# 283-05-84
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« SON BULLAIRE est impeccable », disait Joseph de Maistre des documents officiels du pape Alexandre Borgia. Mais par ailleurs ce pape...
De même, ou plutôt : différemment, les encycliques de Léon XIII (souverain pontife de 1878 à 1903) sont impeccables. Mais par ailleurs ce pape a livré les catholiques français à la franc-maçonnerie.
Au moment de son élection, Gambetta écrivait :
« *On a nommé le nouveau pape : c'est cet élégant et raffiné cardinal Pecci, à qui Pie IX avait essayé, en mourant, d'enlever la tiare en l'instituant camerlingue. Cet Italien, plus diplomate que prêtre, est passé au travers de toutes les intrigues...*
« *Le nouveau pape ne rompra pas ouvertement avec la tradition et les déclarations de son prédécesseur ; mais sa conduite, ses actes, ses relations vaudront mieux que ses discours et s'il ne meurt pas trop tôt, nous pouvons espérer un mariage de raison avec l'Église. *»
Ce « mariage de raison » entre l'Église et la franc-maçonnerie, manigancé une première fois déjà à la fin du XIX^e^ siècle, FRANÇOIS BRIGNEAU le raconte dans ce numéro quatrième chapitre de son *Émile l'apostat.*
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## CHRONIQUES
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### Avertissement au lecteur
par Jean Madiran
En la fête de saint Vincent Ferrier, qui n'abusait ni de la diplomatie ni de l'euphémisme, le Pontife a déclaré aux Français venus le visiter :
« Les écoles catholiques n'ont aucune intention de concurrencer ou de critiquer l'organisation scolaire laïque. »
Les pèlerins français ne s'en sont pas exagérément émus. Cette génération a tellement entendu de clauses de style prononcées par les autorités temporelles et spirituelles qu'elle ne prend plus les discours au pied de la lettre. Chacun peut supposer que le Pontife a voulu, par la phrase citée, émettre une parole de courtoisie diplomatique à l'adresse du gouvernement français. Diplomate et courtois, le Pontife avait su l'être à Varsovie en rencontrant le général Jaruzelski, il avait su l'être dans sa rencontre avec le président Mitterrand lors de son pèlerinage à Lourdes. Il faut ce qu'il faut...
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A la réflexion néanmoins, quelques-uns se sont demandé s'il en fallait autant.
La *concurrence* et même la *critique* ne sont pas forcément contraires à la courtoisie ; elles ne sont pas interdites par la diplomatie ; elles ne sont pas la guerre ! Elles ne sont hors-la-loi que dans le monde communiste. En Occident, au contraire, tout est soumis à la critique : les présidents, les gouvernements, les dirigeants de toute sorte, les écoles de philosophie et les religions, les partis politiques et les chansons. L'école laïque aurait, pourquoi donc, le privilège d'échapper au sort commun ; ou bien les catholiques seraient, eux et eux seuls, privés du droit de la critiquer ? C'est largement excessif. S'il s'agit d'une politesse, à partir du moment où elle s'exprime de manière trop excessive, elle risque de n'être même plus polie.
D'autre part, l'enseignement catholique ne vit en France qu'au prix d'efforts et de sacrifices continuels. Ce n'est pas un jeu ; ce n'est pas un pluralisme, ni même une pluralité, où voisineraient deux systèmes aussi dignes et aussi respectables l'un que l'autre ; et aussi vrais ; et aussi bons. Ce n'est pas un concours sportif entre partenaires ni une joute entre chevaliers. Si l'école laïque n'est aucunement critiquable, si l'école catholique doit n'avoir aucune intention de la concurrencer, on ne voit plus ce qui pourrait motiver tant d'efforts et tant de sacrifices.
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Face à de telles agressions, est-il nécessaire d'attirer l'attention sur l'importance exceptionnelle des travaux que poursuit actuellement François Brigneau sur l'école en France et qu'il publie dans la revue ITINÉRAIRES ? Oui sans doute, on ne fait jamais trop d'avertissements, on ne requiert jamais assez d'attention, et l'entrain de l'écriture chez François Brigneau, l'agrément qu'il procure au lecteur pourraient laisser croire qu'il s'agit surtout d'un divertissement historique. Disons au contraire qu'il touche à l'essentiel.
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Après *Jules l'imposteur,* François Brigneau nous achemine vers *Émile l'apostat.* C'est l'histoire d'une conquête de la France : une conquête morale, une conquête religieuse, une conquête culturelle par la colonisation politique de notre instruction publique. J'ai plusieurs fois noté que depuis quarante ans au moins, tout débat catholique sur la *déchristianisation* de la France en passe régulièrement sous silence la cause principale qui est aussi, pour peu qu'on y réfléchisse, la cause la plus évidente : l'école sans Dieu, imposée par la République maçonnique.
D'autant que l'école sans Dieu n'était pas une école simplement neutre. Elle était très délibérément anti-catholique. Elle l'est toujours. Elle est même, aujourd'hui, devenue à dominante marxiste. Mais elle n'a plus la consistance et la cohérence professionnelles qu'elle avait longtemps gardées ; elle est maintenant *critiquée* par quasiment tout le monde pour sa déchéance intellectuelle et morale. On ne voit pas pourquoi les catholiques seraient les seuls à devoir ne pas prendre acte de cette décomposition.
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Dans le présent numéro François Brigneau nous parle aussi de la pensée du maréchal Pétain sur l'école. Je sais que de bonnes âmes vont encore nous supplier de ne pas réveiller de vieilles querelles. Ce n'est pas nous qui les réveillons, elles sont toujours présentes. A peu près quotidiennement, la télévision socialo-communiste s'applique à déshonorer la tradition française, à salir l'histoire de France, à faire croire que le maréchal Pétain était un traître, complice actif du massacre de six millions de juifs, et que « travail-famille-patrie » relève de l'idéologie nazie. Quantité de manuels scolaires véhiculent les mêmes impostures. Aussi longtemps que l'on fera ainsi passer pour nazisme, racisme, fascisme odieux les principes mêmes et les mots d'ordre de toute renaissance nationale, la France continuera à s'enfoncer.
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François Brigneau rappelle opportunément que le maréchal Pétain n'était pas du tout détesté par la gauche jusqu'au moment où il mit en cause la dégradation morale de l'école publique. C'était toucher à l'œuvre essentielle de la franc-maçonnerie, qui s'employa dès lors à le disqualifier. Je pense qu'il faut compter aussi avec la parole du Maréchal dénonçant la ténébreuse alliance du capitalisme libéral et du socialisme apatride :
« *Le travail des Français est la ressource suprême de la patrie. Le capitalisme international et le socialisme international qui l'ont exploité ont été d'autant plus funestes que, s'opposant l'un à l'autre en apparence, ils se ménageaient l'un l'autre en secret. Nous ne souffrirons plus leur ténébreuse alliance.* »
Cette ténébreuse alliance, qui dans les coulisses fonctionne aujourd'hui mieux que jamais, ce n'était pas une découverte du Maréchal. Quelques auteurs l'avaient discernée et analysée. Mais le maréchal Pétain est le seul chef de l'État français qui l'ait jamais dénoncée : et quand c'est non plus un écrivain ou un journaliste mais un chef d'État qui parle, les peuples risquent d'entendre et de se souvenir. Pour maintenir les mythes dont vit la démocratie moderne, il fallait abattre l'indiscret, il fallait déconsidérer l'effronté, il fallait que ses paroles fussent ensevelies sous le mépris et la haine. La franc-maçonnerie est au cœur de la ténébreuse alliance comme elle est au cœur de l'école laïque. C'est parce qu'il avait constaté la décomposition de l'école laïque et parce qu'il avait dévoilé le secret de la ténébreuse alliance que le maréchal Pétain a été condamné à la diffamation perpétuelle.
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De telles considérations sont bien gênantes, j'en conviens. Gênantes pour les complaisants, les complices, les lâches qui parlent toujours d'autre chose afin d'éviter sur eux-mêmes les représailles de la franc-maçonnerie.
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On n'ose pas nous dire en face qu'elle est trop puissante -- non seulement dans l'État mais maintenant dans l'administration ecclésiastique elle-même -- pour qu'il soit bien raisonnable de la contrarier. On invente l'alibi des « vieilles querelles » qu'il ne faut pas « réveiller » : alibi à sens unique, remarquez-le, qu'on n'oppose jamais à ceux qui éternellement, et jusque dans les manuels scolaires, recommencent le procès des croisades, le procès de l'inquisition, le procès de la monarchie capétienne, le procès de la colonisation européenne et le procès du catholicisme d'avant Vatican II. Dans ce sens-là, la querelle n'est jamais trop vieille ni jamais assez réveillée.
Les plus captieux insinuent que nous avons sans doute raison mais que nous nous y prenons mal, nous manquons de pédagogie. Ils sont bien bons. La leur serait-elle meilleure ? Elle consiste à ne rien dire.
J'admets fort bien que beaucoup de jeunes Français, avec l'école et la télévision qu'ils subissent, aient beaucoup de mal à comprendre les vérités que nous énonçons à contre-courant de tout ce à quoi ils ont été habitués et conformés. Si pourtant ces vérités n'étaient même pas énoncées, alors ils n'auraient évidemment aucune chance de les entendre. C'est à ce silence supposé prudent que l'on nous invite. En vain. Tant que nous serons vivants et libres, nous ne nous tairons pas.
Jean Madiran.
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### Le Maréchal, l'école et la franc-maçonnerie
par François Brigneau
LE MARÉCHAL PHILIPPE PÉTAIN, dont la modestie égalait la valeur, disait : « Un grand homme c'est celui qui cohabite avec de grands événements qui tournent bien. »
Aujourd'hui nous n'avons plus de grands hommes. Ceux que nous avons eus, et dont l'exemple serait salutaire, le système, les dogmes, les partis, l'exercice quotidien de la politique de gauche ou inspirée par la gauche, se sont acharnés à les détruire dans le pays.
Nous n'avons plus de grands hommes : les événements si graves qu'ils soient sont bas et ils tournent mal. Nous vivons une époque affreuse, parce que tragique et dérisoire en même temps. Où que nous tournions nos yeux, le spectacle qui nous est donné est celui de la décadence.
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Décadence dans les mœurs avec exhibitionnisme de ce qui n'est pas le meilleur de l'homme, il s'en faut ; glorification de l'obscène, du vice, du désordre des sens, du malheur des âmes en même temps que le sacrifice, la vertu, la fidélité, la beauté, l'harmonie, l'ordre de l'esprit, l'honneur et la félicité de l'âme n'attirent que sarcasmes et moqueries jusque sur les scènes et la télévision d'une République qui est pourtant celle des Instituteurs.
Décadence de l'esprit. On ne parle que de culture. Il y a même des maisons pour ça comme il y avait jadis des maisons pour la « tolérance ». Mais l'héritage culturel français est en pleine décadence.
La musique n'est plus qu'un ensemble de bruits discordants portés à leur paroxysme par des amplificateurs. Personne n'apprend plus à dessiner ni à peindre mais on accorde du génie au moindre barbouilleur venu des Carpates dont on ne sait comment regarder la toile, pour savoir s'il a voulu nous montrer une paire de bœufs ou Marie-Antoinette.
Au théâtre, deux clochards enfoncés dans deux tas d'ordures jusqu'au menton émettent des borborygmes pendant deux heures et la critique s'extasie sur l'art de la réplique chez Samuel Beckett. Impuissant à créer on s'emploie à déformer, rabaisser, enlaidir ce que le génie français nous avait laissé. Mireille est joué par une négresse de l'ex-Oubangui Chari. Sa mélancolie s'exprime par la danse du ventre et la musique de Gounod au tamtam. Au Français, Andromaque, vêtue d'un blue-jean, traverse la scène pour aller pointer au chômage. M. Jack Lang est aux anges. La France sera culturelle ou ne sera pas.
La décadence est spirituelle. On peut écouter dix homélies sans entendre parler du Bon Dieu. Les notions de péché, de rachat, de salut ont disparu. La messe ne se dit plus de bas en haut mais à gauche et d'avant en arrière. Le rite catholique a commencé à ressembler au rite protestant.
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Dans certaines paroisses il tendrait aujourd'hui à devenir un culte néo-maçonnique avec de grandes ouvertures sur l'islamisme rédempteur. Rien de surprenant si les églises sont de plus en plus fréquentées par des musulmans qui viennent y faire leurs grèves de la faim, avant de se restaurer en faisant chauffer le couscous dans le bénitier.
Ce qui est plus effrayant encore, c'est que la décadence frappe surtout la jeunesse, celle qui va avoir en charge la France de demain -- la jeunesse qui est l'espoir d'une nation et d'un destin et à laquelle on n'a rien appris de ce qu'il eût fallu enseigner pour accomplir cette mission. Pire encore, cette jeunesse est une jeunesse à qui on a enseigné le contraire de ce qu'il eût fallu lui apprendre.
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Le mal ne date pas d'hier. Il ne date pas du mois de mai 1981. Ni de Giscard. Ni de Pompidou. Ni même de De Gaulle -- même s'ils n'ont pas fait grand chose pour l'enrayer. Ce mal, le Maréchal le dénonçait déjà en 1934. Après le Six-Février, lorsque l'ancien président de la République, Gaston Doumergue -- qui appartenait au Grand Orient, soit dit en passant -- lui demande d'entrer dans un gouvernement d'union nationale « *comme un drapeau *»*, --* que répond le Maréchal ? Il répond :
-- *Oui, mais je ne voudrais pas le ministère de la guerre. Ce que je souhaite c'est le ministère de l'éducation nationale.*
Jacques Isorni écrit dans son *Philippe Pétain* publié en 1972 aux Éditions de la Table Ronde : « Le Maréchal tenait que la cause essentielle de l'affaissement de la France était l'enseignement que recevaient les jeunes Français, tout au moins son esprit, surtout à l'école primaire. Il voulait opérer le redressement par l'éducation. Mais il n'était pas question de lui confier un ministère sur lequel les radicaux veillaient. »
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Quand M^e^ Isorni écrit « radicaux » il faut entendre francs-maçons. La guerre pour la conquête de l'école fut la guerre essentielle de la franc-maçonnerie à partir de 1870. Vingt et un ministres de l'instruction publique furent maçons : Jules Simon, Ferry, Paul Bert, Spüller, Lockroy, Léon Bourgeois, Charles Dupuy, Émile Combes, Bienvenu-Martin, Aristide Briand, Paul Doumergue, Maurice Faure, Steeg, Viviani, Augagneur, Albert Sarrault, Louis Lafferre, André Honorat, Camille Chautemps, Mario Roustan, Jean Zay. En règle générale, à quelques exceptions près (en particulier sous la présidence de Mac-Mahon), quand les ministres de l'instruction publique n'étaient pas francs-maçons c'était que le président du Conseil l'était.
Doumergue était franc-maçon. On n'accorda pas cependant le ministère de l'éducation nationale au maréchal Pétain. Avec lui cette précaution n'avait pas dû sembler suffisante.
Quelques mois plus tard, il revint à la charge. Édouard Herriot ayant claqué la porte du cabinet, quelques ministres radicaux le suivirent dont William Bertrand, qui était 33^e^, c'est-à-dire « Souverain inspecteur général », le plus haut grade de la hiérarchie maçonnique.
Lémery suggéra à Doumergue de ne pas démissionner mais de remplacer les ministres qui s'en étaient allés. Pétain approuva aussitôt :
-- *On peut se passer d'eux !* dit-il. *Je prendrai volontiers l'éducation nationale. Je m'occuperai des instituteurs communistes.*
Pour le franc-maçon Doumergue c'était une épreuve au-dessus de ses forces. Pourtant il confia plus tard au journaliste André Stibio, de l'*Ordre,* cette réflexion que rapporte Henry Amouroux :
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« *Je regardai Pétain au moment où il proposait cette fusion de ministères. N'ironisait-il pas, comme il lui arrivait si souvent* *? Non, il était calme, marmoréen, à la fois très présent et très au-dessus de nos débats. Avec le recul j'estime qu'il avait raison.* »
Il avait raison en effet. Et il le savait. Il savait, en 1934, que la France était en train de perdre la paix et que rien n'était plus urgent et plus essentiel que d'arrêter la déformation de la jeunesse par l'école.
Il le voit d'abord en chef de guerre. C'est Jacques Isorni qui écrit « A quoi bon donner une armée à une nation incapable, par son esprit, d'affronter les circonstances où l'armée est son secours ? Une arme aux mains d'un soldat sans âme est moins précieuse qu'un soldat héroïque sans arme. Un redressement matériel est sans utilité qui ne s'accompagne pas d'un redressement moral. »
Mais il le voit aussi en chef d'État qu'il va devenir, en réformateur social et politique qu'il est déjà, car ne l'oublions jamais, répétons-le toujours, la France contemporaine n'a pas eu de plus grand réformateur social que le maréchal Pétain. L'œuvre qu'il a dessinée à Vichy, malgré la défaite militaire, les prisonniers, l'occupation, la guerre civile mondiale qui embrasait la planète, en apporte la preuve.
Le vainqueur de Verdun, auquel la Chambre du Front populaire avait refilé son désastre, aurait pu se contenter d'expédier les affaires courantes en attendant que le dieu de la Guerre choisisse son camp. Mais non. Dans des conditions impossibles, les pires dans lesquelles pouvait se trouver un nationaliste français décidé à redonner à son peuple la fierté de son passé et la volonté de son avenir, Philippe Pétain mit tout en œuvre, y compris sa gloire, pour bâtir la Révolution nationale.
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Un des principes essentiels était la réforme profonde de l'enseignement. Elle le hantait depuis longtemps, nous l'avons vu. Quelques semaines après la scène que je viens de relater, -- le 3 décembre 1934, le maréchal Pétain n'étant plus ministre, accepte de prendre la parole au banquet de la *Revue des Deux Mondes.* Rien ne peut donner aujourd'hui l'éclat de cette manifestation. Il y a là un ancien président de la République, socialiste devenu national, M. Millerand, le général Weygand, Mgr Baudrillart, Jérôme Bédier, Abel Bonnard, François Mauriac, le duc de Broglie, Léon Bérard, le duc de La Force, Louis Madelin, Maurice Paléologue (de l'Académie française), Paul Claudel, Jean Chiappe, des dizaines et des dizaines d'écrivains, de directeurs de journaux, d'hommes politiques, de diplomates qui écoutent le maréchal Pétain faire le procès de l'école française :
« *Aujourd'hui notre système pédagogique se propose comme but essentiel le développement de l'individu considéré comme une fin en soi. Voici même qu'ouvertement des membres du personnel enseignant se donnent pour objet de détruire l'État et la société. Ce sont de tels maîtres qui élèvent nos fils dans l'ignorance et le mépris de la Patrie.* »
Il dit encore :
« *Convaincre les éducateurs de leur haute responsabilité devant l'État, établir la charte de l'enseignement patriotique à l'école, instituer en quelque sorte la surveillance et le contrôle de cet enseignement à travers la Nation, en un mot préciser et fixer les devoirs de tous, accorder en revanche aux maîtres la considération, le prestige, la place privilégiée que méritent la noblesse et l'étendue de leur mission* *: tels pourraient être les traits généraux d'un programme capable d'assurer à notre jeunesse le bénéfice d'une doctrine virile, exaltant l'effort collectif, l'intérêt national, les gloires et les destins de la patrie.*
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« *Alors, sur le terrain ainsi préparé, l'armée, couronnement de l'école nationale, viendrait avec ses hautes leçons d'égalité, de solidarité, de discipline, d'abnégation, jeter à son tour ses fortes semences pour le bien de la société et l'intérêt supérieur de l'État.*
« *Mais* L'ACTION SUR LA JEUNESSE SERAIT INEFFICACE *si, hors de l'école, ou passé le seuil de la caserne, elle devait voir impunément bafoué l'enseignement qu'elle a reçu. Les pouvoirs publics disposent de l'autorité et des moyens de propagande nécessaires* *: presse, cinéma, radiodiffusion. C'est à eux qu'il appartient d'exercer sur la société une action de tutelle dans le champ moral et social, d'animer l'énergie du peuple dans une atmosphère saine et de donner à tous les concitoyens, avec plus de bien-être, un degré supérieur d'éducation patriotique et morale.* »
Jacques Isorni raconte la scène qui suivit :
Une ovation monta vers l'orateur. L'éminence des convives ne lui conférait-elle pas un sens exceptionnel ? On se pressait autour de lui. Cette élite inquiète et hésitante, coincée entre l'orgueil et la peur de se tromper publiquement, à la recherche d'une certitude et peu apte à se déterminer, trouvait une sécurité apaisante en ce vieillard auréolé, sage de la Patrie. Sa personne dépassait même son propos, si important qu'il fût. L'homme de situations désespérées était debout, fort, lucide, bien vivant, prenant ses responsabilités. Sans s'offrir comme guide il montrait la direction.
Je me suis souvent demandé si l'hostilité puis la haine que la gauche socialo-communiste et la franc-maçonnerie vouèrent au maréchal Pétain ne datait pas de cet instant.
Jusque là il avait été entre les Maréchaux celui que la gauche préférait. Le 25 janvier 1931, commentant l'élection du vainqueur de Verdun à l'Académie française, Léon Blum écrivait dans le *Populaire :*
« Si je disais qu'entre tous les chefs de la guerre, le maréchal Pétain est celui dont la modestie, la gravité, le scrupule, réfléchi et sensible impose le respect, si je rappelais le rôle qu'il tint et que seul il pouvait tenir entre l'échec des offensives françaises d'avril 1917 et les grandes offensives du printemps 1918, je ne pourrais que le gêner par mon compliment : je n'aurai pas ce mauvais goût. »
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En 1933 Pierre Cot insistait pour que Pétain acceptât « d'être désigné comme chef d'état-major général des forces militaires ». En janvier 1934, au moment où les scandales financiers commencent à ébranler la III^e^ République, Pierre Cot, oui Pierre Cot, l'homme qui livra aux Espagnols rouges les avions qui nous firent tant défaut en quarante, déclarait : « L'homme (qui pourrait sauver le pays) existe : c'est Pétain... Avec lui, aucun trouble n'est à craindre. Un mot aux anciens combattants et l'ordre est assuré et le calme renaît. Certains trouveront mon idée étrange ou dangereuse. Je pense être approuvé par tous ceux qui ont vu cette chose étonnante : le regard du maréchal Pétain. »
Mais quand le maréchal Pétain ramassa dans la poussière, les ruines, le sang, le désastre de la débâcle, le pouvoir qui avait glissé de leurs mains débiles, le même Blum, le même Cot, parleront d' « un énorme et atroce abus de confiance moral ». Car depuis 1935 la gauche attaquait le Maréchal. Parce qu'il y avait eu en 1934 le problème de l'école.
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Socialistes, radicaux, communistes alliés dans le Front populaire ne pouvaient accepter que ce grand soldat dont ils avaient salué l'humanité et l'intelligence, la simplicité et l'efficacité, dénonçât publiquement l'entreprise de désarmement moral qu'était devenue l'école française.
Le 14 juillet 1936, pour la première fois, le Maréchal refusa d'assister. Il dit à Conquet :
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-- *Il y aura aux premiers rangs de la tribune tout ce haut personnel politique qui depuis vingt ans professe l'antimilitarisme, le renoncement, les abandons. Hier encore il s'opposait à mes propositions pour le budget, l'éducation patriotique de la jeunesse, la défense aérienne du territoire. J'aurais à leur tendre la main, à leur donner ma caution. Je préfère m'abstenir.*
Le discours qu'il devait prononcer pour le XX^e^ anniversaire de Verdun fut censuré par Léon Blum lui-même. Il empêcha qu'il fût radiodiffusé. Il ne pouvait supporter que les Français entendissent des phrases comme celles-ci :
-- *A l'intérieur, la santé physique morale du peuple français certainement ébranlée réclame des réformes importantes. Mais le législateur devra se rappeler cette maxime de Rivarol : lorsque l'État ruine la famille, la famille se venge en entraînant dans sa ruine celle de l'État.*
La famille c'est pour lui l'enfant, le jeune homme, la jeune fille. Leurs vies dépendent de ces premières années, des exemples qui leur seront proposés, de l'idéal qui leur sera donné, des forces intellectuelles, spirituelles, morales et physiques que leurs parents et leurs maîtres leur apporteront et aideront à développer. Cette obsession il l'a depuis son enfance. Orphelin de mère, il fut élevé par sa grand mère :
-- *Tout ce que j'ai pu faire de bien,* dira-t-il à l'amiral Fernet, *c'est à ma grand mère que je le dois. Elle m'a appris la droiture, le sérieux de l'existence et la volonté de ne jamais faiblir devant l'effort.*
Son enfance fut austère. Fils de cultivateur, à onze ans boursier, il est interne à Saint-Bertin, à Saint-Omer, d'où il passera aux Dominicains d'Arcueil. A quinze ans c'est 1870, la défaite, le tumulte de la Commune, le pays occupé par les uhlans, les Bavarois, les casques à pointes. Philippe Pétain c'est la jeune génération de la revanche. Ce sera sans doute ce qui provoquera chez ce fils de paysan de l'Artois la vocation militaire. Jacques Isorni raconte à ce sujet une bien jolie anecdote. Le jeune Pétain regarde dans les rues de Saint-Omer le spectacle de la défaite.
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Nous avons vu soixante-dix ans plus tard ces troupes qui se transforment en troupeaux. Les chefs ont disparu. Les soldats retraitent en désordre, groupés par affinités et origines. Les uns ont abandonné leurs armes. Les autres portent dans leurs musettes les larcins de la déroute. Les débâcles se ressemblent. Pourtant en 1870 il n'y avait pas que la couleur des uniformes qui était différente. De temps à autre, dans la horde des fuyards, l'armée ressurgissait. C'est ce qui avait frappé le jeune Pétain. Brusquement une compagnie de chasseurs était apparue, conduite par un lieutenant. Son calme, son autorité naturelle étaient tels que sa retraite et celle de ses hommes n'étaient pas une déroute. Philippe Pétain en fut fortement impressionné. Il devait en tirer des leçons pour le système d'éducation qu'il aurait voulu instaurer dès 1934 et dont il jeta les bases dès 1940. On y retrouve la morale de la grand mère. Droiture, sérieux, volonté de ne jamais faiblir. On y trouve aussi le sentiment de l'importance du chef, des responsabilités qui sont les siennes, du rôle que joue l'exemple dans la formation de l'adolescent.
Le vieux Maréchal de 1940 est tout entier dans cet enfant de 1870, qui devine dans le fracas et la pagaille du désordre que la renaissance de la patrie exige un long travail obstiné et d'abord sur soi-même, une longue réforme intellectuelle et morale, un immense dévouement confinant au sacrifice. Il a sur ce point une très belle formule qui révèle son caractère : « Quand on hésite entre deux solutions, il faut choisir celle qui demande le plus de sacrifices. »
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Ces sacrifices, sa génération les a apportés au pays sans publicité ni réclame, comme étant naturels, allant de soi. A l'époque l'aventure coloniale commençait. Les avis étaient partagés sur cet empire républicain. Tant à droite qu'à gauche, de bons esprits accusaient Jules Ferry et les siens de manœuvrer pour envoyer l'armée très loin de Paris et protéger ainsi la République du retour du glaive. D'en profiter pour brasser d'énormes affaires et il est vrai que les biens coloniaux furent à la III^e^ République ce que les biens nationaux avaient été à la I^e^. Enfin de dégarnir la ligne bleue des Vosges et plaire à Bismarck. L'histoire reste à écrire de ces antiprussiens farouches de 1870 -- les Gambetta, les Grévy, les Ferry -- qui accusaient Thiers de haute trahison et qui, dès la démission de Mac-Mahon, eurent des relations suivies avec Bismarck et lui demandèrent de les aider à consolider la III^e^ République.
Philippe Pétain vécut toute cette période à Saint-Cyr et dans ses premières garnisons. On retiendra qu'il évita l'aventure coloniale. En 1936, s'adressant aux engagés volontaires d'Alsace et de Lorraine il leur dit : « Nous ressentions cruellement l'humiliation de la défaite et une volonté de l'effacer porta beaucoup d'entre nous vers la carrière des armes. Pendant quarante ans, mes camarades et moi, avons travaillé avec ferveur pour que les provinces perdues redeviennent françaises. »
C'est sans doute sa jeunesse, cette jeunesse travaillant avec ferveur pour que les provinces perdues redevinssent françaises, qui le hante quand il regarde l'état de la France, dans le massacre de la victoire des années 30 -- et après quarante quand il s'agira de rebâtir sur les décombres -- quand il regarde la France et son avenir en regardant la jeunesse qui était la nôtre.
Comme nous devons regarder aujourd'hui la jeunesse actuelle en nous demandant, non sans angoisse, ce qu'elle va faire de la France et de son avenir et si les régimes qui se sont succédé depuis plus d'un siècle ont su la préparer aux tâches qui l'attendent. Ce que nous pensons aujourd'hui il le pensait hier. Écoutez. Je vais le citer longuement.
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Je vais citer le réformateur social le plus original de son temps. Écoutez cette voix parler de la jeunesse et demandez-vous si vous en avez entendu d'autres de cette importance, de cette profondeur, chargée de sagesse, de vérité et du frémissement de l'espérance.
**Le plaisir abaisse, la joie élève**
Vous souffrez dans le présent, vous êtes inquiets pour l'avenir. Le présent est sombre, en effet, mais l'avenir sera clair, si vous savez vous montrer dignes de votre destin.
Vous payez des fautes qui ne sont pas les vôtres : c'est une dure loi qu'il faut comprendre et accepter, au lieu de la subir ou de se révolter contre elle. Alors l'épreuve devient bienfaisante, elle trempe les âmes et les corps, et prépare les lendemains réparateurs.
L'atmosphère malsaine dans laquelle ont grandi beaucoup de vos aînés a détendu leurs énergies, amolli leur courage et les a conduits par les chemins fleuris du plaisir à la pire catastrophe de notre histoire. Pour vous, engagés dès le jeune âge dans les sentiers abrupts, vous apprendrez à préférer, aux plaisirs faciles, les joies des difficultés surmontées.
Méditez ces maximes :
Le plaisir abaisse, la joie élève.
Le plaisir affaiblit, la joie rend fort.
Cultivez en vous le sens et l'amour de l'effort : c'est une part essentielle de la dignité de l'homme, et de son efficacité.
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L'effort porte en lui-même sa récompense morale, avant de se traduire par un profit matériel qui, d'ailleurs, arrive toujours tôt ou tard.
Lorsque vous aurez à faire choix d'un métier, gardez-vous de la double tentation du gain immédiat et du minimum de peine.
Visez de préférence aux métiers de qualité qui exigent un long et sérieux apprentissage, ceux-là mêmes où notre main-d'œuvre nationale accusait autrefois une supériorité incontestée.
Lorsque vous aurez choisi votre carrière, sachez que vous aurez le droit de prendre place parmi les élites.
C'est à elles que revient le commandement, sur les seuls titres du travail et du mérite.
Dans cette lutte sévère pour atteindre le rang que vos capacités vous assignent, réservez toujours une place aux vertus sociales et civiques, à l'entraide, au désintéressement, à la générosité.
La maxime égoïste qui fut trop souvent celle de vos devanciers : chacun pour soi et personne pour tous, est absurde en elle-même et désastreuse en ses conséquences.
Apprenez donc à travailler en commun, à réfléchir en commun, à obéir en commun, à prendre vos jeux en commun. En un mot, cultivez parmi vous l'esprit d'équipe. (29-12-1940)
Le gros de l'œuvre éducative revient de droit aux communautés naturelles où tout enfant se trouve progressivement engagé : famille, communautés spirituelles et professionnelles.
L'État, organe de l'intérêt général, ne saurait en aucune façon les suppléer dans cette tâche dont la complexité le dépasse, mais il a le droit et le devoir de contrôler la façon dont elles s'en acquittent, de les rectifier quand elles s'égarent, de les soutenir quand elles faiblissent, de les encourager lorsque leur action est droite, saine et féconde.
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**De mauvais maîtres ont élevé nos fils\
dans l'ignorance de la Patrie**
Notre système pédagogique poursuit comme but unique l'individu considéré comme une fin en soi. Voici même qu'ouvertement, des membres du personnel enseignant se donnent pour objet de détruire l'État et la Société. Ce sont de tels maîtres qui élèvent nos fils dans l'ignorance ou le mépris de la Patrie. (Discours prononcé en 1934, au déjeuner de la « Revue des Deux-Mondes ».)
**Un système éducatif faussé**
Il y avait à la base de notre système éducatif une illusion profonde, c'était de croire qu'il suffit d'instruire les esprits pour former les cœurs et pour tremper les caractères.
Il n'y a rien de plus faux et de plus dangereux que cette idée.
21:283
Le cœur humain ne va pas naturellement à la bonté ; la volonté ne va pas naturellement à la fermeté, à la constance, au courage. Ils ont besoin, pour y atteindre et pour s'y fixer, d'une vigoureuse et opiniâtre discipline.
Vous le savez bien, parents qui me lisez : un enfant bien élevé ne s'obtient pas sans un usage vigilant, à la fois inflexible et tendre, de l'autorité familiale.
La discipline de l'école doit épauler la discipline de la famille. Ainsi, et ainsi seulement, se forment les hommes et les peuples forts.
Une autre grave erreur de notre programme d'enseignement public, c'est qu'il était une école d'individualisme. Je veux dire qu'il considérait l'individu comme la seule réalité authentique et en quelque sorte absolue.
L'école française de demain enseignera, avec le respect de la personne humaine, la famille, la société, la patrie. Elle ne prétendra plus à la neutralité. La vie n'est pas neutre ; elle consiste à prendre parti hardiment. Il n'y a pas de neutralité possible entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, entre la santé et la maladie, entre l'ordre et le désordre, entre la France et l'Anti-France.
Ainsi s'exprimait l'homme dont le nom n'est prononcé dans les écoles de France qu'avec mépris et parfois avec haine.
Ses paroles éclatent comme les trompettes du jugement, dans un grand champ semé de ruines et habité de morts vivants.
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Ceux qui ont fait ces ruines et transformé les Français en morts vivants sont les mêmes qui maintiennent Philippe Pétain en prison trente-trois ans après sa mort. Contrairement à ce que l'on vous raconte souvent et qui est faux, ce n'est pas le vainqueur de Verdun qu'on maintient déporté à l'île d'Yeu.
Depuis que de Gaulle l'a rejoint dans le grand mystère, ce n'est même plus celui qui a signé l'armistice qui demeure prisonnier dans sa prison maritime.
C'est le réformateur social qui, quoique défunt, est interdit de séjour sur le continent français. Car il ne faut surtout pas que justice lui ayant été rendue, les Français retrouvant ses paroles, retrouvent aussi la voie du salut et découvrent qu'on les a dupés depuis quarante ans -- ou plutôt qu'ils se sont laissé duper depuis quarante ans, car, et c'est le plus triste, ils ont aimé et ils aiment toujours les mensonges qui leur font tant de mal.
François Brigneau.
23:283
### Discours aux Français
par Jean-Marie Le Pen
ON LE SAIT : *Le Monde*, par la volonté et le système avoués de son directeur André Laurens, est devenu un organe de journalistes-flics et de mouchards, à la recherche de « propos » coupables qu'ils puissent (au besoin en les falsifiant) dénoncer à la police et à la justice. Comment *Le Monde* a remplacé l'information par la délation, nous l'avons montré dans notre numéro 278 de décembre 1983, pages 50 à 74 (et spécialement page 73)*.* Tout cela est reproduit dans notre brochure (la plus actuelle, la plus nécessaire par le temps qui court) : *Le soi-disant anti-racisme,* technique d'assassinat moral.
C'est sur les falsifications délatrices du *Monde* -- pourtant démenties -- que s'appuient les poursuites scandaleuses lancées contre Romain Marie, contre André Figuéras, contre Arnaud de Lassus.
Une autre malhonnêteté du *Monde* consiste à annoncer que celui qui a parlé n'a rien dit, n'ayant rien à dire.
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Jean-Marie Le Pen avait prononcé devant une Mutualité enthousiaste, le 14 mars, un discours-programme qui eut un grand retentissement, même -- une fois n'est pas coutume -- sur les antennes de la télévision.
On pouvait le contredire. On pouvait le critiquer. *Le Monde* a choisi de le nier. Appliquant dans son numéro du 20 mars, sous la signature de Jean-Marie Colombani, une autre canaillerie de la déontologie Laurens, il imprimait au sujet de Le Pen :
« *Son discours s'essouffle, et en dehors d'une thématique obsessionnelle* (*anti-immigrés*)*, il n'a rien à dire.* »
Rien à dire ?
Pour protester selon nos moyens contre cette nouvelle malhonnêteté du journal *Le Monde* et de son directeur André Laurens, nous reproduisons plusieurs passages du « rien » que Jean-Marie Le Pen avait « dit » dans son discours-programme du 14 mars.
J. M.
... La gauche est arrivée au pouvoir depuis près de trois ans, elle met en œuvre patiemment, sournoisement, de façon efficace, quelque chose qu'elle appelle « le changement » et qui est en fait la révolution marxiste.
Nous sommes arrivés à une situation tellement dégradée que le rouge de leur drapeau est désormais dans tous les indicateurs de la vie économique et sociale. La gauche a toujours été minoritaire dans notre pays : et cependant elle avait réussi à faire appliquer son programme par ses adversaires, par leur complaisance, par leur lâcheté, par leur complicité. Il y a quelques mois, je m'étais présenté aux élections législatives dans mon pays natal. Dans ma ville natale j'ai obtenu la majorité absolue de 51 % des voix, bien que j'aie dit à mes concitoyens :
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je ne serai pas votre bonne à tout faire si vous m'élisez votre député, je ne porterai pas vos lettres, je ne m'occuperai même pas d'un certain nombre de problèmes locaux, professionnels, non qu'ils soient sans importance, mais parce que vous avez pour cela des élus locaux et des organisations professionnelles. Il ne faut pas mettre la politique partout. Il faut la mettre là où elle doit être. Je veux vous parler de votre politique, c'est-à-dire de la France, c'est-à-dire de votre avenir, de votre liberté, de votre sécurité et même de votre existence en tant que peuple.
Quand on attaque la gauche sur le terrain politique et idéologique, elle recule. A contrario, quand elle ne recule pas pendant vingt-cinq ans, quand au contraire elle finit par s'emparer du pouvoir, c'est qu'elle n'a pas été combattue. Dans ce pays, depuis la seconde guerre mondiale, le parti communiste jouit d'un statut privilégié qu'il ne peut tenir que d'accords explicites ou implicites avec les partis dits bourgeois. Comment expliquer autrement le monopole dont il jouit dans un certain nombre de secteurs ?
Vous qui vous passionnez à l'appel du chanoine Guiberteau pour la liberté de l'enseignement, vous êtes-vous demandé si le ministère de l'éducation nationale avait été livré à la gauche seulement en 1981 ou bien s'il ne l'était pas depuis plusieurs décennies ?
La gauche est arrivée au pouvoir parce que le pouvoir depuis trente ans faisait sa politique. Ce n'est pas aujourd'hui la première fois qu'il y a des communistes au gouvernement de la France. La première fois qu'ils y ont été introduits, ce ne fut point par François Mitterrand, à ce moment-là il était candidat aux élections législatives contre le parti communiste. La vie politique française depuis la Libération est en fait un ménage à trois comme dans les vaudevilles et c'est le parti communiste qui est dans le placard, en vertu d'accords explicites ou implicites qui ont été reconduits au moment où le pouvoir s'effondrait devant la menace communiste, en 1968, sous le nom d' « accords de Grenelle ». Il a été concédé au parti communiste un statut particulier qui lui permettait de mener impunément son action de désintégration de l'âme et de la politique françaises.
La grande campagne est commencée pour la reconquête de nos libertés, la reconstruction de notre économie, la renaissance de notre patrie. Nous savons tous désormais que le communisme et le socialisme sont de vieilles lunes, qu'ils ne portent plus l'espoir des déshérités du monde. Nous savons que le communisme, même s'il reste une puissance, est un vieux dinosaure, qu'il est voué à la disparition à condition qu'on le combatte avec courage.
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Nous savons que l'avenir du monde ne peut se trouver dans le socialisme ou le communisme, sur ces routes-là il n'y a d'abord que la bureaucratie, puis la pénurie, puis enfin le goulag et la mort, le communisme a tué plus de quarante millions d'hommes en quelques décennies. Pour assurer notre avenir, il faut résolument tourner le dos au socialisme et au communisme ; il faut aller dans la voie de la liberté, de la responsabilité, du patriotisme et de la tradition entendue dans son sens le plus clair et le plus noble comme la transmission du Beau et du Vrai, des vertus et des acquis que nous ont légués nos pères.
Ce combat pour la France, ce combat pour les libertés, nous y sommes engagés dans de bien mauvaises circonstances. La gauche a pris au grignotage nos libertés. La tactique est bien connue, qui isole les uns des autres les citoyens, les unes des autres les professions, acculant les uns et les autres à se défendre dans un réflexe individuel, et souvent les uns sans les autres. Nous avons connu cette tactique de la gauche en d'autres temps, ce fut celle qui permit l'abandon de l'Algérie française.
A tous ceux qui voient leurs libertés concrètes menacées, je dis : vous êtes tous ensemble menacés d'esclavage et de disparition. Méfiez-vous de ceux qui vous proposent des combats isolés et « apolitiques ». Les combats « apolitiques » mènent à la défaite et à l'esclavage.
Nous devons défendre ensemble toutes les libertés, parce que toutes les libertés nous intéressent :
-- la liberté d'entreprise menacée par le fiscalisme galopant de l'État bureaucratique, qu'il soit giscardien, chiraquien, marchaisien ou mitterrandesque ;
-- la liberté du travail menacée par le privilège des syndicats révolutionnaires ;
-- la liberté de la presse menacée non seulement par les monopoles d'État de la télévision et de la radio, mais aussi par les monopoles de fait de la presse régionale ;
-- la liberté de l'enseignement : tout y semble axé sur la défense de l'école privée, certes c'est un sujet essentiel et je regrette qu'au stade ultime de l'étranglement la défense de l'école soit confiée à des négociateurs ecclésiastiques. Quand on connaît l'épiscopat français, cela porte plutôt à l'inquiétude et à la vigilance. Les évêques qui sont pour le droit de vote aux immigrés, comment pourraient-ils défendre efficacement l'avenir des jeunes Français ?
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A Versailles le 4 mars, au milieu de cet immense rassemblement devant une tribune où quelques-unes de nos excellences catholiques les plus célèbres prenaient la parole, j'ai eu l'étonnement de n'entendre à aucun moment le nom de Dieu. Je n'ai entendu parler que des Droits de l'Homme et du Citoyen, je ne m'attendais tout de même pas, de la part d'hommes de Dieu, à ce que ceux-ci fondent leur revendication sur l'héritage révolutionnaire de 1789, -- et non pas sur le Décalogue qui devrait être leur loi commune, le Décalogue qui est la charte commune des droits et des devoirs...
... Quoi qu'il en soit, on ne sauvera pas la liberté de l'enseignement sans sauver la France. On ne remet pas une pièce neuve dans un pantalon qui est pourri. Il faut changer de politique. Je voudrais attirer l'attention des citoyens qui sont dans cette salle sur le fait que la bataille tout à fait nécessaire pour la liberté de l'enseignement repose sur un fondement absolument imprescriptible sur lequel on n'a pas le droit de capituler : le droit privilégié des parents sur l'éducation de leurs enfants.
Ce combat nous en a d'ailleurs masqué un autre : le combat pour l'école publique qui est devenu un enseignement « confessionnel » et non pas « laïque » : un enseignement marxiste. Je suis un partisan de la liberté. J'ai été un élève studieux et somme toute relativement efficace de l'un et de l'autre enseignement, j'ai le même respect, la même reconnaissance envers mes maîtres de l'enseignement public et ceux de l'enseignement privé. Mes filles, elles, ont fait leurs études dans l'enseignement public, où elles ont été constamment persécutées, tout au long de leur vie scolaire, à cause des opinions de leur père. Je n'ai pas voulu capituler devant la persécution, je n'ai pas voulu qu'elles quittent cette école, je leur ai imposé le sacrifice de rester sur la ligne de combat.
Mesdames et messieurs, quelle tristesse ! Il aura fallu que nous ayons un million d'enseignants publics pour atteindre le chiffre de plusieurs millions d'analphabètes parmi nos enfants. Quelle tragédie pour ceux de ces enseignants qui ont une vraie vocation, qui aiment leur pays, et qui sont contraints de subir la dégradation de leur idéal. Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé ?
28:283
Quelle dégradation de l'admirable image de l'enseignant, celui qui portait les beaux noms de « maître » pour les hommes, de « maîtresse » pour les femmes...
......
Il n'y aura pas dans l'avenir de statut privilégié de la fonction publique, sauf pour les fonctionnaires d'un certain nombre de secteurs qui sont la défense, la police, la justice, la diplomatie, l'administration générale. En dehors de cela, la loi générale dans l'enseignement doit être le contrat des travailleurs avec leur employeur. Et ce n'est pas aux syndicats d'enseignants de définir quelle sera la politique de l'enseignement. Ils ne sont pas là pour la définir, ils sont là pour l'exécuter. Au moment où un certain nombre d'entre eux paradent sur les écrans de télévision d'une manière insolente, je voudrais lancer un cri qui doit leur rappeler quelque chose : -- Le cléricalisme marxiste a ses limites !
Le redressement de la France exige la définition non point d'un « service public unifié », mais d'un grand projet national d'éducation fondé non seulement sur l'école, mais sur la famille. Un grand projet national d'éducation physique, intellectuelle, morale et civique dont l'objectif sera non seulement de former des travailleurs aptes à produire dans les meilleures conditions de compétition internationale, aptes aussi à leur fournir les possibilités d'élever leur famille dans la dignité, mais aussi de devenir les citoyens d'une patrie.
......
Les élections européennes vont être, dans notre pays spécialement, un événement d'une gravité insoupçonnée. Elles vont constituer un test sur la profondeur, la vitalité et le dynamisme du courant national de renouveau ; un test européen aussi, car il ne fait aucun doute que la France exerce dans cette péninsule et même bien au-delà une influence exemplaire qui peut être celle du mauvais exemple qui a conduit au socialisme l'Espagne et la Grèce, et qui peut aussi ramener ces nations au patriotisme et à l'élan international. Ces élections européennes vont être un test international de la volonté de l'Europe de résister par tous les moyens :
-- à la menace soviétique ;
-- à la menace de l'immigration ;
-- à la menace de la dégradation.
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La mutation électorale qui a permis l'émergence (et non pas la naissance) du courant *national* en France sera appliquée dans toute son ampleur. La loi électorale est en effet la proportionnelle ; c'est-à-dire que notre liste obtiendra un nombre de députés européens proportionnel au nombre de voix obtenu...Par conséquent tombera de lui-même l'argument qui nous a fait tant de mal dans d'autres élections, celui du « vote utile ». Le vote utile le 17 juin sera le vote Front national.
......
Le problème qui se trouve posé, c'est *comment faire l'Europe sans défaire la France.* Je me suis aperçu qu'à peine notre formule imprimée, monsieur Chirac s'en servait. Ah ! je lui en fais cadeau. Monsieur Chirac, sur l'Europe, a tellement changé d'idées qu'après tout, je suis content de le voir utiliser nos idées qui ne sont pas plus mauvaises que d'autres.
L'Europe, après la seconde guerre mondiale, est née comme une handicapée. Handicapée physique par l'annexion brutale de l'Europe de l'Est par le communisme. Handicapée mentale et morale par l'absence chez ses créateurs de foi et d'idéal patriotique. Or il ne peut y avoir d'Europe qui soit seulement économique. L'Europe est une entité historique, elle rassemble des peuples qui dans cet espace géographique vivent depuis plusieurs millénaires. C'est une Europe menacée de tous côtés ; elle ne peut *être* demain que si aujourd'hui elle est anti-marxiste, parce que la première menace qui pèse sur elle est celle de l'hégémonie communiste. Le dessein soviétique n'a pas varié depuis 1917. Quels que soient les chemins qu'il emprunte, y compris ceux qui passent par l'Asie, l'Afrique ou l'Amérique, son objectif reste la conquête du cœur du monde : l'Europe !
L'Europe ne peut *être* que si elle est, outre une communauté d'intérêts, une communauté d'espérance, de destin, d'avenir, de foi, un amour sur une terre ancestrale arrosée du sang des guerres du passé. Il n'y a pas plus de France sans Français qu'il n'y a d'Europe sans Européens. Disons ce soir solennellement, et nous y avons autant droit que quiconque, que l'Allemagne n'eut pas la responsabilité exclusive de la seconde guerre mondiale ni des horreurs qu'elle engendra... La vieille Europe, la seule qui ait historiquement existé, fut chrétienne : Elle ne peut pas être une colonie soviétique réduite en esclavage. Et dans un pays que l'on croyait totalement soviétisé, c'est le recours à la foi qui a constitué en Pologne le seul moyen de défense.
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Je ne vous parlerai pas longuement de l'immigration. Je voudrais seulement rappeler que dans le domaine européen, la menace qui pèse sur nous est la même. D'ailleurs quand on nous pose la question : -- Quel sera votre programme européen ? je dis qu'il sera l'extrapolation exacte de notre programme national, puisque les mêmes dangers qui menacent la France sont ceux qui menacent l'Europe : la menace du communisme ; la décadence de nos valeurs fondamentales ; la décrépitude de nos disciplines sociales, nationales, familiales et morales ; et l'une des plus graves, celle qui touche au déséquilibre fondamental qui existe entre le niveau démographique de l'Europe et celui du Tiers-Monde. On sait par exemple que, pour qu'un peuple conserve le même nombre (sinon la même vitalité), il faut que chaque foyer ait un nombre moyen d'enfants de 2,1. Aujourd'hui cette moyenne est en France de 1.7 ; en Allemagne de l'Ouest, de 1,4...
... Un mort, Ouari Boumedienne, a écrit :
« Un jour des millions d'hommes quitteront les parties méridionales pauvres du monde pour faire irruption dans les espaces relativement accessibles de l'hémisphère nord à la recherche de leur propre survie. »
A l'occasion des troubles qui, au Maroc et en Tunisie, ont marqué les pénuries de pain, M. Mestiri a écrit dans *La Croix *:
« L'Occident a raison de s'inquiéter, car les affamés pourraient avoir l'idée -- et le droit, pourquoi pas -- de venir chercher en Europe ou aux États-Unis une nourriture, une santé, un travail. Cette immigration ne serait ni clandestine, ni pacifique, ni fraternelle. »
Nous sommes avertis.
Non seulement nous incluons dans notre communauté nationale tous les Français qui ont l'amour de leur patrie, quelles que soient leur religion, leur race et leur couleur, mais encore nous estimons, nous, que nous ne pouvons pas être déchargés du fardeau de l'humanité, que l'Europe, à l'égard du monde, a des responsabilités particulières ; en aucun cas l'avenir du monde ne pourrait être assuré par la mort de la poule aux œufs d'or, par la submersion de l'Europe sous la vague de la misère du Tiers-Monde.
......
31:283
Il n'y aura pas d'Europe sans paysans, sans ouvriers, sans marins, sans artistes, mais il n'y aura pas non plus une Europe sans soldats et sans héros. L'Europe c'est d'abord Marathon, Saint-Denis, Lépante, les Champs catalauniques et Poitiers L'Europe recule, l'Europe a reculé sur ses frontières de l'an mille, et avec elle, la civilisation et la liberté. L'Europe n'est plus l'Europe parce qu'elle s'est résignée à n'être pas le monde il ne peut y avoir de paix dans le monde sans une Europe libre, sans une France forte.
Jean-Marie Le Pen.
32:283
### Cette fausse « droite » qui se dit « nouvelle »
*Une idéologie démoniaque\
au service du communisme*
par Yves Daoudal
L'ARRIVÉE TONITRUANTE de la « nouvelle droite » sur le devant de la scène politico-culturelle en 1979 parut n'être qu'un feu de paille ([^1]). La « nouvelle droite » parut retourner sagement dans le secret de ses publications confidentielles. Même le *Figaro-Magazine,* un temps totalement dévoué à la diffusion de masse des thèses de la « nouvelle droite », changea quelque peu d'orientation et relégua Alain de Benoist à la chronique vidéo.
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Mais la « nouvelle droite » n'a pas disparu. Bien au contraire. On s'en est aperçu avec le lancement de *Magazine-Hebdo,* dont le directeur de la rédaction est Jean-Claude Valla, qui fut longtemps secrétaire général du GRECE, et dont le secrétaire général de la rédaction est Michel Marmin ([^2]) qui, pour *Magazine-Hebdo*, a abandonné la direction d'*Éléments*. L'un des rédacteurs en chef de *Magazine-Hebdo* est Christian Durante, ancien délégué régional Île-de-France du GRECE. A un poste subalterne, on trouve Éric Roig, surnommé « le stalinien du GRECE ». Ce documentaliste vient d'assurer l'intérim du directeur de la rédaction en vacances : fait digne d'être noté, et qui montre que dans la « nouvelle droite » comme dans la franc-maçonnerie ou chez les communistes, la hiérarchie apparente se double d'une hiérarchie occulte qui est la seule véritable mais qui n'est jamais révélée.
Sur le plan culturel, le lecteur distrait (comme le sont tous les lecteurs de magazines) qui ne connaît pas bien le GRECE peut ne s'apercevoir de rien. Les théories de la « nouvelle droite » n'y sont en effet jamais exposées de façon directe. Cependant il y a généralement au moins un grand article qui expose l'un des multiples dadas de la « nouvelle droite », ou fait le portrait d'un de leurs maîtres à penser. Mais *Magazine-Hebdo* est un hebdomadaire « politique ». Cela est d'autant plus intéressant que le GRECE se veut strictement « culturel ». *Magazine-Hebdo* fait-il campagne pour l'un ou l'autre des hommes de l'opposition ? Oui, et même clairement, et avec insistance, *Magazine-Hebdo* soutient Jacques Chirac et le RPR. Au point qu'au cours de cette semaine où tout le monde parlait de la prestation télévisée de Jean-Marie Le Pen, *Magazine-Hebdo* resta muet. Pourtant une interview du président du Front National avait été réalisée pour l'occasion. Mais Jean-Marie Le Pen se permettait un propos critique sur Chirac. L'interview est restée dans les tiroirs.
\*\*\*
34:283
En fait, l'activité politique de la « nouvelle droite » est beaucoup plus importante que l'existence provisoire de ce *Magazine-Hebdo* qui, dit-on, bat sérieusement de l'aile moins d'un an après son lancement. Le relais politique du GRECE est le *Club de l'horloge.* (Ou plus exactement, pour reprendre l'expression très exacte de Bruno Bertez (dans *La Vie française*)*,* le *Club de l'horloge* est « la filiale technocratique » du GRECE.) Car il ne s'agit pas d'entrer directement dans le jeu politicien, mais d'exercer une influence, de pénétrer les rouages en laissant intacts les organigrammes officiels. Bien entendu le *Club de l'horloge* réagit très vivement à de telles affirmations. Son président Yvan Blot, ayant exigé un droit de réponse dans *La Vie française,* clame qu'il s'agit de « fantasmes » et que les membres fondateurs du *Club de l'horloge* n'appartiennent pas au GRECE. Bruno Bertez remarque alors simplement qu'Yvan Blot a comme pseudonyme Michel Norey, et que ce Michel Norey est membre du comité de rédaction de *Nouvelle École.* Or Yvan Blot était chef de cabinet de Bernard Pons jusqu'en septembre dernier, il est actuellement au RPR chargé des relations entre l'Assemblée et le Sénat, et il a travaillé aussi avec MM. Poniatowski, Poher et Pasqua. Quant au vice-président du club, il appartient au cabinet de Michel Giraud, président RPR du conseil régional d'Île-de-France, après avoir travaillé avec MM. Poniatowski, Dominati et Bonnet. La « nouvelle droite » tente donc d'investir le RPR et de combler le vide idéologique et simplement intellectuel qui caractérise les partis d'opposition. D'autre part, il est un « parti » (en fait un groupuscule), qui met publiquement en avant les thèses de la « nouvelle droite » : c'est le PFN (parti des forces nouvelles). Il est possible que les mandarins du GRECE n'apprécient guère ce rejeton assez peu « culturel », mais le fait est là, objectivement irrécusable. Et quand on connaît les relations qui ont été celles du PFN avec le RPR, il est difficile de ne voir dans tout cela que des coïncidences.
Mais quelles sont donc ces thèses de la « nouvelle droite » dont nous n'avons encore rien dit ? Question à laquelle il est impossible de répondre brièvement et clairement. On le comprendra aisément en lisant ces deux propos récents d'Alain de Benoist : « Ce qu'il faut montrer, c'est l'absurdité qu'il y a à penser qu'une doctrine, quelle qu'elle soit, puisse avoir un fondement. »
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Et : « Un auditeur déclare avoir relevé dans mon propos un certain nombre de « contradictions ». J'ai du mal à ne pas éclater de rire. Que lui répondre ? Que le principe d'identité a vécu, et que, dans toute démarche, il n'y a que les contradictions qui soient fécondes. »
Aussi doit-on être particulièrement reconnaissant à Arnaud de Lassus d'avoir tenté d'établir une synthèse brève et claire dévoilant les lignes de force de cette nouvelle (?) idéologie ([^3]). Son étude comprend quatre parties : le mouvement de la « nouvelle droite », les idées de la « nouvelle droite », les méthodes de la « nouvelle droite », la vraie nature de la « nouvelle droite ». La première partie présente rapidement l'histoire du GRECE, ses activités, ses hommes, ses publications. Arnaud de Lassus confirme qu'Yvan Blot et Michel Norey sont un seul et même homme, et ajoute que cet homme fut un des fondateurs du GRECE.
La deuxième partie est la plus importante. A juste titre, Arnaud de Lassus commence par l'évolutionnisme. C'est en effet un credo ferme et définitif, abondamment développé et illustré dans *Nouvelle École* et dans *Éléments,* et qui sous-tend tout le reste de l'étrange « philosophie » de la « nouvelle droite ». L'évolution est un fait « évident depuis plus d'un siècle », et elle fonctionne grâce au double jeu du hasard et de la nécessité. L'évolution implique l'hominisation, et sans doute le polygénisme (les races humaines sont issues de plusieurs souches différentes). Le GRECE ne prend pas parti définitivement sur le polygénisme. Il attend les conclusions de « la Science ». (Les thèses de la « nouvelle droite » découlant de théories dites « scientifiques », on comprend qu'elles sont effectivement sans fondement.) Quoi qu'il en soit, polygénisme ou monogénisme, la différentiation des races est tellement ancienne que cela ne peut en rien modifier le fait de « l'inégalité des races humaines en ce qui concerne leur aptitude à dominer l'environnement ». Si l'on superpose à cela les dogmes de l'instinct vital, de la volonté de puissance, de l'élitisme des activistes et du droit des plus forts à gouverner le monde, on aboutit au racisme tel que le définit le dictionnaire.
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Comme cela n'est jamais énoncé clairement mais apparaît confusément à tout observateur même superficiel, l'accusation de racisme est aussi souvent portée contre la « nouvelle droite » qu'elle est rejetée avec indignation par ses théoriciens.
Conformément au dogme de l'évolution, la philosophie du GRECE est donc une philosophie du devenir, par opposition aux philosophies de l'être, et une philosophie de la volonté (inégalitaire) par opposition aux philosophies de l'esprit (égalitaires). La philosophie de la volonté est issue d'Héraclite. Accrochez-vous, voici la filiation. Après les stoïciens, on passe aux panthéistes du Moyen Age (et au premier rang Maître Eckhart !?) et à divers hérétiques, puis aux romantiques allemands, et à Fichte, Schopenhauer et Nietzsche. Puis vient la philosophie de la vie, stimulée par les découvertes biologiques. Le tout intégré devient dans la « pensée » des auteurs du GRECE l' « anthropologie philosophique ». Cette « philosophie » implique qu'il n'y a pas de vérité absolue, car l'homme ne peut appréhender qu'une certaine perspective du monde. Toute « vérité universelle » est donc une illusion, toute métaphysique au sens traditionnel est un leurre. Il n'y a pas de loi *naturelle,* il n'y a pas de *nature humaine,* la seule loi qu'admettent ces *nominalistes* est celle du conflit qui provoque le changement et donc le « devenir ». (D'où le primat de l'action. Et Arnaud de Lassus fait remarquer pertinemment que l'on retrouve là le fondement du marxisme. Pour faire diversion, le GRECE classe Marx dans les philosophes de l'être (*sic*), avec saint Thomas d'Aquin, Descartes et Kant ?)
Mais comment concilier le dogme de l'évolution, qui n'est pas terminée et conduit de façon inéluctable au surhomme, et le dogme de l'action ? A quoi bon bouger si le *fatum* des *anciens,* la nécessité inexorable, a seulement changé de nom ? C'est qu'il faut devancer l'évolution biologique, engendrer maintenant le surhomme, grâce à la « volonté de puissance ». Cette volonté de puissance, cette volonté pour la volonté et cette puissance pour la puissance, on finit par l'appeler au GRECE la « volonté de volonté » (*sic*), volontarisme pur, activisme absolu, qu'ils osent appeler *héroïsme,* en référence aux demi-dieux de l'antiquité, qui préfigurent leur surhomme.
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Une véritable politique (bio-politique) sera donc celle qui permettra de réaliser cette étape volontaire de l'évolution, toute considération économique et sociale devant y être subordonnée. Tel est le sens de l'anti-économisme virulent du GRECE.
La seule morale valable est de même celle qui permettra la venue du surhomme. Est bon ce qui favorise la plénitude de la vie biologique, est mauvais ce qui risque de la dégrader. L'essence de cette vie, considérée comme devenir, est la volonté de puissance (*sic*). La règle morale est déjà celle du surhomme, celle qui découle de la vie biologique qui a atteint sa perfection. Quant à la vie dégradée (malades, handicapés), elle est une caricature. Je laisse au lecteur le soin d'en tirer les conclusions qui s'imposent au niveau de l'eugénisme, de l'avortement ([^4]), de l'euthanasie. Mais, comme pour le racisme, le GRECE reste toujours en retrait des conclusions logiques qui s'imposent, et les appelle calomnies et fantasmes quand un observateur les tire au clair.
Il faut abandonner la morale du péché et revenir à la morale de l'honneur « du vieil Occident », c'est-à-dire à la morale fondée sur l'orgueil, celle qui parle de honte et non de péché. Et l'on en arrive à ce qui est le plus immédiatement apparent dans les productions du GRECE : l'anti-christianisme et le « recours » au paganisme. Voici tout crûment quelques citations d'Alain de Benoist : « L'intégration du christianisme au système mental européen fut l'événement le plus désastreux de toute l'histoire advenue à ce jour, la catastrophe au sens propre du terme. » « Le dieu des chrétiens est mort mais son cadavre n'en finit pas de se répandre sous des noms les plus divers, les valeurs chrétiennes ont tout infecté. » « Osons le dire : pour les martyrs du paganisme, pour la culture antique engloutie, pour la tuerie des Saxons et le massacre des Stedinger, pour les exterminations d'Amérique et celles de Palestine, pour les inquisitions et les croisades, l'addition n'a pas été payée. Les comptes ne sont pas soldés. »
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« Après des siècles de terreur chrétienne, mais aussi de résistance, (les peuples européens) sont mûrs pour une libération païenne. Les divinités antiques brisent leur gangue de marbre ou leur écorce de bronze. Non pour restaurer des cultes révolus, mais pour nous dire que Dieu sommeille au cœur du monde, et qu'il nous faut le réveiller. »
Cette dernière citation évoque le thème central de la pensée du GRECE, emprunté notamment à Ernst Jünger. La révolution qui conduira à l'avènement du surhomme consiste à déchaîner « matériellement » les titans contre les faux dieux que le christianisme a produits, afin de permettre le retour des vrais dieux, qui devront s'affronter une nouvelle fois aux titans pour ouvrir l'ère nouvelle. « Le temps viendra -- non, il est venu ! -- où il n'y aura plus de place pour les âmes tendres ni pour l'idéal des faibles » (Oswald Spengler, un des grands maîtres à penser du GRECE). L'idéal des faibles, c'est « la religion des larmes », c'est le christianisme. L'homme qui déchaîne les forces titanesques est l' « homme faustien » de Spengler, qui réussit à « prendre sa vision du monde entre ses mains et à la jeter avec la force d'un authentique défi contre tout et contre tous » (*sic*). Il en résultera une « totale résurrection » et la restauration de la *Grosspolitik,* qui est l'art de gouverner le monde par la force. Quand Alain de Benoist verse dans le lyrisme, il écrit : « Et ce gigantesque brasier auroral annoncera l'avènement de l'homme nouveau. » Inutile d'insister sur l'aspect satanique de cette idéologie et de ce projet révolutionnaire, basé sur l'orgueil, la haine, la révolte absolue contre tout sentiment humain. Et le terme d'homme *faustien* en est la signature avouée. On remarquera dans la réponse du GRECE à Bruno Bertez cette phrase extraordinaire :
« Devant l'intolérance et le sectarisme, le GRECE et la nouvelle droite ne connaissent qu'une seule attitude : ouvrir le dialogue avec tous ceux qui sont disposés à le faire, *c'est-à-dire avec ceux qui savent que le diable n'existe pas* et que les exorcismes ne sont qu'un moyen commode d'occulter les vraies questions. »
Pourtant elle est bien là la vraie question, la question fondamentale, celle qu'ils veulent occulter. Au siège d'*Éléments,* l'un des permanents porte une croix brisée en sautoir.
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L'anti-christianisme du GRECE s'exprime en deux dogmes principaux : le christianisme est « un mirage oriental » totalement étranger aux peuples européens, et il a engendré le marxisme. Le christianisme a « introduit dans la pensée européenne une anthropologie révolutionnaire à caractère universaliste ». Il est à l'origine de la démocratie, du socialisme et du marxisme, et de tout totalitarisme, étant lui-même une « idéologie égalitaire et universaliste », donc totalitaire. Conséquence : pour lutter efficacement contre le totalitarisme, il faut d'abord anéantir le christianisme ([^5]). Comme dit Arnaud de Lassus, « nous sommes plongés en pleine confusion mentale », et c'est tout à fait indûment que le GRECE mélange le plan spirituel et le plan social. (Il est vrai que ce n'est pas seulement chez eux une nécessité de propagande, mais d'abord une nécessité idéologique, qui correspond à leur panthéisme et à leur refus de toute « dualité ».) L'Église nous apprend que nous sommes égaux devant Dieu dans le sens qu'ayant tous la même nature nous sommes tous appelés à revêtir la dignité de fils de Dieu et que nous serons jugés selon la même loi. Mais l'Église a aussi toujours fermement condamné l'égalitarisme social, qui suppose la tyrannie totalitaire et s'oppose à l'organisation naturelle de la société. Le GRECE posant en principe qu'il n'existe pas de nature humaine, il peut évidemment développer sans frein un inégalitarisme absolu, dont on comprend qu'il n'est pas moins tyrannique que le totalitarisme moderne.
\*\*\*
Comme on l'a vu, les dieux vont revenir. Ils ont été seulement refoulés dans l'inconscient par la dictature catholique. Mais tout au long de l'histoire on voit qu'ils ont tenté de réapparaître et ont laissé des traces.
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Pour connaître la vraie religion de l'Europe, il faut se reporter à une série de personnages aussi hétéroclites que généralement hérétiques, dont voici une des listes (abrégée) que dresse périodiquement Alain de Benoist : Pélage, Scot Origène, Joachim de Flore, Maître Eckhart et ses disciples Henri Suso et Johannes Tauler (ces deux-là sont parfaitement catholiques, mais leurs propos parfois ambigus permettent de les « récupérer »), Jacob Böhme, Paracelse, Giordano Bruno, Jérôme Cardan (l'inventeur du cardan, mais aussi panthéiste négateur de l'immortalité de l'âme), Campanella (mage et kabbaliste, auteur d'une utopie intégralement communiste), Pic de la Mirandole, Lucilio Vanini (mage et astrologue), Érasme, Léonard de Vinci, Pestalozzi (créateur d'écoles s'inspirant de *L'Émile* de Jean-Jacques Rousseau), Goethe, Kant, Fichte, Schelling, Berdiaev (exilé russe, « existentialiste chrétien », qui ne condamna jamais le communisme), l'inévitable Teilhard de Chardin et Saint-Exupéry. Ce ne sont là que des exemples, car Alain de Benoist peut vous citer ainsi des dizaines de personnages, entre lesquels il existe parfois une certaine filiation mais généralement aucune, le seul fait de s'opposer à l'Église étant considéré comme une preuve d'appartenance à la « vraie » religion de l'Europe.
En fait tous ces gens-là n'intéressent guère le GRECE que comme témoins de la continuation souterraine du paganisme, car ils sont infestés de christianisme et il faut retourner à la source pure du paganisme antique. Mais quel paganisme ? Celui de la Grèce et de Rome, celui des druides, celui des Germains ? Tous les paganismes européens. « *Le paganisme d'aujourd'hui ne consiste pas à dresser des autels à Apollon ou à ressusciter le culte d'Odhinn. Il implique, par contre, de rechercher, derrière la religion, l'outillage* « *mental* » *dont elle est le produit, à quel univers intérieur elle renvoie, quelle forme du monde elle traduit. Bref, il implique de considérer les dieux comme des* "*centres de valeur*"*. Les dieux et les croyances passent, mais les valeurs demeurent. *» Cette démarche n'est pas en soi stupide. C'est même en partie en procédant ainsi que je suis devenu... catholique. Mais ici Alain de Benoist jette de la poudre aux yeux.
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Car ce n'est pas du tout la métaphysique qui sous-tend les paganismes qu'il recherche (ce qui serait dramatique pour lui, car elle comporte au moins d'étonnantes analogies avec les métaphysiques... orientales), mais l'enseignement philosophico-politique des mythologies déviées et dégénérées ([^6]) qui lui permettent d'appuyer son culte de la force barbare et de la volonté de puissance. Il est significatif que le shintoïsme (religion nationale japonaise) soit tenu en grande estime au GRECE : le shintoïsme est à ma connaissance la seule religion qui n'ait pas de métaphysique. Il est vrai que pour la « nouvelle droite » toute métaphysique est « insignifiante au sens propre du mot » (dépourvue de signification).
Le type même de la religion déviée et dégénérée, c'est le panthéisme. Or, le panthéisme constitue l'essentiel de ce que le GRECE appelle paganisme. Un panthéisme inlassablement exposé dans les pages d'*Éléments* et de *Nouvelle École,* mais sur lequel nous ne nous étendrons pas, car il n'est que le panthéisme le plus commun et correspond exactement à l'idée que l'on s'en fait sans connaître le sujet. Il permet l'affirmation d'un orgueil proprement luciférien. Le monde a toujours existé, il n'a pas été créé. Le seul créateur du monde c'est l'homme. L'homme fonde et crée le monde par le regard qu'il porte sur lui, par le sens qu'il donne aux choses. « C'est par cette union créatrice de l'homme au monde que se manifeste la divinité. » L'homme crée donc également les dieux, et « devient dieu lui-même chaque fois qu'il se dépasse ». La métaphysique de la « nouvelle droite » (puisque inévitablement elle en vient à parler de métaphysique et à employer même le mot, sinon elle ne pourrait que se taire) définit l'être comme étant composé de la terre, du ciel, de l'homme et de Dieu. (Il s'agit paraît-il de la « quadrité » d'Heidegger.) Aucun des quatre éléments n'est central, prétend Alain de Benoist. Pourtant c'est à l'homme que revient le rôle de créer la vérité objective (*sic*), de créer le monde, et de « faire accéder à l'existence un Dieu qui attend son appel pour parvenir à une pleine conscience de lui-même ». On remarque ici une nette convergence avec certaines théologies hérétiques qui ont un certain succès dans l'Église (Dieu n'existe qu'en relation avec l'homme).
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La seule parenté entre les auteurs dont se réclame le GRECE (à part quelques annexions frauduleuses) est leur orgueil luciférien, celui de l'homme qui se fait Dieu.
Le néo-paganisme du GRECE comporte-t-il des rites ? S'il n'est pas question d'élever des autels à Apollon, comme on l'a vu, il reste qu'il faudrait réactiver certaines traditions païennes demeurées vivantes dans les campagnes, car ces traditions sont « utiles à la cohésion des familles, des lignées et des clans », bien qu'elles ne soient qu'un « écho relativement déformé de ce qu'elles furent à l'origine ». Les publications du GRECE ne nous donnent guère d'indications plus précises, hormis la célébration annuelle du solstice d'été.
Mais comme il s'agit d'une néo-pseudo-religion d'intellectuels, la question des rites reste au stade larvaire. Et comme il s'agit d'une religion non transcendante, il va de soi que le plus important est la morale. Cette morale est fondée, nous l'avons vu, sur l'inégalité essentielle entre les hommes, la volonté de puissance, le culte de la force, l'apologie de l'instinct vital. D'où la glorification de la beauté corporelle : le paganisme de Montherlant est né « sur le stade, au contact de la beauté des êtres, de la plénitude de la nature et de la jeunesse ». La volonté de puissance va de pair avec le « principe de plaisir ». La sexualité doit elle aussi être « polythéiste » chaque mode de jouissance a sa fonction particulière. « Prendre position pour une omniprésence du sexe, c'est opérer un retour vers une conception vitaliste de la société », explique Guillaume Faye, un des bras droits d'Alain de Benoist, qui répond aux pacifistes qu'il faut « faire l'amour *et* la guerre ». Le « pansexualisme » de la « nouvelle droite » considère le cinéma pornographique comme ayant valeur « didactique et thérapeutique » (Gérard Zwang). « Si le sexe se trouve grosso modo au centre de la personne (*sic*), ce n'est peut-être pas tout à fait par hasard » (Alain de Benoist). Mais il n'y a là rien de nouveau, et toutes les sectes sataniques ont toujours conjugué l' « esprit de jouissance » avec la « volonté de puissance ».
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C'est toute la tristesse et la monotonie des bas-fonds de l'infra-humain, de l'enfer à la recherche d'un statut respectable dans le débat intellectuel.
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La troisième partie de l'étude d'Arnaud de Lassus évoque les méthodes de la « nouvelle droite ». Le GRECE propose une série de valeurs qui sont souvent apparemment « de droite », mais ne sont que la face visible de contre-valeurs. Dans ses propres publications, il dévoile l'ensemble en accrochant le lecteur par l'exposé de vraies valeurs. Par exemple il s'oppose à l'égalitarisme démocratique et souligne les inégalités entre les hommes. Mais on a vu ce qui sous-tend cela : l'idée qu'il n'existe pas de nature humaine et que l'inégalité biologique, qui est essentielle et héréditaire (à 80 % selon le Pr. Debray-Ritzen, qui abuse de son titre pour faire progresser cette idéologie), ne peut être vraiment modifiée par l'éducation et la culture ([^7]), ce qui justifie le gouvernement des plus forts qui élaborent la morale qui leur convient.
Dans les publications à usage externe, il est facile de mettre en avant des valeurs « de droite » et de camoufler tout ce qu'il y a dessous. C'est le travail que fait en particulier le *Club de l'horloge,* qui jure ses grands dieux (c'est le cas de le dire) qu'il n'a aucun lien avec le GRECE.
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Toutefois une lecture attentive de son livre *Les racines du futur. Demain la France* ne laisse subsister aucune illusion. Du reste, pour qui connaît les thèses de la « nouvelle droite » (mais encore faut-il les connaître, et le *Club de l'horloge* ne vous conseillera pas publiquement de lire *Éléments*)*,* le titre de l'ouvrage annonce la couleur. Car au GRECE on croit à l'éternel retour, à l'histoire cyclique. Si bien que l'origine est toujours un avenir, et l'*enracinement* (dont ils parlent sans cesse) ne peut se faire que dans le *futur* du commencement du nouveau cycle. A un moment où on parle tant des libertés scolaires, il faut se garder comme de la peste de tout ce qui émane de groupes issus de la « nouvelle droite ». En effet ces gens-là prétendent qu'ils sont pour la désétatisation de l'école. Mais la proposition du *Club de l'horloge,* au regard de ce que nous avons expliqué, prend un aspect terrifiant : « Il faut, dès le premier cycle secondaire, diversifier le plus possible les établissements, les objectifs, les programmes, les méthodes. » (Car l'éducation des élites doit ne rien avoir de comparable avec celle des classes vouées à devenir leurs esclaves.)
Arnaud de Lassus conclut que le programme du *Club de l'horloge* est « un bon programme politique mis au service d'un modèle de société totalitaire ». En effet, une étude approfondie des thèses de la « nouvelle droite » ne peut aboutir qu'à la conclusion qu'il s'agit d'un nouveau totalitarisme. A une telle affirmation, nos idéologues répliquent avec vigueur qu'ils sont contre tous les totalitarismes, et qu'ils le proclament sans cesse. Bien sûr. Mais il ne suffit pas de le proclamer. Il faut aussi le justifier. D'autant qu'il y a l'iconographie d'*Éléments* et de *Nouvelle École,* qui font une large place à l'Allemagne nazie et à la Russie stalinienne. Et que l'on relève ici et là un coup de chapeau à Trotski, ou à la politique culturelle de l'URSS (sic *: Éléments* n° 47) ou à Jack Lang (pour son anti-américanisme), ou à Jean-Pierre Chevènement (enfin un vrai ministre de l'industrie selon nos vœux, idéologue sectaire et planificateur, hélas écarté), ou plus encore à Régis Debray. Et que leur anti-américanisme est nettement plus virulent que leur anticommunisme. Voici ce qu'écrit Alain de Benoist :
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« Il nous faut hiérarchiser les adversaires. (...) Lorsque deux camps -- et deux camps seulement -- sont en présence, (...) le choix doit se porter sur le camp qui, dans la pratique, est objectivement le moins favorable à l'universalisme, à l'égalitarisme et au cosmopolitisme. (...) L'ennemi principal, pour nous, sera donc le libéralisme bourgeois ([^8]) et l' « Occident » atlantico-américain. (...) Certains ne se résignent pas à la pensée d'avoir un jour à porter la casquette de l'armée rouge. De fait, ce n'est pas une perspective agréable. Nous, nous ne supportons pas l'idée d'avoir un jour à passer ce qui nous reste à vivre en mangeant des hamburgers du côté de Brooklyn.
Le choix du GRECE est fait. Il se porte sur l'URSS, qui est le moindre mal. Le nouveau nom de l'ennemi principal, vous l'avez dans le numéro d'*Éléments* de l'automne dernier il s'appelle le Reagano-papisme.
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Le GRECE est contre le totalitarisme. Il est pour l'État total. Il y a un abîme entre ces deux notions, nous explique-t-on doctement. L'État total est l'État vivant du début du cycle. L'État totalitaire est l'État pétrifié de la fin du cycle. Le modèle de l'État totalitaire, c'est le communisme soviétique. Or comment est organisé l'État soviétique ? C'est la tyrannie de tous sur tous. Le GRECE adopte la thèse de Zinoviev, qui prétend que les peuples de l'URSS sont autant attachés au système que les dirigeants, et « sont constamment prêts à défendre cette idéologie » (*sic*). La tyrannie de tous sur tous fonctionne par les sentiments de haine et d'envie qui rendent finalement dirigés et dirigeants solidaires. D'après ce que nous avons expliqué, on doit donc en conclure que l'État total est la tyrannie de quelques-uns sur tous les autres, tyrannie intégrale, s'exerçant dans tous les domaines de la vie économique sociale et culturelle.
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Ce n'est ni le nazisme ni le fascisme, parce que ce sont là des dictatures d'un parti (ils s'inscrivent donc en fin de parcours démocratique) et l'on reproche à Mussolini d'avoir finalement laissé subsister l'essentiel du capitalisme et de la société libérale. L'État total c'est la dictature de chefs guerriers et jouisseurs, investis d'une souveraineté sacrée, qui imposent leur vision du monde au peuple serf. C'est Napoléon, mais un Napoléon qui ne se contenterait pas de récupérer une révolution, qui accomplirait la révolution fondamentale ramenant enfin en Europe la barbarie que le christianisme a trop longtemps contenue par la terreur et l'inquisition.
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Dans sa quatrième partie, la plus brève, Arnaud de Lassus compare la « nouvelle droite » et la franc-maçonnerie. Il remarque de nombreuses convergences idéologiques, et le fait que le GRECE se définisse comme « société de pensée ». Dès 1979, Jean Madiran avait fait cette même analyse et avait posé publiquement la question : sont-ils francs-maçons ? Alain de Benoist, croyant que la question lui était posée personnellement, répondit avec grand courroux qu'il était malhonnête de poser publiquement une question sans la transmettre aux intéressés, qu'il n'était pas franc-maçon et n'avait pas de sympathie pour la maçonnerie. Jean Madiran répondit que la question n'était pas posée aux intéressés, qui peuvent -- en raison du secret maçonnique -- taire ou démentir leur appartenance, mais aux observateurs qui pourraient avoir des renseignements. Le directeur d'ITINÉRAIRES cita alors trois exemples de convergence entre la « nouvelle droite » et la franc-maçonnerie : la « nouvelle droite » a repris à son compte l'insulte maçonnique : la droite française est la droite la plus bête du monde ; l'adversaire principal est « la droite totalitaire, pétainiste et maurrassienne », selon un amalgame forgé par la franc-maçonnerie ; face aux deux traditions qui se disputent la France, Alain de Benoist crache sur la tradition chrétienne et par conséquent favorise la « tradition » révolutionnaire.
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La conclusion de Jean Madiran et celle d'Arnaud de Lassus sont identiques : la « nouvelle droite » est une franc-maçonnerie destinée à récupérer les Français de droite, afin d'établir l'union maçonnique de la France, de l'Europe, du monde.
Cependant, il ne me semble pas qu'il en soit exactement ainsi. Qu'il y ait une alliance de fait entre la franc-maçonnerie et la « nouvelle droite » contre la droite traditionnelle n'est pas niable. Mais l'ennemi principal déclaré de la « nouvelle droite » est désormais précisé comme étant le libéralisme, celui-là même sur lequel les francs-maçons entendent régner. Et s'il y a bien des convergences entre la « nouvelle droite » et la franc-maçonnerie, on ne peut passer sous silence que l'idéologie franc-maçonne est égalitaire alors que celle de la « nouvelle droite » est anti-égalitaire de façon forcenée : le triptyque maçonnique « liberté-égalité-fraternité » est aux antipodes de ce que revendique la « nouvelle droite ». Enfin, s'il est vrai que ce sont des francs-maçons qui ont lancé la « nouvelle droite » dans des publications à grand tirage, il est non moins vrai qu'ils l'ont abandonnée peu de temps après.
Chesterton disait que les idéologies (maçonniques et marxistes) étaient des idées chrétiennes devenues folles. Cela est à rapprocher de ce que dit la « nouvelle droite ». La différence est que là où la « nouvelle droite » voit une continuité, Chesterton voit une subversion. Différence essentielle, bien entendu. Mais il demeure que la franc-maçonnerie, le socialisme, le communisme, ont poussé sur le sol chrétien. La subversion de la « nouvelle droite » se veut fondamentale, rejetant franc-maçonnerie et communisme avec leur « origine » chrétienne, leur messianisme et leur sens de l'histoire. Cela implique concrètement que pour lutter contre le christianisme la « nouvelle droite » peut (et doit, vu sa relative faiblesse) s'allier avec la franc-maçonnerie et le communisme. Il est vraisemblable que des gens de la « nouvelle droite » soient entrés dans la franc-maçonnerie, de façon à y diffuser leurs idées, en profitant notamment de la mode néo-guénonnienne qui sévit dans nombre de loges. Arriveront-ils à constituer ainsi une néo-maçonnerie à leur service ? Ce n'est pas exclu, si l'on considère le succès avec lequel ils pénètrent les milieux politiques d'opposition.
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Il va de soi que dans ce domaine le débat reste ouvert et que toute information permettant d'y voir plus clair sera la bienvenue ([^9]).
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J'ai voulu suivre le plan d'Arnaud de Lassus pour exposer mes propres conclusions sur la « nouvelle droite » parce qu'il me semblait tout à fait judicieux. Mais il reste deux thèmes qui mériteraient d'être développés : la récupération malhonnête d'un grand nombre de penseurs, d'écrivains et d'artistes, à laquelle se livre la « nouvelle droite » de façon éhontée, et l'esthétique de la « nouvelle droite ».
En se reportant à la liste abrégée donnée plus haut des penseurs dont se réclame la « nouvelle droite », on voit tout de suite que des gens comme Tauler et Suso (mais aussi leur maître, Maître Eckhart), Léonard de Vinci, Érasme, ou Teilhard (pour ne prendre que quelques exemples), auraient protesté avec véhémence contre une telle annexion. En parcourant la littérature de la « nouvelle droite », on découvre ainsi bien d'autres personnages dont le GRECE ose se réclamer ou en qui il ose voir des précurseurs. Il y aurait toute une étude à faire sur ce sujet. Citons seulement quelques noms : Maurras, sans tenir aucun compte de ce qu'il dit lui-même de ses premières œuvres (qui constituent « le vrai Maurras », titre d'une brochure du GRECE), Guénon (qu'ils utilisent sciemment à contresens), Shakespeare, Saint-Exupéry, Stendhal (napoléonien...), Volkoff ([^10]), Bach (et d'abord ses cantates !!), Debussy (« fils d'Héraclite » *sic*), les artistes du Moyen Age (le « beau Dieu » de Reims est « évidemment » un Apollon...), etc, etc.
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De cette malhonnêteté intellectuelle, la « nouvelle droite » fait une véritable industrie. On a envie de leur crier : Excitez-vous sur votre Nietzsche, sur votre Wagner, sur vos Spengler et autres Schmitt, et sur les sorciers du Moyen Age si vous y tenez, mais laissez donc les autres *où ils sont !*
Il y aurait aussi toute une étude à faire sur les conceptions esthétiques de la « nouvelle droite ». Mais il faudrait pouvoir donner des illustrations. M. de Benoist offre à ses lecteurs une iconographie surabondante sur un beau papier couché. En gros, l'esthétique de la « nouvelle droite » comporte deux volets : l'académisme hitléro-stalinien et le néo-romantisme pseudo-mystique. Le GRECE a son « prophète du beau » (*sic*). Il se nomme Arno Breker. La sculpture d'Arno Breker est effectivement typique des thèses de la « nouvelle droite ». Le culte de la beauté corporelle, de la plénitude de la vie s'exprime par un hybride de néo-classicisme grec et d'une sensualité naturaliste quasi-érotique, le culte de la force, de la virilité, de la volonté de puissance, s'exprime par des muscles pleins et tendus, par un port de tête hautain et par un regard inflexible et fier. Nous avons vu que le GRECE prétend lutter contre le totalitarisme. Oui. Mais les sculptures « héroïques » d'Arno Breker ressemblent à s'y méprendre à ce que fut l'art officiel hitlérien et à ce qu'est toujours l'art officiel stalinien. Elles ressemblent même tellement... qu'elles en sont. Si le GRECE est d'une remarquable discrétion sur ce point, il est néanmoins vrai qu'Arno Breker fut l'un des principaux artistes officiels de la chancellerie nazie. Les trois dernières illustrations de l'article d'Alain de Benoist sur Jünger dans le n° 40 d'*Éléments* sont caractéristiques : une peinture soviétique, une statue d'Arno Breker, une photo de Jünger souriant à un oiseau de proie... Le dernier numéro de *Nouvelle École* nous inflige par ailleurs les productions de Paul Weber, (un ami de Jünger), d'un rare et consternant académisme ; et l'on sait l'admiration que voue la « nouvelle droite » au graveur français (tiens, un Français ?) Trémois, qui allie l'académisme le plus plat à un érotisme qui se veut distingué. On trouve dans les publications du GRECE de nombreuses photographies d'art grec, mais alors que le GRECE crache sur Aristote et se réfère à Héraclite, souvent leur art grec est curieusement (?) celui de la période décadente.
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D'autre part le GRECE met à l'honneur les gravures et peintures du romantisme allemand, et les « artistes » contemporains qui le transforment en néo-mysticisme échevelé, païen et « héroïque », comme Ludwig Fahrenkrog, dont le dernier numéro de *Nouvelle École* publie une série de dix gravures.
En ce qui concerne la musique, le GRECE a un dogme précis : la musique européenne, et principalement allemande, a été le véhicule privilégié de la permanence païenne en Europe à travers les siècles, la figure essentielle étant évidemment Wagner, suivi de près par Bach, à qui on dénie toute inspiration chrétienne, selon des théories franchement hilarantes qui révèlent une méconnaissance abyssale de l'Écriture sainte ([^11]).
En ce qui concerne la littérature, il est impossible de se faire une idée précise, étant donné le caractère hétéroclite de la masse des écrivains dont ils se réclament : Anatole France et Hölderlin, Leconte de Lisle et Céline, Shakespeare et Nimier, Goethe et Stendhal, Yeats et Montherlant, Schelling et Saint-Exupéry. En fait il semble qu'au GRECE on ne s'intéresse qu'aux idées véhiculées par la littérature, mais pas à la littérature comme art. En témoigne dans le dernier numéro de *Nouvelle École* l'article de Jacques Delort sur René Char, qui n'est autre chose qu'un exposé des thèses de la « nouvelle droite » *à partir* de l'œuvre poétique du poète de la Sorgue.
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Enfin, il y a au début de chaque numéro de *Nouvelle École,* quatre pages qui ont parfois suscité des commentaires ironiques mais qui mériteraient un examen approfondi. Il s'agit de la liste des cent trente (130 !) membres du « comité de patronage » de *Nouvelle École.* Certains observateurs se sont amusés à relever la façon dont les noms de ces « patrons » sont suivis de tous leurs titres universitaires ou autres. L'étalage est en effet assez grotesque. Mais il faudrait étudier cette liste dans le détail. Elle comprend de nombreux universitaires, professeurs de biologie, de génétique, d'anthropologie, de sociologie, d'archéologie, de langues diverses, résidant dans divers pays occidentaux. Il y a là beaucoup de noms de spécialistes peu connus du grand public, mais il y en a aussi quelques-uns qui sont bien connus dans les divers mouvements « de droite ». Certains sont là incontestablement à leur place, la présence de certains autres peut étonner des naïfs de mon espèce. Aussi je pense que c'est faire œuvre utile d'information que de publier quelques-uns de ces noms (pêle-mêle, dans l'ordre alphabétique) : Raymond Abellio (écrivain), Marc Blancpain (président de l'Alliance française), Jacques Baupaire (professeur de grec à la Sorbonne), Jean Cau (écrivain), Achille Dauphin-Meunier (doyen de la FAC), Pierre Debray-Ritzen (pédopsychiatre et neuropsychologue), Mircea Eliade (historien des religions), Roland Gaucher (journaliste), Pierre Gaxotte (historien), René Huyghe (critique d'art), Arthur Koestler (écrivain), Thierry Maulnier (écrivain), Paul de Meritens (directeur du *Courrier de Paul Dehème*)*,* Jules Monnerot (sociologue), Louis Pauwels (écrivain et directeur du *Figaro-Magazine*)*.* Parmi les professeurs d'université français on trouve, en plus des noms déjà cités : Maurice Boudot (logique et philosophie, Bordeaux), Claude Colette (gynécologie, Besançon), Léon Delpech (philosophie et psychologie, Paris), Frédéric Durand (lettres, Caen), Jacques Fierain (lettres, Nantes), Enrico Fulchignoni (sciences de l'information, Paris), Jean-Jacques Hatt (lettres, Strasbourg), Jean Haudry (doyen de la faculté des lettres de Lyon III), Raymond Destin (sumérien, École pratique des Hautes Études), Roger Lathuillère (lettres, Paris), Marcel Le Glay (histoire romaine, Nanterre), Raymond Ruyer (philosophie, Nancy), Robert Schilling (latin, Strasbourg), Jean Varenne (sanskrit, Lyon).
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Parmi les journalistes (peu nombreux), on trouve aussi Marc Marceau, correspondant du *Monde* à Athènes. D'autre part, dans le courrier des lecteurs, on peut remarquer les félicitations appuyées adressées par des gens comme Jean-Marie Domenach (*Esprit*)*,* Boris Souvarine, ou Pierre Chaunu.
Bien que l'on ne parle guère de la « nouvelle droite » dans les grands media, il est donc clair néanmoins que son audience est très réelle dans le monde culturel français et international (il y a dans le dernier numéro de *Nouvelle École* de la publicité émanant de vingt publications plus ou moins liées au GRECE et diffusées dans divers pays occidentaux). Son audience paraît progresser également, et peut-être davantage, dans les milieux politiques de l'opposition. Dans l'un et l'autre domaine, il s'agit d'une influence secrète ou quasi-secrète, c'est-à-dire de type maçonnique, et dans ce sens la question de Jean Madiran est toujours d'actualité.
Yves Daoudal.
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### Deux musiciens témoignent
*sur le régime soviétique*
par Mireille Cruz
Ils ont fait un livre avec Claude Samuel, critique musical du quotidien socialiste *Le Matin*. Ils expliquent ce qu'est la réalité soviétique : sans commune mesure avec le despotisme classique. Claude Samuel tente d'atténuer le témoignage : il est de ceux qui ne *veulent* pas comprendre la nature du communisme.
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LUI, c'est le plus grand violoncelliste du monde, et un des meilleurs chefs d'orchestre. Elle, elle fut la diva du Bolchoï pendant plus de vingt ans. Ils forment un couple étonnant, et détonant, plein de vie, de spontanéité, d'enthousiasme. Lui, c'est Mstislav Rostropovitch. Elle, c'est Galina Vichnevskaïa. Je vous ai déjà raconté leur histoire en mai 1983 dans ITINÉRAIRES, comment ils ont été déchus de la nationalité soviétique et comment ces artistes qui ne pensaient qu'à leur art sont devenus de farouches opposants au régime soviétique. Cette histoire, ils la racontent eux-mêmes, aujourd'hui, dans un livre où ils dialoguent avec le critique musical Claude Samuel ([^12]). C'est un livre hybride, puisqu'il y est question de musique autant que de politique. Mais il aurait dû être encore plus hybride, car il y manque la dimension religieuse. Dans ses épreuves, et au contact de Soljénitsyne, Rostropovitch a retrouvé la foi. On aimerait qu'il nous en parle. Mais Claude Samuel glisse sur ce sujet. Dommage.
Mais enfin prenons le livre tel qu'il est. Pour Rostropovitch et Vichnevskaïa, il y a l'avant Soljénitsyne et l'après Soljénitsyne. Au départ, ils ont tout simplement (?) accueilli l'écrivain parce qu'il vivait avec sa famille dans deux pièces alors que le pavillon attenant à leur datcha était inoccupé. Lorsque Soljénitsyne, un an plus tard, commença à être sérieusement persécuté, on leur demanda de le chasser... Alors ils prirent sa défense simplement (?) par « humanité », et de fil en aiguille...
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Nos musiciens affirment dur comme fer que s'ils n'avaient pas rencontré l'écrivain, ils seraient toujours en URSS. Peut-être. Cependant il ne faut pas exagérer les vertus du hasard. Le livre nous apprend que depuis toujours Slava (c'est le diminutif de Mstislav) et Galina avaient posé des limites très précises à leur collaboration avec les autorités soviétiques. Après l'écrasement de Prague, le vice-ministre de la culture avait demandé à Rostropovitch d'aller y donner un concert, pour « consolider nos rapports avec la Tchécoslovaquie ». Rostropovitch refusa tout net. Déjà en 1948, quand Staline avait chassé Chostakovitch du Conservatoire, l'élève Rostropovitch n'était pas retourné aux cours de composition. Quant à Galina, elle explique par quelles ruses elle a réussi à ne jamais avoir la carte du Parti et, seul artiste du Bolchoï dans ce cas, à n'avoir jamais assisté aux cours d' « enseignement politique ». Tous deux racontent d'autre part qu'ils ont toujours refusé de signer le moindre texte contre Sakharov, tandis que leur voisin et ami Chostakovitch avait fini par céder aux pressions du pouvoir. Rostropovitch était déjà en disgrâce, sa signature pouvait lui permettre de revenir diriger au Bolchoï...
Tout le livre est émaillé de détails vécus de ce que représente l'oppression soviétique, pour le simple peuple, et pour les artistes, même les plus grands. Une fois admise au Bolclwï, Galina Vichnevskaïa ne voulut plus faire de tournées en province. « J'avais peur. Peur de bouger, peur de ces hôtels et de ces épouvantables restaurants, peur de la pauvreté atroce de ce malheureux peuple. (...) Comment admirer la belle nature russe sans songer aux gens qui y vivent, à toute cette pauvreté, à ce peuple aigri dont on a développé l'agressivité ? »
Et Rostropovitch explique à Claude Samuel que seule l'entraide, seule l'amitié permettent de tenir. « Ce serait comique si, ce matin, vous aviez téléphoné pour dire à Galina : « *Oh, Galina, écoutez, je viens de passer devant une boutique et je vous ai pris trois kilos de pommes de terre *», mais, en Russie, il est impossible de vivre autrement. Si on ne vous aide pas, si on ne vous téléphone pas en vous disant qu'on a trouvé quelque chose pour vous dans un magasin, c'est invivable. Vous avez connu ce genre de situation pendant la guerre, vous avez affronté les mêmes difficultés, mais, chez nous, cela dure toute la vie. »
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Plus effroyable encore est que toute la vie baigne dans un climat de mensonge total. « *Le mensonge, c'est un moyen de survie.* » Bien sur, il y a une connivence dans le mensonge. Tout le monde sait que tout le monde ment, pour avoir une meilleure place, pour les enfants, pour ne pas avoir d'ennuis... « Sous ce régime, les gens sont devenus tellement petits que toute vie morale a été détruite. Leur seul souci, c'est d'obtenir un morceau de pain meilleur que celui du voisin, d'avoir accès à un magasin fermé aux autres personnes et d'y acheter une part de saucisson alors que votre voisin devra faire cinq heures de queue pour la même part de saucisson. »
Aussi l'amitié dont parlait Rostropovitch se révèle-t-elle très limitée, et Galina avoue qu'elle n'a jamais eu de vrais amis en Union Soviétique. « Dans ce système où le régime pousse les gens à faire des bassesses, à bâtir une carrière sur des scélératesses, à obtenir des avantages personnels par l'usage de la délation, comment ne pas craindre que ton ami risque de te trahir pour un intérêt matériel ? » Dans tout ami on doit s'attendre à trouver un provocateur, et s'il se met à vous parler de la situation du peuple russe, il faut aussitôt prendre ses distances. « Ce genre de provocation fleurit beaucoup chez nous. »
Il faut donc jouer un rôle, sans cesse. Pour l'artiste, qui se réfugie dans son art, cela aboutit à une véritable inversion : « Aujourd'hui nous menons notre vie. Là-bas, notre vie c'était le théâtre. Tout était à l'envers. Nous jouions la comédie dans la vie et nous étions des êtres humains sur la scène. »
« *On imagine difficilement l'atrophie du cerveau consécutive à la vie sous le régime soviétique* »*,* dit Rostropovitch avant de raconter comment se déroulent les élections au Soviet suprême. Dès sept heures du matin, la musique joue dans les rues pavoisées. Mais dès six heures les « propagandistes » ont déjà commencé à aller réveiller les gens chez eux, leur racontant la biographie des candidats et leur demandant de se dépêcher. Au bureau de vote, on vous donne *le* bulletin *du* candidat, que vous devez déposer dans l'urne. « Alors vous allez dans un magasin et vous vous mettez à la queue pour acheter des produits d'alimentation ; et vous perdez deux heures précieuses de votre vie. »
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Mentir, cela s'apprend. Très tôt. A l'école. Écoutez cette exclamation de Galina Vichnevskaïa, elle se passe de commentaires : « Dès l'âge de onze ans, les enfants doivent connaître la Constitution de l'Union Soviétique, et par cœur ! Les droits de l'homme ! La liberté de parole ! La liberté de la presse ! La liberté de religion ! L'autodétermination des Républiques ! »
La liberté de religion : « Les gens ont peur d'aller à l'église », explique Rostropovitch, qui cite un exemple précis « En 1975, deux élèves du Conservatoire, qui étaient en dernière année d'études, ont été expulsés : quelqu'un les avait dénoncés pour avoir chanté dans une église. »
Mais le sentiment religieux est plus fort que toutes les persécutions. Galina raconte à ce sujet une histoire saisissante « A la maison, il y avait des icônes dans ma chambre à coucher, mais nous, bien que croyants, nous ne donnions pas d'éducation religieuse à nos enfants. Or, un jour, lorsqu'elle a eu six ans, ma fille Elena a été toute seule à l'église pour faire bénir les koulichi, la pâtisserie traditionnelle de Pâques -- oui, toute seule. Elle a mis un foulard en l'attachant sous le cou, comme elle avait vu les petites vieilles le faire, elle a placé les koulichi dans une serviette et elle est allée à l'église, en face de la maison, pour les faire bénir. La veille, à l'occasion du Vendredi Saint, elle s'était inclinée sur le tombeau du Christ et elle était revenue à la maison tout heureuse. »
L'appareil policier est omniprésent. Le Bolchoï paraît être un Opéra comme les autres, et meilleur que beaucoup d'autres. Mais les artistes, même (et peut-être surtout) au sommet de la Nomenklatura, n'échappent pas à une surveillance constante. Ainsi, quand Galina Vichnevskaïa raconte comment elle est arrivée première au concours d'entrée au Bolchoï, Claude Samuel demande naïvement : « Et c'est alors que le Bolchoï vous a signé votre premier engagement ? »
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« Non, répond-elle, chez nous le système est différent : on ne signe pas de contrat. On commence par l'opération la plus importante : faire une enquête ! »
Celle-ci consiste en un interrogatoire de vingt pages, examiné méticuleusement pendant deux ou trois mois. Et ce ne sont pas des musiciens qui dirigent le Bolchoï, mais le parti : chaque ensemble a son secrétaire du parti. Lesquels secrétaires sont sous les ordres du secrétaire général pour le théâtre, qui « nécessairement » (*sic*) ne connaît pas la musique. Et en fait, ajoute Galina, c'est encore une autre autorité qui a le dernier mot : le chef du personnel, qui est un gradé du KGB.
\*\*\*
Claude Samuel est le critique musical du *Matin de Paris* ([^13])*.* C'est dire qu'il n'est pas un « anticommuniste primaire et viscéral ». Face au déferlement des propos anti-soviétiques de nos deux artistes, il essaie de ramener les choses à de « justes » proportions. Ses objections ne sont jamais innocentes, mais Rostropovitch et Vichnevskaïa ne tombent jamais dans les pièges qu'il leur tend.
Claude Samuel essaie de leur faire admettre que tout compte fait, une dictature de droite ou une dictature de gauche, cela donne à peu près le même résultat artistique. Ainsi par exemple, s'il y a une esthétique officielle en Union Soviétique, il en était déjà de même sous les tsars...
« Ce n'était pas du tout la même chose ! » s'exclame Rostropovitch, expliquant qu'il y avait beaucoup de mécènes qui avaient des goûts très différents, et donnant des exemples. Raté !
Claude Samuel a une autre idée : sous les Médicis, par exemple, la création artistique n'était-elle pas « l'alibi, la bonne conscience du pouvoir » ? Cette fois c'est Galina qui répond du tac au tac qu'au contraire les Médicis agissaient pour l'amour de l'art, et que leur action correspondait à une exigence personnelle. Raté de nouveau !
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Mais tout de même l'artiste devait être obéissant, reprend Claude Samuel : Regardez Mozart à Salzbourg. « Mais Mozart pouvait quitter Salzbourg et s'installer à Vienne », dit Rostropovitch. « L'archevêque de Salzbourg payait ce qu'il voulait, ne payait pas ce qu'il refusait, mais il n'a quand même pas mis Mozart en prison ! » ajoute Galina.
Plus pervers : c'est de bonne foi que les staliniens ont instauré leur dictature artistique, pour que soit produit un art qui ne soit pas coupé du peuple. « Oui, c'est très intéressant », répond Rostropovitch. Il aurait très bien admis, explique-t-il, que le pouvoir demande aux compositeurs de songer à écrire une musique facile pour le peuple, tout en les laissant continuer leurs recherches et sans cracher sur leur « grande musique ». Mais ce n'est pas du tout ce qui s'est passé. On a rempli les journaux des « opinions » des kolkhoziens : « Dis-moi, aimes-tu la musique de Chostakovitch ? -- Je ne comprends rien à la musique ! -- Eh bien c'est justement pour cette raison qu'on t'a demandé ton avis. »
Et pour essayer de faire comprendre à Claude Samuel (ancien responsable du festival de musique contemporaine de Royan) de quoi il s'agit, Rostropovitch finit par lui demander d'imaginer François Mitterrand assistant à un concert de Boulez et interdisant aussitôt toutes les œuvres de Boulez dans toute la France. « Je n'imagine pas », répond Claude Samuel visiblement estomaqué. « Mais c'est exactement ce qui s'est passé chez nous, et plus d'une fois ! » s'exclame Rostropovitch.
Cependant le critique du *Matin* n'a toujours rien compris. C'en est même ahurissant. « Au terme de ce long processus politique, demande-t-il, si, avant l'incident (*sic*) Soljénitsyne, vous qui étiez des privilégiés vous aviez eu le droit d'exprimer votre opinion -- imaginons même des élections libres -- auriez-vous voté pour ou contre le régime ? » Cette fois c'est au tour des artistes d'être estomaqués. Ils répondent seulement : « Contre le régime évidemment ! »
Mais un peu plus tard, Galina Vichnevskaïa dresse un terrible réquisitoire contre tous les Claude Samuel de la terre « Les générations futures seront effarées par les méfaits du régime soviétique, mais ne seront-elles pas encore plus étonnées en constatant les silences du monde libre ?
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Là, tout est possible, la bouche, les oreilles et les yeux sont ouverts, mais les gens ne veulent pas comprendre ce qui se passe là-bas. Ils ne *veulent* pas. Et c'est un refus intentionnel. Vous pouvez hurler, ils se bouchent les oreilles. Quand vous leur dites : « Regardez, mon sang coule, on m'a arraché la peau ! » ils répondent : « Non, ce n'est pas vrai ! »
Et à la fin du livre, elle fait ce constat d'une poignante lucidité « Tant que ce régime existera, nous ne retournerons pas en Russie. Et, moi vivante, ce jour n'arrivera pas. Quand des gens aussi puissants que les dirigeants du parti communiste soviétique tiennent le pouvoir, quand ils ont été capables de plonger tout un peuple dans l'esclavage, quand ils savent si bien profiter de tous les avantages et privilèges de leur situation, je suis persuadée qu'ils ne lâcheront rien gratuitement, qu'ils ne céderont pas un pouce de leur puissance. Quant à une modification en douceur du régime soviétique, on peut toujours rêver mais je sais que le régime ne bougera pas, sauf s'il y a une guerre -- et s'il y a une guerre, nous serons tous là-haut ! »
Vous comprenez pourquoi il vous faut offrir ce livre à tous vos amis mélomanes. Ces voix-là doivent être propagées, suivre partout les disques et les concerts des grands artistes auxquels elles appartiennent.
Mireille Cruz.
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### Ève Lavallière
*et quelques autres...*
par Armand Mathieu
IL Y A CENT ANS, le dimanche 16 mars 1884, à Perpignan, un quinquagénaire, Émile Fénoglio, tailleur de son état, tirait sur son épouse, née Albanie Audonnet dans cette même ville, et après avoir menacé sa fille (âgée de dix-huit ans), retournait l'arme contre lui et se tuait. Mme Fénoglio devait mourir trois semaines plus tard à l'hôpital. Leur fille Eugénie se retrouva seule. Elle avait bien un frère aîné, mais engagé dans la Marine nationale, à Toulon, et qui tourna mal : on perd sa trace à Marseille en 1891.
On ne peut pas dire que de bonnes fées se soient penchées sur la jeunesse d'Ève Lavallière -- puisque c'est d'elle qu'il s'agit. Il fallait vraiment qu'elle eût l'instinct du théâtre.
Elle l'avait. La famille Patruix, à Perpignan, se souvint longtemps des représentations qu'elle organisait dans une cave à vin. Ève elle-même a raconté que, lors de sa retraite de communion au pensionnat du Bon-Secours, elle fut surprise par une surveillante au dortoir « juchée sur la cloison de son alcôve, levant la jambe, tirant la langue, les mains au plafond », exécutant tout son répertoire à la grande joie des condisciples.
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Le plus drôle est que la scène devait se renouveler après sa conversion, à Lourdes, où elle séjournait dans une pension religieuse. D'anciennes amies de théâtre étant passées, les dames catéchistes scandalisées surprirent Ève jouant la comédie avec elles dans sa chambre.
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Mais comment forcer la porte des cours d'art dramatique ou des directions de théâtre ?
Un siècle plus tôt, une Mlle Mars avait été nourrie dans le sérail de la Comédie française dès l'enfance. Marie Dorval et Rachel étaient des enfants de la balle et du voyage, nées au hasard des étapes. La première à Lorient en 1798, fille de comédiens. La seconde en 1820 à Mumpf en Suisse, fille du colporteur Félix, de Metz, et d'Esther Haya, originaire de Bohême : chanteuse de rue dès douze ans avec sa sœur aînée Sarah, sa voix métallique et veloutée avait attiré l'attention du vieux professeur Choron, ancien directeur de Polytechnique et de l'Opéra sous la Restauration, passionné de chant religieux au point de ruiner la fortune et la santé qui lui restaient en entretenant une École ; puis l'acteur Samson, l'avocat Crémieux prirent en charge la débutante.
Pas de ces anges gardiens pour la petite Méridionale de Perpignan. Pas non plus de ces mères, tantes ou cousines poussant la jeune prodige devant le public, comme dans le cas de la Clairon, ou de Sarah Bernhardt. Comment Ève Lavallière fit son chemin, de Menton où elle entre dans une troupe ambulante, à Montpellier, où elle joue au music-hall de la rue Maguelonne, puis échappant à la « protection » d'un marquis de La Valette (dont elle tenait peut-être son pseudonyme), jusqu'au cours de diction de Dulaurens à Paris et au théâtre des Variétés où elle débute en 1889, cela reste un mystère, et un miracle.
Son passeport de 1916 la faisant naître en... « 1879 », on comprend qu'elle ait supprimé tous ses souvenirs de jeunesse. Sa tombe elle-même, à Thuillières, ne porte pas de date de naissance.
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Aujourd'hui où les grands ne recrutent plus leurs égéries dans le monde des actrices prestigieuses et un peu mûres, on a du mal à imaginer quelle fascination elles exerçaient au XIX^e^ siècle. L'immense bousculade que fut l'enterrement de Mlle Mars en 1847, il n'y a guère que l'enterrement de Sartre pour en donner l'idée.
Quels rêves suscitait le théâtre pour que les marquis se ruinassent avec une Mlle Mars de cinquante-cinq ans, pour que les princes se ruassent dans le lit de Rachel, qui n'avait rien d'une beauté ! Et pourtant... On sait comment le prince de Joinville s'était annoncé : « Où ? Quand ? Combien ? » Réponse : « Ce soir. Chez toi. Pour rien. » Ce ne fut pas à Louis-Philippe cependant que Rachel donna un petit-fils, ce fut à Napoléon I^er^. Elle eut du comte Walewski un petit Alexandre, reconnu par le père qui s'apprêtait, dit-on, à épouser l'actrice quand elle le trompa avec Émile de Girardin, elle qui venait de résister aux assauts d'Alexandre Dumas. Bientôt le prince-président Louis-Napoléon, puis son cousin Jérôme (dit Plon-Plon) devaient se succéder dans ses bras...
Vers 1900, Ève Lavallière faisait encore courir les rois, comme Alphonse XIII d'Espagne, et les princes, comme Henri de Bavière. Mais elle ne trahit pas pour eux son protecteur Samuel, le directeur du théâtre des Variétés, père de son unique enfant, Jacqueline, née en 1894.
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« Samuel le Magnifique » ! Roi des metteurs en scène... « A l'état civil, nous dit l'abbé Englebert ([^14]), il se nommait Fernand Louveau, du nom du mari de sa mère, avocat parisien. Mais le vrai père de Fernand était un journaliste romain, le marquis Sanpieri, qui, du reste, s'intéressa toujours à sa progéniture française. Est-ce par souci d'honnêteté et pour ne pas porter le nom de son père putatif qu'il en prit un autre ?
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On disait aussi qu'il l'avait pris hébraïque pour forcer plus aisément le succès dans ses entreprises. »
Acteurs, metteurs en scène, auteurs, les Juifs sont partout en effet dans le monde du théâtre parisien au début de ce siècle. On est loin des débuts de Rachel, qui étonnèrent.
Elle avait dix-sept ans quand, en 1838, au creux de l'été, elle fit sensation en interprétant la Camille d'*Horace* à la Comédie française, d'une voix pénétrante, sans déclamation, avec quelque chose cependant de pathétique. A la fin de l'année, Delphine de Girardin écrivait dans le journal de son mari :
« *Ses détracteurs prétendent que son immense succès est une affaire d'association nationale. Mlle Rachel est juive, disent-ils, et, chaque fois qu'elle joue, la moitié de la salle est occupée par ses coreligionnaires. Ils agissent avec elle comme avec Meyerbeer, avec Halévy. A l'Opéra, voyez les jours où l'on donne* les Huguenots *et* la Juive ([^15]) ; *toutes les places qui ne sont pas à l'année sont prises par les Juifs. Cela est vrai, et nous ne pouvons nous empêcher d'admirer cette belle union de tout ce peuple qui se parle et se répond d'un bout du monde à l'autre, qui se comprend avec une aussi prodigieuse rapidité, qui relève un de ses fils malheureux à son premier cri et qui court chaque soir applaudir en foule celui de ses enfants qui se distingue par le génie. Cela fait rêver. N'avoir point de patrie et garder un sentiment national si parfait. Quelle leçon pour nous qui nous desservons mutuellement sans cesse, qui nous détestons si bien, et qui pourtant sommes si fiers de notre belle France ! Faut-il donc des siècles d'exil et de persécution pour que les enfants d'une même terre apprennent à s'aimer entre eux ?... *»
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Il y aurait une belle étude à faire sur le patriotisme chez les comédiennes et les prostituées. Le contraste entre une vie dissolue et une vertu farouche face à l'ennemi, voilà un thème dont les romantiques devaient faire un poncif. Maupassant en a usé et abusé dans ses nouvelles. Dans la réalité, les choses sont en général très différentes.
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Notons tout de même qu'admirée de l'Empereur, reçue par lui à Paris et à Dresde, Mlle Mars, née en 1779, était restée fidèle sous la Restauration à ses convictions bonapartistes. Au point de prendre pour amant le colonel en demi-solde Fortuné de Brack. Bien sûr, il avait de quoi l'entretenir, étant fils de ce Charles Brack qui avait dirigé la perception des impôts sous Louis XVI et celle des droits de douane sous Napoléon. Mais le colonel ne badinait pas avec l'honneur de l'armée française. Il préparait la revanche de Waterloo et crut le moment arrivé en 1830, à l'avènement de Louis-Philippe. Il imprima son manuel sur les *Avant-postes de Cavalerie* pour faire bénéficier la belle jeunesse de son expérience et la lancer sur les routes d'Europe, prit le commandement du 4^e^ Hussards... puis finit paisiblement sa carrière à la tête de l'École de Saumur. Il avait depuis longtemps abandonné Mlle Mars, de dix ans plus âgée que lui. Pourtant elle ne décrochait pas, et s'était tournée vers le comte de Mornay, un jouvenceau, futur ambassadeur.
A Rachel, quelques décennies plus tard, on reprocha sa tournée de l'hiver 1853-1854 à la Cour de Russie, où elle faisait pleurer le Tsar en récitant *Les Deux Pigeons.* Mais elle prétendait avoir été cinglante avec les officiers russes qui lui disaient : « A cet été, à Paris ! » ; leur répliquant : « Je ne sers pas le champagne aux prisonniers. »
Comme Rachel à travers toute la France en 1848 (Crémieux s'était fait l'impresario de cette tournée), Lavallière incarna, mais beaucoup moins solennellement et plus brièvement, la République française :
-- « *Tenez, c'est elle,* écrivit Gémier en 1912, *qui m'a donné l'amour de la République quand je la vis, il y a quelques années, incarner notre gouvernement dans une revue aux Variétés, coiffée d'un petit bonnet phrygien. Elle m'a fait comprendre ce que c'est qu'une république athénienne... Elle n'a pas le profil grec, mais elle est Grecque des pieds, des jambes, du torse, elle est Grecque jusqu'aux épaules et Parisienne du cou aux cheveux* *; la tête de Gavroche sur le cou d'une Tanagra... La voilà bien, la République que nous voulons, monsieur, une République spirituelle avec de grands yeux intelligents, profonds et gouailleurs, capable d'un geste bref, mais toujours élégant, harmonieux.*
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« *Comme on la suivrait volontiers jusqu'au bout du monde, cette petite République bien française. Plus tard, dans vingt autres siècles, quand on fouillera à la place de ce qui fut Paris, quand on y trouvera la jolie statuette de Lavallière avec son petit bonnet phrygien, Paris n'aura rien à envier à Tanagra. Ève Lavallière, monsieur, c'est notre Puck, c'est un symbole, c'est la grâce et l'esprit de Paris...* »
Pourtant rien n'était plus étranger à Lavallière que le patriotisme. De 1914 à 1918, il n'y a pas un mot, dans ses lettres ou notes intimes, sur le conflit en cours. Pis ! Elle continuait tranquillement à correspondre avec son riche amant le baron von Lucius. Elle avait connu en 1906 ce jeune attaché à l'ambassade d'Allemagne à Paris, fils du plus fameux collègue de Bismarck et d'une Française, héritier de l'Aspirine Bayer, et pour qui Rodin sculpta *Le Printemps.* De l'ambassade d'Allemagne à Stockholm où il dirigeait le contre-espionnage, il continuait à lui adresser une correspondance passionnée, elle à répondre gentiment en des lettres que l'abbé Englebert résume très justement ainsi : « Je t'aime infiniment ; tu es un type épatant ; surtout n'oublie pas mon chèque. »
Même après sa conversion auprès du curé de Chanceaux, le village de Touraine où elle se reposait en juin 1917, elle reçut encore un chèque de dix mille francs. Le bon abbé Chasteigner, sans trouver cela « charmant » comme Alfred Capus en 1915, jugeait comme le dramaturge que c'était autant de pris à l'ennemi. En octobre cependant, alors que le bruit courait qu'Ève allait être arrêtée comme espionne allemande, Robert de Flers, tout en se portant garant pour elle auprès du Deuxième Bureau, fut d'avis de mettre un terme à cette correspondance.
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L'abbé Englebert ne cache rien des turpitudes de la vie privée d'Ève Lavallière avant sa conversion. Mais il n'y insiste pas. Il en parle avec cette discrétion ecclésiastique qui était de règle avant-guerre. Il évoque les « accidents volontaires dont Ève se rendit quatre fois coupable et qu'elle tint plus tard pour ses plus grands péchés » (« des crimes atroces », disait-elle). Passent dans la coulisse les silhouettes de deux grands gynécologues, les professeurs Pozzi (tué en 1918 dans son cabinet par un fou) et Gosset (1872-1944), qui intervenaient, semble-t-il, pour réparer les dégâts causés par ces « accidents ».
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En 1918, au château de Saint-Baslemont dans les Vosges, que sa fille Jacqueline avait hérité de Samuel, Ève fit baptiser et voulut adopter une enfant naturelle : « Il me semble que Dieu me donne ici l'occasion de réparer un peu de mes fautes passées. » Mais Jacqueline mit bientôt sa mère à la porte.
Simulatrice et sans doute irresponsable, Jacqueline avait en effet « des mœurs particulières », vivait en ménage avec une certaine Marcelle, s'habillait en homme -- qu'elle prétendait être devenue à la suite d'une intervention médicale. Léona, la fidèle suivante d'Ève, ne s'en laissait pas accroire, et l'abbé nous explique pourquoi en citant les vers de Tertullien sur l'épouse de Lot changée en statue de sel :
*Dicitur et vivens alio sub corpore sexus*
*Munificos solito dispungere sanguine menses.*
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La conversion de juin 1917, on a tenté de l'expliquer par l'âge, la maladie, le soupçon d'espionnage. Aucune de ces explications ne tient quand on sait que les Guitry et Robert de Flers ont tenté de ramener Ève au théâtre.
« *Vends tes biens, viens et suis-moi* ! » Dès octobre, sans tergiverser, Ève liquide tous ses biens, les bijoux, le superbe appartement des Champs-Élysées que tout Paris connaissait : ses ors et ses noirs, ses éclairages indirects, le lit extraordinaire fabriqué par une usine d'aviation, la salle de bain avec piscine, la bibliothèque reliée, marquée de son chiffre et du bizarre *ex-libris* (un serpent mordant une pomme avec l'inscription *Quilam mordit*)*,* la salle à manger à colonnes de marbre et fresques déroulant l'histoire d'Adam et Ève, le boudoir tendu de velum mauve...
Le produit de ces ventes (950 000 francs-or), Ève en fit don en 1924 à Mgr Lemaître, l'évêque de Carthage rencontré à Lourdes et devenu son directeur spirituel, qui lui versa une modeste pension jusqu'à sa mort.
Pendant les douze années de sa vie nouvelle, elle erra beaucoup, de Lourdes à Saint-Baslemont, de Guéthary à Tunis, toujours flanquée de la fidèle Léona Delbecq, une jeune réfugiée belge recueillie en 1914 par Félix Boutet de Monvel. Léona était vite devenue l'habilleuse d'Ève, et même sa partenaire dans un bout de rôle de *Carminetta* (sous le pseudonyme de Léo Tempête). Étonnante Léona, qui ne suivit pas toujours sans regimber, ni sans subir les crises de nerfs d'Ève, mais qui savait qu'il fallait « pédaler » :
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-- Vous pédaliez, Léona ? lui demanda l'abbé Englebert dans les années trente.
-- Mais oui. Ève disait qu'elle était devant et que, vu sa faiblesse, elle se bornait à guider le tandem ; tandis que moi, derrière, solide comme je suis, je pédalais de toutes mes forces, aveuglément. Je l'aurais suivie jusqu'au bout du monde.
Jusqu'à la fin il arriva à Ève de trébucher, et c'est ce qui rend sa conversion très pathétique. Elle avait de très lourds handicaps : un caractère capricieux, neurasthénique, fabulateur ; l'accoutumance aux vices d'une vie déréglée. Elle les acceptait avec humilité, lucidité, confiance.
Un jour, à Lourdes, après des semaines de pénitence, elle se jette dans une pâtisserie avec Léona et s'empiffre à ne plus pouvoir rien avaler une fois de retour à la pension. Ou bien, machinalement, elle se remet à faire tourner les tables (le curé de Chanceaux avait dû quérir une autorisation spéciale à l'archevêché de Tours pour l'absoudre, en juin 1917, parce qu'elle avait donné autrefois dans le spiritisme, avec Samuel). A Saint-Baslemont, un soir qu'elle met de l'animation, elle s'arrête soudain : « *Tout ce que je viens de vous raconter est faux ; je me fais valoir, je suis une menteuse, pardon ! *»
Elle ne se résoudra jamais vraiment à abandonner son pseudonyme comme le lui demandait Mgr Lemaître.
En 1919, à Guéthary, elle se lia avec deux filles du marquis d'Elbée, Marie et Lily. Toutes deux devaient entrer au Carmel, tandis qu'après trois ans de mariage leur cousin le comte d'Elbée et sa femme Claude se séparaient pour entrer eux aussi en religion. C'est au cours d'une promenade avec Marie et Lily qu'Ève fit une chute sur les rochers. Lésion des reins. Ce fut le début d'un calvaire accepté en expiation de ses péchés, qui s'acheva en 1929 à Thuillières, où elle avait acheté une maison à contrevents et barrière bleus.
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La vie à Thuillières fut entrecoupée d'épisodes clochemerlesques.
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Il y eut l'épisode Charles Henrion. Cet ancien avocat s'était reconverti dans la méditation de saint Jean de la Croix, à Thuillières même, lieu où décidément soufflait l'Esprit. Il n'était pas encore prêtre, mais se fit confier illico par l'évêque de Carthage la direction spirituelle d'Ève Lavallière. Il lui fit rencontrer Léon Bloy, les Maritain et l'abbé Lamy à N.-D. des Bois. Il est amusant de comparer aux pages très dures et ironiques de l'abbé Englebert le chapitre admiratif que Raïssa Maritain consacre à Charles Henrion dans ses *Grandes Amitiés.* On croirait deux êtres différents. Quoi qu'il en soit, l'évêque de Saint-Dié dut mettre fin, à la demande du curé, à cette direction qui se révélait peu fructueuse (Ève n'était pas une intellectuelle) et scandalisait le village.
Il y eut l'épisode de la chorale, qui défraya la chronique. Il n'est pas facile de vivre cachée quand on est une célèbre actrice convertie, et que les couvents vous refusent. Ève céda parfois à la tentation de quelques bribes d'interview. Léona ne fut pas toujours de bon conseil. Elle s'engoua pour la chorale paroissiale fondée par Ève (où elle soutenait les contraltos) au point de déclarer à un journaliste, par-dessus la barrière bleue : « La voix d'Ève Lavallière reste tellement bonne que dans la Messe de Pérosi elle donne des notes qu'elle n'avait jamais atteintes. » Une indiscrétion du *Matin* amena la foule à l'église du village le 15 août 1921, pour écouter cette Messe. En octobre, le curé décida de dissoudre cette chorale qui troublait la paix du village. Ève se soumit, mais il y eut l'esquisse d'une rébellion de la part de Léona et des autres choristes.
Je suis persuadé que Giono, grand lecteur de « *faits divers* »*,* s'est souvenu de celui-là quand il écrivit *Le Moulin de Pologne* (1953). Son héroïne, Julie, devient « un ogre de musique, ... avec une ardeur sauvage, sans retenue ; ...travaillée et très soigneusement *placée* par sœur Séraphine, sa voix faisait *fuir le sang *»* :* « Il y eut une certaine messe de Pâques dont on parle encore... où Julie chanta des chants dits « *appropriés *»*,* un *alleluia* ou un *In dulcis jubilo ;* un *chantez maintenant et soyez gais ; je m'en vais en paix et joie ; du ciel vient la foule des anges ;* enfin, des thèmes de tout repos et bien éprouvés. On ne pouvait que reprocher l'utilisation à ses fins d'un instrument comme cette voix. Il y eut un scandale ; étouffé, comme il se doit, rumeurs et visages indignés tournés brusquement vers la galerie. Sœur Séraphine eut sur les doigts. »
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Trois morts d'actrices au XIX^e^ siècle : Mlle Mars, Marie Dorval, Rachel.
Impérieuse et coquette jusqu'à la fin, Mlle Mars montre ses dents au médecin : -- « Regardez ! Elles sont toutes à moi ! » Elle demande tout de même l'extrême-onction. Elle meurt le 20 mars 1847, à soixante-huit ans.
Romantique jusqu'au bout, Marie Dorval, en mai 1849, veut « que tout le monde soit là » : mari, amants, sa fille Caroline, l'autre gendre, veuf, le dévoué René Luguet. Elle se préoccupe d'être enterrée décemment, à côté du petit garçon qu'elle avait perdu. Alexandre Dumas promet de payer l'enterrement de son ancienne amante ruinée. Tous pleurent autour du lit. « René... sublime... » murmure Marie Dorval en s'éteignant.
A la fin de 1857, un âpre combat se livre au Cannet, autour de la villa Sardou, où Rachel, phtisique au dernier point, n'a plus que quelques jours à vivre. En 1854 déjà, elle a cru qu'elle accompagnerait dans la tombe sa sœur cadette Rébecca, mais « *Dieu choisit ses anges, il nous laisse désespérer* », écrivait-elle. Depuis, au cours d'un voyage en Égypte, elle a rencontré un officier de marine, Gabriel Aubaret, qui n'a plus qu'un but au monde : la convertir à la foi catholique. Déjà il est parvenu à lui faire prononcer : *Je vous salue, Marie.* Étant donné l'urgence, il a obtenu des autorités ecclésiastiques l'autorisation de l'ondoyer lui-même en privé et, le 30 ou 31 décembre, il s'apprête à le faire, quand survient Plon-Plon, le prince Jérôme, représentant de la Libre-Pensée qui revendique aussi la mourante. Mais Sarah, la sœur aînée, l'emportera. Le 3 janvier 1858, elle veille à ce que Rachel meure entourée du Consistoire israélite de Nice qui chante des cantiques ; on prétend même que pluie et flammes furent visibles à l'ultime moment sur la villa Sardou...
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Ève Lavallière mourut le mercredi 10 juillet 1929, entourée de Léona, de quelques saintes femmes du village, et du curé, l'abbé Guy, qui récitait les prières des agonisants. Elle a voulu être enterrée la tête contre les fondations de l'église de Thuillières, dans son scapulaire de tertiaire franciscaine, avec l'inscription suivante : « *Vous qui m'avez créée, ayez pitié de moi *» (Prière de sainte Thaïs).
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Dans les trente années qui suivirent cette mort, il parut en moyenne une biographie d'Ève Lavallière par an. A quoi tenait cet engouement ? s'est demandé l'abbé Englebert. « Ève n'appartient à aucune famille religieuse, à aucune chapelle. Aurait-elle par hasard découvert de nouvelles preuves de l'existence de Dieu ou laissé derrière elle quelque intéressante dévotionnette ? Pas davantage. Elle n'a même pas prévu l'âge atomique ni prédit pour demain la paix universelle ou la fin du monde... » Mais, ajoute-t-il : « *Eva altera Magdalena.* Interrogé pourquoi lui et d'autres aimaient le Poverello par-dessus tous les saints, Renan répondait : *Franciscus alter Christus,* François est un autre Christ. Ève est une autre Madeleine. Comme la pécheresse de Magdala, elle fut l'objet d'une extraordinaire miséricorde de la part de Dieu ; comme elle, elle cessa de s'agiter, dès que Jésus l'eut exorcisée ; comme elle enfin, et il ne faut pas l'oublier, elle était jolie... »
Lucie Delarue-Mardrus, qui croyait sans doute que ses vers enchanteraient les générations à venir, plaisantait un peu « les images et symboles entortillés et saugrenus » de la *Petite Voie* de sainte Thérèse de Lisieux et du *Cahier spirituel* d'Ève Lavallière. On trouve pourtant dans les lettres d'Ève après sa conversion des perles qui témoignent d'une spiritualité sincère et juste.
Il y a de la fraîcheur dans le bilan de sa vie qu'elle dresse pour le curé de Chanceaux en septembre 1917 : « Je suis l'éternelle orpheline de la terre, qui a cherché toujours, mais en vain, la nourriture faite de tendresse et d'amitié à laquelle son cœur a toujours aspiré sans l'avoir rencontrée ; mon cœur se meurt de faim, car tout ce qu'on lui a donné, c'était des truffes et du champagne, et il avait besoin de légumes frais. »
Il y a davantage dans cette confidence, au même en 1919 : « Pour mon enfant, j'y pense plus que vous ne croyez. J'ai passé par des chemins remplis d'épines et c'était elle la pauvre qui me les enfonçait. \[Mais\] Jésus daigne m'accorder des grâces de Lumière et d'Amour incomparables. Je suis dans la plus vile des misères, la plus souillée, l'égout, et Jésus m'entoure, me protège, en un mot m'aime, et je sens cet amour, il est pour ainsi dire palpable. »
Ou encore dans cette exhortation à une jeune fille rencontrée à l'hôpital de Pau : « Nous n'avons tous quel que soit notre âge que le temps de nous préparer à la vraie vie, à l'unique vie, au vrai bonheur. Nous n'avons que l'âge de nos vertus ou de nos péchés. Ainsi, pour moi, j'aurai quatre ans le 19 juin, puisque c'est l'anniversaire de ma conversion ; le reste, c'est la boue.
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Pour vous aussi, ma chérie, dès que vous serez sincèrement décidée à être une âme et non une vile matière, à vivre pour votre âme immortelle faite à l'image de Dieu, c'est vous dire sa beauté ! alors vous commencerez à vivre. Vous n'avez donc pas vingt ans, si vous n'êtes même pas née. » (1921)
Le plus beau, elle l'a sans doute égrené dans les conversations. Une ancienne disciple de Mgr Lemaître à Tunis, très critique envers les coquetteries d'Ève, disait longtemps après « Je dois cependant reconnaître qu'elle était particulièrement persuasive quand elle parlait de la miséricorde divine, sujet sur lequel elle revenait sans cesse. » A la maîtresse des novices de Nevers, Ève confia, ayant lu que sainte Bernadette ne savait pas méditer :
-- C'est tout à fait mon cas, mais ce qui me console, c'est que du moins, comme elle, je sais aimer.
Armand Mathieu.
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### Lettre de Rio
*Balais*
par Bernard Bouts
UN HOMME portait un balai. Où allait-il ? Il allait dans la courette, derrière la maison. Il posa le balai contre le mur, éternua, revint, ressortit portant un autre balai, le posa près du premier, réfléchit les bras croisés, puis, ayant donné quelques coups de balai avec le premier, secoua la tête, et essaya le second. Ça n'allait pas. Il le rapporta à la maison, retourna essayer le premier, mais le rapporta également à la maison. Rideau.
Il y eut un deuxième acte, exactement semblable au premier, puis un troisième et, l'heure du repas approchant, l'homme s'en alla. Les deux balais restèrent contre le mur, au coin de la maison. « Quelle chaleur ! s'exclama le premier balai, es-tu fatigué ? »
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-- « Éreinté », répondit le second. Alors le premier balai se jeta sur le second et l'obligea à balayer. Pendant qu'ils cavalcadaient à tort et à travers dans la cour, l'homme déjeunait. Ayant déjeuné il sortit sur le pas de la porte, mais les deux balais étaient déjà sages contre le mur. Il les regarda d'un air méprisant avant d'aller sur la véranda s'allonger avec un gémissement, dans le hamac.
C'était un homme d'une cinquantaine d'années, grand, maigre, petite moustache, sans lunettes. N'allez pas croire que cet homme était le valet, le portier ou enfin le second dans la maison. Il était bel et bien le premier, le patron de la véranda, du hamac et des balais. Leur avait-il assez dit, à ces balais, qu'ils n'étaient bons à rien, mauvais bois mauvais crin, dans sa main ! Car il avait la main légère.
Vers cinq heures il fut réveillé par un bruit épouvantable c'était sa femme qui, revenant de son travail, s'était pris les pieds dans les balais et était tombée assise dans la boîte à ordures. Une très grande boîte. Elle se releva sans mal, grinça quelques mots couverts à l'adresse de son mari, ramassa les deux balais, rentra dans la maison, ressortit avec un seul balai, et balaya. C'est « la femme au foyer ».
Si cette histoire vous amuse, nous pouvons la continuer : le lendemain, l'homme était assis sous l'arbre, occupé à passer un manche à balai au papier de verre. Mais le papier de verre était usé, il le jeta, s'essuya le front d'un revers de manche, réfléchit en regardant en l'air, et reprit le papier de verre, sans conviction. Tout à coup il rentra dans la maison et revint armé d'un marteau et d'un clou. Un grand marteau et un long clou. Il prit mesures et dispositions, enfonça le manche dans le balai, marqua l'endroit avec un crayon, écarta les jambes, renifla, tapota quelque peu du marteau sur le clou comme pour dire « tu vas voir ! » et donna, la bouche ouverte, un grand coup sur son doigt. Parce que la tête du clou était penchée.
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Je le rencontrai au marché : « Tout va bien ? » lui demandai-je. Il me répondit comme il se doit : « toudo azul » ce qui peut s'interpréter comme une contraction de « gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté » puis, baissant la tête, les yeux et la voix il ajouta : « C'est incroyable ce que les clous sont mal faits aujourd'hui. J'ai voulu enfoncer un clou, qui avait la tête penchée, et... » et il me montra son doigt enveloppé dans une majestueuse poupée.
Ce n'est pas que mon récit soit fini, ou que je n'en connaisse point d'autres du même tabac, j'en ai au contraire dix fois trois cent soixante-cinq dans ma manchette, mais je crains de vous fatiguer, alors je m'empresse de tirer la morale de l'histoire : « Malheureux les États tombés dans son erreur ! » -- « Quelle erreur, demanderez-vous, celle des balais, celle du papier de verre, ou celle des clous ? » Je dis que c'est l'erreur de celui qui n'a pas l'énergie de balayer, ni celle de redresser la tête, lui-même.
Bernard Bouts.
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### Les Habsbourg dans la création littéraire
par Jean-Paul Besse
LE FRANÇAIS qui parcourt Vienne, de la Hofburg et de la crypte des Capucins aux frondaisons de Schönbrunn, croit visiter un temple. Non pas un musée où la poussière des ans ferait pâlir les ors, mais un temple vaste et paisible où partout triomphe la mémoire. Les Habsbourg n'ont pas marqué Vienne comme Louis XV ou Napoléon III ont pu marquer Paris. Ils ont *fait* Vienne et, plus de soixante ans après leur exil, leur œuvre façonne encore l'âme de la métropole danubienne. Si Venise a survécu aux doges grâce aux mirages de sa lagune, Vienne demeure si proche de ses empereurs qu'elle en subit toujours la fascination. Les couronnes de fleurs qui éclairent les tombeaux de François-Joseph, d'Élisabeth et de Rodolphe, les gerbes qui enserrent le buste de Charles I^er^, les plaques commémoratives de la Karlskirche, les innombrables portraits des derniers souverains de la Double Monarchie, la quantité de biographies impériales à la vitrine des libraires, concourent à emplir le cœur et les yeux du touriste le moins curieux d'une immense nostalgie et d'une bienfaisante langueur. Vienne est un paradis proustien, où le « temps retrouvé » comble à chaque pas notre quête secrète du « temps perdu ».
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Cette magie est plus puissante encore dans l'ordre littéraire. L'ouvrage du Professeur Claude Magris ([^16]), *Le mythe habsbourgeois dans la littérature autrichienne moderne, --* en italien, Einaudi, Turin 1963 et 1976 --, est à cet égard exemplaire. Avant d'en souligner l'exceptionnelle richesse, il convient sans doute de rappeler que la Double Monarchie a aujourd'hui la Pologne pour héritière spirituelle, plus que Vienne ou Budapest. Tout autant que Kafka, le premier à avoir peint les traits de ce monde en perdition demeure Stanislas Ignace Witkiewicz (1885-1939), dont le lecteur français peut découvrir avec un demi-siècle de retard le « catastrophisme » prophétique dans *L'inassouvissement* (L'Age d'Homme, Lausanne 1970). Czeslaw Milosz, sur l'œuvre duquel le Prix Nobel a enfin attiré l'attention d'un large public, a montré toute l'importance de Witkiewicz pour la compréhension de notre époque dans son admirable *Pensée captive* (Gallimard, Paris 1953 et 1980) qui faisait déjà de lui un précurseur de Soljénitsyne. Que Cracovie, pour citer la métropole spirituelle et longtemps autrichienne de la Pologne, soit l'héritière vivante d'une Vienne endeuillée, l'œuvre d'André Kusniewicz nous le confirme encore. Galicien, seigneur polonais des paysans uniates et orthodoxes de la campagne ruthène, il apparaît dans son *Roi des Deux-Siciles* (Albin Michel, paris 1978), superbe, cruel et maniériste, « à côté de Joseph Roth, comme le poète de la fin d'un monde, du monde de la double monarchie, du « modern style », d'une sensibilité unique et d'un mode de vie qui auront disparu avec la vieille dynastie » (Pierre Rawicz, dans sa préface française au roman). Que le subtil auteur ait noué l'action du drame autour d'un officier du régiment austro-hongrois dédié à la mémoire de Ferdinand II des Deux Siciles, cette autre monarchie double, ajoute encore à la saveur de l'œuvre. Symbolisme délicat faisant du lys déjà fané des Bourbons de Naples le signe avant-coureur de la chute des Habsbourg... Allant de Solferino à Sarajevo, leur marche à la mort est magistralement évoquée.
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Marche à la mort ou à la lumière ? Les lecteurs français des Mémoires du cardinal Mindszenty ont pu apprendre que la cause en béatification du dernier empereur et roi Charles avait été introduite en cour de Rome : « Je célébrai la messe pour la Hongrie à Funchal (en octobre 1972) sur la tombe du roi Charles IV dont la dépouille fut exhumée cette année-là pour l'ouverture du procès en béatification. Mon allocution avait pour thème le triste destin du dernier roi hongrois » (*Mémoires, des prisons d'Hitler et de Staline... à l'exil,* La Table Ronde, Paris 1974, p. 408). L'exilé de Madère, disparu au même âge que Mozart, oh ! aveu du destin ! fut un prince chrétien exemplaire, épris de justice et de paix. Les efforts qu'il déploya en ce sens durant la Grande Guerre, l'échec de son retour en Hongrie où il était si populaire, son douloureux exil enfin, l'appelèrent, à l'égal de François-Ferdinand, le loyal et véhément « Thronfolger » célébré par Görlich, aux plus grands sacrifices, accueillis dans le renoncement et dans l'amour. Dans son journal, Julien Green s'y montre particulièrement sensible :
21 octobre 1973. Dans la crypte de l'église des Capucins pour voir les tombeaux des Habsbourg (...) Le cercueil de François-Joseph, le plus simple de tous, dans le même marbre, m'a-t-il semblé, que celui de Napoléon. La chapelle réservée à son successeur, Charles, mort et enterré à Madère, avec un buste (« Toujours présent dans les prières de sa patrie ») m'a paru très frappante (...)
30 octobre 1974. Parlé avec Federico de l'assassinat de François-Ferdinand, tel que le raconte le comte Polzer-Hoditz. Ce fut moins un attentat qu'une exécution. Le complot était connu d'un grand nombre de personnes, les conspirateurs, loin de se cacher, portaient ouvertement un insigne. On attendait la victime dans la rue François-Joseph, à Sarajevo. Après le premier attentat manqué, il fut question de changer l'itinéraire, mais ce projet échoua, le général gouverneur de Sarajevo, parfaitement au courant de ce qui se préparait, ordonna que la voiture continuât sa route dans la rue où *on l'attendait.* Dans le même livre une description de l'enterrement de l'empereur Charles, cérémonie qui, dans sa pauvreté, dans sa misère, dépasse en magnificence tout ce qu'un empereur d'Autriche aurait normalement obtenu à Vienne. Il a eu l'enterrement d'un saint (...)
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3 décembre 1974. *Le dernier Habsbourg,* livre fait d'après les témoignages de l'impératrice Zita. Il y a des pages consternantes : Charles discutant avec le Judas Horthy à Budapest pour reconquérir son royaume ; la villa humide qu'on leur donne à Madère et où mourra l'empereur avec le nom de Jésus sur les lèvres, leur misère, leur résignation totale, l'indifférence du monde entier à leur égard.
(*La bouteille à la mer, journal 1972-1976,* Plon, Paris 1976.)
Si la dernière impératrice, qui unit encore le nom des Bourbons à celui des Habsbourg, peut témoigner de l'héroïcité des vertus de son époux, c'est aussi le cas de leur fils l'archiduc Othon, historien de Charles Quint (Hachette, Paris 1967), président du Mouvement Paneuropéen ([^17]) et député bavarois au Parlement de Strasbourg. Volonté sans doute de transfigurer une mission dynastique en vocation européenne et chrétienne, selon l'heureuse formule de Hofmannsthal : « Qui dit Autriche dit naturellement lutte millénaire pour l'Europe, foi millénaire en l'Europe », mais pas n'importe laquelle...
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Voici quelques années, Anne Koreth publia une admirable étude, *Pietas austriaca* (en allemand), sur l'âme de l'Autriche et le destin des Habsbourg. On sait que la dynastie est née au XIII^e^ siècle à la suite d'un miracle eucharistique opéré en faveur de Rodolphe I^er^ (1218-1291), campé par les douze chants virgiliens de Ladislas Pyrker en 1824. Ferdinand II et Ferdinand III, l'archiduc Léopold Guillaume et l'empereur Léopold I^er^ le Victorieux au XVII^e^ siècle, tout comme la fille de Philippe III, Anne d'Autriche, ou l'impératrice Marie-Thérèse et Marie-Antoinette au XVIII^e^ siècle, jusqu'à Charles I^er^ (IV de Hongrie) notre contemporain, furent profondément pénétrés des exigences que liait à leur maison cette faveur eucharistique. En outre, face à l'exaltation nationaliste de Kipling, Barrès et d'Annunzio, au pangermanisme de Tirpitz et aux fureurs futuristes de Marinetti et de Maïakovski, les écrivains germanophones, polonais, hongrois, italiens, slovènes, tchèques, slovaques, croates ou israélites de l'ancienne Double Monarchie transfigurèrent l'empire de « Cacanie », selon le terme de Musil (Kaiserlich und Königlich : impérial et royal), en idéal de sagesse, de patience et d'union.
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Pour eux, les nations centrifuges s'effaçaient devant l'union des peuples autour du souverain, la bureaucratie et l'inertie ministérielles manifestaient un réformisme prudent et habile, le mélange de cléricalisme et d'esprit libéral donnait sa saveur à une société cosmopolite, à la fois hiérarchisée et ouverte, vibrant d'une joie de vivre que Johann Strauss symbolisait parfaitement.
Mélange de gothique flamboyant et de rococo, d'étiquette et de bienveillance, de faste et de familiarité, de rigueur germanique, de fantaisie magyare et de sensibilité slave, l'Autriche-Hongrie devint ainsi dans la création littéraire l'arche de Noé des traditions. Impérial microcosme de l'Europe, la mosaïque autrichienne était pour beaucoup la préfiguration organique du continent réconcilié avec lui-même. Henri von Sbirk voyait en cette « Mitteleuropa », proposée en 1915 par l'écrivain allemand Frédéric Naumann, la riche promesse de l'avenir. L'histoire, plus ingrate, ne le permit pas mais l'art réalisa cette fusion culturelle avec Mozart, Liszt, Janacek, Dvorak, Brückner, Mahler et Schünberg, de l'agrément au drame métaphysique et au sublime. *Le Plutarque autrichien* de von Hormayr, paru de 1807 à 1814 en vingt volumes, et sa *Geschichte Andreas Hofer's Sandwirts aus Passeyr,* publiée en 1817, rassemblèrent les thèmes fondamentaux de la littérature autrichienne du siècle suivant, du loyalisme dynastique au traditionalisme patriarcal, féodal et paysan, particulièrement puissants au Tyrol. C'était préparer la synthèse de François Grillparzer, ébranlé par l'épopée napoléonienne, les révolutions de 1848 puis les revers autrichiens en Italie. Dans son *Ottokar* (1825), il s'inspira de l'aventure du « parvenu » Napoléon, comparé au roi de Bohême, pour peindre la victoire sur ce dernier du premier Habsbourg, Rodolphe. Ce thème lui permit de louer les vertus de la dynastie : piété, tradition, modération. On y entrevoyait déjà l'image qu'il voulut ensuite laisser de l'empire : celle d'une Autriche byzantine, symbolisée par l'aigle bicéphale, lente, respectueuse et courtoise, saluée par Gérard de Nerval et l'historien Börne comme la Chine de l'Europe, gouvernée comme l'empire céleste par une gérontocratie de mandarins, François-Joseph devenant non le Janus mais la Cassandre douloureuse et digne de son siècle.
Son portrait de Rodolphe II en était une préfiguration mais le cœur secret de l'œuvre de Grillparzer était son amitié et son admiration pour Maximilien du Mexique. En ce prince, à la fois romantique réactionnaire et libéral des lumières, amant de la solitude de Miramare et rêvant de lointaines aventures, ennemi de l'esclavage des noirs et désireux de poursuivre l'œuvre des Rois Catholiques, Grillparzer trouvait le feu dont François-Joseph était si dépourvu.
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Avant de mourir victime d'une tragédie qui lui échappait tout à fait, Maximilien conféra l'ordre de N.-D. de Guadalupe à son ami Grillparzer, avec lequel il était resté en correspondance. Ce trépas dans l'or et le sang arracha à l'écrivain cet aveu pathétique : « Je suis un poète des choses ultimes. » Maximilien entra dans la légende mais inspira encore Werfel et Schreyvogl. Il y a dans le Grillparzer des dernières années le tourment de Barbey d'Aurevilly et l'angoisse de Villiers de l'Isle-Adam. Ce que le comte de Chambord signifiait pour eux, Maximilien l'était pour l'Autriche. De même, aux confins orientaux de l'empire, en Bucovine et en Galicie, peuplées de Ruthènes plus proches des Russes que du monde viennois, mais viscéralement attachés aux Habsbourg, Léopold de Sacher-Masoch puis l'israélite Charles-Émile Franzos voyaient eux aussi dans l'Autriche une vaste patrie ouverte à tous.
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Comment les sombres pressentiments de Grillparzer se muèrent-ils en « finis Austriae », elle-même métamorphosée en rêve du « beau Danube bleu » cher à Johann Strauss, Franz Lehar et Smetana, c'est ce que Hofmannsthal et Rilke vécurent et ressentirent. Le monde de Hugo von Hofmannsthal, héritier de la Réforme Catholique, de sa ferveur et de ses fastes, était tout entier chrétien et pourtant vide d'espérance, la vertu évangélique lui paraissant impossible dans une Europe désintégrée. Né à Salzbourg, ainsi que le poète Georges Trakl, dans la cité baroque transfigurée par la musique et une grâce tout italienne, Hofmannsthal, comme plus tard Pierre-Jean Jouve, découvrit en Mozart la pérennité de l'Autriche. Aussi fonda-t-il en 1919 le festival de Salzbourg et collabora-t-il avec Richard Strauss. Hermann Broch, dont *La mort de Virgile* a séduit le public français, a pu écrire : « Ce poète qui doute du langage trouve dans la musique l'achèvement du verbe. Dans ses livrets, meilleurs encore que ceux de Da Ponte, la tradition la plus conservatrice jette ses derniers feux. Hofmannsthal savait qu'il renouvelait une culture déclinante, l'héritage baroque. Comme était à jamais perdue cette monarchie habsbourgeoise dont il conservait la nostalgie. » ([^18])
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En 1926, trois ans avant sa mort, le poète du *Oui à l'Autriche !* de 1914, écrivait à Charles J. Burckhardt : « Vienne m'est devenue insupportable. Vous, vous n'y voyez qu'un décor de théâtre qui vous parle de choses mortes, et vous y trouvez du charme. Mais, pour moi, c'est atroce. »
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L'autre capitale du crépuscule habsbourgeois était Prague, riche des souvenirs laissés par Wallenstein et la Montagne Blanche. Victor-Louis Tapié ([^19]), à la suite de Joseph Pekar et d'Arne Novak, a souligné la beauté de la Prague baroque des Habsbourg, ainsi évoquée par Paul Claudel « Était-ce à Prague dans l'éclat de rire doré d'une de ces belles églises rococo, pleines d'anges qui s'y sont posés partout comme une volée d'oiseaux ? » ([^20])
Pour le jeune Rilke, Prague, carrefour des influences germaniques, slaves et hébraïques, avait le charme puissant et magique de la mort. Son langage orphique le suggérait subtilement. La même ville faisait de Kafka l'accusateur de l'absurdité, administrative et bureaucratique du vieil empire, tel Gogol dans *Les âmes mortes.* Le professeur Magris a pu souligner que si « Rilke et Kafka vivaient la crise dans sa dimension européenne, Hofmannsthal l'endurait sous ses aspects autrichiens et habsbourgeois » ([^21]).
Un signe de cette crise fut la dérive de la Double Monarchie vers un patriotisme exacerbé. Musil, avec son ironie, en précisa le caractère dans *Le désarroi de l'élève Törless,* paru en 1906. Dans cette œuvre, la violence de Reiting et la cruauté maladive de Beineberg montaient à l'assaut de l'homo austriacus, Törless, indifférent, médiocre et complice. Ces trois personnages annonçaient l'éclosion prochaine du nazisme au moment même où le jeune Hitler jurait d'humilier un jour la capitale détestée de la mosaïque multinationale des Habsbourg. Les pressions des cercles militaires sur le vieil empereur précipitèrent l'échéance.
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Le maréchal Conrad von Hötzendorf, par ailleurs chef militaire prestigieux salué par Lyautey et Gouraud, fut un des grands responsables de la chute de la Double Monarchie. Hofmannsthal lui-même se laissa emporter et écrivit en 1914 : « L'esprit et la moralité, puissamment irradiés, se propagent, et derrière cette armée, l'atmosphère a quelque chose de hardi, comme celle du matin. » Pour Claude Magris, « la vieille main de François-Joseph, qui ne veut pas contresigner la déclaration de guerre, n'est plus l'insigne de l'empire des Habsbourg » ([^22]).
La montée du militarisme, que le comte Tisza ne put empêcher, coïncida avec la disparition de deux fervents soutiens de la paix. « En tant qu'écrivain pacifiste et organisatrice zélée du mouvement pour la paix, Berthe von Suttner, née comtesse Kinski, acquit une grande renommée. Son roman *Bas les armes !* (1890) fut traduit dans toutes les langues. En 1905, elle reçut le Prix Nobel de la Paix ; l'infatigable championne de l'idée de paix mourut en juin 1914, quelques semaines avant le début de la première guerre mondiale. » ([^23]) Peu après mourut saint Pie X qui avait dû sa tiare à la Maison d'Autriche et dont la rigueur doctrinale était particulièrement prisée de l'écrivain catholique Richard von Kralik, ennemi du moderniste Charles Muth. Saint Pie X mort, la tragédie était inéluctable. Les propos anti-serbes de son secrétaire d'État, le cardinal Merry del Val, l'avaient-ils précipitée ? ([^24]) Quoi qu'il en soit, le pape vénitien était le testament de la dynastie apostolique au Siège de Pierre ([^25]). La Maison d'Autriche, née sous des auspices eucharistiques, s'effaçait avec le pontife de l'eucharistie.
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Il restait à la « Chine de l'Europe » à disparaître avec la dignité des grands vieillards. Ferdinand von Saar (1833-1906) annonça la « finis Austriae » avec plus d'intensité que quiconque.
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Ses *Wiener Elegien* (1893) étaient un chant d'adieu à la vieille Vienne des Habsbourg. A propos de ses *Novellen aus Osterreich,* il écrivait le 8 février 1889 à la princesse de Hohenlohe : « Toutes mes nouvelles sont un poids d'histoire autrichienne contemporaine. » Von Saar ne versait ni dans la nostalgie ni dans la polémique avec les temps nouveaux. Il dressait le constat d'un déclin progressif et inéluctable. Marqué par le pessimisme de Schopenhauer, il devint le poète le plus pathétique du mythe habsbourgeois, le plus pathétique parce que le plus viril, figé dans le silence du soldat qui ne renonce pas. Von Saar, lucide et objectif, rejoignait ainsi la sagacité de Metternich écrivant en 1841 au duc de Wellington : « Nous ne sommes ni stationnaires ni retardataires ; nous marchons, mais sans jamais dévier de notre voie. » ([^26]) Dès lors, von Saar conférait une dimension métaphysique à François-Joseph, symbole exemplaire de ce splendide hiératisme. Le vieux Kaiser vivant à la spartiate, n'ayant pour couche qu'un lit de camp fort dur, et travaillant avec la précision d'une horloge, ne se résumait-il pas lui-même dans ce douloureux aveu : « Absolument rien ne m'est épargné ? » L'empereur devenait de son vivant un mythe de sévérité et de solitude, face au romantisme échevelé d'Élisabeth et de Jean Orth, aux velléités libérales de l'archiduc Rodolphe, à la montée de la démocratie, des parvenus prussiens et de la haute finance.
Avec von Saar et Hofmannsthal, l'ironique et amer Arthur Schnitzler approfondit cette analyse en montrant que le drame de la culture autrichienne provenait de l'incompatibilité de ses deux composantes : la vision ordonnée, étriquée et moraliste de la bourgeoisie libérale s'opposant à l'esthétisme catholique, théâtral, plastique et sensuel de l'aristocratie. Loin de cet art de vivre proprement habsbourgeois, qu'un Haydn et un Liszt avaient illustré, la bourgeoisie rationaliste versait dans une introspection morbide et un psychologisme exaspéré caractérisés par Freud et son école.
A Charles Kraus devait revenir le soin de prédire l'apocalypse qui ferait sombrer l'empire. Cet israélite, profondément, viscéralement réactionnaire, s'en prit avec passion à la « destruction judaïco-capitaliste du monde ». Comme le montra son opposition à Hitler, sa pensée n'avait rien de raciste. Elle se fondait sur l'ancienne conception de la société et brisait tous les préjugés du temps : le chauvinisme, le nationalisme, le décadentisme, le faux paternalisme, les ambitions et les idoles de l'éducation bourgeoise, la fatuité des intellectuels et la stupidité des bureaucrates.
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Kraus rêvait d'un « retour à l'antique » harmonieux et épuré des idées reçues. Avec la chute de l'empire et de la dynastie, ce rêve devenait irréalisable. L'exil de Charles I^er^ signifiait plus que la fin d'un monde, la mort d'un idéal veillé à jamais par le désespoir. On pense aux stances d'*Exil* où Saint-John Perse exhalait sa douleur :
*Que voulez-vous encore de moi, ô souffle originel* *? Et vous, que pensez-vous encore tirer de ma lèvre vivante,*
*Ô force errante sur mon seuil, ô Mendiante dans nos voies et sur les traces du Prodigue* *?*
*Le vent nous conte sa vieillesse, le vent nous conte sa jeunesse... Honore, ô Prince, ton exil* !
*Et soudain tout m'est force et présence où fume encore le thème du néant.*
Pour Charles Kraus, l'humanité entrait dès lors dans sa phase crépusculaire. Seule la Russie pourrait mystérieusement l'en tirer, pensait-il à l'instar de Dostoïevski.
Richard von Schaukal atteignait aussi les rives métaphysiques de l'histoire. Son *Österreichische Züge* en témoigne. Face à Maurras, considéré comme un héritier d'Auguste Comte, von Schaukal fustigeait la « domination plébéienne du positivisme ». Condamnant le libre examen luthérien et les trois « absurdes » mots d'ordre de la devise française, il prônait une « mystique du silence » et voyait dans l'esprit autrichien, aussi loin de l'impérialisme agressif que du despotisme, un trésor d'humanité et de liberté intérieure. Hans Weigel, dans *O du mein Osterreich,* concrétisait ce sentiment en soulignant que l'Autriche était « le paradoxe devenu État », les Autrichiens de toujours étant des Occidentaux d'Orient, des Orientaux d'Occident, des pacifistes belliqueux, des révolutionnaires conservateurs, des slaves germaniques, des barbares civilisés. A l'image des deux têtes de l'aigle bicéphale de Byzance...
Joseph Roth ([^27]) eut une place à part dans la littérature autrichienne de l'Entre-deux-guerres. D'abord révolutionnaire, socialiste et anarchiste, il devint en effet un légitimiste habsbourgeois convaincu et, après l'Anschluss, joua à Paris un rôle important dans les cercles d'émigrés.
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Apparenté par son style à Tolstoï et à Cholokov, cet israélite de Galicie était à la fois un enfant plein de fantaisie et un grand réaliste. Son monde était périphérique. C'était celui des confins russes de l'empire. Il continuait von Saar, Franzos et Sacher-Masoch. Les terres dont il chantait l'épopée, les provinces dont il composait la saga, étaient à la fois slaves par l'atmosphère et sémitiques par l'expérience douloureuse du mal. L'austriacité de Roth était traditionaliste et anti-allemande. Il célébrait l'héroïsme des cavaliers autrichiens face à la technique plébéienne et efficace des Prussiens. François-Joseph, raidi dans l'amour du cérémonial et des traditions, devenait le symbole d'une sagesse supérieure, sachant qu' « un empereur n'a pas à se montrer intelligent comme ses conseillers » et que « les guerres peuvent se perdre ». La *Radeztskymarsch* et son ultime roman, *Kapuzinergruft,* chantaient l'Autriche éternelle, par-delà l'occupation de la petite république par Hitler.
François Werfel et Stéphane Zweig avaient de nombreux points communs avec Roth et son œuvre. Werfel avait un fond religieux profond qui le conduisit du panthéisme à un christianisme évangélique et d'un judaïsme douloureux et prophétique à un catholicisme baroque marqué par la Contre-Réforme. On sent le cheminement de l'écrivain à travers les thèmes de son œuvre. Chantre épique des martyrs arméniens dans *Die vierzig Tage des Mussa Dagh* (1933), ou de la sonorité latine des opéras de Verdi (*Verdi, Roman der Oper,* 1924)*,* il parvint au seuil de la foi catholique avec *Das Lied von Bernadette* (1941). En publiant dès 1925 *Juarez et Maximilien,* il renoua avec la tradition de Grillparzer, opposant le pouvoir religieux et supra-national de l'empereur à l'instinct barbare et nationaliste du chef républicain. Face au nazisme et à son racisme hideux, il insista de plus en plus sur « l'idée supérieure » des Habsbourg, brisée par les nationalismes « démoniaques ». Ennemi comme Julien Benda de tout engagement des clercs, il fut le panégyriste le plus enthousiaste des petits comme des grands côtés de la Double Monarchie. Le mythe habsbourgeois parvint avec lui à sa forme définitive, faite de supranationalité, de grandiose et immobile médiocrité et d'hédonisme allègre. Stéphane Zweig, plus connu en France, demeura plus mesuré que Werfel dans sa nostalgie de l'empire. Sa démarche était plutôt proustienne. Face aux atrocités nazies, la vieille monarchie, ouverte et tolérante, se transfigurait pour lui en doux pays de la mémoire. Il s'était identifié à Érasme dont il avait écrit une biographie et son œuvre fait penser à ces albums dont les vieilles photographies un peu jaunies font tout le charme. Telle est la toile de fond de son roman posthume *Ungeduld des Herzens* paru en 1945 après son suicide.
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La vocation européenne des Habsbourg éclata plus encore dans les œuvres de François Théodore Csokor et de Frédéric Schreyvogl. La *Trilogie européenne* de Csokor peignait en trois phases la dislocation d'une entreprise séculaire, de l'effondrement de l'empire à la république de Weimar et au second conflit mondial. 1918 était l'année de l'apocalypse. Dans son meilleur drame, *Dritter November 1918,* Csokor mettait en scène des officiers convalescents de toutes origines, polonaise, italienne, slovène, hongroise, tchèque, leur colonel, Radosin, et leur médecin, un israélite, le docteur Grün. L'effondrement de l'empire déchira en factions rivales et haineuses ces hommes que, hier encore, tout unissait. Le colonel, pour lequel demeurait vivant l'adage « Vaterland über den Volkern », se suicida désespéré et, seul fidèle au passé habsbourgeois demeura le médecin israélite, libre des passions nationalistes qui aveuglaient ses patients. Écrit en 1936, ce drame était suffisamment parlant.
Frédéric Schreyvogl, catholique lié au cercle de Richard von Kralik, chercha à lutter contre la dissolution des valeurs. C'est dans cet esprit, catholique et thomiste, qu'il écrivit *Katholische Revolution, Katholizismus als Aufgabe* et *Katholizismus und Jugend.* Proche de la pensée chrétienne-sociale, comme l'archiduc François-Ferdinand, et ami de Mgr Seipel, il soutint le régime du chancelier Dollfuss et l'indépendance autrichienne avec von Schuschnigg. L'échec de ce dessein le ramena aux grands thèmes habsbourgeois. Son troisième roman, *Die Dame in Gold* (Munich 1957)*,* transfigurait à nouveau le passé impérial. Lors d'une conversation avec le dernier empereur Charles, le prince Usingen voyait dans l'idée autrichienne non une construction du passé mais « la plus fructueuse idée politique du futur ». L'*Habsburgerlegende,* publiée dès 1933, annonçait déjà cette conception, le dessein de la dynastie vivant encore dans les esprits. Face à Jean Orth qui, afin de sauver l'État, voulait pousser le vieux Kaiser dans la voie des réformes, François-Joseph demeurait le capitaine immobile d'un vaisseau dont il devinait le naufrage. C'était sauver l'esprit au risque de sacrifier la lettre.
La démarche de Robert Musil n'en était pas éloignée. Omettant l'époque fastidieuse du libéralisme et du marxisme, l'auteur de *L'homme sans qualités* passait avec désinvolture de l'âge baroque à la logique mathématique la plus moderne.
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Pour lui, l'histoire n'était qu'une pesante imperfection, une catégorie négative dont fait fi la spirale baroque de l'esprit autrichien. Ce n'était pas par convictions révolutionnaires que Musil haïssait le culte du profit. C'était par attachement à l'art de vivre habsbourgeois qu'il condamnait le grand capitalisme. Comme Charles Kraus, il était en effet « conservateur à outrance ». Dans son Journal, il avouait aussi son « aversion instinctive » pour Freud et sa « psychologia phantastica ». Son traditionalisme, mué en patriotisme ardent en 1914, gardait toujours une saveur ironique et un flou typiquement habsbourgeois qui prennent toute leur valeur dans ce passage de *L'homme sans qualités* « La Cacanie était l'État le plus évolué du monde, bien que le monde ne le sût pas encore », grâce à sa « liberté négative » et à cette sensation curieuse « que son existence propre n'a pas de raisons d'être suffisantes ». La « Cacanie » était ainsi la terre d'élection de l'indéterminé, où rien d'irrévocable n'advient, où tout est en devenir et en métamorphose. Une patrie sans nation, des peuples sans États, un État sans frontières nationales, une genèse incessante dont seule la dynastie était l'âme, le principe et le moyeu : au fond, une communauté humaine purement organique, en rien artificielle, puisqu'à peine modifiée par la loi, et qui s'évanouit comme un rêve incertain et heureux.
Heimito von Doderer voulut continuer la fresque de la société viennoise entreprise par Musil. Ses romans restent la « comédie humaine » de la Vienne d'après-guerre. Ils frappent cependant plus par leur finesse, bien analysée par Philippe Jaccottet ([^28]), et leur raffinement stylistique que par leur puissance évocatrice ou leur volonté de réalisme. Fritz von Herzmanovski-Orlando versa plus encore dans l'élégance rococo et l'esthétisme calligraphique de l'ancienne métropole impériale. Grégoire von Rezzori tomba un peu sous le même reproche dans ses *Maghrebinische Geschichten* (1953) mais retrouva dans *Ein Hermelin in Tschernopol* (1958) la puissance poétique nécessaire à l'évocation des confins slavo-germano-roumano-juifs de l'empire défunt. Les fureurs des nouveaux satrapes de l'ex-Czernowitz devenue aujourd'hui soviétique y étaient comparées aux vertus, méticuleuses et tolérantes, des fonctionnaires qu'envoyait jadis Vienne. Von Rezzori, dont le nom même souligne l'aspect multinational de la monarchie bicéphale, était un « cosmopolite dans le monde d'hier », héritier d'une « européanité » qu'avait autrefois illustrée le prince de Ligne.
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C'est ce qui donne à tout le courant littéraire habsbourgeois dans lequel il s'inscrit une puissante originalité, faite de rêve et de possible plus que de réel et d'établi.
Pour l'historien André Piganiol, le Bas Empire romain « n'est pas mort de sa belle mort, on l'a assassiné ». Kusniewicz ne pense pas autrement du « royaume aux deux visages » de « François II, roi de Naples et de Syracuse », car « royaume double, royaume mort ». C'était aussi l'avis d'un héros pirandellien raffiné et amer, Hippolyto de Laurentano... Cet exemple sicilien, transposé et multiplié par les peuples de l'ancienne Autriche-Hongrie, prend dans leur littérature la force lancinante d'un mythe. Plus que Caserte n'a marqué l'Italie. Schoenbrunn reste le cœur des pays du Danube. *Du Guépard* aux *Princes de Francalanza,* le prince de Lampedusa, Frédéric de Roberto, le baron Lucio Piccolo di Capo d'Orlando ou Fulco di Verdura peignent un monde sicilien luxuriant et déchu mais déjà stratifié depuis des siècles. Finement analysés par le professeur Magris, Grillparzer, Roth et Musil nous entraînent quant à eux vers une mosaïque plus mouvante et bariolée encore, elle aussi dynastiquement et spirituellement liée à l'Espagne ([^29]) ; creuset de l'Europe selon le vœu de Charles Quint, abolie sous un autre Charles, plus paternelle au fil des siècles, elle avait pour unité le bulbe baroque d'églises de toutes confessions, le « brave soldat Chveik » dépeint par Hasek et le portrait bienveillant du Kaiser immortel.
Dans un entretien accordé à Jean-Louis de Rambures (*Le Monde,* 7 novembre 1980), le romancier Manès Sperber, israélite autrichien comme la riche pléiade de ses contemporains, Joseph Roth, Hermann Broch, Charles Kraus, Elias Canetti, tous nostalgiques des Habsbourg, déclarait notamment : « J'ai raconté, dans *Le pont inachevé,* comment j'ai vu mon père, qui n'était pourtant pas un homme borné, pleurer en apprenant la mort de François-Joseph.
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Aujourd'hui encore, il m'arrive de dire « le Kaiser ». De façon consciente ou inconsciente, chacun s'identifiait un peu avec l'empereur. Cela allait jusqu'à une sorte de mimétisme (...) Il y avait, sous l'Empire, une formule qui disait que l' « on naît Allemand ou Français, mais que l'on apprend à devenir Autrichien ». Elle me paraît tout à fait juste. Il ne suffisait pas d'avoir vu le jour quelque part sur le territoire K.U.K. Il s'agissait, en outre, de s'assimiler tout un art de vie (...) Loin de moi l'idée de prétendre que ce système fut parfait. Mais lorsque l'on parle de l'Autriche, je crois qu'il faut insister sur l'idée d'un État en devenir, où rien n'était figé, défini une fois pour toutes. Où allait-on ? On l'ignorait. Mais moi qui ai été dans ma jeunesse un adversaire passionné de l'Empire, je sais maintenant que nous avons détruit quelque chose qui aurait pu devenir exemplaire. »
Au fond, l'Autriche défiait le rationalisme jacobin. Les pères des traités de Saint-Germain et de Trianon achevèrent le labeur anti-autrichien de Joseph II qui avait fort heureusement « échoué en toutes ses entreprises », ainsi que l'avoue son épitaphe. Comme Paul Morand, dont *La dame blanche des Habsbourg* (Perrin, Paris 1980) nous dit son admiration pour la dynastie, Paul Claudel était un disciple et un ami du grand ministre français Philippe Berthelot. Dans l'article nécrologique qu'il lui consacra, il condamna « l'erreur capitale des traités de 1919 », à savoir la destruction d'une entité qui était le « chef-d'œuvre de la diplomatie contractuelle et, disons le mot, de l'art jésuite ». En 1919, l'œuvre de l'ère baroque, étayée en 1815 et en 1867, était brisée. Le dernier lien de l'Europe avec ses origines romaines et constantiniennes était rompu. Metternich mourait à tout jamais. Sur son linceul, voilà cependant que s'élève, grave et triomphal, tel le testament des Habsbourg, le choral éclatant qui achève la symphonie *Résurrection* de Gustave Mahler, le dernier grand chef d'orchestre de la Vienne impériale :
Oh ! crois, ô mon cœur :
Rien ne va se perdant pour toi.
Tien demeure, oui, tien à jamais,
Ce qui fut ton attente,
Ce qui fut ton amour,
Ce qui fut ton combat.
Jean-Paul Besse.
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### Émile l'apostat
par François Brigneau
*Chapitre quatrième. Vers et proses ignobles de Léo Taxil. Diffusion de la pornographie anti*-*religieuse. La guerre au catholicisme. Gambetta connaissait bien Léon XIII :* « *sa conduite, ses actes, ses relations vaudront mieux que ses discours* »*, avait-il annoncé dès son élection en 1878, prévoyant avec un tel pape la possibilité d'un* « *mariage de raison* » *entre l'Église et la franc-maçonnerie.*
« *Depuis dix-huit ans, il y a toujours quelqu'un qui doit monter à cheval et qui n'y monte pas. Vous voyez la chose d'ici. Le cheval est là dès 1871, le cheval ardent et superbe des batailles et des entrées triomphales* *; il piaffe d'impatience et un piqueur jeune et vigoureux a peine à le maintenir. C'est le coursier du roi qui attend l'heure prochaine où le comte de Chambord montera à cheval.*
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« *Le comte de Chambord meurt, mais ce n'est que partie remise. Le roi empêchait tout avec ses idées surannées. Maintenant qu'il a disparu c'est le comte de Paris qui décidément montera à cheval... le bon animal n'est plus si fringuant que jadis, il a les genoux ankylosés et quelques symptômes d'hydarthrose, il commence à fléchir sur ses jambes. Le piqueur a vieilli lui aussi, il est tout voûté et tout grisonnant déjà...*
« *Enfin Boulanger arrive... L'espoir renaît, le cavalier s'approche... Il emprunte vingt francs au piqueur pour le comité national et il emmène le cheval en Angleterre où il finira par le manger.* » ([^30])
C'est ainsi que Drumont raconte la fin du boulangisme. La charge et la cocasserie du propos cachent mal le regret de la restauration ratée avant que d'être tentée et l'amertume. Pourtant Drumont n'a jamais eu grande confiance dans le général Revanche ; encore moins dans son entourage. On mesure donc la consternation de ceux qui n'avaient voulu regarder que ce qu'ils souhaitaient voir dans l'aventure et non pas ce que Boulanger et son équipage montraient. Plus ils avaient espéré, plus ils se sentent accablés, floués, maudits. Le sang noir des défaites répétées les empoisonne. Ils courent aux extrêmes. Ils voulaient se servir du général pour renverser la Gueuse. Ils vont utiliser son effondrement pour s'en rapprocher.
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La France demeure un vieux pays gaulois. La tête près du bonnet, le cœur aussi chargé de vaillance que de doutes, elle s'enflamme aux premiers succès, s'enivre d'héroïsme, se découvre dans mille exubérances, prend la rafale, saigne, s'interroge, perd l'espoir quand l'espérance seule peut sauver, s'abandonne sitôt que le sort contraire persiste, et reflue, en désordre, aux cris de trahison. Tout paraît consommé. Rien n'est perdu. Rien n'est jamais perdu. Il suffit parfois, au milieu du désastre, qu'un chef se jette sur l'affût d'un canon abandonné par ses servants et lance avec la voix qu'il faut : « -- *Arrêtez ! Ne tombez pas dans le piège. La trahison ? Mais c'est la fuite où l'on vous pousse. Reprenez vos esprits. Vous êtes les plus forts. Vous êtes invincibles. Vous avez le Droit avec vous, la Raison, la justice. Dieu habite votre camp. Il n'y a que vous qui pourriez vous battre ! Seriez-vous assez stupides pour y consentir ? Non. Le monde entier vous regarde. Une fois encore, épatez-le. Debout les morts et en avant les vivants ! *» On voit la foule qui frissonne. Elle hésite un instant. Lentement, elle s'arrête et se retourne. Le mouvement s'accélère. Elle s'élance d'où elle venait. Les drapeaux sortent de leurs gaines. Les fusils s'allongent de baïonnettes qui brillent. La chanson jaillit : « *On va leur percer le flanc, Ran-tan-plan tire-lire au flanc. Ah ! que nous allons rire... *» Debout à l'arrière de sa voiture, la vivandière blonde au corsage vivant, verse le vin de l'épopée. Une clameur monte, s'enfle, éclate dans un roulement de tonnerre : « *On n'est plus trahis* ! *On n'est plus trahis* ! *En avant. On les aura* ! » Les clairons sonnent la charge. Il arrive qu'elle réussisse.
\*\*\*
En 1889 ce chef n'existe pas. La Droite, ou pour mieux dire les Droites ne manquent pas d'hommes de valeur, intelligents, aux mérites incontestés, à l'audience reconnue, comme Albert de Mun, par exemple. Mais aucun ne se révèle capable de forcer le destin et les hommes, d'arrêter la dislocation et de regarder la situation en face, la tête et les yeux froids.
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Celle-ci ne ressemble en rien à une déroute en rase campagne. Ces élections de l'automne de 1889 qui suivent immédiatement la filoche du général, certes la Droite ne les gagne pas alors qu'elle croyait l'emporter. On ne peut pas dire qu'elle les perd. Ces élections marquent même ses progrès. En 1881 la Chambre comptait une centaine de députés de droite. Ils étaient 201 en 1885. Ils sont 210 en 1889. Pas de quoi pavoiser quand on s'attendait au raz de marée (*C'est Boulange, Boulange, Boulange -- C'est Boulange qu'il nous faut !*)*.* Pas de quoi non plus amener les couleurs. D'autant plus que les Républicains régressent : 457 députés en 1881, 383 en 1885, 366 en 1889. Pour le premier centenaire de la révolution, c'est un bon signe.
En outre grâce au sang neuf de l'électorat boulangiste, la Droite l'emporte dans des circonscriptions de gauche ou d'extrême-gauche. Francis Laur, l'ami de Drumont, est élu, Maurice Barrès aussi, sur un programme de « socialisme national ». « Ces résultats auraient pu servir de point de départ à un curieux effort de renouveau » note Beau de Loménie ([^31]). C'est tout le contraire qui se précipite. Dès le premier tour Mackau négocie avec Constans. Le second tour se déroulé le 6 octobre. Dès le 25, l'ancien député monarchiste Gontraud-Biron écrit dans le journal royaliste *Le Correspondant :*
« Dans la plupart des questions qui ne touchent pas la forme du gouvernement, dans les questions économiques financières, administratives, dans certaines questions religieuses même, les républicains sincèrement modérés sont plus près des conservateurs que des radicaux. Est-il si difficile de s'entendre ? »
Le 12 novembre, toujours dans un journal monarchiste, *Le Soleil,* Piou conseille aux députés de Droite de rencontrer les républicains conservateurs et de trouver avec eux les bases d'une politique accordée.
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Même l'oppression laïque ne rassemble plus contre elle, avec la vigueur d'autrefois, l'opposition à la République. Le mot de *ralliement* n'a pas été prononcé. Il est déjà dans beaucoup d'esprits.
\*\*\*
Pourtant la conquête toujours plus poussée de la France par la franc-maçonnerie continue du même pas, dans le même style autoritaire et flamboyant, dans le même climat d'inquisition et de terrorisme. Ferry n'est plus aux affaires. Politiquement il est mort au Tonkin. Mais quand on parle de lui, on le salue en ces termes : « Le premier entre tous les hommes d'État de la France qui a opposé le drapeau de la société laïque, de l'autorité civile, du droit moderne et du bon sens au labarum des insanités, des violences et des abominations théocratiques. » ([^32])
On chante dans les rues *la Marseillaise de l'anticléricalisme* signée Léo Taxil :
*Allons fils de la République*
*Le jour de vote est arrivé*
*Contre nous de la noire clique*
*L'oriflamme ignoble est levé.*
*Aux urnes citoyens,*
*Contre les cléricaux*
*Votons, votons,*
*Et que nos voix dispersent les corbeaux*
Cette bluette c'est ce que Léo Taxil (de son vrai nom Gabriel Jogand-Pagès) peut écrire de moins ignoble. Son talent est d'une autre ampleur. On lui doit les *Amours secrètes de Pie IX.* Longtemps le saint pape se contente des vierges que les couvents lui dépêchent. A la longue il se lasse de les trouver si froides.
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Il s'ouvre de son tourment au général des Jésuites qui lui découvre Zhora, la juive, parée et préparée par la vieille Rebecca qui « est là avec sa science puisée dans les harems de l'Orient »... Grâce à Rebecca, Zhora fait mieux que « simuler l'amour au profit d'un vieillard qu'elle déteste ». Elle en éprouve. Elle désire. Voici Pie IX couché sur « des coussins de soie, le houcka aux lèvres ». Il contemple Zhora, « vêtue de gazes diaphanes qui accentuaient encore sa nudité et la rendaient plus désirable... C'était une bacchante furieuse, ivre de désirs inassouvis et sans cesse renaissants, dont les baisers brûlaient comme des morsures ». Où que Pie IX se trouve, ces étreintes le poursuivent. Plus tard, dans la journée, quand les hommes et les femmes s'agenouillaient devant lui, « il fermait les yeux, il se représentait ces scènes d'orgie... Prières, signes de croix, rien ne pouvait chasser le souvenir importun. Il s'était réfugié à Castelgandolfo, espérant que la distance calmerait ses désirs, mais quand la nuit sereine envahissait l'horizon, lorsque les étoiles s'allumaient dans l'azur profond du ciel, quand la brise de mer s'imprégnait du parfum des orangers en fleurs que la chaleur du jour avait surchauffés, alors il n'y pouvait plus tenir, le désir entier, souverain, s'emparait de lui ; il ordonnait d'atteler une voiture légère et, vêtu d'un costume civil, accompagné de Valecchio, conduit par un cocher sûr, il roulait à toute vitesse sur la route poudreuse, s'irritant de la lenteur des chevaux, des courbes du chemin... Le lendemain Valecchio le ramenait les yeux éteints, la lèvre pendante, sans voix, presque sans souffle ».
Ainsi écrivait Léo Taxil d'un des papes les plus héroïques de l'histoire contemporaine, dont on peut approuver ou non la politique, mais dont la rigueur allant jusqu'à la raideur, la profondeur de la foi, la noblesse et la hauteur du cœur, le courage enfin ne peuvent susciter que l'admiration et le respect.
Léo Taxil tâte aussi bien de la prose que des vers. Dans son *Almanach anticlérical et républicain,* il n'hésite pas à donner une *vierge aux commodités* dont M. Laignel, le bouffeur de curés du Berry, doit apprécier l'émotion de l'inspiration et la qualité de la rime. Une dame prise d'un besoin s'isole dans un jardin...
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*Or, comme elle était là, frissonnante, ses voiles*
*Proprement relevés, aux lueurs des étoiles,*
*Tout près d'elle elle vit, sous un manteau flottant,*
*Un être radieux. -- C'est la Vierge Marie,*
*Qui, parlant le français, lui dit : --* « *Pauvre chérie,*
*C'est mon fils qui n'est pas content* !*...*
*Non, il n'est pas content, car trop d'âmes sont sourdes*
*Quand il faut visiter la Salette et Lourdes,*
*Car trop peu sortiraient pures de son creuset...*
*Oh ! mais libres-penseurs, redoutez sa colère* !*...* »
*La Vierge dit, et puis s'évapora, légère,*
*Au-dessus d'un water closet.*
Léo Taxil en a pour tous les goûts, surtout pour les mauvais. A ceux qui apprécient l'histoire il offre les *Borgia* (Histoire d'une famille de monstres). Pour les amateurs de gaudriole, voici *A bas la calotte, Les jocrisses de sacristie, Les Bouffes Jésus* « ouvrage anticlérical, soporifique et miraculard, moniteur officiel des Syllabusons des Vaticanards », avec le R.P. Trousse-Jupes, l'abbé Cinq-contre-un, l'abbé Belle Tante, le cardinal Hector de la Sodomeria. La petite sœur qui quête s'enivre au lacryma christi. *La vie de Jésus-Christ* est rehaussée de dessins comiques de pépins. Les esprits plus sérieux, qui fondent leurs opinions sur des documents, ne sont pas oubliés. Les crocheteurs de couverts et de monastères ont découvert dans leurs traques de religieux les *Diaconales* de Mgr Bouvier, le *Compendium* et la *Maechialogie* du R.P. Debreyne, trappiste. *La Lanterne* d'Eugène Mayer les publie en feuilleton sous le titre alléchant : *Le livre secret des confesseurs.* Léo Taxil en fait une édition populaire, à 1 franc 50 : *Les Pornographes sacrés : la confession et les confesseurs.* Il y a une bibliothèque anticléricale, un musée anticlérical itinérant et déambulatoire, un petit théâtre anticlérical.
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Des bandes dessinées montrent des religieuses fouettées par des moines et les exploits de « prêtres paillards, ivrognes et crapuleux ». On distribue dans les rues des billets de la Sainte Farce où des curés besognent des Sœurs de Charité. Depuis 1880 un torrent de boue et de sanie recouvre le monde religieux. On assiste à une entreprise de destruction systématique de l'âme française, préméditée depuis longtemps dans les Loges. Rares sont les livres sur la III République qui en parlent. Mais les faits que je rapporte ici, que je regroupe et que j'ordonne permettent de mieux comprendre la page fameuse de Péguy : « On peut dire dans le sens le plus rigoureux du terme qu'un enfant élevé dans une ville comme Orléans entre 1873 et 1880 a littéralement touché l'ancienne France. Le monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu'il n'a changé depuis trente ans. Le croira-t-on ? Nous avons été nourris dans un peuple gai... De mon temps, tout le monde chantait... La Révolution est éminemment une opération de l'ancienne France. La date discriminante n'est pas au 1^er^ janvier 1789, entre minuit et minuit une. La date discriminante est située aux environs de 1881. »
La pornographie antireligieuse qui marque cette époque n'est pas un phénomène fortuit. Elle n'est que la version basse du discours prononcé au sommet par Ferry et ses successeurs. Elle procède directement de l'article 7 et des mesures prises par l'État républicain. A travers les soubresauts de l'affaire Wilson et du boulangisme la République continue, imperturbable, à mettre l'Église hors la loi. C'est l'obsession, la règle d'or de la pensée et de l'action maçonnique.
La République des Loges ne se sentira vraiment fondée que lorsqu'elle aura supprimé Dieu. C'est une lourde tâche. Mais on peut déjà en supprimer l'image ; la chasser des bâtiments officiels. Ce qui se fait. On enlève les emblèmes religieux des hôpitaux. Défense aux agonisants de passer dans la paix du Christ. Les crucifix sont retirés des prétoires. Défense d'espérer en la justice divine si celle de ce monde vous déçoit. L'aumônerie militaire est supprimée...L'armée ne doit plus participer aux cérémonies religieuses.
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Le délit d'outrage à la morale religieuse et aux religions reconnues par l'État est abrogé. On renonce à légiférer en faveur du droit d'association à cause des congrégations : elles pourraient y trouver profit.
Les auteurs favorables au Ralliement datent de 1886 le début de ce qu'ils appellent « l'apaisement ». De quels apaisements s'agit-il ? En 1886, il y a deux cents francs-maçons à la Chambre. C'est M. Jean-Claude Colfavru qui l'affirme et il sait ce qu'il dit. Député de Seine-et-Oise, il appartient aux loges *Saint Vincent de Paul,* (sic) *Le Travail, Étoile Polaire,* la *Clémente Amitié* ([^33])*.* Président du Conseil de l'Ordre du Grand Orient de France il écrit dans le *Voltaire* (avril 1887) : « Il ne faut pas oublier que nous sommes deux cents députés francs-maçons à la Chambre, que nous sommes l'ennemi du cléricalisme et celui que l'Église craint le plus. La franc-maçonnerie n'a plus aucun caractère religieux... Il n'est plus question parmi nous de ce Grand Architecte de l'Univers qui figurait jadis dans les actes et les cérémonies de l'Ordre... Notre influence est indiscutable... Nous sommes aujourd'hui les plus actifs alliés de la République radicale. »
Le F**.·.** Colfavru ne se vante pas. De janvier 1886 à mai 1887 le gouvernement se partage entre le cabinet Freycinet et le cabinet Goblet. Le premier compte cinq francs-maçons sur dix ; le second quatre. Dans les deux, le ministère de l'Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes est tenu par une de nos vieilles connaissances : le F**.·.** René Goblet, député de la Somme, membre du Conseil de l'Ordre du Grand Orient.
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Dès les premiers mois de 1886, s'appuyant sur une loi de finances qui réduit les crédits, M. Goblet supprime 2.000 vicariats sur simple avis de préfets ([^34]). Les évêques de Saint : Dié, de Seez, de Pamiers, de Grenoble sont déférés au Conseil d'État et frappés d'abus pour avoir publié sans autorisation des lettres du pape. Le ministre de l'Instruction publique fait resurgir un projet de loi de l'aimable Paul Bert, l'homme du phylloxera ([^35]). Il vise les 3.403 Frères et 14.958 Sœurs qui enseignent encore dans les écoles communales. Désormais les Frères ne devront plus exercer dans les écoles de garçons. Les Sœurs seront remplacées par des institutrices laïques au fur et à mesure de leur départ. En outre, les Frères seront soumis aux obligations militaires tandis que les prêtres seront exclus des commissions scolaires ! Malgré des combats de retardement et d'arrière-garde des députés et des sénateurs de Droite (« *Le jour où vous aurez formé des générations qui ne croient plus en Dieu et qui ne croient qu'à la matière et à ses forces, ce jour-là vous aurez ébranlé la clef de voûte de la société *»*,* dit M. Chesnelong), la loi est votée et promulguée le 30 octobre 1886. Le 4 novembre, Jules Simon commente dans *Le Matin :* « Vous dites que vous faites seulement la guerre aux cléricaux ; vous la faites au clergé, aux catholiques, à la religion. » Comme apaisement, on pourrait espérer mieux.
Décidée par la majorité des députés et des sénateurs, cette politique est loin d'être majoritaire chez les Français. *La Justice,* le journal de Clemenceau, le reconnaît : « *A-t-on consulté le pays sur l'instruction publique ? Jamais, et on a bien fait. Le pays, mal éclairé, aurait peut-être répondu non. Mais il y avait des raisons de droit supérieur et de civilisation pour faire cette réforme. *» ([^36])
Ce sont ces mêmes « raisons de droit supérieur et de civilisation » qui font interdire tous legs aux écoles chrétiennes alors qu'ils sont autorisés pour l'orphelinat maçonnique de la rue Cadet, pour la Ligue de l'Enseignement, pour la Fédération de la Libre Pensée.
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Ce sont ces mêmes « raisons de droit supérieur et de civilisation » qui permettent de révoquer une jeune institutrice de Pagny-sur-Moselle. Elle s'appelle Mlle Pagez. Nul ne se plaint de son travail. Elle n'a pas violé la neutralité scolaire. Elle n'a pas conduit ses élèves à l'église. Elle a simplement « *manifesté des sentiments religieux *»*.* C'est l'arrêt préfectoral qui la révoque qui le stipule : « *pour avoir manifesté des sentiments religieux *»*.* Des sentiments religieux catholiques, est-il besoin de le préciser. Si Mlle Pagez avait été protestante ou juive, et qu'elle eût manifesté des sentiments religieux, il est permis de penser que le préfet se fût montré moins laïque. Un extrait de la *Croix de Belfort* permet de le penser : « La fête du Yom-Kippour, qui est pour les Israélites la plus grande fête de l'année, a été célébrée solennellement par M. le Préfet. On a pu voir à la synagogue M. Sée, la tête recouverte du voile traditionnel et revêtu de bandelettes, faire ses dévotions et psalmodier en hébreu au milieu de ses coreligionnaires. Si aux fêtes prochaines de la Toussaint quelque fonctionnaire républicain, mais chrétien (les deux choses ne s'excluent nullement) s'avisait d'aller revêtir et chanter dans la maîtrise, quel tapage le lendemain dans les feuilles de l'Opportunisme et de la Préfecture. » ([^37])
« Les deux choses ne s'excluent nullement », prétend la *Croix de Belfort* annonçant déjà le mouvement où nous allons arriver bientôt. Il eût été plus exact d'écrire : « Les deux choses ne devraient pas s'exclure. » Mais en fait elles s'excluent, comme en témoignent ces deux tableaux. Dans les *Archives israélites* du 23 octobre 1890, se trouve l'entrefilet suivant « M. et Mme Léon Lambert, de Bruxelles, gendre et fille de M. le baron Gustave de Rothschild, de Paris, viennent de faire construire, près de Chantilly (Oise), un château comprenant aussi un oratoire israélite.
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M. le grand rabbin Zadoc Khan procédera, dit-on, prochainement à l'inauguration de ce petit temple, dans une région pittoresque où le Dieu d'Israël n'avait pas encore d'autel. » ([^38])
Tout cela est charmant, et normal. Remplacez oratoire par chapelle et tout change. Du moins pour les « raisons de droit supérieur et de civilisation ». A Châteauvillain, dans l'Isère, M. Giraud possède une usine, l'usine de Combe. L'église en est éloignée de plusieurs kilomètres. Pour permettre aux ouvriers de pratiquer leur religion, M. Giraud a construit, dans l'enceinte de l'usine, une chapelle privée. Elle existe depuis 43 ans lorsque M. Goblet devient ministre des Cultes. Avocat de métier, il s'avise de l'illégalité de cette chapelle. Une loi, dite de Germinal, interdit l'ouverture d'un lieu de culte sans autorisation. Cette loi de Germinal est tombée en désuétude ? Qu'importe. Désuétude ou pas, pour M. Goblet la loi est la loi. Le 8 avril 1886, sur ordre de Paris, le sous-préfet de la Tour du Pin arrive à la Combe, pour opérer lui-même la fermeture de la chapelle. Deux cents ouvriers et leur directeur, M. Fisher, se sont barricadés dans l'usine. Après les sommations, les gendarmes enfoncent les portes. Contre ce qu'il estime être une violation de domicile, M. Fisher tire deux coups de revolver, en l'air. Les gendarmes répliquent en tirant à hauteur d'homme et en rafale. Une ouvrière, Henriette Bonnevie, est tuée sur le coup. M. Fisher tombe grièvement blessé. Une jeune fille de seize ans reçoit deux balles. Les ouvriers qui s'étaient réfugiés dans la chapelle en sont chassés à coups de crosse.
-- *Il y avait entre vous et nous la croix que vous avez renversée,* dit M. de Mun à Goblet. *Il y a maintenant le sang des femmes chrétiennes. Cela ne s'oubliera pas et cela finira par se payer.* ([^39])
En attendant que l'avertissement d'Albert de Mun se concrétise, celui qui paye c'est M. Fisher : 200 francs d'amende, infligés par le tribunal de Bourgouin.
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Plus les frais de justice et d'hôpital. *L'apaisement, l'apaisement,* vous dis-je. Les tocsins devraient tonner et les bannières de l'insurrection catholique se dresser dans le vent. Pour défendre ce peuple saigné dans sa foi, on s'attend à voir des prêcheurs farouches, aux yeux brûlants et aux bouches de feu, monter aux marches des calvaires et appeler à la défense. Tout au contraire ce sont des paroles lénifiantes qui arrivent de Rome. Elles recommandent la coexistence élastique, le pardon politique des offenses, le mariage de raison entre l'assassin et ses victimes. Elles approuvent la tiédeur des tièdes, permettent aux lâches de présenter leur lâcheté comme une tactique habile, découragent les ardents en condamnant leur ardeur. Elles préconisent une stratégie à long terme, toute de finesse d'exécution et de manœuvre, un puzzle stratégique dont la subtilité va se révéler suicidaire. Elles annoncent des victoires en souplesse et douceur. Elles conduiront aux désastres. Ainsi m'apparaît le Ralliement de Léon XIII.
\*\*\*
Si l'histoire annonce souvent son jeu, rares sont ceux qui comprennent le signe. La République des Républicains commence avec Grévy en 1879. L'Église républicaine naît en 1878. Le 8 février, Pie IX est mort. Son pontificat avait duré 32 ans. Menacé sur ses terres mêmes du Vatican par les républicains romains qui proclamaient la fin du pouvoir temporel des papes, Pie IX avait dressé autour de lui une Église frémissante. Contre le libéralisme, le rationalisme, le socialisme, la marche inéluctable vers le totalitarisme d'un monde sans Dieu, il avait lancé en 1864 l'encyclique *Quanta Cura* accompagnée du *Syllabus.* Le retentissement avait été considérable chez les fidèles. La maçonnerie les avait reçus comme un défi.
Pie IX avait désigné son successeur : le cardinal Bilio, un religieux des Clercs Réguliers de Saint-Paul, rédacteur du *Syllabus,* jeune (52 ans) et peu favorable aux idées nouvelles.
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A Rome, le ministre de l'Intérieur, le franc-maçon Crispi, n'en voulait à aucun prix. En France, malgré la présidence de Mac-Mahon, le ministre des Affaires Étrangères, le protestant Waddington (qui devait devenir le premier président du Conseil du franc-maçon Grévy) y était tout aussi hostile. Son candidat était le cardinal Joachim Pecci. Il le fait appuyer par notre ambassadeur auprès du Saint-Siège, M. Baude, comme celui-ci devait en témoigner dans une lettre à Mac-Mahon : « *Il serait difficile de contester que j'ai signalé sa candidature, que je l'ai appuyée auprès de tous les cardinaux français et de tous ceux, romains ou étrangers, auprès desquels je pouvais avoir quelque crédit. *» ([^40]) Détail plus significatif encore. En 1878, le franc-maçon Léon Gambetta (Loge *La Réforme,* de Marseille) semble dominer l'opposition. On le donne pour celui qui remplacera sans coup férir Mac-Mahon à la présidence de la République, quand celui-ci se « démettra ». Or, dès le décès de Pie IX, Gambetta se précipite à Rome pour s'entretenir du choix du nouveau pape avec son F**.·.** Crispi.
Pie IX n'aimait guère Pecci. Il l'avait maintenu trente-deux ans évêque de Pérouse. A ceux qui vantaient ses mérites, il répondait :
-- *Oui, c'est un excellent évêque. Qu'il fasse l'évêque.*
On prétend qu'il ne le nomma camerlingue que parce que le camerlingue devient très rarement pape. Dans ce cas, le cardinal Pecci va infirmer les usages. Le 20 février, il est élu pape et prend le nom de Léon XIII.
Gambetta salue ainsi l'événement : « *Aujourd'hui sera un grand jour, la paix venue de Berlin et, peut-être, la conciliation faite au Vatican. On a nommé le nouveau pape : c'est cet élégant et raffiné cardinal Pecci, évêque de Pérouse, à qui Pie IX avait essayé, en mourant, d'enlever la tiare en l'instituant camerlingue. Cet Italien, plus diplomate que prêtre, est passé au travers de toutes les intrigues des jésuites et des clergés exotiques : il est pape et le nom de Léon XIII qu'il a pris me semble du meilleur augure.*
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*Le nouveau pape ne rompra pas ouvertement avec la tradition et les déclarations de son prédécesseur ; mais sa conduite, ses actes, ses relations vaudront mieux que ses discours et s'il ne meurt pas trop tôt, nous pouvons espérer un mariage de raison avec l'Église. *» ([^41])
Léon XII (1823-1829) ayant condamné les idées révolutionnaires et la franc-maçonnerie (constitution *Quo gravioso mala,* 1825), ce n'est pas ce parrainage qui doit sembler « de bon augure » à Gambetta mais, plutôt, le nom du nouveau pape. N'a-t-il pas choisi de s'appeler comme celui qui espère devenir le futur président de la République française se prénomme ? Et, accessoirement, comme se nomme sa maîtresse, Léonie Léon, à laquelle cette lettre est adressée ?
Lettre capitale, au demeurant. Elle annonce ce qui va se passer et la manière dont cela se passera. Elle prévient qu'il faudra accorder moins d'importance au *discours* du pape qu'à « *sa conduite, ses actes, ses relations* »*.* Allons, Gambetta n'était pas seulement le « *grand hâbleur *» que disait Grévy.
On va voir tout de suite ce que Gambetta entend par « mariage de raison ». Au mois de septembre de cette année 1878 il parcourt « en souverain » le Lyonnais et le Dauphiné. Dans les villes pavoisées, il passe sous des arcs de triomphe et des populations en liesse font pleuvoir sur l'astronaute des averses de fleurs. A Romans il traite de la question religieuse et s'écrie : « *J'ai le droit de dénoncer le péril que fait courir à la société française, telle qu'elle est constituée et telle qu'elle veut l'être, l'accroissement de l'esprit non seulement clérical, mais vaticanesque, monastique, congréganiste et syllabique, qui ne craint pas de livrer l'esprit humain aux superstitions les plus grossières, en les masquant sous les combinaisons les plus subtiles et les plus profondes, les combinaisons de l'esprit d'ignorance, cherchant à s'élever sur la servitude générale.*
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(Longues salves d'applaudissements.) *J'ai le droit de dire en montrant ces maîtres en l'art de faire des dupes et qui parlent du péril social : le péril social, le voilà ! *» ([^42])
Léon XIII accepte cette déclaration de guerre avec le calme des vieilles troupes qui poursuivent l'exécution du plan arrêté quel que soit le déroulement de la bataille. A tous les coups que l'Église de France reçoit (article 7, expulsion des congrégations, loi sur les lycées de filles, loi sur le divorce, crucifix aux tombereaux ([^43]), loi sur la laïcité, etc.), le pape répond par des protestations attristées mais conseille « vivement aux évêques de n'y opposer qu'une résistance légale et sans violence » ([^44]). Le premier de ses nonces, Mgr Wladimir Czacki, est arrivé en France avec les intentions les plus larges. Il ne cesse de conseiller aux évêques une politique modérée et conciliante. Le journal britannique *Times* raconte l'anecdote suivante : « Vous ne croyez pas aux miracles, disait un jour Mgr Czacki à un homme d'État républicain, voyez pourtant ce qui se passe sous nos yeux. Il y a en France quatre-vingts évêques, tous possédant une immense autorité, commandant à des subordonnés qui exécutent leurs ordres sans hésiter, habitués à se faire obéir d'hommes nés dans quatre-vingts départements différents, de familles différentes, ayant des origines, des caractères, une éducation différents. Or, pendant trois ans, sauf à une ou deux exceptions, ces évêques, résistant à leur propre inclination, aux instances de leurs amis et aux provocations de leurs ennemis, ont obéi, sans hésiter, aux ordres qui leur ont été envoyés de cette chambre de malade ([^45]) ; ils n'ont offert aucun prétexte légitime à ceux qui cherchaient une occasion de les attaquer (*sic*). N'est-ce pas là un miracle ? » ([^46])
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C'en est un en effet : pour les Républicains. Car pour éviter la bataille, le nonce, suivant les instructions du pape, s'emploie à empêcher ou à affaiblir la mobilisation des fidèles. Pour protéger le Concordat, Mgr Czacki prolonge ses conseils religieux de recommandations politiques. Dès octobre 1879, c'est-à-dire dès son arrivée à Paris, il demande une entrevue à M. de Dreux-Brézé, qui représente le comte de Chambord. Il écarte le général de Charette. Tout un symbole.
-- Tous les anciens partis sont définitivement vaincus par les républicains, lui dit-il en substance. Aucun espoir de restauration ne subsiste. Le courant qui pousse la France vers la République grandit tous les jours. Il est irrésistible. Il faut que les légitimistes reconnaissent la transformation, sans perspective de changement, de la France en une République. Le seul regroupement qui devrait se manifester ce serait un regroupement de défense des intérêts religieux.
Informé, le comte de Chambord se borne à répondre :
-- *Je croyais que l'Église défendait le suicide* ([^47])*.*
On peut dire, sans forcer, que le Ralliement date de ce mois d'octobre 1879. La République ne parle que de mettre Dieu hors-la-loi et le met (par 167 voix contre 123) mais le Saint-Siège n'a qu'une stratégie en tête : il entretient des rapports directs avec Jules Ferry, Freycinet, Gambetta, Constans, Andrieux (tous francs-maçons, à l'exception de Freycinet). Quand, au mois d'août 1882, le nonce est rappelé à Rome, *le Gaulois* écrit : « *M. Grévy vient de faire remettre à Mgr Czacki la grand'croix de la Légion d'honneur. Jamais nonce n'a mieux mérité cette distinction du gouvernement qui la lui a conférée. Malheureusement pour elle, la République va perdre ce collaborateur précieux. *» ([^48]) En recopiant ces lignes, ce n'est pas le visage émacié et tourmenté de Mgr Czacki que je vois mais celui de Mgr Glemp. Lui aussi ne veut que concilier, pour mieux soumettre et par là durer.
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Perdre sur chaque article en espérant gagner sur le tout, la formule du petit commerce ecclésiastique n'a pas changé. Sauvons les meubles, au lieu d'éteindre l'incendie et de le combattre fût-ce par des contre-feux, la formule demeure. Que d'analogies, de correspondances, de coïncidences souvent cruelles avec cette histoire, vieille de cent ans, que je raconte, et celle où nous avançons aujourd'hui, à tâtons, comme des aveugles, en nous étonnant de ce qui nous arrive, alors qu'il suffit de nous souvenir, pour voir et savoir la fin, peut-être pour l'éviter.
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*Le Gaulois* cependant se trompe. En perdant Mgr Czacki, la République ne perd pas un collaborateur précieux. De Mgr di Rende à Mgr Rotelli, ses successeurs l'égalent : car Léon XIII ne quitte pas la voie tracée. De crainte d'être exterminé par les furieux du parti républicain, il choisit de le servir. Il l'écrit à Grévy : « Ce sentiment d'active bienveillance pour le peuple français a toujours réglé l'attitude du Siège apostolique et dans votre impartialité et votre haute pénétration, M. le Président, vous en aurez vous-même trouvé les preuves indubitables dans les attentions délicates que le Saint-Siège a toujours eues pour le gouvernement de votre patrie. » Sans doute, de temps à autre, met-il en garde la République et condamne-t-il les sectes (sans les nommer) qui attaquent l'Église (Encyclique *Nobilissima Gallorum gens* de 1884). C'est pour se donner le poids et l'autorité nécessaires à la conduite d'un troupeau turbulent. C'est pour mieux pouvoir répéter le « miracle », comme disait Mgr Czacki. La prémonition de Gambetta se révèle toujours juste. Plus que les discours ce sont la conduite, les actes, les relations de Léon XIII qui importent. Patiemment il lutte contre la presse « intransigeante »* : Le journal de Rome,* à Rome *L'Univers* à Paris ([^49]).
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Il crosse le cardinal Pitra, ancien professeur au séminaire d'Autun, moine bénédictin à Solesmes, érudit, vice-doyen du Sacré Collège, bibliothécaire de la Sainte Église Romaine, protecteur de la Bibliothèque Vaticane, qui s'élevait contre cette politique. Il s'emploie à empêcher que les persécutions dont les catholiques sont victimes ne les conduisent à soutenir les partis hostiles à la République. En 1885, la Droite double le nombre de ses voix : elle passe de 1.789.767 en 1881 à 3.541.384. Elle aurait pu faire mieux encore si Léon XIII n'avait incité le cardinal Lavigerie, archevêque d'Alger, à publier cette lettre de démobilisation avant le combat :
« *Comme prêtres nous n'avons pas à nous occuper des compétitions de la politique... Notre mission est de conduire les hommes sans distinction de partis et avec une égale charité à des biens supérieurs à ceux d'ici-bas. Lorsque les pouvoirs publics sont régulièrement établis, l'Église entretient avec eux, sans se préoccuper de leurs formes spéciales ou de leurs origines, les rapports établis par les usages, c'est ce qu'elle a fait en France pour les divers gouvernements qui se sont succédé dans le cours du siècle* *; c'est ce qu'elle continue de faire aujourd'hui...* » ([^50])
A quoi Ranc répond en s'adressant à la Droite : « *Si vous n'êtes à la Chambre qu'une infime minorité nous vous mépriserons ; si vous êtes une minorité imposante nous vous invaliderons ; si vous êtes la majorité nous prendrons le fusil et descendrons dans la rue. *» ([^51])
Dans ces conditions d'esprit, la défaite est assurée. Deux cents prêtres accusés d'avoir fait prier pour obtenir de bonnes élections sont privés de leur traitement par M. Goblet. Des évêques parlent de « brigandage administratif ». Ils sont frappés d'abus. « *Mais rien ne fera départir le souverain pontife de son admirable douceur,* écrit le R.P. Lecanuet ; *rien ne découragera son désir de paix et de réconciliation. La République serait dans une complète erreur, déclare-t-il à M. Lefebvre de Behaigne, si elle se figurait que le pape lui est hostile et favorise de ses vœux l'un ou l'autre des partis qui aspirent à la renverser. *» ([^52])
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La République serait dans une complète erreur : rien n'est plus vrai. Non seulement le pape ne favorise pas de ses vœux, ces partis, mais il les condamne M. de Mun annonce la création de l'*Union catholique* (août 83). Le 8 novembre *L'Osservatore Romano* intervient : « La droiture de ses intentions ne peut être discutée mais ce qui est justement discuté c'est l'opportunité de son programme. » Le 9, la nonciature le prie de renoncer à son dessein. Le même jour, Albert de Mun s'incline. Le 10, dans *Le Matin,* M*.* des Houx (ancien directeur du *Journal de Rome*) écrit :
« Suite des victoires de Léon XIII contre les catholiques. Les historiographes du pape Léon XIII glorieusement régnant ont enregistré une nouvelle victoire de ce pontife et un nouveau blâme infligé à l'un des plus illustres et l'un des plus militants parmi les catholiques français... Depuis un an et demi nous avons vu faucher dans l'herbe la *Ligue de la Contre Révolution.* Nous avons vu étouffer au berceau la *Ligue pour le pouvoir temporel...* Nous avons vu le plus ultramontain des journaux espagnols, le *Siglo futuro,* paradoxalement convaincu de gallicanisme et de fébronisme. Nous avons vu vilipender officiellement le sous-doyen du Sacré Collège. Nous avons vu proscrire la mémoire du pape Pie IX. Nous avons vu le pape Léon XIII, dont Jules Ferry osait récemment invoquer, comme une auguste complicité, la muette douleur devant l'exécution des décrets, sortir enfin de son silence pour donner raison à l'historien de Mgr Dupanloup contre le journal de M. Veuillot, coupable de trop de zèle au service du Saint-Siège... et nous voyons aujourd'hui un nouveau nom, le plus éclatant de tous après celui du cardinal Pitra, s'ajouter à la longue liste des catholiques condamnés ou suspects...
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Léon XIII aurait dit à sa promenade quotidienne dans les jardins du Vatican, en se frottant les mains : « *adesso, sono freschi gli intransigeanti ! *» Hélas ! non, Très Saint Père, nous ne sommes pas frais, mais nous avons encore confiance en Dieu... et nous crions : « Vive le pape, quand même ! »
Dès lors, le train est sur les rails. L'échec du boulangisme ne fait qu'en précipiter l'allure. En mars 1890, M. Piou, député monarchiste, s'efforce de créer à la Chambre un groupe de catholiques républicains. Le pape ne cache pas sa satisfaction :
-- *M. Piou pense absolument comme moi,* dit-il.
Ce qui n'a rien de surprenant. Dans les années et les mois précédents, les voyages de Piou à Rome n'ont pas été rares. Maintenant Léon XIII juge l'occasion propice. Il veut précipiter le mouvement pour le rendre irréversible. La tactique arrêtée est des plus classiques. Une voix autorisée fera une déclaration en faveur du Ralliement. Le pape calmera les protestataires. Après quoi il ne restera plus qu'à passer aux travaux pratiques.
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Après réflexions, le pape choisit son porte-parole. Ce sera le cardinal Lavigerie, archevêque d'Alger. Il a déjà servi. On peut lui faire confiance. Ancien royaliste, il doit sa barrette à Gambetta. Fondateur des Pères Blancs, la lutte contre l'esclavagisme l'a rendu célèbre. Il a du caractère, du ton et l'âge (75 ans) ne l'a pas amolli.
Après avoir rencontré à Paris le président de la République, M. Sadi Carnot, le président du Conseil, M. Freycinet, le ministre des affaires étrangères, M. Ribot, le cardinal est reçu par le pape à Rome, du 10 au 14 octobre.
Retour à Alger, le 12 novembre, il reçoit dans sa résidence de Saint-Eugène l'amiral Duperré, l'état-major de l'escadre, les autorités civiles et militaires. A la fin du banquet, il se lève pour l'allocution traditionnelle et généralement banale. Mais, après les paroles de bienvenue, voici ce qu'il déclare :
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-- Lorsque la volonté d'un peuple s'est nettement affirmée, que la forme d'un gouvernement n'a rien en soi de contraire, comme le proclamait dernièrement Léon XIII, aux principes qui seuls peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées ; lorsqu'il faut pour arracher son pays aux abîmes qui le menacent, l'adhésion sans arrière-pensée à cette forme de gouvernement, le moment vient de déclarer enfin l'épreuve faite ; et, pour mettre un terme à nos divisions, de sacrifier tout ce que la conscience et l'honneur permettent, ordonnent à chacun de nous de sacrifier au salut de la patrie. C'est ce que j'enseigne autour de moi ; c'est ce que je souhaite de voir enseigner par tout notre clergé ; et, en parlant ainsi, je suis certain de n'être désavoué par aucune voix autorisée. Ce serait folie d'espérer soutenir les colonnes d'un édifice sans entrer dans l'édifice lui-même. »
L'intensité du silence qui s'établit à l'intérieur du palais ne peut se comparer qu'à celle du tumulte qui va se déclencher au dehors. Pas un mot, pas un applaudissement, fût-il de politesse. Les visages des quarante officiers de la flotte sont de bois. A la fin, Mgr Lavigerie, homme d'humeur et de comportement, ne se tient plus.
-- Amiral, vous ne répondez pas au cardinal, demande-t-il :
Plus raide encore qu'à son ordinaire, ce qui n'est pas peu dire, l'amiral Charles Duperré se lève. Sa tiédeur républicaine est connue. On le sait bonapartiste.
-- Je bois à son Éminence le cardinal, dit-il.
On ne saurait être plus sec. L'archevêque d'Alger fait un geste. La fanfare de ses Apostoliques attaque la *Marseillaise.* Pour la Royale c'en est trop. La flotte appareille. En raccompagnant l'amiral, Mgr Lavigerie lui demande :
-- Que feriez-vous si vous receviez de vos supérieurs un ordre qu'il vous coûterait d'accomplir ?
-- J'obéirais, Éminence.
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-- C'est ce que je fais ([^53]).
A Rome, le pape commente :
-- Quel coup ! Quel effet ! ([^54])
Il convient de le reconnaître. Le coup est magistral, l'effet dévastateur. La Droite est en morceaux. La fureur des uns, la détresse des autres, le désarroi de la plupart, l'inquiétude de certains soucieux de ne pas rater le bon wagon, l'habitent, la divisent, la retournent contre elle-même. Les monarchistes sont atterrés. Si l'Église catholique admet « l'adhésion sans arrière-pensée à cette forme de gouvernement » qu'est la République maçonnique, les chefs du mouvement royaliste ne sont plus que des gardiens de musée. Chez les bonapartistes -- les impérialistes comme on dit aussi -- la colère gronde contre ce prélat qui poussait jadis le comte de Chambord au coup de force. Dans *l'Autorité,* balayant les prudences et le respect que les propos d'Église suscitent souvent, Paul de Cassagnac laisse les rênes à son indignation : « L'acte que vient de commettre le cardinal Lavigerie est un acte injustifiable... Un acte de politique puérile, d'ignorance sociale, de divagation injustifiable... C'est la capitulation de la religion chrétienne devant la Franc-Maçonnerie. » ([^55])
Les injures se croisent. Les menaces volent bas, signe d'orage. Tout le monde parle dans un grand échauffement sauf celui qu'on aimerait entendre. Le pape se tait. Il observe. Il laisse se fatiguer les passions. Les grands desseins exigent ces changements de rythme, ces précipitations souvent obliques et ces lenteurs. Ce ne sera que deux ans plus tard, le 14 février 1892, que recevant M. Ernest Judet, rédacteur au *Petit journal,* il lui déclare :
114:283
-- *La République est un gouvernement aussi légitime que les autres. Je viens de recevoir le président du Comité d'organisation de l'Exposition de Chicago qui demandait au Saint-Siège son adhésion et sa participation à cette grande œuvre américaine. Les États-Unis qui sont en république, malgré les inconvénients qui dérivent d'une liberté sans bornes, grandissent tous les jours, et l'Église catholique s'y est développée sans avoir de luttes à soutenir contre l'État. Ces deux puissances s'accordent très bien, comme elles doivent s'accorder partout, à la condition que l'une n'empiète pas sur l'autre. La liberté est bien réellement, là-bas, le fondement des rapports entre le pouvoir civil et la conscience religieuse. *» ([^56])
Cet entretien coïncide avec la publication de l'encyclique *Au milieu des sollicitudes* (16 février 1892, publiée le 20 dans les journaux français), qui reprend, développe, précise les encycliques de 1885 *Immortale Dei* et de 1888 *Libertas Praestantissimum.* Pour l'essentiel cette encyclique considère du même œil les différentes formes de gouvernement : empire, royauté, république qui se sont succédé en France depuis un siècle : « Chacune d'elles est bonne, pourvu qu'elle sache marcher droit à sa fin, c'est-à-dire qu'elle tende au bien commun. » « Les catholiques, comme tout citoyen, ont pleine liberté pour préférer une forme de gouvernement à l'autre. » Mais ils sont tenus d'accepter ces gouvernements, de ne rien tenter pour les renverser, ou pour en changer la forme. « Par là s'explique d'elle-même la sagesse de l'Église dans le maintien de ses relations avec les nombreux gouvernements qui se sont succédé en France en moins d'un siècle, et jamais sans produire des secousses violentes et profondes. Une telle attitude est la plus sûre et la plus salutaire ligne de conduite pour tous les Français avec la République, qui est le gouvernement actuel de leur nation. Loin d'eux ces dissentiments politiques qui les divisent ; tous leurs efforts doivent se combiner pour conserver ou relever la grandeur morale de leur patrie. »
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Désormais personne ne peut plus accuser le cardinal Lavigerie ou tel autre d'outrepasser la pensée du saint-père. Sous les flous ecclésiastiques que l'on imagine, avec toutes les précautions et les pieux balancements de rigueur, en usant de camouflages et de trompe-l'œil, ne se privant pas des secours de sophismes subtils et parfois même grossiers, Léon XIII dessine lui-même les grandes lignes de sa politique. Elle a un nom : le Ralliement, et plus encore, *l'entrisme.* L'opposition aux lois scolaires, au sectarisme laïque, à l'anticatholicisme appelé anticléricalisme, en un mot à l'action permanente de la franc-maçonnerie devra se faire à l'intérieur du système républicain, non en dehors, et surtout pas contre lui. La République attaque l'Église. Ne défendons pas l'Église en attaquant la République. Faisons-la accepter par la République en devenant d'aussi bons républicains que les républicains qui mettent Dieu hors-la-loi. Ce que certains à droite comme à gauche traduisent déjà par : puisque nous n'avons pas su et pas pu renverser la République, gagnons-la de l'intérieur.
Cette nouvelle démarche de l'Église commandée par le souverain pontife, je ne me permettrai pas de la juger au nom de la foi catholique et de sa doctrine. Jean Madiran dans *Les deux démocraties* ([^57]) a analysé cet aspect du problème à sa manière toute d'intelligence, de finesse et de clarté. Il est certain qu'au nom d'une *démocratie naturelle* parfaitement défendable, Léon XIII a cautionné une *démocratie moderne,* une démocratie autoritaire et religieuse qu'un catholique ne peut accepter : « La *démocratie naturelle* est politique, bonne ou mauvaise politiquement, écrit Madiran. Système de désignation des gouvernants par les gouvernés, elle ne contredit dans son principe aucune des lois de la création et du Créateur ; son adoption relève d'un jugement circonstanciel ou d'une préférence sentimentale. La démocratie naturelle respecte le droit, la démocratie totalitaire s'arroge le pouvoir de le créer. La *démocratie moderne* est religieuse : elle remplace les religions par la religion de l'homme qui collectivement se fait dieu.
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Ne reconnaissant aucune limite qui lui soit extérieure, aucune valeur qui lui soit supérieure, aucun droit qui puisse lui résister, elle suscite une extension indéfinie de l'État totalitaire et trouve dans le communisme, c'est-à-dire dans la domination du parti communiste, l'aboutissement de sa logique interne la plus fondamentale. Freinée en fait par l'existence de mœurs et de pensées chrétiennes qu'elle ne supporte provisoirement qu'à titre de survivances condamnées par l'évolution des esprits et le progrès des mœurs, elle peut en droit et elle peut seule trancher du bien et du mal, du juste et de l'injuste, elle n'admet que les libertés et garanties qu'elle octroie et plus volontiers les suspend. Elle interdit jusqu'à la remise en question de son principe : l'adversaire de la démocratie est un sacrilège à qui l'on retire au moins virtuellement le droit de cité ; les États non démocratiques sont toujours menacés d'être mis au ban des nations... La loi du nombre est, comme le Dieu de l'Ancien Testament, un dieu jaloux, mais elle ne l'avoue point d'abord ; elle consent, elle, à entrer dans le panthéon ; elle accepte une place humble et discrète dans l'assemblée des autres lois. Par nature, pourtant, elle ne tolère ni supérieurs, ni pairs, ni semblables. Elle ne se hâte pas. Elle prend son temps. Et elle dévore tout. »
Même animé des meilleures intentions du Ciel, c'est tout de même cette « religion » démocratique que le saint-père favorisait au détriment de la sienne.
Politiquement, le Ralliement ne se justifiait que par la réussite. A long terme si l'Église avait christianisé la République, Léon XIII aurait gagné son pari. Il suffit de le formuler ainsi pour montrer qu'il l'a perdu et avec lui le catholicisme tout entier. C'est en effet la République qui a laïcisé l'Église. Dans l'immédiat le résultat n'est pas moins dramatique. En 1892, lorsque paraît l'encyclique du Ralliement, une énorme machine infernale menace la République maçonnique de l'intérieur. La mèche est allumée. L'explosion va être terrible. Jamais régime ne fut pareillement compromis dans ses hommes et son système.
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Sans Léon XIII on est en droit de penser que la III^e^ République serait morte cette année-là dans les ruines, les morts, les déshonneurs, le sang, le scandale, laissés par l'affaire de Panama.
(*A suivre*.)
François Brigneau.
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### Saint Charles Borromée
*Pour le 4^e^ centenaire de sa mort*
par Jean Crété
SAINT CHARLES BORROMÉE naquit à Milan en 1538, d'une famille noble de Milan. Tout jeune, il reçut la tonsure et fut pourvu d'une abbaye. Il insista auprès de son père pour que les revenus de son abbaye ne soient pas incorporés aux revenus de la famille, et il les distribua lui-même aux pauvres. Il faisait preuve en toutes choses d'une sainteté admirable.
Dans la nuit du 25 au 26 décembre 1559, son oncle Jean-Ange de Médicis était élu pape et prenait le nom de Pie IV. En 1560, il nommait son neveu archevêque de Milan et, en 1561, il l'élevait au cardinalat. A ce double titre, saint Charles Borromée participa à la dernière session du concile de Trente. Puis son oncle l'appela à Rome et lui confia la correspondance du Saint-Siège avec les légats et les docteurs du concile.
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Il eut ainsi la meilleure influence sur les derniers travaux du concile. Le 26 janvier 1564, Pie IV confirmait les actes du concile de Trente et en prononçait la clôture. Durant l'hiver de 1565-1566, Pie IV tomba malade. Son neveu se chargea de l'avertir de l'imminence de sa mort et lui procura la grâce des sacrements.
\*\*\*
Au conclave qui suivit, saint Charles Borromée eut une influence décisive. Après avoir envisagé deux autres candidatures, il se résolut à faire élire le cardinal Michel Ghislieri, dominicain, grand inquisiteur, qui avait donné d'abondantes preuves de sa vertu et de sa fermeté doctrinale. Malgré sa résistance, le cardinal Ghislieri fut élu à l'unanimité et prit le nom de Pie V. Le cardinal Borromée venait de procurer à l'Église le pape qui devait appliquer le concile de Trente, gouverner l'Église avec la plus grande fermeté et conduire les princes chrétiens à la victoire décisive de Lépante contre les Turcs.
Saint Charles Borromée regagna Milan et y appliqua les décisions du concile de Trente. Il fut le premier évêque à ouvrir un séminaire, comme l'avait prescrit le concile, et à travailler à la réforme de son clergé. Il donna l'exemple en se dépouillant des bénéfices ecclésiastiques dont son oncle l'avait pourvu. Il vendit sa principauté d'Oria quarante mille pièces d'or, qu'il distribua en un seul jour aux pauvres. Il distribua aussi aux pauvres vingt mille pièces d'or qu'il avait reçues en héritage. La peste ayant éclaté à Milan, il donna jusqu'à son mobilier personnel, mais non pas les vases sacrés, comme certains l'ont écrit de nos jours pour justifier le bradage du mobilier de nos églises. Saint Charles fut, au contraire, grand bâtisseur d'églises, de monastères et d'écoles. Il contribua à la publication du catéchisme du concile de Trente et l'imposa à ses curés.
Son zèle à extirper les abus de l'Église lui valut de vives animosités. Un religieux de l'ordre des Frères Humiliés lui tira dans le dos, alors qu'il était en prière dans sa chapelle. Atteint d'une balle et d'un carreau, il fut, par un véritable miracle, préservé de toute blessure.
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Il continua sa prière, et l'auteur de l'attentat, Jérôme Farina, put s'enfuir sans être inquiété. Dans sa mansuétude, saint Charles ne voulait pas le poursuivre. Mais saint Pie V exigea et obtint du duc de Savoie l'extradition de Jérôme Farina, qui fut jugé, condamné et exécuté à Milan. Allant plus loin, saint Pie V décida la suppression de l'ordre des Frères Humiliés.
Saint Charles Borromée participa aux six conclaves qui élirent Grégoire XIII (1572), Sixte Quint (1585), Urbain VII (1590), Grégoire XIV (1590), Innocent IX (1591) et Clément VIII (1592). Son rôle, dans ces six conclaves, fut beaucoup plus discret que lors du conclave de 1566. On peut penser qu'il contribua à faire élire ces papes (sauf, peut-être, Sixte Quint) qui, sans avoir l'incomparable valeur de saint Pie V, continuèrent son œuvre de leur mieux.
Saint Charles Borromée continua à gouverner sagement et fermement son diocèse et à édifier son clergé et ses fidèles de ses vertus. Sentant venir la mort, il alla passer quelques jours dans une solitude du mont Varalle où il mena une vie contemplative très austère ; puis il revint à Milan, revêtit un cilice, se fit coucher sur la cendre et, les yeux fixés sur le crucifix, rendit son âme à Dieu, le 3 novembre 1584, à l'âge de quarante-sept ans.
Il fut canonisé par Paul V, pape de 1605 à 1621. Nous ignorons pourquoi sa fête fut fixée au 4 novembre alors que le 3 est libre de toute fête de saint. Il est honoré comme patron du clergé. Jusqu'aux bouleversements actuels, chaque diocèse (en France tout au moins) avait sa « confrérie Saint-Charles », dont faisaient partie presque tous les prêtres. Mais saint Charles mériterait d'être honoré surtout comme patron des évêques. Demandons-lui de leur obtenir la foi intrépide, le courage et toutes les vertus dont il fit preuve sur le siège de Milan.
Jean Crété.
121:283
### L'Angelus
*Per crucem ad lucem*
#### *L'Ange du Seigneur a annoncé à Marie Et elle a conçu du Saint Esprit...*
Celui qui a commencé cette prière ne sait peut-être pas qu'il s'éloigne, qu'il part très loin, qu'il s'enfonce très avant dans le mystère de l'Incarnation, qui est le mystère des mystères, la seule histoire qui soit jamais arrivée. Tout le reste est anecdote. Un de la Trinité a souffert, comme disent avec énergie les Pères de l'Église (*unus de Trinitate passus est*)*.*
122:283
L'Incarnation Rédemptrice est le mystère par excellence. Si la Très Sainte Trinité est le mystère de Dieu en sa vie intime, à l'intérieur même de sa vie proprement divine, l'Incarnation est le mystère de Dieu qui sort, qui se penche. C'est le mystère de Dieu, en tant que Dieu touche la terre, en tant qu'il touche l'histoire des hommes ; mieux que de toucher, il pénètre, il entre dans le sein d'une Vierge, il s'enveloppe de boue et de ligaments, il prend corps, il assume une nature : *et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous.* Voilà le grand événement !
Jadis, dans les familles chrétiennes, à l'école, aux champs, trois fois par jour : successivement à l'aube, à midi et le soir, on récitait l'*Angelus ;* on s'arrêtait pour réciter trois *Ave Maria,* entrecoupés de trois invocations. Cette prière brève et ramassée, d'une densité infinie, est née, on ne sait trop comment, non pas directement sur les lèvres de l'Église, comme la sainte liturgie qui est la prière publique de l'Épouse du Christ, mais sortie de terre par cette sorte d'instinct très sûr de la piété populaire qui va droit au plus profond et au plus essentiel, sans le concours des savants. Ce furent d'abord les trois *Ave* du couvre-feu par lesquels l'homme du Moyen Age confiait à Marie une journée laborieuse, pleine d'imprévu, de danger et de joie, et le lendemain dont on ne savait de quoi il serait fait. Puis le roi Louis XI étendit cette pratique à tout le royaume. Au XVI^e^ siècle toute la chrétienté récitait l'*Angelus.*
Et vous, chers lecteurs, est-ce que vous récitez l'*Angelus *? Pardonnez le ton direct : nous n'avons ni le temps ni le goût pour les froides analyses ; quand tout s'écroule il est bon de revenir à l'essentiel ; et l'essentiel, n'est-ce pas l'irruption de Dieu dans notre monde *tel qu'il est ?* Car au temps d'Hérode le monde n'était guère différent du nôtre : la nature humaine ne change pas ; la maladie du péché ne change pas non plus.
123:283
Ni cette déroute du premier homme après le péché, fuyant le regard de Dieu : « *Adam où es-tu ? *» Et la voix d'Adam au paradis perdu : « *J'ai eu peur et je me suis caché ! *» Cette peur et cette fuite du premier homme, c'est toute notre histoire, *notre tragique histoire,* comme disait Péguy. Nous sommes comme des ombres dans une salle de cinéma, où des flèches phosphorescentes se suivraient ininterrompues, sur les murs, sans jamais indiquer de sortie. La sortie, chers amis, c'est le mystère de l'Incarnation : *Et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous.* Incroyable irruption de l'éternité dans le temps, qui excita un jour l'ironie des auditeurs de saint Paul : « Nous t'entendrons sur ce sujet une autre fois ! » Je ne me lasserai pas de prêcher la divine convenance d'une prière qui nous arrache, trois fois par jour, aux flots insipides du temps, et nous introduit dans le mystère sans fond de l'Amour rédempteur ; cet Amour qui a extasié les saints, sur lequel nous serons jugés au soir de cette vie, seul capable de guérir nos maladies, surtout cette maladie essentielle qui est l'oubli de Dieu, la fuite éperdue de l'homme, sous le regard attristé de Dieu !
Trois fois par jour ! Ô peuple chrétien, que tu es inventif ! Comme nous te sommes redevables d'avoir inventé ce remède contre la paresse de nos âmes, contre l'activisme, contre l'égoïsme, contre la soif des honneurs, contre l'oubli du Ciel et contre l'oubli de Dieu.
#### *Ecce ancilla Domini fiat mihi secundum verbum tuum.*
Si la voix très douce de Dieu a fait frémir le premier homme au fond du jardin d'Eden, qu'en sera-t-il de la Croix dressée, reproche sanglant adressé à l'humanité pécheresse ?
124:283
A cette terrible exigence, les chrétiens répondent, dès leur jeune âge, par l'*Ecce... Fiat...* qui sauva le monde. Cette invocation nous place au centre de l'âme de la Vierge, poste de combat de la Rédemption, poste silencieux, déserté depuis le paradis perdu, où pour la première fois, une âme a pris place, une âme qui répond par le plus beau des consentements : celui de faire vivre Dieu. Ainsi Marie fonde l'Incarnation, Marie fonde l'Église, Marie fonde le Paradis.
*Ecce ancilla. Fiat.* Parole de servante, timide et auguste, qui fit trembler l'empire de Satan, parole apparentée au premier *Fiat* de la création, qui comme elle marque un commencement absolu. Parole inaugurale d'un univers plus parfait que l'ancien, redite par des milliers de bouches qui fait de nous, en Marie, les coopérateurs de Dieu ; grâce à toi, quel bonheur, trois fois par jour, de permettre à l'âme des faibles chrétiens que nous sommes, de s'écouler dans l'âme de la Vierge, et d'y noyer toute prétention, hormis celle de sauver le monde.
Benedictus.
125:283
*Angelus Domini nuntiavit Mariae ; et concepit de Spiritu Sancto*
*Ave Maria...*
*Ecce ancilla Domini ;\
fiat mihi secundum verbum tuum.*
*Ave Maria...*
*Et Verbum caro factum est ;\
et habitavit in nobis.*
*Ave Maria...*
*Ora pro nobis, sancta Dei Genitrix,\
Ut digni elficiamur promissionibus Christi.*
*OREMUS*
*Gratiam tuam, quaesumus, Domine, mentibus nostris infunde,\
ut qui, Angelo nuntiante, Christi Filii tui incarnationem cognovimus,\
per passionem ejus et crucem, ad resurrectionis gloriam perducamur.\
Per eumdem Christum Dominum nostrum. Amen.*
126:283
## NOTES CRITIQUES
### Le clair et l'obscur de Paulhan
Chesterton et Paulhan, qui n'ont pas souvent les mêmes lecteurs, sont proches parents. Entre l'Anglais abondant, ouvert, bonhomme, et le Français analytique, secret, vingt fois noué, la différence est celle des deux peuples, dont l'un produit des romanciers et l'autre des moralistes. Mais les deux esprits sont proches. Tout occupés à rendre l'ordre, la clarté, le naturel à un monde chaotique et ennuyeux, ayant le goût du jeu et de la gaieté (tonitruante pour Chesterton), ils savent tous deux qu'on n'arrive pas au vrai sans détour et que l'inattendu est un ingrédient efficace pour éveiller les gens. Paulhan écrivait à Marcel Arland, vers 1925-1930 : « ...*il n'est aujourd'hui aucune œuvre qui me semble approcher la vérité de plus près que celle de Chesterton *» (cité dans l'excellent livre de Roger Judrin : *La vocation transparente de Jean Paulhan,* n.r.f.). Si l'on rappelle ce cousinage, c'est qu'il peut être utile d'y penser pour suivre l'enquête menée dans *Le Clair et l'obscur,* petit ouvrage que l'auteur publia dans les dernières années de sa vie (dans ses *Œuvres complètes*) et qui est donné, aujourd'hui, seul ([^58]).
127:283
Sans doute, le mystère de l'expression est au centre de la pensée de Paulhan. Souci de métier, d'abord, et aussi exemple commode, le plus commun, d'une difficulté générale. Mais à partir du cas particulier du langage, c'est de notre condition qu'il s'agit, de nos rapports avec le monde, de notre aptitude à le connaître. « A quoi d'autre s'intéresserait-on qu'à l'essentiel, si l'on n'est pas un malheureux. » (*Les Fleurs de Tarbes.*)
Cela se voit nettement dans *Le Clair et l'obscur* où il n'est pas directement question de langage (il intervient à titre d'exemple) mais, pour commencer, de deux incidents curieux, et assez minces à vrai dire. En 1914, pris dans un bombardement (qui vient des deux côtés), Paulhan est saisi d'un certain sentiment d'irréalité. Tant d'obus, de feu, de morts, le paysage dévasté, c'est un peu trop. Brusquement, il brise à coups de pied une glace qui se trouvait là intacte (et surprenante d'avoir résisté, si fragile, au désastre) ; le voilà soulagé, comblé : à nouveau présent au spectacle insensé. Il avait suffi de cette glace en morceaux : « Une petite chose, mais à mes yeux sacrée, puisqu'elle servait à tout le reste de support, puisque tout le reste, à sa faveur, d'un seul élan, allait m'être rendu. »
L'autre incident peut sembler encore plus banal. Rentrant chez lui très tard, Paulhan craint de réveiller sa femme. Il éclaire juste un instant son atelier encombré, pour repérer les obstacles, puis il avance lentement. Et avec une grande joie, il sent qu'il a retrouvé cet espace effacé à force d'être familier : « ainsi les objets de mon atelier... m'étaient-ils rendus ».
Dans les deux cas, le même mot revient : il a le sentiment que le monde lui est *rendu.* Dans l'anecdote de la guerre, il était perdu par trop d'étrangeté, dans l'autre, par trop d'habitude. A chaque fois, il faut un choc pour ramener le monde : une glace qu'on brise, la nuit qui vous déroute. Or, de tels événements ne sont pas exceptionnels, mais la banalité même. On se pince pour s'assurer qu'on ne rêve pas. Les maîtres du zen répondent à une question par un coup, et le disciple est éclairé. Dans une discussion, à l'échange d'arguments succède classiquement la phrase « C'est un fait. » On change alors de registre pour retrouver ce qu'on était en train de perdre (la réalité étouffée par les mots). Il faut se *dépayser* pour retrouver le paysage. Le moyen employé, ce peut être la glace qu'on brise, après quoi on se sent à nouveau de plain-pied avec les chevaux éventrés, les obus et le reste.
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Le point commun de toutes ces opérations (pincement, glace brisée, argument du fait) est de s'écarter de ce qu'on a devant soi, et qui s'échappe, pour mieux le ressaisir. Il n'y a pas de recette, dans ces cas, et si le disciple Zen s'attendait à être battu, en ayant vu battre cent autres avant lui, il ne recevrait aucune illumination. Mais chacun invente, dans ces situations où le monde pâlit, effacé par les automatismes et la perception utilitaire, ou semble incroyable par trop de nouveauté, d'étrangeté. Chacun invente et se raccroche à ce qui lui rendra le réel dans sa plénitude, dans sa nouveauté. Pour sa part, le poète, chez Chesterton, faisait le poirier, et regardait la tête en bas (*Le poète et les lunatiques*)*.*
S'il arrive de telles aventures, c'est que le monde ne nous est pas donné une fois pour toutes, lisse, égal, transparent, avec notre esprit qui y circulerait et lirait à livre ouvert. Comme saint Augustin, nous savons bien que le temps, par exemple, est une notion parfaitement claire, sauf si nous y regardons de trop près. Le monde qui serait conforme à l'image que nous en prenons, nous sentons qu'il lui manque une part de réalité. Rassurant, mais décevant. Et c'est bien pourquoi nous essayons de provoquer le choc, la surprise, la pensée imprévue, qui semblent ne pas venir de nous-même, mais s'imposent du dehors et nous restituent un monde vrai, séparé, opaque. Et dans les incidents qu'on a vus, tout se passe bien ainsi. Au monde profane, où tous les éléments sont à égalité, s'en oppose un autre, déroutant, mais bien réel. « Qu'il s'agisse de l'incident guerrier ou du voyage dans ma chambre, de la pratique du zen ou de la preuve par le fait, voici, au lieu de la consistance, le manque et la faille, en place de la loi d'infraction, au lieu de l'assurance et de la suffisance la dépendance et l'humilité, le secret substitué à la pleine lumière (comme s'il nous fallait pour accéder à cette lumière traverser ce bois obscur) et, mêlée à tant de traits énigmatiques, on ne sait quelle allure sacrée. »
Voilà la deuxième fois que nous rencontrons ce terme de *sacré*. Il me semble qu'il évoque à la fois une densité d'être particulière, quelque chose de déconcertant pour la raison, mais irréfutable, et comme le fondement, l'origine de toute chose. C'est qu'en effet, l'expérience du détour, du choc, ne peut être décrite simplement. Paulhan note que lorsqu'il a écrit : « Je venais de retrouver mon atelier... je venais de devenir réel... » l'expression contraire aurait été plus exacte : « cela me revint dessus, cela me bouscula, cela m'assaillit. »
129:283
L'événement est en fait inexprimable. Pas une phrase qui le décrive et qu'on ne doive aussitôt retourner. Paulhan n'a pas choisi de briser une glace. Il a été agi. Et pareillement, le mystique ne fait pas le vide en lui. Il subit, il est envahi par Dieu, selon son propre dire. Nous sommes dans le domaine des métamorphoses, où l'être intime et le monde, les mots et les choses s'échangent. Dans ces moments, nous sommes remis en présence de cette part obscure des choses que nous ne pouvons voir, justement parce que c'est sur elle que se détache ce que nous voyons. « Qui de nous n'a le sentiment d'une ressource intime et d'un esprit antérieur à tout choix particulier, échappant à notre regard, doué en quelque sorte d'un feu qui brûle tous les objets et les brûle l'un par l'autre et comme d'un monde extérieur à notre monde, à quoi toute pensée précise, tout événement donné, n'apporte que réserve et restriction, où nous serions doués de pouvoirs inconnus, une sorte de sanctuaire imperméable aux accidents. »
Chimère, peut-être, mais sans laquelle rien ne s'explique. Et Paulhan, un peu plus loin, osera dire que la raison, en posant que A est A, et une montagne une montagne, se réfère implicitement au fait que A est aussi autre chose que A. Nous sommes partis de deux événements curieux pour découvrir que sous diverses formes, ils sont d'une grande banalité, constants en fait, mais passés sous silence parce qu'ils restent mystérieux, insaisissables. On se réfère à cette loi qu'ils supposent, on l'utilise dans la conversation courante (« C'est un fait »), on ne l'examine pas, car elle fuit l'examen. Elle entraîne, cette loi, « qu'il n'est pas un objet du monde, ni une pensée qui supporte d'être directement saisie, et de face -- pas un qui n'exige d'être observé suivant mystère -- pas un dont la clarté ne suppose une face obscure ; et les points clairs la présence d'une tache aveugle ».
L'obstination de Paulhan à employer certaines images (la tache aveugle, la nuit), certains mots (invisible, sacré, surnaturel), les rapprochements avec le zen et les mystiques, montrent qu'on a affaire à un ensemble de signaux. Il s'agit moins d'une démonstration que d'une insistance -- poétique, en somme -- dont le but est d'alerter sur l'enjeu : il s'agit bien du fonctionnement de l'esprit tel qu'on est amené à le constater, mais aussi, mais de plus, de la découverte d'une réalité plus pleine, plus riche, que celle dont on se contente habituellement.
130:283
Accessible pourtant, même si son accès échappe au calcul : certains événements nous la révèlent, et si l'opération nous reste inexplicable, nous pouvons la reproduire, la revivre ; nous pouvons, comme dit l'auteur, *être* la difficulté.
C'est cela la découverte dont Paulhan réserva si longtemps la révélation publique (mais nous savons, depuis la publication du *Traité du ravissement* qu'il pensait la tenir depuis de longues années). Il s'agit d'une découverte joyeuse : un monde inépuisable et neuf est toujours à notre portée, où nos contradictions s'abolissent. Ce savoir est très exactement, pour Paulhan, une forme de salut. Comment la représenter autrement qu'en disant c'est l'accès au jardin d'Eden, -- par une porte dérobée.
Est-il possible, d'ailleurs d'apprendre l'accès à cette plénitude ? Il y a sans doute diverses voies, mais pour Paulhan, l'important se résume dans la formule : devenir la question posée, subir la métamorphose qu'implique l'interrogation. Il le dit clairement dans un autre ouvrage, *Le Don des Langues,* qui traite le même thème « Faut-il s'étonner, s'il n'y a pas la moindre différence entre les expériences que nous avons menées et celles que nous avons *été,* que les choses aient revêtu pour moi un nouvel éclat, mais la pensée un nouveau relief ? Non, s'il m'est arrivé un bonheur inattendu -- inattendu mais que j'ai mérité peut-être à force de patience -- d'être ce que je comprenais. »
Il n'y a pas de preuve tangible, seulement l'épreuve qu'on doit traverser, devenant témoin à son tour. Il faut être passé par là. La clé donnée n'est rien si l'on ne sait pas déjà s'en servir. C'est pour cela aussi que cet exposé rigoureux et minutieux prend quelquefois l'allure de l'apologue (disant indirectement ce qui ne peut être énoncé) et d'une confidence émerveillée. Émerveillée : Paulhan revient souvent sur la joie que lui a donnée cette découverte ; elle l'a comblé.
Georges Laffly.
131:283
### Lectures et recensions
#### Pierre Debray Une catéchèse éclatée
*Éditions Kyrios*\
*3, rue des Immeubles Industriels 75011 Paris*
Il existe désormais moins de pratiquants en France qu'en Union Soviétique, où il reste 15 % de pratiquants en dépit des persécutions que l'on sait. On peut se demander les raisons de cette paganisation « gratuite » de la Fille aînée de l'Église. Elles sont bien sûr multiples, parfois subtiles et plus ou moins vérifiables.
Une, pourtant, ressort toujours inévitablement du lot par son déterminisme incontestable, par son efficacité quasi-stakhanoviste. Regardez comment se fait le catéchisme des dernières générations et vous comprendrez.
C'est ce à quoi s'est justement employé Pierre Debray dans une étude critique de « Pierres Vivantes » : *Une catéchèse éclatée.* Chacun sait que ce mot prisé de « catéchèse » véhicule aujourd'hui une bonne vingtaine de pluriels. Il n'y a guère plus qu'en mathématiques, en physique, en chimie, voire en langues étrangères (bref en des domaines qui requièrent un « sérieux technique »), que les formules de base, univoques, apprises par cœur, ont encore quelque crédit pédagogique.
Ailleurs c'est l'illusion barbare, infusée aux enfants : qu'ils sauraient tout avant même d'avoir rien appris. Qu'ils comprendraient tout avant de connaître et de retenir. Avec cette supposition vicieuse d'une antinomie radicale entre comprendre et retenir !
« A des enfants qui sont nés à l'âge de l'informatique, constate Pierre Debray, le christianisme est présenté comme un conte de fée, dont on a si bien embrouillé le déroulement qu'il n'en reste plus rien, qu'une histoire à dormir debout. » Sans revenir sur ces aberrations pédagogiques -- mais sont-elles seulement pédagogiques ? -- maintes fois dénoncées en d'autres endroits, relevons simplement quelques titres de chapitre suggestifs :
« Comment l'on enseigne aux enfants que l'homme fut créé avant le monde et que l'Église précède le Christ »... « Comment l'on enseigne aux enfants que les Cathares, Luther, Voltaire et Karl Marx combattirent victorieusement les fautes et les déficiences de l'Église »... « Où l'auteur découvre que si « Pierres Vivantes » avait existé dans sa jeunesse, il n'aurait jamais eu le désir de devenir chrétien... »
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Dans un essai particulièrement roboratif -- (*Crise de Dieu ou crise de l'homme,* Beauchesne 1980) -- le psychologue Michel Menu avait déjà examiné en termes pédagogiques le problème de la communication de la foi à travers la catéchèse récente : un constat analogue avant même la mise en circulation de « Pierres Vivantes » :
« Des paraboles y sont extraites d'improvisations télévisées. La paraphrase, partout, triomphe. Le discours surabonde, en torrents. Expliquer semble devenu une obsession. On commente les commentaires. L'hyperbole n'y est pas rare. On noie le poisson allègrement. On tait le mystère de plus en plus, sous prétexte qu'il « risque de bloquer la réceptivité » (sec). On rationalise l'exposé... aux canons de la logique du siècle. Ou de la semaine. Mais, il y a pire encore, à mon sens. On y traite, en plus d'un texte, les enfants comme des candidats débiles ou des pré-adolescents perpétuels. On les enferme dans leur puérilité, alors que tout, en eux, appelle à la croissance. »
Comme tout système de communication, celui qui vise à transmettre les vérités de la foi a des lois. Lois que l'information, du reste, connaît ou méconnaît (sciemment) à bon (ou mauvais) escient. En voici une, rappelle Michel Menu, qui ne connaît pas d'exception : « Le multiple, dans l'émission ou dans l'exposé, engendre, invariablement, le relatif dans ce que l'on retient ! Pour ne pas dire le néant. » En voici une autre, non moins sûre : « La surabondance du commentaire annule l'information principale. » Une troisième : « La dispersion des codes primaires déclenche l'incommunicabilité entre les récepteurs. »
« Théoriquement, bien sûr, résume Jean Madiran, on pourrait enseigner les vérités nécessaires au salut autrement que par une explication du Je crois en Dieu, du Notre Père et des Commandements. Mais nous n'avons que faire ici d'hypothèses et de possibilités purement théoriques. Il s'agit de savoir ce qui est réellement nécessaire aux enfants dans leur vie surnaturelle de chaque jour. »
Avec les nouveaux catéchismes, et en particulier avec « Pierres Vivantes » on ne prend pas seulement les dernières générations pour des cobayes, on réalise méthodiquement un véritable génocide, un génocide vérifiable du jeune peuple des croyants privé ou détourné des vérités nécessaires au salut.
D'où la conclusion de Pierre Debray :
« Ces erreurs pédagogiques ne sont pas innocentes. Elles ne manifestent pas seulement une grave méconnaissance de la psychologie de l'enfant. Elles représentent des symptômes pathologiques. La foi, dans ce pays, se porte mal. Gravement malade : non pas au niveau du petit peuple de Dieu, qui reste attaché à la foi de son baptême. Au niveau des théologiens ou de ceux qui ont acquis, parfois au rabais, le droit à porter ce titre, des experts en catéchèse et sans doute de certains évêques... » Le « texte de référence » évoque les « maîtres du soupçon »...
Rémi Fontaine.
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#### Joseph Bertuel *L'Islam, ses véritables origines Essai critique d'analyse et de synthèse *t. 2 : *De la Mecque à Médine*
**(Nouvelles Éditions Latines)**
M. l'abbé Bertuel continue son œuvre déjà signalée en cette revue (février 1982, n° 260, p. 69), explicitant, à l'usage du grand public, les travaux restés confidentiels du R.P. Gabriel Théry, o.p., lequel avait signé ses livres du pseudonyme d'Hanna Zakarias. L'auteur aborde ici la période qui aboutit à un tournant dans l'histoire de l'Islam naissant : le rabbin, son élève et les premiers convertis sont expulsés de la Mecque et se réfugient à Médine, où s'édifie l'Islam arabe (la tradition dit que l'Hégire est de 622). L'auteur montre que les vies de Mahomet, bien ultérieures, ont largement brodé sur des événements au sujet desquels le *Livre arabe de l'Islam* reste largement muet. Par contre, *ce pseudo-Coran* donne de nouveaux aspects sur l'apologétique du rabbin et l'auteur s'emploie à nous expliquer le vrai sens de termes qui y apparaissent : ce sont des décalques de ceux qui sont utilisés dans l'Ancien Testament. D'ailleurs, dans cette affaire de l'Islam, tout est hébreu et juif à l'origine : « Moïse règne en maître. La Torah est à l'honneur » (p. 113). « Musulman en arabe signifie soumis, de même que Yahoud veut dire qui revient à Dieu, qui se repent, et aussi qui devient juif » (ibidem). L'apparition du terme de prophète pour Mahomet pose aussi un problème. L'auteur montre comment on a déformé le texte pour créer un homme nommé Mohammed. Ce sont les musulmans du IX^e^ siècle qui inventeront finalement l'homme de ce nom (p. 121). Nul doute que ce genre de considération ne fera pas plaisir aux musulmans. Souhaitons une rapide suite à ce tome 2, que j'oserai espérer plus soignée dans sa typographie, ici pas très logique. Il serait d'ailleurs bon que le tome 3 et dernier donne la liste de toutes les menues corrections à apporter aux tomes 1 et 2.
Hervé Pinoteau.
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#### Marcel Clément *Une histoire de l'intelligence *(Éditions de l'Escalade)
Faire une histoire de la philosophie en philosophe plutôt qu'en historien constitue de nos jours une originalité dans le genre. C'est cette œuvre originale qu'a justement entreprise Marcel Clément, avec la pédagogie qu'on lui connaît, en rédigeant Une histoire de l'intelligence -- tome 1 : La soif de la sagesse, tome 2 : L'amour de la sagesse (à paraître), tome 3 : La nostalgie de la sagesse (en préparation).
A ma connaissance, nulle histoire des idées (récente) n'avait encore à ce point comparé les idées, et mieux encore, comparé les idées dans leur genèse et sous le point de vue de la vérité. Comme l'écrit le chanoine Roger Verneaux dans la préface du tome 1 consacré à la sagesse grecque : « *Cette histoire de l'intelligence réussit une sorte de tour de force. Elle fait entrer en ligne de compte l'époque, le milieu, la personnalité des penseurs. Elle se fonde sur une érudition solide. Mais elle dépasse la pure érudition pour dégager l'idée-mère, le cœur ou l'essence des doctrines. Surtout, elle porte un jugement sur celles-ci. Elle le fait toujours avec sympathie, mais sans complaisance puisque ce qui est en question est leur vérité. *»
Nous renouons là avec la grande tradition de la « dialectique » au sens aristotélicien : cette sorte d'investigation historique, d'état de la question, de « topique » historique, dans une perspective qui demeure toujours la recherche de la vérité pour une question donnée. Avec un champ plus vaste bien sûr puisqu'il s'agit de la Philosophie et, peut-être, le souci pédagogique en plus.
Si en philosophie, l'autorité est assurément la dernière des raisons, comme l'enseignait saint Thomas lui-même, la confrontation des opinions passées au niveau dialectique est nécessaire au philosophe et toujours féconde. Pour mieux situer, cerner, nouer le problème de la vérité en manifestant sa complexité et ses difficultés d'approche.
C'est, si j'ose dire, une « tactique d'enveloppement » qui est comme le prolongement de l'expérience, source propre et première de la philosophie réaliste. Marcel Clément se sert ainsi admirablement de l'expérience des autres pour éclairer la nôtre. Il dialogue allègrement mais rigoureusement avec ces « amis de la sagesse », s'affrontant résolument à leurs discours, discernant le côté positif (ou négatif), unique, de chaque philosophe, son « œil », pourrait-on dire.
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Ou bien ces hommes ont atteint avant nous la vérité : on doit alors le reconnaître et s'en servir pour pouvoir à notre tour la découvrir et la confirmer grâce à leurs dires. L'on se fait disciple dans la démarche. Et nous sommes par exemple, avec Marcel Clément, les disciples d'Aristote.
Ou bien ils se sont trompés ou ont « erré » : il est alors intéressant de saisir pourquoi. L'on doit se servir de leurs dires pour éviter de se tromper soi-même de la même manière et pour les critiquer. Et Marcel Clément nous préserve par exemple fort bien de la tentation sophistique (l'âge « ingrat » de l'intelligence) ou de la tentation pyrrhoniste ou stoïcienne.
Bref, la dialectique de Clément à l'instar de la dialectique aristotélicienne vient, à sa place, prolonger le « toucher » personnel et fondamental de l'expérience philosophique comme lorsque la main se sert de l'outil. Renfort utile, destiné à aiguiser l'intelligence des jeunes philosophes.
Rémi Fontaine.
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## DOCUMENTS
### Les "mea culpa" du cardinal Lustiger
Le cardinal Lustiger -- en compagnie de Mgr Decourtray -- s'inscrit lui aussi dans la liste des prélats qui prononcent des « mea culpa » au nom de l'Église catholique. La particularité de cet exercice est qu'il s'agit toujours de « mea culpa » frappés non point sur la propre poitrine de celui qui les prononce, mais sur celle de ses prédécesseurs, qu'il accable, alors que lui-même s'affiche ostensiblement pur des erreurs et des crimes dont il charge les générations chrétiennes précédentes.
A ce sujet nous reproduisons ci-dessous les principaux passages de deux articles de H. Le Caron parus dans *De Rome et d'ailleurs,* numéro de mars. L'hebdomadaire *La Tribune Juive* du 1^er^ juillet 83, sous la rubrique « L'Église pour la première fois » a donné un compte rendu du voyage effectué en Pologne par le cardinal Lustiger, archevêque de Paris et par Mgr Decourtray, archevêque de Lyon. Ceux-ci se sont inclinés devant le monument commémoratif de l'insurrection du ghetto de Varsovie ; puis se sont rendus à Auschwitz où ont péri la plupart des membres de la famille du cardinal de Paris, dont sa mère. Il n'y a rien à redire à cela.
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Mais c'est le communiqué conjoint de ces prélats qui paraît surprenant. En voici quelques extraits :
« Sur ce sol de Pologne, en ce cœur de l'Europe, se trouve Auschwitz. *Nous nous y sommes rendus avec une intention de repentance,* implorant le secours et la justice de Dieu, pour nous y recueillir, pour nous y souvenir. En ce lieu où tant de fils et de filles du peuple juif, ceux-là mêmes qui ont reçu et nous ont transmis le précepte : « Tu ne tueras point » se sont vus conduire à l'extermination (Isaïe 53) *nous ne pouvions que méditer sur nos responsabilités.* »
Et le commentateur de *La Tribune juive* précise :
« Au-delà du caractère poignant du texte, on remarquera la mention de la repentance et plus encore le fait que les représentants de l'Église catholique de France ont médité à Auschwitz sur ce qu'ils appellent « nos responsabilités »... Quoi qu'il en soit, c'est la première fois que dans une déclaration publique, des chefs de l'Église font mention de façon explicite des responsabilités chrétiennes dans l'antisémitisme qui a conduit au martyre du peuple juif. »
Par ailleurs, *L'information juive,* le journal des communautés, d'octobre-novembre 1983, reproduit un article de Pierre Pierrard intitulé « Enfin Etchegaray vint... »
Ce journaliste inconnu de moi, mais qui parle souvent, à la Télévision, lors de l'émission « Le Jour du Seigneur », juste avant la messe du dimanche, écrit que :
« Les chrétiens, dont je suis, ont la mémoire courte. A peine la seconde guerre terminée, qu'ils retournaient à leurs affaires, tranquillement, *sans remords, à l'image de leur pape Pie XII,* dont une énorme littérature apologétique a démontré que son silence durant la guerre, face au génocide de ses frères juifs, pouvait s'expliquer par toutes sortes de raisons, diplomatiques, ethniques, politiques. Mais une fois la paix revenue, une fois livrés au regard du monde les charniers et les chambres de torture par où tout un peuple -- le peuple de Dieu -- avait été destiné à passer pour basculer dans le néant, *le silence ne fut pas rompu.* »
Pierre Pierrard critique la constitution conciliaire *Nostra Aetate* du 28 octobre 1965 qui, selon lui, était la souris dont venait d'accoucher la montagne. Il reproche à ce texte de « n'avoir pas mis l'accent sur la spécificité du judaïsme, *ni sur la repentante que le christianisme devait obligatoirement s'imposer face à l'offense spirituelle et aux violences de toutes espèces* que les chrétiens, au cours de l'histoire, et notamment entre 1940 et 1945, *avaient infligées au peuple d'Israël *».
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L'auteur se félicite, comme l'avait fait avant lui Robert Aron, de la « note d'orientation de l'épiscopat français en date du 16 avril 1973 ». Mais surtout Pierre Pierrard se réjouit d'avoir entendu la voix « à la fois énergique et rocailleuse » du cardinal Etchegaray, archevêque de Marseille, rappeler depuis la ville de Rome :
« La vocation permanente du peuple juif, premier bénéficiaire de la double mission de réconciliation *et de pénitence de l'Église* dans une démarche proprement religieuse, du fait du lien original qui unit judaïsme et christianisme... » et encore : « que nous sachions demander pardon au Seigneur et à nos frères qui ont été si souvent abreuvés de l'enseignement du mépris et plongés dans l'horreur de l'holocauste. »
Et Pierre Pierrard de conclure :
« Je dirais que ma joie à moi serait parfaite, si au cours de cette année du pardon, *l'Église organisait une grande rencontre officielle, au cours de laquelle, les cendres sur la tête, elle s'agenouillerait devant les représentants de la communauté juive pour implorer son pardon.* »
En lisant ces dernières lignes, je n'en croyais pas mes yeux. Pourquoi Pierre Pierrard, pendant qu'il y est, ne demande-t-il pas aux évêques de se faire circoncire, dans un esprit de repentance ?
De qui se moque-t-on ? qu'est-ce que tout cela signifie ?
On comprendrait à la rigueur que le cardinal Lustiger qui se dit « disciple du Christ à sa façon » et pour qui le « christianisme est une participation des païens au judaïsme » puisse parler de repentance. Mais les autres évêques, Mgr Decourtray, Mgr Etchegaray, ont-ils perdu la tête ?
Je ne suis pas raciste. (Tous les peuples, même s'ils ont formé par la suite des groupes ethniques différents, descendent d'Adam et Ève.) J'ai toujours trouvé que les doctrines nazies sur la prétendue race supérieure étaient insensées ; d'ailleurs, s'il existait des races supérieures, le peuple d'Israël, par sa vive intelligence, en ferait partie (Dieu n'a pas choisi le peuple le plus bête pour l'incarnation de son Fils) ; mais je ne ressens aucun complexe, je n'éprouve aucun besoin de repentance vis-à-vis du peuple juif que ni moi, ni ma famille n'avons jamais persécuté.
Il y a peut-être eu quelques anciens chrétiens parmi les nazis, mais ils avaient apostasié et ne l'étaient plus quand ils ont commis cet horrible holocauste. Les Français qui ne sont pas Allemands (c'est une vérité de La Palice) n'ont aucune responsabilité dans ce génocide. D'ailleurs les rabbins qui, à l'époque actuelle, me paraissent avoir un niveau intellectuel très supérieur à celui de nos éminences et de nos excellences, n'ont jamais soutenu de pareilles billevesées. C'est aussi stupide que si je m'adressais à la Synagogue en ces termes :
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« Lénine (demi-juif) et ses compagnons dont la plupart, comme Trotski, étaient juifs, ont commis le plus grand génocide de l'histoire en faisant périr dans les goulags des millions de Russes orthodoxes. Cet holocauste est sans commune mesure avec le génocide juif commis par Hitler. C'est pourquoi, pour être tout à fait franc, ma joie, à moi, sera parfaite quand la Synagogue organisera une grande rencontre officielle, au cours de laquelle, les cendres sur la tête, elle s'agenouillera devant les représentants de la communauté chrétienne orthodoxe pour implorer son pardon. »
Devant une telle proposition, les rabbins me riraient au nez et ils auraient raison. Quant aux représentants de la LICRA et du MRAP (associations créées pour combattre le racisme), ils crieraient à la provocation.
Je ne vais pas perdre mon temps, ni faire perdre celui de mes lecteurs avec de pareilles inepties.
A la vérité, tous les peuples sont capables des pires forfaits quand les circonstances de leur histoire s'y prêtent et les y poussent. En France, il y a eu des atrocités commises pendant les guerres de religion et pendant les guerres de Vendée. Le peuple juif que l'on cherche, à présent, à nous représenter comme des agneaux innocents, victimes des cruautés des nations, n'échappe pas à la règle commune.
Je citerai seulement deux textes. Le premier émane du prophète juif Ézéchiel qui transmet la parole de Dieu :
« La parole de Yahweh me fut adressée en ces termes :
« Je les ai dispersés parmi les nations et Ils ont été disséminés dans les pays ; je les ai jugés selon leur conduite et selon leurs œuvres. Arrivés chez les nations où ils sont allés ils ont déshonoré mon Saint Nom quand on disait d'eux : c'est le peuple de Yahweh ; c'est de son pays qu'ils sont sortis. (Ezech. XXXVI, 19-20.)
Il s'agit de la parole de Dieu. J'incite M. Pierre Pierrard à la méditer. Je citerai un second texte tiré de « L'Histoire de Napoléon et de la Grande Armée » par le général comte de Ségur.
A propos des juifs de Vilna dont les descendants furent exterminés par les nazis, il écrit (Livre XII -- chap. III) :
« Il y avait environ près de vingt mille blessés français que la Grande Armée en retraite n'avait pu évacuer.
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« A la vérité, les Lithuaniens que nous abandonnions après les avoir compromis en recueillirent et en secoururent quelques-uns ; mais les Juifs que nous avions protégés repoussèrent les autres. Ils firent bien plus ; la vue de tant de douleurs irrita leur cupidité. Toutefois, si leur infâme avarice, spéculant sur nos misères, se fut contentée de vendre au poids de l'or de faibles secours, l'histoire dédaignerait de salir ses pages de ce détail dégoûtant ; mais qu'ils aient attiré nos malheureux blessés dans leurs demeures pour les dépouiller, et qu'ensuite, à la vue des Russes, ils aient précipité par les portes et par les fenêtres ces victimes nues, mourantes ; que là ils les aient laissés impitoyablement périr de froid ; que même ces vils barbares se soient fait un mérite, aux yeux des Russes de les y torturer, *des crimes si horribles doivent être dénoncés aux siècles présents et à venir.*
« Aujourd'hui que nos mains sont impuissantes, il se peut que notre indignation contre ces monstres soit leur seule punition sur cette terre ; mais enfin, les assassins rejoindront un jour leurs victimes, et là sans doute, dans la justice du Ciel, nous trouverons notre vengeance. »
Je veux bien après tout, que les représentants des diverses Églises, catholique, orthodoxe, protestante, juive se demandent pardon *mutuellement* des injustices et des crimes commis par leurs membres au cours des temps car ils ont tous quelque chose à se faire pardonner. Mais que ce ne soit pas à sens unique.
#### *L'interview de Monseigneur Lustiger aux journalistes d'un quotidien israélien*
Le journal *Le Débat* du mois de mai 1982 ([^59]) avait reproduit le texte d'une longue interview de Mgr Lustiger accordée au quotidien israélien *Yediot Haharonot* qu'un lecteur vient seulement de me faire parvenir.
Dans cette interview de 28 pages, Mgr Lustiger, qui venait d'être nommé archevêque de Paris, expose ses idées sur les rapports du judaïsme et du christianisme d'une manière plus nuancée que dans *Le Nouvel Observateur* mais non moins explicite.
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Après avoir donné des renseignements sur son enfance et sur ses parents, l'archevêque nous apprend qu'ayant lu en cachette, à l'âge de dix ans, une Bible protestante, il lui parut évident que Jésus était un « messie juif ». C'est pourquoi, à l'âge de 14 ans, il sollicita le baptême. Dans son esprit, il ne s'agissait pas d'une conversion, mais d'une « cristallisation » qui ne devait provoquer aucune rupture véritable avec le peuple juif demeuré dans le judaïsme.
A ses parents qui n'acceptaient pas ses nouvelles convictions religieuses, il a dit :
« Je ne vous quitte pas. Je ne passe pas dans le camp de l'ennemi. Je deviens ce que je suis. Je ne cesse pas d'être juif, bien au contraire. Je découvre une manière de l'être. » ([^60])
*Les complexes du cardinal archevêque*
Cette « cristallisation » qui n'impliquait pas le reniement du judaïsme devait permettre au futur cardinal d'apaiser les troubles de conscience qu'il aurait pu ressentir en abandonnant la religion de ses ancêtres. Il ne s'agissait pas pour lui d'un reniement :
« Je n'ai jamais prétendu, expose-t-il, que j'allais être simultanément un bon juif selon la définition des rabbins, et un bon chrétien selon la définition de l'Église. Mais vous comprendrez que je ne puisse pas, *sans perdre me propre dignité et la dignité que je dois à mes parents et celle que je dois à tous ceux dont je suis irrévocablement solidaire,* ne pas revendiquer ma condition de juif. »
« Je ne suis évidemment pas « juif religieux » au sens où l'entendent ceux qui définissent l'orthodoxie juive. Mais ce que je puis dire, c'est qu'en devenant chrétien je n'ai pas voulu cesser d'être le juif que j'étais alors. Je n'ai pas voulu fuir la condition de juif. Je la tiens donc d'une façon inaliénable de mes parents. Je la tiens d'une façon inaliénable de Dieu lui-même. » ([^61])
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On ne demande pas, bien entendu, à Mgr Lustiger de renier sa condition de juif selon la chair. Saint Paul, après sa conversion, ne dissimulait pas son appartenance au peuple juif. Il écrivait :
« Moi-même, en tant qu'apôtre des gentils, je m'efforce de rendre mon ministère glorieux, afin, s'il est possible, d'exciter la jalousie de *ceux de mon sang* et d'en sauver quelques-uns. » (Rom. XI, 13-14)
Mais sa théologie, en ce qui concernait la synagogue et les juifs qui n'avaient pas voulu reconnaître la divinité de Jésus, était nette et précise. *Pour lui, il s'agissait de branches mortes qui avaient été retranchées,* même si plus tard des rejets devaient repousser sur la racine.
Pour Mgr Lustiger, au contraire, *et c'est là qu'est la contradiction, ces branches judaïques ne sont pas mortes et n'ont jamais été retranchées.* Elles ne sont qu'en sommeil et elles s'éveilleront à l'appel de Dieu quand le moment sera venu. Les gentils (les peuples des nations) sont des oliviers sauvages qui ont été entés, non pas à leur place, mais à côté, sur la même racine.
Il le dit nettement à la page 176 de son interview :
« Après tout, le judaïsme, *en restant lui-même fidèle à l'appel de Dieu,* pourra-t-il un jour admettre que les nations devenues chrétiennes sont aussi des enfants inattendus qui ont été donnés au peuple juif. *Ce don serait celui d'une descendance inattendue et non encore reconnue*. Si les chrétiens n'ont pas reconnu les juifs comme leurs frères aînés et la racine sur laquelle ils ont été greffés ([^62]). *Il faudrait peut-être que les juifs eux-mêmes reconnaissent les nations païennes*, devenues chrétiennes, comme leur frère cadet. Mais pour cela il faudrait que le pardon intervienne car il y a eu persécution, guerre fratricide : on veut toujours tuer le frère pour avoir l'héritage. La raison de la persécution d'Israël, *ce fut la jalousie* ([^63]), au sens spirituel du mot. Elle peut être changée en émulation et source de bénédiction. »
Il suffit de comparer ce texte avec celui de saint Paul pour constater combien il s'écarte de l'enseignement du grand apôtre des nations :
« *Mais si quelques-unes des branches ont été retranchées*, écrit saint Paul, et si toi qui n'étais qu'un olivier sauvage, *tu as été enté à leur place* et rendu participant de la racine et de la sève de l'olivier, ne te glorifie pas à l'encontre des branches...
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Tu diras donc : *ces branches ont été retranchées* afin que moi je fusse enté. Cela est vrai. *Ils ont été retranchés à cause de leur incrédulité et toi tu subsistes par la foi... Eux aussi* (les juifs), *s'ils ne persévèrent pas dans leur incrédulité, ils seront entés ;* car Dieu est puissant pour les enter de nouveau. Si toi, tu as été coupé sur un olivier de nature sauvage et enté contrairement à ta nature, sur l'olivier franc, à plus forte raison les branches naturelles seront-elles entées sur leur propre olivier. » (Rom. XI, 17-24.)
Il suffit de relire ces deux textes pour constater les différences fondamentales qui les opposent.
*La théologie du cardinal archevêque*
*La Synagogue et le peuple juif n'ont pas péché en refusant jusqu'à ce jour de reconnaître Jésus* *comme Messie et Fils de Dieu.*
C'est là le fondement de la théologie lustigérienne. S'il y avait là péché de leur part, il faudrait admettre qu'il y a eu rupture de l'alliance et que la Synagogue est une branche morte que Dieu a retranchée. Or, nous l'avons dit, cette vérité qui est celle de l'Église catholique, le cardinal ne l'admet pas.
L'énorme difficulté est, bien entendu, de nous expliquer quelles sont les raisons pour lesquelles la Synagogue et des juifs demeurés fidèles au judaïsme n'ont commis aucun péché.
Le cardinal a recours à un argument qui doit faire se retourner dans leur tombe tous les saints et les théologiens de l'Église catholique. Avant de nous l'asséner, il nous y prépare :
« Ce que je dis surprendra sans doute les gens qui s'en tiennent aux idées reçues, aux préjugés... »
Puis l'argument est donné en réponse à la question suivante des journalistes israéliens :
-- Question des journalistes :
« Mais vous devriez tout de même nous dire : « *Écoutez, si vous voulez être de bons juifs, si vous voulez vraiment le salut, vous devriez devenir chrétiens *». Vous ne le dites pas et je ne vous incite pas à le dire. *Mais, enfin, je crois que ce serait logique ! *»
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-- Réponse du cardinal de la Sainte Église Romaine :
« *Pas nécessairement et pour la raison suivante : il n'appartient pas à l'homme de décider ce qu'il doit âtre, mais d'abord à Dieu. C'est à Dieu de décider qui je dois être et ce que je dois faire. A Dieu d'abord et à moi ensuite. *»
Autrement dit, la Synagogue et le peuple juif n'ont pas péché en demeurant dans l'aveuglement « *parce qu'il n'appartient pas à l'homme de décider ce qu'il doit être *»*.* C'est donc Dieu qui est le grand responsable de leur aveuglement parce que c'est Lui qui en a décidé ainsi.
Mais un tel argument (on voit combien il est énorme) élimine toute responsabilité de la personne humaine. Il écarte le libre-arbitre. A ce compte-là, si l'on adoptait un tel argument, on pourrait soutenir aussi que les nazis n'ont aucune responsabilité dans l'holocauste des juifs. Ils n'ont été que les instruments de la vengeance de Dieu et de la nécessaire purification de ce peuple. Hitler est, dans cette optique-là, un grand bienfaiteur du sionisme. Il a joué le rôle de chasseur dont parle l'Écriture. C'est lui qui a renvoyé en Israël les Juifs d'Europe centrale échappés des camps de la mort qui ont contribué à la création de l'État juif.
On voit à quelles absurdités on aboutit. Il est inutile de rappeler que d'après la théologie catholique les démons et ceux qui les servent, même s'ils coopèrent involontairement au plan de Dieu (qui seul peut tirer du mal un plus grand bien) n'en ont pas moins une responsabilité personnelle.
Le Seigneur a dit : « Il faut que cela s'accomplisse, mais malheur à ceux par qui cela s'accomplit ! »
Selon le cardinal, *Dieu n'a jamais cherché à châtier le peuple juif parce qu'il n'a pas reconnu le Messie.*
Dans sa fausse optique, cette proposition est parfaitement logique. Elle découle de la précédente. Pourquoi Dieu aurait-il châtié un peuple qui n'a pas péché ?
A la question des journalistes :
« *Est-ce que vous aviez l'idée de la persécution d'Israël comme un châtiment ? *»
le cardinal répond : « Non ».
-- Le journaliste précise :
« L'idée que Dieu avait puni le peuple juif parce qu'il n'avait pas reconnu Jésus ? »
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-- Réponse du cardinal :
« *Non. Jamais une telle idée ne m'est venue. *»
« Je n'y ai jamais adhéré. »
« Cela ne fait pas partie de la foi catholique... »
« En vous disant que je n'admets pas cette opinion, je ne suis donc pas suspect de professer une opinion déviante... »
Il faudrait savoir ce que le cardinal entend par vérité de foi catholique. (Est-ce uniquement les vérités proclamées ex cathedra ?) Mais il y a aussi la Tradition et d'abord les Évangiles qui perdraient toute signification si l'on admettait, sur ce point, la théologie du cardinal. Notre-Seigneur, par exemple, a-t-il pleuré *sans raison sur Jérusalem ?*
« Et quand Il fut proche (de Jérusalem) voyant la ville, Il pleura sur elle disant : « Si en ce jour tu avais connu, toi aussi, *ce qui était pour ta paix !* mais maintenant *cela demeure caché à tes yeux*. Car vont venir sur toi des jours où tes ennemis établiront contre toi un retranchement, t'investiront et te serreront de toute part. (Siège de Jérusalem par Titus.) Ils t'abattront à terre ainsi que tes enfants chez toi et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre (Destruction de Jérusalem par Titus) parce que *tu n'as pas connu le moment où tu es été visitée.* » (St Luc -- XIX -- 41, 44).
Un peu plus loin, Notre-Seigneur précise de nouveau :
« Il y aura grande détresse sur la terre et colère contre ce peuple ! *Ils tomberont au fil de l'épée et ils seront emmenés captifs dans toutes les nations et Jérusalem sera foulée aux pieds par les gentils jusqu'à ce que les temps des gentils soient accomplis. *» (St Luc -- XXI -- 23, 24.)
Pour ne pas reconnaître qu'il s'agit là de châtiments et qu'il existe une relation directe *de cause à effet* entre les châtiments et le fait que « les juifs n'ont pas connu le moment où Notre-Seigneur les a visités », il faut être tombé dans un aveuglement complet ou être d'une entière mauvaise foi.
La grande Diaspora n'est quand même pas pour les juifs un voyage touristique qui dure depuis près de deux mille ans.
*Les silences et les déformations du cardinal*
Tout ce qui est gênant pour les thèses du cardinal est passé sous silence ou déformé.
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Si l'on admet sa théologie sur les rapports du judaïsme et du christianisme, on est bien obligé de procéder à de telles déformations. Rappelons encore ce qu'est cette théologie en citant ces dernières paroles du cardinal. Elles sont fondamentales.
« Israël, précise-t-il, comme tel, et tant que les temps ne sont pas accomplis, *doit demeurer dans la fidélité* ([^64]), *aimé de Dieu en raison de l'élection, à cause des Pères*. Car les dons et l'appel de Dieu sont irrévocables. C'est évidemment une question très difficile. *Pour le judaïsme, le christianisme est une anticipation, une hâte*. *Et c'est vrai. Le judaïsme garde ainsi un droit de regard sur le christianisme*. »
-- Question des journalistes :
Selon vous, alors, le christianisme est *un judaïsme ouvert* qui a été ouvert au monde, aux païens. Le christianisme *c'est de faire participer les païens au judaïsme, cela a donné le christianisme. *»
-- Réponse du cardinal :
« Oui, si vous voulez ; mais d'une façon déconcertante pour Israël comme pour les païens. »
Si cette théologie, à Dieu ne plaise, devenait la théologie officielle de l'Église catholique, il faudrait immédiatement expurger les Évangiles de tout ce qui l'infirme. Les Soviets, dans l'histoire de la Russie, procèdent couramment à ce genre de manipulation. Et « Pierres Vivantes » est un exemple édulcoré, en matière catéchistique, de ce qu'on peut faire des vérités catholiques.
Comment pourrait-on laisser subsister la réponse de Dieu au frère aîné (la Synagogue) qui, d'après le cardinal, garde un droit de regard sur le cadet (l'Église).
« *Si Dieu était votre Père,* vous m'aimeriez car c'est de Dieu que je suis sorti et que je suis venu... Pourquoi ne comprenez-vous pas mon langage ? C'est que vous ne pouvez entendre ma parole... *Celui qui est de Dieu écoute les paroles de Dieu. Et voici pourquoi vous ne l'écoutez pas,* parce que vous n'êtes pas de Dieu. » (Jean VIII -- 37, 47.)
Un autre texte qu'il faudra aussi supprimer de toute urgence est celui où Jésus affirme devant Caïphe qu'Il était le Fils de Dieu. *A-t-il, oui ou non, blasphémé ?*
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Le cardinal serait sans doute très embarrassé s'il devait répondre à cette question. Il est probable qu'il l'éluderait et qu'il s'en tirerait avec une pirouette car il a incontestablement des dons d'acrobate.
*Conclusion*
J'ignore si le cardinal estime qu'il est, en ce moment, le mieux placé pour remplir une mission de réconciliation entre le « fils aîné et le cadet », selon son expression, c'est-à-dire entre la Synagogue et l'Église. Il ne me fait pas ses confidences.
Si l'on se reporte à son interview, on s'aperçoit qu'il donne aux dignités auxquelles il a accédé si rapidement ([^65]) une signification qui est certainement très nette dans son esprit, bien qu'elle soit peu explicite dans sa forme.
« Ce que je constate, c'est que je suis porteur de beaucoup plus de signification que ma personne elle-même. Ce n'est pas seulement l'individu que je suis qui est en jeu, *c'est tout ce dont je suis chargé historiquement. *»
Il avait déclaré antérieurement à cette interview :
« Ma nomination, pour moi, ce fut comme si tout à coup, *les crucifix s'étaient mis à porter l'étoile* *jaune* (*sic*). »
Je n'ai jamais contesté l'apport du judaïsme dans notre sainte religion catholique romaine. On ne comprend le Nouveau Testament dans sa profondeur que si l'on connaît l'Ancien et, comme le dit très justement le cardinal, tout demeure inexplicable si l'on ne tient pas compte, à l'origine, de l'élection du peuple juif. Tout cela je l'admets sans aucune réticence. Mais ce que je n'admets pas, c'est que l'on dévie ensuite du chemin de la vérité en supprimant les réalités pour faire triompher sa propre thèse.
A ce point de vue là, la Synagogue, en France, me paraît se comporter avec beaucoup plus de logique. Bien sûr, avec mon optique de catholique traditionaliste, je crois qu'elle est encore dans l'aveuglement, mais au moins, elle ne varie pas, comme l'Église, actuellement, dans ses convictions.
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Le grand rabbin Kaplan comprend beaucoup mieux la situation de l'Église que nos dignitaires ecclésiastiques. Il avait écrit dans *Le Ouotidien de Paris* du 5-10.77 cette phrase étonnante :
« Serais-je catholique romain que je serais intégriste. Si le judaïsme est vivant et authentique de nos jours, c'est qu'il n'a jamais été mis en question par ses ministres. »
A présent, nos théologiens veulent concilier les inconciliables. Papini voulait réconcilier le Diable et le Bon Dieu.
Et plus près de nous, à la fin de sa vie, Jacques Maritain projetait d'unir la nation « en réconciliant les deux traditions, celle de la France de Jeanne d'Arc et celle de la France des droits de l'homme » (« L'unité d'un peuple libre », *Le Figaro* du 7-12-44).
Je ne crois pas non plus que le monde catholique adhère facilement à la théologie du cardinal Lustiger. Il finira par comprendre qu'elle est en quelque sorte une réhabilitation du judaïsme. Je ne pense pas d'ailleurs que Monseigneur Lustiger lui-même se fasse tellement d'illusion sur l'impact de ses thèses judéo-chrétiennes.
Il a déclaré au cours de cette même interview :
« La réflexion chrétienne sur le sort d'Israël, sur la condition juive, sur la place du judaïsme dans l'histoire du salut, *en est encore à ses débuts* dans l'époque moderne. »
Avant qu'elle n'ait atteint sa maturité, beaucoup d'eau aura coulé sous les ponts et l'on peut espérer que l'Église sera alors sortie de la crise qu'elle traverse.
\[Fin de la reproduction des principaux passages de deux articles de H. le Caron parus dans *De Rome et d'ailleurs,* « Informations et commentaires à la lumière de la doctrine catholique », numéro 47 de mars 1984.\]
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### La lettre au Cardinal de Pierre Debray
*Monseigneur, ne sacrifiez pas\
la liberté à vos rêves*
*Il va sans dire que nous n'avons pas, sur le cardinal Lustiger ou sur le cardinal de Lubac, la même opinion que Pierre Debray. -- Mais ce n'est point pour confronter des opinions à ce niveau que nous reproduisons sa lettre ouverte. C'est pour les questions de fond qui y sont abordées, plus d'une fois avec quelque bonheur.*
Je vous aime bien. Il fallait un certain courage pour inviter le cardinal Ratzinger à venir piétiner les plates-bandes de nos technocrates de la catéchèse. Ce geste spectaculaire me semble moins important que le travail ingrat, obscur, mal compris, que vous accomplissez pour mettre de l'ordre dans votre diocèse, encore traumatisé par les convulsions du Mai de 68. Parce que vous n'avez jamais cédé, même lorsque vous étiez aumônier d'étudiants, à cette idéologie métaconciliaire que dénonce le cardinal de Lubac, nul ne peut vous soupçonner de complaisances pour les « théologies de la libération ». Peut-être parce que vous êtes d'origine populaire, le marxisme ne vous fascine pas.
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Pourtant, aujourd'hui, je suis obligé, en conscience, de vous faire le même reproche qu'une revue polonaise, *Wola,* publiée clandestinement adresse au cardinal Glemp. Elle l'accuse de céder à la tentation de sacrifier « *les intérêts et les aspirations de la nation *» aux « *intérêts de la seule Église, en tant qu'institution *». Ce qui peut paraître injuste, dans le cas du primat de Pologne, contraint de composer avec le régime communiste, que rien n'ébranlera vraiment, aussi longtemps que l'Union Soviétique sera assez puissante pour maintenir son protectorat. Dans votre cas, cela se justifie davantage. La France n'est pas la Pologne, du moins pas encore, et même si le « *projet socialiste *» conduit, par sa logique propre, à l'édification d'une société totalitaire, de type suédois, plutôt d'ailleurs que soviétique, nul ne songe à comparer M. Mitterrand au général Jarujelski.
Au soir du 4 mars vous vous réjouissiez d'avoir rassemblé 800.000 catholiques. Plutôt 800.000 baptisés, car parmi eux combien pratiquent ? Un quart tout au plus, si l'on se fie aux statistiques. Vous n'avez rien rassemblé du tout. Avec ou sans vous, la plupart d'entre eux seraient venus. Votre influence n'aurait pu être que négative. Il est évident que si vous vous étiez opposé à l'organisation de cette manifestation, elle n'aurait pas eu lieu. Je ne vous contesterai pas le mérite de l'avoir voulue, d'autant qu'il vous a fallu briser certaines résistances, ignorer certaines réticences. N'empêche que vous avez trompé cette foule. Elle venait exprimer « *les intérêts et les aspirations de la nation *». Vous l'avez utilisée pour servir « *les intérêts de la seule Église en tant qu'institution *». L'avez-vous fait sciemment, parce que vous estimez que les intérêts de l'Église en tant qu'institution coïncident nécessairement avec ceux de la nation ? Ce qui relèverait d'une confusion du temporel et du spirituel assez redoutable, mais ne serait pas indigne. Avez-vous cédé, de façon inconsciente, au vieux réflexe clérical ? A ce mépris du laïcat, qui a coûté si cher à l'Église. Je me demande si vous ne nous considérez pas comme des moutons, qui n'ont d'autre droit que de suivre, à l'aveugle, leur pasteur, même lorsqu'il les conduit à l'abattoir.
L'on me dit que vous êtes très content de vous. Pourquoi en douterais-je ? Votre succès est éclatant. Alors que nos églises sont désertées et qu'à chaque messe, dans ma paroisse dont vous fûtes si longtemps le curé, je constate qu'il y a une chaise ou deux de plus qui restent vides, vous avez prouvé que l'Église demeurait dans ce pays la force sociale la plus puissante.
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Aucun parti, aucun syndicat n'est capable, en 1984, de faire descendre plus d'un million et demi de Français dans la rue. Le président de la République a même reproché aux laïcs leur impuissance à mobiliser. Bien plus, vous avez donné au pays l'impression que seule l'Église avait les moyens d'obliger le pouvoir socialo-communiste à reculer. Que cette impression soit fausse importe peu. Aujourd'hui tous les Français, ou presque, sont convaincus du contraire. Au demeurant, vous avez obtenu ce que vous vouliez : de l'argent pour vos écoles et les moyens juridiques de le répartir à votre gré, même si, sur ce second point, il vous a fallu partager le pouvoir.
J'imagine votre sourire, si d'aventure vous me lisez. Avec cet humour corrosif que vous pratiquez si bien, vous raillerez ce que vous tiendrez pour mon inconséquence. Ce Debray, direz-vous, n'est jamais content. Il reprochait à l'école catholique de ne plus l'être ou si peu. A mesure que se dégradait l'enseignement public, des parents, qui ne croient ni à Dieu ni à diable lui confiaient leurs enfants, avec pour seul souci la qualité des études. La nécessité d'accueillir une population scolaire qui n'avait plus la moindre imprégnation religieuse ou même morale, du fait de la démission des familles, conduisait à affadir notre projet éducatif. L'on n'osait plus parler de Dieu à l'école catholique. Il arrivait même que certaines religieuses se montrent, en matière d'éducation sexuelle, plus audacieuses que les dames du MLF, tant elles craignaient d'être tenues, du fait de leur état, pour rétrogrades. Que va-t-il se passer ? Une bonne utilisation de la loi Savary permettra aux évêques de reprendre en main les établissements. Peu à peu les non-catholiques seront éliminés. Ils devront se contenter de l'enseignement public. Avec le temps, l'école catholique se limitera aux seules familles vraiment chrétiennes. Moins d'élèves mais mieux formés spirituellement et moralement.
Je ne doute pas, Monseigneur, de votre volonté de reconstruire un enseignement catholique digne de ce nom, encore que l'affaire des catéchismes incite au scepticisme. Vous n'êtes pas parvenu à imposer l'obéissance aux directives romaines. D'autant que vous semblez renoncer un peu facilement à la fonction de suppléance que remplit, depuis quelques décennies, l'enseignement catholique. Dans ma jeunesse l'école libre n'était pas supérieure, dans l'ensemble, à l'école publique. Tout dépendait des établissements. Les choses ont changé. L'enseignement catholique, du fait qu'il conservait une marge de liberté, a mieux résisté au choc des réformes successives, des innovations « pédagogiques », du laxisme. Son personnel a pu échapper à la tutelle étouffante de la FEN. Peu à peu les parents ont découvert que les maîtres ne se mettaient pas en grève, que les élèves étaient mieux suivis, que la discipline et le climat moral ne se dégradaient pas trop.
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Les mal-croyants et les incroyants lui ont confié leurs enfants. Ce qui en faisait pour l'enseignement public un concurrent redoutable, à mesure même que par son recrutement il devenait moins catholique. D'où votre calcul. Qu'il cesse de représenter un danger pour les laïcs et ceux-ci le laisseront tranquille. Ils le toléreront dans la mesure où il se transformerait en ghetto ou en réserve d'Indiens. Je vous laisse le choix de la comparaison. On aura une école catholique comme on a une école juive, exclusivement réservée à une « minorité culturelle », enfermée dans sa particularité.
Cela aurait dû réussir. Pas plus que M. Mitterrand, les cris de putois du clan laïc ne vous émeuvent. Ils font partie du scénario. Ainsi que le constate *Le Monde* (daté du 18 mars) « *si M. Bouchareissas, secrétaire général du CNAL, triomphait, M. Chirac battrait le rappel de ses troupes pour une manifestation de rue monstre et une bataille acharnée d'amendements parlementaires *». A sa manière, M. Bouchareissas vous vient en aide. Grâce à lui, vous ferez plus facilement accepter par les familles et les enseignants un « compromis » qui, s'ils prenaient la peine de l'étudier, les rendrait furieux. L'obstacle est venu de la CFDT, qui veut imposer la fonctionnarisation des maîtres. Composée, du moins en ce qui concerne les syndicats d'enseignants, de « chrétiens de gauche » qui n'ont d'autre souci que de détruire l'Église en tant qu'institution (ils ne cessent d'ailleurs de le répéter), la CFDT ne tolérera même pas une réserve d'Indiens. Dans la mesure où l'école catholique demeure une institution d'Église, il faut qu'elle soit détruite. Aussi étrange que cela paraisse, les pires ennemis du catholicisme se recrutent dans son sein.
L'heure du courage finit toujours par sonner, même pour les évêques. Vous aviez tout lâché, ou presque, afin d'obtenir de l'État la concession d'une réserve. Vous aviez, au moment même où vous appeliez des centaines de milliers de citoyens à descendre dans la rue pour défendre le libre choix de l'école de leurs enfants, négocié, au plus haut niveau, l'abandon d'un droit fondamental dont vous feigniez de vous instituer le champion. Vous aviez mené votre double jeu avec tant d'habileté que les bonnes gens que vous lanterniez se persuadaient que vous aviez sauvé la liberté de l'enseignement. Au hit-parade de la popularité vous devanciez même Montand (...). Et voici que s'effondre votre combinazione. Si vous acceptez un compromis sur la titularisation des maîtres, il ne restera rien de votre rêve de reconstruire une école authentiquement catholique. Vous aurez livré la place sans même que le vainqueur vous accorde les honneurs de la guerre.
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Au contraire de ce que prétendait Hegel, il arrive que l'histoire repasse les plats. Les faux curés de la CFDT vous donnent la chance de vous ressaisir. Que vous lâchiez là-dessus, comme sur le reste, vous aurez tout perdu même l'honneur. Si vous résistez, vous ferez sans doute échouer le « compromis historique ». Du moins aurez-vous prouvé que cette volonté, que vous affichiez, de reconstruire une école authentiquement catholique, fût-ce au prix d'une tromperie, n'était pas l'imposture qui couvrait la trahison. Il n'y a plus, Monseigneur, d'échappatoire possible. Ou vous capitulerez et cette fois le peuple que vous étiez parvenu à abuser découvrira que l'archevêque de Paris se nommait Bazaine. Ou vous vous battrez, cette fois sans esprit de recul et nous pourrons oublier que vous aviez failli sacrifier la liberté à vos rêves.
\[Fin de la reproduction de la lettre ouverte de Pierre Debray au cardinal Lustiger publiée dans le *Courrier hebdomadaire de Pierre Debray,* n° 761 du 21 mars 1984.\]
============== fin du numéro 283.
[^1]: -- (1). Voir dans ITINÉRAIRES, numéro 236 de septembre-octobre 1979, pages 111 et suivantes : « Nouvelle droite et délit d'opinion ». Cet article est reproduit dans notre brochure : *Les quatre ou cinq États confédérés.* Voir aussi ITINÉRAIRES numéro 237 de novembre 1979, pages 147 et suivantes : « A propos de la nouvelle droite ».
[^2]: -- (2). « Intellectuellement abject », au moins en une circonstance précise : voir Jean Madiran, *La République du Panthéon,* pages 78-80 ; ou bien ITINÉRAIRES, numéro 248 de décembre 1980, pages 153-154. -- Ces deux premières notes sont d'ITINÉRAIRES ; toutes les notes suivantes sont d'Yves Daoudal.
[^3]: -- (3). *La nouvelle droite,* brochure à commander à l'Action familiale et scolaire, 31, rue Rennequin (75017 Paris). Ce qui suit est conforme au plan et au propos d'Arnaud de Lassus. Mais j'y intègre aussi le fruit de mes recherches personnelles.
[^4]: -- (4). Le GRECE a fait campagne pour la loi Veil.
[^5]: -- (5). Cela n'empêche pas les théoriciens du GRECE de clamer qu'ils sont tolérants, qu'ils sont les seuls tolérants, car le paganisme est la religion de la tolérance (???!!). Ainsi le judaïsme est bon pour les juifs, l'Islam pour les Arabes. Mais le christianisme est mauvais pour les Européens, comme pour les Africains, les Asiatiques, etc, donc pour tout le monde. Il est très intéressant de noter que *seul le christianisme les gêne vraiment.*
[^6]: -- (6). Dans une société traditionnelle, les deux plus hautes castes (ou classes) sont dans l'ordre la caste sacerdotale et la caste des guerriers. Les théoriciens de la « nouvelle droite » ne s'intéressent qu'aux sociétés barbares où les guerriers ont pris le pouvoir et asservi les prêtres.
[^7]: -- (7). Sociobiologie. Au sens strict, la sociobiologie, darwinisme poussé jusqu'à l'absurde, est la « science » qui définit comme d'origine purement génétique tous les comportements humains et sociaux. La « nouvelle droite » adopte généralement une sociobiologie plus ou moins modérée, acceptant l'existence de comportements spécifiquement culturels. Mais quand le président du GRECE ose écrire à Bruno Bertez qu'*Éléments* n'a publié qu'un seul article sur la sociobiologie et que c'était un article critique, il ment. Car l'article en question ne comporte *pas la moindre critique* de la sociobiologie (n° 35). Et bien entendu ce n'est pas parce qu'on n'a publié qu'un seul article ayant pour titre : La sociobiologie, qu'on n'en a parlé qu'une fois. Du reste le *deuxième* chapitre de la bibliographie que publie *Nouvelle École* est intitulé *Darwinisme, sociobiologie.* L'un de ces livres est *The foundations of ethology* (les fondements de l'éthologie) de Konrad Lorenz, l'une des références de la « nouvelle droite ». Il est présenté ainsi : « Histoire et méthodologie de l'étude des comportements génétiquement programmés. Avec un appendice essentiel sur le cas de l'homo sapiens » (*sic*).
[^8]: -- (8). « L'anti-bourgeoisisme est actuellement l'idée de ralliement des esprits neufs qui travaillent à la construction de l'histoire. » On retrouve là les traits de ce que fut l'opposition radicale sous la république de Weimar. Il y avait les groupes nationaux-révolutionnaires (parmi lesquels les nazis) et les groupes nationaux-bolcheviks. Ces groupes étaient très imbriqués et les jeunes gens passaient très facilement de l'un à l'autre.
[^9]: -- (9). On ne doit pas non plus ignorer les liens réels qui peuvent exister entre Alain de Benoist et certains idéologues d'extrême-gauche, notamment Régis Debray, dont les idées « nationalistes-révolutionnaires » sont sur de nombreux points très proches de celles du GRECE, où l'on aime citer cette phrase de l'ancien compagnon de Che Guevara « Je n'ai pas l'idéal de mes idées, ni d'autres amis que ceux qui partagent mon idéal et abhorrent mes idées. » Ses idées, ce sont les idées socialistes. Quels sont ses amis ? A vous de conclure. (Régis Debray a écrit dans le n° 39 de *Nouvelle École.*)
[^10]: -- (10). Intéressant -- le GRECE choisit des propos que Volkoff met dans la bouche des communistes, y voit des rapprochements évidents avec les thèses de la « nouvelle droite », et l'impute non pas au communisme mais à la personnalité de Volkoff !
[^11]: -- (11). Les contemporains d'Albert Schweitzer racontent ceci : si vous parlez d'Albert Schweitzer à un médecin, il vous dira que ce devait être un bon théologien. Si vous parlez d'Albert Schweitzer à un théologien, il vous dira que ce devait être un bon musicien. Si vous parlez d'Albert Schweitzer à un musicien, il vous dira que ce devait être un bon médecin. C'est exactement l'impression que donne la lecture des publications du GRECE. A chaque fois qu'ils abordent un sujet que je cornais, ils écrivent des âneries. Voici un petit exemple. Dans le n° 35 d'*Éléments* il est fait l'éloge d'un livre de l'archéo-nazi breton Olier Mordrel, et on nous conseille de lire ce livre « en ouvrant la fenêtre à la nuit et en écoutant les bouleversantes mélodies du vieux Cearbhallan », qui sont les illustrations sonores authentiques des vieux contes celtiques soigneusement déchristianisés par Mordrel. C'est très amusant car il s'agit de Carolan (que ces cuistres écrivent en gaélique... avec une faute, car il y a un *i*), compositeur irlandais du début du XVIII^e^ siècle, dont la musique utilise les thèmes populaires irlandais dans le cadre de la musique européenne galante de cette période...
[^12]: -- (1). Claude Samuel : *Entretiens avec Mstislav Rostropovitch et Galina Vichnevskaïa sur la Russie, la musique, la liberté.* Éditions Robert Laffont, 208 pages, 19 photographies, discographie, 75 F.
[^13]: -- (2). Quotidien socialiste soutenant le gouvernement socialo-communiste.
[^14]: -- (1). Des multiples biographies consacrées à Ève Lavallière, celle d'Omer Englebert (*Du moins je sais aimer, Vie et conversion d'Ève Lavallière,* Albin Michel), tout récemment rééditée, est la plus solide, la plus complète aussi pour ce qui touche à la conversion. L'abbé Englebert a mené une sérieuse enquête. C'est un véritable dossier qu'il présente, avec le bon sens et l'humour qu'on connaît au créateur du « Curé Pecquet. ».
[^15]: -- (2). Opéras d'inspiration anticléricale tous les deux.
[^16]: -- (1). Professeur de langue et de littérature allemande à l'université de Turin.
[^17]: -- (2). *Porcs* (*M.*) : « Comment peut-on être européen ? La réponse de Coudenhove-Kalergi », (fils d'un diplomate austro-hongrois et fondateur de l'Union Paneuropéenne), in *L'information historique,* 1981, n° 2.
[^18]: -- (3). « Hofmannsthal et son temps » in *Création littéraire et connaissance,* Gallimard.
[^19]: -- (4). *Baroque et classicisme,* Plon, Paris 1957 et 1972, Pluriel, Paris 1980 et *Monarchie et peuples du Danube,* Fayard, Paris 1969.
[^20]: -- (5). *La messe là-bas,* « Lectures ».
[^21]: -- (6). *Op*. *cit.,* p. 203.
[^22]: -- (7). *Op. cit.,* p. 202.
[^23]: -- (8). ZOLLNER (E.) : *Histoire de l'Autriche des origines à nos jours,* Horvath, Roanne 1965, p. 457.
[^24]: -- (9). MILIUS (B.) : *Les Habsbourg, l'Église et les Slaves du Sud,* Pichon et Durand-Auzias, Paris 1970, pp. 152-153.
[^25]: -- (10). SAINT-AULAIRE (Comte de), ambassadeur de France à Vienne *François-Joseph,* Fayard, Paris 1947, p. 414.
[^26]: -- (11). *Cité in* VALLOTTON (H.) : *Metternich,* Fayard, Paris 1965, p. 373.
[^27]: -- (12). MAGBIS (C.) : *Lontano da dove. Joseph Roth e la tradizione ebraico-orientale,* Einaudi, Turin 1971.
[^28]: -- (13). *Autriche* (itinéraire littéraire), Rencontre, Lausanne 1966.
[^29]: -- (14). Sur l'influence de l'Espagne dont Grillparzer disait que son histoire appartenait à l'Autriche et où vécut un temps l'empereur Rodolphe II, pionnier de la Réforme Catholique et du baroque, cf. ALLFGRAT (G.) : « Le baroque face à l'histoire » in *Contrepoint* n° 30, été 1979. Sur Rodolphe II, cf. *L'empereur insolite, Rodolphe II de Habsbourg* (*1552-1612*)*,* par P. ERLANGER et E. NEWEKLOWSKY (Albin Michel, Paris 1971). Le superbe catalogue de l'exposition *Le baroque en Bohême* (Grand Palais, Paris, 1981) reflète parfaitement le mécénat des Habsbourg-Lorraine : évoqués par le comte Jean de PANGE in *L'auguste Maison de Lorraine* préfacé par S.A.I.R. l'archiduc Othon (Paris 1966).
[^30]: -- (1). Édouard Drumont. *La dernière bataille,* p. 186.
[^31]: -- (2). Beau de Loménie, *Les Responsabilités des dynasties bourgeoises*. II. p. 209.
[^32]: -- (3). Ferry, par Edmond *About. Le XX^e^ siècle.*
[^33]: -- (4). *La Franc-Maçonnerie au parlement* (Librairie française).
[^34]: -- (5). R.P. Lecanuet. *L'Église de France sous la III^e^ République.* II. p. 324.
[^35]: -- (6). Voir *Jules l'imposteur* (Éd. DMM).
[^36]: -- (7). 15.XII.1886.
[^37]: -- (8). Édouard Drumont. *Testament d'un antisémite,* p. 367.
[^38]: -- (9). R.P. Lecanuet, op. cit., p. 5.
[^39]: -- (10). Id. p. 6.
[^40]: -- (11). Lettre du 19 mars 1878.
[^41]: -- (12). Lettre à Mme Léonie Léon. *Le cœur de Gambetta.* p. 3.
[^42]: -- (13). R.P. Lecanuet, p. 14.
[^43]: -- (14). En décembre 1880, M. Hérold, préfet de la Seine fait enlever par ses agents les crucifix des classes -- ainsi que les images de la Sainte Vierge et les emblèmes religieux. Ils sont jetés dans les tombereaux qui les emportent. R.P. Lecanuet, p. 137.
[^44]: -- (15). R.P. Lecanuet, p. 172.
[^45]: -- (16). Mgr Czacki était « d'une santé chétive et délabrée ».
[^46]: -- (17). Le *Times.* 27.IX.1882 (R.P. Lecanuet p. 173).
[^47]: -- (18). *Notes et souvenirs* par le marquis de Dreux-Brézé, p. 169-183.
[^48]: -- (19). *Le Gaulois.* 23.VIII.1882.
[^49]: -- (21). R.P. Lecanuet, p. 287.
[^50]: -- (22). 15 août 1885.
[^51]: -- (23). R.P. Lecanuet, p. 305.
[^52]: -- (24). Dépêche du 29 XII.1885. M. Lefebvre de Behaigne était notre ambassadeur au Vatican.
[^53]: -- (25). Mgr Baunard : *Le cardinal Lavigerie.*
[^54]: -- (26). R.P. Lecanuet p. 392.
[^55]: -- (27). *L'Autorité.* 16.XI.1890.
[^56]: -- (28). *Le Petit journal.* 17.11.1892.
[^57]: -- (29). Nouvelles Éditions Latines 1977, pp. 36 et suiv., et passim.
[^58]: -- (1). Éditions du Temps qu'il fait.
[^59]: -- (1). *Le Débat,* n° 20 -- 15, Boulevard Raspail -- Paris VII^e^ -- Gallimard.
[^60]: -- (2). *Le Débat,* p. 170. Plus tard il exprimera la même idée quand il dira : « Je pense qu'en étant disciple du Christ *à ma façon,* j'entre dans ce dessein de Dieu. »
[^61]: -- (3). *Op. cit.,* p. 167.
[^62]: -- (4). Ils ont reconnu les juifs de l'Ancien Testament comme leurs frères aînés et c'est saint Paul lui-même qui déclare que les gentils ont été greffés sur les racines juives.
[^63]: -- (5). Comment, nous autres chrétiens, pourrions-nous être jaloux de branches mortes qui ont été retranchées par Dieu lui-même ?
[^64]: -- (6). On peut se demander à quoi. A la loi mosaïque ?
[^65]: -- (7). Il dit que ces nominations par le pape ont été effectuées à sa grande surprise.