# 281-03-84 2:281 ## Le catéchisme ### Communiqué de DMM En octobre 1969*,* Jean Madiran a réédité le *Catéchisme du concile de Trente.* Dans une indifférence assez générale pour être remarquable, il imposait cette très lourde charge au budget d'ITINÉRAIRES (un numéro de revue de 584 pages, cela ne court pas les rues) afin de rendre disponible « un livre où trouver en toute certitude la vérité catholique ». Début 1983*,* presque quatorze années plus tard, le cardinal Ratzinger vint enseigner à Lyon et à Paris la même chose exactement, parfois dans les mêmes termes, que ce que Jean Madiran avait dit et redit un nombre de fois considérable au sujet du catéchisme et particulièrement du catéchisme du concile de Trente. Il s'ensuivit un certain tumulte. On répercuta plus ou moins, ici ou là, ce qu'a­vait enseigné le cardinal Ratzinger. On parla plus ou moins, ici ou là, du catéchisme du concile de Trente, mais le silence fut quasiment absolu sur un point. Quelqu'un avait dit en France, et maintenu contre vents et marées, parfois contre les voisins les plus proches, que le catéchisme du concile de Trente était l'unique catéchisme romain. Et quelqu'un, non content de dire, d'expliquer et d'argumenter, avait procuré le dit catéchisme à ceux qui en avaient besoin. Aucune voix d'audience nationale n'a relevé la chose. Nous savons ou nous devinons trop facilement les motifs des uns et des autres, mais il est affligeant de constater que la communauté catholique française, qu'elle se réclame de la « tradition » ou de la « fidélité à Rome », en est arrivée à un état aussi avancé de dislocation -- pour ne pas dire davantage. Cela dit, nous remercions Jean Madiran de nous avoir mis le catéchisme du concile de Tren­te entre les mains et d'avoir confié à DMM le reprint de ce numéro d'ITINÉRAIRES qu'il est tout à son honneur d'avoir réalisé il y aura bien­tôt quinze ans. Le reprint de ce numéro d'ITINÉRAIRES -- c'est-à-dire du *Catéchisme du concile de Trente* -- effectué en 1978 par DMM est aujourd'hui épuisé. 3:281 Il n'est pas possible que ce catéchisme fasse défaut plusieurs mois. Aussi, sans attendre, nous avons entrepris de le rééditer. C'est un investis­sement d'une certaine importance -- qui échoit en même temps que l'achèvement de notre réédi­tion de « L'année liturgique » de Dom Guéranger, abrégée et mise à jour par les moines du monas­tère Sainte-Madeleine du Barroux. Nous ouvrons donc une souscription, au prix maintenu sans changement depuis plus de deux ans, de 120 F l'exemplaire cartonné -- 210 francs les deux exemplaires -- 500 F les cinq exemplaires. -- Conditions valables jusqu'au 15 mars 1984. DMM : *Dominique Martin Mo­rin,* éditeurs à Bouère, 53290 Grez. -- Téléphone : (43) 70.61.78 -- Chèques postaux : Nantes 375.578 W. 4:281 Il existe une adaptation du Catéchisme du concile de Trente *à l'usage des enfants :* c'est le CATÉCHISME DE SAINT PIE X. La revue ITINÉRAIRES en avait également fait, dès 1967 (réédition en 1970) une édition complète, c'est-à-dire comprenant en un seul vo­lume de 400 pages les cinq volumes suivants : -- Premières notions. -- Petit catéchisme. -- Grand catéchisme. -- Instruction sur les fêtes. -- Petite histoire de la religion. Ce volume de 400 pages, épuisé dans ses éditions d'ITINÉRAIRES, a fait lui aussi l'objet d'un « reprint » chez DMM, qui a publié en outre une édition séparée (et illustrée) du *Petit catéchisme* de saint Pie X. 5:281 ## CHRONIQUES 6:281 ### Réflexions sur le chômage par Louis Salleron EN TANT QUE PHÉNOMÈNE économico-social le chômage est un phénomène récent. Certes le mot est ancien, mais tant comme verbe que comme substantif, il signifie une réalité sociologique transitoire. Il y a des jours chômés, des fêtes chômées, mais non pas du chômage. La connotation est religieuse. L'état de chômeur n'existe pas. Les économistes du XIX^e^ siècle connaissent les *crises.* Ils ne connaissent pas le *chômage.* Nous n'en voulons pour preuve que le célèbre Dictionnaire de l'Économie politique de Guillaumin qui ne comporte pas le mot en 1864 (3^e^ édition). Pas davantage de chômage dans le Vocabulaire d'économie politique de Neymarck en 1898. 7:281 De même, au Littré de 1873, nous voyons que le *chôma­ge* est : 1) l'action de chômer ; la suspension des travaux lors d'une fête chômée, c'est-à-dire « pendant laquelle les travaux mercenaires et les ventes publiques sont interrom­pus... » (Hist. XVI^e^ siècle). *Chômer,* c'est 1) « ne pas tra­vailler parce qu'on solennise une fête... 2) ne pas travailler par manque d'ouvrage... » (Hist. XIII^e^ siècle). Quant à *l'emploi,* c'est... « 3) occupation, 4) fonction, place ». En fait, si le chômage et l'emploi n'ont pas la signifi­cation actuelle, c'est tout bonnement parce que la concen­tration industrielle ne leur a pas encore donné la consis­tance qu'ils connaissent de nos jours. C'est au XX^e^ siècle seulement qu'on les voit avec Keynes apparaître tels que nous les connaissons. Publiée en 1936, sa « Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie » est traduite en français en 1939 et publiée en 1942. Elle est l'ouvrage de base de la « révolution keynésienne ». Sa célèbre équation I = S (Investment = Saving, l'investissement est égal à l'épargne) devient un dogme pour longtemps. Comme tous les dogmes idéologiques, celui-ci ne durera qu'un temps. Il est reçu en France au moment que l'Angleterre l'aban­donne. Aujourd'hui il n'a plus de sens nulle part, même s'il a servi de point de départ à d'autres théories. C'est ainsi qu'on en déduit le caractère productiviste de l'inflation. « L'accroissement du flux monétaire est une avance temporaire sur l'augmentation du flux réel des biens et des services ; elle permet à l'économie de passer du sous-emploi au plein emploi des facteurs de production. Cette inflation productive, ou pseudo-inflation, s'oppose à l'inflation « pure » qui apparaît quand le plein emploi est réalisé, c'est-à-dire quand l'offre des facteurs de production possède une élasticité nulle. » (*Économie politique*, T. II, par Raymond Barre, coll. Thémis, PUF, 1956, p. 318.) Mais peut-il y avoir élasticité nulle ? N'entrons pas ici dans des dissertations savantes où nous nous noierions vite. La question, en réalité, est sim­ple, peut-il y avoir une inflation limitée permanente ? La « monnaie fondante » dont avait rêvé Daladier peut-elle durer toujours ? 8:281 Le XX^e^ siècle pose ces questions sans y répondre. Ce n'est pas que le lien entre l'inflation et l'emploi soit ina­perçu, mais le plein emploi sans inflation demeure un rêve. La relance de l'investissement et donc de l'emploi fait partie de l'arsenal des mesures dirigistes, mais elle implique, en­semble ou successivement, inflation, dévaluation, endette­ment. L'abandon de l'étalon-or, qui devrait faciliter les choses en laissant libre cours à l'intervention de l'État, demeure sans effet. Les postulats de l'économie libérale sont mis en échec. Les États-Unis, dont la reprise depuis un an est fulgurante, ont bien créé quatre millions d'emplois nouveaux mais le taux de chômage n'a baissé que de deux points et demi, passant de 10,7 % à 8,2 %. On est loin du plein emploi, même en tenant compte du chômage limité dans le temps tenant à la rotation des emplois. Bref, si les taux de chômage et d'inflation varient d'un pays à l'autre, on peut se demander si l'un et l'autre ne sont pas devenus des données permanentes de l'économie mo­derne. On retrouverait ainsi, dans une optique nouvelle, l'idée ancienne selon laquelle le chômage provenait d'une mauvaise répartition du travail -- idée fausse évidemment, car le chômage dans le textile ne provient pas du chômage dans les charbonnages, du moins directement. (Car des sec­teurs déterminés de chômage peuvent provoquer du chô­mage dans d'autres secteurs déterminés dont l'activité est déterminée par les premiers.) Reste à savoir si le progrès technique, en assurant la grande relève des hommes par la machine, n'est pas géné­rateur de chômage. C'est une idée qui demeure très répan­due. Le XIX^e^ siècle y a déjà répondu. La machine crée du chômage dans l'usine ; elle crée davantage d'emploi à l'ex­térieur. Car les produits s'échangent contre des produits. Bastiat a illustré cette évidence par des apologues fameux. L'électricité a tué la chandelle, comme l'automobile a tué le fiacre et la calèche, mais l'emploi en a été multiplié. 9:281 D'autre part, les services se multiplient à proportion du développement de la production. L'informa­ique et la bu­reautique ont créé un nombre considérable d'emplois. Finalement c'est la population qui s'accroît par suite du développement du progrès technique. Alfred Sauvy a là-dessus des pages lumineuses. Encore récemment (*Le Monde* du 7 janvier 1984), il écrivait que la France reste « largement *sous-peuplée *»*.* Pourquoi, dit-on « admettre des étrangers dans un pays où l'on compte deux millions de chômeurs » ? Il répond : « Contrairement à une opinion de granit, même en très haut lieu, ce n'est pas le travail qui manque, disons les tâches (...). Le but de l'économie n'est pas le travail, répétons-le, mais la satisfaction des besoins, lesquels sont immenses. Tant que la politique visera à « créer des emplois », elle créera de nouveaux chômeurs. » C'est à terme que la situation s'avère menaçante. Nous l'avons écrit dans un billet de PRÉSENT le 10 septembre 1983. Voici, de 1983 à 2020 -- dans moins d'années qu'il n'y en a depuis la dernière guerre -- voici la projection des chiffres de la population en France, en Algérie et au Ma­roc : > 1983 2020 > > France 55  57 > > Algérie 21  57 > > Maroc 23  56 La politique à suivre pour la défense de la civilisation chrétienne et occidentale se déduit de ces chiffres. Louis Salleron. 10:281 ### J'ai vu l'horreur de l'Éthiopie socialiste *Voyage au pays du socialisme à la Mengistu* par Alain Sanders MON CONTACT s'appelle Tadesse. Il est, ou plutôt il était, étudiant. Du temps du « vieux Lion », Haïlé Sélassié, il appartenait à ces innombrables mouvements étu­diants pro-chinois, marxistes-léninistes, crypto-ceci, para-cela. Lui et ses camarades ont contribué à saper la branche sur laquelle ils étaient assis. Ensuite, les choses ont mal tourné : les militaires les ont envoyés se salir les mains dans la brousse, des « bush places » où les paysans locaux avaient tendance à les tailler en pièces. Ensuite, encore, les militaires leur ont tiré dessus à la 12,7. D'où, pour certains, la clandestinité. Tadesse est un de ces nombreux clandestins d'Addis-Abeba. A la réception de l'hôtel Hilton, j'ai trouvé son mot griffonné sur un papier à en tête de l'*Ethiopia Hotel's Administra­tion :* « Meet me at 8 P.M. Post office ». Je me suis installé au Hilton. Parce que. Et principalement parce qu'il y a une piscine alimentée par une source d'eau chaude. 11:281 Le Post-Office, c'est le G.P.O., le General Post Office, la grande poste située sur la Churchill's, cette longue avenue qui va de la Municipalité à la charmante gare d'Addis-Abeba, cons­truite par les Français. Dans la journée il faut, pour y pénétrer, admettre de se laisser fouiller par un de ces nouveaux redoutables soutiens du régime. Le lendemain de mon arrivée, après avoir essayé d'ingur­giter un hamburger infâme à la cafétéria qui jouxte la poste, j'ai assisté à une curieuse scène : le matraquage systématique, à coups de gourdins, d'un petit bonhomme à cheveux blancs, habillé d'un short et d'une vieille chemise. Cinq gros gaillards l'assomment avec un réel plaisir, sans que cela émeuve outre-mesure les passants. Ils l'entraînent, en sang, le long de la poste, ressortent du côté du parking et le jettent dans une cour entourée de tôles ondulées. Furtivement, un Anglais qui va relever sa P.O. Box consent à m'expliquer que le petit bonhomme à cheveux blancs est une espèce de factotum, figure bien connue des usagers de la poste centrale. -- Mais où l'ont-ils embarqué ? -- Ah, vous ne savez pas ? C'est un kébélé, autrement dit un soviet de quartier. Ils sont tout puissants, ne doivent rendre de comptes à personne. Ils peuvent garder quelqu'un au secret pendant trois jours avant de prendre la décision de le relâcher ou de le livrer à la police. -- Trois jours ? -- Théoriquement. C'est un progrès. Au début, ils pou­vaient garder un type jusqu'à ce qu'il en crève. Les kébélés... Ces comités, tout à la fois craints et haïs par la population, ont mis Addis-Abeba en coupe réglée. Ils ont des numéros. On répète, on chuchote que le kébélé 3 serait plus effrayant que le kébélé 7. Que dans tel kébélé, le « echi naga a été élevé à la hauteur d'une institution. Que dans tel autre on a distribué des allumettes. Et de quoi faire l'ingera. « Echi naga », en amharique, cela veut dire : « D'accord demain » ; c'est-à-dire « jamais ». C'est une expression-clef en Éthiopie. Déjà très utilisée du temps du Roi des Rois. L'ingera, c'est une sorte d'éponge peu ragoûtante, un plat national baptisé « crèpe », et qui sert de pain aux Éthiopiens pour ramener, du fond des plats, une bizarre et très épicée sauce rouge. 12:281 Vers 19 h 30, j'ai quitté le Hilton. Je n'ai pas jugé bon d'utiliser ma VW de location. Chez le loueur de voitures, on voulait absolument me convaincre de prendre une Mercedes 180 SE rouge. Sous prétexte qu'elle avait été utilisée par Gérard de Villiers quand il était venu chercher du matériau pour une aventure de S.A.S. : *L'Or du Négus.* Je passe devant le siège de l'O.U.A. gardé par quelques soldats apathiques. Des Jeeps sur lesquelles sont montées d'im­pressionnantes 12,7 passent en trombe en direction du vieux Guebbi, l'un des tout premiers palais (en bois) de l'Empereur. C'est là que s'élabore la politique du régime. C'est dans les caves du vieux Guebbi, également, que les dignitaires de l'ancien régime ont été affamés, torturés et finalement liquidés. Les habitants d'Addis font un grand détour plutôt que de passer, à pied, dans les parages de cet immense casernement. -- Pour l'heure, je suis les grilles du Palais du Jubilé, dernière prison, dernier séjour du Négus. Girma, un Éthiopien franco­phone réfugié en France depuis 1976, m'assure que Mengistu a lui-même étranglé Haïlé Sélassié lors d'une des séances quo­tidiennes de torture morale destinées à faire avouer au vieil homme le numéro de son compte en banque en Suisse. Mais le vieux est mort sans rien dire. Dans le parc du Palais, quelques oryx faméliques tournent en rond. Au temps de sa splendeur -- et alors que la famine régnait dans les provinces du Sidamo, du Kaffa, de l'Ogaden -- le Négus ne détestait pas se faire photographier avec ses lions auxquels il donnait à manger de gros filets de viande rouge... Peu de monde dans les rues. Le couvre-feu est théorique­ment à minuit. Théoriquement seulement. Près du restaurant encore à la mode, *L'Hacienda,* des étrangers se garent puis s'engouffrent dans le bâtiment qui a de vagues airs de bâtisse mexicaine. J'ai laissé à droite l'hôpital des Adventistes du 7^e^ jour. Plus loin, à gauche, la Place Rouge mille fois aménagée et réaménagée pour permettre à Mengistu de faire ses discours-fleuves du dimanche matin. Elle est surplombée par la masse de l'ancien club italien où l'on pouvait disputer des matchs de tennis sur un court en marbre ! J'arrive devant l'*Ethiopia Hotel.* Devant l'entrée, dans les rues avoisinantes, gravitent quelques dizaines de prostituées. 13:281 Les plus belles sont érythréennes, en exil à Addis en attendant que leur pays, sauvagement laminé par les opérations *Marches Rouges* et autres *Étoiles Rouges,* organisées et encadrées par des Soviétiques, des Cubains, des Allemands de l'Est, soit libéré. Je remonte la Churchill's à droite, passe devant la Banque d'État, étonnante rotonde puissamment gardée. Je suis devant la poste. Pas de Tadesse en vue. Ah si ! Quelqu'un descend la Churchill's à hauteur du lycée franco-éthiopien Guebré Mariam. On me fait signe. C'est lui, Tadesse, avec sa tête qui rappelle étrangement le visage du ras Desseta, gouverneur du Sidamo en 1935... -- Vous êtes à pied ? -- J'ai laissé la voiture au Hilton. -- Il faut aller la récupérer. Je ne peux pas marcher avec vous trop longtemps. Je serais interrogé. -- Alors ? -- Vous connaissez la route de Debré-Zeit ? -- Je crois. On passe une voie ferrée et un casernement... -- Ouais, le casernement où se terre Mengistu. Et où on torture à tour de bras. Vous continuez pendant 4 km et vous demandez le *Black Zebra.* Le *Black Zebra...* j'imagine déjà un chef mystérieux qui, chaque nuit, lance ses commandos vengeurs contre les respon­sables kébélés et les petits chefs... Tadesse m'explique : -- Le *Black Zebra,* c'est une boîte à prostituées. Il faut qu'on vous y voit. Tous les Européens branchés y font un tour. Je vous y rejoins dans une demi-heure. Ça gueule tellement qu'on pourra y parler sans risques. Prenez un taxi pour remon­ter au Hilton. Vous avez des birr ? Le birr (prononcer « beurr »), c'est la monnaie locale. Concoctée par les révolutionnaires pour coincer, en 1976, les gros possédants et les obliger à venir changer leurs livres éthio­piennes. Dans des conditions qui confinent au délire kafkaïen. -- J'ai des birr. Et des dollars U.S. -- Alors vous êtes un homme puissant. Le dollar U.S. est roi. A tout à l'heure. J'accroche un taxi qui, pour me ramener au *Hilton,* se croit obligé de passer par le haut de la ville. A dessein, il ralentit devant les *Buna-Bet* où des jeunes filles, en mini-jupes et cuissardes, font des signes et des gestes qui ne laissent aucun doute quant à l'impureté de leurs intentions. 14:281 Le « *Buna-Bet* »*,* littéralement : « Pièce-à-Café », est une formidable institution éthiopienne. Il s'agit d'une sorte de boîte, de case (comparable aux compartiments chinois de Cho­lon, à Saigon), partagée en deux parties : le « salon » et la chambre à « coucher ». Dans la première partie de la pièce, la fille attend le client en compagnie, bien souvent, de sa vieille mère, de son jeune frère -- au chômage --, de ses enfants. Il faut donc, avant toute chose, se plier au rituel du café. Et le café éthiopien, préparé de trente-six façons, aro­matisé on ne sait plus trop avec quoi, c'est quelque chose. Pendant une bonne demi-heure, on devise agréablement avec la petite famille qui, à un moment donné, sort s'aérer un peu... Retour au Hilton. Le portier, inquiet de me voir ressortir, m'indique qu'au menu du repas de ce soir il y a du gâteau « Black Forest », spécialité de toutes les missions presbytériennes en Afrique. Je lui indique que moi je veux aller au *Black Zebra.* *--* C'est loin. Et c'est dangereux. Je joue, nonobstant le Hilton, le routard aventureux qui veut absolument se frotter au petit peuple et que rien n'empê­chera de bloquer son hépatite virale et une mauvaise maladie style Da-Nang des années folles... Il prend l'air écœuré et me laisse pour aller ouvrir les portières d'une grosse Mercedes noire. Je roule, doucement, vers la route de Debré-Zeit. Des ali­gnements de maisons mornes en dur, en mou. Beaucoup de tôle ondulée. Des petites usines. Une pancarte : *Casa-Verde Restau­rant.* Deux grands panneaux où l'on vante sans doute les vertus du marxisme scientifique. Une autre pancarte délavée, à droite *Black Zebra.* Je me gare sur le semblant de parking. Un *zavania* (gardien) vient m'assurer de sa totale fidélité. Un bâtiment sombre. Des flots de musique. Le bar cradingue, plein d'hommes seuls. La salle où l'on danse. Il faut quelques minutes pour s'habituer à l'obscurité de cette pièce exiguë décorée de striures qui prétendent imiter le pelage d'un zèbre... Des petites tables basses. Des banquettes. Et des grappes de filles. On commande de la bière. De la *Melotti.* *-- *Bois, me dit une des filles. On n'en trouve presque plus de celle-là. C'est de la bière italienne. 15:281 Je crois comprendre que la brasserie qui fabriquait (ou fabrique) cette bière se trouvait (ou se trouve) à Asmara, en Érythrée. Tadesse arrive enfin. D'un mot, il chasse les filles et s'assied près de moi. -- J'peux prendre un whisky ? -- Prenez. Pas de problèmes pour arriver ici aussi vite ? -- Non. On a notre truc. Notre réseau. On ne survit pas comme clandestin à Addis, pendant deux ans, sans être un p'tit malin. Alors on cause vraiment. Je lui dis que je ne suis pas venu, en train, depuis Djibouti, pour goûter aux beautés locales. Que j'aimerais vérifier, s'il existe vraiment -- et malgré la présence massive de Soviétiques -- une résistance réelle au système totalitaire mis en place par Mengistu. -- Vous le verrez. -- Quand ? -- Pas cette nuit. Trop de patrouilles. Demain. Peut-être dans l'après-midi. -- Quoi ? -- Deux choses. Une rapide distribution de tracts à Mexico Square. Une descente contre un kébélé à Mekanissa. Mexico Square ne se trouve pas loin de l'immeuble où couchent les célibataires de l'O.U.A. Non loin d'une prison où, en 76, on a massacré à la mitrailleuse lourde -- et par dizaines -- de très jeunes opposants au régime. Ou supposés tels. Non loin, non plus, de l'hôpital soviétique. Tout près d'un bara­quement où sont regroupés plusieurs services de police, dont Interpol. Mekanissa est un village où se trouve notamment une distillerie, une mission presbytérienne, un club équestre, un ancien bâtiment du P.X. américain et, pas loin des maisons de terre et de tôle ondulée, quelques très confortables villas de style californien. Tadesse m'explique encore la lutte quotidienne des étudiants obligés de ruser pour ne pas tomber dans une de ces Police Stations dont ils ressortent rarement. Je lui dis que j'avais été étonné de voir aussi peu de mendiants dans le centre ville. Lors d'un précédent voyage, huit ans auparavant, les automobilistes bloqués aux feux rouges étaient agressés par des hordes de lépreux et autres victimes d'éléphantiasis. Il rigole : 16:281 -- Les mendiants ? Je vous explique. Il y a six jours nous avons eu un charter de touristes pour Axum et Lalibela, dans le Nord. Alors dans ces cas-là, un jour ou deux avant leur arrivée, des camions militaires raflent tous les mendiants -- hommes, femmes ou enfants -- et les emmènent à une soixan­taine de kilomètres de la ville, généralement en direction de Debré-Markos. Là, ils les larguent. A charge pour les men­diants de revenir à pied. Quand ils le peuvent... Il m'explique aussi la haine que lui, Amhara bon teint, porte à Mengistu ce « Galla pourri, ce nègre, ce fils d'escla­ve ». Haine partagée par tous les Amharas qui tolèrent mal de voir un Galla au pouvoir. Peuple hamitique venu de la région du Lac Rodolphe, les Gallas sont arrivés en Éthiopie au XVI^e^ siècle. Ce ne fut que sous Ménélik (le fondateur d'Addis-Abeba, la « nouvelle fleur ») que le pays des Gallas (plus le Harrar, le Kaffa, l'Ogaden, l'Aroussi) fut soumis. Tout naturellement les Amharas vainqueurs firent des Gallas vaincus leurs servi­teurs. Dans les débuts du « règne » de Mengistu il y eut, indéniablement, un réflexe revanchard d'esclave humilié. Convoqué à Addis pour rendre compte des ponctions régu­lières qu'il faisait dans les caisses de son régiment caserné à Harrar, Mengistu s'y installa. Avec le succès que l'on sait. A Harrar, il avait laissé femme et enfants. Ses supérieurs hiérar­chiques les prirent en otage et lui firent savoir que, s'il ne rentrait pas, sa famille allait passer un mauvais quart d'heure. Mengistu leur répondit, par télégramme : « Faites-les cuire et bouffez-les, si ça vous dit. » -- Faut que je rentre, me dit Tadesse. -- Et moi ? -- Vous, pour que tout soit normal, vous devez consom­mer. Dix minutes après mon départ, quittez les lieux. Je vous prends devant le Hilton. Demain à 10 heures. Ciao. Je fonce vers Addis. Il est 23 heures 15. Moins de cinq minutes plus tard -- et à 600 mètres du Hilton -- je suis arrêté par une patrouille. Ce sont les hommes du kébélé situé derrière le club grec. Trois d'entre eux portent des fusils genre Martini, de belles et lourdes armes datant d'avant la seconde guerre mondiale. Il y a aussi une kalachnikov toute neuve, Ak 47 ou 48. Des gourdins. Des sabres. Une machette. Et un gamin qui porte une parfaite réplique en bois de la kalachnikov. -- You speak english ? 17:281 -- Yes, but I am french. Paraît qu'on est bien vus là-bas. Autant en profiter. -- Your driving licence. Je sors mon permis de conduire. -- Your passport. Je le tends aussi. Le responsable du groupe -- il a un bras­sard rouge où sont écrits des trucs en amharique -- me rend le passeport après l'avoir examiné. Il garde le permis de con­duire. -- Driving licence no good. -- Why ? -- French driving licence no good. International licence good. Et les abrutis de la maison de location de voitures qui m'ont assuré que mon permis français suffisait pour quelques jours ! J'essaie de négocier, de dire que je suis un touriste, qu'on ne va pas faire une histoire pour si peu. -- You can take it to-morrow. Police Station n° 3. You pay money to-morrow. Une amende pour récupérer mon permis. Bref. Il est temps de rentrer dans ce havre de paix capitaliste qu'est le Hilton. Miracle, on me laisse repartir. Le portier est toujours en faction. Je lui raconte ma mésa­venture. Il n'a pas l'air de trouver ça drôle. Il me dit que j'aurais dû me fendre de quelques birr. Et il répète : -- Police Station n° 3, no good. No good at all. Le grand hall du Hilton. La piscine éclairée. Un ascenseur rapide et le cinquième étage d'où je peux admirer la ville hétéroclite, désordonnée qu'est Addis-Abeba. Au temps de Ménélik, chaque ras installait sa tente et ses courtisans, ses soldats, ses clients, ses serviteurs, installaient les leurs autour, en vastes cercles concentriques suivant leur rang et leur impor­tance. Quand on s'est mis à construire en dur, on a continué de la même façon. Et je m'endors là-dessus. \*\*\* 18:281 Ciel bas et lourd sur Addis. De gros nuages noirs arrivent au-dessus d'Entotto. On petit-déjeune à l'américaine dans la cafétéria du Hilton. Et le comble c'est qu'avec les Crispies et les Kellog's on vous sert, -- en Éthiopie, ce pays béni pour les vrais amateurs de café, -- un café à l'américaine, un truc allongé d'eau, insipide, inoffensif, étudié pour ne pas exciter les sens des pasteurs presbytériens. Tadesse m'attend sur l'avenue, devant l'immeuble réqui­sitionné pour les Cubains. Quand les Soviétiques ont commen­cé d'arriver de façon globalement positive, fin 77, les Éthiopiens furent stupéfaits de les voir se précipiter, en groupe, dans les maigres boutiques pompeusement appelées « super-marchés » et rester en arrêt devant les rayonnages (pourtant dégarnis) comme des enfants devant un arbre de Noël. Certains commen­cèrent même à se poser des questions quant à l'économie mar­chande de l'U.R.S.S... -- Vous allez vers le *Mercato.* Le *Mercato* est une des choses les plus étonnantes qui se puissent voir en Afrique. Avec certains quartiers chauds de Lagos, d'autres à Djibouti, le marché somalien d'Harrar, la grande mosquée à Kano. C'est une ville dans la ville, un dédale de ruelles, un labyrinthe désordonné où l'on peut tout trouver. Absolument tout. Même en période révolutionnaire. Nous nous garons sur le parking qui se trouve entre les deux marchés cou­verts où sont installés les marchands de tissus et les « anti­quataires » qui proposent -- en gros ou en détail -- la vais­selle dispersée de l'Empereur, des sabres de la bataille d'Adoua, des rouleaux de prière, des croix pectorales, des bibles enlu­minées, des évangéliaires en langue guèze « récupérés » (ou vendus par les prêtres) dans la région de Debré-Mariam. -- Vous vouliez voir un mendiant, dit Tadesse. En voilà un ! Un homme d'une quarantaine d'années déambule entre les passants. De la manche droite de sa vareuse sort un moignon sanguinolent, un bout d'os avec de la chair pendouillante... Les gens passent, indifférents. Tadesse s'est approché de l'hom­me. D'un coup sec, il a frappé le haut de la clavicule du mendiant. Tout est tombé. En amharique, Tadesse apostrophe le malheureux qui, à ma grande stupeur, sort de sous son manteau un bras parfaitement constitué, ramasse son morceau d'os et file sans se retourner. 19:281 -- On a aussi de faux mendiants. Les plus habiles du monde, à ce qu'on m'a dit. Celui-là récupère, tous les deux ou trois jours, un gros os de bœuf aux abattoirs, il le cache dans sa manche et il mendie. Ça impressionne beaucoup les étrangers. Nous marchons près d'un quart d'heure avant d'arriver au cœur du *Mercato,* dans une sorte de... clairière, une petite place avec un arbre au milieu et des boutiques en rond. Nous entrons chez un marchand spécialisé dans le casque colonial. Le casque colonial à l'éthiopienne, très couramment porté dans les rues, est une petite œuvre d'art. Il est fabriqué à partir de noix de coco et de carton renforcé, puis habillé d'un drap militaire -- blanc ou kaki -- harmonieusement disposé en plis savants. C'est presque aussi beau que le dos d'une chemise repassée par un légionnaire. Le marchand, un vieil homme âgé au visage anguleux, bonne tête de chifta à la retraite, nous fait entrer. Je m'intéresse au fouillis de sa boutique pendant que Tadesse discute avec lui. L'homme lui remet une liasse de billets de banque. J'achète un casque colonial et nous sortons. -- On ne risque pas de vous inquiéter en vous voyant avec un étranger ? -- J'ai déjà expliqué que vous m'aviez « loué » pour deux jours, pour que je vous fasse visiter la ville. Le *Mercato,* immense, offre une réelle et paradoxale impres­sion de sécurité. La police gouvernementale n'a jamais pu -- du temps du Négusa Nagast, le Roi des Rois, comme sous l'Empereur rouge, Mengistu -- contrôler cet océan où tout peut s'évanouir, disparaître en un clin d'œil. Dans les autres quartiers d'Addis, la répression est féroce. Il est quasiment impossible à un Éthiopien d'inviter un étranger ou de se faire inviter par lui. Tous les déplacements doivent être signalés : le frère, qui veut aller passer la nuit chez son frère qui habite un autre quartier, doit en demander l'autorisa­tion à son kébélé puis se présente au kébélé du quartier de son frère. Quant aux déplacements d'une ville à une autre, de province à province, ils sont impensables. A moins... A moins d'avoir un peu d'argent et de savoir s'adresser à un fonction­naire corruptible. Ils sont légions. -- Ce sont les commerçants du *Mercato* qui vous aident ? -- Pas spécialement...Un peu tout le monde. Au moment de la *zamatcha* (service civil qui consistait à envoyer les étu­diants éduquer les masses paysannes pendant un an), un réseau d'entraide s'est créé. Les parents cachaient leurs enfants déser­teurs, les profs ne dénonçaient pas les étudiants qui continuaient d'assister aux cours au lieu de rejoindre leur brigade d'alpha­bétisation. 20:281 -- Et idéologiquement ? -- On est anti-Mengistu. Avant tout. Il a réussi à faire l'union sacrée entre les marxistes de la première heure, les pro­chinois, les nostalgiques de l'Empire. Avant l'arrivée des Russes, on aurait pu gagner. Maintenant, c'est dur. Ils lui ont conseillé, pour encadrer le peuple de façon définitive, de créer un vrai parti communiste. Ils lui ont expliqué comment quadriller un pays, comment mettre sur pied une police politique, dix polices parallèles. Et, malgré ça, on passe entre les gouttes. Pas toujours. On retrouve, périodiquement, dans les ravins, aux extérieurs de la ville, des cadavres de jeunes hommes. Des femmes -- des mères -- vont entre les cadavres, essayant de reconnaître un fils. Elles y parviennent parfois. Quand, pendant la nuit, les hyènes n'ont pas eu le temps de dévorer tout le visage des victimes. Nous remontons vers Entotto. Passé les cages au lion, passé l'ancien champ de courses, passé le parc de l'Ambassade de France, la VW s'essouffle le long d'une côte. Quelques villas de type résidentiel. Nous surplombons Addis. Entotto est dans un fouillis d'arbres sombres qui créent fraîcheur et, humidité. J'ai presque froid en entrant dans une pièce peu éclairée où attendent déjà trois garçons et une fille. Je me fais tout petit dans un coin. Apparemment, Tadesse leur passe des consignes. Les trois garçons et la fille écoutent gravement. C'est vrai qu'ils vont peut-être risquer leur vie tout à l'heure. Et la torture, avant. Aux filles, m'a dit Tadesse, on conseille de se suicider plutôt que d'être prises. Elles sont li­vrées, généralement, à la soldatesque qui entoure Mengistu. Tadesse continue de parler. Un des garçons intervient. Il sort de la poche intérieure de sa veste des petits tracts qu'il distribue à ses camarades. Nous quittons la pièce. Les garçons et la fille viennent me serrer la main. Ils me demandent de parler d'eux, de leur sacri­fice. C'est fait. Dans la voiture, Tadesse m'explique : -- Ce groupe est chargé de jeter les tracts à Mexico Square. 21:281 Un autre groupe -- je serai avec celui-là -- ira balancer une grenade dans le compound du kébélé de Mekanissa. -- A quelle heure ? -- Pour votre propre sécurité, il vaut mieux que vous assis­tiez à l'opération Mexico Square. On ne s'étonnera pas de vous y voir. C'est un carrefour très passant. Mekanissa est excentrique. On pourrait se demander ce que vous alliez y faire. Les tracts seront balancés à 16 heures. La grenade, un quart d'heure après. Maintenant, on se sépare. Si je ne vous revois pas avant votre départ, ciao. Et parlez de nous. Il saute dans la rue de l'Alliance française et disparaît dans une rue qui monte vers la Municipalité. Au flic qui assure la circulation devant la Banque d'État, je demande poliment où se trouve la Police Station n° 3. Tout aussi poliment, il me l'indique, et il ajoute : « Bonne chance ». \*\*\* Devant la Police Station n° 3, c'est l'émeute. Des dizaines de gens essaient de s'approcher, de tendre des billets, des paniers dans lesquels sont enfermés des crêpes, des morceaux de viande crue. On me laisse passer et j'explique au planton que je viens récupérer mon permis de conduire. D'un geste, il me montre le couloir : -- Au bout, à droite. Je frappe et j'entre. C'est un camp retranché, assez sympa d'ailleurs, avec du café sur la table, des sandwichs, des char­geurs, un P. M. Uzi. Qu'est-ce que mon permis de conduire peut faire là-dedans ? J'explique encore mon histoire. -- Attendez le lieutenant, il doit être au courant. Un officier, rien n'est perdu. Les trois malabars qui occupent le bureau semblent fascinés par le spectacle qu'ils aperçoivent par l'une des fenêtres. Je regarde aussi. C'est la cour intérieure du commissariat. Elle sert de prison. On y jette, en vrac, des types raflés pendant la nuit, des gens dénoncés par leur voisin, d'autres oubliés là depuis trois jours. Et qui doivent attendre un lieutenant qui doit être au courant... C'est un cloaque. J'ai bien envie d'abandonner mon permis de conduire. Les gens que j'ai vus dehors sont des parents des prisonniers. En Éthiopie, on ne nourrit pas les prisonniers. Il faut compter sur la famille. Ou sur un gardien qui accepte, si vous avez quelques birr, de vous donner de quoi survivre. 22:281 Les policiers ont ramassé devant le commissariat ce que les familles ont apporté. Ils ont tout mis en vrac et prélevé ce qui leur semblait trop bon pour d'infâmes réactionnaires. Le reste, ils le jettent aux prisonniers qui s'entredéchirent pour ramasser sur le sol d'une cour recouverte d'excréments de toutes sortes quelques pauvres bouchées. On dirait le repas des otaries dans un zoo. Avec quelques aménagements : aux quatre coins de la cour, il y a des garde-chiourme armés de gourdins et qui frappent à tour de bras pour restaurer un semblant d'ordre. Ils visent plus particulièrement la tête. Rares sont les prisonniers qui n'ont pas le visage ensanglanté. Cela fait beaucoup rire les trois malabars du bureau. Jusqu'au moment où le lieutenant est annoncé. Ils referment alors la fenêtre et plongent le nez dans des papiers. Quand le lieutenant entre, ils se lèvent et saluent. L'un d'eux, un sergent, explique en anglais les raisons de ma présence dans ce bureau. -- Ah oui, dit le lieutenant, pourquoi ne vous êtes-vous pas présenté plus tôt ? -- J'ai visité la ville ce matin. Je n'ai pas beaucoup de temps devant moi. -- Notre belle ville... Vous êtes arrivé par avion ? -- Non, par le train. J'étais à Djibouti. -- Je vais vous rendre votre permis de conduire. Il y a eu une regrettable erreur. Un abus de pouvoir. Seuls les étran­gers résidant de façon durable en Éthiopie sont tenus de refaire un permis éthiopien. Pour les touristes, il y a une tolérance. D'un tiroir du bureau, il tire un paquet de papiers, passe­ports, cartes d'identité. Mon permis est sur le dessus de la pile. Il me le tend. -- Voilà. Bonne fin de séjour en Éthiopie. J'empoche le permis et je sors. Sans précipitation. Dans la cour intérieure, les prisonniers continuent de hurler. Quatre heures moins le quart... J'ai juste le temps de filer vers Mexico Square. \*\*\* Je fais deux fois le tour du rond-point de la place et décide de me garer dans la rue qui redescend vers Mekanissa. Tran­quillement, je remonte en direction des petites baraques de vendeurs de n'importe quoi. 23:281 Quatre heures moins deux... Les trois garçons et la fille que j'ai rencontrés dans la villa d'Entotto sont arrivés. Ils sont à cinquante mètres de moi. Ils distribuent trois tracts, quatre, cinq. Avant le sixième, une Mercedes noire s'est arrêtée à leur hauteur. En dix secondes, ils sont matraqués et jetés à l'arrière de l'automobile. Un des garçons a eu le temps de jeter son paquet de tracts en l'air. Le vent les éparpille. La Mercedes démarre en trombe. C'est fini. Personne n'ose ramasser les tracts qui traînent sur la chaussée. J'en ai assez vu. Et on m'a assez vu. Retour sur le Hilton. Sur le parking, mon copain le gardien me chuchote : -- Le gardien du matin vous a vu partir avec un jeune homme. Ce jeune homme, no good, police. Le matin même, Tadesse m'a dit de me méfier des serveurs, des portiers, des gardiens de parking : -- Ce sont tous des indicateurs de police. A 18 heures, la réception m'informe qu'un monsieur m'at­tend dans le salon, en bas. Je descends. Un monsieur très correct est assis. Nous com­mandons deux whiskies. Il s'est présenté à moi : -- Sécurité intérieure. Quand comptez-vous quitter Addis ? -- Après-demain. Par le train. Je veux m'arrêter à Diré-Dawa et à Harrar. -- Un excellent programme. Vous devriez même avancer votre départ de 24 heures. Il y a un train, demain matin, à 9 heures. Pourquoi ne pas le prendre ? -- C'est une excellente idée. Et nous parlons d'autres choses. Le lendemain, je passe rendre la VW. Je suis à la gare à 8 h 30. Le monsieur bien mis est venu me dire adieu. Il me serre même la main : -- Vous avez de la chance d'aller à Djibouti. Je ne lui dis pas que je vais d'abord séjourner à Diré-Dawa, puis à Harrar où j'ai rendez-vous avec Rimbaud. Et de là, a Jijiga et au-delà, dans l'Ogaden revendiqué par la Somalie. Mais ça, c'est une autre histoire... Alain Sanders. 24:281 ### Émile l'apostat par François Brigneau *Chapitre deuxième. Ferry après Fer­ry.\ Quand Léon XIII souhaitait la vic­toire\ du pape de la contre-Église.* EN RÉGIME D'OPINION, l'impopularité c'est la disgrâce. Elle peut être brutale, violente mais courte et ménager de nouvelles faveurs. Exemple : Clemenceau. En 1893, à la fin de l'affaire de Panama, c'est un homme fini, que ses électeurs chassent aux cris de *Aoh yes.* Dix ans plus tard, à la fin de l'affaire Dreyfus, on l'acclame. Il a publié dans son jour­nal, l'*Aurore,* le trop fameux *J'accuse,* de Zola. Il est élu séna­teur du Var. Il devient le président du Conseil d'un des plus longs ministères de la III^e^ République (1906-1909). 25:281 Bientôt on l'appellera le Père la Victoire. Il sera alors l'homme politique le plus aimé des Français. Sauf des parlementaires qui préfé­reront, en 1920, envoyer à l'Élysée M. Deschanel par 734 voix contre 56. Le destin de M. Mitterrand illustre bien aussi cette alter­nance, cette mort suivie par cette résurrection politique. En 1959, après le faux attentat de l'Observatoire, M. Mitterrand est un homme déconsidéré. Dans *Le Populaire,* le quotidien officiel de la SFIO, Claude Fuzier ([^1]) écrit : « Supposons que Pesquet mente. Comment le qualifier ? Supposons qu'il dise la vérité : M. Mitterrand ne vaudrait alors pas cher... Dans un cas comme dans l'autre, des hommes qui osèrent se présenter devant le peuple, qui osèrent parler d'honneur, de probité, de patriotisme... montrent qu'ils ont une autre vie, sombre et inavouable. » ([^2]) Dans *Le Monde,* on peut lire : « Il reste qu'un ancien ministre de la justice et de l'Intérieur, quelles que soient les raisons, a contribué à égarer la justice et la police. Ce n'est pas là l'un des aspects les moins choquants de l'affaire. » ([^3]) Six ans plus tard, aux élections présidentielles des 5 et 19 décembre 1965, nonobstant l'Observatoire, M. Mit­terrand mettait le général de Gaulle en ballottage et plus de dix millions d'électeurs (44,8 % des suffrages), de Tixier-Vignancour à Jean-Paul Sartre, votaient pour lui au second tour, avant d'en faire, en 1981, le premier président socialo-communiste de la France. 26:281 Il existe des discrédits moins fracassants qui durent davan­tage. Les chefs politiques de la III^e^ République, les Blum, les Daladier, les Reynaud, les Herriot, ces « hommes nuls » comme disait M. Mitterrand en 1942 ([^4]), n'ont jamais retrouvé leur audience ancienne après la Libération. Ils ont été réélus. Ils ont occupé des places, des fonctions. Ils ont fait de la figura­tion en s'appliquant à ce qu'elle fût intelligente. Ils ont écrit des livres, donné des avis et des conseils : personne ne sait mieux que les faillis ce qu'il convient de ne pas faire pour réussir. Blum redevint même président du Conseil pendant un mois (17.12.1946 -- 22.1.1947), le temps de rappeler quel lamentable homme d'État il avait été lors du Front Populaire. Mais aucun ne retrouva le prestige qu'ils avaient connu avant que leur politique ne devînt de l'histoire. Retenons encore un cas navrant : celui de M. Mendès. Il fut pendant huit mois (17.6.1954 -- 6.2.1955) le président du Conseil le plus louangé de la IV^e^ République. La presse natio­nale et internationale rivalisaient de compliments. La France tenait enfin un homme d'État hors du commun. En février 1955, à l'occasion d'un débat sur sa politique en Afrique du Nord, mais en réalité sur une question électorale (il veut rem­placer la proportionnelle par le scrutin d'arrondissement), Men­dès est renversé par la majorité absolue de l'Assemblée, ce qui l'oblige à démissionner. Il le prend fort mal. Le pays l'accepte très bien. Si bien que Mendès ne reviendra jamais plus au premier plan. En 1956, Mollet le supplante. Après le retour du général, Mitterrand le plante. En 68, un homme croit pour­tant encore à son destin. C'est Alfred Fabre-Luce qui écrit : « Pour accéder à la magistrature suprême, aucun Français ne peut aujourd'hui présenter des titres supérieurs à ceux de Pierre Mendès-France. » ([^5]) Alfred Fabre-Luce était un esprit dis­tingué, d'une très vaste et vivante culture ; un analyste subtil ; un observateur malicieux, d'une intelligence toujours en éveil et qui passait son temps à se tromper. 27:281 En 1969, Mendès ayant apporté son soutien télévisé à Gaston Defferre, celui-ci réussit à rassembler 5,07 % des suffrages au premier tour de l'élection présidentielle qui vit le succès de Georges Pompidou. Écœuré, Mendès entra au PSU où il ne fit même pas la carrière de Mme Bouchardeau. Peut-on imaginer une plus grande infor­tune ? Oui, celle de Ferry. Maurice Reclus, un de ses biographes, dont on devine les sources et qui n'y va pas de main morte dans la louange, reconnaît pourtant que la vie « du grand Vosgien n'aurait pas besoin d'être romancée » pour s'intituler « Jules Ferry ou l'impopularité » ([^6]). Sitôt sa démission portée à Grévy, Ferry file en Italie d'où il se lamente dans des lettres à son frère. A l'Assemblée nationale, des poursuites ont été demandées contre lui. Une commission d'enquête est saisie. Il écrit ([^7]) : « Ce qui domine le calendrier et les itinéraires, c'est la pensée bien arrêtée de ne pas rentrer à Paris tant que cette inqualifiable procédure n'aura pas été balayée par un vote de la Chambre... Ne pouvoir lire un journal italien ni parcou­rir les dépêches de l'agence Stefani sans y trouver des nou­velles de cette honteuse parodie, agrémentées de commentaires perfides avec des airs de noirceur et de mystère : lectures de pièces, révélations inattendues de choses qu'on ne savait pas, etc, etc. pour finir par un cri de triomphe : « Il n'a eu pour lui, à la commission, qu'une voix de majorité. » Si l'on croit que de pareilles vilenies me donnent l'envie de rentrer en scène et de livrer à nouveau bataille, on n'a mesuré ni la somme de dégoût dont on m'a abreuvé, ni le dédain de toutes choses que ces épreuves ont mis en moi. » C'est vrai que la décision de la Commission tint à une voix. En séance publique, la discussion fut houleuse avec un Jules Delafosse terrible « à la grande joie de Clemenceau qui se distingua par des interruptions férocement *anti-ferrystes *» ([^8])*.* 28:281 Heureusement « l'oncle Floquet » présidait avec autorité et souplesse. En grand vénérable de la loge *La Justice,* il fit passer les avertissements maçonniques nécessaires. Le président du Conseil, le F**.·.** Brisson fut également convaincant. Il sut trou­ver les mots du clan. Il parla de la tolérance, de l'esprit d'apai­sement, de la concorde républicaine qui permettraient d'éviter « un débat à la fois mauvais et inutile, car à l'égard d'un cabinet qui n'est plus, il ne saurait y avoir de sanction ». Sur une ultime et vibrante homélie du F**.·.** Journault, député de Seine-et-Oise, orateur distingué de la Loge *Philanthropes et Discrets réunis,* Ferry fut acquitté par 305 voix contre 152. Pour l'opinion il demeurait toujours coupable et condamné. L'aversion était si profonde, le dégoût qu'il provoquait si sensible, que Jules Ferry prit peur. Il modifia sa physionomie. Il coupa ses célèbres favoris qui lui donnaient cet air compassé de maître d'hôtel, chargé de dignité et de fourberie. En même temps, le concierge de son hôtel particulier, rue Bayard, laissait pousser les siens. Le geste fut diversement commenté. « Le brave homme, dirent les amis. Au cas où des énergumènes viendraient rôder, en quête d'un mauvais coup, ils pourraient le prendre pour son maître. » Le coup devait réussir, mais 70 ans plus tard. En 1945*,* dans le Tyrol italien, Marcel Déat fut sauvé par son valet qui se fit passer pour lui auprès des agents du contre-espionnage français venus arrêter l'ancien député socialiste devenu le chef du RNP. D'autres, d'esprit moins noble, suggéraient que Ferry avait demandé ces postiches à son domestique. La précaution n'était pas inutile. Alfred Rambaud, son ancien chef de cabinet, témoigne : « J'ai vu parfois, quand je l'accompagnais en promenade, des ouvriers s'arrêter tout à coup après avoir dit son nom et le menacer du regard... M. Ferry ne pouvait se promener dans Paris sans voir les visages se contracter et les poings se crisper dès qu'il était reconnu des passants, sans apercevoir s'étalant aux kiosques et aux devantures, d'outrageantes caricatures... Lors des obsèques d'Hippolyte Carnot, sa voiture fut poursui­vie, ses vitres brisées et souillées. Dans une autre occasion, un enfant lui jeta une pierre. » (**8**) 29:281 On peut croire M. Rambaud quand il raconte ces faits. Sa caution est républicaine. Il devait devenir ministre de l'Ins­truction, des Beaux-Arts et des Cultes dans le cabinet de M. Méline, lequel ne s'entourait pas de n'importe qui puisqu'il était vénérable de la loge *L'École Mutuelle,* tout en participant aux travaux de la loge *Le Travail,* de Remiremont. D'ailleurs, à l'opposé de l'engagement politique, Léon Dau­det confirme : « Je suivais les quais en voiture découverte. Le cocher, avec un juron et un geste de menace, me montra du fouet, tout à coup, un homme robuste mais voûté qui marchait à petits pas sur le trottoir. C'était Jules Ferry... Ce doit être une chose terrible, la haine ambiante, insaisissable, qui vous frôle, que l'on devine... » (**8**) Et qui parfois vous brûle. Le 10 décembre 1887, un visi­teur se présente au Palais Bourbon vers deux heures et demie de relevée. Il tient sous le bras une serviette en maroquin d'un brun rouge et à la main une lettre de recommandation. Il demande à voir Ferry. -- De la part ? -- D'un Vosgien. L'inconnu entre dans la rotonde qui précède le salon de la Paix, où les députés recevaient alors leurs visiteurs. Un huis­sier file chercher Ferry. Il arrive. L'inconnu tend une brochure. Ferry s'en saisit. Alors l'homme, sortant un revolver, tire à bout portant. Ferry s'effondre. Il a été touché et, par extraor­dinaire, sans gravité. La première balle a contourné le flanc droit, en ne causant qu'une blessure superficielle. 30:281 La seconde a frappé à hauteur du cœur mais, ralentie par le veston, le petit filet, la chemise empesée, le sous-vêtement, n'a pas eu la force de pénétrer. Aussitôt les chansonniers s'emparent de l'événement. Loin de s'apitoyer sur le sort de celui que Mau­rice Reclus appelle dans sa littérature à effets « un exilé de l'intérieur » et « un réprouvé de la vie publique... abreuvé d'amertume », tout Paris chantonne, sur l'air de *Jadis les rois* de *La Fille de Madame Angot :* *Un fou voulant venger la France* *Contre Ferry s'arma soudain* *Et le frappa plein d'assurance* *A l'endroit où bat l'cœur humain.* *Mais il n'atteignit que le vide :* *Ferry n'a pas d'cœur, en effet.* *Il n'y a qu'la poudre insecticide* *Qui pourrait faire de l'effet.* Refrain *Ce fou n'avait pas tout' sa tête,* *Faut êt' vraiment bête* (bis) *Être bêt' comme un canari* *Pour chercher le cœur de Ferry.* Le peuple peut être cruel. Il l'a prouvé. Néanmoins cet acharnement surprend. Gavroche peut tuer un prêtre d'une décharge de pétoire dans le dos. Il est rare qu'il s'acharne sur un malheureux qu'un assassin a raté. Surtout quand ce mal­heureux est républicain. Contre Jules Ferry cette méchanceté s'explique par l'addi­tion des haies accumulées. Le peuple de l'Église et de la Croix n'a pas pardonné l'article 7, les religieux chassés des couvents, les crucifix arrachés aux murs des écoles, la guerre d'anéantis­sement menée contre la France catholique en toutes occasions et par tous les moyens. Le peuple de la Révolution et de la Commune lui en veut farouchement. Il lui reproche la famine pendant le siège et son silence pendant la semaine sanglante. 31:281 Le peuple patriote et cocardier le méprise et le hait. Pour lui, Ferry a négocié secrètement avec Bismarck pour pouvoir envoyer les soldats au Tonkin. C'est Ferry qui a le plus cruellement attaqué Boulanger, ce « Saint-Arnaud de café-concert », disait-il, reprenant à son compte un mot de Marcellin Pellet ([^9]). Ainsi cet homme que la franc-maçonnerie présenta pendant plus d'un demi-siècle comme un saint laïque, bienfaiteur de la France républicaine, fut un personnage honni et vomi par la gauche socialiste et athée, par la gauche radicale de Clemen­ceau, par les Bonapartistes et par la Droite catholique et monar­chiste, c'est-à-dire par huit Français sur dix. Décidément ces, sectateurs de la loi du nombre, dès que l'on regarde d'un peu près, on s'aperçoit qu'ils ont rarement pour eux la majorité qui constitue, pourtant, leur seule légitimité. Ferry, par exem­ple, peut être affecté par ce rejet, il ne l'empêche pas de com­biner ses plans de reconquête du pouvoir. Dans les couloirs de la Chambre, on le voit passer, noir, penché en avant, l'œil furtif sous ses gros sourcils, un sourire oblique tirant ses gros­ses lèvres. Il possède encore de la puissance, de l'argent, des journaux : *La République Française* qui lui appartient, le *Paris* et *Le Temps* qui lui sont acquis. Autour de lui gravite toujours le syndicat opportuniste. Parmi les noms qu'on y trouve, beau­coup nous sont déjà connus et nous les retrouverons encore Arène, Bastid, Casimir Périer, Cavaignac, les Cochery père et fils, Étienne, Hanotaux, Méline, Raynal, Jules Roche, Spüller, Steeg, Thomson, Waldeck-Rousseau. Ce sont là les noms de la République des Loges, mais aussi des affaires, de la banque, des marchés et des dossiers. Le plus important de ceux-ci, celui par lequel Ferry espère revenir, s'appelle Wilson. Nous l'avons aperçu un instant, lors du premier chapitre, entre deux portes. Entrons aujourd'hui. 32:281 Le personnage le mérite. Sans lui le vaudeville républicain qui se donne à l'Élysée's Folies n'eût pas été accompli. Daniel Wilson naît à Paris en 1840. Son père est anglais. Sa mère appartient à la noblesse de la République. Née Caze­nave, elle descend du conventionnel Antoine Cazenave, mem­bre de l'Assemblée des Cinq-Cents, le type du révolutionnaire que la révolution n'a pas appauvri. Très jeune, à vingt ans, Daniel Wilson claque la fortune du conventionnel dans tous les endroits à la mode. Chez Voisin, à la Maison Dorée, il donne des dîners de cocottes suivis de flamboyantes parties de lans­quenet et de baccarat. Adrien Dansette raconte : « Daniel Wilson était le plus gros joueur de son cercle, l'Union artisti­que, alors dénommé « Les Mirlitons ». Un soir qu'on présen­tait un de ses amis dont il était le parrain, Wilson lui proposa un écarté et lui gagna trente-cinq mille francs qu'il lui réclama dans les trois jours. La famille du jeune homme paya à condi­tion qu'il donnât sa démission. Lui-même, dans le mot où il s'acquittait de sa dette, appela Wilson « Mon cher parrain » et ne le revit plus. » ([^10]) Sa maîtresse attitrée est une lionne célèbre : Caroline Hossé, grande, grosse, extravagante et terrible croqueuse de diamants. Avec elle, Wilson craque un million de francs-or. Même quand on a hérité de la Révolution, ce sont des ponctions qui font mal. En 1862, sa sœur s'alarme et lui fait donner un conseil judiciaire. Wilson a vingt-deux ans ! Sa sœur a raison de se faire du souci. Elle a épousé un chimiste avisé : Théophile Pelouze. Élève de Gay-Lussac, puis de Liebig, M. Pelouze tira un grand profit de ses travaux sur les nitrosulfates, le sucre de betterave et la fabrication du verre. L'éclectisme sied au génie. Grâce à cette fortune, et à la sienne, la petite-fille du conventionnel est devenue châtelaine de Chenonceaux. Ce n'est pas pour permettre à son frère de faire le galantin avec les gourgandines. 33:281 Voilà donc notre dandy escamoté. Il ressurgit en 1869. L'empire libéral vit sa dernière année, mais l'ignore. Pour plaire au mouvement il cède au plaisir électoral. On va élire les députés au Corps législatif. Dans cette circonscription d'Indre-et-Loire, le sortant est le candidat officiel, M. Mame, grand bourgeois bien pensant, propriétaire de la maison d'édi­tion catholique qui porte son nom. Sa renommée est flatteuse. Il est digne, austère, compassé. Personne n'imagine un seul ins­tant qu'il puisse être battu. C'est compter sans Wilson. M. Mame est riche. Wilson dépense. M. Mame est même avare de pro­messes. Wilson ne lésine sur rien, même pas sur les cadeaux. Il invite les paysans à des buffets dans les salles où Diane de Poitiers passait, mélancolique et rêveuse. Au-dessus de leurs champs, il les promène en ballon, l'invention du siècle que Gambetta va rendre célèbre. Il a la poignée de main facile ; la bourse aussi. M. Mame a toujours eu l'air d'être son père. Wilson a 29 ans, des yeux bleus, une barbe rousse et carrée, du charme, un culot du diable et un sang-froid à toute épreuve. M. Mame est à droite et d'Église. Wilson est à gauche et franc-maçon ([^11]). M. Mame est battu. Wilson est élu. Sa car­rière politique commence. Sa sœur va l'aider beaucoup. Quel feuilletoniste pourrait imaginer le scénario qui va suivre sans déclencher le tir groupé des moqueries ? Il n'y aurait qu'une voix pour dénoncer le roman chez la portière. Et pourtant... Le 7 septembre 1870, tandis que le Prussien arrive sur Paris, le gouvernement de la Défense nationale prend ses précautions. Tout en déclarant solennellement qu'il ne quit­tera pas « la ville lumière, la ville sainte, la capitale du génie humain, la mère de toute civilisation et de tout progrès », un repli sur des positions préparées à l'avance est organisé. 34:281 Une délégation du gouvernement part s'installer à Tours. Le choix de son président rend inutile le commentaire. Il s'appelle Adolphe Crémieux, avocat, président de l'Alliance israélite universelle, Souverain Grand commandeur du Suprême conseil de France (rite écossais). Crémieux, que Drumont appelle drôlement « l'impresario », a deux idées fixes. Profiter des circonstances pour donner la nationalité française aux Juifs algériens et mener quelques affai­res. Il réussit la première opération le 24 octobre 1870. Qu'on retienne le moment. Bismarck vient d'exiger l'Alsace et une partie de la Lorraine. Paris est assiégé. Metz va capituler (le 27). Les armées françaises, en pleine désagrégation, ne prati­quent plus que coups de mains et embuscades. Les Prussiens répliquent par la terreur. A Châteaudun ils incendient deux cents maisons. Ils rasent des villages, fusillent des otages. Que fait le président de la délégation gouvernementale ? Il décrète : « *Les Israélites indigènes des départements de l'Algérie sont déclarés citoyens français. En conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française* *; tous droits acquis jusqu'à ce jour restent inviolables. Toute disposition législa­tive, tout sénatus-consulte, décret, règlement ou ordonnance contraire sont abolis. Fait à Tours, le 24 octobre 1870. A.D. Crémieux.* » Ce décret raciste et discriminatoire, accordant aux Juifs ce qu'il refuse aux Arabes, va peser lourd sur l'histoire de l'Algé­rie française. Ce serait déborder notre récit et le retarder que d'en commenter aujourd'hui les conséquences. Contentons-nous de considérer la situation et la manière dont en profite Cré­mieux. A l'automne 1870, en France, il y a peut-être des pro­blèmes plus urgents à résoudre, et plus graves, que celui des israélites d'Algérie. D'autant qu'à Tours ils ne manquent pas. Paris étant pris dans l'étau des armées allemandes, c'est ici que la résistance se construit. Pour continuer la guerre on a besoin de beaucoup d'argent. 35:281 Crémieux va donc emprunter. Deux cents millions à la banque Morgan, au taux, important pour l'époque, de 7 %. Deux cents millions qui vont partir en fumée. Les pièces comp­tables du gouvernement de la Défense replié à Tours, puis à Bordeaux, disparaîtront dans l'incendie du ministère des finan­ces, lors de la Commune ; puis dans ceux de trois wagons d'archives qui, en 1871, faisaient retour sur Versailles. Des fortunes colossales se sont ainsi bâties, en quelques mois, sous le couvert des bannières maçonniques et des drapeaux républi­cains. Il serait malséant d'insister. Pourquoi les Rothschild seraient-ils d'ailleurs les seuls à profiter de nos revers ? On mesure donc l'importance soudaine prise par Tours. Le hasard de la guerre a transformé cette ville dolente et feutrée en un camp retranché, enfiévré par l'aventure et bruissant des activités de la politique et de la finance. Mme Pelouze « très avenante... blonde et anglaise jusqu'au bout des ongles » ([^12]) tient salon à l'hôtel de Bordeaux. La vedette en est Jules Grévy. On dit même que la maîtresse de maison aurait des bontés pour lui. Elle lui présente son jeune frère Daniel Wilson qui commande le 2^e^ bataillon de mobilisés mais s'occupe moins des opérations militaires que des premières élections de la Répu­blique. Elles ne vont plus tarder. Grévy le conseille. Il ne pour­rait avoir meilleur mentor et protecteur. Jules Grévy devient président de la République le 30 janvier 1879. Quelques semai­nes plus tard Wilson devient rapporteur général du budget. L'année n'est pas terminée qu'il se retrouve sous-secrétaire d'État aux finances dans le cabinet Freycinet ; puis en 1880, dans le premier ministère Ferry. Enfin le 22 octobre 1881, il épouse Alice Grévy, la fille chérie du Président. Pour le dandy panier percé qui attelait à quatre, drivait Caroline Hossé et se faisait flanquer d'un tuteur judiciaire, c'est un succès précieux. La personnalité de la jeune mariée le rehausse encore. Elle n'a rien de la nunuche d'époque. Brune, vive, gaie, elle aime la musique, la peinture et, cinquante ans avant, le sport. Elle aime aussi son mari à la barbe de braise et il ne l'a pas seulement épousée pour son papa. 36:281 -- Wilson ? Maintenant je sais qu'il ira loin, dit Camille Dreyfus son rabatteur, son homme de paille, le contempteur de Victor Hugo, celui qui se vantait auprès de ses électeurs du Gros Caillou d'avoir été condamné parce qu'il avait insulté un prêtre... L'avenir devait lui apporter un fracassant et rapide démenti. Pourtant Camille Dreyfus se trompait moins qu'on pourrait le croire. Wilson n'est pas ce magouilleur minable qu'on a ten­dance à montrer aujourd'hui, un traficoteur profitant de cir­constances favorables pour se faire un peu de monnaie et sombrant, corps et biens, aux premières tempêtes. C'est un battant, plein d'entregent et d'astuces, influent, qui voit grand et brasse gros. Il crée un réseau de journaux de province à un sou, quand les autres en coûtent deux. Il y a la *Petite France de l'Ouest,* la *Petite France de l'Est, La Voie Ferrée,* le *Moniteur de l'Exposition,* le *Moniteur des colonies.* Pour les soutenir il organise au premier étage de l'Élysée un véritable « ministère des recommandations et démarches ». Sept personnes s'occu­pent du courrier (200.000 lettres en quatre ans), quatre autres et deux huissiers reçoivent les visiteurs. Les interventions du secrétaire d'État aux finances, du député, du gendre du prési­dent de la République sont gratuites, mais les réponses aux sollicitations sont ainsi rédigées : *Chambre des députés.* *Monsieur,* *M. Wilson me charge de vous informer qu'il a reçu la lettre que vous lui avez adressée hier par l'intermédiaire de... Il fait les démarches que vous désirez et dès que le résultat sera connu, il aura l'honneur de vous en aviser. Recevez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués.* *Martineau* *P.S. M. Wilson vous fera adresser la* « *Petite France* » *et vous sera reconnaissant de la recommander à vos amis.* 37:281 Naturellement, pour éviter les frais de poste, les lettres portent la griffe du Président qui les dispense du timbrage. En outre l'administration est priée d'accorder à ces publications l'attention qu'elles méritent en y abonnant ses services. Les imprimeries des journaux de M. Gendre se voient réserver les commandes officielles. On trouve dans le journal de Bernard Lavergne vingt, trente allusions à l'affairisme de Wilson. Pour­tant, quand le Président de la République en est saisi, il ne s'en émeut pas : -- C'est une querelle de presse, dit-il. Les journaux à deux sous sont furieux. Ou bien : -- C'est un bon garçon. Il a rendu trop de services ; voilà le plus grave de ses crimes. Il est obligeant et bon. Mon opinion sur lui n'a pas varié un seul instant. Ou encore : -- Il n'y a pas dans tout cela de quoi fouetter un chat ([^13]). Au fond, cet appétit de l'argent, ce goût de son commerce ne trouvent chez lui qu'indulgence. Il n'est pas lui-même très délicat. « La liste civile de Thiers s'élevait à six cent mille francs. Le maréchal de Mac-Mahon avait reçu un supplément de trois cent mille francs pour frais de représentation et d'au­tant pour frais de voyages. Grévy continua à toucher les indem­nités de représentation sans représenter et les indemnités de voyage sans voyage. » ([^14]) Cet argent lui permit de faire construire un hôtel particu­lier, avenue d'Iéna, où le marbre fut employé largement comme matériau et signe extérieur de richesse. Dans la république, comme dans la restauration, le service est compris, mais pas le pourboire. 38:281 Entre le président de la République et son gendre, il y a pourtant autre chose que de l'indulgence et de l'affection. Il y a de l'intérêt. Grévy estime Wilson, quoi que l'on puisse lui rapporter. C'est un travailleur : « Il ne vit que dans ses dos­siers » dit-il à Lavergne. Rangé des fiacres, fondu dans sa belle-famille, il rend Alice heureuse. Pour un père c'est beau­coup. Ce n'est pas tout. Malgré l'âge, les honneurs de la République bourgeoise, Grévy demeure un animal politique aux aguets, féroce, pugnace, impitoyable. Sa charge l'obligeant à une certaine réserve, il a besoin d'un homme de confiance et de main pour porter les coups qu'il imagine dans la salle de billard. Cet homme c'est Wilson, le gendre aventurier. Grévy s'en sert, en particulier contre « le » rival : Ferry. Sitôt Gambetta abattu, Clemenceau pouvant rassembler contre quelqu'un mais pas pour lui, Grévy n'a que Ferry à surveiller, à « marquer » comme on dit en sport. Même quand les relations entre les deux hommes semblent au beau-fixe, en 1882, au début du « grand ministère » de trois ans, Grévy se méfie du président du conseil qu'il a choisi et imposé. Il s'em­ploie à l'affaiblir. Il n'empêchera pas sa chute ([^15]). 39:281 Il n'inter­viendra que mollement lorsque la Chambre poussera aux pour­suites. Le décri de celui qui fut le ministre le plus important de son septennat paraît l'amuser. Rougeoyant comme son cigare, il se pourlèche en s'en faisant conter les détails. C'est en grande partie pour barrer à Ferry la route de l'Élysée que Grévy s'est fait réélire, le 28 décembre 1885, alors qu'il était entré dans sa soixante-dix neuvième année ([^16]). Contre Ferry son travail de sape n'a jamais cessé et le maître artificier s'est toujours appelé Daniel Wilson. Le rôle est fait sur mesure pour Wilson. Il n'a ni scrupules, ni états d'âme, ni craintes. Par ses relations dans tous les milieux de presse, de finances, d'affaires il peut donner nais­sance, corps et ampleur à toutes les rumeurs. Grâce à ses brûlots, il peut allumer des contre-feux ou porter l'incendie, à volonté. Les complicités qu'il entretient à la Chambre et les liens qu'il tisse à l'Élysée lui permettent des intrigues dans tous les camps. Son flegme, son dévouement à Grévy, son courage, son ardeur au combat en font un auxiliaire de première classe. Grévy s'en sert sans vergogne. Si bien que contre l'opinion courante qui chantonne : « Ah, quel malheur d'avoir un gen­dre ! ... » on est autorisé à chanter aussi : « Ah, quel malheur d'avoir un beau-père. » Si Grévy fut victime de Wilson, Wilson fut aussi victime de Grévy. 40:281 Ferry n'attaqua le gendre que pour abattre le beau-père, l'obliger à démissionner deux ans après sa réélection, provoquant une vacance à l'Élysée où il espérait se glisser, contre le sentiment profond du peuple mais avec la compromission des élus. La machination montée de longue date par Waldeck-Rousseau, entre autres, éclate à l'automne 1887*.* Au départ une histoire scabreuse, mais banale. Au 32 de l'avenue Wagram, une entremetteuse d'affaires, Mme Limou­zin, tient une officine d'interventions. Grâce à ses relations « hauts placées » elle fait avancer les démarches. Elle se flatte de se faire obtenir la Légion d'honneur à qui dispose de 25.000 francs. Elle prétend même détenir des plans de mobili­sation. Alertée, la Sûreté enquête, sceptique (elle flaire l'escro­querie), mais prudente et discrète : on ne sait jamais. Elle n'a pas tort. Interrogée, la Limouzin, veuve d'un notaire, magouil­leuse d'arrière boutique, au surcroît laide à pleurer avec une crinière crépue au-dessus d'une face camuse, fournit des preu­ves de ses affirmations. Ses protecteurs existent. Ils s'appellent le sénateur comte d'Andlau ; le général Caffarel, sous-chef d'état-major, un héros de Magenta, protégé de Boulanger, qui assiste aux transactions ; le général Thibaudin, ancien ministre de la guerre de Jules Ferry, qui écrit à ce trognon des lettres de cette encre : « Chère madame, je vous demande la per­mission de goûter au bonheur auquel je ne suis point habitué, et pour lequel je vous ai déjà voué au fond de mon cœur toute ma reconnaissance. Si vous voulez bien, madame, me faire l'honneur de venir me voir, vous qui aimez aussi la Patrie, je vous remercierai de la bonté de votre cœur. » Puis, ayant goûté : « Pardonnez-moi le désordre de cette lettre, dans laquelle mon sentiment pour vous est à peine voilé et si transparent qu'il se livre à vous comme le meilleur des amis. Si oui, eh bien, montrez-le moi en me recevant chez vous avec le même abandon et la même simplicité. » Mme Limouzin donne surtout le nom de Wilson. Toute une correspondance signée du gendre de Grévy est saisie par la police. Elle disparaît, durant l'enquête, à l'exception de deux lettres. Celles-ci, anodines, sont datées des 25 mai et 27 juin 1884*.* 41:281 Malheureusement, quand on les examine, on découvre qu'elles ont été écrites sur du papier que la maison Blanchet frères, de Lyon, n'a fabriqué qu'à partir d'octobre 1885. Cette fois rien ne peut plus arrêter le scandale. Le président du conseil Maurice Rouvier, avocat et banquier, député des Bouches-du-Rhône, F**.·.** M**.·.** (Loge *La Réforme*)*,* ancien ministre du commerce de Ferry, accepte une commission d'enquête. C'est trop tard. Les journaux roulent dans les rues comme un tor­rent furieux. Hurlés par les camelots, leurs titres n'accusent plus seulement Wilson mais Grévy. A chaque édition nouvelle le ton monte : « M. Grévy a laissé passer l'heure de se sou­mettre ; il n'a plus qu'à se démettre. » (*Le Paris, --* Ferry). « La crise c'est M. Grévy. C'est par son obstination qu'elle s'est ouverte. C'est par sa démission seulement qu'elle peut finir. » (*Le Figaro*)*.* « Grévy n'est guère plus qu'un cadavre. » (*Le Correspondant*)*.* « Grévy a été virtuellement déposé par le parti républicain pour cause d'indignité. » (*La Gazette de France,* royaliste). Dans l'*Intransigeant,* Rochefort retrouve contre cette République des républicains les accents qu'il eut contre l'Empire. A sa manière, cocasse et fulgurante, il bro­carde : « Imagine-t-on M. Grévy demeuré chef de l'État et répondant aux ambassadeurs étrangers qui lui demanderont des nouvelles du mari de sa fille : « Vous êtes bien bons ; je suis allé le voir hier, à Mazas, pour lui porter un morceau de saucisson, car l'ordinaire de la prison est maigre. Il se portait assez bien et m'a chargé de vous adresser ses compliments. » Et le ton monte toujours. « *Vite, vite, qu'il s'en aille. *» (*XX^e^ siècle*)*.* « Le vieux gredin... l'homme des guanos. » (*Le Figaro*)*.* Il doit penser : « Tant que je ne démissionne pas, je touche 3.333 francs toutes les 24 heures. » (*Le Gaulois*)*.* Encore Rochefort : « Le père Grévy, dont la révoltante attitude est partout attribuée à la sénilité, a toujours été ce qu'il est aujourd'hui, c'est-à-dire ladre, cupide, fesse-mathieu et essentiellement malhonnête, la vie entière de ce jurisprudent a tenu dans cette formule : « Sauver sa peau, et sauver sa caisse. » 42:281 Grévy ignore ces clameurs. Il est sourd et obstiné. Il n'a rien changé à son train de vie. La garde n'a pas été doublée aux portes du palais. Si Wilson couche avenue d'Iéna d'où il vient dans un coupé marqué J.G., on le voit toujours dans les bureaux, « amaigri, mais résolu ». Les petits enfants sont tou­jours là, qui jouent dans les salons vides. Il y a moins de visiteurs. Seulement ceux qu'on appelle en consultation. Grévy fait front. Il n'a qu'un seul objectif derrière son regard fermé : gagner du temps. Rouvier est renversé le 19 novembre. Le 20 il convoque Freycinet. Freycinet refuse. Avec émotion. Grévy mande aussitôt Goblet, le député d'Amiens. Il le trouve navré. Désolé. « Il n'y a plus rien à faire. » Le 21, vient le tour de Clemenceau, l'ennemi. Échange de propos sans résultat. Flo­quet, puis Freycinet à nouveau. C'est toujours non. Ribot accep­terait, à une condition : que le Président commençât par donner sa démission. Dehors. Le 23, tiens, voilà Jules Ferry. Mais à celui-là le Président n'offre rien. Il se contente de lui annoncer son intention de démissionner, prochainement. Les yeux baissés, Ferry a son triste sourire mécanique des mauvais jours. Il fait dire et dit que Grévy doit rester. Nul ne le croit. On le sait, au centre de la toile, comme une grande araignée sombre. On sait que contrairement à ce qu'il avance il croit la démission iné­vitable. On sait qu'il s'y prépare. Mais rares sont ceux qui connaissent les dessous de son jeu. Si le grand public, de gauche ou de droite, en était informé, il demeurerait incrédule, tant la vérité est incroyable mais vraie : le pape de la contre-Église se rapproche du parti-prêtre ! La manœuvre est admirablement menée. Le 28 novembre, Ranc dans le *Petit national* évoque l'impopularité de Ferry, mais pour la regretter. Elle constitue sans doute un obstacle décisif à l'élection de celui-ci à la présidence de la République, dit-il. Mais elle est « injuste, absurde, et bête ». On se rappelle qui est Arthur Ranc. Déporté en Algérie sous le second Empire. Directeur de la Sûreté le 4 septembre 1870. Bras droit de Gam­betta. Membre de la Commune. Condamné à mort par contu­mace. Exilé en Belgique jusqu'en 1879. Député de la Seine. Membre du conseil de l'Ordre du Grand Orient. 43:281 Le 29, Challemel-Lacour (sénateur, collaborateur de Gam­betta, ministre des Affaires étrangères de Ferry, futur succes­seur de Renan à l'Académie française, haute conscience répu­blicaine mais fils de famille et petit-fils de bagnard) ([^17]) écrit dans la *République française :* « Les républicains capables de réfléchir et de prévoir reconnaissent que parmi les candidats à la présidence de la République, le seul qui puisse servir d'appui à cette politique (la politique gambettiste) est M. Jules Ferry. Cette candidature a de nombreux partisans ; elle a aussi d'ar­dents adversaires... Certains républicains craignent, disent-ils, qu'un tel choix ne froisse l'opinion publique ; ils allèguent l'impopularité de M. Jules Ferry tout en la déclarant injuste et absurde : ils vont jusqu'à parler de menace pour la paix publi­que dans le cas où cette candidature triompherait... Je ne crains pas de dire que si la candidature si vivement attaquée de M. Jules Ferry l'emporte, l'opinion publique la ratifiera sans hésiter... impatiente d'avoir enfin un gouvernement ; loin de s'alarmer, elle y verra le commencement d'une période d'ordre, de stabilité et d'honneur. » Tandis que les héritiers de Gambetta fixaient l'attention à gauche, Ferry exécutait à droite un numéro de ratissage de haute volée. Il y avait plusieurs alliés. Le premier était Mgr Freppel, évêque ultramontain d'Angers et député monarchiste du Finis­tère. Mgr Freppel n'avait pas voté contre Ferry le 30 juin 1885. Le cri d'Albert de Mun : « Regardez, il rit ! » l'avait laissé de marbre : il ne se cachait pas pour approuver la politique colo­niale du crocheteur des couvents. Dans l'histoire de cette candidature sa position était plus ambiguë. Ses arguments changeaient selon les auditeurs. A. Jules Auffray, secrétaire de l'Union des Droites, il disait : -- Vous ne comprenez rien à vos propres intérêts. Jamais les radicaux n'accepteront Ferry. Ils iront jusqu'à la violence pour l'empêcher d'être élu ou le renverser. La République périra avec lui dans la guerre civile. 44:281 A d'autres il faisait remarquer, tout à l'opposé : -- Pourquoi hésiteriez-vous à voter pour l'auteur des lois et décrets contre l'enseignement chrétien ? Ce sont des scrupu­les sans fondement. L'essentiel est de voir s'il nous fait échap­per du radicalisme. Il arrivait encore à Mgr Freppel de jeter, comme une bou­tade : -- Nous n'avons le choix qu'entre Freycinet et Ferry. Ferry a écarté de l'enseignement les membres de congrégations non-autorisées. C'est vrai. Mais Freycinet a contresigné les décrets d'expulsion. Où est la différence ? De plus Freycinet est pro­testant tandis que Ferry est un catholique dévoyé. Je préfère le catholique dévoyé au protestant. La vraie raison, il semble pourtant qu'il ne la donna qu'à une réunion des Droites. Pressé par des députés catholiques hostiles qui ne comprenaient pas son attitude, il avoua : -- *Ferry est le candidat le plus agréable au Vatican.* En ce mois de novembre la Droite se trouve dans une situation délicate. Le président de son Union est le baron Armand de Mackau. Ancien député bonapartiste rallié à l'orléa­nisme qu'il quittera bientôt pour embrasser la République, il porte magnifiquement l'habit. Ça compte mais ne suffit pas toujours. Le baron a un faible pour les complots. En grand secret il a rencontré Boulanger. Le général soutient Freycinet. Pour convaincre le baron de Mackau de décider ses députés et ses sénateurs à le suivre, le général Boulanger a fait des pro­messes extravagantes. Sitôt Freycinet élu, il reviendra au minis­tère de la guerre d'où il n'aura aucun mal à rétablir la monarchie. 45:281 Pendant que Boulanger, riant aux larmes, dit à ses amis : « Ces gens-là sont trop bêtes ! Me suis-je assez fichu d'eux », le chef de l'Union des Droites revient près des siens, presque décidé à faire campagne pour Freycinet ([^18]). Mais il tombe sur un adversaire imprévu : le nonce, Mgr Rotelli. Agissant sur les instructions de Léon XIII et de Ram­polla, Mgr Rotelli préconise une attitude toute différente. C'est en tout cas l'avis d'un biographe ferryste de Ferry, M. Maurice Reclus, qui écrit : « *Le chef de l'Église, loin de songer à faire obstacle à la candidature de Ferry, en souhaitait au contraire le succès* *; sans doute la formule du Ralliement qu'il devait plus tard proposer et défendre avec tant d'éclat était-elle déjà en gestation dans son puissant cerveau et sa merveilleuse lucidité lui désignait-elle Ferry comme l'homme le plus propre à la faire prévaloir un jour.* » Quoi qu'il en soit, Mgr Rotelli vint sans ambages à l'homme de l'article 7 pour lui obtenir les voix de la droite au congrès de Versailles, ce qui eût assuré son élection. Mais le nonce mettait une condition à son appui. Ferry était marié civilement. On lui demandait de consentir à un mariage religieux, sans cérémonie, dans la maison de la rue Bayard, au vrai à une sorte de mariage clandestin. Ferry, d'accord avec sa femme -- à laquelle le représentant du Saint-Siège s'était d'ailleurs adressé directement -- refusa de se prêter à cette espèce de compromis. Le nonce revint à la charge, disant qu'il officierait *in petto,* sans que les conjoints, dont on attendait une simple adhésion mentale, eussent un mot à prononcer, et qu'il considérerait la formalité comme suffisante. Ferry, dans la forme la plus cour­toise, persista dans son refus. Les trois cents voix de la droite fussent vraisemblablement allées à Ferry, si celui-ci avait con­senti à souscrire à la condition qui lui était posée, encore que Jacques Piou ([^19]), qui a divulgué les pourparlers Boulanger-Mackau en faveur de Freycinet, mais n'a pas connu la démar­che du nonce auprès de Ferry, dise dans ses souvenirs que la droite ne songeait nullement à s'atteler au char de son illustre ennemi. 46:281 Tous ces détails sur la tentative de Mgr Rotelli ont été donnés par Paul Strauss, mémorialiste fort intéressant ([^20]) qui connut vraiment de très près tout ce qui concerne Gam­betta, Waldeck-Rousseau et Ferry ([^21]). Les trois cents voix de la droite, à majorité catholiques et monarchistes, seraient-elles allées comme l'espéraient le nonce, le pape et M. Reclus, dont les attaches maçonniques sont sen­sibles à celui qui rêvait d'un univers sans Dieu et sans rois ? Rien n'est moins sûr. Elles ne réussirent même pas à s'enten­dre sur un candidat. Au premier tour, certaines se portèrent sur le général Saussier (Félix-Gustave) qui avait été député du centre-gauche et l'adversaire de Boulanger ([^22]), d'autres sur le général Appert (Félix-Antoine) qui avait dirigé la justice mili­taire à Versailles après la Commune, les plus perspicaces se ralliant tout de suite à Sadi Carnot ([^23]). 47:281 De toutes façons le problème ne se posa pas, Dieu merci. Dès que fut connue la candidature de Ferry, de l'extrême-gauche à l'extrême-droite, le front s'embrasa. Les Égaux de Montmartre déclarent : « Nous ne reculerons devant aucun sacrifice pour empêcher que la France ne soit représentée par le dernier des lâches. La Répu­blique est en danger. » La Ligue des Patriotes se mobilise à l'appel du soldat permanent, Paul Déroulède : « Ferry est l'homme du Tonkin, le complaisant de Bismarck, qui a mis une croix sur l'Alsace-Lorraine, pour donner satisfaction à je ne sais quel rêve. » Et il menace : « S'il est élu, la Ligue des Patriotes descendra dans la rue. » Le Grand Orient s'agite. La franc-maçonnerie se divise. Si la droite soutient Ferry, ne vaut-il pas mieux garder Grévy ? Le 2 décembre, l'agitation tourne à l'émeute. On crie « Mort au Tonkinois ! Mort à Ferry-Famine ! Mort à Ferry-Dioclétien ! Mort à Ferry-Massacre ! » La cavalerie doit char­ger pour dégager le Palais-Bourbon, la rue Royale et les Champs-Élysées. Néanmoins Ferry persiste. L'élection du nouveau pré­sident a lieu le lendemain à Versailles. A la liste des candidats possibles, un nouveau nom apparaît : Sadi Carnot. Il n'est pas franc-maçon. Mais c'est un franc-maçon qui le lance : Gustave Hubbard, député de Seine-et-Oise, orateur du convent du Grand Orient. On connaît peu Sadi Carnot, mais on l'estime. Il est le petit-fils de l'organisateur de la victoire, et le fils du doyen du Sénat. Député, il s'est tenu à l'écart des coteries. On ne le trouve ni dans la camarilla qui entoure Ferry, ni dans la suite trouble qui prolonge Gambetta. Il n'a pas hésité à attaquer Wilson et par conséquent Grévy dans l'affaire louche des frères Dreyfus ([^24]). Le résultat sorti du chapeau du Grand Orient est le suivant : 48:281 > Sadi Carnot  : 303 voix > > Ferry  : 212 > > Général Saussier  : 148 > > Freycinet  : 76 > > Général Appert.  : 72 La cause est entendue. Au second tour Sadi Carnot triom­phe : 616 voix contre 188 au général Saussier qui n'était pas candidat. Dès qu'élu, Sadi Carnot choisit son président du Conseil : c'est le sénateur inamovible Tirard, F**.·.** M**.·.**, loge *L'École Mutuelle* ([^25])*.* 49:281 Au retour, Ferry doit « faire le tour de Paris pour échap­per à la gare Saint-Lazare » ([^26]). L'affaire Wilson se retourne contre lui. Battu à Versailles, en 1887, il l'est à nouveau, à Saint-Dié, lors des élections législatives de 1889. Le Comité ouvrier socialiste, faisant bloc avec le cercle catholique et les monarchistes, porte à la députation un inconnu, le comman­dant Picot, « conservateur avéré » ([^27]) qui n'avait pas fait une réunion. Daniel Wilson, lui, se portera beaucoup mieux. Acquitté, il fut élu conseiller municipal, puis maire de Loches, puis conseil­ler général à Montrésor (sic) en 1892. En 1893, les Touran­geaux le renvoyèrent à la Chambre des députés, avec 2.000, voix de majorité. Invalidé, réélu en 94, réélu en 96, il siégea jusqu'en 1902, où il prit une retraite bien gagnée. Ainsi en avaient décidé la justice républicaine et le peuple souverain. (*A suivre*.) François Brigneau. 50:281 ### De l'ornemental au spirituel par Jean-Baptiste Morvan LES EXPLICATIONS À VALEUR UNIVERSELLE, ou du moins celles qu'on présente comme telles, nous laissent le plus souvent réticents et circonspects. Sans doute nous arrive-t-il de discerner vaguement un élément commun à nos fautes, à nos erreurs, à nos carences, et une perspective critique parti­culière est rarement isolée ; mais si l'on se propose de mesurer l'importance de l'ornemental dans l'existence et les dommages causés par son absence, ce ne sera pas avec l'intention de réduire toute l'esthétique, avec ses implications spirituelles, à cet aspect spécial et secondaire. Il nous suffit d'abord d'obser­ver un déséquilibre, un malaise : ils sont dus à une déficience nouvelle du climat humain. Analyser cette situation ne nous fera pas découvrir la panacée ; du moins pourra-t-on contribuer par là à une restauration du spirituel dans le besoin artistique -- s'il est encore temps, et si ce besoin lui-même n'a pas disparu. Au temps de mon enfance, quand une excursion familiale nous conduisait à quelque bourgade ou village encore inconnu de nous, l'usage était d'aller d'abord voir l'église. Aujourd'hui, c'est rarement possible. Au milieu de l'après-midi, dans une ville de six mille habitants fort ancienne, les trois églises signalées pourtant comme intéressantes dans le « Guide Bleu » sont fermées ; nous devons nous contenter des extérieurs. 51:281 On justifie la mesure par la crainte des vandales et des voleurs ; autre­fois ce genre de crainte ne concernait que les pilleurs de troncs. Il était rare que des voleurs éventuels fussent assurés d'opérer en toute tranquillité dans un sanctuaire désert : il pouvait toujours survenir quelque fidèle désireux de dire une prière et d'allumer un cierge en passant. L'alarme eût été vite donnée, et les gens les moins dévots du quartier ou du village auraient réagi. Je vois bien moins fréquemment qu'en ce temps-là des présences pieuses aux heures sans offices ; mais on a découragé toute démarche religieuse qui ne serait pas collective, et parfois tourné en dérision les dévotions personnelles jugées folklori­ques. Aussi cadenasse-t-on volontiers les sanctuaires. Alors la valeur éducative et artistique que nous offraient les églises et les chapelles, à des degrés plus ou moins marqués, est devenue inaccessible à tout public, croyant ou simplement curieux. A vrai dire, quand on est encore admis à y pénétrer, on n'est pas toujours satisfait pour autant. Nous connaissons tous d'admirables édifices romans ou gothiques abondamment tapis­sés, tout à l'entour du chœur ou des chapelles, de feuilles de papier ornées de gribouillages enfantins, fruits précieux du nouveau catéchisme, et où les naïfs veulent admirer la spon­tanéité du sentiment religieux. A l'occasion des grandes fêtes, les adultes exposent des « montages » : photographies, journaux découpés et autres auxiliaires supposés de la spiritualité à la mode. Deux constatations s'imposent ; la contemplation du meilleur, de l'authentique, est dédaignée et l'on substitue au patient travail de l'imitation laborieuse, modeste et formatrice, au tracé étudié du trait personnel, une mosaïque hétéroclite et parfois incongrue d'éléments où la colle et les ciseaux ont joué le rôle essentiel ; et d'autre part, on fait prévaloir l'initia­tive précaire sur la réussite durable ancienne et éprouvée ; ce qui a duré devient négligeable ou suspect. Dans les monuments civils et les habitations que l'on édifie maintenant, la situation est encore plus nette : il n'y a plus rien... Jadis le sanctuaire, foyer exemplaire de l'art, n'était pas isolé des autres constructions ; les églises et chapelles étaient plus nombreuses, disséminées dans les quartiers, et les demeu­res particulières étaient rarement dépourvues de tout motif stylisé, agréable ou curieux, donnant à la façade un minimum de personnalité. An niveau élémentaire, les signes décoratifs étaient parfois les mêmes que ceux rencontrés dans les églises souvent empruntés aux symboles chrétiens, comme le mono­gramme christique ou la simple croix accompagnant la date de la construction sur le linteau de la porte. 52:281 Même les ogives, trilobes, feuillages sculptés médiévaux ou classiques, étaient des marques d'appropriation consacrée, des signes d'intérêt et de fidélité apportés par les maîtres à leur séjour. Voyez ce qu'on a bâti de nos jours : rien ne s'ajoute aux lignes horizontales et verticales d'édifices massifs et uniquement fonctionnels. Fonc­tionnels ? Il y a en tout cas une fonction de l'esprit que l'on n'a pas prévue, et l'on a lieu de craindre que l'organe dispa­raisse avec la fonction, même en un temps où l'on a entendu des ignares ou des voyous proclamer qu'ils allaient mettre l'imagination au pouvoir. Parfois, tant bien que mal, on s'avise de placer devant un lycée, une faculté, un musée, quelque objet de pierre et de métal tellement informe qu'il n'a même plus de valeur énigmatique. Il pourrait être aussi bien placé ailleurs, et n'a nul rapport avec l'édifice auquel il prétend conférer une valeur artistique. On veut bien admettre que la présence d'un style ornemen­tal n'est pas nécessairement garante d'une spiritualité, même diffuse ou virtuelle. Le style du XVIII^e^ siècle n'a pas empêché la subversion révolutionnaire, ni prémuni contre les barbouillages maladroits, agrémentés de devises stupides et sans orthographe, dont les assiettes de l'époque jacobine nous permettent encore de goûter les charmes. Notons toutefois que ce style s'orientait déjà auparavant vers l'appauvrissement fonctionnel et la lour­deur, comme en témoignent les créations, d'inspiration maçon­nique, de Ledoux. Mais l'absence totale et consentie de l'orne­mental est à coup sûr accablante, psychologiquement et mora­lement subversive. C'est le goulag de l'esthétique qui nous menace. Nous nous sentons plus désarmés quand l'art, même élémentaire, n'est plus notre compagnon. Les milieux officiels de la culture se gargarisent volontiers de discours sur la « créativité » et prêchent pour un encoura­gement étatique de ces initiatives. Encore faudrait-il que les gens trouvassent un domaine où ils eussent le pouvoir de les exercer. Les objets manufacturés de la vie quotidienne ne sauraient s'y prêter. J'ai sous les yeux un album consacré à « l'objet paysan » : il s'agit de colliers, de jougs et de son­nailles, de grils, plantoirs, bâtons de bergers, soufflets, croix de fer forgé, plaques à beurre, moules et quenouilles. Laissons à d'autres le dilettantisme mélancolique attaché seulement aux vestiges d'un passé révolu ; en fait, la beauté naïve de ces objets tient à leur efficacité, leur adaptation au travail humain, à leur nature de compagnons d'existence, à leur insertion dans un terroir particulier. 53:281 Ils manifestent l'attachement de l'homme à son labeur, une fidélité d'ensemble à sa condition regardée comme précieuse malgré ses duretés. D'autre part le travail apporté par le créateur, artisan rural ou paysan œuvrant à la veillée, affirme une liberté personnelle, une volonté de persé­vérance. Même l'imitation des motifs artistiques observés dans des modèles de valeur supérieure oriente l'âme vers une épreuve créatrice d'indépendance, opère une diversion heureusement oublieuse de tout ce que le climat quotidien présente de confus, de grossier ou de blessant, de ce que les humeurs personnelles ont toujours d'insatisfaisant. Le travail des grands maîtres d'autrefois était-il si différent de l'effort du sculpteur rustique ? Quand nous voyons Monet reprendre, inlassablement et passion­nément, le thème des nymphéas ou de la cathédrale de Rouen, il nous semble discerner une volonté persistante d'assurer le sens de sa destinée par la reprise ardente d'un motif élu, par une imitation de soi-même tendue vers la perfection. Le spontané à l'état pur ne répond pas au désir de l'homme de découvrir en lui-même un fil conducteur vers une certaine perfection. Même s'il donne l'impression d'aboutir au poncif, au sujet désormais décoratif et ornemental, ce mouvement de continuité intérieure n'est pas sans raison profonde. Le droit à l'ornement est un droit de l'homme trop méconnu -- avec quelques autres... Ces ornements ne servaient à rien ? Leur gratuité pouvait aussi constituer une forme noble et consciente de résignation salutaire. Utiliser des thèmes et des motifs préalablement donnés, cœurs, croix, fleurs de lys, simples rameaux de feuilla­ge, c'était se ménager un domaine tout personnel où régnait une certaine pacification. Les volutes, les fleurons, les rinceaux suggèrent la douceur ; la continuité linéaire et harmonieuse de leur dessin compense les ruptures et les sursauts de la vie matérielle. On éprouve en les traçant le sentiment que les feuillages gravés ou sculptés tendent à devenir des symboles d'harmonie ; et les symboles de ce genre, à force de raffinement graphique, retournent à la douceur naturelle et agreste des feuillages, même si le chêne et le laurier ont eu au point de départ un sens civique ou moral. Les thèmes du blason, les struc­tures de l'art héraldique ont souvent constitué, même dans l'art paysan, un domaine ouvert à l'imagination réglée et soucieuse de trouver sa propre discipline. Ils douent encore ce rôle dans les peintures dont on décore les maisons de la Suisse et du Tyrol. 54:281 Ceux qui s'avisent aujourd'hui de couvrir de fresques immenses les faces nues des grands immeubles modernes ne parviennent pas à cet ordre, à cette sérénité, à cette personna­lité ; on y discerne vite une velléité vaine d'évasion ou des arrière-pensées, de propagande idéologique de type collectiviste. L'élément ornemental authentique possède une unité, une con­centration ; il s'inscrit dans un cadre limité ; il est un aboutis­sement provisoire, un résultat du travail de l'imagination dans lequel il fixe un arrêt et définit une étape. Qu'il soit simple motif végétal, fougère ou chou indigène aussi bien que feuille d'acanthe ou lys, ou qu'il représente une structure plus com­plexe par une synthèse d'objets, comme les instruments de jardinage réunis en manière de trophée sur une boiserie de Versailles, le thème ornemental est pour l'esprit un moment de satisfaction et d'équilibre. Si un jour quelqu'un souhaite le reprendre pour le rajeunir et le transformer, il sera encore guidé par la structure obtenue antérieurement ; il n'existe pas d'esthétique de destruction ou de subversion absolue ; et peut-être le meilleur service à rendre aux novateurs impatients et audacieux de l'avenir est-il encore de parfaire une œuvre harmo­nisée, stylisée dont la forme agacera leur tendance fébrile et guidera en même temps, à leur insu, les modalités du change­ment, heureux, médiocre ou manqué, qu'ils réaliseront. Certains ensembles hétéroclites réalisés en notre siècle, tels que l'œuvre de quelques surréalistes, dans les arts plastiques ou la littérature ont provoqué seulement des imitations sans génie, où l'on reconnaît vite le modèle. D'autres franchiront peut-être le « purgatoire » généralement infligé aux créations parce qu'il restera un personnage symbole, une figure centrale, animal ou objet -- une jeune femme sous la pluie, un oiseau dans une cage -- capable de concentrer l'attention et d'éveiller dans le public un désir d'intervention personnelle et un sentiment de participation à un essentiel. L'ornemental est une des manifestations de l'esprit d'ac­cueil, autre sujet de rhétoriques faciles aujourd'hui. Et tout d'abord son emploi, dans l'ordre matériel, sur les extérieurs des maisons ou des monuments sacrés, était une invitation au visiteur, à l'hôte éventuel, au fidèle ; et quand il avait franchi le seuil de la demeure, le porche ou le portail, de tels signes étaient pour lui de nouvelles marques de bienveillance. Les symboles comme les motifs purement décoratifs que l'arrivant pouvait contempler ne visaient pas à l'étrangeté ni à l'ésotérisme d'une manière générale ; et les cadrans solaires des façades, malgré un effort de variété, offraient toujours des devises relatives aux grandes leçons de la destinée. 55:281 Quand, par excep­tion et à certaines époques, l'ornemental tourne au magique, à l'initiatique, au rituel alchimique ou maçonnique, il inquiète et déroute bien plus qu'il n'accueille ; on hésite entre la menace et la mystification : c'est l'impression que j'ai gardée, avec un certain malaise, de la vision du fameux plafond qui, au château du Plessis-Bourré en Anjou, a donné lieu à tant d'hy­pothèses explicatives incertaines. J'ai toujours pensé que l'achar­nement des fervents d'ésotérisme, quand ils s'efforcent de ramener tout ou presque, dans les éléments décoratifs des cathédrales, à une doctrine secrète et bizarre, est un aspect de la stratégie subversive anti-religieuse ; la manœuvre est propre à rompre l'attachement immédiat, la sympathie profonde qui unissent l'homme à une construction faite pour le recevoir, et qui lui offre le réconfort harmonieux d'éléments dessinés pour illustrer la communauté supérieure des humains, la dignité essentielle qui y préside. L'ornemental implique la persistance d'une mémoire à la fois personnelle et collective ; il se réfère à une tradition créatrice soulignant à travers les ans et les âges une identité de la personne humaine. Notre époque s'est vantée de promouvoir la création absolue, fruit d'un individualisme esthétique stimulé anarchiquement : le résultat le plus apparent, c'est la disparition de l'ornemental et corrélativement, la double abolition des réconforts justifiés et des interrogations nécessaires sur les devoirs et droits de l'humaine condition. Jean-Baptiste Morvan. 56:281 ### Rufin Piotrowski par Jean Crété BIEN OUBLIÉ AUJOURD'HUI, le Polonais Rufin Piotrowski était, voilà un peu plus d'un siècle, célèbre dans toute l'Europe pour avoir réussi l'exploit, probablement unique, de s'être évadé d'un bagne de Sibérie et d'avoir traversé clandes­tinement toute la Russie d'Europe. Rappelons brièvement quelques vérités historiques. A la fin du XVIII^e^ siècle, la Russie avait annexé trois provinces polo­naises : la Volhynie, la Podolie et l'Ukraine ; ces trois provinces firent, jusqu'en 1918*,* partie intégrante de l'empire russe ; on les appelait les *provinces détachées.* Les traités de 1815 attri­buèrent en outre au tsar l'ancien grand-duché de Varsovie, devenu royaume de Pologne ; il était bien spécifié que le royaume de Pologne resterait un État distinct de la Russie, dont le tsar serait le roi. Le tsar Paul I^er^, assassiné en 1801*,* avait laissé quatre fils : Alexandre, Constantin, Nicolas et Mi­chel. Alexandre I^er^, tsar de Russie de 1801 à 1825, et roi de Pologne à partir de 1815, nomma son frère Constantin vice-roi de Pologne. Constantin épousa une Polonaise, ce qui déplut à son frère qui le contraignit à renoncer à son droit de succes­sion. En 1825, ce fut donc Nicolas I^er^ qui devint tsar de Russie et roi de Pologne. Dès lors, l'étau se resserra sur la Pologne. Constantin fit tous ses efforts pour maintenir l'autonomie de la Pologne sans rompre avec son frère. 57:281 Mais en 1830*,* lors de l'insurrection de la Belgique, Nicolas I^er^ décida d'envoyer l'armée polonaise aider les Hollandais à reconquérir la Belgi­que ; c'était acculer l'armée polonaise à la révolte, qui éclata en effet et gagna les provinces détachées. Les insurgés rempor­tèrent d'abord des victoires, puis furent écrasés par l'armée russe. La répression fut impitoyable. Constantin disparut dans cette tragédie. Personne n'a jamais cru à la version officielle selon laquelle il serait mort de la typhoïde en 1831* ;* son tom­beau est inconnu. Il est probable que son frère le fit interner dans une île de l'Océan glacial. En 1842*-*1846*,* Rufin Piotrowski rencontra de nombreux Russes qui espéraient encore que Constantin viendrait les déli­vrer de la tyrannie de Nicolas. Celui-ci avait, dès son avènement, rétabli la peine de mort et la torture abolies soixante-dix ans plus tôt par la tsarine Élisabeth, fille de Pierre le Grand. Rufin Piotrowski, après avoir pris part à l'insurrection de 1830*,* s'était réfugié en France. En 1842*,* il rentra en Podolie avec un faux passeport anglais qui faisait de lui un Maltais. Écrivant peu de temps après les événements, il ne dit pas pourquoi il rentra dans son pays, ni par qui il était envoyé. Engagé comme précepteur dans une famille polonaise, il prit des contacts sur lesquels il resta très discret. Mais la police russe était bien faite : le 31 décembre 1842, Rufin Piotrowski était arrêté, ainsi que les Polonais avec lesquels il avait pris contact. Il subit une rude détention, les mains et les pieds enchaînes, pendant plusieurs mois. Son procès fut instruit par une commission spéciale ; il dut avouer sa véritable identité. On lui attribuait plus d'importance qu'il n'en avait en réalité. Un jour, il enten­dit un grand bruit dans le corridor de la prison ; la porte de sa cellule fut ouverte et il aperçut, au fond du couloir, une multitude d'officiers russes ; un général se détacha du groupe et entra dans sa cellule ; il était amputé du bras droit, ce qui fixa tout de suite Rufin sur l'identité de son visiteur : le géné­ral prince Bibikof, gouverneur général de Volhynie, Podolie et Ukraine, qui avait eu le bras droit emporté à la bataille de la Moskowa. Lors de la répression de l'insurrection de 1830, il avait répondu à une dame qui lui demandait à genoux la grâce de son fils : « *La main qui signe des grâces, madame, je l'ai laissée à Borodino. *» Le général s'assit et engagea la conver­sation sur un ton doucereux, essayant de persuader Rufin Pio­trowski de faire des aveux complets. Rufin répondit avec prudence ; après une demi-heure d'un entretien qui n'avait abouti à rien, le général sortit de la cellule en prononçant la phrase libératrice : « *Qu'on lui ôte les fers ! *» 58:281 Lorsque Rufin publia ses mémoires, il reçut de vives critiques de ses compatriotes exilés, qui lui reprochaient de parler avec trop de modération du bourreau des provinces détachées. Dans la préface de la 2^e^ édition, Rufin répond qu'il ne nie pas les crimes commis par le général Bibikof en 1830-1831, mais que c'est un fait que lui-même n'eut pas à se plaindre de lui. Le procès continua et aboutit à une condamnation à mort commuée par le général Bibikof en peine de travaux forcés à perpétuité en Sibérie. Rufin était noble, ce qui lui évita l'affreux voyage à pied et par convoi, décrit par la comtesse de Ségur dans *Le général Dourakine :* le personnage du prince Romane a été inspiré à la comtesse de Ségur par Rufin Piotrowski. Il fut de nouveau enchaîné, transporté en voiture jusqu'à Omsk où le prince Gorchakov, après étude de son cas en conseil, décida de son envoi au bagne d'Ekatherininsky-Zavod. Ce n'était pas ce qu'il y avait de pire. En lisant sur le dossier : « *A surveiller particulièrement* »*,* le directeur du bagne décida « *Il travaillera les fers aux pieds.* » A peine était-il sorti, que les co-détenus de Rufin l'entourèrent, disant que c'était là une mesure inouïe et qu'on allait demander au directeur de la rapporter ; il la rapporta en effet. Au bout de quelques semaines de travaux manuels, Rufin fut, en raison de son instruction, affecté au bureau de distri­bution des papiers officiels. La Russie de Nicolas I^er^ était le pays le plus paperassier du monde ; il fallait un passeport pour passer d'un village à l'autre, une autorisation pour faire n'im­porte quelle chose. En outre, beaucoup de fonctionnaires étaient vénaux : on n'obtenait rien sans leur donner quelque argent. Sans rien avoir à demander, Rufin recevait des pièces de ses « clients », et il se trouva bientôt en possession d'un pécule appréciable. Il liait conversation avec les Sibériens et obtenait d'eux des renseignements précieux sur la région. En possession des papiers et cachets officiels, il put se fabriquer un faux passeport. Il avait pensé dès le début à l'évasion, mais dut en précipiter l'exécution en raison d'un oukase de Nicolas I^er^, publié en 1845, qui aggravait beaucoup la condition des condamnés. Le directeur et les surveillants jugeaient l'oukase inapplicable et le disaient ouvertement devant les forçats : ce qui en dit long sur les réactions que soulevait le despotisme de Nicolas I^er^. Rufin avait d'abord envisagé de gagner la Chine, ce qui était le chemin de beaucoup le plus court. Pour diverses raisons, il se décida pour le chemin le plus long : la traversée d'une partie de la Sibérie et de toute la Russie d'Europe. 59:281 Il partit par une nuit d'hiver. Là se situe la scène reprise textuellement par la comtesse de Ségur dans le récit de l'évasion du prince Romane : Rufin s'approche d'une fenêtre et demande : « Y a-t-il des chevaux ? » Après une brève discussion, le paysan sibérien accepte de le conduire en traîneau jusqu'à près de mille kilomètres, à une foire célèbre. Là, Rufin se perd dans la foule, mais s'aperçoit le soir qu'on lui a volé son argent et son passeport ! Il lui restait heureusement une passe de galérien. Il dut continuer son chemin à pied, évitant les villes, s'enfonçant parfois dans la neige jusqu'au cou. Il serait mort de froid et de faim, sans la charité d'un voyageur qui le découvrit couché dans la neige et déjà inconscient. Il reprit sa route. L'hospitalité russe était proverbiale ; Rufin put obtenir la nourriture indispensable. Plusieurs fois, on lui demanda ses papiers : il exhiba sa passe de galérien ; heureusement, ses interlocuteurs étaient illettrés, la vue du cachet leur suffit. Rufin parlait parfaitement le russe. Il put travailler quel­ques semaines dans une fabrique et reconstituer ainsi son pécule, ce qui lui permit de remonter la Volga en bateau. Il nous raconte les curieuses coutumes des bateliers de la Volga. Chaque fois qu'on apercevait une chapelle, le patron criait : « *Assieds-toi et prie Dieu* ! » Les passagers s'asseyaient, puis se relevaient et faisaient une multitude d'inclinations. A l'ar­rivée, les bateliers brisaient leurs rames sur la coque du bateau, car les rames ne devaient servir que pour un seul voyage. Rufin continua sa route à pied ou en voiture jusqu'à Riga. Il espérait s'embarquer sur un navire étranger. Une promenade sur le quai le tira de son illusion : un soldat russe montait la garde à l'entrée de chaque bateau. Rufin reprit sa route vers le sud et passa, sous les balles, la frontière prussienne. Mais accablé de fatigue, il s'endormit et fut réveillé par des gardes prussiens. C'était tragique : la Russie et la Prusse s'étaient engagées par un cartel à se livrer mutuellement les réfugiés politiques. Les autorités de la ville traitèrent Rufin avec bien­veillance et demandèrent des instructions à Berlin. Le gouver­nement prussien ordonna de le livrer à la Russie ; mais le gouverneur de la ville vint lui-même lui ouvrir la porte de la prison en l'invitant à déguerpir, ce qu'il fit prestement. Il tra­versa les provinces polonaises de Prusse, gagna l'Autriche et se retrouva à Paris à la fin de décembre 1846. Son aventure avait duré quatre ans et demi ; son évasion un peu plus d'un an. 60:281 Dès qu'elle fut connue, elle souleva une émotion considé­rable en France et au-delà. Sollicité de toute part d'écrire le récit de cette évasion sans précédent, Rufin s'exécuta. A la fin de la 2^e^ édition de son livre, il mentionne brièvement sa participation à l'insurrection de 1848. On comprend que la comtesse de Ségur, écrivant *Le général Dourakine* peu après la guerre de Crimée, se soit inspirée de ce récit. La comtesse de Ségur témoigne d'une vive sympathie pour les Polonais : le général Dourakine n'hésite pas à quitter définitivement la Russie avec sa famille pour assurer la sauvegarde du prince Romane. Son livre eut un vif succès, mais lui attira les critiques de ses compatriotes russes qui lui reprochèrent de caricaturer la « sainte Russie ». On lui reprochait surtout ce nom de Dourakine qu'elle avait tiré du russe *dourak* (imbécile). Dans *Les deux nigauds,* elle met en scène deux Polonais pittoresques. La sympathie pour les Polonais était générale en Europe, mais restait, de la part des gouvernements, bien platonique. Il faudra l'effondrement simultané des trois empires qui se la partageaient pour que la Pologne retrouve en 1918 une indépendance qui ne durera que vingt ans. Elle est tombée aujourd'hui sous un joug beaucoup plus dur que celui de Nicolas I^er^. Rufin Pio­trowski termine son livre par ce vœu mélancolique qui reste valable aujourd'hui : « Que Dieu soit propice à ma pauvre patrie. » Jean Crété. 61:281 ### LES CRISTEROS (IX) «* Ils nous vendent, Manuelito... *» par Hugues Kéraly VU DE L'APRÈS-CONCILE, le soulèvement général du Mexique est une affaire entre le peuple catholique et son épiscopat ; un grand chapitre, avant la lettre, des avatars de « l'Ostpolitik » et de « l'autodémolition »... L'esca­lade des répressions bolcheviques, la torture, la déportation, le génocide lui-même n'entrent pas dans la définition du drame principal que nous racontent les textes et les survivants : drame spirituel, où les évêques ont abandonné puis trahi la foi des chrétiens. Les responsabilités, hélas, sont bien établies. C'est la *sus­pension du culte* décrétée le 24 juillet 1926 par l'épiscopat mexicain, la fermeture des églises, la privation des sacrements, et non la persécution déjà ancienne des révolutionnaires, qui provoque l'insurrection armée. 62:281 C'est la publication des « ac­cords » (Arreglos) signés le 21 juin 1929 entre les évêques et le gouvernement mexicain qui fait déposer les armes aux Cris­teros invaincus, et donne le signal de la grande revanche aux égorgeurs de Mexico. Entre ces deux dates -- trois ans d'héroïsme pour des millions de chrétiens --, la lâcheté du Comité Épiscopal mexi­cain ne s'est pas démentie. Le cœur de nombreux évêques vibre aux exploits des Cristeros ; certains vont jusqu'à l'écrire (à Rome), jusqu'à dénoncer le complot... Trop tard. Sur le terrain, deux ou trois hommes emportent les décisions essen­tielles au profit de la Révolution. La politique des « bureaux » neutralisait déjà le courage individuel plus sûrement que tout. La suspension du culte se justifiait, sans doute, pour forcer la main du pouvoir antireligieux. Elle ne força que la détresse et la colère du peuple croyant, tandis que les persécutions redoublaient de violence sur tout le territoire mexicain : à tel point que les évêques eux-mêmes durent bientôt choisir entre la clandestinité, sous la protection des insurgés catholiques, ou la conduite aux frontières des États-Unis, en territoire protes­tant. Le Comité Épiscopal choisit pour eux l'exil américain, qui laissait la porte ouverte au « dialogue » avec l'Occupant. De l'autre côté du Rio Grande, les États du Mexique se bat­taient sous la bannière du Christ-Roi... sans le secours des sacrements. Les bolcheviques de la capitale savaient à quoi s'en tenir, sur les capacités de résistance spirituelle et politique des évê­ques mexicains. Il est tout à fait remarquable qu'en trois ans d'une guerre impitoyable contre seize millions de chrétiens, les colonnes infernales de Mexico n'en aient tué aucun. 63:281 #### *De grâce, ne négociez pas !* La « diplomatie » de l'épiscopat mexicain en exil, sous la pression permanente du Département d'État, c'est la hantise d'Enrique Gorostieta Velarde, commandant en chef des armées Cristeros. Il l'écrit le 16 mai 1929 au comité directeur de la Ligue ([^28]). A cette date Mgr Ruiz y Flores, président du Comité Épiscopal, se prépare à quitter Washington pour Mexico ; il a en main l'accord de principe des autres évêques pour négocier directement (accord arraché en trois jours, par télégram­mes, au nom de l'obéissance à Rome) et, en tête, le principe de la reddition. Gorostieta ne le sait pas. Mais sa lettre récapi­tule trois ans de conspiration épiscopale contre la reconquête du catholicisme mexicain. C'est un document ([^29]) : « *Depuis le début de notre lutte, la presse nationale et même étrangère n'a cessé de revenir sur de possibles accords entre le soi-disant gouvernement et tel ou tel représentant de l'épisco­pat mexicain, pour en finir avec le problème religieux. Chaque fois qu'une telle nouvelle surgit, les hommes qui luttent se sentent percés d'une vague de froid mortelle* *: pire, mille fois pire que tous les dangers qu'ils ont résolu d'affronter* *; pire, bien pire que toutes les tristesses qu'ils ont dû ravaler. Chaque fois que la presse nous présente un évêque comme interlocuteur éventuel pour le pouvoir calliste* ([^30])*, nous recevons la gifle en plein visage, d'autant plus douloureuse qu'elle nous vient de ceux dont nous pouvions attendre un secours, une parole d'en­couragement dans notre combat. Encouragement et secours qu'à une seule et belle exception, nous n'avons reçus d'aucun d'entre eux* ([^31])*.* 64:281 « *Ces nouvelles diffusées dans le désordre des journaux, et qui n'ont jamais été démenties de manière officielle par nos évêques, entraînent périodiquement dans nos rangs de terribles conséquences. Nous qui commandons sur le terrain, chaque fois, nous avons dû constater qu'elles contrariaient aussitôt la croissance de notre organisation, et qu'il fallait de grands efforts pour en venir à bout. Ces nouvelles nous font l'effet d'une douche glacée sur le moral du combattant* (*...*)*.* « *Je voudrais une fois pour toutes, et pour éclairer votre conduite, exposer la façon de voir de ceux qui luttent sur le terrain -- afin que celle-ci soit portée à la connaissance de l'épiscopat mexicain* *; de sorte aussi que vous preniez les mesu­res nécessaires pour qu'elle arrive à Rome, et que nous obte­nions du Saint Vicaire un remède à nos maux... La Guardia Nacional* ([^32]) *est le peuple lui-même ; elle est l'institution qui, depuis le début de cette lutte, s'est voulue solidaire de l'offense infligée au peuple mexicain, en un temps sans défense* (inde­fenso), *par des traîtres mexicains. La Guardia Nacional veillera aussi dans l'avenir sur les intérêts de ce peuple dont elle est issue. Elle dispose de tous les éléments nécessaires pour cela la Guardia est le contrepoids naturel de tout ce que le Mexique compte d'indigne et de bâtard. La Guardia dispose déjà de quelques armes, qui offrent la seule garantie que nous ayons de vivre dans une relative atmosphère de justice* (*...*)*.* « *Notre force est constituée par une petite armée, pauvre en équipements, riche en vertus militaires, qui lutte chaque jour avec plus de succès pour libérer le pays de la meute enra­gée qui le réduit en esclavage.* 65:281 *Elle est la force d'un peuple entier décidé à reconquérir toutes ses libertés, et qui garde les yeux fixés non sur les assurances verbales qu'on pourrait pro­diguer à l'épiscopat, mais sur les exigences préalables auxquel­les doit se soumettre la bande qui nous tyrannise aujourd'hui.* « *La force matérielle qui nous ferait encore défaut, nous ne la demandons pas à l'épiscopat. Ce que nous demandons à l'épiscopat, c'est la force morale qui nous rendrait tout-puis­sants et il ne dépend que de lui de nous la procurer : il lui suffirait pour cela d'unifier son jugement et de ne plus cacher au peuple où se trouve son devoir, en lui recommandant une attitude digne et virile, une attitude de chrétiens et non d'escla­ves...* « *Que messieurs les évêques prennent patience,* concluait Gorostieta, *qu'ils ne désespèrent pas : le jour viendra où nous pourrons, dans la fierté, et en union avec nos prêtres, les appe­ler à venir de nouveau parmi nous pour accomplir leur sainte mission, dans un pays d'hommes vraiment libérés. Toute une armée de morts nous ordonne d'agir ainsi ! *» TODO UN EJERCITO DE MUERTOS NOS MANDA OBRAR ASI ! Quinze jours avant sa mort au combat, l'ancien franc-maçon se réclamait des martyrs de la foi ; le général converti par ses hommes invoquait la communion des saints... Mais Gorostieta sentait déjà fort bien qu'il tenait aux évêques un langage inconnu. Il savait que la Hiérarchie catholique ne l'entendrait pas. Une des dernières paroles que nous sachions de lui traduit le déchirement de Jeanne d'Arc devant l'évêque Cauchon : -- *Ils nous vendent, Manuelito, ils nous vendent,* confia-t-il à un officier d'ordonnance, avant d'entrer dans sa Passion. #### *Les* « *ouvertures* » *du Président* Gorostieta avait alors en tête les derniers développements des négociations tripartites Rome-Washington-Mexico qui, de fait, n'auguraient rien de bon. 66:281 A la fin du mois d'avril 1929 l'ambassadeur U.S. Dwight W. Morrow, hôte numéro un de la Révolution mexicaine, avait réussi un beau coup : il inspira une interview fracassante au reporter américain Dubose, intro­duit par ses soins auprès du président mexicain Emilio Portes Gil pour recueillir les ouvertures nécessaires sur le « *problème religieux *»*.* Portes Gil n'avait rien à refuser aux dollars, aux canons, aux pétroliers américains. Il n'eut d'ailleurs pas besoin de mentir beaucoup... LE PRÉSIDENT. -- *Le gouvernement ne jette pas la respon­sabilité de ces faits sur l'élément catholique du pays... Les grou­pes qui, dans les États de Jalisco, Guanajuato et Michoacan* (sommets de l'insurrection) *sévissent sous le drapeau du fana­tisme catholique, me semblent n'avoir été dirigés que par des prêtres de troisième catégorie, et non par les représentants du clergé, qui sont restés d'une certaine manière indifférents à ce mouvement.* DUBOSE. -- *Puisque les hautes autorités de l'Église ne sou­tiennent pas la rébellion des fanatiques, ne croyez-vous pas, Monsieur le Président, qu'il existe désormais des possibilités d'accord entre l'Église et votre gouvernement ?* LE PRÉSIDENT. -- *Le gouvernement du Mexique ne voit pas le moindre inconvénient à ce que l'Église catholique rétablisse ses cultes sitôt qu'elle le désirera ; elle a l'assurance qu'aucun représentant du pouvoir ne lui fera la guerre partout où, eux-mêmes, les représentants de l'Église se soumettront aux lois qui régissent la question des cultes et se montreront respectueux des autorités légalement établies* ([^33])*.* 67:281 Les « *lois qui régissent la question des cultes *» au Mexique, nous l'avons vu, reviennent à mettre le catholicisme hors-la-loi Emilio Portes Gil ne prenait pas grand risque en s'engageant à les faire respecter. Il n'en prenait pas davantage en déclarant dans la même interview que son gouvernement n'avait jamais songé à « *persécuter la religion *»*,* sachant qu'on destinait cet énorme mensonge au public américain, avide de l'entendre, et de n'en plus parler... Mais pour les représentants en exil de l'épiscopat mexicain, qui parlaient volontiers des « rebelles » comme le Président, l'invitation était claire, et parfaitement fondée : -- *Vous n'avez pas combattu mon pouvoir, prenez ce qu'il laissera au vôtre, rentrez chez vous !* Le branle-bas diplomatique, à Washington, est immédiat. Mgr Biondi, délégué apostolique, pressé par le Département d'État américain, presse à son tour Mgr Ruiz y Flores, prési­dent du Comité Épiscopal, de « *faire une déclaration pour répondre au président Emilio Portes Gil* »*.* Ruiz y Flores s'exécute aussitôt. Spectaculairement. Il réu­nit la presse américaine le 2 mai 1929 : « *Je ne vois aucune cause au problème religieux mexicain qui ne puisse être corrigée par des hommes de bonne volonté. Comme témoignage de bonne volonté, les paroles du président Portes Gil sont de première importance. L'Église et ses ministres sont prêts à coopérer avec lui dans tout effort juste et moral pour l'amélioration du peuple mexicain. *» ([^34]) *Mejoramiento,* « *amélioration* »*,* le mot était bien malheu­reux, adressé à la Révolution mexicaine après trois années de déchaînement apocalyptique contre le peuple chrétien. Portes Gil s'en empare allègrement : « *Si l'archevêque Ruiz veut s'en­tretenir avec moi du moyen d'obtenir une coopération dans l'effort moral pour améliorer le peuple mexicain, comme il le souhaite, je ne vois aucun inconvénient à ce que nous discutions ensemble d'un tel projet. *» ([^35]) *--* De fait, les communistes n'ont jamais vu aucun inconvénient, au contraire, à ce que la Hiérarchie de l'Église catholique collabore avec elle à l'édifi­cation du socialisme athée... 68:281 A partir de cet incroyable échange, le sort de l'insurrection chrétienne va se jouer sur les chapeaux de roue. Une dépêche de Washington, parue le 13 mai 1929 dans l'*Excelsior,* donne pour imminente la solution du « problème religieux » mexicain, selon les milieux diplomatiques compé­tents. Morrow est cité comme cheville ouvrière de « l'arrange­ment ». De fait, on va le voir, l'ambassadeur américain a prévu dans ses moindres détails le protocole de la reddition. « *On n'attend plus, d'un jour à l'autre, que les ordres du Vatican pour que l'archevêque Leopoldo Ruiz y Flores retourne à Mexico. *» Le 14 mai 1929, télégramme de Mgr Ruiz y Flores aux évêques mexicains : « *Ordre supérieur. Stop. Prière me télé­graphier votre acceptation de principe conférence arreglos. *» *--* L'archevêque était bon diplomate, lui aussi, à défaut du cou­rage chrétien : quel évêque lui aurait refusé cette acceptation de principe sur « ordre supérieur », un ordre qui ne pouvait venir, dans leur esprit, que du Vatican ? Le 16 mai, bien ou mal informé, le Vatican entérine le coup de force des « bureaux » de l'épiscopat : Mgr Ruiz y Flores reçoit des mains de Mgr Pedro Fumassoni Biondi le titre de délégué apostolique ad referendum pour le cas mexicain. *Ad referendum :* officiellement, le prélat n'avait mission que d'informer le Vatican. Dans la pratique, et depuis longtemps déjà, il agissait sous la dictée des diplomates américains. Ruiz y Flores, président du Comité Épiscopal, empocha comme il voulait l'entendre le bénéfice de sa nomination. Il estima n'avoir plus le moindre compte à rendre à ses frères dans l'épiscopat mexicain. Mgr Biondi, le délégué apostolique de Washington, qui avait assuré les liaisons précédentes avec le Vatican, se borna à lui adjoindre Mgr Pascual Diaz Barreto, champion du « dialogue » avec le bolchevisme et futur archevêque de Mexico (ceci expliquant cela). 69:281 On lira plus tard, dans l'hagiographie du personnage, qu'il était entré au Mexique « *pour négocier un accord dont les bases avaient été fixées par les soins de diplo­mates, MM. Morrow et Cruchaga Tocornal, sur les suggestions de la Hiérarchie américaine et plus encore les opinions de quel­ques prêtres distingués qui s'intéressaient à notre pays, parmi lesquels il faut citer Wilfrid Parsons, S.J., Éd. Walsh, S.J., et John Burke. *» ([^36]) -- Soit : l'ambassadeur U.S., l'ambassadeur du Chili, les évêques américains, deux jésuites et un anglo-saxon ! Brillante Internationale. La Maison Blanche, comme le Vatican, n'avait oublié qu'une chose : interroger les Cristeros, la Ligue et les élus du peuple mexicain. Au 31 mai, dans *La Opinion,* nouvelle dépêche de Washing­ton (et simple confirmation) : « *Il est maintenant de notoriété publique que le gouvernement des États-Unis lui-même a mis tout son poids dans la balance pour arranger les choses rapide­ment. *» Le 5 juin 1929 en effet, les deux évêques mexicains, Ruiz y Flores et Diaz Barreto prenaient place à Washington dans un convoi de la Pennsylvania, destination Mexico. La jonction avec le négociateur principal, Dwight W. Morrow, qui voyageait dans un train de la Baltimore and Ohio, eut lieu en gare de San Luis (Missouri) dans la plus grande discrétion. Mgr Ruiz lui-même a raconté la suite, dans ses mémoires ([^37]), laissons-le dresser sa condamnation. #### « *Arreglos* »* : top secret* « *A San Luis Missouri, M. Morrow fit rattacher son wagon spécial à notre train pour Mexico. Le convoi venait à peine de s'ébranler que nous recevions la visite de son secrétaire, avec un message nous invitant à venir conférer. M. Morrow s'informa des conditions que nous imposerions au gouvernement pour rétablir le culte, et prit des notes. Après quoi le dîner fut servi.* » 70:281 Il y eut donc une heure, dans cette affaire, où l'on prit note des conditions *catholiques* du « modus vivendi ». Mgr Ruiz, qui cédera sur chacune d'entre elles, ne les énonce pas moins clairement : « *En résumé, nous expliquâmes à M. Morrow que notre seul désir était de voir abolies les lois antireligieuses* *; si le gouvernement, avant de procéder à cette abolition, voulait signer un accord, le pape assurément n'y pourrait souscrire que sur la base d'une reconnaissance expresse de l'Église et de sa Hiérarchie avec leurs droits propres, comme celui de posséder des églises, des séminaires, la liberté d'enseigner, etc.* » En gare de San Antonio (Texas), le diplomate américain fit détacher le wagon spécial, pour ne pas arriver au Mexique dans le même train que ses protégés épiscopaux. Le reste du voyage fut consacré à dissimuler le retour des deux évêques aux catholiques mexicains... A la frontière, on leur épargne les contrôles douaniers ; les employés du train ont des consignes sévères pour que personne n'approche de leur compartiment. A quelque cent kilomètres de la capitale, ils reçoivent un mes­sage du jésuite Walsh et de l'ambassadeur chilien déjà men­tionnés, qui leur demande d'abandonner le train en gare de Lecheria, au Nord de Mexico, où une voiture les attendra *para eviter que fuesen a hablar con alguien,* « pour éviter qu'ils aillent s'entretenir avec qui que ce soit ». Sic. Les deux prélats s'exécutent sans histoires. Ruiz y Flores expliquera même dans ses mémoires que le secret faisait partie du plan : « *Connaissant l'énorme excitation qui régnait alors au Mexique, nous décidâmes de ne recevoir personne, ce qui fut fait : pour les évêques eux-mêmes nous n'avons pas permis d'exception, provoquant par là quelques murmures et ressenti­ments. *» -- De fait, aucun catholique mexicain ne fut admis à pénétrer dans la résidence de Lecheria, où les agents de Washington régnaient en maîtres absolus... *Arreglos :* top secret ! 71:281 Le 9 juin, Ruiz y Flores et Diaz Barreto se voient assigner une nouvelle résidence, tout aussi discrète, à Mexico. Le 12, ils sont reçus par le Président. Mgr Ruiz a en poche un mémo­randum sur « *l'abrogation de certaines lois relatives au culte *» dont le contenu ne nous est pas révélé. (Et pour cause : le 5 juin, dans le wagon de Morrow, c'est *tout le dispositif* des « lois antireligieuses » qui devait être aboli...) Les deux évê­ques auraient commenté point par point, à l'intention du Pré­sident, ces nouvelles conditions sine qua non du *modus vivendi.* Mais le récit de l'entretien, dans les mémoires de Mgr Ruiz, montre un homme bien disposé d'avance à céder sur tout : « *Considérant que ces abrogations allaient demander du temps, j'étais certain que le Saint-Père se contenterait de décla­rations officielles sur la reconnaissance de la Hiérarchie épisco­pale, l'assurance que l'enregistrement des prêtres se ferait désormais sous le contrôle de leurs évêques respectifs, et qu'on adoucirait dans toute la mesure du possible les lois en vigueur sur le nombre de prêtres autorisés par l'État et les conditions d'exercice de leur ministère -- comme dans l'État de Tabasco, où l'on exigeait le mariage civil de tous les membres du clergé.* » Emilio Portes Gil, président des États-Unis du Mexique, considéra à juste titre qu'il avait gagné la partie. Il fit savoir aux deux évêques que l'Église était autorisée à rétablir ses cultes au Mexique *conformément aux lois établies,* point final. Ruiz y Flores et Diaz Barreto hésitaient cependant à communi­quer sous cette forme, au Vatican, l'échec intégral de leur mis­sion... Le 18 juin, Dwight W. Morrow vint les convaincre à domicile qu'ils n'obtiendraient *rien de plus* du gouvernement mexicain. L'ambassadeur américain ne fut pas le seul à plaider, ce jour-là, pour la Révolution. Ruiz : « *Immédiatement après, le père Walsh, S.J., et M. Cruchaga, de l'ambassade chilienne, vinrent me dire qu'ils considéraient les déclarations du Prési­dent comme suffisantes pour rétablir le culte, et qu'ils se char­geaient eux-mêmes de le faire savoir à Rome, depuis l'ambas­sade du Chili, par le truchement d'un télégramme chiffré. *» 72:281 Aveu considérable... Le délégué apostolique *ad referendum* confie lui-même le sort de la Cristiada mexicaine, sa représen­tation auprès du Vatican, au « télégramme chiffré » d'un jésuite américain flanqué d'un diplomate franc-maçon ! Trois jours plus tard, sur le bureau du président Portes Gil, l'affaire était réglée. -- Laissons parler l'évêque, puisqu'il a tout raconté : « *L'après-midi du 20 juin* 1929*, je reçus le télégramme chiffré du Saint-Père, toujours par l'intermédiaire de l'ambas­sade du Chili. Le Saint-Siège m'autorisait à signer la reprise du culte public, pourvu qu'on obtienne du gouvernement* *:* « 1. -- *Une amnistie générale pour tous les insurgés qui voudraient se rendre ;* « 2. -- *La restitution des biens immeubles paroissiaux et épiscopaux ;* « 3. -- *Un minimum de garanties sur la stabilité de ces restitutions.* « *Le jour suivant, 21 juin, vers les onze heures du matin, M. le Président me reçut avec Mgr Diaz au palais national* *; nous lui montrâmes le télégramme que Rome venait d'envoyer* *; il envoya aussitôt chercher M. Canales, secrétaire général de la Présidence, et lui ordonna* *:* primo, *de communiquer sans délai aux chefs de corps de tous les États touchés par le soulèvement qu'on accordait l'amnistie à tous ceux qui voudraient se rendre...* Secundo, *d'ordonner la restitution au clergé de toutes les églises et maisons religieuses qui n'auraient pas été réquisitionnées par un service gouvernemental, et de prévoir aussi la restitution des autres dans le meilleur délai.* « *Quant aux garanties qu'on lui demandait, le Président nous répliqua qu'en ce qui le concernait, il ne reculerait pas d'un millimètre sur les conditions de l'accord* (arreglo) *que nous allions signer.* 73:281 « *On nous présenta alors plusieurs exemplaires de ses décla­rations et des miennes, qui avaient également été préparées par M. Morrow, et nous signâmes aussitôt. Il nous pria de ne souf­fler mot de l'affaire aux journalistes, puisqu'il se chargeait lui-même de faire publier ces déclarations au Journal Officiel.* « *Il convient de préciser ici,* poursuit la confession du pré­lat, *que j'ai reculé devant la phrase de mes déclarations qui parlait de rétablir le culte* en accord avec les lois en vigueur. *J'aurais voulu la modifier, mais ils me firent observer que tout ce que je signais était déjà contenu dans les déclarations du président Portes Gil.* « *Il devait être deux heures de l'après-midi quand l'au­dience présidentielle prit fin. Avec Mgr Diaz, nous nous ren­dîmes aussitôt à la basilique de Guadalupe pour rendre grâces à la Très Sainte Vierge* *; nous montâmes au grand autel sans que personne ne nous reconnaisse... Avant de nous relever, je dis à Mgr Diaz* *: --* J'ai quelque chose à vous annoncer : vous êtes archevêque de Mexico. » #### *Le test de la soumission* Le 22 juin 1929*,* la presse mexicaine publiait le texte des deux déclarations. Un texte traduit à la hâte du brouillon anglais que Dwight W. Morrow avait fourni à l'archevêque et au président. Le clergé était invité à rétablir les services du culte « en accord avec les lois » de la Révolution mexicaine, c'est-à-dire avec tout le dispositif antérieur de la persécution... L'épiscopat avait privé le peuple des sacrements de la religion catholique, il l'avait acculé au soulèvement général, il l'avait abandonné aux pires massacres : POUR RIEN. 74:281 Et le président du Comité Épiscopal signait cette forfaiture en première page des journaux. Il s'en félicitait : « *J'ai le plaisir de vous apprendre que toutes nos conversations se sont caractérisées par un esprit de respect mutuel et de bonne volonté. *» L'extraordinaire complaisance de Mgr Ruiz y Flores à l'égard des ennemis de la religion ne fait pas le moindre doute, en effet. S'il nous avait laissé une confession complète sur les *Arreglos* de 1929, il lui aurait fallu écrire que le président Portes Gil, juste avant de signer, réclama trois têtes : celles de Mgr Orozco y Jimenez, archevêque de Guadalajara, de Mgr Manriquez y Zarate (Huejulta) et de Mgr Gonzales y Valencia (Durango). Ces trois évêques restaient interdits de séjour sur le territoire mexicain. On ne leur faisait pas confiance -- à juste titre -- pour collaborer avec le pouvoir dans l'esprit des *Arreglos...* Portes Gil demandait au président du Comité Épis­copal d'en convaincre lui-même les intéressés. Rius Facius raconte que Mgr Ruiz protesta mollement. Mais Portes Gil, cette fois encore, fut plus fort que lui : -- *Ma requête est indicative et non conditionnelle. Elle m'est ins­pirée par la bonne volonté dont vous faites preuve pour coopé­rer à la pacification du pays, car je crois bien que l'absence de ces messieurs est nécessaire pendant un certain temps* ([^38])*...* Mgr Ruiz s'inclina d'autant plus facilement qu'on lui deman­dait la tête des « traditionalistes » de l'épiscopat : ceux-là mêmes qui avaient failli faire échouer la sacro-sainte négociation des *Arreglos,* en plaidant chez Pie XI pour les soldats du Christ-Roi. On signa donc sur cette disposition secrète le texte officiel du modus vivendi. L'évêque Ruiz avait réussi le dernier test de sa soumission au pouvoir bolchevique de Mexico. 75:281 Le soir même, il en rendait compte par télégramme au Père John Burke, secrétaire de la *National Catholic Welfere Confe­rence* (*N.C.W.C.*) : « *L'œuvre de réconciliation entre l'Église et le gouvernement du Mexique entreprise au nom de la N.C.W.C. sous les auspices du délégué apostolique, Mgr Fumas­soni Biondi, depuis mars de l'an passé, vient d'être couronnée par les documents officiels que nous avons signés aujourd'hui, comme premier pas sur le chemin de la solution définitive. Que Dieu bénisse les évêques, le clergé et le peuple des États-Unis, qui se tinrent si charitablement à nos côtés dans les jours d'épreuve.* » ([^39]) Dwight W. Morrow, l'ambassadeur américain, prit quelques jours de repos à Cuernavaca. Sa biographie rapporte qu'il y fut réveillé le dimanche 30 juin 1929 par les cloches de la cathé­drale, condamnées au silence pendant les trois années de sus­pension du culte public. -- *Écoute ça, Betty,* cria-t-il à sa femme. *C'est moi qui ai rouvert les églises du Mexique !* ([^40]) Les Cristeros, qui ne croyaient qu'en Dieu, et n'écoutaient que l'Église, ne le savaient pas. Ils déposèrent les armes. La normalisation révolutionnaire commença aussitôt, dans un bain de sang. (*A suivre.*) Hugues Kéraly. 76:281 ### Le Jeu des Vertus de sainte Hildegarde par Mireille Cruz Lorsqu'on pense au XII^e^ siècle, le nom qui vient aussitôt à l'esprit est celui de saint Bernard. L'abbé de Clair­vaux est à ce point le centre du XII^e^ siècle qu'il suffit de consulter sa correspondance pour trouver les noms des autres grands personnages de l'époque. Sauf Frédéric Barbe­rousse. Il est vrai que celui-ci est devenu empereur un an seu­lement avant la mort de saint Bernard. Mais on trouve le nom de Frédéric dans la correspondance de sainte Hildegarde. Celle-ci a été éclipsée, dans la (pauvre) mémoire collective, par saint Bernard. Pourtant sainte Hildegarde eut un rôle comparable à celui de l'abbé de Clairvaux. Elle correspondait avec tous les grands de ce monde, rois, archevêques, papes... et saint Ber­nard compris. On la consultait sur des points de théologie, on lui demandait toutes sortes de conseils... 77:281 Il nous reste d'elle plus de trois cents lettres, treize œuvres de théologie, de méde­cine et de sciences physiques, des biographies de saints, des poèmes, près de quatre-vingts compositions vocales dont une sorte d'oratorio intitulé *Ordo Virtutum* (le Jeu des Vertus), et trois livres de ses visions. Car sainte Hildegarde, fondatrice et abbesse du monastère de Rupertsberg, près de Mayence, fut surtout l'une des grandes mystiques du Moyen Age. De son vivant on l'appelait la « sibylle du Rhin » ou *prophetissa teu­tonica,* en raison de ce qu'elle révélait à la fois du monde sur­naturel et de l'avenir temporel. Mais qu'est-ce donc que la musique de sainte Hildegarde ? C'est une question que je me posais depuis longtemps. L'excel­lente maison d'édition phonographique *Harmonia Mundi* (qui est si je ne me trompe le seul grand éditeur de disques classi­ques 100 % français) m'a donné la réponse avec cette première mondiale qu'a été l'enregistrement intégral de l'*Ordo Virtutum* de sainte Hildegarde. Cet enregistrement (et la représentation scénique de l'œu­vre) a eu lieu grâce à un colloque très scientifique sur la musi­que de sainte Hildegarde, qui s'est tenu à Cologne en 1982 sous les auspices de la WDR (Westdeutschenrundfunk, la radio de Cologne). L'ensemble qui l'interprète est un ensemble inter­national qui s'est donné le nom de Sequentia. Fallait-il vrai­ment cette débauche d'experts et de spécialistes pour aboutir à prononcer *ni-il* et *mi-i* quand sainte Hildegarde, transcrivant la prononciation liturgique, écrit *nichil* et *michi* (prononcés *nikil* et *miki*) ? Critique très mineure. Car l'interprétation, ou plutôt la restitution, de l'ensemble Sequentia est admirable de pureté et de luminosité. La musique est évidemment monodique, de type « grégorien », mais sainte Hildegarde prend des libertés (juxtaposition de modes éloignés, sauts mélodiques, mélisme inconnu, voire vocalises) qui durent quelque peu surprendre les premiers auditeurs... L'ensemble Sequentia a ajouté quel­ques interludes instrumentaux et un discret accompagnement. Celui-ci, loin d'être arbitraire, se fonde sur ce qu'a écrit sainte Hildegarde au sujet des instruments de musique dans ses écrits mystiques. Les instruments à cordes correspondent à la condi­tion terrestre de l'âme qui lutte (son plaintif). La harpe et le psaltérion sont les instruments de la félicité céleste. La flûte est l'instrument divin, celui du mariage mystique. 78:281 Le coffret de deux disques publié par Harmonia Mundi contient une plaquette comportant le texte latin de l'*Ordo Virtutum,* accompagné d'une traduction en français et en anglais. Curieusement, la traduction française semble faite d'après la traduction anglaise, et non sur le texte latin. L'une comme l'autre, bien que faites par des « spécialistes », est plus d'une fois défectueuse. Car on a beau être expert en latin médiéval, si on ne comprend pas les allusions constantes du texte à l'Écriture sainte, on ne peut pas traduire correctement. D'autant que le texte de sainte Hildegarde, d'une surhumaine beauté, est en fait un jeu de résonances entre des expressions de l'Écriture sainte qui s'appellent, se superposent, dansent en se rapprochant ou en se séparant. C'est pourquoi on trouvera ci-dessous une tentative de traduction traditionnelle du texte de l'*Ordo Virtutum.* Après ce que je viens de dire, on comprendra aisément que l'œuvre est en fait intraduisible. Néanmoins, j'ai pensé qu'il fallait saisir cette occasion. A la lecture, il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'un « livret » (comme on dit d'un opéra), qui ne retient donc aucune indication de mise en scène. Tout est chanté, sauf l'in­troduction et la conclusion qui font parler sainte Hildegarde en personne, et le rôle du diable, qui est l'ennemi de l'harmo­nie et a fatalement perdu le chant en perdant la grâce. Je demande pardon à sainte Hildegarde, et au lecteur l'indulgence. Mireille Cruz. 79:281 ### Le Jeu des Vertus de sainte Hildegarde \[*Voici que, dans la quarante-troisième année du cours de ma vie temporelle, prise par une vision céleste que je fixais d'une attention tremblante, avec grande crainte, je vis la suprême splen­deur, dans laquelle se fit une voix du ciel qui me dit :* « *Ô homme fragile, cendre de la cendre et corruption de la corruption, dis et écris ce que tu vois et entends.* »\] Antienne Ô joyau le plus éclatant, sereine gloire du soleil qui a été versé en toi, source jaillissant du cœur du Père, qui est son Verbe unique, par qui il a créé la matière primordiale du monde, qu'Ève troubla, ce Verbe qui façonna l'homme pour toi, Père ; et à cause de cela tu es cette matière lumineuse par laquelle ce Verbe-même a exhalé toutes les vertus, comme il a tiré toutes les créatures de la matière primordiale. Ici commence le jeu des vertus\ Prologue LES PATRIARCHES ET LES PROPHÈTES : -- Qui sont-ils, ceux-ci qui sont comme des nuées ? 80:281 LES VERTUS : -- Ô saints d'autrefois, pourquoi vous émer­veiller à notre sujet ? Le Verbe de Dieu se fait lumière dans la forme de l'homme, et c'est pourquoi nous brillons avec lui, édi­fiant les membres de son beau corps. LES PATRIARCHES ET LES PROPHÈTES : -- Nous, nous som­mes les racines, et vous, vous êtes les rameaux, fruits de l'œil vivant, et nous, nous fûmes ombre pour lui. Scène 1 LAMENTATION DES AMES DANS LA CHAIR : -- Oh, nous, nous sommes étrangères ; qu'avons-nous fait, nous égarant dans le péché ? Nous devions être les filles du Roi, mais nous sommes tombées dans l'ombre des péchés. Ô Vivant Soleil, emporte-nous sur tes épaules, dans cet excellent héritage que nous avons perdu en Adam. Ô Roi des rois, nous te rejoignons dans ton combat. L'AME, *avec joie : --* Ô douce divinité, ô vie exquise, dans laquelle je porterai le vêtement de gloire, recevant cela que j'ai perdu lorsque je suis apparue la première fois, je soupire vers toi, et j'invoque toutes les vertus. LES VERTUS : -- Ô âme heureuse, ô douce créature de Dieu qui as été édifiée dans la hauteur profonde de la sagesse de Dieu, comme ton amour est grand ! L'AME, *avec joie : --* Oh, que je vienne à vous avec empres­sement, pour que vous me donniez le baiser du cœur. LES VERTUS : -- Nous devons combattre avec toi, ô fille du Roi. *Mais, accablée,* L'AME *se plaint : --* Ô pénible tâche, ô dur poids que je porte dans le vêtement de cette vie : il m'est si pénible de lutter contre ma chair ! 81:281 LES VERTUS : -- Ame, toi qui as été établie par la volonté de Dieu, ô bienheureux instrument, pourquoi es-tu si affligée devant ce que Dieu a anéanti dans un être vierge ? Tu dois vaincre le diable en nous. L'AME : -- Accourez à mon secours, aidez-moi, afin que je puisse tenir bon ! LA SCIENCE DE DIEU, *à l'Ame : --* Vois ce qu'est ce dont tu es revêtue, fille du salut, sois ferme, et tu ne tomberas jamais. L'AME, *malheureuse : --* Oh, je ne sais que faire, ni où fuir ! Oh, malheur à moi, je ne peux accomplir ce dont je suis revêtue ! Il n'est que trop vrai que je veux plutôt le rejeter ! LES VERTUS : -- Ô conscience malheureuse, ô pauvre âme, pourquoi caches-tu ta face devant ton créateur ? LA SCIENCE DE DIEU : -- Tu ne connais, ni ne vois, ni ne discernes celui qui t'a faite. L'AME : -- Dieu a créé le monde, je ne lui fais pas injure, je veux seulement en jouir. FRACAS DU DIABLE : -- Espèce de sotte, à quoi peuvent te servir tes efforts ? Regarde le monde, il t'entourera de grands honneurs. LES VERTUS : -- Oh, comme cette voix déchirante est celle de l'extrême douleur ! Ah, c'est déjà une victoire merveilleuse qui s'est levée dans ce merveilleux désir de Dieu, en cette âme où le plaisir de la chair s'est caché secrètement, hélas, mais où la volonté n'a pas connu la faute, où le désir a fui la débauche de l'homme. Pleure, pleure donc pour cela, Innocence, toi qui par ta belle pudeur n'as pas perdu ton intégrité, et qui n'as pas dévoré la convoitise du gosier de l'ancien serpent. 82:281 LE DIABLE : -- Par l'effet de quelle puissance n'y aurait-il personne d'autre que Dieu ? Moi, je dis qu'à celui qui veut me suivre et faire ma volonté, je donnerai tout. Quant à toi (l'Humilité), tu n'as rien que tu puisses donner à tes sectateurs, et d'ailleurs aucune de vous ne sait même ce qu'elle est. L'HUMILITÉ : -- Mes compagnes et moi savons très bien que tu es l'ancien dragon qui voulut voler au-dessus du Très-Haut ; mais Dieu lui-même t'a rejeté dans l'abîme. LES VERTUS : -- Quant à nous, nous demeurons dans les hauteurs. Scène 2 L'HUMILITÉ : -- Moi, l'Humilité, reine des Vertus, je dis : venez à moi, Vertus, et je vous apprendrai à chercher la drachme perdue, et à couronner celui qui est heureux dans la persévérance. LES VERTUS : -- Ô reine glorieuse, ô très douce média­trice, nous venons à toi de bon cœur. L'HUMILITÉ : -- Pour cela, filles bien aimées, je vous fais habiter la chambre nuptiale du roi. LA CHARITÉ : -- Je suis la Charité, la fleur digne d'amour. Venez à moi, Vertus, et je vous conduirai dans la radieuse lumière de la fleur du rejeton. LES VERTUS : -- Ô fleur bien aimée, nous courons à toi avec un ardent désir. LA CRAINTE DE DIEU : -- Moi, la Crainte de Dieu, je vous prépare, filles bienheureuses, afin que vous puissiez porter vos regards sur le Dieu vivant sans périr. 83:281 LES VERTUS : -- Ô Crainte, combien tu nous es utile ! Nous mettons la plus grande application à ne jamais être sépa­rées de toi. LE DIABLE : -- Bravo ! Bravo ! Quelle est cette si grande crainte, et quel est ce si grand amour ? Où est le combattant, où est le rémunérateur ? Vous ne savez pas à quoi vous rendez un culte. LES VERTUS : -- Mais toi, tu as été terrifié par le juge suprême, lorsque, enflé d'orgueil, tu as été plongé dans la géhenne. L'OBÉISSANCE : -- Je suis la lumineuse Obéissance. Venez à moi, filles très belles, et je vous ramènerai dans la patrie, au baiser du Roi. LES VERTUS : -- Ô toi qui nous invites avec tant de dou­ceur, il nous faut venir à toi avec empressement ! LA FOI : -- le suis la Foi, le miroir de la vie. Vénérables filles, venez à moi, et je vous montrerai la source jaillissante. LES VERTUS : -- Ô sereine, spéculaire, nous avons confiance en toi : par toi nous parviendrons à la source véritable. L'ESPÉRANCE : -- Je suis la douce contemplatrice de l'œil vivant, qu'aucune torpeur trompeuse ne peut abuser. C'est pour­quoi, ô ténèbres, vous ne pouvez m'obscurcir. LES VERTUS : -- Ô vie vivante, exquise consolatrice, tu vaincs les assauts mortels de la mort, et par ton œil voyant tu ouvres la porte du ciel. LA CHASTETÉ : -- Ô virginité, tu te tiens dans la chambre nuptiale du Roi. Avec quelle douceur tu t'embrases dans les étreintes du Roi, quand te traverse de ses rayons le soleil grâce auquel ta noble fleur ne fanera jamais. Ô noble vierge, l'ombre ne te découvrira jamais dans la fleur qui se fane. 84:281 LES VERTUS : -- La fleur des champs tombe dans le vent, la pluie la disperse. Ô virginité, tu demeures dans le concert des habitants des cieux : tu es la fleur exquise qui jamais ne se desséchera. L'INNOCENCE : -- Fuyez, brebis, la corruption du diable ! LES VERTUS : -- Nous les fuirons grâce à ton secours. LE MÉPRIS DU MONDE : -- Moi, le Mépris du monde, je suis l'éclat de la vie. Ô malheureux exil de la vie sur terre, avec toutes tes peines, je t'abandonne ! Ô Vertus, venez à moi, et nous monterons à la source de vie. LES VERTUS : -- Ô glorieuse souveraine, tu livres toujours les combats du Christ, ô grande Vertu qui foules aux pieds le monde, et pour cela habites victorieusement dans le ciel ! L'AMOUR CÉLESTE : -- Je suis la porte d'or fixée dans le ciel. Celui qui passe par moi ne goûtera jamais l'insolence de l'esprit. LES VERTUS : -- Ô fille du Roi, tu demeures dans les embrassements que fuit le monde. Que ton amour est doux dans le Dieu suprême ! LA DISCIPLINE : -- J'aime les mœurs simples qui ne con­naissent pas les œuvres honteuses. Je regarde toujours le Roi des rois et je l'embrasse dans l'honneur suprême. LES VERTUS : -- Ô compagne angélique, tu es richement parée aux noces royales. LA PUDEUR : -- J'enténèbre, je fais fuir et j'écrase toutes les corruptions du diable. LES VERTUS : -- Tu as part dans l'édification de la Jéru­salem céleste, fleurissant parmi les lys éclatants. LA MISÉRICORDE : -- Qu'elle est amère cette dureté de l'esprit, qui ne veut pas céder, ni venir avec miséricorde au secours de la douleur ! Quant à moi, je veux tendre la main à tous ceux qui souffrent. 85:281 LES VERTUS : -- Ô mère des exilés, digne de louanges, tu les relèves toujours, et tu oins les pauvres et les faibles. LA VICTOIRE : -- Moi, la Victoire, je suis la combattante rapide et forte. Je combats avec la pierre, je foule aux pieds le serpent ancien. LES VERTUS : -- Ô très douce guerrière, dans les eaux brûlantes qui ont englouti le loup ravisseur, ô glorieuse couron­née, nous combattons bien volontiers ce trompeur avec toi. LA PRUDENCE : -- Moi, la Prudence, je suis la lumière et l'intendante de toutes les créatures, la non-discrimination divine qu'Adam fit fuir de lui par le dérèglement de ses mœurs. LES VERTUS : -- Ô mère très belle, comme tu es douce et exquise ! Personne en toi ne connaît la confusion. LA PATIENCE : -- Je suis la colonne que l'on ne peut affai­blir, car mon fondement est en Dieu. LES VERTUS : -- Ô inébranlable, qui te tiens dans la cavité de la pierre, ô glorieuse guerrière qui supportes tout ! L'HUMILITÉ : -- Ô filles d'Israël, Dieu vous a éveillées sous l'arbre. Aussi maintenant souvenez-vous de sa plantation. Réjouissez-vous, filles de Sion ! Scène 3 LES VERTUS : -- Hélas, hélas, nous nous lamentons et nous pleurons, parce que la brebis du Seigneur a fui la vie ! *Plainte de l'*AME *qui se repent et invoque les Vertus :* -- Ô Vertus royales, comme vous êtes belles et éclatantes dans le soleil suprême, et comme votre demeure est douce ! Oh, mal­heur à moi qui vous ai fuies ! 86:281 LES VERTUS : -- Ô toi qui t'es enfuie, viens, viens à nous, et Dieu t'accueillera. L'AME : -- Ah ! Une douceur brûlante m'a engloutie dans le péché, et je n'ose pas entrer. LES VERTUS : -- N'aie pas peur, ne t'enfuis pas, le bon pasteur cherche en toi sa brebis perdue. L'AME : -- Maintenant il faut absolument que vous me souteniez, car j'empeste à cause des blessures que l'ancien ser­pent a infectées. LES VERTUS : -- Accours à nous, suis ces traces de pas où en notre compagnie tu ne tomberas jamais, et Dieu te guérira. L'AME *repentante aux Vertus : --* Je suis le pécheur qui a fui la vie. Couverte de plaies, je viens à vous pour que vous me donniez le bouclier de la rédemption, ô vous toutes qui formez la milice de la reine, ô vous ses lys éclatants parés de pourpre comme la rose, tournez-vous vers moi, car je me suis faite étrangère et je me suis exilée loin de vous, et assistez-moi, pour que je puisse me relever par le sang du Fils de Dieu. LES VERTUS : -- Ô Ame qui t'es enfuie, sois forte, et revêts les armes de lumière ! L'AME : -- Et toi, Humilité, ô vrai remède, accorde-moi ton aide, car l'orgueil m'a brisée en de nombreux vices, m'in­fligeant de nombreuses cicatrices. Maintenant je fuis vers toi, aussi soutiens-moi ! L'HUMILITÉ : -- Ô vous, toutes les Vertus, accueillez ce pécheur qui pleure sur ses cicatrices, à cause des blessures du Christ, et amenez-le moi. LES VERTUS : -- Nous voulons te ramener, nous ne vou­lons pas t'abandonner, et toute la milice céleste se réjouit à propos de toi : faisons retentir notre symphonie. L'HUMILITÉ : -- Ô fille malheureuse, je veux t'embrasser, car le grand Médecin a souffert de dures et amères blessures pour toi. 87:281 LES VERTUS : -- Ô Source vivante, comme ta douceur est grande : tu n'as pas laissé se perdre ceux qui tournaient leur face vers toi, mais tu as prévu avec finesse comment tu les soustrairais à la chute des anges qui croyaient posséder ce qui ne peut légitimement subsister de telle manière. Aussi réjouis-toi, fille de Sion, car Dieu t'a rendu beaucoup de ceux que le serpent voulait séparer de toi, qui brillent maintenant dans une lumière plus grande que celle qui avait été leur première part. Scène 4 LE DIABLE : -- Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Tu m'as embras­sé, et je t'ai conduit dehors. Maintenant tu me confonds en revenant sur tes pas, mais je te combattrai, et je t'abattrai. L'AME *pénitente : --* J'ai reconnu que toutes mes voies étaient mauvaises, aussi j'ai fui loin de toi. Maintenant, ô trompeur, je te combats. Ô toi, reine Humilité, aide-moi avec ton remède ! L'HUMILITÉ, *à la Victoire : --* Ô Victoire, qui as triomphé de lui dans le ciel, accours avec tes soldats, et vous toutes, liez ce diable ! LA VICTOIRE, *aux Vertus : --* Ô vous les soldats les plus courageux et les plus glorieux, venez et aidez-moi à vaincre cet imposteur. LES VERTUS : -- Ô très douce guerrière, dans les eaux brûlantes qui ont englouti le loup ravisseur, ô glorieuse cou­ronnée, nous combattons bien volontiers ce trompeur avec toi. 88:281 L'HUMILITÉ : -- Liez-le donc, ô Vertus admirables ! LES VERTUS : -- Ô notre reine, nous t'obéirons et nous accomplirons tes préceptes en toutes choses. LA VICTOIRE : -- Réjouissez-vous, ô mes compagnes, l'ancien serpent est lié ! LES VERTUS : -- Louange à toi, ô Christ, roi des anges. LA CHASTETÉ : -- Dans l'esprit du Très-Haut, ô Satan, j'ai écrasé ta tête, et dans une forme virginale j'ai entouré de mes soins un doux miracle, quand le Fils de Dieu est venu dans le monde : tu as été renversé avec tout ton butin, et maintenant tous ceux qui habitent les cieux se réjouissent, car tes entrailles ont été bouleversées. LE DIABLE : -- Tu ne sais pas ce que tu entoures de tes soins, car ton ventre est dépourvu de la belle forme qu'il reçoit de l'homme : tu transgresses le précepte que Dieu a prescrit dans la douce union : tu ne sais pas ce que tu es ! LA CHASTETÉ : -- Comment pourrait me toucher ce que ta suggestion souille d'une impureté d'inceste ? J'ai fait paraître un homme qui rassemble le genre humain autour de lui ; contre toi, par sa naissance. LES VERTUS : -- Ô Dieu, qui es tu, toi qui eus ce grand dessein de détruire le happement infernal dans des publicains et des pécheurs, qui brillent maintenant dans la bonté d'en haut ! Pour cela, ô Roi, louange à toi. Ô Père tout-puissant, de toi coule une source dans un amour de feu ; conduis tes fils dans un vent favorable des voiles sur ces eaux, afin que de la sorte nous les conduisions jusqu'à la Jérusalem céleste. 89:281 Final \[*Hildegarde : -- Que cela soit entendu et compris de tous les peuples qui veulent entrer dans la régénération par l'esprit et par l'eau, selon ce qui leur a été exposé dans les saintes Écritures par le don de l'Esprit Saint. Mais celui qui regarde avec des yeux vigilants et écoute avec des oreilles attentives, qu'il offre le baiser de l'étreinte aux paroles mystiques qui émanent de moi, la vivante.*\] LES VERTUS ET LES AMES : -- Au commencement toute la création était verdoyante, les fleurs fleurissaient en son milieu ; ensuite sa verdure déclina. L'homme de combat vit cela et dit : « Je le sais, mais le nombre d'or n'est pas encore à son terme. Aussi, toi, regarde le miroir de ta paternité ; j'endure l'épuise­ment dans mon corps, même mes petits m'abandonnent. Main­tenant rappelle-toi que la plénitude qui a été créée au com­mencement ne devait pas se dessécher, et qu'alors tu décidas que ton œil ne se détournerait pas jusqu'à ce que tu voies mon corps plein de joyaux. Cela m'épuise que tous mes membres rencon­trent la moquerie. Vois, Père, je te montre mes blessures. » Aussi, maintenant, vous tous les hommes, pliez les genoux devant votre Père, pour qu'il vous tende la main. (*Traduction de Mireille Cruz.*) 90:281 ### Psaume 90 : le combat spirituel LE PREMIER Dimanche de Carême, l'Église nous fait chanter à la messe, in extenso, le psaume 90, qui est le psaume du combat spirituel, le psaume du secours angélique et le psaume de la confiance. Saint Bernard, abbé de Clairvaux, nous a laissé sept homélies sur ce psaume de complies, que les moines chan­tent par cœur, chaque soir, dans la pénombre de leur église. La journée est finie, mais le combat continue jus­qu'au seuil du repos, et la confiance en Dieu en adoucit la rigueur. 91:281 Il faut comprendre ce que représente ce combat quo­tidien, imperceptible à un regard étranger, cette lutte inces­sante contre les défaillances de la nature, pour ressentir le bienfait du psaume 90, tout éclairé de la victoire de Dieu et du secours des anges. **1** *Qui habitat in adjutorio Altissimi, in protectione Dei caeli commorabitur.* Celui qui habite sous la protection du Très Haut re­pose à l'ombre du Dieu du ciel. *Habitat* est le mot clé qui donne le ton à tout le psau­me : l'enjeu du combat spirituel est d'habiter en Dieu, « dans le secret de sa face », dit le texte hébreu. Dieu désirable et Dieu secourable, voilà la raison formelle de la vertu d'espérance. L'acte d'espérance est donc formé d'un double mouvement de tension et de repos. Sévère et douce vertu ! Par elle l'âme anticipe hardiment sur le terme de sa course. Ainsi celui qui habite dans le secours du Seigneur demeure déjà sous la protection du Dieu du ciel. Le secret de la paix chrétienne, qui intrigue si fort l'incroyant, vient de ce que cette récompense espérée est déjà mystérieuse­ment donnée : celui qui habite, demeure. C'est la parole de Jésus dans saint Jean : « Demeurez dans mon amour. » 92:281 **2** *Dicet Domino : Susceptor meus est tu, et refugium meum : Deus meus, sperabo in eum.* Il dit au Seigneur : « Vous êtes mon défenseur et mon refuge ; vous êtes mon Dieu en qui je me confie. » Et cet habitant de Dieu dira au Seigneur : « Vous êtes mon soutien et mon refuge. » Le mot *Susceptor,* composé de *sub* et de *capere :* prendre ou cueillir par-dessous, suggère l'image de l'enfant porté par sa mère. « Celui qui est posé sur mon bras comme un nourrisson qui rit, celui-là m'est agréable, dit Dieu ! » ([^41]) Et le Psalmiste poursuit : « Il est mon Dieu, j'espèrerai en Lui. » Le reste du psaume n'est qu'un développement des deux premiers versets ; une façon de monnayer, phrase par phrase, l'or de la Sainte-Espérance. **3** *Quoniam ipse liberavit me de laqueo venantium, et a verbo aspero.* Car c'est lui qui me déli­vre des filets du chasseur et de l'âpre parole. *Quoniam Ipse...* Car c'est Lui-même, lui en personne qui me rendra libre du piège des chasseurs. 93:281 Sainte Gertrude de Helfta fut éclairée sur le sens de ces paroles : les chas­seurs sont les démons ; et les derniers mots du verset, *a verbo aspero,* signifient la réponse que reçoivent les vier­ges folles, frappant à la porte du festin : « *Je ne vous connais pas *»*,* parole âpre entre toutes ! On voit comment les psaumes, en leur sens plénier, dépassent l'anecdote qui leur donna naissance, pour nous orienter vers les fins der­nières : c'est le Seigneur lui-même, *Ipse,* et non un autre, qui nous délivrera des pièges du démon et de la réproba­tion finale, à quoi ils conduisent. Les psaumes d'espérance traversent les siècles et ne s'effaceront qu'au seuil de l'éter­nité, soit devant la douce parole : *Venez les bénis de mon Père,* soit devant l'âpre parole : *Je ne vous connais pas !* **4** *Scapulis suis obumbrabit tibi : et sub pennis ejus spe­rabis.* Il te couvrira de ses ailes, et sous ses plumes tu trou­veras un asile. Le Seigneur est semblable à un grand oiseau protégeant ses petits sous ses ailes. C'est une image à laquelle le Saint-Esprit aime à recourir. « Les Fils des hommes aspirent à l'ombre de vos ailes. » *Filii hominum in tegmine alarum tuarum sperabunt,* dit le psaume 35 ; et Notre-Seigneur Lui-même s'est comparé à une mère poule rassemblant ses poussins sous ses ailes. Saint Augustin commente : « Il te met sur son cœur, il te protège de ses ailes, pour te sauver des griffes de l'épervier : fuyons sous les ailes de la Sagesse, notre mère, qui s'est attendrie sur nous. » On devrait tou­jours réciter ce verset avec un sentiment de tendresse et de gratitude. 94:281 **5** *Scuto circumdabit te veritas ejus : non timebis a timore nocturno,* Sa fidélité t'entourera com­me d'un bouclier ; tu n'auras à craindre ni les frayeurs de la nuit, Les psaumes alternent images champêtres et images guerrières. Le mot *Veritas,* en hébreu « émèt », peut signi­fier vérité ou fidélité ! L'idée d'un Dieu fidèle à ses pro­messes emplit la Bible, et les exégètes traduisent volontiers *Veritas* par fidélité, ce qui n'est pas mauvais. Mais juste­ment n'est-ce pas la vérité de l'amour qui le rend fidèle ? Et les faux dieux sont-ils donc tous morts, pour que nous cessions de nous réclamer du seul Dieu vivant et *vrai ?* Il n'est pas hors de propos, dans ce combat de l'esprit, où naissent et meurent tant de fumées, tant d'illusions, de comparer la Vérité de Dieu à cette chose concrète et robus­te : le bouclier rond, qui enveloppe le guerrier et le protège contre *les frayeurs de la nuit.* **6** *A sagitta volante in die, a negotio perambulante in tenebris : ab incursu et daemonio meridiano.* Ni la flèche qui vole pen­dant le jour, ni les complots qui s'ourdissent dans les té­nèbres, ni les attaques du démon de midi. 95:281 Saint Jean, dans l'Apocalypse, parlant des blessures dues au péché originel, nomme trois concupiscences : la concupiscence des yeux, la concupiscence de la chair et l'orgueil de la vie. Il semble que ce verset fasse allusion à ces trois maux : appuyée sur le secours divin, l'âme ne craindra ni la *flèche* du désir altier, qui vole au-dessus des têtes, symbole de la volonté de puissance et de la déme­sure ; ni cet amour des richesses que symbolise le *négoce des ténèbres* et son cortège de mensonges ; ni les attaques de ce *démon de midi,* qui trouble particulièrement les âmes parvenues au milieu de leur vie, à l'âge de la pleine maturité. **7** *Cadent a latere tuo mille, et decem millia a dextris tuis : ad te autem non appropinquabit.* Mille tomberont à ta gau­che, et dix mille à ta droite, et tu ne seras pas atteint. Le psaume s'affirme comme un chant de guerre, que le sentiment catholique transpose d'instinct en combat spi­rituel. On pense inévitablement à toutes les protections miraculeuses qui entourent l'âme des saints ; non pas qu'ils soient indemnes des épreuves de l'existence, mais une Pro­vidence les sauve de la seule chute à craindre : celle du péché et de sa déchéance. Cette station droite au milieu des milliers qui tombent, c'est la pureté des premières vierges chrétiennes au milieu des impuretés du monde païen. C'est l'âme de nos enfants menacée par le matérialisme du monde moderne ; et Dieu sait la quantité épouvantable des chu­tes ! Vos plaintes montent jusqu'à nous, chers parents chrétiens ! Mais ne désespérez pas de l'âme de vos enfants. 96:281 La pureté est toujours possible ; le Saint-Esprit y met un point d'honneur, et les prêtres regardent avec admiration comment aujourd'hui encore, au prix d'exquises prévenan­ces, la pureté fend le flot de l'impureté, avec un accent d'humble triomphe, qui n'appartient qu'à la charité chré­tienne. **8** *Verumtamen oculis tuis considerabis : et retributio­nem peccatorum videbis.* Cependant que de tes yeux tu verras le salaire des mé­chants. Le salaire des méchants, c'est-à-dire leur châtiment méri­té, reste cependant caché, -- du moins la plupart du temps -- au regard des persécutés. Mais le futur de *videbis* ne ren­voie-t-il pas au dernier jour : *mihi vindicta !* A moi la vengeance, dit le Seigneur. Cela choque notre sensibilité moderne, et le Dieu vengeur ne nous attire guère ; mais n'oublions pas que le peuple d'Israël a chanté ces psaumes pour s'encourager à vaincre. La religion guerrière de nos ancêtres consistait essentiellement à prendre le parti de Dieu, avec une solide partialité et une parfaite absence de nuances ! Quant à nous qui, aujourd'hui, récitons ces psau­mes, nous laisserons la *rétribution des pécheurs* enfermée dans le mystère d'un Dieu dont les voies ne sont pas nos voies, et « qui châtie l'homme avec de la gloire ». **9** *Quoniam tu es, Domine, spes mea : Altissimum po­suisti refugium tuum.* Car tu as dit : « Vous êtes mon espérance, Seigneur ! » Tu as fait du Très Haut ton refuge. 97:281 Le Psalmiste reprend avec bonheur son chant du début, qui donne au psaume son caractère de joyeuse espérance. Qu'y a-t-il de plus doux que de dire à Dieu : « Tu es Spes mea ? » Qu'y a-t-il de plus doux que chanter chaque soir cette essentielle vérité, à savoir que Dieu est notre unique secours et notre unique rassasiement ? Ô homme de désir, donne libre cours à ta soif d'absolu ; la voilà ta plénitude ! N'aspire à rien d'autre que Dieu, si tu ne veux pas être déçu, car celui-là seul peut étancher cette soif, qui l'a fait naître en toi. **10** *Non accedet te malum et flagellum non appropin­quabit tabernaculo tuo.* Le malheur ne viendra pas jusqu'à toi ; aucun fléau ne s'approchera de ta tente. Même idée qu'au verset 7 : celle d'une chrétienté à la fois menacée et indemne. Mais qu'en pensent nos frères du Liban ? Peut-on dire que le malheur ne s'est pas approché d'eux ? Que dire d'une atrocité qui est quotidienne ? Eh bien ! nous le disons hautement, le mal ne s'approche pas des âmes pures, car le mal absolu, c'est le péché et la dam­nation. Le reste, c'est-à-dire le sang et les larmes, l'écrase­ment d'un peuple, c'est le secret de la Providence, un secret qui ne nous sera dévoilé qu'au dernier jour. Le mal­heur n'est pas ce que nous croyons ; il arrive même que le malheur soit un déguisement de la tendresse de Dieu. Qu'en pensent les anges ? 98:281 **11** *Quoniam angelis suis man­davit de te : ut custodiant te in omnibus viis tuis.* Car Dieu a ordonné, pour toi, à ses anges de te garder dans toutes tes voies. Auxiliaires de toutes les batailles de Dieu, voici les saints anges, ces frères affectueux et secourables, que le Seigneur envoie, auxquels il donne un *mandat* très précis, -- *mandavit, --* c'est de nous garder dans *toutes* nos voies. Rien donc n'est exclu. Partout, en tous lieux, en toutes entreprises, en celles de l'intelligence, en celles du corps qui prend ses risques, il y a les Saints Anges gardiens, mer­veilleuses créatures, à qui, lourdauds que nous sommes, nous prêtons des ailes. Mais ces êtres supérieurs n'en conçoi­vent aucune aversion, aucun mépris ; ils restent nos frères aînés, attentifs et dévoués. Sachons voir en ces purs esprits une concentration de forces vivantes et aimantes, les sou­rires de Dieu à l'humanité, les exécuteurs intelligents de sa Providence. **12** *In manibus portabunt te ne forte offendas ad lapidem pedem tuum.* Ils te porteront entre leurs mains, de peur que tu ne heurtes le pied contre la pierre. 99:281 Cette image exquise, d'une douceur toute maternelle, le Saint-Esprit l'a inspirée au Psalmiste pour nous dire quelque chose des prévenances de la grâce : le ciel entier conspire à notre avancement ; des milliers d'yeux invisi­bles suivent nos moindres démarches, et les anges, nos frè­res, nous portent dans leurs mains ; qu'est ce à dire, sinon que nous recevons d'eux, puisqu'ils sont immatériels, le secours d'une grâce puissante et douce, aisée comme une respiration ou comme un sourire. Combien de fois, pauvre âme, toi qui trébuchais dans la nuit, les heurts contre la pierre blessante n'ont-ils pas été évités ? C'est alors qu'un sentiment de confiance et de gratitude t'envahissait et te soulevait dans l'atmosphère de Dieu : les anges te portaient dans leurs mains ! **13** *Super aspidem et basilis­cum ambulabis : et concul­cabis leonem et draconem.* Tu marcheras sur l'aspic et le basilic, et tu fouleras aux pieds le lion et le dra­gon. L'aspic et le basilic sont des serpents venimeux ; le secours angélique tend à faire de nous des héros invinci­bles, capables de terrasser serpents et dragons. Combien de serpents et de bêtes sauvages se disputent ce cœur humain dont Pascal dit qu'il est un *cloaque d'impureté ?* Que les anges nous aident donc à terrasser cette faune de sensualité, et d'orgueil maladif. Qu'ils nous aident à fouler aux pieds jalousie, rancune, amour propre, nos seuls enne­mis ; et que renaisse en nous l'humble, la tonifiante fierté des victoires de Dieu. 100:281 **14** *Quoniam in me speravit, liberabo eum : protegam eum, quoniam cognovit no­men meum.* Parce qu'il espère en moi, dit le Seigneur, je le déli­vrerai ; je le protégerai, par­ce qu'il connaît mon nom. Les 3 derniers versets du psaume 90 s'achèvent dans de hautes sphères. C'est le Seigneur Lui-même qui prend la parole ; et que nous dit-il ? Premièrement il nous dit qu'il nous délivre, si nous espérons en Lui, et qu'il nous protège si « nous connaissons son nom ». Qu'est ce à dire ? Connaître le nom de Dieu, c'est plus que lui reconnaître des attributs comme la justice ou la Miséricorde. C'est le désigner par son essence : l'Amour. La Folie de cet Amour infini fonde une confiance en Dieu qui, dans son ordre, doit, elle aussi, être infinie. **15** *Clamabit ad me, et ego exaudiam eum : cum ipso sum in tribulatione : eripiam eum et glorificabo eum.* Il m'invoquera, et je l'exaucerai ; je serai avec lui dans la tribulation, pour l'arracher et le glorifier. Je suis avec lui dans la tribulation et dans les épreuves amères. 101:281 -- Est-ce vrai, Seigneur, que vous êtes avec nous dans ce trouble horrible ? -- Pauvre âme, c'est bien vrai : je viens te chercher au fond de ta détresse, afin de t'en arracher et de t'introduire dans la gloire. Quelle lumière projette sur le problème du mal ce raccourci saisissant « Je l'arracherai et je le glorifierai ! » Et comment Dieu glorifie-t-il son serviteur ? **16** *Longitudine dierum replebo eum : et ostendam illi salutare meum.* Je le rassasierai d'une lon­gue suite de jours, et je lui ferai voir mon salut. Le Seigneur énonce là une promesse solennelle : « Je lui ferai voir mon salut », c'est-à-dire : « Je lui ferai voir ce que signifie être sauvé ». Ou encore : « Je lui mon­trerai mon visage », car votre visage, Seigneur, est pour nous le salut, selon cet autre verset de psaume : *Ostende faciem tuam et salvi erimus.* Seigneur, montrez votre visage et nous serons sauvés. Le psaume s'achève sur cette pro­messe de Dieu : je le remplirai de jours et je lui montrerai mon salut. Psaume admirable qui achève la journée du moine en le préparant à entrer dans la nuit, pourvoyeuse du Visage de Dieu. Benedictus. 102:281 ## NOTES CRITIQUES ### Ressemblance Paul Valéry a raconté cette anecdote : « Grand débat de jadis avec Marcel Schwob devant le *Descartes* de Hals : il le trouvait *ressemblant.* -- A qui ? lui disais-je. » Il est curieux qu'il se soit réfuté lui-même en publiant (dans *Mélange*) ce quatrain : *Que si j'étais placé devant cette effigie,* *Inconnu de moi-même, ignorant de mes traits* *A tant de plis affreux d'angoisse et d'énergie* *Je lirais mes tourments et me reconnaîtrais.* Ce qui suppose qu'une physionomie exprime, représente, défi­nit, de façon irréfutable une personne particulière. C'est ce que sous-entend l'adage qui veut qu'on soit, à partir d'un certain âge, responsable du visage qu'on a. Le quatrain de Valéry affirme que, connaissant une âme (et une œuvre) on peut identifier le visage. C'est exactement ce qu'affirmait Marcel Schwob en trouvant le portrait de Descartes ressemblant. Tout ce qu'il sait du philosophe, tout ce que son nom éveille en lui se trouve confirmé par le portrait. Il y a une équivalence entre ce qu'évoque le nom de Descartes et cette image. 103:281 Si le portrait de Franz Hals était présenté comme celui d'un inconnu, Schwob aurait-il deviné qu'il s'agissait de Descartes ? Peu probable. La réponse de Valéry jeune a toute la force du bon sens. Il est absurde de parler du portrait *ressemblant* d'une personne qu'on n'a pas connue. Mais le bon sens est parfois trop court pour atteindre le vrai. Il n'est pas interdit de se servir de moyens plus subtils, et plus difficiles à manier, pour connaître et comprendre. Valéry vieillissant, par son quatrain, y consent, peut-être dans un moment de mondanité ; voulant se montrer aimable, il lâche le paradoxe, la pointe précieuse. Car en fait l'opposition des deux attitudes est celle de deux formes d'esprit. Georges Laffly. ### Pour réchauffer le cœur chrétien R. L. BRUCKBERGER : *La révélation de Jésus-Christ.* (Grasset). « *Je le proclame hautement. Ce présent livre est un discours biologique. C'est ainsi qu'il doit être lu. C'est l'analyse de ce type de vie bien particulier qu'on appelle la* « *vie chrétienne* »*, comme on dirait la* « *vie des abeilles* » *ou la* « *vie des mammifères* »*. Le discours biologique est le secret de la compréhension de l'Évangile. *» Allons bon ! Quand j'ai lu cela, en page quatre de la couver­ture, je me suis dit que ce n'était pas un livre pour moi. Car si je nourris une véritable passion pour Bruck, dès qu'il utilise la science contemporaine pour son apologétique, je décroche. 104:281 Mais cette fois c'est très différent. Cela tient d'une part à la grande cohérence du discours, cohérence maximale, au-delà de laquelle l'intuition dégénérerait en système. Cela tient surtout au substrat profondément traditionnel de ce discours, issu tout entier du mode de pensée par analogie, méthode fondamentale de la théologie catholique, qui permet de dire tout ce qu'on peut dire du mystère sans avoir la vaine tentation de le décrypter par la raison. Comme toutes les idées géniales, celle du père Bruckberger est simple. Les biologistes parlent de la vie organique. Les chrétiens parlent de vie spirituelle et de vie éternelle. Si on emploie le même mot, c'est qu'il y a un rapport d'analogie entre l'une et l'autre. La science biologique ayant fait de gros progrès, pourquoi ne pas se servir de ses découvertes, et les appliquer de façon ana­logique à la vie surnaturelle ? Il est un paragraphe, au chapitre trois, qui résume me sem­ble-t-il parfaitement tout le propos du livre. Plutôt que de tenter de laborieuses paraphrases, autant le citer : « La chenille est programmée pour devenir chrysalide et fina­lement papillon. Quand elle est encore chenille, elle ne sait pas qu'elle sera chrysalide, puis papillon, elle y est poussée pourtant par ce que nous appelons l'instinct de la vie, et il s'agit plus précisément de son instinct à elle pour ce qui concerne sa vie propre et précisément programmée : cet instinct lui aussi est « obscur et certain ». Telle est la foi. La chenille ne « sait » pas, mais on pourrait dire qu'elle « croit » qu'elle deviendra chrysalide puis papillon, puisque ses états ultérieurs sont déjà inscrits dans son code génétique. Pas plus que l'instinct chez les animaux, la foi d'une âme chrétienne ne se trompe, elle a l'infaillibilité d'un ins­tinct, l'instinct de Dieu. L'Évangile est le code génétique du chré­tien : il lui suffit de lire ce code, de le déchiffrer et de lui obéir pour avoir l'assurance, obscure mais certaine, d'accéder à la vie éternelle. » Comme on peut se l'imaginer, la chenille et le papillon donnent l'occasion de développements savoureux. Il y a en particulier le discours de la larve rationaliste qui rejette comme absolument invraisemblable l'idée de pouvoir être un jour papillon. « Larve je suis, larve je mourrai. » Etc. De même que la larve pourrait mourir larve si elle pouvait se révolter contre sa programmation génétique, de même l'homme qui se révolte contre sa program­mation génétique surnaturelle (la foi) ne connaîtra pas la vie divine pour laquelle il est pourtant fait. 105:281 Vers la fin du livre, le père Bruckberger se penche sur un aspect dérivé de cette même idée. La mort est le passage de la vie de chenille à la vie de papillon, le moment de la métamorphose : *vita mutatur, non tollitur* (liturgie des défunts). La vie est trans­formée, elle n'est pas enlevée. Mais l'homme a déjà connu un « passage » de ce genre : sa naissance, passage de l'obscurité à la lumière, passage de la vie dépendante à la vie autonome. Les analogies sont très nombreuses. « *On n'accède à la vie qu'à tra­vers l'angoisse et la souffrance, ce que Jésus lui-même appelait la croix : telle est la clef de la Vie. *» La vie fœtale est une vie de foi : foi en la vie, foi dans le programme génétique, foi en la mère. La vie du chrétien, transposée sur le plan surnaturel, est identique. La mère, c'est l'Église. Et quand arrive la naissance, après une grossesse qui a exigé de nombreux soins, qui n'a pas été sans fatigues et sans douleurs, « *l'enfant y risque tout sans comprendre, mais il a la foi. La mère comprend un peu mieux, et elle aussi risque tout *»*.* Car toute naissance est une aventure, et toute naissance est la conquête d'un don. On n'est chrétien que dans la mesure où l'on a un cordon ombilical relié à Jésus-Christ. Ce cordon coupé, c'est l'avortement, qui fait de l'homme rien d'autre qu'un... résidu de fausse couche. Et qu'est-ce que le pur­gatoire, vous lance Bruck, sinon un accouchement difficile ? Dans un fort beau commentaire de l'épisode évangélique de la Samaritaine au puits de Jacob, le père Bruckberger explique que « *toute l'entreprise du Christ a été de nous convaincre que, dou­blant notre organisme corporel, nous avons aussi un organisme spirituel biologique, avec ses fonctions d'assimilation, de faim et d'assouvissement de la faim, de soif et d'étanchement de la soif, et aussi ses phénomènes de croissance et de reproduction* »*.* La différence entre les deux organismes est que l'organisme spirituel « ne porte pas en lui de fatalité de vieillissement », mais qu'au contraire son destin normal est de s'épanouir en vie éternelle. La vie chrétienne, comme la vie du corps, est une « évolution biologique ». La semence qui l'engendre est la Parole de Dieu. La conception s'effectue, par la foi qui permet la naissance nou­velle, et la croissance de la vie chrétienne, laquelle ne se déroule pas selon le rythme du temps, ce qui implique une distorsion qui n'est pas toujours facile à vivre. La fonction de reproduction de l'organisme spirituel consiste à reproduire Dieu. « *L'homme est programmé pour reproduire Dieu. *» Cela est déjà dit dans la Genèse, et transcrit ainsi dans l'Évangile : « *Soyez parfait comme votre Père du ciel est parfait. *» 106:281 Le père Bruckberger sait faire de son « discours biologique » un discours éminemment poétique. Cela peut paraître étonnant, puis­qu'il prétend n'être guère sensible à la poésie. Mais l'analogie n'est pas seulement une clef de la théologie, elle est aussi l'un des fondements principaux de la poésie, sous le nom de métaphore. Et le père Bruckberger sait très bien ce qu'est une métaphore : « *L'arme absolue du poète, qui lui fait atteindre instantanément le cœur du réel.* » Jésus « est la vivante métaphore de Dieu parmi les hommes et la métaphore concentrée de l'univers à l'intérieur de Dieu ». L'un des plus beaux passages du début du livre est le commentaire du procès de Jésus. Le père Bruckberger se souvient de son « coup au cœur », chaque année, quand les amandiers fleurissaient d'un coup, en Provence, alors que c'était encore l'hi­ver. « *La loi mosaïque est un amandier qui a traversé un millé­naire de saisons. Au temps de Jésus, il est clair que l'hiver se pro­longe, que le printemps se fait attendre au point qu'on peut penser que l'amandier cette fois-ci est peut-être mort définitivement. Caï­phe est pourtant le jardinier de cet arbre. Tout à coup, avec Jésus, l'arbre tout entier est en fleur.* » Mais Caïphe s'est habitué à l'hi­ver. Il est devenu frileux et casanier. Il met le nez à la porte et « reçoit en pleine figure toute la gloire du printemps ». Mais il refuse de faire le lien entre l'arbre dont il est le gardien « et cette explosion de corolles dans le ciel »... « *Caïphe condamna le prin­temps comme un blasphème, il rentra et referma la porte. La peste soit de ces fleurs d'amandier* ! » A propos de cette métaphore du jardinier, je ne peux m'empêcher de citer une phrase, extraite d'un autre chapitre, qui est un exemple sublime de ce procédé. Caïphe ayant failli, et quand bien même n'aurait-il pas failli, c'est Jésus qui est le véritable jardinier, le « jardinier attentif et pa­tient » de nos âmes, « *et il n'y a pas d'espérance plus haute qui nous ait été donnée qu'il soit en effet ressuscité dans un jardin et que Marie-Madeleine l'ait pris pour le jardinier* »*.* J'ai tenté de cerner ce qui fait le propos central du livre. Mais il faudrait dire un mot de toutes ses pousses adventices. Pour rester dans le domaine des métaphores, il y a celle de la clef. Le père Bruckberger a réfléchi sur la signification de notre état de « domestiques » de Dieu, dont parle saint Paul (domestique vou­lant dire : qui habite avec) et qui apparaît dès le prologue de saint Jean. Toute maison a une porte, une serrure, et une clef. La forme primitive de la clef est une croix. « *La vie commune entre Dieu et l'homme est inconcevable sans la croix* *; c'est avec sa croix que Dieu entre dans ma vie. C'est avec ma croix que j'entre dans la vie de Dieu.* » La croix est la clef du Paradis. Celui qui perd la sienne (celui qui refuse la souffrance : le scandale de la croix) ne peut plus entrer. Et le père Bruckberger note avec rai­son le caractère particulièrement mystérieux, parfois terrifiant, des contes où il est question de clefs. 107:281 Il me faut aussi dire un mot d'une hypothèse originale et peut-être appelée à connaître des rebondissements chez les historiens. Le père Bruckberger remarque que le procès de Jésus a été incroyablement bref, et peu conforme à l'esprit procédurier des Juifs. Mais il remarque aussi, en lisant les Évangiles, que tout au long de sa vie publique, Jésus a été épié par des émissaires du Sanhédrin. Il en conclut que le procès avait été précédé d'une très longue instruction, et finalement que les Juifs avaient telle­ment de preuves du « blasphème » du Christ qu'on peut s'étonner qu'il y ait eu procès. (Selon la Loi, il n'y avait pas besoin de procès pour mettre à mort un blasphémateur.) L'une des occupa­tions principales des fameux *scribes,* dans les années 30, n'aurait-elle pas été de consigner par écrit tous les actes et toutes les paroles du perturbateur ? D'où l'existence d'un énorme « *dossier Jésus* »*,* qu'on pourrait peut-être retrouver un jour, à moins qu'il n'ait disparu dans l'incendie du Temple et le sac de Jérusalem par Titus. Car d'autre part le père Bruckberger remarque que les Évangiles ne sont absolument pas des biographies. Pas la moin­dre hypothèse, pas la moindre interprétation personnelle. « *C'est écrit comme ça, parce que ça s'est passé comme ça. *» Certaines pages de l'Évangile ressemblent tellement à des « minutes » ou à des rapports de police qu'on peut penser qu'elles ont été directe­ment recopiées sur les pièces originales du procès. « Après tout, parmi les premiers disciples du Christ, on comptait quelques doc­teurs de la Loi et même quelques membres du Sanhédrin. » Je ne sais si ces quelques notations donnent une idée du foi­sonnement de ce livre. Ce que je n'ai pas encore dit, et qui est essentiel, est qu'il s'agit aussi et d'abord d'un chant d'amour, d'un chant de foi et d'espérance. Il résulte de la contemplation, de l'adoration du mystère. Et si les répétitions sont souvent fasti­dieuses dans la plupart des livres, elles sont ici expression de la limite de l'indicible, prière qui entraîne le lecteur dans l'enthou­siasme de la foi, de l'espérance et de la charité. Si ce livre n'avait qu'un mérite, ce serait celui de réchauffer le cœur chrétien. Et en ce triste hiver du monde, c'est un immense bienfait. Si maintenant nous intégrons dans cette lumière rayonnante les éléments que nous avons évoqués -- ou non -- (utilisation tra­ditionnelle de la science, exégèse faisant jouer l'analogie et la métaphore, foisonnement des idées et d'hypothèses, immense cul­ture, langage cru et direct), ce livre apparaît comme le type même de ce que pourrait être la production intellectuelle « normale » si notre époque retrouvait les valeurs du Moyen Age. Et cela est le plus grand des compliments que je peux faire. Yves Daoudal. 108:281 ### Histoire toujours non véridique de Pie XII Jean CHÉLINI : *L'Église sous Pie XII*. Tome I : *La Tourmente* (*1939-1945*)*,* Paris Fayard, 1983 ; 355 pages. Le diable, dit-on, porte pierre. Si d'aventure un catholique, surmontant une légitime répugnance, venait à ouvrir le livre de Rolf Hochhuth *Eine Liebe in Deutschland* (récemment paru en traduction française sous le titre *Un amour en Allemagne* ([^42])), il ne serait sans doute pas peu surpris d'y voir l'auteur du *Vicaire* citer au seuil de son premier chapitre un rapport confidentiel des services de la Sûreté de Berlin, daté du 15 novembre 1943 et concernant les relations entre la population allemande et les pri­sonniers de guerre étrangers. Ce rapport déclare en effet : « La population rurale n'éprouve aucune gêne à héberger des prison­niers de guerre au sein de la communauté familiale. L'idée de voir là un danger d'ordre ethnopolitique ne lui vient même pas... L'impact de toute information en matière de politique raciale est réduit à néant par le travail de l'Église qui déclare que tous les prisonniers de guerre et les travailleurs étrangers sont des chré­tiens et des êtres humains. » Voilà donc le genre de documents irréfutables que Rolf Hochhuth lui-même découvre, lorsqu'il se donne la peine de faire une enquête un peu sérieuse ! 109:281 Ce texte de 1943 en dit long sur la rage qu'éprouvaient les nazis à constater que dix ans de leur dictature n'avaient pu venir à bout de l'enseignement de Pie XI et de son successeur, de l'atti­tude courageuse de nombreux évêques allemands, de l'opiniâtreté souvent héroïque du clergé, et, en un mot, de l'imperturbable « sensus fidelium » des catholiques d'Allemagne. Est-il besoin de souligner qu'il n'y a là rien d'étonnant, puisqu'aux élections du 31 juillet 1932, les régions catholiques, à la différence de l'Allemagne protestante, avaient déjà clairement rejeté Hitler et son parti ([^43]) ? Ce rappel de faits établis n'est peut-être pas superflu au moment d'aborder l'étude d'un ouvrage qui fait parler de lui : il s'agit du premier tome, sous-titré *La Tourmente* (1939-1945)*,* de *L'Église sous Pie XII* par le professeur Jean Chélini. Ce travail d'un uni­versitaire réputé a reçu, de la part de Pierre Chaunu, des éloges inconditionnels : « Un maître livre, un livre fort, vrai, honnête » ([^44]). Les méritait-il ? Au cœur du débat (même si ce n'est pas l'unique sujet traité) l'attitude du Souverain Pontife durant la Seconde Guerre mondiale et ses prétendus « silences » face aux crimes nazis. On sait que, depuis vingt ans, dans le sillage méphitique du *Vicaire* de Ho­chhuth (1963), les calomnies n'ont cessé de s'accumuler sur la mémoire de Pie XII. « Jamais sans doute plus grand pape, ni plus grand homme, ne fut plus outrageusement calomnié, bafoué, trahi, voire par les siens », écrivait il y a peu de temps Alexis Curvers, l'un de ses rares défenseurs ([^45]). 110:281 C'est pourquoi l'on se prend, d'abord, à espérer, lorsqu'au début de son livre, Jean Chélini, plein de bonnes intentions, déclare sans ambages que « le mal fait par ces campagnes de dénigrement est immense » et qu' « on a réussi à défigurer l'image de Pie XII dans la conscience collective » (p. 9). Et si, par hasard, un lecteur curieux d'anticiper se reportait aux dernières pages de l'ouvrage, avant d'en avoir suivi tous les développements inter­médiaires, il ne pourrait, de même, que féliciter l'auteur de sa mesure et de son objectivité, lorsqu'il conclut que « les nazis considéraient Pie XII et ses collaborateurs comme leurs pires ennemis et qu'inversement, le pape et son entourage voyaient dans les nazis des criminels œuvrant à la perte de l'Église et de la civilisation. Accuser Pie XII de sympathie pour les nazis, appa­raît \[...\] comme une malhonnête absurdité. Considérer que le pape aurait pu et dû condamner solennellement, au milieu de la guerre, Hitler et le nazisme et dénoncer publiquement le génocide, est en revanche un jugement que l'on peut parfaitement soutenir sans insulter à la mémoire d'un pape qui était le scrupule moral fait homme. Sur ce point, s'il s'est trompé, il l'a fait en toute bonne foi pour éviter le pire, et on ne saurait le lui imputer à crime. » (p. 291.) Mais une lecture plus attentive de l'œuvre de J. Chélini oblige à faire les plus expresses réserves sur trois points capitaux : d'une part, la manière peu scientifique dont l'historien a utilisé (ou non) la documentation à sa disposition ; d'autre part, son parti pris politique, par trop voyant et simplificateur ; enfin, une rédaction et une impression peu soignées. 111:281 **I** Quant au premier point, il convient, assurément, de laisser à J. Chélini le mérite d'avoir judicieusement choisi et présenté cer­tains documents qui ne manqueront pas d'impressionner le lec­teur : ainsi, la grande lettre (jusque là inédite) du Père de Lubac à ses supérieurs (avril 1941) ; pp. 295-310 ([^46]), ou encore les émou­vants radiomessages de Noël de Pie XII durant la guerre (pp. 269 sqq.). Mais trop souvent, des textes et des faits importants ont été négligés, voire écartés au profit de sources douteuses. L'exemple le plus flagrant d'un document-clé délaissé nous est fourni par les mémoires de Mère Pascalina Lehnert -- la dévouée religieuse, récemment décédée, qui fut quarante ans au service d'Eugenio Pacelli. L'ouvrage a paru l'an dernier (1982) en langue allemande, sous le titre *Ich durfte Ihm dienen* (c'est-à-dire « Il m'a été donné de le servir », et non pas sous celui de *Pastor angelicas* \[*sic*\], comme l'écrit J. Chélini (p. 95), qui n'a donc pas lu le livre et se contente d'en signaler l'existence par une note). Tandis qu'on en est, outre-Rhin, à la 5^e^ édition (au Naumann-Verlag, Würzburg), l'absence (temporaire) d'une traduction prive encore le public français de détails indispensables. En voici un, justement sur le prétendu « silence » de Pie XII. En août 1942, une protestation officielle des évêques hollandais contre les dépor­tations de Juifs avait eu pour effet désastreux de provoquer des persécutions redoublées, où, parmi d'autres, la Carmélite Édith Stein laissa la vie ([^47]). A la même époque, Pie XII entendait publier un texte (« deux grandes feuilles, à l'écriture serrée », précise Mère Pascalina) condamnant vigoureusement les persécu­tions antisémites. Apprenant les événements de Hollande, le pape détruisit le document, considérant qu'une protestation de sa part ne ferait, à plus forte raison, qu'aggraver le sort des victimes. 112:281 A Mère Pascalina, témoin de la scène, qui lui demandait de ne pas brûler ces papiers, Pie XII répondit que, même au Vatican, on n'était pas à l'abri d'une perquisition, et que cela serait fatal aux catholiques et aux Juifs des territoires sous domination allemande. L'ignorance de cette anecdote, dont la grande presse allemande et italienne s'est pourtant fait l'écho dès l'été dernier, poserait à elle seule la question de la documentation de Jean Chélini. Mais il y a pire : ce sont ses fréquentes références à des « historiens » que leurs falsifications, d'avance, disqualifiaient. En particulier, Saul Friedländer et Léon Papeleux. L'un et l'autre ont tenté, faute de « preuves » contre Pie XII, d'accréditer l'idée que les grandes figures de la Résistance catholique n'ont pu agir qu'en désobéissant au pape, ou, du moins, en se démarquant de lui. Ainsi Friedlän­der, dans son factum *Pie XII et le III^e^ Reich. Documents* (Seuil, 1964 ; p. 74), laissait-il planer l'hypothèse d'une divergence de vues entre Pie XII et Mgr von Galen (l'évêque de Münster qui avait tenu tête à Hitler et obtenu la suspension du programme d' « euthanasie » appliqué aux infirmes et aux malades mentaux). Or il est établi que le pape non seulement soutenait l'action de son « vicaire » westphalien, mais encore le donnait en exemple aux autres évêques allemands ([^48]) ! Quant à Papeleux (dans son livre *Les Silences de Pie XII,* salué comme le « dossier objectif d'un historien » par René Laurentin...), il s'est servi contre le pape du Père Alfred Delp, jésuite allemand exécuté par les nazis en 1945 ; Delp, selon lui, reprochait à l'Église d'avoir « oublié l'exemple de saint Jean-Baptiste dénonçant publiquement la tyran­nie de Hérode Antipas » ([^49]). Or la citation d'Alfred Delp, rétablie dans son contexte ([^50]), signifie tout autre chose que ce qu'on lui fait dire : elle ne reproduit pas l'opinion du jésuite, mais un « reproche » souvent fait à l'Église et auquel Delp souhaite qu'on réfléchisse, *même s'il n'est pas justifié.* En aucune façon, donc, ces propos, qui concernent des questions générales du ministère pastoral, ne sauraient être sollicités dans le sens d'une critique de Delp à l'égard du pape ! Friedländer et Papeleux : deux « auto­rités » auxquelles nul, désormais, ne peut se fier, à moins d'avoir abdiqué son sens critique. 113:281 Une dernière remarque concernant le choix des documents et des faits présentés : dans l'ensemble, J. Chélini se laisse beaucoup trop guider par des considérations sociologiques ou politiques ; il échoue par là à reconstituer le climat religieux de l'époque. En particulier, ses développements sur la Résistance chrétienne, s'ils sont souvent intéressants, n'en reflètent pas moins une conception trop activiste de celle-ci. Résistance par conviction chrétienne signifie avant tout résistance spirituelle, lutte par la prière et le sacrifice, conversion personnelle -- quitte à ce que ce combat débouche, ensuite, sur un engagement politique, voire sur la lutte armée. Dieu, pour le croyant, est le seul « Maître du Temps et de l'Histoire ». Et Henri Ghéon, « l'homme né de la guerre », avait raison de poser, en 1918, cette question : « Qui écrira \[...\] l'his­toire *divine* de cette guerre ? » ([^51]) Ici, en tout cas, l'histoire *divine* de la Seconde Guerre mon­diale reste encore à écrire... Quelques exemples. Jean Chélini s'attarde, sans nécessité véritable, sur le cas controversé du S.S. (protestant) Kurt Gerstein (pp. 258-260), mais il ne réserve pas la moindre place à la stigmatisée bavaroise Thérèse Neumann, qui fut, dès 1933, au centre d'un foyer de résistance spirituelle au nazisme (le publiciste Fritz Gerlich (1883-1934) -- converti par Thérèse -- et Friedrich von Lama (1876-1944), écrivain catholi­que réputé, payèrent ce combat de leur vie ; d'autres « konners­reuthiens » furent emprisonnés) ([^52]). Autre exemple : comment J. Chélini peut-il dire (p. 268) que Pie XII, sollicité d'élever la voix durant l'automne 1942, ait préféré « s'en tenir à l'action diplomatique », alors que c'est précisément à ce moment-là (31 octobre, puis 8 décembre) que le Souverain Pontife consacra solennellement le genre humain au Cœur Immaculé de Marie ? Telle était aux yeux du pape l'importance de cet acte, qu'il ordonna que la médaille commémorant le fait le plus marquant de l'année 1942 fût dédiée à la Consécration du Monde au Cœur Immaculé de Marie ([^53]). Et l'on sait -- pour s'en tenir au cas de la France -- qu'à partir de 1943, le pèlerinage du « Grand Retour de Notre-Dame de Boulogne », au cours duquel chaque fidèle renou­velait individuellement la consécration faite par Pie XII, suscita, dans tout le pays, un magnifique élan de ferveur et de conver­sion ([^54]). 114:281 C'est, au fond, la conception même de l'ouvrage qui est ici en cause. Jean Chélini déclare en effet (p. 9, sic) : « Pour ne pas tomber dans le piège consistant à réduire le règne de Pie XII aux années de guerre et d'escamoter la grande phase créatrice de son pontificat, j'ai décidé de diviser la matière en deux tomes, et de consacrer le premier exclusivement à la période qui va de 1939 à 1945. » Or la « phase créatrice » du pontificat de Pie XII com­mence... dès son accession au trône de Pierre. Et il est pour le moins curieux de ne pas trouver une seule ligne sur les grandes encycliques de 1943, *Mystici Corporis* et *Divino afflante Spiritu,* qui, à l'époque, « avaient paru anachroniques », alors qu'elles étaient « tout simplement prophétiques » -- pour reprendre les termes mêmes du discours donné, le 9 octobre 1983, par S.E. le Cardinal Siri devant l'assemblée du Synode, à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de la mort de Pie XII ([^55]). Bref, il s'en faut de beaucoup qu'en contrepoint de la situation politico-militaire, évoquée par Jean Chélini avec grande minutie, le lecteur puisse se faire une image aussi précise de l'atmosphère religieuse du moment. L'auteur avait, sur un chapitre de l'histoire récente de l'Église, l'occasion inespérée de restituer aux catholi­ques -- particulièrement aux jeunes générations -- toute une par­tie confisquée et occultée de leur héritage spirituel ; ce sera, à moins d'une refonte, une occasion perdue... 115:281 **II** Seconde réserve énoncée plus haut : le parti pris de l'auteur en matière de politique. J. Chélini ne cache pas ses sympathies pour la démocratie chrétienne ; nul ne songerait à lui en faire grief, si l'objectivité historique était respectée. Malheureusement, elle ne l'est pas. Par exemple, n'est-ce pas une simplification hâtive que d'affirmer que Georges Bidault « avait été un des rares jour­nalistes français à condamner Munich » (p. 24) ? C'est oublier en quels termes l'éditorialiste de *L'Aube* s'exprimait en septembre 1938 : (« Pour la première fois depuis deux semaines, après tant de fausses joies et de fausses alertes, les poitrines se sont dilatées lorsqu'on a appris la rencontre de Munich » (29 sept.) ; « Après la journée d'hier, on peut considérer que la paix est sauve » (30 sept.), etc.) Quant à citer une dizaine de fois Maurras et l'Action française, sans seulement mentionner qu'un des premiers actes du règne de Pie XII consista à lever l'interdiction de l'A.F., cela ne peut guère être tenu pour un oubli. **III** Dernière critique, globale : l'ouvrage souffre d'avoir été rédigé et imprimé trop vite. Rédigé trop vite : c'est Jean Chélini lui-même qui le reconnaît honnêtement dans ses « conclusions pro­visoires » : « Ce travail sur l'Église sous le règne de Pie XII étant articulé en deux tomes, j'avais décidé de ne pas conclure ce premier volume. On m'a prié de poser quelques pierres d'attente avant la parution du second tome » (p. 289). Or si les éditeurs à forts tirages gagnent quelque chose à talonner leurs auteurs, le public n'y gagne pas grand chose, et l'Histoire, elle, n'y gagne rien. 116:281 Ouvrage imprimé trop vite : sans parler des trop nombreuses erreurs typographiques qui déparent le texte ([^56]) et l'index. Ce dernier, d'ailleurs, est dressé de façon non systématique et se révèle peu efficace ([^57]), on relève de grossières inexactitudes qu'une relecture sérieuse (y compris de la part des censeurs ecclésiastiques qui donnèrent l'imprimatur) eût permis d'éviter. Je signale que le prénom de l'Abbé Stock s'orthographie correctement Franz (pas­sim) ; que le Père Delp se prénommait Alfred, et non Albert (pp. 256-257) ; que le Frère Stanke (dont le nom, d'ailleurs, n'est même pas cité) n'était pas appelé le « dominicain », mais le « franciscain de Bourges » (p. 258). Quant au « nouvel archevêque de Bourges » qui, en 1943, rendit visite au Maréchal Pétain, c'était évidemment Mgr Joseph Lefebvre, et non pas (lapsus ?) Mgr Mar­cel Lefebvre (p. 192) ([^58]) ! \*\*\* 117:281 En résumé, on se trouve en présence d'un ouvrage où les bonnes intentions ne compensent pas le conformisme d'un cer­tain nombre de jugements stéréotypés et les manquements par omission à la stricte vérité historique. On attend maintenant avec une curiosité soutenue, d'où l'inquiétude ne parvient pas à être absente, le second volet du diptyque (qui ira jusqu'à la mort de Pie XII) de cette collection « Histoire de l'Église du Christ ». Jacques Levron vient d'écrire, à propos de Jean Chélini : « Daniel-Rops a trouvé un continuateur digne de lui » ([^59]). Le compliment se révèle, à l'analyse, terriblement ambigu. Joël Pottier. Concernant Pie XII et les crimes de guerre, il manque à la plupart des historiens l'essentiel : une perspective vraie. Leur présupposé déclaré ou implicite est que la seconde guerre mondiale fut celle des innocents démocrates contre les criminels nazis : et selon cette perspective, ils examinent dans quelle mesure on pourrait éventuellement excuser ou absoudre Pie XII de n'avoir pas dénoncé (unilatéralement !) les crimes allemands. Mais les alliés occidentaux en commirent parfois qui étaient aussi abominables, et les Soviétiques en commettaient sans cesse qui l'étaient davantage encore. Si Pie XII avait élevé publiquement la voix pour flétrir nommément les criminels de guerre, il aurait dû condamner les uns et les autres, et les communistes plus que tous. Le jugement de Soljénitsyne, selon lequel « *le communisme est bien pire que l'hitlérisme *»*,* vaut aussi pour la guerre et les crimes de guerre. Et cette considération est décisive pour comprendre l'attitude de Pie XII. Ce qu'on lui reproche le plus, c'est de n'avoir jamais accepté, même après coup, l'imposture dominante, et d'avoir au contraire déclaré (3 octobre 1935) : « *On ressent un malaise lorsque après la fin des hostilités on voit le vainqueur juger le vaincu pour des crimes de guerre, alors que ce vainqueur s'est rendu coupable envers le vaincu de faits analogues.* » *-- J. M.* ### Après le centenaire de la mort d'Henri V La revue ITINÉRAIRES a déjà publié plusieurs articles consacrés à la mémoire d'Henri V, ce roi *in partibus* que la France n'a point mérité. Depuis lors, plusieurs ouvrages viennent de paraître. Tout d'abord d'Alain Jossinet : *Henri V, duc de Bordeaux, comte de Chambord* paru chez Ulysse éditions (20 av. du Ml Joffre, 33000 Bordeaux). Orné d'une lettre préface de S.A.R. Mme la duchesse de Parme (veuve du prince Xavier et née Bourbon Busset), ce livre de 580 pages vient heureusement compléter et corriger trois ouvrages connus : (Pierre de la Blanchetai, dit) Pierre de Luz, *Henri V* (Plon, 1931) ; duc de Castries, *Le grand refus du comte de Chambord* (Hachette, 1970) ; Jean-Paul Garnier, *Le drapeau blanc* (Perrin, 1971). Ouvrages connus, hostiles aux Bourbons pour les deux premiers, négligeant ainsi une masse de témoignages contraires à leurs sentiments, peu heureux quant au troisième, car voulant voir en Henri V le précurseur de la V^e^ République ! 118:281 Certes, je ne suis pas d'accord en tout avec le gros livre de Jossinet, mais l'essentiel y est. C'est un livre honnête, rempli de textes et de faits incontestables, tout à l'honneur d'un roi incom­pris, car il ne voulut pas régner avec l'aide toute puissante et paralysante des libéraux, des ducs et des cousins Orléans. D'où l'importance du drapeau blanc, symbole d'un régime différent de celui qui était espéré par les beaux messieurs au pouvoir. Je note que le livre est illustré, ce qui ne gâche rien. On regrettera cependant bien des points mineurs. P. 27, le duc de Bordeaux était petit-fils et non fils de France. P. 56 : il n'assista pas au sacre de Charles X, de même que les jeunes princes d'Or­léans : le *Moniteur universel* fait même savoir que le jeune Henri recevait ce jour-là à Saint-Cloud, et plus précisément au Trocadéro, jardin privé des petits enfants de Charles X ; des dizaines de per­sonnes y furent conviées. On regrettera aussi des disparités dans la transcription des signatures, parfois en minuscules, d'autres fois en petites capitales. On lit aussi trop souvent « Göritz », alors que la ville est « Goritz » pour le français, « Görz » pour l'allemand et « Gorizia » en italien. P. 132, il n'est nullement prouvé que le *God Save the king* ait un air composé pour Louis XIV. P. 159, etc. Frayssinous est sans particule, ce qui ne l'empêchait point d'être comte et pair. P. 165 : Presbourg est l'actuel Bratislava en Tchécoslovaquie. P. 177* :* la grande-duchesse Hélène de quoi ? On ne compte pas les impropriétés de titres et de noms, mais on y trouvera, par contre, tout ou partie des textes fondamentaux émis par Henri V. L'un de ceux-ci (lettre adressée au vicomte de Saint-Priest, 9 déc. 1866) dit, entre autres, que la France est *la fille aînée de l'Église.* Ce terme de fille aînée de l'Église serait à voir de plus près, car des ouvrages comme *Quid 1984,* p. 561, le font remon­ter au cardinal Benoît Langénieux, archevêque de Reims, qui en aurait parlé dès 1889*,* mais plus bas, la notice déclare qu'en 1896*,* « à l'occasion du XIV^e^ centenaire du baptême de Clovis, le cardi­nal Langénieux fait passer l'expression de « fille aînée de l'Église », qui sera, dès lors, employée couramment » : cette nouveauté serait alors à mettre en relation avec sainte Pétronille (?). On peut cepen­dant se demander si la notion que les rois de France étaient fils aînés de l'Église durant des siècles n'a pas entraîné dans les esprits que la France était fille aînée, mais ce serait alors Henri V, se titrant fils aîné de l'Église (lettre au général Oudinot, 15 sept. 1849 ; lettre à Pie IX, 15 déc. 1866), qui aurait ainsi baptisé, tout naturellement, son pays. N'est-ce pas beau et même trop beau ? Voilà donc un thème d'enquête, car il nous faut rechercher si la France fut ainsi qualifiée avant 1866*...* 119:281 On passera sur les questions relatives au drapeau, rarement vues justement par les auteurs qui n'ont que peu d'idées sur la véritable histoire du drapeau ou des drapeaux français. On aurait aimé aussi avoir quelques sources pour certains passages (par ex. p. 410, déclaration à Mayaud) et je ne vois pas, p. 540, la décla­ration même des 221*,* par contre, pp. 552*-*559 j'apprécie la relation inédite d'un séjour à Frohsdorf par un Cazenove de Pradines. On ne quittera pas Alain Jossinet sans lire le numéro 102 de juillet-août 1983 de *Lecture et tradition* (Chiré-en-Montreuil, 86190 Vouillé). Dans un entretien avec un collaborateur de cette revue, l'auteur explique le sens de son œuvre, ses idées royalistes, sa foi en la « seconde religion », c'est-à-dire la monarchie fran­çaise. Le docteur Luigi Bader, de Gorizia (nom actuel de la ville) donne ensuite quelques notes sur les funérailles d'Henri V à Goritz (nom ancien). \*\*\* Dans l'ordre de parution en 1983*,* il faut signaler plusieurs autres livres qui tournent autour du même sujet. Tout d'abord l'excellent « Que sais-je ? » 2107 du professeur Stéphane Rials *Le légitimisme.* Rials indique l'essentiel de l'histoire du légitimisme de 1830 à nos jours. L'affaire n'est pas aisée à retracer, les légi­timistes, partisans des aînés de la maison de Bourbon, avant et après 1883*,* ayant eu les mentalités les plus diversifiées. Autrement dit, les légitimistes n'ont jamais offert un bloc homogène. Citons les chapitres : le légitimisme sous juillet, les sensibilités légitimis­tes, les doctrines du légitimisme, les premières tentatives de « fu­sion », la restauration manquée (1873)*,* le parti légitimiste et le légitimisme après 1883*.* Orné d'un tableau généalogique presque parfait et bien utile pour le lecteur moyen perdu devant tant de « prétendants », certains ayant été rois carlistes, ce petit livre précis nous ouvre des perspectives d'intérêt sur notre histoire poli­tique au XIX^e^ siècle. Il démonte l'infernale mécanique orléaniste ou libérale, au choix, qui fit avorter la restauration en avançant l'affaire du drapeau blanc. Que de drames sont évoqués en quel­ques lignes et que de ruines sont advenues en notre pays conquis par les républicains ! \*\*\* 120:281 Spécialiste de droit constitutionnel, Stéphane Rials a aussi livré au public un autre « Que sais-je ? », 2171*,* consacré aux *Textes politiques français :* du serment du Jeu de Paume à un projet de Charles de Gaulle, 92 textes utiles pour la compréhension des idées qui ont mené les hommes. On aura la surprise d'y trouver des extraits de la déclaration signée à Vérone par Louis XVIII devenu roi, les serments de Charles X au sacre, un message d'Hen­ri V, etc. \*\*\* Le Léopard d'or (nouvelle adresse : 8 rue Ducouëdic, 75014 Paris) vient de publier la 3^e^ édition du *Mémoire sur les droits de la maison d'Anjou à la Couronne de France,* par Th. Deryssel, l'édition originale datant de 1885 : elle avait été payée par la comtesse de Chambord ! L'auteur se nommait en réalité Gustave Théry (1836-1928) et c'était un avocat catholique de Lille (d'où le surnom, car Ryssel est Lille en Flamand) qui eut une grande activité dans le Nord, aidant les congrégations religieuses, fondant un collège de Jésuites, administrant l'université catholique de la ville, etc. Dans l'affaire de la séparation de l'Église et de l'État, Théry secoua les évêques, les forçant à réagir contre le gouverne­ment. Le pape l'en nomma commandeur de Saint-Grégoire-le-Grand. Ce bon père de sept enfants était un fervent légitimiste et son petit traité juridique est à mettre entre toutes les mains. \*\*\* Beaucoup plus savante est la réédition de *La tradition monar­chique* de Paul Watrin (1876-1950), juriste qui avait publié en 1916 sa thèse de doctorat d'État. La thèse devenue livre était épuisée depuis des dizaines d'années. Elle vient donc d'être réédi­tée sous la direction de Jean-Pierre Brancourt, la préface, la mise à jour critique et la bibliographie étant de Guy Augé. Un univer­sitaire de qualité a donc mis à la disposition du public une œuvre de grand intérêt, grâce à Diffusion Université-Culture (45, rue Remy Dumoncel, 75014 Paris). 230 pages d'origine, plus 139 pages de Guy Augé. Certes, quelques critiques seraient à faire Jules de Polignac n'était pas prince du Saint-Empire (il l'était du pape et le fut aussi en Bavière) ; *Le sang de Louis XIV* a pour premier auteur, dans l'ordre alphabétique D(omingos) de Araujo Affonso (nous sommes en Portugal et le dernier nom est celui du père, donc ne pas l'oublier) ; enfin, pour faire bref, je continue à dénoncer, cette méthode qui consiste à donner des initiales majus­cules aux titres des dynastes : c'est là une absurdité, antifrançaise par son viol de l'orthographe. 121:281 Je continuerai donc à écrire « comte » et non « Comte » de Chambord, car on en reviendra un jour à écrire Prince de Polignac, ou même Comte de Montbel (ministre, lui aussi, de Charles X), ce qui est catastrophique pour un mon­sieur Baron (c'est son nom patronymique), comte de Montbel, par­fois dit Baron de Montbel, ce qui laisserait entendre qu'il est baron de Montbel... D'ailleurs, Guy Augé, protagoniste de cette aberra­tion, copiée sur une façon d'agir d'Ancien Régime ou de Restau­ration, y perd lui-même son latin, attribuant une initiale majus­cule à un titre d'auteur et ainsi le dynastifiant sans faire exprès. Petite chose dira-t-on, certes, mais je maintiens qu'il faut écrire avec l'orthographe actuelle. \*\*\* Dans un tout autre registre, il nous faut envisager maintenant la parution d'un livre qui touche aux fondements de notre droit royal et successoral. C'est de Jean Barbey, docteur en droit, *La fonction royale. Essence et légitimité d'après les* « *Tractatus* » *de Jean de Terrevermeille,* paru aux Nouvelles éditions latines (1 rue Palatine, 75006 Paris), avec une préface de Mme Marguerite Bou­let-Sautel, professeur à l'université de droit, d'économie et de scien­ces sociales de Paris. C'est un livre austère, rédigé par un juriste au sujet d'un juriste, mais un livre qui nous fait entrer au cœur d'une époque effroyablement troublée de notre histoire, puisque Dieu devra s'en mêler activement avec l'aide de Jeanne d'Arc. En 1415 eut lieu la défaite d'Azincourt, en 1418 l'occupation de Paris par le duc de Bourgogne, en 1419 l'assassinat de ce duc par les gens du dauphin Charles, en 1420 l'invraisemblable traité de Troyes qui privait le dit dauphin de sa possibilité de succéder à Charles VI, la couronne devant être attribuée à Henri V d'Angle­terre époux de Catherine de France, fille de Charles VI... Et ce n'est qu'un court résumé de drames sanglants et sans fin. C'est en 1419 et avant l'assassinat du duc de Bourgogne, qu'un homme se dressa pour proclamer le droit. Sentant venir l'orage, Jean de Terre-Rouge ou de Terrevermeille (v. 1370-1430) écrivit trois *Tractatus* ou *Traités* destinés à préciser toutes choses, et en particulier montrer que le dauphin Charles (VII) ne pouvait être privé de la couronne de France. Juriste nîmois connu, et même avocat du roi, Jean de Terrevermeille était un homme de métier, érudit et tout à fait à même de dire le droit. Que dit Terrever­meille ? Suivons ici le résumé de Sixte de Bourbon Parme : 122:281 « En France, le droit successoral est réglé par la seule force de la cou­tume ; et jamais les rois de France n'ont légué par testament le royaume, pour la bonne raison que la coutume les en empêchait. C'est, en effet, par la seule force de la coutume, et non par la volonté du prédécesseur ou en vertu de son testament, que la cou­ronne est transmise : si bien que le fils aîné ou celui qui, à défaut d'un fils aîné, se trouve être le successeur, ne peut véritablement se dire l'*héritier* du roi défunt. La succession donc n'est ni patri­moniale ni héréditaire ; c'est tout au plus si on pourrait l'appeler sous certains rapports : quasi héréditaire. » Il y a opposition entre la loi successorale royale et celle du droit commun : « Le roi n'est pas propriétaire du royaume au même titre et de la même façon qu'un seigneur allodial est propriétaire de sa terre. » « Le roi ne peut priver son successeur du trône, pas même pour cause d'in­gratitude. » Il ne peut y avoir qu'un successeur, le fils aîné, et « cet ensemble de lois est fixe, immuable : jamais le roi de France ne pourra changer par une loi ou un autre arrangement le droit successoral royal » (*Le traité d'Utrecht et les lois fondamentales du royaume,* Paris, 1914, p. 132 etc.). Jean de Terrevermeille nous offre encore une magnifique théo­rie qui est familière à ceux qui se sont occupés des « deux corps du roi » : le royaume de France est un corps mystique dont le roi est la tête, à l'image de l'Église et du Christ. D'importantes conséquences suivent quant à la structure de l'État et à la loi suc­cessorale. De plus, le dauphin est un quasi-roi et en cas d'inca­pacité du roi, c'est au dauphin de diriger la nation, sans qu'il soit possible de l'éliminer. En ses traités rédigés en latin et qui ne furent imprimés qu'en 1526 (au complet) et 1585, 1586 (incom­plets), Jean de Terrevermeille attend toujours une édition moderne et une traduction complète. Il n'en reste pas moins qu'il a défini au mieux l'essence même de notre droit dynastique, fondé sur la coutume et l'inviolabilité d'une loi considérée, ainsi qu'on le dira plus tard, comme venant de Dieu même (marquis de Torcy, *Mémoi­res... pour servir à l'histoire des négociations depuis le traité de Ryswyck jusqu'à la paix d'Utrecht,* Londres, Amsterdam, 1757, t. 3, p. 180). Certes, plusieurs points seront ultérieurement précisés à travers les péripéties de notre histoire, mais ils étaient en germe dans les *Traités :* impossibilité pour le roi d'abdiquer (l'ab­dication de François I^er^ à Madrid non prise en considération par le Parlement de Paris au moment voulu par le roi), nécessité de la catholicité du roi (mais des prélats reconnurent Henri IV comme roi quand il était réformé, déclarant que le pape n'avait pas le pouvoir d'éliminer le successeur nécessaire par une bulle), 123:281 impos­sibilité de préjuger de la volonté nationale en cas d'extinction de la Maison de France ou de Bourbon (le dernier roi ne pouvant choisir un successeur, cf. non validité du traité de Montmartre et rappel des principes par Louis XV en 1717), non expulsion de princes de la succession pour vice de pérégrinité ou de nationalité étrangère (établis à l'étranger, les Capétiens ne peuvent perdre leur qualité de successibles)... Tous ces principes de droit successoral n'étaient point noir sur blanc dans une Constitution, mais ils étaient réputés inscrits dans le cœur des bons Français, adage pit­toresque de notre ancien droit. Il faudra attendre les constituants de 1789-1791 pour en voir une partie inscrits dans notre première Constitution écrite, mais Louis XVIII ne voudra point qu'ils figu­rent dans la Charte de 1814, car c'eût été les amoindrir. Jean Barbey n'a pas vu deux conséquences de la quasi-identité du roi et du dauphin. Jusqu'à la fin de l'Ancien Régime et même jusqu'en 1830, le dauphin n'aura pas de maison distincte de celle du roi son père, au contraire de la reine, des autres enfants de France et des princes du sang. Le dauphin n'a qu'un simple ser­vice, alors que sa femme peut avoir sa propre maison (cf. par ex. *Almanach royal* de 1830, pp. 83-85). La deuxième conséquence est que le dauphin porte les mêmes armes que son père, c'est-à-dire de France sans brisure, tout en écartelant du Dauphiné. La chose est si vraie que le fils aîné du dauphin portait de France comme le roi son grand-père. Cet argument héraldique mérite d'être souligné, alors que le prince de Galles brise d'un lambel les armes du sou­verain. On pardonnera à l'héraldiste cette petite incursion en territoire symbolique et on voudra bien le croire quand il affirme que le livre de Jean Barbey est à méditer, même si l'austérité peut décou­rager les curieux. Enfin, il n'est pas inutile de signaler que cet ouvrage est bien imprimé : le lecteur n'y sera point horripilé par des fautes de typographie, encore qu'il sourira d'un 1914-1918 (autre crise !) qui apparaît p. 384 au lieu de 1418-1419. Hervé Pinoteau. 124:281 ### Lectures et recensions #### Marina Grey *Hébert. Le* « *Père Duchesne* »*, agent royaliste *(Librairie Académique Perrin) On peut facilement admettre qu'Hébert est un des plus écœurants personnages de la Révolution française. Ce journaliste odieux a été qua­lifié d'Homère de l'ordure ! Il a fait ce qu'il fallait pour salir la royauté et tout spécialement Ma­rie-Antoinette. Comment ce petit bourgeois normand en est-il arrivé là et comment son jeu peut-il pa­raître double ? Marina Grey a juré de laisser un doute dans nos esprits avec ce livre provocateur à souhait. Selon elle, l'homme qui publia l'horrible et vulgaire *Père Duchesne* se serait vu, in fine, rétablisseur d'une monarchie cons­titutionnelle dont le souverain au­rait été tout naturellement le petit Louis XVII. Les colères fameuses du père Duchesne n'auraient été que des nuages de fumée pour cacher une action politique contre-révolutionnaire, ce qui peut évi­demment paraître un peu fort de café. Marina Grey nous restitue avec talent le milieu dans lequel vivait Hébert et même l'intérieur du mé­nage : l'homme s'était marié avec une religieuse. L'un et l'autre fu­rent expédiés à la guillotine quand Robespierre eut enfin compris ce qui se préparait. La mort d'Hébert ne fut pas glorieuse et celle de sa « femme » guère plus brillante. Leur fille, Scipion Virginie (sic), épousa un pasteur réformé qui était aussi officier de santé : il y eut postérité. Responsable de massacres, Hé­bert est un abominable gredin et l'on ne peut qu'avoir de la répul­sion pour ce personnage qui aurait essayé, paraît-il, de jouer un dou­ble jeu. Une image nouvelle pour le « Père Duchesne », pourquoi pas, mais il n'en reste pas moins un piètre manœuvrier qui manqua la réalisation de son rêve. Hervé Pinoteau. 125:281 #### Henri Servien *Petite histoire des guerres de Vendée* illustrations de René F. Follet\ préface de Michel de Saint Pierre\ Éditions de Chiré Je ne suis certes pas spécialiste de la Vendée mais j'ai l'impression que cet ouvrage d'Henri Servien est bien meilleur que son ou­vrage précédent. Un sujet restreint a forcé l'équipe à se spécialiser, à fouiller un peu mieux les gran­des lignes : la chose se voit même dans l'illustration, qui me paraît plus précise, plus nerveuse, moins erronée. J'avoue que j'aime ce livre qui essaye d'être objectif, allant jusqu'à reconnaître qu'il y a des « bleus » courageux et hu­mains. Des esprits ironiques ou par aventure malveillants me di­ront que l'affaire me touche de près, car je descends d'un « bleu ». Je n'en disconviens certes pas, ayant, dans d'autres revues, disser­té sur ma famille révolutionnaire : ceci dit au sujet d'attaques calom­nieuses contre mon quadrisaïeul du nom, telles qu'on a pu les lire depuis peu, en France et en Italie, à l'occasion d'une invrai­semblable polémique sur des ques­tions dynastiques. Quoi qu'il en soit, la guerre révolutionnaire/ contre-révolutionnaire est une mé­canique infernale où les meilleurs sont impliqués à la suite de con­cours de circonstances qui leur échappent largement. Prions pour que de telles épreuves ne soient pas infligées à la France dans les années qui viennent. Pour en revenir à la *Petite his­toire des guerres de Vendée,* ren­dons grâce à Jean Auguy et aux Éditions de Chiré qui savent, là encore, contribuer à sauver l'es­sentiel de notre civilisation chré­tienne et française. Michel de Saint Pierre a d'ailleurs dit dans sa belle préface tout le bien qu'il pensait du dernier livre de Ser­vien. Il est vrai qu'on respire en ces pages un air tonique : on est loin de la morne littérature érudite des Giraud de Coursac, parfois utile, c'est certain, mais aussi odieuse envers les combattants de l'Ouest (pp. 646-648 de leur *Enquê­te sur le procès du roi Louis XVI*)*.* Pour toutes personnes désirant se faire une meilleure idée du nou­veau « Servien », il est facile de demander le dépliant en couleurs aux Éditions de Chiré, Chiré-en-Montreuil, 86190 Vouillé. Curieux pays que la France ré­publicaine ! On sait toute l'émo­tion déclenchée, encore de nos jours, par l'évocation de l'affreux drame d'Oradour-sur-Glane, en date du 10 juin 1944 : les *SS de Das Reich* massacrant plus de 600 victimes. Or aux Lucs, le 28 février 1794, ce furent les Français commandés par Cordellier qui as­sassinèrent 564 Français dont 110 enfants âgés de moins de sept ans ! 126:281 Qui s'en souvient encore du côté de la France officielle, du Tout-État, de ceux qui font l'opi­nion, qui ose évoquer un tel mas­sacre, parmi tant d'autres dans notre (hélas !) République d'ins­tituteurs, barbue, laïque, épanouie dans la destruction de la France authentique ? Dans l'échelle de l'horreur, Oradour n'est pas aussi odieux que les Lucs, les Allemands pouvant d'ailleurs nous rétorquer notre dévastation du Palatinat, Louis XIV glorieusement régnant, ou des bombardements comme celui de Dresde... Le pire pour moi, car l'homme a toujours été méchant, ce sont les instructions du pouvoir cen­tral ordonnant le massacre, c'est l'écrit qui portera à travers les siècles le témoignage accablant de l'état moral de la France officielle en 1793 et années suivantes, c'est la relation de ces massacres par les responsables immédiats, lettres ou rapports rédigés avec égalité d'âme ou même jubilation... On comprend les blessures restées dans l'âme de la Nation, le sou­venir taraudant de ces abomina­tions chez les familles des tués ou même chez les tueurs, ceux-ci allant jusqu'à massacrer leurs co­religionnaires : on ne compte pas les mises à mort de républicains par des « bleus ». L'essentiel pour nous autres est de faire mémoire, pour que le souvenir de l'héroïsme de tant de braves gens ne soit pas perdu. Henri Servien y veille et bien. Remercions-le. Hervé Pinoteau. 127:281 ## DOCUMENTS ### Mgr Lefebvre au quotidien "Présent" *Le samedi 21 janvier,* PRÉSENT *fêtait son entrée dans sa troisième année d'existence, par une grand messe solennelle d'action de grâces que Mgr Lefebvre avait accepté de venir personnellement célébrer. Retenu à Écône par la grippe, il chargea l'abbé Paul Aulagnier de le remplacer, et il fit apporter et lire par l'abbé François Pozzetto le texte de son allocution, que voici en son entier :* Mes bien chers frères, Si ces quelques mots vous sont adressés à l'occasion du deuxième anniversaire de la fondation du journal « PRÉSENT », nous auront garde d'oublier que cette date est aussi celle de l'anniversaire de l'assassinat de la France chrétienne, dans la personne vénérée de son Roi très chrétien, Louis XVI. Nous voulons être ses héritiers en recueillant précieusement son héritage et en le restaurant. Or nous savons que ce n'est autre chose que l'ordre chrétien dans la vie privée, dans la famille et dans la société. 128:281 C'est ce que vous vous proposez comme idéal dans le journal « PRÉSENT » et votre initiative, comme sa poursuite au cours de ces deux années tient du miracle. C'est une preuve que Dieu bénit les efforts de ceux qui défendent ses droits. Soyez-en cordialement félicités. Autrefois les Évêques ne craignaient pas de proclamer la vérité et n'hésitaient pas à défendre l'ordre chrétien comme le seul qui convient à toutes les nations. Il est intéressant et très instructif de relire ces magnifiques lettres pastorales de nos prédécesseurs. Monseigneur Jean Castel fut l'un de mes prédécesseurs sur le siège de Tulle. Le 11 février 1926 il adressait à ses diocésains de la Corrèze une lettre courageuse sur l'ordre chrétien. Je ne résiste pas à l'envie de vous en lire quelques extraits parfai­tement adaptés à notre époque et spécialement à la situation actuelle de la France. « *L'ordre existe, écrit Mgr Castel, quand chaque chose est à sa place* *; l'ordre social chrétien, lorsque dans la société, Jésus-Christ tient son rang, qui est le premier, qui est celui de Roi. Nous n'avons pas cessé de proclamer devant vous, à temps et à contre-temps, les droits souverains et universels de Jésus-Christ. Aucune affirmation n'est plus nécessaire puisque, pour notre malheur, nuls droits ne sont plus méconnus.* *C'est un devoir de notre charge, c'est un besoin de notre cœur de la renouveler, de la préciser, de la présenter dans une rapide vue d'ensemble.* *... Les gouvernements et les peuples se laissent séduire à l'envi par une erreur mortelle issue de la Révolution Française et qui s'appelle aujourd'hui* « *le laïcisme* »*...* *Cette funeste erreur est déjà vieille sous d'autres noms... Le laïcisme d'aujourd'hui s'appelait jadis rationalisme ou naturalisme...* *Le laïcisme absolu exclut Dieu lui-même... Il en est arrivé là aujourd'hui. La franc-maçonnerie l'a voulu ainsi ; elle triomphe ; Dieu banni de partout, même de la vie privée de l'homme, même de l'esprit et du cœur de l'enfant* « *désormais affranchi des dogmes séculaires *» *tel est bien leur style, telle est bien leur pensée...* *Dieu exclu de la vie privée, Dieu exclu de la famille, de la constitution et de la vie de la famille ; Dieu exclu à plus forte raison de la société, des rapports sociaux, des institutions publiques, de celles qui élèvent l'enfant, de celles qui forgent les lois, de celles qui les appliquent : voilà l'idéal laïque que l'on dresse volontiers devant les Chambres françaises et devant le pays, comme devant marquer de son signe la France d'aujourd'hui et celle de demain.* 129:281 *De son côté le Pape* (c'était le Pape Pie XI dans son Encyclique « Quas primas ») *dresse l'idéal chrétien de la Royauté de Jésus-Christ, devant les catholiques de l'univers...* *-- L'Ordre chrétien dans chacun de nous suppose le règne de Jésus-Christ établi sur nos pensées, sur nos désirs, sur nos sentiments, sur nos décisions, sur toute notre vie...* *Il y a une vérité religieuse qui nous éclaire sur Dieu, il y a une loi morale qui détermine nos devoirs envers Dieu, envers nous-même, envers le prochain... Jésus-Christ est la vérité et le devoir de l'esprit est d'accepter sa parole. Il est la voie et le devoir de la volonté est de s'engager sous ses lois.* *-- La vie sociale doit se courber à son tour sous le sceptre de l'ai­mable Roi.* « *Le bien privé et le bien commun ont la même source, dit le Saint-Père dans son Encyclique* *: et il n'y a pas de salut en aucun autre que Jésus-Christ. Les citoyens, comme les États ont le même principe de prospérité et d'authentique bonheur.* » *-- Sur le terrain civique et politique, les principes chrétiens ne s'im­posent pas avec moins de force. Ils dominent et la conscience du citoyen et la constitution des États.* *Que de fois des populations foncièrement catholiques ont donné leurs voix à des candidats qui ne l'étaient pas ! Que de fois des candidats catholiques, une fois élus, ont trahi plus ou moins gravement, au cours de leur mandat, leurs sentiments religieux !* *Il n'existe pas deux morales, il n'en existe qu'une qui embrasse tout, et la vie privée et la vie publique.* *Pour l'état chrétien, la loi ne crée pas le droit, il reconnaît des droits antérieurs à ceux de l'État : droits de Dieu, de la personne humaine, à la famille. L'État chrétien* ne *pense pas sur la liberté autrement que l'Église. Le libéralisme prétend que l'homme, ayant secoué le joug de toute autorité supérieure, est à lui-même sa propre règle, d'où découlent les* « *libertés* » *dites* « *modernes* » *de tout croire ou de ne rien croire, de tout dire, de tout enseigner, de tout écrire et autant que possible de tout faire.* 130:281 *C'est professer pour la liberté un culte superstitieux. La liberté humaine n'est pas un but, mais un moyen : le moyen pour l'esprit d'arriver au vrai et pour la volonté de parvenir au bien. Car il y a la vérité et l'erreur, il y a le bien et le mal. En soi, l'erreur et le mal n'ont pas de droits. Mettre le vrai et le faux, le bien et le mal sur un pied d'égalité absolue, les couvrir d'une même protection, ou d'une même indifférence, c'est en principe tout nier, tout ruiner, c'est faire de l'homme un monstre de contradiction, c'est, en fait, déchaîner à travers le monde les idées les plus subversives et compromettre l'ordre social.* *Chrétiens, nulle nation, après une longue et féconde alliance, n'a rompu avec Dieu et l'Église aussi radicalement que la nôtre.* *La France redevenant nation officiellement chrétienne : n'est-ce plus qu'un beau rêve ? Faut-il encore espérer, faut-il vouloir encore ce miracle ? Si Dieu le veut et si nous le voulons avec lui pourquoi ne s'accomplirait-il pas ? *» Voilà comment parlaient les Évêques de France, il y a cinquante ans ! Ils se faisaient ainsi l'écho de la parole de Dieu et de toute l'Église. Vous serez, mes bien chers frères, les rebâtisseurs de la cité chrétienne, de l'ordre chrétien. Vos efforts portent déjà de bons fruits. Unissons nos prières au cours de ce Saint Sacrifice de la Messe pour demander à la Vierge Marie de venir à notre secours pour que règne à nouveau son divin Fils sur notre chère Patrie. \[Fin de la reproduction intégrale de l'allo­cution de Mgr Marcel Lefebvre à l'occasion du deuxième anniversaire de la fondation du journal PRÉSENT.\] 131:281 ### La langue de la messe dans le nouveau droit canon Un article signé « T. M. » dans *Una Voce*, bulletin de l'Una Voce française, numéro de novembre-décembre 1983 La nouvelle législation de l'Église concernant la langue dans laquelle la messe doit être célébrée est désormais fixée par le canon 928 du nouveau Code de droit canonique. Celui-ci est ainsi libellé : *Eucharistica celebratio peragatur lingua latina aut alia lingua, dum­modo textus liturgici legitime approbati fuerint.* (La célébration eucha­ristique doit être accomplie en langue latine ou en une autre langue, pourvu que les textes liturgiques aient été légitimement approuvés.) Autrement dit, pour célébrer la messe, toutes les langues existantes sont bonnes (pourvu que...) et se trouvent placées sur un pied d'égalité avec le latin. Il n'y a plus à proprement parler de langue liturgique. Le Code de droit canonique de 1917, en revanche, disait au canon correspondant (819) : *Missae sacrificium celebrandum est lingua liturgica sui cuiusque ritus ab Ecclesia probati.* (Le sacrifice de la messe doit être célébré dans la langue liturgique de son rite propre approuvé par l'Église.) 132:281 Outre la terminologie utilisée (*Missae sacrificium*)*,* qui n'est certes pas indifférente, on voit qu'ici il est question de langue liturgique ; pour les rites de l'Église romaine, cette langue était le latin. La Constitution sur la liturgie du 2^e^ Concile du Vatican exprime dans le paragraphe 1 de son article 36 à peu près la même chose, mais prévoit dans son paragraphe 2 de possibles exceptions : § 1. *Lingua latinae usus, salvo particulari iure, in Ritibus latinus servetur.* (L'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera conservé dans les rites latins ([^60])). § 2. *Cum tamen, sive in Missa, sive in Sacramentorum administra­tione, sive in aliis Liturgiae partibus, haud raro linguae vernaculae usurpatio valde utilis apud populum exsistere possit, amplior locus ipst tribui valeat, imprimis auteur in lectionibus et admonitionibus, in non­nullis orationibus et cantibus, iuxta normas quae de hac re in sequen­tibus capitibus singillatim statuuntur.* (Toutefois, soit dans la messe, soit dans l'administration des sacrements, soit dans les autres parties de la liturgie, l'emploi de la langue du pays peut être souvent très utile pour le peuple ; on pourra donc lui accorder une plus large place, surtout dans les lectures et les monitions, dans un certain nombre de prières et de chants, conformément aux normes qui sont établies sur cette matière dans les chapitres suivants, pour chaque cas.) Cet article était, on le sait, le résultat d'un compromis. On est donc bien obligé d'admettre que c'est ce compromis qui reflétait exactement la volonté de l'ensemble des Pères conciliaires : ce qui était normal c'était le latin, ce qui était l'exception les langues vulgaires. Comment le nouveau droit canonique a-t-il pu ne pas tenir compte de cette volonté. ? L'explication nous paraît simple. Ce sont ceux qui, au sein du Concile, poussaient à l'abandon du latin dans la liturgie au profit des langues vulgaires qui, après le Concile, se sont trouvés aux postes de rédaction et de décision, et malheureusement c'est leur avis qui a prévalu dans les documents post-conciliaires. En conséquence, ce qui dans la Constitution conciliaire pouvait encore se rattacher à la Tra­dition a disparu du nouveau droit canon. \[Fin de la reproduction d'un article signé T. M. paru dans le numéro 113 de novembre-décembre 1983 d'Una Voce, revue bimestrielle de l'Una Voce française.\] 133:281 *Les faits sont bien tels. Toutefois, concernant les* « *pos­tes de rédaction et de décision *»*, il faut bien voir que les lois conciliaires ont été appliquées par ceux qui les avaient établies. L'* « *application *» *de Vatican II est donc une indication objective sur les intentions réelles du législateur. C'est d'ailleurs Paul VI lui-même qui a ex­plicitement déclaré, en contradiction ouverte avec les textes conciliaires, que le concile avait* « *sacrifié *» *le latin liturgique.* *Si bien qu'il n'apparaît plus contestable aujourd'hui que l'intention des législateurs conciliaires était de carrément supprimer le latin. Mais ils n'ont introduit dans la cons­titution liturgique qu'une esquisse dans cette direction, le maximum qui leur paraissait possible à l'époque. Ils ont ouvert la porte au vernaculaire, avec l'intention de tout lui donner. Ils ont agi sournoisement. Là comme ailleurs.* *J. M.* 134:281 ### La Sainte Vierge en Yougoslavie Extraits d'un article de JEAN-CLAUDE SOYEUR paru dans *La Libre Belgique* du 9 janvier 1984. Tout a commencé le 24 juin 1981, sur le mont Crnica qui domine le village. Vers 18 h 30, cinq jeunes gens aperçoivent une « Dame » dans une grande lumière. Bouleversés, ils fuient... pour revenir cepen­dant le lendemain à la même heure, avec un sixième enfant. Il y a là Ivan (seize ans), Vitka, Marija, Marijana (seize ans toutes les trois), Ivanka (quinze ans), Jacov (dix ans). La Dame réapparaît et se fait connaître : c'est la Vierge Marie, ainsi que les voyants l'ont pressenti. Depuis, elle revient quasi tous les soirs, à la même heure en été, une heure plus tôt en hiver. Son message est l'écho fidèle de la toute première prédication de son Fils : « Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle ! » (Marc 1,15). L'insistance de la Mère de Dieu sur la conversion est, ici, particulièrement pressante : « Je prierai mon Fils, mais convertissez-vous !... Je désire seulement la conversion... Renoncez à tout, soyez prêts a tout... » 135:281 Pour opérer cette « méta­noïa » ([^61]), ce retour à Dieu, elle nous recommande la prière, en particulier *la prière communautaire,* et la pénitence, spécialement *le jeûne au pain et à l'eau* tous les vendredis ([^62]). L'autre grand thème de son message, c'est la paix. Elle se présente en ces termes : « *je suis la Reine de la paix *»*.* Et alors que la guerre incendie divers coins de la planète (Afghanistan, Irak, Liban), alors qu'il n'est question que de fusées SS 20 et Pershing, alors que la menace d'un 3^e^ conflit mondial hante à nouveau les esprits, Marie nous certifie que, si nous le voulons, la paix est encore possible. A quelle condition ? Une seule, mais impérative : la demander au Seigneur. Par la prière et par le jeûne, nous pouvons encore empêcher la guerre qui nous menace, les autres cataclysmes sociaux et même les fléaux naturels. Car à Dieu rien n'est impossible ! Pour souligner cette promesse conditionnelle de la paix, un soir de juillet 1981, le mot MIR (paix en croate) est apparu en grandes lettres lumineuses, dans le ciel de Medjugorje, au-dessus du mont Krivezac, que domine une croix de béton de 4 m de haut, élevée pour l'année sainte 1933. Tous les habitants du village, curé y compris, l'ont vu. Ils ont été témoins de divers autres faits inexplicables dont le plus spectaculaire fut, en octobre 1982, une grande lueur évoquant un feu de forêt, mais sur une montagne qui est un amas de rocailles où ne pousse aucun arbre, à peine de maigres buissons épineux, qui à l'examen se révélèrent d'ailleurs exempts de toute trace de feu. Le phénomène dura quinze minutes. Accourus en hâte, les pompiers ne trouvèrent ni feu, ni traces de matières brûlées. Aux six voyants, la Vierge est en train de révéler progressivement dix « secrets » qu'ils auront à transmettre au monde entier. Le père Tomislav Vlasic, curé de Medjugorje (un père franciscain), nous a déclaré, au cours d'un long entretien en italien : « Ces dix secrets concernent des châtiments qui frapperont certains endroits du monde si l'on ne se convertit pas. » -- *Marie a-t-elle annoncé autre chose ?* *-- *Oui, continue le père Tomislav. Elle nous a avertis que la période de temps que nous vivons est une *période de grâce,* un temps d'appel à la conversion. Il nous faut en profiter au maximum. Si nous négligeons de le faire, nous aurons plus tard des remords de conscience intolérables. 136:281 -- *Et comment s'achèvera ce temps de miséricorde ?* *-- *Dieu enverra au monde successivement trois *avertissements.* Ensuite, sur le mont Crnica, à l'endroit précis où Marie est apparue et où l'on a vu la flamme mystérieuse, un grand *signe* paraîtra. Si personne ne sait en quoi il consistera, nous savons par contre qu'il sera directement le fait de la puissance divine, qu'il sera très beau et restera en permanence à cet endroit pour être, pour les incroyants et les sceptiques, un indice de l'existence de Dieu. » Comme à Fatima, certains des voyants ont vu le ciel, le purgatoire et l'enfer. De quoi nous rappeler que ces réalités existent, qu'elles constituent des dogmes -- oui, même le purgatoire ! -- c'est-à-dire des énoncés imparfaits de vérités qui, elles, sont parfaitement sûres. La vision de l'enfer ne semble avoir nullement traumatisé ceux qui l'ont eue, car les six voyants donnent un bon témoignage d'équilibre, d'humilité, de bon sens. Comme à Lourdes, une des voyantes a eu, au printemps 1982, une manifestation diabolique, que la Vierge a commentée ainsi : « Tu devais savoir : Satan existe. » \[Fin des extraits d'un article de Jean-Claude Soyeur dans *La Libre Belgique* du 9 janvier 1984.\] 137:281 ### Les jeunes générations juives dans la société française *Sous ce titre, l'*Ami du Clergé *a publié un intéressant article, en s'appuyant sur une analyse parue l'année dernière dans la revue* Études. *En voici la reproduction intégrale.* Il est difficile de connaître le monde des jeunes Juifs dans la France aujourd'hui. Aux difficultés que soulève l'analyse des « jeunes » s'ajoutent ici l'hétérogénéité de la population juive ainsi que la mul­tiplicité des formes du judaïsme et des façons d'être juif. Mme Domi­nique SCHNAPPER expose cette situation (*Études,* mars 1983). *Hétérogénéité de la population juive en France. --* Elle doit être de 500 000 à 700 000 personnes. Si les Juifs célèbres -- hommes politiques, banquiers, écrivains, industriels, vedettes des media -- ne sont qu'une minorité, la masse est formée de fils d'ouvriers (un tiers), de commerçants, d'employés, de cadres moyens, en somme d'une population urbaine moyenne et modeste. Cette population comprend une faible minorité d'origine française, descendant des communautés du Comtat Venaissin, du Bordelais et d'Alsace-Lorraine. 138:281 Ces Juifs sont souvent déjudaïsés, sauf quelques milieux pratiquants traditionnels d'Alsace, surtout de Strasbourg. Ils ignorent d'ordinaire les pratiques et la culture juives, se marient fré­quemment avec des non-juifs, s'assimilent à la bourgeoisie française. Même si les enfants et petits-enfants de la bourgeoisie juive, républi­caine et patriote, attachés à la France des Droits de l'Homme (par exemple Léon Blum) ont aujourd'hui un sens nouveau de leur judaïsme, lié au choc du génocide, ils ne gardent en général qu'une connaissance et une pratique très faibles du judaïsme. A ce premier groupe s'ajoutent les descendants des immigrés venus, depuis la fin du XIX^e^ siècle et surtout entre les deux guerres, de l'Europe centrale et orientale, qui apportèrent une sensibilité politique de gauche ou d'extrême gauche et la culture savante exprimée dans la littérature et le théâtre yiddish, culture détruite par Hitler. Appartenant au judaïsme par la culture et l'histoire plus que par les formes reli­gieuses traditionnelles, ces « Ashkénazes » transmirent à leurs enfants, aujourd'hui professeurs, avocats, médecins, commerçants ou hommes d'affaires, une sensibilité politique de gauche et la mémoire du génocide. Le dernier groupe, présentement majoritaire, est formé par les « Sépharades », enfants des Juifs d'Afrique du Nord. Cette immigration fut différente de celle de 1933 dans la mesure où les Juifs indigènes d'Algérie, citoyens français depuis le décret Crémieux (1872), avaient déjà adopté la culture française, que les Juifs originaires du Maroc et de Tunisie avaient connue, eux, par les écoles de l'Alliance israélite universelle. Ces nouveaux immigrés restaient proches d'une société traditionnelle, où les pratiques juives encadraient la vie collective d'où un degré d'exigences culturelles et religieuses élevé. Ils sont arrivés dans un pays en plein essor économique. Ces jeunes Sépharades forment le groupe le plus religieux et le plus actif de la judaïcité française, militent dans les associations religieuses, culturelles ou politi­ques, fréquentent les écoles juives et respectent les pratiques spécifiques -- *cacherout* et *shabbat.* De ce point de vue, il est heureux que le grand rabbin de France, René Sirat, soit originaire d'Afrique du Nord, à l'image du noyau le plus vivant des jeunes Juifs français. Cette variété des origines est liée à la diversité des appartenances sociales : fils de bourgeois de lointaine origine française, fils de com­merçants « polonais » embourgeoisés, fils d'ouvriers, d'employés et de commerçants marocains ou tunisiens, d'employés et de petits fonc­tionnaires algériens, la jeune population juive forme un groupe aussi hétérogène que l'ensemble des Français du même âge, mais les fils d'agriculteurs y sont plus rares. 139:281 *Multiplicité des formes de judéité. --* Le judaïsme n'est pas seu­lement une religion. Pour le juif pieux, c'est un mode de vie où les pratiques religieuses ne se distinguent pas des autres dimensions de l'existence. Le judaïsme est une religion totale, dans la mesure où il implique, pour ceux qui le vivent selon la tradition, non seulement une croyance métaphysique et des pratiques religieuses, mais aussi une morale, un style de vie particulier, avec des règles spécifiques d'alimen­tation (*cacherout*) et un rythme de vie centré sur la célébration du *shabbat.* Le judaïsme ne connaît pas d'Église. C'est avec tout le peuple juif que Dieu a conclu l'Alliance lors de la Révélation de la *Thora* au Sinaï. Ce choix a fait de tout le peuple juif un « peuple de prêtres », destiné à être exempt des souillures païennes grâce au respect de son style de vie particulier. Le grand rabbin ou le rabbin n'a un rôle politique important que par analogie avec les autres religions en France. C'est le groupe de dix Juifs, *Mynian,* qui peut ensemble célébrer Dieu par la prière et, éventuellement, sans rabbin. C'est le peuple juif qui renouvelle l'Alliance par la prière, par la connaissance de la *Thora.* Car l'Alliance n'a pas été donnée une fois pour toutes : elle se fonde à nouveau chaque jour par l'étude de la Loi et la conformité aux prescriptions du Sinaï, explicitées par la Tradition. Création continue, l'Alliance ne se renouvelle pas seulement par la circoncision, mais par chaque geste quotidien, transfiguré en acte cultuel. Ainsi la mère de famille, en observant la *cacherout,* en décorant la table pour le *shabbat,* accomplit-elle un acte religieux. De même, la lutte pour Israël et l'existence du peuple juif constitue un devoir religieux. La Tradition est ainsi essentiellement morale et religieuse, tout en s'appuyant sur la connaissance savante de la *Thora* et de ses commentaires. C'est que l'existence du peuple juif conditionne le renouvellement de l'Alliance et l'existence du judaïsme. La Tradition se fonde sur la foi et la confiance en Dieu, source de vie, sur l'accomplissement de Sa volonté par la connaissance de la *Thora* et le respect de ses prescrip­tions, sur l'importance du peuple d'Israël et de son histoire comme peuple de l'Alliance, sur son passé en la terre de Jérusalem. D'où trois termes indissolubles définissant le judaïsme : la *Thora,* symbole de l'Alliance et fondement des prescriptions morales, renouvelées par une explication jamais achevée ; le *Peuple* ou l'histoire du Peuple élu ; la *Terre* promise d'Israël. Seuls les Juifs pieux traditionnels -- une minorité -- observent tout le judaïsme, mais ils restent un modèle inconscient pour beaucoup de Juifs athées, les plus nombreux en France. Certains mêmes respectent les pratiques, mais sans croire que Dieu a donné la *Thora* à Moïse. C'est la nature du judaïsme qui explique les diverses manières d'être juif. 140:281 On peut distinguer : les pratiquants, pour qui le judaïsme est d'abord une croyance métaphysique et une morale, fondant un mode de vie spécifique qui se traduit essentiellement par le respect de la *cacherout* et du *shabbat ;* les militants qui, privilégiant le Peuple et la Terre aux dépens de la Thora, manifestent leur judéité par l'engage­ment historique, à la suite du génocide et de la création de l'État d'Israël, et dont l'action politique s'oriente vers la défense d'Israël ; les non-pratiquants ignorant la culture juive et peu engagés dans les institutions juives et la politique israélienne. Ceux-ci gardent toutefois une forme implicite d'identité et de communauté avec les autres Juifs, voire avec les autres persécutés, ayant le sentiment que tout le malheur possible risque toujours de survenir et que le mal que l'homme peut faire à son semblable est illimité. Ces trois types idéaux de judéité se retrouvent chez les jeunes Juifs, mais avec trois caractères propres : revendication identitaire et renou­veau de la conscience juive ; sensibilité à tout antisémitisme ; un point commun, Israël. *Revendication identitaire. --* Des indices révèlent que « quelque chose s'est passé » chez les jeunes Juifs : l'augmentation massive de ceux qui étudient l'hébreu, l'histoire et la culture juives ; le nombre et la fréquentation des écoles juives ; la quantité d'ouvrages consacrés aux problèmes juifs. Les associations cultuelles, culturelles et politiques, ainsi que les manifestations publiques, se multiplient, tandis que s'ac­croît l'assistance aux cérémonies religieuses, même chez les petits-fils d'israélites assimilés. Ces « nouveaux pratiquants » reviennent au « bon vieux judaïsme », et les gauchistes de 68 étudient le *Talmud.* Souvent, les militants partent pour Jérusalem en touristes, puis apprennent l'hébreu, s'engagent dans les associations pro-israéliennes et passent ensuite à la pratique, voire à un judaïsme rigoureux. S'agit-il d'un mouvement minoritaire, limité aux jeunes intellectuels que tente la nostalgie d'un passé disparu, ou d'un « retour », de la *techouva* dont parle la tradition ? Ces retours à un respect strict des pratiques spécifiques restent peu nombreux, mais une forme de réveil de la conscience juive n'épargne aucun des jeunes qui se reconnaissent comme Juifs. Par les formes variées qu'il peut prendre, ce retour donne aux jeunes Juifs le sentiment de retrouver une identité particulière, de revenir à soi-même, et le moyen de pénétrer dans un milieu social intégré et souvent chaleureux, de s'engager dans une action politique (ou d'en avoir l'illusion) avant ou sans que se pose le problème religieux. On peut, du moins au début, redevenir juif en faisant l'économie du problème de Dieu, que beaucoup de retours au judaïsme mettent entre parenthèses. 141:281 Mais le retour « inachevé » crée un malaise chez les non-pratiquants. Qu'est-ce que ce judaïsme sans métaphysique ni culture ? Qu'est-ce que ce « juif imaginaire », dans lequel tant de jeunes ashkénazes se sont reconnus ? C'est chez ces derniers que l'interrogation sur l'identité juive est la plus vive, dans la mesure où le contenu de leur judaïsme est objectivement plus faible. Moins tourmentés, plus souvent prati­quants et plus nombreux à envisager leur *alyah* (« montée », installation des Juifs en Israël), les jeunes Sépharades expriment plus souvent leur joie d'être juifs. Les différences entre Ashkénazes et Sépharades sont objectivement moins grandes que ne le pensent les jeunes Juifs. Cependant, contraire­ment à beaucoup de jeunes Sépharades, ce n'est pas la joie familiale qu'évoquent les jeunes Ashkénazes : c'est qu'ils ont été élevés dans la présence du génocide. Les jeunes Sépharades l'ont, certes, intériorisé, mais ce ne sont pas leurs familles qui ont été massacrées. Ils n'ont pas connu l'éducation des jeunes Ashkénazes, élevés par les survivants de la catastrophe. L'attention que la mère juive porte à son enfant était magnifiée par le fait que l'enfant apportait la seule réponse possible au souvenir du génocide. Choyé et comblé, l'enfant à qui était confiée la tâche de poursuivre l'histoire du peuple juif, grandissait avec un sentiment de malaise, dû au décalage entre l'auréole du martyre par procuration et la faiblesse d'une identité juive manquant de dimen­sion métaphysique, religieuse et culturelle. Les parents, survivants du génocide, ne pouvaient que transmettre le souvenir du désastre et celui d'une culture yiddish qu'eux-mêmes connaissaient peu ou pas du tout. Entre les jeunes Juifs athées qui s'interrogent sur leur identité, ceux qui, anciens militants de la Ligue communiste, étudient le *Talmud,* ceux qui pratiquent le *shabbat,* ceux dont l'identité est seulement liée à l'histoire du peuple juif, entre les divers militants, les formes d'iden­tité et de retours sont innombrables, mais, chez tous, on note une sensibilité extrême à l'antisémitisme. *Sensibilité à l'antisémitisme.* -- Les Juifs assimilés crurent jusqu'en 1940 que la France réalisait l'idéal du judaïsme. Mais, même s'ils ont survécu, ces israélites sont morts avec 1940. Les jeunes Juifs n'ont plus la même confiance dans la France. Par un excès contraire à celui de leurs parents et grands-parents, qui niaient l'antisémitisme de la France de Drumont ou de ses émules, les jeunes Juifs croient à l'iné­vitable permanence de l'antisémitisme, en France comme partout. Cette conviction se double du sentiment que l'affirmation de soi et la lutte. ; constituent les seules réponses. 142:281 S'ils estiment que l'autorité politique française les a trahis en 1940, ils portent le même jugement sur le comportement de l'Église catholique, et cette idée est confortée par la non-reconnaissance de l'État d'Israël par le Vatican et la rencontre du pape et de Yasser Arafat. On revient, sans réflexion, sur le prétendu « silence » de Pie XII ; l'action de Mgr Saliège et d'autres pendant la guerre, les efforts du Père Bernard Dupuy, secrétaire du Comité épiscopal des relations avec le judaïsme ne comptent guère à leurs yeux. Et le dialogue avec l'Église est maintenant rejeté par les jeunes Juifs. L'attitude des « media », défavorables à Israël lors de l'invasion du Liban, a permis aux Juifs de se confirmer dans leurs analyses. Ni les Juifs, ni les Israéliens, accusés de « génocide », ne seront jamais jugés comme les autres ; l'antisémitisme, interdit par la loi, renaîtrait sous son nouveau discours antisioniste ! Les « terroristes » qui jettent une bombe devant une synagogue ou un grand magasin connaissent la sensibilité d'une population jeune, qui fait aussitôt appel aux souvenirs des parents pour voir la rafle du Vel' d'Hiv' ou la déportation dans toute atteinte à l'intégrité physique du groupe juif. Certes, un attentat terroriste, que toutes les autorités condamnent, n'a rien à voir avec la déportation de jadis, mais on s'explique bien la réaction des jeunes Juifs si l'on sait le sens de la tradition et de l'histoire, transmis par leurs parents et qui fait toujours partie de la conscience de tous les Juifs. L'histoire rend présent le passé tragique et trouve dans tout drame, même limité, l'occasion de s'ac­tualiser. Au désir d'assimilation heureuse d'avant 1940 a donc succédé le soupçon généralisé : envers les autorités politiques, l'Église et les media. Tout se passe comme si les jeunes Juifs avaient vécu la tragédie de leurs parents, et les occasions abondent pour affirmer que la même chose n'aura plus lieu, même si c'est pour l'affirmer plus souvent contre la menace d'hier, le « fascisme », que contre la vraie menace d'aujourd'hui, le communisme. Beaucoup de jeunes Ashkénazes n'arrivent pas à rompre avec ce rêve messianique communiste de leurs parents et refusent l'ana­logie entre « fascisme » et « communisme », réservant leur indignation au premier, même lorsqu'ils militent en faveur des Juifs d'U.R.S.S., victimes actuelles du second. Les réactions à l'antisémitisme ne constituent pas le seul facteur d'unité, et la majorité des jeunes Juifs se retrouve unie autour de cet impératif : la survie de l'État d'Israël. Les liens unissant les jeunes Juifs à Israël sont ambigus et parfois contradictoires. Les départs pour Israël restent peu nombreux, quelques centaines par an, et limités aux pra­tiquants d'origine nord-africaine. Mais, selon leur forme de judéité, leur histoire personnelle et leur appartenance à telle ou telle partie du monde juif, le sens du lien avec Israël n'est pas le même. 143:281 Pour les jeunes pratiquants, Israël est la Terre de la Promesse. Le dé­part qu'envisagent les jeunes Sépharades les plus fervents est précisément lié à l'accomplissement de la Promesse divine. Même pour ceux qui ne prévoient pas une *alyah* et se contentent du voyage annuel à Jérusalem, Israël reste l'un des trois éléments -- Terre, Peuple, *Thora --* fondant le judaïsme. Les jeunes militants, dont le judaïsme se concentre autour de l'activité en faveur d'Israël, ont transformé le sens religieux de l'attachement à la Terre sur le mode historique et politique. Ayant abandonné la *Thora,* ils voient dans l'État d'Israël, non pas la Terre promise, mais la condi­tion de l'avenir du peuple juif. La nécessité que se poursuive l'histoire de celui-ci est d'autant plus impérative que cette histoire a failli s'arrêter définitivement. Le retour à Jérusalem, privé de sa signification religieuse, garde un sens symbolique : la revanche du génocide. Même chez les jeunes athées, il semble que la signification religieuse n'ait pas totalement disparu : beaucoup ressentent un bouleversement lors de leur premier voyage en Israël ([^63]). L'inquiétude sur l'existence d'Israël n'implique aucune unité sur des engagements politiques précis. On retrouve toutes les opinions chez les jeunes Juifs : de l'appui inconditionnel à la politique de Begin aux accu­sations les plus absurdes contre elle. Mais, lors des vrais périls, l'unité se reforme autour du sentiment commun : la nécessité de la survie d'Israël. Dans une famille juive de lointaine origine française, le fils s'appelle Grégoire, en reconnaissance envers l'abbé Grégoire, un des artisans de l'émancipation des Juifs lors de la Révolution. C'est que la mémoire juive vit le passé au présent. Si l'ère du soupçon a remplacé, chez beaucoup, l'ère de l'assimilation et de la reconnaissance à l'endroit de la France, c'est que l'histoire a ruiné les espoirs des israélites d'avant 40. Les jeunes Juifs n'oublient pas : il faut essayer de les comprendre dans leur logique propre, leurs passions, leurs excès, leur richesse. \[Fin de la reproduction intégrale d'un ar­ticle paru dans *L'Ami du* *Clergé-Esprit et Vie,* numéro du 12 janvier 1984.\] 144:281 *Il y aurait beaucoup de remarques à faire sur cet article ou à partir de lui. La plus importante est que, malgré quelques manifestations d'anti-communisme, ces jeunes générations n'ont pas véritablement compris l'aver­tissement de Soljénitsyne :* « *Le communisme est bien pire et beaucoup plus dangereux que l'hitlérisme.* » ============== fin du numéro 281. [^1]:  -- (22). Claude Fuzier. Né en 1924. Collaborateur d'Albert Gazier aux Affaires sociales, puis second de Guy Mollet. A l'époque où il pro­nonçait ce jugement sévère, il était secrétaire général de la Fédération de la Seine. Après avoir épousé en secondes noces Nicole Azoulay, il créa un *Comité pour le droit à l'existence d'Israël.* [^2]:  -- (23). Cité par Gilbert Guilleminault. *Le roman vrai de la V^e^ Répu­blique* (t. I). [^3]:  -- (24). 28 octobre 1959. [^4]:  -- (25). *France, revue de l'État Français,* revue dirigée par Gabriel Jeantet, article intitulé : *Pèlerinage en Thuringe, notes d'un prisonnier de guerre :* « Je songeai aux jugements qui condamneront notre débâcle ; on incriminera le régime affaissé, les hommes nuls, les institutions vidées de leur substance et l'on aura raison. » [^5]:  -- (26). *Le Monde,* 29 mai 1968. [^6]:  -- (27). Maurice Reclus : *Jules Ferry,* p. 353. [^7]:  -- (28). Lettre du 23 mai. [^8]:  -- (29). Maurice Reclus, op. cité. [^9]:  -- (30). Marcellin Pellet. Député du Gard. Gendre de Scheurer-Kestner (comme Ferry). [^10]:  -- (31). Adrien Dansette : *L'affaire Wilson.* Librairie Académique Perrin. Bon historien de la Troisième République, Dansette glisse prudemment sur le rôle de la franc-maçonnerie. Ce qui est d'autant plus étrange et significatif qu'il appartenait à l'Association de la Presse catholique et monarchiste et que sa femme travailla au dépouillement des archives du Grand Orient. [^11]:  -- (32). Saint-Pastour. *La Franc-Maçonnerie au Parlement* (Librairie Française). [^12]:  -- (33). Léonce Dupont : *Tours et Bordeaux.* Cité par A. D. [^13]:  -- (34). Adrien Dansette, op. cité. [^14]:  -- (35). Adrien Dansette, op. cité. [^15]:  -- (36). « Président de la commission du budget, Wilson se faisait renseigner par son beau-père et ne craignait pas de laisser ses journaux parler des dissentiments qui séparaient le Président de la République du président du conseil. Il alla même jusqu'à publier dans son principal organe, *La Petite France,* avant qu'ils aient paru à l'*Officiel* les nomi­nations et les décrets, sous cette rubrique inouïe : « A Mont-sous-Vaudrey (le village de Grévy en vacances) notre correspondant parti­culier nous télégraphie »... En septembre 1883, en revenant de Berlin où il avait reçu le grade de colonel honoraire, le roi d'Espagne s'arrêta à Paris. Divers organes excitèrent leurs lecteurs au lieu de leur faire comprendre qu'il n'y avait là qu'un acte banal de politesse diplomatique. Wilson, lui aussi, *pour gêner Ferry,* publia dans ses journaux que le Président de la République était opposé aux préparatifs faits pour la réception du « roi Uhlan ». A la gare du Nord où Grévy et les minis­tres étaient venus le saluer, le souverain espagnol fut accueilli par une bordée de coups de sifflets... L'attitude des journaux de Wilson indigna Alphonse XII. On craignit son départ immédiat pour l'Espagne. Ferry exigea sous la menace de sa démission que Wilson renonçât à la direc­tion politique de *La Petite France* et le gendre, abandonné par les opportunistes, ne fut pas réélu à la présidence de la commission du budget. L'incident avait tourné à la confusion. Mais obstiné, il reprit en liaison avec l'extrême gauche son patient travail jusqu'à la chute de Ferry. La veille de cette séance mémorable du 30 mars 1885, où à la suite d'un échec au Tonkin dont on s'exagéra l'importance il fut emporté par l'ouragan que déchaînèrent Clemenceau et Ribot, Ferry avait déjà difficilement résisté à une première interpellation de Granet. Or Granet (député des Bouches-du-Rhône, -- extrême gauche radicale, F**.·.** M**.·.**), on le saura plus tard, était très lié avec Grévy. » Dansette *op*. *cité.* [^16]:  -- (37). Les pouvoirs de Jules Grévy arrivaient à expiration le 30 janvier 1886. Pendant longtemps il laissa entendre qu'il ne se représen­terait pas. Ce qui lui permit de découvrir ceux qui briguaient sa succession : Brisson, Ferry. En décembre Grévy, sous la pression de ses amis (« Ferry, ça serait la guerre civile »), brusqua les choses. Le congrès se réunit à Versailles sous la présidence de Le Royer, président du Sénat. Il fut réélu par 457 voix sur 589. 66 voix se portèrent sur Brisson qui n'était pas candidat. [^17]:  -- (38). Drumont : *La France juive,* II, 362. [^18]:  -- (39). Beau de Loménie : *Les responsabilités des dynasties bourgeoises,* t. II, p. 172 (La Librairie française). [^19]:  -- (40). Jacques Plon (1838-1932) : avocat et orateur de grand talent. Député monarchiste de Toulouse en 1885. C'est sans doute au cours de cette élection présidentielle qu'il devina le tournant que prenait l'Église et qui annonçait le Ralliement. Un voyage à Rome lui confirma cette évolution. Il créa alors l'*Action libérale populaire,* se déclara « républicain » et s'employa à détacher les électeurs catholiques de la Droite monarchiste. Nous allons le retrouver tout au long de son voyage à travers la laïcisation française. [^20]:  -- (41). Paul Strauss : journaliste, adversaire déterminé de l'Ordre moral. Condamné pour désertion (condamnation qu'il fit passer pour un délit de presse) par Mac-Mahon. Réfugié à Bruxelles. Rentre après l'élection de Jules Grévy, en 1881. Conseiller municipal. Sénateur de la Seine. Franc-maçon, bien sûr. Loge *Thélème.* Membre de l'Association frater­nelle des Journalistes. Ministre de l'Hygiène en 1922. [^21]:  -- (42). Maurice Reclus : *Jules Ferry.* [^22]:  -- (43). Le général Saussier avait fait une brillante carrière militaire en Afrique, en Crimée, au Mexique. Colonel au 41^e^ de Ligne, il se battit durement sous Metz. Fait prisonnier il s'évada, commanda la première armée de la Loire. Député de l'Aube (il était né à Troyes en 1829), il reprit du service en Tunisie et en Algérie. Gouverneur de Paris, il s'af­firmait républicain mais « des amis de ses amis voyaient des sénateurs conservateurs, leur tenaient un langage énigmatique, émaillaient leur conversation d'un sourire mystérieux, faisaient des clignements d'yeux significatifs ; bref, un certain nombre de sénateurs bien honnêtes et quoique vieux routiers, toujours naïfs en politique, faisaient reposer sur le vaste général Saussier tout l'espoir de la patrie ». Jules Auffray, *Souvenirs,* cité par A. Dansette. [^23]:  -- (44). Le général Appert (né en 1817, dans la Marne) qui s'était illustré durant la bataille d'Isly, puis en Crimée et surtout durant la bataille de Champigny, devait être un candidat de fixation des voix de droite, se ralliant au second tour à Ferry. Il devait à ce dernier d'avoir été nommé ambassadeur à Moscou et détestait Freycinet. [^24]:  -- (45). « En 1879, un inspecteur des finances releva qu'un acte de société en participation, conclu entre les frères Dreyfus (Camille-Ferdinand et Ferdinand) et divers tiers, n'avait pas été enregistré. L'administration conclut à réclamer 75.000 F de droits. Wilson, alors sous-secrétaire d'État au budget, fit classer... Autre affaire, des mêmes Dreyfus. Une société dont ils avaient le contrôle exclusif exploitait au Pérou une concession de guano. Cette société procéda à une émission de bons. Il y eut conflit entre différents organismes de l'administration au sujet du régime fiscal applicable à ces titres. Le sous-secrétaire d'État Wilson fit percevoir les droits les moins élevés. Une lettre adressée par les services compétents au directeur de l'enregistrement, pour l'informer du montant de la somme touchée, ne parvint pas à destination. Wilson emporta le dossier à l'Élysée et ne le restitua que six ans plus tard, lorsque le *Paris* divulgua le pot-aux-roses. » (Dansette, *L'affaire Wilson.*) Dans la première affaire, Sadi Carnot venu aux Finances estima que l'exonération n'était pas définitive. Mais son successeur, Dauphin, en jugea autrement. Camille-Ferdinand et Ferdinand Dreyfus, qui tenaient boutique à l'Élysée, ne payèrent pas de droits. [^25]:  -- (46). Tirard (Pierre) : ancien négociant (en faux bijoux, dit Drumont). Plusieurs fois ministre de l'agriculture, du commerce, des finances. Com­promis dans l'affaire des mines d'Uruguay, qu'il avait patronnée tandis que le banquier allemand Isaac Kolisch tirait les ficelles ; et en tant que ministre des finances dans l'opération de la conversion. Cela lui valut d'être mis en accusation publique au Sénat, le 26 avril 1883, par M. Oscar de Vallée. Drumont décrit la scène : « Le vénérable de la loge *L'École mutuelle* était pâle comme la mort, il fit sans doute le signe de détresse en élevant les deux mains croisées au-dessus de sa tête. Soudain des bancs de la gauche partent des vociférations, des cris confus, des interruptions assourdissantes. On veut empêcher à tout prix M. Oscar de Vallée de poursuivre sa courageuse harangue. Les Maçons descendent au bas des gradins pour mieux insulter celui qui dévoile les scandales d'un des leurs. On distingue parmi les plus exaltés Deschanel et Laurent Pichat, de la *Clémente amitié,* le juif Milhaud de la *Fraternité progressive,* Testelin de l'*Étoile du Nord,* qui croit qu'on parle une langue étrangère lorsqu'on parle de probité, Tolain de *La Prévoyance,* toujours prêt lorsqu'il s'agit de se faire noter d'infamie. Les clameurs couvrent la voix de l'homme probe qui est réduit à se taire. Martin-Feuillée (garde des sceaux) s'essuie le front. Le F**.·.** Tirard est encore une fois sauvé. » *La France juive,* p. 342. [^26]:  -- (47). Suarez. *La vie orgueilleuse de Clemenceau,* p. 119. [^27]:  -- (48). Maurice Reclus : *Ferry,* p. 392. [^28]:  -- (1). Liga Nacional Defensora de la Libertad Religiosa (LNDLR). [^29]:  -- (2). Texte espagnol dans JQAQUIN BLANCO GIL, *El Clamor de la Sangre,* Éd. Jus, Mexico 1967, pp. 173-175. [^30]:  -- (3). De Calles, le Staline mexicain, fondateur du *Partido Revolucionario Institucional.* [^31]:  -- (4). L'exception est celle de Mgr Gonzales y Valencia, archevêque de Durango. [^32]:  -- (5). L'armée catholique, sous le commandement du général Gorostieta. [^33]:  -- (6). PORTES GIL*, Quince años de politica mexicana,* Éd. Botas, Mexico 1941. [^34]:  -- (7). RIUS FACIUS, *Mejico cristero,* Éd. Patria, Mexico 1966, p. 378. [^35]:  -- (8). *Mejico cristero ;* op. cit., loc. cit. [^36]:  -- (9). E. CORREA, *Pascual Diaz, et Arzobispo martir,* Mexico 1945. [^37]:  -- (10). RUIZ Y FLORES, *Lo que sé del conflicto religioso,* Trento, Mo­relia 1959 et *Recuerdo de Recuerdos,* Buena Prensa, Mejico 1942. [^38]:  -- (11). *Mejico cristero, op. cit.,* p. 384. [^39]:  -- (12). *Mejico cristero, op*. *cit.,* p. 387. [^40]:  -- (13). J. Schlarman, *Mexico,* tierra de volcanes*,* Éd. Porrua, Mejico 1955. [^41]:  -- (1). Charles Péguy. [^42]:  -- (1). Éditions Ramsay, 1983 (cop. Rowohlt, 1978) ; trad. de l'allemand par Dominique Autrand. [^43]:  -- (2). On pourra relire là-dessus tout le chapitre III (« Légende sur le nazisme ») du livre de Jean Dumont *Erreurs sur le* « *Mal français* » *ou le trompe-l'œil de M. Peyrefitte,* (Éditions Vernoy, 1979 ; pp. 133-168). [^44]:  -- (3). In *Le Figaro, 26* septembre 1983*.* On ne dira rien ici du laborieux commentaire de Jacques Nobécourt (*Les raisons du* « *silence* »* ; Le Monde* du 28 septembre 1983 ; voir la réponse de Hugues Kéraly à Nobécourt sur « Pie XII politique », dans *Présent* n° 432 du 29 septembre 1983). [^45]:  -- (4). Alexis Curvers, *Vingt-cinq ans après la mort de Pie XII,* dans ITINÉRAIRES n° 277 de novembre 1983 ; p. 167. A.C. est l'auteur de *Pie XII, le Pape outragé* (Laffont, 1964) et d'une magistrale série d'ar­ticles sur la campagne dirigée contre le pape (*Itinéraires* n^os^ 80, 88, 92, 93, 95, 97, 98, 99, 100, 101*,* 105*,* 162). Rappelons aussi le livre de Paul Rassinier, *L'Opération* « *Vicaire* »*. Le rôle de Pie XII devant l'Histoire* (La Table Ronde, 1965) et la plaquette du Marquis de La Franquerie *Un grand et saint Pape qui aimait la France. Pie XII tel que je l'ai connu* (Éd. de Chiré, 2^e^ éd. 1980).  On ignore généralement que *le Vicaire* avait reçu, en 1967*,* une réplique de la part du grand écrivain catholique Gertrud von le Fort ; il s'agissait d'une sorte de parabole historique, intitulée *Das Schweigen* (*Le Silence*)*,* dont la traduction commentée va paraître bientôt aux Éditions de Chiré. [^46]:  -- (5). A lui seul, le premier paragraphe de cette lettre, dont chaque mot compte, ouvre, avec le recul du temps, des perspectives stupéfiantes : « La guerre de conquête menée aujourd'hui par l'Allemagne hitlérien­ne n'est pour elle qu'une étape dans la marche en avant d'une révolution qui, avant d'être une lutte anti-française, par exemple, ou anti-anglaise, est une révolution anti-chrétienne. Il s'agit là d'un phénomène aux pro­portions énormes, dont l'expansion ne dépend d'ailleurs pas uniquement du succès des armes allemandes. Il s'apparente au communisme, quoique celui-ci soit plutôt le fruit d'un excès d'intellectualité, tandis que le nazisme marque au contraire un retour brutal à l'instinct. Mais pour lui trouver quelque analogie dans l'histoire, il conviendrait en outre d'évoquer le premier siècle de l'Islam et la révolte luthérienne » (p. 295)*.* [^47]:  -- (6). Édith Stein, que Pie XII admirait beaucoup et dont la cause est introduite, est l'une des grandes absentes du livre de J. C. [^48]:  -- (7). Voir, entre autres, les *Lettres de Pie XII aux évêques allemands* 1939-1944, Libreria Editrice Vaticana, (1966) 1967 (*Actes et Documents du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale ;* vol. 2). [^49]:  -- (8). *Les Silences de Pie XII* (Bruxelles : Vokaer, 1980), p. 268 et couverture. [^50]:  -- (9). *Vertrauen zur Kirche* (1941)*,* in A. Delp : *Zur Erde entschlos­sen. Vortrage und Aufsatze* (Frankfurt a.M., 1949)*.* [^51]:  -- (10). Lettre de Henri Ghéon à André Gide, 1^er^ novembre 1918* -- in* Ghéon/Gide *Correspondance,* tome *2,* Gallimard (1976) ; *p.* 943*.* [^52]:  -- (11). Voir l'excellente étude d'Ennemond Boniface : *Thérèse Neu­mann, la crucifiée de Konnersreuth devant l'histoire et la science* (Lethielleux, 1979)*.* [^53]:  -- (12). Voir J. C. Castelbranco, *Le Prodige inouï de Fatima,* Paris Téqui, s.d. ; p. 114 et passim. [^54]:  -- (13). « Les provinces françaises virent, l'une après l'autre, les foules priant et chantant, les bras en croix, marchant pieds nus, s'attelant au lourd chariot qui portait la barque de Notre-Dame précédée de la croix. Au cours des veillées nocturnes, suivies de la messe de minuit, les prêtres ne suffisaient pas au confessionnal » (A. Pouilly, article « Grand Retour de Notre-Dame de Boulogne » in *Catholicisme. col.* 184*-*185). Cf. aussi L. Barbé, article « Cœur de Marie (dévotion au) », *ibidem, col.* 1286*.* [^55]:  -- (14). *Pie XII : le pape qui a prévenu l'événement,* par le cardinal Joseph Siri (traduction de Geneviève Esquier), in *L'Homme Nouveau* n° 845 du *6* novembre 1983*.* [^56]:  -- (15). Trouvera-t-on dans le second tome ce « fac-similé en hors-texte » de la réponse de Pie XII au mémorandum américain de septembre 1942*,* promis par la note 10 de la page 268 et que l'on cherche vainement ? [^57]:  -- (16). Les noms géographiques du texte ne sont pas tous répertoriés (exemple : Cracovie). Seuls quelques rares noms de personnes ou de lieux cités dans les notes ont été retenus (mais pas, par exemple, celui d'Henri d'Estienne d'Orves -- « un marin qu'avait rejoint le général de Gaulle » (*sic *; p. 228, note 20) ou celui de Katyn (p. 142, note 13)). [^58]:  -- (17). Sur ce point, J. Chélini se réfère à J. Duquesne, *Les Catholi­ques français sous l'Occupation* (Grasset, 1966). Seulement, vérification faite, on s'aperçoit que J. Duquesne ne cite pas le prénom de l'ar­chevêque en question. Alors ? [^59]:  -- (18). *Le Courrier de l'Ouest,* 8 novembre 1983. [^60]:  -- (1). Comme nous l'avons souvent fait observer, cette traduction, certes usuelle, est une traduction faible. Servetur, ce n'est pas :. sera conservé, mais devra être conservé...(Note d'ITINÉRAIRES.) -- \[Encore une fois, voir en outre Salleron, *Itin*. n° 117, p. 87, note 1 : non pas *conservé* mais *observé*. -- note de 2002.\] [^61]:  -- (1). Mot grec de l'Évangile pour conversion. Il signifie littéralement. chan­gement de direction ». [^62]:  -- (2). Sauf deux ou trois familles, tout le village jeûne désormais au pain et à l'eau tous les vendredis. Les jeunes ont même, cette année, jeûné durant tout le carême. (Les deux notes sont de *La Libre Belgique.*) [^63]:  -- (1). Les israélites détachés de toute tradition juive conservent, eux aussi, une relation spécifique avec Israël et verraient dans sa disparition une victoire posthume du nazisme, ce Mal absolu. Un brusque sentiment d'appartenance s'est exprimé lors de la guerre des Six-Jours chez les jeunes Juifs entièrement assimilés, qui jugeaient mortel le danger alors couru par Israël. Même les jeunes Juifs d'extrême gauche, militant en faveur des Palestiniens contre l'État. raciste » d'Israël, n'acceptent pas tout à fait la conclusion de leurs analyses et n'envisagent pas sans quelque fusion la destruction de cet État. Pour tous les jeunes Juifs, l'anéantissement d'Israël serait la nouvelle destruction du Temple, un nouveau génocide, une sorte de mal absolu. (Note de L'Ami du Clergé.)