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## CHRONIQUES
### Émile l'apostat
par François Brigneau
*Chapitre troisième. Parenthèse introductive : brève confession de l'auteur.*
*Reprise du récit : de 1881 à 1894, c'est-à-dire de Jules Ferry à Émile Combes, la Droite a perdu toutes ses batailles. Cette continuelle défaite a plusieurs causes, mais la principale vient de l'Église. L'aventure du général Boulanger : le coup de cœur de Paris et la manœuvre des Loges. Boulanger touche au pouvoir maçonnique : il est perdu.*
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LA PRATIQUE DE L'HISTOIRE ne va pas sans péril. Le lecteur qui s'y donne et encore plus l'auteur s'enflent vite d'un exquis sentiment de supériorité. Ayant eu connaissance de la fin, ils savent les erreurs, les fautes qui furent commises, les pièges qu'un esprit averti eût évités, la faiblesse des acteurs qu'ils tiennent souvent en piètre estime. A la manière dont ils écrivent et même lisent, on devine qu'à les entendre, s'ils avaient été de la partie, le cours des choses se fût trouvé changé, et rondement.
Je ne vais pas échapper à ce travers, je le sens. Ma vie pourtant ne compte aucune prouesse. Aucun don politique éminent ne me fut offert au berceau. La suite n'a pas démenti la simplicité de la naissance. Les intrigues où l'on me mêle plus que je n'avais voulu m'y mêler, je ne les ai marquées d'aucun art particulier. J'ai assisté et, dans une certaine mesure, j'ai participé par mes propres erreurs et mes propres fautes à l'écrasement de la Droite nationale et populaire, que nous voulions faire renaître et dont l'absence a permis l'arrivée au pouvoir du socialo-communisme. Je sais, d'expérience, que dans certaines passes le dévouement, ni les efforts, ni les sacrifices ne servent pas à grand chose. Aujourd'hui la seule médaille que je me donne est celle des sauveteurs bretons. En certaines occasions je fus de la poignée qui empêchèrent que le naufrage fût total, corps, âmes et biens.
Je le dis sans fard, ni fausse modestie, mais non sans me moquer un peu. Car cette belle lucidité ne va pas m'empêcher de juger sans indulgence la faillite de la première Droite nationaliste et populaire, dont nous célébrons le centenaire.
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Il y a juste un siècle en effet que la Droite monarchiste, catholique, attachée aux vertus militaires, a perdu, faute de les avoir menés unie, les combats que lui livra la République maçonnique, opportuniste, radicale, socialiste, capitaliste, affairiste mais cimentée par le laïcisme organisateur.
\*\*\*
De 1881 à 1894, de Jules Ferry à Émile Combes, il y eut dans la République en crise permanente, de nombreuses et belles occasions de la renverser. Elles s'appelèrent Wilson, Panama, Boulanger, Dreyfus, l'affaire des fiches ou la loi sur les congrégations fermant en quarante-huit heures 2.500 écoles catholiques. Les hommes de valeur ne manquaient pas. Les moyens non plus. Toutes les tentatives échouèrent pourtant, soit qu'elles furent contenues de l'extérieur, soit qu'elles furent ratées de l'intérieur, ou trahies et délibérément avortées. Pourquoi ? Les causes sont nombreuses. L'habit parlementaire va mal au tempérament de droite. Le nombre n'est pas mince des petits hobereaux qui se croyaient fondamentalement d'une essence supérieure, donc plus doués et capables, et qui se firent rouler dans la farine par du malotru sans distinction, sorti du négoce, de la basoche ou du journalisme d'aventure.
Le coup d'État faisait peur. Depuis que Louis XVI s'était laissé égorger comme un mouton sans tirer au canon sur cette canaille, la couronne semblait devenue une auréole. On considérait que la tradition monarchique excluait l'appel au soldat. Charles X n'avait-il pas filoché en Angleterre dès les premiers pétards ? Son fils, le duc de Chambord, un fort brave homme au demeurant, raconta au général Goethals, un ministre de la guerre belge qui venait de le visiter à Venise et souhaitait le revoir aux Tuileries :
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*-- Ne l'espérez pas trop, à moins que le vote unanime de la France ne me rappelle au trône. Mais, si ma rentrée dans mon pays doit coûter une goutte de sang, je n'y consentirai jamais.*
« Je lui dis alors :
« *-- Votre aïeul, Henri IV, n'y regarda pas de si près et il fit le bonheur de la France.*
« -- *Oui,* répliqua le comte de Chambord, *mais c'était Henri IV et je ne le suis pas. *»
Drumont qui cite cet entretien d'après une lettre parue dans *L'Observateur français* ajoute un commentaire qui éclaire notre propos :
« Le comte de Chambord ne voulait pas reconquérir son royaume par la force comme Henri IV, il n'aurait pas voulu être restauré par les baïonnettes étrangères comme Louis XVIII, il n'a pas voulu devoir sa couronne à une Assemblée comme Louis-Philippe ; il n'aurait pas voulu être plébiscité comme Napoléon III. Comment aurait-il voulu revenir ? » ([^1])
Par un vote *unanime* des Français ? Soyons sérieux...
Drumont écrit encore :
« Homme d'action, de mouvement et même un peu d'intrigue, Mgr Lavigerie a donné en 1874 au comte de Chambord des conseils qu'aurait donnés un Richelieu ou un Mazarin à un prince qui se serait trouvé dans de pareilles circonstances ; il lui a proposé d'agir ; l'autre refusa d'agir et Mgr Lavigerie en conclut qu'il ne voulut pas régner, puisqu'il refusait les moyens nécessaires pour arriver au trône. » ([^2])
Cette attitude pudique et suicidaire a désorienté et troublé la Droite. Elle a rendu les décidés moins fermes et ajouté aux prétextes des ramollis. Ceux qui ne marchent qu'aux trompettes de la victoire ont jugé urgent d'attendre. En politique si vous doutez de votre victoire, ceux qui se contentent de la souhaiter n'y pousseront pas. On peut se demander si le ralliement de Rome à la République ne date pas de la réserve volontaire du comte de Chambord. N'est-ce pas ce même Mgr Lavigerie qui le premier, en l'annonçant, la mit en branle ?
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Il n'est pas douteux, non plus, qu'elle facilita le ralliement des grandes familles de droite à la République de l'argent. La Restauration s'éloignait. Les bonnes affaires se font toujours avec le pouvoir en place. Les accords financiers qui se tissèrent alors entre les opportunistes républicains et ceux qui condamnaient la nature même du régime expliquent également d'inexplicables capitulations.
Tout cela éclaire la défaite. La clef maîtresse se trouve ailleurs. *La Droite a perdu parce que l'anticatholicisme soudait ses adversaires, tandis que la défense du catholicisme ne la rassemblait pas.*
Ce qui est plus tragique encore, c'est que la défense du catholicisme ne rassemblait pas la Droite catholique parce que l'Église ne le voulait pas. Elle ne voulait pas que la défense de la religion traditionnelle devînt le moteur et l'énergie des catholiques agressés dans leur foi. Elle arriva même à donner tort au parti catholique contre ses adversaires.
Voyez Mgr Guilbert. Ancien évêque d'Amiens, il est devenu archevêque de Bordeaux. Contre la montée du laïcisme flamboyant, ses fidèles les plus ardents et les plus dévoués fondent un journal, le *Nouvelliste de Bordeaux.* Ils lui en font le service. Mgr Guilbert le leur renvoie. De sa main, il écrit sur la bande : « *Refusé* »*.*
Ostensiblement il ne lit que deux quotidiens, *La Paix* et *La Gironde,* où la franc-maçonnerie a ses petites et ses grandes entrées. Il existe une imprimerie catholique à Bordeaux. Elle doit fermer ses portes : l'évêché commande tous ses travaux à *La Gironde.*
Un jour Mgr Guilbert rencontre un de ses prêtres qui lit *l'Univers,* le journal des Veuillot.
-- Comment, vous lisez cette canaille de journal, lui dit-il ([^3]).
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L'archevêque de Paris doit partager cette opinion. Louis fut l'âme de *l'Univers.* Eugène son frère lui avait succédé comme rédacteur en chef. En 1889, il a publié la recension sévère, faite par le chanoine Maynard, d'un livre de Mgr Bougaud sur *Saint Vincent de Paul.* Le chanoine a relevé quelques fâcheuses erreurs dans l'œuvre de l'évêque. Mgr Bougaud confondait la Ligue et la Fronde. Il appelait la Grande Mademoiselle une « ligueuse ». Il la considérait comme la sœur de Louis XIII, etc. Bref, M. Maynard, chanoine de Poitiers, s'en moqua. Comme il n'écrivait pas avec de l'eau bénite -- son pamphlet contre Mgr Dupanloup avait provoqué un petit scandale -- Mgr Bougaud s'en trouva fort chagrin.
Il s'en ouvrit à son neveu, le lieutenant Paimblant, un jeune homme qui n'avait peur de rien. Dans le civil, le lieutenant Paimblant, quoique décoré par Léon XIII de la croix de Saint-Grégoire, était ce qu'il convient d'appeler un littérateur polisson. Il publiait chez l'éditeur Dentu des livres agréablement rehaussés d'illustrations, dont les titres dispensent du commentaire : *Les joyeusetés en képi, Une panique au couvent, A la poursuite d'un joli mollet, Fidélité collante,* etc.
L'exercice de la grivoiserie, même illustrée, n'empêche pas la solidarité familiale. Le lieutenant Paimblant n'accepta pas que son oncle évêque fût brocardé par un chanoine. Il posa sa plume, mit sa croix de Saint-Grégoire, monta au pas de chasseur à *l'Univers* et, ne trouvant pas M. Maynard, assomma Eugène Veuillot qui allait sur sa soixante-douzième année.
Saisi de l'incident, l'archevêque de Paris se contenta de renvoyer dos à dos l'agressé, frère du plus grand journaliste catholique du siècle dernier et son agresseur, l'auteur d'*A la poursuite d'un joli mollet.* Sans doute voulait-il signifier à ses ouailles qu'il préférait la littérature de gare à celle de *l'Univers.* Elles l'entendirent en tout cas ainsi et jusqu'au Parlement.
M. Francis Bournand, qui collaborait au *Dictionnaire des Dictionnaires* de Mgr Guérin, publia à la librairie Savine un livre intitulé *Le Clergé sous la troisième République,* susceptible dans le climat d'un certain retentissement.
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Pour être vendu dans les gares il fallait obtenir l'accord des Messageries Hachette. Pour *Une panique au couvent,* Hachette ne faisait aucune difficulté. Pour *Le Clergé sous la troisième République* elle refusa. Le 23 octobre 1890, Maurice Barrès interpella le gouvernement. Il posa la question :
-- Pourquoi la maison Hachette se permet-elle d'interdire les livres de M. Drumont lorsqu'elle autorise les livres de M. Zola ? Pourquoi refuse-t-elle de vendre *Le Clergé sous la troisième République* et accepte-t-elle *Fidélité collante ?*
On passa au vote. Barrès fut battu par 27 voix : 231 voix contre 204. Il fut battu par la droite catholique et monarchiste : 18 députés de cette droite votèrent contre lui, dont le baron de Mackau, le marquis de Moustiers, le comte de Levis-Mirepoix, le comte de Lanjuinais, Cazenove de Pradines, Fourtou, le baron Gérard, le baron Reille ; 45 s'abstinrent dont le comte de l'Aigle, le marquis de Breteuil, le marquis d'Estournel, le marquis de la Ferronnays, La Rochefoucauld duc de Doudeauville, le marquis de La Rochejaquelein, le comte de Mun, Cuneo d'Ornano, Piou. L'archevêque avait dû passer par là.
Dans de pareilles conditions la Droite ne pouvait pas ne pas échouer. On le vit lorsqu'il fut question du successeur de Grévy. Rome souhaitait Ferry, je l'ai raconté. A Paris Freycinet avait ses partisans. D'autres tenaient pour le général Saussier. Certains avaient choisi Appert. L'ombre de Boulanger grandissait. Mackau l'appuyait. Quel parti prendre ?
« *Il faut demander l'avis du comte de Paris* » ([^4])*,* déclara le marquis de Beauvoir. Mais comment ? Après de nombreuses discussions et propositions, le choix du messager s'arrêta sur le fils du duc Decazes. Il partit dare-dare pour l'Angleterre, chargé d'une lettre écrite d'une manière si sibylline, pour tromper les espions, que le comte de Paris n'y comprit goutte. Il renvoya le fils. « *Demandez-leur ce qu'ils me veulent,* lui dit-il, *et revenez aussitôt. *» Le malheureux jeune homme revient à Paris aussi vite qu'il le peut.
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On éclaire sa lanterne. C'est tout simple. Le comte de Paris, que préfère-t-il ? Freycinet ou Boulanger ? Voici le fils du duc reparti, toujours ventre à terre. On joue la version républicaine des ferrets de la Reine. Inutilement d'ailleurs. La réponse n'a plus d'importance. Après avoir traversé la Manche pour la quatrième fois, quand le jeune Decazes se pointe enfin à Versailles, le bal est fini. Le nouveau président de la République s'appelle Sadi Carnot.
Face à ces Droites de vaudeville, que tout divise : les idées, les hommes, les systèmes, les intérêts, la couleur du drapeau, les tactiques, les stratégies, tout sauf leur Dieu, mais dans ce domaine ce sont ses serviteurs qui les séparent, les Républicains apparaissent autrement organisés et efficaces. Ils ne sont pas plus intelligents. Ils ne sont pas moins morcelés. Mais toutes leurs querelles disparaissent, leurs rivalités s'effacent, leurs animosités sont oubliées dès lors qu'on touche à l'essentiel, la révolution anticatholique, et que la contre-Église est menacée.
Pour s'en convaincre, il suffit de regarder l'affaire Boulanger sous cette lumière. Elle éclaire l'échec autant et peut-être mieux que les feux mourants de Marguerite de Bonnemains. Le déclin et la défaite du général Boulanger sont du printemps et de l'été 1889 : immédiatement après le grand discours de Tours, où le 17 mars il avait dénoncé le « système d'oppression » installé par Ferry et sa bande.
N'allons pas trop vite. Si connue qu'elle soit, cette histoire n'a jamais été racontée ainsi, du moins à ma connaissance. En 89 Boulanger a 52 ans. Lui aussi appartient au théâtre. Sa barbe et ses cheveux sont d'un blond roux. Il a les yeux bleus que son teint hâlé de soldat d'Afrique rend plus bleus encore. Il est né à Rennes, d'un père décavé, poursuivi pour dettes, mais par l'Empire, ce qui lui apporte la caution républicaine. D'idées, il n'en a guère, du moins de solides et profondes, qui sont à l'homme ce que le lest est au navire la traversée durant. Il sert Napoléon III. Il sert sous Thiers, contre la Commune. En 71, son grand homme s'appelle Gambetta. Sous Mac-Mahon, le duc d'Aumale le distingue. Il écrira à celui qui est l'oncle du prétendant :
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« Béni serait le jour qui me rappellerait sous vos ordres. » 1880 : la République des Républicains occupe à partir de l'Élysée des positions préparées à l'avance. Boulanger retrouve Gambetta qui l'envoie représenter la France aux fêtes de l'Indépendance des États-Unis. Il retrouve Clemenceau qu'il avait connu au lycée de Nantes. En 82 le voici directeur de l'Infanterie. En 1883, le président du conseil se nomme Jules Ferry. Boulanger qui aime la gouaille et les airs cascadeurs lance une formule qui rencontre un chaud succès chez les républicains : « Les curés, sac au dos ! » ([^5])
Malgré les apparences, il n'est pas le général des opportunistes, mais celui des radicaux. Ce sont eux qui le poussent dans le troisième cabinet Freycinet. Le 7 janvier 1886 on le trouve ministre de la guerre du troisième cabinet Freycinet. C'est un bon ministère républicain. On n'y compte pas moins de cinq francs-maçons : Goblet (Instruction publique et Culte : Grand Orient) ; Millaud (Travaux publics, *La Fraternité progressive*) ; Édouard Simon, dit Lockroy (Commerce et industrie, *La Mutualité, La Justice, Voltaire, La Fédération Universelle*) ; Félix Granet (Postes et Télégraphe, Grand Orient) ; Paul Petral (sous-secrétaire d'État aux Fïnances, Grand Orient) ([^6]). Boulanger n'était pas maçon. On trouve cependant cette note dans *La République du Grand Orient,* d'Henri Coston : « Le général Boulanger avait aussi des sympathies dans les loges. AU MOINS AU DÉBUT. En particulier lorsque le général s'en prit à la Marine militaire jugée alors très réactionnaire. *Pax,* la revue des loges des Alpes-Maritimes, signale, dans un historique de la loge *La Parfaite Sincérité* de Marseille, que les frères marseillais avaient voté des félicitations au général Boulanger pour sa belle conduite dans son conflit avec l'Amirauté. » ([^7])
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Sitôt ministre, c'est à cette partie de l'opinion que le général séducteur cherche à plaire. A Tours des officiers de cavalerie manifestent leur attachement à la monarchie : Boulanger intervient et disperse la brigade. En revanche aux houillères et forges de Decazeville, une grève a tourné mal. Les ouvriers se sont saisi d'un ingénieur nommé Watrin. Ils le frappent à coups de barres de fer. A demi-assommé et rompu, le malheureux réussit à se traîner dans un bâtiment où il se cache. Les meneurs le retrouvent, le montent au premier étage d'où ils le jettent par la fenêtre. Ce meurtre déchaîne les passions. A la Chambre Basly, le député socialiste prend la défense des assassins. C'est un ancien mineur, tribun véhément et barbu, passé à la postérité grâce à une chanson, le *Grand meetingue du Métropolitain :*
*Y avait Basly, le mineur indomptable,*
*Camélinat l'orgueille* (sic) *du pays,*
*Ils ont sauté tous les deux sur la table*
*Pour mettre la question sur le tapis.* (etc)
Boulanger répond à Basly. Des troupes ont été dépêchées à Decazeville pour y rétablir l'ordre. Et tourné vers la gauche, il ajoute :
-- *Ne nous le reprochez pas, car peut-être, à l'heure qu'il est, chaque soldat partage avec un mineur sa soupe et sa ration de pain.*
*La Justice,* le journal de Clemenceau, approuve. Boulanger, c'est le général Justice, qui avant de devenir le général Revanche sera le général jacobin. Au conseil des ministres il vote le projet de loi qui autorise le gouvernement à expulser, à tout moment, les membres des maisons régnantes. La Chambre l'aggrave. Elle décide que les prétendants et leurs héritiers directs, par ordre de primogéniture, seront bannis immédiatement et définitivement. Boulanger approuve. Elle ajoute que les princes ne pourront plus *entrer* dans l'armée. Non seulement le général Boulanger est d'accord mais il va plus loin. « Il raie des cadres ceux qui, bien qu'en disponibilité, y figuraient encore » ([^8]).
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Le duc d'Aumale est de ceux-là. Son protégé ne bénit plus le jour où il pourrait à nouveau servir sous ses ordres. Le duc d'Aumale ne relève pas la bassesse et la servilité du militaire. Il se contente d'adresser au président de la République une lettre qui n'était pas dans un étui à lunettes comme disait Courteline. Après avoir rappelé ses états de service il disait :
« Je laisse à vos conseils le soin de défendre par des arguments de droit une cause qui est celle de tous les officiers. Quant à moi, doyen de l'État-Major général, ayant rempli en paix comme en guerre les plus hautes fonctions qu'un soldat puisse exercer, il m'appartient de vous rappeler que les grades militaires sont au-dessus de votre atteinte et que je reste le général Henri d'Orléans, duc d'Aumale. »
Fin juin 86 et début juillet 1886, tant à la Chambre qu'au Sénat, le ministre de la guerre a été vigoureusement pris à partie par la Droite. On a lu, à la tribune, les lettres obséquieuses qu'il écrivit au duc d'Aumale, alors qu'il n'était que colonel et briguait les étoiles. Cette lecture n'a pas plus rabattu sa superbe ni nui à sa popularité que la lecture des lettres obséquieuses adressées, en 1939, par le colonel de Gaulle n'a rabattu la superbe ni nui à la popularité du général. Le 14 juillet, à trois heures de relevée, sur l'hippodrome de Longchamp, une foule immense qui attendait depuis le matin acclame l'Armée française et son chef, le général Boulanger. Tandis que les canons tonnent et que les musiques font donner leurs tambours et leurs cuivres, il arrive sur le front des soldats, au petit galop, sur Tunis, son cheval noir. Il porte de hautes bottes sur ses culottes de peau. Sa tunique noire, barrée d'un cordon amarante, ses épaulettes d'or, sa barbe blonde, ses yeux bleus, son bicorne aux plumes blanches concentrent le feu des jumelles. Devant s'envolent les manteaux rouges des spahis. Deux cent mille bouches crient :
-- *Vive l'armée ! Vive Boulanger ! Vive Boulanger !*
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Le soir à l'Alcazar, Paulus connaît un succès prodigieux avec *En r'v'nant d'la R'vue,* sa nouvelle rengaine que tout Paris chante en huit jours :
*Je suis l'chef d'une nombreuse famille*
*Depuis longtemps j'avais fait le projet*
*D'emmener ma femme, ma sœur, ma fille*
*Voir la r'vue du quatorze juillet.*
*Ma sœur qu'aime les pompiers,*
*Acclame ces fiers troupiers,*
*Ma tendre épouse bat des mains*
*Quand défilent les Saint-Cyriens,*
*Ma belle-mère pousse des cris*
*En r'luquant les Spahis,*
*Moi, j'faisais qu'admirer*
*Not' brav' général Boulanger.*
Refrain
*Gais et contents*
*Nous étions triomphants En allant à*
*Longchamp Le cœur à l'ai-ai-se*
*Sans hésiter*
*Car nous allions fêter*
*Voir et complimenter*
*L'Armée française.*
Dans cet été éclatant jailli d'une toile de Renoir, avec ses canotiers et ses casquettes, ses ombrelles et ses robes en mousseline, la ferveur embrase une fois de plus la vieille ville, toute chaude encore de tant de coups de cœur et de sang. Pour la première fois depuis quinze ans, le siège, la commune, la défaite, l'arrogance des vainqueurs dont le vent d'est apportait jusqu'au faubourg Saint-Antoine le flon-flon des fanfares, glissent hors de la mémoire de Paris.
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Le peuple cocardier, celui qui a aimé l'Empire, parce que c'était le régime des soldats ; le peuple qui a acclamé la République sur les marches de l'Hôtel de ville parce qu'elle disait qu'elle allait faire la guerre et la gagner, s'exalte et communie dans la même ferveur patriotique. Clemenceau jubile. Il vient de faire d'une pierre deux coups. Grâce à *Bouboul :* c'est ainsi qu'il appelle Boulanger. A gauche, il vient de mettre les opportunistes dans le vent. Estimant la République trop fragile pour supporter l'épreuve d'une nouvelle guerre, ceux-ci, trahissant leurs professions de foi, négociaient de manière oblique avec Bismarck. Cette poussée de fièvre nationaliste, incarnée par un général républicain qui criait « les princes dehors » et « les curés, sac au dos », les contraignait à avouer leurs manigances ou à y mettre fin.
A droite il court-circuite les Droites, qu'elles veuillent ressusciter la monarchie ou l'Empire. En jetant l'image du général Revanche caracolant sur son cheval noir devant les Français rassemblés, il les prive de leur électorat. A la France il donne quelqu'un à aimer. A la République populaire Clemenceau donne un roi ; de carton, sans doute, mais un roi.
A l'intérieur du gouvernement, dans le ministère Freycinet (7 janvier -- 11 décembre 1886), puis dans celui de son successeur (ministère Goblet : 11 décembre 1886 -- 30 mai 1887), Boulanger poursuit son irrésistible ascension. Aux yeux du grand public, il est celui qui a fait reculer Bismarck dans l'affaire Schnaebelé ([^9]). La vérité est tout autre, qu'importe. En politique n'existe que ce qui paraît exister.
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Poussé hors du pouvoir par Rouvier, « exilé » à Clermont-Ferrand, mis en disponibilité, puis à la retraite, jeté dans un maelström d'intrigues, de coups de poker, d'agitation journalistique, (la presse républicaine et populaire roule pour lui), ce torrent ne cesse de grossir.
Républicains ou non, il draine tous les mécontents. La droite qui freinait, est aspirée. Elle avait passé un accord contre Boulanger, moyennant un vague statu quo scolaire. L'électorat n'obéit pas. Les Blancs chantent avec les Bleus
*C'est Boulange, Boulange, Boulange,*
*C'est Boulange qu'il nous faut.*
L'entourage est pourtant mêlé et douteux. Aux premières loges, si j'ose m'exprimer ainsi, on découvre notre vieille connaissance Alfred Naquet, le « père de la loi sur le divorce », député de Paris, juif, franc-maçon (loge *Les Amis de la Patrie de l'Avenir,* celle du passé ne l'intéressant pas), futur chéquard de Panama, et qui était au cœur du boulangisme l'œil et la main du ministre de l'intérieur Ernest Constans ; proscrit d'Espagne pour des histoires sordides ([^10]), sénateur de la Charente, loge des *Cœurs réunis* et l'*Encyclopédie,* membre du Conseil de l'ordre du Grand Orient.
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Il y a également Georges. Henri Laguerre, directeur de la Presse, député du Vaucluse, vénérable de la loge *La République démocratique,* également membre du Conseil de l'ordre du Grand Orient, et qui au final du cirque révéla au grand public les négociations entre Boulanger, le comte de Paris et le Prince Napoléon, jurant qu'il les ignorait alors qu'il en avait été un des plus actifs agents.
Ce Laguerre, quel type ! Lui aussi était un vieux complice de Constans. Tous deux avaient monté des petits spectacles maçonniques pour les écoles. Les gosses arrivaient sur la scène, le visage couvert de cagoules blanches, sur lesquelles on lisait, écrites en lettres jaunes, des inscriptions comme : *Fanatisme ; Ignorance ; Misère.* Suivaient des discours, puissamment pensés et exprimés avec force, par des adultes, dont l'assistance ne pouvait qu'admirer la documentation. Avant que les enfants n'étouffassent sous leurs masques, les orateurs avaient démontré que depuis les origines jusqu'à la fin, l'Église portait la responsabilité des maux de l'Humanité. Après quoi on enlevait les cagoules. Il était procédé à une distribution d'images antireligieuses et, en rentrant chez lui, chacun faisait « croa, croa » s'il lui arrivait de croiser une soutane. En ce temps-là les prêtres la préféraient au Jean. Il est vrai qu'on ne dansait pas encore le *rock* dans les chapelles.
On découvre encore l'ignoble Eugène Mayer, le directeur de *La Lanterne,* celui qui écrivait, à propos des massacres de religieux faits par les Communards :
« *Vous concluez qu'on a eu tort de fusiller les pauvres calotins en 1871. Nous sommes d'un avis contraire. Nous estimons même qu'on a usé de trop de ménagements vis à vis d'eux. Ils ne l'avaient pas volé. Cela ne pouvait faire de martyrs, et cela, effectivement ne l'a pas fait.* »
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Autour de Boulanger, on rencontre des hommes d'une autre qualité : Paul Déroulède, le président de la Ligue des Patriotes, le poète populaire des *Chants du Soldat,* dont on peut mettre en doute l'efficacité, mais pas l'honnêteté, ni le courage, ni le dévouement au nationalisme français ; le capitaine Driant ; beaucoup d'autres. Mais ce sont les Naquet et les Laguerre qui montent l'opération, la justifient et la couvrent. Ils rassurent les républicains que le sabre inquiète toujours. Ils calment les francs-maçons qui lisent dans *L'Univers* de M. Veuillot : « *Le Boulangisme a cessé d'être une farce pour devenir une force.* » Ils sont les garants des combines financières qui se trament en coulisse. Oublié le duc d'Aumale. Oublié le comte de Paris. Désormais c'est la Droite qui finance Boulanger. Pour financer les élections du Nord, le marquis de Breteuil, petit-fils de Fould, donc demi-juif, a obtenu 200 000 francs d'un banquier juif autrichien, le baron Hirsch. Mieux encore. Après une adroite ambassade d'Arthur Meyer, la duchesse d'Uzès, née Mortemart, s'avoue conquise. Elle peut l'être. M. Arthur Meyer, le directeur du *Gaulois,* est un homme du meilleur monde parisien. Il débuta dans la vie en étant le « secrétaire » d'une cocotte huppée : Blanche d'Antigny. Il continua à monter à l'échelle sociale en devenant l'organisateur des plaisirs du duc de Morny. Au mois de mai 1886, il épata le monde de l'escrime en inventant une nouvelle botte. Drumont l'avait traité de faquin. Meyer, n'écoutant que le « qu'en-dira-t-on » lui envoie ses témoins. Duel. Drumont, myope comme un cache-pot, fonce, l'épée haute. Meyer l'immobilisa de la main gauche et plongea la sienne dans la cuisse de son adversaire.
-- *Il s'agit d'une escrime inconnue des gentilshommes de jadis,* remarqua Drumont.
-- *Il faudrait une grande guerre pour oublier tout cela,* dit sentencieusement le directeur du *Gaulois.*
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On conviendra que MM. Naquet et Laguerre ne pouvaient trouver auprès de la duchesse d'Uzès, née Mortemart, de meilleur intercesseur. Le fait qu'il venait de planter, de façon si imparable, un écrivain pauvre, consacrant sa vie à l'Ancienne France, ne pouvait qu'ajouter à son autorité.
Voici donc la duchesse, pairesse de France convaincue. Elle court à Londres toutes affaires cessantes. Elle remet au comte de Paris trois millions de francs pris sur sa cassette, pour qu'il s'assure de Boulanger. Le complot monarchiste se trouve donc scellé : le général prendra le pouvoir, puis rétablira le roi. Les feuilles républicaines, si attentives, soupçonneuses, frémissantes, ne bougent pas. La cote du général continue de monter. On le mesure à la montée de la marée électorale. Le 19 août, Boulanger est élu en Charente inférieure, dans la Somme, dans le Nord.
-- *Les chiffres de notre défaite sont formidables,* écrit Ferry. *La République, il ne faut pas se le dissimuler, est profondément atteinte.*
On n'a encore rien vu.
Le 27 janvier, élection à Paris. Trois candidats sont en présence. Boulanger, Jacques (opportuniste), Boulé (socialiste). Dans la nuit, Paris électrisé explose. Boulanger est élu avec 245.326 voix contre 162.875 à Jacques et 17.039 à Boulé.
Tous les historiens, ou presque, admettent que si ce soir-là Boulanger avait marché sur l'Élysée au lieu de partir pour Royat au bras de Mme de Bonnemains, la face de la République en eût été changée. C'est sans doute exact. Je voudrais pourtant faire remarquer que cette dérobade ne détruisit pas le crédit du général.
-- *Il attend son heure. Il a son plan,* répétaient ses partisans.
Il fallut un autre événement pour que déferle la vague de ressac. Le voici. Sur la pression des journaux catholiques, en particulier du *Journal d'Indre et Loire* que dirige Jules Delahaye, le Parti National organise le 17 mars 1889 une grande réunion à Tours. Thème : la politique religieuse du général Boulanger.
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Curieusement Naquet a tenu à prendre la parole. Lui, le farouche anticlérical, ami du ministre de l'Intérieur, a fait revoir son discours par Mgr Freppel ([^11]) ! Et Naquet, de la Loge *les Amis de la Patrie de l'Avenir,* s'écrie :
-- *Le gouvernement nouveau* (celui que va mettre en place le général Boulanger) *répudiera cette politique mesquine et tracassière qui consiste, sous couleur d'application rigoureuse du Concordat, à fausser l'esprit du Concordat ; qui aboutit à l'article 7 et aux décrets de mars 1880* ([^12])*, et qui, loin d'éteindre ce que nos gouvernants sont convenus d'appeler l'esprit clérical, favoriserait plutôt un retour vers le fanatisme religieux.*
Boulanger lui succède :
-- *Il faut rompre avec le système d'oppression qui n'a même pas la grandeur des vieilles luttes de nos ancêtres et qui blesse la conscience des uns, sans donner aux autres aucun des résultats qu'ils appellent de tous leurs vœux... La République, telle que je la conçois, doit consacrer toutes les libertés ; elle doit répudier l'héritage jacobin de la République actuelle ; elle doit apporter au pays la pacification religieuse par le respect absolu de toutes les croyances et de toutes les opinions.*
Cette fois, c'en est trop. Brusquement les yeux s'ouvrent qui se tenaient fermés. Une indignation nouvelle saisit les zélateurs de la veille. Comme aux marées d'équinoxe une lame de fond soulève la presse républicaine et la jette sur la barque boulangiste où les royalistes hissaient déjà les pavillons de France. Le général jacobin dénonçant l'héritage jacobin de la République actuelle ! Naquet touchant à l'article 7 et aux décrets laïques, jamais ! *La Bataille* titre : « Le Boulanger des curés ». *La Lanterne* (de Mayer) : « L'empereur des curés ». *Le Mot d'Ordre :* « La revanche des jésuites ». *La Paix *: « L'appel aux cléricaux ». *La Justice* (Clemenceau) : « Une conversion ». *Paris *: « Boulanger, cléricard ».
19:282
Maintenant tout va aller très vite. La *Ligue des patriotes* est dissoute. Déroulède, Laguerre, Naquet sont poursuivis. Constans presse le projet de loi établissant la Haute Cour : en 1875 la Constitution n'en avait arrêté que le principe. Boulanger pourrait l'étrenner.
-- *Frappez fort, frappez à la tête,* répètent chaque jour Ranc le Communard et Joseph Reinach, le journaliste, neveu du banquier de Panama, future vedette de l'Affaire Dreyfus.
Le général Boulanger prend conscience du désastre. Il sait, d'instinct ou de pratique, que l'or royaliste ne remplace pas les complicités républicaines. Il voit le tumulte de la presse. Ses soutiens se retirent. Ses appuis s'effacent. La loge du Grand Orient, rue Cadet, où il passa les nuits chaudes qui précédèrent la mise à mort de Grévy, lui a fermé ses portes. Les « frères » lui montrent le poing en criant :
-- *En Haute-Cour, le général des calotins !*
On lui a mis en tête un mot qui l'obsède : Nouméa. Mme de Bonnemains ne cesse de le prier : « Partons, partons. » Le général s'adonne-t-il à l'opium, comme on le dit ? Dans la tourmente, en tout cas, il montre peu de courage. Le 1^er^ avril il s'enfuit avec sa maîtresse, déjà toussotante, à Bruxelles d'abord, à Londres et Jersey ensuite. Ce qui reste des millions de la duchesse d'Uzès va leur permettre d'interpréter, sans trop se soucier de l'intendance, l'acte politico-militaire de la Dame aux Camélias, celui que retiendra l'opinion ([^13]).
20:282
Cinq mois après le discours de Tours, le 14 août 1889, Boulanger est condamné par contumace à la déportation. Le général Revanche ne la disputera pas.
-- *La partie est gagnée,* dit Constans. *Il n'y a plus qu'à accomplir les formalités.*
Une fois de plus la machine de guerre maçonnique a prouvé sa puissance sur le terrain.
(*A suivre.*)
François Brigneau.
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### Irresponsables ? Donc, esclaves
par Gustave Thibon
DANS UNE ÉTUDE très documentée sur les problèmes de l'alcoolisme, je trouve cette citation extraite de l'œuvre d'une militante socialiste belge : « Enfant de la classe ouvrière, j'ai vécu des scènes tragiques. Agrippée aux jupes de ma mère, j'ai fait le tour des cabarets, les jours de paie, à la recherche d'un père qui oubliait dans l'alcool la misère de ses enfants qui pleuraient de faim. Je n'ai jamais fait le moindre reproche à mon père, car seule la société était en cause. »
Passons sur l'étrange conduite de ce père qui achevait d'affamer ses enfants pour mieux oublier qu'ils avaient faim. Ce qui rappelle le dialogue de l'ivrogne et du petit prince dans Saint-Exupéry : « Pourquoi bois-tu ? -- Pour oublier. -- Pour oublier quoi ? -- Que je bois. »
Je retiens les derniers mots de ma citation qui traduisent un état d'esprit de plus en plus répandu, à savoir que les individus ne sont en rien responsables de leurs manquements ou de leurs vices et que la société en est l'unique coupable.
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Ce que notre auteur dit de l'alcoolique, on nous le répète à profusion pour le délinquant ou le criminel. D'où l'indulgence croissante des lois et des juges, à la limite, il serait logique d'absoudre toutes les infractions des individus, puisque Dame Société, mère impersonnelle de tous les vices, ne saurait être traduite en justice.
De même pour les handicapés et les marginaux de toutes espèces (drogués, névrosés, inadaptés, etc.), si la société faisait son devoir, toutes ces tares fondraient comme neige au soleil.
De même encore pour les lacunes de l'esprit. J'ai déjà parlé de ce ministre de je ne sais quel pays d'Amérique latine proclamant sans rire que toutes les intelligences sont égales à la naissance et que ce sont les déficiences de nos systèmes éducatifs qui transforment tant de petits génies en herbe en épis sans grains.
Qui niera la part de vérité contenue dans ces exagérations ? Certes, le milieu social influe sur l'individu. Mais l'expérience prouve que cette influence n'a rien d'absolu ni d'universel.
L'alcoolisme, produit de la misère ouvrière du siècle dernier ? Mais tous les ouvriers n'étaient pas pour autant des piliers de cabarets. Et, à l'inverse, il existe aussi un « alcoolisme mondain », qui frappe les couches aisées et cultivées de la population, et dont on constate de plus en plus les ravages. Quant à la délinquance, beaucoup de jeunes, issus des milieux les plus déshérités matériellement et moralement, y échappent, tandis que d'autres, particulièrement protégés par la naissance et l'éducation, y succombent. On sait aussi que l'appartenance à un milieu inculte ne favorise pas l'essor de l'intelligence. Mais combien d'enfants issus de ce milieu surmontent ce handicap par leurs dons naturels et leur volonté, et combien d'imbéciles à qui la culture n'ajoute que la prétention, tels ces intellectuels stérilisés par un savoir inassimilé et passant leur vie à « traire boucs » comme disait Rabelais des sorbonnards de son époque, ou tant de politiciens, moulins à paroles creuses, qui brassent d'autant mieux l'air de leurs ailes que les meules tournent à vide.
La conclusion des idéologues qui réduisent l'humain au social se résume en cette formule : il faut changer la société et l'homme s'améliorera en fonction de ce changement. C'est la thèse de Marx prévoyant la société sans classe où l'égoïsme et toutes les formes d'immoralité seront abolis et où régnera la fraternité parfaite.
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Mais c'est là que se précise, sous un enrobement humanitaire, la pire menace pour l'homme. En effet, si l'individu est irresponsable du mal qu'il commet, c'est qu'il n'est pas libre, et s'il n'est pas libre, comment le traiter autrement qu'en esclave, voire en animal, c'est-à-dire confier son destin aux organisateurs de la cité (en l'espèce les chefs politiques) qui connaissent mieux que lui sa nature et ses besoins (« Les besoins du peuple sont dans l'esprit du Prince », disait cyniquement Bonaparte) et qui le conduisent vers sa perfection de bête de troupeau par les moyens habituels du dressage : la carotte si tu obéis, le bâton si tu te rebiffes, et plus de bâton que de carotte comme on le voit dans les régimes totalitaires. Et c'est ainsi que l'indulgence illimitée à l'égard des victimes de la société actuelle se mue en rigueur impitoyable pour ces mêmes innocents dès qu'ils osent entraver la construction de la société idéale. Robespierre, dont la politique était d'imposer la vertu par la terreur, préfigurait déjà cette tyrannie.
Gustave Thibon.
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### Le mythe du péril chinois et l'horreur de la vie en Chine
par Robert Le Blanc
UN PAYS GRIS, terriblement pauvre et mal organisé (ce qui rend assez dérisoires toutes les élucubrations sur le péril chinois, de L.F. Céline à Abellio). Une population sous-alimentée, vivant donc à un rythme très lent, obnubilée par les rations à obtenir. Un État policier, où tout le monde est contrôlé par son *dan-wei* (unité de travail), fiché (de sa vie sexuelle à ses communications téléphoniques), soumis à la pression des haut-parleurs (la télévision est encore peu répandue), éventuellement jugé et humilié. Un peuple fermé, où chacun vit replié depuis des millénaires sur sa famille et son réseau de relations (*guan-xi*)*,* qui aide à vivre, à obtenir des passe-droits.
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Sous cette grisaille, une hiérarchie subtile (« la Révolution a supprimé les classes, mais pas les rangs, les échelons »), des différences importantes de niveau de vie entre le peuple et une *nomenklatura* haïe et cruellement éprouvée, il est vrai, pendant la Révolution culturelle. Et surtout des campagnes extraordinairement arriérées, où l'on s'endette encore pour acheter une fille à marier, où l'accès à l'instruction secondaire est interdit même aux enfants les plus brillants, où des régions entières disparaissent un jour englouties par une inondation. Mais l'industrie aussi est ubuesque, avec des usines tournant à vide ou dirigées par des analphabètes, un mépris total pour les énormes accidents du travail.
Mao ? Un despote insensé et insensible. Pendant que Giscard et *Le Monde* pleuraient, en 1976, ce « phare de l'humanité », en Chine il fallut forcer les écoliers à faire semblant de verser quelques larmes et dans un village un vieux marchand de champignons, qui continuait sa vente pendant la minute de silence, demanda : -- « Qui est-ce, Mao ? »
#### *Des larmes et du sang*
Telles sont les images qui ressortent de l'enquête menée de 1979 à 1981 par Fox Butterfield, correspondant du *New York Times* à Pékin. C'est un « libéral de centre-gauche », il ne faut pas trop lui demander. Sur l'histoire de la Chine avant la Longue Marche (1949), sur la politique internationale, il accepte les clichés en vigueur, et même les statistiques sur l'espérance de vie (elle aurait doublé, ce que les progrès de la médecine rendent possible), alors qu'il démontre d'autre part que toutes les statistiques chinoises sont truquées ([^14]).
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Il a évidemment un grand respect pour la déesse Démocratie et le dieu Sexe, et cela limite un peu ses horizons : dix pages pour rencontrer une prostituée ou pour interviewer un artiste contestataire, mais une seule page sur les chrétiens (dans le chapitre sur les dissidents et le Goulag chinois), et l'auteur n'en a pas interrogé un seul, lui qui ne laisse pas passer une Chinoise sans lui demander la date de ses premières règles ou de son dernier avortement...
Mais, avec ses limites, cette enquête, menée surtout dans les villes, non sans curiosité et esprit critique, rejette évidemment aux poubelles à papier les livres d'Alain Peyrefitte ou d'Étienne Manach (l'ambassadeur gaulliste qui assista avec un sourire satisfait aux persécutions de la Révolution culturelle) ou les reportages, odieux dans leur aveuglement volontaire, des Fesquet et Alain Jacob dans *Le Monde.* Il est vrai que ce livre s'est payé avec du sang et des larmes : bien qu'il ait maquillé les noms des personnes interrogées, il est probable que certaines seront découvertes, et l'auteur sait déjà qu'une journaliste sportive de Pékin a été expédiée au Goulag après un article du *New York Times* où cette informatrice était identifiable.
#### « *Je n'ai pas rencontré un seul Chinois heureux...* »
Les conclusions de Butterfield, désormais interdit de séjour en Chine communiste, sont cependant nuancées. Il note le scepticisme, voire le cynisme grandissant de la jeunesse des villes, les défis de plus en plus nombreux de la population envers l'administration. On n'entend pas sans avoir le cœur serré le témoignage de ces jeunes femmes qui confient, comme Bing : « On devrait mener sa vie tous feux éteints ; ainsi on ne verrait pas où l'on va » ; ou comme Ping : « Si la Chine ouvrait ses portes, tout le monde s'en irait » ; ou encore celle-là qui a nommé sa fille non pas *Soutiens-la-Révolution* ou *Drapeau-Rouge* comme tant d'autres, mais... *Silence.*
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D'un autre côté, l'auteur sait que se sont surtout confiées à lui des Chinoises persécutées pendant la Révolution culturelle, que la résignation est l'attitude la plus répandue dans les campagnes, où subsiste le besoin de savoir qu'un Empereur veille à Pékin, même si c'est Big Brother. Il arrive souvent que des émigrés reviennent de Hong-Kong ou des États-Unis, par besoin du réseau familial et national, et par un phénomène proche de celui qu'a décrit Zinoviev chez l'*homo sovieticus :* on guérit difficilement du goût de la passivité. -- « Vous comprenez, explique un médecin chinois à Butterfield, la vie en Chine, tout entière assistée et dirigée, c'est comme un tapis roulant très lent, très lent... »
Robert Le Blanc.
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### La sociologie de Monnerot
par Georges Laffly
POUR connaître la société où l'on vit, il est nécessaire de prendre ses distances avec elle et en quelque sorte de la regarder du dehors (cesser de « faire corps »). Opération qui demande non seulement de la force d'esprit, mais du courage. La sociologie historique à laquelle s'est consacré Jules Monnerot est non seulement difficile, mais héroïque, à cause du « caractère vésicant » de la vérité : l'objet de connaissance essaie de nier et de rejeter ce qui l'irrite, et il a des moyens décisifs à sa disposition.
C'est sans doute pourquoi l'École française de sociologie et son fondateur Émile Durkheim préféraient étudier les sociétés primitives. Question de méthode, disaient-ils, sage précaution.
Accumulant et analysant les dossiers ethnographiques, puis dissertant longuement sur ces matériaux, les membres de l'école repoussaient à plus tard, au moment où les bases seraient mieux établies, l'étude de la société environnante -- la III^e^ République avant 1914 -- prenant garde de s'interroger sur elle, sur les liens qu'ils avaient avec ses institutions (ces sociologues étaient des professeurs).
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Durkheim, dit Monnerot, « manque de critique à l'égard de soi-même » (*Les Faits sociaux ne sont pas des choses*). Et aussi : « Tout se passe comme si Durkheim et son école ne se contentaient pas de *ne pas* traiter certaines questions ; ils entendaient qu'on ne les traitât pas et mettaient leur pouvoir temporel universitaire au service de la censure. » (*Sociologie de la révolution.*) Cette sociologie étudiait le rôle du sacré dans les tribus africaines et australiennes. Elle aurait même consenti à l'étudier dans la France de l'ancien régime, comme une caractéristique archaïque, primitive. Elle ne pensait pas à considérer les métamorphoses du sacré et les formes vivaces qu'on pouvait en constater dans la France de 1900. Il y a une sorte d'innocence dans cette remarque de Durkheim rapportée par Monnerot : « L'opinion publique ne tolère pas volontiers que l'on conteste la supériorité de la démocratie, la réalité du progrès, l'idée d'égalité, de même que le chrétien ne laisse pas mettre en discussion ses dogmes fondamentaux. » (La phrase est tirée d'un article de *L'Année sociologique* 1897-98 : De la définition des phénomènes religieux.) Il y avait pourtant de belles enquêtes à faire : comment ces dogmes se sont-ils répandus dans l'opinion publique, quel est leur contenu exact, qui favorisent-ils ? etc.
Monnerot adresse aux durkheimiens un deuxième ordre de reproches, qui est de constituer la sociologie en science autonome, refusant tout lien avec la psychologie, ou l'histoire « Durkheim a rétréci de manière durablement nocive l'objet de la sociologie quand il a tenté de le délimiter par différence avec les objets des autres sciences. » (Faits sociaux.) Alors qu'il y a contiguïté entre histoire, ethnographie, psychologie, sociologie, qu'il ne s'agit dans ce dernier cas que d'un autre sens des mêmes objets d'étude. Si la coupure voulue par Durkheim a pu être justifiée par un souci de méthode, il devient à la longue calamiteux de la respecter. « Les phénomènes sociaux ne sont que les phénomènes psychologiques en tant qu'ils ne sont pas limités sans recours par le caractère individuel des consciences qu'ils investissent ou qu'ils traversent, en tant qu'ils sont décrits d'un point de vue où leur aspect individuel apparaît non significatif. » (Faits sociaux.)
\*\*\*
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Considérons le premier reproche. Monnerot y reviendra souvent : toute société sécrète une censure. Il y a toujours des sujets interdits, des questions que l'on n'aborde pas. Ces questions tiennent évidemment à l'armature même de la société, qui ne peut supporter de les voir exposées, comme si le seul regard jeté sur elles entraînait une corrosion. On pourrait définir les sociétés par ce qu'elles cachent ainsi soigneusement. D'où la difficulté d'une sociologie sur le vif. Soulignons qu'il en va ainsi pour toutes les formes de société connues, et que la censure est donc un phénomène normal. Elle est nécessaire au bon fonctionnement de la machine sociale, qui a besoin d'une innocence de ses membres. Retz écrivait très bien : « Le peuple entra dans le sanctuaire : il leva le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l'on peut dire, tout ce que l'on peut croire du droit des peuples et de celui des rois qui ne s'accordent jamais aussi bien ensemble que dans le silence. »
Si la censure est congénitale à toute société, il est anormal et suspect qu'une société prétende n'en connaître aucune. Ceux qui croient à l'inexistence d'une censure dans notre société, par exemple, se font aveugles de bon cœur. Le « pluralisme » a toujours des limites assez étroites, et sa ruse naïve est de le nier. Il y a toujours une part du prisme qui reste inconvenante ou maudite, des idées, des vues qui contrarient des intérêts, des passions, fortement établis.
Monnerot évoque l'analogie avec la censure psychologique dont parle Freud, et les limites de cette analogie : « La censure sociologique porte spécifiquement sur l'expression, la diffusion, la manifestation... Au *conditionnement* que produit un régime politique qui fonctionne, on est redevable du type d'hommes correspondant à ce régime. Il est des curiosités que ce type d'hommes n'a pas, des directions dans lesquelles il ne regarde pas. Les *mass media* sont aujourd'hui des instruments incomparables pour obtenir ce genre de résultats. » (*Intelligence de la politique,* t. I.) Et encore : « Dire aux hommes qu'ils s'abusent eux-mêmes, non pas seulement sur tel ou tel point particulier, mais de manière congénitale, c'est, en fait, braver la censure... » (*idem*)*.* Celle-ci riposte par la non-diffusion, la suspicion, des échecs de carrière etc. Certains hommes font pourtant des brèches dans le mur. Monnerot écrit la phrase qu'on vient de citer à propos de Pareto et de Freud : si Pareto est toujours maintenu à l'écart, Freud est au pinacle. (Il y a d'ailleurs des raisons à cela. Je dirais volontiers qu'une société compense ses contraintes par des permissions, des zones franches.
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Contrairement à celles qui l'ont précédé, la nôtre a supprimé pratiquement toutes règles et interdits sur le terrain du sexe. Ce ne fut pas *à cause* de Freud. Il faut voir au contraire que celui-ci a bénéficié, bien involontairement, de cette ouverture. Mais il y a peut-être des explications meilleures.)
Une pensée, sans être interdite, peut être bloquée, limitée à une diffusion confidentielle, et rendue inefficace. Avec des slogans du type « le meilleur gagne », la société moderne, libérale, s'achète une bonne conscience. Il est pourtant raisonnable de considérer qu'à valeur égale (supposition simplifiante) deux pensées n'auront pas les mêmes chances de succès, si l'une heurte certains intérêts matériels ou moraux, et l'autre non. L'expression de *confort intellectuel* (c'est un titre de Marcel Aymé) désigne un besoin très fort. Et les écrivains qui se vantent le plus de « déranger » choisissent certaines pentes, et des angles d'attaque qui ne les opposent qu'à des remparts déjà ruinés. Ou si l'on préfère : ils se flattent de « déranger » en enfonçant les portes ouvertes. Les autres, ils n'y touchent pas.
De toute façon, les dispositifs de diffusion font le tri : « C'est *la diffusion sociale* qui est pratiquement prohibée, non la pensée même, laquelle de ce fait n'a des chances de diffusion que très réduites. (Nous ne parlons ici que des sociétés à prétentions libérales et nous mettons entre parenthèses les techniques de conditionnement de réflexes qu'on a vu fleurir dans la publicité commerciale et la propagande politique.) Une représentation à qui l'imprimé est interdit ne peut lutter contre des représentations imprimées. Des représentations contenues dans l'imprimé ne peuvent lutter contre la répétition du son et de l'image par les *mass media* (radio, télévision). La seule exclusion par ces *mass media* constitue une censure minimum garante de non diffusion minima de la pensée. » (*Sociologie de la révolution.*)
\*\*\*
« Il est entendu que c'est le prolétariat qui a pris le pouvoir à la suite de la révolution d'octobre, et que l'U.R.S.S. est un « État prolétarien » (sic). La stratification et la différenciation sociales sont *pratiquées* en U.R.S.S., mais ne peuvent pas être exprimées, ou plus exactement elles ne peuvent être que *traduites.* On peut classer les sociétés en sociétés où une certaine quantité de sociologie est possible, c'est-à-dire où *le régime* existant *réussit à tolérer une certaine quantité d'informations sur lui-même,* et les sociétés où une telle quantité d'informations est exclue.
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Il faut se hâter d'ajouter que l'U.R.S.S. est comme la plupart des sociétés anciennes : on ne disait pas que l'Inca *n'était pas* fils du soleil, que le Pharaon *n'était pas* Dieu etc. Une telle thérapeutique par la lumière serait en U.R.S.S. l'équivalent d'une auto-destruction du régime. » (*Sociologie de la révolution.*)
Bel exemple de censure. Il y a des vérités qu'on ne peut regarder en face, pas plus que les Chinois ne pouvaient regarder en face le Fils du Ciel.
On sait que Jules Monnerot s'est longuement intéressé au phénomène communiste, ce qui a pu largement nourrir ses réflexions sur la censure, et sur la difficulté d'étudier la société dont on fait partie. Car si la France n'est pas communiste, les communistes y jouissent, depuis la fin de la II^e^ guerre mondiale (précisons : aussi bien sous la IV^e^ que sous la V^e^ république) de privilèges et de places fortes dans l'Université, la presse, l'édition. Notre libéralisme (il y en a peut-être d'autres) est toujours contournable par la gauche, et la puissance soviétique a de quoi impressionner les esprits positifs. A partir de 1945, souligne Monnerot (*Intelligence de la politique,* t. II), l'adhésion au P.C.F. n'est qu'apparemment une révolte. Elle est en fait un choix adapté d'une partie des élites qui veulent survivre. Si, selon Pareto, un des besoins essentiels des hommes est « d'être approuvés par les autres », ce besoin est, dans notre cas « confisqué à la collectivité totale par une collectivité partielle schismatique ». Autrement dit : « Le Parti est une société de remplacement. » (*Intelligence,* t. II) Ayant atteint ce degré de puissance, le communisme, en France, peut sans trop de difficultés s'opposer aux critiques, et même à l'étude ; de façon plus efficace encore, il peut freiner la diffusion de ces études et de ces critiques.
\*\*\*
Dans *Sociologie du communisme* et dans *Sociologie de la révolution,* Monnerot a analysé le phénomène. Il y est revenu dans d'autres ouvrages : *Inquisitions, Démarxiser l'Université, Intelligence de la politique* (deux tomes parus). On considérera ici, à titre d'exemple, ce qu'il a dit sur le mythe fondamental du marxisme, celui de la fin de l'histoire et de l'avènement d'une société sans classes, enfin harmonieuse. Il y a chez Marx un économiste et un prophète. C'est le prophète qui a agi sur les masses, et elles ont simplifié, accru ce prophétisme. Elles ne l'ont pas inventé.
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Au départ, on observe un déplacement du sacré, qui se reporte, à partir du XIX^e^ siècle, sur la Nation, l'individu ou la classe (prolétariat) : « tout ce qui est retiré à l'autre monde vient à la fois enrichir et dramatiser la dimension historique ». (*Sociologie du communisme.*) Considérons ici ce qui se passe à la base. Lorsque les peuples subissent trop fortement le malheur de l'histoire, ils se réfugient dans les espoirs millénaristes. La souffrance est trop grande, cela ne peut pas durer. Une catastrophe doit venir, qui renversera ce monde mauvais pour établir le règne du Bien. Il s'agit exactement d'un élan religieux, mais détourné, hérétique. On en a des exemples au Moyen Age, puis pendant la Réforme. Au XIX^e^ le malheur est bien réel : des foules désencadrées et déracinées s'entassent dans les villes. Elles ont rompu avec les mœurs, les traditions, la vie réglée de leurs provinces. La foi aussi s'estompe. Ces foules sont affrontées à un monde impitoyable : celui de l'édification de l'industrie. L'espoir millénariste d'un changement total, de l'avènement d'un monde juste, jaillit, comme c'était prévisible. A cause du déplacement du sacré, cet espoir ne prend pas une apparence religieuse. Il va nourrir les divers socialismes : le monde nouveau sera une création de l'homme, de sa raison. Il y a un point commun avec les phénomènes analogues des temps précédents : cet autre monde naîtra ici-bas, ce paradis futur sera un paradis terrestre : « Les psychismes frustes rejettent l'idée de transcendance... Tout se passe, ne peut se passer que sur terre, il y a inaptitude constitutionnelle à concevoir autre chose... » (*Sociologie de la révolution.*)
Cet élément religieux est fortement présent dans Marx, sous une apparence purement rationnelle. Le sauveur sera le prolétariat lui-même, la classe la plus abandonnée ; le moment apocalyptique sera la Révolution, d'où sortira le monde nouveau, juste, harmonieux, réconcilié. Pour des peuples imprégnés de christianisme jusqu'aux moelles, ce schéma fut puissant : on était bien persuadé d'avoir rejeté la vieille promesse, mais c'est vers une caricature de cette promesse qu'on se laissait aimanter. Tant notre monde appartient au Christ même lorsqu'il le renie.
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Ce qu'annonce Marx jusqu'à la fin de sa vie (la *Critique du programme de Gotha* est de 1875), c'est l'égalité totale : avec la division du travail disparaît l'antagonisme entre travail manuel et travail intellectuel ; une mutation psychologique fondamentale : travailler n'est plus une contrainte, mais le premier des besoins ; l'abondance : « les forces productives s'accroissant toutes les formes de la richesse collective jailliront avec abondance ». Plus de classes, plus de conflits ; la paix, l'égalité, les biens à profusion et l'usage de ces biens sans contrainte. Monnerot reconnaît dans ce rêve des traits fort anciens : « Toutes les utopies et les mystiques égalitaires -- dans l'Antiquité, chez les Mazdékites de la Perse sassanide, dans certaines sectes égalitaires de l'Islam, ainsi le veulent aussi les discours et les Institutions de Saint-Just -- aboutissent à l'indifférenciation sociale, par interchangeabilité des individus. » (*Sociologie de la révolution.*) Il ajoute que dans la réalité, on ne trouve des sociétés de ce type que chez les Bochimans et les Bergdama.
Il n'y a pas de réponse, dans les écrits de Marx, à la question suivante : après « la société sans classes » y aura-t-il une nouvelle différenciation ou aura-t-on atteint un stade définitif ? Dans le premier cas, la perspective de l'histoire redevient cyclique, dans le second, il faut supposer une mutation de l'homme. « Si la « société sans classes » n'est qu'une vicissitude de l'histoire qui doit être suivie de phénomènes de signe contraire, et non d'un glorieux point final, alors elle ne mérite pas tous ces sacrifices humains, alors la religion communiste est atteinte dans ses œuvres vives. Et dans le cas contraire, la société sans classes est un mythe ressortissant à l'histoire des religions, non l'idée réelle d'un état scientifiquement définissable. » (*Sociologie de la révolution.*)
Avant d'arriver à ce triomphe mythique, il faudrait d'abord parcourir un long chemin et que l'histoire obéisse aux prévisions de Marx : généralisation et aggravation de la condition prolétarienne, crises, donc révolution et établissement de la dictature du prolétariat. Ces injonctions prophétiques sont présentées comme des résultats de la science marxiste. « Ces mythes eschatologiques, pour qui y croit, tracent la vérité littérale de ce qui se passera dans le futur. Et c'est en ce sens que le marxisme en tant que socialisme scientifique est une tentative tout à fait conséquente d'actualisation du mythe. Car à l'âge « scientifique », si ce n'est pas « scientifique », ce n'est pas « vrai »... Les lois de l'action ont exigé que Marx et, après lui, les marxistes les plus conséquents, dénoncent les utopistes, à qui ils doivent tant, les prophètes, dont ils ne diffèrent pas, et les mythes que les idéologies tendent à actualiser. » (*Sociologie de la révolution*.)
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Naturellement, ce qui s'est passé, ce qui a eu lieu, devient sacré, puisque chaque instant est un moment du parcours nécessaire. Chaque événement est une décision de l'histoire, un verdict. Il fait partie de la trajectoire qui mène à l'âge d'or futur. Et l'histoire est infaillible. Cependant, les interprètes les plus subtils donnent parfois leur langue au chat, et nous verrons apparaître alors des expressions qui manifestent le trouble scandaleusement, il se trouve que « l'histoire bégaie », ou « se tait ». Ce qui domine pourtant, chez nos intellectuels, c'est l'approbation et la révérence pour « ce qui s'est passé ». « Le fait nous comble. Mais lorsque nous ajoutons (par exemple) que « les choses n'auraient pas pu se passer autrement », objectivement, c'est un pur *flatus vocis,* psychologiquement c'est une opération par laquelle l'homme se rassure lui-même. » (*Intelligence de la politique,* t. I.)
Dans *Inquisitions,* Monnerot s'exprime plus brutalement : « ...je ne suis pas hégélien, et tout fait accompli ne m'inspire pas, du fait seul qu'il est accompli, une révérence bestiale. »
\*\*\*
Le mythe comprend également la croyance que la Révolution modifie pour toujours les rapports entre les hommes. Or, toutes les révolutions qu'on a pu observer comprennent une phase d'*effervescence* suivie d'une nouvelle *stratification* où réapparaissent les hiérarchies, les règles, les interdits. La différence avec la situation pré-révolutionnaire est un changement de personnel. Dans la phase d'effervescence, on peut avoir le sentiment que le rêve se réalise ; les intérêts particuliers, les différences sociales sont comme vaporisés ; il y a fusion des individus dans la collectivité, ou illusion d'un tel état. De toute façon, cette période ne dure pas. Il est impossible de s'y maintenir, mais les révolutionnaires pensent toujours que la prochaine fois, ils réussiront, et que l'*effervescence* se prolongera indéfiniment.
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« Il y a un malentendu dramatique entre le révolutionnaire religieux qui définit (et le mot « définit » ici, convient à peine) la révolution en termes de fins, d'intentions, de rêves et de représentations eschatologiques, et l'homme qui, du dehors, rattache ce révolutionnaire et l'action de cet homme à des phénomènes historiques donnés, à un devenir historique en cours, dont il est possible de prolonger les perspectives vers l'avenir, en partant non de ce qu'on peut souhaiter mais seulement de ce qui est : il n'y a alors de révolutionnaires que par rapport à une situation donnée. C'est la distinction de ce que les hommes pensent faire et de ce qu'ils font, distinction dont la nécessité tient à une différence, à une dualité de points de vue. » (*Sociologie du communisme.*)
On a là ce que Monnerot appelle un effet d'*hétérotélie.* Il y a toujours un écart entre l'action projetée et l'action réalisée. D'abord parce que l'ordre des faits et l'ordre des pensées ne coïncident pas : « Il y a d'une part des lois qui président à la production des événements dans la réalité et d'autre part des lois qui président à la production des représentations dans l'organisation psychologique de l'homme. » (*Intelligence de la politique,* t. 1.) Et aussi, il est impossible à l'homme d'évaluer tous les éléments d'une situation avant d'agir (il en ignore certains, il se trompe sur d'autres, et beaucoup sont mouvants) comme d'ailleurs d'évaluer sûrement ses propres motifs. « La limitation de la vision (savoir), la limitation de la possibilité d'action (pouvoir) définissent la condition humaine comme fautive, c'est-à-dire frappée d'insuffisance quant à ce à quoi précisément elle fait face. » (*Intelligence de la politique,* t. 1.)
Chaque action entraîne donc des effets imprévus, qui peuvent être favorables mais sont le plus souvent fâcheux. Pour corriger ces défauts, on est entraîné à d'autres actions qui, elles-mêmes, produisent leurs conséquences non maîtrisées. Le héros tragique est un parfait exemple d'hétérotélie : toutes ses actions le condamnent et l'enfoncent dans la catastrophe (voir *Les lois du tragique*)*.* Dans le cas des révolutions, les effets hétérotéliques sont particulièrement visibles, du fait d'une situation inédite, de l'application de principes non éprouvés, ou sans rapport avec la réalité, et d'une tendance à penser que les faits doivent se plier à l'idée. La France révolutionnaire, que tout le monde a en mémoire, déclare la paix au monde, puis se lance dans une guerre qui durera vingt-trois ans. Elle définit solennellement les droits de l'homme, et trois ans après décrète la loi des suspects, emprisonne, guillotine et noie avec frénésie. Elle se fonde sur l'égalité et aboutit à l'Empire et à une nouvelle noblesse. Le révolutionnaire par son enthousiasme et son mépris des réalités est donc particulièrement exposé, mais l'hétérotélie est liée à toute action humaine, et ne peut être éliminée.
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On l'accroît, évidemment, quand on est sûr de ne pouvoir se tromper, or, « il semble qu'on ne puisse se passer, si l'on entreprend de substituer intégralement un « monde nouveau » à un « monde ancien », d'infaillibilité ».
Nos historiens ont le défaut de ne pas compter avec l'hétérotélie, et de construire leurs ouvrages comme si les responsables politiques dont ils parlent avaient su et voulu tout ce qu'ils ont fait : « L'histoire -- au sens d'œuvre écrite -- n'ayant pas jusqu'à présent totalement rompu avec les origines qui en font un genre littéraire comme l'épopée ou le roman, lorsque des historiens, comme par un sophisme dont ils ne seraient pas conscients, ont l'air de déduire les mobiles plausibles des personnages des actions que ces personnages ont faites, il n'y a là qu'une redondance... Ces premiers rôles n'ont apparemment jusqu'ici jamais connu suffisamment : 1) le monde que leurs actes allaient changer, les sens successifs de ces changements ; 2) les mobiles mêmes de ces actes. » (*Intelligence de la politique,* t. II.)
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Mais il est une autre cause de dérive, et c'est tout simplement le temps. « Les générations qui suivent commettent de véritables contresens sur les générations qui précèdent, sur les objectifs de ces générations. » Il y a malentendu, glissement de sens, parce que « les contenus psychohistoriques » changent et d'ailleurs ne changent pas tous en même temps et de la même façon chez tous les hommes. Résultat : un effet de paronymie, « ce qui est émis n'est pas ce qui est reçu ». La conséquence en est que « tout « révolutionnaire » si l'on pense à Chronos est un garnement qui joue ». « Le Temps est un subvertisseur infatigable. » (*Intelligence de la politique,* t. 1.) Cela s'applique à Marx comme aux autres. « L'avenir radieux choisi par des hommes (par exemple la société sans classes) pour de futurs occupants de la planète, est une anticipation de goûts totalement arbitraire... » (*idem*)*.* C'est « le paralogisme fondamental d'une doctrine comme le marxisme -- il consiste à préconiser l'avènement d'une société conforme aux préférences de Karl Marx, en ignorant les préférences des destinataires de ce cadeau ». (*Idem.*)
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Si l'on tient compte de ces dérives inévitables, une question se pose, et Monnerot l'énonçait dès *Sociologie du communisme :* « Si le « schéma historique » n'est en définitive qu'un rêve, que vaut l'Institut de direction du processus historique ? » C'est dans le même ouvrage qu'il affirmait, de façon qui peut paraître optimiste : « âge d'or et jour de gloire telle est la signification des mythes aujourd'hui déclinants de la révolution et de la société sans classes ».
Même si « l'Institut » de Moscou se trompe dans ses actions, ses calculs faussés à la base, même si les mythes ont perdu de leur pouvoir, -- ce n'est pas certain, ces mythes ont souffert de l'échec et des crimes de ceux qui s'y référaient, mais il semble bien que l'appétit d'utopie soit intact, -- Monnerot le sait mieux que personne : l'entreprise continue. Elle peut parfaitement survivre à l'élan qui l'a fait naître et grandir. La cause de l'empire soviétique s'étant confondue avec celle du communisme, massacrer les Afghans passe pour un acte qui nous rapproche des temps bienheureux promis par Marx. Le respect de la force, la paresse intellectuelle, la séduction de sentiments à la fois profitables et avantageux, assurent dans certains pays, dont le nôtre, la puissance de la doctrine. Enfin, l'entreprise est renforcée par toutes les équivoques du libéralisme, qui se flatte lui aussi, en France, de *descendre* d'une révolution, et les complaisances de nombre de chrétiens. Ce qui a été perdu en élan « religieux » est compensé par la surface acquise, l'habitude et une grandeur d'établissement.
\*\*\*
On sait trop que la réaction de l'Église face au communisme a beaucoup perdu de sa vigueur et de sa netteté. Jules Monnerot, qui est tout à fait extérieur au catholicisme, ne traite pas cette question, mais y touche au passage de manière très éclairante.
Dans une analyse où il oppose l'homogène et l'hétérogène, -- c'est un aspect capital de son œuvre, mais qui dépasse le cadre qu'on s'était tracé ici, -- Monnerot est amené à résumer comment la société homogène d'aujourd'hui conçoit son propre bien. Disons, brièvement, que l'homogène « est ce qui donne le ton social » : la majorité adhérente et consentante de la société.
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« Ce bien est conçu comme la pleine satisfaction (et la meilleure possible) des pulsions fondamentales de l'animal homme, celles qui se manifestent par des traits et des structures physiques à quoi elles sont coextensives : nutrition, sexualité, motilité, territoire, sécurité et confort dans cette pleine satisfaction. (Les pulsions agressives sont arbitrairement mises entre parenthèses.) Tout se passe comme si le pouvoir, dans nos sociétés, était conceptualisé comme ce qui protège le mieux l'homme statistique contre les « troubles de jouissance »... L'idéal visé est *qu'il n'arrive rien. *» (*Intelligence de la politique,* t. I.)
Et Monnerot constate que ce matérialisme sans risques semble être le rêve commun aux trois groupes humains de l'Occident, des pays communistes et du Tiers-Monde. Il ajoute : « Notre époque se caractérise également par l'inquiétude qu'inspire cette constatation aux puissances dites jusqu'ici spirituelles (j'entends dont la raison d'être historique est spécifiquement spirituelle, notamment l'Église catholique), qui réagissent contre l'anticipation qui les représente comme désaffectées par divers moyens que nous n'avons pas à apprécier, ni du point de vue de l'efficacité, ni de tout autre point de vue, mais dont une sorte de mimétisme par rapport au matérialisme qui les nie, n'est pas le moins caractéristique. » (*Intelligence de la politique,* t. I.)
Mimétisme, décalque du matérialisme environnant, le diagnostic est bien exact pour le courant dominant de l'Église en France. Alors qu'elle incarne le pôle lumineux du spirituel et qu'elle pouvait aimanter à nouveau des millions d'égarés (ils finissent par se laisser aiguiller vers des sectes ou des religions exotiques), cette Église a choisi de s'adapter. Elle a essayé de se colorer de révolution et de préoccupations de changements temporels. Monnerot parle, on l'a vu plus haut, de ces psychismes frustes qui refusent la transcendance et font descendre sur terre la promesse divine. On dirait que ces psychismes ont contaminé la doctrine du salut. Un exemple : les prêtres se sont mis à parler du Royaume de Dieu comme d'un Royaume à construire ici-bas. Le jour de la Toussaint, j'ai entendu, dans une paroisse du Sud-Ouest, que nous n'y arriverions pas complètement, sans doute -- vasouillement de précaution -- mais que nous procéderions à des « avancées ». Ce mot, on le sait, fait partie du vocabulaire communiste courant. S'il a un sens ici, si l'on peut mesurer des avancées vers le Royaume de Dieu, il est clair que notre temps est supérieur au passé (l'idée de progrès imprègne ces esprits).
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Notamment, il doit être certain que notre Église est supérieure à celle du Moyen Age, -- cela, nos clercs en sont persuadés, -- et encore plus évidemment supérieure à l'Église des apôtres, et à ces communautés chrétiennes primitives que d'ailleurs on exalte. Ce n'est pas exactement ce que l'on veut dire ? Mais on ne veut rien dire exactement. On se contente de créer un flou, une confusion, où n'importe quelle équivoque peut se glisser. Et « le monde à venir » de la nouvelle traduction du *Credo* peut à la limite se confondre avec « la société sans classes ». Ce n'est pas avec de telles *réponses* que l'Église nous aidera à sortir du cul-de-sac de l'utopie. Ce n'est pas ce mimétisme qu'on lui demande.
\*\*\*
Ce n'est qu'une faible part de l'œuvre de Jules Monnerot que l'on a évoquée ici. Une faible part de son œuvre publiée, car il semble que la partie inédite jusqu'ici soit également considérable. Trois autres tomes d'*Intelligence de la politique* devaient suivre le deuxième, paru en 1978. Les éditeurs semblent bien lents, parfois. Il est vrai qu'ils préfèrent en général les œuvres portées par le courant du temps, conformes à la mode et aux opinions dominantes. Le thème de la *censure* peut être médité utilement.
Il est à craindre que dans notre pays, de plus en plus, toute œuvre non conforme soit rendue en quelque sorte clandestine, réservée aux esprits indépendants, à ceux qui ne se laissent pas modeler, en particulier, par le « progressisme » qui est le bien-penser indispensable aujourd'hui. Monnerot le sait bien. Lisez dans *Inquisitions* la brève et ironique confession où il se présente comme « un cas statistiquement peu probable ».
Cette œuvre a le goût du vrai, une saveur que l'on n'oublie pas. Le caractère de Monnerot est d'abord héroïque, il me semble. Mais il est clair aussi qu'il y a un grand plaisir à démonter les illusions, tricheries et idées fausses par lesquelles on mène l'opinion. Plaisir qui se paye car les montreurs de marionnettes n'apprécient pas qu'on se mette en travers de leurs intérêts, et les dupes sont furieuses d'être détrompées. Reste la joie pure d'avoir apporté quelques parcelles de vérité au trésor commun des hommes, ou, pour reprendre l'image de l'auteur, d'avoir créé un instrument d'optique pour mieux lire l'histoire.
Georges Laffly.
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ŒUVRES DE JULES MONNEROT :
- *La poésie moderne et le sacré* (Gallimard 1945).
- *On meurt les yeux ouverts,* récit (Gallimard 1945).
- *Les faits sociaux ne sont pas des choses* (Gallimard 1946).
- *La guerre en question* (Gallimard 1951).
- *Les lois du tragique* (PUF 1969).
- *Sociologie de la révolution* (Fayard 1969).
- *Démarxiser l'Université* (La Table ronde 1970).
- *Inquisitions* (José Corti 1974).
- *Intelligence de la politique* (Gauthier-Villars, tome I : 1977 ; tome II 1978).
- *Sociologie du communisme* (Hallier-Albin Michel, nouvelle édition 1979 ; précédemment chez Gallimard, éditions de 1949 et de 1963).
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### Chardonne revisité
par Armand Mathieu
*A l'occasion du* « *Chardonne *» *de\
Ginette Guitard-Auviste et du numéro 8\
des* « *Cahiers Jacques Chardonne *»*.*
« Il faut poser le pied assez légèrement sur terre », lit-on dans *Vivre à Madère* (1953)*. --* « ...Sans rien en lui qui pèse ou qui pose ». Le vers de Verlaine vient irrésistiblement à l'esprit quand on relit l'œuvre de Jacques Chardonne, qui aurait eu cent ans en janvier dernier. Comme pour Morand en 1981*,* Ginette Guitard-Auviste se présente en guide sûr et discret, clair et complet, à qui veut découvrir l'homme et mieux comprendre l'œuvre ([^15]). Elle entrouvre pour nous lettres, notes et billets inédits, multiples papillons dont la couleur reste sur les doigts.
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Étrange personnage que cet héritier du cognac (par son père, Georges Boutelleau) et de la porcelaine de Limoges (par sa mère, une Haviland). Il traverse la vie avec l'air de ne pas y toucher...
Les études ? Son père l'en détourne, et il n'apprend le latin qu'à dix-huit ans (pour l'oublier aussitôt, dit-il).
Les affaires ? Il aime à s'en occuper (il a souvent du flair), mais il en fait peu, car la fortune des Boutelleau n'est plus ce qu'elle était.
La famille ? Un père et une mère affectueux, mais distants et libéraux ; une sœur de huit ans plus âgée. Et il fuyait les enterrements, même celui de son propre fils (« Il est dans la paix », écrira-t-il sur la Bible familiale).
Les arts ? Il n'aime pas les concerts (il faut rester assis), il traverse l'Italie sans entrer dans un musée (il faut rester debout), et quant à la Grèce... « *vous savez, il ne faut pas exagérer : la Grèce, c'est des pierres sous un énorme soleil. On vous dit : c'est Corinthe ! -- Ah bon l... Et c'est comme ça tout le temps *»*.* A quoi Nimier répondait : « L'avantage de la Bretagne, c'est qu'il n'y a rien à visiter. »
Les livres ? Il se contente de les soupeser, humer, feuilleter ; déteste la manière anglo-saxonne de s'y plonger.
Tout de même, il y a ceux qu'il écrit. Mais il ne s'y met qu'à trente ans, avec *L'Épithalame.* Il rate de peu le Goncourt, en 1921*,* parce qu'on n'a pas voulu couronner un éditeur (il est en effet devenu co-directeur de la librairie Stock avec son ami Maurice Delamain). Mais il l'obtient en 1930*...* pour un planteur d'hévéas, son ami d'enfance Henri Fauconnier, l'auteur d'un seul livre : *Malaisie.* Il n'a pas ménagé sa peine, il a écrit au doyen du jury, Hennique, l'assurant qu'il a relu « toutes ses œuvres » « du moins les principales », qu'il va rééditer *Un Caractère,* que sa vie enfin « aura marqué non seulement par un exemple de noblesse, mais une œuvre durable et belle ». Et au dernier moment, comme les mœurs malaises inquiètent un peu, il lui faut jurer ses grands dieux que Fauconnier n'est pas homosexuel.
Chardonne a toujours vécu entouré d'hommes et de femmes qui écrivaient, et qui écrivaient bien : son père, sa mère, sa sœur aînée, les Fauconnier et les Delamain ses amis d'enfance. Autour de sa vieillesse graviteront Nimier, Déon, Mathieu Galey, Jean-Louis Bory. Son fils, son beau-fils, son gendre ont écrit des romans.
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Auparavant, il a fait noircir des feuillets à ses deux épouses successives, à la première, Marthe Schyler-Schröder, issue de la bourgeoisie bordelaise des Chartrons, quand il échafaudait *L'Épithalame,* puis, après son divorce, à la seconde, Camille Brizon, dont il inséra des pages de Journal dans *Claire* (1931)*.* Étonnante union aussi que celle du grand bourgeois charentais et de la petite ouvrière qui fréquentait le cours Pigier... proche de la librairie Stock. La petite ouvrière avait, il est vrai, un port de grande dame ; elle inspira non seulement *Claire* mais *Éva* (1930)*,* et devint en littérature Camille Belguise.
C'était son métier, après tout, que de déceler le talent. Il était peut-être un peu trop sensible à la petite musique des femmes, s'engoua sur le tard pour Minou Drouet et Françoise Sagan, lança entre les deux guerres le premier roman de Raymonde Vincent (*Campagne,* 1937)*,* l'épouse (bientôt délaissée) d'Albert Béguin (le vertueux directeur de la revue *Esprit*)*,* et le mince *Commentaire* de Marcelle Sauvageot, si « racinien » qu'il plut aussi à Brasillach.
-- *Cha rechtera, Marchelle Chauvageot !* disait-il, longtemps après, à Willy de Spens qui imite sa prononciation chuintante.
C'est l'un des grands mérites du livre de Ginette Guitard-Auviste que de nous restituer aussi ce Chardonne causeur (moins le chuintement, mais avec une évocation de sa diction de vieil acteur). Car nombre de ses jugements furent semés, en forme de boutades, à la terrasse des cafés ou des jardins. Willy de Spens aime citer également le mot sur Mauriac :
-- *C'est Marcel Prévost ! Il a seulement ajouté le parfum des cheringas et des tables de nuit de chambres d'hôtel...*
\*\*\*
En relisant attentivement son œuvre, et sa correspondance, on découvrirait un remarquable critique littéraire, plus rosse que Léon Daudet, plus sûr que son ami Edmond Jaloux. Quelle férocité joyeuse dans le dégonflage des baudruches !
Malraux ? « Le galimatias au service du délire ». Camus ? « Il prend la suite de Saint-Exupéry, fort goûté par d'honnêtes gens qui ne sont pas difficiles. » La correspondance de Gide et Roger Martin du Gard ? « Deux couillons ! Ils se prennent au sérieux. » Quant aux romans de Gide, « que c'est maigre et gourmé !... Il a donné un ton affecté au style le plus simple, et à la sincérité un air équivoque ».
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Les plus grands noms n'échappent pas au couperet. Barrès ? « Style guindé, à la pommade... Je souhaite que Mauriac ait le temps d'extraire du fatras des *Cahiers* le livre qu'il nous promet. Ce sera le meilleur livre de Barrès, le seul qu'il n'aura pas gâté en l'écrivant. » Jouhandeau ? « C'est du pipi. »
Il n'est pas jusqu'aux meilleurs amis qu'il n'ait ramenés à de modestes proportions. Nimier ? « Il restera comme un certain type de l'époque (comme Cocteau). » Morand ? « Il n'est pas intelligent ; son drame, c'est qu'il le sait. »
Évidemment, on songe inévitablement au seigneur Pococurante de *Candide,* qui soignait son jardin, méprisait ses tableaux et la musique, « ce bruit » qui « peut amuser une demi-heure, mais, s'il dure plus longtemps, fatigue tout le monde, quoique personne n'ose l'avouer ». On songe d'autant plus au sénateur vénitien que, comme lui, Chardonne sait faire avec un goût sûr la part des choses. Il propose à Nimier ces sujets de composition française : « Quelles sont les pages excellentes chez Colette, et les douteuses ?... les phrases écrites avec une plume de ronde ; celles qui ont trop d'apprêt, avec de petites flatteries pour le lecteur. A ce propos, indiquer par où le style se fane. -- ... Dans les pièces de Giraudoux, c'est le premier acte qui est bon ; après, cela s'affaiblit ; c'est pris de trop haut pour la voix... Des exemples de cette dégradation. »
N'allons pas croire pourtant qu'il n'est pas capable d'admirations franches. Elles sont parfois datées : il est resté fidèle à Loti ; il gardait la nostalgie des superbes sujets traités par Bourget (« plus d'étoffe que Barrès »), ou par Bernstein, Curel, Henry Bataille et Porto-Riche -- parce que c'était sa jeunesse, ou par goût du paradoxe ?
Il ne méprisait pas toujours le roman réaliste ou naturaliste, parle fort bien des « hallucinations vraies » de Balzac, de la « trompette » de Flaubert et de la « couleur » chez Zola ; il vantait beaucoup aussi quelques romans de Marc Bernard et de Raymond Guérin, adversaire politique qu'il tira des camps allemands et qui vint le remercier en l'insultant.
Parmi ses contemporains, il en est quelques-uns qu'il plaçait très haut. Drieu, dont la personne le fascinait, comme tout le monde : « Un aristocrate comme on n'en verra plus, un romantique intelligent..., avec quelque chose de morbide, quelque chose qui décomposait tout » ; « une pointe de diamant qui rappelait les beaux temps de l'esprit français, comme les palais de Mansart à la Concorde ».
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Proust, malgré quelques pointes, par exemple quand il le place dans la même lignée qu'Alphonse Daudet. Claudel : « Grand prosateur en sabots, quand il ne chausse pas des ailes. Je ne puis mordre à son théâtre ou poèmes emphatiques. Je ne m'en vante pas. En somme, je n'aime pas le génie. » Montherlant : « le plus grand écrivain du siècle », « le débraillé royal » (par opposition à Valéry, « l'homme bien habillé », ou à Barrès, « en faux-col ») -- même s'il en rabat un peu sur le tard : « l'homme n'est pas assez grand pour son style », et puis même Montherlant, qu'est-ce à côté de *Fleur du Ciel* (une nouvelle de Morand parue en 1957) ?
Les propos sur Apollinaire sont les plus savoureux. D'abord par leur hardiesse. Chardonne savait qu'il ferait bondir Nimier lui-même quand il lui écrivait en 1954 : « On dit : Apollinaire ! Exclamation sans réserve. Il est l'auteur du *Pont Mirabeau* et d'une douzaine d'agréables poèmes ; mais il a écrit quantité de vers ridicules, des lettres insignifiantes, des bouts de romans nuls (Il ne savait pas écrire. Comparez avec Rémy de Gourmont, à la même époque). On publie tout cela avec dévotion, on lui consacre une rue, Cocteau le porte aux nues... »
Chardonne se souvient, en 1938, qu'il a bien connu Apollinaire (du moins sait-il en donner l'illusion) quand celui-ci fréquentait la librairie Stock, et l'on a toujours du mal à croire au génie de ceux qu'on a côtoyés familièrement :
« -- Vous avez tort, me disait-il, soulevant d'un geste de prélat le manuscrit de *L'Enfant chargé de chaînes,* c'est le livre d'un poète.
« -- Mais vous ne l'avez pas lu !
« -- J'en ai lu une ligne. »
Dans *Lettres à Roger Nimier,* il reprend : « Il me dit un soir où nous écoutions ensemble à la Comédie-Française une pitoyable tragédie d'Henry de Bornier : « C'est très beau. » Il disait n'importe quoi ; voilà son originalité (du moins en prose) et en cela il a été vraiment un précurseur... » Pourquoi lui et non tel autre ? « Énigme de la vie littéraire. Il est venu sous un bon vent, il a eu des disciples qui en ont fait un maître ; c'est le principal. »
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Et, pour finir, ce coup de massue qui achève les snobs avec un clin d'œil au lecteur intelligent, à celui qui sait que Chardonne n'a jamais savouré qu'un poète, son ami Géraldy, et qu'il n'a peut-être pas lu un verset de la *Prose du Transsibérien :* « Depuis, on a dit que Cendrars était le véritable initiateur et c'est probable ; grand poète, au surplus. »
\*\*\*
L'itinéraire politique de Chardonne est assez simple, marqué par quelques grandes préoccupations. Au départ -- est-ce d'avoir, adolescent, séjourné un peu en Allemagne, comme Morand, Mistler, et aussi Céline ? -- il y a ce sentiment qu'une entente franco-allemande est nécessaire, qu'elle seule peut revivifier une Europe dont la fécondité doit de moins en moins à la France.
Ce sentiment, il ne l'a nulle part plus violemment exprimé que dans une lettre à Paulhan le 20 novembre 1940 : « La France, l'Angleterre, l'Amérique, ce sont des mondes morts. Il n'y a plus rien de vif qu'en Allemagne. Vif ne signifie pas charmant, ni délicat, ni délicieux. » Mais parce qu'il éprouvait ce sentiment dès avant 1914, il s'est senti proche des propos de Renan sur l'Allemagne, de Jaurès, de Caillaux.
Après la déclaration de guerre de 1939, il a connu, pourtant, une crise aiguë d'antigermanisme que révèle sa correspondance avec Henri Fauconnier, consultée par Ginette Guitard-Auviste. Puis c'est l'électrochoc de la défaite ; il adopte la formule de Goethe : « Si tu es vaincu, arrange-toi avec les garnisaires. » Il s'engage dans la collaboration intellectuelle, avec *Chronique privée de l'an 1940* (février 1941), *Voir la Figure* (octobre 1941), *Attachements* (mai 1943), et *Le Ciel de Nieflheim,* imprimé en juin 1943, mais dont sa famille empêchera la diffusion ([^16]). Il faut avouer que peu d'écrivains ont témoigné, pendant toute l'Occupation, d'une telle inconscience des risques... ou d'une si belle imprudence.
Chardonne, qui observe peu le détail des réalités concrètes, manifeste quelque naïveté vis-à-vis du nazisme, comme il en avait manifesté, vers 1930, à l'égard des prétendus succès économiques et sociaux du communisme. Pour lui, « bourgeois plein de doute », comme il écrit dans *Le Bonheur de Barbezieux* (1938), « ayant vu fonctionner de près le capitalisme » et n'en gardant « pas une foi intacte dans les vertus de l'action privée », les Allemands seuls peuvent trouver « des formules acceptables » et probablement nécessaires de socialisme.
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Eux seuls, en outre, peuvent nous protéger de l'U.R.S.S. Or, écrit-il dans *Voir la Figure,* « je n'ai aucune opinion sur le communisme russe, parce que je ne le connais pas, et je ne crois plus un témoin, ni un rapport écrit ; mais je sais de science certaine que la Russie était un pays à demi sauvage, il y a trente ans ; je sais que les Russes sont des Asiatiques. Cela me suffit, mon choix est fait ». Ce point de vue plus raciste que politique affleure encore çà et là, en 1954, dans *Lettres à Roger Nimier,* par exemple quand il compte sur l'armée russe pour nous protéger des Chinois. Mais dès *Le Ciel de Nieflheim* le jugement devient plus politique :
« Le monde slave... le réservoir de l'Asie... Cette masse n'est plus comme jadis à demi coagulée par l'inertie. Et sa force de propagation n'est pas seulement dans ses armées et ses machines. Elle est dans sa doctrine, dans les apôtres de sa doctrine, des fanatiques disciplinés qui lui ouvriront les portes de nos villes... On peut croire en France que les Russes s'arrêteront sur un geste des Américains, et que nous serons gouvernés par des communistes bénins, à peine différents de nos anciens ministres. Cette duperie est possible. Mais elle sera brève. Tout sera duperie dans cette phase. Duperie, l'allégresse des Français qui ressemblera à cette euphorie que les romantiques attribuaient jadis aux derniers jours de la consomption. Duperie la victoire des Américains, et leurs fournitures, et le paiement de leurs bons offices. Duperie la recrudescence capitaliste qui n'aura qu'un jour. La victoire américaine sera une victoire russe qui se fera connaître tôt ou tard. Et ce sera aussi une victoire allemande. Les débris énormes de cette armée, ce peuple qui sera tout entier une armée en disponibilité voudra sa part de la victoire infernale. Ils se souviendront de la France. Ils y reviendront pour ajuster un communisme sans espoir. Et la nuit sera longue sur l'Europe...
« Depuis quarante ans, je vois l'acheminement du communisme en Europe. Les hommes suivent leur pente. Le noble a été remplacé par le bourgeois, à qui succédera un homme sans nom, vague émanation du prolétaire et de l'agrégé. Nous serons gouvernés, ou plutôt supprimés par des gens entichés de technique, mais qui ignorent qu'elle vient de la science, laquelle dépend de causes très secrètes ; des gens qui se figurent que la civilisation est donnée comme l'eau de la rivière et qu'il suffit de la mieux partager ; qui n'ont aucun soupçon des rapports du visible avec les choses non vues et de l'envers spirituel de la vie.
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Cette pente de l'esprit a été accélérée par la bassesse et enfin la chute de la société bourgeoise qui n'a guère développé chez l'homme que des illusions, l'appétit, l'envie et la rancœur. Tout converge à l'avènement du communisme. D'abord l'adoucissement des mœurs...
« Les capitalistes ont renoncé aux entreprises. Depuis 1928, on attendait qu'ils remettent en marche la machine à gagner de l'argent ; on a multiplié les appâts. Ils n'ont pas bougé. Cette société est mûre pour le communisme... » Du moins, conclut-il, « l'Allemagne a tenté de s'opposer à la fatalité du communisme ». »
Interné trois mois à Cognac après la Libération, et tenu à l'écart par la suite, Chardonne ne s'est pas renié comme tant d'autres, comme Montherlant, comme Lucien Combelle, comme Gerhard Heller ([^17]). Dans *Détachements* (écrit en 1945, diffusé après sa mort), il continue d'ironiser sur ces deux peuples qui, régnant en 1939 sur les trois quarts de la planète ; accusèrent les Allemands de vouloir conquérir le monde, eux qui ne réclamaient qu'une ville allemande. La Libération lui fournit de nouveaux thèmes de plaisanteries : après celle de la capitale par « le peuple de Paris », « on se passe le mot d'un Espagnol qui ne croit plus à présent à la prise de la Bastille », écrit-il ; et lui, inversement, ne croit plus à la bataille de Poitiers : « J'ai mon idée. Je suis sûr que le sultan a reçu de mauvaises nouvelles, une fugue de sa fille ou quelque chose comme ça, ou un complot. Il a décidé de rentrer dare-dare. Aussitôt les Francs en ont fait la victoire de « l'immense armée des maquisards » et d'un certain Charles Martel. Charles, déjà ! ... »
En 1951, il écrit à Pierre de Boisdeffre : « J'ai cru que la littérature allait disparaître par la volonté de Staline, car il a régné sur la France et il a habité la France, par une curieuse transmission de pensée qui a gouverné ceux-là mêmes qui se croyaient ses adversaires. »
En 1954, dans *Lettres à Roger Nimier,* il rappelle les deux guerres franco-allemandes, le soutien intellectuel aux rouges d'Espagne en 1936, les rodomontades de 1939, pour conclure : « Bien entendu, si le communisme russe doit s'étaler un jour sur le continent, si on le désire, si cela est bon, tout s'est très bien passé jusqu'ici ; chacun y a mis du sien ! »
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Qu'on ne lui fasse plus le coup des communistes « généreux », « Cette bouillie de senteur bolchevique, elle coule de l'aigreur bourgeoise. » Il écrivait déjà en 1941 : « Les communistes ne se recrutaient pas chez des victimes, mais dans une catégorie très avide et frénétique de petits bénéficiaires bourrelés d'ambitions rageuses. » Il ajoute en 1954 : « Les communistes se moquent de la vérité ; ils ont réduit la parole humaine à une machine politique. »
Quant au socialisme que nous connaissons aujourd'hui, au mépris stupide des chefs d'entreprise, tout était dit déjà avant 1939 dans *Les Destinées sentimentales* ([^18]) et *Le Bonheur de Barbezieux* ([^19])*.* Par exemple que le socialisme est « un régime voué à l'échec à cause de ses complaisances : il est soumis à l'intérêt immédiat des membres dont il dépend ». Ou encore « L'argent retiré à quelques-uns est perdu pour tous, et il y a dans les pires misères comme une vocation au malheur qui rend le secours difficile quand il vient d'institutions collectives cruellement anonymes et trop vastes pour s'intéresser aux cas si variés, si subtils, si personnels, de l'incapacité ou de l'infortune. »
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Le Chardonne critique et politique ne doit pas faire oublier le romancier. Ginette Guitard-Auviste rappelle divers détails qui aident à comprendre comment s'est fait *L'Épithalame,* le premier roman, lié à la vie de l'auteur et s'en écartant. C'est Géraldy qui non seulement a proposé le titre, mais suggéré les trois derniers paragraphes et le sourire final. Chardonne se contentait d'un espoir « de sincérité et de paix » déjà fort optimiste dans l'état où se trouvait son propre ménage. Connaissait-il le passage du Journal de Benjamin Constant, cité dans *Éva,* où celui-ci raconte qu'il évita, sur le conseil de Boufflers, d'ajouter à l'histoire d'Adolphe et d'Ellénore une aventure qu'il avait connue aussitôt après ?
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Il se targuait d' « ouvrir un domaine peu exploré en littérature », celui de l'amour dans le couple marié. Dix-huit ans plus tard, en 1939, Denis de Rougemont publiera son fameux essai sur *L'Amour et l'Occident* où il décrit le goût suicidaire des Occidentaux pour la passion, l'exaltation dans leur littérature d'Éros plutôt que d'Agapè, et donc du couple irrégulier (Tristan et Iseut) plutôt que du mariage. Mais ce n'est pas non plus Agapè, l'amour-charité, que peint *L'Épithalame.* « On dirait un nom de maladie », écrit Laurence Cossé ([^20]), et de fait il y a dans ce roman, tant chez l'homme que chez la femme, ajoute-t-elle, « une inaptitude à aimer qui est une sale maladie ».
Chardonne avait tiré ses propres conclusions dans *Le Bonheur de Barbezieux :* « Le mariage est devenu romantique. Notre temps a vraiment renouvelé l'amour en le chargeant du poids et du dynamisme de l'idéal humain, en le situant dans la présence, dans la durée, dans la fidélité, dans le mariage ascensionnel. C'est une grande témérité. Inclure l'amour dans le mariage et la réalité, c'est exiger des êtres tout ce que nous attendions de l'amour, et leur donner beaucoup d'importance. La faiblesse des êtres entraîne les mécomptes de l'amour : double défaite. On dirait que l'homme est avide surtout de belles défaites. »
Un passage du roman dévoile bien que Chardonne est le peintre, très moderne en 1921, non du mariage tel qu'il se pratiquait encore, mais du couple d'aujourd'hui replié sur lui-même. C'est un propos du héros, de prime abord très réactionnaire et qui fait frémir les féministes : « Je connais des femmes médecins, apôtres, artistes, dit-il. Elles ont de la décision, de l'intelligence, du sang-froid, de l'éloquence, de fortes et belles qualités. Je ne dirai pas qu'elles ont seulement perdu le charme féminin, mais la valeur profonde qui est dans la femme. Chez une femme qui a aimé, qui a vécu avec son mari, qui a élevé son enfant, il y a plus de vrai savoir que dans nos bibliothèques. Les femmes (...) demeurent plus près des sources de vie (...).
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Je vous assure que l'humanité perdra un grand trésor de sagesse quand les femmes deviendront des hommes et qu'elles ne sauront plus aimer. » A-t-on assez remarqué que ce héros confine sa jeune épouse dans l'éducation d'un *unique* enfant ? (Et dans *L'Épithalame* ce bébé n'a même pas de prénom.) Le programme de lectures qu'il proposait à sa fiancée semble également une caricature involontaire du « goût » chardonnien : « *L'Éducation des Filles* de Fénelon ; *De l'Amour,* Stendhal... quelques pages sur la femme à la fin du volume. La Rochefoucauld : il faut lire ce petit livre avec vénération ; nous serions moins français sans lui. Vigny... très bien, Vigny ! *Adolphe, Le Désert* \[de Loti\]. Les *Comédies* de Musset. C'est un sage délicieux. » (Je retire Bossuet et Tolstoï, placés là sans conviction -- « Ah ! *Guerre et Paix,* saluons : un monde ! » --, de la liste de Chardonne. Lui de son côté a oublié son cher Fromentin, le prince de Ligne et la princesse de Clèves...)
On comprend la réaction de Brasillach devant « cette absence d'oxygène et d'ozone qui fait des romans de ce genre la plus belle série connue de cloches pneumatiques ». Certains ont incriminé les poumons fragiles de Chardonne...
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A la fin de sa vie pourtant, Chardonne est parvenu au grand art. Il faut lire *Lettres à Roger Nimier* ([^21])*,* « ce livre, écrivait Mauriac en octobre 1954*,* que je viens d'épuiser avec cette avidité de l'enfance qui a couru et qui a soif : cela ne m'arrivait plus ; il est tout de même bien fort que je le ressente pour cette œuvre innocemment perfide, dont la sérénité étudiée recouvre un attachement amer aux pires partis pris du Chardonne de naguère ». C'est un roman, contrairement à ce que laisse croire le titre, mais d'un romancier qui ne croit plus au roman : « On décrit ceci, cela ; ces peintures sont coupées de dialogues affreux pour donner vie à des *personnages.* Le tout fait une sorte de guignol que je ne supporte plus. »
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Dès son premier livre, un demi-siècle avant le « nouveau roman », avant Marguerite Duras et Nathalie Sarraute, Chardonne avait rompu, mais sans le crier sur les toits, avec la tradition du romancier démiurge qui construit un récit charpenté et fait concurrence à l'état civil. Il donnait seulement à entendre des personnages, qui dès le début, comme disait fort bien Charles du Bos dans sa préface, « sont dans la pièce ; ils n'y ont pas été amenés ». On parla de pointillisme : « une discontinuité du récit, une juxtaposition de menus traits donne, mieux que toute autre méthode, l'intuition du complexe et du mobile des êtres », écrit André Thérive, concluant lors de la réédition de 1951* :* « Le jeune Chardonne a disloqué ce grand bête de roman comme le poète l'avait fait de ce grand niais d'alexandrin... Tous les procédés qu'on vous sert réchauffés dans les romans d'aujourd'hui étaient déjà inventés par lui. »
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Mais *Lettres à Roger Nimier* va plus loin. C'est un chef d'œuvre fait de riens : des bribes de conversation, à Megève, en 1953*,* à l'époque déjà préhistorique où les « pantalons de skieurs » étaient noirs ; trois messieurs déjà mûrs, venus sans leur femme : l'auteur (qui sirote un White Lady, son cocktail préféré), un médecin, et M. Armand ([^22]) ; le chalet où vit un couple alcoolique... Et puis un second couple se forme, qui se dénouera tragiquement. L'auteur en visite un autre, mine de rien, à Positano. A la dernière page, il en devine un quatrième, en Sologne : « Je suis venu quelquefois rôder par ici comme un voleur. Cette maison est habitée par un vieux couple ; je ne veux pas en savoir davantage, je ne veux pas que l'on me parle de ces gens... »
Tout cela en fond de tableau, car au premier plan Chardonne monologue, à propos de la pluie et du beau temps (et de la neige, Megève oblige), du frais minois des Savoyardes ou du dernier Bloc-notes de Mauriac (dont il ne reste rien après trois mots de Chardonne), du destin des peuples ou de l'existence de Dieu. Ou bien il ressasse des souvenirs, toujours très brefs : « Mon cousin Gabriel Trarieux me disait en 1906*... *» ; « Lorsque François de Curel me racontait... » ; « Quand Apollinaire m'a apporté le manuscrit de *L'Hérésiarque...* sa petite bouche qui s'arrondissait... »
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Mais qu'est-ce que les souvenirs ? « Un relent de moisi, un rien de saugrenu dans le passé naïf et sa fragile substance si vite décomposée. » La lecture ? « En vérité, personne ne sait lire ; grave malentendu entre l'auteur et ses lecteurs. » La beauté ? « C'est un certain être, voilà tout ; ce n'est pas tel ou tel visage. » La psychologie ? « Science mondaine, science trompeuse : une bougie allumée que l'on promène dans la nuit d'un souterrain ; la petite flamme n'éclaire pas, elle vous aveugle. » Les opinions ? « Il est permis de tout dire, mais en peu de mots ; la seule faute serait de s'appesantir sur des choses qui *se* retournent comme l'on veut. » Chardonne le magicien fait surgir et disparaître ses foulards multicolores. C'est du grand art. Il est l'écrivain le plus moderne, le vrai fils de l'ère du soupçon, mais bien au-delà de Marx et de Freud (« ce naïf qui a inventé une ridicule mythologie »), et avec l'humour, la grâce qui a manqué aux existentialistes.
Avec l'audace aussi, l'audace provocante chez cet homme nourri dès l'adolescence de Schopenhauer. L'audace de ne pas nier toute raison dans l'Histoire, cette « marmite de sorcière » : « Cette démarche un peu folle des hommes fait un monde baroque, où pourtant la raison a le dernier mot ; c'est cela le plus étrange. Si vous semez des flammèches dans la forêt pendant la canicule, à la fin elle brûle ; s'en étonner, c'est le comble de l'égarement. » L'audace surtout d'affirmer le rôle de la biologie : « Tout est dans l'œuf » ; « un mystère demande une analyse du sang ; le psychologue n'a jamais grand'chose à dire ». L'audace enfin de laisser sa place au mystère de la civilisation vient-elle de « sources profondes que Jean Rostand croit biologiques (comme Guyau le pensait) ? là on se perd ». Comment périclite-t-elle ? « Tout ce qui est vil part de haut ; en général du progrès matériel » répondait dans *Voir la Figure* le même homme qui avait écrit *Les Destinées sentimentales* à la gloire d'un industriel limougeaud...
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Pas de réponse définitive chez Chardonne. Quand son ami Maurice Delamain s'engouait, jeune homme, « à l'âge où l'on est animal et toute matière », pour le matérialisme de Le Dantec ou celui de Durkheim, puis plus tard pour quelque syncrétisme :
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« Il me semble que ce n'est pas tout à fait cela » répondait Chardonne, comme Lachelier à Durkheim lui-même. « Croire en Dieu, c'est plus raisonnable », a-t-il écrit aussi.
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Il y a trois ans, Ginette Guitard-Auviste consacrait une biographie de la même qualité à Paul Morand ([^23]). Morand -- probablement fils de franc-maçon, nous révélait-elle -- est d'une sécheresse totale devant les questions métaphysiques, avec parfois un agacement méprisant, malgré son ralliement esthétique, sur le tard, à la liturgie orthodoxe. Chardonne au contraire tenait à signaler en 1957 à sa future biographe : « Il y a un esprit religieux diffus dans toute mon œuvre, assez particulier et que je n'ai jamais voulu définir. Il importe une fois de le traduire clairement. »
Mais il garde son air de ne pas y toucher. La sainteté, c'est beau, mais c'est pour Charles du Bos : « Nul homme ne m'a fait sentir mieux la présence de la vie profonde unie à Dieu... J'ai compris alors ce que je refusais, justement cette lumière, cette assurance, fidèle à ma vocation terrestre, aux êtres abandonnés qui cherchent comme moi une lueur, là où tout est incertain et obscur. » Dieu caché ? Dieu lointain plutôt : il ressemble à celui des Stoïciens. « Ô monde, je veux ce que tu veux », c'est la prière de l'auteur du journal interrompu (sous-titre d'*Éva*).
Quant à la « durée de l'Église à travers les bouleversements des siècles », « vérité imposante, en effet ». « Je préfère cette preuve, ajoute-t-il (dans *Lettres à Roger Nimier*) à ces miracles en Orient, ces gouttes de sang... » (De la même façon, il trouvait « vulgaire » l'Évangile de saint Luc, cette « succession ininterrompue de miracles ».) Mais, poursuit-il, « l'Église protestante aussi a duré, avec moins d'organisation ; et la littérature également, et cela est quasiment miraculeux, car elle s'est constituée et maintenue avec des adeptes aberrants ; rien de saugrenu comme les jugements en littérature à toutes les époques ». Et de conclure, car sans doute il y a miracle et miracle : « On a tort de mépriser les miracles ; je ne vois rien de plus intéressant sur terre. »
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L'œuvre de Chardonne trahit pourtant une sorte de recul, de crainte, d'inhibition devant le monde catholique. Il semble la dupe, pour une fois, de réactions qui remontent probablement à son enfance protestante (sa mère s'était secrètement convertie au catholicisme, mais en sauvegardant les apparences protestantes, y compris pour son fils).
Sur les traces de ses personnages, on entre ici et là dans un temple protestant. Jamais dans une église. C'est plus fort que lui : il ne semble pas pouvoir franchir ce seuil sous le regard d'autrui. Dans Éva, nous sommes en Suisse. « J'ai conduit Éva à l'église. » Rien sur ce qui s'y passe. Il enchaîne : « Au retour, passant devant le temple, je l'ai quittée pour aller entendre prêcher le pasteur qui vient de perdre son fils. Il exhortait ces paysans, sans qu'on pût s'apercevoir de sa douleur, mais elle donnait à ses paroles de gratitude pour la bonté divine un bel accent. L'homme se surpasse, quand il est écouté. C'est pour les autres qu'il a inventé ce qu'il y a de plus grand. »
Coup de chapeau au pasteur. Mais jamais un prêtre catholique dans son œuvre. Sans vouloir tout ramener à l'enfance, comment ne pas être amusé par l'anecdote inédite racontée par Hélène Fauconnier à Ginette Guitard-Auviste ? Elle a vu le petit Jacques Boutelleau, déguisé pour la Mi-Carême en César, une cuirasse de papier d'argent à même la peau, s'engager dans le chemin proche de chez elle sur un char traîné par le chien des Fauconnier : « Au tournant, on aperçoit M. le curé flanqué de ses deux vicaires. Les soutanes tiennent toute la largeur de la route. Fuite éperdue de la cavalcade. » Voilà l'unique rencontre que l'on connaisse de Chardonne et d'un prêtre...
A Megève, on ne sait pas non plus s'il est entré dans l'église. Mais il note : « Ces gens silencieux, incultes, et dont la vie est si complexe, délicate et forte, sont-ils vraiment formés par l'église qui seule parle ici, avec l'école primaire ? Le catéchisme, un sermon de curé de campagne, cela ne va pas loin. » Bénissons Chardonne pour cette remarque de calviniste distingué, car elle nous vaut -- felix culpa ! -- cette fulgurante réplique qu'on n'aurait pas osé attendre de Roger Nimier : « Un sermon de curé, pour vous qui êtes subtil et protestant, cela ne va pas loin, tandis qu'ils en font un mystère. »
Armand Mathieu.
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### LES CRISTEROS (fin)
*Mystère d'iniquité*
par Hugues Kéraly
JESUS DEGOLLADO GUIZAR, général en chef de la Guardia National depuis la mort de Gorostieta, n'est pas dupe des « accords » dictés le 21 juin 1929 par la diplomatie américaine à l'épiscopat mexicain. Mais il y voit la volonté du pape et, à travers elle, comme un décret de Dieu... Gorostieta, qui s'était converti à la foi dans le feu de l'insurrection, qui avait fait son apprentissage des vertus chrétiennes loin de la Hiérarchie, synonyme pour lui de lâcheté politique, serait passé outre. Il aurait dénoncé devant tout le Mexique la monstrueuse trahison des clercs, maintenu les Cristeros en état d'alerte, proclamé l'indépendance, le pouvoir temporel du laïcat chrétien, durci le combat. -- Pouvait-on achever, contre la volonté apparente de Rome, la libération d'un pays chrétien ? Nous ne le saurons pas : le général Degollado, catholique traditionnel comme le Mexique de ce temps-là, élevé dans la vénération des prêtres, ne peut seulement imaginer de pousser l'insurrection aussi loin.
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Pour lui, l'Église a parlé, l'Église a condamné la poursuite de la résistance et exigé la reddition au pouvoir bolchevique... Sacrifice incompréhensible, qui revient à refuser la victoire du catholicisme mexicain. Mais lui désobéir serait s'excommunier. La mort dans l'âme, Degollado rédige son dernier message aux unités cristeras :
« *Sa Sainteté le Pape, par la voix de Son Excellence Mgr le délégué apostolique -- et pour des raisons que nous ne connaissons pas mais auxquelles, comme catholiques, nous nous soumettons -- a ordonné de rétablir les cultes sans abrogation des lois antireligieuses, plaçant en quelque sorte l'exercice du ministère sacerdotal sous cette protection. De ce fait, compagnons, notre situation a changé...*
« *Nous devons nous soumettre aux décrets de la Providence...*
« *La* Guardia National *disparaît, non vaincue par ses ennemis, mais bien abandonnée par ceux qui auraient dû recueillir en premier le fruit de ses précieux sacrifices.* Ave, Cristo, *ceux qui vont s'humilier, s'exiler, et peut-être mourir sans gloire, te saluent* *; ils t'acclament une fois de plus comme Roi de notre patrie.* » ([^24])
Le général Degollado, s'inclinant face aux « décrets de la Providence », n'ignorait pas qu'il cédait d'abord sous le poids politique d'un terrible instrument : la pression du clergé. Il l'avait écrit aux dirigeants de la Ligue ([^25]) le 3 juillet 1929 : « *La situation devient impossible. Partout, les prêtres expliquent aux catholiques que, les choses étant arrangées avec le gouvernement, c'est un péché désormais de donner à manger aux Cristeros.* » ([^26])
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Dans de nombreuses paroisses, les curés font obligation aux fidèles de dénoncer les récalcitrants. Ils utilisent le confessionnal pour localiser leurs réseaux, n'hésitent pas à brandir des menaces d'excommunication. A Oaxaca, c'est l'archevêque lui-même qui convoque les chefs de l'insurrection, pour leur ordonner de restituer les armes aux autorités militaires. Le Père Rios, d'Aguililla, se fait conduire jusqu'aux maquis les plus éloignés dans l'avion personnel du général révolutionnaire Cardenas : -- *Anda en gestiones para que las tropas nuestras se ridan,* dit le rapport du général en chef de la Guardia, « *il manœuvre partout pour que nos troupes se rendent *»...
#### *Silence, on tue...*
Les garanties offertes par le président Portes Gil en échange du licenciement de la Guardia National sont complètes : le gouvernement renonce à toute forme de poursuite contre les Mexicains qui, de près ou de loin, auraient participé au « mouvement de défense de la liberté religieuse » ; il libère les militants emprisonnés et autorise le retour des exilés ([^27]). Le général Degollado avait dépêché un représentant personnel, Luis Beltran, pour négocier ces conditions avec le Président, sans interférence épiscopale ou diplomatique. Preuve qu'il connaissait les évêques, les yankees, mieux que la Révolution.
Dans un ordre parfait, malgré l'orage intérieur où le cœur des plus forts menaçait d'exploser, la Guardia National livra donc ses chevaux et ses armes au « mauvais gouvernement ». Moyennant quoi, « *quelques jours après les* Arreglos, *et dans une capitale aussi grande que Guadalajara, en plein jour, on fusillait les Cristeros* » ([^28])*.*
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La première victime des *Arreglos* fut un prêtre, Aristeo Pedroza, général cristero dans la région des Altos de Jalisco. Le clergé mexicain n'avait fourni qu'une poignée d'officiers à la Guardia Nacional, dont deux généraux. Mais celui-ci se battait furieusement bien, sous le drapeau du Christ-Roi, il prêchait l'Église militante en galopant au feu, et les hommes vénéraient cette simplicité bienfaisante de la *croisade* dont les évêques ne voulaient pas. Pedroza fut blessé et capturé par les Fédéraux le 1^er^ juillet 1929 sur le chemin d'Arandas : il venait y reprendre sa charge de curé, pour accomplir les dispositions du modus vivendi... On le fusilla à l'aube du 3 juillet « *par décision spéciale du ministère de la guerre *», qui rejeta ensuite sur le chef de corps d'Arandas la responsabilité de l'exécution ([^29]). A la différence des autres, Aristeo Pedroza savait ce que « l'obéissance à Rome » lui coûterait... Trois semaines avant sa mort, il avait écrit au président du Comité Épiscopal, Mgr Ruiz y Flores, le suppliant de « *ne pas livrer ses fidèles à la hache du bourreau* » ([^30])*.*
L'armée fédérale vengeait ses dernières défaites, sur des hommes désarmés, mais elle avait des instructions, elle suivait un plan : « Avant que ne finisse l'année -- écrit Jean Meyer -- tous les chefs du Guanajuato et du Zacatecas, à l'exception du vieux renard Avila et d'Aurelio Acevedo, étaient morts. La boucherie sélective se poursuivit plusieurs années et tous les grands chefs tombèrent : Cueva, Arreola, Gutierrez, Alvarez, Barajas, Hernandez, Bouquet, Salazar. De 1929 à 1935 la chasse à l'homme fit 5.000 victimes, dont 500 chefs, de lieutenant à général. Il ne restait aux Cristeros que la fuite au désert, aux États-Unis ou vers la grande ville. » ([^31])
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Meyer aurait pu pousser l'accusation plus loin, dans le temps. Car si la Révolution mexicaine a trouvé de multiples accommodements avec le capitalisme (et la Rome conciliaire), elle n'a jamais accordé la moindre trêve aux militants catholiques. On mourut *jusqu'en 1941,* dans les campagnes mexicaines, pour le seul crime de « Cristiada » : les partisans du Christ-Roi étaient d'autant plus faciles à trouver que la plupart d'entre eux reprirent leurs occupations civiles sans se cacher. Ayant servi au grand jour sous l'étendard du Seigneur, Roi des nations, ils n'avaient pas le goût, ni le don, de la clandestinité. Le martyrologe de Blanco Gil ([^32]) abonde en témoignages sur les vétérans fusillés à la sortie de la messe, devant le village réuni ; ceux qu'on pendait à domicile ; et les paysans poignardés sur leurs terres par les milices du Parti... Est-il besoin de préciser que le pouvoir ne fit aucun procès, tandis que les Américains ne faisaient pas d'histoires, et que la chrétienté entière *ignorait ?*
*Elle l'ignore encore aujourd'hui,* tant l'histoire aura manqué aux Cristeros, et la voix de l'Église aussi. Dans le Mexique de 1979, où trente millions de catholiques ont acclamé Jean-Paul II pour le premier voyage de son pontificat, le cri de *Viva Cristo Rey* restait un délit grave, passible d'amende et de prison. J'ai soulevé bien des incrédulités en rapportant cette anecdote, qui s'inscrit cependant dans la persécution quotidienne des catholiques mexicains.
Oui, il existe une Église du silence au sud du Rio Grande, où même le port de la soutane est encore interdit. La Hiérarchie échappe aux inquisitions individuelles, parce qu'elle ne rompt jamais son pacte avec le *Partido Institucional Revolucionario* qui va du général bolchevique Calles au distingué Miguelde la Madrid, protégé des deux Internationales, ami de François Mitterrand... Ainsi, toujours en 1979, c'est l'épiscopat mexicain qui persuade le pape de renoncer à faire étape au Cubilete, le monument du Christ-Roi :
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Lopez Portillo n'eut pas besoin d'intervenir pour empêcher ce pèlerinage explosif, où le monde entier risquait de découvrir, sur ses écrans de télévision, le symbole d'une extraordinaire croisade contre l'Antéchrist mexicain. Qui sait les drapeaux et les cris qui auraient pu fleurir ce jour-là, autour du pape régnant ? On remplaça le Cubilete par une visite aux détenus de droit commun, dont Giscard avait lancé la mode, et le martyre des Cristeros fut condamné une fois de plus aux oubliettes de l'Occident.
#### *Le triomphe du Parti*
Les milliers d'hommes assassinés depuis l'été 1929, après les « accords » entre l'Église (?) et le gouvernement, ne pèsent pas lourd sur la conscience de Mgr Ruiz y Flores, président du Comité Épiscopal mexicain. Dans ses mémoires ([^33]), le prélat continue de relater l'injustifiable comme allant de soi :
« *Je ne vis pas la nécessité de garanties écrites et signées, puisque j'avais comme témoin personnel Mgr Diaz et, du côté du Président, le Dr Canales.* »
Quelques lignes plus loin, on découvre que le témoignage du Dr Canales, sorte de secrétaire général de la présidence, comptait exactement pour rien : « *On me faisait savoir de divers côtés que l'amnistie accordée par le Président à toutes les unités cristeras n'avait pas été respectée et qu'en bien des cas les soldats de la Fédération, comme les autorités locales, se vengeaient sur les insurgés qui s'étaient rendus. Je transmettais ces plaintes au Dr Canales, et c'est tout ce que je pouvais. *»
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Le président Portes Gil, depuis la signature des *Arreglos,* considérait l'Église comme vaincue, inexistante, hors-la-loi. Il ne se donnait même plus la peine de recevoir les représentants de l'épiscopat mexicain. Canales, le « témoin », avait mission de réceptionner leurs (timides) doléances, pour les enterrer aussitôt. A cet égard les mémoires politiques de Portes Gil sont aussi instructifs que ceux de Ruiz y Flores, et concordent parfaitement : « *Le Gouvernement, que je représentais, exigea des délégués de l'épiscopat une soumission inconditionnelle à la Constitution et aux lois en vigueur, qui ne reconnaissaient aucune personnalité à l'Église catholique.* » ([^34])
Portes Gil ne fabriqua point cette victoire après coup. Il s'en vantait déjà très fort au banquet de la Franc-Maçonnerie mexicaine, le 27 juillet 1929, pour le solstice d'été : « *Le clergé a reconnu intégralement l'État. Il a déclaré sans réserve qu'il se soumettait strictement à nos lois. Je ne pouvais tout de même pas refuser aux catholiques le droit de se soumettre aux lois* ! (*...*) *Je m'engage, devant la Maçonnerie, à faire respecter cette législation. Au Mexique, l'État et la Maçonnerie forment une seule et même réalité, car les hommes qui y assument le pouvoir depuis des années sont toujours restés solidaires des principes révolutionnaires de la Maçonnerie.* » ([^35]) -- Un mois après la signature des *Arreglos ;* Portes Gil proclamait hautement la déroute du catholicisme mexicain : tous les systèmes d'entrave forgés contre l'Église, ses écoles, son clergé, reprenaient du service comme si rien ne s'était passé.
Le Président fit publier ce discours dans les journaux. C'était une déclaration de guerre à l'épiscopat, qui se portait garant des intentions du pouvoir pour rétablir la paix : neutraliser les lois antireligieuses qu'on n'abrogeait pas. Mgr Ruiz et le nouvel archevêque de Mexico, Diaz, y répondirent par une visite privée.
64:282
Portes Gil ne pouvait se refuser cette occasion supplémentaire de tester la soumission des prélats... « *Je demandai audience à M. le Président,* écrit l'ineffable Ruiz, *pour lui rappeler ce dont nous étions convenus. Mais Mgr Diaz se chargea de répondre à sa place, me disant : -- Enfin, Monseigneur, ne voyez-vous pas qu'un maçon devait parler leur langue à ses frères maçons, et ne pouvait ouvrir de disputes avec eux ? *» ([^36])
Bien des évêques auront composé, depuis la trahison mexicaine, avec les appareils et les principes de la Révolution. Reconnaissons que ces deux-là du moins ne se cachaient pas.
Portes Gil n'eut guère de mal à les convaincre de passer au stade suivant : dissoudre, par la voie cléricale, toutes les associations de laïcs mexicains qui avaient participé à l'insurrection. Dans les derniers mois de l'année 1929, la Ligue Nationale pour la Défense de la Liberté Religieuse (LNDLR), l'Association Catholique de la Jeunesse Mexicaine (ACJM), l'Union des Dames Catholiques et les fameuses Brigades Féminines Sainte Jeanne d'Arc se sabordaient « par obéissance à Rome », comme les Cristeros s'étaient rendus... On imposa partout une Action Catholique strictement dépendante des bureaux de l'épiscopat. L'Église du Mexique s'appliquait d'elle-même à devenir l'association des citoyens au rabais, qui s'interdisaient tous les terrains de l'action politique comme autant de mauvaises fréquentations.
Le *Partido Institucional Revolucionario,* maître absolu du Mexique, mit son génie habituel à remercier l'épiscopat. -- En 1930, Mgr Ruiz y Flores, délégué apostolique, réclama en vain la restitution des temples et maisons religieuses confisqués par les Fédéraux : avec l'amnistie générale des combattants, c'était pourtant la seule condition imposée par Rome pour la signature des *Arreglos. --* En 1934 le général Calles, qui restait « chef suprême » du Parti et dictait sa loi à tous les présidents, lança l'offensive finale contre l'école catholique : « *Nous devons pénétrer les consciences de la jeunesse et nous en emparer, car elles sont et doivent être à la Révolution.* »
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Aux parents qui s'indignaient, il fut facile de citer le troisième paragraphe du modus vivendi* :* « *En ce qui concerne l'enseignement religieux, la Constitution et les lois en vigueur interdisent de façon radicale qu'on le diffuse dans les écoles primaires et supérieures, publiques ou privées.* » Le délégué apostolique avait signé, juste en dessous, que l'Église rétablissait son ministère *en accord avec ces lois. --* Quant à l'enregistrement des prêtres, il fonctionna à plein : en 1935, on n'en comptait pas plus de *trois cent cinq* autorisés à travers le Mexique par les gouverneurs d'États ! ([^37])
Du programme de la restauration catholique, pour lequel tout un peuple avait offert son sang, il ne restait rien... Pendant trois ans, contre les mitrailleuses de l'armée fédérale, les Mexicains avaient repris leurs villes, élu des maires, ouvert des écoles, restauré des chapelles et des monastères, sanctifié les récoltes et converti jusqu'aux bandits de grand chemin : ils avaient appris et pouvaient apprendre au monde la puissance des libertés de la foi. En moins de trois mois deux évêques les avaient vendus, livrés pieds et poings liés aux apparatchiks de Mexico. *L'autodémolition* de l'Église catholique n'est pas née de la dernière guerre, ni de leurs dernières pluies.
#### *Que faisait le pape ?*
Depuis le début, Pie XI se tenait étroitement informé des événements mexicains. C'est un télégramme du Saint-Siège, le 23 juillet 1926, qui encourage les évêques à se dresser avec le peuple contre les persécuteurs de la foi nationale, et autorise la solution extrême, inédite -- suspension du culte public -- pour faire plier le gouvernement.
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L'esprit du « non possumus » catholique est fixé dans un article de *l'Osservatore Romano* que le pape fait distribuer le 14 août au corps diplomatique du Vatican :
« *La véritable cause des troubles actuels du Mexique réside exclusivement dans la politique antireligieuse du gouvernement... Il n'est pas de tyrannie plus odieuse et plus exécrable que celle qui envahit le sanctuaire de la conscience... Comment établir un pacte quelconque avec celui qui cherche à nous passer la corde au cou, pour nous pendre* *? Sur la base de la loi Calles, qui détruit tous les principes du catholicisme, aucun accommodement n'est envisageable.* » ([^38])
Dans l'encyclique *Iniquis Afflictisque,* qui paraît le 11 novembre 1926, en plein soulèvement, Pie XI apporte un soutien très solennel et beaucoup plus direct aux moteurs de l'insurrection : il fait l'éloge de la Ligue Nationale pour la Défense de la Liberté Religieuse (LNDLR), de l'Association Catholique de la Jeunesse Mexicaine (ACJM) et de l'Union des Dames Catholiques, organisations combattantes, nommément citées ; l'éloge de tous les résistants du Mexique, offerts à l'admiration du monde entier : « *Ils ont donné un tel exemple et un tel spectacle qu'ils ont mérité en toute justice que, par un document solennel de notre Autorité Apostolique, Nous les présentions à tout l'univers catholique. *»
Les évêques eux-mêmes, qui se repentiront si longuement de cet instant de courage, avaient fait « une très grave obligation de conscience » à tous les Mexicains de se mobiliser : « *Nous vous demandons de vous inscrire dans des organisations qui enseignent au peuple, en théorie aussi bien qu'en pratique, les droits et les devoirs du citoyen, et qui mobilisent la nation pour la défense de la liberté religieuse.* » ([^39])
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Si le pape croyait soutenir les prélats de la Hiérarchie mexicaine en reprenant leurs discours de la veille, il fut vite détrompé : le 30 novembre 1926, moins de trois semaines après la belle consécration de l'encyclique, le Comité Épiscopal refusait sans appel aux directeurs de la Ligue la présence d'aumôniers militaires aux côtés des Cristeros... Les prêtres qui s'obstinèrent à assister les combattants, une petite cinquantaine, furent publiquement désavoués ([^40]) : plusieurs évêques pousseront le ridicule après la signature des Arreglos jusqu'à les *excommunier,* pour apprendre ensuite qu'ils avaient tous été fusillés par les Fédéraux !
Le cœur de Pie XI est moins dur, et certainement catholique, lorsqu'il pleure au récit des exploits mexicains. Nous disposons là-dessus du témoignage unanime de ceux qui ont fait le voyage à Rome, pour lui dire ce qui se passait : le pape écoutait, interrogeait, et ne se cachait pas d'admirer. Le 3 janvier 1927, il prend congé en ces termes d'une délégation de l'ACJM *:* « *Vous êtes les fils d'une nation qui fait l'offrande de son sang pour la foi, pour l'honneur de Jésus-Christ Notre-Seigneur, le Christ-Roi, et pour l'honneur de l'Église, Mère universelle. Quand vous serez de retour au Mexique, répétez à tous les paroles que vous Nous avez entendu prononcer devant vous : dites bien que Nous avons salué en vous tous les catholiques mexicains, oui, tout le Mexique, tous les prélats, tout le clergé, tous les fidèles et, par-dessus tout, cette belle et généreuse jeunesse mexicaine. Dites-lui que Nous savons tout ce qu'elle fait, que Nous savons qu'elle se bat, et avec quelle ardeur elle se bat dans cette grande guerre qu'on pourrait appeler la bataille du Christ. *» ([^41])
La bataille du Christ... Ce pape était conscient de l'avoir lancée, spirituellement, de l'avoir prêchée au monde entier dans son encyclique sur la Royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ ([^42]). Conscient aussi que les Cristeros, six mois plus tard, n'avaient d'autre bataille que celle-là.
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Le 15 avril 1927, la *Commission des évêques mexicains résidant à Rome* transmet au représentant de la Ligue un rescrit pontifical accordant l'indulgence plénière *in articulo mortis* à tous les Mexicains qui invoquent le Christ-Roi... Pie XI avait même dit un jour aux évêques de la Commission, qui rendaient compte de chaque audience à Mexico : -- *J'espère béatifier moi-même les martyrs mexicains. Bien sûr, je peux mourir avant, et alors c'est un autre pape qui s'y emploiera. Mais j'ai bon espoir de le faire moi-même* ([^43])*.*
Pour s'y préparer, le pape recevait le plus souvent possible les ambassades du petit monde mexicain. Il demandait à tous de recueillir par écrit le récit des martyres, les noms, les lieux, les dates, afin que le détail ne s'en perde pas, et glissait à ses visiteurs des enveloppes bourrées de lires, préparées de sa main : « *Pour les plus pauvres du clergé mexicain *»*,* « *Pour nos fils déportés des Islas Marias *»*.*
La recherche d'une solution diplomatique conservait ses droits ; mais Pie XI, d'après les textes, ne méditait alors aucune forme de capitulation. Le 12 août 1928, il réunit une fois de plus son cher « concile mexicain » dont faisait partie à cette époque l'archevêque de Durango, Mgr Gonzales y Valencia, seul Cristero affiché de tout l'épiscopat. Le pape dicte lui-même ce jour-là, avec un grand souci de rigueur politique, son protocole d'accord pour une négociation entre l'Église et le gouvernement mexicain :
« *Au cas où quelqu'un se présenterait de la part du gouvernement pour discuter avec les évêques du moyen de résoudre le conflit religieux* *: 1°*) *Si ce qu'il propose est digne d'être pris en considération, on devra lui demander de présenter par écrit aussi bien son habilitation politique que le contenu des propositions. 2°*) *Quand la chose sera faite, le prévenir que l'examen demande au moins un mois, délai requis pour étudier les propositions et recueillir l'avis des évêques exilés en divers lieux par le gouvernement. -- Entre temps, consulter le Saint-Siège. Il faudra aussi entendre et connaître le sentiment de la Ligue.* » ([^44])
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Une seconde lettre de la Commission romaine, datée du même jour, précise à Mgr Ruiz trois cas de rupture immédiate des négociations : si les offres sont inacceptables ; si les négociateurs ne fournissent pas la preuve de leur accréditation ; s'ils refusent d'engager leur signature sur un premier document... Document que le délégué apostolique devra « *communiquer sans délai à chacun des évêques et à la Ligue pour la Défense de la Liberté Religieuse, afin que les uns et les autres fassent savoir par écrit leurs avis sur les propositions du gouvernement, et que le Saint-Siège prenne connaissance de ces réponses aussitôt *»*.*
Moins de deux ans plus tard, les *Arreglos* conspirés entre deux évêques et le gouvernement violaient sur tous les points mentionnés la lettre et l'esprit du protocole pontifical. Emilio Portes Gil, président par intérim des États-Unis du Mexique, n'avait proposé qu'une chose : maintenir la religion catholique hors-la-loi. Son principal porte-parole fut un ambassadeur... américain. Les apaisements fournis au sujet de la persécution active, qui n'avaient fait l'objet d'aucun document écrit, ne se fondaient sur aucun mandat du Parti au pouvoir ou de la Chambre des représentants. Quant au délégué apostolique, Ruiz y Flores, il avait interdit sa porte aux évêques eux-mêmes pendant toute la durée des négociations -- qui dit mieux ?
Lorsqu'il fut bien assuré que le dispositif des lois antireligieuses continuait de gagner du terrain, on put se demander si le « modus vivendi » du 21 juin 1929 avait seulement passé le stade d'une conversation privée où la Révolution mexicaine échangeait la condamnation des Cristeros contre le retour de l'épiscopat. Un évêque moins normalisé que les autres l'écrira même au Vatican :
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« *Les dirigeants du Mexique n'ont rien violé du tout* *: le modus vivendi n'a jamais eu de base constitutionnelle ou légale, parce que le président Portes Gil, en signant le pacte incriminé, ne bénéficiait d'aucun mandat officiel mais s'avançait en sens inverse, contre la Constitution de la République qui ignore la personnalité juridique de l'Église catholique. Se fier à sa parole, comme le firent nos deux archevêques, était construire sur du sable.* » ([^45])
De fait, les députés du *Partido Institucional Revolucionario* triomphaient : « *Que la réaction cléricale perde toute espérance. Qu'elle sache qu'il n'y aura pas de liberté de culte comme elle le demande. Et qu'elle ne s'avise plus jamais de nous adresser des mémoires de protestation : ils iraient tout droit aux cabinets. *» (Gonzalo Santos à la Chambre, le 5 novembre 1928.) Il y eut bien d'autres avertissements politiques, comme celui de la Grande Loge mexicaine, pour confirmer que Portes Gil, « *fidèle à ses vieux principes de libéral et de révolutionnaire *», n'avait rien pu promettre au clergé qui fût contraire à la Cause de l'antireligion ([^46]). -- Les « *desfanatizadores *» de la Révolution mexicaine, contrairement aux évêques, ne transigeaient pas.
Qu'a-t-il pu se passer dans l'esprit du pape pour qu'il consente à l'inacceptable ? pour qu'il oblige les Cristeros, par la voix du délégué apostolique, à déposer les armes ? et pour qu'il entérine par son silence la normalisation révolutionnaire du clergé mexicain ?
Le chroniqueur n'est pas en mesure de répondre à cette question, la plus tragique du pontificat de Pie XI : plus redoutable encore que le drame français de la même époque, celui de l'Action Française, si l'on songe que la condamnation des Cristeros décapitait la meilleure chrétienté d'Amérique en pleine libération nationale, et qu'elle dirigeait ses soldats vers la mort sans le secours des sacrements.
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La seule indication éclairante ne figure point dans les textes, mais dans la présence active d'un collaborateur très spécial de Pie XI sur tout le marathon diplomatique des *Arreglos :* le Père Walsh, jésuite américain, qui avait déjà travaillé en Russie comme diplomate du Vatican pendant les années de la Révolution, et entretenait des relations suivies avec les Bolcheviques de chaque continent. Si le pape avait voulu programmer l'échec catholique des *Arreglos* de 1929, il ne pouvait s'y prendre autrement.
Dans l'hypothèse la plus favorable, le Saint-Père se trompait sur la détermination antireligieuse du régime mexicain. Mais les hommes sont complexes : celui-là ne fut pas trompé sans moyens de savoir par qui, comment, pourquoi.
#### *Dix ans après*
Sur la Cristiada mexicaine, Pie XI s'expliquera encore en 1932 et 1937*.* Entre les deux discours, heureusement pour l'Espagne, le pape a retrouvé le goût de vaincre, et perdu tout espoir dans le dialogue démocratique avec les hommes de la Révolution.
L'encyclique *Acerba Animi*, du 29 septembre 1932, revient sur l'intention officielle du modus vivendi. Mais le pape qui comptait bien canoniser lui-même les innombrables martyrs de la croisade sans prêtres du peuple mexicain se fait moins crédible lorsqu'il écrit : « *Nous devions nous demander s'il était convenable pour le bien des âmes que se poursuive la suspension du culte public. *»
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Son portrait des trois années de guerre, qui vante l'inlassable dévouement spirituel des évêques et des prêtres auprès des combattants, hurle de contradiction avec tous les témoignages recueillis. Et le motif de l'accord n'est pas plus convaincant : « *Quand, dans l'année 1929, le premier magistrat du Mexique déclara publiquement que le pouvoir, en appliquant ses lois, n'entendait pas détruire* « *l'identité de l'Église *» *ni méconnaître la Hiérarchie ecclésiastique, Nous avons cru opportun de ne pas laisser fuir cette occasion qui paraissait offrir une possibilité de reconnaître les droits de la Hiérarchie. *» Pie XI échangeait en somme la plus fragile des hypothèses (celle qu'il appelle lui-même dans l'encyclique « *une certaine espérance *» *:* la crédibilité des dirigeants communistes en matière de paix) contre les belles certitudes populaires d'une résistance et d'une victoire catholiques. Le compagnon de route Ruiz y Flores, à la même époque, ne parlait pas autrement : « *La base de l'accord résidait dans la bonne volonté des deux parties pour parvenir un jour à la solution définitive du conflit religieux. *» ([^47]) *--* Ruiz y Flores trouverait aisément à s'employer, aujourd'hui, dans le gouvernement de ce Nicaragua « sandiniste » qui a créé le bolchevisme à langage chrétien.
Les Cristeros devront attendre près de dix ans pour voir leur geste réhabilité, en propres termes, dans un document pontifical. Le 28 mars 1937 en effet, neuf jours après la parution de l'encyclique sur le communisme (*Divini Redemptoris*)*,* Pie XI écrit aux prélats de la Hiérarchie mexicaine, celle-là même qui avait excommunié les derniers résistants :
« *Quand le pouvoir se dresse contre la justice et la vérité, jusqu'à détruire les fondements de toute Autorité, on ne voit pas comment on pourrait condamner les citoyens qui s'unissent pour défendre la nation et se défendre eux-mêmes, par les moyens légitimes appropriés, contre ceux qui programment étatiquement leur malheur.* (*...*) *L'utilisation de ces moyens, l'exercice des droits civiques et politiques dans toute leur ampleur, qui inclut les problèmes d'ordre purement matériel et technique ou de défense par les armes, ne sont d'aucune manière de la compétence du clergé ni de l'Action Catholique. *»
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La déclaration pontificale venait bien tard pour le Mexique mais elle intéressait très fort une autre chrétienté. En Espagne, où l'*alzamiento national* bat son plein, tout le monde a compris. Les choses rentraient dans l'ordre, enfin... Les prêtres béniront la troupe et porteront les sacrements. Le primat citera le Saint-Père pour soutenir les phalangistes au combat. Et c'est au cri de *Viva Cristo Rey,* saluant l'exemple du lointain Mexique, que les cadets d'Espagne donneront l'assaut à l'Alcazar de Tolède avant de s'y retrancher.
Dans l'ordre ? -- Pas pour longtemps... Depuis la grande insurrection mexicaine de 1926, plus d'un demi-siècle a passé. La civilisation chrétienne a perdu le pouvoir en Espagne et au Portugal comme elle l'avait perdu au Mexique, comme elle le perd encore aujourd'hui dans bien des pays d'Amérique latine par voie de « dialogue » et d'autodémolition. Sans doute trouve-t-on encore des militants catholiques pour affronter aux quatre coins du monde, le crucifix sur la poitrine et les armes à la main, les colonnes infernales de la même Révolution. Mais qui songe à les connaître, qui voudra les aider ? Indiens du Nicaragua, phalangistes de Beyrouth, maquisards d'Angola, leur héroïsme est solitaire ; et leurs souffrances restent aussi méprisées de la vieille Europe que celle des Cristeros mexicains. Il y a toujours un clergé pour les vendre, dans un torrent d'ignominieux mensonges, et un système de mort pour en profiter.
Hugues Kéraly.
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### Pour saluer la réédition de l'*Année liturgique*
par Yves Daoudal
LES ÉDITIONS Dominique Martin Morin avaient entrepris de publier *L'Année liturgique* de Dom Guéranger (la dernière édition datait de 1952) pour le quinze centième anniversaire de la naissance de saint Benoît (1980). Cette gigantesque entreprise (par rapport aux possibilités matérielles de DMM) commença en 1979 par la publication d'un volume comprenant la préface générale de l'œuvre et les introductions aux différents temps de l'année liturgique. En 1980 parurent les tomes de l'Avent, du temps de Noël et de la Septuagésime. Puis vinrent le Carême, le temps pascal. Il était prévu trois tomes pour le temps après la Pentecôte. Mais il s'est révélé que l'abondance de la matière a rendu préférable la publication en quatre tomes. C'est le quatrième qui paraît ce mois-ci, achevant ainsi le cycle complet.
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Ultérieurement paraîtra un onzième tome, rassemblant une sélection des pièces liturgiques et des poèmes qui illustraient l'ouvrage original, ainsi que les tables générales et une « présentation » de Dom Guillou. Rappelons aussi que cette réédition, *abrégée* dans le sens qu'elle ne comprend pas les pièces liturgiques et paraliturgiques dont nous venons de parler, ni les chapitres sur la prière du matin et du soir, la messe, les vêpres et les complies vues à la lumière de chacun des temps liturgiques, ni l'intégralité des commentaires, est également *complétée,* car les fêtes nouvelles ont été ajoutées. L'établissement du texte et les ajouts ont été réalisés par les moines du monastère Sainte-Madeleine du Barroux.
\*\*\*
Qu'est-ce que *L'Année liturgique ?* Le mot qui vient spontanément à l'esprit est celui de *somme.* En effet, il s'agit bien d'une somme liturgique, et même de la seule à la fois digne de ce nom et accessible. Toutefois, il ne s'agit nullement d'un ouvrage théorique. Car le but de Dom Guéranger est d'abord pastoral. Animé par l'amour de l'Église et par l'amour des âmes, le fondateur de Solesmes a voulu écrire un ouvrage qui fasse goûter la liturgie aux fidèles. Et cela pour une raison précise, c'est qu'il pensait, avant que Pie XI le proclame, que la liturgie est la *didascalie* de l'Église.
La *didascalie,* c'était chez les Grecs l'enseignement que le poète lyrique donnait à ses interprètes. Or la liturgie est bel et bien poésie lyrique, et chaque fidèle est appelé à l' « interpréter », c'est-à-dire à en faire le chant de son âme comme il est le chant de l'Église, épouse du Christ. *L'Année liturgique* n'est pas autre chose qu'un compendium de l'enseignement de l'Église sur la façon de se servir de la liturgie comme voie spirituelle, comme voie privilégiée de l'union à Dieu par l'union au chant de son Église. Sont bannis de l'ouvrage tous discours d'ordre scientifique comme d'ordre personnel ; d'ordre psychologique ou sentimental. Dom Guéranger répond à cette seule question *pratique :* comment amener les fidèles à vivre de la liturgie de l'Église afin qu'ils progressent dans la vie spirituelle. La réponse ne s'invente pas. Elle se trouve dans le fleuve de la Tradition.
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Accomplissant un travail de titan, Dom Guéranger a recueilli les pépites les plus grosses et les plus brillantes que charriait le fleuve, toutes celles qui éclairaient de la plus vive lumière les mystères de l'année liturgique, et il les a offertes, sous une forme accessible à tous, aux fidèles non encore totalement aveugles.
\*\*\*
Reprenant les plus beaux commentaires des Pères de l'Église, Dom Guéranger explique les antiennes, les versets, les textes de la messe, le sens de chaque saison liturgique. Il le fait à la manière d'un critique littéraire commentant un poème, c'est-à-dire sans jamais exciter la raison raisonneuse à tenter de percer l'inviolable mystère. Car il s'agit de goûter la liturgie, il s'agit de se nourrir de sa vie (qui est celle de l'Esprit Saint), et non de disséquer et répertorier un cadavre. Plus précisément, Dom Guéranger reprend avec génie les techniques traditionnelles (difficiles) de la glose et de la paraphrase.
Aux lumineux monuments de la Tradition, concentrés et dévoilés, il ajoute des commentaires d'ordre affectif, sous forme d'aspirations, d'actes de foi, d'espérance, de charité, de contrition, d'adoration, etc, selon les temps liturgiques. Ce sont les passages où l'on peut trouver parfois que le style de Dom Guéranger a « vieilli », et certaines exclamations, à nos yeux, peuvent prêter à sourire. Elles sont pourtant d'une autre tenue que bien des ouvrages de piété de ce XIX^e^ siècle, et jamais Dom Guéranger ne sombre dans un sentimentalisme facile. Que ceux qui jugent certaines expressions surannées se souviennent toujours que l'essentiel est dans la *méthode :* la liturgie ne s'aborde pas comme la théologie, par le raisonnement discursif, mais par le jeu de l'intuition et du sentiment autour et à l'intérieur des symboles à jamais inaccessibles à la raison humaine, parce qu'ils sont l'expression des réalités divines qui dépassent l'homme infiniment.
\*\*\*
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*L'Année liturgique* comporte encore le sanctoral, c'est-à-dire la liturgie et la vie des saints plus particulièrement fêtés par l'Église. Il n'y a d'ailleurs pas de rupture entre le temporal et le sanctoral, et Dom Guéranger aime souligner les rapports de tel ou tel saint avec le temps liturgique où a lieu leur fête, qui est souvent le jour de leur mort (en ce domaine le hasard n'a guère de place). J'en vois qui ricanent. N'a-t-on pas assez parlé de l'absence de jugement critique de Dom Guéranger ? Ceux-là oublient l'essentiel. La vie des saints dans l'année liturgique est un enseignement sacré, comme le reste. La liturgie du sanctoral nous apprend à prier avec les saints, à prier comme eux. La vie des saints nous apprend à vivre comme eux, à reproduire leurs vertus afin de pouvoir les suivre sur le chemin du Ciel. Les mains profanes ne doivent pas toucher aux « légendes » des saints. Aucun prétexte de critique historique ne peut être sérieusement invoqué. Dom Guéranger les balaie d'ailleurs allègrement au passage. Ce qui est beau aux yeux de la foi, ce qui est vrai de vérité surnaturelle, est infiniment plus vrai que la réalité matérielle. Aussi qu'importe si tel miracle, si tel acte symbolique a été matériellement accompli ou pas, si ce miracle, quand cet acte symbolique nous fait progresser dans la connaissance des réalités divines ? Et que vaut une critique historique qui décide tout à coup que saint Laurent n'est pas mort sur le gril mais qu'il a été décapité, et retourne à l' « hypothèse » du gril l'année suivante ? La piété doit-elle se plier aux caprices d'historiens qui échafaudent des constructions sans cesse modifiées ? Et si les historiens, après avoir affirmé dur comme fer que les Évangiles ont été écrits bien après la première génération chrétienne, en viennent à avancer maintenant qu'il est bien possible qu'ils aient été écrits... par les Évangélistes, pourquoi un grand nombre de faits déclarés « invraisemblables » de la vie des saints ne seraient-ils pas matériellement authentiques ? Et de toute manière, la vérité de Dieu est plus vraie que la courte vérité des hommes, la vérité des mystères est plus vraie que la vérité mouvante des historiens. Il faut réapprendre ce qu'est l'histoire sacrée. Dans ce domaine aussi Dom Guéranger était d'une rare solidité traditionnelle.
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Par son *Année liturgique,* le fondateur de Solesmes avait commencé une œuvre de restauration qui aurait pu être l'une des grandes réformes, et même la plus grande réforme de l'Église du XX^e^ siècle. Ce n'est pas une vue de l'esprit de dire que Dom Guéranger mettait le trésor de la liturgie à la portée de tous. Le nombre considérable des éditions de cette œuvre à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci atteste de son caractère populaire. Puis saint Pie X prit le relais, et en tant que pape se mit en devoir de procéder à cette restauration que Dom Guéranger avait préparée et appelée de ses vœux. Peu à peu, bien lentement, les prêtres se persuadaient que non seulement eux, mais les fidèles aussi, devaient avoir accès à la liturgie, participer à la liturgie, plus importante pour leur avancement spirituel que n'importe quelle méthode toute humaine des livres dits de piété. Assurément un concile pastoral était souhaitable, afin de mettre un terme à des habitudes sclérosées qui continuaient de s'opposer à la diffusion des comportements « nouveaux » mais parfaitement traditionnels souhaités par Dom Guéranger et voulus par saint Pie X. Le concile vint. Et ce fut un désastre. Certains osèrent même se réclamer de Dom Guéranger pour justifier la destruction qu'ils opéraient. Dom Guéranger voulait porter la liturgie au peuple ? C'est ce que nous faisons, osèrent dire ces porcs qui foulaient au pied toutes les perles du Mystère et voulaient que les fidèles se nourrissent comme eux des pauvres navets de leur culture rationnelle.
Aujourd'hui nous voici beaucoup plus bas qu'au temps de Dom Guéranger, et tout est à refaire. D'un côté il y a la masse de ceux qui suivent encore un clergé qui a tout dévié, et qui ont tout à réapprendre. De l'autre, il y a des traditionalistes qui trop souvent ont confondu tradition et retour en arrière, et ont repris les méthodes de piété individuelle auxquelles Dom Guéranger avait porté un coup décisif, en expliquant fort bien que les constructions psychologiques demeurent toujours un aliment très insuffisant et marqué des limites humaines de leurs auteurs, tandis que l'approche de la liturgie conduit immanquablement à la contemplation.
Dans les deux premières pages de la préface de *L'Année liturgique,* Dom Guéranger explique très simplement la suréminence de la prière liturgique. La prière est pour l'homme le premier des biens, dit-il. Mais l'homme ne sait pas prier comme il faut.
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Seul le Christ peut nous enseigner à prier. Or le Seigneur a envoyé son Esprit pour cela. L'Esprit réside dans l'Église. L'Esprit chante dans la prière de l'Église. C'est donc cette prière qui est la plus agréable à Dieu, et la plus puissante. La prière faite en union avec l'Église est la lumière de l'intelligence et le foyer de la divine charité. « Dilatez donc vos cœurs, enfants de l'Église catholique, et venez prier de la prière de votre mère. Que l'esprit de prière se ranime à sa source naturelle. »
Pour Dom Guéranger, la liturgie manifeste surtout son caractère divin dans le fait qu'elle est « à la fois le lait des enfants et le pain des forts », « en ce que, semblable au pain miraculeux du désert, elle prend à la fois tous les goûts de ceux qui s'en nourrissent ». Ces expressions ont deux sens superposés. D'une part la liturgie a une résonance particulière dans chaque âme à tel moment précis, et correspond à ce que cherche cette âme à ce moment-là. Tel psaume prendra une couleur très particulière dans telles circonstances, et un verset machinalement répété pourra briller tout à coup comme un trait de feu, devenant subitement, existentiellement, parole vivante et personnelle de Dieu à l'âme, illumination aussi précieuse... que fugitive. D'autre part, la liturgie convient à tous, elle est autant profitable aux âmes qui se mettent seulement en chemin qu'à celles qui sont aux plus hauts degrés de la vie spirituelle. Et elle a le pouvoir de porter jusqu'à la plus haute contemplation. Chaque âme a sa place sur la spirale qui conduit du monde au cœur de Dieu. Chaque année le fidèle reprendra le cycle liturgique au même endroit dans le livre, mais son âme l'appréhendera d'une façon nouvelle, car elle aura parcouru une spire (elle aura même pu en sauter quelques-unes...) et ne sera plus au même niveau que l'année précédente.
Il faut bien comprendre que nous ne sommes pas là à la périphérie de notre religion, mais en son centre. La religion catholique ne nous fait pas découvrir une théorie, mais une personne : celle de Jésus-Christ. Or Jésus-Christ est au centre de la liturgie, dans l'Eucharistie. Et Sa vie est l'objet essentiel du cycle liturgique. « L'année ecclésiastique n'est autre que la manifestation de Jésus-Christ dans l'Église et dans l'âme. » « Les grâces des mystères se renouvellent chaque année dans l'Église, et ce que l'année liturgique opère dans l'Église en général, elle le répète dans l'âme de chaque fidèle attentif à recueillir le don de Dieu. »
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Grâce au cycle liturgique, l'âme s'imprègne des mystères. *Imprégner* est le mot qu'emploie Pie XI, notamment dans *Quas Primas*, où il explique qu'un document du magistère parle une fois à l'intelligence, tandis qu'une solennité liturgique étend son influence à l'homme tout entier, l' « imprègne » des enseignements divins, pénètre le peuple des vérités de la foi et l'élève aux joies de la vie intérieure, par son retour annuel et à perpétuité sur le cycle de l'année. Le document parle aux intellectuels, la liturgie au peuple tout entier. Les cérémonies liturgiques, dit encore Pie XI, l'homme « les transforme en sève et en sang et les fait servir au progrès de sa vie spirituelle ».
Cette imprégnation ne peut s'effectuer que parce que la liturgie enseigne les mystères avec le langage du mystère : la poésie, le symbole. Ce sont les réalités divines « en prise directe ». La grâce spéciale qui est attachée à chacun des mystères fait qu'ils s'incorporent à nous, si on les respecte comme mystères, si on ne tente pas de les rendre accessibles à la raison humaine. Si on brise le mystère, la grâce qui y est attachée disparaît ipso facto. Cela permet de mesurer la valeur respective de certaines liturgies actuelles, où le mystère est relégué dans l'ombre quand il y est encore, et de la liturgie traditionnelle. Et aussi la valeur respective de certains commentaires actuels qui n'ont souvent plus même de rapports avec le mystère qu'ils sont censés expliquer, et celle des commentaires de Dom Guéranger, qui font rayonner le mystère, en le plaçant dans la lumière de la Tradition. « Les mystères restent mystères, mais leur splendeur devient si vive que l'esprit et le cœur en sont ravis, et nous en arrivons à prendre une idée des joies que nous apportera la vue éternelle de ces divines beautés qui, à travers le nuage, ont déjà pour nous un tel charme. » Ce que Dom Guéranger dit ici de la pratique de la liturgie reste parfaitement vrai si l'on y ajoute son commentaire, ce qui est la preuve que celui-ci est totalement adéquat.
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On trouve aussi dans l'ouvrage de Dom Guéranger des considérations aussi simples qu'éclairantes sur les analogies entre les saisons du calendrier naturel et celles du calendrier liturgique. Dans l'Église, le rapport espace-temps devient le rapport église-liturgie. De même que l'église, cosmos en réduction, hiératisé et symbolisé, pétrifié et consacré, accomplit la sacralisation de l'espace, de même le cycle liturgique, résumé sacré et symbolique de l'histoire du monde et lecture sacrée du cycle des saisons, accomplit la sacralisation du temps. A vue humaine, on pourrait croire que les saisons liturgiques ont été plaquées plus ou moins habilement sur les saisons naturelles. C'est oublier au moins que Jésus est historiquement mort sur la Croix au début du printemps. Mais c'est surtout raisonner en matérialiste, c'est-à-dire en inversant les termes de la réalité. Ce qui est premier est toujours ce qui est le plus proche de Dieu : le cycle naturel est en fait le reflet du cycle liturgique, et non son modèle, et le cycle liturgique est lui-même le reflet, ou plutôt le rayonnement, de la liturgie céleste. C'est ce qui explique comment l'Église renouvelle chaque année sa jeunesse, en réactualisant de façon rituelle la vie de son Fondateur (et chaque jour son Sacrifice), et comment la nature elle-même renouvelle sa propre vie. Seule la société profane peut mettre un obstacle à la circulation de la sève. On sait quels sarcasmes peuvent pleuvoir aujourd'hui sur celui qui veut prétendre que c'est la prière de l'Église qui soutient le monde. Et pourtant, nul ne peut nier que l'âge d'or du Moyen Age prit fin quand les peuples eurent déserté la fréquentation quotidienne des offices liturgiques, et que dans les années qui précédèrent la Révolution française beaucoup de monastères étaient presque déserts. Bien sûr on peut appeler progrès ce que nous appelons chute et régression, mais les mots ne changent rien aux faits, et on voit aujourd'hui quel retour à la barbarie « coïncide » avec la perte d'influence de l'Église et le saccage de la liturgie.
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Puisque « la liturgie est la Tradition à sa plus haute puissance », il n'est pas un point de dogme ou de morale, il n'est pas un sacrement, qui ne soit évoqué, défini, commenté, illustré. Les vices sont flétris et rendus détestables, les vertus sont exaltées et rendues désirables. Les hérésies et les erreurs modernes sont vaillamment pourfendues, les droits de Dieu et de l'Église sont âprement défendus. *L'Année liturgique* apparaît de ce point de vue comme un catéchisme, catéchisme vivant puisque prenant sa source dans la prière de l'Église, catéchisme qu'on apprend sans s'en rendre compte en suivant le cours de la liturgie, selon une pédagogie qui doit peu à l'homme mais tout au Saint Esprit.
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En se plongeant dans *L'Année liturgique,* le chrétien d'aujourd'hui découvrira des richesses qu'il ne soupçonnait même pas. Les pharisiens ont rassemblé les trésors de l'Église dans des caves dont ils ont verrouillé les portes. Leur presse et leurs livres distillent dans le meilleur des cas des banalités et de pieuses rêveries. Et l'on serait prêt à les féliciter quand elles sont pieuses, tant les idées subversives infiltrent tous leurs écrits. Les hommes d'aujourd'hui, déçus par des idéologies qui ont fait faillite, désemparés devant l'absurdité du chaos intellectuel qui s'offre en spectacle sur fond de néant, cherchent qui leur donnera le pain qui rassasie et rend fort. Et les pharisiens leur donnent des pierres, et les lapident s'ils se mettent à supplier. *L'Année liturgique* de Dom Guéranger correspondait aux besoins de l'homme d'il y a cent ans. Elle correspond encore bien davantage aux besoins d'aujourd'hui, où les fidèles sont abandonnés à leur sort de façon bien plus dramatique. Ils trouveront dans *L'Année liturgique* une nourriture qu'ils ne trouvent nulle part ailleurs avec une telle abondance et aussi concentrée. Toute la sève de la Tradition est là, qui attend que les âmes viennent s'y greffer afin de pouvoir s'épanouir dans la lumière divine qui baigne la liturgie de la Sainte Église.
Yves Daoudal.
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### La cérémonie du samedi saint
par Jean Crété
ENTRE LE GRAND DEUIL du vendredi saint et la joie de Pâques, le samedi saint est un jour intermédiaire, le jour du repos du Seigneur : son corps est au tombeau, son âme est aux limbes, où elle console les justes.
Dans l'antiquité, la cérémonie du samedi saint se faisait dans la nuit du samedi au dimanche : elle était très longue et se terminait par la messe de la résurrection, célébrée à l'aurore. C'était très fatigant. Peu à peu, cette cérémonie fut avancée au samedi après-midi. Au XII^e^ siècle, les cérémonies des jeudi, vendredi et samedi saints se célébraient après none, c'est-à-dire vers trois heures de l'après-midi. Cela était encore bien fatigant pour le célébrant et les communiants, obligés de rester à jeun jusqu'à une heure tardive. Au XIII^e^ siècle, on prit le parti d'avancer none et de célébrer les offices le matin. Ce régime resta en vigueur jusqu'à Pie XII.
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L'office du samedi saint comportait douze prophéties. Cela paraissait trop long aux liturgistes gallicans qui, au XVII^e^ ou XVIII^e^ siècle, réduisirent les prophéties à quatre dans certains diocèses de France ; c'est ce schéma gallican qui a été adopté lors de la restauration de la vigile pascale par Pie XII en 1951*.* Il est probable d'ailleurs que Pie XII ignorait l'origine gallicane du schéma qu'on lui proposait, et qu'il ne l'adopta que pour des raisons pastorales évidentes : la célébration nocturne de la vigile imposait un abrègement de la cérémonie ; elle l'imposait d'autant plus que la commission de réforme avait fixé à minuit le début de la messe. Cette heure trop tardive souleva des réclamations et, dès 1952*,* les évêques furent autorisés à avancer l'heure de la vigile. Le missel de Jean XXIII, tout en maintenant un souhait en faveur de la célébration en pleine nuit, pose comme principe qu'on choisira l'heure la plus favorable aux fidèles. On avait une assistance modeste en commençant la vigile à 8 h 1/2 du soir, alors qu'en pleine nuit l'assistance se réduisait à rien.
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Cette réforme provoqua des critiques fondées : on aurait pu laisser le choix entre les douze prophéties et la liberté d'en lire plus de quatre, notamment dans les monastères qui, généralement, n'ont pas la bénédiction de l'eau baptismale. En outre le cérémonial, bien loin d'être simplifié, était au contraire surchargé de complications inextricables. Voici l'exposé de la cérémonie du samedi saint dans toute son ampleur ; je note, au passage, les modifications introduites par Pie XII :
La cérémonie commence par la bénédiction du feu nouveau, tiré du silex, en plein air, devant l'église. Le prêtre, en chape violette, et les servants sortent de l'église, et le prêtre bénit le feu nouveau, en chantant trois oraisons (une seule dans le rite de Pie XII), puis les cinq grains d'encens. Dans le rite de Pie XII, on a appliqué au cierge pascal la bénédiction *Veniat* jusqu'alors réservée aux cinq grains d'encens, et le prêtre grave sur le cierge une croix, un X et un P (*chi* et *rô* grecs) et le millésime de l'année. Le diacre seul prend alors les ornements blancs ; s'il n'y a pas de diacre, le prêtre prend l'étole diaconale blanche et la dalmatique, s'il en a une.
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On rentre dans l'église en procession en chantant trois fois : *Lumen Christi, Deo Gratias.* A chaque fois on allume une des branches du cierge à trois branches symbolisant la sainte Trinité. Dans le rite de Pie XII, ce cierge est supprimé et on allume les cierges du célébrant, des ministres et des fidèles.
Arrivé à l'autel ou au chœur, le diacre ou le prêtre chante l'*Exsultet,* chant magnifique à la gloire du cierge pascal, symbole de Jésus ressuscité.
Puis on chante les prophéties, extraites de différents livres de l'Ancien Testament. Le rite de Pie XII n'a conservé que la première, le récit de la création du monde, et les trois qui sont suivies d'un trait. Ces trois traits sont des chants magnifiques du 8^e^ mode, d'exécution facile.
Dans les églises qui ont des fonts baptismaux, on procède alors à la bénédiction de l'eau baptismale. Le rite de Pie XII a emprunté aux rites gallicans la coupure en deux des litanies des saints, mais laisse la porte ouverte au chant du trait *Sicut cervus* avant la bénédiction. Dans les églises qui n'ont pas de fonts baptismaux, on chante les litanies et on célèbre la messe.
La bénédiction des fonts baptismaux est une longue préface qui rappelle le rôle providentiel de l'eau et invoque la bénédiction divine sur l'eau baptismale. Celle-ci est, après la bénédiction, répartie entre deux récipients : une partie servira d'eau bénite pour le temps pascal, et les fidèles peuvent en emporter chez eux ; l'eau pascale, qui n'est pas salée, se conserve mieux que l'eau bénite ordinaire. La seconde partie de l'eau est versée dans les fonts baptismaux, et on y ajoute, soit immédiatement, soit plus tard, quelques gouttes d'huile des catéchumènes et de saint chrême. Dans le rite de Pie XII, on a introduit une rénovation des promesses du baptême faite par toute l'assistance. Puis le prêtre fait l'aspersion avec l'eau nouvelle, et l'on revient à l'autel en chantant les litanies des saints ou leur seconde partie ; ces litanies sont plus anciennes et plus courtes que les litanies des Rogations.
Avant la fin des litanies, le prêtre et les ministres vont à la sacristie pour revêtir les ornements blancs. On remplace les parements violets de l'autel par des parements blancs, et on peut mettre des fleurs sur l'autel.
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A la fin des litanies, le chœur commence immédiatement le Kyrie de la messe. Le prêtre commence la messe. Si une pause dans les chants est rendue nécessaire par les changements d'ornements, on la fera entre le Kyrie et le Gloria et non entre la fin des litanies et le Kyrie.
A l'intonation du Gloria, on sonne les cloches et on découvre les statues voilées de violet depuis la veille du dimanche de la Passion.
L'oraison et l'épître font un rapprochement entre la résurrection de Jésus et le baptême. Puis l'Alleluia est chanté trois fois par le prêtre, et répété à chaque fois par le chœur ; et l'on chante le verset *Confitemini* et le trait *Laudate Dominum.* L'évangile est le récit de la résurrection selon saint Matthieu. Il n'y a ni Credo, ni chant d'offertoire. Par une exception unique dans l'année, il n'y a pas non plus d'*Agnus Dei.*
La fin de la messe, telle qu'elle s'était établie au Moyen Age, comporte des vêpres brèves, réduites au psaume 116 avec l'antienne Alleluia, et au Magnificat, avec l'antienne *Vespere autem Sabbati.* Dans le rite de 1951, on n'avait conservé que l'antienne. En 1952, on a établi des laudes brèves avec l'antienne *Et valde mane* et le *Benedictus.* L'oraison *Spiritum nobis* est à la fois postcommunion de la messe et oraison des vêpres ou laudes. Puis le diacre ou le prêtre chante l'*Ite missa est* avec deux *Alleluia,* et l'on répond *Deo Gratias* également avec deux *Alleluia.*
Cette cérémonie du samedi saint est une des plus belles de l'année. Mettons-la à profit pour célébrer ce prodigieux passage de la mort à la vie qu'est la résurrection du Christ et que le baptême renouvelle dans nos âmes.
Jean Crété.
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### Marie-Madeleine cherche Jésus
*Instruction d'un moine\
pour ses frères moines.*
Nous ne pouvons mieux faire, me semble-t-il, que de passer ces jours de Pâques en compagnie de sainte Marie-Madeleine. C'est, en effet, à cette pauvre pécheresse que Jésus est apparu en premier lieu, parce « qu'elle avait beaucoup aimé ». Je voudrais que, nous aussi, pauvres pécheurs, nous vivions près d'elle ce jour de Pâques, dont le souvenir, au Ciel, doit lui être si doux. Peut-être, si nous avons un peu de son amour, si nous recherchons Jésus avec elle, peut-être daignera-t-il aussi se montrer à notre âme.
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88:282
Toute la journée du Vendredi-Saint, Marie-Madeleine atrocement, a souffert dans son cœur. Sans doute, si elle avait été disciple, serait-elle venue se ranger près de Jésus montant au Calvaire pour Lui donner le témoignage de son amour, souffrir et mourir avec Lui. Mais, que pouvait-elle faire, pauvre femme, et femme pécheresse, sinon exciter la risée et le mépris, compromettre son Maître, si jamais elle avait voulu partager son sort. Aussi, avait-elle gardé le silence ; mais elle avait siennes toutes les douleurs de son Ami ; et, après avoir agonisé au pied de la croix avec Lui, elle avait aidé douloureusement à Le mettre au tombeau. Ainsi, mes Chers Frères, et c'est la première leçon de Marie-Madeleine, il faut d'abord avoir fidèlement souffert avec Jésus durant les jours saints, pour prendre part avec Madeleine à la joie de Pâques. L'apparition dont l'honora le Christ a été la récompense et l'épanouissement de la fidélité de son amour.
Marie-Madeleine, toute la journée du samedi, ne pense qu'à revoir son Maître et, même mort, à L'entourer encore des témoignages de son respect et de sa tendresse. Elle ne compte pour rien la fatigue, l'épuisement des dernières journées : dès l'aube, elle est debout et court au tombeau ; et pour nous encore, c'est une leçon de l'Amour. Si nous voulons que Jésus nous apparaisse, il faut passer par-dessus notre fatigue et, dès le début de nos journées, partir à la recherche de Jésus, être fidèle à une oraison où, poussés par l'Amour, nous ne nous laisserons aller ni au sommeil, ni aux distractions.
Marie-Madeleine part donc avec d'autres femmes, ses amies, portant tout ce qui est nécessaire pour achever l'embaumement du Corps de Jésus. Elles n'ont peur de rien dans cette ville avant-hier encore si hostile, dans ce demi-jour, où de mauvaises rencontres pourraient si facilement se faire : elles vont poussées par l'Amour, sans s'occuper de ce qu'on dira d'elles, pauvres folles, qui vont rendre des honneurs au corps d'un supplicié. Ainsi, pour trouver Jésus, il faut marcher d'abord sans crainte, dans l'obscurité, poussé par l'Amour, prêt à supporter les moqueries de ceux qui ne comprennent pas notre amour, et n'y voient que rêve et stupidité.
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Elles arrivent donc au tombeau et voient la pierre enlevée. Marie-Madeleine s'affole ; elle jette un regard dans le tombeau et le voit vide. Cela lui suffit. Elle, dont l'amour a devancé même ses compagnes, qui, la première, s'est précipitée en voyant le tombeau, n'aura pas, la première, l'annonce de la Résurrection. A elle, à sa fidélité, Jésus réserve beaucoup plus et beaucoup mieux. Tout à l'heure, Il se montrera directement à elle, et ce sera sa récompense, la seule digne d'elle. Aux saintes femmes, plus calmes, mais aussi moins aimantes, Il enverra un ange, pour leur dire qu'Il est ressuscité, et elles seront dans la joie ; pour Madeleine, qui ne cherchait que Jésus, un tel message aurait été une déception : on la voit d'ici, l'écoutant à peine et demandant « son Seigneur ». Nous pouvons bien aussi, nous les contemplatifs, en méditant sur ce seul et très grand amour, le demander au Seigneur. C'est Lui, et Lui seul, que nous devons chercher dans notre âme, parfois si vide. Si nous voulons qu'Il nous apparaisse, nous devons Le chercher Lui seul, ne rechercher aucune consolation, si haute soit-elle. Ne vouloir que Jésus. C'est là toute notre vocation de moines.
Marie-Madeleine ne pense qu'à retrouver Jésus, qu'à Le voir ; aussi court-elle vers les deux apôtres les plus aimants du Seigneur : Pierre et Jean. Elle sait qu'ils vont se précipiter, eux aussi dans l'angoisse, lorsqu'ils sauront le tombeau vide. « On a enlevé le Seigneur du tombeau, leur dit-elle, et nous ne savons pas où on l'a mis. » Pierre et Jean se lèvent aussitôt et courent au tombeau. Madeleine, sans doute, est déjà repartie, cherchant dans le jardin si elle ne trouve pas des traces de Jésus ; puis découragée, infiniment triste, elle s'assied près du tombeau et se met à pleurer. Combien ces larmes d'amour devaient être précieuses devant Dieu. Il en est tant qui cherchent Jésus d'un cœur froid, d'une manière spéculative, sans y engager tout leur être. Peut-on dire même qu'ils Le cherchent vraiment ? Ce n'est pas à eux, en tout cas, que Jésus se montre. Il ne se révèle qu'à ceux qui brûlent du désir de le voir, qu'à ceux qui souffrent, qui pleurent de son absence, qui ne pensent qu'à cela, oubliant tout le reste : c'est bien là notre vocation de moines.
En pleurant, elle se penche maintenant vers le tombeau, elle voit deux anges, « assis, vêtus de blanc, l'un à la tête et l'autre aux pieds, où avait été déposé le Corps de Jésus ».
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Et ceux-ci lui dirent : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » On ne saurait s'imaginer la beauté de ces anges que Jésus s'était choisis pour témoins de sa Résurrection, la blancheur de leurs vêtements, la joie qui rayonnait sur leurs visages. Les autres femmes, en les voyant, « furent frappées de stupeur, elles étaient hors d'elles-mêmes ». Marie-Madeleine ne fait aucune attention à cela, et c'est bien là où nous voyons toute la pureté de son amour.
Elle répond pourtant, mais sa phrase ne fait que traduire le désir de son âme : « Parce qu'on a pris mon Seigneur, et je ne sais où on L'a mis. » Tandis que les autres femmes, remplies d'effroi, se sont enfuies, Marie-Madeleine n'éprouve aucune crainte ; elle ne s'enfuit pas devant ces voix très douces, mais qui n'étaient pourtant pas de la terre. Elle ne cherche que Jésus, elle pleure de ne point Le trouver et, sans attendre même de réponse, elle se tourne de l'autre côté, cherchant si son Maître n'est pas là.
Remarquons d'ailleurs la délicatesse des anges. Aux autres femmes, ils ont tout de suite annoncé : « Vous cherchez Jésus de Nazareth, le Crucifié : Il n'est pas ici ; Il est ressuscité. » Mais à Marie-Madeleine, ils ne posent qu'une question : « Femme, pourquoi pleures-tu ? », comme s'ils étaient émus devant le mystère de ses larmes, et ne voulaient pas le troubler.
Marie-Madeleine s'est donc retournée sans plus faire attention aux anges. Et voici que Jésus est là, attiré par son amour. Ainsi, c'est à cette pauvre pécheresse, qu'Il avait jadis délivrée de sept démons, à cette femme au corps souillé, qu'Il apparaît d'abord, dans son corps glorifié. Tant il est vrai qu'aux yeux de Jésus, seul l'amour compte et qu'il suffit des larmes de repentir pour effacer toute faute. Mais il est bon de voir que, dans sa recherche passionnée de Jésus, elle ne pensait pas à son indignité, à ses misères passées, mais seulement à Celui qu'elle aimait. Ainsi dans notre recherche de Dieu, après avoir humblement pleuré nos fautes aux pieds de Jésus, devons-nous les oublier, nous oublier nous-mêmes, pour ne penser enfin qu'à trouver Dieu, car c'est cela qui attire Jésus.
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Il est donc là ; et Lui aussi dans sa délicatesse, voulant aussi provoquer la réponse de Marie-Madeleine, si douce à son cœur, Il pose la même question que les anges : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Que cherches-tu ? » Marie-Madeleine est si absorbée dans sa douleur qu'elle pense avoir affaire au jardinier, et elle lui adresse ces mots si touchants : « Seigneur, si tu L'as emporté, dis-moi où tu L'as mis, et j'irai Le prendre. » Il me semble que dans ces mots, on entrevoit toute la candeur, toute la pureté recouvrée de l'âme de Madeleine. Elle a vraiment retrouvé une âme d'enfant absolument limpide. Elle s'adresse au jardinier sans même nommer Jésus, comme si tout le monde devait savoir, comprendre, partager une douleur comme la sienne. Rien d'impossible ne l'arrête : « J'irai Le prendre », dit-elle. A ces mots, Jésus ne peut se contenir ; Il ne dit qu'un mot, son nom, mais avec cet accent qu'elle avait tant aimé, où Il mettait toute sa tendresse : « Marie ».
Dans la soirée, il apparaîtra aux disciples d'Emmaüs, mais quelle différence entre les deux scènes. Que de temps Il met pour Se révéler peu à peu, et préparer leur cœur. Ici, tout est si simple, on ne voit que de l'amour. Car Marie ne répond, elle aussi, qu'une parole : « Rabboni », Maître, et elle se précipite aux pieds de Jésus pour les baiser, comme elle avait tant aimé à le faire.
Le temps nous manque, mes Chers Frères, pour terminer la méditation sur cet Évangile de Pâques, mais n'est-ce pas sur cette vue de Madeleine qu'il est bon de terminer ; sur cette vue de Madeleine et du Maître, ne prononçant qu'un seul mot dans la rencontre de leur amour. Ce sera éternellement leur attitude ; et je voudrais qu'en la contemplant, nous la fassions nôtre dès ici-bas.
Ainsi soit-il.
Monachus.
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## NOTES CRITIQUES
### Trois romans de la fin "1984" -- "1985" -- "L'autre côté"
Nous avons atteint la date dont George Orwell avait fait le titre d'un roman fameux, et cela explique l'intérêt renouvelé pour *1984*. Le nombre est devenu symbolique. C'est qu'il existe une angoisse très forte de l'avenir, dans notre société, et bien des romans la traduisent. Il est curieux de rapprocher de *1984* le récit d'Anthony Burgess *1985,* qui est né d'une réflexion sur le roman d'Orwell : à partir d'une analyse qui rejoint en plus d'un point ce modèle, la dérive est considérable. C'est que la vie est plus inventive que les romanciers.
Cette angoisse devant l'avenir dont je parlais, personne peut-être ne l'a mieux traduite qu'Alfred Kubin dans un roman publié avant la guerre de 1914, *l'Autre côté,* dont la traduction française vient d'être rééditée. Il peut être curieux de considérer ces trois romans.
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George Orwell écrit *1984* juste après la deuxième guerre mondiale. Il est contemporain de deux totalitarismes : le nazisme qui vient d'être détruit, et le communisme, en pleine vigueur sous Staline. Orwell est un anarcho-trotskiste ; il a combattu en Espagne avec le P.O.U.M. Il déteste autant le régime capitaliste (pour parler comme lui) sous lequel vit l'Angleterre que le communisme stalinien. Son livre est, à ses yeux, non une prophétie, mais une mise en garde : si l'on n'y veille pas, les choses pourraient tourner ainsi, c'est-à-dire très mal.
La Terre, dans *1984,* est partagée entre trois empires, toujours en guerre : Océania (Amérique, Angleterre, Afrique du Sud, Australie), Eurasia (le monde soviétique et l'Europe), Estasia (la Chine agrandie). L'Inde, le Proche-Orient et la plus grande partie de l'Afrique sont les territoires disputés. Les trois empires sont totalitaires. L'action se passe à Londres. On y vénère, on y redoute *Big Brother* (le Grand Frère), dictateur d'Océania, figure plus ou moins mythique.
Le totalitarisme, c'est le despotisme plus la technique. Le pire des tyrans dans le passé, ne pouvait dominer vraiment qu'une mince partie de son peuple. Le grand nombre échappait aux contraintes de l'État dans une large part de ses actions. Seule la technique moderne permet d'enrégimenter, de surveiller tous les esprits et de se faire adorer, en plus. Le despotisme est fourni ici par la Révolution : elle est le Bien (tout ce qui est hors d'elle, tout ce qui était avant elle, est le Mal). Le moindre écart, le moindre doute sont des résurgences de l'affreux passé ; il faut les arracher comme de mauvaises herbes. S'il n'y a pas ce grand fait de la Révolution, et le début de l'ère du Bien, il n'est pas possible d'établir une police des esprits et une orthodoxie servie par la torture. La technique est l'outil qui permet la vigilance et l'efficacité au service de cette cause, mais il faut d'abord la cause. Quand on nous dit que *1984* menace nos sociétés occidentales, on se trompe ou on nous trompe tant que l'élément moteur (la Révolution) est absent. Cependant, il est vrai que nous n'avons pas maîtrisé notre technique, que son action recèle une menace totalitaire, réelle mais assez différente de celle du roman. On reviendra sur ce point.
Sur Océania règne « le Parti », qui a fait la Révolution et renversé le Capitalisme. Cela fait penser au communisme, de même que la « novlangue » -- nouvelle langue -- avec ses mots tronqués (exemple donné ici : *comintern* pour communisme international) :
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Et l'opposant du roman, Goldstein, peut faire penser à Trotski. Mais Marx n'est jamais nommé, et Orwell choisit de présenter le totalitarisme d'Océania comme un phénomène analogue au nazisme et au communisme, mais nouveau par rapport à eux, plus fort, plus efficace, plus complet. Le résultat, le temps aidant, est de disculper le communisme. En 1950, chacun le sentit visé, aujourd'hui, on le comprend moins, ou on l'escamote. Cela vient du fait qu'Orwell voulait sauver l'idée de révolution prolétarienne. Il y a un trou idéologique dans ce roman.
On dit toujours du « Grand Forestier » (dans les *Falaises de marbre* de Jünger) que c'est un portrait d'Hitler. On ne dit pas de *Big Brother* que c'est un portrait de Staline. Certainement Orwell détestait Staline. Mais la Révolution restait sacrée pour lui. Dans son livre, elle est le suprême recours. Un jour, les prolétaires se débarrasseront du Parti, comme ils se sont débarrassés du capitalisme. Cette faille a permis à bien des petits révolutionnaires de détourner le sens du roman et de feindre que *Big Brother* puisse être le produit de nos régimes (qu'on les appelle démocraties libérales ou régimes capitalistes). Il suffit de laisser croire que c'est la technique seule qui est le fondement du système de *1984*. Et on serine que le « maccarthysme » vers 1950, Reagan ou Mme Thatcher aujourd'hui sont la vraie graine de la dictature. *Le Monde* (3 janvier 1984) rapporte complaisamment que Mme Thatcher est surnommée Big Sister par un journal londonien. Et à Moscou on publie de longues analyses pour démontrer que *1984 *décrit point par point la réalité américaine d'aujourd'hui. Il y a escamotage de la vraie racine du mal. Dans *1984,* le Parti règne sur un peuple grâce à la technique, et c'est l'horreur. Omettez le Parti (et la Révolution), insistez sur Londres et sur la technique, le tour est joué. Il est vrai d'ailleurs que nos médias modèlent les esprits -- mais c'est le plus souvent pour les rendre dociles à la révolution. Et ces médias sont encore loin d'être, à l'Ouest, aussi uniformes qu'à l'Est (encore que la France se rapproche dangereusement du second type).
Tout cela explique que *1984* soit un livre célébré au lieu d'être un livre suspect. Il le serait s'il constituait une machine de guerre contre le totalitarisme révolutionnaire existant. Il le serait si nous étions déjà dans l'ombre de *Big Brother :* nos informants ont une prudence réelle et savent exercer la censure à l'égard de ce qui déplaît aux puissants.
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Or, ce n'est pas le cas. On parle élogieusement de *1984* parce qu'on s'exerce à voir dans ce livre une allégorie de la puissance de la C.I.A. ou des multinationales. On le déforme pour le neutraliser. Et cette déformation est possible parce que le livre maintient l'essentiel de l'idéologie convenable : l'espoir en la révolution.
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La philosophie de l'histoire d'Orwell (voir le long résumé du livre attribué à Goldstein) est d'un marxisme simple. Il y a toujours eu trois classes, supérieure, moyenne et inférieure. Quand la classe supérieure faiblit, elle est renversée par la classe moyenne qui s'appuie sur l'inférieure. Cette classe moyenne s'installe au pouvoir. La classe inférieure reste inférieure. Une nouvelle classe moyenne se reconstitue, et au bout d'un temps donné, tout recommence.
Un changement radical est possible depuis qu'il y a les machines. Avec elles, l'abondance et le loisir (donc la culture) deviennent accessibles à tous. D'où l'espoir du début du siècle : les classes vont s'évanouir, chacun pouvant acquérir le savoir. La machine supprime la nécessité des hiérarchies. C'était compter sans la perversité des hommes, même socialistes : « ...dans toutes les variantes du socialisme qui apparurent à partir de 1900 environ, le but d'établir la liberté et l'égalité était de plus en plus ouvertement abandonné » (p. 245 de l'édition de 1950). Orwell a bien l'air de viser le socialisme fabien autant que Lénine.
Le but est donc de maintenir la hiérarchie, malgré les machines qui la rendent caduque. Pour cela, il faut établir une pénurie artificielle. D'où la nécessité de la guerre. L'abondance sera engloutie dans les destructions. Orwell, en un autre endroit (à propos de la fabrication de bottes) montre les ravages de la planification, qui suffit à empêcher l'abondance. Curieusement, dans ce passage théorique, il n'en parle plus : il veut préserver une illusion chère. Il refuse de voir que le socialisme, qui vise en principe l'abondance pour tous, a besoin en fait de la pénurie ; sans elle, il ne peut mobiliser et contrôler les esprits.
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Voilà pourquoi Océania est en guerre tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre empire : tous trois sont complices pour entretenir un conflit sans lequel ils s'effondreraient. Le Parti est installé pour l'éternité comme classe supérieure. Seule différence avec le passé, mais qui fait son efficacité, la jouissance des biens n'est pas personnelle et héréditaire, elle est collective et liée à la fonction (Orwell ignorait qu'une part notable de la classe dirigeante de l'U.R.S.S. est issue des dirigeants de la génération précédente). « Le Parti ainsi constitué a pu et pourra... arrêter le cours de l'histoire. » Ainsi, dans l'esprit de l'auteur, il y a bien un progrès dessiné d'avance, et un cours de l'histoire, que seule une ruse méchante peut contrarier. Mais l'histoire peut-elle se tromper, s'endormir, bredouiller ? C'est la grande difficulté de cette doctrine.
\*\*\*
La société d'Océania comprend trois classes : le Parti « intérieur » (le dessus du panier), 2 % de la population ; le Parti « extérieur » et le prolétariat. Celui-ci, lit-on p. 88, comprend 85 % de la population, mais, p. 251, seulement 15 %. Inadvertance, sans doute, mais la première hypothèse me paraît la bonne (voir là-dessus J. Madiran : *La vieillesse du monde*)*.* Ce prolétariat est ouvertement méprisé et miséreux. Tellement méprisé qu'il est moins soumis au conditionnement que les membres du Parti. Seuls ceux-ci possèdent -- obligatoirement -- les télécrans qui sont à la fois récepteurs et diffuseurs. Ils déversent sans cesse slogans, discours et informations, et en même temps enregistrent tout ce qui se passe dans la pièce où ils sont placés, et le transmettent à la Police de la Pensée, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les télécrans étant trop chers, le prolétariat n'en dispose pas. Hors du circuit technique, la liberté est plus grande, bonne leçon.
Ces télécrans permettent l'inquisition policière ; les suspects sont soumis au lavage de cerveau et à la torture pour les rendre dociles (à nouveau « branchés », comme on dit aujourd'hui). Smith, le héros du livre, connaîtra ces interrogatoires, jusqu'au moment où, menacé d'avoir le visage dévoré par des rats, il crie qu'on fasse cela à Julia (la femme qu'il aime), pas à lui. Il est brisé. Il y a des moyens pour briser tout le monde. Smith, bientôt, aimera Big Brother de tout son cœur. On voit aussi d'autres prisonniers, d'autres rebelles, dans *1984*. Pas un d'entre eux qui prie, qui cherche recours en Dieu. Orwell n'imaginait pas cela. Nous savons mieux le rôle que joue la foi -- non pour tous, sans doute -- dans les camps et les prisons.
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*1984* décrit le totalitarisme, le despotisme dur. La technique, dans nos sociétés libérales, donne un outil apte à imposer un despotisme doux, insinuant, à établir un équilibre social qui repose moins sur les principes affichés (on n'en manque pas, d'ailleurs) que sur la mode, l'adaptation à ce qui se fait, et finalement l'information. C'est un autre type de domination des esprits, qui se passe de prison et de torture, grand avantage. Mais il a ses mécanismes inhibiteurs et excitateurs : il y a des pensées dont il vaut mieux se détourner, d'autres qu'il est préférable d'approuver vivement, si on veut vivre à l'aise avec ses contemporains, se sentir avec eux en communauté. L'hystérie joue son rôle, mais elle n'est pas principalement politique (nous n'avons pas d'ennemis prisonniers pendus en public, et l'émission des « deux minutes de haine » n'est pas régulièrement programmée). Notre hystérie joue sur les instincts de sexe et de violence, tandis que *1984* canalise la violence et mortifie le sexe. On peut parler, aussi bien dans notre société que dans celle imaginée par Orwell, d'atteinte à la personne, à l'autonomie de chacun, les exigences sociales étant grandes dans les deux cas. L'homme tel qu'on l'éduque dans nos pays est un être sans tradition, au langage simplifié, contestataire autant qu'il voudra mais mal formé à l'esprit critique, extrêmement fragile en somme. Autre point d'accord : *Big Brother* affirme que « celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé ». Nous appliquons sournoisement ce principe. Le passé est modifié avec plus de discrétion en France qu'en URSS ou que dans l'Angleterre de *Big Brother,* mais nos manuels scolaires comme nos émissions de télé savent quelle est la bonne version des événements, et quels sont ceux qu'il faut oublier. Cependant, les coups de pouce comptent peut-être moins que la formidable réduction de l'histoire à quelques événements symboliques, parce que précurseurs de l'état où nous sommes.
Reste que les parallèles, dans la géométrie classique, sont des droites qui ne se rencontrent pas, et il est clair que *1984* et les sociétés occidentales n'ont pas de point commun. *Big Brother* obtient une mobilisation active des esprits et pourchasse les réfractaires pour les convertir ou les supprimer.
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Chez nous, on recherche une perméabilité passive : il nous est demandé seulement d'être conducteurs des modes et des attitudes admises. Ceux dont le métal fait obstacle au passage de l'information ne sont pas éliminés, seulement mis à l'écart (on ne sait qu'en faire). Le parallèle esquissé peut se poursuivre avec la dégradation du langage : volontaire, orientée, calculée dans Océania, cette dégradation est chez nous presque aussi considérable, mais par l'effet de la paresse, du laisser-aller, du goût des effets de masse et du cosmopolitisme. La « novlangue » a un but : être un langage qui interdirait l'expression de toute pensée, de tout sentiment, qui seraient étrangers au Parti. Notre langage de bande dessinée et d'expressions toutes faites dure peu, et ne vise qu'à flatter un instant le public. Solution de facilité. Nous n'avons pas la force de résister à la pente offerte par nos outils de grande communication, laissés aux mains de n'importe qui. Et les médias sont le dernier facteur de cohésion sociale, depuis que les anciennes fidélités (patrie, mœurs, traditions etc.) sont mortes ou ignorées de la plupart. Tout le monde finit par se plier à leurs lois, à leurs exigences, en particulier celle d'un vocabulaire simplifié : la majorité ne peut pas se tromper.
\*\*\*
Notre société, dans la perspective de *1984*, est capitaliste, ou libérale. De fait elle est, en France, bien plutôt libérale-socialiste, le deuxième terme gagnant de plus en plus sur le premier. Nous nous trouvons dans une situation proche de celle du roman d'Anthony Burgess : *1984-1985*. Mi-essai sur le livre d'Orwell, mi-récit, c'est un exercice très intelligent et passionnant. Dans ses réflexions sur Orwell, Burgess replace *1984* dans le paysage anglais où ce roman est né. On sortait de la guerre, les ruines et les privations étaient partout, comme dans le livre. Et comme dans le livre aussi, les Anglais venaient de vivre une période de guerre, et d'intense mobilisation des esprits, avec un spectaculaire renversement d'alliances. Du jour au lendemain, l'empire soviétique, détesté comme dictature, était devenu un allié providentiel, et l'affreux Staline le sympathique oncle Joe. Tout cela est juste, quoique Burgess semble sous-estimer l'importance du fait révolutionnaire dans *1984*.
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A son tour, il entreprend de participer au grand concours du pire des mondes possibles. Et c'est *1985*. Le premier chapitre suffira à en donner quelque idée. Dans un Londres dominé par les mosquées et les banques arabes, les socialistes anglais sont au pouvoir. Les syndicats sont tout-puissants. Et la Grande-Bretagne a changé son nom pour celui de Rutland (R.U.T. : Royaume uni des travailleurs, ou rassemblement unitaire des travailleurs, comme on voudra). Bev Jones rentre chez lui pour préparer le déjeuner de sa fille Bess, treize ans, attardée mentale du fait d'un médicament administré à sa mère au moment de l'accouchement. Bess ne quitte pas l'écran de télé où alternent bandes dessinées et feuilletons pornographiques. Au moment d'entrer dans son immeuble, Bev est assailli par une bande de jeunes loubards qui le voient et le battent. Dans le vestibule, il trouve un enfant évanoui ; il vient d'être violenté par la bande. Bev monte à pied, l'ascenseur est en panne. Il pense à sa femme qui est à l'hôpital. Le bulletin d'informations annonce que cet hôpital brûle. Attentat de l'IRA. Les pompiers n'interviennent pas. Ils sont en grève. L'armée aussi. Bev court sur les lieux, à temps pour voir sa femme cuite, qui a la force de lui dire : « Tâche qu'ils ne l'emportent pas en paradis. »
Là commence la révolte de Bev. Professeur d'histoire refusant la dégradation de l'enseignement, il avait démissionné pour devenir ouvrier confiseur. Il déchire sa carte syndicale : le voilà hors-la-loi. Il faut être syndiqué pour obtenir un emploi. Bev va vivre en vagabond. Il rencontre des voleurs, révoltés comme lui, devient un moment journaliste au service des « Grands Bretons libres » (organisme de réaction nationale, en principe, mais entièrement au service des Arabes qui entendent protéger leurs investissements). Un séjour en rééducation l'ayant laissé rebelle, on finit par placer Bev dans un asile d'aliénés (« La démence est par définition un refus de l'éthique adoptée par la majorité »). Un jour, il se tuera en se jetant sur les barbelés électrifiés.
Le Jones de Burgess est vaincu comme le Smith d'Orwell. La tyrannie qui dispose de la technique est invincible. Dans *1985*, le contrôle des esprits n'est pas parfait, la torture se limite à un passage à tabac (il n'est pas question de rats). Malgré quoi ce monde ne le cède guère en horreur à celui de *1984*. Simplement, l'horreur a pris une direction différente.
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Chez Burgess l'opposition entre jeunes et vieux ressemble à celle de deux peuples ennemis. Bev n'a absolument rien à dire à sa fille, gavée d'images et de chansonnettes (certes, elle est légèrement débile, mais il semble bien que le gavage soit aimé de toute la génération). Il y aurait un espoir avec les jeunes réfractaires, en guerre contre la société. Ils volent et assomment sans pitié, ont les mœurs d'une tribu barbare, mais ils refusent le piège de la société parfaite. Un loubard explique que l'éducation officielle ne vaut rien : « Minable à cause que c'est les socialos. Minable à cause que c'est le nivellement. Les gens intelligents on n'en veut pas. Y a des choses qu'on refuse de permettre parce qu'on prétend qu'elles sont pas bonnes pour les travailleurs. D'où il s'ensuit que les trucs défendus ont des chances d'être les seuls intéressants, les seuls qui méritent d'être appris. » Le latin et le grec sont donc révérés au titre d'ennemis de l'État des travailleurs. Bev, citant Sophocle, s'attire le respect. On peut se demander si le romancier ne cède pas là à un mouvement d'optimisme, bien utile quand on patauge dans ce monde sinistre. J'ai beau regarder, je ne vois pas que Platon et Tacite soient admirés de nos marginaux.
L'anarchisme et la violence des jeunes gens contrastent avec le caporalisme obsédant de *1984*. De même, s'il y a similitude des résultats obtenus par la tyrannie du Parti chez Orwell et celle des syndicats chez Burgess (pénurie, toute-puissance de la collectivité), il est certain que l'incroyable pagaille, les grèves continuelles, seraient peu concevables dans le monde de *Big Brother.*
Autre différence : la place que tient l'Islam dans le tableau de *1985 *: « L'Islam fait partie des authentiques super-États, et le poing de fer de sa puissante idéologie religieuse, qui malmena rudement la chrétienté aux premiers siècles du Moyen Age, pourrait fort bien s'appesantir de nouveau sur un Occident vidé, grâce à Vatican II, de toute foi solide et militante. » Burgess écrit cela dans l'essai qui ouvre son livre. Au cours du récit, on verra les musulmans habituer sournoisement les Anglais à la bière sans alcool. Ils ont trop d'intérêts dans le pays pour ne pas réagir aux grèves qui le ruinent. Ils suscitent donc les « Grands Bretons libres », simple milice à leur service, en fait. Il sera question aussi d'un commando d'Algériens (parce qu'ils sont francophones) envahissant les îles anglo-normandes. Simple fantaisie, sans doute. Mais voilà qui nous rapproche de la réalité que nous connaissons : dans la presse, à l'école, on parle couramment des prophètes -- parmi lesquels, conformément au Coran, on inclut le Christ -- dont le plus grand est Mahomet.
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Sur tous ces points, Burgess s'éloigne de la « cacotopie » d'Orwell. Mais il y a des traits communs aux deux auteurs. L'ennui, par exemple, l'insupportable vide de ces sociétés. L'abrutissement des masses, abandonnées, dans *1984* (ou systématiquement trompées), et dans *1985* rendues analphabètes par nivellement : on ramène tous les esprits au rang des plus obtus. La petite Bess, au moment de partir pour un orphelinat, accepte très bien, dès qu'on lui promet qu'elle y retrouvera ses feuilletons : « Faut qu'on se dépêche, dit-elle. Y va y avoir *Sexboy. *» La maison, le foyer, c'était n'importe où, du moment qu'il y avait la télé.
Il y a rencontre, également, sur la dégradation du langage. Enfin, la tyrannie, du Parti dans un cas, des syndicats dans l'autre, produit les mêmes résultats : pénurie, mauvaise qualité des produits, et aussi perte d'autonomie des individus, qui ne sont rien face à la volonté collective.
Burgess ne se targue évidemment pas d'avoir vu plus juste qu'Orwell : il décrit sept ans à l'avance, Orwell à trente-six ans de distance. Ni l'un ni l'autre ne cherche à jouer les voyants. Orwell se propose de développer les conséquences possibles de certaines tendances qu'il voit actives dans le monde où il vit. Burgess méditant sur le livre d'Orwell et voyant autour de lui la Grande-Bretagne livrée aux travaillistes, imagine de peindre ce présent en grossissant les traits, et de montrer par là que si le péril dénoncé par Orwell n'est pas au rendez-vous, les effets désastreux de la technique jointe à la volonté d'organiser une société parfaite sont bien visibles.
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*L'autre côté,* d'Alfred Kubin, écrit en 1909, ne se présente pas du tout comme une anticipation, mais paraît au lecteur d'aujourd'hui plein de prémonitions obscures. Kubin, célèbre dessinateur allemand, n'a écrit que ce livre. Il est vain d'y chercher une allégorie du nazisme et de Hitler, comme le fit un jour Pieyre de Mandiargues. Mais il n'est pas abusif de penser que, dans l'Europe encore paisible d'avant la première guerre mondiale, Kubin a capté des frémissements, des ondes souterraines qu'il enregistra à la manière d'un sismographe.
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Il imagine un milliardaire d'une puissance fabuleuse, Patera, qui crée l'empire du rêve, avec sa capitale, Perle, au cœur de l'Asie, non loin des monts Tien-Chan. Probablement dans la vallée du Tarim, dont les oasis ont servi d'étapes à la route de la soie. Patera peuple son empire de gens qu'il connaît, et c'est ainsi que le narrateur, son ami d'enfance, est convié à Perle avec sa femme. Règle fondamentale de la ville : la haine du progrès. Patera fait venir d'Europe de vieilles maisons qu'on reconstruit sur place, et des objets anciens. On est tenu de s'habiller comme au début du XIX^e^ siècle. De plus, les habitants de l'empire du rêve ont tous « une idée fixe pas encore trop envahissante », une tare physique n'est pas mal venue non plus. Il y a peu d'enfants. Enfin, fait remarquable : dans l'empire on ne voit jamais le soleil ni le ciel. Des nuages couvrent toujours le territoire.
Sur ces données, Kubin pouvait construire une fantaisie à la Jules Verne. Il y a des villes modèles dans *Les cinq cents millions de la Begum,* par exemple. Il va bien au-delà. Et Perle n'est pas, comme on le croit d'abord, la cité parfaite où l'on a décidé d'arrêter le temps. Le récit est vite envahi par l'esprit onirique. Les personnages en évoquent d'autres, et se métamorphosent (à un moment, Patera, n'est-il pas un allumeur de réverbères ?), les sosies sont nombreux. Des épisodes absurdes et très précis s'imposent avec évidence, comme dans les rêves. Tout est étrange.
Pendant les deux premières années de son séjour, le narrateur se plaît dans cette ville, bien que les bizarreries se multiplient avec le temps. On entend parfois la nuit des vacarmes inexplicables. Les maisons prennent l'apparence de pièges. Des objets se brisent. Au matin, personne n'a rien vu. Après la mort de sa femme, le narrateur sent que l'extravagance gagne. « Tout l'État du Rêve était soumis à un sortilège, il y avait une relation entre les terreurs et les incidents indéniablement humoristiques qui survenaient dans notre vie. »
Un Américain très riche, Hercule Bell, arrive dans la ville et se pose en rival de Patera. Curieusement, il fonde un club « Lucifer », et traite son adversaire de « Satan ». Il a des partisans dans le quartier français (peuplé par la pègre, bien sûr) et parmi les nouveaux venus, qui arrivent très nombreux et refusent de s'habiller à l'ancienne mode, comme c'était l'usage. Ces arrivants sont souvent les sosies des anciens habitants, source de confusion. Bell affirme que les maisons de Perle sont des maisons où des crimes ont été commis autrefois, et choisies pour cette raison.
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Dans tout cela, on est frappé par l'absence de Patera, qui n'intervient jamais, demeure invisible, et semble être le rêveur dépassé par son rêve. La décomposition commence. Les orgies se multiplient, se pratiquent ouvertement jusque sur la voie publique, et s'aggravent d'une sorte de culte du sang ; blessures et meurtres deviennent des faits quotidiens. Après un sommeil léthargique qui a possédé tous les habitants, les animaux envahissent la ville : cerfs et buffles, mais aussi rapaces, serpents, et des nuées d'insectes. On passe sa vie à se gratter, jusque dans les bals officiels (il y en a encore). La nourriture devient rare. La matière elle-même est atteinte. Les maisons se délitent, le verre ternit, le fer rouille. La folie devient générale. Le docteur Lampenbogen est cuit sur une broche ; sa femme, la belle Mélitta, devenue prostituée, et d'une grande saleté, est dévorée par un chien. L'horreur est partout. La ville finit dans un incendie.
Je ne pense pas qu'il y ait une interprétation strictement politique de cette fable. Évidemment, la création de Perle et les règles qu'on y observe quand tout est encore « normal » peuvent être présentées comme un « refus de l'histoire », dont le châtiment ne tarde pas, la suite du récit le montre. Hercule Bell crie à qui veut l'entendre que cette ville est une erreur, qu'elle s'isole sottement tandis que partout le monde progresse. L'époque où Kubin écrit est le grand moment du progrès, comme le rappelle Orwell, et l'Américain est alors la figure typique de l'homme audacieux, conquérant et novateur. On pourrait donc imaginer que Bell représente l'optimisme progressiste face au conservatisme le plus désuet (il y a un côté « Cabinet des antiques » dans cette ville de Perle). Mais cela explique mal que Bell ait intrigué pendant des années pour être admis dans l'empire du rêve, et que son but avoué soit de remplacer Patera, de devenir à son tour le maître (c'est cette expression qu'emploie toujours le narrateur quand il évoque le créateur de l'empire). Bell paraît être plutôt un rêveur déçu. Il aimait. Perle, avant d'y vivre, il ne reconnaît pas ce qui l'enthousiasmait. Il se révolte. Si son action a un résultat, c'est d'accélérer la décadence, mais on peut douter que lui ou quelque homme que ce soit ait une responsabilité dans un débordement de folies et de crimes qui a l'allure d'une éruption volcanique.
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Il paraît peu vraisemblable que Kubin ait voulu montrer l'échec d'une utopie, ou opposer telle forme de gouvernement à telle autre. On dirait plutôt qu'il cède au courant d'une invention qui le dépasse. Quant à la signification « politique » de son récit, c'est à mon sens la perte de la magie du pouvoir. Il y a quelque chose de mystérieux dans le fait que tant d'hommes obéissent à quelques-uns ou à un seul, mais ce mystère ne paraît au jour que dans les moments de crise, lorsque justement le pouvoir s'éteint, s'absente. C'est ce qu'on voit ici avec Patera. Ce n'est pas un tyran. Personne n'est forcé de venir à Perle. Les règles bizarres qui y sont établies ne sont pas très contraignantes. A aucun moment on n'a l'impression d'un joug policier étroit. Patera peut être incompréhensible, il n'est pas odieux. Surtout, il est absent. Le narrateur a toutes les peines du monde à le rencontrer, et quand il y arrive, au moment où sa femme se meurt, il voit un « maître » douloureux, angoissé, qui promet son aide avec bonté. Mais rien ne viendra. Patera a le rôle d'un dieu impuissant. Et c'est ce que l'on verra se préciser au cours du récit. Ce pouvoir contesté subit tous les outrages sans réaction. Bell insulte le fondateur, les journaux tournent casaque, l'armée intervient très tard et se trouve balayée moins par la foule que par la folie de ses propres chevaux. Un dignitaire vient promettre à des émeutiers que la prison sera ouverte. Ils ricanent : c'est déjà fait. Patera a des partisans jusqu'au bout. Il ne les utilise pas. La plupart des habitants sont paisibles. Il les abandonne sans secours. Pourquoi un afflux de nouveaux venus au moment où Bell conteste déjà le pouvoir ? Il serait facile de surseoir à leur arrivée, qui complique la situation. Patera ne fait rien. D'un bout à l'autre du roman, il est l'image du pouvoir qui s'efface, ne sait pas répondre à ce qui le menace. Ce phénomène que l'on observe à chaque révolution réussie, et qui donne tant de prestige aux vainqueurs, car il semble qu'une divinité a combattu pour eux, on le trouve soigneusement décrit dans *l'Autre côté*. Du même coup, le livre montre la logique d'une corruption. Les lois sont niées, puis les interdits majeurs bafoués : l'érotisme éclate (Kubin, qui écrivait dans un temps plus discret que le nôtre, ne s'attarde pas), le meurtre se banalise, on ne respecte même plus les sépultures. En un sens, l'invasion des animaux, la ruine des habitations ne sont que d'autres images de l'effacement du pouvoir.
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On se tromperait en pensant que cette prophétie ne s'adresse pas à nous, qui souffrons d'un mal tout opposé : l'omniprésence de l'État. L'État et ses administrations s'imposent en effet à nous de façon obsédante, mais c'est de plus en plus comme une machinerie subie, à laquelle nous ne donnons aucune adhésion, ce qui fait sa grande fragilité. Un pouvoir véritable, que l'on respecte parce qu'en face de lui on reste une personne, non une série de matricules, un pouvoir qui est chargé de faire appliquer des lois qui sont supérieures et antérieures à lui, mais qui n'estime pas être à lui seul la société, voilà beau temps qu'on ne connaît plus cela. Et c'est bien pourquoi la description de Kubin ressemble si fort à ce que nous voyons. L'État que nous connaissons, c'est celui que peint Burgess : une force très grande, à bien des égards plus grande qu'elle ne le fut jamais, mais uniquement une force, qui n'inspire ni amour ni confiance (quand ils parlent, nos politiques, de « consensus », c'est de cela qu'il s'agit, sans peut-être même qu'ils le sachent nettement).
Georges Laffly.
George ORWELL, *1984*, (éd. Gallimard 1950, réédition 1984).
Anthony BURGESS. *1984-1985* (éd. Laffont 1979).
Alfred KUBIN. *L'autre côté* (éd. Néo, 1983).
### Relire les poètes
Qu'est-ce que la poésie ? C'est, dit le Robert, « l'art du langage visant à exprimer ou suggérer quelque chose par le rythme (surtout le vers), l'harmonie et l'image ». La poésie pure est la quintessence de la poésie.
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Paul Valéry, dans ses « Fragments du Narcisse », a cette strophe admirable :
*Ô douceur de survivre à* *la force du jour,*
*Quand elle se retire enfin rose d'amour,*
*Encore un peu brûlante, et lasse, mais comblée,*
*Et de tant de trésors tendrement accablée*
*Par de tels souvenirs qu'ils empourprent sa mort*
*Et qu'ils la font heureuse agenouiller dans l'or.*
*Puis s'étendre, se fondre, et perdre sa vendange,*
*Et s'éteindre en un songe en qui le soir se change.*
Il en fait lui-même le commentaire à Jean de Latour qui en avait parlé dans un livre : « Les huit vers que vous citez là... sont très précisément ceux qui m'ont coûté le plus de travail et que je considère comme les plus parfaits de tous ceux que j'ai écrits, je veux dire les plus conformes à ce que j'avais voulu qu'ils fussent, assouplis à toutes les contraintes que je leur avais assignées. Notez qu'ils sont, par ailleurs, absolument vides d'idées et atteignent ainsi à ce degré de pureté qui constitue justement ce que je nomme *poésie pure. *» ([^48])
La poésie pure, c'est en somme l'expression de l'indicible, l'indicible dit. Beau sujet de discussion. On ne s'en priva pas, dans les années vingt, autour de l'abbé Bremond. A propos, si je me souviens bien, du vers de Racine « Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur ».
On risque cependant de confondre *pureté* et *beauté.* Un beau poème n'est pas nécessairement, ni habituellement, un poème de poésie pure. La pureté évoque l'*essence,* la beauté la *substance.* « Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur » est un très beau vers, il n'est pas un vers « pur »*.*
*La chair est triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres*
*...*
*Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change*
...
*Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui*
sont des vers admirables, d'une beauté parfaite. Peut-on parler de poésie pure pour les qualifier ?
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Victor Hugo ruisselle de vers parfaitement beaux. Songerait-on chez lui à parler de poésie pure ?
On se souvient de la fin de *Booz endormi :*
*Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;*
*Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;*
*Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre*
*Brillait à l'occident, et Ruth se demandait,*
*Immobile, ouvrant l'œil à moitié sous ses voiles,*
*Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été,*
*Avait, en s'en allant, négligemment jeté*
*Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.*
Absolue beauté ; mais en quoi poésie pure ?
Cependant, en certains cas, on peut hésiter. Chez Rimbaud notamment, où la rencontre poésie belle et poésie pure est constante
*Comme je descendais des Fleuves impassibles*
*Je ne me sentis plus guidé par les haleurs ;*
*Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,*
*Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs...*
Ou bien :
*Ô saisons, ô châteaux,*
*Quelle âme est sans défauts ?*
*Ô saisons, ô châteaux,*
*J'ai fait la magique étude*
*Du Bonheur que nul n'élude*
A l'exception de Paul Valéry, le XX^e^ siècle n'est pas très riche en poètes. Du moins en « grands » poètes. Car les poètes mineurs sont nombreux et souvent excellents.
Je pense aux *Contrerimes* de Paul-Jean Toulet :
*Vous souvient-il de l'auberge*
*Et combien j'y fus galant ?*
*Vous étiez en piqué blanc !*
*On eût dit la Sainte Vierge.*
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à *La Verdure Dorée* de Tristan Derême, aux *Alcools* de Guillaume Apollinaire :
*Passons, passons puisque tout passe*
*Je me retournerai souvent*
*Les souvenirs sont cors de chasse*
*Dont meurt le bruit parmi le vent*
au *Cornet à dés* et au *Laboratoire central* de Max Jacob, aux *Paludes* d'André Gide, à *De l'Angélus de l'Aube à l'Angélus du Soir* de Francis Jammes :
*Je m'embête ; cueillez-moi des jeunes filles*
*et des iris bleus à l'ombre des charmilles*
*où les papillons bleus dansent dansent à midi...*
Oui, les poètes mineurs abondent, du moins jusqu'à la dernière guerre ; car depuis...
Mais revenons aux temps anciens.
Villon a-t-il été jamais surpassé ?
*Dites-moi où, n'en quel pays,*
*Est Flora la belle Romaine,*
*Archipiadès, ne Thaïs,*
*Qui fut sa cousine germaine ;*
*Écho parlant quand bruyt on maine*
*Dessus rivière ou sus estan,*
*Qui beaulté ot trop plus qu'humaine,*
*Mais où sont les neiges d'antan ?*
Le XVI^e^ siècle a été sans doute le plus fécond en poésie. Je ne retiendrai ici que Louise Labé pour qui j'ai un faible particulier :
*Baise m'encor, rebaise-moi et baise :*
*Donne m'en un de tes plus savoureux,*
*Donne m'en un de tes plus amoureux :*
*Je t'en rendrai quatre plus chaux que braise*
*Las, te plains-tu ? Ça que ce mal j'apaise,*
*En t'en donnant dix autres doucereux.*
*Ainsi meslant nos baisers tant heureus*
*Jouissons-nous l'un de l'autre à notre aise.*
*Lors double vie à chacun en suivra.*
109:282
*Chacun en soy et son ami vivra.*
*Permets m'Amour penser quelque folie ;*
*Toujours suis mal, vivant discrettement,*
*Et ne me puis donner contentement,*
*Si hors de moy ne fay quelque saillie.*
La dame devait avoir du tempérament. En quoi elle n'était pas une exception si l'on en juge par tous les « blasons » de l'époque.
Le XVII^e^ siècle est le triomphe de la poésie.
Avec Racine d'abord, et son incomparable Bérénice :
*Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,*
*Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?*
*Que le jour recommence et que le jour finisse*
*Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,*
*Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?*
Avec, ensuite, La Fontaine qui cumule poésie belle, poésie pure et poésie simple.
*Un agneau se désaltérait*
*Dans le courant d'une onde pure*
*Le long d'un clair ruisseau buvait une colombe*
Le XVII^e^ siècle a même connu la poésie théologico-mystique. ITINÉRAIRES a publié les trois poèmes de saint Jean de la Croix, traduits en vers français par un carme parisien, le P. Cyprien de la Nativité de la Vierge dont Paul Valéry a pu dire qu'il est « l'un des plus parfaits poètes de France ». Qu'on en juge :
*A l'ombre d'une obscure nuit*
*D'angoisseux amour embrasée*
*Ô l'heureux sort qui me conduit*
*Je sortis sans être avisée*
*Le calme tenant à propos*
*Ma maison en un doux repos.*
Poésie est ontologie, disait Maurras. Elle est aussi théologie et mystique. Paul Valéry qui ne voulait voir qu'un « exercice » dans « l'art des vers » et professait un agnosticisme radical n'est-il pas un mystique « apophatique », un mystique en creux, en négatif, dans ses plus beaux poèmes, *Le Cimetière marin, La Pythie, Ébauche d'un serpent, Palme*
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*Ces jours que tu croyais vides*
*Et perdus pour l'univers*
*Ont des racines avides*
*Qui travaillent les déserts...*
Arrêtons toutes ces citations.
Il faut relire les poètes.
Il faut même se faire soi-même poète. C'est ce qui m'a porté à écrire des vers, qui valent ce qu'ils valent, c'est-à-dire sans doute pas grand chose, mais qui m'ont permis de pénétrer plus avant dans le mystère poétique et de développer mon goût et mon admiration pour la belle poésie et les grands poètes.
Faites des vers !
Louis Salleron.
### Avrillé : les martyrs, le roi et l'évêque
Depuis 190 ans, le pouvoir républicain s'efforce de laisser dans l'oubli les crimes qui furent commis en son nom au cri de « liberté ». Pourtant, le pieux souvenir des morts égorgés au cours des années terribles de la Révolution survint encore dans la mémoire collective des Français.
Entre des dizaines de milliers de martyrs, et sans tenir compte seulement du génocide vendéen, l'Église, du moins, a-t-elle choisi de recevoir, d'instruire et de faire aboutir les causes de 353 personnes. Parmi ces bienheureux, Guillaume Repin et ses quatre-vingt-dix-huit compagnons furent béatifiés le 19 février 1984.
L'Histoire, pour sa part, en a retenu beaucoup d'autres dont la liste interminable, pour n'être pas officielle, n'en est pas moins sainte à nos yeux.
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Et, entre toutes les villes de France qui montèrent en permanence les bois des sinistres échafauds sur leur grand'place, Angers fut certainement l'une des plus éprouvées. Ayant cher payé sa courte libération par l'Armée catholique et royale, elle recèle encore, près de 200 ans après, en ses pavés, en ses pierres et jusque dans ses églises et ses couvents, les dramatiques souvenirs des prisons, des charrettes et de la guillotine.
Mais c'est à Avrillé, au champ des martyrs désigné par la piété populaire, que se circonscrivent certainement les plus atroces témoignages : neuf fusillades collectives y firent plus de 2.000 victimes !
Ces souvenirs matériels, cet ossuaire enfin, pour si sacrés qu'ils nous paraissent, ne pesaient pas lourd, jusqu'à ces dernières années dans les décisions de l'Association diocésaine d'Angers, à qui, pourtant, ils avaient été remis, cinquante ans auparavant, par le curé d'Avrillé. En contravention avec les stipulations de cette donation, l'association, dont la direction est du ressort de l'évêque, cédait la plus grande partie des terrains du Champ des Martyrs, procédait au démantèlement de la chapelle puis à sa fermeture, allant jusqu'à supprimer les plaques rappelant les noms de ces victimes !
Il ne fallut pas moins d'un procès en bonne et due forme pour que les fidèles et les descendants de ces martyrs intervenant en Grande Instance, obtiennent justice, c'est-à-dire : la remise en état des lieux sacrés. La Cour d'Appel d'Angers devait en 1977 confirmer ce jugement après le pourvoi de l'évêque. Il est vrai qu'à cette époque Mgr d'Angers ne pensait pas réellement que la cause de béatification des martyrs d'Avrillé aboutirait...
En effet, depuis 1905, date à laquelle un tribunal diocésain avait instruit leur cause, cette dernière semblait évanouie dans les bureaux romains. Pourtant, le procès s'était ouvert en 1921, puis s'était terminé en 1935, mais ce n'est qu'en 1959 que le dossier avait été transmis au service compétent aboutissant enfin en 1969 aux consulteurs de la Sacrée Congrégation des rites. Le résultat se concrétisa le 19 février dernier en la basilique Saint-Pierre.
On peut supposer que l'étonnement fut grand pour Mgr Orchampt, évêque d'Angers, d'apprendre que de si vieilles histoires pouvaient encore ressurgir deux siècles plus tard ! Et ce, malgré le concile Vatican II... Mais cet évêque sait faire face à toutes les situations. Qu'à cela ne tienne, puisqu'il y avait des martyrs en Anjou cela devenait son affaire, il ne suffisait que de présenter la chose aux fidèles. Les services diocésains, et les moyens à leur disposition, firent savoir à l'envi que ces malheureux martyrs ne devaient faire l'objet d'aucune « *exploitation* » ou « *récupération* » ; du reste, il fallait souligner qu'au grand jamais ils n'avaient été royalistes et qu'aucun d'eux n'avait pris parti contre la République !
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Cependant, ayant appris qu'un pèlerinage catholique organisé par le CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER aurait lieu, le jour même de la béatification, entre la place du Ralliement à Angers et le Champ des Martyrs à Avrillé, Mgr Orchampt s'inquiéta et quelques jours avant son départ pour Rome faisait part de ses réflexions au quotidien *La Croix.* Il y disait son inquiétude de voir des « *réactionnaires opposés à tous changements *» s'emparer de l'affaire pour « *réveiller les vieilles rancœurs, allant contre l'esprit d'Évangile *»*.*
Mgr Orchampt n'a pas craint dans cette interview d'affirmer que pendant la Révolution on pouvait, dans les deux camps, de bonne foi, servir l'Église. D'ailleurs, ajoutait-il, « *personne ne peut prétendre détenir le monopole de la vertu ou de la vérité... *»*.*
Et le journaliste qui présentait l'article ajoutait sans l'ombre d'une hésitation : « *Tous les témoignages sont formels : les martyrs ont défendu leur foi et non la royauté... c'est une mauvaise lecture de l'histoire... *»
Ainsi, cent quatre-vingt-dix ans après le génocide vendéen estimé à 300.000 morts, après les exécutions de 1792, 93, 94 dépassant la cinquantaine de mille pour toute la France, les proscriptions, les bannissements, les déportations qui durèrent jusqu'en 1802, les quelque 20.000 prêtres qui furent contraints de se cacher, sans parler des laïcs, des religieuses et de la majorité du peuple français qui pendant dix ans ne put se rendre à l'église, on trouve en 1984 un évêque catholique et des journalistes sans culture pour oser écrire de telles billevesées.
Peut-on mourir pour une vérité relative, pourrait-on demander à l'évêque ?
N'en *détenant pas le monopole,* on peut douter qu'il ait le courage du bienheureux Noël Pinot qui monta à l'échafaud le 21 février 1794 en vêtements sacerdotaux. -- Mais a-t-il seulement une chasuble ?
Certes, dans les heures sombres de la Révolution française, il se trouva un certain nombre de prêtres pour s'émanciper de leurs vœux, d'abord jureurs, puis défroqués, puis souvent mariés ; la plupart regrettèrent amèrement ces moments de faiblesse. Nombre d'évêques émigrèrent. Parmi ceux qui restèrent, une belle brochette de prélats révolutionnaires optèrent pour des situations en vue dans les diverses Assemblées.
Depuis cette époque, en France nous avons pris l'habitude d'avoir, parfois, des évêques rouges.
En tuant le Roi, les révolutionnaires voulaient tuer l'Église et c'est faire injure aux martyrs d'Avrillé d'oser prétendre qu'ils n'étaient pas royalistes du plus profond de leur être. Le 19 février 1984, lors de l'émouvant pèlerinage du CENTRE CHARLIER qui fit s'agenouiller dans la ville d'Angers, pour un chemin de croix terriblement commémoratif, plus de deux mille pèlerins, c'était l'ombre du Roi martyr qui planait sur le champ d'Avrillé.
\*\*\*
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Deux ouvrages sur les martyrs d'Avrillé :
*Guillaume Repin et ses quatre-vingt-dix-huit compagnons,* par Yves Daoudal, préface de Gustave Thibon (DMM éditeurs).
*Les martyrs d'Avrillé, catholicisme et révolution,* par Jean de Viguerie, P. Evanno et D. Lambert (Éditions CLD, 37170 Chambray).
En 120 pages bien menées, Yves Daoudal nous reporte aux heures sombres de 1793/94. C'est un véritable reportage a posteriori qui rappelle d'abord brièvement les faits révolutionnaires dans leur sécheresse et dans leur horreur.
Et il est bon, au moment où l'Église, une nouvelle fois, élève sur les autels près de cent victimes de ces années sanglantes, de remettre en mémoire les circonstances de leur sacrifice. En relatant avec émotion les scènes successives qui amenèrent ces martyrs à leur lieu de supplice, l'auteur nous fait partager leur dramatique agonie.
C'est bien sûr à l'abbé Guillaume Repin, le « *patriarche *»*,* celui qui a donné son nom à la cause de béatification, que va son récit. Curé plein de zèle et de charité, prêtre exemplaire, il fut guillotiné à 85 ans parce qu'il était fidèle et sous le prétexte de n'avoir pas prêté le serment constitutionnel et d'avoir dit deux fois la messe « *aux brigands *» (entendez ceux de l'Armée catholique et royale). Sa conduite en prison avait été un exemple de foi et d'espérance, son exécution fut une ignominie.
Tous les récits rapportés par Y. Daoudal dans cet ouvrage sont puisés aux meilleures sources historiques. Ils frappent par l'implacable horreur de la situation : reniements de quelques-uns, haine des autres, impitoyable déroulement de la pseudo-justice républicaine, conditions de détention spécialement inhumaines.
Daoudal nous apprend que certains parmi ces malheureux auraient pu échapper en reniant leurs convictions, en prêtant le serment ou en cédant à des propositions de mariage, voire de simple fornication. Ils ont choisi de partir cependant à la mort sans faiblir. On ne peut manquer d'évoquer l'évangile selon saint Luc : « *Mettez-vous bien dans l'esprit que vous n'avez pas à préparer votre défense car je vous donnerai, moi-même, un langage et une sagesse, à quoi nul de vos adversaires ne pourra résister ni contredire. *» (XXI, 14/15.)
On n'oserait dire qu'Yves Daoudal nous émeut par les anecdotes qu'il nous livre comme sur le vif... Les termes ne conviennent pas devant tant de grandeur et de sainteté. Ce sont vraiment des « *Actes de martyrs *»*,* comme l'éditeur et lui-même le soulignent si justement.
Comme le souligne Gustave Thibon dans la préface, ce livre est un avertissement pour l'avenir : « *Et comment réagirons-nous, si nous sommes, un jour, confrontés à l'épreuve* *?* »
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Toutes les pages de ce volume nous seraient un exemple ; alors, entre toutes ces morts, relisez celle-ci : « *En entrant dans l'enclos de la Haye aux Bonshommes, sœur Marie-Anne* (*qui auparavant avait refusé de porter un voile qu'une personne charitable voulait lui donner, afin de faire voir à toute la ville comment on meurt pour la foi*) *entonne les litanies de la Sainte Vierge.* « *Ora pro nobis* »*, répondent des dizaines de voix puis des centaines de voix. La chaîne des condamnés s'était muée en une procession mariale. *»
Plus de deux mille personnes reposent, martyrisées, dans ce champ. Seigneur, donnez-nous la trempe de ce même acier !
\*\*\*
Dans le second volume, Jean de Viguerie résume en 25 pages remarquables les raisons historiques, politiques et religieuses qui firent en 5 ans succomber la monarchie, persécuter la religion et porter à la France profonde du peuple les coups les plus forcenés contre son identité :
« *Ce régime terroriste ne se contente pas, en effet, de tuer des chrétiens, il veut tuer le christianisme.* » « *Ce n'est pas un* *accident* *; une bavure, comme on dit aujourd'hui... on doit faire entrer en ligne de compte l'anti-christianisme de ce régime...* »
Jean de Viguerie analyse parfaitement quels liens étaient noués entre le Roi et la religion. Évoquant, lui aussi, quelques scènes particulièrement émouvantes, l'auteur aide à bien comprendre que la foi des assassinés de la révolution rejoint la foi de tous les martyrs de la religion. Du reste, conclut-il :
« *Le christianisme survécut à l'antique monarchie. Pour reprendre la figure de Chesterton, le Christ naquit une nouvelle fois. Le sacrifice des martyrs annonça cette renaissance.* »
Rémi Fontaine.
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### Lectures et recensions
#### Michel de Saint Pierre *Le double crime de l'impasse Salomon * (Plon)
La tentation de Michel de Saint Pierre est d'écrire des romans de chevalerie. Chez lui, presque toujours, un héros solitaire se dresse contre le monde et affronte divers dragons, qui varient selon les milieux mais sont tous issus de la même ménagerie. Ils sont les produits d'une société corrompue, dont le romancier pense malgré tout qu'elle est réparable.
Cette fois-ci, le héros est moins solitaire. Avec ses amis de la brigade criminelle, Guy Trovern incarne tout un corps en lutte contre le crime, en lutte aussi, trop souvent, contre des magistrats qui semblent avoir plus de sympathie pour les délinquants que pour leurs victimes.
L'intrigue du roman est policière. Un journaliste estimé, célèbre pour ses enquêtes, est assassiné ainsi que sa femme. Milieu bourgeois. Le frère est député. Les trois enfants des victimes montrent une solide vulgarité, et d'ailleurs une énergie sympathique. La piste remonte très vite vers des marchands de tableaux (de tableaux volés, en particulier ; on ne pense pas assez que si le socialisme vise la redistribution des richesses, cette opération s'effectue journellement par les cambriolages, qui se trouvent donc avoir une valeur « progressiste »), et au-delà de ces escrocs, vers un nouveau « milieu » qui tente d'établir en France une sorte de maffia : le crime industrialisé, compétitif, si l'on ose dire, remplaçant l'artisanat des vieux truands.
L'affaire finira assez mal, Guy Trovern n'ayant pas hésité à faire justice lui-même : c'est-à-dire qu'il abat le responsable des assassinats. Ce procédé expéditif appelle peut-être un débat, quoiqu'il me semble difficile d'en ouvrir un à partir d'éléments romanesques. L'art de Michel de Saint Pierre est synthétique, plus que réaliste. Il expose une situation typique, où les grandes lignes d'un problème sont nettement visibles.
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La France d'aujourd'hui, par exemple, est bien présente, avec sa délinquance foisonnante, le trouble de la magistrature, l'énervement de la loi. Mais ici, les forces politiques sont plus voilées. Il est question d'un ministre des Beaux-Arts et des Lettres -- non pas de la Culture. Le ministre de l'Intérieur est du type jeune loup, comme on dit, ce qui nous éloigne de la réalité. Ce décalage est utile pour écarter le roman du reportage, mais en même temps il crée une distance avec notre réalité quotidienne. Cela en somme, importe peu : le récit rapide, rondement mené, entraîne le lecteur dans sa course.
Georges Laffly.
#### Alain Besançon et Jean Plumyène *Courrier Paris-Stanford * (Julliard)
Alain Besançon et Jean Plumyène sont tous deux des anciens de l'Union des Étudiants communistes de l'époque stalinienne, devenus depuis de farouches anticommunistes. Plumyène, agrégé d'anglais, dirige à Paris un établissement d'enseignement secondaire public. Besançon, agrégé d'histoire, enseigne à l'École des Hautes Études en sciences sociales, qu'il quitte en septembre 1982 pour un semestre à l'Institut Hoover de Stanford. Les deux amis publient aujourd'hui la mince correspondance échangée alors, marquée par leur angoisse devant l'installation en France d'un pouvoir socialo-communiste.
Sur l'Amérique, rien de bien neuf. *Im Westen nichts Neues.* Pourtant, Besançon y découvre cette toute-puissance de la nouvelle religion « pluraliste » déjà dénoncée par Soljénitsyne et ici même par Madiran (voir ITINÉRAIRES de novembre 1983) : « Le principe de tolérance amène une dévaluation radicale de la vérité. Il n'y a que des opinions et (...) des *cultures.* Le problème n'est pas de conduire l'enfant vers une vérité éthique, religieuse ou philosophique, mais de lui apprendre à se former une opinion, quelle qu'elle soit, ensuite à faire valoir son droit de l'avoir... »
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Plumyène renchérit : « Bref, tout le monde a raison, selon la nouvelle Loi. (...) Comme les sociétés, les individus, et notamment les enfants des écoles, doivent, chacun pour son compte, et dans sa ressemblance à soi, s'épanouir, créer, se créer soi-même. Vous serez comme des dieux. »
Et Besançon conclut : « L'idée de tolérance est venue comme un renoncement pénible, douloureux et découragé à la recherche de la vérité, mais une fois que ce pas eut été franchi, il parut soudain bien agréable de ne pas avoir à se fatiguer ni à se battre pour des doctrines qui étaient peut-être de vaines superstitions (...) Le communisme ? *Just another culture. *»
D'où vient cependant notre agacement, devant ces deux intellectuels très soucieux de leurs lunettes et de leurs stylos, des *ex-libris* de leurs bibliothèques et des tirages de leurs chefs-d'œuvre ? Ils vivent comme dans un cocon, frileusement. Besançon nous parle des Juifs (et, dans *L'Express,* d'un médiocre livre sur l'Affaire Dreyfus) comme pour éviter de parler des injustices ou des tabous historiques et politiques d'aujourd'hui ; Plumyène des travestis, de l'inceste en Suède ou du M.L.F. comme pour éviter de regarder la vraie décadence morale en France : le massacre quotidien des fœtus dans les hôpitaux, le suicide d'une nation par la contraception...
Allons ! Encore un peu de courage, chers professeurs !
Robert Le Blanc.
Puisque nos deux amis sont des puristes, signalons-leur une faute de français page 31, beaucoup de *ceci* mis pour *cela*, et de *zones piétonnières* là où des *rues piétonnes* seraient plus simples, plus justes et plus mignonnes ; regrettons aussi que le livre s'ouvre sur un bel anachronisme, en présentant « la lettre mise sous enveloppe », à peine plus âgée que le téléphone, comme « l'un des plus anciens moyens de communication ». Et Besançon assure que le *Contra Gentiles* de saint Thomas n'est pas traduit en français ! La traduction française, avec texte latin en regard, a paru en quatre volumes chez Lethielleux, Paris 1951-1961.
C'était la minute du pion.
#### José Corti *Souvenirs désordonnés * (Éd. Corti)
José Corti, dont la librairie, sur un des côtés du jardin du Luxembourg, est célèbre, est l'éditeur de Julien Gracq, de Bachelard, de l'érudit Marcel Raymond -- et aussi de Baudelaire et de Villiers.
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Il a publié il y a quelques mois des souvenirs pleins d'intérêt. On y découvre un homme fier, intransigeant, vertus assez rares en général et qui semblent encore moins communes dans le milieu qui touche aux lettres.
Cet homme qui a connu les tranchées de Champagne en 1915 -- près de Valmy -- et qui fut lié longtemps au groupe surréaliste, l'événement central de sa vie se situe sous l'occupation. Sa femme et leur fils unique, Dominique, furent arrêtés en 1944 par la Gestapo. Dominique ne revint pas. Dès lors, dit le père, ma vie fut arrêtée. Il n'a pas succombé au désespoir cependant et Mme Corti non plus. Sans doute parce que, vers 1950, ils se sont convertis. Corti est bref là-dessus, mais noble dans sa brièveté. On sent une vie éclairée par une lumière secrète. Mais rien n'est oublié de ce terrible moment, point fixe autour duquel tourne une existence. Et les jugements de l'auteur sont figés par ce souvenir ; il prend même au sérieux le Comité national des écrivains (C.N.E.).
Lié, on vient de le dire, au groupe surréaliste, il évoque des ruptures (avec Éluard) et les fidélités (René Char). Il parle de façon passionnante de Breton. Il fait l'hypothèse que celui-ci rencontra sans doute la Vérité, Dieu, qu'il s'y heurta, pour parler net, mais qu'il se tut. Pour rester fidèle à son image, ou par effarement, qui sait ? Il y a de quoi rêver là-dessus. Les anecdotes sur Breton jeune, et pauvre, sur Breton constituant la galerie de tableaux de Jacques Doucet, en y faisant entrer Max Ernst et le douanier Rousseau, sont bien intéressantes. Les curieux de livres apprendront aussi que si Schiffrin fut le créateur de la collection « La Pleïade », reprise très vite par Gallimard (Schiffrin manquait d'argent), l'idée à l'origine était de Corti lui-même. Il n'avait pas les moyens de la mettre en pratique. Dommage. Cela nous aurait évité d'y trouver un jour Hervé Bazin.
Ce livre révèle un homme indépendant, courageux, farouche, passionné de livres, fidèle dans l'amitié comme dans la haine, une des figures honorables du Paris littéraire de notre temps.
Georges Laffly.
119:282
#### E. Brejon *Notre-Dame de Lourdes. Avant les apparitions de 1858 Un chapitre d'histoire tombé en oubli *Reprint de Dominique Martin Morin sur un livre de 1926
Excellente idée que nous offrir bien « reprinté » ce petit livre d'intérêt et dont la thèse est celle-ci : la Vierge était chez elle à Lourdes bien avant les apparitions. Comment ? Tout simplement pour une raison purement féodale ! Ancien bâtonnier de l'ordre des avocats de Bordeaux, E. Brejon dont la mère avait été guérie à Lourdes, démontre que Notre-Dame du Puy était suzeraine de Lourdes et même de tout le comté de Bigorre, au nom d'une tradition remontant à l'époque de Charlemagne. L'auteur a remis au jour une masse d'actes médiévaux qui appuient cette démonstration. Comté français possédé par les Foix puis les Albret, le Bigorre advint donc naturellement à Henri (de Bourbon), roi de Navarre, duc de Vendôme qui fut en 1589 notre bon roi Henri IV, lequel mit quelque temps à réunir son comté à la Couronne (1607). Dès lors, Lourdes mouvait directement de Paris et l'État aurait dû respecter les droits de Notre-Dame du Puy : « Le jour où la rente, promise en contre-échange par Philippe le Bel, fut définitivement impayée, Notre-Dame du Puy reprit tous ses droits sur Lourdes et son château, et le comté de Bigorre tout entier » (p. 178). Autrement dit, moralement parlant, au moment même où une somme de 300 livres (donc au moins 300 F or) ne fut plus payée annuellement par l'État, c'est-à-dire sous la Révolution, la Vierge reprenait donc tous ses droits... C'est un sourire de l'histoire. Pour terminer, c'est sur le seul prospectus que l'on découvre le prénom de l'auteur (Eugène) et la date de parution du livre (1926).
Hervé Pinoteau.
120:282
#### Marguerite Lecat *Quand les laboureurs* « *courtisaient* » *la terre * (Calmann-Lévy)
Il n'y a plus de paysans, comme il n'y a plus de campagne. Nous avons une industrie agricole et ceux qu'elle emploie ne diffèrent pas des citadins. Ce charmant livre permet de mesurer ce changement. Marguerite Lecat a passé son enfance, avant 1914, dans une ferme picarde. Un cas un peu particulier, sans doute : elle était orpheline de mère, et participait plus à la vie et au travail de la terre que d'autres petites filles. Elle apprit à traire, à monter un cheval à cru, elle écouta le vieux Lucien lui transmettre les recettes locales. Il faut *aérer* le pommier pour qu'il porte de bons fruits, c'est-à-dire couper assez de branches pour qu'un pigeon puisse passer au milieu les ailes déployées. Les porcs de bonne qualité, bien *viandeux,* ont la queue large et plate à la base. Ainsi de suite.
L'auteur évoque aussi de vieilles façons de vivre. Quand un foyer se fondait, le village tout entier contribuait à construire « le logis des promis ». Le menuisier donnait la charpente de bois sec, pourvu qu'un propriétaire lui cède du bois sur pied, et ce propriétaire lui-même, en échange, pouvait demander au jeune couple des services (des corvées, si vous voulez) accomplis d'ailleurs par le groupe d'amis des fiancés. Plus généralement, sur les rétributions des ouvriers agricoles, l'auteur montre qu'un système ancien, qu'elle a connu, où les salaires en nature et en monnaie alternaient, donnait au salarié plus d'indépendance, plus d'espoir de devenir son propre maître, que la bride passée à chacun, aujourd'hui, par *le Crédit agricole.*
Je m'égare un peu, et sur ces questions sérieuses, je renvoie au livre. Je devrais m'en tenir ici aux scènes de la vie d'hier le père et l'oncle parlant latin à table, la guerre qui éclate, les Anglais et leur luxe, ou les images de la campagne tourangelle vers 1920. Marguerite Lecat y était devenue contrôleur laitier, avant d'être un expert international. Un expert qui n'a pas pris le ton technocratique. *On ne courtise plus la terre,* dit-elle, *on la massacre.* C'est qu'on se moque du lendemain, bien qu'on ait tout le temps « le long terme » à la bouche.
Georges Laffly.
121:282
#### Jurgis Baltrusaitis *Aberrations * (Flammarion)
En astronomie, une aberration est un mouvement apparent des étoiles, dont la cause est le mouvement réel de la terre. Une illusion d'optique qui entraîne une erreur de jugement. Les aberrations dont s'occupe Jurgis Baltrusaitis, savant historien de l'art et de la sensibilité, sont en fait les caprices de la rêverie et de l'imagination. Notre temps a le goût du fantastique : rien n'est plus fantastique que l'immense bric-à-brac des fantaisies humaines.
Ce livre-ci réunit quatre essais aux sujets fort différents. La ressemblance entre les hommes et les animaux, les pierres à images, l'assimilation des cathédrales aux forêts, les jardins images du paradis. Il s'agit toujours, comme on voit, de métaphores, d'objets qui en évoquent d'autres, de liens réels ou imaginaires établis entre des règnes ou des temps différents. L'auteur commente peu. Il apporte, accumule, textes et images, qui trahissent une profonde hantise de l'unité.
Depuis la Perse, le jardin est l'image du paradis (c'est même le sens du mot, je crois bien ; pardes = jardin). Créer un jardin, c'est établir un microcosme de la planète, « un épitomé du monde » dit l'Anglais Gilpin, au XVIII^e^ siècle. Et on aura le goût, vers ce temps-là, d'y rassembler les monuments des diverses civilisations : un concentré d'histoire universelle. Dans *Coup d'œil sur Belœil,* le prince de Ligne ne manque pas à la règle. Il veut « un temple indien pour y manger de la crème ». Et il ajoute : « Du côté de la plaine, ce temple ne sera fermé que par le haha qui entoure tout ce parc et qui n'arrête pas la vue, non plus que celle du temple chinois, qui servira en même temps de pigeonnier. Une mosquée enveloppera la glacière qui existe déjà avec un bouquet de tilleuls qui devient plus beau tous les jours. » Naturellement, il y aura aussi un hommage à la sagesse, avec des bustes de grands hommes. Tout jardin doit réunir les essences les plus différentes, évoquant tous les continents, et prévoir des sites favorisés par les diverses saisons. Ainsi, il résumera la nature comme il résume le passé des hommes. Souci encyclopédique ? Sans doute, mais aussi besoin de rassembler en un lieu pareil à un germe l'infinie variété des paysages. Si le jardin est paradis, il est aussi arche.
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Les pierres à images elles aussi ont fasciné, et fascinent encore. Elles sont plus que jamais à la mode. Roger Caillois leur a consacré plusieurs ouvrages. On connaît les pierres à paysage de Florence, où paraissent des silhouettes de villes en ruines, mais parfois aussi des visages, des formes d'animaux. D'autres viennent de l'Oregon. On a beaucoup aimé, aux siècles classiques, les agates et les marbres aux dessins nuageux. Ils servaient de support à des peintures qui tiraient parti des formes suggérées par la pierre. Ce goût remonte très loin. Pline parle d'une agate où l'on pouvait reconnaître Apollon et les Muses, pure production de la nature (du hasard dirait Rosset). Les Chinois aussi ont leurs collections de pierres-paysages. On s'est longtemps plu à trouver dans ces caprices naturels la preuve d'une unité de la création. Robinet, un écrivain du temps des lumières, écrivait : « La nature n'est qu'un seul acte et tous les êtres ont été conçus et formés d'après un dessein unique dont ils sont les variations graduées à l'infini. »
Les enquêtes de Baltrusaitis font ainsi resurgir de vieilles pensées, de vieilles rêveries. Elles montrent la fascination des hommes devant un univers inépuisable en surprises, et aussi bien le travail de leur esprit sur ces données étranges. On se trouve au carrefour de divers domaines : histoire, art, psychologie, et même science. Très passionnant.
Georges Laffly.
#### Claude Mouton *Ils regarderont vers Celui qu'ils ont transpercé Le Sacré-Cœur des origines à Claire Ferchaud * (Résiac)
Ce livre est d'intérêt, mais il est décevant aussi, car beaucoup aurait pu être dit sur le XX^e^ siècle en dehors de Claire Ferchaud, mais il est évident que cette pieuse personne est le sujet favori de l'auteur. On regrettera de nombreuses aberrations typographiques, des inexactitudes historiques graves (par ex. pp. 226-227 : saint Denis, premier évêque de Paris, martyr, identique au Denis converti par saint Paul !), des transcriptions erronées d'actes importants (testament de Louis XVI, etc.), bref tout ce qu'il faut pour que le texte de Claude Mouton soit lu avec méfiance.
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C'est dommage, car l'histoire du culte du Sacré-Cœur est de la plus haute importance et aurait mérité mieux ; le grand public doit être respecté : on ne doit pas lui parler d'une duchesse de Lamballe, d'un couronnement de Marie Leszczynska, d'un duc de Modène nommé François de Bourbon, etc. Navrant, et il faut avoir la passion du sujet ou une complète inconscience devant ce grouillement d'erreurs pour aller jusqu'au bout. Espérons que l'auteur et Résiac nous offriront bientôt un livre plus au point.
Hervé Pinoteau.
#### Clément Rosset *La force majeure * (éditions de Minuit)
Clément. Rosset se réfère le plus souvent à Lucrèce, Montaigne, Pascal, Hume, Nietzsche. Bel arbre généalogique. On sait que plusieurs des ancêtres qu'il revendique ainsi se voient refuser leur patente de philosophe. Pour Rosset, ils représentent « la philosophie tragique », celle qui fait sa place, la première, au hasard, et refuse de construire le monde en système ou d'y déceler une vérité. Elle s'acharne à redécouvrir le chaos sous le sens imposé, à défaire l'ordre, à voir l'infirmité de notre raison.
La philosophie tragique n'est pas pessimiste. Le pessimisme reconnaît une nature, un être, qu'il affirme peu satisfaisants. Mais c'est encore trop concéder au penchant humain à fabriquer du sens, et à son délire d'interprétation. (« Toute interprétation est délire. »)
La réflexion de Rosset consiste à pousser rigoureusement cette « logique du pire » : c'est le titre d'un de ses ouvrages. Un autre s'intitule bravement « L'Anti-nature ». Il y fait le procès de *la nature,* instance introuvable -- Pascal pensait de même -- divinité inavouée, qui sert sournoisement à nier le hasard, seule réalité enregistrable. Sans doute, on n'en finit pas de constater le rien, de débusquer les déguisements dont nous l'habillons. Le sens se reconstitue sans cesse : notre esprit en a l'appétit instinctif (et même s'il se trompe le plus souvent, cela ne prouve nullement, comme le pense Rosset, que cet appétit est toujours trompeur).
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Pour rester fidèle au tragique, il faut sans cesse vérifier et reconnaître l'insignifiance. La tâche de l'esprit est d'affronter le plus de réalité possible, d'en constater le caractère hasardeux, et d'approuver cela, ce rien. Le mouvement d'approbation est capital, on le verra. Cette vision tragique où rien ne s'ordonne, où l'on considère une insignifiance universelle, devrait susciter l'épouvante, Rosset lui-même le dit : « La pensée du hasard -- pensée matérialiste -- est une pensée d'épouvante. » (*Logique du pire.*) Cependant, il n'en est rien, si on l'en croit : « Toute signification ôtée de l'existence, reste, en effet, une « valeur » échappant à l'insignifiance précisément parce qu'elle désigne l'ensemble des événements indifférents à la mesure et à l'évaluation. C'est le privilège du seul bonheur -- dans la mesure où il manifeste la reconnaissance d'une satisfaction étrangère à toute considération extérieure -- que d'être indifférent au mystère de sa constitution comme à celui de sa situation par rapport à l'infinitude. » (*L'anti-nature.*)
Aujourd'hui, c'est cette voie qu'il explore. La « force majeure » qu'annonce le titre, en effet, c'est la joie. Elle apparaît « comme une approbation inconditionnelle de toute forme d'existence présente, passée ou à venir ». Rosset reconnaît que cette joie est tout à fait paradoxale puisqu'elle a pour effet de se réjouir de l'existence, et qu'il est clair que rien n'est vraiment réjouissant dans cette existence. Mais telle est la force de la joie ; elle est approbatrice contre le malheur même. Tel est le « gai savoir » de Nietzsche (une bonne part du livre est constituée par divers essais sur ce philosophe). « Ce que Nietzsche reproche fondamentalement et reprochera toujours au rationalisme platonicien -- comme à toutes les formes philosophiques de « triste savoir » -- n'est pas tant d'être étranger à l'art que de n'être ni assez gai ni surtout *assez savant :* d'impliquer un secret parti pris d'ignorance pour cause de détresse, un « refoulement » au sens freudien, de ce qu'on ne doit pas savoir si l'on veut conserver le courage de vivre (savoir de la mort et de l'insignifiance, principalement). La recherche du vrai se confond ici avec une échappatoire à la vérité... » En somme Platon, et d'autres, seraient coupables de lâcheté. Tournant de l'œil dès qu'ils regardent la réalité, ils préfèrent ne pas chercher à savoir, et se constituent un monde irréel où ils sont bien au chaud. Hypothèse bien polémique, mais poursuivons. Le gai savoir, c'est donc le savoir qui va jusqu'au bout, découvre l'insignifiance de toute chose, et pleinement satisfait de supporter cette vision des pires maux (la mort, la souffrance), souscrit pleinement à ce *rien* et éclate d'une joie irrépressible. C'est seulement ainsi qu'il y a savoir et gaieté du savoir.
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Cependant Rosset note un peu plus loin que « c'est le propre de la joie de vivre, et je dirais son privilège, que de s'éprouver comme absurde et indéfendable : de demeurer allègre en pleine connaissance de cause, en complète possession des vérités qui la contrarient davantage ». Tel est le paradoxe de la joie, étant donné qu'il ne convient pas de la ramener à une réaction arbitraire, et par exemple, à l'expression de ce qu'on appelle un heureux caractère. L'auteur précise qu'il ne s'agit pas d'une allégresse au sens strictement psychologique « mais d'une gaieté plus profonde que toute réjouissance psychologiquement motivée ».
Cette philosophie tragique ressemble beaucoup, il me semble, à une philosophie de la terre brûlée, pour employer une expression du vocabulaire militaire que des guerres récentes ont fait connaître. Pour rendre la vie difficile à l'ennemi, pour l'affamer et le bloquer, on détruit maisons, récoltes, forêts et puits de pétrole, et généralement tout ce que l'on avait mission de défendre. On est ainsi amené, en un sens, à faire disparaître tous les motifs matériels de résistance, en même temps d'ailleurs que les motifs de l'agression, dans la mesure où celle-ci était due à la cupidité (mais il est vrai qu'on fait la guerre beaucoup plus pour des passions ou des idéologies que pour des biens).
Je pense à cette tactique désespérée à propos de la remarque suivante : « Tout « progrès » -- ou plutôt toute idéologie progressiste, je veux dire toute attention excessive et enthousiasme suspect à l'endroit de ce qu'il y a ou pourrait y avoir, d'effectivement amélioré dans la condition des hommes -- sous-entend en effet et inévitablement le projet fou d'une résolution des maux essentiels par une diminution ou une suppression des maux accidentels : comme s'il pouvait suffire d'une découverte scientifique ou d'une meilleure organisation sociale pour arracher les hommes à leur nature insignifiante et éphémère, autant dire d'une amélioration de l'éclairage municipal pour triompher du cancer et de la mort. » Preuve de confusion pathologique, dit Rosset, « à la fois sans remède et sans réelle gravité ; encore qu'elle puisse il est vrai entraîner à l'occasion quelques inconvénients sérieux pour l'entourage, comme en témoigne le succès politique de certaines idéologies collectives ». Jugement au fond bien indulgent, mais qui a l'intérêt de témoigner d'un solide scepticisme à l'égard des idées convenables pour un intellectuel. C'est une des conséquences de la philosophie tragique. Elle nie d'un même mouvement la nature et l'histoire (au sens moderne de ce mot), celle-ci n'étant qu'un avatar de celle-là. « En cessant d'être insignifiant, le devenir cesse d'être innocent : ainsi Hegel affecte-t-il tous événements d'un coefficient de valorisation ou de dévalorisation en faisant dépendre ceux-ci d'une Histoire. » (*L'anti-nature.*)
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Dans le même ouvrage, Rosset signale que « l'idéologie naturaliste », en apparence déclinante (encore ne faut-il pas oublier le regain du rousseauisme, et les galoubets ou binious gauchistes) survit très bien sous des apparences nouvelles : « Il est très possible de récuser un mot, mais de conserver intacte la charge affective qui en sous-tendait l'usage, charge qu'on reportera au besoin sur un mot nouveau (aujourd'hui, par exemple, le mot de « révolution »). » Et il définit *l'historicisme :* « cette forme très générale de croyance selon laquelle l'extension dans le temps procure un apport de sens à ce qui, considéré dans l'instant, apparaîtrait comme purement factuel et hasardeux. »
Sans aller jusqu'à dire que l'exaspération (ou le rire) que peut provoquer cette naïve et superbe planification de l'avenir explique l'entreprise de Rosset, on a la tentation d'évoquer la tactique de la terre brûlée. Ou, si l'image paraît trop dramatique, parlons d'un lavage d'estomac. Il faut bien évacuer l'ensemble du repas, y compris les éléments nutritifs les plus sains, si l'on veut éliminer les quelques grammes de poison qui risquent de tuer l'organisme tout entier. Il me semble que le dogmatisme établi dans notre Université a sa part dans la réaction de rejet que traduit cette philosophie. Cette pensée humilie la raison, fidèle en cela aux exemples qu'elle entend suivre. C'est Pascal, par exemple, qui écrit : « Ce n'est point ici le pays de la vérité. Elle erre inconnue parmi les hommes. Dieu l'a couverte d'un voile qui la laisse méconnaître à ceux qui n'entendent pas sa voix. » On a pu assez mesurer l'abîme qui sépare ces deux formes de la philosophie tragique (étant admis que Pascal peut figurer dans le groupe). Ce qui reste commun, c'est l'allégresse dans la démolition des idoles, et c'est un grand point.
Que dire encore ? Si l'on en croit ses livres, Clément Rosset serait musicien et gourmand ; grand amateur de théâtre : de tragédie, sans doute, mais aussi de Molière ou de Labiche. Il montre beaucoup d'esprit. Avec cela, excellent écrivain, ce qui n'est pas fréquent chez les philosophes.
Georges Laffly.
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## DOCUMENTS
### Rome félicite et encourage le C N P L
*A quel point Rome est occupée et colonisée, à quel point l'imposture règne présentement par la voie hiérarchique, en voici un nouvel exemple, d'une insolence parfaitement claire. Nous reproduisons intégralement l'article de Dominique François dans l'organe de l'* « *Una Voce* » *française.*
*J. M.*
Le Centre national de pastorale liturgique a reçu beaucoup de compliments au cours de l'année 1983*,* à l'occasion du 40^e^ anniversaire de sa création en tant que C.P.L. (Centre de pastorale liturgique), devenu C.N.P.L. à l'issue du Concile.
Non seulement la revue *Notitiae* de la Congrégation romaine pour les sacrements et le culte divin a fait un éloge sans réserve du C.N.P.L. (voir *Una Voce* de septembre-octobre 1983*,* p. 159)*,* mais encore Mgr Virgilio Noè, au nom de cette Congrégation dont il est secrétaire, a lui-même adressé ses félicitations dans une lettre envoyée à Mgr Vilnet, président de la Conférence épiscopale française.
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Ce dernier a lu cette lettre à la réunion de décembre du Conseil permanent de l'épiscopat français, où il « évoqua avec plaisir » l'anniversaire du C.N.P.L. (avec le centenaire de *La Croix* par la même occasion) « pour y joindre les vœux, l'expression de la gratitude et la promesse de l'accompagnement des évêques de France » ([^49]). Voici cette lettre de Mgr Noè, ou du moins ce qui en a été lu :
« *Qu'il me soit permis d'exprimer notre profonde fidélité et nos vives félicitations pour tout ce qui s'est fait en France et au-delà, sur le plan de la pastorale liturgique, par les pionniers du C.P.L. puis par leurs successeurs au C.N.P.L.*
*Votre cher pays cueille les fruits de ces longs travaux, qui furent menés à bonne fin grâce à tant d'efforts persévérants, à la fois fidèles aux normes du Concile et ouverts aux exigences actuelles de l'Église en France.* »
Mgr Vilnet poursuit :
« *Et, puisque Rome nous y invite, regardons l'avenir* *: Après une époque de transition et de recherche, faite de traductions et d'adaptations, s'ouvre une nouvelle période, à la fois d'approfondissement et de création, qui offrira au toujours jeune C.N.P.L. un vaste chantier de travail pour répondre aux services des chrétiens d'aujourd'hui et de demain.* » ([^50])
Le compte rendu ajoute :
« *Mgr Vilnet termina en exprimant au C.N.P.L., au nom de toute l'Église qui est en France, ses remerciements, sa confiance et le renouvellement de la mission confiée.* »
Ainsi, le C.N.P.L. est félicité pour le passé et encouragé pour l'avenir.
*Des* « *frissons de bonheur* »
Au même moment, l'*Osservatore romano* louait les merveilles de la réforme liturgique en France, d'abord dans son édition hebdomadaire en langue française, du 6 décembre 1983, puis dans son édition italienne du 14 décembre, numéro spécial consacré au 20^e^ anniversaire de la Constitution conciliaire sur la liturgie.
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Dans la première page de ce numéro spécial, Mgr Virgilio Noè évoque avec des transports inattendus le souvenir de l'heure où Paul VI promulgua cette Constitution au Concile, le 4 décembre 1963 :
« *Les paroles prononcées par le Pape en cette journée historique pour l'Église et pour sa Liturgie font encore ressentir des frissons de bonheur* (« mettono addosso ancora brividi di felicità ») *et l'on revit l'enthousiasme qui fut celui des amateurs et amoureux de la Liturgie en cette occasion. *»
Pourquoi de tels frissons ? Est-ce parce que « les bons ouvriers du mouvement liturgique voyaient dans ce document le fruit du travail qu'ils avaient accompli »... ? Avec cette Constitution « s'ouvrait une nouvelle époque dans la vie de l'Église », « avec elle était tracée et ouverte une voie », etc.
Et qui s'est particulièrement distingué sur cette voie ? L'Église de France. « *L'expérience française* *: une première étape sur la voie ouverte par le Concile* »* *: tel est en effet le titre d'un article publié dans ce même numéro spécial. Cet article reproduit en italien et signé Dom Antoine Dumas, O.S.B., avait déjà paru dans l'*Osservatore romano* de langue française du 6 décembre précédent.
Dans cet article, on retrouve les vieux clichés qui continuent de servir, notamment sur ceux qui seraient « peu nombreux, mais très bruyants, demeurant sentimentalement attachés aux usages d'un passé relativement récent qu'ils prennent pour d'authentiques traditions » ([^51]). Cela dit, l'Église de France est présentée comme un modèle :
« *Dans le vaste horizon des Églises locales, on doit reconnaître très simplement que la France tient, comme en beaucoup d'autres domaines,* \[comme dans celui de la catéchèse, peut-être ?\] *le juste milieu équilibre paisible et fructueux, qui est le résultat de longs travaux et d'une patiente expérimentation. Ainsi nous sommes-nous habitués peu à peu à des changements successifs, dans l'ensemble comme dans le détail, des rites de notre vie liturgique. *» ([^52])
Après un aperçu des changements opérés en vingt ans à partir de « ce qui fut la clé de voûte de l'édifice : le passage aux langues vivantes », l'auteur reconnaît incidemment au sujet de « l'eucharistie » que « la pratique est généralement moins nombreuse ». Comment concilier cela avec la satisfaction exprimée plus haut ? Voici : « *Une baisse est évidente en quantité, mais le progrès est certain en qualité. Faut-il le regretter ? *»
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On fait une réforme, les gens s'en vont : c'est la quantité ; on reste entre soi : c'est la qualité. A ce compte-là, on est assuré d'avoir toujours raison. Et l'auteur de renvoyer à son article des *Notitiae* de mars 1983 où il faisait déjà l'éloge du C.N.P.L. et de sa réforme.
*Une œuvre de quarante ans*
Parlant alors des « ouvriers du renouveau », Dom Dumas mentionne « tout d'abord les pionniers du mouvement liturgique ; puis les experts, connus ou ignorés du grand public, qui composaient le Consilium constitué par Paul VI » (disons : beaucoup plus ignorés que connus du grand public), et enfin les centres nationaux de liturgie et en particulier le C.N.P.L., « centre très actif », qui « a entrepris, poursuivi et accompli l'œuvre longue et difficile de la traduction et de la mise en application de tous les nouveaux livres liturgiques latins ».
En fait, l'œuvre du C.N.P.L. n'a pas commencé avec les traductions, comme le montre cette réflexion de l'auteur, qui évoque à son tour le 40 anniversaire du C.P.L., devenu C.N.P.L.
« *On peut supposer la somme de travail qui fut nécessaire depuis 40 ans, pour entreprendre une œuvre qui se répercuta jusque dans le concile, puis pour informer et instruire pasteurs et laïcs, pour trouver le juste équilibre entre les normes officielles et les besoins légitimes d'une langue et d'une culture propres. *»
Puisque ces quarante ans s'étendent de 1943 à 1983, c'est reconnaître qu'il y a eu une seule et même œuvre du C.P.L.-C.N.P.L., des pionniers aux experts et aux traducteurs, œuvre qui a influencé le Concile, puis qui a appliqué par la suite ce qu'elle avait préparé.
Et ce n'est pas fini. Ces dernières années ne sont « qu'une première étape », qu'une « époque de transition », après quoi « *s'ouvre une période pendant laquelle on peut espérer que le renouveau liturgique, loin de se ralentir, prendra un souffle nouveau : période d'approfondissement et de création *», selon les n^os^ 37-40 de la Constitution sur la liturgie (qui concernent « l'adaptation »). Ce que nous avons déjà vu n'est qu'un avant-goût de ce qui nous attend encore :
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« *Il faut reconnaître que les recherches et expériences en cours sont de bon augure pour l'avenir, et l'on peut faire confiance à l'Église de France pour qu'elle progresse dans cette voie avec intelligence et fidélité. *»
Le passage à la nouvelle étape est confirmé dans un autre article du numéro spécial de l'Osservatore romano du 14 décembre qui fait le bilan de « l'une des phases les plus importantes » de la réforme, celle de la révision des livres liturgiques achevée en 1974. L'auteur conclut en disant que « la mise en œuvre de la réforme n'est cependant pas terminée », qu' « il reste encore un long chemin à parcourir » et que « désormais, le temps est venu où les Églises locales doivent devenir les protagonistes de la réforme liturgique ». A celles-ci incombera la mise en œuvre des n^os^ 37-40 de la Constitution. C'est « *la phase de l'adaptation *», qui « est à peine commencée ». Ça promet.
*Le plan de Bugnini*
Tout cela correspond au plan exposé par Mgr Bugnini dans une conférence prononcée en avril 1974, où il distinguait quatre « stades vitaux » dans la réforme liturgique à partir de Vatican II et spécialement de la Constitution sur la liturgie ([^53]).
Le premier stade était « *le passage vers les langues vivantes *», de 1965 à 1967 : il avait été, « somme toute, trop rapide ». Le deuxième était « *la réforme des livres liturgiques *», de 1964 à 1974 environ : il touchait alors à son terme. Le troisième était « *la traduction des nouveaux livres liturgiques *», en cours à ce moment-là : « phase extrêmement importante ».
Enfin, le quatrième stade devait être celui de « *l'adaptation *» : « *L'adaptation ou "incarnation" de la forme romaine de la liturgie dans les usages et dans les mentalités de chaque Église, est dès maintenant affrontée et sera poursuivie avec un soin et une préparation toujours plus grands. Enfin, un stade général est la nécessaire adaptation, profonde et vitale, dans chacune des assemblées en prière, "Églises vivantes dans l'Église une". *»
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On voit que c'est ce même processus qui se trouve évoqué dans le numéro spécial de l'*Osservatore romand* du 14 décembre 1983, avec tous ses éléments : les trois premiers stades déjà achevés, ceux du passage aux langues vivantes, de la réforme des livres et des traductions, et le quatrième stade, celui de « l'adaptation ».
Dix ans après cette conférence, vingt ans après la Constitution (et quarante ans après la création du C.P.L.), le plan continue de se dérouler.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Dominique François intitulé : « Le CNPL félicité », paru dans *Una Voce*, organe de l'Una Voce française, numéro 114 de janvier-février 1984. Toutes les notes sont d'Una Voce.\]
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### La Sainte Vierge en Yougoslavie
*suite*
Dans notre numéro précédent, nous avons reproduit sur ce sujet des extraits de l'article de la *Libre Belgique* paru le 9 janvier
Voici maintenant les principaux passages de l'article de MARCEL CLÉMENT dans *L'Homme nouveau* du 4 mars.
Je recopie trois passages de l'ouvrage « *La Vierge apparaît-elle à Medjugorje* *?* » de René Laurentin et Louis Rupcic. Le premier concerne la mission particulière de chacun des voyants.
« *Vicka reçoit des messages prophétiques sur l'avenir du monde* QUI COURT A SA PERTE *et la puissance de la prière pour changer le cours des événements* ([^54])*.*
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*Mirjana reçoit des lumières sur l'état de l'Église, avec des intentions et motifs de prière. Elle est en avance sur les autres pour la révélation des secrets. Elle met en relief la menace des châtiments.* (Le message étant complet pour elle, Mirjana a cessé de voir Marie le 25 décembre 1982.)
*Maria est chargée plus spécialement des communications adressées à des pèlerins, aux prêtres, à l'évêque et au pape à qui elle a transmis deux messages : l'un pour encourager son action pour la paix, l'autre pour souligner l'urgence des menaces qui pèsent sur le monde.*
*La plus jeune des voyantes, Ivanka, et les deux garçons, ont un rôle plus discret, mais ils partagent les mêmes révélations... *» (p. 89).
Il n'y a guère à commenter. Tout y est : ce qui est en jeu, c'est l'*avenir du monde.* Ce qui pose peut-être (à mon très humble avis) le plus de problèmes, c'est l'*état de l'Église.* La finalité ultime de l'intervention de Marie, c'est le *retour à la paix.* Enfin, ce qui nous fait un devoir instant, un devoir strict de faire écho, dans toutes les directions, et sans attendre, à ce message, c'est l'*urgence des menaces.* Quant au message lui-même, voici comment l'Abbé Laurentin et le Père Rupcic en dessinent, de façon brève et dense, la synthèse.
« 1. *C'est un message de paix, donné par Marie,* « *Reine de la paix* »*, à un monde de violence, qui accumule les moyens de son autodestruction. Cette menace est référée au péché qui en est la cause. La menace est diversement valorisée selon sa répercussion dans les voyants : les uns percevant davantage la* menace, *les autres les* moyens *donnés pour l'éviter.*
*L'accent n'est pas sur la catastrophe mais sur le sérieux de l'enjeu. Et la solution n'est pas présentée comme un* deus ex machina*, mais comme le fruit de la conversion et de la prière. Et telle est la seconde face du message, cohérente avec la première.* »
« 2. *Elle tient dans ces mots clés* *: conversion, prière, jeûne.*
*--* *conversion, concrétisée par l'invitation à la confession fréquente, mensuelle. C'est moins un mot qu'un fait. Ainsi s'explique la transformation profonde de la paroisse et de toute la région.*
*--* *prière* *: ce mot, le plus fréquent, est assorti de toute une pédagogie qui assure formation et progression.*
*--* *jeûne* *: ce mot conjugue les thèmes précédents, car le jeûne est source de non-violence et de paix. Bien compris il est purification, pacification, intégration des forces vives. Le jeûne bien compris dispose à la prière* (*...*)
*'Tel est le message perçu et vécu à Medjugorje* *: celui que diffuse ce nouveau pèlerinage, avec mission de le rayonner à l'échelle de l'Église universelle.* »
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Ici encore, le commentaire est superflu. Les trois points de l'appel de Notre-Dame sont ceux-là mêmes que déjà Jonas adressait aux habitants de Ninive : prière, pénitence, conversion, c'est-à-dire retournement, changement de l'orientation tout entière de chaque vie.
Enfin, je crois prudent de mettre en pleine lumière un extrait de la lettre-rapport envoyée à Jean-Paul II par la paroisse de Medjugorje. Ce rapport donne certainement tout ce qui, sans manquer à la discrétion demandée par la Sainte Vierge, peut être pressenti des dix secrets confiés aux voyants. Voici ce texte : « *Mirjana dit* *:*
-- « *Avant le* SIGNE VISIBLE *qui sera donné à l'humanité, il y aura* TROIS AVERTISSEMENTS *au monde. Les avertissements seront des événements de la terre. Mirjana en sera témoin. Trois jours avant une des admonitions, elle avisera un prêtre librement choisi. Le témoignage de Mirjana sera une confirmation des apparitions et une incitation à la conversion du monde.*
*Après les admonitions, viendra le signe visible sur le lieu des apparitions à Medjugorje,* POUR TOUTE L'HUMANITÉ*. Le signe sera donné comme le témoignage des apparitions et un rappel à la foi.* »
-- « *Le 9^e^ et le 10^e^ secrets sont graves. Ils sont un châtiment pour les péchés du monde. La punition est inévitable parce qu'il ne faut pas attendre* ([^55]) *la conversion du monde entier. Le châtiment peut être diminué par les prières et la pénitence. Il ne peut être supprimé. Un mal qui menaçait le monde, selon le 7^e^ secret, est effacé en raison de la prière et des jeûnes, dit Mirjana. Pour cela, la Vierge continue d'inviter à la prière et au jeûne. *»
-- « *Vous avez oublié qu'avec la prière et le jeûne, vous pouvez éloigner la guerre, suspendre les lois naturelles.* »
-- « APRÈS LA PREMIÈRE ADMONITION*, les autres suivront dans un temps assez bref. Ainsi les hommes auront du temps pour la conversion.* »
-- « *Ce temps est la période de grâce et de conversion.* APRÈS LE SIGNE VISIBLE*, ceux qui resteront en vie auront peu de temps pour la conversion. Pour cela,* « *la Vierge invite à l'urgente conversion et réconciliation. *»
« *L'invitation à la prière et à la pénitence est destinée à éloigner les maux et la guerre, et surtout à sauver les âmes. *»
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-- « *Selon Mirjana nous nous trouvons proches des événements prédits par la Vierge. Au nom de cette expérience, Mirjana dit à l'humanité* « *Convertissez-vous au plus vite, ouvrez vos cœurs à Dieu. *»
« *Outre ce message essentiel, Mirjana dit avoir eu, en 1982, une apparition qui jette, selon nous, des rayons de lumière sur l'histoire de l'Église. Elle raconte une apparition dans laquelle Satan est venu à elle travesti en la Vierge* *; Satan a demandé à Mirjana de renoncer à la Madone et de le suivre pour la rendre heureuse, en amour et dans la vie* *: au contraire, avec la Vierge, elle devrait souffrir, disait-il. Mirjana l'a repoussé. Aussitôt la Vierge est venue et Satan a disparu. Alors, la Vierge a donné en substance le message suivant* *:*
« *Excuse-moi pour cela, mais tu dois savoir que Satan existe* *; un jour il s'est présenté devant le trône de Dieu et a demandé la permission d'éprouver l'Église durant une période. Dieu lui a permis de l'éprouver durant un siècle. Ce siècle est sous le pouvoir du Démon, mais quand seront réalisés les secrets qui vous ont été confiés, son pouvoir sera détruit. Déjà maintenant il commence à perdre son pouvoir et il est devenu agressif* *: il détruit les mariages, soulève des divisions entre les prêtres, des obsessions, des meurtres. Vous devez vous en protéger par le jeûne et la prière* *: surtout la prière communautaire. Portez avec vous des signes bénis. Mettez-en dans vos maisons, revenez à l'usage de l'eau bénite. Selon certains experts catholiques qui ont étudié ces apparitions, ce message de Mirjana clarifierait la vision qu'a eue le Souverain Pontife Léon* *XIII. Selon eux, c'est après avoir eu une vision apocalyptique de l'avenir de l'Église que Léon* *XIII aurait introduit la prière à saint Michel, que les prêtres récitaient après la messe jusqu'au Concile. Ces experts disent que va finir le siècle d'épreuves entrevu par le Souverain Pontife Léon* *XIII.* »
Il faut souligner que le rapport dont ces extraits sont tirés a été adressé au pape Jean-Paul II et à l'évêque du lieu par le père Tomislav Vlasic, qui assume la charge de la paroisse de Medjugorje conjointement avec le curé Tomislav Pervan. Il a été suggéré par l'une des voyantes, Maria Pavlovic, après l'apparition de la Sainte Vierge du 30 novembre 1983. Ce rapport, daté par son auteur du 2 décembre 1983 (cela fait trois mois presque jour pour jour), se termine par les paragraphes suivants :
« *Très Saint Père, je ne veux être responsable de la perte de personne... je fais de mon mieux. Le monde est invité à la conversion et à la réconciliation. En vous écrivant, Très Saint Père, je fais seulement mon devoir* *; après avoir rédigé cette lettre, je l'ai donnée aux voyants pour qu'ils demandent à la Vierge si son contenu est juste. Ivan Dragicevic m'a porté cette réponse : Oui, le contenu de la lettre est vrai ; il faut aviser d'abord le Souverain Pontife, et ensuite l'évêque.*
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*Cette lettre sera accompagnée de prières et de jeûnes, pour que l'Esprit Saint guide votre esprit et votre cœur en cette période importante de l'histoire. Par les Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, acceptez mes hommages. *»
*Medjugorje, 2 décembre* 1983*.*
*P. Tomislav Vlasic.*
En ces jours, et depuis le 24 juin 1981, la Mère de Dieu et notre Mère vient quotidiennement sur la terre. Certes, elle y est venue souvent depuis cent cinquante ans. Rue du Bac en 1830, à la Salette en 1846, à Lourdes en 1858, à Pontmain en 1871, à Fatima en 1917, à l'île Bouchard en 1947, pour n'évoquer que quelques-unes des apparitions qui ont fait l'objet d'une autorisation de culte. Elle est venue bien souvent aussi, dans la discrétion et l'intimité, visiter Marthe dans la petite chambre de la Plaine. ([^56]) Pourtant, cette fois-ci, ce n'est plus la même chose.
Ce n'est plus la même chose, avant tout parce que, selon les voyants de Medjugorje « CES APPARITIONS SONT LES DERNIÈRES APPARITIONS DE LA VIERGE SUR LA TERRE*. C'est la raison pour laquelle elles sont si longues et si fréquentes *»*.* Cette affirmation est elle-même contenue dans la lettre adressée au Saint-Père le 2 décembre dernier. Elle signifie que nous approchons du terme d'une époque de l'histoire de l'Église, de l'une des plus redoutables, comme le crient les événements quotidiens.
Ce n'est plus la même chose, parce que l'appel de Notre-Dame, en Yougoslavie, est un appel ultime. Cela signifie qu'il est LE DERNIER. Si l'on analyse le message, trois événements vont se produire qui auront un caractère d'avertissement. Mirjana les annoncera à un prêtre de son choix, à chaque fois, trois jours auparavant. Ainsi, témoignage pourra être porté du caractère prophétique de chacun des trois événements. Ces trois événements se succéderont dans un temps assez bref, c'est-à-dire que l'on n'aura pas eu le temps d'oublier le premier lorsque le second se produira : « *Ainsi les hommes auront le temps pour la conversion *»*.*
Un tel temps, cela va sans dire, est commencé. L'Église elle-même l'a inscrit dans sa vie liturgique en proclamant une Année sainte qui a commencé le 25 mars 1983 et qui sera clôturée le 22 avril 1984 en la fête de Pâques. En cette Année sainte, Jean-Paul II n'a pas cessé de prier, de supplier les évêques et les prêtres non moins que les laïcs de redonner au sacrement de pénitence son importance *centrale* dans la vie chrétienne. Le Synode des évêques, de ce point de vue, a été important.
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Peut-être n'a-t-il pas été suffisamment conclusif. Peut-on espérer que chaque prêtre trouve de nouveau normal d'attendre périodiquement les pénitents dans l'ombre d'un confessionnal, et que chaque chrétien trouve de nouveau normal de dire ses fautes au prêtre qui est un autre Christ pour les entendre et les absoudre ? Qu'on me pardonne de l'écrire, mais je suis abasourdi lorsque je vois combien on complique la confession en tant et tant de paroisses -- non partout --. Pense-t-on qu'après certaines fautes, il soit facile d'aller en pleine lumière, et parfois quasi en public, rentrer, comme on dit, dans les sacrements ? Lorsqu'un homme (ou une femme) ne s'est pas confessé depuis des années, portant des fautes que les votes des députés ont peut-être bien « dépénalisées » mais qui n'en demeurent pas moins des fautes graves, et qui sont très difficiles à avouer, pense-t-on qu'il est tout simple de retrouver le chemin du sacrement de pénitence ?
......
Le signe visible sera donné sur le lieu des apparitions à Medjugorje. Il sera donné pour toute l'humanité. Ici, nous ne pouvons que lire le texte de la lettre au pape : « *Après le signe visible,* CEUX QUI RESTERONT EN VIE *auront peu de temps pour la conversion. *» Je ne crois pas que l'on puisse actuellement interpréter ce texte. Il peut, entre autres, signifier qu'au moment du signe donné à toute l'humanité, celle-ci aura déjà subi une bien redoutable épreuve et que cette épreuve ne sera pas terminée au moment du signe puisque ceux qui ne se seront pas encore convertis « *auront peu de temps pour la conversion. *»
......
Fasse la miséricorde divine que ce soit, très largement, l'occasion de répondre à l'appel de Celle qui, debout au pied de la Croix, a coopéré avec l'Homme-Dieu, son Fils, à la Rédemption de l'homme et donc au salut, *pour l'éternité,* de chacune et de chacun de ceux dont le cœur bat, sur cette terre en péril.
\[Fin de la reproduction des principaux passages de l'article de Marcel Clément paru dans *L'Homme nouveau,* numéro 853 du 4 mars 1984.\]
139:282
### L'épiscopat français vu par Pierre Debray
Important article de PIERRE DEBRAY dans son COURRIER HEBDOMADAIRE du 13 février. Il nous donne d'intéressantes informations sur les préoccupations et calculs actuels de l'épiscopat, et sur l'analyse que l'on en peut faire.
Le président d'une APEL de la région parisienne me disait l'autre jour avec amertume : « *Nos évêques sont socialistes. Ils sacrifieront l'enseignement libre plutôt que de faire des ennuis à leurs petits copains.* » Qu'il y ait des évêques socialistes, cela ne date pas d'hier. Ces temps-ci je relisais *L'hérésie du XX^e^ siècle* de Madiran, publié en 1968. Avec le recul, l'argumentation prend une force impressionnante. Les *Éditoriaux et chroniques* qui viennent d'être recueillis par les éditions DMM rafraîchiront les mémoires. Ceux qui reprochent à Madiran d'avoir trop durci ses positions s'apercevront que, pendant des années, il a tenté, mais en vain, de nouer le dialogue avec la hiérarchie et qu'il a été méprisé.
La fraction socialiste ou socialisante de l'épiscopat se fait discrète en ce moment. Les événements de Pologne ne favorisent guère les mamours dont bénéficiait le PC. Ce qui n'empêche pas la JEC et le MRJC de se partager avec les « *francs et franches camarades *»*,* d'obédience marxiste, deux millions de francs lourds, attribués par le ministère du temps libre. Le pouvoir socialo-communiste sait renvoyer l'ascenseur.
140:282
Néanmoins, la « nouvelle race » d'évêques refuse d'entretenir des relations privilégiées avec la gauche. Quand des obligations protocolaires contraignaient le cardinal Marty à se rendre à l'Élysée, pendant le septennat de M. Giscard d'Estaing, il rasait littéralement les murs. On le sentait gêné à l'idée que cette visite puisse être interprétée comme la preuve d'une louche collusion avec la droite. Son successeur ne semble pas éprouver de tels scrupules. Quand il rencontre M. Chirac, il se montre tout à fait à l'aise. Rien ne lui paraît plus naturel que d'entretenir de bons rapports avec le maire de la ville dont il est l'archevêque. Le 15 janvier dernier, il s'en est clairement expliqué lors d'une émission télévisée, « 7 sur 7 » que M. Mitterrand vient d'illustrer : « *c'est mon devoir, comme archevêque de Paris, de ne pas traiter en ennemis ou d'ignorer ceux qui sont responsables de la vie politique ou sociale du Pays *»*.*
« Les nouveaux évêques » entendent se dégager des options partisanes. L'Église n'a pas à s'engager dans un camp ou dans un autre. S'adressant à tous les hommes, elle ne saurait opérer des discriminations. La querelle scolaire les place dans une position délicate. De toute évidence, la liberté de l'enseignement constitue un enjeu électoral. Le projet de loi que présentera M. Savary au Parlement sera soutenu par la gauche, combattu par la droite. Qu'elle le veuille ou pas, l'Église se trouvera engagée dans cette bataille aux côtés de l'opposition, au moment même où les « nouveaux évêques » s'efforçaient de prendre leurs distances vis-à-vis de l'actuelle majorité. Ils ne veulent à aucun prix être pris au piège de la dialectique « gauche-droite » en donnant l'impression de s'éloigner de la gauche pour retourner dans le giron de la droite. Les efforts incontestables qu'ils déploient depuis deux ou trois ans pour libérer le catholicisme de tout engagement politique s'en trouveraient ruinés.
Ce qui les conduit à privilégier la négociation avec M. Savary. A l'inverse de la fraction socialisante de l'épiscopat qui paraît acquise à l'intégration à terme des écoles catholiques dans le grand service publie, ils ne sont pas disposés à des concessions qui mettraient en cause l'existence de l'enseignement catholique. Ils ne se font guère d'illusions, mais ils entendent administrer la preuve, en multipliant les gestes de bonne volonté, qu'effectivement l'Église ne considère pas comme des ennemis les actuels gouvernants. Si elle est, en dernier ressort, condamnée à se battre, ce ne sera pas de sa faute. La responsabilité en incombera au sectarisme laïciste.
141:282
C'est pourquoi, lors des manifestations organisées par l'UNAPEL, les hommes politiques ont été tenus à l'écart, interdits de parole. La présence d'élus locaux, ceints de l'écharpe tricolore, est subie plus que désirée. Le chanoine Guiberteau l'a d'ailleurs affirmé, lors du « *club de la presse *» sur « Europe n° 1 » le 11 février, les 10 % de Français qui se déclarent favorables à la liberté de l'enseignement débordent de beaucoup les clivages partisans. Ce raisonnement est habile. Il n'est pas faux. Le chanoine Guiberteau s'efforce de démontrer, et de toute évidence il y parvient, que la gauche a tort quand elle prétend que la défense de l'école libre est l'affaire de la seule opposition. Il s'agit d'un puissant mouvement populaire, qui entraîne la grande majorité des citoyens. Toute une partie de l'électorat socialiste et même communiste se mobilise contre les projets de M. Savary.
D'où la nécessité de mettre M. Savary dans son tort. L'enseignement catholique, en acceptant de négocier et en opposant à des propositions inacceptables des contre-propositions, dont, c'est le moins qu'on en puisse dire, le caractère conciliant ne saurait être récusé, fait la preuve qu'il aura tout tenté pour aboutir à une solution satisfaisante pour les deux parties. De deux choses l'une, ou M. Savary prendra ces contre-propositions comme base de discussion ou il refusera d'en tenir compte et alors il assumera la responsabilité de la rupture. Ce seront les socialistes et non les évêques qui auront fait un superbe cadeau électoral à l'opposition. En dépolitisant de leur mieux le problème de la liberté de l'enseignement, au point de le réduire à une controverse de techniciens, ses dirigeants ont conscience de servir au mieux les intérêts de l'école catholique. Quand nous contestons leur stratégie, ils ne comprennent pas. A leurs yeux nous sommes soit des « enragés » -- le mot a été prononcé -- dont les outrances sont aussi condamnables que celles du comité national d'action laïque (CNAL), soit des agitateurs de droite qui tentent, pour des raisons bassement politiciennes, de récupérer le combat pour la liberté de l'enseignement.
Ils ne voient pas que leurs contre-propositions sont extrêmement dangereuses. Si M. Savary, en les amendant sur un ou deux points, les prenait à son compte, l'école libre serait condamnée, à plus ou moins long terme. Quand tel responsable national des APEL laisse entendre avec un petit sourire, faussement ingénu, que l'habileté manœuvrière du chanoine Guiberteau est telle qu'il est capable de prendre M. Savary à son propre piège, je suis épouvanté. Ce brave homme est persuadé que le ministre de l'éducation se trouve « *coincé entre le comité national de l'enseignement catholique et le CNAL *». Quelle illusion. Les socialistes se sont distribués les rôles, le CNAL joue l'intransigeance, M. Savary la conciliation. En réalité, tout ce joli monde est d'accord sur l'essentiel : dévorer l'école catholique mais, le morceau étant trop gros, le couper en tranches. Tant mieux si M. le chanoine Guiberteau offre le couteau.
142:282
En dernier ressort, ce sera le Parlement qui tranchera, au propre et au figuré. A ce moment-là, la parole sera aux politiques. Le jeu si malin du CNER (et de son véritable responsable, qui n'est pas M. le chanoine Guiberteau et, moins encore, le président Daniel, mais Mgr Honoré) à force d'avoir voulu se démarquer de l'opposition la laissera désarmée au moment décisif.
Les socialistes disposent de remarquables experts, d'anciens dirigeants d'Action catholique, qui ont appris, à force de fréquenter les évêques, l'art de les manipuler. Ainsi le texte épiscopal « *Gagner la Paix *» a été influencé, au sens fort du mot, celui qu'il prend quand on parle « d'agents d'influence », dans le langage des espions, par un membre du cabinet de M. Hemu, M. Georges Sauge, ce personnage qui, dans les années 60, se fit passer pour un spécialiste de l'anticommunisme. Fort bien introduit dans les milieux militaires comme dans les milieux ecclésiastiques, il a su répandre la thèse qui fait de M. Mitterrand le meilleur rempart contre le danger soviétique. De même, M. Savary s'est entouré de conseillers venus de la CFDT. Ces gens savent comment fonctionne un évêque et même un chanoine. Par contre, quand on discute avec les dirigeants de l'actuelle opposition, on est effaré de l'ignorance du haut personnel ecclésiastique. Soit ils s'imaginent que les évêques actuels ressemblent à l'image qu'on s'en faisait encore dans leur jeunesse soit, au contraire, ils considèrent que l'épiscopat est, dans son ensemble, « marxisé ». Ces deux opinions, pour opposées qu'elles soient, sont également fausses. L'épiscopat aujourd'hui n'est ni celui de 1940, ni celui de 1960. Profondément divisé, il évolue dans le sens que lui imprime Jean-Paul II, encore que certains freinent des quatre fers.
Cependant, à la lecture des contre-propositions du CNER, une question se pose. L'épiscopat tient-il, autant que son discours public le laisserait penser, au libre choix, par les parents, de l'école de leurs enfants ? Je n'ignore pas que le seul fait de m'interroger me vaudra le reproche de diffamer l'épiscopat. Simplement, je cherche à comprendre. Une analyse des contre-propositions montre, de façon claire, qu'elles visent à obtenir de l'État la concession d'un réseau scolaire, totalement contrôlé par une sorte de ministère de l'Éducation nationale bis, qui dispenserait les fonds publics de la même manière que son grand frère et disposerait, comme lui, de manière discrétionnaire, d'un corps d'enseignants dont le statut s'apparenterait à celui des cheminots, avant la nationalisation de la SNCF. Un évêque qui me conserve son amitié m'avouait, il y a quatre ou cinq ans : « *L'école catholique nous a échappé. Souvent d'ailleurs elle n'a plus de catholique que le nom. La plupart des parents d'élèves la choisissent parce que l'enseignement y est parfois meilleur et surtout parce que les enfants sont mieux encadrés, plus suivis. Les raisons religieuses ne viennent que loin derrière.*
143:282
*Les maîtres, de leur côté, n'hésitent pas parfois à mettre en cause la morale catholique... Dans mon diocèse, des religieuses organisent des cours d'éducation sexuelle où elles bafouent Paul VI... J'ai essayé de mettre un peu d'ordre. Rien à faire.* »
La tentation était grande de profiter des négociations avec M. Savary pour tenter une reprise en main. Moins d'écoles mais vraiment catholiques ? L'intention paraît louable, mais je m'interroge. Les orientations que tentent de donner certains évêques ne sont pas ou sont mal répercutées, à l'intérieur des paroisses, surtout lorsqu'elles vont dans le bon sens. A preuve les réticences d'un certain nombre de « grands curés » de Paris à mobiliser les fidèles, le 4 mars. Le mécanisme bureaucratique et centralisateur des « *groupements publics d'intérêt éducatif *»*,* s'il se mettait en place, favoriserait-il les meilleurs établissements, ceux qui se soucient de donner aux élèves une formation religieuse et morale ? Quand, on connaît le personnel ecclésiastique du CNEC on peut avoir des doutes.
Je vois bien l'avantage que trouvent les « nouveaux évêques » à négocier avec l'État, d'égal à égal. Ils désirent rompre avec l'époque toute récente, où l'Église se faisait toute petite, comme honteuse d'exister encore. La « pastorale » privilégiait les « *communautés de base *»*,* les petits groupes, « *levain en pleine pâté humaine *»*.* L'abandon par une majorité de prêtres, non seulement de la soutane ou du clergyman, mais encore du plus modeste signe distinctif, était l'expression, si j'ose dire, la plus voyante de cette volonté de rendre l'Église invisible. Le résultat se révéla désastreux. Les « nouveaux évêques » réagissent. Ils entendent que l'Église apparaisse au grand jour comme une force. Aussi se montrent-ils favorables aux grands pèlerinages, aux manifestations de masse. Le succès des rassemblements pour la liberté de l'enseignement les ravit.
De même, ils entendent arracher au pouvoir socialo-communiste un statut quasi-concordataire, qui consacrerait la reconnaissance par l'État de la place de l'Église dans la société. Les lois Debré ou Guermeur étaient l'œuvre d'une majorité parlementaire, à la merci du renversement de cette majorité. Désormais, il s'agit de régler une fois pour toutes la question scolaire, fût-ce en perdant quelques plumes. Cependant, elle ne représente que l'occasion de contraindre l'État à considérer l'Église comme un partenaire institutionnel, alors que, jusqu'alors, elle était tenue pour l'expression culturelle, et à ce titre publique, du sentiment religieux, affaire purement privée, qui ne relevait que des consciences. L'Église ne se résigne plus à cette situation et elle a raison. N'est-elle pas l'institutrice du genre humain ? Ce qui lui confère une fonction sociale que l'État doit prendre en compte.
144:282
Tout cela nous le comprenons et nous nous en réjouissons. L'Église de Jean-Paul II ne consent plus à se laisser enfermer dans la sphère close de la vie privée. Elle entend témoigner devant le monde, pour lui et, s'il le faut, contre lui, de ses valeurs civilisatrices. C'est pourquoi nous pouvons comprendre les raisons de Mgr Honoré ou du chanoine Guiberteau. Néanmoins, l'Église peut-elle se replier sur ses intérêts corporatifs ? J'emploie cette expression à dessein. Elle n'a rien de péjoratif. Au sens théologique et au sens sociologique, l'Église est un corps et comme tout corps est en droit d'exiger de l'État la reconnaissance de son existence, en tant qu'institution. Elle a des intérêts à défendre. Ce sont des intérêts spirituels et moraux, mais des intérêts et, à ce titre, ils doivent être défendus, face à l'État.
L'on n'a cessé de nous répéter que l'Église était au service des hommes. Elle est d'abord au service de son époux, de son chef, mais il est exact qu'il l'a, lui-même, instituée la gardienne du droit naturel, donc du droit des parents à choisir l'école de leurs enfants. Ce droit, les socialistes souhaitent l'abolir. Le célèbre « rapport Maixandeau » qui fixe, en matière d'éducation, leur doctrine est extrêmement clair. Or les contre-propositions du CNEC aboutissent à liquider pratiquement ce droit. Le socialisme à la française est un « projet culturel » d'essence totalitaire. L'on ne compose pas avec le totalitarisme. Les « nouveaux évêques », acquis à la pastorale de Jean-Paul II, au contraire de certains autres, ne sont pas socialisants. Ont-ils pris conscience de la véritable nature du « projet socialiste » ?
En tout cas, nous entendons rester sur le terrain qui est le nôtre : la défense des familles, dont le libre choix de l'école constitue l'un des éléments essentiels. Nous ne pensons pas qu'elle doive être sacrifiée. Si les centaines de milliers de parents, qui descendent dans la rue, découvraient qu'ils ont servi de moyens de pression dans une stratégie qui n'est pas la leur, encore qu'en soi elle puisse être justifiée, le ressentiment contre l'Église risquerait de provoquer un détachement définitif, d'autant que beaucoup de ceux qui défilent restent croyants, mais ne pratiquent guère. C'est ce que nous essayons d'expliquer à ces « nouveaux évêques ». A en juger par l'évolution du chanoine Guiberteau, certains commencent à le comprendre. Le grand discours que le cardinal Lustiger envisage de prononcer le 4 mars marquera-t-il le tournant décisif ? Prions et veillons, comme nous l'a demandé le Seigneur.
\[Fin de la reproduction de l'article de Pierre Debray paru dans son *Courrier hebdomadaire*, numéro 758 du 23 février 1984. Cet hebdomadaire est publié 3 rue des immeubles industriels, 75011 Paris.\]
145:282
*Nous voudrions bien que Pierre Debray ait raison, mais nous n'arrivons pas à partager son optimisme au sujet des* « *nouveaux évêques* »*. Nous n'arrivons même pas à croire qu'ils existent. Pour autant que nous sachions, il n'y a encore aucun évêque en France qui ait rétabli, dans le catéchisme de son diocèse, l'enseignement obligatoire et prioritaire des trois connaissances nécessaires au salut. Tant qu'ils ne l'ont pas fait, les évêques sont à nos yeux comme morts.*
*Quant au cardinal Lustiger et à la manifestation de Versailles le dimanche 4 mars, voici ce qu'en a écrit Jean Madiran dans le quotidien* PRÉSENT *des 5 et 6 mars :*
A Versailles dimanche, davantage encore que les dimanches précédents, l'espérance la plus optimiste des organisateurs s'est trouvée dépassée de beaucoup par l'affluence populaire. Ils ont été débordés par le nombre : mais aussi, mais surtout, par la puissante vitalité d'un profond mouvement de l'instinct national en réaction contre l'actuel processus de soviétisation.
Tout l'effort de l'encadrement hiérarchique est alors de contrôler ce mouvement, de le canaliser, de le neutraliser. Il y a des évêques en France, ils sont choisis de gauche notamment pour cela.
*La seule vérité*
Dimanche, un service d'ordre considérable et une sonorisation écrasante avaient pour consigne de recouvrir sous les cinq « *slogans* » officiels toute affirmation proprement catholique, notamment les cantiques et les prières. L'unique chant officiellement homologué pour la manifestation de Versailles était un hymne à « la liberté » qui renfermait l'unique affirmation dogmatique de la journée : « *je crois que tu es la seule vérité *». Faire chanter aux catholiques que « la seule vérité », c'est « la liberté », est un assez joli tour de force. Il est vrai qu'on en a vu d'équivalents, tombés sur nous en pluie abondante depuis la mort de Pie XII.
146:282
*Sans Dieu*
Cet unique chant officiel, les cinq slogans homologués et la « déclaration » finale au nom de « nous tous, rassemblés à Versailles », tout cela tenait sur une feuille recto-verso, largement distribuée. Nous l'avons tous ramenée de la manifestation si elle ne nous est pas tombée des mains en route. Nous pouvons maintenant la relire et la méditer à tête reposée. Nous pouvons y chercher le mot *chrétien,* le mot *catholique,* le mot *Dieu :* aucun des trois n'y figure une seule fois. Ainsi la définition et le programme officiel de la manifestation étaient parfaitement, étaient scrupuleusement laïques. On avait mobilisé les familles qui ne veulent pas de l'*école sans Dieu,* et c'était dans une *manifestation sans Dieu* qu'on les enrégimentait. Le socialiste Guy Claisse, dans le journal socialiste *le Matin* paru hier, a pu se réjouir de constater que cette mobilisation avait été « souverainement canalisée par l'Église ». Canalisée, certes : pour lui enlever tout caractère franchement religieux.
Ce paradoxe fait qu'à la limite on finit par se demander à quel titre donc des évêques prétendent présider et diriger une manifestation où il n'est soigneusement question ni de Dieu, ni de catholicisme ni de religion.
-- *Pas de politique !* disait le service d'ordre officiel.
Mais c'était seulement pour dissuader les manifestants de crier *Mitterrand démission !*
En réalité le programme de la manifestation était *purement politique,* au sens où la « politique » se distingue de la « religion ». La déclaration officielle se référait aux droits de l'homme et à la Constitution de la République, à la liberté et au pluralisme, toutes choses qui sont politiques et non pas religieuses. Il n'y avait aucune référence à Dieu, à Jésus-Christ, à l'éducation chrétienne, pas même au Décalogue ni à la loi (morale) naturelle.
Le cardinal Lustiger coiffait la manifestation par un discours final où l'on entendit, comme d'habitude, beaucoup plus ses opinions personnelles sur la couleur du temps et la psychologie comparée qu'un rappel de la doctrine de l'Église sur l'école et sur l'État. Du moins a-t-il clairement défini le but de son action scolaire :
« *L'école privée pourra garder sa personnalité en recevant tous les moyens du système éducatif national dont elle fait déjà contractuellement partie.* »
147:282
C'est en toute netteté le contraire du coupon scolaire, le contraire de la séparation de l'école et de l'État. C'est l'intégration dans le grand service public unifié. Le cardinal parle joliment de sortir d'une « querelle archaïque », mais il est lui-même prisonnier de la querelle interne au catholicisme depuis le XIX^e^ siècle, il retombe dans l'erreur que Louis Veuillot reprochait en ces termes aux libéraux : « *Les catholiques demandent la liberté, vous leur faites simplement une petite part dans le monopole.* »
C'est pour étendre et améliorer (un peu) leur place dans le monopole socialiste que nos évêques socialisants entendent se servir de notre mobilisation.
Je crois -- j'espère -- qu'ils présument de leurs forces.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Jean Madiran paru dans *Présent*, numéro 541 des lundi 5 et mardi 6 mars 1984.\]
148:282
### Tixier-Vignancour homme de métier
*La célébration du deuxième anniversaire du quotidien* PRÉSENT *a été honorée* *par un message de Mgr Marcel Lefebvre* (*paru dans notre numéro précédent*) *et par la* *présence de Jean-Louis Tixier-Vignancour et de Jean-Marie Le Pen, qui ont l'un et l'autre prononcé un toast aux intentions du journal.*
*Voici en quels termes Jean Madiran a présenté Jean-Louis Tixier-Vignancour pour lui donner la parole.*
Cher Jean-Louis Tixier-Vignancour : je ne vais pas vous redire, pour vous donner la parole, ce que tout le monde sait, ce que l'histoire de France n'oubliera pas, et quel grand honneur vous nous faites par votre présence parmi nous. Je ne vais pas non plus parler d'Orthez et du Gave, du pays riant et secret. Aujourd'hui, plus que l'audace et plus que l'esprit, plus que l'éloquence et plus que le courage, je veux saluer en vous quelque chose de moins connu sans doute, mais que votre amitié m'a permis d'apercevoir -- ou de deviner : l'expérience et le labeur de l'homme de métier.
149:282
Car vous êtes aussi, vous êtes en outre -- ou peut-être d'abord -- un grand travailleur.
Nous n'avons pas le même métier, contrairement à la parole célèbre qu'un certain pape Paul VI adressait à une certaine actrice nommée Claudia Cardinale -- ce n'était pas le pape et les cardinaux, c'était le pape et la Cardinale -- il lui disait : « Nous faisons en somme le même métier. » Non nous ne faisons pas exactement le même métier, mais être avocat c'est un métier, faire un journal c'est un métier, nous sommes entre hommes de métier. Et au dernier jour, cher Jean-Louis, cher François-Julien, nous pourrons dire au moins que dans notre vie nous avons beaucoup travaillé.
Et faisant taire pour une fois notre admiration, c'est en hommes de métier, c'est avec la simple, la tranquille, la solide, la cordiale estime d'hommes de métier pour un homme de métier que nous vous accueillons parmi nous. Nous vous écoutons.
150:282
### Le numéro 100 de la "Revue universelle"
La *Revue universelle* est dirigée par Étienne Malnoux ; secrétaire général : Jules Daphaud ; conseil de rédaction Geoffroy de Bontin, Bertrand de Castelbajac, Yves-Alain Favre, Bernard Hamel, Guy Hostert, François Leger, Houchang Nahavandi, René Pillorget, Alain Ruze, René Sédillot, Polin Soth, Georges Soutou, Georges-Paul Wagner.
Elle a fait paraître son centième numéro au mois de janvier dernier. A cette occasion, elle a publié un regard sur elle-même qui déclare notamment :
C'est en avril 1974 que répondant à d'amicales et pressantes sollicitations, nous nous sommes lancés, sans argent, mais déjà riches de notre volonté, de notre persévérance, d'idées claires et d'une rigoureuse méthode de pensée, de notre amour sacré de la patrie, d'une équipe rédactionnelle intellectuellement variée mais cohérente et unie par les liens d'une ancienne et forte amitié de cœur et d'esprit, enfin d'un dévouement désintéressé à la cause vitale d'une civilisation sans laquelle nous ne pourrions vivre.
151:282
*La Revue universelle des faits et des idées* a reçu et accepté le lourd et glorieux héritage de l'admirable *Revue universelle* qu'en avril 1920, Maurras, Bainville et Maritain purent fonder grâce au legs généreux d'un officier français mort au champ d'honneur pendant la Première Guerre mondiale. Nous n'avons pas eu ce pactole, qui permit à la première *Revue universelle,* jusqu'en 1944, sous la direction de Jacques Bainville, puis d'Henri Massis, de jouer un rôle de premier plan pour le rayonnement mondial de l'intelligence, de la civilisation et des lettres françaises.
Nous avons pu cependant, grâce au dévouement désintéressé des rédacteurs réguliers ou occasionnels de la Revue, à la fidélité de nos lecteurs, poursuivre le combat engagé par nos maîtres, mais hélas, toujours à recommencer, dans un monde de plus en plus *démocrate,* donc décadent, barbare et stupide.
Notre lutte essentielle a été et demeure contre la démocratie politique, la loi du nombre, « *la bêtise au front de taureau *»*,* qui terrifiait tant Baudelaire ; l'éternel combat de l'intelligence apollinienne, héritée d'Athènes et de Rome, contre les ténèbres de la sottise.
Ces dix années furent aussi une période d'analyse et de réflexion politiques, de mise à l'épreuve des idées et méthodes élaborées par Maurras, Bainville, les écrivains, historiens et penseurs de l'École d'Action française. Nous avons pu en constater d'expérience, mois après mois, la solidité, le sérieux, la richesse, la rigueur, au dur et impitoyable contact des faits.
Nous avons refusé toute idéologie a priori. Nous n'avons rien admis pour vrai qui n'ait résisté à l'épreuve du réel.
Nous avons systématiquement remis en cause les conclusions auxquelles nos aînés étaient parvenus. Nous avons dû constater, *mutatis mutandis,* dans un contexte différent, la constante valeur de la démonstration et des conclusions. Leur démarche intellectuelle, à quelques nuances près, n'a rien perdu de sa valeur, ni de son actualité. La *démocratie* continue d'affaiblir l'étonnante résistance et vitalité de notre Action française, dont les forces vives sont toutes prêtes à repartir et à refleurir si se trouve réalisée la condition politique de leur épanouissement, la restauration de notre monarchie nationale.
La *Revue universelle* est éditée par la SEGEP, 7 rue Léon-Bonnat, 75016 Paris.
152:282
### Une semaine en liberté d'Arnaud de Lassus
Chaque samedi, pour finir la semaine, le quotidien PRÉSENT publie, d'un auteur n'appartenant pas à la rédaction du journal : *une semaine en liberté* (légèrement surveillée). C'est un carnet de route, une rumination personnelle des derniers jours écoulés, dans le maximum de gaieté compatible avec l'actualité.
Le 4 février, PRÉSENT a ainsi publié une « semaine en liberté » d'Arnaud de Lassus que nous tenons à recueillir. L'auteur lui-même, Jean Madiran le présentait ainsi :
Arnaud de Lassus était en 1961 ingénieur en chef de 2^e^ classe du génie maritime (équivalent de lieutenant-colonel). Sur le terrain d'aviation de Brétigny avait lieu une présentation d'armements, avec le stand de l'armée de terre, celui de l'armée de l'air, celui de la marine. Devant chaque stand, un officier en uniforme, c'était Bastien-Thiry pour l'armée de l'air. Le général de Gaulle passait, serrait la main...
Au stand de la marine, Arnaud de Lassus, en uniforme, salua militairement puis, quand le général de Gaulle lui tendit la main, resta immobile au garde à vous.
A la suite de quoi il fut mis en « indisponibilité par retrait d'emploi ».
153:282
Il devint l'un des collaborateurs de Jean Ousset à la tête de l' « Office international... » Il est aujourd'hui l'un des principaux animateurs de l' « Action familiale et scolaire ». A la IV^e^ Journée nationale d'Amitié française, il prononça une conférence qui déchaîna la rage de l'Anti-France ([^57]).
Voilà plus de motifs qu'il n'en faut pour lui témoigner notre entière solidarité, et notre amitié.
Nous reproduisons maintenant le texte intégral de la *Semaine en liberté* d'ARNAUD DE LASSUS paru dans PRÉSENT du 4 février :
**Jeudi 26 janvier**
Veil et Jospin
Les deux formations politiques numériquement les plus importantes du pays ont donc placé en tête de liste pour les élections européennes Lionel Jospin et Simone Veil.
Jospin est protestant. Quant à Simone Veil : « *Je suis née juive,* expliquait-elle au Conseil général du Congrès juif mondial à Washington (nov. 1977) ([^58]) (...). *Mon identité est davantage une fidélité qu'un attachement religieux et je la ressens ainsi comme un phénomène culturel* (*...*)*. Le fait de n'avoir pas la culture et la forme de pensée façonnées comme l'est celle d'une majorité est déjà en soi une distinction. J'ai conscience d'appartenir à une minorité. *»
Une fois de plus notre pays, traditionnellement catholique, sera représenté au plus haut niveau (et dirigé) par des membres éminents de minorités non catholiques, héritiers d'une tradition et d'une culture étrangères (pour ne pas dire hostiles) à notre foi.
On touche ici du doigt l'un des facteurs politiques permanents de la « décatholicisation » de la France.
154:282
**Vendredi 27 janvier**
Une nouvelle maçonnerie ?
Reçu le numéro 2 de la nouvelle série d' « Études et recherches », la revue théorique du Grece, autrement dit cette « Nouvelle droite » qui vient de lancer, à grand fracas, la publication « Magazine Hebdo ». Bonne occasion pour se replonger dans la pensée profonde du mouvement telle que l'exprime son chef de file Alain de Benoist.
Voici quelques propos en roue libre de ce personnage : « *Ce qu'il faut montrer c'est* (*...*) *l'absurdité qu'il y a à penser qu'une doctrine, quelle qu'elle soit, puisse avoir un fondement.* » « *Un auditeur déclare avoir relevé dans mon propos un certain nombre de* « *contradictions* » (*...*)*. Que lui répondre ? Que le principe d'identité a vécu, ou que, dans une démarche, il n'y a que les contradictions qui soient fécondes. *» « *Chaque fois que nous employons le verbe* « *être* »*, se demander si* « *devenir* » *ne serait pas plus approprié. *»
C'est de la philosophie du devenir à l'état pur. Et dire qu'un tel mouvement se réclame -- sans rire -- de Maurras ?
Par son idéologie aussi bien que par son organisation (en société de pensée), ce n'est pas à l'Action française que fait penser la Nouvelle droite mais bien plutôt à une maçonnerie.
Une maçonnerie pour gens de droite ; une maçonnerie proposant des programmes et des réformes susceptibles de séduire des gens de droite, mais dont l'idéologie profonde se situe aux antipodes de la droite nationale.
**Samedi 28 janvier**
Le manifeste communiste de 1848
Session sur le marxisme-léninisme avec un groupe d'étudiants de Montpellier. C'est l'occasion d'afficher au tableau le programme en dix points du « Manifeste du parti communiste », texte célèbre lancé en février 1848 par Marx et Engels. Voici l'essentiel de ce programme :
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1\. « *Expropriation de la propriété foncière* (*...*) »
2\. « *Impôt fortement progressif* »
3\. « *Abolition de l'héritage* »
5\. « *Centralisation du crédit entre les mains de l'État* (*...*) »
6\. « *Centralisation entre les mains de l'État de tous les moyens de transport* »
7\. « *Multiplication des manufactures nationales* (*...*) »
10\. « *Éducation publique et gratuite de tous les enfants* (*...*) »
Étonnant manifeste. On le croirait écrit pour aujourd'hui puisque sur dix points, en voilà sept en voie de réalisation.
**Dimanche 29 janvier**
Saint François de Sales
Pourquoi faut-il que l'on se fasse trop souvent de ce saint une image caricaturale associée à l'expression désuète servant de titre à l'un de ses livres : « L'introduction à la vie dévote » ; un saint qui serait devenu mièvre à force de douceur...
Tout autre apparaît le vrai François de Sales. Homme de douceur très certainement... mais d'une douceur alliée à la force ; homme de gouvernement, homme de doctrine, redoutable dans la controverse. Ayant, en quelques années, arraché à l'hérésie protestante la province du Chablais. Propageant la vérité à coup de tracts quand il lui était interdit de parler. Choisi par l'Église comme patron des journalistes.
S'astreignant, étant évêque, à catéchiser lui-même les enfants et fournissant en ce domaine, à ses prêtres, le livre, la méthode et le modèle. Rédigeant le *Traité de l'amour de Dieu,* « non point pour en traiter spéculativement mais pour en montrer la pratique ». Docteur de l'Église, le seul ayant écrit en langue française.
Et toujours, chez lui, le souci des âmes qui lui sont confiées et de leur protection contre l'erreur. C'est lui qui conseillera au duc de Savoie de renvoyer hors du Chablais trois ministres protestants qui endoctrinaient ses paroissiens. La voilà, la véritable liberté religieuse liberté pour la propagation de la foi... et, pour la diffusion de l'erreur, aussi peu de facilités que possible.
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Et quelle influence après sa mort ! Dans son sillage, sainte Jeanne de Chantal, la Visitation, sainte Marguerite Marie, la dévotion au Sacré-Cœur partant de France pour se répandre dans le monde entier...
**Lundi 30 janvier**
Procès des Arméniens et cause arménienne
Comme l'a expliqué Georges-Paul Wagner dans PRÉSENT, le terrorisme arménien est une chose et doit être jugé comme tel ; la cause de la nation arménienne -- que certains prétendent défendre par le terrorisme -- est tout autre chose. Elle ne peut nous laisser indifférents. Pour de multiples raisons :
-- D'abord parce qu'il s'agit de l'une des nations chrétiennes du Proche Orient dont la France, pendant des siècles, fut la protectrice en titre (et souvent en fait).
-- Parce que cette nation fut terriblement éprouvée par la domination et les persécutions des Turcs, qui finirent en 1915-1917, par liquider un million et demi de ses membres. Parmi les victimes, beaucoup furent massacrées en haine de la foi et peuvent être considérées comme des martyrs.
-- Parce que, de 1919 à 1921, une partie de l'Arménie cilicienne fut occupée et protégée par la France. D'où une guerre quasi permanente de trois ans contre les Turcs de Kemal Ataturk.
Qui se souvient aujourd'hui de cette campagne de Cilicie où les troupes françaises, aux ordres du général Dufieux, mirent à leur actif d'extraordinaires faits d'armes et perdirent six mille officiers et soldats ? Qui se rappelle les victoires de Yenidjé et d'Aïntab, et le nom des vainqueurs, les généraux Gracy et Andrea ?
« Pensez à vos morts (...) à ceux dont le nom ne frappe aucune rue de nos villes quoiqu'ils aient donné leur vie pour notre patrie et parfois davantage (...) C'est PRÉSENT qui permet à leur passé de participer à l'avenir », disait François Brigneau le 21 janvier.
C'est dans cet esprit que j'ai voulu ici rendre hommage aux combattants français de la campagne de Cilicie, à leurs six mille morts, à la cause qu'ils défendaient : permettre aux Arméniens de conserver un coin de terre à eux, une patrie où ils puissent vivre en chrétiens dans la fidélité à leurs ancêtres.
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**Mardi 31 janvier**
Un exemple de « No-win war »
Toujours les Arméniens. Pourquoi n'y a-t-il pas d'Arménie libre aujourd'hui ? Pourquoi, après s'y être battues de 1919 à 1921 dans des conditions invraisemblables, après avoir résisté victorieusement aux assauts les plus furieux des Turcs, les troupes françaises ont-elles dû abandonner, à la fin de 1921, la partie de l'Arménie cilicienne qu'elles occupaient et où elles permettaient aux Arméniens de se réinstaller ?
Nous avons là un premier exemple de ce que les Américains appellent la « No-win war », la guerre qu'on engage en voulant ne pas la gagner. Le gouvernement français d'une part faisait la guerre aux Turcs de Kemal Ataturk avec des troupes plus ou moins abandonnées sur le terrain et ravitaillées aussi mal que possible. D'autre part il pactisait avec ces mêmes Turcs et leur chef Ataturk, ancien membre de la loge maçonnique militaire de Salonique, « Union et Progrès ». Le tout pour aboutir aux accords d'Angora du 20 octobre 1921, passés par Franklin-Bouillon et concédant aux Turcs l'évacuation complète par nos troupes de la Cilicie, alors que nous étions vainqueurs sur le terrain.
Pourquoi cette politique ? Parce qu'elle répondait aux objectifs maçonniques : favoriser les musulmans au détriment des chrétiens ; fournir au nouveau chef musulman Ataturk une pseudo-victoire militaire sur les chrétiens lui permettant d'apparaître dans le monde entier comme le « Ghazi », c'est-à-dire le victorieux.
Cilicie-Vietnam-Algérie : des guerres qui se succèdent et se ressemblent. Des troupes qui se battent bien mais sont trahies par leur propre gouvernement. Et, dans les trois cas, des chrétientés qui disparaissent.
**Mercredi** 1**^er^ février**
Tout est possible
Je fais lire à l'une de mes filles ma « semaine en liberté ». « A part Saint François de Sales, c'est bien noir, me dit-elle. Trahison de Clemenceau, échec en Cilicie, succès du programme centenaire de Marx, élucubrations des théoriciens de la Nouvelle droite, parachutage de Simone Veil à la tête de l'opposition : qu'y a-t-il de réconfortant en tout cela ? »
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Je lui réponds que derrière chacun de ces faits se révèlent des éléments positifs. Face à l'opposition style Veil s'affirme la montée massive de Le Pen et de la droite nationale. Les aberrations d'Alain de Benoist constituent un atout pour désillusionner les gens de bonne qualité que la Nouvelle droite a séduits. Quant à Marx, plus on explique son programme, plus on l'expérimente et plus sa cote diminue. A travers l'affaire d'Arménie apparaissent d'admirables figures de chefs, de ces hommes dont la France a toujours été riche, aujourd'hui comme hier.
Les hommes exceptionnels dont nous avons besoin existent parmi nous. Prions le Seigneur qu'ils se révèlent davantage, et surtout... surtout qu'ils fassent l'impossible pour s'entendre entre eux.
Madiran a raison quand il dit que « tout est possible » ([^59]).
\[Fin de la reproduction intégrale de la « Semaine en liberté » d'Arnaud de Lassus parue dans *Présent* du 4 février 1984.\]
============== fin du numéro 282.
[^1]: -- (1). Drumont. *Testament d'un antisémite*.
[^2]: -- (2). Drumont. *Testament d'un antisémite*.
[^3]: -- (3). Drumont. *Testament d'un antisémite*.
[^4]: -- (4). Mermeix. *Les coulisses du boulangisme.*
[^5]: -- (5). Lecanuet. *L'Église de France sous la Troisième République,* Tome II, p. 358.
[^6]: -- (6). *La Franc-Maçonnerie au Parlement* (Librairie française).
[^7]: -- (7). *La République du Grand Orient,* d'Henry Coston. On ne dira jamais assez combien les ouvrages d'Henry Coston sont indispensables et précieux !
[^8]: -- (8). Chastenet : *Histoire de la Troisième République.*
[^9]: -- (9). L'affaire Schnaebelé. Le 20 avril 1887, un commissaire français chargé de la police des frontières nommé Schnaebelé est arrêté par la police allemande, en Lorraine sous contrôle allemand, et incarcéré à Metz. Il était déjà soupçonné d'espionnage par la Haute Cour de Zurich. Bismarck y voit la preuve des manœuvres déloyales des Français. L'émotion est vive à Paris. Boulanger (ministre de la Guerre) présente à la signature du président de la République (Grévy), un ordre de mobilisation. Grévy temporise et négocie avec Bismarck. Celui-ci ayant obtenu du Reichstag la réforme militaire qu'il souhaitait reconnaît que le commissaire Schnaebelé n'avait passé la frontière que sur l'invitation d'un commissaire allemand. Le 30 avril il donne l'ordre de relaxer Schnaebelé. Boulanger qui est le dindon de cette histoire va en tirer le profit populaire. Il devient l'homme qui a fait reculer Bismarck.
[^10]: -- (10). Ernest Jean Antoine Constans. Né à Béziers en 1833. Il dilapide les biens de sa famille. File en Espagne. Dirige une entreprise de vidange. (*Les pompes à m... *: Rochefort ne va pas s'en priver.) Il aurait pillé ses associés et « frôlé le bagne ». Fait carrière politique à Toulouse. Devient député de la Haute-Garonne, sénateur, ministre (de l'Intérieur) : cabinet Tirard et 4 cabinet Freycinet (1889-1892). F**.·.** M**.·.** loge *Les Cœurs Réunis* et l'*Encyclopédie,* membre du Conseil de l'Ordre du G**.·.** O**.·.**. C'est lui qui le 27 juin 1885, dans une « fête d'adoption » qui se tenait dans un restaurant du Bois de Boulogne, répondant à une allocution du F**.·.** Laguerre, déclare « *Mon collègue m'a félicité tout à l'heure de la politique que j'ai suivie lorsque je faisais partie du cabinet* (premier cabinet Ferry), *mais, je dois lui dire, ces félicitations doivent s'adresser autant à vous qu'à moi, car c'est dans la franc-maçonnerie, où je suis entré il y a trente-deux ans, que j'ai entendu dire, pour la première fois, que le cléricalisme était l'ennemi commun. Je suis de ceux qui n'ont pas craint de se compromettre pour le combattre ouvertement, mais à quoi cela aurait-il servi, si, comme cela se voit aujourd'hui, les robes noires expulsées peuvent impunément reprendre leurs places primitives.* » Se tournant vers M. Laguerre, l'orateur ajoute : « *Mais j'espère que de plus jeunes que moi les expulseront une bonne fois, pour toujours.* » Avec Constans comme adversaire et Laguerre comme allié, le général Boulanger était bien parti pour imposer « la pacification religieuse ».
[^11]: -- (11). Lecanuet, *op. cit*., tome 2, p. 363.
[^12]: -- (12). Voir *Jules l'imposteur.*
[^13]: -- (13). Marguerite de Bonnemains mourut de tuberculose le 16 juillet 1891, à l'âge de 36 ans. Elle fut inhumée à Bruxelles. Le 30 septembre, Boulanger rédige douze télégrammes libellés de la même façon : « *C'est fini. Venez tout de suite. *» Il les laisse en évidence sur sa table pour son secrétaire, prend son revolver d'ordonnance modèle 1874. Il sort. Comme tous les jours il achète des roses rouges. Il se fait conduire au cimetière. Vers midi il se tire une balle dans la tête. On le trouve comme agenouillé au pied du tombeau. « *Il est mort comme il a vécu : en sous-lieutenant *», dit Clemenceau.
[^14]: -- (1). Fox Butterfield : *La Chine* (Presses de la Cité, 342 pages).
[^15]: -- (1). *Chardonne,* éd. Olivier Orban, 432 p., 24 photographies.
[^16]: -- (2). Ginette Guitard-Auviste en donne quelques extraits, ainsi que Mathieu Galey dans les *Cahiers Jacques Chardonne* (35 rue Général-Delestraint, Paris 16^e^), n° 2 et n° 3.
[^17]: -- (3). Ginette Guitard-Auviste démontre, pièces en main, l'inanité des « souvenirs » très tardifs de Gerhard Heller.
[^18]: -- (4). Disponibles chez Grasset (en un volume), chez Albin Michel (tome 4 des Œuvres complètes, dont chaque volume est vendu séparément) et de nouveau en Livre de Poche.
[^19]: -- (5). Disponible chez Albin Michel (dans le tome 6 des Œuvres complètes), et chez Stock (réédition de 1980).
[^20]: -- (6). Dans les *Cahiers Jacques Chardonne* n° 8, qui proposent une relecture de Chardonne par dix-huit écrivains très jeunes ou... assez jeunes. On y trouve aussi quelques extraits des calepins de Jacques Brenner, dont ce propos tenu par Chardonne le 1^er^ novembre 1962 : « L'homme et la femme sont deux espèces différentes : c'est comme le homard, on croit que c'est le mari de la langouste, alors que ce sont deux espèces différentes... Mais personne ne s'entend avec personne : partez en vacances avec un ami, il cessera bientôt d'être un ami. »
[^21]: -- (7). Disponibles chez Grasset (édition originale) ou chez Albin Michel dans le tome 6 des Œuvres complètes (édition élaguée par Chardonne, en particulier des quelques réponses, très inégales, de Nimier qui s'inséraient dans cette sorte de roman par lettres).
[^22]: -- (8). Chardonne regretta de ne pas avoir intitulé son livre, tout simplement, *La Femme de M. Armand,* roman, puisqu'elle y joue le rôle de l'Arlésienne.
[^23]: -- (9). *Paul Morand,* Hachette, 432 p., 19 photographies.
[^24]: -- (1). RIUS FACIUS, *Mejico cristero,* Éd. Patria, Mexico 1966, pp. 391-392.
[^25]: -- (2). *Liga National Defensora de la Libertad Religiosa.*
[^26]: -- (3). Cité par MEYER, *Apocalypse et révolution au Mexique,* Gallimard-Julliard, Paris 1974, p. 197.
[^27]: -- (4). *Mejico cristero, op. cit.,* pp. 390-391.
[^28]: -- (5). *Apocalypse et révolution, op. cit.,* p. 205.
[^29]: -- (6). NAVARRETE, *Por Dios y por la Patria,* Éd. Jus, Mexico 1961.
[^30]: -- (7). BLANCO GIL, *El Clamor de la Sangre,* Éd. Jus, Mexico 1967.
[^31]: -- (8). MEYER, *La christiade,* Payot, Paris 1975.
[^32]: -- (9). *El Clamor de la Sangre, op. cit.*
[^33]: -- (10). Ruiz Y FLORES, *Lo que sé del conflicto religioso,* Trento, Morelia 1959*.*
[^34]: -- (11). PORTES GIL*, La lucha entre et poder civil y et clero,* Mexico, 1934*.*
[^35]: -- (12). *Meiico cristero, op. cit.,* p. 400.
[^36]: -- (13). *Lo que sé del conflicto religioso, op. cit.*
[^37]: -- (14). *La christiade, op. cit.,* p. 213.
[^38]: -- (15). La véritable cause des désordres actuels au Mexique -- Réponse au Président Calles*, Osservatore Romano* du 11 août 1926.
[^39]: -- (16). *Lettre pastorale collective de l'épiscopat mexicain,* 21 avril 1926.
[^40]: -- (17). *Déclaration du Comité Épiscopal,* 15 janvier 1927.
[^41]: -- (18). *El Clamor de la Sangre, op. cit.,* p. 35.
[^42]: -- (19). *Quas Primas,* 11 décembre 1925.
[^43]: -- (20). Rapport au Comité Épiscopal de la Commission des évêques mexicains résidant à Rome, après l'audience du 18 octobre 1926.
[^44]: -- (21). Lettre de la Commission romaine à Mgr Ruiz y Flores, président du Comité Épiscopal, 15 août 1927.
[^45]: -- (22). Mgr Leopoldo Lara y Torres, évêque de Tacambaro, mémoire au cardinal Pacelli, Secrétaire d'État du Vatican, le 25 mars 1932.
[^46]: -- (23). Déclaration de José Maria Tapia, Grand Maître, Grande Loge Valle de Mexico, 3 août 1931.
[^47]: -- (24). *Appel au Président, au Sénat et au Congrès de la République,* 28 juillet 1931.
[^48]: -- (1). *Paul Valéry : Œuvres,* T. I de la Bibliothèque de la Pléiade, pp. 123 et 1661-1662.
[^49]: -- (1). *La Documentation catholique,* n° 1865*,* 1*^er^* janvier 1984*,* « Compte rendu de la réunion du Conseil permanent avec les présidents de commission (12-13-14 décembre 1983) », p. 49.
[^50]: -- (2). Cette dernière citation n'étant pas en italique dans le texte, contrairement à la lettre de Mgr Noè, on ne sait donc pas qui est cité par Mgr Vilnet à la suite de son allusion à « Rome ».
[^51]: -- (3). Nous citons cet article d'après sa version française du 6 décembre intitulée « Constitution sur la liturgie. Vingt ans après : l'expérience française ».
[^52]: -- (4). Ce « dans l'ensemble comme dans le détail » fait irrésistiblement penser à la lettre des cardinaux Ottaviani et Bacci : « ...le nouvel *Ordo missae...* s'éloigne de façon impressionnante, dans l'ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la sainte messe... ».
[^53]: -- (5). Conférence citée par Missus Romanus dans *La révolution permanente dans la liturgie,* Paris, Cèdre, s.d., ca 1975, pp. 43-44 (réédition d'un article du *Courrier de Rome,* n° de mai 1975).
[^54]: -- (1). Toutes les majuscules sont de nous. (Note de *L'Homme nouveau.*)
[^55]: -- (2). Au sens de « on ne peut malheureusement pas escompter ». (Note de *L'Homme nouveau.*)
[^56]: -- (3). Marthe Robin, à Châteauneuf-de-Galaure. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^57]: -- (1). Cette conférence est intégralement reproduite dans ITINÉRAIRES, numéro 278 de décembre 1983 ; et dans notre numéro spécial hors série (en vente à nos bureaux au prix de 29 F) : *Le soi-disant anti-racisme : une technique d'assassinat juridique et moral.*
[^58]: -- (2). Cf. le n° 181 de la « Revue de la Wizo ».
[^59]: -- (1). Arnaud de Lassus fait ici allusion à un article de Jean Madiran intitulé « *C'est possible *» qui ne disait pas exactement que *tout* est possible. C'était l'article paru dans PRÉSENT du 31 janvier qui disait notamment : « *Un gouvernement peut s'effondrer quand il a contre lui, sinon tout le monde, du moins trop de monde. On l'a vu il y a cinquante ans. Le ministère Chautemps avait la majorité à la Chambre des députés quand il dut s'en aller devant les manifestations de rue conduites par l'Action française en janvier 1934. Si au contraire un gouvernement veut s'accrocher et s'incruster quand même, il lui faut tirer sur la foule, et c'est le 6 février 1934, mais finalement il n'en tombe pas moins. Le cours des événements peut donc être infléchi ou renversé : même éventuellement sans sortir de la. légalité républicaine *» *qui reconnaît le droit de manifester* (*...*). *Si l'on abandonnait sans contestation ni combat encore deux ans à l'arbitraire socialo-communiste, il risquerait d'installer son despotisme d'une manière peut-être inexpugnable. Mais son renversement est possible, c'est ce que vient nous rappeler le cinquantenaire de janvier-février 1934. *»