# 289-01-85
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### Nous ne sommes pas des « extrémistes »
*L'extrémisme, c'est la tyrannie\
anti-nationale et anti-catholique\
qui défigure et qui écrase\
la patrie française*
*NOS idées sont cataloguées* « *extrémistes *» *par une imposture officielle que soutiennent les pouvoirs politiques, culturels, voire ecclésiastiques. C'est une diffamation permanente, pour opérer sans examen véritable et sans débat honnête notre disqualification auprès d'une opinion publique mal informée, trompée et manipulée.*
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*Tout le discours de Jean Madiran à la Journée d'Amitié française du 4 novembre 1984 fut pour réfuter cette imposture, pour exposer ce que nous sommes en réalité, et pour montrer où est véritablement l'*EXTRÉMISME *: dans les contraintes antinationales et anti-catholiques qui dominent tyranniquement la vie politique, administrative, scolaire et culturelle de la France asservie.*
*Voici le texte intégral du discours de Jean Madiran.*
VOUS ÊTES VENUS. Vous ne vous êtes pas laissé intimider par ceux qui dénoncent cette réunion comme une réunion d' « extrême droite ». Vous n'avez pas eu peur d'être montrés du doigt comme des « extrémistes ».
Mais attention : cette invective qui vous traite d' « extrémistes », il ne suffit pas de la narguer. Il convient de ne pas l'accepter, fût-ce par indifférence ou par bravade. Il importe de la rejeter : non point pour nos personnes, qui s'en moquent, mais pour les réalités que nous défendons, pour les solutions que nous proposons, pour le combat spirituel et politique que nous menons.
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EXTRÉMISTE, cela veut dire : *excessif, exagéré, immodéré, démesuré, outrancier, brutal, violent, dangereux*.
Les réalités nationales et religieuses que nous défendons ne sont pas outrées, elles ne sont pas excessives. C'est pour empêcher qu'elles soient connues pour ce qu'elles sont, qu'on les affuble et qu'on nous affuble de la qualification d'*extrémistes*.
Importance des dénominations : pendant ce temps, en sens inverse, les *terroristes* qui exercent leurs talents et leurs activités sur le territoire national sont appelés des *réfugiés*, les pauvres, et même d'honorables réfugiés *politiques*, c'est-à-dire des réfugiés de première classe.
#### *Le cœur de l'* « *extrémisme *»
Dans notre *extrémisme* supposé, qu'y a-t-il de plus *extrémiste *?
Eh bien souvenez-vous, au printemps dernier, quand le journal *Le Monde* a cru pouvoir montrer et démontrer, attester et prouver ce qu'il appelait L'ANCRAGE RÉSOLU DU FRONT NATIONAL DE JEAN-MARIE LE PEN A L'EXTRÊME DROITE.
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Jusque là donc, jusqu'à ce jour de printemps, si *Le Monde* accusait, c'était sans être trop sûr. Il avait des soupçons plutôt que des certitudes. Le Front national ne lui paraissait pas véritablement, pas définitivement *ancré* dans l'abomination extrémiste. Et puis ce jour-là l'horrible réalité s'est enfin découverte à son regard : le Front national venait de *s'ancrer,* il était désormais ancré, ancré ! à l'extrême droite.
Mais pourquoi ?
Parce qu'on découvrait sur sa liste pour les élections européennes le nom de Romain Marie. Et que Romain Marie dirige les COMITÉS CHRÉTIENTÉ-SOLIDARITÉ, qui sont la « branche action » du CENTRE CHARLIER dont il est le fondateur.
Là-dessus n'allez pas vous demander ce que *Le Monde* a donc en particulier contre le CENTRE CHARLIER. Cherchez et vous ne trouverez pas. Vous ne le trouverez pas, en tout cas, dans les colonnes du *Monde.* Il n'a jamais imprimé le nom d'Henri Charlier ni celui d'André Charlier. L'un et l'autre ont vécu toute leur vie en France, ils y ont travaillé, ils y ont enseigné, ils y ont publié, aucune de leurs œuvres n'a fait dans *Le Monde* l'objet d'une recension ou d'une étude. Leur pensée est à l'origine d'un mouvement d'idées qui a donné naissance il y a bientôt trente ans à la revue ITINÉRAIRES et qui se développe dans toute la France.
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*Le Monde* n'en demeure pas moins « ancré », lui, dans sa morne incuriosité au front de taureau : il ne s'interroge pas, il ne s'informe pas, il ne connaît pas ces doctrines-là, il n'a jamais rien su ni rien publié sur la pensée ni sur la personne d'Henri Charlier ou d'André Charlier.
Et néanmoins *Le Monde* juge, *Le Monde* tranche, *Le Monde* excommunie, *Le Monde* décrète sans hésitation : le CENTRE CHARLIER, c'est le signe et la preuve que le Front national de Jean-Marie Le Pen a résolu de s'ancrer à l'extrême droite ([^1]).
#### *C'est le catholicisme qui est visé*
C'est qu'une chose, et une seule, a suffi au *Monde* pour asseoir son verdict. Une chose, une chose surtout, doit être diffamée et disqualifiée sous le nom d'extrémisme.
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*Le Monde* a senti ou pressenti en effet qu'avec le CENTRE CHARLIER, on court le risque de voir le catholicisme rentrer chez lui, je veux dire retrouver sa place, rien que sa place, toute sa place, la juste place qui est la sienne dans la vie politique d'une nation catholique, la France.
Et point n'importe quel catholicisme. Point un catholicisme libéral ou un catholicisme socialiste. Point un catholicisme de capitulation ou un catholicisme d'utopie. Mais le catholicisme de la tradition et de l'espérance, celui qui est chez lui en France parce que c'est lui qui a fait la France.
C'est ce catholicisme dont la doctrine sociale a rejeté à la fois le libéralisme et le socialisme. La classe politique installée en France est à la fois socialiste et libérale, elle fonde son pouvoir sur la ténébreuse alliance du socialisme et du libéralisme, c'est pourquoi elle veut exclure et chasser le catholicisme -- le catholicisme dogmatique, doctrinal et traditionnel -- en le dénonçant comme un « extrémisme ».
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Cette classe politique s'accommode agréablement des catholiques qui sont libéraux et des catholiques qui sont socialistes. Mais cette classe politique ne supporte pas des catholiques qui soient catholiques : à la fois anti-libéraux et anti-socialistes. Et la plupart de nos évêques ne les supportent pas non plus, étant eux-mêmes libéraux-socialistes, ou vaguement partisans d'un dérisoire « juste milieu » entre le libéralisme et le socialisme.
L'hydre de l'*extrémisme* est décrite comme étendant partout de terribles tentacules. La messe traditionnelle, la messe de toujours, celle de l'histoire de l'Église, celle de tous les saints canonisés, celle que célébraient aussi, durant tout le concile Vatican II, tous les pères du concile (mais ne confondons pas, ils ne sont pas, eux, canonisés), -- voici qu'elle est devenue « extrémiste », elle est devenue une messe d' « extrême droite ». Autrement dit : une messe excessive, une messe exagérée, outrancière, immodérée, brutale, violente, -- dangereuse...
Et le catéchisme ! Le catéchisme traditionnel est lui aussi tombé dans l'extrémisme. « Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme », « un seul Dieu en trois personnes », « à la messe le même sacrifice, quoique d'une manière non sanglante, que sur le Calvaire » sont des formules tenues désormais pour outrées, pour démesurées, qui ne survivent plus que dans les catéchismes d' « extrême droite ».
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C'est donc bien le catholicisme traditionnel, c'est-à-dire le catholicisme tout court, qui est visé par la qualification d' « extrémisme ». Par cette qualification qui est une disqualification, la classe politique veut maintenir le catholicisme à l'écart de la vie nationale.
Et cela, c'est la clé secrète de l'histoire de France depuis la Révolution de 1789.
#### *La clé secrète de notre histoire depuis la Révolution française*
Le but profond, le but essentiel de la Révolution de 1789 était : changer la France, déchristianiser la France. En colonisant « démocratiquement » l'État. En colonisant « démocratiquement » l'école.
Merveille de la « démocratie » : depuis 1789, la France a été gouvernée et enseignée le plus souvent par ses minorités. Par des minorités religieuses anti-catholiques.
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Eh bien c'est cela qui est excessif, c'est cela qui est outré, c'est cela qui est une violence contre laquelle nous nous insurgeons.
Cette merveille de la « démocratie » française, le gouvernement politique des minorités religieuses, est habilement masquée dans l'histoire officielle de nos Républiques telle qu'on l'enseigne habituellement dans les écoles de l'État et aussi dans la plupart des écoles catholiques. Pour découvrir la réalité cachée de notre histoire nationale, vous avez mois après mois dans la revue ITINÉRAIRES le grand travail historique de François Brigneau, qui poursuit son chemin de « Jules l'imposteur » à « Émile l'apostat ». On ne s'ennuie pas, vous le savez, avec François Brigneau. Mais on s'instruit aussi. L'histoire politique de la France était devenue incompréhensible dans la mesure où l'on avait dissimulé l'essentiel : *la guerre religieuse permanente menée en France contre la religion des Français.*
#### *Reagan, l'exemple et la mode*
D'une manière inattendue, la juste place de la religion dans la vie politique nous est, ces jours-ci, rappelée par l'actualité la plus spectaculaire : celle de la campagne présidentielle américaine. Voici le genre de déclarations qu'y multiplie le président Reagan :
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« *La morale et la politique sont inséparables. Et comme le fondement de la morale c'est la religion, la vérité c'est que la religion et la politique sont inéluctablement reliées l'une à l'autre.* »
Il y a en France un journal qui est particulièrement hostile à un tel langage religieux, et naturellement c'est le journal *La Croix,* sur qui l'on peut compter pour combattre la contagion du reaganisme à la mode ([^2]).
Mais nous autres Français, quand nous saluons ces vérités tombées de la bouche du président américain, nous sentons bien que nous n'avons pas eu besoin de Reagan et du reaganisme pour reconnaître ce qui est l'âme de notre histoire nationale, la chevalerie et les croisades, et le message de Jeanne d'Arc, la sainte de la patrie.
Et en notre temps, Jean-Marie Le Pen n'a pas attendu Reagan pour désigner le Décalogue comme loi suprême de la politique. Il est vrai qu'il est aujourd'hui le seul leader politique français à le faire.
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Si les paroles de Reagan font figure de nouveauté (et d'une nouveauté scandaleuse pour le journal *La Croix*)*,* c'est bien parce que nous avons été coupés de notre tradition religieuse et nationale par un *extrémisme* tyrannique ; c'est bien parce que nous sommes gouvernés et enseignés depuis 1789 par des minorités ennemies du catholicisme et acharnées à déchristianiser la France.
#### *Nos trois devises*
Vous le savez, il y a trois formules qui résument ce que doit être la politique française. Trois formules qui, implicitement ou explicitement, en substance ou littéralement, ont inspiré, ont dirigé toutes les périodes de notre histoire : toutes les périodes montantes, toutes les périodes de rénovation, de restauration, -- tandis que leur oblitération, leur absence, leur oubli, leur rejet marque les périodes de décadence.
DIEU PREMIER SERVI, ce n'est pas Reagan qui l'a inventé, ce n'est pas de Reagan que nous le tenons. C'est Jeanne d'Arc. C'est la manière française d'annoncer l'Évangile du Royaume de Dieu. Extrémiste, excessif ? Ce qui serait véritablement excessif, ce serait bien plutôt de dire *Dieu dernier servi.*
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LA FRANCE AUX FRANÇAIS : c'est encore Jeanne d'Arc. Elle ne le disait pas sous cette forme ? Elle le disait avec des mots beaucoup plus énergiques : *bouter hors,* ce qui dans le langage actuel se traduirait par : f...lanquer dehors l'étranger quand il est un ennemi. Ce n'est point de l'extrémisme. Ce qui serait excessif, ce serait de prétendre au contraire que nous devrions subir l'invasion actuelle sans rien faire et sans rien dire.
Et puis, troisièmement, il y a ce triptyque tard venu dans notre vocabulaire politique, mais qui exprime si parfaitement ce qui a toujours été la pensée des grands hommes politiques de la France, saint Rémy et sainte Clotilde, saint Éloi et Charlemagne, saint Louis et Jeanne d'Arc, Sully et Henri IV, -- le triptyque : TRAVAIL -- FAMILLE -- PATRIE.
Bien sûr il a existé des philosophes, des doctrinaires, des idéologues pour se prononcer *contre* la famille et *contre* la patrie : ce sont eux les exagérés, ce sont eux les « extrémistes ». Les extrémistes qui disent *non* à « Dieu premier servi », qui disent *non* à « la France aux Français », qui disent *non* à « travail-famille-patrie », c'est ceux-là qui font violence à la vérité et à la justice. Ils le savent si bien, d'ailleurs, qu'ils évitent de dire ce *non* en face, ils le camouflent en parlant d'autre chose, ils parlent alors des *droits de l'homme :* et ils en parlent toujours comme si « l'homme » naissait enfant trouvé et était destiné à mourir célibataire.
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#### *Le premier droit des peuples*
Ils passent toujours sous silence le droit qui est le premier droit des peuples, *celui qui est la condition politique des autres droits :* LE DROIT D'ÊTRE GOUVERNÉ SELON LA LOI NATURELLE ET EN VUE DU BIEN COMMUN NATIONAL.
Ce premier droit est l'indispensable *condition politique* de la juste *définition* et du sage *exercice* de tous les autres droits.
Je ne dis pas la seule condition. Je dis la condition politique. Condition indispensable pour une *juste définition* des autres droits : en effet, s'il est certain que la nature humaine est douée de droits, il est non moins certain que la déclaration de 1789 et celle de l'ONU en 1948 en ont donné une formulation souvent vicieuse et viciée, expression de pouvoirs politiques que leur idéologie détournait de considérer la loi naturelle et le bien commun. En particulier, on y trouve une méconnaissance en quelque sorte systématique des conditions d'existence de la société. Or s'il existe des sociétés sans justice, il n'existe pas de justice sans société...
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Et quant au *sage exercice* des droits, il a indispensablement besoin de la régulation d'un sage gouvernement. Sans quoi l'on tombe, comme on le voit tous les jours, dans la revendication révolutionnaire et la manipulation subversive.
Être gouverné selon la loi naturelle ou Décalogue, être gouverné en vue du bien commun, c'est cela même qu'expriment historiquement les trois devises nationales de la France Dieu premier servi, la France aux Français, travail-famille-patrie.
#### *La ténébreuse alliance*
Nos trois devises nationales ont deux ennemis puissants et d'ailleurs alliés :
-- le libéralisme, ou capitalisme libéral ;
-- le socialisme, ou capitalisme d'État.
Leur ténébreuse alliance, qui est le grand secret politique du monde moderne, avait été discernée par quelques grands esprits, dénoncée par quelques écrivains, mais cette révélation n'avait pas atteint l'ensemble du peuple français jusqu'au jour où un chef d'État déclara avec l'autorité de sa fonction :
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« Le travail des Français est la ressource suprême de la patrie. Le capitalisme international et le socialisme international qui l'ont exploité ont été d'autant plus funestes que, s'opposant l'un à l'autre en apparence, ils se ménageaient l'un l'autre en secret. Nous ne souffrirons plus leur ténébreuse alliance. »
C'est pour que cette parole ne soit plus entendue, c'est pour que cette révélation ne parvienne pas jusqu'à vous, c'est pour que la supercherie de l'antagonisme truqué et de la ténébreuse alliance entre libéralisme et socialisme puisse conserver les pouvoirs politiques, culturels et religieux, oui c'est pour cela surtout que l'on a voulu effacer de la mémoire française la personne et le message du maréchal Pétain.
#### *L'amitié française*
Nous avons à retrouver la France telle qu'elle est, derrière le masque défigurant imposé par l'arbitraire des minorités religieuses qui la gouvernent et l'enseignent depuis 1789.
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Pour cela, la voie est celle de l'amitié française.
Car soyez-y attentifs : l'amitié française n'est pas d'abord un sentiment ou une célébration, c'est une voie, c'est une méthode. L'amitié française n'est pas d'abord une amitié entre Français, elle est d'abord *une amitié pour la France.* Quand les Français ne s'aiment plus entre eux, c'est qu'ils ont commencé par ne plus aimer la France. Alors rien ne sert plus de parler d' « union » ou d'appeler au « rassemblement ». Ce qui rassemble et unit les Français, ce n'est pas d'oublier, d'effacer ou de surmonter leurs différences, c'est de réapprendre à aimer la tradition, l'âme et le visage de la France.
Mais pour les aimer il faut les retrouver, il faut les restaurer. Ce faisant nous ne sommes pas des « extrémistes », nous sommes, si je puis dire, des centristes : *nous sommes au centre,* -- non pas au centre dérisoire de l'hémicycle parlementaire : nous sommes au centre, *nous sommes au cœur de la tradition française.* Mais nous subissons une occupation étrangère une occupation qui n'est pas militaire, une occupation qui est politique, qui est culturelle, qui est religieuse, qui est anti-catholique, et qui défigure la patrie.
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Alors jeunes gens qui entrez dans la vie en cherchant où donc est la France, alors vous tous, alors mes amis, alors mes camarades, l'amitié française aujourd'hui, c'est forcément une amitié de combat.
Jean Madiran.
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## CHRONIQUES
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### Ne tirez pas sur la police
par Gustave Thibon
J'ASSISTAIS récemment à un repas dans la bonne société où la conversation vint à rouler sur un lamentable fait divers : un jeune automobiliste en goguette, mais parfaitement inoffensif, avait été abattu la veille par un policier après avoir bousculé plusieurs barrages. Sur quoi, vague de protestations indignées non seulement contre l'agent en question, mais contre la police dans son ensemble. « Les flics n'en font jamais d'autres, vilaine espèce », ai-je entendu dire entre autres aménités...
Je ne minimise pas les conséquences tragiques de ce coup de feu inconsidéré -- et d'autant moins qu'il succédait à d'autres bavures analogues. Je pose seulement cette humble question : pourquoi tant de hargne dans la réprobation et une telle tendance à la généralisation quand il s'agit des erreurs ou des abus de la police alors qu'on assiste presque sans réaction à d'autres carences dont les suites sont infiniment plus meurtrières.
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J'admets que ce policier avait manqué déplorablement de discernement et de sang froid. Résultat : un meurtre par imprudence.
Mais combien de meurtres dus chaque année à l'immaturité d'automobilistes qui doublent sans visibilité ou refusent de se laisser dépasser ? Ou à l'inconscience des chasseurs qui connaissent mal leur arme ou tirent stupidement sur une broussaille qui remue et dissimule un innocent chercheur de champignons au lieu du gibier escompté ? Chaque saison de chasse nous apporte un triste florilège des victimes de ces tartarins déchaînés...
Je préfère ne pas parler, les statistiques étant impossibles, des morts provoquées par la légèreté ou l'incompétence de certains médecins. Je connais un excellent généraliste qui porte sur lui et relit chaque jour un petit carnet noir où il a noté les noms de tous les malades qu'il a laissé mourir, faute de diagnostic précoce...
Le fait de prendre un volant ou un fusil ou d'exercer l'art médical implique pourtant dans son ordre des risques et des responsabilités aussi graves que d'exercer le métier de policier. Alors pourquoi ne pas tenir la balance égale dans nos jugements sur les défaillances des uns et des autres et surtout pourquoi généraliser sans raison valable ?
Cette suspicion à l'égard de la police traduirait-elle la mauvaise conscience d'une société qui se sent malade et qui enveloppe dans le même discrédit les symptômes et les remèdes de son mal ? Et en s'acharnant de préférence sur les agents les plus humbles et les plus exposés de sa fonction répressive ? Car, par un curieux paradoxe, elle honore ceux qui font les lois et elle méprise ceux qu'elle charge de les faire respecter dans le concret et le quotidien, parfois au péril de leur vie.
Une grande dame me disait un jour : « Je n'inviterai jamais un flic à ma table. » Mais elle se trouvait fort honorée d'y recevoir un garde des Sceaux ou un procureur général. Pourquoi cette différence de traitement entre les agents du même appareil judiciaire ?
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Dans une comédie de Beaumarchais, un valet répond aux reproches de son maître : « Si l'on exigeait des grands seigneurs toutes les qualités qu'ils exigent de leurs laquais, combien de grands seigneurs seraient dignes d'être laquais ? » On peut en dire autant à ceux qui critiquent trop facilement la police : si l'on exigeait de vous la perfection et l'infaillibilité que vous demandez à la police, combien parmi vous seraient dignes d'être policiers ?
Pour mon compte, j'avoue humblement que je me sens incapable de remplir la fonction de policier, dès que je songe aux qualités requises pour cet état : courage physique, maîtrise de soi, pondération, rapidité de la réflexion et précision des réflexes -- par exemple dans un coup dur, discerner à la seconde s'il convient de tirer pour ne pas être abattu, puis tirer à coup sûr, etc.
Loin de moi l'idée de me livrer à une apologie inconditionnelle de la police. Je sais que, comme toutes les fonctions sociales, elle comporte des médiocres, des incapables et parfois des tarés. Je ne nie pas davantage qu'on doive améliorer le plus possible le recrutement et la formation des policiers. J'affirme seulement qu'au lieu de s'hypnotiser sur les défaillances de la police, il conviendrait de se demander dans quel chaos sombrerait la société si la police cessait d'exister. Elle n'est ni parfaite ni infaillible, elle est nécessaire. Et peut-être même le discrédit systématique dont on tend à l'entourer est-il le signe d'un dérangement des esprits et des mœurs qui la rend encore plus nécessaire...
Gustave Thibon.
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### Le fond du problème
par Thomas Molnar
IL PARAÎT que « la droite », en France et ailleurs, est « victimisée » par l'après-guerre, par les circonstances, la démocratie, le socialisme, par le conflit soviéto-américain, etc. De nombreuses années d'observation de « la droite » dans plusieurs pays m'ont amené à conclure que la droite se victimise elle-même, qu'elle ne mérite, tout compte fait, que ce qui lui arrive. Dans la plupart des cas, les « réussites » de la droite sont dues aux erreurs commises par l'adversaire ou bien au conflit qui éclate entre d'autres adversaires. La droite enregistre ces « victoires » mais n'apprend guère à les provoquer. Or, l'habitude de ne pas remporter de succès par ses propres efforts et sacrifices, a comme conséquence de désapprendre les mécanismes du pouvoir et mène à l'acceptation de la défaite en tant que fatalité.
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Une illustration. Invité à faire des conférences en Argentine (1981), mon attention a été attirée, à une centaine de mètres de mon hôtel, par un petit groupe de femmes tenant vigile, tous les jeudis après-midi, devant la Casa Rosada de la présidence, en guise de protestation pour leurs pères, maris et fils disparus pendant les années noires. C'étaient « las madres de la Plaza de Mayo », entourées de touristes et de photographes, et dont le moindre propos était le lendemain rapporté par les journaux comme *Le Monde.* Mères endolories d'avoir perdu des enfants terroristes pendant la quasi-guerre civile de 1973 à 76, quand enfin l'armée a pris le pouvoir, après avoir maté l'insurrection communiste. (Ce que j'ai vu dans les lieux où les insurgés torturaient leurs victimes me laisse encore aujourd'hui une sensation de nausée.) Conduit à la Plaza de Mayo d'où émanait chaque semaine la nouvelle diffusée dans les media du monde entier sur la brutalité du régime des militaires, ma première question aux amis fut, naturellement : « Que faites-vous pour combattre cette propagande point subtile ? Car enfin le fait que ces femmes ne soient pas inquiétées en plein centre de Buenos Aires, sous les fenêtres de la présidence, devrait, déjà en lui-même, démentir le caractère horriblement « fasciste » du régime. Ne faudrait-il pas enfoncer davantage le clou par une habile contre-propagande ? »
Que pourrions-nous faire ? demandent les amis. Eh bien, le minimum serait de faire venir les nombreuses mères, épouses et filles de ceux qui ont été torturés et exécutés par les communistes, et les prier de se constituer en groupe à l'autre bout de la grande place et de manifester pour *leur* cause. Quelques photographes commenceraient à hésiter entre les deux groupes, et la presse mondiale disposerait d'une matière de contre-propagande au moins aussi justifiée que la première.
Les amis répondirent que la décence exige de laisser ces dames en deuil à l'intimité et à la discrétion de leur propre douleur. Elles ne voudraient point donner à cette douleur un caractère public et controversé. Cédant à cet argument, de bon sens et de décence, j'ai alors proposé d'engager un groupe de remplaçantes, une espèce de chœur hellène tragique, peut-être justement des actrices, afin de neutraliser l'effet déclenché depuis des années par *las madres* déjà officialisées, institutionnalisées... Pour toute réponse, j'ai reçu un geste las : « Ce serait impossible. »
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J'ignore quelle a été la part de *las madres* dans le discrédit des généraux au pouvoir, et je ne discute point les mérites du régime renversé ; je constate seulement que « la droite » est incapable d'exécuter certaines manœuvres qui s'imposeraient dans certaines circonstances. Décence ? Fatigue ? Je m'en foutisme ? Maladresse ? Je ne discute pas, je constate.
A quoi attribuer cette attitude de paralysé ? A deux facteurs, peu ou point discutés. L'un est que dans le climat actuel certaines choses, pourtant essentielles, ne peuvent être discutées, et donc un diagnostic sérieux ne peut être établi. La droite reste ainsi réduite à employer une casuistique à demi-mots, elle a mauvaise conscience lorsqu'elle s'avance sur un terrain marécageux. Elle reprend son argumentation au-delà du noyau dur non-explicitable, avec comme résultat que l'on ne découvre pas les liens entre les positions adoptées. Un de ces noyaux « inavouables » -- et qui n'est même pas le véritable fond de toute l'affaire -- est la défense des intérêts nationaux ou religieux. Comment dire en toutes lettres qu'un Pinochet protège le Chili contre l'éventuel retour des Allende -- lorsque le discours public n'autorise que les propos sur le « retour à la démocratie » ? Pinochet est ainsi placé dans le ghetto du « provisoire », ce qu'il entreprend n'est pas, par définition, légitime. -- Comment dire en toutes lettres que l'Afrique du Sud défend un état de choses infiniment préférable à ce qui se passe dans chacun des pays africains, de l'Ouganda au Zimbabwe, où les massacres tribaux se déclenchent dès l'indépendance avec la régularité d'une loi de l'histoire ? Au contraire, les dirigeants de Pretoria sont obligés d'affirmer qu'ils œuvrent en faveur d'une « égalité » à tous les niveaux, d'une « démocratie » peut-être pas selon le modèle américain, mais une « démocratie » quand même. La conséquence : la confusion semée chez eux, des horizons faussement peints, des promesses qu'on ne pourra guère tenir. -- Comment dire en toutes lettres -- sans toucher au noyau indicible -- que l'Église n'est pas là pour « évoluer » vers les desiderata de la société libéralo-socialiste, des « droits de l'homme » et du « pluralisme », mais qu'elle représente l'éternité, qu'elle ne changera pas d'avis sur l'ordination des femmes ou sur l'avortement, etc.
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L'opération impossible et dégradante de toujours orbiter autour du noyau indicible, de ne jamais dire, en face du monde, la simple vérité, crée non seulement une attitude de paralytique, mais aussi un état d'esprit qui désavantage les fidèles et les partisans, dont l'argumentation doit être plusieurs fois faussée afin d'être « acceptée » sur la place publique. En face d'une gauche qui explicite ses prises de position absolument sans complexes -- en faveur des communistes au gouvernement, en faveur de Pol Pot, en faveur des empoisonneurs publics Sartre et Beauvoir, -- « la droite » doit biaiser, dire oui et non à la fois, se montrer *modérée* (selon les normes en usage), anti-Pinochiste, pro-épiscopale même devant la bêtise, l'ignorance et la malveillance des évêques. Dans ces conditions, le « dialogue » se révèle impossible, car les arguments de la droite servent finalement d'appui à ceux de la gauche.
\*\*\*
Le second facteur de la paralysie de droite est la nature passionnée de la gauche. Nous nous sommes habitués à parler de l'idéologie de gauche en termes d'hérésie, de marxisme, d'égalité, de démocratie pluraliste, puis de sous-catégoriser ces étiquettes en féminisme, droit de choisir tel style de vie, homosexualité, éclatement de la famille, droit de la femme de disposer de son corps, etc. Nous nous mettons alors à fouiller l'histoire afin de trouver à ces déformations de l'esprit des modèles dans le passé, nous étudions Hegel, Nietzsche, Lénine et Marcuse, nous réfutons leurs propositions et thèses. Ensuite nous constatons l'écart qui existe entre leurs formules aisément réfutables et la prépondérance de leurs idées, voire le monopole dont jouissent leurs écrits dans le domaine des concepts, partant dans la vie de l'humanité contemporaine. Et nous ne comprenons pas, nous disant qu'à force de contre-arguments nous réussirons à combattre les Sartre et les Hans Küng, le socialisme à visage humain et la théologie de la libération.
Or, la gauche, ce n'est pas tellement des idées documentées et argumentées, c'est plutôt *une passion inépuisable.* La passion, avant tout, de voir dans l'homme le seul existant dans l'univers, auto-créé et se donnant lois et règles de conduite.
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A l'instar du passionné amoureux jaloux de tout ce qui entoure la femme aimée, la gauche est jalouse de Dieu, être dont dépend l'existence du monde et la sienne propre. Comme l'écrit Gilson, le savant moderne accepte l'idée d'une génération fortuite de l'univers -- la matière auto-créée et auto-complexifiée -- mais point un créateur indépendant, extérieur à l'univers, sa création. Il est pertinent de remarquer que les savants des temps révolus, d'Archimède à Newton, n'avaient guère de difficulté d'accepter le Créateur, origine de l'univers ; il s'agit donc aujourd'hui d'une passion neuve, la volonté de l'homme moderne -- pourtant, pas de l'homme post-moderne, probablement de se savoir seul être pensant, autonome, créateur de soi-même, de sa Cité, d'une autre humanité.
Voila la source d'où découlent les idées de la gauche, voila également la raison de son espoir inépuisable de monter à l'assaut des « vieilleries » de la tradition. J'appelle cela la « passion de l'utopie », la cité auto-générée, où absolument tout : les rapports de famille, la morale, le sexe, la politique, l'école, etc., s'établirait sur des fondements (ou absence de fondements) nouveaux. Il est évident qu'on ne peut combattre cette passion, n'importe quelle passion, à l'aide d'analyses conceptuelles, à l'aide de la logique aristotélicienne (vrai/faux, *tertium non datur*), à l'aide de l'adéquation des choses et de l'intelligence, -- ou bien même à l'aide d'une réflexion et d'un raisonnement politiques.
La seule défaite que, pourtant, puisse subir la passion de la gauche est qu'elle pousse sa « logique » jusqu'à l'absurde et l'hybris. Car sa passion suprême est précisément d'abolir les passions qui s'opposent à l'installation d'une humanité archi-rationnelle, fine fleur de la pensée utopienne. L'égalitarisme de la gauche (« éducation nationale unique et générale ») a comme mobile la soi-disant facilité de tout planifier, réglementer, et pour cela elle a besoin d'une table rase d'où ne surgisse aucune tête, aucun désir de dire « non », aucun attachement autre qu'à l'égard du pouvoir central. Rappelons, davantage que 1984, le *Meilleur des Mondes* de Huxley où l'égalitarisme et surtout le contrôle des passions sont poussés jusqu'au laboratoire où l'on manufacture biochimiquement des êtres humains pré-déterminés.
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Le danger de la passion, par conséquent de la personnalité, est ainsi écarté -- et comme l'avoue le Contrôleur Mondial, dans de telles conditions on n'écrit pas de pièces de théâtre tragiques, on ne crée pas d'œuvres d'art, on ne souffre ni d'amour ni de la mort (simple désintégration chimique) du prochain. Et on a extirpé le sentiment religieux, car l'attachement à un être hors de ce monde est, naturellement, le péché capital, si l'on peut dire.
Nous comprenons dès lors non seulement la persécution marxiste des croyants, mais aussi l'enseignement public et laïque cher à Mitterrand, à Boucharaissas. Les attirer, dans un débat, sur tout autre terrain, est leur céder à l'avance la victoire. Eux, ils sont hantés par une passion -- celle d'abolir la « passion de Dieu » chez les parents et les enfants. D'un autre côté, et voilà le roc de *nos* convictions, on n'arrivera jamais à déraciner la passion de l'âme de l'homme, moins que tout par l'emprisonnement, l'asile psychiatrique, l'endoctrinement, le lavage de cerveau. Et en premier lieu parce que ces méthodes sont elles-mêmes créatrices de passions, hélas souvent de la haine, mais aussi de la passion du bien. Cercle vicieux où s'enferme l'homme de gauche -- utopien -- passionné de l'égalité. Quelle meilleure preuve de l'invincibilité de l'âme que les quelques phrases prononcées par Sartre (p. 438 des *Adieux à Sartre* de S. de Beauvoir, éd. américaine), phrases qui abolissent l'œuvre entière de cet homme : « Je n'ai pas l'impression d'avoir été créé en vain, que j'ai été jeté sur cette terre comme un caillou, sans motif. Et cette idée me mène à un Dieu créateur, à la notion que j'ai été attendu... »
L'homme de gauche finit souvent par se débarrasser de sa passion anti-passion, de son rationalisme aussi. Il entrevoit une autre direction, même s'il n'a plus le temps de l'explorer. Mais cela, c'est une autre histoire.
Thomas Molnar.
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### Le peuple souverain
par Jacques Ploncard d'Assac
J'AIME OUVRIR les vieux livres défraîchis qu'on trouve parfois aux étals des libraires et qui ont contenu les vérités d'un temps. On y gagne une saine philosophie, du goût de celle que Jacques Bainville résumait dans cette formule : « *Tout a toujours très mal marché *»*.* Et, ma foi, en voyant, tout au long du temps, les plaintes des contemporains, la nostalgie qu'ils ont du passé, les rêves qu'ils échafaudent pour l'avenir, il faut bien reconnaître que les hommes n'ont jamais été satisfaits du présent.
Cependant, s'ils n'ont jamais atteint un état jugé pleinement satisfaisant, les penseurs les plus profonds ont reconnu les conditions de cet état et les sociétés ont connu des équilibres plus ou moins satisfaisants, selon qu'elles respectaient ou non ces conditions.
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Je viens de lire là-dessus une belle page d'Henri Lasserre, l'auteur de ce *Notre-Dame de Lourdes* qui avait bouleversé le XIX^e^ siècle finissant et ramené à la foi des centaines de milliers d'âmes, ce qui égalait du coup un écrivain catholique à un grand apôtre.
Le livre dont je parle est politique, daté de 1873 et, sous une triste couverture grise, traite *De la réforme et de l'organisation normale du suffrage universel.* On avait en ce temps-là, encore bien des illusions sur le suffrage populaire, mais on verra que ses principaux vices étaient déjà perçus, que l'expérience n'a fait que confirmer.
Ce qui frappe -- et inquiète -- le philosophe catholique qu'est Henri Lasserre, en cette année 1873 où les Français se demandent quelle Constitution il leur convient de se donner, c'est que le suffrage universel va « écraser sous des foules innombrables les malheureuses minorités numériques qui s'appellent l'intelligence, le savoir, la vertu, qui s'appellent aussi la richesse et la propriété ».
Et il entrevoit les conséquences fatales d'un tel état de choses :
« Le monde social sera renversé brusquement et légalement.
« Ceux qui ont besoin d'être gouvernés gouverneront et gouverneront seuls.
« Ceux qui auraient la capacité nécessaire pour gouverner n'auront plus d'existence politique. Ils voteront au scrutin ; mais étant partout inférieurs en nombre, ce vote n'aura nul effet nulle part, et n'amènera aucun d'entre eux dans les assemblées dirigeantes. Ils seront comme n'étant plus (...). Ils auront disparu sous les immenses flots de la marée montante ; ils seront noyés sous les masses comme au fond de la mer les vaisseaux engloutis. »
Il y a quelque chose de dramatique dans la prose d'Henri Lasserre qui, à plus d'un siècle de distance, a conservé toute sa force. Il semble qu'on soit devant le témoin de la fin d'un monde, devant un homme qui voit littéralement s'engloutir la classe dirigeante comme il le dit, ainsi qu'un vaisseau.
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Lasserre, cependant, n'est pas un esprit rétrograde, enfermé dans un égoïsme de classe. Il trouve juste que ceux qui sont les plus nombreux, les plus malheureux, soient admis à se faire entendre et à peser sur la balance « de ces grands et solennels débats dont l'issue peut leur être parfois si fatale ».
Oui, sans doute, « mais, en même temps, lorsque la direction des gouvernements et des sociétés est, de toutes les fonctions possibles, la plus compliquée, la plus ardue, la plus difficile, celle qui requiert les connaissances les plus spéciales et les aptitudes les plus exceptionnelles, n'est-il pas souverainement absurde de remettre en quoi que ce soit, et surtout de remettre en principe cette direction tout entière aux mains incompétentes de la multitude » ?
Tel est le dilemme d'Henri Lasserre.
Lasserre résumait dans une boutade la critique fondamentale qu'on peut faire au suffrage universel : « Si quelqu'un demandait au suffrage universel de diriger le traitement d'un malade ou la construction d'une locomotive, tout le monde crierait à la démence, tout le monde traiterait d'imbécile ou de fou le promoteur d'une idée si absurde.
« Que fait-on autre chose pourtant en matière politique et sociale ? »
Alors Lasserre avait pensé à une sorte de représentation corporative doublée d'une représentation qui soit « comme une forme réduite, comme une photographie de la Nation elle-même ». Il repoussait l'idée que « le scrutin soit un conflit violent, et que l'Élection, pour employer une expression consacrée, soit le résultat d'une « lutte électorale » ».
« Est-il juste en vérité, demandait-il, que ce qui ne devrait être qu'une *statistique* soit un *combat,* que ce qui ne devrait être qu'un dénombrement soit une bataille ? Est-il juste qu'il y ait des vainqueurs et des vaincus ? »
Lasserre s'illusionne. La vie est lutte, les opinions s'opposent et il faut trancher.
Dans le pays, ne serait-ce que pour figurer en plus grand nombre sur la « photographie » de la Nation, les partis vont nécessairement s'affronter.
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Là, on sent que Lasserre vacille. Il est arrivé au point où tout homme raisonnable doit choisir : ou bien la représentation se transforme en souveraineté et comme toute souveraineté ne peut être qu'une en sa pensée et en son action, elle conduit à la dictature de la majorité. Ou bien la représentation reste *représentation,* mais alors il lui faut « représenter »... devant quelqu'un, car *on ne représente pas devant soi-même.*
Jacques Ploncard d'Assac.
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### Émile l'apostat
par François Brigneau
*Chapitre neuvième : Dreyfus* (*II*)*. -- Résumé en deux fois trois points. -- La tapisserie* *de l'Affaire pendant dix ans. -- Une immense armée occulte. -- Le* « *Syndicat *»*. -- A qui l'Affaire a profité.*
COMME ces tableaux qui apportent davantage quand on les regarde de loin, c'est vue de haut et résumée que l'Affaire Dreyfus livre ses secrets. Essayons. L'effet est saisissant.
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**1. -- **15 octobre 1894 : arrestation du capitaine Alfred Dreyfus. 22 décembre : le Conseil de guerre de Paris le condamne à l'unanimité à la réclusion perpétuelle dans une enceinte fortifiée et à la dégradation militaire. Celle-ci se déroule le 5 janvier 1895. Dix jours (seulement) plus tard, le 15, le gouvernement Dupuy tombe. Le 16 c'est le président de la République qui démissionne. Il avait été élu six mois auparavant (25 juin 1894) pour sept ans. Félix Faure le remplace.
**2. -- **22 février 1895 : Dreyfus est embarqué pour l'Ile du Diable. Le garde des Sceaux du nouveau gouvernement Ribot est un avocat bordelais nommé Jacques Trarieux. Compromis dans des histoires financières (scandale de la compagnie des chemins de fer de province), Trarieux sera le premier président de la Ligue des Droits de l'Homme. C'est également le premier sous-marin dreyfusard que nous rencontrons dans cette navigation sans visibilité. Il fait voter le 5 juin 1895 une loi prévoyant qu'un jugement peut être révisé en cas de « fait nouveau ». C'est en juin également que le colonel Sandherr -- directeur du service des statistiques qui a découvert le bordereau -- tombe malade brusquement. Il mourra le 24 mai 1897. Ce sera une des nombreuses morts mystérieuses de l'Affaire. Moins d'un mois après qu'il se soit alité, le colonel Sandherr est remplacé, sur intervention du général marquis de Gallifet, par le commandant Picquart. (1^er^ juillet 1895.) Nul ne peut se douter alors du rôle que le fusilleur des Communards va jouer dans le destin de Dreyfus. Devenu ministre de la guerre dans le Cabinet Waldeck-Rousseau (1899-1902) c'est Gallifet qui essayera de peser sur le second Conseil de Guerre (celui de Rennes). C'est lui qui obtiendra la grâce de Dreyfus et résumera la situation d'un *mot :* « L'incident est clos » (septembre 1899). Nul ne se doute non plus de la véritable personnalité de ce commandant Picquart qui vient de remplacer le colonel Sandherr.
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D'origine alsacienne, Picquart a eu comme ami d'enfance, à Strasbourg, le fils du pasteur Leblois. Devenu avocat, M^e^ Leblois entraîne son ami à Paris dans des réunions que fréquente Scheurer-Kestner, sénateur inamovible, lequel en 1897 demandera la révision du procès. C'est Picquart qui va découvrir le « fait nouveau ». Il s'appelle Esterhazy.
**3. -- **Fin février 1896, Picquart découvre un « petit bleu » que quelqu'un à l'ambassade d'Allemagne aurait adressé au commandant Esterhazy. Né à Paris en 1847, aventurier d'origine hongroise, officier dans l'armée autrichienne, diplomate en Syrie (où il se conduit si bien qu'il en est expulsé), officier dans la Légion Romaine, puis dans la Légion Étrangère (au titre étranger), brave, mais débauché, couvert de dettes, ayant brûlé plusieurs héritages (il est marié avec une demoiselle de Nettancourt), toujours à la recherche d'expédients : tel apparaît Marie-Charles-Ferdinand Walen-Esterhazy. Il vit rue de Douai avec une ancienne fille galante, Mlle Pays. Ses rapports avec les juifs sont connus. Il fréquente Gabriel de Zoghaëb, de Coëlhn, l'ancien chef d'escadron Maurice Weil (accusé d'espionnage par le marquis de Morès, Weil a préféré démissionner) ([^3]). Esterhazy a été le conseiller et parfois le second des officiers israélites dans les duels qu'ils eurent avec Drumont (en particulier celui du capitaine Crémieu-Foa). En récompense il a reçu en 1894 un « secours assez considérable » ([^4]) du grand rabbin Zadoc-Kahn, lequel est, soit dit en passant, le beau-père du rabbin Dreyfus, cousin du capitaine. Plus 2.000 francs provenant de la banque Rothschild. Le 5 août 1897, Picquart, convaincu de l'innocence de Dreyfus et de la culpabilité d'Esterhazy, demande son arrestation.
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Il est appuyé le 15 novembre par une lettre de Mathieu Dreyfus au ministre de la guerre, le général Billot. Toute la presse la reproduit le 16. Elle commence ainsi :
« *Monsieur le Ministre, la seule base de l'accusation dirigée en 1894 contre mon malheureux frère est une lettre-missive, non signée, non datée, établissant que des documents confidentiels ont été livrés à un agent d'une puissance étrangère.*
« *J'ai l'honneur de vous faire connaître que l'auteur de cette pièce est M. le comte Esterhazy, commandant d'infanterie, mis en non activité pour infirmités temporaires le printemps dernier.*
« *L'écriture du commandant Esterhazy est identique à cette pièce. Il vous sera très facile, Monsieur le ministre, de vous procurer l'écriture de cet officier.* »
Le jour même, le général Billot donne satisfaction au frère du traître. Le lendemain 17 novembre 1897, le général Saussier charge le général Georges de Pellieux, supérieur hiérarchique d'Esterhazy, de l'enquête prescrite. Celui-ci s'adjoint le commandant Ravary, rapporteur près le Conseil de guerre. *Tous* *deux concluent au non-lieu. Mais la pression est telle que le général Saussier ordonne la mise en jugement.* Le Conseil de guerre siège le 10 janvier 1898. Il y a une partie publique et une partie à huis-clos. Les experts déclarent que « l'écriture du bordereau n'est pas celle d'Esterhazy ». Le sénateur Scheurer-Kestner, nonobstant son sérieux naturel, fait une déposition désopilante et révélatrice : « -- Oh ! mon Dieu, je peux me tromper en attribuant le bordereau au commandant Esterhazy (rires)... Il m'importe peu que le bordereau soit attribué à tel ou à tel autre, ce qui m'importe c'est qu'il soit bien établi que le bordereau a été attribué par erreur à M. Alfred Dreyfus. » ([^5]) *L'acquittement d'Esterhazy est prononcé à l'unanimité du Conseil.*
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**4. -- **Rien n'y fait. Le 13 janvier 1897, 300.000 exemplaires de l'*Aurore* (directeur : Clemenceau) sont criés dans les rues de Paris. A la une : *J'accuse,* de Zola. Des milliers d'affiches placardées dans la nuit l'annoncent. Zola accuse les généraux Mercier, Billot, de Boisdeffre, Gonse, de Pellieux de « faiblesse d'esprit, de crime de lèse-humanité et de lèse-justice, de passion cléricale, d'esprit de corps ». Il accuse les experts en écriture de « rapports mensongers et frauduleux ». Il accuse les bureaux de la guerre d'avoir mené « une campagne de presse abominable ». Il accuse le premier Conseil de guerre d'avoir violé le droit (Dreyfus) et le second d'avoir commis un crime juridique en acquittant sciemment un coupable (Esterhazy). « En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 qui punit les délits de diffamation. Et c'est volontairement que je m'expose... J'attends. » Il n'attend pas longtemps. Renvoyé devant les Assises le 7 février 1898, après quinze audiences et trente-cinq minutes de délibération, *le jury populaire condamne Zola à l'unanimité, sans circonstance atténuante, à un an de prison ferme et 3.000 francs d'amende.* « Il n'a pas fait la preuve de ses accusations » dit le président. Le 26 février Zola, qui redoute la prison, signe son pourvoi en Cassation. Le 2 avril la Cour casse au motif que « la plainte a été portée par le ministre de la guerre alors que le Conseil de guerre était seul compétent » : altération flagrante de la vérité : les Conseils de guerre cessant d'exister dès l'heure où ils ont rendu leur verdict, le ministre de la guerre était selon la loi seul qualifié pour porter plainte ([^6]). « C'est une des erreurs de Droit les plus graves qui puissent entacher la jurisprudence d'une Cour régulatrice » écrit M. Ducrocq, professeur à la Faculté de Droit de Paris, dans son livre *Les Principes du Droit.* La Cour de Cassation n'en a cure. Elle espère prendre le Conseil de guerre de vitesse (la prescription est de dix jours) et ne pas lui laisser le temps de délibérer pour porter plainte à nouveau.
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C'est compter sans la Chambre. Marcel Habert ([^7]), malgré le ministre de la guerre, oblige le gouvernement à convoquer le Conseil de guerre. Celui-ci dépose une nouvelle plainte. La Cour d'Assises de Versailles est saisie, tant on craint des incidents à Paris. M^e^ Labori, l'avocat de Zola, en profite pour de nouvelles manœuvres dilatoires et de retardement. Il prétend que seuls les jurés de Paris avaient qualité pour en connaître. Annoncé le 23 mai, le second procès Zola est retardé jusqu'au 18 juillet. *Zola est à nouveau condamné à un an de prison et 3.000 francs d'amende. Il s'enfuit en Angleterre. Le 25 juillet il est suspendu de l'ordre de la Légion d'honneur.*
**5. -- **La campagne pour Dreyfus ne se ralentit pas pour autant. A la Chambre, Geoffroy Cavaignac, le nouveau ministre de la guerre, révèle ce qu'on appelle « le faux Henry ». C'est une pièce que le colonel a forgée en 1896 pour contrecarrer les manigances de Picquart. *Elle n'a donc joué aucun rôle dans la condamnation de Dreyfus survenue deux ans plus tôt.* Mais elle a abusé Cavaignac. Quoique convaincu de la culpabilité de Dreyfus et réclamant des poursuites contre les agitateurs dreyfusards, celui-ci rend le « faux » public. Aussitôt Mme Dreyfus demande la révision du procès de son mari (3 septembre 1898). *Le 16 septembre le dossier est transmis à la commission de révision qui, le 23, par quatre voix contre deux, estime qu'il n'y a pas lieu à révision.* C'est d'abord l'avis du garde des Sceaux Sarrien (gauche radicale).
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Mais bientôt, sous la pression de la presse européenne *Gazette de Cologne, Berliner Tageblatt,* l'*Observer* (dont la directrice, Mme Beers, verse 12.500 francs à Esterhazy pour publier le 25 une interview où il dit qu'il a bien écrit le bordereau sur l'ordre et sous la dictée de Sandherr ! -- interview qu'il dément dans le *Morning Leader* du 26 !), Sarrien s'incline. Il se rend aux arguments du président du Conseil, le F**.·.** M**.·.** Buisson. Le récit de la séance a été fait à M. Louis Ménard par le général Chanoine devenu ministre de la guerre après le départ de Cavaignac puis du général Zurlinden. Citons :
« Brisson combattu par Sarrien nous suppliait de voter la révision et voici les raisons qu'il nous donna : -- « C'est à l'or des juifs, gémit-il en pleurnichant, que nous devons le succès de la République et le triomphe des républicains dans les élections. Ils nous demandent la réhabilitation d'un des leurs, nous leur devons cet acte de reconnaissance. » En conséquence le 27 septembre le dossier est transmis à la Cour de Cassation. Le général Chanoine, ministre de la guerre, ne l'accepte pas. Le 25 octobre 1898, il démissionne à la tribune de l'Assemblée pour montrer publiquement son hostilité à la révision. Le ministère Brisson est renversé. Le 10 février 1899 la Chambre vote le dessaisissement de la Chambre criminelle. Le président Félix Faure ne cache pas sa satisfaction. Il est contre la révision. Le 16 février 1899 il meurt dans les bras d'une femme dont les attaches avec la police seront découvertes plus tard : Mme Steinheil ([^8]).
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**6. -- **Le 18 février 1899, le F**.·.** M**.·.** Émile Loubet est élu par 483 voix contre 279 à Méline. Désormais tout va aller très vite. Le 5 juin 1899 la Cour de Cassation décide de casser la condamnation de Dreyfus et de le renvoyer devant le Conseil de guerre de Rennes. C'est le nouveau cabinet de Waldeck-Rousseau qui est chargé de préparer celui-ci. A la justice on trouve le F**.·.** M**.·.** Ernest Monis, député de la Gironde, loge les *Frères Sincères Amis de l'Union.* Aux affaires étrangères, le F**.·.** M**.·.** Théophile Delcassé, député de l'Ariège, loge *la Fraternité latine.* A la marine le F**.·.** M**.·.** Jean-Marie de Lanessan, député de la Seine, loges La Fédé*ration Universelle* et les *Droits de l'Homme,* membre du Conseil de l'Ordre du Grand Orient (gouverneur de l'Indochine, Delcassé l'avait révoqué pour agissements délictueux) ([^9]). Aux travaux publics, le F**.·.** M**.·.** Pierre Baudin, député de la Seine, loge *la Jérusalem Écossaise.* Au commerce, le F**.·.** M**.·.** Alexandre Millerand, alors député socialiste de la Seine, loge *l'Amitié.* Aux Postes, le F**.·.** M**.·.** Léon Mougeot, député de la Haute-Marne. Waldeck-Rousseau n'est pas franc-maçon, mais c'est un *ami* et l'un des chefs du parti dreyfusard avec Reinach, Ranc, Bernard Lazare, Scheurer-Kestner, Jaurès.
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Il a choisi à la guerre le général de Gallifet parce qu'il lui prête une grande audience dans l'armée. Malgré le soutien socialiste (Viviani, Jaurès) et l'achat des voix centristes contre le gouvernement de l'Algérie offert au gendre d'Édouard Aynard ([^10]), le nouveau gouvernement est accueilli « par des bordées d'injures lancées à la fois de la Droite, du Centre et de l'Extrême Gauche. Tandis qu'un nationaliste reprochait à Waldeck-Rousseau d'avoir été l'avocat d'Eiffel, les socialistes hurlaient à l'adresse de Gallifet : Vive la Commune ! A bas l'Assassin ! A bas les fusilleurs » ([^11]). Waldeck-Rousseau n'obtient que 25 voix de majorité. C'est suffisant. Le 12 août 1899 s'ouvre le procès de Rennes. *Le gouvernement est certain de l'acquittement.* Le 24 août le président Loubet déclare : « *Le pays tout entier devra s'incliner devant le jugement de Rennes.* » Mais c'est lui qui ne s'incline pas. Le 9 septembre 1899, le Conseil de guerre condamne Alfred Dreyfus à dix ans de réclusion par 5 voix contre 2. *Le 20 le président de la République le gracie.*
**7. -- **Le reste tient en quelques lignes. Le 22 avril 1900 la Chambre invite le gouvernement à s'opposer à toute reprise de l'Affaire. Le 11 janvier 1903 Jaurès la relance. Le 26 novembre 1903 Dreyfus formule une demande en révision. Le 12 juillet 1906 la Cour de Cassation casse *sans renvoi* la seconde condamnation de Dreyfus. Le 13 la Chambre vote le transfert des cendres de Zola au Panthéon. Le même jour Dreyfus est nommé chef d'escadron. Et André Figueras, note dans son « *Ce Canaille de D... *» (expression tirée de la correspondance entre Schwartzkoppen et Panizzardi) :
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2.10.81. Badinter, Garde des Sceaux, préside à la Cour de Cassation la commémoration du 75^e^ anniversaire de l'arrêt cassant sans renvoi la condamnation de Dreyfus. »
Rappelons que cet arrêt fut pris en violation formelle de la loi, au moyen d'un véritable faux de lecture du Code, après une enquête sans confrontation de témoins et des audiences sans débats contradictoires. Que M^e^ Badinter, le ministre de la justice qui profita de sa charge pour gracier Mlle von Opel, son ancienne cliente, ait tenu à commémorer lui-même l'anniversaire de ce dernier truquage, donne au scandale Dreyfus la meilleure conclusion qu'il était possible de souhaiter.
\*\*\*
Quand on résume, quand on resserre en évitant le foisonnement de détails, le montage devient flagrant...On le devine, on le flaire dès le début. Sitôt l'arrestation il est sensible qu'un appareil se met en place et une machinerie en branle. La *Libre parole* de Drumont est alertée dès le 28 octobre. Les expertises et l'enquête sont encore en cours, que le nom de Dreyfus lui est livré. Il est évident que l'on veut déclencher des réactions pour contrarier le cours de la justice en provoquant les passions. Dutrait-Crozon note dans son si précieux *Précis :*
« Pendant la période qui suivit la divulgation du nom de Dreyfus, la presse de toute nuance, spécialement celle à tendances antisémites, fut fournie de renseignements qui pesaient contre Dreyfus. On racontait en particulier qu'in avait fait des aveux. L'inexactitude de ces renseignements devait en cas de débats publics devant le conseil de guerre, faire bénéficier Dreyfus d'une réaction de l'opinion. En outre le général Mercier était représenté comme voulant sauver Dreyfus. L'attitude qui lui était ainsi prêtée soulevait des protestations devant lesquelles, on dira, plus tard, que le ministre a *capitulé. *» ([^12])
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L'entretien (menaçant) du grand rabbin Zadoc-Kahn est de la fin octobre. Un mystérieux chef d'orchestre clandestin dirige la manœuvre M. de Cassagnac, député bonapartiste du Gers (battu en 93)*,* fondateur de *l'Autorité,* qui va embrasser la cause dreyfusarde (peut-être par amitié pour M^e^ Demange, l'avocat de Dreyfus), dénonce l'Allemagne et demande la suppression des attachés militaires ([^13]). *Le Figaro* publie une interview du général Mercier. Elle surprend. On y lit « qu'à l'état-major on savait, de source certaine, que Dreyfus était depuis plus de trois ans en relations avec les agents d'un gouvernement étranger qui n'était ni le gouvernement italien, ni le gouvernement austro-hongrois » ([^14]). Comment un ministre de la guerre peut-il parler aussi légèrement, alors que des complications diplomatiques, et sans doute davantage, sont à craindre ? Après examen, il s'agit de la « soi-disant interview » ([^15]). M. de Münster s'émeut. Les journaux allemands (*Gazette de l'Allemagne du Nord* et *Post*) s'enflamment à leur tour. On apprend en même temps que Mathieu Dreyfus a demandé à Waldeck-Rousseau de se charger de l'affaire. Waldeck-Rousseau refuse. Il sera plus utile, plus libre de ses mouvements, donc plus efficace, en se tenant à côté de la défense, c'est-à-dire au-dessus, pour commander la manœuvre. Exemple. Dans un premier temps on essaye d'échapper au procès par la menace (Zadoc-Kahn), ou la peur des réactions allemandes (Cassagnac et divers). Le 4 décembre le général Saussier signe l'ordre de mise en jugement et convoque le conseil de guerre pour le 19. Dès lors pour Waldeck et son clan l'important c'est de réclamer à toutes forces le huis-clos. Celui-ci est inévitable. Débattre en public serait révéler la conception de notre système de renseignements, son fonctionnement, ses ressorts, ses forces cachées.
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Il est même impossible de donner connaissance à la défense, donc au traître, de toutes les pièces de l'instruction (d'où le fameux *dossier secret*)*.* Ce serait livrer à l'ennemi de précieuses indications, en particulier l'existence de Mme Bastian dont la fille de Godefroy Cavaignac a pu écrire : « Parmi nos meilleurs agents du service des renseignements il n'en est pas qui ait rendu à la France plus de services qu'elle. Depuis 1871, pendant plus de quarante ans, on a compté en France trois traîtres militaires et plus d'une centaine de traîtres civils pour la seule Cour de Paris. A elle seule Mme Bastian a mis sur la trace de plus de 30 de ces traîtres. » ([^16]) Il est donc impossible de ne pas décréter le huis-clos ([^17]). Par conséquent l'agitation va l'exiger sur tous les tons. Mathieu et Léon Dreyfus, les deux frères d'Alfred, se présentent chez le colonel Sandherr :
-- *Notre frère est victime d'une machination,* lui disent-ils*, le huis-clos est inadmissible.*
*-- La question ne dépend pas de moi, mais du Conseil de guerre,* répond le colonel Sandherr. *En outre dans toutes les affaires d'espionnage on prononce le huis-clos.*
*-- Notre fortune est à votre disposition si vous pouvez nous aider.*
*-- Faites attention à vos paroles.*
*Nous voulons dire qu'au besoin nous dépenserions notre fortune pour découvrir le véritable traître* ([^18])*.*
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Dans le même temps Waldeck-Rousseau puis Joseph Reinach demandent et obtiennent audience du président Casimir-Périer pour lui formuler la même requête. Reinach intervient auprès du général Mercier. Un article omnibus demandant des débats publics paraît dans le *Siècle, Paris,* la *Lanterne,* le *Figaro, l'Écho de Paris.* Le 9 décembre, Paul de Cassagnac publie dans *l'Autorité* une exposition des arguments de la défense sous le titre : *Lumières ou ténèbres.*
Imaginez ce que cette seule opération exige de relais et de relations, d'influences, de puissances, de dévouements (et de raisons cachées à ces dévouements), multipliez le tout par dix mille pendant dix ans : c'est toute la tapisserie de l'Affaire qui apparaît sous vos yeux dans sa richesse et sa complexité ! Tout s'y côtoie : les interventions au sommet et le roman chez la portière. Ainsi M. de Münster, l'ambassadeur d'Allemagne, proteste solennellement et officiellement contre les accusations dont ses services sont l'objet. Dreyfus y est inconnu. Schwartzkoppen serait prêt à le jurer. On sait depuis Boutonnet ce que valent les démentis de M. de Münster. Surtout sur l'honneur. Le 12 décembre l'ambassadeur d'Allemagne augmente la pression. L'Empereur lui aurait intimé l'ordre de demander ses passeports si cette histoire n'est pas réglée avant minuit. Soirée de crise à l'Élysée. Le président de la République Casimir-Périer, le président du Conseil Charles Dupuy, le ministre de la guerre le général Mercier siègent en permanence. Au ministère le général de Boisdeffre attend le signal. Les télégrammes de mobilisation sont prêts. Hanotaux, notre ministre des affaires étrangères, est malade, couché. Il entrevoit le pire. Le président de la République aussi. Il demande à Mercier sa démission.
-- *La voici. Mais demain j'exposerai les raisons de ma retraite dans un message à l'Armée.*
Voilà Casimir-Périer dans la tenaille. Quel dilemme. Finalement il redoute plus le sabre français que l'allemand. A minuit et demi tout se dégonfle. On s'en tire par un communiqué vaseux. M. de Münster bluffait !
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A côté, des coups dignes du Grand Guignol. Le 2 décembre, dans *Le Petit Temps,* pour « jeter un coup de sonde », Reinach publie des extraits d'un feuilleton paru au mois de juin dans *Le Petit Journal.* Il s'intitule *Les deux frères.* Son auteur, nommé Louis Létang, est un romancier à succès d'une quarantaine d'années. On lui doit déjà des romans populaires : *La Belle Hôtesse, Jean Misère, La Marion, Le Secret, Le Roi de Paris.* Le sujet des *Deux frères* est une machination contre un officier français, accusé de trahison mais victime d'un faussaire ! « Il y a là des coïncidences trop fortes », lit-on dans les *Archives israélites* du 6 décembre.
En effet. Mais ce n'est peut-être pas celles dont veulent parler les *Archives.* Quelle coïncidence entre cette banale histoire d'espionnage et son retentissement immédiat ? Voilà un petit capitaine inconnu en prison préventive. Il n'est pas encore jugé que déjà l'on crie à l'abus de pouvoir. Il n'est pas encore condamné qu'il y a déjà de l'erreur judiciaire dans l'air. On mobilise l'empereur d'Allemagne et M. Létang, feuilletoniste à la ligne. Le président de la République est menacé. En quelques semaines c'est la levée en masse, articulée et conduite avec une science inouïe du tam-tam, de l'esbroufe, de l'intoxication, de la perfidie et un art prodigieux des arguments réversibles comme des manteaux de pluie écossais. A qui fera-t-on croire que c'est parce qu'il était innocent que Dreyfus a suscité, avant même sa condamnation, cette croisade contre la croix et cette guerre contre l'armée ? Pas à nous, en tout cas, qui avons vécu l'injustice, le calvaire des justes, le sacrifice des innocents. Le destin du maréchal Pétain, de Charles Maurras et de Robert Brasillach -- parmi tant d'autres -- permet de douter de l'histoire officielle de Dreyfus. La campagne véhémente, frénétique qui s'alimente autour de son nom ne procède pas d'une haute exigence de la justice. Il faut qu'il y ait autre chose. En touchant à Dreyfus, innocent ou coupable, on a commis un sacrilège, un crime essentiel.
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On a déclenché un signal, celui de la guerre sainte, mondiale et totale contre la France des Français. Une guerre opiniâtre, acharnée, haletante où l'ennemi ira de défaite en défaite jusqu'à la victoire parce qu'il ne renoncera jamais et qu'il s'emploiera toujours à relancer, à amplifier, à améliorer son action.
Rien n'entamera cette détermination. Le premier procès n'a pas été engagé à la légère. Il fait suite à une enquête préliminaire de quinze jours ; à une décision prise *à l'unanimité* par le conseil des ministres (cinq ministres francs-maçons sur onze) ; à un ordre de mise en jugement signé par le gouverneur de Paris « qui restait absolument libre de rendre une ordonnance de non-lieu s'il n'avait pas jugé en son âme et conscience qu'il y eût présomption suffisante » ([^19]). Le procès se déroule normalement. Dreyfus aurait été condamné à la peine de mort si la Constitution de 1848 ne l'avait supprimée en matière politique. Il fut donc condamné à la détention perpétuelle à l'unanimité des 7 juges. A savoir : le colonel Maurel du 129^e^ d'infanterie ; le lieutenant-colonel Echeman du 154^e^ ; les commandants Florentin et Patron, dit Maillard des 113^e^ et 154^e^ ; le commandant Gallet du 4^e^ chasseurs à cheval ; les capitaines Roche du 39^e^ et Freystzetter de l'infanterie de marine. Pendant six ans deux présidents de la République, (Casimir-Périer et Félix Faure), cinq présidents du conseil (Dupuy, Ribot, Bourgeois, Méline, Brisson) dont quatre du Grand-Orient, sept ministres de la guerre (les généraux Mercier, Zurlinden, Billot, Chanoine, Godefroy Cavaignac, Freycinet) sont demeurés convaincus de la culpabilité de Dreyfus. Au bout de six ans, la révision est arrachée par les moyens que l'on sait. Le 9 septembre 1899, le Conseil de guerre siégeant à Rennes condamne à nouveau Dreyfus, par cinq voix contre deux, à dix années de réclusion ([^20]).
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Les juges qui condamnèrent s'appelaient le lieutenant-colonel Brongniart, directeur de l'École d'artillerie ; le commandant Merle, du 7^e^ d'artillerie et Profillet du 10^e^ d'artillerie ; les capitaines Parfait (que les nationalistes appellent Plus-que-Parfait) et Beauvais du 7^e^. Ceux qui acquittèrent : le colonel Jouaust ([^21]), directeur du Génie, président du Conseil de guerre et le commandant de Bréon du 7^e^ d'artillerie. Pourtant le Syndicat des intérêts dreyfusards est si fort que deux seront supérieurs à cinq.
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Le jour de son investiture (22 juin 1894), pour trouver au centre les quelques voix qui lui étaient indispensables, Waldeck-Rousseau s'était permis de dire :
-- *Nous ne sommes pas le ministère de l'acquittement, nous sommes celui qui s'inclinera devant l'arrêt, quel que soit cet arrêt.*
Quinze jours avant le verdict, parlant à Rambouillet devant les conseillers de l'arrondissement mais s'adressant à la France, le président de la République déclarait que le pays tout entier devait s'incliner devant le jugement de Rennes « car il n'y a pas de société qui puisse vivre sans le respect de la justice » ([^22]).
Le 7 septembre le général de Gallifet écrivait au général Chamoin que « l'arrêt quel qu'il fût devait être respecté ».
Néanmoins le président de la République, le président du Conseil, le ministre de la guerre ne vont pas tenir leur engagement. Ce sera la grâce.
Dès l'inculpation, je l'ai montré, tout se passe comme si une immense armée occulte se met sur le pied d'une guerre qui va durer jusqu'en 1906 et n'est peut-être pas encore finie. Il n'entre pas dans mon projet de la démasquer aujourd'hui. Qu'on me permette pourtant d'en éclairer quelques aspects. Combes peut attendre un peu et du reste ne peut se comprendre si ceci est ignoré.
Dès la première condamnation, ce qu'on appellera « le Syndicat », s'organise. Un historien nommé Lévy, auteur de *Napoléon intime,* qui ne connaît ni les Dreyfus, ni l'Affaire, propose à Mme Dreyfus de faire circuler une pétition en faveur du traître. Salomon Reinach touche Lévy-Brühl. Mathieu Dreyfus joint surtout les journalistes (Lefèvre, directeur du *Rappel* et du *XIX^e^ Siècle, *Xau du *Journal*, Guyot du *Siècle*)*.*
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Tout ce qui peut être utile est touché : Scheurer-Kestner, Freycinet, Berthelot, mais aussi des personnages qui pour être moins flatteurs peuvent avoir leur importance. Tel le Dr Gilbert, un hypnotiseur qui fait paraît-il des merveilles grâce au concours d'un sujet particulièrement doué, Mlle Léonie. (Charcot, Richet et l'école de la Salpetrière sont en vogue, ne l'oublions pas.) Outre ses talents, le Dr Gilbert a un avantage : il est du Havre, port de mer et qui le restera, comme le général de Gaulle le disait de Fécamp. C'est au Havre que Félix Faure a conquis sa bonne fortune. Du coup Mathieu Dreyfus s'intéresse au Dr Gilbert. Lequel, grâce à Léonie et à ses passes magiques, découvre que Dreyfus est innocent. Ce qu'il va dire à l'Élysée, le 21 février 1895. La veille du jour où Dreyfus doit être embarqué en rade de Saint-Martin de Ré, à bord de la *Ville de Saint-Nazaire* pour l'Ile du Diable. Au cas où Félix Faure aurait été sensible à la transe, on ne sait jamais, ça pouvait marcher. Encore que, connaissant Félix Faure, il eût sans doute été d'un meilleur rapport de lui dépêcher Léonie ([^23]).
Sitôt que l'intérêt se relâche, survient un événement qui le réchauffe. Le 2 septembre 1896 le journal anglais le *South-Wales Argus* de Newport publie une nouvelle sensationnelle : Dreyfus s'est évadé. Le *Daily chronicle* du 3 reproduit l'information et, par son audience, l'authentifie. A Paris la presse explose. Ici on pavoise. Là on fulmine. Le ministre des colonies, un nommé André Lebon, député des Deux-Sèvres, bien sous tous rapports, franc-maçon comme il se doit (loge Cosmos), câble à la Guyane. Il s'agit d'un canular. La fausse information a été payée par Mathieu Dreyfus.
-- *Une forte somme,* précise Reinach ([^24]).
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A nouveau les journaux s'électrisent. Les uns découvrent que le service de ravitaillement des îles du Salut est assuré par un officier juif démissionnaire, nommé Monteux, associé avec un officier de réserve allemand, Leuch ([^25]). Les autres décrivent, avec des sanglots dans la plume sergent-major, l'enfer du pauvre Alfred à l'Ile du Diable. Dreyfus doit faire sa cuisine. Il ne sait pas comment s'y prendre. Il manque d'ustensiles pour brûler le café vert qu'on lui jette ou cuire la viande crue, le riz (quelques grains), les pois secs auxquels il a droit. Il mange sur du papier, sur des plaques de tôle rouillées. Il a dû manger des tomates plantées par des lépreux. Parfois les coliques lui tordent les entrailles ([^26]). C'est émouvant, mais assez loin du réel. M. Lebon le révélera à Rennes :
-- *Sa famille lui versait cinq cents francs par mois. Cela dépassait tellement ses besoins que je l'ai prévenu d'arrêter les versements : il y avait plus de 4.000 francs disponibles et la possibilité d'acheter la nourriture qu'il demandait.*
Calmette, qui n'a pas ménagé son soutien à Dreyfus, écrit dans le *Figaro :*
« Comme vivres et comme vêtements, sa famille envoie chaque mois de larges provisions sans avoir à se préoccuper des règlements des pénitenciers, car le déporté a le droit de se nourrir et de se vêtir à sa guise. Il a d'ailleurs un crédit ouvert à ce sujet chez certains négociants de Cayenne ([^27]). »
Quand les conditions de détention cessent d'émouvoir, le Syndicat revient à l'injustice. Bernard Lazare ([^28]) publie « *Une erreur judiciaire. La vérité sur l'affaire Dreyfus* » (novembre 1896), sans grand succès. (Jaurès, Mirbeau, Claretie, Zola, refusent d'abord de le soutenir.)
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Il recrute des experts qui concluent généralement à l'œuvre d'un faussaire ayant voulu imiter l'écriture de Dreyfus. Scheurer-Kestner est activé (octobre 1897). Il voit Félix Faure qui refuse de l'entendre. Le général Billot demeure dubitatif. Cassagnac écrit que Dreyfus est le masque de fer ; Clemenceau qu'il faut réviser. Des sommes considérables récoltées dans le monde arrivent en France. Freycinet a parlé de 35 millions au général Jamont, puis démenti. Le général Zurlinden a rapporté avoir eu de divers côtés des renseignements sur des souscriptions organisées en France et à l'étranger par les rabbins ([^29]). Citons Dutrait-Crozon :
« Dans la *Chronique de Paris,* M. Bodereau a raconté que Bernard Lazare était préposé au « transit des libéralités de ses coreligionnaires en faveur des publicistes » et que d'ailleurs sur ces libéralités, il prélevait pour lui un escompte de 25 pour cent. Certaines tentatives de corruption sont certaines : de l'expert paléographe Bouton, de M. Mertian de Muller ([^30]), du groupe politique de la gauche radicale présidé par M. Dujardin-Baumetz. Bernard Lazare avait d'ailleurs, dès novembre 1896, affirmé à M. Rochefort que tous les sacrifices d'argent nécessaires seraient faits pour arriver à faire proclamer l'innocence de Dreyfus et M. Rochefort a cité le cas de journaux acculés à la faillite qui, brusquement, étaient arrivés à une situation très prospère. Le marquis de Maussabré a déclaré à M. de Grandmaison tenir de la bouche de M. de Rothschild que les juifs subventionnaient les socialistes et révolutionnaires. Enfin Joseph Reinach disposait du *Figaro*, ainsi qu'en a témoigné M. de Rodays. » ([^31])
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On pourrait continuer ainsi pendant longtemps sans vider le vivier : il est inépuisable. Terminons par ce tableau de la presse au procès de Rennes : il permet de se faire une idée de la colossale entreprise :
« Les journalistes dreyfusards de langue française disparaissaient eux-mêmes dans l'océan des Anglais, Allemands, Américains, Italiens, Russes, Belges, Suisses et Bataves, des télégrammes qu'il faut juger d'après celui-ci, expédié, je le sais, dans la première semaine du procès : « *Innocence reconnue, immense enthousiasme. *»*...*
« Une agence distribue aux journaux américains un procès-verbal de chaque audience d'après la sténographie (il serait curieux d'examiner ce travail), mais les journaux ont en outre des rédacteurs pour leur envoyer les impressions du jour, des commentaires sur les faits ou les personnes. C'est un article qui d'ordinaire compte 4 ou 5.000 mots. Le mot coûte 0 Fr 50 pour New York avec un supplément pour les autres villes. Les journaux anglais se font télégraphier le compte rendu analytique et, par leurs rédacteurs spéciaux, des impressions quotidiennes. Toute cette copie est télégraphiée à tarif plein de Rennes à Paris, puis réexpédiée à Londres moyennant 0 Fr 15 le mot. Les correspondants autrichiens, italiens, belges, suisses, russes, suédois, danois envoyaient des dépêches urgentes pour lesquelles ils payaient triple taxe, c'est-à-dire 0 Fr 60 le mot. On se montrait un journaliste de Calcutta. Ah ! que de sacrifices la finance mondiale n'hésite point à faire s'il s'agit d'empêcher une possibilité d'injustice. » ([^32])
\*\*\*
On dira que pour les besoins de la démonstration je vais chercher mes témoins (oculaires) chez les adversaires de Dreyfus. Alors changeons de camp. C'est un des grands chefs du socialisme européen qui parle :
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Wilhem Liebknecht, né à Giessen, en 1826, député au Reichstag, fondateur du parti socialiste allemand qu'il unifia, père de Karl Liebknecht, héros avec Rosa Luxembourg de l'Allemagne rouge, chef du groupe *Spartakus,* assassiné en 1919.
En 1899, après le second procès et la grâce offerte et acceptée, Wilhem Liebknecht publia dans le journal *Die Fackel* (La Torche) de Vienne, trois lettres-études sur l'affaire Dreyfus. *L'Action française* en offrit la traduction à ses lecteurs. On y trouve cette analyse, faite d'Allemagne, qui confirme et corrobore Barrès :
« Quelques mots sur la « campagne ». Elle a été célébrée par les « initiés » en des hymnes enthousiastes. Au point de vue Barnum, Mosse et consorts, elle mérite certainement ces louanges. Truc et réclame. Réclame et truc. Jamais on n'en vit de semblables, ni de montés sur un pied aussi gigantesque. Ils n'avaient qu'un défaut. Jamais truc ne fut plus visible, plus sensible, plus palpable, ni d'un calibre plus lourd. C'était tantôt un concerto de style sévère, tantôt un charivari bien répété, l'un et l'autre conduits par *un chef d'orchestre* au moindre signe duquel tous les exécutants obéissaient. Un mouvement du bâton, et à Paris, à Londres, à Berlin, à Vienne, à New York, partout ce même motif était chanté, soufflé, sifflé, raclé, piaillé, meuglé. Et l'on s'étonne que la croyance à un « syndicat » soit née ! Quand dans tous les pays, cinq cents journaux de partis différents entonnent chaque jour une fois, deux fois et plus la même mélodie, il n'est vraiment pas possible de croire à un « pur hasard » ou à des mystérieuses « sympathies » des nerfs et des âmes. Le temps des miracles et de la croyance aux miracles est malheureusement passé. Cependant pour une fois et par exception je veux croire au miracle. En tout cas le *mystérieux chef d'orchestre* ne mettait pas beaucoup de variété dans l'exécution. Il n'y avait que deux tons et deux gammes : musique des sphères célestes pour les saints et les anges de la révision, huées infernales de sauvages, insultes de poissardes pour les diables gros et petits qui n'acclamaient pas la « révision » et ne voulaient pas croire au nouveau Jésus de Nazareth de l'Ile du Diable...
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« Ce qu'il y a de plus laid, de plus répugnant dans l' « Affaire », dans ce truc de l' « Affaire », c'est l'insincérité intérieure, la mensongère apparence de sainteté donnée à cette comédie de l'indignation, à la plus mensongère des comédies d'indignation. Et ceci s'applique tout particulièrement à la façon dont la campagne a été menée en Allemagne, parce que c'est en Allemagne que le contraste entre l'idéal hypocrite des accusateurs de la France et les tristes réalités de notre état politique et juridique est le plus grand. Si l' « Affaire » s'était passée en Allemagne au lieu de se passer dans la France « dégénérée », je l'ai dit : Zola, Labori, etc., seraient aujourd'hui en fuite à l'étranger ou en prison, comme criminels ; les journalistes étrangers qui, de Berlin, auraient propagé la « campagne » à l'étranger, auraient été au bout de trois mois chassés de la capitale et du territoire de l'empire et, en cas de résistance, conduits à la frontière avec une bonne « poussée » ; Picquart, pour... -- mettons pour diverses choses -- aurait été condamné à dix ans de forteresse sans perspective de grâce ; le Dreyfus allemand aurait été enseveli vivant et en cas de tentative d'évasion fusillé sans merci... Jamais l'hypocrisie nationale et internationale ne s'est exprimée et étalée de plus dégoûtante façon. Ce sont les mêmes feuilles anglaises qui entrèrent le plus bruyamment en lice pour le martyr de l'Ile du Diable et qui ruisselaient chaque matin de justice et d'humanité, qu'on a vues, -- soit dit en passant -- exciter de la façon la plus tapageuse, la plus folle et dans l'intérêt des spéculateurs sur les mines d'or sud-africaines, à l'infâme guerre de brigandage contre les Boers -- cette guerre plus infâme encore que ne le fut la guerre de l'opium contre la Chine... »
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« Un seul mot encore, ajoutait Wilhem Liebknecht pour terminer, sur un fait qui, si peu important qu'il soit en lui-même, est cependant bien caractéristique. Je veux dire le silence de mort complet et méthodique fait sur mon opinion au sujet de l' « Affaire ». Elle est diamétralement opposée à tout ce qui, pendant deux ans, a été proclamé avec vacarme par des centaines de gens dans cent et dans mille journaux et qui n'aurait, à ce qu'on prétend, été combattu que par des antisémites, des jésuites et des militaristes. Eh ! bien, je ne suis ni antisémite, ni jésuite, ni militariste, mais au contraire l'adversaire le plus déterminé de tout cela. Et j'ai bien le droit de dire : des millions de gens le savent. Et des millions de gens savent que je ne suis pas un adorateur de la puissance et du succès et que j'ai maintes fois butté contre l'injustice et la violence. Mon jugement avait au moins autant d'importance que celui des « intellectuels » à l'opinion desquels on attribue tant de poids. Pourquoi ce silence de mort ? Je n'ai qu'une explication : on se tait parce qu'on n'a rien à dire. On ne répond pas parce qu'on n'a rien à me réfuter. »
On devine sous ces dernières lignes la surprise de Wilhem Liebknecht et même un certain désarroi. C'est un homme politique connu. Il écrit dans les gazettes. Ses discours sont écoutés, reproduits, commentés. Quand il attaque l'empereur, Bismarck, la société allemande, le capitalisme, le militarisme, ses opinions sont largement répandues. Ces attaques lui valent même la prison. C'est dire leur importance. Mais voici qu'il s'en prend à un petit capitaine, deux fois condamné pour trahison, mais juif ; voici qu'il dénonce l'impudente internationale qui s'est agglomérée autour de son cas et vibrionne sous tous les cieux du monde. Alors le silence se fait sur ses dits, ses écrits, sur son nom et son renom. « Un silence de mort et méthodique », dit-il, qui après le vacarme dont les thuriféraires de Dreyfus l'ont assourdi, fait à ses oreilles une drôle de musique.
Ce silence, Wilhem Liebknecht ne peut en comprendre les raisons : bourgeois en rupture de classe, Allemand révolté contre l'Allemagne, son engagement politique occulte un champ de son intelligence. Mais ce silence le frappe. Il fait plus de bruit que le tumulte du Syndicat.
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Il l'entend. Comme nous l'entendons tous depuis bientôt un siècle. C'est l'énorme, l'écrasant silence qui étouffe tous ceux qui ayant commencé par mettre en doute l'innocence du parti dreyfusard finissent par douter de l'innocence de Dreyfus lui-même.
\*\*\*
Noël sera là dans quelques jours. J'ai commencé ce chapitre sur Dreyfus au printemps. Pour rédiger une soixantaine de pages j'en ai lu des milliers, le crayon en main, essayant de ne garder que l'essentiel. Aujourd'hui celui-ci se résume pour moi en une question-réponse.
-- Quel intérêt l'état-major avait-il à faire condamner et recondamner un innocent ?
-- Aucun.
Mais cette question-réponse, le silence a toujours empêché qu'elle soit posée et donnée. Le silence a empêché que soit posée la question que l'enquêteur se posé devant toute énigme :
-- A qui profite ce crime ?
Car la réponse est terrible. Le crime de l' « Affaire » Dreyfus a d'abord profité directement à l'Allemagne. Huit jours après le verdict de Rennes un communiqué annonce que la « section des Statistiques » est supprimée. Désormais le contre-espionnage relève de la Sûreté ! Donc du ministère de l'intérieur. Le commandant Cuignet écrit :
« La destruction de notre service de renseignements nous a privés totalement de nos intelligences secrètes chez l'Étranger -- de notre service de contre-espionnage ; complément obligé de notre organisation défensive. Cette branche particulière avait reçu de Sandherr un perfectionnement qui ne sera jamais dépassé et ne pourra même être que difficilement atteint. » ([^33])
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A quoi il faut ajouter la mise en accusation de l'Armée française par la gauche radicale et socialiste, la désorganisation de l'état-major, l'affaire des fiches que nous allons découvrir bientôt. Bénéficiaire de tout cela : l'Allemagne.
Le crime de l' « Affaire » Dreyfus a ensuite profité à l'Angleterre. En 1896 une mission commandée par le capitaine Marchand part du Congo pour occuper les pays du Haut-Nil. But de l'opération : ouvrir le Congo vers le Nil, provoquer une conférence internationale chargée de régler les questions africaines, spécialement celle de l'Égypte. Après avoir surmonté des difficultés inouïes et traversé les immenses marais du Bahr el-Gazal, Marchand occupe le 10 juillet 1898 la bourgade stratégique de Fachoda, un repaire de marchands d'esclaves. La domination africaine des Britanniques qui va des rivages méditerranéens au Cap est coupée en deux tronçons. Entre les deux se dessine l'Afrique française de l'Atlantique à la mer Rouge. Aussitôt le général Kitchener fait mouvement de Khartoum. Il arrive à Fachoda le 19 septembre 1898 et déclare qu'il ne reconnaît pas la présence française. A 500 mètres du drapeau français, il hisse le drapeau égyptien. Que va faire la France ? Défendre son droit par les armes ? Céder ? Nous sommes à la fin de 1898. A un an de Rennes. La bataille pour Dreyfus atteint son paroxysme. Le gouvernement cède. L'Angleterre a gagné.
Le crime de l' « Affaire » Dreyfus a profité aux juifs. Ils transforment la grâce en acquittement, donc en revanche remportée. Ils se sont trouvé des alliés puissants en France, et des obligés. Par-delà les frontières la diaspora a montré sa solidarité et son efficacité. Enfin l'idée du sionisme a jailli.
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Le crime de l' « Affaire » Dreyfus a profité à la franc-maçonnerie, qui se trouve renforcée dans les deux combats primordiaux qu'elle mène « contre le sabre et le goupillon ». Grâce à l'Affaire Dreyfus, l'Armée et l'Église, le soldat et le prêtre vont connaître des défaites nouvelles. Elles seront l'œuvre du président du Conseil en exercice et de son successeur. Le premier se nomme Waldeck-Rousseau. Le second s'appelle Émile Combes. Tous deux vont continuer à nous montrer à qui a profité l'Affaire Dreyfus.
François Brigneau.
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### Pie IX réhabilité par un jeune libre-penseur
par Armand Mathieu
« QUI NE SAIT SE BORNER NE SUT JAMAIS ÉCRIRE... » C'est le sentiment qu'on éprouve d'abord devant l'énorme pavé publié au printemps dernier par un jeune écrivain, né en 1947, Philippe Muray : *Le Dix-neuvième Siècle à travers les âges* (Denoël, 698 p.). De Louis-Ferdinand Céline à qui il a consacré précédemment un essai, Muray adopte (sans toutefois les points de suspension) le style dégoulinant, ou torrentiel, comme on voudra : disons, pour adopter un qualificatif plus neutre, que c'est un essai-fleuve.
Dommage, car il y a dans son livre matière à deux ou trois autres essais, l'un contre Victor Hugo, l'autre sur Courbet, ou sur Goya, Gauguin, Picasso. L'auteur a de l'érudition, le don de la formule, mais il les gâche par un style lâche, un flot de redites et de mauvais calembours. Était-ce nécessaire pour que la thèse fût prise au sérieux par l'intelligentsia ? Peut-être...
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Résumons-la. Pour Muray, le XIX^e^ siècle commence non pas en 1789, mais en 1786, avec le transfert des ossements du cimetière des Innocents aux Catacombes, bientôt suivi par la transformation de l'église Sainte-Geneviève en Panthéon des cadavres célèbres. Brutal changement de civilisation. On rejette le catholicisme, mais, comme on ne peut se passer de sacré (Michelet s'en inquiétait en examinant ce qui se tramait autour de Robespierre), on invente une nouvelle religion, ou une idéologie, prétendument rationnelle, en fait nécrophile et superstitieuse. On évacue les cadavres individuels, marqués chacun du signe de la croix dans l'attente de la Résurrection, témoins malgré tout de notre condition charnelle corrompue. Mais c'est pour appuyer sur la collectivité des morts (qui aurait retrouvé l'innocence dans l'unité) un projet de bonheur terrestre organisé. Philippe Muray nomme cette invention le *socialoccultisme,* traque ses grands-prêtres (Hugo et Michelet, Leroux et George Sand, Comte et Saint-Simon, Renan lui-même, et *tutti quanti...*) et conclut : « Sans le culte des morts issu du positivisme, le socialisme n'aurait peut-être pas eu d'inconscient, ce qui l'aurait du même coup rendu tout à fait muet. »
Comme Jean Madiran dès l'été 1981 (voir ITINÉRAIRES, numéro 255 : *Le Symbole du Panthéon*)*.* Philippe Muray découvre dans la cérémonie d'intronisation de François Mitterrand au Panthéon en juin, cette *catabase,* un aveu superbe, le signe parmi cent autres de la permanence de *l'homo dix-neuviemis* (*sic*)*,* le témoignage éclatant que l'Histoire, ce mythe qui régit la pensée « de gauche », prend commencement et fin en 1789, ou 1786.
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#### Une thèse déjà ancienne
La thèse n'est certes pas nouvelle qui consiste à dénoncer dans le XIX^e^ siècle, prolongement de 1789, la cause de tous nos maux. Déjà, sur ce monde « moderne », « *Veuillot a presque tout dit *»*,* écrit encore Jean Madiran, (voir ITINÉRAIRES, numéro 276), et l'on retrouve, stigmatisés par Muray, tous les travers qu'il avait dénoncés dans son siècle, du culte des grands hommes à celui de la médecine. Après Veuillot, Maurras, dont les œuvres les plus importantes sont une réflexion sur ce sujet : *L'Avenir de l'Intelligence, Mes Idées politiques,* etc.
Bien évidemment, étant donné l'ostracisme qui frappe le maître de l'Action française, Muray ne pouvait pas dire (ni peut-être même s'apercevoir) qu'il marchait sur ses traces. Il fallait qu'il présente sa thèse autrement, pour qu'elle puisse obtenir le visa des intellocrates, des petits dictateurs parisiens de la pensée et de l'édition. Voilà pourquoi il a créé le gadget *occultosocialiste.* Voilà pourquoi il n'oppose pas à Chateaubriand et Michelet, comme Maurras, Sainte-Beuve, mais, sans trop appuyer car son jeu de construction pourrait bien s'effondrer, Lautréamont, Freud et Sade, et aussi, avec plus de solidité, Joseph de Maistre, Baudelaire, Claudel.
De la même façon, la bibliographie jointe au livre lance sur de fausses pistes, par exemple des numéros de la revue communisante *Europe,* alors qu'elle comporte des lacunes incompréhensibles : sur l'absence de baptême de Victor Hugo, pourquoi ne pas citer la thèse de l'abbé Géraud Venzac qui a fait la démonstration du mensonge des Hugo père et fils, et de la complicité de Lamennais (peu scrupuleux, celui-ci accepta également de marier Auguste Comte qui rentrait *N.G.,* non guéri, de Charenton) ?
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Pourquoi ne pas dire que le cas du peu ragoûtant maniaque qu'était Michelet a déjà été analysé récemment par José Cabanis ? Comment ne pas citer les travaux d'Ariès sur l'évolution de la sensibilité vis-à-vis des morts vers 1786, même si Muray n'a pas sa complaisance pour la tendresse romantique envers les défunts ? Enfin est-il possible que Muray n'ait pas eu la curiosité de jeter un coup d'œil sur le livre de Léon Daudet dont il a dû envier le titre : *Le Stupide XIX^e^ Siècle ?* Certes Muray complète le titre : il décrit un *stupide et criminel XIX^e^ siècle.* Mais, à vrai dire, Daudet aussi, dont le livre a pour sous-titre : « Exposé des insanités meurtrières qui se sont abattues sur la France depuis cent trente ans (1789-1919) ».
Pas aussi nouvelle qu'on voudrait nous le faire croire, la thèse de Muray n'est pas non plus irréfutable. Elle fournit un point de vue, et non des moins fructueux, sur le XIX^e^ siècle, en l'envisageant comme le terrain d'affrontement de deux religions, la religion catholique et la religion du progrès, comme « l'assaut donné à l'une ou l'autre des religions-qui-se-nomment par la religion absolue, totale, sous masque laïc » (et le projet Savary de 1984 comme le projet Villemain de 1843 est une phase de cet assaut, pense Muray). Ainsi que l'écrivait ce bon quarante-huitard de Buchez, si admiré par les historiens ecclésiastiques aujourd'hui : « Le socialisme scientifique, cette *religion* sans dogmes ni prêtres, détruit la religion-superstition en la remplaçant, et avantageusement. »
Pourtant, à trop insister sur les tendances occultistes de la religion socialiste, Muray fournit des verges pour se faire battre : les rationalistes lui répliqueront, non sans quelques bonnes raisons, que l'idéologie du progrès s'est peu à peu décantée, débarrassée de ses miasmes religieux, que Renan désavouait les sottises de Michelet et Littré celles d'Auguste Comte -- ou qu'à l'inverse un certain nombre de catholiques, tel Villiers de l'Isle-Adam, ne furent pas exempts de faiblesses de ce côté.
63:289
#### Des tabous
Enfin, dernier point faible, l'ouvrage de Muray est très *daté,* très gauchi par un conformisme et quelques tabous. Le conformisme, c'est celui de l'importance accordée à la sexualité. Disciple du Dr Freud, Muray ne se rend-il pas compte qu'il risque de fournir à son tour de la matière pour un *XX^e^ siècle à travers les âges ?*
Les tabous, c'est d'abord celui de la démocratie, héritée de ce sacré XIX^e^ siècle. Muray qui fait son miel du Baudelaire des écrits intimes et de *Pauvre Belgique !* renâcle quand la démocratie en prend un coup ! « Le suffrage universel et les tables tournantes, c'est l'homme cherchant la *vérité* dans l'homme !!! » écrit par exemple Baudelaire. « Laissons le suffrage universel, il n'y aura jamais mieux bien sûr (*sic*) contre la police » corrige aussitôt Muray.
C'est ensuite celui du judaïsme, plus récent et peut-être fondé comme le socialoccultisme sur un culte des « morts unifiés », ceux de l'Holocauste, du Génocide (remarquons au passage que les catholiques du XIX^e^ siècle n'ont jamais revendiqué d'avoir toujours raison au nom du génocide de la Vendée ; même l'exil des régicides fut de courte durée). Muray en est à imaginer des liens entre les occultistes du XIX^e^ siècle et Rudolf Hess (ces liens justifieraient-ils le maintien de celui-ci dans la prison de Spandau ?), et à argumenter pendant une longue page pour disculper Claudel du crime de pétainisme. La chasse aux sorcières de droite n'est donc pas tout à fait fermée...
64:289
On le regrette d'autant plus que Muray se montre courageux face à d'autres dogmes et tabous contemporains. Il tire à vue sur tout ce qui évoque la Révolution de 1789 (il préfère ouvertement Louis XVI). Il reprend à son compte les sarcasmes de Claudel contre le dogme évolutionniste : « J'ai moi-même essayé un jour, racontait ce dernier, de proposer à mes enfants comme thème de devoirs de vacances une adresse de félicitations présentée par tous les animaux à Sœur Girafe le jour où, après de longs âges d'efforts fossiles, elle réussit à ajouter seize vertèbres à son épine dorsale. »
Il n'hésite pas à se mettre à dos les progressistes-chrétiens et l'épiscopat français, cette « aile gauche catholique commençant (au XIX^e^ siècle) à envisager le défroquage comme un signe de bienvenue aux temps modernes », ce Lamennais déclarant « que les évêques et les prêtres doivent revenir à un catholicisme authentique, plus pauvre, plus naturel, socialiste comme l'étaient, ainsi que chacun le sait, les premières communautés chrétiennes ; qu'ils doivent séparer leur cause de celle de la monarchie », etc. « On fabulera, ajoute Muray, sur l'idée que le Christ est le premier socialiste de l'Histoire » et « les catholiques modernes seront obligés de croire chrétiennement qu'il y aurait une modernité qui ne serait pas elle-même un désastre ».
Car Muray ne joue pas les équilibristes comme son ami Sollers ; il ne vante pas simultanément Bossuet et Vatican II, Jean-Paul II et Madame Veil. Mais, devant celle-ci, il cale. Pas un mot, pas un, dans ces sept cents pages qui abordent tous les fantasmes contemporains, sur la libéralisation de l'avortement, sur le massacre des fœtus dans la bonne conscience générale depuis dix ans.
65:289
#### L'éloge du Syllabus
Et pourtant l'exaltation du catholicisme est sans réserves. C'est la seule foi, proclame cet auteur apparemment agnostique, qui ait toujours arraché l'homme aux idoles. Comme Muray traite des idoles du XIX^e^ siècle et qu'il s'attarde un peu sur le grand adversaire qu'elles ont trouvé, Pie IX, il faut faire profiter la jeunesse des pages qu'il consacre à ce pape aujourd'hui méconnu. Citons :
« Le coup de sang général se situe aux alentours de 1864, quand Pie IX dénonce le modernisme dans son encyclique *Quanta Cura.* L'année qui suit la publication de la sainte *Vie de Jésus !* Hugo a 62 ans, Renan 41, Zola 24, Sand 60, Michelet 66, ils ont l'œil sur ce pape archaïque qui d'ailleurs va être bientôt puni en perdant sa souveraineté temporelle. (...) Le plus curieux peut-être c'est que c'est elle, l'Église catholique romaine, avec ses réactions brutales, énigmatiques, ses coups d'arrêt inefficaces, ses décrets « absurdes », qui interprète le mieux finalement l'époque. Qui la traite, l'avale. En fait un sous-ensemble. Elle seule. (...)
« Et maintenant venons-en tout de suite à la bombe principale.
« Le *Syllabus* dit des erreurs explose à peu près au mi-temps du siècle, le 8 décembre 1864. -- Extraordinaire catalogue de quatre-vingts propositions erronées portant à son comble l'arrogance d'une institution qui, aux yeux de tous, n'a plus que les armes du rejet pour cacher son impuissance.
« C'est une année sainte, 1864. (...)
« Le *Syllabus* à lui tout seul est déjà une description du XIX^e^ siècle en une succession d'attaques immodérées qui parurent indéfendables à tous les chrétiens de bonne volonté.
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Notre période s'y fait déchiffrer d'une façon si inhabituelle que les réactions ont été très sévères. Le grand public, même catholique, fut atterré. Particulièrement en France où les libéraux -- Mgr Dupanloup, Montalembert -- espéraient de la part de Rome un peu plus de souplesse doctrinale.
« La traduction du titre complet donne quelque chose d'assez fabuleux : "Recueil enfermant les principales erreurs de notre temps qui sont notées dans les allocutions consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques de Notre Très saint père le pape Pie IX" (*Syllabus complectens praecipuos nostrae aetatis errores,* etc). Voilà. Et il y en a des erreurs principales. Au moins quatre-vingts. Hérésies comme le panthéisme, le naturalisme, le rationalisme intégral ; problèmes de discipline, mariage des clercs, relations de l'Église avec l'État. Et ainsi de suite... On imagine les glas du siècle ! Le pape qui a commis ce vrai péché mortel de décrire le temps avec réalisme et tel qu'il le voyait, ce Pie IX qui a occupé le trône de saint Pierre de 1846 à 1878, a payé d'ailleurs cher son effronterie puisque le siècle ainsi analysé lui est revenu en pleine figure avec l'entrée des troupes italiennes dans sa ville par la symbolique « Porta Pia », le 20 décembre 1870. A vrai dire, il mérite un intérêt spécial puisque c'est de lui que viennent, outre le Syllabus, quelques énormités comme l'Immaculée Conception et l'infaillibilité pontificale.
« Dans la prophétie de Malachie, il est appelé *Crux de cruce.* Croix de la croix. Comme dans la formule doctrinale du Concile de Nicée sur le Fils engendré par le Père, Dieu de Dieu et de même substance que lui : *lumen de lumine,* lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu. Ou dans la deuxième formule du synode des Encaenies : unique de l'unique, parfait de parfait, roi de roi, seigneur de seigneur.
« Et en effet Pie IX a très continûment fait voyager la croix sur la croix. Son long pontificat a été consacré presque tout entier à résister contre le grignotage des États de l'Église. (...) En 1846, Rome s'est soulevée et le pape s'est enfui déguisé. Il a retrouvé son trône trois ans plus tard grâce à un corps expéditionnaire français envoyé par le prince Louis-Napoléon qui n'était encore que président de la République.
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Il faut voir les réactions en France à l'époque quand on a appris que des troupes allaient soutenir le pape ! L'indignation de Sand, Hugo ou Michelet devant cette ingérence française dans les affaires italiennes. Alors que tout semblait déjà réglé, la papauté liquidée, le Vatican classé monument historique et l'avenir italien de la science assuré... Entre parenthèses, c'est de cet épisode que datent les zouaves pontificaux : un bataillon de volontaires restés à Rome après la victoire.
« Le pouvoir temporel de Pie IX finit quand même avec l'entrée des troupes de Victor-Emmanuel dans Rome. Pour le clin d'œil à l'occulte et à saint Malachie (pourquoi pas de temps en temps un clin d'œil en direction du sérieux imperturbable magique ?), indiquons que l'étendard de la maison de Savoie, c'est-à-dire le drapeau de Victor-Emmanuel, était frappé d'une croix : *Crux de cruce.* La croix par elle-même. La croix descendant de la croix et y remontant. La croix retournant à sa source de croix. Rejoignant son origine. N'ayant donc plus besoin de cette médiation des possessions temporelles qui viennent de s'envoler. Jouissant désormais sans distance de ses propres faveurs. Ce qu'a fort bien compris Pie IX en faisant contre vents et marées proclamer sa propre infaillibilité, c'est-à-dire son droit exclusif à la propriété de sa propre origine croisée. Déclarant en somme que, s'étant croisé lui-même, il ne pouvait plus être contredit, comme chacun d'entre nous, par son inconscient.
« L'infaillibilité est de juillet 1870.
« L'Église du XIX^e^ avait commencé à se faire l'historienne des erreurs du XIX^e^ avant Pie IX. L'encyclique *Mirari vos* de Grégoire XVI date de 1832. Il y aura ensuite Pie X, le « nouveau Syllabus » et l'encyclique contre le modernisme. Grégoire XVI avait vu le premier la gaffe profonde et l'avait appelée *indifférentisme.* Ça consiste à se mettre dans la tête que chacun peut faire son salut de la manière qui lui plaît. Donc que tout se vaut et que toutes les voies sont bonnes. Que tous les chemins mènent non pas à Rome mais à la religion éternelle que nous sentons tous palpiter en nous, bien sûr, dans nos moments cosmiques...
68:289
« Doctrine absurde et erronée ou pour mieux dire cette illusion que chacun devait pouvoir jouir de la liberté de conscience... » Donc Grégoire XVI doute fort de la vérité de la parole de ses contemporains quand ils disent qu'ils ont des orgasmes avec leur liberté. Ce qui est déjà assez injurieux. C'est considéré comme du mépris, ce genre d'attitude généralement. Que Grégoire XVI soit par ailleurs celui qui, en 1839, a condamné violemment la traite des Noirs et l'idée qui commençait à se répandre de l'inégalité des races, n'atténuera sans doute guère l'irritation traditionnelle à son égard.
« Faire l'histoire d'une époque consiste à trouver sa représentation la plus chargée et efficace. Représenter consiste à faire venir devant soi, tirer à soi, réfléchir. Dans le condensé qu'est le *Syllabus* Pie IX fait venir à lui tout ce qui est en train de s'éloigner à une vitesse supersonique. Tout le XIX^e^ qui se croit débarrassé de lui. Ce qui a frappé les contemporains, c'est l'aspect presque totalement négatif, de bout en bout, du texte pontifical. Panthéisme, naturalisme, rationalisme, socialisme, communisme, nationalisme, autonomisme moral... « Le pape de Rome ne peut et ne doit se réconcilier, ni avec le progrès, ni avec le libéralisme, ni avec la civilisation moderne. » Le plus drôle est que tout cela a été écrit sur les conseils de l'évêque de Pérouse, Mgr Pecci, qui sous le nom de Léon XIII à partir de 1878 allait donner de grands espoirs aux chrétiens progressistes persuadés comme d'habitude que l'Église était en train de changer. Et en effet, avec les encycliques *Immortale Dei* (1885), *Libertas* (1888), *Rerum novarum* (1891), Léon XIII donnera l'impression d'une évolution. Mais comme par ailleurs il condamnera lui aussi le socialisme dans l'encyclique *Quod apostolici,* il deviendra comme Pie IX la bête noire de tout le monde et Zola fourbira contre lui son *Rome* fulminant.
« (...) Tout de même, si on la regarde, cette Église, sans trop d'antipathie originaire, si on arrive à oublier sa propre famille de libres penseurs et l'éducation qu'on a reçue, si on s'en émancipe un tout petit peu, on a un choc : on voit qu'elle a transformé toute l'époque en archives, en documents vivants, en dépôt de mœurs et de discours. (...)
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En devenant apparemment folle, en accumulant les décrets les plus irrationnels possibles, en ayant tous les signes de la folie, elle oblige les contemporains à parler au plus profond de cette charlatanerie dont elle n'a, elle, que les apparences. Si l'Église avait marchandé avec le progrès social et la science, si elle s'était assouplie comme tous les croyants de bonne volonté le souhaitaient, elle aurait laissé l'occultisme du progressisme et le progressisme de l'occulte continuer au chaud en son propre sein à croître et embellir sans se montrer. Sauf par symptômes. Elle a préféré lâcher tout ça. Que ce soit vu. Que la genèse de tout ça soit perceptible. Et tant pis pour le chagrin des braves chrétiens désemparés.
« La phobie continue évidemment, il faudrait multiplier les exemples pour démontrer que notre époque ne fait qu'un avec le XIX^e^. Qu'elle en est le double tremblé, plus frénétique, plus déchaîné, avec des stratégies plus rusées. Ou alors plus évanescent, encore plus mièvre, affaibli, décomposé. »
#### La preuve par Poirot-Delpech
Ces pages de Philippe Muray et quelques autres sur le même thème, qui pourront heurter parfois des catholiques à cause de la vulgarité ou de la désinvolture du style et des images, sont franchement insupportables à l'antichristianisme banal qui imprègne aujourd'hui les média.
On peut en faire la preuve par Bertrand Poirot-Delpech, le critique littéraire du *Monde.* N'ayant pas cru pouvoir bouder le gros livre de Muray, tant attendu par l'intelligentsia, il fait semblant de n'avoir rien compris pour ne pas souscrire à l'éloge du catholicisme. Voici comment il résume le livre dans un amalgame qui en trahit le sens :
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« Il s'agit de surprendre le druide chez Hugo, le défroqué chez Renan, le brahmane chez Michelet, et de dépister en quoi (*sic*) ils vendent la mèche des utopistes en actes (*sic*), fourriéristes (*sic*), saint-simoniens et autres théosophes, sans oublier l'Église catholique, au mieux de sa forme imaginative avec les dogmes de l'Immaculée-Conception, de l'Assomption (*sic*, au XIX^e^ siècle !), de l'infaillibilité papale. »
Or Muray se contente de montrer dans le dogme de l'Immaculée-Conception (1854) et dans le culte du Sacré-Cœur une manière pour l'Église romaine de refuser l'exaltation du corps ici-bas en lui opposant le corps de gloire du Christ et de la Vierge Marie. Muray ne va pas au-delà, et encore une fois sa façon d'en parler est irrespectueuse, mais il approuve l'Église de s'être opposée au monde. Cela, Poirot-Delpech ne peut le supporter. Aussi truque-t-il son compte rendu.
« En réalité, dit fort bien le livre de Muray, la question est la suivante : qui, à partir du XIX^e^ siècle, pourra jamais pardonner la formule de saint Thomas *la république des hommes sous Dieu,* alors que la vérité pour tous est : *la monarchie de l'Humanité sur terre ? *»
#### Entre l'apologie et l'hérésie
Le plus émouvant, c'est que Philippe Muray ne réhabilite pas seulement l'enseignement de saint Thomas et celui des papes du XIX^e^ siècle auprès de ses amis. Il loue les Jésuites, Balthazar Gracian, l'art rococo (opposé au néogothique). Il admire l'histoire de l'Église, la « parenthèse catholique » dans l'histoire des hommes, grâce à laquelle « les cultes à mystères et les initiations subversives ou les subversions initiatiques » avaient été « contraintes pendant des siècles à se recroqueviller ».
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Tout ce dont l'Église conciliaire ne veut plus, lui, il en redemande. La doctrine du péché originel. La condamnation du protestantisme. Les sacrements. La grâce, « don libre de Dieu et non dû ainsi que tout le monde l'imagine ». Et particulièrement celle du baptême (mais la demande-t-il pour lui-même ?), qu'un clergé postconciliaire craint de transmettre aux petits enfants, comme de donner l'extrême-onction aux vieillards, parce qu'il sent bien la résistance de la Bête, de la religion (« dix-neuvièmiste », « humaniste ») dominante. « On sait ce qui choque le plus la raison, dans cette affaire de baptême : c'est qu'il s'agit d'un sacrement administré alors que vous ne pouvez pas le refuser. Comme si on vous disait qu'au fond ça ne vous regarde pas. Humiliation, révolte, colère. On n'a pas le droit de violer les âmes ! De mépriser notre libre arbitre ! Baptême peut-être, si on y tient, mais pas avant l'âge de raison. Alors que le baptême était là pour dire qu'il valait mieux prendre les devants. Que l'âge de raison n'était jamais qu'une hypothèse. Qu'il y avait tant d'enfants qui restaient pour toujours des enfants... »
Lui chercherons-nous encore querelle après cela ? Peut-être, dans la mesure où il est infidèle à ses propres leçons. « Le péché originel, explique-t-il, a rendu l'homme susceptible de faire défection à chaque instant. De manquer, de s'effacer. Ce ne sont pas le monde ni les vivants, ni la nature, ni la matière dont les Pères de l'Église disent le plus grand mal, c'est la corruption dans l'homme, la nature ou la matière. Distinction subtile balayée par la Réforme et le jansénisme qui basculent, eux, dans le pessimisme. Qui héritent de Mani ou de Pélage, c'est-à-dire de l'impossibilité de discerner la moindre bonté dans les phénomènes. »
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Muray lui-même échappe-t-il à cette hérésie, dans son horreur de la vie qui le rapproche de Baudelaire ? Certes il a raison de repousser le culte de la fécondité de Zola ou Maupassant, qui est un culte de la Nature innocente. Mais de son livre émane plus que ce rejet une sorte de refus de la Création et de la procréation, acte voué à l'échec.
Encore un trait, avec le freudisme, par lequel il n'échappe pas tout à fait à ce XIX^e^ siècle qu'il malmène si joyeusement de la page 1 à la page 698.
Armand Mathieu.
73:289
### MASQUES
par Bernard Bouts
PUF ! mais c'est effrayant ! j'ai pris le postérieur de l'énorme femme pour sa tête. Elle était baissée et sa robe, imprimée de masques d'acteurs et actrices connus provoqua mon erreur ; elle me présentait la face de Miss Europa. Le plus fort est que je lui adressai la parole, et c'est alors qu'elle se redressa. J'étais stupéfait. Voilà le monde tel qu'il est, un théâtre.
Au théâtre un tel effet serait tout à fait à sa place. Les Japonais en usent avec art et le public est ravi car cela donne à rêver. Rêver et rire, c'est le fait de l'homme. Et jouer la comédie. Mais alors, dans un monde sans religion, qui s'ennuie et qui craint tout sauf Dieu, le masque quitte la scène pour envahir la rue et plus les spectacles, théâtres, cinémas, télévisions pénètrent dans la vie du peuple, plus s'étend le mimétisme et tout devient masque, au détriment de l'authenticité.
74:289
Le monde qui entourait autrefois l'artisan, le marchand, le cultivateur, était petit et accessible sans effort. Ses rapports avec, d'une part, ce qu'il travaillait et d'autre part l'acquéreur, étaient directs et naturels et les grands spectacles tels que le cirque chez les Romains ne troublaient que relativement peu la vie journalière du petit peuple. Mais aujourd'hui, tout jeune étudiant que je rencontre dans la rue, l'air à la fois hagard et fermé, cherche, inconsciemment peut-être, à ressembler à un gladiateur ou aux assassins qu'il voit sur l'écran, et toute petite jeune-fille se donne des airs de starlette et de vamp, alors qu'elle aurait de naissance l'esprit d'une modeste bourgeoise dans un corps de saucisson.
Les artistes ? Ils se croient une réincarnation de Michel-Ange, Van Gogh ou surtout Picasso. En somme c'est le supermarché, la vitrine, la façade, mais le fond manque. Mon entourage me reproche d'être pessimiste et de ne parler que de démolition, mais de quoi peut-on parler dans une ruine si ce n'est des temps anciens où la ruine était neuve ? Mon caractère serait au contraire plutôt gai et je vais de l'avant, mais, est-ce une tristesse de constater que la grosse femme avait Miss Europa sur le derrière ? D'autres portent des effigies du Christ Rédempteur en souvenir de leur pèlerinage au Corcovado, avec les chemisettes, les assiettes, les sonnettes, « au Corcovado j'ai pensé à vous », tout comme à Lourdes ou à Fatima.
Je ne suis pas le seul à me plaindre de ces religieux commerces et ce ne serait rien si je n'y voyais un débordement du masque sur le trottoir. Comment voudrait-on que je m'adapte aux conditions de la vie actuelle, masquée, truquée, coupée de son passé ? Encore une fois je ne suis pas seul de mon espèce ; si j'en juge par la quantité de fabriques d'antiquités, en peinture, en sculpture, en meubles, en céramiques ? et les acquéreurs de ces « nouveautés » ne sont-ils pas des inadaptés au temps présent ?
75:289
Alors j'ai repris en main les anciennes disciplines et j'en fais ce que je peux, selon mes rêves et mes inspirations, sans besoin de porter le portrait d'un chansonnier sur ma chemise ou sur mon caleçon. Tout cela a déjà été dit par mille penseurs, en prose et en poésie. Mais où sont-ils ? où sont les bons sages du temps jadis, philosophes en chaussons, modestes plumitifs, grands dogmatiseurs et petits sages ? Nous n'avons que l'embarras du choix mais nous les ignorons. Peut-être le doute et l'inquiétude que je vois dans le regard de beaucoup de mes côtoyeurs et visiteurs vient-il en partie de là, l'ignorance. C'est elle aussi qui leur fait dire à tout propos « exactement » lorsqu'il n'y a aucune exactitude ; ou bien « il n'y a pas de problème » lorsqu'on en est bourré ; ou bien « j'ai un problème » lorsqu'il n'y en a pas ; ou « conscientiser » au lieu de « prendre conscience », qui a un sens différent. Cela fait sauvagement partie du masque, dans le tam-tam du monde, de la rue, des affaires, et jusque dans les « sondages », tant à la mode mais dont on sait qu'ils sont toujours servis en sauce.
Les arbres poussent lentement mais ils sont arbres. Les pierres s'effritent peu à peu mais elles restent pierres et il est vrai que le vieux portail rouillé continue malgré tout d'être portail. Ils sont ce qu'ils sont, mais nous, acteurs d'un drame, que devenons-nous ? Que sommes-nous hors du rôle que la comédie humaine nous contraint à jouer et que nous-mêmes aggravons d'un masque, dans le désir de paraître ce que nous ne sommes pas ? Faites dix pas dans le hall d'un grand hôtel ou visitez dix galeries d'art et vous aurez toujours l'impression d'un défilé de mannequins, par le costume et par l'expression des visages.
\*\*\*
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On me répondra qu'il en a toujours été ainsi. Qu'en savez-vous ? Était-ce si général ? Il est vrai que vous avez des témoignages de poids. Par exemple M. de La Fontaine : « N'attendez rien de bon du peuple imitateur ; Qu'il soit singe ou qu'il fasse un livre, la pire espèce c'est l'auteur », et les Indiens de l'Amazonie et toutes les peuplades en guerre, ou en transe, ou en fête, cherchent à dissimuler leur frousse ou leur faiblesse sous des apparences terribles. C'est vrai et justement je voudrais que l'un des signes de la civilisation soit la vérité dans la simplicité. Je regrette autant les perruques de Louis XIV que la barbe postiche des pharaons. Et cependant ces gens-là, Louis ou Ramsès, ont fait quelque chose et pas seulement les pyramides ou le château de Versailles, qui sont encore un masque, mais une pensée et un ordre.
Aujourd'hui, ce que nous faisons est immédiatement démoli par les fats et les envieux. C'est déconcertant. J'ai vu le jardin potager qu'un homme intelligent avait planté à Santo Amaro do Catu, à Itaparica, Bahia. Mais je ne l'ai pas vu longtemps parce que les voisins, qui ne plantaient rien, lui arrachèrent durant la nuit tous ses choux et ses carottes, par pure méchanceté. Si un Chef d'État fait un pas dans un sens, l'opposition en fait deux en sens contrariant et finalement on ne sait plus qui est qui ? Où est donc mon fromage ? Je croyais avoir acheté un fromage mais c'est de la caséine salée. Où est mon dernier tableau ? Ai-je fait un tableau depuis le dernier ? Il est vendu et en échange on m'a donné des billets sans valeur. Plus de tableau, pas d'argent. Vais-je moi aussi me composer un masque de peintre et, monté sur des cothurnes, hurler, haletant : à moi ! à moi !
Bernard Bouts.
77:289
## Un inédit du P. Emmanuel
Voici un grand texte du P. Emmanuel, le curé du Mesnil-Saint-Loup : il fut écrit il y a tout juste cent ans, aux années 1883-1885. Il est inédit en ce sens qu'il parut seulement en articles successifs dans le bulletin paroissial du Mesnil, et qu'il n'a jamais été imprimé depuis lors ni recueilli en volume.
Il s'agit d'une vaste étude en trois sections :
1*. -- La sainte Église catholique.*
2*. -- L'Église et le monde.*
3\. -- *Le drame de la fin des temps.*
Mgr Marcel Lefebvre vient d'écrire pour cette vaste étude une préface en vue de la publication en volume chez DMM. De cette préface que l'on va lire intégralement ci-après, soulignons et retenons notamment le passage où Mgr Lefebvre déclare que ces pages du P. Emmanuel « sont enthousiasmantes, on y sent le souffle de l'Esprit Saint » ; il ajoute : « certaines d'entre elles sont même prophétiques, lorsque le P. Emmanuel décrit la passion de l'Église » : pages écrites l'année même de « la rédaction par le pape Léon XIII de son exorcisme par l'intercession de saint Michel, qui annonce l'iniquité sur le siège de Pierre ».
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Ces pages prophétiques sont surtout celles de la troisième section. C'est par celle-ci que nous commençons notre publication, qui se poursuivra dans nos numéros successifs. En voici la table des matières :
I. -- Un mot au lecteur. -- II. -- Les signes avant-coureurs. -- III. -- L'homme de péché. -- IV. -- L'empire de l'Antéchrist, vision du prophète Daniel. -- V. -- Les prédicateurs de l'Antéchrist, vision de saint Jean. -- VI. -- L'Église durant la tourmente. -- VII. -- Hénoch et Élie. -- VIII. -- La crise finale. -- IX. -- La conversion des Juifs. -- X. -- L'avènement du souverain Juge. -- XI. -- Conclusion.
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### Préface de Mgr Lefebvre
*LES pages qui suivent, écrites par le R. Père Emmanuel, Prieur du Monastère de Mesnil-Saint-Loup,* *ont cent ans. Il les a rédigées en 1884-1885, et elles sont publiées en 1985.*
*Le Révérend Père Emmanuel est un théologien, mais sa doctrine est toute orientée vers la vie spirituelle. Son âme brûle du désir de communiquer la vérité aux âmes, de les porter à la louange de Dieu, de les sanctifier à la manière de saint Benoît, qui voulait faire de ses moines de bons chrétiens, c'est-à-dire des disciples de Jésus-Christ.*
*La lecture de ces pages sur l'Église est enthousiasmante, on y sent le souffle de l'Esprit Saint. Certaines d'entre elles sont même prophétiques, lorsqu'il décrit la Passion de l'Église. Cette année 1884 est aussi l'année de la rédaction par Léon XIII de son exorcisme par l'intercession de saint Michel Archange, qui annonce l'iniquité sur le siège de Pierre.*
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*Quelques années auparavant le pape Pie IX faisait publier les Actes de la secte maçonnique de la Haute Vente, qui sont de véritables prophéties diaboliques pour notre temps.*
*Le Révérend Père donne des précisions surprenantes sur l'indifférentisme religieux, qui correspond exactement à l'hérésie œcuménique de nos jours. Qu'aurait-il dit et écrit s'il avait vécu à notre époque ! Il nous encourage par ses écrits à demeurer fermes dans la foi de l'Église catholique et à refuser les compromis qui ruinent sa liturgie, sa doctrine et sa morale. L'exemple de son apostolat liturgique dans la paroisse de Notre-Dame de la Sainte-Espérance de Mesnil-Saint-Loup demeure un témoignage de son zèle et de sa sainteté.*
*Puissent ces pages avoir une large diffusion par l'intercession de Notre-Dame de la Sainte-Espérance. Qu'Elle daigne bénir les lecteurs et les éditeurs.*
Marcel Lefebvre.
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### Le drame de la fin des temps
par le P. Emmanuel
Premier article (mars 1885)
#### Un mot au lecteur
**I. -- **Nous avons considéré l'Église dans le passé et dans le présent ; il nous reste à la contempler dans l'avenir.
Dieu a voulu que les destinées de l'Église de son Fils unique fussent tracées d'avance dans les Écritures, comme l'avaient été celles de son Fils lui-même ; c'est là que nous irons chercher les documents de notre travail.
82:289
L'Église, devant être en tout semblable à Notre-Seigneur, subira, avant la fin du monde, une épreuve suprême qui sera une vraie *Passion.* Ce sont les détails de cette Passion, en laquelle l'Église fera voir toute l'immensité de son amour pour son divin Époux, qui se trouvent consignés dans les écrits inspirés de l'Ancien Testament et du Nouveau. Nous les ferons passer sous les yeux de nos lecteurs.
Nous n'avons l'intention d'épouvanter personne, en traitant un semblable sujet. Nous dirons plus : il nous semble renfermer, à côté de grands enseignements, de grandes consolations.
**II. -- **C'est assurément un triste spectacle que de voir l'humanité, séduite et affolée par l'esprit du mal, tenter d'étouffer et d'anéantir l'Église sa mère et sa tutrice divine. Mais de ce spectacle sort une lumière qui nous fait apparaître l'histoire tout entière sous son vrai jour.
L'homme s'agite sur la terre ; mais il est mené par des puissances qui ne sont pas de la terre. A la surface de l'histoire, l'œil saisit des bouleversements d'empires, des civilisations qui se font et qui se défont. En dessous, la foi nous fait suivre le grand antagonisme entre Satan et Notre-Seigneur ; elle nous fait assister aux ruses et aux violences de l'Esprit immonde, pour rentrer dans la maison de laquelle l'a expulsé Jésus-Christ. A la fin, il y rentrera, et il voudra éliminer Notre-Seigneur. Alors les voiles seront déchirés, le surnaturel éclatera partout ; il n'y aura plus de politique proprement dite ; un drame exclusivement religieux se développera et enveloppera l'univers entier.
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On peut se demander pourquoi les péripéties de ce drame sont décrites si minutieusement par les écrivains sacrés, alors qu'il n'occupera que peu d'années ? C'est qu'il sera la conclusion de toute l'histoire de l'Église et du genre humain ; c'est qu'il fera ressortir, avec un éclat suprême, le caractère divin de l'Église.
Toutes ces prophéties ont d'ailleurs pour but incontestable de fortifier l'âme des croyants dans les jours de la grande épreuve. Toutes les secousses, toutes les épouvantes, toutes les séductions qui viendront les assaillir, ayant été si exactement prédites, formeront autant d'arguments en faveur de la foi combattue et proscrite. Elle s'affermira en eux, précisément par ce qui devrait la détruire.
Mais nous avons nous-mêmes de grands fruits à retirer de la considération de ces événements étranges et redoutables. Après en avoir parlé, Notre-Seigneur dit à ses disciples : *Veillez donc et priez, pour que vous soyez trouvés dignes de fuir ces choses qui surviendront dans l'avenir, et de vous tenir debout en présence du Fils de l'homme.* (*Luc, *XXI, 36.)
Ainsi donc, l'annonce de ces événements est un solennel avertissement donné au monde : *Veillez et priez, pour ne pas entrer en tentation.* (*Matt., *XXVI, 41.)
Vous ne savez pas quand ces choses arriveront : veillez et priez, pour ne pas être surpris.
Vous savez que dès maintenant la séduction agit sur les âmes, que le mystère d'iniquité fait son œuvre, que la foi est réputée un opprobre (*s. Grég.*) ; veillez et priez, pour conserver la foi.
Voici l'heure de la nuit, l'heure de la puissance des ténèbres : veillez afin que votre lampe ne s'éteigne pas, priez afin que l'engourdissement et le sommeil ne vous gagnent pas.
Mais plutôt levez vos têtes vers le ciel ; car l'heure de la rédemption approche, car les premières lueurs de l'aube blanchissent déjà la nuit. (*Luc,* XXI, 28.)
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**III. -- **Après avoir parlé des enseignements, disons un mot des consolations.
Jamais on n'aura vu le mal plus déchaîné ; et en même temps plus contenu dans la main de Dieu.
L'Église, comme Notre-Seigneur, sera livrée sans défense aux bourreaux qui la crucifieront dans tous ses membres ; mais il ne sera pas permis de lui briser les os, qui sont les élus, pas plus qu'à l'agneau pascal étendu sur la croix.
L'épreuve sera limitée, abrégée à cause des élus ; et les élus seront sauvés ; et les élus, ce seront tous les vrais humbles.
Enfin l'épreuve se terminera par un triomphe inouï de l'Église, comparable à une résurrection.
Dans ces temps-là, et même parmi les préludes de la crise suprême, elle verra se convertir les restes des nations. Mais sa plus vive consolation sera le retour des juifs.
Les juifs se convertiront, soit avant soit durant le triomphe de l'Église ; et saint Paul, qui annonce ce grand événement, ne se tient pas de joie en en contemplant les suites.
On le voit, la parole des Psaumes peut s'appliquer ici à l'Église : *Suivant la multitude des afflictions qui ont rempli mon cœur, vos consolations, Seigneur, ont réjoui mon âme.*
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Deuxième article (avril 1885)
#### Les signes avant-coureurs
**I. -- **La question de la fin du monde a été agitée dès l'origine de l'Église. Saint Paul avait donné sur ce sujet de précieux enseignements aux chrétiens de Thessalonique ; et comme, malgré ses instructions orales, les esprits ne laissaient pas d'être inquiétés par des prédictions et des rumeurs sans fondement, il leur adresse une lettre très grave pour calmer ces inquiétudes.
« Nous vous en prions avec instance, leur dit-il, mes frères, ne vous laissez pas ébranler dans vos résolutions, ni effrayer légèrement, soit par quelque vision, soit par quelque bruit, soit par une lettre qu'on supposerait venir de nous, comme si le jour du Seigneur était proche. »
« Que personne ne vous trompe en aucune façon ! Car il faut auparavant que vienne l'apostasie, et que se révèle l'homme de péché, le fils de perdition... »
« Ne vous rappelez-vous pas que, tandis que j'étais auprès de vous, je vous disais ces choses ? »
« Et maintenant vous savez ce qui empêche qu'il ne se révèle. Car le mystère d'iniquité fait déjà son œuvre. Que celui qui tient tienne bon, en attendant qu'il soit mis de côté. » (*II Thes.,* II, 1, 6.)
Ainsi la fin du monde n'arrivera pas sans que se révèle un homme effroyablement méchant et impie, que saint Paul qualifie en l'appelant l'homme de péché, le fils de perdition. Et celui-ci à son tour ne se manifestera qu'après une apostasie générale, et après la disparition d'un obstacle providentiel sur lequel l'Apôtre avait renseigné de vive voix ses fidèles.
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**II. -- **De quelle apostasie saint Paul veut-il parler ? Il ne s'agit pas d'une défection partielle ; car il dit d'une manière absolue, l'apostasie. On ne peut l'entendre, hélas ! que de l'apostasie en masse des sociétés chrétiennes, qui socialement et civilement renieront leur baptême ; de la défection de ces nations que Jésus-Christ, suivant l'énergique expression de saint Paul, a rendues *Con-corporelles* à son Église. (*Eph.,* III, 6.) Seule, cette apostasie rendra possible la manifestation, et la domination de l'ennemi personnel de Jésus-Christ, en un mot de l'Antéchrist.
Notre-Seigneur a dit : Pensez-vous que le Fils de l'homme, à sa venue, trouvera la foi sur la terre ? (*Luc, *XVIII, 8.) Le divin Maître voyait la foi décliner, dans le monde vieillissant. Ce n'est pas que les vents du siècle puissent faire vaciller cet inextinguible flambeau, mais les sociétés, enivrées du bien-être matériel, le repoussent comme importun.
Tournant le dos à la foi, le monde s'en va dans les ténèbres, et il devient le jouet des illusions du mensonge. Il prend pour des lumières de trompeurs météores. Il irait jusqu'à prendre pour les premiers feux du jour les rougeurs de l'incendie.
Reniant Jésus-Christ, il faut qu'il tombe bon gré mal gré dans les griffes de Satan si bien nommé le prince des ténèbres. Il ne peut rester neutre ; il ne peut se créer une indépendance. Son apostasie le met directement sous la puissance du diable et de ses suppôts.
Le docte Estius, étudiant le texte de l'Apôtre, dit que cette apostasie a commencé en Luther et en Calvin. C'est le point de départ. Depuis elle a fait un chemin effrayant. Aujourd'hui elle tend à se consommer. Elle s'appelle la Révolution, qui est l'insurrection de l'homme contre Dieu et son Christ. Elle a pour formule le laïcisme, qui est l'élimination de Dieu et de son Christ.
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C'est ainsi que nous voyons les sociétés secrètes, investies de la puissance publique, s'acharner à déchristianiser la France, en lui enlevant un à un tous les éléments surnaturels dont quinze siècles de foi l'avaient imprégnée. Ces sectaires n'ont qu'un but : sceller l'apostasie définitive, et préparer les voies à l'homme de péché.
Il appartient aux chrétiens de réagir, de toutes les énergies dont ils disposent, contre cette œuvre abominable ; et pour cela de faire rentrer Jésus-Christ dans la vie privée et publique, dans les mœurs et dans les lois, dans l'éducation et dans l'instruction. Il y a longtemps, hélas ! qu'en tout cela Notre-Seigneur n'est plus ce qu'il devrait être, à savoir *tout.* Il y a longtemps que règne une demi-apostasie. Comment par exemple, depuis que l'instruction est paganisée, aurions-nous pu former autre chose que des demi-chrétiens ?
En travaillant dans le sens directement opposé à la Franc-Maçonnerie, les chrétiens retarderont l'avènement de l'homme de péché ; ils ménageront à l'Église la paix et l'indépendance dont elle a besoin, pour saisir et convertir le monde qui s'ouvre devant elle.
Toute la lutte de l'heure présente est donc concentrée là : laisserons-nous, oui ou non, nous baptisés, se consommer l'apostasie qui amènera à bref délai l'Antéchrist ?
**III. -- **L'Apôtre parle, en termes pour nous énigmatiques, d'un obstacle qui s'oppose à l'apparition de l'homme de péché « Que celui qui tient, dit-il, tienne bon, jusqu'à ce qu'il soit mis de côté. »
Par ce *tenant,* les plus anciens Pères grecs et latins entendent presque unanimement l'empire romain. Conséquemment ils expliquent ainsi saint Paul : Tant que subsistera l'empire romain, l'Antéchrist ne paraîtra pas.
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Des interprètes plus récents répugnent à cette glose ; ils n'admettent pas que le sort de l'Église semble lié à celui d'un empire ; mais ils cherchent vainement une autre explication qui soit satisfaisante.
Nous avouons ingénument que la pensée des anciens interprètes ne nous paraît pas si méprisable, pourvu que nous l'entendions avec une certaine ampleur.
Remarquons que saint Paul, en annonçant aux fidèles une apostasie alors que la conversion du monde était à peine ébauchée, avait dû leur donner une vue de tout l'avenir de l'Église. Il leur avait fait connaître que les nations se convertiraient, qu'il se formerait des sociétés chrétiennes, puis que ces sociétés perdraient la foi. Il leur avait montré sans aucun doute l'empire romain transformé, un pouvoir chrétien surgissant à la place d'un pouvoir païen, l'autorité des Césars passant à des mains baptisées qui s'en serviraient pour étendre le royaume de Jésus-Christ. Et il avait pu dès lors ajouter : Tant que durera cet état de choses, soyez tranquilles, l'Antéchrist ne paraîtra pas.
Le sens de l'Apôtre, entendu largement, serait donc celui-ci : Tant que la domination du monde restera entre les mains baptisées de la race latine, l'ennemi de Jésus-Christ ne se montrera pas.
Remarquons, comme corollaire de cette interprétation, que les francs-maçons s'opposent avant tout et par-dessus tout à la restauration du pouvoir chrétien. Qu'un prince s'annonce comme chrétien, tous les moyens sont mis en œuvre pour se débarrasser de lui. C'est ce qu'il ne faut à aucun prix ([^34]).
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Donc le pouvoir politique chrétien est ce qui empêcherait la secte d'arriver à son but.
D'un autre côté, les races latines sont vouées à exercer dans le monde une influence catholique, ou bien à abdiquer. Leur mission est de servir à la diffusion de l'Évangile ; et leur existence politique est liée à cette mission. Du jour où elles y renonceraient par l'apostasie complète, elles seraient annihilées ; et l'Antéchrist, surgissant probablement en Orient, les foulerait facilement aux pieds ([^35]).
Ici encore il incombe aux chrétiens d'agir sur l'esprit public, de faire reprendre aux gouvernements les traditions chrétiennes, en dehors desquelles il n'y a que décadence pour les nations européennes et spécialement pour notre pauvre patrie.
Troisième article (mai 1885)
#### L'homme de péché
**I. -- **Il est dans les choses possibles, bien que l'apostasie soit fort avancée, que les chrétiens, par un effort généreux, fassent reculer les meneurs de la déchristianisation à outrance, -- et procurent ainsi à l'Église des jours de consolation et de paix avant la grande épreuve. Ce résultat, nous l'espérons, non pas des hommes, mais de Dieu, non tant des efforts que des prières.
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Dans cet ordre d'idées, quelques pieux auteurs attendent, après la crise présente, un triomphe de l'Église, quelque chose comme un jour des Rameaux, dans lequel cette Mère serait saluée par les longs cris d'amour des fils de Jacob, réunis aux nations dans l'unité d'une même foi. Nous nous associons volontiers à ces espérances, qui visent un fait formellement annoncé par les prophètes, et dont nous reparlerons en son lieu.
Quoi qu'il en soit, ce triomphe, si Dieu nous l'accorde, ne sera pas de longue durée. Les ennemis de l'Église, un moment étourdis, reprendront leur œuvre satanique avec un redoublement de haine. On peut se représenter l'état de l'Église alors, comme tout semblable à l'état de Notre-Seigneur durant les jours qui ont précédé sa Passion.
Le monde sera profondément agité, comme l'était le peuple juif rassemblé pour les fêtes pascales. Il y aura des rumeurs immenses, chacun parlant de l'Église, les uns pour dire *elle est divine,* les autres *elle ne l'est pas.* Elle sera en butte aux attaques les plus insidieuses de la libre-pensée ; mais jamais elle n'aura mieux réduit au silence ses contradicteurs, en pulvérisant leurs sophismes.
Bref, le monde sera mis en face de la vérité ; il sera frappé en plein visage par le rayonnement divin de l'Église mais il détournera la tête, et dira : Je n'en veux pas !
Ce mépris de la vérité, cet abus des grâces amèneront la révélation de l'homme de péché. L'humanité aura voulu ce maître immonde : elle l'aura. Et par lui se produira une séduction d'iniquité, une efficace d'erreur (c'est ainsi que Bossuet traduit saint Paul) qui punira les hommes d'avoir rejeté et haï la Vérité.
En parlant ainsi, nous ne faisons pas d'imagination, nous suivons l'Apôtre. D'après lui, en effet, toute séduction d'iniquité agira « sur ceux qui périssent, comme n'ayant pas reçu l'amour de la Vérité qui les eût sauvés. C'est pour cette raison que Dieu leur enverra une efficace d'erreur, afin qu'ils croient au mensonge ; et ainsi seront jugés ceux qui n'auront pas cru à la vérité, mais qui auront consenti à l'iniquité ». (*II Thes.,* II, 11, 12.)
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**II. -- **Quand l'homme de péché paraîtra, ce sera donc, comme dit saint Paul, *en son temps ;* c'est-à-dire à un moment où le corps des méchants, endurci contre les traits de la grâce, rendu compact et intraitable par l'obstination de sa malice, réclamera cette tête.
Elle surgira, et Satan fera éclater en elle toute l'étendue de sa haine contre Dieu et les hommes.
L'homme de péché, l'Antéchrist, sera un homme, un simple voyageur vers l'éternité. Quelques auteurs ont soupçonné en lui une incarnation du démon ; cette imagination est sans fondement. Le diable n'a pas la puissance de prendre et de s'unir la nature humaine, de singer l'adorable mystère de l'Incarnation du Verbe.
Les Pères pensent unanimement qu'il sera juif d'origine. Ils ajoutent même qu'il sera de la tribu de Dan, se fondant sur ce que cette tribu n'est pas nommée dans l'Apocalypse comme fournissant des élus au Seigneur. Saint Augustin fait écho à cette tradition, dans son livre des Questions sur Josué. Elle est rendue fort vraisemblable par ce fait que la franc-maçonnerie est d'origine juive, que les juifs en tiennent les fils dans le monde entier ; ce qui donne à croire que le chef de l'empire antichrétien sera un juif. Les juifs, d'ailleurs qui ne veulent pas reconnaître Jésus-Christ, attendent toujours leur Messie. Notre-Seigneur leur disait : *Je suis venu au nom de mon Père et vous ne me recevez pas : si un autre vient en son nom propre, vous le recevrez.* (*Joan.,* V, 43.) Par cet *autre,* les Pères entendent communément l'Antéchrist.
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Quoique l'Antéchrist soit nommé l'homme de péché, le fils de perdition, il ne faut pas croire qu'il sera voué au mal, comme fatalement et irrémissiblement. Il recevra des grâces, il connaîtra la vérité, il aura un ange gardien. Il sera mis en voie de parvenir au salut, il ne se perdra que par sa faute. Toutefois saint Jean Damascène n'hésite pas à dire qu'il sera, dès sa naissance impure, tout imprégné des souffles de Satan. Et il est à croire que, dès l'âge de raison, il entrera en rapports si constants et si étroits avec l'esprit des ténèbres, il se portera au mal avec une telle opiniâtreté, qu'il ne laissera pénétrer dans son âme aucune lumière surnaturelle, aucune grâce d'en haut. Il restera immuablement rebelle à tout bien.
C'est ce qui lui vaudra le nom d'homme de péché. Il poussera le péché à son comble, en ne faisant de toute sa vie qu'un long acte de révolte contre Dieu ; par cette constante application au mal, il atteindra un raffinement d'impiété auquel aucun homme n'est jamais parvenu.
La qualification de fils de perdition, qui lui est commune avec Judas, veut dire que sa perte éternelle est prévue de Dieu, voulue de Dieu, en punition de son épouvantable malice, à ce point qu'elle est inscrite dans les Écritures et comme enregistrée d'avance. Il est probable -- et c'est la pensée de saint Grégoire -- que le monstre connaîtra, à une lumière sortie des gouffres de l'enfer, le sort qui l'attend, qu'il renoncera à toute espérance pour haïr Dieu plus à son aise, qu'il se fixera dès cette vie dans l'irrémédiable obstination des damnés. Et il réalisera ainsi le nom terrible de fils de perdition.
Il sera de la sorte vraiment l'Antéchrist, à savoir l'antipode de Notre-Seigneur. Jésus-Christ était élevé au-dessus des atteintes du péché ; lui se mettra en dehors des atteintes de la grâce, par un abandon de tout son être à l'esprit du mal. Jésus-Christ se portait à son Père de tous les élans d'une nature divinisée et soustraite aux influences mauvaises : lui se portera au mal de tous les élans d'une nature profondément viciée et qui renoncera même à l'espérance.
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**III. -- **Étant ainsi diamétralement opposé à Notre-Seigneur, il fera des œuvres en opposition directe avec les siennes.
Il sera pour Satan un organe de choix, un instrument de prédilection.
De même que Dieu, envoyant son Fils au monde, l'a revêtu de la puissance de faire des miracles, et même de rendre la vie aux morts, ainsi Satan, passant un pacte avec l'homme de péché, lui communiquera le pouvoir de faire de faux miracles. C'est pourquoi saint Paul dit que « *son avènement aura lieu suivant l'opération de Satan, avec déploiement de puissance, de signes et de prodiges menteurs *». Notre-Seigneur n'a fait que des miracles de bonté, il a refusé de faire des prodiges de pure ostentation ; l'Antéchrist s'y complaira, et les peuples, par un juste jugement de Dieu, se laisseront prendre à ses jongleries.
Il est clair, d'après ce qui précède, que l'Antéchrist se présentera au monde comme le type le plus complet de ces faux prophètes qui fanatisent les masses, et qui les entraînent à tous les excès sous le prétexte d'une réforme religieuse. A ce point de vue, Mahomet semble être son vrai précurseur. Mais il le dépassera immédiatement en scélératesse, en habileté, comme aussi par la plénitude de son pouvoir satanique.
Nous étudierons dans un prochain article les origines et les développements de sa puissance, ainsi que les phases de la guerre d'extermination qu'il déchaînera contre l'Église de Jésus-Christ.
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Quatrième article (juin 1885)
#### L'Empire de l'Antéchrist Vision du prophète Daniel
**I. -- **Une nuit, le prophète Daniel eut une vision formidable. Tandis que les quatre vents du ciel se combattaient sur une vaste mer, il vit surgir du milieu des flots quatre bêtes monstrueuses.
C'étaient une lionne, un ours, un léopard à quatre têtes, puis je ne sais quel monstre d'une force prodigieuse, ayant des dents et des ongles de fer, et dix cornes sur le front.
Il fut révélé au prophète que ces quatre bêtes signifiaient quatre empires qui s'élèveraient successivement sur les flots mouvants de l'humanité.
Or, tandis que Daniel considérait avec épouvante la quatrième bête, il vit une petite corne naître au milieu des dix autres, en abattre trois, et grandir par-dessus toutes ; et cette corne avait comme des yeux d'homme, et une bouche qui tenait de grands discours ; et elle faisait la guerre aux saints du Très-Haut, et elle l'emportait sur eux.
Le prophète demanda le sens de cette vision étrange. Il lui fut répondu que les dix cornes représentaient dix rois ; que la petite corne était un roi qui finirait par dominer sur toute la terre avec une puissance inouïe.
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« Il vomira, lui fut-il dit, des blasphèmes contre Dieu, il broiera sous ses pieds les saints du Très-Haut ; il pensera pouvoir changer les temps et les lois ; et tout lui sera livré pendant un temps, deux temps, et la moitié d'un temps. » (*Dan.,* VII.)
**II. -- **Par ce roi, tous les interprètes entendent l'Antéchrist.
Quelle est la bête sur laquelle surgit, au temps marqué, cette corne d'impiété ? c'est la Révolution, par laquelle on entend tout le corps des impies, obéissant à un moteur occulte, et s'insurgeant contre Dieu : la Révolution, puissance à la fois satanique et bestiale, satanique comme animée d'un esprit infernal, bestiale comme livrée à tous les instincts de la nature dégradée. Elle a des dents et des ongles de fer : car elle forge des lois despotiques, au moyen desquelles elle broie la liberté humaine. Elle cherche à s'emparer des rois et des gouvernements, qui doivent passer un pacte avec elle. Quand paraîtra l'Antéchrist, elle aura dix rois à son service, comme dix cornes sur le front. L'Antéchrist, nous dit Daniel, paraîtra comme une petite corne ; il aura des commencements obscurs. Il ne sera pas issu de famille royale ; ce sera un Mahomet, un Mahdi, qui s'élèvera peu à peu par la hardiesse de ses impostures, secondées de toute la complicité du diable.
La corne en effet qui le représente est très différente des autres. Elle a des yeux comme des yeux d'hommes ; car le nouveau roi est un voyant, un faux prophète. Elle a une bouche disant de grands mots ; car il s'impose non moins par l'éclat de la parole et la séduction des promesses, que par la force des armes et les ruses de la politique.
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Tout le monde aura bientôt les regards tournés vers l'imposteur, dont les trompettes d'une presse complaisante célébreront les hauts faits. Sa popularité portera ombrage à plusieurs des souverains apostats, qui se partageront alors l'empire de la bête révolutionnaire. Il s'ensuivra une lutte gigantesque, dans laquelle, suivant Daniel, l'Antéchrist abattra trois de ses rivaux.
A ce moment tous les peuples, fanatisés par ses prodiges et ses victoires, l'acclameront comme le sauveur de l'humanité. Et les autres rois n'auront d'autre ressource que de lui faire leur soumission.
Ce sera le commencement d'une crise terrible pour l'Église de Dieu. Car la corne d'impiété, parvenue au faîte de la puissance, fera la guerre aux saints et prévaudra contre eux.
**III. -- **Il est probable que, durant toute cette première période qui pourra durer de longues années, l'homme de péché affectera des airs de modération hypocrite.
Juif, il se présentera aux juifs comme le Messie attendu, comme le restaurateur de la loi de Moïse ; il essaiera de tourner en sa faveur les mystérieuses prophéties d'Isaïe et d'Ézéchiel ; il rebâtira, au dire de plusieurs Pères, le temple de Jérusalem. Les Juifs, au moins en partie, éblouis par ses faux miracles et son faste insolent, le recevront, lui le faux Christ ; et ils mettront à son service la haute finance, toute la presse, et les loges maçonniques du monde entier.
Il est très croyable aussi que l'Antéchrist ménagera, pour s'élever, tous les partisans des fausses religions. Il s'annoncera comme plein de respect pour la liberté des cultes, une des maximes et un des mensonges de la bête révolutionnaire. Il dira aux bouddhistes, que lui-même est un Bouddha ; aux musulmans, que Mahomet est un grand prophète. Il n'est même rien d'impossible à ce que le monde musulman accepte le faux messie des juifs comme un nouveau Mahomet.
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Qu'en savons-nous ? Peut-être ira-t-il jusqu'à dire, en son hypocrisie, pareil à Hérode son précurseur, qu'il veut adorer Jésus-Christ. Mais ce ne sera qu'une dérision amère. Malheur aux chrétiens qui supportent sans indignation que leur adorable Sauveur soit mis, pêle-mêle avec Bouddha et Mahomet, dans je ne sais quel panthéon de faux Dieux !
Tous ces artifices, pareils aux caresses du cavalier qui veut monter en selle, gagneront insensiblement le monde à l'ennemi de Jésus-Christ ; mais une fois affermi sur les étriers, il fera jouer le frein et les éperons ; et la plus épouvantable tyrannie pèsera sur l'humanité.
**IV. -- **Saint Paul nous fait connaître d'un seul trait toute l'extrémité de cette tyrannie, la plus odieuse qui fut et qui sera jamais.
L'homme de péché, dit-il, le fils de perdition, l'impie, « se posera en adversaire, s'élèvera au-dessus de tout ce qu'on nomme Dieu ou de ce qu'on honore comme Dieu, jusqu'à s'asseoir dans le temple de Dieu, comme Dieu lui-même ». (*2 Th.,* II, 4.)
Daniel l'avait prédit avant saint Paul. « Il ne comptera pour rien le Dieu de ses Pères ; il se plongera dans les débauches ; il n'aura cure d'aucun Dieu, il se dressera contre tout. » (*Dan.,* XI, 17.)
Ainsi, quand l'Antéchrist aura asservi le monde, quand il aura placé partout ses lieutenants et ses créatures, quand il pourra faire jouer à son profit tous les ressorts d'une centralisation poussée à son comble : il lèvera le masque, il proclamera que tous les cultes sont abolis, il se donnera comme le Dieu unique, et, sous les peines les plus affreuses et les plus infamantes, voudra forcer tous les habitants de la terre à adorer, à l'exclusion de toute autre, sa propre divinité.
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C'est là que viendra aboutir la fameuse liberté des cultes, dont on fait tant d'étalage ; la promiscuité des erreurs exige logiquement cette conclusion.
Tandis qu'il était sur la terre, l'adorable Jésus, doux et humble de cœur, ne s'est jamais proposé à l'adoration de ses apôtres, lui qui était Dieu ; tout au contraire, il s'est mis à genoux devant eux, en leur lavant les pieds. L'Antéchrist, monstre d'impiété et d'orgueil, se fera adorer, lui, par l'humanité affolée et séduite ; elle aura choisi ce maître, de préférence au premier.
Et qu'on ne pense pas que le piège sera grossier ! N'oublions pas, dit saint Grégoire, que le monstre disposera de la puissance du diable pour faire de faux prodiges : au lieu qu'au commencement les miracles étaient du côté des martyrs, ils sembleront alors être du côté des bourreaux. Il y aura un éblouissement, un vertige. Seuls les vrais humbles, affermis en Dieu, démêleront le mensonge et échapperont à la tentation.
Mais où l'Antéchrist établira-t-il son nouveau culte ? Saint Paul dit *dans le temple de Dieu ;* saint Irénée, presque contemporain des apôtres, précise davantage, et dit *dans le temple de Jérusalem qu'il fera rebâtir*. Ce sera le centre de l'horrible religion. Saint Jean d'ailleurs nous fait connaître que l'image du monstre sera proposée partout à l'adoration des hommes. (*Ap., *XIII, 24.)
Alors bouddhisme, mahométisme, protestantisme, etc., seront supprimés et abolis. Mais il va sans dire que la fureur du monde se dirigera contre Notre-Seigneur et son Église. Il fera cesser le culte public ; il enlèvera, dit Daniel, le sacrifice perpétuel. On ne pourra plus célébrer la sainte messe que dans les cavernes et les lieux cachés. Les églises profanées ne présenteront aux regards que *l'abomination dans la désolation,* à savoir l'image du monstre élevée sur les autels du vrai Dieu. (*Daniel, passim.*) Il y a eu un essai de tout cela dans la Révolution française.
C'est ici que la main de Dieu se fera sentir. Il abrégera ces jours de suprême angoisse. Cette persécution, qui fera vaciller les colonnes du ciel, ne durera qu'un temps, deux temps et la moitié d'un temps, à savoir trois ans et demi.
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Cinquième article (juillet 1885)
#### Les prédicateurs de l'Antéchrist Vision de saint Jean
**I. -- **Les livres saints, qui entrent en tant de détails sur l'Homme de péché, nous font connaître un agent mystérieux de séduction qui lui soumettra la terre. Cet agent, à la fois un et multiple, est selon saint Grégoire, une sorte de corps enseignant qui propagera partout les doctrines perverses de la Révolution.
L'Antéchrist aura ses lieutenants et ses généraux ; il possédera une armée innombrable. On ose à peine entendre, au pied de la lettre, le chiffre que saint Jean nous donne en parlant de sa seule cavalerie (*Ap.,* IX, 16) ([^36]). Mais il aura surtout à son service de faux prophètes comme lui, des illuminés du diable, des docteurs de mensonges ; ennemi personnel de Jésus-Christ, il singera le divin Maître, en s'entourant d'apôtres à rebours.
Parlons donc, d'après saint Jean, de ces docteurs impies, que nous nommerons avec saint Grégoire les prédicateurs de l'Antéchrist.
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**II. -- **Saint Jean, au chapitre XIII de son Apocalypse, décrit une vision toute semblable à celle de Daniel. Il voit surgir de la mer un monstre unique, réunissant en lui-même par une horrible synthèse tous les caractères des quatre bêtes aperçues par le prophète. Ce monstre ressemble au léopard ; il a les pieds de l'ours, la gueule du lion ; il a sept têtes et dix cornes.
Il représente l'empire de l'Antéchrist, formé de toutes les corruptions de l'humanité. Il représente l'Antéchrist lui-même qui est le nœud de tout cet assemblage violent de membres incohérents et disparates. On croit voir l'imposteur, avec le cortège de chrétiens apostats, de musulmans fanatisés, de juifs illuminés, qui le suivra partout.
Or, tandis que saint Jean considérait cette Bête, il vit une des têtes comme frappée de mort ; puis la plaie mortelle fut guérie. Et toute la terre s'émerveilla après la Bête. Les interprètes voient là un des faux prodiges de l'Antéchrist ; un de ses principaux lieutenants, ou peut-être lui-même, paraîtra blessé grièvement, on le croira mort, quand soudain, par un artifice diabolique, il se dressera plein de vie. Cette imposture sera célébrée par tous les journaux, ce jour-là fort crédules ; et l'enthousiasme ira jusqu'au délire.
« Alors, continue saint Jean, les hommes adorèrent le dragon qui donna cette puissance à la Bête ; et ils adorèrent la Bête, en disant : Qui est semblable à elle, et qui pourra la combattre ? »
Ainsi le diable sera publiquement adoré, ainsi que l'Antéchrist ; et ce ne sera pas un culte double, le premier étant adoré dans le second. Saint Jean nous fait assister ensuite à la persécution contre l'Église.
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« Et il fut donné à la Bête une bouche disant de grands mots et des blasphèmes ; et elle eut puissance d'agir durant 42 mois. »
Ceci est la parole même de Daniel, et désigne le temps de la persécution arrivée à son paroxysme. 42 mois, cela fait juste trois ans et demi.
« Et elle ouvrit sa bouche en blasphèmes contre Dieu, blasphèmes à son nom, à son tabernacle, à ceux qui habitent dans le ciel. »
« Et il lui fut donné de faire la guerre aux saints, et de les vaincre. Et elle reçut puissance sur toute tribu, langue, peuple et nation. »
« Et tous ceux qui habitent la terre l'adorèrent, hormis ceux dont les noms sont écrits au livre de vie de l'Agneau, qui a été tué dès l'origine du monde. »
« Si quelqu'un a des oreilles, qu'il entende ! »
« Qui sera conduit en captivité, ira en captivité ; qui tombera sous le glaive, ne pourra échapper au glaive. Là se montreront la patience et la foi des saints. » (XIII, 3-11.)
C'est ainsi que l'apôtre bien-aimé décrit la terrible persécution. A toutes les menaces se joindront toutes les séductions ; il en résultera un fanatisme délirant qui jettera le monde entier aux pieds de la Bête. Mais tous les assauts de l'enfer échoueront devant « la patience et la foi des saints ».
**III. -- **Saint Jean nous peint ensuite le grand agent de séduction qui pliera les esprits des hommes au culte de la Bête.
« Je vis, dit-il, s'élever de terre une autre Bête ; elle avait deux cornes comme celles de l'Agneau, et elle parlait comme le dragon. »
102:289
« Et elle exerçait toute la puissance de la première Bête, en sa présence ; et elle fit en sorte que toute la terre et ses habitants adorèrent cette Bête, dont la plaie mortelle avait été guérie. »
« Et elle fit de grands prodiges, jusqu'à faire descendre le feu du ciel en terre, en présence des hommes. »
« Et elle séduisit les habitants de la terre par les prodiges qu'il lui fut donné de faire, leur persuadant de fabriquer l'image de la Bête qui avait reçu la blessure du glaive et avait survécu. »
« Et il lui fut donné d'animer l'image de la Bête, de manière à la faire parler ; et de forcer tous les hommes, sous peine de mort, à adorer la Bête. »
« Et elle fera porter à tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, un caractère à la main droite ou au front ; en sorte que nul ne puisse acheter ou vendre, qu'il n'ait ce caractère, soit le nom de la Bête, soit le chiffre de son nom. »
« Ici est la sagesse. Que quiconque a reçu l'intelligence, suppute le chiffre de la Bête. C'est un nombre d'hommes, et ce nombre est 666. » (*Ap., *XIII, 11-18.)
Telle est la seconde partie de la prophétie de saint Jean. Saint Grégoire interprète ce mystérieux passage en ce sens que, comme nous l'avons dit, l'Antéchrist aura son collège de prédicateurs et d'apôtres à rebours. Et ces docteurs de mensonge seront quelque chose comme nos savants modernes, doublés d'un magicien ou d'un spirite.
Ils auront l'apparence de l'Agneau. Ils singeront les maximes évangéliques de paix, de concorde, de liberté, de fraternité humaine ; et sous ces dehors, ils propageront l'athéisme le plus éhonté.
Ils auront l'apparence de l'Agneau. Ils se donneront comme des agents de persuasion, respectueux pour les consciences ; et puis ils feront mourir dans les tourments ceux qui refuseront de les écouter.
103:289
« Leurs auditeurs, dit fortement saint Grégoire, ce seront tous les réprouvés ; leur tactique, dit-il encore, consistera à proclamer que le genre humain, durant les âges de foi, était plongé dans les ténèbres ; et ils salueront l'avènement de l'Antéchrist comme l'apparition du jour et le réveil du monde. » (*Mor. in* *Job.* lib. XXXIII.)
Ces prédications seront appuyées par de faux prodiges. Instruits par le diable et son suppôt de secrets naturels encore inconnus, les missionnaires de l'Antéchrist épouvanteront et séduiront les multitudes par toute espèce de sortilèges ; ils feront descendre le feu du ciel, et parler les images de l'Antéchrist qu'ils auront érigées.
Mais ce n'est pas tout. Ils forceront les hommes, sous peine de mort, à adorer ces images parlantes. Ils les obligeront à porter, à la main droite ou au front, le chiffre du monstre. Et quiconque n'aura pas ce chiffre ne pourra ni acheter ni vendre.
Là se montre l'effroyable raffinement de la persécution suprême. Celui qui ne portera pas l'estampille du monstre sera par là même hors-la-loi, hors-la-société, passible de mort.
Mais ne voyons-nous pas dès à présent se dessiner quelque essai de cette tyrannie ?
Que sont tous ces maîtres de l'enseignement sans Dieu, sinon les précurseurs de l'Antéchrist ? La Révolution veut avoir son corps enseignant, chargé officiellement de déchristianiser la jeunesse, et d'imprimer au front de tous, petits et grands, pauvres et riches, l'estampille du Dieu-État. L'enseignement obligatoire et laïque n'a pas d'autre but. Déjà on prépare des lois pour interdire l'entrée des carrières publiques à quiconque n'aura pas reçu la griffe des écoles de l'État. Le jour où passeront ces lois abominables, on pourra prendre le deuil de la liberté humaine. Nous entrerons sous une tyrannie sombre, étouffante, infernale. L'Antéchrist pourra venir.
104:289
Nous voulons l'espérer, la conscience publique est trop chrétienne encore pour supporter une pareille torture. Aussi cherche-t-on, par tous les moyens possibles, à l'endormir. D'ailleurs, que les croyants se consolent ! Toutes ces extrémités ne serviront, dans les desseins de Dieu, qu'à faire éclater la patience et la foi des saints. C'est ce que nous verrons au chapitre suivant.
(*A suivre*.)
Père Emmanuel.
105:289
### La religion d'Ernest Renan
par Yves Chiron
LA RÉCENTE RÉÉDITION de diverses œuvres de Renan ([^37]) peut être l'occasion de mieux saisir l'influence de sa pensée dans l'histoire intellectuelle du XIX^e^ et du XX^e^ siècles. Nous nous limiterons, ici, à sa pensée religieuse ; sa réflexion politique, même si elle n'a pas été première dans son œuvre, formant une entité hétérogène, -- dont la tradition maurrassienne, d'ailleurs, a su reconnaître la valeur et l'importance.
Celui que Péguy a un jour, appelé « le défroqué en chef » apparaît bien comme une des sources des théories exégétiques et théologiques du modernisme. Pour Renan, il l'écrit à sa sœur Henriette alors qu'il est encore au séminaire Saint-Sulpice, son temps aspire à « une vérification rationnelle du christianisme » ([^38]) : l'histoire du christianisme comme sa théologie doivent être soumises à la critique « scientifique ».
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En fait, selon lui, « l'histoire des religions est presque toute à créer » et, dès son premier ouvrage, il fait part de son ambition d'en être le créateur pour les premiers âges du christianisme : « ...le livre le plus important du XIX^e^ siècle devrait avoir pour titre : *Histoire critique des origines du christianisme.* Œuvre admirable que j'envie à celui qui la réalisera, et qui sera celle de mon âge mûr » ([^39]). Dans ses *Souvenirs,* jetant un œil dénué de modestie sur son œuvre, il écrira : « J'ai pu, seul en mon siècle, comprendre Jésus et François d'Assise » ([^40]).
Comment d'une crise religieuse est née cette volonté de fonder « le christianisme rationnel et critique » ([^41]) et quelles sont les marques de cette nouvelle religion, c'est ce que nous allons essayer de déterminer ici.
#### *Être fidèle à Jésus, c'est abandonner l'Église*
De l'école ecclésiastique de Tréguier au séminaire Saint-Sulpice à Paris, tous les éducateurs d'Ernest Renan ont été des prêtres. Élève studieux à Tréguier, « ville tout ecclésiastique », il est remarqué par ses maîtres et envoyé, en 1838, au petit séminaire Saint-Nicolas du Chardonnet que dirige l'abbé Dupanloup.
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Le jeune Renan avide d' « étude et de méditation » entre ensuite au séminaire d'Issy-les-Moulineaux pour y commencer l'étude de la philosophie et, aussi, de l'allemand et de l'hébreu. Dans ses *Souvenirs,* jamais il ne fait état d'une décision prise ou d'un discernement particulier, à un moment de son itinéraire, sur sa vocation sacerdotale. C'est comme naturellement, comme si aucune autre possibilité ne s'ouvrait à lui, qu'il suit le cursus de ce qu'il appelle « la carrière ecclésiastique ». Dans la correspondance qu'il échange avec sa sœur Henriette tout au long de ces années ([^42]), il parle froidement des avantages et des inconvénients de l'état sacerdotal. Jamais n'apparaît le moindre élan missionnaire, le goût de l'apostolat et le désir d'être le ministre de l'Église en ses sacrements. En septembre 1843, il entre au séminaire Saint-Sulpice et entame la dernière étape de sa formation sacerdotale : la théologie biblique et dogmatique. Ses maîtres, faisant preuve d'une belle libéralité en ce XIX^e^ siècle que l'on dit étroit, le laissent suivre également les cours de syriaque au Collège de France. Trois mois, à peine, après ses premiers pas dans l'étude de la théologie, Ernest Renan, qui n'a que vingt ans, se plaint amèrement des cours de dogmatique qui lui semblent des échafaudages illusoires : « L'esprit humain a voulu pénétrer ces abîmes et s'y est perdu. En voulant catégoriser et soumettre à la forme de son entendement ce qui est d'un autre ordre de choses, il n'a enfanté que d'inconcevables subtilités, d'inintelligibles explications » ([^43]). Il est remarquable que Renan n'entrera jamais, au cours de son œuvre, dans des controverses théologiques ; il se limitera à la « critique » historique et exégétique. Ainsi, dans la *Vie de Jésus,* il fait totalement l'impasse sur la virginité de Marie et le mystère de l'Annonciation, présentant comme fait établi et indiscutable la paternité selon le sang de Joseph !
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Toute sa vie, il n'aura que sarcasme pour la théologie qu'on lui a enseignée, il restera toujours rebelle à l'édifice de la scolastique, même la meilleure « Tout entière construction du XII^e^ siècle, la théologie ressemble à une cathédrale gothique : elle en a la grandeur, les vides immenses et le peu de solidité » ([^44]).
Pourtant, il l'avoue lui-même, ce n'est ni la philosophie ni le rejet de la théologie scolastique qui ont détruit sa foi mais la critique historique. L'étude rationnelle des textes de l'Écriture, loin de confirmer sa foi, montre, selon lui, l'incompatibilité entre les croyances religieuses et les affirmations scientifiques. Nous verrons plus loin comment cette confiance absolue en la science deviendra sa nouvelle religion. Dans ses *Cahiers de Jeunesse* des années 1845-1846, il note, avec un certain pathétique, le dilemme auquel il est confronté. Mais on notera aussi, dans le même texte, sa façon peu humble de sommer Dieu : « Allons ! veux-tu que je me fasse petit enfant, que je renonce même à la science ? je veux bien, mais je ne puis croire que tu le demandes de moi. Que je voudrais savoir si tu m'aimes ! Car enfin tu ne peux pas être mort. Qu'es-tu donc ? Tant mieux si tu es Dieu ; mais alors, fais-le moi connaître. (...) Je ne t'ai jamais blasphémé, apparais-moi une fois dans ma vie, et je serai content. » ([^45])
Les conclusions « critiques et scientifiques » qu'il tire de l'étude des textes sacrés deviennent, au sens strict, règles de sa foi. Parce qu'il « n'est plus possible de soutenir que la 2^e^ partie d'Isaïe soit d'Isaïe, parce que le livre de *Judith* est une impossibilité historique, etc. » ([^46]), il écrit à sa sœur Henriette : « La carrière ecclésiastique a cessé de me sourire (...) en un seul mot : je ne crois pas assez » ([^47]).
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La démarche, d'humilité et de sagesse à la fois, qui consiste à *relativiser les affirmations d'un jour de la* *science,* sachant que *celle-ci évolue sans cesse,* ne l'effleure pas. Ni la tradition de l'Église, constante, ni la valeur théologique des textes incriminés ne déterminent en aucun cas son choix. Il ne songe pas non plus qu'il joue, peut-être, son salut sur un jugement personnel de textes. Au contraire, son obstination le conduit à affirmer que la volonté de Dieu est qu'il Le serve à l'extérieur de l'Église. Le 22 mars 1845, dans une lettre à son ami François Liart, séminariste à Saint-Brieuc, après avoir annoncé sa décision de ne pas accepter le sous-diaconat à la prochaine ordination, il ajoute : « Je me console en pensant à ce Jésus, si beau, si pur, si souffrant, qu'en toute hypothèse (*sic*) j'aimerai toujours. Même si je venais à l'abandonner, cela devrait lui plaire, car ce serait un sacrifice fait à la conscience, et Dieu sait qu'il me coûterait. » ([^48])
#### *Jésus :* « *Un homme incomparable...* »
Malgré sa rupture avec l'Église catholique et sa décision de ne pas poursuivre plus avant sa formation sacerdotale, Renan se veut un disciple de Jésus. Mais un disciple qui entretient avec son maître des rapports de déférence et non d'adoration, donc de foi : « On se dit disciple de Platon, de Descartes, etc., sans les adorer, pourquoi ne se dirait-on pas disciple de Jésus sans l'adorer, le regardant comme le plus grand des hommes, le moraliste par excellence, et s'attachant à lui ? En ce sens, tout homme doit être chrétien. » ([^49]) Que recouvre ce titre de chrétien que Renan continue à vouloir porter ? Dès ses premières années de rupture d'avec l'Église catholique, son christianisme est un christianisme sans dogme ni foi.
110:289
Un mot, vague à souhait, peut le résumer : « l'idéal ». « Il faut créer le royaume de Dieu, c'est-à-dire de l'idéal, au-dedans de nous. » ([^50]) La fameuse « Prière sur l'Acropole » nous donne la clef de la conception de la divinité que se fait Renan : « Ô abîme, tu es le Dieu unique (...) Les dieux passent comme les hommes et il ne serait pas bon qu'ils fussent éternels. La foi qu'on a eue ne doit jamais être une chaîne. On est quitte envers elle quand on l'a soigneusement roulée dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts. » ([^51])
Dans une fiction autobiographique écrite à Rome en 1849, quatre années après avoir quitté le séminaire, Renan met dans la bouche de son héros la profession d'une « foi » totalement déshistoricisée et désincarnée : « Le temps est venu où le christianisme doit cesser d'être un dogme pour devenir une poétique. (...) Le christianisme restera notre mythologie et notre topique poétique, alors qu'il ne sera plus notre règle de foi. » ([^52]) Dans cette perspective, la religion n'est plus ni une doctrine de salut ni une histoire sainte mais « l'instrument de la vie idéale de l'humanité », une sorte de schéma intellectuel et affectif dont l'homme raisonnable ne saurait se dispenser sans s'amoindrir.
\*\*\*
Que devient la figure de Jésus dans ce christianisme éthéré ? « Un homme incomparable, si grand que je ne voudrais pas contredire ceux qui, frappés du caractère exceptionnel de son œuvre, l'appellent Dieu. » ([^53]) La formule assassine se dit sur un ton affable. C'est la rumeur populaire conjuguée aux désirs des disciples de ne pas voir perdus à jamais le nom et l'image de celui qu'ils suivirent quelques années, qui ont divinisé Jésus.
111:289
« Que jamais Jésus n'ait songé à se faire passer pour une incarnation de Dieu lui-même, c'est ce dont on ne saurait douter. Une telle idée était étrangère à l'esprit juif. (...) Il est le fils de Dieu, mais tous les hommes le sont ou peuvent le devenir à des degrés divers » ([^54]) : voilà le leitmotiv de la *Vie de Jésus,* un des plus forts tirages du XIX^e^ siècle ([^55]). L'entreprise de démythologisation ([^56]) se poursuivra par les deux grandes séries : *Histoire des Origines du Christianisme* et *Histoire du Peuple d'Israël* (soit plus de trente-cinq années de labeur ininterrompu). Ernest Hello a exactement saisi le réductionnisme renanien, cette volonté imperturbable de nier la divinité de Jésus pour ne pas avoir à faire acte d'adoration : « Jésus-Christ docteur, quelques-uns le supportent, en s'efforçant de fermer les yeux sur la divinité de sa doctrine. Ils consentiraient à l'admirer comme homme (car ce serait encore admirer l'humanité dont ils font partie), pourvu qu'ils ne fussent pas forcés de l'adorer comme Dieu. Mais Jésus-Christ thaumaturge leur fait horreur, parce que, dans le miracle, Dieu se révèle en acte ; la toute-puissance se déclare, et l'humanité ne peut plus rapporter à elle la victoire. » ([^57]) Cette représentation lénifiante de Jésus (« C'est mou et vaguement sucré » disait Claudel) n'est pas propre à Renan. Elle est le partage de nombre d'écrivains, romantiques ou réalistes, du XIX^e^ siècle qui ramenaient Jésus à n'être que « l'ami de l'humanité » selon la formule de George Sand dans *Spiridon.* Simplement, Renan a voulu apporter les justifications « critiques et rationnelles » de cette nouvelle image, dévalorisante, de Jésus. Il reprend pour cela l'injonction de Lamartine à fonder un « christianisme rationnel ».
112:289
Il définit son but dans l'importante préface à la 13^e^ édition de la *Vie de Jésus *: établir un portrait de Jésus, crédible pour l'homme moderne et scientifique, en tirant des Évangiles « quelque chose d'historique par de délicates approximations » ([^58]). On reconnaît là l'art subtil de Renan, à la fois scientiste par l'ambition et romantique dans la méthode. Une démarche, finalement, peu scientifique puisque le critère de l'authenticité des textes évangéliques cités dans la *Vie de Jésus* n'est bien souvent, du propre aveu de Renan, que subjectif. Hippolyte Taine remarquait un trait d'esprit particulier chez Renan : « Renan est parfaitement incapable de formules précises... Il a des impressions. Ce mot dit tout... Il n'a pas de système, mais des aperçus, des sensations » ([^59]).
#### *Les Évangiles : *« *des histoires mêlées de fictions* ».
Partant du postulat que « l'attente crée d'ordinaire son objet » ([^60]), tout le propos de Renan dans son histoire de Jésus et des premiers âges du christianisme sera d'expliquer rationnellement l'inexplicable : c'est-à-dire de nier le miracle et le surnaturel, en un mot de réduire le mystère à un problème à élucider selon les seules catégories de l'entendement humain. Pourquoi nier le miracle et le surnaturel ? Parce que « les miracles sont des choses qui n'arrivent jamais ; les gens crédules seuls croient en voir : on n'en peut citer un seul qui se soit passé devant des témoins capables de le constater » ([^61]). Pour Renan, il n'est plus même question de discuter la qualité du témoignage des apôtres et des disciples de Jésus.
113:289
Il aurait fallu, pour être crédibles scientifiquement, qu'ils soient des observateurs neutres de Jésus, qu'ils voient, par exemple, de leurs propres yeux Jésus en train de ressusciter comme des chimistes au laboratoire ! Tout le chapitre XVI de la *Vie de Jésus* visera donc à démontrer que les divers miracles que nous rapportent les Évangiles ont été inventés pour prouver le caractère surnaturel de la mission de Jésus. Compréhension d'un événement, réel, déformée par la foi ou exaspération des sens qui fait voir et croire, peu importe à Renan : le récit est « légendaire » dès lors que les faits qu'il rapporte ne trouvent pas d'explication scientifique propre à satisfaire l'intelligence de Renan. Dans cette typologie du miracle, sont rangées aussi bien la multiplication des pains que les apparitions du Ressuscité à ses disciples. Pour Renan, le corps de Jésus a été enlevé du tombeau par des disciples trop zélés, ce qui a permis à d'autres disciples et aux apôtres, ignorant cette circonstance, de former leur « songe » -- dixit Renan -- de la Résurrection du Christ... Le P. Xavier Léon-Dufour, ces dernières années, dans ses ouvrages sur la Résurrection, n'a fait que reprendre, sous un vernis scientifique renouvelé, cette théorie de Jésus « ressuscité » dans et par la foi de ses disciples. Pour Renan, c'est la communauté chrétienne qui « ressuscita Jésus en son cœur par l'amour intense qu'elle lui porta. Elle décida que Jésus ne mourrait pas » ([^62]). En somme, Jésus n'est pas responsable de cette légende. Ce sont ses disciples, trop attachés à lui, qui l'ont voulu ressuscité. « La légende naît parfois en un jour » insinue Renan l'incrédule ([^63]). Et si pourtant les textes évangéliques nous parlent d'une annonce de sa résurrection par Jésus (notamment dans l'image du Temple détruit par les hommes et reconstruit trois jours plus tard par Dieu), Renan, dans une explication presque insultante, en donne le motif : dans la dernière semaine passée à Jérusalem, « Jésus n'était plus lui-même (...) Désespéré, poussé à bout, il ne s'appartenait plus » ([^64]).
114:289
Dans ce climat d'exaltation aimante, la communauté n'aura aucun mal, après la mort de son maître, à forger une légende historique et une mythologie théologique. Les 40 jours de présence visible du Ressuscité auprès de ses disciples sont décrits par Renan avec des expressions choisies : les apôtres « furent persuadés » que le Christ leur apparaissait ; « en songe peut-être » ; « la foule assemblée s'imagina voir », etc. C'est ensuite, le calme revenu et les nerfs apaisés, que viendra pour eux le temps d'écrire les Évangiles, ces « biographies légendaires » comme les appelle Renan.
\*\*\*
Soumis à une telle critique, que reste-t-il du christianisme que, selon son expression, Renan avait voulu rendre « pur » ? Une figure d'homme, « le plus grand parmi les hommes » et l'attachement, vague, à un idéal de pureté et de sublimité. La création, le péché, le salut, sont étrangers non seulement à la religion de Renan, mais même à sa réflexion. A l'issue d'une vie qui lui donne entière satisfaction ([^65]), en préfaçant un essai de jeunesse qu'il n'avait pas encore osé publier, il écrit : « Ma religion, c'est toujours le progrès de la raison, c'est-à-dire la science » ([^66]). L'autosatisfaction et l'orgueil semblent avoir été des constantes de la vie intellectuelle de Renan. Un texte inédit, que publie Mme Laudyce Rétat dans sa préface à *Histoire et Parole,* nous dit bien l'excès qui se cachait sous le dilettantisme que France et Barrès croyaient prédominant chez Renan : « Les esprits forts sont les plus exposés à devenir fous. De même que les tempéraments forts. Cette force a quelque chose de terrible. (...) Les prodigieux égarements de M. de Lamennais, l'esprit le plus fort du siècle, Pascal, le fou sublime, moi-même... » ([^67]).
115:289
« Fou » Renan ? Par excès de vouloir avoir raison ? La République se réjouira de l'aubaine, le couvrira d'honneurs, lui donnant l'illusion d'avoir été un sage.
Yves Chiron.
116:289
### Le symbole de saint Athanase
par Jean Crété
SI LE SYMBOLE de Nicée (le Credo de la messe) et le symbole des apôtres sont connus de tous les fidèles, il n'en est pas de même du troisième symbole reconnu par l'Église romaine, dit symbole de saint Athanase. Seul, à ma connaissance, le Père Emmanuel le cite et le commente très heureusement dans son excellent *Catéchisme de la famille chrétienne* ([^68])*.*
Après les grandes controverses des IV^e^ et V^e^ siècles, le symbole de Nicée avait été reconnu comme le symbole unique de l'Église ; aujourd'hui encore, les Orientaux, catholiques ou orthodoxes, n'en connaissent pas d'autre. Or, dans la première moitié du VI^e^ siècle, les deux autres symboles apparaissent dans la région d'Arles ; ils ont à peu près certainement pour auteur saint Césaire d'Arles ou quelqu'un de son entourage.
117:289
Ces deux symboles, rédigés en latin, furent rapidement adoptés par Rome et par toute l'Église latine. Par discrétion, Rome ne les a pas imposés aux Grecs, qui n'admettraient jamais un texte d'origine latine. Les deux symboles latins, du seul fait qu'ils ont été adoptés par Rome, ont la même valeur dogmatique que le symbole de Nicée.
Le symbole des apôtres est un texte court, spécialement destiné à la catéchèse. Le symbole de saint Athanase, rédigé sur le modèle des psaumes, est manifestement destiné à être chanté par versets alternés entre deux chœurs ; il a pris place dans la liturgie latine à prime du dimanche. La réforme de Pie XII ne l'a conservé que pour la fête de la Sainte Trinité ; celle de Paul VI l'a complètement éliminé. Il chante, en termes d'une extrême précision, les mystères de la Sainte Trinité et de l'Incarnation. Le voici, dans son texte latin, avec une traduction aussi fidèle que possible :
1\. *Quicumque vult salvus esse, ante omnia opus est ut teneat catholicam ftdem :*
1\. Quiconque veut être sauvé, doit avant tout retenir la foi catholique :
2\. *Quam nisi quisque integram inviolatamque servaverit, absque dubio in aeternum peribit.*
2\. Celui qui ne la conservera pas intègre et inviolée périra, sans aucun doute pour l'éternité.
3\. *Fides autem catholica haec est : ut unum Deum in Trinitate, et Trinitatem in unitate veneremur.*
3\. Voici quelle est la foi catholique : c'est que nous vénérions un seul Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l'unité.
4\. *Neque confundentes personas, neque substantiam separantes.*
4\. Sans confondre les personnes, ni séparer la substance.
5\. *Alia est enim persona Patris, alia Filii, alia Spiritus Sancti :*
5\. Autre est en effet la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit :
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6\. *Sed Patris et Filii et Spiritus Sancti una est divinitas, aequalis gloria, coaeterna majestas.*
6\. Mais du Père, du Fils et du Saint-Esprit, il n'est qu'une seule divinité, une gloire égale, une majesté coéternelle.
7\. *Qualis Pater, talis Filius, talis Spiritus Sanctus.*
7\. Tel est le Père, tel est le Fils, tel est le Saint-Esprit.
8\. *Increatus Pater, increatus Filius, increatus Spiritus Sanctus.*
8\. Le Père est incréé, le Fils est incréé, le Saint-Esprit est incréé.
9\. *Immensus Pater, immensus Filius, immensus Spiritus Sanctus.*
9\. Le Père est immense, le Fils est immense, le Saint-Esprit est immense.
10\. *Aeternus Pater, aeternus Filius, aeternus Spiritus Sanctus.*
10\. Le Père est éternel, le Fils est éternel, le Saint-Esprit est éternel.
11\. *Et tamen non tres aeterni, sed unus aeternus.*
11\. Et pourtant il n'y a pas trois éternels, mais un seul éternel.
12\. *Sicut non tres increati, nec tres immensi, sed unus increatus et unus immensus.*
12\. De même, il n'y a pas trois incréés, ni trois immenses, mais un seul incréé et un seul immense.
13\. *Similiter omnipotens Pater, omnipotens Filius, omnipotens Spiritus Sanctus.*
13\. De même, le Père est tout-puissant, le Fils est tout-puissant, le Saint-Esprit est tout-puissant.
119:289
14\. *Et tamen non tres omnipotentes, sed unus omnipotens.*
14\. Et pourtant, il n'y a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant.
15\. *Ita Deus Pater, Deus Filius, Deus Spiritus Sanctus.*
15\. De même, le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu.
16\. *Et tamen non tres dii, sed unus est Deus.*
16\. Et pourtant, il n'y a pas trois dieux, mais un seul Dieu.
17\. *Ita Dominus Pater, Dominus Filius, Dominus Spiritus Sanctus.*
17\. De même, le Père est Seigneur, le Fils est Seigneur, le Saint-Esprit est Seigneur.
18\. *Et tamen non tres Domini, sed unus est Dominus.*
18\. Et pourtant, il n'y a pas trois seigneurs, mais un seul Seigneur.
19\. *Quia, sicut singillatim unamquamque personam Deum ac Dominum confiteri christiana veritate compellimur : ita tres deos aut dominos dicere catholica religione prohibemur.*
19\. De même que la vérité chrétienne nous oblige à confesser que chaque personne est Dieu et Seigneur, ainsi la religion catholique nous interdit de dire qu'il y a trois dieux ou seigneurs.
20\. *Pater a nullo est factus : nec creatus, nec genitus.*
20\. Le Père ne vient de nul autre : ni fait, ni créé, ni engendré.
21\. *Filius a Patre solo est : non factus, nec creatus, sed genitus.*
21\. Le Fils est du Père seul : ni fait, ni créé, mais engendré.
22\. *Spiritus Sanctus a Patre et Filio : non factus, nec creatus, nec genitus, sed procedens.*
22\. Le Saint-Esprit est du Père et du Fils : ni fait, ni créé, ni engendré, mais procédant.
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23\. *Unus ergo Pater, non tres Patres, unus Filius, non tres Filii, unus Spiritus Sanctus, non tres Spiritus Sancti.*
23\. Il y a donc un seul Père, et non trois Pères, un seul Fils, et non trois Fils, un seul Saint-Esprit, et non trois Esprits Saints.
24\. *Et in hac Trinitate nihil prius aut posterius, nihil majus aut minus : sed totae tres personae coaeternae sibi sunt et coaequales.*
24\. Et en cette Trinité, il n'y a rien d'antérieur ou de postérieur, rien de plus grand ou de plus petit, mais les trois personnes sont tout entières coéternelles et coégales à elles-mêmes.
25\. *Ita ut per omnia, sicut jam supra dictum est, et unitas in Trinitate, et Trinitas in unitate veneranda sit.*
25\. En sorte qu'en toutes choses, ainsi qu'il a été dit plus haut, on doit vénérer l'unité dans la Trinité, et la Trinité dans l'unité.
26\. *Qui vult ergo salvus esse : ita de Trinitate sentiat.*
26\. Que celui qui veut être sauvé pense donc ainsi de la Trinité.
27\. *Sed necessarium est ad aeternam salutem, ut Incarnationem quoque Domini nostri Jesu Christi fideliter credat.*
27\. Mais il est nécessaire au salut éternel de croire aussi fidèlement à l'Incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
28\. *Est ergo fides recta ut credamus et confiteamur quia Dominus noster Jesus Christus, Dei Filius, Deus et homo est.*
28\. La rectitude de la foi est de croire et confesser que Notre-Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, est Dieu et homme.
121:289
29\. *Deus est ex substantia Patris ante saecula genitus : et homo est ex substantia matris in saeculo natus.*
29\. Il est Dieu, engendré avant les siècles de la substance du Père : il est homme, né dans le siècle de la substance de sa mère.
30\. *Perfectus Deus, perfectus homo ex anima rationali et humana carne subsistons.*
30\. Dieu parfait, homme parfait subsistant d'une âme raisonnable et d'une chair humaine.
31\. *Aequalis Patri secundum divinitatem : minor Patre secundum humanitatem.*
31\. Égal au Père selon sa divinité, plus petit que le Père selon son humanité.
32\. *Qui, licet Deus sit et homo, non duo tamen, sed unus est Christus.*
32\. Bien qu'il soit Dieu et homme, il n'y a pas deux mais un seul Christ.
33\. *Unus autem non conversione divinitatis in carnem, sed assumptione humanitatis in Deum.*
33\. Il est un, non par conversion de la divinité en chair, mais par l'assomption de l'humanité en Dieu.
34\. *Unus omnino, non confusione substantiae, sed unitate personae.*
34\. Un absolument, non par confusion de substance, mais par l'unité de la personne.
35\. *Nam sicut anima rationalis et caro unus est homo : ita Deus et homo unus est Christus.*
35\. Car, de même que l'âme raisonnable et la chair sont un seul homme, ainsi le Dieu et l'homme n'est qu'un seul Christ.
122:289
36\. *Qui passus est pro salute nostra, descendit ad inferos tertia die resurrexit a mortuis.*
36\. Il a souffert pour notre salut, il est descendu aux enfers, et le troisième jour il est ressuscité des morts.
37\. *Ascendit ad caelos, sedet ad dexteram Dei Patris omnipotentis : inde venturus est judicare vivos et mortuos.*
37\. Il est monté aux cieux, il est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant : d'où il reviendra juger les vivants et les morts.
38\. *Ad cujus adventum omnes homines resurgere habent cum corporibus suis : et reddituri sunt de factis propriis rationem.*
38\. A son avènement, tous les hommes seront appelés à ressusciter avec leurs propres corps, et à rendre raison de leurs propres actes.
39\. *Et qui bona egerunt ibunt in vitam aeternam : qui vero mala, in ignem aeternum.*
39\. Ceux qui auront fait le bien iront à la vie éternelle, ceux qui ont fait le mal, au feu éternel.
40\. *Haec est fides catholica, quam nisi quisque fideliter ftrmiterque crediderit, salvus esse non poterit.*
40\. Telle est la foi catholique : quiconque ne la croira pas fidèlement et fermement ne pourra être sauvé.
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123:289
On sera impressionné par la force et la précision avec lesquelles sont affirmés les dogmes de la Sainte Trinité et de l'Incarnation. On peut réciter ce symbole et le méditer en privé. Rien n'empêche de le chanter en public, sur un ton de psaume, par exemple une fois de temps en temps au Salut du Saint-Sacrement. Puisque l'Église a admis ce troisième symbole, il est normal que les prêtres et les fidèles le connaissent et en fassent bon usage pour affirmer leur foi avec force.
Jean Crété.
124:289
### L'office de sainte Agnès
ON N'IMAGINE GUÈRE, dans le monde, avec quelle intensité moines et moniales vivent de la sainte liturgie. Les moines du Barroux s'en sont expliqués dans un petit livre qui semble avoir retenu l'attention de lecteurs très divers, probablement parce que la liturgie de l'Église, douée d'un caractère universel, a le don de toucher les âmes de toutes les époques, de tous les âges et de toutes les nations.
En période de fondation, alors que nous n'étions qu'un moine et deux postulants, un jeune homme, quelque temps après sa vêture, nous confia : « Sans la liturgie et le grégorien, je n'aurais pas persévéré. » Ce qu'il faut entendre dans le même sens que Sully, ministre d'Henri IV, disant à son roi : « Quand on a reçu un tel héritage, comment ne pas travailler à s'en rendre digne ? »
125:289
Depuis les origines, la liturgie a toujours été la consolation des moines, l'or de leur pauvreté, leur ciel sur la terre, leur douceur d'éternité. C'est elle qui dresse nos corps pour le haut service de la Majesté divine, les ploie dans l'adoration, colore nos sentiments des nuances les plus délicates, meuble notre esprit et notre imagination. Elle purifie le cœur et apaise les sens : l'idée que l'Église veut nous donner de la virginité, du martyre et de la vie future, c'est essentiellement par la liturgie que nous la recevons. Elle est la norme de notre combat spirituel, notre règle de prière et notre règle de foi ; elle fournit le thème de nos réflexions, elle nous décrit chastement la délectation des saints. Ô douceur, ô suave contexture du Cantique des Cantiques inséré dans la trame des Offices de la Vierge !
Ah ! qu'on n'aille pas entendre ici je ne sais quel état d'âme euphorique nous plongeant dans une béatitude anticipée. Cette gourmandise spirituelle, qui est celle des jouisseurs et des esthètes, finirait vite par nous laisser dans un vide affreux. Car rien n'est plus lassant que de se rechercher soi-même : celui qui se recherche, il est à craindre que Dieu ne le châtie en l'exauçant. Il faut aborder humblement le mystérieux univers de la liturgie, sous la lumière de la foi pure et avec un infini respect, en maintenant dans ses justes limites cette sensibilité humaine, qui est -- on ne se lassera pas de le dire -- bonne servante et mauvaise maîtresse. Mais l'Église, comme une mère attentive, entreprend chaque jour, par la sagesse et la beauté de ses chants, une formation de l'esprit et une éducation de la sensibilité.
\*\*\*
A partir de l'Épiphanie, dans le mois de janvier, tout monte vers la solennité de sainte Agnès, vierge et martyre. Le 21 janvier, l'office liturgique, avec les antiennes et les leçons de matines prises dans les Actes de la sainte, nous introduit dans un univers de beauté et de joie, qui est tout simplement le monde surnaturel, le monde de Dieu.
126:289
Les solennités des saintes vierges martyres célèbrent simultanément le ciel, la gloire du Christ ressuscité, le mystère de l'Église et de Marie. Cela ne se démontre pas. *Les principes se sentent,* disait Pascal. Le principe d'analogie et de superposition joue d'un bout à l'autre de l'année liturgique, donnant à toute célébration une saveur de ciel, parce que les saints sont passés de l'autre côté du voile, et que tout acte de prière publique efface les frontières entre le temps et l'éternité : le cantique nouveau, ce *canticum novum* dont parle l'Écriture, c'est le chant nuptial de l'Époux et de l'Épouse, dans le double accord de leurs voix mêlées.
Dans l'office de sainte Agnès, vierge et martyre, ce principe joue à plein, et l'on voit distinctement apparaître en une même célébration trois plans de profondeur qui se correspondent et s'enrichissent mutuellement :
1\) Le Christ crucifié et ressuscité, athlète victorieux au terme de sa course,
2\) L'Église, Épouse et Vierge, lavée dans le sang de l'Agneau, et chantant son cantique nuptial,
3\) Marie, Reine des Vierges, Reine des Martyrs, Reine de tous les Saints, icône vivante de l'Église de la Gloire ; telles sont les harmoniques de l'office de sainte Agnès.
Le miracle de notre liturgie réside en ceci : cette richesse somptueuse, dont l'éclat retient la contemplation des anges, ne blesse pas les yeux ; nimbé d'une poésie très douce empruntée au royaume de l'enfance, le visage d'Agnès nous reste proche et familier, comme celui d'une sœur qui nous dit son secret au creux de l'oreille.
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Qui était sainte Agnès ?
127:289
Ce que nous en savons nous a été transmis par saint Ambroise, au début de son *Traité sur les Vierges.* L'Église nous en livre les plus belles pages dans les leçons du bréviaire, le 21 janvier. On rapporte qu'Agnès avait treize ans lorsqu'elle parut devant le juge qui voulait lui faire renier sa foi. C'était environ vers l'an 300, à l'aube de ce IV^e^ siècle qui va se montrer si riche en saints, en écrivains et docteurs de l'Église. Douze ans après son martyre, l'empereur Constantin remporte une victoire miraculeuse sur son rival Maxence, au pont Milvius, et décide de se faire chrétien ; c'est alors que l'Édit de Constantin donnera libre cours à la religion chrétienne dans tout l'Empire. Le martyre d'Agnès marque ainsi la fin de l'ère des persécutions, comme si le sacrifice de ce tendre agneau avait été nécessaire pour attirer sur la Rome païenne la grâce de la conversion.
Treize ans ! A l'âge où l'enfance est impatiente de tenir ses promesses, Agnès, au risque de sa vie, décide de garder la virginité ; mais le secret a vite fait de passer par le regard si pur de la jeune fille, et il n'en fallut pas plus pour l'identifier comme chrétienne. Voici l'exorde de saint Ambroise : « Ayant à écrire un livre sur la Virginité, je m'estime heureux de l'ouvrir par l'éloge de la Vierge dont la solennité nous réunit. C'est aujourd'hui la fête d'une vierge : recherchons la pureté. C'est aujourd'hui la fête d'une martyre, immolons des victimes. C'est aujourd'hui la fête de sainte Agnès : que les hommes soient dans l'admiration, que les enfants ne perdent pas courage, que les épouses considèrent avec étonnement, que les vierges l'imitent. »
Puis le saint docteur souligne avec bonheur le contraste entre la cruauté des hommes et l'âge tendre de la victime : « A peine le glaive trouvait-il sur cette enfant un endroit pour frapper ! et cependant Agnès avait en elle de quoi vaincre le glaive. Son cou et ses poignets trop fins entrent dans les fers trop larges pour elle et ils ne s'en trouvent pas à sa taille. » Mais ces lourdes chaînes se voient transfigurées par la grâce des répons, ces pièces chantées qui suivent la lecture des leçons de matines :
128:289
*Dexteram meam et collum meum cinxit lapidibus pretiosis ; tradidit auribus meis inaestimabiles margaritas : et circumdedit me vernantibus atque coruscantibus gemmis. Posuit signum in faciem meam, ut nullum praeter eum amatorem admittam.*
Mon époux a orné de pierres précieuses mon cou et ma main ; il a mis à mes oreilles des perles inestimables : il m'a toute parée de pierres fines et éclatantes. Il a imprimé sa marque sur mon visage, afin que je n'admette pas d'autre amant que lui.
Sous la plume de saint Ambroise le récit du martyre se poursuit :
« Tous étaient en larmes ; elle seule ne pleure pas ; on s'étonne qu'elle prodigue si facilement une vie qu'elle n'a pas encore goûtée ; qu'elle la sacrifie, comme si elle l'eût épuisée. Tous admirent qu'elle soit déjà le témoin de la divinité, à un âge où elle ne pourrait encore disposer d'elle-même. Sa parole n'aurait pas valeur dans la cause d'un mortel : on la croit aujourd'hui dans le témoignage qu'elle rend à Dieu. Et en effet, une force qui est au-dessus de la nature ne saurait venir que de l'auteur de la nature.
« Quelles terreurs n'employa pas le juge pour l'intimider ! Que de caresses pour la gagner ! Combien d'hommes la demandèrent pour épouse ! Elle s'écrie : « La fiancée fait injure à l'époux, si elle se fait attendre. Celui-là m'aura seul, qui, le premier, m'a choisie. Que tardes-tu, bourreau ? Périsse ce corps que peuvent aimer des yeux que je n'agrée pas. »
« Elle se présente, elle prie, elle courbe la tête. Vous eussiez vu trembler le bourreau, comme si lui-même eût été condamné. Sa main était agitée, son visage était pâle sur le danger d'un autre, pendant que la jeune fille voyait sans crainte son propre péril. Voici donc, dans une seule victime, un double martyre : l'un de chasteté, l'autre de religion. Agnès demeura vierge, et elle obtint le martyre. »
129:289
Maintenant, sous la forme lyrique du répons, l'Église fait chanter Agnès. Il s'agit d'un chant nuptial où se révèle l'essence même de la virginité chrétienne :
*Amo Christum in cujus thalamum introibo, cujus Mater virgo est, cujus Pater feminam nescit, cujus mihi organa, modulatis vocibus, cantant. Quem cum amavero, casta sum ; cum tetigero, munda sum ; cum accepero, virgo sum.*
J'aime le Christ, je serai l'épouse de celui dont la Mère est vierge, de celui que son Père a engendré spirituellement, de celui qui déjà fait retentir à mes oreilles ses harmonieux accords. Quand je l'aime, je suis chaste quand je le touche, je suis pure ; quand je le possède, je suis vierge.
Nous avons bien lu : « *C'est quand je l'aime que je suis chaste, c'est quand je le touche que je suis pure, c'est quand je le possède que je suis vierge. *» Il y a là non seulement toute la théologie de la virginité consacrée, mais le secret même de la vertu chrétienne de chasteté, laquelle ne se borne pas à l'aspect matériel et négatif de la continence, mais s'épanouit en union purifiante, en mariage mystique.
Nous avons souvent illustré la vraie doctrine de la chasteté par ce fameux répons de sainte Agnès. Combien d'âmes consacrées se tourmentent à l'idée que la dignité d'épouses de Jésus-Christ, devant avoir pour condition une parfaite virginité du cœur, celle-ci doit logiquement précéder celle-là. -- Pauvres âmes, écoutez : la liturgie vous dit le contraire !
Sans doute au plan de l'union très sainte qui lie une religieuse à Jésus-Christ, la logique impose la virginité comme disposition nécessaire à la condition d'épouse ; mais dans l'ordre existentiel, il faut inverser les termes : *c'est quand je l'aime que je suis chaste,* dit sainte Agnès. L'amour précède et conditionne la pureté.
130:289
Ainsi la liturgie ne cesse d'être le trésor où l'âme puise les vérités, même très pratiques, de l'ascèse chrétienne ; c'est également la doctrine de saint Augustin et des Pères. Le contraire pencherait vers un naturalisme inconscient, mais trompeur, et peu respectueux de la souveraineté de la grâce.
Sainte Marie Madeleine n'a pas touché le Christ parce qu'elle était pure. Elle est devenue pure parce qu'elle a touché le Christ ; car, dit l'évangéliste, une vertu sortait de lui qui les guérissait tous.
Et voici maintenant le septième répons, véritable épithalame, dont la hardiesse n'est supportable que sous un ciel parfaitement pur.
*Jam corpus ejus corpori meo sociatum est, et sanguis ejus ornavit genas meas. Cujus Mater virgo est, cujus Pater feminam nescit. Ipsi sum desponsata cui Angeli serviunt, cujus pulchritudinem sol et luna mirantur.*
Déjà, (par l'aliment céleste), sa chair est unie à la mienne, et son sang colore mes joues. C'est lui dont la Mère est vierge, lui que son Père a engendré spirituellement. Je suis unie à celui que servent les Anges, à celui dont le soleil et la lune admirent la beauté.
Voici maintenant trois antiennes, de laudes ; la première fait allusion à un des supplices dont fut menacée la petite martyre, mais dont elle fut miraculeusement préservée : la prostitution. Et, comme pour sainte Cécile, c'est un ange qui monte la garde autour de la virginité.
*Ingressa Agnes turpitudinis locum. Angelum Domini praeparatum invertit.*
*Mecum enim habeo custodem corpors mei, Angelum Domini.*
En entrant dans le lieu de débauche, Agnès y trouva un Ange que le Seigneur y avait placé.
Oui, j'ai avec moi, pour veiller sur mon corps, un Ange du Seigneur.
131:289
Puis l'anneau et la couronne, qui appartiennent au symbolisme nuptial des rites païens sous la Rome antique, sont repris par la liturgie sacrée.
*Annulo suo subarrhavit me Dominus meus Jesus Christus, et tamquam sponsam decoravit me corona.*
Mon Seigneur Jésus-Christ m'a donné l'anneau des fiançailles, et il m'a parée de la couronne de ses épouses.
Rien n'est plus instructif pour saisir la pensée de l'Église sur la virginité consacrée que de voir la continuité qu'elle établit entre ce symbolisme, pris dans les Actes des premiers martyrs, et le développement que prennent ces symboles dans le rite de la *Consécration des Vierges*. Rite ample et majestueux, d'une solennité inouïe, réservé aux moniales, et qui reprend textuellement les éléments proposés par le témoignage ancien des vierges de la primitive Église : le voile, l'anneau et la couronne. Le rite de la *velatio* (imposition du voile) vient lui aussi de l'antique cérémonial romain, et remonte aux temps les plus reculés du paganisme. On appelait ce voile le *flammeum*, à cause de sa couleur rouge, et il était destiné aux jeunes épousées. Tout naturellement, celles qui faisaient profession d'épouses de Jésus-Christ, reçurent à leur tour l'imposition du voile, appelé désormais *flammeum virgineum*, que seul l'évêque pouvait donner devant la communauté des fidèles, au cours de certaines fêtes solennelles. Et saint Thomas remarque que : « Seul l'évêque, à qui est confiée la garde de l'Église, peut fiancer au Christ les vierges qui sont la figure de l'Église épouse du Sauveur. » Le pontife déclare au cours de la cérémonie : « *Desponso te Jesus Christo, Filio summi Patris. *» (Je vous unis à Jésus-Christ, Fils du Père très Haut.) Cette union nuptiale est si vraie et si profonde, qu'elle n'a pas besoin d'être un sacrement. En effet, comme le dit la préface consécratoire, les vierges de l'Église renoncent à l'union charnelle, pour s'attacher à la réalité que présagent les noces terrestres.
132:289
Le début de la cérémonie consiste en un triple appel, chanté par le pontife sur une mélodie très ornée :

Trois fois la vierge répond : « *Oui, je viens *» en ajoutant à la troisième fois : « *Oui, je viens maintenant, de tout mon cœur ; je vous crains et j'aspire à contempler votre visage... *»
Ensuite les antiennes que chante l'élue sont empruntées à l'office de sainte Agnès. Continuité parfaite entre le symbolisme biblique d'Israël fiancée de Yahvé, les actes des premières vierges de l'Église, et le rituel de consécration virginale inséré dans le Pontifical Romain. L'office de sainte Agnès se termine, aux premières vêpres, par une antienne du *Magnificat* faisant allusion au supplice du feu. C'est une des plus longues antiennes du répertoire grégorien, d'une seule venue, et d'une grande beauté musicale, la mélodie épousant parfaitement le lyrisme des paroles :
*Beata Agnes in medio flammarum, expansis manibus, orabat : Te deprecor, omnipotens, adorande, colende, Pater metuende, quia per sanctum Filium tuum evasi minas sacrilegi tyranni, et carnis spur-citias immaculato calle transivi : et ecce, venio ad te, quem amavi, quem quaesivi, quem semper optavi*.
La bienheureuse Agnès, au milieu des flammes, priait les mains étendues (*comme le prêtre à l'autel, attitude antique de l'orant*) en disant « C'est Toi que je prie, ô Tout Puissant, Père adorable, que tous doivent craindre et vénérer, parce que grâce à ton Fils très Saint, j'ai échappé aux menaces du tyran sacrilège, et je suis passée d'un pied immaculé à travers les turpitudes de la chair : et voici que je viens vers Toi, Toi que j'aime, que je cherche, que j'ai toujours désiré. »
133:289
On ne peut évoquer la virginité chrétienne, telle qu'elle apparaît dans les textes de la liturgie, sans citer le répons *Regnum Mundi.* C'est une pièce admirable, d'une rare puissance d'émotion, dont la mélodie accroît encore la douceur des paroles.
*Regnum mundi et omnem ornatum saeculi contempsi, propter amorem Domini mei Jesu Christi, quem vidi, quem amavi in quem credidi, quem dilexi*.
J'ai méprisé le royaume du monde et toute sa beauté, à cause de l'amour de mon Seigneur Jésus-Christ, lui que j'ai vu, que j'ai aimé, en qui j'ai cru, que l'ai choisi.
Il n'y a rien à dire au sujet de cette pièce, sinon qu'elle atteint, plus que nulle autre, jusqu'aux profondeurs de l'âme. Dom Gajard nous disait avec des larmes dans les yeux : « C'est grâce à ce chant que nous savons ce que les premiers chrétiens pensaient de la virginité et du martyre. »
Benedictus.
134:289
## TEXTE
### Socrate et Erik Satie
par André Charlier
COMMENT CES DEUX NOMS ont-ils pu se rejoindre à travers les siècles ? Comment une des histoires les plus tragiques de l'antiquité a-t-elle pu inspirer celui de nos musiciens modernes que tous les gens sérieux s'accordaient pour considérer comme un incorrigible farceur ? Voilà qui a pu étonner une foule de compositeurs réputés « grands » et de professeurs notoires. Que *Socrate* soit appelé à compter parmi les œuvres les plus hautes de notre musique, voilà une idée qui n'est peut-être pas encore très commune, même dans le monde des musiciens.
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135:289
Qui donc ne s'est esclaffé à lire les commentaires burlesques dont Satie assaisonnait ses *Descriptions antomatiques* ou autres fantaisies du même genre ? Les plus indulgents voyaient en lui un humoriste parfois assez drôle lorsqu'il se moquait de la mazurka de Schubert, mais dont la musique sans barre de mesure ne signifiait pas grand chose et qu'il était impossible de prendre au sérieux. Et pourtant même dans ces pièces humoristiques les phrases jaillissent souvent avec une fraîcheur et une ingénuité inattendues, la ligne en est pure et nette, l'harmonie toujours originale et combien propre à révolter les professeurs qui enseignaient autour de 1900 ! Une grandeur parfois un peu triste se cache sous l'ironie d'Erik Satie : telle de ses pièces, comme la fugue des *Aperçus désagréables,* est d'une majesté qui fait songer au meilleur Bach. Que de mélancolie profonde et douloureuse dans certaines phrases de *Parade *! Quoique très lié avec Debussy, il est certain que Satie lui doit peu de chose. Il a comme lui un sens musical de la phrase qui est bien français, mais son tempérament était profondément réfractaire à l'esthétique debussyste ; sa sensibilité, beaucoup plus profonde qu'il peut sembler au premier abord, ne savait pas se délecter dans les rêveries symbolistes. Sa musique ne ressemble à rien de ce qui a été écrit avant lui ou de son temps ; ou alors, s'il lui fallait chercher une parenté, peut-être faudrait-il remonter jusqu'à Rameau.
Ce n'est donc pas à Verlaine ou à Mallarmé que Satie demande de créer une atmosphère propre à un développement musical. Il se contente du texte de Platon, dans la traduction exacte et sans éclat de Cousin, pensant que sa musique peut se passer de la musique des mots et qu'il lui suffit d'une grande pensée à exprimer. Il a choisi trois passages où la figure de Socrate se dégage avec un relief particulier : c'est d'abord le discours où Alcibiade, dans le « Banquet », fait l'éloge de son ami, puis la promenade de Socrate et de Phèdre sur les bords de l'Ilissus, enfin la mort du sage racontée par Phédon.
136:289
Satie d'ailleurs a supprimé les développements philosophiques qui l'eussent embarrassé : par exemple, de la longue page où Socrate, dans le Phèdre, explique pourquoi il préfère croire les légendes mythologiques plutôt que de les discuter. Le texte n'est qu'une proposition que la musique se charge de conduire à sa fin ; un prétexte, si vous voulez.
Satie nous avait habitués à la simplicité de la forme et de l'harmonie ; nulle part cette simplicité n'est plus belle que dans *Socrate.* Le chant n'est ici qu'un récitatif et il a pu paraître monotone à certains auditeurs, mais il est monotone à la façon du chant grégorien. On n'y trouve jamais aucune recherche de l'effet dramatique, aucune emphase, aucun éclat. Les notes se suivent avec une égalité déconcertante et Satie, comme les anciens maîtres, ne s'est donné que rarement la peine de marquer les nuances. C'est que le rythme dans *Socrate* est presque complètement dépouillé de tout vêtement matériel. A ceux qui croient que le rythme consiste en une succession de temps forts et de temps faibles, la tranquillité égale de la phrase peut donner l'illusion que le rythme est absent. Et pourtant quelle plénitude et quelle variété dans la forme ! Il y a là une sûreté de ligne qui ne laisse de place pour aucune rêverie sentimentale et vague, mais qui est riche d'une émotion intense et religieuse. Je songe en ce moment à cette phrase de la troisième partie : « Demain, ô Phédon, dit-il, tu feras couper ces cheveux, n'est-ce pas ? » La mélodie, soulignée par une suite de quintes qui se répètent à chaque mesure les mêmes, est d'un dessin si net, si simple et si grand à la fois qu'il serait dommage de mettre de la littérature autour.
Je ne puis pas ne pas dire cependant que ces cinq ou six mesures dans leur simplicité évoquent d'une manière admirable l'âme de Socrate, son émotion douloureuse et contenue à cette minute. Debussy avait inventé dans Pelléas une déclamation lyrique toute humaine et naturelle, la langue musicale suivant les inflexions les plus délicates du sentiment. Erik Satie a inventé dans *Socrate* un langage qui est aussi naturel et dépourvu d'artifice, mais qui s'élève au-dessus des passions pour n'exprimer que les sentiments les plus hauts.
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L'accompagnement use vis-à-vis du chant de la plus grande discrétion, mais il ne se borne pas à être un simple support harmonique. L'harmonie n'est jamais recherchée pour elle-même ; elle est toujours amenée et déterminée par le rythme. Voilà pourquoi, même lorsque l'accompagnement se contente de suivre le mouvement du chant, les accords sont généralement portés par la ligne mouvante de la basse. Mais le plus souvent l'accompagnement est un développement contrapunctique très subtil, qui tantôt se règle sur le rythme du chant, tantôt au contraire lui impose son dessin : chant et accompagnement se trouvent intimement liés l'un à l'autre par l'enlacement des rythmes. Ainsi les contours sont nets et fermes ; jamais ils ne sont noyés dans une harmonie chatoyante et écartelée qui se dégrade à l'infini. Les accords sont réduits aux sons essentiels : leur couleur vigoureuse ne fait qu'accuser davantage la forme.
Musique qu'on accusera d'être trop intellectuelle parce que la part des sens y est vraiment réduite. Quelle que soit sa sévérité, le charme n'en est point absent. La scène des bords de l'Ilissus est pleine d'une poésie délicate. A l'aide d'une très simple phrase mollement balancée, qui répète sous la mélodie pendant plusieurs lignes la même harmonie si lumineuse, d'une vibration intense et contenue, le musicien nous suggère un paysage éclatant, les bords du fleuve où l'herbe épaisse invite au repos, l'air parfumé et les cigales bourdonnantes. Ce qui étonne le plus dans cette musique, c'est la simplicité des moyens. Lisez les deux dernières pages de la mort de Socrate, qui est la plus belle des trois parties du drame. Le récitatif répète une même formule dont la raideur est encore accentuée par le martèlement d'un même accord frappé à contretemps de chaque mesure.
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Cela me rappelle la cadence par laquelle on termine les phrases dans la récitation des leçons liturgiques. Parvenu au moment suprême, le musicien avec respect s'efface presque totalement devant la majesté du texte. Toute mélodie, tout enrichissement harmonique deviennent ici superflus. A ce point de pureté, Satie, sans s'en douter, rejoint la psalmodie deux ou trois notes lui suffisent et l'humilité de son art trouve le secret de la vraie grandeur.
\*\*\*
Alcibiade croyait voir en Socrate un de ces Silènes, dont l'extérieur est grossier et ridicule, mais qui cachent en eux des statues de divinités. Ne serait-ce pas la raison pour quoi Erik Satie sentit tant de sympathie pour l'homme le plus sage de la Grèce ? N'y a-t-il pas en eux une singulière affinité ? Comme Socrate -- qui pratiqua aussi l'ironie -- Satie cache sous des dehors que le vulgaire trouve grotesques, l'âme la plus droite et la plus candide. Toute sa vie il se préoccupa de la dissimuler avec pudeur, de la recouvrir sous des fantaisies que les musiciens bien élevés trouvaient déplacées. Il la montra enfin lorsque, voici un peu plus d'un an ([^69]), il mourut simplement avec la foi et la tranquillité de la plus humble femme.
André Charlier.
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## NOTES CRITIQUES
### Claire raconte l'histoire de France, mais c'est très mal parti
CLAIRE MANIER-LEJEUNE : *Claire raconte à Jean-François l'histoire de la France* (éditions de l'Arc, Versailles). -- Il s'agit d'une collection de douze volumes en cours de parution. Si nous en parlons, c'est que ces livres semblent se répandre dans les milieux traditionnels. A en juger par le seul premier volume que j'ai pu consulter, on ne voit vraiment pas pourquoi.
Ce premier volume est consacré à la préhistoire et à la Grèce. Le moins qu'on puisse dire est qu'il est d'un conformisme scientiste affligeant. La thèse évolutionniste n'est pas formulée, mais elle est plus que sous-jacente. « Il était une fois une grosse masse de feu qui s'est refroidie. » Ainsi commence l'histoire (de France...). Pourquoi ? Pourquoi remonter si loin et ne pas aller jusqu'aux *origines* (sous-titre de ce premier volume) ? Qu'y a-t-il avant la « masse de feu » ? Le bang initial ? La matière éternelle ? La création divine *ex nihilo *? Au commencement était une masse de feu qui s'est refroidie... Contentez-vous de cela.
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Ensuite la vie est apparue. Ce furent d'abord des cellules microscopiques, puis des poissons, puisqu'après le feu il n'y avait plus que de l'eau. Puis des terres ont émergé et les poissons sont sortis de l'eau et sont devenus amphibies. « Imagine-toi les poissons essayant maladroitement de poser l'une après l'autre leurs nageoires sur le sol. » « Cela me fait penser aux premiers pas des astronautes sur la lune », commente Jean-François. « C'est vrai », dit Claire. Question (pas plus infantile que ce qu'on vient de lire) : si les hommes s'installent sur la lune, au bout de combien de générations leur poussera-t-il des scaphandres ?
Vous voulez un autre exemple ? Voici le cheval. Au départ il avait cinq doigts. Mais il voulait courir. A force de courir (sur la pointe des pattes) « il a perdu ses doigts en route » (*sic*), n'en a gardé qu'un qui est devenu un sabot. Question : au bout de combien de générations de coureurs à pied l'homme perd-il ses orteils et lui pousse-t-il un sabot ?
Et puis l'homme est apparu. Peu à peu il est devenu intelligent : « Son cerveau s'est mieux développé, peut-être parce qu'il se tient debout la tête bien droite. » Viendra beaucoup plus tard l'homo sapiens. « Il a de la mémoire, il parle mieux, il a les mains de plus en plus habiles. »
Et cela continue dans le style de cet absurde film intitulé *La guerre du feu.* Les « hommes » (?) mangeaient de la viande crue. Un jour ils ont trouvé des bêtes grillées par un incendie produit par la foudre. Ils ont trouvé que c'était meilleur et ils ont gardé le feu ([^70]).
D'où sort-on ces fables ? « Quand on réfléchit on arrive à inventer un peu l'histoire. » Un bel aveu.
Le paléolithique. « Ces hommes étaient comme nous maintenant ? -- Pas vraiment. Il faudra attendre 40.000 ans avant Jésus-Christ pour que nous nous reconnaissions dans nos ancêtres. »
Plus loin : « Pourquoi des progrès si lents ? -- Parce que les pères mouraient jeunes avant d'avoir eu le temps d'apprendre à leurs enfants ce qu'ils avaient acquis. »
C'est encore au paléolithique que les hommes « se sont inventé des dieux ». Et au néolithique, « on pensait que les morts reviendraient vivre une autre vie sur la terre ».
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Tout cela est inacceptable. Nous, catholiques, avons un livre sacré, qui raconte nos origines. Sans doute ne le fait-il pas de façon « scientifique ». Cela n'empêche qu'il est véridique. Ce livre dit que Dieu a créé le monde. Puisqu'il a créé l'homme dans un état de perfection physiologique, mentale et spirituelle. Il s'est révélé à lui comme Dieu et l'a fait nommer « tous les animaux », c'est-à-dire qu'il lui a donné non seulement le langage mais aussi tous les principes de la connaissance. Puis il y a eu la chute, d'où a résulté l'obscurcissement de l'esprit humain. L'homme a travesti l'image qu'il se faisait de son créateur, mais il ne l'a jamais oublié. Il a édifié des civilisations. Les hommes vivaient alors beaucoup plus longtemps que maintenant. Et il y a eu des catastrophes terribles (le Déluge), obligeant sans doute les survivants à vivre de façon précaire, comme des « hommes préhistoriques ».
Soyons « œcuméniques ». Allons voir ce que disent les autres religions. Toutes emploient des images plus ou moins bien appropriées et plus ou moins éloignées de la vérité pour parler de la chute. Toutes nous disent que l'âge d'or (qu'on attend toujours, dit l'auteur du livre, et elle peut attendre longtemps) est derrière nous, qu'il est le premier âge de l'humanité. Et que loin d'être une évolution « enfance -- adolescence -- être adulte », l'histoire de l'humanité commence dans la lumière du paradis terrestre et se termine dans l'âge de fer des Grecs, l'âge sombre des Hindous, la disparition de la foi, la perte des principes, la « matérialisation » de l'intelligence, la tyrannie de la matière déifiée et des puissances démoniaques, et l'apocalypse.
Raconter le contraire, c'est une imposture. Le raconter aux enfants, c'est un crime.
Enfin voici ce qu'on trouve dans l'introduction :
« *Chacun a apporté sa petite pierre à l'édifice. L'inventeur de la charrue, du tonneau, de l'écriture, le paysan, le potier, le tisserand* *; celui qui croyait en Dieu et celui qui n'y croyait pas* *; le musicien, le poète, le sculpteur... Tous, tu entends bien, tous, depuis tant de millions d'années, ces ancêtres que tu ne connaîtras jamais, c'est cela ta Patrie.* »
Non madame. AUCUNE CIVILISATION, JAMAIS, EN AUCUN LIEU ; N'A ÉTÉ ÉDIFIÉE PAR DES HOMMES QUI NE CROYAIENT PAS EN DIEU. De plus la nôtre a été édifiée par des hommes qui croyaient en Dieu de la façon la plus véridique, grâce à la révélation du Fils de Dieu.
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Non madame. Les hommes qui vivaient en Afrique ou en Chine il y a plusieurs millions d'années (si tant est que ce soit vrai) ne sont pas ma patrie. Pas même ceux des grottes de Lascaux, quelque admiration que j'aie pour eux. La patrie est une communauté. Elle suppose d'autres liens que la seule appartenance au genre humain. C'est une évidence.
Je ne sais pas ce que seront les autres volumes. Mais c'est mal parti.
Yves Daoudal.
### Que savons-nous de François Villon ?
Il n'est pas trop tard pour revenir sur le François Villon de Jean Favier, puisqu'il est mis de nouveau à notre disposition (avec la même pagination mais sans le plan de Paris, bien pratique quoique sommaire, qui figure sur la jaquette de la première édition) dans une collection de poche (Marabout) qui s'honore également d'une réédition de l'indispensable *Siècle de Louis XV* de Pierre Gaxotte.
Pour qui veut aborder la lecture du premier grand poète français, ce livre est assurément le meilleur guide. Il fournit une anthologie commentée d'une œuvre qui fut toujours incompréhensible sans quelques gloses. De chaque strophe Jean Favier exprime le suc ; et il éclaire chaque vers de toute sa science d'archiviste-paléographe. Tel poème nous vaut un exposé clair et précis sur le vin à Paris, tel autre un rappel sur le fonctionnement des écoles, sur le clergé ou sur la bourgeoisie, sur la condition des femmes et sur la débauche (dont les jeunes gens, faute d'argent, parlaient beaucoup plus qu'ils ne la pratiquaient).
Jean Favier se repère avec aisance dans le Paris brutal de la fin de la Guerre de Cent ans (dont il est le spécialiste), Paris appauvri où cohabitent sans vergogne ni rancune l'ancien Bourguignon et l'ancien Armagnac, où l'étudiant de Saint-Pol-de-Léon et celui de Toul se forgent une culture et une langue communes, mais qui n'attire plus guère les Flamands ni les Méridionaux au-delà de Poitiers et Limoges.
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Il sait même déjouer les pièges des fausses étymologies, vite bâties par la tradition orale : ainsi l'église gothique de Saint-Benoît le Bétourné n'était nullement *bien tournée,* et n'était dédiée à saint Benoît que par erreur (toutes choses qu'ignorait son paroissien François Villon) : l'église romane qui l'avait précédée était dédiée « au benoît Dieu » (au Dieu béni) et mal orientée (bestournée) puisque le chœur était à l'Ouest (aussi avait-on mis l'autel au fond, et une entrée sur le côté).
De la même façon, l'auteur nous invite à nous méfier des légendes qui s'attachent au personnage de François Villon. Que sait-on de lui, sinon que, Parisien, orphelin d'un père natif des confins de la Bourgogne et du Bourbonnais, il mit une belle constance à gâcher ses chances, à fréquenter tavernes et mauvais garçons, peut-être à chaparder avec l'excuse de la nécessité ? Pourtant on avait trouvé à ce François dit de Moncorbier ou des Loges (ce sont deux lieux-dits proches de Céron en Saône-et-Loire actuelle) un tuteur en la personne de Guillaume de Villon (Villon actuellement dans l'Yonne), un modeste chapelain de Saint-Benoît le Bétourné au bas de la rue Saint-Jacques. Mais il n'employa aucune ardeur, lui qui avait de la facilité, à poursuivre ses études au-delà de la maîtrise ès arts, ce qui lui eût assuré un bénéfice ecclésiastique. En 1455, à vingt-quatre ans, pour avoir tué un prêtre qui lui cherchait querelle (non sans motif peut-être), il est condamné à mort (c'était le seul châtiment avant que l'Inquisition n'apprît aux tribunaux civils à graduer les peines). Il est gracié avant même d'avoir été pris. Cinq ans plus tard, on le retrouve dans les prisons d'Orléans et de Meung. Gracié à nouveau parce qu'on fête le passage du nouveau roi, Louis XI, il rentre à Paris. Il y est arrêté comme complice du vol d'un trésor au collège de Navarre en 1456, dont les coupables ont été découverts entre-temps. A peine libéré sous condition, il est à nouveau mêlé à une rixe, à nouveau condamné à mort, peine commuée en bannissement. Il a trente-deux ans, sa santé est minée, il ne tarde sans doute pas à mourir.
Que connaît-on d'autre que ce casier judiciaire chargé ? Sans doute a-t-il cherché fortune successivement à Angers auprès du roi René, à Blois auprès de Charles d'Orléans, à Moulins auprès du duc de Bourbon Jean II. Seul le séjour à Blois est attesté par la ballade qu'y laissa Villon dans un concours poétique (*Je meurs de soif auprès de la fontaine...*)*,* mais c'est l'occasion pour Jean Favier d'esquisser le portrait de ces trois princes poètes (le premier donnait dans la pastorale, le second dans la *courtoisie*, le troisième seul était de son temps) et de suggérer que Villon
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« est de ceux que l'on reçoit bien et que l'on récompense pour leurs talents, non de ceux que l'on agrège à ce groupe social complexe mais uni qu'est une cour ». Villon avait mieux su se faire apprécier d'un bourgeois, le prévôt de Paris Robert d'Estouteville.
On sait aussi qu'il était petit et noiraud, chauve de bonne heure, -- égoïste, aigri ajoute Favier sans complaisance. Très fort sur le vocabulaire des notaires (il avait dû vivre quelque temps de copie chez eux), mais peu cultivé : il ne connaît que bien vaguement la Bible et Virgile (Horace, trop difficile, est peu commenté), prend Alcibiade pour une femme et ne plaisante sans doute pas quand il prétend ignorer l'Europe de son temps :
*Hélas ! où est le roi d'Espagne*
*Duquel je ne sais pas le nom ?*
*Mais où est le preux Charlemagne ?*
Il démarquait volontiers le *Roman de la Rose,* Eustache Deschamps et Rutebeuf, y ajoutant une légère touche, dramatique, émue ou goguenarde, ce je ne sais quoi qui fait toute la différence entre l'écrivain de talent et le grand poète. Au fond, le Villon de Favier n'a rien qui contredise celui qu'imaginait Veuillot : pour celui-ci, si la littérature française est *un mauvais lieu,* si « le scepticisme, la raillerie, l'impureté sont ses caractères principaux », c'est la faute à Villon, et à Rabelais, et à quelques autres pères fondateurs, tous païens ou protestants.
Jean Favier essaie de cerner la foi de Villon, foi pessimiste qui cherchait secours, plutôt qu'auprès d'un Dieu à la Justice inégale, auprès de Marie : en ce siècle, écrit l'historien, « elle est le visage humain de l'espérance » et, disait un diablotin dans une pièce du temps,
*S'il* \[*Jésus*\] *lui faisait rien de contraire*
*Il serait battu au retour.*
C'est sur cette spiritualité de Villon que Ionesco aurait souhaité voir Jean Favier s'étendre, lors d'une soirée d'Apostrophes où lui-même était présent pour une *Hugoliade* retrouvée dans ses cartons et imprimée par Gallimard, dont le seul mérite est de montrer qu'il fut vers 1935 un lecteur assidu de Maurras et Léon Daudet.
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Jean Favier s'était dérobé à cette invite. Son livre aussi nous laisse un peu sur notre faim. C'est un livre honnête : Favier ne sollicite pas les textes, ne tourne pas autour des questions jusqu'à oublier ou faire oublier, comme le talentueux Georges Duby, que l'Église médiévale enseignait l'Évangile d'un certain Jésus-Christ crucifié sous Ponce-Pilate. Mais son tableau de la religion, insistant sur les querelles entre réguliers et séculiers ou sur le juridisme de la foi du siècle de Villon, pèche un peu par sécheresse. Il signale bien (p. 63) que « la foi est éminemment positive : Dieu, la Trinité, la Rédemption, la Communion des Saints, la Vierge », et (p. 226) que « les clercs qui se tiennent à l'écart du mariage par l'effet d'une véritable vocation religieuse font rarement écho aux propos misogynes ». Mais il s'arrête aussitôt et le tableau, accordant trop aux aspects négatifs, s'en trouve déséquilibré.
C'est le seul reproche qu'on puisse faire à ce livre, avec peut-être celui d'une composition un peu relâchée, qui n'évite pas les redites et n'entraîne pas suffisamment le lecteur. Mais l'historien répondrait avec raison qu'une composition trop habile trahirait la vérité nue des faits.
Armand Mathieu.
### Thomas Molnar et le Tiers-Monde
Dans les propos liminaires à *Tiers-Monde, idéologie, réalité* ([^71]), Thomas Molnar cite Jacques Bainville : « Les intelligences qui se croient libres sont esclaves, en vérité, de l'évidence immédiate. Les hommes, pris en masse, n'imaginent pas autre chose que la suite de ce qu'ils ont sous les yeux. Ils conçoivent l'avenir comme un « de plus en plus » perpétuel. Pour eux, le progrès est rectiligne. Il n'y a qu'un petit nombre... quelques cerveaux par siècle, qui soient capables d'entrevoir des changements de direction dans la marche des choses. »
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Nous pouvons faire, explique Thomas Molnar, l'application de cette idée de Bainville à ce qui se passe, grosso modo depuis 1945, dans notre monde occidental lorsqu'il se penche sur les problèmes du Tiers-Monde et, par voie de conséquence, sur les siens.
Pour essayer de connaître la vérité des choses, -- et surtout pour ne tomber dans les idées préconçues, -- Thomas Molnar voyage. Et plus particulièrement dans ce qu'il est convenu d'appeler le Tiers-Monde. Dans un livre paru aux presses universitaires de France en 1976, *Le socialisme sans visage,* Thomas Molnar avait déjà noté que nous n'avions pas pris jusqu'ici le Tiers-Monde pour ce qu'il est et sera : un monde « autre » que ne sont l'Occident libéral-démocratique et l'Est communiste. C'est un langage qui peut dérouter. Depuis l'accession des pays du Tiers-Monde à l'indépendance, on s'applique à leur plaquer -- aidés en cela par les pays du Tiers-Monde eux-mêmes -- des « modèles » qui ne leur conviennent pas. Des « modèles » greffés très artificiellement. Ils en vivent quelques mois. Quelques années, parfois. La plupart du temps, ils en meurent.
Le Tiers-Monde, explique Thomas Molnar, est entre deux mondes : « Le passionnant dans l'histoire prochaine du Tiers-Monde sera la voie que prendront ces pays entre le désir de modernisation qui devrait passer par l'apprentissage auprès de l'Occident, et le retour à l'identité traditionnelle, modifiée certes, et non reconnaissable à l'aide de critères occidentaux. »
Pour l'heure, le Tiers-Monde affirme son idéologie. Quelle idéologie ? Tout le problème est là. Un des premiers « penseurs » à formuler « une idéologie pour le Tiers-Monde » a été l'économiste brésilien Celso Furtado. Pour asseoir la revendication ante-colonialiste, il a créé de toutes pièces une pseudo-histoire ante-coloniale qui aurait été bloquée dans sa course par l'arrivée inopinée de l'homme blanc. La « couleur » et le sens de cette histoire ante-coloniale ? Progressistes, bien sûr...
Thomas Molnar relève une erreur importante de la part de Celso Furtado : L'ancienne « technologie » ne pouvait -- en aucun cas -- déboucher sur ce que les peuples les plus reculés souhaitent aujourd'hui réaliser. Et elle ne comportait aucune promesse de pouvoir jamais le faire : « Partout où les vieilles méthodes sont encore utilisées, c'est simplement à cause de la nécessité qu'imposent la misère et l'isolement. Et elles sont en effet perçues comme signes de misère auxquels les gouvernements auraient, comme la première tâche, à porter remède. »
Mais Thomas Molnar pose surtout la vraie question, la question-tabou : « Sommes-nous donc tellement certains que le problème du Tiers-Monde doive trouver sa solution au niveau de l'économique et de l'économique seul ? » A côté des problèmes économiques -- omniprésents dans le Tiers-Monde, bien sûr -- il y a des problèmes dits « structurels ». Et ceux-là sont véritablement graves : « Le cercle vicieux que représente le sous-développement au sens économique en fait partie, les uns bloquant les autres, plus graves aussi parce qu'il s'agit d'efforts révolutionnaires dont l'aboutissement est souvent autre qu'il n'était escompté. »
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Thomas Molnar ajoute : « L'objectif n'est pas arbitrairement formulé, il est imposé par « l'esprit du siècle intégration sans choc, de la totalité de la population dans l'ensemble étatique et socio-éconoinique -- les garanties de progrès à tous les égards, progrès mesuré par les critères modernes, statistiques : produit national brut, revenu par tête d'habitant, certains droits civiques, scolarisation, etc., réalisations culturelles de toutes espèces. L'ensemble porte l'étiquette de « modernisation » mais comme le contexte est souvent « révolutionnaire », l'adjectif peut être accentué au dépens du substantif, parfois même il remplace celui-ci. »
D'où l'amalgame commun aujourd'hui : « révolution » = « idéologie » = « modernisation ». Un amalgame d'autant plus regrettable que ces trois termes recouvrent et des convictions et des méthodes très différentes. « Une chose est certaine, écrit Molnar, la « voie démocratique » laquelle, dans la première moitié du XX^e^ siècle a été la voie royale du progrès, en est venue, par un changement insensible, à signifier méthode bourgeoise, réactionnaire, favorable à la domination impérialiste. Dans une interview accordée au *Monde* le 21 mars 1980, les Sandinistes -- comme pour illustrer cette transformation terminologique -- se sont bien appliqués à faire un subtil distinguo entre la démocratie « imposée par les Nord-Américains en 1927 » et leur propre révolution « démocratique » : « La démocratie, expliquèrent-ils alors, c'est d'abord l'accès à l'éducation, à la santé, à un logement digne de ce nom, aux loisirs. »
Deux leaders sandinistes, Bayardo Arce et Sergio Ramirez, ont encore expliqué qu'au Nicaragua le contenu de la démocratie ne pourrait être « des élections tous les quatre ans ou le changement de présidents ». Les élections ? Un luxe, voire des futilités. L'avis du peule ? Le peuple a autre chose à faire que d'aller réaffirmer devant des urnes ce qu'il a déjà « abondamment démontré en participant massivement à l'insurrection, à savoir qu'il est sandiniste. Nous préférons mobiliser deux cent mille jeunes pour alphabétiser la moitié du pays, plutôt que d'occuper tout un appareil bureaucratique à organiser des élections ». Ce peut être un choix. Ce qu'il y a d'insupportable c'est que les media -- et *Le Monde* en particulier -- nous présente un tel choix comme un choix démocratique avec un cadeau Bonus en plus...
L'État, dans le Tiers-Monde, ne ressemble pas au nôtre. Il y a quelques bonnes imitations comme au Kenya et en Inde où une magistrature plus « british » que nature, par exemple, supporte allègrement perruque et cérémonial. Et encore l'Inde est-elle un mauvais exemple : après l'Indépendance, elle s'est très vite effondrée en tant qu' « État moderne ». Molnar note : « Il ne reste \[en Inde\] du système colonial que sa caricature. L'Inde est d'ores et déjà une anarchie surmontée d'un État parasitaire (...).
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Les mécanismes de l'État rouillés par l'usure et l'abus, la corruption aux dimensions astronomiques, deux millions de femmes violées par an (l'effort conjugué des voyous et des flics), cent millions d'intouchables à la merci d'une population féroce, les transports désorganisés, la bureaucratie indolente et prépotente, les services publics non-existants ou bien en proie à l'usure, la famine décimant des districts entiers... » Il ne manque pourtant pas de chefs d'État occidentaux pour saluer, à intervalles réguliers, la « démocratie indienne » de la très démocratique Indira Gandhi.
Alors quel État pour le Tiers-Monde ? Marxiste, nationaliste, militaire, national, scientifique, populaire ? Derrière les mots, une amère réalité : des pays stagnant dans leur marasme. Molnar rappelle que l'Occident -- depuis les Hébreux et les Grecs -- a toujours intégré « l'arrière-pays » dans l'ensemble du peuple, de la nation, du régime. Ce qui veut dire que « d'une façon ou d'une autre les dirigeants \[des pays occidentaux\] ne formèrent damais une caste étanche et inaccessible, qu'ils étaient obligés de tenir compte de chaque catégorie de la population, que les régimes nouvellement installés cherchaient non pas à éliminer une partie du peuple, mais soit à la convertir à une idée nouvelle, soit à transformer la configuration générale afin de réinsérer tout le monde, autrement ».
A partir de cette observation essentielle, on peut dire qu'un régime est « non-occidental dans la mesure où il lui est indifférent d'intégrer la population, ou bien en est incapable ». Vu sous cet angle, la plupart des pays du Tiers-Monde ne peuvent être considérés comme État, régime politique, nation. Thomas Molnar propose de leur réserver l'appellation un peu vague de « pays » ou de « peuple » et d'inventer en même temps des termes nouveaux correspondant aux réalités nouvelles.
On peut se poser également la question de savoir pourquoi le Tiers-Monde cède si souvent aux sirènes du marxisme. Dans une certaine mesure, explique Molnar, « le marxisme met fin à l'anarchie et il structure le despotisme de telle manière qu'il reste permanent. Il intègre la population dans le processus politique, mais en même temps il abolit ce processus en substituant le Parti à l'État et les conflits divers au sein de l'étroit Politburo au jeu des intérêts légitimes d'un régime libre ». Pour illustration : l'Éthiopie de Mengistu et la Haute-Volta de Sankara devenue aujourd'hui le Burkina-Faso.
Autre question : le Tiers-Monde peut-il compter sur la religion afin de consolider une situation instable et équivoque entre la tradition et la modernisation ? « Disons-le carrément, écrit Molnar, la religion dans le Tiers-Monde n'est pas ou plus une force suffisante pour encadrer et inspirer les populations. » Il s'en explique et son argumentation mérite d'être intégralement reproduite :
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« Dans le Tiers-Monde, la religion ne signifie pas la même chose et n'est pas structurée de la même manière que dans le monde occidental. Chez nous, au système de la foi et de la doctrine se trouve associé un système d'organisation et d'administration qui donne un contour sociologique au noyau de la religion proprement dite, le soin des âmes et le culte rendu à Dieu. L'Église en Occident est une institution à la fois tolérante et centralisée, elle offre un champ vaste à l'intelligence et à l'action, tout en proposant une espèce de modèle de société, à mi-chemin entre le Corps mystique et un organisme politique (...). Même le phénomène de désacralisation en Occident n'abolit guère l'inspiration religieuse fondamentale ; celle-ci se transmue en un projet aussi centralisé et centralisateur qu'était la religion (...). Il est indubitable que la religion ne se comporte point de cette façon dans les autres contrées. On pourrait même aller jusqu'à dire que si par « religion » nous avons à l'esprit la version occidentale, il faudrait que nous changions nos présupposés et nos définitions lorsqu'il s'agit du fait religieux ailleurs. »
Et ce, pour au moins deux bonnes raisons :
1\. La religion dans les pays du Tiers-Monde n'est pas cette organisation à la fois doctrinale et administrative qu'elle est en Occident. En règle générale, elle ne s'intéresse guère à la chose publique (à moins de la phagocyter complètement comme en Iran).
2\. Le Tiers-Monde ne connaît guère la notion de l'individualité : religion, tradition, société, histoire s'y opposent. Il y a les élites, les masses millénaires et anonymes et puis quelques « sages » qui expliquent les mystères de l'univers à quelques disciples choisis. Le péché originel est inconnu. Et du même coup le sens de la responsabilité personnelle et la volonté d'un ressaisissement individuel.
Quand on a compris ça, on a commencé de comprendre un peu le Tiers-Monde en évitant de tomber dans les clichés qui encombrent les ouvrages depuis près de deux siècles. Et la grande erreur des commentateurs occidentaux c'est de voir le Tiers-Monde à travers des lunettes occidentales et de vouloir rendre compte de cette vision déformée. La plupart des journalistes qui écrivent sur l'Afrique, l'Asie, l'Amérique latine ne sont pas des hommes de terrain. Ils ne connaissent de l'Afrique, de l'Asie, de l'Amérique latine que les quelques messieurs bien mis et hyper-occidentalisés rencontrés dans la coffee-shop d'un Hilton ou la salle d'un restaurant luxueux de la capitale.
Dire qu'il n'y a pas d' « États » au sens occidental du mot dans le Tiers-Monde, ce n'est pas faire preuve d'un quelconque mépris à l'égard des peuples qui le composent. C'est parler vrai. C'est dire que le roi est nu. Et qu'il est criminel de faire semblant de croire -- et de faire croire -- à des peuples qu'on les considère avec sympathie quand on continue de perpétuer -- par nos hypocrisies diplomatiques -- la race des administrateurs corrompus qui s'engraissent -- souvent à nos frais -- sans se préoccuper des peuples dont ils prétendent avoir la charge.
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Dans *Citizens Grievances and Administration,* une étude de A.P. Barnabas publiée à New Delhi en 1979, on relève cette anecdote en forme de questions et de réponses dans les villages indiens : « Pourquoi ne portez-vous pas plainte (au sujet de quelque abus à l'échelon inférieur) aux autorités supérieures ? -- Elles n'écouteraient pas à moins de leur verser un bakchich. -- Alors pourquoi ne pas protester auprès du District Collector ? Après tout, c'est un administrateur de haut rang qui n'accepte pas les bakchichs. -- C'est vrai mais ses clercs ne nous laisseraient pas pénétrer jusqu'à lui sans bakchich. »
Le Tiers-Monde est certainement mal parti. Le problème, c'est qu'il risque d'entraîner l'Occident dans ses ruades. Car si l' « État » ne fait pas partie de l'arsenal du Tiers-Monde, il y existe « l'idée et le souvenir historiques de « vastes empires », fruits de la conquête sauvage : mongols, arabes, tartares, zoulous, etc. Il ne s'agit pas d'une collectivité élevée aux sphères des idéaux par définition impossible de réalisation, mais de masses fanatisées se ruant sur les voisins et les subjuguant sans autre objectif que le butin, la vengeance, la gloire. A la génération des Gandhi, des Nasser, des Mossadegh, celle qui réussit à se débarrasser des étrangers, succédera vraisemblablement celle des Khomeyni et des Kadhafi qui voudra lancer hommes, argent et ressources matérielles à la reconquête des territoires réclamés à des titres divers ».
L'Occident, c'est déjà le camp des saints. A nous de veiller. Pour que le Tiers-Monde n'écrive pas notre Histoire à venir...
Alain Sanders.
### Lectures et recensions
#### Théodore Quoniam *François Mauriac *(Téqui)
Dans la très pratique collection *L'Auteur et son Message* dirigée avec goût et talent par Ivan Gobry, où l'on a pu récemment, grâce à un *Lamennais,* un *Ozanam* et un *Veuillot,* faire une excursion dans un XIX^e^ siècle déjà méconnu, Théodore Quoniam nous propose « son » *Mauriac.*
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Neveu de Joseph Lotte (l'ami de Péguy), né à Cherbourg mais Bordelais d'adoption, Quoniam est également l'auteur d'un *Montesquieu* dans la même collection. Ce n'est pas cependant l'écrivain régional qui l'intéresse avant tout, même s'il extrait de son œuvre une véritable théologie du pin, mais l'homme affronté à un bouleversement de la civilisation. Quoniam retient à ce propos deux grands textes, *L'Éducation des Filles,* chapitre annexe du *Romancier et ses personnages* (1933), et le bloc-notes du 2 septembre 1968 (deux ans, et non un an, jour pour jour avant la mort de l'auteur). A propos du premier, Quoniam laisse penser qu'il croit que le brassage des sexes a *réellement* effacé les différences de mentalité. « Qu'est devenue cette jeune fille de notre adolescence, disait Mauriac de son côté, celle qui s'avançait sous les tilleuls dans une musique de Schumann ? N'est-ce pas une espèce *en partie* disparue ? » Mais il s'efforçait de retrouver la spécificité féminine derrière le bouleversement des mœurs d'autrefois qu'il caricaturait au demeurant volontiers : « A peine mariée et mère de famille, la bourgeoise devenait sans transition une personne épaisse, vêtue d'étoffes sombres, d'ailleurs presque toujours en deuil... Grands-parents, grands-oncles se relayaient d'année en année et mouraient à point pour que les jeunes femmes ne quittassent jamais le noir. »
Affaibli par une allégeance volontairement aveugle à Paul VI (bien que Mauriac reconnût : « l'infaillibilité ne joue pas ici »), le bloc-notes du 2 septembre 1968 peut se résumer dans cette belle formule : « Il ne suffit pas d'aller au monde, il faut y aller par un chemin par lequel on puisse encore le ramener et non se perdre soi-même. » Quoniam y joint ces lignes d'un Mauriac de vingt-sept ans : « Ô robe noire, ô robe de dérision comme la tunique écarlate dont Hérode chargea les épaules de Notre-Seigneur, ô soutane que saint François d'Assise entourait d'une si grande vénération, c'est vous que dans toute mon œuvre je désire glorifier... »
Quoniam a une bonne formule sur l'attitude chrétienne de Mauriac, qu'il cerne grâce à une bonne connaissance des romans et des essais : « Pour obtenir la lumière de Dieu, des attitudes s'imposent, qu'il n'aurait eu garde d'ignorer. » Attitudes que trop de clercs et de laïcs ont jugé expédient d'abandonner.
On peut regretter que l'évolution politique de Mauriac ne soit pas analysée. Car enfin le *flirt* de Mauriac avec la Gauche n'allait pas de soi : en 1928, il publiait une *Vie de Jean Racine* où l'intelligence de l'Ancien Régime ne le cédait en rien à celle de Pierre Gaxotte (dont *La Révolution française* est de la même année) ; en 1934, année-clef, il s'étonnait de la naïveté de certains (comme Gide) devant « la termitière bolcheviste » de l'U.R.S.S. ([^72]) ; enfin son frère Pierre fut toute sa vie militant d'Action française...
En revanche, Théodore Quoniam étudie dans un chapitre l'attitude de Mauriac face à Proust, Gide, Bernanos, Montherlant, Péguy. Il donne aussi des jugements sur Morand, ou Dostoïevski (préféré à Flaubert et même à Proust, « parce qu'il a vu dans ses criminelles et dans ses prostituées des êtres déchus mais rachetés »), et le poème sur Rimbaud. Enfin une chronologie sommaire et une liste des œuvres de Mauriac, incomplète (Mauriac a publié près de cent volumes) mais avec des dates précises, clôt ce petit livre, selon le principe de la collection.
Robert Le Blanc.
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#### Jean Hani *La royauté sacrée *(Guy Trédaniel)
Dans son excellent livre sur « les métiers de Dieu », c'est-à-dire sur le symbolisme des principaux métiers évoqués dans l'Écriture Sainte, Jean Hani avait omis deux « métiers » très particuliers : le sacerdoce et la royauté. C'est le chapitre sur la royauté qu'il nous offre aujourd'hui, et comme on s'en doutait, il a pris la forme d'un livre.
Au cours des cent premières pages, Jean Hani s'attache à définir les caractères de la royauté sacrée telle qu'elle a existé dans tous les peuples et dans tous les temps (ou presque). Il énonce notamment des distinctions fondamentales : entre la royauté sacrée et le culte de la personnalité (« divinisation » des époques hellénistique et romaine), entre le règne et le gouvernement (le roi règne « par rayonnement de puissance de sa majesté »), entre l'*auctoritas* et la *potestas* (l'autorité et le pouvoir, doctrine des deux glaives). « Est « sacré » tout roi qui tient expressément son autorité de la divinité et exerce son pouvoir sous la garantie de rites appropriés qui authentifient cette délégation divine. »
Ensuite Jean Hani décrit la royauté hébraïque. Et cela donne lieu à une passionnante exégèse des psaumes messianiques. On les lit généralement (surtout quand on les récite dans l'office divin) comme des prophéties annonçant le Christ, et on sait qu'on peut les rapporter au Christ de façon souvent stupéfiante, de sorte qu'ils ne prophétisent pas seulement mais expriment la mission de Notre-Seigneur. Jean Hani les relit en tant que psaumes royaux, définissant la royauté hébraïque, et annonçant la royauté du Christ. « Cette conception du roi sauveur de son peuple s'est sublimée, après l'exil, dans le messianisme, l'attente d'un Messie, d'un *meshiah* exceptionnel, qui rétablirait la royauté ; et elle s'est accomplie intégralement en Jésus-Christ. »
A partir de là Jean Hani va lire cette fois l'Évangile dans l'optique de la royauté. Et l'on s'aperçoit que le caractère royal du Christ est abondamment souligné, le fait premier étant qu'il est de la tribu de David, « fils de David », et non de la tribu sacerdotale de Lévi. Il s'applique à lui-même les deux plus importants psaumes royaux (2 et 109). L'évangile de saint Jean affirme seize fois sa royauté. Dans saint Luc l'ange de l'Annonciation lui promet le trône de David et l'apocalypse l'appelle « prince des rois de la terre, roi des rois et seigneur des seigneurs ».
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C'est « paradoxalement » au moment de la Passion que le caractère royal du Messie est définitivement mis en lumière, y compris dans la scène de l'outrage (les iconographes byzantins représentent cette scène comme un épisode du sacre impérial : Jésus revêtu de la pourpre, et devant lui des personnages qui se prosternent). Jean Hani éclaire la phrase « mon royaume n'est pas de ce monde » en proposant de lire : « ma royauté n'est pas de ce monde », elle n'est pas une royauté selon le monde mais une royauté infinie et éternelle. (Le grec *basileia,* comme le latin *regnum,* ont les deux sens de royaume et de royauté.) Le caractère royal du Christ est affirmé jusque dans la crucifixion, qui est pourtant l'épisode éminemment sacerdotal : l'écriteau porte : Jésus de Nazareth, roi des Juifs. Et saint Jean, encore, insiste sur ce point.
Notre-Seigneur, la « clef de David », donne à saint Pierre le pouvoir des clefs : la clef d'or du royaume céleste et la clef d'argent du royaume terrestre (elles figurent sur les armoiries pontificales). Ainsi le pape a double puissance universelle spirituelle et temporelle, mais il délègue sa puissance temporelle à l'empereur ou aux rois. L'empereur ou le roi tient son pouvoir de Dieu mais par l'intermédiaire de l'Église.
Jean Hani démonte l'anti-constantinisme à la mode. Constantin a trahi le véritable christianisme ? Il faut revenir à un christianisme dégagé des institutions et agissant comme un ferment au milieu d'un monde organisé sans lui ? « Sophisme ! car si le ferment en question agit suffisamment comme il doit, il transformera le monde et aura pour résultat de faire naître une société sacrale, comme justement il l'a fait au IV^e^ siècle. » Une doctrine inscrite dans la liturgie en plein XX^e^ siècle par Pie XI avec la fête du Christ-Roi.
L'avant-dernier chapitre est consacré au « Saint Empire ». Après avoir souligné la continuité entre l'empire romain et l'empire byzantin, Jean Hani fait une description saisissante du *basileus,* de l'empereur byzantin. On ignore généralement jusqu'à quel point extrême était portée la sacralisation de l'empereur. Proclamé trois fois saint au cours de son couronnement, il est appelé *divinité, éternité.* L'empereur mort est systématiquement gratifié d'une « apothéose ». L'empereur vivant est représenté avec un nimbe. Ces images sont honorées de cierges et d'encens, et on se prosterne devant elles. L'empereur sur son trône, le sceptre d'une main et le globe de l'autre, vêtu de son habit impérial, est exactement le Christ pantocrator des icônes. Pendant la divine liturgie, c'est l'empereur qui encense l'icône du Crucifié, et il communie comme les prêtres, recevant le pain dans la main et buvant au calice. Si la liturgie est publique il prononce un sermon qu'il termine par un triple signe de croix sur l'assistance. « *Évêque pour les affaires extérieures de l'Église* »*,* c'est néanmoins lui qui convoque et préside les conciles ; il prononce des anathèmes, choisit les évêques, confirme l'élection du pape, règle la discipline ecclésiastique, etc. Nous avons aujourd'hui du mal à admettre que de telles choses aient existé, ou qu'elles ne soient pas des déviations. Mais que dire lorsque c'est saint Ambroise qui évoque la montée au ciel de Valentinien et de Théodose, lorsque c'est le pape saint Grégoire le Grand qui installe au Latran une effigie impériale devant laquelle on se prosterne, lorsque c'est le pape saint Léon le Grand qui se réjouit de voir réunis dans l'empereur le caractère royal et le caractère sacerdotal, lorsque c'est saint Grégoire de Naziance qui s'écrie à l'adresse de Constance disparu : « Comment as-tu pu, en si peu de temps, abandonner ce sacerdoce royal que tu exerçais ici-bas pour le livrer à cette furie (Julien) ? » Lorsque c'est le pape saint Célestin qui parle de Théodose II « *corégnant avec le Christ notre Dieu* »* ?*
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On doit comprendre simplement que l'empereur est l'image, l'icône, du Christ-roi (le pape étant l'image du Christ-prêtre), et à ce titre il est logique qu'il reçoive un culte et qu'il ait quelques attributs sacerdotaux (il est d'ailleurs canoniquement diacre ou sous-diacre).
Et on commettrait une erreur en croyant que l'empire d'Occident se serait édifié sur des bases différentes. Charlemagne était « prêtre et roi : roi par la puissance, prêtre par le magistère de l'enseignement » (Alcuin). Le rituel du sacre de l'empereur était le même que celui d'un évêque. L'empereur était appelé vicaire du Christ, évêque des évêques. Plus tard il y eut la querelle du sacerdoce et de l'empire, saint Grégoire VII revendiqua pour le pape la dignité impériale, puis l'empereur ne fut plus oint du Saint Chrême mais seulement de l'huile des catéchumènes.
Le seul souverain qui garda le privilège de l'onction du Saint Chrême fut le roi de France, qui apparaît ainsi comme l'héritier de la dignité impériale. Il l'est encore d'une autre manière : en 507, Clovis avait reçu de la part de l'empereur de Byzance le diplôme de Consul, et il avait alors revêtu la pourpre impériale. C'est pourquoi le dernier chapitre du livre est consacré à la royauté française. Le roi de France porte le titre impérial de vicaire de Dieu et a la mission impériale de défendre la Chrétienté. Il est également l' « évêque du dehors ».
En fait, cette conception de l'empire et de la royauté n'est qu'un développement du second chapitre de la première épître de saint Pierre. Par leur baptême, les fidèles reçoivent le « sacerdoce royal ». (Étant conformés au Christ par ce sacrement, ils participent forcément à la royauté et au sacerdoce du Christ.) Ce sacerdoce royal est « intérieur » comme dit le catéchisme du concile de Trente, pour le distinguer du sacerdoce « extérieur » du prêtre. Ainsi est conféré à certains hommes par l'ordination un sacerdoce ministériel, et à d'autres hommes par le sacre une royauté ministérielle, les deux ayant leur source dans le Christ c'est-à-dire sur terre dans le pape à qui a été conféré le pouvoir des clefs. Cette doctrine, saint Louis la possédait intimement, comme on peut le voir par cette phrase qu'il prononça à Damiette devant les seigneurs qui craignaient de le voir exposer sa vie : « Je ne suis pas le roi de France, je ne suis pas la Sainte Église ; c'est vous, en tant que vous êtes tous le roi, qui êtes la Sainte Église. »
Il en résulte que la société sacrale monarchique est d'une nature toute différente des sociétés laïques contemporaines. « Le roi sacré fait l'unité de la société en transformant les individus en membres d'un Corps mystique qui les surélève au-dessus d'eux-mêmes. Les régimes politiques laïcisés agissent à l'inverse en atomisant la communauté, en laissant les individus de plus en plus seuls et isolés ; seulement, comme on ne peut constituer une société viable avec des isolés, il ne reste plus qu'à tenter de les grouper, d'en faire des groupes, puis une collectivité, ce qui est tout autre chose qu'un corps, parce qu'elle manque d'un principe d'union ; et c'est alors le règne des partis lequel inclut la division et les luttes interminables qui s'ensuivent. La tentation est grande, alors, pour éviter l'anarchie, de procéder à l'unification, qui est la négation même de l'union, et qui se fait nécessairement par la force. »
On aura compris que Jean Hani n'a pas écrit ce livre pour faire œuvre d'historien mais pour montrer aux hommes d'aujourd'hui que le remède à la déliquescence politique n'a pas à être inventé, et que les principes de la Chrétienté resteront toujours le seul recours parce qu'ils sont fondés sur le Christ-roi dont le règne est éternel.
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De ce point de vue, comme d'ailleurs de celui de la simple connaissance historique, La royauté sacrée est un livre tout à fait admirable. Une seule réserve : on regrettera sa tournure très « guénonienne », qui ne peut manquer d'irriter ceux des catholiques qui ont une allergie particulière à l'œuvre de Guénon.
Yves Daoudal.
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## DOCUMENTS
### Rome et la franc-maçonnerie
*Un nouvel exploit de Bertrand de Margerie s.j.*
Sous le titre de « Rome et la franc-maçonnerie », renforcé de la double date « 1884-1984 », un article de Bertrand de Margerie s.j. dans *L'Osservatore romano,* édition française hebdomadaire du 4 décembre 1984. Nous en donnons la reproduction intégrale avant d'en esquisser un brin de commentaire.
Plusieurs ont été surpris par la déclaration du Saint-Siège sur les associations maçonniques, le 26 novembre 1983. Soulignant l'incompatibilité de leurs principes avec la doctrine de l'Église, le texte, publié par ordre de Jean-Paul II, s'oppose à toute « double appartenance » d'un catholique à l'Église et à la Maçonnerie, sans distinguer entre loges anticléricales et loges bienveillantes : « les fidèles qui s'inscrivent à des associations maçonniques sont en état de péché grave et ne peuvent accéder à la sainte communion ». La publication du texte, sans aucune modification (malgré des protestations), par les *Acta Apostolicae Sedis* (1^er^ mars 1984), en constitue la promulgation définitive. Un canoniste belge, Luc Néfontaine, nous en offre un remarquable commentaire (*Esprit et Vie,* 2 février et 3 mai 1984).
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Nous nous bornerons ici à évoquer deux documents antérieurs qui éclairent l'actuelle pensée du Saint-Siège.
Le premier est une déclaration des évêques allemands (*Doc*. *Cath.,* 3 mai 1981). Au bout de six ans de dialogue avec les Grandes loges unies d'Allemagne, leur conférence a jugé impossible la double appartenance pour deux motifs.
D'abord, un motif doctrinal : « La relativité de toute vérité constitue la base de la maçonnerie. » C'est aussi l'opinion de l'*Oxford Dictionary of Christian Churches :* « la plupart des loges maçonniques en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis, professent un christianisme adogmatique tout en demandant la foi en Dieu ». L'Église de Vatican II demeure opposée à cette vue, précisément dans sa déclaration sur « le droit à la liberté sociale en matière religieuse » : ce concile y a confirmé « la doctrine catholique traditionnelle sur le devoir moral de l'homme et des sociétés à l'égard de la vraie religion et de l'unique Église du Christ » (Déclaration sur la Liberté Religieuse, n. 1).
Un second motif est encore doctrinal, mais aussi pratique. Les actions rituelles des trois degrés maçonniques d'apprenti, de compagnon et de maître présentent des paroles et des symboles semblables aux sacrements. Est-il opportun, demandait, en 1974, le jésuite italien Caprile, pour un catholique de s'engager d'une façon aussi contraignante, avec de profondes conséquences intimes et extérieures ?
Le deuxième document est l'encyclique de Léon XIII : *Humanum Genus* (1884). Pour lui, les différences entre loges n'empêchaient pas un principe commun : « en dehors de ce que peut comprendre la raison, il n'y a ni dogme religieux, ni vérité, ni maître en la parole de qui, au nom de son mandat officiel d'enseignement, on doive avoir la foi ». D'où la conséquence : « nul ne peut, s'il est aussi soucieux qu'il le doit de professer la foi catholique et de se sauver, donner son nom à la secte des Maçons ». Le texte de 1984 ne parle pas autrement. En déclarant les fidèles inscrits à la maçonnerie « en état objectif de péché grave », il ne prétend pas juger de l'état subjectif de chaque conscience, mais dire qu'il y a objectivement matière à péché grave. Il faut interpréter pastoralement ce texte à la lumière d'une réponse du S. Office, approuvée par Léon XIII, le 7 mars 1883 : « les francs-maçons doivent être disposés à rétracter leur inscription, si et quand ils pourront le faire sans grave préjudice ; ils doivent se séparer en fait de la maçonnerie ». Il s'agit de ceux qui voudraient recevoir les sacrements de l'Église catholique.
A tous, les textes de 1884 et de 1984 rappellent la nécessité d'exercer « la prudence du salut » (Bourdaloue). Pour persévérer et croître dans la foi, le catholique évite les occasions prochaines et non nécessaires de la perdre. Devoir plus que jamais urgent au sein d'une société pluraliste !
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Adhérer à la maçonnerie constitue objectivement une faute contre la prudence, soucieuse d'adopter les meilleurs moyens conduisant à la fin du salut éternel et d'éviter ce qui pourrait en écarter : « mieux vaut (disait Jésus) entrer borgne dans le Royaume que d'être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne » de l'enfer éternel (Me 9, 47). Sacrifions tout pour obtenir la perle précieuse (Mt 13, 46) : la vision face à face de Jésus.
Poursuivant pour et avec ses membres cette prudence du salut, l'Église catholique n'admet pas leur double appartenance à elle-même et à une autre communauté ecclésiale séparée de sa communion plénière. Ce qu'elle refuse à une communauté chrétienne, comment pourrait-elle l'accorder à l'égard de la maçonnerie, dont les loges ne sont pas le plus souvent des communautés de baptisés ?
Mais l'Église ne rejette pas le dialogue. L'incompatibilité des deux appartenances n'exclut pas la possibilité concrète d'une poursuite en commun de la paix sociale et mondiale, à laquelle se proclament attachées et l'Église et la Maçonnerie.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de *Bertrand de Margerie s.j.* paru sous le titre : « *Rome et la franc-maçonnerie* 1884-1984 » dans l'édition française hebdomadaire de *L'Osservatore romano,* le 4 décembre 1984.\]
Tout l'article semble avoir été écrit principalement pour introduire et placer le coup de Jarnac du dernier alinéa. Le lecteur mal informé ou peu attentif croira qu'il s'agit là aussi de la doctrine traditionnelle de l'Église, comme dans les alinéas précédents. Or on ne trouve rien de semblable, dans l'encyclique *Humanum genus* de Léon XIII, sur le « dialogue » et sur la « poursuite en commun ».
\*\*\*
L'auteur, Bertrand de Margerie, a d'autre part été mis en demeure de prouver ou de rétracter une accusation insensée qu'il avait produite dans le *Figaro* du 4 septembre. Elle fut relevée dans le quotidien PRÉSENT du 13 septembre et dans ITINÉRAIRES, numéro 287 de novembre, pages 196-197.
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On attend toujours sa réponse, ses explications, ses excuses.
Il avait écrit en effet dans le *Figaro :*
« *Paul VI et Jean-Paul II ont rappelé l'incompatibilité entre marxisme et christianisme. Le prétendu silence des papes récents sur le communisme est une calomnie.* »
Une CALOMNIE ! Le calomniateur, en l'occurrence, est ce père jésuite : en ce qu'il porte une accusation mensongère de « calomnie ».
En effet :
-- Oui, les papes récents ont parlé du *marxisme,* qui est une philosophie.
-- Non, ils n'ont plus parlé du *communisme,* qui est un système social, celui dont Pie XII disait clairement : « Nous *rejetons le communisme* EN TANT QUE SYSTÈME SOCIAL, *en vertu de la doctrine chrétienne *» (Message de Noël 1955).
Ce même père jésuite Bertrand de Margerie assurait dans le *Figaro* que la « théologie de la libération » est « *une nouveauté : la pénétration du marxisme chez quelques théologiens *»*.* Cette « nouveauté » a au moins dix, douze et quatorze ans d'âge, notre auteur a bien l'air d'être au courant et de savoir de quoi il parle...
Seulement, à ne pas rectifier ses sottises, à ne pas rétracter ses accusations fausses, et à se mettre à pêcher en eau trouble concernant la franc-maçonnerie après l'avoir fait à l'égard du communisme, il finira par susciter le soupçon.
On se demandera si ce sont vraiment de sa part bévues et ignorances, -- ou bien au contraire ambiguïtés voulues et maladresses habilement délibérées...
Bertrand de Margerie : un nom à retenir, en tout cas un auteur à tenir à l'œil.
*J.-B. C.*
============== fin du numéro 289.
[^1]: -- (1). C'est l'article d'Alain Rollat dans *Le Monde* du 15 mai 1984, proclamant sur quatre colonnes : « *La liste de M. Le Pen s'ancre à l'extrême droite. *» Alain Rollat décrétait : « *Le principal enseignement de la liste du Front national réside peut-être dans la présence, à la sixième place, de M. Bernard Antony, dit Romain Marie* (*...*) *dont l'intégrisme religieux n'a d'égal, en ferveur militante, que l'anticommunisme, et qui fait l'objet depuis le mois de mars d'une inculpation pour provocation à la haine raciale* (*...*). *En acceptant le renfort de ce courant catholique traditionaliste, qui considère que les nazis furent des enfants de chœur à côté des communistes, M. Le Pen ancre résolument à l'extrême droite une liste conçue en principe sous le signe de l'œcuménisme... *» -- Dans ce paquet de vilenies, on remarquera au passage : 1) Que l'inculpation alléguée par *Le Monde* contre Romain Marie a été provoquée, en réalité, uniquement par une délation calomnieuse du *Monde,* programmée et ordonnée par son directeur André Laurens : voir notre brochure sur *Le soi-disant anti-racisme.* 2) Qu'Alain Rollat sait très bien, mais dissimule constamment à ses lecteurs chaque fois qu'il aborde ce sujet, que c'est Soljénitsyne qui a déclaré (et démontré) que *le communisme est bien pire et beaucoup plus dangereux que le nazisme. -- *Ces malhonnêtes procédés du *Monde* sont au demeurant servilement imités par *La Croix.* Ce dernier journal, dans un article de Pierre Servent du 8 novembre 1984, définit vaillamment le CENTRE CHARLIER comme « une association culturelle intégriste » : *intégriste* remplace ici *extrémiste,* avec la même fonction diffamatrice et la même absence de justification, Car *La Croix,* qui juge et tranche ainsi sur le CENTRE CHARLIER, n'a jamais, elle non plus, publié aucune étude sur la personne ni sur l'œuvre d'Henri Charlier ou d'André Charlier, ni sur le mouvement d'idées issu de leur pensée.
[^2]: -- (2). Sur l'extraordinaire polémique anti-religieuse de *La Croix* contre Reagan, voir ITINÉRAIRES, numéro 288 de décembre 1984, page 173.
[^3]: -- (1). Dutrait-Crozon, p. 70.
[^4]: -- (2). Cassation, 1. 507. Déposition Weil.
[^5]: -- (3). Dardenne, *op. cit*., 115.
[^6]: -- (4). Ibid., p. 125.
[^7]: -- (5). Marcel Habert (1862-1937). Député de Rambouillet. Partisan de Boulanger. Lieutenant de Déroulède. Il paya cher cette intervention. Waldeck-Rousseau le fit inculper de complot contre la sûreté de l'État et condamner à cinq ans de bannissement.
[^8]: -- (6). Barrès écrit dans ses Cahiers : « Situation des Dreyfusards vis-à-vis de l'exécutif. Psychologie de Félix Faure. Utilité de sa disparition... Il eût été accordé à un coup d'État. Le coup d'État il l'eût fait avec les Chambres... Oui, les Chambres voyant un homme solide, qui ne broncherait pas, auraient voté tout ce qu'il aurait voulu. Sa disparition sauvait, ou du moins tirait d'un extrême embarras, le parti de Dreyfus. Rapprocher cette Mme Steinheil de Mme Syveton. Elle l'avait épuisé. Il était nerveux, inquiet, sentimental, attendri. Les Juifs l'appellent : « la pompe céleste ». De quelque manière qu'elle se soit pris, qu'elle ait été déléguée ou que ce soit à son insu, ou par le cigare, ou par le verre d'eau, elle s'est chargée de fermer le livre. Elle a rendu un immense service au parti dreyfusard. Elle les débarrasse des difficultés qu'ils rencontrent à l'exécutif. C'est Faure qui s'était chargé de faire accepter par le Parlement la loi sur le dessaisissement ; c'est lui qui ayant reçu la visite de Pellieux qui disait « A l'état-major ils me disent ceci, cela », lui avait répondu : « Marchez. » Et sciemment, à découvert. Pourquoi ? Parce que cocardier, le gamin qui suit le régiment, il aimait l'armée. Cela plus fort que tout chez lui. » (Tome septième, pages 38-39.)
Dix ans plus tard, en mai 1908, impasse Ronsin dans le quartier de Vaugirard, Mme Steinheil était retrouvée à demi-nue et ligotée non loin des cadavres de son mari et de sa mère. Ce sera M. Hamard, chef de la Sûreté, qui prendra l'affaire en mains. Après des dépositions fantaisistes et contradictoires (il sera même question d'assassins en lévites, lesquelles auraient été volées au théâtre hébreu de la rue Saint-Denis), Marguerite Steinheil sera inculpée d'assassinat et de parricide, mais en novembre 1909 les Assises de la Seine l'acquitteront. Elle finit sa vie en Angleterre où elle épousa sa Seigneurie le baron Robert Book Campbell Scarlett-Albinger. Un parmi tant d'autres car elle aurait eu parmi ses relations le sculpteur Bartholdi, Gounod, Ferdinand de Lesseps, le peintre Bonnat, Meissonnier, Massenet, Zola, le prince de Galles, des diplomates étrangers, des agents secrets, et certainement des policiers de haut rang.
[^9]: -- (7). Dardenne, *op. cit*., p. 261
[^10]: -- (8). Aynard, banquier catholique de Lyon. Sa fille avait épousé Célestin Jonnart, un petit protégé de Gambetta qui, en 1923, fut préféré à Charles Maurras par l'Académie française.
[^11]: -- (9). Beau de Loménie. *Les responsabilités des dynasties bourgeoises.* II. p. 323.
[^12]: **9 bis** -- (9 bis) Dutrait-Crozon, p. 23.
[^13]: -- (10). L'Autorité, 2 et 20 novembre 1894.
[^14]: -- (11). *Figaro,* 28 novembre.
[^15]: -- (12). Dutrait-Crozon, p. 32.
[^16]: -- (13). Henriette Dardenne, *op. cit*., p. 41.
[^17]: -- (14). « Nous ne sommes point ici dans une histoire de vol de lapin, de bois de clapier, mais dans une affaire d'espionnage majeur, qui met en cause la sécurité de la France. On ne va pas tout de même, sous prétexte de juridisme, révéler au traître comment on a été mis sur sa trace, quels agents on a employés, quelles sont les méthodes d'investigation dont on dispose. Même si le traître est condamné il peut s'évader ; il peut faire parvenir un message ; d'ailleurs des expériences ultérieures ne l'ont que trop montré : peut-on être sûr de l'avocat d'un traître ? » André Figueras, *Ce canaille de D...,* p. 101.
[^18]: -- (15). Dutrait-Crozon, p. 35. Note du colonel Sandherr.
[^19]: -- (16). Henri Dutrait-Crozon :*Joseph Reinach historien,* p. 100.
[^20]: -- (17). La question posée était la suivante : « Dreyfus Alfred, capitaine breveté au 14 régiment d'artillerie, stagiaire à l'état-major, est-il coupable d'avoir en 1894 provoqué des machinations ou entretenu des intelligences avec une puissance étrangère ou l'un de ses agents pour l'engager à commettre des hostilités ou à entreprendre la guerre contre la France, ou pour lui en procurer les moyens en lui livrant les notes et documents renfermés dans le bordereau ? »
[^21]: -- (18). Le colonel Jouaust était-il franc-maçon ? Il s'en défendait en disant que c'était son frère qui l'était. Il n'en avait pas moins été mis là pour *acquitter* Dreyfus et eut, à ce sujet, un long entretien avec le général Brugère, le nouveau gouverneur de Paris, arrivé à Rennes chargé d'instructions par Waldeck-Rousseau et Gallifet. Convaincu de la culpabilité de Dreyfus, Jouaust aurait été retourné par le député franc-maçon du Morbihan Pierre Guieysse, moyennant une promesse : l'acquittement contre les étoiles. Il n'obtint ni celui-là, ni celles-ci. La petite histoire raconte que le soir du verdict Jouaust rentra chez lui et dit à sa femme, antidreyfusarde convaincue, que sa satisfaction de la condamnation n'allait pas sans mélange : « *Songez donc, chère amie, il y a quand même parmi nous deux canailles qui ont voté pour Dreyfus. *» Qu'il y eût deux officiers capables d'avoir voté non-coupable indigna si fort l'Armée que le colonel Jouaust fut obligé de rendre publics les votes du verdict et, par là, de se dénoncer à la déconsidération. Barrès rapporte un propos du lieutenant-colonel Leborgne : « Quand Jouaust vit sa honte découverte et que ses meilleurs amis lui refusèrent la main, il demanda sa mise à la retraite. Depuis il vit dans le remords, fui de tous et fuyant tout le monde. Nous avons été condisciples au lycée de Rennes, j'étais à Saint-Cyr pendant qu'il était à Polytechnique, et en garnison à Metz pendant qu'il était à l'École d'application de la même ville, eh bien ! je l'évite et il m'évite. La vue d'un uniforme lui est reproche et désormais il traîne la vie misérable de ceux qui désertèrent le drapeau méprisé... » A peine le lieutenant-colonel Leborgne avait-il achevé de prononcer cette magnifique phrase où l'accent et l'évidente honnêteté du personnage ajoutaient du pathétique, que le journaliste (qui rapporte l'anecdote à Barrès) vit venir sur leur trottoir un grand vieillard tout blanc, qui, en les apercevant traversa brusquement la rue. « -- C'est lui, dit le lieutenant-colonel Leborgne. » Et le journaliste terminait son récit par ces mots dont la cruauté doit encore ajouter au supplice du malheureux : « Le colonel Jouaust prit les quais et s'en alla lentement le long de la Vilaine bourbeuse, comme s'il y cherchait la place où noyer la vie dont il meurt. » (*Scènes et doctrines du nationalisme,* p. 219.)
[^22]: -- (19). Dutrait-Crozon, p. 378, et les journaux du 25 août 1899.
[^23]: -- (20). Joseph Reinach, *Histoire de* l'*Affaire Dreyfus,* Tome II, pp. 173 et suiv.
[^24]: -- (21). *Ibid.,* T. II, p. 305.
[^25]: -- (22). *Libre Parole,* 22, 24, 25 novembre 1896 -- Déposition d'André Lebon à Rennes.
[^26]: -- (23). Reinach II, 130, 131.
[^27]: -- (24). 8 septembre 1896.
[^28]: -- (25). Lazare Marcus Bernard, dit Bernard Lazare (1865-1903), issu d'une vieille famille juive du midi. Auteur d'une *Histoire de l'Antisémitisme* très appréciée des antisémites car elle avoue ce que les juifs prennent beaucoup de soin à dissimuler : la part qu'ils ont dans leur malheur.
[^29]: -- (26). *Gaulois,* 14 mars 1904.
[^30]: -- (27). M. Mertian de Muller, avocat à Lille. En novembre 1894, visitant le château de Postdam, il avait vu sur la table même de l'Empereur un exemplaire de *La Libre Parole,* timbré de bleu sur le titre, montrant une note au crayon bleu également : « Der Kap. Dreyfus ist... »
[^31]: -- (28). Dutrait-Crozon, pp. 124 et 125.
[^32]: -- (29). Maurice Barrès : *Scènes et doctrines,* cité, p. 200.
[^33]: -- (21). *Ibid.,* T. II, p. 305
[^34]: -- (1). Le P. Deschamps donne de curieux détails sur la haine vivace que la franc-maçonnerie porte aux représentants du pouvoir chrétien. En une certaine épreuve, l'initié reçoit cette devise énigmatique : L. D. P. Or cette devise est à double sens. Dans le premier, elle signifie : *Liberté de penser.* C'est la révolte contre Dieu. Dans le second : *Lilia destrue pedibus.* Foule aux pieds les lis : c'est le renversement des monarchies chrétiennes.
[^35]: -- (2). C'est la tradition des premiers âges de l'Église, consignée dans Lactance, qu'un jour l'empire du monde retournera en Asie : *Imperium in Asiam revertetur.*
[^36]: -- (1). Ce passage, d'ailleurs, se rapporte peut-être à des temps antérieurs à ceux de l'Antéchrist. (Cornelius a Lapide.)
[^37]: -- (1). Ernest Renan, *Histoire et Parole. Œuvres Diverses,* Robert Laffont, coll. » Bouquins », 1984, 924 p.
[^38]: -- (2). Ernest Renan, Lettre à Henriette Renan, le 11.4-1845, in *Histoire et Parole, op. cit.,* p. 106.
[^39]: -- (3). Ernest Renan, « L'Avenir de la Science », in *Histoire et Parole, op. cit*., p. 265.
[^40]: -- (4). Ernest Renan, *Souvenirs d'enfance et de jeunesse,* Garnier-Flammarion, 1973, p. 113.
[^41]: -- (5). Le 6.9.1845, un mois avant sa rupture avec l'Église, il écrit à son directeur de conscience, l'abbé Cognat : « Dieu m'a trahi, monsieur ! » Surmontant son dépit, il s'enhardit à couper, plus encore, les ponts : « Qui fondera parmi nous le christianisme rationnel et critique ? », *Souvenirs, op. cit*., pp. 187 et 190.
[^42]: -- (6). Henriette Renan était l'aînée de douze ans d'Ernest. Son influence sur celui-ci, notamment lors de la crise religieuse de 1844-1845, semble avoir été très importante. Elle suit son frère dans la mission qu'il effectue en Syrie et Palestine en 1860 et 1861 et y meurt de la malaria. Renan, qui a écrit la majeure partie de la *Vie de Jésus* lors de ce séjour, dédie cet ouvrage à sa sœur.
[^43]: -- (7). Lettre du 27.11.1843 à Henriette Renan, *Histoire et Parole, op. cit*., p. 77.
[^44]: -- (8). Ernest Renan, *Souvenirs, op. cit*, p. 171. Dans le même ouvrage, p. 44, il fait montre d'une incompréhension totale du Moyen-Age, étonnante chez un historien qui se voulait « rationnel et critique » : « *Un poids colossal de stupidité a écrasé l'esprit humain. L'effroyable aventure du Moyen-Age, cette interruption de mille ans dans l'histoire de la civilisation, vient moins des barbares que du triomphe de l'esprit dogmatique chez les masses. *»
[^45]: -- (9). Ernest Renan « Cahiers de jeunesse » in *Histoire et Parole, op. cit*., p. 190.
[^46]: -- (10). Ernest Renan, *Souvenirs, op. cit*., p. 177.
[^47]: -- (11). Ernest Renan, *Histoire et Parole, op. cit*., p. 105.
[^48]: -- (12). Ernest Renan, « Lettres » in *Histoire et Parole, op. cit*., p. 103.
[^49]: -- (13). Ernest Renan, « Cahiers de jeunesse » in *Histoire et Parole, op. cit*., p. 210.
[^50]: -- (14). Ernest Renan, *Souvenirs, op. cit*., p. 102.
[^51]: -- (15). Ernest Renan, *Souvenirs, op. cit*., p. 76.
[^52]: -- (16). Ernest Renan, « Patrice », in *Histoire et Parole, op. cit*., p. 225.
[^53]: -- (17). Définition donnée lors de la leçon d'ouverture de la chaire d'hébreu faite par Renan au Collège de France en 1862. Le cours sera suspendu quelques semaines plus tard.
[^54]: -- (18). Ernest Renan, *Vie de Jésus,* Éditions Folio, 1973, p. 277.
[^55]: -- (19). L'ouvrage paraît en 1863. L'année suivante il a déjà connu 13 éditions, dont une « édition populaire » (expurgée, notamment, du ch. XVI sur les miracles, jugé trop scandaleux pour les âmes faibles).
[^56]: -- (20). Si le mot ne se trouve pas chez Renan, la méthode -- qui. connaîtra au XX^e^ siècle une nouvelle faveur avec Bultmann et ses épigones catholiques -- est affirmée : « la mythologie tombe devant la critique », lettre à Henriette Renan, le 11.4.1845, in *Histoire et Parole, op.* cit., p. 106.
[^57]: -- (21). Ernest Hello, *M. Renan, L'Allemagne et l'athéisme au XIX^e^ siècle,* Paris, 1859, pp. 17-18
[^58]: -- (22). Ernest Renan, *Vie de Jésus, op. cit*., p. 35.
[^59]: -- (23). Cité par Henri Peyre, *Renan,* P.U.F., 1969, p. 44.
[^60]: -- (24). Ernest Renan, « Les Apôtres », in *Histoire et Parole, op. cit*., p. 411.
[^61]: -- (25). Ernest Renan, *Vie de Jésus, op. cit*., p. 35.
[^62]: -- (26). Ernest Renan, « Les Apôtres », in *Histoire et Parole, op. cit*., p. 404.
[^63]: -- (27). Ernest Renan, id., p. 411.
[^64]: -- (28). Ernest Renan, *Vie de Jésus, op. cit.,* p. 360.
[^65]: -- (29). « Ma vie a été ce que je voulais, ce que je concevais comme le meilleur. Si j'avais à la reprendre, je n'y changerais pas grand chose », Ernest Renan, « Feuilles détachées », 1892, in *Histoire et Parole, op. cit*., p. 850.
[^66]: -- (30). Ernest Renan, Préface à « L'Avenir de la Science », 1890, in *Histoire et Parole, op. cit*., p. 809.
[^67]: -- (31). Ernest Renan, texte inédit cité par Laudyce Rétat, préface à *Histoire et Parole,* *op. cit*., p. 46.
[^68]: -- (1). Publié chez DMM. L'abbé Le Cerf le cite aussi dans son catéchisme en cantiques.
[^69]: -- (1). Écrit en 1927
[^70]: -- (1). Mais il n'est pas question de la révélation d'Alphonse Allais sur la fabuleuse mine de pâté constituée au pied d'une falaise grâce à la cuisson naturelle à l'étouffée d'une multitude d'animaux qui avaient fui l'incendie en question... Plus sérieusement, encore que le rire soit souvent au rendez-vous, il faut lire sur ces sujets le maître-livre de Chesterton intitulé *L'homme éternel* (DMM éditeur)
[^71]: -- (1). Presses universitaires de France.
[^72]: -- (1). En 1953, Mauriac prétendra qu'il n'est pas anticommuniste mais seulement antistalimen, c'est-à-dire anti-autoritaire puisqu'il met parfois « le maréchal Staline » sur le même plan que Louis XVIII, Villèle, Hitler, Pétain !... -- (NOTE DE ROBERT LE BLANC). -- L'anticommunisme de Mauriac fut bien réel, et même justement catégorique et parfaitement péremptoire, quand il écrivait avec une exacte prescience, quatre ans avant l'encyclique *Divini Redemptoris* et son « intrinsèquement pervers », que dans le communisme « *il ne peut rien y avoir de bon, puisque ce qui en paraît bon sert à tromper et à perdre les âmes *». C'était dans l'hebdomadaire belge *Soirées* du 25 août 1933. (NOTE CONJOINTE DE J.M.)