# 284-06-84
1:284
## ÉDITORIAL
### Oui, nous attaquons l'école publique
*Non point ses enseignants, mais le système\
et l'idéologie qui les oppriment*
J'ai cité dans notre précédent numéro cette parole adressée spécialement aux Français en la fête de saint Vincent Ferrier. Je la pèse et la soupèse à nouveau :
« *Les écoles catholiques n'ont aucune intention de concurrencer ou de critiquer l'organisation scolaire laïque. *»
Il faut le constater : c'est bien la position constante de l'épiscopat français depuis quinze ans (pour ne pas remonter plus haut). L'évêque de Verdun nous l'a opportunément rappelé.
2:284
#### I. -- Les évêques de France et l'école publique
Dans son bulletin diocésain daté du vendredi saint (20 avril 1984), l'évêque Pierre Boillon, qui se vante d'être un grand tueur d'Allemands devant l'Éternel ([^1]), écrit de sa main redoutable une monition que je n'hésiterai cependant point à interrompre (entre crochets) :
« *J'ai rencontré des enseignants de l'école publique qui étaient très perturbés par l'engagement des évêques pour la défense de l'école catholique. Ils se sentaient contestés dans leur attachement à l'école publique et comme rejetés par les responsables de l'Église. *»
\[Les catholiques qui sont « perturbés », en sens contraire, par la faiblesse de l'engagement des évêques pour la défense de l'enseignement catholique, et par leurs complaisances pour les abominations de l'école maçonnique, eh bien, ces catholiques-là, il n'est pas question de les « rencontrer » et de leur « expliquer ». Mgr Boillon est comme les autres évêques : ils regardent à gauche (ce qu'ils croient la gauche) avec une grande « ouverture » ; d'ailleurs ils en viennent eux-mêmes, le plus souvent ; et ils haïssent la droite (ce qui leur paraît la droite), ils la méprisent et ils la combattent tout en faisant mine de l'ignorer.\]
3:284
« *Je leur ai expliqué que, contre ce que dit une certaine presse, ce ne sont pas les évêques, mais le Comité National de l'Enseignement Catholique qui a mené la négociation avec le ministère. Si des évêques sont intervenus, ce fut pour manifester la confiance de l'épiscopat envers ce comité et son union avec lui. Ils ont jugé cette intervention nécessaire à cause du danger qui à leurs yeux menaçait l'école catholique. Mais dans toutes leurs déclarations, jamais ils n'ont attaqué l'école publique. *»
\[L'école publique peut bien commettre des *crimes* systématiques -- on verra plus loin l'un des plus récents -- contre l'innocence des enfants qui lui sont confiés, on n'osera cependant ni l' « attaquer », ni la « critiquer », ni la « concurrencer ».\]
« *S'ils l'avaient fait, ils auraient contredit leur propre déclaration votée à l'unanimité en 1969. A l'époque la presse lui avait fait un large écho. Mais la rapidité et la surabondance des informations engendrent un oubli rapide. C'est pourquoi il est apparu opportun à tous de reproduire actuellement ce document. On verra qu'il a inspiré certains passages des discours prononcés par les évêques dans les rassemblements auxquels le Comité les avait invités. *»
#### II. -- La déclaration de 1969
Relisons donc cette solennelle déclaration épiscopale de 1969 que l'évêque de Verdun a l'obligeance de remettre sous nos yeux. Nous n'hésiterons pas à l'interrompre elle aussi (entre crochets également).
4:284
« *1. L'école publique scolarise plus de 80 % des jeunes Français. Elle est un creuset où se préparent leur destin et l'avenir du pays. C'est un devoir pour l'État de promouvoir son existence et sa qualité. Il serait insuffisant de dire notre respect à ceux qui travaillent dans cet immense secteur de l'Éducation Nationale. C'est l'école publique elle-même qui a droit à l'estime des catholiques et de leurs pasteurs. *»
\[La précision est explicite et catégorique. Ce ne sont pas seulement les enseignants publics que l'épiscopat *respecte.* C'est le système lui-même de l'école maçonnique qu'il veut nous faire un devoir *d'estimer.*\]
« *2. L'opinion est de plus en plus attentive aux problèmes scolaires. Aujourd'hui, l'école et l'université sont appelées à une transformation sans précédent. Les questions en jeu sont fondamentales : les contenus de l'enseignement, l'orientation, la relation pédagogique, la participation... Ce sont les objectifs et les fonctions de l'école dans la société qu'il importe de redéfinir. Notre déclaration* « *Éducation et Foi *» *le rappelle : la crise de la fonction scolaire est un aspect d'une crise plus profonde, celle de la société.*
« *3. De nombreux enseignants, éducateurs, spécialistes, jeunes et parents travaillent au progrès et au renouveau de l'école publique dans des conditions souvent difficiles. Vouloir accueillir les jeunes que la vie défavorise et leur donner toutes leurs chances est un exemple brûlant de l'acuité de la tâche. Réussir en ce domaine comme en beaucoup d'autres suppose le soutien de tous les citoyens. *»
\[*A l'unanimité,* les évêques demandent à *tous* les citoyens de *soutenir.* Il ne suffit pas que les catholiques, contraints et forcés, paient deux fois l'école : il faudrait encore qu'ils *soutiennent* activement.\]
5:284
« *4. Les catholiques de l'enseignement public se doivent d'œuvrer à sa rénovation et à l'éveil d'une sympathie agissante au sein de l'opinion. Unis à ceux qui ne partagent pas leur foi, ils répondront ainsi à l'attente de la communauté nationale.*
« *5. Pour un croyant, la volonté de Dieu est déjà rejointe lorsque des hommes s'entraînent à rechercher la vérité, à sortir de leur médiocrité, à devenir maîtres de leurs conditionnements. Elle commence à être vécue lorsqu'ils apprennent à se respecter dans leur diversité et à s'unir pour le service de tous. C'est déjà faire l'œuvre de Dieu que de préparer des jeunes à prendre en main leur vie et l'avenir de la société. Au cœur de tout cela se joue une destinée éternelle.*
« *6. Dans ce service de l'école et des jeunes, les chrétiens peuvent fournir une contribution originale. Éclairés par la foi sur la dignité de l'homme, fils de Dieu, ils ont à s'inspirer, dans leurs choix les plus concrets, de l'esprit de l'Évangile. *»
\[Les évêques modernistes ont découvert il y a une vingtaine d'années tout ce qu'ils pouvaient faire au nom de l' « esprit du concile ». Ils ont en outre aperçu que cette fameuse découverte est susceptible d'applications illimitées. Ils procèdent donc de la même façon avec l' « esprit de l'Évangile ». Observez bien leur manière, trop constante depuis quinze et vingt ans pour n'être pas délibérée : leur manière de toujours dire *l'esprit de l'Évangile* à la place de : *les dogmes catholiques* et de : *la doctrine de l'Église.* Si les fidèles (et les évêques) sont capables de se référer *individuellement et directement* à l' « esprit de l'Évangile » *sans passer par* la doctrine de l'Église et par les dogmes catholiques tels que les définit la Tradition, alors l'Église est inutile, les évêques ne servent à rien, bonsoir messeigneurs.\]
6:284
#### III. -- Le crime (le plus récent) de l'école publique
Au début de l'année dernière, le ministère qui prétend diriger l'éducation nationale était publiquement mis en accusation. On pouvait lire le 3 février 1983 dans l'éditorial du journal PRÉSENT :
Notre illustre confrère le journal *La Croix,* qui souvent est beaucoup plus mal inspiré, vient de prendre à la gorge les ignominies les plus ignobles du gouvernement. L'article est de Mme Jeanne Delais. Elle s'en prend au « document » intitulé *J'aime, je m'informe,* qui est « distribué dans les centres scolaires par décision d'un ou plusieurs ministères ».
Ce « document » comporte à son avant-dernière page une « bibliographie sommaire » qui recommande la lecture de neuf ouvrages : ils ont en commun, explique Mme Jeanne Delais, de « manipuler les adolescents » par la mise en œuvre d'un « prosélytisme sexuel » qui « enseigne les méthodes et les pratiques de la jouissance » et qui va jusqu'à « donner les adresses précises considérées comme utiles pour les adolescents », parmi lesquelles les « centres homosexuels à Paris et en province ».
7:284
La morale enseignée dans ces neuf ouvrages étatiquement recommandés est qu' « *il ne peut y avoir de sexualité libérée que dans un monde libéré *»*,* c'est le sexe au secours du socialisme. L'homme comme tout animal doit « *obéir à ses pulsions sexuelles *»*,* c'est la « libération » par... l'obéissance aux pulsions. Et comme l'homme est un animal supérieur, il doit « *ne s'adonner qu'à la jouissance *» à l'exclusion de la « *reproduction *» qui ne saurait être qu'une « *exception *» aussi calculée que raréfiée.
Mais il importe que la jouissance soit pleinement atteinte : et cela n'est possible, il faut que les adolescents en soient bien avertis, que si l'on comprend que dans le domaine sexuel « *tout est normal *»*,* l'onanisme, la sodomie, l'inceste, la zoophilie, individuels ou collectifs. Les lectures recommandées assurent aux adolescents « *Si nous sommes sincères, il nous faut reconnaître que nous sommes tous bisexuels. *» Et par suite, « *l'homosexualité est au même titre que l'hétérosexualité une façon de vivre le plaisir sexuel et amoureux *»*.*
Pour sa part, le pédophile recommandé aux enfants par l'éducation nationale les insurge contre « la torture » que constituent pour eux l'autorité paternelle et la vie familiale : et il leur tend les bras.
L'article de Mme Jeanne Delais dans *La Croix* a eu le courage de braver toutes les intimidations psychologiques qui d'ordinaire empêchent de montrer le vrai visage, répugnant, de l' « Éducation nationale » socialiste, maçonnique, étatique. Contre l'odieux système Savary-Mitterrand, la séparation de l'école et de l'État devient de plus en plus urgente.
8:284
#### IV. -- La critique de l'école publique est celle du système qui opprime les enseignants
Bien entendu de nombreux « enseignants publics », catholiques ou non, s'élèvent contre les infamies de l'Éducation nationale, celle dont il vient d'être question n'étant que la dernière en date. Mais contre celle-là comme contre la plupart des précédentes, ils demeurent impuissants. Le système étatique, maçonnique, et maintenant marxiste, est le plus fort. Ils ne peuvent rien contre la prépotence du système, qui ne sera renversé que par une éventuelle séparation de l'école et de l'État. Ils peuvent seulement former des îlots de résistance, souvent au prix d'une persécution dans leur carrière universitaire. Nous ne les « attaquons » évidemment pas : au contraire nous les soutenons, nous parlons comme eux et ils parlent comme nous.
La critique de l'école publique, en effet, n'attaque pas la personne des enseignants, mais le système qui les opprime. Le ministre de l'éducation Savary a eu l'audace, au début du mois de mars, de publier un « communiqué officiel » flétrissant « *des propos inadmissibles portant atteinte à l'honneur des maîtres qui servent l'école publique *»*.* Il a eu le cynisme de prétendre : « *Je ne saurais tolérer de pareilles attaques... Les maîtres ont droit au respect absolu de leurs personnes. *» Le bon apôtre. Ce ne sont pas les maîtres qui sont attaqués, mais le ministère, et le ministre Savary lui-même, et leur système maçonnico-marxiste.
9:284
Ministère, ministre et système pratiquent là une méthode d'intimidation psychologique que les staliniens ont portée à son point de perfection : quand on critique le parti communiste, Georges Marchais proteste qu'on « insulte les travailleurs ». Savary fait aussi bien dans la même imposture.
Ce que l'on *critique* et ce que, oui, l'on *attaque* dans l'école publique, c'est la mainmise maçonnique sur elle, la direction maçonnique de l'éducation nationale et la faction maçonnico-marxiste qui, tous ensemble, dirigeants et militants, travaillent à pervertir intellectuellement et maintenant moralement la jeunesse française. Le scandale ignoble du début de l'année 1983 a continué comme s'il n'avait pas été dénoncé et comme s'il bénéficiait d'un consensus unanime. Rien n'y était changé quinze mois plus tard, quand Louis Pauwels intervint à son tour.
#### V. -- L'intervention de Louis Pauwels
Le système est si profondément implanté dans les structures universitaires, sa prépotence idéologique et administrative est si puissamment établie qu'on aperçoit aucune autre issue que la séparation de l'école et de l'État. On sait que Louis Pauwels milite comme nous pour cette nécessaire séparation. Et, dans le *Figaro-Magazine* du 5 mai, il s'insurge à son tour contre « *cette gauche qui salit nos enfants *».
Lisons :
10:284
Sans doute savez-vous pourquoi je m'oppose à ce gouvernement, voici trois ans que je le dis. Mais je n'ai pas tout dit. Il me reste à invoquer l'abject. Or, c'est l'abject qui est central.
Insensible à la peur, mais sensible au mal moral, je crois deviner dans les hautes sphères le quartier général d'un enfer qu'il appartiendra peut-être à un trublion littéraire de révéler. Je me veux réservé. Cependant, ceux qui savent comprendront. Mais, bref, j'accuse ce pouvoir de s'être formé, comme naturellement, par la complicité des mauvaises mœurs. Je ne parle pas des mœurs politiques, mais privées. Celles-ci, d'ailleurs, déterminent celles-là. J'accuse ce pouvoir de camoufler une telle complicité en projet culturel pour le peuple. Je ne dis pas que ces gens sont sales parce qu'ils sont socialistes. Je dis qu'ils ont choisi le socialisme, prompt à ratisser dans les gouffres, parce qu'ils sont sales. Bourgeois pervers bien plutôt que révolutionnaires réels, ils appartiennent à la classe nantie et moyennement cultivée où se recrutent la plupart des ennemis de l'ordre convenable et prétendent avoir l'esprit trop éclairé pour se conduire en honnêtes gens. Non, leur esprit n'est pas tant éclairé. Ils ont seulement assez d'habileté intellectuelle pour tenter de faire croire que leur perversion est la lumière du monde et ils s'émerveillent sombrement qu'à ce jeu truqué leur intelligence soit devenue une véritable chambre de torture.
Serais-je, avec l'âge et le dégoût, un puritain oublieux et exagéré ? Il ne me semble pas. Mais, du moins, je tiens mes démons, si j'en ai, pour tels, et ne cherche pas à les faire passer pour les guides de gauche de l'humanité. Et, enfin, je me sens pareil à Smyne, le héros de Chesterton « *Il était de ceux que la stupéfiante folie de la plupart des prétendus révolutionnaires amène à un conservatisme excessif et qui tenait pour l'ordre établi par rébellion contre la rébellion. *»
11:284
J'ai, sur mon bureau, une plaquette de vingt-six pages illustrées. Elle est intitulée : *J'aime et je m'informe.* Mais il ne s'agit pas d'amour. Il s'agit de renseignements pratiques pour un coït stérile et d'invitations à l'avortement garanti et national au nom du « *droit des jeunes* »*.* Cette brochure a été réalisée par le ministère de la Jeunesse et des Sports avec, notamment, la collaboration du ministère des Droits de la femme, du ministère de la Santé, de la Fédération des écoles d'éducateurs et de la Mutuelle des étudiants. Elle a été tirée à cinq cent mille exemplaires aux frais des contribuables et largement distribuée aux adolescents, lesquels sont priés de tenir à distance l'avis de leurs parents. Aucune considération d'ordre moral, psychologique, familial ou spirituel. Le document officiel vous donne des trucs pour le machin. Baisez, l'État nettoie. Je ne nie pas le souci préservatif, si j'ose dire. Je ne nie pas non plus que le sexe soit une clé. Mais rien que le sexe est un mur. Ce mur serait-il le projet culturel ?
On me dit que l'épiscopat protesta contre une telle propagande. Je le comprends. Je comprends moins qu'il n'ait pas déclaré que, pour maintes familles, l'école libre est ainsi nommée parce que protégée de cette propagande. Voilà pourtant l'essentiel. Faut-il, pour se tenir hors de toute politique, se tenir hors des mœurs ?
J'en viens au plus significatif. La brochure recommande des livres. Une bibliographie sommaire, mais suffisante pour l'éducation d'une nouvelle jeunesse. A vrai dire, la brochure ne paraît faite que pour déboucher sur ces ouvrages. Le gouvernement proposait de « *changer la vie *»*.* Il la change, en vice.
Je me suis procuré deux des neuf livres cautionnés par les ministères. L'un a pour titre *L'amour, c'est pas triste,* paru aux Éditions Mazarine. On découvre dans ce manuel que la relation homosexuelle « *est une chose simple et naturelle *» et que si la société retardataire ne réprimait illégitimement nos instincts, nous serions tous ambivalents.
12:284
On y trouve un éloge des pédophiles qui « *respectent les enfants *» en prenant avec eux leur plaisir. On y apprend également que l'inceste « *peut constituer une relation amoureuse tout à fait satisfaisante *»*.* Il s'achève par des adresses utiles aux lycéens. Par exemple, celle de « *l'Association pour la liberté d'expression des pédés et des homos *»*.* Ou celle du « *Groupe des lesbiennes féministes *»*.* Si vous croyez que j'invente, lisez vous-même ce que vos enfants ont déjà pu lire sur recommandation du pouvoir éducatif.
Le second ouvrage, destiné par les autorités de l'État à l'instruction de l'âge tendre, est *Le bon sexe illustré.* On le publia aux Éditions de Minuit, spécialisées dans la subversion nocturne, au lendemain de la prise du pouvoir, comme gage de secrète sympathie et signe d'alliance sombre. Ce livre réclame pour l'enfant le droit à « *une relation spontanée avec autrui *»*.* Devinez-vous de quoi il s'agit ? C'est la société bourgeoise et pour tout dire capitaliste qui prive l'enfant de stupre. « *S'il n'y avait aucun mystère dans les mœurs, aucune panique, aucun risque de prison et une information juste, en ce cas, la rencontre, l'invite, la réponse, se feraient clairement, ouvertement, sans angoisse. *» On jouirait librement avec les petits garçons ou les petites filles. « *Il y aurait simple communication avec l'enfant, par le désir, et le désir réciproque. *» Mais nous vivons dans une société « *d'hyper-répression et d'exploitation forcenée *»*.* Et l'idée que l'enfant reste sous la garde de ses parents au lieu d'appartenir aux amateurs d'impubères est un principe réactionnaire, qui fait du père de famille « *un propriétaire et un flic *»*.* « *Ainsi,* conclut l'auteur de cet ouvrage de nouvelle morale qu'il me faut bien nommer la morale du gouvernement, *ainsi la liberté sexuelle des moins de quinze ans me paraît le premier des problèmes politiques qu'on ait à poser. *»
13:284
Cet auteur qui bénéficie du label administratif, estime, par ailleurs, que « *l'idéologie de la complémentarité des sexes est par définition inégaliste, marchande et caractéristique d'une société d'exploitation *»*.* Que l'homme et la femme soient faits l'un pour l'autre, est un postulat raciste et droitier dont la révolution nous délivrera. « *Bref,* résume-t-il, *au bout de la liberté sexuelle, c'est la civilisation qui commence et la société d'exploitation qui meurt. *» La lectrice qui m'avait alerté sur ces effrayantes manœuvres me demandait : « *Quel est le but inavoué de ces abjections ? *» Il n'y a aucun but. Seulement le prosélytisme du rêveur obsédé qui souhaite que tout se défasse parce qu'il est lui-même défait. On prêche le déviant en espérant que la nature répondra que c'est le vrai. Mais la nature ne répond jamais cela, Dieu merci. Ne cherchez pas le but, cherchez la cause. Elle est dans le cœur, elle est dans l'existence sans discipline ni voie d'hommes au pouvoir qui ne sont pas honorables. Je crois en avoir dit assez.
Le cardinal Lustiger et ses collègues n'osent plus parler d'école *libre,* mais seulement d'école *privée,* cédant ainsi à l'ultimatum maçonnique qui leur interdit d' « outrager » l'école publique en ayant l'air d'insinuer qu'elle ne serait donc point libre.
De fait, pourtant, l'école publique en France *n'est pas libre* à l'égard de l'État et du ministre, et c'est cela que l'on veut dire, et que l'on continuera à dire malgré le cardinal, en parlant de la *liberté* de l'enseignement : liberté qui affranchit les écoles et les universités de la domination étatique.
14:284
#### VI. -- L'autre « liberté » et la hiérarchie ecclésiastique
Quand les francs-maçons assurent de leur côté que l'école laïque est la *véritable école libre,* ils l'entendent selon l'idéologie maçonnique. Ils entendent -- on vient de le voir jusque dans les excès les plus ignobles -- ils entendent la « liberté » des enfants à l'égard des parents, la « liberté » des comportements à l'égard de la loi morale, la « liberté » des esprits à l'égard des dogmes. C'est tout le sens, c'est l'entière portée de l'*anti-dogmatisme* maçonnique. En définitive c'est la « liberté » à l'égard du Dieu créateur et rédempteur comme à l'égard des liens familiaux et nationaux.
La hiérarchie ecclésiastique n'aperçoit plus ces évidences. Systématiquement recrutée à gauche pour faire une politique de gauche, dans la pensée que l'on pouvait sacrifier « la politique » (et la nation française du même coup...) aux intérêts rassurants d'un compromis historique avec les puissants de ce monde, il lui est arrivé en outre ce qui n'était pas forcément prévu : d'être moralement aussi et religieusement contaminée par cette politique de gauche, parce que cette politique de gauche comporte secrètement, mais essentiellement, une morale et une religion. La morale, la religion de l'homme qui se fait dieu.
La trahison intellectuelle et physique de la hiérarchie ecclésiastique entraîne des conséquences dramatiques auxquelles on ne peut apporter que de faibles atténuations.
15:284
Elles créent une situation à laquelle l'Église seule, se ressaisissant, est capable d'un remède pleinement adéquat.
Mais d'ici à ce qu'elle se ressaisisse, il y a des maintenances à assurer, des résolutions à conforter, des témoignages à porter. La trahison ecclésiastique, si étendue qu'elle soit devenue, n'a pas le pouvoir de nous intimider.
Jean Madiran.
16:284
## CHRONIQUES
17:284
### Famille et communauté
par Louis Salleron
UNE COMMUNAUTÉ, c'est un groupe social offrant une certaine consistance et une certaine permanence. L'idée de communauté évoque habituellement un groupe restreint, mais ce n'est pas nécessaire. On parle de communauté nationale aussi bien que de communauté locale. Le mot a souvent une connotation religieuse. La communauté monastique est caractéristique à cet égard. Mais la communauté paroissiale est bien l'expression de la paroisse. La première des communautés, la communauté « de base » par excellence est sans doute la communauté familiale. C'est du moins l'idée qui vient spontanément à l'esprit.
Or c'est précisément en ce point qu'apparaît la rupture. Oui, il est exact que pendant des siècles, et jusqu'à la moitié du nôtre -- quoique le phénomène allait déjà décroissant -- famille et communauté familiale ne faisaient qu'un.
Il n'en est plus ainsi pour de multiples raisons.
18:284
La *communauté* familiale suppose la *structure* familiale. A la racine de cette structure il y a le *mariage* stable et les *enfants.* Qui ne voit à quel point la structure est ébranlée ?
Le mariage religieux tient encore. Il n'en recule pas moins lentement mais régulièrement au profit du seul mariage civil ; et celui-ci le cède de plus en plus à l'union libre. La « cohabitation juvénile » devient la cohabitation régulière. Le « mariage à l'essai » n'est pas nécessairement « transformé ». Un enfant ou deux stabilisent souvent le couple, mais le remplacement des générations n'est plus assuré.
Bref, la dénatalité jointe au relâchement de la morale fait que la famille n'est plus la cellule-mère de la société.
D'autres raisons cependant tendent à dissocier famille et communauté.
Les plus banales échappent à l'attention malgré leur évidence. La facilité des transports, par exemple, crée une giration sociale permanente où s'évapore tout ce que peut suggérer de stabilité la notion de communauté.
Les vacances réunissent parfois la communauté familiale. Elles la volatilisent plus souvent.
Les jeunes ont « leur groupe ». Le groupe peut être structuré. Cas du scoutisme. Il peut être le fait du hasard. A partir d'un point fixe de vacances, la promenade à pied suscite des rencontres d'où résultera *un* groupe éphémère qui peut éventuellement durer et même se transformer en amitié.
L'auto peut avoir le même effet. Dans le meilleur des cas -- dont une statistique impossible à faire nous apprendrait si c'est le plus fréquent -- l'effet peut être bénéfique. Quand le conducteur est seul, il engage vite la conversation avec son passager de fortune. Les interlocuteurs se tâtent et y trouvent l'occasion de s'intéresser l'un à l'autre en s'intéressant à soi-même.
J'ai connu le cas d'un jeune prêtre qui, au lendemain de son ordination, rentrant chez lui en auto, prit en stop un homme d'un certain âge qui lui déclara être catholique mais ne plus pratiquer depuis longtemps. A la fin, séduit par la candeur et le rayonnement du jeune ordonné, il se confessa à lui.
Il m'est arrivé à moi-même une histoire assez curieuse. Je roulais sur je ne sais quelle route du sud-est quand un auto-stoppeur me fit signe. Mal rasé et vêtu d'une sorte d'habit religieux indéfinissable, il avait une curieuse allure. Midi approchait. Je l'embarquai et l'invitai à déjeuner au premier patelin.
19:284
Aux questions que je lui posai sur son état religieux il ne répondit que vaguement. Mais il mangea et but comme quatre. Après le déjeuner il me dit qu'il était arrivé, là justement où nous étions. Je continuai donc seul ma route, réalisant que tout ce qu'il m'avait raconté n'était que des histoires. Mais je me dis qu'après tout, vu son appétit, il n'avait certainement pas bouffé depuis vingt-quatre heures. Je me considérai donc, sans modestie, comme un bon samaritain.
Ces « communautés » de rencontre, fugitives et pittoresques, ne sont évidemment pas représentatives des communautés familiales, religieuses et autres ; elles ne sont que symboliques, signe du caractère social de l'homme. *Zôon politicon.*
L'homme est à cet égard ambivalent. *Homo homini lupus.* Oui, mais d'autre part « le plaisir de l'homme, c'est l'homme ». Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Bossuet.
Notons enfin que le phénomène communautaire s'observe également chez « les vieux », ceux du troisième et du quatrième âge comme on les appelle maintenant.
Là encore il ne s'agit pas d'ingratitude ou de désintéressement de la part des enfants ou petits-enfants. Mais les logements modernes sont petits et les activités des adultes laissent seuls les grands-parents. Ceux-ci se trouvent moins isolés dans les maisons de retraite et autres clubs du même genre. Je puis en juger par toutes les publicités que je reçois en ce domaine en qualité de retraité. Beaucoup de ces maisons sont dans le midi et les formules d'accueil sont variées. On propose, par exemple, un logement individuel avec des salles communes pour les repas, les réceptions et les distractions (bridge et jeux divers). Bref le phénomène communautaire l'emporte sur la famille.
Il s'agit là d'un fait de civilisation. L'idée de famille en est-elle touchée ? Pas nécessairement. C'est simplement la structure de la société qui a changé.
Louis Salleron.
20:284
### Une pourriture américaine : Radio-Europe-Libre
par Yves Daoudal
LES 19 et 20 janvier dernier, un grand article paru dans le *New York Tribune* mettait en effervescence tout le petit monde des réfugiés politiques roumains dans les pays du « monde libre ». Dans cet article, un chroniqueur indépendant, Dirk Anthonis, révélait que la section roumaine de *Radio Free Europe* était d'un anticommunisme plus que tiède, qu'elle refusait son antenne aux organisations résolument anticommunistes, et que son directeur était un personnage pour le moins suspect.
Certes Dirk Anthonis ne révélait rien à bon nombre d'exilés roumains, notamment à ceux dont il avait recueilli les témoignages pour écrire son article. Mais le *New York Tribune* n'a rien d'un obscur bulletin de liaison de Roumains en exil. Les Américains ont pu apprendre à quoi servait leur argent, et qu'il n'y avait pas que l'ONU et l'UNESCO de « gangrenés ». *Radio Free Europe* (Radio Europe libre) est une institution américaine, dirigée par des Américains, financée par les États-Unis.
21:284
Son siège est à Munich, en Allemagne fédérale, et elle diffuse ses programmes en direction des pays de l'Est, dans les langues respectives des pays visés. Bien entendu tout le monde à l'Est connaît *Radio Free Europe* et chacun tente de la capter, bien que cela soit formellement interdit. Aussi les gouvernements communistes brouillent, ou tentent de brouiller, continuellement ou par intermittence, les émissions de la radio américaine.
Sauf la Roumanie : tel est le premier constat de Dirk Anthonis. Et si le gouvernement roumain ne brouille pas les émissions roumaines de *Radio Free Europe,* c'est tout simplement que les programmes ne sont pas anticommunistes. Les Roumains interrogés par Dirk Anthonis l'affirment sans hésitation. L'un d'eux ajoute que RFE refuse de diffuser les lettres comportant des critiques sur la violation des droits de l'homme en Roumanie. Un autre, interviewé par le correspondant de RFE à New York, s'est entendu dire qu'il devait s'abstenir de critiquer le gouvernement ou le système communiste, parce que ce n'est pas le gouvernement qui fait des « erreurs », mais certains individus. Plusieurs responsables d'organisations roumaines anticommunistes se plaignent d'être interdits d'antenne sur RFE.
Bien sûr, disent-ils tous, ce sont d'anciens (?) membres du parti communiste roumain qui contrôlent la section roumaine de RFE. Dirk Anthonis a interrogé le président du Bureau international de radiodiffusion, qui supervise RFE. Celui-ci lui a répondu que le but de RFE était de « faire l'effort continuel d'expliquer et illustrer les tares du système communiste », et que pour cela il était inévitable d'employer d'anciens membres du parti communiste, puisque l'appartenance au parti était exigée pour accéder à de nombreux postes professionnels. Quant au vice-président (américain) de RFE, il répond que d'anciens membres de haut rang du parti communiste sont particulièrement aptes à faire connaître un système qu'ils connaissent de l'intérieur (à des Occidentaux -- peut-être, mais pas aux Roumains !). Il ajoute que les employés sont soumis à des tests de sécurité, et notamment du FBI, au moment de leur embauche. Le FBI, interrogé à son tour, répond qu'il n'a aucun mandat pour ce faire, et qu'il ne peut mener une enquête que sur requête spécifique de RFE. Comme certains Roumains sont embauchés immédiatement à leur arrivée à l'Ouest, il est clair qu'au moins ceux-là n'ont subi aucun test de sécurité.
22:284
Puis Dirk Anthonis donne une liste de huit membres de l'équipe roumaine de RFE qui occupèrent des postes importants dans la hiérarchie communiste : Emil Georgescu, ancien procureur, c'est-à-dire extorqueur d'aveux par la torture, responsable notamment de l'arrestation de centaines de paysans réfractaires à la collectivisation. Vladimir Tismeneanu, ancien secrétaire de l'Union des jeunesses communistes de Bucarest, membre de la section de propagande du parti communiste. Liviu Floda, le correspondant de RFE à New York, dont nous avons déjà parlé, était le directeur de l'entreprise de bâtiment public Titan de Bucarest...
Le dernier cité est Vlad Georgescu, le directeur des services roumains de RFE. Tout le reste de l'article est consacré à ce personnage. L'histoire « officielle » de Georgescu est celle-ci : chercheur à l'Institut des Études Sud-Est européennes de Bucarest, sans être membre du parti, Vlad Georgescu fonde un mouvement de dissidence en 1977, est arrêté, condamné à 15 ans de prison pour trahison, libéré après deux mois de détention sur intervention personnelle de Zbigniew Brzezinski (conseiller du président Carter), réintégré à l'Institut sous la pression américaine, puis expulsé en 1979.
Dirk Anthonis montre que c'est là une histoire à dormir debout. Des exilés roumains qui ont connu Georgescu affirment qu'il était, aussi, professeur d'histoire à l'Académie Stefan Gheorghiu du parti communiste, et professeur au centre d'éducation des adultes de Bucarest. Selon le « conducator » Ceaucescu lui-même, seules des personnes choisies par le parti peuvent s'occuper de philosophie et d'histoire, car il ne s'agit pas là de professions, mais d'activités propres du parti. A l'appui de sa thèse sur son arrestation, Georgescu prétend que celle-ci fut notamment décidée après la parution de plusieurs articles sur son mouvement de dissidence dans le *New York Times.* L'ennui, c'est que le *New York Times* n'a jamais parlé de Georgescu avant mars 1979 -- deux ans plus tard. Dans cet article de 1979, Georgescu attribuait sa « libération » à l'intervention de Brzezinski, qu'il avait « bien connu » lorsqu'ils faisaient ensemble des conférences à Columbia. Mais Brzezinski ne se souvient ni d'avoir jamais rencontré Georgescu, ni d'avoir fait le moindre geste pour sa libération. Georgescu aurait-il retrouvé son poste après sa libération ? Impossible, répondent les exilés roumains. Cela ne s'est jamais vu. Et puis Dirk Anthonis découvre que Georgescu n'a pas été expulsé, mais qu'il est sorti de Roumanie avec l'autorisation du gouvernement, ayant en poche une bourse du centre international étudiant Woodrow Wilson de Washington.
23:284
En 1981, Georgescu fit publier à Munich son soi-disant « manifeste de la dissidence » avec un livre intitulé *Histoire et Politique.* Lorsqu'on lui demanda les noms des intellectuels qui s'étaient associés à lui, il ne put en donner qu'un : celui de Paul Goma. Or Paul Goma dit n'avoir jamais connu Georgescu. (Par ailleurs le même Paul Goma se dit le chef de la dissidence roumaine et est considéré comme tel par RFE...) Enfin, Georgescu n'a jamais pu produire une pièce prouvant qu'il avait été emprisonné et libéré, prétendant qu'il n'a jamais reçu une telle pièce.
Le 3 février, une lettre critique obligea Dirk Anthonis à donner de nouvelles précisions. On apprenait alors que non seulement d'anciens membres du parti étaient embauchés par RFE, mais que les candidats qui n'avaient pas été membres étaient systématiquement écartés. Dirk Anthonis ajoutait que plusieurs présentateurs avaient été, peu de temps auparavant, présentateurs à la radio-télévision roumaine. Que peuvent penser les Roumains qui tout à coup entendent sur RFE les voix qu'ils avaient l'habitude d'entendre sur les ondes officielles ? Certains journalistes, plutôt que de reconnaître qu'ils ont été membres du parti, prennent un pseudonyme. La seule organisation américaine d'exilés roumains habilitée à parler sur RFE est dirigée par un ancien diplomate roumain et un correspondant de RFE... Le *New York Tribune* publiait encore une lettre émanant du chef des recherches roumaines de RFE. Celui-ci n'hésitait pas à écrire : « Je dois admettre que la plupart des faits exposés dans votre article sont vrais. »
Croyez-vous que Vlad Georgescu se crut obligé de répondre à toutes ces attaques ? Pas du tout. Il resta muet. C'est le président de RFE, James Buckley, qui écrivit au *New York Tribune.* La lettre fut publiée le 9 février. Elle rejetait en bloc toutes les accusations de Dirk Anthonis, sans rien réfuter de façon précise. L'importance de cette lettre résidait dans le fait que le président américain de RFE couvrait totalement Georgescu et se félicitait « d'avoir comme directeur des services roumains de RFE une personne de la stature intellectuelle de M. Georgescu, crédité d'un anticommunisme impeccable ». Le seul élément concret de réponse était que Georgescu n'avait pas été condamné pour trahison mais « simplement arrêté et détenu sans chef d'accusation explicite ».
24:284
L'ennui est que, comme nous l'avons vu, Georgescu lui-même prétend avoir été condamné pour trahison. C'est ce que rappelle le secrétaire de l'ARRC (organisation roumaine aux États-Unis), Lucian Orasel. Celui-ci ajouta, dans une lettre publiée le 27 février, que Buckley lui-même avait dit, exactement un an auparavant, que Georgescu avait été condamné pour trahison (propos publiés par le journal *Micro-Magazin* qui reproduit les émissions des services roumains de RFE). Et Lucian Orasel apportait de nouveaux éléments. En 1978, donc quelques mois après son « emprisonnement », Vlad Georgescu se trouvait dans la liste officielle des historiens roumains... Orasel a traduit en anglais le livre de Georgescu *Politique et Histoire* et l'a envoyé à cinquante personnalités américaines. Toutes lui ont répondu que ce livre était pro-communiste. Il a effectué une enquête auprès de 946 Roumains récemment exilés. 68 % d'entre eux ont déclaré être opposés à ce que RFE emploie d' « anciens » membres du parti communiste. 75 % considèrent que les programmes de RFE ne sont pas anti-communistes. Lucian Orasel s'étonne que RFE n'ait pas rapporté la déclaration du président Reagan dénonçant l'URSS comme « empire du mal », ou celle de George Bush condamnant « le meurtre barbare de 269 civils » (pour cette affaire de l'avion sud-coréen, RFE-Roumanie cita deux journaux français : *L'Humanité* et *Le Monde,* -- sic !), ou celle de George Bush encore après un voyage dans les pays de l'Est et notamment en Roumanie : « Il n'y a pas eu de convention, à la néfaste conférence de Yalta, pour diviser l'Europe en sphères d'influence. Les États d'Europe de l'Est doivent choisir de se libérer de la domination communiste et rejoindre le monde libre, sinon ils seront condamnés à une vie d'ignorance, de retard et de pauvreté. » Lucian Orasel ne pense pas à un autre oubli plus que surprenant. Le président Reagan avait publié une forte et solennelle déclaration pour la « semaine des nations opprimées » du 18 au 25 juillet 1982, où il dénonçait la loi martiale en Pologne comme preuve de « la banqueroute morale d'un système qui a été incapable de gagner l'appui de sa population après plus de trente-cinq ans de pouvoir », « la brutale suppression de la souveraineté de l'Afghanistan », « l'esclavage des peuples captifs de l'Europe de l'Est » et des nations « dominées par une force militaire étrangère et une idéologie marxiste-léniniste venue de l'extérieur ». La section roumaine de RFE ne diffusa pas cette proclamation. Rappelons que la loi 93-129 stipule que RFE doit agir d'une manière conforme à la politique extérieure des États-Unis...
25:284
Voici un exemple de la censure exercée par Vlad Georgescu sur les textes envoyés à RFE. Le 29 décembre 1982 était diffusé un message de l'association des anciens détenus politiques de Roumanie. Mais pas intégralement. Le passage censuré était « *Nous attirons votre attention, à vous tous qui exercez la répression en Roumanie, vous, agents de la Securitate et miliciens, procureurs et juges, sur le fait que des dispositions que vous appliquez ne sont pas légitimes, de même que ne l'est pas le régime. Personne ne vous a donné ni ne lui a donné le mandat d'opprimer vos propres concitoyens. Ceux qui ordonnent la répression, jusqu'au plus haut niveau, n'ont pas le mandat du peuple roumain de transformer toute la Roumanie en une immense geôle. En l'absence de ce mandat, les mesures qu'ils prennent, que vous prenez, n'ont aucun fondement légal. Libérez-vous de la peur et agissez seulement selon votre conscience, pour le peuple et non contre lui.* » De tels propos sont strictement interdits sur l'antenne de la radio *libre.*
Voici un autre exemple des méthodes de RFE. Les exilés roumains ont organisé le 11 mars de cette année une manifestation à New York pour la libération du Père Calciu, prêtre orthodoxe emprisonné depuis 1979 pour sa religion. Silviu Floda, de RFE, était sur place, mais il fermait le micro de son magnétophone lorsque les manifestants scandaient : *Ceaucescu assassin, Ceaucescu espion russe.*
On pourrait se dire que James Buckley, le président de RFE, est de bonne foi, et qu'il n'est pas au courant de ce qui se passe dans la section roumaine. Malheureusement une telle interprétation est exclue. James Buckley n'a pas appris l'existence de ces critiques par le *New York Tribune.* J'ai en effet dans mon dossier trois lettres envoyées à James Buckley en février, mars et avril 1983, donc antérieures d'un an à l'article de Dirk Anthonis. La première lettre émanait du président du Congrès national des roumains de citoyenneté américaine. Celui-ci saluait l'arrivée de James Buckley à la tête de RFE et formulait le souhait que la section roumaine soit rapidement réorganisée et que les employés ex-membres du parti communiste soient remplacés par des gens qui ont toujours combattu le communisme. Buckley répondit que ce qui importe n'est pas la personnalité des hommes de radio mais ce qu'ils disent, qu'il avait écouté avec attention les 21 postes de RFE et qu'ils n'étaient en rien suspects, enfin que l'on pouvait faire toute confiance à M. Georgescu qui a montré son courage jusqu'à être jeté en prison pour ses opinions politiques.
26:284
La deuxième lettre émanait du président et du secrétaire général de la Communauté des Roumains en France. Elle émettait le même souhait que la première, et insistait sur le fait que les programmes de RFE-Roumanie étaient généralement dépourvus d'intérêt, cela étant mis en corrélation avec la présence de dix anciens membres du parti communiste dans l'équipe. La troisième lettre émanait du secrétaire général du parti national paysan en exil (l'un des plus importants partis politiques roumains d'avant guerre). Georges Serdici rappelait qu'il avait déjà envoyé à RFE la liste des dix anciens membres du parti communiste employés à RFE (dont Georgescu) et que certains de ceux-là sont même d'anciens officiers de la Securitate (police politique). Il révélait que Georgescu était responsable du protocole à l'Institut des études Sud-Est européennes de Bucarest. A ce poste, il collaborait étroitement avec la Securitate, définissant l'attitude loyale ou non du personnel de l'Institut et des « étudiants ». Beaucoup furent envoyés en prison à la suite des rapports de Georgescu. « Il nous a été impossible, déclarait Serdici, de trouver la moindre trace d'une sentence, d'une condamnation ou d'une quelconque période passée par M. Georgescu dans une prison roumaine », alors qu'on en a la preuve pour d'autres employés de RFE. En fait Georgescu a été détenu environ 24 heures et a été aussitôt libéré sur intervention d'un professeur communiste. Georges Serdici évoque aussi le cas de Serban Orascu, « marxiste notoire qui, récemment arrivé en RFA, a fondé à Cologne un soi-disant Centre démocratique consacré au dialogue avec le régime de Ceaucescu ».
Comme nous l'avons vu, le président de RFE n'a pas fait plus de cas du secrétaire général du parti national paysan que de ses autres interlocuteurs. Enfin, il convient de verser au dossier que le quotidien PRÉSENT a été le premier journal français à évoquer cette affaire. Le 25 janvier 1983, PRÉSENT publiait un texte de Serge Manoliu, exilé roumain qui avait réellement, lui, contrairement à Georgescu, tenté de créer un groupe d'opposants. On y voit comment RFE récupère le mouvement en l'attribuant à Paul Goma, dissident vedette présenté sans cesse depuis comme le chef de la dissidence roumaine.
\*\*\*
27:284
Que conclure de tout cela ? Il convient de voir clairement les choses. Il y a à la section roumaine de RFE des exilés de toutes sortes, ce qui n'est pas étonnant. Il y a des patriotes anticommunistes, en minorité. Il y a des dissidents, au sens strict du mot, c'est-à-dire des communistes qui ne sont plus d'accord avec Ceaucescu et connaissent la recette du « vrai » socialisme « démocratique ». Ils sont les plus nombreux (ainsi que chez les exilés russes). Ceux-là écrivent volontiers dans les journaux de gauche et d'extrême gauche (cf. le numéro spécial « Roumanie » de la revue *L'Alternative,* de François Maspéro, où se bousculent les collaborateurs de RFE), ont fait campagne pour François Mitterrand, ont des contacts avec le PSU, la CFDT, les Trotskistes, etc.
Il y a enfin le cas tout à fait particulier de Vlad Georgescu et de quelques-uns de ses collaborateurs. Les vrais dissidents ont une histoire vérifiable et simple. D'après ce que nous avons vu, celle de Georgescu a été inventée après coup et ne résiste pas à la critique. Il est même peu douteux, comme le remarque le secrétaire général du parti national paysan, que Georgescu a été envoyé en Occident avec la mission de trouver le moyen d'infiltrer RFE.
On doit admettre qu'il est logique que les partis communistes de l'Est tentent de prendre le contrôle de ces ondes éminemment « subversives » : des services roumains comme des autres. Ce sont d'ailleurs encore des Roumains qui mettent en cause *Radio Liberty* (c'est le nom du poste russe de *Radio Free Europe*)*.* On lit dans le numéro d'août 1982 de *Cuvântul Romanesc* (« la voix roumaine », paraissant au Canada) : « Infiltrée par de véritables éléments communistes, *Radio Liberty* a émis une série d'informations qui étaient en complète contradiction avec sa mission. Des émissions critiques à l'égard des pays occidentaux, plus critiques encore que celles de l'agence Tass ; des critiques à l'adresse des syndicats libres polonais et des propos insultants à l'égard du pape Jean-Paul II. La direction américaine a perdu le contrôle de cette station, constate James Critchlov qui a communiqué ses observations à l'administration de cette radio. »
James Critchlov ne voulait pas croire en 1982 que la direction américaine de RFE-RL couvrît des manœuvres communistes. Sans doute a-t-il aujourd'hui changé d'avis. Car le plus grave dans cette affaire, au moins pour nous anti-communistes occidentaux, et pour les contribuables américains, est l'intolérable, l'inadmissible appui que trouve Georgescu dans la personne du président de RFE.
28:284
Appui scandaleux sur le plan moral, et de plus illégal, puisque contrevenant à la loi américaine sur les buts de RFE. Et bien entendu, James Buckley est lui-même couvert par de hauts responsables de l'administration américaine, qui compte en son sein (on en est surpris à chaque fois qu'on doit le constater mais c'est ainsi) un nombre inquiétant d'hommes de gauche, adeptes du « dialogue » avec les pouvoirs communistes et qui se font ainsi inconsciemment, c'est-à-dire par inconscience, les fourriers du communisme.
Yves Daoudal.
Annexe I
*Article de Serge Manoliu dans* PRÉSENT *du 25 janvier 1983 :* « *Comment on fait d'un mouvement anticommuniste un réseau de* « *dissidents* » *contrôlés par le parti. *»
1967-1974, sept années de vains efforts afin de créer un mouvement roumain d'opposition au communisme. Partout la peur, la terreur, la lâcheté ou même pire : l'indifférence !
Puisque nous sommes seuls, nous allons agir en conséquence. Le 19 septembre, nous déposons au Conseil d'État, à Bucarest, nos deux déclarations de renonciation à la citoyenneté roumaine, déclarations basées sur des raisons d'incompatibilité morale, spirituelle et politique avec le système communiste. Nous l'avons souvent appelé : autoexit à l'intérieur même du pays.
Aucune réaction du Conseil d'État, aucune non plus à nos lettres au centre d'informations ONU de Bucarest, de Genève, à des journaux roumains et occidentaux.
29:284
Seul le ministère de l'Intérieur commence à réagir : nos amis et voisins sont interrogés, nos lettres se perdent ou sont grossièrement censurées, les concierges prennent note de tous ceux qui nous rendaient encore visite. Une chance inespérée nous donne la possibilité de contacter des journalistes occidentaux. Et voilà une première émission de la *Free Europe Munich !* Trop retenue, mais quand même !...
Le Conseil d'État nous menace : « Cessez, sinon ça va mal tourner pour vous deux ! » Enfin !
Difficilement on arrive aux premières relations avec les membres du corps diplomatique accrédités à Bucarest. Puis d'autres émissions à la *Free Europe* faisant la lecture et le commentaire de nos lettres, mais le tout sur un ton très... « dissident ». Les gens commencent à nous écrire, à nous téléphoner et même à nous contacter directement.
C'était en automne 1976. Des journaux allemands, suédois, américains écrivaient des articles sur notre action et nous savions que le combat le plus dur venait de s'engager.
Les « invitations » se succèdent l'une après l'autre au Conseil d'État, aux Services des Passeports. Le gouvernement accepte les déclarations de renonciation à la citoyenneté roumaine, mais en douce, et nous oblige à quitter le pays.
Parallèlement, les gens arrivent d'un peu partout, même des villes les plus éloignées, défiant la surveillance évidente. Ils nous demandent conseil, nous leur suggérons la voie que nous avons suivie : le combat à visage découvert. Ceux qui acceptent ne sont pas nombreux. Les faibles nous quittent effrayés en poussant leurs enfants devant eux, après les avoir amenés en guise d'abri ou de couverture...
Après une très ample émission de la *Free Europe,* au début de janvier 1977, parmi ceux qui nous téléphonaient il y eut aussi l'écrivain Paul Goma qui nous félicita et nous demanda un rendez-vous.
Le lendemain il se présente chez nous. Il nous affirme très précisément ne pas être membre du parti communiste.
Un jour, au début de février 1977, nous proposons à M. Goma d'écrire une lettre pour la défense des droits de l'homme en Roumanie, lettre que nous avions les moyens de faire signer par plusieurs personnes, et de l'envoyer à la Conférence de Belgrade. Très étonné d'apprendre que nous avons déjà tout préparé dans ce but, il accepte, passablement méfiant, notre proposition.
Nouvelle invitation aux Services des passeports. Nous revenons chez nous avec un passeport sans citoyenneté dans la poche, et bien avertis de faire vite nos préparatifs de voyage.
30:284
Le 5 février, M. Goma connaît chez nous les autres membres du groupe et présente son projet de lettre. *On le trouve inadéquat, dépourvu de clarté et inutilement injurieux.*
On décide une nouvelle réunion le 8 février 1977. Cette fois, je présente un autre texte, immédiatement admis avec deux ou trois précisions de plus.
Tous les signataires reçoivent leur exemplaire de la lettre et le mot d'ordre du secret absolu jusqu'au moment où nos télégrammes feront venir les journalistes occidentaux. *Deux jours plus tard M. Goma nous annonce candidement qu'il a envoyé son exemplaire à un certain M. Tepeneaq, un de ses amis à Paris.* En cachette, sans nous avertir.
Les journalistes arrivent le lendemain. Les interviews se succèdent sans cesse et de nouveaux journalistes arrivent, que nous n'avons jamais vus. *A peine sont-ils repartis avec la lettre que la* Free Europe *annonce comment l'écrivain Paul Goma a créé un mouvement de... dissidence* (*!!!*) en Roumanie, en envoyant à Belgrade une lettre écrite par lui-même, pour la défense des « droits de l'homme »... D'autres postes de radio étrangers et de nombreux journaux reprennent la nouvelle dans les mêmes termes ou presque.
Le 16 février, une vraie foule de policiers entoure notre maison. Le téléphone est coupé. On nous prend un matin, on nous emmène aux... services des passeports, en état d'arrêt pour mieux nous faire comprendre que nous avons trop retardé notre départ. On nous reprend les passeports.
Le 20 février, on nous les restitue. La *Free Europe* transmet un télégramme : le gouvernement français a décidé de nous accorder les visas de passage demandés même si les visas de destination nous manquent.
Paul Goma, qui continuera de prendre les signatures sur la lettre, nous attend en bas de chez nous, l'avant-veille de notre départ pour nous faire ses adieux et nous demander la promesse que nous le soutiendrons de l'étranger au cas où il serait arrêté.
Le 22 février 1977, nous arrivons au Bourget, mains dans les poches, nous regardons autour de nous : personne...
Et nous sommes de nouveau seuls !...
31:284
\[Un an après, Paul Goma arrive à Paris. Soutenu par *Radio-Free Europe,* il s'affirme comme chef du mouvement des « dissidents » roumains. (Manoliu et ses amis refusent ce terme qui n'implique pas un rejet total du communisme. On va voir à quel point ils ont raison.) Peu après, les Manoliu sont menacés après leur refus d'une somme d'argent qu'on leur propose pour qu'ils se taisent.
Quel rapport avec Paul Goma ? Celui-ci, qui avait assuré n'avoir jamais appartenu au PCR, en est depuis longtemps un membre actif.
Son beau-père fut le plus proche collaborateur d'Anna Pauker, arrivée d'URSS avec les chars soviétiques et nommée ministre des affaires extérieures de Roumanie.
Paul Goma, le chef des « dissidents » roumains, fit campagne avec les trotskistes pour François Mitterrand...\]
Annexe II
#### *Le témoignage de Georges Barbu, exilé roumain à Paris.*
*Georges Barbu, jeune exilé roumain, est de ceux qui n'hésitent pas à se déclarer monarchistes et orthodoxes. Ceux-là sont systématiquement traités de* « *fascistes *» *et, pour cette raison, écartés de* Radio Free Europe *aussi bien par les* « *dissidents* » *que par les éventuels agents conscients du parti communiste. L'attitude* (*ci-dessous*) *des interlocuteurs de Georges Barbu ne permet donc pas de préciser s'ils appartiennent à l'une ou l'autre catégorie.* (*Étant entendu que l'une comme l'autre travaillent dans le même sens de la désinformation au profit du communisme dont elles sont, l'une comme l'autre, solidaires.*)
*Y. D.*
32:284
Je veux mentionner l'attitude de certaines personnes de la *Radio Europe Libre,* attitude qui ne fait que salir le rôle de bastion de la Liberté des États-Unis qui financent ce poste de radio dont les émissions sont destinées aux nations captives de derrière le Rideau de Fer, y compris à la Roumanie. Le 20 mai 1982, lorsque j'appris que ma mère était interrogée au siège de la Police secrète de Brasov par le colonel Cotuna à cause de ma grève de la faim à Paris, je téléphonai à la *Radio Free Europe* de l'avenue Rapp à Paris.
M. Virgil Ierunca qui travaille à la section roumaine de cette radio me dit qu'il y avait des événements plus urgents, notamment la disparition de l'écrivain dissident Tanase et qu'il fallait que j'attende de voir l'évolution de la situation concernant ma mère terrorisée par les interrogatoires à la Securitate. M. Ierunca, qui a quitté la Roumanie en 1946, et qui est arrivé à Paris avec une bourse, ne connaît les sinistres interrogatoires de la police secrète communiste que théoriquement. On sait que ces interrogatoires détruisent le système nerveux de la victime et que beaucoup de personnes dans mon pays ont fait des commotions cérébrales, et que d'autres se suicident après des interrogatoires à répétition. Si M. Ierunca avait subi lui-même un seul interrogatoire de ce genre il aurait sûrement agi en conformité avec le but humanitaire fixé par les États-Unis à ce poste de radio libre et non pas comme il l'a fait. Le résultat fut que la Securitate continua à terroriser ma mère et par la suite procéda à une perquisition à son domicile et à celui du professeur Salvetiu qui en subit encore une par la suite.
Lors de ma grève de la faim devant l'ambassade roumaine à Paris le 16 avril 1982, action que j'entrepris en faveur du Père Calciu, j'attirai l'attention de l'équipe roumaine de la *Radio Free Europe* de Paris sur les représailles qui pouvaient s'abattre sur ma famille en Roumanie. En même temps je leur indiquai de diffuser dans le bulletin d'informations une mise en garde à la Securitate de s'abstenir de toutes représailles sur ma famille. Mais l'équipe roumaine de Paris ne tint pas compte de ce que j'avais dit et même écrit, se contentant de diffuser seulement l'action de protestation que je faisais à Paris pour la libération du Père Calciu. En outre, l'interview que M. Alain Paruit (d'origine roumaine) me prit devant l'ambassade et qui devait être diffusée par la *Radio Free,* fut en effet diffusée mais... coupée (écoutant moi-même la *Radio Free* le soir je constatai stupéfait que mon interview était tronquée). De la même façon, le contenu d'une de mes banderoles par laquelle j'expliquais aux passants les méthodes abjectes de la Securitate pendant les interrogatoires, fut diffusé par la même équipe roumaine de la *Radio Free* de Paris dans une formule inexacte qui ne correspondait pas du tout à ce que j'avais écrit sur ladite...banderole. Tout cela ne fit que me démoraliser et affaiblir ma combativité par la suite.
33:284
Refusé donc par M. Ierunca, déçu par les agissements de cette équipe de la *Radio Free* de Paris, et puisque ma famille continuait à être terrorisée en Roumanie, je m'adressai à la *Radio Free Europe* dont le siège est à Munich en RFA. Déjà le téléphone de ma famille en Roumanie était brouillé de façon qu'au bout de deux paroles une grosse sonnerie se déclenchait rendant impossible la communication. Trois semaines je fus incapable de dormir, en proie au désespoir, sachant très bien ce qui pouvait arriver aux miens.
En effet ma famille et le professeur Salvetiu subissaient de nouvelles perquisitions à domicile et de nouveaux interrogatoires. Le samedi 7 août 1982 je téléphonai désespéré à la *Radio Free Europe* de Munich. Je parlai avec M. Vlad Georgescu, alors directeur adjoint de la section roumaine de la *Radio Free.* Je le priai de diffuser dans le bulletin d'informations ce qui se passait avec les miens à cause de mon action de protestation à Paris. M. Vlad Georgescu refusa et me conseilla d'écrire une lettre à la *Radio Free* de Munich. Puisque les lettres sont souvent lues d'une façon subjective par certains speakers de la *Radio Free* (cf. le cas de Mme Stefanescu de Paris, dont la lettre fut tronquée par ceux de la radio de Munich, chose inadmissible pour un poste de radio *libre*)*,* j'enregistrai un message sur une cassette qui devait être diffusé par la *Radio Free Europe* de Munich dans le cadre de l'émission hebdomadaire « la Roumanie et les droits de l'homme -- lettres, appels et messages ». Dans ce message je m'adressais aux autorités communistes de Roumanie, condamnant dans des termes civilisés mais fermes la violation des lois et de la Constitution du pays par la persécution incessante de ma famille et de mes amis de Roumanie, à cause de mes actions protestataires de Paris. Le message contenait également un écho des manifestations auxquelles j'avais participé avec d'autres Roumains en exil, notamment celle devant l'ambassade américaine à Paris à l'occasion de l'arrivée en France du Président des USA, M. Ronald Reagan. Lui souhaitant la bienvenue à Paris, nous, les quelques rescapés du goulag roumain, attirions l'attention de M. Reagan sur le sort tragique de la nation roumaine de derrière le Rideau de Fer, l'exhortant à arrêter l'expansion du communisme vers le monde libre et lui exprimant notre confiance dans le rôle de suprême défenseur de la liberté dans le monde des États-Unis. Tout cela inscrit sur des banderoles jaunes, couleur qui rappelle au peuple libre de l'Amérique la captivité des êtres chers.
34:284
J'envoyai la cassette le lundi 9 août 1982, en recommandé n° 916, à la *Radio Free Europe* de Munich, section roumaine. J'attendis en vain la diffusion de mon message. (A Paris on peut également capter ce poste de radio, très écouté en Roumanie en dépit de l'interdiction formelle du régime.)
Le 7 septembre 1982 à 13 h 30, j'ai de nouveau téléphoné à la *Radio Free Europe* de Munich et j'eus au bout du fil M. Mihai Cizmarescu, un des responsables de la section roumaine. Il me dit n'avoir reçu aucune cassette de moi, mais le ton timide et coupable me renforça dans ma conviction qu'il cachait quelque chose. Désespéré, je lui relatai que ma mère avait été arrêtée par la Securitate, le 30 août 1982 à la gare de Brasov. Il me dit de lui téléphoner de nouveau dans l'après-midi lorsqu'il aurait pris des renseignements sur le sort de ma cassette qu'il ignorait, soi-disant. Vers 16 h. je téléphonai à nouveau à la *Radio Free* de Munich mais ce fut une dame qui me répondit en allemand. Elle me dit que M. Cizmarescu n'était pas là ni personne d'autre de la section roumaine, chose absolument fausse, puisque les émissions se prolongent jusqu'à une heure du matin, chaque jour, sans exception. En outre, chose fort bizarre, cette Allemande était au courant de mon affaire et insista pour que j'écrive de nouveau une lettre à la radio, puisque ma cassette « s'était perdue » entre la France et l'Allemagne. Je dis à la dame que je ne croyais pas un mot de ce qu'elle me disait et que je n'allais sûrement pas écrire une autre lettre puisque j'étais convaincu que ma cassette était parvenue à la *Radio Free.* Ce poste de radio ne souffla mot sur la tragédie de ma famille, quoique obligé à le faire conformément au but fixé à cette radio par les U.S.A.
Persuadé du mensonge de ceux à qui j'avais affaire, je déposai une réclamation auprès du bureau central du XVII^e^ arrondissement de Paris d'où j'avais envoyé ladite cassette le 9 août 1982. En effet, au bout de quelque temps, je reçus la réponse du bureau de poste parisien sous le n° 1491 qui m'assurait que la cassette déposée à Paris le 9 août avait été régulièrement distribuée à la *Radio Free Europe* de Munich le 11 août 1982, soit deux jours plus tard. Enfin, après avoir envoyé photocopie de ce document à Munich, avec une demande d'explications, je reçus ma cassette le 19 mars. Les deux faces avaient été effacées. Sur la face B on avait enregistré un curieux sermon qui contenait des menaces voilées. La cassette était accompagnée d'un mot de Georgescu indiquant qu'il ne savait pas pourquoi son prédécesseur n'avait pas diffusé le document.
35:284
Je n'accuse pas le poste de *Radio Free Europe,* seule source d'informations pour la Roumanie esclave, mais les quelques personnes qui par leur façon scandaleuse d'agir compromettent les autorités américaines qui veulent que ce poste de radio soit une tribune libre de la lutte des rescapés de l'Est et de la souffrance de la nation roumaine esclave du communisme. Ces personnes portent ainsi atteinte au principe fondamental de la *Radio Europe Libre :* celui d'informer avec un maximum d'objectivité et d'honnêteté les malheureux Roumains qui depuis 40 ans gémissent dans le plus sinistre esclavage que l'histoire ait jamais connu. Le comportement de ceux de la *Radio Free* de Paris et de Munich rappelle parfois le comportement de leurs homologues de la radio Bucarest en quelque sorte, et ne fait que détourner la lutte désespérée des meilleurs Roumains du monde libre qui au prix de leur vie ont réussi à s'échapper de l'univers concentrationnaire de Roumanie pour lancer un S.O.S. désespéré au monde libre et pour que leurs frères esclaves sachent qu'ils ne sont pas seuls dans leur tragédie muette et cachée par le Rideau de Fer.
Ces quelques exemples et la complicité de ceux de la section roumaine de Paris, qui détournèrent l'action des Manoliu et leur mouvement contestataire, l'attribuant faussement au dissident Paul Goma qui ne fut qu'un simple adhérent, doivent faire sérieusement réfléchir les autorités américaines tellement attachées à la liberté d'expression et à la lutte contre l'ennemi mortel de l'humanité le marxisme.
Lorsque le journal français PRÉSENT consacra un long article illustré à ma grève de la faim du 16 avril 1982, dans son numéro du 29 avril 1982, sous la signature de M. Yves Daoudal, Mme Monica Lovinescu de la *Radio Free Europe* de Paris n'en souffla mot dans ses émissions « Thèses et Antithèses à Paris » quoiqu'en possession de cet article que je lui avais envoyé dans ce but, oubliant trop souvent le vrai but de ces émissions. En outre, lors de mon action désespérée pour le Père Calciu, des personnes collaborant à la *Radio Free* de Paris dont Mmes Sanda Stolojan et Maria Bratianu, me dirent que mon action en faveur du Père Georges Calciu n'était pas bonne, essayant ainsi de me démoraliser et de me détourner de cette action purement humanitaire qui n'avait comme but qu'arracher aux bourreaux communistes une vie menacée.
Le choc que je subis à la suite de ces attaques me laissa perplexe. Je ne pus cacher l'effet de ce choc à Mme Stolojan. Elle essaya par la suite de réparer sa gaffe mais ce fut en vain. Je réalisai que j'avais affaire à des personnes malhonnêtes. Pour me neutraliser, elle me proposa de collaborer à *la Radio Free* de Paris, chose que je refusai net pour des incompatibilités d'ordre moral. Ma conviction fut renforcée quelque temps après, lorsque j'eus l'occasion de connaître personnellement M. et Mme Manoliu, les fondateurs du mouvement contestataire en Roumanie, mouvement détourné au profit de M. Paul Goma.
36:284
Ces quelques personnes qui travaillent à la *Radio Free Europe* oublient trop souvent qu'il existe aussi des individus dont le but n'est pas l'argent et qui ont un idéal de liberté au nom duquel beaucoup sont morts et d'autres ont laissé toute leur jeunesse, les plus belles années de leur vie entre les murs muets des prisons communistes roumaines. MM. Cicérone Ionitoiu et Rémus Radina, qui ont passé chacun pas moins de dix ans dans les geôles communistes de Roumanie, ont confié à des responsables de la *Radio Free* de Paris et de Munich des matériaux destinés à être diffusés par cette radio, depuis deux ans, sans que ces documents qui reflètent la lutte et le calvaire de toute une nation soient diffusés ou commentés. En outre, M. Cicérone Ionitoiu, historien de profession, qui sortit de Roumanie au risque de sa vie des documents inédits sur le génocide perpétré par les communistes se vit éconduit tout net par le couple Lovinescu-Ierunca de la *Radio Free* de Paris, lorsqu'il leur proposa une table ronde dans les studios de l'avenue Rapp. M. Ierunca et Mme Lovinescu lui dirent que les Roumains de derrière le Rideau de Fer ne sont pas intéressés par de tels sujets. Bizarre attitude de la part de ce couple qui quitta la Roumanie avant que la terreur communiste s'installe et qui se permet de dire aux récents rescapés ce à quoi les Roumains et la jeunesse de ce pays esclave s'intéressent. Le livre que M. Ionitoiu publia en roumain ici en Occident, sous le titre « Tombes sans croix » (Munich, 1982) fut totalement « ignoré » par l'émission de la *Radio Free,* émission dirigée par Mme Lovinescu. Ce document bouleversant sur le génocide commis en Roumanie par le régime communiste n'intéresse peut-être pas Mme Lovinescu et son mari, mais il intéresse sûrement les jeunes de Roumanie -- je l'ai lu dans l'espace d'une nuit les larmes aux yeux. Il serait temps que ces quelques personnes de la *Radio Free Europe* se rappellent que ce poste de radio n'est pas leur fief, mais qu'ils sont là pour servir une cause tragique clamée dans le monde libre par les acteurs de cette tragédie qui ont le rôle en tant que survivants d'aider le monde libre à prendre conscience d'une réalité qui peut lui être fatale un jour.
37:284
### De Mauriac à Mgr Calvet
par Armand Mathieu
LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE Perrin, qui est devenue trop peu rigoureuse dans le domaine historique ([^2]), vient d'avoir, dans le domaine littéraire, une heureuse initiative. En effet, la réédition en un seul volume de deux œuvres de François Mauriac, *La Vie de Jean Racine* (1928) et *Mes Grands Hommes* (1949), convient tout aussi bien aux jeunes gens, à qui ces textes permettront une première approche séduisante des classiques, qu'aux lettrés confirmés, qui trouveront là matière à maints sujets de réflexion.
*Mes Grands Hommes,* c'était un pot-pourri de préfaces, d'articles de longueur variée. Il est regrettable qu'ils ne soient pas datés. Une allusion nous apprend parfois que l'un célèbre le centenaire de la mort d'Eugénie de Guérin (1948), l'autre le vingt-cinquième anniversaire de celle de Barrès (1949).
38:284
On devine que le texte consacré à Graham Greene est une préface à *La Puissance et la Gloire* (1948), et Mauriac ne cache même pas qu'il aime surtout Greene parce que « grâce à lui mes livres trouvent aujourd'hui en Angleterre le même accueil fervent qu'ils recevaient dans mon propre pays du temps que j'étais un jeune auteur heureux »...
Il y a cependant une remarque intéressante dans cette préface : « Un catholique français ne s'introduit dans l'Église que par la porte principale ; il est mêlé à son histoire officielle ; il a pris parti dans tous les débats qui l'ont déchirée... On découvre dès l'abord s'il est du côté de Port-Royal ou des jésuites, s'il a épousé la querelle de Bossuet contre Fénelon, s'il est du bord de Lamennais et de Lacordaire ou si c'est avec Louis Veuillot qu'il se sent accordé. » A vrai dire, si en 1948 Mauriac est assurément du côté de Lacordaire, il a longtemps oscillé avant-guerre.
Peu de déchets dans ces textes de circonstance. Seul le *Gide* est nul dans sa volonté de bénir et d'édulcorer (s'agit-il d'une préface de commande ?), et le *Chateaubriand* franchement médiocre : Mauriac ronronne et prêche, tire à la ligne, se laisse aller (à court d'inspiration !) à une comparaison entre Louis XVIII et « le maréchal Staline » (*sic*) pour « la méfiance haineuse que les gens de lettres ont toujours inspirée aux spécialistes de la politique »...
Le *Radiguet* vaut avant tout pour une remarque sur Paul Morand : « Aucun conflit possible, chez Morand ; quel mérite il a de nous intéresser, éblouis d'images, ivres d'odeurs, baignés d'une atmosphère qui suffit à notre joie », pour « des créatures aussi démunies que les siennes et chez qui la passion ne se heurte à rien » ! Le *Balzac* est une belle introduction au *Père Goriot :* Mauriac montre comment Goriot s'élève de « l'individu le plus caractérisé » jusqu'au mythe tandis que Vautrin suit la trajectoire inverse.
Une bonne surprise : l'hommage à Loti, lu dans l'enfance. Avec cet éloge inattendu : « Il avait le droit, comme il le fit, de haïr le naturalisme : l'œuvre d'un Zola, d'un Maupassant, calomnie le paysan et l'ouvrier. Lui seul, à travers les grossièretés, les brutalités de surface, a atteint cette âme vierge du peuple, cette terre inconnue dont aucune culture n'a changé l'aspect éternel, cette mer qui, en dépit des pires violences, a sa douceur secrète, sa bonté sans ruse, ses longues fidélités... Yves, Ramuntcho, spahis, quartiers-maîtres, pêcheurs, oiseaux farouches, grands albatros, qu'il a un instant capturés et retenus. »
39:284
En si bonne voie, on regrette que Mauriac n'ait pas écrit un *Bourget ;* il cite seulement une fois ou deux l'auteur du *Disciple* à « l'admirable préface » ; sait-on qu'il lui a emprunté bien des intrigues de romans, à commencer par celle de *Thérèse Desqueyroux *? et qu'il a consacré une plaquette à René Bazin, en 1931 ?
Pascal est présent tout au long des deux livres ici regroupés. Mauriac a toujours eu un faible pour le jeune passionné, celui des épîtres dédicatoires de la machine à calculer en 1642 et 1652 et du *Discours sur les Passions de l'Amour.* Qu'importe que les érudits disputent encore si ce Discours est de Pascal, « tant il s'y découvre à chaque phrase et tant nous y reconnaissons cet accent qui ne s'imite pas » ([^3]). Mauriac a même sa théorie : ce Discours a été inspiré par l'amitié. Car « le XVII^e^ siècle est le Monomotapa de l'amitié. La vie de société, l'habitude des honnêtes gens de mettre en commun leurs recherches, de se tenir au courant de leurs lectures et de leurs travaux, les moyens de communication si précaires qu'ils introduisaient dans les moindres séparations, cette inquiétude et cette angoisse qu'exprime la fable des *Deux Pigeons,* les longs commerces épistolaires, ces civilités infinies du langage d'alors qui devaient finir par susciter les sentiments dont elles n'avaient d'abord été qu'une fin -- tout cela développait à merveille l'amitié et lui prêtait de ces délicatesses qui, sans jamais la confondre avec un sentiment plus vif, pouvaient aider un Pascal à en imaginer certains caractères ».
Mais Mauriac traite aussi des *Pensées,* dont le fameux pari n'est à son avis qu'une excroissance sans grand intérêt. L'essentiel, c'est « le rapport de clef à serrure » que Pascal établit entre le christianisme et l'homme : « L'homme avec sa complexité, le christianisme avec sa complexité entrent exactement l'un dans l'autre. » « Cet étonnant Chesterton », comme dit Mauriac, a repris la même idée : « Lorsque nous trouvons quelque chose de singulier dans le christianisme, c'est finalement qu'il y a quelque chose de singulier dans la réalité. »
\*\*\*
40:284
Les trois articles les plus substantiels sont cependant ceux que Mauriac avait déjà publiés en 1930 sous le titre *Trois Grands Hommes devant Dieu.* Ce sont, mine de rien, trois réquisitoires, nuancés mais implacables.
Rousseau est descendu en flammes. Certes, il est « au XVIII^e^ siècle le seul héritier de Bossuet », dont il arrive par moments, dans ses lettres aux prêtres et aux jeunes catholiques inquiets, à retrouver non seulement l'éloquence, mais même « le bon sens invincible et la droite raison ». Certes, « il a confessé le Christ devant les hommes et cela lui sera compté... Sans doute eût-il suffi de cette profession de foi pour lui mériter d'atteindre la lumière, s'il n'eût été à un tel degré la proie de lui-même ». Mais « la présence de la Grâce dans un homme se mesure à la netteté du regard dont il se juge... Il ne reste même pas assez de christianisme dans Rousseau pour en faire un hérétique » (comme le soutenait Maritain dans *Trois Réformateurs*) ; « L'envie, cette basse passion de l'égalité qui est la marque de notre époque, existe tout entière déjà dans Rousseau... De tous ses fils, c'est peut-être Robespierre qui lui ressemble le plus ». Cependant Mauriac s'écarte des jugements de l'Action française sur Jean-Jacques en faisant valoir que son œuvre, « avant d'être la cause de tant d'effets funestes, est elle-même une résultante » : « Rousseau peut être le père du monde moderne, mais c'est d'abord le monde moderne qui a sécrété Rousseau... Il est, comme Luther, un point d'affleurement où jaillissent les forces souterraines accumulées... Ce qui sort de lui, c'est le trouble d'une époque ; il a eu la vue la plus claire des problèmes qui se posaient alors dans tous les ordres... »
L'étude s'achève par une analyse subtile des rapports de Rousseau avec la solitude et la nature ([^4]).
Réquisitoire sévère également contre Flaubert, malgré quelques lettres émouvantes (à Le Poitevin ; et sur les prostituées) et son mot sur les voltairiens : « Des gens qui rient sur les grandes choses. » Mais son idolâtrie de l'art, son mépris de la créature ont fini par le rendre définitivement bête. Bouvard et Pécuchet, c'est lui : « Nul n'a été plus que lui obéissant aux modes intellectuelles d'une époque. Il récitait en bon élève la leçon de Michelet et de Renan.
41:284
Il se croyait très fort mais manquait d'esprit critique, n'avait que des réflexes et ne rejetait que ce qui l'agaçait, réagissait bien plus qu'il ne raisonnait. » Il eût fallu être moins positiviste pour pressentir « un drame », « un monde », comme l'eût fait Dostoïevski, derrière Homais ou Bournisien, pour « donner l'impression de toucher le fond d'un être », comme Eliot ou Tolstoï. « Mais le romancier naturaliste exècre la bête humaine... Certes... c'est moins dans l'œuvre de Flaubert qu'à travers celle de ses misérables enfants que cette haine de l'homme s'extravase : dans un Zola, dans un Huysmans (encore ce dernier, à force de regarder la grimace humaine, a-t-il fini par y discerner une ressemblance...). »
Plus surprenante, la condamnation de Molière n'est pas moins motivée. Mauriac lui accorde, à l'origine, de la grandeur dans son défi au christianisme (« Molière ose parier contre Pascal ») et, au terme de la course, de la piété (au sens large) dans la mort (« Molière mourant relève l'homme que Molière vivant avait abaissé »). Mais quels attendus cinglants contre sa morale de la bonne nature ! « De Molière ou de Pascal, lequel est victime d'un mythe ? La nature modérée existe-t-elle ? » La vie même de Molière, cette affreuse débâcle du lâchage de Madeleine pour Armande, témoigne contre sa philosophie et fait grincer son rire. « Molière est triste, bien plus triste que Pascal » et bien plus désespéré en fin de compte.
Face à Molière, Mauriac se retrouve donc du côté de Veuillot, dont il a sûrement lu l'anticonformiste *Molière et Bourdaloue.* Sans doute s'est-il souvenu aussi de la distinction faite par Veuillot entre le courant classique, français, catholique, de la littérature française et son courant païen et gaulois. Transposant l'image dans le domaine de la religiosité, il note « Un courant superficiel frappe la vue qui va de Mme Guyon à Mme de Warens, de Rousseau à Chateaubriand, et à Lamennais. Mais le courant véritable, celui des grandes profondeurs, jaillit sous les noisetiers de Paray-le-Monial au déclin du grand siècle pourrissant, coule invisible ou méprisé sous les pas de Benoît Labre, se manifeste à Ars dans la cure d'un village perdu. »
\*\*\*
La *Vie de Racine* de Mauriac, éditée chez Plon en 1928, mais d'abord parue dans la *Revue universelle* de Massis, occupe la première moitié du volume présenté par la Librairie académique Perrin. C'est un petit chef-d'œuvre.
42:284
Elle s'ouvre sur une très belle réflexion à propos de l'impossibilité d'écrire une biographie : « Les lettres, les journaux intimes qu'un grand homme laisse derrière lui, souvent dupent son biographe (...). Nous tirons de notre chaos une créature harmonieuse et nous y complaisons. S'il existe un seul homme qui tienne son journal pour son agrément particulier (...), il lui reste toujours quelqu'un à duper, et c'est lui-même. L'amour qui a le plus marqué dans sa vie est souvent le seul sur lequel il garde le silence ; et ce qui l'expliquerait tout entier, c'est justement cela qu'il dissimule. »
Mauriac a donc écrit plutôt un essai, où il se pose modestement des questions, à propos d'un homme avec lequel il se sentait accordé...Même jeunesse frémissante en effet, formée au sens du péché, tenaillée par l'ambition ; mêmes coups de patte féroces (« Souvent un homme est irritable dans la mesure où il est tendre », nous explique-t-il) ; même fascination pour le monarque (Mauriac ne le savait pas encore pour sa part...) ; même recherche de la paix au sein d'une vie familiale bourgeoise et féconde... Et mêmes scrupules d'artiste chrétien : ce problème est sous-jacent aux deux livres de Mauriac ; il affleure par exemple à propos de Maurice de Guérin et Jacques Rivière, revendiqués à leur mort par leur famille et par le monde, par les chrétiens et par les païens : « Tristes débats où les deux parties ont raison et tort, parce qu'un artiste chrétien donne tour à tour des gages à la grâce et à la nature et qu'il s'épuise à tenter de concilier l'inconciliable, jusqu'à ce qu'enfin, comme il est advenu pour eux, tout conflit s'apaise dans l'illumination de la dernière heure. »
-- « Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public. » La formule de Nicole devait bourdonner d'autant plus aux oreilles de Racine et de Mauriac que tous deux prendront pour héroïnes des empoisonneuses, Mauriac avec plus de complaisance -- mais Racine, lui, en avait fréquenté.
Mauriac ne se cache pas que la foi de Racine avait une tournure à la fois proche et différente de la sienne : « Il n'a pas la passion de la connaissance... Il ignore l'inquiétude religieuse et retrouve sa foi parce qu'il en a besoin. Nulle part elle n'est mise en question par le poète qui, jusque dans ses désordres, pressentait que ce refuge lui serait ouvert un jour et qu'il s'y reposerait d'avoir été lui-même. Esprit positif, un instinct profond le pousse aux pâturages dont il sait que l'herbe lui est salutaire. »
43:284
Mauriac excelle aussi dans la peinture des relations sociales, où l'on retrouve son talent de romancier satirique. Non pas qu'il transpose dans le XVII^e^ siècle les catégories du XX^e^. Au contraire : il évite d'insister, comme trop de biographes aujourd'hui, sur les questions sexuelles qui tenaient si peu de place dans les mentalités de ce temps. Il cite les extraordinaires lettres de jeunesse de Racine, celles qu'il écrit d'Uzès à La Fontaine au moment où il s'apprête à entrer dans le clergé : « Toutes les femmes y sont éclatantes, et s'y ajustent d'une façon qui leur est la plus naturelle du monde ; et pour ce qui est de leur personne, *color verus, corpus solidum et succi plenum...* On m'a dit : « Soyez aveugle ». Si je ne le puis être tout à fait, il faut du moins que je sois muet ; car, voyez-vous, il faut être régulier avec les réguliers, comme j'ai été loup avec vous et avec les autres loups vos compères. *Adiousias*. » C'est le hasard (il s'en est fallu d'un cheveu) qui détourna de la cléricature le jeune homme aux passions vives, plus tard si bon père de famille, et non le désir d'une vie conjugale et familiale : ce sentiment semble absent chez les adolescents du XVII^e^ siècle.
Mauriac laisse aussi leur mystère aux relations à l'intérieur d'une famille, en ce temps lointain. Il propose simplement une explication à la transformation de Jean Racine en père noble « L'instinct de l'homme le plus sincère n'est pas de l'être avec ses enfants (...). Un bon éducateur doit d'abord perdre la mémoire. Racine écrivait sereinement ces sortes de lettres qui le mettaient lui-même en fureur quand il avait le même âge. » Et surtout : « Il est admirable en ce qu'il ne tourne jamais la tête vers ce qu'il a quitté. Nous avons souri des règles austères qu'il imposait à un fils de vingt ans comme si ne l'eussent pas embarrassé les souvenirs du jeune loup vorace qu'il avait été à cet âge. Mais c'est que l'image de ce louveteau lui fait horreur, qu'il ne lui garde aucune complaisance et qu'il ne croit as qu'il y ait un temps pour offenser Dieu et un autre pour le servir », comme La Fontaine (« Ai-je passé le temps d'aimer ? ») et toute « une horrible race de vieux adolescents inconsolables ». Le silence de Racine finalement, quoi de plus normal ? « La foi et l'ambition commandaient la même attitude. La peur de Dieu et le goût du monde donnaient la même inspiration. »
44:284
A partir de son expérience et de quelques documents connus, Mauriac relativise la fameuse brouille de Racine avec Molière. Jamais ils ne furent vraiment des amis : « Quelle entente profonde eût pu se fonder entre le comédien qui avait roulé sa bosse... et ce jeune grand bourgeois, suprême fleur d'une lignée provinciale et janséniste ? » Autre fossé social entre Racine et la Cour, où il devait passer d' « étranges veillées de lecteur du Roi, près de l'alcôve pompeuse, parmi tant de dorures et de courants d'air ». Boileau et Racine, qui ne savaient causer que versification, promus historiographes du Roi et s'essoufflant derrière ses armées, furent un immense sujet de plaisanterie pour la noblesse : on les avait surnommés *Messieurs du Sublime,* et on daubait sur la sainte frousse de Racine au siège de Gand (Boileau aurait été un peu plus courageux). Cependant Mauriac rétorque aux détracteurs du courtisan Racine que c'est un plus grand miracle d'être ému par une étoffe tricolore que de l'être par une créature de chair et de sang en qui s'incarne le passé, le présent et l'avenir de la France. Il souligne qu'auprès des courtisans modernes, courtisans qui s'ignorent, courtisans des idéologies dominantes, Racine est bien excusable, dans une époque où « c'était une grande entreprise pour un jeune homme que de s'élever au-dessus de l'échelon où l'avait placé sa naissance ; le mérite comptait pour peu, si d'abord l'on ne possédait l'art de plaire ». Et puis « cette merveille de courtisan aura toujours de ces échappées » (de polémique, puis de fidélité janséniste) « qui compromettront ses trames les mieux ourdies et qui finiront par le perdre ».
\*\*\*
Mauriac s'intéresse *in fine* au destin de Jean-Baptiste Racine, le fils aîné, dont les lettres ont le même « ton de puissance », le même « mordant », mais qui, « vaincu par les objurgations de ce père pénitent », « s'enferme dans son cabinet, y attend la mort durant plus de quarante ans, au milieu de ses livres... ; ne produit rien, ne fait pas d'enfants ; n'a de commerce avec personne ; il est sûr d'être sauvé... Il faudrait examiner ce qu'a de proprement janséniste une si totale négation de soi-même ».
45:284
On ne quitte donc pas cette interrogation en ouvrant le petit volume de Mgr Calvet intitulé *Dans la lumière de Port-Royal.* Il s'agit de quatre nouvelles imaginées par le recteur émérite de l'Institut catholique de Paris mort en 1965, en marge de ses études dix-septièmistes. La première, qui donne son titre au recueil, met en scène un sévère conseiller au Parlement, M. de Lestacq. Rebelle au mariage, il s'éprend, un jour où par exception il est allé au théâtre pour voir *Polyeucte,* d'une Mme de La Maresquière, elle-même dégoûtée de son brutal militaire de mari. Échange de chastes regards et de billets très réservés. C'est assez pour faire jaser. Le mari provoque en duel le conseiller au Parlement et, trop sûr de lui, se fait tuer. M. de Lestacq et Mme de La Maresquière, chacun de son côté, cherchent à oublier et à se faire oublier... à Port-Royal, lui chez les Messieurs, elle chez les religieuses. Le jour où ils apprennent qu'ils sont à nouveau si proches, une simple rencontre du conseiller un peu vieilli et de la religieuse sous la bure suffit à éteindre leur passion. Mgr Calvet fait preuve sur ce point d'un optimisme peu janséniste.
M. Lesourd, héros de la seconde nouvelle, est un autre Solitaire, traducteur des Grecs et des Latins pour la gloire de Dieu et de Port-Royal, mais qui s'aperçoit, de Térence en Catulle et de Catulle en Aristophane, que les Anciens sont plus indécents les uns que les autres et le conduisent à la damnation. Il renonce donc à faire concurrence aux jésuites et lui aussi s'emploie à « retrouver la tranquillité de l'âme » et à « éteindre son imagination ».
La nouvelle la mieux enlevée est la troisième : Mathilde de Servigny, malheureuse au couvent de Port-Royal, puis malheureuse dans le mariage (pourtant « *une seconde, puis une troisième grossesse lui avaient un moment rendu quelque allégresse *»* :* on rêve, en l'an de disgrâce 1984, au romancier qui oserait écrire ainsi) reste toute sa vie hantée par la figure de son professeur de sciences, un certain Claude Laforest qui ressemble beaucoup à Blaise Pascal.
La quatrième nouvelle est un entretien imaginaire entre M. Lancelot et son élève Racine à propos de *l'Andromaque* d'Euripide.
En définitive, sans jamais élever le ton, avec de la sympathie même pour ses héros, sous un voile d'ironie surtout sensible dans les nouvelles à caractère très littéraire (la seconde et la dernière), c'est une terrible condamnation du jansénisme que porte Mgr Calvet. Lui-même ne semble pas en avoir été toujours conscient, puisqu'il a donné un titre « lumineux » au premier récit, qui est le plus noir quand on y réfléchit : tout préoccupés qu'ils sont de leur « repos » et de leur salut, M. de Lestacq et Mme de La Maresquière n'ont pas un mot, pas une pensée, pour le pauvre reître dont ils ont précipité la fin -- peut-être la damnation !
46:284
Notre réaction prouve en tout cas que l'auteur, peu « interventionniste », laisse le lecteur très libre de son jugement. Mauriac n'a jamais ce détachement vis-à-vis de ses personnages, trop occupé à plaider pour Thérèse, à nous apitoyer sur Louis, et à nous dresser contre leur indigne entourage.
\*\*\*
Faut-il s'étonner que le livre de Mgr Calvet n'ait trouvé aucun éditeur et que la petite société de ses amis ait fini par le faire imprimer, en 1982, par une firme commerciale, La *Pensée universelle* (4, rue Charlemagne, Paris 4^e^) ?
Du côté ecclésiastique, on ne pouvait guère compter sur le respect à l'égard de ce grand ancien. L'ingratitude est certes une vertu nécessaire de l'Église, comme des Rois de France. Mais la charité pour la mémoire d'un confrère ? Peut-être reproche-t-on encore au regretté pro-recteur de la « Catho » sous l'Occupation sa fidélité à la mémoire du Maréchal, son refus de vénérer la Résistance et la Libération, fidélité et refus exprimés dans le journal intime laissé à sa mort ([^5]).
47:284
Mais il faut avouer que l'inculture même de notre époque condamnait son recueil de nouvelles. A qui faire lire la quatrième, qui constitue un cours très habile sur les transformations apportées par Racine à l'*Andromaque* d'Euripide, aujourd'hui où un jury se rend compte, lors d'une soutenance de thèse sur cette tragédie grecque, que l'impétrant ignore tout à fait qu'il y a aussi une *Andromaque* de Racine ([^6]) ?
Armand Mathieu.
48:284
*Lettre de Rio*
### Les quat'zarts
par Bernard Bouts
UNE FOIS déjà j'ai parlé ici de la musique religieuse et, plutôt que de récidiver, je ferais mieux de renvoyer à la lecture de l'admirable livre d'Henri et André Charlier sur le chant grégorien, et en effet, que sais-je, moi, ancien matelot, peintre à mes heures, pèlerin des sources devenu par le malheur des temps bédouin du désert ?
Pourtant je sais, et je dois déclarer que le fait d'avoir établi, ici, dans les églises du Brésil, la musiquette glin glin type cabaret est une faute aussi grave pour la civilisation chrétienne que le serait la destruction des cathédrales à coups de canon. Aussi grave. On se demande où situer le niveau de la culture religieuse du cardinal-archevêque.
49:284
S'arrête-t-elle à la parole ? Je l'entendais dire ce matin : « ...par Jésus-Christ notre Seigneur, dans l'union du Saint Esprit... » et aussitôt après, la musiquette de guinguette, bonne sœur séculière et guitare à tout faire. Et cela n'a pas d'importance ?
La prière publique est un monument (monumentum) qui a été édifié au cours des siècles, en harmonie avec l'architecture, la musique, l'image, et j'allais dire la danse (la procession, si on sait la faire : évidemment vous pouvez psalmodier le « Miserere » en marchant au pas de l'oie et au son du tam tam ! Cette image vous fait sourire et pourtant c'est ce qui se passe et j'en siffle entre mes dents). Quoi ? vous dites que tam tam et totem ont un sens religieux ? Bien entendu, c'est vrai mais pas chrétien, pas catholique, ne serait-ce qu'à cause de la rythmique métrique. Le trésor est éventré. Des chrétiens se sont révoltés jadis et ils ont éparpillé aux quatre vents le trésor de la rime, des rites et des rythmes, et voilà que maintenant ceux qui, justement, avaient la garde du temple, cèdent aux pressions libérales et vont à leur rencontre en dansant le rock and roll et faisant des grimaces.
Quelles sont donc les qualités foncières, y a-t-il des qualités communes aux quat'zarts (j'entends les arts visuels et la musique) pour qu'ils gardent un niveau élevé de spiritualité ?
Au cinquième siècle avant Jésus-Christ, déjà, de savants et pieux médiateurs, je veux dire des penseurs, tel Kong Fou Tseu, se demandaient (pas si fous que ça) s'il serait bon de laisser introduire la polyphonie dans les chants (religieux) populaires, parce qu'ils la trouvaient trop sensible (sensuelle). Ils énuméraient et classaient « les quatre défauts, les neuf qualités » et retrouvaient ainsi les fondements de l'harmonie humaine ou plutôt des manifestations humaines par l'harmonie. Les chrétiens du Moyen Age n'ont pas fait autre chose.
Le cardinal y a-t-il pensé ? On en doute, mais il est probable qu'aux XI^e^, XII^e^ et XIII^e^ siècles, qui sont les siècles de la plus grande lumière, il n'était pas consulté pour les proportions harmoniques de sa cathédrale et aujourd'hui comme hier c'est à nous, qui avons appris les sources, qu'il revient d'enseigner.
50:284
Laissons les défauts pour la fin. Voici les neuf qualités :
1\. Une âme sereine : *Le grand Li-long-Mien priait avant de peindre et le génie venait.*
2\. Le bras ferme et le pinceau vertical : *En peinture, il va de soi. En architecture c'est l'aplomb des élévations. En sculpture c'est la statique ou équilibre des formes. En musique c'est le son qui ne tremble pas.*
3\. La volonté : *Rien ne peut être laissé au hasard.*
4\. Il faut avoir tant de technique que c'est comme si on n'avait pas de technique : *C'est la simplicité apparente des moyens.*
5\. La liberté : *Malgré la volonté, l'art ne doit pas entrer dans un système.*
6\. Avoir de l'encre : *Ceci a l'air simple et applicable seulement au dessin, mais c'est un monde de vérités : connaître exactement ses possibilités pour ne pas rester à court, aussi bien intellectuellement que matériellement.*
7\. Avoir du pinceau : *Pas d'hésitation dans l'esprit, et habileté manuelle.*
8\. La mesure : *Il ne s'agit pas du compas, comme les barres de mesure en musique. Il s'agit de savoir rester toujours en deçà de ses moyens.*
9\. Le détachement : *Détaché du monde, des modes, mais aussi des choses charnelles.*
Ces qualités reparaissent, à quelques variantes près, dans plusieurs pays et à différentes époques, depuis les Chinois, les Égyptiens, les Hébreux, les Grecs, jusqu'aux chrétiens, ce qui prouve que des penseurs ont pensé et sont arrivés aux mêmes conclusions. Si elles ne sont pas toujours écrites avec des lettres et des mots, elles sont du moins inscrites dans les œuvres, très clairement pour qui sait lire et entendre.
51:284
Mais seuls aujourd'hui les défauts éclatent : il y a d'abord les contraires ou manques aux 9 qualités. Ensuite viennent les quatre défauts principaux ou « états du mauvais œil » :
1\. L'œil fermé : *C'est l'état de celui qui n'est pas habitué à voir, et alors, ne recevant rien, il ne donne rien.*
2\. L'œil bas : *C'est ne voir que ce qui est bas dans l'âme humaine.*
3\. L'œil complaisant : *C'est celui qui s'écoute parler ou qui se regarde travailler.*
4\. L'œil rond et le pinceau stupide : *C'est la paresse. Lorsque l'artisan, n'ayant aucune idée, reste inactif au lieu de s'occuper à des rangements, des préparations ou des exercices, comme font les joueurs d'alauth, de cithare, ou de tambour.*
« Un joueur de tambour était passionné par son art. Il en avait neuf. Le plus petit était de la taille d'un doigt, couvert d'une délicate peau de zéphyr, qui est faite d'ailes de papillon semi-collées sur un papier de soie pour rendre un son double. (Aussi ne pouvait-on le toucher qu'avec trois pattes de mouche montées sur une tige d'herbe.) Son plus gros était un énorme tronc d'arbre creux posé sur deux poutres, dont le son était si bas qu'on l'entendait à plusieurs lieues de distance, dans la rosée du matin. Les autres étaient faits de lamelles de bois, avec ou sans peau d'âne tendue.
« Il fallait le voir se démener au milieu de ses neuf tambours disposés en demi-cercle, dansant d'un pied sur l'autre comme un arc-en-ciel. Parfois les flûtistes s'arrêtaient pour l'entendre. Un jour le Roi lui demanda : « Combien connais-tu de musiques ? » « J'en connais, Sire, 99, et j'attends la 100^e^. » « Quelle sera-t-elle, crois-tu ? » « Je crois que ce sera la « musique de la note qui monte », mais je n'ose pas encore la jouer. » « Allons, dit le roi, ose, joue-moi la note qui monte. »
52:284
« Après avoir réglé ses tambours, le tamboureur tambourina et, passant du plus grave au plus aigu, il monta. Il était si attentif qu'il ne perçut ni n'entendit un petit oiseau, perché sur sa tête, qui chantait sa ritournelle et quand il arriva à la peau de zéphyr, il mourut. Le petit oiseau s'envola, et le roi s'était endormi. Dans son sommeil il rêva d'un joueur de tambour passionné par son art... » et l'histoire recommence. Avez-vous compris ?
Bernard Bouts.
53:284
### Émile l'apostat
par François Brigneau
*Chapitre cinquième. -- Panama : le canal n'est pas creusé... mais il y a un trou de* *1.400 millions de francs-or, dans lequel la Loge empêche la République de tomber.*
En 1892, quand le Ralliement est ordonné contre la masse des évêques et des fidèles, les chefs républicains sont moins assurés de l'avenir de leur République que ne le sont Sa Sainteté Léon XIII et Son Éminence le cardinal de Lavigerie. Ils en connaissent la fragilité. Ils savent les puissants intérêts qui la divisent ; les furieuses haines d'hommes et de clans qui l'affaiblissent.
54:284
Ils savent aussi que depuis 1870, à de nombreuses reprises, la République n'a été sauvée que par le hasard, la chance, l'irrésolution et la division de ses adversaires, l'absence d'un chef historique ou qui le fût devenu, et, surtout, par la mobilisation maçonnique. Voyez Rouvier. Il va le crier, à la Chambre, dans le brasier du Panama. Nous l'avons déjà rencontré : il a servi sous Ferry. Nous le retrouverons encore : il sera le grand argentier de Combes, auquel il succédera. C'est lui qui fera voter la loi de séparation de l'Église et de l'État. Maurice Pierre Rouvier, né à Aix-en-Provence en 1842, méditerranéen puissant, musclé, de la tripe et de l'os, le cheveu noir, avec on ne sait quoi dans la prunelle et le teint qui pourrait venir du Levant. Petit commis d'affaires du banquier Zafiropoulos, à Marseille ; remarqué par Gambetta ; journaliste ; membre de l'Assemblée Nationale à 29 ans ; député des Bouches-du-Rhône, puis des Alpes-Maritimes ; sénateur ; président de la Commission des Finances ; sept fois ministre ; trois fois président du Conseil ; parti sur ses espadrilles du Vieux-Port, arrivé à Neuilly-sur-Seine roulant carrosse... J'oubliais : franc-maçon, appartenant à la Loge *La Réforme* de Marseille (la Loge de Gambetta).
Le 20 décembre 1892 Rouvier doit s'expliquer à la tribune de la Chambre. Il a touché des chèques provenant de la caisse noire de Panama -- caisse destinée à alimenter les « interventions »...Il le reconnaît. Mais il dit :
-- « J'ai été le chef du Gouvernement, et je n'ai pas trouvé dans les moyens que les Chambres mettent à la disposition de ceux qui ont l'honneur de diriger les affaires publiques, *dans les temps difficiles que j'ai traversés,* alors que je luttais sans méconnaître qu'il y allait de ma liberté et peut-être de ma vie, je n'ai pas trouvé, dis-je, les ressources financières pour poursuivre cette œuvre. »
Cette œuvre : entendez la défense de la République menacée par les Droites, les Princes, Boulanger. Rouvier continue :
55:284
-- On apprend aujourd'hui, paraît-il, à ce pays -- on le sait partout ailleurs -- qu'à côté des hommes politiques il y a des financiers qui, quelquefois, donnent leur concours, quand cela est nécessaire, pour la défense du Gouvernement.
« Oui ! Je n'ai pas trouvé dans les fonds secrets, pour les appeler par leur nom, les ressources dont j'avais besoin, et j'ai fait appel à la bourse de mes amis. »
La Chambre le hue. Rouvier fait front. Barrès raconte toute la scène dans un mouvement, une respiration, un feu admirables. On entend les clameurs. On voit les gueules tordues, les poings qui se dressent. Le tumulte roule comme une mer de ressac sur les galets. Alors Rouvier, accroché à son pupitre, comme un naufragé à son épave, le mufle en avant, jette à ses amis du Centre républicain ces mots terribles :
-- *Ceux qui m'interrompent, s'ils avaient été autrement défendus et servis, seraient-ils encore sur ces bancs ?*
Quelle accusation ! Quel aveu ! Nous ne sommes plus dans le secret des Loges. Nous sommes à la Chambre des députés. Une Chambre archi-comble, avec du public entassé entre les colonnes. Ce n'est pas un quidam qui parle. C'est un ancien président du Conseil, un des hommes forts du régime qui déclare que la République était si faible et démunie qu'il lui a fallu avoir recours à des banquiers pour la sauver. Et quels banquiers ! Des Reinach ! Des Herz ! Des juifs apatrides que les gouvernements allemand, italien et britannique utilisent, en France, comme distributeurs, pour alimenter les campagnes de presse qu'ils souhaitent. Le « frère » Rouvier « mange le morceau ». Il révèle la combine. Le régime aux abois sauvé par l'or volé aux épargnants du Panama. Sans cet or maudit, glissé de mains crochues en mains moites sous forme de pots-de-vin et de dessous-de-table, les députés du Centre républicain auraient été balayés. C'est Maurice Rouvier, le commis de Zafiropoulos devenu l'ami du « baron » de Reinach (on ne devient que ce qu'on est), qui l'atteste. C'est lui qui déchire le rideau officiel pour montrer la faiblesse du système républicain, si jeune et déjà si corrompu.
56:284
Si la Droite existait, il lui suffirait de se dresser et de dire : « Dehors ! » Mais il n'y a plus de Droite. Elle était en morceaux. La voici en poussières. Paul de Cassagnac a tort d'écrire le 1^er^ janvier 1893 : « On ignore si c'est l'Empereur ou le Roi, ou un autre qui viendra, mais on sait déjà que c'est la République qui s'en va. » Il prend ses désirs pour des réalités. Il ignore, ou veut ignorer, le grand désarroi où le Ralliement plonge la France française.
Alors que l'explosion du Panama disloque la baraque républicaine, c'est le moment que Son Éminence le cardinal Lavigerie choisit pour s'en aller partout répétant : « Pour peu que l'on sache écouter les bruits qui arrivent jusque dans nos déserts, la République, dans un temps prochain, sera partout indestructible. »
C'est le moment que choisit Léon XIII pour préciser sa pensée à M. de Mun dans une lettre qu'il lui fait tenir le 7 janvier 1893 :
« Nous avons plusieurs fois adressé notre parole à la nation française pour représenter à tous les hommes de sens et de bonne volonté, *la nécessité d'accepter d'un commun accord, la forme de gouvernement actuellement constituée,* cette acceptation étant l'unique moyen d'arriver, par la mise en commun de toutes les énergies, à rétablir la paix religieuse et, avec elle, la concorde entre les citoyens, le respect de l'autorité, la justice et l'honnêteté dans la vie publique. *Nous ne pouvons que confirmer et inculquer à nouveau les mêmes sentiments... *»
En régime républicain, pour un catholique moyen, lutter contre le pouvoir, les partis de gauche, la Loge, l'Étranger (souvent hostile à la religion traditionnelle des Français et de plus en plus puissant car la République c'est le régime de l'Étranger), c'est déjà beaucoup. Mais s'il faut lutter en même temps contre le pape et l'Église, c'est trop. Voilà pourquoi les catholiques français ne vont pas profiter du Panama pour remplacer un système qui a fait de leur disparition l'article n° 1 de sa loi fondamentale.
57:284
Quelles occasions, pourtant ! Quelles occasions perdues ! Panama, ce n'est pas un scandale parmi d'autres, c'est le scandale. Le plus énorme scandale (en France) des temps contemporains. Jules Delahaye -- député de Chinon, celui qui précipita la fin de ce pauvre Boulanger en l'invitant à venir, à Tours, préciser les rapports de la République boulangiste et de l'Église catholique -- le note au début de son discours incendiaire du 20 novembre 1892, qui va tout enflammer, un mois avant Rouvier :
-- On a comparé le scandale de Panama à celui d'un ancien député, gendre du président de la République, tenant le commerce que vous savez dans le palais même de l'Élysée. Hélas ! le trafic de la Croix d'honneur n'est qu'une misère à côté des trafics du Panama... Daniel Wilson ce n'était qu'une imprudence, qu'une inconscience personnelle. Panama, c'est toute une *camarilla, tout un syndicat politique* sur qui pèse l'opprobre de la vénalité.
Hourvari. Dès qu'on parle de « camarilla », de « syndicat politique », les francs-maçons se sentent tout nus derrière leurs tabliers en peau de cochon.
CHARLES FLOQUET (*député de la Seine, président de la Chambre, vénérable de la Loge* LA JUSTICE *et appartenant également à la Loge* ÉCOSSAISE, n° 133) : Veuillez ne pas nommer des personnes qui ne sont pas dans cette assemblée, il serait plus courageux de nommer celles qui sont présentes.
JULES DELAHAYE (glacial) : -- Je ne reçois de leçons de courage de personne... Les faits que je viens de rappeler n'étaient qu'un accident qui révélait le mal. Panama, c'est le mal lui-même qui a gagné tous les membres du corps social, parce que vous l'avez laissé s'étendre et se développer... Panama c'est le gaspillage effronté... C'est la curée, au grand soleil, de la fortune des citoyens, des pauvres, des besogneux, par des hommes ayant mission de la protéger et de la défendre. »
Panama c'est aussi la rencontre de quatre forces dont le mélange va se révéler explosif.
58:284
D'abord un personnage hors série. Ferdinand de Lesseps, un extravagant, parano-mégalo-visionnaire, celui que Gambetta appelle « le Grand Français ». Poète de la volonté, d'une vitalité fantastique, assez fripouillard sur les bords, croyant que la démesure de ses entreprises le met au-dessus des lois.
Ensuite : un rêve. Un rêve accordé aux modes et au conformisme du temps : le canal. La démonstration de la supériorité du progrès, des techniques, de la science, de l'homme enfin sur la nature sauvage, sur la création ; avec derrière, en pointillé, le profil de l'homme fait Dieu et devenu l'égal, si ce n'est le supérieur, de son créateur.
En troisième lieu : la jobardise et l'avidité des Français, toujours fascinés par les tiercés du siècle, les tombolas magiques, les pochettes-surprises, les lotos pharamineux, tous les pièges à gogos qui peuvent rapporter gros. Surtout à ceux qui les posent.
Enfin la République républicaine de cette fin du XIX^e^ siècle, un régime d'élection à irresponsabilité illimitée puisque par principe le responsable (l'électeur) est irresponsable, intouchable, inamovible, incorrigible et que, par pratique, l'élu l'est également s'il appartient à la contre-Église catholique, la « fraternelle » d'entraide et de secours mutuels, la franc-maçonnerie, cette société secrète dont l'objectif est « l'établissement d'un univers sans Roi et sans Dieu », selon le mot de Jules Ferry. Mais pas sans hommes d'affaires, chevaliers d'industries, compagnons des fortunes galopantes, fulgurantes et vagabondes, que le système, la situation économique et sociale, l'invasion juive font foisonner sur la terre de France.
Ferdinand de Lesseps était-il maçon ? Je l'ignore. Le Négus d'Abyssinie disait qu'il appartenait à « la tribu des Lumières » ([^7]). Ce pourrait être un indice. Nous ne le retiendrons pas, faute de preuves plus probantes. Au demeurant l'important n'est pas là.
59:284
Ce qui est significatif dans l'histoire, ce n'est pas que Ferdinand de Lesseps ait été affilié ou non, mais que la gigantesque escroquerie n'ait pu naître que grâce à la Loge, se développer, s'enfler, être protégée, couverte, et finalement blanchie que par la Loge. En janvier 1892, le président du conseil, Émile Loubet, futur président de la République, franc-maçon, reçut de l'ancien ministre de l'Intérieur Constans, sénateur de la Haute-Garonne, franc-maçon également, Loges *Les Cœurs réunis* et *L'Encyclopédie,* membre du conseil de l'ordre du Grand Orient, la photographie de la liste des députés corrompus. 150 noms disent les uns. 104 disent les autres. Mais ce qui accable le « frère » Loubet, c'est qu'ils sont tous de gauche, sauf un ([^8]). De gauche : c'est-à-dire aux trois quarts francs-maçons. Quel drame ! Et *quel danger pour la République* si des indiscrétions portaient ces noms à la connaissance du public. Ce n'est pas moi qui le dis. C'est Loubet ([^9]), « l'air d'un niais éperdu », comme l'écrit Barrès.
Tous les moyens vont donc être mis en œuvre pour empêcher que l'affaire ne s'ébruite. Parmi ces moyens l'un des plus éprouvés s'appelle la Commission d'enquête. La droite la réclame. On la lui donne, dans la protestation unanime du Parlement debout. Il faut faire la lumière, toute la lumière, et frapper les coupables si haut placés qu'ils soient. Air connu. Déjà *La Marseillaise,* le chant d'airain, retentit dans les nobles poitrines. On se croit revenu à la case départ. Comme à la nuit du 4 août, les sacrifices les plus émouvants sont enregistrés.
-- « Je vote pour la commission d'enquête », crie de son perchoir le président de l'Assemblée Charles Floquet dont je vous ai dit plus haut qu'il était vénérable de la Loge *La Justice* et qu'il appartenait à la Loge *L'Écossaise.*
60:284
A présent je vous indique que l'honorable Floquet avait d'autant plus de courage de voter la commission qu'il venait de toucher la sienne. Un des grands barons du bonneteau, le courtier-entremetteur-escroc Aaron, dit Arton, lui avait fait tenir 300.000 francs de la part de M. de Lesseps. Pour lutter contre la réaction, il va sans dire. M. Dansette raconte la scène avec une grande élégance. « L'honneur privé de Floquet n'était d'ailleurs pas en cause » note-t-il. Le brave historien que voilà. Il lui en sera tenu compte. Songez qu'il a réussi le tour de force de rédiger 300 pages sur Panama sans signaler nulle part l'action de la franc-maçonnerie. C'est un exploit, révélateur de la puissance de la secte. Celui qui louche vers les prix et les distinctions a intérêt à draper la scène pour dissimuler les emblèmes et à remplacer les trois points par un air de flutiau. Je sais donc ce qui m'attend. Car voici plus pointu encore et pour autant que je sache, jamais révélé encore.
La commission d'enquête (de 1893) compte trente députés. Treize (au moins) appartiennent à la franc-maçonnerie. Citons Berard (député du Rhône, G**.·.** O**.·.**) ; Borie (député de la Corrèze G**.·.** O**.·.**) ; Bovar-Lapierre (député de l'Isère, loge *Science et Travail*) ; Brisson (député de la Seine, loge *La Justice,* haut dignitaire du Rite Écossais) ; Dumay (député de la Seine) ; Gamard (député de la Nièvre, loge n° 99, *La Jerusalem Écossaise*) ; Gerville-Réache (député de la Guadeloupe, loges *Les vrais frères unis et inséparables* et *Les Philanthropes réunis*) ; Grousset (député de la Seine) ; Guieysse (député du Morbihan, loges *La Renaissance par les émules d'Hiram* et *Nature et Philosophie*) ; Leydet (député des Bouches-du-Rhône G**.·.** O**.·.**) ; Mathé (député de l'Allier G**.·.** O**.·.**) ; Pelletan (député des Bouches-du-Rhône, loges la *Mutualité,* la *Clémente amitié et L'unité*) ; enfin Ernest Vallé (député de la Marne, G**.·.** O**.·.**), un orfèvre ([^10]), c'est lui qui assure la présidence.
61:284
On peut lui faire toute confiance. Il était le rapporteur de la première commission d'enquête et c'est lui qui osa écrire dans son rapport : « Quant aux accusations de corruption portées contre le Parlement, nous les avons étudiées et pesées une à une et montré combien elles étaient peu fondées. »
Peu fondées ? Nous allons le voir, en démontant le mécanisme. Vu de l'extérieur, Panama ressemble à une nébuleuse en suspension d'une complexité infinie. Dans la coulisse, la ligne de l'affaire est simple. Il est facile de comprendre pourquoi les erreurs ont entraîné les fautes qui provoquèrent l'escroquerie. Il est aisé de comprendre le pourquoi de la corruption et le comment de l'étouffement où le frère Ernest Vallé -- entre autres -- joua son rôle de maçon. Avocat de métier, il fut l'homme qu'il fallait au poste où il fallait qu'il fût et reçut sa récompense. Dix ans plus tard, Émile Combes (Loges *les Amis réunis,* la *Tolérance et l'Étoile de la Saintonge réunies*) en fera son Garde des Sceaux. A ce titre, il s'employa à chasser les congrégations et à faire rentrer Dreyfus. Tout se tient.
\*\*\*
N'allons pas si vite. C'est mon défaut, à la plume comme à vélo : je ne tiens pas le train. Parfois je file comme l'éclair oubliant la musette ; parfois je musarde, tricotant dans la parenthèse, le feston, pour peu que la compagnie soit aimable et le vin léger. Ce récit exige moins de fantaisie. On ne me prendrait pas au sérieux. Ce serait dommage. Nous ne sommes pas si nombreux à oser raconter ces choses.
\*\*\*
62:284
Reprenons donc par le début. Ferdinand de Lesseps naît à Versailles et sa première vie s'arrête à Rome, en 1849, sur un fiasco. Diplomate, fils de diplomate, il s'y trouve chargé de mission entre le pouvoir pontifical (Pie IX) et la République romaine. Les bruits les plus fâcheux courent sur son compte M. de Lesseps favorise les Républicains. M. de Corcelles, en mission également, mais à Gaëte, auprès du pape, adresse dépêche sur dépêche au gouvernement. On lit :
« M. de Lesseps peut être assuré qu'il a fort engagé nos ennemis et découragé les modérés ou conservateurs du pays. Personne aussi n'a fait plus que lui pour le recrutement et l'approvisionnement de la faction dominante (les républicains) en rétablissant les communications interceptées par le général Oudinot, en nous faisant perdre du temps au profit du pays avec des projets de traité que l'on exploite encore contre nous. »
A l'Assemblée, M. de Falloux répond à Jules Favre qui défendait M. de Lesseps -- sans doute à cause de cette aide apportée aux républicains romains : « M. Favre s'est appuyé beaucoup sur les dépêches de M. de Lesseps. Quel est le M. de Lesseps auquel Jules Favre veut bien prêter une si grande autorité dans ce débat ? Est-ce le M. de Lesseps que le *National* a publiquement accusé d'aliénation mentale, ou celui dont il a fait, huit jours après, un des grands citoyens de l'époque ? (*On rit.*) Est-ce M. de Lesseps disant que Mazzini est la crème du socialisme et des sociétés secrètes, ou bien est-ce M. de Lesseps disant que Mazzini est un des héros des époques modernes ? (*Nouvelle hilarité.*) Avant d'appeler de telles autorités à la tribune et d'essayer d'en foudroyer ses adversaires, il faudrait que M. Jules Favre se fût mis d'accord avec l'un des deux MM de Lesseps ou qu'il les ait mis d'accord entre eux. »
Blâmé par le Conseil d'État à l'unanimité moins une voix, Ferdinand de Lesseps se retire dans son château de la Chesnaye en plein Berry. Sa femme meurt. Il perd un de ses fils. Il va sur la cinquantaine. Et puis, un jour, une lettre d'Égypte où il avait été consul. Saïd Pacha, le fils de Méhémet, vient d'être nommé vice-roi. Il appelle son ami auprès de lui. Dansette dit que Ferdinand de Lesseps s'occupait de Saïd pour « le faire maigrir à force d'exercices physiques ».
63:284
Drumont parle de galipettes. Quoi qu'il en soit, le souvenir leur en est resté doux. Ferdinand de Lesseps n'hésite pas. Il accourt. Il débarque à Alexandrie où il s'empare d'un projet d'Alexandre, César, Napoléon, et des saint-simoniens : le canal de Suez.
Quinze ans d'efforts, de difficultés, l'hostilité permanente de l'Angleterre, le choléra, le typhus, les sabotages, des compagnies entières de travailleurs égyptiens ou soudanais qui disparaissent, reviennent, s'escamotent à nouveau, des problèmes financiers insolubles que l'on résout, l'imagination, l'enthousiasme, la ténacité, l'époustouflante vitalité d'un homme, enfin le Second Empire et c'est le triomphe du 17 novembre 1869. Le yacht impérial arrive devant Ismaïlia. L'impératrice Eugénie est assise sur la dunette. A ses côtés se tient Ferdinand de Lesseps. Parmi les invités : l'empereur François-Joseph, le prince royal de Prusse, le prince et la princesse des Pays-Bas.
Un an plus tard, l'empereur et l'impératrice disparaissent dans le désastre de Sedan. Ferdinand de Lesseps demeure. « Le grand Français », dit Gambetta. Il trafique avec l'Angleterre qui regrette de n'avoir pas cru au canal (« un leurre complet du commencement à la fin » disait Palmerston), achète un important paquet d'actions au vice-roi d'Égypte ; il tire de son chapeau de magicien des projets fabuleux que les gens sages accueillent avec un intérêt circonspect : le chemin de fer Moscou-Pékin, une mer à l'intérieur de l'Afrique pour irriguer le Sahara. A soixante-cinq ans, il se remarie. Sa jeune épouse va lui donner douze enfants dont les prénoms feront la joie des gazettes : Toto, Ismaël, Hassan, Solange, Consuelo, Jacques, Paul. Et puis en 79, c'est le coup de folie, de génie : Panama. Ferdinand de Lesseps a 74 ans. Son fils Charles se jette à ses pieds.
-- Je vous en supplie, père, renoncez.
Renoncer ? Comment le pourrait-il ? Renan lui écrit : « L'antiquité eût fait un mythe à votre sujet. Après Lamartine vous avez été l'homme le plus aimé de votre siècle, celui sur la tête duquel se sont formés le plus de légendes et le plus de rêves. »
64:284
Et Victor Hugo :
« Étonnez l'univers par de grandes choses qui ne soient pas des guerres. Ce monde, faut-il le conquérir ? Non, il reste à vous. Il appartient à la civilisation. Il l'attend. Allez ! Faites ! Marchez ! »
Il ne marche pas, le septuagénaire juvénile : il plane comme un aigle dans le ciel des Amériques. Le tracé et le plan de Suez, il les avait empruntés aux saint-simoniens. L'idée du canal de Panama, il l'achète au général Turr et à MM. L.B. Wyse et Reclus, géographes. Ceux-ci ont passé quinze jours sur le terrain, en avril 78. Ils ont imaginé un canal à niveau, long de 74 km, large de 22 mètres, profond de 9, qui (malgré un torrent terrifiant aux crues imprévisibles et dévastatrices : le Chalgre, et à travers un massif rocheux de cent mètres de haut : la Culebra) relierait Panama, où l'amplitude des marées atlantiques atteint six mètres, à Colon où le niveau du Pacifique ne varie que de soixante centimètres. Le gouvernement colombien qui ne croit pas à la viabilité du projet leur a signé un accord-bail de 99 ans. Ferdinand de Lesseps, qui y croit, convoque un congrès scientifique international qui lui accorde les pleins pouvoirs pour acheter l'idée et la concession dix millions, payable la moitié en argent, la moitié en actions du futur canal. Qui dit action, dit société. M. de Lesseps fonde celle du canal de Panama au capital de quatre cents millions. Comment les trouver ? Mon nom, ma gloire, la réussite de Suez ne sont-ils pas une caution suffisante ? demande le « Grand Français ». Vous allez voir. Dès l'ouverture des portes ce sera la ruée aux guichets.
On voit. Les portes s'ouvrent. Le chaland est maigre qui se pointe. Trente millions à peine sont souscrits. Trente millions sur quatre cents. C'est un signe du destin. Mais les mirobolants n'ont jamais tort. Ce sont les événements qui se trompent et les circonstances qu'il convient de corriger. Ferdinand de Lesseps passe outre.
65:284
L'émission a manqué de réclame. Il s'en charge. Il part pour Panama avec sa femme, ses enfants, des experts, des journalistes. Il revient avec des chiffres, un calendrier et des malles pleines d'exotisme. Les travaux coûteront 530 millions. Ils seront terminés en huit ans. L'inauguration aura lieu en 1889, pour l'exposition internationale de Paris et le premier centenaire de la Grande Révolution française. Cette année-là on célébrera la plus grande victoire de l'Homme sur la nature hostile, le libre passage entre les deux plus grands océans du monde, grâce au plus grand canal de l'Histoire, creusé dans le sol le plus ingrat de la terre, par le grand peuple de tous les temps, le peuple français, c'est le vainqueur de Suez qui vous le promet. Sonnez, trompettes de la renommée. Roulez, tambours de la gloire. Pièce à pièce, l'immense piège se met en place et Ferdinand de Lesseps en ajuste lui-même le ressort. Pour faire entrer l'argent plus vite, il confie l'émission de 590.000 actions à un syndicat de cinq établissements bancaires (la Société Générale, le Crédit Lyonnais, le Canal de Suez, Seligmann frères, le Crédit Industriel) en leur accordant des avantages considérables qui amputent d'autant son trésor. Plus encore. Une partie de l'argent que l'on reçoit repart aussitôt vers les journaux. La presse est une pompe aspirante et foulante qu'il faut sans cesse alimenter par l'épargne des souscripteurs qu'elle attire. Le Panama emprunte pour trouver de nouveaux prêteurs. Dès le départ on est arrivé aux portes de la catastrophe. Plus on avance, plus on manque d'argent. Plus on manque d'argent, plus on en consacre à la publicité, plus on promet, plus on ment. En mars 1881, le Grand Français dont la devise est « le bien l'emporte sur le mal, c'est ma vieille doctrine », s'adresse à ses actionnaires et leur déclare :
« Nous avons gagné une année sur l'ouverture du canal de Panama à la grande navigation : l'œuvre sera terminée en 1888. »
66:284
Le 1^er^ octobre 1883, dans le *Bulletin Officiel du Canal,* il réaffirme : « Nous avons la certitude d'inaugurer le Canal en 1886 et même dans un délai plus rapproché encore. »
En 1884, nouveau cocorico :
« Le matériel est calculé pour exécuter le total des excavations en deux années, d'où il résulte qu'alors même que nous n'eussions commencé les travaux à sec que le 1^er^ janvier 1885 et les travaux de dragage que le 1^er^ janvier 1886, le canal pourrait être mathématiquement terminé le 1^er^ janvier 1888. » Puissance des mots et de la réclame ! Si ces chiffres, étaient exacts le canal devrait être déjà fini, « mathématiquement ». M. de Lesseps s'étourdit pour étourdir les autres. Drumont écrit : « *Marguerite Gautier prétendait que* « *le mensonge blanchit les dents* »*. M. de Lesseps doit avoir les dents bien blanches, car il ment toujours, il ment à tout propos. *» Il ment pour ne pas alarmer le vieux souscripteur. Il ment pour appâter de nouveaux épargnants. Car il faut de l'argent, toujours plus d'argent. Les difficultés ont été mal calculées ; à moins qu'on ne les ait volontairement minimisées pour retenir le client. Un exemple. Le *Bulletin* du 1^er^ novembre 1883 dit : « Le barrage coûtera 40 millions. » Le 1^er^ mai 1886, il déclare que c'est « la plus grande difficulté rencontrée ». Pour la vaincre il en comptera 100 millions. En un mot : le coût des travaux que Ferdinand de Lesseps a fixé à 530 millions, il devient très vite évident qu'il sera multiplié au moins par trois, peut être par quatre.
Comment faire dès lors ? Une seule chance : emprunter. On emprunte en septembre 1882, en octobre 1883, en septembre 1884. En tout 409 millions. Engloutis sitôt qu'arrivés. Ce n'est pas suffisant. Malheureusement la chasse à l'épargnant se fait plus difficile. L'animal se méfie et se terre. Il faudrait un nouveau leurre. Un emprunt à lots, une sorte de loterie dont les actions sont les billets. On tire au sort et les veinards empochent. La combine est juteuse. Si juteuse qu'une autorisation législative, votée par le Parlement, lui est nécessaire. Qu'à cela ne tienne. La Chambre ne peut rien refuser au Grand Français.
67:284
-- Prenez garde, dit M. de Lesseps à Allain-Targé, ministre de l'Intérieur, député de la Seine, initié depuis le 20 mars 1869 à la Loge *Le Réveil Maçonnique.* Si la République refuse ce que l'Empire a accordé, je serai bien obligé de faire tomber la responsabilité sur qui de droit. J'ai derrière moi des intérêts considérables et très puissants, j'ai derrière moi toute la presse. Prenez garde, au lieu de l'aide que je vous offre, que je ne sois obligé de vous rendre responsable, devant tous les intérêts que je représente, de l'échec de la Compagnie ([^11]).
Le pouvoir hésite. La Compagnie redouble d'efforts et de pressions. Elle transforme actionnaires et obligataires en pétitionnaires. A la fin du mois de décembre, le gouvernement Brisson dépêche une délégation parlementaire à Panama. Un ingénieur des Ponts et Chaussées, ancien sous-secrétaire d'État aux Travaux Publics (second cabinet Freycinet), nommé Armand Rousseau, la conduit. C'est un homme qui connaît la musique de Chambre. Il revient avec un rapport balancé et prudent. Du genre -- disait Drumont : « Pour une année où il n'y a pas de pommes, il y a des pommes. Mais pour une année où il y a des pommes, il n'y a pas de pommes. »
Quand on interroge M. Rousseau, son jugement est moins équilibré.
-- La compagnie est compromise, dit-il. Elle ne peut être sauvée que si, renonçant à construire un canal à niveau, elle se consacre au projet, moins ambitieux, d'un canal à écluses ([^12]).
Curieusement le ministre des Travaux Publics, Charles Baïhaut, directeur de l'*Avenir de Haute Saône,* député, ministre des Travaux Publics, ne tient pas compte de cet avertissement. En juin 86, il dépose le projet d'autorisation d'un emprunt à lots. Une commission est chargée de l'examiner. Elle renâcle et tergiverse. Elle demande des explications. Elle multiplie les témoignages et les avis d'ingénieurs (généralement fâcheux). Tout se passe comme si elle attendait. Quoi ? Devinez...
68:284
Furieux et superbe, Ferdinand de Lesseps retire sa demande d'autorisation.
-- Fidèle à mon passé, lorsqu'on veut m'arrêter, je marche. Non pas seul, certes, mais avec les 350.000 Français qui partagent ma foi patriotique... Nous irons ensemble à cette deuxième victoire, nous émettrons les 600 millions nécessaires.
Le coup de clairon est magnifique. Le résultat l'est moins. La première tranche marche encore : 206 millions au lieu des 225 prévus en août 86. Mais onze mois après, en juillet 87, c'est la chute, l'effondrement : 114 millions alors qu'on en attend 200. Les conditions sont pourtant avantageuses. L'obligation de 500 F sera remboursée 1000. Rien n'y fait. La troisième tranche est encore plus catastrophique. 35 et l'on en espérait 150. Sans le miroir aux alouettes de la loterie, il faudra déposer son bilan. Mais comment la Chambre pourrait-elle autoriser ce tir aux pigeons ? La situation ne s'est pas améliorée. Les rapports qui arrivent de Panama (« une kermesse sur un cimetière ») sont de plus en plus alarmants. Comment croire que la Chambre va accepter en 1888 ce qu'elle a refusé en 1886 alors que toute l'opération se dégrade ?
Le miracle va pourtant se réaliser. Le 1^er^ mars 1888, un député radical inconnu au bataillon saisit le parlement d'une nouvelle proposition d'émission de 600 millions d'obligations à lots. Le président du conseil, le « frère » Pierre Emmanuel Tirard, loge *L'École mutuelle,* laisse courir. Nouvelle commission d'examen de la proposition. Premier vote de la commission. Elle rejette le projet d'émission à une voix de majorité. Le rapporteur, M. Rondeleux, rédige ses conclusions dans ce sens. Le 19 avril, il s'apprête à les rendre publiques, quand un commissaire et même commissionnaire se lève. C'est l'honorable Charles Sans-Leroy, député ferryste de l'Ariège. Sans-Leroy pour un républicain ce n'est pas un nom, c'est un signe. Avec beaucoup de simplicité, au milieu d'une attention qui va grandissant, Charles Sans-Leroy déclare :
69:284
-- Excusez-moi. J'ai changé d'avis. J'étais opposé à la proposition. J'ai voté dans ce sens. Mais j'ai réfléchi. Aujourd'hui je suis éclairé (*sic*). Il me faut revenir sur ma position. Je vote des deux mains pour l'emprunt à lots.
Coup de théâtre avec accompagnement de tonnerre et d'éclairs. Il ne reste à M. Rondeleux qu'à se retirer dans ses quartiers et y faire encadrer son rapport en méditant sur l'évolution du sentiment chez les parlementaires de l'Ariège. En vingt-quatre heures il est remplacé par Henry Maret, rédacteur en chef du *Radical,* auteur des *Compagnons de la Marjolaine,* député de Paris qu'il quitta sous les cris de « *petit vendu ! *» pour aller se faire élire à Sancerre. Maret est l'ami de M. Herbette (ancien chef de cabinet de Freycinet) qui est celui de M. de Lesseps. La commission Rondeleux devenue la commission Maret vote l'emprunt à lots par une voix de majorité. La Chambre suit : 284 voix contre 128 malgré un grand discours de Léopold Goirant. « Il parla en citoyen intègre, écrit Drumont, en patriote, en orateur ; il prononça un de ces discours dignes de ces ministres des Finances de la Restauration qui furent à la fois éloquents et honnêtes » ([^13]) :
-- Je compatis, quant à moi, à la situation des prêteurs de Panama ; je crois que ce sont des gens naïfs, de bonne foi, qui se sont laissé tromper, qui ont cru à toutes les promesses de la Compagnie ; que rien n'a pu éclairer, ni les déceptions les plus évidentes, ni les affirmations les plus audacieuses et les plus contradictoires ; ils ont tenu ferme, ils ont cru à Panama parce qu'on leur a dit : *Voyez Suez !* Aussi, aujourd'hui, la plupart de ceux qui détiennent les titres ne les vendent pas, parce qu'ils pensent aux fortunes réalisées à côté d'eux par ceux qui ont acheté les titres de Suez 250 francs et qui peuvent les réaliser à 2000 francs.
70:284
Eh bien ! la petite épargne, si compatissants que nous puissions être vis-à-vis d'elle, si nous voulons la sauver -- en admettant qu'elle puisse être sauvée -- si nous voulons venir à son aide, qu'allons-nous faire ? Nous allons faire appel à l'autre petite épargne, sans doute !
*A gauche --* C'est cela ! Très bien ! Très bien !
*M. Léopold Goirant --* C'est-à-dire que cette petite épargne, qui a bien sa responsabilité, qui a été imprudente, qui a préféré placer son argent à 10 et 12 pour cent plutôt que d'acheter de la rente française... Cette petite épargne, pour la sauver nous allons faire appel à une autre épargne, à l'épargne prudente, à celle qui est restée chez elle, qui a défendu ses petites économies, qui a refusé de les livrer, qui n'a pas cru aux prospectus... (*Applaudissements à gauche et au centre*)*.* A ceux-là nous dirons... nous, Parlement, nous avons un moyen de vous faire sortir de votre réserve. Nous allons autoriser la Compagnie à émettre. Elle promettra des lots de 100.000 et 500.000 francs, de un million à quiconque lui versera quatre ou cinq cents francs ! Ah ! gens prudents, nous verrons bien qui d'entre vous résistera... Est-ce cela le rôle d'une Chambre ? Est-ce là le rôle de législateurs ? Comment ! dans toutes nos lois, nous voyons apparaître cette préoccupation constante et moralisatrice, qui consiste à proscrire le gain par le hasard, l'édification des fortunes par la loterie ; et, tout à coup, nous répudierions ce rôle moralisateur, protecteur... Nous deviendrions des provocateurs de la démoralisation publique, les corrupteurs de ceux mêmes que nous devons protéger...
*M. le comte de Douville-Mailtefeu,* Voilà le mot : corrupteur du peuple !
Belles périodes, nobles sentiments : l'extrême-droite applaudit, l'extrême-gauche également. La majorité est là. Par 284 voix contre 128 la Compagnie du Panama est autorisée à lancer un emprunt à lots, non plus de 600 mais de 720 millions.
71:284
Cette manœuvre désespérée s'avère inutile. Fausses manœuvres, guerre des banques, rumeurs. Il rentre à peine 250 millions. C'est l'hallali. Après s'être encore procuré « 25 millions en donnant en garantie les obligations non placées » ([^14]), M. de Lesseps lance le 12 décembre 1888 « l'émission de l'agonie ». « La Compagnie s'est engagée à l'annuler si le chiffre des souscriptions n'atteint pas 400.000 titres. 200.009 obligations seulement trouvent preneurs. » ([^15]) Encore quelques soubresauts. La dernière, le 2 février 1889. M. de Lesseps tente de créer par une ultime émission la Société pour l'Achèvement du Canal Interocéanique. Il échoue. « Lamentablement » écrit Dansette. Le 4 février, le tribunal civil de la Seine prononce la dissolution de la Compagnie de Panama. Le canal n'a pas été creusé. Mais il y a un trou de près de mille quatre cents millions de francs-or.
(*A suivre*.)
François Brigneau.
72:284
### Canonisé en Corée
*Pierre-Henri Dorie\
prêtre des Missions étrangères\
de Paris*
par Simone Loidreau
LE 6 MAI DERNIER, le pape Jean-Paul II canonisait à Séoul -- et c'était la première fois qu'une canonisation avait lieu hors de Rome -- cent trois martyrs de Corée choisis parmi les cinquante mille (et plus) qui subirent la persécution pendant les cent premières années du christianisme dans ce pays ([^16]). Parmi ceux-ci, 93 sont des autochtones, 10 sont des missionnaires français.
73:284
On a tellement dit et répété qu'au XIX^e^ siècle, où les vocations ne manquaient pas, on entrait dans les rangs du clergé par désir de promotion sociale et pour faire carrière, qu'il nous a semblé intéressant de souligner que ces jeunes gens, qui coupaient toute attache avec famille, pays et langue pour des missions lointaines et difficiles, ne cherchaient évidemment aucune promotion et aucune carrière.
Nous avons pris pour exemple l'un d'entre eux, un des plus humbles sûrement, un Vendéen, le Père Pierre-Henri Dorie, martyrisé en Corée le 8 mars 1866.
PIERRE-HENRI DORIE est né au Port-en-Saint-Hilaire de Talmont en 1832, d'une famille de petits métayers ; il était le 50 de 8 enfants. Baptisé en l'église de Saint-Hilaire, il passa ses premières années dans son minuscule bourg natal, à qui un fossé profond, gratifié un peu pompeusement du nom de chenal, donnait une allure de port. Point de quais ni de bateaux ; quelques barques seulement, qui facilitaient la traversée vers Jard. Une ruelle, bordée de longues maisons basses, séparait le village en deux dans toute sa longueur : à droite, au fond d'une courette, on peut encore voir la vieille demeure familiale, et à l'étage, la chambre d'Henri, pieusement conservée, avec son lit de bois, sa petite table, sa chaise, son crucifix, ses cadres dont celui du pape Pie IX.
Pas d'école non plus. Il fallait aller à Saint-Hilaire, distant d'une lieue et demie, et par de mauvais chemins. Aussi ne commença-t-il qu'à l'âge de 8 ans une scolarité qui ne fut même pas assidue. L'enfant était fragile ; l'hiver, il contractait facilement rhumes, grippes ou bronchites qu'on ne soignait qu'avec tisanes ou cataplasmes. L'été, le père le retenait parfois pour qu'il puisse « toucher » les vaches au communal, ou « conduire » le cheval attelé à la charrue.
74:284
Dès l'âge de 12 ans, il ressentit l'appel de la vocation. Dilemme pénible pour les parents ; d'une part, ils étaient flattés, au fond d'eux-mêmes, à la pensée d'un fils prêtre ; mais d'autre part, c'était l'aîné de leurs garçons, celui sur lequel on comptait pour seconder le père, le remplacer en cas de besoin. Et puis, ils étaient pauvres : Comment subvenir aux frais que cela entraînerait ? Cette dernière question fut réglée rapidement et simplement par le seigneur du lieu, M. de Bessay, propriétaire d'une partie des champs exploités depuis de longues années par la famille Dorie. M. de Bessay était un chrétien dans tout le sens du mot : non seulement il prit en charge l'entretien du futur prêtre, mais il ne cessera de lui prodiguer conseils, encouragements et sympathie.
Et c'est ainsi qu'en 1852, Henri Dorie entra au petit séminaire des Sables, à la Bauduère ; ce n'était pas à proprement parler « le » séminaire ; c'était une annexe, sise tout près d'Olonne, où on recevait les enfants de 8^e^ et de 7^e^ qu'on ne pouvait, faute de place, loger au séminaire même. Henri avait alors 13 ans, ce qui montre son retard scolaire ; mais, appliqué et consciencieux, il parvient à se maintenir à une place honorable.
Aussi, en octobre 1854, entra-t-il en sixième au séminaire proprement dit des Sables. Le bâtiment, autrefois couvent de bénédictines, devenu à partir de la révolution propriété de la ville, était loué par l'évêché. Enfoui au milieu de grands arbres, entouré de vastes cours, c'était un lieu paisible, approprié à l'étude et au recueillement. Henri Dorie y fera toutes ses études secondaires ; il y séjourna donc 6 ans.
Six ans pendant lesquels sa foi s'approfondit et sa personnalité s'affermit ; il se révèle très mûr pour son âge, calme, pieux, charitable, humble, et d'une Volonté énergique sous des dehors parfois timides. Il reste très près de sa famille ; la distance à franchir n'est pas considérable : 15 km jusqu'à Saint-Hilaire, 20 jusqu'au Port. Il y passe toutes ses vacances, et s'applique alors à venir en aide à ses parents. Mais, même pendant l'année scolaire, des lettres régulières nous montrent -- et ce sera le cas pendant toute sa courte vie -- qu'il s'intéresse au travail quotidien des siens, et qu'il se préoccupe de leurs soucis ; il suit les travaux de la ferme, s'inquiète des récoltes, et de la vente du blé et du vin, seuls revenus de la petite tenue.
75:284
En 1860, ses études secondaires terminées, il entre tout normalement au grand séminaire de Luçon, alors proche du champ de foire. La maison, qui n'existe plus, était bien abritées de tous les bruits du dehors, derrière ses bosquets et ses épaisses charmilles de verdure. Les études changent du tout au tout. Plus de classiques. On étudie désormais la philosophie et la théologie, programme d'autant plus ardu pour notre jeune Vendéen, que les livres étaient rédigés fort souvent en latin. Il s'y livre sans éclat, mais avec persévérance.
On ignore à quel moment exact, et sous quelle impulsion, il ressentit l'appel missionnaire. En tout cas, ce fut un choc profond pour sa famille. Avoir parmi ses fils un « Monsieur Prêtre », songer au moment où il sera vicaire, voire curé ; penser aux vieux jours qui pourront s'écouler auprès de lui, dans un presbytère de campagne, c'est un rêve que bien des parents ont fait, dans notre Vendée surtout. Mais le voir désirer partir à l'autre bout du monde, dans des pays dont on ne revient pratiquement jamais ; savoir qu'il risque sa vie à tout instant, et dans des conditions effroyables, et que, de toutes façons, il est perdu, désormais, définitivement, pour les siens, c'est tout autre chose. La lutte avec son père -- sa mère, plus intuitive ou plus pieuse, comprit assez vite qu'elle devait accepter le sacrifice de son enfant -- fut longue et pénible. Il ne céda, la mort dans l'âme, que devant la volonté inflexible d'Henri.
Celui-ci entra, le 13 août 1862, au séminaire des Missions étrangères, rue du Bac à Paris ; il devait y rester deux ans, deux années jalonnées par trois dates importantes : il est ordonné sous-diacre le 30 mai 1863, diacre le 15 décembre ; enfin il reçoit l'ordination sacerdotale le 21 mai 1864. Ses lettres sont toujours modestes, simples et gaies ; le jeune prêtre veut montrer aux siens combien il reste proche d'eux ; mais par ailleurs, il répète -- et de plus en plus fermement au cours de ces deux années -- son affection certes pour eux, mais aussi son désir de les voir plus soumis aux desseins de -- Dieu. Les parents, malades de chagrin, ne répondent pas. Il faudra la mort d'un autre de leurs enfants, Clémentine, pour qu'un rapprochement ait lieu enfin. Et encore, soit ressentiment, soit souci financier, aucun d'entre eux ne viendra l'assister le jour où il reçut la prêtrise.
Période d'études certes, mais aussi apprentissage de la vie missionnaire. L'atmosphère de la maison s'y prêtait. Le cardinal Fouchet, dans un bel élan oratoire, dira un jour que c'était là « l'école polytechnique du martyre ».
76:284
Mais c'était aussi une maison où la joie, la simplicité, la bonne camaraderie étaient souveraines. De temps à autre, on assistait avec allégresse et un peu d'envie, à des départs pour la lointaine Asie ; parfois, rarement hélas, quelques missionnaires, au passé glorieux, couverts de cicatrices de coups et blessures, revenaient aussi. Les pensées, les conversations, les projets d'avenir de tous ces aspirants missionnaires ne pouvaient ignorer le martyre, qu'ils entrevoyaient sans doute comme le digne couronnement de leur vie.
\*\*\*
Le 13 juin 1864, Henri Dorie se voit attribuer un poste en Corée. Le 15 juillet suivant, jour de la saint Henri, c'est le départ émouvant en gare de Lyon, pour Marseille. Le jeune prêtre est radieux. « Bien chers parents, leur écrit-il, la mission qu'on m'a donnée est une des plus belles. Elle s'appelle la Corée. » Et, sans doute pour les rassurer, il ajoute : « Les habitants sont très bons et bien meilleurs que les Chinois. »
Il est d'autant plus heureux qu'il part avec son meilleur ami, Just de Bretenières ([^17]) et deux autres jeunes missionnaires, Bernard Beaulieu et Martin Huin.
Trois mois de voyage : la Méditerranée, Suez, la Mer Rouge, l'Océan Indien, Ceylan, Singapour, Hong-Kong, Shangaï... « Le mal du pays, écrit-il à son curé, si je l'avais, ce serait de ne pas arriver en Corée. »
Les quatre jeunes gens touchent terre à Leao-Tong, une presqu'île de Mandchourie, le 28 octobre. Escale obligée. Il était impossible en effet de débarquer en Corée, où tout était fait pour empêcher les « diables étrangers » d'aborder ; il fallait gagner subrepticement le pays. La première tentative échoue ; ce n'est que 6 mois plus tard que nos quatre missionnaires arriveront à bon port. Ils ont mis d'ailleurs ce séjour à profit en commençant l'étude de la langue coréenne, et en s'initiant auprès du remarquable apôtre qu'était Mgr Vérolles, évêque de N.-D. des Neiges en Mandchourie, à la vie qui les attendait. Ils assument en même temps tous quatre leur apostolat, chacun dans un village choisi, aux noms de rêve :
77:284
« Chrétienté des Saules », « Village du soleil », et, pour le Père Dorie, « Saint-Joseph des Ours », au bord de la mer. Ils n'étaient qu'à trois jours de marche de la Corée ; ce n'est pourtant que le 2 mai 1865 qu'ils y parvinrent enfin, par voie de mer, et avec un débarquement plein de périls. Pour circuler ensuite à l'abri des regards indiscrets, ils revêtirent un costume de deuil. C'était le plus parfait camouflage qu'on pût souhaiter : des jambières de zouave, un vaste manteau blanc, et sur la tête, un immense chapeau de paille tressée, dont les bords descendaient jusqu'aux épaules. Bien plus, l'homme en deuil, à qui on ne devait pas adresser la parole le premier pour respecter sa douleur, portait devant le visage un éventail.
Ils furent d'abord reçus par Mgr Daveluy, coadjuteur de Corée, qui garda près de lui le Père Huin. Les autres se rendirent à Séoul, à l'époque un vrai cloaque, où on s'enlisait dans la boue et les détritus jusqu'à mi-jambe. Là, ils gagnèrent la cahute épiscopale, une pièce unique, à la fois chapelle, dortoir, réfectoire, salon de réception... demeure du vicaire apostolique en Corée, Mgr Berneux. Durant trois semaines, les apprentis missionnaires vont vivre avec lui, partageant la même vermine (cancrelats, poux et puces) et apprenant à manger une nourriture insipide, sans sel, sans pain, sans vin, où le chien est un mets de choix. Mais apprenant aussi tout ce qui touchait aux mœurs et coutumes en usage chez l'habitant.
Puis, ce stage amical terminé, on assigna à chacun un poste provisoire où il pourrait apprendre parfaitement la langue : le Père Bretenières demeura dans la capitale, tandis qu'on assignait au Père Beaulieu le village tout proche de Mioreuni, et que le Père Dorie gagnait Son-Kol, à 30 km au sud de Séoul, un tout petit village chrétien, caché dans une haute vallée, où vivaient tout au plus une dizaine de familles. Quelques petites maisons en argile battue, aux toits de chaume, encadraient la case du missionnaire, une hutte de 3 m sur 5, dont la seule ouverture -- à la fois porte et fenêtre -- était garnie de papier huilé en guise de vitre.
\*\*\*
Il est évident qu'à cette date, Henri Dorie n'ignorait rien des dangers qu'il courait et qu'il avait déjà fait le sacrifice de sa vie.
78:284
La Corée en effet était -- est toujours -- une sorte de couloir stratégique convoité par ses puissants voisins. Chine, Russie. Japon.
Pour garder son indépendance, elle se barricada dans ses frontières, et considéra tout étranger comme un ennemi en puissance. Quand on réussissait à pénétrer dans ce mystérieux royaume, il fallait user de la fraude, s'y cacher avec soin, et à plus forte raison était-il interdit de prêcher l'Évangile. Seuls dans ce pays, Bouddha et Confucius avaient droit de cité. Aussi, dès l'origine, la petite communauté catholique coréenne avait été considérée comme subversive. Elle était née de façon inattendue et -- cas unique, je crois, dans l'Église -- elle s'était formée d'elle-même, sans secours extérieur. En 1777, un groupe de lettrés (de sages, disait-on alors) eut en mains par hasard des manuels traitant de la religion chrétienne qui étaient arrivés là, au milieu de livres scientifiques ayant transité par la Chine. L'un d'eux, particulièrement intéressé, partit à Pékin pour s'informer de cette « religion de Jésus ». Il en revint en 1784, chrétien, baptisé et prosélyte. Tout le groupe de lettrés s'organisa en petite communauté chrétienne ; ils prêchaient, baptisaient, célébraient la messe, s'ordonnaient prêtres eux-mêmes. Cette fondation n'avait rien de canonique ; et l'évêque de Pékin, bien qu'heureux de cette nouvelle congrégation, s'inquiétait devant son indépendance peu orthodoxe.
Ce n'est que dix ans après le baptême du premier converti, en 1794, qu'un prêtre chinois, Jacques Tsiou, put pénétrer en Corée et mit de l'ordre dans cette première Église coréenne. Ce prêtre fut un excellent missionnaire. Lorsqu'il mourut, en 1801, affreusement torturé, il laissait 10 000 chrétiens baptisés. Mais sa mort et la persécution spasmodique empêchèrent toute autre arrivée de prêtres en Corée pendant 32 ans.
Le christianisme fut proscrit comme contraire à la religion du pays ; et défense fut faite, sous peine de mort, d'y adhérer. Pourquoi ce refus systématique ? C'est que par ses conceptions d'humanité entre tous les hommes considérés comme frères, le catholicisme détruisait bien des privilèges détenus par la caste dirigeante et par l'administration. Mais comme bien souvent en pareil cas, la propagande cachait ces motifs sous des accusations de trahison : on présentait les missionnaires étrangers comme des agents politiques, donc des espions, à qui on devait réserver la mort des traîtres.
79:284
Bien que livrée à ses seules forces, la petite communauté subsista tant bien que mal. Ce sont les Français qui prirent la relève. En 1835, le Père Pierre Maubant ([^18]) pénétra dans le pays par un trou d'égout. Petit à petit, d'autres hardis missionnaires le rejoignirent. Des évêques furent nommés par Rome. La persécution reprit, et se poursuivit de façon plus ou moins apparente, plus ou mains violente, mais elle ne cessa jamais tout à fait. Lorsque Henri Dorie et ses trois compagnons pénétrèrent à la fin de leur long périple en Corée, la communauté chrétienne y comptait 20.000 baptisés, et 8 missionnaires ; tous Français, dont deux évêques, Mgr Berneux et Mgr Daveluy. La persécution semblait en sommeil, mais la loi du royaume coréen prohibait toujours la religion chrétienne comme « doctrine perverse ».
Partageant son temps entre l'étude, la prière, le ministère, le Père Dorie commençait à exercer une heureuse influence dans son poste, et, parvenu à une connaissance suffisante de la langue, était sur le point de se lancer dans l'évangélisation des régions voisines, quand le drame éclata.
L'empereur de Corée était alors un enfant, et le pouvoir était entre les mains d'un Régent. Or quelques chrétiens, à la fin de l'année 1865, convaincus que les circonstances étaient favorables pour obtenir la liberté religieuse, vu la tiédeur et une certaine mansuétude du Régent, lui écrivirent, et lui firent connaître la présence de prêtres européens. Ils ignoraient qu'à la suite d'une révolution de palais, un véritable renversement de politique intérieure était en train de tout remettre en cause. Sur ces entrefaites, l'arrivée d'un navire russe dans le port de Ouen-San jeta l'émoi à la cour de Séoul ([^19]). De là à imaginer -- ou à faire semblant d'imaginer -- que les prêtres européens. Français rappelons-le, étaient des agents de la Russie, il n'y avait qu'un pas que le gouvernement franchit allégrement.
Les mandarins, hostiles à la religion chrétienne, et inquiets devant ses progrès, n'eurent aucun mal à persuader le Régent d'appliquer rigoureusement les lois aux missionnaires entrés en fraude, et d'emprisonner les autochtones coupables de renier la religion de leurs ancêtres. Le mercredi des Cendres 1866, la tourmente commença.
80:284
Mgr Berneux fut arrêté le premier, le 23 février. Le 27 c'était le tour de Just de Bretenières. Le 28, les habitants de Son-Kol voient la troupe monter par la piste qui s'élève de la vallée ; ils aiment leur pasteur qu'ils ont surnommé, malgré son jeune âge, Kin-Sin-Pou (le « Père en or de leurs âmes ») ; ils le supplient de s'enfuir dans la montagne où les cavernes sont nombreuses et où ils pourront le ravitailler, en attendant que le calme revienne. Mais le Père Dorie refuse ; il craint de compromettre ceux qui seraient complices de sa fuite, il se livre donc.
Il rejoint alors dans la prison des criminels d'État Mgr Berneux, près duquel se trouvaient déjà Just de Bretenières et Bernard Beaulieu. Désormais ils ne seront plus séparés.
L'interrogatoire et le jugement ne traînent pas, puisque l'affaire est réglée d'avance. Tous sont déclarés coupables de crime contre l'État, et condamnés à mort. Mais on jugeait nécessaire, comme intermèdes au cours des interrogatoires, d'utiliser la torture : bastonnades sur le devant des jambes jusqu'à ce que les os soient mis à nu ; courbure ou écartement des os, les jambes étant liées aux genoux et aux chevilles, puis on introduisait entre les deux une pièce de bois jusqu'à ce que les os fléchissent, ou se courbent... ou cassent. Poncture avec des bâtons aiguisés qui entament le corps de tous côtés. Coups assénés avec des planches de bois dont on frappait les cuisses et les mollets jusqu'à ce que les muscles soient déchirés, les nerfs à vif, les veines éclatées. Suspension par les pieds et les cheveux, les bras retournés en arrière... Huit, il y avait huit tortures différentes, toutes subies selon un ordre rigoureux, avant la mise à mort.
Quand on en sortait, c'était pour retrouver, dans un cachot infect, sans air, une litière pourrie. L'état physique de nos quatre missionnaires déclinait de jour en jour ; mais leurs âmes, puisant le courage dans la foi et sans doute aussi dans l'amitié exceptionnelle qui les liait, devenaient chaque jour plus fortes, plus sereines, plus proches de Dieu.
81:284
Le 8 mars 1866, Mgr Berneux, les Pères Dorie, de Bretenières, et Beaulieu sont extraits pour la dernière fois de la prison. On les mène jusqu'à une plage de sable, en bordure du fleuve Han, à Sai-Nam-To. On les dépose à terre -- les tortures ont été telles qu'aucun d'eux ne peut plus marcher --, au pied d'un grand mât. On les déshabille ; on asperge d'eau leur visage qui est ensuite saupoudré de chaux. Une perche est passée sous leurs bras repliés en arrière, et on les exhibe ainsi à la foule, en faisant huit fois le tour de la place en cercles qui se rétrécissent. Puis la victime est agenouillée, la tête inclinée en avant. Les bourreaux, avec leurs sabres, entament une danse sauvage, et assènent des coups. Il n'est pas question de décapitation au sens propre ; il faut faire durer le plaisir ; ce n'est qu'au bout d'un certain temps que la tête, détachée du tronc, est présentée au mandarin. Ensuite, on la fixe, par les cheveux, au mât, sous une planche qui porte, inscrite, la sentence ([^20]).
Ainsi moururent le 8 mars, nos quatre martyrs ([^21]) ; le 11 mars, les Pères Pourthié et Petitnicolas ; le 31 mars, Mgr Daveluy et les Pères Aumaître et Huin. Ainsi moururent également 8 à 10.000 Coréens en l'année 1866.
\*\*\*
Les voies de Dieu sont impénétrables. Sur le plan humain, on aurait tendance à parler d'existence gâchée, de dons exceptionnels qui n'ont servi à rien. Henri Dorie, comme ses trois amis, ne connut que huit mois de mission, et tous quatre donnèrent leur vie à moins de 30 ans, dans des conditions atroces et en un lieu si éloigné de leur pays natal que ce n'est qu'en septembre 1866, soit sept mois plus tard seulement, que la nouvelle de leur sacrifice fut connue.
Mais raisonner ainsi serait méconnaître l'efficacité surnaturelle du martyre, sa mystérieuse puissance de rachat. « Le sang des martyrs est semence de chrétiens », disait Tertullien au trie siècle. L'Église de Corée, décapitée au XIX^e^ siècle, parut pour un temps anéantie. Récemment encore, en 1950, l'invasion communiste passa comme un ouragan dévastateur : 17 missionnaires tués, 8 morts en captivité, dont un Vendéen, le Père Bulteau des Brouzils, 67 disparus. Cela sans compter les religieuses, et les 40.000 catholiques qui habitaient la Corée du Nord, et sur lesquels le rideau de bambou s'est refermé depuis.
82:284
Or, en cette année 1984, bi-centenaire de sa fondation, l'Église de la Corée du Sud manifeste un extraordinaire dynamisme. On comptait 200.000 baptisés en 1945 ; ils sont aujourd'hui 8 fois plus nombreux : 1.600.000. Une fois de plus se vérifie la parole du Christ : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé ne tombe en terre et s'il n'y meurt, il demeure seul ; mais S'IL MEURT, IL PORTE BEAUCOUP DE FRUIT. » (St Jean, XII, 24.)
Simone Loidreau.
83:284
## NOTES CRITIQUES
### Lectures et recensions
#### André Clément *La sagesse de Thomas d'Aquin *(Nouvelles éditions latines)
« Dépendant comme les autres, et plus qu'elles, d'un temps et d'un milieu, comment la sagesse de Thomas d'Aquin pourrait-elle apporter quelque nourriture substantielle à notre temps et à nos mœurs : peut-elle apporter quelque chose à l'homme de la fin du XX^e^ siècle ? »
C'est à cette question cruciale, que pose souvent l'étudiant moderne, qu'a voulu répondre André Clément, doyen de la Faculté libre de philosophie comparée. Il commence son essai par une perspective historique qui forme une initiation à l'histoire de l'intelligence et que résume le titre : « Deux sources pour une seule sagesse ». Et quelles sources ! « Toute la tradition judéo-chrétienne d'un côté. Toute la tradition de la philosophie païenne de l'autre. »
« Or, explique-t-il, c'est un seul et même homme qu'en définitive, il fallait former à une seule sagesse. Combien de chances y avait-il qu'un jour, après des siècles de maturation, un penseur, un chrétien formé aux Écritures, un saint, en vienne à assimiler la pensée d'Aristote non moins que le néoplatonisme d'Augustin au point de réconcilier les deux sagesses ? Mieux : de les harmoniser dans une subordination si proportionnée que chacune d'elles s'en est trouvée enrichie, perfectionnée dans son ordre. »
On saisit dans ces lignes tout le génie de saint Thomas et ce qu'on pourrait appeler « l'œcuménisme » -- de son intelligence, sans cautionner pour autant le pluralisme philosophique !
Mais c'est le propre d'une intelligence comme celle de frère Thomas, l'élève d'Albert le Grand, d'intégrer dans une synthèse philosophique les vérités qui, avant elle, se sont développées au cours d'une genèse passionnante.
84:284
Nous ne parlons pas bien sûr d'éclectisme avec la connotation péjorative qu'on assigne à ce terme. Nous parlons simplement de « dialectique » au sens aristotélicien : cette confrontation intelligente des idées « passées », cette sorte de stratégie pédagogique pour mieux cerner un problème et conférer à sa démonstration force et conviction.
La dialectique prolonge pour ainsi dire l'expérience comme l'instrument prolonge la main. Mais c'est l'expérience philosophique personnelle et « actuelle » (au sens philosophique) qui guide bien entendu cette investigation dans l'histoire des idées. C'est elle la source propre et première de la philosophie thomiste. Une philosophie réaliste qui ne perd jamais le toucher avec le réel, ce contact vivant avec l'expérience commune de l'humanité.
Marcel De Corte le dit fort bien : « Le docteur commun, c'est celui en qui toutes les intelligences doivent se reconnaître si elles veulent rester intelligentes. » Par une pénétration exceptionnelle de la réalité naturelle et surnaturelle, saint Thomas a su tirer de son expérience et de l'expérience des autres (philosophes et théologiens) un ordre admirable qui est l'ordre de la réalité elle-même. Il a su dégager en elle ce qui demeure, induire l'essentiel. Et c'est une réponse suffisante à la question du début.
Dans son mariage avec le réel, l'intelligence, la véritable intelligence philosophique, métaphysique, est au delà du devenir, du conditionnement historique. Même si elle-même implique un devenir, une vie, comme en témoigne l'histoire de la philosophie et notre propre pensée personnelle.
Mais si, selon le mot de Pascal, « toute la suite des hommes pendant le cours de tant de siècles doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement », on serait bien en peine de citer un seul exemple d'évolution de la vérité. Une fois atteinte, la vérité demeure, même si son mode d'expression peut éventuellement varier. Mais ni le temps, ni l'espace ne sauraient altérer un fond de sagesse essentiel valable pour tout le monde, toujours et en toutes circonstances. Et les principes propres de la réalité ne sont pas indéfinis.
« Il ne faut pas, affirme Maritain, juger d'une doctrine philosophique identiquement on le ferait d'un vêtement, et dire : « La chlamyde ou le bliaut ne se portent plus, donc la philosophie de saint Thomas ne se porte plus. »
Sans doute, comme l'écrit Jean Madiran, « depuis saint Thomas, nous avons pu connaître quelques progrès et quelques perfectionnements, et aussi quelques graves déchéances ». Mais : « Leur importance reste mineure à côté du bouleversement introduit une seule fois et une fois pour toutes dans l'histoire des hommes par l'incarnation, la mort et la résurrection de Jésus-Christ, la venue de l'Esprit Saint, la fondation de l'Église. »
Et la rencontre entre la sagesse grecque permanente (telle qu'Aristote en a fait la synthèse) et la Révélation, c'est saint Thomas qui l'a faite une bonne fois pour toutes avec une profondeur incomparable. Faisant de la philosophie réaliste cet « humus » prodigieux pour la foi.
Selon la belle phrase de Pie XI citée par Louis Jugnet : « La métaphysique (de saint Thomas), bien qu'elle ait été souvent, et de nos jours encore, en butte à des attaques amères de critiques injustes, garde cependant, aujourd'hui comme autrefois, tel l'or qu'aucun acide ne peut entamer, toute sa force et son plein éclat. » (Encyclique *Studiorum ducem.*)
85:284
C'est ce qui en fait comme l'a défini l'Église elle-même : *la philosophia perennis.* Et plus encore *ancilla theologiae.*
Sachons gré à André Clément de nous l'avoir rappelé avec une pédagogie appropriée qui consiste, à l'exemple du Maître, à prendre le lecteur comme par la main (*manuductio*) et à le conduire par étapes, vers les hauteurs de cette sagesse d'où l'on peut apercevoir toute la profondeur de l'Aquinate.
Rémi Fontaine.
#### Humbert Clérissac *La mission de sainte Jeanne d'Arc *(Dismas)
La maison Dismas (rue Arsène Matton 19, B-1302 Dion-Valmont) vient de rééditer un livre du R.P. Clérissac, dominicain illustre 1864-1914), qui est constitué de trois conférences données en l'octave des Rois 1910, à l'abbaye N.-D. d'Oosterhout. D'où trois chapitres : Les signes de la mission surnaturelle ; sainte Jeanne messagère de la politique divine ; Dieu et Jeanne. Une chronologie sommaire complète le tout. Bien imprimé, ce petit livre est utile pour remémorer les grands thèmes de la Royauté sociale de N.-S. J.-C., de la France très chrétienne qui ressuscitera un jour, de la mission toute divine de sainte Jeanne d'Arc.
L'auteur, c'est-à-dire Clérissac, ne dit guère d'où vient son *ordo VII* du couronnement royal (on le trouve dans l'ouvrage classique de dom Martène, *De antiquis Ecclesiae ritibus,* 2^e^ éd., Anvers, 1736, t. 2, col. 622 etc. et c'est l'*ordo* dit de Sens ou dernier ordo capétien, v. 1300 ?) et ne se pose guère de question sur la fameuse prière pour les Francs dont le texte est livré par dom Pitra en sa *Vie de S. Léger,* d'après une source toujours inconnue. A ce sujet j'ai pu interroger un illustre érudit allemand, M. le prof. dr. Eugen Ewig qui s'occupe activement de la prière pour le roi dans les diplômes mérovingiens et carolingiens. Lui aussi reste perplexe devant cette prière d'origine mystérieuse.
Pour en revenir au père Clérissac, sachons qu'il voyait dans Jeanne l'ange de la politique divine, le signe de la continuité de la prédilection divine pour la France ; c'est donc un livre d'une grande actualité, au moment où nous vivons l'apostasie des nations et tout particulièrement de la nôtre. Prions avec l'auteur : « Ô Jeanne, étoile de la marche royale vers Reims, étoile de la vocation de la France, en réapparaissant à la parole de l'Église dans notre ciel d'aujourd'hui, renouvelez ce miracle. Faites que de nos jours encore fleurisse la concorde du sacerdoce et de la Patrie française... »
Hervé Pinoteau.
86:284
## DOCUMENTS
### Jean-Paul II reçoit la franc-maçonnerie
Dans l'édition française hebdomadaire de *L'Osservatore romano*, numéro du 17 avril 1984, on pouvait lire l'importante information suivante :
Le 22 mars 1984, le Saint-Père a reçu en audience un groupe de représentants nationaux et internationaux de la « Anti-Defamation League of B'naï Brith » (Fils de l'alliance), une Association juive fondée aux États-Unis, activement présente dans de nombreux pays du monde et notamment à Rome où elle possède un siège.
Dans le discours qu'il a adressé aux représentants de cette association, Jean-Paul II leur a dit qu'ils formaient une association « bien connue ».
Il n'est pas sûr que l'Ordre des B'nai Brith soit bien connu du public.
Si l'on se reporte au « Dictionnaire » d'Henry Coston (tome I), on découvre que cet Ordre est une organisation maçonnique fondée en 1843 et dont le centre est aux États-Unis.
87:284
Elle est généralement considérée comme la plus haute branche (et la plus puissante) de la franc-maçonnerie.
Quand on sait ce qu'est l'Ordre des B'naï, on peut méditer la portée singulière du discours que lui a adressé Jean-Paul II. En voici la traduction intégrale, d'après le numéro déjà cité de l'édition française hebdomadaire de *L'Osservatore romano*. C'est un document d'une importance exceptionnelle.
Chers Amis,
Je suis vraiment heureux de vous accueillir ici au Vatican. Vous formez un groupe de dirigeants nationaux et internationaux de l'Association Juive bien connue, la « *Anti-Defamation League of B'naï Brith *» qui a sa base aux États-Unis mais exerce son activité dans de nombreux pays du monde et notamment à Rome même où elle a établi un siège. Vous maintenez aussi des rapports étroits avec la Commission pour les Relations religieuses avec le Judaïsme fondée il y a dix ans par le Pape Paul VI dans le but de promouvoir, au niveau de nos respectives Commissions pour la foi, des relations entre l'Église catholique et la Communauté juive.
Le simple fait que vous me rendiez visite -- et je vous en suis très reconnaissant -- est, par lui-même, une preuve du constant développement et approfondissement de ces relations. Vraiment, quand on jette un regard rétrospectif sur les années antérieures au Concile Vatican II et sur sa Déclaration *Nostra Aetate,* et qu'on cherche à mesurer le travail accompli depuis lors, on a le sentiment que le Seigneur a accompli « de grandes choses » (cf. Lc 1, 49). C'est pourquoi nous sommes appelés à nous unir dans un geste de sincère reconnaissance envers Dieu. Est parfaitement actuelle, l'exclamation qui ouvre le Psaume 133 : « Ah ! Qu'il est bon, qu'il est doux pour des frères d'habiter ensemble ! »
C'est pourquoi, mes chers amis, comme je l'ai souvent dit depuis le début de mon service pastoral comme successeur de Pierre, le pêcheur de Galilée (cf. discours du 12 mars 1979), la rencontre entre Catholiques et juifs n'est pas un contact entre deux anciennes religions suivant chacune son propre chemin et, bien souvent, par le passé, opposées dans un grave et pénible conflit. C'est une rencontre entre des « frères », et, comme je l'ai dit à Mayence aux Représentants des juifs allemands (11 novembre 1980), « entre la première et la seconde partie de la Bible ». Et de même que les deux parties de la Bible sont distinctes mais étroitement liées, ainsi le sont le Peuple juif et l'Église catholique.
88:284
Cette proximité doit se manifester de diverses manières. D'abord et avant tout dans le respect que chacun doit témoigner envers l'identité de l'autre. Plus nous savons au sujet l'un de l'autre et plus nous apprenons à évaluer et à respecter nos différences.
Mais alors, et ceci est le grand défi que nous sommes appelés à accepter : respect ne signifie pas éloignement et équivaut encore moins à indifférence. Au contraire, le respect dont nous parlons est basé sur le mystérieux lien spirituel (cf. *Nostra Aetate,* 4) qui nous unit, tous ensemble, dans Abraham et, par Abraham, en Dieu qui a élu Israël et a institué son Église à partir d'Israël.
Ce « lien spirituel » comporte une grande responsabilité. Être uni par un respect mutuel implique confiance et franchise, et exclut absolument toute méfiance, toute suspicion. Ce lien impose de démontrer un intérêt fraternel les uns pour les autres, et de même pour les problèmes et pour les difficultés que doit affronter chacune de nos communautés.
La communauté juive en général et votre Ligue en particulier -- fidèle à l'appellation qu'elle s'est donnée -- luttent contre toutes les formes -- nouvelles ou anciennes -- de discrimination et de violences exercées contre les Juifs et contre le Judaïsme, et qu'on désigne généralement sous le nom d'anti-sémitisme. Déjà bien avant le Concile Vatican II (voir notamment S. Congrégation du Saint-Office, 3 mars 1928 ; puis aussi le discours que Pie XI a adressé le 6 septembre 1938 à un groupe de radio-journalistes belges) l'Église a condamné ces idéologies et ces pratiques parce que contraires non seulement à la profession chrétienne mais aussi à la dignité de la personne humaine créée à l'image de Dieu.
Mais nous ne nous rencontrons pas les uns avec les autres seulement pour nous-mêmes. Nous essayons de mieux nous connaître et de mieux comprendre nos différentes identités et de renforcer le lien spirituel qui nous unit. Mais, nous connaissant mieux les uns les autres, nous découvrons encore mieux ce qui nous unit dans un vif intérêt pour l'humanité en général : et pour ne citer que quelques-uns de ces domaines : ceux de la faim, de la pauvreté, de la discrimination n'importe où on la rencontre et n'importe contre qui elle est dirigée, et de même pour les besoins des réfugiés. Et nous unit certainement la grande tâche de promouvoir la justice et la paix (cf. *Psaume* 85, 4), signe de l'âge messianique dans la tradition tant juive que chrétienne, basée à son tour sur le grand héritage prophétique. Ce « lien spirituel » qui nous unit ne saurait manquer de nous aider à affronter le grand défi lancé à tous ceux qui croient que Dieu prend soin de tous les hommes qu'il a créés à son image (voir *Genèse* I, 27).
89:284
Je considère ceci à la fois comme réalité et promesse du dialogue entre l'Église catholique et le Judaïsme et des relations existant déjà entre votre organisation et la Commission pour les Relations Religieuses avec le Judaïsme et avec d'autres institutions dans certaines Églises locales.
Je vous remercie de nouveau pour votre visite et pour votre dévotion à l'égard des buts du dialogue. Soyons-en reconnaissants envers notre Dieu, notre Père commun.
\[Fin de la reproduction intégrale du discours adressé aux B'naï Brith, le 22 mars 1984, par Jean-Paul II, selon la traduction parue dans l'édition française hebdomadaire de *L'Osservatore romano,* numéro du 17 avril 1984.\]
90:284
### Lettre à l'évêque d'Arras
Cette lettre à l'évêque d'Arras est de l'abbé Sulmont, curé de Domqueur (Somme). Elle est datée du 26 avril 1984. Il l'a publiée dans son bulletin paroissial au mois de mai.
Monseigneur,
Deux enfants, une sœur et un frère, nés dans le Pas-de-Calais, devant faire leur communion solennelle dans une de mes paroisses où leurs parents sont maintenant domiciliés, j'ai reçu du curé d'Oignies leurs « actes de baptême ». Les parents et moi-même avons été étonnés de recevoir pour le second de ces enfants un certificat de « BAPTÊME ACCUEIL par l'ÉGLISE » accompagné d'un long charabia d'où il ressort que Fabrice n'est pas baptisé. Les parents avaient, il y a dix ans, fait une petite fête et distribué des dragées. Ils ont depuis lors fait baptiser normalement deux enfants plus jeunes et ils ne comprennent pas que pour leur second il y ait « un problème ».
91:284
*J'ai baptisé* F.C., après instruction convenable, *le 11 avril 1984* à Cramont, diocèse d'Amiens.
Si cela amuse M. le curé d'Oignies de compléter son registre à la date du 27 juillet 1973, vous pourriez lui signaler que son « baptême étalé dans le temps », appelé aussi « baptême par étapes » après un long « cheminement » auquel il ne s'est d'ailleurs guère intéressé, a fini par aboutir, par chance, au baptême catholique, la supercherie ayant été découverte à temps juste avant la communion solennelle.
Je vous serai reconnaissant, Monseigneur, de me dire si cette pratique idiote, qui trompe les parents et crée la pagaille, a cessé dans votre diocèse et s'il existe des moyens pour remédier aux dégâts qu'elle a causés.
Cette invention pastorale a été soutenue, me dit-on, par l'évêque d'Arras en 1969 en un moment d'égarement qui s'est renouvelé et étendu à l'épiscopat français en 1971.
Recevez, je vous prie, mes religieuses salutations.
\[Fin de la reproduction intégrale de la lettre de l'abbé Sulmont à l'évêque d'Arras parue dans le Bulletin paroissial de Domqueur, n° 149 de mai 1981.\]
92:284
### En France 85 % de catholiques
Un article de Dominique François dans le bulletin de l' « Una Voce » française :
Chaque année, l'*Annuaire statistique de l'Église* publié par le Vatican indique pour chaque pays le nombre d'habitants et le nombre de catholiques, ainsi que le pourcentage des catholiques par rapport aux habitants, résultant des deux premiers chiffres. Les chiffres concernant les catholiques sont établis à partir des données communiquées au Saint-Siège par les circonscriptions ecclésiastiques, c'est-à-dire principalement les évêchés. Ceux-ci, rappelons-le, reçoivent eux-mêmes chaque année copie des registres paroissiaux où sont inscrits baptêmes, mariages et sépultures.
L'*Annuaire statistique de l'Église* publié en 1983 indique pour la France les chiffres suivants, relevés au 31 décembre 1981 :
Population : 53.960.000
*Catholiques* (baptisés) : 45.720.000
*Catholiques* par cent habitants : 84,73
Donc, en arrondissant, il y a 85 % de catholiques en France.
93:284
On peut par ailleurs constater que ce pourcentage de 84,73 % n'a pratiquement pas varié par rapport à celui des deux années précédentes : 84,72 % dans l'Annuaire publié en 1982, 84,71 % dans l'Annuaire publié en 1981.
Il n'est pas inutile de rappeler ces données de l'*Annuaire statistique.* Car un chiffre revient régulièrement dans la presse officielle ou officieuse de l'Église de France, 80 % (ou 79 %). Pourquoi cette différence ? C'est que, plutôt que de se référer à l'*Annuaire statistique,* on préfère se référer à des résultats de sondages.
Une vaste publicité a été faite en particulier à l'un des sondages du Pèlerin auquel 79 % des 2.000 personnes interrogées sur leur religion avaient répondu « catholique » (n° du 1^er^ novembre 1981). De multiples commentaires se sont succédé, alimentés par d'autres sondages du Pèlerin.
C'est ainsi que l'on entretient les lecteurs de toutes sortes de considérations basées sur des réponses de sondages, plutôt que de faire connaître le nombre des catholiques recensés à partir des actes de catholicité dans l'*Annuaire statistique* du Vatican. Par le fait même, l'information donnée est d'un autre ordre. Au lieu de dire qu'il y a tant de catholiques en France, en emploie systématiquement l'expression : « tant de Français *se disent* catholiques », ou « *se déclarent *»*,* ou « *persistent à se dire *»*.* Cette expression, tout en ayant l'air de donner une information impartiale, laisse subtilement planer un doute.
Quant à l'*Annuaire statistique de l'Église,* voici ce qu'en disait Gabriel Marc, président du C.C.F.D. (le fameux « Comité catholique contre la faim et pour le développement »), dans *La Croix* du 23 septembre 1981 : « *C'est un ouvrage austère, d'un intérêt incontestable, mais qui est conçu selon l'art du statisticien : il constate mais n'interprète pas* \[évidemment \]. *Or, constater par exemple qu'il y a 85 % de baptisés en France ne renseigne absolument pas sur la situation du catholicisme en ce pays en 1981. *»
Comment peut-on affirmer que la proportion des baptisés en France « ne renseigne absolument pas » ? Le fait que nous soyons 85 %, est-ce que cela ne représente rien ? Il est vrai que la France est considérée depuis quarante ans par l'épiscopat comme un « pays de mission ». 85 % de baptisés, c'est beaucoup pour un pays « de mission » !
Le nombre de baptisés, cela se constate. Des réponses de sondés, cela s'interprète. D'où ces innombrables commentaires, émaillés d'étranges questions.
Ainsi *Le Pèlerin* du 1^er^ novembre 1981 écrivait dans son sommaire « *79 % des Français se déclarent catholiques. Comment expliquer ce phénomène ?... *»
94:284
L'abbé Julien Potel, de la « Mission de France », s'interrogeait à son tour dans *Le Pèlerin* du 4 avril 1982 : « *Depuis une dizaine d'années, quatre Français sur cinq se déclarent catholiques. Quelles raisons les poussent à se réclamer ainsi de l'Église catholique ?... *»
Et de son côté *La Foi aujourd'hui* de novembre 1981 disait : « *Ils sont 42 millions à se déclarer catholiques, on a envie d'écrire malgré tout. Beaucoup d'entre eux, la plupart, continuent à demander à l'Église de marquer par un sacrement les grandes étapes de leur vie. On a cru qu'ils étaient une espèce en voie de disparition* \[!\], *ils sont toujours là. Pour combien de temps ? *»
Aussi longtemps que les parents arriveront à faire baptiser leurs enfants.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Dominique François paru en avril 1984 dans le numéro 115 d'Una Voce, bulletin de l'Una Voce française.\]
Oui, aussi longtemps que les parents conserveront le baptême... et le catéchisme. Ils n'ont pas besoin du clergé pour cela ; ils ont seulement besoin de ne pas s'en laisser détourner par lui.
95:284
### Dans un bulletin paroissial
Des lettres et des documents de la sorte qu'on va lire, nous en recevons des montagnes. Qu'on ne vienne pas nous dire que ce sont de rarissimes exceptions : chacun sait bien que non, pour peu qu'il regarde autour de lui.
De temps en temps nous en retenons quelque exemplaire, « pour lire l'heure », comme dirait Georges Laffly.
Du diocèse de Lille, un lecteur nous écrit :
« Je vous adresse cet article découpé dans le bulletin paroissial de ma paroisse. Il m'a paru tellement aberrant, tellement en contradiction avec la doctrine catholique... »
Cet article de bulletin paroissial est du mois d'avril 1984. Il est signé Benoît Grimonprez. Nous le reproduisons intégralement. Les notes en bas de page, d'ailleurs quasiment superflues, sont toutes d'ITINÉRAIRES.
Adam et Ève, vous connaissez ? Un Dieu qui façonne le premier homme avec de la glaise et lui enlève une côte pour former la première femme. Le serpent et la « pomme ». Le paradis perdu. Tout cela vous rappelle, sans doute, quelque chose. Peut-être y avez-vous cru ?
96:284
Mais maintenant, qui peut encore s'y laisser prendre ? ([^22]) La science ne nous apprend-elle pas que l'homme est issu d'une lente évolution qui se continue ! ([^23])
Adam ou l'homme de Néandertal. Tel est le choix que certains prétendent imposer ([^24]). Ils sont les jouets d'une formidable illusion. Celle qui consiste à voir dans la Genèse un antique traité de biologie ou de paléontologie ! Or, ceux qui ont chanté Dieu et l'homme, dans ces inoubliables poèmes, n'avaient -- c'est évident -- aucun but scientifique. Ils voulaient, non pas expliquer, mais faire comprendre ([^25]).
Faire comprendre « qui » est Dieu : Celui qui crée le monde, c'est-à-dire qui lui donne, aujourd'hui, son sens. Faire comprendre qui est l'homme (*âdam en hébreu*) : le vis-à-vis et le partenaire du Créateur. Libre, il devient responsable, parce qu'il goûte au fruit de l' « arbre de la connaissance du bonheur et du malheur » (Genèse 2,17). Cet acte fonde l'humanité ([^26]). L'homme ne se constitue vraiment que par la connaissance et le jugement. Mais dès lors, il doit se prendre en charge, vivre en adulte.
97:284
Les onze premiers chapitres de la Genèse (avec des épisodes aussi célèbres que le meurtre d'Abel par Caïn, le Déluge, la tour de Babel) ne relatent pas des événements réels ([^27]). Ils content, en un langage fleuri et imagé, la longue et tumultueuse histoire d'amour entre Dieu et les hommes ([^28]). Histoire qui est loin d'être terminée.
\[Fin de la reproduction, intégrale de l'article blasphématoire de Benoît Grimonprez paru en avril 1984 dans le *Trait d'union* qui est le bulletin paroissial du doyenné de Templeuve, diocèse de Lille.\]
============== fin du numéro 284.
[^1]: -- (1). Voir nos *Éditoriaux et chroniques,* tome II, pp. 117-120.
[^2]: -- (1). Cf., entre autres fantaisies, la publication de faux en 1981, sous couvert du *Journal d'Aimée de Coigny.* Seul *Minute* releva en son temps cette supercherie, à laquelle les plus graves journaux du soir se laissèrent prendre, et même, depuis, quelques revues universitaires !
[^3]: -- (2). C'est là une démonstration fondée sur le goût et l'intuition du lecteur honnête homme. De la même façon, Yves Florenne rejette l'attribution à Guilleragues des *Lettres portugaises* par les érudits Deloffre et Rougeot, pour le motif qu'aucun autre texte de Guilleragues ne retrouve cet accent.
[^4]: -- (3). Mauriac avait aussi sa théorie sur les cinq enfants de Rousseau ce n'étaient pas les siens (mais il aurait préféré passer pour un père indigne plutôt que pour un cocu).
[^5]: -- (4). Publié en Belgique en 1970*,* par Dessain et Tolra, sous le titre *De la Faculté des Lettres au Pro-Rectorat.* On peut y lire un des plus beaux entretiens avec le Maréchal Pétain à Vichy. Il eut lieu le 25 mai 1943, et le Maréchal y parla des problèmes de l'heure, d'Hitler, de Laval, de Racine et Bossuet, de son admiration pour Pie XII. Mgr Calvet était prévenu en faveur du chef de l'État. Il avait noté, en effet, après son message du 15 août 1942 aux pèlerins du Puy : « Les hommes qui ont connu, comme moi, les années du combisme et les années de « neutralité », éprouvent quelque émotion à entendre ces accents. Le Maréchal a rompu la prescription du silence honteux et a rétabli (...) le contact de la France avec Dieu. » On peut lire également cette note, le 28 janvier 1945, à l'issue du procès Maurras : « Qu'avait-il fait ? Il était Maurras. Pourquoi me tuez-vous ? »
[^6]: -- (5). Rapporté par Jacqueline de Romilly dans *L'Enseignement en détresse* (Julliard, 1984).
[^7]: -- (1). Dansette : *Les Affaires de Panama.*
[^8]: -- (2). Vraisemblablement le conservateur « rallié » Henri Dugué de la Fauconnerie, celui-là qui écrivait à Arthur Meyer, directeur du Gaulois : « Mon cher Meyer, montrez à nos amis politiques que ce suffrage universel, dans lequel un certain nombre d'entre eux s'obstinent à voir un mal mortel, est au contraire le seul remède par lequel nous pouvons guérir. »
[^9]: -- (3). A. Dansette : *op. cit*., p. 97.
[^10]: -- (4). Saint-Pastour : *La Franc-maçonnerie au parlement* (Documents et témoignages).
[^11]: -- (5). Cité par A. Dansette, p. 28 (La référence maçonnique en moins, évidemment).
[^12]: -- (6). *Id*. p. 30.
[^13]: -- (7). Drumont : *La grande bataille,* p. 436.
[^14]: -- (8). A. Dansette, pp. 34, 33.
[^15]: -- (9). *Id*.
[^16]: -- (1). Le christianisme -- le catholicisme bien exactement, car les protestants ne sont arrivés qu'après la fin des persécutions -- prit naissance en Corée dès 1784. Mais dans ce pays où régnait, sans partage, le confucianisme, notre religion connut, pendant un siècle, des répressions dramatiques et constantes.
[^17]: -- (2). Une étroite amitié liait les deux jeunes gens : ordonnés prêtres le même jour, ils auront le privilège de mourir le même jour, en même lieu, partageant le même martyre.
[^18]: -- (3). Le Père Pierre Maubant, du Calvados, fut martyrisé en 1839 ; béatifié en 1925 ; canonisé en même temps que le Père Dorie.
[^19]: -- (4). Il faut dire qu'avec une morgue arrogante, un parlementaire russe vint réclamer l'entrée libre en plusieurs ports, et des terrains pour établir des comptoirs d'échange. On peut imaginer facilement la réaction de dirigeants xénophobes.
[^20]: -- (5). Le récit de la mise à mort doit beaucoup au Chanoine Grelet, aujourd'hui retiré à Luçon, et qui fut curé-doyen de Talmont.
[^21]: -- (6). Le corps d'Henri Dorie, ainsi que celui de dix de ses compagnons, repose dans la crypte de la cathédrale de Séoul.
[^22]: -- (1). *S'y laisser prendre :* la foi traditionnelle était plus qu'une erreur, c'était un mensonge, c'était un piège, mais dérisoire, méprisable ; les docteurs de l'Église se sont complètement trompés sur le sens de l'Écriture sainte.
[^23]: -- (2). Bien entendu, *la science* ni *les sciences* ne nous « apprennent » pas une telle sottise. Elles se contentent de laisser les hommes de science en discuter en dehors de leurs travaux proprement scientifiques. L'affirmation catégoriquement *évolutionniste,* éventuellement appuyée sur un *scientisme,* est une *philosophie* (arbitraire).
[^24]: -- (3). Ces « *certains *»*,* qui est-ce donc, sinon les Grimonprez de bulletins paroissiaux qui, ayant entendu parler du l'homme de Néandertal, en tirent la conclusion qu'Adam et Ève n'ont pas existé.
[^25]: -- (4). Parce que, voyez-vous, pour *faire comprendre,* il ne faut surtout pas *expliquer...* Comme quoi la déroute intellectuelle accompagne habituellement l'effondrement surnaturel.
[^26]: -- (5). Affirmation et référence délibérément *perverses.* Car le verset 17, cité vicieusement, est en réalité celui de l'interdiction prononcée par Dieu : *Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas le fruit, car le jour où tu en mangeras, tu mourras. *» Benoît Grimonprez fait donc ici l'éloge blasphématoire de la transgression de l'interdit divin. Il place la grandeur de l'homme dans ce qui est précisément sa misère : le péché originel.
[^27]: -- (6). Négation catégorique. Voir note suivante.
[^28]: -- (7). Mais si cette « histoire d'amour » entre Dieu et les hommes *n'est pas* faite d' « événements réels », en quoi est-ce une histoire ? Et qu'en reste-t-il ? -- Nouvel exemple de la désintégration intellectuelle déjà signalée à la note 4.