# 291-03-85
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## Les constantes de l'être selon Gilson
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### Un testament philosophique
par Jean Madiran
Si nous nous arrêtons à cet ouvrage et en donnons d'importants extraits, si par nos commentaires nous nous arrêtons sur ce livre posthume d'Étienne Gilson, c'est évidemment parce que nous avons la conviction d'être en présence d'un grand livre, l'un des plus grands de l'auteur, l'un des plus grands du demi-siècle. Et si nous insistons, c'est parce qu'il faut bien constater que cette conviction n'est apparemment partagée et en tout cas n'a été exprimée par personne.
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#### I. -- Gilson méconnu
Cette conviction n'a pas été exprimée dans le préambule rédigé par Jean-François Courtine aux pages 7 à 9 du volume ni dans la version résumée qui en est donnée au dos de la couverture. C'est un préambule qui hésite entre le titre d' « avant-propos » (p. 5) et celui de « note de l'éditeur » (p. 7). Il faut comprendre semble-t-il que Jean-François Courtine est « éditeur » au sens de maître d'œuvre de l'établissement et de la présentation du manuscrit, l'éditeur au sens commercial du terme étant la Librairie philosophique J. Vrin. Toujours est-il que dans l' « avant-propos » ou « note de l'éditeur », comme dans le résumé sans titre au dos de la couverture, rien ne laisse soupçonner que cet ouvrage posthume se situe au tout premier rang de l'œuvre de Gilson, au même niveau que son opuscule *Christianisme et philosophie* ou que son *Réalisme méthodique* ([^1])*.* Rien n'y laisse soupçonner non plus que Gilson est au tout premier rang de la pensée philosophique du XX^e^ siècle.
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L' « éditeur » ne le qualifie pas autrement que « le grand historien » ou « l'historien de la pensée médiévale », appellations parfaitement exactes mais puissamment réductrices, tout autant que si l'on ne qualifiait Napoléon Bonaparte jamais autrement que « l'officier d'artillerie » ou Charles Maurras « le chantre de la Provence ». Ces appellations de « grand historien » ou d' « historien de la pensée médiévale » sont en outre intempestives, le livre n'étant ni d'histoire médiévale ni d'histoire d'aucune sorte. C'est un livre de philosophie.
L'érudition universitaire honore ce qui lui ressemble mais elle est souvent inapte à reconnaître ce qui la dépasse. C'est ennuyeux pour Gilson, qui risque en notre temps de n'être guère lu que par les érudits des universités d'État ou d'Église. La nomenclature universitaire le tient pour un grand historien et méconnaît le grand philosophe.
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Des philosophes, elle en connaît pourtant, elle en reconnaît de grands, mais ce n'est pas elle qui les discerne et les consacre, elle les reçoit tels de l'extérieur, selon leur renommée mondaine. Jean-François Courtine tient visiblement Heidegger pour un grand philosophe, et point Gilson : il a cru indispensable de désavouer « l'aspect parfois superficiel ou inutilement polémique » de la critique que Gilson fait de Heidegger. Il ne lui est pas venu à l'esprit que, ni polémique ni superficielle, mais point universitaire non plus, ni érudite, la critique de Gilson, nuancée, prompte, directe, intelligente en un mot, est probablement décisive. Je suppose que la Librairie philosophique J. Vrin, qui a toujours soutenu l'œuvre de Gilson avec tant de fidèle amitié, aurait volontiers confié le soin de la « note de l'éditeur » à un professeur tenant Gilson pour un vrai philosophe, et jugeant qu'il avait raison et non pas tort : elle n'en a sans doute trouvé aucun. Reconnu comme historien à cause de la masse *matérielle* de ses travaux historiques, masse visible, mesurable, incontournable, Gilson est méconnu comme philosophe en raison même de la densité *intellectuelle* de sa pensée, entièrement étrangère aux fausses valeurs, aux automatismes grossiers et aux tics conformistes de la pensée moderne.
#### II. -- Un méchant travail
Ce manque de juste considération pour l'œuvre est probablement la raison principale du mauvais état dans lequel nous parvient le volume imprimé.
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Pourtant, une note page 86 donne à croire que l'éditeur a soigneusement fait une lecture critique du texte : « Le manuscrit porte bien *agression,* peut-être faut-il corriger en *régression. *»
Quelle attentive vigilance. Mais la remarque est sans fondement, il s'agit bien de l'*agression,* et non de la *régression,* par laquelle Descartes, dit Gilson, « annonce l'âge moderne où la science va tendre à remplacer partout la métaphysique ». Pour que ce fût une *régression,* il aurait fallu qu'ait existé un état antérieur où la métaphysique aurait déjà été remplacée par la science. Ce n'est pas le cas. C'est une *agression* encore inédite dans l'histoire de la pensée.
Mais surtout, cette remarque critique sans fondement est aussi la seule de son espèce.
C'est ailleurs que l'éditeur aurait dû porter une attention vigilante.
Il ne l'a pas fait. Exemples.
Page 40, ligne 7, il y a un « *que *» de trop, ce qui change malencontreusement le sens de la phrase.
Page 47, troisième ligne du dernier alinéa, on lit un « *état *» qui devrait manifestement être un « *étant *»*.*
Page 49, l'un des deux « *moins *» qui figurent à la sixième ligne avant la fin doit en réalité être un « plus » : le vrai sens de la phrase est le contraire de ce qui a été imprimé.
Page 169, avant-dernière ligne, on a imprimé « *raison *» au lieu de « *religion *»*,* pas moins !
Page 215, « *seule *» au lieu de « *seul *» fait contresens.
Page 231 : « *intelligible *»*,* c'est le contraire, c'est « *inintelligible *»*.*
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Ne parlons pas des multiples fautes typographiques qui n'offensent pas le sens et n'ont d'autre importance que de confirmer que nous sommes en présence d'un travail d'édition exagérément négligé. Mais les erreurs du type de celles que nous venons de mentionner blessent ou inversent la signification du texte. Elles manifestent que ce volume de Gilson n'a pas été traité avec la considération qui était due à l'œuvre et à l'auteur.
#### III. -- Destinée de l'ouvrage
Le ton et le contenu de la « note de l'éditeur » sont ceux qui conviendraient peut-être à la présentation d'un recueil plus ou moins disparate de quelques papiers retrouvés, pas tous inédits, des articles de revue, des brouillons et fragments, rassemblés en somme par acquit de conscience. Quasiment des fonds de tiroir, comme on dit ; classés et reliés entre eux assez arbitrairement, pour faire un volume.
Pas du tout. Et la « note de l'éditeur » aura du moins cette utilité matérielle d'établir en critique externe ce que la critique interne à elle seule aurait irrésistiblement pressenti : c'est un ouvrage majeur, voulu comme tel par l'auteur, et conçu par lui comme son testament philosophique.
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Gilson est mort en septembre 1978. Cet ouvrage était entièrement terminé dix ans auparavant, en janvier 1968, avec son titre : *Constantes philosophiques de l'être,* et sa table des matières, « complète et paginée ». « La composition des textes ici rassemblés s'échelonne sur une quinzaine d'années (...). Comme l'auteur le note lui-même dans sa préface, même les essais publiés d'abord séparément ont été conçus dans la perspective d'un recueil d'ensemble. » Gilson écrit en effet dans la préface : « Ce volume se compose d'essais dont chacun a été rédigé pour lui-même, mais avec l'arrière-pensée qu'il trouverait probablement sa place dans un recueil tel que celui-ci, auprès d'autres auxquels il était dès lors apparenté (...). Quelles que soient leurs dates, ces essais sont nés d'une pensée hantée par certains problèmes qui ne sont pas d'aujourd'hui mais de toujours. » C'est lui, atteste la « note de l'éditeur », en invoquant une note écrite et le témoignage d'Henri Gouhier, qui a *suggéré une publication posthume :* ce qui nous incline à supposer une intention testamentaire.
Les *Constantes philosophiques de l'être* ont été publiées en mars 1983. Il y a deux ans. Je ne sais pas si vous en avez beaucoup entendu parler. Il me semble que cette parution est tombée dans un silence quasiment général.
Le volume comporte huit chapitres. Le manuscrit en comportait dix. Les chapitres IX et X ont été mis à part et ont déjà paru en 1979 sous le titre : *L'athéisme difficile,* avec une préface d'Henri Gouhier qui expliquait « Étienne Gilson a laissé un ouvrage partiellement inédit sous le titre : *Constantes philosophiques de l'être.* -- Mais il avait ajouté cette note pour l'éditeur : « *Si ce manuscrit est trop long, il est possible d'en détacher, pour en faire une petite brochure séparée, les chapitres IX et X... *» De fait, les huit chapitres précédents forment un tout (...).
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Les deux études constituant provisoirement les chapitres IX et X eussent été plutôt des appendices que des parties de l'ouvrage si justement titré : *Constantes philosophiques de l'être.* C'est pourquoi il a paru préférable de suivre la suggestion faite par Étienne Gilson lui-même et de les publier en volume séparé. »
Étienne Gilson avait dit : -- Si l'on trouve le manuscrit trop long...
Henri Gouhier assure « suivre la suggestion » de Gilson, mais c'est pour une autre raison qu'il la suit. Il juge que les chapitres IX et X constituaient « plutôt des appendices que des parties de l'ouvrage ». Ce n'était pas l'avis de Gilson. Il en avait fait des chapitres. A supposer que ce ne soient que des appendices, la raison alléguée par Gouhier est mauvaise : la place normale des appendices est dans le même volume. On regrettera que ces deux chapitres (96 pages imprimées) de *L'athéisme difficile* n'aient pas été réimprimés à leur place dans les *Constantes philosophiques de l'être* (256 pages imprimées). Cela n'aurait fait que 352 pages : moins que *Le thomisme* (sixième édition revue), que *L'esprit de la philosophie médiévale* (deuxième édition revue) ou que *L'être et l'essence* (troisième tirage augmenté).
#### IV. -- Parenthèse sur Paul VI
C'est justement dans le chapitre X du manuscrit des *Constantes,* devenu la seconde partie de la brochure sur *L'athéisme,* que Gilson se heurtait à Paul VI.
Cela vaut une citation, même un peu longue :
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« L'encyclique du pape Paul VI *Ecclesiam suam* contient un appel qui ne ressemble à rien que je me souvienne d'avoir lu dans aucun document pontifical. Devant l'invasion de l'athéisme communiste, principalement sous sa forme marxiste ([^2]), et mû par un sentiment de profonde angoisse, le pape appelle chacun de nous à mettre un terme au progrès de ce qu'il nomme « l'athéisme politico-scientifique ». Le pape entend par là cette démarche qui consiste au refus volontaire d'avancer au-delà d'un certain point, et d'accepter, au-delà de la science, la réalité d'un univers habité par la présence de Dieu. « N'y aura-t-il personne parmi nous pour surmonter victorieusement ce soi-disant devoir de s'arrêter à un certain point ? » Pour briser l'offensive de cet athéisme politico-scientifique, le pape nous enjoignait de trouver « *une affirmation nouvelle du Dieu suprême au niveau de la métaphysique et de la logique *»*.*
« Ces paroles sont claires, mais troublantes. La logique et la métaphysique sont au premier rang de ces servantes que, selon la parole des *Proverbes* (9, 3), la Sagesse invite à travailler à la tour. Après l'avoir fait pendant près de deux mille ans, les servantes sont excusables de se demander ce qui ne va pas. Ont-elles échoué jusqu'ici à trouver des démonstrations concluantes de l'existence de Dieu ? Si tel est le cas, quel espoir leur reste-t-il de convaincre nos contemporains qu'ils ont l'obligation de ne pas laisser leur esprit s'en tenir aux conclusions que la science peut démontrer et de pousser au contraire au-delà, jusqu'à des affirmations justifiées par leur seule nécessité logique et métaphysique. L'obligation de découvrir une « *nouvelle affirmation de Dieu* » est particulièrement troublante, car si les anciennes ne sont pas convaincantes, quelle chance avons-nous d'en trouver une qui le soit ? »
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Quelques pages auparavant, Gilson affirmait en effet :
« L'idée qu'il y a une position moderne du problème de l'existence de Dieu est une illusion. »
Un peu plus haut encore il avait cité Péguy :
« L'athéisme est une philosophie, une métaphysique, il peut être une religion, une superstition même (...). Cette métaphysique du parti intellectuel moderne est une des plus grossières que l'humanité aura jamais connue, elle est infiniment plus sommaire et plus *barbare* que les toutes premières cosmogonies helléniques, ou plutôt, elle l'est, et elles ne l'étaient point. »
Telle était la *modernité* de Paul VI, et sa grande ignorance intellectuelle. Il prenait la plus grossière, la plus sommaire, la plus *barbare* idéologie moderne pour une nouveauté tellement puissante que personne encore n'avait réussi à valablement la réfuter ou la contredire. En compagnie de Gilson on peut ainsi mesurer au passage l'une des grandes disgrâces de l'Église depuis 1958 : lorsqu'elle parle de philosophie, il n'y a plus personne à sa tête qui soit capable de tenir (voire de comprendre) le langage de Péguy, de Charlier, de Gilson, de Soljénitsyne.
#### V. -- Le philosophe des constantes
En 1969, Gilson publiait *Linguistique et philosophie,* sous-titre : « Essai sur les constantes philosophiques du langage ».
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En 1971, *D'Aristote à Darwin et retour,* sous*-*titre : « Essai sur quelques constantes de la biophilosophie ». Déjà donc deux « constantes philosophiques », à deux autres niveaux. L'essai testamentaire sur les « constantes philosophiques de l'être » apparaît alors comme un couronnement, comme un sommet dans l'œuvre. Non point une sorte de « suite » aux deux premiers ; mais le fruit dans un autre domaine, disons métaphysique cette fois, d'une même démarche intellectuelle, et cette démarche est la démarche proprement philosophique.
Assurément, la connaissance familière de l'histoire de la philosophie est un élément important de la réflexion de Gilson. Important mais non point déterminant. A elle seule, l'histoire suggère tout autant l'inconstance des philosophes que les constantes de la philosophie. Là comme ailleurs, l'intentionnalité du regard peut cultiver les différences en méconnaissant toute communion, ou bien approfondir une communion en transcendant les différences.
La philosophie ne bouge pas ; ou si elle bouge, elle a tort. Ses agitations sont vaines, ses promenades sont futiles : on y peut sans doute trouver quelques enseignements, à condition précisément de tenir ses futilités pour futilité et ses vanités pour vanité. A la philosophie j'appliquerais volontiers le mot de Ramuz : « *Le vrai voyage est intérieur.* » Mais pour commencer à le comprendre il est quelquefois utile, bien sûr, d'avoir beaucoup voyagé à l'extérieur. Toujours semblable à elle-même, la philosophie est toujours susceptible d'approfondissements nouveaux, mais en profondeur justement, et non pas en extension ; des approfondissements qui soient eux aussi, comme les développements dogmatiques, *eodem sensu eademque sententia.*
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Écoutons Gilson, écoutons en somme ses *ultima verba :*
« *Philosopher consiste, pour chaque homme qui s'y emploie, à remettre modestement ses pas dans ceux des philosophes qui l'ont précédé* »*,* voilà ce qu'il faut bien comprendre avant de le nuancer : « *ou plutôt à redécouvrir lui-même la voie qu'ils ont suivie avant lui, refaisant ainsi pour son propre compte l'apprentissage de la même vérité *». Conséquence : « *C'est moins dans la discussion dialectique* (et je dirai : dans le fameux « dialogue » et dans l' « ouverture » au « pluralisme ») *que dans la méditation solitaire de l'intelligible que le philosophe met sa confiance. *»
Pour l'exprimer autrement : « *Charles Péguy disait que* « *les philosophes n'ont pas d'élèves* »*, entendant par là que le rapport du philosophe à son disciple est moins d'enseignement que de filiation. Il engendre un philosophe, il ne lui apprend pas une philosophie... *» Henri Charlier, dans le même sens, assurait qu'il faut apprendre à penser, et non apprendre les conclusions de la pensée : dans l'ordre scientifique également, ajoutait-il, c'est la pratique des voies et moyens de la recherche, et non la nomenclature des résultats, qui forme l'esprit.
Avec une grande sérénité, Étienne Gilson fait allusion à son « *style philosophique décidément démodé *»*,* -- démodé même à la *Revue thomiste :* tant pis pour celle-ci, tant pis pour la mode elle-même. Et il conclut tranquillement son chapitre sur « L'être et Dieu », peut-être avec une pointe de mélancolie : « Il est bien vain de redire ces choses. Le livre III de la *Somme contre les Gentils* les a dites avec une abondance, une richesse, une beauté insurpassables, et presque personne ne veut plus le relire aujourd'hui. »
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Presque personne non plus ne semble avoir lu ces *Constantes philosophiques* à parution posthume. C'est un chant à la gloire de l'être. En face de quoi l'ignorance de nos contemporains n'a aucune importance, sauf hélas pour eux-mêmes.
Jean Madiran.
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### Un livre personnel et mystique
par Yves Daoudal
JE NE CONNAIS GUÈRE la philosophie. Comment puis-je alors oser parler du livre posthume d'Étienne Gilson ? C'est que, dans le seul autre livre de Gilson que j'aie lu -- Le Thomisme -- j'avais découvert des pages tout à fait extraordinaires sur l'être. Et ce que Gilson en disait me paraissait sans aucun rapport avec ce que j'avais pu apprendre ou lire sur le sujet. Ce qu'il disait sur l'être correspondait exactement à mon intuition profonde (que je n'aurais évidemment jamais pu exprimer) et ne correspondait en rien à ce que l'on m'avait présenté comme étant la philosophie, ou plutôt les philosophies.
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Or, cette fois, c'est le livre tout entier qui est consacré à l'être, non plus seulement chez saint Thomas mais comme « constante philosophique ». Je dois dire que j'ai retrouvé mon émerveillement, mais que celui-ci reste intimement lié à la pensée de saint Thomas d'Aquin, ou du moins à la pensée de saint Thomas vue par Gilson. Car le titre de l'ouvrage est « malicieux. », comme dit l'éditeur, puisqu'en fait de constante, on voit saint Thomas, accompagné d'Avicenne, planer comme l'aigle très loin au-dessus de tous les autres métaphysiciens.
Après ma remarque liminaire, on imaginera aisément qu'une grande partie du livre de Gilson m'échappe. Et c'est tout à fait vrai. Cependant je suis certain d'avoir compris le propos essentiel, pour la raison qu'il m'est essentiel. Gilson a conscience d'être arrivé (par saint Thomas) au terme de la connaissance métaphysique, là où on ne peut plus aller plus loin, mais seulement approfondir. Au-delà, c'est la religion. Mais l'aboutissement métaphysique est si près de la religion, bien que tout à fait distinct (nature -- surnature) que l'on surprend Gilson à employer des termes mystiques pour en parler. Et je crois que c'est pour cela, à ma modeste place sur mon strapontin devant la scène où conversent les grands esprits, que je comprends quelque chose du propos essentiel de Gilson.
L'histoire de la métaphysique est l'histoire de la découverte de l'être. Mais l'ontologie, ou science de l'être, est longtemps restée la science de l'étant, la science de l'essence, la science de ce qui est. Avicenne (le grand philosophe musulman de l'an mil) a fait faire un pas décisif à la métaphysique en affirmant que le premier principe doit être conçu comme sans essence. A sa suite, saint Thomas pose que l'être véritable (*ipsum esse*) *est* son essence, il n'*a pas* d'essence. Cela différencie radicalement l'*être* de l'*étant*, ce qui apparaît clairement dans le latin qu'utilise saint Thomas, par la filiation *esse -- ens -- essentia.* L'*ens* (étant) est ce qui a l'*esse.*
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L'être est ce par quoi l'essence est un étant, l'être est *acte.* L'être (*esse*) doit donc se concevoir « non pas seulement comme un océan infini d'entité ou une nappe illimitée de substance, mais comme une énergie infinie incluant virtuellement dans son unité tout l'étant actuel ou possible ».
Ainsi est atteint non plus ce que l'on appelle l'*être* et qui n'est que l'*étant,* mais la racine de l'être. Ainsi est pulvérisé le lourd socle de l'ontologie platonicienne, par cette autre dimension qu'est l'*esse* comme acte et énergie. Découverte prodigieuse, qui donne un sens philosophique « palpable » (car il ne s'agit pas d'intellectualisme mais du dernier degré du réalisme aristotélicien) à la notion de transcendance divine.
Et voici qu'on passe à la théologie. Mais ce n'est pas moi. Si Avicenne reste sur le strict plan philosophique, saint Thomas, pour qui la véritable philosophie ne peut être que chrétienne, appelle automatiquement l'être pur « Dieu » : Dieu est l'acte d'être. C'est pourquoi il n'est pas contradictoire que Dieu soit à la fois essentiellement distinct de sa création et au cœur de tous les êtres.
Gilson montre que le dogme judéo-chrétien de la création *ex nihilo* a justement eu une grande importance dans cette découverte de la transcendance de l'*être* véritable sur l'*étant.* D'autre part ce n'est qu'en théologisant la notion d'*être* qu'on pouvait parvenir à ce sommet. Ce qu'a rendu possible le christianisme où pour la première fois le philosophe et le prêtre pouvaient être un seul personnage. La métaphysique naturelle ne pouvait trouver son aboutissement qu'en étant éclairée (du dehors, car il n'y a pas confusion des genres) par le Dieu transcendant du christianisme. Et puis il y avait la fameuse Révélation de l'Exode, *Je suis celui qui suis,* qui a fasciné tous les théologiens, jusqu'à ce qu'elle prenne avec saint Thomas sa véritable dimension métaphysique.
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Mais n'est-ce pas une grave erreur de croire avoir ainsi défini Dieu, qui dépasse infiniment tout ce que la raison humaine, même illuminée par la Révélation, peut en dire ? Ce le serait en effet, mais l'*ipsum esse* laisse intact le mystère divin. La métaphysique réaliste part des créatures à la recherche de l'être. Mais *être* est encore un nom de créature. Et Gilson cite un texte parfaitement clair de saint Thomas : « Si quelque cause doit être nommée à partir de son effet, la dénomination qui convient le mieux se tire du principal et plus noble de ses effets. Or, entre tous les effets de Dieu, l'être même (*ipsum esse*) est le principal et le plus noble. Donc Dieu, que nous ne pouvons nommer qu'à partir de ses effets, est nommé être (*esse*) avec une suprême pertinence. » *Esse* est donc une définition de Dieu « d'en bas », et seulement en tant que cause. Or Dieu est infiniment plus que la cause des êtres. C'est pourquoi la prononciation du tétragrammaton (la révélation de Dieu à Moïse : YHWH) était tenue secrète et connue du seul grand-prêtre. Savoir que YHWH se prononce Yaweh et veut dire « *Il* *est *» peut conduire à s'imaginer qu'on « sait », alors qu'on ne sait rien, que le nom propre de Dieu est réellement incommunicable et que s'en faire un concept positif, confondre même l'*esse* thomiste avec un concept positif, est une erreur. Du reste, et c'est remarquable, saint Thomas n'a jamais donné de *définition* de l'*esse,* dont la réalité intime échappe au langage.
Il reste cependant que sur le plan métaphysique saint Thomas a donné à la révélation du nom de Dieu à Mdise un éclat et une profondeur que les philosophes chrétiens influencés par l'ontologie platonicienne n'avaient pu découvrir, même si sur le plan religieux l'interprétation de YHWH comme transcendance absolue n'a jamais varié : saint Thomas a donné au texte de l'Exode son véritable sens métaphysique, et d'une façon sans doute définitive.
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En effet, si l'on connaît les jalons qui précèdent saint Thomas (Parménide, Aristote, Avicenne), personne n'a poussé plus loin ensuite. C'est peut-être -- ou probablement -- impossible. Au contraire, beaucoup de métaphysiciens (la plupart, d'après ce que j'ai cru comprendre) sont retournés en arrière, y compris parmi les thomistes (y compris un pape, dit Gilson Léon XIII) et en sont revenus à l'ontologie « classique », cette ontologie à laquelle Gilson refuse le titre de métaphysique et de philosophie première.
Je ne résumerai pas l'historique de la régression, chez les thomistes et à partir de Descartes, j'en serais bien incapable et je renvoie le lecteur au livre. Cependant deux éléments m'ont frappé. Le premier est l'importance de la Renaissance. Une fois de plus, mais d'une façon très particulière et précise. Gilson explique que la métaphysique a subi une perte de substance dramatique lorsque les philosophes ont décidé d'en revenir au latin classique, au pur latin des anciens, débarrassé de ses « déformations » médiévales. Or les Romains n'avaient pas la notion d'être. Le mot n'existe pas en latin classique. Ni l'*ens* (l'étant) ni l'*esse* (être) de saint Thomas n'étaient connus des Romains ; *ens* n'était qu'un participe présent, et *esse* un infinitif. Effectuer le « retour aux sources », comme toujours, c'était se perdre dans le désert...
Le second élément, c'est la partie légitime du traditionalisme de Joseph de Maistre et de Louis de Bonald, condamné par l'Église. Le traditionalisme fut une réaction violente aux philosophies rationalistes et anti-chrétiennes du XVIII^e^ siècle. Si la raison était contre la foi, eh bien ! la foi serait contre la raison. Par exemple : il est impossible de démontrer l'existence de Dieu par la raison. Cette proposition, fausse, a été condamnée avec éclat. Mais le point de départ était juste : ce ne sont pas les philosophes qui ont inventé l'idée de Dieu. Ce cri, dont la vérité est facilement vérifiable dans tous les peuples, était la condamnation des fausses philosophies amputées de l'essentiel.
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Saint Thomas, arrivant à la notion de l'être pur (*esse*)*,* ajoute : *et hoc est quod dicimus Deum :* c'est cela que nous appelons Dieu. La théologie a permis l'aboutissement de l'ontologie, il est inadmissible de retomber... loin en dessous des philosophes grecs. Les traditionalistes ne connaissaient pas la philosophie couronnée de sa métaphysique, où l'*esse*, loin d'être incompatible avec le Dieu des chrétiens, en est sa transcription au niveau de la raison. Bien entendu le Dieu de la religion est infiniment plus que l'*esse*, ainsi que nous l'avons dit. Il est Trinité de personnes, il se révèle aux hommes et leur apporte le salut, toutes choses-qui n'ont rien à voir avec la métaphysique naturelle, mais qui la couronnent et la transfigurent pour le philosophe chrétien.
Étienne Gilson s'étend longuement sur cette distinction des deux ordres : « On ne saurait trop redire qu'il n'y a pas continuité ni homogénéité entre le philosophique et le religieux. » L'*esse* ne transcende pas le philosophique. Dieu est l'*esse* en tant qu'objet intelligible, mais l'*esse* n'est Dieu « qu'à la condition de devenir un certain être de qui dépendent notre existence et notre destinée », ce qui est du domaine de la religion. Et Gilson conclut d'une façon désabusée qui a quelque chose de pathétique : « Le secret le plus profond de la philosophie chrétienne est peut-être le rapport, à la fois simple et insondable, qu'elle a la hardiesse d'établir entre la nature et la fin surnaturelle pour laquelle elle est faite, bien qu'il lui soit impossible d'en soupçonner naturellement l'existence et qu'elle n'ait naturellement aucun droit de l'espérer. Mais il est bien vain de redire ces choses. Le livre III de la *Somme contre les Gentils* les a dites avec une abondance, une richesse, une beauté insurpassables, et presque personne ne veut plus le relire aujourd'hui. »
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La distinction entre le plan métaphysique et le plan religieux ne paraît être si appuyée par Gilson que par un effort désespéré de la maintenir aux sommets où il se trouve. Peut-être ai-je tort. Mais c'est ainsi que je le ressens. Car ce livre n'est pas un traité désincarné. Il est profondément personnel, et son sixième chapitre est carrément mystique. Certes il s'agit de mystique naturelle, et cela est clair au départ. Cependant Gilson ne peut faire autrement que de s'exprimer dans le langage mystique qui lui est fourni par la tradition chrétienne, et à l'intérieur du christianisme l'expression *mystique naturelle* n'a plus beaucoup de sens. Si au départ on peut établir les distinctions que l'on veut, à l'arrivée au sommet tout est nécessairement confondu, le sommet est un, et quand il est Dieu il l'est infiniment plus encore.
Au sixième chapitre on apprend que la réflexion de Gilson est partie non d'un raisonnement intellectuel mais d'une expérience personnelle, de l'expérience de l'être, du « choc au contact de l'étant », dès sa quatorzième année, dans les bois et les champs autour de chez lui. Mais comment parler de cette expérience ? Il ne le pourra jamais rationnellement. Il dira que le contact avec l'être se fait « à travers le voile de l'étant », qu'il a « l'expérience obscure de l'*esse* dans l'étant », que devant l'être notre intelligence est comme l'œil d'un oiseau de proie nocturne devant le soleil ; il dira encore que des ailes nous manquent, que l'être est le Saint des saints de la connaissance métaphysique, au seuil duquel la pensée veille sans espoir d'y rentrer, que la voie négative est d'une importance capitale, que le métaphysicien, à ce niveau, « ne peut dire que ce qu'il voit et inviter les autres à tourner comme lui le regard vers la vérité », qu'en métaphysique, le terme du savoir est la nescience... Toutes ces expressions, nous les connaissons. Mais sous la plume des mystiques, et non des philosophes.
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Et voici le point de fusion de la métaphysique, de la mystique naturelle et de la mystique chrétienne : « Au point où les sentiers se perdent, le philosophe sait qu'il a atteint son terme. C'est au chrétien de prendre la relève et d'étreindre dans l'obscurité de l'Amour Celui dont Thomas d'Aquin répète, avec Denys, que notre manière de le connaître la plus parfaite est de savoir que nous ne savons pas ce qu'il est. » Au point où les sentiers *se perdent...* On a vu des distinctions plus affirmées... Remarquons cette dernière réticence : « Contempler serait un mot bien ambitieux pour l'effort d'une pensée incapable de fixer son regard sur un objet situé au-delà de toute imagination sensible quelle qu'elle soit. » Cependant c'est bien de contemplation que parle Gilson quand il évoque l'œil de l'oiseau de nuit face au soleil, le contact à travers le voile... Aussi bien effectivement ne s'agit-il plus de la pensée mais de puissances supérieures... au point où les sentiers se perdent... où l'*esse* est absorbé par et dans le Dieu de la Révélation.
Rendu au terme de la connaissance métaphysique, dit encore Gilson, « l'intellection se trouve transfigurée (...). L'intime présence par essence de QUI EST à chaque étant ne peut alors que mener l'intellect jusqu'au Dieu qui a créé un univers fait pour conduire l'homme, de degrés en degrés, à son créateur ». Voilà l'aveu, à la fin de ce sixième chapitre. Gilson ne peut plus se retenir de dire que l'*esse* est QUI EST : qui, c'est une personne, et non une notion philosophique. Qui est, c'est le Dieu de la Révélation chrétienne. Et voici la suite : « Comment nommer une telle vue métaphysique du réel ? Le nom importe peu, c'est elle qui importe. Le jour déjà lointain où j'ai pensé la reconnaître dans la théologie de saint Thomas d'Aquin, une grande paix s'est faite en mon esprit ; non seulement je n'étais plus seul, mais j'avais trouvé mon guide, mon frère, mon père et maître. » *Le nom importe peu, c'est elle qui importe.* En effet.
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Qu'un philosophe se livre ainsi de façon aussi intime, et me touche moi aussi intimement, au terme d'un travail qui m'est en grande partie étranger, cela me bouleverse. Voilà ce que je voulais dire.
Yves Daoudal.
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### Fractures dans notre civilisation
par Georges Laffly
CE LIVRE POSTHUME constitue une ultime méditation sur la philosophie de l'être, qui fut chez Gilson au centre de la réflexion de toute sa vie. Ce n'est pas façon de parler. Dans une page émouvante (les philosophes devraient parler un peu plus d'eux-mêmes), il nous apprend ici que dès son adolescence, il eut puissamment le sentiment de ce qui est : devant les arbres, les fleurs, les pierres qu'il rencontrait dans ses promenades, il ressentait un étonnant attachement. « Je leur étais simplement reconnaissant d'être », dit-il.
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Cet émerveillement fonda la suprême question philosophique à ses yeux : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Quand il connut la théologie de saint Thomas d'Aquin, ce fut pour lui une grande paix « J'avais trouvé mon guide, mon frère, mon père et mon maître. »
Les difficultés l'attendaient, pourtant. Ce livre les récapitule. Il y a un scandale de la métaphysique. La connaissance du premier principe, qui est l'être, devrait emporter l'adhésion de tous, s'il est évident et fondamental. Il n'en est rien. La plupart des métaphysiciens l'ont abandonné, le déclarent stérile ou inaccessible. Et le dernier carré de ses tenants est divisé. Saint Thomas est toujours le docteur commun de l'Église, mais sa pensée est minoritaire au sein même du thomisme : « Telle que Thomas d'Aquin l'a conçue, la métaphysique de l'être a été si généralement méconnue, délaissée ou combattue, à l'intérieur de l'école thomiste même, qu'il est tout à fait possible aujourd'hui encore de ne pas savoir qu'elle a existé. On peut étudier la philosophie dite « scolastique » sous un maître qui s'inspire de la tradition de Suarez sans soupçonner l'existence de la notion thomiste d'acte d'être, car non seulement on n'en fait pas mention mais on lui en attribue une autre, qui réduit précisément l'être à l'étant. » Cette confusion explique, pour Gilson, la longue éclipse de la métaphysique de l'École, rejetée depuis Descartes ; mise hors-la-loi depuis Kart. Elle est périmée, dit-on sans y aller voir.
C'est au point que lorsque Heidegger survient, il pense que depuis les pré-socratiques, on a oublié l'être, qu'on l'a perdu de vue, masqué qu'il est par l'étant (les choses, les êtres déterminés, tout ce qui a de l'être, et que l'esprit peut voir ou se représenter). « Le *Sein* qu'il cherche à penser était tombé avant lui dans un tel oubli, sauf de la part de certains disciples anachroniques des métaphysiciens du Moyen Age, qu'il a pu sincèrement se croire le premier à en faire l'objet d'une recherche distincte. »
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Paradoxalement, Heidegger qui pourrait être « un des rares compagnons d'aventure » ignore, refuse de reconnaître ceux qui ont le même souci que lui. Il pense que nul, hors lui, depuis la Grèce, n'a tenté de dépasser le *Seiende,* l'étant, dont nous avons une expérience directe, et qu'on a confondu l'être et l'étant, confusion d'ailleurs difficilement évitable, puisque Gilson a noté précédemment qu'elle est faite par de nombreux thomistes. Mais ce n'est pas toujours vrai, et c'est carrément faux dans le cas de Thomas lui-même « Lorsque Thomas d'Aquin pose l'*esse* comme « l'acte des actes et la perfection des perfections » (car avoir toutes les perfections, moins l'être, c'est n'en avoir aucune) et lorsqu'il définit l'être « ce en vertu de quoi l'essence est un étant » (et non un simple possible), il ne confond assurément pas l'étant avec l'être. »
Il est vrai qu'il y a à la pensée de l'être en tant qu'être une résistance presque invincible de notre esprit : il ne peut se représenter un être qui ne serait pas l'être de quelque chose. Et la notion de l'être comme acte pur, et non comme état, saint Thomas est resté presque seul à l'avancer. Il avait eu des précurseurs. Il rend hommage à Avicenne, qui voit en Dieu l'être pur (qu'il nomme *Primus*), être sans aucun étant, sans essence : *Primus quidditatem non habet.* « C'est, dit Gilson, le plus haut sommet atteint par la théologie naturelle. Thomas lui-même s'exprime autrement : en Dieu, c'est l'*esse* lui-même qui est essence : « il est donc son être, il ne l'a pas, et c'est bien pourquoi lui-même s'est nommé devant Moïse : *Qui est*. » » Saint Thomas reconnut « à l'intérieur même de l'étant, la transcendance de l'être sur l'essence, et l'affirma explicitement, au grand déplaisir des philosophes de l'essence, y compris maint disciple ou soi-disant tel ». Car faisant retour à Aristote, la plupart des scolastiques réduisirent la métaphysique à la connaissance de l'essence.
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Ainsi recommença l'oubli de l'être, tant c'est un état pour ainsi dire naturel : le « mystère initial » est presque insaisissable.
Il importe peu à Gilson de rectifier chez Heidegger une erreur d'histoire de la philosophie. Il regrette sans doute plus que le philosophe allemand, ignorant en saint Thomas un ancêtre, ait conduit sa recherche sans en tenir compte. Que serait-il arrivé s'il l'avait connu ? Il aurait pu arguer que les thomistes ne pensent encore qu'à l'être de l'étant, comme si toute la réalité de l'être s'épuisait dans l'acte par lequel il confère l'être à l'essence. Mais le procès ne tient pas.
Ici, il faut en revenir au fait que la notion d'être a une origine philosophique : Parménide, et une religieuse : la phrase de l'*Exode* où Dieu dit à Moïse : « Je suis celui qui suis. » Les deux voies sont absolument distinctes, philosophie et théologie ont leur cheminement propre, et Pascal nous rappelle qu'il y a là deux ordres : le Dieu des philosophes et des savants, et le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Mais à partir du moment où le philosophe est prêtre, la notion philosophique de l'être est éclairée par celle que donne la Révélation. « La transcendance absolue de l'être sur l'étant n'apparaît pleinement dans la métaphysique de l'*esse* qu'au moment où, théologisant à fond la notion d'être, elle l'identifie à la notion philosophique de Dieu. » Ceux des scolastiques qui se replient sur Aristote -- et sur l'étant -- c'est qu'ils mettent trop de timidité à tenir compte de ce que leur donne la théologie, qui leur enseigne que Dieu est autre chose que l'auteur de la Création. « Dieu se nomme être, parce que l'être étant suprême dans les choses, à partir desquelles seules nous pouvons le nommer, nous le désignons comme la plus noble des causes, mais c'est en effet comme leur cause que nous le nommons. Parce que ces choses sont des étants, nous nommons leur cause être. Il est pourtant en lui-même infiniment plus que leur cause, et pour ce qu'il est absolument en lui-même, nous n'avons pas de nom. »
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Le dernier chapitre du livre de Gilson répond à une autre objection. Des exégètes affirment que la phrase de l'*Exode* qu'on a citée, et sur quoi repose toute la spéculation philosophique chrétienne, de saint Augustin à saint Thomas et bien d'autres, n'a pas le sens qu'on lui donne. L'erreur viendrait des Septante, puis de la Vulgate. Le texte hébreu, lui, donnerait que la réponse divine est non pas « Je suis celui qui suis », mais « Je suis ce que je suis », ou « Je suis comme je suis » (c'est-à-dire : cela ne te regarde pas). E. Gilson se réfère ici à un article du P. Dubarle -- mais il n'est certainement pas le seul à avoir cette position -- qui a la bonté d'ajouter que l'erreur traditionnelle (une erreur qui aurait eu cours tout au long du christianisme) est sans importance, vu que la pensée qu'elle exprime reste conforme en profondeur à l'enseignement biblique. Il ne faut pas oublier seulement que la Bible est un texte toujours historique, jamais spéculatif.
Gilson ne pense pas lui que l'erreur, si erreur il y avait, serait sans importance : « ce ne serait pas une catastrophe religieuse pour ceux à qui suffit l'Écriture, mais ce serait un effondrement de la théologie spéculative dont on se demande si elle pourrait jamais se relever. » En effet, elle serait coupée à la racine. Gilson accorde volontiers que si le sens métaphysique de la traduction traditionnelle est permis, il n'est pas donné (il n'y a pas de métaphysique juive). Que la réponse n'est pas une définition. Dieu excède les définitions. D'ailleurs, l'être aussi. Et enfin : « En disant à Moïse : *Je suis qui je suis,* Dieu a voulu rappeler l'homme au sentiment de ses limites, plutôt que définir pour lui sa propre essence. » Le sens nouveau (refus de réponse) est impliqué dans le sens traditionnel, et cela a toujours été senti.
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Après quoi, Gilson montre que la version nouvelle crée des difficultés, pour l'ensemble du paragraphe, et n'explique pas les noms par lesquels Dieu entend que Moïse le désigne : Ehie (je suis), Iaweh (il est). A suivre les nouveaux exégètes, on verse dans l'acrobatie : « On ne peut en tout cas s'étonner que la traduction des Septante, acceptée par les théologiens, se soit si généralement répandue au Moyen Age. Elle n'a d'autre défaut aux yeux de certains que d'offrir immédiatement à l'esprit un sens intelligible et cohérent. »
Et s'il est évident que le sens de la Bible est religieux, uniquement religieux, la spéculation théologique est un fait : cette rencontre de la foi et de la raison, depuis près de deux mille ans « ne se serait pas produite si la nature de la révélation juive ne s'y était au moins prêtée, et même, en un sens quelconque, ne l'avait rendue possible ».
Pour être croyant, il n'est pas nécessaire de philosopher. Mais on ne peut reprocher aux théologiens d'avoir réduit la foi à une philosophie. Saint Thomas n'a pas ramené le Dieu de la Bible à l'être des philosophes. Il a au contraire, assimilé l'être de la pensée philosophique au Dieu de la Bible. « Les théologiens ont si peu sacrifié la révélation à la philosophie qu'ils ont complètement reformé du dedans l'ontologie à la lumière de l'Écriture. »
« Un philosophe clair n'a jamais intéressé personne » écrit Gilson au détour d'une page. Son livre contredit cette boutade. Il est difficile aussi d'avoir plus de vivacité et de sérénité qu'il n'en montre au cours de ce dernier ouvrage. Les deux questions fondamentales qu'il examine auraient pu aisément prendre un aspect polémique. Il s'en défend très bien. Ces deux questions nous invitent à considérer certains aspects de notre situation. Heidegger, dans sa quête de l'être, ignore que la solitude où il croit se trouver vient de son refus -- de son ignorance -- de pensées fraternelles rejetées dans l'oubli :
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« Lui qui s'amuse de la naïveté de ceux qui parlent de « philosophie chrétienne » ne s'aperçoit pas qu'il doit à la tradition thomiste la revendication du primat du *Sein* sur le *Seiende. *» Si Gilson n'est pas dans l'erreur, cela veut dire que les ponts sont coupés : il y a des fractures dans notre civilisation qui nous rendent étrangers à certains de ses monuments les plus grands. Nous nous plaisons à voir la continuité d'un mouvement unique, depuis la Grèce. C'est une grande illusion. Une pensée qui n'a que six siècles paraît être hors de notre champ de vision.
Le deuxième cas est aussi curieux. Les exégètes (ici le P. Dubarle) sont animés d'un souci historique exclusif, qui peut égarer aussi bien que l'ignorance de l'histoire. Le texte de l'*Exode* nous apparaît recouvert de strates d'interprétations et de gloses. Il s'agit de le retrouver dans sa pureté originelle. Le rédacteur de l'*Exode* ne pouvait envisager une spéculation métaphysique sur l'être (c'est exact). Donc, on penchera pour une traduction qui exclue cette spéculation. Elle paraîtra plus probable dans la mesure où elle est plus limitée dans son sens.
Comme dit plaisamment Gilson : « Le sens du passage est controversé entre des philologues qui pensent que le Saint Esprit ne peut rien inspirer qui dépasse le niveau de la grammaire et du dictionnaire de son scribe d'occasion, et d'autres qui ne croient pas déroger aux règles de la philosophie en admettant que l'Inspirateur de l'Écriture Sainte est exceptionnellement intelligent. »
Mais à la limite, et si nous regardons les choses de l'extérieur, ce qui est en cause n'est-ce pas l'inspiration même des Écritures ? On a un texte, des signes sur un papyrus, c'est tout ce qu'on voit. L'inspiration divine du texte ne regarde pas l'historien : il n'en tient pas compte.
Est-ce sortir de mon sujet ? Tant pis. Ce débat me fait penser à un texte d'Irénée Marrou (*De la connaissance historique,* 1957) :
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« Les Évangiles ne sont pas un témoignage direct sur la vie du Christ, ils sont un document primaire, et d'une valeur incomparable, sur la communauté chrétienne primitive : nous n'atteignons Jésus qu'à travers l'image que ses disciples se sont faite de lui... » On reconnaît là le principe de base des nouveaux catéchismes (les Évangiles sont d'abord un texte à traduire ; les premiers chrétiens avaient un « langage » qui n'est pas le nôtre ; il faut reconstituer la réalité qu'ils ont interprétée ; bref, parole d'Évangile n'est plus synonyme de vérité absolue).
Dans les deux cas, le souci de l'histoire veut dire aussi la constatation d'un fossé infranchissable entre les époques, et les hommes. Avec la présomption habituelle, nous doutons que les hommes d'il y a deux ou trois mille ans aient pu être raisonnablement critiques ; ensuite nous passons sous silence le fait que l'Écriture soit un texte inspiré (l'histoire n'a pas à en tenir compte), quitte à se protéger de ces audaces en affirmant que les erreurs traditionnelles n'en rejoignent pas moins la vérité (voir plus haut). Système réductif qui fait penser à la manière dont les Jivaros traitent les têtes qu'ils veulent conserver. L'histoire en est-elle mieux servie ? C'est fortement douteux : il n'est pas probable que les différences entre les temps et les cultures soient l'abîme qu'on suppose. La foi, elle, dans ce miroir de sorcière, devient ce qu'on voit un peu partout.
Georges Laffly.
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### Heidegger vu par Gilson
par Thomas Molnar
IL SE DÉVELOPPE, et c'est normal, autour de Martin Heidegger une controverse qui promet d'être aussi durable et inconclusive que celle autour de Hegel. On peut en trouver une des raisons dans une phrase d'Étienne Gilson qui écrit, au sujet justement de Heidegger, que le langage volontairement abstrus rend difficile d'y faire la part de la confusion et de la profondeur véritable. Cependant, ajoute Gilson, on ne peut se retenir de s'interroger au sujet de ces « ontologies récentes » dont celle de Heidegger intéresse Gilson tout particulièrement.
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La lecture de l'ouvrage posthume de celui-ci *Constantes philosophiques de l'être* (Vrin, 1983), me permet de revenir au grand débat heideggerien. Prendre Gilson comme guide dans le labyrinthe de la spéculation heideggerienne permet également de jeter un nouveau coup d'œil sur l'insistance que met M. Jean-Luc Marion à dissocier « Dieu » et « être », insistance dont profitent plusieurs esprits moins métaphysiciens que Marion afin de « démolir » la théologie chrétienne et, en passant, le Dieu de l'Écriture. Lors du Congrès de Cordoue (1979) le professeur David Miller, de l'université de Syracuse (États-Unis), s'est livré à une véritable danse du scalp, le crâne scalpé étant, bien sûr, l'onto-théologie (soigneusement syllabisée) que ridiculise l'école de Heidegger et celle des épigones.
Avec sa courtoisie exquise et qui vient d'une autre époque, Gilson indique d'abord que, derrière les attaques de Heidegger contre la manière de philosopher depuis Platon, pourrait se dissimuler sa « remarquable ignorance de l'histoire de la philosophie qui est une des constantes de sa pensée et lui rend l'originalité si facile » (p. 203). Ignorance, parce que Platon, Aristote, Plotin, Avicenne, Thomas, pour ne mentionner que les cimes de la pensée métaphysique, ont bien fouillé le problème, cherchant à dégager l'*être* des *étants.* Mais Heidegger, selon Gilson, n'ose pas aller, malgré ses prétentions, jusqu'à la position de Parménide. « L'être est, disait déjà Parménide (c'est Gilson qui parle). Vingt-cinq siècles plus tard non seulement nous ne sommes pas plus avancés, mais Heidegger ose à peine aller jusque là. Il ne se sent pas en sûreté avec la proposition *das Sein ist,* du moins si c'est un autre que lui qui la manie, car le fantôme de l'étant est toujours là, rôdant autour de l'*est* comme de sa demeure et impatient d'y rentrer. » (p. 209.)
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Heidegger serait donc condamné à poser et à reposer un problème spéculatif sans solution, du moins dans le cadre de ses propres considérations. Ce philosophe réputé spéculativement et méthodologiquement courageux entre tous, s'arrête en effet devant la « demeure » dont parle Gilson, de peur, écrit celui-ci, que l'être « ne soit encore une fois offusqué ou confisqué par un étant, fût-ce Dieu » (p. 133). Voici justement le cœur de l'entreprise heideggerienne. Toujours selon Gilson, l'intention du penseur allemand a été « d'alléger l'ontologie de sa théologie, pour ne plus garder qu'une ontologie qu'il s'impose d'ailleurs bientôt de dépasser au grand risque de déboucher sur une autre théologie » (p. 179).
Dans un ouvrage paru en anglais, *Theists and Atheists, The typology of nonbelief* (Mouton, La Haye, 1980), j'ai consacré à la pensée de Heidegger une bonne moitié du chapitre sur « l'ultra-surnaturalisme », terme inventé par Mgr John Knox, auteur d'un très remarquable ouvrage sur « l'enthousiasme » en matière religieuse. Or, je me félicite de la concordance entre les conclusions d'Étienne Gilson et les miennes dans l'ouvrage cité. En effet, la pollution de l'être par son identification avec Dieu -- thèse de Heidegger, de Marion, de Miller, etc. -- oblige le philosophe à imaginer un super-Dieu et, comme l'écrit Gilson, une autre théologie. Le jeu peut ainsi se poursuivre car la pensée de l'être invite l'unicité ; or, sur ce point, le christianisme est venu combler la quête des métaphysiciens de l'Antiquité : Dieu et être sont inséparables. Citons Gilson : (le philosophe chrétien) « sait que tout effort de la raison pour pénétrer plus avant dans l'épaisseur de l'être est bien dirigé, mais puisqu'il sait que le terme de son effort est divin, il ne s'étonne pas non plus que cet effort finisse par s'arrêter, comme les pas du voyageur sur les sentiers perdus (allusion au *Holzwege* de Heidegger, paru en français sous le titre de *Chemins qui ne mènent nulle part ?*)*,* mais au point où les sentiers se perdent, le philosophe sait qu'il a atteint son terme » (p. 222).
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Pour le philosophe chrétien la clarté se fait avec la conjonction de l'être de Parménide et du Dieu de l'Écriture disant « Je suis qui suis » ou, dans une autre traduction, « Je suis qui est ». On ne peut point aller plus loin, étant donné que la révélation est le seul moyen qu'a l'être surnaturel de se faire connaître des natures dont il est la cause. Comme l'écrit Gilson, la contingence ontologique de ces natures (nous-mêmes, les hommes) est si radicale que, bien qu'elle leur suffise à connaître naturellement qu'ils ont une cause, celle-ci leur est si transcendante qu'ils ne pourraient jamais savoir d'eux-mêmes ce qu'elle est (p. 230).
A tout cela, ajoutons encore quelques réflexions, au-delà de la controverse autour de Heidegger, pourtant s'y rapportant. Dans le livre de Gilson, l'auteur met sur papier des propos très judicieux concernant les philosophies telles que celles de Bergson et de Heidegger. Afin de parvenir à leur « premier principe », la durée chez l'un, l'être chez l'autre, ces penseurs sont obligés de pousser, si l'on peut dire, leur raisonnement au-delà de la raison. A un moment donné, le langage n'y suffit plus, le discours que tient la raison est disqualifié, pour ne pas dire discrédité. On demande un véhicule nouveau soit au mysticisme, soit à la poésie. En effet, on sait que, exaspéré, Heidegger abandonne la partie et sollicite l'aide de Hölderlin. Comme quoi, la super-philosophie s'avoue vaincue, ou, comme on aime le dire de nos jours, « dépassée ».
Cependant, même si Gilson omet de le faire dans ce livre, une remarque s'impose. Le débat permanent, du moins dans la pensée occidentale, entre l'être et les *étants* est extrêmement fécond. (Dans la pensée hindoue, à l'antipode de la spéculation gréco-chrétienne, les données du problème sont autres : l'*être* et le *néant,* dialectique au bout de laquelle le deuxième terme absorbe le premier. Cela est vrai pour Hegel et une partie de sa progéniture.) Mais dans la pensée occidentale on ne cesse de dépasser *l'étant* en direction de *l'être...* et d'en revenir, soit transfiguré (les vrais mystiques), soit découragé (tant de nous autres).
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Dans la recherche de l'*être* et dans l'ajustement de l'*étant* il y a par conséquent un décalage, quelque chose de résiduel dont on sait qu'il n'est nullement Dieu, mais qu'il n'est plus tout à fait un *étant.* La poésie se meut souvent dans cet entre-deux, et de nos jours la politique, ce qu'on appelle, et le terme n'est pas déplacé, la « métapolitique », et, bien sûr, l'idéologie.
Les abus, à cet égard, sont nombreux et souvent consternants. Admettons pourtant que c'est le prix à payer pour une vision du monde qui permet à l'*être* d'être posé solidement et de porter finalement la parole divine. Exode, 3, 13-15.
Thomas Molnar.
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### Au-delà de la définition
par Rémi Fontaine
« *C'EST dans l'épaisseur native du principe que la pensée du métaphysicien fait demeure. Il s'y trouve en contact avec le plus intime de l'être, qui est l'objet propre de la métaphysique. L'abord en est difficile, et, une fois qu'on y est parvenu, il est au moins aussi difficile de s'y tenir. *»
Ces trois phrases d'Étienne Gilson, extraites de son livre posthume *Constantes philosophiques de l'être,* résument en même temps la grandeur et la servitude de l'approche métaphysique. On n'entre pas en métaphysique comme on entre en mathématique ou en logique. En logique, ce qui est premier, c'est la définition.
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En métaphysique, c'est le principe. « *N'oublions pas,* rappelle Gilson en citant Aristote, *que raisonner à partir des principes est autre chose que raisonner sur des principes.* »
Au niveau logique, par exemple, je définis la substance comme la première quiddité, le genre premier. Au niveau métaphysique, je dis que la substance est principe et cause : elle est fondement de la quiddité. L'induction métaphysique va plus loin que la description. Elle va à la source.
Peut-il y avoir une connaissance quidditative d'un principe métaphysique ? La connaissance quidditative s'exprime par la définition : genre et différence spécifique qui donnent l'essence d'une chose.
Or l'être, justement, n'est pas un genre : à l'être, on ne peut rien ajouter. C'est un « transcendantal », c'est-à-dire une notion qui transcende ou dépasse toutes les catégories de l'être (quantité, qualité, relation...). Chacune dit bien ce qu'est l'être, mais aucune ne le dit adéquatement. Alors ?
Alors je ne peux définir un principe au sens fort. Je ne l'appréhende pas par le jugement. Je le découvre par l'induction métaphysique.
« *Supposons à présent,* s'interroge Gilson (p. 25), *que nous soyons mis en demeure de préciser le sens du mot* « *être* »*, ou* « *étant* »*, un nouvel élément paraîtra nécessairement, le jugement. A la question,* « *qu'est-ce qu'un étant* *?* »*, nous répondrons quelque chose comme : c'est ce qui a l'être, ou encore : c'est une essence qui est. Toute définition de ce genre présente deux caractères, sa nécessité et son évidence, mais l'un et l'autre tiennent à ce qu'ici la définition du concept consiste à répéter le concept. Ceci résulte du caractère absolument premier de la notion d'être donnée dans l'appréhension simple. Tenter de définir le principe, c'est se condamner à la tautologie ; on y est installé, chaque fois que l'on forme comme jugement premier la proposition : l'être, c'est ce qui est. *»
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Et Gilson poursuit (p. 29) : « *Les notions métaphysiques diffèrent à cet égard des notions mathématiques. A la différence des nombres, elles ne se composent pas d'unités interchangeables et pratiquement indiscernables. En outre, quand on tente de l'analyser, la notion métaphysique ne se résout pas en règles opérationnelles signifiables par des symboles applicables à des grandeurs quelconques. Au contraire, le premier regard posé sur une notion métaphysique se perd dans un enchevêtrement impénétrable, comme si la notion exigeait d'être prise dans sa totalité et refusait de se laisser analyser. A vrai dire, elle ne se compose pas d'éléments définissables à part et dont on pourrait faire usage pour en déterminer le sens et le contenu. Quand on veut en prendre un, tous veulent venir en même temps. Le mot, qui constitue la matière du symbolisme de la métaphysique, refuse donc de signifier aucune notion de ce genre comme définissable à part.* »
Ce n'est pas pour autant le flou artistique. Ce qui est premier dans l'être, c'est la détermination. L'être n'est pas rien. L'être est tout. Mais l'être est aussi « plusieurs ». L'existence est à la fois ce qu'il y a de plus commun et de plus singulier. Tous, nous avons l'être et nous nous distinguons des autres par lui. C'est l' « œcuménisme » métaphysique ! L'être se dit de plusieurs façons.
L'ordre de la métaphysique est analogique. « *Retrouver cet ordre,* écrit Gilson (p. 88) *suppose d'abord qu'on restitue au premier principe toute sa densité ontologique, tout son poids de réalité.*
« *Ainsi entendu, le premier principe retrouve son sens précis de premier jugement d'existence, présupposé par tous les autres et impliqué dans chacun d'eux.* »
Ainsi dans le « *je suis *» (de Descartes) le « *je *» du moi est dépassé par le « *suis *» qui l'enveloppe. La « subjectivité transcendantale » ne peut annexer l'être. La conscience de mon être n'est pas mon être. La philosophie première dépasse l'anthropologie. Et lorsque la seconde intègre la première, la confusion s'appelle idéalisme.
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« *De même que,* observe Gilson (p. 88), *selon la tradition idéaliste née de Descartes et maintenue par Kant, le* « *Je pense *» *accompagne toutes mes représentations, de même aussi, selon la tradition réaliste née en Grèce, le jugement* « *l'être est *»*, accompagne tous mes autres jugements ; il est renouvelé par chacun d'eux et c'est lui qui confère à ces jugements leur aptitude à signifier, par-delà le concept, la réalité qu'il désigne... *»
Et p. 50 : « *Pour l'esprit qui s'y est accoutumé, la familiarité avec le principe est une grande consolation spéculative... Quand on l'a une fois touché dans le jugement qui connaît l'être au-delà de l'essence, il devient possible de comprendre les raisons que ceux qui se trompent peuvent avoir de lui rester aveugles, ou de l'estimer stérile et de peu de prix...* »
Ce jugement éminent par lequel on connaît l'être au-delà de l'essence ne se fait donc pas à partir du *cogito* de Descartes ou du *datur* (« *il y a *») de Ockham, voire du *dasein* (« être là ») de Heidegger qui demeurent tous d'une certaine façon dans l'intelligible -- et qui pour rejoindre le réel doivent comme ajouter la sensation à l'intelligible (dualisme de l'idéalisme).
Non, « *Primo cadit in intellectu ens *», dit saint Thomas. Ce qui « tombe » en premier lieu dans l'intelligence, c'est l'être. (Par l'expérience sensible.) Non ce qui est « intelligé ».
Dans le jugement d'existence « *ceci est *»*,* si « *est* » se ramène à « *ceci *»*,* l'on reste dans les catégories, dans l'ordre des déterminations. Le *datur* ockhamien ou le *dasein* heideggerien se substituent au premier jugement d'existence dont parle Gilson, à ce véritable « toucher de l'intelligence ». Si par contre, « *ceci *» est relatif à l'être, on entre alors en métaphysique.
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En philosophie première, l'acte d'être actue le « *ceci* » -- ou le « *moi *» pour l'autre cas éminent du jugement d'existence : *je suis* --. Je peux me servir de mon « je » pour découvrir mon être, mais ce n'est pas dans la conscience que je peux découvrir mon être ou que je peux découvrir la substance : le premier principe propre de l'être. Comme dit Gilson, l'homme pense l'être avant de penser qu'il pense.
L'induction analogique, synthétique de la substance est au fond très simple. L'unité de la complexité saisie dans le réel m'oblige à découvrir une source d'être, un principe immanent à toutes les déterminations, une détermination fondamentale dans l'ordre de l'être : « cause selon la forme de ce-qui-est »...
Ainsi, selon Aristote, la métaphysique de l'être repose sur deux principes propres qui la fondent comme science : la substance et l'acte (cause selon la fin de ce-qui-est). Cette découverte des deux principes et causes propres de l'être en tant qu'être permet d'établir la propriété même de l'être (substance et acte) qui est l'*un* (la détermination radicale ne peut être composée, de même que ce qui achève ne peut être divisé alors que la puissance et es déterminations relatives fondent le multiple).
C'est à la lumière des principes seulement que l'on peut faire cette ascension spéculative qui va de l'homme à Dieu, ultime synthèse métaphysique (l' « *Acte pur *»)*.* Pour atteindre le sommet, le chemin passe nécessairement par la métaphysique du réel.
Mais une fois qu'on a dit cela -- et on en a dit très peu par rapport au livre d'Étienne Gilson -- qu'a-t-on dit ? Comme l'écrit l'auteur dans sa préface : « Celui qui se laisse une fois séduire à l'étude de ces essais est sûr de jouer plus tard le personnage, toujours un peu comique, d'un vieil apprenti. »
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Encore une fois : « C'est dans l'épaisseur native du principe que la pensée du métaphysicien fait demeure... L'abord en est difficile, et, une fois qu'on y est parvenu, il est au moins aussi difficile de s'y tenir. »
Ce qu'exprime autrement mais parallèlement le père Jean Rimaud (dans *Thomisme et méthode,* éd. Beauchêne) : « *Nous amenant vite au bout de notre effort, à la grève extrême de notre savoir, le travail philosophique nous établit dans la lumière matutinale de notre néant. Cet aveu d'humilité imprégnant notre désir de construire la connaissance, de relier les vérités, nous dispose à voir le monde tel qu'il est, l'homme à sa vraie place, Dieu partout. Or voir Dieu partout et réaliser l'inconsistance de tout le créé, c'est atteindre au seuil de la vie d'union. *»
Servitude et grandeur du métier de métaphysicien (!) : « ...*Sérieux, exigeant, poursuivi, continué et continu, approfondi, achevé, le travail philosophique est mortifiant. Il fatigue. Il use... *» Mais : « *Quand toute notre philosophie s'est réduite à quelques mots et tient en un regard, nous sommes physiquement et intellectuellement disposés à l'union divine qui est affaire de grâce. Car nous consentirons du fond du cœur et de tout notre esprit à la transcendance de Dieu ; nous attendrons qu'il se donne à un désir et à l'heure qu'il voudra. La philosophie aura fini sa tâche. *»
Laissons à nouveau parler Gilson (*Rencontre de l'être*, p. 168) : « ...*Comment nommer une telle vue métaphysique du réel ? Le nom importe peu, c'est elle qui importe. Le jour déjà lointain où j'ai pensé la reconnaître dans la théologie de saint Thomas d'Aquin, une grande paix s'est faite en mon esprit ; non seulement je n'étais plus seul, mais j'avais trouvé mon guide, mon frère, mon père et mon maître. Ceux qui s'en étonnent ne le connaissent pas, ou bien l'expérience intérieure de l'être, à laquelle sa doctrine seule fait pleinement droit, leur est devenue trop familière pour provoquer en eux l'étonnement salutaire d'où naissent les méditations métaphysiques... *»
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Ce n'est pas là le moindre mérite de ce livre posthume : nous rappeler que la vraie métaphysique est ordonnée à la contemplation.
Rémi Fontaine.
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## TEXTES D'ÉTIENNE GILSON
### De la connaissance du principe
*Chapitre premier des* «* Constantes *»
CES RÉFLEXIONS se voudraient aussi brèves que la matière permet de l'être. Elles s'exprimeront donc sur un ton dogmatique en ce sens qu'elles ne s'accompagneront d'aucune des justifications dialectiques que le lecteur aurait droit d'attendre, mais ce ton ne devra pas faire illusion. Il signifiera simplement que la position se réfère à une tradition philosophique connue de tous et tenue par beaucoup pour accordée. Si elle ne l'est pas, il suffira d'interrompre la lecture ; tout le reste ne serait plus qu'une occasion de multiplier les malentendus. On demandera peut-être : pourquoi ne pas apporter les justifications nécessaires ? Simplement parce que nos réflexions voudraient être une réponse à cette question.
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Supposons donc accordé que la métaphysique est la science des premiers principes et des premières causes. Un raisonnement simple conduit à conclure qu'elle est avant tout la connaissance du premier principe, dans la lumière duquel tout le reste est connu. Cette position se complète par une deuxième touchant la nature de la connaissance des principes. Il est admis que leur connaissance appartient à l'intellect ; qu'elle est, dans le cas du premier principe, immédiate, et, pour les suivants, réductible à celle du premier ; enfin, qu'elle est évidente, et, puisqu'elle est une opération naturelle liée à la nature même de l'intellect, infaillible, de sorte que nul ne peut ignorer les principes ni se tromper à leur sujet.
Une première précision s'impose, qu'il semble légitime d'accepter comme nécessairement liée à la doctrine. Cette notion des principes ne vaut que pour leur connaissance spontanée, en tant qu'elle ne fait qu'un avec l'exercice naturel de l'intellect. Tout homme pense et parle comme s'il connaissait l'existence et le sens des principes, car il ne peut vivre sans penser, ni penser sans mettre en œuvre les principes. Leur connaissance explicite est au contraire relativement rare ; peu d'hommes répondraient à la question : quel est le premier principe de la connaissance ? Ce petit nombre est celui des philosophes et, plus particulièrement, des métaphysiciens qui sont par là même les seuls dont on puisse attendre une opinion précise sur les propriétés qui caractérisent la connaissance des principes : immédiateté, évidence, universalité, infaillibilité.
C'est ici que se pose le problème sur lequel nous désirons réfléchir. Si la connaissance du premier principe est telle, comment se fait-il que l'accord ne règne pas entre métaphysiciens touchant sa nature et son sens ?
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S'il existait, cet accord assurerait la reconnaissance d'une vérité métaphysique commune universellement admise comme vraie, mais on sait assez qu'il n'existe pas. La notion qui aurait le plus de chances de se faire universellement reconnaître comme principe premier, serait celle d'être, mais certains philosophes la rejettent comme philosophiquement stérile, par exemple, Descartes, dont le point de départ est tout autre, et même entre ceux qui se réclament de cette notion comme première, le désaccord règne touchant son sens. Aristote en parle déjà comme de l'enjeu d'un débat jamais conclu : qu'est-ce que l'*étance* (*ousia*) ? Les théologiens chrétiens, qui s'accordaient presque tous pour en faire l'équivalent philosophique de la notion de Dieu, ne s'entendaient aucunement sur le sens de la notion. Les interminables controverses sur les rapports de l'être (*esse*) à l'étant (*ens*) et à l'essence (*essentia*) suffisent à établir ce désaccord. Il dure encore. Les scotistes et les suaréziens n'entendent pas l'être comme font les thomistes et tous les thomistes ne l'entendent pas de la même manière. En somme, même si l'on réduit le champ de la réflexion aux métaphysiques où le premier principe est l'être, le désaccord est manifeste. Or ce désaccord sur le principe premier entraîne fatalement des divergences sur toutes les autres positions occupées par les philosophies en cause. Même si d'ailleurs ils disent littéralement les mêmes choses, deux métaphysiciens qui n'entendent pas l'être au même sens ne s'accordent sur rien. Ainsi le veut la nature de cette notion en tant que première. Il y a donc désaccord entre de nombreuses métaphysiques ; elles ne sont même plusieurs que parce qu'elles ne s'accordent pas entièrement, et si l'on remonte à l'origine de leurs différences, on arrivera tôt ou tard à constater une divergence initiale touchant la nature ou le sens du premier principe. Faible au point de départ, la divergence s'accentue naturellement à mesure qu'on en développe les conséquences. Inutile d'insister, les philosophes sont connus pour leur aptitude à ne pas s'accorder : le fait n'est que trop évident.
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C'est pourtant un fait paradoxal. Si les principes et leur connaissance sont ce que l'on dit, le désaccord devrait être impossible. Deux philosophes entraînés au raisonnement métaphysique, d'accord sur l'objet de leur recherche commune, convenus en outre qu'il s'agit de dégager de l'exercice actuel de la pensée le principe premier que présupposent toutes les opérations de la connaissance, semblent destinés à se mettre inévitablement d'accord. En effet, l'objet de leur enquête est une notion immédiatement connaissable, évidente et sur laquelle, pour un esprit capable de l'expliciter, l'erreur est impossible. Il s'agit donc de savoir comment le désaccord métaphysique est possible. Le seul espoir de trouver réponse à cette question est de la chercher dans une réflexion expressément dirigée sur la manière dont nous connaissons les principes, et d'abord celui d'être, qui, à première vue, devrait être éminemment évident.
Prenant cette notion comme typique de la classe entière des principes métaphysiques, essayons d'en préciser l'objet. Mais il est caractéristique de l'objet de notre enquête que nous ne puissions même pas y faire le premier pas sans commencer par choisir entre au moins deux manières différentes d'en entendre les termes. Admettons sans discussion qu'il y ait lieu de distinguer entre deux opérations de l'esprit, l'appréhension simple (ou conception du concept quidditatif) et le jugement, et limitons-nous à l'objet de l'appréhension simple du concept ; qu'entendons-nous par cette appréhension ? Quel en est l'objet ? Par hypothèse, c'est le concept, mais encore, quel genre de contenu pouvons-nous attribuer au concept ? Il est possible que deux philosophes accordent que le premier principe des appréhensions simples est la notion d'être et, en elle, l'être même, sans s'accorder pourtant sur la nature de l'appréhension qu'ils en ont.
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Deux manières de voir s'opposent traditionnellement sur ce point. L'une, celle qui se réclame à tort ou à raison de Platon, considère l'intellection des notions premières comme obtenue au terme d'un effort de la pensée pour transcender les images sensibles. La sensation n'y aide pas, elle est plutôt un obstacle, à tel point que la rémanence des images dans l'âme du philosophe est l'obstacle le plus sérieux aux progrès qu'il désire faire dans la connaissance métaphysique. Est-il possible ou non de libérer totalement l'intellect de la connaissance sensible ? Il n'est pas certain que ce soit possible, mais il est tout à fait certain que, dans la mesure où l'intellect connaît vraiment, son objet est de l'intelligible vu à la fine pointe de l'esprit. La condition idéale de l'intellect humain serait l'intuition directe de l'intelligible ; sa condition de fait en est une intuition obscurcie par des images sensibles, mais toute intellection en est une certaine intuition.
La deuxième position, liée à la philosophie d'Aristote, conçoit l'objet de l'intellection comme une forme intelligible abstraite de la sensation et de l'image sensible, mais tellement liée à cette image que, sans elle, la connaissance est impossible. La doctrine est assez connue pour qu'il suffise de la rappeler. On peut dire qu'à la notion platonicienne d'une intuition de l'intelligible, elle oppose la notion aristotélicienne d'une connaissance obtenue par abstraction à partir de la quiddité sensible. Assurément, on peut, si l'on veut, attribuer à l'intellect de type aristotélicien une intuition directe de la forme qu'il abstrait lui-même du sensible, mais si l'on reste fidèle à l'esprit de la doctrine, il faudra maintenir que l'objet de cette intuition n'est pas un intelligible pur, fût-il vu confusément ; son objet est la forme abstraite du sensible et appréhendée dans le sensible même dont on l'abstrait : on ne pense pas sans images.
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Comme chez Platon, plus l'abstraction s'élève au-dessus du sensible, plus la connaissance est élevée, mais rien ne lui permettra jamais de changer de nature ; son objet ne sera jamais, dans la condition présente de l'homme, qu'une abstraction.
Cette difficulté n'affecte en rien l'évidence ni la solidité du premier principe, car il ne dépend à aucun degré d'une justification philosophique. Avec ou sans philosophie, l'intellect continuera de ne rien pouvoir penser autrement que comme un être, et de commencer par les mots « c'est » toute proposition concernant la nature d'un objet quelconque. Au contraire, cette première indétermination affectera nécessairement tout effort philosophique pour élucider le sens de ce principe. A la question, « qu'est-ce que l'être ? », on ne répondra pas exactement de la même manière selon que l'on fera de cette notion l'objet de l'intuition intellectuelle d'un pur intelligible ou celui de l'intuition intellectuelle d'un concept abstrait du sensible et inséparable d'une image. En ce sens, bien que sa certitude reste de toute manière assurée, la nature du premier principe ne sera pas conçue de la même manière selon qu'on en cherchera la connaissance dans les voies d'Aristote ou dans celles de Platon.
Nous choisissons celle d'Aristote, non sans raison, mais d'abord parce que nous constatons l'impossibilité qu'il y a pour nous de jamais penser sans images. Platon ne l'a d'ailleurs pas formellement nié, car sa doctrine n'a pas posé la question en ces termes. Elle conseillait, comme méthode de réflexion philosophique, un effort persévérant pour transcender l'imagination ; or Aristote et les aristotéliciens font aussi de cet effort d'abstraction une condition de la connaissance métaphysique ; savoir si, dans la condition présente de l'homme, l'effort peut être couronné d'un plein succès est une question différente.
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Platon lui-même ne parle d'une telle réussite que comme d'une exception fort rare. Il n'y a donc pas d'inconvénient pour l'accord des esprits, à tenir pour vraie la réponse classique au problème : on ne conçoit jamais la notion première d'être sans imaginer en même temps l'image confuse de quelque chose qui est.
Comment conçoit-on cet objet de pensée dont on dit qu'il est ? Pour éviter les confusions, convenons de le nommer un « étant » (*to on, ens, a being, das Seiende, l'ente*)*.* Nous l'avons rappelé, il est traditionnel, dans l'école d'Aristote, de distinguer deux opérations principales de l'intellect, l'appréhension simple (ou formation du concept) et le jugement (ou liaison affirmative ou négative des concepts dans la proposition). Il est exact que les deux opérations sont distinctes, mais en fait elles sont inséparables, car on peut aussi bien tenir le concept pour le résultat d'un jugement que le jugement pour l'explication d'un concept. Tel est du moins le cas au niveau de la connaissance philosophique. A la question : « Qu'est-ce qu'un étant ? », saint Thomas répond : c'est un ayant l'être (*habens esse*)*.* Cet exemple classique d'appréhension simple est le résultat d'un effort d'analyse long et compliqué conduisant au jugement : un étant est ce qui a l'être. A partir de ce moment, le nom « être » devient le signe qui tient lieu de toutes les opérations dont il résume la conclusion ; le contenu de l'appréhension simple et celui du jugement est le même quoique diversement formulé.
Puisque notre objet est d'examiner le sens de la notion qui constitue le premier principe, nous admettrons de le considérer sous sa forme la plus simple, qui est celle du concept. Sa simplicité se révèle aussitôt plus apparente que réelle.
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Il est certain que les deux notions incluses dans *habens esse* peuvent faire l'objet d'une seule appréhension, mais le problème se pose de savoir si ces deux éléments sont conçus comme n'en formant qu'un seul ou, au contraire, comme distincts. On reconnaît aussitôt le problème métaphysique à propos duquel se sont divisées les écoles du Moyen Age : l'essence est-elle réellement distincte de l'être actuel (existence) dans le composé physique ? Quand elle est fidèle à son maître, l'école thomiste affirme la réalité de la distinction. La définition même qui vient d'être rapportée en est la preuve ; dans *habens esse,* le mot *habens,* « ce qui a », représente l'essence ; le mot *esse,* ou être actuel, représente l'être pris dans son actualité. L'école de Scot et de Suarez, pour ne rien dire de certains thomistes illustres, rejette cette distinction. Ainsi, alors que la notion d'étant signifie pour les uns une essence douée d'un acte qui la fait être, elle signifie pour d'autres l'essence elle-même en tant qu'amenée de puissance à acte par l'efficace de sa cause. Encore ne faut-il pas oublier la classe, nombreuse semble-t-il, de ceux pour qui cette notion n'est qu'un nom commun désignant la généralité des choses dont on dit qu'elles existent, mais rien de plus. Gabriel Séailles disait un jour devant ses étudiants : « Le P. Peillaube m'assure que j'ai l'intuition de l'être. Vous ne pouvez pas ne pas voir l'être, ne cesse-t-il de me répéter. Mais non, je ne vois rien du tout. »
La situation est paradoxale. Comment le désaccord est-il possible touchant le premier principe ? On pourrait aussi bien demander : comment se peut-il que, même pour ceux qui l'accordent, il y ait des métaphysiques différentes et opposées ? Les réponses à ces questions ne manquent pas. A celui qui refuse de lui concéder ce qu'il tient pour la notion vraie de l'être, un métaphysicien peut opposer qu'il a l'esprit trop faible pour s'élever à ces hauteurs, ou que les préjugés obscurcissent sa vue, ou simplement que son incapacité de chasser les images sensibles lui rend impossible l'accès de ces abstractions intellectuelles.
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Les arguments de ce genre sont bons pour la controverse, mais l'usage philosophique en est nul, pour la raison qu'ils peuvent se retourner contre celui qui les emploie. Le partisan de la distinction d'essence et d'existence peut soutenir que son adversaire est aveugle, mais celui-ci peut lui reprocher de voir double, et comme chacun des deux opposants fait appel à l'évidence intuitive du principe, la discussion est sans issue, comme on ne le voit que trop par la leçon de l'histoire. Pourtant, il ne devrait pas y avoir de discussion. Ceux qui s'en accommodent en déconsidérant simplement leurs adversaires restent eux-mêmes sans réponse quand on les met en demeure d'expliquer pourquoi ce qui est pour eux une évidence immédiate, première, universelle et infaillible ne l'est pas aux yeux de tous.
Le problème est analogue à celui que pose la possibilité de l'erreur en mathématiques. Tant qu'il s'agit simplement d'expliquer des fautes de raisonnement accidentelles, il suffit de recourir à des raisons psychologiques : faiblesse ou fatigue de l'attention, complication de certains raisonnements ou même simples accidents d'écriture. Il est, au contraire, difficile d'expliquer pourquoi, avant même de pouvoir s'y tromper, certains esprits se plaignent de ne pouvoir y entrer. Descartes se flattait de ne rien introduire que d'évident partout où il pouvait user de la méthode mathématique, alors qu'en fait il ne manque pas d'esprits tout à fait normaux, souvent même bien doués à d'autres égards, pour qui les raisonnements mathématiques sont obscurs et même incompréhensibles. La différence entre les deux cas est pourtant qu'en fin de compte une démonstration mathématique conduit à des résultats dont la correction est objectivement démontrable, de sorte que l'accord de tous ceux qui peuvent comprendre les démonstrations finit inévitablement par se faire.
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Même ceux qui ne se sentent pas capables de les suivre font là-dessus confiance aux autres, dont l'accord est pour eux une garantie suffisante. Il n'en va pas ainsi en métaphysique, parce qu'il ne s'y agit plus simplement de correction logique, mais d'intellection vraie. De deux métaphysiciens également compétents et jouissant d'une égale habileté dans le maniement des arguments dialectiques, il se peut qu'aucun ne réussisse jamais à convaincre l'autre, parce qu'ils ne *voient* pas les mêmes choses.
Ici encore l'histoire de la philosophie constitue comme une expérience collective d'une ampleur immense. Les métaphysiques scolastiques, dont on sait combien elles étaient opposées entre elles, ont été collectivement considérées comme périmées par les philosophes du XVII^e^ et du XVIII^e^ siècles. Leurs propres philosophies ont été mises au rebut, comme entachées de « dogmatisme », par la critique de Kant, cependant que des esprits entièrement normaux ont continué en tous temps et en tous pays à philosopher selon les principes de l'aristotélisme traditionnel, comme si la métaphysique de l'être n'avait jamais été contestée. De tels esprits ne sont encore pas rares aujourd'hui, mais ils mènent une sorte de combat d'arrière-garde et jamais on ne les a vus moins capables de rendre aux autres une foi en la valeur de leur premier principe qui fut jadis partagée de tous. Ce qui est évident pour eux ne l'est pas pour les autres et l'on observe même que leurs anciens désaccords n'ont jamais été conciliés. Ils font figure de survivants dans un monde qui les a dépassés depuis longtemps. Leurs adversaires sont pourtant aussi incapables de les réfuter qu'eux-mêmes le sont de convaincre ceux qui tiennent leur philosophie pour périmée.
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Rien ne convient mieux aux sceptiques qu'une telle situation, mais nous la considérons, au contraire, du point de vue de ceux qui tiennent que toute la connaissance philosophique dépend d'un premier principe immédiatement évident, qui est l'être, et c'est de ceux-là qu'il est curieux qu'incapables de faire partager aux autres une évidence immédiate et première, ils soient pourtant capables de la maintenir indéfiniment vivante dans leur esprit. Indestructible où elle est, impossible à imposer où elle n'est pas, cette certitude ne ressemble à aucune autre de celles qui se réclament de la lumière naturelle de l'intellect.
Une description satisfaisante de la connaissance métaphysique devrait donc rendre raison du caractère d'évidence qu'elle a revendiqué dès l'origine de son histoire et qu'elle conserve en beaucoup d'esprits, mais, en même temps, elle devrait expliquer pourquoi, outre qu'elle prête matière à de nombreux désaccords, elle apparaît à d'autres comme sans objet.
L'étant s'offre à la pensée comme la notion d'un objet réel ou possible, mais sa possibilité même est celle d'une réalité. On peut le décrire simplement comme la notion d'un objet qui existe ou qui peut exister. En quel sens cette notion est-elle principe ? Elle ne présente pas à l'esprit un objet privilégié, qui serait l'être même, et dont la notion inclurait celle de tous les autres objets réels ou possibles. A ce premier degré, l'être est principe en ce sens qu'il est une absolue nécessité de pensée. Il est impossible de rien concevoir autrement que comme un être. Ceci ne suppose pas que toute langue contienne nécessairement un mot pour signifier « ce qui est », au sens le plus général de la formule ; *ens* semble avoir été un mot étranger au latin classique et Sénèque faisait encore des difficultés pour admettre le mot *essentia* qu'avait pourtant proposé Cicéron ; mais là même où le mot fait défaut, le langage trouve des équivalents pour en signifier le sens, qui est celui d'un objet en général. De toute manière, toutes les langues philosophiques dérivées du grec font de ce mot un usage tel que la pensée y serait sans lui impossible. C'est le premier caractère qu'il convient de lui attribuer.
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Peut-on trouver un contenu propre à cette notion ? En essayant d'en déterminer un, on rencontre d'abord le mot, puis une immense vague de quelque chose, ou même d'une forme symbolisant n'importe quelle chose particulière possible. On ne trouve pas une image précise et définie de l'être comme celles qui représentent pour nous un homme, un cheval ou telle maison que nous avons vue. En effet, ces images dérivent toutes de perceptions sensibles dont les objets étaient réels, mais « être » n'existe pas à titre d'objet donné dans l'expérience ; ce n'est pas une « chose », et c'est bien pourquoi Gabriel Séailles ne voyait rien quand on prononçait le mot devant lui. Sa riche imagination plastique donnait alors sur le vide. Il n'y a donc d'abord dans la pensée que le mot lié à l'image d'un objet quelconque, substitut de tout autre objet imaginable. L'image ne joue même pas expressément le rôle d'un substitut, elle est simplement là comme ce dont la pensée se contente en fait de contenu.
Supposons à présent que nous soyons mis en demeure de préciser le sens du mot « être », ou « étant », un nouvel élément paraîtra nécessairement, le jugement. A la question, « Qu'est-ce qu'un étant ? », nous répondrons quelque chose comme : c'est ce qui a l'être, ou encore : c'est une essence qui est. Toute définition de ce genre présente deux caractères, sa nécessité et son évidence, mais l'un et l'autre tiennent à ce qu'ici la définition du concept consiste à répéter le concept. Ceci résulte du caractère absolument premier de la notion d'être donnée dans l'appréhension simple. Tenter de définir le principe, c'est se condamner à la tautologie ; on y est installé, chaque fois que l'on forme comme jugement premier la proposition : l'être, c'est ce qui est.
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Cette tautologie n'est pourtant pas stérile. Quand on y réfléchit, on se demande si elle ne constituerait pas précisément le contenu intelligible du mot dont nous cherchons le sens. L'être est ce dont il est impossible de ne pas penser qu'il est. Le sens du mot est donc un jugement ; ce jugement est évident parce qu'il consiste à affirmer d'elle-même la notion en question : il est nécessaire en vertu de son évidence même, mais en même temps la tautologie qu'il constitue est d'un genre tout particulier sur lequel il est utile de réfléchir. En effet, il s'agit d'une proposition dont le sens peut être tautologique ou non selon la manière de la comprendre. L'être est ce qu'il est, peut signifier simplement que l'être est l'être, auquel cas il y a en effet, simple répétition du concept ; mais on peut l'entendre en ce sens, que l'étant est ce qui est, comme si être était l'acte exercé par l'étant. Il faut choisir entre ces deux sens, mais comment faire ce choix ?
Avant d'y procéder, la nature même du choix demande à être précisée en même temps que son objet. Celui-ci n'est pas le sens même du premier principe. Nous le connaissons déjà. L'objet qui correspond dans la pensée au mot être n'est ni le mot lui-même, ni l'image plus ou moins vague qui se joint au mot, ni quelque représentation abstraite de ce que serait l'être en général, qui n'existe pas ; pour former cette dernière notion, il nous manque d'avoir vu dans l'expérience sensible un être qui ne serait que cela. Pourtant le mot a un sens, et ce qu'il signifie est précisément la nécessité où nous sommes de tout concevoir en termes d'être, ce qui entraîne la nécessité complémentaire d'affirmer de l'être qu'il est. Le contenu de ce premier concept est donc le premier jugement en lequel il s'explicite, et qu'il résume. Jusqu'ici, évidence et nécessité sont absolues. C'est la découverte faite par le père de la métaphysique, Parménide d'Élée, lorsque dans la pensée de ce grand ancêtre, l'esprit humain découvrit pour la première fois, et une fois pour toutes, que l'être est l'étoffe même dont notre connaissance est faite.
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Il en définissait en même temps les attributs métaphysiques essentiels en termes qui n'ont jamais été modifiés depuis, sauf peut-être en ce qui concerne l'infinité, que Melissos devait bientôt lui reconnaître : un, immuable, éternel, simple, nécessaire, l'être de Parménide devait continuer de s'imposer tel quel à la pensée métaphysique au cours des siècles, comme il s'impose encore à la nôtre aujourd'hui.
Il n'y a donc aucune option, ni même aucun choix à opérer touchant le premier principe de la connaissance, non plus que sur les principes qui en dépendent, mais ceux qui pensent que le problème de l'objet de la métaphysique se trouve réglé par là confondent la sagesse avec la simple reconnaissance et le bon usage des principes, traités en instruments de l'intellect pour l'acquisition et la régulation de la connaissance. Il est vrai que les principes sont de tels instruments et c'est bien par eux que la métaphysique exerce sa fonction régulatrice, dont dépend la totalité du savoir humain. Il est nécessaire que tout soit connu dans la lumière des principes reconnus par la métaphysique, mais sa fonction la plus haute n'est pas de faire bon usage de ces principes, elle est de les prendre eux-mêmes pour objets de sa méditation et d'en approfondir la nature. C'est au cours de cet approfondissement, et à l'intérieur du principe premier lui-même que des alternatives s'offrent à la pensée, que des choix s'imposent et, qu'en fait, ils se sont exercés au cours des siècles comme le fait voir l'histoire de la métaphysique. Les raisons de ce fait doivent se trouver dans la nature même de ce plus haut des objets de réflexion offerts à l'homme ; ce sont elles que l'on aimerait savoir discerner.
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S'il y a une marge d'indétermination dans notre appréhension du premier principe, on peut s'attendre que la philosophie mette tout en œuvre pour la réduire et, si possible, pour l'éliminer. On y réussirait si les concepts métaphysiques pouvaient être assimilés aux notions mathématiques. A prendre le problème en gros, ce fut le projet de Descartes, et puisqu'il l'a mis à exécution, le résultat est connu. On admire chez lui la hardiesse de pensée et la puissance de construction, mais c'est un esprit pour qui les concepts, ou, comme il dit, les idées, sont maniables comme le seraient des définitions géométriques ou les signes qui les représentent. Claire et distincte, chaque idée est un bloc qu'il s'agit d'amener à sa place selon l'ordre du raisonnement, de l'y poser et de faire en sorte qu'il y reste. Le philosophe a raison de nommer son œuvre « méditations métaphysiques », car les problèmes traités sont bien ceux de la métaphysique, mais il médite sur l'usage méthodique des idées plutôt que sur leur contenu, dont il ne retient que ce qui peut servir son propos, qui est de fonder la science. La métaphysique y est vraiment racine, mais c'est la nature de l'arbre qui détermine ici celle des racines et dès que Descartes a pu s'assurer qu'une notion contient l'élément clair et distinct dont il a besoin pour l'intégrer à son œuvre, il l'y introduit sans en scruter le reste. De là le simplisme de ses notions de pensée et même d'étendue, si souvent noté par ceux qui, venus après lui, les ont reprises pour les soumettre à un examen qui les considérât en elles-mêmes et dont l'objet fût ce qu'elles sont plutôt que la place qu'elles peuvent occuper dans un système. Claire et distincte aux yeux de Descartes, l'étendue le sera -- beaucoup moins à ceux de Leibniz, et la pensée à ceux de Malebranche et de Maine de Biran. Après l'avènement des notions de subconscient et de psychologie des profondeurs, le *Cogito* se chargera d'obscurités impénétrables qui s'épaississent un peu plus chaque jour.
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Cela n'est pas une objection contre l'œuvre de Descartes ; elle est ce qu'il a délibérément voulu qu'elle fût et l'on serait mal venu à lui reprocher de l'avoir voulue telle. Ses *Méditations* sont exactement ce qu'elles devaient être pour alimenter en sève le grand arbre du savoir humain, il s'agit seulement d'observer que, telles que Descartes les conçoit, les notions qu'il y met en œuvre sont déjà, non quant à leurs objets, mais quant à l'esprit dans lequel il les traite, des notions physiques beaucoup plus que métaphysiques. En fait, puisque la mathématique est devenue la science régulatrice et fournit une méthode universellement applicable, on peut dire au moins ceci, que la métaphysique ne peut requérir ici du philosophe aucune attitude spécifiquement autre que celle qu'exige en général la méthode pour bien conduire son esprit et chercher la vérité dans les sciences. De là l'impression d'étrangeté ressentie par ceux qui abordent l'œuvre de Descartes à partir des théologies et philosophies dont il a usé comme de carrières pour s'approvisionner en notions métaphysiques à équarrir et ajuster au niveau de la raison. Les premiers architectes chrétiens usaient ainsi des temples païens. Quand on avait besoin de matériaux pour une église, on commençait par en démolir un, puis on lui empruntait des colonnes, enfin on en ajustait les débris aux besoins du nouvel édifice. C'est pourquoi, dans certains murs, une pierre laisse parfois apparaître le visage mutilé d'un dieu.
Même en la considérant du dedans de l'œuvre, la méthode cartésienne posait des problèmes insolubles pour un métaphysicien. Les concepts mathématiques peuvent être clairs et distincts, quand ils le sont, parce que la pensée qui les manie opère le plus souvent sur des notions et des symboles dont elle définit elle-même le sens et l'usage. L'exactitude parfaite dans le raisonnement, même en mathématiques, est peut-être un idéal inaccessible, mais la difficulté n'y tient pas à la nature de l'objet ; la cause en est plutôt la complication des opérations dont l'analyse va pour ainsi dire à l'infini.
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Il n'est pas certain que la tâche entreprise par Bourbaki comporte un terme. Pourtant, chaque moment de la construction mathématique est l'objet d'une description et d'une définition que l'on peut tenir pour exhaustive du point de vue de l'usage que la raison se propose d'en faire. En dernière analyse, les résultats peuvent s'exprimer sous forme de nombres, si bien que le contenu d'une notion mathématique, quoique ouverte à des développements ultérieurs toujours possibles, est en principe transparente à elle-même à partir du moment où elle a réussi à se définir.
Les notions métaphysiques diffèrent à cet égard des notions mathématiques. A la différence des nombres, elles ne se composent pas d'unités interchangeables et pratiquement indiscernables. En outre, quand on tente de l'analyser, la notion métaphysique ne se résout pas en règles opérationnelles signifiables par des symboles applicables à des grandeurs quelconques. Au contraire, le premier regard posé sur une notion métaphysique se perd dans un enchevêtrement impénétrable, comme si la notion exigeait d'être prise dans sa totalité et refusait de se laisser analyser. A vrai dire, elle ne se compose pas d'éléments définissables à part et dont on pourrait faire usage pour en déterminer le sens et le contenu. Quand on veut en prendre un, tous veulent venir en même temps. Le mot, qui constitue la matière du symbolisme de la métaphysique, refuse donc de signifier aucune notion de ce genre comme définissable à part.
Sur ce point encore la doctrine de Parménide est une expérience métaphysique décisive. Formulée vers la fin du VI^e^ siècle ou vers le commencement du V^e^ siècle avant Jésus-Christ, elle constituait la découverte métaphysique de l'être et le décrivait en termes tels que vingt-cinq siècles de réflexion n'ont rien trouvé à y changer ; ils n'ont pu que l'approfondir.
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Le plus important est qu'elle se soit présentée d'abord comme ce complexe de notions inextricablement mêlées dont on ne peut prendre aucune sans que toutes les autres ne viennent à la fois. C'est bien pourquoi Parménide les a toutes vues d'un seul coup. Obligé de les énumérer successivement, parce que telle est la loi du discours, il ne semble avoir fait aucune tentative pour les déduire : nécessité, éternité, immutabilité, identité à soi-même, homogénéité et simplicité, ce ne sont pas là des conséquences qui suivraient de la notion d'être ; ce ne sont même pas à proprement parler des propriétés ou des attributs de l'être ; on dirait plutôt que ces notions en apparence diverses ne sont que celle de l'être même, à laquelle elles n'ajoutent rien puisqu'il est tout ce qu'elles disent, qu'il est seul à l'être, et qu'elles-mêmes sont dénuées de sens dès qu'on cesse de les lui rapporter. La formule désormais classique d'Avicenne exprime parfaitement cette involution mutuelle des notions premières : être, chose et nécessaire sont les premières notions qui tombent dans l'esprit. Nous aurons à revenir sur ce point. Pour le présent, il suffira de mettre en relief que le premier objet de l'intellect est riche d'une pluralité de notions données toutes ensemble, comme étant celle de l'être même aperçue sous des aspects différents et désignée sous divers noms qui ne signifient pourtant que lui. C'est pourquoi l'effort du métaphysicien ne saurait avoir pour objet premier et principal de déduire, ni même de cataloguer et de classer, mais plutôt de s'habituer à vivre dans la notion première en s'accoutumant à en éprouver les richesses, dont on ne peut dire qu'elle les a mais plutôt qu'elle les est.
Ce fait interdit de traiter les problèmes métaphysiques par des méthodes dialectiques au sens logique du terme. Platon lui-même a souvent cédé à la tentation du logicisme, mais il s'en libérait au moment d'atteindre les genres suprêmes.
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La philosophie d'Aristote est souvent celle d'un logicien et d'un naturaliste, même en métaphysique et en théologie naturelle ; elle conduit à affirmer la transcendance, elle ne s'y installe pas et ne cherche qu'à peine à y pénétrer. On ne peut ici parler que de ce qui subsiste d'une œuvre cruellement mutilée ; mais c'est ce reste qui a marqué de son empreinte d'innombrables réflexions métaphysiques et théologiques et quel qu'ait été l'Aristote réel, celui de l'histoire, qui est réel à sa manière, est le seul dont nous puissions parler. Cet Aristote-là est celui dont les preuves de l'existence de Dieu peuvent couronner la physique aussi bien que la métaphysique. C'est aussi celui qui engendra, sans en avoir l'intention, une lignée de dialecticiens pour qui la métaphysique consistait surtout en une suite d'exercices logiques dont les notions premières étaient l'enjeu. Ces exercices étaient légitimes, car la déduction logique est nécessaire pour développer les conséquences des principes et en contrôler l'usage, mais toute déduction de ce genre présuppose la méditation directe sur le sens du principe dont elle tire toute sa substance. On comprend qu'un métaphysicien épris de logique s'efforce de réduire d'abord la notion qu'il se fait des principes à des définitions rigoureuses dont il lui suffirait de déduire ensuite les conséquences, mais le *Grand Art* de Lulle, la caractéristique universelle dont rêvait Leibniz n'eussent été possibles que si les notions métaphysiques avaient pu se constituer en concepts complètement déterminés. Tel n'étant pas le cas, Wolff a donné le parfait exemple d'une ontologie entièrement analytique, au moins d'intention, n'introduisant dans les concepts aucun élément qui n'eût été préalablement défini. Il en est naturellement résulté une philosophie claire et sans mystères, car soit dans les principes, soit dans la liaison des conséquences, tout ce qui n'était pas analytiquement définissable en a d'abord été éliminé.
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Si les principes métaphysiques ne sont des notions susceptibles ni de définition mathématique ni de définition logique, de quel genre de connaissance relèvent-elles ? Ce sont des nécessités de pensée ultimes, et qui sont telles parce qu'elles-mêmes sont impliquées dans tout essai de les définir. Puisqu'elles sont comme les formes nécessaires de toute intellection, de telles notions sont évidentes et premières, mais il est en même temps certain que, puisqu'elles sont premières, tout essai de définition les impliquera inévitablement elles-mêmes. Quand la pensée trouve un objet de ce genre, elle entre en contact avec le domaine propre de la réflexion première. C'est aussi le moment où la décision capitale doit être prise. Si l'intellect cède à sa pente naturelle, il se hâtera de substituer à chaque objet de ce genre une définition nominale qui permette de le manier en toute sécurité sans se soucier de la réalité correspondante. Le procédé est légitime et même nécessaire ; aucune objection ne peut être élevée contre son emploi, mais on ne saurait s'élever trop vivement contre la prétention de l'identifier avec la connaissance métaphysique. Il n'est rien de tel ; il n'en est même pas le commencement ; on dirait plutôt qu'il constitue pour la plupart des esprits l'obstacle majeur sur la voie de la connaissance métaphysique. Par exemple, il est correct de définir l'étant comme « ce qui possède l'être », mais si l'on demande ensuite ce que c'est que l'être, la seule réponse possible sera : c'est ce qui fait de la chose, ou de l'essence, un étant. De quelque manière qu'on s'y prenne, on ne remontera pas plus haut. De même encore, il est vrai de dire qu'une cause efficiente est ce dont la présence entraîne nécessairement celle de quelque chose d'autre, que l'on nomme l'effet. La définition est juste, car même si la cause est contingente ou libre, il reste vrai que, si elle le produit, ce qu'on nomme son effet en suit nécessairement.
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Ceci dit, la nature du lien causal reste enveloppée dans une obscurité profonde, car si l'on demande quelle est la nature de la connexion qui explique cette consécution nécessaire, ou bien il faudra refuser de répondre, ou bien il faudra en revenir à la notion de cause conçue comme une sorte de pouvoir de produire ce qu'on nomme son effet. Cette nécessité de pensée est d'ordre métaphysique, parce qu'elle est ultime et, par là même, prise dans sa propre définition.
Ces notions premières ne sont pourtant pas simples. En se fixant sur le premier principe, l'attention le fait apparaître comme à la fois nécessaire et fluide. Il change d'aspect sous le regard et tend à prendre successivement la forme de tous ses transcendantaux. C'est inévitable, puisque la nature des transcendantaux est précisément d'être convertibles avec l'être ([^3]). Leur convertibilité tient à ce qu'ils signent l'être même conçu, non plus directement, mais sous un certain rapport. Ce rapport étant toujours un rapport de l'être à l'être en tant qu'être, il jouit des mêmes propriétés que le principe. On le connaît dans la lumière de la notion première qui constitue sa réalité. Ainsi, l'un, qui est l'être dans son indivision d'avec soi-même, le vrai qui est l'être appréhendé comme intelligible, le bien qui est encore l'être voulu pour son actualité même, qui est perfection, autant de notions qui s'offrent d'elles-mêmes comme autant de facettes du premier objet de connaissance. Mais on pourrait en ajouter d'autres, à commencer par celles de « chose », ou substance, et de « nécessaire », dont nous avons rappelé qu'Avicenne les tenait pour premières et s'offrant d'abord ensemble à l'intellect.
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Cette diversité dans l'unité permet de comprendre pourquoi des métaphysiques différentes peuvent sortir d'une réflexion suivie sur l'être. Prendre avec Plotin l'Un comme principe, c'est encore philosopher sur l'être ; pousser, avec Platon, la dialectique des essences jusqu'à un premier terme situé au-delà de l'essence et qui est le Bien, c'est rester fidèle au même principe, et ce n'est encore pas le délaisser que de suspendre le monde à une Pensée suprême, comme fait Aristote, car un suprême intelligible qui se pense soi-même, c'est l'être posé comme vérité. Ces métaphysiques ne sont pas seulement distinctes, elles ; peuvent à l'occasion s'opposer. En effet, un transcendantal devient principe de division à partir du moment où il usurpe la place de l'être, car l'être inclut tous les transcendantaux, mais aucun transcendantal n'inclut les autres, puisque chacun d'eux est une détermination de l'être en tant qu'être. C'est ce qui explique la multiplicité des métaphysiques, leurs désaccords partiels en dépit d'un accord profond et jusqu'à ce qui peut sembler parfois des contradictions formelles. Inutile de nier l'opposition radicale des intellectualismes et des volontarismes de tout genre ; de telles doctrines n'en ont pas moins leur source dans le vrai et le bien, qui sont des propriétés transcendantales de l'être, considéré cette fois dans les actes qui les appréhendent. Le premier principe est donc une nécessité de pensée dont l'objet contient de quoi justifier plusieurs choix possibles, tous légitimes en tant qu'ils trouvent en lui leur fondement.
Une proposition de ce genre fait contre elle l'unanimité de ceux qui ont déjà choisi ; en admettant la possibilité d'une certaine diversité dans l'interprétation du principe, elle semble faire dépendre la vérité d'une libre décision de la volonté, ce qui revient à en ruiner la nécessité. Mais, en fait, cette diversité existe et la meilleure manière de la réduire est peut-être d'en comprendre d'abord l'origine.
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Ensuite, il s'en faut que les décisions de cet ordre soient arbitraires ; chacune d'elles exprime, au contraire, l'intention de donner son assentiment à la vérité. Il y aurait arbitraire s'il s'agissait d'opter entre des partis également acceptables à l'intellect ; mais il n'y a jamais d'options pures dans la recherche de la connaissance, car la pensée y suit normalement certaines règles générales dont l'efficace est connue, ou bien elle défère à une sorte de sentiment confus de ce qu'elle croit être la vérité. La recherche mathématique est faite de choix successifs, tous légitimes en eux-mêmes et dont pourtant il faut avoir fait l'épreuve jusqu'à ce qu'on ait trouvé la bonne réponse à la question. Il en va de même en métaphysique. A moins que la pensée ne se jette tout entière et de prime abord du côté d'un seul des transcendantaux, elle procède à ce qui n'est pas une option arbitraire, mais un choix réfléchi. Nier qu'il y ait place pour un tel choix dans la recherche de la vérité, c'est simplement vouloir imposer aux autres, par voie d'autorité, celui que l'on a fait soi-même. Excellente pour s'assurer dans la jouissance personnelle de la vérité, cette méthode ne permet ni de la justifier ni d'y gagner les autres. Légitime en soi, elle ne doit as interdire d'autres manières de philosopher.
En présence de possibilités intelligibles diverses, la pensée qui ne se fie pas simplement au hasard se laisse ordinairement guider par un instinct divinatoire qui la conduit du côté de la vérité la plus riche d'intelligibilité. Cette vérité est par là même celle qui permet d'ordonner, en les justifiant, le plus grand nombre d'autres vérités. Elle n'est pas plus vraie que les autres, mais-elle l'est d'une vérité en quelque sorte antérieure à la leur et, comme on dit, plus haute. Le choix à faire n'est donc pas alors entre le vrai et le faux ; une fois engagée dans le transcendantal convertible avec l'être, la pensée ne peut hésiter qu'entre des vérités, et puisqu'elle ne saurait vouloir en sacrifier aucune, le seul objet de choix qui lui reste concerne l'ordre à établir entre elles.
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Cet ordre n'a rien de secret. Il consiste à disposer les vérités selon qu'elles se conditionnent les unes les autres, avec le désir d'arriver à connaître celle dont toutes les autres dépendent et d'y donner son assentiment, quelle qu'elle soit.
Il n'est pas seulement inhumain, il est contraire à la philosophie de prétendre déterminer la vérité sans tenir compte des dispositions subjectives de celui qui la cherche. La vérité est le bien de l'intellect, nul ne la trouve qui ne la désire et l'aime ; nul ne la saisit qui ne soit d'abord résolu à l'accueillir parce que, quelle qu'elle soit, c'est elle qu'il aime. Un état de disponibilité intérieure totale, non pas à tout, mais à la vérité seule, est la condition première du succès dans sa recherche. Rien n'est plus rare. Une expérience un peu longue en ces matières fait, au contraire, assez voir que la vérité est un obstacle plus difficile à vaincre que l'erreur dans la poursuite de la vérité. En effet, quand on demande à un philosophe de déplacer son point de vue sur le premier principe, il pense qu'on lui demande de l'abandonner, et puisque tout transcendantal est vrai, c'est le vrai qu'il refuse de trahir en maintenant son point de vue. La stérilité des discussions métaphysiques ne tient pas à ce que des principes vrais échouent à faire reconnaître leur vérité, mais plutôt à ce que l'attachement à des vérités partielles interdit l'accès de la vérité absolue.
Cet attachement peut avoir les causes les plus différentes. Si l'on pense à l'histoire de la philosophie chrétienne, par exemple, on observera que, transporté sur le terrain de la philosophie, de celui de la piété où il est en effet premier, l'amour de l'amour est un des plus sérieux obstacles à la reconnaissance de la primauté de l'être. C'est que le premier principe a de quoi justifier la piété, mais celle-ci, même sous la forme de la charité, n'est pas le premier principe.
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Dans les philosophies qui se développent exclusivement au niveau de la nature et de la raison, toute tentative pour mettre la recherche philosophique au service d'une cause autre que la découverte de la vérité philosophique, conduit inévitablement à substituer au premier principe quelque principe subordonné. Les philosophies de la volonté, de l'efficace, de l'action, de la personne, de l'humanisme et d'un *Dasein* qui ne soit pas le *Sein,* tant d'autres encore, ne sont pas des philosophies fausses, mais des vérités mal ordonnées, donc incomplètes et telles que la part de vérité qu'elles ont justement conscience de détenir les empêche de voir la vérité plénière qui pourrait seule justifier celle qu'elles détiennent et, en même temps, leur ouvrir l'accès de celles qu'elles ne voient pas encore.
Il s'agit donc, pour l'intellect, d'exercer une sorte de discernement à l'intérieur du principe, en se laissant conduire par l'intention d'atteindre ce dont l'intelligibilité propre y conditionne celle du reste. Nous retrouvons ici une aire souvent explorée par les métaphysiciens. On peut même dire qu'ils l'ont parcourue en tous sens, puisque c'est celle du traité dit des « transcendantaux », dont le plus ancien semble remonter au début du XIII^e^ siècle. Ce n'est pas ici le lieu de le refaire une fois de plus, mais nous devons du moins noter que, de quelque manière qu'il procède, le métaphysicien s'y trouve aux prises avec une série de notions qui jouent les unes dans les autres et participent les unes des autres parce que toutes signifient l'être même -- sous un certain rapport. La dialectique de l'être et de l'un remonte à Platon, celle de l'être et du vrai atteint son plein développement chez Aristote, celle de l'être et du bien est un des éléments majeurs du néo-platonisme, mais le platonisme incluait déjà les trois dialectiques, sinon sous leur forme systématique, du moins quant à leurs intuitions génératrices.
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Ainsi se sont progressivement constituées, au sein de l'ontologie l'hénologie, l'aléthologie, l'agathologie et même, si l'on veut y faire place à cette dernière venue, la calologie. Chacune de ces considérations distinctes empiète à tout moment sur le terrain de ses voisines, parce que l'un est l'être lui-même ; le vrai, l'être adéquatement connu ; le bien, l'être désirable comme atteignant la plénitude de son actualité, ou, comme on dit, sa perfection. Quant au beau, c'est toujours l'être, mais cette fois comme bien de l'acte auquel il offre un objet d'appréhension bien proportionné, d'où résultent l'admiration et le plaisir qu'il cause. Il est difficile de parcourir ce champ par la pensée sans aboutir à la conclusion que la notion unique à laquelle se réduisent les autres est celle de l'être ; celle de l'un suit de près, puisque la pensée ne fait qu'y constater l'indivision de l'être avec soi-même ; l'agencement des autres notions, qui sont, dans l'ordre d'immédiateté décroissante, le vrai, le bien et le beau, s'ordonne sans difficulté.
Ce n'est pas à dire qu'il n'en reste aucune. Au contraire, la plus grave est incluse dans la notion première, qui est celle de l'être même ; nous en avons déjà signalé la présence et rien jusqu'ici ne nous a permis de la lever. Il faut donc lui faire face pour en reconnaître au moins la nature et, si possible, définir ce qu'on pourrait peut-être nommer une attitude compréhensive à son égard.
Pour se porter au cœur de la difficulté, il convient de s'interdire d'abord les facilités que le vrai, le bien et le beau offrent au discours. Chacune de ces notions signifiant l'être « sous un certain rapport », et « en rapport avec un sujet » qui le connaît, le désire ou l'admire, il est aisé de l'inclure dans un nombre illimité de propositions.
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Il est facile de parler quand on dispose de deux termes ; où il n'en reste qu'un, la simple vue est seule possible et il est malaisé de l'exprimer sans en rompre l'unité, qui est ici son objet même. En effet, dans l'étonnant fragment dont on a vu qu'il contient en germe la totalité de l'ontologie, Parménide a noté que, toute différence interne impliquant le non-être du différent par rapport à ce dont il diffère, l'être est entièrement identique à soi-même. En un sens, c'est là simplement redire qu'il est un, mais l'unité en question devient alors celle qui consiste en sa parfaite homogénéité avec soi-même. L'être n'est plus simplement posé comme identique à soi, mais comme étant soi-même une parfaite identité qui exclut toute possibilité de division.
La réflexion métaphysique n'a fait au cours des siècles que prendre de plus en plus clairement conscience des implications de cette exigence fondamentale. Conduite à sa forme pure, elle lui a donné le nom de « simplicité ». Tout défaut de simplicité, par défaut d'homogénéité et d'unité, est un défaut d'être. Il faut donc que l'être en tant qu'être soit parfaitement simple, d'une identité à soi et d'une unité avec soi-même pure de toute faille : de l'être pur sans défaut. Pour poser une telle notion dans l'absolu respect de ses exigences, il a donc fallu procéder à une sorte de préparation d'être métaphysiquement pur. L'esprit humain se serait peut-être épargné cet effort si la pensée chrétienne n'avait comme adopté l'être de Parménide pour en faire un double rationnel et philosophique du Dieu de la révélation. Le XIII^e^ siècle a marqué le point culminant de cet effort de la raison pour se procurer, vaille que vaille, une certaine intelligence de l'objet de sa foi religieuse. L'exploration de l'être n'eût sans doute jamais été poussée avec cette intrépidité jusqu'au cœur et comme à la racine de la notion, sans le désir qu'éprouvèrent alors les plus grands théologiens d'acquérir une intelligibilité aussi peu imparfaite que possible de la nature divine.
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A partir du moment où la célèbre parole de l'*Exode* était prise à la lettre (III, 13-14), déterminer le plus rigoureusement possible la simplicité de l'être en tant qu'être n'était qu'une manière métaphysique de définir une notion intelligible de la nature divine. La philosophie a ici bénéficié de l'effort de théologiens tels que saint Thomas et saint Bonaventure pour obtenir toute l'intellection de leur foi dont ils étaient capables.
L'*Itinerarium* de saint Bonaventure (V, art. 3 et 5) donne le résultat de l'enquête sous la forme d'une sorte de contemplation intellectuelle qui restitue, dans ses grandes lignes et avec les modifications requises par le christianisme, l'être de Parménide, celui, dit le théologien, « qui met en pleine déroute le non-être ». Aux déterminations de l'être parménidéen, le Dieu chrétien ajoute l'infinité, déjà revendiquée pour lui par Melissos, avec les conséquences qui en résultent nécessairement dans une doctrine où l'être n'est plus quelque chose, mais quelqu'un. La métamorphose de la notion s'affirme d'ailleurs plutôt qu'elle ne se justifie dialectiquement et cette attitude était légitime de la part d'un esprit qui posait le problème près du sommet d'une contemplation religieuse. Plus articulé et plus proche du plan de la réflexion simplement métaphysique, le début de la *Summa theologiae* de saint Thomas d'Aquin procède vers sa conclusion sur ce point à partir d'une notion particulière, qui est celle de la simplicité divine, elle-même reliée aux preuves de l'existence de Dieu comme cause immobile du mouvement. En effet, une telle cause est nécessairement pure de puissance, puisqu'elle l'est de mouvement ; elle est donc totalement en acte et libre de toute composition, c'est-à-dire simple. La réflexion sur l'être pur va s'exercer à partir de cette certitude, dont elle dépend.
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Cette réflexion ne suit pas exactement la même voie dialectique dans la *Summa theologiae* et dans le *Contra Gentiles.* Peu importent ces différences dans le détail de l'exposition, non seulement parce que notre objet n'est pas ici l'histoire doctrinale, mais encore parce que ces variations font partie des données du problème. Du moment où le raisonnement affirme l'existence d'une cause première dans tous les ordres, y compris celui de l'être, il est aux prises avec le premier principe à l'état pur : *aliquid quod est maxime ens.* Cette notion amène avec elle toute la famille des transcendantaux et de leurs dérivés y compris les prédicables, comme l'acte et la puissance qui manifestent souvent une tendance indiscrète à s'y substituer. Il est donc légitime et quasi inévitable que la pensée suive ici des voies diverses pour atteindre son but, car plusieurs lignes dialectiques différentes, quoique non équivalentes, peuvent y conduire correctement.
Un deuxième caractère de la situation est beaucoup plus important à observer. C'est que, désormais en quête d'un objet de pensée parfaitement simple, nous sommes hors de l'ordre de la définition. En tant précisément que transcendant, l'être se situe hors du genre, à plus forte raison hors de la différence spécifique. Il ne serait pas exact de dire que l'objet de la réflexion est ineffable, car nous pouvons le penser et en parler, mais nous ne pouvons le définir. L'être pur n'a pas de *quid* à partir duquel on puisse en construire un concept quidditatif, en le déterminant, comme distinct des autres êtres, par des différences positives. De là, dans cette doctrine, l'importance capitale de la notion de voie -- négative en théologie. Ramenée au plan purement métaphysique, sur lequel d'ailleurs elle se définit d'abord, cette notion signifie que l'être transcende toute représentation possible, parce qu'il refuse de se laisser inclure sous aucune *quiddité.*
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Le métaphysicien qui s'engage dans la considération du premier principe se sait donc d'avance condamné à tourner en quelque sorte autour de son objet et pour ainsi dire à le cerner par une suite de jugements destinés à le tenir pur de ce qu'il n'est pas ([^4]). Ce que le théologien dit ici de la « considération de la substance divine » n'est qu'une conséquence de ce qu'en philosophie il pense de l'être, car la substance divine est justement le *maxime ens,* et si l'être pouvait se définir à partir d'un genre, la substance divine le pourrait aussi.
Les deux disciplines sont ici tellement liées que décrire la condition du théologien vaut pour celle du philosophe. Puisque, par hypothèse, le théologien s'efforce de penser Dieu au moyen de la notion d'être, sa théologie définit les conditions d'une métaphysique. Il ne saurait plus être question de déduire, car toute déduction est suspendue à quelque *quid est,* qui fait ici défaut. Le philosophe ne peut plus que méditer. Contempler serait un mot bien ambitieux pour l'effort d'une pensée incapable de fixer son regard sur un objet situé au-delà de toute imagination sensible quelle qu'elle soit. Elle sait bien à quoi elle pense, mais elle ne peut s'en faire aucune représentation positive ; l'être est pour elle comme un saint des saints de la connaissance métaphysique, au seuil duquel elle veille sans espoir d'y rentrer. Mais quelle vigilance ne doit-elle pas exercer ! Ceux qui prennent la voie de négation pour une résignation paresseuse se trompent du tout au tout. La raison du philosophe, comme celle du théologien dont le propos est ici le même, doit inlassablement se mouvoir pour écarter de la notion première toute détermination particulière qui, altérant sa parfaite simplicité, en rendrait aussitôt l'objet définissable comme tel ou tel être.
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L'opération est impossible pour la raison que nous avons dite en décrivant le caractère transcendantal d'une notion nécessairement impliquée dans toute tentative pour la définir. On ne peut définir l'être par le genre et la différence, parce que la différence, ou bien ne serait rien, ou bien serait encore de l'être, ce qui la rend incapable de rien déterminer.
On est ramené par là au point de départ de ces remarques. Peu importe, quant à leur objet présent, le nom donné à l'acte de pensée qui prend l'être en considération. Il n'est d'ailleurs peut-être pas nécessaire que cet acte de l'intellect soit toujours et chez tous un et le même. On peut admettre encore sans inconvénient que, dans la pensée du métaphysicien qui s'y applique, la nature de l'acte se modifie à mesure qu'il dure et que de discursif, qu'il est nécessairement au début, il se rapproche peu à peu de ce que serait une simple vue pour un instant immobile ou, comme l'on dit, une intuition. L'important est que le mouvement réfléchi et ordonné par lequel la pensée s'approche alors de son objet reste conscient de sa nature vraie, c'est-à-dire qu'il ne se prenne jamais pour une déduction à partir de l'essence. D'autre part, il importe que la pensée garde conscience d'opérer au sein d'une réalité objectivement donnée, et qui est pour elle l'intelligible suprême, bien qu'elle soit incapable de le définir. Elle le connaît d'autant mieux qu'elle le sait plus totalement transcendant à l'égard de toute détermination générique et spécifique, mais elle ne le sait tel que parce que sa notion, présente en elle, exige d'elle l'inlassable « non » qu'elle oppose à toute prétention de le déterminer. En ce sens la voie négative a pour élément positif l'exigence de ce refus même ; son essence, si on veut lui en trouver une, est de s'opposer à ce qui pourrait inclure l'être sous une essence, et sa négativité même ne peut s'expliquer que parce qu'elle est la saisie intellectuelle d'un objet qu'elle voit, mais qui la transcende.
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A partir du moment où elle l'atteint, et tant qu'elle a conscience de le toucher, c'est à elle de déférer à ses exigences. La positivité suprême de son objet est ce qui inspire et soutient la constance obstinée de son « non ».
Jusqu'où la réflexion peut-elle pousser ce refus de toute différence intrinsèque à l'être, et peut-elle le faire sans déboucher sur le vide ? Rien ne permet ici au métaphysicien de répondre pour d'autres métaphysiciens, car en un domaine où la démonstration dialectique perd ses droits, chacun ne peut que regarder, dire ce qu'il voit et inviter les autres à tourner comme lui le regard vers la vérité. Il semble qu'à cet égard tous les esprits ne s'accordent pas sur le terme ultime de leur recherche. Résolus à pousser leur effort jusqu'au point où l'on ne peut plus dire « non » sans éliminer l'être lui-même, leur réflexion cesse de s'accorder au tout dernier moment, lorsque se pose le problème de l'essence et de l'existence. L'être est donné dans l'expérience sous la forme de l'étant (*ens, being, l'ente, das Seiende*) ; nous l'avons défini comme ce qui a « l'être » (*esse, l'essere, das Sein*) ou encore comme « ce qui est ». On peut aller jusque là sans dépasser les limites du définissable. Grâce au *ce qui* de ce-qui-est, l'étant est susceptible d'une définition quidditative, c'est-à-dire d'un concept au sens propre du terme. Donnant au « ce qui » le nom d'essence, on peut dire que la réflexion métaphysique atteint son terme lorsqu'elle pose un étant premier dont la substance, si l'on peut dire, soit l'entité même (*ousia, essentia*) dans la plénitude de son infinie perfection. L'essence ainsi conçue est bien celle qui « met le non-être en pleine déroute » et se laisse pourtant quidditativement concevoir comme la plus positive des réalités intelligibles.
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Beaucoup d'excellents métaphysiciens s'en tiennent là, et puisque nous n'avons aucun concept d'un genre sous lequel inclure l'être, on ne peut concevoir aucun moyen de les décider à faire un pas de plus vers un but dont la notion leur reste obscure. On peut seulement faire ce pas devant eux, comme pour en donner l'exemple. En se mouvant sous la pression qu'elle subit d'un objet possédé sans être compris, la pensée peut discerner qu'un terme reste possible au-delà de « ce qui est ». Pour affirmer l'être dans son absolue simplicité, il faut, en effet, nier de lui tout ce qu'il est possible d'en écarter sans le détruire. Dans les limites de l'expérience, la réduction de l'être à ses éléments simples s'arrête à l'étant, car on ne connaît aucun cas d'essence empiriquement donnée qui ne soit celle d'un étant l'essence réelle est toujours un *habens esse,* mais, inversement, on ne connaît aucun cas d'être actuel qui ne soit celui d'une essence réelle. L'étant semble donc une limite infranchissable. Il est vrai que bien des philosophes ont tenté de la franchir, mais il est remarquable qu'ils ne l'aient jamais fait en direction de l'être ; les au-delà de l'essence auxquels ils ont pensé, tels que le bien ou l'un, cherchaient à la transcender dans le sens des transcendantaux, qui offrent l'avantage de se prêter au discours, plutôt que dans celui de quelque acte existentiel libre d'essence. En effet, un tel acte est irreprésentable en soi pour l'intellect, puisque la notion d'un être qui ne serait celui d'aucun être défini ne saurait entrer dans une pensée dont l'objet propre est la quiddité de l'être sensible. Il n'est donc pas surprenant que nul philosophe ne semble avoir pensé à une possibilité de ce genre ; même si l'esprit parvenait à la former, la notion d'un pur acte d'exister n'aurait aucun objet réel auquel s'appliquer dans l'expérience. Aristote lui-même, qui semble avoir avancé aussi loin que possible dans la vérité théologique accessible à la lumière naturelle, n'a pas dépassé la notion, déjà sublime, de la Pensée pure qui trouve dans sa propre contemplation la source d'une éternelle béatitude.
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Les théologiens chrétiens se sont au contraire trouvés aux prises avec la tâche de définir un Dieu qui, revendiquant pour lui-même le titre d'être, ne l'acceptait qu'une fois purifié de toute trace de non-être, fût-ce celui d'une essence qui prétendrait s'y ajouter.
La jonction de la métaphysique de l'être et de la théologie de l'Exode a mis des siècles à s'opérer. Elle exigeait la position d'une notion de l'être applicable au Dieu qui s'était lui-même appelé de ce nom. L'objet dont l'expérience ne fournissait aucun exemple avait, cette fois, affirmé lui-même son existence et demandait une notion faite exprès pour le représenter. Mais comment simplifier l'étant sans sortir de sa propre ligne ? On peut penser l'essence de l'étant sans son être : elle devient alors simplement une essence possible ; c'est à sa non-existence qu'elle doit sa simplicité ; ce ne peut donc être en ce sens que l'être divin jouit du privilège d'être absolument simple. Il reste seulement l'autre \[membre de l'\] alternative, qui consiste à simplifier l'étant en éliminant le « ce qui » pour n'en conserver que l'*est.* Le besoin de former une notion de l'être applicable à cet objet nouveau qu'était pour la pensée Celui Qui Est, ou encore, selon la parole de saint Augustin, celui « qui est, Est », a donc exigé de la réflexion métaphysique l'approfondissement ultime du premier principe jusqu'au point où l'intellect est mis en demeure de concevoir un pur acte d'être capable de se suffire et de subsister en soi, hors d'un étant. Lorsqu'il a pris conscience de cette possibilité, le métaphysicien s'aperçoit que, déjà dans l'expérience sensible, ce n'est pas finalement l'essence, mais l'être, qui est le principe ultime de l'étant. Inconcevable sans l'essence qui le détermine et lui impose sa finitude, l'acte d'être n'en reste pas moins dans l'étant comme un témoin de ce qu'est l'être dans son actualité parfaitement pure. La réflexion métaphysique sur le premier principe se voit donc obligée de pousser elle-même jusque là.
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C'est aboutir du même coup à la conclusion que la connaissance du principe consiste à le poser au-delà de toute représentation possible, c'est-à-dire comme échappant non seulement à la conceptualisation quidditative, mais à l'ordre même de la quiddité. L'intellect reste alors aux prises avec le *Sein,* seul, sans le *Seiende ;* sa connaissance du simple, qui est l'être, est donc négative en vertu même de ce qu'elle est.
Rapportant une expérience de ce genre, Thomas d'Aquin ne fait pas difficulté de reconnaître que l'intellect s'y trouve alors dans une certaine confusion. En effet, qu'est-ce qu'un acte d'être qui n'est celui d'aucun étant particulier ? Ceux que leur méditation sur le principe conduit jusque là doivent donc accepter avec patience que plusieurs refusent de les y accompagner, mais eux-mêmes ne doivent pas imaginer que transcender ainsi l'ordre de la quiddité leur confère une liberté absolue. Toutes les nécessités de pensée qui constituent le premier principe continuent de peser sur lui après que l'intellect s'est élevé de l'étant à l'au-delà de l'essence. Parce que c'est l'*esse* qui fait l'*ens,* toutes les propriétés parménidéennes de l'être lui échoient en partage, et d'abord cette première et plus déconcertante de toutes, qui est l'absolue impossibilité que le non-être soit, ou inversement, la nécessité absolue que l'être soit. Et c'est là le plus grand de tous les mystères que l'être recèle. Il n'est pas impossible de penser que rien ne soit. Au contraire, comme le faisait remarquer Leibniz, la notion de néant est plus facile à penser, sinon à concevoir, que celle d'être. Le jugement hypothétique rien n'est, ne fait pas difficulté, parce qu'il n'y a plus alors personne pour poser aucune question, mais dans l'hypothèse où, au contraire, il y a quelque chose, il devient non seulement nécessaire que l'être soit, mais impossible de concevoir qu'il ne soit pas. La nécessité de l'existence actuelle est donc le sens ultime du premier principe, lorsque la pensée le pose dans la pureté et la simplicité de sa notion.
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Cette nécessité essentielle de l'être explique pourquoi le premier principe dans l'ordre du jugement est négatif. C'est le principe de non contradiction. Il n'est en effet que l'envers du premier principe dans l'ordre de l'appréhension simple, qui est l'être. Tant qu'on s'en tient à son niveau, il n'y a pas de division, de distinction ni de pluralité possibles, car il ne se peut que l'être se divise d'avec l'être en tant précisément qu'il est être. Comme l'enseigne la métaphysique classique, et c'est d'ailleurs évident, rien ne se distingue de l'être que le non-être, mais justement, la nécessité d'être implique pour l'être l'impossibilité correspondante d'être ce qu'il n'est pas. Cette nécessité s'affirme dès le niveau des transcendantaux. Comme tous les termes premiers et simples, ils sont distincts par eux-mêmes, la nécessité d'être ce qu'il est implique pour chacun d'eux celle de ne pas être ce qu'il n'est pas. Cette loi s'étend des transcendantaux jusqu'aux objets concrets, car, comme le disait si bien saint Thomas, tel être particulier ne se distingue de tel autre être particulier que parce que l'un inclut la négation de l'autre. A quoi il ajoutait cette remarque profonde : « De là vient que dans les termes premiers les propositions négatives sont immédiates, parce que la négation de l'une est incluse dans l'intellection de l'autre. » Ici paraît la justification de l'intuition immédiate de Parménide, la position de l'être exclut celle du non-être et inversement.
On ne peut tirer de là aucune philosophie particulière, sauf peut-être cette notion qu'être particulière n'est pas un mérite pour une philosophie. De toute façon, même l'accord une fois obtenu sur le principe, il reste à ordonner la totalité de la connaissance à sa lumière. Celle-ci ne nous donne que les conditions nécessaires de la possibilité de cette vaste opération, toujours en progrès suivant celui des connaissances qu'elle ordonne.
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Du côté de son objet, on sait seulement que l'opération ne saurait être purement analytique. Si le fond de l'être n'est pas simplement un étant, on s'interdit de penser la réalité comme déductible selon les lois de la logique. A partir du moment où l'on admet que la racine de l'étant est un être situé au-delà de l'essence, il devient inévitable de reconnaître que la nécessité n'est pas celle d'une proposition, ni même celle d'un objet statique, fût-il posé dans la totalité de sa perfection concevable. La nécessité de l'objet dont l'essence, si l'on peut dire, est d'être, est celle d'un acte, ou, si l'on ne craint pas le mot (puisque c'est le même) d'une énergie : celle de l'acte dont l'essence est une totale et infinie nécessité d'être.
C'est ici le seul point où la métaphysique ait eu à dépasser Parménide, car lui-même n'a jamais nié la contingence, mais il s'est contenté de la juxtaposer au nécessaire en la lui opposant comme l'illusion et l'erreur à la réalité et à la vérité. Cette difficulté se retrouve dans toutes les philosophies où l'être est considéré comme une essence substantialisée et, en quelque sorte, comme la quiddité des quiddités. La présence des modes finis dans l'*Éthique* de Spinoza en est la marque. Elle ne se présente plus avec le même caractère d'irréductibilité foncière dans une métaphysique où, parce qu'il est acte pur d'être, le nécessaire cesse d'exclure d'avance le contingent, mais peut au contraire le fonder. La différence d'ordre entre la cause et l'effet est ici telle que sa fécondité n'introduit en elle aucune contingence. Les métaphysiques de ce genre sont celles où, nécessaire en soi et pour soi, l'être est liberté à l'égard de tout le reste. Si l'univers est, ce qui ne peut être qu'un fait et non une conséquence déductible, on ne peut alors le concevoir que comme une contingence fondée sur une liberté.
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Du côté de la pensée, la connaissance du principe interdit la distinction kantienne entre l'entendement et la raison. Ce qu'il nomme raison est en réalité l'intellect, seul pouvoir de connaître, qui reçoit le nom de raison lorsqu'on le considère dans son usage discursif. La raison est l'intellect, faculté du principe, éclairant de sa lumière l'intelligibilité incluse dans l'expérience sensible. En vertu du premier principe, l'intellect pense le contingent avec la totalité des conditions qui fondent sa possibilité de principe et, une fois réalisé, sa nécessité de fait. C'est pourquoi les preuves de l'existence de Dieu qui partent de l'expérience sensible impliquent toutes, à un certain moment, le refus de la régression à l'infini dans la série des conditions du donné empirique sur lequel la preuve repose. Poser l'essence spécifique à partir d'un seul individu, affirmer un terme premier à partir d'une relation causale ou ontologique particulière, sont des opérations légitimes et qui consistent pareillement à opérer un passage à la limite à partir du particulier contingent pour affirmer sa condition nécessaire. La nécessité intrinsèque de l'être justifie seule cette opération, ou, plutôt, elle la fonde.
La distinction introduite par Kant entre les catégories de l'entendement et les idées de la raison ne paraît donc pas justifiée. Les catégories sont des idées. Elles en ont le caractère de totalité, d'absolu et de nécessité. Chacune d'elles, celle de substance ou celle de cause, par exemple, fonctionne comme une nécessité totalisante qui inclut sous un seul terme le divers de l'intuition sensible, sans qu'on puisse lui trouver de justification d'aucune sorte que celles que les métaphysiciens ont invoquées pour les idées de la raison telles que Kant les conçoit. Il semble qu'à cet égard l'invention du calcul infinitésimal leur ait ouvert les yeux.
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S'il fallait faire l'histoire du problème, le cas de Malebranche y jouerait un rôle important. Indépendamment de la construction métaphysique inutilement compliquée à laquelle il s'est industrieusement employé, on trouve chez lui, à l'état presque pur, le juste sentiment du rôle nécessaire que joue la notion d'être, avec l'infinité qu'elle implique, dans la formation de la plus simple des idées dites générales. Tout concept quidditatif résulte d'une intégration. L'un de ceux que la nature de l'opération a surpris le plus profondément fut Auguste Comte lorsque, s'engageant dans l'entreprise de purifier la science de tout élément qui ne fût strictement positif, il s'aperçut, à propos précisément du calcul de l'infini, que la métaphysique était *dans* la science et que, des deux méthodes employées par les mathématiciens, la moins pure d'éléments métaphysiques était aussi la plus féconde, si bien que tout en approuvant l'une, lui-même employait l'autre. Les catégories de Kant ne sont pas d'autre nature. La substance pose comme données dans l'unité d'un être toutes les conditions requises pour sa possibilité ; la cause affirme la présence des conditions requises pour que la consécution de deux phénomènes soit nécessaire ; en aucun cas, l'inférence de ce genre ne se fonde sur la connaissance analytique exhaustive de ces conditions, c'est l'intellect qui la pose d'autorité parce qu'il la voit nécessaire en vertu du principe auquel, comme lui-même s'y soumet, il soumet tout le reste.
Pour l'esprit qui s'y est accoutumé, la familiarité avec le principe est une grande consolation spéculative. Le champ apparemment désordonné des controverses philosophiques laisse alors apparaître un accord profond qui, pour être inconscient de soi-même, n'en est pas moins réel. Quand on l'a une fois touché dans le jugement qui connaît l'être au-delà de l'essence, il devient possible de comprendre les raisons que ceux qui se trompent peuvent avoir de lui rester aveugles, ou de l'estimer stérile et de peu de prix.
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C'est que, s'arrêtant si peu que ce soit en deçà du principe, ils lui en substituent involontairement un autre, ou, plutôt, lui-même sous une forme moins pure qui en obscurcit l'évidence et en détruit la fécondité.
Il convient de reconnaître d'ailleurs que cette manière d'entendre la connaissance du principe rend possibles les réductions de la métaphysique en systèmes conceptuels analytiquement définis. Les doctrines de ce genre font les délices des professeurs d'histoire de la philosophie, parce qu'elles « s'enseignent bien ». Ce sont aussi celles auxquelles les noms de leurs auteurs restent attachés, comme si ceux qui les ont constituées et quasi créées étaient des poètes, des peintres ou des musiciens. La musique de Beethoven est vraiment la sienne, et c'est pourquoi elle nous intéresse, mais ce qui doit nous intéresser n'est pas de savoir si le monde est celui de Descartes, c'est de savoir si le *Monde* de Descartes est aussi le vrai. On se résignera donc à ne pas philosopher en artiste, à la manière de l'idéaliste, et l'on admettra peut-être même que, le progrès dans l'intuition métaphysique étant rare, philosopher consiste, pour chaque homme qui s'y emploie, à remettre modestement ses pas dans ceux des philosophes qui l'ont précédé, ou plutôt à redécouvrir lui-même la voie qu'ils ont suivie avant lui, refaisant ainsi pour son propre compte l'apprentissage de la même vérité.
Persuadé qu'il en est ainsi, c'est moins dans la discussion dialectique que dans la méditation solitaire de l'intelligible que le philosophe met sa confiance. C'est dans l'épaisseur native du principe que la pensée du métaphysicien fait demeure. Il s'y trouve en contact avec le plus intime de l'être, qui est l'objet propre de la métaphysique. L'abord en est difficile, et, une fois qu'on y est parvenu, il est au moins aussi difficile de s'y tenir.
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Les Grecs, nos maîtres en sagesse, déconseillaient l'enseignement de la métaphysique aux jeunes gens, dont l'esprit encombré d'images joue avec les idées plutôt qu'il ne les assimile. Platon assurait même que la leur enseigner trop tôt les en rendait à jamais incapables. Peut-être vaut-il donc mieux, à tout prendre, que la métaphysique occupe aujourd'hui si peu de place dans les études de philosophie ; ce serait tout bénéfice si l'océan de dialectique qui la remplace dans la plupart des livres et des cours ne répandait l'illusion de la posséder chez ceux qu'elle détourne de l'effort requis pour l'acquérir. Et cela même en fin de compte n'est peut-être pas inintelligible, car bien peu usent de la pensée en vue de sa fin véritable, qui est de connaître ; elle n'a pour la plupart qu'une fonction instrumentale et il est naturel que le nombre soit petit de ceux à qui la faveur de la vie permet la longue patience désintéressée requise pour obtenir de l'esprit qu'il se soumette à la vérité.
Étienne Gilson.
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### Yahweh et les grammairiens
*Chapitre huitième des* «* Constantes *»
LE SENS DU NOM DIVIN que nous transcrivons de mainte manière différente, par exemple Jéhovah Iahweh ou Yahweh, est une donnée importante de la théologie des Pères, tel saint Augustin, et de grands scolastiques, tels saint Bonaventure et saint Thomas d'Aquin. L'historien dont la réflexion s'exerce sur les théologies de ce genre se les rendrait inintelligible s'il n'en acceptait pas les données premières. Entre celles-ci, et au premier plan, se trouvent certaines manières de lire et de comprendre l'Écriture Sainte. Cep manières sont très diverses, mais toutes s'accordent pou affirmer que ce que dit l'Écriture Sainte est vrai. C'es même en partie pour cela qu'on en a cherché tant d'interprétations différentes liées à des manières différentes de l'interpréter.
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Le nom que Dieu s'est donné lui-même dans l'Exode était naturellement une donnée d'importance capitale aux yeux des théologiens. La plupart d'entre eux n'éprouvaient aucune hésitation quant au sens du texte scripturaire en question : *Exod.,* 3, 13-15. D'Eusèbe de Césarée à Thomas d'Aquin, ils s'accordent à y lire que, selon Dieu lui-même, son nom est *Je suis*, ou *Qui est,* bref, en langage plus abstrait, l'être. Mettre en question ce sens du texte est du même coup changer une donnée essentielle du problème qu'ils se proposaient de résoudre. Ils cherchaient une interprétation intelligible du sens littéral de l'Écriture. Toute leur œuvre reposait donc d'abord sur ce sens littéral. Nier celui sur lequel eux-mêmes s'accordent, c'est simplement rendre leur théologie inintelligible. Il se peut d'ailleurs qu'elle le soit, mais c'est une autre question. Celui qui s'emploie à en comprendre le sens ne peut lui en trouver un qu'à partir de ses propres présupposés. Admettre, en principe, le sens littéral dont le théologien cherche l'intelligence, est une nécessité de méthode à laquelle l'historien des théologies médiévales doit déférer.
On peut cependant viser un autre but. Par exemple, on peut légitimement se proposer de chercher le sens littéral exact du texte de l'Écriture, indépendamment des interprétations théologiques ultérieures qu'il est possible d'en proposer. Les Livres Saints deviennent alors semblables à tous les textes littéraires et historiques dont l'étude et l'interprétation relèvent de la philologie. Ils ne jouissent plus alors d'aucun privilège et l'on ne saurait leur attribuer pour sens ce que leurs commentaires ultérieurs leur font dire, ni ce qu'il est possible d'arriver à leur faire dire, mais seulement celui que le texte en question avait dans l'esprit de son auteur, au moment où il l'a écrit. L'interprétation est alors commandée par la connaissance de la langue de l'auteur, de ses habitudes stylistiques personnelles, et de l'usage en vigueur dans son milieu et en son temps.
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Le philologue est entièrement dans son droit lorsqu'il applique correctement cette méthode. Par exemple, si je dis que le nom que Yahweh se donne à lui-même signifie qu'il est ce que les métaphysiciens nomment l'être et plus précisément encore l'acte d'être pur de toute essence qui en serait distincte, j'affirme un sens dont rien ne prouvera jamais qu'il était présent à la pensée de l'écrivain sacré. En fait, il ne le dit pas. On ne sait même pas si sa langue mettait à sa disposition les mots nécessaires pour le dire. Je ne connais d'ailleurs aucun théologien qui ait eu la naïveté de soutenir que cette proposition métaphysique abstruse, difficile à saisir, ait été le sens grammatical premier de la parole en question. D'une part, on s'accorde pour admettre que l'Écriture Sainte n'est pas un traité de philosophie, qu'elle est essentiellement religieuse et non pas métaphysique, prenant « essentiellement » au sens fort et comme désignant l'essence. En outre, saint Thomas lui-même a eu soin, au moins à trois reprises, de rapporter l'histoire de cette quête de la vérité à laquelle ont procédé les philosophes, de Thalès à Avicenne, s'en approchant *pedetentim,* ce qu'ils n'eussent pas eu la peine de faire s'il avait suffi d'ouvrir un livre à la bonne page pour trouver la réponse à la question. Enfin, il est bien remarquable que, s'il y avait une telle vérité philosophique dans l'Écriture, personne ne s'en soit aperçu dans le peuple juif. La métaphysique est grecque, même chez le tardif Philon d'Alexandrie. On n'a donc pas besoin de mobiliser les ressources de la critique philologique pour établir que le sens littéral de la formule en question n'implique pas la révélation divine d'une notion métaphysique. Celui qui attribue un sens métaphysique à une parole quelconque de l'Écriture, est, en tant même que ce sens est métaphysique, responsable de sa vérité.
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On devrait pouvoir s'accorder sur un deuxième point. En prononçant les mots en question, Yahweh « ne consent pas à définir, à exprimer son essence en un mot ». Il refuse même de le faire. En d'autres termes, « le ch. 3 de l'*Exode* (est) loin de présenter une notion déterminée comme particulièrement apte à exprimer ce que nous pouvons savoir de Dieu et à nous en donner comme une définition... ». Bien plutôt, il « nous montre Dieu se révélant dans un événement historique déterminé, et en introduisant le nom de Yahweh suggère l'impossibilité de définir Dieu ».
A les prendre au pied de la lettre, on ne voit que reprendre à ces mots. Tout au plus serait-on tenté de dire que ce discours est superflu, mais on ne sait jamais et rien ne prouve qu'il ne soit pas utile. En tout cas, que Dieu n'ait pas entendu se « définir », là ou ailleurs, c'est trop évident. Dieu n'est pas définissable ; la plupart des théologiens en conviendraient sans doute et saint Thomas le dit expressément. S'il était définissable, Dieu serait compréhensible, ce qu'il n'est pas, même pour les bienheureux : *nam a beatis quidem mente attingitur divina essentia non autem comprehenditur* ([^5])*.* Quand bien même l'Écriture dirait expressément que Dieu a revendiqué pour soi le nom philosophique d'être, ce n'en serait pas encore une définition, car être est un nom de créature ; il ne signifie directement pour nous que les objets empiriquement donnés à qui nous attribuons l'existence.
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En tant qu'il s'applique à Dieu, ce nom le désigne comme origine du processus par lequel tous les êtres accèdent à l'existence ; quant à lui, il est au-dessus et au-delà : *Nomen vero entis designat processum essendi a Deo in omnia entia, et secundum quod de Deo dicitur, est super omnia existentia* ([^6])*.* Des définitions nominales de Dieu sont possibles, et il faut bien qu'elles le soient, autrement le mot n'aurait pour nous aucun sens, ce ne serait même pas un mot, mais une formule circonscrivant la nature divine est incompatible avec l'impossibilité qu'elle soit circonscrite. Définir la chose, c'est dire sa quiddité, *quid sit,* mais, saint Thomas ne cesse de le redire, *quidditas Dei non est nobis nota ;* il est donc impossible d'en former une définition. Au reste, nulle déduction n'est ici requise, c'est la doctrine même du Docteur Commun : puisque le nom de Dieu est l'être, et que l'être n'est pas un genre, il est impossible de le définir : *patet quod Deus definiri non potest : quia omnis definitio est de genere et differentiis* ([^7])*.*
L'ordre des idées mérite ici qu'on s'y arrête. On nous met en garde contre l'illusion que Dieu aurait voulu révéler une définition de sa nature, notamment l'être, alors qu'il révélait simplement son nom. Or il se trouve que le fait qu'il se nomme l'être (à supposer qu'il le fasse) est justement la raison pour laquelle sa nature ne peut être définie. On nous dit : n'allez pas vous imaginer que Dieu se révèle dans l'*Exode* comme étant l'être, il nous informe simplement de son nom. Cette proposition est très acceptable, et sans doute vraie, seulement elle laisse de côté ce fait remarquable, que si Dieu se nomme l'être, comme l'être n'est pas définissable, Dieu ne l'est pas non plus.
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Il convient d'attirer l'attention sur ce fait curieux, car il est en un sens au cœur de la question. Je ne prétends pas, puisque l'opposant les nierait, que Dieu révèle ici sa nature par le détour d'une révélation de son nom. Il ne s'agit que d'un nom, nous dit-on, et « le nom divin n'équivaut donc pas à une définition de la nature de Dieu, à la révélation de ce qu'il y a en Lui de plus profond. Il n'est pas le germe ou le résumé de tout ce que l'homme peut en concevoir de plus essentiel. L'explication qui est donnée par l'*Exode* rappelle plutôt à la créature son impuissance à pénétrer un mystère qui la dépasse. Iahweh ne consent pas à définir, à exprimer son essence en un mot ». Cela est vrai, on ajoute seulement que, par un concours extraordinaire, ce refus de se définir n'exige aucunement que le nom être ne soit pas celui de la nature divine ; au contraire, c'est si cette nature est l'être qu'il est en effet impossible de la définir.
Pourquoi cette remarque ? Parce qu'elle est essentielle à la position concrète du problème, dont la complexité dépasse de beaucoup le cadre où l'on voudrait l'enfermer. Tel que l'argument se présente, les données en sont assez simples : il y a l'Écriture, il y a ensuite deux groupes de lecteurs également intéressés à l'interpréter, mais qui ne la lisent pas de la même manière et ne la comprennent pas de la même façon. D'une part, les philologues, ou, comme on eût dit au Moyen Age, les grammairiens. La *pagina sacra* est d'abord pour eux une *pagina* qu'il convient de lire et de traduire comme n'importe quelle autre page écrite en quelque langue que ce soit. Armée de la grammaire de la langue en question, de son dictionnaire, de l'histoire ou archéologie, l'intelligence de l'interprète se propose de déterminer le sens du texte. Ce sens est ce que le texte en question signifiait dans la pensée de celui qui l'a écrit, ni plus ni moins.
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C'est la pensée du scribe. Ici, on se demande ce que signifiaient les mots d'*Exode,* 3, 13-15 dans l'esprit de leur auteur. Toutes les méthodes de la philologie ont alors droit d'intervenir, et elles seules ont compétence pour en décider. D'autre part, ceux que l'on nomme « les Pères de l'Église ou les théologiens », esprits spéculatifs dont on rencontrerait déjà des exemples dans la plus haute antiquité, tel l'auteur du livre de la *Sagesse,* qui tentent de parler de Dieu en termes de langage humain s'ils peuvent en trouver qui soient aptes à le signifier. Même sachant que la réussite parfaite est impossible, « il est légitime de parler de Dieu avec un autre appareil conceptuel que celui dont l'Écriture a fait usage. L'exemple du livre de la *Sagesse* montre qu'un croyant peut s'adresser aux sages de ce monde en utilisant leur langage et leurs procédés de pensée ». C'est ce qui permet de comprendre qu'une théologie de l'être soit venue compléter, ou du moins prolonger celle de l'Écriture : « La spéculation chrétienne peut attribuer l'être à Dieu, caractériser Dieu comme l'Être absolu, même si l'*Exode* ne contient pas, même en germe, cette métaphysique abstraite que l'on a cru parfois y trouver. »
Voilà bien des problèmes réglés en peu de mots. Si l'exemple de la *Sagesse* fait voir qu'on peut légitimement parler de Dieu avec un autre appareil conceptuel que celui dont l'Écriture fait usage, est-ce à dire que ce livre ne fasse plus partie de l'Écriture ? La thèse ne serait pas neuve, mais elle relève du problème du canon de l'Ancien Testament, qui est hors de notre propos. Le trait ne mérite d'être relevé que parce qu'il confirme le séparatisme latent sous la pensée qui vient de s'exprimer. Il y a si peu de philosophie dans l'Écriture que, si l'on y en rencontre la moindre trace, on peut être sûr que l'on est sorti de l'ordre de la révélation pour entrer dans celui de la spéculation.
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Il doit y avoir une raison à ce souci. On la trouve dans la certitude arrêtée que le sens vrai de l'Écriture n'est pas spéculatif, mais historique. Elle rapporte des faits, des actes, des promesses qui visent à déterminer d'autres faits et d'autres actes, elle n'exprime donc jamais de vérités générales et abstraites destinées à satisfaire le seul désir de connaître. Pour nous en tenir au problème du nom divin, on peut être sûr que Dieu ne se l'est pas donné et ne l'a pas révélé à titre d'information adressée à l'esprit. En disant à Moïse : *Je suis qui je suis,* Dieu a voulu rappeler l'homme au sentiment de ses limites, plutôt que définir pour lui sa propre essence. « Pour Israël Il sera celui qui délivre des esclaves de leur servitude. » Si l'exégète tient à ce que l'on ne voie pas dans l'Écriture ne serait-ce que le germe de la métaphysique abstraite que l'on a cru parfois y trouver, c'est qu'il veut attirer notre attention vers autre chose. Que la « spéculation » chrétienne attribue l'être absolu à Dieu, même si l'Écriture n'en dit mot, passe encore, « mais elle ne doit pas oublier ce que l'*Exode* nous montre avec une si grande clarté que Dieu s'est révélé dans une histoire, à travers des péripéties multiples. Aucun nom abstrait ne peut suffire à faire connaître Dieu. Les mots qui ressemblent le plus à une définition dans l'Écriture nous reportent immédiatement vers l'histoire sainte ».
Ceci est tellement vrai, si parfaitement évident et connu de tous qu'on se demande à qui s'adresse ce rappel à l'ordre ? Saint Augustin a dit avec une force insurpassable que le Dieu des philosophes et des savants était le même que le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Ce que saint Augustin savait n'a jamais été oublié depuis et Blaise Pascal l'a d'ailleurs éloquemment rappelé ([^8]).
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Même si quelqu'un pensait trouver de la métaphysique dans l'Écriture, cela ne lui rendrait pas impossible d'y trouver aussi autre chose, et d'abord ce récit qu'elle est si évidemment, de celui de la création et de la chute à celui de l'œuvre de rédemption en y comprenant l'histoire du peuple juif et cette vie de Jésus qu'est l'Évangile. Ceux que la spéculation n'intéresse pas sont libres de s'en détourner ; ils peuvent même, s'ils y voient leur devoir, en détourner les autres, mais il est par trop simple de le faire en pareils termes. Il n'est pas nécessaire de supposer qu'on oublie nécessairement le caractère essentiel de l'Écriture pour y chercher aussi matière à spéculation. A moins de se situer sur la ligne qui va de Luther à Barth, ce qui n'est assurément pas le cas, on n'aperçoit pas cette nécessité.
Partons donc nous aussi de ce fait que l'Écriture est essentiellement histoire. Ceux dont le premier livre de lecture latine fut l'*Epitome historiae sacrae* de l'abbé Lhomond n'auront aucune peine à l'admettre. Admettons aussi, comme convenu, que ce livre d'histoire n'est aucunement un ouvrage spéculatif de science ni de philosophie, il reste à tenir compte d'un troisième terme : le fait même que pendant tant de siècles ce livre aphilosophique soit devenu un thème de réflexion philosophique dont l'abondance et la fécondité furent telles que l'histoire de la philosophie occidentale en ait été changée.
L'explication du fait que l'on nous propose est que, du deuxième ou troisième siècle à nos jours, la « spéculation » chrétienne a vécu d'un commentaire sur un contresens. On le lui pardonne d'ailleurs volontiers : « Il serait simpliste de critiquer les Pères de l'Église ou les théologiens qui ont pensé que l'Être était le meilleur nom de Dieu, ou de prétendre rayer d'un trait de plume leurs élévations et leurs spéculations, sous prétexte qu'au point de départ il y a eu erreur exégétique.
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Il peut arriver et il arrive qu'en reprenant les mots d'un texte mal compris un penseur réussisse à exprimer une pensée vraie conforme en profondeur à l'enseignement biblique. » Il se peut en effet, mais ce qui ne se peut pas facilement accepter, c'est que la notion fondamentale de Dieu commune à Augustin et Thomas d'Aquin, pour ne rien dire de beaucoup d'autres Pères et Docteurs, soit sans justification dans le sens littéral de l'Écriture. S'il n'y est dit, ni là ni ailleurs, soit actuellement soit au moins virtuellement, que le nom de Dieu est *Est,* alors l'harmonie entre la vérité philosophique et la parole de Dieu, dont saint Thomas s'est émerveillé, cesse simplement d'exister. La notion centrale, en philosophie comme en théologie, autour de laquelle s'organise l'enseignement du Docteur Commun de l'Église, a son origine dans « une erreur exégétique », bref, elle naît d'une erreur qui lui permettait de se rattacher à l'Écriture et dont la dénonciation lui interdit désormais de le faire. L'auteur de cette thèse sent bien l'importance de l'enjeu. Le grammairien aussi peut citer des encycliques, mais quand il déclare pour justifier son intention, qu'une telle remarque « ne peut légitimer une séparation totale de la théologie et de l'exégèse », on peut se permettre de sourire. Si la notion de Dieu traditionnelle en théologie scolastique n'a aucun fondement réel dans la lettre même de l'Écriture, comment éviter une séparation totale de la théologie et de l'exégèse ? Et qui provoque cette séparation, ceux qui croient trouver dans l'*Exode* la garantie divine de leur théologie, ou celui qui leur refuse le droit de s'abriter en cela sous son autorité ?
Il ne faut donc pas se faire illusion : si la thèse en question est fondée, la théologie du Docteur Commun de l'Église repose sur un contresens scripturaire. Ce n'est pas impossible, et si c'est vrai, il faut le dire, mais il ne faut pas dissimuler que tel est l'enjeu, et il faut savoir si c'est vrai.
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Je ne me permettrai pas de discuter l'exégèse grammaticale du texte de l'*Exode.* Mon ignorance de l'hébreu me l'interdit. Elle m'interdirait même de dire quoi que ce soit sur la question si je ne constatais que les spécialistes sont loin de s'entendre sur le sens littéral du passage. Lorsque le problème s'est imposé à mon attention pour la première fois, il y a plus de trente ans de cela, j'ai interrogé deux rabbins parisiens, l'un et l'autre appartenant à l'Université de France en qualité de maîtres respectés, mais ni l'un ni l'autre n'a pris la responsabilité de choisir pour moi entre les deux sens. Puisque le choix me restait libre, je n'ai pas cru devoir contester celui qu'avaient fait jadis tant de théologiens, les uns chrétiens, comme saint Thomas, les autres juifs, comme Maïmonide, pour ne rien dire de ceux d'Islam dont l'exégèse aboutit à l'ontologie philosophique d'Avicenne. En fait, si l'histoire de la spéculation chrétienne repose sur un contresens scripturaire, son historien n'a pas le choix. Il lui faut bien l'accepter telle qu'elle est, mais quand on la lui explique, il a le droit de se demander si l'explication est adéquate à l'expliqué. Le contresens était au moins possible ; pourquoi, s'est-il produit ?
Personne, à ma connaissance, n'a nié que le texte de l'*Exode* puisse avoir été une réponse dilatoire signifiant quelque chose comme : je suis qui je suis et le reste ne te regarde pas. On avait d'ailleurs d'autant moins de raison d'en contester la légitimité que, de toute manière, ce sens est impliqué dans celui de l'autre réponse. Si Dieu dit : je suis Est, ou je suis, Suis, ou toute autre chose du même genre, comme *est* à l'état pur ne se prête à la formation d'aucun concept quidditif distinct, il n'y a pas de différence sensible entre comprendre avec Augustin (*Conf*. XIII, 31, 46), celui « qui non aliquo modo est, sed est *est *» ou comprendre, comme on nous le propose, « Celui qui est ce qu'il est ». Où il n'y a pas de *ce que,* il ne reste que l'*est.*
97:291
Une différence d'intention subsisterait pourtant, au moins de la part de l'écrivain. N'abusons pas ici de l'argument, pourtant bien fondé, qui pourrait se tirer de l'incertitude où l'on est toujours plus ou moins sur les intentions de ce genre. Les mots expriment des idées, mais les idées et les mots ne se correspondent pas un à un ([^9]). L'inconvénient de l'argument est qu'il vaut dans les deux sens et d'ailleurs nous ne cherchons pas ici à discuter, mais à comprendre un événement dont, s'il s'est réellement produit, on accepte l'énormité avec un calme un peu déconcertant.
98:291
Que la notion théologique de Dieu dont vit la spéculation catholique depuis des siècles, presque depuis ses origines, ne puisse se réclamer du vrai sens littéral d'aucun texte biblique, je reconnais que, si c'était vrai, ce ne serait pas une catastrophe religieuse pour ceux à qui suffit l'Écriture, mais ce serait un effondrement de la théologie spéculative dont on se demande si elle pourrait jamais se relever.
Si on accepte d'inclure la possibilité de l'erreur dans les données du problème, il convient de noter d'abord que l'interprétation proposée comme la vraie, non seulement n'a pas été niée, mais a toujours été présente à l'esprit des interprètes qui préféraient l'autre. On vient d'en voir la raison. Il convient seulement d'ajouter que, toute difficulté grammaticale mise à part, le nom de Dieu lui-même a toujours impliqué une intention de voiler la divinité derrière un mystère. Selon Maïmonide, qui entend le texte au sens ontologique, les juifs eux-mêmes ignoraient la prononciation du Tétragrammaton ; elle n'était connue que du grand-prêtre qui la faisait connaître à son futur successeur. Quand on ne sait prononcer un mot, on ne saurait être tout à fait sûr de ce qu'il veut dire. De toute manière, et toujours pour la même raison, les deux sens se rejoignent, et saint Thomas ne l'ignorait pas. Si le nom propre de Dieu, le Tetragrammaton, n'appartient exclusivement qu'à lui, il est incommunicable à aucun autre être, on ne saurait donc en extraire aucun concept. Il est *omnibus modis incommunicabile* ([^10])*,* non en ce sens qu'on ne puisse le transmettre, mais parce qu'il désigne un être unique, dont la nature est exclusivement sienne, si bien qu'en savoir le nom ne renseigne pas sur ce qu'il est.
Acceptons donc le texte tel qu'on l'interprète : quelles raisons les anciens théologiens peuvent-ils avoir eues de l'entendre comme ils ont fait ? Je rappelle d'abord la traduction qu'on en propose :
99:291
Et Dieu dit à Moïse : « Je suis qui je suis. » Et il dit : « Tu parleras ainsi aux enfants d'Israël *Ehie* (je suis) m'envoie vers vous. » Et Dieu dit encore à Moïse : « Tu parleras ainsi aux enfants d'Israël : Iahweh (il est), le Dieu de vos pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, et le Dieu de Jacob, m'envoie vers vous. C'est mon nom à jamais, c'est mon mémorial de génération en génération. »
Ce que l'écrivain sacré avait dans l'esprit en écrivant ces mots, je ne me flatte pas de le savoir au juste et je ne suis pas sûr qu'aucune méthode scientifique permette de le déterminer avec certitude, je me demande simplement pourquoi tant de lecteurs chrétiens les ont entendus comme ils ont fait, et, là, étant moi-même un de ces lecteurs, je peux me l'expliquer. On nous dit que le responsable est d'abord la traduction grecque des Septante. Elle a frayé la voie à l'interprétation contestée en rendant le verset 14 par εγω είμι ο ών, je suis l'Être (littéralement l'Étant) ; les versions latines anciennes ont suivi avec : *ego sum qui sum ; qui est,* et les théologiens ultérieurs ont développé l'idée. C'est vrai, mais il faudrait expliquer d'abord pourquoi les Septante ont choisi cette traduction, et c'est là que leur état d'esprit trouve en nous une complicité qui permet de comprendre jusqu'à un certain point leurs raisons.
Revenons au début du passage. Il est omis dans la citation qui vient d'en être faite, mais il est important. L'initiative de cette partie du dialogue revient à Moïse. Chargé par Dieu de cette mission, il accepte d'aller trouver les enfants d'Israël et de leur dire : « Le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous ! » Sur quoi il ajoute : « Mais s'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? » Deux points me semblent ici indiscutables.
100:291
D'abord, il n'est pas question de révéler au peuple juif que son Dieu est le Dieu de ses pères ; on sait dès le début que c'est de lui qu'il s'agit, et à moins de supposer que le peuple ignore que ses pères sont Abraham, Isaac et Jacob, ce ne peut pas être cela non plus que Dieu se propose de lui révéler. La supposition, peu vraisemblable en soi, est d'ailleurs démentie par le sens obvie du texte, car en III, 6, Dieu commence par établir son identité en déclarant à Moïse qui il est : « C'est moi le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. » L'objet de la révélation qui va venir n'est donc pas celui-là. Ensuite, ce que Moïse demande à Dieu et que Dieu donne à Moïse, c'est un nom. Il s'agit de savoir comment nommer ce Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. La réponse est celle qu'on a vue et qu'il s'agit d'interpréter.
Si l'on part de ce qu'il y a de plus clair dans la réponse, le sens ne fait vraiment pas difficulté. Ce passage clair est III, 15 : « Yahvé, le Dieu de vos pères... m'a envoyé vers vous. » En d'autres termes : vous voulez savoir comment s'appelle le Dieu de vos Pères ? il se nomme Yahvé ; c'est ce nom, Yahvé, que ce Dieu portera à jamais et sous lequel l'invoqueront les générations futures. Quel est le sens de ce nom ? Le philologue répond : « Iahvé (il est). » On ne fait que reproduire exactement les mêmes mots en disant : ce que ce texte signifie est que Dieu se nomme lui-même « Il est. » On peut préférer une autre interprétation du passage, il est difficile de prétendre que cette manière de l'entendre fasse aucune violence au langage et soit une invention des théologiens.
On objecte à cela que la première partie de la réponse faite à Moïse signifie autre chose, savoir : Je *suis qui je suis,* ou *Je suis ce que je suis.* On accumule à ce propos des passages parallèles pour faire voir ce que les formules de ce genre, fréquentes en hébreu biblique expriment « généralement, toujours peut-être même en hébreu, l'indétermination : quand on ne veut pas ou ne peut pas préciser, on recourt à une telle construction ».
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La nuance intensive que l'on a cru découvrir dans certains cas ne ressort pas avec évidence. Admettons que le passage en question ne soit pas un des cas si rares dont on ne veut pas nier absolument l'existence, il reste que, de quelque manière qu'on la traduise, cette formule ne se présente pas comme une réponse directe à la question. Moïse demande à Dieu son nom ; si Dieu ne veut pas le dire, l'usage biblique que l'on invoque ici ne l'autorise pas à répondre : Je suis qui je suis, mais bien plutôt : je me nomme comme je me nomme. Ce serait l'analogue exact de formules telles que celles de *Genèse,* 43, 14 « je serai privé d'enfants comme je serai privé d'enfants », ou *Esther,* 4, 16 : « je périrai comme je périrai », dont on nous dit qu'elles expriment clairement l'indétermination. C'est là, me semble-t-il, ce qui a déterminé les Septante, et tous ceux qui les ont suivis jusqu'à ce jour, à interpréter comme signifiant un nom la formule qui se présente comme répondant à une demande de nom. Si quelqu'un doit ici justifier son exégèse, c'est plutôt celui qui s'écarte du sens obvie du texte ; les Septante n'ont pas à s'excuser.
On assure pourtant que la traduction qu'ils ont transmise aux théologiens offre des difficultés grammaticales insurmontables. L'historien de la philosophie ne peut ici que s'incliner devant la science des philologues, tout en regrettant un peu son manque d'unanimité. On peut de toute manière admettre que Dieu ait voulu d'abord, *avant de dire son nom,* mettre Moïse et son peuple en garde contre une curiosité indiscrète et les rappeler au sens du mystère, la question n'en attend pas moins une réponse.
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Les défenseurs de cette interprétation la cherchent alors dans la suite du texte qui commente la première formule : « je suis qui je suis » prépare aux noms de Ehieh (je suis) et de Yahweh (il est), mais si ce sont là des noms de Dieu préparés par la formule énigmatique dont nous cherchons le sens, on n'évite pas la conclusion que le sens de cette formule est une affirmation de Dieu comme être. On ne gagne rien, me semble-t-il, à invoquer la règle selon laquelle, à la naissance des enfants, le nom isolé qu'on leur donne « doit évoquer toute une phrase prononcée dans une circonstance déterminée ». D'abord, il ne s'agit pas cette fois de la naissance d'un enfant, mais d'une révélation du nom de Dieu par Dieu même. Disons plutôt, de l'un des noms de Dieu, car il en a pris bien d'autres, mais surtout il faut dire que si c'est là ce que Dieu veut dire, il est passé maître dans l'art de l'équivoque. Quand il dit à Moïse, tu diras au peuple juif que mon nom est : *Je suis,* c'est alors simplement une manière abrégée de leur rappeler le sens de la formule complète : *Je suis qui je suis.* De même encore, quand Moïse dira au peuple : le nom de Dieu est Il est, cela ne signifiera pas qu'il se nomme vraiment Yahweh (il est), mais bien qu'il est qui il est. Avec la meilleure volonté du monde, il est difficile de se prêter à ces acrobaties exégétiques. On ne peut en tout cas s'étonner que la traduction des Septante, acceptée par les théologiens, se soit si généralement répandue au Moyen Age. Elle n'a d'autre défaut aux yeux de certains que d'offrir immédiatement à l'esprit un sens intelligible et cohérent.
Dans la mesure où elles sont bien fondées, ces observations autorisent les conclusions suivantes :
1, ce que Moïse demande à Dieu est son nom ;
2, la réponse commence par la formule en discussion, mais celle-ci n'est pas expressément donnée pour un nom ;
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3, le nom est ensuite donné sous deux formes, l'une et l'autre empruntées à certains éléments de la formule ;
4, ces noms sont *Je suis* et *Il est.*
Tels sont les faits. Quant à leur interprétation, qui relève d'une philologie considérablement élargie au-delà de la grammaire et de la stylistique, elle présente d'abord un point d'accord assez important : tous les interprètes que je connaisse ont toujours lu dans la réponse divine un avertissement à respecter le mystère de la nature divine. Certains pensent, pour des raisons grammaticales et stylistiques, que c'est là le sens direct de la réponse, et même le seul (*Je suis qui je suis, Je suis ce que je suis*)*,* les autres admettent au moins que sous une forme différente (*Je suis celui qui suis, Je suis qui suis*) la réponse divine connote indirectement mais sûrement ce même sens. Si Je suis suis, sans autre détermination, n'essayez pas de vous représenter ce que je suis.
Le désaccord porte sur la fin du verset 14 et sur le verset 15. Déférant à la lettre du texte, certains lisent dans les mots *Je suis,* et *Il est* (Yahvé), la réponse à la demande du nom ; d'autres, les interprétant comme des références à la formule précédente, pensent que Dieu entend ici se nommer simplement « le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob ». Cette deuxième interprétation me semble inacceptable, parce qu'elle contredit la lettre du texte. Celui-ci, en une seule phrase, enjoint à Moïse de dire aux enfants d'Israël, à la fois le nom du Dieu qui l'envoie (Yahvé, *Il est*) et que Celui qui porte ce nom à jamais est le Dieu de leurs pères, Abraham, Isaac et Jacob : le même Dieu.
Resterait un dernier point, dont la discussion se situe loin du texte et qui pourtant en affecte profondément l'interprétation. Au fond, nul ne peut sérieusement nier que Dieu ne se donne à lui-même en ce passage des noms qui signifient l'être.
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Un souci travaille ceux qui s'efforcent de pallier ce sens obvie sous des commentaires assez compliqués. La notion d'être est d'aspect philosophique, elle appelle le commentaire métaphysique et ce n'est pas sans raison que les théologiens chrétiens, à la suite des Pères de l'Église, ont gonflé le sens de ce texte d'ontologies profondément élaborées. Ce que les adversaires de ce genre de théologie veulent faire entendre, c'est que, même s'il était *Je suis* ou *Il est,* le nom biblique de l'Écriture ne signifierait toujours aucune notion métaphysique comme telle. Dieu dit *Je suis,* il ne dit pas Je suis *l'être.* Surtout, aucune notion abstraite de l'être n'est impliquée dans sa réponse. Bref, la parole de Dieu a un sens totalement et uniquement religieux ([^11]).
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Il devrait être d'autant plus facile de s'accorder sur ce point que nul que je sache ne l'a jamais contesté. Pour ma part, et ne parlant que pour moi, j'irais jusqu'à accepter, en un certain sens bien défini, que la parole de Dieu dont il s'agit ne *contient* la notion philosophique d'être même pas virtuellement. En effet, la parole divine n'est aucunement de l'ordre du philosophique, mais de l'ordre du religieux. Il n'y a donc en elle aucune philosophie, pas même en germe.
Nous n'en sommes pas moins ici au bord d'une question immense que l'analyse textuelle de l'Écriture ne permet pas de résoudre à elle seule. Pour nous, Occidentaux, l'origine de la spéculation philosophique est grecque. Que l'on admette ou non que l'Ancien Testament contenait des invitations à philosopher, aucun écrivain juif ne les a entendues. Elles furent d'abord perçues et accueillies par des Chrétiens nourris de culture grecque qui, lisant que Dieu s'est lui-même nommé *Il est,* entreprirent de décrire sa nature en lui attribuant les propriétés principales de l'être philosophique. Nul ne songe à contester ce fait historique massif et très évident. Il s'agit seulement de savoir si ce fait autorise à présenter la théologie scolastique du Moyen Age, en tant qu'elle fait usage de la philosophie, comme dépourvue de tout fondement dans l'Écriture ? Est-il exact de dire, sans plus, que le texte controversé de l'Exode n'autorise aucun recours « à l'être en un sens philosophique, au moins virtuellement » ?
La formule est ambiguë et son apparente rigueur ne doit pas faire illusion. Au fond, elle exprime peut-être surtout la revendication, par le croyant, du droit à faire son salut par la foi en l'Écriture seule, sans se croire tenu de philosopher. Rien de plus légitime, et peut-être même n'est-il pas mauvais que cette protestation se fasse entendre contre l'illusion de ceux qui pensent qu'une « certaine philosophie fondamentale est nécessaire à tous », ou qui parlent comme s'ils le pensaient.
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On a fait des orgies de spéculation philosophique à propos de l'Écriture Sainte, il serait facile de citer des théologies où le donné révélé, qui devrait en être la substance même, disparaît sous une végétation parasite de spéculation philosophique difficilement intelligible, alors que la fin divine de la révélation, selon l'enseignement constant de saint Thomas d'Aquin, était de rendre possible à tous la connaissance de la vérité salutaire, qu'ils soient ou non capables de philosopher. On conçoit l'impatience des croyants à qui l'on semble vouloir forcer la main, pour ainsi dire, et que l'on veut obliger à philosopher en leur imposant un devoir dont, précisément, la révélation les dispense. Ce sentiment va jusqu'à l'indignation la plus légitime chez le croyant à qui l'on donne à penser qu'il doit *substituer* la connaissance à la foi et remplacer la parole de Dieu par son interprétation philosophique. Aucune philosophie ne peut dispenser de la religion. Il semble que l'accord sur ce point devrait être possible. On invoquera Pierre Damien s'il le faut pour remettre en honneur cette évidence, mais saint Paul devrait suffire (*Coloss*. 2, 8). Luther aurait peut-être fait l'économie de son épreuve, si l'enseignement de l'Apôtre avait été mieux écouté.
Mais ce n'est pas tout le problème. La spéculation théologique est un fait ; quoi qu'on en pense, il s'est produit ; il y a eu de ces hommes que le Moyen Age appelait des *philosophantes,* et s'il est d'une part certain que leur interprétation philosophisante de l'Écriture a été toute grecque dans son origine, ses techniques et son inspiration même, il est d'autre part non moins certain que ce fait ne s'est produit, autant qu'on sache, qu'à propos de la révélation juive. Bien que tout croyant réfléchisse sur le sens de sa foi, on ne connaît pas d'autre « scolastique » hormis la théologie chrétienne et la philosophie qu'elle a motivée comme une sorte de sous-produit. C'est en outre un fait que, dans son premier contact avec la révélation judéo-chrétienne, la pensée grecque, représentée par les premiers convertis de culture hellénique, l'a d'abord accueillie comme un enrichissement, comme un don moins conféré que reçu.
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Justin, Minucius Félix, Lactance, Clément d'Alexandrie ont fortement insisté sur ce point : tout ce dont les philosophes doutaient, ou qu'ils ignoraient, sur l'origine et la fin du monde de l'homme, les chrétiens le savaient. La foi chrétienne, qui n'était pas philosophie, apportait pourtant à la philosophie un enrichissement dont elle n'était certes pas obligée de tenir compte, mais dont il ne tenait qu'à elle de faire son profit ([^12]). Le développement extraordinaire de la spéculation théologique chrétienne, puis islamique, juive et enfin, si l'on peut dire, religieusement neutre ou areligieuse, n'a fait que prolonger cette expérience initiale et courir sur sa lancée. Il devait donc y avoir dans la révélation judéo-chrétienne de quoi rendre cette spéculation au moins possible ; sans quoi elle n'aurait pu se produire. Les théologiens chrétiens de langue grecque ou latine, les théologiens juifs ou musulmans de langue arabe, ont presque tous cru trouver dans la Bible des réponses à certaines questions philosophiques dont il leur appartenait de créer des interprétations rationnelles. Ils l'ont fait avec un succès tel que les métaphysiciens classiques du dix-septième siècle, tels Descartes, Malebranche, Leibniz et Spinoza, ont fait de cette théologie spéculative de la philosophie dans leur effort même pour la remplacer.
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Ce sont là des faits. Cette rencontre et cette symbiose de la foi et de la raison, de la religion et de la philosophie ne se serait pas produite si la nature de la révélation juive ne s'y était au moins prêtée et même, en un sens quelconque, ne l'avait rendue possible. Il ne manque pas de gens qui détestent la philosophie, ni de prêtres qui détestent la théologie scolastique, et rien n'oblige à aimer l'une ni l'autre, mais l'expérience fait voir que la théologie scolastique remplit une fonction indispensable. Pour théologiser, il faut théologiser, et pour ne pas théologiser, il faut encore théologiser. Les inquiétantes divagations où se laissent aller ceux qui, au lieu de se réfugier dans un sage silence, se croient qualifiés pour remplacer la théologie classique par une spéculation de leur cru, font assez voir la nécessité du rôle régulateur qu'a toujours joué la pensée patristique et la science scolastique. Tout comporte ses propres risques. Celui de paraître usurper les prérogatives de la parole de Dieu est assez grave pour qu'on croie devoir le dénoncer, mais si on allait au fond de chacune des grandes théologies chrétiennes, on verrait qu'aucune d'elles ne s'attribue de valeur que comme intellection de la foi, poursuivie dans la foi et comme une étape vers la vision béatifique. Les philosophes modernes d'Averroès à Descartes, ne s'y sont pas trompés. La première chose qu'ils en aient dite est que ce ne sont pas des philosophies, et cela est vrai, mais il l'est aussi que, de ces non-philosophies, leurs propres philosophies sont sorties transformées. Il se peut donc qu'aucune philosophie ne soit contenue dans l'Écriture, même virtuellement. L'Écriture comme révélation religieuse ne tend pas d'elle-même à se développer en spéculation philosophique ; elle en diffère *secundum genus ;* elle ne pourrait devenir autre qu'elle-même sans cesser par là même d'exister, mais une vaste expérience historique permet d'affirmer que de nombreuses philosophies, parmi les plus illustres, se sont nourries de la substance de ces non-philosophies.
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C'est pour ces philosophies que la religion contenait du virtuellement philosophique qui n'en était pas pour elle. S'il n'y avait été en puissance d'aucune manière, ni en aucun sens, elle ne l'y aurait jamais trouvé.
Pourquoi s'intéresser à ce problème ? Pour un historien de la pensée chrétienne du Moyen Age, plus, encore pour celui qui tient Thomas d'Aquin pour un maître et un guide dans la recherche de la vérité, il est important de savoir si les théologies patristiques et médiévales sont ou ne sont pas ce que leurs auteurs imaginaient. La distinction qu'on introduit parfois aujourd'hui entre théologies scolastiques et théologies bibliques les aurait profondément surpris. Une théologie qui ne serait pas biblique ne serait pas une théologie du tout ([^13]). Saint Thomas n'a jamais pensé faire autre chose que méditer sur le sens de la parole de Dieu ou s'instruire de ce qu'il désirait savoir pour en faciliter l'intelligence aux autres hommes. Le problème se posait donc pour lui autrement qu'on ne l'imagine et l'on méconnaît totalement le sens de son œuvre quand on se le représente victime d'une méprise aussi grave que celle qu'on lui prête. Il ne croit pas du tout lire de la philosophie dans l'Écriture. Son expérience personnelle la plus vivace, celle qui, se renouvelant sans cesse, n'a jamais fini de l'émerveiller, implique au contraire que le révélé ne soit pas du tout philosophique, car ce qui l'étonne plus que tout est que l'Écriture et la philosophie grecque, deux sources de connaissance génériquement distincte, semblent si fréquemment converger vers la même vérité, bien qu'elles ne se réclament ni de la même lumière ni des mêmes principes.
110:291
Comme saint Thomas ne cesse de le redire, un tel accord spontané dans une distinction si complète ne peut s'expliquer que par une origine commune, mais il est impossible de les confondre ni même de les mélanger. Le théologien ne peut que les associer.
Les philologues ont raison de rappeler les philosophes chrétiens au respect de la grammaire et de les informer au besoin des erreurs qu'ils commettent, mais pour juger une théologie, ou simplement la comprendre, une autre compétence est nécessaire, que les philologues ne possèdent pas toujours dans toute la mesure désirable. Car dans le cas particulier de saint Thomas d'Aquin, le plus curieux est qu'au lieu de comprendre le Yahvé de l'Écriture comme l'être des philosophes, il a fait tout le contraire. C'est l'être des philosophes qu'il a immédiatement assimilé au Dieu de l'Écriture. Si les Septante avaient commis une imprudence en traduisant *Je suis* par *l'Étant,* saint Thomas a rétabli la situation en retraduisant *l'Étant* par *Je suis.* Est-il besoin de faire remarquer la révolution que cette décision causait en ontologie comme en théologie ? Quel philosophe grec a jamais décrit Dieu comme le pur acte d'être, *actum purum essendi *? Et comment ne pas voir qu'en le désignant de ce nom, *Esse,* sans détermination à aucune « talité » particulière, la théologie chrétienne l'élevait infiniment au-dessus de tout concept philosophique possible ? C'est parce qu'il est celui qui est, que Dieu est qui il est, et nous n'avons plus qu'à nous taire. Les théologiens ont si peu sacrifié la révélation à la philosophie qu'ils ont complètement reformé du dedans l'ontologie à la lumière de l'Écriture.
111:291
On est bien bon de ne pas prétendre rayer d'un trait de plume leurs élévations et leurs spéculations, sous prétexte qu'au point de départ il y a eu erreur exégétique ; cette indulgence est d'autant plus heureuse que l'erreur exégétique en question est loin d'être évidente. En pensant à celle que lui-même commet sur la vraie position des théologiens scolastiques, on réservera volontiers la même indulgence à son auteur.
Étienne Gilson.
112:291
### Fragments retrouvés
Voici maintenant des textes qui ne sont plus extraits des *Constantes philosophiques de l'être,* mais qui sont tirés d'un peu partout dans l'œuvre de Gilson. Plusieurs ont cinquante ans d'âge et n'ont pas vieilli.
Depuis le XVII^e^ siècle finissant, la France fut soumise à un travail acharné de déchristianisation, d'abord des pensées, puis des consciences, auquel se sont employés d'abord certains de ses écrivains et de ses penseurs les plus illustres, puis ses hommes politiques, et dont la franc-maçonnerie, chaque fois qu'elle a pu se rendre maîtresse de l'État, a singulièrement renforcé l'efficace.
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113:291
S'il est vrai que notre temps assiste à l'un des faits historiques les plus importants, et même le plus important qui se soit produit depuis la conversion de l'Europe au christianisme : le refus du christianisme proclamé pour la première fois par l'Europe, la décision consciente, prise par le monde moderne, non seulement de ne plus adhérer à la foi chrétienne, mais de ne plus vivre sur le capital moral que lui a légué le christianisme, de s'organiser sur des bases nouvelles qui ne devront plus rien au christianisme, tout se passe comme si l'œuvre de plusieurs siècles se défaisait sous nos yeux. Que nous reste-t-il à faire ? Rien, sinon de la recommencer.
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Créer un climat favorable aux œuvres catholiques, et qui en accroisse la fécondité, c'est d'abord aider une opinion publique chrétienne à prendre conscience d'elle-même et lui donner les moyens de s'exprimer. Il serait exagéré de dire que cette opinion publique n'existe pas, mais elle est encore à l'état embryonnaire et son action sur la vie du pays reste faible. Elle ne sait plus parler avec autorité, depuis qu'elle ne se sent plus soutenue par celle de l'État. Surtout, elle a peine à se former contre les forces hostiles qui travaillent sans cesse à la défaire. C'est en chacun de nous qu'à tout instant elle se déconcerte. Si nous oublions les principes de la foi catholique, et si nous ne les posons pas devant nous publiquement, comme la règle de notre vie, ce paganisme moderne pénétrera en nous par une multitude de voies insoupçonnées et nous imprégnera chaque jour plus profondément à notre insu. L'État qui nous gouverne est païen, et il s'en vante ; l'Éducation Nationale est païenne, et elle se fait un devoir de l'être ; la littérature, le théâtre, les journaux, les hebdomadaires de toute sorte, entretiennent autour de nous une propagande païenne, où l'exploitation financière des instincts de la bête humaine se donne libre cours.
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Et non seulement on nous démoralise en nous déchristianisant, mais on travaille avec succès à nous abrutir. Un monde littéraire dont les mœurs sont aussi répugnantes que celles du capitalisme bancaire, car ce sont les mêmes, s'emploie de son mieux à créer de fausses valeurs spirituelles et de fausses valeurs esthétiques qu'une publicité grandie à l'échelle industrielle se charge de nous faire prendre pour vraies, tandis qu'une sorte de « bon ton » et de « qu'en dira-t-on » intellectuels mettent à la mode une foule de dogmes, dont le caractère éphémère ne diminue pas l'intransigeance. Pour repousser l'invasion de ces dogmatismes d'un jour, pour résister à la pression qu'ils exercent, il faut d'abord reprendre l'habitude trop longtemps perdue de nous affirmer publiquement et collectivement, ce qui suppose que nous travaillions d'abord à restaurer en nous les valeurs chrétiennes dans toute leur intégrité.
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Nous assistons au dénouement d'une expérience unique dans notre histoire, unique peut-être dans l'histoire de l'humanité : celle d'un État qui s'est fondé sur l'exclusion, non seulement du christianisme, mais encore de toute religion. L'œuvre propre de la Troisième République a consisté, sur ce point, à pousser l'expérience jusqu'à son terme ; il est donc naturel qu'elle en récolte les fruits. C'est son destin. Ce qui nous importe, ce qui est notre devoir strict, c'est d'essayer de voir la situation en face, de mettre à nu la racine du mal, bref, d'en comprendre exactement la nature. Et la voici : la France d'aujourd'hui se meurt d'avoir voulu se constituer en un État laïque, non seulement étranger, mais hostile à tout idéal religieux.
On objectera que le cas n'est pas unique, puisqu'il y a l'exemple, à première vue plus frappant encore, de la Russie. En réalité, l'objection ne fait que renforcer la thèse.
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L'exemple de la Russie, infiniment instructif, prouve qu'il est absurde de vouloir déchristianiser un pays sans le démoraliser. Les Soviets ont eu du moins le bon sens de comprendre qu'il leur était impossible de chasser Dieu de l'État, particulièrement le Dieu chrétien, sans en expulser en même temps l'idéal moral introduit dans le monde par le christianisme. On ne renvoie pas Jésus-Christ sans mettre en même temps à la porte la morale de l'Évangile. Les Soviets y travaillent, et, de leur point de vue, ils ont raison, car ils sont conséquents avec eux-mêmes et leurs principes.
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Cherchez, je vous le demande, sur quoi l'enseignement de la morale pourrait se fonder, dans un État qui ne reconnaît plus aucun principe religieux ni métaphysique. Les Droits de l'Homme et du Citoyen ? Mais ils n'ont été formulés que dans une ambiance saturée de déisme. Ils faisaient partie d'un système de la nature, qui valait ce qu'il valait, mais qui avait du moins le mérite d'exister. Il n'existe plus aujourd'hui. La morale du devoir telle que Kant l'a formulée ? Mais il faudrait, pour pouvoir enseigner sa morale, croire à sa philosophie, et personne d'entre nous n'y croit. Ce que l'on en retient d'ordinaire, c'en est la partie destructive et critique, à l'exclusion de sa partie constructive, qui est précisément la morale. Que reste-t-il donc ? Encore une fois, rien.
Et tout cela va fort bien, tant que les mœurs implantées dans la société par le christianisme continuent de survivre à la cause qui les engendra. Mais nous atteignons précisément le point où les anciennes vertus chrétiennes, ayant depuis longtemps perdu contact avec leur origine, se corrompent sous nos yeux, où ce sont de « nouvelles mœurs », comme l'on dit, qui s'introduisent, et l'on sait ce que cela veut dire.
116:291
Cela veut dire, en particulier, qu'un État sans morale devient inévitablement un État sans moralité. C'est ce qu'est devenue la France.
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Nous voulons des religieuses dans nos hôpitaux ? Rien de mieux, mais alors commençons par exiger de ces religieuses qu'elles prennent leurs diplômes d'infirmières et acquièrent les compétences nécessaires. Si l'on nous dit qu'elles ne sont pas faites pour ces études, cela voudra dire qu'elles ne sont pas faites pour ces fonctions. Ne nous plaignons plus.
Nous voulons la liberté d'enseignement, et elle est d'importance capitale. Mais alors commençons par prendre l'enseignement au sérieux. Le sacrement de l'Ordre ne confère pas plus la compétence pour enseigner que la vocation religieuse ne qualifie pour soigner les malades. On peut être un excellent prêtre sans être capable d'enseigner les mathématiques, la physique, la biologie, l'histoire, ni même le latin.
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Il y a des choses, et ce n'est pas la pensée qui les crée. Il y a un ordre des choses, et ce n'est pas la pensée qui le décrète. Il y a des choses de valeur différente, et ce n'est pas la pensée qui en décide. La fonction de la pensée, et elle est grande, est de connaître les choses, de discerner l'ordre, de reconnaître les valeurs. Je ne dis pas qu'il faut adhérer au réalisme pour que la France vive, mais que le réalisme est vrai et que, parce qu'il est vrai, il offre aux Français, en les mettant en face d'un ordre des choses indépendant des fantaisies individuelles, la possibilité de s'unir et de s'accorder.
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Vertus intellectuelles de sagesse et de science, vertus morales de prudence, de force, de tempérance et de justice, toutes ont été enseignées pendant des siècles aux jeunes Français ; ce sont elles qui ont fait la France, et la France est en train de se corrompre parce qu'elle ne les enseigne plus.
Car on ne les enseigne plus. Je me souviens, faisant partie d'un jury de Licence en philosophie pour le Certificat de morale, d'avoir été aimablement invité à poser une question. Non sans bien des scrupules, je demandai ce que voulaient dire les mots de « vertu » et de « vice ». Le malheureux candidat fut atterré. Il s'attendait à une question sur le régime matrimonial des Cannibales Boudjos, sur le potlatsch ou sur tout autre us ou coutume des tribus africaines, et j'allais parler de vieilleries comme la vertu ! Ce n'était pas de jeu.
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Le premier des « Droits de l'Homme », c'est d'être reconnu dans sa dignité d'homme et d'être élevé en homme. S'ils le veulent, les incroyants peuvent collaborer avec nous sur ce terrain sans inquiétude ni arrière-pensée. Les droits de l'homme nous sont beaucoup plus chers qu'ils ne le sont à eux-mêmes, car ils ne se fondent pour eux que sur l'homme, qui les oublie, au lieu qu'ils se fondent pour nous sur les droits de Dieu, qui ne nous permet pas de les oublier.
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D'abord restaurer en France l'enseignement des Humanités. -- Eh, quoi ! Le grec et le latin ; c'est avec cet émollient ranci que vous voulez guérir la France ! -- Je ne nie pas qu'il y faille autre chose, mais il y faut d'abord cela et je ne suis pas sûr qu'on en apprécie exactement l'importance.
Il s'agit ici de tout autre chose que d'une querelle pédagogique. Les Humanités sont, dans notre histoire, un facteur intellectuel et moral constant, le seul qui ait jamais été commun aux catholiques, aux protestants, aux juifs et aux incroyants. La mystique de saint Bernard est nourrie de Cicéron ; la morale de saint Thomas est nourrie d'Aristote ; celle de notre Renaissance est nourrie de Sénèque ; le culte des vertus romaines traverse toute notre histoire et inspire, après les tragédies de Corneille, celle de la Révolution française ; ce que l'on est convenu d'appeler le « romantisme » de Victor Hugo, ou celui d'Hector Berlioz, est plein de Virgile. Allons-nous couper court à cette tradition et rester encore ce que nous fûmes ? Nous n'avons pas le choix : il faut maintenir la tradition ou accepter de devenir autres, c'est-à-dire autre chose que ce que l'on a toujours appelé des Français.
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Je ne sais pas si les Chinois doivent apprendre le latin, ni si les Japonais ont intérêt à apprendre le grec, bien que j'aie une forte tendance à le croire, mais je sais qu'il est indispensable à l'élite de notre pays d'avoir étudié l'un et l'autre. Je ne dis pas non plus qu'il faille n'apprendre que le latin et le grec ; la science de notre temps fait partie de notre humanisme, comme celle du temps de Périclès faisait partie de l'humanisme grec. Je ne dis surtout pas qu'il ne faille pas apprendre aussi les langues étrangères vivantes ; je prétends, au contraire, messieurs les défenseurs des Humanités modernes, que c'est nous, nous qui avons fait du grec et du latin, qui savons aussi l'anglais, l'allemand, l'italien et quelques autres langues, tandis que vous ne les saurez jamais comme nous les savons. Et vous ne saurez même pas, et vous ne savez surtout pas le français.
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Les temps modernes se font gloire, et ils ont raison, d'avoir inventé les sciences de la nature ; les temps anciens, rendons-leur cette justice, ont inventé la science de l'homme, et si nous voulons maintenir l'homme à la place qui lui revient dans la nature : la première, nous ne le ferons jamais sans revenir à ceux qui la lui ont assignée. Ce qu'ils ont dit de l'homme est inséparable de la manière dont ils l'ont dit ; leurs pensées sur la vie, sur la morale, sur les biens et les maux, sur les vertus et les vices, ne prennent toute leur force de persuasion que lorsqu'elles s'expriment comme eux-mêmes les ont exprimées. On ne connaît pas plus les Grecs et les Romains que les Anglais sans savoir leur langue et c'est à la source de notre morale française commune, de notre goût français commun, que nous remontons en remontant jusqu'à eux.
Il faut donc en prendre son parti. Socrate n'a pas inventé l'électricité, mais il a inventé les définitions de concepts ; Platon et Aristote n'ont pas découvert la télégraphie sans fil, mais ils ont découvert la science, la justice, la modération et l'amitié ; Cicéron n'a probablement rien inventé du tout, et Sénèque pas grand-chose, mais ils ont formulé ces inventions morales en termes si parfaits, que leurs mots, leurs expressions mêmes, sont passés dans notre langue et que nous ne pouvons plus séparer ces découvertes des formules qu'ils en ont données.
Bref l'enseignement de la morale antique et la culture du goût antique par l'enseignement et la culture des Humanités ont toujours été, et restent aujourd'hui même, l'instrument d'unification, le facteur d'unité le plus puissant dont dispose la nation française. C'est la seule pédagogie commune qui puisse rester aujourd'hui à la disposition de tous, catholiques, protestants, juifs ou incroyants.
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Les catholiques n'en admettront jamais d'autre pour la formation de leur élite. Ils ont hérité de Cicéron par saint Ambroise, de Sénèque par Roger Bacon et d'Aristote par saint Thomas d'Aquin. Possesseurs légitimes de ce magnifique héritage, on ne leur fera plus lâcher prise, et les anticléricaux le savent si bien, qu'une grande partie de leur hostilité contre les Humanités n'est que le revers de leur hostilité contre l'Église. Comme la métaphysique, le latin est « réactionnaire », car il sert à lire saint Thomas.
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Mais il n'y a pas que les incroyants qui aient là-dessus quelques réflexions à faire ; les catholiques peuvent aussi se demander s'ils comprennent bien l'importance que présente pour eux la question. Combien y en a-t-il parmi eux qui sachent pourquoi l'Église est si résolument en faveur des études classiques ? Combien d'entre eux s'y résignent comme à une sorte de tradition, que l'on accepte comme telle, mais sans oser en chercher la raison d'être ?
Elle existe pourtant, et c'est que la grâce présuppose la nature. Pour restaurer l'ordre naturel, il faut une nature à restaurer ; pour sauver l'homme, il faut un homme à sauver. Or, cet homme, ce n'est ni Descartes, ni Newton, ni Einstein qui nous enseignent à le connaître, mais Socrate, mais Platon, mais Aristote.
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Que les Français soient divisés sur la manière d'administrer la France, c'est naturel, et les groupes politiques trouveront toujours dans ces divergences leur raison d'être ; mais que les Français ne s'entendent même plus sur un minimum de sens à attribuer au mot France, c'est là un péril grave, celui dans lequel nous nous trouvons aujourd'hui, et rien n'y portera remède, sauf un redressement intellectuel et moral qui exigera de la patience et prendra du temps. Je n'ignore pas que le temps presse, mais s'il n'y a pas d'autre voie qui conduise où nous voulons aller, c'est la plus courte, et toutes les autres sont trop longues, si elles conduisent autre part.
Il faut donc en prendre son parti. Nous voyons aujourd'hui dépérir sous nos yeux une certaine idée de l'homme dont la France a vécu depuis ses origines. Mieux il a compris que l'Église avait inculqué cette idée aux Français, plus le régime s'est efforcé, en haine de l'Église, de la combattre par tous les moyens et de ruiner l'enseignement qui l'entretenait dans les esprits.
Considérer cette entreprise de démoralisation systématique de la France comme un incident académique sans portée réelle, accuser ceux qui dénoncent ce péril comme des attardés qui veulent sauver un pays par des programmes scolaires, c'est montrer que l'on est gravement atteint soi-même du mal dont on cherche le remède. Et si des catholiques prennent ces choses à la légère, ils sont doublement coupables, car ils ne se résignent pas seulement à la disparition de ce qui donne son sens au mot France, mais ils acceptent aveuglément de se voir engagés, eux et leurs enfants, dans un ordre politique et social où il leur sera impossible de vivre en catholiques.
C'est justement pourquoi la lutte scolaire contre l'humanisme antique est autre chose, et beaucoup plus, qu'une lutte scolaire. Sa persistance à travers l'histoire de la Troisième République n'est pas sans avoir une signification profonde, qui justifie l'importance que j'attache à la question. Il ne s'agit pas de dire que l'on doit savoir le latin pour être sauvé, ni que l'on ne peut pas être un honnête homme sans savoir le latin.
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La question est tout autre. Il s'agit de savoir si la haine tenace qui s'est exercée contre les études latines s'adressait au latin ou aux idées que le latin véhicule ? Il faut que ce contre quoi l'on s'acharnait ait une importance réelle, pour que l'on ait mis tant de passion à le détruire.
Pour le voir, rien de plus instructif que de lire l'article de M. Léon Blum dans la *Revue des Deux-Mondes :* « Quarante ans de guerre aux études classiques. » En racontant cette guerre, qu'il déplore, l'auteur ne cesse de se poser et reposer la même question : en somme, quels arguments apporte-t-on contre ces études ? Car c'est un fait que personne n'en a. Ou bien ceux que l'on apporte sont si palpablement absurdes que personne n'a pu les prendre vraiment au sérieux. Bien plus, nous voyons constamment, dans cette histoire, des ministres qui avant d'être au pouvoir, s'étaient montrés partisans zélés et éclairés des études classiques, parfois leurs ardents défenseurs, mais qui les trahissent dès qu'ils sont au pouvoir. Le prétexte ? Il paraît que le latin n'est pas *démocratique !* Et M. Blum de se perdre en conjectures pour se demander ce que cela peut bien signifier ?
Quelque chose de fort précis, me semble-t-il, mais il faut avoir le courage de chercher la réponse où elle est.
On cherchera vainement à la lutte contre les Humanités une autre cause que celle-là : la haine du latin, c'est la haine de tout ce que le latin représente, et d'abord de l'Église. Catholiques, croyez-en vos adversaires ; ne négligez pas comme une question secondaire cette entreprise qu'ils ont poursuivie pendant tant d'années avec un redoutable esprit de suite ; il faut que cette arme entre vos mains soit bien redoutable, pour qu'ils aient mis tant de passion à vous l'arracher.
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Cherchant un terrain de collaboration entre catholiques et incroyants que n'aveugle pas une haine totale de l'Église, j'ai proposé la restauration de l'idéal humain transmis à la France par l'Antiquité, grâce à l'Église. Si celui-là ne convient pas, que l'on en trouve un autre. Mais quel autre trouver ? Car il n'y va pas seulement de l'avenir de la France, il y va de celui de l'Europe, de celui des deux Amériques et peut-être de plus encore.
Y aura-t-il des catholiques et des Français de bon sens pour travailler ensemble à cette œuvre ? Je l'ignore, mais je crois qu'elle s'impose.
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L'enseignement libre n'a d'autre force que sa liberté, mais il ne songe pas assez à en faire usage ; on dirait plutôt parfois qu'elle lui pèse et qu'il aspire à la perdre. Son ambition, bien qu'il ne soit pas d'État, semble se limiter à faire tout ce qu'il serait obligé de faire, s'il était d'État.
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Que les programmes de nos écoles aient à tenir compte des programmes officiels, rien de plus clair, puisque beaucoup de leurs élèves auront à passer les examens de l'État ; mais en tenir compte n'est pas s'y asservir ; et d'ailleurs, il n'y a pas que les programmes, il y a la manière de les préparer. Tout enseignement chrétien suppose une pédagogie chrétienne ; cette pédagogie a existé dans le passé ; qui se soucie d'en écrire l'histoire, de l'enseigner, d'en recueillir les leçons pour l'adapter aux besoins de notre temps ? Où étudie-t-on la manière de cultiver les humanités dans des collèges chrétiens, en joignant au souci de la forme celui de l'éducation morale ?
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Qui se préoccupe d'user du grec et du latin pour familiariser nos élèves, en même temps qu'avec Homère ou Virgile, avec les Pères de l'Église grecque ou latine ?
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Qu'est-ce qu'un ministère d'union nationale ? C'est un ministère d'anticléricaux, qui fait appel au dévouement des catholiques pour l'aider à tirer la France du péril où l'anticléricalisme l'a mise, et, l'en ayant tirée, continuer de les persécuter.
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Ne croyons pas qu'un catholique qui entre dans l'Enseignement de l'État y fasse pénétrer le catholicisme avec lui. Celui qui se dévoue à l'enseignement libre, dans une école, un collège ou une Université catholique, aura le devoir et la joie d'y enseigner en catholique ; cette joie sera la plus grande consolation qu'il puisse espérer de ses sacrifices ; il l'aura méritée, mais que l'autre ne prétende pas l'avoir : il ne l'aura pas, parce qu'il n'y a pas droit. Une école catholique est faite pour donner un enseignement catholique ; une école de l'État est faite, en principe, pour donner un enseignement qui soit neutre ; si vous y entrez, vous devrez observer la règle du jeu. Mais, direz-vous, les autres ne l'observent pas ! Justement : vous, catholique, l'observerez, pendant que d'autres ne l'observeront pas, et c'est pourquoi la partie ne sera jamais égale entre vous et vos adversaires. Eux peuvent dire qu'ils ne croient à rien, parce que cela est rationnel, objectif et neutre, mais vous ne pouvez pas professer en classe qu'il faut suivre l'enseignement de l'Église, parce que ce serait une atteinte « intolérable » à la liberté de conscience des enfants et des familles qui vous les confient.
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Je ne vous dis donc pas de ne pas entrer au service de l'État : j'y suis moi-même ; je vous demande simplement, si vous y entrez, de ne pas décorer votre activité du titre d'apostolat catholique, car vous serez un catholique professeur, mais non pas un professeur catholique, et ce n'est pas la même chose.
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Nous ne nous marions pas comme les autres, puisque nous ne sommes pas encore mariés lorsque l'État estime que nous le sommes et que nous le serions encore alors même qu'il serait prêt à dire que nous ne le sommes plus. Nous ne vivons pas comme les autres, car d'un pays où la pornographie fait vivre tant de journaux, où le nudisme déborde des théâtres aux baraques de la foire, où les crimes les plus crapuleux sont quotidiennement acquittés par des jurys d'honnêtes gens jugeant en leur âme et conscience, où toutes les formes d'exploitation industrielle, commerciale, bancaire, s'étalent au grand jour, on pourra dire tout ce que l'on voudra, sauf qu'il représente, même approximativement, l'image d'une société chrétienne. Mais le plus grave de tout, c'est que, ne vivant pas comme les autres, nous ne pensons pas non plus comme eux.
Cela est le plus grave, parce que, de toutes les coupures, c'est la plus profonde. Le désordre moral n'est pas le privilège de notre époque ; il y en a toujours eu, même au Moyen Age, mais il était jadis considéré comme un désordre, au lieu qu'il est en passe de devenir l'ordre d'aujourd'hui. Ce n'est pas le fait qu'il ait lieu qui doit nous frapper, c'est le fait qu'il réussisse progressivement à se faire légaliser.
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126:291
On peut poser comme une loi philosophique historiquement vérifiable qu'il y a corrélation nécessaire entre la manière dont on conçoit le rapport de l'État à l'Église, celle dont on conçoit le rapport de la philosophie à la théologie et celle dont on conçoit le rapport de la nature à la grâce.
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Le désordre envahit aujourd'hui la chrétienté ; il ne cessera que lorsque la dogmatique aura retrouvé son primat naturel sur la pratique.
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S'il était admis que la pastorale pût impunément se passer de dogmatique, le pire ne serait plus à craindre, il serait arrivé.
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En tout temps, quel que soit l'état des connaissances humaines, la démarche du théologien reste la même : elle ne consiste pas à découvrir Dieu à partir de la science, mais à partir de la parole de Dieu pour connaître Dieu.
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Saint Thomas n'a pas interprété la parole de Dieu à la lumière de la science de son temps ; il a interprété la science de son temps à la lumière de la parole de Dieu.
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Les signes sont sur le mur.
Dissolution de la foi au sein des Églises.
127:291
Disparition quasi complète de la morale dans les sociétés civiles où nul ne sait plus comment en formuler les règles, ni au nom de quel principe les prescrire.
Généralisation du cancer de l'érotisme, cet infaillible signe avant-coureur de toutes les décadences.
Comment n'y aurait-il pas quelques solitaires pour méditer en silence sur ce qu'annonce de maux à venir la ruine d'une civilisation millénaire qui semble oublier que la science même, qui fait sa juste gloire, ne survivra pas à la perte de la sagesse ?
Étienne Gilson.
============== fin du numéro 291.
[^1]: -- (1). Ne pas confondre avec un ouvrage au titre voisin : *Réalisme thomiste et critique de la connaissance,* paru chez Vrin en 1939, réédité en 1947. *Le réalisme méthodique* a paru chez Téqui s. d. (je crois en 1936 ou 1937) et il a complètement disparu. Même chez Téqui aujourd'hui, on ignore jusqu'à son existence, malgré les trois (au moins) éditions successives que l'on en a faites. C'est un volume de 104 pages dans la 3^e^ édition dont j'ai sous les yeux mon exemplaire acheté en 1942. Il a même disparu, après y avoir figuré, de la nomenclature des œuvres de Gilson que Vrin donne en deuxième page couverture. Disparaître ainsi pour quelques années, quand ce n'est pas pour quelques siècles, est le sort mystérieux de quelques-uns des plus grands ouvrages de l'esprit. Sans méconnaître aucunement la haute qualité du volume *Réalisme thomiste et critique de la connaissance,* je tiens ce livre, dont je répète le titre exact et complet : *Le réalisme méthodique* (et je répète : Téqui s. d.) pour l'un des plus grands et des plus INDISPENSABLES ouvrages d'Étienne Gilson. Il arrive que l'indispensable devienne introuvable : quand c'est l'eau et le pain, c'est la mort physique ; quand c'est la vérité, c'est la mort des civilisations. -- Pour en revenir à la nomenclature des œuvres qui figure dans le volume des *Constantes philosophiques de l'être,* il apparaît que la Librairie Vrin ne mentionne plus désormais que celles qui ont paru chez Vrin. Du vivant de Gilson, l'usage était différent, chaque volume comportait aussi la mention des ouvrages parus chez d'autres éditeurs. Le changement d'usage est fort regrettable : Vrin étant, quantitativement et qualitativement, le principal (et de très loin) éditeur de Gilson, les livres parus ailleurs risquent de tomber dans l'oubli. Il en est pourtant d'importants. Outre *Le réalisme méthodique,* disparu et ignoré, il faut signaler surtout *Pour un ordre catholique,* 246 p., Desclée de Brouwer s.d. (*imprimatur* de 1934) ; *La philosophie au moyen âge,* première édition 1922, deuxième édition 1944, « deuxième édition revue et augmentée », 782 p., Payot 1952 ; *Le philosophe et la théologie,* 260 p., Fayard 1960.
[^2]: -- (2). Il serait plus exact de dire : *l'invasion de l'athéisme marxiste, principalement sous sa forme communiste.*
[^3]: -- (1). « Sunt autem sex transcendantia, videlicet esse, res, aliquid unum, verum, bonum quae re idem sunt, sed ratione distinguuntur. » Thomas d'Aquin (pseudo), *De natura generis*, cap. 2
[^4]: -- (2). Saint Thomas d'Aquin, *Contra Gentiles,* lib. 1, c. 14, § l.
[^5]: -- (1). Les remarques ici proposées se rapportent à l'article du P. A. M. Dubarle, O.P., « La signification du nom de Iahweh », dans la *Revue des sciences philosophiques et théologiques,* 34 (1951), pp. 3-21. Il m'a semblé inutile de multiplier les références particulières ; elles auraient donné l'aspect d'une polémique à ce qui ne veut être qu'une réflexion sur un sujet d'ailleurs immense.
Le texte cité ici se trouve dans le commentaire de saint Thomas sur Denys, *De divinis nominibus,* éd. C. Pera, Marietti, 1950, § 22.
[^6]: -- (2). *Op. cit.,* 610.
[^7]: -- (3). *Contra Gentiles,* 1, 25, § 7.
[^8]: -- (4). E. Gilson, *Philosophie et incarnation selon saint Augustin,* Montréal, Institut d'Études Médiévales Albert le Grand, 1947.
[^9]: -- (5). En faveur de cette concordance « en profondeur », notre philologue observe (p. 18, n. 24) : « C'est ce que rappelait récemment E.L. Mascall, dans *Existence and Analogy,* 1949, pp. 12-15. M. Mascall est prêt à concéder que la réponse divine à Moïse pourrait être un refus et non une révélation. Mais il note en même temps que l'Ancien Testament donne une idée positive de la toute-puissance et de la transcendance divine. » C'est là pour moi un de ces livres qu'on se propose longtemps de lire sans trouver l'occasion de le faire. Il me semble pourtant que mes réflexions vont dans le même sens que celles de l'auteur. La réponse divine à Moïse pourrait être un refus *et* une révélation. *Polysema sunt biblia sacra,* et non seulement les livres de l'Écriture, mais souvent aussi les autres. Comme je demandais un jour à Bergson si la première phrase du *Discours de la méthode* était sérieuse ou ironique, il me répondit qu'elle avait simultanément trois sens, tous vrais mais étagés en profondeur selon les trois publics avec lesquels un philosophe a généralement affaire. Pour le plus superficiel, c'est un bon mot : chacun s'estime assez intelligent, et pas plus sot qu'un autre. Un peu plus profond, c'est une banalité : les jugements de bon sens ne sont le privilège de personne. Tout au fond : le droit usage de la raison, suivant la méthode mathématique, rend tous les hommes également capables de découvrir ou comprendre la vérité. La révélation divine s'adresse à beaucoup plus que trois publics. Les philologues y ont leur accès propre ; ils en gardent même l'entrée, comme de bons *janitors,* mais la porte n'est pas l'édifice ; passé la porte, il doit être permis de le visiter.
[^10]: -- (6). *Summa theologiae,* Ia q. 2, a. 9, fin de la réponse à la question.
[^11]: -- (7). Le commentaire marginal de la Bible de Jérusalem au passage controversé me semble à cet égard parfaitement équilibré. L'équilibre était pourtant difficile à obtenir. Selon ce commentaire, si l'on suit l'interprétation théologique traditionnelle, « le nom Yahweh, *Il est,* affirme, sinon explicitement l'Être absolu de Dieu, tel que la philosophie et la théologie le définiront plus tard, du moins déjà son existence sans restriction (qu'on opposera au *néant* des autres dieux). Jésus se désignera par la même expression, *Je suis,* cf. Jean, 8, 24 ». Notons seulement que, même en ce commentaire si sage, on sous-entend sous *Je suis,* le sens de Je suis *le vrai Dieu.* Et il y est sans doute, mais *Je suis* signifie, d'abord et immédiatement, *Je suis.* L'homme ne dispose que du langage pour exprimer la pensée, et c'est un truchement bien imparfait. Faute de compétence philologique, je m'interdis de m'engager sur ce terrain, mais il ne manque pas d'hébraïsants pour favoriser la traduction reçue. Voir, par exemple, la conclusion suivante de l'un d'entre eux : « With my investigation into the syntax of the passage I hope to have demonstrated, that far from being problematical, the "existential" interpretation of the passage is the only natural and syntactically correct exegesis. » E. Schild, « On Exodus III, 14 : « I am That I AM*. *» *Vetus Testamentum* 3 (1953) 296-302. Les traductions proposées par E. Schild sont : « I am (the) one who is, -- or : I am He who is. »
[^12]: -- (8). J'ai rassemblé ailleurs les témoignages les plus frappants connus de moi sur le sentiment, alors si généralisé, que la révélation judéo-chrétienne représentait une avance sur les conceptions philosophiques du monde et de l'homme connues des anciens. Bien loin d'avoir l'impression de contracter une dette envers la philosophie, les premiers penseurs chrétiens trouvèrent souvent dans l'Écriture la seule réponse satisfaisante aux problèmes philosophiques qu'ils s'étaient longtemps posés. Cf. *History of Christian Philosophy in the Middle Ages,* Random House, New York, 1954, pp. 11-51 and 555-578.
[^13]: -- (9). Nous ne faisons ici que retrouver, en y souscrivant sans réserves ; les vues si justes plusieurs fois développées par le R.P. M. D. Chenu, O.P., par exemple dans *St Thomas d'Aquin et la théologie,* Éditions du Seuil, 1959, pp. 3437. On trouvera dans ces pages tous les éléments inclus dans la structure de la théologie comprise à la manière de saint Thomas d'Aquin. Cette théologie, y est-il dit, « émane » de l'Évangile ; la « science théologique » naît de la parole de Dieu, « au-dedans de cette foi ». C'est le seul point de vue d'où la théologie thomiste soit intelligible.