# 287-11-84
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## ÉDITORIAL
### La transmission de la foi est interrompue
#### I. -- Lecture d'un article du *Figaro*
Le catéchisme des évêques ne transmet plus la foi catholique. Grande nouvelle. Non pas pour les lecteurs d'ITINÉRAIRES. Mais pour ceux du *Figaro*. L'article de Michèle Reboul y a paru dans le numéro des 22-23 septembre. Nous allons le (re)lire en son entier, il en vaut la peine.
Un professeur de philosophie qui s'étonnait de ce qu'aucun élève, même étant allé au catéchisme, ne connaisse les bases du christianisme, s'entendit répondre par un Camerounais de dix-neuf ans :
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« *Au Cameroun, au catéchisme, on me parlait de Dieu mais en France, on m'y a parlé des immigrés. *» Nombreux sont les enfants qui refusent de retourner au catéchisme car ils en ont assez des dessins et collages ou, pour les plus grands, des discussions sur la sexualité ou la justice sociale. Les parents, en cette rentrée, se demandent s'ils vont y inscrire leurs enfants et les mères catéchistes hésitent à continuer. D'où vient ce désarroi vis-à-vis du catéchisme actuel ?
De ce qu'il ne répond ni à la demande des parents ni à celle des enfants car *il ne transmet plus* *la foi catholique.* Je pense en particulier à « Pierres vivantes » et aux différents « Parcours » qui sévissent depuis 1981 et dont la plupart sont en conformité avec le Texte de référence, publié en 1979, charte de la nouvelle catéchèse. *Toutes les erreurs de la pédagogie moderne s'y retrouvent :* Ainsi on invoque le prétexte que l'enfant vit dans un milieu déchristianisé -- on oublie qu'il y a 85 % de catholiques en France ! ([^1]) -- et qu'il ne faut pas le sortir de son environnement, pour le frustrer du désir d'apprendre et le garder dans l'ignorance de sa religion. C'est à partir de son « vécu » (*sic*), de son quartier, que l'enfant prendra conscience de son appartenance à la collectivité et qu'il pourra choisir le Christ, Mahomet ou Marx, la religion catholique n'étant pas présentée comme la seule vraie et le Christ ne se distinguant des autres fondateurs religieux que par son amour des marginaux, en quoi il doit être notre modèle. Alors que l'enfant a besoin de stabilité, de certitudes, pour comprendre le monde et s'y situer et que sa recherche de sécurité n'a d'égale que sa générosité, son désir de se donner à ce qui le dépasse, les catéchismes officiels ou ce qui en tient lieu (puisque le mot « catéchisme » est proscrit) *relativisent, subjectivisent, et mettent constamment la foi en doute.* Plus de vérité révélée, plus de transcendance, plus de dogmes, plus de morale, plus de péché, plus de messe (mais un « rassemblement » « présidé » par un prêtre), plus de prière, plus de sacrifice.
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*La seule croyance est celle en l'homme,* la seule espérance est celle «* d'œuvrer avec les communistes pour un monde meilleur *» (Parcours « Montrez-nous des chrétiens », p. 160).
Il faut savoir que « Pierres vivantes » comme les « Parcours » sont en totale opposition avec ce qu'ont demandé Jean-Paul II et le cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation de la Foi qui, tous deux, insistent sur un retour à un enseignement *intégral* et *mémorisé* ([^2]) de la doctrine chrétienne. Mgr Ratzinger a également signalé que les conférences épiscopales ne sont pas autorisées à publier des documents catéchétiques sans l'approbation préalable du Saint-Siège. Mgr Seper, son prédécesseur, a confirmé : « Les catholiques ont un devoir impérieux de retirer leurs enfants des cours de catéchisme... lorsque le catéchisme utilisé n'est pas absolument conforme au Directoire général de la Catéchèse publié par Rome » ([^3]). Or, «* Pierres vivantes *» ni les «* Parcours *» *ne sont approuvés par Rome*, au contraire des catéchismes des éd. Téqui ([^4]), du « Catéchisme catholique » de l'Action familiale et scolaire et de « La Lumière du monde » aux éd. C.L.C. ([^5]) qui ont reçu une particulière bénédiction de Jean-Paul II, ainsi qu'une lettre élogieuse du cardinal Oddi ([^6]). Ces vrais catéchismes, magnifiquement illustrés et adaptés à l'enfant d'aujourd'hui sont sans compromis vis-à-vis de Celui qui EST l'Absolu et qui est notre vie.
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Oui, c'est un bon article que vous avez fait là, Madame Michèle Reboul, en ceci surtout : vous en dites beaucoup plus que le confrère Bourdarias ni le camarade Joseph Vandrisse n'en avaient jamais dit et que le *Figaro* n'en avait jamais imprimé. Vous dites que le catéchisme des évêques ne transmet plus la foi catholique depuis 1979-1981. Il est bien temps de s'en apercevoir. Enfin, mieux vaut tard que jamais. La grande opinion publique libérale, le grand public français sont désormais avertis. Ils s'en moquent un peu, me direz-vous, ayant d'autres soucis que le catéchisme. Mais au moins ils savent maintenant que les évêques ne sont plus catholiques : qu'ils ne sont plus catholiques en acte, qu'ils ne le sont plus *en tant qu'évêques* précisément, dont la première mission, dont l'essentielle fonction est de transmettre et d'enseigner la foi catholique. Même pour ceux des lecteurs du *Figaro* dont la tiédeur ou l'indifférence religieuse est parfaitement libérale, c'est une nouvelle ; une grande nouvelle. Et c'est une honte, une grande honte, enfin venue comme elle était méritée, enfin éclatante pour la conférence épiscopale.
#### II. -- Commentaires et considérations
**1. -- **Assurément, le catéchisme des évêques ne transmet plus la foi catholique. C'est pourquoi nous ne sommes plus en communion avec eux : en cela, pour cela, dans cette mesure-là.
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Seulement, Madame, vous avez fait une erreur notable ce n'est pas depuis 1981 ni depuis 1979. Le mal est beaucoup plus ancien, beaucoup plus profond, beaucoup plus installé, il sera d'autant plus difficile à extirper (et l'extirpation n'est même pas commencée). Il a une bonne quinzaine d'années. Il commence en 1968 avec le *Fonds obligatoire.* C'est depuis lors que le catéchisme des évêques « ne transmet plus la foi catholique », comme vous le dites très exactement.
**2. -- **Naturellement, 1968 et le *Fonds obligatoire* ne sont pas un commencement absolu. Il y a une longue histoire du catéchisme en France et de sa décomposition progressive ([^7]). Le vrai commencement institutionnel de cette décadence, c'est lorsque l'épiscopat français décida de composer un catéchisme *national* au lieu d'adopter, fût-ce en l'adaptant, le catéchisme *romain.* Cette décision fut prise aux environs de l'année 1930*.* Le « catéchisme à l'usage des diocèses de France » fut publié en 1937. Il eut une édition « revue et corrigée » en 1947*.* Ces catéchismes étaient encore catholiques, ils étaient déjà en décomposition.
En 1957, Pie XII imposa aux évêques français de publier un « communiqué » de mise en garde contre les déviations de leur catéchèse. On peut relire aujourd'hui les quatre premiers points de ce communiqué ([^8]) : il suffirait aujourd'hui encore de s'y conformer pour être radicalement débarrassé de « Pierres vivantes » et des odieux Parcours ».
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**3. -- **Néanmoins c'est bien en 1968 que la décomposition intellectuelle de la catéchèse aboutit non plus seulement à des catéchismes déficients, mais à l'obligatoire entrée en vigueur de catéchismes qui ne sont plus catholiques. Madame Michèle Reboul mentionne l'ouvrage récent (et excellent) de Marc Dem sur la question ([^9]) : si elle en avait lu tous les chapitres avec une attention entière, elle y aurait remarqué aux pages 148-149 le commencement de 1968. Marc Dem dit même 1966, parce qu'il retient non point la date de parution du *Fonds obligatoire,* mais celle où les évêques décidèrent sa fabrication. -- Disons en effet que le *Fonds obligatoire* fut élaboré en 1966, publié en 1967 et imposé en 1968. A partir de 1967-1968, on pouvait savoir : il était visible que le catéchisme officiel de l'épiscopat avait cessé de « transmettre la foi catholique ». Pendant quinze ans, le *Figaro* et son Bourdarias toujours là et son Vandrisse indéracinable n'en avaient rien dit. Ils avaient même dit le contraire, couvrant de mépris ceux qui disaient ce qu'à votre tour, Madame, vous écrivez et imprimez maintenant dans ce même *Figaro.* Vous comprendrez que votre article, nous le recevons comme une justification ; comme une consolation ; j'allais dire : comme une réparation.
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#### III. -- L'approbation de Rome,
Vous dites, Madame, que « Pierres vivantes » et les « Parcours » ne sont pas approuvés par Rome. Mais l'épiscopat, dans ses communiqués les plus officiels, assure qu'ils le sont. Dans le précédent numéro d'ITINÉRAIRES, j'ai cité et commenté le communiqué que Mgr Decourtray, ès qualités de vice-président de la conférence épiscopale, a publié le 13 juillet dernier. Voici en outre, dans le même sens, *La Croix* du 2 octobre : une interview du président de la commission épiscopale pour l'enseignement religieux, Mgr Boffet, évêque de Montpellier. Il affirme lui aussi, en propres termes, que *Pierres vivantes* « A REÇU L'AGRÉMENT DU SAINT-SIÈGE ».
Nous avions quelques raisons de penser comme vous, Madame, que ni « Pierres vivantes » ni les « Parcours n'étaient approuvés par Rome. Cependant l'état de la question sur ce point, que vous passez sous silence mais qu'il est impossible d'ignorer, est que les évêques français prétendent avec insistance que les « Parcours » et « Pierres vivantes » ont été et sont approuvés. Et le Saint-Siège les laisse prétendre, sans démentir ni contredire cette prétention.
L'état de la question comporte encore d'autres éléments, qui sont plus sinistres encore.
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Quand on va se plaindre, on l'a beaucoup fait, Madame, depuis 1968, on ne vous a pas attendue, -- quand donc on va se plaindre à Rome, preuves en mains, que la catéchèse épiscopale « ne transmet plus la foi catholique », la réponse privée, la réponse officieuse, la réponse officielle sont invariablement depuis quinze ans :
-- *Obéissez à vos évêques.*
Alors qu'on ne nous raconte pas d'histoires sur « ce qu'ont demandé Jean-Paul II et le cardinal Ratzinger ».
*Ils ont demandé que l'on obéisse aux évêques tels qu'ils sont.*
C'était peut-être une pédagogie pour faire (re)prendre conscience aux évêques de leurs responsabilités doctrinales ?
Mais si c'était une pédagogie, elle a complètement échoué.
Elle a conduit à supporter, à tolérer, à pratiquement cautionner un catéchisme prévaricateur et apostat épiscopalement imposé dans l'Église de France depuis quinze ans.
Faites le compte : si le catéchisme des enfants dure normalement trois ans, cela fait cinq générations de petits chrétiens qui ont été pourries par un catéchisme de mensonge. Et cela continue sans changement. Sauf dans les paroisses où des dames catéchistes (et même quelquefois des prêtres), faisant semblant d'adhérer à l'apostasie immanente obligatoire, continuent subrepticement, quand on ne les surveille pas, d'enseigner « Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme » et d'expliquer clandestinement aux enfants, une à une, les paroles du Je crois en Dieu, du Notre Père et des Commandements, ce qui constitue les connaissances nécessaires au salut...
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#### IV. -- Améliorations... ou bien corrections ? et réparation ?
Dans l'interview déjà citée, le commissaire Boffet, évêque de Montpellier et président des commissaires à l'enseignement religieux, déclare au sujet de « Pierres vivantes » qu' « on a constaté que des améliorations étaient possibles et même nécessaires ». (Il a bien dit : *nécessaires.*) ([^10]) Ces améliorations « seront apportées dans la nouvelle édition en préparation », dont il espère qu'elle pourrait voir le jour « pour la rentrée 1985 », c'est-à-dire dans un an. Il aura donc fallu au moins deux ans de travail pour cette nouvelle édition. Elle est fabriquée par ceux-là mêmes qui ont été les promoteurs, les auxiliaires et les complices de l'apostasie immanente, et s'ils parlent d'*améliorations,* ils ne parlent pas de *corrections,* ils n'ont pas *reconnu leurs erreurs,* ce qui est tout à fait contraire aux traditions et usages pédagogiques de l'Église.
Dans la meilleure hypothèse (encore qu'invraisemblable), celle où « Pierres vivantes » contiendrait à partir de l'automne 1985 les connaissances nécessaires au salut, le mal fait à cinq générations d'enfants chrétiens ne sera pas réparé. Il est peut-être humainement irréparable. Pour le réparer, la condition non suffisante mais indispensable est la désapprobation explicite, publique et sans échappatoire des erreurs qui ont empoisonné la catéchèse française.
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Ces erreurs étaient indiquées, expliquées, démontées dans la conférence prononcée à Lyon et à Paris, en janvier 1983, par le cardinal Ratzinger exprimant une opinion personnelle en qualité de docteur privé. Elles n'ont pas fait l'objet d'une condamnation en forme par le magistère. Rome n'a pas impérativement désapprouvé, et aussi longtemps que Rome ne désapprouvera pas sans équivoque, les évêques français pourront continuer à prétendre que Rome approuve. On en est là. Depuis quinze ans.
#### V. -- Monsieur Téqui
Vous vous faites, Madame, la propagandiste des catéchismes de Monsieur Téqui. Ne me répondez pas que Téqui est une firme et non un monsieur. Nous le savons. Mais justement. Quelle autorité morale, ses auteurs ? Nous posons la question :
-- *Téqui, t'es qui donc, pour fabriquer des catéchismes ?*
Il y a un catéchisme catholique, c'est le catéchisme romain. Il s'appelle le *Catéchisme du concile de Trente,* il est destiné aux catéchistes, c'est leur livre du maître. Adapté à l'usage des enfants, il s'appelle le *Catéchisme de saint Pie X.* Vous y trouvez les trois connaissances nécessaires au salut, vous y trouvez les quatre parties obligatoires de tout catéchisme catholique.
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Dans sa conférence de janvier 1983, le cardinal Ratzinger a rappelé quelles sont ces quatre parties obligatoires ; il a nommé le *Catéchisme du concile de Trente.* Madame Michèle Reboul n'a pas l'air de connaître.
Le concile de Trente, c'est autre chose que les œuvres personnelles de Monsieur Téqui, quel que soit le mérite éventuel de ses inventions particulières en pédagogie religieuse. Monsieur Téqui, même complimenté dans le *Figaro,* ça ne fait pas le poids, en face de l'épiscopat, dans l'esprit des bonnes gens. Mais on ne leur parle jamais que de Monsieur Téqui et analogues. On ne leur propose pas le *Saint Pie X,* on ne leur présente pas le *Concile de Trente,* qui auraient peut-être une autorité morale capable de contrebalancer l'arbitraire des évêques.
Je sais bien : il y a la turlutaine de l'adaptation. Le catéchisme romain, dit-on, n'est pas adapté aux enfants, n'est pas adapté à nos mœurs, n'est pas adapté à notre époque, n'est pas adapté au monde actuel. Monsieur Téqui et analogues publient des catéchismes soigneusement adaptés. Seulement, pour adapter, il faut connaître. Pour adapter le catéchisme romain, il faut commencer par l'étudier. Monsieur Téqui ne s'est jamais soucié de procurer au public, ou au moins aux adaptateurs, le *Catéchisme de saint Pie X* ni le *Catéchisme du concile de Trente ;* il a même spectaculairement évité de les recommander ou même de signaler leur existence. C'est peut-être pour cette raison que Madame Michèle Reboul n'en a jamais entendu parler.
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#### VI. -- Le critère
La tradition catéchétique catholique, canonisée (c'est-à-dire codifiée) par le *Catéchisme du concile de Trente,* énonce qu'il y a trois connaissances nécessaires au salut.
La première concerne la foi, et elle est procurée par l'explication mot à mot du je crois en Dieu.
La seconde concerne l'espérance, et elle est procurée par l'explication mot à mot du Notre Père.
La troisième concerne la charité, et elle est procurée par l'explication mot à mot des Commandements de Dieu.
A quoi s'ajoute la quatrième partie obligatoire de tout catéchisme catholique : l'explication des sacrements.
Tel est le premier critère auquel vous reconnaîtrez si un catéchisme est catholique.
\*\*\*
L'article de Madame Michèle Reboul était intitulé « *La bataille du catéchisme* »*.*
Oui, c'est une vraie bataille : un « combat spirituel, plus rude que la bataille d'hommes ».
Mais quelle bataille au juste ?
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Si l'on ne remonte pas au *Fonds obligatoire* de 1966-1968 ; si l'on méconnaît le critère des trois connaissances nécessaires et des quatre parties obligatoires ; si l'on ignore le catéchisme romain et si l'on ne nomme même pas le *Catéchisme de Trente* ni celui de *Saint Pie X, --* alors je me demande contre quoi et pour quoi l'on mène « bataille ».
Mais ne prenez pas ces remarques pour des critiques, Madame : ce sont des invitations. Vous avez si bien commencé.
Jean Madiran.
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APPENDICE I
### Le texte intégral de la déclaration du commissaire Boffet
LA DÉCLARATION de Mgr Boffet n'a été citée que très fragmentairement dans *La Croix*. Il s'agissait d'une interview parue dans le *Midi libre* du 29 septembre. Voici la reproduction intégrale de la partie de cette interview qui concerne le catéchisme.
Le commissaire Louis Boffet est aujourd'hui le principal et le plus direct responsable du catéchisme en France : il est président de la commission épiscopale pour l'enseignement religieux.
Depuis le 10 juin 1976 il est évêque de Montpellier, d'Agde, de Béziers, de Lodève et de Saint-Pons-de-Thomières. Né le 8 septembre 1921 à Chauffailles (Saône-et-Loire), ordonné prêtre en 1947, il était en 1970 nommé auxiliaire du cardinal Renard à Lyon et recevait la consécration épiscopale le 20 septembre de la même année.
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Aumônier de lycée, aumônier diocésain de la JEC et de la JECF. (1951), aumônier diocésain de l'Action catholique rurale (1954), il n'a été curé de paroisse que trois ans (1963-1966).
MIDI LIBRE. -- *La formation spirituelle des jeunes chrétiens est une question-clef pour l'avenir de l'Église. Les récentes empoignades sur le contenu de l'enseignement religieux* (*en particulier la polémique sur le manuel* « *Pierres vivantes* ») *ont jeté le trouble dans les esprits. Certains se sont demandé : mais quelle Église veulent-ils ? Maîtrisez-vous bien les enjeux ?*
MGR BOFFET. -- On ne maîtrise pas tous les enjeux. Il y a tant de données qui nous échappent ! Dans le domaine pédagogique, il y a toujours une part d'incertitude et d'approximation. Ceux qui parlent d'une façon péremptoire sont inconscients ou ne connaissent pas les réalités ([^11]).
La catéchèse aujourd'hui essaie de répondre à la conjoncture présente. Elle ne prétend pas bâtir pour des siècles. Elle répond au contexte culturel pour rejoindre les enfants d'aujourd'hui, tels qu'ils sont, et les mettre en contact avec l'Église et avec Dieu.
Je crois qu'on fait porter à « Pierres vivantes » une responsabilité démesurée. « Pierres vivantes » ne va pas construire une nouvelle Église. « Pierres vivantes » essaie de mettre sur le chemin de la Foi en proposant des documents, ce n'est en rien un traité de la Foi ([^12]).
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C'est un « recueil de documents », rassemblés sous une même couverture. Des documents d'ordre biblique, historique, liturgique, visuel, accompagnés d'une explication du vocabulaire chrétien ([^13]).
MIDI LIBRE. -- *Mais, alors, pourquoi cette levée de boucliers ?*
MGR BOFFET. -- D'abord parce qu'on s'acharne à faire de « Pierres vivantes » un catéchisme qui présenterait la totalité de la Foi alors que ce n'est qu'un ouvrage de documentation qui illustre un enseignement. Cet enseignement, lui, est dispensé à partir des livres qui jouent le rôle du manuel de catéchisme ([^14]).
Ensuite parce que, selon ses détracteurs, ce livre laisserait croire que c'est une communauté qui a créé sa Foi. Or, nous avons bien dit, écrit et répété que tout découle d'une révélation. La communauté croyante n'a pas inventé sa Foi, elle l'a accueillie. Dans toutes les présentations de « Pierres vivantes » qui ont été faites, cela est dit on ne peut plus clairement.
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Ce recueil a d'ailleurs reçu l'agrément du Saint-Siège ([^15]). Après deux ans d'expérience, on a constaté que des améliorations étaient possibles et même nécessaires. Il y a eu dialogue. Les améliorations qui seront apportées dans la nouvelle édition en préparation visent aussi à lever les équivoques. Nous sommes amenés à une formulation plus claire ([^16]).
En conclusion, l'accusation lancée contre « Pierres vivantes » de manquer à l'orthodoxie n'est pas fondée. Il n'y a aucun problème d'orthodoxie. Le cardinal Ratzinger l'a toujours affirmé ([^17]).
\[L'annonce que la nouvelle édition de *Pierres vivantes* serait éventuellement prête pour la rentrée scolaire de 1985 était donc une information particulière de *La Croix :* comme on le voit, elle ne figure pas dans l'interview donnée par Mgr Boffet à *Midi libre*.\]
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APPENDICE II
### Les formulations claires
LE PRINCIPAL RESPONSABLE, président de la commission épiscopale, déclare donc que, dans la prochaine édition de *Pierres vivantes* actuellement en préparation : 1° l'épiscopat vise à *lever les équivoques ; *2*° *les évêques sont *amenés à une formulation plus claire.*
Mais la « formulation plus claire », il ne s'agissait pas d'y être « amené » par « deux ans d'expérience ».
On l'avait.
Et on l'avait bannie.
C'est toute la question.
Et c'est, pour notre part, la principale critique que nous avons faite au nouveau catéchisme français.
Il faut seulement en bien comprendre toute la portée.
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**1. -- **Depuis une quinzaine d'années, nous avons essentiellement remarqué qu'on trouvait de moins en moins puis qu'on ne trouvait plus du tout, dans le catéchisme français, les *formulations* sinon *claires,* du moins *nettes* (je vais revenir sur ce point) qui s'énoncent ainsi :
« Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme. »
« Un seul Dieu en trois personnes. »
« Jésus : une personne, deux natures. »
« Être chrétien veut dire professer la foi et la loi de Jésus-Christ. »
« Le sacrifice de la messe est substantiellement identique, quoique de manière non sanglante, au sacrifice de la croix. »
Etc., etc. : voir le catéchisme romain.
On *avait* ces formulations nettes, on les *savait.* Elles n'étaient pas à inventer ; ni à découvrir au bout d'une recherche, d'une expérience, etc. Délibérément, on les a exclues. Dans *Pierres vivantes,* on peut à la rigueur, en cherchant bien, apercevoir que Jésus est Dieu et voir par ailleurs qu'il est homme : on a bien pris soin d'éviter la formulation « Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme ». De même, on peut découvrir dans *Pierres vivantes,* non sans mal, une indication du mystère de la sainte Trinité, on n'y trouve nulle part : « Un seul Dieu en trois personnes ». Pour que toutes les formules nettes aient été supprimées, il a bien fallu que ce soit par l'effet d'une vigilance délibérée plutôt que par négligence ou distraction.
**2. -- **Ces formulations (traditionnelles) ne sont *claires* qu'en ce qu'elles sont *nettes.* Car bien sûr les mystères de la religion chrétienne garderont toujours ici-bas, quels qu'en soient les énoncés et les explications, l'*obscurité* qui leur est propre. Mais ces mystères de la foi, il est possible de les *énoncer* -- et de les *affirmer --* d'une manière *simple,* d'une manière *nette,* d'une manière *sans équivoque.*
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Qu'on ait systématiquement répudié ces énoncés-là, aussi bien dans la liturgie que dans la catéchèse, est la première observation que nous avons faite, le premier symptôme que nous avons analysé, la première réclamation que nous avons élevée, la principale accusation que nous portons constamment depuis quinze ans ([^18]).
**3. -- **Non seulement les vérités principales de la foi ne sont plus énoncées en formules nettes, mais encore les indications confuses qui en sont données dans *Pierres vivantes* il faut LES CHERCHER. Comme je l'ai dit, on peut arriver à les trouver, du moins pour les deux que j'ai vérifiées : l'affirmation explicite de la divinité de Jésus-Christ, la mention de la sainte Trinité. Pour les trouver cependant, j'ai dû utiliser l'index alphabétique, un instrument que savent manier les professeurs ou même les étudiants, mais point les enfants. Et un lecteur pourra de bonne foi croire que la divinité de Jésus-Christ et le mystère de la sainte Trinité sont absents de *Pierres vivantes,* car ILS NE SAUTENT PAS AUX YEUX : et un « recueil catholique de documents privilégiés de la foi » est *vicieusement* fait quand les principales vérités de la foi n'y sautent pas aux yeux, n'y sont pas MISES EN ÉVIDENCE, mais y sont au contraire inscrites si discrètement qu'il est possible de ne pas les remarquer.
**4. -- **Exemple : TRINITÉ. Il faut se reporter à l'index alphabétique pour trouver ce mot, qui n'est mis nulle part en relief.
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L'index *renvoie* d'ailleurs à deux autres mots : à *charité* (chap. 58) et à *mystères* (chap. 56, mais indiqué par erreur 58). Tout le volume ne contient justement que 58 chapitres : c'est-à-dire, donc, que la Trinité n'y apparaît qu'à la fin. Au chapitre 56, nous apprenons seulement que « les chrétiens parlent du mystère de la sainte Trinité », sans autre précision. Au chapitre 58, voici :
« Dieu est amour, dit saint Jean l'évangéliste. En effet le Père, son Fils et leur Esprit n'existent que l'un pour l'autre dans une merveilleuse unité. Les chrétiens disent que c'est le mystère de la Trinité. »
Non, ce n'est pas simple inadvertance si l'on ne veut plus ni *énoncer* ni faire *apprendre par cœur :* « Un seul Dieu en trois personnes ». Simultanément, on le sait, les évêques ont *interdit* d'utiliser les catéchismes qui l'énonçaient et le faisaient apprendre par cœur.
**5. -- **Dans les deux citations que je viens de faire, on aura remarqué les expressions : « *Les chrétiens parlent de... Les chrétiens disent que...* »*.* Tout le volume est rempli d'expressions analogues dès que l'on frôle un dogme : « *C'est ce que les chrétiens appellent... Les chrétiens croient que... *» Les vérités de la foi ne sont jamais présentées que comme ce que croient et disent les chrétiens, et non pas comme CE QUI EST. C'est une pédagogie, une méthode, un système, un procédé : « *Ascension : les chrétiens croient que Jésus, le Christ, est au-dessus de tout *» (p. 108). Au lieu, donc, d'affirmer et d'enseigner : IL EST au-dessus de tout (ou, mieux : IL EST monté au ciel). Il est vrai sans doute que les chrétiens « croient », « disent », « réfléchissent », « se souviennent », « célèbrent » ainsi que l'énonce *Pierres vivantes :* MAIS N'IMPORTE QUEL OUVRAGE INCROYANT OU ATHÉE PEUT EN DIRE AUTANT ; ce n'est qu'un constat sociologique ; ce n'est plus une affirmation dogmatique.
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**6. -- **Il y a dans *Pierres vivantes* toutes sortes de mensonges par omission et point seulement par omission, spécialement dans la seconde partie, qui est celle d'histoire de l'Église. C'est par exemple l'énorme imposture qui consiste à prétendre (p. 88) qu'au XX^e^ siècle Bloy, Péguy, Claudel, Bernanos « *aident l'Église à dépasser la peur que certains avaient des idées modernes *». Bernanos, Claudel, Péguy et Léon Bloy ont fait LE CONTRAIRE précisément, ils ont appelé les catholiques à combattre, à rejeter, à vomir les idées et le monde modernes. Et la phrase qui énonce cette énorme imposture, avec sa « peur » et ses « certains », son « aider » et son « dépasser », est remarquablement *vicieuse,* comme tout le volume. Le style de *Pierres vivantes,* sa manière, sa méthode, le parfum de son esprit, je ne trouve finalement pas de meilleur mot que celui de *vicieux* pour les qualifier.
Mais parmi tous ses vices, le principal, le plus fondamental à mes yeux est son anti-dogmatisme. Plus grave que ses impostures du genre de celle que je viens de citer (mais sans doute en corrélation et connexion avec elles), il y a cette manière sournoise de *ne mettre à mal aucun dogme,* comme le P. Congar disait de Vatican II, mais de les dévaloriser tous. Encore n'est-il nullement prouvé qu'aucun n'ait été mis à mal : néanmoins le plus grave, il me semble, est de les avoir tous rétrogradés, tous éconduits, tous abaissés à un rang secondaire et confinés en une place marginale. Comme s'ils n'étaient plus l'essentiel.
J. M.
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## CHRONIQUES
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### Corneille le Grand
par Georges Laffly
« Je puis dire d'un seul mot, le plus beau de l'Occident, ce que j'ai d'abord perçu dans ce fameux paysage : de la magnanimité. » Barrès parle de la plaine de Laconie (*Voyage à Sparte*)*.* Ce pourrait être aussi bien du théâtre de Corneille, à condition d'animer ce lieu sévère d'une vie luxuriante. Le fond du génie de Corneille est romanesque et galant. P...Boutang, dans son *La Fontaine politique,* dit que le galant « est une espèce de l'héroïque ». Brasillach, dans son *Corneille,* parlait de « nietzschéisme galant ». Formules qui supposent que l'on restitue au mot de galanterie le sens d'élégance dans la bravoure, une part de défi et de jeu (un jeu dont le prix peut être du sang). Ultime rayon du monde chevaleresque et de l'amour courtois, avant qu'il se décolore à jamais et s'éteigne dans la fadeur. *L'Astrée* est le roman de la jeunesse de Corneille. Les folles intrigantes de la Fronde ont su ses vers par cœur, elles ont rêvé d'être Chimène ou Émilie. Il ne faut pas l'oublier quand on parle de lui.
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Il a un parfait miroir, malgré l'éloignement dans le temps, dans les peintures de Carpaccio, d'une imagination si fraîche, avec leur dessin précis, un brin rigide, où des scènes richement ornées traduisent la légende dorée et la fable grecque selon la Venise du XV^e^ siècle, tout comme les tragédies précieuses et dures de notre poète interprètent Rome et l'Espagne selon les règles de la cour de Louis.
#### *Règles du jeu*
Racine fit l'éloge de Pierre Corneille à l'Académie : « Vous savez en quel état se trouvait la scène française lorsqu'il commença à travailler. Quel désordre ! Quelle irrégularité ! Nul goût, nulle connaissance des véritables beautés au théâtre ; les auteurs aussi ignorants que les spectateurs ; la plupart des sujets extravagants et dénués de vraisemblance ; point de mœurs, point de caractères ; la diction encore plus vicieuse que l'action... »
Les progrès n'allèrent pas sans contraintes que Corneille découvrit avec étonnement et supporta. D'abord, celle des unités -- de lieu, de temps, d'action -- qui le gêna toute sa vie (son génie le portait à la complexité, au déploiement dans l'espace et dans le temps).
Autre contrainte : celle des bienséances, et là c'est nous qui sommes étonnés. Passe encore que face à tant de parents tyranniques et parfois criminels, on ne voie jamais que la soumission la plus respectueuse et souvent la plus tendre chez les enfants ; ou que les amants ne le soient qu'au sens classique -- c'est-à-dire amoureux et chastes -- même quand ils se nomment Tite et Bérénice. Il reste étonnant que Corneille s'attache à affaiblir les situations qui sont selon lui insoutenables pour le public (le crime d'Oreste lui paraît impossible ; il refuse le fait historique de l'assassinat de Nicomède par Prusias, et le transforme en réconciliation : « J'ai ôté de ma scène l'horreur d'une catastrophe si barbare »...) Cela paraît peu concevable pour nous qui fouillons le mythe et l'histoire afin de trouver toujours *pire,* convaincus que par là nous atteindrons le vrai.
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Aujourd'hui, ces diverses conditions -- unités, bienséance, et le vers classique aussi, les alexandrins à rimes plates exactement coupés à l'hémistiche -- font pour notre regard comme une épaisse couche de vernis, qui uniformise tous les tableaux et nous gêne pour les voir. Mais un peu d'attention et de sens historique peuvent éliminer ce vernis.
#### *Tragédie*
La tragédie cherche à provoquer la crainte, la pitié, l'admiration. Corneille s'attache avec prédilection à la dernière de ces trois passions, comme l'a vu Stendhal : « L'âme de Corneille aimant l'admiration par-dessus tout, elle va à l'aveugle pour la produire. » Il fut tenté (voir la dédicace de *Don Sanche d'Aragon*) de reprendre pour définir, ce genre de poèmes, la formule d'Averroès : « un art de louer ».
Il s'ensuit que la tragédie cornélienne est moins le spectacle d'une catastrophe que d'une épreuve, d'un passage difficile, on dirait presque d'une initiation, dont le héros sort grandi et transfiguré.
La tragédie, comme nous l'entendons, est impossibilité d'échapper à l'échec et à la mort. Le cercle se referme, implacable, sur le héros, victime désignée dès le départ, et chacun de ses actes ne fait que resserrer le nœud coulant. Corneille est peu tragique en ce sens. C'est plus fort que lui, on traverse le péril et on s'en sort. Il est toujours tenté de sauver les héros, les nobles, les généreux. S'il sacrifie un personnage, c'est un coupable. C'est Phocas, dans *Héraclius*, Cléopâtre, dans *Rodogune*, Galba, dans *Othon,* Attila. Sans doute, il n'en est pas toujours ainsi. Polyeucte meurt, et Œdipe, et aussi Suréna, Théodore, Sertorius (Polyeucte et Théodore sont des martyrs, ne peuvent que mourir et la légende impose la mort d'Œdipe). Mais le penchant profond de Corneille est l'issue heureuse et *la* réconciliation : cela se voit dès *le Cid* et Cinna, et pour *Nicomède,* il modifie l'histoire afin d'y arriver.
La légende impose la mort d'Œdipe, disons-nous. Mais l'*Œdipe* de Corneille, obligé de s'y plier est raté. Il n'arrive pas à prendre ce mythe au sérieux. Il en pense ce que dit Dircé :
*Quel crime avez-vous fait que d'être malheureux ?*
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Corneille refuse la tragédie, parce qu'il croit au libre arbitre, pas au destin. Dans la même pièce, Thésée s'indigne :
*Quoi ? La nécessité des vertus et des vices*
*D'un astre impérieux doit suivre les caprices,*
*Et Delphes, malgré nous, conduit nos actions*
*Au plus bizarre effet de ses prédictions ?*
*L'âme est donc tout esclave : une loi souveraine*
*Vers le bien ou le mal incessamment l'entraîne ;*
*Et nous ne recevons ni crainte ni désir*
*De cette liberté qui n'a rien à choisir,*
*Attachés sans relâche à cet ordre sublime,*
*Vertueux sans mérite et vicieux sans crime. etc.*
\*\*\*
Pour Corneille la tâche essentielle est d'inventer une cause célèbre, une situation inextricable, insoluble, où l'on pourra prendre parti fortement pour des thèses contradictoires. Il en développe tous les aspects en avocat logicien, avant de montrer la solution inventée par le héros.
Son génie le porte aux intrigues surchargées, et elles sont nécessaires pour placer le héros dans une difficulté exceptionnelle. Il faut penser aussi au goût du temps pour les casuistiques religieuse et mondaine (la carte du Tendre). Corneille offre des cas que l'on peut mettre longuement à l'étude. On se passionnait pour savoir si la bienséance permet vraiment à Chimène de recevoir Rodrigue dans la maison même où gît Don Gormas. Les tirades nous paraissent longues. Elles ne l'étaient pas pour un public de connaisseurs, qui se piquaient au jeu, et étaient capables d'en rajouter (ils prenaient plaisir aussi à des sermons d'une heure et demie). Une lecture attentive leur donne presque toujours raison.
L'art de Corneille est donc d'abord de présenter un problème insoluble, l'équivalent du meurtre dans une chambre close pour le roman policier. Qu'on se rappelle *le Cid :* quoi qu'il fasse, Rodrigue ne peut que perdre l'amour de Chimène, et Chimène ne peut que perdre Rodrigue. Dans *Rodogune,* le mécanisme est d'une symétrie parfaite. Cléopâtre donnera le trône à celui de ses fils qui tuera Rodogune, et celle-ci, sa main à celui qui tuera sa mère. Il faut que la machine soit bloquée : alors l'ingéniosité de l'auteur et la valeur des héros découvrent une issue, remettent la tragédie en marche.
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Machines héroïques, comme on dit machines infernales, telles sont les tragédies de Corneille : le héros est amené, infailliblement, à se dépasser. Pour *le Cid,* inutile de rappeler le mécanisme. Pour *Rodogune,* la violence implacable des deux femmes réduit les jeunes princes, deux frères, à l'immobilité. Mais sous l'ardeur de ce double foyer infernal, ils mûrissent, se subliment. Séleucus propose de renoncer à son amour et au trône, Antiochus offre de mourir à la place de Rodogune. Aucune issue dans l'action. La bienséance (respect de la mère) et l'amour romanesque ne leur permettent pas de se rebeller contre les deux furies. Les princes ne sont pas pour autant les enfants d'Édouard, tremblants, que décrit Brasillach. Ils connaissent la transformation intérieure qu'annonce leur volonté de sacrifice. Immobiles, mais non pas passifs, et conscients de ce qu'ils doivent à leur « gloire ». Antiochus, qui survit, devient roi ; il est digne de l'être.
On pourrait observer bien d'autres exemples, de *Polyeucte*, où le héros entraîne dans son élévation Néarque, Pauline et même Félix, à *Nicomède* dont la générosité retourne et hausse jusqu'à lui son frère Attale, puis Prusias et Arsinoé.
#### *Extraordinaire*
*Il est beau de tenter des choses inouïes,*
dit la reine Viriate dans *Sertorius.* Le premier ingrédient du théâtre de Corneille est l'extraordinaire, en raison de son goût (et de celui du public) pour le romanesque, comme de son besoin de susciter l'admiration pour un héros et de l'affronter à des périls rares.
Rodrigue doit combattre le père de celle qu'il aime, Horace ses beaux-frères, Polyeucte, quinze jours après son mariage, commet un attentat au temple, sous les yeux de son beau-père, gouverneur de la province. Une jeune chrétienne, Théodore, est jetée dans une maison de prostitution etc.
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L'extravagant et l'invraisemblable sont les risques de ces intrigues, d'autant qu'elles doivent être resserrées en vingt-quatre heures, ce qui rend délicats les retournements de situation. Corneille n'a jamais refusé les procédés du mélodrame : les enfants trouvés (*Don Sanche*) ou substitués (*Héraclius*) qu'on retrouve grâce à une lettre ou un écrin, l'homme qu'on croit mort et qui reparaît (*Pertharite*)*,* procédés dont le théâtre s'est toujours accommodé.
#### *Maîtrise de soi*
Dans une de ses premières comédies, *la Place royale,* Corneille invente un héros, Alidor, qui refuse les sempiternelles « chaînes » de l'amour :
*Il ne faut point servir d'objet qui nous possède,*
*Il ne faut point nourrir d'amour qui ne nous cède :*
*Je le hais, s'il me force, et quand j'aime, je veux*
*Que de ma volonté dépendent tous mes vœux,*
*Que mon feu m'obéisse au lieu de me contraindre,*
*Que je puisse à mon gré l'enflammer ou l'éteindre*
*Et toujours en état de disposer de moi*
*Donner quand il me plaît et retirer ma foi.*
Déclaration d'indépendance, impie à l'égard du code de l'amour romanesque. Alidor est le premier héros cornélien, en ce sens qu'il ne veut dépendre de personne et contrôler ses passions. A vrai dire, le petit monde de ces comédies, si plaisant, si libre, si hardi, ne semble pas trop embarrassé par les passages d'une conquête à l'autre, et le thème du joug et des chaînes de l'amour n'y est pas pris trop au sérieux. Alidor est peut-être plus naïf qu'il ne le croit, dans sa révolte. Dans la pièce, on le verra céder sa maîtresse, Angélique, à un ami, puis être tenté de lui revenir, mais accepter calmement qu'elle choisisse le couvent.
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Il réitère à la fin sa proclamation de liberté :
*Impuissant ennemi de mon indifférence*
*Je brave, vain amour, ton débile pouvoir*
*... Je cesse d'espérer et commence de vivre*
*Je vis dorénavant puisque je vis pour moi.*
*... Comme je la donnais sans regret à Cléandre*
*Je verrai sans regrets qu'elle se donne à Dieu.*
On peut voir là le signe d'une espèce d'indigestion de romanesque, et une revanche du réel sur une convention trop répandue. Ce personnage étonnant est l'opposé exact du « parfait berger » des romans d'alors et des pièces mêmes de Corneille. Alidor fixe la couleur opposée et complémentaire, celle du libertin par raison, qui ne veut décider que par son goût et sa fantaisie. Pendant deux siècles, on verra cohabiter et se répondre les deux personnages, jusqu'à *Paul et Virginie* et aux *Liaisons dangereuses.* Mais Alidor reste seulement une ébauche du héros cher à Corneille : le contrôle de soi ne suffit pas. La lucidité, l'indifférence ont besoin d'un frein. Ce frein, c'est le serment. La parole donnée engage, fait l'unité du héros à travers le temps...Elle complète le contrôle par la fidélité à soi, au choix qu'on a fait consciemment, sur lequel on ne revient pas. Le monde de Corneille est le monde du serment. Othon parle de « *la honte de changer *»*,* et Domitie, dans *Tite et Bérénice* reprendra cet hémistiche. Tous les personnages cornéliens sont soumis à cette loi, qui garantit l'ordre du monde comme la gloire du héros. Sans serment, il n'y aurait que caprice.
#### Généreux
Le trait le plus commun aux personnages de Corneille est une énergie surabondante, dévoratrice. Cette vitalité superbe, cette orgueilleuse volonté de domination -- ne pas subir, faire plier les autres -- n'est pas toujours au service de la vertu.
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C'est un flot qui fait tourner divers moulins, et quelques-uns assez infernaux. Mais il y a de meilleurs modèles, chez qui cette énergie se manifeste en générosité. Un honnête homme fait ce qu'il doit, pour garder l'estime de soi. C'est toujours le respect des règles du jeu. Le généreux va au-delà : il se soumet moins à la règle qu'il ne l'accepte en la dominant ; au moment où elle paraît le plus difficile à supporter, il montre sa force en y consentant. Il ne s'éprouve donc que dans les moments hors du commun, où un esprit ordinaire serait accablé (d'où la nécessité de situations limites, presque impossibles).
Un bon point de départ est la définition de Descartes, dans *les Passions de l'âme :* « ...la vraie générosité qui fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il se peut légitimement estimer, consiste seulement, partie en ce qu'il connaît qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu'il en use bien ou mal, et partie en ce qu'il sent en soi-même une ferme et constante résolution d'en bien user, c'est-à-dire de ne jamais manquer de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu'il jugera être les meilleures, ce qui est suivre parfaitement la vertu. »
Le héros selon le cœur de Corneille possède cette maîtriser de soi (« ...*je veux / que de ma volonté dépendent tous mes vœux *» dit Alidor) mais il n'est pas sûr qu'il use toujours bien de cette volonté, ni qu'il soit dénué d'orgueil (ce qui, pour Descartes, exclut la vraie générosité). La perfection, l'accomplissement de sa propre personne, risque de compter plus que toute autre chose. Dans le mot de *vertu,* il est plus touché par le sens de force que par celui de bien. Dans une note de son édition de Descartes, Louis Dimier donne, comme équivalent de générosité : hauteur d'âme. C'est de ce côté qu'il faut voir la générosité cornélienne, et il peut arriver qu'elle justifie le soupçon de La Rochefoucauld -- toujours habile à diminuer -- lorsqu'il note : « La magnanimité est un noble effort de l'orgueil par lequel il rend l'homme maître de lui-même pour le rendre maître de toutes choses » (il avait certainement vu *Cinna*).
Pourtant, cela ne peut valoir pour Rodrigue. C'est peut-être la grâce de cette première grande tragédie, la plus belle pièce jamais écrite dans notre langue.
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« Un chef-d'œuvre éclatant et héroïque, le type immortel de la jeunesse, non dans ce qu'elle a de faible, de trouble, d'incertain, mais dans sa plus haute expression d'énergie, de désintéressement de cœur, de tendre courage, un chef-d'œuvre couleur de feu » (André Fraigneau. *Fortune virile*)*.* Impossible de voir chez Rodrigue un calcul pour se soumettre toutes choses, mais une sorte de jubilation qui lui fait réaffirmer son choix :
*Je le ferais encor si j'avais à le faire.*
Le premier trait du héros est la lucidité. Tuant Don Gormas, il a rompu sans doute avec tout bonheur, mais il ne peut être méprisé de Chimène. La décision a été délibérée, il n'y a pas à y revenir. Pas de regrets, pas l'ombre d'une hésitation rétrospective. Cette lucidité est aussi fidélité à soi, au serment fait avec un élan qu'on imputerait à tort à sa jeunesse, un élan qu'il a eu au contraire malgré sa jeunesse, et qui l'a transformé.
Lucide, le généreux est en même temps celui qui affirme, en connaissance de cause, la libre disposition de soi.
*Je suis maître de moi comme de l'univers.*
Auguste se trouve être le maître du monde romain -- de l'univers -- mais il n'est pas le seul à pouvoir parler ainsi. Tout héros qui triomphe de l'épreuve a le pouvoir de prononcer ces mots : maître de lui-même, maître de cet univers qui n'a pu l'abattre. Le petit Antiochus pourrait le dire, et Viriate, et Nicomède. Et même les vaincus qui ne se sont pas soumis : Sophonisbe, au moment où elle se tue, n'ayant pas plié.
Le généreux doit se montrer égal à ce que le monde peut lui opposer de pire ; c'est-à-dire qu'il ne doit pas subir le joug du destin ; par là, il a chance de le vaincre. Victoire qui lui donne la secrète joie qu'on sent chez ces athlètes.
Une telle force est rare :
*Une telle vertu n'appartenait qu'à nous*
selon le mot d'Horace. Il reconnaît en lui la marque particulière qui fait un homme supérieur aux autres, parce qu'il se sent toujours capable d'affronter le pire du monde.
\*\*\*
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Voilà une psychologie insupportable aujourd'hui ; nous refusons de concevoir qu'un homme maîtrise les mouvements de son âme et que l'essentiel ne soit pas dans l'incontrôlé, les instincts, l'inconscient. Le libre arbitre paraît mythologique. La loi du temps est que la générosité cornélienne est un leurre, une mystification. *Artifice,* dit Gide, au sujet d'*Horace.*
Mais le reproche peut paraître bizarre. L'histoire, les sociétés différentes des nôtres nous montrent assez de psychologies déroutantes pour que nous ne soyons pas pressés de parler d'artifice. Et surtout, Corneille a créé un monde poétique cohérent, organisé, qui vit dans sa logique propre et que nous serions bien vains de refuser.
\*\*\*
Le cas d'*Horace* est intéressant. Il y a longtemps que cette pièce rebute. Non seulement Gide, mais Brasillach aussi, et Thierry Maulnier. Elle leur semble exploiter les grands sentiments, sans vergogne.
Il y a là une double illusion historique. Il y en a une chez Corneille, saisi par le mythe de la fermeté romaine comme on la trouve dans Tite-Live. Des citoyens inflexibles et entêtés sacrifient tout à la patrie, sans un mouvement de cils. Autre illusion historique : quand nos pères pensaient à *Horace,* ils en avaient sous les yeux la parodie bien déplaisante, le bourrage de crâne, et l'exaltation de la guerre par des gens qui ne risquaient que leurs discours (*Tant que vous voudrez, mon* général, poème de Claudel).
La pièce n'y est pour rien. Encore qu'on recule en entendant le vieil Horace déclarer :
*Nos plaisirs les plus doux ne vont pas sans tristesse.*
(Son fils vient d'assassiner sa fille. Belle litote.)
Mais lui-même n'est pas un « tigre » (mot de Corneille) si c'est « un cœur d'acier ». Il frémit à l'idée du combat fratricide :
*Pour vous encourager ma voix manque de termes.*
*... Loin de blâmer les pleurs que je vous vois répandre*
*Je crois faire beaucoup de m'en pouvoir défendre.*
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Le jeune Horace n'est pas non plus insensible. Ce serait trop simple. Nul chez Corneille n'est tenté de tricher avec la règle du jeu. Reste qu'au-delà de la simple vertu, il y a la générosité, qui paraît au moment où tout homme a le droit d'hésiter, de regretter. La vertu, le devoir, c'est le cas de Curiace. Horace ne nie pas lui non plus les sentiments communs. Il les éprouve, mais il les dépasse.
*Mourir pour le pays est un si digne sort*
*Qu'on briguerait en foule une si belle mort.*
*Mais vouloir au public immoler ce qu'on aime,*
*S'attacher au combat contre un autre soi-même*
*Attaquer un parti qui prend pour défenseur*
*Le frère d'une femme et l'amant d'une sœur*
*Et rompant tous ces nœuds, s'armer pour la patrie*
*Contre un sang qu'on voudrait racheter de sa vie*
*Une telle vertu n'appartenait qu'à nous.*
Il est conscient que la défaite, c'est l'esclavage. « Le public », ici, c'est le bien public, la communauté, le peuple (et inconsciemment, nous pensons au public des meetings et des lecteurs de journaux, ce qui fausse tout). D'ailleurs, si à la patrie on substituait une « cause » quelconque (la révolution), Horace serait beaucoup mieux admis. Il faut penser à ce ridicule.
#### *D'autres héros*
A vrai dire, il y a bien d'autres héros, chez Corneille, dont beaucoup ne sont nullement héroïques. Le vers d'Auguste arrive à être complètement renversé chez Tite :
*Maître de l'univers sans l'être de moi-même*
Il n'est pas le seul. On ne compte pas les personnages minés par la langueur romanesque. Que de soupirs, que de renoncements. Attale, le jeune frère de Nicomède, qui vient de se voir octroyer le trône, se lamente malgré cela :
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> ... *le trône de mon père*
*Ne fait pas le bonheur que plus je considère*
*Ce qui touche mon cœur, ce qui charme mes sens*
*C'est Laodice acquise à mes vœux innocents.*
Othon de même fait la petite bouche quand on lui parle de l'empire. Séleucus et son frère renonceraient à être rois, pas à perdre Rodogune. Etc. C'est vrai qu'il est de règle courtoise que tous les biens de la terre ne valent pas un regard de la dame élue, mais c'est lassant. On verra que ces dames, elles, sont beaucoup plus positives.
Attila lui-même, surprise, est victime du poison de l'amour, et pourtant, féroce, habile, ironique, il ne manque ni d'allure ni d'envergure.
*Ô beauté, qui te fais adorer en tous lieux,*
*Cruel poison de l'âme et doux charme des yeux,*
*Que devient, quand tu veux, l'autorité suprême*
*Si tu prends malgré moi l'empire de moi-même...*
Il est bien remarquable que dans ce temps où les aventures, les duels, étaient le pain quotidien pour la classe qui donnait le ton, la littérature se soit complue dans les bergeries, les amours chastes, la candeur, tandis que notre époque de vie programmée et de sécurité sociale se nourrit exclusivement d'histoires de truands et de tueurs, avec la grossièreté de sentiments et la bassesse d'expression qui conviennent à ces héros de la boue.
#### *Ganaches*
*Ah, ne me brouillez pas avec la République*
pleurniche Prusias dans *Nicomède.* Soumis aux Romains, soumis à sa femme, jaloux des victoires de son fils qu'il déshérite et livre à ses ennemis, Prusias est une ganache parfaite.
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Il n'est pas unique. Le modèle est Félix, dans *Polyeucte,* qui ne peut retenir ses bas calculs : la mort de son gendre permettrait un mariage de Pauline avec Sévère, donc une carrière nouvelle. Tous les espoirs sont permis.
Valens, dans *Théodore,* lui aussi tremble devant sa femme, et court au-devant de ses désirs. Il a l'idée ignoble de jeter Théodore dans une maison de prostitution, bon moyen pour en dégoûter Placide, son fils. Sadisme de faible, vilenie, et stupidité. Il évoque en hochant la tête :
*Cette noire magie ordinaire aux chrétiens*
Le plus remarquable est sans doute Orode, roi des Parthes qui ne pardonne pas à Suréna, chef de ses armées, de lui avoir rendu son trône, abattu ses ennemis, et vaincu Rome même.
Ce Perrichon royal, bardé de dignité et d'envie éclate devant Suréna :
*Tout ce que je vous dois, j'aime à le publier.*
*Mais quand je m'en souviens, vous devez l'oublier.*
*Si le ciel par vos mains m'a rendu cet empire*
*Je sais vous épargner la peine de le dire ;*
*Et s'il met votre zèle au-dessus du commun*
*Je n'en suis point ingrat : craignez d'être importun.*
Évidemment, il finit par faire assassiner son général.
#### *Héroïnes*
D'une façon générale, à côté des personnages féminins, les hommes pâlissent. Cela se voit dès *Cinna.* Celui-ci fait pauvre figure à côté d'Émilie. Ah, les héroïnes cornéliennes, implacables, vibrantes, sans frein, de vraies tigresses. Elles l'emportent en ardeur, en fermeté, en densité, sur les hommes qu'elles dominent et manœuvrent. Généreuses ? Oui, si l'on réduit le terme à ne signifier que la maîtrise de soi.
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Sophonisbe :
*Je sais ce que je suis et ce que je dois faire*
*Et prends pour seul objet ma gloire à satisfaire.*
Près d'elle, et d'Eryxe, Massinisse n'est qu'un fantôme, Numide méprisé parce qu'il est amoureux. Viriate et Aristie, dans *Sertorius,* sont les seules à savoir ce qu'elles veulent. Aristie qui aime toujours Pompée, malgré leur divorce, pense d'abord, elle aussi, à sa gloire :
*Et ma gloire soutient ma haine ou mon amour.*
Cependant, la rencontre de Pompée l'attendrit.
ARISTIE : -- *Voilà ma main, Seigneur*
POMPÉE : *-- Gardez-la moi, madame.*
C'est piteux. Il a peur d'irriter Sylla ; tout ce qu'il peut faire, c'est demander à sa femme d'attendre des jours meilleurs. C'est partout ainsi : dans *Rodogune,* dans *Tite et Bérénice,* dans *Pulchérie* où celle-ci manœuvre à sa guise Martian et Léon, dans *Sophonisbe* etc. Et on a vu, ci-dessus, les femmes qui gouvernent leurs maris : Arsinoé ou Marcelle.
Elles ont plus que les hommes soif de puissance. Elles savent le poids des biens terrestres.
*Mais enfin on perd tout quand on perd un empire*
dit Cléopâtre, dans *Rodogune,* tout étonnée qu'Antiochus n'ait pas couru tuer celle-ci pour avoir le trône en récompense. Puis il lui vient à l'esprit qu'il a été devancé par son frère. Bonne mère, elle insinue que tout n'est pas perdu : il suffirait d'éliminer ce frère.
Car le trône, c'est le solide, et bien sot qui lui préfère l'amour :
*On se lasse bientôt de l'amour d'une femme*
*Mais la soif de régner règne toujours dans l'âme*
(Rodelinde, dans *Pertharite*)
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C'est ce que pense aussi Domitie, dans *Tite et Bérénice*
*Et je n'ai point une âme à me laisser charmer*
*Du ridicule honneur de savoir bien aimer.*
*La passion du trône est toujours la plus belle.*
Sans doute, quand il n'y a aucun risque pour les choses *positives,* elles peuvent céder à des tentations féminines. Sophonisbe arrache ainsi Massinisse à Eryxe. Mais elle le dit tout net :
*Ce n'était point l'amour...*
*C'était la folle ardeur de braver ma rivale.*
#### *Gémeaux*
Antiochus et Seleucus (*Rodogune*) sont frères jumeaux. Ils ont le même amour pour Rodogune, le même respect pour leur mère, une amitié entre eux que rien ne pourra entamer. Unis comme les hémisphères de Magdebourg. Quand l'un parle, l'autre peut finir sa phrase.
La pièce est de 1644. Pierre Corneille a 38 ans, son frère Thomas 19. Ils se sont aimés de cette façon. Ils ont épousé les deux sœurs, habité la même maison ; ils ont tous deux écrit pour le théâtre (et Thomas a eu aussi de très grands succès, on l'a oublié) ; ils ont été ensemble amoureux de la Du Parc.
Les jumeaux de Rodogune sont peut-être un hommage secret à cette fraternité heureuse. Mais Corneille (Pierre) en a vu aussi l'intérêt dramatique. Des effets de symétrie ou d'opposition sont permis par ce redoublement d'un personnage, et dans les intrigues complexes, contribuent à une ordonnance régulière.
Nous aurons ainsi Héraclius et Martian, qui ne sont pas frères, mais unis par l'amitié, et par le fait qu'on les prend l'un pour l'autre tout au long de la pièce.
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Dans *Nicomède,* les deux frères sont d'abord tout opposés. Attale, Romain de cœur, Nicomède, disciple d'Hannibal. Mais tous deux aiment Laodice. Et la pièce, c'est irrésistible, les fait peu à peu se rejoindre. Attale se hausse à la même générosité que son frère.
Tite et Domitian restent, eux, des frères dissemblables. Corneille utilisera aussi les doublets : deux personnages symétriques et proches. Don Sanche hésite entre Isabelle et Elvire. Viriate et Aristie, qui représentent deux politiques possibles (l'Espagne séparée de Rome, ou la reconquête de Rome) s'opposent et s'équilibrent aux côtés de Sertorius. Sophonisbe et Eryxe se valent, et celle-ci dit à celle-là :
*Et, reine, c'est mon sort en vous que je contemple*
(autre symétrie, mais moins équilibrée, entre Massinisse et Syphax).
Camille et Plautine, dans *Othon,* qu'elles aiment toutes deux, et toutes deux intransigeantes sur leur gloire, sont presque le même personnage dans deux situations différentes. Et *Attila* est bâti sur une double symétrie : les deux rois (Ardaric et Valamir) aimant les deux princesses (Honorie et Ildione).
Il arrive aussi que les doublets affaiblissent une pièce, et semblent trahir une gêne secrète de l'auteur devant son sujet. C'est le cas d'*Œdipe.* Corneille lui a inventé une sœur, Dircé, et introduit le personnage de Thésée, qui double lui aussi Œdipe, sur le plan politique.
En général, le dédoublement a un réel intérêt dramatique. Les deux personnages analogues permettent d'accentuer un effet (c'est le cas de *Rodogune*), ou de le varier, en montrant des évolutions opposées (*Sophonisbe*) ou encore une opposition au départ qui aboutit à une conjonction (*Nicomède*)*.*
#### *Invention*
Il y a une qualité que Corneille se reconnaissait volontiers, et à juste titre, c'est l'invention. Il était très satisfait d'exploiter sans cesse de nouveaux domaines de l'histoire et de la fable, et d'en tirer des intrigues toujours embrouillées et toujours nouvelles.
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A cet égard, *Héraclius* est un modèle. Ici, la complexité touche à l'étrange. Phocas a usurpé le trône de Byzance en tuant l'empereur Maurice et ses fils (reste une fille). Il est sûr d'avoir tué le dernier-né, Héraclius. Mais Léontine la gouvernante, a substitué à l'enfant son propre fils, Léonce. Elle élève Héraclius sous le nom de Léonce. Quelques mois plus tard, Phocas lui confie son propre fils, Martian. Quand il veut le reprendre, deux ans plus tard, Léontine lui donné Héraclius, qui grandira donc sous le nom de Martian, héritier du trône, tandis que le vrai Martian est connu comme étant Léonce.
Double substitution, donc. Vingt ans plus tard, grande amitié entre les deux jeunes gens ; Martian (qu'on croit Léonce) a sauvé la vie d'Héraclius (qu'on croit Martian). Héraclius sait qui il est, connaissant les deux secrets. Un jour, le bruit court dans la ville qu'Héraclius vit toujours. La révolte gronde. Là commence la pièce.
Le premier secret est révélé : Héraclius a été sauvé et élevé par Léontine. Phocas veut le supprimer, bien sûr. Il va donc s'en prendre à son propre fils ! Héraclius révèle tout, mais sans preuve. Léontine peut dire la vérité, mais ennemie de Phocas, elle peut mentir. Qui croire ? Phocas est désespéré.
Héraclius et Martian prétendent tous deux être l'enfant de Maurice. Tous deux en ont des preuves (insuffisantes pour Martian, d'où son erreur). Aucun ne veut se reconnaître comme le fils du tyran. Ils font assaut de générosité pour affirmer qu'ils sont celui qui doit être mis à mort.
C'est vertigineux. L'un des deux ignore qui il est, renie son père et aime sa sœur (la fille de Maurice), aspect de l'intrigue qu'on a laissé de côté : peut-être par timidité, bienséance, Corneille n'a pas vraiment traité le problème de l'inceste. Le vrai Héraclius répugne au mariage projeté par Phocas, Martian au contraire rêve d'épouser. Le trouble reste considérable. Notre identité a besoin d'être reconnue par les autres. Il faut que chacun soit à sa place dans le réseau familial, et se situe par rapport aux autres points de la figure. Connaissance familière et d'usage, que seules la continuité des relations et l'habitude peuvent assurer ; sinon, la nature est muette, et tous les désordres sont possibles : on peut tuer son père ou être tué par lui, et épouser sa sœur (en somme, c'est ici que Corneille a traité le sujet d'Œdipe, beaucoup plus gravement que dans la tragédie qui porte ce titre).
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Si l'essentiel des rapports humains est masqué par un artifice (Léontine) il n'y a pas de recours. La voix du sang n'existe pas. Phocas, hésitant, penche à reconnaître pour son fils Héraclius. C'est qu'il l'a élevé depuis vingt ans : l'habitude l'emporte sur la nature. La nature, première habitude, répondrait Pascal.
Héraclius plaint Phocas, et finit par douter, lui aussi.
*Son amitié paraît si pure*
*Que je ne saurais présumer*
*Si c'est par instinct de nature*
*Ou par coutume de m'aimer.*
*... Et je n'ose résoudre rien*
*Quand je trouve un amour de père*
*En celui qui m'ôta le mien.*
Fidèle à sa théorie sur la nature supérieure des rois, Corneille fait ici Martian généreux, mais Héraclius plus généreux encore : le public doit pencher vers lui. Mais enfin, pour sortir de ce piège diabolique, il n'y a que la vieille recette du mélo : une lettre de la mère d'Héraclius, que l'on apporte au V^e^ acte.
#### *Le mythe*
*Je sais ce qu'est un songe et le peu de croyance*
*Qu'un homme doit donner à son extravagance,*
*Qui d'un amas confus des vapeurs de la nuit*
*Forme de vains objets que le réveil détruit...*
dit Polyeucte. La suite montrera pourtant que le rêve de Pauline était véridique. Voilà un des points où nous sommes en opposition avec l'esprit classique. Car, si nous ne croyons pas aux rêves présages, nous avons garde de tenir les songes pour des objets vains.
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Les romantiques allemands, Freud, le surréalisme, toutes les autorités nous portent à valoriser le rêve (Jünger reproche à Rivarol d'avoir écrit : « L'homme qui dort, c'est l'homme diminué. ») Rêves, mythes, les puissances obscures ont repris leur influence sur les esprits. Corneille, contemporain de Descartes et du mouvement ascendant de la raison, tient les rêves pour absurdes, et malgré son lyrisme, est mal à l'aise avec les mythes.
Parfois, on trouve une trace favorable, quelques vers agrandissent la vision et entourent un épisode d'un halo de divin. Dans *Médée,* au début ; et dans *Pompée,* lorsque le roi Ptolémée, évoquant la fuite du vaincu de Pharsale, déclare :
> ... *ayant besoin d'asiles*
*Sa déroute orgueilleuse en cherche aux mêmes lieux*
*Où contre les Titans en trouvèrent les Dieux.*
(mais n'était-ce pas les déesses qui se réfugièrent en Égypte, ce qui donnerait un autre sens ?)
En général, Corneille n'aborde pas le mythe franchement. Il est gêné par le manque de vraisemblance et de bienséance (les règles du jeu l'empêchent de bien regarder). Au sujet d'*Œdipe,* il trouve dégoûtant le spectacle d'un homme qui se crève les yeux, et le double crime, parricide et inceste, lui paraît dépasser les limites du supportable. D'ailleurs, Œdipe est malheureux, non pas coupable.
Restent quelques belles images sur la peste à Thèbes :
*Je vois aux pieds du roi chaque jour des mourants*
*J'y vois tomber du ciel des oiseaux expirants.*
et le fantôme de Laïus :
*Une épaisse vapeur s'est du temple élevée*
*D'où cette ombre aussitôt sortant jusqu'en plein jour*
*A surpris tous les yeux du peuple et de la cour.*
*L'impérieux orgueil de son regard sévère*
*Sur son visage pâle avait peint la colère.*
*Tout menaçait en elle, et les restes du sang*
*Par un prodige affreux lui dégouttaient du flanc.*
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Mais la timidité l'emporte. Le couple Dircé-Thésée prend plus de place que le couple Œdipe-Jocaste. Et la révélation du coupable n'a lieu que par étapes. Elle est morcelée. Dircé, sœur d'Œdipe, croit d'abord que c'est elle que l'oracle désigne, puis on s'égare sur Thésée, avant que la vérité éclate. Surtout, on reste dans un climat de cour qui devient vite ridicule (à nos yeux, en tout cas, parce que ce mythe-là, en particulier, nous est présent). Quand on entend Thésée dire :
*Antigone est parfaite, Ismène est admirable*
le fou-rire n'est pas loin. Nous sommes probablement injustes. *Œdipe* fut une des tragédies dont le succès fut le plus durable.
*Andromède* et la *Conquête de la Toison d'or* sont des opéras, des pièces pour les yeux, selon Corneille lui-même : on y admirait des machineries étonnantes, qu'il décrit avec enthousiasme. Andromède est généreuse, comme il se doit, et se soumet au sacrifice, fière de son obéissance. Mais on ne croit guère à ces oracles, à ce dragon, et Phynée, amant de la jeune princesse, nous rappelle à une vue prosaïque des choses. Accusé par Andromède de ne s'être pas jeté sur le dragon, comme a fait Persée, Phynée répond sagement que lui n'a ni ailes, ni tête de Méduse :
*Mille et mille auraient fait des actions plus belles*
*Si le ciel comme à lui leur eût donné des ailes*
C'est le bon sens même, mais l'esprit du mythe est loin.
Dans *la Toison d'or,* comme dans *Médée,* Jason, chef des Argonautes, apparaît comme un gigolo, habile à profiter des femmes à qui il doit tous ses exploits. Effet comique involontaire.
La présence et l'intervention de Junon, d'Apollon, de Neptune, qui modifient la situation selon leurs intérêts, transformeraient presque la tragédie en une sorte d'immense partie d'échecs des dieux -- les hommes étant les pièces du jeu, qu'on déplace comme les bois -- mais on l'oublie assez vite et cette dimension nouvelle est fugitive.
En fait, c'est dans deux pièces historiques, romaines, que Corneille fait le mieux sentir la présence du mythe, par l'intervention prophétique de deux femmes. C'est la vision de Livie à la fin de *Cinna,* qui annonce la prospérité de l'empire et l'apothéose d'Auguste. C'est plus encore, dans *Horace,* la malédiction que Corneille jette sur la Ville, et qui prend un aspect d'autant plus solennel et terrible que nous sommes là au début de l'histoire romaine.
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La victoire sur Albe n'est qu'une première image de la soumission de tant de peuples :
... *Rome enfin que je hais parce qu'elle t'honore !*
*Puissent tous ses voisins ensemble conjurés*
*Saper ses fondements encor mal assurés !*
*Et si ce n'est assez de toute l'Italie*
*Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie*
*Que cent peuples unis des bouts de l'univers*
*Passent pour la détruire et les monts et les mers !*
*Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles*
*Et de ses propres mains déchire ses entrailles !*
*Que le courroux du ciel allumé par mes vœux*
*Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !*
Un jour, l'histoire répondra à cet appel. Il prend une valeur d'autant plus grande qu'il est prononcé à l'aurore de la cité, avant que sa grandeur s'établisse sur le monde, et que nous l'entendons longtemps après la chute. Il y a là une mélancolie tragique bien remarquable.
#### *La foi*
Esprit religieux, Corneille a traduit en vers l'*Imitation de N.-S. Jésus-Christ* et l'*Office de la Sainte Vierge.* Dans son théâtre, sa foi intervient peu, pour des raisons qui tiennent au siècle : deux pièces seulement ont des sujets chrétiens. On sait que *Polyeucte* surprit, et peut-être ne fut-il jamais pleinement compris avant Péguy. Personne n'a su parler aussi bien que lui de cette pièce sublime, où il voit le couronnement du génie cornélien, le sommet indépassable préparé par *le Cid, Cinna* et *Horace* (mais inutile de répéter : il faut se reporter à *Victor-Marie, comte Hugo*)*.*
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*Théodore,* l'autre pièce chrétienne, fut un échec. Un martyr, cela passait mal sur le théâtre dans cette époque où il semblait que c'était souiller des choses saintes que de les représenter sur les planches (qu'on pense à ce que Bossuet pensait de la comédie, et à la manière dont il parle du *Cid*)*.* Mais une martyre jetée dans un mauvais lieu, cela ne passa pas du tout.
La pièce a pourtant de beaux moments, jusqu'au massacre final -- le plus sanglant du théâtre cornélien -- et il vaut la peine de se rappeler la réponse de Théodore à Placide, si juste, si posée et si exaltée à la fois. Une petite fille parle, têtue et souveraine, déjà loin du monde :
*Un obstacle éternel à vos désirs s'oppose.*
*Chrétienne, et sous les lois d'un plus puissant époux...*
*Mais Seigneur, à ce mot ne soyez pas jaloux.*
*Quelque haute splendeur que vous teniez de Rome,*
*Il est plus grand que vous ; mais ce n'est point un homme*
*C'est le Dieu des chrétiens, c'est le maître des rois,*
*C'est lui qui tient ma foi, c'est lui dont j'ai fait choix,*
*Et c'est enfin à lui que mes vœux ont donnée*
*Cette virginité que l'on a condamnée.*
*Que puis-je donc pour vous, n'ayant rien à donner*
*Et par où votre amour se peut-il couronner,*
*Si pour moi votre hymen n'est qu'un lâche adultère,*
*D'autant plus criminel qu'il serait volontaire,*
*Dont le ciel punirait les sacrilèges nœuds,*
*Et que ce Dieu jaloux vengerait sur tous deux ?*
Cette voix timide et pure, et inflexible, on ne l'oublie pas. C'est avec la même simplicité que Théodore dit ce vers où semble résonner un écho de Rodrigue, ou de Chimène :
*S'il ne faut que du sang, j'ai trop de quoi payer.*
#### Politique
On pourrait considérer que le théâtre de Corneille est d'abord une longue réflexion sur l'histoire romaine. Quinze pièces s'en sont nourries, des origines fabuleuses à Byzance, d'*Horace* à *Héraclius.*
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Il vaudrait la peine d'étudier cette fascination, et d'abord, curieusement, chez ce monarchiste, le rêve de la république, de la vertu et de la liberté. Mais il sait montrer aussi bien la grandeur d'Auguste. Et s'il exalte Rome, il expose aussi bien la noblesse de ses ennemis, Viriate, Nicomède, Sophonisbe. Cette histoire lui a fourni à la fois les intrigues complexes et étranges dont il avait besoin, et les grandes âmes qu'il aimait peindre.
Si diverses que soient les situations politiques qu'il met en scène, il y a des constantes : éloge du pouvoir royal, condamnation du pouvoir populaire (« *Le pire des États, c'est l'État populaire *»*,* dans *Cinna*)*,* condamnation des favoris (« *Un cœur né pour servir sait mal comme on commande *»*,* dans *Pompée*).
L'usurpation peut être justifiée :
*Le temps assez souvent a rendu légitime*
*Ce qui semblait d'abord ne se pouvoir sans crime*
Il est vrai que Don Fernand, disant cela, pense à l'union de Rodrigue et de Chimène, mais l'application politique est immédiate. *Pertharite* en est la preuve, où Grimoald, vassal félon, une fois devenu roi se montre si juste, si soucieux du bien commun, que Rodelinde, la reine détrônée, n'y est pas insensible. Grimoald, si bon roi, le restera. Le roi peut donc être usurpateur, mais il doit être le contraire d'un tyran, c'est le même Grimoald qui le dit :
*Porte, porte au tyran tes damnables maximes,*
*Je hais l'art de régner qui se permet des crimes.*
La justice est le pilier central du pouvoir légitime. A ce sujet, on a sur la clémence d'Auguste un mot de Napoléon. Il ne comprenait pas ce pardon, jusqu'au jour où il vit l'acteur Montvel jouer ce rôle d'un ton si habile et si rusé qu'il comprit que le « soyons amis » n'était qu'une feinte. « J'ai approuvé comme calcul ce qui me semblait puéril comme sentiment. » Il faut toujours respecter les avis des techniciens. Napoléon savait de quoi il parlait, quand il s'agissait de la réalité politique. Mais il se trompait sur Corneille, et Montvel aussi. Corneille n'est ni Machiavel, ni Retz, il ne se plie qu'à la logique de son monde poétique, il a le droit d'enrichir et d'ennoblir la réalité.
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Pour lui, aucune ruse chez Auguste, mais un mouvement de sublimation qui l'élève, qui force ses ennemis à l'admirer, et ruine leur haine. (« *Ma haine va mourir que j'ai crue immortelle *»*,* dit Émilie. Est-elle dupe ? S'imaginer cela, c'est s'égarer complètement.)
La philosophie de Napoléon était celle des Lumières, la même en somme que celle de ces idéologues qu'il détestait. Cela le disposait mal à comprendre la magnanimité. En revanche, il a dû apprécier que Corneille reconnaisse le droit de l'histoire, c'est-à-dire la force du fait accompli :
... *le droit de l'épée, justifiant César a condamné Pompée.*
Comme c'est Ptolomée qui parle ainsi, personnage assez vil, il est un peu abusif d'attribuer l'attitude à Corneille. L'important, c'est que les marxistes ne disent pas autre chose, même s'ils l'enveloppent de raisons et de métaphysique. Le respect du sens de l'histoire n'est que le culte de la guerre.
C'est encore à Napoléon qu'on pense (obsession) en lisant ces vers dans *Attila,* à l'éloge du fléau de Dieu :
*Et plus grand politique encor que grand guerrier*
*Il tient que les combats sentent l'aventurier.*
Il préfère arranger ses affaires par la ruse, la corruption, la diplomatie. Leçon qui méritait d'être entendue.
Un cas particulier de la politique, dans Corneille, c'est la rivalité d'un roi et d'un prince trop puissant, général vainqueur qui usurpe en fait le premier rang : Nicomède face à son père, Lysander face à Agésilas, Suréna face à Orode. Avec la grande idée que Corneille se fait du pouvoir royal, cette situation est intenable. Le roi ne doit pas être concurrencé.
*C'est un crime d'État que d'en pouvoir commettre*
(*Nicomède*)
Dans les deux premiers cas, les choses tournent bien, mais c'est, dans *Nicomède,* par une sorte de prodige de générosité du fils, qui frappe le père d'admiration (mécanisme de *Cinna*) et dans *Agésilas* parce que cet aimable ballet d'amourettes ne saurait tourner au tragique. Dans *Suréna,* Orode fait exécuter le général trop brillant.
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#### *Le roi*
Par nature, le roi est au-dessus des autres hommes, voilà la doctrine de Corneille, et Louis XIV n'y est pour rien : presque toute l'œuvre est écrite avant son avènement. Il faut penser au contraire que la France préparait le trône pour le grand roi.
Le roi est l'homme accompli, le plus pleinement homme des hommes, puisque par fonction il ne dépend pas (il est *absolu*) et que la perfection pour l'homme est de disposer librement de lui-même. Indépendant des autres hommes, indépendant de ses passions, sur lesquelles il règne aussi, s'il veut être digne du type qu'il incarne.
Il y a un lien entre royauté et générosité. Héraclius dit *La générosité suit la belle naissance.*
Le roi est plus proche du divin que les autres hommes. Dans *Horace,* Camille trouve tout simple que les dieux fassent connaître leurs volontés au roi, plutôt qu'au peuple.
*Ils descendent* \[les dieux\] *bien moins dans de si bas étages*
*Que dans l'âme des rois, leurs vivantes images,*
*De qui l'indépendante et sainte autorité*
*Est un rayon secret de leur divinité.*
Ils maîtrisent leurs passions. Dans *Pompée,* Charmion s'étonne : *L'amour certes sur vous a bien peu de puissance ;* et Cléopâtre répond :
*Les princes ont cela de leur haute naissance*
*Leur âme dans leur sang prend des impressions*
*Qui dessous leur vertu rangent leurs passions.*
*Leur générosité soumet tout à leur gloire.*
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On pourrait citer aussi *Pertharite :*
*Un roi doit pouvoir tout et ne sait pas bien l'être*
*Quand au fond de son cœur, il souffre un autre maître*
ou *Agésilas :*
*Un roi né pour l'éclat des grandes actions*
*Dompte jusqu'à ses passions*
*Et ne se croit point roi, s'il ne fait sur lui-même*
*Le plus illustre essai de son pouvoir suprême.*
C'est donc une loi du monde cornélien que le roi y est plus naturellement héros, généreux, qu'un autre homme. Évidemment, cette perfection de l'ordre n'est pas toujours réalisée. Et l'on a Prusias, Galba ou Orode.
#### *Hugo*
L'Université se complaît -- ou se complaisait -- à montrer la filiation d'un écrivain à l'autre, ce qui n'est pas inutile. Il faut compter aussi avec le fait qu'un écrivain, par ses thèmes et même par ses tics, peut éclairer d'un jour nouveau une œuvre antérieure. Il fait qu'on trouve dans ce qui fut écrit longtemps avant sa naissance le reflet de son œuvre. Cela ne veut pas dire que cette œuvre existait en germe chez l'ancêtre, mais que la vision du cadet révèle ce qu'on n'avait pas pensé à voir, jusqu'à lui, chez l'aîné. Hugo et les romantiques ont aimé Corneille, et méprisé Racine, pour des raisons qui n'étaient pas les meilleures. Aujourd'hui, nous découvrons dans Corneille des reflets hugoliens qui expliquent cette sympathie, mais qui n'étaient certainement pas décelables avant Hugo.
Dans *Médée,* certains vers font penser au style horrifique des romans « noirs », ou de certains poèmes de *La Légende des siècles.*
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*Ces herbes ne sont pas d'une vertu commune.*
*Moi-même en les cueillant, je fis pâlir la lune*
*Quand les cheveux flottants, les bras et le pied nu*
*J'en dépouillai jadis un climat inconnu.*
*Vois mille autres venins ; cette liqueur épaisse*
*Mêle du sang de l'hydre avec celui de Nesse ;*
*Python eut cette langue ; et ce plumage noir*
*Est celui qu'une harpie en fuyant laissa choir.*
Emphase, mystère, noms propres choisis pour leur étrangeté, c'est le ton de Hugo. Dans ce genre noir, Léontine sacrifiant son propre fils Léonce, au berceau, pour sauver Héraclius, est aussi une invention qui ne déparerait pas le théâtre de Hugo. Et on croit lire *Hernani* quand la reine Isabelle, dans *Don Sanche,* déclare :
*Eh bien ! seyez-vous donc, marquis de Santillane,*
*Comte de Pennifel, gouverneur de Burgos.*
*Don Manrique est-ce assez pour faire seoir Carlos ?*
Un autre vers typiquement hugolien dans cette pièce :
*Ce torrent grossissait, rencontrant cette digue.*
La situation de Don Sanche est parallèle à celle de Ruy Blas. Don Sanche, fameux guerrier, est accueilli à la cour de Castille, mais on ne sait rien de sa naissance. Les courtisans le regardent de travers. Lui est persuadé d'être le fils du pêcheur qui l'a élevé. Il aime la reine de Castille, sans oser y penser : lui aussi ver de terre amoureux d'une étoile. La différence avec Hugo, c'est que chez Corneille il n'y a pas vraiment d'antithèse entre la valeur et le rang. A la fin, Don Sanche est reconnu comme l'héritier du royaume d'Aragon, qu'on croyait disparu. Ainsi, pas d'entorse à la règle : la valeur est confirmée par le sang. Partant, pas de contestation sociale. Seulement le soupçon, le risque un moment qu'elle pourrait avoir lieu. Il n'y a pas d' « injustice » du ciel, dont on se demandait un moment comment « du sang le plus vil » il tirait « une âme si belle ». Tout est en ordre. Corneille n'a fait que jouer avec le mystère de la naissance, il n'a pas mis en question les règles du jeu. Cependant le sujet indisposa, paraît-il. C'était la Fronde, et les esprits étaient échauffés. Jean Schlumberger, dans son excellent *Plaisir à Corneille,* trouve là un fumet républicain. Je crois bien qu'il se trompait.
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Un autre endroit célèbre, où on hésite entre Hugo et Rostand, est ce dialogue du Cid (à l'acte IV) :
Don Fernand : *Sortir d'une bataille et combattre à l'instant ?*
Don Diègue : *Rodrigue a pris haleine en vous la racontant.*
On se souvient que Rodrigue, après le duel de la veille contre le comte, a passé la nuit à rejeter l'invasion maure. On lui accorderait bien un peu de fatigue. Cette galéjade de Don Diègue (Rostand était de Marseille) s'excuse par la contrainte de l'unité de temps, qui gênait Corneille. Mais la manière dont on sort des difficultés est révélatrice, et il y a quelque chose dans l'auteur du *Cid* et de *Pompée* qui ne répugne pas à l'outrance. Drieu opposait volontiers la France du nord, silencieuse, efficace, au midi bavard et vantard. Mais comme on voit, lorsque les Normands veulent s'y mettre, ils ne craignent personne.
#### *Comédie*
La Bruyère n'aimait pas les comédies de Corneille. Elles sont pourtant pleines de poésie, de charme, et d'une sorte de gaieté cruelle qui nous amuse encore. On trouve même chez lui la meilleure farce avec le Matamore de l'*Illusion comique,* parodie anticipée de ses meilleurs héros, comme le remarque Brasillach.
*Mon courage invaincu contre les Empereurs*
*N'arme que la moitié de ses moindres fureurs.*
*D'un seul commandement que je fais aux trois Parques*
*Je dépeuple l'État des plus heureux monarques ;*
*La foudre est mon canon, le Destin mes soldats*
*Je couche d'un revers mille ennemis à bas...*
Mais Corneille préfère inspirer le sourire. Et l'on sourit avec le *Menteur* qui, loin de se montrer ridicule, rend le spectateur complice de ses mirifiques inventions ; la fête sur l'eau est exquise :
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*J'avais pris cinq bateaux pour mieux tout ajuster ;*
*Les quatre contenaient quatre chœurs de musique,*
*Capables de charmer le plus mélancolique...*
Et l'on sourit des tours qu'inventent ces jeunes cavaliers, de leurs protestations d'amour, de leur légèreté, comme on prend plaisir à tel portrait, dans *la Veuve,* d'un garçon qui parle en clichés, et croit être seul à faire ce que fait tout le monde :
*Madame, je vous jure, il pêche innocemment*
*Et s'il savait mieux dire il dirait autrement.*
*C'est un homme tout neuf. Que voulez-vous qu'il fasse ?*
*Il dit ce qu'il a lu.*
(exactement comme les étudiants de 68).
Ce Corneille-là s'amuse du train des choses :
*Le monde est un chaos et son désordre excède*
*Tout ce qu'on y voudrait apporter de remède*
(*la Veuve*)
Il sait aussi que la parade romanesque n'empêche pas ces jeunes gens de penser au *solide,* comme le dit Amarante (*la Galerie du Palais*) :
*Filles que la nature a si bien partagées*
*Vous devez présumer fort peu de vos attraits.*
*Quelque charmants qu'ils soient, vous êtes négligées*
*A moins que la fortune en rehausse les traits.*
A l'arrière-plan, ce n'est plus *Amadis* ou Plutarque qui transparaissent, plutôt les *Historiettes* de Tallemant.
#### *Les cheveux gris*
Oui, Corneille est le poète de la jeunesse. Ses héros impatients, avides de gloire, innocemment cruels, on sent bien qu'ils ont des matins triomphants. Jusque dans une des dernières pièces, on entendra dire :
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*L'agréable défaut, Seigneur, que la jeunesse*
(*Pulchérie*)
Rodrigue a vingt ans, comme le Dorante du *Menteur.* On n'imagine guère qu'Horace, Polyeucte, Nicomède aient plus de vingt-cinq ans.
Le paradoxe est qu'on pense toujours au poète comme au « vieux Corneille ». On lui fait doublement tort. Oubliant sa jeunesse, et transformant ses héros juvéniles en fantômes sans âge. Oubliant sa vieillesse, et qu'il a su peindre des héros déclinants, encore pleins d'ardeur et déchirés d'amertume. Il y a deux âges de Corneille : 25 ans, 60 ans.
Le héros vieillissant apparaît avec Sertorius, dont plaisante la suivante de Viriate :
*Il est assez nouveau qu'un homme de son âge*
*Ait des charmes si forts pour un jeune courage,*
*Et que d'un front ridé les replis jaunissants*
*Trouvent l'heureux secret de captiver les sens.*
Ce sera aussi Syphax, dans *Sophonisbe.* Il a risqué bataille pour plaire à la reine. Il est battu. Elle l'abandonne. Syphax :
*Que c'est un imbécile et sévère esclavage*
*Que celui d'un époux sur le penchant de l'âge.*
*Quand sous un front ridé qu'on a droit de haïr*
*Il croit se faire aimer à force d'obéir.*
*...Ils pensent racheter l'horreur des cheveux gris.*
Avec le Martian de *Pulchérie,* nous avons la revanche du vieil homme (revanche qui n'est pas que douceur). C'est lui que l'impératrice Pulchérie choisira pour régner avec elle sur Byzance, bien qu'elle aime Léon. C'est à peu près comme si l'Infante préférait Don Diègue à Rodrigue. Et dans la pièce, Aspar (sorte de Don Gormas) ricane de Martian : « *Tout vieil et tout cassé qu'il est ! *» Mais Pulchérie sait ce qu'elle fait. Elle pense à l'État (la générosité, toujours). Choisir Léon comme époux irriterait les autres Grands. Et le mariage sera un mariage blanc.
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Martian, tout amoureux qu'il fût de l'impératrice, ne pensait qu'à aller mourir dans la retraite :
> ... *dans le calme et la solitude*
*De la mort qui m'attend faire l'heureuse étude.*
C'est, suivant l'ancienne coutume, se donner à Dieu après s'être donné au service de l'État.
*Tout le prix que j'en veux est de mourir à moi,*
ajoute-t-il. Mais non, il aura cette victoire, et ce tourment, de régner à côté de la femme qu'il aime.
Et puis il y a *Suréna.* Rien ne dit que Suréna soit vieux. Eurydice l'aime, et c'est une jeune fille. Lui aussi doit être encore jeune, quoique déjà chargé de victoires. Il y a pourtant pire que les cheveux gris, chez lui, une sorte de lassitude, de renoncement à vaincre, à vivre, qui est dans le théâtre de Corneille, quelque chose d'unique. On l'a remarqué. Ni Suréna, ni Eurydice ne font quoi que ce soit pour échapper au désastre qu'ils voient s'approcher. Ils s'aiment, ils ne renoncent pas à s'aimer, ils attendent. Cette pièce, la dernière de Corneille, est d'une grande beauté. (Dans son *Introduction à la poésie française,* T. Maulnier en citait quelque 250 vers, et il avait grandement raison.)
Suréna est victime d'une sorte de vieillesse interne ; la vie le quitte. Rien de plus désespéré que les vers où il refuse même cette survie qu'est une postérité. Ce prolongement de soi dans des enfants est pour lui un leurre, une illusion qu'il a démasquée. Il parle déjà en étranger à la terre ; il faut une belle liberté pour bafouer l'avenir, que tant d'hommes courtisent :
*Que tout meure avec moi, Madame : que m'importe*
*Qui foule après ma mort la terre qui me porte ?*
*Sentiront-ils percer par un éclat nouveau,*
*Ces illustres aïeux, la nuit de leur tombeau ?*
*Respireront-ils l'air où les feront revivre*
*Ces neveux qui peut-être auront peine à les suivre,*
*Peut-être ne feront que les déshonorer,*
*Et n'en auront le sang que pour dégénérer ?*
*Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire*
*Cette sorte de vie est bien imaginaire,*
*Et le moindre moment d'un bonheur souhaité*
*Vaut mieux qu'une si froide et vaine éternité.*
55:287
#### *Formules*
Il y a des moments où la tragédie se concentre en quelques mots, où elle semble tout entière ramassée. Même ceux qui n'ont jamais lu *Horace* connaissent le « *qu'il mourût *».
Corneille est riche en mots de ce type, non qu'il les recherche, mais ils sont produits naturellement par un certain degré de pression dramatique, comme dans certaines conditions de pression et de fusion se constitue le diamant.
Célèbre encore ce dialogue de *Médée :*
NÉRINE : *Dans un si grand revers, que vous reste-t-il ?*
MÉDÉE : *Moi*
> *Moi, dis-je, et c'est assez.*
Je trouve plus révélateurs, plus étonnants, dans la même pièce, ces mots chargés de menace, d'orgueil et de magie « *Demain, je suis Médée.* »
Il en est d'autres. Dans *Œdipe,* Dircé, fille de Jocaste et de Laïus, croit un moment que c'est elle que désigne l'oracle, et qu'elle doit être sacrifiée pour que la peste cesse de ravager Thèbes. Elle résume la situation « *Tout meurt, si je ne meurs.* »
Cléopâtre, dans *Rodogune,* exprime tout son être, toute sa féroce soif de pouvoir lorsqu'elle dit :
« *Je hais, je règne encor.* »
On a déjà cité l'hémistiche d'Othon : « *la honte de changer. *» Rodelinde, de *Pertharite :* « *hait par devoir* »*.* Mots chargés de sens, et qui orientent la pièce.
Rien n'égale en tendresse et en désespérance la plainte d'Eurydice dans *Suréna :*
«* Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. *»
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#### *Grandeur*
Quelle bizarrerie, quelle paresse obtuse nous ont fait réduire Corneille à quatre tragédies, et aux deux comédies du *Menteur* et de l'*Illusion comique ?* Toutes ses pièces sont admirables, même les quatre ou cinq qui nous semblent inférieures (et parmi elles *Œdipe,* goûtée des connaisseurs pendant deux siècles) ; partout on sent le souffle du grand homme ; et les pièces de la fin sont entre les plus belles.
Nous les délaissons comme si nous subissions encore la mode de 1660, où l'on faisait la moue devant Corneille simplement parce qu'il s'imposait depuis trente ans. Il n'apportait que ce qu'on connaissait, et on voulait du neuf. La mode ne supporte pas la fécondité, elle ne vit que de changement. Cela n'empêche pas que *Sertorius, Sophonisbe, Othon, Attila, Suréna,* sont des chefs-d'œuvre de la même lignée que le *Cid* et que *Cinna.* Ils ajoutent des personnages fiers et tendres à une galerie déjà peuplée, mais ces héros, malgré l'air de famille, restent très dissemblables, si le monde où ils respirent, héroïque, coloré et galant, reste le même. Et une musique aussi forte et douce que celle des jeunes années monte de ces poèmes qu'on laisse dans l'ombre.
La représentation en serait-elle difficile ? Cela dépend d'un metteur en scène hardi et sensible, et d'un public que l'on peut former (ou dont une mode pourrait forcer l'adhésion). A la lecture au moins, ces pièces restent pleines de beauté.
On peut se demander si nous ne tournons pas le dos à Corneille parce qu'il aime ce qui est grand. Il y a chez lui une grandeur naïve, au sens exact de ce terme : vraie, naturelle, spontanée. Ce sentiment fut longtemps vivant en France, si inné, si immédiatement présent, qu'on l'évaluait mal. C'était vrai au temps où La Rochefoucauld entreprenait de montrer les ruses et les tricheries de cette grandeur, d'arracher les masques, besogne salubre et triste. Ne pas être dupe, ce sera aussi le souci de Stendhal, se cuirassant contre la tromperie. Depuis, ce refus est devenu soupçon généralisé, mécanique. Mais savoir qu'il y a des grandeurs fausses ne doit pas mener à nier toute grandeur.
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Déconsidérer, démasquer, dégonfler est un excellent exercice. Il ne faut pas en faire un moyen commode de paraître intelligent. Sûrement, à le pratiquer, on évite des niaiseries, et d'admirer ce qui n'en vaut pas la peine. Sûrement aussi, on se trompe, si on se complaît à croire que la boue est plus vraie parce qu'elle est la boue. La peur d'être dupe peut devenir une duperie, la pire.
Au vrai, la vie de La Rochefoucauld montre qu'il avait fortement (un peu follement même) le sens de la galanterie héroïque. Et Stendhal s'enivrait de grandeur et de romanesque. Il y avait un équilibre, qui semble bien rompu. Il peut être retrouvé. Corneille parie pour le sublime, et le sublime est rayé de nos papiers. Nous avons pris l'habitude des plafonds un peu bas. Il doit quand même rester des esprits capables de s'émouvoir devant ces héros qui forcent l'admiration, et qui rendent admirables leurs protagonistes. Ces concours d'escalade tracent le chemin des libérations véritables : non pas celles qui font sauter les règles pour laisser déborder ce qu'elles répriment, mais les libérations qui surmontent la bassesse et les règles mêmes, celles qui font les grandes âmes, et pas des affranchis.
Comme toute grande œuvre, celle de Corneille est d'abord un éloge de la création -- souvenons-nous de « l'art de louer » -- et il nous donne des raisons d'approuver le monde dans ces drames où se déploient le courage, la tendresse, la poésie, et où l'on peut entendre un des plus beaux chants nés du langage français.
Georges Laffly.
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### Pour l'école : la révolte
par Michel de Saint Pierre
NOUS LE SAVONS TOUS : le dimanche 24 juin, un défilé majestueux a rempli Paris, du matin au soir ; il s'est déroulé dans un ordre admirable, qui montre -- s'il en était encore besoin -- à quel degré de perfection se hausse l'organisation des parents d'élèves et des enseignants de l'École catholique.
Tous ceux qui ont été les témoins de ce spectacle extraordinaire ne pourront jamais l'oublier. Le ministère de l'Intérieur s'est donné le ridicule de sous-estimer la foule, se bornant à indiquer huit cent mille personnes -- alors que les évaluations les plus sérieuses tournent autour de deux millions de participants. C'était là une chose que Paris n'avait jamais vue -- un événement unique dans les annales de notre capitale...
Mais je voudrais montrer ici que, maintenant, il nous faut aller plus loin -- beaucoup plus loin. Et que pour cela, nous devons d'abord savoir sur qui et sur quoi nous pouvons désormais compter.
\*\*\*
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En divers lieux de France et d'Italie, j'ai récemment entendu dire que l'épiscopat français menait vaillamment la guerre pour la défense de l'École libre, ayant réussi à rassembler dans cette lutte d'innombrables foules...
Je voudrais insister sur le fait que je ne me considère en aucune façon comme un antagoniste de nos évêques. Autrefois, j'avais écrit une *Lettre ouverte aux Évêques de France* à laquelle *Le Monde et la Vie* et *Itinéraires* avaient donné une large et très amicale publicité. Depuis lors, je n'ai pas cessé de m'adresser à notre épiscopat. Mais je dois constater que malgré vingt-cinq ans d'efforts, je n'ai jamais pu obtenir un dialogue digne de ce nom. Aujourd'hui, touchant le problème brûlant de l'École libre, je me vois obligé de procéder à une mise au point et de servir la vérité.
En 1982, je publiais chez Albin Michel une *Lettre ouverte aux assassins de l'École Libre* ([^19])*,* où de nouveau j'écrivais aux évêques, pour les mettre en garde contre le danger des négociations avec le triumvirat François Mitterrand -- Pierre Mauroy -- Alain Savary et contre la mortelle chimère d'une « réconciliation » avec les ennemis de notre Foi. Je disais donc à l'épiscopat ce que deux ans plus tard il a semblé découvrir. Que l'on me permette à ce sujet de me citer brièvement :
« Messeigneurs, méconnaître la menace imminente et directe qui plane sur l'enseignement catholique serait désormais naïveté ou complicité. Il ne nous sert à rien de discutailler avec le pouvoir socialo-communiste : son siège est fait.
« Puis-je vous suggérer la lecture de trois livres que j'ai déjà cités, où les choses sont expliquées et annoncées aussi clairement que les plans de l'impérialisme rouge dans le testament politique de Lénine ? Lisez *Ici et Maintenant* de M. Mitterrand (et je vous recommande particulièrement les pages 154 et 155 où François Mitterrand se réclame de son amitié avec Mexandeau, l'adversaire acharné de tout ce qui n'est pas essentiellement laïc). Lisez le *Programme commun* (sans oublier la page 77 où la nationalisation de l'enseignement libre est affirmée comme une nécessité immédiate et vitale, « dès la première législature »).
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Lisez enfin le *Projet socialiste* que l'actuel gouvernement se fait gloire d'appliquer à la lettre. (Page 284, vous y verrez dûment exposée « la conception généreuse et offensive des socialistes, d'un grand Service public unifié et laïc de l'enseignement géré démocratiquement ».)
« Tout le reste, les ronds de jambe élyséens, les enveloppements de cape florentine et les « consultations » ministérielles qui se voudraient rassurantes ne sont que des attrape-nigauds. « Ils » veulent supprimer l'enseignement libre et d'abord, l'enseignement catholique. Point, c'est tout. Que si vous en doutiez encore, il vous aura suffi d'entendre les tirades hystériques des responsables de la Fédération de l'Éducation nationale (FEN). Il vous aura suffi, je pense, d'écouter l'un d'eux, Louis Astre, exigeant la disparition pure et simple de la « spécificité confessionnelle », ce qui, dans le patois du jour, signifie le gommage brutal de tout enseignement religieux. Il vous aura suffi, enfin, de voir à la tribune son visage massif enduit de la sueur de haine.
« Oui, Messeigneurs, c'est de cela qu'il s'agit. Vous avez voulu coiffer l'enseignement libre de votre pays, en instituant les Comités diocésains d'enseignement catholique (CODIEC). Aux personnes laïques et responsables (directeurs, gestionnaires) vous avez voulu substituer des structures collectives et anonymes. Et nous voici sur le toboggan. Responsables ? C'est vous, désormais, qui l'êtes, Messeigneurs nos évêques, parce que vous l'avez voulu. Vous pourriez donc vous opposer efficacement à l'hostilité de la FEN, au sectarisme des Louis Astre. Si vous ne le faites pas, je le répète solennellement, l'épiscopat français des années 80 sera tenu pour le fossoyeur de notre enseignement catholique. »
En guise de conclusion, je citais les paroles du Saint-Père, et j'essayais d'en tirer la leçon. Car le pape Jean-Paul II a dit « *Le droit des parents est inaliénable.* » Lorsque les libertés catholiques étaient menacées en son diocèse polonais, lui, le cardinal Wojtyla, descendait dans les rues de Cracovie, une croix processionnaire entre les mains, et un million d'hommes, de femmes et d'enfants l'entouraient. Et dans ce temps-là, le gouvernement marxiste reculait.
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**La guerre scolaire n'a jamais cessé**
Je dois le dire : beaucoup de gens ont lu ma « *Lettre ouverte aux assassins de l'École Libre* »*.* Je l'ai adressée aux principaux responsables de l'enseignement catholique. Et j'y développais cette réflexion (sur laquelle François Brigneau avait déjà insisté dans son extraordinaire « *Jules l'imposteur *») que la guerre scolaire, allumée pendant la Révolution, n'avait pratiquement jamais cessé, les Jules Ferry, Gambetta, Macé, Paul Bert, Viviani et autres Combes n'étant qu'un relais fort agressif des encyclopédistes, et des doctrinaires de 1793. Et je soulignais que l'école laïque ne serait jamais neutre, qu'elle serait non seulement sans Dieu mais contre Dieu, ainsi que nous l'avaient promis et précisé Viviani au début du siècle et de nos jours Mexandeau, compère et complice de François Mitterrand.
De leur côté, inlassablement, *Aspects de la France,* la revue *Itinéraires,* le journal *Présent, Minute,* le *Figaro-Magazine, Lectures Françaises, Rivarol, Monde et Vie,* le *Courrier* de Pierre Debray, le bulletin de l'abbé Sulmont, et la plupart des circulaires et bulletins de nos amis traditionalistes, ne cessaient d'attirer l'attention de nos évêques sur les catastrophes qui se préparaient et sur les intentions finales du régime socialo-communiste. Les sournoiseries d'un Mitterrand, d'un Mauroy, d'un Savary, qui semblaient au mois de juin dernier surprendre et scandaliser le cardinal Lustiger et Mgr Honoré, le chanoine Guiberteau et nos évêques, sans parler de leur créature M. Pierre Daniel, ces tartufferies socialistes qui étaient évidentes et grossières, nous les avions dénoncées dès l'année 1981 ! *L'Action Familiale et Scolaire* publiait, pour sa part, de remarquables études. Et tout cela, ainsi que d'innombrables lettres personnelles, était sans relâche adressé à l'épiscopat et à l'UNAPEL pour qu'ils fussent dûment informés.
*Ainsi, ils ne pourront jamais dire :* « *Nous ne savions pas* ! »
*Ainsi, ils ne pourront jamais dire :* « *Nous avions confiance, et le gouvernement nous a trompés* ! »
Car enfin, en même temps que nous informions l'épiscopat, textes et références à l'appui, nous indiquions les seuls moyens possibles pour faire reculer le Pouvoir, à l'image de ce qu'avaient déjà obtenu plusieurs secteurs de l'activité nationale.
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Nous disions à nos évêques et à M. Pierre Daniel : « Vous avez à votre disposition huit cent cinquante mille familles catholiques, plus de deux millions d'élèves, cent vingt mille enseignants pour dix mille écoles et institutions variées. Il s'agit là d'une formidable armée et vous avez en outre les moyens de la mobiliser par ces systèmes de relais téléphoniques et de services d'ordre que vous avez soigneusement mis au point. Alors ? Qu'attendez-vous ? Il faut mobiliser, comme vous l'aviez promis dès le 2 avril 1982 à Pantin, ces forces immenses que vous semblez garder volontairement sous le boisseau. Il faut considérer le régime socialo-communiste non pas comme un partenaire avec qui on puisse discuter, mais comme l'ennemi juré, avoué, déclaré, de tout enseignement catholique dans ce pays. Il faut vous souvenir que par trois fois, les francs-maçons du Grand Orient ont rappelé à M. Mitterrand ses promesses de réaliser « un seul service public, unifié et laïc de l'Éducation nationale ». Il faut mesurer toute l'influence que cette maçonnerie exerce sur le Pouvoir en place. Or, quel est le but des instances maçonniques et laïques : *promouvoir à tous les niveaux une éducation sans Dieu et contre Dieu, qui enlève les enfants et les jeunes gens aux parents pour les confier à l'État et qui soit* « *à l'abri de tout dogme* » ! Était-ce assez clair, Messeigneurs ?
**Le piège des négociations**
Depuis la réunion de Pantin, nous ne cessions de dire qu'il fallait procéder non pas à des négociations, mais à un soulèvement national, appuyé, comme les sondages nous l'indiquaient, par 71 % des Français.
Or, Messeigneurs, vous n'avez pas cessé de donner dans le piège des négociations : elles se sont poursuivies jusque sur les perrons officiels où nos évêques, le chanoine Guiberteau et M. Daniel laissaient prendre des photos de famille en compagnie des assassins de l'École libre.
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Bien sûr, nous eûmes toute une cascade de manifestations puissantes à travers les grandes villes de province jusqu'au rassemblement du 4 mars dernier à Versailles. Mais je le dis en pesant mes mots : *l'état-major de l'UNAPEL et l'épiscopat français n'y sont pour rien.* Nous avons vécu d'heure en heure les péripéties de ce drame aux cent actes divers. Nous avons connu les interminables reculades de M. Pierre Daniel, les efforts désespérés de l'épiscopat (cardinal Lustiger en tête) pour ménager le Pouvoir en place, pour ne pas le gêner, pour anesthésier les saines et tumultueuses réactions de la base. Au nom de « l'unité », l'épiscopat et M. Pierre Daniel devaient, enfin, différer piteusement, de prétexte en prétexte, le grandiose défilé parisien qui s'est déployé le 24 juin. A présent, les jeux sont faits : la pression de la base a été plus forte que les lâchetés des états-majors. Encore faudrait-il que la journée du 24 juin ne soit que le début d'un soulèvement pacifique et national contre les ukases insensés du Pouvoir.
Oui, Messeigneurs, vous parlez sans cesse d'unité. Mais de quelle unité s'agit-il ? En réalité, c'est l'unité des ennemis de l'École catholique et elle seule que vous favorisez, appuyant ainsi un régime socialiste et marxiste qui s'est montré, lui, parfaitement cohérent depuis des années dans sa lutte contre l'enseignement privé.
Résumons cette terrible affaire : les évêques savaient ce que voulait le gouvernement. Ils ne pouvaient pas ne pas le savoir, puisque nous les en avions informés de tous côtés. Ils ont affecté néanmoins de croire à une négociation possible, allant jusqu'à proposer de s'associer comme « partenaires » à tout ce qui se préparait. Donc, ils n'ont pas été dupés. Ils sont plus ou moins complices. Je veux citer à cet égard les paroles de Michel Fromentoux, publiées au lendemain du 24 juin, touchant les indignations tardives du cardinal Lustiger et du chanoine Guiberteau : « Quel dommage que des ecclésiastiques de cette intelligence n'aient pas daigné lire le *Projet socialiste !* Tout y était annoncé. Et aujourd'hui, ils ne se donneraient pas le ridicule de s'étonner du « déferlement de préjugés, excessifs, partisans et hostiles à la conscience chrétienne des Français, qui a répondu aux propos toujours mesurés de l'épiscopat ». » Oui, il s'agit d'ecclésiastiques intelligents. En ce qui me concerne, je ne puis donc croire qu'ils se soient montrés sots au point d'attendre nos tristes jours pour savoir à quoi s'en tenir sur les ennemis de l'École catholique.
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**Pas de convoi funèbre !**
D'ailleurs, si le moindre doute était encore possible, touchant leur état d'esprit, nos évêques eux-mêmes se chargeraient de le dissiper. Parmi bien d'autres exemples, considérons ce qu'a dit et écrit avant le 24 juin l'une des plus jeunes mitres de France. Après avoir signé l'appel de *Témoignage Chrétien* « pour la paix scolaire » (!) il s'exprimait dans *le Nouvel Observateur* à propos de l'École libre catholique et de ses défenseurs. D'abord et avant tout, il craignait « *la récupération de l'affaire par la Droite *»*.* Langage antédiluvien : on croit rêver. Car enfin, l'École catholique a été condamnée à mort par la Gauche en tant que telle, et défendue par la Droite. Et l'évêque d'ajouter : « *Si j'ai bien compris le projet* (de Savary), *le pluralisme scolaire sera respecté. Il faut donc le vivre. *» Mais oui ! Je n'invente rien. D'ailleurs, il répétait avec une obstination curieusement enfantine : « *Je ne veux pas que la Droite enferme l'Église dans un bastion. *»
Il se disait donc opposé au grand rassemblement parisien, qui « *serait une déclaration de guerre *»*.* Mais enfin, sapristi, qui donc a déclaré cette guerre, Monseigneur ? « Il faut éviter la cassure », concluait le jeune évêque.
Son attitude, hélas, était et reste assez répandue dans l'épiscopat -- ce que remarquait dans la presse M. Claude Labbé, qui d'autre part critiquait « l'inconcevable naïveté de Mgr Lustiger ». Et nous lisons dans le *Courrier Hebdomadaire* de Pierre Debray que ce même 24 juin 1984, « dix-sept évêques ont maintenu des rassemblements diocésains que rien ne les empêchait de repousser ou d'avancer d'un jour » : ce qui ne pouvait qu'entraver la participation de leurs ouailles au défilé parisien.
D'ailleurs, où étaient nos évêques, en ce même 24 juin ? La télévision, qui est vraiment indiscrète, nous montra une rencontre furtive entre le cardinal Lustiger, archevêque de Paris, Mgr Vilnet, président de l'assemblée épiscopale française (il avait dit dans *Témoignage Chrétien :* « Rien n'indique qu'il faille que j'aille à Paris ») et Mgr Honoré, archevêque de Tours. C'est Mgr Vilnet qui lut alors un message falot de solidarité avec les manifestants -- et Pierre Debray a noté : « Il l'enregistra d'une voix si basse que seuls les prodiges de la technique le rendirent audible. »
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Mais voici la suite : aucun de ces trois hauts dignitaires de l'Église de France ne consentit à prendre la tête des manifestants pour l'École libre (Mgr Lustiger n'avait-il pas accepté antérieurement de défiler avec des émigrés ?) -- et d'autre part, on ne vit plus un seul évêque de la journée. Or le 24 juin était *une manifestation nationale --* et la France ne compte pas moins de cent vingt cardinaux, archevêques et évêques en activité.
Je dois en revenir, hélas, à Mgr Honoré, président de la Commission épiscopale du monde scolaire et universitaire, puisque, en cette affaire de l'École libre, il est le premier responsable et le premier concerné. Or chacun a pu lire, dans le *Figaro-Magazine* (26-5 au 1-6) et ailleurs, ce qu'il a déclaré, au sujet de ce drame vécu par l'Église catholique dont il a -- en ce secteur -- la charge :
« Si (le pouvoir) venait à succomber à une crise dont l'origine apparaîtrait imputable d'abord à l'enseignement privé, ce serait pour l'avenir un risque considérable. A la fois pour l'École catholique, pour les catholiques de France, et pour l'Église. Dans la « mémoire historique » de la nation, un gouvernement serait tombé à cause de l'école catholique. Et ce gouvernement était celui qui portait les espoirs des couches populaires du pays. »
Vraiment, nous n'avons pas besoin d'autres textes. Cela nous suffit. Les évêques ont choisi la voie socialisante et l'abandon de l'École libre. Tout le reste ne serait que fioritures inutiles et paroles de convenance. L'Histoire le dira sûrement, car elle finit toujours par être juste.
Marcel Clément lui-même, connu pour sa modération et sa sagesse, écrit à ce sujet : « Au bout du chemin où les négociations Savary ont conduit les négociateurs, un couperet a tranché toute possibilité d'enseignement libre. Il s'est abattu comme cela était certain d'avance. Naïveté ? Utopie ? Ou quoi ? » C'est bien ainsi, hélas, que l'essentiel du problème se pose.
Quant à nous, parents et grands-parents d'élèves, nous n'avons pas dit notre dernier mot. Nous refusons à l'épiscopat le droit de prendre en charge l'éducation de nos enfants et petits-enfants, suivant en cela le Saint-Père qui dit que nous ne pouvons céder cette responsabilité à personne.
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Aussi bien, revenons aux foules immenses du 24 juin. Je voudrais faire remarquer que l'épiscopat aura jusqu'au bout négocié de travers : puisqu'on nous a refusé les Champs-Élysées pour d'autres itinéraires moins significatifs. Je répète que le cardinal Lustiger, Mgr Vilnet et Mgr Honoré ont décliné l'honneur de prendre la tête de nos cortèges. Notons enfin que dans leur étonnant souci de ne pas gêner le gouvernement socialiste-marxiste, et ne pouvant éviter le prodigieux rassemblement de juin malgré toutes leurs dérobades, l'UNAPEL et les évêques lui avaient assigné une date postérieure au vote de la loi.
\*\*\*
Nous refusions farouchement que notre formidable défilé restât dans les mémoires comme une sorte de convoi funèbre, accompagnant le catafalque de l'École catholique. Pavane pour une école défunte. Ce que nous voulions, c'était mettre à profit une position de force et gagner cette guerre scolaire. Les familles, les enseignants et les élèves catholiques, les chefs de l'Opposition, le Sénat, les formations et la presse amies, les valeureuses radios libres, le consensus populaire enfin, tout cela, dans notre esprit, devait être mis en mouvement, pour un immense soulèvement national.
Depuis lors, nous avons eu les démissions en chaîne de M. Savary, de M. Mauroy, du gouvernement, l'installation tapageuse à Matignon du petit Fabius, enfant chéri de M. Mitterrand, apôtre « surdoué » de la décrispation en forme de crampe ; et l'avènement à l'Éducation dite « Nationale » du plus sectaire des sectaires : M. Chevènement. « On » a retiré la loi Savary (cependant votée par le Parlement). Puis « on » a retiré le referendum sur le referendum. Tout cela, au bout de trois années de guérillas ! En attendant quoi ? Les socialistes ne sont pas à la recherche du temps perdu. Ils se contentent de le perdre, avec un goût vraiment extraordinaire du gaspillage et du néant.
\*\*\*
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**Les perspectives actuelles**
Et maintenant ?
Nous voici revenus aux négociations. Les attitudes, gestes et paroles des évêques, de leur représentant le chanoine Guiberteau et de leur serviteur M. Pierre Daniel ont amplement démontré qu'ils n'étaient pas qualifiés pour mener seuls, au nom des parents d'élèves, les ultimes discussions touchant l'École libre. Ils le sont moins que jamais dans les circonstances actuelles, face au plus redoutable fanatique de l'école sans Dieu.
C'est pourtant bien eux qui négocient, avec une étonnante discrétion.
Je sais : le chanoine Paul Guiberteau fait des déclarations à la presse. Mais lisez-le bien. Le chanoine Guiberteau estime que « les premières dispositions annoncées dans le projet de loi de finances pour 1985 » représentent « un très net recul du gouvernement ». Il se dit néanmoins « inquiet » sur un certain nombre de points. Il déclare qu'il faut « attendre les textes » avant de se prononcer. Il reconnaît que « la vigilance demeure nécessaire ». Mais c'est plus fort que lui : « Nous *sommes,* dit-il, *dans un contexte d'apaisement *»*.* Et voilà le plus beau : « *L'essentiel,* affirme gravement le chanoine Guiberteau, *est que les points auxquels nous tenons le plus soient respectés.* »
Après les manifestations des 4 mars et 24 juin derniers, après les démissions en chaîne qu'elles ont provoquées dans le gouvernement marxiste, après le retrait forcé d'une loi dûment votée, on eût pu croire que les Guiberteau et les Daniel hausseraient le ton, menaceraient de provoquer à nouveau des rassemblements massifs (puisqu'ils le peuvent), annonceraient au gouvernement tout neuf (et toujours marxiste) un véritable soulèvement national en cas de désaccord sur l'École libre : ce que MM. Mitterrand et consorts craignent plus que tout au monde. Mais non ! « Il faut préserver l'essentiel », dit le négociateur des catholiques, sur le ton de celui qui dirait : « Il faut sauver les meubles ! »
Car enfin, relisez bien les déclarations que je viens de résumer : pas la moindre référence au 4 mars ni au 24 juin.
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Le chanoine, qui pourrait tenir un langage viril, voire conquérant, parle de « système souple reposant sur des schémas d'orientation ». Il parle aussi « d'analyser avec attention » les dispositions gouvernementales à venir concernant, parmi d'autres, le problème capital des crédits. Etc. Il ne souffle pas mot de ce que les APEL seraient capables de faire au cas où l' « essentiel » ne serait point « préservé »...
Tout de même ! Imaginez ce qui se passerait si, au lieu de se faire photographier chez M. Laurent Fabius avec un sourire en bandoulière, le cardinal Lustiger, accompagné de Nosseigneurs Honoré et Vilnet, venait trouver le président Mitterrand pour lui dire : « Voilà ce qui ne va pas dans les actuels projets gouvernementaux touchant l'École libre. Et voilà ce que nous voulons : c'est-à-dire le pur et simple maintien de ce qui existait jusqu'ici. Nous exigeons que l'enseignement privé fasse l'objet d'un texte de loi spécial, clair, pratique -- et non pas de textes douteux « bourrés de références aux lois antérieures et proprement illisibles » ([^20]).
Et les évêques pourraient conclure, s'adressant toujours à M. François Mitterrand :
« Or les déclarations de votre ministre, M. Chevènement, vont dans un sens exactement opposé. Il se moque du monde. Vous vous souvenez sans aucun doute, M. le Président, des rassemblements des 4 mars et 24 juin derniers. Nous avons le regret de vous dire que si entière satisfaction ne nous est pas donnée, *nous recommençons.* Et cette fois, il y aura trois millions de personnes dans Paris. »
-- Ne rêvons pas, direz-vous.
Mais ce n'est pas un rêve ! Dire cela, quand on est en position de force, ne demande aucun courage particulier, aucun effort d'imagination, seulement un peu de bon sens, de réalisme et de cœur : à la condition, bien sûr, que l'on ait vraiment la volonté de sauver l'École libre et celle d'abattre le socialisme sectaire, l'une n'allant pas sans l'autre. On pense à ce qu'auraient fait, à cet égard, certains illustres prédécesseurs de nos malheureux évêques. On y pense d'autant plus que l'actuelle « décrispation » n'est qu'un mannequin brandissant un drapeau blanc, et que l'intention socialiste n'a pas changé. Les laïcs et les francs-maçons veulent une « solution finale » à la guerre scolaire : la mort de l'école catholique.
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Et s'il nous fallait une preuve supplémentaire, nous la trouverions dans ce *lapsus linguae* de M. Laurent Fabius déclarant à la télévision que l'école laïque restait l'objectif à terme. Sans parler du Grand Orient de France et de son nouveau grand maître Roger Leray, qui se déclarait, au cours d'une conférence de presse, « irréductiblement pour l'école laïque ». Croire que les intentions du pouvoir aient changé, ce serait être aveugle et sourd.
**Les parents d'élèves à l'écoute**
Or voici, précisément, qu'un responsable des APEL (il ne veut pas être nommé, ce que je comprends fort bien) m'écrit une longue lettre sur la guerre scolaire. Il me dit notamment que « par l'abrogation à la sauvette, au Parlement, de la loi Guermeur et par la prise de décrets simples (c'est-à-dire échappant au Conseil d'État), et cela au goutte-à-goutte, *nous risquons fort d'être asphyxiés *»*.* Puis mon interlocuteur souligne les points suivants :
« 1) Selon les dispositions attendues, les enseignants de l'École libre ne seraient plus tenus au respect du « *caractère propre *» de l'établissement ;
« 2) Ils seraient désormais nommés par le rectorat après *concertation* avec le chef d'établissement et non plus sur proposition de celui-ci. Quelles seraient donc les modalités de concertation et de décision ? Et quelle confiance pouvons-nous mettre dans les propositions du rectorat ?
« 3) Les crédits de l'enseignement libre étant (de fait, déjà) *limitatifs* (mesure acceptée par Guiberteau et Daniel, ce qui va la rendre plus difficile à combattre), il n'y a plus de possibilité d'ouverture de *classes nouvelles --* ce qui ruine le développement de nos écoles ;
« 4) L'enseignement libre sera-t-il invité à participer à l'élaboration des *cartes scolaires* -- qui sembleraient devoir être assouplies pour le « public » -- mais désormais appliquées pour le « privé » -- ce qui prive les parents catholiques du choix dont ils disposaient et qui leur revient de droit ;
« 5) Quel sera le sort des communes qui jusqu'à présent ont refusé de payer le *forfait scolaire ?*
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« 6) Quels seront le rôle et les pouvoirs des *représentants des collectivités locales* dans les conseils d'administration ou de gestion ? »
Telles sont quelques-unes des questions à soulever. Et le responsable des APEL, mon correspondant, fait les commentaires suivants :
« Ma fédération semble vigilante. J'espère que les autres ne vont pas s'endormir. En tout état de cause, il serait parfaitement inadmissible que les concertations entre Pierre Daniel, l'épiscopat et le ministère demeurent secrètes -- ou révélées seulement au compte-gouttes. Nous avons notre mot à dire. L'Opposition aussi. »
On ne saurait mieux résumer le problème.
Ce responsable des APEL, d'ailleurs, conclut son propos en rappelant une vérité d'autant plus oubliée qu'elle est élémentaire :
« *La liberté ne se négocie pas. Elle se défend.* »
**Et l'Opposition ?**
Dans la pratique, il est clair qu'en dépit des répugnances étranges de l'épiscopat et de son orientation socialiste, l'Opposition (qui était présente à nos grandes manifestations) doit de nouveau entrer en lice. Elle a encore, dans ce domaine chaud et même brûlant, une magnifique carte à jouer. Il faut qu'elle la joue jusqu'au bout. Car toutes nos informations convergent vers une même certitude : ni M. Mitterrand, ni son gouvernement, ni son ministre, ni les lourdes instances maçonniques et laïques n'ont renoncé : *il faut détruire l'École catholique, en faveur de l'École sans Dieu.* Point, c'est tout. D'ailleurs, çà et là, les cornes de la Bête réapparaissent déjà. Si mal informés que soient en général les Français, une bonne part d'entre eux savent ce qu'est Chevènement (qu'il ne faut pas sous-estimer !). Ils savent aussi ce que signifie son choix par le président Mitterrand, comme nouveau ministre de l'Éducation « nationale ». Et ce que nous savons, nous, à coup sûr, c'est que mon interlocuteur des APEL a raison : s'il est décidément impossible d'imposer par une loi la suppression de l'École catholique, le gouvernement procédera par étranglements progressifs.
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Mais un décret -- *a fortiori* une série de décrets -- peuvent être plus dangereux qu'une loi. Ils sont toujours plus discrets. Nous refusons donc, les parents d'élèves refusent de laisser l'épiscopat et le haut état-major de l'UNAPEL concocter avec les marxistes une sorte de « gentlemen agreement » qui serait un recul -- prélude à la définitive culbute. Certains chefs politiques plus fermes au sein d'une Opposition mollassonne dans son ensemble -- l'Opposition aux mains de beurre, dit si bien Jean-Marie Le Pen -- ont décidé de suivre l'affaire dans ses développements -- et, le cas échéant, de faire appel à l'opinion. *C'est exactement cela qu'il nous faut.* Les ruses, mensonges et sournoiseries de notre gouvernement marxiste peuvent de nouveau, s'ils apparaissent au grand jour, soulever l'opinion nationale autant et plus que le 24 juin. Voilà, répétons-le, ce que M. Mitterrand et nos évêques (j'allais dire ses évêques) désirent éviter, à tout prix. Voilà donc ce que nous voulons.
Or l'asphyxie de l'École libre est déjà bien commencée. Mais les textes gouvernementaux « définitifs » se font attendre. Et les discussions de cabinet vont s'envelopper du « flou » cher aux négociateurs, de part et d'autre. Nous devons braquer les projecteurs, précisément, sur ce brouillard. Un membre important de l'Opposition politique me le confirme : « Nous savons d'ores et déjà qu'aucune loi ne sera déposée -- ce qui nous prive du moyen de reprendre la lutte à l'Assemblée nationale -- mais que des décrets règleront le sort de l'enseignement privé. Notre vigilance doit donc rester en éveil, *M. Chevènement étant bien décidé, j'en suis sûr, à contourner l'obstacle en changeant de tactique.* Dans l'immédiat, je pense que notre action doit s'exercer *dans l'étude attentive et critique des décisions budgétaires* qui concrétiseront l'application des textes de remplacement de la loi Savary. Soyez assuré *qu'à l'occasion de la discussion du Budget,* les élus de l'Opposition continueront de témoigner de la même volonté d'aboutir. » J'ai acquis la certitude que mon correspondant, quant à lui, tiendra parole. Mais il ne faudra pas, comme il advient trop souvent, attendre le dernier moment.
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**Des projets**
Sous le titre « *L'École libre vivra* ! » ([^21]) Michel Fromentoux vient de publier une excellente brochure, grâce à laquelle le lecteur de bonne volonté peut se reconnaître dans le dédale de la guerre scolaire. Fromentoux dit très justement que « le parti socialiste est essentiellement, intrinsèquement *un parti éducateur.* Il agit et agira toujours au nom d'une vision de l'homme ». Son objectif est et restera « une refonte de l'homme et de la société ». Pour réussir, « il importe peu à ce parti de résoudre la crise économique ». Ce qu'il veut d'abord et avant tout, c'est « débarrasser » les Français des notions chrétiennes : c'est-à-dire évacuer le destin personnel, le salut personnel, la finalité accomplie au sein de la famille et de la profession. L'homme dont rêve le socialisme est réduit à sa dimension économique et sociale. D'où, pour le parti de M. Mitterrand, la nécessité absolue, primordiale, de mettre culture, éducation, enseignement sous le contrôle total de l'État matérialiste. C'est cela, le socialisme athée : « *une immense entreprise de rapt d'enfants *»*.*
La brochure de Fromentoux est à lire tout entière. Mais je recommande particulièrement la conclusion : « *Pour la séparation de l'École et de l'État. *» Michel Fromentoux, lui aussi, souligne que l'école laïque n'est pas neutre, et que l'école sans Dieu devient inéluctablement l'école contre Dieu. Nous avons évoqué à cet égard Viviani et Mexandeau. Citons, en outre, l'un des grands-prêtres laïques de notre époque, M. Bouchareissas (1981) :
« Pour ses fondateurs, l'école laïque n'est pas neutre sur le plan politique général. C'est l'école des principes de 1789, c'est l'école de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, c'est l'école de la démocratie et de la république... »
Et voici le sectarisme déclaré du même Bouchareissas :
« *La laïcité est un comportement individuel qui nous amène à rejeter les vérités révélées,* à pratiquer un esprit de libre examen. »
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Convenons, avec Fromentoux, que tout ceci, en même temps que la pollution de la morale, est bien dans la ligne révolutionnaire.
Quant à nous, les seuls droits que nous reconnaissions à l'État en matière d'éducation, ce sont le droit de regard et le droit éventuel de suppléance. Mais nous ne le répéterons jamais assez : la notion socialiste d'État-enseignant est en soi une monstruosité, mortelle pour nos libertés.
La solution du *Bon scolaire* reste celle qu'avec beaucoup d'hommes politiques et de nombreux élus locaux Michel Fromentoux défend. Il s'agit essentiellement, on le sait, d'une allocation qui serait versée par l'État, non plus aux établissements, mais à tous les parents ayant des enfants d'âge scolaire, « à charge pour eux de la reverser à l'école de leur choix, confessionnelle ou pas, privée ou publique ». Ainsi s'opérerait cette fameuse et nécessaire séparation de l'École et de l'État, qui est aujourd'hui à l'ordre du jour chez d'innombrables parents d'élèves...
Aussi bien, quelle que puisse être l'évolution du problème scolaire français dans les jours, les semaines et les mois qui viennent, procurez-vous « *L'École libre vivra *» où tous les arguments en faveur de notre enseignement catholique sont ramassés. Puis, en veine de charité, envoyez un exemplaire de ce texte à votre évêque.
\*\*\*
Édith Delamare consacrait récemment un article vigoureux au discours que le pape a prononcé devant la curie, le 28 juin dernier, touchant l'école catholique. « *Il n'est pas possible,* disait-il, *de fermer les yeux et de se taire. L'Église a non seulement le droit, mais le devoir, de défendre ses écoles. Il y va de la liberté religieuse. *» Et il rappelait le droit imprescriptible de la famille en ce domaine : « *La famille,* affirmait Jean-Paul II, *doit pouvoir jouir sans aucune discrimination de la part des pouvoirs publics, de la liberté de choisir pour ses enfants le type de l'école correspondant à ses convictions. Elle ne doit pas être entravée par des charges financières trop lourdes, tous les citoyens étant égaux, surtout dans ce domaine. *» Soulignant que « *les parents sont les premiers responsables en cette matière délicate et grave *»*,* il ajoutait que les parents sont également « *les premiers catéchètes de leurs enfants *»*.*
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Mais le Saint-Père mettait aussi les évêques devant leurs responsabilités. Il leur demandait d' « *affronter les difficultés avec sérénité et fermeté afin de sauvegarder efficacement les structures de l'Église catholique *» et de défendre « *comme la prunelle de leurs yeux, ce grand service de l'Église qu'est l'école catholique *»*.* L'Église, répétait le pape avec force, « *a non seulement le droit d'avoir ses propres écoles, mais elle en a encore le devoir *»*.*
Ces affirmations, Jean-Paul II les avait pleinement confirmées, à Rome, devant son visiteur M. Pierre Mauroy. Il eût été normal que nos évêques leur fissent un maximum d'échos. Mais jusqu'ici, bien que nous prêtions l'oreille, nous n'avons rien entendu...
Pour notre part, enfin, non seulement nous défendons de toutes nos forces ce qui reste de l'école libre catholique, mais encore nous rejetons l'école publique avec la même vigueur -- pour cause de pollution. Comment le conseil permanent de l'épiscopat ose-t-il nous inviter « à soutenir la mission essentielle d'enseignement et d'éducation de l'école publique » ? Et ceci, dans le contexte actuel du gouvernement de la Gauche ? Nos évêques ignorent-ils encore les documents que brandissait Louis Pauwels dans le *Figaro-Magazine* du 5 mai 1984, sous le titre : « *Cette gauche qui salit nos enfants *»* ?* Chacun le sait aujourd'hui, ou devrait le savoir, il s'agit d'une brochure réalisée par le ministère de la jeunesse et des Sports avec, notamment, les collaborations du ministère des Droits de la Femme, du ministère de la Santé, de la Fédération des écoles d'éducateurs et de la Mutuelle des étudiants. Tirée à cinq cent mille exemplaires aux frais du contribuable, cette brochure (outre des renseignements pour un coït stérile et pour un avortement garanti) recommande des livres. L'un d'eux a pour titre : « *L'amour, c'est pas triste *»*,* et l'on y découvre que la relation homosexuelle « est une chose simple et naturelle ». On y trouve un éloge des pédophiles qui « respectent les enfants » en prenant avec eux leur plaisir. On y apprend également que l'inceste « peut constituer une relation amoureuse tout à fait satisfaisante ». Le manuel s'achève par des adresses utiles aux lycéens, par exemple celle de « l'Association pour la liberté d'expression des pédés et des homos » -- ou celle du « Groupe des lesbiennes féministes ». Tout cela, sur la recommandation du pouvoir éducatif actuel, et des divers ministères qui peuvent toucher à l'éducation.
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Dans ces conditions, ainsi que vient de le préciser Jean Madiran, « nous attaquons l'école publique » ([^22]). Et nous comprenons difficilement qu'à l'occasion de ses déclarations, l'épiscopat n'ait pas souligné que, pour maintes familles, l'école « libre » est ainsi nommée parce que protégée de cette propagande abominable.
Ainsi, la mesure est comble.
Nous le disons en nous engageant totalement : cet athéisme hostile et cette pollution de l'école publique, nous les refusons pour nos enfants et nos petits-enfants, de toute notre âme et de toutes nos forces. Dans ce domaine sacré, aucune entente, aucun accord ne sont possibles avec l'immoralité socialo-communiste.
Que si nos évêques persistaient dans leur étrange refus de prendre en compte l'ensemble de notre situation scolaire, telle qu'elle apparaît aujourd'hui, Rome devrait alors en connaître -- et en juger.
Michel de Saint Pierre.
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### A propos de la Révolution française
par Armand Mathieu
*En souvenir du colonel André Gués,*\
*qui tint ici jusqu'à sa mort en 1982*\
*une chronique vraie de la Révolution\
française.*
DANS *Le Figaro* du 28 avril dernier, le professeur Pierre Chaunu écrit, en évoquant l'anniversaire que l'on s'apprête à célébrer en 1989 : « Pour le côté face, rien n'a été négligé. Les crédits coulent à flots. Le comité des fêtes du deuxième centenaire ne sait qu'en faire. Il a même fondé une revue. Les manuels scolaires disent la seule vérité tolérable. Michelet a été très amélioré par Soboul. Toute l'intelligentsia sait désormais que François Furet, dans *Penser la Révolution,* a raison, mais le train officiel, lui, continue de rouler à l'heure d'hiver. »
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**De Godechot à Poperen**
« Toute l'intelligentsia sait désormais que François Furet a raison. » Un vétéran de l'histoire officielle de la Révolution française, partial mais non fanatique, le doyen Jacques Godechot, vient de prendre acte de cette défaite idéologique de la gauche française, à l'occasion d'une bibliographie mise à jour qu'il propose dans la revue *Historiens-Géographes* (n° 298). Certes les Montagnards conservent bien des positions : à la chaire d'histoire de la Révolution française de la Sorbonne (Paris-IV), un communiste (Michel Vovelle) succède à un communiste (Albert Soboul). Mais Godechot est obligé de constater que les historiens français les plus en vue tournent désormais le dos à l'hagiographie républicaine.
Il remâche avec amertume la formule cruelle qu'a eue Pierre Chaunu, dans sa *Civilisation de l'Europe des Lumières* (Arthaud, 1971), sur « ces petits hommes qui, de 1789 à 1792, ont couru de la Bastille aux Tuileries ». Il tente de relativiser la thèse la plus récente, celle de François Furet et Denis Richet dans leur *Révolution* (Fayard, 1965) :
« Ils se sont efforcés de démontrer, écrit-il, que la Révolution avait été préparée et commencée par une élite intellectuelle issue des « lumières » et formée de bourgeois et de privilégiés. Ensuite elle a « dérapé », entraînée par les revendications désordonnées de la paysannerie, puis de la plèbe des villes ; elle est revenue à ses objectifs primitifs avec la « stabilisation révolutionnaire » de 1800. François Furet a encore précisé certains points de cette théorie dans *Penser la Révolution* (Gallimard, 1978). Pour lui, la Terreur n'est pas due aux circonstances (les nécessités de la défense nationale) mais est intimement liée à la nature même du mouvement révolutionnaire. Toute révolution implique Terreur, il en a été ainsi en U.R.S.S., comme en France. Les sociétés de Jacobins sont la préfiguration du parti unique, du parti communiste. Il reprend donc, en ce qui les concerne, la vieille interprétation d'Augustin Cochin ([^23]) et rejoint les rangs des historiens les plus hostiles à la Révolution. »
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Godechot s'interroge encore sur la rapide diminution de la fécondité en France après la Révolution, alors qu'on ne l'observe nulle part ailleurs en Europe. En fait, les démographes les plus sérieux finissent toujours par en revenir à l'explication traditionnelle exprimée par Frédéric Le Play. Qu'on en juge par la conclusion du petit volume de Jacques Dupâquier sur *La Population française aux XVII^e^ et XVIII^e^ siècles* (Que sais-je ?, n° 1786, 1979) :
« Ce qui semble assuré, c'est que la *révolution culturelle* des années 1789*-*1794 a créé des conditions propices à la diffusion d'une nouvelle morale familiale. Dans ce court laps de temps, des millions de Français, entraînés dans la dialectique d'un mouvement irrésistible, ont dépouillé le manteau traditionnel. Plus ou moins volontairement, plus ou moins consciemment, ils ont sacrifié aux idoles d'une nouvelle religion, celle de la Patrie et de la Liberté, aussi étrangère aux vieux cultes agraires qu'à la transcendance chrétienne : dans le temple de la déesse Raison, on avait oublié d'élever un autel à la Fécondité !
« (...) Si la Révolution de 1789 mérite l'épithète de bourgeoise, ce n'est nullement parce qu'elle a été faite par des capitalistes, mais parce que, en libérant et en enrichissant les paysans français \[*du moins les plus aisés*\]*,* elle les a rendus égoïstes et calculateurs. La « Grande Nation » dont rêvait Saint-Just allait devenir au XIX^e^ siècle le paradis des rentiers, des propriétaires et des petits bourgeois. »
L'article de Jacques Godechot dans *Historiens-Géographes* mérite toutefois l'attention parce qu'il contient, en introduction, un aveu, énorme quoique peut-être inconscient : pendant un siècle, la jeunesse des écoles et des universités a subi un véritable matraquage publicitaire en faveur de la Révolution française, un endoctrinement systématique -- aujourd'hui remplacé, mais de façon moins intense auprès des élites, par le matraquage en faveur de la Résistance 1940-1944 (depuis les concours officiels dans les écoles jusqu'aux programmes télévisés).
*Habemus confitentem reum !* « De mon temps, écrit Godechot, dans le primaire nous avions comme manuels d'histoire les « petits Lavisse ». Qu'on s'y reporte, ils existent encore dans les bibliothèques, et on verra quelle place y tenait la Révolution française, régénératrice de la patrie, émancipatrice des Nations.
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En entrant en Sixième, nous connaissions déjà, dans ses grandes lignes, l'histoire de la Révolution : Mirabeau, Danton, Saint-Just, Robespierre -- oui, Robespierre -- n'étaient pas pour nous de simples noms, mais des hommes dont nous pouvions caractériser les principales actions. Dans le secondaire -- je l'ai encore parcouru avec le programme de 1902 -- nous étudiions la Révolution en 3^e^, et on y revenait en Ire, en y consacrant un bon trimestre. Nous avions de grandes chances d'être interrogés au bachot sur la Révolution, et ceux qui étaient envoyés au concours général (rétabli en 1922) étaient à peu près certains d'avoir à composer sur un sujet touchant, de près ou de loin, à la Révolution française. (...) Ernest Labrousse nous rappelait récemment qu'avant 1914 la Révolution française était chaque année -- comme la géographie de la France -- une des questions proposées en permanence aux candidats à l'agrégation. »
Des générations de forts en thème ont été ainsi intoxiquées par la mythologie de la Révolution française. Aujourd'hui plus que jamais nous en subissons les conséquences. Jean Plumyène évoquait ces jours-ci dans la revue *Commentaire* (n° 26) son professeur d'histoire de l'immédiat après-guerre en province. Ce professeur s'appelait Jean Poperen :
« Je ne me souviens pas que son cours ait jamais porté sur autre chose que la Révolution française, ses journées, ses phases, Robespierre, le Comité de Salut Public, Billaud-Varenne, Collot d'Herbois. Il touchait au sommet d'une sorte d'exaltation froide quand était édictée la loi du *maximum* sur les blés et autres denrées : le blocage des prix remuait en lui quelque chose.
« Je devais, quelques années plus tard, le retrouver à Paris, et c'est lui qui, au bon moment, sut me dire ce qu'il fallait pour me jeter dans les filets de ce Parti calamiteux \[*le Parti communiste*\] au sein duquel il était en train de faire carrière. Avant de rejoindre, je ne sais trop quand ni pourquoi, les rangs du PS nouveau style, dont il est aujourd'hui le numéro 2.
« C'est pourquoi, depuis le Changement, on peut le voir à la télé deux ou trois fois par semaine. Il n'a pas changé. Ses costumes ont pris un peu de moelleux. La voix est toujours la même, pédagogique, théoricienne, rieuse par intermittences. La Révolution française suit son cours. »
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**Le poids variable des cadavres**
Parce qu'elle est bien informée, il y a des précisions à glaner dans la bibliographie de Godechot, sur des sujets qui nous tiennent à cœur. D'une étude de Jean-Claude Meyer sur la vie religieuse en Haute-Garonne de 1789 à 1803 (Publications de l'Université de Toulouse-Le Mirail ; 1983), il ressort, contrairement à l'opinion établie, que les prêtres réfractaires y furent la majorité (car il faut tenir compte de ceux qui revinrent sur le serment d'abord prêté à la Constitution civile du clergé). Godechot (ou Meyer ?) y voit la conséquence de l'action de la société secrète de l'Aa (fondée au siècle précédent dans un but de spiritualité, et sur laquelle on aimerait d'autres renseignements).
Amusante, cette propension des historiens pro-révolutionnaires, si méprisants envers la thèse de l'abbé Barruel (*Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme,* 1797 ; réédités par les éditions de Chiré, 86190 Vouillé), à voir des complots partout où l'on se permet de regimber contre l'oppression du pouvoir civil : Société de l'Aa, réseau d'Antraigues (sur lequel est paru un livre de J. Chaumié en 1965), et bientôt spectre de « la Congrégation » ou des jésuites...
Des travaux de son collègue Claude Petitfrère, Godechot fait ressortir qu'au cours des guerres de Vendée, 63 % seulement des Blancs appartenaient aux « métiers de la terre » (et 20 % des soldats bleus ; même avant 1789, le recrutement des armées était beaucoup moins paysan qu'on ne l'a cru longtemps) ; la fortune moyenne d'un Blanc était de 1 404 francs, celle d'un Bleu de 13 866 francs.
Godechot ne peut plus esquiver la question du nombre des victimes de la Révolution française, comme il l'a fait dans ses livres. Il note que « les pertes dues aux guerres, de 1792 à 1815, sont évaluées, avec assez de sûreté, à 1 300 000, soit en moyenne 60 000 par an, ce qui exclut le chiffre de 500 000 morts pour la seule guerre de Vendée, chiffre avancé avec complaisance depuis quelque temps par les *media.* La population des villes, toutefois (sic), a diminué. Paris est passé de 650 000 habitants en 1789 à 580.000 en 1806 ».
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C'est ici qu'il importe de relire l'article d'André Guès sur *Le Poids variable des Cadavres* (dans ITINÉRAIRES de juillet-août 1982). Après Taine, André Guès comptait en effet 500.000 victimes au cours des guerres de Vendée et de la chouannerie : 260.000 pour le Nord de la Loire, 240.000 en Vendée proprement dite ; et 600.000 pour l'ensemble de la Révolution proprement dite, des États-généraux à Bonaparte.
Godechot ne réfute pas du tout ces chiffres : sa moyenne de 60.000 victimes des guerres par an n'exclut nullement des pointes, en 1794 par exemple, année des Colonnes infernales qui ont exterminé, selon Gués, de 130 à 150.000 personnes. Et il retarde : le chiffre avancé aujourd'hui pour les guerres de Vendée et la chouannerie, par Pierre Chaunu comme par J.F. Chiappe, est de six cent mille, non de cinq cent mille.
Restons prudents cependant. Les chiffres ont toujours constitué un argument de propagande. La loi française interdit de discuter celui de six millions pour les victimes juives du national-socialisme. Le gouvernement algérien a aussi son chiffre officiel (un million) pour les victimes de la guerre d'Algérie : tous les savants savent qu'il est inférieur en fait à 400.000, dont près de la moitié constituée d'indigènes (harkis, etc.) tués après la date du cessez-le-feu officiel, ce 19 mars 1962 qui donna le signal des massacres et que nombre d'anciens d'Algérie, ou d'élus des partis parlementaires de droite n'éprouvent pas de scrupules à fêter !
Les témoins ont souvent tendance à grossir le nombre des morts qu'ils pensent avoir vus, les contemporains à les croire et à exagérer. Des représentants en mission en comptaient 700.000 avant la fin des guerres de Vendée, Hoche lui-même 600.000 pour son seul secteur. Ceux qui président aux massacres ont parfois intérêt à grossir les chiffres pour se faire valoir, ou pour qu'on ne leur demande pas de tuer davantage. C'est probablement pour ces raisons que le ministre de l'Intérieur Adrien Tixier avança un jour le chiffre de cent douze mille victimes de l'Épuration de 1944-1950. Robert Aron réduit ce chiffre à 45.000, ce qui est déjà énorme. La revue *L'Histoire* des éditions du Seuil a voulu descendre jusqu'à dix mille. On pourra accepter d'en discuter le jour où les collaborateurs de cette revue très partisane parleront avec autant de désinvolture des victimes tombées dans les rangs de la Résistance ou en déportation.
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La seule conclusion à tirer pour le moment, c'est que l'histoire est écrite par les vainqueurs. Ils peuvent interdire que l'on discute le dénombrement de leurs pertes. Le très officiel Comité d'Histoire de la Seconde Guerre mondiale a attendu près de dix ans pour rendre public le résultat de son enquête sur les victimes de la déportation de France : encore n'a-t-il publié que le chiffre des victimes non-juives (63.085) et non celui des victimes juives (28.162) qui contredit le chiffre « sérieux » donné par Serge Klarsfeld (76.000)*.* Or le tribunal de Nuremberg indiquait officiellement 250.000 victimes de la déportation de France, et on continue à parler de cent mille victimes juives ([^24]).
Les vainqueurs peuvent aussi décider que leurs cadavres ont plus de prix que ceux des vaincus : ainsi, de Michelet à Godechot et du démocrate-chrétien Goyau jusqu'au religieux progressiste Comblin, les victimes républicaines de Machecoul (une centaine) et de la Terreur blanche (deux cents, de 1815 à 1823, pour n'oublier personne) méritaient proportionnellement cent ou mille fois plus de place dans les livres que les Vendéens massacrés. Aujourd'hui enfin un tel sectarisme commence à s'atténuer.
Mais qui ose dire, à part Soljénitsyne, qu'il est injuste d'avoir plus d'indulgence pour Staline, dont les victimes se comptent par *dizaines de millions,* que pour Hitler, dont les victimes se comptent par *millions ?*
**Les amis du Roi**
Voici qu'un livre paraît, à ajouter à la bibliographie de Godechot, qui s'intéresse aux journalistes contre-révolutionnaires : *Les Amis du Roi, de 1789 à 1792* (librairie académique Perrin). Il est dû à Jean-Paul Bertaud, disciple de Soboul et spécialiste des armées de la Révolution. On peut lui reprocher d'être encore mal dégagé de la vulgate révolutionnaire (dont un sommaire nous est proposé en préambule), d'être rédigé hâtivement, et d'aligner de longues et nombreuses citations sans en bien expliquer l'inspiration ni en dégager la portée.
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Un seul exemple : le sous-chapitre consacré à Robespierre tourne court, alors qu'on eût aimé savoir si réellement « cet homme qui fut le protagoniste de la Terreur était soutenu néanmoins par la droite de l'Assemblée, et même, quoique secrètement, par les catholiques » -- cette formule est extraite des *Dictateurs* de Jacques Bainville, mais on apprend aujourd'hui qu'elle est de la main de Brasillach ([^25]).
Du moins le livre de Bertaud a-t-il le grand mérite de ressusciter, à côté de Rivarol qui n'a jamais été oublié, les figures de Farmian Durosoy ([^26]), de François Suleau, de Fontenai, Gautier, Royou, Montjoye, et de les laver du soupçon de « corruption ». En réalité, leurs affaires marchaient assez bien, les abonnés ne manquaient pas, et à eux tous on peut considérer qu'ils touchaient cent mille lecteurs, chiffre considérable à l'époque. Pourtant ils ne parvinrent pas à concrétiser leur influence, à susciter des initiatives efficaces de la part ou en faveur du Roi. Ce qui marque bien les limites de l'action journalistique.
Bainville nous livre-t-il une clé de la passivité des « honnêtes gens » dans une de ses corrections du manuscrit des *Dictateurs *? Après le discours de Robespierre le 26 juillet 1794*,* « on fut terrifié », avait écrit Brasillach. D'une plume désabusée, Bainville a corrigé : « Tous ceux qu'il menaçait furent terrifiés. »
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Le livre de Bertaud met surtout en valeur les articles de Royou, d'une pénétration, d'un courage et tout à la fois d'une prudence remarquables. Prêtre quimpérois, l'abbé Thomas-Maurice Royou avait retrouvé à Paris, quand il y fut nommé professeur au collège Louis-le-Grand, son compatriote Élie Fréron ([^27]). Il collabora à sa revue, et Fréron épousa même en secondes noces la sœur de Royou. Après la mort du maître, Royou et sa sœur continuèrent à publier *L'Année littéraire,* puis lancèrent en 1790 *L'Ami du Roi,* qui en quelques mois passa de 3500 à 5700 abonnés. Les analyses étonnamment lucides de l'abbé font de lui un Burke français : les *Réflexions sur la Révolution française* de l'Anglo-Irlandais Edmund Burke, parues en traduction à Paris en novembre 1790, n'ajoutaient rien, en effet, à celles de *L'Ami du Roi,* si ce n'est le souffle du pamphlétaire ([^28]).
Contrairement aux autres feuilles royalistes, *L'Ami du Roi* ne souhaita jamais la guerre, ni même quelque intervention étrangère qui rétablît l'autorité de Louis XVI. L'abbé Royou mourut de maladie en 1792, à cinquante et un ans. Cela lui évita probablement la guillotine. Mais plusieurs publicistes royalistes périrent de mort violente après le 10 août. Suleau l'intrépide, qui avait revêtu l'habit de la Garde nationale pour défendre Louis XVI, fut pris. «* Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage, disait Baudelaire,*
*Excitant à l'assaut un peuple sans souliers,*
*La joue et l'œil en feu, jouant son personnage,*
*Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers ? *»
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Eh bien ! Suleau la vit, puisque c'est Théroigne de Méricourt qui le désigna à la foule. Arrachant un sabre à ses assaillants, il parvint presque à s'enfuir, puis fut piétiné et massacré. Durosoy, lui, fut condamné à mort, ainsi que peu après son imprimeur et Mme Feuchère, son auxiliaire ; entré un peu par hasard dans la presse royaliste, il n'en démordit pas et monta fermement à l'échafaud ; par un reste de progressisme, il souhaita seulement que l'on ne tarde pas à supprimer la peine de mort et que l'on tente une expérience de rajeunissement en transfusant son sang à un vieillard...
L'abbé Royou n'avait pas risqué moins qu'eux. Dès le 19 novembre 1791, il faillit connaître un mauvais sort près de son logis situé au coin de la rue Saint-André des Arts et de la rue de l'Éperon. Il en fit crânement le récit dans son journal le soir même :
« Ce matin vers onze heures, j'ai aperçu dans la rue Saint-André une vingtaine de jeunes gens, la plupart bien vêtus, qui paraissaient fort animés. J'ai distingué dans cette foule deux de mes anciens disciples auxquels j'ai été assez heureux pour prolonger, dans le collège Louis-le-Grand, la jouissance d'une bourse que, sans mes égards, ils eussent perdue plutôt. Comme l'amitié pour mes élèves fut toujours une de mes qualités dominantes, je suis revenu sur mes pas, dans l'intention d'embrasser ces deux jeunes gens, auxquels je n'avais pas parlé depuis longtemps, ne me doutant pas que c'était le baiser de judas que j'allais recevoir. Dès que l'un d'eux m'a aperçu, il s'est écrié : « le voilà, Messieurs, voilà M. Royou, *ipse est, tenete eum *»*.* Il n'a pas cependant cité de texte de l'Écriture.
« Aussitôt j'ai été entouré de cette nombreuse députation, à laquelle se sont bien vite joints beaucoup de passants. Un de ces Messieurs qui m'avait l'air du président, voyant sur ma figure et dans ma contenance une surprise qu'il a prise pour de la frayeur, s'est cru obligé de me rassurer en disant : « Monsieur, ne craignez rien ; il ne vous sera fait aucun mal, je ne me suis chargé qu'à cette condition de conduire la députation du Palais-Royal. Seulement menez-nous à votre imprimerie. » j'ai refusé nettement... « Du moins à votre bureau. » Même refus... « A votre appartement... » Encore moins, parce qu'il s'y trouve une femme, ma sœur, qui quoique courageuse pourrait être effrayée d'une visite aussi nombreuse et aussi bruyante. »
86:287
Habilement, l'abbé fait mine tout de même de les y conduire, mais s'engouffre dans le corps de garde le plus proche :
« Là j'ai pu entendre les plaintes et les demandes qu'on avait à me faire. On m'a reproché d'avoir imprimé que M. de Lameth avait provoqué M. de Castries. J'ai répondu que j'aurais pu le dire peut-être sans blesser la vérité mais que je ne l'avais pas dit parce que je sais respecter le malheur lors même qu'on l'a provoqué.
« On m'a reproché ensuite de prêcher l'insurrection, la révolte, la guerre civile. J'ai répondu que toutes mes feuilles étaient pleines de maximes contraires ; que j'ai toujours cru et enseigné qu'il fallait mieux souffrir l'oppression que de s'exposer aux malheurs incalculables d'une guerre civile (...) Enfin, m'a crié l'un des membres de la députation, « il faut changer de ton et de principes ou nous ne répondrons plus des suites »... Vous pouvez, Messieurs, disposer de ma vie. J'en ai fait le sacrifice depuis longtemps mais je ne ferai pas celui de mes principes. « Nous ne vous faisons nous autres, a-t-il répliqué, aucune menace. Je ne suis chargé que de vous donner cette leçon et ces avis charitables. Mais si vous continuez, vous avez tout à craindre, et nous ne répondons pas des suites (...) »
« La députation m'a quitté ensuite en me faisant promettre de rendre compte de sa visite, et m'avertissant, par une suite de la charité qui l'anime, de prendre garde aux couleurs que j'emploierai pour la peindre.
« Liberté sainte qu'on nous avait tant promise, voilà comme on te respecte (...) »
Face à des personnalités aussi attachantes que ces « amis du Roi », on est un peu attristé, quoique toujours intéressé, en apprenant, à mesure que paraissent les *Cahiers Roucher-André Chénier* ([^29])*,* d'inspiration très universitaire, combien le poète des *Iambes* resta prisonnier, jusqu'à la guillotine, de la phraséologie et des utopies de 1789.
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Un article de Georges Buisson, dans les *Cahiers* n° 2, décrypte avec beaucoup d'érudition une satire ébauchée par Chénier vers juin 1792 (*Le bon Chartrain...* -- il s'agit de Dusaulx) et ne laisse aucun doute sur l'animosité de l'irascible André envers les publicistes contre-révolutionnaires. Il ironisait en effet sur la tribu des Fréron, sur Durosoy (qui donnait, il est vrai, dans un style hyper-tragique d'assez mauvais goût), mais aussi sur « le sublime Burke » (qu'ailleurs il qualifie de « gothique », « frénétique », etc.), sur
... *Les sublimes destins*
*Du sieur Bagnols, le Boileau des catins*
-- il s'agit de Rivarol, né à Bagnols dans le Gard, qui avait fait la satire des « bacchantes de la Révolution » mais était mêlé (l'allusion est sans doute à double sens) à bien des intrigues de catins --, enfin sur Champcenetz, *alter ego* de Rivarol (« Je fais des épigrammes et Champcenetz se bat », disait celui-ci).
A la décharge d'André Chénier, on doit rappeler qu'il avait discerné dès 1789 la dérive de la Révolution, prisonnière du « faubourg Saint-Antoine », et dénoncé en 1790 et surtout en 1792 ce système du parti unique ramifié dans toute la France (il le compare malencontreusement au réseau des couvents autrefois) qui prétendait représenter « le peuple ». Ancien officier, secrétaire d'ambassade, excellent orateur de *club,* ce poète était probablement beaucoup plus homme d'action que le prosateur Rivarol et les publicistes royalistes, qui l'exaspéraient. A la fin de 1792, quand il entreprit de collaborer à la défense de Louis XVI, ce fut avec des arguments très « constitutionnels » et respectueux des « conquêtes » révolutionnaires. Mais il n'est pas exclu qu'il ait apporté son concours, comme ses amis les banquiers Le Couteulx, à l'ambassade d'Espagne qui envisageait divers plans pour sauver coûte que coûte le Roi prisonnier.
Ainsi apparaît mieux la diversité de ceux qui tentèrent d'enrayer la machine révolutionnaire. Rivarol et autres amis du roi, critiqués sur leur gauche par André Chénier, n'étaient pas moins malmenés sur leur droite par les pamphlets de l'activiste comte d'Antraigues. Les uns et les autres méritent d'être mieux connus. Erreurs et perspicacité mêlées, témérité ou hésitation, ils ont sauvé l'honneur des hommes en ces années où la folie et la haine firent, comme l'écrivait le « fier André » dans ses *Iambes* avant de partir pour l'échafaud,
*Tant de morts et de pleurs, de cendres, de décombres.*
Armand Mathieu.
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### La dragée haute
par Gustave Thibon
LES NOUVELLES MÉTHODES d'enseignement, -- qui depuis 1968 ont pour résultat le plus clair la « crétinisation » des enfants, premier stade de l'abrutissement des adultes, -- ont pour commun dénominateur le culte de la facilité ; l'enfant, dispensé de tout effort et de toute discipline, est jugé capable de tout apprendre en se jouant ; les heures de classe deviennent le prolongement des heures de récréation, la « spontanéité créatrice » remplace le travail imposé et programmé, la fantaisie se substitue à la règle ; à la limite, n'importe qui peut apprendre n'importe quoi par n'importe quel moyen.
Ce mal ne date pas d'aujourd'hui. Au début du siècle dernier, Joseph de Maistre écrivait à propos de certaines recettes concernant l'étude du « latin sans larmes » et du « grec par la joie » : « Il n'y a pas de méthodes faciles pour apprendre les choses difficiles. Le seul secret est de s'enfermer dans sa chambre et de travailler. »
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Pauvres gamins pourris de facilités ! Et non seulement dans le domaine des études, mais dans toutes les circonstances de la vie. Auxquels on donne tout sans même leur laisser le temps de désirer vraiment quelque chose. J'ai vu récemment la chambre d'une petite fille encombrée d'un ramassis de jouets abandonnés qu'elle ne daignait même plus honorer d'un regard. Nous sommes loin de la *Cosette* des *Misérables,* en extase devant la poupée miraculeuse offerte par Jean Valjean. Autre exemple : à l'heure de la sortie, les abords de l'école de mon village ne sont plus qu'un maquis de voitures, au volant desquelles les parents attendent leurs rejetons à qui ce serait sans doute trop demander que de dérouiller un peu leurs jambes pour rejoindre leur domicile. Est-ce préparer les futurs adultes aux âpres combats de la vie que d'immerger les enfants dans ce bain amollissant de confort et de gâteries ?
Le même glissement vers les solutions de facilité s'observe sur tous les plans de l'existence.
Sur celui de la sexualité en particulier. Avez-vous lu la brochure plus ou moins officielle : *J'aime et je m'informe,* généreusement distribuée aux adolescents et leur dévoilant les moyens de pousser l'amour (quel amour, grands dieux ?) jusqu'à ses dernières conséquences physiques ? J'ai songé par contraste à un film récemment télévisé où un amoureux demande à sa belle un simple baiser et où celle-ci répond en rougissant : « Chaque chose en son temps ». Les temps ont changé : tout, et tout de suite ! Nous ne sommes pas loin de la définition de l'amour par Céline : « L'infini à la portée des caniches ».
De même pour la religion. Une certaine forme d'apostolat délaie ses mystères et sa transcendance dans un vague idéal de fraternité humaine où le social l'emporte sur le divin et qui perd, dans cet aplatissement, son poids d'absolu et d'éternité.
Ce déluge de facilités entraîne deux conséquences négatives. En premier lieu, il dégrade l'individu en laissant inemployées les facultés de concentration dont l'exercice est essentiel à la formation de l'intelligence et du caractère ; ensuite, il amène l'indifférence, sinon le mépris à l'égard de tous les objets ainsi obtenus sans efforts et sans sacrifices.
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Ce n'est pas la facilité, c'est la difficulté qui donne de l'attrait et de la saveur aux choses et qui mobilise nos facultés créatrices. Tout ce qu'on obtient sans peine se dévalue sans retour.
Les preuves surabondent.
Est-ce dans les écoles-salles de jeux où les éducateurs se mettent au niveau des élèves que l'étude donne ses meilleurs fruits et où les maîtres sont le plus respectés ?
Est-ce la liberté sexuelle qui fait les amoureux les plus passionnés et les époux les plus unis ? Voyez le nombre des amours-passades qui se dénouent aussi promptement qu'elles éclosent et penchez-vous sur la statistique des divorces...
Est-ce en bradant la religion qu'on convertit le plus de monde ? Voyez la chute de la pratique religieuse, et n'oubliez pas que ce sont les ordres monastiques les plus rigoureux qui suscitent le plus grand nombre de vocations.
Bien sûr, l'homme incline vers la facilité mais seulement par le côté le plus superficiel de lui-même. En profondeur, il aspire à autre chose, il a besoin de modèles et de maîtres dont les exigences lui permettent d'épanouir ses plus hautes facultés. Et les protestations qui jaillissent aujourd'hui contre la civilisation de l'ascenseur et du remonte-pente vont dans ce sens. On estime ce qui se conquiert à haut prix, on méprise ce qui ne coûte rien. Comme en témoigne avec une grossière énergie le proverbe anglais : « Tenez la dragée haute et le petit chien sautera, jetez-la par terre et il fera pipi dessus. »
Gustave Thibon.
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### Émile l'apostat
par François Brigneau
CHAPITRE SEPTIÈME : L'ASSASSINAT DE SADI CARNOT. -- *Victime de l'* « *esprit nouveau *»*, le président Sadi Carnot a été mystérieusement assassiné : par la franc-maçonnerie ? Il était peut-être une chance, en tout cas la seule possible, de réussite pour le* « *Ralliement* »*.*
« CE QUE JE VAIS RACONTER se passa un soir de juin, en 1894. Il était à peu près dix heures. La ville était illuminée au moyen de godets pleins de suif. Il y en avait partout, de la corniche des monuments au gazon des squares. Les gens pensaient mourir de chaleur. On entendait, vers les Terreaux, s'éloigner des musiques et des cris qui suivaient un cortège.
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Las, assourdi, les pieds poudreux, je marchais à côté de ma mère. Mon père lui donnait le bras en fumant la pipe. Soudain on entendit un grand bruit, puis, de tous côtés, nous vîmes accourir des hommes qui avaient l'air de se battre ou de poursuivre un voleur.
« -- Que se passe-t-il ? demanda mon père.
Les musiques militaires s'étaient tues. Mais les cris, devenus furieux, s'éloignaient toujours vers les Terreaux, sous un ciel embrasé par les illuminations. Un homme, sans s'arrêter dans sa course, nous jeta au passage que l'on venait d'assassiner le président Carnot. »
C'est ainsi qu'un petit garçon de neuf ans, prénommé Henri, Marius et nommé Béraud, apprend le nouveau drame qui frappe la République. La première présidence s'est défaite dans la boue et l'opprobre. La seconde tombe dans le sang et la peur.
Le 24 juin 1894, le président Sadi Carnot visite à Lyon l'exposition universelle. Il vient de présider un banquet de mille personnes au Palais du commerce. Une représentation de gala l'attend au Grand Théâtre. Tout Lyon est dehors. On acclame un président qui a su traverser Panama sans être éclaboussé et freiner la fureur antireligieuse de la gauche républicaine.
Trois mois plus tôt, il s'est en effet produit à l'Assemblée nationale un événement important. Le 3 mars 1894 à la tribune, Denys Cochin, orléaniste rallié à la République selon le conseil de Léon XIII, interrogeait le ministre des cultes Eugène-Jacques Spüller.
En 1892, le citoyen Walter, maire socialiste de Saint-Denis, avait interdit « *toute exhibition d'emblèmes religieux sur la voie publique, même pour accompagner les morts au cimetière *»*.* Le curé de Saint-Denis s'était pourvu devant le Conseil d'État. Le bruit courait que le directeur des Cultes, M. Dumay, soutenait le maire et la validité de son arrêt.
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-- *Est-ce vrai ?* demandait Denys Cochin. *M. le ministre ne trouve-t-il pas que l'arrêté du maire de Saint-Denis blesse les catholiques ? Qu'il attente à leur liberté ? Quand prendront fin toutes ces tracasseries mesquines contre la religion ?*
Toute la Chambre regardait Spüller. A cinquante-neuf ans c'était un des grands prêtres de l'Église républicaine. Il avait poussé dans l'ombre de Gambetta. Quand le grand tribun roulait sous la table, chargé de vin de Cahors, Spüller lui enlevait ses bottes. Gambetta l'en avait récompensé en 1870 en le bombardant secrétaire général de la Défense, quoique le père Spüller fût fraîchement immigré du pays de Bade où il exerçait la profession de boucher. Eugène-Jacques lui ressemblait. Sa grosse tête ronde qu'une barbe en pointe essayait vainement d'allonger, semblait directement boulonnée sur le col de son paletot, comme un casque de scaphandrier. Épais de corps, les bras courts, l'œil lourd et fixe, il dissimulait beaucoup de finesse et de sens politique sous cette écorce d'équarrisseur. Avocat, député, sénateur, plusieurs fois ministre (de l'instruction publique, des affaires étrangères), il était évidemment franc-maçon. C'était même pour cela qu'il s'occupait des cultes dans un cabinet dont le président, Casimir-Périer, n'appartenait pas aux Loges. Toujours observée sous la Troisième République, la précaution s'avérait d'autant plus judicieuse en cette année 1894 que le président de la République n'était pas franc-maçon, lui non plus. Laïque, certes, mais ramolli. On le disait même entrouvert au Ralliement. N'appelait-il pas les évêques « Monseigneur » ? Mgr Ardin, évêque de La Rochelle, ne lui avait-il pas dit : « *-- Nos cœurs battent à l'unisson du vôtre* » ? Tout cela provoquait des angoisses et des troubles chez les Républicains de la République dont cette anecdote permet de mesurer l'esprit.
On nous raconte souvent que la Grande Loge de France est l'une des plus tolérantes, acceptant des catholiques dans ses Ateliers. Un de ses grands maîtres fut Gustave Mesureur, ancien dessinateur en broderie, conseiller municipal et député de Paris depuis 1891, futur ministre.
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Le frère**.·.** Mesureur nourrissait un grand dessein : laïciser les rues de Paris, faire disparaître le nom des saints, gommer tout ce qui, de près ou de loin, se rapportait à la religion abhorrée.
-- Le nom du boulevard d'Enfer ne rappelle que le souvenir odieux d'une domination théocratique, disait-il.
Et encore, à propos de la rue Sainte-Opportune :
-- Quelques personnes jugeront peut-être qu'on doit lui tenir compte de l'influence de son nom sur la politique française pendant de longues années.
Fine allusion au rassemblement parlementaire préconisé par Gambetta et poursuivi par Jules Ferry. Gustave Mesureur ne voulait sauver de l'oubli la sainte normande (dont les reliques furent dispersées par la Révolution) que pour rendre hommage aux papes de la Contre-Église.
Cet homme sensible avait épousé une versificatrice du nom d'Amélie Dewailly dont les poèmes (*Nos enfants*) étaient très prisés des bibliothécaires laïques. A cause (peut-être) de son mari.
Quelle que fut leur haine de la religion, Mesureur et ses amis écoutèrent Spüller dans un silence religieux. Il commença fort bien à leur goût :
-- Le maire a prohibé l'exhibition d'emblèmes religieux sur la voie publique parce que toutes les cérémonies sur la voie publique ayant un caractère religieux portent atteinte à la liberté de tous les citoyens.
La gauche applaudit. Spüller l'arrêta :
-- J'estime que ce considérant est inadmissible, en droit et en fait ; je le trouve illégal, excessif. Je le repousse. Il n'est pas vrai, ni en raison, ni en jurisprudence, que le seul fait d'exhiber sur la voie publique des emblèmes religieux soit une atteinte à la liberté de tous les concitoyens...
Les radicaux commençaient à gronder, Spüller poursuivit :
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-- Dans ces questions religieuses, un principe supérieur doit tout dominer, le principe de la tolérance (*applaudissements*)*,* non pas de la tolérance au sens étroit du mot par opposition à la liberté, mais du véritable esprit de la tolérance éclairée, humaine, supérieure, qui a son principe non seulement dans la liberté de l'esprit mais dans la chaleur du cœur (*applaudissements*). Il est temps de lutter contre tous les fanatismes et tous les sectaires ! (*Très bien ! Très bien !...*)*.* Vous pouvez compter sur la fermeté avec laquelle nous continuerons la politique conforme aux traditions de ce pays, celle de l'indépendance du pouvoir civil dans son domaine vis-à-vis de l'Église, et aussi sur ce que j'appelle un esprit nouveau, l'esprit qui tend, dans une société aussi profondément troublée que la nôtre, à amener tous les Français autour des idées du bon sens, de la justice et de la charité. »
La droite applaudit poliment : elle enregistrait et attendait les gestes concrets de la paix annoncée. Chez les ralliés, au centre, c'était l'enthousiasme : *vifs applaudissements,* lit-on dans le compte rendu de séance. En revanche, la colère secouait les bancs radicaux. A plusieurs reprises ils avaient crié leur hostilité au langage nouveau de l'esprit nouveau. Eugène Henri Brisson, dignitaire du Rite Écossais, la vedette de la loge *La justice,* à l'ordinaire lugubre et froid, avec une tête figée de colin à barbe, s'étranglait d'indignation. Ces propos indécents l'épouvantaient. Il exigeait que la question fût transformée en interpellation et que le ministre s'expliquât sur cet « esprit nouveau » dont les républicains n'auguraient rien de bon. On parlait de complot. On rappelait le mot de Ferry qui voyait dans le Ralliement « une machine de guerre contre la République ». M. Spüller remonta à la tribune.
-- J'ai entendu tout à l'heure, en traversant l'hémicycle, des objections très vives, dit-il. J'ai été accusé -- tout bas, il est vrai -- de manquer à une grande et chère mémoire et à mes propres opinions antérieures. On a même osé dire que je trahissais la République. Ce n'est point trahir la République que d'exprimer franchement l'opinion qu'une politique différente de celle qui a été suivie doit commencer à prévaloir...
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Quand la République avait à lutter contre la coalition des anciens partis, quand l'Église servait de lien à tous les anciens partis, j'ai suivi à cette époque la politique exigée par les circonstances et que l'intérêt suprême de la République commandait. Je ne regrette rien de ce que j'ai fait alors... L'article 7, le fameux article 7, que l'on représente souvent comme le *summum,* le point culminant des persécutions dirigées contre l'Église, j'en ai été le rapporteur et je ne le regrette pas. Mais cela veut-il dire que je doive fermer les yeux sur ce qui se passe aujourd'hui ? Cela veut-il dire que ces luttes religieuses, que je déplorais tout à l'heure, que je déplore encore, que je signale comme un danger qu'il faut éviter, comme un péril que nous avons tout intérêt à conjurer, je ne les ai pas déplorées même au temps où j'y prenais une part si ardente ? Non, messieurs... je crois, d'une conviction profonde, qu'après vingt-cinq années de durée, après les épreuves de résistance et de vitalité propre que la République a données, cette lutte doit sinon cesser, au moins prendre un autre caractère. Je soutiens que l'Église change elle-même, qu'elle évolue, malgré sa prétention à l'immutabilité. *Je dis que maintenant, au lieu de servir de lien aux partis de la monarchie, vous la voyez se jeter à la tête de la démocratie...* C'est pourquoi, Messieurs, j'estime qu'il ne faut rien abandonner de nos anciennes traditions, dans nos luttes incessantes au profit de la société séculière et civile ; mais j'estime, aussi, qu'il est nécessaire qu'un esprit nouveau anime cette démocratie et ceux qui la représentent.
*Plusieurs députés, à gauche :* Lequel ?
*M. Spüller :* je vais m'expliquer. Cet esprit nouveau, le voici : c'est qu'au lieu de la guerre mesquine, tracassière, vexatoire... (*protestations à l'extrême gauche. Applaudissements au centre*)*.*
*M. René Goblet* (F**.·.** M**.·.** *Grand Orient*) : Qui donc accusez-vous de faire cette guerre tracassière ?
*M. Camille Pelletan* (F**.·.** M**.·.** Loges *la Mutualité, La Clémente, l'Union*) : Vous insultez la mémoire de Ferry !
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*M. Spüller :* Si vous le voulez, Messieurs, je dirai que c'est moi-même que j'accuse en ce moment, pour n'exciter la passion de personne.
*M. Alexandre Millerand* (F**.·.** M**.·.** loge : *l'Amitié*) : C'est un *mea culpa !*
*M. Spüller :* Parfaitement, monsieur. Mais toutes vos finesses, toutes vos arguties de raisonnement, n'empêcheront pas le pays de comprendre mes paroles.
*M. Chauvin* (F**.·.** M**.·.** *Grand Orient*) : Le pays comprendra que le gouvernement est devenu clérical.
*M. Spüller :* je serai certainement entendu au dehors ; et lorsque je dis qu'à une situation nouvelle, il faut une politique nouvelle, un esprit nouveau, je suis sûr d'être compris par tous ceux que n'aveuglent pas leurs passions... Je dis à M. Goblet, qui m'a fait l'honneur de m'interrompre et de me crier comme on me l'a crié dans les réunions publiques : « Avouez que vous êtes avec le pape », je lui dis qu'il ne serait pas plus indigne de moi que de lui-même, de reconnaître dans le pape actuel un homme qui mérite les plus grands respects. (*Exclamations à l'extrême gauche.*)
A ces mots la gauche et l'extrême gauche s'enflammèrent. Le R.P. Lecanuet écrit dans son *Histoire de l'Église sous la troisième République :*
« *Jamais depuis 1878 ministre républicain n'avait tenu un si noble et si courageux langage. C'est vraiment une révolution qui est en train de se produire. *»
C'était aussi une cassure dans la franc-maçonnerie qui fissurait tout le bloc républicain.
Le F**.·.** Brisson répliqua au F**.·.** Spüller :
-- Je demande à la Chambre de répondre à cet acte de contrition et à cet acte d'accusation contre les assemblées précédentes par l'ordre du jour suivant : « *La Chambre, persistant dans ses principes anticléricaux dont s'est toujours inspirée la politique républicaine, et qui seuls peuvent préserver les droits de l'État laïque, passe à l'ordre du jour.* »
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Aussitôt le président du Conseil Casimir-Périer demanda la parole. Non pas pour calmer la gauche échauffée, mais pour soutenir son ministre. C'était le signe que l'intervention n'était pas de hasard. Elle avait été préméditée. De connivence avec Denys Cochin ? Certains l'assuraient. On assistait à un grand tournant, voulu par Léon XIII, souhaité par Sadi Carnot. Aux dernières élections le président de la République, en personne, n'avait-il pas demandé (vainement) que l'on soutînt les « ralliés » importants : de Mun, Piou, Lamy ? N'avait-il pas remis, à l'Élysée, le 6 juillet 1893, les barrettes cardinalices à Mgr Lecot archevêque de Bordeaux, et à Mgr Bourret, évêque de Rodez, en leur disant : « *Le gouvernement a été heureux de constater ces temps derniers l'unanimité avec laquelle les membres de l'épiscopat, aussi bien que les prêtres qui vivent en contact plus immédiat avec nos populations laborieuses, se sont appliqués à réaliser la pensée du souverain pontife, en affirmant leurs sentiments de déférence vis-à-vis du pouvoir républicain et leur volonté de se donner à ce grand courant d'unité nationale qui doit entraîner tous les esprits et tous les cœurs ? *»
Mgr Gouthe-Soulard, archevêque d'Aix, n'avait-il pas accueilli le président Carnot en lui disant : « *Nous vous recevons ici comme le représentant de Dieu *» *?*
Depuis plusieurs mois, ces faits et ces indices répétés avaient provoqué l'état d'alerte dans les loges. En septembre 1892, au banquet du convent annuel du Grand Orient, le F**.·.** Dequaire indiqua les mesures qu'il convenait de prendre contre cette pénétration : « *Quand tout le monde en France en vient à se dire républicain, il est tout naturel qu'il se forme dans notre pays un parti en faveur de la vraie République, dont le mot d'ordre est, pour notre convent de 1892, l'anticléricalisme décidé et le socialisme laïque et libertaire. Ces sous-titres seront, si vous les acceptez, les divers points de notre programme pour les élections de 1893. Ils contribueront à donner un air de famille à toutes les professions libérales qui se réclameront de la République maçonnique, de la République vraiment républicaine...*
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*Il faut que la laïcisation, ébauchée sur le terrain de l'école, se continue de proche en proche, atteignant successivement les grands services publics et qu'on réalise enfin la neutralité absolue... Une bonne et vigoureuse loi sur la police des cultes s'impose, comme préface à la suppression du budget religieux et la dénonciation du Concordat... Une loi spéciale devra régler les droits à l'association des groupes religieux, fabriques, consistoires, une autre limiter l'accumulation des biens de main-morte. *»
Depuis 1880, les loges avaient été les bureaux d'études où se préparaient et se montaient les lois républicaines. Comment concilier celles que le frère Dequaire propose au convent du Grand Orient avec l'*esprit nouveau* que le président Sadi Carnot veut faire flotter sur la fin de son premier septennat et, peut-être, sur le début du second. De nouvelles élections vont avoir lieu à la fin de l'année. Nombreux sont ceux qui pressent le Président de se représenter. Malgré les Loges ils assurent une réélection triomphale à celui qui sut digérer le Boulangisme et contenir Panama.
Le 24 juin 1890 la foule lyonnaise confirme le pronostic. Elle s'ouvre pour laisser passer les chevaux noirs qui tirent lentement la calèche présidentielle, cocher devant, laquais derrière. Sadi Carnot se tient assis au bord de la banquette à côté du général Borine, chef de sa maison militaire. Très droit, le chapeau dans la main droite, quand les ovations se font plus fortes, il salue. C'est un homme de cinquante-sept ans, resté mince, la barbe noire et carrée, la moustache à la Napoléon III, l'œil triste et réservé. Il n'a jamais été très populaire et n'a rien fait pour l'être. Les acclamations de ces milliers de Français ne le touchent que davantage. Il sourit, ce qui est rare chez-lui. Les applaudissements montent encore. On crie : « Vive Carnot. » On le remercie pour l'Expo, pour l'alliance franco-russe, pour la France et parce qu'il est trop triste d'être Français et de n'avoir personne à aimer. Les chevaux sont au pas.
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Ils arrivent à la Bourse. Un homme qui tient un cornet de papier devant lui fend la foule et s'approche du Président. Il fait le geste de lui offrir quelque chose. « Un bouquet » diront les uns, et les autres : « un placet ». Le président le repousse. L'homme disparaît dans la nuit et la foule. Plus tard un valet de pied dira qu'il l'a entendu crier : « Vive la Révolution. »
Le Président a comme un hoquet. Il glisse sur le côté droit. Il porte maintenant une grosse fleur rouge sur son habit. Sous l'éclat brillant des lumières son visage est devenu de cire. Le général Voisin, gouverneur militaire de Lyon, qui se trouve devant Sadi Carnot voit le président porter la main à sa poitrine. Quand il la retire elle est rouge.
-- *Au galop,* crie-t-il. *A la préfecture.*
Le cocher et les cavaliers emballent les chevaux. C'est trop tard. Les médecins constatent que le président de la République a eu le foie perforé et la veine porte tranchée. Le Dr Poncet tente une laparotomie. Sans espoir : le blessé perd trop de sang. On fait mander Mgr Couillé, l'évêque de Lyon acquis au Ralliement. Sadi Carnot reçoit l'absolution. Il meurt en murmurant :
-- Mon Dieu, mon Dieu.
Stupeur, consternation, émotion (considérable), fureur aussi quand on apprend que l'assassin est un anarchiste italien de 21 ans nommé Jeronimo Santo Caserio. Sur le moment peu de gens savent et pensent que son poignard n'a pas tué que Carnot. Il a mis à mort aussi la fragile entreprise de Léon XIII.
Le Vatican ne l'ignore pas. Malgré les obsèques nationales, solennelles (mais laïques) du président de la République assassiné, que le grand clergé maçonnique enterre au Panthéon, l'Église prend le deuil. A Notre-Dame de Paris, le cardinal Richard loue « l'homme intègre dans la vie publique et privée ». A Bordeaux, le cardinal Lecot, homme de confiance du pape, monte d'un ton :
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-- Il vit venir la mort avec le calme et l'intrépidité qu'on trouve chez les héros sur le champ de bataille. Il voulut et reçut les sacrements de l'Église catholique et put donner ainsi à une vie brillante de toutes les vertus humaines, le couronnement des vertus surnaturelles.
Mgr Billère, évêque de Tarbes, va encore plus haut et plus loin. Il dénonce « ce forcené, ce sauvage bandit qui dissimule le fer d'un poignard sous un bouquet de fleurs, et ose, par le plus odieux, le plus lâche des attentats, frapper au flanc celui qui était parmi nous la plus haute représentation de cette chose sacrée qui s'appelle l'autorité ». Puis il termine *fortissimo :*
-- « Par une volonté du Très Haut qui voulut récompenser ses hautes vertus humaines, l'auguste victime put vivre ce que vécut le Christ sur la Croix. »
Un prêtre du diocèse, l'abbé Abadie, refuse de lire la lettre de l'évêque à ses ouailles. Il la trouve « adulatrice et déplacée ». Il est aussitôt privé de sa cure.
Mgr Touchet, évêque d'Orléans, (dont le panégyrique qu'il fit de Louis Veuillot choqua les amis de Mgr Dupanloup) n'hésite pas à déclarer que la parole de Massillon : « Dieu seul est grand » n'est pas vraie. L'homme est grand et entre tous M. Carnot. « Recueillons-nous, mes frères. Prions pour l'âme du président Carnot. Il a vécu en honnête homme. Il est mort en chrétien et martyr. »
Étranges louanges. Discours pour initiés ; pour ceux qui savent le caché des choses et le secret des êtres, pour ceux qui suspectent l'assassin réel derrière l'assassin vrai sitôt qu'ils ont flairé à qui le crime va rapporter. Bizarres compliments, qui ont dû tonner dans le cœur et dans la tête d'humbles catholiques français. Les blessures sont si fraîches et le malheur est toujours là. Pour le grand troupeau des églises de France, le septennat du président Sadi Carnot a été un septennat de guerre civile. Six présidents du Conseil sur dix étaient du Grand Orient : De 1887 à 1893 les maçons les plus frénétiques ont occupé les ministères-clés : Lockroy, Goblet, Bourgeois, Constans, Rouvier, Roche, Dupuy.
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Dès le second gouvernement (Floquet, vénérable de la loge *la Justice*)*,* le ministère, par simple décret, dissout la Congrégation des frères de Saint-Joseph. Il fait vendre autoritairement certains biens des menses épiscopales de Poitiers et de Limoges, profitant des vacances des sièges. Les laïcisations des écoles se multiplient dans tous les diocèses. Le 9 juillet 1889, dans l'espoir de tarir le recrutement des séminaires, les séminaristes sont envoyés à la caserne. Le cardinal Langénieux écrit à Sadi Carnot : « *Nous vous conjurons, nous vous supplions, Monsieur le Président, au nom des grands intérêts dont vous avez la charge, de recourir à la prorogation que vous donne le second paragraphe de l'article 7 de la Constitution, en mettant de nouveau en délibération une loi pleine de périls. *» Le 15 juillet Carnot signe et promulgue la loi.
Lors de la campagne électorale de 1889, le ministre des cultes Marius Thévenet (franc-maçon, député du Rhône) écrit aux évêques : « *Le gouvernement n'hésitera pas à sévir... Je rappelle aux parquets l'application qu'il leur appartient de faire du code pénal... Les manœuvres, les prédications politiques et généralement tous les actes qui dénoteraient une hostilité systématique entraîneraient immédiatement la radiation des cadres du clergé rétribués par l'État.* » (Lettre du 7 septembre.) Ce que la presse catholique traduit ainsi :
« Avertissez vos prêtres d'être sages et muets pendant les élections, sinon je ferme ma caisse et mes procureurs ouvrent des poursuites. »
Il y aura 300 prêtres suspendus. Mais pas un instituteur, alors que beaucoup d'entre eux sont des agents électoraux républicains. Le président Carnot ne pipe mot. Sa conscience laïque n'est pas offensée.
En novembre 1890, Gustave Rivet, député radical de l'Isère, franc-maçon, fait voter la suppression des réductions sur les tarifs de chemin de fer que les compagnies accordaient aux congrégations. Carnot approuve.
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A chaque offre de paix ou d'armistice faite par les évêques acquis au Ralliement, à chaque geste de conciliation et parfois de soumission que Rome leur conseille et souvent leur impose, la franc-maçonnerie se fait plus agressive. Au congrès des Loges maçonniques du mois de septembre 1891, Thuilé, président du conseil de l'ordre du Grand Orient déclare :
« *Mes frères, nous ne nous laisserons pas prendre à ces baisers Lamourette. Il est certain que le cléricalisme cherche à planter son fanion dans notre camp pour mieux et plus facilement étrangler la République* *; mais comme en 1877 et comme en 1889, la maçonnerie se lèvera* TOUT ENTIÈRE *et elle dira* *: nous sommes là, vous n'irez pas plus loin.* »
Silence de Carnot.
Ce même mois, Albert de Mun et Léon Hamel organisent de puissants pèlerinages d'ouvriers à Rome. Des délégations des jeunesses catholiques s'y mêlent. « Le rêve de ma vie est réalisé », dit de Mun. Un rêve qui, pour d'autres, prend les couleurs d'un cauchemar. Les anticléricaux français sont exaspérés. Depuis Gambetta les liens sont étroits entre les loges françaises et italiennes. Une inscription (« Vive le pape ! »), sur le livre d'or du tombeau de Victor Emmanuel est le prétexte d'actions violentes contre les pèlerins. Le journal radical *L'événement* parlera d'un « guet-apens machiné » (25 novembre 1891).
Les catholiques français sont poursuivis, insultés, frappés, jetés en prison. Armand Fallières, garde des Sceaux, ministre de la justice et des Cultes, suspend les pèlerinages « dits ouvriers ». Pour avoir protesté, Mgr Gouthe-Soulard, évêque d'Aix, est condamné à 3.000 francs d'amende. Le président de la République ne dit rien. Le pape non plus.
A partir du 1^er^ janvier 1893 les comptes et budgets des « fabriques et des consistoires », c'est-à-dire les fonds recueillis pour la construction et l'entretien des églises, sont soumis aux mêmes contrôles que les comptabilités publiques. Mgr Heppel, évêque d'Angers, député de Brest, y jette ses dernières forces et meurt sans avoir persuadé l'Assemblée ni le président que la République laïque et libertaire viole encore la règle laïque et libertaire.
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Le 15 mars 1892, le Père Lemoine, de la Compagnie de Jésus, prêche le carême à Saint-Merry :
-- La Révolution française, ivre du sang humain, a inventé le socialisme et tous ses crimes, dit-il.
Tumulte dans l'église. Des observateurs, déguisés en fidèles, protestent. La Loge est alertée. Huit jours plus tard, au moment de l'homélie, une cinquantaine de « tolérants » pénètrent en force dans l'église. A leur tête Pierre Baudin, conseiller municipal des Quinze-Vingt, futur député et ministre, neveu du Baudin mort sur les barricades en 1851 et pour quarante francs par mois, franc-maçon (loge : *la nouvelle Jérusalem*)*.* Ils chantent *la Carmagnole.* Ils escaladent la chaire. Ils obligent le père Lemoine à se retirer. Le 26 mars à l'Assemblée le ministre de l'intérieur, le frère **.·.** Émile Loubet intervient : il blâme le clergé et s'écrie avec la plus grande fermeté :
-- S'il se produit de nouveaux troubles le ministre de l'Intérieur prendra les mesures nécessaires ; il n'hésitera pas à aller jusqu'au bout, jusqu'à la fermeture de l'édifice.
Voilà qui est parler. 372 députés approuvent le franc-maçon Loubet et adoptent l'ordre du jour suivant : « *La Chambre, approuvant les déclarations du gouvernement, l'invite à faire respecter les dispositions du Code pénal qui interdit aux ministres du culte de critiquer publiquement, dans l'exercice de leur ministère, les lois et les actes de l'autorité républicaine. *»
Nous sommes en pleine « conciliation », en plein « apaisement ». Tel doit être, du moins, le sentiment du président Carnot. On ne trouve trace, en effet, d'aucun regret, d'aucune réprobation de sa part.
L'affaire de Saint-Merry n'est pas un incident fortuit, fâcheux mais limité. Il fait partie d'une grande opération préparée et orchestrée. Le lendemain 27 mars deux missionnaires donnent à Saint-Joseph des conférences dialoguées sur l'encyclique *Rerum novarum.*
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L'église est envahie. Les prêtres sont agressés, insultés, frappés. Ces scènes se reproduisent à Saint-Ambroise, à Saint-Lambert de Vaugirard, à Saint-Marcel, à Beauvais, Besançon, Marseille. Mgr Turinaz prêchant dans la cathédrale de Nancy est injurié, empêché de parler. Et pourtant, constate le très neutre *Journal des Débats,* « *les sermons interrompus ne renfermaient aucune attaque délictueuse, ni même la moindre allusion blessante pour n'importe quel parti politique. A Beauvais, le prédicateur parlait du repos dominical ; ailleurs le prêtre traitait des devoirs des patrons envers leurs ouvriers. Si les prédicateurs ne peuvent plus aborder ces sujets sans risquer de voir les églises envahies par des bandes d'énergumènes, on se demande en vérité de quoi ils pourront parler *» (10 avril 1892).
Ils n'ont pas besoin de parler. C'est la conclusion que tirent les évêques. Les conférences sociales ou dialoguées sont suspendues. Le garde des Sceaux donne des instructions à ses procureurs. Aucun « énergumène » n'est inquiété. Sadique Arnot ne bronche pas.
L'avertissement donné à l'évêque de Nancy Mgr Turinaz, n'a pas été suffisant. Il fait paraître une brochure intitulée « *Sauvons la France chrétienne ! Appel aux catholiques, aux libéraux sincères, aux honnêtes gens de tous les partis. *» Il y tient des propos insupportables. Exemples : « *Libéraux sincères, honnêtes gens de tous les partis, entendez non seulement mon appel que le Souverain Pontife lui-même vous a adressé. Notre but n'est pas d'attaquer la forme républicaine, ou le gouvernement en lui-même, ou son autorité. Mais nous voulons accomplir les ordres de Léon XIII qui nous dit dans sa dernière encyclique : tout dissentiment politique mis à part, les gens de bien doivent s'unir comme un seul homme pour combattre, par tous les moyens légaux et honnêtes, les abus progressifs de la législation. Le respect que l'on doit aux pouvoirs ne saurait l'interdire ; il ne peut imposer ni le respect ni beaucoup moins l'obéissance sans limite à toute mesure législative quelconque, édictée par ces mêmes puissances... Nous sommes le nombre, aussi bien que la force et le droit. Unissons-nous donc, dans la loyauté parfaite, pour la protection et la défense des libertés civiles et religieuses. *»
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Ce langage révoltant, le pouvoir laïque ne peut le tolérer. Il ne le tolère pas. En avril 1892 le ministre des Cultes supprime le traitement de Mgr Turinaz en vertu d'une loi de germinal an X, qui interdit aux évêques le droit de se concerter. Approbation tacite du président Carnot.
La même mesure est prise contre Mgr de Cabrières, évêque de Montpellier, Mgr Vignes ([^30]), archevêque d'Avignon, Mgr Gilly, évêque de Nîmes, Mgr Cotton, évêque de Valence, Mgr Bonnet, évêque de Viviers. Ils ont publié une lettre collective dans laquelle ils s'appuient sur l'encyclique pour tracer, écrit le RP Lecanuet, « *un vigoureux plan de campagne contre les lois antireligieuses. Ils doivent les combattre de toute manière, mais surtout par l'action électorale. Pour se débarrasser de cette législation néfaste il faut s'emparer du pouvoir. On ne le peut que par les élections. Donc, occupons-nous avant tout des élections *».
Et les cinq évêques concluent :
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« *Voilà le devoir rigoureux et universel. Partout où il y a des comités créés pour la défense des intérêts religieux et politiques du pays, c'est à ces comités qu'il faut demander conseil et direction. Là où ces comités n'existent point, nous invitons les catholiques à en créer. *»
Le conseil d'État les frappe d'abus. Le gouvernement supprime donc leur traitement. Le président Sadi Carnot approuve. Cette fois on ne peut le lui reprocher. Mgr Ferrata, le nonce, trouve également qu'ils ont exagéré.
C'est également ce qui va se passer avec l'affaire des catéchismes électoraux. La République, tirant sa légitimité et son autorité du vote, dès 1871, certains évêques avaient estimé nécessaire de guider leurs fidèles dans le labyrinthe électoral. Ils rédigèrent donc des « catéchismes électoraux » qui prirent un tour particulier après les lois Ferry et après le Ralliement, lorsque le pape reconnut le suffrage comme source de pouvoir et d'autorité. A Rennes, par exemple, le cardinal Place passait pour l'auteur du dialogue suivant :
« *-- Qu'entend-on par écoles mauvaises* *?*
*--* On entend par écoles mauvaises celles où les enfants seraient en danger de perdre la foi et les mœurs.
-- *Comment obtiendrons-nous d'être gouvernés chrétiennement ?*
*-- *Nous obtiendrons d'être gouvernés chrétiennement en votant aux élections pour les hommes résolus à défendre les intérêts de la religion et de la société.
-- *Est-ce un devoir de voter aux élections ?*
*-- *Oui c'est un devoir de voter aux élections.
-- *Est-ce un, péché de mal voter aux élections ?*
*--* Oui, c'est un péché de mal voter aux élections.
-- *Qu'est-ce que mal voter aux élections ?*
*-- *Mal voter aux élections, c'est voter pour les hommes qui ne seraient pas résolus à défendre les intérêts de la religion et de la société. »
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L'enquête policière exigée par les radicaux révèle que sur 87 archevêques et évêques, quinze seulement ont fait distribuer ces « catéchismes électoraux ». Ce sont les archevêques d'Aix et de Rennes, les évêques de Saint-Brieuc, Vannes, Quimper, Périgueux, Seez, Annecy, Orléans, Coutances, Grenoble, Luçon, Mende, Nevers et Saint-Jean de Maurienne. Quinze sur quatre vingt dix sept. On pourrait fermer les yeux, surtout en période d'apaisement. Nullement. Paris intervient auprès de Rome. Rome cède et demande que les catéchismes soient retirés. Ce qui est fait. Mgr Place et Mgr Catteau, (archevêque de Rennes et évêque de Luçon) qui traînent les pieds sont condamnés par le Conseil d'État. Les Inspecteurs d'Académie de Vendée et de l'Ille-et-Vilaine font mille tracasseries aux écoles libres. Ainsi l'exige la franc-maçonnerie.
Le président Carnot lui obéit. Le pape l'absout. Ce fameux Ralliement des catholiques à la République, tant souhaité et voulu par Léon XIII, pour lequel il pousse de toutes ses forces malgré les échecs, les écueils, les revers, les résistances et les courants contraires, deviendrait-il le ralliement de l'Église à la loge ? En ces années 92 et suivantes on peut se le demander. On peut le craindre. Mais il faut reconnaître aussi que malgré cette accumulation de décisions anti-catholiques voulues ou subies par le président Carnot, couvertes par lui, signées de son nom, le Grand-Orient le considère comme un complice peu sûr, comme un allié douteux, peut-être même comme un traître.
Un document entre autres le prouve. Il s'agit d'un discours de Camille Pelletan, prononcé au banquet du Cercle républicain d'études économiques du XII^e^ arrondissement. Le nom de Camille Pelletan doit être bien oublié aujourd'hui. Il est célèbre à l'époque. C'est celui du fils d'Eugène Pelletan, ministre du Gouvernement de la Défense Nationale et du futur père du Parti radical socialiste, qu'il va fonder en 1901. C'est un hirsute, chevelu jusqu'aux épaules, barbu jusqu'aux oreilles, pelliculeux comme s'il neigeait, et toujours en mouvement, ce qui n'arrange rien. Avec cela volubile, des yeux électriques, un nez pointu et sale comme un peigne, dirait-on s'il se servait de cet accessoire.
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Journaliste à la *Justice,* Camille Pelletan, ami de Clemenceau, grand avaleur de bocks, député des Bouches-du-Rhône, aime tellement la Loge qu'il en fréquente trois : la *Mutualité,* la *Clémente Amitié* et l'*Unité* de Salon-de-Provence. En attendant Combes, dont il sera un des hommes de main, il n'hésite pas à mettre en garde les républicains du XII^e^ arrondissement soucieux d'études économiques :
-- « *Il y a aujourd'hui un homme qui croit nécessaire de faire échanger le baiser de paix entre le pape et la République, la main sur la Déclaration des Droits de l'Homme et l'Évangile réunis. Je ne dirai pas le nom de cet audacieux. Je rappellerai seulement que c'est le principal locataire d'un immeuble du faubourg Saint-Honoré, et qu'un matin je me suis même passé de déjeuner pour assurer son installation dans cet immeuble. *»
Le discours de Spüller n'a fait qu'augmenter la pression. Le cabinet Casimir-Périer est remplacé six semaines plus tard par celui de Charles Dupuy, franc-maçon (loge l'*Industrie*) et Spüller par Dupuy lui-même. Nous sommes en mai 1894. Le président Sadi Carnot n'a plus qu'un mois à peine à vivre.
Son assassin ne fera pas long feu, lui non plus. Son instruction est menée grand train, en moins de quinze jours. Caserio reconnaît tout.
-- Je voulais tuer le président Carnot parce qu'il avait refusé la grâce de Vaillant. Arrivé à Lyon, le soir de l'attentat, j'ai suivi les rues illuminées jusqu'au Palais de la Bourse. Je me suis faufilé derrière les voitures jusqu'au trottoir de droite, sachant que les personnes de marque étaient toujours de ce côté. Je me suis appuyé contre un réverbère sur lequel était monté un gamin. Quand Carnot s'est rapproché, la *Marseillaise* a retenti. Des gens ont crié : « Vive Carnot » en regardant dans la direction d'une voiture. J'ai tiré le poignard, culbuté deux jeunes gens devant moi. J'ai bondi, saisi la porte du landau et de la droite j'ai frappé de haut en bas.
-- Le Président n'a pas crié ?
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-- Non, il m'a seulement regardé en ouvrant les yeux très fort. Son regard ne m'a causé aucune sensation, je pensais que le poignard avait dû glisser au lieu de toucher le cœur. ([^31]) Le 2 août le procès est également expédié à toute allure. Aucun avocat n'a accepté de défendre ce gringalet aux cheveux ras, avec des oreilles écartées et une face longue et plate où brillent des yeux d'illuminés. Le bâtonnier Dubreuil s'est commis d'office pour l'assister. Il présente l'assassin comme un faible d'esprit ayant versé du mysticisme dans l'anarchie. Les journaux ne manquent pas de rappeler que Jeronimo Santo Caserio avait été élevé dans la religion. A dix ans il était enfant de chœur. Vêtu d'une peau d'agneau il représentait saint Jean-Baptiste dans les processions. Il pleurait au récit des martyrs chrétiens. C'est en 1891, au procès des anarchistes de Rome, qu'il avait basculé. Pourquoi ? Comment ? Quelles étaient ses relations ? L'enquête bâclée ne le dit pas. Le procès expédié n'apprend rien. On ne cherche pas à savoir qui était l'avocat Gori, de Milan, chez lequel Caserio devint anarchiste. On passe très rapidement sur le séjour que Caserio fit à Sète ; sur ses rapports avec une société secrète maçonnique : la *Tierce* (déposition du soldat Leblanc), sur son existence vagabonde dans des milieux libertaires pénétrés par la police, sur ses projets d'attentat connus de tous sauf des policiers. On ne s'étonne pas que ce minus ait été en relations étroites avec Malato (chef des anarchistes italiens, en exil *surveillé* à Londres). On n'enquête pas sérieusement sur les contacts qu'il a eus grâce au journal anarchiste *La Révolte* -- journal fliqué jusqu'aux moelles. Le fait qu'il ait fréquenté « assidûment » Sanlaville, le directeur de l'*Insurgé* ne surprend pas. C'est à peine que l'on souligne que M. Gociocha, commissaire de police de Sète, n'ait pas exigé de Caserio la déclaration de domicile requise de tout étranger, alors qu'il était signalé comme anarchiste.
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C'est un fanatique, coupable d'un crime de fanatique. Point final. Le président se satisfait de questions du genre de celles-ci :
-- Vous fréquentiez un coiffeur anarchiste ?
-- Je ne pouvais pas me faire couper les cheveux chez un boulanger.
-- Vous vous êtes écrié un jour : « Si je retournais en Italie, je tuerais le pape et le roi. »
-- Pas tous les deux à la fois. Ils ne sortent jamais ensemble.
La condamnation à mort est votée dans la foulée. Quatorze jours après le procès, un mois et demi après le crime, Caserio est guillotiné devant la prison Saint-Paul. Il eût été difficile de faire plus vite. La tête tombe avec un orage de fin du monde. La foule assemblée applaudit. Elle se félicite que le nouveau président n'ait pas gracié, comme c'est l'usage.
Il s'appelle Jean Casimir-Périer, surnommé Périer d'Anzin : les mines constituent une partie de sa fortune évaluée à 40 millions. Il a été élu au premier tour par 451 voix sur 845 votants, le candidat de la franc-maçonnerie, le sinistre Brisson, n'en retenant que 145.
Ce sont des affronts qui ne pardonnent pas. Casimir-Périer va le mesurer très vite. Il a pourtant repris Dupuy comme président du Conseil et quatre maçons avec lui (Félix Faure, Lourties, Viger, Delcassé). La protection est trop légère. A la Chambre l'assaut se fait en permanence. Les gros canons de presse tirent, la hausse à zéro. Installé pour sept ans, Jean Casimir-Périer ne dure pas sept mois. Il démissionne le 15 janvier 1895. Il faut dire que le 22 décembre 1894, il a laissé condamner à la détention perpétuelle dans une enceinte fortifiée et à la dégradation militaire, un capitaine d'artillerie nommé Dreyfus, arrêté pour trahison depuis le 15 octobre. Ce qui n'a pas peu compté dans sa disgrâce. Nous le verrons.
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De nouvelles élections se déroulent deux jours plus tard, le 17. Deux maçons sont en lice. En tête, l'éternel Henri Brisson. Marqué par le destin, il a de plus en plus la tête du croque-mort qui suivrait son propre enterrement. Il ne se trompe pas. Il va être encore battu.
En seconde position le vainqueur : Félix Faure. Encore une belle figure républicaine. 55 ans. Pas de barbe mais une moustache de cascadeur. La tête ronde, le nez légèrement busqué, l'œil brillant, volontiers dominateur, il y a du Bel-ami chez ce fils d'ouvrier. C'est ce qui plaît aux dames. Elles feront son succès. Elles seront sa perte. Son père était un ébéniste du faubourg, Saint-Antoine bien sûr. Apprenti tanneur au Havre, le petit Félix séduisit la fille du patron et remplaça son beau-père. Il était lancé. Élu député en 1881, avec l'étiquette de républicain modéré, il se défendait d'être franc-maçon. Il l'était depuis 1865 (loge *L'Aménité*)*.* Le Grand Orient lui préférait pourtant Brisson. Il avait ses raisons. Elles étaient bonnes. On le vit quatre ans plus tard. Contre l'avis des Loges, des Juifs, d'une partie de la gauche, Félix Faure s'obstinait à refuser la révision du procès de Dreyfus. Il mourut subitement dans les bras d'une femme de police, Mme Steinheil. Beaucoup d'anti-dreyfusards pensèrent alors qu'il avait été empoisonné. Drumont écrivit dans la *Libre Parole :* « *L'homme auquel la France en deuil fait aujourd'hui des funérailles nationales n'a pas vu que la main gracieuse qui lui tendait je ne sais quelle délectation, imitait le geste de Caserio levant son poignard emmanché d'un bouquet. *» Mme Steinheil n'ayant aucune raison d'en vouloir à Félix Faure qui ne lui avait fait que du bien, Drumont l'accusait donc, à la une de *La Libre Parole,* d'avoir été l'instrument d'un crime politique. Il ne fut pas poursuivi. La suite de l'histoire allait révéler que Mme Steinheil était au moins sous la protection de hauts policiers et, peut-être, de services secrets.
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En revanche je n'ai lu nulle part que Caserio eût pu n'être que le bras d'un complot. Sauf dans la plaidoirie du bâtonnier Dubreuil qu'on se dépêcha d'oublier : « Ce sont des hommes comme M^e^ Gori, préservés par leur éducation supérieure des entraînements criminels, qui impressionnent ces âmes simples, ces jeunes esprits désarmés contre la vie... Non Caserio ne porte pas la responsabilité tout entière de son acte. Il faut chercher ailleurs les vrais coupables. Il n'a été que le bras. »
Les rapports, les complicités, les échanges entre les francs-maçonneries française et italienne ainsi qu'avec les sociétés secrètes s'y rattachant auraient pu pourtant allumer le soupçon. L'affaire Vaillant également. Lui aussi fut promptement expédié. C'est le 9 décembre 1893 qu'Auguste Vaillant jette sur les députés en séance à la Chambre une bombe chargée de clous. Elle ne fait que des dégâts mineurs et des blessés légers. Vaillant n'en est pas moins condamné à mort le 10 janvier. Et encore le procès a été retardé de cinq jours à la demande de son avocat, M^e^ Ajalbert, futur académicien Goncourt. Celui-ci a protesté auprès du procureur général par la lettre que voici : « *J'ai l'honneur de vous avertir que je ne me présenterai pas à l'audience des assises du 5 janvier pour assurer une responsabilité qu'il ne me convient point d'encourir, puisque la défense ne saurait être là qu'un simulacre de défense. La lettre du juge d'instruction qui m'avertit est datée du 23 décembre mais n'a été mise à la poste que le 27 au soir. Et la date de la comparution est fixée au 5 janvier. *» Pour que la défense ([^32]) ne soit pas un simulacre, Vaillant est donc jugé le 10, condamné à mort et guillotiné le 5 février 1894 sur la place de la Roquette. Durant toute l'instruction on pouvait lire sur les murs de la prison l'avis suivant : « *Il est strictement interdit à tous les employés et gardiens de la prison d'adresser la parole, sous quelques prétextes que ce soit, au détenu 23 de la IV^e^ division, ni d'essayer de satisfaire un sentiment de curiosité en s'approchant de cette cellule. Toute infraction à cette consigne sera punie de la révocation immédiate. *»
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C'est que les rumeurs les plus fâcheuses couraient sur « l'attentat ». Quelques jours après la « soupe aux clous » servie aux députés, alors que le Parlement venait de voter la première des lois antianarchistes (mais qui ne visait pas que les anarchistes) l'anarchiste Jacot déclarait publiquement dans un bistrot de la porte de Clignancourt où se réunissaient les libertaires :
-- Voilà le premier résultat positif de la bombe, et cette loi n'est que la première d'une série qui va réduire la classe ouvrière à peu de chose. Tout cela était magnifiquement monté par la police pour pouvoir sévir contre nous, les libertaires. Je connais l'histoire depuis le début. On a manœuvré le pauvre Vaillant. Je peux citer des noms. La préfecture est trop bien renseignée par les mouchards qui s'infiltrent chez nous. Elle a tout de suite su que Vaillant voulait commettre un attentat. Le fameux cambrioleur anarchiste qui lui a donné cent francs ([^33]), on serait bien en peine de citer son nom réel. C'était un policier camouflé. Il a suggéré à notre pauvre camarade l'idée de s'attaquer à la Chambre, mais en utilisant des clous dans sa bombe, sous prétexte qu'en employant des balles il aurait l'air d'un assassin ([^34]).
Le lendemain Jacot est arrêté et emprisonné pendant toute l'affaire. Il en savait trop : on apprit par la suite, grâce aux *Souvenirs de police* d'Ernest Raynaud, que l'affaire avait été montée par le président du Conseil et ministre de l'intérieur franc-maçon, Charles Dupuy, avec l'aide d'un inspecteur général au ministère de l'intérieur, passé brusquement directeur des recherches à la préfecture de police : Puybaraud.
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D'où la double question qui s'impose. Pourquoi Caserio n'aurait-il pas été manipulé et utilisé comme le furent (sans doute) Mme Steinheil et (certainement) Vaillant ? Et surtout, pourquoi a-t-on évité même d'avancer cette hypothèse ?
Je crois pouvoir répondre au moins à cette seconde interrogation : parce que la franc-maçonnerie n'avait aucun intérêt à soulever le lièvre. Parce que les artisans du Ralliement et ceux qui s'y étaient résignés ne voulaient en aucune façon de scandale, convaincus qu'ils étaient toujours de la nécessité d'un mariage avec la République, fût-il civil. Enfin parce que la droite, les monarchistes, les impérialistes, et tous les catholiques hostiles au Ralliement en avaient trop souffert pour imaginer que leurs ennemis les plus irréductibles le redoutaient aussi.
La mort du président Sadi Carnot demeure donc entourée de mystères et de brumes. Ce qui est certain c'est que si le Ralliement avait une chance de réussir -- ce dont je doute -- c'était à ce moment-là, avec ce pape-là et avec ce président-là. Ce qui est également certain : la franc-maçonnerie en éprouva une peur si profonde qu'elle explique les dix années qui vont suivre : l'affaire Dreyfus, Waldeck-Rousseau, Combes, la Séparation.
Un jour peut-être, dans une loge désaffectée près de Motta-Visconti, en Lombardie, la région où Caserio, fils d'un batelier, fut apprenti boulanger, découvrira-t-on la clé de l'énigme. En attendant contentons-nous de ce signe du destin. Caserio est venu à Lyon pour tuer une « grosse tête » responsable de l'exécution de Vaillant, symbole des inégalités sociales, de l'injustice, symbole des riches. Or, cent ans auparavant, le Comité de Salut Public avait dépêché à Lyon Collot d'Herbois et Fouché pour qu'ils y fassent régner l'ordre républicain. Les instructions étaient claires : « *La ville de Lyon sera détruite. Tout ce qui fut habité par les riches sera démoli... Le nom de Lyon sera effacé du tableau des villes de la République. La réunion des maisons conservées portera le nom de* VILLE AFFRANCHIE*. *»
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Sur place Collot d'Herbois et Fouché firent placarder une terrible proclamation : « *Dénoncez... Dénoncez les* RICHES *et ceux qui recèlent leurs effets... Dénoncez les prêtres... Dénoncez... oui, dénoncer son père est une vertu d'obligation pour un Républicain.* » Des quartiers furent brûlés. Le Tribunal révolutionnaire mit à mort 1.684 riches, prêtres et divers. Le Comité de Salut Public félicita Collot d'Herbois et Fouché. Un des « plus bels ornements » -- comme dit Drumont -- de ce Comité de Salut Public s'appelait Lazare Carnot. C'était le grand-père de Sadi. Tué à Lyon par un révolutionnaire qui voulait faire rayer les riches au nom de la justice et de l'égalité. La vérité est plus mélodramatique que le mélodrame.
François Brigneau.
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### Livres pour Noël
*Chesterton pour les jeunes\
et quelques autres livres*
par France Beaucoudray
On nous sabote Chesterton !
En cherchant des livres pour les adolescents je suis retombée sur Chesterton qui, finalement, comble les vœux de ces 14 à 16 ans paraît-il difficiles et je vois que l'on nous transforme Chesterton en auteur fantastique ou presque ! Cela vient de la façon dont les préfaces et les présentations sont faites. Cela vient aussi du manque de connaissance du protestantisme britannique, des *gentlemen* anglais, et de la Bible. Cela vient aussi d'une méconnaissance de l'ironie anglaise dont Chesterton se sert publiquement sous forme de paradoxe pour montrer à ses contemporains une image d'eux-mêmes.
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Il faut donc vous planter une introduction qui tiendra de l'article et du *pudding.* Cela va déséquilibrer mes paragraphes, ne pas faire bien dans le tableau mais cela va nous ouvrir des portes et -- j'espère -- éclairer Chesterton de l'intérieur.
Allons y donc pour un retour aux sources : le temps des corsets et des calèches raconté par un protestant contemporain...
\*\*\*
Il y avait dans ma famille un très vieil Écossais né deux ans AVANT Chesterton. Son temps de dureté protestante il savait bien nous le décrire et nous l'appliquer à l'occasion. Je me souviens de ses paroles.
Voici les tables de la Loi pratiquées *à la lettre* paraît-il, dans la société où Chesterton et lui ont grandi en même temps :
Un gentleman parle l'anglais de la Reine ; un gentleman n'adresse jamais la parole à quiconque à moins d'avoir été présenté ; un gentleman ne pose jamais de questions personnelles ; un gentleman ne sort que vêtu selon la circonstance ; un gentleman ne court pas, ne lève pas le ton et n'a pas d'opinion personnelle, l'Angleterre pense pour lui ; un gentleman en dessous de la ceinture n'a rien. Les gentlemen ont *un estomac ;* après ils n'ont que des cuisses et des jambes ; un gentleman l'est en toutes circonstances car il est Anglais ; l'Angleterre ne peut faillir. Pourquoi ? Parce qu'elle est anglaise.
Ainsi nous enseignait le contemporain de Chesterton.
Celui qui transgressait les tables de la Loi était passible du crime de lèse-Angleterre. Il n'y avait qu'une seule punition il n'était plus digne d'être Anglais.
Les tables de la Loi étaient transmises par les parents, dans ces maisons victoriennes où les hommes n'adressaient *jamais* la parole aux domestiques car ils *n'existaient pas.* C'était l'affaire des femmes de s'entretenir avec des êtres de basse classe. C'était aussi leur fonction de veiller à ce que les jambes des tables fussent gainées de linon blanc fraîchement repassé. Des jambes de table sans gaine c'était indécent et *shocking.*
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Si je vous inflige cette tartine c'est pour donner un jour *plus familier* aux trois livres de nouvelles de Chesterton dont je voudrais vous parler. Cette société où il a grandi était en grande partie protestante. C'est cet air-là qu'il a respiré. Il a grandi dans un pays où les catholiques étaient *contre* les protestants huguenots et les huguenots *contre* les catholiques. Ils avaient l'habitude de se dire des rosseries et à la manière anglaise : polie, imagée et biaisée.
Dans l'œuvre de Chesterton il y a mille moqueries qui s'adressent en oblique à la rigide lourdeur contemporaine. Dans ses livres il y a sans arrêt de colossales « mises en boîte » de l'hypocrisie régnante et des silhouettes noires en chapeau haut. L'assise du livre intitulé : *Le Club des Métiers bizarres* est là. C'est une critique des personnages de son époque et aussi une farce et aussi un prêche et aussi une conclusion. C'est une œuvre franchement et génialement catholique mais qui part du Réel et ramène au Réel. Or le dos de l'ouvrage envoie le lecteur sur une fausse piste. Elle est subtilement en porte-à-faux et que ce soit volontaire ou non ne change rien à l'affaire. Lisez-la et vous verrez ! Elle est fausse car elle expédie Chesterton dans les étoiles et le réduit à l'état de conteur fantastique. Elle est fausse car elle annonce que Chesterton *ne veut rien démontrer, seulement montrer*. En plus elle convertit l'espiègle sermon en sept histoires qu'est ce livre en une sorte d'appel aux forces irrationnelles pour mettre un peu de féerie sur la terre : « Ce qu'il montre, c'est la probabilité du triomphe final de l'irrationnel. Pourquoi ? Parce que l'homme a besoin des miracles que son imagination invente avec une abondance infinie. Seule l'imagination apporte une satisfaction totale. » Elle est fausse parce qu'elle est pensée par un intellectuel français. Ne sautez pas en l'air s'il vous plaît...
Un intellectuel français de notre époque pense d'après des notions universelles et des principes.
Un journaliste anglais du siècle dernier sait quel impact ont sur ses contemporains les *particularités* nationales, le *ton* national et cette manière secrète de parler entre soi.
Le vieil Écossais m'a assez enseigné le ton !
L'intellectuel français de notre époque est rarement catholique et n'a pas été élevé à l'époque victorienne. En plus il a eu le Concile. Il ne peut pas seulement *concevoir* le morne univers huguenot et anglais et la guérilla, au moins verbale, qui pouvait opposer les deux parties au XIX^e^ siècle. Aussi parce qu'il est français et qu'il a lu Descartes, il trouvera à Chesterton dans ce qu'il a pour lui d'incompréhensible, une explication, même fausse, pourvu qu'elle soit rationnelle. Et c'est ainsi que Chesterton est trahi.
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En reprenant *les commandements* de l'époque l'œuvre prend un aspect bien plus réaliste. L'agitation frénétique de ses personnages est une moquerie (sur ce ton secret que les Anglais connaissent et emploient entre eux) de la solennelle *tenue* guindée. L'irruption chez les dames, de gentlemen non présentés, le parler cœur à cœur dès la première entrevue, l'avènement d'un monde *gai* et naturel est une gifle qui ridiculise l'univers des protestants et fait appel au meilleur d'eux-mêmes : les petits enfants qu'ils étaient *avant* la congélation progressive en famille. Il prend d'ailleurs ces messieurs avec leurs propres goûts : la Bible. Et c'est là aussi une trahison que l'on inflige à Chesterton. Le sens du miracle -- que les critiques lui reconnaissent, -- il l'a bien mais les critiques se trompent sur l'origine de ce goût. Ce goût lui vient presque sûrement de la Bible et certainement pas des fées qui, elles, ne faisaient que de la magie.
Cela aussi le vieil Écossais me l'a expliqué : « Un gentleman le dimanche va au service du pasteur puis l'après-midi il lit la Bible. » La Bible et *sa lettre* et non pas *son esprit.* Chesterton le farceur a très bien pu méditer le côté irruption divine dans la Bible. Rappelez-vous !
Dans la Bible l'un a sa force dans ses cheveux, l'autre voit une main apparaître et qui écrit sur le mur : MANE, THESSEL, PHARÈS. Dans la nuit une voix appelle : Samuel. Dans la Bible, il pleut des grenouilles, il y a des nuages de sauterelles, un fleuve changé en sang, quelqu'un transporté de force par un poisson, une ville qui s'écroule parce que l'on sonne de la trompette. Dans la Bible les anges viennent chez les hommes. Un char de feu emporte l'un, une dame ne doit pas se retourner sinon elle sera changée en statue de sel. Dans la Bible on marque les portes et la nourriture vous tombe du ciel. Un jour une grande foule est acculée avec la mer par devant et l'armée de Pharaon par derrière et Dieu coupe la mer en deux et... Ne dirait-on pas du Chesterton ou presque ?
Dans Chesterton il y a de la Bible.
Vu le contexte social que m'a décrit le contemporain, rappeler les aventures de la Bible serait bien une manière oblique de se moquer des hérétiques.
Vous les illuminés des sectes, les gâteux de la lettre, voilà ce qu'elle est la *vraie Bible* semble-t-il dire. Elle est l'histoire d'un peuple tout petit lorsqu'il est dans la main de Dieu qui lui fait traverser un immense paysage. De temps en temps le ciel s'ouvre et il se passe quelque chose de formidable et d'immense aussi.
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C'est autre chose que vos délires religieux et vos citations exactes. Cependant nous sommes entre Anglais, ceci reste entre nous, mon conte n'est qu'une allégorie bien sûr, bien sûr ; rassurez-vous : les étrangers ne connaissent pas notre langage codé et n'y verront qu'une merveilleuse histoire. A propos, si vous redeveniez des enfants votre vie en serait toute changée mais bien sûr tout ceci n'est qu'un conte.
Chesterton a parfaitement pu faire le coup. Cela n'empêche pas le charme et les fées. Cela remet les choses à leur place. A partir de là et par delà le farceur c'est un apôtre très fin qui se dessine.
On pourrait en dire encore pas mal mais cela suffit. Vous avez en mains ce qu'il faut pour vous délecter *en profondeur* de trois livres de Chesterton dont les deux premiers sont bâtis sur ce procédé ce qui n'exclut pas l'humour, pour le seul plaisir de l'humour. (A part cela Chesterton ne veut rien démontrer. Bien sûr. Il montre une image qui est une démonstration. Patois national... Chut !)
Chesterton s'est converti adulte. Sa première expérience religieuse fut celle des tables tournantes. Ceci tendrait bien à souligner combien il se détournait de la *lettre* morte par le puritanisme pour retrouver la fraîcheur de l'*Esprit.* Finalement il devint catholique. Ses moqueries ne sont pas méchantes. Elles sont même pleines de charité car elles fustigent l'erreur, ouvrent la voie, donnent des solutions tout en ayant, c'est vrai, le charme d'un conte et le goût de la Féerie.
Voilà presque faite l'histoire et la critique de ces livres. Le *pudding* passe ?...
\*\*\*
Le premier s'intitule donc : *Le Club des Métiers bizarres,* éditions Gallimard collection : « Du monde entier » 1980, 52 F 10.
La première histoire s'intitule : « *Les aventures formidables du Major Brown.*
*Au premier degré* vous y lirez l'histoire fantastique arrivée à un vaillant guerrier ayant conquis les Indes, et s'étant retiré pour cultiver des fleurs. Il découvre un jour un jardin où est écrit en majuscules : « Mort au Major Brown. »
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Il suit le jardinier dans la maison après avoir sauté le mur et celui-ci lui dit « Ne parlez jamais de chacal » et s'enfuit. Le Major grimpe au premier, découvre une dame qui refuse de se retourner et lui demande *s'il est venu pour les titres de propriété.* Une voix dans la rue crie : « Major Brown, comment est mort le chacal » ? Le Major découvre une tête qui passe par un soupirail, fonce à la cave, se bat avec un homme aux mains visqueuses, lui prend son veston et y découvre une lettre : il faut lui faire son affaire, à lui, le Major Brown !
Chesterton, son ami, le magistrat devenu fou (il avait dit au premier Ministre en pleine cour : « Changez d'âme ! Celle que vous avez n'est pas digne d'un chien. »), le frère du magistrat et l'agressé -- l'officier des Indes -- partent en pleine nuit voir ce qui se passe à l'adresse de la lettre. Ils tombent sur un bureau discret où le plumitif nocturne leur présente (après une raclée) « l'Agence de l'Aventure et de l'Inattendu ». L'agence se propose de « donner un aperçu de cette aube du monde où vivaient Robin Hood et les Chevaliers Errants ». Il y a erreur sur la personne. Celui qui était visé était *l'ancien* locataire, qui lui aussi s'appelait Brown. Il faisait partie du Club des Métiers bizarres dont le but est d'inventer des métiers qui n'ont jamais existé.
Finalement l'officier épouse la dame qui ne se retournait pas et ils sont heureux et cultivent des fleurs.
*Au second degré* vous saurez rire de l'ironique sermon que fait Chesterton.
L'histoire se passe chez *les gentlemen.* Le magistrat parle à cœur ouvert au premier Ministre et le détective privé amène à l'improviste un officier dans une mansarde où vit un personnage de la haute société. Un gentleman entre chez une lady *et ils sont seuls* et ils n'ont jamais été présentés et il la plante là pour courir à la cave où il se bat avec un être de basse classe à qui il flanque une raclée... En pleine nuit les quatre amis débarquent dans des bureaux ouverts. Le Major recommence à donner des coups à l'employé, puis ceux-ci finissent par rire ensemble. Pour finir le Major sollicité par le Club refuse : « Je ne crois pas que je m'en mêle. Il me semble que lorsqu'on a vu... vu la réalité... vous savez... du sang et des hommes qui hurlent... on sent le désir d'avoir sa petite maison et son petit dada ; dans la Bible, vous savez, « l'homme mérite son repos ». »
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Vous saurez voir la *manière* dont il se sert et qui amène à la conclusion : Si vous faisiez moins les empaillés avec vos manières ridicules la vie serait *vraiment* gaie et vous pourriez vivre comme au Moyen-Age et non plus vous évader dans les livres. Voyez le Major, qui a vécu une vraie vie d'homme. Il n'a pas besoin, lui, de ce théâtre pour se sentir vivre. Il a même trouvé l'amour. Et puis *il mérite son repos* comme dans la Bible. Vous savez, la Bible *catholique,* celle qui libère la vie au lieu de la pétrifier. Que ceci reste entre nous et de toutes façons je n'ai fait que vous conter une fantastique histoire...
Je vous laisse découvrir les six autres, aussi pétillantes, passionnantes et... profondes !
Un lecteur de 14 ou 15 ans -- et plus bien sûr -- y passera un temps long et merveilleux.
Le second ouvrage dont je voulais vous parler s'intitule « *Les quatre petits saints du crime* »*,* éditions « l'Age d'Homme » 1984, 80 F.
Ici nous sommes en plein dans la réalité quotidienne, les titres eux-mêmes sont tout un programme : « *L'Assassin modéré* »*,* « *Le Charlatan honnête* »*,* « *le Voleur mystique* »*,* « *le Traître fidèle* »*.* A chaque fois surgit une théorie d'une étincelante drôlerie et toujours si juste ! C'est Chesterton décrivant les types anglais de son époque et les mettant en scène dans une société hypocrite, bien plus hypocrite et pécheresse que ceux en quelque sorte qui pèchent pour réparer ses crimes. Vous verrez. Semblablement au premier, ce livre est un joyau de gaieté, un chef-d'œuvre d'humour. Il correspond au même type de lecteur ou lectrice. Il est peut-être plus facile et moins fantastique que le premier. Et, pour une fois la première histoire est assez ennuyeuse. Elle évoque l'atmosphère des soirées mondaines, ce qui est bien morne.
En revanche *Le Défenseur* édité aussi par l'Age d'Homme, 1982, 45 F est à remettre à ceux qui ont déjà lu du Chesterton. C'est un recueil d'articles. Chacun réclame le droit d'avoir une pensée personnelle sur un sujet précis et toujours inattendu : « Défense des bergères en porcelaine », « Défense des romans terrifiants », « Défense de la Laideur », « Défense du blason », « Défense des squelettes », etc.
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Ce n'est pas un livre facile. C'est Chesterton le journaliste qui fait de la copie sur un sujet intéressant. Partout éclatent des images de génie mais ce n'est pas *une histoire.* C'est un recueil d'articles. Aussi ce livre est-il pour les inconditionnels de Gilbert Keith Chesterton.
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On peut ne pas l'aimer. On peut ne pas le comprendre.
Le sûr et le certain c'est que tous les lecteurs, et surtout les filles, aimeront : « *Perle et les ménestrels *»*.* C'est une très belle histoire du Moyen-Age. L'aventure de Perle et de son frère fuyant leur Seigneur tient en haleine. Elle met en scène les troubadours et leur vie errante, leur fraternité. Perle découvre ses dons, le Seigneur s'améliore, la fin est heureuse. C'est un livre harmonieux et serein qui coule ou cahote au gré de la charrette des ménestrels. Il y a là une compréhension réelle de cette époque et une lecture passionnante. *Perle et les ménestrels.* Éditions Flammarion par D. Von Woerkom, collection : « Castor-poche ».
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Quant aux cadeaux pour les petits ils sont toujours les bienvenus. Vous avez : *Marie la coquine,* de Gyo Fujikawa aux éditions Gautier-Languereau dans la collection : « Bambino ». Charme, dessin plein de grâce et couleurs chaudes y magnifient de charmantes comptines anglaises. Vous avez -- également d'elle -- *Le pays magique* et dans la même collection.
Imaginez le monde poétique des fées et des lutins par une nuit claire scintillante d'étoiles. Vous y êtes. C'est l'univers habituel de Gyo, une dame japonaise à ce qu'on m'a dit et qui fait des images fines et douces.
Vous avez *Jacques et le haricot magique.* Racontée par Hélène Fatou et imagée par Gerda Muller cette histoire est parue aux éditions Gautier-Languereau. 1982. C'est un grand album aux paysages très purs. Il y a de belles campagnes pleines d'espace. Les personnages sont gracieux et bien français.
Ce n'est pas la puce ici mais un beau dessin de haricot qui monte, qui monte, qui monte, qui monte au ciel. Le regard s'y attarde et s'y trouve bien !
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Ils ne sont pas de bons amis...
Prenez l'histoire de Jeanne d'Arc.
L'épopée célèbre il n'est plus besoin de la dire. Et pourtant !
L'autre jour je tombe sur un petit bouquin : *Jeanne d'Arc* était son titre, tout simplement et sans autre histoire. Jeannette par ci, Jeannette par là, racontée par ceux qui l'avaient connue. Tout allait bon train et arrive le moment où saint Michel Archange, sainte Marguerite et sainte Catherine auraient dû surgir. Arrive saint Michel ; et puis plus rien. D'ailleurs de saint Michel lui-même seule sa *voix* nous arrive. Sainte Jeanne d'Arc elle-même ne mentionne que « ma voix » jamais « mes voix », jamais la belle éducation venue du ciel avec trois saints qui enseignent leur petite sœur de la terre.
Voilà le genre de bévue ou d'erreur volontaire -- allez savoir -- qui vous rend un bon petit livre inutile et même indésirable. Et il fallait tomber dessus ! C'était juste quelques phrases de rien.
Que ceci vous serve d'exemple. Tant qu'un livre d'enfant n'est pas lu *ligne après ligne,* vous ne pouvez pas savoir ce qu'il vous conte ! (*Jeanne d'Arc*, éditions Nathan.)
*Toufdepoil* dans un autre style et un autre genre littéraire n'est guère meilleur.
C'est l'ensemble et non une idée ou une phrase qui gêne à la lecture. Et cet ensemble crée un esprit et une ambiance détestables.
C'est l'histoire d'un enfant malheureux et celle d'un foyer à la dérive. C'est ce tableau d'un appartement sans personne pour lui donner une âme. Dans la cuisine vide l'enfant va se faire un casse-croûte solitaire etc. Vous imaginez la morbide lecture ! Enfin il y a le chien ; le chien qui n'a même pas la tendresse et la chaleur animale que l'on souhaite... Et, vous aviez deviné, le chien est tué parce que la nouvelle femme de papa n'en veut pas. Tous ces lendemains lamentables, ces soirées ratées, n'ont rien à faire dans une chambre enfantine...(*Toufdepoil,* éditions Bordas.)
Trouvez-vous quelque part dans la bibliothèque un livre au titre piquant : *Les enfants jetés ?* Celui-là prenez-le et lisez-le vous-même.
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Il est très bien écrit, parle au cœur et relate des aventures bien choisies. Seulement il se sert de l'esprit franciscain pour mettre mariage et concubinage sur le même pied. Un enfant sera profondément touché et n'y verra que du feu. (*Les enfants jetés,* Flammarion.)
*Le doigt magique* vous heurtera très vite si d'aventure vous le lisez.
L'héroïne a un « doigt magique » ; en état de colère le sang de la charmante se met à bouillir, son index la pique et c'est le signe infaillible : en elle se déclenche une *force*. Elle peut jeter un sort mais seule *cette puissance en elle* sait lequel. Le résultat -- ici, dans cette histoire précise -- est cocasse. Un couple « Les Canard », grands chasseurs devant l'Éternel se retrouvent miniaturisés et parés de petites ailes. Les canards qu'ils tiraient si bien, prennent leurs bras, couchent dans leurs lits et leur font, par vengeance, la vie dure. Moralité : il ne faut pas tuer les canards. Ce sont des êtres comme nous et, le saviez-vous ? aussi *sacrés* que nous. Alors ?
Eh bien, vive la sorcellerie (d'après l'auteur) source de cette force mystérieuse et citée par l'auteur, à bas les petits canards aux navets, aux olives, aux ananas et aux pêches ; adieu les magrets moelleux, les confits au parfum profond compagnons fidèles des petits pois. Il n'y a pas si longtemps la coutume disait : « Il ne faudrait pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages. » Voilà maintenant qui est fait ! Ce n'est pas la peine, je pense, d'insister sur les dangers d'un tel livre (*Le doigt magique,* Gallimard).
Un autre livre qui ne convient pas c'est *Pie, l'oiseau solitaire.* C'est un livre si lugubre que l'enfant ne pourra jamais l'oublier. On y trouve une nature inculte et désolée ; on y sent un vide immense et l'on y voit une île perdue. L'oiseau aussi est perdu.
En perdant sa tribu Pie devient une sorte de mort vivant seul sur une île en pleine mer. Il reste là sur son arbre et c'est à peu près tout. Et l'ennui c'est que ce petit livre est écrit très gros et correspond aux enfants de 8 à 10 ans. Ils ne pourront échapper à cette affreuse atmosphère sans vie, sans mouvement et sans espoir. Cette histoire-là plaide *par omission* en faveur de la vie en groupe. L'auteur oublie simplement que le malheur et la solitude peuvent endurcir et développer le courage. Celui-là oublie que l'oiseau et l'enfant ne sont pas de la même essence.
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Par ailleurs c'est une preuve qu'un oiseau ne peut rien inventer et qu'il est conditionné par l'instinct de tribu. Perdu sur son île, lui aussi, Robinson Crusoé « recrée une civilisation et domine son problème : *c'est un homme. *» Cet oiseau noir immobile est un exemple désastreux et faux qui fera image. (Pie, l'oiseau solitaire.)
Moins triste mais malsain est : *Le genou de Julie*.
C'est une valse de fantasmes.
Julie a le genou écorché et elle invente. C'est un boa qui l'a avalée, ou c'est un gorille qui l'a kidnappée, ou c'est un crocodile qui est sorti du trottoir, ou c'est une sorcière qui passait par là. Oh la la pensent les enfants qui l'écoutent ! Julie est une menteuse. Elle peut donner des idées et ce qu'elle raconte n'est pas beau. En plus les images de ce livre album sont bien laides ! (*Le genou de Julie*. Casterman.)
Ce n'est pas gai tout cela ! Changeons de bêtises voulez-vous.
*Le Naviluk* est un conte inspiré, lumineux, d'une mouvance étrange et poétique.
Astrée, la terrienne s'étonne de cette planète : Novasagittaria. Le temps s'y accélère follement à travers des éclatements lumineux et l'enfant de la terre traverse la matière parmi les irridescences de son costume, venu d'ailleurs. En quelques jours elle vit des mondes ; les monstres hirsutes du début se transforment. Les éclatements lumineux happent les images et passe Notre-Dame et passe le Moyen-Age et passe la Révolution et passe le dix-neuvième siècle et passe la guerre de 1914 avec sa grosse Bertha et ses blessés. Passe le temps qui transforme, les guerres qui tuent. A travers ce temps seul subsiste l'éternel masculin sous la forme du bel Urbain qui d'âge en âge chipe le cœur des jeunes filles.
Côté style, côté poésie c'est nettement au-dessus de l'ordinaire. Seulement l'évolutionnisme et le ridicule donné au Moyen-Age, les vilaines illustrations détruisent tout le reste. (*Le Naviluk*, éditions Magnard.)
Restons avec les contes.
*Caracol-Bistecol* est certes le plus étrange que j'aie jamais lu. Il se tortille et s'entortille même. C'est une histoire de lapin avec un chasseur et quelques autres bêtes. Faire un conte de cette manière est un point de vue. Et comment le raconter. C'est d'une complication telle que j'y renonce. Et puis les illustrations sont étranges, inquiétantes. Franchement ce n'est pas fait pour rendre l'esprit clair.
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*Le livre de Noël* c'est encore autre chose. L'idée était jolie. Faire un livre qui illustre toutes les manières de glorifier Noël : Noël en Angleterre, en Amérique, en Suède, au Japon, en Pologne et ailleurs. Seulement où l'auteur a-t-il lu, ou trouvé, que la Sainte Vierge a eu une conversation avec l'Ange Gabriel ? En revanche ce qu'elle a dit n'y est pas (« Comment cela se fera-t-il ? Je ne connais point d'homme » et « Je suis la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole »). Et depuis quand Marie a-t-elle été tout raconter tout de suite à saint Joseph ? Celui-là est vraiment à reraconter à l'enfant : le sujet est trop grave. (*Le livre de Noël,* Gautier-Languereau.)
Il y a aussi cette affaire d'ordinateur nommé *Tetaclac.* Celui-là règle la vie quotidienne, fait le café, ferme les volets etc. Seulement le happy end comprend l'installation de la maîtresse de Pierre dans la maison. C'est la nouvelle mode. Ce n'est pas une raison pour la donner en exemple aux enfants. (*Un* *ordinateur pas ordinaire,* éditions Bordas.)
Ces livres -- et c'est bien triste -- ne sont pas de bons amis.
France Beaucoudray.
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### La bonne nouvelle
par Jean-Baptiste Morvan
LA LITURGIE, de nos jours, a subi des manipulations multiples : les motifs allégués, quand on daigne en présenter, sont loin d'être parfaitement convaincants et il arrive aussi que ces mutations paraissent obéir à des intentions contraires. Ainsi la « Messe » a cédé la place à l' « Eucharistie », où il vaudrait mieux sans doute supprimer la majuscule, car c'est désormais un nom commun : « On célébrera une eucharistie. » Nous sommes forcément un peu choqués de voir le mot réduit à un sens étymologique d' « action de grâces » alors qu'il désignait auparavant le Sacrement dans toute sa majesté. J'imagine que « messe » déplaisait aux novateurs, non pas en raison des incertitudes originelles du vocable, mais parce qu'il était depuis très longtemps intégré aux habitudes psychologiques et à une certaine vision familière et familiale de la vie, du cours du temps. Je me refuse à penser que son abolition a tenu au fait que les protestants ne l'aimaient pas ; mais sait-on jamais ? Si « messe » a été remplacé par « eucharistie », plus savant, par contre « épître » s'est incliné devant la « lettre », d'un vocabulaire plus commun ; de même voici « bonne nouvelle » au lieu d' « évangile » : « La bonne nouvelle de Luc, -- ou de Mathieu... » Ainsi déguisée, la formule traditionnelle prend un aspect bizarre, incongru, et d'un français assez douteux.
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Tantôt l'on invite les fidèles à se gargariser de termes opaques tels que « charisme », ou même « Kérygmatique », et tantôt on semble les considérer comme ignares, incapables de savoir approximativement ce qu'est un évangile ; et on oublie, ou l'on veut paraître oublier qu' « évangile » est entré depuis des siècles dans la langue française et ses expressions proverbiales. Quoi qu'il en soit, méditons sur la « bonne nouvelle » ; et, après tout, il ne serait pas impossible de tirer quelques pensées utiles d'une innovation discutable. Deux éventualités peuvent s'offrir : ou bien « bonne nouvelle » affaiblira en le situant dans un style vulgaire et commun l'Évangile Sacré, ou bien l'Évangile aidera à rendre une claire vision et une notion forte de ce qui est vraiment bon, et authentiquement nouveau. Nos prédicateurs s'ils se proposaient la deuxième hypothèse, mériteraient hautement d'être loués pour le service ainsi procuré à l'esprit de notre temps.
Nous avons assez rarement l'impression de nous entendre annoncer une bonne nouvelle, au sens plein. On discerne encore à peu près en quoi une nouvelle peut être mauvaise, mais on distingue bien plus rarement ce qui lui confère un aspect heureux. L'emploi répété des « démythifications », les paradoxes sceptiques entretenus par les philosophies subversives ou cultivés par les amuseurs frivoles, ont largement contribué à brouiller les idées. L'annonce d'une naissance ou d'un mariage est-elle même encore une nouvelle aussi digne de réjouissance que dans le passé ? Par contre, l'avortement et le divorce versent dans la banalité. Sur le terrain ainsi préparé foisonne toute une végétation d'amertumes, de récriminations vagues, d'indifférences moroses. On se demande si le gain au tiercé ou au loto peut constituer une bonne nouvelle ; j'ai retenu l'anecdote récente du gagnant qui n'avait pas réclamé son lot, ayant probablement oublié sur quoi il avait misé. Nous perdons peu à peu la notion essentielle de la « bonne nouvelle » : l'attente, vague ou précise en son objet, mais intense, nourrie de longs labeurs antérieurs, de veilles passées à la lueur de l'espérance, la conviction secrète et permanente que la « bonne nouvelle » a été méritée. Il semblait inhérent à sa valeur d'émettre un rayonnement singulier, insolite, dispensateur d'une joie soudaine, entière et profonde, au point que l'émotion ressentie pouvait paraître exagérée à un observateur extérieur.
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Nous retrouverions aisément dans l'Écriture, à propos du Christ et de sa Parole, ces éléments psychologiques -- évidemment portés au degré suprême. On nous aura gâché la vie en nous désapprenant le rapprochement implicite entre nos petits bonheurs et l'attente passionnée de Dieu, si longtemps présente dans l'âme de l'homme. Si l'Évangile se trouvait rabaissé au rang des « bonnes nouvelles » ponctuelles, précaires, simples fruits du hasard, on risquerait de priver le message divin de ses résonances infinies ; et l'on mentirait à la nature humaine qui aspire toujours à la « bonne nouvelle » suprême et absolue.
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Je me suis toujours souvenu, comme si je venais de l'entendre le jour même, du commencement d'un message du maréchal Pétain. C'était celui du 14 mars 1941, où il déclarait : « Je n'ai pas eu souvent l'occasion de vous annoncer de bonnes nouvelles. En voici une : la retraite des vieux entre en action... » Je reste frappé par ce mot d'un chef d'État exprimant le regret sensible de n'avoir pu annoncer de bonnes nouvelles. Ces bonnes nouvelles-là exaltent la conscience collective, elle y retrouve la confirmation de ses plus hautes, de ses plus larges espérances. Aujourd'hui, nos gouvernants et leurs porte-parole excellent à annoncer de mauvaises nouvelles en les présentant comme intégrées à un ordre logique, à un déterminisme normal : certes ils admettent que le public en soit désagréablement affecté, mais comme d'un dommage passager, sans référence à un ensemble vital chargé de durée et où tout accident compromettrait la destinée commune. Nous sommes contemporains d'un État politique sans bénédiction tutélaire et sans « Te Deum », ainsi que d'un état de choses quotidien dépourvu également de telles intentions. Le « hot-dog » quotidien peut-il apparaître au consommateur pressé et mécanisé comme un don divin, justifiant le « Benedicite » ? Nous avons l'impression de vivre un temps mal né, où les faits récemment éprouvés aussi bien que les souvenirs resurgis appartiennent au même paysage mental dispersé, hasardeux, importun ou inopportun, toujours insatisfait par quelque endroit. Notre conscience de la vie sociale et nationale en est très sensiblement rabougrie. Les voyages, déplacements et visites de nos hommes d'État ne représentent même plus des événements ; encore moins peuvent-ils être matière à « bonnes nouvelles ».
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L'homme s'est déshabitué de ces joies familières, ayant une sorte de reflet surnaturel, qui accompagnaient les événements. Dans l'Évangile, nous relisons les passages où le Seigneur annonce à Zachée qu'il viendra chez lui, où il entre chez Pierre dont la belle-mère est malade, où il survient après la mort de Lazare : dans ces pages et dans bien d'autres nous percevons d'emblée une ferveur soudaine, une chaleur d'âme qui donne à la vie sa valeur authentique. Là règnent, indissociables, le Bon et le Nouveau dont nous ressentons l'immense besoin.
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Un critique avait fait remarquer que le titre de Giono, *Que ma joie demeure,* était la reproduction mutilée d'un titre de Mozart, je crois, « Jésus, que ma joie demeure ! » Il y a ainsi des omissions révélatrices. Une « bonne nouvelle » oubliant Jésus, c'est peut-être le rêve d'un moralisme athée, mais la joie ainsi promise ou appelée est vaine dans son principe. Dire que l'on remontera aisément et naturellement de l'idée de la Joie à la pensée du Seigneur me semble au moins périlleux et sans doute illusoire. On voudrait parfois écrire une Histoire de la joie dans la littérature et l'art, dans les monuments, les paysages, les portraits ; une telle tentative ne serait sans doute pas impossible, contrairement à celle qui se proposerait une Histoire du bonheur. L'analyse des manifestations extérieures de la joie révélerait sans doute le plus souvent une discrétion pleine de mystère, et fort différente de l'art grossièrement spectaculaire avec lequel on a voulu de nos jours, et en diverses occurrences, illustrer la « Bonne Nouvelle », la venue de Jésus parmi les hommes. Certes, de tout temps, l'Évangile a été interprété par le spectacle, et il ne servirait de rien de recourir à un nouveau jansénisme aussi déplaisant qu'inefficace. Mais il convient de faire sentir que la valeur émouvante de la « Bonne Nouvelle » ne se réduit pas au style cher au monde des tréteaux et des caméras, avec les situations attendues, les propos qui « passent la rampe » et les éclairages obtenus grâce à des techniques éprouvées. Dieu est trop généreux pour que les clartés qu'Il dispense se ramènent à des états stéréotypés, finalement répertoriés et classés par les ordinateurs. S'il existe une « Bonne Nouvelle », c'est que la plupart des nouveautés spectaculaires n'ont jamais le pouvoir de bonté infinie que nous espérons. Nous aurons toujours à découvrir ce qui est vraiment nouveau ; la clef de la nouveauté salutaire n'est pas dans notre main, il faut que Dieu la donne.
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La bonne nouvelle, l'annonce du changement heureux intervenant dans nos vies peut, à la limite, être radicalement différente d'une « information » du type journalistique. Celle-ci peut, comme le spectacle, offrir d'utiles pouvoirs et moyens de suggestion initiale. Je comprends pourtant la boutade malicieuse de vieux prêtres qui disaient qu'à l'Église militante et à l'Église souffrante on avait de nos jours ajouté « l'Église polycopiante ». Mais la diffusion de l'écrit vulgarisé, comme l'effet du spectacle, sont précaires et sujets à l'usure. La « bonne nouvelle » doit aller plus loin. Elle peut devenir dans le cours continu et ordinaire de la vie intérieure, le signe d'une métamorphose particulière. La banalité avec laquelle nous devons vivre ici-bas, n'est pas nécessairement « écœurante », comme le dit l'épithète qu'on lui adjoint ordinairement. Le langage de l'Évangile renouvelle le langage intime de l'âme, en dérangeant fort opportunément le monologue intérieur qui charrie inlassablement des rogatons de critique, des mégots d'imagination romanesque, des rétrospectives ou anticipations flatteuses, vaniteuses, emphatiques ou sottement attendries : ce n'est plus même la folle du logis, mais la pie vaticinant en sa cage, ou le cours débordé du caniveau par grosse pluie. Si décevant que soit ce cours de l'esprit, la littérature du siècle y a cherché souvent ses modèles et ses thèmes d'inspiration. Mais l'âme un peu clairvoyante exige un autre langage qui restitue à la pensée un style, une force, une valeur de vérité. Il existe des flux d'imagination stérile que l'on voudrait faire taire, même en y substituant la récitation de la table de multiplication ! Mieux vaut certes la lente succession du chapelet, cordon sanitaire et barrage, en attendant la reprise d'une plus haute conscience. L'Évangile est « bonne nouvelle » car il s'impose comme le modèle d'un langage renouvelé ; l'homme aime à s'entendre annoncer du nouveau, mais il aime plus encore à recevoir le don de s'annoncer à lui-même un propos nouveau. Il accueille la voix, les voix qui dialoguent en l'Évangile ; elles annoncent une clarté que l'humaine intellectualité ne procure pas, une paix fort différente de celle que tracent nos imaginations rêveuses et romanesques ou les harangues qui se vantent de refaire le monde avec les couleurs d'un paradis terrestre. Cette voix-là, quand il vous est donné de l'entendre, sanctionne un accord entre la volonté divine mystérieuse et le lent cheminement trébuchant et trop humain de nos bonnes intentions.
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Elle nous dit que pour un instant au moins, nous avons trouvé la lumière de la vérité, et qu'en dépit des errances futures, il pourra nous être accordé de la trouver encore. C'est bien la Bonne Nouvelle qui retentit, avec la pureté de ses accents. Dans une telle perspective, l'expression nous semble acceptable et même féconde ; mais nous craindrons toujours un langage qui renoncerait au nom d'Évangile.
Jean-Baptiste Morvan.
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### La Bible et ses traductions
par Jean Crété
**I. -- Le texte original**
Le mot *bible* vient du grec : *ta biblia,* les livres, neutre pluriel, dont on a fait en latin un féminin singulier : *biblia,* la bible.
La Bible comporte soixante-treize livres : quarante-six pour l'Ancien Testament et vingt-sept pour le Nouveau. Le canon des livres inspirés a été fixé par l'Église dès l'Antiquité et confirmé, en forme solennelle, par le concile de Trente. Sept livres de l'Ancien Testament sont appelés *deutérocanoniques,* parce qu'il y a eu chez les Juifs et dans l'Église primitive une certaine hésitation sur leur caractère de livres inspirés. Admis définitivement par l'Église catholique au moins depuis saint Jérôme, les livres « deutérocanoniques » sont rejetés par les protestants : ce sont les livres de Baruch, de Judith, d'Esther, de la Sagesse, de l'Ecclésiastique et les deux livres des Macchabées.
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Sont également rejetés par les protestants les deux derniers chapitres (13 et 14) du livre de Daniel, que saint Jérôme déclare, par une note, avoir traduits sur la version de Théodotion.
La rédaction de l'Ancien Testament s'étale sur au moins douze siècles, alors que celle du Nouveau a été faite en cinquante ou soixante ans.
Les cinq premiers livres de la bible, appelés *Pentateuque,* sont attribués à Moïse par toute la tradition juive et chrétienne et par le magistère de l'Église. Le premier livre, *la Genèse,* raconte la création du monde, les débuts de l'humanité et les débuts du peuple élu, jusqu'à la mort de Jacob.
Ce livre a donné lieu, à l'époque moderne, à des discussions qui ont ébranlé dans beaucoup d'esprits l'autorité de la Bible et celle de l'Église. J'ai dit, dans mon article sur le *catéchisme du concile de Trente,* que les rédacteurs de ce catéchisme, le seul qui engage l'autorité de l'Église, s'étaient bien gardés de dater la création du monde. Cette prudence n'a malheureusement pas été observée par les éditeurs de la Bible, ni par les rédacteurs d'*Histoires saintes* qui jusqu'à la fin du XIX^e^ siècle ont daté la création d'environ quatre mille ans avant Jésus-Christ ; alors que les découvertes géologiques obligeaient à admettre que la création de la terre était beaucoup plus ancienne. A l'opposé se développait, d'abord chez les protestants puis chez certains catholiques, une exégèse rationaliste qui ruinait l'autorité de la Bible.
La vérité est qu'aucun événement biblique antérieur à la vocation d'Abraham ne peut être daté, même approximativement. Il ne s'en suit pas que ces événements soient légendaires ou hypothétiques.
Il est de foi que Dieu a créé le ciel et la terre et tout ce qu'ils renferment, et tout particulièrement qu'il a créé le premier homme et la première femme, desquels descend tout le genre humain.
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Il est de foi qu'Adam et Ève, comblés de grâces par le Créateur, mais soumis par lui à une épreuve, ont enfreint l'ordre divin et se sont rendus coupables d'un péché qui leur a fait perdre pour eux et leurs descendants les dons divins. Il est de foi que Dieu, en les châtiant, leur a promis un sauveur. Tout l'Ancien Testament est orienté vers la réalisation de cette promesse. Dieu se choisit un peuple, avec mission de conserver son culte. Dieu est désigné en hébreu par plusieurs noms le plus simple, *El,* n'est guère employé qu'avec le possessif *Eli,* mon Dieu. Les composés : *Elohah* et *Elohim* sont plus fréquents. Mais, à Moïse, lors de la vision du buisson ardent, Dieu révèle le nom qui le désigne exactement : « Je suis celui qui est ; tu diras à ton peuple : Celui qui est (*Yahweh*) m'a envoyé. »
Toute l'histoire du peuple élu est celle des défaillances qui le font retomber dans l'idolâtrie et des efforts des prophètes et de quelques bons rois pour le ramener au culte du seul vrai Dieu. Devant les rechutes perpétuelles de son peuple, Dieu permet qu'il soit déporté à Babylone, en 587 avant l'ère chrétienne. Privés de tout culte rituel, les Juifs y apprendront le culte en esprit et en vérité. Ce fut le rôle des scribes de garder en exil le culte du vrai Dieu et de reconstituer la Bible. En exil, les Juifs oublièrent leur langue, l'hébreu, et adoptèrent la langue de leurs vainqueurs, l'araméen. Lorsque le roi de Perse, Cyrus, autorisa en 538 le retour des Juifs en Palestine, l'hébreu était devenu une langue sacrée, la langue des livres saints, connue seulement des scribes, dont l'autorité morale était immense. Purifiés par l'épreuve de la captivité, les Juifs ne retombèrent plus jamais dans l'idolâtrie. La Bible fut complétée par les écrits des derniers prophètes, le récit des guerres héroïques que, sous la conduite des Macchabées, les Juifs soutinrent contre les rois grecs de Syrie, qui voulaient leur imposer leurs mœurs et leurs dieux ; et enfin les écrits des deux grands -- mystiques, auteurs de l'Ecclésiastique et de la Sagesse, qui eurent au moins une prescience du mystère de la Sainte Trinité. Mais la Sagesse et le 2^e^ livre des Macchabées sont écrits en grec ; cette langue va supplanter l'hébreu comme langue sacrée.
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**II. -- Les traductions grecques**
Aux IV^e^ et III^e^ siècles avant Jésus-Christ, un grand nombre de Juifs s'établirent en Égypte et adoptèrent le grec comme langue usuelle. En 283 ou 282, le roi Ptolémée Philadelphe décida de faire traduire la Bible en grec et choisit soixante-douze scribes pour effectuer cet immense travail. Ce fut la version des Septante, toujours utilisée en Orient. Cette version a un caractère officiel. Les Juifs hellénisants et les chrétiens orientaux la considèrent comme inspirée au même titre que les originaux hébreux. Cette opinion, partagée par certains Pères latins, n'a été ni approuvée ni réprouvée par Rome ; il n'est donc pas de foi que la version des Septante soit *inspirée ;* elle est au moins digne du plus grand respect.
Mais l'existence de cette version grecque officielle n'a pas empêché trois auteurs anciens : saint Lucien d'Antioche, Aquila et Théodotion, de refaire la traduction en grec des livres saints hébreux. Il existe donc quatre versions grecques de l'Ancien Testament. Ce fut le mérite d'Origène (185-254) de copier sur six colonnes le texte hébreu en caractères hébreux, le texte hébreu en caractères grecs et les quatre versions grecques des Septante, de saint Lucien, d'Aquila et de Théodotion : ce sont les célèbres *hexaples,* instrument de travail incomparable dont bénéficièrent les Pères des III^e^, IV^e^, V^e^ et VI^e^ siècles, notamment saint Jérôme. Malheureusement, le seul exemplaire existant des hexaples fut détruit dans l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie en 651. Ce fut une perte irréparable.
Mais le grec devait prendre une bien plus grande importance encore : le Nouveau Testament est entièrement écrit en grec ; certes, saint Matthieu avait d'abord écrit son évangile en hébreu, mais ce texte hébreu est perdu. Le grec est donc la langue du Nouveau Testament, qui comporte les quatre évangiles, les Actes des Apôtres qui font suite à l'évangile de saint Luc, les quatorze épîtres de saint Paul, l'épître de saint Jacques ([^35]), les deux épîtres de saint Pierre, les trois épîtres de saint Jean, l'épître de saint Jude et l'Apocalypse de saint Jean.
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Le texte grec du Nouveau Testament nous est connu par plusieurs manuscrits anciens ; il y a certes, entre eux, de nombreuses variantes, mais de peu d'importance. En 1586, le pape Sixte Quint a fait imprimer un texte grec officiel de toute la Bible. Mais, à la fin du XIX^e^ siècle, le protestant allemand Eberhard Nestle a établi un texte grec du Nouveau Testament, qui s'est imposé par son exceptionnelle valeur et s'est répandu même chez les catholiques. En 1933, le jésuite Merk a publié à Rome le texte grec du Nouveau Testament, avec la Vulgate en regard.
**III. -- Les traductions latines**
Il a existé dès le II^e^ ou le III^e^ siècle une version latine de la Bible, appelée par la suite *la vieille italique.* Cette version ne nous est connue que partiellement par les citations qu'en font les Pères. Elle laissait beaucoup à désirer. Le pape saint Damase (366-384) confia à saint Jérôme (vers 331-420) la mission de réviser le texte latin du Nouveau Testament afin de le rendre conforme au texte grec. Saint Jérôme s'acquitta excellemment de cette mission : son texte latin serre de très près le texte grec.
Saint Jérôme entreprit ensuite et mena à bonne fin la traduction de l'Ancien Testament ; il se guida surtout sur les hexaples d'Origène, sans négliger les versions en chaldéen et en copte qui existaient de son temps. Dans certains cas, il dut faire des choix, car les versions grecques ne sont pas toujours des traductions littérales de l'hébreu.
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La version de saint Jérôme est appelée *Vulgate *; elle s'imposa par sa valeur dès le V^e^ siècle. Toutefois les Pères latins citent parfois l'Écriture dans des termes différents de ceux de la Vulgate. Devant les négations des protestants, le concile de Trente déclara la Vulgate *authentique dans toutes ses parties.* Encore fallait-il en retrouver le texte, car les copistes qui, pendant mille ans, avaient recopié le texte de saint Jérôme, y avaient introduit de nombreuses variantes.
Après avoir fait imprimer le texte grec de la Bible, Sixte Quint ordonna la publication d'un texte officiel de la Vulgate ; mais, dans son désir de voir ce travail réalisé de son vivant, il pressa trop les experts. Faute du temps nécessaire pour rechercher les manuscrits anciens de la Vulgate, les experts refirent eux-mêmes la traduction sur le grec. Il en résulta un texte qui s'écartait beaucoup de la Vulgate. Sa publication souleva une grosse émotion et se heurta à l'opposition déclarée de saint Robert Bellarmin. Urbain VII, qui ne régna que quelques semaines en 1590*,* n'eut pas le temps de résoudre la question. Grégoire XIV, qui régna quelques mois (1590-1591)*,* ordonna la destruction de l'édition sixtine. Après le bref pontificat d'Innocent IX (1591)*,* Clément VIII, élu en 1592*,* fit reprendre les travaux en laissant aux experts tout le temps nécessaire. Après des années de travail, fut publiée l'édition sixto-clémentine de la Vulgate, qui est le texte latin officiel de la Bible. Cette édition n'est toutefois pas parfaite ; aucune traduction n'est jamais parfaite.
En 1910*,* saint Pie X demanda aux bénédictins de l'abbaye pontificale Saint-Jérôme de Rome, de faire une révision de la Vulgate. Trente ans plus tard, les bénédictins n'avaient rien publié. Pie XII confia, en 1940*,* à une commission présidée par le Père Béa, jésuite, la mission de réviser le psautier. En 1945*,* la commission publia un texte qui s'écartait beaucoup du texte traditionnel. Pie XII l'approuva et le recommanda, sans toutefois l'imposer. Le psautier du Père Béa a été abandonné au bout de vingt ans comme ne convenant pas à l'usage liturgique. Il ne faut toutefois pas tomber dans l'excès de condamner cette version : impropre à l'usage liturgique en raison de son extrême lourdeur, elle rend très exactement le sens du texte hébreu et peut donc être employée en exégèse.
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Piqués au vif, les bénédictins de l'abbaye Saint-Jérôme s'étaient enfin mis au travail. Le Père Weber, chargé du psautier, publia en 1962 un texte très proche de la Vulgate : ce texte fut expérimenté dans plusieurs monastères, et il était loisible à quiconque le voulait d'envoyer ses observations à l'auteur. Je ne m'en privai pas pour ma part. Retouché d'après les observations reçues, le psautier fut publié vers 1970*,* et il prit place dans la *Liturgia horarum* de Paul VI ; on avait malheureusement censuré les psaumes et versets jugés imprécatoires. Mais le psautier monastique, publié par Solesmes en 1981 et réédité en 1982*,* contient le texte intégral des 150 psaumes, dans l'ordre fixé par saint Benoît : ce psautier a été *imposé* aux monastères bénédictins. Vers 1975*,* les bénédictins de l'abbaye Saint-Jérôme publièrent la Bible entière en latin. Cette édition, approuvée par Paul VI, a été dénommée *Néo-Vulgate.* En réalité, les bénédictins, comme les experts de Sixte Quint, ont refait la traduction sur les originaux ; leur œuvre n'a rien de commun avec celle de saint Jérôme. On ne peut se résigner à voir disparaître la Vulgate, éprouvée par un usage de quinze siècles et approuvée en forme solennelle par le concile de Trente. En publiant le Nouveau Testament dans le texte de la Vulgate, accompagné d'une excellente traduction française, Antoine Barrois a rendu un immense service à l'Église. Nous souhaitons une édition semblable de l'Ancien Testament, sans nous dissimuler les difficultés financières que soulèverait cette édition d'un texte quatre fois et demi plus étendu que celui du Nouveau Testament.
On se gardera toutefois de rejeter sans appel le nouveau texte ; il faut laisser le temps faire son œuvre. La co-existence des quatre versions grecques n'a soulevé aucune difficulté. Il peut donc exister deux versions latines, non rivales, mais complémentaires.
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**IV. -- Les traductions en langue vivante**
Aucune traduction en langue vivante n'engage l'autorité de l'Église. La première traduction de la Bible entière en français fut celle de Lefèvre d'Étaples (1450-1537). Elle n'était pas mauvaise. Mais, bien que l'auteur soit resté catholique, l'explosion du protestantisme discrédita cette première traduction. Au XVII^e^ siècle, Louis-Isaac Le Maître de Saci (1613-1684) réalisa une traduction d'une valeur littéraire exceptionnelle. Si la première édition fut mise à l'index pour certaines notes jansénisantes, les éditions suivantes eurent un grand succès. Ce texte, plus ou moins retouché, fut utilisé par la suite, notamment par Fillion. Il y eut d'autres traductions, faites sur la Vulgate.
Voilà une centaine d'années, le chanoine Crampon, du diocèse d'Amiens, entreprit une traduction, avec commentaires, sur les textes originaux. Il mourut en 1894, après avoir publié le Pentateuque. Mais il laissait des milliers de feuilles de notes. Les jésuites de Louvain recueillirent ces notes et continuèrent le travail du chanoine Crampon. En 1904, la Bible entière était publiée en sept gros volumes contenant le texte latin de la Vulgate, la traduction faite sur les originaux, de très nombreuses notes en bas des pages et une introduction à chaque livre. Une telle édition ne convenait qu'aux spécialistes. Avant 1914, fut réalisée une édition en un seul volume d'environ 2000 pages contenant la traduction française et un choix de notes. Les clichés de la société Saint-Jean l'Évangéliste, de Tournai, ayant été détruits pendant la guerre de 1914, une seconde édition fut publiée en 1923. Je possède l'édition de 1939 dans laquelle la traduction du Nouveau Testament a été refaite sur le texte grec du Père Merk. La traduction des psaumes a été revue par M. Robert, prêtre de Saint-Sulpice. M. Robert m'a prêché, en 1941, ma retraite d'entrée au séminaire d'Orléans ; il a été le professeur de l'abbé de Nantes, qui en parle avec estime.
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On peut donc se fier à la Bible de Crampon, jusqu'à l'édition de 1939 inclusivement. En revanche, les éditions publiées sous le nom de Crampon à partir de 1950 n'ont plus rien à voir avec la traduction primitive.
Parmi les autres Bibles françaises modernes, je n'en retiendrai qu'une qui a bénéficié d'une publicité tapageuse : la Bible de Jérusalem. Publiée d'abord en fascicules par les dominicains de Jérusalem, elle appelle les plus graves réserves. Quoique tenus alors à beaucoup de prudence, les traducteurs *insinuent,* dans leurs notes et parfois dans le texte, leur scepticisme à l'égard des dogmes. Je ne relèverai qu'une seule falsification du texte : les Actes des Apôtres 1, 14, nous disent qu'après l'Ascension, les apôtres persévéraient dans la prière « avec les femmes *et* Marie, la mère de Jésus, et les frères de Jésus ». Or la bible de Jérusalem traduit : « avec les femmes, *dont* Marie, mère de Jésus ». Alors que le texte inspiré distingue bien Marie des autres femmes, la Bible de Jérusalem en fait une femme comme une autre. Lorsque la Bible de Jérusalem fut publiée en un seul volume, le cardinal Browne, maître général des dominicains, imposa des corrections assez nombreuses et importantes. Mais les premiers lectionnaires de 1960 et 1964 ont été réalisés à partir du texte primitif de la Bible de Jérusalem, dont ils reproduisent les équivoques et les falsifications. On voit parfois des prêtres traditionalistes utiliser ces lectionnaires de 1960 ou 1964. C'est une grande naïveté de croire qu'une traduction est bonne, parce qu'elle a vingt ans d'existence. Certes, on a fait pire depuis. Les lectionnaires plus récents et les traductions du *missel des dimanches* publié chaque année sont en dépendance étroite de la Bible œcuménique. Sur la détestable TOB, Antoine Barrois a dit, dans ces colonnes, ce qu'il fallait en dire ([^36]). Je ne puis qu'exprimer mon complet, accord avec lui.
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On utilisera donc pour le Nouveau Testament, l'excellente édition de DMM, et, pour l'Ancien Testament, des traductions anciennes. La sainte Eucharistie et la sainte Bible sont aujourd'hui profanées. En attendant qu'un pape réponde à notre appel en rétablissant la pureté du culte et la vérité de la parole de Dieu, nous resterons fidèles à la foi catholique, en nous accrochant à la messe de toujours, et aux éditions absolument sûres de la Sainte Écriture.
Jean Crété.
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### Un certain goût du ciel
QUAND le soleil d'automne jette ses feux sur les derniers mois de l'année, la liturgie du mois de novembre donne à la prière chrétienne une saveur d'éternité : la grande fête de la Toussaint élargit nos perspectives et porte nos regards sur l'Église triomphante, *in splendoribus Sanctorum,* dans cette splendeur des saints dont la vision sera, après celle de Dieu, la plus haute raison de notre béatitude. L'objet de la fête ne consistera donc pas tant à célébrer en une seule fois la totalité numérique des Bienheureux, comme pour n'en oublier aucun, mais plutôt à louer, exalter, et féliciter cette Église de la gloire, dont le mystère si doux et si aimé des fidèles, appelé *communion des saints,* permet de déverser sur l'Église militante une pluie invisible de grâces.
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En vertu de cette même communion des saints, le lendemain du 1^er^ novembre, l'Église, plus grave, tourne nos regards vers un au-delà que n'éclaire pas encore la lumière de gloire.
Mais les âmes du Purgatoire sont saintes, elles approuvent le feu purificateur qui les consume, heureuses de satisfaire à la justice divine dont elles perçoivent avec une acuité supérieure l'infinie sainteté.
Quelques jours après, le 9 novembre, dédicace de l'Archibasilique du Saint-Sauveur. Le mois de novembre sera parsemé de ces fêtes de Dédicace qui sont autant de fêtes du ciel. A la faveur de l'anniversaire de la consécration de telle ou telle, église, la liturgie célèbre l'autre Église, l'Église d'en haut, la cité-Épouse, cette Jérusalem céleste appelée Vision de Paix, formée de pierres vives, (*vivis ex lapidibus*)*,* et environnée d'anges comme un cortège nuptial (*et Angelis coronata ut sponsa comite*)*,* tout entière consacrée à Dieu, cité bien aimée, pleine de chants ! (« *Omnis illa Deo Sacra et dilecta civitas, plena modulis. *») Voilà dans quelle atmosphère se déroulent nos hymnes de la Dédicace.
\*\*\*
Jusqu'à ces dernières années, le 13 novembre avait lieu une fête particulière à l'Ordre bénédictin : dans les monastères du monde entier, on célébrait en grande liesse la fête de tous les saints de l'Ordre.
Dans le rayonnement de la Toussaint c'était une fête de famille, une fête de piété filiale où la communauté monastique se voyait reconstituée dans l'éternité ([^37]).
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Ah ! Que de consolations, que de larmes très douces ont coulé, lorsque les moines au milieu de tant de traverses dues aux amertumes et aux tristesses de l'exil, levaient les yeux vers leurs Anciens parvenus dans la gloire. Les grands saints de l'Ordre d'abord, et tous les religieux ensuite qui avaient vécu les mêmes épreuves, livré les mêmes combats, subi les mêmes tentations, occupés dès lors à faire, dans la vision, ce que jadis ils faisaient dans la foi : la célébration ininterrompue de l'office de louanges. Ainsi aujourd'hui encore, pour les moines fidèles à la tradition, en plein mois de novembre le ciel s'ouvre à nouveau, et tandis que la communauté chante l'introït, *Gaudeamus* débordant d'allégresse, les fils regardent leurs pères dans la gloire, les chantres de la terre regardent vers les chantres de l'éternité : c'est par ce regard de bas en haut que les bénédictins font l'apprentissage du ciel.
Pourquoi à leur suite, ne pas regarder, nous aussi, cette lumière qui éclaire nos lumières, ce séjour bienheureux où seront absents cris et gémissements, cette Patrie céleste vers laquelle nous marchons en pleurant et en trébuchant, dans la nuit de la foi, comme les Hébreux vers la Terre Promise ? Que les premiers moines, ces fugitifs de la cité terrestre, soient devenus les Pères de notre civilisation occidentale ne doit pas nous étonner ! Plus qu'un paradoxe c'est là le mystère même de notre vocation chrétienne que Jésus a livré dans un énoncé solennel :
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« *Cherchez d'abord le Royaume des cieux, le reste vous sera donné par surcroît.* »
Cherchez d'abord. *Quaerite primum.*
Arrêtons-nous quelques instants sur cette maxime essentielle, qui depuis 14 siècles, ne cesse de fasciner nos Anciens, et demandons-leur le secret de la paix intérieure qui rayonne de leur chant, de leur architecture, de leur sourire et de leur joie austère. -- Ô moines des anciens âges, on nous parle de vos vertus de charité, d'humilité et d'obéissance ; de votre amour pour la Croix, la pauvreté, les austérités. On nous dit vos labeurs, votre persévérance, votre endurance au froid, à la chaleur ; on nous dit que vous avez assaini les marais, défriché les forêts : nos villages portent encore le nom de vos travaux et de vos prières. Vous avez lu, médité et commenté la Sainte Écriture. Vous avez peuplé les déserts de sociétés paisibles, rythmées par la prière ; vous avez enseigné l'art du travail en commun, avec concertation et douceur. Les barbares vous ont imités. Vous avez fondé l'Europe. *Mais quelle vision intérieure vous habitait ?* Car vous vous êtes volontairement effacés dans la nuit de l'histoire, comme les étoiles invisibles au milieu des constellations votre humilité est d'illuminer tout ensemble et de vous cacher dans la lumière. La réponse nous est fournie par mille témoignages : liturgie, symbolisme de l'architecture, sermons, compositions littéraires, fresques représentant le Christ en gloire ; autant de monuments dont on peut dire qu'ils forment tout au long de l'histoire cette pointe avancée de la spiritualité catholique qu'est le désir du ciel.
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Ce désir n'est pas exclusif des moines ; il fleurit dans tous les états de vie, mais comment s'étonner qu'il s'épanouisse mieux chez ceux dont l'ascèse est faite pour une grande part de retrait du monde, de fuite des sollicitations extérieures et d'union à Dieu ? Le cloître recevait lui-même le nom de Paradis claustral (*Paradisus claustralis*)*,* parce que rien de mondain ne venait distraire le moine de cette possession de Dieu qui ne se donne qu'en se faisant désirer à l'exclusion de toute autre réalité. Voici ce qu'on trouve dans le *Miroir des vierges,* écrit anonyme du XII^e^ siècle :
« Celui qui veut mériter d'arriver au seuil de la vie éternelle, Dieu ne demande de lui qu'un saint désir. Autrement dit : si nous ne pouvons faire des efforts dignes de l'éternité, du moins par le désir des réalités éternelles, malgré que nous soyons si bas, si lents, nous y courons déjà. On cherche à manger dans la mesure où l'on a faim, à se reposer dans la mesure où l'on est fatigué ; de même c'est par la qualité d'un saint désir que l'on cherche le Christ, que l'on s'unit à lui, et qu'on l'aime. »
Mais le désir implique une certaine présence en soi de l'objet désiré. (*Tu ne me chercherais pas...* dit Pascal.) Aussi le désir du ciel s'accompagne-t-il déjà d'une certaine saveur intérieure, faite de confiance heureuse et filiale *cette paix divine qui dépasse tout sentiment,* dont parle saint Paul, ce repos divin, où n'entrent que les âmes délivrées de leur égoïsme et de leurs passions.
Nous sommes alors très loin de la sensibilité moderne, pour laquelle le repos comporte un élément péjoratif, voisin de paresse et de passivité. Dieu Lui-même dans la Bible ne parle de sa propre plénitude qu'en termes de paix et de repos ; et le grand châtiment dont il menace les réprouvés se lit au Ps 94 : « Ils n'entreront pas dans mon repos. »
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Un repos laborieux, conquis à la pointe de la prière, qui échappe tout à la fois aux fièvres de l'agitation et aux tricheries du quiétisme. C'est pourquoi le goût intérieur et liturgique de la vie céleste s'accorde avec la course, la mortification, la vigilance, thèmes monastiques par excellence : le moine est un soldat, une sentinelle de nuit ; mais cette sentinelle habite en Jérusalem, n'aspire qu'au ciel, reste tendue vers l'éternité. Nombre de traités monastiques ont pour titre : *De l'Amour de la Patrie ; Du désir du Ciel ; Du bonheur des élus dans la cité céleste.* Le nom par lequel on désigne la vie monastique est soit la *vie parfaite* soit *la vie angélique.* Ce dernier terme signifie moins un effort de désincarnation qu'une parenté établie entre la vocation contemplative des moines et la fonction des Anges qui est de regarder louer et contempler la Beauté de Dieu. « Le moine, comme Séraphins et Chérubins, est tout entier regard », dit un apophtegme des Pères du désert.
On a remarqué que saint Bernard, si affectueusement épris de la Passion du Christ, avait laissé plus de sermons sur l'Ascension que sur la Passion, ce qui serait incompréhensible si l'on oubliait cette idée force des moines de tous les temps : vivre pour le ciel, et même anticiper sur le ciel. C'est le programme que la Collecte de l'Ascension propose à tous les chrétiens : -- « Nous qui croyons que votre Fils, notre Rédempteur, est monté aux cieux, puissions-nous habiter par l'âme (*mente*) dans les régions célestes. »
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« *Ipsi quoque, mente in caelestibus habitemus. *»
A Cluny, comment les moines communiquent-ils autour d'eux leur dévotion pour le ciel ? Il semble que ce soit par le rayonnement de l'art et la liturgie plutôt que par la prédication. Tout un courant théologique issu des Pères grecs, fondé essentiellement sur la divinisation par le Saint-Esprit et la restauration de l'image céleste, vient aboutir à Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, un des hommes les plus influents de son temps. Celui-ci composa pour ses moines un office de la Transfiguration, lequel entrera trois siècles plus tard dans le calendrier de l'Église universelle. La Transfiguration, c'est la lumière du ciel inondant pour quelques instants notre monde sublunaire ; c'est plus exactement, l'enveloppe charnelle du Corps très Saint de Notre-Seigneur Jésus-Christ laissant passer les rayons de la lumière céleste ; suprême révélation de la destinée humaine, quand le Cosmos transilluminé sera tout entier passé dans l'état de gloire : c'est cette théologie de l'illumination qui a inspiré le tympan de Vézelay, les fresques des églises de Bourgogne et d'Auvergne où l'on voit le Christ Pantocrator, Seigneur de gloire et illuminateur de l'univers, siéger entre les Chérubins.
Dans le christianisme du XII^e^ siècle, tout est ressemblance et imitation des chœurs célestes : depuis le déploiement des hiérarchies -- ecclésiastiques, jusqu'à la fuite de monde des moines et des ermites cherchant l'intimité de Dieu dans le secret de sa face, en passant par les splendeurs de l'art, le chant grégorien et les portails de Chartres, tout n'est qu'apprentissage du ciel, tension vers le Royaume, chemin vers l'invisible.
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Inspiré par les écrits de saint Augustin, ce foisonnement d'analogies, berceau de la sensibilité chrétienne, trouva son docteur en saint Grégoire, pape bénédictin du VI^e^ siècle dont la pensée revient sans cesse sur le thème de l'exil, de la fuite du temps et du désir de la vie éternelle. Voici un éloge de la Jérusalem céleste émanant d'un moine anonyme du XII^e^ siècle, sans doute disciple de saint Grégoire. Nous extrayons quelques lignes de cette longue méditation, toute axée sur le désir du ciel, citée en son entier dans *L'Amour des Lettres et le désir de Dieu,* par Dom Jean Leclercq.
« De la cité de Jérusalem et de son Roi, le fréquent souvenir nous est douce consolation, agréable occasion de méditation, nécessaire allègement de notre lourd fardeau (...) Cette cité solide stable demeure éternellement. Par le Père, elle luit d'une lumière éclatante ; par le Fils, Splendeur du Père, elle se réjouit, elle aime ; par l'Esprit Saint, Amour du Père et du Fils, subsistant elle se modifie, contemplant elle s'illumine, s'unissant elle se réjouit. Elle est, elle voit, elle aime (...) Quand serons-nous délivrés du corps de cette mort ? Quand serons-nous enivrés de l'abondance de la maison de Dieu, voyant dans sa lumière la lumière ? Quand donc apparaîtra le Christ, notre vie, et serons-nous avec lui dans la gloire ? Quand verrons-nous le Seigneur Dieu dans la terre des vivants, le pieux rémunérateur, l'homme de la paix, l'habitant du repos, le consolateur des affligés, le premier-né des morts, la joie de la résurrection, l'homme de la main droite de Dieu, celui qu'a affermi le Père ? Il est le Fils de Dieu, choisi entre des mille. Écoutons-le, courons à lui, ayons soif de lui ; que nos yeux ruissellent de désir, jusqu'à ce que nous soyons transférés de cette vallée de pleurs et que nous soyons dans le sein d'Abraham. (...)
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Qui nous donnera des ailes comme celles de la colombe, et nous volerons à travers tous les royaumes du monde, et nous pénétrerons dans l'intérieur du ciel austral ? (...) Qui donc nous conduira dans la cité du grand roi, afin que ce que maintenant nous lisons sur les pages, nous voyons en énigme et comme dans un miroir, alors nous le voyions par la face de Dieu présent, et que nous nous réjouissions ? »
L'âme du Moyen-Age nous restera toujours étrangère si nous ne percevons que la joie qui l'habitait ; sa jeunesse, son élan, sa candeur indépassable reposaient sur un clair et profond désir du ciel. C'est ce qui manque le plus à notre époque en mal d'espérance, où pullulent les idéologies de remplacement.
\*\*\*
Je vois poindre ici une objection : peut-on retrouver ce désir du ciel au-delà d'une imagerie qui n'exprime plus notre sensibilité ? Je réponds oui, assurément. Il faut traduire autrement notre soif de vie éternelle. Le vide de notre fin de siècle offre pour ainsi dire une image en creux, un appel à la plénitude. C'est peut-être une grâce pour notre époque, par ailleurs si disgraciée, que de n'avoir plus d'images pour exprimer l'éternité. Ce dépouillement peut être salutaire dans la mesure où il oblige l'âme à entrer dans les profondeurs de la foi : lorsque le dégoût des créatures s'accompagne d'une certaine intensité du désir, l'âme accède au plan de l'union mystique où saint Jean de la Croix nous dit qu'il n'y a plus de chemin : *et sur la montagne rien !*
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Aussi bien est-ce la foi, encore et toujours, qui est le seul moyen d'accès au divin. Désirer le ciel sera le fruit d'un acte de foi dans la bonté et la sagesse infinie de Dieu puis-je, sans blasphémer, penser que la promesse faite au bon larron, par Jésus en croix, ne sera pas la réponse à ma soif de bonheur, de vérité et de plénitude ? Dieu qui m'aime infiniment ne me propose rien de moins que d'entrer en participation à sa propre béatitude. Seigneur, ce que vous me promettez n'est-ce pas ce qu'il y a de meilleur pour moi ? Il m'est délicieux de faire confiance à mon Père ; de lui faire une confiance éperdue où la peur de l'inconnu s'évanouit comme s'évanouit la peur de l'enfant que sa mère serre dans ses bras. C'est la foi qui fait aimer et désirer le ciel.
« -- Que demandez-vous à l'Église de Dieu ?
-- La foi.
-- Que vous donne la foi ?
-- La vie éternelle. »
« Si je te fais fouetter et décapiter, demande ironiquement le préfet Rusticus à saint Justin (martyr du II^e^ siècle) penses-tu que tu monteras au ciel ?
-- Je ne le pense pas, je le sais. »
Plus près de nous, pendant la persécution des Cristeros au Mexique, les bourreaux coupent la langue du petit Valencia Gallardo parce qu'il exhorte à la fidélité ses camarades, prisonniers comme lui. Mais l'enfant trouve la force de sourire et continue son exhortation, en pointant son index vers le ciel.
Pour redescendre dans le quotidien, c'est tous les jours que nous apprenons qu'une personne de notre connaissance va mourir, et l'on entend dire : « C'est un grand malheur qui nous arrive ! » Mais la foi nous dit que la mort est une délivrance et l'envol de l'âme un jour natal.
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*Dies natalis,* tel était le titre nobiliaire que les premiers chrétiens donnaient à *notre sœur la mort corporelle :* on respirait l'air de Dieu, la terre avait un goût de ciel. Aujourd'hui encore combien de fois n'avons-nous pas entendu une mère chrétienne, en proie à un deuil affreux, nous dire : « Nous, nous arrivons à comprendre, mais les athées, comment font-ils pour supporter cela ? »
\*\*\*
De tout ce qui précède, on peut déduire le rôle proprement axial que jouent le désir et la pensée du ciel dans la vie chrétienne : cette référence douce, obstinée, indéracinable est pour le chrétien source de lumière dans les ombres indécises de la vie terrestre ; source de force dans les tentations -- l'attirance des biens célestes pouvant seule contrebalancer la fascination des créatures -- source de patience devant la douleur sans fond ; source de joie et de réconfort, dans les moments de découragement, quand l'homme brisé bascule au bord du désespoir. Il y a même une délectation de l'espérance, car nous dit saint Thomas, s'il y a une délectation de la connaissance parce que le connu est présent dans le connaissant, il y a une délectation de l'espérance parce que celui qui aime et espère se porte en esprit dans l'aimé : *Amans est in amato.*
L'expectation de l'espérance devient transport d'amour et s'achève dans l'exultation. Ainsi chante saint Jean de la Croix : « miens sont les cieux, mienne est la terre, mienne est la Mère de Dieu... »
Benedictus.
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## NOTES CRITIQUES
### Le comte de Chambord en Orient
Armand Chaffanjon est un spécialiste des familles royales et aristocratiques. Il est aussi un des collaborateurs privilégiés de *Point de Vue, Images du Monde* et, par conséquent, il porte un intérêt tout particulier à Caroline de Monaco « bientôt Maman », ainsi qu'aux chapeaux de Lady Di, aux apostasies d'Henri de Montpezat et à quelques autres anecdotes mineures survenues dans les Cours et basses Cours.
Pour toutes ces raisons, sans doute, Chaffanjon s'est vu confier par les héritiers du comte de Chambord trois cahiers d'écolier contenant la relation manuscrite du voyage en Orient, accompli en 1861.
Dans son introduction, Chaffanjon ([^38]) note que « les pages du manuscrit sont rarement d'une seule venue... témoignent d'un effort certain et de la recherche d'un style ». Mais il ne pose pas et il ne semble pas se poser la question essentielle : quel était le but de ce manuscrit ?
Si le comte de Chambord avait voulu donner ce travail à lire à ses amis, il l'aurait fait transcrire par un des *porte-plumes* de Frohsdorf en belles rondes impersonnelles et majestueuses. Si, au contraire, il avait souhaité le publier, il n'aurait eu aucune peine à trouver un éditeur et des lecteurs pieusement émus par la prose royale. Telles n'étaient pas les intentions du Prince, qui a seulement voulu garder le souvenir exact des pays visités et des contacts humains dont il avait eu l'occasion.
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Chaffanjon ne voit que « la monotonie d'un Baedeker » dans ce texte, alors que nous y voyons avec Jacques Vier (*Homme Nouveau*. 20 mai 84) « des observations géographiques, politiques ou ethniques non dénuées d'intérêt ». Peut-être faudrait-il également évoquer les considérations économiques et sociales qui foisonnent dans ce texte et étonnent seulement ceux qui ignorent les grandes préoccupations de ce Prince si en avance sur son époque. Il faudrait enfin noter, de façon anecdotique, la relation du voyage d'un important personnage et de sa suite il y a un siècle, ne fût-ce que pour mesurer l'évolution des mœurs.
Le comte de Paris a donné à cet ouvrage une préface qui serait purement de circonstance, s'il n'avait saisi l'occasion de rappeler que le comte de Chambord avait « *pendant plus de cinquante ans incarné en exil la légitimité monarchique de la France *»*...* voilà une bien royale manière d'annuler l'aventure usurpatrice -- et à ce titre, finalement ruineuse -- de Louis-Philippe.
Il reste émouvant de constater les hommages et les attentions dont l'héritier des rois de France fut l'objet tout au long de ce voyage de la part de la Sublime Porte et de toutes les autorités locales. Chaffanjon se montre parfois irrité de la « complaisance » mise par le comte de Chambord à noter ces marques de déférence ; je n'y vois que la conscience, manifestée ici comme ailleurs, que ce Prince avait de la majesté d'un roi de France, même exilé et sans pouvoir effectif.
L'essentiel serait dit sur cette publication agrémentée d'un index des noms toujours précieux, si Chaffanjon n'avait cru utile d'y ajouter trente pages de notes dans lesquelles il a trop souvent cédé au ridicule et à l'outrecuidance. La peur de la LICRA et du MRAP semble avoir tenaillé le publiciste qui relève avec indignation « les observations racistes du comte de Chambord... ce qui est insupportable et déplaisant », sous le prétexte qu'il avait évoqué des « Juifs bas et rampants » (p. 339). De page en page la même critique se répète avec le souci évident et enfantin de proclamer « M'sieur, c'est pas moi ; c'est lui qui l'a dit ». Chaffanjon signale par ailleurs, il est vrai (p. 348), que le comte de Chambord lèguera cent mille francs au Père Ratisbonne « pour ses œuvres de Jérusalem », c'est-à-dire pour la conversion des Juifs ; mais il n'y trouve pas matière à infléchir sa sévérité. M. Chaffanjon est une grande conscience.
Il est fâché également que le comte de Chambord parle de Napoléon III en disant « Bonaparte »... Aurait-il voulu qu'il le reconnaisse comme légitime Empereur des Français et voie dans les princes d'Orléans des concurrents loyaux à la couronne de France ?
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Armand Chaffanjon rappelle dans son introduction qu'il est l'arrière-petit-fils d'un fidèle d'Henri V. Il eût gagné en équité, s'il avait plus justement évalué la personnalité du Prince qu'il maltraite et s'il avait eu égard à la dignité éminente qui fut la sienne pendant le demi-siècle où il incarna la légitimité, c'est-à-dire la France.
Maurice de Charette.
### Un catéchisme en cantiques
*Livret et cassette*
Voilà quarante ans, l'abbé Martin Le Cerf, prêtre du diocèse de Vannes, publiait un excellent catéchisme en cantiques, dont l'abbé Berto, fondateur de l'orphelinat de Pont-Callec-en-Berné, fit une recension élogieuse dans la Semaine religieuse de Vannes ([^39]). Devenu aumônier de l'orphelinat de Pont-Callec, l'abbé Le Cerf a réédité son catéchisme, avec quelques retouches.
Il comprend quarante cantiques qui expriment toute la doctrine catholique, en termes très clairs et très précis. La plupart de ces cantiques se chantent sur des airs bretons ; quelques-uns sur des airs empruntés aux mélodies grégoriennes. Enfin, l'abbé Le Cerf reproduit quelques cantiques de saint Louis-Marie de Montfort. Le célèbre cantique : « Ô l'auguste sacrement » est reproduit tel que l'avait composé saint Louis-Marie de Montfort : treize strophes, mais sans le refrain : « Oui, sous l'humble hostie... », qui a été ajouté au XIX^e^ siècle par un auteur inconnu.
Des cantiques de l'abbé Le Cerf, comme de ceux de saint Louis-Marie de Montfort, on peut dire qu'ils expriment la doctrine avec autant de force et de précision que le *Lauda Sion* de saint Thomas d'Aquin ; ce qui n'est pas un mince éloge.
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Les mélodies des cantiques (refrain et première strophe) sont insérées, en notation musicale, au milieu du recueil : c'est le point faible du livret ; cette disposition n'est pas pratique ; il aurait fallu publier les mélodies en tête de chaque cantique ou dans un livret séparé. Tous les cantiques sont accompagnés d'explications doctrinales.
A son livret, l'abbé Le Cerf a ajouté une cassette qui est une pleine réussite : quelques mots d'explications, le Credo de Nicée chanté phrase par phrase par les orphelins de Pont-Callec, puis des extraits de cantiques, également chantés par les enfants. Douze cantiques sont utilisés et admirablement chantés : le refrain, et les strophes les plus importantes. Le cantique sur l'Église comporte trente-sept strophes dans le recueil, dont huit sont reproduites sur la cassette.
A elle seule, la cassette constitue un abrégé de la doctrine, qui se fixera facilement dans la mémoire des enfants et leur rendra agréable le catéchisme plus complet qu'on leur enseignera. La cassette se termine par le chant du *In paradisum*.
Nous ne pouvons que recommander très chaleureusement aux parents et aux catéchistes l'œuvre de l'abbé Le Cerf. Livret et cassette sont vendus par correspondance, au prix de 80 francs, par les éditions Saint Urbain : 10, jardins Boieldieu, 92800 Puteaux la Défense ([^40]). Souhaitons bon succès à ce catéchisme en cantiques, qui peut faire tant de bien aux âmes.
Jean Crété.
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### Le *Veuillot *de Benoît Le Roux
Grâce à Benoît Le Roux, j'ai appris dans les trois cents pages de son livre (*Louis Veuillot, un homme, un combat,* Téqui éditeur) énormément de choses sur un auteur que je croyais bien connaître parce que je l'avais lu dès l'adolescence ; il arrive que des écrivains favoris on relise trop souvent les mêmes œuvres, voire les mêmes passages. J'admire dans ce « Louis Veuillot » une richesse d'information et une volonté d'exactitude dans la recherche qui sont précisément, hélas, des qualités que je n'ai reçues du ciel qu'en proportions assez restreintes. Veuillot, sa vie et son œuvre, apparaissent comme une voie d'accès essentielle à cet univers intellectuel et politique si mêlé, complexe et fertile en nuances et en contradictions que fut le XIX^e^ siècle, le règne de Napoléon III tout particulièrement. Dans l'ordre littéraire, on découvre ou on redécouvre les relations de Veuillot avec nombre d'écrivains de son temps, Baudelaire par exemple ; un petit regret toutefois à ce propos : on souhaiterait un index des noms propres des hommes et des lieux, tout en reconnaissant que les dimensions d'un ouvrage sont impératives -- nous le savons tous, hélas ! Mais entre autres mérites, cette étude nous offre un assez grand nombre de citations de Veuillot, et c'est sa voix que nous entendons, une voix au rythme et aux accents bien particuliers. La personnalité de l'écrivain domine toujours la multiplicité des épisodes et des anecdotes, et c'est à quoi tiennent surtout sans doute les admirateurs de Veuillot.
Au cours de la lecture, je crois que chacun se posera de nombreuses questions, et des plus gênantes relativement à l'esprit dans lequel aujourd'hui on tient à nous présenter les écrivains. Le cas de Louis Veuillot constitue un révélateur capable de faire apparaître bien clairement plusieurs hypocrisies intellectuelles et littéraires, morales et religieuses. Certains se vantent de faire prévaloir une perspective chrétienne qui « dérange », et pourtant reprocheront à Veuillot un ton et un style qu'ils admirent chez Léon Bloy ou Bernanos ; sans doute ne suffit-il pas de « déranger » et les faveurs sont dispensées en fonction de l'orientation du « dérangement » : il faut prendre garde de ne pas déranger étourdiment n'importe qui...
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Encore pourrait-on leur faire observer, avec preuves à l'appui, que Veuillot avait été souvent dur pour la bourgeoisie et les possédants en général, ou qu'il avait protesté contre la répression aveugle de la Commune : ces traits et bien d'autres analogues offerts par le livre de B. Le Roux, seraient depuis longtemps commentés voluptueusement s'il s'agissait d'un autre que Veuillot. Sur un plan un peu différent, nous observons que les gens théoriquement favorables aux auteurs d'origine populaire et même prolétarienne se gardent bien d'en faire un prétexte d'éloges pour Veuillot : on dirait même que ses censeurs d'autrefois et d'aujourd'hui évoquent cet aspect avec une nuance de dégoût et de mépris ; ils lui trouvent quelque chose de populacier et reportent leurs louanges sur un Valles qui exprime un anarchisme douteux en une langue à mon sens bien inférieure à celle de Veuillot. Mais voilà, Veuillot a écrit une belle page à propos de la mort de son père, et en une autre il célébra les affections fraternelles. Il semblerait qu'un écrivain né du peuple démérite de ses origines et même trahisse la cause plébéienne s'il ne crache pas dans la marmite familiale ; et l'on se complaira inversement à ériger en hérauts du peuple opprimé tel ou tel enfant prodigue de la bourgeoisie déversant son fiel à propos de ses rétrospectives d'enfance et d'adolescence. Il est également probable qu'on en veut à Louis Veuillot de n'avoir rien dissimulé des aspects répréhensibles de sa vie antérieurement à sa conversion ; mais, s'accusant lui-même, et peut-être avec quelque excès, il déçoit les fureteurs pervers toujours ravis de taxer d'hypocrisie les auteurs traditionalistes. Et comme il ne se livre pas non plus à l'exhibitionnisme des confidences scabreuses, il ne saurait profiter de l'intérêt très spécial qu'on accorde souvent aux confessions. L'énergie constante, visible jusque dans son style, dans l'architecture de ses phrases, déconcerte les amateurs d'âmes languides et incertaines, de caractères accessibles aux compromissions. Certes Veuillot est de la génération des héros balzaciens, ou peu s'en faut ; mais la première partie de sa biographie paraît bien inverser l'expérience des « illusions perdues ». Un Rubempré vient d'Angoulême à Paris avec son idéal et sa vanité, passe d'une famille honnête et pieuse dans la jungle journalistique ; Veuillot, enfant de Bercy, issu de parents visiblement peu portés vers la religion, ira diriger un journal à Périgueux avec déjà une expérience critique de la vie et des hommes.
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Sur ce point, il est encore l'homme qui échappe aux étiquettes, aux schémas tout faits et ne permet point aux penseurs progressistes de dérouler leurs mélopées accoutumées et de faire des vocalises sur d'habituels clichés.
Que dire de la politique ? Le journal de Veuillot fut suspendu sous Napoléon III, et même sous Mac-Mahon ! Cela n'empêchera jamais notre critique officielle de voir en lui le défenseur constant, docile, voire obséquieux d'un conservatisme conformiste et « bien-pensant ». Dans ce domaine comme dans l'ordre religieux, la connaissance de la vie et de l'œuvre de Veuillot nous donne des leçons universelles et exemplaires : ce n'est point la fidélité ni la sincérité qui nous sont demandées, mais une grande facilité à revêtir les costumes à la mode, une prudence ennemie du bruit et des mots trop hautement proférés. Et pour ce qui est des jugements posthumes, nous ne pouvons compter sur leur indulgence que si nos faiblesses ou nos inconséquences laissent à nos critiques futurs la possibilité de s'attendrir indirectement sur eux-mêmes. Tel est le libéralisme intellectuel ; la dernière chose que comprendront les juges modérés et les esthètes renchéris, c'est que certains esprits, comme Veuillot, n'aient eu aucun goût pour ces cuisines-là. Benoît Le Roux dans son livre a fait preuve d'une méritoire audace ; il n'est pas impossible que déjà certains pensent sournoisement à la lui faire expier : il doit au moins compter sur la gratitude sans arrière-pensée de ceux qui n'aiment ni à tromper, ni à être trompés.
Jean-Baptiste Morvan.
### L'exposition Boilly
*Cinquantenaire du Musée Marmottan*
Ce fut une petite et bien brève exposition (3 mai -- 30 juin 1984) dont le catalogue (112 p. ; 90 numéros, plus vingt très belles reproductions en couleur ; 100 F.) conserve la trace.
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On n'y trouvera pas la fameuse *Arrivée de la Diligence dans la Cour des Messageries* qu'on admire au Louvre depuis plus d'un siècle : Veuillot disait qu'elle témoignait d'un temps où dans Paris on avait encore des voisins, et Baudelaire, qui voulait en faire un poème en prose, y contemplait non pas un petit pan de mur jaune mais « un garde national cherchant à embrasser une succulente boutiquière qui porte un éventaire ; elle se défend mollement ».
On y cherchera en vain, parmi trente portraits d'inconnus, celui de Boïeldieu, qui est à Rouen, ou celui, étonnant, de Robespierre (mais est-ce bien lui ?), resté à l'Hôtel Sandelin de Saint-Omer comme *Les Trois Ages* (ou *Ce qui allume l'Amour l'éteint*) et *Le Vieillard jaloux.*
En revanche beaucoup de tableaux, dessins et gravures peu ou moins connus, à côté de *L'Averse ou le Passez-Payez* du Louvre (vers 1805), amusante mais un peu figée, et de la classique mais toujours exquise *Famille Gohin* du Musée des Arts décoratifs (n° 1 ; 1787), qui ouvre la série : à vingt-six ans, l'artiste était déjà en pleine possession de son talent. En particulier des tableaux qui gardent leur secret : *La Visite reçue* de Saint-Omer (n° 2 ; 1789), encore très dix-huitième siècle, et surtout, appartenant à des collections privées, les bizarres *Croyables* (n° 11 ; vers 1795-1799) et *Ah ! comme il y viendra !* (n° 5 ; 1791)*,* scène énigmatique, dans un intérieur campagnard, entre deux jeunes filles et un *vieux curé* (c'est le titre d'une autre version qui figure au Musée Pouchkine de Moscou).
Mais ce catalogue permet surtout de suivre la carrière de Louis-Léopold Boilly (1761-1845)*,* peintre de genre considéré comme mineur, mais étonnamment doué, à travers une des périodes les plus mouvementées de l'histoire de France, celle-là même que parcourent les *Mémoires d'Outre-tombe,* avec une orchestration tout à fait étrangère au discret Arrageois. Celui-ci apparaît comme un modéré, indifférent aux grands hommes et aux grands événements, peut-être critique, ou du moins sceptique, avec un léger penchant pour les sujets d'inspiration libertine (oh ! si peu...), sans un regard vers le ciel, à l'image d'une génération déchristianisée comme jamais. L'Empire pour lui, c'est *Les Galeries du Palais-Royal* et leurs prostituées ; la Restauration, une *Distribution de Vin aux Champs-Élysées...*
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La Révolution ne pouvait tolérer une telle indifférence, elle était venue chercher jusque chez lui cet « apolitique ». Il ne suffisait pas de peindre les jeunes épouses de Danton ou Camille Desmoulins. C'était le règne de la délation et, comme en 1944, les médiocres en profitaient pour évincer les hommes de talent. Accusé par son rival lillois Wicar d'être l'auteur « d'ouvrages d'une obscénité révoltante pour les mœurs républicaines, qu'il faut brûler au pied de l'arbre de la liberté », Boilly dut se justifier devant la Société républicaine des Arts en 1794. Il n'était pas suspect tout à fait à tort, puisqu'on a un dessin de 1793 où il montre une farouche épicière, entourée de ses quatre mélodramatiques rejetons, qui défend son magasin contre les brigands jacobins en menaçant de mettre *Le Feu aux Poudres.* Courageux jusqu'à la prison et à la guillotine exclusivement, Boilly se hâta de dessiner cette fois un superbe *Triomphe de Marat* qui le disculpa. L'orage passé, il n'eut pas la moindre envie d'en faire un tableau.
Vis-à-vis des monarques, Boilly put davantage rester sur la réserve. Ses tableaux officiels de l'Empire eux-mêmes gardent une certaine retenue : il représente quelques remises de décorations par l'Empereur et, pour Davout, une *Promenade de Napoléon et Marie-Louise* (vus de loin !) *sur l'Étang des Carpes à Fontainebleau *; mais son *Départ des Conscrits de 1807* est très ambigu : l'enthousiasme semble de commande et l'arc de triomphe de la Porte Saint-Denis est coupé, ce qui témoigne d'un beau mépris, conscient ou non, de la gloire militaire et de la flagornerie (puisque le nom de Napoléon Empereur figurait à l'époque sur l'entablement).
Était-ce pour ce pessimiste (?) un moyen de s'évader ou une façon d'être le premier dans son quartier plutôt que le second au Prix de Rome ? Boilly s'intéresse au regard des passants plutôt qu'à celui des princes, à l'attitude des spectateurs plus qu'à celle des acteurs. Il ne peint pas le Sacre, mais des curieux regardant le tableau de David (maître pour lequel il avait depuis beau temps abdiqué toute sympathie, semble-t-il). Il ne peint pas une scène de mélodrame, mais l'évanouissement d'une spectatrice, elle-même objet de regards avides ou narquois (n° 33) ; ou encore les sept paires d'yeux fixés sur la grand-mère qui raconte une histoire d'ogre (n° 31). Il se passionne pour les jeux d'optique. Cette distance prise vis-à-vis de la réalité (par un peintre au demeurant très concret), ce sourire critique le rapprochent du goût d'aujourd'hui.
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Moins fougueux que Fragonard, moins sentimental que Greuze, il est moderne encore par sa prédilection pour l'intimité familiale. A côté des familles rurales qui jouent au *Pied de Bœuf* (n° 30) ou à *La Main chaude* (n° 89), et des six enfants qui rentrent d'une promenade en carriole à chien (n° 12), voici déjà la famille restreinte du Paris de l'Empire, ses trois ou quatre enfants dans les bras de maman (n° 26 et n° 34) ou jouant aux dames avec papa (n° 16). Boilly lui-même eut onze enfants de ses deux mariages, dont six survécurent (il a peut-être représenté sa première progéniture dans le n° 12, la seconde dans le n° 26)*.*
Moderne, il l'est enfin, autre pôle de son œuvre, par son goût pour les personnages pittoresques, caricaturaux, voire marginaux comme on dirait aujourd'hui : petits Savoyards (c'était déjà un poncif du dix-huitième siècle, tant il est vrai -- c'est une lapalissade -- que les peintres ont eu avant les écrivains le goût du pittoresque), mais aussi prostituées, ivrognes, mendiants, vieillards... Mais c'est un regard sans complaisance (sans espérance ?) que jette Boilly sur l'humanité.
Armand Mathieu.
### Le jardin des Plantes de Jacques Perret
(*Julliard éditeur*)
Depuis que tout le monde s'est mis à voyager et qu'on s'enfourne dans des avions bourrés comme le métro, Perret a perdu le goût de flâner aux Caraïbes, en Guyane ou en Suède. Il s'est replié sur un territoire moins disputé et proche de son domicile : le jardin des Plantes. Pour un vrai citadin, l'idéal est d'avoir la campagne dans son quartier. D'ailleurs ces vingt hectares rassemblent végétaux et animaux des climats les plus divers et constituent une sorte de résumé de la nature terrestre, à quelques lianes et kangourous près.
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Des chroniques que Perret a consacrées à ce lieu, les lecteurs d'ITINÉRAIRES connaissent plus d'une page. Mais c'est un autre plaisir de voir l'ensemble rassemblé dans un volume, orné de ces gravures du XIX^e^ siècle qui ont gardé le pouvoir de nous dépayser et de faire rêver. Par métier, un chroniqueur donne une image de son temps. On ne manquera pas d'être frappé de la présence insistante des années 70 dans ces chapitres dont le but semblait être de décrire un lieu en quelque sorte hors du temps, ou au moins de l'actualité. Un écho concentré nous restitue des images du règne de Pompidou et de celui de Giscard, temps déjà anciens. Voici les maffias immobilières, et les menaces qu'elles font peser sur les allées d'arbres comme sur les îlots insalubres (épithète péjorative dont on sait que l'auteur pense qu'elle dissimule une volonté de rupture avec le passé, l'insalubrité n'étant qu'un prétexte). Voici les premiers braillements de l'écologie, et les revendications et provocations des étudiants : nous sommes tout près de la Fac des Sciences, avec sa tour Zamansky, et de Censier ; le quartier vient de se transformer, passant du vieux Paris bonhomme à un Paris cosmopolite, voué aux fringues et à l'odeur du H. Au passage il est question de la sécheresse (1976) « fléau naturel que ne saurait supporter un peuple libre et assisté ». Et puis il y a ces terrassiers numides qui semblent chargés, en creusant leur tranchée, d'investir la forteresse étudiante, comme les Gaulois réquisitionnés par César creusaient autour d'Alésia (en fait, dit le Kabyle interrogé : -- c'est li zigou). Ou ces envahissantes familles : « si vous dérangez par mégarde un enfant du désert qui joue au tas de sable, vous aurez droit aux vociférations d'une harka de mouquères extrêmement sensibilisées par un siècle et demi de soins quotidiens et nourriciers. »
Un historien qui, dans deux ou trois siècles, n'aurait comme document sur le Paris de 1975 que ce seul livre, pourrait en tirer une image vivante, drôle et ressemblante de ce qui fut. Il ne faudrait cependant pas oublier le jardin lui-même, et d'abord tout ce qu'il évoque de noms glorieux. Fondé par Louis XIII, comme on sait, son premier maître fut Gui de la Brosse, qui a droit à une rue dans le quartier. Perret y habite, il rappelle que Bourget y logea aussi -- et je crois bien, le héros du *Disciple* -- d'où l'apostrophe énigmatique de Léon Bloy : « Paul, souviens-toi de la rue Gui de la Brosse. » Le mendiant ingrat revient souvent dans ces pages : il est vrai que son journal est une des lectures favorites de Perret comme de Jünger. Lautréamont débarque aussi au détour d'un paragraphe où l'on évoque un de ses plagiats. C'est le professeur Faurisson, il me semble, qui mit le premier les chercheurs sur la piste et nota l'aspect parodique de *Maldoror.*
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Un autre nom est évoqué, et je cède au plaisir de citer cette prose si vive : « Ce vent-là est peut-être venu des brûlantes garrigues où jadis l'aromatique lapin dressait l'oreille aux ïambes de Chénier que chantonnait Maurras en barbichette et panama. Il avançait dans une odeur de lavande et de thym, les sauterelles ouvraient la marche et les petits lézards se carapataient en zigzag au bruit de sa canne tapant sur les pierres plates. Sa canne avait peut-être une allure de thyrse mais les bottines à boutons ne chaussaient pas un pied de chèvre. Sous le soleil un peu grec il transpirait déjà de toutes les sueurs de la France, mais les anges croisaient encore dans un air aussi pur que le jour où fut bénie l'union de la chaste oxygène et du bel azote. » Cherchez le passage : c'est à l'endroit où se trouve la fable de l'olivier et du pétrole, un beau moment aussi.
Évidemment, une belle place est faite à Buffon, à Cuvier (« Cuvier était résolument fixiste, incontestable champion du fixisme, position louable et, pourrait-on dire implicitement immuable ») et même à Daubenton, dont la tombe au sommet du labyrinthe, surmontée d'une colonne et non d'une croix, étonne le visiteur : « Mais peut-on imaginer plus étranger au chemin d'un calvaire que celui d'un labyrinthe ? »
Le jardin, c'est l'éléphant de mer, vieil ami auprès duquel Perret passe des heures, et dont la disparition l'émeut ; ce sont les loups, toujours courant dans leur galerie limitée, inlassables comme s'ils avaient à traverser une steppe, et dont l'auteur, gardien des coutumes et des légendes, entend qu'on n'affaiblisse pas la férocité. « J'aime bien savoir que le loup est le plus fidèle des époux et le plus dévoué des pères, à faire honte au coucou, et si le terroriste a l'esprit de famille je ne suis pas scandalisé, au contraire ; mais je serais bien navré que n'ayant jamais dévoré ni moutons ni bébés les loups eussent fait trembler pour rien nos grands-mères. Singulière façon de réhabiliter les loups et d'honorer nos grands-mères. » A quoi on reconnaît un esprit amoureux de l'ordre du monde -- que l'ordre du jardin ne peut que figurer -- et hostile aux chambardements qui remplacent des croyances vénérables par de prétendues découvertes, sans autre intérêt que de donner aux journaux l'occasion d'un gros titre, et finalement de mieux asservir le lecteur : on lui fait avaler n'importe quoi, à partir du moment où le loup est affectueux, le lion timide et le requin porté à la poésie. Tout cela n'est pas innocent, et Perret le sait.
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Il y a aussi les canards, les serpents, les crocodiles et le reste puisqu' « au jardin des plantes, on vient voir les animaux ». Le règne végétal n'est pourtant pas négligé, et on nous signale -- encore un fait pour l'historien -- la mort des ormes, qui on le sait, ont à peu près tous succombé à Paris. L'espèce aura bientôt disparu. Il ne faudrait quand même pas que j'omette deux thèmes importants, où se révèlent de vieux soucis de l'auteur. D'abord saviez-vous que les caféiers qui ont fait tant de petits dans le nouveau monde viennent d'Afrique, sans doute, mais par l'intermédiaire du Jardin des Plantes ? Ils y furent plantés par Jean Heroard, médecin de Louis XIII, et il y a encore peu, les planteurs américains pratiquaient la taille « à la française ». Ils ne sont jamais allés jusqu'à nous envoyer quelques sacs de grains, en hommage. « Mais c'est toujours pareil, *sic vos non vobis,* plus désintéressé que la France on ne trouvera jamais. »
L'autre thème qui lui tient à cœur, c'est la comparaison entre le jeu de dames et les échecs. Sans dédaigner ceux-ci, Perret doute visiblement de la supériorité que les profanes sont tentés de leur attribuer sur le jeu de dames. Les finesses des dames, les calculs élaborés qu'elles exigent, l'intelligence qu'elles supposent n'ont pas trouvé, bizarrement, beaucoup de laudateurs. Perret cite Edgar Poe, qui est de son avis. Il y a là un petit mystère. Peut-être faut-il penser que les échecs se prêtent mieux au développement verbal, rhétorique ou baratin, par leur côté exotique et compliqué. De même, les universitaires préfèrent-ils les écrits qui prêtent à la glose, et se jettent sur Mallarmé ou Char, qui permettent des développements infinis.
Je me suis laissé aller au plaisir de citer : cette note aurait été avantageusement remplacée par une ou deux pages choisies au hasard. Les amateurs auront plaisir à retrouver Perret libre comme l'air, et écrivant, pour embêter les analphabètes, *ouatères* et *blougines*. Il dit aussi, parce que ça l'amuse : « ...c'est un banc d'harengs, un océan d'harengs, un ciel d'harengs qui tourbillonne dans un typhon d'harengs ». Simple jeu : un peu plus loin, l'h aspirée de hareng est convenablement respectée. A propos de ces libertés, permises à un homme si sûr de sa langue natale, et qui a le droit de décréter des écarts qu'un écrivain importé doit s'interdire (ou devrait s'interdire : pensez à tous les « bestessellaires » chers à Pivot), il faut noter que Perret défend la formule : « pour les oiseaux faire leur nid ». Il affirme qu'il n'est pas possible de trouver mieux et écrit tranquillement « pour les ours faire leurs griffes ». Ses lecteurs savent qu'il affectionne à l'occasion la tournure « nous deux mon chien » dont se moquait le vieux Faguet. Elle paraît peu défendable. Simple préjugé.
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Dans son *Maurras*, Boutang cite un long paragraphe de *L'Action française* consacré à cette tournure que l'auteur d'Anthinea a trouvée, étonné, dans une lettre de Racine écrite à Uzès : ... « nous deux M. Pivart... » Alors ? Perret pourra toujours dire « nous deux Racine », et cette double caution a son poids, n'est-ce pas ?
Georges Laffly.
### Lectures et recensions
#### Abbé Philippe Sulmont *Curé... mais catholique *(Téqui)
Première lecture
A une quinzaine de kilomètres d'Abbeville, au nord de la route venant d'Amiens, dans un paysage vallonné, on découvre sept bourgs ou hameaux : Domqueur, Gorenflos, Maison-Roland, Ergnies, Brucamps, Cramont et Mesnil-Domqueur.
Mille deux cents habitants vivent dans ces villages, beaucoup moins qu'au XIX^e^ siècle. C'est le royaume de l'abbé Philippe Sulmont, né le 16 septembre 1921 à Amiens, second d'une famille de quatorze enfants, auteur enfin d'un bulletin désormais célèbre : le bulletin paroissial de Domqueur. Aujourd'hui, ce prêtre exemplaire publie -- sous le titre singulier : *Curé... mais catholique --* un livre dont tous les lecteurs ont déjà entendu parler, mais que, pour ma modeste part, je ne me lasse pas d'évoquer.
Je ne serai jamais assez chaleureux pour en recommander la lecture. Car ici, ce sont les principaux articles du bulletin de Domqueur qui sont rassemblés -- et je puis dire sans exagérer que tous les aspects de la crise brûlante de l'Église de France y sont tour à tour évoqués.
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Et ils le sont avec un bonheur d'expression, une justesse d'analyse, une profondeur, une lucidité qui font de l'ensemble de ces textes une sorte de guide qui est en même temps un arsenal. Voyez, par exemple, ce que l'abbé Philippe Sulmont écrit à Mgr Donze, évêque de Tarbes et de Lourdes, touchant la messe dite de Paul VI :
« Il semble, écrit l'abbé Sulmont, que la hiérarchie refuse d'examiner cette question sur pièces. A priori cette messe ne pourrait pas être ambiguë puisqu'elle est célébrée par le pape lui-même et l'immense majorité des prêtres et, aux yeux de la hiérarchie, cela devrait suffire.
« Cet argument préjudiciel basé sur l'autorité et sur le nombre ne me paraît pas décisif. Sur ce point les traditionnels ont pour eux l'autorité de saint Pie V, de tous les papes et d'un nombre incalculable de prêtres qui ont célébré la messe de toujours, y compris ceux qui aujourd'hui la renient.
« Certes, la messe approuvée et célébrée par un pape ne peut pas être invalide mais que le texte en soit ambigu, c'est à la manière dont il est reçu et utilisé que l'on peut en juger. Or, les faits sont là : des protestants ont approuvé la nouvelle messe alors qu'ils ne pouvaient tolérer l'ancienne. Les textes eux-mêmes (et particulièrement leur transposition en français) manifestent un amoindrissement notable de la théologie proprement catholique et une intention œcuménique troublante. (*Orate fratres* et sens du sacerdoce ministériel.) Pour ne citer qu'un seul exemple : le simple déplacement de *Mysterium fidei* fait que désormais ces mots désignent des mystères admis par les protestants et non plus la transsubstantiation qu'ils refusent. »
Et l'abbé Sulmont d'ajouter, pour que rien ne puisse rester dans l'ombre à ce propos : « Le but de ma lettre, Monseigneur, est d'obtenir de vous, évêques, que vous répondiez aux questions de doctrine posées par les catholiques traditionnels. (...) Et que vous n'ayez pas à notre égard cette attitude méprisante, peu évangélique, qui consiste à nous dire : obéissez, obéissez sans comprendre, obéissez contre vos convictions les plus intimes, contre votre conscience, obéissez à l'encontre de tout ce qu'on vous a enseigné jadis, obéissez. (...) Quant à la foi et à la messe nous nous chargeons de vous en fabriquer de bien convenables pour le monde d'aujourd'hui ! Obéissez. »
Un peu plus loin, l'abbé Sulmont revient sur ce problème capital de la messe -- et cette fois, c'est la messe tridentine qu'il évoque avec ferveur et respect, en même temps qu'il exprime son admiration pour saint Pie V, lequel avait « le don de prophétie ». Et de citer à nouveau la bulle *Quo primum tempore* « Ce missel pourra être utilisé pour la messe basse ou chantée dans toutes les églises, sans aucun scrupule de conscience et sans encourir aucune punition, condamnation ou censure et ceci librement, licitement et à perpétuité. Les prêtres ne peuvent être tenus de célébrer la messe autrement que nous l'avons fixée. Jamais, en aucun temps, qui que ce soit ne pourra les contraindre à abandonner ce missel. »
La conclusion du curé de Domqueur est celle que nous faisons nôtre en notre âme et conscience : « Aucun prêtre ne doit donc ; éprouver de crainte ou de scrupule à célébrer la messe de saint Pie V. Ceux qui l'accuseraient de ne pas être en communion avec l'Église conciliaire manifesteraient que ce sont eux qui ont rompu avec l'Église catholique. »
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Heureuses, en vérité, sont les sept paroisses desservies par l'abbé Philippe Sulmont. Heureux le curé capable d'annoncer ainsi, en notre temps de malcroyance, la Bonne Nouvelle !
Michel de Saint Pierre.
Seconde lecture
L'abbé Sulmont, curé de Domqueur en Picardie, est désormais une figure bien connue des catholiques attachés à la Tradition, grâce à son savoureux bulletin paroissial qui a maintenant des abonnés dans la France entière et même au-delà des frontières.
Un premier livre d'extraits de ce bulletin avait été publié en 1978. Voici donc la suite, couvrant la période août 1977-juillet 1982.
Ce qui fait le succès du bulletin du curé de Domqueur (et de six autres paroisses), c'est le plaisir à multiples facettes que l'on éprouve à sa lecture : humour débridé et (sainte) colère, anecdotes familières et polémique avec les évêques, rappels de la saine doctrine et observation de la nature, vie paroissiale et vie de l'Église, tout cela alternativement ou en composés souvent détonants...
L'abbé Sulmont aime la précision du vocabulaire. Il a même rédigé une « grammaire du charabia progressiste » (elle se trouve en fin de volume). Des incongruités sont ainsi mises en pleine lumière. Par exemple l' « *orientation doctrinale *»*.* Cette expression est tellement rabâchée qu'on n'y fait plus guère attention. Or, l'abbé Sulmont montre qu'elle est contradictoire -- « Elle prétend assembler le précis et le vague, le limité et l'indéfini, ce qui est fixe et ce qui évolue, introduire une progression là où se trouve l'éternel. » Et nous nous retrouvons en plein cœur du drame actuel de l'Église.
On change le vocabulaire traditionnel pour que la doctrine catholique soit accessible aux hommes d'aujourd'hui. « C'est abuser les fidèles, répond l'abbé Sulmont. Le bouleversement est tenté non pas en aval de la foi au niveau de la transmission et des mots qui l'expriment mais bien souvent en amont, au niveau de la structure même de l'esprit et des principes premiers de l'intelligence... C'est la source qui est polluée et non l'embouchure. » Car pour les modernistes il n'y a plus de vérité mais seulement des opinions, « ils ont adopté une mentalité anti-dogmatique, sceptique, impuissante à atteindre le réel ».
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L'imposture de l'adaptation du langage éclate par exemple dans le nouveau Notre Père. Le *Ne nous soumets pas à la tentation* est la traduction littérale d'une expression hébraïque qui ne fait pas la différence entre la volonté positive et la volonté permissive. « Il est vraiment étrange et aberrant qu'à l'heure actuelle, tout en se flattant de rechercher un langage accessible aux hommes *d'aujourd'hui,* on revienne en arrière à une traduction qui n'est compréhensible que par les spécialistes de la mentalité hébraïque ! » On pourrait penser à un conflit entre le « langage d'aujourd'hui » et le « retour aux sources », si ces deux « recherches » n'étaient en fait que des prétextes pour renverser la Tradition.
La remarquable acuité intellectuelle de l'abbé Sulmont se manifeste à chaque fois qu'il défend la foi. En voici un autre exemple, superbe. Dans une enquête de *La France catholique,* il relève cette question : « Aimez-vous le Christ d'abord dans sa nature humaine ou dans sa nature divine ? » Question absurde, dit-il, car « l'amour s'adresse à la personne et non à une nature. Or il n'y a qu'une personne dans le Christ, celle du Fils de Dieu. Nous aimerons donc le Fils de Dieu qui est à la fois Dieu et homme indivisiblement. »
L'abbé Sulmont tire enseignement des petits événements locaux avec beaucoup de bonheur. Ainsi, après avoir rappelé l'épisode de la Samaritaine au puits de Jacob, il évoque le nouveau château d'eau local, plus haut que le précédent et construit dans un lieu isolé, et conclut : « De même les chrétiens doivent d'abord élever leurs âmes dans la solitude pour que l'eau de la grâce divine soit distribuée ensuite jusqu'aux concitoyens les plus lointains. »
Monsieur le curé se fait volontiers professeur de sciences naturelles. Ce peut être simplement pour nous apprendre que les mouches qui piquent ne sont pas les mêmes que les mouches domestiques habituelles, ou pour nous révéler les propriétés de l'ortie, mais il arrive que l'observation se fasse parabole. Après avoir contemplé des agneaux nouveau-nés, il commente : « Ceux qui me reprochent de secouer les évêques quand je réclame le pur lait spirituel de la bonne doctrine non falsifiée n'ont jamais regardé sans doute un agneau téter une brebis. Je vous assure qu'il la secoue rudement. »
L'abbé Sulmont secoue les évêques, on le sait. Ses lettres, les réponses et les non-réponses forment une sorte de feuilleton plein de rebondissements qui finit par ressembler à un jeu de massacre. C'est à se demander si les interlocuteurs épiscopaux de l'abbé Sulmont ne font pas un concours pour savoir lequel sera le plus lâche, le plus inconsistant, le plus incapable. Il faut dire que l'abbé Sulmont a l'art de poser les questions incontournables, sur la catéchèse, les sacrements ou la messe. Et en terminant le livre, on ne sait toujours pas comment tel évêque assez large d'esprit pour célébrer la messe assis sur l'herbe devant « deux gobelets et deux gamelles » selon le rite de Pie Knic peut s'opposer à la messe de Pie V...
L'humour familier ou dévastateur de l'abbé Sulmont explique évidemment en partie le succès du bulletin. Je ne résiste pas à l'envie de reproduire cette « nouvelle brève » qui commence comme un faire-part de décès et n'est qu'un éclat de rire à propos d'un incident désagréable : « Ma vieille amie Witte a rendu l'âme le 2 octobre vers 7 heures du soir : une bielle se la coulait douce et refusait bientôt tout service. Ça faisait d'ailleurs un moment que la pauvre s'en allait de la caisse. Fort heureusement j'ai pu me procurer dès le lendemain une Sancatte Peugeot presque neuve. »
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Et ces remerciements :
« Merci à Mme M. qui m'a apporté du boudin « *parce qu'elle a tué la moitié d'un cochon avec sin vouésin *»*.* J'ai eu presque aussitôt un autre bout de boudin de la part de Mme T. la voisine en question. La pauvre bête n'a donc pas souffert trop longtemps. »
L'humour du curé de Domqueur n'est pas toujours aussi innocent. Ainsi lorsqu'il termine une lettre à un évêque par « A vos souhaits » parce qu'il ne sait pas de quelle considération l'évêque aimerait qu'on l'assure. Ou quand il s'apitoie sur le triste sort d'un évêque d'Amérique latine « qui s'appelle quelque chose comme Albert Camarade », et qui, venant prêcher contre les multinationales et soutenir les pauvres exploités par les riches, est contraint de loger dans un palace. Car le « bienheureux Lacambre » l'a écrit dans *La Croix :* « Le luxe le gêne, il le subit comme une épreuve. »
Le premier volume des extraits du bulletin de l'abbé Sulmont était paru chez Fayard. Celui-ci paraît chez Téqui. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Mais lorsqu'on connaît la « ligne » suivie par Téqui, on peut s'étonner que cette maison ait publié ces textes. Car l'abbé Sulmont ne fait pas mystère de sa sympathie pour Mgr Lefebvre, et elle apparaît à plusieurs reprises ans le livre, et dans des paragraphes entiers. Et le surtitre précédant une lettre au cardinal Marty est celui-ci « Intégriste et fier de l'être. » Y aurait-il du changement chez Téqui ? Ce serait une agréable nouvelle.
Yves Daoudal.
#### Hervé Pinoteau *État de l'Ordre du Saint-Esprit en 1830*
Après *Vingt-cinq ans d'études dynastiques,* après la deuxième édition de l'*État présent de la maison de Bourbon* ([^41])*,* Hervé Pinoteau poursuit, inlassable, la construction de son monument à la gloire de la famille capétienne, dès longtemps commencé et jamais terminé, tel la *Sagrada Familia* de Gaudi.
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Son dernier ouvrage, *État de l'Ordre du Saint-Esprit en 1830 et la survivance des Ordres du Roi* ([^42])*,* constitue un exemple ingénieux d'utilisation de la généalogie, à l'heure où certains auteurs s'attachent à nous décrire laborieusement les quartiers de Sheila ou de Fidel Castro.
Une centaine de chevaliers du Saint-Esprit, constituant l'Ordre en 1830, défilent devant nous, en même temps qu'est évoqué le destin des insignes de leur dignité.
Destin très divers. On sait, par exemple, ce qu'il advint de l'héritage de Wellington, qui, à l'automne 1818, reçut une plaque de l'Ordre du Saint-Esprit ornée de diamants valant alors plus de 600 000 francs ; certains appartenaient à la Couronne depuis le XVII^e^ siècle et Louis XVIII ne pouvait en disposer : on en regrettera d'autant plus que le joyau soit aujourd'hui encore à Aspley House...
Mais l'on ignore en revanche la destinée exacte des insignes d'Auguste Ferron de la Ferronays, lieutenant-général et ministre. Une lecture récente vient de nous apprendre la raison de l'extinction de sa famille : son dernier descendant, qui avait le grand tort d'être légitimiste, fut ignominieusement assassiné par les F.F.I. lors de la convenue Libération ([^43]).
Dans une seconde partie, l'auteur traite de la survivance des Ordres du Roi depuis la chute de la monarchie légitime, en nous donnant la liste du très petit nombre de fidèles qui en furent honorés.
On estime qu'entre 1792 et 1800, plus d'un millier de croix de Saint-Louis ont été décernées ([^44]). Mais, depuis 1830, le compte est plus rapide à effectuer.
Dix-sept chevaliers du Saint-Esprit, huit chevaliers de Saint-Michel, un seul chevalier de Saint-Louis. Quant à la décoration du Lys, même en y ajoutant l'Anglais Tancred Borenius ([^45]), omis par Hervé Pinoteau, huit personnes seulement la reçurent.
Grâce à cette parcimonie, soulignée avec bonheur, la fidélité ne saurait être confondue avec la vanité.
Fabien Gandrille.
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#### Rémy *Catéchisme de la patrie *(France-Empire)
Un certain jour de l'an 1961, je reçus un coup de téléphone de mon vieil ami le colonel Rémy, me demandant si j'accepterais de préfacer un livre de lui, *Catéchisme de la patrie.* Ma réponse fut, bien entendu, affirmative -- et Dieu sait que je ne l'ai pas regretté : car le texte de Rémy fut pour moi un enchantement.
En exergue, Rémy citait le capitaine de frégate Honoré d'Estienne d'Orves, exécuté au Mont-Valérien le 29 août 1941, et qui écrivit à son aumônier allemand, peu avant son exécution : « *Que nos gouvernants fassent à Dieu la place qui lui revient. *»
Oui, j'ai bien connu le colonel Rémy, et je dis qu'il fut un cœur généreux, animé d'inspiration, d'idéal et de courage. Comme PRÉSENT l'a souligné, Rémy, gaulliste de la première heure, a su défendre à la fois le maréchal Pétain et l'Algérie française. Dans *Catéchisme de la patrie,* je trouvais un témoignage à la fois dur, limpide et brillant comme un cristal de roche. Aujourd'hui, la patrie est un mot que l'on ne prononce plus, même et surtout dans les circonstances officielles -- un mot qui ressemblerait presque à une inconvenance. Mais qu'est-ce que la patrie, pour nous ? Rémy a la plus belle des réponses à cette question :
« Directement issu de *pater,* le mot « patrie » signifie fondamentalement « la terre des pères », marquant ainsi une filiation. Il est bien vrai que l'essentiel du sentiment qui nous attache à notre patrie est d'ordre filial, impliquant l'amour, le respect, la piété, l'obéissance. »
Le cardinal Mercier disait, pour sa part : « La patrie, c'est par-dessus tout une association d'âmes. »
Et l'on connaît la fruste, l'admirable réponse -- maintes fois citée -- qu'une jeune recrue fit à ses instructeurs en 1913 : « La patrie ? C'est quelque chose qu'on se fait casser la gueule pour. »
D'un chapitre à l'autre, au fil des pages du colonel Rémy (où l'on trouve également ce qu'il faut savoir du « nationalisme »), vibre et frémit un sentiment dont on croit, parfois, qu'il se fait rare aujourd'hui, alors qu'il ne demande qu'à vivre -- et singulièrement chez la jeunesse : LE SENS DE L'HONNEUR.
Bien sûr, nous pourrions être pessimistes, dans ces temps-ci où le panache se fait rare. Mais je relis le livre de Rémy, et j'y retrouve, à foison, des raisons d'espérer :
« Cette patrie que nous ont léguée nos pères est un héritage qu'il faut protéger avec d'autant plus de soin que nous n'en avons que l'usufruit, sans disposer du droit de l'aliéner, ni d'aventurer ce qui compose ses caractéristiques essentielles. »
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Protéger l'héritage ? Rémy s'y employait, et nous ne relâcherons pas l'effort. Charles Maurras a dit, une fois pour toutes, que « le désespoir en politique est une sottise absolue ». En politique, et partout ailleurs. Car la rénovation française, affirme devant nous Rémy, est chose faisable et probable. « A une condition toutefois, qui est essentielle, et sans laquelle aucune tentative ne saurait valoir : que la France rétracte solennellement le parjure qui fut commis en son nom contre Celui de qui elle tient son existence, et qui lui assigna son destin. »
Michel de Saint Pierre.
#### Pierre Virion *L'Europe. Après sa dernière chance, son destin *(Téqui)
Je n'étonnerai pas ceux qui connaissent Pierre Virion en disant, que ce petit livre historique est écrit d'un point de vue de chrétienté. Mais cela est devenu si rare qu'il est tout de même bon de le signaler. Ce que Pierre Virion appelle la « dernière chance » de l'Europe, c'est la tentative de paix séparée entre l'Autriche et les Alliés, en 1917. Je suppose qu'il faut comprendre *dernière* au sens chronologique et non dans un sens absolu. Sinon on n'aurait de choix qu'entre un jugement téméraire et une prophétie. Le pessimisme n'est pas de mise en histoire (ni l'optimisme d'ailleurs).
Quoi qu'il en soit Pierre Virion a raison de revenir sur cet événement (ou ce non-événement) qui passé généralement pour une péripétie sans importance quand il n'est pas complètement occulté. Lorsque le vieil empereur François-Joseph meurt, son successeur Charles n'a qu'une idée : en finir le plus tôt possible avec cette guerre qui ruine l'Autriche et dont l'issue risque d'être son étroite inféodation à l'Allemagne. Il faut faire la paix et rompre avec l'Allemagne. Les deux négociateurs secrets seront les princes Sixte et Xavier de Bourbon-Parme, les beaux-frères de l'empereur. Au début les choses avancent vite.
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Le ministre des affaires étrangères Jules Cambon, le président du conseil Aristide Briand et le président de la République Raymond Poincaré sont d'accord. Mais le cabinet tombe. Briand est remplacé par Ribot. Les négociations semblent pourtant se poursuivre favorablement. Avec les Anglais pas de problème. Mais les Italiens ont des revendications inconsidérées. Ribot soutient les Italiens et fait tout échouer. Puis il s'en vante à l'Assemblée nationale. Rétrospectivement, on s'aperçoit qu'il a suffi de trois personnages pour empêcher un événement qui aurait été d'une importance capitale pour l'Europe le Français Ribot, l'Italien Sonnino... et l'Autrichien Czernin, ministre des affaires étrangères de l'empereur, qui était germanophile et traînait les pieds autant qu'il pouvait.
Pierre Virion rehausse l'importance de ces faits en les reliant aux apparitions de Fatima. Le 13 mai 1917, toutes les conditions de la paix sont acquises. C'est le jour de la première apparition de Fatima. Le 12 octobre, Ribot fanfaronne à l'Assemblée. Le lendemain, c'est la dernière apparition de Fatima.
Quant aux conséquences qu'aurait eues une paix séparée avec l'Autriche, chacun peut imaginer ce qu'il veut. Nous sommes ici dans le domaine de la politique fiction, ou de l'histoire fiction. Il est certain que le démantèlement de l'empire catholique a été une énorme « faute ». Pierre Virion montre dans les premiers chapitres que cette destruction fut programmée au XIX^e^ siècle par les sociétés secrètes : il fallait détruire l'empire et la papauté. La papauté est indestructible, mais l'empire a été détruit selon les principes maçonniques au Congrès de Versailles.
Pour Pierre Virion, il ne fait aucun doute que le maintien de l'empire d'Autriche (rendu inéluctable par la paix séparée) aurait empêché le triomphe du communisme, l'avènement de Hitler en Allemagne et la seconde guerre mondiale. Peut-être bien que oui. Peut-être bien que non. Et vraisemblablement non si l'Autriche de 1918 avait ressemblé à celle de 1914. La vassalisation de l'Autriche à l'Allemagne au cours de la deuxième moitié du XIX^e^ siècle n'est pas le fruit du hasard. L'Autriche de François-Joseph était en pleine décadence, pendant que Bismarck construisait une grande puissance. Il y a quelque chose de dérisoire à employer l'expression magnifique d' « empire catholique » à propos de l'Autriche de la fin du règne de François-Joseph. Hélas !
Du reste Pierre Virion ne cache pas cette évolution : il parle d'un « règne de soixante-huit ans, aussi long que désastreux ». Il écrit même que François-Joseph conduisait la vieille monarchie à sa perte. Et il porte à notre connaissance un étonnant document : une lettre de saint Jean Bosco à François-Joseph, écrite dans le plus pur style des prophètes de l'Ancien Testament.
Dans cette lettré de 1873, Don Bosco adjurait l'empereur de s'allier à la France et de refuser l'alliance avec l'Allemagne. François-Joseph n'écouta pas le saint.
Il faut ajouter que l'alliance de l'Autriche avec la Prusse protestante ne datait pas de la veille, malgré la guerre de 1866 (qui consacra l'abaissement de l'Autriche). Dès la fin du XVIII^e^ siècle, Marie-Thérèse s'était abouchée avec Frédéric de Prusse et Catherine de Russie pour participer au dépeçage de la Pologne catholique. L'Autriche était alors alliée aux trois grandes puissances anticatholiques, puisqu'elle venait également de signer un traité avec la Turquie.
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Pierre Virion ne signale pas ces faits. Mais si l'on veut voir l'histoire d'un point de vue catholique, ils me paraissent d'importance. On ne dîne pas impunément avec le diable.
Ce n'est qu'un exemple des multiples réflexions qu'engendre ce petit livre qui embrasse finalement l'histoire de l'Europe du XIX^e^ siècle à nos jours. L'idéal de chrétienté y est partout présent, et les opinions personnelles de l'auteur aussi bien que le fait décrit sont d'un grand intérêt historique. Au point où nous en sommes, c'est beaucoup plus qu'il n'en faut pour attirer l'attention.
Yves Daoudal.
#### Marguerite Castillon du Perrou Charles de Foucauld (Grasset)
Un livre irritant. -- Voici sans doute la plus brillante et la plus érudite biographie de Ch de Foucauld. La plus sentimentale aussi : en femme, Marguerite Castillon s'attache à son modèle, à l'enfant orphelin, passif et violent, capable de piétiner son œuvre. Un château féodal qu'il avait construit, parce que les adultes y avaient ajouté des bougies pour lui faire plaisir ; au jeune épicurien qui voulait vivre le plus agréablement possible, en attendant avec courtoisie le dernier jour ; aux frasques de l'officier, qui, un jour, revêt des hardes de clochard, et va mendier son pain dans les fermes du Maine et Loire.
L'ardente sympathie ne voile pas l'érudition. En plus de la documentation de René Bazin, l'auteur a pu étudier les écrits de Ch. de Foucauld dont l'évêque du Sahara est le légataire, et sa quête attentive l'a conduite dans les Oasis du Sud-Algérien, de Béni-Abbès à Tamanrasset et l'Assekrem. Enfin, les familles de Charles de Foucauld et de Marie de Bondy lui ont prodigué témoignages et précisions.
D'où vient, pourtant, que le livre irrite ? D'abord, du préjugé moderniste de Marguerite Castillon. En bonne orléaniste, elle est pénétrée des principes de 89.
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Elle s'étonne (et nous nous étonnons de son étonnement) que Foucauld ait craint l'islamisation des âmes ; elle constate le fossé qui se creuse entre « les théologiens actuels et Charles », et stigmatise chez ce dernier « les préjugés intellectuels de son temps, les vues romaines de l'époque sur l'urgence de sauver les âmes qui se perdent ». Elle ne semble pas voir que, si Foucauld n'avait pas été dévoré de la soif de sauver les âmes, il n'aurait pas, avec une passion têtue, déraisonnable, cherché les pays les plus perdus, les plus abandonnés, les plus délaissés, manquant le plus d'ouvriers évangéliques, pour y installer des ermitages dérisoires. Elle ne voit pas que, si Foucauld avait en effet des préjugés, c'était au temps où, séduit par la simplicité et le fatalisme de l'Islam, qui correspondait à son tempérament d'officier sceptique, il mêlait les versets de l'Évangile et ceux du Coran ; et qu'il a fallu sa longue expérience du désert pour dissiper ces préjugés et lui faire craindre en effet, pour en avoir constaté les effets ravageurs, l'islamisation des âmes.
Et puis, Marguerite Castillon se fait une curieuse image de la sainteté, d'où aurait pu dériver une incompréhension de Charles de Foucauld. Foucauld, dit-elle, l'a réconciliée avec les saints. Elle leur trouvait jusque là « le regard un peu trop rivé vers les cieux » pour vouloir les imiter. Elle admirait sainte Blandine, mais, ajoute-t-elle, « j'étais contente que la pauvre Blandine ait été dévorée par les lions mais j'aurais voulu en savoir plus sur ses fiançailles rompues ». Cette imagerie d'Épinal s'accommode mal de l'héroïcité des vertus qui définit la sainteté. On comprend pourquoi l'auteur aime d'abord en Foucauld ses affections profondes, ses passions, ses déchirements et ses contradictions. On pourra trouver trop sentimentale son évocation de Marie Moitessier, cousine de Charles et de huit ans son aînée, et de l'affection qui les liait, au point que, dans l'imagination du lecteur complaisant, Marie pourrait devenir une sorte de mère-amante manquée.
N'importe. La stature de Charles de Foucauld est assez puissante pour faire éclater les cadres de Marguerite Castillon, et pour s'imposer par elle-même.
Il semble même que l'auteur soit progressivement attirée par son modèle vers les régions surnaturelles loin de la politiquincaillerie et du sentimentalisme qui semblaient menacer l'ouvrage.
De l'homme à Dieu
Il y avait en Foucauld, dit un contemporain, l'étoffe de plusieurs saints. L'étoffe, assurément ; la sainteté, l'Église n'en a pas encore décidé, et tout donne à croire qu'elle n'en décidera pas avant longtemps.
Quelle cire la grâce a-t-elle modelée ? Il y a un contraste saisissant entre la nature du jeune officier, mou et ventripotent, qui, en disciple prudent d'Épicure, se livrait au plaisir mais se gardait d'en souffrir, et la « façon de Dieu » saisissant cette âme par l'intermédiaire d'un prêtre qui, réputé pourtant pour sa discrétion, le confesse sans en être prié, et lui enjoint d'aller communier sur-le-champ -- la petite carmélite Thérèse, contemporaine de Foucauld, n'avait ce droit que tous les mois.
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L'instinct surnaturel de l'abbé Huvelin ne l'avait pas trompé. L'officier paresseux brûle alors les étapes : « ma vocation religieuse date de la même heure que ma foi ». Capturé, il n'imagine pas d'accommodement entre le ciel et la terre. Pourtant, Dieu avait depuis longtemps préparé son champ. Aux yeux des perspicaces, l'apathie de Foucauld avait quelque chose de singulier ; son indolence à jouir n'était pas naturelle à ce tempérament fougueux, mais révélait un ennui, et une intuition : « ad majora nati sumus ». La conversion de Foucauld n'a pas été le foudroiement que l'on imagine. Le jeune officier insatisfait hantait depuis quelque temps l'église Saint-Augustin -- et l'abbé Huvelin avait dû l'y voir -- où il harcelait Dieu : « Si vous existez, faites que je vous connaisse. » Il dira plus tard : « tout s'est réuni pour me pousser à vous ».
Inversement, il n'est pas sûr que, jusque dans l'abandon à l'espérance surnaturelle, la nature n'ait pas trouvé son compte. A lire Marguerite Castillon on ne voit plus la couture qui joint la nature et la grâce. Laperrine, qui vante l'inépuisable bonté du Père, savait aussi ses limites : « Parfois, disait-il, à la dureté de son regard on sent un retour offensif de son âme de soldat. » Mais Laperrine ne s'est-il pas mépris ? est-ce bien un retour ? n'est-ce pas plutôt l'imitation du Modèle unique, dévoré par le zèle de la maison du Père, et qui exige parfois de saintes colères ?
Il y a des âmes tout de suite investies par la grâce : celle de la petite Thérèse, par exemple. Tout donne à croire dans Foucauld, au contraire, que Dieu accomplit, sans le détruire, un tempérament singulier. « Jamais arrière » était sa devise mondaine ; « Jésus est le maître de l'impossible », en est la transposition spirituelle. De la Trappe du Haut Vivarais à celle d'Akbès, en Syrie, et à Nazareth, ses directeurs ont buté contre une nature où semblaient se heurter le vicomte et le moine. « Il est l'image parfaite, disait de lui Dom Louis de Gonzague, de notre noblesse du XIX^e^ siècle, brave, généreuse de son sang et de son argent, mais incapable d'obéissance continue et de discipline sous un chef. » Mais Dom Wyart lui répondra qu'il voyait plutôt dans cette « incapacité à obéir » le désir de Dieu : « qui peut résister à Dieu ? » De même, son assassinat peut passer pour une fidélité involontaire à la lignée des Foucauld, à la race des maîtres -- « chez lui on ne finit pas au lit, on se croise » -- ou bien plutôt pour la réponse de Dieu à son appel au martyre.
On a beaucoup dit que ses jugements sur les indigènes nuisaient à l'avancement de son procès en béatification. Le florilège, en effet, est impressionnant. Des Noirs « animés de sentiments bas » aux « Arabes paresseux et ignorants », en passant par les Juifs « infâmes », qui « remplissent scrupuleusement leurs devoirs envers Dieu et se dédommagent sur les créatures », Foucauld ne brille pas par l'indulgence ; il risquerait même, aujourd'hui, l'accusation infamante de racisme. En revanche, les Touaregs l'attirent par la courtoisie de leurs manières, l'élégance de leur langage, le mystère un peu distant qu'ils entretiennent volontiers, la beauté devinée dans l'allure et le regard qui seul émerge du litham. Mais cette sympathie naturelle n'exclut pas le constat sévère sur ces hommes indolents, menteurs, belliqueux, sur les femmes surtout -- la société touarègue est matriarcale -- qui n'hésitent pas à tuer leurs bébés pour mieux se donner à leurs amants.
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Au fond, jeune homme de vingt-cinq ans déguisé en juif -- djellaba blanche, calotte rouge et turban de soie noire -- pour explorer le Maroc, ou marabout usé par les pénitences à Tamanrasset, Foucauld se contente, sans fard ni préjugés, de consigner ce qu'il a vu.
Et qu'est-il allé faire au désert ? Officier, il est sensible à la beauté du Maroc, au silence des hamadas dont il se repaît comme d'une eau, à l'opium du désert qui désapproprie. Plus tard, il adhère au colonialisme civilisateur de Laperrine -- « je m'occuperai des âmes et vous exercerez le pouvoir temporel » -- et croit à la mission de la Fille aînée de l'Église, par qui, dit-il, « Dieu sauvera le monde ». Et leur amitié aura pour lien l'amour pour le pays hoggar, terre de l'imprévu et de la confiance en soi.
Cet attrait ne sera pas détruit, mais transformé et purifié dans l'ermite qui, avide d'aller toujours plus au Sud, découvre l'Assekrem. Foucauld, en y bâtissant son ermitage, le fait-il pour « être à proximité de tous », alors qu'il ne pouvait échapper au vieux routier du désert que ces régions désolées servaient seulement de lieu de passage ? Il est sincère pourtant. Mais il est probable qu'il est retenu par ce paysage étrange de montagnes « hérissées d'aiguilles comme un décor d'opéra de nuit de Sabbat », qu'il ne peut voir, écrit-il à Marie de Bondy, sans penser à Dieu : « l'impression d'infini rapproche tant du Créateur, et sa solitude montre combien on est seul avec Lui ».
Cette « fuite » à l'Assekrem précédera de peu la mort de son confesseur et ami, Monseigneur Guérin, préfet apostolique du Sahara, et celle de l'abbé Huvelin, dont il n'a cessé d'être le fils spirituel. Comme si Foucauld devait être ainsi fortifié en Dieu pour porter les déchirements humains ; « Jésus suffit », écrira-t-il après ce double deuil ; mais aussi « Jésus ne défend pas les larmes ». Confidence voilée qui montre bien que « l'amour qui vient de Dieu n'est pas comme l'amour humain, l'un ne change pas l'autre ».
Le fils de l'abbé Huvelin n'avait pas l'obéissance naturellement facile. A la Trappe, il aura (et s'en accusera) de la défiance envers ses supérieurs. Mais cet officier tellement attaché à son point d'honneur qu'il quitte l'armée plutôt que de céder à son colonel, ne cesse de demander l'avis de l'abbé, jusque dans le choix des passages de l'Écriture sainte à traduire en langue touarègue ; « vous déciderez, lui écrit-il, en tout et pour tout ».
Pourtant, si l'on suit Foucauld depuis la Trappe du Haut Vivarais jusqu'à l'ermitage de Tamanrasset, on est tenté de voir en lui un gyrovague, et de croire qu'il n'a suivi que son désir. Trouvant trop de faste à Solesmes où l'expédie d'abord l'abbé, trop peu d'austérité à la Trappe d'Akbès, il rédige une règle monastique plus exigeante : « règle où il y a tout excepté la discrétion. Je suis navré », répond l'abbé Huvelin. Alors il se réfugie à Nazareth, pour y trouver une parfaite abjection, puis désire en partir, pour répondre à la vocation missionnaire qu'il avait d'abord refusée : « c'est non. Restez à Nazareth », ordonne l'abbé, au nom de la stabilité, et soucieux de voir s'affermir en son pénitent les grâces divines. Puis il cède : « le boulet est lancé, qui l'arrêtera ? » Lorsque c'est Béni-Abbès que Foucauld voudra quitter pour aller plus au sud, ce n'est plus une volonté humaine que l'abbé, de moins en moins directif, discernera, mais le désir de Dieu :
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« Suivez votre mouvement intérieur, allez où vous pousse l'Esprit. » L'abbé Huvelin, qui demande si souvent à Foucauld de « se régler sur les circonstances », adapte aussi sa direction à son déconcertant pénitent.
Moine-Missionnaire
Les mystiques ont souvent pour lieu de prédilection un moment de la vie du Christ. Pour Foucauld, c'était Nazareth. Pour une raison d'abord bien élémentaire, et bien dans sa manière : parce que, dans les trois vies distinctes de Notre-Seigneur : vie cachée, quarantaine, vie d'ouvrier évangélique, la première a été la plus longue. Ces vies, Foucauld les imitera tour à tour, littéralement, à son habitude. Avant de passer par le désert africain -- « c'est là qu'on se vide... pour faire place à Dieu seul » -- c'est à Nazareth que Foucauld va se terrer, y cherchant la dernière place : celle de domestique au couvent. Les Clarisses seront trop fines pour s'y laisser prendre, mais leur aumônier sera plus naïf : « Oh ! c'est un bon garçon, mais pas des plus intelligents. » Se nourrissant de pain et d'eau, tâchant d'aider au potager, mais, dira une sœur, « incapable de planter même une salade », Foucauld passe souvent ses nuits aux pieds du Saint-Sacrement, dans la chapelle dont l'abbesse lui a confié les clés, et c'est là, semble-t-il, qu'il reçoit les plus grandes grâces intérieures : les consolations sont réservées au temps d'adolescence spirituelle, dira-t-il.
Après Nazareth, la quarantaine : il demandera au désert, lieu de la tentation, d' « accomplir la bienvenue transformation du ver à soie en papillon », puis, à Béni-Abbès et Tamanrasset, il affrontera une autre solitude : celle d'écouter et se fera, jusqu'au martyre, ouvrier évangélique. Mais, dans sa préférence persistante pour Nazareth -- même au Hoggar, ce n'est pas en conquérant, mais possédé par l'esprit de la Visitation qu'il s'installe -- se mêle une attirance pour la déréliction, pour une dernière place telle « que jamais personne ne puisse la lui ravir », qui est moins celle de Nazareth que du jardin des Oliviers. Plus pauvre sans doute que l'Enfant Jésus à Nazareth, il se refuse à bâtir, parce que le Fils de l'Homme n'a pas une pierre où reposer sa tête. A Nazareth, comme plus tard à Béni-Abbès et à Tamanrasset, Foucauld plante la Croix, et s'identifie moins au Fils du charpentier qu'au crucifié ! Il sait qu'il jouit d' « un bonheur que n'ont pas les anges, celui de souffrir » et que « la souffrance est la monnaie au moyen de laquelle on achète tout bien ». Il veut embrasser la Croix, « pour étreindre plus étroitement Jésus qui y est attaché ». Il meurt sans un mot, imitant jusqu'au bout le silence du Modèle unique.
A Tamanrasset, Foucauld pratique, par intuition et par nécessité, le mélange des trois vies, et sa vie d'ermite est souvent troublée par la nécessité d'accueillir, de soigner, de conseiller -- et Foucauld ne veut pas décevoir.
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Il ne s'inquiète plus alors de la distinction des trois vies : il est moine-missionnaire, otage plutôt que suzerain, « prêt à mourir ou à vivre jusqu'à la fin du monde », si le service du Royaume l'exige. En acceptant de suivre Laperrine en ses tournées de nomadisation, il vit alors de la vie des officiers, allant seulement à pied, cœur et croix rouges sur sa gandoura blanche.
A Nazareth pourtant, il avait longuement repoussé la vocation missionnaire, au point de refuser la prêtrise, parce que le sacerdoce serait renoncement à la dernière place. Mais c'est pour se mettre au service des derniers -- « savoir la langue des pauvres chrétiens persécutés, pouvoir aller de village en village, les encourager à mourir pour leur Dieu » -- qu'il désirera ensuite la prêtrise, repoussant d'abord ce désir comme une tentation, pour y correspondre finalement, quand il comprendra qu'il n'est pas de lui, mais de Dieu.
Sa préparation au sacerdoce ne va pas sans étonner, amuser, édifier finalement ses maîtres. Ils lui apprennent à dire la messe : « dès l'Introibo, il plonge dans les distractions... entrant en oraison en prononçant ces paroles ». On se demande quel « président d'assemblée » pour « célébration eucharistique face au peuple » aurait pu devenir ce prêtre émerveillé et tremblant de tenir son Dieu en ses « misérables mains ». Cette remarque, qui s'impose à l'esprit du lecteur, Marguerite Castillon ne la fait pas.
Prêtre à Béni-Abbès, Foucauld se veut d'abord ermite, « moine non-missionnaire », mais, oubliant peut-être l'avis de l'abbé Huvelin -- « vous n'êtes pas du tout fait pour conduire autrui » -- il édicte, sans l'ombre d'une ironie, les trois conditions que devront remplir les futurs Frères :
1\) être prêt à avoir la tête coupée
2\) être prêt à mourir de faim
3\) m'obéir en tout.
Par imprévoyance ecclésiastique ou humour divin, ou les deux, son seul compagnon, Frère Michel, sera « faible de corps, très court d'esprit » (selon Charles de Foucauld) et, ne résistant pas au régime de son supérieur, sera renvoyé à Monseigneur Guérin.
Serviteur inutile
Foucauld accepte alors la solitude et se persuade de son indignité : « pour avoir des frères, il faut que je devienne meilleur, me convertisse, meure ».
Il n'aura jamais de frère. Ne s'est-il donc pas converti ? Plus qu'une autre, la biographie de Marguerite Castillon montre, sans y insister volontairement, combien la vie de Foucauld est marquée au sceau de l'échec. Sa vocation, d'emblée, entraîne un drame : deux ans après son entrée à la Trappe, son ami Duveyrier, explorateur raté, qui s'était attaché à lui comme à l'ultime bouée, se suicide. Cette mort lui donne la mesure de « son impuissance et de sa médiocrité » ; elle l'invite à donner, par son oblation, ce surcroît d'amour nécessaire au salut des âmes.
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Mais Foucauld a-t-il contribué au salut des âmes ? Alors que toute sa vie est ordonnée à la conversion, il n'a converti personne. On dira, sans doute qu'apôtre silencieux en pays Hoggar, il a tenté l'impossible. Les Pères Blancs, eux, opérant avec succès en Afrique équatoriale, y envoient la majorité de leurs missionnaires ; ils choisissent d'agir « là où ils procurent le Ciel à une foule d'âmes ». Foucauld, lui, choisit d'être là où il est le plus parfaitement serviteur inutile. Il sait les Musulmans, et même ces Musulmans volages que sont les Touaregs, imperméables au christianisme. Les Touaregs, eux, trouvent le marabout chrétien peu dérangeant, puisque sans projet net et sans puissance. Car il choisit, non les raccourcis abrupts, mais la voie lente, la seule possible selon lui : « d'abord les instruire... quand ils seront des hommes en faire des chrétiens ». Propension naturelle ou choix délibéré ? Foucauld quête les âmes d'élite, les conducteurs de peuples, pour les instruire, en faire des chefs véritables. Conseiller du jeune aménokal du Hoggar, Moussa ag Amastane, qui lui vouera jusqu'au bout une tendresse admirative, il écrit à son intention un petit traité civique, sans référence à Dieu, mais très inspiré du triptyque « travail, famille, patrie ». A Dassine d'abord, jeune femme dont il remarque le rayonnement, il donne un chapelet, lui apprenant simplement à dire, en l'égrenant, « Mon Dieu, je vous aime ». Cette distinction et cette culture très prudente des élites s'accommodent très bien de l'attention aux plus démunis. Mais, selon Foucauld, « l'heure de l'évangélisation n'est pas venue ».
Il mourra avant cette heure. Mais sa mort même, en pleine guerre mondiale passe inaperçue. N'a-t-il pas manqué jusqu'à son martyre ? Il avait entreposé une douzaine de fusils destinés à la population de Tamanrasset : le paratonnerre n'a-t-il pas contribué à attirer la foudre ? Pourtant, il avait appelé, désiré le martyre, et sa façon de mourir illustre son mot d'ordre « l'imitation est la mesure de l'amour ». Les bras attachés dans le dos, il se laisse tomber à genoux, et meurt en silence, priant sans doute pour ses bourreaux, pendant que s'éparpillent les feuillets du dictionnaire touareg sur lequel il usait ses jours et ses nuits.
Depuis longtemps, depuis toujours peut-être, il sentait sa ferveur sans emploi : « Dieu n'a pas besoin de moi ». La métaphore de la mort du grain l'obsédait : « Si le grain ne meurt... le grain n'est pas mort, il ne germera sans doute jamais... comme il a porté peu de fruit ». Pour cet homme qui prenait tout au pied de la lettre, la mort du grain n'était pas métaphorique. De la vie martyrisée de Foucauld, de sa mort violente, devait jaillir le fruit en abondance.
Mais sa mort même n'est-elle pas inféconde ? « A moins d'un miracle, disait Foucauld des Musulmans, ils ne peuvent changer de religion. » « Ce qui m'étonne, disait de lui Dom Martin, c'est qu'il ne fasse pas de miracle. » Eh bien oui, Foucauld est le saint sans miracle ; aura-t-il sanctifié l'échec humain ? Au contraire de tous les saints, non seulement il n'a pas fait de miracle, mais il serait imprudent de dire que le grain semé à sa mort ait beaucoup germé.
Marguerite Castillon se tait sur la postérité des « Frères de Jésus ». Silence éloquent. Où sont-ils, en effet, les Frères ? « au cœur des masses », adoptant l'habit civil ordinaire, s'initiant au besoin à la théologie musulmane et au marxisme ; pour mieux s'assimiler sans doute.
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Assurément, il y a aussi les Frères de l'abbé de Nantes. Mais Foucauld aurait-il reconnu en ces ardents moines-missionnaires les vies blessées et abandonnées qui devaient être celles de ses disciples, à l'image du maître dérisoire venu « s'installer au Hoggar silencieusement, muet, sans résister ni parler » ?
Même s'il ne s'aventure pas dans ces chemins, le livre de Marguerite Castillon du Perrou éclaire bien l'énigme de Foucauld, qui suppliait son Dieu de « se remercier en lui, d'accomplir en lui ce qui Le glorifierait le plus », et qui en reçut le parfait anéantissement et la totale abjection. Hors de tous les chemins c'est là que l'avait guidé l'abbé Huvelin, pour réaliser, selon l'heureuse expression de Marguerite Castillon, la parfaite « oblation de l'homme-icône ». Plus qu'un autre en effet, Foucauld a réalisé en lui l'image et la ressemblance divines. En témoigne la photo populaire de l'ermite de Tamanrasset : le visage un peu mou du Saint Cyrien de dix-huit ans est devenu une figure ascétique, à la fois douce et volontaire, au regard intense cerné de noir icône vivante. Car sa vie, jusqu'en ses maladresses, ses interprétations trop littérales, ses ajustements successifs, fut la plus fidèle des Imitations de Jésus-Christ.
Danièle Masson.
#### José Corti *Souvenirs désordonnés *(José Corti)
José Corti est un vieux monsieur (il doit avoir quatre-vingt-dix ans), toujours à son poste à la librairie qui porte son nom, rue de Médicis, près du Luxembourg. Ceux qui connaissent un peu Corti savent qu'il n'est pas de la « famille » d'ITINÉRAIRES. Loin de là. Le fait qu'il soit « l'éditeur des surréalistes » montre assez que ses fréquentations étaient plutôt à l'extrême gauche (littéraire et artistique).
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Alors pourquoi en parler ici ? D'une part parce que Corti évoque une série de personnages qui ont marqué l'histoire littéraire de ce siècle, qu'on le veuille ou non. Et nous avons une série de portraits de figures célèbres : Aragon, Eluard, Breton, Char, Dali, Crevel, et Julien Gracq, et Bachelard, André Spire, Cocteau, Léautaud, et quelques autres. Ce n'est pas sans intérêt.
Mais il y a autre chose : la conversion (c'est-à-dire le retour à la foi de son enfance) de celui qui fut si longtemps, comme il le dit lui-même, un « esprit fort ». Lorsqu'il parle de cet événement, José Corti a des accents de vérité qui ne trompent pas. Mais le secret de son âme, le secret de la Rencontre restera entre lui et Dieu. « Il est des secrets qui ne veulent pas de confidents. Celui-ci n'en aura jamais. »
Toutefois, quelques dizaines de pages plus loin, nous pénétrons un peu dans le secret : « Mes yeux se sont ouverts. Manière de dire : ils nous ont été ouverts ; et ouverts quand nous portions depuis cinq ans le poids de la pire douleur humaine et que nous la portions sans chercher, dans quelqu'autre direction que ce fût, même un espoir de secours. D'où l'aurions-nous reçu ? Qui nous l'aurait apporté ? Qui nous aurait rendu ce fils unique ? Nous étions, sans le savoir, deux aveugles de Jéricho ! Soudain nous avons vu et nous avons connu la grande joie de la veuve de Naïm. A moins de nier l'évidence et de vouloir la rejeter de l'esprit têtu d'un hôte de la caverne qui tient à ses chères ombres, je dus, ce jour-là, me découvrir autre -- non sans surprise, stupeur, avec même un instant de colère contre moi-même. Mais non, je n'avais pas été dupe. La lumière avait bien jailli ; elle continuait de nous éblouir ; elle ne nous quittait pas, toujours visible, constamment présente et sensible, comme palpable. Ce bien nous est demeuré. » Nous, c'est Monsieur et Madame Corti. Ils avaient un fils unique, mort en camp de concentration. Quand ils ont appris cette mort affreuse, la vie s'est arrêtée peur eux aussi. Plus rien n'avait da sens. Ils se sont retrouvés comme au tombeau, morts-vivants insensibles à la vaine agitation des hommes, « plus que dépossédés », étrangers au monde. Lorsque la Lumière est venue à eux, ils l'ont accueillie. (Ce n'est pas le cas de tout le monde. Corti donne l'exemple contraire d'André Spire, et peut-être d'André Breton. Mais par ce qu'il nous raconte de sa vie, on comprend que Corti a toujours été un homme intègre et humble ([^46]), qualités éminemment nécessaires pour reconnaître et accepter la Lumière, reconnaître et accepter qu'on a été dans l'erreur. Et il y faut du courage, surtout lorsqu'on a une certaine notoriété.)
La religion nous apprend à mourir à ce monde pour vivre déjà dans l'autre. Il n'est pas rare qu'une vie de chrétien n'y suffise pas. Ce qui me frappe est de voir que Corti est arrivé à la religion une fois qu'il fut mort à ce monde. Cela lui a été imposé. Il l'a vécu très mal, bien entendu, dans le désespoir, mais c'est ce qui a permis la venue de la Lumière. La préparation a été plus que rude, mais Corti en sait maintenant tout le prix. La douleur est devenue « don bienfaisant », et la mort « le seul grand moment de l'existence, le seul où la vie se révèle ».
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Il y a de beaux passages sur la mort dans ces souvenirs. Notamment à propos du chapitre d'un livre où Simone de Beauvoir fait le bilan de son existence, qui est « le plus bel exemple qu'on puisse découvrir du ratage d'une vie ». Si Mme de Beauvoir avait accepté la grâce, écrit Corti, « la fatigue de la dernière étape ne lui serait pas moins lourde, mais elle ne mourrait pas de soif ». Et encore : « Elle a brûlé ce qu'elle avait adoré. Il ne lui reste dans les mains que des cendres. D'autres ont fait comme elle ; mais des cendres, ils ont conservé un petit tison d'où peut encore naître une flamme. »
On aura compris que Corti parle ici de lui-même. Et ce petit tison, c'est d'avoir toujours refusé, contrairement à plusieurs de ses amis (dont Bachelard) de rendre un culte à la déesse raison du rationalisme tyrannique issu de Renan et du scientisme. C'est pourquoi il devint si proche des surréalistes. La « révolution surréaliste », athée et effroyablement anti-religieuse, conduisait ses militants dans des ténèbres où à la limite la tyrannie du subconscient remplace celle de la raison. Quand ce n'est pas la folie. Mais ces considérations me rappellent mes propres souvenirs. Quand j'étais un adolescent « en recherche », je me suis entiché du surréalisme pour les mêmes raisons que Corti. Et comme lui, j'ai retrouvé, grâce au petit tison, la Lumière de mon baptême. Cependant on chercherait en vain des conversions dans les rangs du groupe (ou des groupes) d'André Breton, sinon des conversions... au communisme. Le petit tison ne peut survivre à toutes les tempêtes de l'enfer...
Qui peut avoir l'idée de lire les Souvenirs désordonnés de José Corti ? Les gens qui veulent en savoir plus sur les personnages que l'éditeur a connus, et donc des gens généralement très éloignés de la religion. Or voici que Corti leur apporte un témoignage qu'ils n'attendent pas. La grâce, infatigablement, s'insinue partout, cherchant dans tous les milieux les petits tisons enfouis dans les cœurs...
Yves Daoudal.
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## DOCUMENTS
### La théologie de la libération
*Cinq articles successifs de* JEAN-BAPTISTE CASTETIS *parus dans le quotidien* PRÉSENT *les 7, 8, 12, 13 et 14 septembre.*
#### I. -- Bref historique
La théologie de la libération est une histoire déjà vieille. Il faut l'ignorance confirmée d'un Bertrand de Margerie pour raconter dans *Le Figaro* (4 septembre) qu'il s'agit d' « *une nouveauté : la pénétration du marxisme chez quelques théologiens *»*.* La pénétration est ancienne, et la nouveauté a maintenant dix, douze et quatorze ans.
Le livre du précurseur, le prêtre belge Joseph Comblin, *Théologie de la révolution,* est de 1970. Le premier ouvrage du fondateur, le prêtre péruvien Gustavo Gutierrez, paraît à Lima en 1972, précisément sous le titre : *La théologie de la libération.* Le principal inculpé, le franciscain Leonardo Boff (qui est attendu à Rome vendredi pour présenter ses explications) est traduit en français depuis dix ans.
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C'est bien après coup, seulement en mars 1983, que la congrégation romaine pour la doctrine, dont le préfet est le cardinal Ratzinger, adresse secrètement aux évêques du Pérou « dix observations sur la théologie de Gustavo Gutierrez ». Après de longues délibérations, l'épiscopat péruvien décide de ne rien décider. Un an plus tard, en mars de cette année, le texte des « dix observations » est rendu public, et le cardinal Ratzinger prononce sur le sujet une conférence sévère qui provoque des réactions en tous sens.
De même que l'épiscopat péruvien a refusé de condamner (ou même de critiquer publiquement) la théologie de l'abbé Gustavo Gutierrez, de même la conférence épiscopale brésilienne (la célèbre et funeste CNBB, l'une des plus odieuses du monde, définitivement flétrie devant l'Histoire par les terribles admonestations de Gustave Corçâo) a toujours soutenu le P. Leonardo Boff. Et le Saint-Siège, paralysé par son propre respect de la soi-disant « collégialité épiscopale », est longtemps resté aussi passif en ce domaine qu'en celui du catéchisme.
Finalement, la congrégation romaine de la doctrine a rédigé une très ample « Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération », dont le texte a été approuvé par Jean-Paul II et qui porte la date du 6 août. Il ne devait être rendu public que le 3 septembre, ayant d'abord été adressé privément, par courtoisie, à l'épiscopat brésilien. Mais celui-ci a rendu la politesse en prenant l'initiative d'une publication prématurée, à Rio, dès le 30 août, dans le quotidien de gauche *O Globo.*
Cette fois *La Croix* ne peut plus dissimuler ce qu'elle avait passé sous silence dans son article du 17 août, ainsi que nous l'avions relevé : à savoir qu'il s'agit du marxisme. Au lieu de juger le marxisme à la lumière de l'Évangile, la théologie de la libération tend plus ou moins à réinterpréter l'Évangile à la lumière du marxisme. Cependant *La Croix* reste réticente : dans son numéro du 4 septembre, elle présente la théologie de la libération non pas comme « condamnée », mais comme « contestée ». Nuance... La mise en garde du cardinal Ratzinger, approuvée par le pape, devient ainsi, subrepticement, une sorte de contribution au débat apportée par un controversiste ; elle perd tout caractère impératif.
190:287
#### II. -- Paris capitale du refus ouvert ou sournois
Dès que fut annoncée l' « Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération » rédigée par le cardinal Ratzinger, on vit intervenir l'anti-Ratzinger français, Mgr Jean Vilnet, agissant ès-qualités de président de la conférence épiscopale. Dans un communiqué officiel très en arrière de la main, il dictait la manière dont il fallait accueillir et comprendre le document romain, avant même que le texte en ait été publié en France : prudence est mère de sûreté.
Selon Mgr Vilnet, la théologie de la libération est « un thème particulièrement stimulant dans le monde d'aujourd'hui », et la mise en garde du cardinal Ratzinger « ne se veut pas un frein aux engagements, loin de là ».
« Il est urgent que les chrétiens s'engagent tous pour la justice, le respect des droits de l'homme et la promotion de la liberté au vrai sens du terme. »
Mgr Vilnet ne précise pas quel peut être ce vrai sens, ni quels sont les véritables droits de l'homme, ni en quoi peut consister la justice, en l'absence, devenue habituelle et systématique, de toute référence au bien commun.
Étienne Gilson disait fort bien que les (vrais) droits, de l'homme sont ceux qui *se fondent sur les droits de Dieu. Mais* les droits de Dieu, les évêques n'en parlent jamais plus : ils attendent peut-être que ce soient les athées qui le fassent ?
PRÉSENT rappelait jeudi dernier pourquoi Mgr Vilnet, depuis 1983, est mondialement tenu pour l'anti-Ratzinger par excellence. C'est sans doute la raison pour laquelle c'est à Paris, autant et plus qu'à Rio, que s'organise la résistance à ce que les agences de presse dénomment « la virulente offensive du Vatican ». Dès le 1^er^ septembre, Alain Woodrow titrait dans *Le Monde,* par dérision : « Rome a parlé... », et laissait entendre que l'on ne donne pas cher, au Brésil ni en France, de l'autorité morale du cardinal Ratzinger.
191:287
\[Voir 287-191.jpg, JEAN-BAPTISTE CASTETIS vu par ARAMIS. \]
192:287
Un manifeste, dénommé « texte de soutien aux théologiens de la libération », préparé fin juillet à Sao-Paulo (Brésil) a été, le 4 septembre, rendu public à Paris, comme par hasard. Parmi les signataires figurent les notabilités catholiques les plus à gauche, celles qui militent plus ou moins directement pour la collaboration avec le communisme : Georges Montaron, directeur de *Témoignage chrétien,* Jacques Chatagner, vétéran de l'extrême gauche, et les dominicains habituels François Biot, Jean Cardonnel, Jean-Pierre Jossua. On y trouve aussi des personnalités protestantes qui nous font la charité fraternelle de venir œcuméniquement se mêler des rapports entre la théologie catholique et le marxisme : Pierre-Yves Debrenne, président de la commission d'évangélisation de l'Église réformée de France, Mme Marthe Westphal, professeur à l'université de Nancy, et le théologien Georges Casalis. C'est la grande mobilisation.
Du Brésil, le P. Leonardo Boff avait expliqué que la mise en garde romaine ne fait ni chaud ni froid au clergé latino-américain, et que le Vatican n'a rien compris.
Heureusement, le voici qui est arrivé à Rome au début de la semaine et qui a eu hier un bon entretien avec les autorités vaticanes, pour rétablir et raffermir dans la vérité les Églises d'Europe.
#### III. -- La force et les faiblesses du cardinal Ratzinger
Le document romain qu'a mis au point le cardinal Ratzinger et que Jean-Paul II a approuvé et ordonné de publier est dans l'ensemble presque aussi remarquable et souvent aussi puissant que la conférence du même cardinal sur le catéchisme, faite à Lyon et à Paris en janvier 1983.
*Un précédent inquiétant*
La conférence sur le catéchisme n'a été suivie d'aucun effet positif : plus d'un an et demi après, l'odieux *Pierres vivantes* est toujours en vigueur, dans son texte toujours inchangé. On n'a même pas publié l'édition révisée qui avait été annoncée : en vingt mois, on n'est pas arrivé à la mettre sur pied. Quant au retour au *Catéchisme du concile de Trente,* à sa structure et à sa substance, aux quatre parties obligatoires de tout catéchisme catholique, que réclamait le cardinal Ratzinger, on n'en parle même plus.
193:287
Quelle a donc été la cause d'une inefficacité aussi complète ?
Il y en a deux. La première est celle qu'avait aussitôt signalée l'abbé Georges de Nantes. Il l'avait fait, comme il lui arrive souvent, en un style, en un vocabulaire délibérément (semble-t-il) insolents et provocants, qu'on a le droit de ne pas aimer ou de déplorer : ce n'est pourtant pas une raison suffisante pour ne pas prendre en considération la substance de ce qu'il énonce, et qui en cette occasion (mais ce n'est pas la seule) était parfaitement fondé. Le cardinal Ratzinger, faisait observer l'abbé de Nantes, a prononcé une conférence là où il aurait dû faire une monition impérative : interdire les catéchismes impies, rendre obligatoire la doctrine catholique, ce n'aurait vraiment pas été un acte d'autoritarisme : c'est la première fonction, c'est le premier devoir de l'autorité dans l'Église. Une simple conférence, présentée en somme comme une opinion personnelle, ne faisait évidemment pas le poids.
En outre, comme on le sait, il y eut la seconde cause d'inefficacité, encore plus radicale : l'extraordinaire « communiqué rédigé conjointement », en mars 1983, par Mgr Vilnet et le cardinal Ratzinger, dans lequel la conférence du mois de janvier précédent était pratiquement annulée.
*La question se pose*
Il n'est donc point extravagant de se poser aujourd'hui la question : l'intervention du cardinal Ratzinger sur la théologie de la libération va-t-elle connaître un sort analogue à celui de son intervention sur le catéchisme ?
Il ne s'agit pas cette fois d'une simple conférence, mais d'un document officiel du Saint-Siège, une « Instruction » de la congrégation pour la doctrine de la foi, datée du 6 août 1984, officiellement publiée à Rome le 3 septembre, et approuvée par le pape : ce n'est pas pour autant une définition *ex cathedra* (infaillible), ce n'est même pas une approbation *in forma specifica* (qui donnerait au document la valeur juridique d'une sentence prononcée par le souverain pontife lui-même), mais enfin c'est tout de même une approbation *in forma communi* (le document reste un acte de la congrégation elle-même).
194:287
Cette « Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération », dont nous avons sous les yeux la version française imprimée par la « Typographie polyglotte vaticane », a quelque chose de très solide et même de très puissant, qui se résume en deux phrases du chapitre X :
« On substitue à l'*orthodoxie* comme droite règle de la foi, l'idée d'*orthopraxie* comme critère du vrai.
« La *praxis* révolutionnaire deviendrait ainsi le critère suprême de la vérité théologique. »
La substitution du critère de l'*orthopraxie,* ou conduite droite, au critère de l'*orthodoxie,* ou pensée juste, est le résultat de l'imprégnation marxiste. Elle conduit à dire aux chrétiens :
-- Le *vrai* christianisme se reconnaît à l'amour pour les pauvres. Mais la foi qui n'agit pas, est-ce une foi sincère ? L'amour qui demeure verbal est illusion ou mensonge. Il faut secourir les pauvres. *Quels* pauvres ? Ceux que l'action (*praxis*) révolutionnaire désigne comme tels. *Comment* les secourir ? En entrant dans l'action révolutionnaire, seule efficace : telles sont les *œuvres* auxquelles se reconnaîtra la *vérité* de votre foi...
Quand on connaît, au moins un peu, le comportement et les discours des évêques français, on observe que la tendance qui consiste à substituer ainsi une *orthopraxie* révolutionnaire à l'*orthodoxie* catholique n'est certes pas limitée à l'Amérique latine. D'où les remous que l'on remarque en France même autour de l' « Instruction », qui est très ferme dans ses énoncés : elle ne dit pas, avec une fausse modération, qu'il y a là un risque éventuel de s'écarter plus ou moins de la pastorale de l'Église ; elle dit carrément que *cela constitue une négation pratique de la foi chrétienne.*
Et pourtant, ce document romain si explicite et si fort recèle plusieurs faiblesses qui vont compromettre gravement sa portée.
Je me limiterai aux deux principales. L'une est interne, l'autre est externe.
L' « Instruction » du cardinal Ratzinger ne parle que du *marxisme.* C'est une philosophie. Elle dit bien que cette philosophie débouche sur une *praxis,* et même sur une primauté de la *praxis.* Mais elle ne va pas plus loin. Elle n'aborde pas le *marxisme-léninisme.* Elle ferme les yeux sur la réalité concrète de la *praxis* marxiste : qui est le *communisme,* c'est-à-dire un parti, un appareil, un système politique.
195:287
*Des raisons\
*« *extra-philosophiques* »
Dans l'espoir (excessif ?) de nous faire comprendre sur ce point par le Vatican, invoquons un auteur qui y est hautement estimé. Jacques Maritain, parmi d'autres, mais enfin Jacques Maritain lui-même, autant que d'autres, a bien marqué et souligné que le marxisme est « *une philosophie qui s'est imposée pour des raisons extra-philosophiques, en vertu d'événements politiques et sociaux *»*.* Regardez notamment son volume *La philosophie morale,* page 279. Regardez et réfléchissez. Cette philosophie qui s'est imposée pour des raisons « *extra-philosophiques *» voilà un assez joli euphémisme, mais nullement obscur. Le marxisme ne s'est pas imposé par la puissance intrinsèque de son argumentation philosophique : il a été imposé par la puissance du communisme. S'il n'y avait pas eu Lénine, s'il n'y avait pas l'appareil communiste étendant chaque jour davantage sur le monde son impitoyable esclavagisme, on ne parlerait quasiment plus du marxisme. Le prestige, la force, l'expansionnisme de l'Empire soviétique, ses armées, ses agents apportent au « marxisme » des foules de disciples pleins de zèle. Les intellectuels -- pas tous, mais hélas la plupart, c'est un fait, s'alignent du côté du manche, ou du côté qui leur paraît tel, ils le font si naturellement, si instinctivement, qu'il peut même leur arriver de le faire inconsciemment. Et les intellectuels ecclésiastiques comme les autres.
La force du cardinal Ratzinger est qu'il a fait une bonne critique du marxisme sur un point décisif. La faiblesse du cardinal Ratzinger est qu'il est inutile de critiquer le marxisme. On n'a pas affaire à une contagion philosophique mais, comme dit pudiquement Maritain, à une contagion *extra-philosophique.*
#### IV. -- Le cardinal Ratzinger vise le « marxisme » : c'est le « communisme » qu'il fallait viser
Que, selon la formule de Maritain, on ait affaire, avec le « marxisme », non point à une contagion philosophique, mais à une contagion *extra-philosophique,* on devrait le savoir.
196:287
D'ailleurs, on le sait depuis toujours. Pie XI dans son encyclique *Divini Redemptoris* sur le communisme et Lénine dans ses écrits les plus connus ont dit en substance la même chose : -- *Ce n'est pas en* PRÊCHANT *la philosophie marxiste que progresse l'athéisme marxiste ; c'est en faisant* PRATIQUER *la politique communiste.* On le sait depuis toujours, mais la hiérarchie apostolique l'a systématiquement oublié depuis la mort de Pie XII en 1958.
La « théologie de la libération » subit une contamination profonde qui s'exprime (pas toujours d'ailleurs) en un vocabulaire marxiste. Mais ce vocabulaire, et les thèmes théoriques qu'il transporte, n'est pas *la cause* de la contamination. Il en est une *conséquence, il* en est une *manifestation,* au demeurant facultative, et quelquefois gênante : les auxiliaires et compagnons de route que préfère le parti communiste parmi les catholiques, ce sont ceux qui *ne sont pas* « marxistes », ou qui ne le manifestent pas.
*Un système politique*
La contamination profonde qui se révèle dans la théologie de la libération a pour cause un *système politique* en action : le communisme intrinsèquement pervers. C'est l'*action* politique du *communisme* et non pas (sauf exception) la séduction « philosophique » du « marxisme » qui pénètre et manipule le clergé latino-américain, et son épiscopat, et divers épiscopats d'Europe, et au Vatican plusieurs fonctionnaires de tous niveaux.
Ce qu'aime et préfère le parti communiste, c'est par exemple que Jean Potin écrive dans *La Croix* (4 septembre) que l'Amérique latine est « *un continent où les régimes en place massacrent, expulsent, affament le peuple *»*.* Il n'y a rien de philosophiquement « marxiste » dans ce mensonge énorme et monstrueux (des régimes qui *expulsent* leur *peuple :* que leur resterait-il ?). Mais voilà un bon relais pour le mensonge communiste en action, le mensonge qui aveugle intellectuellement, et moralement le mensonge qui tue.
Face à cette politique communiste, l'Église a opéré un désarmement unilatéral. Elle n'enseigne plus rien sur le communisme, elle n'en parle jamais, elle ne le nomme même plus. Il y en a qui ne comprennent définitivement rien à la question, comme Bertrand de Margerie qui écrit dans *Le Figaro* (4 septembre) :
« *Paul VI et Jean-Paul II ont rappelé l'incompatibilité entre marxisme et christianisme. Le prétendu silence des papes récents sur le communisme est une calomnie.* »
197:287
Une calomnie ! Le calomniateur, en l'occurrence, est ce Margerie, en ce qu'il porte une accusation mensongère de « calomnie ».
-- Oui, les papes récents ont parlé du *marxisme.*
*--* Non, ils n'ont plus parlé du *communisme.*
Ils ont bien « rappelé », en effet, que l'athéisme (marxiste) est « incompatible » avec la croyance en Dieu. On se doutait un peu, figurez-vous, malgré l'obscurantisme spirituel croissant du monde moderne, on continuait à se douter qu'il devait bien y avoir quelque chose comme une « incompatibilité » entre la foi en Dieu et l'athéisme. Cela allait peut-être de soi. Que cela aille encore mieux en le disant, et que les Bertrand de Margerie y voient un exploit, je veux bien. Mais cela passe complètement sous silence le *système politique du communisme,* et sa manipulation des *non-marxistes* (qui en deviennent éventuellement, par surcroît, plus ou moins marxistes).
Dans l' « Instruction » elle-même, le cardinal Ratzinger observe que « *des millions de nos contemporains aspirent légitimement à retrouver les libertés fondamentales dont ils sont privés par des régimes totalitaires et athées qui se sont emparés du pouvoir par des voies révolutionnaires et violentes, précisément au nom de la libération du peuple* »*.* Il ajoute : « *On ne peut ignorer cette honte de notre temps. *» Mais c'est contribuer à la faire ignorer que de ne jamais plus oser *la nommer par son nom.* Cette « honte de notre temps », c'est le *communisme.* Et il faudrait encore spécifier qu'elle n'est pas seulement « l'une » des hontes de « notre » temps, mais la plus grande honte de tous les temps, la plus grande abomination de toute l'histoire humaine, comme l'enseignait solennellement l'encyclique *Divini Redemptoris* du pape Pie XI en 1937.
*Une option politique !\
N'importe laquelle ?*
Ne plus oser nommer le communisme par son nom entraîne des conséquences. Le 3 septembre, dans sa conférence de presse à Rome qui commentait la publication de l' « Instruction », le cardinal Ratzinger a fait cette déclaration déplorable : « *Ce que nous avons condamné, c'est l'identification de la foi avec une option politique.* »
198:287
Avec une option politique ! N'importe laquelle ! Cette formulation est tellement déficiente, elle ruine tellement ce que l' « Instruction » avait de fort, que *La Croix* n'a pas manqué de s'en emparer avec délectation (5 septembre), de la mettre en relief, de la répéter en légende de la photographie du cardinal.
Examinons donc avec un peu d'attention.
Bien sûr, il est en soi condamnable d' « identifier la foi avec une option politique ». Condamnable *en soi,* mais *diversement* selon les cas. Il y a des options politiques qui sont plus ou moins bonnes, d'autres qui sont plus ou moins mauvaises. Même s'il s'agit d'une option politique supposée parfaitement bonne, il ne faut pas l' « identifier » avec la foi. Mais ce n'est pas cela qui est en question dans la théologie de la libération. Le communisme n'est pas une option politique parmi d'autres ; il n'est pas une option mauvaise parmi d'autres ; il est l'intrinsèquement pervers.
Dans la « théologie de la libération », il ne s'agit donc pas de condamner simplement l' « identification de la foi avec une option politique » plus ou moins bonne ou mauvaise. Il s'agit de *condamner spécifiquement l'identification pratique de la foi avec une pratique politique intrinsèquement perverse.* Mais après la mort de Pie XII en 1958, et plus précisément depuis le honteux accord Rome-Moscou conclu en 1962, à Metz, entre le cardinal Tisserant et Mgr Nicodème ([^47]), la papauté et l'ensemble de la *hiérarchie* apostolique considèrent qu'elles n'ont plus la liberté de nommer le « communisme » et de déclarer son « intrinsèque perversité ».
La terminologie catholique officielle s'est dès lors limitée au *marxisme,* c'est une philosophie, et n'a plus rien dit du *communisme,* qui certes est « marxiste », mais qui est, lui, une politique, un parti, un système de combat et de domination.
*Ne collaborer en rien*
L'encyclique *Divini Redemptoris* sur le communisme ne parlait du « marxisme » que très brièvement, tels docteurs ecclésiastiques l'ont même déploré, mais elle parlait en détail de la *pratique politique* qui est celle du « communisme ».
199:287
C'est la *réalité* communiste (et non pas la *théorie* marxiste) qu'elle déclarait intrinsèquement perverse. L'interdiction universelle qu'elle énonçait de ne *collaborer en rien avec lui,* jamais, en aucun cas, ce n'était pas une interdiction de collaborer avec le « marxisme », d'ailleurs collaborer avec une philosophie, cela ne veut pas dire grand chose ; c'était une interdiction de collaborer *avec le communisme,* avec sa politique, avec son système social de guerre psychologique et d'esclavage.
On se condamne à ne plus rien comprendre quand on croit que *marxisme* et *communisme* sont deux termes interchangeables et que l'on peut indifféremment employer l'un ou l'autre. D'ailleurs quand on le croit, on en vient à dire habituellement *marxisme* et plus jamais *communisme :* et le tour est joué.
#### V. -- La doctrine sociale, bien sûr ! Mais où ?
Tout l'essentiel de la nécessaire position catholique en face du marxisme-léninisme se trouve résumé en une phrase de Pie XII. On saisit encore mieux ce qu'il disait si l'on y juxtapose ce qu'il ne disait pas.
Nous *rejetons le communisme,* disait-il : il ne disait pas le « marxisme ».
Nous le rejetons *en tant que système social :* il ne disait pas « en tant que philosophie athée ».
Nous le rejetons *en vertu de la doctrine chrétienne :* il ne disait point « par option pastorale » ou toute autre motivation analogue.
Ayant ainsi cerné le sens de la sentence de Pie XII, relisons-la et répétons-la. Pie XII précise qu'il énonce *la pensée de l'Église sur ce sujet,* qu'il veut la « confirmer encore une fois », et il déclare :
« *Nous rejetons le communisme en tant que système social, en vertu de la doctrine chrétienne.* » (Message de Noël 1955).
Si Bertrand de Margerie, du *Figaro,* peut me produire fût-ce *un seul* texte officiel de Paul VI ou de Jean-Paul II qui dise explicitement cela, je m'engage à le publier ici, à lui présenter mes excuses, et à lui offrir comme dédommagement, au choix, un déjeuner chez Prunier-Traktir, un abonnement à PRÉSENT ou les œuvres complètes de Jean Madiran.
200:287
*La méconnaissance\
par l'Église\
de sa propre doctrine*
L'autre faiblesse principale de l' « Instruction » du cardinal Ratzinger est celle que j'ai appelée extrinsèque. Il observe avec pleine raison qu' « une des conditions du nécessaire redressement » est la mise en valeur de la *doctrine sociale* de l'Église. Évidemment. Il faut que le mental catholique soit tombé bien bas, et spécialement le mental clérical et le mental théologique, pour que les pauvretés intellectuelles du marxisme aient pris un tel empire sur les esprits. Je n'oublie pas que la cause principale de cette influence réside, comme nous l'avons expliqué, dans ce que Maritain appelait pudiquement des « raisons extra-philosophiques ». Mais tout de même ! Tout de même ! Avoir chez soi les richesses, les splendeurs, l'immense trésor de la doctrine catholique, de saint Augustin à Bossuet, de saint Thomas à Pie XII, et se croire démuni !
N'accablons pourtant pas ces prêtres, ces théologiens, ces évêques qui durant leurs études ecclésiastiques n'ont quasiment rien appris de la doctrine sociale de l'Église. Ils ne l'ont pas apprise parce qu'elle ne leur était pas enseignée.
Cette méconnaissance qu'a l'Église de sa propre doctrine est une histoire longue et complexe. N'en retenons aujourd'hui que la manifestation la plus récente, mais qui devrait suffire à faire toucher du doigt la réalité du problème et la gravité de la situation.
Le pape Jean-Paul II a composé une grande « encyclique sociale », l'encyclique *Laborem exercens,* publiée en 1981. Il nous prévient lui-même, dans le texte même de cette encyclique, que son objet *n'est pas de recueillir et répéter ce qui est déjà contenu dans l'enseignement de l'Église.* Je me demande si le pape Jean-Paul II a prononcé ou écrit une phrase plus importante que celle-là. Elle exprime parfaitement la misère présente de l'Église. Les catholiques meurent d'inanition doctrinale. Et quand le pape fait une encyclique, c'est pour autre chose que « recueillir et répéter ce qui est déjà contenu dans l'enseignement de l'Église ». Mais si le pape ne le fait pas, qui le fera ?
Ce qui est *déjà* contenu dans l'enseignement de l'Église, c'est *par définition* tout l'essentiel de la doctrine catholique, et qui va s'estompant. Il n'y a rien de plus urgent, il n'y a rien de plus fondamental que de le recueillir, le répéter, l'exposer, l'expliquer.
201:287
Les développements nouveaux même supposés les plus merveilleux ne produiront rien de bon s'il manque aux âmes la base, le rudiment, les principes ; le catéchisme. Pour aller s'occuper d'enseigner autre chose que le catéchisme et que le rudiment, il faut donc être bien mal informé de l'état réel de l'Église universelle, il faut s'imaginer que ce rudiment, que ce catéchisme y sont parfaitement possédés, ou au moins suffisamment connus ; il faut ne rien savoir de la misère intellectuelle du catholicisme contemporain -- Ou alors, hypothèse extraordinaire, il faut penser que les âmes peuvent se passer de ce qui est *déjà* contenu dans l'enseignement de l'Église, et qu'il y a désormais des choses plus urgentes ou plus importantes à leur enseigner ?
Telle est en tout cas l'autre faiblesse du cardinal Ratzinger : une faiblesse à laquelle il ne peut rien, semble-t-il. Ce qui est *déjà* contenu dans l'enseignement de l'Église, y compris les fondements et linéaments essentiels de la doctrine sociale, se trouve dans le catéchisme (élémentaire et supérieur). Le cardinal Ratzinger avait très logiquement réclamé en 1983 la restauration du catéchisme catholique. Il a dû s'incliner devant l'autorité de fait de Mgr Vilnet. Cette fois, avec ou sans « communiqué conjointement rédigé », va-t-il être semblablement contraint de faire machine arrière ?
Il semble en prendre le chemin.
Dans sa conférence de presse, il aurait déclaré, selon l'AFP, que « *la coopération entre l'Église et les hommes de bonne volonté, même adeptes du marxisme, est toujours possible* »*.* L'Église d'un côté, les marxistes de l'autre, la formule est vicieuse. S'il s'agit de la coopération non pas entre l'*Église,* mais entre *des catholiques* et des marxistes pour éteindre un incendie, soigner des malades, secourir des naufragés et autres choses semblables, cela va de soi. Seulement, dans l'actuel langage ecclésiastique qui interdit de nommer le communisme, quand on parle des « adeptes du marxisme » cela désigne à peu près inévitablement les dirigeants communistes, et leur politique intrinsèquement perverse. L'Église peut y coopérer ? C'est du joli, Monseigneur le Cardinal.
La même dépêche de l'AFP, qui est du 3 septembre à 17 h 32, et qui demeure non démentie à ce jour, rapporte que le président, pas moins, du conseil épiscopal latino-américain (CELAM), Mgr Antonio Quarracino, a démenti que l' « Instruction » du cardinal Ratzinger puisse « *imposer des limites à la liberté de la recherche théologique *»*.*
202:287
Voilà encore un fameux message que nous adresse l'Église d'Amérique latine : la « recherche théologique » jouit donc, par statut octroyé, ou peut-être de droit divin, d'une liberté sans limite. Ni la parole de Dieu, ni le dogme, ni la tradition, ni le magistère ne posent de limites à la liberté du théologien.
La théologie de la libération, c'est donc d'abord le théologien qu'elle aura libéré.
Mais la liberté du cardinal Ratzinger, j'ai bien l'impression qu'elle subit, elle, des limites de plus en plus étroites. Et qu'il les accepte...
\[Fin de la reproduction intégrale des cinq articles de Jean-Baptiste Castetis sur « La théologie de la libération » parus dans le quotidien *Présent* les 7, 8, 12, 13 et 14 septembre 1984.\]
*Le troisième de ces articles était accompagné d'un portrait du cardinal Ratzinger avec pour légende :*
*Le cardinal Ratzinger est depuis 1981 le* « *préfet* » *de la* « *congrégation pour la doctrine de la foi* »*. Ses interventions -- notamment contre les errements du théologien Hans Kung et contre la catéchèse pratiquement apostate* (*apostasie immanente*) *de l'épiscopat français -- étaient solidement fondées en doctrine mais n'ont pas été vraiment soutenues par le souverain pontife. Si bien que le cardinal Ratzinger a dû chaque fois faire machine arrière. Plusieurs signes montrent déjà qu'il risque d'en être de même pour la* « *théologie de la libération* »*.*
203:287
*Le portrait de Lénine que nous reproduisons ici* \[voir 287-203.jpg\] *est du dessinateur Aramis. Il accompagnait le quatrième article de Jean-Baptiste Castetis, et il avait la légende suivante :*
Le grand oublié ? Ce n'est pas naturel. Il a bien existé : Vladimir Illich Oulianov, dit LÉNINE (mort en 1924). Il est extraordinaire que les plus hautes personnalités de l'Église catholique s'entêtent et s'acharnent à nous parler du « marxisme » et des « gouvernements marxistes », comme si elles n'étaient pas au courant et ne savaient pas qu'il s'agit : pour le moins, du « marxisme-léninisme ». Bien sûr, Lénine était « marxiste » : mais il a développé, approfondi, appliqué le « marxisme », notamment par les « cinq principes d'organisation », qui sont le cœur de la praxis communiste. Le communisme tel qu'il existe n'est pas seulement marxiste, il est léniniste et il est resté stalinien.
204:287
*Le cinquième article de Jean-Baptiste Castetis était illustré par un portrait de Jean-Paul II par Aramis qui avait pour légende :*
Jean-Paul II a donné son approbation à l' « Instruction » du cardinal Ratzinger sur la théologie de la libération. Toutefois le souverain pontife, à bord de l'avion qui l'emmenait au Canada, a déclaré aux journalistes (AFP du 9 septembre et *La Croix* du 11 septembre) : « Le document ne dit rien qui soit une attaque directe contre les marxistes ou les gouvernements marxistes... Nous cherchons à dialoguer. »
205:287
### Romain Marie, le Centre Charlier et le Front national
Élu le 15 juin député européen sur la liste du Front national, ROMAIN MARIE explique comment son nouveau champ d'action s'articule avec celui du CENTRE CHARLIER. Dans l'entretien ci-après, il répond aux questions d'Yves Daoudal. Le texte en a paru dans Chrétienté-Solidarité, qui est la revue d'expression du « Centre Henri et André Charlier » (12, rue Calmels, 75018 Paris).
*Romain Marie, je crois que dès le début de cet entretien vous tenez à mettre certaines choses au point en ce qui concerne votre passé.*
J'ai lu dans *l'Express* et dans le *Quotidien de Paris* des interprétations très fantaisistes de la biographie qui avait été distribuée par le secrétariat du Front national. On me fait ancien parachutiste et même engagé à 17 ans, ma promotion aurait été dissoute, j'aurais été un membre actif de l'OAS, etc.
206:287
*Rétablissons donc la vérité des faits.*
Je suis né en 1944 à Tarbes. J'ai fait mes études au lycée de cette ville. J'ai ensuite suivi les cours de la préparation militaire parachutiste en 1961, et j'ai été parachutiste cette année-là avec une dispense d'âge. Pour autant, je ne me suis jamais engagé dans les paras. Le titre d'ancien para est un titre que je ne revendique pas. Il désigne des gens qui ont rendu un service à la patrie, généralement en risquant leur sang, et en le donnant quelquefois. Pour ma part, je me suis contenté de faire quelques sauts en parachute. Quand je lis que je suis un ancien para, je m'esclaffe. Je suis beaucoup plus un ancien enfant de chœur, car j'ai beaucoup plus servi de messes que je n'ai fait de sauts en parachute. Je suis tout autant un ancien jéciste, c'est-à-dire un membre de la jeunesse étudiante catholique des Hautes-Pyrénées (on m'en exclura pour mes convictions Algérie française). Je suis également ancien professeur... Voilà une rectification qui me paraissait nécessaire.
*Le service militaire, ce fut bien après les sauts en parachute...*
Je n'ai accompli mon service militaire qu'en 1970, à un moment où je n'avais guère envie de me consacrer à cette activité, et je l'ai fait dans les conditions les plus confortables et les plus douces possibles, dans un centre mobilisateur à Castres comme sergent. Je ne suis pas sergent parachutiste d'infanterie de marine, j'étais parachutiste d'abord puis sergent ensuite dans l'infanterie de marine, baignant dans la quiétude qui me permettait de me consacrer à mes chères études.
*Venons-en à votre carrière professionnelle.*
J'ai été, de 1968 à 1970, professeur dans l'enseignement libre au collège Barral de Castres, rendu tristement célèbre pour avoir accueilli en son temps le « petit père » Combes. Ensuite j'ai fait ma carrière essentiellement dans l'industrie, passant du stade de cadre attaché de direction au stade de chef du personnel puis de directeur de relations humaines et de président de différents organismes de formation. L'essentiel de ma carrière se situe donc dans le domaine industriel. Voilà ce que j'ai à dire pour rectifier les propos fantaisistes de l'*Express*, du *Quotidien de Paris*, de *Libération*, que sais-je encore.
207:287
« Intégriste et OAS » ?
*Vous ne vous en tirerez pas si vite. Vous êtes aussi intégriste et OAS !*
Effectivement, le *Quotidien de Paris* m'a présenté sous le titre : Romain Marie, intégriste et OAS. Ni l'une ni l'autre appellation ne me convient. Intégriste est un mot que je n'aime pas. J'essaie d'être catholique, je ne le suis pas autant que je le souhaiterais. J'adhère intégralement au Credo catholique. Pour autant je ne me présente pas, aux yeux de ceux qui me connaissent, comme un donneur de leçons, un dispensateur de l'intégrité de la foi. Je ne suis pas « intégriste ». Par contre le mot traditionaliste ne me choque pas, car la tradition est un élément fondamental de la religion chrétienne, il n'y a pas de religion sans tradition. C'est un élément fondamental aussi de la vie politique et aussi tout simplement de l'intelligence : il n'est pas d'intelligence sans tradition.
En ce qui concerne l'OAS, je me suis battu comme je l'ai pu en militant de base pour l'Algérie française, dans un groupe qui était vaguement fédéré à l'OAS. Sur l'essentiel je défends le combat de l'OAS, encore que j'aie souffert de ce que l'OAS utilise des procédés issus d'un mauvais résistantialisme, à savoir le terrorisme qui ne règle rien. J'ai toujours réprouvé les poseurs de bombes pour quelque cause que ce soit, même si je comprends le désespoir qui était celui de nos frères d'Algérie. J'aurais préféré que l'OAS fût un mouvement militaire et de révolte civile plus puissant. Je ne veux pas jouer ce que je n'ai pas été. Je n'ai été qu'un distributeur de tracts dans une cause que j'estime juste. Je ne renie en rien mon engagement pour l'Algérie française, mais je ne veux pas me faire passer, comme trop de faux résistants, pour le héros que je n'ai pas été.
*Peut-on savoir quelque chose de votre vie privée ?*
Ma femme est professeur de latin dans l'enseignement libre. J'ai deux filles, élèves chez les dominicaines de Fanjeaux, et deux autres plus petites. Mais je garde ma famille pour moi, si vous le voulez bien.
208:287
Je peux vous dire aussi que ma fille aînée de quinze ans se sent particulièrement à l'aise dans nos milieux, encore que son activité militante soit un peu intempestive et que je doive la freiner. Elle n'est pas en conflit avec son père, au contraire elle me trouve en général un peu trop mou et souhaiterait que j'en fasse un peu plus.
Raciste et antisémite ?
*Avant les élections européennes et pendant la campagne électorale, il fut beaucoup question des suites de la journée d'Amitié française du 16 octobre 1983. Reviendrons-nous sur ce sujet ?*
Eh bien oui il faut en reparler, puisque la tradition ne meurt jamais tout à fait et que sous la plume des journalistes de gauche je ne suis pas « Achille au pied léger », mais « Romain Marie inculpé d'incitation à la haine raciale ». Une fois de plus, je ne suis ni raciste ni antisémite, et si je le dis c'est que je ne le suis pas, j'ai déjà signalé à maintes reprises que l'un des fondateurs du Centre Charlier était beaucoup plus noir que les plus noirs desseins de M. Plenel : il s'appelle M. Neminadane, c'est un indien de Pondichéry, de vieille noblesse indienne, française depuis le XVIII^e^ siècle, et c'est un de mes grands amis. Parler à mon sujet d'incitation à la haine raciale est un des plus gros mensonges déversés sur mon compte. Je n'ai aucune fibre raciste, c'est ainsi. Même si je n'aime pas que les étrangers nous envahissent, ni les appels au meurtre de l'amicale des Algériens en Europe : il s'agit là d'un autre problème, qui n'a rien à voir avec la couleur de peau.
Pour ce qui est de l'antisémitisme, je rappelle que lors de la journée d'Amitié française du 16 octobre, je n'ai commis aucun discours sur le sujet, que je me suis contenté de défendre, dans une conversation particulière, auprès de M. Plenel, les propos de M. Arnaud de Lassus, qui ne me paraissaient pas antisémites. M. Arnaud de Lassus attaquait les francs-maçons, les protestants et les Juifs du gouvernement, infidèles à la loi naturelle, mais il omettait d'attaquer, je l'ai regretté, les catholiques infidèles du gouvernement qui se targuent encore d'appartenir à cette religion. J'ai toujours attaqué Simone Veil en regrettant qu'elle ne soit pas fidèle à sa religion. Je ne l'attaque pas parce qu'elle est juive, je l'attaque parce qu'elle n'est pas Israélite. Si elle était Israélite, elle ne serait pas la principale inspiratrice de la loi sur l'avortement.
209:287
Par contre, ce qui est tout de même extraordinaire, et ce que nul n'a relevé, c'est que j'aie pu être inculpé pour des propos privés ([^48]) auxquels n'assistaient que trois personnes, M. Plenel, une journaliste des *Nouvelles ex-littéraires* dont j'ai oublié le nom et qui compte pour du beurre, et surtout Pascal Gannat, professeur d'histoire, qui n'a même pas été convié à dire au juge d'instruction ce que, lui, avait entendu. C'est cela qui est énorme. Me voilà inculpé pour des propos que rapporte seule la partie adverse, alors que mon témoin n'a jamais été amené à confirmer ce que j'ai toujours dit, à savoir que je n'ai pas pu tenir des propos antisémites puisqu'ils ne correspondent pas à ma pensée. Je dois ajouter que je continuerai de poursuivre inlassablement ceux qui nous taxeront d'antisémitisme (c'est déjà fait pour M. Jean-Louis Servan-Schreiber et pour M. Jean-François Kahn). Il s'agit d'un énorme montage qui vise à nous disqualifier en faisant croire que nous serions obsédés par la question raciale, que nous serions donc des êtres un peu primaires, et l'on « oublie » évidemment de nous interroger sur ce que nous sommes et sur nos compétences spécifiques.
Député européen
*Vous voici maintenant député européen. C'est un événement pour la droite catholique. J'imagine que vous devez être passablement sollicité...*
Je suis élu depuis le 17 juin sur la liste du Front national. J'en suis tout à fait heureux car ce mandat va me permettre de combattre plus encore, avec davantage de moyens, pour nos convictions. Et cela sans reniement aucun.
210:287
C'est pourquoi j'ai invité tous mes amis à être extrêmement vigilants à mon égard : il ne s'agit pas de se comporter après autrement qu'on affirmait devoir se comporter avant. Cela dit, il faut un peu de patience et qu'on n'attende pas de moi que je puisse transformer dans les mois qui viennent la situation en France ou dans le monde. Je suis un peu inquiet de voir certains de nos amis qui croient, ayant élu un député à l'Assemblée européenne, avoir élu un chef de l'État ! Je reçois cinquante lettres par jour, qui me somment de régler les problèmes les plus variés, sans parler de certains coups de téléphone qui trahissent de sérieuses lacunes dans l'instruction civique de mes correspondants. Il faut qu'ils comprennent qu'ils doivent nous laisser le temps de prendre à bras le corps tous les problèmes qu'ils nous exposent aujourd'hui.
*Serez-vous, à Strasbourg, un élu du Front national ou le président des Cercles Chrétienté-Solidarité ?*
Je suis élu sur la liste de Jean-Marie Le Pen. J'entends bien sûr, à Strasbourg, respecter parfaitement la discipline de vote et d'une manière générale la discipline de groupe. Pour autant je ne suis pas un « béni oui oui ». Je me bats essentiellement pour la Chrétienté et j'ai été particulièrement heureux de constater que Jean-Marie Le Pen allait tout à fait dans ce sens. Il a dit publiquement, à la télévision, qu'une de nos premières actions consisterait à demander pour les chrétiens du Liban, la liberté et la protection dont ils doivent bénéficier. Que nous croisions le fer en premier lieu à Strasbourg pour la Chrétienté du Liban me semble de bon augure.
Je peux vous dire aussi que, lors des ordinations à Écône, auxquelles je tenais particulièrement cette année à être présent, j'ai rencontré M. Le Botha, président du front de libération du Cabinda, qui est un de ces Africains magnifiques, de culture à la fois européenne et africaine, qui venait nous sensibiliser sur la situation de son petit pays, où les mercenaires cubains montent la garde pour protéger les installations de la Standard Oil, ce qui est un des scandales que seuls ou à peu près les lecteurs de PRÉSENT et de CHRÉTIENTÉ-SOLIDARITÉ connaissent.
211:287
La réalité certaine de la France
*Député européen pour quoi faire ?*
A Strasbourg, nous défendons non pas ce que M. Chirac appelle « une certaine idée de la France » mais ce que j'appelle « la réalité certaine de la France ». Nous ne sommes pas des idéalistes, nous sommes des réalistes. La réalité certaine de la France, voilà ce qui doit être défendu à Strasbourg. Qu'on n'attende pas de nous seulement de grandes déclarations, du panache, de l'anti-communisme. Tout cela est bien sûr notre objet, mais il va nous falloir défendre certains dossiers. Pour ma part j'entends travailler sur les questions de la jeunesse et de la culture, puisqu'une commission s'intitule ainsi, pour rappeler les thèmes qui sont chers aux adhérents du CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER, c'est-à-dire défendre une culture non pas abstraite mais celle des valeurs fondamentales de notre civilisation.
Je pense aussi siéger à la commission de l'agriculture ([^49]), et je me penche en ce moment sur les dossiers du lait et du vin (sans les mélanger !). J'adhère en ces domaines-là aux idées de mes amis de la Fédération Française de l'Agriculture (FFA). Sur le dossier du lait, je dirai ceci : on encourage nos agriculteurs à faire trop de quantité parce qu'on ne paie pas le lait à son prix. Par ailleurs, on fait venir du lait de Nouvelle-Zélande (200.000 hl l'an dernier), je me demande bien pourquoi. Ensuite on encourage la consommation de margarine, qui est un abominable produit, pour faire plaisir aux grands trusts qui tiennent nos sociétés en coupe réglée. Je défendrai le lait et le beurre français.
Sur le vin, il ne faut pas faire de démagogie. Je n'en ai fait nullement dans les discours que j'ai pu tenir dans le midi. Les viticulteurs du midi, comme les autres paysans, se sont laissé entraîner sur la voie de la qualité. Il faut réviser beaucoup de choses à ce sujet. Qu'on le veuille ou non, la tradition de la France est celle d'une agriculture de qualité. Il ne faut pas croire que l'on pourra vendre ou subventionner indéfiniment n'importe quel produit. Il faut donc améliorer la qualité de nos cépages comme cela se fait déjà dans bien des régions, et il faut remettre en cause la monoculture qui affecte plusieurs de nos provinces : elle est un danger pour les paysans en premier lieu, et pour l'avenir de la France.
212:287
Dans le domaine industriel, je suis loin de tout savoir, mais je connais des gens qui ont fait leurs preuves. Pour ma part, je m'intéresserai plus particulièrement au dossier de l'industrie aéronautique que je connais bien pour avoir collaboré avec la SNIAS pendant plusieurs années. Je connais bien les problèmes sociaux de l'aéronautique et par là aussi, les problèmes de choix industriels qui se posent.
Je défendrai aussi particulièrement l'industrie pharmaceutique parce que j'y ai travaillé pendant une quinzaine d'années, et les industries textiles, parce que ce sont celles de mon pays et que je fréquente habituellement les PME-PMI de cette branche.
Un défi à Jean-François Kahn
*Voilà des propos qui vont faire sursauter toute la classe politico-journalistique, persuadée qu'au Front national on ne parle que de l'immigration et de l'insécurité.*
Il y a un nouvel argument de gauche qui consiste à dire : n'interrogez plus Le Pen sur le racisme, les grands aspects de son discours « cocorico », interrogez-le plutôt sur les aspects économiques et sociaux de sa politique, afin de lui faire fermer sa « grande gueule », de le ridiculiser et de le disqualifier. Moi je dis chiche, et je défie Jean-François Kahn de bien vouloir débattre avec moi de ces questions. Nous verrons lequel des deux étalera sa nullité. J'attends que le *Quotidien de Paris* organise un débat entre Jean-François Kahn et moi sur les dossiers agricoles et industriels. « Le journaliste moderne est un homme qui sait tout sur rien et ne sait rien sur tout », disait Paul Valéry ; je ferai la preuve que Jean-François Kahn correspond exactement à cette définition.
213:287
La mission du CENTRE CHARLIER
*Votre élection à l'Assemblée de Strasbourg sur la liste du Front national implique-t-elle des changements au niveau des mouvements que vous avez fondés et que vous dirigez, le Centre Henri et André Charlier, les Comités Chrétienté-Solidarité, les Cercles d'Amitié française ?*
Non, dans ces domaines-là rien ne change fondamentalement. Le CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER demeure tel qu'il fut, il doit seulement se développer. Il organise des universités, des pèlerinages, des rencontres, des journées, il est toujours ce lieu où l'on essaye de cultiver tant bien que mal les vertus spirituelles, intellectuelles et même physiques qui ont fait notre civilisation. Il est donc essentiellement un centre de formation.
Nos Comités Chrétienté-Solidarité se positionnent très bien, pour employer le jargon du marketing, par rapport au Front national. Celui-ci est un parti politique dont je suis pleinement. Les Comités Chrétienté-Solidarité s'occupent de rappeler qu'il y a un au-delà à la politique politicienne. Leur devise est : « *Politique d'abord, mais primauté du spirituel *»*.* Nous n'avons aucun mépris pour la politique (elle occupe l'essentiel de mon temps), mais la politique c'est le rempart autour de la cité, c'est ce qui permet le travail du producteur, l'œuvre du poète, l'apostolat du prêtre.
Chrétienté-Solidarité, c'est donc un effort de dépassement du politique, la tension vers une civilisation. Cette civilisation fut très grande dans le passé, c'est cette Chrétienté dont Dom Gérard a admirablement parlé, et qui répond plus que jamais aux aspirations des hommes de notre temps. Car la politique ne réglera pas tout. Il faut une réponse chrétienne à l'homme moderne déboussolé. Il nous faut refaire un monde chrétien, sans quoi le monde ne sera plus humain.
Chrétienté-Solidarité, c'est le rappel de cette exigence chrétienne dans la vie politique et sociale, c'est en même temps le rappel de tout ce qui nous unit, au-delà des nationalismes, aux Libanais, aux Polonais, aux Vietnamiens, à tous ceux qui veulent que le monde ne soit pas définitivement écrasé par la botte du totalitarisme. Plus que jamais notre combat est anti-totalitaire.
214:287
Quand je lis sous la plume des journalistes du *Monde* que nous défendrions un totalitarisme d'extrême-droite, une fois de plus je constate qu'ils ne connaissent pas le sens des mots qu'ils emploient. Le totalitarisme c'est la confiscation par l'État du politique, de l'économie, du social, et encore plus de l'éducation, du religieux, de tout ce qui fait fondamentalement la vie d'une société. Rappelons-le une fois de plus, nous sommes pour mettre l'État à sa place, nous sommes pour un minimum d'État, l'État doit couronner un édifice, il doit veiller au bien commun, il ne doit pas s'occuper de ce qui ne le regarde pas.
*Les Cercles d'Amitié française ?*
Les Cercles d'Amitié française continuent. Leur objectif ne change pas. Dans les différents départements où ils existent, ils réunissent à intervalles réguliers, trois ou quatre fois par an, des gens qui agissent dans les domaines politiques, sociaux, syndicaux ou culturels et qui se retrouvent unis sur l'essentiel, à savoir nos six propositions fondamentales.
Dans le domaine politique les cercles se sentent très proches du Front national mais ils s'intéressent aussi à l'action syndicale, puisqu'il y a en leur sein des militants de la CGC, de la CFTC, du SNPMI ou du CNPF. Ils encouragent toutes les initiatives de résistance civique. Dans l'ordre politique, les cercles doivent aider à l'organisation civique du Front national, notamment, surveiller les urnes lors des élections. Je suis persuadé que le Front national aurait fait plus de 11 % des voix et le Parti communiste moins de 11 % si ceux qui ne font pas de politique active s'étaient occupés d'une bonne surveillance de l'élection. L'Amitié française, c'est une manière de se rencontrer, de s'entraider.
Les Cercles doivent permettre le placement dans les entreprises des étudiants et adhérents du CENTRE CHARLIER qui cherchent du travail. Ils doivent être un élément de sociabilité au sein de la droite nationale et chrétienne. Leur objectif n'est pas ambitieux, mais je suis persuadé qu'ils peuvent jouer un rôle non négligeable dans le développement en profondeur de nos combats.
*Vous allez également avoir une fonction précise au sein du Front national ?*
A l'intérieur du Front national, je m'occuperai plus spécialement de ce qui est du domaine de ma compétence, à savoir de la formation.
215:287
J'ai présidé pendant plusieurs années un très important centre de formation de la région Midi-Pyrénées et j'ai animé un centre de formation aux relations du travail qui a reçu plus de 1500 stagiaires, à la fois chefs d'entreprises et syndicalistes. C'est avec beaucoup de regrets d'ailleurs que je quitte mes amis chefs d'entreprises ou militants de Force Ouvrière, de la CFTC, et de la CGC. Je crois que cela est réciproque, puisque je dois prochainement être reçu dans les différentes unions départementales de ces syndicats qui, s'ils ne partagent pas toujours mes idées politiques, respectent mon choix et désirent maintenir des relations chaleureuses. Au sein du Front national, je m'occuperai de même de ce que j'appelle une école de cadres, car il faut que les hommes de la droite nationale apprennent encore davantage à exprimer pour quoi ils se battent.
Pour une réforme des institutions
*Si vous acceptez des responsabilités d'animation au sein d'un parti politique, doit-on en déduire que vous défendez désormais le dogme démocratique ?*
Certains de nos amis pensent que le fait de se faire élire sur la liste du Front national serait une rupture avec certaines de leurs convictions. Le Front national serait pour eux l'acceptation d'un système pervers. Pour ma part, je n'ai aucun complexe de ce côté-là. Je réaffirme que je ne pratique pas la religion démocratique, à savoir que pour moi, au-delà des systèmes politiques, il y a des valeurs fondamentales qui sont définies dans le Décalogue, et qu'un certain nombre de choses ne sauraient être soumises aux décisions de l'élection. Jean-Marie Le Pen pense la même chose, puisque depuis des années et des années il est le seul homme politique français à se référer à ce Décalogue qui est la charte des devoirs de l'homme, qui fonde la dignité de la nature humaine. C'est ce qui est le plus important.
D'autre part, en tant que chrétien, je suis de ceux qui pensent comme Bainville, que tout a toujours très mal marché, qu'aucun système politique n'est parfait. La Chrétienté, évidemment, c'était tout de même mieux. Ce n'était pas parfait mais les choses étaient bien ordonnées.
216:287
Pour autant, je pense qu'utiliser les lois en vigueur relève du bon sens politique. J'ai une grande admiration pour les quarante rois qui ont fait la France et pour la monarchie qui, seule, solutionnait les deux grands problèmes politiques : l'indépendance de l'État vis-à-vis des groupes de pression et la continuité du pouvoir. On ne saurait oublier non plus qu'elle s'inscrivait dans une volonté providentielle que l'on a désappris de prendre en considération. Les pouvoirs ne sont plus de droit divin pour une raison simple, c'est qu'ils ne se veulent plus de droit divin. Mais il n'y a plus de prétendant possible, nous ne voyons pas se profiler une restauration monarchique. Il faut défendre les valeurs chrétiennes dans un autre système. Je ne remets pas en cause la République, ce que je remets en cause ce sont les mauvaises lois qui piétinent l'âme chrétienne de la France.
Lorsque Jean-Marie Le Pen se déclare démocrate, cela ne me gêne pas. La question est : de quelle démocratie s'agit-il ? Il s'agit pour lui de faire admettre que dans l'ordre politique le vote du pêcheur breton doit être aussi important que celui du directeur de l'École Normale Supérieure Althusser. J'en conviens tout à fait. Ce que j'aimerais, c'est qu'on puisse se diriger vers un ordre politique où le pêcheur breton se prononcerait sur les problèmes de la pêche et où l'on ne nommerait pas n'importe qui directeur de l'École Normale Supérieure. Sans doute une profonde réforme constitutionnelle est-elle nécessaire afin de réorganiser la politique selon le principe des compétences. Je ne crois pas que Jean-Marie Le Pen soit hostile à cette idée. Le fait que je l'exprime lui permettra de s'exprimer à son tour sur la question.
*La Marseillaise ne vous gêne pas ?*
Je la chante, c'est notre hymne national. Elle n'a pas toujours été chantée dans de bonnes conditions. Je suis de ceux qui ne fêteront pas la Révolution de 1789 qui fut une abomination. Nous n'oublions pas les colonnes infernales, nous n'oublions pas les massacres, les tanneries de peaux humaines. Mais la Marseillaise a été chantée par nos soldats dans les conditions les plus difficiles. Elle a été le chant aussi bien des républicains que des royalistes de l'Action française. Ce qui m'attriste un peu ce sont certaines paroles qui ont un relent raciste : je ne crois pas qu'il y ait de sang impur. Le sang que l'on reçoit est toujours pur, il nous est donné par la Providence. Disons qu'il y a des couplets que je préfère à d'autres.
217:287
J'ai été particulièrement heureux lorsque Jean-Marie Le Pen a dit aux journalistes lors de la manifestation pour la liberté de l'enseignement, que le choix de la Bastille lui apparaissait d'un symbolisme douteux. En effet, comme il l'a rappelé, la prise de la Bastille fut la prise d'une place-forte non défendue, sinon par quelques braves hommes dont on a versé le sang de manière ignominieuse, prise faite par une foule de braillards et d'ivrognes que Camille Desmoulins, aux ordres du duc d'Orléans, avait su rassembler la veille au soir.
*Nous nous dirigeons justement vers le second centenaire de la Révolution française...*
Ce n'est pas un anniversaire que je célébrerai avec éclat. Pour ma part, je ne fais pas commencer l'Histoire de France en 1789. Pour autant je crois avec le comte de Chambord qu'il y aurait eu de bonnes réformes à faire, qu'il aurait fallu reprendre le mouvement de 1789 pour adapter la vie sociale, corporative. Mais nous n'avons pas à fêter une révolution qui rappelle par trop les haines, les ruines, la guillotine, les massacres. Le Front national doit pouvoir accueillir en son sein les différentes tendances de l'unité française et ne pas rappeler les haines et discordes civiles. Notre message doit être un message de paix. Je me demande comment les Vendéens et les Bretons, qui ont été particulièrement touchés par cette révolution, pourraient accepter que l'on exalte d'une manière inconsidérée la mémoire des massacreurs de leurs arrière-grands-parents.
Vous le voyez, pour moi l'essentiel est de réformer au mieux nos institutions, ce n'est pas de vouloir une nouvelle révolution, je ne crois pas non plus, à vue humaine, à une possibilité de restauration monarchique. J'ai toujours été pour un ordre politique où puissent s'épanouir au mieux, simultanément, en bas les républiques, en haut l'autorité de l'État et par-delà toutes les nations, la papauté...
\[Fin de la reproduction de l'entretien de Romain Marie avec Yves Daoudal, paru dans *Chrétienté-Solidarité*, n° 16-17 de juillet-août 1984.\]
218:287
### Le dimanche c'est le jour de quoi ?
D'Annie Kriegel, dans *le Figaro* du 1^er^ octobre :
*L'Expansion* a interrogé quelques grands patrons sur ce qu'ils faisaient de leurs dimanches. Réponses assorties de photos probantes : sports, jardinage et même cuisine. Vrai, faux, peu importe.
L'intéressant : aucun n'a reconnu qu'il pouvait d'aventure aller à la messe, s'occuper de sa femme, emmener enfants ou petits-enfants à la promenade ou au spectacle, rendre visite à ses parents ou même à un oncle que le très grand âge laisse un peu seul.
219:287
Ce qu'on craint le plus à notre époque, c'est qu'on puisse vous soupçonner de perdre vos muscles ; de n'avoir pas de cœur ou même de perdre son âme, on s'en remet...
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article d'Annie Kriegel dans *le Figaro* du 1^er^ octobre.\]
Un journal économique comme *L'Expansion* n'est pas forcément le témoin impartial des mœurs contemporaines. Son directeur n'a jamais réussi à nous inspirer confiance. Quoi qu'il en soit, l'enquête existe telle qu'elle est, même si *L'Expansion* a choisi parmi les réponses. Et les remarques qu'elle a inspirées à Annie Kriegel sont parfaitement pertinentes.
============== fin du numéro 287.
[^1]: -- (1). Pourcentage donné pour 1981, par l'annuaire statistique de l'Église, publié en 1983.
[^2]: -- (2). Lettre du cardinal Ratzinger à Mgr Vilnet, *Osservatore Romano,* 29 octobre 1983.
[^3]: -- (3). Cité par Marc Dem, « Évêques français, qu'avez-vous fait du catéchisme ? », La Table ronde ; 1984, p. 150.
[^4]: -- (4). 31, rue Rennequin, 75017 Paris, 52 F + port.
[^5]: -- (5). 49, rue des Renaudes, 75017 Paris, 39 F + port.
[^6]: -- (6). Préfet de la Congrégation pour le clergé et responsable de la catéchèse pour le monde entier.
[^7]: -- (1). Voir notre *Petite histoire du catéchisme en France depuis un demi-siècle,* dans ITINÉRAIRES, numéro 271 de mars 1983, pp. 23 et suiv.
[^8]: -- (2). Ces quatre premiers points dans ITINÉRAIRES, numéro 273 de mai 1983, pp. 6 et 7. -- Si l'on veut relire ce communiqué historique en son entier, on le retrouvera dans ITINÉRAIRES, numéro 17 de novembre 1957, pp. 113-115.
[^9]: -- (3). Marc Dem : *Évêques français, qu'avez-vous fait du catéchisme ?* (Éditions de la Table ronde.)
[^10]: -- (4). Voir en appendice le texte intégral des déclarations de Mgr Boffet sur le catéchisme.
[^11]: -- (1). Quelles *réalités ? -- *Le domaine du catéchisme est celui des *réalités surnaturelles* qui sont énoncées par les *dogmes de la foi.* L'affirmation dogmatique est forcément péremptoire. Écarter le péremptoire, c'est supprimer le catéchisme catholique. C'est bien ce qu'a fait l'épiscopat français. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^12]: -- (2). *Pierres vivantes* a quand même pour sous-titre : « recueil catholique de documents privilégiés de la foi ». Quoi qu'il en soit, si *Pierres vivantes* n'est point, malgré cela, un « traité de la foi », où donc se trouve un tel traité à l'usage des enfants du catéchisme ? Tous les autres *traités de la foi,* leur usage au catéchisme a été *interdit* par l'épiscopat. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^13]: -- (3). Il ne manque en somme que les documents *dogmatiques* et l'explication du *vocabulaire dogmatique.* Un oubli ? (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^14]: -- (4). Quels livres ? Les odieux *Parcours,* plus odieux encore que *Pierres vivantes ?* (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^15]: -- (5). Mais l'épiscopat n'a jamais pu dire par quel *acte*, à quelle *date,* en quels *termes* cet « agrément » aurait été notifié. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^16]: -- (6). Il y avait donc des *équivoques ?* Il manquait donc une *formulation claire ?* Sur ce point capital, voir ci-après l'Appendice II. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^17]: -- (7). La vérité est exactement le contraire. Il n'est pas vrai que le cardinal Ratzinger ait *toujours* affirmé l'orthodoxie du catéchisme français. La vérité est justement qu'il n'a *pas toujours* affirmé cette orthodoxie. -- Si l'on sait lire, et si l'on est capable de comprendre ce que le cardinal Ratzinger a énoncé dans sa conférence de janvier 1983 (intégralement reproduite dans ITINÉRAIRES, numéro 271 de mars 1983, pp. 148 et suie.), il est alors manifeste que c'est bien un procès (notamment) d'orthodoxie qu'il a fait aux catéchèses qu'il critiquait. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^18]: -- (1). Voir par exemple, entre autres, dans nos *Éditoriaux et chroniques,* tome II, les pages 263-266.
[^19]: -- (1). *Lettre ouverte aux assassins de l'École Libre,* Albin Michel.
[^20]: -- (2). Jacques Malherbe, Figaro du 27 septembre 1984.
[^21]: -- (3). *L'École libre vivra,* EDPR, service des ventes : 18, rue Claude-Tillier, Paris.
[^22]: -- (4). ITINÉRAIRES, numéro 284 de juin 1984.
[^23]: -- (1). Sur Augustin Cochin, voir ITINÉRAIRES n° 248 (décembre 1980).
[^24]: -- (2). Sur cette question, voir Robert FAURISSON, *Réponse à Pierre Vidal-Naquet* (diffusion : La Vieille Taupe, B.P. 9805, 75224 Paris Cedex 05).
[^25]: -- (3). Le dernier *Cahier des amis de Robert Brasillach* (n° 29, printemps 1984), révèle que Brasillach avait rédigé pour *Les Dictateurs* de Bainville les pages sur Robespierre, l'Amérique latine, Kemal Ataturk et Hitler, de même que Rebatet (on le savait par *Les Décombres*) les pages sur les Soviets et... Salazar ! Charles Filippi a retrouvé ces pages manuscrites et analyse les corrections de Bainville, minimes et subtiles nuances de vocabulaire, additions de quelques traits anecdotiques ou politiques, notations de moraliste. C'est un document extraordinaire pour une meilleure connaissance et de Bainville et de Brasillach. Leur communion de pensée, face à la montée de l'hitlérisme en 1934, est étonnante et incontestable. Recommandons l'adhésion à l'Association des Amis de Robert Brasillach (70 F au CCP Mme Jean Barthélemy, Lyon 5904 28 T), qui, outre son très beau cahier annuel, publie un bulletin trimestriel riche en informations de toute nature (particulièrement littéraires et journalistiques).
[^26]: -- (4). Ne pas le confondre avec le jésuite de Belfort Jean-Baptiste Durosoy, mort en 1804 peu après son retour d'émigration, et qui avait collaboré occasionnellement à *L'Année littéraire.*
[^27]: -- (5). Sur Fréron, voir ITINÉRAIRES n° 285 (juillet-août 1984). Dans cet article, il faut rétablir ainsi le distique de Gilbert contre d'Alembert : *Et ce froid d'Alembert, chevalier du Parnasse, / Qui se croit un grand homme et fit une préface.*
Il convient de citer aussi, en cette année où le Missel des Dimanches de l'épiscopat français célèbre l'auteur du *Mariage de Figaro* comme un Père de l'Église et où l'on fête à grand bruit le bicentenaire de la mort de Diderot, les distiques tout aussi mordants que leur décochait Gilbert en 1775* *: *Et ce vain Beaumarchais, qui trois fois avec gloire / Mit le mémoire en drame et le drame en mémoire ; / Et ce lourd Diderot, docteur en style dur, / Qui passe pour sublime à force d'être obscur.*
[^28]: -- (6). Les *Réflexions* de Burke ont été rééditées dans le Livre de Poche/Pluriel, n*° *8304 (en cours de réimpression, semble-t-il).
[^29]: -- (7). Publiés depuis 1980 par la Société des Amis de J.A. Roucher et A. Chénier (53 rue d'Angiviller, 78000 Versailles ; CCP La Source 32 850 96 X ; cotisation donnant droit au cahier annuel : 110 F).
[^30]: -- (1). Mgr Vignes, archevêque d'Avignon avait été le précepteur d'Émile Loubet, député de la Drome, sénateur, ministre, président du Conseil, futur président de la République (1899-1906). « J'y suis resté pendant deux ans, racontait l'archevêque, je suis encore très lié avec sa famille, sa sœur qui habite Montélimar est une sainte femme. Quant au président du Conseil, je suis le premier à rendre hommage à son honorabilité et à son honnêteté... Je suis certain que c'est à son corps défendant qu'il s'engage dans l'action contre le clergé, où le poussent les radicaux. Tant qu'il est resté maire de Montélimar, les processions ont toujours été autorisées, et les écoles libres n'ont jamais été inquiétées. » Oui mais la franc-maçonnerie passa par là. Pendant son septennat, Loubet gracia Dreyfus faute de n'avoir pu le faire acquitter par le Conseil de guerre de Rennes. Il chargea Waldeck-Rousseau puis Combes d'en terminer avec l'école catholique. Il couvrit l'affaire des fiches et le meurtre de Syveton. Il promulgua la loi sur la séparation de l'Église et de l'État (revendication n° 1 des loges) et rompit les relations diplomatiques avec le Vatican.
[^31]: -- (2). D'après Alain Sergent : *L'année sanglante de l'Anarchie.* Alain Sergent est le pseudonyme d'André Mahé, ancien communiste, ancien bergeryste, attiré par Doriot puis par Deloncle. Il fut l'un des dirigeants du MSR avec Abellio. Je me suis souvent demandé s'il n'était pas franc-maçon. Les F **.·.** M **.·.** furent beaucoup plus nombreux dans la collaboration que les milieux maçonniques l'avouent volontiers aujourd'hui.
[^32]: -- (3). Elle fut finalement assurée par M Labori, qui allait devenir célèbre grâce à l'affaire Dreyfus (défense de Dreyfus, de Zola, du colonel Picquard). Labori fut élu député en 1906 sur un programme laïque qui approuvait la séparation de l'Église et de l'État. Il devint plus tard le défenseur de Mme Caillaux.
[^33]: -- (4). Vaillant avait raconté qu'il s'était « fait prêter cent francs par un anarchiste cambrioleur, un de ceux qui pratiquent déjà la reprise individuelle » pour louer une chambre rue Daguerre et y confectionner son engin à partir d'une boite en fer blanc achetée 0 F 95 au Bazar de l'Hôtel de Ville.
[^34]: -- (5). Sergent, *op. cit*.
[^35]: -- (1). L'épître de saint Jacques, rejetée par Luther, a été rétablie après sa mort dans les Bibles protestantes.
[^36]: -- (2). « La détestable TOB », par Antoine Barrois, dans ITINÉRAIRES, numéro 218 de décembre 1977 et numéro 220 de février 1978.
[^37]: -- (1). Cette fête si douce à nos cœurs a été supprimée sans appel, biffée d'un trait de plume par les bureaux chargés de l'application de la liturgie post-conciliaire ; et les bénédictins ont obtempéré sans un mot de protestation. Nous pleurons de honte sur l'Ordre bénédictin.
[^38]: -- (1). Armand CHAFFANJON : *Journal de voyage en Orient* (1861) du comte de Chambord (Taillandier).
[^39]: -- (1). Cotte recension est reproduite à la fin de la 2^e^ édition du livret.
[^40]: -- (2). Il ne faut pas passer de commande à l'orphelinat de Pont-Callec.
[^41]: -- (1). Dont la troisième édition est en cours de préparation.
[^42]: -- (2). Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1983, 167 papes.
[^43]: -- (3). Geneviève MAUGIS, *Mon demi-frère Robert Brasillach,* Paris, 1981, page 21.
[^44]: -- (4). Philip MANSEL, *Louis XVIII,* Paris, 1982, page 103.
[^45]: -- (5). *La Science Historique,* tome XXV, premier semestre 1933, page 9, le donne comme chevalier de l'ordre royal du Lys, sans dater sa nomination.
[^46]: -- (1). Dans les affaires humaines, bien entendu, et non sur le plan spirituel. Corti cite la phrase de Joseph de Maistre : « Entre l'homme et Dieu, il n'y a que l'orgueil ». Et il reconnaît ainsi l'orgueil spirituel qui était le sien. (« D'esprits forts nous nous sommes faits esprits faibles avec joie », dit-il aussi.)
[^47]: -- (1). Sur cet accord, voir les numéros de la revue ITINÉRAIRES de février et d'avril 1963 et de juin 1964 : et cette année le numéro 280 de février et le numéro 285 de juillet 1984.
[^48]: -- (1). *Ce que nul n'a relevé...* sauf toutefois Jean Madiran en première page du quotidien PRÉSENT, le 27 mars, article : « Romain Marie et André Figueras inculpés », où l'on pouvait lire : « *Romain Marie n'est inculpé pour aucun des propos *» *tenus à la tribune de la IV^e^ Journée nationale d'Amitié française, mais pour une phrase d'une conversation privée qu'Edwy Plenel n'était nullement autorisé à rendre publique. En outre, cette phrase, il l'a falsifiée, etc. etc.* » (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^49]: -- (2). C'est finalement à la commission du budget et à la commission de l'environnement et de la santé que Romain Marie a été appelé à siéger. (Note d'ITINÉRAIRES.)