# 285-07-84
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## ÉDITORIAL
### Mémoire de l'œuvre française en Algérie
par Georges Laffly
L'ALGÉRIE qui fut française cent trente-deux ans est, malgré tant de livres et tant de films, plus méconnue, plus ignorée aujourd'hui qu'hier.
Ce n'est pas un hasard.
C'est le résultat de l'acharnement des vainqueurs, tenant en main les moyens de former et d'informer, et qui ont réussi, en vingt ans, à défigurer complètement cette histoire.
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Pourtant, bien des livres ont paru qui essayaient de redresser cette image fausse. Et pour sa part la revue ITINÉRAIRES y a consacré bien des articles, et deux numéros spéciaux ([^1]). Dans le deuxième, en 1982, on pourra retrouver un texte du professeur Goinard, qui publie aujourd'hui *Algérie, l'œuvre française* (chez Robert Laffont) ; et un autre texte de son préfacier, X. Yacono : ils permettent de juger de la science et de la probité qu'ils apportent dans leurs travaux. Ce nouveau livre sur l'Algérie en est une nouvelle preuve. Il est indispensable. Il faut lui souhaiter le plus grand succès. Il a l'avantage de rassembler les résultats de recherches dans tous les domaines, et d'être éclairé par la sérénité d'un esprit assuré de la vérité de ce qu'il avance. Sa manière même de rectifier les erreurs partisanes devient ici leçon.
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Ce livre commence par une histoire de l'Algérie : on aurait grand tort de se figurer que ce pays a retrouvé en 1962 une indépendance que la conquête française lui aurait fait perdre. Avant 1830 il n'y a pas d'Algérie mais trois *beyliki* (gouvernements) turcs, dont l'autorité hors des villes est très incertaine. Avant les Turcs, d'éphémères royaumes se sont succédé à travers le Maghreb, aux frontières mouvantes, sans jamais constituer une nation. Le nom d'Algérie sera créé en 1931, sous Louis-Philippe : auparavant on parlait de *Berbérie.* Et les frontières du pays, son unité relative sont l'œuvre de la France. Sans parler du Sahara : tel qu'il est découpé, c'est une création administrative, sur laquelle l'Algérie d'aujourd'hui n'a pas plus de droit que le Maroc, la Tunisie, la Libye, sans parler des pays de la lisière sud.
Les populations d'Algérie, en 1830, et aujourd'hui aussi bien, n'ont pas d'unité réelle : elles sont, au fond, berbères (un tiers au moins de ces habitants est uniquement berbérophone) et islamisées seulement en surface. Je me permettrai de rappeler encore une constatation que l'on ne met pas assez en lumière : depuis 3000 ans, tour à tour, les pays des côtes méditerranéennes ont vu s'allumer chez eux la flamme de la civilisation, tous, de l'Égypte à l'Espagne. Le Maghreb, bizarrement, n'a jamais été foyer, mais reflet, et n'a brillé qu'en recevant la lumière de Phénicie, de Rome, d'Égypte (avec l'Islam) ou de France.
En 1830, surtout après la chute de Charles X, la France ne savait trop que faire de sa victoire. Elle n'était même pas décidée à occuper le pays. Cette incertitude dura de Louis-Philippe à Napoléon III.
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La III^e^ République ferme les yeux, comme toujours, et le destin final, incertain entre une Algérie française et une Algérie indépendante, ne se décida que par les pressions et la mode, non selon une volonté politique.
Le livre de Pierre Goinard est sur tous ces points d'une clarté, d'une précision incontestables. Il n'est pas moins riche de faits et de vues lorsqu'il explique, raconte l'œuvre faite malgré les traverses. Le peuplement de colonisation est européen, proprement : pour moitié français, pour le reste, venu des pays voisins, de la Rhénanie à l'Italie et l'Espagne. A partir de 1889, leurs enfants auront la nationalité française. Dès 1870, des décrets d'Adolphe Crémieux avaient fait passer l'administration de l'Algérie du ministère de la Guerre à celui de l'Intérieur, et donné la nationalité française aux 50.000 Juifs algériens. L'auteur m'apprend qu'en 1900 le gouverneur général demanda l'abrogation de ce décret en accord avec les notables israélites locaux. Ce mouvement n'a pas persisté, et en 1962, le plus grand nombre des Israélites, devenus 150.000, rejoignirent la France. Un Jean Daniel ([^2]) peut haïr la « colonisation ». Qui serait-il, sans elle ?
Les Musulmans, en 1830, devaient être au nombre de 2.500.000. A la fin du Second Empire, sécheresse, sauterelles, famine, atteignirent de plein fouet cette population. Certains la virent décliner. Edmond About, grand libéral, grand républicain, écrivait :
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« Encore deux mauvaises années et cet élément poétique qui tient beaucoup de place et fait beaucoup de bruit aura débarrassé l'Algérie ? » Ce cynisme boulevardier fut démenti par les faits, et la montée démographique de la population musulmane -- qui se poursuit -- dépassa, à partir de 1930, la capacité d'équipements de toutes sortes dont le pays avait besoin, et que la France, usée par la première guerre mondiale, ruinée par la seconde, ne put fournir à temps.
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Cependant, quels progrès en un siècle. Il faut lire les chapitres de Pierre Goinard sur l'agriculture, les équipements, la médecine et l'enseignement. Je citerai seulement cette phrase « Singulièrement méritoire et féconde entre toutes a été l'œuvre médicale : création *ex nihilo* car la médecine, en Berbérie, avait à peu près disparu ; or, à notre départ, l'équipement sanitaire pouvait être envié par plus d'un pays européen. »
Et la Faculté de médecine d'Alger (l'auteur ne le dit pas par modestie) était une des premières de France. En même temps, l'œuvre des Français était de rendre son passé à ce pays en friche : en déterrant les restes laissés par Rome, en étudiant ce que Gautier a appelé « les siècles obscurs du Maghreb ». Lui, Gsell, Lévy-Provençal, G. Marçais, Chr. Courtois ont exhumé des ombres qu'on aurait pu croire évanouies à jamais.
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Si tout allait si bien, dira-t-on, comment les choses ont-elles pu si mal tourner ? La dérision est facile. Non, tout n'allait pas bien. Dans un monde qui subissait des plissements terribles, où s'ouvraient des failles inattendues, il a manqué à la France une direction, une politique. Ayant assez à faire à réparer les dégâts de deux guerres, elle négligeait les problèmes plus lointains. Et on a parlé déjà du flux démographique musulman, tandis que la France depuis un siècle au moins, est faible sur ce point. Il ne manquait plus, pour l'explosion, que la rencontre d'intérêts des deux empires qui mènent le monde, tous deux cherchant à s'étendre aux dépens de ce qui reste d'Europe. En 1958 revenait au pouvoir, par une sédition qu'il est de bon ton de mépriser (surtout quand on en a profité : mettez ici les noms de tous les « barons »), un chef d'État qui « par une stupéfiante volte-face... décida d'amputer le territoire national d'une de ses provinces, faisant abandon total de ce qui y avait été réalisé, sans sauvegarder les biens privés ni même préserver les vies de ceux qui avaient été fidèles à la France ».
Je ne saurais mieux faire que de laisser pour conclure la parole à l'auteur (car mon amertume naturelle, quand je pense à ces choses, me remonte au gosier). Évoquant les trois populations, les trois religions qui cohabitaient en Algérie, Pierre Goinard dit avec raison qu'elles se rapprochaient avec le temps et que quelque chose est demeuré de cette union, par-delà même le sang qui a coulé.
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« Entre ceux qui ont ainsi vécu ensemble, une affection demeure, aux preuves innombrables, malgré les affrontements fratricides dont les deux communautés furent victimes, et après une séparation de plus de vingt ans. »
Et il poursuit :
« Mais il y eut davantage encore, que les historiens n'ont guère évoqué : la somme de vertus qu'a suscitée l'Algérie. Depuis la Monarchie et l'Empire n'envisageant qu'une présence tutélaire jusqu'aux Républiques rêvant d'assimilation, constamment de véritables apôtres se dévouant corps et âmes à une humanité considérée comme privée des bienfaits de la civilisation, -- officiers des Affaires indigènes et administrateurs, religieuses et religieux, médecins, infirmières, instituteurs, équipes sociales, des maires, des fonctionnaires, sans oublier des hommes de science et de recherche, -- incorporés à un pays qu'ils ressentaient comme leur, ont été poussés à donner le meilleur d'eux-mêmes, à un degré qu'ils n'auraient sans doute pas atteint dans leur pays d'origine. Ils construisaient l'Algérie en unissant des hommes ; plus et mieux qu'aujourd'hui des coopérants passagers dans un Tiers-Monde à développer. Et comment passer sous silence les pionniers des commencements et leur sacrifice, puis la foule anonyme de ceux qui, dans tous les domaines, ont prodigué leurs forces, dont le labeur, la capacité ou la valeur morale leur avaient valu, auprès des populations locales, un prestige inégalé... »
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Si nous ne sommes pas entrés définitivement dans le monde du truquage et de la propagande, si les mythes noirs qui servent à mener les peuples ne triomphent pas, ce livre sera écouté longtemps, parce qu'il est au service de l'équité, et qu'il a le ton inimitable du vrai.
Georges Laffly.
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## CHRONIQUES
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### Cinq propos sur le Tiers-Monde
par Roger Pascal
ROGER PASCAL est un fonctionnaire français à la « coopération ». Il a publié un ouvrage important : *L'opium du Tiers-Monde. Essai sur la colonisation, la décolonisation et la coopération* (Nouvelles Éditions Latines, 1980). Cet ouvrage n'a pas retenu l'attention de nos dirigeants, pas plus des libéraux-socialistes d'avant 1981 que des socialo-communistes d'après 1981. Le fonctionnement de la V^e^ République est fondé sur les quatre grands partis : PC, PS, UDF et RPR, qui sont ensemble les partis du déclin, mais qui sont aussi, séparément, les partis de l'aveuglement et de la bêtise.
I. -- Nature et importance politiques du Tiers-Monde. -- II. -- Le « tiers-mondisme ». -- III. -- L'autocolonisation. -- IV. -- La réaction culturelle. -- V. -- Ce qu'il ne faut plus faire.
#### I. -- Nature et importance politiques du Tiers-Monde
TIERS-MONDE, pays sous-développés, en développement, moins avancés, les 77, le Sud, nations prolétaires, pays chauds, périphérie ou plus crûment barbares et semi-barbares ([^3]), ce sont là beaucoup de synonymes.
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Ils témoignent de la difficulté de désigner et donc de définir un grand concours d'humanité où se côtoient les intouchables des Indes et nos cousins d'Argentine, l'industriel de Singapour et le Bantou de la forêt, l'émir des pétroles et les Papous tout tatoués.
Culture, passé, races, richesse ou pauvreté, religions, langues, tout divise ces hommes et ce qui est vrai chez les uns ne l'est pas chez les autres.
« Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Le Tiers-Monde est hérissé de Pyrénées et de lui, on peut dire à peu près n'importe quoi sans risquer de se tromper totalement, c'est une redoutable facilité.
Certes, tous ces États furent, à un moment ou à un autre de leur histoire, plus ou moins colonisés : mais les États-Unis, eux aussi, et au même titre que l'Argentine, sont une ancienne colonie. Certes la plupart de ces États sont habités par des peuples de couleur ; mais l'Amérique du Sud ? et aussi tous ces Kabyles, Iraniens et Turcs ?... Certes la pauvreté est chez eux un état assez général mais les émirats pétroliers ?
On ne peut définir le Tiers-Monde, aussi est-on fondé à conclure qu'il n'existe que par rapport à l'Occident. Il s'oppose à ces pays que l'on dit « industriels », « riches » ou « nantis » et il faut bien se rendre à l'idée que le Tiers-Monde c'est d'abord *un sentiment de frustration* face à la réussite de ceux qui inventent, construisent, produisent, risquent et impriment des billets de banque partout acceptés.
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Le Tiers-Monde, ce sont aussi des sociétés en mutation, elles n'apportent plus la sécurité qu'autorisait la tradition ; la pauvreté s'y change en misère et trop souvent la richesse en gaspillages ostentatoires lorsqu'elle ne s'investit pas au Nord. Le Tiers-Monde est ainsi condamné à se transformer ou à périr, il change dans la douleur.
C'est une situation que les bons esprits de tous horizons considèrent comme grave, ils ont raison : ce ne sont pas « des écuries qui brûlent » mais des révolutions qui grondent.
Le Tiers-Monde s'ouvre aux tentations totalitaires ; bien plus, il est chez nous : sur nos écrans, dans nos journaux ; mais aussi (avec papiers, pas de papiers et faux papiers) dans nos villes et nos usines.
Le Tiers-Monde c'est aussi la majorité à l'ONU, une majorité qui, sous le masque du neutralisme, entend modifier à son avantage le droit international, instaurer un « nouvel ordre économique » ennemi des « nantis », ennemi de ceux dont la richesse apparaît moins comme la récompense de soins et de risques quotidiens que comme le fruit maudit de l'impérialisme. Ces « nations prolétaires » veulent, exigent une place au festin et c'est là qu'intervient l'URSS, reprenant un vieux projet de Lénine, elle entend s'ouvrir les routes de Londres et de Paris, en passant par les « colonies ». Il n'y a plus de colonies et Lénine s'est trompé puisque la décolonisation n'a en rien, appauvri les métropoles.
Il n'y a plus de colonies ? Mais l'URSS qui jusqu'à présent a voulu éviter le conflit armé direct avec l'Occident agit par Cubains, Libyens et Syriens interposés. De par nature, c'est-à-dire sous peine de se renier elle-même, l'URSS se doit de convertir le monde au socialisme ; ses missionnaires sont bottés. Elle est conquérante, -- elle est aussi prudente, les opérations militaires pourraient n'être que « le coup de poing au paralytique » immobilisé par le terrorisme, le pacifisme, l'action psychologique, la désinformation, l'espionnage.
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Le Tiers-Monde est au centre de cette action de démoralisation, déjà il forme et commandite terroristes et saboteurs ; mais surtout c'est un vaste terrain où l'URSS provoque, compromet, humilie, investit l'Occident.
Guerres de partisans, blindés et artillerie, conflits de races, de religions, de castes, étranglement de territoires enclavés -- ... Comme dans ces régions tropicales, où, à certaines heures, la terre et l'eau et le ciel se confondent, on ne sait jamais si on se bat à 2 ou à 3 ou plus, on ne sait jamais quand la guerre étrangère relaie la civile ni quand le pompier se mue en incendiaire.
Pour toutes ces raisons, on peut considérer que les rapports « Nord-Sud » relèvent d'abord des relations « Est-Ouest » et que si le Tiers-Monde est économiquement peu de chose, politiquement il peut être beaucoup. Le « tiers-mondisme » est une réponse à ce défi.
#### II. -- Le « tiers-mondisme »
Le *tiers-mondisme* est une sensibilité occidentale, c'est assez dire que ce n'est pas une raison, il a fait le procès de la colonisation, c'est un procès politique, c'est assez dire que la justice n'y trouve pas son compte.
Le tiers-mondisme a trouvé en France le plus fertile des terrains, celui de deux guerres coloniales que nous avons cru militairement perdues alors que nous avions été vaincus par nous-mêmes, vaincus faute d'avoir compris que la décolonisation était le fruit obligé de la colonisation, mieux, sa justification et jamais son contraire.
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Il y a encore 30 ans, les petits écoliers français rêvaient devant les grandes taches roses des cartes du monde, tout cela c'était aussi leur pays et on leur disait les esclaves libérés, les nouvelles villes construites sous les tropiques, la paix française et les braves tirailleurs. Aujourd'hui l'image d'un blanc à casque de liège assis dans un pousse tiré par un indigène famélique suffit à symboliser et condamner l'aventure coloniale ; elle a rejoint dans l'inconscient collectif le méchant seigneur des instituteurs de la troisième République. Œuvre des médias et aussi de l'enseignement, le mensonge est devenu lieu commun, la *désinformation* est totale.
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L'antiracisme obscurcit encore ces ténèbres ; il n'est pas le contraire du racisme, ce n'est pas le nouveau nom de la tolérance, apparu dans les années cinquante, il a récupéré l'horreur née de l'holocauste national-socialiste et projette ces crimes, bien réels, sur la moindre marque de discrimination portée à l'égard d'hommes de couleur. Est-ce pour favoriser leur assimilation ? Vieux rêve colonial : « La France de 100 millions d'habitants » ? Non pas ! Antiracistes certes mais férus d' « authenticité », de négritude, de différence, d'islamisme.
En vérité on ne peut être « antiraciste » que s'il y a des « racistes », aussi faut-il les rechercher, provoquer, distinguer, rejeter, exécrer, bref se comporter en « raciste ». Ce n'est pas là une contradiction, rien que de très naturel, humain, trop humain. L'homme, en effet, est divisé en groupes culturels, nationaux, religieux, sociaux, ethniques, professionnels etc.
Que ces groupes s'interpénètrent et qu'entre eux des fossés se creusent ou se comblent, que ces groupes se considèrent les uns les autres avec sympathie, hostilité ou indifférence, ce sont là des banalités.
L'antiracisme agit comme un incapacitant et la peur de passer pour raciste autorise bien des sottises, justifie bien des erreurs, fait pardonner bien des lâchetés ; alors, pour le dissimuler, on fait appel à la justice, à la solidarité, à l'intérêt.
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*Justice !* clame le tiers-mondiste, nous les avons pillés ! pillage que l'esclavage ! pillage que l'exploitation coloniale ! pillage que la détérioration des termes de l'échange !
Le propos est toujours péremptoire, véhément, définitif... ne nous laissons pas intimider, ouvrons les dossiers.
Quand l'Europe se mit à apprécier le sucre et le tabac, elle dépêcha aux Amériques, pour produire ces denrées, ses vagabonds, ses orphelins, ses prisonniers de guerre, en trois mots, des hommes en trop ; tous mouraient, alors on pensa que ces noirs que l'on pouvait acheter sur les marchés de la côte d'Afrique résisteraient mieux aux chaleurs des tropiques ; ils coûtaient beaucoup plus cher que les guenilleux blancs mais rendirent les services qu'on en attendait. Le sucre, le coton et le tabac que ces esclaves produisaient étaient vendus en Europe où s'achetait la pacotille que l'on échangeait aux roitelets noirs contre du « bois d'ébène » dirigé sur le nouveau monde...
Un voyage qui durait 16 mois en moyenne. Il n'est pas douteux que des familles s'enrichirent dans ce trafic, au demeurant dangereux et aléatoire ; mais de là à y voir, comme certains, le germe de la révolution industrielle, il y a loin. Les Français, pour nous en tenir à eux, avaient déjà construit les cathédrales et les châteaux de la Loire quand on s'avisa de recourir à l'esclavage. Le Portugal, grande nation négrière, devrait nager dans l'opulence et l'Allemagne, pratiquement tenue à l'écart du négoce de la chair humaine, végéter dans les limbes de l'ère préindustrielle.
*Non seulement l'esclavage n'a pas enrichi ceux qui le pratiquaient, mais il a fini par les appauvrir* et de nombreux auteurs ont fort bien démontré qu'une main-d'œuvre servile chassait, par sa seule présence, les hommes libres qui sont à l'origine de la multiplication des richesses.
Au second point du réquisitoire contre les « pays nantis », s'inscrit l'exploitation coloniale. Il est vrai qu'il y eut des cultures forcées, le travail forcé et un certain encadrement des populations ; encore faut-il considérer les intentions et les résultats.
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Contrainte pour envoyer les enfants à l'école, contrainte pour transporter les malades au dispensaire, contrainte pour payer l'impôt, cultiver le café, le cacao ou le coton, etc. Encore faut-il considérer que cette contrainte ne faisait jamais que remplacer l'immémoriale contrainte africaine : sabre des bourreaux et poisons des sorciers.
Les rapports de l'époque coloniale revenaient souvent sur le thème de la contrainte nécessaire pour « régénérer l'homme noir » ; y renoncer, c'était renoncer pour « l'indigène à tout progrès, à toute élévation de son niveau économique et social ».
Et maintenant ? A-t-on pillé lorsque, là où s'étendait la brousse profonde, la brousse « sans père ni mère », il y a des champs appartenant à des Africains, des champs fécondés par la recherche et la technologie occidentales ? A-t-on pillé lorsque routes et chemins de fer construits par contrainte, ont remplacé le portage ? A-t-on pillé lorsque, là où s'élevaient des collines stériles, il y a des mines et que celles-ci n'ont jamais été tant exploitées que depuis les indépendances ?
Voire ! dira le tiers-mondiste : « Mais la détérioration des termes de l'échange, voilà un beau pillage, bien actuel et même mesurable ; hier il fallait N sacs de produits tropicaux pour acheter une automobile, aujourd'hui pour acheter le même véhicule il faut N + M sacs, l'Occident a bien volé M sacs, on ne peut être plus clair ! C'est un flagrant délit. » Un vol ? répondrons-nous : « Qui a entendu les Japonais se plaindre de ce qu'ils vendent de moins en moins cher des calculatrices de plus en plus performantes ? La détérioration des termes de l'échange n'est pas un phénomène d'exploitation du faible par le fort, c'est une loi économique ; le lapon ne se plaint pas, parce qu'il n'en souffre pas ; il s'est adapté à une situation nouvelle née du progrès technique ; le Tiers-Monde ne le peut et cela dans la mesure où il est sous-développé.
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L'économie mondiale n'a plus guère besoin d'arachide mais l'Afrique sahélienne n'imagine rien qui puisse remplacer cette culture. Ainsi la détérioration des termes de l'échange est non point la cause du sous-développement mais une simple conséquence de ce sous-développement. »
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Comme un avocat embarrassé qui compense la fragilité de ses arguments par leur nombre, le Tiers-Monde en appellera à la « solidarité ».
*Solidarité* avec le Tiers-Monde ? Là encore, rendons aux mots leur sens ; solidarité ne signifie jamais que « dépendance mutuelle », autrement dit le contraire de l'indépendance. Si, face au danger soviétique, la France et l'Allemagne sont solidaires, en est-il de même avec le Tiers-Monde ? Avons-nous un ennemi commun ? Non, car son neutralisme lui interdit de le reconnaître. *Solidarité,* aux yeux du tiers-mondisme, signifierait-elle seulement interdépendance ? Sommes-nous dépendants de produits généralement excédentaires et de marchés de moins en moins solvables ? Non.
Alors, la solidarité voudrait-elle dire autre chose ? Solidarité non pas d'intérêts, mais attachement des cœurs, agissante sympathie ?
Tout le monde comprend cela, c'est un sentiment humain, mais les États sont des « monstres froids », tout le monde sait aussi cela, ils ne se dirigent pas avec des sentiments humains ; un individu peut voler au secours de son prochain, spontanément, sans hésitation, -- un État ne le peut, car si nous devions combattre partout l'injustice et l'agression, nous serions en guerre permanente et vite écrasés, éliminés, victimes à notre tour.
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Alors, solidarité avec le Tiers-Monde ? Non, c'est un vulgaire slogan antiraciste, -- solidarité avec un *certain* Tiers-Monde, peut-être, un certain Tiers-Monde qui nous a dénié le droit d'être des étrangers indifférents, un certain Tiers-Monde qui s'est réjoui de nos victoires et a pleuré à nos défaites, un certain Tiers-Monde avec qui nous avons vécu des complicités et des guerres face à face et coude à coude, un certain Tiers-Monde où l'on entendait dire : « J'ai la peau noire mais le cœur français »... Liens ou chaînes ? épopée coloniale ou colonialisme ? rien n'est simple.
Mais refusant de se laisser enfermer par l'histoire, le tiersmondiste déclare : « décolonisons la coopération », allons plus avant, notre simple intérêt économique nous y invite -- « aidons-les pour nous aider ». -- Rien dans le Tiers-Monde ne doit nous être étranger, dans tout le Tiers-Monde.
« Aidons-les pour nous aider » -- comme au temps des colonies, c'est là un domaine où se mêlent l'intérêt et l'idéal, la terre et le ciel ; on peut faire des affaires avec le Tiers-Monde, mais quel Tiers-Monde ? Koweït ou la Haute-Volta ? Là encore on mesure combien l'imprécision des mots conduit à la confusion. Ce n'est pas nouveau. Au temps des colonies, encore, et pour arracher au parlement quelques crédits, on faisait grand état des richesses de l'Afrique alors que l'éloignement, le climat, la rareté des populations en rendaient, à l'époque, l'exploitation tout à fait illusoire.
Mais nos pères aimaient rêver aux cavernes d'Ali Baba et nous nous rêvons d'un nouveau plan Marshall pour le Tiers-Monde.
C'est plus qu'une image : pour un peu, certains y verraient un généreux et ambitieux projet, -- là encore il y faut voir de plus près.
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L'Europe de 1945 était couverte de ruines mais elle était peuplée d'hommes compétents et déterminés ; l'objectif du plan se limitait à la réparation des dommages de la guerre ; les États-Unis disposaient d'une formidable industrie de guerre qu'il fallait reconvertir, ils ne comptaient pas d'ennemis dignes d'attention. Ils consacrèrent à ce sauvetage 3 % de leur PNB. Aujourd'hui tout est différent. Il ne s'agit pas de *reconstruction* mais de *développement,* l'objectif est vague, sans limites. L'Occident n'est peut-être plus la première puissance mondiale, il a vu se dresser contre lui un ennemi patient, résolu, dont la force militaire appelle un effort d'armement correspondant.
Plus de dons, a-t-on aussi précisé, ou fort peu, juste ce qu'il faut pour amorcer tout un montage de prêts, mille facilités de prêts. Le procédé a vite montré ses limites : c'est la montée conquérante de certaines industries d'Extrême-Orient, *elles concurrencent les nôtres en exportant leur sous-développement social*. Nous leur avons vendu des usines, elles nous en retournent les produits. Il ne s'agit plus de générosité ou de charité mais de faire face à une concurrence, -- simple effet boomerang.
Limite aussi de nos prêts lorsque le débiteur ne peut pas rembourser ; nous avons prêté ; avec notre argent, ils nous ont acheté du matériel et parfois des armes et des vivres qui ne produisent aucune richesse ; ainsi, à moyen terme, nous avons fait marcher nos industries et, à long terme, appauvri notre épargne puisque nous commençons à nous faire à l'idée que nous ne serons jamais payés.
Justice, solidarité, détérioration des termes de l'échange, « aidons-les pour nous aider », « un nouveau plan Marshall », mots tamtam, tambours et grosses caisses, ils sonnent bien mais ils sont creux.
Ils sont récusés. Alors que reste-t-il ?
La peur.
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Peur d'un « Sud » grouillant de populations plongées dans le plus grand dénuement et prêtes à submerger un Occident obèse et malthusien ; certains, sensibles aux images simples, se voient déjà débarrassés de leur mauvaise graisse au profit des enfants affamés. L'Occident raffole des films d'horreur, il aime à se faire peur, il aime aussi à jouer les cornes d'abondance et les fées Tartines, il aime à être bon. L' « Ouest » c'est l'opinion ou plutôt la sensibilité publique ; elle est entretenue par ceux qui, prenant mille libertés avec l'histoire, les chiffres et les mots, cultivent la mauvaise conscience.
Pour se guérir de la peur, l' « Ouest » imagine tantôt des sociétés exotiques rendues à leur primitive innocence, tantôt un « Sud » qui aurait rattrapé son retard.
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Menacée par deux empires, celui de l'économie : l'américain, celui de l'idéologie : le soviétique, l'Europe a peur ; elle aussi, face à la réussite américaine, se sent frustrée. En liant son destin à celui du Tiers-Monde, elle se voudrait une 3^e^ force. Mais quel Tiers-Monde ? et comment les Européens qui ont tant de mal à s'unir entre eux le pourraient-ils avec des peuples si étrangers ?
Le tiers-mondisme se révèle ainsi moins une sottise qu'une lâcheté, un signe de décadence, -- de la cendre jetée sur des têtes creuses, un voile sur des yeux qui ne voient pas, car, sitôt décolonisées, qu'ont fait les anciennes colonies ? Elles se sont autocolonisées !
#### III. -- L'autocolonisation
Les décolonisations qui ont suivi la seconde guerre mondiale ne se sont pas déroulées sur un modèle unique ; ici trop attendues, elles se firent par le fer et par le sang ; là prématurées, elles débouchèrent sur le chaos tribal.
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La France, dans les États au sud du Sahara, avec la loi cadre dite loi Deferre et grâce au prestige du général de Gaulle, sut préparer et provoquer une décolonisation réussie. Réussie elle le fut car, dès 1945, toute une levée d'Africains et de Malgaches s'étaient formés sur les bancs du Parlement français. Ces hommes eurent la compétence et l'autorité nécessaires pour établir des États dans ce qui n'était que des circonscriptions administratives. Les États naissaient avant les nations. Envisageait-on en 1945 l'indépendance des colonies ? La réponse est mille fois non. Les Français de 1945 croyaient qu'amputés de leur empire, ils ne seraient plus qu'une grande Suisse ! Et pourquoi changer ? Cet empire avait, durant la guerre, fait preuve d'un loyalisme exemplaire ; le consensus à notre « civilisation » était général ; on observait bien quelques fissures çà et là qui appelaient des réformes, mais rien de bien grave. La France, nation de paysans, d'artisans et de bourgeois, pouvait bien continuer à assurer la paix sur ses lointaines frontières, l'ordre public et quelques services de portée limitée.
Certes on savait qu'il faudrait un jour choisir : ce serait la France de « 100 millions d'hommes », c'est-à-dire de 100 millions d'électeurs et la métropole devenait minoritaire : la colonie de ses colonies ; ou bien alors on imaginait des constructions juridiques qui distingueraient, partageraient, sépareraient, et inéluctablement on se dirigerait vers l'autonomie et des indépendances de plus en plus affirmées. On le savait mais on croyait qu'on ne le vivrait pas ; cela apparaissait très lointain.
Une formidable révolution industrielle et sociale allait bousculer toutes ces certitudes. La France cessait d'être un État gendarme, elle devenait un État social : l'enseignement, la sécurité sociale et l'équipement collectif y prenaient les dimensions que l'on connaît.
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Mais il y avait l'empire, ses populations peu productives et qui se mettaient à être prolifiques ; on ne pouvait les faire bénéficier à égalité de toutes les mesures sociales ; on ne pouvait les équiper à égalité. De flotteurs qui avaient maintenu notre orgueil national au-dessus des flots, les colonies devenaient des poids qui, économiquement, nous auraient fait couler. Des nationalismes ultramarins se faisaient jour. Ce fut une émancipation unilatérale sans consultation populaire. Les nouvelles couleurs claquaient aux alizés, des musiciens aux uniformes rouges, jaunes ou verts faisaient retentir les nouveaux hymnes, mais le peuple murmurait : « L'indépendance, quand c'est fini ? » Enthousiasme, nostalgie, inquiétude, se partageaient les cœurs. Les présidents des nouveaux États se mirent au travail et il fut toujours question de routes, d'hôpitaux, d'écoles, de cultures vivrières et de cultures de rente. A la colonisation succédait l'autocolonisation. Les fonctionnaires blancs, c'est-à-dire les coloniaux, servaient sous les ordres de ceux qu'ils avaient connus humbles commis, un loyalisme succédait à un loyalisme.
Il apparut assez vite que l'indépendance politique n'était qu'un abandon si elle ne s'accompagnait pas d'une amélioration du niveau de vie. L'illusion de la libération allait se déchirer, aussi l'aide française se poursuivit-elle et d'autres intervinrent, les organismes internationaux trouvèrent dans cette action une raison d'être ; un moyen devenait une fin, une intervention provisoire et française se changeait en institutions internationales. Ce fut « le développement ». On parla de « mystique du développement », de la « décennie du développement » ; ce fut l'époque des grands espoirs : éradication de l'analphabétisme, le grand bond des Chinois. Tout semblait possible et on a tout imaginé, tout essayé : les projets agricoles et miniers, les usines clés en main, les routes, les barrages et les centrales électriques, le lycée et l'université, les étudiants et les stagiaires, l'aide alimentaire, l'aide monétaire, l'aide financière, l'aide militaire, les bibliothèques et les centres culturels, les médecins, l'assurance garantie aux exportations, les missions d'experts, les œuvres charitables, le tourisme, le jumelage des villes, les prêts doux et aménagés, il y a même la cassette de Marianne pour faire face à l'imprévu. Et enfin, puisque le développement ne peut se concevoir dans la guerre et dans le désordre, les interventions militaires devinrent, elles aussi, nécessaires.
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Jamais on n'a tant entrepris, tant imaginé, jamais les Français ne furent plus pragmatiques... Sans qu'un pleur ait été versé et par simple anémie, l'Union française puis la Communauté ont vécu. Les coloniaux ont quitté la scène et aussi la plupart de leurs frères d'âge africains. Les indépendances ont passé leurs vingt ans. Partout nous assistons à un exode rural que n'accompagnent ni une révolution agricole chassant un excédent de main-d'œuvre, ni une révolution industrielle avide de bras. Partout, autour des villes, se multiplient les bidonvilles ; c'est le chômage, la surpopulation, c'est-à-dire *des hommes en trop :* pour eux la délinquance n'est qu'un simple moyen de survie ; l'enseignement produit surtout des candidats à la fonction publique, une fonction publique déjà pléthorique et volontiers prédatrice. Partout on voit des États condamnés à être de plus en plus policiers, entretenant des armées de mieux en mieux équipées. Partout la corruption, les cortèges de Mercedes et les palais orgueilleux. Partout le désert avance, les terres s'érodent.
Il faudrait à l'Inde un siècle pour rattraper l'écart qui, cette année encore, vient de se creuser entre son PNB et celui des États-Unis. Ce sont des chiffres qui ne veulent plus rien dire, -- les uns jouent à la belote, les autres au bridge, et nous faisons semblant de croire qu'ils jouent la même partie.
A l'ONU on avance que la croissance du revenu par tête n'a pas, en 20 ans, dépassé, pour les deux tiers de l'humanité, un dollar par tête : et il est mal réparti. La banque mondiale prévoit qu'en l'an 2000 le Tiers-Monde comprendra un milliard deux cent millions d'urbanisés dont la moitié manquera du minimum nécessaire en nourriture et en éducation. En attendant ces lendemains qui pleurent, les hommes les plus riches « in the world » ne sont plus des industriels américains, ce sont des ressortissants du Tiers-Monde.
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Comment en sommes-nous arrivés là ?
Nous sommes-nous tous trompés ?
Français techniciens, gens de terrain et gens d'études : tous trompés ? Américains, Allemands, Anglais, Chinois et Arabes et aussi les organismes internationaux ? Karl Marx s'est-il trompé qui, en 1853, écrivait : « L'Angleterre a une double mission à remplir en Inde, l'une de destruction, l'autre de régénération : annihiler la vieille société asiatique et poser les fondements de la société occidentale en Asie. » N'exagérons-nous pas ? Le Tiers-Monde serait-il victime de ses amis qui dramatisent pour obtenir concours et secours ? Serait-il également victime de ceux qui ne lui veulent aucun bien, eux aussi dramatisant pour inviter à conclure qu'il n'y a rien à faire ? Le développement se heurterait-il à des données naturelles insurmontables ou encore aurait-il des effets pervers ? Il y a le climat bien sûr, il n'invite pas à l'effort, les pluies sont irrégulières, parfois dévastatrices et les inondations suivent les sécheresses ; il y a les sols pauvres et légers de la zone sahélienne ; pour un hectare en culture il faut, en moyenne, en garder sept en jachère et on voit déjà les limites apportées à la prolifération humaine...
Si les rotations ne sont pas respectées, le processus de stérilisation des sols s'engage ; on l'appelle parfois sécheresse, mais c'est la mort de la terre. Il est vain, par ailleurs, d'espérer l'éveil rapide des cultures vivrières au progrès, elles sont sacralisées, entendons que faire autrement que le faisaient les ancêtres serait sacrilège ; s'y résoudrait-on, il faudrait des engrais, des insecticides, les prix monteraient et qui alors pourrait acheter le mil ? Mais on peut investir dans les cultures de rente ; ce sont des végétaux introduits à l'époque coloniale ; ils sont la principale source d'exportation. Le paysan noir avec son coton, ses arachides, son café, sa vanille etc. et son outillage rudimentaire porte les villes, les chômeurs et les hommes politiques, les armées et les polices, les ambassadeurs et la grande foule des fonctionnaires. Ajoutons les cyclones, les tornades, les distances et toutes ces parasitoses qui ruinent l'énergie.
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La nature, dans ces pays, est marâtre et si l'aide extérieure n'en corrige pas toujours les insuffisances il arrive que, par ses effets pervers, elle les aggrave : nous les soignons, ils prolifèrent, quand il naît deux enfants en France, il en naît plus de dix en Afrique. Si les Français s'étaient, à partir de 1830, multipliés au même rythme que les Algériens, ils seraient 400 millions aujourd'hui...
Nous les enseignons, ils se veulent diplômés pour entrer dans la fonction publique, seule possibilité d'élévation sociale et d'enrichissement qu'ils reconnaissent. Nous formons des boursiers, choisis par leur gouvernement ; ils jouent à la persécution politique pour mieux déserter leurs patries, immigrer dans les pays du « Nord » qui n'ont nullement besoin d'eux et auraient pu aussi bien accorder ces bourses à leurs nationaux...
Du livre qui ne sera jamais ouvert aux machines et bâtiments non entretenus, de l'assistant technique confiné dans l'oisiveté au stagiaire, retour de l'Occident, qui jamais plus ne travaillera dans la spécialité acquise : les gaspillages de l'aide extérieure ne peuvent échapper à l'observation la plus superficielle...
\*\*\*
Comment en sommes-nous arrivés là ?
C'est que nous avons confondu *croissance* et *développement :* avec des usines importées, des véhicules, des installations, des armes importées, un État connaît la *croissance,* qui n'est jamais que *le développement sans l'homme.* Pendant longtemps nous nous sommes laissé abuser et pendant longtemps nous ne pouvions faire autrement, il fallait bien former des hommes et pour cela il fallait du temps.
Il y a plus grave, nous avons financé des usines d'État, des entreprises d'État, des organismes publics. Comment avons-nous cru que l'État, en Afrique, pouvait se révéler entrepreneur et gestionnaire, alors qu'en Europe il brille si peu dans ces domaines ?
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Il n'y avait pas de capitaines d'industries, pas de pionniers, le capitalisme international se montrait timide mais il fallait faire quelque chose (toujours cette rage d'action de l'Occident), alors nous avons fait du socialisme dans des sociétés non industrielles, non développées -- en toute orthodoxie marxiste, c'était une hérésie. Ce n'est pas tout, nous avons agi avec une sotte présomption, -- nous avons cru que l'Afrique était un continent neuf ouvert à nos techniques ; nous n'avons pas bien vu qu'elle était peuplée, nous n'avons pas bien compris que le meilleur projet était voué à l'échec s'il gênait les affaires des puissants (ainsi pourquoi produire telle denrée si un ministre s'enrichit en l'important ?). Nous n'avons pas compris que l'accueil réservé à une entreprise dépendait d'abord des pots de vin et ristournes qu'elle promettait à la classe dirigeante.
Comment en sommes-nous arrivés là ? -- Par lâcheté aussi le tiers-mondisme a si bien intimidé l'opinion que, de peur de passer pour « raciste », « fasciste » ou « réactionnaire », personne n'ose refuser le tribut, bien mieux c'est à qui donnera le plus.
Tribut, il faut bien dire *tribut* car, cédant à une violence qui, pour être morale, est quand même une violence, nous donnons de l'argent et des forces de travail dont l'emploi est mal contrôlé quand il ne l'est pas du tout. Nous avons la sottise de croire que le développement dépend de nous, de notre générosité ; nous n'avons pas compris que *plus une économie est primitive et moins elle peut assimiler d'aide,* nous n'avons pas compris qu'*à partir d'un certain niveau, l'aide casse les équilibres et multiplie les assistés.* Nous ne nous sommes même pas avisés que les revenus pétroliers, dont le volume dépasse toutes les aides imaginables, n'ont pas entraîné un développement sensible, seulement de la croissance. Nous avons oublié les hommes du Tiers-Monde. Ils ont bien revendiqué le développement et la consommation mais, au cours des années (et la lenteur du désenchantement explique nos erreurs), beaucoup se sont avisés que le développement n'était qu'un génie malfaisant s'il se limitait à la croissance et une profonde acculturation si on allait plus loin.
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Par la revendication culturelle, ils font savoir que cette acculturation et partant ce développement, notre développement, *ils les récusent.*
Dans quelle mesure ?
#### IV. -- La réaction culturelle
On sait que les civilisations d'Extrême-Orient considéraient avec un dégoût bien déclaré les « diables étrangers », ces Blancs puants et barbares. On sait que, pour l'Islam, les chrétiens forment une humanité inférieure, imposables à merci, tolérés, c'est-à-dire supportés avec patience ou indifférence ; de temps en temps, cette patience se relâche, le Musulman se souvient qu'il appartient à une race élue et les avanies se multiplient.
On sait moins que les Africains de la côte occidentale ne se faisaient pas, au début du dix-neuvième siècle, une meilleure opinion des Européens. -- « Savez-vous monter à cheval, écrire, vous servir d'armes à feu ? » demandait-on aux voyageurs. On se moquait de leur peau, de leur visage, de leur faiblesse à supporter les grandes chaleurs, de leur timidité à relever les affronts.
Partout on observait chez ces peuples, que nous appelons maintenant le Tiers-Monde, *un vif sentiment de supériorité culturelle et raciale.*
L'expansion coloniale allait ébranler ces certitudes sans toutefois les abolir entièrement.
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Les Blancs apparurent d'abord comme des conquérants venant après bien d'autres conquérants ; ils n'exigeaient pas un tribut mais l'impôt, la différence n'était pas évidente ; ils n'ensevelissaient pas vivants les paresseux, comme tel ou tel ravageur qui les avait précédés, mais ils forçaient au travail. Ils n'étaient pas suivis de bourreaux qui usaient leurs sabres à couper des têtes, mais on ne pouvait plus se moquer d'eux, ils se faisaient respecter. Toutes ces rigueurs s'inscrivaient dans la grande tradition africaine et on n'imaginait pas qu'il puisse en aller autrement.
Tout bascula lorsque les Blancs se mirent à interdire la traite des esclaves ; bêtes de somme, bêtes de peine, bêtes de luxe et de luxure, soldats, hommes de confiance, dignitaires, tous étaient esclaves ; les libérer était un vol, c'était aussi toute une société qui s'effondrait, un nouvel ordre qui naissait. Puis vint la scolarisation, une école sans Dieu, donc impie aux yeux de l'Islam et surtout une école qui pouvait élever aux premières places des fils d'esclaves : un scandale, pire une insécurité. Les ordalies et les sacrifices humains furent interdits, leurs auteurs poursuivis ; c'était troubler les rapports que les vivants entretenaient avec les morts et les divinités.
Enfin, par les billets de banque qu'ils imprimaient si facilement, les Blancs pouvaient tout acheter, le formidable branle de l'économie monétaire apparut d'abord comme une incompréhensible injustice.
Atteintes dans leurs fondements économiques et sociaux par une formidable révolution, les sociétés colonisées se réfugièrent derrière la barrière intangible de l'Islam ou à l'abri de l'animisme.
Les regards pouvaient être francs, les dévouements absolus, les rires clairs, les générosités sans réserve : il y avait une zone que les coloniaux les mieux instruits des sociétés indigènes ont devinée mais n'ont jamais percée. Domaine de l'âme, de l'occulte, des ancêtres, des signes, de l'intuition. Zone si préservée que les évolués qui participent aux deux cultures ne peuvent traduire l'une avec les mots de l'autre. Domaine si incertain, si mouvant que les études ethnologiques les plus sérieuses sont toujours contestées. Héritage précieux qui, malgré toute la puissance des Blancs, permettait de ne pas se considérer comme inférieur.
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La décolonisation n'allait pourtant pas restaurer le passé, nul n'y songeait, nous avons vu qu'elle débouchait sur l'autocolonisation.
Ce ne fut pas un succès.
Pourquoi cette incapacité du Tiers-Monde à suivre les modèles capitalistes ou socialistes ?
Pourquoi capitaux, enseignement et formation ne font-ils pas le développement ?
Pourquoi idéologie et encadrement ne font-ils pas le développement ?
Pourquoi ? *Parce que l'homme s'est dérobé,* l'homme avec ses racines, domaine de l'âme, de l'occulte, des ancêtres, de la divinité, des signes, de l'intuition, des mentalités.
Nous nous sommes bercés d'illusions, nous avons cru que ces personnalités attachantes, ces cœurs généreux, ces esprits brillants que le Tiers-Monde a révélés, nous avons cru qu'ils étaient les avant-gardes de leurs peuples et ils n'étaient que quelques-uns de nos anciens élèves qui nous faisaient honneur. C'est nous-même que, non sans complaisance, nous regardions en eux. Que l'Afrique profonde acclame Sekou Touré, Bokassa et Amin Dada, nous n'osions le croire. Nous avions oublié *la culture,* nous les Blancs de l'Occident et aussi ceux de l'Est, -- la culture, elle, se vengeait. *Culture !* le grand mot lâché, ce n'est évidemment plus ce qui reste quand on a tout oublié, la culture ce n'est pas non plus que le folklore, ballets, spectacle, tam-tam et flûte indienne, -- la culture ce n'est pas que la recherche d'une identité, légende, histoire et noms prestigieux relevés.
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C'est beaucoup plus, c'est le double mouvement de l'ouverture et du repli, du général et de la différence ; tout un ensemble de repères historiques, moraux, littéraires, économiques, religieux qui secrète des croyances, des sensibilités, des superstitions, des politesses, des mythes, des arts, des préjugés, des loisirs, des fêtes et aussi des logiques.
\*\*\*
Il faut bien se rendre à l'idée que le Tiers-Monde préfère l'harmonie de sa société à la compétition de la nôtre ; les certitudes de ses hiérarchies aux désordres de notre individualisme : c'est la formidable conjuration de tous ceux qui aiment trop la vie pour sacrifier le loisir d'aujourd'hui à l'opulence incertaine de demain, de ceux qui aiment la fête et le vertige des ivresses, la générosité et le faste, les chants des griots, les beaux discours, la bravoure enfin, ces vertus que nous appellerons aristocratiques, conjuration d'hommes sensibles au prestige et aux forces occultes, conjuration de ceux qui ne cherchent pas les causes de l'existence de Dieu mais savent en voir les signes et trouvent dans l'intégrisme musulman une fierté nouvelle ; conjuration de ceux qui préfèrent la contemplation à l'analyse, la prière au raisonnement, et se soumettre à la nature plutôt que la dominer ; conjuration de ceux qui voient dans le succès une force que l'on capte par magie, une force limitée dans la nature ; ils en déduisent qu'on ne peut devenir puissant qu'en volant la force vitale de ses proches, lesquels se défendent par empoisonnement et parades de sorcellerie. Conjuration de tous ceux qui voient dans une foisonnante descendance la source du prestige et de la sécurité. Conjuration de tous ceux qui plaignent et méprisent les hommes roses, bien nourris, mal marchant, coléreux, riches, aimant et bêlant la paix, soumis à leurs femmes, courbés par le travail, cartésiens sans gaieté et sans religion, suités de maigre descendance.
Qui possède des rudiments de culture historique sait que nos ancêtres ont, eux aussi, prôné des vertus antiéconomiques. Les mentalités se sont transformées, il y a fallu du temps, des générations et un essor démographique contenu. Des générations : car les efforts et la cohérence nécessaires à l'édification des mentalités relèvent d'une mystérieuse alchimie dont le petit enfant est le creuset, après il est trop tard, il faut attendre les enfants de cet enfant...
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On a proclamé la « décennie » du développement ! c'est aussi raisonnable que l'anglais en six leçons.
Malheureux Occident acharné à sa perte, il s'humilie parce qu'il croit le Tiers-Monde humilié, il cloue le « racisme » en tête de colonne des péchés capitaux et inéluctablement, le Tiers-Monde bouillonne de volonté de conquête, d'orgueil et de passions racistes ! Que faire ?... Que ne plus faire ?
#### V. -- Ce qu'il ne faut plus faire
Il faut, et c'est un préalable, bien se persuader que dans les affrontements de peuples, d'idéologies, de cultures et d'économies, nous autres Européens ne possédons aucun atout : nos populations déclinent, nous avons peu de réserves de matières premières, nos moyens financiers s'amenuisent et nous manquons de l'espace si utile à la guerre.
Nous savons très bien que nous ne sommes plus tout puissants mais ne le croyons pas assez puisque nous revendiquons des responsabilités qui pourraient bien nous dépasser.
Nous sommes plus faibles que nous ne le croyons, nous ne savons pas très bien, non plus, ce que nous voulons. Entendons-nous servir des intérêts nationaux ? européens ? culturels ? les droits de l'homme ? l'humanité tout entière ? Entendons-nous faire des affaires (et notre pauvreté en énergie et minerais nous y contraint) ? Pratiquer la charité internationale à fonds perdus ou en espérant y trouver quand même avantage ? Désarmer par nos dons, des ressentiments, des jalousies, prévenir des chantages ? Voulons-nous faire mieux que les autres ? donner plus que les autres ? collectionner les témoignages de satisfaction ?
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Voulons-nous simplement préserver une influence dans ce qui fut le second empire colonial du monde ? Un peu comme le verbe à la fin d'une phrase allemande, la coopération donnerait son sens à la colonisation ; ou bien, partisans du tiers-mondisme, entendons-nous « réparer les maux du colonialisme » ? Mais comment ? On reconstruit des villes et des usines bombardées, on ne reconstruit pas le virtuel, on ne fait pas renaître des potentialités étouffées par l'intervention coloniale ; ou alors il faut revenir à la case de départ, il faut approuver les génocides, désurbanisation et destruction du marxisme Pol Pot.
Si nous sommes cartésiens, et nous nous flattons de l'être, il faudrait s'attaquer au plus facile, aider d'abord ceux qui sont seulement en retard, comme les pays blancs d'Amérique du Sud : tant leurs ressources naturelles que leur héritage culturel autorisent des prévisions optimistes, nous nous y refusons, par racisme ou antiracisme ? On ne le sait, mais ce n'est pas logique. Si nous entendons commercer et contenir Moscou, quel meilleur champ que la République Sud-Africaine ? Nous dépendons d'elle pour des métaux rares qu'on ne trouve que chez elle et en URSS ; elle paye ce qu'elle nous achète, l'importance de sa position stratégique est évidente, mais *tandis que la quasi-totalité des États africains commerce avec Pretoria,* nous jouons aux anges par « antiracisme ».
Nous ne savons pas très bien ce que nous voulons et ne voulons guère savoir ce que nous pouvons faire, entendons ce que nous pouvons faire avec efficacité.
*Jamais, en effet, nous ne pourrons nous attaquer aux causes politiques et aux causes culturelles du sous-développement. --* Politiques, car faute d'exercer le pouvoir, il faudrait en connaître tous les ressorts ; ce n'est pas possible ; ces sociétés baignent dans le secret, elles ignorent la presse libre ; nous tâtonnons pour deviner les grands courants souterrains de la corruption et sommes ainsi condamnés à redresser indéfiniment les seuls effets du sous-développement, à ne nous attaquer jamais à ses causes.
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Nous ne pouvons non plus nous en prendre aux origines culturelles du sous-développement et particulièrement aux mentalités ; elles ne favorisent pas l'entrepreneur solitaire, l'argent épargné et portant des fruits, elles ne prédisposent pas à la discipline, au goût du risque, à l'acharnement au travail et à la prévision.
Le développement n'est pas une question d'intensité d'aide, les riches pays pétroliers du Sud ne se développent pas, nous ne pouvons donc dire : « continuons en donnant plus ».
Tout a été inventé en matière d'aide et de coopération, tout, sauf une *déontologie. --* Même avec les meilleures intentions, l'aide extérieure ne peut être innocente, elle s'accompagne d'effets pervers et *nous avons cru que l'émotion soulevée par la misère d'autrui formait une morale.*
Nous en avons oublié de nous respecter, nous en avons oublié de nous faire respecter, nous en avons oublié de respecter.
Se respecter en étant attentif à la qualité de ceux que nous envoyons Outre-Mer, ce sont leurs valeurs humaines plus que techniques qui feront qu'on les écoutera. Difficile entreprise, il n'y a pas d'école où apprendre le Tiers-Monde ; aussi, en partant, nos agents ne possèdent-ils que le lot ordinaire de banalités touristiques et de désinformation politique ; arrivés sous les tropiques leur adaptation est pénible, c'est que l'Occident et le Tiers-Monde n'apprécient pas les mêmes valeurs. Nous estimons volontiers l'homme combatif et efficace, les gens du Sud n'y verront souvent que grossièreté, ils se moquent de la fin, de l'objectif. Seuls comptent, pour eux, les moyens, la discrétion, la courtoisie, voire la ruse.
A leurs yeux, un bon enseignant n'est pas celui qui secoue sa classe pour en obtenir le maximum, c'est celui qui « s'entend bien avec ses élèves ».
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Il y a les petits Blancs de la coopération, ils sont nombreux, car nous satisfaisons à toutes les demandes ; nous exportons un prolétariat ; ce sont « nos immigrés », déclarent, non sans méchanceté, des intellectuels africains. Parfois nous proposons des coopérants sans qu'on nous l'ait demandé ; les rôles ont été renversés, nous sommes devenus demandeurs, nous ne nous respectons pas.
Nous ne nous faisons pas non plus respecter parce que nous ne sommes pas justes et *comment être juste sinon en distinguant nos amis et ceux qui ne le sont pas ?* Interdisons-nous de proposer notre aide à ceux qui ont sérieusement basculé dans le camp de l'Est ; nous n'avons pas à jouer avec eux les boucs émissaires et les vaches à lait. Nous le devons à nos amis. Respectons-nous, n'ayons pas peur de l'URSS au point de devenir lâches, la politique (et singulièrement avec l'URSS) est d'abord un rapport de forces ; les pays du Tiers-Monde que l'URSS conquiert sont au pire neutralisés (Cambodge, Éthiopie, Angola), c'est le chaos ; au mieux, l'URSS déçoit, son influence recule, il faut en profiter et ne pas confondre l'amour de la paix avec le souci de notre tranquillité.
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Nous devons nous faire respecter et d'abord sur notre sol : chassé par la peur et la misère qui sont fruits de la surpopulation, le Tiers-Monde franchit nos frontières ; quoi que nous fassions ou ne fassions pas, chez nous, il fera toujours meilleur que chez eux, chaque vague d'immigrés dont la situation a été régularisée s'est toujours trouvée relevée par une autre vague de clandestins. Il n'y a pas de raison pour que ce mouvement s'arrête *naturellement* et plus il s'accentuera plus il sera difficile, de le contenir.
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C'est une agression, une invasion, elle correspond au fléchissement de nos naissances et nous conduit sûrement au sous-développement et à la perte de notre identité car il n'y aura pas, en effet, de melting pot, ne confondons pas les Africains et Asiatiques d'aujourd'hui avec les Polonais et Italiens d'hier qui voulaient être Français moins pour obtenir des avantagés matériels que pour se fondre dans une nation, à leurs yeux prestigieuse.
Rien de pareil avec l'immigration du Tiers-Monde ; il est des incompatibilités culturelles, et les différences ethniques les accusent plus encore. Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons qu'être énergiques, c'est une question de souveraineté, c'est une question de légitime défense ; certes, il convient d'éviter les vexations, les fausses raisons et contraintes inutiles ; mais n'oublions pas qu'on ne se défend pas mollement ; on ne se défend pas avec la peur de déplaire.
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Nous devons enfin respecter le Tiers-Monde en nous interdisant les volontaires aveuglements, flatteries, indulgences, fausses réciprocités et symétries. En effet, loin d'être un « mineur », le Tiers-Monde, ou plutôt ses dirigeants savent exploiter les rivalités économiques et politiques des grands et des moins grands ; ils connaissent nos craintes, nos points forts et mieux encore nos points faibles, dévoilent nos calculs, décryptent les doubles langages, utilisent et méprisent la volonté de plaire de trop de nos diplomates : ils sont secrets, nous leur sommes transparents.
Une déontologie est nécessaire, elle n'est pas suffisante, et, coopérer s'avère au cours des ans de plus en plus difficile ; nous ne pouvons pas, dans l'analyse, aller à l'essentiel puisque ces pays sont différents, ce qui est important chez les uns est accessoire chez les autres, il faut tout examiner, difficile méthode.
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Retenons que l'aide française n'est plus la seule, elle est tantôt renforcée, tantôt contrariée par d'autres aides bilatérales ou multinationales ; en Afrique francophone elle doit subvenir à tout. L'orage gronde-t-il ? elle devient le seul recours, et s'épuise alors à contenir, militairement et économiquement, des sinistres. Il n'est plus question de développement mais de survie. Coopérer est devenu difficile car, pour trop de négociateurs africains, il ne s'agit jamais d'être *responsables ensemble* de grands projets, la responsabilité (donc le pouvoir) serait partagée, ils ne le veulent pas ; aussi, intéressés par le seul court terme, se contentent-ils de nous arracher le maximum de biens, de services, de promesses vite qualifiés d'engagements. -- Bien sûr ce propos exige des nuances... de l'assisté total aux rares pays qui, par leurs ressources minières ou agricoles, offrent un marché solvable à nos exportations...
Coopérer est devenu difficile, il faut se défendre contre de harcelantes demandes des gouvernements ; il y en a tant qu'il est bien difficile d'organiser, de prévoir, de suivre ; la rigueur devient impossible et on se console en appelant « politiques » les projets économiquement déraisonnables.
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Que ne plus faire ? Que faire ?
Nous avons vu que l'Ouest imagine tantôt des sociétés exotiques rendues à leur primitive innocence tantôt un Sud qui aurait rattrapé son « retard ». -- Ce n'est qu'un rêve et la « sagesse africaine » un alibi, car la société qui l'a portée, sécrétée se disloque, la surpopulation qui est le fruit du « développement social » (DDT, eau potable, médecine préventive etc.) en est la cause et cette surpopulation, inéluctablement, appelle des régimes de plus en plus policiers, de plus en plus étrangers à nos sensibilités occidentales et à la « sagesse africaine »...
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Le Sud ne rattrape pas non plus son « retard », les différences culturelles en sont la cause. Alors la tentation est grande de renoncer et de masquer notre retraite en privilégiant l'aide internationale, en étendant nos soins à tout le Tiers-Monde. Mais agir ainsi serait faire la part belle à l'URSS ; elle jouerait les conseilleurs et jamais les payeurs ; puisque l'aide internationale ou bien réparerait toujours les catastrophes économiques nées de mauvais choix politiques ou, n'y parvenant pas, recueillerait tous les ressentiments. Agir ainsi, sans drapeau, abstraitement, administrativement, serait rendre les classes dirigeantes du Tiers-Monde encore plus irresponsables, assistées, cyniques, expertes en mendicité. Mais surtout, agir ainsi, aider tout le Tiers-Monde c'est répétons-le, se montrer injuste.
Paradoxe ? Non pas ! Parce que pour n'être plus juridique, pour n'être plus militaire, pour n'être plus politique, pour n'être plus culturel, malgré bien des outrances de langage et bien qu'une génération soit passée depuis les indépendances, *l'empire colonial français n'est pas encore mort.* On a cloué au pilori de l'histoire le « colonialisme » mais les mentalités ne sont toujours pas décolonisées, nous sommes toujours la « métropole », on nous refuse le droit d'être des étrangers comme les autres. Le Tiers-Monde et particulièrement « l'empire » nous enferme dans des « alternatives pièges » : nous n'intervenons pas : nous sommes des égoïstes ; nous intervenons : vite nous devenons Père Noël et parfois gendarme ; nous refusons l'aide alimentaire : nous sommes des affameurs ; nous la dispensons : nous désorganisons la paysannerie ; nous accordons des prêts et on dénoncera le poids de la dette ; nous refusons des crédits : c'est manquer de confiance ; nous laissons des tyranneaux embastiller et massacrer : c'est de la complicité ; nous les empêchons de nuire : une intolérable ingérence ; une industrialisation se fait-elle jour avec le concours de firmes occidentales ? c'est du néocolonialisme ; nous ignorons les différences : c'est du racisme ; nous les respectons c'est encore du racisme...
Liens ou chaînes ? colonialisme ou épopée coloniale ? une grande aventure sentimentale ou une exploitation ? -- L'ambiguïté n'est toujours pas levée.
38:285
Périodiquement on annonce une « nouvelle politique de coopération française », ce n'est pas sans raison, car, sous les tropiques, *aucune action efficace n'est longtemps bénéfique ;* les sociétés comme les sols y sont si fragiles qu'il n'y a pas de bon choix qui ne devienne vite une erreur. -- Ainsi nous avons misé sur la santé, puis sur l'éducation, puis sur l'industrie ; nous optons maintenant pour les projets agricoles, c'est avec raison puisque le Tiers-Monde ne doit pas dépendre des produits vivriers venant de l'Occident, -- c'est bien aujourd'hui mais nous ne pouvons savoir s'il faut en attendre la modernisation du paysannat africain ou sa destruction car, *si les sociétés évoluent, elles n'évoluent jamais selon des plans préétablis ;* et elles n'évoluent pas forcément vers le progrès, le développement ; en toute logique, rares sont les pays d'Afrique où la stérilisation des sols, l'épuisement des matières premières et la prolifération humaine ne se conjuguent pas pour créer les situations les plus préoccupantes.
En effet lorsque, dans un système socio-économique donné, il y a des hommes en trop, l'équilibre se rétablit toujours par famine, malthusianisme, épidémie, migration ou guerre.
Nous en sommes là, nous avons pris la responsabilité d'empêcher les famines et les épidémies, le malthusianisme est jusqu'à présent refusé ; les « PMA », les *pays les moins avancés,* « sous perfusion », vont-ils attirer la guerre comme l'antilope malade le lion ? Qui profitera de ces guerres ? L'URSS, heureuse de trouver là un terrain de conflit non atomique, donc à risques limités, heureuse d'étendre le champ du socialisme et d'humilier l'Occident ? Ou bien l'intégrisme musulman ? Cette guerre sera-t-elle limitée ou, par le terrorisme, débordera-t-elle en Occident ? Assisterons-nous à une déflation démographique par banditisme, anarchie, émeutes, lutte pour le pouvoir ? -- Aucune hypothèse ne peut être écartée.
\*\*\*
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Notre coopération toujours présente, secourable, empressée, volontiers humanitaire, est à l'image d'une digue, elle permet de différer les révisions déchirantes, elle évite de payer le prix journalier, des nouveaux choix ; mais on ne connaît pas de digues résistant à une pression d'année en année accrue. Aussi il faut détourner une partie de l'eau. Il faut se résigner à parfois dire non. Non aux entreprises d'État même qualifiées de « conquêtes du peuple », non aux subventions budgétaires qui trop souvent ne servent qu'à payer de trop nombreux fonctionnaires ; non aux études supérieures en France de premier et second cycle alors qu'il y a des universités en Afrique ; non aux ambitieux projets alourdis d'insupportables charges récurrentes ; non à ce qui conduit à la prolifération humaine ; non à une assistance technique de petits Blancs. On ne s'est pas assez avisé que le petit Blanc n'est pas une invention de quelques grands Blancs, -- le petit Blanc est un produit de la culture africaine, c'est un Blanc « casté », parce que de « métier », parce que « travailleur », -- le travail, nous l'avons dit, n'est pas, là-bas, une activité honorable, -- et nous nous mettons à travailler pour eux, à leur place, dérisoire entreprise, esclavage volontaire, -- le contraire du colonial qui faisait faire et, par son seul prestige, pouvait presque tout. Pour certains États, disposer d'un grand nombre d'assistants techniques blancs est une marque extérieure de richesse, rien de plus, et le ministre qui n'a pas son conseiller blanc s'estime lésé. Se respecter, se faire respecter, respecter ; comprendre que des voies, bonnes à l'origine, finissent en impasses est bien mais encore insuffisant et c'est avec angoisse, avec rancune, avec insistance que le Tiers-Monde et les tiers-mondistes exigent de nous un nouvel effort et pourtant l'échec de la coopération est de plus en plus difficile à cacher. Aussi, comme le chasseur égaré en brousse, remontons nos traces, revenons au point de départ, il ne proposait pas le développement mais l'indépendance, l'aide n'était qu'un moyen, un moyen provisoire.
40:285
Certes il ne s'agit pas de s'enfermer dans l'indifférence mais de se bien persuader qu'à l'exemple de la colonisation, la coopération est aussi une complicité, qu'à l'exemple de la colonisation, qui inéluctablement a évolué vers la décolonisation, la coopération doit elle aussi évoluer vers la « décoopération », progressivement mais fermement, cessons de jouer les sauveurs abusifs, c'est si facile, refusons un appui trop attendu, considéré comme dû, ne favorisons pas le rétif clientélisme de ces nations.
Nous revenons ainsi au grand problème colonial : qui assimile quoi ? le colonisateur assimile-t-il le colonisé ? ou ce dernier assimile-t-il chez le colonisateur ce qui lui convient ?
Nous avons, par pouvoir africain interposé, imposé nos conceptions de développement, c'est l'échec, alors laissons flotter les commandes, intervenons le moins possible, un équilibre se fera, nous pouvons difficilement l'imaginer, mais ce sera celui des Africains, -- des Asiatiques du Sud-Américain -- le ou plutôt les leurs.
Périlleux défi, objectera-t-on car, ressenti comme un désengagement, il peut faciliter les ambitions de l'Est en invitant les classes dominantes du Tiers-Monde à jouer la bascule entre les blocs. C'est un risque toutefois moins grand que la poursuite d'une politique humanitaire à court terme. En effet quels sont les mérites de l'URSS en Guinée ? en Éthiopie ? en Angola ? au Mozambique ? au Viet-nam ? ces zones conquises par l'Est ne sont pas des pôles d'attraction mais des repoussoirs et les frontières en Afrique sont trop poreuses pour que les expériences de dénaturation des hommes y réussissent.
Dans le conflit Est-Ouest, le Tiers-Monde doit parier : qu'il joue les boutefeux pour le compte de l'Est, en admettant que par finlandisation ou conflit armé celui-ci l'emporte, alors l'Est pillera, exploitera l'Europe qui cessera d'inventer et d'entreprendre, le Tiers-Monde et singulièrement l'Afrique ne sera plus alors d'aucune utilité... échec et mat plus deux ou trois pions égarés sur un coin de l'échiquier mondial.
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Pour ces raisons le Tiers-Monde ne peut être l'ennemi de l'Occident ; comme dans un pari pascalien inversé, il n'est pas sûr de « gagner » mais il est certain qu'une victoire de l'Est le plongerait dans la plus sombre des régressions.
Roger Pascal.
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### USA : la vie en formules
*"1984" d'Orwell*
par Thomas Molnar
L'AN DERNIER, à Noël, une table ronde de professeurs s'est réunie à New York afin de débattre la signification de l'ouvrage de George Orwell, *1984*, au seuil de l'année portant ce même chiffre. La majorité des participants dénonça, comme de rigueur, les régimes totalitaires, l'Union Soviétique en premier lieu, incarnations par excellence des idées exprimées dans ce roman devenu, au cours des décennies, de moins en moins fiction. Une seule communication, celle d'un professeur de Baltimore, Mark Crispin Miller, adopta une autre orientation, un autre diagnostic. Pour Miller, *1984* n'est pas que la description profonde et analytique du régime totalitaire, c'est aussi le rayon X dirigé sur les sociétés occidentales, et tout particulièrement les États-Unis, sous le régime obsédant de la télévision. On se rappelle le rôle décisif du téléviseur dans la vie des citoyens de l'Océanie dans le roman d'Orwell : ceux-ci ne cessent d'être observés, surveillés, commandés par Big Brother qui pénètre dans ce qui leur reste d'existence privée, intime.
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Ah, c'est à l'instar du KGB, dit-on, et de ses nombreuses descendances ; à quoi le professeur Miller, dans un long article, répond que les citoyens américains -- et peu ou prou ceux des pays occidentaux industriels, de consommation -- sont, eux aussi, exposés à chaque heure au lavage de cerveaux télévisionnique. La différence c'est qu'ils s'y soumettent sans s'en rendre compte, voire, ils se substituent à la volonté des manipulateurs, commerciaux, thérapeutiques et pseudo-religieux, en se regardant regarder. L'effet est le même que dans le roman : la robotisation, le stéréotypage, le *novlangue* (*newspeak*)*,* l'oubli du passé, de la conversation, de la vie en famille.
La thèse de Miller est quelque peu -- je dis *peu --* exagérée, comme se doivent d'être les thèses nouvelles, impopulaires et qui cherchent à cerner le sens d'une configuration sociale. L'auteur ne tient point compte, notamment, de la prédilection américaine pour penser et vivre selon les formules toutes faites, bien avant l'invention du téléviseur : depuis que les Puritains ont jeté les bases idéologiques de cette société. Puritanisme qui a été la marque d'une certaine conception rigide de la morale, mais qui a survécu dans le dévergondage sexuel d'aujourd'hui : on a été longtemps *moral* selon un certain nombre de formules, on est actuellement *immoral* selon d'autres. Dans le mouvement pendulaire d'une société vaste, finalement tout est réglé, y compris l'entente générale pour considérer tout cela comme liberté. Liberté selon la formule suprême : *the American way of life.*
Des exemples ? Mais chaque instant du quotidien en fournit en abondance. Dès l'école, voire au collège, ce sont les « *objective tests* »*,* au lieu de l'essai, du commentaire guidé ou bien alors, à l'intention des « enfants exceptionnels » (autre formule), le dosage scientifiquement établi de matières sérieuses et de cours de « socialisation » afin que les connaissances et les « *social graces *» puissent aller ensemble. Suivent les innombrables pamphlets, brochures et bouquins sur l'art de se faire populaire, de trouver un partenaire à épouser, de n'avoir que deux enfants, d'entrer en copinage avec Dieu, de réussir dans les affaires, dans la vie sentimentale, de choisir son sénateur ou sa marque de savon et de voiture. Qu'est-ce, si ce n'est soit le puritanisme, soit le puritanisme à l'envers, où n'importe quel mouvement de l'existence personnelle est subtilement lié à la possibilité de gagner de l'argent -- tout comme chez les Puritains d'origine la prospérité était signe que l'individu en question avait la faveur de l'élection divine ?
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La société de consommation a simplement multiplié les occasions d'obtenir -- non plus la faveur divine, mais celle du patron dont dépend la promotion, donc les signes de la prospérité, elle aussi réglementée selon l'*image* de l'individu prospère : monsieur (ou madame) souriant, appuyé sur la voiture dernier modèle, le pavillon rêvé (*dream house*) à l'arrière-plan. Dieu ne regarde plus, mais bien l'œil du petit écran qui vous dit infailliblement ce qu'il convient de faire, d'acheter, de choisir comme lieu de vacances. La télévision n'est pas dans ce processus le premier coupable, comme le pense le professeur Miller, elle est l'instrument qui élargit énormément, en l'accentuant, le diktat de tout réduire en formules. Est-ce Big Brother qui donne directement les ordres ? Point, ce qui crée l'impression d'une liberté totale, d'un style de vie à l'opposé des systèmes totalitaires. Les ordres -- anonymes -- sont donnés par images interposées : voilà ce que vous devez faire pour mériter, point la grâce divine, mais l'approbation des fabricants d'images (*image makers*) et des autres consommateurs. Ce qui chez les Puritains était le peuple des élus, est devenu quelques siècles plus tard, le peuple des consommateurs avertis : des produits cosmétiques ou de la secte de tel gourou.
On dira : c'est peut-être vrai au niveau de l'industrie et du commerce, ou de la propagande gouvernementale, mais faux en ce qui concerne la culture. Nous sommes témoins, poursuit-on, d'une émancipation décisive, justement, du carcan que le Puritanisme étroit nous a légué. Preuve : la recevabilité sociale du féminisme, de l'homosexualité, des formes diverses de la « contre-culture ». Bref, du fameux « non-conformisme ».
Or, cet anti-conformisme est la dernière preuve de la conformité aux formules. La volte-face des années 70 a été exécutée avec la précision réglementaire de soldats dans les rangs. Le marché (toujours lui) vit soudain l'apparition d'articles et de livres faisant l'éloge d'un « *autre style de vie *» langage, attitude, images, publicité, produits ont été d'un coup réorientés, les cheveux rallongés comme sur ordre, le laisser-aller vestimentaire imposé aux jeunes, la tolérance sexuelle à tous. La mini-jupe devint aussi obligatoire que la robe longue et informe chez l'aïeule. Et ce n'est pas qu'une question de mode dont la nature est de changer, de se renouveler ; il s'agit chaque fois d'une quasi-idéologie, c'est-à-dire d'une justification au nom du *progrès,* de la *démocratie,* de l'*égalité,* bref il s'agit d'un *culte.* Si vous ne l'adoptez pas et ne vous inclinez pas, ce n'est point une question d'avoir vos propres idées et préférences : on vous regarde de travers, à la manière d'orthodoxes prêts à expulser, voire à assommer, l'hérétique. L'indéfinissable religiosité, l'esprit puritain, est dans l'air, semant la mauvaise conscience pour la faute de ne pas adorer le même Dieu, de ne pas se mettre à l'unisson de l'énième version de la Formule.
45:285
Cela va de la politique étrangère au « bonjour » du matin. Pour la première, la bonne formule c'est la démocratie style USA, que ce soit pour L'Indonésie ou pour le Zimbabwe. Un certain nombre de termes incantatoires doivent être inclus dans la Constitution du Salvador ou des Philippines pour obtenir l'approbation divine, pardon, je veux dire sénatoriale -- avec les mannes-dollars qui l'accompagnent. Identiquement sur le plan des salutations quotidiennes. Il y a deux ans -- j'oublie le jour et l'heure -- on commença à dire dans les rues, les magasins, les restaurants, les supermarchés : « *Have a vice day* ! » Oui, bien sûr, c'est la « *bonne journée* ! » des Français, mais cela n'avait jamais été utilisé aux États-Unis, j'ignore quel expert en relations publiques l'a inventé. Comme le feu de prairie, « *have a nice day* » se répandit instantanément, de l'Atlantique au Pacifique. Les magasins, les collèges l'ont mis sur le sac portant leur marque, et Washington accorde un petit pourcentage d'exemption d'impôt aux firmes qui l'inscrivent sur leur produit. Depuis un an, le panneau lumineux des autobus new-yorkais salue le passager qui monte ou descend avec le « *have a nice day* » obligatoire. J'avoue que cela a fini par me rendre malade -- tout comme les centaines d'injonctions, conseils et avertissements lesquels, du « danger de fumer » jusqu'aux raisons dites psychologiques pour ne pas donner une fessée aux enfants, m'imposent une langue de bois et me baignent dans une atmosphère pédagogico-thérapeutique.
L'existence de la télévision, malgré les thèses de M. Miller, n'a fait que renforcer -- immensément, je l'admets -- cette tendance (idéologie ?) innée à tout réduire en formules. Pourquoi ? Parce que le Puritain se méfie de son âme, condamnée par Dieu à la perdition à cause du péché originel, et n'en reconnaît pas les expressions, les vibrations, les désirs. Comme il ne se confesse point, il cherche l'allègement ailleurs : la psychanalyse, la formule scientifique, l'approbation sociale. Et même lorsqu'il cesse de croire en Dieu, et en l'âme (remplacée par la *psyché*)*,* il continue à craindre le péché, péché vague, non-défini, laïcisé, et à l'exorciser par la Bonne Formule. La télévision, ce moderne père confesseur au salon ou en face du lit (quel symbole !) apporte chaque soir et le délassement et la formule approuvée du jour.
46:285
Si vous achetez ceci, votez pour cela, mettez telle crème de beauté, détraumatisez votre enfant, eh bien, vous méritez le titre de *démocrate,* de *consommateur,* d'*anti-raciste,* d'*anti-sexiste*. C'est le sermon du pasteur puritain d'antan, seules les formules ont changé. Mais pas le sentiment du péché et l'obéissance à la parole de Dieu, je veux dire à la Formule.
Deux remarques pour conclure. Le professeur Miller monte en épingle, à juste titre, l'anonymat de ce Big Brother à l'américaine qu'est le téléviseur. D'ailleurs, le génie de George Orwell a été précisément d'en faire une présence anonyme, point un Hitler ou un Staline, objets d'un culte de la personnalité. Cependant, le fait d'être anonyme n'allège guère le poids du phénomène « big brother », il l'aggrave peut-être car le citoyen ne peut localiser le centre de commande ni s'en expliquer les mobiles et la stratégie. Il est sans défense ; qui plus est, il ne veut pas se défendre. Il attend la Formule suivante.
La deuxième remarque porte sur l'universalisation de la Formule. Si l'Amérique l'a « inventée », et a élaboré les techniques de sa manipulation, son mode d'emploi, pourrait-on dire, c'est l'Occident tout entier qui l'a adoptée, ou, disons, l'adopte chaque jour davantage. L'Occident qui désapprend son histoire, ses philosophies, jusqu'à son langage et son architecture, qui défigure et détruit ses villes et ses campagnes -- cet Occident est prêt à vivre selon la Formule, substitut de tout le reste. Mais ça c'est une autre histoire.
Thomas Molnar.
47:285
### Le mariage de Judith
par Yves Daoudal
EDWARD est le rejeton d'une famille de hobereaux récusants, les Rougham. Les Récusants sont ces Anglais qui refusèrent l'anglicanisme dès le premier jour et demeurèrent indéfectiblement catholiques malgré les persécution. Edward est donc un produit de la plus ancienne tradition anglaise, terrienne et catholique. Judith est la fille du PDG d'une grande firme de rubans adhésifs, de formation protestante mais agnostique. Judith se convertit au catholicisme. Les deux jeunes gens se marient. Ainsi commence *Le mariage de Judith,* roman de l'abbé Bryan Houghton publié chez DMM (Bouère 53290 Grez).
Nous sommes en 1957. Le couple va vivre la période du concile et l'après-concile. Les réactions d'Edward et celles de Judith vont être radicalement différentes. Judith, convertie de fraîche date par « reddition sans condition à la Foi comme telle », comprend aussitôt ce qui est en train de se passer.
48:285
La foi à laquelle elle s'est livrée, la messe qui a déterminé sa conversion, elle les défendra quoi qu'il arrive, contre les évêques s'il le faut, contre le pape même si le pape change la religion. Edward, catholique d'ancienne lignée, fait toute confiance à l'Église institutionnelle : « Ce qu'il faut préserver à tout prix, c'est l'autorité de l'Église enseignante, même si cela conduit à accepter des expressions ambiguës ou inadéquates de la foi -- et ce notamment parce que nous ne sommes pas en situation de juger de leur ambiguïté ou de leur inadéquation. » Edward veut bien admettre cependant un seuil au-delà duquel il ne sera plus possible de dire amen. A Judith de proposer ce seuil. Et celle-ci donne trois exemples (nous sommes en 1963) : le rejet de la messe traditionnelle, la reconnaissance de la validité de tous les ministères ecclésiastiques (notamment les ordinations anglicanes), la licéité des moyens artificiels de contraception. Edward éclate de rire. Que va-t-elle chercher là ! Judith précise : « Je ne dis d'ailleurs pas que cela arrivera par promulgation de lois positives, seulement on laissera les choses se faire et on omettra de condamner. » Edward promet qu'évidemment il protesterait si de telles choses -- absolument invraisemblables -- devaient se produire.
Or peu à peu voici que les prêtres changent la messe, font des célébrations œcuméniques, et font de la propagande pour la contraception artificielle, avec la bénédiction des évêques. Judith, accrochée à sa foi, résiste. Edward vacille en même temps que les évêques en qui il a mis toute sa confiance. Il met son dernier souffle d'espérance dans le pape. Mais il voit Paul VI au cours d'une audience privée, et il perd la foi pour de bon. En fait ce ne sera qu'une éclipse. Mais tel est le fruit du concile : la destruction de ce couple de catholiques fidèles, la division introduite jusqu'au sein des familles par ceux qui accusent les catholiques attaches à la Tradition de mettre la division dans l'Église.
\*\*\*
49:285
Dans ce livre très riche en contrastes violents, le plus saisissant est la comparaison entre Pie XII et Paul VI. Edward et Judith font leur voyage de noces en Italie. Comme ils portent le nom d'une célèbre famille de Récusants, qui comporte un martyr (au XVI^e^ siècle), un cardinal et une vénérable, ils sont reçus en audience privée par Pie XII. Il faudrait citer ici intégralement les deux pages magnifiques (63-64) que l'abbé Houghton consacre à cette entrevue. « Les yeux étaient noirs et brillants -- de zèle ou d'angoisse ? Il donnait l'impression de regarder à travers ses interlocuteurs, sans les voir. » Pie XII évoque l'histoire des Rougham. « Le pape cessa de les voir et son regard se fixa dans l'éternité. » Puis il leur dit : « Dans sa miséricorde, Dieu a permis que la persécution prenne fin en Angleterre, mais la souffrance n'a pas de fin. Vous trouverez l'ennemi à l'intérieur et non à l'extérieur de l'Église. Du haut de la chaire de Pierre, Nous le voyons venir. De là où Nous sommes, Nos regards portent au loin. Vous souffrirez davantage que vos ancêtres, monsieur Rougham, mais ils devront demeurer pour vous un exemple. Il n'y a qu'une noblesse humaine : la souffrance noblement supportée. » Judith demande au pape de bénir leur crucifix. Celui-ci, qui est une véritable œuvre d'art (il date du début du XVI^e^ siècle) a une très grande importance tout au long du livre, et il lui arrive à lui aussi un certain nombre d'aventures. Ce crucifix, qui est un grand panneau de bois, est resté chez Judith et Edward, qui demandent au pape de le bénir à distance, après l'avoir sommairement décrit. « La bouche du pape se tordit d'étranges façons. Son regard les quitta. Il y eut un long silence. -- Nous le bénissons. Les bras de ce crucifix seront toujours étendus sur vous, en gage de souffrance et de miséricorde. La miséricorde divine est si incompréhensible à l'homme qu'elle le fait même souffrir. Cependant c'est la miséricorde divine. Il faudra boire jusqu'à la lie les calices de miséricorde de votre crucifix. Vous le ferez. Je sais qui vous êtes (le pape employa soudain le singulier) bien que je ne vous aie jamais vus. Vous avez toute mon affection bien que nous ne devions jamais nous revoir.
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De votre côté, chaque fois que vous serez chez vous. Nous vous ordonnons (il reprit ici le pluriel) de vous agenouiller devant votre crucifix, pour un simple instant d'adoration silencieuse et Nous vous accordons une indulgence plénière à l'heure de la mort. » (Ces paroles du pape sont bien entendu en rapport avec la suite de l'histoire -- que je ne dévoilerai pas.)
Voici maintenant Paul VI, en 1965. Ici encore, il faudrait tout citer (pages 179-181). Tout d'abord l'audience privée ne l'est pas. Dans la grande antichambre, quatre groupes attendent le pape. Celui-ci est accompagné, ou plutôt dirigé, par le prélat qui a donné son accord aux Rougham pour l'audience. Le pape converse d'abord aimablement avec des prêtres italiens, puis le prélat le dirige vers un groupe d'Américaines qui présentent une pétition pour un changement d'attitude de l'Église vis-à-vis de la contraception. Paul VI reste muet, mais le prélat se montre « affable et encourageant ». Puis le pape se tourne vers deux Asiatiques. « Visiblement l'entretien ne se déroulait pas bien. » Judith entend le pape prononcer les mots « confiance, obéissance, paix ». Le plus vieux des deux Asiatiques se met à pleurer et tombe à genoux. Mais le prélat entraîne le pape... Cette fois vers les Rougham : Mais il l'arrête aussitôt et lui murmure : « Sans intérêt. Ce sont des intégristes anglais. » Le pape avance d'un pas. Le prélat se précipite sur Edward et lui dit que le pape est très en retard. Les Rougham reçoivent seulement la bénédiction apostolique. « Judith avait vu les yeux du pape très nettement quand il s'était tourné vers Edward et elle... Non, il n'y avait pas d'affection dans ces yeux-là ni de demande d'affection. Décidément ces grands yeux marron l'hypnotisaient... Non, ils ne rayonnaient pas, mais ils exprimaient quelque chose, quelque chose de négatif, qui n'était ni de la souffrance ni du chagrin. Mélancolie aurait été le bon mot s'il n'avait été trop poétique et trop faible. Non. Les yeux du pape étaient des puits de solitude qui s'enfonçaient dans un abîme de tristesse, une sorte de tristesse originelle, avant que la lumière fût.
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Ils n'imploraient ni pitié ni compassion. Judith les trouvait effrayants. » Quant à Edward, « quelque chose en lui s'était brisé ».
\*\*\*
Nous avons vu que Judith devait sa conversion à la messe. Le livre de l'abbé Houghton comporte des passages sublimes sur la messe. Sublimes parce qu'ils sont rédigés dans un style extrêmement simple, celui de la conversation courante, et qu'ils font appréhender de façon directe, immédiate, le mystère du saint sacrifice. La description de la première messe de Judith est une véritable parabole. Une parabole où l'humour occupe une grande place, cela va de soi chez l'abbé Houghton, comme chez son aîné Chesterton. Le trait est volontiers forcé, proche de la caricature, mais le message passe. Et c'est ce qui importe. Cela seul importe. Si c'est au prix d'un sourire, qui s'en plaindra ?
Que voit donc Judith ? Des enfants qui font rouler des pièces de monnaie par terre, d'autres qui mangent des bonbons ou font du trapèze sur leur banc sans que cela émeuve les parents, le père passant son temps à ranger « d'innombrables images dans son paroissien » et la mère « dévidant son chapelet dans un incessant cliquetis entrecoupé de signes de croix frénétiques ». Le prêtre qui tourne le dos à l'assemblée et « débite à grande vitesse d'incompréhensibles formules latines ». A un moment les enfants reçoivent une bonne gifle et tout le monde se met à genoux. « Le silence tomba. Un silence comparable au silence originel avant même que le monde fût. C'était colossal. Cependant tout continuait, absolument hors du monde, sans rien d'humain. »
« C'était donc cela, la messe. » CELA. Et Judith va répéter ce mot à plusieurs reprises. Cela : mot qui exprime une réalité objective, dénuée de toute connotation psychologique. Mot neutre qui indique que cette réalité n'est pas humaine, qu'elle est au-delà de l'homme. Tout à coup Judith comprend que des milliers et milliers de martyrs sont morts pour « cela », et non pour des idées abstraites.
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Et elle comprend que ces gens qui assistent à « cela » ne viennent pas participer à une cérémonie communautaire ni demander la paix entre les peuples ou la justice sociale, ils viennent adorer. « L'objet de leur adoration était parfaitement clair : c'était la Présence réelle. » Seule la Présence compte, et elle apparaît comme une évidence. L'attitude du prêtre, son effacement, conforte cette constatation. « Au fond, il était arrivé comme un plombier avec son apprenti. L'eau branchée, le robinet de la vie éternelle ouvert, il était reparti emportant ses outils. »
Deuxième messe de Judith, qui va revoir Edward qu'elle n'a encore vu qu'une seule fois : « Elle était bien trop excitée pour faire la moindre attention, mais elle était tout de même en état de s'apercevoir d'une chose étrange : qu'elle fasse attention ou non ne changeait pas grand chose. La messe était si loin des affaires humaines que ses pensées, ses attitudes, ses désirs n'ajoutaient ni ne retranchaient rien. Elle quitta les lieux aussitôt que possible, comme une catholique chevronnée, satisfaite de n'avoir rien fait. Elle avait été en présence de son Créateur : que pouvait-on souhaiter de plus que ce face-à-face. »
Nous avons évoqué le contraste Pie XII-Paul VI. De même il va y avoir violent contraste entre la messe traditionnelle de 1956 (pp. 21-24) et la première messe transformée à laquelle assiste Judith en 1964 (pp. 143-146), qui n'est donc pas encore dite selon le nouvel ordo mais est déjà un renversement de la messe traditionnelle. L'autel a été avancé, le tabernacle déplacé, le prêtre se met « là où se trouvait naguère le saint sacrement ». A la place du crucifix il y a un micro. Le prêtre est face aux fidèles. Sa personnalité -- c'est-à-dire ses défauts -- capte l'attention. Quant aux fidèles, sous les yeux du prêtre, ils doivent « participer », manifester qu'ils sont membres de l'assemblée. « Les distractions avaient été un fléau, elles étaient maintenant organisées et continuelles. » Avant, l'unité de l'assemblée naissait de l'abandon de chacun devant la Présence. La messe était théocentrique. Maintenant c'est à l'assemblée de construire activement son unité, la messe est devenue anthropocentrique, autour de la personne du prêtre et de la personne des participants.
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L'important n'est plus le Verbe, mais la logorrhée humaine. Une religieuse dit à Judith : « Nous avions la grâce d'être conviés à un drame divin, nous ferons désormais de la figuration intelligente dans une comédie musicale. Nous entendrons tout ce qui se dira mais jamais ce qui se fera : le Père proférant le Verbe fait chair et le Verbe retournant au Père en sacrifice pour notre rédemption. »
La messe n'apparaît plus comme étant CELA. Et les prêtres, qui font fonctionner leur « créativité » bien avant que Rome le leur permette, en sont très fiers. Les prêtres se font laïcs. Les laïcs sont tous prêtres. C'est l'égalité du peuple de Dieu ? Non, c'est le triomphe du cléricalisme : les réformes qu'imposent les prêtres aux fidèles, ils les rendent obligatoires sans demander leur avis. La démocratie ne concerne que la caste des prêtres-présidents. Et quiconque émet la moindre réserve est indigne de la nouvelle Église, un diviseur à la solde des forces réactionnaires. L'abbé Houghton n'aime guère les jésuites et les rend responsables d'une rationalisation de la religion. (Pour l'abbé Houghton comme pour son voisin Gustave Thibon, les plus grands penseurs de l'humanité sont les poètes et non les philosophes.) C'est cette rationalisation, pervertie, qui est le moteur de l'aggiornamento. Or une fois qu'on met en doute rationnellement des convictions jusque là établies dans leur certitude, il n'y a pas de raison que cela s'arrête. L'Église est maintenant dans le vrai, disent-ils. Jusque là elle s'est trompée, dans ses rapports avec le monde, dans les rapports entre la foi et les rites, etc. Mais si elle s'est trompée avant, il n'y a pas de certitude rationnelle possible qu'elle soit aujourd'hui dans le vrai. Et de fil en aiguille, les prêtres perdent la foi, abandonnent le sacerdoce et se marient...
L'un de ces prêtres demande à Judith si elle approuve le mariage des prêtres, puisqu'elle a dit à ce champion des réformes sociales que la seule réforme sociale introduite par le Christ a été l'institution du mariage monogame indissoluble. Judith fait une réponse admirable.
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Le milieu social dont le prêtre est originaire ne doit avoir aucune importance pour lui en tant que prêtre, dit-elle. Cela ne lui est possible que s'il est célibataire. Car la femme, elle, est un animal social, elle élève ses enfants dans un certain milieu. Mais le clergé anglican ? objecte le prêtre. Judith répond que justement « les ministres anglicans sont d'un milieu qui dépend de leur mariage ». « Socialement, la femme du pasteur compte beaucoup plus que son mari. » D'autre part, si les prêtres se marient, automatiquement ils en viendront à former une caste héréditaire. Le célibat ecclésiastique a ceci d'extraordinaire que « chaque génération de laïcs doit fournir les prêtres de la suivante ». « Une des manifestations les plus évidentes de la sainteté de l'Église est d'avoir demandé à ses ministres un tel sacrifice et de l'avoir obtenu. Les vocations au célibat sacerdotal sont un thermomètre infaillible de la piété des laïcs. Je jugerai des fruits du concile sur un seul chiffre : la baisse ou la hausse des vocations. » La condamnation est brutale et sans appel. Mais quels arguments, à défaut de l'annuler, pourraient seulement l'adoucir ?
Ceux qui ont lu *La paix de Mgr Forester* avaient déjà remarqué dans ce livre de fort belles pages sur la messe et sur le sacerdoce. Ils avaient pu constater également quel jugement féroce portait l'abbé Houghton sur les media. On retrouve la même virulence dans *Le mariage de Judith.* Il suffit de se rappeler que l'essentiel de l'action se situe au moment du concile et de l'immédiat après-concile pour comprendre que l'abbé Houghton ne manque pas de matière : ce sont les media qui ont fait le concile, qui ont fait les papes conciliaires, tout autant que les pères progressistes. L'abbé Houghton (pardon, Judith) a même une théorie historique qui pour être outrée et « sans aucun doute très partiale » (ainsi qu'il le reconnaît lui-même) n'en est pas moins suggestive. En quelques lignes, il nous brosse l'histoire des media, depuis l'invention de l'imprimerie, qui a « donné naissance au protestantisme », jusqu'à l'invention du cinéma parlant et de la radio, qui ont « engendré Hitler et Staline ». « Et il fallait se préparer à pire : la télévision permettait un asservissement total des corps et des âmes. »
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Les deux schémas de la première session du concile furent celui sur la liturgie et celui sur les media. « On pouvait croire que les Pères considéraient qu'il s'agissait du même sujet : les media étaient une nouvelle forme de la liturgie et la messe, l'un des media. » L'agitation du clergé provenait pour une part de ce qu'ils lisaient dans la presse catholique, mais plus encore de leur soumission à la télévision, qui s'était installée dans les presbytères et les couvents dans les années qui avaient précédé le concile.
Se souvient-on également de l'étonnante défense des superstitions dans *La paix de Mgr Forester ?* Elle s'enrichit ici d'une charmante métaphore issue du préfixe du mot : « Nous ne transportons pas de boue. Nos superstitions sont précisément *super,* elles flottent à la surface de la foi. Ce sont des navires gaiement ornés : Notre-Dame est leur figure de proue, une escouade de saints garnit leur poupe, des chérubins jouent dans le gréement tandis que les passagers pêchent à la ligne avec leurs chapelets. La boue qui engorge le lit des rivières est lourde et sale ; elle va au fond. Elle n'a rien de *super.* Elle ne contient que des épaves et des écueils : rationalisme, orgueil et doutes. » Les superstitions, dit l'abbé Houghton -- non, c'est Judith -- sont les *fioretti* de la religion.
\*\*\*
Mais voici que je m'égare dans des détails... après avoir évoqué des aspects particuliers du livre... et que je n'ai encore presque rien dit du roman proprement dit. En fait c'est volontaire. Et j'ai quatre bonnes raisons de ne pas l'avoir fait. Premièrement j'ai horreur qu'on me raconte « l'histoire » d'un roman, ou d'un film, ou d'une pièce de théâtre. Et je m'imagine (sans doute abusivement) qu'il en est de même pour les autres. De toute manière l'histoire ainsi racontée n'est pas celle que l'auteur a écrite, car elle est passée à travers la grille psychologique du rapporteur, lequel effectue fatalement un tri qui modifie les intentions de l'auteur.
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Par ailleurs, dans le cas du *Mariage de Judith, il* est impossible de raconter l'histoire du crucifix ou les problèmes conjugaux d'Edward et Judith sans déflorer la totalité de la trame romanesque. Et cela je ne veux pas le faire. La deuxième raison, c'est que si ce roman est avant tout celui de l'héroïsme caché du mariage chrétien, je me sens totalement incapable de parler de ce sujet si délicat sans avoir l'impression de piétiner lourdement ce qu'en dit l'abbé Houghton avec tant de pudeur, de simplicité, de naturel, d'humour, de passion, d'émotion. Et voici la troisième raison. L'émotion intense que l'on ressent à la lecture de ce roman, émotion d'abord toute humaine et qui pourtant plonge dans l'éternel et se révèle en dernière analyse comme étant la nostalgie du Ciel, cette émotion-là on ne peut rien en dire car elle est une affaire intime entre le lecteur et les deux héros du livre. Enfin, quatrième raison : il me paraissait nécessaire de montrer que ce roman est loin d'être seulement, comme on pourrait fort bien le présenter, un roman sur la sexualité vue à la lumière de l'Évangile et sur le mariage chrétien, sa grandeur et ses difficultés, insurmontables sans la grâce. Il n'empêche bien entendu qu'il est d'abord cela, et pour cette raison doit être mis entre les mains des jeunes gens et des jeunes couples ballottés dans un monde hostile aux exigences évangéliques. Ils y trouveront des références, un point d'ancrage, un recours intellectuel et des encouragements, non pas formels et abstraits, mais au contraire profondément humains et sensibles. En un mot, ce livre est un acte de charité, dans toutes les dimensions que cette vertu comporte. La source de cette charité, c'est le saint sacrifice de la messe. C'est pourquoi ce n'est pas arbitrairement que je me suis étendu sur ce sujet.
Yves Daoudal.
57:285
### Fréron et Gilbert contre Voltaire
par Armand Mathieu
IL N'Y A PAS de plus grande injustice littéraire que le destin de Fréron (1718-1776), l'ennemi de Voltaire. Celui-ci l'a fait passer pour un ridicule dans l'opinion dominante de son temps, et par elle dans l'histoire littéraire. On croit que le nom de Fréron ne doit qu'à Voltaire d'avoir survécu. Or c'est le contraire : sans Voltaire, et surtout sans la victoire idéologique et politique des « philosophes », Fréron serait reconnu pour ce qu'il est : une des gloires de la critique européenne, le Sainte-Beuve de son siècle... Mais si Sainte-Beuve est indiscuté, n'est-ce pas un peu aussi parce qu'il rallia la « libre-pensée », au point de saucissonner le Vendredi-Saint ?
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Alors que Voltaire était fils d'un opulent bourgeois parisien et s'enrichit monstrueusement par ses trafics avec les Paris-Duverney, manquant de scrupules au point de voler quelques stères de bois au président de Brosses, Élie-Catherine Fréron, Quimpérois de petite extrace, vécut médiocrement de sa plume, en journaliste indépendant exposé à tous les coups.
58:285
Il avait fait ses classes dans les *Observations sur les Écrits modernes,* la revue de cet abbé Deffontaines, ancien jésuite, traducteur du *Gulliver* de Swift, que Voltaire accusait de pédérastie (parce que l'abbé ne le louait pas assez à son gré). Dans cette revue, puis dans *L'Année littéraire,* bimensuel qu'il fonda en 1754, Fréron rendait justice au talent de Voltaire, à la clarté de son style en prose et en vers ; mais il critiquait son inspiration anti-chrétienne, son manque d'information et ses revirements, son travail subversif de termite.
Quand paraissait quelque bouffonnerie signée d'un nom de fantaisie, dont tout le monde savait qu'elle était de Voltaire, Fréron, avec une ferme ironie, assurait qu'une aussi déshonorante production ne pouvait être l'œuvre d'un aussi grand génie :
-- « Non, Monsieur, je ne puis croire que *Candide ou l'Optimisme,* supposé *traduit de l'Allemand de M. le Docteur Ralph,* quelque ingénieuse que cette brochure vous ait semblé par intervalles, soit du poète fameux auquel on l'attribue... Un ouvrage qui contredit toutes les maximes d'un auteur ne saurait être de lui... De plus... vous savez le peu de cas qu'il fait de ces écrivains qui s'abandonnent au dérèglement de leur folle imagination... Enfin ce roman est trop grossier dans la partie morale pour qu'on puisse seulement le soupçonner d'avoir eu l'idée de le faire. Rappelez-vous ce qu'il écrit de l'indécence de Rabelais... »
Voltaire enrageait. Après la façon dont il avait traité Deffontaines (mort en 1745), et même Marivaux dont il redoutait qu'il n'écrivît contre lui, on pense bien qu'il n'allait pas se gêner avec un aussi mince personnage qu'Élie Fréron. Il l'appela Aliboron, l'accusa de vol, de banqueroute, de séduction, de maladies honteuses -- bref, une campagne auprès de laquelle celles que l'on a reprochées à la presse de droite en des temps plus récents, par exemple contre Salengro, sont d'aimables corrections fraternelles... M. de Voltaire ne faisait même pas effort d'imagination : son fameux quatrain (« L'autre jour au fond d'un vallon / Un serpent piqua Jean Fréron / Que croyez-vous qu'il arriva ? / Ce fut le serpent qui creva ») est un plagiat.
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Or le pouvoir royal, par un système dont le XX^e^ siècle a vu le renouvellement, croyait nécessaire d'*apaiser ses ennemis en leur sacrifiant ses amis.* Louis XV se méfiait de tout ce qui ressemblait à un parti dévot : il craignait d'y retrouver du jansénisme, et il avait été excédé par les évêques qui, pendant sa maladie de Metz, lui avaient reproché ses maîtresses. Le mot d'ordre était donc de ménager la « philosophie », considérée comme un contre-feu, et Mme de Pompadour se faisait peindre par La Tour avec *L'Encyclopédie* pour livre de chevet.
Ainsi, quand Fréron écrivait poliment que certains écrits de M. de Voltaire blessaient la foi, Voltaire criait à la persécution, à la calomnie, et Malesherbes, directeur de la censure, qui cachait chez lui les épreuves de *L'Encyclopédie* interdite, empêchait Fréron de publier. Les plus fortes mises en garde de Fréron contre les préparatifs de ce qui deviendrait la Révolution furent ainsi étouffées. En 1760, Voltaire faisait jouer une pièce, *L'Écossaise,* où son adversaire était représenté comme un Tartuffe. Fréron eut le courage d'aller assister à la pièce, et il en prépara un compte rendu plein d'esprit : Malesherbes en interdit la publication.
Cette tragi-comédie se poursuivit pendant toute sa vie, une génération littéraire, une période capitale où l'avenir politique et intellectuel de la France se jouait pour deux siècles au moins. Élie Fréron, au prénom de prophète, mourut ruiné par les interdictions, et peut-être désespéré.
Son fils devint un des Conventionnels les plus en vue. Ainsi certains fils de harkis se font révolutionnaires...
\*\*\*
Le Lorrain Nicolas Gilbert (1751-1780), qui prenait en vers la relève de Fréron, mourut trop tôt pour donner sa mesure. Mais il fut, avant Chénier, le premier poète de la contre-révolution, ou plutôt de la contre « philosophie ».
Né de modestes paysans à Fontenay-le-Château, remarqué pour son intelligence, il se fit connaître par sa plume à Nancy, puis à Paris. Il eut le courage, car il en fallait, d'écrire, en 1775, contre les puissants du jour, ces « philosophes » qui tenaient le haut du pavé, une satire féroce, drôle et juste, *Le Dix-huitième siècle,* où chacun reçoit son paquet, depuis
*... ce froid d'Alembert, chevalier du Parnasse,*
*Qui se croit un grand homme et fit une préface.* ([^4])
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jusqu'à M. de Voltaire lui-même :
*Un monstre dans Paris croît et se fortifie*
......
*Ce monstre toutefois n'a point un air farouche ;*
*Toujours l'humanité respire sur sa bouche.*
*D'abord, des nations réformateur discret,*
*Il semait ses écrits à l'ombre du secret,*
*Errant, proscrit partout, mais souple en sa disgrâce ;*
*Bientôt le sceptre en main, gouvernant le Parnasse,*
*Ce tyran des beaux-arts, nouveau dieu des mortels,*
*De leurs dieux diffamés usurpe les autels ;*
*Et lorsque, abandonnée à son idolâtrie,*
*La France qu'il corrompt touche à la barbarie,*
*Flatteur d'un siècle impur, son parti suborneur*
*Nous a fermé les yeux sur notre déshonneur.*
Gilbert joignait le geste à la parole. Ce n'est pas si fréquent chez les gens de lettres. Il existe un dessin de Saint-Aubin qui représente la scène fameuse du couronnement du buste de Voltaire en présence de celui-ci, sur la scène de la Comédie-Française, au milieu d'une foule de spectateurs en délire. Un seul personnage, dans une loge, tourne le dos et s'en va, indigné. Ce récalcitrant était Gilbert, qui sortit en s'écriant qu'il n'y avait plus de mœurs dans ce pays et que tout était perdu. Il manqua se faire lyncher.
Dès cette date en effet (1778), les « philosophes » détenaient toutes les places et les réservaient à leurs amis. Si vous voulez réussir, dit au jeune poète un certain Caritidès mis en scène par Gilbert dans son *Dix-huitième siècle,* hurlez avec les loups :
*Je soupçonne, entre nous, que vous croyez en Dieu ;*
*N'allez pas dans vos vers en consigner l'aveu ;*
*Craignez le ridicule et respectez vos maîtres ;*
*Croire en Dieu fut un tort permis à nos ancêtres ;*
*Mais dans notre âge !... *»
La verve de cette satire valut à Gilbert, tout de même, la protection de l'archevêque de Paris Christophe de Beaumont, le même qui avait condamné *l'Émile* en 1762. Le poète aurait pu devenir le polémiste officiel de l'Église contre les athées installés partout. La Providence en décida autrement.
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Gilbert se fractura le crâne en tombant de cheval. Il survécut quelques semaines et composa sa belle *Ode imitée de plusieurs psaumes :*
*Au banquet de la vie, infortuné convive, *
*J'apparus un jour et je meurs :*
*Je meurs et, sur ma tombe où lentement j'arrive,*
*Nul ne viendra verser des pleurs.*
......
*Soyez béni, mon Dieu ! vous qui daignez me rendre*
*L'innocence et son noble orgueil ;*
*Vous qui, pour protéger le repos de ma cendre,*
*Veillerez près de mon cercueil !*
Au siècle suivant, Nodier, fils de guillotineurs bisontins, révolté contre ses parents au point de participer aux complots royalistes sous l'Empire, se souvint du poète réactionnaire.
Vigny l'immortalisa dans *Stello,* peut-être pour de mauvaises raisons, y voyant le type du poète mort de faim. Il est vrai que Gilbert avait fait la même réputation à son prédécesseur Malfilâtre (1732-1767), qui aimait lui aussi paraphraser les Psaumes en vers :
*La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré :*
*S'il n'eût été que sot, il aurait prospéré.*
Quant aux « philosophes », ils n'avaient même pas respecté la dépouille de Gilbert. Venant cracher sur sa tombe, ils prétendirent qu'il était mort fou à Charenton. La Harpe, que le poète avait dépeint
*Tombé de chute en chute au trône académique,*
clama que dans ses transports il avait mangé ses clés et en était mort. De cette légende, au XX^e^ siècle P.J. Toulet (qui en politique pensait comme Gilbert) devait tirer un symbole :
*Si vivre est un devoir, quand je l'aurai bâclé,*
*Que mon linceul au moins me serve de mystère :*
*Il faut savoir mourir, Faustine, et puis se taire*
*-- Mourir comme Gilbert en avalant sa clé.*
Armand Mathieu.
62:285
### La condamnation de Lamennais
*d'après les archives du Vatican*
par Jacques Vier
LE R.P. M.-J. Le Guillou et le professeur Louis Le Guillou ont présenté, il y a peu de temps, grâce à l'ouverture des Archives vaticanes, en un volume de 754 pages chez Beauchesne, le *Dossier* de la condamnation de Félicité de Lamennais dont l'Encyclique *Singulari nos* (25 juin 1834) devait être l'épilogue. Publication au-dessus de tout éloge grâce à la nouveauté, l'abondance et l'ordonnance de très nombreux documents, qui permettent, quel que soit le jugement porté sur la sentence, de concevoir l'événement comme capital, dans l'histoire de l'Église, scrutée en son passé, son présent et dans les perspectives de l'avenir.
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63:285
Le R.P. Maur Capellari appartenait à un ordre très mortifié, celui des Camaldules. En 1786, il avait soutenu une thèse sur l'*Infaillibilité pontificale* et en 1799, pendant la captivité de Pie VII, il avait publié un livre : *Triomphe du Saint-Siège sur les attaques des novateurs* (1799) ([^5]). Il avait précisé que l'infaillibilité n'était engagée que si la doctrine contraire était qualifiée d'hérétique ou que si les anathèmes avaient été fulminés contre ceux qui la propageraient. Le futur Grégoire XVI ne pouvait savoir qu'il trouverait un jour sur sa route le prêtre qui, d'une parfaite concordance avec cette thèse, passerait ensuite à un désaccord destiné à se durcir jusqu'à la rupture. Toujours est-il que de bonne heure et sur les rapports du spirituel et du temporel, Lamennais déplorait le silence du Saint-Siège. A la fin de 1826 ou au début de 1827, Lamennais avait présenté au nonce Lambruschini un mémoire destiné au pape Léon XII sur *l'État de l'Église de France.* La crainte s'y manifestait d'une domination des souverains sur une religion dépossédée de sa substance de manière à ne fournir en guise de prêtres que des instruments passifs et Lamennais se demandait si une alliance avec les oppresseurs devait constituer un ordre stable et compatible avec l'existence même de l'Église. Il souhaitait le rassemblement de tous les vrais catholiques dans l'unité d'une même doctrine clairement définie. Il se savait bien vu par Léon XII, encore qu'il ne soit pas certain que le pape lui eût proposé la pourpre. Et pourtant, le 15-10-27, il était conduit à poser au nonce la question redoutable et combien de fois répétée : Rome approuve-t-elle ceux qui la défendent ? ([^6]) Les deux lettres, publiées en avril 1829, à Mgr de Quélen, archevêque de Paris ([^7]), ne devaient pas arranger les choses, d'autant plus que dans le dernier mandement du prélat, Lamennais s'était vu soupçonner d'hérésie et de schisme. Sa logique véhémente exécutait le gallicanisme, doctrine impie qui conduit à croire que « toutes les religions sont fausses, toutes les religions sont vraies ». Tout le volumineux dossier de la condamnation semble, en effet, répondre à la question : comment le défenseur passionné d'une cause approuvée par le Siège de Pierre, c'est-à-dire de l'ultramontanisme, aboutira-t-il, pour finir, à la réprobation de son apologie.
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A vrai dire, il y mettra, on va le voir, beaucoup de bonne volonté. Toujours est-il que malgré l'élection de Pie VIII, nouveau pape, qui veut du bien à Lamennais, celui-ci n'en continue pas moins à déplorer le silence du Saint-Siège. Dans sa lettre à la Comtesse de Senfft du 8-5-29 ([^8]), ne disait-il pas, en effet : « La voix qui, depuis dix-huit siècles, ne s'était pas tue un seul moment est devenue tout à coup muette. Les peuples étonnés prêtent l'oreille et se disent : « Il n'en sort plus rien. » » Or, non seulement Rome se taisait, mais le nonce Lambruschini, décidément bien refroidi dans ses relations avec Lamennais, écrivait le 7-9-29 et tout justement au cardinal Capellari : « C'est dur de se voir calomnié par un tout petit abbé, qui, poussé par son orgueil, voudrait s'imposer aux dépens du bien de la religion elle-même. » ([^9]) Fort perspicace dans l'exercice de sa profession de diplomate sacré, il ajoutait : « L'abbé de Lamennais a besoin de Rome pour s'accréditer. » C'était, mais dans le sens du pire, prévoir le pèlerinage. Et la conclusion brutale : « L'abbé est l'ennemi de l'épiscopat » annonçait d'où partiraient les premiers coups. Le même jour, nouveau rapport. Exaspéré par une dénonciation calomnieuse le concernant et qu'une lettre anonyme attribue à la faction mennaisienne, le nonce Lambruschini continue et aggrave son réquisitoire ; l'épiscopat français convaincu que Lamennais agit par orgueil se défend du péché de gallicanisme imputé par un esprit qui exagère tout, puisque sont désavoués trois sur quatre des fameux Articles ([^10]). C'est, du reste, Lamennais qui a soulevé la question inopportune à propos de la suprématie de l'Église sur le temporel des Princes. « Ce médiocre théologien » -- le refrain reviendra dans la plupart des pièces du *Dossier* -- fait croire qu'il est au service de Rome et répand le bruit que son portrait aurait orné le bureau de Léon XII.
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65:285
Il est inutile de s'étonner que Lamennais ne porte pas les nonces dans son cœur, comme il ressort d'une lettre au Comte de Senfft du 8-2-30. « Il faut gémir profondément de la manière dont Rome est représentée au dehors. » ([^11]) Ainsi le pape est-il trompé et l'on se doute bien que l'épiscopat français le maintient dans l'erreur. Ces sentiments percent jusque dans l'oraison funèbre de Pie VIII et dans l'acte d'espérance en un nouveau Pontife ([^12]). A Grégoire XVI élu le 2 février 1831, Lamennais s'empressait de faire parvenir une déclaration de soumission anticipée : « Si, dans les principes que nous professons, il y a quelque chose qui soit contraire à la foi ou à la doctrine catholique, nous supplions le Vicaire de Jésus-Christ de daigner nous en avertir, lui renouvelant la promesse de notre parfaite docilité. » ([^13]) Lamennais se doutait-il qu'au même moment, Mgr d'Astros, archevêque de Toulouse, préparait les anathèmes dont il comptait bien qu'ils ouvriraient la voie, quelque prochain jour, à une bulle pontificale. Le Mémoire des rédacteurs de *l'Avenir* (6-2-31) continuait la guerre : « Nous ne reconnaissons le droit à aucun évêque de faire signer à ses prêtres les quatre Articles de 1682 improuvés par le Saint-Siège. » Pourtant Lamennais connaissait des prélats bien disposés à son égard. Le 5-10-31, il adressait à Mgr de Pins, archevêque de Lyon, une lettre de reconnaissance pour les marques de bonté que Montalembert lui avait transmises, mais le ton était triste jusqu'à l'amertume ([^14]). Ce qui ne l'empêcha pas d'écrire le lendemain une lettre vigoureuse à dom Antoine, l'abbé des Trappistes de la Meilleraie, expulsés par l'État, ici accusé de véritable terrorisme ([^15]). Au même Mgr de Pins, le 15-10-31, il s'ouvrait de l'ambiguïté de sa position et pressentait les complications à venir : « Les questions de doctrine une fois séparées des questions purement politiques, je ne nierai pas qu'en traitant celles-ci nous n'ayons pu dire quelquefois des choses qui auront déplu à Rome, non pas au Pontife, mais au Souverain, lié comme il est à plus d'un égard au système politique de l'Europe, système dont l'Église a tant à souffrir. » ([^16]) Cette connivence dont Lamennais s'inquiétera de plus en plus va flamboyer en lui d'une lueur sinistre jusqu'à l'inspiration des *Paroles d'un croyant.* En attendant, il ne désarmait pas contre les évêques :
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« Ils ont tout tué et remuent ciel et terre pour ressusciter le gallicanisme. » (A la Comtesse de Senfft, 8-11-31.) ([^17]) Et cependant, à la veille du départ des pèlerins pour Rome, Mgr de Quélen, qui ne gardait pas rancune des deux lettres, en riposte à son mandement, écrivait au Saint-Père et refusait de condamner ([^18]). Il est vrai qu'il faisait des réserves sur l'entourage et surtout sur l'École ecclésiastique que les mennaisiens tentaient d'établir à Paris, sans en référer à l'Ordinaire et feignant de prendre pour une approbation le silence de Rome. Dix jours après sa lettre au Saint-Père, l'archevêque de Paris continuait, sinon à encourager Lamennais, du moins à le mettre charitablement en garde contre les inconvénients de son voyage. Il serait difficile de trancher entre un simple prêtre, de si grand talent qu'il fût et tout un épiscopat. Rendant compte au cardinal Bernetti, secrétaire d'État, de la visite des pèlerins, sur le point du départ, à Mgr de Quélen, l'internonce ajoutait que, par charité, l'archevêque s'était tu sur les opinions philosophiques, politiques et disciplinaires des voyageurs ([^19]). Ceux-ci, quoi qu'il en fût, partirent pour Rome en se faisant annoncer par une déclaration que Louis Le Guillou n'hésite pas à qualifier de « claironnante » ([^20]). Si l'abbé Sibour, le futur archevêque de Paris, mennaisien confirmé, s'imaginait, dans sa naïveté, que Lamennais allait enseigner le catéchisme à Rome, le R.P. Vuarin recevait d'un anonyme une version du voyage vigoureusement hostile : « Trois heures durant, nous avons entendu Lamennais tolérer, extravaguer, raisonner. Il va à Rome pour convertir le pape. » ([^21])
En guise de prélude au pèlerinage entrepris par Lamennais, accompagné de Montalembert et de Lacordaire, qui débuta le 21 novembre 1831, le R.P. Orioli produisait un rapport sur *l'Acte d'Union* publié par *l'Avenir* dans son dernier numéro (15-11-31). Il y dénonçait l'approbation des révolutions d'Irlande et de Pologne qui, naturellement, ne soufflait mot des origines, opposait aux doctrines du journal comme contraires aux leurs les maximes romaines sur la souveraineté, s'élevait contre la séparation de l'Église et de l'État, honnie de tout l'épiscopat, justifiait plus que jamais l'autorité du pape comme souverain absolu et pour finir, dressait un réquisitoire contre le « carbonarisme religieux » ([^22]).
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En attendant, l'internonce Garibaldi, dans sa correspondance avec le cardinal Bernetti esquissait un portrait du conducteur du pèlerinage : « Beaucoup de zèle et de foi mais dénué d'humilité. » ([^23]) Bien entendu, l'événement n'était pas passé inaperçu des cours européennes. En France Sébastiani, ministre des Affaires étrangères, y allait aussi de son portrait à l'usage du baron Sainte-Aulaire, notre représentant à Rome : « Bizarre mélange d'ultramontanisme le plus exagéré et d'un ardent républicanisme. » ([^24]) Était-ce sur le second point beaucoup anticiper ? Sainte-Aulaire qui avait vu le pape le 9-12-31 ([^25]), pressentait, semble-t-il, *Mirari vos.* Dans son ensemble, l'épiscopat réprouvait le voyage. L'abbé Angebault, vicaire général de Nantes, se scandalisait de ce que « le régénérateur du catholicisme en France » voulût se faire reconnaître comme tel au Vatican. Pourtant, il distinguait lui-même entre le Saint-Siège et la Cour de Rome remplie d'abus, mais il n'en protestait que mieux contre une affirmation insoutenable : « Les Châtel sont des gallicans conséquents » ; surtout il appréhendait le schisme dès que l'on tendait à séparer le jeune clergé des évêques ([^26]).
Arrivés à Rome et sur l'ordre de Grégoire XVI, les pèlerins firent l'objet d'une consultation. A ceux qui avaient le mieux connu Lamennais, le nonce Lambruschini, les abbés Baraldi et Orioli, le R.P. Ventura, le jésuite français Rozaven ([^27]), le pape avait demandé leur sentiment sur les maximes et les doctrines de *l'Avenir,* ensuite sur la manière de procéder à l'égard des personnes. Un nouveau portrait de Lamennais, dessiné par le cardinal Lambruschini n'est pas sans nuances : prêtre irréprochable, certes, mais âpre dans la controverse jusqu'à outrepasser la charité. Écrire c'est pour lui entrer en transes ; et puis il a trop lu Voltaire. Les doctrines du journal ne sont pas épargnées, et en vertu d'une sorte de boomerang si l'on se rapporte au sujet du mémorable Essai, plongent la société dans un véritable *indifférentisme.* Également haïssables, la liberté de la presse et la séparation de l'Église et de l'État ; sans compter que l'approbation dispensée aux révoltes en Europe peut fort bien conduire à l'abolition du temporel pontifical ([^28]).
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En somme, *l'Avenir* charrie la peste, et puisqu'il s'agit d'un pays singulièrement sensible aux révolutions, Lambruschini conseille la prudence qui circonscrit la contagion. L'abbé Baraldi déplorait à son tour l'influence de Voltaire et estimait que le système de *l'Avenir* tendait à confier au pape la destruction des monarchies européennes. C'était bien voir que cette outrance en présageait une similaire et contenait une approbation sous-jacente de la Révolution elle-même ([^29]). En revanche, le R.P. Ventura plaidait la cause de celui qu'il ne cessa jamais de considérer, même au moment de la pire épreuve, comme son ami. Son *votum* ([^30]) présentait, en effet, Lamennais comme un véritable croisé qui seul, pendant vingt-quatre ans avait combattu contre les « éternels ennemis de la Religion et de l'Église et dont le journal a fait tomber beaucoup de préventions sinistres contre Rome ». La démarche même de Lamennais, compte tenu de ce qu'elle était celle d'un écrivain, apologiste de premier ordre, avait en elle-même un caractère édifiant. Mieux encore, Ventura ne craignait pas d'appuyer où le bât blessait et exaltait dans Lamennais l'irréductible adversaire du czar Nicolas I^er^ oppresseur des Polonais. Il allait jusqu'à dénoncer en les nommant les membres de la secte antimennaisienne établis à Rome, et terminait lui aussi, mais pour d'autres raisons, en mettant en garde le Saint-Siège contre le tempérament des Français « lesquels, quand ils sont connus et applaudis, engendrent un certain sentiment d'estime de soi dont les âmes les plus héroïques peuvent difficilement se défendre ». Ce discret et, oserait-on dire, pudique avertissement, ne faisait qu'accentuer la charité intellectuelle dont témoignait le rapporteur. Quant à l'épiscopat, il devait se le tenir pour dit : Rome ne renonce jamais à son droit de donner des leçons.
Le Père Rozaven, jésuite français, breton de surcroît, avait maintes raisons de ne pas porter Lamennais dans son cœur ; il avait choisi son terrain et ne s'était pas contenté d'affirmer la mince théologie de l'auteur de l'*Essai sur l'indifférence.* En fait, il caressait deux arguments massues. La théorie fameuse de la certitude, fondée sur le consentement universel, annihilait l'infaillibilité pontificale et amoindrissait jusqu'à l'anéantir la Révélation.
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Quant à la presse elle ne devait pas échapper au contrôle de l'Église d'autant plus que les messieurs de *l'Avenir* avaient fait de sa liberté le thème fondamental de l'Acte d'union. Comment, en outre, des écrivains sans mission deviendraient-ils juges de la très épineuse question des rapports de l'Église et de l'État ainsi que de celle des Concordats ? Unissant la sécheresse à la sévérité, le *votum* ([^31]) du jésuite ne pouvait, du moins, être soupçonné de détours casuistiques.
Pendant ce temps, la colonie française ne chômait guère. Le cardinal de Rohan-Chabot, dont le portrait dans les *Affaires de Rome* rejoint sans peine la galerie cardinalice de Saint-Simon entretenait une agitation antimennaisienne que nourrissaient des lettres naturellement anonymes ([^32]). C'était bien de carbonarisme religieux qu'il s'agissait par l'alliance du bas peuple et du clergé. L'épistolier réclamait contre le factieux la prison perpétuelle selon les chefs d'accusation bien connus : théologie nulle, philosophie absurde, conduite schismatique, politique scandaleuse. Sans réprobation ex cathedra, l'Église était perdue. En somme le procès de Jeanne d'Arc ! De son côté, le Comte O'Mahony, de Fribourg, confiait au cardinal le 29-10-31 que de tous les journaux révolutionnaires, c'était *l'Avenir* qui faisait le plus de mal. C'est tantôt la secte qui était accablée dans la nocivité de ses doctrines, tantôt le chef présenté comme un égaré solitaire par Mgr de Pins au cardinal di Gregorio. Il avait lui-même écrit à Lamennais (8-10-31) lequel lui avait trouvé qu'il pouvait se prévaloir, en tant que philosophe et théologien de l'approbation de deux papes. En fait, ce sont les évêques qui sont seuls, puisqu'ils n'ont pas été capables de constituer un corps épiscopal. Lamennais peut ne pas aimer les nonces ; il n'en reste pas moins que celui de Toscane, Mgr de Brignole, s'adressant au cardinal de Florence ([^33]), semble avoir fort attentivement écouté le procès que les pèlerins à l'occasion d'une visite lui firent des résurgences gallicanes. Invités à déjeuner, ils achevèrent la conquête de leur hôte lequel interdit qu'on fasse de Lamennais un démagogue. Il reconnaissait pourtant qu'il repoussait avec une force égale la dynastie déchue et la branche usurpatrice.
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L'Autriche, cela va sans dire, pensait autrement. Et il faut bien avouer que la note ministérielle du cabinet impérial de Vienne au cardinal Bernetti ne manque ni de pénétration, ni de justesse ([^34]) ; Chateaubriand et Lamennais, acharnés à la restauration l'un de la légitimité, l'autre de la religion, ne voient pas qu'ils les entraînent toutes deux à leur perte. Avec cette différence que l'un se satisfait de l'enterrement et que l'autre ne le subit que dans l'impatience de la résurrection. Mais c'est le journal *l'Avenir* qui inquiète surtout Metternich, incapable de comprendre que l'on mette le même empressement à défendre l'égalité sociale et la hiérarchie de l'Église. Aussi bien, son chargé d'affaires, dans une dépêche du 18-12-31, le rassure-t-il. Le Saint-Père pense qu'on veut le compromettre aux yeux du gouvernement français et du clergé de France ; son attention est attirée en tout cas sur le danger des confusions attachées à l'octroi de libertés. Et la diplomatie russe venait prêter main forte à Metternich ([^35]).
Lamennais ne tarda guère à perdre ses illusions, -- mais en eut-il jamais ? -- sur le pape. Dès le 28-1-32, il écrivait à Gerbet : « Le pape est un bon religieux qui ne sait rien de ce monde et n'a nulle idée de l'état de l'Église. Courage passif, aucun courage actif. » ([^36]) En fait Grégoire XVI pâtissait de son entourage que Lamennais dépeint beaucoup plus selon Dante que selon du Bellay. Si la note rabelaisienne manque, ne nous en plaignons pas ; ce n'est pas Lamennais, mais un Belge, Vilain XIV qui décrira l'empressement des monsignori aux théâtres et aux bals ([^37]). En somme, deux procès vont se dérouler à Rome ; celui de Lamennais et des siens quand le pape aura invité les membres de la commission compétente à statuer sur le mémoire présenté à Grégoire XVI par l'intermédiaire du cardinal Pacca et qui reproduit les grandes lignes de la *Déclaration* des rédacteurs de *l'Avenir,* le 6-2-31, et celui du Souverain Pontife lui-même que lui vaudra dans les milieux mennaisiens et d'abord au cœur même du pèlerinage, son fameux *Bref* aux évêques polonais du 9 juin 1832. La situation sera pour le moins originale ou du moins renouvelée des compétitions de jadis dans l'exercice du souverain pontificat. Lamennais aura beau multiplier les actes de soumission ; il suffira de le suivre dans ses innombrables examens de conscience et de se demander si la publication des *Paroles d'un croyant* ne revient pas à fulminer une Bulle d'antipape !
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En guise de début à l'examen du mémoire et comme pour ouvrir la délibération où l'on balancera entre la parole et le silence devant ce que Rome n'a aucune peine à prendre pour un ultimatum, le cardinal Pacca, doyen du Sacré-Collège, faisait savoir, dans une lettre du 25-2-32 ([^38]) le mécontentement de Sa Sainteté « à cause de certaines controverses et opinions au moins dangereuses et qui ont semé une grande division parmi le clergé de France et offensé les bons et pieux catholiques ». A quoi Lamennais répondit le 27-2-32 ([^39]) par l'expression de sa gratitude et de sa soumission. Dire qu'on avait « la consolation de savoir que les doctrines seraient examinées avec un grand soin » pouvait laisser croire qu'on les supposait dignes d'un tel honneur ; c'était, du moins, saisir l'occasion de rehausser le sens de la visite.
Les pèlerins furent reçus en audience pontificale le 13 mars 1832. Trois jours plus tard le cardinal di Gregorio répondait à l'impatience de Mgr d'Astros qui, dès le 19 décembre, évoquait la question des propositions censurables, en assurant que les trois visiteurs s'étaient fort bien conduits, ce qui semble élémentaire, et avaient reçu avec reconnaissance médailles et chapelets ([^40]). Le reste viendrait plus tard et vint en effet sous la forme de *vota* rédigés par les membres de la commission chargée par le pape de l'examen du mémoire. Le jour même de l'audience (13-3-32) Lamennais écrivait au baron de Vitrolles, le lendemain au marquis de Coriolis. Mais un mois plus tard, Féli confiait à Jean le « Tristis anima mea usque ad mortem » (24 avril 1832, *Correspondance,* t. V, p. 118).
Quatre questions avaient été posées à la commission où siégeaient avec le cardinal Lambruschini, les Pères Orioli, Jabalot, Rozaven, Mgr Frezza et Mgr Soglia. Les quatre énoncés étaient les suivants ([^41])
1°) Est-il opportun que le Saint-Siège continue de garder le silence ou doit-on lui conseiller de parler ?
2°) Si le pape doit parler sous quelle forme doit-il le faire ? Par une simple désapprobation manifestée en quelque acte solennel ou par un jugement qui qualifierait certaines propositions ou par la mise à l'Index de *l'Avenir.*
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3°) Si ces trois points ne conviennent pas, vu l'étendue du mal, le pape devrait-il lancer une *Encyclique* dans laquelle, sans parler de Lamennais, serait exposée la vraie doctrine de l'Église sur l'autorité des souverains et des sujets ?
4°) Si ce dernier projet était adopté, quelles seraient les maximes erronées et périlleuses à condamner et quels enseignements devraient faire le fond de l'Encyclique ?
On aura remarqué l'incidente de la troisième question « vu l'étendue du mal ». Il est évident que les nuages s'amoncelaient et que le tribunal s'apprêtait à rendre son arrêt. Le 2 février 1832, le cardinal Lambruschini avait présenté le mémoire au cardinal Pacca avec des apostilles peu favorables à Lamennais ([^42]). Non seulement le journal *l'Avenir* répandait et défendait les principes démagogiques, mais ses rédacteurs avaient cause liée avec les plus arrogants des chefs républicains. Accusation plus grave, Lamennais ment quand il s'affirme, pour ne pas nuire au Saint-Siège, indépendant de tout parti politique. On peut même estimer son action pire que celle des libéraux puisqu'il fonde sur la Religion ses doctrines perverses. Lambruschini ne dissimulait pas le danger de la décision à prendre, Lamennais ne pouvant que se prévaloir d'un silence éventuel de Rome. Les pressions étrangères, on le devine, aggravaient les soucis du pape et de ses cardinaux. Lambruschini faisait tenir au Saint-Père une lettre de Lamennais à Charles de Coux du 8-2-32 ([^43]), récitée mot à mot par l'ambassadeur d'Autriche ([^44]). Outre la dénonciation des excès commis par les troupes pontificales dans les Légations, où des moniales avaient été assassinées et un monastère bénédictin saccagé, le plus grave tenait dans l'appel « au pape régénérateur ». Prophète d'infâmes témérités, juge improvisé et combien partial du Saint-Père, Lamennais pouvait-il, avant même que la Commission délibérât et décidât, être noirci davantage ? « L'individu auquel les masques ne coûtaient rien » ([^45]) était suivi à la trace par l'ambassade d'Autriche. Cependant, Lamennais dont les états d'âme étaient aussi variés que les couleurs de l'arc-en-ciel ne perdait pas courage et écrivait à son ami Charles de Coux que les ennemis terrorisés et indécis, ne pouvant ou n'osant rien faire, ne sauraient empêcher la reprise de *l'Avenir* ([^46])*.*
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N'oublions pas qu'il y a chez Féli un perpétuel expectant, du meilleur ou du pire, toujours prêt à creuser la terre ou le ciel. Il ne laisse pas oublier à son frère Jean, le 15-5-32 ([^47]), que ce qui se passe à Rome doit être incorporé dans la trame des catastrophes imminentes. « C'est le passé qui se dissout et qui meurt dans d'horribles convulsions ([^48]). » A ne pas négliger non plus que le débat mennaisien a très tôt pris l'ampleur et le sombre éclat d'un drame cosmique. Les moins bienveillants ne s'y trompent pas, sinon comment expliquer que Lützow dans son rapport à Metternich du 21-8-32 en lui envoyant copie d'une lettre à de Potter traite l'expéditeur « d'énergumène de la révolution » ? Il est vrai que c'était moins d'une semaine après la promulgation de *Mirari vos* ([^49]). Et il était sans doute possible de se recommander d'une sentence papale. Le Saint-Père avait d'autres sources d'information. L'abbé de Wrindts, prêtre belge, qui lui avait écrit directement le 26-5-32 ([^50]) accusait Lamennais d'avoir mis le feu à son pays, en honorant de sa tutelle la constitution athée qui le régissait. L'épiscopat était contaminé et lui-même décrivait les persécutions qu'il endurait. Or, le 9 juin 1832, Grégoire XVI avait envoyé son *Bref* aux évêques polonais. Louis Le Guillou a laissé entrevoir le martyre intérieur que le pape dut subir ([^51]) et l'on peut s'interroger sur la violence qu'il avait dû s'infliger pour écrire : « La tranquillité et l'ordre maintenant rétablis, Nous vous exhortons pour détourner de votre troupeau les malheurs passés. » Il n'est pas jusqu'à l'esprit de frénétique révolte avec lequel Lamennais dans les *Paroles d'un croyant* dénonce la signature extorquée ([^52]) qui ne témoigne a contrario d'une auguste conscience ainsi violentée. Mais pour Lamennais, le pape reste dans la foulée de son principe qu'il pousse, avec son respect, abondamment étayé des Saintes Écritures, des pouvoirs établis jusqu'aux extrêmes conséquences d'une sorte de gallicanisme infernal. Pour le moment, toutefois, et sans sortir des épineuses questions qui concernent la France, l'atmosphère semble détendue. Lamennais n'est plus seul : « Des cardinaux mêmes sont pour nous », écrit-il à Charles de Coux le 20-6-32 ([^53]). Il est heureux de rapporter le propos qu'on lui a tenu « Quand vous auriez tous les évêques contre vous, ne vous inquiétez en aucune manière, tandis que le pape ne nous condamne pas » ([^54]).
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Les *vota* du questionnaire, recueillis en juillet 1832, durent donner lieu à la réunion de la Congrégation des Affaires ecclésiastiques du 9 août au soir. Prudente et ferme, la pensée du R.P. Orioli ([^55]) qui se défend d'abord d'ajouter foi à certains bruits malséants : la composition, à laquelle, en ce moment même, Lamennais donnerait ses soins, d'un ouvrage hostile à Rome. Convaincu que *l'Avenir* avait enflammé l'Europe, Orioli commentait le départ de Lamennais qui avait quitté Rome, le fiel au cœur, après le *Bref* du pape aux évêques polonais, pour aller rejoindre les révolutionnaires de Bruxelles. Erreur car il était d'abord parti pour Florence, puis pour Venise et enfin pour Munich où *Mirari vos* l'atteignit le 30 août. Décidément, on le sent, la personnalité tumultueuse de Lamennais inquiète le Saint-Siège, partagé entre le bon souvenir laissé par la décision de soumission intégrale et les pernicieuses orientations de *l'Avenir.* Aussi bien faudrait-il, au moins pour le moment, se garder de condamner l'un et d'interdire l'autre, la question restant brûlante, dans les circonstances actuelles, des rapports entre les peuples et les souverains. Une Encyclique aux évêques que Sa Sainteté daterait du 2 avril, anniversaire de son élévation au pontificat, et qui ne nommant personne mais demeurant intransigeante sur la souveraineté du peuple, la liberté de la presse, la séparation de l'Église et de l'État, semblait souhaitable.
Le *votum* de Mgr Frezza ([^56]), porté aux ménagements quant à la personnalité du chef, traitait à fond de l'intervention de l'Église, dans toute la question de ses propres rapports avec l'État, mais aussi de son rôle dans la brûlante actualité des relations entre les souverains et les peuples. La sévérité que Mgr Frezza réservait aux arguments avancés en faveur de la liberté du culte, de l'enseignement, la rupture des concordats n'excluait pas qu'une lettre du pape conservât un ton affectueux et charitable.
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L'intérêt du *votum* de Mgr Soglia ([^57]) consistait surtout dans le rapprochement opéré entre le système mennaisien et les intempérances philosophiques du siècle des « lumières » accrues des hérésies fameuses auxquelles ces mêmes « lumières » avaient donné le ton. Il condamnait en somme dans le Lamennais d'aujourd'hui tout ce que le Lamennais d'hier avait combattu, à savoir l'esprit de la Révolution qui paraissait l'emporter sur la Révélation elle-même. Mais le rapporteur n'allait pas si loin. Mieux encore, s'il conseillait au Saint-Siège de rompre le silence sans nommer Lamennais, il était partisan d'un avertissement aux souverains, sans doute conçu en termes discrets, mais dont son propre commentaire faisait valoir le sérieux : « Car il est malheureusement vrai qu'ils usent contre elle (l'Église) d'une surveillance odieuse ou, pour mieux dire font preuve d'une suprématie usurpée à l'égard de ses jugements et même de son enseignement. »
Le R.P. Jabalot, sur l'identité duquel plane un mystère, situe lui aussi au siècle des « lumières » les répondants de Lamennais ([^58]). A Helvétius, Condorcet, Jean-Jacques Rousseau, il ajoute Montaigne. La démarche même de Lamennais accourant à Rome soulève la critique, car il est venu non pour recevoir, mais pour donner des leçons. De tous les consultés le P. Jabalot semble le plus radicalement hostile à la politique mennaisienne. On le réputerait de nos jours d'extrême-droite, car il demande le retour des monarchies au pouvoir absolu et n'est pas loin de confondre la République avec le dragon de l'Apocalypse. Baptisée régénération, la révolution n'est plus qu'un odieux blasphème destiné à l'abîme. Si le rapporteur condescend à taire le nom de Lamennais ce n'est certes pas pour conseiller le silence au Saint-Père qui doit parler, mais pour interdire « au nouveau maître en Israël » un motif de supplémentaire orgueil. L'occasion est bonne, dans tous les cas de présenter unis les deux Pouvoirs, que par tous les moyens, l'école mennaisienne s'emploie à dissocier.
On ne pouvait guère s'attendre de la part du R.P. Rozaven ([^59]) à la moindre mansuétude. Il poursuit avec la même ténacité la théologie et la politique des appelants. Aussi soucieux de défendre les évêques que le pape, il affecte de considérer dénué d'importance le grief de gallicanisme, pur prétexte à recruter des partisans. Les doctrines de *l'Avenir* doivent être, en vue de leur condamnation, exposées en pleine lumière.
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Le jésuite s'insurge contre l'absence totale de mission et contre l'obstination à dogmatiser sur les matières les plus délicates. Il croit devoir déceler dans la nouvelle école une mine destinée à faire sauter l'édifice ecclésial construit des mains mêmes de Jésus-Christ, s'il est vrai qu'elle introduit la démocratie dans l'archiséculaire Monarchie issue des Saintes Écritures. A partir de là, cessant d'être intangible, la Religion devient un lieu de libre exercice de toutes les formes possibles et imaginables. Le R.P. voyait loin, très loin et par-dessus la tête de Lamennais lui-même puisqu'il pressentait les abus perpétrés un siècle plus tard et justement au nom d'un concile sur lequel on a voulu faire planer l'ombre de la Chênaie ! *La Société d'Union,* dans la mesure où elle prétendait étendre à l'univers une conception du Droit parfaitement irréligieuse méritait condamnation. Plus extravagante encore qu'une permission de mettre les poisons en vente surgissait la liberté de penser. Ainsi l'assaut contre la Foi se doublait-il d'un assaut contre la Souveraineté. A l'établissement d'une liberté générale, génératrice de toutes les formes possibles de révolte, l'Église devait opposer un inflexible barrage. Pure et simple défensive dira-t-on. A sa façon de pénétrer le mystère de l'Église, dont il avait une connaissance historique et doctrinale plus solide que celle des pèlerins, qui dira si le jésuite ne frappait pas d'inanité le catastrophisme rédempteur de Lamennais ?
L'on sait que la promulgation de *Mirari vos* ne tarda pas à suivre la remise des rapports des Consulteurs ([^60]). Lesquels justifieraient amplement l'opinion de Louis Le Guillou selon laquelle il est totalement exclu que l'*Encyclique* procède de la volonté formelle et préconçue du pape de condamner Lamennais. Le temps employé, les occasions saisies de délibération, les vastes tours d'horizon, rien ne fut oublié et en aucun cas le maintien de l'orthodoxie ne servit de massue. La volonté partout réitérée de ne pas nommer Lamennais ne signifiait-elle pas, par l'espoir d'amendement qu'elle laissait subsister, le refus de reconnaître et de réprouver une hérésie nouvelle ? Le pape, au long de *Mirari vos,* restait dans son rôle, celui de refuser un monde issu de la Révolution. Dans un vertige quasi universel, l'immuabilité devenait le signe frappant de la continuité de l'Église, c'est-à-dire de sa fidélité à son Fondateur. L'exigence de toutes les libertés signifie-t-elle la possibilité de leur bon usage ?
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Et fallait-il compter sur l'Église, l'habituelle Persécutée, pour doser l'emploi de ces mêmes libertés surtout quand on voyait les ravages accomplis par celle de la presse et les livres ? Sur un ton peut-être plus amer, parce que l'on avait peut-être attendu de l'auteur de l'*Essai sur l'indifférence* autre chose que des revendications apparentées à celles qu'il fallait dès révolutions pour faire triompher, Grégoire XVI reprenait les justes avertissements de Benoît XIV, le plus grand pape du XVIII^e^ siècle, qui n'avait pas qu'en vers latins tenu tête à Voltaire. Que l'incessante exigence de la liberté ne recouvrît que la réduction à la servitude, Lamennais, qui devait pourtant en 1848 vivre une partie de cet échec-là, ne pouvait naturellement pas imaginer que la *Déclaration des Droits de l'homme* servirait un jour de prétexte à l'établissement de la termitière dans une partie de l'univers. La Pologne du XX^e^ siècle finissant devait continuer à payer pour le savoir. Or, la vision des papes est parfois prophétique et peut-être fallait-il les lumières du Saint-Esprit pour annoncer aux générations futures qu'entre 1789 et 1917 la filiation serait directe. Et Joseph de Maistre et Alexis de Tocqueville parlaient comme le pape.
Le lendemain de la promulgation, le 16 août 1832, le cardinal Pacca informait Lamennais que l'Acte d'union avait mis le comble à l'amertume du Saint-Père ([^61]), tandis que le cardinal di Gregorio signifiait à Mgr d'Astros qui lui avait, le 15 juillet, adressé le texte de la Censure de Toulouse, dont le rôle et l'importance n'interviendront que plus tard, que la réponse indirecte du Saint-Père devait suffire pour rendre Lamennais plus raisonnable ([^62]). Moins d'un mois après l'*Encyclique* ([^63]) les rédacteurs de *l'Avenir* faisaient savoir à tous les journaux le sabordage du leur et la suppression de l'Agence générale pour la liberté religieuse. Lamennais lui-même envoyait au cardinal Pacca, le 12-9-32, une copie de la déclaration.
Or Metternich ne s'estimait pas le moins du monde satisfait. Dès le 21 août ([^64]), il informait la Belgique que le « fou ambitieux », de connivence avec son ami de Potter, tendait à faire de ce pays un foyer d'insurrections. Le chancelier sondait les reins et les cœurs ; selon lui, Lamennais n'était pas catholique du tout, le démon de l'orgueil s'était emparé de lui et la condamnation n'était que partie remise.
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Dans sa réponse du 20-9-32, le roi des Belges, Léopold I^er^, estimait la Religion perdue par les républiques théocratiques. Peu de jours auparavant, un évêque, Mgr de Latour-Landorte avait pris sur lui de rédiger un véritable plaidoyer en faveur de Lamennais. Il s'agissait de l'évêque de Pamiers, et ce siège avait, l'on s'en souvient, un passé de résistance au Saint-Siège. On ne possède, il est vrai, que le brouillon de cette lettre, mais fort significatif. Il débute, en tout cas, par une profession de foi antigallicane. Affligeante la guerre que l'on fait à Lamennais et à ses disciples, quand on va jusqu'à les traiter de « sectaires » et les interdire *a sacris,* alors qu'ils ont bénéficié des encouragements des papes précédents et qu'ils se sont élevés contre toutes les formes aberrantes de religions nationales. Sans parler de l'ultime but du gallicanisme, à savoir le choix des évêques confié au seul gouvernement. Visiblement, le prélat ne peut se résigner à voir la lumière ainsi mise sous le boisseau. L'admiration qu'il professait pour Lamennais traçait à celui-ci un avenir de Père de l'Église : « L'évêque de Pamiers n'a pas voulu approuver par un injuste silence les rigueurs déployées en France contre un prêtre que la postérité reconnaissante et la justice éternelle dédommagera (*sic*) pleinement un jour des tribulations que lui suscitent des hommes vénérables mais prévenus » ([^65]). Façon pour l'avocat de mettre en cause ses collègues dans l'épiscopat. L'archevêque de Bourges, le 15-10-32, après s'être discrètement désolidarisé de la censure de Toulouse, s'en remettait à l'*Encyclique* pour que le Lamennais, défenseur de l'Église, fût confirmé dans sa vocation ([^66]). Cette fameuse censure, adressée au pape en juillet 1832 et qui ne fera l'objet d'un examen approfondi qu'en février 1833, n'avait pas à se prononcer sur la qualité de la soumission. D'autres s'en chargèrent et Metternich en tête comme il convient. Lequel en reste à l'influence désastreuse de Lamennais en Belgique et croit qu'un amalgame détestable y est désormais acquis entre ce qui est à Dieu et ce qui est à César ([^67]). Il est vrai que par les bons soins de Lützow une lettre de M. Robiano de Bruxelles au Vicomte Vilain XIV à Rome (14-9-32) et qui semblait issue du mur des lamentations avait été communiquée au pape le 17 octobre.
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L'exemple de la soumission aux pouvoirs établis de la Légion thébaine, dont le chef, saint Maurice, avait préféré le martyre à la désobéissance, y était qualifié de *durus sermo ;* il en résulterait qu'une pareille résignation creuserait désormais un fossé entre libéraux et philosophes d'une part et catholiques de l'autre. Metternich renchérissait dans une lettre du 2 novembre 1832 à son ambassadeur à Rome et, profitant de l'envoi d'une copie de la lettre anonyme adressée à Vilain XIV ([^68]), insistait une fois de plus sur le détestable amalgame tout en se réjouissant, modérément à vrai dire, de voir devenu raisonnable l'anonyme belge qui donnait, en somme, raison à l'Encyclique. Il n'en restait pas moins que le Vilain XIV en question était traité de « fou » par Metternich. N'avait-il pas, en effet, sous le pseudonyme de l'abbé de Saint-Simon, affirmé dans une lettre à son cousin Mislagers de Musenhoven à Tournay, que Lamennais « gardait toutes ses doctrines et se taisait ». Le diagnostic n'était, hélas !, que trop véridique : « Il se soumet et ne se rétracte pas » ([^69]). Sensiblement plus tard (5-4-33) ([^70]) et s'inspirant de son principe favori : « Faire toujours le contraire de ce que désirent les factions », Metternich s'efforçait de persuader Sa Sainteté de la nécessité d'envoyer un nonce à Bruxelles.
Pendant ce temps, que devenait Lamennais ? On sait qu'il avait quitté Rome pour Florence le 10 juillet, qu'il était arrivé à Venise le 29 et que l'*Encyclique* l'avait atteint à Munich le 30 août, où il se trouvait depuis le 12. Il était rentré à la Chênaie fin septembre et s'exprimait sur l'*Encyclique* tantôt vertement comme dans une lettre à Vilain XIV du 7-10-32 ([^71]), tantôt avec une sorte de fureur dans une lettre à Coriolis du 9-10-32 ([^72]) où il dénonçait un pacte entre Grégoire XVI et Nicolas I^er^. Ce qui deviendra la scène la plus sinistre des *Paroles d'un croyant* ([^73]) est d'abord interprété comme une franche comédie selon les principes éternels où l'on finit par s'entendre : « Les Ukases sont d'accord avec les Brefs et les Brefs avec les Ukases. Ni Aristote, ni Laharpe n'eussent mieux fait. » Mais la plume grince et écorche le papier, car les Polonais, pour leur part, vivent en pleine tragédie.
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Restent il est vrai, pour amuser le tapis, les jésuites et M. de Toulouse « Cinquante-six de ces censeurs sur le corps, c'est bien assez. » Et dans la procession prédite des souverains absolus vers le gouffre, voilà déjà la donnée et le style du futur « petit livre ». Désormais, dans l'âme de Féli, sa propre réprobation, si enveloppée qu'elle fût et peut-être pour cela même, et le drame polonais sont unis d'un nœud inextricable. C'est une véritable déclaration de relaps que reçoit Mme Champy (14-10-32) ([^74]) : « J'ai foi plus que jamais dans les idées que nous avons répandues pendant dix-huit mois et qui ont eu dans le monde entier un immense retentissement. » Par-dessus tout me déplaît la clausule où il serait bien difficile de ne pas admettre que l'orgueil commence à se glisser. De telles affirmations affaiblissent sans doute la réponse de Lamennais à l'abbé Orioli : « Dès que le Chef de l'Église désapprouvait notre combat nous devions nous arrêter, ravis que le Saint-Père y ait trouvé un motif de consolation » (15-10-32) ([^75]). Quelque ironie ne se mêle-t-elle pas à ce « ravissement »-là ? Et comme l'on voudrait ne s'en tenir qu'à la brève déclaration dont Charles de Coux reçoit la confidence : « Nous avons agi en catholiques et voilà tout » (20-10-31) ([^76]).
Un thème mennaisien par excellence, c'est celui de la prévision des bouleversements futurs d'où la régénération peut sortir. Ce refrain, déjà maintes fois perceptible, va devenir lancinant après l'aventure romaine. En attendant, l'on ne doit pas s'étonner de voir le R.P. Rozaven jeter de l'huile sur le feu. Le bon apôtre ne saurait être dupe de la soumission « On fait semblant », affirme-t-il à Mgr Altieri le 21-10-32 et il revient à son grief préféré, celui de la dénonciation du sens commun pris comme base d'enseignement dans les séminaires mennaisiens dont il grossit le nombre, l'influence et la cautèle ([^77]). Ce qui, sans doute, eût amusé Pascal. Dom Guéranger lui-même et ses « nouveaux bénédictins » sont atteints par ricochet. Plus clémente, Rome, qui répugne aux extrêmes, et pour le moment doit supposer qu'elle a suffisamment agi, par la plume du cardinal Pasca (27-10-32) témoigne satisfaction et gratitude de la déclaration et des motifs qui l'ont inspirée. Et pourtant l'horizon va s'obscurcir puisque le 3-11-32, Mgr d'Astros écrit au cardinal di Gregorio, dans la respectueuse impatience de voir enfin le Saint-Siège prendre en considération la censure de Toulouse.
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Un substantiel et sage article de Cazalès dans la *Revue européenne* (15 novembre 1832), si substantiel et si sage qu'il figurera au sommaire des Délibérations de la Congrégation des Affaires ecclésiastiques ([^78]), en même temps que la fameuse Censure, s'inscrivait sous les auspices de Fénelon, que l'on ne peut guère aimer, mais dont l'admirable maxime éclatait ici dans toute son opportunité : « Il faut abandonner à la Providence non seulement toutes nos vies humaines, mais encore nos souhaits pour sa gloire attendue selon nos idées. » Comme l'Église ne condamne jamais par allusions, Lamennais ne tombait pas sous le coup d'une réprobation canonique. Courageusement Cazalès arrachait aux exigences libertaires de la Révolution les nuances que mettait *l'Avenir* dans sa conception de la liberté et de ses modes : il repoussait l'amalgame et fort judicieusement dressait une barrière entre ceux qui réforment contre l'Église et ceux qui réforment par elle. La politique de Lamennais pouvait être blâmée mais son orthodoxie demeurait intacte. Certes, il avait tendance, quand il tentait de voir clair dans les destins politiques à se substituer à la Providence avec plus de force -- ou de candeur -- qu'aucun pape n'eût osé le faire et ces exagérations messianiques sur le rôle désormais souverain de la démocratie, gardaient trop de force pour n'être relevées que dans un esprit de charitable assentiment. Discrètement, le calvaire des papes était rappelé au nouveau réformateur. S'était-il jamais demandé combien ils avaient pu souffrir du pouvoir absolu ou du despotisme éclairé tels que les avaient entendus Louis XIV et Joseph II ? Avec force était rappelé le caractère essentiellement satanique de la Révolution, autour de la résurrection de laquelle les princes pouvaient former un cordon sanitaire, sans que le pape les promût au rang d'évêques du dehors. Et ce n'était pas en vain qu'il incitait le sévère critique du gallicanisme et de tant de ses compromissions avec l'esprit moderne à sonder les abîmes de la société contemporaine et à soumettre à une sévère analyse « non seulement ses lois, mais encore, mais surtout ses mœurs si faibles, ses opinions si vagues et si flottantes, sa littérature si fausse et si froide, malgré ses efforts furieux, sa philosophie si riche de grands mots, si pauvre de pensée, ses sciences si desséchées et si rapetissées par le matérialisme ».
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C'était bien là l'*Esquisse d'une Philosophie,* mais que Lamennais devait accomplir dans un tout autre esprit. Comme pour donner raison au *Vae Soli,* Lacordaire quittait la Chênaie le 11-12-32. Ce départ sera toujours controversé sans que l'on puisse dire si Lacordaire eût par sa présence atténué le poids du fardeau, empêché ou retardé le pire. Toujours est-il que Mgr d'Astros prenait l'offensive et, le 18 janvier 1833, envoyait une circulaire à l'épiscopat de France afin de rassembler ses troupes ([^79]). L'*Encyclique* était, en conclusion, louée pour sa prudence et son silence, mais acte était pris de la condamnation des fausses doctrines, si les auteurs n'étaient pas nommés. Et l'on verra que la censure de Toulouse étale, pour les mieux réprouver, en long et en large, ces « fausses doctrines » désormais attachées à la secte mennaisienne comme une tunique de Nessus.
L'année 1833 sera celle des déclarations en série de soumission et aussi de la rédaction des *Paroles d'un croyant.* Comprenne qui pourra. Toujours est-il qu'au R.P. Ventura, un ami d'une fidélité éprouvée, Lamennais étale le tableau de l'avilissement et de la turpitude de Rome ([^80]), où le Christ est chaque jour crucifié. La distinction entre l'homme et le pape dans la personne de Grégoire XVI qui intervient ici ne pouvait être qu'une conséquence de *Mirari vos* et, à l'égard du Pontife, Lamennais aura très tôt commencé à faire preuve d'une étonnante dureté de cœur.
Toujours préoccupé de la Belgique, Metternich, le 10-2-33, envoyait à son ambassadeur à Rome la copie d'un rapport de Vilain XIV au ministre des Affaires étrangères de Bruxelles ([^81]), de quoi il ressortait que les catholiques belges et leur clergé pouvaient garder au Saint-Père un dévouement absolu tout en ayant horreur de la Congrégation et du parti prêtre. Un « intégriste », comme l'on dirait aujourd'hui, du reste déjà rencontré, l'abbé de Vrindts, avait écrit directement au pape le 6-11-32 pour se plaindre du laxisme de l'épiscopat belge, qui le persécutait et n'avait pas hésité à approuver sept articles de la Constitution de nature à rendre criminel, si l'on s'y rapporte, le serment qu'on lui prête. De son côté, dans certaines de ses lettres, de préférence réservées aux plus fidèles, Lamennais continuait d'inaugurer, fond et forme, le genre des *Paroles d'un croyant.*
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Qu'on en juge : « Le pape, en tant que souverain temporel a fait alliance avec le diable car il n'y a pas en Europe un gouvernement qui ne relève de Satan, leur seigneur-lige ([^82]), qui ne lui ait voué foi et hommage ; c'est la fidélité de *l'enfer*. »
Or, de ce même jour était daté le rapport de la Congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires réunie à l'instance des évêques français, qui ne souhaitait ni possible ni expédient de prononcer un jugement formel sur les doctrines et maximes enseignées par Lamennais ([^83]). Celui-ci pouvait, en effet, s'en irriter et retourner contre le Saint-Siège le talent qui lui avait été si généreusement imparti. Le silence promis par Lamennais laisse envisager une rétractation qui n'est pas sincère, mais convient-il qu'un jugement formel démente les ménagements jusqu'ici observés ? D'autant plus que la censure de Toulouse n'est pas elle-même exempte de quelques traces gallicanes. Aussi n'informera-t-on que Mgr d'Astros, qui saura bien persuader ses confrères dans l'épiscopat que l'*Encyclique* réprouve à mots couverts les doctrines mennaisiennes. L'embarras est visible et le Saint-Siège sait que bien étroites sont ses marges de manœuvre. En tout cas, Lamennais ne pouvait se plaindre du peu d'envergure de ses examinateurs. Sous la présidence du pape en personne, huit cardinaux, parmi ceux qui exerçaient les charges les plus importantes ([^84]) et qui connaissaient dans tous ses recoins et ses chausse-trapes le sujet proposé à la réflexion et à la sentence de la Congrégation des Affaires ecclésiastiques, allaient poursuivre et terminer la tâche de *Mirari vos,* c'est-à-dire imposer un souverain arbitrage entre l'épiscopat en large mesure représenté et celui qui, compliquant sa polémique antigallicane d'une conversion de l'Église au monde moderne, semblait déserter une cause sacrée. D'où l'extrême importance du rapport de Mgr Frezza, secrétaire de la Congrégation pour la séance du 28-2-33, où étaient résumés *pro et contra* les éléments du dossier ([^85]).
Une fois de plus le génie mennaisien y était placé sous le patronage de Voltaire, qui avait dicté l'épigraphe de *l'Avenir,* tandis que le souvenir était rappelé de ses violences à l'égard de l'épiscopat dans son livre des *Progrès de la Révolution* ([^86]) dont les deux trop fameuses lettres à l'archevêque de Paris étaient inséparables.
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Sous l'influence de de Potter, révolutionnaire patenté, le journal *l'Avenir* et Lamennais tout le premier pratiquaient une politique hostile aux souverains légitimes. L'*Encyclique* vint à temps freiner l'élan du « condottiere » et il faut convenir que la comparaison toute italienne d'origine n'était pas mal trouvée. Fort équitablement, Mgr Frezza dans l'acharnement contre Lamennais de la censure de Toulouse découvrait quelques retombées gallicanes, si ardent que fût son désir d'être approuvé du Saint-Père. Benoît XIV et toute sa politique sur l'inondation des publications subversives au siècle dit des « lumières » était appelé à la rescousse. C'était lui qui avait fixé la procédure à suivre dans la censure des grands écrivains, et mesuré le degré de tolérance à leur égard. Une fois l'*Encyclique* promulguée, il fallait s'en tenir là et le rapporteur proposait qu'une lettre émanât du Saint-Siège qui, en mettant un accent supplémentaire sur les révélations de l'*Encyclique* et rendue publique selon les habitudes des Français, obligerait les auteurs controversés à convenir des égards flatteurs qui leur auraient été manifestés et à donner des preuves de leur bonne foi ou à jeter le masque.
En résumé, les considérations pleines de nuances qui répondent aux questions posées concluent à l'envoi d'une lettre à l'archevêque de Toulouse où les formes de la reconnaissance à témoigner à l'épiscopat pour sa vigilance sont nuancées de précautions à prendre pour ne pas faire de l'*Encyclique* un marteau à écraser un écrivain et une école qui avaient déjà tant travaillé pour l'Église. Cette attentive pesée est fort expressive de la diplomatie vaticane. Ainsi continue-t-on d'affirmer que Rome ne se presse pas, discipline un certain esprit de croisade et sans empressement comme sans malveillance de principe à l'égard des pèlerins, auxquels justice est rendue, compte que le temps, à condition de ne rien brusquer, travaillera en sa faveur. Le *Bref* du Saint-Père à l'archevêque de Toulouse du 8-5-33 conçu tout entier dans cet esprit-là est un chef d'œuvre de doigté (**82**).
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Or Lamennais était en train de passer par toutes les formes possibles de l'opposition. A Montalembert le 29-3-33 ([^87])*,* il dévoile la signification de son silence. Que faire devant la Prusse, l'Autriche, les Lambruschini, Brutti et Rozaven coalisés, sinon se taire et imiter le Verbe divin devant le prince des prêtres. Seulement le silence du Christ n'était pas coloré de mépris. Ou bien il parle et écrit au pape la lettre du 4-8-33 ([^88]) dont il devait plus tard mesurer l'imprudence. Du *Bref* à l'archevêque de Toulouse, il tirait la preuve que des malintentionnés avaient inspiré à Sa Sainteté de la défiance à son égard. Et il insérait à travers sa soumission réitérée une forme de dépit plus qu'acrimonieuse, presque inquiétante puisqu'il avait résolu de rester étranger aux affaires qui touchent l'Église. Sans doute, demandait-il de quels termes se servir pour satisfaire pleinement le Souverain Pontife. En fait, c'était là le point de départ de contestations prochaines et interminables. Où chercher la limite entre le spirituel et le temporel surtout quand on a déjà consacré une partie de sa vie à l'opiniâtre défense du premier contre les intrusions du second. Dans une lettre écrite le même jour (4-8-33) au cardinal Micara, le mieux disposé de tout le Sacré-Collège en sa faveur, il laissait clairement entendre qu'il n'avait pas mérité les dures paroles de l'*Encyclique.*
A la fin de ce même mois d'août, et l'on va, il faut bien le dire, découvrir un exemple des persécutions mesquines, odieuses parfois qui s'abattirent sur un être littéralement sous pression, un écorché vif dont la sensibilité tendue à l'extrême peut mettre en branle un prodigieux pouvoir de controverse, l'abbé Boyer, directeur au Séminaire Saint-Sulpice porta la lutte contre l'Institution de Saint-Méen ([^89]), devenue également la cible du Père Rozaven, tous deux épaulés en cela par l'*Invariable* de Fribourg ([^90]). On s'acharne aussi contre la dangereuse croissance de l'Institut des Frères de Ploërmel et Féli répètera que la malencontreuse lettre du 4 août avait surtout pour but de préserver l'apostolat de son frère. Lamennais est au cœur d'une secte qui malgré l'*Encyclique* se répand partout et doit être anéantie.
Si le *Bref* adressé à Mgr d'Astros tendait à l'apaisement, un autre, destiné à l'évêque de Rennes, Mgr de Lesquen (4-10-33) ([^91])*,* donnait un autre son. Le pape savait que la soumission de Lamennais n'était pas sans nuances et se fondait à tort sur une lettre postdatée, l'indélicatesse venant de ce de Potter dont ni la cour de Rome ni Metternich n'avaient tellement tort de se méfier.
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Il y a des cas où le cynisme se camoufle en balourdise. Mais enfin, et tout ému que le pape se montrât par l'attitude de Montalembert, il prenait Lamennais au mot et témoignait sa satisfaction de ce que l'ardent polémiste, lui demandant ce qu'il fallait dire et comment il fallait le dire, le choisît comme maître de style. « Nous n'imposons point de nouveaux préceptes » disait le pape, avant tout soucieux de la continuité apostolique. Mais il s'adressait à un homme dont l'être entier dévorait l'avenir. On peut aussi comprendre que les conseils de soumission absolue dont Mgr de Lesquen accompagnait l'envoi de la lettre pontificale ne purent qu'exaspérer le destinataire. Le pauvre évêque supportait de plus en plus mal la guerre doctrinale dans son diocèse, et implorait qu'on le laissât démissionner ([^92]). A la lettre douce et confiante qu'il adresse à Lamennais le 4 novembre 1833 ([^93])*,* pour lui transmettre le *Bref* du pape, celui-ci fait une réponse ultra-sèche et annonce son départ imminent du diocèse. Il répondra au pape de Paris. C'était ravaler le pape et l'évêque au dernier rang de ses correspondants. Dans sa circulaire au clergé de son diocèse où il inclut sa lettre à Lamennais et la réponse de celui-ci, il se félicite, mais de la façon la plus modeste de plusieurs proclamations d'obéissance au *Bref* pontifical des prêtres de son diocèse ([^94]). Ce sont des jugements de haute charité que Mgr de Lesquen porte sur Lamennais. Qu'il examine l'éventuelle reprise d'une glorieuse carrière, le silence et la lourde signification qu'il pourrait prendre, enfin le suicide d'une vocation, cet évêque, il faut bien le dire, fait la preuve de sa paternité spirituelle. Oui, Lamennais put se croire traqué par des ennemis qui n'étaient pas tous, du reste, de mauvaise foi, mais dans quelques-uns de ses représentants, le sacerdoce lui fut un abri qu'il fut très prompt, trop prompt à déserter. Le jour même 5 novembre 1833 ([^95])*,* où Lamennais ajoutait à une nouvelle déclaration de soumission adressée au pape ce paragraphe qui jurait avec les habitudes du temps : « Si dans l'ordre religieux le chrétien ne sait qu'écouter et obéir, il demeure à l'égard de la puissance spirituelle entièrement libre de ses opinions, de ses paroles et de ses actes dans l'ordre temporel », car il maintenait sa rédaction sans tenir compte des corrections proposées par l'archevêque de Paris, Mgr de Quélen, et l'internonce Garibaldi ([^96]).
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Celui-ci, dans une lettre à Mgr Polidori ([^97]), espérait un bon dénouement et, tout à fait dans l'esprit de la Congrégation des Affaires ecclésiastiques, suggérait qu'une mesure désagréable pourrait désespérer un amour-propre toujours à vif. Dans une lettre à Montalembert du 19 novembre 1833 et en s'appuyant sur le très orthodoxe cardinal Litta qu'il avait jadis commenté, Lamennais, sur la redoutable question de l'indépendance des deux puissances, temporelle et spirituelle, l'une à l'égard de l'autre, maintenait et corsait même sa position : « Il s'agit de savoir si \[dans la société temporelle\] comme citoyen, comme maire, préfet, député, ministre, etc. \[le citoyen\] dépend entièrement du curé, de l'évêque, du pape, il s'agit de savoir, en un mot, si le pape est de droit l'unique souverain de l'univers au spirituel et au temporel et si la théocratie absolue est chez le chrétien, le seul gouvernement légitime. » Beaucoup plus habile que la lettre du 4 août, celle du 5 novembre devait, non sans raison, inquiéter Rome. Une longue justification adressée à Montalembert le 25 novembre 1833 ([^98])*,* l'assoit, si l'on peut dire, sur toute l'argumentation antigallicane prodiguée par Lamennais dans ses ouvrages précédents. Qui sait si Rome ne mettrait pas les cœurs chrétiens dans l'obligation d'obéir encore à leurs chefs spirituels, même s'ils se trompent et, chose plus grave encore, de leur désobéir s'il leur arrivait d'enfreindre la loi de Dieu. Le moment n'allait pas tarder où Lamennais serait mis en demeure de choisir entre deux absolus et c'est une espèce de cri d'agonie, comme s'il arrivait au point extrême d'un choix à la fois impossible et inéluctable, qu'il poussait : « Je ne veux pas mourir apostat du christianisme et de l'humanité » ([^99])*.* En même temps, et sans aller jusqu'à dire que le ton durcit à Rome, une sorte d'angoisse perce. C'est Mgr Polidori qui, le 21 novembre 1833, écrivant au Saint-Père, bien qu'il y ait la marque d'un invincible libéralisme dans la lettre du 5 novembre, lui demandait de suspendre encore son jugement suprême ([^100]). Dans son *Bref* du 28 novembre 1833 à Mgr de Lesquen ([^101]), le pape parle « d'un bel espoir évanoui ».
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Les termes de Lamennais ne s'accordent pas « à ceux par lesquels Nous avions demandé la déclaration sans ambiguïté, pleinement et clairement ». Mais l'autorité sentait le besoin de trancher : « Il est maintenant de notre devoir de demander à Celui qui commande aux vents et qui calme la tempête de mettre fin à cette affaire qui est celle de l'Église. » Le même jour, le cardinal Pacca insistait de façon pressante et parlait d'une soumission digne de Lamennais « aussi simple, absolue et illimitée qu'elle répond (*sic*) parfaitement à votre précédente promesse et qui puisse enfin satisfaire entièrement aux vues si justes et si apostoliques de Sa Sainteté ». Le 1^er^ décembre, figure au *Dossier*, p. 412, doc. 159, un projet de lettre de Lamennais au Saint-Père, un second p. 416 à la date du 6 décembre (*Dossier*, p. 415, doc. 160). Lamennais y fait preuve sur les rapports de plus en plus enchevêtrés du spirituel et du temporel, au fur et à mesure que s'étend et se ramifie le procès, d'une redoutable puissance de controversiste. Tandis que Garibaldi ([^102]) semble vouloir le mettre au pied du mur : « Lamennais croit-il ou ne croit-il pas que le pape puisse lui commander quelque chose dans les affaires exclusivement temporelles et dans lesquelles l'Église n'a aucun intérêt. S'il le croit, il fait grave injure au Saint-Père, plus grave s'il le lui dit, or il le lui dit. » Le tout aboutissait d'abord à la brève lettre au pape du 6 décembre ([^103]) où semblent effacées toutes les subtilités issues de l'affrontement des deux pouvoirs, afin de laisser place à de plus sereines affirmations : « Ma conscience, très Saint-Père, éprouve le besoin d'assurer de nouveau Votre Sainteté, que je n'ai rien tant à cœur que d'éviter de devenir, même involontairement, un sujet de troubles dans l'Église, et que de persuader Votre Sainteté, non seulement de ma soumission dans toute l'étendue de mon devoir, comme prêtre et comme catholique, mais encore de la disposition sincère et respectueuse où je suis et où je serai toujours, avec la grâce de Dieu, de lui prouver de toutes les manières possibles ma vénération, mon amour et mon dévouement inviolables. » Et voici, précédé d'un envoi au cardinal Pacca, le dernier sursaut. La rédaction latine *Ego infra scriptus* ([^104])*,* etc., etc., me fait songer, je ne sais pourquoi, à une épitaphe, comme si Lamennais, sous une lourde pierre tumulaire, enfermait son passé apologétique et sacerdotal.
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A supposer que les censeurs de Toulouse triomphassent ou s'inquiétassent, deux prélats et non des moindres, l'archevêque de Paris et l'évêque de Rennes, à travers la satisfaction, laissaient apercevoir la bonté de leur cœur. Comme évêque, compatriote et ami, le premier exultait en compagnie de saint Paul : *Superabunt gaudio in omni tribulatione nostra.* Cette joie, la publication des *Paroles* n'allait pas tarder à l'éteindre, mais l'amitié subsisterait ([^105]). Le second, pourtant blessé dans l'exercice d'une autorité discutée et pris entre deux feux, à quoi s'ajoutait sa souffrance de voir l'usurpation triompher de la légitimité ([^106]), rendait tous ses pouvoirs à Lamennais et de plus importants encore s'il le souhaitait ([^107]). Il y avait un troisième satisfait, le pape en personne, qui ouvrait les bras au prodigue, à dire vrai peu décidé à s'y précipiter et l'exhortait à conclure avec courage les combats du Seigneur. Il priait, il bénissait, mais dans ses lettres Lamennais achevait de s'affranchir des bienséances pontificales, s'étant entraîné à y flairer des pièges ([^108])*.*
Les disciples et les amis montaient autour de leur maître une garde vigilante ; les ennemis frappaient à coups redoublés. Le *Journal de Francfort* faisait de Lamennais un boutefeu de la révolution européenne ([^109]). Les premiers recevaient parfois de lourdes confidences. A la Comtesse de Senfft, le 25 janvier 1834, il confiait comme un parti pris sa résolution irrévocable de ne jamais aller à Rome, de ne jamais accepter de s'occuper de loin des choses de l'Église ([^110]). Mais les perspicaces, comme Garibaldi, doutaient juste : « Bien que je sois persuadé de sa bonne foi... je ne pense pas que M. l'abbé de Lamennais modifie ses opinions. » La composition des *Paroles d'un Croyant* devait être achevée à cette date (20-1-34) ([^111])*.* En rédigeant ses versets dans le filigrane évangélique, Lamennais devait avoir l'impression de sortir enfin des arguties des deux pouvoirs en conflit. Les deux glaives s'entrechoquaient non pour fortifier des préséances mais pour produire des étincelles. Ou encore la nef sortait du port pour aller à la découverte du grand large (Lettre à Vitrolles, 25-4-34).
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A Emmanuel d'Alzon, Lamennais avouait accomplir un devoir de conscience ([^112]). Mais l'on pouvait conjecturer que Rome ne l'entendrait pas ainsi. Dès le 7-5-34, Garibaldi parlait du « très mauvais livre, d'autant plus que l'Auteur mêle la Religion et d'autres principes de sa vie morale à sa démagogie exaltée et frénétique » ([^113]). Il ne cachait pas, et l'on pouvait s'en douter, la douloureuse impression produite sur le corps diplomatique. Dans une lettre adressée cinq jours plus tard et toujours au cardinal Bernetti, Garibaldi avait appris que le projet d'imprimer les *Paroles* datait d'au moins deux mois auparavant ([^114]), occasion d'incriminer la mauvaise foi du soumis. Les milieux romains n'ignoraient pas que la consternation régnait dans la chancellerie autrichienne ([^115]) ; Metternich sans doute plus soucieux de politique que de théologie avait appris que le petit livre soulevait les passions encore plus que la révolution de 1830 elle-même. Le nonce insérait dans sa lettre un extrait du journal *Le Populaire,* qui faisait des *Paroles* un véritable brûlot, infiniment plus efficace que dix volumes de métaphysique, cent articles politiques, voire des milliers de baïonnettes ; il contenait la quintessence même de l'esprit de liberté dans la multitude de ses formes. L'archevêque de Toulouse tâchait de se persuader qu'une telle publication ferait à l'auteur plus de mal que de bien et saisissait l'occasion d'une éventuelle diffusion de la *Censure* dans l'espoir qu'elle ne contrarierait pas les vues du Saint-Père ([^116]). Le cardinal Lambruschini, dans son rapport du 11-6-34, ne pouvait pas ne pas frapper fort et il n'y a aucune raison de suspecter ses sentiments ([^117]). Le côté messianique et apocalyptique de Lamennais était mis en lumière et l'hommage rendu, mais pour aggraver le cas à l'agencement des chapitres, au ton parfaitement reproduit des anciennes prophéties et de l'*Évangile* du reste pris à contresens. Une très pénétrante réflexion prouvait que le nonce n'avait pas en vain séjourné au-delà des Alpes :
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« En France, où même le bas peuple sait lire et lit beaucoup, où peu de gens, voire personne ne réfléchit, cet ouvrage produira un très grand dommage à la Religion et à la Société. » Une ardeur républicaine furieuse et démente consumait l'ouvrage, véritable bombe placée sous les souverainetés. Réquisitoire intelligent et curieux, en somme, par l'effort qu'on y sent pour maîtriser une admiration littéraire, qui conduit le cardinal à évoquer le parrainage de Milton. Un *Bref* de condamnation formelle ne pouvait, bien entendu, que conclure l'affaire.
Lamennais, dans ses épanchements intimes, chantait sa propre libération. S'il s'imaginait que son livre était inattaquable (Lettre à Charles de Coux du 21-5-34. *Correspondance* VI, p. 102), il avouait enfin réalisée la plénitude de son idéal : « Christianisme et humanité, même chair », confirmant ainsi sans le savoir le jugement que portait le Saint-Siège sur une puissance de confusion d'autant plus dangereuse qu'elle était volontaire, surprenante et proprement impensable dans un esprit si bien organisé pour la logique. Lacordaire qui savait bien de quoi il parlait quand il rappelait l'impossibilité de faire reculer son maître de la centième partie d'une idée ([^118]), voyait s'abîmer le génie de la contradiction : « Comme tu le dis très bien, écrit-il à Montalembert, c'est une folie d'agir d'une façon extérieurement et de penser intérieurement d'une autre façon. » Une lettre d'Élie de Kertanguy à l'abbé Jean son oncle, du 8-6-34, pose un fameux problème. Est-ce le silence de Rome qui, lors de l'audience des pèlerins où aucune allusion ne fut faite au but du voyage accabla Féli, alors que des admonestations l'eussent ramené dans le bon chemin ? Il est possible en effet, que profondément impressionnable Lamennais eût cédé au charme d'un cœur paternel aussitôt quoique sévèrement manifesté. Il est possible aussi que le peu qu'il reçut lui ait paru sans commune mesure avec ce qu'il apportait, car enfin sacrifier *l'Avenir* n'était-ce pas quelque peu reproduire le geste d'Abraham ? Mais il ne faut pas oublier une autre constante du caractère de Lamennais : des deux tendances de son moi profond, à s'épancher et à se durcir, la seconde devait devenir la principale défense contre des ennemis réels ou imaginaires. Bientôt le problème se situa pour lui entre la caste et le genre humain ; il étouffait dans l'une, il voulait vivre et vivre éperdument dans et par l'autre.
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La maladresse des milieux romains lui barra la route de l'humilité et des mortifications qui eussent corrigé son élan. Rome pouvait n'être plus dans Rome, mais l'expérience authentique des saints avait aussi contribué à lui insuffler une âme. « Mon livre n'est d'aucun temps, d'aucun lieu, c'est le livre de l'humanité. » Ainsi Féli énonçait-il son *fara da se.* N'était-ce pas se dérober au modelage et à la sculpture de l'Amour divin ? Et le Saint-Père, qui jusqu'à la publication des *Paroles* n'avait jamais souhaité condamner Lamennais, une seconde fois parla. Lamennais s'était trop vite cru -- fierté ultra-bretonne ? -- dans les milieux romains quantité négligeable. L'on sait maintenant grâce à la publication du *Dossier*, que la plupart des rapports et des *vota* exaltent son génie. Les témoignages d'attention et d'amitié dont Grégoire XVI ne fut pas avare à son égard peuvent trouver dans la reconnaissance même du talent du pèlerin quelque explication. Dans *Singulari nos* c'est un saisissement horrifié qui domine et dans lequel peut entrer aussi l'usage maintenant exécrable de ce même talent. Car c'est d'une quintessence de perversité qu'il s'agit, d'un abrégé où rien ne manque de toutes les monstruosités du temps. Qu'importent les rêves, les tentatives plus ou moins spectaculaires d'élargissement du christianisme ? Il y a l'esprit de Dieu et l'esprit du monde. Il faut choisir et Lamennais a voulu insérer l'éternel dans les mouvances du temps. Les trois principales consignes de la précédente *Encyclique* ont été violées : soumission due aux puissances, obligation de détourner des peuples le pernicieux fléau de l'indifférentisme et de mettre un frein à la licence sans bornes des opinions et des discours. Donc Lamennais a déchiré le pacte, et, à sa façon, le Saint-Père retourne contre son auteur la sinistre accusation, pour le moment dissimulée du chapitre XXXIII. On n'abuse pas le pape qui sait très bien, par les expressions mêmes dont il use, que le réquisitoire vient de loin, puisque, dans la pensée du Croyant, c'était contre le Christ que les princes et les prêtres s'étaient unis. Mais le Peuple n'est pas le Christ et c'est une véritable falsification des *Saintes Écritures* qui nourrit la brochure abominable. La majesté du Pontife, seul et légitime gardien des vérités de la Foi, se dresse contre un missionnaire improvisé et isolé dans son délire. D'où la très explicite condamnation, conforme au rituel de l'anathème ([^119]) : « Nous réprouvons, condamnons et voulons qu'à perpétuité on tienne pour réprouvé et condamné le livre qui a pour titre : *Paroles d'un Croyant. *»
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Le pape, comme le visionnaire poursuivi, dispose du temps et c'est pour y maintenir l'Église, selon la tradition apostolique, et non pour se complaire en sa dissolution dans un fuligineux devenir. Cette *Encyclique* est un corps à corps avec l'hérésie, et quoi de plus suranné que l'hérésie ? Lamennais ira rejoindre le troupeau des novateurs vieillis. A réputer trop durs les termes de l'anathème, ils n'en éclairent que mieux la déception du Pontife. Car celle-ci est double ; d'un fils égaré on peut toujours prévoir le retour, mais le génie qui se perd ne saurait manquer de se mettre au service de l'erreur. D'où la supplication finale. La gravité de la prière aurait pu convaincre Lamennais qui ne cessera d'en douter à quel rang le situaient le cœur et l'esprit du Souverain Pontife. Le condamné s'aperçut-il d'une autre forme que prenait à son égard la mansuétude d'un pape qui, bien qu'il eût le droit de se sentir profondément outragé, tint jusqu'au cœur même de la réprobation à ne pas tuer l'espérance. Car enfin Grégoire XVI s'abstenait des termes qui pouvaient empreindre l'improbation d'un livre d'une signification canonique définitive. Il faut aussi tenir compte de l'opinion sommaire à l'époque où le Saint-Office existait encore : Rome empêche toujours tout.
Si Emmanuel d'Alzon, qui ne renonçait pas sans souffrance à la tutelle mennaisienne, recevait d'un anonyme une lettre ainsi conçue ([^120]) : « Les chrétiens légitimistes disent : Vous voyez que vous êtes obligés d'être légitimistes et absolutistes, les libéraux disent : Voyez, le christianisme est antilibéral, le pape le démontre ; voyez bien que si nous étions chrétiens, nous serions obligés d'abjurer n'importe quelle idée, qu'elle fût plus ou moins étendue, de l'avenir social », Lamennais, pour sa part, écrivait au même Emmanuel d'Alzon : « Je défie aujourd'hui qui que ce soit de parler des choses de religion en un sens quelconque, sans être aussitôt accusé, et de bonne foi, par quelqu'un d'attaquer la doctrine catholique » ([^121]).
Une question se pose qui nécessite un retour en arrière ; la Censure de Toulouse avait-elle collaboré à l'élaboration de *Singulari nos *? D'entrée les évêques, signataires en grand nombre, mais il n'a pas été possible de retrouver tous leurs noms, attribuaient aux doctrines de Lamennais le dessein déclaré de soulever les peuples. Ils avaient bien soin de se référer à un passé saignant encore quand ils évoquaient la condamnation, en 1791, par leurs prédécesseurs de la constitution civile du clergé.
94:285
Ils remontaient plus haut encore à propos des cinq propositions de Jansénius déféré à Rome et jusqu'à saint Césaire en 529 ([^122]). C'était sans doute nécessaire, mais c'était habile puisque dans toutes les circonstances énumérées, le clergé de France faisait litière des principes gallicans qu'on lui attribuait à tort ou à raison. Ni la théologie ni la philosophie mennaisiennes ne trouvaient grâce devant les censeurs qui entendaient se prononcer sur deux théories de nature à ébranler la foi elle-même, puisque la méthode « suivie jusqu'à nos jours » pour démontrer aux incrédules la divinité de la religion, ou pour prouver aux hérétiques l'infaillibilité de l'Église, cédait le pas à un dogme nouveau, celui de l'universalité des hommes en possession de connaître le Dieu véritable. Ainsi le Christ ne glorifiait-il plus son Père et la Révélation, si elle n'était niée, ne subsistait que considérablement amoindrie. Le pire, c'était la diffusion de ces doctrines parmi le jeune clergé qu'orchestrait sans arrêt, notamment dans la proposition de l'acte d'union, la revendication de libertés redoutables et jusqu'ici tenues en respect, à savoir celle de la presse, des consciences et du culte. La lettre épiscopale relevait l'espèce de défi que la nouvelle école, forte du silence observé à son égard, portait aux souverains pouvoirs, qui, disait-elle, n'avaient rien à reprendre. L'insolence de la proclamation de nouveautés dangereuses aussi bien pour la doctrine que pour la politique de l'Église appelait nécessairement l'intervention d'une censure. La correspondance entre Mgr d'Astros et le cardinal di Gregorio dénote, les uns diront un véritable acharnement antimennaisien, les autres une ténacité qui, après tout ressortit au devoir d'État. Il serait injuste de parler de représailles gallicanes, mais enfin c'est le 28 juillet 1832 seulement que le cardinal accusait réception du « précieux paquet » ([^123]). Et il avait beau dire que la réponse figurerait dans l'*Encyclique* du 15 août, à s'en tenir à la lettre de *Mirari vos,* on ne trouverait que de fort lointaines allusions à cette erreur pourtant capitale si elle fait l'objet d'une réfutation précise de la quasi-substitution du sens commun à la Révélation.
95:285
Il y a quelque intérêt à reconnaître que, fort différents des censeurs romains, les prélats français ne tressent pas de couronnes au Lamennais des débuts triomphaux. Car c'est à partir de l'*Essai sur l'indifférence* que commence l'examen, pour se clore à *l'Avenir.* C'est donc toute la carrière jusqu'à présent du prêtre apparu comme le saint Michel du siècle. Or c'est l'inverse qu'il faut entendre. *Quis ut Deus ?* disait l'archange ; au lieu que tant de plaidoyers ou de réquisitoires mennaisiens n'aboutissent qu'à un damnable *Quis ut homo ?* Partout et sur tous les points, innombrables, où le procès recommence, l'Église ne doit cesser de composer avec le genre humain, dépositaire d'une révélation qui lui est propre. L'épiscopat ne manquait pas de mettre le doigt sur le point sensible ni même de faire pression. Car Lamennais attaque de plein fouet l'Église gallicane ([^124]) « si distinguée par l'intégrité de sa foi et par sa soumission filiale et son dévouement au Saint-Siège. Les attaques sont propres à fomenter les schismes et les divisions. Et en tant qu'elles déclarent schismatique l'Église gallicane, que l'Église romaine a toujours conservée dans son sein et dans sa communion, elles anéantissent l'unité catholique... » Au lieu de Mgr d'Astros, mettez Bossuet, le Bossuet du Sermon de L'Université de l'Église. Quel duel !
Qui veut trop prouver ne prouve rien. Le piquant c'est que la censure de Toulouse intente aussi son procès à l'auteur du *Traité de l'Église gallicane* et contraint Joseph de Maistre à escorter la brebis perdue. Tout y passe et les jésuites, pour une fois, découvrirent des défenseurs dans les héritiers de ceux qui résistaient à l'*Unigenitus *; quand aux souverains temporels, ils sont confirmés dans leur titre d'évêques du dehors. Contre Lamennais l'on s'aligne sur le pape et la Censure rend le son de *Singulari nos.* En se lançant sur les flots populaires Lamennais renouvelait une aventure malouine et toute sa vie rêva d'embarquer. Grégoire XVI, comme le premier pape, avait peur des vagues et Lamennais ne pouvait suppléer le Christ. Dans la même année où l'on s'exerce à la rhétorique de la soumission et de l'obéissance, récrire les *Psaumes* en pluie d'étincelles n'est-ce pas risquer l'interpellation d'un tribunal aussitôt constitué : *Viens-tu du ciel profond ou viens-tu de l'abîme* ([^125]) ? Lamennais, qui devait vouer la suite de sa vie et de son œuvre à la méditation du catastrophisme, condamne en bloc l'Église de son temps, l'exclut du futur de même qu'il portait en lui le sentiment justifié ou non d'être évincé du présent.
96:285
Si elle a perdu le génie de l'aventure, le génie de l'aventure ne l'a-t-il pas perdu lui-même ? Bien sûr, il ne pouvait pas imaginer que le monde moderne, issu de 1789, qu'il bénissait mais que Péguy flétrira, vivrait les dernières années du second millénaire dans la réalité ou dans l'appréhension des camps de concentration. Lamennais avait pourtant souhaité pour nous autre chose que la retentissante faillite de la palingénésie ! Féli a rêvé, a souffert, a écrit dans la pensée que son apostolat sous l'autorité du Pape-Roi auquel il donne comme successeur le Peuple-Dieu éclairerait et purifierait le monde. Il a été persécuté, traqué, il a pu à loisir constater quels excellents rapports entretiennent la Sottise et la Cruauté. *Clericus, clerico lupior*. Mais enfin et sans qu'il soit question de lui reprocher d'avoir survécu à la débâcle de 48, ce n'est pas un mystagogue mais un représentant es qualité de l'Église-institution qui est mort sur les barricades. Moribond lui-même, il n'a rien voulu recevoir de cette même Église pour laquelle et par laquelle il n'a peut-être pas été assez capable de souffrir. Et pourtant il trouvait la force de parler des « bons moments ». Lesquels ? Grégoire XVI lui rappelait le sacrifice du tribun Maurice qui a rang de martyr dans l'histoire du salut. Il serait difficile de refuser à Lamennais dans cette histoire du salut, confondue avec celle des hommes, une sorte d'héroïcité qui se trompe de route et qui ne saurait suffire pour le mettre sur l'autel. Lui-même serait le premier à brocarder, et de quel rire sardonique ! les bons apôtres qui tenteraient de lui prendre mesure de l'auréole. En tout cas, parmi les raisons qui m'empêchent de lui jeter la pierre et de me fermer à ses colères comme à ses angoisses, il y a ceci : le gallicanisme dénoncé par de Maistre comme une hydre dont les têtes repoussent toujours révèle de notre temps, de notre temps surtout, l'absence d'un Lamennais imaginaire qui n'aurait pas détaché sa barque du roc insubmersible.
Jacques Vier.
97:285
### Sobieski et la bataille de Vienne
*12 septembre 1683*
par Nikander Mrozek
#### Avant-propos d'Yves Daoudal
A l'occasion du troisième centenaire de la bataille de Vienne, dont la célébration fut illustrée par la présence du pape, une amie autrichienne d'ITINÉRAIRES, Christiane Landgrebe, nous avait donné un article sur ce dernier grand affrontement de la Chrétienté et de l'Islam (ITINÉRAIRES, numéro 278 de décembre 1983). C'est maintenant un ami polonais d'ITINÉRAIRES, l'abbé Nikander Mrozek, qui nous envoie un article sur le même sujet, « complémentaire de l'étude de Christiane Landgrebe ».
98:285
Si l'abbé Mrozek ne le dit pas, on comprend néanmoins qu'il a trouvé que la vision autrichienne de la bataille de Vienne laissait trop dans l'ombre le rôle du roi de Pologne, Jean III Sobieski. En effet Christiane Landgrebe insistait surtout sur le rôle du légat du pape Marco d'Aviano. La bataille de Vienne étant un événement capital de l'histoire de la Chrétienté, il nous a semblé bon que les lecteurs d'ITINÉRAIRES en aient la vision polonaise après en avoir eu la vision autrichienne.
D'autant que le rôle primordial de Sobieski ne peut guère être mis en doute. Le roi de Pologne fut même doublement le vainqueur de cette bataille. Il le fut officiellement en tant que commandant en chef des armées alliées, et c'est lui qui décida de la victoire en faisant irruption avec ses hussards au beau milieu du camp turc, semant une panique indescriptible et provoquant la fuite éperdue de l'armée ottomane. Après la bataille, tous les chefs des armées alliées manifestèrent avec effusion leur admiration et leur gratitude au roi de Pologne. Dans tous les pays de la Chrétienté se répandit comme une traînée de poudre la nouvelle que Sobieski avait sauvé l'Europe du joug turc.
Sans doute les Autrichiens ne se pardonnent-ils pas d'avoir eu un empereur aussi peu valeureux que Léopold et de devoir la survie de leur pays à un Polonais. Mais il est possible aussi qu'ils n'aient que peu de sympathie pour le personnage Sobieski. Aussi il me semble utile avant de laisser à l'abbé Mrozek la place, de brosser un rapide portrait de ce personnage. Car si on se le représente comme les autres souverains du temps (dont le modèle était la cour de Louis XIV), on se trompe lourdement. Jean Sobieski, avant d'être roi, était un magnat ukrainien, un de ces princes orientaux qui gouvernaient des États dans l'État, immensément riches, avec leur cour, leurs armées personnelles, leurs dizaines de milliers d'hectares de terres. La lutte contre les Turcs et les Tartares était chez ces princes une tradition immémoriale. En fait, à en juger d'après leur aspect extérieur, peu de chose distinguait un magnat ukrainien d'un pacha turc. C'était la religion qui les opposait, et la conscience du côté polonais d'avoir pour mission de défendre la Chrétienté.
99:285
Jean Sobieski était le fils du wojewoda (gouverneur) de Ruthénie. Il était né sous un orage pendant un raid tartare. Il fut éduqué au lycée latin de Cracovie puis à l'université de la même ville, où l'on continuait à enseigner la scolastique thomiste. Puis il perfectionna sa culture en voyageant à Paris, à Londres et Amsterdam. Dès 1648, à dix-neuf ans, il s'engagea dans l'armée polonaise. Il fut membre d'une ambassade à Istamboul en 1654, commandant des auxiliaires tartares en 1657, député à la Diète en 1659, devint général en 1666, et commandant en chef des armées (grand hetman de la couronne, dignité militaire suprême) en 1668. En 1666 Louis XIV lui avait également donné le titre de maréchal de France pour avoir vaincu une rébellion pro-Habsbourg. En 1672 il dut entreprendre une guerre difficile contre les Turcs qui avaient envahi le sud de la Pologne. En 1673, le lendemain de la mort du roi Michel, il remportait une grande victoire à Chocim sur les rives du Dniestr (victoire dont on parla dans toutes les cours d'Europe) et trois mois plus tard, entrant en triomphe à Varsovie, il était élu roi.
Ce nouveau roi était le plus orientalisant des princes ukrainiens. Il était vêtu d'une sorte de longue robe de pourpre qui tombait jusqu'à ses talons, bordée de fourrure précieuse en hiver et de soie en été. Sous cette robe ouverte il portait une autre robe tenue à la taille par une ceinture. A son côté, il avait un grand cimeterre dont le fourreau était semé de diamants. Aux pieds, il avait des bottes turques à fine semelle, dont les hauts talons étaient formés d'une lame d'argent en demi-lune. Il avait d'énormes moustaches, les cheveux coupés en rond au niveau des oreilles, sous une toque de fourrure ornée de diamants et de divers joyaux. Ce qui devient difficile est d'imaginer ce personnage converser comme un gentilhomme de Versailles. Homme de grande culture, il parlait, en plus de sa langue maternelle, le latin, le français, l'italien, l'allemand et le turc. Mais la dominante était française.
Il était profondément catholique. Dans toutes ses campagnes il emportait un grand tableau représentant la Mère de Dieu. Allant à la bataille de Vienne, il partit de Czestochowa le jour de l'Assomption, et lorsqu'il revint il y fit une nouvelle halte pour remercier Notre-Dame de sa victoire et déposer au pied de l'icône miraculeuse une partie des fabuleux trésors qu'il avait pris aux Turcs. Avant de mourir, il légua tous ses diamants à Notre-Dame de Czestochowa, qui servirent à confectionner à l'icône la robe la plus riche qu'elle ait jamais eue.
100:285
Il faudrait encore expliquer que dans la mémoire polonaise, Sobieski est inséparable de sa compagne Marie-Casimire de la Grange d'Arquien, que les Polonais connaissent sous le nom de Marysienka. L'amour passionné qui unit ces deux personnages jusqu'à leur mort fut exceptionnel si l'on considère que Marysienka jouait un rôle politique considérable et que fatalement les opinions du roi et de la reine divergeaient fréquemment. Aussi les lettres que Sobieski écrivait à sa femme pendant ses campagnes ne sont-elles pas lues seulement par les historiens.
Ces précisions ne sont sans doute pas inutiles, car si le nom de Sobieski est à peu près le seul nom de l'histoire de Pologne qui soit universellement connu, bien peu savent qui était le personnage clef de cette bataille de Vienne dont l'abbé Mrozek nous donne ici sa version.
Y. D.
S'ADRESSANT à Jean-Paul II au moment où il quittait l'Autriche, le cardinal-archevêque de Vienne Franz Koenig s'écriait : « Voici 300 ans, le roi de Pologne Sobieski libérait Vienne. Vous, Très Saint Père, vous l'avez conquise ! »
Belle envolée lyrique ou gratitude reconnaissante pour deux événements historiques d'importance ?
La date choisie pour le Katoliken Tag viennois de 1983 trahit de toute évidence la volonté de part et d'autre de commémorer un événement dont les conséquences marquèrent l'époque et l'avenir de l'Autriche et de la civilisation chrétienne. Le grand discours du pape en fait foi, avec son appel à l'union au nom des responsabilités communes de tous les peuples de l'Europe à l'heure où l'avenir de la culture chrétienne est plus que jamais menacé.
L'hommage rendu par le pape de Pologne au roi Sobieski pour la libération, une fois pour toutes, de Vienne et de l'Autriche du péril musulman, est en même temps une reconnaissance de la part prise à la victoire par toutes les forces chrétiennes liguées dans un intérêt commun vital. Aucun succès militaire n'est jamais le fait d'un seul homme, d'un seul chef.
101:285
Kara Mustapha défait et chassé, Vienne sauvée, Sobieski dès le lendemain en informe Innocent XI en des termes que l'histoire ne saurait oublier : « *Venimus, vidimus, Deus vicit ! *» Dans son laconisme, cette phrase rend bien et résume parfaitement la part personnelle du roi vainqueur dans le combat. La tactique qu'il sut imposer aux armées alliées prévoyait l'intervention de ses soldats à l'heure H. Effectivement, lorsque après les premiers succès, les chrétiens épuisés commencèrent à fléchir, les hussards polonais, d'autres avec eux également, survinrent à l'improviste et bousculèrent soldats et chevaux turcs abasourdis par le vacarme, par eux jamais entendu auparavant, produit par les grandes ailes attachées aux épaules des cavaliers polonais et qui, faites de légères plaquettes métalliques, vibraient au vent de la galopade. Ce fut la débandade dans les rangs ennemis. Et la victoire assurée. Restait à bouter totalement dehors les fuyards désemparés. Sobieski laissa ce soin au duc de Lorraine. Ses hussards reprirent la route de leur patrie.
La délivrance de Vienne eut le retentissement que l'on sait. L'Europe entière, la France entre autres, était aux aguets. Le nom du vainqueur se trouva sur toutes les lèvres et dans tous les écrits de l'époque.
Sans jamais avoir été totalement contesté, le succès de Sobieski fut par la suite, il faut bien l'avouer au nom de la vérité, l'objet de jalousies de la part de ceux qui, ayant personnellement pris part au combat et donc à la victoire, se crurent oubliés au profit du seul roi Sobieski. Surtout au lendemain des partages de la Pologne. *Vae victis !* L'ingratitude des Habsbourg...
Pourquoi Sobieski ? A qui devait revenir le commandement suprême ? Qui le lui confia ?
Les historiens autrichiens eux-mêmes sont les premiers à refuser tout génie politique et a fortiori militaire à l'empereur Léopold I^er^. Passons sous silence l'abandon de la capitale sous les huées de la population qui se sentait trahie par son chef naturel.
Charles de Lorraine n'était pas sans valeur militaire. Loin de là. L'histoire nous dit son parfait accord avec Sobieski dont il comprit et accepta la stratégie. Beau-frère de l'empereur, il était son candidat naturel au commandement de toutes les troupes chrétiennes alliées.
102:285
Qui donc avança le nom de Sobieski et sut imposer sa personne ? Marco d'Aviano !...
Les quelque 100.000 chrétiens ont en face d'eux 250 à 300.000 ottomans. L'enjeu est grave. To be or not to be ! La défaite chrétienne est impensable ! Heureusement, le père d'Aviano est là qui connaît son monde. Il est surtout au courant et très bien informé sur le passé guerrier de l'ancien Hetman (général en chef) Sobieski actuellement roi d'un pays qui, depuis des siècles, barre avec succès à tous les envahisseurs barbares et musulmans la route de l'Europe et de la Chrétienté. Qui donc plus que le Polonais a eu affaire à la tactique mongole et turque ? Art militaire et expérience sont des atouts appréciables.
L'Autriche, il est vrai, avait elle aussi une certaine expérience du Turc. Mais totalement différente. En 1529, Soliman est effectivement aux portes de Vienne. Numériquement plus faible, l'armée ottomane décampa à la nouvelle de l'approche de l'armée impériale. Cent trente-quatre ans plus tard, les Turcs sont là encore une fois. Contre une rançon en pièces d'or, l'empereur obtient un armistice. Vingt ans de répit pour Kara Mustapha, et 200.000 thalers qui lui servent à recruter et équiper tranquillement une armée encore plus nombreuse et la doter d'un armement des plus modernes. 1683 ! Sûr de lui et résolu, Kara Mustapha s'en prend de nouveau à Vienne. La Chrétienté a compris et tremble. Son chef, Innocent XI, lance un appel angoissé à tous les monarques chrétiens.
Louis XIV, pourtant Roi Très Chrétien de la France fille aînée de l'Église, ennemi déclaré de la Maison d'Autriche contre laquelle la France lutte depuis François I^er^ et allié secret de la Turquie, refuse toute participation à la nouvelle croisade. Au courant des démarches à Varsovie de l'envoyé pontifical Marco d'Aviano et connaissant lui aussi l'humeur belliqueuse des Polonais ainsi que la valeur militaire de leur roi, Louis XIV rappelle à la reine Marie-Casimire Sobieska qu'elle est Française de naissance et donc sa sujette. D'où, pour elle, le devoir de servir avant tout les intérêts du roi de France. C'était mal la connaître. Marie de La Grange d'Arquien n'a en tête qu'un seul souci, un seul et unique rêve, l'élévation de sa propre famille. Or, son père n'est que capitaine de la garde de Monsieur. Il lui faut absolument un titre héréditaire de duc et un tabouret à la Cour de Versailles. Refus de Louis XIV : le capitaine d'Arquien est connu pour sa vie licencieuse et son ivrognerie.
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Notre capucin a lui, l'oreille fine et le sens des affaires. Un titre de duc ? Mais le saint-père en dispose !... Et le marquis Henri de La Grange d'Arquien deviendra cardinal-diacre de la sainte Église romaine. Donc prince ! Prince de l'Église avec tous les avantages matériels de sa nouvelle position, ce qui favorise encore davantage ses mauvais penchants, au désespoir de ses frères dans le cardinalat ! Rassurée et confiante, Marie-Casimire abandonne le camp français et décide son royal époux à prendre le parti du pape qui est celui de l'empereur d'Autriche, empereur romain germanique, défenseur attitré de l'Église. Tout est pour le mieux.
Accord conclu. Sobieski promet 40.000 hommes, Léopold vivres pour l'armée et fourrage pour les chevaux, Innocent XI l'argent indispensable à l'équipement. Mais promettre est une chose, tenir en est une autre. L'empereur oublia vite sa parole, le pape ne la tint qu'en partie...
Sobieski, malgré la hâte de la reine Marie et les supplications de l'empereur, ne parvint guère qu'à mobiliser 25.800 hommes. A marches forcées il traverse le territoire autrichien où, malgré les assurances et promesses de Léopold, les paysans refusent tout moyen de subsistance aux hommes comme aux bêtes que l'on nourrit de feuilles d'arbres, ce avant comme après la victoire. Aussi, laissés à leurs propres moyens, les Polonais reprennent-ils la route de leur pays presque au lendemain de la victoire à laquelle ils ont si héroïquement contribué. Leur reprocher le butin enlevé aux Ottomans est une mesquinerie. Les princes alliés en firent autant. En est-il autrement aujourd'hui ? La dernière guerre n'a été que rapines, vols et pillages.
« *Venimus, vidimus. *» Nous savons qu'à l'avant-veille de la bataille, Sobieski se rendit avec tout son état-major sur la colline de Kahlenberg qui domine Vienne. De là il examina en connaisseur les positions turques. Son plan établi, il répartit les tâches. Vers les cinq heures de l'après-midi, à la tête de ses hussards il se lança à l'attaque. Le reste appartenait à Dieu. « *Deus vicit *», assure le roi vainqueur fort modestement.
C'est à Dieu en effet qu'au cours de la sainte messe célébrée le 8 septembre par le père Marco et servie par le roi Sobieski en personne, en présence des princes alliés, et au cours de laquelle il communia, c'est à Lui qu'il confia le sort de la bataille.
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Foi, piété et valeur militaire, tout est dit. Car malheureusement, Sobieski comme roi ne se signala par rien de plus.
« La première impression est toujours la meilleure », affirmait, dit-on, le Roi-Soleil. Qui dit première impression, dit première réaction. La plus authentique qui fût jamais fut celle des princes alliés sur le champ même de la bataille. Les Turcs en fuite, tous entourèrent celui dont la stratégie venait de se révéler une fois de plus géniale pour lui exprimer leur surprise devant la rapidité du succès obtenu et surtout leur reconnaissance. Tous, c'est-à-dire le duc Charles de Lorraine, le Feldmarschall comte de Georg Friedrich v. Waldeck, l'électeur de Bavière Maximilien-Emmanuel, l'électeur de Saxe Johan Georg et le comte Ernst Rudiger v. Starhemberg, l'héroïque défenseur de la capitale en l'absence de l'empereur. Tous, ce furent aussi les généraux alliés qui, soulevés par l'enthousiasme, baisaient les mains, les jambes, les pieds du roi victorieux.
Laissons de côté les manifestations de joie et de gratitude de la population viennoise baisant elle aussi les mains et les pieds de Sobieski. Rappelons seulement aux amateurs de la véritable histoire que l'empereur Léopold lui-même se sentit tenu d'exprimer personnellement au roi Sobieski ses félicitations et ses remerciements.
Le chroniqueur et historien allemand Johan Peter v. Vaeckeren, historiographe officiel de l'empereur, nous a laissé le récit de la rencontre des deux souverains le 15 septembre à Schwechat en dehors de Vienne où le roi Sobieski campait au milieu des siens.
A cheval tous deux, l'empereur et le roi se saluèrent simultanément d'un même geste. Puis l'empereur prit le premier la parole et « en termes éloquents » adressa un long discours de remerciement au roi pour la part prise par lui et ses soldats à la victoire. « Après Dieu, dit-il, c'est à Votre Majesté que Vienne doit sa délivrance. L'empereur et la chrétienté entière vous expriment leur profonde reconnaissance. Votre Majesté s'est acquis une gloire immortelle que se transmettront nos descendants et que les générations futures n'oublieront jamais. »
Depuis, à Vienne, c'est l'oubli total ! Pas un seul monument ! Rien, absolument rien n'y rappelle le souvenir du grand sauveur de l'Autriche et de la Chrétienté...
Nikander Mrozek.
105:285
### Émile l'apostat
par François Brigneau
*Chapitre sixième. -- Un maelström de corruptions, de concussions, de spoliations : Panama aurait dû provoquer l'effondrement de la République maçonnique. Mais le Ralliement divise et paralyse la Droite catholique, qui connaît en 1893 un désastre électoral. La franc-maçonnerie compromise à fond dans le scandale de Panama conserve néanmoins le pouvoir par la grâce du pape Léon XIII.* « *Que pouvions-nous contre la coalition de Rome et du Grand Orient* *?* »
APRÈS s'être procuré « 25 millions en donnant en garanties les obligations non placées » ([^126]), M. de Lesseps lance le 12 décembre 1888 « l'émission de l'agonie ». La Compagnie s'est engagée à l'annuler si le chiffre des souscriptions n'atteint pas 400.000 titres.
106:285
200.000 obligations trouvent preneurs, difficilement ([^127]). Encore quelques soubresauts. Le dernier, le 2 février 1889 M. de Lesseps essaie de lancer pour une ultime émission la Société pour l'Achèvement du Canal inter-océanique. C'est lui qu'il achève. Il échoue « lamentablement » écrit Dansette dont on connaît les bonnes dispositions. Le 4 février le Tribunal civil de la Seine prononce la dissolution de la Compagnie de Panama. Le canal n'a pas été creusé, mais il y a un trou de mille quatre cents millions de francs or. Des centaines de milliers de familles françaises sont atteintes. 85.000 « petits porteurs » sont ruinés. Le liquidateur choisi, un certain Joseph Brunet, n'appartient pas à la République des Républicains. Il fut ministre des cultes sous Mac-Mahon, dans le cabinet du 16 mai du duc de Broglie. Depuis douze ans on n'en avait plus entendu parler. Les hommes politiques se rangent en deux parties. Il y a ceux qui craignent pour leur avenir. Il y a ceux qui redoutent pour leur passé. Brunet appartient à la seconde catégorie. Pour complaire à ses adversaires politiques qui viennent de lui redonner un peu d'audience, d'aisance et de volume, le liquidateur va s'employer à liquider, en douceur.
Trois ans, il faut trois ans avant que déferle ce maelström de corruptions, de concussions, de spoliations. C'est le secret de Polichinelle. La rue chante, sur l'air d'*En rev'nant d'la revue*
*Papa qui est certes pas un' bête*
*Ayant raté son émission*
*Me dit en f' sant nous-mêm' s la quête*
*Nous sauv' rons la situaiton.*
*Voilà pourquoi par tout' la France*
*Nous courrons avec l'espérance*
*De trouver encore des gogos*
*Pour entret' nir nos chers magots*
*Moi j' fais le boniment*
107:285
*Papa not' président*
*Avec des yeux tout larmoyants*
*Montre au public ses cheveux blancs.*
*On applaudit beaucoup*
*Mais voilà qu' tout à coup*
*Quand il s'agit de signer*
*I' cherchent tous à s'esbigner.*
*Je trouve très mauvais*
*Que notre Grand Français*
*Au lieu d'un franc succès*
*N'ait qu'un mécompte.*
*Voyons, gogos,*
*On vous d' mand' des pesos*
*Vous donnez qu' des bravos*
*Ça ne fait pas le compte.*
Ou sur l'air du *Temps des Cerises :*
*Mais voici venir le temps des surprises*
*Gogos détrompés et vils imposteurs*
*Vous êtes aux prises !*
*Tous les gros bonnets vont en voir de grises,*
*On n'oubliera pas les Grands Directeurs.*
*Oui, voici venir le temps des surprises*
*Où l'on en réserve aux vils imposteurs.*
Avec, au dernier couplet
*Enfin nous aurons le temps des Assises*
*Les gogos tondus, moutons enragés,*
*Diront vos traîtrises.*
*On reparlera des livres promises*
*Des travaux pas faits, des milliards mangés.*
*Ce sera la fin, le temps des Assises...*
*Après par l'État, vous serez logés !*
108:285
Il faut s'imaginer le Paris de l'époque, frémissant, cascadeur, cocardier. Il vient de se battre contre Wilson, pour Boulanger, contre *Lohengrin.* La Tour Eiffel monte sur le Champ-de-Mars. La fée électricité s'allume en guirlande au-dessus des guinguettes. Un employé du gaz nommé Antoine fonde le Théâtre libre. Zola publie la *Bête humaine,* Anatole France *Thaïs,* Barrès *Un homme libre.* Les chanteurs des rues font reprendre en chœur au refrain :
*Ce sera la fin, le temps des Assises*
*Après par l'État, vous serez logés !*
Le rêve, toujours le rêve. Quand on sait corrompre, on sait étouffer. Dès 1889, le procureur général veut intenter une action contre les administrateurs :
-- *De la mesure, de l'ordre, chaque chose en son temps,* dit le garde des Sceaux (un joyeux pistolet du nom de François-Marius Thévenet, avocat lyonnais, membre de la gauche radicale, franc-maçon, le contraire surprendrait, et mouillé jusqu'aux oreilles dans la soupe : avec les fripons il faut employer le vocabulaire des fripons). *Attendons le rapport du liquidateur.*
M. Brunet prend son temps. On raconte qu'il perçoit des honoraires de 5.000 F. Il aurait tort de se presser. On gagne un an. Dix-huit mois. En 1890 le garde des Sceaux qui s'appelle maintenant Armand Fallières annonce que le liquidateur publiera très prochainement le rapport de l'expert-comptable. Un an se passe encore. En juin 91, un juge d'instruction est désigné pour entendre M. de Lesseps. C'est le conseiller Prinet.
-- *Il met cinq ans à instruire l'affaire la plus simple,* dit Fallières. *Il faut souhaiter que M. de Lesseps ait l'esprit de se retirer d'ici là.*
\*\*\*
M. de Lesseps court sur ses 86 ans. Il continue d'espérer.
109:285
Après M. Brunet, M. Prinet reprend l'enquête. Commissions rogatoires, expertises financières. On traîne encore un an. Voici l'été 92. Dans la *Libre Parole,* Drumont attaque en férocité. Un régime de coquins, tous les détails.
Impossible cette fois de camoufler plus longtemps. Tout le château de cartes truquées est sur la table. Le nom des premiers corrompus, présidents du conseil ou ministres, circule. A l'exception de Freycinet, tous sont francs-maçons : Floquet, Rouvier, Thévenet, Jules Roche, Yves Guyot, Burdeau qui, insulté par Drumont, le fera enfermer à Sainte-Pélagie. Tous les jours les gros canons de la presse d'opposition, la hausse à zéro, tirent à vue. Mais politiquement il ne se passe rien. Le pays reçoit ces révélations comme un boxeur des coups. On apprend pourtant des histoires stupéfiantes. Des personnages étranges, avec des gueules de Grand-Guignol et des noms de traîtres de mélodrames, surgissent en pleine lumière. Le baron de Reinach, ou Cornelius, la « corneille » comme dit Clemenceau.
Juif allemand par son père, baron italien par Victor-Emmanuel, naturalisé français par la Loge, Jacques de Reinach est devenu l'agent et le conseiller financier de la Compagnie à la mort de Lévy-Crémieux qui y tenait ce rôle. Physiquement c'est une caricature. Il est petit, gros, avec un manteau trop grand, des cheveux trop longs, un visage empourpré, une barbe de colporteur, et dans ses yeux en amande passent les lueurs de l'intelligence et le frisson de la peur. Banquier d'affaires il touche à tout : aux chemins de fer du Sud, aux fournitures pour l'armée, au café en tablettes, au gaz, au 3 % amortissable. Par son neveu et gendre, Joseph Reinach, ancien chef de cabinet de Gambetta, député des Basses-Alpes (à cause des chemins de fer), directeur de la *République française* (quotidien opportuniste très important), franc-maçon (Loge : *Les Amis du Peuple,* ça ne s'invente pas !) le baron a ses entrées partout.
-- *J'ai connu le baron de Reinach par Joseph Reinach* dira le « frère » Rouvier, ex-et futur président du Conseil. *Il avait entretenu avec mes prédécesseurs au ministère des Finances -- et non des moins éminents -- des rapports tout aussi fréquents qu'avec moi, et il s'occupait de toutes les affaires économiques.*
110:285
Dansette, dont j'ai souligné la mesure et la prudence, écrit : « En trois ans, soit au titre de publicité, soit à celui des syndicats (de banquiers) il reçut au total plus de 7 millions 500.000 F (de francs-or). Ces sommes lui furent d'abord attribuées en rémunération de ses services, puis, en 1888, pour assurer le succès de l'emprunt à lots. Il les répartit à sa guise. Tantôt pour les personnalités politiques importantes, il agit lui-même, tantôt pour le menu fretin de la Chambre et du Sénat, il se servit d'Arton (Aaron, dit...), qui avant le vote de la loi sur l'emprunt à lots « travaillait » ouvertement les couloirs. »
Menu fretin et grosses pièces constituent un vivier de 150 parlementaires corrompus sur lesquels, grâce au baron, M. de Lesseps et sa compagnie peuvent compter. Voici le témoignage de M. Ducret, directeur de *La Cocarde :*
« Le 5 janvier 1892, vers dix heures du soir, je suis monté chez M. Cottu -- administrateur du Panama -- qui ne se doutait de rien, pour lui annoncer que la Chambre, à l'unanimité, venait d'exprimer le désir qu'une répression énergique et rapide eût lieu contre tous ceux qui ont encouru des responsabilités dans l'affaire de Panama. M. Cottu s'écria : -- Les gredins ! il y en a cent cinquante qui ont volé notre argent ! Il m'a raconté, tout au long, jusqu'à trois heures du matin, les tripotages parlementaires. Et ne croyez pas qu'il cédât à un mouvement irréfléchi d'indignation car le lendemain il allait trouver M. Constans (grand maître de l'Ordre du Grand Orient, on ne le répétera jamais assez) au ministère de l'Intérieur et lui refaisait son récit, en vue de lui démontrer les inconvénients du procès. »
Cette liste des 150, Mme Cottu la connaît. Quand son mari est arrêté, un certain Golliard lui rend visite. Il lui demande d'aller voir le directeur de la Sûreté, Soinoury. Celui-ci la reçoit et lui tient ce langage :
111:285
-- « Enfin, Madame, s'il y avait quelqu'un de la droite, n'importe qui... de compromis dans l'affaire de Panama, vous comprenez l'importance que cela aurait pour le gouvernement. Donnez-moi quelque chose, ne fût-ce que pour moi, Soinoury. C'est entre nous que nous parlons. »
« L'entrevue... dura une heure et demie, raconta Mme Cottu. Je puis bien me rappeler la substance. Ce que je ne puis rendre ce sont les intonations, les nuances. M. Soinoury cherchant à me faire parler, m'offrant sans presque le dire la liberté de mon mari contre un nom de la droite, quel qu'il fût. » Ce nom de la droite, il n'y en a qu'un et on le connaît -- nous l'avons vu. Tous les autres appartiennent à la gauche républicaine et radicale ; presque tous à la franc-maçonnerie. La foudre tombe sur le Temple. La République fille aînée de l'Église maçonnique est en danger. *Le Matin* fait le signal de détresse : « *Cette enquête va porter un coup mortel à nos institutions. *» Le péril est d'autant plus grand qu'il vient de toutes parts. Pris d'une rage suicidaire ce sont les corrupteurs qui balancent les corrompus, les pourrisseurs qui donnent les pourris, les maîtres-chanteurs qui révèlent les ténors, pire encore des francs-maçons eux-mêmes, tel l'ancien préfet Louis Andrieux, ex-député de la Seine et des Basses-Alpes, futur père de Louis Aragon, vénérable de la loge *Le Parfait Silence,* qui parle et qui donne des informations aux antimaçons, quoique membre du Conseil de l'Ordre du Grand Orient. Comme les fourmis fuyant la fourmilière écrasée, pendant quelques jours fous, les frères courent la ville de tous côtés, la mine défaite, les yeux hallucinés, bredouillant des mots de passe qu'on ne comprend pas. Fantômas n'est plus dans leur camp.
\*\*\*
Fantômas c'est Cornelius Herz, un autre juif d'origine allemande, prodigieux aventurier, marchand de vent et de lumières, prêteur à gages, professionnel de la concussion, agent anglais, commanditaire de Clemenceau et Grand Officier de la Légion d'Honneur.
112:285
Je suis surpris que le cinéma ne l'ait pas encore magnifié. Auprès de Cornelius, Marthe Hanau relève de l'artisanat. C'est de la bricole. Et quelle vie, quelle vie exemplaire pour toutes les tribus de trafiquants cosmopolites, naturalisés d'hier ou de la semaine dernière qui campent aujourd'hui dans les jardins de l'Île-de-France.
Il naît en 1845, à Besançon, dans une famille de transhumants qui arrive de Bavière. Trois ans plus tard tout ce beau monde ne se retrouve pas au dépôt mais aux États-Unis. Cornelius naturalisé américain revient en France. Potard dans une pharmacie, interne dans un asile d'aliénés où il escroque le pharmacien et l'économe, il se bombarde aide-major dans l'armée de la Loire, repart pour les Amériques, s'établit comme médecin à Chicago, épouse à Boston la fille d'un marchand d'allumettes, ouvre à San-Francisco un théâtre et un cabinet spécialisé dans la guérison de la migraine par l'électricité, vole ici, escroque là, extorque ailleurs même ses frères de la Loge *Mount-Mariah,* revient à Paris pour échapper à la police, annonce la venue de l'électricité et du téléphone, fait faillite, dirige le journal *La lumière électrique,* rencontre Clemenceau, Boulanger, couvre de cadeaux ceux qui peuvent le servir, intrigue, séduit, achète, revend. Charles de Lesseps témoigne devant la Cour d'Assises. C'est Cornelius Herz qui le fit inviter chez Grévy :
-- « Nous nous rendîmes à Mont-sous-Vaudrey, (résidence familiale et d'été du Président), M. Cornelius Herz et moi. Nous y passâmes une journée dans l'intimité du président de la République. Je vis M. Cornelius Herz reçu comme l'ami de la maison. Je revins convaincu. »
On peut le comprendre. Quand on est dans les affaires louches, la caution du président de la République, ça aide. En 1881 Cornelius Herz est nommé Officier de la Légion d'Honneur ; en 83 Commandeur ; en 86 Grand Officier... Ce qui allait provoquer l'extraordinaire apostrophe de Déroulède à la tribune de l'Assemblée :
113:285
-- *Ce qui me surprend le plus, ce n'est pas qu'il ait fini par être nommé Grand Officier. Mais pourquoi Commandeur ? Pourquoi Officier ? Pourquoi Chevalier ? Quel est son premier titre ?... Qui donc, parmi nous, est venu lui proposer de lui faire place dans nos rangs ? Qui donc a peu à peu et si vite en même temps, introduit, patronné, nationalisé en France cet étranger ? Car vous vous rendez bien compte qu'il ne s'est pas présenté tout seul, que ce n'est même pas un autre étranger qui l'a pris par la main et poussé au milieu de nous ; il y a fallu un Français ! Un Français puissant, influent, audacieux qui fût tout ensemble son client et son protégé, son introducteur et son soutien.*
Barrès, qui assiste à la scène, parle de « la voix de l'orateur, son grand corps penché, sa légende d'honneur, ses phrases trop rapides pour les sténographes eux-mêmes, son bras perpétuellement levé, baissé, comme s'il lapidait un infâme, c'est une avalanche brutale qui va de la tribune contre une seule poitrine et que rien ne pourrait arrêter ».
-- *Or ce complaisant, ce dévoué, cet infatigable intermédiaire, si actif et si dangereux, vous le connaissez tous,* poursuit Déroulède. *Son nom est sur toutes les lèvres. Pas un pourtant ne le nommerait car il a trois choses en lui que vous redoutez : son épée, son pistolet, sa langue. Eh bien moi, je brave les trois et je le nomme : c'est M. Clemenceau.*
Georges Clemenceau ne nie pas qu'il compte Cornelius Herz au nombre de ses amis et de ses bienfaiteurs. Comment le pourrait-il ? Leurs relations sont connues. Il ne nie pas que l'escroc international ait été l'un des bailleurs de fonds de la *Justice,* ce quotidien d'agitation et de sape politiques qui lui servait à faire et à défaire les ministères. On dirait aujourd'hui : « à déstabiliser le régime ». Il ne le pourrait pas davantage. Rochefort a écrit que Herz avait versé trois millions et demi à Clemenceau. Celui-ci se contente de minimiser. Il s'agissait de sommes beaucoup moins importantes et qui sont remboursées. Surtout il se lance dans un grand numéro de patriote outragé. Il y excelle. Ce cynique sec connaît l'art des frissons romantiques. « Il y a du Michelet chez Clemenceau », disait Maurras.
114:285
« Injure suprême que je ne croyais pas avoir méritée de mes pires ennemis », dit-il en frémissant d'indignation, et sa voix métallique vibre dans le silence chargé d'électricité de la Chambre : « J'ai trahi l'intérêt français, j'ai trahi la patrie, j'ai amené sur ces bancs une influence étrangère dont j'ai été l'agent. Guide, commandé par elle, j'ai cherché à nuire à mon pays, j'ai cherché par des actes parlementaires à amener le désordre et la perturbation dans ma patrie ! Voilà l'accusation que vous avez portée à la tribune. Il n'y a qu'une réponse à faire : Monsieur Déroulède, vous en avez menti ! »
Bel exercice de jouteur d'estrade, mais inutile. La parade, toute d'indignation verbale, est impuissante à le sauver. Il faudra l'affaire Dreyfus et le bon choix pour faire oublier la flétrissure. La botte sauvage de Déroulède a cloué le spadassin Clemenceau. Brusquement dans l'hémicycle où les têtes s'agitent dans une lumière d'exécution capitale, l'ombre du marchand d'influences s'est projetée, couvrant le centre et le marais, énorme, difforme, avec son haut de forme sur sa tête trop grosse et sa cape jetée sur son torse trop large. Certains ont dû entendre son rire quinteux ou se souvenir de son regard sceptique, méprisant et que la fureur rendait parfois insoutenable. Cornelius Herz ! On colporte sur lui des feuilletons fabuleux. La vérité les dépasse. Le « docteur » faisait chanter le « baron ». Dans les papiers de Reinach on a trouvé un compte portant ces simples mots : *Chantage Herz.* Il aurait coûté à M. Reinach la somme de 9 millions de francs-or. Exactement 9.382.175 francs. Quatre années d'épargne française, les Français économisant alors 2 millions et demi par an.
Si colossale que soit la somme, Herz exigeait plus que de l'argent. Il lui fallait des documents. Ils peuvent protéger mieux que l'or. Au printemps 1889, Cornelius arracha à Reinach la liste de 104 corrompus et le prix des votes achetés. Cette liste lui permit de s'enfuir en Angleterre.
115:285
Il n'en fut jamais extradé. A Bournemouth, où il soignait son diabète, il se permit même de refuser de recevoir une commission d'enquête parlementaire qu'il avait accepté de rencontrer. Henry Coston a raconté toute l'affaire dans *La République du Grand Orient.* On venait de guillotiner à Paris l'anarchiste Vaillant. Son crime avait semblé inexpiable aux anciens communards parvenus au pouvoir. Vaillant s'était permis de faire exploser, en pleine séance du Palais Bourbon, une bombe si bien préparée par la police qu'elle n'avait fait que de légers dégâts. Une demi-douzaine de personnes blessées superficiellement (dont l'abbé démocrate-chrétien Lemire, le député d'Hazebrouck, rendu célèbre par ses jardins ouvriers et sa déclaration : « Je n'ai pas été élu pour faire avancer les affaires de l'Église ») purent être soignées sur place. Cela ne calma pas l'ardeur des Républicains. L'instruction fut menée en trente jours. Malgré une lettre de l'abbé Lemire demandant l'indulgence, Vaillant fut condamné à mort. Sadi Carnot ne le gracia pas. La bombe avait éclaté le 9 décembre 1893. Le 5 février 1894, Vaillant avait la tête tranchée. De nombreux journalistes, nationalistes et traditionalistes, s'indignèrent. « Quand on s'appelle Carnot, et qu'on se flatte d'avoir parmi ses ancêtres le « grand » Carnot, qui fit couler des flots de sang à Lyon, on devrait mieux comprendre la violence », remarqua Drumont -- enfermé à Sainte-Pélagie parce qu'il avait dénoncé les voleurs de Panama.
116:285
Lucien Pemjean ([^128]), qui en sortait, fut plus vif encore. On le poursuivit. Il fila en Angleterre. Il y connut le grand journaliste anglais Lucien Wolf, alors chef des services étrangers du *Daily Graphic,* avant de devenir le patron du plus grand journal juif du monde : *The Jewish Journal.* Wolf avait ses petites et ses grandes entrées dans le cabinet britannique. Il raconta à Pemjean le secret de l'impunité de Cornelius Herz. Celui-ci avait révélé au gouvernement britannique les dessous de l'affaire de Panama. Il lui avait livré le nom des 104 députés, sénateurs, ministres français corrompus. Et du coup, écrivait Lucien Pemjean, « le gouvernement de Sa Majesté était devenu le maître du régime parlementaire français. Sans coup férir, sans discussion même, il pouvait faire capituler notre gouvernement dans toutes les circonstances où il y aurait entre eux une divergence de vue ou d'intérêts.
« Le rédacteur du *Daily Graphic* était donc parfaitement fondé à prétendre que la France ferait gentiment tout ce que voulait l'Angleterre.
« Décontenancé et quelque peu confus pour mon pays, je ne pus que balbutier « -- Et vous dites que vous tenez ces graves propos de sir Michael Hicks-Beach ([^129]) ?
« -- De lui-même, parfaitement. »
Commentaire d'Henry Coston : « Grâce à Cornelius Herz, les chéquards de Panama, qui formèrent pendant trente ans les cadres politiques du Régime, étaient à la merci du gouvernement britannique. A la lumière de ces révélations, on comprend mieux la politique étrangère de la III^e^ République. »
\*\*\*
Je vous avais prévenus, c'est un film, avec des rebondissements et des scènes terribles. Telle la dernière nuit du baron le 19 novembre 1892. Il est aux abois. Il court chez Rouvier.
117:285
Le ministre des Finances, compromis, se trouve à la Chambre où ça chauffe. Il rentre enfin. Reinach est effondré, dans un fauteuil, cramoisi, les épaules basses, les mains au plancher et tout tombe dans son visage mou : les cheveux, les oreilles aux grands lobes flasques, les yeux, les poches sous les yeux, les bajoues, la bouche aux lèvres lippues. Le baron amateur de parties fines et de rats d'Opéra n'est plus qu'un gros tas de gélatine désespérée.
-- Sauvez-moi ! gémit-il.
Facile à dire. Les plaintes ont été décidées. Le procureur général qui porte un nom de mélodrame : M. Quesnay de Beaurepaire instrumente peut-être déjà. Arriverait-on à bloquer l'engrenage judiciaire qu'on n'arrêterait pas la campagne de presse qu'il a déclenchée. Et qui l'a déclenchée cette campagne ? Herz pour régler ses comptes, peut-être aussi pour affaiblir politiquement la France. Cela ne peut déplaire ni à Guillaume, ni à Victoria. Constans pour se venger de n'être plus ministre de l'Intérieur. Enfin Reinach lui-même, canaille jusqu'aux limites de la canaillerie, donnant ses complices (à la condition qu'il fût épargné) à la *Libre parole* de Drumont ! C'est un imbroglio à la dynamite. Que faire ? Parer au plus urgent : Herz. Il tient tout. Il peut presque tout. Le temps de prendre leurs chapeaux, le ministre chéquard et le banquier chéqueur sautent dans un fiacre et fouette cocher, avenue Henri-Martin. Clemenceau les a devancés chez Herz. On le sait, par les dépositions d'enquête. Le baron qui passe de la prostration à la fébrilité supplie Herz :
-- M. Rouvier, ministre des Finances a bien voulu m'accompagner pour joindre ses instances aux miennes et vous demander, si c'est en votre pouvoir, d'apaiser la polémique...
-- C'est trop tard, dit Herz.
Dehors c'est déjà la nuit. Dans le bureau-bibliothèque, on a allumé les lampes-globes. Les bois cirés, le cuir des livres et des fauteuils luisent doucement. Les rideaux sont de velours sombre avec des franges d'or. Les quatre hommes sont debout.
118:285
Clemenceau dira qu'il n'a pas ôté son manteau et qu'il tient son chapeau à la main. Chez Herz il y a de la haine. Chez les deux hommes politiques de l'embarras et de la gêne. Chez Reinach de la peur. Il recule d'un pas puis se jette vers Clemenceau :
-- Menez-moi chez M. Constans ! Je vous en prie ! Vous ne pouvez me refuser cela...
-- Vous pouvez y aller seul.
-- Non. Ce n'est pas la même chose. Venez avec moi ! C'est Clemenceau qui le raconte. Lui, le féroce et rusé compère, il avoue : « *Vous ne pouvez me refuser cela. *» En effet, il ne le refuse pas. Rouvier les quitte devant la gare du Trocadéro. Nouveau fiacre. Rue des Écuries d'Artois. Il est un peu plus de sept heures. Constans dîne. On lui fait passer la carte du baron. Constans accueille lui-même les deux hommes dans l'antichambre. Dans le cabinet de l'ancien ministre, Clemenceau et Constans restent debout. Reinach se laisse tomber sur un canapé, la tête renversée, les yeux au plafond.
-- Il faut arrêter cette polémique, répète Reinach. Voilà pourquoi je suis venu vous voir précipitamment. On me dit que vous avez une action suffisante sur un journal du matin pour l'empêcher.
-- Qui, on ?
-- Je l'ai lu.
Colère du politicien outragé :
-- Vous vous êtes mépris. Ou l'on vous a trompé. Je n'ai aucune action sur qui que ce soit dans les journaux qui vous attaquent ou qui attaquent en ce moment certains de mes collègues, et, par conséquent, je ne puis en aucune façon intervenir.
A propos de cette déclaration de Constans faite devant la commission d'enquête le mercredi 14 décembre, soit vingt-cinq jours après les faits, Maurice Barrès écrit dans *Leurs Figures :* « On remarque que M. Constans demanda d'être dispensé du serment : « Je donne ma parole d'honneur que je dirai ce que j'ai à dire, ce que je sais, de la façon la plus loyale et la plus nette, mais je tiens à ne pas aller au delà »... Quel sens donner à cette phrase ambiguë ? »
119:285
Un sens très simple. Aventurier devenu professeur agrégé de droit, Constans ne veut pas risquer des poursuites pour faux témoignage. Ce qui eût été possible s'il avait prêté le serment que l'on exige des témoins : «* Vous jurez de parler sans haine et sans crainte, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : Je le jure. *»
Il ne le peut pas parce que c'est la liste des 150 corrompus, remise par le baron Cottu au ministre Constans en janvier qui en novembre a permis au journal boulangiste *La Cocarde* de déclencher un tir d'artillerie lourde contre le gouvernement Loubet, dont Constans avait été évincé. (En quelques semaines, *La Cocarde,* journal confidentiel pour boulangistes nostalgiques, se trouva crié sur les boulevards, dépassant les 300 000 exemplaires de tirage sur Paris !)
Le directeur de *La Cocarde* se nomme Ducret. Les relations entre ce journaliste boulangiste et l'ancien ministre de l'Intérieur (qui poussa Boulanger à l'exil, provoqua sa défaite politique et sa mort) sont étroites et sans doute compliquées. Il ne faut pas oublier que Constans, un instant tenté par le boulangisme, y renonça après avoir pris les mesures du général. Tout le monde politique sait que Constans est derrière Ducret. Émile Loubet, président du Conseil, ministre de l'Intérieur (à la place de Constans) en a peut-être la preuve. D'où la prudence de Constans.
Cette prudence ne le mettra pas totalement à l'abri. En 1892, Constans a 59 ans. La belle âge pour un politicien républicain de son savoir-faire. Franc-maçon important du Grand Orient (Loge *Les Cœurs réunis* et l'*Encyclopédie*)*,* ministre de l'Intérieur en 1880 et dans le premier gouvernement Ferry, envoyé extraordinaire en Chine, gouverneur général de l'Indochine en 87, ministre de l'Intérieur à nouveau de 89 à 92 (cabinets Tirard et Freycinet), il peut encore tout espérer : la présidence du Conseil et même celle de la République.
120:285
Or, brusquement, après ce mois de novembre 1892, il cesse de jouer un rôle à Paris. On va l'expédier en Turquie, comme ambassadeur, pendant dix ans. Étrange. Pourquoi cette disgrâce soudaine ?
Pourquoi ?
Les attaques de *La Cocarde* touchent des francs-maçons aussi importants que Constans : Antonin Proust, député des Deux-Sèvres, ancien ministre de Gambetta, loge *Les Amis de l'Humanité ;* Thévenet, ancien ministre de la justice ; Jules Roche, député du Var, de la Savoie, de l'Ardèche, plusieurs fois ministre, héraut de l'anticléricalisme, Loge « *Les Amis de la Tolérance* »* ;* Adrien Hébrard, directeur du *Temps ;* Mayer, directeur du quotidien anticlérical *La Lanterne ;* Gustave Bonickhausen, dit Eiffel, le père de la Tour, qui a reçu du Panama une quarantaine de millions ; Floquet, Naquet, Rouvier, nos vieilles connaissances ; Antide Boyer, député des Bouches-du-Rhône, et tant d'autres dont les noms passent tous les jours des talons de chèques dans la rubrique judiciaire, sans parler de ceux qui ont échappé aux premières charrettes et qui attendent l'accalmie, en tremblant. Tout le Temple est ébranlé et le frère Constans a prêté la main à ce jeu de massacre. La société secrète à laquelle il appartenait lui a-t-elle fait payer sa trahison ? En tout cas *il ne redeviendra plus jamais ministre.* Son élimination est-elle une coïncidence ? Ou une conséquence ? Chacun répondra à sa guise. Que la question puisse être posée est déjà suffisamment révélateur du climat et de la puissance maçonnique.
-- *Il faut arrêter la polémique,* reprend Reinach, toujours à la renverse sur son canapé.
-- *Mais c'est impossible,* dit Constans, *je ne peux pas, je ne sais pas,... Je veux bien essayer... chercher... Ne comptez pas sur moi.*
Il se passe alors un détail inouï et horrible. Reinach se redresse péniblement. Il marche de travers. Il gagne la porte, s'arrête, se tâte et dit à Constans :
121:285
-- *Vous n'auriez pas un peu de monnaie, pour le fiacre. J'ai oublié ma bourse.*
Constans lui donne un écu, en essayant de faire le plaisantin.
-- *Je peux bien prêter cinq francs à un millionnaire.*
Reinach empoche, sans un mot. Il sort, hagard. Clemenceau le suit en silence.
-- *Ne me laissez pas,* lui dit Reinach sur le trottoir.
-- *On m'attend,* dit Clemenceau.
-- *Ah !* dit le baron. *Je suis perdu.*
Il se hisse dans son fiacre. Il est huit heures. Encore deux étapes. D'abord chez Joseph son gendre qui l'insulte :
-- Vous me faites perdre mon ambassade !
Puis dans un entresol de la rue Marbœuf, où il entretient deux sœurs, le dernier adieu au Paris galant. Enfin à une heure du matin il rentre chez lui, 20 rue de Murillo, boit du café, de l'eau, beaucoup d'eau...
\*\*\*
Le lendemain à 6 h 45 son valet de chambre Jean Kermadec (encore un effet de théâtre qu'on n'oserait pas faire : un valet breton pour un heimatlos juif) veut entrer dans sa chambre. Un membre de la famille s'y trouve déjà.
-- Ce n'est pas la peine. Le baron est mort.
« D'une congestion cérébrale » écrit le *Temps.*
Il faudra trois jours pour que le liquidateur judiciaire appose les scellés sur les papiers du baron. Avant de disparaître, Cornelius Herz rencontre Andrieux :
-- Il n'y a rien à craindre, lui dit-il. Joseph a fait le tri.
122:285
On lui a donné le temps. Le président du Conseil et franc-maçon Loubet, aidé du ministre de la marine et des colonies, député du Rhône, futur président de la Chambre Auguste Burdeau également franc-maçon ([^130]) ont joué en coulisses pour retarder les poursuites jusqu'au dernier moment. Loubet est même allé jusqu'à prétexter de mauvaises nouvelles d'Italie pour obtenir un délai supplémentaire de Quesnay de Beaurepaire. Son Cabinet tombe parce qu'il refuse l'exhumation et l'autopsie du baron : -- « Vous voulez donc assassiner un cadavre », criait-il aux députés qui la réclamaient.
Qu'à cela ne tienne. Le 6 décembre, voici le cabinet Ribot qui le remplace. Il compte huit francs-maçons sur onze ministres et secrétaires d'État. On peut difficilement faire mieux. Le frère Émile Loubet, président démissionné, accepte de conserver l'Intérieur. Le frère Rouvier : les Finances. Le frère Burdeau : la Marine et les Colonies. Léon Bourgeois (Loge *la Sincérité*) est à la justice. Charles Dupuy (Loge *l'Industrie*) est à l'Instruction publique et aux Cultes. Cornelius Herz a raison : tant que la franc-maçonnerie garde les postes de commande et de contrôle, il n'y a rien à craindre.
\*\*\*
En cet hiver 92-93, la manière dont la République va échapper à la dislocation mériterait d'être étudiée dans les écoles. La partie se joue à deux niveaux : dans la rue, et en coulisses. Dans la rue, c'est tout simple. Quand le peuple crie : -- « A bas les voleurs ! », le pouvoir répond : -- « Vive la République ! » C'est le B-A-BA de la défense républicaine élastique.
123:285
« A bas les voleurs » ? « Vive la République ! » C'est un réflexe qui devient très vite conditionné, automatique. Il évite de répondre sur le fond. Il élève tout de suite le débat. Il permet de remplacer la justice de saint Louis sous son chêne par la nouvelle justice, la justice républicaine dont la loi fondamentale est celle-ci « Il y a peut-être des voleurs parmi nous, mais les réactionnaires qui crient « A bas les voleurs », ne les attaquent pas parce qu'ils sont des voleurs mais parce qu'ils sont des républicains. Aussi allons-nous les défendre, les protéger si possible, les réhabiliter sitôt condamnés dans le cas où leur condamnation serait inévitable, quoique voleurs, quoique coupables, parce qu'ils sont républicains. »
Pour ce faire il faut être maître en coulisses, avoir les hommes qu'il faut aux endroits où il faut qu'ils se trouvent, tenir l'appareil d'en haut, le contrôler à tous les étages, posséder tous les moyens de corruption, de décoration, de récompense, de menaces, de sanctions, enfin entretenir des amis et des complices dans la place ennemie.
L'acte final de Panama va réunir toutes ces conditions. Même la dernière. Nous en aurons bientôt la démonstration. Le 9 février 1893 la Cour d'appel siégeant correctionnellement condamne Ferdinand et Charles de Lesseps à 5 ans de prison et 3 000 francs d'amende, Gustave Eiffel à 2 ans de prison et 20 000 francs d'amende, Marius Fontane et le baron Cottu à 2 ans de prison et 3 000 francs d'amende. Le tout pour tentative d'escroquerie et abus de confiance.
On songe à la chanson :
*Ce sera la fin, le temps des Assises*
*Après par l'État, vous serez logés.*
Mais...
Le 15 juin la Cour de cassation casse l'arrêt. Elle met les condamnés en liberté. En 1895 on s'apercevra que Gustave Eiffel n'avait jamais été radié des cadres de la Légion d'honneur.
124:285
Avant le procès des politiques une série de non-lieu intervient au profit de Jules Roche, (franc-maçon), Emmanuel Arène, (franc-maçon), Thévenet (franc-maçon), Rouvier (franc-maçon), Albert Grévy (frère de Jules, franc-maçon), Léon Renault. Il suffit d'avoir fréquenté un peu la justice pour en avoir l'intime conviction : l'amitié la plus clémente devait flotter dans le cabinet du juge d'instruction. De pareilles décisions ne s'expliquent pas autrement. Voyez le cas d'Albert Grévy.
« Un jour, vers la fin de juin 1888, déposa Albert Grévy, je rencontrai M. de Reinach sur la place de l'Opéra. Où allez-vous donc, lui dis-je.
-- Je vais à la Compagnie de Panama où l'on se dispose à faire l'émission. Je vais pour le syndicat.
-- Quel syndicat ?
-- Le syndicat de garantie (*sic*). A propos, mais il faut, ajoute-t-il, que je vous intéresse un peu dans cette affaire. »
C'est ainsi que le frère du président de la République justifie la « participation » du syndicat de garantie qui lui laisse 20 000 francs de bénéfice. Sa naïveté -- si j'ose écrire -- n'a d'égale que la mansuétude du juge. Non-lieu.
Ancien préfet de police, sénateur des Bouches-du-Rhône, Léon Renault chante une autre chanson. Il a touché deux chèques, d'une valeur de 25 000 francs. Dans le même temps il est intervenu, au Sénat, en faveur de l'emprunt à lots...L'enquête de police établissait un rapport entre ces deux faits. -- Erreur profonde, dit le bon Léon. J'avais perdu 48 000 francs, dans une affaire du baron Reinach. Cet homme avait le cœur bon. Il m'a dédommagé (en partie) en me faisant tenir ces deux chèques. Mon intervention au Sénat n'a rien à voir dans cette histoire.
-- Évidemment, dit le juge.
125:285
Non-lieu pour Renault. Le juge avait le cœur aussi bon que Reinach. En 1890 25 000 francs ce n'était pas un mince cadeau. A l'époque, dans un restaurant cossu, un bon repas valait entre 8 et 10 francs. Il en vaut plus de 200 aujourd'hui.
\*\*\*
Quand le procès commença, on ne trouvait plus que six parlementaires dans le box : Baïhaut, Beral, Dugue de la Fauconneris, Gobron, Antonin Proust, Sans-Leroy. Six sur les 150, chiffre officiel donné par les administrateurs du Panama (Cottu). La machinerie du Grand Orient avait bien fonctionné.
Elle fut égale à elle-même jusqu'au verdict. Il n'y eut qu'un seul condamné : Charles Baïhaut. Il n'était pas franc-maçon. Ses amis l'étaient. Lui non. En outre, il avait avoué, cet imbécile, après avoir protesté de son innocence en parlant avec des étranglements de gorge de « calomnie infâme ». Pauvre Baihaut ! Il fut la victime, immolée, offerte aux dieux laïques et à cause d'un roman d'amour, qui plus est.
Ancien polytechnicien, ingénieur civil, député de Bordeaux, puis de Haute-Saône, vice-président de la *Ligue d'Encouragement au bien,* Baïhaut était ministre des Travaux publics quand, en 1866, Ferdinand de Lesseps fit sa demande d'autorisation d'un emprunt à lots. Le rapport de l'expert Rousseau était ambigu. Néanmoins Baïhaut estima qu'il pouvait déposer un projet de loi favorable, moyennant quelques arrangements qu'il chiffra. Il lui fallait un million. Un certain Blondin, fondé de pouvoir au Crédit lyonnais, fut chargé des transactions. Il obtint l'accord suivant : 375 000 francs après le dépôt du projet de loi ; 250.000 après le vote du Sénat ; 375.000 après l'émission. Pour des larrons c'était un marché honnête. Tope-là compère. Le projet fut déposé. Baïhaut reçut 375.000 francs, en billets. Le projet ayant été retiré, les versements cessèrent. C'était normal. Six ans passèrent. Le scandale éclate. Baïhaut se croit à l'abri. A l'Assemblée, il déclare :
126:285
-- Je puis donc dire, en descendant de cette tribune, que je suis de ceux, messieurs, qui ont su défendre leur honneur. Le vice-président de la Ligue d'Encouragement au bien est vivement applaudi. Il traverse l'hémicycle d'un pas assuré. Il est tranquille. Les billets ne laissent pas de traces.
Malheureusement (pour lui), l'amour en laisse dans les cœurs meurtris. M. Baïhaut n'avait pas volé que l'épargne française. Il avait également chipé la femme de son meilleur ami, un M. Armengaud. M. Armengaud en avait éprouvé du chagrin et du dépit. Il s'était vengé comme il pouvait. En 1890, il avait averti par placards les députés de son infortune et de la duplicité de leur collègue. En 1892, il apprit ce que l'enquête ignorait : Baïhaut n'était pas blanc-bleu. Il avait touché. Quelques jours plus tard, le juge d'instruction, le débonnaire M. Franqueville, recevait une information anonyme : qu'il veuille bien se donner la peine de vérifier. En juin 86, M. Baïhaut avait fait un dépôt de 375 000 francs au Comptoir d'Escompte. D'où venaient ces 375 000 francs ?
Mandé chez le juge, Baïhaut s'effondre. Il pourrait dire que c'était pour la République ou l'Encouragement au bien. Il avoue. Il réitère ses aveux devant les Assises. Encore une scène à faire dans le goût du drame bourgeois, si prisé en ce temps-là. Dans le box des accusés M. Charles Baïhaut est debout, le crâne rose et luisant, la barbichette pointue au bout du menton dressé. Il croit encore que son métier de politicien peut le sauver. La voix placée, le regard émouvant derrière les lorgnons, il joue son rôle de père noble saisi par le remords :
-- « Ma confession sera complète... Il y a deux mois que je suis dans ma cellule seul en face de ma conscience. Je ne puis arriver à comprendre comment j'ai failli. L'idée tentatrice m'obsédait. Sans cesse, malgré mes efforts, elle me hantait, elle revenait à mon esprit. Elle a triomphé de moi dans un moment de folie. Je suis arrivé à oublier que j'étais ministre. Je me suis dédoublé. Je me suis figuré que je n'étais plus qu'un simple ingénieur indépendant, ayant parfaitement le droit de faire rétribuer son concours. »
127:285
Cet exercice laisse les jurés de marbre. Il est condamné -- le seul des politiques ! -- à cinq ans de prison, 750 000 francs d'amende, 375 000 d'indemnités.
\*\*\*
Au scandale du Panama s'ajoute donc le scandale des procès du Panama. Le désarroi du pays est total. Le dégoût et la colère le soulèvent. Ni les uns, ni l'autre ne se traduisent politiquement. A gauche, la défense républicaine (« A bas les voleurs » ? -- « Vive la République ! ») joue à fond. La presse républicaine de province a fait des efforts désespérés et très habiles pour donner le change. Elle a représenté l'affaire de Panama comme un coup monté par les cléricaux : « *-- Renoncerez-vous à vos convictions en raison de quelques défaillances individuelles* *? Livrerez-vous la France au clergé, parce qu'un ministre a touché des pots de vin* *? Est-ce que les abus ne sont pas de tous les régimes, et la gloire de la République n'est-elle pas précisément de les dénoncer, de les flétrir au grand jour* *?* etc. » Et tout cela réussit. Le peuple, déjà fort démoralisé d'ailleurs, n'a jamais cru d'une foi bien ferme à l'intégrité de ses mandataires ; il y croira moins que jamais ([^131]).
En même temps, le gouvernement Ribot (« l'intempérance de son ambition n'a d'égale que la faiblesse de son caractère », disait Veuillot) cède la place au cabinet Dupuy (« un sectaire », : disait encore Veuillot). Il compte six francs-maçons dont Charles Dupuy qui assure l'Intérieur, Paul Peytral, Théophile Delcassé (loge la *Fraternité latine*)*,* Albert Viger, Jules Viette qui cumule les loges : *La sincérité, la Payante union, la constante amitié*)*,* Jean-Louis Terrier. Sur le frère Dupuy, on lit dans le bulletin du Conseil de l'ordre du Grand Orient du 10 septembre 1892, ce compte rendu de la fête organisée par la R**.·.** L**.·.** *Bienfaisance et amitié* de Lyon : « Le F**.·.** Charles Dupuy, député de Haute-Loire, a traité avec une rare éloquence, dans une conférence remarquable et justement applaudie, les questions cléricales qui préoccupent les esprits soucieux d'assurer le respect des lois démocratiques. »
128:285
Quand il était ministre des cultes sous le précédent ministère, ce professeur de philosophie et fils d'huissier a répondu laïquement à Mgr d'Hulst qui réclamait de la part de l'État un « libéralisme bienveillant » :
-- *La pacification ne se fera point tant que l'Église émettra la prétention de traiter de puissance à puissance avec l'État dont elle est une subordonnée* ([^132])*.*
Devenu président du conseil, dans un grand discours aux instituteurs prononcé à Toulouse au mois de mai 93, il exalte « les généreux sentiments qui animaient les loges » puis déclare :
-- « *Une des lois fondamentales de la République est la loi scolaire. A cette loi tout républicain doit adhérer sans restriction ni réserves, sous peine d'être rejeté de ce grand parti national. Il y a des orateurs brillants, dont le langage plein de séduction s'est naguère fait entendre à Toulouse* ([^133])*, qui ont épilogué sur cette loi ainsi que sur la loi militaire, et pour lesquelles ils essayent d'obtenir je ne sais quel adoucissement et quelle amélioration. Je le dis bien haut, tout recul de ce chef serait une méconnaissance, une violation absolue de la pensée du législateur.* »
Dans les remous profonds de l'affaire de Panama, cette déclaration de guerre à la France catholique et traditionnelle devrait au moins la souder. Il n'en est rien. Le Ralliement est passé par là. Non seulement il ne rallie personne mais il divise les alliés naturels. Tandis qu'on peut lire dans le grand quotidien catholique *L'Univers* du 19 décembre 1893 : « Mille fois nous avons répété que votre parti (républicain) a toujours été pour nous l'ennemi. Nous ne lui avons jamais promis que de le combattre à outrance et nous triompherons de sa honte qui sera aussi sa défaite », et le 31 décembre :
129:285
« C'est une satisfaction de conscience de voir ce régime persécuteur tomber sous le mépris public avec ses principaux représentants ; c'est un dédommagement à tant d'épreuves de constater que ces adversaires de la morale religieuse, ces oppresseurs du clergé et de la foi catholique, ont des principes et une morale qui devraient les mener en prison si justice était faite de leur vénalité et de leurs prévarications. » Jacques Piou, le grand orateur catholique, député monarchiste de Haute-Garonne rallié à la République par la grâce de Léon XIII, écrit dans le *Figaro* du 8 janvier 1893 : « Soyez bien persuadés qu'aujourd'hui pas plus qu'hier nous n'entrerons en lutte, soit ouverte, soit déguisée contre le régime établi. La République est toujours à nos yeux le gouvernement légal du pays. Nous l'avons reconnu comme tel ; nous n'avons pas la pensée de rien rétracter. »
Le 3 août, dix-sept jours avant les élections législatives, le pape entre dans la querelle pour tancer les premiers et féliciter les seconds. Il adresse à l'archevêque de Bordeaux une lettre où il déplore que certains catholiques « s'arrogent le droit de parler au nom de l'Église contre les enseignements et les prescriptions de celui qui est à la fois le protecteur et le chef de l'Église » alors que « de jour en jour nous voyons revenir à des sentiments plus modérés de justice et les esprits et les hommes du peuple... »
Léon XIII prend-il ses désirs pour des réalités ? A-t-il tellement confiance en sa politique qu'elle l'aveugle ? Joue-t-il un jeu plus oblique encore ? En tout cas il ne peut se dire mal renseigné.
-- *Vous étiez deux cents bons députés dans l'ancienne chambre, combien serez-vous dans la nouvelle ?* demande-t-il à Mgr d'Hulst.
-- *Très saint Père, nous reviendrons quatre-vingts ou cent* ([^134])*.*
130:285
Mgr d'Hulst, recteur de l'Institut catholique qui prêche à Notre-Dame depuis 1890, si pessimiste qu'il soit, se trompe dans ses calculs. Le 20 août et le 30 septembre 1893, la droite catholique connaît un désastre électoral. Quand les ralliés se comptent ils sont 33. Leurs chefs sont battus : Piou à Saint-Gaudens, M. de Mun à Morlaix. Comme les consignes des évêchés étaient de faire voter « républicain » plutôt que « royaliste », les monarchistes sont aussi défaits. En revanche, la nouvelle chambre compte 140 radicaux, 48 socialistes et 300 républicains du centre, dont de nombreux francs-maçons. « Saint Louis se disait roi de France par la grâce de Dieu. M. Carnot reste président panamiste par la grâce du Vatican » écrit *Le Soleil ;* et *La Gazette de France :* « Que pouvions-nous contre la coalition de Rome et du Grand Orient ? »
Naturellement ce cuisant échec ne convainc pas pour autant M. Melchior de Voguë. Il est vrai qu'il a été élu. De justesse, mais élu : c'est l'essentiel. Le 14 septembre 1893 il écrit dans le *Figaro :* « Quand même la tentative échouerait vingt fois, il faudrait la recommencer une vingt et unième. Le salut de la Patrie est à ce prix, toute notre histoire nous l'enseigne. »
En effet. Émile Combes va se charger de lui montrer bientôt la pertinence de son analyse.
(*A suivre*)
François Brigneau.
131:285
### Le saint royaume de France
par l'abbé Paul Aulagnier
Comme on le sait, l'abbé Paul Aulagnier est le Supérieur de district pour la France de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X. Le dimanche 13 mai, pour la fête nationale, il a célébré la grand messe solennelle de sainte Jeanne d'Arc à Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Au cours de la cérémonie, il a prononcé un sermon très remarqué, dont il a bien voulu nous donner le texte intégral.
LE BUT PRINCIPAL de la mission de sainte Jeanne d'Arc est la proclamation de la royauté de Notre-Seigneur Jésus-Christ sur le monde et tout particulièrement sur la France.
Mais ce n'est ni du haut d'une chaire d'université, ni dans un livre savant qu'elle a exalté le Christ-Roi car, disait-elle, « je ne sais ni A ni B », c'est en l'affirmant par ses paroles inspirées et par ses actes.
132:285
Après avoir entendu saint Michel et les Saintes la presser d'aller à Chinon : « Va ! Va, fille de Dieu, il y a grande pitié au royaume de France », elle est partie et n'a cessé d'affirmer la royauté de Notre-Seigneur sur la France. Elle a rétabli un édifice politique dont la clef de voûte était et devait rester le Christ.
Cette pensée n'est plus très familière aux Français du XX^e^ siècle. Habitués à voir un État laïc, replié sur lui-même, refusant de se soumettre à la Loi de Dieu connue par son Christ et son Église, ils ne croient plus au souverain domaine de Dieu sur toutes choses. Ils vivent d'une fausse religion de l'État plus prompte à tout abandonner à César qu'à enseigner ce que César lui-même doit à Dieu.
Ce laïcisme étatique leur fait passer sous silence la suzeraineté du Christ sur tout royaume, spécialement sur la France. Cette idée, cette croyance, si forte chez nos Pères, Jeanne ne l'a pas inventée, mais elle en a confirmé l'existence, la vérité par ses paroles et par ses actes de guerre.
En cette fin du Moyen Age, la France est au plus bas, sur le point même de disparaître... Certaines puissances, l'Angleterre entre autres, escomptent déjà la succession. Le pape Martin y assiste, étonné et inquiet, au déroulement du drame.
Le Roi, très chrétien, de ce royaume, fille aînée de l'Église, est aux abois.
Mais Jeanne d'Arc arrive.
Elle est assurément la réponse de la Providence à l'angoisse de la patrie et de son roi. Elle va libérer la patrie et affirmer, à plusieurs reprises et de manière chevaleresque, le règne spécial du Christ sur la nation des Francs.
A Vaucouleurs, à Chinon, à Poitiers, à Blois, à Orléans, à Reims... à travers les grandes étapes de sa geste militaire, elle va rappeler chaque fois la royauté toute spéciale du Christ sur la France.
133:285
A VAUCOULEURS : « *Le royaume appartient à mon Seigneur.* »
En mars 1428, Jeanne, poussée par ses voix, s'en vient pour la première fois à Vaucouleurs, accompagnée de son oncle, Durand Laxard. Voici huit ans déjà qu'Isabeau de Bavière et le Duc de Bourgogne ont fait signer au pauvre roi fou, Charles VI, le traité de Troyes qui déshérite le dauphin calomnieusement traité par sa mère d'enfant adultérin.
A la mort du roi, Henri V de Lancastre ou son fils sera proclamé roi de France et d'Angleterre.
L'ennemi, devenu maître, occupe déjà plus de la moitié du pays ; il s'installe méthodiquement tandis que le petit roi de Bourges voit fondre son royaume. Reste Orléans. Pour combien de temps ?...
Tous les grands et les moins grands de ce monde abandonnent le dauphin. Philippe de Bourgogne donne le ton. L'Université de Paris, jetant le trouble dans l'Église, trahit son roi. Tous ces bonnets carrés, aux ordres de l'Angleterre, dogmatisent avec impudeur sur la légalité du traité de Troyes.
C'est alors que, dans la grande salle du château de Vaucouleurs, couverte de tapis, bellement meublée, entre Jeanne d'Arc. Plutôt grande, robuste, elle s'avance au milieu des hommes d'armes entourant le capitaine qu'elle reconnaît sans l'avoir jamais vu et lui dit « Je suis venue vers vous, Robert, de la part de mon Seigneur, afin que vous mandiez au dauphin de bien se tenir et de ne pas engager de bataille avec ses ennemis parce que mon Seigneur lui donnera secours après la mi-carême. Le royaume n'appartient pas au dauphin, il appartient à mon Seigneur. Cependant mon Seigneur veut que le dauphin devienne roi et qu'il tienne le royaume en commande. Il sera roi malgré ses ennemis et moi je le conduirai à son sacre.
-- Et quel est ton Seigneur ?
-- Le Roi du Ciel. »
Éclatante réponse ! Il était nécessaire que Jeanne affirmât l'origine divine de son message, mais aussi qu'elle en donnât le contenu. Or le voici exposé tout au long...
Le royaume de France est un bien de Dieu qui en possède, le haut domaine et c'est en conséquence de ce domaine suzerain, parce qu'il en est le droiturier Seigneur, qu'il en concède à Charles la royauté.
134:285
A CHINON : « *Et serez lieutenant du Roi des Cieux qui est roi de France.* »
Elle va s'adresser, ensuite, à celui qui, dans l'ordre civil, vient immédiatement après Dieu : le Dauphin. Arrivée de Vaucouleurs depuis deux jours, elle attendait dans une maison de Chinon, où on l'avait d'abord logée, lorsque, dans l'après-midi, on la mande auprès du roi. Suivie de son escorte, elle gravit à cheval la côte qui mène au château dont les murailles dominent la ville tapie au fond de la vallée. Elle passe la poterne. On l'introduit. Cinquante gardes alignés aux murs tenant des torches enflammées, un grand feu dans la cheminée monumentale, éclairent la salle immense où trois cents chevaliers, intrigués ou sceptiques, ont les yeux fixés sur elle... Elle avance simplement, sans mot dire. Clermont, somptueusement vêtu, affectant la majesté royale, aura beau venir à sa rencontre... elle passe, évite le simulateur et à une lance de celui qui se dissimule, dont on chuchote sous le manteau la douteuse naissance, dont on proclame ailleurs l'illégitimité, elle fléchit le genou : le roi.
« *Gentil Dauphin, j'ai nom Jeanne la Pucelle. Vous mande le Roi des Cieux par moi que vous serez sacré et couronné en la ville de Reims et que vous serez lieutenant du Roi des Cieux qui est le Roi de France.* »
En 1058, déjà, Louis le Pieux écrivait : « Nous sommes ministres au royaume de Dieu et ses serviteurs. » Saint Louis se disait le sergent de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Sur son lit de mort, Charles V parlait au Seigneur : « Vous m'avez constitué votre vicaire au gouvernement de France. » Ainsi Jeanne d'Arc n'abandonne pas la Tradition politique. Elle la rétablit au contraire, la définit et cette définition tire son importance de la conjoncture extrême du moment, quand les ennemis de l'intérieur et de l'extérieur croient l'avoir définitivement abolie, quand les plus fidèles ont perdu tout espoir et quand le roi lui-même qui, se prenant à hésiter sur sa naissance, doute de sa légitimité, se réfugie dans la prière angoissée que Jeanne lui révélera :
« *Gentil Dauphin, j'ai nom Jeanne la Pucelle. Vous mande le Roi des Cieux par moi que vous serez lieutenant du Roi des Cieux qui est Roi de France.* »
Jamais, sauf peut-être dans l'Ancien Testament, jamais n'était descendu du ciel un pareil message politique !
Un seul a droit à la couronne de France et c'est Charles ; un seul, et c'est Charles, recevra l'onction de Reims. Il sera lieutenant du Christ qui est Roi de France ! Il fallait que ces paroles fussent dites, en leur temps, et aujourd'hui répétées pour faire voir le mystère de la France, mystère royal du Christ.
135:285
A BLOIS : « *Prends l'étendard de par le Roi du Ciel ! *»
La voici devant l'armée ! Aux soldats, on ne fait pas de longs discours, on n'expose pas de grandes théories. On leur donne un drapeau. L'étendard de Jeanne n'est pas celui du dauphin, ce n'est pas la bannière de France. Confectionné à Tours, béni à Blois en l'église Saint-Sauveur, il représente, sur un champ de boucassin blanc semé de fleurs de lys, le Christ en gloire tenant en sa main le globe du monde. C'est l'étendard du Christ-Roi. Tout en rappelant la royauté universelle il tient lieu -- ici -- du drapeau du suzerain et Jeanne veut qu'on l'entende ainsi. Il sera à Orléans, à Patay, à Troyes, partout, il sera vainqueur à Compiègne, il conduira l'armée de victoire en victoire, il sera à Reims où, sous ses plis, se déroulera la cérémonie d'investiture du roi très chrétien.
Or l'étendard et l'usage que Jeanne en fait et la signification qu'elle lui donne, lui ont été encore imposés par le miracle permanent de ses voix « Tout l'étendard, dira-t-elle à Rouen, était commandé par Notre-Seigneur Jésus-Christ, par les Voix de sainte Catherine et de sainte Marguerite qui me disaient : « Prends l'étendard de par le Roi du Ciel et porte-le hardiment. Dieu t'aidera. » » De telles révélations -- inspirées -- ne convaincraient-elles pas de la particulière royauté du Christ sur la France ?
On pourra invoquer encore *la lettre de Jeanne au duc de Bedford :*
JHÉSUS MARIA
Roi d'Angleterre, et vous, duc de Bedford, qui vous dites régent du royaume de France ; vous, Guillaume de la Poule (William Pole), comte de Suffolk ; Jean, sire de Talbot ; et vous Thomas, sire de Scales, qui vous dites lieutenants dudit duc de Bedford, faites raison au Roi du Ciel. Rendez à la Pucelle, qui est ici envoyée de par Dieu, le Roi du ciel, les clefs de toutes les bonnes villes que vous avez prises et violées en France. Elle est ici venue de par Dieu pour proclamer le sang royal. Elle est toute prête de faire paix, si vous lui voulez faire raison, pourvu que France vous rendiez, et payiez pour l'avoir tenue. Et entre vous, archers, compagnons de guerre, gentils et autres qui êtes devant la ville d'Orléans, allez-vous-en en votre pays, de par Dieu.
136:285
Et si ainsi ne le faites, attendez les nouvelles de la Pucelle, qui vous ira voir brièvement, à vos bien grands dommages. Roi d'Angleterre, si ainsi ne le faites, je suis chef de guerre, et en quelque lieu que j'atteindrai vos gens en France, je les en ferai en aller, qu'ils le veuillent ou ne le veuillent ; et s'ils ne veulent obéir, je les ferai tous occire. Je suis ici envoyée de par Dieu, le Roi du ciel, corps pour corps, pour vous bouter hors de toute France. Et s'ils veulent obéir, je les prendrai à merci. Et n'ayez point d'autre opinion, car vous ne tiendrez point le royaume de France de Dieu le Roi du ciel, fils de Sainte Marie ; mais le tiendra le Roi Charles, vrai héritier ; car Dieu, le Roi du ciel, le veut, et cela lui est révélé par la Pucelle, et il entrera à Paris à bonne compagnie. Si vous ne voulez croire les nouvelles, de par Dieu et la Pucelle, en quelque lieu que vous trouverons, nous frapperons dedans et ferons un si grand « hahay » qu'il y a bien mille ans qu'en France il n'en fut un si grand, si vous ne faites raison. Et croyez fermement que le Roi-du ciel enverra plus de force à la Pucelle que vous ne lui en sauriez mener avec tous assauts, à elle et à ses bonnes gens d'armes ; et aux horions on verra qui aura meilleur droit de Dieu du ciel. Vous, duc de Bedford, la Pucelle vous prie et vous requiert que vous ne fassiez plus détruire. Si vous lui faites raison, vous pourrez venir en sa compagnie, où les Français feront le plus beau fait qui oncques fut fait pour la chrétienté. Et faites réponse si vous voulez faire paix en la cité d'Orléans ; et si ainsi ne le faites, de vos bien grands dommages qu'il vous souvienne brièvement. Écrit le mardi, semaine sainte. »
Cette sommation fameuse, d'un si fier langage, d'un ton si assuré, est encore un acte inspiré du ciel. A ses juges qui l'accusent de l'avoir écrite par orgueil, elle répond :
« *Non, je ne l'ai pas fait par orgueil ou par présomption, mais par le commandement de Notre-Seigneur.* »
Par trois fois, elle s'y dit envoyée de Dieu au nom de qui elle enjoint au roi d'Angleterre de quitter la France. S'élevant jusqu'à la prophétie, elle lui annonce la reddition de Paris. Plus haut encore, invoquant formellement ses révélations, déchirant le traité de Troyes qui tient le dauphin pour un bâtard, elle lui jette à la face la légitimité de naissance et de droit de Charles VII. Elle lui signifie la volonté de Dieu de lui faire rendre le royaume, exactement à la manière du suzerain qui défend son vassal. Que les Anglais s'en aillent donc, qu'ils libèrent le pays pour la raison déterminante que celui-ci appartient à Dieu qui, Jeanne s'en porte témoin, ne leur concédera pas la seigneurie sur le royaume des lys.
137:285
« N'ayez point en votre opinion que vous tiendrez le royaume de France de Dieu, le Roi du Ciel, Fils de Sainte Marie, mais le tiendra le roi Charles, car le Roi du Ciel le veut. »
Seriez-vous encore sceptiques ? Nous pourrions relire *la supplique adressée par Jeanne à Philippe de Bourgogne :*
« Je vous prie, supplie et requiers... tant humblement que requérir vous puis... je vous requiers à mains jointes... de la part du Roi du Ciel... mon droiturier et souverain Seigneur, que vous ne guerroyez plus au saint royaume de France... Tous ceux qui guerroient au dit Saint Royaume de France font la guerre au Roi Jésus, Roi du ciel et de tout le monde. »
Cela fait donc au moins cinq fois qu'en des circonstances solennelles, Jeanne a proclamé la particulière royauté du Christ sur la France.
Pourquoi ne pas la croire ?
Ces messages viennent de Dieu. Jeanne est sur nos autels. Tout nous force à croire, à professer la doctrine de Jeanne dont elle a témoigné par sa mort.
On ne peut plus nier que le Christ ait vraiment pris possession de notre Histoire et qu'il soit Roi de France, dont le roi n'est que le lieutenant.
Cette doctrine, cette vérité est pour nous une espérance en ces heures de ténèbres politiques et religieuses : le gouvernement républicain athée ne tiendra pas toujours captive notre terre. Elle appartient au Christ.
Dieu est Dieu. Il ne change pas. Courage pour votre combat politique !
Abbé Paul Aulagnier.
138:285
### Le bi-millénaire de la naissance de la Sainte Vierge
par Jean Crété
VOILA UN PEU PLUS D'UN AN, nous avions déploré le refus du Saint-Siège de célébrer le 2^e^ millénaire-de la naissance de Marie. (Article : *Un jubilé marial,* Itinéraires, n° 271, de mars 1983.) Une information parue le 6 janvier 1984 dans le journal italien *Avvenire* vient de nous être communiquée. Voici la traduction, aussi littérale que possible, de l'article signé Giuseppe Santarelli :
« Lorette. Ainsi qu'il avait déjà été annoncé le 10 décembre en la fête de Notre-Dame de Lorette, Mgr Loris F. Capovilla, archevêque délégué pontifical pour le sanctuaire de la Sainte Maison de Lorette a au cours d'une veillée de prière dans la nuit du 31 décembre au 1^er^ janvier, proclamé l'année 1984 *année mariale de Lorette,* en souvenir du bi-millénaire de la naissance de la Sainte Vierge. Pour cette circonstance solennelle, le délégué pontifical a publié un décret signé également par le Père Augusto Silenzi, recteur de la basilique, et le Père Pierluigi Fiorini, chancelier de la prélature.
139:285
« De différents pays, ces derniers temps, des suppliques ont été adressées au pape pour lui demander la célébration du bimillénaire de la naissance de la Sainte Vierge.
« Or, dans son homélie de Lourdes du 15 août 1983, Jean-Paul II avait demandé, en s'adressant à l'Église : « Ne serait-il pas opportun de célébrer d'abord, avant l'an 2000, le second millénaire de la naissance de Marie ? » A cette demande, le sanctuaire de Lorette répond donc par l'entremise du délégué apostolique et de ses collaborateurs, en premier lieu les frères capucins, gardiens de la Sainte Maison. La réponse concrète est la célébration de l'année mariale de Lorette. On a choisi 1984 parce qu'on pense que Marie a donné naissance à Jésus à l'âge d'environ seize ans. Or seize ans nous séparent de l'an 2000, qui sera le bi-millénaire de la naissance de Jésus.
« Le rôle de Marie dans l'Église est de conduire les fidèles au Christ, source unique de salut. La finalité principale de l'année mariale de Lorette est de demander à Marie d'aider ses enfants à préparer dignement, à travers un Avent prolongé, la célébration du jubilé de l'an 2000, qui devra être un triomphe pour son fils Jésus. »
Une réponse, au moins partielle, est donc donnée à nos suppliques. Unissons-nous de cœur aux pèlerins de Lorette pour honorer le deuxième millénaire de la naissance de Marie.
Jean Crété.
140:285
### Sainteté de Marie-Madeleine
LA PLACE CENTRALE que sainte Marie-Madeleine occupe dans l'Évangile lui a été assignée par Jésus lui-même : « Partout où cet Évangile sera annoncé, on redira à sa mémoire ce qu'elle vient de faire. »
Il s'agit de la figure du nouveau testament la plus radieuse après la Très Sainte Vierge ; la plus jeune, la plus fidèle, la plus libre, la plus enfantine, la plus accordée au dessein de Dieu. La plus proche aussi de la vie de Jésus, en ce qu'elle le reçoit à Béthanie, le regarde vivre, l'écoute, grandit dans son intimité, et annonce prophétiquement le mystère de sa sépulture. Elle occupe les deux versants du salut -- passion et résurrection -- et devient l'apôtre des apôtres : « Va dire à mes frères : je monte vers mon Père et votre Père... » Et Marie de Magdala, forte de cette mission, connaîtra l'insigne privilège d'évangéliser ceux mêmes qui annonceront l'Évangile : « J'ai vu le Seigneur, et voilà ce qu'il m'a dit. »
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Il s'agit de celle qui d'emblée choisit la meilleure part qui ne lui sera pas ôtée. La meilleure part de sagesse, parce qu'elle écoute la Parole ; la meilleure part d'héroïsme, parce qu'elle est présente au Calvaire ; la meilleure part de tendresse, parce qu'elle reste attachée au tombeau quand tous sont partis : « Monsieur, si c'est vous qui l'avez pris, dites-moi où vous l'avez mis. »
La grandeur de Marie-Madeleine apparaît ainsi en ce qu'elle accomplit en elle, à un degré de condensation inouï, le destin de l'Église comme humanité pécheresse, rachetée, lavée dans le sang de l'Agneau, rendue à la Virginité, épousée, transformée et divinisée.
Sitôt sortie du péché elle devient pure, elle devient priante, elle devient aimante. Elle franchit avec une promptitude incroyable les seuils du progrès spirituel. D'un bond, elle relie l'espace qui va de la conversion laborieuse au tendre amour, et du tendre amour à la haute mission corédemptrice. Cela n'est admissible que si l'on considère que c'est le même feu de l'Amour divin qui purifie et qui transforme. Voilà sans aucun doute la plus haute leçon de théologie mystique que nous enseigne la vie de Marie-Madeleine. Combien d'âmes pour avoir compris trop matériellement la découpure de la vie intérieure en trois phases -- voie purgative, voie illuminative, voie unitive s'imaginent que les opérations de la grâce mettent en œuvre des réalités de natures différentes.
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Saint Jean de la Croix explique au contraire que c'est la même opération du feu matériel qui, chauffant le bois vert, en chasse d'abord l'humidité et l'enflamme ensuite. Mais le feu ne change pas de nature. C'est l'effet produit par le feu qui est différent. De même les âmes conscientes de leur imperfection, se croyant indignes de se livrer à l'Amour, risquent de s'attarder démesurément au stade de la voie purgative, s'interdisant de connaître et d'aimer, comme si la lumière et l'amour divins n'étaient pas infiniment plus aptes à purifier l'âme que toutes les industries humaines.
Ce qui différencie les trois phases de la vie intérieure, c'est donc *l'effet* produit par l'Amour dans l'âme : un détachement des créatures, dans la première phase ; puis une perception plus lumineuse des mystères de la foi, dans la deuxième ; enfin couronnant l'effort de la marche ascensionnelle, l'union transformante, qui est l'effet le plus sublime de toutes les œuvres de l'Amour divin. Réaffirmons hautement cette proposition, clé de toute la théologie mystique : c'est le même feu de l'Amour qui purifie et qui transforme. Se livrer à l'Amour n'est donc pas un procédé interdit aux commençants, même grands pécheurs ; c'est, à tous les niveaux du progrès spirituel, l'exigence décisive.
Cela ne pourrait être manifesté en la Très Sainte Vierge Marie, parce que rien en elle n'était à purifier. Il fallait que Marie-Madeleine existât, parallèlement à la Vierge Marie, pour manifester l'unité que confère l'Amour à une vie humaine, même délabrée en son origine.
Lorsque la femme errante, égarée en des amours coupables, s'est agenouillée pour baiser les pieds du Maître et les arroser de larmes, le repentir, flambé au feu de la charité divine, ne laisse aucune place à la honte ni au regret amer.
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C'est du même amour prompt, frais, entier, qu'elle se tient aux pieds de Jésus dans l'intimité du Maître, et au pied de la Croix dans les affres de l'agonie.
A elle seule, la figure de Marie-Madeleine manifeste la bonté supérieure de l'univers racheté ; elle est l'expression la plus originale, la plus vivante, la plus inattendue de cet univers catholique de la Rédemption. Elle est incompatible avec une spiritualité hindouiste, où les purifications se réalisent dans le temps, par des procédés naturels, au cours des avatars. Il y avait beaucoup de déesses dans l'Olympe des anciens Grecs ; on n'y voyait point de pécheresses rachetées. Je dirais même qu'une théologie protestante ne réussit pas vraiment à intégrer Marie-Madeleine, car la grâce, chez Luther et Calvin, n'opère pas une réelle transformation de l'âme ; elle est un titre à l'œuvre ultérieure du salut, laissant inchangé l'état de la créature coupable. Marie-Madeleine est consubstantielle au catholicisme ; elle n'est possible que sous un ciel catholique ; l'instinct de la foi ne s'y est pas trompé. Ô justesse du catholicisme le plus populaire, le plus ancré dans la mémoire et dans la sensibilité des hommes, qui fait de Marie-Madeleine une figure à part ; pécheresse nommée avant les vierges au cours des litanies ; synthèse réussie du plus grand repentir et de la plus grande hardiesse ; pleureuse, inconsolable d'avoir offensé l'Amour, retrouvant avec une fraîcheur incroyable les gestes de l'enfance, qui ne se croit tant permis que parce qu'elle se sait tant aimée ! La charité *qui est le lien de la perfection* lui permet d'allier les extrêmes : la douceur de l'amour et son paroxysme ; l'audace du geste et la suprême discrétion des paroles ; le silence de l'écoute et la prédication aux Apôtres. Avec la même simplicité, elle affronte l'orage du Vendredi Saint et le mystérieux printemps de Pâques.
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Elle appartient aux trois âges de la grâce : elle appartient à l'âge du Père dont elle saccage le jardin, mais dont elle subit l'attirance : « Nul ne vient à moi, si mon Père ne l'attire. » Elle appartient à l'âge du Fils qui la saisit et la sauve, comme Jésus saisit la main de la fille de Jaïre : « *la jeune fille n'est pas morte, mais elle dort *». Elle appartient à l'âge du Saint-Esprit dont elle prévient l'effusion, et auprès duquel, devenant figure de l'Église, elle appellera l'Époux, car « *l'Esprit et l'Épouse disent : Seigneur Jésus viens ! *» C'est dans cette clameur de l'Esprit et de l'Épouse sur laquelle s'achève le dernier livre de la Bible, qu'il faut chercher l'âme de sainte Marie-Madeleine : dis-moi la qualité de ton désir, et je te dirai qui tu es. L'âme de notre sainte est tout entière dans ce désir de l'Époux, comme la pointe acérée d'une flèche que l'archer dirige vers la cible. *Unum est necessarium,* « une seule chose est nécessaire », déclare Jésus à l'honneur de Marie. Ô vous tous qui passez sur le chemin de la vie, semble dire l'âme contemplative, écoutez ce que dit le Maître : « Marthe, Marthe, tu te troubles pour beaucoup de choses ! une seule chose est nécessaire ; Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera pas ôtée ! » Au *quis ut Deus ?* de saint Michel, répond l'*Unum necessarium* de sainte Marie-Madeleine. Regarder Dieu, écouter Dieu, se remplir de Dieu, parce que l'âme est faite pour Dieu comme l'oiseau pour voler, voilà le programme de toute vie, indépendamment des vocations particulières. Et cela sainte Marie-Madeleine nous le dit sans parole, avec grâce et douceur, dans une maison qui a nom Béthanie, où le Seigneur va administrer au monde une leçon éternelle.
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Béthanie signifie en hébreu *maison de la source,* comme Bethléem signifie *maison du pain*. Ô profondeur du symbolisme biblique ! « Si quelqu'un croit en moi, des fleuves d'eau vive jailliront de son sein en vie éternelle. » Après le pain qui nourrit, l'eau qui désaltère ; une seule chose est nécessaire : capter cette source qui sourd au plus profond de nos âmes devenues le temple de Dieu. Et que se passe-t-il dans cette maison-source où fuse la lumière ? Jésus, soleil des esprits, suscite par sa présence trois événements bien distincts. La résurrection de Lazare : déserté par la vie, l'homme enfermé dans un froid caveau, entouré de bandelettes, revient à la clarté du jour. Puis la rotation de Marthe mise en action comme un satellite d'amour. Le troisième événement, d'une densité inouïe, c'est l'immobilité de Marie transformée en un ciel silencieux inondé de lumière. C'est la meilleure part.
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Béthanie est le symbole de l'âme demeure de Dieu. Béthanie est un ciel, une province de l'éternité, parce que Jésus Dieu y est reçu, reconnu, aimé et vénéré, au sein d'une famille où fleurissent les vertus du foyer domestique, quelque chose qui rappelle l'atmosphère de Nazareth. Et dans cette maison de Béthanie, il y a une âme qui s'est faite elle-même maison de Dieu. Dans cette âme il y a une « zone mystérieuse » où Dieu se communique secrètement, que Catherine de Sienne appelle la « cellule intérieure », et les mystiques rhénans le burg, donjon imprenable où gît le secret des contemplatifs. Ce secret, traduit en termes de fidélité, apparaîtra au grand jour, le soir du Calvaire et le matin de Pâques. Après l'héroïque station au pied de la Croix, c'est encore la force de l'Amour qui mettra en marche l'amie de Jésus et la fixera attachée au tombeau. Il faut écouter sur ce sujet saint Grégoire, en son homélie 25 sur les évangiles.
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L'âme contemplative du grand docteur a trouvé en Marie-Madeleine le modèle de l'âme de désir poursuivant sa quête infatigable, alors que d'autres se sont lassés : « En ceci, il nous faut considérer quelle était la force de l'amour de cette femme qui, alors que les disciples avaient quitté le tombeau du Seigneur, ne le quitta pas. Elle cherchait celui qu'elle n'avait pas trouvé ; elle pleurait en le cherchant et, enflammée du feu de son amour, elle brûlait du désir (*ardebat desiderio*) pour celui qu'elle croyait enlevé. D'où il arriva que seule elle le verrait alors, elle qui était restée pour le chercher, car l'efficace d'une œuvre bonne, c'est la persévérance, et la Vérité dit : « celui qui aura persévéré jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé ». Donc Marie, en pleurant, se pencha et regarda dans le tombeau. Certes, elle avait déjà vu que le tombeau était vide, elle avait déjà annoncé que le Seigneur avait été enlevé ; pourquoi donc se penche-t-elle de nouveau ? Désire-t-elle voir encore une fois ? C'est qu'à celui qui aime, un seul regard ne suffit pas ; car la force de l'amour multiplie l'intensité de la recherche (*Vis amoris intentionem multiplicat inquisisionis*)*.* Elle a cherché une première fois et n'a rien trouvé ; elle a persévéré dans sa recherche, c'est pourquoi elle a obtenu de trouver ; il est arrivé que ses désirs ont grandi d'être différés, et qu'en grandissant ils ont saisi ce qu'ils ont trouvé. » Tels sont les accents de celui qu'on a appelé *le docteur du désir.*
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Mais la sainte liturgie va plus loin encore pour exalter Marie-Madeleine. Plus encore qu'un modèle pour les âmes de désir, elle en fait une figure de la Mère de Dieu. Dans l'ancien office de l'Assomption, l'Église met en scène Marie de Béthanie, dont l'entrée dans l'intimité du Seigneur par la contemplation est la figure -- le *typos* -- de l'entrée de la Très Sainte Vierge Marie dans l'intimité de son Fils par le mystère de l'Assomption. Comme la liturgie est hardie, inventive, généreuse ! Faire de Marie de Magdala une figure de la Toute Sainte, quelle réhabilitation, quelle garantie, quelles magnifiques lettres de noblesse !
Les patronages de\
sainte Marie-Madeleine.
Une figure aussi attachante, aussi riche et aussi complète, ne pouvait échapper aux divers patronages dont la chrétienté, à la lumière de la communion des saints, aime à se prévaloir. Notons que l'Évangile ne parle pas de *meretrix* au sujet de Marie-Madeleine, mot dont Jésus et saint Paul usent fréquemment et qui signifie : *prostituée.* Une prostituée ne serait pas entrée chez Simon le pharisien. Marie-Madeleine, sœur d'un riche notable de Béthanie, amie personnelle de Jésus, est une femme dont la vie désordonnée s'était égarée dans la voie des amours coupables. Elle savait ce que ces feux éteints et recouverts de cendres apportent d'amertume et de honte. Et c'est sur les âmes malheureuses en proie à un vrai repentir d'amour qu'elle exerce son patronage, non sur les hypocrites et les satisfaits.
Jadis il y avait des cénacles de *filles repenties :* celles du Père Lataste, celles du Père Vayssières. Et il suffisait de montrer à ces *repenties,* en Marie-Madeleine, l'image de ce qu'elles pouvaient devenir, pour réveiller en ces âmes volontairement pénitentes un amour émerveillé, heureux et frais comme une matinée de printemps.
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Inutile de dire que dans l'Église d'aujourd'hui, aucune institution n'est plus capable de grouper des âmes réparatrices. L'idée même de réparation du péché ne représenterait plus rien, tout simplement parce qu'on a perdu le sens du péché. Mais alors on se prive du même coup des larmes du repentir, des actes de pénitence qui sont la trame de la conversion, et du pouvoir intercesseur de saintes âmes qui offraient un barrage d'amour héroïque au torrent de péchés qui dévaste le monde. Marie-Madeleine est évidemment la patronne des âmes contemplatives, comme sainte Marthe est patronne des sœurs de charité. Il faut des Marthe et des Marie. Il faut surtout que chaque âme réconcilie en elle-même Marthe et Marie dans l'unité intérieure des vocations individuelles.
Marie-Madeleine fut élue à juste titre patronne de la Provence non selon une légende, s'il vous plait, mais selon une tradition que nous ne serons pas les derniers à défendre. Car le sarcophage de la crypte de Saint-Maximin est le témoin d'une croyance immémoriale, accueillie par les moines de Saint-Jean-Cassien et par eux transmise, sans interruption, depuis le cinquième siècle jusqu'à nos jours, d'abord aux bénédictins, puis aux dominicains qui se succédèrent à la Sainte-Baume, ce nid d'aigle taillé dans une roche abrupte où Marie, fuyant les lieux habités, demeura pendant trente ans.
Ainsi, recluse rivée à son rocher comme une sentinelle invisible, image d'une contemplation muette et solitaire, sainte Marie-Madeleine rayonne silencieusement au milieu de ce peuple provençal dont la gaité légendaire n'est souvent qu'un vêtement de la mélancolie. Combien de moines et d'ermites groupés autour de son souvenir, combien de cantiques et de processions aux *Saintes-Marie-de-la-mer* rappellent la présence de celle dont les pleurs compensent la légèreté et l'infidélité des hommes !
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Frédéric Mistral se fait en quelques vers de *Mireio* l'interprète de l'âme provençale lorsqu'il chante cette adresse au Rhône :
« *Emé li plour de Madeleno*
*tu laveres davans Diéu toun orre cativié* ! »
(Avec les pleurs de Madeleine, tu laves devant Dieu toute l'horreur du péché.)
Ainsi les bonnes larmes intarissables de la sainte deviennent-elles un affluent du Rhône capable de purifier les souillures de tout un peuple. Ce n'est pas là seulement une image de poète, c'est la certitude d'une chrétienté d'être bénie et visitée par Dieu à l'intercession de ses saints.
Enfin sainte Marie-Madeleine a été donnée comme patronne aux chevaliers qui jadis partaient en croisade pour la Terre Sainte. Plusieurs traits de sa physionomie permettent cette affinité avec la chevalerie chrétienne. Comment ne pas voir une correspondance entre Marie brisant son vase de parfums aux pieds de Jésus, et le geste des Croisés, incompréhensible sans un grand amour du Christ, un amour qui, comme chez Marie-Madeleine s'exprime essentiellement par la gratuité ? Car la générosité de nos premiers Croisés, répondant à l'appel d'Urbain II à Clermont, fut incontestablement un élan de foi et d'amour où n'entrait nul calcul d'intérêt humain : eux aussi, n'écoutant que leur cœur et rompant avec une vie facile, se déclarèrent en un instant prêts à répandre leur sang en libation aux pieds du Christ Jésus. Faut-il s'étonner qu'ils se soient placés sous le patronage de l'amie fidèle qui répandit son parfum sur les pieds du Maître ? Aussi sera-ce à Vézelay, au pied de la basilique dédiée à sainte Marie-Madeleine, dominant une vaste étendue, que Bernard de Clairvaux prêche la deuxième croisade.
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C'est également dans cette basilique que Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste se donnèrent rendez-vous au départ de la troisième croisade, et saint Louis s'y rendra lui-même plusieurs fois. Il n'y a entreprise de croisade, de vraie croisade s'entend, que dans un esprit d'enfance capable de donner à la réalité les couleurs du rêve et, ce qui est plus difficile, de mourir pour que le rêve devienne réalité. Est-ce que le geste inoubliable de notre sainte ne vient pas lui aussi de l'amour obstiné d'une âme d'enfant qui poursuit son rêve intérieur, amour audacieux qui bouscule la mesure des hommes, les scandalise et finalement les conquiert, comme la folle chevauchée des croisades, capable d'échanger tous les bonheurs terrestres contre l'honneur de donner sa vie pour ceux que l'on aime ?
Benedictus.
151:285
## CORRESPONDANCE
### L'accord Rome-Moscou
*Confirmation de Mgr Roche*
MALGRÉ LES INJURES qu'elle contient ici ou là, je publie la lettre de Mgr Georges Roche : je la publie intégralement afin que les esprits méfiants ne puissent supposer qu'en retranchant les passages injurieux j'aurais aussi caché quelque précision importante.
Mgr Georges Roche a longtemps été un familier du cardinal Tisserant. Toute sa lettre est pour défendre la mémoire du cardinal et pour l'innocenter dans le honteux accord de 1962 qui faisait l'objet de notre éditorial de février dernier : *L'accord Rome-Moscou.*
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L'essentiel : *Mgr Roche confirme l'existence et le contenu de l'accord,* qui sont parfaitement ignorés de l'opinion publique.
Mgr Roche multiplie dans sa lettre les formules du genre : « chacun sait », « personne ne peut ignorer », « c'est pour des raisons évidentes ». Nullement évidentes. Personne ne sait. Chacun ignore. Parmi les auteurs qui ont reproché au concile Vatican II son scandaleux silence sur le communisme, il n'y en a aucun à ma connaissance qui ait mis en cause l'accord Nicodème-Tisserant conclu à Metz en 1962. Cet accord avait été exposé et commenté dans ITINÉRAIRES d'avril 1963. Mais quand j'y ai fait une allusion précise dans un article de PRÉSENT au mois de décembre dernier, j'ai bien vu quelle stupéfaction ou quelle incrédulité je rencontrais parmi les lecteurs. C'est pourquoi j'ai repris l'ensemble de la question dans l'éditorial d'ITINÉRAIRES de février 1984. Et c'est à cet éditorial que répond Mgr Georges Roche.
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Quelques anomalies secondaires dans la lettre de Mgr Roche font au passage l'objet de notes de bas de page, qui sont toutes de notre main.
J. M.
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14 mai 1984
Monsieur le Directeur,
J'ai lu avec la plus grande attention votre article paru dans le numéro 280 de février 1984 de la revue ITINÉRAIRES et intitulé « L'accord Rome-Moscou ».
Vous commentez non sans raison cet accord qui date, dites-vous, de 1962. De ce fait, vous semblez ignorer un accord précédent qui se situe pendant la dernière guerre mondiale, en 1942 pour être plus précis, et dont les protagonistes furent Mgr Montini et Staline lui-même. Cet accord de 1942 m'apparaît d'une importance considérable.
Mais je veux, pour l'instant, vous suivre uniquement dans votre commentaire de l'accord de 1962.
Chacun sait que cet accord a été négocié entre le Kremlin et le Vatican au plus haut sommet. Mgr Nicodème et le cardinal Tisserant ne furent que les porte-parole, l'un du maître du Kremlin et l'autre du souverain pontife alors glorieusement régnant.
Si Mgr Nicodème a souhaité rencontrer comme interlocuteur valable le cardinal Tisserant c'est pour des raisons évidentes que chacun sait. Tout d'abord le cardinal Tisserant parlait russe. De plus il fut, de 1936 à 1959, secrétaire de la sacrée congrégation pour l'Église orientale. Enfin les deux hommes se connaissaient et ils se sont rencontrés pour traiter des problèmes concernant la bibliothèque vaticane dont le cardinal fut pro-préfet de 1930 à 1936 ([^135]).
154:285
Mais je puis vous assurer, Monsieur le Directeur, que la décision d'inviter les observateurs orthodoxes russes au concile Vatican II a été prise personnellement par sa sainteté le pape Jean XXIII ([^136]) avec les encouragements évidents du cardinal Montini, qui fut le conseiller du patriarche de Venise au temps où il était lui-même archevêque de Milan. Bien mieux c'est encore le cardinal Montini qui dirigea secrètement la politique de la secrétairerie d'État pendant la première session du concile, du poste clandestin que le pape lui avait aménagé dans la fameuse Tour Saint-Jean, dans l'enceinte même de la Cité du Vatican.
Le cardinal Tisserant a reçu des ordres formels, tant pour négocier l'accord que pour en surveiller pendant le concile l'exacte exécution. C'est ainsi que chaque fois qu'un évêque voulait aborder la question du communisme le cardinal, de la table du conseil de présidence, intervenait pour rappeler la consigne du silence voulue par le pape ([^137]).
J'ai été vraiment scandalisé, Monsieur le Directeur, de lire dans vos notes techniques, à la page 13, au numéro 3, les neuf lignes qui à mon sens sont indignes d'un historien sérieux. En effet vous écrivez : « Le cardinal Tisserant aimait à se faire passer pour un *gaulliste de la première heure. *» Cette phrase est ridicule. Personne en effet ne peut ignorer que le cardinal Tisserant fut un gaulliste dès la première heure ([^138]). En tant que Lorrain d'abord, et aussi pour des raisons qu'il a données à maintes reprises.
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Bien mieux, pendant la guerre il fut considéré comme l'aumônier de la Résistance et à Rome il avait créé, sans le rechercher, un véritable groupement de Résistants tels que Son Excellence Mgr André Jullien, alors doyen du tribunal de la Rote romaine et représentant officieux du général de Gaulle ([^139]), Mgr Fontenelle, correspondant du journal *La Croix,* Mgr Martin, de la secrétairerie d'État et aujourd'hui préfet du palais apostolique, et tant d'autres. Pour éviter d'avoir à rendre les honneurs militaires à l'armée allemande, le cardinal refusa à Pie XII, en 1940, l'archevêché de Reims en remplacement du cardinal Suhard transféré à Paris ([^140]).
Cette première phrase de vos notes techniques, Monsieur le Directeur, se continue ainsi : « et pour un anti-communiste impitoyable (c'est beaucoup moins sûr) ».
Je crois connaître la pensée du cardinal pour avoir collaboré vingt-cinq ans avec lui à Rome. Anticommuniste, il l'était par conviction religieuse, philosophique et sociale. A maintes reprises il a dénoncé les persécutions qui sévissaient et sévissent toujours derrière le rideau de fer. Je vous enverrai si vous le souhaitez la lettre pastorale qu'il a publiée sur ce sujet. Je vous communique par contre deux petites brochures parues en français sur ce thème ([^141]).
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La seconde phrase de vos notes techniques est beaucoup plus courte, mais je la trouve franchement abominable. Vous osez écrire du cardinal Tisserant : « *J'ai toujours eu l'impression que c'était un fourbe *» et moi, Georges Roche, en lisant cette phrase sous votre plume, j'ai l'impression très nette que vous n'avez jamais connu le cardinal. S'il avait des défauts, et il en avait, je soulignerais plutôt son manque de fourberie. En d'autres termes il n'avait pas l'onction ecclésiastique que l'on prête bien souvent aux prélats de la sainte Église romaine. C'était un homme direct, franc jusqu'à la brutalité. Pour lui la meilleure diplomatie c'était la vérité, la franchise, la loyauté. C'était un soldat. Comme je l'ai dit il obéissait à ses chefs, à ses supérieurs, même quand les ordres donnés ne correspondaient guère à ses vues personnelles, même quand ces ordres lui déplaisaient carrément.
J'ai honte pour vous, monsieur Madiran, en lisant sous votre plume ce propos calomniateur : « Il y aurait pas mal à dire sur lui. En tout cas, sa présence dans une négociation n'était pas une garantie d'innocence et de pureté d'intention. » Non ce n'est pas une médisance, c'est une calomnie et vous savez que la calomnie est une injustice et que toute injustice exige réparation. Non, non et non, Mgr Nicodème n'a pas dupé le cardinal Tisserant et le cardinal Tisserant n'a pas dupé Mgr Nicodème. Et vous vous êtes trompé lourdement en pensant que « tout bien réfléchi, il (le cardinal) avait conçu le désir de traiter à n'importe quel prix ».
Pas un seul instant ce prétendu « désir de traiter à n'importe quel prix » n'a pu effleurer l'esprit de ce Lorrain intraitable qui en 1949 parlant du régime communiste affirme sans ambages : « Les événements de Pologne et de Hongrie, après la signature d'accords entre les évêques et les gouvernements respectifs, démontrent combien *il est inutile de croire en la parole de gouvernements qui, uniquement inspirés par la philosophie marxiste, ne se sentent nullement liés par la parole donnée* et considèrent comme légitime tout ce qui leur permet d'atteindre leurs objectifs. »
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Par contre c'est votre parenthèse qui sonne juste. Évidemment en écrivant : « Je pense, tout bien réfléchi, qu'il avait conçu le désir (ou reçu la directive) de traiter à n'importe quel prix », vous ne risquiez pas de vous tromper. L'un des deux membres de l'alternative était nécessairement vrai si l'autre était faux ([^142]). Le cardinal a reçu des directives fermes, irrévocables, du pape lui-même et le cardinal fut toujours un homme de foi. Il croyait à l'autorité, il lui obéissait même quand il était convaincu d'une erreur diplomatique ou politique ([^143]). Ses observations respectueuses et filiales, il les faisait franchement, sans ménagements, aux cardinaux ses collègues comme aux pontifes qu'il a loyalement servis et tout particulièrement Pie X, Benoît XV, Pie XI, Pie XII, Jean XXIII et Paul VI.
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Monsieur le Directeur, je confie cette lettre, trop longue sans doute à votre goût, mais trop brève à mon sens (car il y aurait encore beaucoup à dire sur le cardinal Tisserant mais pas dans l'esprit tendancieux et calomniateur qu'est le vôtre) et j'espère pouvoir le dire et l'écrire dans sa biographie que je prépare avec peine, en raison de l'ampleur de la documentation que je dépouille depuis plus de dix ans.
Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l'assurance de mes sentiments attristés.
Georges Roche.
FINALEMENT cette lettre de Mgr Roche confirme tout et ne dément rien. Car même dans la version de Mgr Roche, nous sommes toujours dans la même fourberie ; une fourberie dont le complice actif a été le cardinal Tisserant.
Je rappelle en quoi consiste l'essentiel de cette fourberie.
Dans son discours d'ouverture de Vatican II, en octobre 1962, -- discours rédigé par le cardinal Montini mais assumé et docilement débité par le pape -- Jean XXIII insistait sur le fait que les conciles antérieurs avaient subi les pressions des pouvoirs temporels, tandis que le concile qui s'ouvrait allait se dérouler dans une parfaite liberté. Parlant ainsi, il proférait très consciemment une contrevérité : il avait lui-même accepté un abominable retranchement à la liberté du concile, il avait subi la pression d'un pouvoir temporel et il avait volontiers cédé à cette pression. Et ce concile qui allait se vanter de regarder en face et de traiter à fond les « problèmes de ce temps » était condamné au silence sur le plus grave, le plus dramatique de ces problèmes : la continuelle expansion du communisme soviétique et de sa domination esclavagiste.
159:285
Certes les conciles antérieurs avaient pu subir l'influence ou la pression d'autorités politiques, mais il s'agissait de *princes chrétiens.* Vatican II siégeait au contraire sous la pression, la condition, la limite, la loi imposées par le Kremlin : l'interdiction de réitérer les appels de l'Église à une mobilisation générale contre le communisme.
Tel fut le prix exorbitant payé pour obtenir la misérable présence au concile de quelques « observateurs » orthodoxes russes qui étaient eux-mêmes sous le contrôle du KGB.
Mgr Roche plaide qu'en cette affaire le cardinal Tisserant ne fut qu'un exécutant docile. Dans une fourberie, dans une trahison, la docilité n'est pas une excuse.
C'est pourquoi venir nous raconter que le cardinal « obéissait à ses chefs, à ses supérieurs » et qu'il « croyait à l'autorité » ne l'innocente nullement. Cela ne l'innocenterait pas si c'était vrai. Mais en outre, ce n'est même pas vrai, et c'est Mgr Roche qui nous en administre la preuve. Il nous rappelle que dès la première heure, c'est-à-dire dès 1940 ([^144]), le cardinal Tisserant fomentait une action gaulliste au Vatican : c'était une *désobéissance* caractérisée aux consignes de Pie XII.
Le cardinal était donc capable de désobéir. Il n'a pas désobéi quand il le fallait.
Il n'avait même pas besoin de désobéir : il lui suffisait de décliner la mission ; de refuser à Jean XXIII d'être le négociateur de Metz comme il avait refusé à Pie XII d'être l'archevêque de Reims.
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Si Mgr Roche tient à innocenter son cardinal, il lui faudra dans ses plaidoyers un peu plus d'imagination et un peu moins d'incohérence.
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Mais enfin, que le cardinal Tisserant ait négocié à Metz de bon ou de mauvais gré est tout à fait secondaire. L'important, c'est cette trahison elle-même ; c'est ce désarmement moral face au communisme. Devant l'histoire, ce sera le déshonneur de ceux qui ont autoritairement imposé à l'Église ce désarmement unilatéral, et qui se savaient si bien déshonorés qu'ils ont caché leur forfaiture. Si ç'avait été un acte salutaire et glorieux à leurs yeux, ils s'en seraient vantés. A l'heure actuelle, en juillet 1984, vingt-deux ans après la conclusion de l'accord Rome-Moscou, on attend toujours une déclaration officielle du Vatican justifiant cet accord. Il n'a aucune justification avouable. S'il en avait une, on ne se serait pas privé de nous la produire.
L'accord infâme est toujours en vigueur. Le Vatican s'en considère toujours comme prisonnier. Et l'autorité morale qui aujourd'hui dit au monde la vérité sur le communisme, c'est Soljénitsyne. Depuis 1962, ce n'est plus le souverain pontife.
Jean Madiran.
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## NOTES CRITIQUES
### Ferniot toujours plus loin dans l'abjection
Tout était sordide et ignoble dans le livre de Jean Ferniot sur saint Pierre-Célestin, qui était intitulé de façon aussi dérisoire que vaniteuse *Le pouvoir et la sainteté* (ITINÉRAIRES, numéro 267 de novembre 1982). Jean Ferniot s'attaquant cette fois carrément à la vie de Jésus, et avec un titre aussi accrocheur que *Saint Judas,* je m'attendais à un feu d'artifice de sacrilèges accumulés avec jouissance dans des cascades de ricanements. J'ai été déçu. Certes, le livre est fondé sur le blasphème : l'Écriture sainte est un tissu de fables, Jésus n'est qu'un homme, il n'accomplit aucun miracle. Sa réputation est fondée sur des impostures, ce qui ne l'empêche pas, allez comprendre pourquoi, d'être réellement le Rédempteur. Mais c'est grâce à Judas, le plus grand des apôtres, le premier martyr, le co-rédempteur. C'est à Judas que nous devons l'Église : il explique à Pierre que pour faire admettre que Jésus était le Messie, il faut raconter partout un faux miracle encore plus étonnant que les autres, à savoir qu'il est ressuscité. Tous les moyens sont bons pour faire croire que Jésus était le Messie, puisqu'il l'était, et le vrai suicide de Judas fait partie aussi de ce plan.
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Cependant, au-delà de ce fondement blasphématoire, il n'y a à peu près rien. Le récit, qui se traîne lourdement, : péniblement, est fort pauvre de ces blasphèmes croustillants qui feraient du livre un chef d'œuvre de la littérature anticléricale. Comme beaucoup d'autres avant lui, Ferniot choisit dans l'Évangile ce qui lui paraît raisonnable, ou rationalise ce qui ne l'est pas. Mais ce petit jeu est dangereux. Car, intellectuellement, le résultat vaut ce que vaut l'intelligence du faussaire. Et le résultat est ici d'une telle médiocrité que l'auteur ne sort pas grandi de son affaire. C'est le moins que l'on puisse dire. Je crains même qu'il ne réussisse pas à gagner ainsi son ticket pour l'enfer. N'est pas hérésiarque qui veut.
\*\*\*
On retrouve dans ce livre les thèmes déjà vus dans *Le pouvoir et la sainteté,* particulièrement l'amour des odeurs excrémentielles et du portrait infamant. « Parfois, du trou noir, d'une porte, jaillissent des remugles d'excréments et de charogne. » A chaque fois qu'il y a un rassemblement, ça sent automatiquement l'urine, la sueur et l'oignon, etc. Cependant les odeurs agréables sont ici beaucoup plus nombreuses. Il reste que Ferniot est curieusement obsédé par ses narines. Les portraits sont aussi répugnants que dans le livre précédent. Et infiniment plus répugnants quand ils sont ceux de Jésus ou de Marie. Jésus : « Sur des jambes grêles, un peu cagneuses, un torse trop long, arrondi au garrot, supporte une tête aux traits épais, grossiers, enveloppée d'une chevelure abondante, rebelle, dont les mèches se tordent et qu'il essaie de discipliner de ses mains larges, aux ongles plats et ébréchés. Il sent l'étable. (...) Sous la peau jaunâtre paraissent le squelette et le ventre flasque. (...) Son visage allongé, où le nez épais occupe une si grande place, un visage commun, le visage de tout le monde, un visage d'homme du peuple, sans noblesse de lignes... » Est-ce sacrilège ? Ou bien est-ce seulement dérisoire ?
Marie par contre était d'une beauté éblouissante dans sa jeunesse. Très étonnant. Mais ça ne dure pas : « Ces jambes variqueuses, ces rides d'amertume aux commissures des lèvres, ce souffle encombré, cette main qui presse un flanc douloureux, cette jeune vieille femme, elle fut vive, pleine de grâce. Tu es pleine de grâce ; lui disait-on, le Seigneur est avec toi. Puis les maternités l'ont épaissie, creusant son visage et alourdissant son corps. » Car bien entendu Jésus a une ribambelle de frères et sœurs.
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Les apôtres ? Jean est un éphèbe vaniteux dont les tendances homosexuelles ont heureusement disparu le jour où il est devenu disciple de Jésus ; Pierre est une brute fidèle mais gonflée d'orgueil. Thomas a droit à un vrai portrait ferniotique : « D'une laideur repoussante, la face ravagée de pustules et de croûtes, les commissures des lèvres toujours blanches d'écume, les yeux encombrés de chassie, la peau grasse et suintante, traînant une odeur de braise refroidie... » Tout cela est stéréotypé, et finit par ne même plus attirer l'attention.
La famille de Nazareth n'avait rien de particulier, sauf que Joseph était un brave type borné, dominé par Marie qui était l'homme de la maison. Un jour, à douze ans, Jésus « comprit que rien ne l'attachait à cette famille ». « Il sut alors qu'un jour il s'arracherait à la médiocrité. » Il se fait novice chez les Esséniens à Qumrân, puis rompt ses vœux, rencontre Judas (un bel homme celui-là) qui devient son confident, son premier compagnon et son sergent-recruteur. Un jour, « Judas racole trois pêcheurs » (*sic*). Puis d'autres viennent. Et des femmes. Et ces gens-là, tous plus médiocres les uns que les autres, n'arrêtent pas de se disputer.
Jésus ne fait pas de miracles. Mais il laisse les apôtres dire qu'il en fait (souvent ils le croient eux-mêmes) car il s'en sert comme d'une promotion publicitaire pour son mouvement. Ainsi les miracles de l'Évangile sont-ils expliqués de la façon la plus stupidement rationaliste qui soit. Par exemple la multiplication des pains : en fait il n'y a qu'une cinquantaine de personnes, et Judas est parti en douce acheter du pain pour tout le monde. Les noces de Cana ? Tout le monde est tellement saoul que personne ne s'aperçoit que Jésus a tout simplement rempli d'eau les jarres qui contenaient encore un fond de vin. A ce propos, je me souviens d'avoir entendu à la radio quelqu'un de l'Union rationaliste expliquer le « mythe » de l'eau changée en vin de façon fort intelligente, l'idée essentielle étant que le soleil s'unissant à l'eau produit du vin au terme de l'alchimie de la vigne et du raisin broyé par le pressoir : le Christ est le soleil, le mythe de Cana est un des nombreux mythes solaires du christianisme. L'explication était excellente de bout en bout, à ma grande surprise, et il suffisait de mettre *signe* à la place de *mythe* pour que l'émission soit catholique.
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Étrange façon de propager l'athéisme... Mais si je raconte cela, c'est pour montrer dans quel cul-de basse-fosse intellectuel nous sommes avec Ferniot. Faut-il poursuivre ? La fille de Jaïre n'est pas morte, bien entendu. Lazare non plus. Et après l'avoir relevé, Jésus soupire à Judas : « Que de vivants doivent être ainsi enfermés dans les tombeaux ! » S'il y a une pêche miraculeuse, c'est tout simplement que Jésus a repéré l'endroit où étaient les poissons. Tout cela est beaucoup plus fastidieux que choquant, car ce que je relève en quelques lignes s'étale, s'étire, se traîne tout au long de 280 pages d'un ennui mortel. J'oubliais si Jésus guérit des malades, c'est qu'il a appris la médecine à Qumrân. Bien sûr. Et ceux qu'il ne peut pas guérir, il leur dit qu'ils n'ont pas assez de foi. Bien sûr.
Le lecteur en sait maintenant assez pour imaginer les 280 pages. Il suffit de lire l'Évangile en choisissant à chaque fois l'interprétation la plus idiote, de modifier le texte s'il ne convient pas, d'éliminer ce qui résiste et d'ajouter quelques considérations immondes. Inutile d'insister sur l'absence d'honnêteté intellectuelle nécessaire à l'accomplissement d'un si triste travail. Quant aux théories qui le sous-tendent, ce sont celles qui traînent partout. Les Évangiles ne sont à l'époque où ils sont écrits que de vieux souvenirs colportés et transformés par les chrétiens (de volonté délibérée de Jésus qui empêche Mathieu de consigner ses propos par écrit). L'histoire de la naissance du Messie à Bethléem, des anges, des mages, de la fuite en Égypte, c'est une vieille légende qu'on racontait en Galilée depuis longtemps. Il n'y a pas de miracles parce que Dieu ne peut intervenir dans sa création : ce serait un dérèglement. Les paroles de vie, chacun les trouve en soi. Jésus ne connaît pas son destin. Il veut accomplir les prophéties, c'est en cela qu'il est le Messie (« le Messie serait venu plus tôt s'il s'était trouvé quelqu'un qui voulût l'être ») mais il ne sait pas s'il sera littéralement roi d'Israël ou le serviteur souffrant d'Isaïe. La tentative de prise du pouvoir (les Rameaux) ayant échoué, ce n'est qu'à la dernière minute que Jésus comprend qu'il sera victime.
\*\*\*
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La question qui se pose est de savoir si le livre de Ferniot peut faire du mal. Dans la confusion intellectuelle d'aujourd'hui, il ne peut guère provoquer beaucoup de remous. Il ne faudrait pas mettre ce médiocre roman au niveau de *La vie de Jésus* d'Ernest Renan. Les petits sacrilèges de pacotille de Ferniot seront oubliés dans un an. Tandis que le livre « sérieux » de Renan se vend toujours, même s'il est lu maintenant avec une certaine distanciation, son scientisme ayant quelque peu vieilli. Je veux croire au contraire que certains lecteurs indifférents à la foi pourront être touchés par la grâce en ayant l'idée de comparer certains épisodes du roman de Ferniot avec le texte de l'Évangile. Je pense en particulier à des passages de saint Jean comme la conversation de Jésus avec la Samaritaine au puits de Jacob ou à la résurrection de Lazare, épisodes bouleversants par le mystère divin qui les enveloppe et les irradie, épisodes particulièrement saccagés par Ferniot qui en fait de pauvres et triviales anecdotes. Pour qui aime la littérature, la comparaison est accablante pour Ferniot. Si ce livre a un intérêt, c'est de rendre évident le fait que les Évangiles sont aussi d'extraordinaires chefs d'œuvre littéraires, ce que les chrétiens n'osent plus tellement dire.
Je m'aperçois en ouvrant mon missel que j'écris cet article le jour de la fête de saint Pierre-Célestin. Cela veut-il dire que le Saint ermite défiguré par Ferniot est vengé par le ridicule et l'invraisemblance du misérable anti-évangile de Saint Judas ? En tout cas, après s'être attaqué au Christ lui-même, à sa Mère et aux apôtres, notre bouffe-curé frénétique aura du mal à aller plus loin dans l'abjection.
Yves Daoudal.
*Le neveu du bienheureux Guillaume Repin*
### Mgr Soyer
A l'occasion de la béatification de quatre-vingt-dix-neuf martyrs du diocèse d'Angers, Yves Daoudal a publié un excellent livre de 120 pages, préfacé par Gustave Thibon, qui nous fait connaître ces héros de la foi, victimes de la révolution française ([^145]).
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Le livre est précis, concis, vivant, de lecture facile et, malgré sa brièveté, nous donne des détails tragiques sur ces martyrs qui sont, en très grande majorité, des femmes : quatre-vingt-trois, dont trois religieuses : deux filles de la Charité et une moniale du Calvaire, la bienheureuse Rosalie du Verdier de la Sorinière. Douze prêtres et quatre hommes simples fidèles complètent cette glorieuse phalange.
On a placé en tête le bienheureux Guillaume Repin, prêtre, martyrisé le 2 janvier 1794, à l'âge de 84 ans. Non seulement il est le doyen des martyrs béatifiés, mais son rôle avait été particulièrement important avant et après son arrestation. Yves Daoudal note brièvement que Guillaume Repin avait une sœur, Marie, mariée à un boucher de Thouarcé, qui eut quatre fils, dont trois furent généraux de l'armée catholique et royale et le quatrième évêque de Luçon à la Restauration. C'est à ce dernier que nous voudrions consacrer quelques lignes.
Le boucher, beau-frère de Guillaume Repin, s'appelait Soyer. Son fils René François naquit à Thouarcé le 5 septembre 1767. Il entra au séminaire d'Angers, alors dirigé par M. Duclaux, futur supérieur général de la compagnie, de Saint-Sulpice. La révolution le contraignit à se réfugier à Paris et il y fut ordonné prêtre secrètement le 25 septembre 1791 par M. de Bonal, évêque de Clermont. Le jeune prêtre gagna la région de Poitiers et y exerça un ministère clandestin pendant quatre ans. En 1795, il vint en Vendée et y assura un apostolat encore semi-clandestin. Après le Concordat, il fut, en 1802, nommé curé de Salles de Villiers. En 1805, M. de Pradt, nommé évêque de Poitiers, prit M. Soyer comme vicaire général. En 1809, M. de Pradt ayant été nommé archevêque de Malines, en Belgique, M. Soyer fut élu vicaire capitulaire de Poitiers et le resta pendant dix ans.
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Le diocèse de Luçon avait été supprimé en 1802 et rattaché à La Rochelle. En 1817, un nouveau Concordat rétablissait 42 diocèses, dont Luçon. Mais le Concordat fut rejeté par la Chambre des députés. Nommé évêque de Luçon le 8 août 1817 et préconisé le 1^er^ octobre, Mgr Soyer dut attendre l'accord restreint de 1821 pour être enfin sacré le 2 octobre 1821 à Saint-Sulpice par Mgr Latil, évêque de Chartres. Il prit possession de son diocèse quelques jours plus tard. Les Vendéens, privés d'évêque depuis si longtemps, l'accueillirent avec enthousiasme. Un peu négligée par l'évêque de La Rochelle, la Vendée recevait en Mgr Soyer l'évêque providentiel. Comme son oncle Guillaume Repin, Mgr Soyer était d'une stature imposante, et il avait aussi une ressemblance de caractère avec le bienheureux martyr. Comme lui, il était un peu froid de prime abord, mais en réalité très bon *et* très zélé.
Mgr Soyer réorganisa le diocèse de Luçon ; il avait, dans le Bocage, des survivants et des descendants des héros de la guerre de Vendée. Mgr Soyer fonda deux petits séminaires aux Sables d'Olonne et à Chavagnes et rétablit le grand séminaire de Luçon. Il soutint les Ursulines et les Frères de Saint-Gabriel. Il introduisit le procès informatif diocésain du grand missionnaire Louis-Marie Grignion de Montfort, procès qui devait aboutir à la béatification en 1888 et à la canonisation en 1947. Légitimiste ardent, Mgr Soyer se trouva en situation un peu délicate à partir de 1830. Il ne semble pas avoir été mêlé à l'insurrection de 1832, conduite par la duchesse de Berry. Il continua son ministère malgré l'hostilité des pouvoirs publics. Mgr Soyer se trouvait en visite pastorale dans la région des Sables d'Olonne quand il tomba malade le 20 avril 1845. Il put se faire transporter à Luçon et il y mourut le 5 mai.
Le neveu du bienheureux Guillaume Repin s'était montré digne de son oncle martyr. Dans des circonstances moins tragiques, il avait bien servi l'Église. Dans la gloire de la béatification des martyrs d'Angers, le nom et la vie de Mgr Soyer méritent de n'être pas oubliés.
Jean Crété.
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## DOCUMENTS
### École publique et franc-maçonnerie
*selon le pasteur Michel Viot*
Important, intéressant, surprenant aussi (mais heureuse surprise), l'article que le pasteur MICHEL VIOT, de l'Église luthérienne évangélique de France, a publié dans le *Figaro* du 28 mai 1984 concernant l'école publique en France et la franc-maçonnerie.
Nous le reproduisons en son entier.
Toutes les notes de bas de page sont de notre rédaction.
Si nous sommes aujourd'hui à la veille d'une guerre scolaire, c'est parce que se trouvent parmi les adversaires de l'école libre des gens pour qui le combat laïque n'est que le paravent d'une lutte anti-religieuse qui remonte en fait aux débuts de la III^e^ République et qui fut incarnée alors par Jules Ferry ([^146]).
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Face à une Église catholique hostile à leur régime, pénétrés des idées positivistes d'Auguste Comte, la grande majorité des Républicains d'alors ne pouvaient qu'éprouver de la méfiance vis-à-vis du catholicisme ([^147]) et en particulier vis-à-vis de ce qui en faisait la force : l'enseignement des jeunes. D'où les mesures prises contre les congrégations et les lois qui organisèrent l'école laïque.
Ce qui en revanche est moins connu, c'est l'esprit antireligieux et non pas seulement laïque qui présida à toute cette entreprise largement inspirée par certains courants maçonniques, oublieux des principes spiritualistes et tolérants qui présidèrent à la création de leur Ordre ([^148]). Dès 1875 (8 juillet), date de son initiation, Ferry avait prévu de dire qu'il souhaitait organiser une humanité sans Dieu. Il ne le dit pas, mais prononça le 5 août suivant, devant sa loge « *La Clémente amitié *», un discours très marqué par le positivisme. Après avoir affirmé que le christianisme appartenait à des temps révolus, il disait des hommes de son siècle : « *Qu'ont-ils besoin de la Providence* *? Cette notion même se transforme, la providence, c'est l'humanité elle-même qui comprend par la science ce qu'il y a de stable dans les faits au milieu desquels elle vit... de sorte que la science positive apprend à l'homme qu'il est à lui-même sa propre providence, qu'il est l'arbitre de sa destinée* *: La science l'affranchit même de la crainte de la mort... On peut se contenter de vivre dans la mémoire de ses successeurs. *»
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D'où la lutte implacable de Jules Ferry contre tout ce qui était religieux, en commençant par l'école. Si, à la tribune de la Chambre, le discours se présentait comme anticlérical et non antireligieux, il s'agissait de pure tactique ([^149]) ; en témoignent les propos tenus en loge par le professeur Courdavaux en 1980 :
« *La distinction entre le catholicisme et le cléricalisme est purement officielle, subtile et pour les besoins de la tribune, mais ici, en loge, disons-le hautement pour la vérité, le catholicisme et le cléricalisme ne font qu'un et comme conclusion ajoutons, on ne peut être à la fois catholique et républicain, c'est impossible* ! »
Quand, en 1984, on entend certains discours dits laïques, quand on sait de plus qu'ils proviennent de milieux semblables à ceux que je viens d'évoquer, on ne peut qu'être inquiet. Inquiet du manque de réalisme quant à l'évolution incontestable du catholicisme notamment vis-à-vis des institutions républicaines ([^150]), in-dité ([^151]) confirmé par l'échec du « messianisme scientifique » des positivistes, troublé enfin, quant au passéisme d'une certaine idéologie maçonnique qui est aussi éloignée des préoccupations véritables de son siècle que des idéaux de tolérance de ses origines ([^152]).
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Sur ce point précis et tout particulièrement pour ceux qui conçoivent le grand service d'enseignement unifié et laïc comme l'étouffoir de toute forme d'expression de la pensée religieuse, je crois utile de rappeler ce qu'un autre franc-maçon, beaucoup plus représentatif du véritable esprit maçonnique spiritualiste et ennemi de toute entrave aux libertés essentielles, Jules Simon ([^153]), rétorqua à Jules Ferry en plein sénat : « *Enfin en considérant que l'article 7 est une dérogation formelle à la liberté de l'enseignement, nous exprimons la crainte de voir la République descendre dans cette voie où l'on ne s'arrête plus et qui mène à remplacer les principes par des expédients et la liberté par* le *despotisme. *»
L'œuvre de Ferry fut une magnifique réussite contre l'ignorance et, aussi, contre l'intolérance de certains chrétiens ([^154]). Mais aujourd'hui le fanatisme ne vient plus du judéo-christianisme et notre civilisation manque de spiritualisme. Il est donc urgent de rendre à la vie spirituelle la place qui lui est due dans la Cité, pour préserver nos enfants de la déchéance et des fanatismes aliénants.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article du pasteur Michel Viot, de l'Église luthérienne évangélique de France : « La tolérance des protestants », paru dans le *Figaro* du 22 mai 1984.\]
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On peut se demander pourquoi cet article du pasteur Michel Viot était intitulé : « *La tolérance des protestants *»*.* De cette tolérance, il ne parle pas. Mais il est vrai que la manière de comprendre la « tolérance » est l'une des difficultés qui souvent nous séparent des protestants. Ils ont tendance, semble-t-il, à confondre « dogme » et « intolérance », à croire que la « tolérance » réclame l' « anti-dogmatisme ».
A ce propos, dans la *Lettre aux Amis du Monastère* (de Sainte-Madeleine du Barroux), Dom Gérard a écrit le 13 mai ces lignes que nous faisons nôtres :
*Nous comptons beaucoup d'amis protestants dont la dignité des mœurs et la bonne foi ne font aucun doute, et nous leur disons :*
*-- Venez et voyez ! Vous êtes meilleurs que votre religion, nous sommes inférieurs à la nôtre. Comme il nous en coûte de voir de belles âmes errer dans de maigres pâturages, sans mystique, sans rite et sans poésie, privées de cette merveilleuse assistance des saints et des anges qui font de la sainte Église une chaude famille, traversée d'échanges et de communications ininterrompues !*
*Ces âmes droites et bien intentionnées ne nous font pas grief de notre intransigeance. Si l'on doit se montrer patient et tolérant envers les personnes, en matière doctrinale cependant, l'intransigeance est la forme la plus haute de la vraie charité.*
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### L'école laïque et l'école catholique
*vues par François Brigneau*
*Extraits d'un article de François Brigneau dans* «* Minute *» *du 26 mai 1984.*
**I. -- L'école laïque\
est une machine de guerre**
**1. -- **L'école laïque n'est pas neutre. M. Viviani, plusieurs fois ministre de l'Instruction publique, député socialiste, franc-maçon notoire (loge *Droit et justice* du Grand Orient)*,* l'a reconnu dans un texte fameux : « *La neutralité est, elle fut toujours, un mensonge, peut-être un mensonge nécessaire... On promit cette chimère de la neutralité pour rassurer quelques timides dont la coalition eût fait obstacle à la loi. *» (*L'Humanité,* 4 octobre 1904.)
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**2. -- **L'école laïque a toujours été une machine de guerre contre l'Église catholique et son école. Ferdinand Buisson, député radical, dont Jules Ferry devait faire le directeur de l'enseignement primaire, l'écrivait à Victor Hugo : « *Ce n'est pas au protestantisme que je vous ai demandé si vous voudriez prêter votre puissant concours : c'est à une entreprise laïque et philosophique pour combattre le catholicisme en France. *» (1869. Cité par Serge Jeanneret : *La vérité sur les instituteurs,* Flammarion.)
**3. -- **Contrairement à ce que l'on veut faire croire avec une impudence énorme, depuis un siècle, depuis la République des républicains qui commence avec Jules Grévy (1879), ce n'est pas l'école libre qui fait la guerre à l'école laïque. Ce sont les pères de l'école laïque, les Ferry, les Spüller, les Paul Bert, les Gambetta, les Waldeck-Rousseau, les Combes, les Briand qui veulent détruire l'école libre pour « *substituer à l'esprit de l'Église l'esprit de la Réforme, l'esprit* de *la Révolution, l'esprit de la République *»*,* comme le disait Léon Bourgeois, député radical de la Marne, ministre de l'Instruction publique, président du conseil, franc-maçon (loge *La Sincérité* de Reims).
L'école libre n'a jamais menacé l'école laïque pour la bonne raison que, jusqu'à la guerre de 1939, quand les présidents du conseil n'étaient pas francs-maçons, les ministres de l'Instruction publique l'étaient et qu'une des tâches de la franc-maçonnerie fut, et est, la victoire totale de l'école laïque obtenant le monopole de l'Instruction publique, ce « service unifié » dont il est tant fait état ces jours-ci.
Ce n'est pas faire de la polémique que d'écrire cela. C'est faire de l'histoire. L'organisation n° 1 de la conquête de ce monopole par l'école laïque fut la *Ligue de l'enseignement* dont le fondateur, M. Jean Macé, disait : « *La Ligue de l'enseignement est une institution maçonnique... Oui, ce que nous faisons est une œuvre maçonnique... Nous sommes une maçonnerie extérieure. *» (*Bulletin de la Ligue*, juin 1885.)
**4. -- **Tous les francs-maçons ne sont pas pareillement hostiles à l'école libre et il se peut que la Grande Loge éprouve à son endroit moins d'aversion que le Grand Orient. Rien n'est jamais aussi monolithique qu'on le croit. Surtout en France. Néanmoins, depuis un siècle, la continuité de la lutte pour la destruction totale de l'école libre a été assurée par la maçonnerie.
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Mise hors la loi par le maréchal Pétain et en pleine reconstruction après la guerre, son influence fut faible sous la Quatrième et le début de la Cinquième République. La présence au pouvoir du MRP d'abord, du général de Gaulle ensuite, l'aplatissement de l'Église et le nouveau « ralliement » de Rome, enfin, permirent l'établissement d'un « modus vivendi » qui paraissait acceptable à la plupart. Nombreux furent ceux qui crurent alors que la hache de guerre scolaire (devenue la querelle scolaire) était à jamais enterrée. La victoire de M. Mitterrand et de sa chambre introuvable en mai-juin 1981 allait les détromper.
**5. -- **Il est vrai que dans le programme en 110 points, le « grand service public, unifié et laïque de l'Éducation nationale » ne porte que le numéro 90 -- entre le logement et la radio. Outre que rien n'indique que le classement ait été dressé selon des impératifs d'urgence, il ne faut cependant jamais oublier la cérémonie qui allait marquer la naissance du nouveau pouvoir. Elle n'échappa pas à l'œil aigu de Jean Madiran. Dans la remarquable préface intitulée « Le symbole du Panthéon », qu'il me fit l'honneur de donner à mon petit livre sur Jules Ferry (*Jules l'Imposteur*, Éditions DMM), Madiran écrit : « *Le premier acte du nouveau septennat fut une visite solennelle au Panthéon. On dira que ce n'était là rien de plus qu'un geste symbolique. Mais les symboles officiels nourrissent ou pourrissent l'âme des peuples... Le Panthéon, parfait symbole, nous avertit. Il n'a pas été construit à côté de la cathédrale, comme la Sorbonne ou le Louvre, ou comme le château de Versailles. Il a été établi à la place d'une église* *: une église annexée, désacralisée, colonisée par un culte hostile à la tradition religieuse de la France.* »
Ce geste symbolique, à l'orée d'un pouvoir qui prétendait « *changer la vie *»*,* ne pouvait pas ne pas avoir de conséquences. Nous les vivons aujourd'hui. Ceux qui s'en montrent surpris doivent avoir une vocation à l'étonnement.
**II. -- La grande démission\
de l'école catholique**
Dieu sait, pourtant, si l'Église a tout essayé pour éviter l'affrontement ! Elle a gommé de son enseignement tout ce qui déclenchait les sarcasmes et les imprécations des terrifiants sectaires de la pseudo-tolérance laïque.
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On parle de moins en moins de Dieu et plus du tout du Diable. Les anges ont disparu du ciel où les satellites les ont remplacés. Le ciel lui-même est remis en cause. Le paradis, l'enfer, le purgatoire, le jugement dernier, le salut, la damnation éternelle pouvant assombrir la civilisation des loisirs ont été mis au placard. Léon XIII voulait « rallier » la République laïque pour la catholiciser. C'est l'inverse qui s'est produit. C'est l'Église catholique qui s'est laïcisée sans séduire néanmoins les laïques.
L'école catholique a suivi la même mue. Dieu y est devenu une matière facultative dont les élèves peuvent faire l'impasse. Le catholicisme traditionnel y dérange plus que l'athéisme. Deux de mes petites-filles vont à l'école des sœurs d'un village breton. Savez-vous le poète qu'elles apprennent : Prévert. Dans les grands collèges catholiques, les écrivains à la mode sont, comme au lycée, Sartre, Camus et Boris Vian. Veuillot est inconnu, Péguy ignoré, Bernanos suspect. Dans les bibliothèques, vous chercherez en vain Salleron, Thibon, Pourrat, Chesterton, -- Madiran dont l'œuvre domine pourtant la crise religieuse de notre temps. On perçoit mal ce qui pourrait choquer la sensibilité toujours frémissante d'un laïque militant. Il n'empêche. C'est ainsi.
On a pu enlever les crucifix, escamoter la Sainte Vierge, remplacer le latin par le jargon sympa et la procession par la manif contre Pinochet, on n'a pas désarmé les furieux Laignel's Brothers. Ce sont des frénétiques. Ils veulent la mort de ce qu'on appelait au temps de ma jeunesse « l'école des curés ». Vous avez beau leur dire qu'il n'y a plus de curé, ça ne fait rien... ça ne les calme pas... Ils ne le croient pas... Ils ne croient pas à la résurrection du Christ, mais ils croient à la résurrection des curés. Il y en a eu. Ils peuvent revenir. Sus à l'école libre. (...)
Comment les chefs de l'Église et de l'enseignement catholique ont-ils pu se laisser abuser ?
**III. -- La responsabilité\
de l'épiscopat**
La réponse à cette question est terrible. Elle éclaire d'une lumière plus noire encore la tragédie que vivent la France et l'Europe de l'Ouest.
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Il est évident que les chefs de l'Église et de l'enseignement catholiques ont décidé de ne pas défendre leur école *politiquement --* alors qu'il n'existe pas d'autres moyens si l'on veut la sauver.
Dans les batailles les plus confuses et mêlées, il arrive un moment où, comme dans les grands tableaux militaires, la lumière qui vient du ciel permet de tout discerner d'un coup d'œil, les bataillons sacrifiés, l'aile tournante, l'espion qui court sous le couvert, Grouchy -- c'était Blücher, etc.
Nous sommes à ce moment privilégié. Il est clair que l'épiscopat français préfère perdre la bataille scolaire plutôt que d'être obligé de s'engager politiquement. Il préfère perdre ses écoles plutôt que d'être obligé de prendre parti politiquement contre le parti socialiste, contre le parti communiste, contre la franc-maçonnerie. Il a choisi son camp. Le camp du socialo-communisme. Mille faits le montrent, depuis trente ans. Avec l'affaire de l'école, la preuve éclate sur grand écran.
Jusqu'à ces derniers jours, en glissant, en souscrivant aux trois premiers points du « compromis historique », mais en s'opposant au quatrième ; puis, avec des tours de souplesse dorsale, en finissant par accepter l' « inacceptable », les chefs de l'Église et de l'Enseignement ont espéré sauver la face avec quelques épaves, dans ce naufrage corps et biens. La pugnacité des laïques de combat n'a pas permis que cette duperie supplémentaire aille à son terme honteux.
Les voilà donc en porte-à-faux, entre une base qui, elle, refuse la soumission et un ennemi qui, lui, refuse de renoncer à la capitulation sans condition (...)
\[Fin des extraits de l'article de François Brigneau paru dans l'hebdomadaire *Minute* du 26 mai 1984.\]
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### Marcel Clément : Ni socialisme ni libéralisme
Louis Pauwels, dans le *Figaro-Magazine*, a le grand mérite de donner quelque vigueur intellectuelle à l'opposition libérale au socialisme. Mais il se fourvoie en se faisant le théoricien et l'apôtre d'une restauration du « libéralisme ». Là-contre Marcel Clément écrit dans *L'Homme nouveau* du 20 mai :
... J'ai lu des bilans de trois ans de socialisme... Mais je persiste à penser que le socialisme est né, cette fois-ci comme les autres, des fautes du libéralisme et qu'il est inutile de s'imaginer qu'on peut utilement supprimer l'effet en restaurant la cause. Faut-il rappeler ici que c'est dès 1937, dans l'encyclique *Divini Redemptoris*, que Pie XI, évoquant la propagande collectiviste et ses succès, écrivait : « *Il faut se rappeler que les travailleurs étaient déjà préparés à cette propagande par l'abandon religieux et moral où ils furent laissés par l'économie libérale.* » C'était aussi vrai en 1981.
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L'abandon religieux et moral est le fait du libéralisme comme le laïcisme agressif et la lutte des classes triomphante sont le sceau du socialisme.
Lorsque j'ai enregistré un dialogue avec Georges Montaron, directeur de « *Témoignage chrétien *»*,* pour publier avec lui un petit livre de la collection « Verse et controverse » sur « le socialisme » (Beauchesne édit.), j'avais été frappé de son insistance à soutenir qu'en dehors du libéralisme et du socialisme, il n'y avait pas d'autre solution. Dès le début du dialogue, alors que je rappelle « *l'enseignement constant de doctrine de l'Église *»*,* Montaron m'objecte :
« *Cela n'existe pas.* » (p. 15)
Et comme je lui réponds qu'il y a des encycliques sociales, des chrétiens qui les acceptent, une législation sociale qui en a été largement inspirée et qu'en raison de ces *réalités* je lui demande de ne pas me refuser « *le droit d'exister *»*,* Georges Montaron écarte l'évocation de ces faits d'un revers de main :
« *Vous êtes un cas. *» (p. 16)
C'était il y a quinze ans. En 1969. Dès cette époque, socialistes et libéraux étaient donc déjà unis pour affirmer, d'un commun accord, qu'il n'y avait qu'eux, et rien d'autre qu'eux ! Une seule option libéralisme ou socialisme. En d'autres termes : la « droite » et la « gauche ». Il est interdit de récuser le dilemme. Le manichéisme est dogmatique : la doctrine sociale chrétienne n'existe pas... Ceux qui en parlent sont des « cas ».
On me pardonnera de revenir sur des textes tels que *Divini Redemptoris,* qui date de 1937, ou sur ce dialogue public, qui remonte à 1969. Mais l'un et l'autre établissent que l'Église considère, dans sa doctrine sociale, en fait depuis *Rerum novarum* (1891), que le libéralisme ouvre la voie au socialisme. D'un autre côté, ni les libéraux ni les socialistes ne veulent admettre l'existence ni le réalisme de cette doctrine sociale. Elle les gêne : soit qu'ils en nient tout simplement jusqu'à l'existence, comme Montaron, soit que, comme les individualistes libéraux, ils l'ignorent délibérément, la méprisent, la déclarent inapplicable, mais de toute façon s'en débarrassent, à tout prix.
Ajoutons qu'avant 1891 et *Rerum novarum*, c'est-à-dire avant l'existence explicite d'une doctrine sociale de l'Église enseignée comme telle, il existait une *politique naturelle* et chrétienne, une *tradition nationale* (qui en France est catholique). La doctrine sociale de l'Église demeure comme « en l'air », et comme privée d'existence (sinon théorique) si ses professeurs refusent toujours, en fait, les alliances nécessaires à une action politique.
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Il existe encore en France des forces politiques qui ne sont pas du tout « socialistes » et qui ne sont pas réellement « libérales ». Les évêques les vomissent -- et Marcel Clément se tient à distance.
Plus loin dans le même article :
Si l'on veut me faire dire que les socialistes vont plus loin que les libéraux : j'y consens. Qu'ils sont moins experts dans la gestion raisonnable de l'économie d'un pays : les chiffres le disent. Mais le glissement insensible qui, depuis la guerre, et plus encore depuis 1974, a ébranlé le respect de la femme, le respect de l'amour, le respect de la vie et qui s'en prend aujourd'hui au droit d'élever ses propres enfants, ce glissement montre que l'individualisme libéral et sa conséquence, la réaction socialiste, sont les artisans solidaires du malheur présent de la France.
\[Fin des extraits d'un article de Marcel Clément dans *L'Homme nouveau* numéro 858 du 20 mal 1984.\]
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### Un catéchisme interdit par Rome... aux USA
Article de Joop Koopman, dans le *National Catholic Register* américain du 29 avril, selon la traduction française qu'en donne *L'Homme nouveau* du 20 mai :
Le cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi, a donné l'ordre d'une manière ferme et inhabituelle pour le Vatican, à Mgr Peter L. Gerety, archevêque de Newark (New jersey) de retirer son « imprimatur » au catéchisme *Christ among us* (*Le Christ parmi nous*), un des catéchismes les plus vendus aux États-Unis. Ce catéchisme a été édité ici par les Éditions Paulines.
Le catéchisme a été écrit par Anthony J. Wilhem, un ancien prêtre de la communauté Saint-Paul, qui a renoncé à la prêtrise en 1975.
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Dans une lettre datée du 27 février, Mgr Ratzinger a ordonné le retrait de l'*imprimatur *parce qu'écrit-il : « *Christ among us* n'est pas un écrit catéchétique approprié. »
Mgr Ratzinger a aussi demandé à Mgr Gerety d'avertir les Éditions Paulines que même dans le cas de « corrections substantielles », le catéchisme demeurerait inadéquat.
Le 16 avril, après avoir reçu de la part de Mgr Gerety le jugement de Rome, les Éditions Paulines émirent un communiqué faisant connaître leur décision de suspendre la diffusion du catéchisme.
Un des critiques parmi les plus importants de *Christ among us* a applaudi à la décision du Vatican et a qualifié le livre « d'écrit conduisant au néo-modernisme catéchétique » aux États-Unis. James Likoudis, vice-président des Catholics United for the Faith (CUF) dont le secrétariat général est à New Rochelle (New York), a dit au *Register* que ce livre est plein de déviations par rapport à l'enseignement de l'Église catholique romaine. « Le livre, dit-il, est fondamentalement ambigu en matière de doctrine » ; il le décrit comme un successeur aux États-Unis du catéchisme hollandais qui fut condamné par Rome dans les années 60.
CUF a été fondé en 1968 pour répondre à l'appel de Vatican II d'un apostolat des laïcs. Il a voilà presque dix ans, critiqué le catéchisme :
« Cette opposition, ajoute Likoudis, vient des plaintes de milliers de parents. *Christ among us* a été utilisé largement dans les écoles secondaires et plusieurs parents, qui ont vu les fruits de ce catéchisme, sentent bien que la foi de leurs enfants n'a pas été nourrie dans l'intégrité et l'authenticité. »
« Néanmoins, ajoute Likoudis, cette plainte des parents fut ignorée de la « bureaucratie rigide » qui domine le champ catéchétique dans les diocèses américains et qui est sourde à ce qui vient de la base des fidèles. »
« La décision du Vatican, dit-il, est de ce fait une merveilleuse victoire du sens de la foi que le laïcat a toujours eu. »
Likoudis note que les principaux défauts du catéchisme sont 1) une notion affaiblie du péché originel -- 2) une interprétation selon une morale de situation des problèmes qui concernent la sexualité -- 3) l'évocation de la primauté de conscience sur l'autorité du Magistère dans le domaine de la contraception artificielle. Le catéchisme présente un subtil déplacement de l'enseignement traditionnel de l'Église vers des positions théologiques plus avancées, plus affaiblies et moins valides.
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Ce livre est un « chef-d'œuvre dans l'art de la déception » dit Likoudis. L'action du cardinal Ratzinger, dit-il finalement, va donner du « muscle » à la portée de l'exhortation apostolique *Catechesi tradendae*, publiée en 1979 et dont les directives en matière catéchétique ont été à peu près ignorées par les autorités diocésaines dans le domaine de l'éducation religieuse.
Avec un chiffre de vente de plus de 1,6 million d'exemplaires, *Christ among us* était un titre extrêmement rentable pour les Éditions Paulines. Le contrecoup économique de la censure pourrait être important pour l'entreprise. L'action du cardinal Ratzinger met aussi en question l'avenir d'autres livres semblables publiés par d'autres éditeurs.
\[Fin de l'article de Joop Koopman paru dans le *National Catholic Register* du 29 avril, reproduit selon la traduction française de *L'Homme nouveau* du 20 mai.\]
Rectification : le catéchisme hollandais ne fut pas véritablement « condamné par Rome dans les années 60 ». Il fit l'objet de mesures biscornues, comme l'adjonction illusoire d'une feuille volante, et il continua à circuler librement, à être honoré et à être imité.
On peut retourner les choses comme on voudra, la situation réelle se définit en termes simples : depuis une quinzaine d'années, la catéchèse officielle de la hiérarchie apostolique enseigne de moins en moins les connaissances nécessaires au salut ; et plus du tout dans certains pays comme la France.
============== fin du numéro 285.
[^1]: **\*** -- It. 164 et 264.
[^2]: -- (1). Directeur du *Nouvel Observateur,* hebdomadaire parisien de la gauche mondaine.
[^3]: -- (1). *Manifeste du parti communiste*.
[^4]: **\*** -- Original : « *... ce plat d'Alembert.* » Rectifié d'après It. 287, p. 84, note.
[^5]: -- (1). Louis Le Guillou. *L'évolution de la pensée religieuse de Félicité Lamennais.* 1965, p. 145. 2. Lettre de L. au Père Ventura. *Correspondance,* édition Le Guillou, T. III, 20-1-27. Au même du 8-2-30. *Correspondance* IX, p. 242. Lettre de L. à Vuarin, *Correspondance* V, p. 113 (10-4-32).
[^6]: -- (2). *Correspondance* III, p. 380.
[^7]: -- (3). Elles figurent dans l'édition Daubrée et Cailleux à la fin de l'ouvrage. *Des progrès de la révolution et de la guerre contre l'Église.* Tome IX, 1836-1837.
[^8]: -- (4). *Correspondance* IX, p. 139.
[^9]: -- (5). *Dossier,* pp. 31-32, document 2.
[^10]: -- (6). *Dossier,* document 1.
[^11]: -- (7). *Correspondance* IV, p. 241.
[^12]: -- (8). Louis Le Guillou. *L'évolution..., op. cit.,* p. 144.
[^13]: -- (9). Même ouvrage p. 145.
[^14]: -- (10). *Correspondance,* V, p. 36.
[^15]: -- (11). *Op. cit.,* p. 37.
[^16]: -- (12). *Op. cit.,* p. 45.
[^17]: -- (13). *Op. cit*., pp. 56 et sqq.
[^18]: -- (14). *Dossier,* p. 40, document 20.
[^19]: -- (15). *Dossier,* document 14, pp. 44 et sqq.
[^20]: -- (16). *L'Évolution... op. cit.,* p. 148.
[^21]: -- (17). Louis Le Guillou, *op. cit*., p. 149.
[^22]: -- (18). *Dossier,* pp. 99 et sqq., document 8.
[^23]: -- (19). *Dossier,* p. 44, document 13, 16-11-31.
[^24]: -- (20). *Dossier,* p. 64. 18-11-31.
[^25]: -- (21). *Dossier,* p. 65.
[^26]: -- (22). *Dossier,* p. 61, document 24.
[^27]: -- (23). *Dossier,* p. 70.
[^28]: -- (24). *Dossier,* pp. 88-89.
[^29]: -- (25). *Dossier,* p. 94 et sqq. document 11, daté du 11-12-31.
[^30]: -- (26). *Dossier,* p. 105, document 36.
[^31]: -- (27). *Dossier,* pp. 51-52, document 15.
[^32]: -- (28). *Dossier*, pp. 51-52, document 15.
[^33]: -- (29). *Dossier*, p. 49, document 27.
[^34]: -- (30). *Dossier,* pp. 65-66, document 26.
[^35]: -- (31). *Dossier,* p. 68.
[^36]: -- (32). *Correspondance* V, pp. 80 et sqq.
[^37]: -- (33). *Dossier,* p. 355.
[^38]: -- (34). *Correspondance* V, p. 579.
[^39]: -- (35). *Correspondance* V, p. 93.
[^40]: -- (36). *Dossier*, p. 159, document 69.
[^41]: -- (37). *Dossier*, pp. 136-137, document 38.
[^42]: -- (38). *Dossier,* pp. 126 et sqq., document 31.
[^43]: -- (39). *Correspondance V,* pp. 84-86.
[^44]: -- (40). *Dossier,* pp. 143 et sqq., document 45.
[^45]: -- (41). Cf. Jean Derré. *Metternich et Lamennais*. 1963, cité par Louis Le Guillou. *Dossier*, p. 146.
[^46]: -- (42). *Correspondance* V. 27-4-32, p. 123.
[^47]: -- (43). *Dossier,* p. 147.
[^48]: -- (44). *Dossier,* p. 147, document 51. *Correspondance* V, p, 141.
[^49]: -- (45). 15 août 1832.
[^50]: -- (46). *Dossier,* pp. 150 et sqq., document 46.
[^51]: -- (47). Cf. Lamennais devant Dieu.
[^52]: -- (48). Dans le fameux chapitre XXXIII.
[^53]: -- (49). *Correspondance* V, p. 144.
[^54]: -- (50). Même lettre.
[^55]: -- (51). *Dossier,* pp. 162 et sqq., document 62 (ou 65 a).
[^56]: -- (52). *Dossier,* pp. 180-181, document 64.
[^57]: -- (53). *Dossier,* pp. 206 et sqq., document 65.
[^58]: -- (54). *Dossier,* pp. 215 et sqq., document 66 a.
[^59]: -- (55). *Dossier,* pp. 168 et sqq., document 63 ou 65 a.
[^60]: -- (56). Laquelle eut lieu fin juillet 1832.
[^61]: -- (57). Cf. cette lettre dans la *Correspondance V.* Appendice 700. Lamennais y répondit le 11-9-32. *Correspondance* V, pp. 178-179.
[^62]: -- (58). *Dossier,* p. 266, document 79. La lettre est du 17-8-32.
[^63]: -- (59). Le 10-9-32.
[^64]: -- (60). *Dossier,* pp. 149 et sqq., document 60.
[^65]: -- (61). Ce brouillon est peut-être du 14-9-32. C'est en tout cas la date de sa lettre au pape afin de confirmer son adhésion à l'Encyclique. *Dossier,* pp. 267 et sqq., document 89.
[^66]: -- (62). *Dossier,* pp. 272-273, document 104.
[^67]: -- (63). A Lützow le 5-10-32. *Dossier,* p. 354, document 49.
[^68]: -- (64). Le 7-9-32. *Dossier,* p. 340, document 101.
[^69]: -- (65). Lettre du 1-12-32. *Dossier,* p. 343, document 114.
[^70]: -- (66). C'est-à-dire le 5-4-33. *Dossier,* p. 344, document 117.
[^71]: -- (67). *Correspondance* V, pp. 186 et sqq.
[^72]: -- (68). *Correspondance* V, p. 193.
[^73]: -- (69). Chapitre XXXIII.
[^74]: -- (70). *Correspondance* V, p. 201.
[^75]: -- (71). *Op. cit.,* p. 203.
[^76]: -- (72). *Op. cit.,* p. 205.
[^77]: -- (73). *Dossier,* p. 356, document 121.
[^78]: -- (74). *Dossier,* p. 703, document 122.
[^79]: -- (75). *Dossier,* pp. 285 et sqq., document 126.
[^80]: -- (76). *Correspondance* V, pp. 286 et sqq.
[^81]: -- (77). *Dossier,* pp. 346 et sqq., document 118.
[^82]: -- (78). A Montalembert, *Correspondance* V, p. 316. Lettre du 23-2-33.
[^83]: -- (79). *Dossier,* p. 323, document 0.
[^84]: -- (80). Cardinaux Pacca, di Gregorio, Odescalchi, Zuria, Micara, Lambruschini, Sala, Bernetti.
[^85]: -- (81). *Dossier,* pp. 291 et sqq., documents 127, 82, 129.
[^86]: -- (82). *Dossier,* pp. 328-329, document 128.
[^87]: -- (83). *Correspondance* V, p. 349.
[^88]: -- (84). *Op. cit*., pp. 446-447.
[^89]: -- (85). *Dossier,* pp. 367-368, document 130.
[^90]: -- (86). *Dossier,* p. 369. Numéros des 19 et 20 octobre 1833.
[^91]: -- (87). *Dossier.* p. 379, document 140.
[^92]: -- (88). Cf. sa lettre au nonce Garibaldi, 22-10-33. *Dossier*, p. 398, document 144 b.
[^93]: -- (89). *Dossier,* p. 383.
[^94]: -- (90). *Dossier,* p. 379, document 148.
[^95]: -- (91). *Correspondance* V, pp. 509-510.
[^96]: -- (92). *Dossier,* p. 391, document 150.
[^97]: -- (93). *Dossier,* p. 400, document 155.
[^98]: -- (94). *Correspondance* V, p. 521.
[^99]: -- (95). *Op. cit.*
[^100]: -- (96). *Dossier,* p. 106, document 157.
[^101]: -- (97). *Dossier,* pp. 403-404, document 153.
[^102]: -- (98). *Dossier,* p. 417, document 164.
[^103]: -- (99). *Correspondance,* p. 537.
[^104]: -- (100). *Correspondance* V, p. 542, 11 décembre 1833.
[^105]: -- (101). *Dossier,* pp. 452 et sqq., document 188.
[^106]: **101 bis** -- (101 bis) *Dossier,* p. 439, document 184.
[^107]: -- (102). *Correspondance* V*,* pp. 871-872. Lettre du 15-12-33 et encore *Dossier,* p. 449, document 183. Lettre du 13-1-34.
[^108]: -- (103). A Marion, 12-1-34. *Correspondance* VI, p. 450.
[^109]: -- (104). *Dossier,* p. 407, document 154 a. Article du 22-12-33.
[^110]: -- (105). *Correspondance* VI, p. 32.
[^111]: -- (106). *Dossier,* p. 447, document 182.
[^112]: -- (107). Lettre du 8-5-34. *Correspondance VI,* p. 81.
[^113]: -- (108). *Dossier,* pp. 463 et sqq., document 191.
[^114]: -- (109). *Dossier,* p. 470, document 193.
[^115]: -- (110). Lettre de Mgr Ostini, nonce à Vienne au cardinal Bernetti du 22-5-34. *Dossier,* p. 473, document 195.
[^116]: -- (111). Lettre au cardinal di Gregorio 11 mai 1834*. Dossier,* pp. 484-485, document 200.
[^117]: -- (112). *Dossier,* pp. 476 et sqq., document 196.
[^118]: -- (113). Lettre à Montalembert du 3-6-34. *Dossier,* pp. 487-488, document 205.
[^119]: -- (114). Cf. Louis Le Guillou. *op. cit*., p. 198.
[^120]: -- (115). *Dossier*, pp. 490-491, document 210. Lettre du 28-7-34.
[^121]: -- (116). *Dossier* pp. 491-492, document 214, 215. Lettre du 3-9-34. *Correspondance* VI, p. 283.
[^122]: -- (117). *Dossier*, p. 242, document 66.
[^123]: -- (118). *Dossier*, p. 253, document 71.
[^124]: -- (119). *Dossier.* Pièces justificatives. Censure de Toulouse, p. 612. Proposition XLVIL
[^125]: -- (120). Baudelaire. *Fleurs du mal XXI. Hymne à la Beauté.*
[^126]: -- (1). Dansette.
[^127]: -- (2). Dansette.
[^128]: -- (3). Lucien Pemjean ; né en 1860. Fils d'une famille de militaires. Études au Prytanée. Journaliste boulangiste. Le général lui préface son premier livre *Cent ans après* (*1789-1889*). Étrange personnage, en marge. A la fois libertaire, nationaliste et antisémite. On lui doit un livre prophétique écrit en 1933 : *Vers l'invasion*. Il dirigea et rédigea *Le grand Occident*, un petit brûlot antisémite et antimaçon qui parut de 1935 à 1939. Comme un de ses numéros portait en manchette : « Pétain au pouvoir », les amateurs de complot y virent la preuve de la conjuration qui allait amener le Maréchal à la tête de la France. Pemjean qui avait 78 ans n'était alors qu'un vieil homme solitaire et sans audience.
[^129]: -- (4). Secrétaire d'État aux colonies.
[^130]: -- (5). De 1880 à 1939 le ministère des colonies fut attribué 53 fois à un franc-maçon. Citons : Rouval, de Mahy (2 fois), Félix Faure, Étienne (2), Tirard, Roche, Cavaignac, Burdeau (2), Delcassé (5), Guieysse, Lebon, Doumergue (4), Milliez-Lacroix, Morel (3), Messimy, Besnard (2), Sarrault (6), Perrier (6), Archambaud, Dehnont, Brunet, Diogne (2), Dalimer sec. d'état (*audace*), Monnerville, Steeg. Cela explique le formidable réseau maçonnique qui couvrit l'empire français et que l'on peut mesurer encore aujourd'hui en Guyane.
[^131]: -- (6). R.P. Lecanuet, *op. cit*., p. 564.
[^132]: -- (7). Chambre des députés. Débat sur le budget des Indes.
[^133]: -- (8). Il s'agissait de MM de Mun et Piou.
[^134]: -- (9). Vie inédite de Mgr d'Hulst, cité par le RP Lecanuet, tome II, p. 588.
[^135]: -- (1). Mgr Nicodème est né en 1929.
[^136]: -- (2). Personne n'a jamais supposé que cette décision ait pu être prise par quelqu'un d'autre que Jean XXIII.
[^137]: -- (3). Il n'a jamais été fait état ouvertement, pendant le concile, d'une « consigne de silence voulue par le pape ». Cette consigne s'est imposée en fait par divers moyens obliques et diverses fourberies.
[^138]: -- (4). Mais la phrase comportait une parenthèse qu'omet Mgr Roche. Voici la phrase non tronquée : « *Le cardinal Tisserant aimait à se faire passer pour un gaulliste de la première heure* (*qu'il était sans doute*) *et pour un anti-communiste impitoyable* (*c'est beaucoup moins sûr*). »
[^139]: -- (5). Je ne crois nullement que Pie XII ait agréé Mgr Jullien comme représentant officieux du général de Gaulle auprès de lui. Je ne suis pas étonné de retrouver Mgr Fontenelle et Mgr Martin dans cette cellule vaticane d'action fractionnelle et clandestine : carrément opposée aux volontés de Pie XII.
[^140]: -- (6). On n'avait jamais entendu dire jusqu'ici que l'archevêque de Reims était tenu de rendre des honneurs *militaires* à qui que ce soit...
[^141]: -- (7). Ces deux brochures sont l'une de 1949, l'autre de 1951.
[^142]: -- (8). Ils pouvaient aussi être vrais tous les deux en même temps. Mais la phrase ne visait pas à poser une alternative. Elle disait autre chose : que si l'on a pu traiter ainsi avec Moscou, c'est vraiment que l'on était disposé à *traiter à n'importe quel prix.* Là sont le scandale, la honte, la trahison, qui ne paraissent pas avoir retenu l'attention de Mgr Roche.
[^143]: -- (9). L'accord Rome-Moscou n'est pas une *erreur* d'ordre *diplomatique* ou bien d'ordre *politique.* C'est autre chose. C'est une *trahison religieuse.* Elle a eu aussi, bien sûr, des conséquences *politiques.* Elle résultait assurément d'une *erreur* de jugement. Mais je répète : C'EST ESSENTIELLEMENT UNE TRAHISON RELIGIEUSE, et ce sera devant l'histoire la honte du Saint-Siège au XX^e^ siècle.
[^144]: **\*** -- dès *1970* dans l'original.
[^145]: -- (1). Sur ce livre voir ITINÉRAIRES, numéro 282 d'avril 1984, pp. 110 et suiv.
[^146]: -- (1). Le pasteur Michel Viot renvoie ici au livre de Pierre Chevallier : *La séparation de l'Église et* de *l'école,* paru chez Fayard à la fin de l'année 1981. Nous avons donné une recension de cet ouvrage dans ITINÉRAIRES, numéro 262 d'avril 1982, pp. 77 sq.
[^147]: -- (2). Toutefois la « grande majorité. des républicains hostiles au catholicisme étaient une petite minorité dans le pays. C'est pourquoi ils ont dû camoufler sous les apparences d'un simple « anticléricalisme » ce qui était un fondamental anti-christianisme. Leur imposture électorale est devenue une imposture historique. La vérité est peu connue, va remarquer le pasteur Viot. Ajoutons elle est peu connue même des catholiques, même des évêques, qui connaissent de moins en moins l'histoire de la France et de l'Église.
[^148]: -- (3). « Spiritualistes » ou pas -- on peut discuter le sens de ce terme -- tous les « courants » maçonniques ont été et sont anti-catholiques. Et leur « tolérance » consiste essentiellement à *ne pas* tolérer l'existence de dogmes qu'ils considèrent comme intolérants et tyranniques.
[^149]: -- (4). Une « tactique » qui ment à ce point se nomme une imposture. C'est pourquoi le titre de l'ouvrage de François Brigneau sur Jules Ferry : *Jules l'imposteur* (DMM) ne comporte aucune exagération.
[^150]: -- (5). Que le « catholicisme » ait « évolué » à l'égard des « institutions républicaines » est donc la condition indispensable qu'il doit remplir pour être considéré comme tolérable ? Autrement dit, l'esprit de saint Louis, de Jeanne d'Arc, de saint Vincent de Paul, n'étant nullement républicain, demeure intolérable... On ne sera autorisé à prêcher l'Évangile et à fonder des écoles chrétiennes que si l'on offre de suffisantes garanties de « républicanisme » ?
[^151]: -- (6). In-dité ? Il y a ici, dans l'article du Figaro, une coquille, une ligne sautée ou un mastic.
[^152]: -- (7). Tolérance : il est probable que le pasteur Viot se trompe sur les « idéaux de tolérance ». La tolérance (maçonnique) est le nom d'un anti-dogmatisme parfaitement intolérant, et d'un refus (plus ou moins poussé jusqu'à ses extrêmes conséquences logiques) de toute autorité morale *supérieure* à la conscience individuelle : spécialement l'autorité religieuse et l'autorité parentale.
[^153]: -- (8). Il y aurait beaucoup à dire sur le contenu réel et la portée véritable des propositions de Jules Simon, sur son « spiritualisme » et son « déisme. (et son « rationalisme »). Quoi qu'il en soit, il est arbitraire de dire qu'il représentait le « véritable esprit maçonnique ». -- S'il avait représenté le véritable esprit maçonnique, il aurait été suivi par la maçonnerie ; ou bien il n'aurait été rejeté que par accident et provisoirement. L'esprit maçonnique véritable est celui que l'on voit constamment dominer, c'est celui de Jules Ferry : celui qui a imposé sa loi.
[^154]: -- (9). Une magnifique réussite ? Conclusion plus que paradoxale d'un article qui a montré en Jules Ferry un abominable imposteur...