dans *les Yeux d'Ézéchiel,* confie à Pirenne que longtemps il a rêvé de devenir invisible, à charge pour lui « de supprimer tous les salauds de la création... un plan d'épuration rationnel et scienti­fique ». Cette haine n'a fait que croître et s'envenimer. Laforêt, ici, l'exprime en possédé. 114:280 Domenech, qui en paraît exempt, déclare cependant : « J'ai cru défendre là-bas \[en Angola\] en toute honnêteté, la civilisation dite occidentale, alors qu'il me faut recon­naître aujourd'hui qu'il n'y a plus, à proprement parler, de civilisation nulle part. » Affirmation qui a sa bonne part de vérité, mais, ce qui est bien remarquable, c'est que la seule issue envisagée soit de détruire l'Occident. Quelle espérance y a-t-il derrière cette volonté ? Non pas l'assurance d'une « fin de l'histoire », chez ces marxistes. Quelque chose de beaucoup plus flou, que résume Santafé : « Je fais comme si je croyais, dans un siècle ou deux, à la fin des États répressifs et à la possibilité d'un équilibre humain idéal, tout en sachant fort bien que d'ici là, il sera impossible de lésiner sur une dureté et même une barbarie apparemment rétrogrades. » L'utopie reste intacte, dans le lointain ; pour le pré­sent, massacrons. État d'esprit qui n'est pas rare. Plusieurs personnages sont convaincus que tout cela finira par la paix chinoise (et marxiste) étendue au monde. Il est en principe exclu que l'on conclue des propos de personnages romanesques à la pensée de l'auteur. Et Abellio évite soigneusement de mettre dans la bouche de Dupastre -- son représentant direct -- quoi que ce soit qui ressemble à un pronostic. Cependant tout ce qui est dit ici sur la « gnose chinoise » est le prolongement de pages de *Sol invictus* où il parle en son nom propre. Dupastre ne contredit pas Lyng (un diplomate de Pékin) quand celui-ci affame que la « révolution culturelle », épurée de ses excès, sera un remède à la technocratie et assurera à la Chine « une durable vitalité ». Quand Laforêt résume l'avenir en disant : les juifs deviennent des Occidentaux comme les autres, donc disparaissent, et la Chine installe sa paix comme Rome l'a fait, Dupastre se contente de répondre : « Je ne vois pas si loin. Je ne sais pas quel sera le destin de l'État sioniste. » Belle prudence (il ne répond pas sur la Chine). Mais d'une façon générale une seule hypothèse est partout présente (révolution, destruction de l'Occident, victoire chinoise) et même si elle n'est pas formellement prise en compte par l'au­teur, aucune autre ne venant la contredire, on peut dire que bien probablement, il y souscrit. Laissons de côté le parallèle entre Israël et la Chine, qui fait penser au jeu surréaliste de l'un dans l'autre, où il s'agit par exemple de décrire Mme Sabatier comme une défense d'éléphant. Il faut noter que tous les personnages de ce roman sont dans le camp de la révolution, ou muets sur ce sujet. On n'a même plus l'opposition excitée, caricaturale que représentaient Jansen et Von Saas dans les romans précédents. On peut dire que ce roman est bien convenable, selon les normes admises. 115:280 Abellio est à l'opposé de Monnerot disant que « le Temps est le grand subvertisseur », ou plutôt, il voit cette action quand il s'agit de l'Église ou de l'Occident (et de tout ce qui a subi l'épreu­ve du temps), il ne l'imagine pas pour les mouvements et les idées qui lui paraissent ascendants, et dont le marxisme chinois est l'exemple typique. Là, le temps lui paraît développement, matura­tion, et sous cet aspect seul. En fait, rien ne peut nous assurer que la Chine sera communiste au siècle prochain, ou que ce com­munisme aura gardé la « pureté » intellectuelle qu'il lui prête (alors que le marxisme russe lui paraît sentimental, imprégné de chris­tianisme). Qui nous dit même qu'il y aura une seule Chine, et non pas plusieurs ? Ce ne serait pas la première fois dans l'histoire. L'auteur de *Visages immobiles,* fabuleux reconstructeur du passé et du présent sait trop bien qu'il est difficile de dessiner l'avenir. C'est cependant sa tentation constante. La forme même de sa pensée l'y pousse. Pour lui, il n'y a pas, il n'y eut jamais de hasard : « Je ne crois pas au hasard. Je crois à l'agencement rigou­reux de tous les rouages du monde, et à l'unité de cet agence­ment. » On pourrait ajouter des dizaines de citations semblables. Tout est déterminé : les mécanismes indéréglables s'engrènent sans fin et le mouvement de l'histoire ne saurait dévier. C'est ce qui explique que Marie-Hélène puisse *lire* dans l'avenir et que Pirenne se fie à ses calculs astrologiques (ceux-ci lui apprendront d'ailleurs que son empoisonnement de New York ratera). Une telle prévision certaine de l'avenir efface toute responsabilité : l'homme qui agit n'est que la main du destin. Théoriquement donc, qui connaîtrait bien le présent devrait pouvoir déduire l'état futur du monde, dans vingt ans, dans cinquante ans. Si l'on y échoue, c'est par une insuffisante connaissance du présent. En attendant d'accé­der à ce savoir, astrologie et voyance sont des raccourcis. S'ils ne sont pas complètement fiables, c'est parce que nos outils sont incertains : notre astrologie est incomplète, les voyants sont irré­guliers, et non pas parce que l'objet visé n'existe pas. Il n'y a pas pour Abellio de failles, d'accidents, de grain de sable (ou de grâce). Et pour cette raison, il est désarçonné par les surprises de l'histoire. Il a théorisé à merveille sur les rébellions étudiantes des années 60, mais après coup. L'escamotage de Mao le gêne : il feint de croire que rien n'est changé. Jusqu'à mainte­nant, il n'a pas un mot sur la révolution islamique, fait de grande importance. Ces sursauts, ces bonds découragent tout espoir, pour­tant, de donner une allure réglée aux événements. A l'inverse, on se demande pourquoi dans *Visages immobiles* il ne se laisse pas entraîner à une opposition Chine-Brésil, ce dernier pays représen­tant l'Amérique australe dont il a écrit ailleurs qu'elle serait le terrain futur de l'histoire. 116:280 Un mot sur un autre aspect de l'œuvre. Domenech pense sou­vent à son ancêtre cathare. Drameille dit que « le monde a été créé non par Dieu, mais par le diable ». C'est la pensée gnostique, dont Abellio est imprégné. Sa « nouvelle gnose » a des points communs essentiels avec l'ancienne : l'homme est enfermé dans la matière ; de cette chute ce n'est pas lui le responsable mais le « démiurge » qui l'a créé en singeant Dieu. L'homme peut « s'éveil­ler » et se tirer hors de ce bas-monde. La raison, la connaissance, est seul moyen de salut, guidée par « les sciences sacrées » que nous a léguées la Tradition (alchimie, astrologie). On ne voit guère ce qu'a à enseigner cette Connaissance, quant à l'essentiel. Sur les fins de l'homme ce que dit Abellio est flou, quoique péremptoire. Ce qu'il y a de plus clair, c'est une détestation de l'Église qui dans ses derniers ouvrages prend un ton frénétique. Albigeois qui n'a pas pardonné, après huit cents ans. Cette vertueuse indignation étonne chez un homme qui ne manque pas de complaisance pour l'idée de massacre, tout au long de son œuvre. Romancier, Abellio pense que son rôle est d'*activer* le monde, jouant les agents provocateurs. Il a besoin, on l'a vu, d'un matériel considérable pour mettre en scène cet activisme, mais ce n'est pas ce côté Barnum qu'il faut lui reprocher. Chaque romancier décide de ses moyens. On serait plutôt ennuyé de la confusion entre *activer* et faire *avancer*, inévitable chez lui. Reste que son appétit de comprendre et de mettre l'univers en formules témoigne d'une réelle grandeur. Et, malgré le « prophétisme », sa lucidité est indéniable. Il est à l'heure. Le monde horrifique qu'il dépeint est bien le nôtre. Georges Laffly. 117:280 #### André Clot *Soliman le magnifique *(Fayard) Solidement documenté, précis abondant, vivant, ce livre a toutes les qualités qu'on deman­de à un livre d'histoire, sauf une : le jugement. Il est bon qu'un historien ait de la sym­pathie pour son sujet, il est dé­cevant qu'il en soit aveuglé, ce qui est le cas ici. L'auteur raconte, un peu trop sur le ton épique, le règne de Soliman I^er^ (1494-1566), le plus grand des sultans de Constan­tinople. Il conquiert Belgrade en 1521, Rhodes en 1523, la Hongrie en 1526. Mais il échoue devant Vienne, devant Malte aussi. Il domine cependant la Méditerranée (Alger devient tur­que en 1541) jusqu'à la victoire des chrétiens à Lépante, en 1571, qui semble de peu de con­séquence à André Clot, mais marque un coup d'arrêt défini­tif à l'expansion d'un empire de trente millions d'habitants (chiffre très important à cette époque), agressif, tout entier or­ganisé pour la conquête. Détail qui a sa valeur : selon le système habituel des Otto­mans, les frères de Soliman sont massacrés avant qu'il arrive au trône, pour éviter les ennuis de famille. Lui-même, vers la fin de sa vie, fera tuer deux de ses enfants et des petits-enfants. Le despotisme turc a une ré­putation bien établie. On s'ac­corde généralement à reconnaî­tre qu'il a stérilisé les vastes et remuantes régions qu'il do­minait. Tout dépendait du sul­tan. Pas de charge ou de fortune héréditaire. Seul compte le ca­price du maître. L'empire recrute ses élites -- administration et armée -- en arrachant à leur famille des enfants chrétiens qui sont élevés dans la foi musul­mane. Procédé qui partout semblerait révoltant. Notre auteur l'admire, laisse entendre que les familles étaient ravies et voit là un système qui favorise la justice sociale. Il cite un écri­vain américain, Lybyer, qui écrit : « *L'histoire humaine n'a jamais connu une institution politique qui pendant une aussi longue période fut autant do­minée par la pure intelligen­ce. *» Grand merci. On fera également cette re­marque : p. 269, on peut lire « *L'esclavage, en Orient -- les voyageurs européens le souli­gnent souvent -- ne portait pas cette marque d'infamie dont il était revêtu en Europe. *» Et, p. 271 : les esclaves du harem sont « *chrétiennes, car un musulman ne peut être ré­duit en esclavage *». Ainsi, il n'y a aucune infamie dans cette condition, mais en pays musul­man elle est réservée aux Infi­dèles. Cela paraît tout naturel à l'auteur. On assiste de tous côtés à une idéalisation de l'Islam, voici maintenant l'idéalisation du des­potisme ottoman. Cela aurait pu paraître « non-conformiste » il y a cinquante ans, cent ans, et pour qui attache du prix au non-conformisme, un tel exercice eût pu paraître séduisant. Mais aujourd'hui ? Tout le mon­de sait que le Croissant est un signe ascendant sur notre Terre. Il semble bien difficile de gar­der la mesure dans les éloges qu'on lui prodigue. 118:280 La solution ottomane pour assurer la tranquillité du trône était, l'auteur le dit lui-même, d'assassiner les frères du sultan. Solution maintes fois appli­quée. Pourquoi ajouter alors que pour l'exécution de Mustapha, fils de Soliman, on accusa ces chrétiens islamisés qui tenaient l'administration ? C'est mettre en même temps en cause l'ex­cellence de ce système de re­crutement des élites, excellence pourtant soulignée dans un cha­pitre précédent. L'empire ottoman a duré qua­tre siècles : c'est une réussite de l'histoire. Vouloir ajouter à cette vertu d'autres qu'il n'a jamais revendiquées et le féliciter d'avoir été humain, social : et même progressiste, c'est une pure construction de l'esprit. Elle attirerait moins l'attention si elle ne faisait partie d'un mouvement général d'exaltation de tout ce qui n'est pas l'Eu­rope et la civilisation chrétien­ne qui, elles, ont droit à toutes les sévérités, à toutes les injus­tices. Georges Laffly. #### Jean Grenier *Lexique *(Fats Morgana) Lexique, selon Littré a d'abord signifié « dictionnaire des formes rares ou difficiles propres à cer­tains auteurs ». On disait le lexi­que d'Homère, de Platon. Jean Grenier, signalant cela, ajoute que chacun de nous pourrait constituer son lexique « avec les mots qu'il aurait détournés de leur sens com­mun pour leur faire exprimer son idiosyncrasie, avec les citations qu'il aurait choisies ». C'est ce qu'il fit pour sa part, avec ce petit livre. On y trouve par ordre alphabétique, des cita­tions, des remarques paradoxales ou amusées, des définitions curieu­ses. Si les mots y sont « détour­nés de leur sens », c'est à la ma­nière dont nous le faisons tous, involontairement, comme on don­ne un pli particulier à ses vêtements, et non pas par un jeu vo­lontaire et « poétique », comme ce personnage d'Apollinaire qui décidait d'employer le mot *archi­pel* avec le sens de *papier-buvard.* On a ainsi un répertoire des mots auxquels un écrivain est plus par­ticulièrement sensible, et qui le peignent. Ne parlons pas d'*idio­syncrasie,* mot qui prouve à lui seul que le moi est haïssable. Le lexique va d'*abjuration *: « Ne jurer de rien pour ne pas être obligé d'abjurer » à *zist et zest *: « Ma situation est entre les deux. » Exemples presque cari­caturaux chez un homme obsé­dé par l'idée du choix. A *Alger*, on trouve : « quel dommage ! l'air étouffant et moite ôte au soleil son éclat et empêche d'en jouir ». Ce n'est pas le souvenir qui m'en reste, et je ne souscris pas non plus au vers de Cocteau : « *Al­ger qui sent la chèvre et la fleur de jasmin *» (il est vrai que cet Alger-là était celui du début du siècle). 119:280 Point de départ d'une rêverie ou d'une réflexion, ces notes nous mettent dans le jeu de l'auteur. Il part d'où il veut. Ce dépayse­ment éveille l'imagination, excitée aussi par les questions qui sont posées, à travers une définition in­nocente (apparemment innocente). Ce lexique devient un réseau d'énigmes, obligeant à s'interro­ger à regarder comme neuf ce que l'on croyait bien connaître. Ainsi, au mot *moins*, cette phrase de Lefébure à Mallarmé : « Si vous pouviez faire moins bien, vous feriez mieux peut-être. » (Ce qui est souvent un propos de rédacteur en chef, les journalistes le savent, sauf que dans ce mé­tier, on l'exprime différemment.) Et au mot *couleur *: « La couleur d'un objet est celle qu'il repousse, parmi toutes les couleurs du pris­me. -- Et c'est par elle que nous le désignons ! » Remarque qui ren­voie à toutes sortes de pistes. Elle explique par exemple la remar­que de Baudelaire : « Les élégia­ques sont des canailles. » Il n'est pas exclu que la tendresse de Racine, la générosité hypertrophiée de Hugo, soient l'expression de ce qu'ils *renvoient* le plus facilement, comme le mur qu'on voit rouge ou blanc renvoie le rouge ou le blanc. Il y a d'ailleurs peut-être une loi qui fait de l'apparence le contradictoire, et le complémen­taire, de son support. Ce *lexique,* par ce qu'il a de déroutant, ses plaisanteries, ses remarques de moraliste mêlées à la notation de faits bizarres, et par son mélange d'honnêteté et d'hu­mour, est un livre très proche des *Aphorismes* de Lichtenberg. G. L. 120:280 ## DOCUMENTS ### Georges Marchais a toujours caché qu'il était dans la banque *La revue* Est et Ouest *s'était arrêtée à la disparition de Georges Albertini, qui l'avait fondée et qui l'anima jusqu'à sa mort* (*voir* ITINÉRAIRES, *numéro 275 de juillet 1983, pp. 162 et suiv*.). *Voici qu'elle reparaît pour une* « *nouvelle série* »*, sous l'impulsion principale de Claude Harmel et de Branko Lazitch, et avec Morvan Duhamel comme directeur de la publication. Organe mensuel de l'Association d'études poli­tiques internationales, elle est publiée avec le concours de l'Institut d'histoire sociale, 15, avenue Raymond Poincaré à Paris.* *Le numéro 1 de la nouvelle série a paru en décembre. Il contient notamment une étude d'Hervé Le Goff sur* « *Les débuts professionnels de Georges Marchais* »*. Nous en reproduisons les principaux passages.* Les années de jeunesse de Georges Marchais constituent un mystère. Non seulement lui-même ne s'explique toujours pas sur ses activités pendant et juste après l'occupation (il avait 20 ans en 1940), mais, même sur la période immédiatement antérieure, il se montre étrange­ment discret. Et quand il a été questionné à ce sujet, il a tenu à ses interlocuteurs des propos à la fois évasifs et contradictoires. 121:280 Aux deux publicistes Harris et Sédouy ([^41]), il a ainsi expliqué qu'il était venu à Paris « *au début de 1935 *» et était entre en apprentissage « *au bout de six mois... dans une petite entreprise de décolletage... C'était dans le XI^e^ arrondissement *»*.* Quelle entreprise ? Et où habitait-il alors ? Il ne le précise pas. Quant à savoir si, à l'époque, Georges Marchais s'est initié aux activités d'un parti politique ou d'un syndicat, sa réponse varie suivant ses interlocuteurs. A Harris et Sédouy, il confesse en 1975 : « *Là-dessus, le Front populaire arrive. Je regardais cela d'assez loin, car je n'étais toujours ni politisé, ni syndiqué.* » Mais un an auparavant, il expliquait à la journaliste Hélène Vida : « *En 1936, j'ai fait grève, je me suis syndiqué, comme des millions de travailleurs. *» (*Le Point,* 17 mars 1974.) Et en 1973, à Roger Priouret l'interrogeant sur son éventuel engagement politique avant-guerre, il avait répondu : « *J'étais simplement syndiqué à la C.G.T. *» (*L'Expansion,* septembre 1973.) Sur la date exacte de son arrivée à Paris, Georges Marchais se trompe vraisemblablement lorsqu'il indique à Harris et Sédouy : « *Au début de 1935. *» Car il ajoute : « *Finalement, au bout de 6 mois, une petite entreprise de décolletage m'a embauché. *» Au bout de six mois, cela situerait son entrée dans l'entreprise en question à juin ou juillet 1935. Or c'est exactement le 17 février 1936 que Georges Marchais a commencé à travailler comme apprenti dans cette entreprise. S'il n'est resté inactif à Paris que pendant six mois, cela fait remonter sa venue dans la capitale à août ou septembre 1935. Pourquoi parle-t-il de « *début de 1935 *» *?* L'entreprise en question s'appelait *Le Décolletage Général* et était située 62, rue du Chemin-Vert, dans le XI^e^ arrondissement. G. Mar­chais avait, lors de son embauche, quinze ans et demi. Il habitait chez sa sœur, qui tenait une loge de concierge au 128 de l'avenue d'Orléans (devenue, après la guerre, avenue du Général Leclerc) -- une sœur dont le mari, Émile Touaux, était ouvrier menuisier. Georges Marchais s'est-il, ne s'est-il pas syndiqué après la grande grève de la métallurgie parisienne (juin 1936) ? Tirons d'embarras ceux qui s'interrogent pour savoir si c'est à Harris et Sédouy ou bien à Roger Priouret et à Hélène Vida qu'il a dit vrai : la question ne se pose pas. L'apprenti Marchais a en effet quitté *Le Décolletage Général* après la fin de la grève, exactement le 11 juillet 1936 et, du même coup, il a cessé d'être un « métallo ». 122:280 Son apprentissage n'aura donc pas duré six mois. C'est peu, pour quelqu'un qui prétend avoir voulu « *devenir un ouvrier professionnel et hautement qualifié* » (déclaration à Harris et Sédouy, p. 423). Car Georges Marchais ne chercha pas à continuer son apprentissage dans une autre entreprise de décolletage, ni même dans quelque autre usine ou atelier que ce soit : il voulait en réalité fuir la condition ouvrière et son deuxième emploi, c'est dans la banque qu'il va l'occuper. Le 7 août 1936 en effet, il débute comme coursier à la *Banque Hirsch Lilienthal et Cie,* située au 44 avenue des Champs-Élysées. Il y accomplit les tâches que l'on confie habituellement à un garçon de son âge (il a eu seize ans le 7 juin) : des courses, du rangement, des travaux de bureau n'impliquant pas de qualification particulière. Il est payé 400 francs par mois, sans compter les pourboires. C'est peu, aussi continue-t-il à habiter chez sa sœur et son beau-frère. Ce deuxième emploi, G. Marchais n'en a jamais parlé à l'un quelconque de ses interlocuteurs. Il leur a même laissé entendre qu'il était resté dans son entreprise de décolletage, où, a-t-il dit à certains, il se serait syndiqué... Estimait-il indigne d'un secrétaire général du P.C. d'avoir ainsi « déserté » la classe ouvrière dans sa jeunesse et de s'être mis au service d'une banque d'affaires, par surcroît « cos­mopolite », installée dans les beaux quartiers ? Pas plus que le décolletage, la banque ne semble toutefois corres­pondre à la vocation du jeune Marchais. Il quitte la société Hirsch, Lilienthal et Cie à la fin de février 1937. Pour retourner à l'atelier ? Nullement. Le 8 avril suivant, il entre chez le commissionnaire en marchandises *Bodenheimer,* installé de l'autre côté de l'avenue des Champs-Élysées, au numéro 21. Ses tâches y sont sensiblement les mêmes. Mais son salaire a doublé : 800 frs par mois. Il était resté cinq mois et demi au Décolletage Général, et sept à la banque Hirsch. Chez Bodenheimer, il travaille pendant six mois le 30 septembre 1937, il quitte ou perd sa place. C'est seulement le 1^er^ décembre suivant qu'après divers essais, il retrouve un travail stable. Toujours pas en usine, mais chez un assureur-conseil, le *Cabinet Pierre de Kerpezdron,* installé 74 rue de Rome, près de la gare Saint-Lazare. Son salaire est retombé à 700 frs par mois. Georges Marchais a-t-il trouvé sa vocation ? Pas encore, car cette fois, il ne reste que quatre mois dans son emploi : le 12 avril 1938, il connaît une nouvelle période de chômage, qui dure encore en juin 1938. Il expliquera à Harris et Sédouy : « *J'ai attendu jusqu'en 1938. Cette année-là, je suis entré... dans une entreprise d'aéronautique, la Société Nationale de Construction Aéronautique du Centre : la SNCAC. J'ai été affecté au montage des moteurs. *» Il y est resté jusqu'en 1940, jusqu'à l'arrivée des armées allemandes. 123:280 « *Je n'étais toujours ni syndiqué, ni organisé politiquement *»*,* précise-t-il à Harris et Sédouy. Il aurait dû être mobilisé avec ses collègues de la classe 40, mais « *la direction de l'usine... est intervenue pour que nous ne partions pas *». \[Fin de la reproduction des principaux pas­sages de l'article d'Hervé Le Goff : « Les débuts professionnels de Georges Marchais » paru dans *Est et Ouest,* premier numéro de la nouvelle série, décembre 1983.\] 124:280 ### Boris Souvarine explique le système soviétique *Dans un entretien avec Branko Lazitch, paru dans Est et Ouest,* BORIS SOUVA­RINE explique « le *mécanisme de la succession en URSS *»*. Voici quelques extraits de cet entretien.* A l'origine le secrétariat du Parti est né pour des raisons admi­nistratives et non politiques. Il fallait faire fonctionner l'appareil du Parti qui se développait démesurément. D'ailleurs, la première personne nommée secrétaire du Parti avait été une femme, Héléna Stassova, un fait trop oublié dans la plupart des ouvrages sur l'histoire du Parti communiste russe. En 1920 le secrétariat fut confié à une « troïka » Krestinski, Préobrajenski et Sérébriakov. Ce dernier était un ouvrier sorti du rang, vieux bolchevik, les deux autres des intellectuels. La solution ne se révéla pas heureuse : avec deux intellectuels à sa tête, le secrétariat connut quelque pagaille. Lénine comprit qu'il fallait un homme à poigne au poste de secrétaire et il fit nommer Staline. C'était en 1922. Ce n'est qu'une fois installé dans le secrétariat que Staline se rendit compte de quels leviers de commande il disposait pour manipuler à son gré les cadres et les militants du Parti. ...... 125:280 Pour arriver au poste de secrétaire général, une condition préalable est indispensable : il faut cumuler deux fonctions, être à la fois membre du Bureau politique et membre du Secrétariat du Comité central. Staline assumait ces deux postes, comme plus tard Krouchtchev. Et ce n'est pas par hasard que Brejnev fut réélu au Secrétariat du Comité central en juin 1963 pour se trouver en octobre 1964 secrétaire général du Parti. A son tour, Andropov fut introduit dans le secrétariat en mai 1982 pour pouvoir être nommé Secrétaire général en novembre de la même année. Que le Secrétaire général soit le n° 1 du Parti est donc une pratique du P.C. soviétique qui remonte à Staline, mais elle est rapide­ment devenue la règle pour l'ensemble de l'Internationale communiste domestiquée par Moscou. Même aujourd'hui, alors que cette organisation a été déchirée par des schismes et des dissidences, puis supprimée d'un trait de plume par Staline, la règle est universellement respectée. ...... Au temps de Staline, la direction collective héritée de Lénine est devenue personnelle après l'assassinat de Zinoviev et Kamenev, puis de Boukharine et Rykov (Tomski s'étant suicidé), et sur ce point, le consensus est général. Chez ses successeurs : après les incartades de Krouchtchev, la direction collective a repris ses droits avec Brejnev et Andropov, quoi qu'en disent les journalistes et les politiciens qui prennent leurs désirs ou leurs suppositions pour des réalités. Dès la mort de Staline, le problème de la direction collective a primé tous les autres. Le Parti, à commencer par ses dirigeants, ne voulait plus vivre dans le climat de la terreur stalinienne, qui consti­tuait une menace permanente pour les membres dirigeants du Parti autant, sinon plus, que pour le peuple ordinaire. D'où la première réaction : ne pas confier le Secrétariat du Parti aux complices les plus directs de Staline, capables de s'imposer au prix de purges sanglantes : Beria, Molotov, Malenkov, Kaganovitch. Le plus rassurant était Nikita Krouchtchev qui apparaissait comme un brave provincial en compa­raison de la vieille clique stalinienne ayant trempé activement dans tous les crimes. Par un curieux phénomène psycho-pathologique, Krouchtchev avait oublié tout ce qu'il avait lui-même fait en Ukraine sous les ordres de Staline, en fait de répressions injustes et sanglantes, et il s'érigeait en accusateur envers les autres. Il me souvient qu'en 1956, au cours d'un déjeuner, Guy Mollet, à son retour de l'U.R.S.S. m'avait raconté sa conversation en tête-à-tête avec Krouchtchev qui disait à propos de la déstalinisation : « Attendez, attendez ! Cela ne fait que commencer. » 126:280 Et Guy Mollet de faire allusion à ce que Krouchtchev se proposait d'accomplir. Je lui ai posé la question : « Vous avez pris des notes après cet entretien ? » Il a fait de la tête un « oui » éloquent et significatif. Mais jusqu'aujourd'hui, je n'ai lu nulle part la relation de cet entretien : elle doit se trouver dans les papiers pos­thumes de Guy Mollet. Bien entendu, qu'il y ait direction collective n'exclut nullement que, dans le tout-puissant Bureau politique, certains sont « *plus égaux que les autres *», pour emprunter la formule de Georges Orwell. Tel était naguère le cas particulier de Souslov. Sans sa mauvaise santé, il aurait certainement été nommé Secrétaire général, à un moment quelconque entre 1953 et 1982. De même il est certain que, dans la direction collective, les onze membres du Politburo ne pèsent pas tous du même poids. Il existe de toute manière autour du Secrétaire général un *noyau dirigeant* qui se concerte et remplace le Secrétaire en cas d'absence ou de maladie. Et le Secrétaire général fait entrer en premier lieu dans ce noyau des hommes en qui il a confiance, qu'il a déjà fréquentés et avec lesquels il a déjà collaboré. ...... Ces derniers temps nous avons connu au sommet soviétique trois situations différentes : d'abord un Brejnev bien portant, ensuite, pen­dant des années, un Brejnev visiblement malade et, finalement depuis un an Andropov. Mais, malgré ces trois périodes différentes, nous n'avons constaté qu'une seule et même politique. Il en va pareillement en politique intérieure. Le Politburo ne voit aucune raison de procéder à un changement profond, même si les choses vont mal dans un domaine ou un autre. D'ailleurs, depuis les tentatives avortées de Krouchtchev, le « Sommet » n'essaie plus de mettre en œuvre de profondes réformes. De temps en temps, il décide de sévir contre tel ou tel ministre ou sous-fifre. Évidemment, quand, sous l'étiquette de harengs, c'est du caviar qui est exporté en fraude, ou quand il s'établit entre l'U.R.S.S. et l'Afghanistan un trafic pour lequel des militaires vont jusqu'à utiliser les cercueils de soldats morts, on se décide à châtier quelques coupables. Mais qu'est-ce que cela change, en général ? La *Nomenklatura* tient avant tout à conserver ses privilèges scan­daleux. Peut-on espérer un événement imprévisible ? Par exemple, une révolution de palais ? Comme nous ne disposons pas de renseignements sérieux sur les occupants du palais en question, il n'est pas possible de spéculer sur l'inconnaissable. ...... 127:280 La Russie soviétique existe déjà depuis 66 ans et la génération qui gouverne aujourd'hui n'est ni celle d'hier ni celle d'avant-hier. Le régime n'a changé que pour empirer. Cela n'empêche pas nos hommes politiques de mettre leurs espoirs dans ces fameuses « nouvelles gé­nérations ». J'ai lu récemment les confidences faites à James Reston, éminent journaliste américain, par François Mitterrand et Pierre Mau­roy : tous deux se montrent optimistes parce qu'ils mettent beaucoup d'espoir dans l'avènement de « jeunes » au pouvoir. Cet espoir ne tient pas debout, comme ce fut le cas jusqu'à main­tenant. En Union soviétique, un enfant est embrigadé à partir de l'âge de 7 ans dans les « pionniers », de 14 ans dans les jeunesses communistes. Il est admis ensuite au Parti, où l'obéissance et la servilité sont de rigueur. Il y restera toute sa vie, sauf défaillance. En vérité, on peut plutôt faire une autre prévision, en sens contraire : les « jeunes » seront plutôt pires que les « anciens », si possible, car depuis leur plus tendre enfance, ils n'ont entendu que des mensonges, ils n'ont lu que des mensonges, ils n'ont appris que des mensonges, ils ont été gavés de calomnies et d'injures grossières à l'adresse des pays, des sociétés qui résistent à ce que Trotski a qualifié drôlement de « syphilis » stalinienne. Mitterrand et Mauroy n'y comprennent rien. ...... Il n'y a pas de langage commun entre les dirigeants soviétiques et les pays civilisés. Les staliniens sont des menteurs invétérés. Ce qu'il faut, c'est *a priori* ne pas croire un mot de ce qu'ils disent. Au con­traire, il importe de tenir compte de leur immuable credo, dont l'article premier est que l'Occident est en voie de décomposition, de déclin irrémédiable, de pourrissement. Il s'ensuit que le rôle du Kremlin est de donner quand il le peut un coup de pouce (ou un coup de force) pour accélérer ce « processus révolutionnaire mondial ». \[Fin des extraits d'un entretien de Boris Souvarine avec Branko Lazitch sur « Le mécanisme de la succession en URSS », paru dans *Est et ouest*, numéro 1 de la nouvelle série, dé­cembre 1983.\] 128:280 ### A propos de Luther *On lira ci-après les principaux passages des réflexions que* MICHEL MARTIN *a publiées en décembre dans le périodique* DE ROME ET D'AILLEURS. Le numéro du 4 décembre de la *Documentation catholique* reproduit un message adressé par le saint-père au cardinal Willebrands, président du secrétariat pour l'unité des chrétiens, à l'occasion du cinq centième anniversaire de la naissance de Luther célébré le 10 novembre 1983. Dans cette lettre, le saint-père déclare que : « Le 500^e^ anniversaire de la naissance de Martin Luther doit donc être pour nous l'occasion de réfléchir, dans la sincérité et l'amour chrétien, aux événements si chargés d'histoire de l'époque de la Réforme. » Le saint-père déclare que grâce aux efforts scientifiques des spécia­listes évangéliques et catholiques, « a été mis en lumière de manière convaincante le pro­fond esprit religieux de Luther, animé d'une passion brû­lante pour la question du salut éternel. On a bien montré également que la rupture de l'unité ecclésiale ne peut être attribuée uniquement, ni à une incompréhension de la part des pasteurs de l'Église catholique ni à une intelli­gence insuffisante du vrai catholicisme de la part de Luther, encore que ces facteurs aient joué un rôle ». 129:280 Après ces considérations dont je ne donne ici qu'un aperçu, le saint-père conclut à la nécessité d'un double effort : « Tout d'abord, il est important de poursuivre avec soin la recherche historique. Il s'agit d'acquérir, par une recher­che sans préjugé, uniquement guidée par la quête de la vérité, une image exacte du réformateur, ainsi que de l'époque tout entière de la Réforme et des personnes qui y ont été engagées ; de quelque côté qu'elle se trouve, la faute doit être reconnue là où elle existe ; là où la polé­mique a déformé le regard, elle doit être rectifiée, encore une fois indépendamment du côté où elle s'est produite. » Le deuxième point nécessaire, déclare le saint-père, est que : « la clarification historique qui s'intéresse à un passé dont la signification perdure encore doit aller de pair avec un dialogue de la foi, où nous sommes à la recherche de l'unité ici et maintenant. Ce dialogue trouve son fonde­ment solide, selon les textes confessionnels évangéliques luthériens, dans ce qui nous unit même après la sépara­tion : à savoir la parole de l'Écriture, les confessions de foi, les Conciles de l'Église ancienne ». On remarquera que dans ces textes, le saint-père qui parle « du profond esprit religieux de Luther » laisse entendre que l'Église catho­lique n'a probablement pas été parfaitement juste envers lui. Nous allons donc ici faire rapidement ce que le saint-père demande c'est-à-dire *consulter l'histoire, les confessions de foi, les conciles,* et aussi les déclarations des papes chaque fois qu'elles sont couvertes par l'infaillibilité. Nous n'aurons pas besoin d'avoir recours à de profondes recher­ches historiques, car il nous suffira de nous appuyer sur quelques points d'histoire bien connus et qui n'ont été contestés par personne. Notre conclusion, d'ailleurs tout à fait classique, *sera que l'Église a agi vis-à-vis de Luther avec la plus extrême modération.* Contre Luther, le pape Léon X n'a fait que le minimum strictement requis par sa fonction. 130:280 #### I -- Luther n'a été condamné que pour des erreurs doctrinales graves ####### L'affaire des indulgences Luther commença à faire parler de lui à l'occasion des indulgences. On se souvient que Léon X, ayant besoin d'argent pour construire la Basilique de Saint-Pierre à Rome, accorda une indulgence à ceux qui, selon leurs moyens, contribueraient à l'édification. Cela donna lieu à diverses incompréhensions qui firent dire à beaucoup que l'Église vendait les indulgences et que les riches achetaient leur salut éternel. Il faut reconnaître que les prédicateurs n'exposaient pas toujours la doctrine des indulgences avec une parfaite clarté. Même Rome uti­lisait fréquemment l'expression ambiguë « indulgentia a culpa et a poena » qui laissait croire à ceux qui ne sont pas ferrés en théologie que l'indulgence remettait la « coulpe ». Parmi les protestataires se trouva Luther. Or, son attitude dans cette affaire ne lui valut pas le moindre ennui, du moins de la part de Rome. Au contraire, le pape Léon X reconnut implicitement le bien-fondé de certaines critiques en précisant la doctrine des indulgences dans la bulle *Cum postquam* de 1518. Le pape y rappelait qu'il faut *distinguer soigneusement la coulpe et la peine.* La coulpe, c'est-à-dire l'état de péché, ne peut être effacée que par l'absolution donnée par un prêtre validement ordonné à la suite d'*une confession* des péchés et à la condition formelle que cette absolution soit suivie d'une *contrition*, au moins imparfaite, et du *ferme propos* de ne plus retomber dans les mêmes péchés. La peine due au péché peut, par contre, être remise à la suite d'une indulgence accordée par l'Église mais bien évidemment *sous la condi­tion que la coulpe ait été préalablement effacée par le sacrement de pénitence.* Il était donc inexact de dire que l'on pouvait acheter son salut. Certes, il ne manque pas d'âmes vertueuses qui voudraient que l'Église se tienne à l'écart des questions d'argent. L'Église, malheureu­sement, doit vivre et je ne connais aucun prêtre, de quelque bord qu'il soit, qui ait renoncé aux quêtes. 131:280 Le pape Léon X ne faisait pas construire Saint-Pierre de Rome pour lui mais pour toute la chrétienté. Il était donc normal que toute la chrétienté participe à cette construction et le seul moyen possible était la quête. Devait-on demander aux chrétiens d'envoyer de l'argent sans espé­rer d'autre récompense que celle que Dieu voudrait bien leur accorder ? C'eût été assurément plus parfait mais probablement moins efficace. Le pape disposant des mérites de Jésus-Christ et des saints, il ne me choque pas qu'il accorde une remise de peine à ceux qui font une bonne œuvre. N'accorde-t-on pas dans les prisons des remises de peine aux détenus qui se conduisent bien ? Mais nous sortons du sujet. Ce qui nous intéresse ici est que la position que prit Luther dans l'affaire des indulgences ne lui valut pas le moindre ennui. ####### Les mœurs de Luther Certes, les mœurs du clergé étaient déplorables à cette époque et une réforme s'imposait. On est tout de même surpris, étant donné les mœurs de Luther lui-même, de voir la Commission mixte catholique­luthérienne, en faire *un apôtre de la pénitence* dont l'appel nous atteint encore. (D.C. du 3 juillet 1983, p. 694, § 6.) Il est dommage que ce « témoin de Jésus-Christ », comme l'appelle la Commission, ait dédai­gné de donner l'exemple ! ####### Les condamnations doctrinales de Luther Luther ayant conclu que la concupiscence est invincible, il chercha à justifier sa conduite en modifiant la doctrine. Saint Paul avait écrit dans l'Épître aux Romains que « le juste vivra par la foi ». Luther en conclut que l'homme est justifié *par la foi seule.* Depuis le péché originel, pensait-il, l'homme est comme un arbre mort ; il ne peut vouloir et faire que le mal. Mais la grâce du Christ est là et l'on est justifié si l'on a pleine confiance dans l'œuvre rédemptrice de Jésus d'où la formule que l'on trouve dans une lettre qu'il adressa à Melanchthon : 132:280 « Pèche hardiment mais crois plus hardiment encore. » Luther fit tout pour répandre cette nouvelle et monstrueuse doc­trine. Le 31 octobre 1517, il fit notamment afficher à l'église du château de Wittenberg un résumé de sa doctrine condensée dans 95 thèses. Certaines étaient consacrées aux indulgences dont il n'attaquait pas le principe mais seulement les abus. Les autres thèses, par contre, étaient relatives à la doctrine de la justification et à l'autorité du pape que, par une conséquence logique, il contestait. La nouvelle doctrine eut un retentissement considérable auquel Luther ne s'attendait pas. On peut penser que ce succès était dû à cette conséquence logique et alléchante que l'on pouvait désormais sans aucun inconvénient se livrer sans retenue à toutes ses passions. *C'étaient donc les fondements de toute la morale qui étaient en jeu ainsi que l'autorité doctrinale de l'Église.* Léon X procéda avec une extrême modération. Loin de condamner toutes les œuvres de Luther (la condamnation « *opera omnia *» est fré­quente dans l'Église), il fit examiner à fond tous ses écrits en deman­dant que l'on *distingue soigneusement l'ivraie et le bon grain.* Les cardinaux et les théologiens désignés par le pape énumérèrent alors 41 propositions tirées des écrits de Luther et jugées par eux contrai­res à la vraie doctrine. Le pape Léon X les condamna ensuite dans la bulle *Exsurge Domini* du 15 juin 1520. Il faut savoir que cette condamnation a été portée *dans les formes qui engagent l'infaillibilité pontificale.* Les quatre conditions nécessaires et suffisantes pour qu'il y ait infaillibilité étaient en effet satisfaites : 1° -- Léon X a condamné en tant que pape dans l'exercice de ses fonctions de pape. 2° -- Il s'agissait de la foi et des fondements de la morale. 3° -- Léon X avait bien « défini » c'est-à-dire énoncé de manière dépourvue de toute ambiguïté les erreurs qu'il condamnait. 4° -- Enfin était satisfaite cette condition de l'infaillibilité que l'on oublie presque toujours qui était *l'obligation faite à tous les chrétiens d'accepter cette condamnation.* Le pape, en effet, sommait Luther de rétracter les 41 propositions énoncées dans la bulle dans les soixante jours sous peine d'excommunication. Or, il est bien évident que cette obligation s'étendait à tous ceux qui auraient tenté de soutenir les doctrines condamnées. 133:280 Luther, comme le firent les jansénistes, aurait pu essayer de biaiser. Il aurait pu dire comme eux qu'il reconnaissait que les thèses condam­nées par Léon X étaient fausses mais qu'on l'avait mal compris. Il fut plus franc. Loin de se rétracter, il brûla publiquement le document romain sur la place de Wittenberg en déclarant *qu'il s'agissait de la bulle de l'Antéchrist !* Il montrait ainsi clairement qu'il récusait l'autorité du pape et rejetait des points de doctrine infailliblement définis. Dans ces conditions, Léon X, à moins de forfaiture, ne pouvait faire moins que ce qu'il a fait. L'attitude de l'Église dans cette affaire fut *exemplaire* et on ne voit pas du tout quels furent les torts dont on l'accuse aujourd'hui. Mais examinons maintenant les propositions de Luther condamnées par Léon X. ####### Les erreurs de Luther sur l'autorité du pape et de l'Église Ce sont les propositions 25 à 28 de la bulle « Exsurge Domini ». Louis Salleron les ayant citées textuellement dans l'article placé en tête de ce Bulletin, il est inutile que je les reproduise à nouveau. Comme on peut le voir, Luther niait que le Pontife romain, successeur de Pierre, soit le vicaire du Christ, qu'il ait le pouvoir de remettre les péchés, que l'Église et lui puissent établir des articles de foi et des lois sur les mœurs, etc. C'était donc *toute l'autorité de l'Église que Luther mettait en cause,* c'était le principe du *libre examen* posé dans toute sa force. Il était donc du *devoir* du pape de relever pareil défi porté à l'autorité de l'Église. ####### La morale et la justification selon Luther Il niait l'efficacité de tous les sacrements : 1 -- « C'est une opinion hérétique, mais fréquente, que les sacrements de la loi nouvelle donnent la grâce de la justification à ceux qui n'y mettent pas obstacle. » Il déclarait que c'est « *la contrition qui fait l'hypocrite, bien plus qui fait le pécheur *» (Prop. 6). Il niait la nécessité de la contrition : 11 -- « ...aie confiance, si tu obtiens l'absolution du prêtre, et crois fermement que tu es absous *et tu le seras vraiment quelle que soit ta contrition *»*.* 134:280 14 -- « Nul ne doit répondre au prêtre qui lui demande s'il a la contrition et aucun prêtre ne doit poser cette question. » Et que dire de ces trois propositions : 31 -- « En toute bonne œuvre, le juste pèche. » 32 -- « Une bonne œuvre parfaitement accomplie est un péché véniel. » 36 -- « Le libre arbitre, après le péché, n'est autre chose qu'un titre ; et, quand il fait ce qui est en son pou­voir, il pèche mortellement. » Il est clair qu'une telle doctrine est non seulement la négation de toute morale mais l'invitation à suivre aveuglément ses passions. ####### La diète de Worms Charles Quint, catholique sincère, voulut faire exécuter la bulle pon­tificale. Mais les princes qui étaient favorables au réformateur deman­dèrent que celui-ci ne fût pas condamné avant d'avoir été entendu. Il convoqua donc Luther à Worms devant une Diète devant laquelle celui-ci était appelé à se justifier (1521). Mais Luther s'opiniâtra dans ses erreurs ; il déclara rejeter l'infail­libilité du pape et des conciles et il posa à nouveau dans toute sa force le principe du libre examen. La Diète publia alors un édit qui mettait Luther au banc de l'Empire et ordonnait de brûler ses écrits. Après la condamnation papale, cette sentence aurait probablement valu à Luther le bûcher si les princes qui lui étaient favorables ne l'avaient fait enle­ver et transporter au château de la Wartebourg. ####### Conclusion De tout ceci, il résulte avec évidence : 1°) Que les thèses de Luther dont certaines sapaient toute morale étaient indéfendables, même au regard du simple bon sens. 2°) Qu'après un examen minutieux, elles ont été condamnées par Léon X *dans les formes qui entraînent l'infaillibilité.* 135:280 3°) Que sommé de rétracter ses erreurs, Luther a par deux fois refusé de le faire : -- Une première fois après la sommation de Léon X en 1520. -- Une seconde fois après la sentence de Worms l'année suivante. Luther a donc montré *l'opiniâtreté dans l'erreur qui caractérise l'hé­résie.* C'est là un fait historique que nul n'a jamais contesté. L'Église ne pourrait donc sans forfaiture revenir sur la condamnation qu'elle a régulièrement et justement portée. ####### Les conciles de Trente et de Vatican I J'ajoute que les points de doctrine niés par Luther sont d'une telle importance que l'Église a cru nécessaire d'y revenir par deux fois de manière solennelle. 1°) -- Vingt-sept ans après la condamnation de 1520, le *concile de Trente* reprenait la question de la justification et, dans un décret assez long terminé par 33 canons, il opposait à la doctrine de Luther la véri­table doctrine catholique sur la question. Ces 33 canons, extrêmement précis, comportaient tous la mention de l'anathème et fixaient donc *infailliblement* (et donc *définitivement*) la doctrine de l'Église sur cette question capitale. C'est, en effet, de la manière dont on peut pratiquer les commandements de Dieu, condition du salut, qu'il s'agissait. Les conséquences de la doctrine laxiste de Luther furent immenses et se font encore sentir aujourd'hui. Cela mériterait de longs dévelop­pements. Je dirai seulement ici que depuis Vatican II, l'Église laisse se répandre chez les catholiques une doctrine du salut formellement condamnée par le concile de Trente, doctrine dérivée de Luther et de Teilhard de Chardin et qui est responsable du laxisme moral actuel. 2°) -- A la doctrine du libre examen de Luther, l'Église a opposé infailliblement la doctrine catholique sur *la foi* et *l'infaillibilité pontifi­cale* lors du premier concile du Vatican en 1870. La question de Luther est donc réglée, *infailliblement réglée,* et on ne peut être que surpris que « l'Église conciliaire », selon l'expression désormais classique de feu le cardinal Benelli, veuille la reprendre. 136:280 #### II -- L'œcuménisme conciliaire On peut penser que tout ce tapage fait à l'occasion du 500^e^ anni­versaire de la naissance de Luther part d'un bon sentiment : *il faut rétablir à tout prix l'unité des chrétiens* et pour cela leur montrer qu'on les aime en dépit de leur schisme. Il resterait à savoir cependant si la méthode adoptée actuellement est bien la bonne. L'œcuménisme d'aujourd'hui est ambigu. « L'Église conciliaire », en effet, donne l'impression qu'elle cherche un *compromis doctrinal* avec les protestants en oubliant qu'il ne saurait y avoir d'unité véritable que dans la vérité. Or, il n'y a aucun compromis possible sur la doctrine ; la foi, en effet, ne se divise pas et il n'y aura unité que lorsque les pro­testants auront accepté *toute* la doctrine catholique telle qu'elle a été infailliblement définie par les papes et les conciles depuis celui de Nicée en 325 jusqu'à nos jours. Comment se défendre de l'impression que l'Église actuelle cherche un compromis avec les protestants lorsqu'on voit que l'on a composé un nouvel Ordo en faisant tout ce qui était théologiquement possible pour atténuer les différences entre la messe catholique et la cène pro­testante, que cette nouvelle messe a été composée en présence de six pasteurs, qu'en 1980, on a envoyé le cardinal Willebrands assister aux cérémonies commémoratives du 450° anniversaire de la confession d'Augs­bourg, etc. Jamais, à ma connaissance, on ne nous a expliqué clairement le but de tout cela. On peut également se demander pourquoi l'on culpabilise à tort l'Église catholique. On ne peut, à ce sujet, qu'être déçu de voir le saint-père lui-même, dans un passage de sa lettre au cardinal Wille­brands, reconnaître « une incompréhension de la part des pasteurs de l'Église catholique » le demande : Quelle incompréhension ? Je ne suppose tout de même pas que le saint-père ait voulu dire que l'Église avait eu tort de condamner Luther ! \[Fin de la reproduction des principaux pas­sages de l'article de Michel Martin publié par le périodique *De Rome et d'ailleurs,* numéro 44 de décembre 1983. -- Ce périodique est édité à l'adresse : BP 177, 78004 Versailles Cedex.\] 137:280 N'ajoutons qu'un mot. La réhabilitation de Luther dans l'Église post-conciliaire n'est pas un phénomène récent. Un seul fait : il y a seize années, le dominicain François Biot écrivait tranquillement dans *Témoignage chrétien* du 25 octobre 1967 : « *Le message de Martin Luther est reconnu par l'Église catholique comme une expression valable de la prédication évangélique, même si certaines formulations lui apparaissent inacceptables. *» J'ignore d'où il tenait cette assurance que le message de Luther était reconnu par l'Église mais je constate qu'à cette époque déjà, il en était sûr. J. M. ============== fin du numéro 280. [^1]:  -- (1). Bernanos commence à sentir le fagot. Le *Livre de poche* n'a publié *La grande peur des bien pensants* qu'avec une post-face de M. Michel Estève qui écrit : « Nombre des idées exprimées dans *La France juive* rapprocheraient paradoxalement, sur certains points importants, Drumont de Karl Marx » (p. 469) ! Quant à M. Bernard-Henri Lévy il écrit : « Bernanos ou la quintessence même de l'anti-sémitisme à la française »*.* (*L'idéologie française,* p. 107.) [^2]:  -- (2). Je donne les deux prénoms pour éviter les méprises. Les Dreyfus sont si nombreux. Sans parler du capitaine (qui ne connaît pas encore la notoriété) il ne faut pas confondre Camille-Ferdinand Dreyfus, jour­naliste, conseiller municipal, protégé de jules Grévy, ancien chef de cabinet de Daniel Wilson (secrétaire d'État aux travaux publics dans le premier ministère Ferry), franc-maçon, député radical en octobre 85 et Ferdinand Dreyfus, avocat, protégé de Gambetta, député puis séna­teur de 1880 à 1915. On s'y perd. [^3]:  -- (3). Bernard Lavergne (1815-1903). Médecin. Connaît Jules Grévy en 1849, sur les gradins supérieurs (la Montagne) de l'Assemblée légis­lative. Lui fait signer à cette époque le billet suivant : « *Je soussigné Jules Grévy m'engage à inviter Bernard Lavergne à chasser dans les tirés de Rambouillet, si je suis nommé un jour président de la Répu­blique. *» Il attendra 30 ans. Député du Tarn, républicain jusqu'au fanatisme (il vote les lois laïques et l'expulsion des Princes). Familier de Grévy, il a ses petites et grandes entrées à l'Élysée. Publié avec le concours du Centre national de la recherche scientifique -- Librairie Fischbacher -- son journal sur *Les deux présidences de Jules Grévy* est un document de premier ordre et de première main. [^4]:  -- (4). Henri Didier. Sénateur inamovible. Ancien journaliste et avocat. Connut également Grévy sur les bancs de la Législative, qui suivit la Constituante de 1848. [^5]:  -- (5). Maurice Rouvier. Député des Bouches du Rhône. F**.·.** M**.·.** *La Réforme.* Ministre du Commerce sous Ferry. Président du Conseil. Compromis dans le scandale de Panama, ministre du Commerce sous Combes. Nous n'avons pas fini de le rencontrer. [^6]:  -- (6). Charles Hérisson. Député de Paris. Ancien préfet de la Seine et président du conseil municipal. Très opposé à Wilson. Ministre du Commerce démissionnaire. Écœuré par l'affairisme et malhabile. [^7]:  -- (7). Fourneret. Neveu de Grévy. Attaché à son cabinet. [^8]:  -- (8). Les pouvoirs de Jules Grévy arrivent à expiration le 30 janvier 1886. Mais l'élection de son successeur -- ou sa réélection -- doit avoir lieu un mois avant, donc dans le courant de décembre 1885. [^9]:  -- (9). Waddington (4 février-28 décembre 1879). Freycinet (28 dé­cembre 1879-23 septembre 1880). Premier cabinet Ferry (23 septembre 1880-14 novembre 1881). Gambetta (14 décembre 1881-30 janvier 1882). Deuxième cabinet Freycinet (30 janvier-7 août 1882). Durclerc (7 août 1882-29 janvier 1883). Fallières (29 janvier-21 février 1883). Deuxième cabinet Ferry (21 février 83...) [^10]:  -- (10). « A 2 h 30, Turard nous apporte, à la Chambre, la liste du nouveau cabinet. L'effet est le même sur tous les députés : surprise, sentiment d'un *fiasco* complet, ébahissement d'y voir Rouvier. On dit que la femme du ministre de la marine (Gougeard) est sortie d'une maison de prostitution. Pelletan arrive au Sénat. Il dit : « Regretta­ble ! » Peyrat dit : « Lamentable ». ... Les Cultes sont enlevés au ministre de l'Intérieur (Waldeck-Rousseau) pour être donnés à Paul Bert. Cette mesure impressionne vivement. Elle ressemble à un défi. Les hommes politiques ne doivent pas en faire. Quand Gambetta lit la déclaration, la Chambre est froide, les applaudissements sont maigres... Grévy dit : « *Maintenant il faut laisser faire. *» Lavergne, *op. cit.,* pp. 56/57. [^11]:  -- (11). Voir *Jules l'imposteur.* [^12]:  -- (12). Émile Flourens. Avocat. Président de section au Conseil d'État. De 1879 à 1885 : directeur des Cultes. Membre d'une importante com­mission d'enquête sur les spéculations en Tunisie, on le surnomme *le Blanchisseur.* [^13]:  -- (13). Une souscription fut décidée pour venir en aide aux victimes du choléra. La part du président de la République était fixée à 6.000 F. Selon l'amiral Peyron, ministre de la Marine et des Colonies, Grévy refusa de payer. [^14]:  -- (14). Legay, directeur des Affaires départementales et commerciales. [^15]:  -- (15). Charles Lalou. Directeur des Mines de Bruay. Propriétaire du journal *La France.* [^16]:  -- (16). Emmanuel Arène. Protégé de Gambetta. Journaliste (*Siècle, République française*). Député de Corse. Daudet le décrit ainsi : « Arène, sans aucun lien de parenté avec Paul ni Jules Arène, passait de longue date pour un écumeur de presse et d'assemblée. Il était com­promis dans le Panama. Il paraît qu'il avait des qualités de clan et servait bien ceux qui le payaient mais son aspect n'induisait certes pas à la confiance. Chaque fois qu'il sortait du cabinet de Calmette, je faisais à celui-ci, en désignant la porte : « Brr... » et il me répondait gentiment : « Mais non, vous vous trompez, je vous assure, c'est un brave garçon, très dévoué à ses amis. » Ceux-ci s'appelaient Reinach, Étienne, Thomson et aussi, je suppose, Cartouche et Mandrin. Une fois dans la place, Arène travailla tant et si bien, que le *Figaro,* autre­fois patriote, devint un des principaux organes du dreyfusisme. » Dru­mont affirmait que « cet Emmanuel Arène, qui se fait passer volontiers pour un descendant d'Arène, est le fils d'un quincailles juif de Mar­seille, qui vint s'établir à Ajaccio ». [^17]:  -- (17). « Arène, Étienne, Waldeck, tous compagnons de plaisir, mêlant leurs maîtresses. » Lavergne p. 238. [^18]:  -- (18). Deux notes intéressantes dans Lavergne : « Marie (journaliste au *Télégraphe*) me raconte qu'à l'occasion des conventions (avec les Chemins de fer) Ferry aurait reçu deux millions ; Raynal (David Raynal, ministre des Travaux publics, commerçant israélite de Bordeaux, député, F**.·.** M**.·.**, loge l'*Anglaise* n*° *204) un million, Rouvier (député des Bouches du Rhône, ministre du commerce, F**.·.** M**.·.**, loge la *Réforme*) 600000 francs. « Je tiens le fait d'une personne en laquelle j'ai confiance autant qu'en vous. » « *Le Myre de Vilers* (gouverneur de la Cochinchine) : Prenez garde, le dégoût monte ! Ce ministère et cette majorité révoltent l'opinion. A l'heure qu'il est le pointage de votre Chambre est fait. Il y a cent députés à acheter. Il faut quarante millions. Les d'Orléans les trouvent trop chers. -- *Lavergne :* Croyez-vous vraiment à cette vénalité ? -- *Le Myre :* Absolument ! Voyez donc : il y a autour de Ferry -- vous le savez aussi bien que moi -- des mangeurs qui touchent des pots-de-vin et qui perdraient leur situation si le ministère s'en allait. » (p. 251). [^19]:  -- (19). E. Beau de Loménie : *Les responsabilités des dynasties bour­geoises* (II) p. 98. [^20]:  -- (20). Gaston Calmette. *Almanach du Figaro* (1912-1913). Calmette n'avait rien d'un pamphlétaire. C'était un libéral. Une sorte de Jean d'Ormesson du temps. Il fut assassiné le 13 mars 1914 par Mme Henriette Caillaux, la seconde femme de l'ancien premier ministre et toujours ministre des Finances du cabinet Doumergue. Calmette accusait Caillaux de cumuler ses fonctions publiques de ministre des Finances avec celle de président du conseil d'administration d'une banque étrangère (juive allemande) ; d'avoir facilité à ses amis un coup de bourse sur la rente ; d'avoir commis une forfaiture en suspendant l'action de la justice au bénéfice de l'escroc Rochette pour pouvoir liquider tranquillement les biens des congrégations (Document Fabre) ; d'avoir négocié secrètement avec l'Allemagne, en 1911, lors de l'affaire d'Agadir, par dessus la tête de M. de Selves, le ministre des Affaires étrangères (Document Vert). Pour montrer à ses lecteurs quel homme était ce Joseph Caillaux, grand bourgeois radical, fils d'un ministre de Mac Mahon, ministre lui-même à 36 ans dans le cabinet Waldeck-Rousseau, financier de valeur mais fat, insolent, comédien, autocrate redouté et redoutable, Calmette publia un passage politique d'une lettre intime écrite par « Jo » Caillaux à sa première femme -- qu'il avait quittée pour épouser Henriette Claretie. Dans ce passage, Caillaux, plus coq vaniteux et cynique que jamais, se vantait d' « avoir écrasé l'impôt sur le revenu en ayant l'air de le défendre ». Devant le scandale, Caillaux fit front. Il essaya d'arrêter la campagne en inter­venant auprès du président de la République, Raymond Poincaré. Mme Caillaux, elle, fut plus expéditive. Elle redoutait moins la publication du Document Fabre et du Document Vert que celle de certaines lettres d'amour, très chaudes et vives, signées « *Ton Jo *». Caillaux les lui avait écrites alors qu'elle n'était encore que sa maîtresse. Mais la légitime de l'époque les lui avait subtilisées. Henriette Caillaux s'en fut donc chez l'armurier Gastine-Renette. Elle fit l'acquisition d'un browning à six coups. « Avec ça, vous allez faire un carton », dit le vendeur. -- « Soit », dit-elle. Elle s'en fut au *Figaro,* fit passer sa carte et Calmette la reçut. Alors elle sortit le revolver de son manchon et tira cinq coups. La cinquième balle atteignit Calmette, qui mourut quelques heures plus tard. Le 28 juillet, à la question « *Mme Caillaux est-elle coupable d'avoir, le 16 mars, à Paris, commis un homicide volontaire sur la personne de Gaston Calmette *», le jury répondit « *Non *», sur son honneur, sa conscience, devant Dieu et devant les hommes, tandis que la foule criait « Vive la France ! A bas Caillaux ! A bas les traîtres ! » Caillaux n'était pas F**.·.** M**.·.**, mais il était un compagnon de route qui fit des conférences en loge, notamment à la Loge *Francisco Ferrer*. Le cabinet Doumergue auquel il appartenait ne comp­tait pas moins de sept frères dont Gaston Doumergue lui-même, loge l'*Écho du Grand Orient,* le ministre de la Justice (tiens, tiens) : Jean-Baptiste Bienvenu-Martin : loge *La Clémente* *Amitié ;* le ministre de l'Intérieur (retiens, tiens) : René Renault, loges l'*Avant-Garde Maçonni­que* et *la Justice,* membre du Conseil de l'Ordre du Grand Orient ; le ministre de la Marine, Ernest Monis, loge *Les Frères Sincères Amis de l'Union* (c'est le T**.·.** C**.·.** F**.·.** Monis, alors président du Conseil, qui, à la demande pressante de Caillaux, avait obtenu de M. Fabre, procureur général, le renvoi de l'affaire Rochette). Joseph Caillaux fut condamné le 24 avril 1920 à 3 ans de prison, 5 ans d'interdiction de séjour, 10 ans de privation de ses droits politiques. Parmi les attendus qui motivent sa condamnation, on trouvait celui-ci : « *Attendu que par ses nombreux contacts avec des agents de l'ennemi, les propos qu'il leur a tenus où, dans une pensée coupable d'ambition, il leur a fait les confidences les plus graves sur la situation politique de la France, Caillaux a fourni à l'ennemi des instructions dont l'Allemagne pouvait tirer le plus grand avantage, notamment pour diriger les efforts de la propagande défaitiste dans notre pays... *» Caillaux fut amnistié en 1924. Élu sénateur radical-socialiste de la Sarthe, il devenait ministre des Finances dans le cabinet de Paul Painlevé qui comptait dix F**.·.** M**.·.** (Aristide Briand, Chaumet, André Hesse, Antoine Durafour, Louis Antériou, Jammy Schmidt, Benazet, Levasseur et à la Justice Théodore Steeg, *Grande Loge,* tandis qu'à l'Intérieur, se trouvait Abraham Schrameck, loge : *la Justice*). [^21]:  -- (21). *Le Temps* fut fondé en avril 1861 par un ancien séminariste protestant passé à l'athéisme, l'alsacien Auguste Nefftzer. En mai il commençait une campagne contre les congrégations dont il dénonçait l'immoralité. S'adressant aux parents, Nefftzer leur demandait « s'ils avaient le droit de confier leurs enfants à de tels maîtres ». « Le célibat fait des Frères des éducateurs impossibles. » « Les parents doi­vent faire déserter les écoles tenues par des religieux. » Nefftzer et ses collaborateurs -- Schérer, Brisson, Ferry -- se servent des divers événements de l'actualité pour frapper dans la même direction. Le cours de Renan est suspendu. Nefftzer proteste : « Il y a des chrétiens et en fort grand nombre qui n'admettent pas la divinité surnaturelle de Jésus. » Dès 1862, sous la plume d'Adrien Hebrard, on lit : « Il faudrait préparer la séparation absolue de l'Église et de l'État. » En 64 Nefftzer attaque les processions et dénonce les fonc­tionnaires qui y participent. Henri Brisson réclame le mariage des prêtres. Il exprime l'espoir que la génération nouvelle « désabusée des superstitions religieuses et politiques sentira profondément que l'homme est la cause volontaire de son propre progrès » et qu' « elle deman­dera son affranchissement à l'initiative personnelle et non point aux divinités lointaines vers qui s'élève l'encens des autels ». 1865. Article de Brisson contre les libéraux qui veulent conserver l'idée de Dieu comme base de la morale sociale. « Ce que nous soutenons c'est la séparation de la morale et de la religion » etc. Au début de sa carrière de journaliste Nefftzer avait subi l'influence de Proudhon lequel écrivait : « Le christianisme doit être en ce moment poursuivi jusqu'à extinction ; ce qui ne m'empêche pas de mettre sur mon dra­peau : TOLÉRANCE » (Lettre à Marc Dufraisse -- 15 octobre 1851 -- citée par Eugène Tavernier : *50 ans de politique,* Éd. Spes). [^22]:  -- (1). Voir à ce sujet dans *Rivarol* du 24 avril 1980 un des rares articles signé de ses initiales. [^23]:  -- (2). Voir la page d'hommages publiée par PRÉSENT du 17 novembre 1983. [^24]:  -- (3). Ibid. [^25]:  -- (1). Henri SERVIEN : *Petite histoire des guerres de Vendée,* aux Éditions de Chiré, à Chiré en Montreuil, 86190 Vouillé. -- Le présent texte de Michel de Saint Pierre, à quelques détails près, sert de préface à cet ouvrage. [^26]:  -- (1). *Apocalypse et révolution au Mexique,* Gallimard-Julliard•-1974. [^27]:  -- (2). ANTONIO RIUS FACIUS*, Mejico cristero,* Éd. Patria, Mexico 1966, p. 259. [^28]:  -- (3). ESUBAN CHAVEZ CISNEROS, *Quitupan,* qui cite un témoin oculaire (p. 64). [^29]:  -- (4). *El clamor de la sangre,* Éd. Jus, Mexico 1967, p. 34. [^30]:  -- (5). Témoignage de Pedro Vasquez Cisneros dans *Clamor, op. cit,* pp. 138-141. [^31]:  -- (6). *La Christiade,* Payot 1975, pp. 196-170. 80 [^32]:  -- (7). *Op. cit.,* p. 170. [^33]:  -- (9). *Apocalypse et révolution au Mexique, op. cit.,* pp. 73-74. [^34]:  -- (10). *Los Cristeros,* ouvrage paru à Mexico en 1942*.* [^35]:  -- (11). Liga Nacional Defensora de la Libertad Religiosa. [^36]:  -- (12). Luis Bustos, lettre de septembre 1927 aux dirigeants de la Ligue à Mexico. [^37]:  -- (13). « Nouveau message au monde civilisé » du 13 février 1929, BLANCO GIL, CLAMOR, op. cit., p. 74. [^38]:  -- (14). Carranza, Obregon, Calles : généraux, présidents du Mexique, champions de la persécution anticatholique. [^39]:  -- (15). *Clamor, op. cit.,* pp. 172 et 238 [^40]:  -- (1). Bien sûr, le Président a énoncé le même avis, ça aide ! [^41]:  -- (1). Harris et Sédouy, *Voyage à l'intérieur du Parti communiste,* Éditions du Seuil, Paris 1975, pp. 422 à 430.