# 286-09-84 II:286 ### Des nouvelles d'Émile On nous demande de plus en plus souvent où donc trou­ver le livre de François Brigneau : Émile l'apostat. Comme si le livre existait quelque part, et comme si la revue ITINÉRAIRES en publiait les chapitres. Mais ce n'est pas cela du tout. Le livre n'existe pas encore. Il n'est pas édité. Il n'est même pas écrit. François Brigneau est en mar­che de « Jules l'imposteur » à « Émile l'apostat ». Depuis février 1984, la revue ITINÉRAIRES pu­blie le récit de cette longue mar­che historique à travers les péri­péties de la lutte menée par la République maçonnique contre la France catholique. On a quitté Jules en 1885. On n'a pas encore atteint Émile en 1902. Quand en 1981, pour le cen­tenaire de l'école laïque, Fran­çois Brigneau proposa à ITINÉ­RAIRES un ou deux articles sur Jules Ferry, il ne savait pas que le sujet l'entraînerait, article après article, à en faire tout un livre, le célèbre *Jules l'imposteur* (DMM éditeur) De même, quand à la fin de l'année 1983 François Brigneau proposa à ITINÉRAIRES un Émile l'apostat qui n'était encore qu'en projet, il ne savait pas que l'in­tervalle entre Jules et Émile (1885-1902) l'occuperait autant. Et cela fera finalement plusieurs livres plutôt qu'un seul. Dans les numéros successifs d'ITINÉRAIRES parus cette année, François Brigneau nous a fait revivre l'aventure boulangiste, le ralliement du pape Léon XIII, le scandale de Panama, les défai­tes de la Droite et leur raison. Dans ITINÉRAIRES de novem­bre, on en arrivera sans doute à l'affaire Dreyfus. \[...\] 1:286 ## ÉDITORIAL ### Situation du catéchisme en France EN SA QUALITÉ de vice-président de la conférence épis­copale, Mgr Decourtray a publié le 13 juillet dernier un communiqué officiel qui est reproduit aux pages 877-878 de la *Documentation catholique* du 2 septembre. Passé quasiment inaperçu des commentateurs, peut-être à cause des vacances, ce communiqué est néanmoins d'une grande importance. Non point par sa polémique contre Pierre Lemaire, qui ne nous intéresse pas. 2:286 Mais par ses précisions autorisées sur la politique actuelle de l'épiscopat en matière de catéchèse ; et par le démenti catégorique apporté aux espoirs d'une timide amélioration : « Il est inexact, proclame le communiqué de Mgr Decourtray, que *Pierre vivantes* soit refusé par le Saint-Siège. Il est inexact que les *Parcours* officiels le soient également. « Jusqu'à ce que soit publiée, sous l'autorité de la conférence épiscopale française, la nouvelle édi­tion révisée de *Pierres vivantes,* l'édition actuelle continue d'être utilisée en catéchèse comme il en a été convenu avec la congrégation pour la doctrine de la foi. « Quant aux *Parcours,* ils n'ont pas été publiés sous le contrôle du CNER (centre national de l'en­seignement religieux) mais sous celui de la CEER (commission épiscopale de l'enseignement religieux) selon les modalités décidées par la conférence épis­copale française et mises au point dans le *Texte de référence.* Celui-ci fut approuvé à l'époque par le Saint-Siège. » Cette dernière approbation, comme l'accord invoqué à l'alinéa précédent, ont été publiquement contestés à plu­sieurs reprises avec beaucoup de vraisemblance. En affir­mant solennellement leur existence, l'épiscopat français, a-t-on dit, sollicite les faits, qui ne sont pas aussi nets. Cependant, c'est le Saint-Siège et lui seul qui pourrait démentir avec autorité l'existence de l'approbation et celle de l'accord attestés une nouvelle fois par Mgr Decourtray s'exprimant ès qualités de vice-président de la conférence épiscopale. C'est au Saint-Siège et à lui seul qu'il appartien­drait de ne pas laisser l'épiscopat français alléguer un accord et une approbation qui n'existeraient pas. En lais­sant faire l'épiscopat français, le Saint-Siège confirme par son silence que l'approbation et l'accord sont bien réels, ou du moins que tout doit se passer comme s'ils l'étaient, et que nous sommes invités à croire qu'ils le sont. Dont acte. 3:286 Donc, la hiérarchie catholique en France continue à imposer l'enseignement d'un catéchisme qui ne contient plus ni les trois connaissances nécessaires au salut, ni les quatre parties obligatoires de tout catéchisme catholique. Et cette situation, je le rappelle, n'a pas été créée par l'ap­parition de *Pierres vivantes* et des *Parcours.* Elle s'est éta­blie avec le *Fonds obligatoire* élaboré en 1966, publié en 1967 et entré en vigueur à partir de 1968. \*\*\* C'est dès 1967 que, face à cette situation, la revue ITINÉRAIRES a publié et remis en circulation le *Catéchisme de saint Pie X,* et dès 1969 le *Catéchisme du concile de Trente* ([^1])*.* En 1972, ma « Lettre à Paul VI » s'écriait « *Très Saint Père, rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe *»*.* Le Saint-Siège, c'est un fait, n'a pas bougé jus­qu'en 1983, année où le cardinal Ratzinger, préfet de la congrégation romaine pour la doctrine de la foi, est venu faire à Lyon et à Paris une conférence réclamant que la catéchèse en revienne au contenu et à la structure du *Catéchisme du concile de Trente* ([^2])*.* Cette conférence était prononcée au mois de janvier. 4:286 Le 19 mars suivant, le journal *La Croix* pouvait annoncer sans être démenti que cette vaste conférence « *n'avait pas livré le fond de la pensée *» du Cardinal, mais que c'était « *maintenant chose faite *» dans la trentaine de lignes d'un communiqué qu'il venait de « *rédiger conjointement avec Mgr Vilnet *». Le fond de la pensée du cardinal Ratzinger était son accord avec l'épiscopat français, et donc, par voie de conséquence, son approbation de *Pierres vivantes* et des *Parcours* qui ont l'épiscopat français pour auteur. Ce faisant, l'épiscopat et le Saint-Siège prenaient carré­ment les catholiques français pour des imbéciles supposés incapables de lire la conférence du cardinal Ratzinger et d'en comprendre la forte signification. Le Saint-Siège et l'épiscopat n'avaient pas entièrement tort : un grand nombre de catholiques français n'ont rien compris à la conférence du Cardinal, en tout cas n'ont pas aperçu que ses arguments condamnaient radicalement la catéchèse de l'épiscopat. Et puis, parmi ceux qui néanmoins l'avaient compris, un certain nombre n'ont pas saisi la portée du communi­qué conjoint Ratzinger-Vilnet de mars 1983 ; ils n'ont pas réalisé que le Saint-Siège n'avait pas soutenu le Cardinal et l'avait au contraire incité à se rétracter (en matière d'enseignement de la foi !) comme l'exigeait l'épiscopat français. Ils imaginent toujours et continuent à répéter que la conférence Ratzinger de janvier 1983 exprime la volonté du Saint-Siège... \*\*\* 5:286 Aujourd'hui tout le monde en général et le journal *Le Monde* en particulier se moque du cardinal Ratzinger dont l'autorité morale est tombée au voisinage de zéro en rai­son de cette palinodie misérable de janvier-mars 1983*.* Voici qu'il s'en prend à la soi-disant « théologie de la libération » qui est aussi soutenue par l'épiscopat brésilien que notre catéchèse abominable l'est par notre épiscopat. Contre cette « théologie » qui consiste à réinterpréter la parole de Dieu à la lumière de l'analyse marxiste, le car­dinal Ratzinger a évidemment raison. Comme il avait évidemment raison en janvier 1983 contre l'épiscopat fran­çais. Mais depuis mars 1983 son sabre de bois n'attire que raillerie et mépris, comme le donne à entendre Alain Wood­row dans *Le Monde* du 1^er^ septembre : « Lorsque le cardinal Ratzinger est venu en France à la fin de 1983 pour dénoncer les risques encourus par un certain renouveau catéchétique... » \[Ce n'était pas « à la fin » de 1983, c'était au début, au mois de janvier. Et ce n'étaient pas « les risques d'un certain » qu'il dénon­çait, mais, radicalement, la structure, la mé­thode et la substance du catéchisme de l'épis­copat. Comme quoi on ne sait plus, ou l'on fait mine de ne même plus savoir, ni la por­tée ni la date de ce que le cardinal Ratzin­ger était venu dire en France.\] « ...ses arguments, tirés d'une expérience de la situation qu'il avait connue en Allemagne, étaient mal perçus par son auditoire français. De même, sa dénonciation d'une théologie de la libération entachée de marxisme risque de ne pas toucher la majorité des chrétiens latino-américains qui tentent de vivre leur foi dans des conditions dramatiques. » Voilà donc en quels termes, désormais, on se moque du Cardinal. Dire que, dans sa conférence sur le catéchisme, *ses arguments étaient tirés d'une expérience de la situation qu'il avait connue en Allemagne,* c'est un sar­casme entièrement arbitraire à l'encontre d'une argumen­tation théologique. 6:286 Le sentiment est général en France que l'on peut tout se permettre contre le cardinal Ratzinger puisqu'en 1983 il n'a pas été soutenu par le pape dans une affaire où pourtant la foi était directement concernée, et qu'il a été au contraire amené en deux mois à se rétracter. Sera-t-il mieux soutenu ou sera-t-il pareillement désavoué face à l'épiscopat brésilien, je n'en sais rien ; tout est pos­sible dans l'incohérence et la décomposition actuelles. Au demeurant, que l'introduction du marxisme dans la théo­logie fasse aujourd'hui figure de question controversée, incertaine et non encore tranchée, cela montre à quelle profondeur d'obscurantisme spirituel est tombée la pensée catholique installée. Quoi qu'il en soit de l'éventuel avenir théologique du marxisme épiscopal dans le continent latino-américain, retournons notre regard vers ce qui dépend plus directement de nous, le catéchisme en France. Insolent et sûr de lui, le communiqué officiel de Mgr Decourtray est venu au mois de juillet rappeler aux catholiques leur for­midable responsabilité. La situation catéchétique est tou­jours aussi tragique. Elle n'a pas changé depuis quinze ans. Le Saint-Siège n'y a toujours rien corrigé. C'est bien sans l'épiscopat, et c'est même *contre* sa volonté mauvaise que nous devons continuer à maintenir et à transmettre le catéchisme catholique. Pour l'épiscopat, avec l'accord allégué et non démenti du Saint-Siège, ce sont toujours *Pierres vivantes* et les odieux *Parcours* qui font la loi. Jean Madiran. 7:286 ## CHRONIQUES 8:286 ### Les principes des uns et des autres NOUS AVONS CONNU Michel Poniatowski étroitement lié aux désastres de la présidence giscardienne, -- de la légalisation de l'avortement jusqu'au processus de socia­lisation institué par le libéralisme avancé. Nous entendons Ponia déclarant qu' « *il faut battre les socialistes destructeurs et les communistes totalitaires *», et qu'il faut battre Mitterrand, cet « *homme dangereux : sa carrière serpente au milieu d'intri­gues, de machinations, de mensonges, de promesses non tenues et d'un cortège de dupes *». Et pour cela, « *tous les concours seront nécessaires, aucune exclusive n'est acceptable *». Ponia ne récuse donc pas l'alliance avec Jean-Marie Le Pen et le Front national. Mais il précise : avec Le Pen, « *nous n'avons ni les mêmes principes, ni les mêmes conceptions, ni les mêmes objectifs *» ([^3])*.* Voilà qui invite à la réflexion. Dans cette revue, on n'avait certes pas attendu l'élection de 1974 (ni les confirmations dramatiques qui ont suivi) pour avertir le lecteur qu'avec Giscard et les siens nous n'avions ni les mêmes principes ni les mêmes convictions ; et pas davantage les mêmes objectifs, sauf quelquefois, négativement : c'est-à-dire quelques ennemis communs, partis, hommes ou idéolo­gies. 9:286 Ceux qui sous-estimaient la nature, la gravité, l'insistance des avertissements d'ITINÉRAIRES peuvent se reporter au livre de Jean Madiran : *La République du Panthéon, explication de la politique française* ([^4]) pour en retrouver la substance et le texte même. Et ceux qui jugeraient négligeables les différences qui nous séparent de Ponia, qu'ils entendent donc ce que celui-ci leur dit : « ni les mêmes principes, ni les mêmes convic­tions, ni les mêmes objectifs ». Les principes dont se réclame Le Pen, il se trouve que Raymond Barre les a honnêtement nommés dans sa grande déclaration du mois d'août au journal *Le Monde :* « la patrie, l'armée, la liberté, le travail, la famille ». Il n'a pas dit, mais il faut ajouter : Dieu et sa loi. Ce n'est pas tout ? C'est déjà beaucoup. Et en tout cas, beaucoup plus que les autres. Il nous souvient à ce propos que Jean-Marie Le Pen avait personnellement répondu à l'enquête politique de la revue ITINÉRAIRES menée avant les élections législatives de mars 1978. En relisant aujourd'hui les réponses qu'il nous-faisait alors, on constate une grande continuité mais aussi un appro­fondissement certain de sa pensée. C'est pourquoi nous en redonnons le texte. Nous donnons aussi le discours que Jean-Marie Le Pen a prononcé cette année devant l'Assemblée européenne. On ne l'a publié quasiment nulle part. Il contribuera lui aussi à cette réflexion sur les principes politiques des uns et des autres à laquelle, sans l'avoir voulu, nous a incités Michel Poniatowski. \*\*\* Notre famille d'esprit a beaucoup souffert depuis quarante ans de n'avoir aucune représentation politique. Pas un seul député, pas un seul sénateur qui se reconnaisse dans les trois devises résumant notre tradition nationale la plus ancienne et la plus authentique, les devises de saint Éloi et de sainte Jeanne d'Arc : 10:286 « Dieu premier servi », « travail-famille-patrie », « la France aux Français ». Quand nous votions pour éviter le pire, nos suffrages étaient annexés par des gens qui se vantent et s'honorent de n'avoir en commun avec nous ni les mêmes objec­tifs, ni les mêmes convictions, ni les mêmes principes. Quelque chose est en train de changer avec l'élection d'hom­mes comme Jean-Marie Le Pen, Dominique Chaboche, Romain Marie et leurs compagnons. Nous en parlerons à Paris, le 4 novembre, pour la V^e^ journée nationale d'Amitié française qu'organise le CENTRE CHARLIER. C'est notre prochain rendez-vous. H.H. 11:286 Réponses de J.-M. Le Pen à l'enquête de 1978. (It 219, pp 37 sv.) \[...\] 17:286 ### Discours à l'Assemblée européenne *26 juillet 1984* NOUS CONSTATONS, sans oser le dire, le déclin permanent de l'Europe, de sa force, de son influence, de son rayonnement et, plus encore, de sa vitalité. Il semble qu'au firmament des nations, l'Europe soit une étoile en train de s'éteindre. Or les hommes politiques ont la mission de dire la vérité à leurs peuples, si dure soit-elle. L'Assemblée euro­péenne ne peut limiter ses débats à des problèmes exclusivement matériels, économiques, techniques ou administratifs. Je com­prends qu'à l'extérieur on compare quelquefois ces débats à ceux du concile de Byzance, qui discutait du sexe des anges au moment où les Barbares étaient sur le point de le balayer. Mais pourrait-on, aujourd'hui, parler de Barbares sans être immé­diatement accusé de racisme. L'Europe, il faut avoir le courage de le dire, a été le grand vaincu de la Deuxième Guerre mondiale. Celle-ci provoqua des pertes humaines et des désastres matériels immenses. L'influence de l'Europe dans le monde fut considérablement réduite. Depuis 1945, une grande partie de son territoire naturel demeure occupée, sous la férule impi­toyable du communisme soviétique, puisqu'il faut dire ici, en « 1984 » le véritable nom de « Big Brother ». 18:286 Nos nations sœurs de l'Europe de l'Est sont séparées de nous par le rideau de fer, et des peuples entiers sont privés des droits politiques les plus élémentaires. Nous nous devons de leur dire que nous n'accepterons jamais d'avaliser ce partage fait à Yalta et con­forté à Helsinki. A l'Ouest, l'Europe ne cesse de faire son propre procès devant l'Histoire. Or il faut avoir le courage de le dire dans le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, les responsabilités de l'Allemagne n'étaient pas exclusives, et ce pays n'eut pas non plus l'exclusivité des crimes. Des menaces terrifiantes pèsent sur notre avenir, sur notre prospérité, sur notre liberté et sur notre existence même. La menace militaire et subversive de l'URSS, qui pointe ses SS 20 sur l'Europe de l'Ouest ; la menace de submersion née de la conjonction d'un phénomène suicidaire de dénatalité européenne et de l'explosion démographique du Tiers-Monde elle se manifeste déjà par des vagues d'immigration. A défaut d'une politique d'ensemble, cette immigration constituera le problème peut-être le plus dramatique des prochaines années. La menace de ruine économique née d'une crise dont vous savez qu'elle n'est pas une crise économique classique, mais la perte définitive du monopole industriel qui avait fondé l'influence de l'Europe dans les siècles derniers. Il faut d'abord prendre acte de cet état de choses pour en tirer des conclusions efficaces. Nous sommes exposés aussi à des menaces de ruine morale et spirituelle qui se traduisent par le laxisme des mœurs et l'abandon des nécessaires et salvatrices disciplines sociales, familiales et civiques. La jeunesse d'Europe -- c'est à elle que je dédie ce dis­cours -- doit savoir que c'est elle qui, dans les quinze ans qui nous séparent du siècle prochain, devra jouer son destin, son avenir, sa liberté et sa vie. Elle ne peut le faire que par un développement supérieur de l'intelligence, de la responsabilité, de la liberté dans tous les domaines de l'action humaine, et spécialement dans celui de la pensée, de l'entreprise, de l'en­seignement. Elle devra refuser l'appétit dévorant des étatismes et des bureaucraties, et s'inspirer de son passé glorieux, se souvenir que si l'Europe existe en tant que telle, c'est parce qu'elle n'a pas accepté, c'est parce qu'elle a lutté, parce qu'elle s'est sacrifiée. L'histoire de l'Europe, c'est d'abord Marathon, c'est Salamine, c'est Lépante, c'est Vienne, c'est Poitiers. 19:286 Et que l'Europe, que sa jeunesse sache que, quel que soit son avenir, elle aura au moins l'immense mérite, si elle se bat, si elle ne fait pas Marathon, de faire au moins les Ther­mopyles et de pouvoir répondre devant son propre pays qu'ici ses fils sont morts pour faire respecter sa loi. Jean-Marie Le Pen. 20:286 ### Précisions sur Paul VI par Alexis Curvers COMME TOUS LES MORTELS, M. Pierre Chaunu est sujet à l'erreur. Il lit trop pour ne pas lire vite, et il écrit trop vite pour ne jamais avoir à se mordre les doigts. C'est ainsi qu'à propos d'un récent livre sur Paul VI, il affirme tranquillement que ce dernier, « secrétaire d'État de Pie XII jusqu'en 1954, archevêque de Milan depuis cette date, manqua finalement de peu, sans doute pour le malheur du monde, la tiare en 1958 » (*Le Figaro,* 28-29 juillet 84). La phrase fourmille de contre-vérités historiques. Mgr Montini n'a jamais été secrétaire d'État d'aucun pape. Il remplissait à la secrétairerie d'État des fonctions dont Pie XII le releva en 1954, en découvrant les obscures trac­tations que ce prélat subalterne menait clandestinement, de sa propre initiative, avec certaines puissances de l'Est. Inexplicablement, Pie XII le consola de cette soudaine disgrâce en le nommant aussitôt archevêque de Milan. 21:286 En 1958, à la mort de Pie XII, l'archevêque de Milan ne manqua la tiare ni de peu ni de beaucoup ; il n'avait aucune chance de l'obtenir, puisqu'il n'était pas cardinal. La dignité cardinalice lui fut ensuite conférée par Jean XXIII, dont M. Chaunu semble ignorer le règne. Tout dès lors était prêt pour que le cardinal-arche­vêque de Milan fût enfin élu pape en 1963. Quant à savoir si c'est « pour le malheur du monde » que cette élection fut retardée de cinq ans, ou si le malheur n'aurait pas été plus grand encore cinq ans plus tôt, laissons à Dieu et à l'histoire le soin d'en juger. Le livre en question s'intitule : *Paul VI et la modernité dans l'Église.* Je ne l'ai pas lu et n'ai guère envie de le lire. Tant sur la modernité que sur Paul VI, mon siège est fait. Le vôtre aussi, je suppose. Mais l'article de M. Chaunu a pour titre : *Paul VI, pape, martyr de la modernité.* C'est beaucoup plus ambigu. Faut-il entendre que Paul VI aurait héroïquement sa­crifié sa personne et sa vie pour convertir l'Église à la modernité ? Ou au contraire pour l'en défendre ? Dans le premier cas, l'entreprise a réussi au-delà de toute espérance. Dans le second, elle a complètement échoué. Dénonçant les malheurs que nous prépare le monde moderne, M. Chaunu a mille fois raison de mettre en corré­lation le « refus de la vie » (c'est-à-dire la dénatalité) et la « perte du Sens » (c'est-à-dire de la foi religieuse). Com­ment ne voit-il pas que cette corrélation, qui, dit-il, « saute aux yeux », a totalement échappé à Paul VI ? En profonde contradiction avec lui-même, ce pape a tout fait pour accélérer le déclin de la religion, et il a tenté cependant, mais en vain, d'arrêter le déclin de la natalité. 22:286 Justement alarmé comme lui par la dépopulation de l'Occident, M. Chaunu admire le courage dont témoigne l'encyclique *Humanae vitae,* qui rappelle aux chrétiens leurs devoirs de parents. Courage admirable en effet, en face d'un monde où contraception, divorce, avortement sont à l'honneur. Mais rétablir l'autorité de l'Église dans le domaine de la loi naturelle et en même temps, pour tout le reste, mettre l'Église en voie d'autodémolition, c'était défier l'impossible. Paul VI avait détruit d'une main ce qu'il voulut protéger de l'autre. De tous les actes de ce pontificat, cette encyclique est sans doute le seul titre de gloire que lui reconnaîtra l'histoire de l'Église et de l'Europe. C'est précisément aussi l'un des rares, sinon le seul qui aille à contre-courant de la modernité. Alexis Curvers. 23:286 ### Le soleil de Dieu se lève chaque matin par Gustave Thibon FAIT DIVERS RÉCENT. Un jeune homme, fasciné par l'image de je ne sais quelle vedette masculine de la chanson, s'acharnait à reproduire chez lui la voix, les gestes, les attitudes, la coiffure, etc. de son idole. Seule la forme de son nez ne correspondait pas au modèle adoré : il y fallait l'inter­vention de la chirurgie esthétique et, ses parents refusant de faire les frais de l'opération, l'imitateur forcené ne trouva pas d'autre solution à son désespoir que le suicide... Ce qui prouve une fois de plus que l'homme est un animal religieux. Ce jeune garçon, sacrifiant sa vie à son idéal ridicule (*c'est une étrange folie que de rendre le culte plus grand que le dieu, disait Shakespeare*)*,* portait en lui le germe avorté d'un martyr. L'homme a besoin de croire, et s'il se détourne de la vraie religion, c'est pour adorer n'importe quoi ou n'im­porte qui, et là où s'efface le modèle divin foisonnent les imitations caricaturales de la foi. 24:286 Autre son de cloche : une autre vedette de la chanson, jeune Portugaise, passée brutalement de l'état de femme de ménage à celui de star, vient d'écrire un livre où elle raconte sa fulgu­rante ascension sociale et qui commence par ces mots : « *C'est un message d'espoir pour ceux qui croient que le soleil ne se lèvera plus pour eux. *» Espoir ou mirage ? Je ne conteste pas le talent de cette jeune personne, mais est-il bon de faire miroiter de telles perspectives aux yeux d'une foule de gamines dans un domaine où il y a tant d'appelés et si peu d'élus ? C'est en suscitant ces espérances infondées qu'on fabrique à la chaîne des ratés et des aigris. Pourquoi pas moi ? La destinée répond presque toujours négativement, et l'on se retrouve plus malheureux après la chute qu'avant d'avoir tenté l'ascension. L'avortement du rêve empoisonne la suite des jours. De même pour tant de rimailleurs et de barbouilleurs qui se prennent pour de grands poètes ou de vrais peintres et qui, non reconnus comme tels, traînent toute leur vie, la blessure de leur ambition mutilée. Ou encore pour tant de femmes vieillissantes qui, intoxi­quées par le mythe d'une indestructible beauté, ajoutent au poids des ans l'effort accablant et inutile de réanimer leur jeunesse à jamais évanouie. Le pire, c'est que cette obsession d'un bien impossible détourne l'attention et le goût des biens réels. Fascinés par ce qu'ils n'auront jamais, ces pauvres gens ne savent plus voir et apprécier ce qu'ils ont, par exemple la santé physique, la beauté de la nature, les joies de l'amour, de l'amitié, du travail, etc. De sorte qu'ils perdent sur les deux tableaux : celui du rêve qui ne se réalise jamais et celui de la réalité dont ils ne connaissent plus la saveur. La vieille fable du chien qui lâche la proie pour l'ombre trouve ici son application la plus amère... Le véritable art de vivre consiste pour chacun de nous à accepter ses limites et à trouver le bonheur à l'intérieur de ces limites. Je connais tel paysan, tel artisan, tel petit commer­çant qui adhèrent intérieurement à leur humble fonction sociale et qui sont heureux en l'exerçant le mieux possible. Aucune trace en eux d'ambition ni d'envie : ils sont ce qu'ils sont, ils font ce qu'ils font, et cela suffit à leur paix et à leur joie... 25:286 Pour citer un exemple comique de cet état d'esprit ; je me rappellerai toute ma vie la réflexion d'un de mes voisins, brave paysan en retraite et hautement satisfait de sa condition, que je croisai dans le chemin le lendemain d'une émission télévisée où j'avais tenu le principal rôle : « On t'a vu hier à la télé ! -- Oui. » Un moment de réflexion, puis : « Je comprends, tu n'as pas de retraite (ce qui est exact, je suis un travailleur indé­pendant qui n'a cotisé que très tard et contre son gré), moi j'ai la mienne et j'ai pas besoin d'aller faire le couillon à la télé­vision. » Brevet d'autosatisfaction un peu court, mais qui émanait d'un être content de son sort et peu envieux de celui des autres. Et, à tout prendre, réaction plus saine que celle d'une gamine du village qui me dit le même jour d'un ton aigrelet : « Et mon papa à moi, pourquoi ne passe-t-il pas à la télé ? » Il ne s'agit pas de condamner en bloc toutes les formes de l'ambition. Mais à condition que cette ambition repose sur de vrais talents et réponde à une vraie vocation. Il arrive aussi que de vrais talents ne s'accompagnent d'aucune ambition. J'ai connu des êtres doués d'une voix merveilleuse et qui n'avaient jamais songé à faire carrière dans la chanson. Ils chantaient pour le plaisir de chanter, pour eux-mêmes et pour leur en­tourage immédiat, sans plus. Tandis que la mauvaise ambition -- celle qui mène aux échecs les plus incurables -- porte sur la réussite sociale et les avantages extérieurs qu'elle comporte (notoriété, fortune, etc.) plutôt que sur la joie intérieure qui naît de la perfection de l'œuvre accomplie. Combien d'écrivains ou d'artistes géniaux, méconnus de leur vivant, n'ont pas perdu pour autant la foi en leur vocation ! « Consoler ceux qui croient que le soleil ne se lèvera plus pour eux », dit notre chanteuse. Quel soleil ? Le vrai soleil, le soleil de Dieu, se lève chaque matin pour tous les hommes, et c'est à chacun qu'il appartient de se réjouir de ce qu'il éclaire au lieu de loucher vers les lumignons de la foire aux vanités. Faute de quoi, notre destin nous semblera toujours inégal à nos vœux. Et le vain désir de nous exhausser nous fera tomber au-dessous de nous-mêmes, suivant le mot éternel de Shakespeare : « Sois ce que tu es ; si tu veux être plus, tu seras moins. » Gustave Thibon. 26:286 ### Libres propos sur la pensée et sur la langue par Louis Salleron LES « pensées » de Pascal sont des notes jetées sur le papier en vue de la rédaction d'une apologie du chris­tianisme. On lit les pensées ; aurait-on lu l'apologie ? \*\*\* Dans toutes les questions qui touchent à la vie, à son sens, à son mystère, la formule brève porte plus que la dissertation. \*\*\* On distingue la « forme » et le « fond ». Mais n'est-ce pas la forme qui est elle-même le fond ? Les grandes vérités sont banales. Elles ne touchent l'esprit que par la qualité de l'expression -- par la forme. \*\*\* 27:286 Entre le sublime et le ridicule il n'y a que l'épaisseur d'une feuille de papier. Les circonstances, les personnages en décident. Quand Bonaparte en Égypte dit à ses soldats : « Du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent » c'est sublime. Quand M. Perrichon profère sentencieusement « que l'homme est petit quand on le contemple du haut de la mer de glace », c'est ridicule. \*\*\* Les genres littéraires varient selon les temps et les milieux. L'éloquence de la chaire n'est pas celle du barreau ni du parlement. L'éloquence du XX^e^ siècle n'est pas celle du XIX^e^, ni du XII^e^. \*\*\* La télévision a bouleversé l'art de la parole. On ne s'adresse pas à dix millions d'auditeurs de la même façon qu'à dix mille. On ne parle pas de la même façon à dix millions de personnes qui vous voient et que vous ne voyez pas. Le petit écran mul­tiplie à l'infini la communication, mais il y fait écran. La pensée ne passe pas. \*\*\* Le petit écran a tué la polémique comme la guerre a tué le duel. Le grand public est modéré et centriste par nature. Il entend ainsi rester maître du jeu. Que l'orateur emballe dix mille auditeurs, c'est bien ; mais s'il en galvanise des millions, la dictature est au bout. La radio, puis la télévision ont été les instruments du totalitarisme. \*\*\* 28:286 Les pensées sont l'expression de la pensée, à laquelle elles donnent consistance. On ne pense pas dans le vide. On pense quelque chose, on pense à quelque chose. La pensée pure est une nuée, le rêve éveillé en donne une idée. \*\*\* « L'homme est un roseau pensant. » Pascal s'est longuement interrogé sur les pensées : « Hasard donne les pensées, et hasard les ôte ; point d'art pour conserver ni pour acquérir. -- Pensée échappée, je la voulais écrire ; j'écris, au lieu, qu'elle m'est échappée. » « En écrivant ma pensée, elle m'échappe quelquefois ; mais cela me fait souvenir de ma faiblesse que j'oublie à toute heure ; ce qui m'instruit autant que ma pensée elle-même, car je ne tends qu'à connaître mon néant. » « *Pyrrhonisme* -- J'écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein ; c'est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet. » \*\*\* Paul Valéry est proche de nous. Sa poésie a fait sa gloire. Mais sa prose n'est pas moins excellente. Qu'en reste-t-il ? Quelques passages dont la forme s'impose à la mémoire : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles... » L'idée est banale. Chacun sait que les civilisations ne sont pas éternelles : on étudie les civilisations diverses et successi­ves -- égyptienne, grecque, romaine. On explore les profon­deurs, dans le temps et dans le sol, de ces civilisations. Mais l'idée banale d'une réalité évidente est transfigurée par la magie du verbe. \*\*\* La formule peut piéger son auteur. « Tout est venu à l'Europe et tout en est venu. Ou presque tout. » 29:286 C'est vrai. Mais seulement depuis 2000 ans. Précisément parce que les civilisations sont mortelles. \*\*\* Simone Weil a écrit des livres admirables. On en retient les formules percutantes : « Le matérialisme athée est nécessairement révolutionnaire, car pour s'orienter vers un bien absolu d'ici-bas, il faut le placer dans l'avenir. » « L'idée athée par excellence est l'idée de progrès... » « Le totalitarisme moderne est au totalitarisme catholique du XII^e^ siècle ce qu'est l'esprit laïque et franc-maçon à l'hu­manisme de la Renaissance. L'humanité se dégrade à chaque oscillation. Jusqu'où cela ira-t-il ? » « Avenir combleur de vides. » Et cette pensée, la plus belle et la plus profonde qu'on puisse lire sur ce qu'on appelle improprement le problème du mal : « Le Mal est à l'Amour ce qu'est le Mystère à l'Intelli­gence. » \*\*\* Existe-t-il une anthologie des plus belles pensées ? Je n'en connais pas. Elle serait bienvenue. \*\*\* Terminons par Pascal d'où nous sommes partis : « La mort est plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la mort sans péril. » D'où le « divertissement », thème cher à Pascal et dont il inscrit le mot en tête de cette pensée. Louis Salleron. 30:286 ### Neuvième centenaire de la fondation de la Chartreuse par Jean Crété EN 1084, saint Bruno fondait la Chartreuse. Né vers 1030-1035, d'une famille noble de Cologne dont nous igno­rons le nom, Bruno fit des études de philosophie et de théologie à Paris, puis se fixa à Reims, où il fut chanoine et écolâtre (c'est-à-dire professeur) pendant une vingtaine d'années. A partir de 1067, Reims eut un archevêque simoniaque, Manassès de Gournay, qui réussit à se maintenir jusqu'en 1080, en trom­pant le pape saint Grégoire VII. Pendant treize ans, saint Bruno combattit sans relâche ce prélat indigne et réussit enfin à le faire déposer. Cette longue lutte retarda jusqu'aux alentours de la cinquantaine le départ de saint Bruno pour une vie plus parfaite à laquelle il aspirait. Il abandonna tout et fit d'abord un essai de vie cénobitique à Sèchefontaine avec deux com­pagnons, qui le quittèrent. En 1084, il en trouva six autres et il vint avec eux demander à saint Hugues, évêque de Gre­noble, une solitude pour y mener la vie religieuse. 31:286 Averti par un songe, saint Hugues les conduisit en montagne à 1180 mètres d'altitude, deux kilomètres plus haut que l'actuelle Grande Chartreuse. Saint Bruno établit la clôture une lieue plus bas et l'on construisit les ermitages, puis l'église et les bâtiments conventuels. \*\*\* La caractéristique de la vie cartusienne est d'être un com­promis entre la vie érémitique et la vie cénobitique. Le char­treux vit dans son ermitage, il y prend ses repas, y récite une partie de l'office, y médite et y travaille. Mais les chartreux se retrouvent à l'église pour les matines et laudes, la messe et les vêpres. Les dimanches et fêtes, ils chantent tout l'office à l'église, sauf prime et complies, et prennent leur repas en com­mun au réfectoire. Ce repas est suivi d'une petite récréation. Une fois par semaine, ils font en commun une grande prome­nade appelée *spaciement,* mais sans sortir de la clôture. Les chartreux ne mangent jamais de viande ; le poisson n'est admis que pour les malades. Une fois par semaine, les chartreux jeûnent au pain et à l'eau. Les autres jours, ils prennent un repas, avec des légumes, et une collation. Les laitages sont admis à certains jours. \*\*\* Saint Bruno ne resta que six ans à la Grande Chartreuse. En 1090, il fut appelé à Rome par le pape Urbain II, son ancien disciple, qui l'associa au gouvernement de l'Église. A l'automne de 1090, saint Bruno obtint de se retirer en Calabre : il s'installa à Squillace, entre Stilo et Arena, à 850 mètres d'altitude. Le comte Roger de Calabre l'y découvrit au cours d'une chasse et lui fit construire une église. Des compagnons vinrent rejoindre saint Bruno et il reprit à Squillace la vie cartusienne. Il y mourut le 6 octobre 1101. \*\*\* 32:286 Saint Bruno avait établi l'essentiel de la vie cartusienne : les us et coutumes réglant les détails s'établirent peu à peu par la suite. Les coutumes furent approuvées par Innocent II le 22 décembre 1133. Beaucoup plus tard, le 27 mars 1688, Innocent XI accorda l'approbation en forme spécifique. Au XIV^e^ siècle, il y avait cent cinquante Chartreuses répandues dans toute l'Europe. Le prieur de la Grande Chartreuse, appelé simplement « prieur de Chartreuse », est supérieur général de l'Ordre, mais doit rendre compte de son gouvernement au chapitre général qui se réunit tous les deux ans. Chaque Char­treuse peut élire son prieur, ou demander au chapitre général ou au prieur de Chartreuse de lui en désigner un. Le travail des chartreux a longtemps consisté dans la copie des manuscrits. Après l'invention de l'imprimerie, ils se sont adaptés et sont devenus imprimeurs. Ils ont composé de nom­breux livres. Au XII^e^ siècle, les moniales de Prébayon, en Provence, adoptèrent les coutumes des chartreux. Ce fut l'origine de la branche féminine de l'Ordre. Les moniales chartreuses mènent une vie analogue à celle des chartreux, mais avec une part plus importante accordée à la vie cénobitique. Les moniales char­treuses ont toujours reçu la consécration des vierges, lors de leur profession solennelle ; et elles sont les seules moniales auxquelles l'Église accorde le rang de diaconesse : au cours de la consécration des vierges, l'évêque impose à la moniale l'étole diaconale sur l'épaule gauche ; mais la moniale ne porte l'étole que pendant la cérémonie de sa profession et après sa mort. Cette dignité de diaconesse ne confère aux mo­niales chartreuses aucun pouvoir ni privilège liturgique. La liturgie des chartreux comporte l'office monastique avec de nombreuses particularités et un nombre réduit de fêtes ; l'office entier est chanté sur des mélodies simples. Les matines et laudes, primitivement fixées à une heure matinale, ont été avancées à minuit ; le chartreux a deux courtes périodes de sommeil avant et après cet office nocturne. Saint Bruno a adopté les rites de la messe de Grenoble, proches du rite lyonnais. Primitivement, on ne chantait la messe que le diman­che et aux fêtes d'obligation, et il n'y avait qu'une seule messe. Au XII^e^ siècle, la messe conventuelle devint quotidienne et les messes privées s'introduisirent. Pendant très longtemps, l'église des chartreux n'avait qu'un seul autel. Aujourd'hui encore, les chandeliers, qui sont très grands, sont placés non sur l'autel, mais à l'entrée du sanctuaire, et il n'y en a que quatre. 33:286 Les chartreux portent un habit monastique blanc ; le sca­pulaire, dont les deux parties sont reliées par des bandes, est appelé *cuculla.* Pour la messe, le prêtre revêt par-dessus une deuxième cuculla, plus légère, qui tient lieu d'aube ; il n'y a pas de cordon, et donc le prêtre ne croise pas l'étole. Une fois revêtu des ornements, le prêtre verse le vin dans le calice, pose dessus la patène et l'hostie et recouvre le calice et la patène en relevant un pan du corporal. Le prêtre récite les premières prières en se tenant du côté de l'évangile tourné vers le servant : *Pone, Domine, custodiam ori meo...,* un *Confiteor* court, le verset *Adjutorium*. Puis il fait la prostration en récitant un *Pater* et un *Ave.* Il se tient du côté de l'épître pour l'avant-messe qui comporte quelques variantes. A l'offertoire, le prêtre verse une cuiller d'eau dans le calice en disant : *De latere Domini*... Il offre en même temps l'hostie et le calice, se lave les doigts en récitant un *Lavabo* court et conclut : *Orate, fratres, pro me peccatore ad Dominum Deum nostrum,* à quoi on ne répond rien. Au Canon, il tient les bras en croix. Pour les génuflexions avant et après les élévations et avant la communion, il fléchit à demi les deux genoux en appuyant les coudes sur l'autel. Il élève normalement l'hostie, mais ne soulève que légèrement le calice en tenant l'extrémité du cor­poral. Il n'y a qu'un seul *Agnus Dei,* une seule prière avant la communion ; il n'y a pas de *Domine, non sum dignus.* Primitivement, les chartreux ne communiaient qu'un diman­che par mois, à Noël, le jeudi saint, à Pâques et à la Pentecôte. A ces jours, qui sont restés jours de communion générale, on prépare un second calice garni de vin. Après avoir reçu l'hostie, le communiant boit une gorgée de vin non consacré, comme aux messes d'ordination. La messe se termine par l'*Ite missa est* et le *Placeat.* Les chartreux n'ont jamais adopté la béné­diction ni le dernier évangile. \*\*\* Le 30 janvier 1132, la Chartreuse primitive fut ensevelie sous une avalanche ; un seul moine en fut tiré vivant. La Chartreuse fut alors rebâtie à sa place actuelle ; elle fut ravagée par plusieurs incendies qui détruisirent des milliers de manus­crits. Elle connut l'épreuve de la peste noire, de plusieurs pillages et violences. Elle eut des martyrs en Angleterre, au moment de la Réforme, dont trois ont été béatifiés par Paul VI. Elle résista au jansénisme ; trente et un chartreux, gagnés à l'hérésie, passèrent en Hollande. 34:286 Sous la révolution française, cinquante et un chartreux donnèrent leur vie pour la foi. En 1792, les chartreux furent expulsés, dispersés. Ils rentrèrent le 8 juillet 1816. Le 31 mars 1903, une ordonnance d'expulsion était rendue. Le prieur écrivit à Combes en le citant au tribunal de Dieu. Dans la nuit du 28 au 29 avril, la police et l'armée crochetèrent ou enfoncèrent les portes ; ils durent arracher les religieux un à un à leurs stalles. Exilés à Farneta, en Toscane, les chartreux revinrent en juin 1940, malgré l'opposition du préfet. En août, ils étaient réinstallés à la Grande Chartreuse, grâce à la bienveillance du maréchal Pétain, chef de l'État, qui, par une loi du 21 février 1941, accorda la reconnaissance légale à la Chartreuse. Par la suite, les chartreux ont dû se protéger contre l'invasion des touristes. Depuis 1957, un musée est établi un kilomètre et demi plus bas que la Chartreuse. Les moines conservent donc le calme et l'isolement du monde, qui leur permet de se consacrer entièrement à la recherche de Dieu. Jean Crété. 35:286 ## NOTES CRITIQUES *Pierre Boutang :* Maurras, la des­tinée et l'œuvre, *Plon 1984. De cet ouvrage, voici deux* « *lectures* » *celle de Georges Laffly et ensuite celle d'Henri Hervé.* ### I. -- Le Maurras de Boutang par Georges Laffly DESSINER la puissante figure de Maurras était une tâche difficile. Parce que les ennemis l'ont déformée, et les amis quelquefois simplifiée, parce que l'écart entre cet esprit et la dérive du siècle n'a cessé de s'accentuer, parce qu'il fallait pour le situer saisir sous le regard près d'un siècle de vie française. Pierre Boutang a tenté cette œuvre et l'a réussie mer­veilleusement. Il faut renoncer ici à le suivre dans le labyrinthe de son immense parcours. Si j'arrivais à en donner une idée qui ne soit pas trop insuffisante, je serais satisfait. 36:286 « L'unique mobile de ma vie est l'espoir de rencontrer la vérité » écrit Maurras (il a dix-huit ans alors) à l'abbé Penon. Cette correspondance est l'un des apports capitaux de ce livre et il importe, Boutang a raison, qu'elle soit bientôt publiée. Ce mobile unique animera jusqu'à la fin l'auteur de l'*Avenir de l'Intelligence,* et cette longue quête le laissera longtemps irrassasié, pour reprendre le calembour de Mistral (*Te Mau-ras :* tiens, mal rassasié). En 1912, cette constatation : « En esthétique, en politi­que, j'ai connu la joie de saisir dans leur haute évidence des idées-mères. En philosophie pure, non. » Il en sera ainsi presque jusqu'au moment de la mort, non qu'il se soit endormi dans sa recherche, mais parce qu'il y apportait une exigence rare, et rencontrait aussi un mystérieux obstacle. Il y a certainement un secret de Maurras. Pierre Boutang commence d'ailleurs par les secrets de l'en­fance : il aime l'enfance et la sait décisive. Et il est remarquable que les confidences de Maurras sur la sienne soient nombreuses, mais tardives. Elles commencent avec la préface de la *Musique intérieure :* il ne parle de lui qu'à ce moment où il livre la part cachée, et plus aimée, de son esprit. Ces « secrets de l'enfance » sont liés à la découverte du moi, par l'enfantelet encore en robe, et à ce qu'il appelle « la demi-mort de ma personne profonde » jusqu'au cœur de l'adolescence (voir « la nuit du Tholonet », dans *Quatre nuits de Provence*)*.* C'est à la relation de ce moi avec le divin que touchent les deux autres secrets (le dialogue sur l'enthousiasme -- *première nuit de Provence* -- et le sacrifice des neuf cyprès). Le père mort trop tôt, c'est par sa mère que fut élevé le petit Charles. Du côté de la mère, croyante, la part de la prière, et aussi de la volonté et de l'autorité. La part du père -- jusqu'au 2 janvier 1874 -- c'est le chant et le plaisir, et l'abondance des réponses aux premières questions. « Le langage parlé m'avait plu en raison de tous ses *parce que* suspendus à tous ses *pourquoi :* qu'il me rendait bavard ! Au contraire le chant, l'humble chant naturel, celui qui ne jaillit que pour faire naître son inexplicable mélange d'ébriété fugace et d'équilibre satisfait, le chant, par le mystère de sa douceur, peut-être, me tenait farouche et muet. » (*Musique intérieure.*) Boutang avance l'hypothèse que « le très étrange enfant, poussant aux limites l'usage ordinaire de la parole, renouant par là avec le secret du *logos*, ait importé dans la parole chantée, venue du père, la force mystérieuse qui, au terme, rend *muet *»*.* Il est certain que toujours Maurras tint le poème pour un discours supérieur, seul digne d'exposer le vrai, au point qu'il regrettait que Platon se soit exprimé en prose. 37:286 Au centre de la pensée (et de la vie) de Maurras, Boutang place le souci ontologique, la recherche des racines de l'être « poésie est ontologie » écrit-il. On erre en déplaçant son souci central à l'esthétique, et encore plus quand on fait de la politique une suite de cette esthétique. Sans doute, le culte de la beauté occupe la première partie de sa vie. L'écolier d'Aix est possédé par la fièvre de la poésie. A Paris, où il arrive à dix-huit ans, ses pre­mières amitiés sont littéraires : Amouretti et les félibres, Moréas, Barrès, France. Et le voyage d'Athènes, en 1896, est un moment décisif. Mais le Beau est voie d'accès au Vrai, comme le dit le poème : ... *Brûle et consume-moi mon unique soleil,* *Que ton dur javelot, ton javelot vermeil* *Dardant de jour en jour une plus pure flamme,* *Je sois régénéré jusques au fond de l'âme* *Et même ma raison folle de te sentir* *Ne reconnaisse plus si c'est vivre ou mourir !* (*Beauté,* dans *La Musique intérieure*) Le classicisme de Maurras nous étonne. C'est que pour lui il y a une perfection et qu'infectés d'esprit historique, nous arrivons difficilement à concevoir cette pensée. Au musée d'Athènes, il admire, il vénère ce point de maturité parfaite que représentent trois siècles de statuaire grecque. Les archaïques (« ces chinoi­ses ») le rebutent, et les alexandrins le dégoûtent. Il voit la parenté de la réussite grecque avec les statues de Reims, mais il a manqué à celles-ci, pense-t-il, « le Phidias indispensable ». Avant de repro­cher cette étroitesse, nous devrions réfléchir à l'inconséquence de notre accueil trop large et à la frivolité qu'il y a à admirer Phi­dias et Brancusi, Poussin et les masques océaniens (sans parler de l'importance futile que nous donnons à la surprise). Dans le langage de Spengler, on pourrait définir Maurras comme un esprit apollinien et une âme faustienne. Il est curieux de voir comment Boutang, qui préfère nettement Hölderlin à Chénier, et Pound à Moréas, ressaisit le dessein original de l'auteur d'Anthinea et le place dans sa vraie lumière. 38:286 Il le fait par le biais d'Edgar Poe -- « ce bizarre et puissant Edgar Poe de qui est descendue toute la poésie d'aujourd'hui » (*L'Allée des philosophes*) et aussi d'Apolli­naire, en qui Maurras salua « le pénétrant esprit d'un poète d'avant-garde » (il est vrai qu'ils aimaient tous les deux *Les Stances*)*.* Pour donner la direction du classicisme dont Maurras souhai­tait la renaissance, rien ne vaut cette définition du goût (dans le *Prologue à un essai sur la critique*) : « Aucune sécheresse, mais point de mollesse non plus ; des formes pleines et nerveuses ; philosophe et à l'occasion, métaphysique même, mais avec rigueur ; sens du réel, vraie poésie ; pénétré de toutes les chaleurs douces de la vie, mais stable, et assuré contre elles au besoin : telle est l'idée générale que l'on peut se faire du goût chez un homme accompli. » L'erreur du romantisme, qu'il vit bien, était de ne pas recon­naître les hiérarchies naturelles, et de subordonner les parties supérieures de l'esprit au sensible, et à l'instinctif. Un certain Le Cœur a loué Hugo d'avoir utilisé des mots comme destin, âme, Dieu à la manière d'une machine qui procède par substitutions : en essayant ce qui donnera (ou non) un sens. Là, l'esprit est serf, et l'outil maître. Subversion du langage dont nous avons d'autres exemples, que l'on continue à prendre, ingénument, pour des nou­veautés. Avec *L'Avenir de l'intelligence,* on sort du domaine de l'esthé­tique. L'intelligence, dit Maurras, asservie par l'*Or,* ne trouvera son salut que dans l'accord avec le *Sang,* c'est-à-dire en acceptant le Prince qui pourra mettre fin à l'avilissement marchand. Déjà dans son petit livre sur *Moréas* (en 1891), il avait su montrer comment les moyens modernes de communication affaiblissent les esprits : « Voici soixante ans que nous nous repaissons de jour­naux. Leur esprit devient nôtre, et leur langue. Parce qu'elle traite de tout, nous la croyons riche, et c'est bien le contraire. Le dénue­ment de son vocabulaire, la monotonie de sa syntaxe sont prodi­gieux. Et comme les mêmes mots, enchaînés dans les mêmes tra­mes, nous reviennent chaque matin, et qu'il y a je ne sais quel charme animal à revoir tant d'airs familiers, nous faisons de cette façade vulgaire tout le trésor du parler national. » 39:286 Il y a là un souci politique sous-jacent : la santé du langage importe à la santé de la société. \*\*\* Venons-en donc au politique. Là aussi, Maurras, à 44 ans, a l'assurance d'avoir atteint des idées-mères, et des conclusions sûres. C'est l'affaire Dreyfus, on le sait, qui l'entraîne vers cette préoccupation. Il avait été boulangiste (dans la foulée de Barrès), mais sans engagement réel. En 1892, il écrit à l'abbé Penon -- une vraie mine d'or, ces lettres -- : « Mon sentiment (si j'en ai un sur ces querelles) est que la monarchie traditionnelle est morte, mais que nous n'avons jamais été plus près d'une dictature jacobine-socialiste : Boulanger II, N'importe qui I^er^. » On a exagéré l'importance de ses origines de « Blanc du Midi ». Au moment où il conçoit sa doctrine politique, cette tra­dition familiale (qui n'est pas celle de toute sa famille) compte peu à ses yeux. Toute son adolescence est marquée du souci de trouver la vérité par soi-même, et met de côté l'héritage reçu. L'homme qui se réclame de « l'empirisme organisateur », de Taine, de Sainte-Beuve, n'est pas un fils docile qui reçoit des idées et des croyances, c'est un esprit très chatouilleux de son indépendance et qui veut décider seul de ce qu'il faut savoir et croire. Il en reviendra, sans doute. Reste que la tradition politi­que n'est pas donnée dans son bagage. Il la réinvente, la rejoint lucidement. On connaît assez sa conclusion : pas de salut pour la France sans le « nationalisme intégral », c'est-à-dire la monarchie, « tra­ditionnelle, héréditaire, antiparlementaire et décentralisée ». Il y amènera les membres de l'Action française qui n'est pas au départ un groupement royaliste, et il élargira ce cercle. Il redonne vie à une idée qui se mourait. Boutang retrace cette longue histoire. Il confronte, sur Dreyfus, Daniel Halévy, Péguy (et Bernard Lazare) avec Maurras. Il examine les textes fondamentaux : *Dictateur et roi,* l'*Enquête sur la monarchie,* la *Confession* d'*Au Signe de Flore* etc. Il évoque les ruptures fameuses, avec Valois entre autres, la condamnation vaticane de 1926 (et la levée de cette condamna­tion, en 39, que tant de faux frères font semblant d'ignorer) ; 40:286 et aussi, bien sûr, ce jour de 1937 où le comte de Paris tourne le dos à Maurras et à l'A.F. (Boutang met le mot « ingrat » entre guil­lemets, il est bien bon). Toute cette histoire -- plus d'un demi-siècle de vie française -- revit ici dans des pages d'une force allègre et d'un éclat lumineux. Il faut aller y voir. Regardons seulement quelques points. Maurras parle « des républiques sous le roi ». Ces républiques, ces communautés res­ponsables aux divers degrés de la nation, il les conçoit dotées d'une liberté autogestionnaire (comme on dirait aujourd'hui), dans leur ordre propre. Le roi, libre en son domaine, fait le lien, et reste le recours dont le peuple attend paix et justice -- justement parce qu'il n'est pas engagé dans des intérêts particuliers. C'est lui aussi qui donne mouvement à l'ensemble. « Le roi peut-il pro­curer *seul* ce mouvement de vie ? La simple alliance avec les fractions « progressistes » de la société (les Capétiens jouant le jeu du mouvement communal...) m'a paru longtemps un des plus forts arguments pour la monarchie. Je crois aujourd'hui que cette alliance (*toute seule*) est insuffisante ou funeste. C'est du côté des « lois » non écrites et primordiales, du côté *prophétique* que le Roi peut trouver la force et la légitimité des grandes adaptations. » Et Boutang cite, comme exemple d'un pouvoir impuissant parce que peu sûr de sa légitimité, Louis-Philippe aveugle ou paralysé face à la condition des ouvriers en son temps, alors que le comte de Chambord sut dire le droit, et aurait su agir. Cela suppose un jugement sur l'orientation bénéfique ou malé­fique d'un mouvement social. Le roi s'y engage et ne se trompe pas. Cela suppose également la capacité d'agir (et d'imposer à certains), dont Louis-Philippe ne disposait pas, ou peu. Il n'est plus question de théorie, mais de pratique, et de faire admettre la bonne pratique à un peuple, pris dans quel état ? On a déjà pu entrevoir que Boutang ne fait pas un discours sur le passé ; la condition de salut reste la même, pour la France. Selon lui, la V^e^ République a créé un principat de fait, première condition de retour à cette condition, la monarchie. A l'autre bout, le retour des communautés diverses, des « républiques », à une vie politique réelle, normale, est peut-être l'élément le plus difficile à réaliser, à cause de « l'habitude du servage démocratique » (condition d'assisté, démagogies diverses). 41:286 Maurras s'est vu reprocher à la fois son inaction (par Valois, entre autres) et son obsession du coup de force. Il est raisonnable d'écouter Boutang : le *coup* conçu par Maurras n'était ni guerre civile, ni destruction du système délicat de la société. Il s'agissait de prendre en compte ce que révélait la loi Delbœuf (voir *la Mer­veille du monde*)*,* c'est-à-dire la coexistence de masses dociles avec des oligarchies actives, résistant à l'entropie générale. Le salut ne pouvait être obtenu que « si une opération politique d'art supé­rieur (comme celle dont Aimée de Coigny, « mademoiselle Monk », avait été l'instrument à l'heure de la Restauration) *conser­vait* tout le *positif* du siècle \[il s'agit du XIX^e^ siècle\], la part nouvelle de la révolution technique et de l'entreprise coloniale ajoutée aux *agrégats* de la France historique, en changeant leur *signe* (en redistribuant grâce au *coup* d'une instauration royale des métamorphoses qui avaient produit les forces et les acteurs capa­bles de renverser la République) ». Boutang, je pense, entend par là un « coup » qui laisse neutre pratiquement toute la population et se contente de réorganiser le sommet politique, comme ce fut le cas en 1958. Image bien impar­faite, puisqu'elle laisse subsister des « forteresses » idéologiques avec lesquelles la V^e^ a recherché l'alliance, faute peut-être d'espé­rer les réduire. Il est hors de doute que la seule issue concevable pour un mouvement de *pensée,* comme était celui de Maurras, se situe dans cette voie. En 1939 comme en 1914 l'espérance, pour le maître de l'Action française, devait bien, jusqu'au dernier moment, se résumer en ce que dit Boutang : « un renversement soudain du système qui ne pouvait nous sauver, suscité par la certitude de son incapacité à préparer comme à éviter la guerre ». Cela n'eut pas lieu, nous ne le savons que trop -- remettre le pouvoir au maré­chal Pétain après l'effondrement était tout autre chose -- et comme de juste, nous sommes inclinés à penser que c'était impos­sible, Maurras (et après lui Boutang) sous-estimant la pesanteur des habitudes, des idées toutes faites et la prodigieuse habileté à surnager des politiciens. Ces sortes d'animaux, on ne peut s'empê­cher de se les représenter sous les traits de Jules Berry dans les rôles d'escroc qui l'ont rendu célèbre. La méthode qui vise à chan­ger un petit nombre de volontés, ce fut bien aussi celle de Bou­tang ; il pensait que si l'on n'a qu'un journal pour convaincre, il ne faut pas viser à transformer la majorité des électeurs mais les quelques-uns qui sont décisifs -- ou même l'unique personnage de qui tout dépend. Grande confiance dans le logos. 42:286 Dans les années 20, le personnage décisif put être Mangin, mort trop tôt (et à un moindre degré, Poincaré, qui fut décevant). Boutang examine cette hypothèse et le peu qu'on peut savoir de cette situation. Il en résulte qu'on ne peut accuser en Maurras ni l'intellectuel satisfait d'avoir écrit son papier, ni un énervé sus­ceptible de tomber dans n'importe quel piège. Encore une fois, sur cette longue et presque toujours tragique période de l'histoire, il faut y aller voir, retrouver les textes cités et éclairés ici, jus­qu'à la fin, jusqu'à l'indigne condamnation en 1945, pour « intel­ligences avec l'ennemi », d'un homme à qui, en raison, on ne pouvait reprocher qu'un antigermanisme total et obstiné. Et sans doute l'éclairage qu'apporte Boutang n'est pas souvent celui qui a cours. C'est qu'il ne répète pas de leçons. \*\*\* On a cité au début le texte de 1912 où Maurras confessait n'avoir pas abouti dans sa recherche de la vérité fondamentale. Il restait, il resta longtemps insatisfait, traînant *Un obscur appétit des puissances du jour.* Obscur, puissant appétit, sans cesse déçu, et qui sans cesse le tourmente. L'examen de cette quête et de ce secret est au cœur de ce livre, et c'en est la part la plus originale. Outre la corres­pondance avec l'abbé Penon, Boutang a découvert un traité écrit en 1891, *La merveille du monde,* où Maurras fait le point de sa pensée. Où en est-il à ce moment ? Il a rompu très tôt avec la foi dans laquelle il a été élevé, et les lettres à l'abbé Penon révè­lent une négation de plus en plus nette, mêlée à un tourment qui ne le laisse jamais reposer. On peut faire la part de la révolte adolescente, du sentiment d'injustice devant la surdité qui l'a atteint à quatorze ans. Il faut voir plus haut, plus loin. Boutang a évoqué les secrets de l'enfance, l'étrange contraste entre l'esprit si allègre et puissant et le *moi* non-réglé. Et ne faut-il pas compter avec l'esprit de l'époque ? On dirait qu'alors les canaux de com­munication avec le divin se bouchent (sauf chez de puissants révoltés comme Claudel). 43:286 *Et nos augustes conseillères* *Les grandes lois de l'être font* *Immobiles dans leur lumière* *Un silence qui me confond.* Quelles qu'en soient les raisons, il faut constater le fait. Chez les meilleurs, cela s'accompagne d'un regret de la vieille maison commune. On a reproché à Maurras de vanter le bienfait du catholicisme sans avoir la foi. Manœuvre politique, pour les rica­neurs. Mais cette position divisée, c'est celle de Taine, de Barrès, de Mistral. Ajoutons que Maurras (il dit encore à l'abbé Cor­mier, deux ou trois mois avant sa mort, qu'il est « coriace » sur le sujet) n'est pas ces frivoles qui se convertissent en trois semai­nes, qui acceptent les demi-lumières et même les plus graves équivoques. Au degré où il exigeait la clarté totale, combien de catholiques patentés d'aujourd'hui supporteraient un examen de passage ? *La merveille du monde* conclut au nihilisme. Mais ce *nihil,* dit Boutang, cache un besoin inextinguible de l'être : « Autant dire que ce « rien » est tout, promesse et condition de tout, et que le *nihilisme* a des chances de contenir non une simple déses­pérance mais un désir forcené qu'*il y ait* de l'être. » Mais là aussi, l'aube « est longue à naître sous le flot ». Quinze ans plus tard, en 1906, il écrira encore à l'abbé Penon : « Mon amour du catho­licisme n'est point aussi extérieur que vous le définissez. J'en aime l'ordre intellectuel et moral. Mais dans la sphère du vrai, nulle considération ne peut diminuer dans mon esprit le repos, la satis­faction que me donne l'image du Pater Chaos d'où s'élancent les hommes et les dieux. Le beau, la vertu, la grâce, l'ordre me sem­blent des effets accidentels (et d'autant plus précieux) plutôt assu­rément que des causes ou des fins... » Tel est le point de départ. Et il parlera très exactement en disant (lettre à Pie XI de 1937) qu'il se sent tel que ceux qui « *in umbra mortis jacent *». Le *Benedictus* qu'il cite dit : *sedent.* Mais lui : *jacent,* gisant, comme il le précisera dans la lettre suivante : « Le *jacent,* inexact par rapport au texte, se rapportait à mon état personnel. Celui qui gît quelque part n'y gît point parce qu'il le veut, mais parce qu'il y est. Il est là, il en est là, il peut y avoir été jeté : non assis, mais couché dans l'ombre de la mort, ce n'est point par volonté, ni par le choix de son cœur. » 44:286 1891 -- 1906 -- 1937 : une longue vie s'est déroulée sans qu'apparemment rien n'ait bougé dans cette âme. La réalité est tout autre. Si *la Prière de la fin* (1950) dit : « *Écoutez ce besoin de comprendre pour croire *»*,* les nombreuses années ont apporté leurs fruits et Maurras n'a cessé d'approcher de ce qu'il ne voit toujours pas. Il a toujours eu faim et soif d'immortalité, cela est présent jusque dans *Merveille du monde.* Dès le voyage d'Athènes, le texte de *Corps glorieux* le montre, il conçoit que l'art puisse éterniser, ou prolonger indéfiniment, la minute heureuse, le mo­ment parfait où un être s'accomplit. Ces perfections, idée pla­tonicienne, ne peuvent que faire retour au cœur du monde « pour peu que ce monde ait un cœur ». Déjà dans *L'Étang de Berre* apparaissait l'idée d'une réalité où s'inscrit en filigrane un sens qui la dépasse : « La nuit sublime d'Augustin et de Monique, la nuit d'Ostie qui remonte à la mémoire avec le cri théologique de l'auteur des *Confessions* sur la douleur des choses possédées de ce sentiment qu'elles ne sont point composées pour elles-mêmes, et qu'un autre désir les anime et les transfigure hors de leur petite durée et de leur minime étendue. » Là se trouve la formule éton­nante : « l'extraordinaire n'est peut-être que la splendeur du nor­mal et du familier » qui laisse entrevoir la suite et l'ordre menant de la terre au Ciel et du visible à l'invisible. C'est encore Platon, et la Diotime du *Banquet --* « livre à lire à genoux » -- qui domine l'inspiration de la préface de *La Musique intérieure,* où Maurras découvre le mouvement de toute vie, et la transcendance qui y paraît : « Nous courons à l'amour parce que nous en venons... L'autel de sang, le lit de feu ne fait pas naître, mais renaître. » Et encore : « Le paradis consiste à contracter la courbe au point perpétuel où deux êtres distincts par­viendront à goûter dans sa perfection l'unité. Nous ne rêverions pas cet étrange bonheur si nous n'étions pas faits de lui. » (Il est presque inutile de citer, en écho, *Le Colloque des morts :* *Ce qui n'était que la merveille* *Des rares fêtes de l'amour* *Devient quand l'âme se réveille* *Le pain doré de chaque jour.*) 45:286 Maurras sait que, roulant ces pensées, « il était impossible de ne pas reconnaître qu'elles (le) ramenaient dans les voies royales de l'antique espérance au terme desquelles sourient la bienveil­lance et la bienfaisance d'un Dieu ». Mais il ne va pas jusqu'à ce terme, et il est plus affirmatif en vers qu'en prose. « Le poème en sait plus long que le poète » note Boutang. « *Avance du côté qu'illumine le Dieu* » dira le second *Colloque des morts.* Certes, il n'a pas cessé d'avancer, poursuivant le long débat sur lequel ont veillé tant d'intercesseurs. Et par exemple, la correspondance avec les religieuses de Lisieux et leur médiation n'ont pas été bénéfiques seulement dans la levée de la condam­nation de l'A.F. ; elles ont eu un rôle dans une ascension continue vers la lumière spirituelle. Reste que le vieil homme, s'il n'est plus tout à fait un gisant, si depuis sa jeunesse il garde un culte pour la Vierge et récite quotidiennement l'*Ave Maria,* achoppe toujours sur le problème, le scandale du mal, et s'éloigne ou erre loin de la Croix aussi souvent qu'il s'en rapproche. En témoignent bien des poèmes où il élabore « différents rêves de mourir » et révèle « les oscillations d'une intelligence métaphysique, vraiment grecque » (Boutang) et vraiment inépuisable. C'est tout à la fin que le mouvement vers le Dieu (ou même : la Déesse) s'achèvera dans la reconnaissance de la Trinité chrétienne. Lutte de Jacob avec l'Ange, pour Boutang, où l'homme rusé, têtu, feint de ne pas savoir à Qui il a affaire, retarde le moment de s'avouer ce qu'il sait déjà, et depuis plus longtemps qu'il ne le croit. \*\*\* « Nous lui devons tous d'être meilleurs que nous ne méritons de l'être » écrivait Jean Paulhan à la mort de Maurras. On com­prendra mieux les raisons de cet hommage en lisant cet ouvrage où Pierre Boutang lui restitue sa vraie stature, éclaire, savant et pieux, la grandeur et la complexité de ce génie étrange, solitaire malgré tant d'amitiés et de disciples, et qui domine le bruit et la fureur du siècle, après s'y être plongé avec tant d'ardeur. 46:286 Il arrive peut-être à Boutang d'effacer quelques aspérités, d'ar­rondir certains angles un peu trop aigus pour la sensibilité déli­cate de notre temps et les sentiments reçus. J'en citerai un exem­ple. La vue finale de Maurras sur Clemenceau, dit-il, c'est le jugement de 1921, recueilli dans le *Dictionnaire politique et cri­tique :* Maurras, oubliant les anciennes querelles, a voulu s'en tenir au « Père la victoire ». Sans doute. Mais le hasard du *Dic­tionnaire* fait qu'on trouve plus loin (tome V, p. 345) un jugement de trois ans postérieur : « Ce vieillard (Clemenceau) grandi par la guerre, faisait de loin belle figure ; de près, les spectateurs anglo-saxons ont mêlé à l'admiration tant de sarcasmes qu'il est bien dif­ficile de ne pas se demander jusqu'à quel point son passé si trou­ble lui laissait sa liberté de penser devant Londres et Washington. » La suspicion ancienne est toujours là. Détail, mais qui n'est pas de hasard. Il tient à une méthode et celle-ci est généralement louable. Boutang se refuse autant que possible à opposer les idées, les hommes, comme il est courant de le faire, par facilité, par incompréhension aussi. Autant qu'il est possible, il cherche à composer, à faire tenir ensemble tout ce qui peut raisonnablement se concilier ou se supporter : ce n'est pas un animal de guerre civile. Du moment que j'ai pris le lorgnon et la férule du critique, je ne vais pas les déposer aussitôt (allusion à Sainte-Beuve, autant l'avouer ; il n'y a plus grand monde pour dire aujourd'hui que « la sainte avait raison »). Boutang ne l'aime guère et lui flanque dans les jambes un jugement hargneux de Nietzsche ; et Galli­mard ne l'aime pas plus, qui a entrepris en 1973 la publication des « Cahiers » et l'a laissée sans suite : les lecteurs ne se pres­saient pas, sans doute. Il me paraît que Sainte-Beuve, espèce de Girondin élégiaque, n'avait pourtant pas ses yeux dans ses poches. Il était naïf, mais vit assez vite que les romantiques trichaient. Assez ingénu pour s'en étonner, il passa pour renégat. Or, renier des tricheurs n'est pas un péché. Voici donc, lorgnon oblige, une deuxième remarque, sur l'es­pérance. Le désespoir en politique, sottise absolue, formule célèbre. Cependant la lettre de Maurras citée en conclusion laisse voir que l'optimisme peut être en défaut. Boutang, pour sa part, on l'a vu, prolonge le calcul politique de Maurras, continue d'en envisager la réalisation. Mais il note (p. 383) que si la confiance de celui-ci dans ses idées ne lui a que rarement joué des tours « la foi en ce ressort de la France... cette foi contre l'évidence a pu quelque­fois l'égarer ». 47:286 Il y a encore ceci : « A partir du coup de Tanger, il m'apparaît que Maurras crut non seulement au danger alle­mand, au sens des quatre siècles précédents, mais au risque d'une décomposition de l'unité française, après une défaite que la furieuse faiblesse de la démocratie rendait probable à ses yeux. » Cette défaite fut évitée, il y eut victoire, au prix d'un épuisement. Il arrive à Boutang lui-même de poser la question terrible et actuelle : « Est-ce que la substance même de ce qui est ainsi mesuré, de la *nation* en qui et sur qui se mesurent les progrès et les déca­dences, demeure quelque *chose *? » (p. 379) Quand s'élèvent de tels doutes, quand l'existence du sujet même de la politique est douteuse, peut-on encore propager une espérance ? Encore un mot pour finir. Boutang a la réputation d'un auteur *difficile.* Il y a un comique éventuel dans une telle remarque. Si je suis incapable de courir 800 mètres, vais-je trouver extraordi­naire, au-dessus de la normale, les gens qui tiennent cette distance ? Ce serait ridicule. Mais je serais encore plus franchement comique si je décidais qu'ils exagèrent, qu'ils ont tort en somme, étant donné que moi-même, considéré comme l'homme normal, suis incapable de les suivre. Laissons de côté la comparaison. Oui, sans doute, il arrive à Boutang d'être un auteur difficile, parce qu'essayant d'être exact, et complet, dans des questions qui ne sont pas simples, il est amené à utiliser un langage un peu moins passe-partout que celui dont nous avons l'habitude. Encore une fois, prenons garde que pour le lecteur de bandes dessinées, Hervé Bazin peut incarner l'auteur rare dont l'exploration n'est envisagée que dans des périodes propices. Et l'on rencontre inversement des dindes et dindons qui prétendent s'ébattre joyeusement et sans difficultés dans les œuvres de Lacan ou de Baudrillart. Fausse question. Il y a des passages difficiles chez Boutang comme chez tout philosophe. Maurras -- puisqu'il s'agit de lui ici -- est-il toujours si *facile *? Plus intéressant le fait que si l'in­telligence, la culture sont présents chez Boutang avec une forte intensité, comme on sait, le caractère propre de ses livres tient à autre chose : une sorte de passion à saisir l'objet qu'il examine, à le maîtriser. Il s'élance avec fougue dans ce combat. Les idées sont des êtres vivants, aimés ou détestés. Les beaux textes qui chantent dans la mémoire, des compagnons familiers. 48:286 Les unes et les autres sont, armes ou outils, précieux, fidèles, liés à la meil­leure part de la vie. Il se plaît à évoquer le temps où il les a rencontrés, l'homme à qui il doit de les connaître, confidences rapides où se dessine le portrait de celui qui parle (il présente ses papiers, ses témoins). Nous ne sommes pas partis pour une pro­menade d'agrément, mais sur une route d'aventure où l'on peut se perdre ou se sauver. Les compagnons sont là. C'est pour eux et avec eux que l'on sera vainqueur ou défait. Voilà ce qui donne à ce *Maurras* et à ses autres livres, leur ton, leur feu, et cette lumière de bel après-midi menacé par l'orage. Le lecteur est contraint de prendre parti à son tour, il ne peut rester neutre, et c'est peut-être ce que certains ne veulent pas supporter. Ils pré­fèrent une attitude plus distante, plus tiède. Avec Boutang, l'in­différence est impossible. Étrangement, il vit dans une époque qui a l'esprit d'un fer à repasser : elle ne vise qu'à tout aplatir. Mais il est d'un grain assez dur ; il résiste. Georges Laffly. ### II. -- Une espèce de brouillon par Henri Hervé CE QU'A SI BIEN ÉCRIT Georges Laffly, et qu'on vient de lire, n'en retirons rien. N'en corrigeons rien. Notre propos n'est pas de le contredire. Mais il n'est pas non plus de le répéter. Simplement de lui apporter quelques compléments dans l'appréciation de ces 771 pages si mal fabriquées par les Éditions Plon. 49:286 **1. -- **Une ponctuation presque constamment défaillante, une pluie de fautes d'orthographe, de coquilles typographiques, de malfa­çons de toute sorte. Des guillemets, des parenthèses qui s'ouvrent et ne se referment jamais. Et les notes ! Des notes qui ne corres­pondent pas aux appels de notes. Pour prendre un exemple, le chapitre 2, au livre VI, comporte dans son texte dix-neuf appels de note, numérotés de 1 à 19 : il n'y a que dix-sept notes, numé­rotées de 1 à 17, et la note 17 répond en réalité à l'appel de note n° 16. Page 705, la note 9 est en réalité la note 10 (et la note 9 est absente). Et cetera. Il faut au lecteur une constante vigilance pour retrouver la correspondance exacte. Mais plusieurs notes demeurent introuvables, tout simplement omises, et les références perdues. Quand une phrase est bizarre, il ne faut pas toujours en mettre l'étrangeté au compte du génie parfois obscur de l'auteur, mais à celui du salopage de l'éditeur, qui imprime un mot pour un autre : *invention* pour *invasion* (p. 39), *subordination* pour *subornation* (p. 186), *confiance* pour *conscience* (p. 577), etc., etc., mais ce n'est peut-être pas toujours décelable par la critique inter­ne ; et des galimatias comme : « ...DONT *il souffrira* D'EN *avoir été dépossédé... *» (p. 618). Nous sommes en présence d'un ouvrage qui paraît avoir été imprimé sans avoir été relu. Il n'est pas rare qu'un auteur soit incapable de relire ses épreuves. A l'éditeur d'y pourvoir. Plon n'y a pas pourvu. Pourtant l'auteur a dû relire. Nous en trouvons l'indice et même la trace à la page 708, où la note 18 répète dans une ver­sion différente la plus grande partie de la note 17. Il apparaît que la note 17 est la version non corrigée, et la note 18 le même texte dans sa version corrigée. La ponctuation est rectifiée : cinq corrections pour onze lignes, ce qui correspond à peu près à la fréquence des fautes de ponctuation (surtout de virgules) dans l'en­semble de l'ouvrage. Cependant cette seconde version ne com­porte pas seulement des corrections dites *typographiques,* qui consistent à rectifier les fautes d'impression, elle comporte aussi des corrections dites *d'auteur,* par lesquelles celui-ci modifie son texte initial : il y en a quatre pour onze lignes, toutes heureuses, améliorant le style, le rythme de la phrase ou la précision de la nuance. 50:286 Mais si l'auteur, à la manière de Balzac, a fait dans tout l'ouvrage, en même temps que les corrections typographiques qui étaient nécessaires, quatre corrections d'auteur toutes les onze lignes, alors on a dû lever les bras au ciel dans la maison Plon, c'est la totalité des 771 pages que l'éditeur aurait été contraint de faire recomposer. De propos délibéré, il aura envoyé au tirage la composition non corrigée. Simple hypothèse de critique interne. Quoi qu'il en soit, pour cette raison ou pour une autre, peut-être après tout par négligence, fainéantise ou sabotage, du *Maurras* de PB la maison Plon n'a édité qu'une espèce de brouillon. **2. -- **Un brouillon, ce *Maurras,* en raison aussi des erreurs qu'une relecture sérieuse aurait pu corriger. On dirait un manuscrit hâtivement bâclé, un premier jet approximatif, écrit dans la fièvre de l'inspiration, sans prendre le temps de vérifier les faits, les textes, les dates ; ni la cohérence interne. Ainsi du 8 mai. Tout un développement plein d'émotion et de correspondances symboliques prend pour thème le « huit mai » (en toutes lettres page 424 et encore en toutes lettres page 425) assigné comme date de la fête de Jeanne d'Arc et de « nos défilés naïfs (?), puissants ou frêles ». Mais alors la plupart de ces défilés, « chaque huit mai », auraient donc eu lieu un jour de la semaine ? S'il avait relu son brouillon, l'auteur aurait peut-être aperçu que quelque chose n'allait pas. Il a rêvé son « huit mai ». Il a confondu. Le 8 mai est la fête de l'apparition de saint Michel archange (en 492, sur le mont Gargano, en Italie méridio­nale). Elle a été supprimée dans les livres liturgiques imprimés après 1960. Depuis 1921 la date de la fête nationale de Jeanne d'Arc est fixée au second *dimanche* de mai : et l'on défile tou­jours un dimanche, bien sûr. Ce qui ne va guère arranger les reconstructions rétrospectives que la songerie de l'auteur a ima­ginées autour du « huit mai » en sa page 425 : Le mémorialiste est plus éloquent que sûr ([^5]). 51:286 De même pour « le fait bien établi » de la place Bellecour à Lyon, le 27 juillet 1944. Maurras est venu y saluer non point, comme le voudrait PB, le corps d'*un terroriste* (p. 601) abattu par les Allemands, il n'en saluait aucun, en aucun cas. C'étaient *cinq otages,* fusillés en représailles, et dont les cadavres étaient exposés sous la garde de sentinelles. Le fait est « bien établi » et « confirmé par Michel Déon », mais raconté par PB au mépris de son établissement et de sa confirmation. Il cite Déon de mémoire, il n'en donne pas la référence ([^6]), et sa mémoire embrouille, et il ne vérifie pas son brouillon. Il ne vérifie pas non plus sa musique, et ses fausses notes. Quel portrait de Maurras en cette circonstance, « un vieux petit homme à barbiche » qui « s'en va en grommelant ». PB a-t-il donc oublié la dignité, la majesté physique de Maurras en ce temps-là, dans les actes solen­nels de son dernier combat d'homme libre ? Mais c'est vrai, il ne les a pas connus, *il n'y fut mie,* comme nous le verrons tout à l'heure. 52:286 D'autres lacunes relèvent elles aussi d'un brouillon davantage que d'un travail achevé. Disserter sur le platonisme de Maurras en négligeant presque complètement son opuscule sur *L'Amitié de Platon.* Interpréter son positivisme et son comtisme en ignorant son *Auguste Comte.* La méconnaissance de ce dernier traité joue d'ailleurs à PB un tour pendable. Il croit (p. 357) que le célèbre texte sur Dieu qui figure à la page 53 de *Sans la muraille des cyprès* est une nouveauté datant de 1941 : « Sans l'unité divine et ses conséquences de discipline et de dogme, l'unité mentale, l'unité morale, l'unité politique disparaissent en même temps ; elles ne se reforment que si on rétablit la première unité. Sans Dieu, plus de vrai ni de faux ; plus de droit, plus de loi. Sans Dieu, une logique rigoureuse égale la pire folie à la plus parfaite raison. Sans Dieu, tuer, voler sont des actes d'une innocence parfaite ; il n'y a point de crime qui ne devienne indifférent, ni de révolution qui ne soit légitime ; car sans Dieu le principe de l'examen subsiste seul, principe qui peut tout exclure, mais qui ne peut fonder rien. » Mais, la préface exceptée, *Sans la muraille des cyprès* est un recueil de morceaux choisis, et celui-ci, PB ne l'a pas reconnu, est extrait précisément du traité de cinquante pages sur *Auguste Comte* dont la parution remonte à l'année 1905, dans la première édition de *L'Avenir de l'intelligence.* Ce n'était d'ailleurs point à son propre compte que Maurras tenait ce discours sur Dieu, c'était l'argumentation (irréprochable) mise dans la bouche d'un imaginaire interlocuteur catholique dont Maurras déclarait ne plus partager la conviction : il s'agissait donc pour lui de la démarche positiviste recherchant un autre fondement aux certitudes mora­les ([^7]). L'histoire de ce texte, le nouvel usage qu'en fait le recueil de 1941, le point de savoir s'il le fait à l'insu ou non de Maurras, autant de questions que PB n'a pas aperçues. 53:286 Il n'aperçoit pas non plus que ce Dieu n'est pas celui de l' « ordre surnaturel », comme il l'affirme témérairement. Relisez la citation, le Dieu dont Maurras parle là est à coup sûr (malgré le mot *dogme* prononcé au passage) celui de la raison naturelle et non point celui de la révélation. Mais la doctrine de PB, on le sait, est parfois incer­taine ou trébuchante sur la distinction et les rapports entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel. Autre chose. Omission de l'idée centrale chez Maurras que l'homme naît débiteur et que, quoi qu'il fasse et quel que soit son génie, il restera un débiteur insolvable. PB voit surtout un « paradoxe » dans « la notion de l'homme héritier » (p. 583) ; et dans la grande description-définition maurrassienne de « la civi­lisation », il n'aperçoit que « le thème comtiste de l'humanité composée de plus de morts que de vivants » (p. 584). L'admirable thème comtiste y est bien, mais il y a davantage, une vue connexe si l'on veut, d'une portée encore plus considérable : la recon­naissance de l'état de *débiteur insolvable* ([^8])*.* Cette reconnaissance décisive est absente des 771 pages : c'est l'un des points où la pensée de PB demeure étrangère à celle de Maurras. **3. -- **Discuter Maurras, critiquer voire désapprouver l'une ou l'autre de ses attitudes circonstancielles, de ses décisions politiques, de ses opinions sur les hommes et les événements, pourquoi pas ? Nous avons sur lui l'avantage d'un recul déjà historique, un recul de 40, de 60, de 80 années. 54:286 Il ne fallait cependant point abuser de cet avantage en se per­mettant de tancer Maurras avec trop de hauteur. Comme l'a remarqué avec sa finesse habituelle Georges-Paul Wagner, « *quand Pierre Boutang raconte Charles Maurras, on se demande parfois lequel enseigne l'autre *» ([^9])*.* PB met beaucoup d'assurance à taxer Maurras d' « erreur » (p. 190 et *passim*) et de « grandiose maladresse » (p. 191), ou à nous parler des « lacunes de (sa) réflexion » (p. 333). Passons. On supporte déjà plus mal de lire (p. 652) que les articles de Maurras en 1943 « furent *souvent* dignes de son passé », ce qui implique qu'il faut les juger indignes aussi, parfois ou souvent. On ne supporte pas mieux que Maurras soit inculpé d' « illusion­nisme » (p. 391), de « devenir (une) espèce d'anarchiste » (p. 610), de sombrer dans le « délire » (p. 611), d'avoir écrit un livre tout entier « mensonger », (p. 461). C'est surtout à la politique de Maurras dans la France du Maréchal que PB s'en prend en de tels termes. Le livre « mensonger », c'est *La Contre-Révolution spon­tanée,* que PB n'aime visiblement pas, pour plusieurs raisons que l'on pourrait peut-être deviner, ou même reconstruire, mais non point pour la fausse raison qu'il allègue : à savoir que ce livre aurait été « publié sous la censure allemande » et que, donc, « il eût mieux valu se taire ». La leçon d'honneur national que PB croit pouvoir ainsi donner à Maurras est sans fondement. *La Contre-Révolution spontanée* avait paru en 1941 dans la *Revue universelle* sans que la censure allemande, qui n'existait pas en zone non occupée, ait eu à en connaître et sans que rien y ait été censuré. Puis ce texte fut publié en volume à Lyon par l'éditeur Lardanchet. L'apostrophe de PB : « *il eût mieux valu se taire* » atteste (rageusement ?) que le contenu du livre ne plait pas au commentateur, mais cette apostrophe est parfaitement arbitraire : 55:286 car s'il y avait eu quelque empêchement matériel ou circonstanciel à ce que Maurras publie à Lyon ce qu'il avait à dire sur la contre-révolution, il l'aurait publié en Suisse, comme il en avait la faculté et comme il le fit pour *De la colère à la justice, réflexions sur un désastre,* paru à Genève en 1942, autre livre qui ne plaît point à PB, mais qu'il lui est impossible de présenter comme un livre qui aurait été censuré, il le passe donc sous silence. Il y a bien des silences, en effet, chez PB ; et des demi-silen­ces ; et des esquives autour de plusieurs désaccords qui le séparent de Maurras. Une séparation grave qu'il ne tait point, encore qu'il ne l'indique qu'avec réticences et restrictions, est celle qui concerne la révolution nationale du maréchal Pétain. Nous y viendrons. Mais les quatre États confédérés ? Ils sont plusieurs fois mentionnés, jamais véritablement expliqués. L'invasion qui n'est pas militaire mais qui est bien une invasion, et permanente, la colonisation de la France par « *de grands intérêts religieux qui sont tout à la fois anti-catholiques et extra-nationaux* »*,* on peut lire à l'endroit et à l'envers les 771 pages sans en savoir rien, ou quasiment. On y entrevoit sans doute les sentiments de PB lui-même à l'égard des juifs et sa grande tolérance pour la franc-maçonnerie. Mais à aucun moment il ne laisse soupçonner que la « théorie » des quatre États confédérés est absolument centrale dans la pensée politique de Maurras sur la situation de la France depuis la Révo­lution de 1789. De même pour son anti-sémitisme : l'ouvrage revient fréquemment sur ce qu'il *n'est pas,* et notamment sur le fait qu'il n'est pas raciste (ce qui est vrai), qu'il a des limites (bien sûr), qu'il correspond mal à l'idée que PB se fait de la religion juive et de la déjudaïsation des juifs, mais finalement le lecteur ignorera *ce qu'est* cet anti-sémitisme ; il ne saura même pas en quoi consiste pour Maurras la « question juive » plusieurs fois nommée sans explication. Sur quoi donc PB est-il, en dehors de la poésie, d'accord avec Maurras, en quoi est-il demeuré politiquement maurrassien ? Essentiellement, mais peut-être pas intégralement, il fait sienne la théorie de la monarchie héréditaire, de la royauté française et de ce qu'il appelle bizarrement « l'idée de Roi » : « rien n'est plus beau (que cette idée) dans Maurras » (p. 188). Avec toutefois une correction, ou même deux : 56:286 A. -- L'attitude à l'égard du prétendant, beaucoup plus libre chez Maurras, beaucoup plus dépendante chez PB. Maurras l'a dit : contre Henri IV lui-même, il aurait *ligué* jusqu'à la conversion, pas un jour de plus, pas un jour de moins ([^10]). PB ne ligue pas contre le prétendant, et interdit qu'on le fasse. Si le prétendant est protestant (ou franc-maçon), Maurras *ligue,* c'est-à-dire lui en fait re­proche, et fait même une opposition active à sa politique suspecte de protestantisme (ou de maçonnisme) ; PB point. Il estime (une fois de plus) que Maurras a tort. Bon. C'est son idée. Mais ce qui est énorme, c'est d'écrire que si Maurras avait ligué contre Henri IV avant la conversion, «* il aurait eu tort, et le sait *» (p. 220). Il le sait ! il sait qu'il aurait eu tort ! « Il montre même très bien pourquoi, mais à propos » de tout autre chose, et qui n'a rien à voir, « à propos de l'affaire Dreyfus », suit une démons­tration, ou supposée telle, le troisième quart de la page 220, qu'il faut signaler aux collectionneurs. B. -- Pour Maurras, nous dit PB, « le roi restait le seul moyen positif de toute renaissance, et aucun projet social n'avait de sens en son absence » (p. 457 et *passim*)*.* Oui, Maurras a plus ou moins écrit cent fois des choses de ce genre. Mais il ne leur donnait pas le sens absolu selon lequel tout serait inutile tant que le roi n'aurait pas été restauré. Il l'a montré par son adhésion et son soutien ardent à un « projet social en l'absence du roi », la révo­lution nationale du maréchal Pétain. Mais c'est justement ce que PB tient à nier par-dessus tout, et cette négation est sans doute le tort majeur que son livre fait à la mémoire de Charles Maurras. 57:286 **4. -- **La grande erreur pratique de Maurras, selon PB, c'est en somme d'avoir apporté au maréchal Pétain une adhésion et un soutien qu'il aurait dû réserver au général de Gaulle, celui-ci étant présenté comme un véritable maurrassien qui a toujours voulu restaurer la monarchie capétienne : il en a été sournoisement empêché à Alger on ne nous dit point par qui, et à Paris en 1968-1969 par un méchant complot Pompidou-Giscard (p. 200 ; p. 215 ; sa note 36 ; et *passim*)*.* La personne de Charles de Gaulle semble avoir exercé sur PB le même attrait que sur Alain Delon ou sur Brigitte Bardot. Quoi qu'il en soit, discuter et critiquer Maurras est une chose ; le travestir en est une autre. Le témoignage de PB sur la pensée intime de Maurras, dernier quart de la page 302, est irrecevable parce qu'il contredit à angle droit des dizaines et des dizaines de pages de Maurras, dans ses articles et dans ses livres. L'idée de PB est que l'on ne *devait* entreprendre aucune réforme de l'État avant la libération du territoire : « Vichy » aurait dû se cantonner dans une « tâche de gestion immédiate ». La révolution nationale constituait « un contexte idéologique souvent niais et maladroit », qui cependant « n'exaspéra point la vaste majorité des Français autant qu'on eût pu l'attendre » (p. 708, notes 17 et « 18 »). La « réforme de l'État » a connu « une esquisse sous Vichy, en présence de l'ennemi » (p. 200) ; mais c'était en réalité « une occupation ennemie usurpant les fonctions principales de l'État » (p. 295). « Il y a eu des naïfs (*sic*), peu (*sic*) et pas longtemps (*sic*), pour croire que le régime de Vichy, avec la prise en charge du pouvoir par l'Armée en la personne de son plus haut dignitaire, avec sa reconnaissance verbale des idées de l'Action française, réalisait la prévision de 1905 », c'est-à-dire la prévision de Maurras en 1905 (p. 302). D'ailleurs PB ne connaît pas *la France du Maréchal,* il n'écrit jamais que *le régime de Vichy.* C'est dans un tel contexte qu'il place une confidence (orale) de Maurras en 1941 : « *Rien d'essen­tiel ne se fera tant que le Boche ne sera pas parti.* » Mais Maurras écrivait le contraire chaque jour. Il montrait et démontrait, plus et mieux que personne, tout ce qu'il y avait d'essentiel dans les gran­des réformes instituées par le Maréchal. Que PB les tienne pour rien s'il lui plaît. Il n'a pas le droit de faire croire que Maurras les tenait pour rien. 58:286 **5. -- **D'ailleurs PB était parti. Il n'était plus là depuis le mois d'octobre 1941. Pendant trois années il n'a plus rien su du combat quotidien de Charles Maurras, son dernier combat d'homme libre : son dernier combat avant une prison dont il n'est plus sorti que pour mourir. Car enfin c'est à partir du 8 septembre 1944 et non avant, ce n'est pas dans la France du maréchal Pétain mais sous la République du général de Gaulle qu'il a été jeté en détention perpétuelle. Parlant de la dernière croisade de saint Louis, à laquelle il avait été appelé mais où il n'était point allé, Joinville nous dit : « *A la fin de sa vie je n'y fus mie. *» Péguy a beaucoup commenté cette parole, peut-être PB s'en souvient-il. A la dernière croisade de saint Louis, Joinville *n'y fut mie :* « Il pouvait y être. Il n'avait tenu qu'à lui d'y être. Sa fidélité de féal et sa fidélité de vassal s'était limitée à une seule, à la première des deux croisades. A celle qui ne comporta point ce que lui-même dit avoir été un martyre. » Au dernier combat de Maurras, à son combat pour le maréchal Pétain et la révolution nationale, PB n'y fut mie. Il n'a rien su de sa formule nouvelle, « *d'abord le mental *»*,* signe d'une doctrine non point différente mais renou­velée ; il n'a rien su non plus du programme « une armée, un clergé » ; ni de la confession sur la « décentralisation ». Il n'a pas entendu, il n'en a aucune idée, ce que Maurras enseignait et confiait à Montpellier en 1943, à l'avant-dernier congrès des étu­diants d'Action française. Il n'a pas entendu, il n'a jamais connu les paroles quasiment testamentaires que Maurras prononçait à Lyon en 1944, au dernier congrès des étudiants d'Action française. Joinville était absent à la dernière croisade : mais il n'a point craché sur elle ; à défaut de la « fidélité du fidèle », il a eu la « fidélité du chroniqueur », dit Péguy. Même après coup, PB n'a pas eu cette fidélité-là non plus. Après 1944, il a été lent à se renseigner, lent à comprendre, lent à croire, et il est encore loin d'y être arrivé. Jusqu'en 1952 (*cinquante-deux*)*, il avait tendance à ne pas croire* encore que la France avait, en 1943, en 1944, subi une agression communiste atroce sous le couvert de la « Résistance » ; que la population française avait subi des massacres perpétrés par les milices com­munistes dont l'horreur « avait égalé Bela Kuhn » (p. 610). Il avait tout de même dû en entendre parler. Mais pendant des années et jusqu'en 1952 il avait *tendance à ne pas croire.* 59:286 Et depuis 1952, et aujourd'hui encore, s'il *croit* désormais que cela fut, il en est toujours à ne pas comprendre que Maurras ait recommandé et justifié la légitime défense, il y voit un *délire anarchiste !* C'est sans doute, oui, qu'il *n'y fut mie.* Ni physiquement, ni en esprit. Il était ailleurs. Il y est encore. **6. -- **Qu'il n'y fut mie, et qu'il ait tout ignoré, cela peut-il aller jusqu'à excuser qu'il défende la Francisque de Mitterrand et traite d' « *imbécile *» le reproche qui lui en est fait ? Il y voit (p. 708) « un bon instrument de lutte ». C'est en somme ce que dit Mitterrand lui-même, qui l'explique comme une ruse de guerre. Mais c'est tromper son monde. La Francisque en question n'était pas un simple insigne que l'on pouvait arborer comme un masque. C'était une décoration, celle de l'Ordre de la Francisque. Il fallait y être candidat, et il fallait prononcer (ou au moins signer) le serment de fidélité au Maréchal, à sa personne, à ses principes, à son œuvre. Ce serment était volontaire : nul n'y était contraint ni même incité, comme les magistrats purent l'être. Charles Maurras lui-même l'a prêté au mois de mai 1943 : « *Je fais don de ma personne au maréchal Pétain comme il a fait don de la sienne à la France. Je m'engage à servir ses disci­plines et à rester fidèle à sa personne et à son œuvre. *» Un libre serment n'est pas une ruse de guerre ni un bon ins­trument. Ce n'est pas n'importe quelle francisque que l'on reproche au président Mitterrand, c'est le serment de la Francisque, c'est son parjure. Et ce reproche n'est pas « imbécile ». Un livre consa­cré à Maurras par Pierre Boutang est sans doute le dernier endroit où l'on peut trouver convenable l'apologie d'une telle félonie. **7. -- **La principale lacune reste à dire. L'ouvrage cite la parole de saint Pie X assurant que Maurras est *un beau défenseur de la foi.* Il la cite en passant. Et il passe, inattentif. Si « la destinée et l'œuvre » de Charles Maurras ont comporté le fait d'être un beau défenseur de la foi catholique, rien alors n'est davantage essentiel dans cette œuvre et dans cette destinée. 60:286 Le fait lui-même peut être tenu pour certain, le XX^e^ siècle n'ayant pas en matière de foi un meilleur juge que saint Pie X. (Et si même saint Pie X s'était trompé là-dessus, rien ne serait plus important, ni plus grave, que de rechercher comment l'œuvre et la destinée de Charles Maurras avaient pu créer une telle illusion chez un tel juge.) Il ne s'agit pas en effet de la simple défense d'intérêts ou de droits religieux, fussent-ils les plus respectables cela est évident et admis par tous depuis toujours. Il s'agit de la défense de la foi elle-même. Si nous essayons de discerner *en quoi* et *contre quoi* Maurras a été un défenseur *de la foi* catho­lique, la question est difficile et peu débroussaillée, nous ne serons pas assurés de le bien comprendre ; mais si nous n'essayons même pas de le discerner, alors nous sommes assurés de passer à côté de l'essentiel. C'est la disgrâce de ces 771 pages. Est-ce leur genre littéraire qui a rendu cette disgrâce inévita­ble ? Leur genre est en effet celui d'un livre écrit à l'intention des intellectuels de gauche, et non pas même pour les convaincre, mais pour les épater. Henri Hervé. 61:286 ## DOCUMENTS ### La réunion liturgique romaine ***des 23-28 octobre*** La révolution liturgique continue dans l'Église occupée. C'est ce qu'explique un article de Do­minique François dans *Una Voce*, numéro 116 de mai-juin 1984. La réunion annoncée se tiendra du 23 au 28 octobre prochain, à Rome natu­rellement. Une réunion des « présidents et secrétaires des commissions natio­nales de liturgie » doit avoir lieu à Rome pendant cinq jours, du 23 au 28 octobre 1984, dans la salle du Synode. Elle est annoncée dans les *Notitiae,* n° 213 d'avril 1984, en quatre langues et en latin. Le thème en est, selon la version française : « *Vingt ans après la réforme liturgique : bilan et prospective *»*.* Des rapports y seront présentés qui, toujours selon la version française, devront permettre « d'avoir une vue globale de tout ce qui s'est fait dans les Églises particulières et de tout ce qu'il reste à faire ». 62:286 Il est précisé que « cette réunion, voulue par le Saint-Père, est organisée par la Congrégation pour le Culte Divin ». En fait, l'orga­nisation de la réunion a commencé avant le rétablissement de cette Congrégation décidé par Jean-Paul II le 5 avril 1984 (et annoncé dans le même numéro des *Notitiae*)*,* les invitations ayant été envoyées le 6 février 1984 aux présidents et secrétaires des commissions nationales de liturgie et des « commissions linguistiques multinationales » par l'ex-Congrégation pour les sacrements et le culte divin, section culte divin. Les 8 et 9 février 1984, deux personnages de cette Congrégation, Mgr Virgilio Noè et Dom Antoine Dumas, venaient participer, au siège du C.N.P.L. à Paris, à une réunion de la Commission épiscopale fran­çaise de liturgie et de pastorale sacramentelle, en compagnie du président de cette commission, Mgr Favreau, du président de la C.I.F.T. (Com­mission internationale francophone pour les traductions et la liturgie), Mgr Boudon, et de « l'équipe dirigeante du C.N.P.L. : les Pères Savor­nin, Gy et Evenou ». Dans un article du même numéro d'avril 1984 des *Notitiae* signé A.D., l'auteur, citant le compte rendu officiel de cette réunion pari­sienne, dit que celle-ci est « à marquer d'un caillou blanc puisqu'y participait Mgr Noè, secrétaire de la Congrégation pour les sacre­ments et le culte divin ». Ces « deux journées bien remplies », con­clut-il, « furent particulièrement fructueuses pour les "observateurs" romains ». Peu de temps après cette visite, en mars 1984, une liste de onze points était établie pour la « préparation de la session de Rome » d'octobre 1984 par les « secrétaires nationaux » de langue française, à une réunion de la C.I.F.T. Les onze points sont énumérés dans le compte rendu de cette réunion publié par *Informations C.N.P.L.* de mai 1984, n° 145. Ils sont précédés de la remarque suivante : « *Il est à souhaiter maintenant que l'organisation de la session* \[romaine\] *et le programme de travail secondent au mieux l'intention du pape et les vœux de tous ceux qui y participeront. *» Heureusement que les secré­taires nationaux francophones sont là ! Grâce à eux, les participants des cinq continents pourront savoir quels sont « les points qui parais­sent les plus saillants ». \*\*\* Parmi ces points, l'importance du point 5, l'un des plus développés de la liste, saute immédiatement aux yeux. Voici ce point 5 : 63:286 « *Les ministères et les services* *-- les diverses fonctions dans la liturgie* *-- la formation des prêtres, des futurs prêtres, et des animateurs laïcs* *-- la place des femmes* (*ce sera un des points discutés à la pro­chaine rencontre des consulteurs de la Congrégation, en mai*) *-- les célébrations en l'absence de prêtre. *» Il est significatif de voir mis parmi les points « les plus saillants », s'agissant de la liturgie catholique, des célébrations sans prêtre et donc sans messe, et la formation d'animateurs laïcs énoncée dans la même foulée que la formation des séminaristes. Cela montre dans quel sens est orientée ici la « prospective » -- puisque prospective il y a selon le thème de la réunion romaine d'octobre 1984, version française. En outre, le point 8 sur les livres liturgiques parle d' « adaptations » et même de « créations nouvelles ». C'est toujours la réforme per­manente. Cependant, le thème de la réunion romaine comprend non seulement la « prospective », mais aussi le « bilan » de vingt ans de réforme liturgique. Ici, le bilan apparaît surtout au point 9, qui est également l'un des points les plus développés de la liste (dont l'ordre peut changer, précise le compte rendu). Voici ce point 9 : « *Le renouveau liturgique à l'épreuve* *-- des divers mouvements culturels* (*en positif comme en négatif*) \[*cf. la réflexion sur ce point à la dernière réunion de la C.I.F.T.*\] *-- de l'incroyance* *-- des mentalités traditionnelles* *-- de l'intégrisme* *-- des mouvements "spirituels". *» En somme, la réforme liturgique rencontre bien des obstacles. Car cette énumération représente beaucoup de monde, si l'on tient compte de ce qu'elle recouvre dans le langage habituel des réformateurs. D'abord, il y a naturellement « l'intégrisme », qui a du reste une caractéristique étrange : tantôt il *n'existe à peu près pas*, ou si peu, comme dans l'enquête du cardinal Knox, étant alors une petite minorité qui fait seulement du bruit, *tantôt, comme ici, il existe au point de mettre la réforme à* *l'épreuve.* En plus, il y a les « mentalités tradition­nelles », ce qui augmente le nombre des réfractaires à la réforme. Il y a même les mouvements « spirituels » (charismatiques ?), qui cons­tituent un obstacle supplémentaire. 64:286 « L'incroyance » s'ajoutant au reste, le flot s'accroît, car cette étiquette, avec sa variante « malcroyance », est couramment appliquée par les réformateurs à d'innombrables fidèles qui veulent faire baptiser leurs enfants, se marier et être enterrés à l'église. Quant aux « divers mouvements culturels (en positif comme en négatif) », fourre-tout permettant de distribuer des notes et des classements parmi les gens, ils mettent eux aussi la réforme à l'épreuve. Au total, la réforme ne semble pas avoir beaucoup de succès dans la population. A ce train, elle n'aura bientôt plus grand monde, à part les animateurs et animatrices présents et futurs. En juin 1984, Mgr Noè, faisant un discours à Washington devant des « spécialistes de la liturgie » et des théologiens, déclarait que « le besoin d'un nouveau mouvement liturgique » était « impératif ». Selon lui, le « renouveau liturgique » ne serait pas « achevé ». *La Croix* du 21 juin 1984 qui donne cette information sous le titre « Mgr Noè pour une relance de la réforme liturgique » ajoute qu'il « a admis par exemple que le rôle des femmes dans la liturgie devait être davan­tage étudié et que Rome était parfois lente à se saisir de telles ques­tions ». Combien de temps va encore durer cette réforme permanente fabri­quée dans les secrétariats, de réunions en préparations de réunions ? \[Fin de la reproduction intégrale de l'article de Dominique François paru dans le numéro 116 d'*Una Voce*.\] 65:286 ## Le Père Bernard-Marie de Chivré O.P. ### La persécution ecclésiastique *Le Père Bernard-Marie de Chivré aura été, comme le Père Calmel, l'image exemplaire d'un religieux domini­cain ayant subi une continuelle persécu­tion ecclésiastique pour sa fidélité.* *Fidèle aux traditions et à la vocation de son Ordre ; fidèle à la théologie du Docteur commun de l'Église, saint Thomas d'Aquin ; fidèle à la dévotion dominicaine à la Vierge Marie, fidèle au chapelet, le P. de Chivré a été persécuté surtout pour son inébranlable fidélité, dans le rite do­minicain, à la messe catholique tradition­nelle, latine et grégorienne.* 66:286 *C'est la grande épreuve et le grand scandale de notre temps. L'épreuve aussi dramatique, aussi profonde qui est celle du catéchisme est plus bruyante et moins visible. On en parle, on en fait des com­muniqués, mais la séparation ne se voit pas au premier coup d'œil. Des catéchistes font semblant, dans leur paroisse, d'utili­ser* « *Pierres vivantes* » *et les* « *Parcours* » *qu'on leur impose : et subrepticement, quand on ne les surveille pas, ils conti­nuent d'enseigner aux enfants* « *Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme* » *et de leur expliquer une à une les paroles du le crois en Dieu, du Notre Père et des Commandements, ce qui constitue les trois connaissances nécessaires au salut. Je ne sais pas s'ils ont raison ou s'ils ont tort de se plier à cette feinte et de maintenir un catholicisme clandestinement authen­tique à l'intérieur d'une structure socio­logique de plus en plus décatholicisée par ses évêques. Je dis simplement que cela n'est pas impossible.* *C'est impossible pour la liturgie.* *La séparation est alors immédiate et to­tale, comme le voulurent les révolutionnai­res installés dans le gouvernement de l'Église occupée. Cette épreuve-là est beau­coup moins bruyante mais elle est immé­diatement visible. A moins de vous espion­ner un certain temps, on ne discerne pas forcément quel catéchisme vous enseignez. On voit du premier coup* (*si l'on n'est pas un analphabète religieux, espèce qui, il est vrai, est en voie de multiplication rapide*) *quelle messe célèbre le prêtre. On peut rester clandestinement fidèle à* « *la doc­trine* »*, la chuchoter en aparté dans les coins sombres ou par allusions discrètes dans ses journaux.* 67:286 *La liturgie ne permet pas cette clandestinité. Elle témoigne et elle manifeste. Mais l'épiscopat prévari­cateur n'en parle pas, il persécute en si­lence les prêtres qui assurent, en la célé­brant, la survivance de la messe catholi­que. Ce silence est pour trompeusement donner à croire que la messe catholique traditionnelle n'a plus de fidèles, ou qua­siment plus.* \*\*\* *Avant d'être persécuté pour sa fidélité à la messe, le P. de Chivré était déjà mor­tellement suspect pour son amitié mili­tante à l'égard d'*ITINÉRAIRES*.* *Cette longue amitié militante a com­mencé avec la naissance de la revue, et le P. de Chivré l'a maintenue jusqu'à sa mort.* *C'était une grande partie de sa pensée, de sa préoccupation, de sa sollicitude ; de sa vie.* *Je la mentionne dans un sentiment de gratitude, -- et aussi parce qu'il n'aurait point aimé qu'on la passe sous silence. Elle manquerait à son portrait ; et aux motifs de sa persécution.* Jean Madiran. 68:286 ### Un vrai dominicain par Dom Marie-Benoît o.s.b. C'EST LE 12 février 1904 que venait au monde celui qui devait devenir le Père de Chivré, des frères prêcheurs. Baptisé Michel sous le patronage de l'ange de la patrie, il a dû en recevoir le sceau « *quis ut Deus *» (« qui est comme Dieu ? »), comme en témoigne toute sa vie. Très tôt, dès l'âge de six ou sept ans il sentit poindre en son cœur l'attrait de la vie dominicaine. Il le proclamait tout haut, sau­tant de joie sur son lit d'enfant : « Je serai dominicain. » Était-ce déjà une réponse de grâce à l'épreuve qui venait de le visiter en la mort de son père ? Quelques années plus tard, ce sera la disparition de son frère aîné, engagé volontaire en 1916, qui le laissera désormais seul garçon de la famille, héritier d'une tradition de courage et d'honneur dont il saura se montrer digne. A peine collégien à Saint-Jean de Béthune de Versailles, il fut des premiers combats de l'Action française pour l'instau­ration de la fête nationale de Jeanne d'Arc. En 1928, il entrait au noviciat des frères prêcheurs et recevait l'ordination sacerdotale en 1934. Il avait trente ans. Très vite, il se vit confier la direction du couvent de Lille où le trouva la guerre. Il s'y engagea avec la bénédiction de ses supérieurs, comme aumônier. 69:286 Il fera la bataille de Dunkerque. Pendant l'occupation, il assura la charge de vicaire provincial de la zone sud, poste particulièrement difficile dont ses supé­rieurs étaient bien trop contents de se décharger sur lui. Il était en même temps l'aumônier des dominicaines enseignantes repliées à Sail-les-Bains. Porté volontaire pour la campagne de Syrie, il ne reçut pas la permission d'y partir. En 1943, il fut rappelé à Rouen et sera pendant douze ans tour à tour, prieur ou sous-prieur du couvent de cette ville. Il est alors dans la pleine force de son âge. Grand ami du cardinal Suhard, son intelligence innée du commandement, sa grande éloquence, son attrait sur la jeunesse, le désignaient tout naturellement pour des tâches à la hauteur de son rayonnement. Mais la France de la Libération ne pouvait avoir d'affinité avec cet homme superbement libre. Partout où il prêcha, il cria la vérité, dé­masquant le mensonge, retournant les cœurs et les esprits comme cette foule entière d'ouvriers au cours d'une mission à Boldèque en 1950, dont le souvenir est encore vivant... ou cette assemblée de paroissiens au cours du Carême de 1952 à Dieppe. En 1955, une grave maladie l'obligeait avec accord des supérieurs, à quitter Rouen pour Versailles, où un ami fidèle, Henri David, mettait à sa disposition un logement particulier. Quitter sa vie religieuse régulière et sa communauté de Rouen lui fut un sacrifice qu'il consentit pour les âmes car il était avant tout l'homme du sacrifice. Tout le secret de son rayonne­ment réside là. Il est difficile de dire ce qu'était sa prédication. L'écrit ne le rend nullement. Il y manque le geste, l'intonation, le regard, le rythme incantatoire, l'élan chevaleresque avec lequel il enlevait l'auditoire. Il prêchait avec son être tout entier et celui-ci était noble, intrépide et miséricordieux, de ces êtres dont la seule présence vous rend meilleur. Pendant dix-sept ans, il instruisit toute une génération versaillaise avec vigueur. Souvent invité par André Charlier au « Collège de Norman­die » à Clères, son impact sur les jeunes était lumineux. En 1972, une terrible attaque le terrassait pour un temps. Attristé de la solitude où le tenait l'éloignement de la com­munauté, il dut s'installer définitivement à Écalles-Alix, près d'Yvetot, entouré de la sollicitude affectueuse des demoiselles David et Lecoq. Avec une ténacité extraordinaire, il surmonta cette épreuve et Écalles devint un phare au milieu de la tempête. Dirigés, amis, parents, jeunes ménages et jeunes gens y mirent le cap pour trouver le salut. 70:286 La jeunesse plus que tout autre avait droit à sa sollicitude. Pontcallec, Écône, le monastère Sainte-Madeleine, les dominicaines de Fanjeaux lui doivent des vocations. Et c'est encore dans l'exercice de ses fonctions de prédicateur que le Seigneur le terrassa pour la troisième fois à Fanjeaux au soir du jeudi-Saint 1984. Trois mois durant, il lutta comme un preux avant de remettre son cœur à Son Seigneur et à Sa Dame au soir du samedi 14 juillet. Sa course accomplie, il demeure présent au milieu de ses fils spirituels qui le saluent avec honneur et lui promettent fidélité. Fr. Marie-Benoît o.s.b. 71:286 ### C'était un prêtre par l'abbé Michel Simoulin « *Pour refaire un peuple, il faut\ refaire les prêtres, et les prêtres ne\ se refont que dans la pénitence ou\ le martyre. *» (*Bernard-Marie de\ Chivré OP.*) *Le R.P. Michel de Chivré, en religion Frère Bernard-Marie, est mort dans la soirée du 14 juillet 1984, après 58 ans de fidélité à ses vœux et 54 ans au service de son sacerdoce.* *Le 19 avril 1984, jeudi-Saint, Dieu lui avait proposé une dernière épreuve, après tant d'autres. Pendant trois mois, le Père en a fait la plus grande preuve de son amour. Il est mort en prêtre, crucifié, offert et offrant.* *Depuis sept ans, il avait la bonté de m'aimer un peu, et moi j'avais la joie de beaucoup l'aimer.* M. S. 72:286 #### Homélie du 17 juillet 1984 A présent, l'heure n'est plus aux formules ni à l'éloquence. Elle est plutôt à l'affection et au silence, ce grand silence où le Père nous invitait à vivre, où il vit à présent et entend les choses « qui ne chantent que dans la Trinité ». Il faut parler pourtant, parler du Père, de sa vie ? Ses plus vieux amis le feront mieux que moi, un des derniers venus. Parler de son âme ? Pour en parler comme il convient, il faudrait me taire pour laisser nos mémoires réentendre sa voix, revoir son sourire. Car le Père avait cette pudeur qui est le signe des vraies grandeurs, de ne jamais parler de lui. Mais il se livrait tout entier dans ses prédications, dans les entretiens qu'on avait avec lui et lorsqu'il parlait du prêtre, de la vie religieuse, du devoir, de la fidélité, de la fierté, du sacrifice, alors son âme vibrait et se livrait à nous, car il parlait de ce qu'il vivait, lui qui jamais n'aurait osé nous porter dans une direction qu'il ne suivait pas lui-même. Aussi, plutôt que de trop parler de lui, nous l'écouterons encore. Un jour où il parlait du prêtre, il nous disait en secret ce qu'était sa vie : un non-sens, le non-sens de la Croix, de l'Amour, de l'Hostie, le non-sens de l'oblation de toute une vie à l'absolu de Dieu au mépris des plus sensibles réalités. Si malgré tout, je puis dire quelque chose, c'est que ce non-sens, le Père l'a vécu jusqu'à la fin, avec Notre-Seigneur pour qui son amour était une vraie passion. Ceux qui ont eu la grâce de pouvoir l'approcher durant ses trois derniers mois pourraient le dire. Mais de même que chaque âme est ineffable et garde son mystère, de même chaque souffrance est unique et garde son secret. Pendant ces trois mois de lente agonie, le Père fut encore plus prêtre que jamais : la matière du sacrifice qu'il offrait c'était lui et toute sa misère physique, morale et spirituelle. Ces trois mois furent peut-être sa plus grande prédication. Trois mois d'offertoire au rythme des trois heures du Calvaire les mêmes douleurs et la même paix par l'oblation de toutes ces douleurs pour l'Église, le monde, son pays qu'il aimait tant, son ordre religieux auquel il était tellement attaché, ses amis, nous tous. 73:286 Et son visage, après la mort, portait le plus beau témoignage de ce que fut sa vie : c'était le visage du Christ, le visage du prê­tre, douloureux mais paisible et souriant, marqué d'une grande noblesse et d'une grande force mise au service de la joie d'offrir une immense douleur. Ses ultimes souffrances nous ont prêché encore cette grande fierté du prêtre, choisi pour souffrir et offrir. Au fur et à mesure que la nature s'effondrait, la grâce affleurait et seul parlait encore son sacerdoce. « Le surnaturel donne à tout sa raison d'être »... « Le travail et la prière sont les seules choses qui comptent »... « La finale est entre les mains de Dieu et c'est toujours une finale d'amour... alors, il suffit d'attendre. » De telles paroles n'étaient pas le fruit de réflexions de l'heure, que la maladie d'ailleurs empêchait. Elles étaient plu­tôt les murmures spontanés et à peine conscients d'une âme qui respire au rythme d'un sacerdoce vécu en plénitude et qu'elle ne peut s'empêcher de vivre encore, malgré la défaillance des forces naturelles. L'âme alors, toute centrée sur son Dieu, sur l'absolu auquel elle s'était livrée et se laissait mener par lui à travers toutes les offrandes dont elle restait capable, l'âme ne vivait plus qu'au rythme du Calvaire, de l'offrande de soi-même jusqu'au non-sens de la Croix, le lieu de prédilection d'une âme de prêtre. C'est dans son agonie qu'un être se révèle ; l'âme y perd tous ses masques et le Père s'y est révélé encore plus beau et plus grand que nous ne le pensions : prêtre comblé par la Croix, par l'honneur de souffrir avec Jésus-Christ et de mourir en rachetant le monde. Une des dernières paroles qu'il m'ait adressée me montrait la route qu'il achevait de parcourir : « Lorsqu'on est prêtre, il faut l'être jusqu'au non-sens. » Ce non-sens, il en a goûté toutes les amertumes et toutes les joies, pour « racheter l'espérance chez beaucoup de ses frères ». Avant d'écouter encore le Père, je voudrais lui dire notre reconnaissance : combien sommes-nous, prêtres, religieux, reli­gieuses, pères ou mères de familles, jeunes, enfants, vieillards, combien sommes-nous à être venus frapper à la petite porte ouvrant sur le jardin et qui sommes repartis rassurés, ayant expérimenté la vérité d'une de ses réflexions qu'un sacerdoce pleinement vécu est un sacerdoce qui attire et rassure ? 74:286 Com­bien sommes-nous ? C'est le secret du Père et celui de Dieu. Mais nous sommes trop nombreux pour ne pas rendre grâce à Dieu de nous avoir permis d'approcher d'une sainteté vécue en homme, en religieux, en prêtre. Il nous faudra à présent lui être fidèle. Il nous y aidera, car il est vivant, bien plus vivant que nous ! Il vit et il continue à nous dire ce que doit être un prêtre. Puissions-nous être docile à sa parole. Il nous parle de ce qu'il a vécu. Abbé Michel Simoulin. #### Extraits d'un sermon du P. de Chivré sur le prêtre Le prêtre est un *non-sens* pour ceux qui n'ont pas ou qui n'ont plus le sens *complet* de l'homme, non pas de l'hom­me tel que l'orgueil des parti pris s'obstine à le concevoir *pour se dispenser* d'avoir à l'améliorer, mais de l'homme tel que la réalité des millénaires le fait apparaître : *un peu de* boue et de sang aux prises avec des appels mortifiants pour la boue et le sang, *un faisceau* d'instincts *rappelés* à l'ordre par la voix naturelle d'une conscience, écho de la voix créatrice de Dieu, *un cœur réceptacle* de faiblesse et de beauté, *un lieu bizarre* où les aurores de l'espérance alternent avec les crépuscules des découragements cherchant un amour sans trahison, une intelligence troublée depuis *toujours* par le problème d'un Dieu qu'elle pressent, qu'elle désire et qu'elle redoute. *Ecce homo...* Voilà l'homme, vous et moi, le voilà tel qu'il est, *émergeant* des caricatures grotesques et grandilo­quentes que nos journaux font de lui, en lui *décernant* un culte auquel il n'a pas droit, et que ses partisans exaspèrent en lui reconnaissant des droits *sans jamais* lui parler de ses devoirs. 75:286 *Voilà pourquoi* un homme se fait prêtre : *il entend* faire barrage au déboussolage universel ; l'ambition de réparer la machine humaine, conscience comprise, éternité comprise, *lui fait quitter les formules* humaines avec lesquelles il n'aurait jamais pu raccommoder jusqu'au salut les apparences de la machine vivante. Il a l'*ambition* de faire fusionner ses limites intellec­tuelles et morales avec les *ressources illimitées* de l'évangile et de la théologie, *afin d'en savoir plus long* et mieux que la civilisation. Il a l'*ambition* d'expérimenter les promesses crucifiantes du Christ, crucifiantes pour sa liberté, pour sa chair, pour son droit de posséder, afin *de les voir produire,* en résultats personnels et vertueux, en influence sociale et civilisatrice, plus que la liberté frelatée, mieux que la chair divinisée et beaucoup plus que la fortune à laquelle nous sommes tous attachés, même les meilleurs, aux dépens de notre baptême. Nous avons un style de vie *en conflit* avec le matérialisme de notre époque. *Dire* que nous appartenons à notre époque, *c'est faux,* c'est notre époque qui *appartient à nos sacerdo­ces selon Dieu.* Voilà pourquoi il se fait prêtre, non par déception stupide, mais par magnifique ambition dont votre salut éternel est seul la cause. Même sceptiques, ne cherchez pas d'autre raison à sa *rupture* avec le monde, à sa traversée de la frontière, en quête d'une source *absolument pure* pour sa foi. Le prêtre a engagé toute son existence, l'éternité comprise, se donnant ainsi *le droit d'être assimilé* à tous ses prédécesseurs consa­crés selon *l'ordre de Melchisédech, avec le mot* « *tou­jours* »* :* même foi, même fidélité, même sacrement, même Église, *dépositaire du passé* pour assurer l'avenir. C'est là toute la *fierté indispensable au vrai* prêtre : « avoir poussé son obéissance à la grâce là où *Dieu Lui-même l'a placée :* dans l'ordre de Melchisédech, pour aboutir à l'oblation du Christ, continuée par le geste millénaire des pontifes et des prêtres reliés *sans aucune discontinuité :* au geste de l'offran­de du pain et du vin offerts à Dieu par *le Roi de Salem. Le prêtre est roi,* n'en déplaise à la démocratie religieuse qui gouverne le caractère des pontifes et des prêtres pour aboutir à un pouvoir *tellement civilisé* qu'il en devient civil, à force de « *civilités *» *indignes* des fiertés de Jésus face au Sanhédrin et face à Pilate. Nos encensoirs liturgiques dégagent les fu­mées qui masquent l'adorable visage de Dieu au bénéfice d'un visage grimaçant bien connu de notre civilisation. 76:286 Comme *Jésus* présenté au Temple, notre onction sacerdo­tale *nous présente au monde comme un signe de contradic­tion* pour la perte et pour le salut de beaucoup. A *tout bien peser,* ne nous demandez pas pourquoi nous nous sommes faits prêtres, sinon pour rester comme le Fils de Dieu *un non-sens et une contradiction,* assez absurde pour les bourreaux, assez superbe pour les élus, afin de tout attirer à nous « Omnia traham ad Me... J'attirerai tout à Moi » approbation et désapprobation « ut revelentur ex multis cordibus cogitationes, ... afin qu'on sache à quoi s'en tenir sur les pensées d'un grand nombre ». Le *premier devoir* du prêtre est de *rester un non-sens* dont le choc fasse jaillir chez les sincères le sens du plus haut, le sens du pur devenu possible, du certain devenu évidence, du bon devenu indiscutable, en un mot : le sens de Dieu. Non-sens de sa vie obéissante et mortifiée, solitaire et sans fortune, *pesant de toute l'autorité de son mystère* sur les réfléchis et les sincères capables de reconnaître dans le prêtre le visage éternel du Christ. C'est le non-sens de notre vie qui *attire des rêves de jeunes gens anxieux* de nous imiter, des confidences d'hom­mes assurées d'être comprises, des aveux de conscience heu­reux d'être pardonnés, des conversations graves certaines d'être écoutées... Si jamais nous n'étions plus ce non-sens qui pose un problème *de secrète grandeur* et de secrètes relations intenses avec Dieu, croyez-moi, nous pourrions être des théologiens, nous ne serions *sûrement pas des ré­dempteurs.* Les hommes nous écouteraient sans nous suivre, ils nous parleraient sans se confier. Nous ne connaîtrions même plus l'honneur austère *d'attirer* la calomnie, la criti­que ou la vengeance, car le monde prend bien garde de salir et de se venger lorsqu'il s'agit de quiconque lui ressemble par ce sens trop humain ou trop pécheur de la vie appelé aujourd'hui « social » au goût de l'époque... 77:286 Notre devoir et notre rôle sont fort clairs : troubler le monde dans son sens matérialiste de la vie. Nous n'y pouvons plus rien : là où nous apparaîtrons en prêtre indiscuté, notre présence *obligera à rompre* le rythme des réflexions habi­tuelles et des pensées routinières obstinément fixées sur la chair ou sur l'argent, sur le poste à occuper ou la rancune à satisfaire, nous changerons le cours des conversations, nous serons le *non-sens arrivant au beau milieu du sens pécheur* de la révolte, de l'indifférence ou de la trahison... Nous serons la lumière du monde surgissant dans la nuit du monde. Encore une fois : nous n'y pouvons plus rien, car le *ciel entier* nous a passé quelque chose *de son sens de l'au-delà* pendant que, étendu de tout notre long dans le sanctuaire, nos frères, nos parents, nos amis, *acclamaient les élus* par les litanies des saints, les suppliant de nous transmettre un peu *de leur ressemblance* avec Dieu ; car *l'Église tout en­tière* nous a passé une *grande partie* de sa puissance spi­rituelle lorsque l'évêque nous imposait les mains devant l'impressionnant silence d'une foule dont l'émotion compre­nait qu'il se passait en nous *quelque chose de formidable comme arrivée de puissance,* car la consécration de nos mains enduites par l'évêque de Saint Chrême puis liées l'une contre l'autre comme pour symboliser l'indissolubilité de cette consécration nous apprend qu'elles sont désormais les mains qui tiendront le Verbe de vie, qui détruiront par l'ab­solution les germes de mort... Nous n'y pouvons plus rien, *et là est* notre grand bonheur à nous, les prêtres : nous sommes un non-sens rédempteur *pour toujours,* et plus nous consentirons à le devenir, plus nous serons heureux car nous attirerons tout à nous. Comprenez, devant un prêtre, que le sacerdoce en lui est la rencontre *de deux fiertés :* *-- *celle de Dieu qui prend tout : « Suis-Moi ! » -- celle de l'homme qui offre tout : « Prends-moi ! » Rencontre *indissoluble* de l'Homme-Dieu et de l'homme divinisé par Dieu, lui donnant *le droit de dire au Christ au jour de la mort* ce chant de reconnaissance : « Avec Toi, *j'ai lutté,* voulant la paix du monde, j'ai lutté pour le bien, le vrai et le certain, « Avec Toi, *j'ai pleuré* sur les bêtises humaines, j'ai souffert tes souffrances, *j'ai connu tes détresses,* « Avec Toi *j'ai chanté* tes credo et tes grâces, j'ai *affirmé* Ton Nom, Ta doctrine et Ta foi, « Avec Toi *j'ai aimé les âmes* et leurs misères, « Avec Toi j'ai racheté l'espérance chez beaucoup de mes frères... » 78:286 ### Le Père de Chivré et le scoutisme par Rémi Fontaine LE « vieux chouan de Dieu » est mort ! Ce surnom, le père de Chivré l'avait lui-même adopté car il correspondait parfaitement au combat qu'il menait pour Dieu contre les forces coalisées de la révolution. Dans cette lutte d'escarmouches et d'embuscades où le cha­pelet devient une arme, il avait mis le meilleur de lui-même malgré les atteintes de l'âge et de la maladie. Orateur brillant, poète inspiré, conseiller des âmes, sa vie sacerdotale, qu'il vou­lait pourtant humble et modeste, fut rehaussée sans cesse d'un jaillissement intellectuel entièrement subordonné à sa vocation de frère prêcheur. Frappé de plein fouet par une hémiplégie, ce gaillard au verbe fulgurant fut carrément foudroyé, il y a plus de dix ans. Grâce à des soins attentifs et dévoués, il survécut pourtant, devant tout réapprendre peu à peu y compris parler et dire sa messe. Par un effort de volonté exceptionnel ; il par­vint à reprendre une vie presque normale, c'est-à-dire toute orientée vers les secours religieux qu'il prodiguait sans cesse autour de lui. Hélas, bien qu'il reparlât presque normalement, il ne put jamais reprendre le ton de ses homélies si directes dans l'exhortation. 79:286 Cela ne l'empêcha pas de jouer un rôle plein de sollicitude à l'égard des religieuses dominicaines de Fanjeaux et de rester vigilant à l'égard des problèmes se rap­portant à la crise de l'Église. Mais parmi les traits les plus attachants qu'il m'a été donné d'admirer en lui, c'est sa fidélité au scoutisme de sa jeunesse. Il attachait une très grande importance à la méthode d'édu­cation inventée par Baden Powell et mise au service catholi­que en France par le père Sevin. Son dernier écrit fut, du reste, une préface pour un ouvrage scout sur les Évangiles (*Badge blanc,* avril 84, éditions de l'Orme rond) où il commence par ces mots : « *Contrairement à beaucoup* *J'ai vécu avant de lire...* *Puis j'ai lu avant de conclure.* *Alors* *: j'ai conclu en glanant* *mes meilleurs souvenirs* *ramassés en expériences* *:* *celles du scoutisme.* » Comme beaucoup de dominicains de sa génération, c'est au scoutisme essentiellement qu'il devait sa vocation : « *Un 4 août, soixante-dix scouts et cheftaines fêtaient en plein soleil la Saint-Dominique. Cette jeunesse en fleurs, matraquée par l'imprévisible des malheurs français, y trouva une raison de plus de se savoir* « *fière de sa Foi* »*, et le scoutisme continua de peupler les séminaires, les couvents, les carmels. Combien avons-nous été ce 4 août, à consacrer nos vies à l'Église ? *» Ce prêtre profondément attaché à cette Église et à son ordre, donné à la recherche mystique de l'amour de Jésus-Christ, avait conservé du scoutisme un équilibre plein de gaieté et d'humour. Il pouvait ainsi passer des sujets les plus sérieux aux sujets les plus ironiques ou aux problèmes les plus pratiques qu'il abordait toujours avec le plus parfait optimisme. Sous sa cri­nière blanche, ses yeux clairs pétillaient alors d'allégresse. De ses camps et de ses marches scoutes, il avait conservé de chers souvenirs qu'il transcendait en poèmes : 80:286 « *J'ai rêvé autrefois, dans l'infini du Causse,* *Foulant les durs cailloux mais baigné de soleil,* *D'une marche sans fin vers l'horizon que fausse* *Le jeu fou du mirage en ce désert vermeil.* *Je rêve de marcher, patient et obstiné* *Détrempé par la pluie ou glacé par le froid* *Je rêve de marcher, mes pieds nus déchirés* *Sans repos, dans la voie où tu me conduiras...* *Je rêve de marcher, dans l'infini du temps* *Mes yeux vers Ta lumière et mes pas dans Tes pas* *Je rêve de marcher, mon Dieu, jusqu'à l'instant* *Où tu pardonneras et m'ouvriras les bras...* » (Recueil de poèmes ronéotypés) Mais la crise traversée par le scoutisme et la simple possi­bilité de remettre en cause la loi, la méthode, la pédagogie, l'avait profondément choqué. La récente parution d'un ouvrage sur les grandes heures du scoutisme lui apporta, par contre, un regain d'espoir quant à la survie du mouvement et de sa vocation. Dans son dynamisme plein d'allant, ne considérant ni son âge, ni sa maladie, il suggéra aussitôt d'organiser un grand rassemblement d'anciens et de jeunes scouts sur les lieux mêmes du camp-école de Chamarande dont il avait suivi, jadis, l'un des tout premiers stages. Il avait même, à ce sujet, alerté le cardinal Philippe à Rome, son frère dans l'ordre des prêcheurs, mais aussi son frère scout qu'il n'hésitait pas à appeler par son totem : « Potame » ! Cet esprit d'entreprise qui jamais ne le quitta, c'est à Ver­sailles, au groupe Pierre Gridel, qu'il l'avait acquis quelque 65 ans plus tôt. Il avait été plus tard l'adjoint du père Forestier, l'aumônier général des scouts de France. A la veille de sa mort, animé du même idéal scout, il pou­vait encore écrire : « *A son tour le scoutisme doit payer ses abandons, ses trahisons... dressés contre sa loi,* *sa promesse,* *son devoir.* 81:286 « *Veillez et priez* »*, la formule victorieuse des prêtres et des chefs que le scoutisme a connue, assurera les lendemains qui l'attendent. *» Mais le père de Chivré s'est éteint dans la paix du Christ et comme les scouts aiment à le dire : « il a regagné la maison du Père ». Du moins, nous laisse-t-il plusieurs ouvrages de réflexion et des poèmes religieux dont le style et l'élégance forcent la médi­tation. Ainsi en est-il de celui -- inédit -- qui résume les der­nières années de sa vie : *Ad te suspiramus...* *Je me traîne vers vous, tout au long des années,* *Dans la nuit de ma foi, ô Dieu mon créateur,* *Je me traîne vers vous qui êtes le Sauveur,* *Du pas lourd et si bas de mes infirmités.* *Je marcherai vers vous dans mon indignité,* *Car l'espérance a luit, j'entrevois la lumière...* *Et pour des lendemains plus lumineux qu'hier,* *Je marcherai vers vous, gardant le front courbé.* *Vers vous je veux courir, vous m'avez appelé,* *Mon esprit était clos et desséché mon cœur,* *Mes yeux se sont ouverts ; de toute ma ferveur* *Je voudrais m'élancer... Puis-je encore hésiter ?* *Le terme n'est pas loin ; bientôt je vais mourir,* *Allégé de tout mal et guéri de l'erreur ;* *Je vais enfin, au soir, vous approcher, Seigneur,* *Vers vous, je vais voler... Pourrez-vous m'accueillir ?* Du Ciel où sans nul doute vous avez été accueilli, voulez-vous, mon Père, être notre protecteur ? Rémi Fontaine. 82:286 ## Le général Salan ### Un drame qui n'est pas clos par le général Salan *Le général Salan est mort le 3 juillet. Sa carrière appartient à l'histoire. Tout a été dit sauf* (*comme d'habitude en pareil cas*) *une seule chose : qu'il était un ami d'*ITINÉRAIRES*.* *Il n'avait connu la revue* ITINÉRAIRES *que tardi­vement : lorsqu'il était en prison.* *Le 15 mars 1975, il était venu à la grande* « *foire aux livres* » *d'*ITINÉRAIRES*. Lui qui refusait habituellement les séances publiques de signature de ses ouvrages, il avait voulu faire une exception en faveur d'*ITINÉRAIRES*, et il avait voulu que cette exception soit remarquée comme telle.* C'est dans ITINÉRAIRES qu'en 1972 il avait lancé son avertissement solennel : LE DRAME DE L'ALGÉRIE EST UN DRAME QUI N'EST PAS CLOS. Nous redonnons ci-après ce message, qui n'a rien perdu de sa portée historique. 83:286 IL EXISTE DES PHOTOS des trois négociateurs fran­çais d'Évian. On les voit souriants. Ces trois hommes politiques, rompus aux affaires, ca­pables d'évaluer l'enjeu, viennent de perdre une province française et ils se réjouissent. Il y a là quelque chose d'incroyable. Ces hommes se sont imaginé qu'ils signaient un traité qui réglait l'avenir, où chaque cas, cha­que question trouvait sa solution. Ils ne savaient même pas que les hommes avec qui ils venaient de traiter ne représentaient pas grand-chose, et n'allaient cesser de se combattre et de s'entretuer, les accords d'Évian tombant complètement dans l'oubli, tandis que le gouvernement français, in­capable de reconnaître sa faute première, n'osait jamais intervenir. \*\*\* Ce n'est pas l'O.A.S. qui a chassé les Français d'Algérie. Elle n'a existé que pour les défendre. Lorsque j'ai vu que tout était perdu, j'ai fait dif­fuser, de ma prison, un message où je disais : *Restez. Essayez de vivre où vous avez toujours vécu*. Si cela n'a pas été possible, si les Français ont été contraints de quitter l'Algérie massivement et brutalement, c'est qu'ils ne pouvaient plus avoir confiance, ni dans l'État qui les abandonnait avec les accords d'Évian, ni dans une armée qui ne jouait plus le rôle de protection qui était sa raison d'être. La partie s'est décidée le 19 mars, avec les négociations, puis le 26 avec la fusillade de la rue d'Isly. \*\*\* Sur le 26 mars, on fait aujourd'hui un men­songe ignoble. La population qui défila ce jour-là rue d'Isly n'était pas insurrectionnelle. Elle était désarmée et pacifique. Elle représentait une pro­cession de la fraternité : c'était Alger allant vers Bab-el-Oued quartier meurtri, mitraillé par des avions et des chars, occupé militairement depuis trois jours. Le colonel Vaudrey avait pris la déci­sion, que j'avais approuvée, de cette manifestation. L'armée a tiré. De ce jour-là, elle perdait la confiance des Français d'Algérie. De cette con­fiance, elle montra aussi qu'elle n'était pas digne en laissant massacrer les harkis dans des condi­tions épouvantables, dont les belles consciences ne rappellent pas souvent le souvenir. 84:286 Du jour où l'on sut que l'armée française assisterait l'arme au pied à toutes les tueries, à tous les excès, le départ pouvait être prévu. \*\*\* Or la France aurait pu s'épargner Évian et l'indépendance. Elle pouvait rester en Algérie. Pa­radoxalement, nous sommes plus présents au­jourd'hui en Tunisie et au Maroc, pays que nous avions moins marqués de notre empreinte. En Algérie, tout favorisait, tout exigeait une présence française. Le fait qu'il n'avait jamais existé d'État algérien. Une foi musulmane moins rigide qu'ailleurs, moins dépendante des grands centres de l'islamisme -- Le Caire et la Mecque : La concentration européenne et les liens très forts et très fidèles qui s'étaient noués entre les diverses populations. J'ai vu Européens et Musulmans aller ensemble au combat de 1943 à 1945, puis en Indo­chine. Je les ai vus aussi travailler ensemble, dans une amitié réelle, même dans les derniers temps, quand, en 1961, je me déplaçais de ferme en ferme à travers la Mitidja. Il y avait là de fortes raisons d'assurer un ave­nir commun. Sans parler de réalisations purement françaises, comme le pétrole du Sahara, décou­vert et mis en valeur par nos ingénieurs, et que j'ai fait protéger jusqu'au bout. L'O.A.S. n'a ja­mais touché à ces installations : c'était une chance de la France, qu'il fallait préserver. Aujourd'hui, le pétrole aussi est perdu. Nous nous sommes battus pour garder ce mor­ceau ; d'Afrique, pour assurer cet avenir commun. Nous nous sommes battus pour cette population qui voulait rester française, et qui avait su le montrer dans les guerres. Je parle ici des Euro­péens et des Musulmans, de tous ces gens vail­lants et laborieux. Quand ils ont dû partir et se sont établis en France, qui s'est occupé d'eux, à part quelques organisations sans grands moyens ? Mais les Fran­çais d'Algérie sont travailleurs. Ils se sont mis à la tâche avec un courage opiniâtre. Aujourd'hui, je n'oserai affirmer qu'ils sont « réadaptés », mais ils ont conquis les moyens de vivre, malgré l'in­différence presque générale, le peu d'aide qui leur a été apporté. 85:286 Je veux dire ici quelle perte a été pour eux, pour nous tous, la mort d'Albert Camus. L'auto­rité qu'il avait acquise lui aurait permis d'être l'interprète de ses compatriotes, de les faire écou­ter. Lui vivant, il y a des mensonges que l'on n'au­rait pas osé avancer. \*\*\* L'affaire algérienne n'est pas close. Ce n'est pas de l'histoire morte. Nous en avons subi les pre­mières conséquences : la perte d'une province, l'expatriation de plus d'un million de personnes, la France dépouillée même du peu que lui garan­tissaient les accords d'Évian. D'autres conséquences pèsent et pèseront sur notre avenir. La rive sud de la Méditerranée est livrée aux Russes. Ce sont eux qui équipent et éduquent l'armée algérienne. La base de Mers el-Kébir est à leur disposition. Marseille et toute notre côte méridionale sont à portée des fusées soviétiques. Plus grave encore est le destin fait à notre jeu­nesse. La manière dont l'Algérie a été livrée, l'hu­miliation et le déchirement de l'armée ont porté un coup au patriotisme. On a pu voir ce spectacle inouï : la cession d'une province exaltée comme une victoire. Et l'on vient nous parler de « forger un moral à l'armée » ! D'autre part, la grande tâche qui attendait nos jeunes gens outre-mer n'existe plus. C'était un creuset où se trempaient les énergies. Nous lui devons combien d'hommes de valeur. Cette école irremplaçable a disparu, et notre jeunesse tourne en rond dans la France métropolitaine. On dit et on montre en ce moment beaucoup de choses sur l'Algérie. Livres, journaux, film même. Il est regrettable qu'ils soient souvent si tendancieux et partiaux, déformant comme à plaisir la vérité. Mais cette vérité, je ne crois pas qu'elle puisse rester toujours cachée et masquée. Elle surgira et effacera les mensonges et les habiletés. \*\*\* Non, rien n'est terminé. C'est pour cela que l'union des Français d'Algérie est plus que jamais nécessaire. A mon sens, le général Jouhaud, qui est un homme courageux et qui a souffert, doit pouvoir les réunir autour de lui. Cette union est un élément nécessaire pour le succès des répara­tions qui doivent être exigées. 86:286 Il est scandaleux que les biens volés n'aient pas encore été indemnisés. La loi, telle qu'elle a été votée, est une erreur, son insuffisance étant no­toire. Mais les promesses mêmes de cette loi ne sont pas tenues. Faut-il attendre que toutes les victimes aient disparu ? Il est également nécessaire d'obtenir une am­nistie réelle et complète -- avec restitution des droits et des grades pour tous ceux qui furent traités en coupables parce que leur patriotisme ne composait pas. Cela, qui est nécessaire, doit être obtenu, bien que nous sachions trop bien qu'une réparation véritable est impossible. On ne remplace ni une terre perdue, ni un avenir détruit. Raoul Salan. 87:286 ### Entretien avec de Gaulle sur Salan par Michel de Saint Pierre Cet « *entretien du 22 janvier 1968 avec le président Charles de Gaulle sur le général Salan et sur l'amnistie *», il n'en a jusqu'ici paru que des frag­ments. Je suis heureux d'en publier pour la première fois, dans ITINÉRAIRES, la version intégrale. *M.S.P.* 88:286 Vers le 8 ou 10 janvier 1968, j'avais écrit au président Charles de Gaulle pour lui demander une audience. Ma lettre était ainsi rédigée : Monsieur le Président, J'ai l'honneur de vous demander une audience, ayant des choses importantes à vous dire, que je ne veux confier qu'à vous seul. Je sais que vous êtes sensible à l'opinion des écrivains. Je sais également -- par M. Georges Pompidou, actuellement Premier Ministre, dont j'ai été le collabora­teur direct et quotidien chez Rothschild, pendant trois ans (de 1954 à 1957) -- que vous attribuez de l'importance à l'avis des anciens de la Résistance. Dans l'espoir que vous voudrez bien m'accorder l'au­dience demandée, je vous prie d'agréer, Monsieur le Pré­sident, l'expression de mes sentiments déférents. Michel de Saint Pierre. Quarante-huit heures après la réception vraisemblable, par l'Élysée, de cette lettre qui avait été acheminée norma­lement, je recevais un coup de téléphone, à Saint-Pierre, de M. de La Chevalerie, directeur du cabinet du géné­ral de Gaulle. L'audience était fixée en principe au lundi 22 janvier, « si cela vous convient », ajoutait-on courtoi­sement. On s'excusait d'avance -- et non moins courtoise­ment -- du fait que l'entretien serait bref... \*\*\* Donc, le lundi 22 janvier 1968, à 16 h 25, je me trouve devant l'Élysée. La garde prétorienne est là, *extra muros*, sous la forme d'une demi-douzaine d'agents en uniforme. Je décline mes nom et qualité, annonçant que j'ai une audience du chef de l'État. Jamais je n'avais été salué mili­tairement par des flics : c'est immédiat, franc et massif. Et cela me fait plaisir. 89:286 Dans une sorte d'antichambre située à gauche de la porte de l'Élysée, un nombre au moins égal d'agents et d'officiers de police se livrent à leurs occupations habi­tuelles : ils attendent. Nouvelle annonce de ma part, nou­veaux saluts, nouveau plaisir... On me fait inscrire mon nom sur la fiche classique des « visiteurs » ; mais une sorte de majordome s'appro­che et dit à mi-voix : -- Inutile pour M. Michel de Saint Pierre... Je trouve décidément que l'on me traite « avec hon­neur ». Traversée de la grande cour de l'Élysée, sous la conduite d'un jeune agent visiblement intimidé, qui rase les murs. Je gravis l'escalier, me trouve dans le hall : un vestibule gracieux comme devait l'être l'entrée de l'hôtel de la Pom­padour. Des personnages en habit ou jaquette bleu foncé, munis d'un gilet écarlate, saisissent avec dévotion mon par­dessus et mon cache-nez -- puis, d'une voix murmurante, l'un d'eux me prie de le suivre au premier étage. L'esca­lier menant au Cabinet du Chef de l'État est orné de hauts motifs représentant des feuilles de laurier dorées, de style ancien et du meilleur aloi. Au premier étage, belles tapisseries et tapis de la Savon­nerie. Je suis introduit aussitôt dans une vaste pièce -- mal­heureusement affublée de meubles Napoléon III. Derrière un bureau, un lieutenant-colonel téléphone avec pétulance. Il m'accueille, tous sourires et toute politesse dehors. Et comme je suis légèrement en avance, j'en profite pour lui parler de la télévision. (Je viens d'enregistrer une émission pour Jacques Chabannes et son « Paris-Club ».) J'évoque l'importance capitale, incommensurable du petit écran -- « dont nous ne savons pas encore nous servir ! ». -- Vraiment, vous trouvez que « nous » ne savons pas nous servir de la télévision ? s'écrie le colonel avec une surprise non feinte. 90:286 Je lui réponds avec gravité que « non, ils ne savent pas s'en servir. Pas encore. Ni les écrivains non plus, d'ailleurs. Supposez un démiurge qui étudierait vraiment, scientifiquement la question ; puis imaginez les ravages qu'il pour­rait ainsi faire dans la conscience publique... » Le colonel ne sait vraiment plus quoi dire. C'est alors qu'une porte s'ouvre et que l'on m'introduit dans le bureau particulier du président Charles de Gaulle. \*\*\* Ce cabinet est de dimensions plus modestes que le « salon anti-chambre » ; il m'a paru sobre ; et je suis incapable de décrire ses ornements ni son mobilier. Car la curiosité m'oblige à braquer immédiatement mes regards sur le vieil homme en complet sombre qui m'attend à l'au­tre bout de la pièce, me salue d'un sonore : « *Comment allez-vous ? *» *--* puis se lève et vient amicalement à ma rencontre. Il me tend la main, m'invite à m'asseoir, et nous jouons à un petit jeu de politesse qui consiste, pour cha­cun de nous, à ne prendre place que lorsque l'autre sera dûment installé. En sorte que nous nous asseyons exacte­ment ensemble. Le vieil homme est d'une courtoisie très au-dessus de la moyenne. J'ai choisi le fauteuil qui se trouve en face du sien ; seule la faible largeur de sa table-bureau nous sépare. Le président hoche la tête d'arrière en avant, ce qui, je l'apprendrai vite, signifie qu'il est satisfait ; ou, du moins, qu'il a des intentions amicales : DE GAULLE. -- Et alors ? 91:286 Moi. -- Permettez-moi tout d'abord, Monsieur le Président, de vous dire que je vous trouve assez sportif dans notre af­faire : sachant ce que je suis, ce que je pense et ce que je fais, vous me recevez. *Nouveau hochement de tête, d'arrière en avant.* DE GAULLE. -- Bien. Je vous connais, je vous ai lu : *Les Aristocrates,* et cet ouvrage sur la Turquie... Je vous ai même entendu. *Le président ne précise pas ce dernier point. Je me demande ce qu'il a bien pu entendre de moi...* DE GAULLE. -- Je vous écoute. Moi. -- Je voudrais tout d'abord vous rappeler un souve­nir. Aux lendemains de la Libération, lors d'une réunion de la Résistance, vous nous avez dit -- j'avais fait l'objet d'une invitation personnelle -- que les vrais résistants (vous avez insisté sur ces mots : les *vrais*) avaient acquis définitivement un double crédit : sur la France, et sur votre cœur, à vous, Charles de Gaulle. *Silence approbateur du président, qui, derrière ses lunettes aux verres grossissants, me regarde fixe­ment.* Moi. -- Ce crédit, Monsieur le Président, je l'ai conservé intact. Je n'ai jamais rien demandé pour moi -- disposant à cet égard d'une hérédité chargée. Car mon père, Louis de Saint Pierre, héros de la Marne, n'a jamais rien demandé pour lui -- et j'ai bien l'intention de persévérer dans cette voie. Je puis donc aujourd'hui vous adresser deux requêtes, à vous qui êtes devenu le chef de l'État, et qui êtes resté Charles de Gaulle. La première concerne la grâce immédiate et totale dis général Raoul Salan, mon ami. *Je ne quitte pas des yeux le président de Gaulle, dont le visage, je dois le dire, demeure absolument impassible. Tout de même, il a cligné des yeux sous l'impact.* 92:286 Moi. -- La deuxième chose que je vous demande, c'est l'amnistie totale pour les détenus politiques actuellement sous les verrous. *Cette fois, le président bronche. Il avance sa vieille tête qui me semble un peu amaigrie, dominée par le promontoire du nez osseux, et il me répond très simplement :* DE GAULLE. -- Rien que ça ? Moi. -- Oui, Monsieur le Président, rien que ça. Il reste actuellement cinquante-six détenus politiques, et tous, bien entendu, en prison pour des faits liés à l'affaire algérienne : quarante-trois sont au Fort de Saint-Martin-de-Ré, neuf à la Santé, un seul, le général Salan, à Tulle -- et trois autres dispersés dans les centrales du royaume.... DE GAULLE. -- Et vous allez me demander également, sans doute, l'amnistie pour ceux qui se trouvent hors de France et qui n'osent pas rentrer ? Moi. -- Exactement. Le président a parlé sans la moindre animosité. Il enre­gistre ; puis il s'informe. Le silence s'étend, et je jette un petit coup d'œil sur la pendule qui se trouve accrochée au mur, juste au-dessus de la tête blanche de mon interlocu­teur. J'observe ce visage, et je suis surpris : je m'imaginais une sorte de rocher impénétrable, vaguement sculpté en forme de tête humaine, et percé de deux trous brillants. Je garde en mémoire certaines expressions mauvaises, révé­lées par l'indiscrétion du petit écran de la télévision ; la haine dans un regard ; des mots cruels ou sarcastiques sur l'Algérie française -- le tout, aggravé par de longues oreil­les pointues. 93:286 Or, je vois une figure allongée, osseuse, pâle, aux joues flasques, au menton fort, à la bouche sensible ; et ces yeux grossis par des verres anormaux, qui me sem­blent tour à tour enjoués et tristes. L'homme est en pleine possession de ses facultés mentales, mais il est malade, très malade. Soudain, son regard s'enflamme (le cliché est usé, mais il n'y a pas d'autre mot) : DE GAULLE. -- Salan sera gracié... le dernier ! *Il attend visiblement une réponse, qui ne vient pas.* DE GAULLE. (*Sa voix, à présent, retentit.*) *--* Le dernier, car il était le chef ! *Puis, changeant à la fois de ton et d'expression, dodelinant de la tête, il se met à prendre exacte­ment les intonations dont s'est moqué avec tant de succès le chansonnier-imitateur Henri Tisot :* DE GAULLE. -- D'ailleurs, ce n'est pas le service ni la grandeur de la France que Salan poursuivait. Et c'est bien là ce que je lui reproche... Je le connais ; je l'ai même apprécié en des temps meilleurs. Meilleurs pour lui... Non, ce qu'il a fait, il l'a fait par haine, oui, par haine de moi, par esprit de vengeance, par aventurisme... *Décidément, mon interlocuteur est destiné à enri­chir la langue française : j'ai noté ce mot* « *aven­turisme* » *qui a l'avantage d'être expressif.* DE GAULLE. -- Par aventurisme, je vous le dis ! Comment expliquer autrement cette... organisation sordide, meurtrière, dont il s'est servi ? On a tout de même été jusqu'à l'attentat contre moi... *Il se tait, et cette fois, à mon tour, je sors un peu de mes gonds. J'empoigne les bords dorés de la table-bureau* (*c'est tout ce que je puis dire, d'ail­leurs, de ce meuble*)*, et je réponds -- exactement sur le même ton :* 94:286 Moi. -- Monsieur le Président ce n'est pas vrai ! J'ai un avantage sur vous, c'est que le général Salan ne vous a jamais fait ses confidences, tandis qu'il me les a faites, à moi ! je vous l'ai dit, il est mon ami. Raoul Salan a ses défauts, comme les autres. Mais ses qualités, je les connais : il est impertur­bable, impassible, sans peur et sans nerfs. C'est l'homme le plus calme que j'aie rencontré. Il est incapable -- je dis bien *incapable --* de nourrir des sentiments de haine et de vengean­ce, fût-ce contre vous. Il a voulu défendre l'Algérie française, et il l'a défendue. Mais un homme comme lui... DE GAULLE. -- Alors, comment expliquez-vous cette abominable O.A.S. ? Moi -- Permettez-moi de vous rappeler ce que disait Va­léry à Gide : « *Ce qui m'a étonné le plus au monde, c'est que personne n'allait jamais jusqu'au bout. *» Le général Salan est allé jusqu'au bout. Cela correspond strictement à son personnage. Comme cela correspond au vôtre... *Pour la première fois, le présiden*t *fait explosion, une explosion contrôlée, car l'intention de courtoi­sie et d'amitié -- je dirai même, de sympathie -- est évidente, depuis le début de l'entretien :* DE GAULLE. -- Vous ne pouvez pas comparer des choses qui sont incomparables entre elles ! *Puis s'adoucissant, penché vers moi, prenant l'as­pect d'un maître indulgent qui veut faire compren­dre quelque chose d'important à un élève :* DE GAULLE. -- Quant aux détenus politiques sous les verrous, c'est une bande d'assassins... *Un sourire, un petit hochement de tête et le ton même de la voix veulent atténuer l'énormité du propos. Comme je fais mine de protester, il m'in­terrompt :* 95:286 DE GAULLE. -- Je le sais. J'ai fait mon enquête sur eux. Et je suis parfaitement au courant de... *J'interromps à mon tour :* Moi. -- Cela n'est pas exact. On vous a mal informé... En tout état de cause, les crimes du F.L.N. n'ont pas été punis. Et pas davantage ceux des Forces de l'Ordre... DE GAULLE. -- Encore une fois, vous ne pouvez pas com­parer des choses incomparables entre elles ! Vous ne pouvez pas comparer l'action de gens qui avaient à défendre l'ordre, avec celle de mutins. Les Forces de l'Ordre ont fait ce qu'elles avaient à faire, leur devoir... Moi. -- Eh bien, Monsieur le Président, je pourrais vous parler des parents d'un certain gamin de 16 ans, un petit Pied-Noir, qui collait des affiches. Celui-là, il avait dans l'une de ses mains un pinceau, et dans l'autre une affiche. Sur l'affiche, il y avait écrit : VIVE L'ALGÉRIE FRANÇAISE ! Ce n'était pas un crime, tout de même ! Ses deux mains étaient occupées, il ne représentait pas une menace. Il était seul, ce gamin, et il collait son affiche sur les murs de la rue où il était né. Alors sont passées les Forces de l'Ordre, des adultes en pleine possession de leur vigueur, armés, qui ont tiré sur ce gosse, et qui l'ont tué. Si vraiment c'est ça, l'ordre... D'ailleurs, je pourrais aussi vous parler d'une foule désarmée qui a été massacrée à Alger, rue d'Isly, deux cent cinquante hommes, femmes et enfants désarmés autour du drapeau français, zi­gouillés à coups de mitrailleuses par des soldats portant l'uni­forme français... 96:286 *Il m'interrompt, et pour la première fois, je retrou­ve le mauvais sourire sur ses lèvres, l'intonation mauvaise dans sa voix :* DE GAULLE. -- Cette foule, cette foule... Pas si désarmée que ça, peut-être... Moi. -- Pas si désarmée ! Comment pouvez-vous dire cela ? J'ai assisté aux procès, entendu les dépositions, toutes les dé­positions, y compris celles des membres des Forces de l'Ordre. Pas un des exécuteurs -- pas un -- n'a été tué... Deux cent cinquante morts d'un côté, pas un de l'autre. Les Pieds-Noirs ne sont pas si patients, ni si maladroits ! Leur foule était donc bel et bien désarmée... C'est maintenant un point d'histoire. Alors, il ne dit rien. Absolument rien, pendant dix ou vingt secondes, ce qui paraît très long dans un entretien aussi chargé que celui-ci. Pour la première fois, il laisse paraître quelque hésitation, je dirais même, quelque embar­ras... Moi. -- L'ordre, ce n'est pas cela... Comment expliquer, dans ces conditions qu'il y ait encore cinquante-six détenus politiques et près de trois cents exilés ? *La tête blanche, en face de moi, s'agite un peu, et la voix est redevenue douce, conciliante, pater­nelle :* DE GAULLE. -- Non, je vous l'ai déjà dit : vous ne pouvez pas comparer. D'un côté, quoi que vous en disiez, l'ordre. De l'autre, le désordre. Moi. -- Vous avez en face de vous, Monsieur le Président, un homme qui n'est absolument pas d'accord avec ce que vous dites. 97:286 Je pense que vous savez supporter la contradiction. Pour moi, c'est le général Salan et l'Algérie Française qui avaient raison, et vous qui aviez tort... Et je voudrais me permettre deux ou trois autres observations : d'une part, l'O.A.S. est restée une chose vague, un fourre-tout commode, où l'on a fait entrer n'importe quoi. C'est ainsi que bien des faits qui lui ont été imputés émanaient en réalité d'éléments isolés, voire de provocateurs. C'est en historien que je vous parle, et l'his­toire de l'O.A.S. reste à écrire. En tout cas, je me porte garant du fait que le général Salan n'est pas un homme sanguinaire. Je crois même pouvoir affirmer que d'autres voulaient peut-être vous faire tuer, mais sûrement pas lui... Et surtout, surtout, il y a près de six années aujourd'hui que les assassins sont blan­chis d'un côté -- et que les partisans de l'Algérie Française restent en prison, de l'autre -- six ans, vraiment, vous ne trouvez pas que cela suffit pour marquer la différence à laquelle vous tenez ? *De nouveau, il hoche la tête -- avant de dire, assez bizarrement :* DE GAULLE. -- *Il y a dix ans, nous aurions pu, vous et moi, nous mettre d'accord sur bien des choses...* Aujourd'hui, je vous dis : je comprends vos sentiments. *A votre place,* je penserais peut-être comme vous. Mais savez-vous ce que vous auriez fait, à *la mienne ?* *Petit silence...* DE GAULLE. -- Alors, tout ce que j'ai fait, à vos yeux, cela ne compte pas ? La grâce de Jouhaud ? Les milliers de gens que j'ai libérés, graciés ? *Le très petit nombre de ceux que j'ai laissé fusiller...* *Il me regarde, et je dois changer de visage, car il reprend aussitôt, sans me laisser parler :* 98:286 DE GAULLE. -- Quand on pense à ce que j'ai déjà fait ! Vraiment, à vos yeux, cela ne compte pas ? J'avoue que la tentation est forte pour moi de lui expo­ser -- le plus agressivement possible, cette fois -- tout ce que je pense des fusillades qu'il a « laissé faire », comme il dit si élégamment -- (laissant entendre par là, qu'on le pressait de condamner, d'exécuter ; qu'il a simplement, dans un nombre très restreint de cas, *permis* à la justice de passer). Je le regarde, *et je suis sûr que tel est son sen­timent.* En cet instant, il veut moins convaincre que séduire. (L'audience, en tout cas durera de 30 à 35 minutes ; elle sera donc beaucoup plus longue qu'on ne me l'avait laissé prévoir.) Pour autant qu'il soit possible de spéculer sur les intentions d'un personnage pareil, de Gaulle veut sans doute -- en me traitant avec honneur -- laisser en moi je ne sais quels sentiments de gratitude personnelle et d'or­gueil comblé, susceptibles de réduire à néant le dynamisme de l'opposant, ses rancunes partisanes et sa colère. Il sait que l'écrivain est essentiellement vaniteux. Pour la troisième fois, il me demande : DE GAULLE. -- *Toutes les grâces que j'ai données, vrai­ment, cela ne compte pas ?* Moi. -- Je n'ai pas dit cela. Peut-être pourrait-on vous rappeler qu'il était normal de libérer beaucoup de monde, parce que l'on en avait arrêté beaucoup trop... Voyez-vous, Monsieur le Président, j'ai attendu mon heure pour vous parler. Lorsqu'il y avait trois mille personnes sous les verrous et je ne sais combien de condamnés à mort, si j'étais venu vous trouver pour demander l'amnistie totale, le grand coup de chiffon sur le tableau noir, vous m'auriez dit : « Mon bon ami, vous avez beau être écrivain et résistant, vous ne faites pas le poids. » 99:286 Aujourd'hui, ne demeurent sous les verrous que le général Salan et cinquante-cinq autres détenus. Alors moi, aujourd'hui, j'ai l'impression que je fais le poids. *Après un instant de réflexion, le président me répond -- comme il le fait volontiers,* *c'est-à-dire, sans répondre exactement :* DE GAULLE. -- Vous n'avez sans doute pas établi la dis­tinction entre les grâces et l'amnistie, que je ne peux pas accor­der de mon propre chef, puisqu'elle est du domaine législatif. On me l'a fait bien voir : il y avait un projet d'amnistie du gouvernement, à la fin de l'année 1967. Ce projet, vous savez comment on l'a sabordé au Palais Bourbon, après je ne sais quels sordides et tortueux calculs parlementaires. Or ce projet-là, il m'aurait permis (ici de nouveau, les inflexions de voix immortalisées par Tisot) d'accorder l'amnistie. On n'en a pas voulu. Qu'on ne me rende pas responsable. Quant aux grâces... Moi. -- Permettez-moi de vous interrompre, Monsieur le Président, pour parler un peu de ce fameux projet de loi de­mandé. J'ai suivi la chose de très près, je sais ce qui s'est passé, moi aussi... Pourriez-vous me jurer que si ce projet avait été voté, Raoul Salan et les cinquante-cinq autres détenus politiques seraient aujourd'hui libérés, amnistiés ? Je retrouve ici l'air décontenancé que le vieil homme prend, chaque fois qu'il est interrompu, chaque fois qu'il est « contré » : il n'en a décidément plus l'habitude. Il a complètement perdu le sens, l'usage du dialogue -- avec cet esprit de répartie que l'on vantait si fort chez lui, avant qu'il ne vînt au pouvoir. Cette fois encore, il grommelle... Puis il se penche en avant et de tout près me regarde : 100:286 DE GAULLE. -- Salan ? Non... Non, je ne crois pas... Et les autres ? Non sans doute pas encore... Moi. -- Alors, Monsieur le Président, quelle différence ? Et pourquoi devrais-je regretter que ce projet d'amnistie gou­vernemental n'ait pas été voté ? *Pas de réponse.* Moi. -- Vous vouliez me parler des grâces... DE GAULLE. -- Les grâces, c'est moi qui les accorde -- moi seul ! Et je vous l'ai dit tout à l'heure, elles seront accor­dées. Quand je voudrai, quand le moment sera venu. Il a repris toute sa fermeté. Sa voix est plus agréable à entendre qu'au petit écran, ou sur les disques de Tisot. Elle est ferme, bien timbrée, avec des inflexions riches en nuan­ces, des sonorités et des douceurs imprévues. Et lorsqu'il y prend garde, il n'y a pas de tremblement, pas de chevrote­ment, non, pas de sénilité dans cette voix. Mais le visage que je contemple s'est creusé. Le chef de l'État m'apparaît un peu plus décharné, un peu plus pâle qu'au début de l'entretien. Il se passe la main sur le front -- et c'est tout de même un geste de lassitude. Ne nous y trompons pas, cependant, ses mouvements et sa pensée n'ont rien perdu de leur vivacité : DE GAULLE. -- *En somme, vous êtes venu me demander la grâce de votre ami Raoul Salan.* *Il s'est adossé à son siège et me contemple de toute sa hauteur, avec une note de curiosité répan­due sur le visage. C'est cela : il est curieux de savoir ce que je vais lui répondre :* 101:286 Moi. -- Monsieur le Président, je vais vous dire une bonne chose, qui vous épargnera des soucis et des arrière-pensées, si nous avons l'occasion de nous revoir : quand je vous dis blanc, c'est blanc, non pas gris. Et quand je vous dis noir, c'est noir. Je ne fais pas de politique. Je suis tout juste conseiller municipal de mon village -- Saint-Pierre, qui est le berceau de ma famille depuis près de six cents ans, un bourg normand de quatre cent cinquante âmes, avec moins de deux cent qua­rante électeurs. C'est tout. Donc, l'avantage avec moi, c'est que je ne calcule jamais. Encore une fois, cela devrait faciliter notre conversation. Je vous rappelle que je suis venu vous demander *deux choses* que j'ai marquées au début de notre entretien : « Premièrement, la grâce du général Salan ; « Et deuxièmement, l'amnistie totale pour les détenus politiques et les exilés. « Sans entrer dans les détails. Monsieur le Président, l'am­nistie reste à votre portée, comme les grâces présidentielles. Il vous suffirait de les vouloir. Puis-je vous demander si vrai­ment, vous les voulez ? » *Cette fois, la tête blanche oscille de gauche à droite, signe de mécontentement :* DE GAULLE. -- Eh bien ! ne vous ai-je pas dit que je les voulais ? Moi. -- Si, vous me l'avez dit. Mais vous n'avez pas parlé de délai... Quand puis-je espérer ces grâces, pour ne parler que d'elles ? Quand Raoul Salan sera-t-il rendu à sa famille ? Et quand les cinquante-cinq autres détenus politiques retrouveront-ils la liberté ? Gambetta, si vous me permettez de le rappeler, avait, lui aussi, après la Commune et ses milliers de morts, une question analogue à poser. 102:286 Il demandait en pleine séance parlementaire : « *Quand nous débarrasserez-vous de ces haillons de guerre civile ? *» Car il s'agit tout de même de la paix des cœurs, de la réconciliation des Français. Je puis bien vous dire, sur ce plan-là, que le peuple attend... *Geste très vif de dénégation du président de Gaulle.* Moi. -- Mais si, je vous l'assure, le peuple attend ! On ne peut pas éternellement spéculer sur l'indifférence générale. Le peuple français a été et continuera d'être averti du maintien en captivité du général Salan, de plusieurs dizaines de détenus politiques ; il en est, il en sera averti par toute la presse, à la télévision, par des « meetings », par des tracts... Moi qui vous parle, je puis bien vous dire que les paysans de mon village -- ces cultivateurs normands, si fins qu'on ne peut guère les tromper -- m'ont posé à plusieurs reprises la ques­tion : « *Comment, il en reste encore en prison ? *» L'amnistie est devenue contre vous une arme ; on vous prête toutes sortes de mauvais sentiments de vengeance et de rancune, *et l'on dit que vous ne tenez aucun compte du peuple français.* Il y a même là-dessus des statistiques, des chiffres quasi-officiels... Et puis, tant que le général Salan restera en prison, il demeurera la preuve vivante du fait que la page n'est pas tournée ! Certains points de mon discours -- je l'ai bien remar­qué, moi qui ne lâche pas des yeux le vieux visage -- ont fait leur chemin, non pas certes dans le cœur du président, mais dans sa pensée. Il serait tout de même vain de pré­tendre m'en tirer à si bon compte. Sur la bouche expres­sive, je vois se dessiner un pli terriblement ironique. DE GAULLE. -- *Salan ? Le peuple s'en fiche, tout le monde s'en fiche, de Salan !* 103:286 Moi. -- Encore une fois, il est un symbole. Je sais ce que peut être l'épaisseur de l'indifférence humaine. Cependant, tant que l'on pourra dire que vous gardez en prison le général Salan... DE GAULLE. -- (Soulignant son interruption d'un geste brutal) : Et puis, vous me parlez du peuple. Le peuple ! *Vous savez bien que le peuple cherche toujours la facilité...* Je n'oublierai jamais l'intensité du mépris qu'il a mis dans sa voix, dans l'expression de son visage. Donc, le pré­sident de Gaulle méprise le peuple. Je l'avais toujours dit. Sa vieille amoureuse, François Mauriac, prétend le contraire. Moi, j'ai maintenant acquis la preuve que j'avais raison. Moi. -- Monsieur le Président, nous ne sommes pas là, ni vous ni moi, pour mépriser le peuple... *A cette minute, il se moque totalement de ce que je peux lui raconter. Seul lui importe ce qu'il lui reste à me dire :* DE GAULLE. -- Moi, je pourrais vous citer beaucoup de gens -- des gens très bien, comme vous et moi, si vous me permettez ce rapport... Moi. -- Je vous le permets. *Le président émet cette fois quelque chose qui ressemble à un rire. Il poursuit son discours :* DE GAULLE. -- Oui, des gens comme vous et moi pensent que la justice doit passer, que les assassins doivent payer, que ce serait trop commode, *et que je n'ai pas le droit de passer l'éponge !* 104:286 *Brusquement, dans la dernière partie de sa phrase, le regard perdu au-dessus de moi, il m'a parlé comme s'il parlait à une foule.* Moi. -- Chacune de ces personnes *très bien,* « comme vous et moi » selon votre expression ne représente qu'une voix. C'est le peuple qui vote. Chez moi, la majorité des cultivateurs avaient jusqu'ici voté pour vous. Mais supposez d'autres empoi­gnades électorales, dans un proche avenir, à quelque degré que ce soit : si l'on reparle encore de détenus politiques, s'il en reste un seul dans nos prisons, les Normands ne marcheront plus. Et leur cas est assez répandu. Croyez-moi, je sais de quoi je parle : le peuple veut que l'on tourne la page. Il digère cela, prend la mesure de chaque mot. Jusqu'ici il y avait dans mes propos des choses qui n'ont même pas dû franchir son écorce cérébrale. D'autres choses l'ont au contraire alerté -- et parmi celles-ci les paroles que je viens de prononcer. Le fait est tellement visible que je cherche à exploiter mon avantage. Il me devance : DE GAULLE. -- Vous n'attendez pas, je pense, une réponse immédiate à vos requêtes ni à vos questions ? Moi. -- Mais si, je l'attends, Monsieur le Président... Enfin, puis-je vous demander si nous n'avons pas perdu notre temps ? Est-ce que les mots que je vous ai dits, les pensées que je viens d'exprimer ont traversé votre conscience ? Est-ce que cela compte pour vous ? *Et je répète deux autres fois, d'une voix pressan­te, mais sans la moindre agressivité :* Moi. -- Est-ce que cela compte pour vous, *est-ce que cela compte ?* 105:286 *Comme une vieille pensée blanche, la tête frémit :* DE GAULLE. -- Oui, cela compte. Cela s'ajoute à d'autres démarches qui ont été faites récemment auprès de moi. D'au­tres démarches, de personnes que j'estime... *Après un silence :* DE GAULLE. -- *Vous aussi, je vous estime !* Moi. -- Alors, Monsieur le Président, quand accorderez-vous la grâce de Raoul Salan ? Quand les détenus politiques seront-ils libérés ? *Pas de réponse.* Moi. -- Ma démarche ne signifie rien si vous ne me répon­dez pas, si vous ne me donnez pas un délai. Cela peut être cette année, 1968 ? Faudra-t-il donc attendre l'année prochaine, 1969, pour que la prison et l'exil soient balayés ? *Le chef de l'État s'agite sur son fauteuil :* DE GAULLE. -- Ne me pressez donc pas ainsi ! Je ne suis pas habitué à être bousculé de la sorte... *Puis il me regarde :* DE GAULLE. -- Vous me demandez quand ? Vous me demandez une date ? je ne peux pas la donner. Mais je veux bien tout de même vous répondre ceci : tout le monde, je vous l'ai dit, sera gracié. Y compris Salan ! Tout le monde, je vous le promets, et j'accorderai moi-même les grâces. Vous voulez savoir si je les donnerai à court terme, à moyen terme, à long terme ? La réponse est : *à court terme.* Je suis vieux, je suis malade, regardez-moi, et je n'ai pas besoin de vous en dire davantage. 106:286 Nous laissons s'établir entre nous un silence. Il se sou­lève légèrement de son fauteuil -- me guettant, avec cette courtoisie qui ne l'a pas quitté, pour savoir si vraiment je n'ai plus rien à dire. Je me lève, moi aussi. Contournant son bureau, il me prend le bras un instant pour m'accom­pagner jusqu'à la porte. Je m'arrête et lui demande à brûle-pourpoint : Moi. -- Avez-vous lu mon roman « *Les Nouveaux Prêtres* »* ?* *Il a un geste de regret, hoche la tête :* DE GAULLE. -- Pour tout vous dire, non, je ne l'ai pas lu. Je le regrette. Il faudrait plus de temps. Mais je sais que dans votre roman, *vous avez défendu des thèses qui ne sont pas éloi­gnées des miennes.* Moi. -- (Reprenant mon chemin vers la porte, accompa­gné du président) : Je viens de publier un ouvrage sur « Les Romanov »... DE GAULLE. -- Les Romanov ? Une autocratie tempérée par l'assassinat... *Eh bien, cela n'a pas changé.* Moi. -- Vous voulez parler de Lénine sans doute. Oui, dans l'art du crime d'État, comparés à Lénine, les Romanov n'étaient que des détaillants... DE GAULLE. -- Après Lénine, cela n'a pas changé non plus ! *Voyez comment ils ont exécuté Krouchtchev...* Moi. -- (Très surpris) : Comment, ils ont... DE GAULLE. -- Non, ils ne l'ont pas fusillé. Ils l'ont exé­cuté civiquement. 107:286 Moi. -- Et encore, s'il n'y avait que cette sorte d'exécu­tion ! On parle de camps soviétiques où, sans tortures, il faut de quatre à six ans pour tuer un homme normal : simplement, par la disproportion entre la nourriture offerte et le travail exigé... DE GAULLE. -- (Près de la porte, en me serrant la main) Oui, oui, je sais. *Ils connaissent bien leur affaire.* *Exit* Michel de Saint Pierre. L'aimable lieutenant-colonel se précipite à ma rencon­tre, et d'une voix volubile, joyeuse, après avoir jeté un bref coup d'œil sur sa montre : -- Eh bien, ça a marché ? Le patron, vous l'avez trouvé en forme ? Moi. -- Oui, mon colonel Du moins intellectuellement... LE COLONEL. -- (frétillant) Hein, c'est bien ça ! Nous avons tous remarqué la bonne humeur du patron, ces jours-ci ! Moi. -- Je dois vous dire en outre, mon colonel, que je suis et reste dans l'opposition. Je souris, mais notre militaire, qui s'attendait visible­ment à ce que je fusse ébloui, paraît décontenancé. Je traverse à nouveau la cour de l'Élysée, sous la conduite d'un personnage d'accueil (avec ou sans chaîne, je ne me souviens plus). Au dehors, je m'attarde un peu, pour savourer le salut des flics. Michel de Saint Pierre. 108:286 ## LE CALENDRIER ### Traditionnel, oui mais lequel ? LA publication régulière d'un calendrier liturgique dans ITINÉRAIRES a pour origine le bouleversement révolu­tionnaire introduit par le calendrier de Paul VI. Quand on invoque contre ce calendrier une suspicion légitime, on a le choix entre trois possibilités pratiques, et de fait toutes trois ont leurs partisans : -- revenir au régime de saint Pie X, qui fut en vigueur de 1913 à 1955 et qui gardait en très grande partie le bréviaire et dans sa totalité le missel de saint Pie V ; -- conserver les rubriques en vigueur à la mort de Pie XII en 1958 ; -- suivre le régime instauré par Jean XXIII dans le code des rubriques de 1960. 109:286 Ces trois options sont légitimes. Un institut, une congré­gation, un monastère peuvent faire pour eux-mêmes le choix qui leur convient le mieux. Aucune autorité ne peut se substi­tuer à celle du Saint-Siège pour *imposer* universellement un régime plutôt qu'un autre. Au demeurant, aucune de ces trois options ne peut être suivie à la lettre. Par exemple ; s'en tenir strictement au calendrier de saint Pie X conduirait à ignorer la fête de saint Pie X lui-même, celle du Christ-Roi, de Marie-Reine, etc. La revue ITINÉRAIRES, qui fut la première à publier régulièrement un calendrier liturgique traditionnel, avait choisi, -- avant que personne d'autre ait rendu public un autre choix, -- le calendrier de Pie XII parce que la mort de Pie XII en 1958 marque le moment où la crise moderne de l'Église en vient à frapper la papauté elle-même et provoque peu à peu ce que nous avons nommé alors le collapsus du Saint-Siège. Telle est la raison de notre choix ; elle n'est pas forcément déterminante. Le régime en vigueur à la mort de Pie XII n'est au demeurant que le régime *provisoire* qu'il avait institué par le décret du 23 mars 1955 ; et ce régime n'est pas sans défauts. Les trois calendriers possibles ont tous leurs avantages et leurs inconvénients. Bien souvent le choix se trouve déterminé par les livres disponibles. Si l'on n'a qu'un bréviaire de Jean XXIII, il est impossible de reprendre le régime de Pie XII ou celui de saint Pie X. Rappelons qu'il n'existe pas de bréviaire de Pie XII : son décret du 23 mars 1955 ayant un caractère provisoire, il avait interdit toute modification aux livres liturgiques. Si l'on possède un bréviaire de saint Pie X on peut, au prix de trans­positions fatigantes, y retrouver le régime de Pie XII ou celui de Jean XXIII. Il est plus simple de réciter l'office tel qu'on l'a sous les yeux. Pie XII n'avait pas modifié le calendrier dans son ensemble ; il avait seulement réduit au rang de *simples* les fêtes *semi-dou­bles* et au rang de *mémoires* les fêtes *simples.* L'augmentation continuelle du nombre des saints canonisés rend évidemment nécessaire de procéder périodiquement à des réductions de cette sorte. Jean XXIII a supprimé quelques fêtes et en a ins­titué quelques-unes. A la hiérarchie traditionnelle des fêtes, il a substitué une répartition en quatre classes : la première demeure sans changement ; les fêtes de 2 classe sont très dévaluées, elles perdent les premières vêpres, le droit d'être célébrées le dimanche et celui d'être transférées ; la troisième englobe les anciens doubles majeurs, doubles et semi-doubles, avec des matines de trois leçons ; la quatrième correspond au rite simple. 110:286 Il y a peu de différences entre le missel de saint Pie V st celui de Jean XXIII. Mais on reprochera au calendrier de Jean XXIII d'avoir introduit une rupture dans le langage en modifiant complètement la *dénomination* des fêtes, il tend à rendre désormais inintelligibles, si on le suit, les monuments et témoignages que nous avons hérités de nos ancêtres dans la foi. Jean Crété.\ Jean Madiran. 111:286 ### L'année liturgique 1984-1985 L'ANNÉE liturgique 1984-1985 ressemble beaucoup à l'an­née 1979-1980. Les trois premier mois : décembre, jan­vier et février sont identiques. Mais 1980 était une an­née bissextile, alors que 1985 est une année ordinaire : à partir du 1^er^ mars, il y a un jour de décalage entre 1980 et 1985. Pâques, qui était le 6 avril en 1980, est le 7 en 1985 : c'est la date moyenne de Pâques, à égale distance des deux dates extrêmes : 22 mars et 25 avril. \*\*\* Nous retrouvons donc, en début d'année, un Avent court, commençant le 2 décembre. Noël tombe le mardi. Comme en 1980, l'Épiphanie et son octave tombent le dimanche. En supprimant l'octave de l'Épiphanie, en 1955, Pie XII en a conservé le jour octave sous le nom de *commémoration du bap­tême de Notre-Seigneur.* En y regardant bien, la mention du baptême de Notre-Seigneur, dans la liturgie du 13 janvier, est fort discrète : seuls l'évangile et son homélie lui sont consacrés. 112:286 La raison de cette discrétion est que, dans l'Antiquité, des hérétiques ont exagéré l'importance du baptême de Jésus, en soutenant que la divinité ne lui avait été conférée qu'à cette occasion. De nos jours, cette hérésie est renouvelée sous une forme un peu diffé­rente : les modernistes font du baptême une théophanie qui aurait fait prendre conscience à Jésus de sa mission. En réalité, le baptême marque le début de la vie publique de Jésus. Il se soumet volontairement à ce rite de pénitence pratiqué par saint Jean-Baptiste, en lui disant : « Laisse faire ; il convient d'accom­plir toute justice » ; il affirme ainsi sa mission rédemptrice. La descente du Saint-Esprit sur Jésus sous la forme d'une colombe, et les paroles venues du ciel : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis toutes mes complaisances » manifestent aux disci­ples la divinité de Jésus. Enfin, le baptême de Jésus préfigure l'institution du sacrement de baptême. L'occurrence du 13 janvier au dimanche nous permet de célébrer ce mystère, mais on se gardera d'en exagérer l'importance. La Septuagésime tombe, comme en 1980, le lendemain de la Purification. \*\*\* A partir du 1^er^ mars, nous avons, pour la première fois depuis 1974, une année *f* entière : les dimanches tombent les 3, 10, 17 mars etc. Comme en 1980, les fêtes de Marie-Reine, de sainte Jeanne d'Arc, de saint Pothin et de la dédicace de Notre-Dame de Paris tombent pendant l'octave de la Pentecôte et sont replacées après la Trinité, selon les règles de préséance que nous avons expliquées en 1980. \*\*\* 113:286 En septembre, trois fêtes tombent le dimanche : d'abord, le 8 septembre, *la nativité de la Sainte Vierge.* Cette fête, qui date du VII^e^ siècle, fut pendant plus de mille ans une fête d'obligation. Comme l'Église ne célèbre que ce qui est saint, elle suppose que la Sainte Vierge était sainte avant sa naissance ; de fait, la fête de la conception de Marie apparaîtra en Orient un siècle plus tard. Cette fête de la nativité de Marie fut longtemps célébrée, avec autant d'éclat que son assomption. La plupart des cathé­drales et églises dédiées à la Sainte Vierge célèbrent le 8 septem­bre leur fête titulaire. La congrégation olivétaine célèbre en ce jour Marie comme *fondatrice et patronne principale de la congré­gation.* Le 15 septembre, on célèbre la fête des *Sept-Douleurs de la Sainte Vierge,* instituée par les Servites de Marie au XVIII^e^ siècle et étendue à l'Église universelle par Pie VII en 1814. Enfin le 29 septembre est la fête de *saint Michel et de tous les saints anges.* C'est l'anniversaire de la dédicace de la basilique du Mont-Gargan. C'est la seule fête d'ange qui puisse se célébrer le dimanche, et elle fut, très longtemps elle aussi, une fête d'obliga­tion. Ce sera pour nous une occasion de renouveler notre dévotion aux saints anges et particulièrement à saint Michel. Telles sont les particularités de l'année liturgique 1985 ; nous voyons qu'un seul jour de décalage suffit à lui donner sa physiono­mie propre en la distinguant de 1980. Jean Crété. \[...\] ============== fin du numéro 286. [^1]:  -- (1). Tous deux sont maintenant en reprint chez DMM. [^2]:  -- (2). Texte intégral de la conférence du cardinal Ratzinger dans ITINÉRAIRES, numéro 271 de mars 1983, pages 148 à 170. [^3]:  -- (1). Déclaration à *Paris-Match,* août 1984. [^4]:  -- (2). Un volume chez DMM. [^5]:  -- (1). Autres exemples, en vrac : la supposition que Maurras n'a *jamais écrit le nom* de Bernanos (p. 548). Et toute la polémique contre lui ? Il faut offrir à PB le tome premier, à la Pléiade, des *Essais et écrits de combat* de Bernanos : des textes où Maurras nomme Berna­nos y ont été recueillis de la page 1254 à la page 1282. -- L'affirmation que *Le Paysan* aurait été « le dernier » (sic !) ouvrage publié par Maritain ; et d'autre part qu'il marquerait chez lui un « redressement spi­rituel » (p. 705, n. 18). -- Et les précisions incertaines ou improbables données témérairement, sans preuves, comme assurées : par exemple, cet *Ave Maria* que Maurras aurait récité chaque soir « toute sa vie » (p. 349-350) : toute sa vie, cela signifie quoi, cela veut dire à partir de quand ? Dix pages plus loin (p. 361 en bas) l'assurance est implicite­ment démentie... [^6]:  -- (2). C'est dans le volume *Mes Arches de Noé,* pages 64-66 : « La nuit précédente, une bombe avait éclaté dans un café de la place Bellecour réservé à l'armée allemande (...). A midi, quittant l'impri­merie, j'aperçus un camion de l'armée allemande. Sur la plate-forme, cinq hommes livides, en civil, et autour d'eux des soldats casqués. J'eus le temps de faire une centaine de mètres avant que retentit le bruit de la fusillade (...). Devant la vitrine éventrée du café attaqué la nuit précédente gisaient sur le trottoir cinq cadavres dans des mares de sang. Ils allaient rester là tout l'après-midi (...). Le vrai responsable de ces cinq morts n'était pourtant pas là. Où était passé le terroriste qui, dans la nuit, avait posé sa bombe dérisoire ? J'essayai d'imaginer les sentiments de cet homme qui ne s'est jamais dévoilé. Son but et celui de son organisation n'avaient pas été de casser une vitrine, mais de provoquer ces représailles (...). Cinq innocents, la face écrasée sur le macadam (...). Maurras me fit signe d'arrêter, puis descendit. De sa canne, il écarta les voyeurs et avança seul, jusqu'aux sentinelles. Il y eut comme un mouvement de panique dans la foule quand l'Allemand releva le canon de son arme. Maurras ne le regardait pas. Lentement, il ôta son feutre noir et resta immobile au garde-à-vous, seul tout près de ces cadavres dont le sang caillait... » [^7]:  -- (3). *Cf. L'Avenir de l'intelligence,* première édition (Fontemoing 1905), pages 109-110. Le passage sur Dieu est immédiatement précédé de la précision que ce sont les *apologistes catholiques* qui ont *formé cet argument.* Il est immédiatement suivi par : « *Le clergé catholique donne le choix entre son dogme, avec la haute organisation qu'il com­porte, et ce manque absolu de mesure et de règle qui annule ou qui gaspille l'activité. Dieu ou rien, c'est l'alternative proposée aux esprits tentés de douter. *» C'est donc l'argumentation catholique, et non sa pensée propre, que Maurras expose ainsi en 1905. [^8]:  -- (4). *Qu'est-ce que la civilisation ?* dans *Mes idées politiques,* pages 137 et suivantes dans l'édition Fayard 1968 comme dans l'édition Albatros 1983. Sur la notion de *débiteur insolvable* et sur la corres­pondance de la civilisation selon Maurras avec la doctrine de saint Thomas sur la justice (et sur cette partie de la justice qu'est la piété naturelle), cf. Jean Madiran : *La civilisation dans la perspective de la piété,* dans ITINÉRAIRES, numéro spécial sur la civilisation chrétienne (numéro 67 de novembre 1962). [^9]:  -- (5). Dans PRÉSENT du 27 juillet 1984. De son côté Mathilde Cruz, dans PRÉSENT du 20 juillet, notait malicieusement : « *Les choses sont mal faites sur la terre. C'est Boutang qui aurait dû naître avant Maurras. Ainsi Maurras nous aurait expliqué Boutang et nous l'aurions compris sans effort.* » [^10]:  -- (6). PB cite ici (p. 220), apparemment de mémoire mais entre guil­lemets, un membre de phrase qu'il attribue à Maurras : « *J'aurais ligué jusqu'à la messe *»*,* mais n'en donne pas la référence. Voici le texte exact : « ...*la Ligue, dont je ne médis point, puisque j'aurais* « *ligué* » *pour ma part, jusqu'à la conversion du roi huguenot et non au delà *». C'est dans un article de *L'Action française* (revue bi-mensuelle) du 1^er^ octobre 1904.