# 288-12-84
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## CHRONOLOGIE
### Quinze ans de guerre religieuse contre la messe traditionnelle
#### 1969
3 avril
-- CONSTITUTION APOSTOLIQUE *Missale romanum* de Paul VI approuvant une nouvelle messe ([^1]).
\[*La fabrication et l'institution par Paul VI d'une nouvelle messe, en 1969, est un commencement : le commencement d'une nouvelle période de la guerre dans l'Église. Mais bien sûr cette nouvelle messe n'est pas un commencement absolu. Elle est elle-même un aboutissement. Il y a eu de longue date le mouvement liturgique anti-traditionnel.*
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*Il y a eu la constitution liturgique de Vatican II et son astuce sournoise* (*elle ordonnait explicitement de conserver le latin, le grégorien, les rites traditionnels, mais c'était de sa part une feinte, on l'a bien vu par la suite*)*. Il y a eu les premières modifications de septembre 1964, supprimant le psaume 42 au début de la messe et à la fin le dernier évangile et les prières de Léon XIII à la suite des messes basses ; il y a eu la formule* « *Corpus Christi *» *à laquelle répondre* « *Amen *» *à la communion des fidèles ; et le Notre Père récité ou chanté par l'assistance en vernaculaire. Ces modifications figuraient dans l'* « *Ordo Missae *» *de janvier 1965 ; elles entraient en vigueur à partir du 7 mars 1965, avec le décret du même jour sur le rite de la concélébration et celui de la communion sous les deux espèces. Il y a eu le décret du 4 mai 1967 : le canon à haute voix, la suppression d'un grand nombre de signes de croix et de génuflexions du célébrant, etc., pour exercer prêtres et fidèles à des changements encore limités mais incessants. Il y a eu l'épisode de la* « *messe normative *»*, ballon d'essai raté au synode épiscopal de 1967. Il y a eu le décret du 23 mai 1968 instituant trois nouveaux canons. Tout cela eut sa fonction et son importance. On était déjà en plein drame. Nous commençons cependant la présente chronologie en cette terrible année climatérique 1969. C'est le moment où -- entre autres violences, au premier rang desquelles il faut compter le nouveau catéchisme en France -- l'institution d'une nouvelle messe va être le moyen de* PRÉTENDRE INTERDIRE *la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le missel romain de saint Pie V*.\]
19 juin
-- NOTE du conseil permanent de l'épiscopat introduisant en France la communion dans la main.
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Septembre
-- LETTRE DES CARDINAUX OTTAVIANI ET BACCI présentant à Paul VI un *Bref examen critique de la nouvelle messe* et demandant l'abrogation de cette messe nouvelle.
Publiés en France par la *Contre-Réforme catholique* de l'abbé Georges de Nantes et par la revue ITINÉRAIRES, cette lettre des cardinaux et ce *Bref examen critique* ont fait ensuite l'objet d'un tiré à part d'ITINÉRAIRES, puis d'un *reprint* chez DMM.
24 septembre
-- Premier article de Louis Salleron, dans l'hebdomadaire *Carrefour,* contre la nouvelle messe.
25 septembre
Premier article (anonyme) de l'abbé Raymond Dulac contre la messe nouvelle, dans le *Courrier de Rome.*
Octobre
-- Fondation à Fribourg (Suisse) par Mgr Marcel Lefebvre, avec neuf séminaristes, de la FRATERNITÉ SACERDOTALE SAINT-PIE X*.*
*-- *Prise de position très détaillée de l'abbé Georges de Nantes, dans la *Contre-Réforme catholique,* contre la nouvelle messe.
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20 octobre
-- Circulaire du Saint-Siège sur l'application progressive de la constitution apostolique *Missale romanum.*
Novembre
La revue ITINÉRAIRES publie des « *précisions théologiques *», selon la doctrine commune de l'Église, « *sur quelques questions actuellement controversées *» : I. -- Le pontife romain, tête de l'Église. -- II -- Les défaillances éventuelles du pontife romain. -- III. -- Le cas d'un « mauvais pape ». -- IV. -- Le cas d'un « pape hérétique ». -- V. -- Le cas d'un « pape schismatique » (selon Suarez, un pape peut être schismatique en « renversant tous les rites traditionnels »).
1^er^ novembre
-- *Imprimatur* donné au premier *Nouveau missel des dimanches* (annuel) patronné par l'épiscopat français et contenant page 332*,* à titre de « *rappel de foi indispensable *», l'affirmation qu'à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli *».
12 novembre
-- ORDONNANCE DE L'ÉPISCOPAT FRANÇAIS rendant obligatoire à partir du 1^er^ janvier 1970 la célébration de la nouvelle messe et l'utilisation de la traduction française établie par la commission épiscopale.
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Cette ordonnance était juridiquement schismatique : en effet l'épiscopat français y prétendait *décider lui-même, en ne se référant qu'à son propre pouvoir,* le changement de rite en France. Il n'invoquait ni la constitution apostolique *Missale romanum,* ni la circulaire romaine du 20 octobre 1969.
Par cette ordonnance, l'épiscopat français *interdisait* en fait, à partir du 1^er^ janvier 1970, le rite traditionnel de la messe et, quel que soit son rite, le latin à la messe.
Décembre
-- Dans la revue ITINÉRAIRES, éditorial de Jean Madiran contre l'interdiction de la messe traditionnelle : « *Un petit livre rouge *».
#### 1970
Janvier
-- Déclaration du P. Calmel O.P. dans ITINÉRAIRES : « Je m'en tiens à la messe traditionnelle, celle qui fut codifiée mais non fabriquée par saint Pie V, au XV^e^ siècle, conformément à une coutume plusieurs fois séculaire. Je refuse donc l'ORDO MISSAE de Paul VI. »
Février
-- Dans ITINÉRAIRES, l'abbé Raymond Dulac publie contre la nouvelle messe : « *Les raisons d'un refus *».
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26 mars
-- Décret de la congrégation romaine du culte divin promulguant l'édition dite « typique » (c'est-à-dire officielle) de la nouvelle messe (en latin). L'épiscopat français, comme on l'a vu, n'avait pas attendu cette promulgation officielle pour en rendre obligatoire une traduction à sa façon.
Octobre
-- Ouverture à ÉCÔNE, par Mgr Marcel Lefebvre, du SÉMINAIRE INTERNATIONAL SAINT-PIE X, où Seront instruits et ordonnés de jeunes prêtres pour célébrer la messe traditionnelle.
Décembre
-- Première édition du livre de Louis Salleron sur (et contre) *La nouvelle messe,* un volume de 188 pages aux Nouvelles Éditions Latines.
#### 1971
9 juin
-- DÉCLARATION DU CARDINAL OTTAVIANI (publiée dans l'hebdomadaire *Carrefour* par Louis Salleron qui est allé à Rome interviewer le cardinal) :
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« *Le rite traditionnel de la messe selon l'Ordo de saint Pie V n'est pas, que je sache, aboli. *»
14 juin
-- Notification de la congrégation romaine du culte divin pour la mise en place de la nouvelle messe (notification superfétatoire pour la France, où les évêques ont déjà devancé et dépassé Rome).
Novembre
-- Le cardinal Heenan, à la demande de la *Latin Mass Society,* « association pour le rite tridentin » (adhérente à la Fédération internationale *Una voce*)*,* fait connaître l'autorisation donnée par Paul VI aux Anglais d'utiliser occasionnellement le rite traditionnel de la messe.
#### 1972
10 octobre
-- *Imprimatur* à nouveau décerné au *Nouveau missel des dimanches* (annuel) de l'épiscopat qui, en sa page 383, réitère le « *rappel de foi indispensable *» de la première édition, selon lequel à la messe « *il s'agit simplement de faire mémoire de l'unique sacrifice déjà accompli *».
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27 octobre
-- LETTRE A PAUL VI de Jean Madiran :
« *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe* (*...*)*. Rendez-nous la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le missel romain de saint Pie V. Vous laissez dire que vous l'auriez interdite. Mais aucun pontife ne pourrait, sans abus de pouvoir, frapper d'interdiction le rite millénaire de l'Église catholique, canonisé par le concile de Trente. L'obéissance à Dieu et à l'Église serait de résister à un tel abus de pouvoir, s'il s'était effectivement produit, et non pas de le subir en silence* (*...*)*. Très Saint Père, confirmez dans leur foi et leur bon droit les prêtres et les laïcs qui, malgré l'occupation étrangère de l'Église par le parti de l'apostasie, gardent fidèlement l'Écriture sainte, le catéchisme romain, la messe catholique* (*...*)*. Laissez venir jusqu'à vous la détresse spirituelle des petits enfants : rendez-leur, Très Saint Père, rendez-leur la messe catholique, le catéchisme romain, la version et l'interprétation traditionnelles de l'Écriture. Si vous ne les leur rendez pas en ce monde, ils vous les réclameront dans l'éternité... *»
Novembre
-- Première édition de *La messe, état de la question,* par Jean Madiran.
-- Contre la nouvelle messe, Henri Charlier publie dans ITINÉRAIRES : « *La messe ancienne et la nouvelle *», texte qui sera en 1973 édité en opuscule (24 p.) par DMM.
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#### 1973
Janvier
-- « Mise au point » de Mgr Adam, évêque de Sion (Suisse), affirmant qu' « il est interdit, sauf indult, de célébrer selon le rite de saint Pie V, qui a été aboli (*sic*) par la constitution *Missale romanum* du 3 avril 1969 ». Mgr Adam précise : « La présente déclaration est faite sur renseignement authentique et indication formelle de l'Autorité. »
Juillet
-- Communiqué de l'Assemblée plénière des évêques suisses : « Il n'est plus permis de célébrer la messe selon le rite de saint Pie V. »
Octobre
-- Au nom de Mgr Badré, évêque de Bayeux et de Lisieux, le doyen d'Orbec publie un communiqué affirmant : « Le souci d'obéissance à l'Église interdit de célébrer la messe selon le rite de saint Pie V dans quelques circonstances que ce soit. »
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#### 1974
14 novembre
-- COMMUNIQUÉ DE L'ÉPISCOPAT FRANÇAIS qui, pour la première fois, cinq ans après coup, déclare *explicitement* interdite la messe traditionnelle (l'ordonnance du 12 novembre 1969 l'avait effectivement interdite, mais *implicitement* et par voie de conséquence, en rendant obligatoire la messe nouvelle en français).
Au communiqué est jointe l'ORDONNANCE ÉPISCOPALE du 14 novembre 1974, qui « confirme sa décision antérieure », celle du 12 novembre 1969, mais cette fois « en application » de la notification romaine du 14 juin 1971 et non plus de sa propre autorité.
21 novembre
-- Déclaration de Mgr Marcel Lefebvre : « Nous refusons de suivre la Rome de tendance néo-moderniste et néo-protestante qui s'est manifestée clairement dans le concile Vatican II et après le concile dans toutes les réformes qui en sont issues. »
#### 1975
Mai
-- « Condamnation » (la « condamnation sauvage ») du Séminaire international d'Écône et de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X fondés par Mgr Lefebvre.
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29 juin
-- Lettre de Paul VI à Mgr Lefebvre : « Le deuxième concile du Vatican ne fait pas moins autorité, il est même sous certains aspects plus important que celui de Nicée. »
11 octobre
-- Lettre du cardinal Villot, secrétaire d'État, approuvant au nom de Paul VI l'édition française du nouveau Missel, et assurant que par sa constitution apostolique *Missale romanum* de 1969, le pape a « prescrit que le nouveau Missel doit remplacer l'ancien ».
Novembre
-- Louis Salleron publie *La nouvelle messe est équivoque* (suivie de : *Solesmes et la messe*)*,* un opuscule de 64 pages (édité par ITINÉRAIRES). En *reprint* chez DMM.
#### 1976
24 mai
-- DISCOURS CONSISTORIAL de Paul VI réclamant que la messe traditionnelle ne soit plus jamais célébrée :
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« L'adoption du nouvel Ordo Missae n'est certainement pas laissée à la libre décision des prêtres ou des fidèles... Le nouvel Ordo a été promulgué pour prendre la place de l'ancien. »
Juin
-- Cinquième édition, revue et augmentée, de : *La messe, état de la question,* par Jean Madiran (un opuscule de 80 pages).
25 juin
-- Mgr Benelli, de la secrétairerie d'État, écrit au nom de Paul VI à Mgr Lefebvre pour exiger « *la fidélité véritable à l'Église conciliaire *» (*sic*)*.*
22 juillet
-- Paul VI frappe Mgr Lefebvre de *suspense a divinis.*
8 septembre
-- A Jean Guitton qui lui demande d'autoriser en France la célébration de la messe traditionnelle, Paul VI répond « sévèrement » : -- « *Cela, jamais ! *»
(Cette violente répartie ne sera rendue publique qu'après la mort de Paul VI, dans le livre de Jean Guitton paru en décembre 1979 : *Paul VI secret,* p. 158.)
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11 septembre
-- A Castelgandolfo, Mgr Lefebvre est reçu par Paul VI. Il demande au pape de « laisser faire l'expérience de la Tradition », c'est-à-dire notamment de lever l'interdiction qui prétend frapper la messe traditionnelle. Le pape répond qu'il réfléchira et consultera la curie.
29 septembre
-- Achevé d'imprimer de la seconde édition (augmentée) du livre de Louis Salleron : *La nouvelle messe,* un volume de 256 pages aux Nouvelles Éditions Latines.
11 octobre
-- Lettre de Paul VI à Mgr Lefebvre exigeant (entre autres) l'abandon total et définitif de la messe traditionnelle.
#### 1977
27 février
-- Premier dimanche de Carême : Mgr Ducaud-Bourget ; l'abbé Louis Coache, l'abbé Vincent Serralda et les fidèles du rite de saint Pie V s'installent dans l'église SAINT-NICOLAS DU CHARDONNET à Paris, ainsi rendue depuis ce jour au culte traditionnel.
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#### 1978
16 juin
-- Le cardinal Seper, préfet de la congrégation romaine de la doctrine, intervient de manière pressante auprès de Mgr Lefebvre pour qu'il renonce à ordonner des prêtres fidèles à la messe traditionnelle.
Malgré pressions, menaces et sanctions, Mgr Lefebvre procède aux ordinations, chaque année à Écône, le jour ou aux environs de la fête des saints apôtres Pierre et Paul (29 juin). Ainsi les célébrations habituelles de la messe traditionnelle se multiplient. Le nombre des prieurés de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X et des jeunes prêtres y exerçant leur ministère augmente régulièrement.
#### 1980
19 juin
-- La congrégation romaine du culte (dans une communication qu'elle aurait voulu garder secrète) demande à tous les évêques d'ouvrir une enquête sur la permanence éventuelle d'un attachement à la célébration de la messe en latin et selon le rite traditionnel. Jean Madiran révèle l'existence et le contenu de cette enquête dans ITINÉRAIRES, numéro 246 de septembre-octobre 1980, pp. 153 et suiv.
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L'enquête sera systématiquement faussée par le fait que les évêques vont *omettre* ou même *refuser* d'entendre justement les personnes et les groupes qui demeurent attachés à la messe traditionnelle.
#### 1981
Novembre
-- Mgr Antonio de Castro-Mayer, évêque de Campos, rend publique sa réponse à l'enquête liturgique en la publiant dans ITINÉRAIRES (numéro 257).
Il y déclare :
1° que conformément à la constitution conciliaire de Vatican II sur la liturgie, n° 54 et n° 36, les prêtres de son diocèse « *maintiennent la coutume de célébrer la sainte messe en latin *» *;*
2° que conformément au n° 4 de la même constitution conciliaire, qui veut que « tous les rites légitimement reconnus soient conservés et favorisés de toutes les manières », *la messe traditionnelle, dite* « *tridentine *», *est* « *célébrée d'une manière générale dans les paroisses du diocèse *».
Décembre
-- Publication à Rome des résultats (faussés) de l'enquête liturgique. Conclusion officielle : il n'existe plus aucun problème concernant la messe traditionnelle, presque complètement disparue et presque complètement oubliée.
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#### 1983
21 novembre
-- « MANIFESTE ÉPISCOPAL ». -- Dans une « lettre ouverte au pape Jean-Paul II », Mgr Marcel Lefebvre et Mgr Antonio de Castro-Mayer contestent (entre autres) la « conception protestante de la messe » qui est celle de la messe nouvelle de Paul VI : « La désacralisation de la messe, sa laïcisation entraînent la laïcisation du sacerdoce, à la manière protestante. La réforme liturgique de style protestant est l'une des plus grandes erreurs de l'Église conciliaire... »
#### 1984
3 octobre
-- Déclarant obtempérer à un désir personnel du pape (« *ipse summus pontifex *»), la congrégation romaine du culte, par une lettre aux présidents des conférences épiscopales, donne aux évêques la faculté de permettre, s'ils le veulent, des célébrations de la messe traditionnelle.
Mais la congrégation pose à l'octroi d'une telle permission cinq conditions absurdes : cinq conditions qui reviennent en somme à ne consentir la messe traditionnelle qu'aux prêtres et aux fidèles qui ne la désirent pas ou ne la souhaitent guère.
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## DOCUMENTS
### La circulaire du Saint-Siège
*3 octobre 1984*
*Il s'agit d'une lettre de la congrégation romaine pour le culte divin. Elle est signée de son pro-préfet Mgr Augustin Mayer et de son secrétaire, Mgr Virgilio Noé, farouche ennemi de la messe traditionnelle.*
*La lettre de la congrégation du culte est qualifiée de* « *lettre circulaire *» *par l'édition française de* « *L'Osservatore romano *» *et elle est adressée aux présidents des conférences épiscopales.*
Romae, die 3 octobris 1984
E. me Domine,
quattuor abhinc annos, iubente Summo Pontifice Ioanne Paulo II, universae Ecclesiae Episcopi invitati sunt ad relationem exhibendam :
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-- circa modum, quo sacerdotes et christifideles in suis dioecesibus Missale auctoritate Papae Pauli VI promulgatum recepissent, statutis Concilii Vaticani II rite obsequentes ;
-- circa difficultates in liturgica instauratione exsequenda evenientes ;
-- circa renisus forte superandos.
Exitus consultationis notus factus est omnibus Episcopis (cf. *Notitiae*, n. 185, decembri 1981). Eorum responsionibus attentis, fere in totum solutum visum est problema illorum sacerdotum atque christifidelium, qui ritui « Tridentino » nuncupato inhaerentes manserant.
Cum autem problema idem perduret, ipse Summus Pontifex, coetibus istis obsecundare desiderans, Episcopis dioecesanis facultatem concedit utendi Indulto, quo sacerdotes et christifideles, qui in petitione proprio Episcopo exhibenda explicite indicabuntur, Missam celebrare valeant Missale Romanum adhibendo iuxta editionem typicam anni 1962, servatis autem normis, quae sequuntur :
a\) Sine ambiguitate etiam publice constet talem sacerdotem et tales fideles nullam partem habere cum iis qui legitimam vim doctrinalemque rectitudinem Missalis Romani, anno 1970 a Paulo VI Romano Pontifice promulgati, in dubium vocant.
b\) Haec celebratio fiat tantummodo ad utilitatem illorum coetuum qui eam petunt ; item in ecclesiis et oratoriis quae Episcopus dioecesanus deputaverit (non autem in templis paroecialibus, nisi Episcopus in casibus extraordinariis id concesserit) ; iisque diebus atque condicionibus ab ipso Episcopo, sive per modum consuetudinis, sive per actus, adprobatis.
c\) Huiusmodi celebratio secundum Missale anni 1962 fiat et quidem lingua latina.
d\) Nulla habeatur commixtio inter ritus et textus alterutrius Missalis.
e\) Unusquisque Episcopus hanc Congregationem certiorem faciet de concessionibus ab ipso datis atque, expleto anno ab hoc Indulto tributo, de exitu quem eius applicatio obtinuerit.
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Concessio huiusmodi, sollicitudinis signum qua Pater communis omnes suos prosequitur filios, adhibenda erit sine ullo praeiudicio liturgicae instaurationis observandae in vita unius-cuiusque Communitatis ecclesialis.
Iuvat me vero hac uti opportunitate me E. tiae Tuae Rev. mae addictissimum in Domino profitendi.
*Aucune traduction française intégrale, à notre connaissance, n'a été publiée ni communiquée par les services de l'épiscopat français. La première qui ait paru est celle de* « *L'Osservatore romano* »*, édition hebdomadaire en langue française, numéro du 23 octobre parvenu aux abonnés français dans les premiers jours du mois de novembre. Cette traduction nous a semblé non point inexacte, mais maladroite et plusieurs fois assez floue, c'est pourquoi nous l'avons refaite.*
### Traduction française intégrale et annotée
par Jean Madiran
Il y a quatre ans, à la demande du pape Jean-Paul II, les évêques de toute l'Église furent invités à faire une enquête :
-- sur la manière dont, dans leur diocèse, prêtres et fidèles avaient reçu-le missel promulgué par le pape Paul VI en vertu des décisions du concile Vatican II ;
-- sur les difficultés rencontrées ;
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-- sur les résistances qu'il avait éventuellement fallu surmonter ([^2]).
Le résultat de cette enquête fut communiqué à tous les évêques (cf. *Notitiae,* numéro 185 de décembre 1981) ([^3]). D'après leurs réponses, on semblait avoir presque complètement résolu le problème des prêtres et des fidèles qui demeuraient attachés au rite dit « tridentin ».
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Mais puisque ce problème subsiste, le souverain pontife en personne, désirant se montrer favorable à ces groupes, accorde aux évêques des diocèses la faculté de consentir par indult ([^4]) que les prêtres et les fidèles qui en feront nommément la demande à leur évêque puissent célébrer la messe en utilisant le missel romain dans son édition officielle de 1962, mais en respectant les règles suivantes :
a\) Qu'il soit établi sans ambiguïté et même publiquement que ce prêtre et ces fidèles se tiennent à l'écart de ceux ([^5]) qui mettent en doute la légitimité et l'orthodoxie du missel romain promulgué en 1970 par le pape Paul VI.
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b\) Que cette célébration se fasse seulement pour les groupes qui la demandent ([^6]) ; qu'elle ait lieu dans les églises et oratoires désignés par l'évêque du diocèse (mais non point dans les églises paroissiales, à moins que l'évêque ne le permette pour des occasions exceptionnelles) ; et seulement les jours et dans les conditions que l'évêque lui-même aura approuvés soit en laissant se développer une coutume, soit par décrets ([^7]).
c\) Que cette célébration soit faite selon le missel de 1962 et en latin.
d\) Qu'il n'y ait aucun mélange des deux missels quant au texte ou au rite.
e\) Que chaque évêque fasse connaître à la congrégation du culte les autorisations qu'il aura données et, un an après cet indult, les résultats qu'il aura ainsi obtenus.
Une telle concession est le signe de la sollicitude du Père commun pour tous ses enfants ([^8]). Elle devra être utilisée sans causer aucun préjudice au renouvellement liturgique qui doit être respecté par chaque communauté ecclésiale.
Je suis heureux de profiter de cette circonstance pour exprimer à Votre Éminence mon extrême dévouement dans le Seigneur.
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### Communiqué du secrétariat de l'épiscopat
*15 octobre 1984*
Le pape, par souci des personnes attachées à la messe de saint Pie V, donne aux évêques la possibilité de permettre la messe en latin selon le missel de 1962 à une condition, celle de la reconnaissance publique par ceux qui feront la demande de cette permission, de la légitimité et de la rectitude de la messe de Paul VI et donc aussi de l'enseignement même du concile.
De plus est demandé :
-- que les célébrations aient lieu dans les églises et oratoires désignés à cet effet par l'évêque mais non dans les églises paroissiales sauf cas extraordinaire ;
-- que cela se fasse au jour et aux conditions approuvés par l'évêque lui-même et que cela ne porte aucun préjudice à l'observation de la réforme liturgique dans la vie de chaque communauté ecclésiale.
*Le texte ci-dessus est, semble-t-il, l'intégralité du seul texte officiel du communiqué, tel qu'il a été publié ensuite dans le bulletin du SNOP* (*secrétariat national de l'opinion publique*)*.*
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*Toutefois l'AFP* (*Agence France-Presse*) *avait obtenu le jour même des précisions complémentaires sur les sentiments de* « *l'Église de France* » *et des* « *évêques français* »*. Voici le texte intégral de sa dépêche du 15 octobre à 21 h 30, intitulée :* « Mise au point de l'Église de France ».
L'autorisation donnée de nouveau par le pape Jean-Paul II pour la célébration de la messe en latin selon le rite de saint Pie V est subordonnée à une condition : « la reconnaissance publique de la légitimité et de la rectitude de la messe de Paul VI et donc aussi de l'enseignement même du concile » de Vatican II, indique lundi soir l'Église de France dans une mise au point.
Ainsi, les évêques français tiennent à souligner que le pape, « par souci des groupes attachés à la messe de saint Pie V », a certes fait un geste envers les traditionalistes, mais tout en exigeant d'eux la reconnaissance des acquis conciliaires, ce que, jusqu'à présent, le porte-drapeau des traditionalistes, Mgr Marcel Lefebvre, a toujours refusé.
A l'appui de cette mise au point, le secrétariat général de l'épiscopat français cite un paragraphe de la lettre adressée par la congrégation pour le culte divin aux présidents des conférences épiscopales de chaque pays, paragraphe qui, implicitement, vise les partisans de Mgr Lefebvre et explicite la condition essentielle posée par le Vatican à la célébration de messes en latin :
« Que soit manifesté sans ambiguïté et même publiquement que ce prêtre (NDLR : celui qui célèbre la messe en latin) ou ces fidèles n'ont aucune connivence avec ceux qui mettent en doute la valeur légitime et la rectitude doctrinale du missel romain promulgué en 1970 par le pape Paul VI. »
De plus, la congrégation pour le culte divin souligne dans cette lettre qu'une « telle concession, qui est la preuve du souci que le Père commun porte à tous ses fils, devra être utilisée sans porter la moindre atteinte à l'application des règles liturgiques qui doivent être observées par toute communauté ecclésiale ».
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*A la suite du communiqué du secrétariat de l'épiscopat, le bulletin du SNOP, paru le 17 octobre, donnait un texte intitulé :* « Contenu de la lettre adressée aux présidents des conférences des évêques du monde ». *En voici la teneur intégrale :*
La congrégation pour le culte divin vient d'adresser une lettre à tous les présidents des conférences des évêques de chaque pays. Après avoir rappelé la consultation faite il y a quatre ans et le résultat publié en décembre 1981 cette lettre poursuit : « Ce résultat fut porté à la connaissance de tous les évêques. Compte tenu de leurs réponses il apparaît que le problème est presque partout résolu chez les prêtres et les fidèles qui étaient demeurés attachés au rite « tridentin ».
Cependant, puisque ce problème dure encore, le souverain pontife, pour aider ces quelques groupes de personnes, a concédé aux évêques diocésains la possibilité d'user d'un indult par lequel les prêtres et les fidèles qui se signaleront par une demande adressée explicitement à leur évêque propre, puissent célébrer la messe en utilisant le missel romain selon l'édition typique de 1962, et en étant observées aussi les règles suivantes :
1\) Que soit manifesté sans ambiguïté et même publiquement que ce prêtre ou ces fidèles n'ont aucune connivence avec ceux qui mettent en doute la valeur légitime et la rectitude doctrinale du missel romain promulgué en 1970 par le pape Paul VI.
2\) Que cette célébration se fasse uniquement pour l'utilité des personnes qui en ont ainsi fait la demande, uniquement dans les églises et oratoires désignés par l'évêque du diocèse (et non pas dans les églises paroissiales sauf si l'évêque l'a permis dans des cas extraordinaires), aux seuls jours et aux seules conditions approuvés par l'évêque soit de façon habituelle soit pour un cas extraordinaire.
3\) Cette célébration devra se faire selon le missel de 1962 et en latin.
4\) Il n'y aura aucun mélange avec les rites et les textes de l'autre missel.
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5\) Chaque évêque informera la congrégation pour le culte divin des permissions qu'il aura accordées et, après un an de cet indult, des résultats que son application aura obtenus.
Une telle concession, qui est la preuve du souci que le Père commun porte à tous ses fils, devra être utilisée sans porter la moindre atteinte à l'application des règles liturgiques qui doivent être observées par toute communauté ecclésiale. »
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### Déclarations de l'abbé Aulagnier
*16 octobre 1984*
*Interrogé par Rémi Fontaine pour le quotidien* PRÉSENT*, l'abbé Paul Aulagnier, supérieur pour la France de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, fit les réponses suivantes :*
-- *Que pensez-vous du geste de Jean-Paul II ?*
-- Je me réjouis de cette annonce. Évidemment, il faut attendre de connaître la teneur du texte de l'instruction et donc sa promulgation pour savoir quelles sont les conditions de cette autorisation.
Mais ce qui était scandaleusement interdit par l'épiscopat vient d'être reconnu et autorisé par Rome, à savoir qu'il est possible de dire la messe ancienne. C'est là l'essentiel. C'est comme une brèche dans la forteresse progressiste, contre toute raison imposée contre la célébration de cette messe. Les évêques sont obligés de changer d'attitude.
-- *Et les conditions ?*
-- Tout en nous réjouissant de cette nouvelle, il nous faut montrer, de toute façon, l'ambiguïté de la nouvelle messe qui s'écarte dangereusement de la foi comme l'ont dit les cardinaux Bacci et Ottaviani.
29:288
Nous ne pouvons pas accepter n'importe quelles conditions. En réalité, nous n'avons pas besoin de cet indult pour avoir le droit de célébrer la messe tridentine. Nous avons la bulle *Quo primum* de saint Pie V qui n'a pas été abolie.
Malgré tout, il y a un mouvement de recul de Rome qui reconnaît l'impossibilité d'interdire la messe de toujours. Et l'opinion l'a fort bien compris. Ce qui peut changer beaucoup de choses.
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### Déclaration de Louis Salleron
*17 octobre 1984*
*Comme on le sait, Louis Salleron est l'auteur du principal ouvrage sur* « *La nouvelle messe *» (*deuxième édition, un volume de 256 pages aux Nouvelles Éditions Latines*)*.*
Dans notre livre *La nouvelle* messe nous écrivions en conclusion :
« *Nous n'assistons ni à l'éclosion d'une messe nouvelle, ni à la fin d'une messe ancienne. Nous assistons à l'éclipse de la messe éternelle.*
« *Les éclipses ne durent qu'un temps. *»
A la vérité, connaissant les lenteurs de l'Église, nous pensions que l'éclipse durerait longtemps.
Or elle est terminée.
Certes on nous explique qu'il faudra des tas de conditions pour obtenir le droit de célébrer la messe selon le rite de saint Pie V. Mais la percée est faite. Il ne sera plus possible de revenir en arrière.
Bien sûr nos évêques vont tout faire pour mettre des bâtons dans les roues. Mais encore une fois ils ne pourront aller contre la décision romaine.
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Rappelons une fois de plus que la messe de saint Pie V ne pouvait pas être légalement interdite. Parce que la Tradition est la loi première de l'Église et que la messe de saint Pie V ne fait que consacrer une tradition multiséculaire.
La nouvelle messe était-elle donc hérétique ? Non, puisqu'elle avait été régulièrement promulguée et conservait l'essentiel du sacrifice eucharistique. Mais elle était mauvaise parce qu'elle atténuait, estompait le sacrifice au bénéfice du repas (la cène) et de la valeur de l'assemblée des fidèles. L'*Institutio generalis* avait été si loin dans ce sens qu'il fallut en corriger le texte où, en certains passages, l'hérésie même était patente.
Il va y avoir des luttes, contestations, chinoiseries, mais c'est trop tard. La messe authentique est restaurée.
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### Communiqué de l'abbé Schmidberger
*18 octobre 1984*
L'abbé Franz Schmidberger est le successeur de Mgr Marcel Lefebvre au poste de supérieur général de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X. Il a publié le 18 octobre le communiqué suivant (texte intégral)
Par son décret du 3 octobre 1984 la congrégation romaine pour le culte divin a de nouveau permis la célébration publique de la messe de toujours, à certaines conditions.
Quiconque lira ce décret comprendra que les conditions qui y sont formulées sont pour nous inacceptables et que, de ce fait, son contenu n'est que difficilement applicable à notre œuvre. Malgré tout, nous nous réjouissons de cette décision du Saint-Siège car d'une part elle est un premier pas vers un changement notable dans la voie désastreuse où l'Église avait été engagée et, d'autre part, les prêtres et les fidèles qui, jusqu'à présent, étaient liés à la nouvelle messe par une fausse conception de l'obéissance, peuvent maintenant revenir sans trop de difficultés au saint sacrifice de la messe de toujours. Nous voyons dans ces deux faits un grand profit pour la vie de l'Église et le salut des âmes.
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Nous demandons instamment à nos fidèles de continuer à défendre courageusement la cause de Dieu et de rester, sous la protection de la Très Sainte Vierge, inébranlablement fidèles à notre œuvre afin que l'Église puisse enfin retrouver sa vraie identité.
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## ÉDITORIAUX
### La messe revient
par Jean Madiran
LA MESSE a survécu. Ils ne l'ont pas tuée. Ils n'ont pas pu. La messe catholique, interdite par l'Église catholique depuis quinze ans, la MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V est toujours célébrée à travers le monde, et elle l'est de plus en plus. Le Saint-Siège avait déclaré en 1981 que son sort était désormais réglé, qu'elle avait disparu, qu'elle était oubliée. Deux mille évêques avaient été invités à participer à cette tromperie, à la construire eux-mêmes, à la contresigner. L'enquête qui leur avait été impérée en juin 1980, on ne savait pas sur le moment, nous ne savions pas, Saventhem lui-même ne savait pas quelle était son arrière-pensée, et si elle nous était secrètement favorable ou défavorable. Mais les évêques, informés de première main, surent très vite ce que la bureaucratie vaticane attendait d'eux, et la plupart le firent docilement.
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On leur demandait de s'informer comme s'ils recherchaient partout des prêtres et des fidèles attachés à la messe traditionnelle, mais en tout cas de n'en trouver aucun. Ils n'en trouvèrent effectivement aucun, en évitant systématiquement d'interroger les personnalités et les groupes bien connus qui militaient publiquement pour le rite traditionnel, pour le latin et pour le grégorien. Ceux d'entre eux qui prirent l'initiative de se faire entendre de leur évêque, leur évêque refusa de les écouter. Les paisibles fidèles et les dirigeants circonspects de l'*Una Voce* française -- circonspects et paisibles mais d'une piété indomptable -- furent éconduits comme des trublions : ils l'ont raconté dans leur bulletin, et l'histoire saura retrouver leur témoignage, pour la honte des évêques truqueurs. La vérité truquée fut proclamée à Rome par la congrégation du culte tripotant avec gourmandise les résultats de son enquête : *no prob,* plus de problème, la messe traditionnelle, ce n'est même plus la peine d'en parler.
Ils avaient tout fait depuis 1969 (et même avant) : raconté que c'était la messe des vieux, la messe des nantis, la messe des nostalgiques et des esthètes, ce fut une immense campagne de diffamation et de démoralisation qui trouvait son origine dans les consignes du stratège Hannibal Bugnini. Celui-ci s'était même vanté d'avoir, avec la nouvelle messe, réalisé un chef-d'œuvre d'une splendeur sans précédent, qui écrasait la pauvre liturgie millénaire issue des âges obscurs. Toutes ces sottises avaient leur chance en une époque qui les aime d'un amour de prédilection et par connaturalité ; et toutes ces sottises avaient pour elles, en outre, la totalité des plus puissants media obsessionnels, audio-visuels, télévisés ou imprimés, magazines et journaux.
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Cela aurait pu leur suffire. Dès le début, ils avaient estimé que la persuasion par diffamation ne suffisait pas. Ils pouvaient compter pourtant sur l'intimidation sociologique, sur la psychose de masse, sur la mort des vieillards nostalgiques et sur la montée d'une jeunesse sauvage, qui n'était plus instruite de rien, une jeunesse mentalement désarmée, offerte et vendue comme esclave aux princes de ce monde. Mais non. Ils y ont ajouté l'INTERDICTION. Ayant tout fait, et avec quelle efficacité temporelle, pour que la messe traditionnelle tombe en désuétude, pour qu'elle soit méprisée et pour qu'elle devienne un grimoire incompréhensible aux générations nouvelles, ils ont en outre, dès le premier jour de la messe nouvelle, décidé d'INTERDIRE l'ancienne. Je me suis longtemps interrogé sur cette mesure qui, compte tenu de ce qu'ils pensaient, aurait forcément dû leur paraître superfétatoire. J'en suis venu à comprendre que l'INTERDICTION, ce n'était point par tactique, ce n'était pas en fonction d'une stratégie ou d'une pédagogie ; c'était gratuit, c'était pour se faire plaisir : c'était par cruauté, c'était par haine. C'était la signature du Diable.
\*\*\*
Le plus condamnable en effet, le plus honteux dans toute l'affaire, c'est bien qu'ils aient osé interdire le rite millénaire de la messe catholique.
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Et c'est ce qui subsiste de plus honteux, de plus condamnable dans la lettre-circulaire du Saint-Siège en date du 3 octobre 1984.
La messe traditionnelle n'est plus tout à fait interdite, il y a un progrès, ou plutôt un léger moindre mal ; elle demeure cependant une messe suspecte soumise à autorisation préalable, c'est un scandale énorme et insensé.
Je le dis aujourd'hui comme je le dis depuis quinze ans et comme je l'ai écrit en 1972 au pape Paul VI : aucun pontife ne peut valablement frapper d'interdiction le rite millénaire de l'Église catholique.
S'il me fallait ne dire qu'une seule chose sur cet immense sujet de la guerre révolutionnaire à l'intérieur de l'Église et de sa liturgie, c'est celle-là que je dirais.
\*\*\*
Est-ce une consolation latérale ou un motif de consternation supplémentaire ? La circulaire du Saint-Siège, dans la forme et dans le fond, est pleine de malfaçons, de méprises et de contradictions.
La méprise ou la malfaçon la plus criante, mais non la seule, est de faire référence à l'enquête liturgique de 1980 en des termes radicalement inexacts, comme si l'on avait oublié quelles questions au juste elle posait aux évêques.
La contradiction la plus violente est entre le dispositif, quasiment d'excommunication, institué à l'encontre des traditionalistes, et les sentiments attribués par deux fois au pape Jean-Paul II.
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A la fin de son texte, la circulaire du Saint-Siège se donne comme le signe de la sollicitude du souverain pontife pour tous ses fils ; au début, elle précise même que le pape a voulu se montrer favorable aux groupes de prêtres et de fidèles qui demeurent attachés au rite traditionnel : ce qui a fait dire à *La Croix* du 17 octobre que c'était une « main tendue aux chrétiens traditionalistes ». Et simultanément, par la première des cinq conditions édictées, il est ordonné de n'avoir *nullam partem* avec eux. NULLAM PARTEM ! Toutes les traductions disent : « rien de commun », « rien à voir » ou « aucune connivence » avec ceux qui doutent de la messe de Paul VI. J'ai opté, on l'a vu, pour une traduction un peu moins écrasante : les tenir à l'écart, ou s'en tenir à l'écart. De toutes façons, des parias. Ce n'est pas ce qu'on appelle habituellement une « main tendue ».
Il faut bien voir, au demeurant, qui est ainsi écarté du bénéfice d'une autorisation éventuelle. Pas seulement ceux qui contestent la messe de Paul VI : mais jusqu'à ceux qui doutent. Et pas seulement ceux qui doutent mais jusqu'à ceux qui pourraient avoir quelque liaison ou quelque rapport avec eux. Cela peut aller fort loin. Exemple : Marcel Clément s'efforce depuis vingt ans de multiplier les preuves publiques qu'il n'a plus aucune « connivence », qu'il n'a désormais « rien à voir » avec moi, *nullam partem.* Mais il n'est pas assuré d'avoir convaincu tout son monde, dans le monde ecclésiastique où il aspire à un petit fauteuil et où il n'a pas encore gagné (en vingt ans) le moindre strapontin. Il demeure suspect. Qu'il s'en aille maintenant demander (hypothèse gratuite) l'autorisation de la messe traditionnelle, même à lui on pourrait la refuser, en faisant jouer la condition draconienne numéro 1.
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La seconde condition draconienne, prise au pied de la lettre, édicte que la célébration de la messe traditionnelle sera strictement réservée aux fidèles mentionnés sur la liste nominative de la demande d'autorisation. La première condition supposait une inquisition incessante des sentiments intimes, la seconde exige des contrôles d'identité permanents. Par quoi ces deux conditions sont plus absurdes encore que draconiennes, plus inapplicables que cruelles. En outre elles sont vicieuses : elles ne consentent en somme l'autorisation qu'à ceux qui n'ont aucun doute sur la messe de Paul VI ni aucune connivence avec les douteurs. Mais ceux qui n'ont aucun doute n'ont aucune raison pressante de demander la messe traditionnelle.
-- *Si vous n'avez aucun doute, pourquoi donc iriez-vous abandonner notre superbe messe nouvelle ? Ce n'est pas raisonnable. Ou alors vous nous cachez quelque chose. Vous doutez en secret. Vous avez sans doute un peu trop écouté ceux avec qui vous ne devriez avoir* NULLAM PARTEM. *Ou bien vous n'êtes pas logique, ou bien vous n'êtes pas sincère...*
Car il faut bien un *motif* à la demande.
Le motif acceptable sera d'être un vieillard nostalgique qui voudrait retrouver les souvenirs de sa lointaine enfance :
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on lui répondra que la messe n'est pas faite pour cela, mais qu'enfin, par grande condescendance, on pourra le lui permettre deux ou trois fois par an, dans quelque oratoire isolé, avec un vieux prêtre bien malade dont on n'attend plus rien.
\*\*\*
Le schéma est soigneusement bouclé.
D'un côté, les seuls admis à demander l'autorisation sont ceux qui n'ont aucun motif de le faire : en tout cas aucun motif religieux.
De l'autre côté, ceux qui reçoivent la faculté de donner l'autorisation sont ceux qui n'ont, pour la plupart, aucune intention de la donner : les évêques de la nouvelle messe et du nouveau catéchisme.
\*\*\*
En effet, la circulaire du Saint-Siège n'est pas un décret autorisant, fût-ce sous conditions, la messe traditionnelle. Elle décrète autre chose. Elle concède aux évêques la faculté de l'autoriser ou de ne pas l'autoriser, selon leur bon plaisir pastoral. Or ils ont dans leur grande majorité manifesté depuis quinze ans une hostilité hargneuse à la messe de leur ordination. Ils ont, par la parole, par l'exemple, par toutes sortes de mesures et sanctions administratives, montré qu'ils tenaient la messe nouvelle de Bugnini et de Paul VI en beaucoup plus haute estime. Ils n'ont aucune envie de se déjuger et d'autoriser une messe qu'ils ont déclarée dépassée, désuète, périmée, obstacle à l'évangélisation et masquant ce qu'ils nomment « l'esprit de l'Évangile ».
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Aux cinq conditions universellement obligatoires édictées par la circulaire du Saint-Siège, ils ont au demeurant la faculté d'ajouter des conditions de leur cru, comme s'est empressé de le faire dès le 16 octobre Mgr Mamie, l'écœurant évêque de Fribourg, Lausanne et Genève.
Bref, la circulaire romaine donne à ceux qui ont voulu supprimer la messe traditionnelle la faculté d'en autoriser la célébration à ceux qui font la preuve qu'ils n'ont aucun motif de la désirer.
\*\*\*
Si ce n'est pas une excommunication des catholiques traditionnels, c'est à tout le moins un *apartheid :* NULLAM PARTEM. Cette exclusion qui vient par l'Église ne vient pas de l'Église. Son dispositif révèle son identité. Elle est ce *pluralisme* ouvert à toutes les consciences, à toutes les opinions, à toutes les religions, sauf au dogme catholique et à la tradition catholique. Une telle exclusion ne vient pas de l'Église mais du monde : du monde maçonnique, libéral-socialiste, rêvant d'union de la gauche avec le communisme. Mais une telle exclusion vient par l'Église, parce que l'Église est elle-même pénétrée, noyautée, occupée.
Dans le même document du Saint-Siège, donc, dans cette même circulaire du 3 octobre coexistent d'une part un tel renforcement des mesures administratives de discrimination et de persécution, d'autre part l'énoncé d'une paternelle bienveillance personnelle du souverain pontife, qui déclare vouloir se manifester par une concession concrète.
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C'est un autre « cas majeur et particulièrement manifeste » de ce que le P. Joseph de Sainte-Marie nomme « la division intérieure du Magistère » ([^9]).
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Concernant la nouvelle messe de Paul VI en elle-même, dont la circulaire du Saint-Siège cherche à nous imposer de proclamer *sine ambiguitate etiam publice,* sans ambiguïté et même publiquement, que nous n'avons *nullam partem* avec ceux qui « mettent en doute » (*in dubium vocant*) sa valeur juridique et doctrinale, nous répondrons d'abord à cette invitation par une observation préalable :
-- Heureusement qu'il y eut dès 1969 des théologiens et des cardinaux pour mettre en doute la rectitude de cette messe nouvelle. Cette contestation provoqua quelques corrections indispensables, notamment celle de l'article 7 de l'*Institutio generalis,* et ainsi « cela évita », comme dit le P. Joseph de Sainte-Marie, « le scandale d'un missel romain introduit par une définition hérétique de la messe » ([^10]). J'ajoute que cette messe nouvelle était le plus grand bouleversement jamais subi d'un seul coup par la liturgie de l'Église, et que cette « réforme » d'une ampleur sans précédent était approuvée, y compris la « définition hérétique », par Paul VI dans sa constitution apostolique *Missale romanum* du 3 avril 1969.
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Les nouveaux textes, y compris toujours la définition hérétique, étaient publiés sous la signature de Paul VI. J'ai fait remarquer déjà plusieurs fois et, puisque la remarque n'a été ni entendue ni contestée, je répète aujourd'hui à la cantonade que ce plus grand bouleversement jamais subi par la messe, Paul VI, DANS L'HYPOTHÈSE LA PLUS BIENVEILLANTE, l'avait donc *signé sans lire,* ou bien avait *lu sans comprendre.* Il n'y a donc aucunement lieu de mettre tant de hauteur à vouloir nous écraser sous l'argument qu'il s'agit de « la messe promulguée par Paul VI ». L'argument n'a rien d'écrasant, quand il s'agit de la promulgation par un tel pontife dans de telles conditions. Quand il est établi, comme c'est le cas, que le souverain pontife a forcément *signé sans lire* ou bien *lu sans comprendre* une « définition hérétique de la messe », il ne suffit pas de corriger cette définition. Il faut prendre acte de l'anomalie et ne pas fermer les yeux sur les conséquences. C'est tout le nouvel Ordo, c'est toute la messe nouvelle qu'il avait en 1969 signé sans lire ou lu sans comprendre. Dans l'hypothèse la plus bienveillante. N'invoquez donc plus, de grâce, l' « autorité » de Paul VI. Vous finiriez par faire davantage que nous faire hausser les épaules.
\*\*\*
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Après cette observation préalable, mais non point subsidiaire, sur la dénommée « messe promulguée par Paul VI », il n'est pas inutile de préciser en outre que ce n'est point d'abord l'orthodoxie ou la légitimité de son texte que nous mettons en doute, c'est son *existence :* son existence en tant que rite défini, stable, identique à lui-même à travers l'espace et le temps.
Dès son premier refus de cette messe nouvelle, le P. Calmel déclarait :
« Je refuse l'Ordo Missae de Paul VI parce que, en réalité, cet Ordo Missae n'existe pas. Ce qui existe, c'est une révolution liturgique universelle et permanente, prise à son compte ou voulue par le pape actuel, et qui revêt pour le quart d'heure le masque de l'Ordo Missae du 3 avril 1969. »
Le P. Calmel avait vu juste dès 1969. Il ajoutait :
« Commencée par le pape, puis abandonnée par lui aux Églises nationales, la réforme révolutionnaire de la messe ira son train d'enfer. »
Il n'y a pas, dans les faits, de messe de Paul VI ayant des contours définis et respectés. Il y a eu tout de suite, sous ce nom, ce que Louis Salleron a désigné comme « la messe évolutive ».
Le Saint-Siège lui-même n'arrive plus aujourd'hui à savoir exactement de quelle messe il parle quand il parle de la messe « promulguée par Paul VI ». La circulaire romaine du 3 octobre mentionne la légitimité et l'orthodoxie du missel romain « *promulgué par Paul VI en 1970 *». Mais c'est le 3 avril 1969 que Paul VI, par sa constitution apostolique *Missale romanum,* a déclaré promulguer sa nouvelle messe.
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C'est le 12 novembre 1969 que l'épiscopat français a prétendu la rendre obligatoire : il ne pouvait rendre obligatoire en 1969 une messe qui ne serait promulguée qu'en 1970. Le brouillard juridique est complet. D'avril 1969 à mars 1970, la nouvelle messe a connu au moins trois éditions vaticanes distinctes, avec des versions différentes, et deux définitions successives de la messe elle-même, par les deux versions du fameux article 7 de cette *Institutio generalis* qui énonçait les intentions et la doctrine de la messe nouvelle. A s'en tenir aux textes officiels, l'*évolution* continuelle et la « *créativité *» incessante y sont déjà visibles, comme le montrent (entre vingt autres exemples) les nouveaux canons suisses, introduits en 1980 dans les diocèses d'Italie, et adoptés en 1983 dans la nouvelle édition officielle du missel romain en langue italienne. Les textes officiels bougent lentement, mais ils bougent : dans le sens d'un effacement progressif du caractère sacrificiel de la messe, d'une accentuation rampante du rôle de l'assemblée dont le prêtre n'est plus que le président. Quant aux faits, c'est-à-dire les célébrations telles qu'elles ont lieu en réalité, la révolution liturgique s'y donne libre cours. Il ne s'agit pas d'excès isolés. Il s'agit de manifestations exemplaires, voulues comme telles, ayant en effet valeur et fonction d'exemple, la messe télévisée, les cérémonies de cirque et de music-hall organisées en présence du pape, sans que personne veuille ou puisse rétablir l' « ordre de la messe », l'*ordo missae,* fût-ce celui de 1970, qui est de plus en plus méconnu, méprisé, tenu pour inexistant. C'est bien compréhensible. La révolution liturgique s'était engagée contre la liturgie *figée* des anciens rites ; elle ne respecte pas davantage le *fixisme* des nouveaux.
46:288
Il n'y a pas une messe nouvelle : il y a les stades successifs et mouvants d'une décomposition de la messe catholique.
\*\*\*
On avait voulu faire croire au peuple chrétien et au clergé catholique que la messe traditionnelle était abolie, qu'elle était interdite, qu'elle était morte. Cette imposture contre laquelle nous bataillons depuis quinze ans avait une sorte de cohérence globale, une brutale simplicité, qui s'imposait aux prêtres et aux fidèles peu instruits ou mal informés. Il va être beaucoup plus difficile de faire croire que la messe n'est qu'à moitié abolie, frappée d'une interdiction à éclipses, et qu'elle est tantôt morte et tantôt non.
A la nouvelle, lâchée sur les antennes à partir du 15 octobre, d'une circulaire datée du 3, l'opinion mondiale a compris que l'interdiction était levée et que la messe traditionnelle était à nouveau d'actualité : ni désuète ni enterrée. On avait voulu la supprimer, on y avait échoué. L'opinion ne s'est pas trompée, elle a seulement anticipé sur la dynamique de la messe retrouvée, sans entendre ni vouloir entendre rien aux chinoiseries ésotériques que l'on prétend opposer encore à une libre célébration. La messe a survécu, la messe revient.
Jean Madiran.
47:288
### Les vandales et la messe
par Alexis Curvers
PAGES DE JOURNAL : dimanche 27 mai 84. -- Je réentends à la radio la *Messe de Notre-Dame,* de Guillaume de Machault (XIV^e^ siècle). Joie indicible. Émotion profonde où le sentiment du beau s'unit à la piété religieuse, l'un et l'autre vibrant ensemble dans l'âme de l'auditeur, comme bien certainement ils ne faisaient qu'un dans l'inspiration toute chrétienne de ce musicien de génie.
J'avoue m'être laissé surprendre par l'éclatante confirmation d'une vérité dont pourtant je n'ai jamais douté, mais que déjà la triste expérience de ces dernières années tendrait à effacer de nos mémoires : c'est que cette messe d'il y a cinq siècles était exactement la même que l'Église a continué de célébrer et qu'elle célébrait encore dans le monde entier jusque sous Jean XXIII. Mensongèrement appelée *tridentine* par ceux qui l'ont enfin détruite, cette messe était simplement la messe de toujours, bien antérieure donc à saint Pie V qui l'a seulement codifiée au XVI^e^ siècle sans y rien ajouter ni changer.
48:288
Le texte latin des prières, la mélodie grégorienne que Guillaume de Machault y a conservée sont identiques à ce que nous-mêmes entendions, récitions et chantions dans toutes les églises il n'y a guère plus de vingt ans. Cette tradition séculaire et presque immémoriale, fidèlement maintenue, au besoin quelquefois restaurée, il nous était réservé de la voir fouler aux pieds et brusquement mettre au rebut par ceux-là mêmes qui en avaient la garde.
Certes, Guillaume de Machault et nombre de grands musiciens dans les siècles suivants ont apporté à la liturgie primitive l'enrichissement accru de toutes les splendeurs de la polyphonie. Mais tous en ont respecté l'esprit et le caractère sacré. Aucun n'a modifié les paroles rituelles, et tous les ont musicalement traitées en harmonie avec le grégorien originel. Cela m'a vivement frappé : les *incipit* de Guillaume de Machault ne diffèrent pas d'avec ceux du *Kyrie,* du *Gloria,* du *Sanctus* ou de l'*Agnus Dei* tels que les prêtres les entonnaient du temps que je servais la messe. Les variations polyphoniques permises aux choristes n'intervenaient que dans le développement du thème grégorien initial.
Une rage d'indignation me monte au cœur et jusqu'aux lèvres, tandis que se réveille en moi le souvenir quasi extatique de ces merveilles qu'on croyait immortelles et dont nous voici frustrés : merveilles de la religion et de l'art coalisés dans un même élan de spiritualité pure. Il paraît que le mot *salopard,* d'origine militaire, est entré dans l'usage vers 1924 ou 25. C'était prématuré. On aurait dû attendre à l'inventer dans les années 60. Il aurait trouvé à s'appliquer parfaitement, dans sa pleine acception, aux vandales qui, mitrés ou non, se sont alors employés à la ruine du sublime édifice qu'était la liturgie catholique. L'entreprise fut si habilement concertée, si brutalement conduite que le succès n'a pas tardé : la ruine est désormais irréparable, et ceux qui s'obstinent à la maudire n'ont plus que leurs yeux pour pleurer silencieusement sur les trésors perdus, presque déjà tombés dans l'oubli.
49:288
Les produits de remplacement que les vandales ont à nous offrir en échange se peuvent assez juger par eux-mêmes pour qu'il soit inutile de les commenter à nouveau : quant au texte, pseudo-traductions en jargon vernaculaire, beaucoup plus inintelligibles que le latin n'a jamais été pour personne (même pour ceux des fidèles qui n'avaient pas appris le latin, mais à qui la fréquentation des offices le rendait vite familier et facile) ; quant à la musique, niaises et fades gélinotteries au-dessous du médiocre, dont les auteurs ont improvisé au pied levé plus qu'il ne leur en fallait pour s'égaler aux créateurs d'une tradition musicale abolie par leurs soins, après que l'eut modestement illustrée et pieusement servie, au cours des siècles, une lignée qui s'étend de saint Grégoire le Grand à Mozart, à Schubert et au-delà. Nos fabricants de musiquettes, dans leurs froides églises dégarnies, s'entendent bien mieux, n'est-ce pas ? à faire battre les cœurs...
Il est vrai que, bannis des églises, le latin et le grégorien prennent leur revanche avec une singulière vitalité dans les salles de concert, sur les ondes et sur les écrans, voire dans certaines églises, pourvu que ce soit en dehors des offices et de l'ancien rituel. Une fois laïcisés pour l'usage profane, latin et grégorien sont plus à la mode que jamais, tout de même que les objets et ornements du culte font fureur, pour leur effet décoratif, dans le mobilier des mécréants. (Phénomène classique : comme hier les acquéreurs de « biens nationaux », les antiquaires et brocanteurs d'aujourd'hui ont été les premiers à tirer profit du sacrilège légalisé.) Il n'est d'ailleurs pas impossible que ces choses, même ainsi désacralisées, mais demeurant imprégnées de la foi dont elles furent les témoins ou les instruments, soient mystérieusement destinées à redevenir, un jour ou l'autre, porteuses de message et véhicules de grâce divine, conformément à ce qui fut leur vocation trahie. « Les pierres crieront », a dit le Seigneur (Luc, XIX, 40).
50:288
Sur l'un des murs de l'abbaye désaffectée de Pontigny, j'ai vu la belle inscription latine que Paul Desjardins avait composée pour commémorer l'histoire de cet ancien monastère : sa fondation, ses fastes et son passé religieux ; la Révolution qui n'en avait laissé que des bâtiments en ruine (épargnant toutefois l'admirable église cistercienne) ; enfin la restauration partielle que Desjardins lui-même en avait entreprise et menée à bien pour héberger les hôtes des célèbres décades. Ces rencontres et confabulations d'intellectuels n'avaient certes rien de particulièrement catholique. Pourtant, à la dernière ligne de l'inscription, une petite phrase d'une netteté lapidaire avertissait le visiteur que le présent ne voulait pas être infidèle au passé : *Nec pristina periit pietas.* Et le plus fort est que c'était vrai, en un sens. Les pierres mêmes le criaient -- dans ce reste d'abbaye réduit à l'état laïque, mais *sans que la piété d'autrefois y soit tout à fait morte.*
C'est ce que je me redisais en écoutant la messe de Guillaume de Machault. Les interprètes et exécutants, les éditeurs et réalisateurs de l'enregistrement, les programmateurs et techniciens de l'émission radiophonique n'étaient probablement chrétiens qu'en petit nombre, ou ne l'étaient qu'à un degré médiocre. Ils avaient eu en vue la mise en valeur de l'ouvrage, la qualité artistique de leurs travaux respectifs, la délectation de l'auditeur et le succès du disque plutôt que la gloire de Dieu. Tous cependant avaient consacré à l'œuvre commune le meilleur de leurs talents et de leur conscience professionnelle ; ce qui n'est pas la moins bonne façon de servir Dieu, fût-ce même sans le savoir. Le résultat était là pour m'en fournir la preuve : la sereine fulguration de cette liturgie, où s'exprime toute pure la foi d'un génie chrétien du XIV^e^ siècle, agissait encore assez puissamment pour transporter, illuminer et pénétrer l'âme d'un piètre chrétien du XX^e^, malgré l'obstacle des dégradations et des turpitudes que le malheur des temps n'a cessé d'accumuler entre l'un et l'autre. Il n'y a d'ailleurs point de bonne musique, de quelque époque et nature qu'elle soit, où ne résonne l'écho de la voix de Dieu. Comme il n'est aucune forme de beauté véritable où ne se rende sensible au moins un reflet de son inconcevable Présence.
51:288
Le communiste Théodorakis serait bien étonné d'apprendre qu'il m'a une fois ému jusqu'aux larmes, certain soir où, dans un café grec, une de ses chansons a soudain retenti en moi comme une prière, que j'aurais peu s'en faut répétée à genoux. Cette chanson a pour titre et pour refrain *Doxa tô Theô* (gloire à Dieu) -- oraison jaculatoire qui, dans le contexte révolutionnaire des couplets, se colorait d'une ironie volontairement blasphématoire. Or elle produisait un effet précisément contraire. Loin qu'elle se pliât aux intentions impies de l'auteur, celui-ci n'avait réussi qu'à y confesser, par la mélodie, le souvenir et la nostalgie d'un christianisme ancestral. Conformément au sens premier des mots, c'était vraiment la gloire de Dieu qu'il chantait malgré lui, sur le mode quasi byzantin d'un alléluia rituel et candide. La parodie sacrilège se reconvertissait en doxologie, et son accent le plus sincère était celui de l'adoration. L'art est meilleur conducteur du divin en veilleuse que de l'humain en révolte. C'est que la mèche qui fume encore est longue à s'éteindre. Elle jette parfois d'étranges lueurs, furtives mais assez vives pour traverser l'opacité même de l'athéisme marxiste.
\*\*\*
La messe de Guillaume de Machault me parvenait à travers une ombre assurément moins épaisse. Elle ressuscitait dans tout l'éclat d'une jeunesse qu'elle ne reniait pas, et n'accusait ni dépaysement ni fatigue au sortir du tombeau où la musique du Moyen âge n'était qu'endormie depuis quelques siècles. Grand est le mérite de ceux qui ont soulevé la pierre et frayé passage au miracle. L'un des tout premiers, je crois, fut l'Anglais Safford Cape. Fixé en Belgique, il y forma dès les années 30 l'admirable groupe *Pro Musica Antiqua,* auquel nous dûmes la révélation de bien des trésors inouïs : chants religieux et profanes, motets et madrigaux, psaumes et danses populaires, témoins revivifiés de la science, de l'art, en un mot de l'âme d'un passé merveilleux.
52:288
Depuis cinquante ans, des ensembles de chanteurs et d'instrumentistes, animés du même zèle pour la restauration de la grande tradition musicale, n'ont cessé de se multiplier, de rivaliser et de progresser dans tous les pays d'Europe.
Ne nous y trompons pas cependant. Le soin, le respect, l'enthousiasme, le talent des restaurateurs, quelque enchantement qu'ils nous dispensent, ne suppléent pas au tarissement de ce qui fut la source et la substance de cette tradition, à savoir la foi dont elle s'est jadis inspirée et nourrie. Aucun concert ne nous restituera jamais l'essentiel de ce que la célébration du culte, des offices et des fêtes offrait quotidiennement au peuple fidèle.
L'essentiel, c'est-à-dire le sens profond de la musique sacrée, tant grégorienne que polyphonique. Même exécutée avec toute la perfection possible, comment comprendre cette musique sans bien connaître les paroles et les rites dont elle n'était que l'ornement ? Comment saisir, même avec toute l'attention dont est capable une oreille profane, le mystère où cette musique a puisé sa raison d'être et l'aliment de sa fécondité ? Nous ne ressentons que superficiellement la beauté d'une chanson dont le sujet nous fait défaut.
C'est ce qui arrive le plus souvent dans ces émissions, d'ailleurs généralement remarquables, que la radio consacre à l'ancienne musique religieuse. La pleine signification de celle-ci échappe nécessairement à ceux des auditeurs qui, de plus en plus nombreux de nos jours, ignorent tout de la liturgie et n'entendent pas le latin. On ne propose à leur admiration que des opéras qui n'auraient pas de livret, des chants d'amour qui ne s'adresseraient à personne, des hymnes qui n'acclameraient que des gloires anonymes.
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Abondants en explications et détails techniques habituellement fastidieux, les musicologues de service ne prennent même plus la peine de traduire du latin les titres, encore moins les textes des œuvres qu'ils présentent. Ils annoncent un *Stabat mater,* un *Tantum ergo,* un *Dies irae,* un *Magnificat* sans indiquer seulement l'intention ni le contenu de ces prières qui n'ont pas laissé de traces dans les nouveaux missels. Les commentateurs savent-ils eux-mêmes de quoi ils parlent ? Affectée ou non, leur ignorance est contagieuse. Ils en sont les propagateurs, si le clergé en est le premier responsable. Elle frustre les amateurs de musique autant qu'elle déçoit les derniers fidèles de ce que fut l'Église.
Dans l'ordinaire de la messe, par exemple, tous les musiciens ont marqué d'un accent de tendresse particulière les passages où intervient en personne le Christ vrai Dieu et vrai homme : ainsi le triple *Christe* du Kyrié éléison (d'ailleurs inexécutable depuis que Paul VI a massacré le divin symbolisme des trois invocations qu'il a réduites à deux) ; dans le Credo, les mots : *Et incarnatus est de Spiritu Sancto ex Maria Virgine, et homo factus est ;* après le triomphant *Sanctus,* le suave, l'accueillant *Benedictus qui venit in nomine Domini,* aussi doux qu'aurait dû être le baiser que Jésus se plaignit de n'avoir pas reçu de Simon le pharisien ; enfin la triple supplication à l'*Agnus Dei qui tollis peccata mundi...* L'émotion dont la voix de tous les compositeurs a tremblé, chaque fois qu'ils ont eu à interpréter ces paroles d'amour, nous gagne au plus intime du cœur. Mais elle perd le plus précieux de sa valeur à ne se transmettre que par la musique seule, au mépris du sens des paroles. On assiste à un récital, sans participer à la communion spirituelle qui en était le principal objet.
C'est le moment de relire un article de Proust (« La mort des cathédrales, une conséquence du projet Briand sur la Séparation »)*,* heureusement recueilli dans le volume de ses *Chroniques* édité par Gallimard en 1927, mais qui avait paru dans le *Figaro* du 16 août 1904, -- il y a donc tout juste quatre-vingts ans.
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« Supposez pour un instant, disait Proust, que le catholicisme soit éteint depuis des siècles, que les traditions de son culte soient perdues. Seules, monuments devenus inintelligibles, mais restés admirables, d'une croyance oubliée, subsistent les cathédrales, muettes et désaffectées. Supposez ensuite qu'un jour, des savants, à l'aide de documents, arrivent à reconstituer les cérémonies qu'on y célébrait autrefois, pour lesquelles elles avaient été construites, qui étaient proprement leur signification et leur vie, et sans lesquelles elles n'étaient plus qu'une lettre morte ; et supposez qu'alors des artistes, séduits par le rêve de rendre momentanément la vie à ces grands vaisseaux qui s'étaient tus, veuillent en refaire pour une heure le théâtre du drame mystérieux qui s'y déroulait au milieu des chants et des parfums, entreprennent, en un mot, pour la messe et les cathédrales, ce que les félibres ont réalisé pour le théâtre d'Orange et les tragédies antiques. »
Nous n'en sommes pas tout à fait là, Dieu merci. Il est encore possible, quoique souvent difficultueux, d'accéder à quelques vraies églises et chapelles en activité, où de vrais prêtres, sur de vrais autels, continuent à dire, à chanter la vraie messe. J'appelle « vrais prêtres » ceux qui croient à la Présence réelle, car de cela tout dépend, et qui agissent en conséquence. Les autres, qui sont le grand nombre, s'emploient à donner aux suppositions de Proust les meilleures chances de se réaliser beaucoup plus vite que celui-ci ne pouvait le prévoir en 1904 : il imaginait dans un lointain avenir le catholicisme « éteint depuis des siècles » ; nous le voyons en bonne voie d'extinction depuis à peine un quart de siècle, et l'extinction est déjà fort avancée.
Mais la conjecture que Proust fondait sur le futur prestige des cathédrales abandonnées, et sur l'éventuelle initiative d'une postérité d'artistes « séduits par le rêve de rendre momentanément la vie » à l'architecture sacrée, cette conjecture n'en est plus une pour la musique sacrée : c'est un fait bel et bien accompli. La musique sacrée est morte avec le latin d'église dont elle était l'épouse ; elle est morte avec la liturgie dont elle était la translation sonore, comme l'architecture en était la translation en pierre.
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Proust, hélas meilleur prophète qu'il ne s'en doutait, n'a pourtant pas prévu le plus incroyable : que la désaffectation des cathédrales ne résulterait pas du projet Briand, mais d'une décision spontanée des gens d'Église eux-mêmes. Eux seuls avaient en poche le moyen le plus rapide et le plus sûr d'arriver à cette fin. Le moyen était simple comme bonjour : il suffirait de répudier le latin comme langue universelle du culte. Il s'ensuivrait inévitablement que la musique adaptée à cette langue tomberait avec elle en désuétude, entraînant du même coup la ruine de la liturgie dont elles étaient les auxiliaires privilégiés, et par conséquent aussi la dégradation de l'architecture catholique imposée par cette liturgie et réglée tout entière sur elle. On aura beau alors étudier et goûter comme des chefs-d'œuvre d'art profane les monuments survivants de cette architecture et de cette musique organiquement sacrées, l'âme et le secret en seront perdus sans retour, aussi impénétrables que le sont devenues pour nous les réalités qui habitèrent et suscitèrent jadis les pyramides d'Égypte ou les temples grecs.
Il est vrai que nos gouvernants férus de « culture » se piquent volontiers de préserver, voire de réanimer les derniers vestiges de ces monuments dont ils semblent avoir plutôt le respect que l'intelligence. L'entreprise est favorisée par les immenses progrès de la technique moderne et de l'industrie touristique, lesquelles contribuent puissamment à réparer autant qu'à tuer tout ce qu'elles touchent. Anticipant sur son époque et sur la nôtre, Proust ne péchait donc pas contre la vraisemblance en promettant l'appui des pouvoirs publics aux artistes qui peut-être, dans quelques siècles, organiseront dans une cathédrale désertée un spectacle « son et lumière » qui reproduise aussi exactement que possible une ancienne cérémonie catholique.
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A moins qu'il n'y ait trop d'optimisme à prêter aux artistes et aux gouvernements de demain et d'après-demain les mêmes dispositions dont quelques-uns de leurs prédécesseurs auront donné le méritoire exemple -- aujourd'hui sous le patronage de l'UNESCO... -- nous ne demandons qu'à partager la belle confiance de Proust quand il poursuit :
« Est-il un gouvernement un peu soucieux du passé artistique de la France qui ne subventionnât largement une tentative aussi magnifique ? Pensez-vous que ce qu'il a fait pour les ruines romaines, il ne le ferait pas pour des monuments français, pour ces cathédrales qui sont probablement la plus haute mais indiscutablement la plus originale expression du génie de la France ? (...)
« Ainsi donc (je reprends mon hypothèse), voici des savants qui ont su retrouver la signification perdue des cathédrales : les sculptures et les vitraux reprennent leurs sens, une odeur mystérieuse flotte de nouveau dans le temple, un drame sacré s'y joue, la cathédrale se remet à chanter. Le gouvernement subventionne avec raison, avec plus de raison que les représentations du théâtre d'Orange, de l'Opéra-Comique, et de l'Opéra, cette résurrection des cérémonies catholiques, d'un intérêt historique, social, plastique, musical, dont rien que la beauté est au-dessus de ce qu'aucun artiste a jamais rêvé, et dont seul Wagner s'est approché, en l'imitant, dans *Parsifal*. »
Je crains qu'ici, dans le choix des précédents sur lesquels s'appuient ses espérances, Proust n'ait cédé à certaines illusions, justifiées par la mode de son temps plus qu'elles ne le sont par l'expérience du nôtre. Ni les récentes vicissitudes du théâtre lyrique subventionné ni le souvenir des académiques solennités d'Orange ne sont tellement encourageants. Je confesse à ma honte que le sublime de Wagner m'a toujours échappé. Mais pour peu que ce grand homme soit informé du traitement qu'infligent à son œuvre les nouveaux metteurs en scène de Bayreuth, il a de quoi se retourner dans sa tombe.
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Cependant, admettons avec Proust que les éventuels metteurs en scène du « drame sacré » de la messe, en dépit du temps écoulé, seront capables de mieux. Quel sera l'effet de leurs travaux, de leur compétence, de leur zèle ? Proust répond sans risque d'erreur :
« Des caravanes de snobs vont à la ville sainte (que ce soit Amiens, Chartres, Bourges, Laon, Reims, Rouen, Paris, la ville que vous voudrez, nous avons tant de sublimes cathédrales !) et une fois par an ils ressentent l'émotion qu'ils allaient autrefois chercher à Bayreuth et à Orange : goûter l'œuvre d'art dans le cadre même qui a été construit pour elle. Malheureusement, là comme à Orange, ils ne peuvent être que des curieux, des dilettanti ; quoi qu'ils fassent, en eux n'habite pas l'âme d'autrefois. Les artistes qui sont venus exécuter les chants, les artistes qui jouent le rôle de prêtres, peuvent être instruits, s'être pénétrés de l'esprit des textes ; le ministre de l'instruction publique ne leur ménagera ni les décorations ni les compliments. Mais, malgré tout, on ne peut s'empêcher de dire : « Hélas ! combien ces fêtes devaient être plus belles au temps où c'étaient des prêtres qui célébraient les offices, non pour donner aux lettrés une idée de ces cérémonies, mais parce qu'ils avaient en leur vertu la même foi que les artistes qui sculptèrent le jugement dernier au tympan du porche, ou peignirent la vie des saints aux vitraux de l'abside. Combien l'œuvre tout entière devait parler plus haut, plus juste, quand tout un peuple répondait à la voix du prêtre, se courbait à genoux quand tintait la sonnette de l'élévation, non pas comme dans ces représentations rétrospectives, en froids figurants stylés, mais parce qu'eux aussi, comme le prêtre, comme le sculpteur, croyaient. Mais hélas ! ces choses sont aussi loin de nous que le pieux enthousiasme du peuple grec aux représentations du théâtre et nos « reconstitutions » ne peuvent en donner une idée. »
« Voilà ce qu'on dirait si la religion catholique n'existait plus et si des savants étaient parvenus à retrouver ses rites, si des artistes avaient essayé de les ressusciter pour nous. »
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Le propos était parfaitement plausible en 1904, et l'eût encore été cinquante ans plus tard. Rien jusqu'alors ne permettait de le révoquer en doute. Personne, il y a trente ans, sous le règne finissant de Pie XII, ne se figurait que les pressentiments de Proust allaient être si brusquement dépassés par l'événement, ou pour mieux dire par la catastrophe qui pour nous, en 1984, les relègue au rang des paris téméraires et des anachronismes démentis. Bien digne d'envie nous paraît la rassurante certitude avec laquelle cet écrivain de génie ajoute immédiatement, parlant toujours de la religion catholique :
« Mais précisément elle existe encore et n'a pour ainsi dire pas changé depuis le grand siècle où les cathédrales furent construites. Nous n'avons pas besoin, pour nous imaginer ce qu'était, vivante et dans le plein exercice de ses fonctions sublimes, une cathédrale du treizième siècle, d'en faire comme du théâtre d'Orange, le cadre de reconstitutions, de rétrospectives exactes peut-être, mais glacées. Nous n'avons qu'à entrer à n'importe quelle heure du jour où se célèbre un office. La mimique, la psalmodie et le chant ne sont pas confiés ici à des artistes sans « conviction ». Ce sont les ministres mêmes du culte qui officient, non dans une pensée d'esthétique, mais par foi, et d'autant plus esthétiquement. (...) On peut dire que grâce à la persistance dans l'Église catholique des mêmes rites et, d'autre part, de la croyance catholique dans le cœur des Français, les cathédrales ne sont pas seulement les plus beaux ornements de notre art, mais les seuls qui vivent encore leur vie intégrale, qui soient restés en rapport avec le but pour lequel ils furent construits. »
Voilà qui n'est plus vrai du tout. Proust, lui aussi, n'a qu'à se retourner dans sa tombe, s'il voit à quel point la religion et les rites catholiques immuables ont soudainement changé, combien les cathédrales sont loin de vivre encore leur vie intégrale, et au prix de quels chagrins la foi catholique persiste dans le cœur des Français (et non pas seulement des Français) malgré les efforts que déploie, pour l'en déraciner, la majeure partie du magistère et du clergé.
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Pour ma part, s'il m'arrive d'éprouver encore à l'église quelque pure émotion religieuse, c'est à condition d'y entrer « à n'importe quelle heure » en dehors des offices. Les metteurs en scène de la messe reconstituée n'ont plus un jour à perdre, s'ils veulent garder des chances de se documenter à bonne source.
Notre ami l'éminent et regretté chanoine Marcel Kuppens avait eu l'idée de tourner, pour l'instruction des séminaristes de Liège, un film ayant pour titre et pour sujet « la messe basse ». Avec les moyens de fortune dont on disposait pendant la guerre, sans autre assistance que celle d'un cinéaste amateur mais fervent, et moyennant plusieurs répétitions nocturnes et laborieuses, il célébra donc devant la caméra une « messe sèche », autrement dit un simulacre sans consécration ni communion effectives, tout le reste du rituel étant rigoureusement et minutieusement observé. L'ami cinéaste nous a laissé le récit complet de l'aventure. Le résultat fut magnifique. Nous possédons ce film, ainsi que le texte des leçons qu'il servit à illustrer. Il suffirait de synchroniser les deux pour obtenir ce qui serait, dès à présent, un document historique de premier ordre, voire un monument archéologique à léguer à la postérité. -- Bien entendu, les futurs prêtres à qui le film était destiné savaient que son auteur effectuait chaque matin la réelle et véritable messe, à défaut de quoi la messe factice du film pédagogique n'aurait jamais eu qu'un intérêt de curiosité. -- Privée aussi du secours de la musique, la messe basse, bien qu'elle soit par elle-même un insigne chef-d'œuvre de théologie condensée, risquera toujours de séduire par son austérité moins d'amateurs et de snobs que n'aura chance d'en attirer, selon Proust, une grand'messe solennelle artistement recomposée en « son et lumière ».
Pourtant, c'est au cinéma et à la télévision que revient provisoirement l'honneur de restituer quelquefois au grand public (celui qui n'a pas le bonheur d'habiter dans le voisinage d'un Écône ou d'un Saint-Nicolas-du-Chardonnet) une fragmentaire mais juste image de l'ancienne liturgie, enregistrée selon les besoins du scénario dans certains films antérieurs au concile.
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Ces films se reconnaissent immédiatement à ce que les acteurs d'alors, parlant français, savaient encore se faire entendre ; pour le latin et le rituel, s'il leur fallait se perfectionner, ils n'avaient qu'à suivre le conseil de Proust, entrer dans n'importe quelle église « à n'importe quelle heure du jour où se célèbre un office ». Les acteurs d'aujourd'hui n'ont plus cette ressource, et les nouveaux prêtres eux-mêmes seraient généralement aussi incapables de les instruire que de jouer à leur place.
Or, l'avez-vous remarqué ? Chaque fois qu'un de ces vieux films, fussent-ils par ailleurs drolatiques ou même impies, comporte une scène de baptême, de mariage ou de funérailles religieuses, et que paraît sur l'écran un prêtre dans l'exercice de ses fonctions sacrées, aussitôt le cercle des téléspectateurs se recueille dans un silence dont la qualité ne trompe pas. Croyants et incroyants redoublent d'attention, les sourires s'éteignent et plus d'un œil se mouille. Pour moi, je n'ai retenu de *La dolce vita* que la courte séquence où, comme dit Baudelaire, « les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux ». Dans la lumière blafarde du petit matin, le héros du film ramène au palais familial son cortège de fêtards avinés, quand tout à coup survient, au haut de l'escalier, l'aumônier qui va dire la messe dans la chapelle de l'aïeule ; il est vêtu des ornements traditionnels, coiffé de la barrette classique, et porte le calice recouvert du voile ; l'acolyte marche devant. Les deux groupes s'arrêtent net, cloués sur place par la stupeur et par la honte. La rencontre ne dure qu'un moment, sans paroles. Seul un échange de regards la traverse. Et aussitôt le prêtre détourne la tête et gagne la porte de la chapelle, avec une humilité qui dégrise et démasque soudain les épaves de la *Dolce vita,* les écrasant de tout le poids de la dignité sacerdotale. C'est, dans ce film abject, l'unique moment de vérité profonde.
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J'ai gardé meilleure impression des messes dominicales télévisées, à l'enregistrement desquelles collaborait, sous Pie XII, le maître photographe que fut André Vigneau. Celui-ci, par souci de réalisme, braquait la caméra sur les moindres gestes du prêtre à l'autel, même pendant la consécration de l'hostie et du calice. On était à la fois très ému et un peu effrayé de si bien tout découvrir. L'intention était bonne. Mais je ne suis pas sûr qu'une telle divulgation du sacré, quelque respectueuse qu'elle fût, ait avantagé plus que distrait la piété des spectateurs. Le sentiment du mystère y perdait ce que la claire vue des choses avait à y gagner. Ce n'est pas sans raison que l'ancien *ordo* prescrivait au célébrant de prononcer à voix basse les prières du canon. Entre le *Sanctus* et le *Per ipsum* s'étendait, comme en dehors du temps, un temps de silence interrompu seulement par la clochette de l'acolyte qui marquait de sept sonneries successives le point culminant de l'office : la première annonçait le prélude à la consécration, le *Hanc igitur oblationem* que le prêtre récitait en imposant les mains aux oblats qui allaient devenir le corps et le sang du Christ ; puis les six autres ponctuaient les deux élévations de l'hostie et du calice, chacune précédée et suivie d'une génuflexion également signalée d'un coup de cloche. Ce signal sonore était nécessaire pour avertir les fidèles agenouillés qu'ils avaient alors à courber la tête, ne la redressant que pour contempler l'hostie puis le calice dans l'instant même où le prêtre les élevait. Je me souviens d'un film où Pierre Fresnay, dans un rôle d'amnésique, revenait pour la première fois assister à la messe dominicale qu'il avait oubliée comme tout le reste. Une parente le guidait discrètement, tous deux se tenant debout dans un coin de nef latérale d'où ils ne pouvaient voir l'autel. Quand retentit la sonnerie du *Hanc igitur,* la jeune femme se pencha vers l'infirme et lui dit à mi-voix : « Inclinez-vous, c'est l'élévation. » Et Fresnay s'inclinait, avec la docilité d'un enfant et cet air de noblesse inconsciente qui n'était qu'à lui.
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Dès à présent, cette scène serait parfaitement archaïque. Il n'y a plus de sonnette avertisseuse, plus de génuflexions, plus d'autel à proprement parler, presque plus d'élévation, et la consécration passe tellement inaperçue que souvent tout le monde reste assis. Le prêtre lui-même, qui d'ailleurs n'est plus qu'un président bavard, s'est bientôt dispensé de l'unique génuflexion que l'ordo de Paul VI l'obligeait encore d'exécuter après chaque élévation. Et cela non sans raison : fléchir le genou face au peuple, de derrière une table, c'était d'un effet guignolesque. Ainsi le dernier signe d'adoration supprimé par la force des choses, comment ne pas douter de la Présence divine ?
L'ancienne liturgie était un chef-d'œuvre de cohérence, monument où il était impossible de déranger une pierre sans ébranler tout l'édifice, sans déconcerter par le fait même la foi qui en était le fondement.
Avis donc aux éventuels restaurateurs qui, dans quelques siècles, entreprendraient de reproduire le spectacle de la messe dans ce qui subsistera de son décor primitif, mais ne connaîtront plus, dans l'hypothèse de Proust, les réalités profondes et déterminantes sur lesquelles ce décor fut bâti. Elles sont d'ores et déjà peu accessibles aux catholiques de la nouvelle Église. Proust imagine que de futurs savants et artistes réussiront au moins à replanter le décor et à remonter le spectacle, grâce à des « documents » dont il ne précise pas la nature. Il ne prévoyait pas que beaucoup de ces documents, et non les moins utiles, seront à chercher dans les archives de la télévision et des cinémathèques, s'il en reste. A condition toutefois de ne pas se tromper sur les dates. Les seules sources d'information visuelle qu'il y aura lieu de prendre au sérieux devront s'arrêter aux années 60 du XX^e^ siècle.
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J'ai récemment assisté, par deux fois, à des funérailles religieuses. Dans les deux cas, les défunts, gens notables, avaient formellement exigé qu'on remît en usage le vrai rituel de la messe de *Requiem,* chantée en latin et en grégorien. C'était à prendre ou à laisser. Or que vîmes-nous ?
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Dans l'un de ces cas, le curé de la paroisse voulut bien *prêter* son église mais refusa d'y paraître. La famille recourut à un prêtre du dehors, très qualifié pour l'occurrence, car il a gardé l'habitude de célébrer l'ancien rite en privé, alternant avec le nouveau selon les circonstances. Encore fut-il forcé de célébrer face au peuple, à bonne distance d'un très beau maître autel qui ne sert plus à rien. Il observa soigneusement toutes les règles ci-devant prescrites. Mais c'était l'église et, comme on dit, « l'environnement » qui ne s'y adaptaient plus. Point d'acolyte, partant plus de sonnerie pour annoncer l'élévation ; j'ai compté en tout deux fidèles qui s'agenouillèrent à même le pavé, de confortables fauteuils inamovibles ayant remplacé les prie-Dieu. Point d'assistant non plus pour l'offertoire et le *Lavabo,* ni pour aucun des mouvements que le prêtre avait peine à exécuter sans aide ; il n'eut qu'à se débrouiller tout seul avec les burettes, le missel, etc. Pour les répons, il y avait un seul chantre dont les interventions se produisaient plus ou moins à propos, et plus ou moins dans le ton, à défaut d'orgue accompagnateur. Bref, ce *Requiem* sans le moindre appareil semblait être un anachronisme laborieusement improvisé, en avance ou en retard, on ne savait, sur l'évolution de l'usage (l'usage lui-même étant, comme tout le reste, « en perpétuelle mutation »). On eût dit l'une des premières répétitions d'une pièce mise à l'essai dans le décor du spectacle précédent, avant que l'acteur principal soit pourvu des partenaires et des accessoires dont il aura besoin ; ou peut-être la soirée d'adieu donnée par l'acteur principal sur le plateau où tout est déjà en place pour le spectacle suivant. (Que le lecteur croyant me pardonne de comparer la sainte liturgie au théâtre profane j'emprunte ainsi le point de vue de Proust, lequel cependant montre, dans la suite de son article, une étonnante connaissance et un grand respect de l'essence même de la liturgie.)
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L'autre cas était différent, bien que le contretemps fût égal. Le décor ici était à peu près intact (sauf inévitablement, en guise d'autel, la table derrière laquelle les célébrants ressemblent à des serveurs déclarant que le buffet est ouvert). L'église était une des plus vénérables basiliques liégeoises, celle où naquit jadis la solennité de la Fête-Dieu. L'immense nef gothique menace ruine, mais tout s'y est conservé précisément parce que tout y est désaffecté, dans un épouvantable état d'abandon et de misère lépreuse ; le nouveau culte s'est aménagé pour local mieux approprié une petite salle attenante. On emploie quelquefois la grande église à des expositions ; musée temporaire où des cimaises-paravents brillamment illuminées masquent à point nommé le délabrement des murs ; du mobilier et des vitraux noircis. L'argent manque maintenant pour rafistoler provisoirement l'édifice, comme on le souhaite en vue de la prochaine visite du pape. Celui-ci tiendra sans doute à saluer ce qui fut le haut lieu de la dévotion au Saint. Sacrement. Il s'étonnerait de n'y pas trouver sur l'autel un ostensoir devant lequel s'agenouiller un instant. Déception qu'on s'occupe à lui épargner, en lui arrangeant, aussi beau que possible, un pèlerinage à la Potemkine.
Mais revenons à nos funérailles. Ici encore, le curé s'étais laissé arracher la permission nécessaire ; mais il était en vacances lorsque survint le décès. La famille avait des relation : à la campagne ; elle y recruta deux curés de villages assez éloignés, qui voulurent bien se compromettre. Un seul vicaire de la paroisse accepta de se joindre à eux, comme maître de cérémonie et maître de chapelle. Car on avait même obtenu le concours d'une chorale de « jeunes », maigrelette il est vrai, quoique fort gentille, reléguée qu'elle était dans un petit coin du chœur et comme intimidée par la hauteur des voûtes, tel un groupe de moineaux tombés là par hasard. Les voix étaient inexercées, hésitantes et mal réglées. La faute n'en était pas aux exécutants pleins de bonne volonté : ils balbutiaient le grégorien, langue étrangère et nouvelle pour eux, comme de débutants ânonnent leurs premières leçons de solfège.
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Les deux prêtres à l'autel étaient, eux aussi, pleins de bonne volonté, peut-être même heureux de réitérer, dans cette exceptionnelle occasion, l'acte sacerdotal par excellence, le vrai sacrifice de la messe qui avait été l'idéal de leur jeunesse et l'objet capital de leur vocation. Leur embarras pourtant n'était pas moins visible. Côte à côte derrière la table, ils esquissaient gauchement les gestes rituels, ou ne s'y hasardaient qu'après s'être consultés du regard : « qu'est-ce qu'on fait maintenant ? » La distribution des rôles était d'ailleurs fort indécise ; rien ne distinguant plus les fonctions de diacre ni de sous-diacre, tout se confondait au petit bonheur dans une sorte de concélébration mâtinée d'archaïsme. Au moins l'assistance, fort nombreuse, ne fut-elle pas dans l'impossibilité de s'agenouiller pour la consécration : cette basilique est tellement délaissée que le clergé n'a pas jugé utile d'en ôter les vétustes prie-Dieu. Mais, bien entendu, communion debout et généralement dans la main. Fût-ce à contre-cœur, les mauvaises habitudes se prennent aussi vite que les bonnes se perdent.
« A quoi l'homme ne s'habitue-t-il pas ? demandait Paul VI dans l'un des discours où il tenta de justifier ses prétendues réformes liturgiques. Question purement oratoire, mais étrangement révélatrice de la part d'un pape. Elle suppose admis que le bon, le beau et le vrai des choses ne soit qu'affaire d'accoutumance. L'exemple des deux cérémonies funèbres que je viens de citer -- elles étaient « funèbres » dans tous les sens du terme -- prouve assez que les bonnes habitudes se perdent encore plus facilement que les mauvaises ne se prennent.
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S'il a suffi d'une vingtaine d'années pour que des clercs et des laïques restés fidèles s'embrouillent déjà dans le souvenir des usages qu'ils pratiquaient naguère avec le plus de constance et de ferveur, comment imaginer que des gens de théâtre auraient le désir et les moyens d'en recréer le simulacre exact, après que « plusieurs siècles » d'ignorance en auront complètement recouvert la source ?
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J'entends bien que cette folle entreprise bénéficiera, selon Proust, de l'appui des pouvoirs publics. Ce n'est pas inconcevable, puisque dès à présent ces mêmes pouvoirs, quelque irréligieux qu'ils soient, patronnent volontiers certaines soirées musicales et autres « manifestations culturelles » ayant pour cadre une église.
Ce furent d'abord ce que l'on appelait des « concerts spirituels » : oratorios, récitals d'orgue, musique classique. J'assistai, il y a longtemps, à l'un des premiers de ces festivals, donné dans une autre fort belle église de Liège. Ému par la nouveauté de la circonstance, le curé monta en chaire et, en termes élevés, expliqua à la foule des auditeurs que la musique ainsi honorée gardait son plein caractère religieux, et rappela qu'en pareil cas, dans nos pays, la règle était de ne pas applaudir. La petite lampe rouge brillait toujours au-dessus du maître autel. Et le silence de l'auditoire fut pour les musiciens une récompense plus éloquente que n'eût été n'importe quelle ovation. Mais aux concerts qui suivirent, la consigne était levée. Non seulement des applaudissements, mais des turbulences de tous genres ont bientôt envahi les plus augustes cathédrales, désormais complaisamment ouvertes comme lieux d'exhibition à des chansonniers révolutionnaires ou à des virtuoses du rock. Pas plus que le clergé, les pouvoirs publics ne semblent voir là aucun inconvénient.
Parfois même, au contraire, les pouvoirs publics (ou assimilés) semblent voir tout avantage à s'emparer des lieux sacrés qu'ils restaurent à grands frais, mais pour les réaffecter à des fins exclusivement profanes, commerciales, politiques ou pis encore. Que de chapelles, que d'oratoires anciens transformés en salles de gymnastique, en « centres culturels », en sanctuaires du laïcisme et de la soi-disant libre-pensée ! Avec soin, on remet en état le décor, les peintures, les boiseries, les vitraux, on rétablit jusqu'aux pieuses appellations propres à rehausser de quelque vestige de prestige divin les manifestations de l'athéisme et de la subversion les plus déclarés (modèle du genre : le festival d'Avignon). Nul doute que les auteurs de telles entreprises usurpatrices ne trouvent dans cette forme raffinée de vandalisme une volupté particulière.
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Reste donc à savoir si les pouvoirs publics du prochain millénaire montreront plus de discernement que ceux d'aujourd'hui dans la distribution des encouragements, compliments et décorations que Proust fait espérer à leurs éventuels bénéficiaires ; et si les gens de théâtre ainsi favorisés auront plus de conscience professionnelle que la plupart des gens d'Église n'en montrent aujourd'hui dans la défense et illustration de la foi catholique.
A la vérité, on ne peut rien prévoir. L'intervention tant des pouvoirs publics que des ecclésiastiques est à double tranchant. Leur reconversion n'est pas plus impossible que leur aberration. Ce projet Briand, cette loi de Séparation dont Proust augurait le pire, nous avons lieu de nous féliciter de leur conséquence la plus inattendue : la mainmise de l'État sur les trésors de l'art sacré aura du moins servi à les sauver d'une dilapidation totale. Le ministre Viviani se vantait d'avoir éteint au ciel des lumières qui ne se rallumeraient pas. Il eût été fâché d'apprendre qu'il s'engageait par là même à laisser debout sur la terre, à peu près intactes, quelques lampes à la disposition de la Providence. Un proverbe portugais dit que Dieu écrit droit avec des jambages tors. Un autre, polonais ; que le diable est plus malin mais que Dieu est plus intelligent. Il arrive souvent que le diable, malgré qu'il en ait, finisse par porter pierre à Dieu.
Mais d'autre part, que vaudront intrinsèquement les reconstitutions futures d'une religion qui n'existerait plus qu'à titre de curiosité historique ? Marie Delcourt me disait que la tragédie grecque était morte, du jour où les municipalités athéniennes, dans la meilleure intention du monde, s'avisèrent de remettre en scène les pièces de Sophocle et d'Euripide qui n'intéressaient plus que des philologues, des professeurs, voire « des caravanes de snobs ».
68:288
Ces représentations étaient subventionnées et méticuleusement organisées. Mais les sources de l'enthousiasme qui avait inspiré les auteurs, les acteurs et le public du siècle de Périclès étaient à jamais taries. Les chœurs ne dansaient plus qu'en service commandé. Les âmes ne vibraient plus. Et c'est à cette époque qu'un vieux Grec indigné se leva un jour dans le théâtre et s'écria : « Il n'y a plus rien ici pour Dionysos ! » Cet homme, aussi bien que Proust, avait senti qu'il n'est art si parfait qui ne devienne artifice, une fois séparé de son principe divin.
C'est donc à Dieu qu'il faut revenir si l'on veut restaurer et revivifier quoi que ce soit, dans l'ordre de l'art comme dans tous les autres. Et principalement dans les arts qui n'ont fleuri que pour Sa gloire, ne cherchez pas de maître d'œuvre qui ne soit Dieu, ni d'autre ressort que la foi.
\*\*\*
Relisant le début de cet article, j'ai failli supprimer le mot *salopards*, qui risque de paraître un peu bien dur. Mais me retombe sous les yeux ce que Bernard Bouts, grand sage et grand artiste français, écrivait dans ITINÉRAIRES de juin dernier (n° 284) : « Le fait d'avoir établi, ici, dans les églises du Brésil, la musiquette glin glin type cabaret est une faute aussi grave pour la civilisation chrétienne que le serait la destruction des cathédrales à coups de canon. »
Il me semble que mon *salopards* n'est pas trop fort pour qualifier les canonniers.
Alexis Curvers.
69:288
### Dom Gérard invoque le témoignage des convertis
*Oui, nous* « *mettons en doute* »*, oui, nous contestons que la messe de Paul VI soit* BONNE. *Nous constatons qu'elle est* MAUVAISE. *Au début du mois d'octobre, juste avant le document de la congrégation romaine pour le culte, Dom Gérard, prieur du monastère Sainte-Madeleine du Barroux, écrivait dans sa* « *Lettre aux amis du monastère* »* :*
IL M'EN COÛTE, je vous l'avoue, de vous parler des événements actuels de l'Église, parce que selon nous, -- il n'existe au monde qu'un événement auquel nous essayons d'adapter notre vie : c'est la Présence infinie, aimante et suprêmement active de Dieu dans notre âme, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pourtant, vos lettres m'invitent à poursuivre sur ma lancée : je vous avais promis de vous communiquer le témoignage de prêtres et de laïcs convertis. Je le fais.
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Pourquoi les écouter spécialement eux ? Parce que, avec une lucidité et une logique d'autodéfense souvent supérieures aux nôtres (appelez cela l'instinct de la foi), ils découvrent que la nouvelle religion -- celle de l'Église Conciliaire, pour reprendre l'expression du cardinal Benelli -- les ramène au protestantisme. Voici, sur le sujet de la messe, ce que pense notre voisin et ami le Father Bryan Houghton, prêtre catholique venu de l'anglicanisme :
« Vous me demandez pourquoi je suis incapable de célébrer la messe selon le nouvel ordo ! Je réponds : c'est une question d'*orientation.* L'ancienne messe exprime une action divine à laquelle assistent les êtres humains, anéantis dans l'adoration. Elle est théocentrique. Le nouveau rite s'exprime précisément comme la *synaxis* ou *assemblée du peuple de Dieu...* dans laquelle ces paroles du Seigneur sont éminemment vérifiées : *quand deux ou trois seront assemblés en mon nom, je serai parmi eux.* C'est une action humaine à laquelle assiste Jésus. L'orientation a totalement changé. La messe, d'une action divine qu'elle était, est devenue action humaine ; de théocentrique, elle est devenue anthropocentrique. Toutes ces niaiseries de *face au peuple,* du *vernaculaire* et surtout ce ridicule réflexif de *se* communier par la main ne sont pas théologiquement fausses. Ce sont des poteaux qui indiquent la mauvaise direction, la direction exactement et précisément contraire à celle de ma conversion. Mon Dieu, m'avez-vous trompé ? Impossible ! Me serais-je trompé ? Mais alors, vers qui me tourner ?... Non, non ! Cela ne peut pas être : plus d'un demi-siècle s'est écoulé depuis ma pauvre conversion, dont 44 ans comme prêtre ! »
Voici maintenant le témoignage d'un autre excellent ami, Father Quintin Montgomery-Wright, curé de Chamblac, en Normandie, ancien pasteur anglican. Je lui demandais trois choses : ce qu'il pensait : 1 -- de la messe face au peuple, 2 -- de l'abandon du latin, 3 -- de la communion dans la main. Il me répond :
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« J'ai toujours répudié la messe face au peuple, adoptée par l'aile la plus protestante de l'Église anglicane, tandis que le mouvement d'Oxford, qui a amorcé le mouvement de conversion vers l'Église romaine, était partisan de l'*eastward position* (tournée vers l'Orient). Après mon ordination sacerdotale en 1952, j'ai constaté le caractère anti-sacrificiel de cette messe-spectacle (show), et j'éprouvais une vraie désolation à célébrer ma messe quotidienne face à une église vide, plutôt que face au Crucifié. Le livret du docteur Fournée *La messe face à Dieu* m'a fourni les raisons justifiant mon retour à la position normale. En plus, vous n'imaginez pas l'effet que produit sur nous, anciens protestants, le spectacle de cet autel, relégué au profit d'une table : c'est exactement ce qu'ont fait les réformateurs du XVI^e^ siècle ! Le latin ? A l'âge de 16 ans, j'avais assisté pour la première fois à une messe catholique. C'était à l'église Holyrood de Watford. L'assistance, qui chantait merveilleusement le *Vidi Aquam,* m'a convaincu que la langue latine et le chant grégorien pouvaient être parfaitement populaires. Quant à la communion dans la main, cela a toujours été considéré par les anglicans comme une négation de la transsubstantiation. Figurez-vous qu'à Walsingham, paroisse anglicane, je faisais visiter l'église à un groupe de paroissiens français venus avec leur curé : quel ne fut pas leur étonnement de voir, pendant la *messe anglicane,* tous les anglicans communier à genoux et recevoir l'hostie sur la langue ! »
L'abbé Christian Wyler, calviniste converti, récemment ordonné, a commencé par célébrer dans le nouveau rite. Mais il ne put persévérer, tant cette messe ressemblait à un culte protestant. De passage dans notre monastère, il nous déclara au cours d'un entretien :
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« Dans l'ancien rite, auquel je resterai désormais toujours fidèle, les gestes et les attitudes évoquent le mystère de l'action sacrée, bien plus encore que les paroles. C'est pourquoi l'Église les a consignés dans des rubriques extrêmement précises, où la personnalité du célébrant s'efface pour laisser toute sa place à la vérité objective de l'œuvre accomplie (le renouvellement non sanglant du sacrifice de la croix). Dans le nouveau rite, il y a une possibilité de choix qui introduit une part prépondérante d'éléments humains subjectifs : ce qui compte alors, c'est l'accent avec lequel on lit les textes, la présence humaine, les talents du prêtre qui devient ainsi un animateur et non plus l'instrument qui s'efface pour laisser toute la place à l'influx du Christ souverain prêtre. »
On remarquera à quel point ces témoignages se corroborent mutuellement : la messe est devenue une entreprise humaine, tournée vers les hommes, où le silence, le mystère, l'adoration ont totalement disparu. Comment ne pas évoquer ici le terrible avertissement de julien Green, protestant converti et écrivain célèbre, dans *La bouteille à la mer,* journal qui couvre les années 72 à 76 : « Le danger est que l'ennemi ne frappe pas l'Église du dehors mais bien de l'intérieur. Il y a dans l'Église une autre Église qui est l'Église de Satan. » Et ceci, à la date du 31 mars 1974, au sujet de la messe : « A la T.V., parfois, elle prend de plus en plus nettement un caractère protestant. Je suis bien placé pour flairer la chose, le tour de passe-passe qui s'opère pour faire glisser la messe romaine sur le plan luthérien, de manière que le fidèle peu éclairé et peu averti ne s'aperçoive pas de la subtilité. »
Enfin voici le témoignage émouvant de Mme Patricia Douglas Viscomte (lettre adressée à l'abbé Sulmont) :
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« C'est le dogme de la Présence réelle de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l'Eucharistie, qui a été l'élément premier de ma conversion. J'assistai à la messe pour la première fois quelques années plus tard, en cachette. Ce fut dans une chapelle d'un pensionnat et en semaine. J'étais encore très ignorante des rites de la messe, je ne connaissais pas le latin et c'était une messe basse. Eh bien, je suis heureuse de témoigner, aujourd'hui, que cette messe m'a donné la certitude que j'assistais non plus à un culte fait par l'homme (et où l'on parle, on prie, on lit sans cesse à haute voix, ainsi que cela se passait dans le temple où nous allions), mais que j'assistais à un Mystère, à l'acte sacrificiel par excellence, où était re-présenté pour nous le sacrifice sanglant du Calvaire dans toute sa réalité, et que devant cet acte il suffisait d'adorer, de remercier et de s'unir. Jamais je ne me suis sentie aussi unie avec des inconnus comme à la messe catholique. Si d'ailleurs aujourd'hui, depuis quelques années, je ne peux plus assister à la nouvelle messe c'est parce que j'y retrouve l'atmosphère du culte protestant -- un culte digne peut-être, mais sans vie --. C'est l'homme penché sur lui-même, sur ses difficultés, et non plus l'homme qui s'humilie, se prosterne et adore Quelqu'un qui est là. »
Ce qu'il y a d'exceptionnel chez les convertis, c'est leur instinct, leur sûreté de jugement : ils distinguent souvent mieux que nous ce qui est catholique de ce qui ne l'est pas. Pourquoi ? Parce que la plupart du temps, c'est au prix de grandes souffrances et de grands arrachements qu'ils ont conquis les vérités de la foi sur la déroute de leurs propres erreurs : ils saisissent alors dans un même regard, et la vérité et l'hérésie qui s'y oppose ; d'où leur intransigeance, leur loyauté absolue, et la place de choix qui leur revient dans le combat spirituel. Ce sont des confesseurs de la foi. Puissent-ils nous réveiller de cette mortelle accoutumance dont parle saint Augustin : « A force de tout voir, on finit par tout accepter, à force de tout accepter, on finit par tout approuver. »
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Voyez avec quelle unanimité les convertis nous exhortent à retrouver le caractère hautement sacré du saint sacrifice de la messe. Ils nous conseillent tous de reprendre concrètement le silence du canon, l'usage du latin et du grégorien, l'orientation du célébrant face au crucifix, lequel sera placé au centre de l'autel et non de côté ; la communion à genoux, l'hostie déposée sur la langue. Il existe déjà, hélas !, toute une génération de jeunes chrétiens (entre 1960 et 1980) dont le sentiment religieux a été faussé par la désacralisation. Au moment où j'écris ces lignes, me parvient la lettre d'un ami du monastère, répondant à notre Lettre 24. Je vous cite le dernier paragraphe : « Merci de votre dernière *Lettre aux Amis du Monastère.* Ce que vous écrivez du protestantisme dont je suis issu : *sans mystique, sans rite et sans poésie* m'est allé droit au cœur ; vous avez tout compris. Soyez remercié pour votre charité à l'égard de ces gens que je ne puis m'empêcher d'aimer bien que je les aie quittés par la grâce de saint Benoît. Et maintenant je me retrouve dans une Église qui fait le parcours inverse, en plus médiocre ! C'est vexant. Vous comprendrez que je me raccroche de toutes mes forces à Sainte-Madeleine du Barroux ! »
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## CHRONIQUES
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### La France devient africaine
*Faut-il vraiment\
que l'on s'y fasse ?*
par Alain Sanders
NOUS ÉTIONS DANS UN BAR pourri de Garona ou de Marona, je ne me souviens plus exactement. Sinon que c'était dans le nord du Cameroun. Il y avait là des journalistes, quelques soldats, des réfugiés. Les ventilateurs, inutiles parce qu'ils ne faisaient plus que brasser un air dru, rythmaient notre paresse. Et nous parlions. Un journaliste, de gauche me sembla-t-il, se crut obligé de moraliser. Et de se plaindre. Et de plaindre les autres. Et de verser sa larme sur le pauvre monde.
Nous étions inertes. Insensibles. Au point qu'il se fâcha et commença de nous traiter de mille noms d'oiseaux. A un moment, lassé, Peter, un journaliste noir d'un quotidien nigérian, se leva et, prenant l'excité par les épaules, le força à s'asseoir en disant : « Pose-toi là. Je vais vous raconter une histoire. »
77:288
« Un jour, le scorpion arrive au bord d'une rivière. Les pluies ont gonflé les eaux et le pauvre scorpion se rend compte qu'il ne pourra jamais traverser le flot grondant sans se noyer. Il avise donc un crocodile qui finit sa sieste, vautré dans la vase et lui dit : « Mon frère, tu ne voudrais pas me faire traverser de l'autre côté de la rivière ? » Le crocodile ouvre un œil : « Et comment ça ? » -- « Facile, répond le scorpion : tu me prends sur ton dos et hop ! » Le crocodile réfléchit un moment : « A peine t'aurai-je pris sur mon dos que tu me piqueras à mort ! » Le scorpion se met à rire : « Alors là, mon frère, tu es stupide : si je te pique, tu coules, et si tu coules, je me noie ! » « -- C'est vrai, dit le crocodile un peu ébranlé par l'argument. N'empêche : j'ai pas confiance ! »
« Le scorpion pleure, geint, jure, donne sa parole d'honneur, fait tant et si bien que le crocodile lui dit : « Allez grimpe, mon frère, je te fais traverser. » Le scorpion saute sur le dos du crocodile. Le crocodile se jette à l'eau et les voilà bientôt tous les deux au milieu du fleuve. C'est à ce moment-là que le scorpion frappe le crocodile de toutes ses forces et le pique à mort. « Mais tu es fou, hurle le saurien, tu vas te noyer toi aussi ! » « -- *Qu'est-ce que tu veux,* dit le scorpion, *c'est l'Afrique... *»
Peter s'est arrêté. Sous les yeux effarés du journaliste humanitariste, nous partons tous d'un grand rire qui fait trembler nos bouteilles de « Gulder » où s'embuent quelques rosées glacées. Peter se tape sur les cuisses et manque de s'étrangler. J'en pleure. Le journaliste (de gauche, me semble-t-il) nous demande de l'excuser. Nous ne l'avons jamais revu.
\*\*\*
Nous sommes début juillet. A Orly-Ouest. Il y a là des centaines de voyageurs. Certains partent pour le sud. Vers Marseille.
78:288
Le vol est prévu pour 14 heures. Et puis une voix sucrée : « Le vol Air-Inter qui devait décoller d'Orly-Ouest à... heures en direction de X et Y est retardé de 2 heures. » Les gens grognent. Les enfants piaillent un peu plus. Certains se lèvent pour aller acheter un magazine et déjouer le contretemps. Moins de vingt minutes après la précédente annonce, la même voix sucrée : « Le vol Air-Inter qui devait... est annulé en raison d'une grève du personnel qui... que... voyageurs sont priés de... »
C'est un début d'émeute. Les grognements se sont changés en sifflets. « C'est une honte ! Nous sommes pris en otage ! Il faut protester ! Exiger ! » Un petit groupe de voyageurs furieux se dirige vers les guichets d'Air-Inter où deux malheureux employés n'en peuvent mais. « C'est honteux, répètent les voyageurs sans voyage, inqualifiable, ce n'est pas aux États-Unis qu'on verrait ça ! » Débordé, un des deux employés lâche un définitif : « *Que voulez-vous, monsieur, c'est la France... *»
\*\*\*
Aéroport de Roissy-Charles De Gaulle, début octobre. Une voix sucrée encore. Et les avions retardés. Et les avions annulés. Et la grève. Du personnel au sol. Ou de la tour de contrôle. Ou du personnel en vol. On finit par ne plus savoir. Et les mêmes scènes d'exode de voyageurs-otages entre la colère et le désespoir. Près du satellite numéro 5, un monsieur bien mis et une dame élégante. Elle s'effare. Il la calme. Elle s'indigne. Et lui, très digne : « *C'est la France... *»
Je dois avouer que cela m'a beaucoup moins fait rire que la très allégorique histoire de mon ami, le journaliste nigérian...
\*\*\*
79:288
Nous étions à Yola, dans le sud-est du Nigeria. Yola est une charmante petite ville de brousse sur la Bénoué. Une majorité de musulmans -- des Fulanis, des Hansas, quelques Shuwas Arabs. Une église catholique. Un prêtre irlandais. Une mission presbytérienne. Un temple des Séraphins et des Chérubins. Un club de tennis un peu minable. De l'eau, deux heures par jour.
Un jour, grande nouvelle : un restaurant vient d'ouvrir ses portes dans le centre de la ville. Après six mois de brousse, quand vous avez épuisé les charmes du marché local, quand vous avez lu tous les bouquins de la Presbyterian Library, c'est une sorte d'événement. Nous y allons le soir même. En bande : des Irlandais du Nord, un Gallois, deux Anglais, un copte égyptien. La salle est modeste mais propre. On commande pour commencer quelques pintes de bière *Star* un peu tiède et on se plonge dans la carte. Somptueuse. Gigantesque saumon ; silures à la crème ; T Bone steacks ; fish and chips... Nous commandons. Du saumon ? « Il n'y en a pas », dit le serveur. Un beau T Bone ? « Il n'y en a pas », précise le serveur. Du jambon à la danoise ? « Il n'y a pas », continue le serveur... Nous épuisons la carte, la retournons pour voir si nous n'avons rien oublié : rien, il n'y a strictement rien de ce qui est si joliment gravé à l'ancienne sur le carton.
En désespoir de cause, un des deux Irlandais demande au serveur : « Qu'est-ce qu'on peut manger, alors ? » « -- Y'a des œufs ou du poulet, patron. » « Mais dans ce cas, explose l'Irlandais, pourquoi avoir une telle carte, what a dickens ! » « -- C'est pour que vous ayez le choix, patron »...
\*\*\*
Nous sommes courant août. Dans le TGV qui remonte de Marseille. Avec une petite faim qui me prend au sortir de la gare Saint-Charles et que je prévois d'assouvir du côté d'Avignon. Un lumineux placé au-dessus de la porte du wagon indique que le bar-snack est ouvert.
80:288
C'est le rush. Un petit JB glacé pour dégager la poussière de la route et un coup d'œil affamé sur le poster-menu situé derrière le bar : pizza, croque-monsieur, tartine TGV-2000, tartine ceci, tartine cela, cake... Frugal mais honnête. Je passe commande. Réponse de la gente personne qui fait office d'hôtesse de fer : « Ah, je vous préviens, il n'y a rien. Il reste deux ou trois croque-monsieur et c'est tout. » Inquiétude générale : « Mais quoi, comment, pourquoi ? » « -- Parce qu'à Marseille, « ils » n'ont pas ravitaillé. » « Et d'ici Paris... » « -- D'ici Paris, rien. On charge à Marseille ou pas du tout. »
Je réussis à détourner un croque-monsieur avant qu'il n'échoie à une grosse dame (qui, de toutes les façons, serait bien avisée de supprimer la soupe du soir) et, prudent, je me commande un petit noir. Serré. « Faut qu'je vous prévienne, me dit la charmante hôtesse, y'a pas d'sucre non plus. » « Jusqu'à Paris ? » « -- Jusqu'à Paris, c'est comm' pour le reste. »
J'ai avalé tristement mon café. En le trouvant doublement amer.
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A Lagos, quand il y a de l'eau, il n'y a pas d'électricité. Quand, par miracle, il y a de l'électricité, il n'y a plus de bouteilles de gaz. L'insécurité, en revanche, est reine. Le soir, quand vous allez rendre visite à des amis, vous vous devez de les prévenir à l'avance pour qu'à l'heure dite, eux ou leur gardien, vous attendent devant la porte de la villa. Arrivé là, vous jaillissez du taxi et vous vous précipitez à l'abri. Même processus mais en sens inverse quand il s'agit bien sûr de quitter vos hôtes.
On peut, bien évidemment, prendre le risque de se promener à pied dans Lagos, la nuit. Je l'ai fait pour aller traîner du côté d'un petit bar-boubou d'Apapa Docks où j'avais mes habitudes. Je dois à la vérité de dire que je n'étais pas seul et qu'avec les deux ou trois mastars qui m'accompagnaient nous avons, à plusieurs reprises, fait le coup de poing -- et plus -- pour éloigner quelques malfrats qui nous avaient pris pour de frêles touristes.
81:288
Le jeu peut être amusant. Une ou deux fois. Après on fatigue et on ne détesterait pas de pouvoir aller boire un verre entre amis ou déguster un local dish sans transformer la rue en marchfield pour guerilleros fatigués. Et j'évoque Lagos. Mais je pourrais parler d'Abidjan, de Bamako, de Kinshasa, d'Accra, de Nairobi et -- dans une moindre mesure -- de Casablanca : Dans ces capitales africaines, il faut le savoir, la nuit appartient à celui qui y descend...
\*\*\*
« Viens dîner à la maison », me dit l'autre soir un de mes amis qui habite dans le XX^e^ arrondissement de Paris. « Volontiers. Vers 20 heures ? » « -- C'est parfait, mais ne traîne pas trop dans la rue. » « -- Pourquoi, c'est dangereux ? » « Tu rigoles ? C'est la jungle dès que la nuit est tombée ! Même moi, j'en viens à craindre pour ma vertu ! Le mieux, c'est de prendre un taxi. Tu te fais déposer devant la porte et tu fonces vers l'interphone. Tu sonnes « Algérie française » et je t'ouvre. »
J'ai pensé qu'il exagérait. A 20 heures, je suis arrivé chez lui sans encombre. Quelques rôdeurs rôdaient autour des immeubles, près de la bouche de métro, autour d'un café-bouiboui. Mais sans plus. Vers minuit et demi, je suis reparti. « J't'appelle un taxi ? », m'a demandé mon copain. « Tu rigoles ! », ai-je fanfaronné pour le seul plaisir de faire le malin devant sa femme. « Vous prenez des risques, a dit cette dernière, le quartier, vous savez... »
Mais j'étais déjà dans la rue et prêt à dévorer le petit kilomètre jusqu'à la place de la République où je savais trouver un taxi. Je n'avais pas fait trois cents mètres que l'on m'avait demandé cinq fois : « T'as pas 10 balles. »
82:288
Dans le bas de la rue de Belleville, il y a un bar où traînent quelques épaves genre chomedus mâtinés loubards -- façon Bab el-Oued. Comme l'un d'eux avait entrepris de cogner la tête d'une malheureuse jeune femme contre le capot d'une voiture garée là, sous le regard admiratif de ses potes du même métal, je me suis cru obligé d'intervenir... Quatre CRS qui patrouillaient dans le coin -- et l'on m'a indiqué ensuite que depuis quelques mois des CRS se trouvaient dans le quartier en permanence -- m'ont très opportunément tiré d'affaire. Empêchant que je subisse un sort auquel j'avais assez facilement échappé à Lagos ou Abidjan.
\*\*\*
Sur la Place Rouge, à Addis-Abeba, Mengistu réunit les malheureux Éthiopiens, presque tous les dimanches. Pour leur tenir des discours-fleuves et leur parler des beautés du socialisme scientifique. Les gens sont tirés de chez eux au petit jour et menés en rang serré sur la Place Rouge où, des heures durant, ils vont attendre l'arrivée du chef charismatique. Quand il arrive, il faut montrer son enthousiasme. Crier sa joie. Célébrer à tue-tête Marx, Engels et Lénine. Mengistu est protégé par des dizaines de gardes du corps, encadré par des sections de soldats fidèles, entourés par des petites jeeps sur lesquelles sont montées des mitrailleuses de 12,7.
Le bon peuple l'aperçoit. De loin. Les rues sont bloquées. Les avenues interdites. L'armée et la police quadrillent le périmètre tout autour de la Place Rouge. Des mouchards sont disséminés dans la foule. De temps à autre, un malheureux qui n'a pas manifesté suffisamment de joie révolutionnaire est emmené de force vers une destination inconnue. Dans beaucoup de pays d'Afrique, les « fêtes populaires » ont cela de très particulier qu'elles laissent le peuple à l'écart de la fête. C'est l'Afrique. Et il faut s'y faire.
\*\*\*
83:288
Le 14 juillet dernier, j'avais résolu de me rendre sur les Champs-Élysées pour voir et complimenter l'armée française. Et puis, lassé de rester toujours au même endroit, j'entrepris de descendre vers le rond-point des Champs-Élysées pour me rendre jusqu'à la tribune de presse de la place de la Concorde, là où se trouvait la tribune du chef charismatique.
Cette descente prit des allures de parcours du combattant. J'arrivai à peu près sans encombre, néanmoins, jusqu'au rond-point des Champs. Et puis là, le blocus. Des barrières. Des interdits. Des sens obligés. Et des cars de police dans lesquels se trouvaient des gens qui, me fut-il indiqué, avaient osé siffler au passage du chef de l'État. « Mais le 14 juillet, c'est une fête populaire, non ? », demandai-je innocemment à un gradé CRS. « -- Vous voulez qu'on vous embarque aussi, vous ? »
J'ai donc repris ma progression vers la place de la Concorde. Je n'y suis jamais parvenu. Parce que tout le périmètre autour de l'Élysée était interdit. Isolé. OFF limits. Et qu'il fallait, à pied, remonter par-delà l'avenue Matignon pour se retrouver du côté de la Madeleine. Et là ? Eh bien là on ne passait pas non plus. Pour quelles raisons ? Des raisons de sécurité. Un point c'est tout. Depuis la Madeleine, des centaines de badauds -- et un nombre tout aussi conséquent de ballots -- apercevaient dans l'enfilade de la rue Royale, la tribune sur laquelle le chef de l'État paradait pendant que l'armée nationale défilait. « Si c'est comme ça, on ne reviendra plus », expliquait un papa gronchon à son petit garçon déçu.
J'ai pris le métro pour descendre à George V et remonter les Champs-Élysées où des vendeurs africains à la sauvette proposaient au bon peuple des bimbeloteries de rois nègres « Un bracelet en poils d'éléphant, patron ? Un collier d'ivoire ? Un portefeuille en iguane ? Un fétiche bambara ».
C'est la France. Faut-il vraiment que l'on s'y fasse ?
Alain Sanders.
84:288
### Le pape et l'empereur
par Yves Daoudal
RONALD REAGAN a été triomphalement réélu président des État-Unis d'Amérique, obtenant la majorité des voix dans quarante-neuf des cinquante États, et globalement 59 % des suffrages. Ses électeurs attendent maintenant de savoir, certains avec inquiétude, ce que signifiait l'apostrophe qui était devenue un des grands slogans de la campagne électorale : « *Vous n'avez encore rien vu ! *»
Cette campagne électorale fut exceptionnelle à plusieurs titres. On a dit le talent oratoire d'un Reagan qui déchaîne l'enthousiasme des foules et exalte le patriotisme d'une Amérique qui, il n'y a guère, doutait d'elle-même. On a dit l'habileté avec laquelle le président candidat non seulement utilisait les performances économiques du pays, mais retournait même à son avantage les aspects négatifs (comme le déficit gigantesque du commerce extérieur ou celui du budget). On a dit comment le cow-boy ignare dont toute la gauche, y compris la gauche de la droite, faisait des gorges chaudes et ricanait d'un air entendu, s'est révélé un redoutable « debater » capable d'enfoncer ses adversaires théoriquement plus compétents que lui.
85:288
On a dit comment cet homme de soixante-treize ans a fait preuve d'une telle jeunesse que le jeune candidat du renouveau a paru vieillot, ennuyeux et geignard, empêtré qu'il était dans une idéologie que les Américains identifient à un triste passé dont ils ne veulent plus. « *Leur soi-disant nouveau réalisme n'est rien d'autre que le vieux libéralisme.* »
On a dit aussi que la question morale et religieuse avait tenu une grande place dans cette campagne, peut-être la première. Cependant on n'en a pas toujours mesuré l'importance. Une fois de plus, on a regardé d'un œil narquois, avec amusement ou ironie, cette insistance de Ronald Reagan sur le premier point des trois P de sa campagne piété, paix, prospérité. On n'a pas manqué de souligner qu'un divorcé remarié à une divorcée pourrait être plus discret.
Mais l'argument n'a pas fait recette. Pour une raison simple. Les propos de Ronald Reagan n'étaient pas les sermons moralisateurs d'un vieillard aigri, ils constituaient un événement historique. Les Américains ont entendu avec stupéfaction un candidat à la présidence se comporter comme si le premier amendement de la Constitution n'existait pas. (Il s'agit du texte qui proclama pour la première fois au monde la séparation des Églises et de l'État, texte signé des « pères fondateurs » de la République, universellement honorés.) Un blasphème pour les tenants de la religion démocratique, qui n'ont pas hésité à alerter la Cour suprême, pendant que Walter Mondale était amené à faire de la séparation de l'Église et de l'État un thème majeur de sa campagne.
Ce que Ronald Reagan a déclaré de plus fort à ce sujet est ce qu'il a dit au cours d'un « petit déjeuner de prière » : « POLITIQUE ET RELIGION SONT NÉCESSAIREMENT LIÉES, CAR LA POLITIQUE ET LA MORALE SONT INSÉPARABLES, ET LA RELIGION EST LE FONDEMENT DE LA MORALE. »
86:288
Telle est effectivement la hiérarchie naturelle. Qu'un chef d'État proclame aujourd'hui cette vérité fondamentale mérite déjà qu'on s'y arrête. Mais quand ce chef d'État est le président de l'État le plus puissant du monde, dont les bases constitutionnelles sont maçonniques, voilà qui est un événement sans précédent.
Une fois ce motif premier au centre du tableau, il ne reste plus qu'à compléter le paysage. Ronald Reagan a dit aussi (je cite de mémoire, n'ayant pu retrouver la citation exacte), que ce que l'on appelle aujourd'hui largeur de vues ou esprit de tolérance ne sont que des prétextes pour attaquer la religion. (Ce qui ne l'empêche pas de condamner l'intolérance et la bigoterie.) Il a prononcé aussi cette phrase admirable : « *La prière a une puissance comparable à celle d'une arme nucléaire et elle est le meilleur moyen à notre disposition pour résoudre les problèmes du monde. *»
Le pape l'avait-il dit avant lui ? Peut-être. Le fait qu'on se pose spontanément la question est significatif. De même n'a-t-on pu s'empêcher de faire le lien entre Reagan et le pape au sujet de l'avortement. Ce point précis fut un point fort de la campagne à cause de la polémique qu'il a déclenché. Évidemment il n'est pas nécessaire de faire référence à ce que dit le pape actuel pour condamner l'avortement. Nul besoin même de recourir à l'Église. Mais l'obscurcissement des esprits a atteint un tel degré que les évidences premières de la simple loi naturelle doivent être défendues et martelées. Il est un fait que parmi les hommes publics célèbres à l'échelle du monde, Reagan et Jean-Paul II sont les deux seuls à réitérer à tout propos leur condamnation de l'avortement.
Et l'on a vu les évêques américains, ceux-là mêmes qui avaient signé une lamentable déclaration pacifiste antinucléaire, et que l'on avait mis dans les rangs de l'opposition, soutenir publiquement Reagan et se faire traiter de « papistes ». La polémique sur l'avortement est née du fait que la colistière de Walter Mondale, Mme Ferraro, catholique pratiquante, s'est déclarée pour la loi autorisant l'avortement tout en étant personnellement opposée à l'avortement :
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On a vu l'évêque de Buffalo aux côtés du président-candidat qui prononçait un discours électoral dans cette ville. On a vu Mme Ferraro prononcer un discours à Scranton. Non seulement l'évêque du lieu n'était pas à ses côtés, mais il tint une conférence de presse aussitôt après pour déclarer que les propos de Mme Ferraro étaient « absurdes ». Le nouvel archevêque de New York, Mgr O'Connor, déclara le 24 juin qu'il ne voyait pas comment un catholique pourrait en bonne conscience voter pour un candidat qui soutient explicitement l'avortement. Accusé par le gouverneur de New York -- catholique pratiquant, cela va de soi -- de vouloir dicter leur vote aux fidèles, l'archevêque répondit qu'il était simplement de son devoir de rappeler l'enseignement de l'Église afin que les fidèles puissent décider par eux-mêmes si oui ou non les prises de position des candidats étaient en accord avec cet enseignement. Peu après, la conférence épiscopale tout entière réitéra les propos de Mgr O'Connor.
Le président Reagan veut donc abolir la loi sur l'avortement. Il veut également lutter contre la pornographie et l'homosexualité. Il veut aussi rétablir la prière dans les écoles publiques, supprimée en 1962 par la Cour suprême. « *Ceux qui s'opposent aux prières dans les écoles publiques sont contre la religion. *» Il veut encore accorder un crédit d'impôt aux parents qui envoient leurs enfants dans des écoles privées, et des subventions aux plus pauvres d'entre eux.
Après la convention républicaine de Dallas, fin août, qui fut un énorme triomphe pour Ronald Reagan, la plupart des commentateurs ont employé le mot de *sacre* ou de *couronnement.* Le *Washington Post* allait plus loin : « *On aurait aussi bien pu le proclamer roi, puisqu'il l'est déjà de toutes les manières qui comptent. *» Ainsi donc le cow-boy de films de série B est devenu royal. On notera le changement. Mais si vous voulez ironiser, messieurs du *Washington Post,* allez jusqu'au bout. C'est *empereur* qu'il faut dire. On a assez condamné l'*impérialisme* américain. « *Le dernier empire du monde a commencé son agonie *», écrivait sentencieusement Régis Debray en 1967. Le dernier empire du monde paraît aujourd'hui ressusciter.
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Qu'on le veuille ou non, l'influence des États-Unis est impériale. Tout simplement parce qu'il s'agit de l'État le plus puissant du monde. On le voit bien sur le plan économique. Sur toutes les places financières, le dollar est *roi,* lit-on dans les journaux. Tous les économistes, partout, y compris dans le monde communiste, sont suspendus aux lèvres du président de la Banque fédérale. Et tous les pays examinent constamment où en est leur balance commerciale avec les États-Unis, le plus grand marché du monde. Sans parler des « intérêts américains », des investissements américains plus convoités que condamnés.
La notion d'empire est inséparable de la notion de paix. La paix forte qu'on fait respecter. « *Il y en a qui ont oublié pourquoi nous avons une force militaire,* dit Reagan. *Ce n'est pas dans le but de provoquer la guerre. C'est afin d'être prêt pour la paix. Il y a une inscription au-dessus de l'entrée de la base aérienne de Fairchild qui exprime cela très bien :* « *La paix est notre métier *»*. *» L'empereur doit maintenir l'intégrité du monde civilisé devant les assauts des barbares. « *Depuis le 20 janvier 1981* (jour de l'arrivée du président Reagan à la Maison Blanche), *pas un pouce de territoire n'est tombé aux mains des communistes. *» Il doit soutenir les nations alliées menacées. « *En ce qui concerne les États latino-américains qui luttent vaillamment pour empêcher une prise de contrôle communiste massivement aidée par l'Union Soviétique et Cuba, notre politique est simple. Nous n'allons pas trahir nos amis, récompenser les ennemis de la liberté ou permettre à la peur et au recul de devenir les noms de la politique américaine. Aucune des quatre guerres que j'ai connues n'a eu lieu parce que nous étions trop forts. C'est la faiblesse qui incite les adversaires aventureux à faire des jugements erronés. *» Au même moment, Rome condamne la « théologie de la libération ».
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L'empereur doit savoir nommer l'ennemi. L'URSS est « *l'empire du mal *». Le contre-empire. L'anti-empire. Il n'oublie pas les nations occupées par les barbares. Il dénonce « *l'esclavage des peuples captifs de l'Europe de l'Est *», des nations « *dominées par une force militaire étrangère et une idéologie marxiste-léniniste venue de l'extérieur *». Il démasque les barbares qui profitent des organismes internationaux (ONU, UNESCO) pour avancer leurs pions.
L'empereur défend la liberté des peuples. Et il défend la liberté de l'Église. Les droits de Dieu. Nous avons vu le programme de Reagan concernant l'enseignement et la morale, ce qu'il dit de la prière et de la primauté de la religion. Nous avons oublié de dire que le président Reagan a rétabli les relations diplomatiques avec le Vatican, interrompues depuis cent vingt ans.
Alors, bien sûr, il y a quelque chose de bancal. Ni ce pape ni cet empereur ne sont couronnés, et de plus l'empereur est protestant (laissons de côté le fait qu'il soit divorcé, la chrétienté en a vu d'autres). Que le pape n'ait pas de tiare ne l'empêche pas d'être le pape. Cela ne l'empêche pas non plus de régner en tant que souverain pontife. Mais c'est le symbole de ce qu'il ne gouverne plus. Je constate. Je ne porte aucun jugement. Peut-être la situation est-elle au point où il ne lui reste plus qu'à régner, c'est-à-dire à *être là,* et il le fait selon un mode itinérant qui n'est pas sans impact sur le peuple chrétien.
Par contre un empereur non couronné (j'entends par couronnement tous les rites du sacre et particulièrement l'onction d'huile sainte) ne peut pas régner. Il peut seulement gouverner. Dans l'état actuel d'obscurcissement des esprits on ne fait guère la différence. Elle est pourtant essentielle. Seul un monarque sacré peut établir sur terre une organisation politico-sociale qui ait une analogie avec l'ordre divin, et qui par la grâce qui découle du sacre contribue à orienter les hommes vers Dieu et le véritable Royaume. A vrai dire on ne voit pas qui accepterait, qui comprendrait seulement de telles perspectives dans un pays qui n'a jamais rien connu de semblable. De plus, Reagan étant protestant, il ne peut être couronné. Le voudrait-il et deviendrait-il catholique que le pape ne le voudrait peut-être pas. Etc.
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Il reste que cette expression : *le pape et l'empereur,* pour désigner Jean-Paul II et Reagan, en relation avec la convergence de certains de leurs propos et de certaines de leurs actions, je ne l'ai pas inventée. Je l'ai entendue. C'est une expression qui circule. Je lui souhaite de connaître une grande popularité. Non pas qu'il faille voir en Reagan l'empereur qu'il n'est pas, mais parce que avec les mots -- des mots si riches de tradition -- s'insinuent dans les esprits un rudiment des réalités qu'ils signifient. Ce qui peut permettre, sait-on jamais, une ébauche de restauration sur le plan intellectuel des principes traditionnels de l'organisation des sociétés humaines. Et dans cette perspective, aucun indice ne doit être passé sous silence.
Yves Daoudal.
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### Émile l'apostat
par François Brigneau
*Chapitre huitième : Dreyfus* (*1*)*. -- La convocation du 15 octobre 1894 et l'arrestation du capitaine Alfred Dreyfus. L'attaché allemand Schwartzkoppen et ses relations homosexuelles. L'énigme du bordereau. Le hasard Forzinetti. Contre l'assimilation. Contre les* «* cléricaux *». *Pourquoi Casimir-Périer démissionne*.
LE 15 OCTOBRE 1894, à neuf heures du matin, un civil de taille moyenne, dont le regard fixe et froid derrière des lorgnons contraste avec une petite moustache de gandin, pénètre au ministère de la guerre.
-- *Capitaine Alfred Dreyfus,* dit-il au planton.
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Il est porteur d'une convocation pour inspection générale. On le conduit d'abord dans le bureau du commandant Picquart, sous-chef du 3^e^ bureau, puis dans celui du général Raoul-François-Charles Le Mouton de Boisdeffre, chef d'état-major de l'armée.
Un grand feu allumé éclaire les visages sévères et fermés des quatre personnages qui s'y trouvent déjà. Le premier est le marquis du Paty de Clam. Fils du général, petit-fils d'un académicien, arrière petit-fils de l'ami de Voltaire, Armand du Paty de Clam entré à Saint-Cyr à la fin de l'Empire, a fait une belle guerre de 70 et de nombreuses campagnes en Algérie et Tunisie. Il sera exclu de l'armée en 1904. En 1914, âgé de 61 ans, il s'engagera comme chasseur de 2^e^ classe au 16 bataillon. Blessé grièvement, il mourut en 1916. Pour l'heure, le voici commandant attaché au 3^e^ bureau (opérations militaires), occupé de graphologie et agissant en tant qu'officier de police judiciaire.
Le second est M. Cochefert, chef de la Sûreté, assisté de son secrétaire M. Boussard. Avant l'arrivée du capitaine Dreyfus, Cochefert a dit au commandant du Paty :
-- *Laissez-moi quelques instants avec lui et je le ferai avouer.*
Le commandant du Paty a trop le goût des rôles et de l'intrigue pour laisser sa place dans une pareille affaire.
-- *Non, non,* avait-il répondu. *Mais je consens à ce que vous assistiez à ce premier interrogatoire.*
M. Gribelin fait le quatrième. Il assume les fonctions d'archiviste à la Section des Statistiques. Ainsi appelle-t-on officiellement notre tout nouveau service de renseignements. Créé en 1872, au lendemain de la défaite et à cause d'elle, il fonctionne réellement depuis huit ans. C'est en 1886 que la pression toujours plus grande de l'espionnage allemand l'a rendu indispensable et qu'il a trouvé l'homme supérieur qu'il fallait : le lieutenant-colonel Jean-Robert-Conrad-Auguste Sandherr. Ce matin du 15 octobre 1899, M. Gribelin est présent en qualité de greffier.
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Dreyfus se défait de son manteau. Il se dégante et s'assied. Du Paty l'invite d'abord à compléter une fiche signalétique. Puis :
-- Je vais vous dicter une lettre qui sera soumise à la signature du général de Boisdeffre, lui dit-il.
-- Je vous écoute, dit Dreyfus.
-- « *Paris, le 15 octobre 1894.*
« *Ayant le plus gros intérêt, Monsieur, à rentrer momentanément en possession des documents que je vous ai fait passer avant mon départ aux manœuvres, je vous prie de me les faire adresser d'urgence par le porteur de la présente qui est une personne sûre.*
*Je vous rappelle qu'il s'agit* *:*
*1°* *Note sur le frein hydraulique du canon de 120 et sur la manière dont il s'est comporté aux manœuvres.*
*2°* *Note sur les troupes de couverture.*
*3°* *Note sur Madagascar...* »
Le commandant du Paty s'arrête. Quelque chose d'anormal se passe que le chef de la Sûreté, son secrétaire et l'archiviste-greffier constatent comme lui. Après les quatre premières lignes, l'écriture de Dreyfus devient irrégulière. Elle s'élargit. Les lignes ondulent.
-- *Qu'avez-vous ?* demande le commandant. *Vous tremblez ?*
*-- J'ai froid aux doigts.*
Les témoins se regardent. La température est normale. Le capitaine était ganté en arrivant. Les premières lignes vont naturellement. L'altération de l'écriture commence lorsque la lettre a cessé d'être innocente et emprunte mot pour mot au fameux « bordereau », trouvé dans la seconde moitié de septembre par Mme Bastian, la femme de ménage-espion que le Service des Statistiques entretient à l'ambassade d'Allemagne.
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Ce bordereau était ainsi rédigé :
« *Sans nouvelle m'indiquant que vous désirez me voir, je vous adresse, cependant, Monsieur, quelques renseignements intéressants* *:*
*1°* *Une note sur le frein hydraulique du 120 et la manière dont s'est conduite cette pièce.*
*2°* *Une note sur les troupes de couverture* (*quelques modifications seront apportées par le nouveau plan*)*.*
*3°* *Une note sur une modification aux formations de l'artillerie.*
*4°* *Une note relative à Madagascar.*
*5°* *Le projet de Manuel du tir d'artillerie de campagne* (*14 mars 1894*)*.*
*Ce dernier document est très difficile à se procurer et je ne puis l'avoir à ma disposition que très peu de jours. Le ministre de la guerre en a envoyé un nombre fixe dans les Corps et les Corps en sont responsables. Chaque officier détenteur doit remettre le sien après les manœuvres. Si donc vous voulez y prendre ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après, je le prendrai. A moins que vous ne vouliez que je le fasse copier in-extenso et ne vous adresse la copie. Je vais partir en manœuvre.* »
Ce document écrit sur du papier pelure déchiré, Mme Bastian l'a ramassé dans la corbeille à papiers du premier attaché militaire, le colonel von Schwartzkoppen. Je possède une photo de lui. Elle le montre au plus vif de son éclat, en uniforme noir rehaussé d'épaulettes, de fourragère, de décorations parmi lesquelles la croix de fer de première classe bordée d'argent. De la main gauche, à hauteur de la hanche, il tient son épée ; de la droite ses gants et le pouce est passé sous le cinquième bouton. Ses mains sont fines et blanches. La taille est celle d'un danseur. Le casque à pointe n'arrive pas à durcir le visage.
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Emmanchée de trois quarts sur un col à deux étages, la tête malgré l'œil distant et la fière moustache révèle je ne sais quoi de féminin dans la ligne de la joue et du menton. On devine que l'homosexualité militaire, classique chez les Prussiens, n'est pas loin. On ne se trompe pas.
Elle aidera beaucoup Schwartzkoppen. C'est une franc-maçonnerie dont il ne faut jamais négliger l'importance. Son complice, le colonel Panizzardi, l'attaché militaire italien, y est sensible. Tous deux échangent de nombreuses lettres signées *Alexandre, Maxmiliane* ou *Bourreur.* Elles sont sans équivoque. L'une d'elles, particulièrement révélatrice et crue, est connue sous le nom de « lettre des quatorze armées ». Henriette Dardenne, -- la fille de Godefroy Cavaignac ministre de la guerre, républicain, franc-maçon, mais convaincu de la culpabilité de Dreyfus, -- raconte :
« Lorsque le commandant Cuignet, en 1899, dut donner aux juges de la Cour de cassation connaissance des pièces du dossier secret, force lui fut de la lire à haute voix. Il s'en acquitta non sans un très grand embarras et non sans provoquer dans l'assistance un froid très significatif : « Ces misérables feraient rougir des singes », s'écria le conseiller Faure-Biguet tandis qu'on voyait le conseiller Sallantin esquisser gravement un grand signe de croix. » ([^11])
Comment ne pas retenir cet aspect trouble d'une affaire aussi sulfureuse que l'affaire Dreyfus, quand on découvre, plus tard, que le successeur de Sandherr, l'étrange colonel Picart, chef des services secrets français qu'il va trahir pour soutenir le clan dreyfusard, pourrait être suspect lui aussi. Au premier procès Zola, l'impression qu'il donne n'est pas favorable. « Il dit "ces gens" en parlant de ses chefs. On s'étonne de sa jeunesse, de ses allures efféminées, de dilettante, de son aspect félin. Sa voix n'est point mâle. Il fait penser à "Mademoiselle Fifi" héros de Maupassant. » (Dardenne.)
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Dans le Gaulois ([^12]), se souvenant de ce procès, le chroniqueur Maurice Talmeyr écrit qu'il voit toujours Picquart « avec son air fuyant et efféminé, distingué et bizarre, maniéré et ambigu ».
Les Juifs n'aiment pas les histoires simples. Les services secrets non plus. L'homosexualité, apportée en prime, ne va rien arranger. Dans le montage, le truquage, le trompe-l'œil, le coup fourré à triple détente, le billard à sept bandes, le faux et l'usage de faux, l'affaire Dreyfus est un chef-d'œuvre.
\*\*\*
Schwartzkoppen fut nommé premier attaché militaire à l'ambassade d'Allemagne de Paris en automne 1891. L'espionnage allemand venait de connaître de rudes échecs. La machine de guerre menée par le colonel Sandherr tournait rond. En janvier un des prédécesseurs de Schwartz, le major von Hoiningen, dit Huehne, avait été pris en flagrant délit. Il était deux heures du matin. Sur un banc de l'avenue Friedland, le major conversait en toute innocence avec le nommé Boutonnet, expéditionnaire civil au ministère de la guerre. Des policiers français avaient surgi de la nuit. « Haut les mains. » Dans celles du major-attaché militaire on trouva des documents concernant nos fabrications d'artillerie. Quel malheur ! Quel affront. L'ambassadeur, l'excellent M. de Münster, avait juré ses grands dieux que c'était un épouvantable malentendu, un hasard malencontreux. Von Hoiningen ne connaît pas Boutonnet. Il en donnait sa parole d'honneur. L'ambassade n'en avait pas moins changé de premier attaché militaire. Il y avait eu Füncke. Puis Schwartzkoppen, l'as qu'il fallait pour percer les secrets du redressement militaire français et les mystères du nouveau plan de mobilisation à l'étude à l'état-major : le plan XIII.
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Schwartzkoppen avait commencé par se montrer. Il montait au Bois tous les matins, souvent en compagnie de l'ambassadeur, faisait des armes et le soir sortait. Tout de suite Sandherr et le Service des Statistiques furent alertés. En décembre 1893 ils avertissaient le général Mercier qu'un « vaste système d'espionnage était organisé contre nous » par Schwartzkoppen et Panizzardi. Dès le début de 1894, ils eurent la conviction que les attachés militaires allemands et italiens avaient à leur solde un officier du ministère. En mars, le marquis de Val Carlos, attaché militaire à l'ambassade d'Espagne, mais d'éducation, de relation et de goût français, confia à un agent civil des Services, nommé Guénée :
-- *Vous avez à l'état-major un homme qui communique soit directement soit indirectement avec Schwartzkoppen et qui le renseigne.*
En avril, Val Carlos revenait à la charge :
-- *Vous avez un ou plusieurs loups dans la bergerie. Cherchez. Je suis certain du fait.*
La découverte ne provoque donc pas une énorme surprise. On s'en doutait, en espérant se tromper. Désormais il est impossible de se leurrer plus avant. Comme le dira Cavaignac au procès de Rennes :
-- *Ce document prouvait que l'ennemi était installé là, au cœur même des secrets de la défense et y nuisant.* ([^13])
Si l'on en croit l'énorme littérature dreyfusarde sur le sujet, ces secrets ne l'étaient guère, et n'importe qui -- ou presque -- aurait pu se les procurer. Dans ses *Cent ans de République,* l'excellent Jacques Chastenet, qui connaît par l'étude minutieuse du passé les vertus de la prudence et des balances inégales, les mêmes poids ne pouvant convenir à tous, note d'une plume plus désinvolte que pertinente : « *Il semble d'ailleurs que les pièces livrées n'étaient pas d'une telle importance qu'un officier de troupe fureteur ne pût se les procurer. *» ([^14])
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Bigre ! Le bel argument que celui-là. Qu'un « officier de troupe un peu fureteur » ait pu se procurer ces pièces ne prouve en rien qu'elles n'émanaient pas d'un officier d'état-major. Si l'on pouvait se féliciter de leur peu d'importance, on pouvait redouter qu'il en fût tout différemment pour celles qui les avaient précédées en attendant les suivantes.
D'autre part, à lire les dépositions du ministre de la guerre devant la Cour de cassation, « il semble », au contraire, qu'il s'agissait de renseignements importants que seuls quelques officiers spécialisés pouvaient connaître. Citons :
■ Le frein hydraulique du 120 constitue une des innovations les plus importantes et les plus secrètes de l'année 1894. Elle va permettre l'amélioration de l'artillerie lourde de campagne.
■ Les troupes de couverture sont celles qui doivent se trouver en première ligne, dans les premières heures de la déclaration de guerre, pour protéger la mobilisation et la concentration des armées. Tous les efforts d'un service de renseignements doivent tendre d'abord vers l'acquisition de ces informations. Elles donnent à qui les possède une supériorité évidente. Le plan dont il s'agit dans le « bordereau » est le nouveau plan en cours d'élaboration à l'état-major.
■ La modification des formations de l'artillerie concerne les applications de la loi du 21 mai 1894 qui fait passer les pontonniers de l'artillerie au génie et crée de nouveaux régiments et batteries d'artillerie.
■ Le quatrième paragraphe concerne l'intervention à Madagascar, en mars 1895 (vingt mille hommes commandés par le général Duchène).
■ Le projet d'un Manuel de tir se limite à de nouvelles méthodes de réglage.
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Selon Cavaignac, si les deux derniers sujets sont « d'un ordre plus confidentiel que secret », les trois premiers constituent ce qu'il y a de plus vital, de plus essentiel et de plus secret pour notre défense nationale. Ils représentent la vie même de l'état-major général en l'année 1894. Quant à la phrase : « Quelques modifications seront apportées par le nouveau plan », elle contient à elle seule « un acte de trahison fondamental et funeste. Elle livrait une décision qui n'était pas écrite, mais qui avait été prise à l'état-major général dans les négociations les plus intimes des chefs d'état-major au mois d'août 1894. Une décision de cette nature ne pouvait être connue que par une trahison sortant de l'état-major lui-même » ([^15]).
\*\*\*
L'opinion courante est que le bordereau émane d'un officier d'artillerie et d'un officier d'état-major. La diversité des renseignements retient l'attention du lieutenant-colonel d'Aboville, sous-chef du 4^e^ bureau. A son avis le traître est un officier d'artillerie stagiaire de seconde année d'état-major. Cette fonction permet de fréquenter les trois bureaux et d'y pêcher les renseignements proposés à Schwartzkoppen. Le lieutenant-colonel d'Aboville et son chef, le général Fabre, compulsent la liste des stagiaires de seconde année. Ils sont au nombre de douze, parmi lesquels cinq artilleurs, donc suspects. Voici considérablement réduit le champ des investigations.
Sur les cinq noms, l'un retient l'attention du colonel Fabre. C'est celui du capitaine Alfred Dreyfus.
-- *Je me souviens,* dit-il. *En 1893, à la fin du stage du 4^e^ bureau, je l'ai mal noté.*
Le dossier Dreyfus est examiné. On y trouve l'appréciation du colonel Fabre :
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« Officier incomplet, très intelligent et très bien doué, mais prétentieux et ne remplissant pas, au point de vue du caractère, de la conscience et de la manière de servir, les conditions nécessaires pour être employé à l'état-major de l'armée. »
Ce jugement n'est pas sans intérêt. Ce n'est pourtant pas lui qui frappe les examinateurs. Ce qui les laisse « stupéfaits », c'est l'écriture de Dreyfus. Il a rédigé, de sa main, l'en-tête d'un folio et cette écriture ressemble à celle du « bordereau ». Certains mots sont graphologiquement identiques : « artillerie », par exemple. Tant devant la Cour de cassation que lors du procès de Rennes, le lieutenant-colonel d'Aboville et le colonel Fabre répéteront ;
-- *Nous ne sommes pas des experts mais la* « *similitude* » *nous parut* « *absolue* »*.*
Aussitôt ils alertent le général Gonse, sous-chef d'état-major général. Il examine à son tour les pièces et tombe d'accord avec les chefs du 4^e^ bureau. Le général de Boisdeffre est informé. Il ordonne que les comparaisons d'écriture soient étendues à tous les documents rédigés par Dreyfus et signés par lui que l'on pourra trouver. Une équipe spéciale s'y attache. Les officiers qui la composent ne sont pas des traîne-sabres de figuration. Sous la direction du général Gonse se trouvent le chef du 18 bureau, le colonel Lefort, le chef du 2^e^ bureau, le colonel Boucher, le chef du 3^e^ bureau, le colonel Fabre, le chef du service de renseignements, le colonel Sandherr. Leur examen confirme la première impression.
A ces précautions, le général Gonse en ajoute une autre. Il consulte le commandant du Paty de Clam, appartenant au 3^e^ bureau et qui s'intéresse à la graphologie, sans l'avertir de la nature de l'affaire.
-- *Écriture similaire,* dit du Paty.
Le général l'informe alors de toute l'histoire et de sa gravité. Le commandant du Paty de Clam demande à reprendre son examen. Le 7 octobre, dans une note écrite, il rend son avis : « La similitude des écritures justifie une expertise légale. »
\*\*\*
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Toutes ces précautions disent assez l'importance des renseignements fournis au colonel von Schwartzkoppen et le danger représenté par le « loup dans la bergerie ». Nous sommes bien devant une histoire d'espionnage qui menace le cœur même de l'armée. Le général Mercier, ministre de la guerre du cabinet Dupuy, demande audience au président de la République, Casimir-Périer. Il lui montre le bordereau, les pièces de comparaison.
-- *Voyez avec Dupuy,* dit le Président.
Casimir-Périer a d'autres soucis. Malgré la caution un peu fripée de Jules Ferry dont il fut le secrétaire d'État, la franc-maçonnerie ne lui pardonne pas d'avoir été préféré au *frère* Henri Brisson. Celui-ci était haut dignitaire du Rite écossais. Il appartenait à la loge *La justice.* Il était connu comme l'un des sectaires les plus intrépides de l'idée laïque. Au lendemain de l'assassinat de Sadi Carnot, il n'en a pas moins été battu par Casimir-Périer et sur un score qui frôle l'affront public : 195 voix quand ce petit-fils d'un ministre de Louis-Philippe en obtenait 415. Depuis, les Enfants de la Veuve sont inconsolables. Ils portent l'incendie sur le front social. Ils échauffent les faubourgs. Casimir-Périer devient Périer-d'Anzin (à cause des Mines), grande noblesse républicaine. Sa fortune est évaluée à 40 millions-or alors qu'en 1884, dix ans plus tôt, Ferry matait la grève des mineurs qui ne voulaient plus travailler 60 heures par semaine pour 3 francs 50 par jour. Gérault Richard, un socialiste excité, écrit dans *Le Chambard* un article intitulé *A bas Casimir* où l'on peut lire : « *Les crimes du grand-père profitent au petit-fils puisqu'ils lui assurent la supériorité dans le royaume des exploitants. Ces millions, Casimir en connaît la déshonorante origine, etc. *» Poursuivi aux Assises, Gérault Richard sera défendu par Jaurès. Le tribun socialiste ne prononcera pas une plaidoirie mais un réquisitoire.
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Tous ceux qui ont été poursuivis par l'Élysée le connaissent : « *Je vous l'avoue, j'aimais mieux pour notre pays les maisons de débauche où agonisait la vieille monarchie de l'Ancien régime que la maison louche de banque et d'usure où agonise l'honneur de la République bourgeoise. *»
Casimir-Périer, élevé dans les ors et le coton, n'a pas été habitué à se faire frictionner les oreilles. Il le supporte d'autant moins qu'il est amoureux. Son ami Auguste-Laurent Burdeau, député du Rhône, franc-maçon disert, qui l'avait remplacé à la présidence de l'Assemblée, est mort brutalement le 3 juillet de cette année 1894. Il avait 43 ans. C'était un esprit distingué. Ancien élève de l'École normale supérieure, chef de cabinet de Paul Bert, il avait traduit Spencer et Schopenhauer (*Du fondement de la morale*)*.* La morale, c'était l'idée maîtresse de sa course. On lui doit d'excellents petits livres sur le sujet : *Le manuel de morale,* la *Morale à l'école.* Burdeau sait de quoi il parle et comme il est plus facile d'écrire sur la vertu que de la pratiquer. Il ne traversa pas le Panama sans y être fâcheusement mouillé. C'était un chéquard. Il faisait partie des 104 clients d'Aron, dit Arton. Heureusement pour son renom on ne le sut qu'après sa mort, ce qui lui permit de devenir rapporteur du budget, ministre de la Marine, des Finances, vice-président de l'Assemblée, président. L'avenir lui appartenait quand le cœur lui manqua. On lui fit de très belles obsèques, civiles et républicaines, où accoururent les lettres, les arts, la politique, la finance et la loge. Tous les yeux étaient fixés sur sa veuve, en particulier ceux du président de la République. Mme Burdeau était très belle et cette beauté allait être fatale à Casimir-Périer.
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N'allons pas trop vite. Nous perdrions les fils d'une histoire d'autant plus embrouillée que beaucoup se sont employés à la compliquer davantage en dissimulant les lignes de forces et les ressorts essentiels.
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Pour l'instant nous sommes dans le cabinet du président du Conseil, le *frère* Charles Dupuy. Un petit conseil s'y tient le 11 octobre. Le général Mercier a apporté le dossier. Les ministres ont parfaitement conscience qu'il ne s'agit pas de fuites de troisième ordre et de seconde main. Gabriel Hanotaux, ministre des affaires étrangères (dont Goblet disait : « Il arrivera, le petit Hanotaux. Il a des roulettes autour du ventre »), tombe en arrêt sur la note n° 4 : Madagascar. Le 22 septembre le journal *Le Yacht* a publié le plan de campagne de l'expédition projetée. Quelle coïncidence ! D'autant plus étrange que l'auteur de l'article, Émile Weyl, connaît Alfred Dreyfus puisqu'il est l'oncle par alliance de son frère Mathieu Dreyfus ([^16]).
Néanmoins Hanotaux s'oppose aux poursuites. Le document a été subtilisé à l'ambassade d'Allemagne. Des complications sont à redouter. La guerre peut-être. Or nous ne sommes pas prêts. Ni diplomatiquement : l'alliance franco-russe n'est qu'à ses commencements. Ni militairement : la grande réforme militaire est en cours.
C'est également l'avis du général Saussier, gouverneur militaire de Paris, et du colonel Sandherr.
-- Pour protéger nos sources d'information et pour ne pas donner à l'Allemagne l'impression que nous l'avons provoquée, nous ne pourrons verser aux débats les preuves de tout ce que nous avons, dit-il en substance au général Mercier. Sursoyons donc à l'arrestation de Dreyfus. Prenons-le en filature. Je me fais fort de le surprendre à bref délai, en flagrant délit. Ce qui nous permettra de laisser Mme Bastian hors du coup en n'étant pas obligés de produire le bordereau ([^17]).
Le général Mercier ne veut rien entendre. C'est trop tard. La machine est lancée. Un expert a été déjà commis : M. Gobert. C'est le garde des Sceaux, M. Eugène Guérin, qui l'a désigné. M. Gobert est expert auprès de la Banque de France.
104:288
Dans un premier temps il parle « d'un cas simple ». Pour lui « l'apparence de similitude est frappante. Ce ne sera pas long ([^18]) ». Puis il demande à être éclairé. De quoi s'agit-il ? Qui est donc en cause ? Il tarde à déposer son rapport. Le général Gonse doit se rendre deux fois chez lui. Devant son « attitude dilatoire », le général Mercier sollicite un autre expert : M. Alphonse Bertillon, fondateur du service anthropométrique de la Sûreté ([^19]). C'est lui qui, au plus chaud de la vague libertaire, a confondu l'anarchiste Pauwels par des comparaisons d'écriture.
M. Bertillon procède à un examen approfondi qui va durer dix heures. Six assistants, formés à ses méthodes, l'aident dans ce travail. Le 13 octobre 1894 il fournit ses conclusions : « *Si on écarte l'hypothèse d'un document forgé avec le plus grand soin, il apparaît manifestement que c'est la même personne qui a écrit la lettre et les pièces communiquées. *»
Dans ces conditions le général Mercier ([^20]) qui vient d'imposer le canon de 75 à l'artillerie française, impose la convocation et l'arrestation immédiate d'Alfred Dreyfus né à Mulhouse le 9 octobre 1859 de Raphaël Dreyfus, industriel connu sous le pseudonyme de Vieux Fouli (variante du verlan signifiant Filou) et de Jeannette Lippmann.
\*\*\*
-- *Est-ce seulement parce que vous venez d'avoir froid aux doigts que vous tremblez,* demande le commandant du Paty.
105:288
Le capitaine Dreyfus le regarde comme s'il ne comprenait pas. Recréée ainsi, grâce aux nombreux documents et témoignages, quatre-vingt dix ans après, cette scène du 15 octobre 1894, 9 h 30 du matin, a quelque chose d'irréel.
Tous les acteurs semblent jouer au ralenti.
-- *Capitaine Alfred Dreyfus, je vous mets en état d'arrestation,* dit le commandant du Paty.
Dreyfus proteste :
-- *Vous ne pouvez pas faire ça... vous n'avez pas le droit.* Sa voix sonne faux. Il donne l'impression de chercher une attitude ([^21]). Il se cherche du regard dans un miroir mural. Parfois il nie avec hauteur et même véhémence :
-- *Je n'ai pas trahi... Je n'ai pas été léger... Je ne connais rien à la couverture... J'ignore l'existence du Manuel de tir d'artillerie.*
Parfois il paraît saisi par l'angoisse :
-- *Je sens qu'un plan épouvantable a été préparé contre moi.*
Trois fois du Paty le menace de faire porter à l'agent étranger la lettre dictée. Deux fois Dreyfus l'arrête :
-- *Non, je vous en prie.*
Ce n'est qu'à la troisième reprise qu'il accepte le défi :
-- *Allez-y !... Essayez.*
Comme s'il avait mesuré la faiblesse du piège et la naïveté du procédé.
Le feu continue de craquer joyeusement. A la pendule de la cheminée il va être 10 h 30. Dehors l'automne est gris. En rangeant un dossier, sur une table, le commandant du Paty découvre un revolver. Dreyfus en profite :
106:288
-- *Tuez-moi,* dit-il pathétique. *Mais logez-moi une balle dans la tête* ([^22])*.*
Le mélo est à la mode. Dreyfus refuse pourtant d'y céder :
-- *Quant à moi, je ne veux pas me tuer,* ajoute-t-il. *Je veux vivre pour établir mon innocence.*
Le mot le plus juste a peut-être été prononcé par l'archiviste-greffier Gribelin :
-- *Dreyfus jouait la comédie,* dira-t-il. *Son arrestation semblait être une éventualité qu'il avait envisagée et à laquelle il s'était préparé* ([^23])*.*
Et M. Cochefert, le chef de la Sûreté, un homme de métier, de conclure :
-- *L'attitude de Dreyfus a été celle d'un coupable* ([^24])*.*
A 11 h 30 le capitaine Dreyfus est remis aux mains du commandant Henry, n° 3 du Service des Statistiques, pour qu'il le conduise à la prison du Cherche-Midi. Il doit y être enfermé au secret, sous la garde du commandant Ferdinand-Dominique Forzinetti... On dirait un nom de chanteur. C'est celui du hasard, qui joue un si grand rôle dans cette pièce montée. C'est le nom d'une toute petite pièce dans cette immense mosaïque tournoyant comme un maelström. Mais qui dira son importance, au départ, quand les cartes ne sont pas encore abattues ? Qui dira l'importance de ce fil dans ce tissu d'intrigues croisées et recroisées par tous où vont bientôt s'enfoncer les juges et les justiciers, les victimes et les coupables, les têtes froides et les têtes chaudes ? Ce Forzinetti pourrait n'être qu'un officier en fin de carrière, attendant la retraite sous l'uniforme d'un gardien de prison. Ce serait trop simple. C'est un joueur, connu dans les tripots : au Club de la Presse, au Betting-club, au Washington-club, au Cercle de l'Escrime.
107:288
C'est là qu'il aurait rencontré Dreyfus et la « comtesse » Latischeff, une Hongroise soutenue par un Juif belge du nom d'Heyman, et que l'on voyait aussi avec les attachés militaires allemands : Huehne, de Füncke et Susskind. Isidore Bloch, l'administrateur du Cercle de l'Escrime, fut averti des malheurs de Dreyfus et invité à n'en pas souffler mot. C'est en tout cas Guénée qui l'affirme ([^25]). Il ne doit pas mentir. Entre Dreyfus et le directeur du Cherche-Midi il existe quelque chose. Malgré le secret, Mme Dreyfus a rendu visite à son mari dans sa cellule. Les petites Forzinetti ont passé leurs vacances, à la campagne, chez Mme Dreyfus. Après avoir affirmé que le commandant du Paty de Clam avait torturé Dreyfus dans sa cellule -- sans que ce dernier ne s'en soit plaint ou ait montré des traces de ces sévices -- ; après avoir accompagné Bernard Lazare chez Jaurès et Rochefort comme pour appuyer ses affirmations, Forzinetti fonde une société anonyme à Bruxelles pour l'exploitation d'un tripot, mais se retrouve attaché par Albert de Monaco à la maison de jeu de Monte-Carlo. Ce n'est qu'un détail, mais qui suffit à révéler l'ampleur de la fabrication.
\*\*\*
Ainsi commence l'affaire Dreyfus, ou mieux, ainsi commencent les affaires Dreyfus. Car il y en a au moins deux. D'abord une affaire juive, une terrible affaire juive machinée (rappelez-vous *:* « *Je sens qu'un plan épouvantable a été préparé contre moi* » ([^26])) ou utilisée pour protéger la communauté israélite du péril majeur qui menace toujours son destin : l'assimilation.
Les Juifs ont gagné la guerre de 70. Jamais ils n'ont été plus nombreux. Ils tiennent les affaires internationales, l'or vagabond, la presse ([^27]). Ils achètent des noms. Ils se glissent dans cette société républicaine, laïque, retournée contre ses traditions et ouverte à l'étranger qui lui est un allié contre la France française.
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Cette terre donnée, qui n'était pas la terre promise, est si accueillante qu'ils oublient les secrets de leur destin historique : le ghetto, la méfiance, le ciment religieux, le mariage. L'athéisme et le matérialisme de la fin du XIX^e^ siècle les guettent. La bourgeoisie juive de l'époque sera a-religieuse. Les mariages mixtes se multiplient. L'assimilation se dessine. L'affaire Dreyfus va l'arrêter. Non seulement en France, mais en Europe.
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C'est pendant l'affaire Dreyfus que Théodor Herzl, correspondant à Paris de la *Neue Freie Presse,* a l'idée de *Der Judenstadt* (*L'État juif*) d'où va sortir la grande aventure juive du XX^e^ siècle : le sionisme.
La seconde affaire Dreyfus est une affaire maçonnique. Après avoir été hostile au parti dreyfusard, la franc-maçonnerie et le clan républicain qu'elle inspire vont s'y lancer à corps perdu. Ils voient d'abord l'occasion de balayer Panama et de redonner une nouvelle virginité aux fripons compromis : Clemenceau ne laissera pas passer cette chance. Chassé dans l'ombre de Cornelius Herz par la foule qui crie « Aoh yes », le futur Tigre va revenir sur les épaules de Zola dont il publie *J'accuse.* Grâce à « l'affaire » cette gauche républicaine que la peur de l'Église monarchiste a rendu anticléricale et que la crainte de l'armée impérialiste va rendre antimilitariste, découvre aussi la possibilité d'utiliser la sensibilité, la solidarité, la haine et la puissance juives pour briser le sabre et détruire le goupillon, fût-il rallié à la République.
112:288
C'est cela l'affaire Dreyfus. Ce n'est pas du tout, comme le racontent les livres d'histoire, les romans, les pièces de théâtre, les émissions, les films, la révolte du citoyen contre la raison d'État, du civil contre la caste militaire, de l'innocent contre l'erreur judiciaire, de la liberté contre le despotisme. C'est seulement l'exploitation frénétique d'une situation pour faire définitivement de la France une possession de l'Empire républicain. Les preuves sont brutales et flagrantes. En 1899 Waldeck Rousseau obtient de Loubet la remise de peine, puis la grâce de Dreyfus. En 1901, sous le couvert de réglementer les associations, il fait voter la loi qui met les congrégations hors la loi. Combes l'applique en 1902. L'armée républicanisée par le recensement des officiers qui vont à la messe (affaire des fiches) ferme 2.500 écoles catholiques. Les congrégations n'ont plus le droit d'enseigner. C'est la rupture avec le Saint-Siège, suivie en 1905 de la séparation de l'Église et de l'État. En 1906 la Cour de cassation casse sans renvoi le verdict Dreyfus. Cela signifie qu'il est réhabilité sans être rejugé. Il est aussitôt nommé chef d'escadron et décoré de la Légion d'honneur. Waldeck Rousseau et Joseph Reinach ont atteint leurs objectifs. En 1898 Waldeck Rousseau avait déclaré à Louis Menard, greffier en chef de la Cour de cassation : « Je viens vous parler de l'affaire Dreyfus dont vous allez avoir à vous occuper. Ce n'est pas que Dreyfus nous intéresse, mais nous voulons profiter de cette circonstance pour faire une armée républicaine et démolir l'état-major qui n'est composé que de cléricaux, de jésuites et de réactionnaires... Nous sommes sûrs de réussir. Ceux qui seront avec nous auront ce qu'ils voudront. Tant pis pour les autres... » « Je lui répondis que mon devoir était de demeurer impartial... Je n'eus pas l'air de comprendre les offres très réelles qu'il me faisait -- il comprit très bien que je n'étais pas à vendre et se leva. » ([^28])
113:288
Et Salomon Reinach (le frère de Joseph) vendait la mèche dans un volume intitulé *Orpheus* où après avoir dénoncé le Ralliement comme un « *mouvement tournant *» voulu par le pape il écrivait : « *Sans l'affaire Dreyfus la France serait devenue une république cléricale. *» ([^29])
Le propos est exagéré. Salomon n'a jamais hésité à avancer les pendules pour les besoins de la cause. Néanmoins il n'est pas douteux que l'affaire Dreyfus a empêché la reprise du Ralliement qui se dessinait sous le ministère Méline (avril 1896, juin 1898). Dès les premiers remous les catholiques sensibles aux arguments de Léon XIII sont rejetés hors de la famille républicaine. C'est de leur faute si Dreyfus est en prison. Joseph Reinach y revient avec d'autant plus d'obstination que la franc-maçonnerie est circonspecte et la gauche partagée et même hostile. Un courant antisémite a toujours traversé le courant socialiste. La phrase de Jules Guesde est célèbre : « La République n'existera que le jour où Rothschild sera à Mazas ou devant un peloton d'exécution » ([^30]). A la Chambre, Jaurès réclame la mort pour Dreyfus. Il dit que toute cette histoire sert au gouvernement à « couvrir une bande d'exploiteurs ».
-- Vous savez bien que vous mentez, lui crie Barthou, ministre des travaux publics que Daudet appelait Barthoutou parce que dans certaine maison de la place de Fürstenberg, il se montrait câlin-canin.
Sur proposition du président Brisson, la Chambre prononce contre Jaurès la censure avec expulsion temporaire. La mesure déchaîne Millerand. Il soutient la même thèse que son camarade socialiste ([^31]). Le lendemain dans *La justice* Clemenceau n'est pas d'un autre avis. Il aurait voulu pour Dreyfus une condamnation à mort au lieu « d'une vie paisible toute à la joie de la culture du cocotier » ([^32]).
114:288
Pour Ranc, Waldeck Rousseau, Reinach, rien n'est donc plus urgent que de redresser la tendance et pour ce faire quel meilleur outil trouver que l'anticléricalisme. Joseph Reinach va l'utiliser à coups redoublés. Le général de Boisdeffre s'absente-t-il, c'est sans doute pour aller voir le père du Lac, suggère-t-il, ([^33]). Si l'innocence de Dreyfus est proclamée, « si le Dieu des juifs l'emporte... le rêve des jésuites s'effondre ». En revanche s'il est condamné c'est le « triomphe des jésuites » ([^34]). Boisdeffre c'est « l'ami et pénitent du père du Lac » ([^35]). Tout de suite l'entente s'est faite entre le général Mercier et « Drumont, Rochefort, le moine de *La Croix,* Judet ». ([^36]) Le moine de *La Croix* (fondée par les pères de l'Assomption) c'est le père Bailly. Judet, boulangiste antidreyfusard, dirige l'*Éclair.* Rochefort, républicain sous l'Empire, hostile à la franc-maçonnerie sous la République du Grand Orient, antisémite de peau, de sang et d'humeur, c'est la flamme mordante de *L'Intransigeant ;* Drumont, le feu éclatant de *La Libre Parole.* Même si Rochefort est libre-penseur, pour Reinach c'est la « presse des jésuites » qui organise un « formidable chantage » contre le général Mercier (**26**). Les juges, ce sont « les procureurs du Saint-Office ». La procédure ? -- « La procédure de l'Inquisition » ([^37]). Le dossier sent « le souffle empesté des haines religieuses » ([^38]). Tout a été manigancé par la calotte : « Quelque révérend père y a réfléchi, dans ses longues conversations avec du Lac ; Boisdeffre l'a entretenu de l'affaire, des chances qu'a le Juif d'échapper » ([^39]).
115:288
Du Lac. Encore du Lac. C'est une obsession ! Et peu justifiée de surcroît. Lorsque Drumont se présenta à l'Académie son principal adversaire s'appelait Marcel Prévost, l'immortel auteur des *Demi-Vierges :* « *C'était un romancier mondain, une sorte de confesseur laïque à l'usage d'amoureuses à phobies et à scrupules, c'est-à-dire de femmes travaillées par la ménopause,* écrit Bernanos dans *La grande peur... Son immoralisme gardait le ton de la bonne compagnie et s'il relevait les jupes de la petite Maud de Rouvres, déboutonnait la culotte de Julien de Suberceau, c'était avec le sang-froid du clinicien et l'onction d'un ancien élève des R.P. jésuites.* » En outre Marcel Prévost possédait l'immense avantage d'avoir soutenu la cause de Dreyfus jusque dans les Amériques et les colonnes du *New York Herald.* Contre un tel candidat, que pesait le pauvre Drumont qui avait eu la naïveté de se présenter en ces termes : « Je me présente à l'Académie parce que je veux fournir aux catholiques l'occasion de s'honorer eux-mêmes en votant pour un écrivain qui a pu, parfois, les égratigner dans la polémique, mais qui a défendu toute sa vie la cause du Christ et de la Patrie, pour un écrivain qui a autant de talent que ceux qui ont toujours blasphémé. » De pareilles professions de foi ne ratent jamais leur coup. Drumont fut battu. Aussitôt le révérend père du Lac se dépêcha d'adresser à son vainqueur, l'auteur des *Demi-Vierges* un carton de félicitations. Écoutez Bernanos : « Un ami en apporta au directeur de *La Libre parole* le texte qu'il avait hâtivement recopié sur la feuille d'un carnet de poche. Déjà le vaincu souffrait des premières atteintes de la cataracte : il essuya plusieurs fois ses lunettes, retourna le papier dans ses mains tremblantes et pleura. » ([^40])
Joseph Reinach a donc tort de tant redouter le R.P. du Lac. Il a tort de voir sous l'affaire « un complot de moines » ([^41]) et dans chaque détail une « bizarrerie nouvelle d'un cerveau de moine inquisiteur » ([^42]).
116:288
Il a tort ou plutôt il aurait tort si ce martèlement n'avait un but : réveiller dans la gauche républicaine cet anticléricalisme qui ne dort toujours que d'un œil, créer un climat oppressif, hystérique, passionnel qui dépasse celui créé par l'arrestation d'un officier pour le moins suspect de haute trahison.
\*\*\*
L'enquête n'est pas encore terminée qu'à la fin du mois d'octobre, le grand rabbin Zadoc Kahn ([^43]) demande audience au préfet de police Louis Lépine (l'homme du Fort Chabrol et de la bande à Bonnot). « Il paraissait très excité, raconte Lépine dans ses *Souvenirs.* On veut envoyer au conseil de guerre un des nôtres, me dit-il. Si vous avez quelque influence sur ce gouvernement, c'est le cas de la montrer. Si pareille chose arrivait, vous porteriez la responsabilité de ce que je vous annonce : le pays coupé en deux -- tous mes coreligionnaires debout et la guerre déchaînée entre les deux camps -- Quant aux moyens de la soutenir vous pouvez vous fier à nous... » ... « Je n'avais pas le pouvoir qu'il m'attribuait, poursuit Lépine, mais je ne jugeai pas vaines ses menaces. » ([^44])
Durant toute l'instruction les manœuvres et démarches ne ralentissent pas. Le président du conseil Charles Dupuy déclare :
-- Je sais qu'on a osé promettre un million à l'officier rapporteur (le commandant d'Omerscheville) s'il consentait à émettre un doute sur la culpabilité ([^45]).
117:288
Le colonel Sandherr révèle que les deux frères Dreyfus sont venus mettre leur fortune à sa disposition s'il consent à les aider.
Après la condamnation (22 décembre 1894, détention à vie dans une enceinte fortifiée, dégradation militaire), Reinach, Ranc et Waldeck Rousseau sont reçus par Casimir-Périer :
-- *Il faut gracier Alfred Dreyfus,* lui disent-ils, *à tout le moins obtenir une commutation de peine. Cela faciliterait une révision.*
*-- C'est impossible,* répond Casimir-Périer. *Ce serait désavouer le conseil de guerre. Défier l'armée. Provoquer la révolte du public.*
*-- Certes votre geste serait discuté,* conviennent les trois larrons. *Mais votre personnalité souffrira davantage encore quand nous porterons à la connaissance du pays le privilège que vous venez d'accorder à la veuve de votre excellent et regretté ami, M. Burdeau* ([^46])*.*
La pension spéciale que le président de la République, au cœur gros comme ça, venait d'octroyer à la ravissante veuve Burdeau était de 12.000 francs. Celle octroyée à la veuve d'un maréchal de France tué à l'ennemi ne pouvait dépasser 6.000. Il est vrai qu'il y a feu et feux.
Casimir-Périer ne pouvait affronter l'armée. Il ne pouvait résister au syndicat dreyfusard. Il quitta l'Élysée à la stupéfaction générale huit mois après son élection et 25 jours après la condamnation du traître Alfred Dreyfus.
118:288
Ce simple fait suffit à faire apprécier le poids des forces qui venaient de se jeter dans la bataille.
(*A suivre*)
François Brigneau.
119:288
### Saint Damase
*Seizième centenaire de sa mort*
par Jean Crété
VOILA SEIZE SIÈCLES mourait un pape dont le pontificat fut particulièrement important. Rappelons que l'Église, après trois siècles de persécutions, avait trouvé la paix avec l'empereur Constantin. Le pape qui eut la joie de voir la paix rendue à l'Église, saint Miltiade, est commémoré le 10 décembre sous le nom, légèrement déformé, de saint Melchiade. Et c'est le lendemain, 11 décembre, qu'est célébrée la fête de saint Damase.
\*\*\*
Né vers 305 en Espagne, saint Damase était un prêtre pieux et très cultivé : il composait facilement des vers latins ; mais surtout il était très versé dans la connaissance des saintes Écritures.
120:288
Nous avons peu de renseignements sur sa carrière ecclésiastique. Il fut élu pape en 366, à la mort du pape Libère, qui avait un moment défailli dans la lutte contre l'arianisme, puis s'était ressaisi. Saint Damase eut à lutter contre la suite logique de l'hérésie d'Arius : celle de Macedonius et Eunomius, qui niaient la divinité du Saint-Esprit. Il convoqua le second concile œcuménique, premier de Constantinople, qui condamna cette hérésie et ajouta au symbole de Nicée la finale affirmant la divinité du Saint-Esprit, les quatre notes de l'Église (une, sainte, catholique et apostolique), l'unique baptême, et l'attente de la résurrection de la chair et de la vie éternelle. Saint Damase ratifia ces additions et les condamnations prononcées contre les hérésiarques. En revanche, il refusa de ratifier un canon du concile qui donnait à l'évêque de Constantinople le titre de patriarche et le second rang dans l'Église, immédiatement après le pape. Ce ne fut que longtemps après que Rome reconnut à regret et par nécessité ces titres à l'évêque de Constantinople. Saint Damase avait senti le danger : ces titres contenaient en germe le schisme oriental qui devait éclater, après bien des crises, au XI^e^ siècle et qui dure toujours. Saint Damase condamna de nouveau le faux concile de Rimini à propos duquel saint Jérôme devait écrire : « L'univers gémit et s'étonna de se trouver arien. »
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Né vers 340, saint Jérôme n'avait donc que vingt-six ans à l'avènement de saint Damase. Ce fut le mérite du saint pape de discerner les dons exceptionnels de saint Jérôme, qu'il vit lors d'un voyage de celui-ci à Rome. Saint Damase, qui s'intéressait lui-même très vivement aux questions scripturaires, comprit que l'homme qu'il avait devant lui était envoyé par la providence. Il lui confia la mission de « ramener le Nouveau Testament à la fidélité au texte grec » ; ce dont saint Jérôme s'acquitta à la perfection.
121:288
Il devait aller beaucoup plus loin, et traduire en latin tout l'Ancien Testament, en s'appuyant sur les manuscrits hébreux et araméens et sur l'incomparable instrument de travail qu'étaient les *Hexaples* d'Origène. C'est un sophisme de dire que les exégètes modernes sont capables de faire mieux que saint Jérôme : c'est déjà inexact au seul plan des sources disponibles. Malgré les manuscrits découverts depuis cinquante ans, les exégètes modernes sont en situation d'infériorité par rapport à saint Jérôme, du fait de la perte irrémédiable des Hexaples, dont le dernier exemplaire conservé à la bibliothèque d'Alexandrie fut détruit dans l'incendie de 641. Et puis, il ne suffit pas d'avoir des manuscrits, il faut savoir les exploiter. A l'époque où il rencontra saint Damase, saint Jérôme n'avait pas encore appris l'hébreu et l'araméen ; c'est pourquoi saint Damase ne lui avait donné mission que de réviser la traduction du Nouveau Testament. Mais, par la suite, saint Jérôme apprit les langues orientales au prix d'efforts héroïques et il en acquit une connaissance bien plus profonde que celle qu'on peut en avoir aujourd'hui. Et surtout saint Jérôme avait un esprit de foi, un respect du texte sacré et un sens de l'Église qui manquent le plus souvent à nos modernes exégètes. Beaucoup plus jeune que saint Damase, saint Jérôme devait lui survivre trente-six ans. Mais saint Damase vécut assez pour avoir en mains la traduction très fidèle du Nouveau Testament et celle de quelques livres de l'Ancien Testament, notamment des psaumes.
Saint Damase s'intéressa aussi beaucoup à la liturgie. Certes, les historiens modernes de la liturgie ont tendance à exagérer son rôle en faisant de lui le pape qui aurait fait passer la liturgie romaine du grec au latin. Le passage du grec au latin n'a pas été le résultat d'un décret arbitraire et brutal, comme c'est le cas pour la réforme liturgique que nous subissons, mais le fruit d'une lente évolution spontanée, commencée dès le II^e^ siècle. Le rôle de saint Damase, un demi-siècle après la fin des persécutions, fut de codifier la liturgie, comme devait le faire saint Pie V au XVI^e^ siècle.
122:288
Il régla l'ordre de la psalmodie, ajouta le *Gloria Patri* à la fin de chaque psaume, et il est probable -- bien qu'on ne puisse le prouver de façon décisive -- qu'il fixa définitivement le texte latin du Canon romain.
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Saint Damase écrivit en prose et en vers sur la virginité et le martyre, et fit graver d'élégantes inscriptions sur les tombeaux de nombreux martyrs : non seulement il rédigea lui-même ces épitaphes, mais il veilla à la forme des lettres, en sorte que les épitaphes damasiennes se reconnaissent du premier coup d'œil par leur forme harmonieuse. Elles nous fournissent de précieux renseignements sur les martyrs.
Il fit construire deux basiliques, dont celle de Saint-Laurent, et une colonne de pierre, ornée d'une élégante inscription poétique, au lieu où avaient reposé quelque temps les corps des saints Pierre et Paul. Après un pontificat de dix-sept ans exceptionnellement fécond, saint Damase s'endormit dans le Seigneur le 11 décembre 384. Son corps, enseveli alors, avec ceux de sa mère et de sa sœur, dans la basilique qu'il avait fait construire sur la voie ardéatine, fut par la suite transféré dans l'église Saint-Laurent appelée, de son nom, *in Damaso*.
Jean Crété.
123:288
### Le dernier évangile et le mystère de Noël
CHAQUE JOUR, à la fin de leur messe matinale, les prêtres se déplacent *ad cornu altaris* et récitent -- ou récitaient -- le prologue de l'évangile de saint Jean, appelé communément le dernier évangile. L'accoutumance, hélas ! milite contre la sublimité. Or ce texte, parmi les plus beaux du Nouveau Testament, offre une méditation incomparable pour préparer l'âme chrétienne au Mystère de Noël.
*Au commencement était le Verbe,*
*et le Verbe était auprès de Dieu,*
*et le Verbe était Dieu.*
124:288
Rompant avec les cosmogonies gnostiques qui imaginaient des *Éons,* puissances éternelles émanées de la Divinité, par lesquelles s'exerçait son action sur le monde, le quatrième évangile commence *ex abrupto,* non pas même par Nazareth ou Bethléem comme les synoptiques, mais sous le portique majestueux de la génération éternelle : *in principio erat Verbum.* Trait d'autant plus pré-cieux, que saint Jean, l'apôtre bien-aimé, est celui qui a approché Jésus sous sa forme humaine avec le plus d'intimité et de douceur ; qui l'a décrit de la façon la plus concrète, la plus familière. Pensons aux dialogues de Notre-Seigneur avec Nicodème ou avec la Samaritaine ; pensons qu'à la dernière Cène, saint Jean a entendu battre le Cœur du Christ, la tête penchée sur sa poitrine. Ce que représentait pour lui la chair du Sauveur, il nous le dit dans sa première Épître : « *Ce que nous avons entendu, ce que nos yeux ont vu, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont palpé du Verbe de vie, nous vous* l'annonçons. » Lorsque parle Jean le théologien, son style, sa manière propre est de remonter sans cesse de la nature humaine à la Personne divine. N'est-ce pas d'ailleurs la démarche essentielle de l'âme chrétienne : reconnaître dans le petit enfant qui tête le sein de Marie, la deuxième personne de la Très Sainte Trinité. Le *je,* sujet des actions de l'homme Jésus, est un *je divin.* Ceci éclate dans la phrase célèbre que seul un Dieu pouvait prononcer : « *avant qu'Abraham fût, Je suis. *»
En ce temps de néo-arianisme, où l'on aligne complaisamment la psychologie de l'Homme-Dieu sur la nôtre, on oublie trop souvent que l'enfant de la crèche est venu prendre possession de son Royaume, qu'il est venu pour régner et pour recevoir le tribut d'adoration et de louange qui lui est dû.
Cela nous est signifié dans un Psaume où Dieu le Père déclare à Celui que nous regardons couché dans la crèche : « Tu es mon Fils, je t'ai engendré aujourd'hui (*Hodie genui te*) *--* Demande-le moi et je te donnerai les nations en héritage et les confins de la terre en ta possession. » (Ps II) On reconnaît ici l'Introït de la messe de minuit c'est dans une atmosphère théologale, avec des accents de certitude victorieuse, que s'ouvre le mystère de la Nativité du Sauveur.
125:288
Noël est une fête de Dieu. Noël célèbre une initiative divine qui a pour terme le salut des hommes, c'est-à-dire la remise d'une humanité régénérée et transformée en Royaume, entre les mains de Dieu le Père, en son infinie Majesté.
C'est pourquoi le Prologue commence par les mots « *en archè* » que la Vulgate traduit fort bien par *in principio,* et le français plus platement par *au commencement,* car il ne s'agit pas d'un commencement dans l'épaisseur du temps. Il faudrait trouver un mot qui exprime comment il y a à la racine de ce déploiement historique qu'est l'Incarnation, un principe absolu, situé hors du temps, qui est la personne même du Verbe.
« *Tout a été fait par Lui, et sans Lui rien n'a été fait de ce qui a été fait* » signifie évidemment que le monde est l'effet d'une cause efficiente qui est le Verbe de Dieu. Une autre ponctuation, sur laquelle se partagent les exégètes, et qui a la faveur de saint Augustin, infléchit le sens de la phrase dans une direction légèrement différente. Cela donne : « *Tout a été fait par Lui, et sans Lui rien n'a été fait --* (Un point) *Ce qui a été fait en Lui était vie. *» Le point qui sépare ces deux membres de phrase oriente ainsi la pensée : toutes les créatures sont contenues éternellement dans la pensée du Verbe, et c'est par cela même qu'elles sont vivantes : « *Ce qui a été fait en Lui était vie. *»
Il y a donc une idée divine qui correspond à chaque être produit concrètement au dehors, dans le temps et dans l'espace : « Tu vois un ciel, s'écrie saint Augustin, il y a aussi un ciel en idée ; tu vois le soleil et la lune, ils existent aussi en idée ; mais dans la réalité extérieure ce sont des corps, tandis que dans la pensée divine, ils sont vie : *in arte, vita sunt *» (tract. in Jo. 1 17). La création est considérée ici comme une œuvre artistique, pensée dans le Verbe qui est l'art du Père, (*Ars Patris*)*.*
126:288
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?... » s'écrie le poète. Eh bien, cette âme des choses qui survit à leur disparition, et nous captive parfois plus que l'enveloppe sensible qui la signale à nos regards, ne serait-ce pas leur essence, essence d'une dignité suprême, qui leur vient d'habiter éternellement dans la pensée de Dieu ? Ainsi la plus humble des créatures apparaîtra-t-elle comme le sommet visible d'un iceberg dont une partie mystérieuse -- la plus solide et la plus profonde -- plonge invisible dans l'océan de la pensée divine. La vérité des choses est à découvrir dans la lumière du Verbe qui les a pensées avant de les produire, avant de poser sur elles son regard, « les ayant revêtues de beauté ».
\*\*\*
« *Et la Vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas comprise *».
Voici déjà l'annonce -- reprise quelques lignes plus loin -- du grand drame de l'humanité : le refus de Dieu ; car la beauté du monde illuminé par la lumière divine, et la beauté des âmes éclairées par la grâce, comportent un risque terrible : la lumière étant une révélation sur l'essence de Dieu qui est d'être charité, ce refus de la lumière ne peut être que dramatique pour une raison très simple, c'est que la révélation du Dieu-Amour est définitive, et qu'elle ne sera suivie d'aucune autre révélation, sinon de celle de la justice.
« *Il y eut un homme envoyé de Dieu dont le nom était Jean. Il vint pour témoigner, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n'était pas la lumière, mais il vint pour rendre témoignage à la lumière. *»
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L'évocation du Baptiste revêt ici une importance capitale. Après avoir parlé du Verbe comme lumière éclairant par soi-même, le texte évoque une simple créature dont la mission sera de réfléchir la lumière, d'en être le témoin, c'est-à-dire d'être lui-même lumineux, comme Notre-Seigneur en fera la remarque : « *Celui-là était une lampe ardente et luisante, et il vous a plu un moment d'exulter à sa lumière. *» (*Jo 5 35*) Il y a là toute la métaphysique : du christianisme, Dieu seul *est* en plénitude, et par soi. Mais il veut associer ses créatures à sa Vie propre au point d'être capables à leur tour de la diffuser. Si nous disons que nous sommes lumière, nous tombons dans la confusion entre le Créateur et sa créature, qui est la définition même du panthéisme ; c'est la faille des religions orientales où l'homme se déverse et s'évanouit dans le grand tout : il n'y a plus d'altérité : on ne peut plus dire Vous à Dieu, c'est un grand malheur.
A l'opposé, si nous refusons à la créature le pouvoir de participer à la lumière, nous tombons dans le protestantisme, et dans les métaphysiques de l'univocité, où la transcendance s'exprime par l'éloignement. Mais alors, dirons-nous à nos frères protestants, si vous refusez à l'homme d'être cause physique instrumentale du salut, vous ne pouvez logiquement attribuer cela à la sainte humanité du Christ : vous pulvérisez le mystère de l'Incarnation.
« *C'était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. Il était dans le monde et le monde a été fait par lui, et le monde ne le connut pas. Il est venu chez lui, et les siens ne l'ont pas reçu. *»
Saint Jean, après l'incise concernant la mission du Baptiste, reprend le fil de son épopée : la marche victorieuse du Verbe -- Lumière, qui éternellement porte en -- lui et conçoit l'essence de toutes les créatures (cause formelle), qui les crée en les produisant au dehors (cause efficiente), et qui illumine du dedans tout homme appelé au salut (cause finale).
128:288
La puissante avancée philosophique du Prologue s'exprime ainsi à un double plan -- L'étrave de la lumière est une, parce qu'en Dieu il n'y a pas de composition ; mais son sillage trace une ligne nette, où l'on distingue les deux ordres, naturel et surnaturel, qui composent l'harmonieuse création de Dieu. Saint Jean nous dit d'abord -- si l'on accepte la ponctuation augustinienne -- que « *ce qui a été fait en Lui était vie *» (A) ; puis il nous dit que « *la vie était la lumière des hommes *». (B) Voilà les deux plans.
A. -- Au plan naturel, « *ce qui a été fait en Lui était vie *» signifie que les êtres doivent la vérité profonde de leur nature au fait qu'elles sont image et reflet de Dieu. C'est pourquoi le regard contemplatif du poète accomplit une fonction religieuse. Pour saint Bonaventure, qui est sans doute le génie occidental le plus avancé dans la théologie de l'image, la substance des êtres n'est pas concevable en dehors de leur ressemblance avec le Créateur ; et saint Thomas est de son avis, car la pierre elle-même ressemble à Dieu : fût-elle au plus profond de la terre elle remplit son obscur devoir d'image. Mais dans le vocabulaire de saint Bonaventure les mots *vestige, image, ressemblance,* expriment le fond essentiel des choses, non une fonction distincte de leur nature, moins encore un revêtement extrinsèque : ce qui fonde leur essence c'est leur ressemblance à Dieu. L'essence est une idée divine tombée dans la matière. Sous l'enveloppe fragile que perce le regard contemplatif du poète et du saint, mais à des plans différents, se cache le trésor d'une pensée divine.
Cette lumière organisatrice de la vie, c'est elle que Denis l'Aréopagite appelle *Autokalopoios.* Décomposons le mot, cela donne : « *créatrice par elle-même de toute beauté *». Cette origine divine saisissable au regard purifié fonde la dignité infinie des créatures : en sa source, un brin d'herbe n'est pas moins qu'une étoile. C'est pourquoi toute poésie est religieuse de par sa fonction propre qui est de retrouver la relation vivante que soutient la créature avec son Créateur, le reflet avec sa source.
129:288
Et d'autre part, la sainteté requiert d'entrer en poésie, car plus profondément encore que le poète, le saint est capable de révéler aux créatures leur origine divine, et de leur faire chanter l'hymne de louange. Sainte Catherine de Sienne donne une comparaison : « Celui qui se plonge dans la mer, écrit-elle, ne voit et ne sent rien d'autre que l'eau qui l'environne ; il ne peut voir les objets extérieurs qu'à travers l'eau. C'est une image de l'amour juste et ordonné qu'on doit avoir pour les créatures. »
B. -- *La vie était la lumière des hommes.* Déjà le Verbe illuminateur était au travail dans les ténèbres du paganisme antique : saint Justin, philosophe du II^e^ siècle converti au catholicisme, a insisté sur cette idée du Verbe comme auteur d'une révélation secrète, progressive mais universelle, éclairant *tout* homme. C'est l'action du Verbe qu'il décelait dans les lumières partielles mais précieuses, dont jouissaient les philosophes antiques ; et dans cette sagesse naturelle accumulée depuis les siècles, il découvrait le berceau intellectuel de la chrétienté.
« *Et le Verbe s'est fait Chair, et il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire ; gloire comme celle qu'un fils unique reçoit de son Père, plein de grâce et de vérité. *»
Ces versets supposent une progression de la pensée, car le Verbe en s'incarnant, ne se borne pas à soutenir le monde, il restaure l'âme créée par Dieu à son image et à sa ressemblance. Ce qui est signifié, c'est alors le don de la grâce sanctifiante accompagnée des vertus et des dons capables de transformer et de diviniser l'homme docile aux motions du Saint Esprit, pour en faire un Temple de la Trinité Sainte, un Fils Bien-Aimé du Père Céleste, un membre de Jésus-Christ, chantre de la gloire éternelle. Cette élévation sublime de l'âme appelée à partager la vie intime de Dieu, est le fruit de l'événement le plus inattendu et le plus extraordinaire, celui-là même dont l'humanité rêvait sans y croire : l'Incarnation.
130:288
Les mots « *Et Verbum Caro factum est *» retentissent aux oreilles chrétiennes comme le signe de la plus bouleversante aventure, celle d'une rupture de transcendance à l'intérieur même du mystère divin, scandale pour les juifs, folie pour les Gentils ; c'est le socle de notre élévation, c'est notre drapeau, ce sont les couleurs que le chrétien salue à son réveil et qu'il regarde en mourant.
La religion chrétienne sera fondée sur cet événement suivi de son prolongement sacrificiel, qui troue une deuxième fois le ciel, non plus pour y faire descendre la divinité, mais pour y faire remonter le Fils ressuscité dans la gloire avec tout son Corps Mystique.
C'est pourquoi le 24 décembre les moines se rassemblent au chapitre, aux premières heures du jour, afin d'y entendre l'annonce solennelle de la Nativité. Le préchantre ouvre le martyrologe et entonne sur une mélodie austère et quasi monocorde, accentuée par la frappe des mots latins, une longue recension des repères qui, du fond des âges, ont servi à ponctuer l'approche victorieuse de la Rédemption. Puis soudain la voix bondit à la quinte, comme par un cri déchirant, et prononce la formule sacrée, utilisée une fois par an, porteuse de quelques mots annonçant la naissance de l'Homme-Dieu. A cet instant la communauté se prosterne de tout son long sur le carreau du chapitre et reste ainsi prostrée en silence. Demain le soleil se lèvera pour chacun sur une connaissance renouvelée du mystère du Fils, plein de grâce et de vérité.
Ô moines, appelés par une dilection ineffable à la connaissance du Mystère, si vous, au moins -- *saltem vos, amici mei* -- si vous saviez le don de Dieu ! *Si sciretis donum Dei !*
On passe toute son existence à apprendre cela par la foi, et cela peut remplir une vie. Mais on ne le saura vraiment que par la science de vision, lorsque nos âmes, délivrées de leurs chaînes temporelles, toucheront -- ô instant désirable -- les rivages de l'Éternité.
Benedictus.
131:288
### Le libraire, voilà l'ennemi
*Exposé des motifs, enquête et conclusion*
BIEN SÛR, IL Y A DES EXCEPTIONS. Mais justement : ce sont des exceptions, les libraires qui ont en vitrine, ou au moins en magasin, les livres qui nous intéressent, qui nous importent, que nous demandons. Ce sont des exceptions, les libraires qui, sans avoir en vitrine ni en magasin les livres que nous voulons, sont au moins capables de nous renseigner ; et de les faire venir, et de nous les procurer.
Oui, c'est une exception, la LIBRAIRIE GRÉGORI, 26 rue du Bac, la LIBRAIRIE AU SIGNE DE PISTE, 28 rue Saint-Sulpice à Paris, la LIBRAIRIE DOBRÉE, 14 rue Voltaire à Nantes, ou la LIBRAIRIE TUJAGUE, 16 rue Gambetta à Biarritz.
132:288
Les autres -- la plupart, la quasi-totalité -- vendent *ce qui se vend,* disent-ils : les livres dont parlent les télévisions, les radios, les magazines, les Pivots ; les livres pour lesquels on investit des sommes considérables afin de les porter par une publicité massive.
Les libraires invoquent beaucoup d'excuses pour ainsi s'occuper en priorité, ou en exclusivité, de « ce qui se vend ». Mais que ces excuses soient moralement valables ou non, l'important est qu'*en faisant ainsi, ils rendent certaine leur propre disparition.*
Pourquoi ?
Pour une raison bien simple : si leur rôle se limite (ou consiste principalement) à mettre en vitrine, à avoir en magasin, à vendre les livres dont parlent toutes les publicités et qu'*on vient en masse leur demander,* alors IL N'EST PAS BESOIN DE LIBRAIRES POUR CELA.
Les grandes surfaces y suffisent.
Elles font cela aussi bien. Et même mieux. Éventuellement moins cher. Le public commence à s'en apercevoir.
\*\*\*
Le public ne s'étonne guère de ne pas trouver dans les grandes surfaces les livres que nous aimons, que nous recommandons, les ouvrages non-conformes à la culture libéralo-socialiste dont la télévision, pas plus Pivot qu'un autre, ne parle jamais.
En revanche le public s'étonne que ces livres-là, les *libraires* ne les aient pas, -- ne les connaissent même pas. C'est pourtant leur métier. C'est leur spécialité. S'ils ignorent nos livres, ceux que nous écrivons, ceux que nous publions, ceux que nous recommandons, ils nous font un tort véritable et direct. Inconnus chez les libraires ! C'est donc que nous n'existons pas : ni quantitativement, ni qualitativement. Des livres négligeables ; des livres méprisables...
133:288
Parce que l'ignorance et l'abstention des libraires nous font logiquement, inévitablement ce tort-là, nous sommes fondés à proclamer :
-- *Le libraire, voilà l'ennemi. Qu'il crève, ou qu'il change.*
S'il ne change pas, s'il s'obstine à se situer sur le terrain où les grandes surfaces font mieux que lui, il en crèvera, et ce sera bien fait.
\*\*\*
L'enquête que voici a été faite par RÉMI FONTAINE à différents moments du printemps à l'automne 1984.
Il est allé demander dans de « grandes librairies » parisiennes des renseignements bibliographiques qu'il est du métier de libraire de pouvoir donner. Bien entendu, les libraires ne sont pas tenus de tout savoir par cœur mais ils ont à leur disposition des répertoires et catalogues qui, s'ils veulent bien les utiliser et s'en donner la peine, leur permettent de répondre aux questions qu'on leur pose.
Au demeurant les questions que Rémi Fontaine est allé leur poser, comme un simple client, si elles étaient certes des questions-tests, n'étaient pourtant point des questions difficiles.
134:288
Première question
#### L'Homme éternel de Chesterton
Chesterton est un auteur anglais bien connu en France. Plus d'une trentaine de ses livres ont été, de son vivant comme après sa mort en 1936, traduits et réédités en langue française, de 1909 à nos jours.
*L'Homme éternel* (1925) est peut-être son œuvre principale, comportant deux parties : 1) *Cet animal qu'on appelle l'homme, *2) *Cet homme qu'on appelle le Christ.* Mais longtemps l'œuvre fut mal connue en France parce que Maximilien Vox, sous le titre global et abusif de *L'Homme éternel,* avait publié en 1927 chez Plon une traduction, elle-même point intégrale, de la première partie seulement.
La seconde partie, sous son titre propre : *L'Homme qu'on appelle le Christ,* fut traduite par Louis-Marcel Gauthier et publiée aux Nouvelles Éditions Latines seulement en 1947.
LA PREMIÈRE TRADUCTION INTÉGRALE ET EN UN SEUL VOLUME des deux parties de *L'Homme éternel* fut établie en 1976 par Antoine Barrois et publiée chez DMM.
C'ÉTAIT UN ÉVÉNEMENT. Il laissa les libraires aussi indifférents que tous les Pivots de la critique journalistique écrite ou télévisée.
135:288
Malgré un obscurantisme aussi général, cette première édition trouva son public et DMM dut imprimer une SECONDE ÉDITION à la fin de l'année 1983 (voir l'article : « Réédition de *L'Homme éternel *»*,* par Georges Laffly, dans ITINÉRAIRES, numéro 280 de février 1984). On va voir à quel point cette seconde édition d'un livre qui donc « se vend », et qui est d'un auteur célèbre, a elle aussi laissé les libraires indifférents, enlisés dans leur ignorance, parce que cela ne faisait point partie du grand tapage commercial, publicitaire et pivotique.
QUESTION. -- Savez-vous si *L'Homme éternel* de Chesterton a été traduit en français ?
LIBRAIRIE VRIN
1^er^ mars
RÉPONSE. -- Oui, cela a été traduit.
QUESTION. -- Chez quel éditeur ?
RÉPONSE. -- Oh, je ne sais pas. Chez Plon, je crois. Renseignez-vous chez eux.
LIBRAIRIE VRIN (suite)
9 mars
CLIENT. -- Je me suis renseigné. Il y a eu une traduction récente de *L'Homme éternel* chez DMM : Dominique Martin Morin.
LIBRAIRE. -- Ah, peut-être.
136:288
CLIENT. -- Vous avez l'adresse de DMM ?
LIBRAIRE. -- Non.
CLIENT. -- Merci.
LIBRAIRIE PUF
9 mars
LA VENDEUSE. -- *L'Homme éternel...* de qui ?
LE CLIENT. -- De Chesterton.
LA VENDEUSE. -- le vais demander à ma collègue. Elle s'y connaît mieux.
Recherche dans un répertoire. Elles ne trouvent que *L'Homme éternel* de... Louis Pauwels.
Le client indique que l'éditeur pourrait bien être DMM. Nouvelle recherche qui permet de trouver, pour cet éditeur : *Saint Thomas du Créateur.* Pas de réponse, finalement, pour *L'Homme éternel* de Chesterton.
LIBRAIRIE GALLIMARD
3 juillet
LA VENDEUSE. -- Qui ?
LE CLIENT. -- Chesterton.
137:288
Au rayon de la lettre « C », la vendeuse ne trouve de Chesterton que *L'homme qu'on appelle le Christ* (Nouvelles Éditions Latines).
UN AUTRE VENDEUR. -- Cela a dû paraître à « L'âge d'homme ».
Après recherche dans trois catalogues, c'est finalement dans un quatrième que la vendeuse, ô miracle rarissime, trouve l'indication de l'éditeur. (Les autres libraires auraient donc pu la trouver eux aussi ?)
LA VENDEUSE. -- Prenez l'adresse si vous voulez (*elle ne propose pas de commander le livre*)*.*
LIBRAIRIE GIBERT JEUNE
16 mars
LIBRAIRE. -- Non, à mon avis, ce livre n'a pas été traduit.
CLIENT. -- Pourtant il me semble bien avoir entendu parler récemment de sa traduction en français.
Le libraire fait une recherche dans ses catalogues mais ne trouve que *L'Homme éternel* de... Louis Pauwels.
138:288
LIBRAIRIE DEL DUCA
juillet
LA VENDEUSE. -- Ce livre, non, ne figure pas dans le catalogue annuel des livres disponibles. Attendez. Voyons le dernier annuaire trimestriel... Oui !
La vendeuse donne au client... l'adresse de DMM, *pour qu'il se débrouille tout seul.*
LIBRAIRIE 36
juillet
LIBRAIRE. -- C'est paru en livre de poche ?
CLIENT. -- Non, chez Dominique Martin Morin.
LIBRAIRE. -- Alors nous n'avons pas.
LIBRAIRIE GALLIGNANI
juillet
LIBRAIRE. -- Traduit en français ? Je ne sais pas. (*Elle cherche au rayon C.*)
CLIENT. -- Je pense que c'est chez Dominique Martin Morin.
LIBRAIRE. -- Notre rayon est tous éditeurs confondus. Non, nous n'avons pas.
139:288
Seconde question
#### Une biographie récente de Jules Ferry
Paru d'abord dans ITINÉRAIRES, le *Jules l'imposteur* de François Brigneau est devenu célèbre. Les libraires n'y sont pour rien.
L'ouvrage avait obtenu en 1982 le Prix Saint-Louis. La première édition en volume était une co-édition François Brigneau-Romain Marie, faite à Castres (Tarn) sous la firme PRÉSENT : le quotidien n'existait pas encore, c'était en octobre 1981.
François Brigneau est loin d'être un auteur inconnu. Comme écrivain, comme journaliste, il a depuis plus de vingt ans un public vaste et fidèle. La première édition de *Jules l'imposteur* (6.000 exemplaires) se vendit intégralement. Mais sans les libraires, inguérissablement indifférents à la vente du livre comme aux débats passionnés qu'il suscita.
Une SECONDE ÉDITION (illustrée) a été publiée par DMM à la fin de l'année 1983. Mais sans l'estampille des pouvoirs culturo-publicitaires.
Les libraires, soumis, ne veulent toujours pas connaître l'ouvrage.
140:288
QUESTION. -- Avez-vous une biographie récente de Jules Ferry, publiée à l'occasion du centenaire ?
LIBRAIRIE VRIN
14 septembre
RÉPONSE. -- Nous n'avons pas ça, pas du tout.
LIBRAIRIE PUF
13 septembre
Propositions de la vendeuse : *Jules Ferry réveille-toi* de Fernand Dupuy chez Fayard et *De Jules Ferry à Ivan Illich* de James Marangé chez Stock.
François Brigneau ? Inconnu.
LIBRAIRIE GALLIMARD
18 septembre
RÉPONSE. -- Vous avez un *Jules Ferry* de Philippe Guillaume paru en 1980.
141:288
LIBRAIRIE GIBERT JEUNE
14 septembre
RÉPONSE. -- Non, je ne vois rien au rayon historique.
LIBRAIRIE DEL DUCA
24 septembre
Cherchant dans un premier catalogue à « Jules Ferry », le vendeur passe négligemment, sans s'y arrêter, sur le *Jules l'imposteur* de François Brigneau. Il va chercher un autre catalogue et propose le livre de Philippe Guillaume et celui de Fernand Dupuy.
PROCURE (ex du clergé)
6 avril
Propose le livre de Fernand Dupuy, et :
-- *Monsieur l'instituteur,* l'école primaire a cent ans, de F. Pisani-Ferry, chez Lattès ;
-- *L'heure laïque,* de Cornec, et Bouchareissas...
LIBRAIRIE 36
24 septembre
RÉPONSE. -- Non, nous n'avons pas ça.
142:288
Troisième question
#### Le Prix Saint-Louis et Madiran
Le Prix Saint-Louis est décerné chaque année par la plus ancienne organisation syndicale de journalistes professionnels l'Association de la presse monarchique et catholique, présidée par Pierre Chaumeil qui à ce poste succéda à Xavier Vallat. En 1983, le Prix Saint-Louis fut décerné à Jean Madiran, à l'occasion de la parution du premier tome de ses *Éditoriaux et chroniques.*
Jean Madiran dirige la revue ITINÉRAIRES depuis vingt-huit ans. Il a publié une quinzaine d'ouvrages. Depuis 1982 il est co-directeur du quotidien parisien PRÉSENT. Mais les libraires... ne savent pas !...
QUESTION. -- Je cherche un ouvrage d'un auteur qui s'appelle quelque chose comme Madiran, et qui a obtenu un prix, le « Prix Saint-Louis » je crois, en 1983. Pouvez-vous m'indiquer quel est ce livre ?
143:288
LIBRAIRIE VRIN
13 septembre
CLIENT. -- Vous ne connaissez pas ?
LIBRAIRE. -- Si, si, Madiran, je connais.
CLIENT. -- Vous ne voyez pas de quel titre il peut s'agir ?
LIBRAIRE. -- Non, pas du tout.
LIBRAIRIE PUF
14 septembre
LA VENDEUSE. -- (*après recherche dans ses catalogues*)*. --* A mon avis ce doit être ce livre-là : *Brasillach,* paru aux Nouvelles Éditions Latines.
LIBRAIRIE GALLIMARD
21 septembre
LIBRAIRE. -- Qui ça ?
CLIENT. -- Madiran, ou Madiron, *un nom comme ça...*
LIBRAIRE. -- Non, je ne *vois pas.*
144:288
LIBRAIRIE GIBERT JEUNE
13 septembre
Après recherche dans ses fiches, réponse négative du libraire.
LIBRAIRIE DEL DUCA,
25 septembre
RÉPONSE. -- Connais pas...
PROCURE (ex du clergé)
10 avril
Dans son catalogue, la vendeuse ne trouve que des ouvrages anciens de Jean Madiran, parus aux Nouvelles Éditions Latines.
LIBRAIRIE GALLIGNANI
20 septembre
Dans son catalogue, la vendeuse trouve plusieurs ouvrages de Jean Madiran, dont le plus récent est *La République du Panthéon,* mais ne sait lequel a obtenu le Prix Saint-Louis.
145:288
Quatrième question
#### Le cancer socialiste de Louis Salleron
Écrivain, conférencier, journaliste : depuis son *Régime corporatif pour l'agriculture* paru chez Dunod en 1937, Louis Salleron a publié une vingtaine d'ouvrages, dont les plus célèbres sont notamment :
-- *Six études sur la propriété collective*,
-- *Les catholiques et le capitalisme*,
-- *Diffuser la propriété*,
et tout récemment : *Le cancer socialiste* (DMM).
Les libraires l'ignorent-ils vraiment, ou bien font-ils semblant ? Dans un cas comme dans l'autre, ils ne font pas leur métier, et ils font un tort grave à la diffusion de nos idées.
QUESTION. -- Il est paru récemment un ouvrage sur le socialisme par un auteur qui se nomme Salleroy ou Salleron. L'avez-vous ?
146:288
LIBRAIRIE VRIN
18 septembre
RÉPONSE. -- Je ne vois pas.
LIBRAIRIE PUF
14 septembre
RÉPONSE. -- Non.
LIBRAIRIE GALLIMARD
18 septembre
RÉPONSE. -- Récemment ? Non, je ne vois pas.
LIBRAIRIE GIBERT JEUNE
18 septembre
Cherchant dans un répertoire, la vendeuse trouve : Louis Salleron, *Le cancer socialiste,* chez Dominique Martin Morin. Il était donc possible de répondre.
147:288
LIBRAIRIE DEL DUCA
24 septembre
RÉPONSE. -- Salleron... Salleron... (*un temps de réflexion intense*) C'était aux Éditions ouvrières. Mais c'est pas récent ça ; ça doit bien avoir au moins vingt ans ; ça s'appelait je crois : *Le socialisme en question.*
LIBRAIRIE 36
24 septembre
RÉPONSE. -- Je n'ai pas ça.
LIBRAIRIE GALLIGNANI
20 septembre
Comme chez Gibert Jeune : la vendeuse a cherché correctement, elle a trouvé : Louis Salleron, *Le cancer socialiste,* chez DMM.
148:288
#### Conclusion
A l'égard de nos idées, à l'égard de nos personnes, les libraires dans leur immense majorité se comportent en ennemis.
Ils sont en première ligne des principaux exécutants de l'apartheid culturel qui est insidieusement pratiqué en France contre nous.
Nous sommes aisément reconnaissables. Nous disons « Dieu premier servi » et « La France aux Français » comme Jeanne d'Arc ; nous disons « travail-famille-patrie » où nous reconnaissons, implicite ou explicite, la vraie tradition politique française, de saint Éloi au maréchal Pétain. Aucune de ces trois devises ne paraît tolérable aux pouvoirs culturels qui dominent la télévision, la publicité et le commerce de librairie. Mais les trois devises ensemble (c'est ainsi qu'elles prennent leur pleine signification), alors c'est moralement la mise hors la loi.
Le public ne sait pas toujours très bien que cet apartheid culturel est solidement établi (pour le tromper et le maintenir en esclavage mental).
Mais pour les libraires d'une part, pour nous d'autre part, ce n'est pas une découverte.
Cela fait vingt-huit ans que les écrivains d'ITINÉRAIRES se heurtent à l'hostilité grégaire des libraires passés au conformateur publicitaire et commercial. Et cela fait vingt-huit ans que la revue ITINÉRAIRES dit à ses lecteurs : si par exception quasiment miraculeuse vous connaissez près de chez vous un bon libraire, aidez-le, aimez-le, soutenez-le. Faites-le connaître.
Henri Hervé.
149:288
## NOTES CRITIQUES
### Hamon et Rotman ont respecté les vrais tabous
HAMON et ROTMAN : *Tant qu'il y aura des profs* (Seuil).
Est-il un vil sectaire au couteau entre les dents, ou au contraire une grande conscience vêtue de probité candide et de vestons élimés, l'*enseignant français,* ce pelé, ce galeux, d'où nous viennent tous les maux socialistes ? Qu'il ne mérite de la part des caricaturistes ni cet excès d'honneur, ni cette indignité, cela commence à se savoir dans un pays où rares sont désormais les familles dont un membre n'exerce pas un métier d'éducation.
\*\*\*
Hamon et Rotman ont voulu pourtant en savoir plus. Ils procèdent à coups d'interviews, de statistiques, d'enquêtes -- les premières assez superficielles mais vivantes, les autres un peu arides mais plus instructives (quand elles ne sont pas trop hâtivement interprétées ou généralisées, comme c'est le cas parfois, p. 132, p. 197, pp. 272-277, et *passim*)*.*
On retiendra notamment la description de l'administration centrale de l'Éducation nationale, qui entretient des bureaucrates deux fois trop nombreux et paie, *en plus,* des syndicalistes déchargés de cours pour remplir des rôles (l'information du personnel, en particulier) qu'elle leur abandonne.
150:288
On appréciera l'évocation de la mentalité du syndiqué *laïque :*
« L'appartenance à une corporation s'est doublée de l'appropriation de l'école, *leur* école, par les maîtres, et le ciment corporatif s'en est trouvé durci, lié par une légitimité d'essence morale » (pp. 226 sq.).
On suivra volontiers les enquêteurs dans l'Empire de la Fédération de l'Éducation nationale (F.E.N.), véritable Big Brother syndical qui *assure* le professeur (par la M.A.I.F.), le *soigne* (par la M.G.E.N.), lui *prête* ou *gère* son budget (par la C.A.S.D.E.N. affiliée aux Banques populaires) ; lui *vend* à bon marché (par la C.A.M.I.F., deuxième entreprise française de vente par correspondance, après *La Redoute*)*,* et bien sûr veille par ses multiples canaux et revues à ce que chacun pense et vote bien. On retiendra que cet empire a été fondé par un instituteur franc-maçon, Edmond Proust, créateur de la MAIF (1934) et de la CAMIF (1946) : « Il a légué à ses amis les emblèmes de ces deux entreprises, un logo en forme de triangle qui affiche l'origine. Cette solidarité particulière est-elle le ciment qui bétonne tout l'édifice et empêche les infiltrations ? Toujours est-il que, chaque fois que le parti communiste a tenté une O.P.A sur une section locale, comme récemment dans les Bouches-du-Rhône, il s'est heurté à un mur : pas question de laisser s'installer dans la mutualité la guerre de positions qui déchire la F.E.N. »
\*\*\*
Cette origine maçonnique a eu d'autres conséquences. Ainsi « l'arrivée à la tête de la Confédération du Crédit mutuel de Théo Braun, ancien dirigeant de la C.F.T.C. et catholique pratiquant, interrompit la collaboration avec les laïques »... qui se détournèrent vers la Fédération des Banques populaires. Et encore. « Pionnière, la M.G.E.N. le fut dans le domaine de la contraception, en ouvrant très tôt des cabinets d'orthogénie ; dans le mouvement pour la libéralisation de l'avortement, son poids fut loin d'être négligeable », se félicitent Hamon et Rotman.
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Mais ils omettent d'ajouter cette précision : dès avant les lois socialistes, et avec le Pr Minkowski comme maître à penser, la M.G.E.N. remboursait les frais d'avortement, violant ainsi l'article de ses statuts qui prônait la défense de la famille.
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On glanera encore d'autres vérités toujours bonnes à dire. Sur le ministre giscardien René Haby, qui n'a fait que parachever une évolution « égalitaire » en cours depuis deux décennies et répondant au désir profond de la gauche enseignante (p. 24) : *De Gaulle -- Giscard -- FEN, même combat !* (et le plus fort est que René Haby reste le spécialiste de l'U.D.F. en matière de politique éducative !). Sur l'incompétence des P.E.G.C., ces instituteurs dont la F.E.N. a peuplé les collèges (6^e^ à 3^e^) au détriment de professeurs formés dans les facultés (pp. 70 sq.). Sur l'embourgeoisement des *enseignants,* moins payés que les cadres au niveau d'études équivalent, mais plus souvent propriétaires (70 % contre 50 %) du fait des facilités de crédit, de la stabilité dans le poste et de leur goût pour les placements sans risque. Sur leur individualisme, car ils ne s'aiment pas plus entre eux que les Français ne s'aimaient avant 1914, selon le titre fameux (mais mal compris) de Maurras en 1916.
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Ce qui gâche ce livre, finalement, ce sont d'abord des tics de langage (le *vécu* et le *non-dit* se ramassent à la pelle) et une certaine volonté de faire sensation en dramatisant (ah ! cette évocation apocalyptique des conseils de classe, « rituels anxiogènes plutôt que facteurs de rémission » !...)
Mais ce sont surtout les prudences habiles et les complaisances profondes de nos duettistes. Nourris dans le sérail des *Intellocrates* parisiens (auxquels ils ont consacré une précédente enquête), ils savent comment les prendre à rebrousse-poil sans vraiment les fâcher, comment flatter leurs manies (qu'ils partagent largement) pour que tous pavoisent, de Bernard Pivot à *La Croix* et à *Libération,* le jour de la sortie du livre. L'opération a été parfaitement bien montée.
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*Le Monde* a donné son *satisfecit* le jour de la rentrée scolaire. Hamon et Rotman avaient même réussi ce tour de force de vendre leur livre à *Antenne 2* pour une série d'émissions qui l'illustreront (et le feront vendre), avant même que le livre ne fût commencé.
Ils ont donc fait leurs révérences aux puissants. Ils en disent beaucoup moins qu'ils n'en savent sur les positions communistes dans l'Éducation nationale, ou sur la politisation à sens unique des bibliothèques, tableaux d'affichage, etc. C'est à peine si une note en bas de page signale que « quelques leaders du S.N.E.S. ont approuvé l'intervention soviétique en Afghanistan », comme si ce syndicat de la F.E.N., contrôlé par les communistes depuis 1967, n'était pas *constamment* inféodé à Moscou.
D'un autre côté, la question de l'enseignement libre est adroitement esquivée. Ah ! ne nous brouillez pas avec ses partisans, puisqu'ils représentent aujourd'hui les trois quarts de la population ! Une phrase vaguement ridicule leur échappe pourtant « L'existence de Dieu, en l'occurrence, importe moins que celle de l'ordinateur. »
En revanche, on peut dauber sans risques sur les rares proviseurs courageux, qualifiés de « petits chefs caractériels » qui « jouent à la guéguerre avec les syndicats du lieu », guéguerre pour laquelle nos deux matamores ne se sentent évidemment aucun goût ; ou encore sur l'unique syndicat qui refuse la démagogie (le S.N.A.L.C., « réactionnaire ») ; ou sur les lettres classiques et l'agrégation. Dans ce cas précis, les pointes sont trop nombreuses pour qu'on n'y décèle pas, venant d'anciens khâgneux, l'aigreur de ceux qui ont probablement échoué à l'entrée de la rue d'Ulm et ne l'ont pas pardonné.
Les tabous sont donc respectés. Le dogme selon lequel seul le milieu social (et non l'hérédité) est cause des échecs à l'école est bien contesté une ou deux fois, mais entre guillemets, et dans la bouche de gens de gauche, point trop compromettants... (De plus, c'est pour préparer la thèse selon laquelle l'absence de pédagogie est responsable...)
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L'immigration est saluée poliment, grâce à une manipulation enfantine des statistiques : on précise quand la délinquance scolaire s'exerce à l'égard d'immigrés, jamais quand elle provient d'eux (si ! une fois, mais dans un langage hermétique, « la dispersion ethnique » apparaît comme un « facteur de péril » dans les collèges de banlieue ; vous n'en saurez pas plus).
Le sexe aussi a droit à une courbette : les questionnaires sur les relations sexuelles, distribués dans quelques lycées en 1983, sont approuvés furtivement. Nos duettistes impertinents ne reculent pas, pour se donner bonne conscience, devant des procédés faciles : le maître-auxiliaire a toujours raison contre l'agrégé, l'élève contre le professeur ou le bureaucrate : « au C.E.S. Pailleron périrent les victimes d'une allumette et de l'impéritie bureaucratique » (*sic* ! dire qui craque l'allumette serait enfreindre un tabou...)
Certes la thèse centrale du livre prend à contre-pied la « première gauche », celle de la F.E.N. Mais c'est pour flatter « la deuxième gauche » (celle de Rocard, de l'autogestion, de la C.F.D.T.) à laquelle ils ont consacré un autre livre et dont au moins Hamon (alias Rousseau, dirigeant jéciste vers 1967) est issu. Nos auteurs préconisent en effet, pour tuer « le gigantisme et l'hypercentralisme » du Léviathan nommé Éducation nationale, de confier l'administration, le recrutement et l'initiative à des instances régionales et à des responsables locaux de groupes d'établissements, qu'on traiterait en véritables chefs d'entreprise.
Comme cette décentralisation, à supposer qu'elle soit réalisable, ne résoudrait pas les problèmes de fond que sont l'orientation des élèves et la qualité de l'enseignement, eh bien... n'y a qu'à introduire plus de technologie dès le collège : « Les *bons* élèves cesseront de considérer l'enseignement professionnel comme le tout-à-l'égout des cancres ; ils pourront s'engager dans ces formations sans risque de déchoir ; mieux armés, mieux formés, les élèves du technique seront capables d'acquérir les qualifications polyvalentes que réclame l'innovation technologique ; habitués au travail en entreprise, par une alternance systématique au cours de leur formation, ils devraient mieux s'adapter, à leur sortie, au marché de l'emploi. »
Et puis n'y a qu'à multiplier partout les ordinateurs. N'y a qu'à réhabiliter le *raisonnement figural* (*sic,* p. 315). N'y a qu'à laisser les élèves décider eux-mêmes de leur passage dans la classe supérieure. Mais si ! vous verrez, ils seront beaucoup moins nombreux à redoubler (p. 159).
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Plus sérieux, plus courageux aussi est le plaidoyer en faveur d'un enseignement professionnel confié aux entreprises. Il reste malheureusement superficiel. A deux reprises seulement, Hamon et Rotman jettent un coup d'œil au-delà de nos frontières. Aux États-Unis et au Japon, disent-ils, les écoles dispensent un enseignement général jusqu'à dix-huit ans, puis abandonnent aux entreprises les formations spécialisées ; en Allemagne au contraire, l'enseignement secondaire long est réservé à un cinquième des élèves, les autres, plus de la moitié, suivent une formation alternée entre l'école et l'entreprise (« voir La Documentation française, mai 1982 », précise une note). Comme ces remarques nous laissent un peu sur notre faim, glanons quelques compléments parmi nos lectures de la rentrée.
Dans *Rivarol* (4 octobre), Robert Poulet écrit très justement « Aux États-Unis et au Japon, les universités servent d'abord à fabriquer des *cadres,* des contremaîtres. Nos universités tendent, avec raison, à former des hommes cultivés, dans leur profession (...). Vous me direz que ce n'est plus la peine de prévoir une élite estudiantine puisqu'on ne saurait qu'en faire : il n'y a plus que des débris d'élite bourgeoise. Eh bien ! ce serait une façon de la reconstituer, en deux ou trois générations. » Dans *Esprit* (juillet-août), Paul Thibaud reconnaît qu' « il n'y a jamais eu en France d'enseignement technique de masse ; l'apprentissage, au contraire de l'Allemagne, y est à la fois très minoritaire et dévalorisé ; la gauche enseignante n'a jamais su le mettre en place efficacement, mais elle a su décourager les initiatives des patrons, qui d'ailleurs n'étaient pas très chauds pour s'en charger ». Enfin dans *La Quinzaine universitaire* (1^er^ octobre) un reportage précise qu'en Allemagne de l'Est un enseignement commun est, comme en France depuis la réforme Haby, obligatoire jusqu'à seize ans, mais une certaine émulation (réprouvée en France) est maintenue par des olympiades sportives, mathématiques et... poétiques ; en réalité, 15 % des élèves doivent quitter l'école pour l'apprentissage à quatorze ans, 70 % pour une formation professionnelle à seize ans, et seulement 15 % poursuivent après seize ans une formation générale et universitaire.
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En Allemagne de l'Ouest, selon Hamon et Rotman, l'orientation serait plus précoce encore puisque 20 % des collégiens seulement entreraient dans l'équivalent de nos lycées classiques. En France, où le prestige de la culture et des professions intellectuelles est pesant, la proportion est passée de 31 % en 1961 à 42 % en 1981. Il n'est donc pas vrai que l'enseignement français reste sournoisement sélectif, comme le prétendent nos auteurs, et c'est peut-être là son drame.
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Pour le reste, Hamon et Rotman sont conscients des impasses un corps enseignant massivement jeune, qui ne sera donc guère renouvelé d'ici l'an 2000, qui deviendra de plus en plus disproportionné par rapport au nombre d'élèves -- étant donné la chute de la natalité, autre problème majeur que les auteurs éludent puisque leur idéologie tend à le renforcer.
Armand Mathieu.
### L'homme devenu sans mémoire et indifférent aux morts
Ernst JÜNGER : *Le problème d'Aladin* (Christian Bourgeois).
Ce petit roman, écrit à 87 ans, est une méditation sur la mort et sur la démesure de notre monde titanesque ; mais d'abord le récit de la destinée ironique d'un jeune Allemand.
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Né à l'Est, d'une vieille famille, Frédéric entre dans l'armée, bien qu'une carrière militaire en R.D.A. n'ait sans doute pas grand sens à ses yeux. Passé à l'Ouest -- sans illusion sur « la liberté » : « Je ne suis pas un libéral, du moins pas au sens où il faut se mettre ensemble pour cela et voter. » Il entre dans l'entreprise de pompes funèbres d'un de ses parents. La société va croître, et prendre une extension fabuleuse avec la création d'une nécropole mondiale en Cappadoce, là où depuis des millénaires les hommes ont creusé des galeries, des maisons, des églises, dans le tuf. Cette nécropole a du succès parce qu'elle répond à un besoin partout, on sent la fragilité des tombes, dans un monde où les concessions perpétuelles ne durent que quelques années : « L'homme qui n'a plus d'Histoire ne connaît aucun repos, surtout aucun repos éternel. » Il est privé même de la stabilité finale. Cette réussite matérielle laisse pourtant Frédéric inquiet, proche de la folie. Mais dans les dernières pages nous verrons paraître le mystérieux Pharès, qui l'appelle comme au moment de la mort chacun doit être appelé.
Le titre est mystérieux. Il s'éclaire quand Jünger nous dit que son héros lit les *Mille et une nuits* dans la traduction de Galland -- celle qui est restée si longtemps classique en France. Dans ce texte, Schéhérazade tire la morale du conte : « Votre Majesté aura sans doute remarqué dans la personne du magicien africain un homme abandonné à la passion démesurée de posséder des trésors par des voies condamnables, qui lui en découvrirent d'immenses, dont il ne jouit point parce qu'il s'en rendit indigne. Dans Aladin, elle voit au contraire un homme qui d'une basse naissance s'élève jusqu'à la royauté, en se servant des mêmes trésors qui lui viennent sans les chercher, seulement à mesure qu'il en a besoin pour parvenir à la fin qu'il s'est proposé. »
On se rappelle en effet qu'Aladin ayant rapporté la lampe merveilleuse pourrait lui demander n'importe quoi, sur l'heure il l'obtiendrait. Or, pendant des années il ne lui réclamera que des repas, fastueusement servis, et dont il monnaye l'argenterie. Cela lui donnera le loisir de faire son éducation et de devenir un Aladin présentable et sage. Ce n'est que plus tard, pour être digne de la princesse dont il est tombé amoureux qu'il exigera châteaux et trésors.
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Frédéric sent-il que sa réussite n'a rien de cette sage mesure ? Mais pas plus la réussite économique de l'Allemagne fédérale, ou celle de l'Occident tout entier. Et le signe patent de ces excès est le cimetière colossal édifié en Turquie. Cette cité mondiale de la mort est une idée inhumaine. On coupe là tout lien avec le projet même, la piété locale et familiale envers des morts qu'on a connus, qui furent liés à telle terre, telle patrie, pour aboutir à une monstruosité pharaonique et en même temps anonyme. Il y a une sorte d'humour noir dans ce dessein.
Cela dit, il reste vrai que l'indifférence aux morts, qui gagne partout (on ne sait plus quel rapport avoir avec eux, parce qu'on aie sait plus ce que c'est que mort et vie, en dehors de la science, c'est-à-dire de la biologie) est un symptôme de notre temps. Une part de ce livre est fondée sur cette remarque : « La culture est fondée sur les soins rendus aux morts : elle disparaît avec la ruine des tombes -- ou, pour mieux dire, cette ruine annonce que l'on touche à la fin. » Pourtant, ce qui compte encore plus que ce culte, c'est tout ce que symbolise le messager Pharès. Il est là pour dire que l'homme n'est pas seul, et qu'un envoyé le guide dans le dernier passage. Mais Jünger est bien discret, là-dessus.
Georges Laffly.
### Livres d'enfants pour Noël
*Au pied de la Crèche, un beau livre...*
Il mesurait 1 m 92 et chevauchait encore au loin à 90 ans passés. Il avait survécu au scorbut, à la dysenterie, aux années ; il avait un cœur exquis et fidèle ; on lui disait Messire Jean, Sénéchal de Joinville à ce que rapportent les livres.
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Avouez que rien ne manque à pareil héros pour que son histoire soit un joli cadeau de Noël.
*Joinville, l'ami de saint Louis* écrit par Robert Garnier et paru aux éditions Librairie académique Perrin, 290 pages, 1983, est une lecture intéressante.
D'aucuns fronceront peut-être le nez ou lèveront un sourcil désapprobateur. L'auteur est documenté et réaliste. Aussi le bon Sénéchal se trouve campé dans une époque *pointilleuse* où le droit féodal est compliqué parfois : (personnellement j'aurais préféré ne pas connaître les démêlés des insupportables moines de Saint-Urbain avec les Joinville, leurs « avoués ». Tu m'as chipé une lichette de terres et je te mijote un procès... tu m'as fait un procès, je te garde un chien de ma chienne... et gna gna gna et gna gna gna).
Bref, ceci mis à part et d'ailleurs en fin d'ouvrage, l'histoire du bon Sénéchal est délicieusement mêlée à celle de son ami royal. On les *sent* vivre côte à côte, s'influencer l'un l'autre, se comprendre, s'admirer. Le frémissement de la vie parcourt toute l'aventure car c'en est bien une. Les années de jeunesse dans « le biau chastel » sont bientôt suivies des longues années de Croisade et la biographie se double alors d'une tranche d'histoire. Il y a du rythme, du panache, du sang et des cris, une chaleur de four et des actes héroïques : ceux de saint Louis. Il y a aussi nos défaites, nos erreurs, nos travers et c'est pourquoi il ne faut pas attendre une atmosphère bleu ciel et rose bonbon.
Sur ce fond se détache la silhouette joviale de Jean, Sire de Joinville, farceur à ses heures mais fidèle, appliqué en toutes choses. C'est comme le parfum d'une vie sainte qui s'élève de cette lecture et ceux qui ont 14, 15 ou 16 ans y trouveront un beau modèle, auquel on s'attache.
La présentation est belle, style « livre cadeau » justement. Des photos en noir et blanc situent les personnages, les lieux du temps, en reproduisant batailles et enluminures. La couverture nous montre le prud'homme offrant ses Mémoires à Louis X le Hutin. Beau visage !
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Aux plus jeunes de 12 à 14 ans vous ferez grand plaisir en offrant une réimpression passionnante : « *Les derniers jours de Pompéi *»*.* Cette grande aventure est écrite par E. Bulwer-Lytton, traduite par P. Lorain et illustrée par Victor de la Fuente. Vous trouverez ce livre aux éditions Hachette dans la collection « Idéal-Bibliothèque ».
Ici nous sommes dans les fastes du monde païen. C'est une belle fresque intelligemment construite avec beaucoup de personnages et pourtant une maîtrise du sujet qui évite toute surcharge et toute lourdeur. Chaque héros campe une sorte de prototype : la jeune fille vaniteuse et belle et riche et insupportable ; l'esclave aveugle qui est la douceur et la fidélité ; le mage égyptien maître de forces obscures et versé en traîtrises. Sur l'autre face du monde antique un tout petit troupeau d'êtres braves vit dans l'ombre et ce sont les chrétiens. Là aussi quelques types bien campés enrichissent l'intérêt de l'histoire : ce jeune homme qui hésite et finalement trouve la foi et ce vieux père qui meurt dans les jeux cruels du cirque. Ces deux mondes s'affrontent, l'amour s'en mêle dans les menus va-et-vient des esclaves, le vacarme des rues, le mystère des nuits au dédale des ruelles. A point arrive une étique sorcière tapie dans sa grotte lointaine.
Il n'y aurait là que matière à livre passionnant mais ce qui lui donne sa note vibrante, sa tension particulière est la sourde menace du Vésuve, cette angoisse qui démarre au bon moment et s'amplifie jusqu'au désastre.
*Le coup du lion* m'a coûté une casserole -- c'est vrai --.
J'étais si captivée par ce lion -- et je ne vous dirai pas ce qu'il a fait -- qu'une mienne casserole a commencé de cuire pour son compte personnel. L'éruption du Vésuve, l'avalanche des laves brûlantes, les fuites hurlantes dans la nuit, ont consommé le martyre et malgré les diverses amendes honorables la petite garde des cicatrices.
La fin est belle -- pas celle de la casserole, celle de l'histoire -- très chrétienne. C'est un bon cadeau aux images qui *datent,* ce qui leur est un charme supplémentaire. (12-14 ans).
Bien des gens aiment offrir un livre qu'ils connaissent car ils sont *sûrs* du texte.
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En ce cas *Souvenirs d'enfance de Marcel Pagnol -- extraits* --, 70 pages, édité chez Pastorelli est une aubaine.
Si vous acceptez la formule des *extraits,* si elle convient aux enfants que vous connaissez, alors n'hésitez pas. L'édition en question est une réussite. La proportion du livre est belle, le papier magnifique, la typographie très grosse et surtout l'illustration parfaite. Les images de Suzanne Ballivet allient la forme, la couleur et l'intelligence du texte. Non seulement elle sait évoquer cet univers intime et gai de « *la gloire de mon Père *» mais elle voit la Provence d'un œil très spécial. Ce n'est pas seulement la beauté, la lumière qu'elle peint : c'est *le bonheur.* C'est une Provence heureuse, éclatante, claire et pure qui s'étale en gouaches solides. Il y a pages 38 et 39 une place de village aux heures d'après-midi avec l'église blanche et le curé qui en descend, le pépé qui somnole à sa porte, les pierres blondes qui diffusent une lumière d'or et qui est magnifique ! C'est un beau livre qui raconte la visite chez le brocanteur et l'arrivée à la maison des vacances. Cela convient aux 10 à 12 ans.
Un autre joli cadeau de Noël et de tout repos est *La petite chèvre de Monsieur Seguin,* 26 pages, éditée chez Bias dans la collection : « Jeunes années » et illustrée par J. M. Rabec.
« Ah qu'elle était jolie »... bon, vous connaissez tous l'histoire. Passons. En revanche les images soulignent sa spontanéité et surtout l'admirable paysage où elle se déroule : grands ciels purs et dégradés du bleu doux au rose tendre. Folles herbes, vertes à croquer et dégringolades espiègles des collines fleuries.
Il faut apprendre aux enfants à regarder la France et ces images sont une louange, involontaire peut-être, mais réelle à la beauté de nos paysages du Midi. Et puis la typographie est grosse et donc ce livre-album très facile à lire (8 à 10 ans).
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Au pied de la crèche les tout petits aiment trouver ces albums glacés aux belles teintes avec plein d'images et qui les font rêver un moment.
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Dans ce domaine les choix sont multiples mais les images vraiment *belles,* plus rare qu'il n'y paraît.
*Les cadeaux de la fée,* écrit par Adela Turin, traduit par Yvette Métral, illustré par Nella Bosnia se trouve édité par Hatier dans sa collection : « D'autres contes ».
Avec cette lecture, l'enfant se trouve reporté aux temps heureux des objets magiques et des contes charmeurs.
C'est vrai que cette « Baguette-beau-temps-assuré », ce « coffret aux louis d'or » et cette « horloge retrouvetout » nous évoquent les beaux récits du temps des rois et des carrosses fourrés de satin.
C'est le monde plus humble des gens du petit peuple à qui arrive une aventure. La mercière a trois merveilles : une baguette, un coffret, une horloge et Barnabé ne les a pas. Il va les voler et une jeune servante pleine d'astuce les récupérer. Alors ce sont des images d'échoppes anciennes, d'intérieurs bien rangés, de valets en sabots et de jeunesses en petit bonnet blanc qui illustrent la chose. Il fait beau et doux. Un soleil tendre joue dans les cours aux vieux pavés. Des frimousses roses aux yeux rieurs, de beaux dessins amples et clairs achèvent le charme suranné de la féerie. Cela convient, grâce aux grosses lettres, aux premiers lecteurs, les 8-10 ans, aux plus petits, si grand'mère peut leur lire.
Pour le même âge, *La vie des Bois,* 34 pages, texte et illustrations de Romain Simon apprend aux enfants à admirer la nature.
Romain Simon sait à merveille en lire le rythme et la grâce. Des bêtes, il saisit l'élan et le bond, la patte qui se défend, le museau qui s'allonge. Les trois renardeaux qui louchent sur une proie sont attendrissants. C'est un livre-album vif aux couleurs tendres avec la fuite des sous-bois et les teintes de l'automne. Il y a trois parties : « La vie des Bois », « Forêt mon amie », « Nos amis des Bois ». Il y a le blaireau, le coucou, le marcassin, la tourterelle, et aussi la martre, la fouine qui maraudent. Il y a plein de bêtes qui vont captiver les petits qui ne rêvent que poils et plumes. C'est un cadeau gentil et familier qui les touchera.
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Plus luxueux, plein d'espace est cet « *Au revoir Monsieur Blaireau *» écrit par Susan Varley, traduit par Marie-Raymond Farré et paru en 24 pages aux éditions Gallimard.
*Blaireau était un ami sûr...* et c'est la gentillesse de la petite bête qui s'étale en dessins délicats faits à la plume. Blaireau rend service à tout le monde. La taupe, le lapin, la grenouille et même le renard sont ses obligés. A l'un il apprend à nouer sa cravate, à celui-ci ceci, à cet autre cela.
Contrairement au précédent, la ville et ses boutiques ne comptent pas. C'est le grand ciel léger de la campagne, le calme de l'espace et la chaleur sombre des terriers. Si cela doit évoquer quelque chose ce serait plutôt l'univers de Béatrix Potter. Le dessin se fait léger, l'aquarelle est transparente et tout concourt à cette évanescence agréable et douce.
L'ensemble a quelque chose de très *soigné.* Papier glacé, présentation aérée en font un élégant cadeau pour ceux qui aiment les bêtes.
« *Blaireau était un ami sûr, tout prêt à rendre service.* » Blaireau après avoir été un ami charmant descend dans son terrier et voilà qu'il rêve : il tombe dans un tunnel. Monsieur Blaireau est mort. Là-haut dans le vent et sur la prairie les petites bêtes se souviennent. Elles n'oublieront pas Blaireau le gentil et dans leur cœur elles lui restent fidèles.
Ma foi, Monsieur Blaireau c'est une bonne leçon que vous nous donnez là. Cher Monsieur Blaireau, au paradis des bêtes, assis sur votre petit nuage ou votre céleste prairie soyez l'image fourrée de la fidélité anglaise, c'est très bien la fidélité !
Si d'aventure il y a quelque petit amateur de comptines *Mille et une histoires pour bien s'amuser,* 240 pages écrit et imagé par Gyo Fujikawa et édité aux éditions Gautier-Languereau est pour lui le cadeau parfait.
Ce gros et beau livre, c'est le cadeau de Noël type. La couverture blonde où rêve une petite fille, les mille petits dessins à la plume, les mille espiègleries à l'intérieur en font *un livre pour longtemps.* On y revient, on apprend par cœur. C'est joli gracieux et tendre mais bigre, c'est lourd !
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Cela ne fait rien après tout. Avec Monsieur Blaireau, avec les beaux albums et les beaux livres, celui-ci au pied de la crèche donnera la note magnifique qui sied aux Noëls de France.
France Beaucoudray.
### Lectures et recensions
#### *Album Colette*
Iconographie choisie et commentée par Claude et Vincenette PICHOIS ; 508 illustrations ; distribué par Gallimard, collection La Pléiade.)
Rien n'échappe à l'érudite et méticuleuse précision de Claude Pichois. Colette en sort déshabillée, s'il était besoin. Ses amours sont répertoriées, datées : Willy (de 1893 à 1906) Sophie de Morny dite Missy (de 1906 à 1911), qui portait le pantalon, comme bientôt la fille d'Ève Lavallière ; Auguste Hériot, des magasins du Louvre (de 1910 à 1911) ; Lily de Rême (1911) ; Henry de Jouvenel (de 1911 à 1923), qui l'épousa entre une Boas et une Dreyfus ; Bertrand, fils du précédent (de 1920 à 1925), avec qui elle joua dans la vie *Phèdre* ou *Chéri* (1919), le mari, délégué de la France à la Société des Nations, convenant parfaitement pour le rôle de Thésée ; enfin Maurice Goudeket à partir de 1925 (Colette a cinquante-deux ans).
Après ces caleçonnades dignes de Feydeau plus que de Racine, on admettra difficilement la conclusion étonnante des Pichois, au terme d'un texte assez dépouillé : « en cette femme se résume plus d'un demi-siècle de notre histoire et de l'évolution de nos pensées... » On préférera la remarque du R-P. Guissard dans *La Croix :* « Ce qui manque à Colette, c'est d'avoir brisé les frontières de son trop petit territoire... ce regard si perçant ne portait pas assez loin. »
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Cependant la conteuse attentive à la puissance de l'hérédité et de l'instinct (« La théorie de l'influence des milieux, je n'y crois pas ! ») n'est guère récupérable par la gauche. Cet album rappelle que le premier livre de Colette et Willy (*Claudine à l'école,* en 1900), volontairement ignoré par *Le Temps, L'Écho de Paris* et la *Revue des Deux-Mondes,* fut salué par « un important article de Charles Maurras, ami du couple » dans « la sérieuse *Revue Encyclopédique *»*.* Il montre le beau dessin de Forain deux ans auparavant (« -- Pourquoi me m'avez-vous fait qu'un œil ? -- Sans doute que vous n'en aviez qu'un ce jour-là ») et une photo de P. J. Toulet, autre ami du couple, autre homme de droite. Colette garda toujours envers ce dernier une attitude de respect méfiant (« Je n'ai pas assez connu Toulet pour m'exprimer librement à son sujet. Je l'ai trop connu pour laisser sur lui un mot désobligeant »), même après sa brouille avec Willy. Celui-ci s'était vengé par divers romans auxquels collaborait Toulet ; dans *Bastienne,* il décrivait la baronne Gousse de Bize « avec des mèches courtes et couleur de châtaigne, un menton pointu, mais aussi des genoux de veau ; la quarantaine alourdit fâcheusement sa croupe excessive dont naguère on vantait l'arrogante cambrure ; sa taille courte évoque la gourde plutôt que l'amphore, et elle masque la nudité de son haut front masculin avec plus de soin, assurément, que celle de son derrière... » A contempler certaines photos de l'album Colette, on ne peut qu'admirer la justesse du portrait de Bastienne...
Claude et Vincenette Pichois auraient pu noter que dans les années trente ce furent de jeunes critiques d'Action française, Thierry Maulnier et surtout Robert Brasillach (avec qui elle correspondit), qui consacrèrent la réputation de l'écrivain Colette. En 1945, elle signa, quoiqu'en rechignant comme Claudel, la requête des soixante artistes et savants français demandant en vain au général de Gaulle la grâce de Brasillach (Aragon ne la signa évidemment pas ; d'où Philippe Robrieux tire-t-il, dans son *Histoire intérieure du Parti communiste,* tome IV, qu' « à la Libération il faut noter qu'il demande la grâce de l'écrivain Robert Brasillach » ? S'est-il laissé duper par une réponse mensongère d'Aragon lui-même ?).
Surtout, creusant le fossé entre Colette et la gauche française, il y a ce portrait qu'elle a brossé sur le vif de Jaurès : « Il défie un contradicteur qui n'a rien dit. Il lève une face de Titan foudroyé, où l'on peut voir qu'il a le nez mou. Il parle, que dis-je ? il s'élève au ton de la plus prophétique lamentation... Entendez-moi, entendez-moi tous ! J'offre mon front aux balles et ma poitrine au couteau pour venir ici attester, ô hommes, que le baromètre baisse et que le printemps s'annonce mouillé. »
Armand Mathieu.
165:288
#### Bernadette Lécureux *Cours de latin liturgique *(Una Voce)
Ces dix-huit leçons avaient paru dans la revue *Una Voce*. Elles ont été réunies en une brochure, avec un résumé grammatical et un lexique.
Il s'agit d'une méthode progressive basée sur l'analyse de textes familiers de la liturgie. La première leçon commence par l'*Ave Maria* et la dernière est l'analyse de l'*Alma Redemptoris Mater.* Entre les deux on étudie le *Salve Regina,* quelques strophes de *Stabat Mater,* le *Pater noster*, l'hymne *Adorate,* le *Pange lingua*. Le Saint-Esprit n'est pas oublié, avec l'invocation et l'oraison *Veni Sancte Spiritus.*
Au bout des dix-huit leçons tous les points importants de la grammaire latine ont été abordés. Ils sont alors réunis en un résumé grammatical qui introduit d'autres expressions, elles aussi souvent tirées de la liturgie.
Le lexique qui suit comporte un millier des mots les plus usités dans la liturgie. Bernadette Lécureux insiste avec raison sur le fait que le latin liturgique n'est pas « une sorte de charabia décadent mais un exemple, parmi d'autres, des stades d'évolution de la langue latine correspondant à chacun des siècles où ont été élaborés les divers textes liturgiques ». On aurait aimé que les réformateurs qui sévissaient à Rome à la Renaissance aient eu la même conception de la langue qu'ils maltraitaient (dans les hymnes).
Le lexique est divisé en vingt-huit chapitres. Le premier concerne Dieu et la Sainte Vierge. Le premier mot, *Deus,* est suivi de cette affirmation un peu hâtive « Inutile d'insister sur le fait que ce terme, en latin chrétien, ne comporte ni pluriel ni féminin ! » Or le mot dieu apparaît souvent au pluriel dans l'Écriture, depuis le *Eritis sicut dii* (vous serez comme des dieux) du serpent du jardin jusqu'à Notre-Seigneur qui reprend : « *Ego dixi : dii estis *» (J'ai dit vous êtes des dieux -- psaume 81), en passant par les innombrables dieux païens évoqués dans les deux Testaments. Mais ce n'est là qu'un détail.
Le cours ne comporte pas d'exercices pratiques. Pour ceux-ci, bien entendu, on se reportera à son missel, et éventuellement à un bréviaire. Sans oublier la Vulgate, c'est-à-dire le texte latin de la Bible, dont le Nouveau Testament a été publié par DMM dans l'objectif précisément -- de mettre le texte consacré par la Tradition à la portée des débutants, avec le texte français en regard.
Yves Daoudal.
166:288
#### Roger Joseph *Léon Daudet et la Touraine*
(Chez l'auteur, « Lou mas noste »,\
au Cros du Pont, 13710 Fuveau.)
On connaît surtout de l'œuvre de Roger Joseph ses « Maurrassiana » au premier rang desquelles il faut ranger l'irremplaçable *Nouvelle bibliographie de Charles Maurras.* On a raison. Mais on a tort si, dans le même temps, on ignore les autres facettes de son œuvre : portraits, essais et poèmes.
« Aux deux rives de Loire », a écrit Maurras, « dorment bien les réserves de notre énergie nationale ». Et Léon Daudet, natif de Paris et héritier de père et d'aïeul nîmois, d'ajouter : « Il y a plus de trente ans que j'habite, annuellement, la Touraine. J'ai des ascendants tourangeaux » (in *Flambeaux,* Paris, Grasset, 1929, page 38). C'est donc à une rencontre que nous convie Roger Joseph : celle de *Léon Daudet et la Touraine,* celle d'un « taureau de combat » et d'un paysage « aux coteaux modérés » ou plutôt, comme le note l'auteur, « mesurés, dans le sens où un être ou un site donne « toute sa mesure » -- et la locution exclut alors n'importe quel coup de frein arbitraire, qui prétendrait limiter l'expansion naturelle ».
Ce qui plaît à Daudet en Touraine ? Le décor naturel, sans doute. « Là, écrit-il, tout est gai, plantureux, facile : la Loire généreuse dispense à ses rives joie et richesse. Les grands châteaux historiques perdent eux-mêmes la mélancolie du passé et les coteaux avoisinants, mêlant la jeune verdure aux pièces d'eau, la souple racine à la pierre, leur donnent une sérénité hautaine » (in *Haeres, histoire d'un jeune homme,* Paris, Charpentier et Fasquelle, 1893, page 113).
Mais, plus encore que le décor naturel -- et, pour ma part, je reste sceptique sur les appétences écolo-élégiaques de Léon Daudet -- ce sont les hommes qui vont le retenir. « Il n'ignore, note Roger Joseph, ni la saveur, ni la densité, ni l'originalité du parler local à l'égard duquel il se sent de plain-pied, écrivant souvent lui-même le plus franc des langages parlés. »
Dans *Un amour de Rabelais* (Paris, Flammarion, 1933) qui est incontestablement le plus tourangeau de ses romans, il s'amuse de l'accent spécial des villageois commentant les suites logiques de l'attentat de Sarajevo : « Je me trouvais en Touraine au moment de la déclaration de guerre et de la mobilisation. Les habitants du riant village, situé au bord de la Loire où je connais tout le monde depuis trente-huit ans, s'abordaient d'un air stupéfait en répétant : « C'est pour les Serbes » -- ils prononçaient « pou les Selbes » -- et ce vocable ne leur représentait exactement rien. »
167:288
L'accent tourangeau ne chante véritablement que si l'on fait aussi chanter le vin. Et Léon Daudet n'a certainement pas manqué de parfaire celui-là au contact de celui-ci si l'on en juge à ce palmarès amoureux : « Trois vins rouges, qu'a certainement connus Ronsard, enorgueillissent justement la Touraine et les confins de l'Anjou : le moelleux Chinon, « bourgogne » atténué ; le riche Bourgueil, très parfumé, et le Champigny. Plus tard vint le Cô, plus modeste mais remarquable par son pétillement, unique dans la série des vins rouges. C'est un plant de Castres, transplanté, étonné de se trouver sur les coteaux de la Loire et qui traduit son émoi en bulles délicieuses, rafraîchissantes par la chaleur. Quand j'en bois un verre, je dis à Ronsard : « Dommage que tu n'aies pas savouré celui-là ! » Des vins blancs, le roi est celui de Saint-Martin-le-Beau, dont la saveur est unique, comme d'une pierre qui serait une fleur, si l'on peut dire une rose dure. Puis, tout de suite, le Vouvray et, derrière lui, le Valmeer d'argent et le Montlouis. Ces vins royaux de Loire et ceux du Loir ne dispersent pas l'entendement. Ils le rassemblent. Ce sont les ambassadeurs du bon sens et qui, selon la belle expression de Murger, mouillent l'aile du chant et du jugement » (in *A la recherche du Beau,* Paris, Flammarion, 1932).
La recherche du Bon n'entraînant pas la dispersion de l'entendement, Léon Daudet peut aller à la recherche du Beau, en quête « des sites élus prédestinés à l'épanouissement des intelligences et des cœurs d'élite ». Un de ces lieux prédestinés est situé près d'Amboise. Il appartient -- comme « toute la vallée de la Loire, de Blois à Tours et les environs » -- à Ronsard : « C'est ici son domaine, où vibrent en la saison brûlante ses avettes immortelles, où chante dans la plainte du vent le chœur de ses amoureuses, Cassandre, Marie, Hélène, dont les noms sont liés aux pampres fameux. » Où faut-il lire Ronsard ? « Sur une terrasse, ou un chemin dominant la Loire, ou sur la grève même de la Loire et, de préférence, au soleil couchant. »
Avec *Léon Daudet et la Touraine,* Roger Joseph nous invite à une re-lecture de Daudet. Lecture plus posée. Lecture plus humaine. Pressés que nous sommes d'aller aux textes où le redoutable pamphlétaire tranche, taille et fouaille, nous passons à côté de superbes pages où passe « une manière très française de plaire à ses amis » en leur offrant, par exemple « des andouilles de Guet, préparées par le charcutier d'Amboise, caparaçonnées de moutarde fine de dame Morel, la renommée épicière de La Chaussée-Saint-Victor » (*Un amour de Rabelais, op. cité*), ou encore « un verre de Saint-Martin-le-Beau, frais par la chaleur et qui est le roi des vins tourangeaux, tel qu'une conserve de soleil... » (id.)
A noter, en appendice de *Léon Daudet et la Touraine,* quatre fac-similés d'autographes précieux : un « message de Charles Maurras aux Tourangeaux », déchiffré et lu par Georges Calzant, un 28 juin 1952 à Saint-Symphorien-lès-Tours ; trois lettres de Léon Daudet respectivement datées de 1891, 1595, 1903. Quand j'aurai ajouté que Roger Joseph a particulièrement soigné la présentation de son ouvrage (sur vergé d'Arches), je n'aurai plus qu'à signaler qu'il fut achevé d'imprimer sur les presses du Maître-imprimeur Pierre Lhermitte à Orléans, le jour de la fête de saint Léon le Grand et dans l'année du quarantième anniversaire de la mort de Léon Daudet ainsi que du trentième de la mort de Charles Maurras. Roger Joseph est un témoin. C'est d'abord une sentinelle.
Alain Sanders.
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#### Daniel Raffard de Brienne *Lex orandi : la nouvelle messe et la foi Lex credendi : la nouvelle catéchèse et la foi *(Éditions de Chiré)
Simples, claires et brèves, ces deux brochures sont à la portée de tous, sur le plan intellectuel comme sur celui du porte-monnaie. Destinées à être largement diffusées comme munitions pour le combat de restauration de la Tradition, elles conviennent aussi aux gens pressés ou à ceux qui ne se sentent pas le goût d'examiner par eux-mêmes l'état de la question dans ses détails. Et ceux qui veulent en savoir plus se reporteront aux notes qui contiennent une masse considérable de références.
\*\*\*
Il pourra être bon de commencer par la brochure sur la catéchèse. En effet celle-ci comporte un exposé tout à fait remarquable (compte tenu de sa brièveté) des fondements philosophiques des déviations actuelles. Daniel Raffard de Brienne explique l'opposition entre la pensée naturelle, réaliste, fondée sur la notion de vérité objective, et la pensée idéaliste et subjective qui conduit au libéralisme et à terme au matérialisme athée et à l'activisme révolutionnaire. La pensée naturelle est celle qui sous-tend la catéchèse traditionnelle, donc aussi l'enseignement sacramentaire. En cela cette partie de la brochure sur la catéchèse concerne tout autant l'exposé sur la messe, puisqu'on ne peut parler de la messe sans référence au sacerdoce et à l'eucharistie. Et d'autre part sur un plan plus général on trouve bien entendu à l'origine des déviations liturgiques et des déviations catéchétiques les mêmes déviations idéologiques. En l'occurrence il s'agit d'un renversement, d'une révolution, voilée en ce qui concerne la messe, absolument manifeste en ce qui concerne la catéchèse (française).
169:288
Le premier paragraphe de la brochure *Lex credendi* exprime de façon très claire le changement d'attitude qui en résulte. « *Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé *», dit Notre-Seigneur. « *Allez, ouvrez un dialogue avec toutes les nations dans le respect de leur identité religieuse, les laissant cheminer vers le baptême si elles y tiennent, les aidant à découvrir dans une expérience en commun ce qui dans mon message peut s'adapter à la mentalité de leur temps *», transcrivent les promoteurs de la nouvelle catéchèse.
L'examen de la nouvelle catéchèse et celui du nouvel ordo eucharistique sont précédés d'un rapide historique du catéchisme et de la messe depuis les origines de l'Église, avec l'énoncé des étapes de la subversion catéchétique et liturgique.
*Lex credendi* met en lumière les grandes lignes de la méthode de composition de *Pierres vivantes *: les textes sacrés donnés dans l'ordre chronologique où ils auraient été composés, d'après les théories d'une « exégèse » déjà périmée, et non dans l'ordre chronologique de la Bible, dans le but de relativiser la création, la chute, l'Incarnation, etc., l'emploi des guillemets pour relativiser un grand nombre de termes traditionnels ; l'emploi de pastilles de différentes couleurs pour le sens des mots à différentes époques, et l'absence fréquente de la pastille bleue (le sens du mot aujourd'hui) ; l'absence de mots essentiels (vertu, dogme, Annonciation, communion des Saints, etc.) ; l'absence de toute définition dogmatique, chaque point de ce qui reste de doctrine étant précédé d'expressions comme « les chrétiens parlent de », « les chrétiens affirment », etc. (chacun doit se faire son opinion). Daniel Raffard de Brienne fait également appel aux parcours catéchétiques et à diverses déclarations qui précisent l'aspect subversif de Pierres Vivantes et montrent bien que le flou entretenu autour des dogmes est voulu, dans le but de promouvoir une nouvelle religion, d'un « œcuménisme » maximal.
*Lex orandi* évoque l'histoire du fameux article 7 de la présentation du nouveau missel, les défauts du nouvel ordo en latin, et l'aggravation considérable de ces défauts dans sa « traduction » française. Comme pour le catéchisme, il s'agit de rendre les dogmes aussi flous que possible par la suppression de mots-clefs et l'emploi de formules ambiguës, dans le but d'un « œcuménisme » qui ne peut aboutir qu'à l'apostasie. On trouvera également dans cette brochure les appréciations les plus significatives portées par tel ou tel (particulièrement chez les protestants) sur la nouvelle messe.
Nous ne nous étendrons pas davantage, ce sujet ayant été abondamment traité dans ITINÉRAIRES. Quoique bien faites, ces deux brochures ne peuvent échapper au défaut inhérent à tout résumé : l'information demeure fatalement fragmentaire, de sorte que certaines affirmations paraissent trop tranchées et exagérées. Par exemple l'importance (il est vrai considérable) donnée à l'article 7 occulte le reste. Déjà l'appréciation de la seconde version de cet article me paraît excessivement sévère. Mais surtout il est faux de dire que l'*Institutio generalis* « passe entièrement sous silence le pouvoir du prêtre comme ministre du sacrifice ».
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En effet cela se trouve dans l'article 60 (corrigé). De même il n'est pas juste d'interpréter le nouvel article 7 en faisant abstraction du préambule. Car s'il subsiste une ambiguïté (?) dans la proposition : « Le Christ est vraiment présent (...) de façon substantielle et continuelle sous les espèces eucharistiques » (l'association des mots *substance* et *espèces* laisse-t-elle une place à l'ambiguïté ?), le préambule, qui comporte dans son deuxième article deux références au concile de Trente (sur le *sacrifice* et sur la *transsubstantiation*) ne laisse planer aucun doute.
D'autre part il convient de ne pas confondre ce qui est erreur doctrinale et ce qui est développement, inopportun dans les circonstances présentes, de certains points de bonne doctrine. Par exemple l'insistance sur le sacerdoce des fidèles n'a rien *en soi* de répréhensible. De même pour l'insistance sur le caractère communautaire de la messe, qui aurait été de toute façon un des thèmes d'un concile Vatican II parfaitement traditionnel (*meum ac vestrum sacrificium*)*.* De même il n'est pas protestant en soi de parler de l'Église comme *peuple de Dieu* ([^47])*.* Les expressions « qui est livré pour vous » et « faites ceci en mémoire de moi » tout comme « sacerdoce » des fidèles et « peuple de Dieu », sont tirées tout de même de l'Écriture sainte avant d'être « reprises à Luther ». (Il serait plus exact de dire par exemple que le fait de prendre les paroles de la consécration dans l'Écriture et non de garder les paroles qui appartiennent à la Tradition est un indice de volonté de protestantisation.) Quant à la « doxologie protestante » ajoutée au Notre Père, elle n'a rien de protestant en soi et de plus elle provient de la liturgie de saint Jean Chrysostome, qui jusqu'à preuve du contraire est une liturgie catholique. Le grief fait aux nouveaux catéchismes de ne pas « recommander la confession avant la communion », « dans un esprit de désobéissance » (?), est difficilement soutenable. Le concile de Trente ne la recommande pas non plus. Il souligne seulement qu'il n'est pas permis à celui qui a un péché mortel sur la conscience de communier sans s'être purifié par la confession. Ce n'est pas la même chose. Le catéchisme du concile de Trente cite cette phrase de saint Augustin : « Vous péchez tous les jours, communiez tous les jours », sans évoquer la confession. Ce sont les jansénistes qui ont établi une subordination de la communion à la confession, qui n'existe nulle part dans la Tradition.
On pourra m'accuser de « monter en épingle » de simples détails. Et l'on n'aura pas tort. Mais je ne cherche pas du tout à condamner ces brochures après en avoir fait l'éloge. Simplement, je relève ces détails pour montrer que nos adversaires peuvent en tirer parti pour jeter la suspicion sur l'ensemble, alors que la démonstration dans son ensemble est inattaquable. On n'est jamais trop prudent quand on monte un arsenal...
Yves Daoudal.
171:288
## DOCUMENTS
### Reagan et l'Amérique vus par Marcel Clément
*suivis d'une question à Marcel Clément*
*Au retour d'un voyage aux U.S.A.,* MARCEL CLÉMENT *a publié dans* L'HOMME NOUVEAU *du 21 octobre un article sur les rapports entre* « *la religion* » *et* « *la politique* » *selon Reagan et les Américains. Nous en reproduisons la plus grande partie.*
Jamais l'élection d'un président des États-Unis n'aura posé la question de la place légitime de la religion dans la vie politique avec une telle acuité. La foi de celui qui pose sa candidature pour gouverner un peuple est-elle un acte de vie privée qui ne doit avoir aucune conséquence sur le programme qu'il soumet à l'élection ?
172:288
Un peuple démocrate peut-il reconnaître la seigneurie de Dieu en tant que peuple, ou cet acte d'allégeance doit-il être exclusivement individuel de la part de chaque citoyen et sans nul retentissement communautaire ? La moralité publique obéit-elle à des lois spécifiques, séparées, autonomes, radicalement détachées de la moralité personnelle ? Tels sont quelques-uns des aspects du débat qui se poursuit aux États-Unis à l'occasion d'une campagne électorale dont l'enjeu, sous ce rapport, dépasse de beaucoup le choix d'un homme. Il dépasse, d'ailleurs, aussi le seul destin des États-Unis. L'élection triomphale, au Canada, du catholique Mulroney montre que le continent nord-américain tout entier est affecté par la question. Le succès, en France, des manifestations pour l'enseignement libre où plusieurs millions de personnes -- dont deux pour Paris -- ont tenu à « voter avec leurs pieds » en dehors de toute élection témoigne de l'existence d'un débat finalement du même ordre. Il est donc d'une importance réelle de comprendre ce qui se passe aux États-Unis. Ce n'est pas seulement la « conscience américaine » qui poursuit ce débat -- le plus profond. C'est un débat de portée historique, et universelle. Il engage, à long terme, le destin de l'humanité entière.
#### *Une polémique rampante*
Je viens de rentrer d'un voyage aux États-Unis où j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec plusieurs amis américains. Ils ont bien voulu répondre à mes questions. J'ai pu me procurer les textes complets de discours dont la presse hexagonale ne nous donne, trop souvent, que des extraits hâtifs, ou orientés par un contexte hostile. C'est à la lumière de cette double expérience : des contacts personnels et une documentation précise que j'écris ces lignes.
Pour en indiquer la portée, il faut malheureusement évoquer d'abord la désinformation à laquelle se livrent certains organes passant pour sérieux, en France. Je le fais sans plaisir, car un tel voile jeté sur l'esprit d'hommes qui, pour beaucoup, sont chrétiens, ne peut que peiner. Mais les faits sont, pour ainsi dire, criants.
*Le Monde* peut avoir des trouvailles de style pour transformer en doute les certitudes, en inquiétude les victoires, et en présomption de faute la simple expression de la joie. Ainsi, après que le 23 août, la convention républicaine ait fait un triomphe à Ronald Reagan, le confrère titre-il : « *Un triomphe ambigu *». Et de commenter : « *L'autosatisfaction manifestée à Dallas ne peut, en effet, tenir lieu durablement de politique. *» Et pour conclure : « *On voudrait être sûr qu'à l'ère des doutes de naguère ne succédera pas la tentation de l'arrogante *» (25 août). La mauvaise humeur du polémiste devient ici un genre littéraire.
173:288
Polémiques, plus encore, les colonnes de *La Croix*. Les rédacteurs titrent, le 29 août, au-dessus du portrait de Reagan : « *La religion comme argument électoral *». Et allez donc ! Reagan affecte d'être religieux et de défendre le droit à la vie pour se faire réélire. C'est Tartuffe, candidat républicain à la Maison blanche. Le même quotidien catholique poursuit sa polémique les 7-8 octobre derniers, et même l'accentue. Il titre, sur toute la largeur de la page : « *Une réélection vaut bien une messe *», et, en sous-titre : « *la traditionnelle séparation entre l'Église et l'État menacée par la campagne de R. Reagan pour la prière dans les écoles et contre l'avortement *».
Le texte de l'article côtoie la théologie de la lutte des classes pour la libération : « *Les républicains considérés comme le parti des riches *»... « *les républicains ont une tradition solidement anti-catholique *» mais « *une réélection vaut bien une messe : R. Reagan a établi au début de l'année des relations diplomatiques normales avec le Vatican *».
Dans *La Croix !* Le seul quotidien catholique « estampillé » de la France affirme à ses lecteurs que le président des États-Unis a établi des relations diplomatiques entre le Vatican et son pays parce qu' « *une réélection vaut bien une messe *».
Je ne juge pas. Je constate. Dans les titres et textes précités, l'aigreur remplace l'information, la polémique juge les intentions, et l'engagement politique explicite (pour Mondale contre Reagan) aboutit à voiler un débat capital sinon même à peser pour soutenir l'avortement et la négation du droit de prier à l'école contre les évêques et les catholiques américains.
Passion ? Idéologie ? Superficialité ? Autre motif ou mobile (excusable) ? Qui peut le dire ?
Dans la mesure même où je ne suis, ni de près ni de loin, soucieux des intérêts politiques des partis aux États-Unis, je n'en suis pas moins soucieux de l'avenir religieux et moral du peuple américain, dont l'influente dans l'Église de Dieu est certaine.
Or, aux élections du 6 novembre, c'est cet avenir qui va se jouer ([^48]). Cela nous importe du point de vue des droits humains comme du point de vue de la liberté religieuse. Je verse donc mon témoignage au dossier.
174:288
#### *Une opinion unanime*
J'ai interrogé, comme je l'ai dit, des amis américains. Des journalistes. Des universitaires. Des laïcs militants. Aucun -- je dis bien : aucun -- ne met en doute le caractère non-électoral du discours de Ronald Reagan sur les sujets religieux et moraux. Sa conviction est évidente. Elle n'est même pas mise en doute par ses adversaires : Walter Mondale, Géraldine Ferraro, candidats démocrates à la présidence et à la vice-présidence des États-Unis, et Mario Cuomo, gouverneur de l'État de New York. Si Mondale est fils de pasteur méthodiste, Géraldine Ferraro et Mario Cuomo sont catholiques. S'ils s'opposent à Reagan en lui reprochant de faire de la religion un argument politique, ce n'est pas en insinuant qu'il n'est pas sincère, mais en opposant des arguments à des arguments. C'est le vrai débat que nous, chrétiens de France, devons comprendre en profondeur.
Simultanément, il est vrai que, par sa conviction, la sincérité de sa foi, son amour de sa patrie, Ronald Reagan exprime et rejoint un mouvement de fond qui se manifeste actuellement avec une puissance réelle à travers les États-Unis. Ce n'est point par un électoralisme misérable que Reagan défend certaines positions religieuses et le droit à la vie des enfants dès leur conception. Sa conviction est en quelque façon l'écho de celle d'un peuple qui se retourne vers Dieu et -- quoique moins nettement -- vers le droit à la vie. Cette coïncidence entre ses convictions et celles d'une majorité explique ses chances d'être réélu. Elles sont manifestées par tous les sondages d'opinion.
J'ai demandé à mes interlocuteurs si la majorité qui se dessine ainsi est d'abord le résultat des redressements économiques largement ébauchés par l'administration Reagan, ou si elle rejoint d'abord la conception en quelque façon spirituelle et politique que Reagan propose de l'Amérique aux Américains. Ici encore, la réponse a été unanime. Le redressement économique et social que tous constatent, et qui est loin d'être suffisant, constitue un fond de scène positif. Il permet surtout que les questions les plus profondes soient posées. Les questions les plus profondes ne concernent pas les problèmes matériels -- si graves que soient les difficultés sociales de la pauvreté et du chômage. Elles posent la question de savoir si l'homme est un hasard ou une création de Dieu, s'il a une dignité dès sa conception ou s'il est une simple chose, si les décisions politiques -- les lois -- valables pour tous doivent ignorer les réponses à ces questions ou les intégrer. Aux États-Unis, ces thèmes sont en relation étroite avec la vie nationale elle-même. La grandeur de la patrie, son destin, sa vocation ne sont pas séparables des origines chrétiennes que le peuple, dans sa majorité, connaît et reconnaît.
175:288
#### *La position des démocrates*
Face aux questions les plus profondes, le candidat Walter Mondale donne une réponse qui fait de la séparation de la morale et du droit, et par-delà, de la religion et de l'État, la loi suprême de la Constitution américaine, voire de toute démocratie. A ceux qui décrivent cette attitude comme antireligieuse, il répond : « J'ai ma foi, et c'est mon affaire personnelle. Ce qui fait que l'Amérique est grande, c'est que notre foi est une question entre nous-mêmes, notre conscience et notre Dieu. Nous n'avons pas besoin de formuler cette foi aux yeux de tous à travers des manifestations politiques qui en viennent à nous dresser les uns contre les autres. » (Time du 24 septembre 1984, p. 25.) Et sur l'avortement, Walter Mondale déclare : « C'est une question au sujet de laquelle j'ai prié, et je ne peux pas apporter mon appui à un amendement qui semble constituer comme un test » (*ibid.*).
Les déclarations de Géraldine Ferraro vont dans le même sens « *Pour la première fois depuis vingt ans, la question religieuse a été* « *injectée *» *dans une campagne présidentielle. Je n'ai pas souhaité cela et je ne veux pas que cela soit un sujet d'affrontement. En ce qui me concerne, la religion est une matière tout à fait personnelle et privée. Mais quand des gens s'efforcent de manifester leur religion pour en obtenir un avantage politique, c'est la liberté de tous qui risque d'être mise en péril. *» Et faisant allusion au serment devant Dieu que prête le président, elle ajoute : « *Le serment prêté pour assumer la charge* (*de président*) *requiert de servir* « *tous les gens de chaque croyance, non uniquement les gens de ma propre croyance *». *On ne peut pas et je ne veux pas essayer d'imposer mes propres convictions religieuses aux autres *» (*loc. cit*. p. 24).
Pour comprendre l'impact exact de cette position, il faut rappeler qu'elle correspond au refus d'autoriser la prière à l'école en dehors des heures de classes pour ceux qui désirent prier ensemble, comme aussi à la liberté, pour toute femme, d'interrompre la vie de l'enfant qu'elle porte. Démocrate et rappelant qu'il est catholique, lui aussi, le gouverneur Cuomo explique de son côté : « *J'accepte l'enseignement de l'Église sur l'avortement. Dois-je l'imposer par des lois ? Dois-je refuser l'aide du médecin ?* (*sous-entendu à celle qui veut avorter*)*. Et cela, par un amendement apporté à la Constitution ? Si oui, comment le formuler ? Est-ce que ce serait vraiment le meilleur moyen d'éviter les avortements et de les prévenir ? *» (*New York Times --* 14 sept.)
176:288
Et Mario Cuomo, toujours dans un discours donné le 13 septembre à l'université Notre-Dame (Indiana), d'opposer sa vie de catholique et sa vie d'homme politique.
« *Comme catholique, j'ai accepté certaines réponses comme les meilleures pour moi-même et ma famille. Elles ont influencé ma vie à certains moments, comme mari de Mathilde, comme père de cinq enfants* (*...*) *Comme gouverneur* (*de l'État de New York*)*, cependant, je suis amené à définir des politiques qui concernent les droits d'autres personnes dans ces mêmes domaines de vie et de mort. L'avortement est un de ces thèmes les plus controversés et il m'affecte de façon particulière en tant qu'homme public catholique *» (*ibid.*)*.*
Et le gouverneur Cuomo d'insister sur le fait qu'il y a nombre d'opinions différentes au sujet de l'avortement, même chez les catholiques. Il n'y a pas, estime-t-il, de principes moraux inflexibles pour éclairer les décisions politiques : « *En tout état de cause, les évêques* (*catholiques*) *ne sont pas en accord entre eux* (*the bishops even disagreed among themselves*)*. *» Le discours à l'université Notre-Dame tient quatre colonnes pleines du *New York Times* du 14 septembre 1984 (p. A 21) et constitue une sorte de manifeste de la séparation de la morale et du droit, en regard de la question de l'avortement, tel que le conçoit le parti démocrate.
#### *Paroles d'un croyant*
L'adresse à l'université Notre-Dame du gouverneur Cuomo tentait, en fait, de répondre aux déclarations faites à Dallas, trois semaines auparavant, par le président Reagan. Mais, on le constatera, il s'agissait moins d'une réponse que de l'exposé d'une autre problématique.
Pour Reagan, « *la vérité, c'est que la morale et la politique sont inséparables, et que comme le fondement de la morale, c'est la religion, la religion et la politique sont inéluctablement reliées l'une à l'autre. Nous avons besoin de la religion comme d'un guide *» (*New York Times* du 24 août, p. A1 et A11).
177:288
Avant tout, Reagan précise clairement sa pensée. Au sujet de la séparation que réclament les démocrates entre l'Église et l'État, il répond « *Nous n'imposons aucune religion dans notre pays. Nous ne l'avons jamais fait. Nous ne prescrivons pas un culte plutôt qu'un autre. Nous n'imposons aucune croyance. Mais c'est un poison pour notre société que d'ébranler ses fondements théologiques. Nous courons à la corruption quand nous arrachons les racines mêmes de notre foi. *»
Et d'analyser la dégradation religieuse et morale qui s'est produite aux États-Unis depuis l'assassinat du président Kennedy : « *Il y a vingt ans, l'avortement n'était pas le sujet d'un débat politique. La prière non plus. Le droit à la liberté de l'école non plus. Il était généralement reconnu que les chefs religieux avaient un droit et un devoir de dire la position de leur Église sur la préoccupation du moment. *» La dégradation est un fait : « *Je crois que la foi et la religion jouent un rôle essentiel dans la vie politique de notre nation. Elles l'ont toujours fait. L'Église -- je veux dire toutes les Églises, toutes les croyances -- ont eu une influence très forte sur l'État. Cela a été bénéfique pour la nation. *»
Puis Ronald Reagan rappelle que le christianisme a été le berceau spirituel des États-Unis d'Amérique. « *Ceux qui ont créé cette patrie, les fondateurs, avaient compris qu'il y a un ordre divin qui transcende l'ordre humain. Ils comprenaient l'État en fait, comme une forme pour unifier l'agir social, qui a une finalité morale, et la clef de voûte de la vie morale de tous, c'était la religion. Le pacte rédigé sur le Mayflower* ([^49]) *commençait par ces mots :* « *In the name of God. Amen *»*. La déclaration d'indépendance se réclame de Dieu, du Créateur et souverain juge du monde. Le Congrès s'est donné un chapelain. Les serments prêtés pour les charges de l'État sont des serments devant Dieu. James Madison, reconnaissait la main du Tout-Puissant dans la création de notre République. John Jay, le premier président de la Cour suprême mettait en garde de ne jamais oublier le Dieu qui nous a bénis* (*...*) *Je crois que George Washington savait que la cité de l'homme ne peut survivre en dehors de la cité de Dieu et que la cité visible périt quand elle se soustrait à la cité invisible. *»
Il faudrait tout traduire de cette profession de foi d'un chef d'État qui n'a pas craint de rendre témoignage à Dieu devant les hommes, -- et devant les hommes qui voteront *pour* ou *contre lui.* Là où d'aucuns voient une « utilisation » politique de la religion, on retrouve les accents, pesés et vécus d'une véritable profession de foi, les paroles d'un croyant !
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Face à ce passé pétri de la foi des fondateurs et de la fidélité de dix ou douze générations, Ronald Reagan évoque la « sécularisation » -- l'esprit du siècle -- qui s'est développée depuis 1960.
Depuis 1960, tout a commencé à changer. Le mouvement de sécularisation s'est développé ([^50]). En 1962, la Cour suprême supprime la référence à la prière. En 1963, elle interdit la lecture de la Bible dans les écoles publiques. On est allé de plus en plus loin et les enfants n'ont même plus la possibilité de la prière ensemble : « *Nous avons même dû faire passer, au Congrès, une loi spéciale pour permettre aux étudiants qui veulent prier ensemble dans les classes, -- mais après la classe -- d'obtenir un droit d'accès. *» On a aussi insisté pour supprimer « In God we trust » des documents publics. Et de multiplier d'autres exemples.
Alors ? Qui est tolérant ? Ceux qui interdisent de prier librement à l'école après la classe, ou ceux qui veulent autoriser ceux qui le désirent à le faire ? Ceux qui veulent déraciner les droits de tout fondement moral et religieux, ou ceux qui pensent que ces droits sont mieux garantis dans la société s'ils sont fondés sur une sagesse supérieure à celle de l'homme et qui a prescrit : « *Tu ne tueras point *». Non seulement, affirme Ronald Reagan, ceux qui refusent le nom de Dieu, la liberté de prier et le droit à la vie de l'enfant conçu sont les véritables intolérants, mais encore ils refusent aux autres ce qui est le plus important pour toute leur vie. « *Ceux qui ont la foi doivent être libres de parler et d'agir selon leur croyance, selon le modèle de vie qui est le leur. Et ils doivent pouvoir projeter la lumière de leur enseignement moral sur les questions de la vie publique* (*...*)*. Si nous en venions à oublier que nous sommes une nation soumise à Dieu, nous serions alors une sous-nation* (*a nation gone under !*)*. *»
C'est à donner au peuple américain un avenir en accord profond avec ses origines que travaille, en y engageant son nom, ses forces, et visiblement sa foi, et son cœur, le candidat Reagan. On peut, si l'on ne partage pas sa foi, ne pas admettre son propos. On ne peut pas ne pas reconnaître son courage, sa dignité, sa force dans la foi. On ne peut pas nier l'amour de sa patrie.
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L'intention la plus profonde du président Reagan semble bien être de rendre au peuple américain davantage de force spirituelle en faisant appel non à un nationalisme dangereux, non à un libéralisme jouisseur, non à un socialisme destructeur de la vie privée, mais à l'amour de Dieu et du prochain. Cela peut sembler presque inintelligible dans la France de Jules Ferry et de quelques autres, mais cela semble très clair aux citoyens des États-Unis qui, en majorité, s'apprêtent à voter pour Ronald Reagan. Je l'ai constaté. Le fait est d'autant plus remarquable que ni la télévision, ni la presse américaine ne lui sont généralement favorables... Mais le niveau intellectuel et l'objectivité sont néanmoins très supérieurs à ce que nous dispensent les chaînes qui sont nôtres !
......
\[Fin de la reproduction de la plus grande partie d'un article de Marcel Clément intitulé : « Reagan : tartuffe ou témoin ? » paru dans *L'Homme nouveau*, numéro 866 du 21 octobre 1984.\]
#### Une question à Marcel Clément
Après ce voyage aux USA, pourquoi Marcel Clément ne ferait-il pas aussi un voyage en France ?
Avec la même liberté d'esprit et de ton, la même transparence du regard.
Parmi les hommes politiques français en situation, n'y en a-t-il pas qui tiennent un langage moral et religieux analogue à celui de Reagan ?
Si cela est important aux USA, c'est peut-être important aussi en France.
Mais en France, comme par une fausse prudence, Marcel Clément ne semble pas avoir souvent la transparence intrépide du regard ni la liberté de ton et d'esprit qu'il a si facilement, sans risques (l'Atlantique est large), quand il s'agit de la politique intérieure américaine.
180:288
Si un jour Jean-Marie Le Pen obtient 51 % des voix, nous savons maintenant quel genre d'article Marcel Clément pourra écrire à son sujet : de la même veine que celui qu'il vient de faire sur Reagan. Mais tant que Le Pen n'est qu'à 11 % (autant, cependant, que le parti communiste), une certaine « prudence » que je crois tout à fait mondaine et fausse recommande de réserver au seul Reagan l'honneur d'un éloge religieux et moral.
La puissance temporelle pèse donc tellement dans les balances clémentines du jugement moral et religieux porté sur le comportement des hommes ?
J. M.
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### L'accord Rome - Moscou
*Les accords Montini-Staline de 1942*
Le périodique romain *Si si, no no* a publié sur ce sujet, à la suite des articles d'ITINÉRAIRES, une étude que le *Courrier de Rome* (BP 44, Versailles) a traduite en français. Nous reproduisons ci-après de larges extraits de cette traduction, parue dans son numéro 53 d'octobre 1984.
En 1962, à Metz en France, le cardinal Tisserand rencontra Mgr Nikodim, chargé des affaires étrangères de l'Église russe, pour négocier la présence d'observateurs orthodoxes au concile Vatican II. Y assistait aussi Mgr Schmitt, évêque de Metz.
La substance de l'accord fut rendue publique par la presse, tant communiste que catholique. *France nouvelle,* hebdomadaire du parti communiste français a écrit, page 15 du numéro des 16 à 22 janvier 1963 : « *Dans son dialogue avec l'Église orthodoxe russe, l'Église catholique s'est engagée à ce qu'au concile il n'y ait point d'attaques directes contre le régime communiste. *»
182:288
Le Lorrain du 19 février 1963 a publié le compte rendu d'une conférence de presse donnée par le même Mgr Schmitt, évêque de Metz, compte rendu repris par La Croix du 15 février 1963, page 5 : « *C'est à Metz que le cardinal Tisserand a rencontré Mgr Nikodim... et c'est là que l'on s'est mis d'accord sur le message que Mgr Willebrands a porté à Moscou... Mgr Nikodim a accepté... moyennant que fussent données des garanties en ce qui concerne l'attitude politique du concile. *» Qu'entendait Mgr Nikodim par « *attitude politique du concile *» ? C'est rendu clair par une déclaration qu'il avait faite en 1961 à la Nouvelle-Delhi au Conseil Œcuménique des Églises :
« *Le Vatican est souvent agressif envers l'URSS sur le plan politique. Nous qui sommes croyants, chrétiens, orthodoxes russes, nous sommes aussi citoyens loyaux de notre pays et aimons ardemment notre patrie. C'est pourquoi tout ce qui est dirigé contre notre pays n'est pas apte à améliorer nos relations réciproques. *»
Il y a là, sous le couvert du loyalisme patriotique, l'interdiction formelle de condamner le communisme bolchevique, astucieusement identifié à la nation russe, victime de ce régime.
D'autre part, ce n'était pas un secret pour la diplomatie vaticane que le patriarche de Moscou de l'époque était misérablement asservi au régime communiste et que Mgr Nicodème (qui allait mourir au cours d'une audience de Jean-Paul I^er^) était connu des services secrets occidentaux comme l'homme du KGB dans la hiérarchie orthodoxe russe. Ce nonobstant, avec un pareil interlocuteur et sur la base d'un si grand manque de sincérité, on a voulu conclure à Metz l'accord Rome-Moscou en garantissant explicitement au Patriarcat russe, et donc au gouvernement de Moscou, qu'au concile «* il ne serait pas créé d'occasions de polémique sur le communisme *» (E.E. HALES, *Pope John and His Revolution*).
####### Le témoignage de Mgr Lefebvre.
L'engagement fut respecté ; on le fit respecter durant tout le cours du concile, même par des moyens tout autres que loyaux, comme il est rapporté dans le livre *Le Rhin se jette dans le Tibre* et comme en témoigne, entre autres, Mgr Lefebvre :
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« *Aujourd'hui, de toutes parts les fidèles nous disent :* « *On nous change la religion, ce n'est plus la religion catholique. *» *Et ils sont scandalisés de voir des évêques de tendance marxiste. Mais ce n'est point surprenant : le communisme n'a pas été condamné au concile, et à présent on ne le condamne plus. C'est chose absolument inouïe dans l'histoire de l'Église. Un concile pastoral s'est réuni, qui se disait pastoral, c'est-à-dire destiné au soin des âmes et au salut des fidèles ainsi qu'au salut du monde. Or au plus grand des maux, au plus ignoble, au plus dissolvant pour la société, pour la personne humaine, pour la liberté, qu'est le communisme, on dit : nous ne le condamnerons pas pendant le concile.*
« *Personnellement, j'en sais quelque chose. C'est moi qui, avec Mgr Sigaud, ai réuni 450 signatures d'évêques pour la condamnation du communisme. Je les ai portées moi-même au secrétariat du concile. On les a mises au tiroir ! Et on a voulu faire croire qu'il n'y a pas eu au concile de demandes de condamnation du communisme. Et j'ai été moi-même porter personnellement ce document et j'ai gardé la liste des évêques qui demandaient cette condamnation. C'est vraiment incroyable. J'étais témoin. Je me suis levé pour protester. On a démenti que les 450 signatures aient été présentées. Puis on a dit qu'elles étaient arrivées trop tard et qu'on ne savait pas où elles étaient. En réalité on avait décidé que le communisme ne serait pas condamné, pour faire venir des délégués de Moscou. *» (Conférence de presse de S. Exc. Mgr Lefebvre du 9 décembre 1983 à l'aéroport de Paris.)
####### La confirmation du fait par Mgr Roche.
La revue française ITINÉRAIRES est revenue à plusieurs reprises sur la gravité et la responsabilité de l'accord Rome-Moscou : n° 70 de février 1963 ; 72 d'avril 1963 ; 84 de juin 1964. Cf. aussi la revue anglaise *Approaches*, supplément au n° 79. Plus récemment la même revue ITINÉRAIRES, n° 280 de février 1984, a repris, sous le titre L'accord Rome-Moscou, l'histoire de la honteuse négociation. A cette occasion son directeur Jean Madiran a écrit du cardinal Tisserant : « J'ai toujours eu l'impression que c'était un fourbe. »
Mgr Roche, qui a été pendant 25 ans l'intime collaborateur du cardinal Tisserand, est intervenu pour sa défense par une lettre publiée dans le n° 285 d'ITINÉRAIRES sous le titre : « L'accord Rome-Moscou : -- Confirmation par Mgr Roche ». Nous en extrayons ce qui vient à notre sujet :
184:288
« *Vous commentez non sans raison cet accord* (*Rome-Moscou*)*, qui date, dites-vous, de 1962. Ainsi vous semblez ignorer un accord précédent, qui se situe durant la dernière guerre mondiale, en 1942 pour être plus précis, et dont furent les protagonistes Mgr Montini et Staline en personne. Cet accord de 1942 me semble avoir une importance considérable... *» (*...*)
####### Montini, précurseur de Paul VI.
Montini, étant substitut à la secrétairerie d'État de Pie XI, manœuvrait à gauche, en harmonie avec les sympathies qu'il nourrissait dès sa jeunesse (Cf. FAPPANI-MOLINARI, *Montini giovane :* Montini jeune, éd. Marietti). Mais c'était à l'insu de Pie XII et en nette antithèse avec la pensée et les directives de ce pape qu'il aurait dû représenter, mais qu'il jugeait évidemment dépourvu de ses propres lumières sur la politique et sur l'histoire. Dans cette ligne, Montini établit à l'insu de Pie XII des contacts avec les Soviétiques au cours de la dernière guerre, comme le rappelle Mgr Roche : contacts dont Pie XII fut informé par l'archevêque protestant d'Uppsala qui, en cette qualité, avait eu des informations étoffées de preuves qu'il recevait directement du service secret suédois, très renseigné sur les manœuvres des pays communistes de l'Est de l'Europe. De plus, en octobre 1954, Pie XII eut connaissance d'un rapport secret de l'archevêque de Riga, incarcéré par les Soviétiques, lequel affirmait qu'il y avait eu en son nom (à lui, Pie XII) des contacts avec les persécuteurs, pris par une haute personnalité de la secrétairerie d'État (...).
Selon *La Contre réforme catholique,* n° 97, p. 15, « l'enquête fit découvrir dans l'entourage de Mgr Montini un traître, le jésuite Tondi, qui reconnut, au cours d'une confrontation dramatique avec le cardinal N., avoir livré aux Soviétiques le nom des prêtres envoyés clandestinement en URSS et qui (à la suite de cette délation) avaient tous été arrêtés et mis à mort. On sait que Tondi, marié (d'abord civilement, plus tard religieusement) avec une activiste communiste, retrouva plus tard, après toutes sortes de vicissitudes et après la mort de sa femme, un emploi à Rome en 1965 par la faveur de celui qui était devenu Paul VI. -- Le pape (Pie XII) avait fini par découvrir que son substitut (Montini) lui avait caché toutes les dépêches concernant le schisme des évêques chinois ».
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Écarté de la secrétairerie d'État, nommé archevêque de Milan, mais sans jamais être créé cardinal du vivant de Pie XII, (bien que ce soit un siège cardinalice) ce qui est significatif, Montini et son entourage manœuvrèrent habilement et efficacement au conclave, après la mort du pape Pacelli, pour faire élire un pape « de transition ». Il parut aussitôt clairement que le plus propre à ce rôle serait Mgr Roncalli, avancé en âge et envoûté par cet archevêque de Milan qui, n'étant pas cardinal, ne pouvait devenir pape, mais qui ainsi aurait également la possibilité de déterminer le cours du nouveau pontificat.
La nouveauté du nom choisi par Jean XXIII étonna, mais sa logique secrète était bien connue des « coopérants » : ce pontificat devait « préparer la voie » à Montini et en même temps annoncer déjà le « renouveau », la rupture avec la tradition et en particulier avec les derniers pontificats, de Pie IX à Pie XII.
####### Erreur politique ?
Pour Mgr Roche, le cardinal Tisserand a obéi parce qu'il « croyait aux autorités et leur obéissait même quand il était persuadé qu'il y avait erreur diplomatique ou politique ».
Mais l'accord Rome-Moscou peut-il se définir simple erreur diplomatique ou politique ? Certainement non. Il suffit de réfléchir aux termes de l'accord, sur ce qu'a obtenu Rome -- l'insignifiante présence de quelques observateurs orthodoxes, surveillés par le KGB -- et sur ce que Rome a accordé : le silence de l'Église sur « l'exécrable doctrine dite du communisme totalement contraire au droit naturel lui-même, elle ne pourrait s'établir sans renverser de fond en comble tous les droits, les intérêts, la propriété, la société même » (Pie IX, encyclique QUI PLURIBUS du 9 novembre 1846 ; à laquelle le Syllabus du 8 décembre 1864 fait allusion au paragraphe IV) ; sur « cette peste mortelle qui se glisse à travers les membres les plus intimes de la société humaine et qui la conduit à sa ruine (Léon XIII, encyclique QUOD APOSTOLICI MUNERIS du 28 décembre 1878) ; sur ce péril qui expose « des peuples entiers à retomber dans une barbarie plus affreuse que celle où se trouvait encore la plus grande partie du monde à la venue du Rédempteur » ; sur ce « fléau satanique » où « il n'y a plus de place pour l'idée de Dieu, il n'existe pas de différence entre l'esprit et la matière ni entre l'âme et le corps ; il n'y a pas de survivance de l'âme après la mort » et qui « dépouille l'homme de sa liberté, principe spirituel de la conduite morale ; il enlève à la personne tout ce qui constitue sa dignité, tout ce qui s'oppose moralement à l'assaut des passions aveugles » (Pie XI, encyclique DIVINI REDEMPTORIS du 19 mars 1937) ; sur « ces machinations... qui se proposent principalement d'arracher la foi chrétienne à ceux-là mêmes auxquels ils promettent le bonheur temporel » (Pie XII, encyclique MENTI NOSTRAE du 23 septembre 1950).
186:288
Nous nous arrêtons ici pour faire court, mais cela suffit pour comprendre que Rome n'avait pas le droit de promettre semblable silence ; que le jeu ne valait pas et n'explique pas la mise ; que l'engagement pris et maintenu par le Saint-Siège le faisait renoncer à la mission de l'Église, trahir Dieu, l'Église et l'humanité ; que cette page restera, comme Madiran l'écrit à bon droit, « la honte du Saint-Siège au XX^e^ siècle ».
\[Fin de la reproduction de larges extraits d'un article du périodique romain *Si si no no,* dans la traduction française qu'en a donnée le *Courrier de Rome,* nouvelle série, n° 53 d'octobre 1984\]
============== fin du numéro 288.
[^1]: -- (1). NOTE SUR LA PORTÉE JURIDIQUE DE LA CONSTITUTION APOSTOLIQUE « MISSALE ROMANUM » DU 3 AVRIL 1969.
A\) Nous disons bien : *approuvant* et non pas *promulguant*. La « *promulgation *» (une « *promulgation *»... sans publication !) fut opérée trois jours après, le 6 avril, par un décret de la congrégation des rites. Le texte lui-même de la messe ainsi approuvée puis « promulguée » ne fut publié que quelques semaines plus tard par l'imprimerie vaticane, accompagné d'une *Institutio generalis* qui en expliquait les intentions, les principes et les normes.
B\) La bulle *Quo primum* de saint Pie V n'était pas abolie par ces décrets : son abolition éventuelle n'aurait pu être qu'explicite, elle ne peut être implicite. Par cette bulle, saint Pie V avait codifié en 1570 la messe traditionnelle.
Juridiquement, donc, la nouvelle messe de Paul VI ne peut être considérée que comme une dérogation particulière aux prescriptions non abrogées de la bulle *Quo primum.*
C\) La nouvelle messe de Paul VI et son *Institutio generalis* furent plusieurs fois retouchées après l' « approbation » du 3 avril et la soi-disant « promulgation » du 6 avril 1969 ; l'édition « typique », c'est-à-dire officielle, ne parut qu'en mars 1970.
D\) Encore tout récemment, le P. Joseph de Sainte-Marie OCD est revenu sur cette cascade d'anomalies (*La Pensée catholique,* numéro 212 de septembre-octobre 1984) : « *Le début de cette instruction* \[celle du 20 octobre 1969\] *parle de la constitution apostolique* « *Missale romanum *» *comme ayant simplement* « *approuvé le nouveau missel romain *»* : approuvé et non promulgué. Et comment aurait-elle pu promulguer un missel qui n'existait pas encore ? Il reste déjà suffisamment anormal qu'elle ait couvert de son autorité le livre fondamental de la liturgie catholique selon une édition qui fut retouchée plusieurs fois entre cette* « *approbation *»*, qui lui était donnée comme un chèque en blanc, en quelque sorte, et sa publication effective* (*...*). *C'est l'un des autres aspects de ce drame : les nombreuses irrégularités de toutes sortes qui entachent ces documents. La précipitation et le désordre dans lesquels ils furent publiés le fait soupçonner ; leur analyse attentive le confirme. C'est ainsi que la constitution du* 3 *avril* « *approuvait *» *un Ordo Missae et une Institutio generalis qui n'étaient publiés que plusieurs semaines après et qui subissaient entre temps de nombreuses retouches. Mais surtout, cette constitution* « *approuvait *» *un missel dont la première édition typique ne voyait le jour qu'un an plus tard, au terme d'une lutte intense... *»
E\) Le titre même de la constitution apostolique *Missale romanum* du 3 avril 1969 disait pourtant bien sa volonté de PROMULGUER : « *Constitutio apostolica qua missale romanum ex decreto concilii œcumenici Vattcani II instauratum* PROMULGATUR*. *» -- Mais lorsque le 26 mars 1970 un « décret » de la congrégation du culte PROMULGUE l'édition officielle du nouveau missel, la première phrase de ce décret indique que la constitution apostolique *Missale romanum* du 3 avril 1969 avait APPROUVÉ les textes du missel en question : *approuvé* et non *promulgué.* Le décret figure à la première page de ladite édition officielle ; à la seconde, la constitution apostolique avec son titre inchangé et son « PROMULGATUR » démenti mais maintenu...
[^2]: -- (1). GRANDE SURPRISE : l'enquête de 1980 *n'était pas celle-là*. Elle ne comportait aucune de ces trois questions. Elle en comportait deux autres (la première subdivisée en deux), portant 1) sur les messes en *langue latine, *2) sur le *rite tridentin.* Il est aberrant que la congrégation romaine du culte divin ne sache même plus, à seulement quatre années de distance, quelles questions au juste elle avait posées aux évêques. C'était bien elle pourtant qui les avait posées : elle n'a fait que changer légèrement de nom depuis lors. Elle s'appelait « congrégation pour les sacrements et le culte divin », elle s'appelle maintenant « congrégation pour le culte divin », assurément c'est toujours elle. -- D'autre part cette demande d'enquête d'octobre 1980 était adressée non point à tous les évêques, mais seulement aux 2.317 évêques (alors encore dits) de rite latin. -- Sur toute cette enquête et sur ses « résultats », voir l'étude très complète de Louis Salleron dans ITINÉRAIRES, numéro 262 d'avril 1982. -- L'anomalie extraordinaire que nous venons de relever est-elle un exemple supplémentaire de l'invraisemblable je m'en fichisme avec lequel sont établis maintenant les documents officiels du Saint-Siège ? ou bien au contraire un signal volontaire, un signe pour initiés ? ou un sabotage délibéré ? Je n'ai pas la réponse à ces questions. Mais elles se posent.
[^3]: -- (2). Les *Notitiae* sont le bulletin qui sert d'organe apparemment officiel à la congrégation du culte. Cette publication de décembre 1981 fut spécialement analysée en détail par Louis Salleron dans l'article cité à la note précédente.
[^4]: -- (3). *Indult :* dérogation, permission ou privilège ; en général révocable, consenti pour un temps limité.
[^5]: -- (4). *Nullam partem habere cum iis*... Le secrétariat de l'épiscopat traduit : « *n'ont aucune connivence avec ceux... *», mais « connivence », en français, signifie « entente *secrète *», ou au moins « accord *tacite *» *:* voilà une traduction qui ouvre la voie à des inquisitions poussées fort loin, s'il faut enquêter sur les sentiments secrets des personnes... *L'Osservatore romano* traduit : « *n'ont rien à voir* », ce qui reste vague. Le camarade Joseph Vandrisse, dans le *Figaro,* a compris qu'il fallait n'avoir « *rien de commun *», ce qui est une traduction possible, mais qui ouvre la voie à une autre manière d'aller passablement loin...
[^6]: -- (5). C'est-à-dire qu'il s'agira d'une célébration *fermée* comme une célébration maçonnique. La célébration de la messe catholique était jusqu'ici ouverte à tous, même aux incroyants, à la seule condition de se tenir convenablement. Il n'en sera plus ainsi : la messe traditionnelle devra être strictement réservée aux personnes qui en auront fait *nommément* la demande à leur évêque, comme il était spécifié plus haut : « *christifideles qui in petitione proprio episcopo exhibenda* EXPLICITE INDICABUNTUR ». Cette condition est tellement exagérée qu'elle en devient davantage absurde que draconienne.
[^7]: -- (6). *L'Osservatore romano* et le secrétariat français de l'épiscopat comprennent autre chose. Le premier : « *qu'il s'agisse de célébrations habituelles ou exceptionnelles *»*.* Le second : « *soit de façon habituelle soit pour un cas extraordinaire *».
[^8]: -- (7). Pour tous ses enfants, -- *sauf* ceux avec lesquels il ne faut avoir *nullam partem.*
[^9]: -- (1). Dans la *Pensée catholique,* numéro 212 de septembre-octobre 1984, spécialement pp. 31-34, à propos de « la concélébration dans la réforme liturgique », le P. Joseph de Sainte-Marie évoque le « cas majeur et particulièrement manifeste de la division intérieure du Magistère » constitué par les anomalies, ambiguïtés et erreurs, de forme et de fond, qui ont marqué en 1969-1970 la « promulgation » de la nouvelle messe.
[^10]: -- (2). Article cité, p. 34.
[^11]: -- (1). *Lumières sur l'affaire Dreyfus* (Nouvelles éditions latines). Ce livre mérite d'être placé à côté du *Précis* de Dutrait-Crozon aujourd'hui quasi introuvable, comme la plupart des livres mettant en doute l'innocence d'Alfred Dreyfus. Mme Dardenne, belle-sœur du général Mangin, décorée de la croix de guerre 1914-1918 (deux citations, une blessure) au titre du service de santé, chevalier de la Légion d'honneur à titre militaire, est l'auteur d'une Histoire complète de l'affaire Dreyfus en 9 volumes qui n'a jamais trouvé d'éditeur.
[^12]: -- (2). 18.VII.98.
[^13]: -- (3). Dardenne, *op. cit*., p. 47.
[^14]: -- (4). Chastenet. T. 3, p. 79.
[^15]: -- (5). Dardenne, *op. cit*., p. 49.
[^16]: -- (6). Dutrait-Crozon, p. 19.
[^17]: -- (7). Déposition du colonel d'Aboville à Rennes.
[^18]: -- (8). Enquête d'Omerscheville. Cassation II, 54. Déposition Gonse.
[^19]: -- (9). Il est le fils d'Alphonse Bertillon, père de l'école anthropométrique et statisticien éminent.
[^20]: -- (10). Auguste Mercier (1833-1921). Né à Arras. Polytechnicien. Guerre du Mexique. Guerre de 70. Ministre de la guerre dans les cabinets Casimir-Périer et Dupuy (1893-1895). Élu sénateur nationaliste en 1900 dans la Loire-Atlantique.
[^21]: -- (11). Dépositions de Cochefert ; rapport de du Paty.
[^22]: -- (12). Cochefert.
[^23]: -- (13). Dardenne. p. 54.
[^24]: -- (14). Cochefert. Rennes.
[^25]: -- (15). Déposition devant la Cour de cassation.
[^26]: -- (16). Déposition du commandant du Paty à Rennes (Dutrait-Crozon, p. 13).
[^27]: -- (17). Sur la présence juive à Paris en ces années 90, il faut lire cette page de Léon Daudet que je me dépêche de vous recopier, avant que la dernière censure ne tombe :
« Entré, pour peu de temps, dans la famille Hugo, centre officiel du radicalisme parlementaire, je me trouvais aux premières loges pour observer de près ce monde juif, auquel obéissaient les politiciens. Déjà il m'inspirait une profonde horreur, par son outrecuidance, son impudence ethnique et son mépris affiché pour notre patriotisme traditionnel. J'ai vu, palpé là un avilissement dont le scandale du Panama ne donne qu'une idée partielle et incomplète. J'ai entendu d'ignobles propos, tenus devant moi en badinant par des coquins qui ne se méfiaient pas. Tout cela est demeuré gravé dans mon souvenir et une infaillible mémoire fait pour moi ces spectacles d'avant-hier, d'il y a vingt-cinq ans, aussi présents que s'ils se jouaient encore sous mes yeux.
« Voici l'appartement des Gustave Dreyfus, 101, boulevard Malesherbes. L'immeuble leur appartenait et ils y avaient obtenu, par l'intermédiaire de leur ami Antonin Proust, un bureau de poste qui s'y trouve encore, tant ce genre de location est stable. Le cas est typique, parce que ce Gustave Dreyfus, allié à une tribu autrichienne, n'était pas du tout un mauvais homme, ne manquait pas de bonhomie, ni même d'affabilité ; et sa famille était charmante, à l'exception de son fils nommé Carle, ou Karl, ou Carl -- je n'ai jamais su au juste l'orthographe de ce prénom boche -- qui avait l'air d'un panaris mûr aux yeux blancs. Cependant il est difficile d'imaginer quelque chose de plus effrayant que les réceptions, sauteries et bals, séances de musique de ces pauvres gens. On s'y trouvait transporté au sabbat, au milieu des singes, des sorcières, des dromadaires à têtes de banquiers et des boucs.
« Gustave Dreyfus avait acquis une collection de bronzes, marbres, tableaux de la Renaissance italienne, connue sous le nom de collection Tymbal. Ce qui fait que, pour le distinguer de ses innombrables compatriotes du même nom, on l'appelait Tymbal Dreyfus. Henri Rochefort avait coutume de dire qu'il ne faudrait pas trop s'étonner de rencontrer Goblet chez lui. Ces beaux objets étaient soit groupés, soit disséminés dans les salons, avec un manque de goût remarquable. Un meuble oriental bizarre, qui tenait du paravent, du grillage et de la mosquée, réservait une pièce fumoir, où les messieurs jouaient aux cartes et causaient, pendant que les jeunes dames et les demoiselles dansaient. Ce qu'il défilait là de Lazard, entre onze heures du soir et deux heures du matin, de Seligmann, de Weissweiler, d'Aboucaya, de Tony Dreyfus, de Maxime Dreyfus, de Kapferer, de pacha Fould, de Salomon, de Cardozo, de Bamberger, de Ullmann, de Blum, sans compter les Ignace, les Ollendorff, les Nathan, les Bernheim, les Mayersohn, les Ephrussi, les Astruc, etc. est véritablement incroyable. Il y en avait de longs et de pelés comme des loups, de replets et de frisottés comme des cochons, de carrés ou losangiques comme des punaises géantes, de jaunes ayant séjourné et mariné en Asie, de maussades, que rongeait une neurasthénie ethnique, de joviaux, ouvrant, jusqu'aux oreilles capotées, des bouches bordées d'un pneu en jambon. La plupart avaient les yeux malades ou clignotaient en baragouinant. Tous, vous m'entendez, tous parlaient d'argent, de valeurs, d'achat, de revente, d'usure, du taux de l'intérêt, de faillite, de réhabilitation, avec cet horrible accent que je m'abstiendrai de reproduire, la mauvaise littérature antisémite de Mme Gyp et consorts en ayant fâcheusement abusé. Ils se blaguaient, se palpaient, se tripotaient entre eux, comme, au ghetto, font les youddis en haillons gras. Ou bien, affalés dans des fauteuils de cuir, pour se reposer de leurs comptes, ils bafouillaient des histoires obscènes, d'une sexualité brutale, à la façon des dialogues « mondains » de Henry Bernstein ou des madrigaux de Porto-Riche, puis lâchaient des vents sans vergogne. Ce dernier exercice, renouvelé des tavernes allemandes, avait un grand succès. Arminius et Crepitus ont évidemment un même socle.
« Car chacun de ces êtres tronqués, hybrides, à la recherche d'une nationalité impossible, entrelardait le français, -- et quel français ! -- d'allemand. Et on les sentait bien plus à leur aise dans ce parler de chevaux que dans le nôtre.
-- Ah, doch, wo ist Kapferer ? Je l'attends depuis ce matin, en Bourse.
-- Toi, Lazard, hast du la dame en rouge là-bas gesehen ?... Tu voudrais bien, hein ?... Fui, fui, moi aussi, ya volontiers, ya.
-- Devine wie viel j'ai vendu mon stock de Chemins de fer du sud de l'Espagne ? C'est pour ça que le baron est si maussade. Si je porte une chaussure comme ça, c'est parce que mon doigt de pied tut weh.
« Cependant, collées aux parois des salons et clabaudant entre elles ; des juives âgées, à profils syriaques, décolletées jusqu'au nombril, chargées de colliers de diamants et de perles, dirigeaient de tous côtés des regards altiers entre des paupières huileuses et sans cils. Il me semblait voir là, chargées de siècles, toutes les femmes de la Bible, Sarah, Rebecca, Rachel, toutes les coupeuses de cheveux, de têtes et d'organes essentiels, qui se sont distinguées dans les douze tribus au cours des âges, par leurs féroces exploits. Cauchemar que l'heure aggravait et que ne dissipait point l'apparition de Léon Bonnat, ou de Massenet, fidèles habitués de ces lugubres séances.
« A un moment donné, vers une heure du matin en général, il se dégageait tout à coup de cette agglomération d'Hébreux des deux sexes, en sueur ou en chaleur, une odeur âcre et spécialement fétide. Je l'ai analysée maintes fois. On y retrouvait le suint, l'huile rance, l'intestin malade et ce je ne sais quoi de fade et de sordide, de gluant et de pourri qui émane des quartiers maudits, à Venise, comme à Amsterdam, comme à Alger, comme au Marais. Ces millionnaires puaient la misère et la guenille d'Orient.
« Quelquefois, lors des fêtes rituelles, on soupait par petites tables. Le papa Dreyfus faisait venir de Vienne des delikatessen, une charcuterie rare, des gâteaux spéciaux qu'avalaient en bavant les Tony Dreyfus, les Lazard, les Kapferer et les Aboucaya. Je me rappelle un énorme vieux Seligmann, écarlate, pareil à un perroquet de Brobdignac, qui s'empiffrait sans arrêter des tranches de viande froide et de jambon, et auquel allaient présenter leurs salamalecs des jeunes employés de banque aux nez en robinets de bain, tremblants de respect. Il fixait sur eux des yeux ronds, ouvrait la bouche comme pour parler, et y enfournait un nouveau morceau.
-- Komm doch, herr Massenet will etwas spielen.
-- Viens donc, M. Massenet va jouer quelque chose.
« Rututu, rutututu », minaudait l'auteur de *Manon,* devant une vieille juive croulante et émerveillée. Puis, bondissant au piano, il commençait à plaquer quelques accords, se prenait la tête, déclarait qu'il souffrait d'une migraine subite, se faisait supplier, se rasseyait et finissait par exécuter une polka de 1830, en criant aux jeunes filles « Dansez, mais dansez donc ! » Au poussah Seligmann, en le saisissant aux aisselles : « Tanzen, balliren, valsiren. » Car « monsieur Massenet » ne manquait pas d'une certaine ironie. Quand je lui glissais dans l'oreille : « Quel milieu fétide ! », il me répondait, en mâchonnant comme un lapin : « C'est la société moderne, mon cher ami : c'est un gouffre, un gouffre, un gouffre ! » On racontait qu'au cours d'une visite de condoléances à une veuve récente ayant commencé sur un ton affligé : « C'est vraiment désolant », il avait continué en chantonnant : « Désolant, désolant, désolant, désolant », sur un air de galop. Il en était capable.
« Autre habitué de ces petites fêtes du boulevard Malesherbes : Antonin Proust. En sortant de l'Opéra, où il avait ses habitudes, ce préposé officiel aux Beaux-Arts arrivait sans un pli à son habit, fleuri, la bouche en cœur, impeccable. Ses besoins d'argent avaient fait de lui le très humble caniche des baronnes juives, dont il léchait, à la ronde, les mains couenneuses. Il était doux, stupide, inoffensif ; il me faisait une grande pitié. Nous l'appelions « la bête à bon Jehovah ».
« Tous ces juifs parisiens, quel que fût leur compartiment, artistique, politique, financier, recevaient régulièrement la *Neue Freie Presse* et la *Frankfurter Zeitung.* Quelle que fût leur dissipation, ils fréquentaient avec assiduité la synagogue, accomplissaient avec ponctualité les devoirs de leur religion nationale, se soumettaient aux jeûnes et aux rites, obéissaient dévotement à leurs rabbins. Cela se savait, mais ils n'en parlaient pas, tout au moins devant les goy comme moi. Le bruit s'était répandu peu à peu, parmi eux, que je fréquentais Drumont, et, en dépit de la garantie Hugo-Lockroy, ils étaient, vers la fin, sur leurs gardes. En 1894, ce milieu hébreu donnait l'impression d'un abcès prêt à crever. Il creva, en effet, quatre ans plus tard.
« Je me vois à une partie de campagne, aux environs de Paris, chez les Lazard, qui inauguraient le commerce du lait garanti pur. Il y avait deux Lazard : un noir, aux yeux d'almée, obséquieux, et qui boitait ; un roux, aux paupières malades, qui fouinait derrière les groupes, un petit carnet à la main, comme s'il prenait des ordres de Bourse. Je crois que l'un et l'autre sont encore à peu près vivants. Entre les pelouses, sous un soleil éclatant, ces juifs prenaient un aspect démoniaque, faisaient tourner le Manet en Hogarth. Ils tourmentaient l'un d'eux, une pauvre larve neurasthénique, baptisé je ne sais pourquoi « Couche-en-joue », et lui faisaient toutes sortes de sales plaisanteries, ainsi que des mouches sur un débris de fromage. Couche-en-joue, qui avait bien trente-cinq ans, courait sur ses jambes molles afin d'échapper à ses persécuteurs, et l'on entendait derrière lui, sur le gravier, la béquille de Lazard cadet. Je me retins à quatre pour ne pas me jeter à coups de canne sur les bourreaux de Couche-en-joue, lequel était d'ailleurs horrible, efflanqué, semblable à un faucheux. Les femmes s'excitaient et piaulaient en agitant leurs ombrelles rouges. C'était l'image d'un vrai tohu-bohu d'Orient, dans un décor de banlieue française. » (*Salons et journaux.*)
[^28]: -- (18). Louis Menard. *Souvenirs inédits.* Dardenne, p. 210.
[^29]: -- (19). *Ibid.*
[^30]: -- (20). Chastenet, *op. cit.,* p. 75.
[^31]: -- (21). Séance du 24 décembre 1894.
[^32]: -- (22). *La justice,* 25 décembre 1894.
[^33]: -- (23). *Histoire de l'Affaire Dreyfus*. T. I, p. 63.
[^34]: -- (24). *Ibid.,* p. 234.
[^35]: -- (25). *Ibid.,* p. 236.
[^36]: -- (26). Reinach. T. I, p. 278.
[^37]: -- (27). *Ibid.,* p. 318.
[^38]: -- (28). *Ibid.,* p. 325.
[^39]: -- (29). *Ibid.,* p. 360.
[^40]: -- (30). *La grande peur des bien pensants.*
[^41]: -- (31). Reinach. T. I, p. 374.
[^42]: -- (32). *Ibid.,* p. 409.
[^43]: -- (33). Zadoc Kahn, né à Mommenheim (Bas-Rhin) en 1839. École rabbinique de Metz en 1856. Grand rabbin de Paris depuis 1868 et grand rabbin du consistoire central depuis 1890. Un personnage éminent du monde israélite. Auteur du *Livre de Joseph le zélateur* et de *l'Esclavage selon la bible et le talmud.*
[^44]: -- (34). Pp. 217-218.
[^45]: -- (35). Propos rapporté par M. Dutey-Harispe et publié par Gaston Mery dans *La libre parole.* Jamais démenti.
[^46]: -- (36). Révélation faite par Henry Boucher, papetier et député des Vosges, ministre de l'industrie, du commerce et des PTT dans le cabinet Méline, à Cavaignac. Dardenne, p. 78. Opposé à la séparation des Églises et de l'État, il lutta contre les idées radicales de Waldeck-Rousseau et du « néfaste ministère Combes, dont l'œuvre restera comme une tache dans l'histoire du pays, stigmatisée par cette triple formule : persécution, délation, humiliation ». (Dictionnaire Henry Coston. T. II.)
[^47]: -- (1). On trouve l'expression en 1958 au chapitre V de la Déclaration fondamentale de la revue ITINÉRAIRES.
[^48]: -- (1). N'exagérons rien. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^49]: -- (2). Le « Mayflower », vaisseau qui avait quitté Southampton avec 102 émigrants, le 6 septembre 1620, toucha terre à Cape Cod le 21 décembre. C'est le 11 novembre 1620 que fut rédigé, à bord, le « covenant » ou « pacte du Mayflower ». (Note de MARCEL CLÉMENT.)
[^50]: -- (3). Depuis 1960 ! Comment ne pas s'aviser d'une... coïncidence ? Cette année 1960 était la date ultime, le dernier délai pour la révélation du troisième secret de Fatima. Le pape Jean XXIII et ses successeurs ne l'ont pas voulu. (Note d'ITINÉRAIRES.)