# 292-04-85
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*CE numéro d'avril de la revue doit, sauf événement extérieur, grève ou cataclysme, paraître normalement à sa date. J'ai eu le loisir d'en achever la préparation.*
*Une intervention chirurgicale qu'il n'était plus possible de différer davantage m'empêche maintenant de travailler pendant un ou deux mois. Que le lecteur veuille bien excuser cette perturbation et les retards qu'elle entraînera dans la parution des numéros suivants : je n'ai jamais eu et je n'ai toujours personne qui puisse m'y suppléer. Cette interruption, notez-le, sera la première depuis vingt-neuf ans.*
*Les numéros ainsi retardés de la revue paraîtront, s'il plaît à Dieu, avec la numérotation et la date qui leur revenaient, mais avec un ou deux mois de retard. C'est-à-dire que, sauf imprévu supplémentaire, le numéro de mai risque de paraître seulement en juillet, celui de juin en août, l'habituel numéro de* «* juillet-août *» *en septembre. Et ainsi l'habituel numéro de* «* septembre-octobre *» *se retrouvera comme d'habitude en octobre, le retard rattrapé. Finalement vous n'aurez, je l'espère, rien perdu pour attendre.*
J. M.
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## CHRONIQUES
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### J'accuse le CCFD
par Claire Battefort
#### I. -- Où va l'argent des catholiques
Le CCFD est le « Comité catholique contre la faim et pour le développement ». Par la volonté des évêques, il a chaque année la quasi-exclusivité des quêtes de carême qui sont, comme on le sait, les plus généreuses de l'année : 54 millions de francs lourds pour le seul CCFD pendant le carême 1983.
Le CCFD est suspect. Il est accusé ([^1]). Nous avons fait notre enquête ([^2]).
\*\*\*
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Pour le CCFD, le « développement » dans le monde, c'est le développement... du collectivisme. Le modèle ? -- La révolution marxiste du Nicaragua qualifiée par le CCFD de « *révolution la plus généreuse de notre temps *» (40.000 morts !) ([^3]) et d' « *expérience phare pour tous les peuples d'Amérique latine *» ([^4])*.*
Autre modèle : l'O.L.P. : « *jeune État* (*sic*) *dynamique et moderniste auréolé de plus de 40 ans de guerre contre Israël *» ([^5]).
Ou encore, les grèves chez Citroën et Talbot : « *Ce qui a été possible dans les grandes usines automobiles servira d'exemple et de référence à tous les travailleurs immigrés. *» ([^6])
Car la Révolution est prioritaire : « *On accepte toutes les formes de conciliation dès lors qu'elles n'atteignent pas la dignité des peuples et les droits de la révolution. *» ([^7])
Une fois la révolution faite, tout va bien, comme au Cambodge où le CCFD constate que « *la vie reprend ses droits *»*,* on y assiste à un « *relèvement spectaculaire *» ; et le CCFD d'ajouter : « S'il est vrai que le Cambodge et les Cambodgiens reprennent vie, ce n'est pas pour autant qu'ils considèrent comme réglée leur situation politique. La présence vietnamienne, *même si elle est discrète,* n'est pas acceptée de gaieté de cœur par la population. » ([^8])
Outre la Révolution, quelles sont les solutions préconisées par le CCFD au difficile problème de la faim et du sous-développement ? Il y en a trois principales :
1\) *La réforme agraire.* « *Pour que la terre soit à tous *» est le slogan privilégié du CCFD que l'on retrouve sur toutes ses affiches et documents ; de même, le CCFD développe abondamment toutes les théories dialectiques qui visent à partager le monde en deux camps irréconciliables :
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« *Il existe deux types d'agriculture : celle qui veut répondre aux besoins alimentaires de toute la population, et celle qui est conçue pour créer le plus de profit possible. *» ([^9])
2\) *Le pacifisme* (à sens unique naturellement).
Le CCFD, à propos de l'armement, parle de notre conscience « *scandalisée par de telles folies au moment où l'humanité n'a pas de quoi répondre à ses besoins essentiels et où des pays pauvres consacrent d'importants crédits à leur équipement militaire *» ([^10])*.* Il est vrai qu'il peut paraître absurde que des pays au bord de la misère ou de la faillite consacrent parfois la plus grande partie de leur budget à l'armement mais c'est oublier qu'une révolution ruine plus sûrement un pays qu'un budget militaire bien compris. Le CCFD est d'ailleurs étrangement silencieux sur le Nicaragua qui a fait passer, depuis sa révolution, son potentiel militaire de 8.000 à 60.000 hommes !
3\) « *Un nouvel ordre mondial *»*.*
La troisième solution proposée par le CCFD pour aider les peuples à se développer, c'est le mondialisme. Ce mondialisme ne se situe pas seulement sur le plan économique mais aussi sur le plan politique par une sorte d'internationale de la révolution. Mais lorsque le CCFD préconise ce qu'il appelle un « nouvel ordre mondial », il est inquiétant de voir qu'il prend pour modèle des orfèvres en matière de faillite économique tels le Mexique : « Vigoureux partisan d'un nouvel ordre économique international, le Mexique se présentait rapidement comme le défenseur des peuples d'Amérique centrale et des Caraïbes, et sa diplomatie s'opposait alors résolument à celle des États-Unis... » écrivait le CCFD ([^11]). Comme l'écrivait J.F. Revel : « L'objectif du tiers-mondisme est de mettre en accusation et, si possible, de détruire les sociétés développées.
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Le succès paisible impliquerait une révision douloureuse de l'idéologie tiersmondiste elle-même, qui n'a guère de chance de se produire tant que le communisme conservera quelque force et le socialisme quelque crédit. » ([^12])
\*\*\*
Une certitude apparaît : le CCFD n'est pas l'organisme que l'on croit, un organisme humanitaire de secours aux affamés. C'est un organisme qui participe en fait à la déstabilisation de l'Occident et à la socialisation du Tiers-Monde.
Il est donc scandaleux de constater les faveurs exceptionnelles dont bénéficie le CCFD de la part des autorités politiques et religieuses :
-- religieuses : grandes réunions publiques dans les grandes villes de France avec la participation de nombreux évêques, quête de carême obligatoire...
-- politiques : en 1983 ; le CCFD a obtenu près de 15 millions de francs de subvention de la CEE, soit incomparablement plus qu'aucune autre « ONG » (organisation non-gouvernementale).
Le CCFD trompera-t-il encore longtemps des milliers de bénévoles et de donateurs bien intentionnés ?
#### II. -- Le financement du CCFD par la CEE
Cette note est établie à partir du « rapport de la Commission des Communautés Européennes sur la coopération avec les ONG européennes s'occupant du développement, notamment dans le domaine des cofinancements » (budget 1982) ([^13]), et de l' « Index des projets 1982 » du CCFD ([^14]).
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La contribution de la C.E.E. aux ONG françaises représente, pour l'année 1982, 18 % des dons à l'ensemble des ONG européennes (4.637.466 ECU sur 26.919.629) ([^15]).
Parmi les 22 ONG françaises, le CCFD en obtient 27 %, soit 1.246.587 ECU, ce qui représente 18,5 % de son budget ([^16]). A cela il convient d'ajouter 1.048.018 ECU donnés au CCFD au titre de l'Aide d'urgence à la Pologne ([^17]).
Ce qui porte l'aide de la CEE au CCFD à la somme de 15.056.093 FF, soit 1 milliard et demi de centimes ([^18]).
Or, il faut noter ceci : la directive sur le cofinancement des ONG par l'Europe précise d'une part que la moyenne des projets est de 70.000 ECU ; d'autre part, que ce n'est qu'à titre exceptionnel qu'elle peut atteindre 120.000 ECU.
Le CCFD présentait 20 projets dont 12 seulement sont inférieurs à 70.000 ECU. C'est donc près de la moitié des projets CCFD qui sont délibérément hors règle.
Davantage encore, 3 projets sont au-dessus de 120.000 ECU.
D'après le rapport, 22 ONG françaises ont bénéficié des fonds de la C.E.E. Une seule d'entre elles, le CCFD, accapare 27 % du budget, les 21 autres se partagent les 73 % restant de l'enveloppe, soit 3,5 % de ce budget par ONG.
Mais ce n'est qu'une moyenne car 3 autres des ONG, à elles seules, « ramassent le paquet » :
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-- le CFCF. ([^19]) obtient 760.941 ECU, soit 16,5 % du budget pour 3 projets ;
-- le CICDA ([^20]) obtient 643.175 ECU, soit 13,8 % du budget pour 2 projets ;
-- l'AFVP ([^21]) obtient 403.452 ECU, soit 8,7 % du budget pour 7 projets.
Ainsi 4 ONG ont reçu 66 % des enveloppes des ONG françaises et il reste 34 % du budget pour 18 ONG ; ce qui fait moins de 2 % par ONG.
-- On notera enfin que le CFCF. qui vient directement après le CCFD, obtenant à lui seul 16,5 % du budget a pour secrétaire général *Menotti Bottazi.*
--* *Ce même *Menotti Bottazi* était secrétaire général du CCFD de 1975 à 1983.
-- Le *Comité de liaison* des ONG s'est vu allouer, en 1982, un montant de 145.454 ECU (soit près d' 1 million de FF) pour couvrir ses frais de fonctionnement, ce qui représente 243 % d'augmentation par rapport à sa dotation de 1981 ([^22]).
En 1981 et 1982, *Menotti Bottazi* devient vice-président puis président du Comité de liaison.
On conclura en observant que le CCFD et les organismes directement contrôlés par lui ou dans sa mouvance se taillent « la part du lion » parmi les ONG françaises.
La Commission qui décide de ces attributions a-t-elle vraiment connaissance de l'idéologie militante qui se cache derrière ces organismes ?
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Récapitulatif\
des projets du CCFD\
financés par la CEE :
Page du rapport Montant CEE en ECU Lieu
19 137.214 Bolivie
23 90.379 Cameroun
24 45.709 Chili
26 9.202 Saint-Domingue
28 194.059 Éthiopie
30 9.202 Guinée Bissau
33 246.588 Inde
39 59.827 Liban
39 110.603 Liban
39 35.698 Liban
39 76.278 Liban
40 9.202 Liban
40 9.202 Liban
43 42.042 Mauritanie
43 84.372 Mauritanie
43 9.202 Mexique
50 49.676 Pérou
60 8.250 Vanuatu
64 9.202 Zimbabwe
71 10.679 France
> (sensibilisation opinion\
> publique)
1.246.586
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#### III. -- Le CCFD et la Nouvelle-Calédonie
100.000 F, 700.000 F, 850.000 F, ce sont les sommes consacrées par le CCFD en 1981, 1982 et 1983 (l'index des projets 1984 n'est pas encore paru) à la Nouvelle-Calédonie sous forme de « Formation sociale de base », « Formation de jeunes », « Formation de responsables villageois kanaks », « Formation de base parmi les travailleurs kanaks », « Stage de formation agricole en Afrique », etc.
Si l'intérêt du CCFD pour la Nouvelle-Calédonie va croissant il n'est pourtant pas pour autant suffisant et le CCFD s'en excuse : « Nos ressources humaines limitées ne nous permettent pas une présence régulière dans cette partie du monde. » (...) Mais « aujourd'hui (en 1983) le CCFD veut répondre à cet appel de façon plus significative. De là, notre soutien aux aspirations du peuple kanak de la Nouvelle-Calédonie à son plein développement humain » ([^23]).
Le CCFD est surtout à la pointe de l'événement, si bien que l'on peut même se demander dans quelle mesure il ne crée pas l'événement lui-même, au moins pour une part.
*Le mal, c'est la France*
Le but du CCFD, on le sait, est de soulager autant que faire se peut la faim et la misère dans le monde en aidant au développement des peuples. Les Néo-Calédoniens, ou plus précisément les Canaques souffrent-ils de la faim, sont-ils sans logis, décimés par des épidémies, persécutés, torturés ?
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Non. Plus grave encore : ils souffrent de la France : « *L'importance de la présence française* dans la région, *avec les nombreuses questions qu'elle pose aux populations concernées,* nous a fait prendre conscience progressivement de la responsabilité particulière du CCFD. »
« En effet, depuis plusieurs années nous avons été fréquemment interrogés par les organisations catholiques de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande et par certaines instances des Églises locales, catholiques et protestantes, *inquiètes* du peu de présence et d'engagement de notre organisation *face aux conséquences du rôle de la France dans la région.* Aujourd'hui le CCFD veut répondre à cet appel. » ([^24])
Ainsi, la seule « présence française dans la région » est-elle considérée comme une calamité justifiant une aide d'urgence du CCFD au même titre que les famines d'Éthiopie, le sous-développement de l'Ouganda, la guerre en Afghanistan ou la pauvreté en Amérique Latine.
Pour le CCFD le choix est fait depuis longtemps : il est « anachronique » et « contraire à la notion de droit des peuples » de maintenir une présence française aux antipodes. En novembre 1981, le CCFD se réjouit avec les leaders de l'Union Calédonienne qui viennent de rencontrer M. Mitterrand : « Ils se sont sentis compris et sont rassurés quant à la fidélité de leur interlocuteur à ses propos antérieurs sur l'indépendance. » ([^25])
Et en décembre 1984, la revue du CCFD *Faim/Développement* pouvait annoncer : « La leçon est claire. Le FLNKS devient plus que jamais le seul interlocuteur véritable. Il fait monter la pression pour hâter la négociation. Celle-ci doit désormais partir du point de vue kanak. »
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*La* « *culture kanake* »
Pourquoi l'indépendance ? Pour que la communauté kanake puisse retrouver enfin son identité étouffée par les colons et éventuellement « accueillir » d'autres communautés « Chaque membre du clan trouvait sa sécurité dans le groupe familial et devait, à son tour, partager ses biens avec les autres membres. Cette tradition a été si forte qu'elle est considérée aujourd'hui comme un frein au développement économique. En effet, la notion de production orientée vers la subsistance de la communauté s'insère mal dans la vision du monde occidental fondée sur la recherche individuelle du profit. » ([^26])
C'est en ces termes choisis que le CCFD évoque la culture canaque qui pourtant, lors de l'arrivée des Français, il y a une centaine d'années, en était restée au stade néolithique et à l'anthropophagie. Car si les Canaques connaissent aujourd'hui un niveau de développement et de paix relatifs, c'est dans la mesure où ils ont abandonné certaines de leurs coutumes et où ils se sont laissés imprégner de notre civilisation occidentale et peut-être encore un peu chrétienne.
Cette nostalgie du CCFD pour la culture canaque opposée à la société occidentale laisse rêveur quand on pense que le CCFD prétend aider au « Développement » des peuples.
*Trois questions*
On aimerait d'ailleurs poser trois questions :
1\) Comment le CCFD -- et beaucoup de nos intellectuels -- concilient-ils leur théorie des « Droits de l'Homme » avec la mainmise totale du clan sur l'individu canaque et la négation de toute individualité ?
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2\) Comment peut-on lutter contre la faim et pour le développement en anéantissant au nom d'un retour à leurs coutumes ancestrales les efforts d'une grande majorité de Canaques qui depuis plusieurs générations sortent des guerres tribales pour nourrir normalement leur famille et élever librement leurs enfants ?
3\) Comment peut-on à la fois demander de faire voter les immigrés en France et de leur donner les mêmes droits qu'aux Français, et demander d'exclure du débat politique et de la vie de leur pays les Caldoches sous prétexte que les Canaques étaient là avant eux ?
*Notre mauvaise conscience*
Le vrai « mal » dans cette affaire, ce n'est pas la France, ce ne sont pas non plus les coutumes canaques, pas plus que les malheureux Tjibaou et autres marionnettes formées dans nos universités, c'est bien plus notre mauvaise conscience.
Dans le *Figaro-Magazine* du 8 décembre dernier, M. V. Giscard d'Estaing expliquait sa « solution française » pour la Nouvelle-Calédonie. Et il dit ceci : « *On raisonne comme si les Mélanésiens n'aspiraient qu'à la liberté et à la justice.* On oublie qu'ils aspirent aussi au progrès, et qu'ils se posent la question de savoir si ce progrès sera mieux atteint au travers d'une république canaque ou au sein de la République française. »
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Cette phrase, dont la conclusion pourtant sonne juste, est en réalité spécieuse : il semblerait à l'entendre que la liberté et la justice soient du côté de l'indépendance canaque, et le progrès avec la République française. Comme si la France, c'était la servitude et l'injustice.
Faux raisonnement, typique d'une mentalité qui a conduit la France à douter d'elle-même.
Claire Battefort.
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### Les graffitis
par Georges Laffly
POURQUOI ÉCRIT-ON sur les murs ? Pour se soulager, pour laisser sortir un cri qu'on ne peut retenir, mais dont on se cache. Le graffiti est anonyme, soit par peur du ridicule, soit qu'on veuille faire croire qu'il parle au nom de tous. C'est une manière de s'affirmer sans se montrer. Seuls les sentiments forts poussent à ces inscriptions : le sexe et la politique quand elle atteint la haine ou l'enthousiasme. Mais il faut que les barrières du raisonnable, du convenable, aient cédé, ce qui fait que le graffiti est le plus souvent œuvre juvénile ou populaire, deux catégories où ces barrières sont moins épaisses.
Le seul fait qu'une phrase quelconque soit écrite ainsi, à la sauvette, suggère un interdit social qui s'y oppose. Un décor est mis en place : une tyrannie et l'opposition à cette tyrannie. Le mot de liberté est gravé sur les monuments publics et sur les pièces de monnaie. Personne n'y fait attention. Gribouillé à la craie dans un couloir, il prendrait une tout autre intensité.
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Les graffitis sont spontanés, clandestins, populaires ; voix d'un peuple qui n'ose pas s'exprimer en face, et utilise ce biais. Il est donc très tentant de faire bénéficier des déclarations quelconques de ce triple avantage, suggérant, par le fait même qu'on les écrit anonymement, qu'elles sont l'expression irrépressible et secrète de tout un peuple. Aussi voit-on se multiplier les inscriptions. Mais le génie de l'instant et l'humeur personnelle y ont peu de part. On sent bien qu'elles sont le produit d'une élaboration réfléchie. Ces graffitis-là sont porteurs de messages. Ils veulent convaincre, alors que les graffitis naturels se contentent d'une affirmation insolente.
C'est des messages que l'on s'occupera ici. Non parce qu'ils exprimeraient mieux les rêves et les désirs du public, c'est tout le contraire, mais parce qu'ils ont l'ambition de modifier les esprits. Ils ne traduisent pas des sentiments, des opinions. Ils proclament une morale. Il ne s'agit plus de cris, mais de commandements. Nouvelles tables de la loi, cherchant un mystère et un prestige dans leur anonymat, voulant se donner pour l'expression d'un instinct profond. Mais on est loin de compte. Cependant l'efficacité de ces slogans n'est pas nulle. Ils créent une atmosphère, ils habituent à certaines idées. Plus ou moins vaguement, ils font penser qu'ils représentent l'avenir, parce qu'ils sont anonymes, donc clandestins. Ils méritent attention.
A noter : en règle générale, la brièveté de l'inscription ne permet pas les nuances. Mais ce type d'énoncés a besoin de l'impératif. Il définit le Bien et le Mal avec l'accent de l'infaillibilité.
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D'abord, selon l'usage antique, il fixe le pur et l'impur, ce qui est permis et ce qui ne l'est pas. Des phrases comme « Assez de chimie », -- « Trop de chimie dans l'agriculture » -- établissent l'exigence d'une vraie nature, dont nous nous éloignons, tombant ainsi dans le mal. Cette sensibilité à la corruption des aliments par les engrais industriels, les colorants, les produits conservateurs, est très répandue. Elle l'est tellement qu'on est surpris de la retrouver dans des graffitis.
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La condamnation des artifices industriels pour modifier les aliments, ou de l'injection d'hormones aux veaux, est tout à fait générale et officielle, même si elle n'est pas beaucoup suivie d'effets. On ne compte plus les ouvrages, les journaux spécialisés, les articles consacrés à ce sujet. Et si la répugnance à l'égard de ces pratiques est commune, elle n'est pas si vive qu'elle provoque le graffiti vengeur.
Alors, pourquoi ? Il semble bien que l'utilité réelle de ce graffiti est de nous rappeler que nous vivons dans un monde impur, mauvais, où règne le faux-semblant, le mensonge, l'artifice.
Car il s'agit bien de diffuser une morale, nous en verrons d'autres exemples, mais cette morale n'est pas destinée à être appliquée. Ce serait trop compliqué. Peu de gens vivent des pommes de leur jardin et du saucisson maison. Ce serait trop contraignant. Il suffit a cette morale de dénoncer des coupables (le capitalisme, la « mauvaise » science), et de répandre un peu sur tout le monde cette culpabilité. Après tout, nous sommes complices. La morale des murs ne vise pas la pratique du Bien, mais la diffusion du sens du péché. Elle cultive un sentiment déjà prospère : la certitude d'être trompé, trahi, entouré de mauvaise foi. Nous nous croyons libres, nous ne sommes que des marionnettes manœuvrées par des agents invisibles. Le but est de développer un ressentiment contre le monde où nous vivons, contre nous-mêmes. La haine de soi est une force croissante en France.
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Variante du thème précédent : la peur de la pollution, qui détruit les espèces animales et la végétation, ruine la nature.
La sensibilité à l'égard des animaux est devenue d'autant plus aiguë que l'on vit loin d'eux, mis à part les chiens et les chats, divinités domestiques envahissantes (cet engouement pourrait être attribué au besoin d'avoir près de soi une forme de vie autre que la vie humaine, ce qui n'est pas commun dans les grandes cités). Tout le reste du règne animal nous est devenu étranger, sauf par les images de la télévision, et le succès de ces émissions confirme qu'il y a là un besoin non satisfait.
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Les campagnes contre la mise à mort des petits phoques remuent l'opinion. Là encore, l'émotion va à la haine, comme le montrent des formules comme celles-ci : « Qui a une fourrure sur le dos a du sang sur les mains. » Cette haine s'adresse à tous ceux qui ne respectent pas « la vie innocente », et aussi à la richesse qui permet ce luxe odieux. C'est que les animaux représentent la nature dans ce qu'elle a d'incorruptible. Ils sont infailliblement *naturels,* contrairement à l'homme, « animal dépravé ». D'une certaine manière, ils nous sont donc supérieurs. Nous sommes impardonnables de l'oublier, et d'abuser de notre force, de nos armes et de notre technique. D'où cet autre slogan : « Vivisection, science dévoyée. » Les laboratoires ne sont que des chambres de torture, où on sacrifie des innocents à des curiosités perverses. Léautaud aurait approuvé. Parler de « science dévoyée » semble indiquer qu'il y a aussi une science véritable, honnête, bénéfique, mais on peut se demander s'il y a là autre chose qu'une précaution.
L'extrême sensibilité aux animaux est toute récente, bien plus récente que l'amour de la nature. Elle était impossible dans un monde rural. C'est une réaction de citadins. Privés de la vue habituelle et de la familiarité des animaux, nous leur accordons une nouvelle dignité. L'éloignement les a rendus sacrés. Nous sommes facilement angoissés par la disparition d'espèces que nous n'avons jamais vues, et que nous serions bien en peine de reconnaître. Il est facile de remarquer que notre vocabulaire dans ce domaine s'est appauvri au dernier point. On dit les arbres, les oiseaux, les insectes, étant incapable de nommer les espèces les plus -- répandues.
Avec cela, on vend autant de fourrures qu'autrefois. Ici encore, la morale n'impose pas une action. La condamnation suffit, et l'idée que nous vivons dans un monde abominable.
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L'hostilité à l'armée est aussi un thème majeur : « militarisme = infantilisme », « L'armée pue, tue, rend con ». Dans le genre, je trouve remarquable ceci : « Vive la résistance afghane contre l'armée de l'URSS. » Sans compter que « l'armée de l'URSS » évite l'expression exacte : armée soviétique (sans doute par respect du mot « soviet »), on a au-delà du conflit réel, une représentation mythique des choses : l'opposition entre *armée* et *résistance,* qui relève de l'opposition entre le Mal et le Bien. La violence, la guerre, ne sont pas condamnables en soi (il y a la lutte des classes, les peuples en lutte, etc.). Ce qui est mauvais, c'est la discipline et l'uniforme, la guerre menée par un État. Tandis qu'il convient d'exalter le peuple en armes, le combat informel, la guérilla. Telle est la vision romantique et révolutionnaire qui s'impose à bien des cerveaux. Il ne s'agit évidemment pas ici d'élever un doute sur le bien-fondé du combat des Afghans dont une armée étrangère a envahi le pays. Mais dans la sympathie qui est née à leur égard, ce n'est pas tellement ce fait qui a compté que l'assimilation du combat des Afghans à diverses insurrections (Indochine, Algérie, etc.). Le schéma résiste à toutes les diversités du réel.
Il est certain que l'on rejette ainsi tout ce qui peut subsister encore des règles limitatives établies dans les guerres classiques. Ces règles ne sont plus guère qu'un souvenir. Mais loin de vouloir les restaurer, on les méprise. Il est patent que les crimes de guerre sont reprochés aux armées, jamais aux guérilleros. Ils sont, par position, immaculés. A des traits de ce genre, on voit l'affaiblissement des nations, et l'ascension corrélative des « causes » et des mouvements de masse. Verser le sang peut être innocent, si l'on se réclame de ceux-ci, et ne peut pas l'être quand c'est le fait d'une troupe régulière. La haine de l'armée n'est pas pacifisme.
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« Laiçé révé vau zélaive. » La forme de l'inscription nous rappelle que le refus de l'orthographe fait partie des libérations désirables. Son contenu est du type utopique et poétique : il est entendu qu'un élève n'a rien de mieux à faire que de se laisser aller à ses rêves, ils valent mieux que tout ce qu'on pourrait lui apprendre. Ça a toujours été l'opinion des cancres, et ils ne s'en portaient pas plus mal, mais c'est aujourd'hui l'avis d'un certain nombre d'intellectuels, paraît-il, ce qui change un peu les perspectives. La notion de rêve a grand prestige, et il n'est pas exclu qu'on invoque à la rescousse Freud, Rimbaud et les surréalistes, oubliant que tous ces gens ont eu l'avantage de connaître des écoles où l'on ne rêvait pas.
La niaiserie décourageante de ce graffiti n'est pas une opinion isolée. Elle est partagée à l'intérieur du corps enseignant par une minorité active, par dégoût du métier qu'on exerce. Il est curieux que la volonté de l'instruction étendue à tous ait abouti si vite (un siècle) au mépris de l'instruction. Il y a là derrière, par ignorance, l'idée que l'on ne perdait pas grand chose en éliminant l'héritage du savoir. L'homme ne fait que commencer, la culture aussi, plus un cerveau est en friche, mieux il vaut. Là aussi, la haine se manifeste.
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La volonté pédagogique est un trait essentiel de ces graffitis. Il s'agit d'enseigner le bon chemin, de rectifier les attitudes. Quand on lit : « Souriez, vous n'en mourrez pas », on peut accepter ce bon conseil, on peut être aussi irrité par cette allure de prêche, sentencieuse et sucrée. Il y a dans ces mots un mélange désagréable de commandement moralisateur et d'utilitarisme. Cela peut rappeler le « Keep smiling », souriez, cela est bon pour les affaires.
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Ou, et ce n'est pas plus engageant, on peut penser à l'un de ces bénisseurs et réconciliateurs toujours prêts à expliquer aux agneaux que les loups ont leur bon côté.
D'une façon générale, ce ne sont qu'appels aux embrassades, à la douceur, à la pitié, mais sur un ton insistant. La contrainte n'est pas loin. Les ennemis du Bien ne méritent pas de vivre, on le sait. Sourions donc, pour n'être pas lynchés.
Un certain air pédant enlève tous les doutes sur l'origine populaire de ces graffitis. Impossible d'attribuer au peuple des phrases sottement prétentieuses comme : « L'heure est aux sacrifices ? Sacrifions l'État » ou « les Big Brothers on n'en veut plus ». Il est clair au contraire qu'elles cherchent à souffler au peuple des mots d'ordre. Les radios libres, à leur début, ont servi de relais à ce genre d'auteurs, cela n'a pas duré. Ce n'était pas pour elles le bon moyen de se faire écouter. Et les exclus de l'expression écrite se sont vus aussi couper la parole. Seuls les murs souffrent tout.
Une telle activité montre l'existence d'une tribu de réformateurs saisis par le prosélytisme. Ils ont la certitude de posséder la vérité et le besoin de la faire connaître. Fait commun aux époques où la loi est obscurcie. On ne lui fait plus confiance et partout surgissent les porteurs d'une nouvelle loi, leur révélation personnelle. Prêcher leur semble impératif. Il y a une grande vanité à croire qu'on a ainsi mission d'imposer la vérité, malgré tous les méchants qui défigurent le monde. On suppose que la société est dans l'erreur, mais accessible à la vérité. Elle l'attend. Et les hommes qui ne pèchent que par ignorance ont par bonheur, à côté d'eux, des justes prêts à les sauver. Ce caractère de l'instructeur, du gourou, sûr de son savoir et de son zèle, est assez commun. La France a trouvé sans peine les 800.000 enseignants dont elle estimait avoir besoin. Les qualités qu'on leur demande recouvrent assez bien celles qu'on vient d'évoquer. Chez beaucoup d'entre eux, chez bien d'autres qui ne pratiquent pas ce métier, on trouve la certitude de savoir, et le goût de mener les esprits, s'accordant bizarrement avec la foi dans l'égalité.
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Tous les hommes sont égaux, mais quelques-uns sont faits pour enseigner la vérité aux autres.
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Le public suit mal et ne répond pas, ni ne s'oppose. Soit indifférence, soit qu'il ne sache plus au nom de quoi il pourrait refuser ce qu'on lui apporte. Cette tolérance est faite surtout d'incertitude. On n'est pas assez sûr de ce qu'on croit pour rejeter quelque nouveauté que ce soit, même insane. Il y a d'ailleurs bien des cas où il n'y a pas d'incompatibilité vraie entre la loi commune et le slogan tentateur.
« Métro-boulot-dodo » a connu un vrai succès, par exemple (et c'était une réussite, populaire de ton). Dire que tous ceux qui ont lu cela et s'en sont amusés l'approuvaient, ce serait léger. Il y a des gens qui aiment la vie qu'ils mènent, le travail qu'ils font. Mais aucun d'eux, jamais, n'a rien opposé à ce cri de refus, qui les bafouait. La réaction de notre société est de s'accommoder du slogan, de chercher comment on pourrait le tourner, de répondre à sa demande implicite, bref de le considérer comme légitime. Par exemple, un journal économique écrivait récemment, à propos de jeunes ingénieurs : « Quand on va les voir à l'usine, on se croirait au club Méditerranée. Ils plaisantent entre eux, se baladent dans les couloirs. On ne s'imaginerait jamais qu'ils travaillent. Tout simplement parce que dans leur esprit le temps de travail et le temps de loisir ne représentent que deux facettes d'une même existence, consacrée à réaliser ce qui leur plaît. Ils font une partie de tennis et se remettent ensuite à plancher sur un projet. » (C'est un psychologue qui parle. Voir *France-régions* n° 81.)
Voilà la réponse. L'usine et le club Méditerranée, c'est pareil. Il n'y a plus de contrainte. Comme dans l'Eden ou la cité parfaite, le travail est indiscernable du jeu, un plaisir entre d'autres. Si l'on regarde bien, cet exemple, même s'il est bon, ne peut être généralisé. Aussi loin qu'on puisse imaginer, il y aura toujours des corvées. L'éboueur, le conducteur de train, le surveillant de robot ne pourront jamais interrompre leur travail pour une partie de tennis.
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Il est pourtant clair qu'un effort sera fait pour diminuer la durée et la contrainte du travail, pour le rendre agréable et même amusant. C'est tout simple, on ne peut plus compter sur les réserves d'esprit de sacrifice et de goût de l'effort que les anciennes générations tenaient de la vie rurale (plutôt que du christianisme, qui sanctifie le travail, mais ne le sacralise pas : ce caractère tient aux travaux des champs, où l'homme est à la disposition de la terre).
Le monde technique peut se vanter d'avoir apporté le bien-être et diminué l'effort. Selon ses principes mêmes, il n'a rien à opposer au slogan, et ne le fait pas. Il pourrait parler d'esprit productif, mais il justifie cet esprit par le mieux-être. Ne voyons donc pas dans ce silence une manœuvre de récupération. Il y a accord.
On a vu récemment, sur les Champs-Élysées, une affiche représentant, sur fond d'Arc de Triomphe, des pavés, et entre ces pavés disjoints, du sable. En grosses lettres : « Sous les pavés, la plage. » Le slogan type de 68 servait à lancer un restaurant. Encore un cas qui rend douteuse l'idée de récupération, dont on a abusé. Un passage si facile d'un camp à l'autre, de la contestation à la consommation, trahit des affinités entre ceux qu'on croit adversaires.
Quelques étudiants révoltés se sont retrouvés, dans les années 70, à garder des moutons dans les Causses. Mais plus nombreux ceux qui avaient trouvé place dans les entreprises de publicité, qui elles aussi n'ont que mépris pour le vieux monde et travaillent à changer la vie.
« Sous les pavés, la plage » oppose la nature à la ville. Mais cette nature, c'est le sable, les plaisirs de l'été, non pas la terre des labours. L'opposition est entre le temps du travail (la ville et ses pavés) et celui des vacances. La nature, c'est le domaine des loisirs, le paradis où un citadin n'a rien à faire, puisque ce n'est pas son rôle de suer pour faire pousser les récoltes.
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Cet appel au bonheur, la publicité ne demande qu'à l'accueillir. Et la machine productive tout aussi volontiers. Il n'y a pas d'antinomie. Élévation du niveau de vie, loisirs accrus (et donc nouvelles consommations), c'est un choix qu'elles ont fait depuis longtemps. C'est de très bon cœur qu'elles relèvent les défis comme « métro-boulot-dodo » ou « sous les pavés, la plage ». Il ne faut pas parler de récupération, mais de convergence. L'homme nouveau de l'utopie et l'homme nouveau de la publicité sont frères. Ils ont des désirs communs.
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Mais ils ne s'entendent pas toujours. L'extrême facilité à s'adapter de la publicité et de la machine à consommation leur ont permis de rattraper beaucoup de rêveries utopiques, ou d'en donner des contrefaçons acceptables. L'accord cesse, cependant, lorsque l'utopie n'est plus une version sucrée de la réalité, mais son rejet brutal. Or l'utopie a besoin de cette rupture, pour garder son autonomie. De même, les auteurs de graffitis ont besoin d'une position imprenable, où le réel ne pourra jamais les rejoindre, et ils ont besoin aussi d'accuser et de condamner cette réalité.
On a pu lire, sur la statue de Danton, boulevard Saint-Germain : « Supprimer la mort jusqu'à ce que vie s'en suive. » Ce galimatias garde le souvenir de la promesse chrétienne -- la mort de la mort -- mais c'est un souvenir qui ici ne tient à rien. Ce qui compte, c'est d'évoquer l'impossible. Il ne s'agit que de prendre ses distances, et de créer une mélancolie que rien ne pourra guérir.
Plus étonnants encore, plus vénéneux, ces graffitis : « Éthiopie : ils crèvent pour nous » et : « Éthiopie : ils crèvent pour vous, sales porcs gavés de cadavres et portés par les peaux de bêtes. » Il est évident que les malheureux Éthiopiens victimes de la famine ne meurent pas « pour nous » : ils ne nous connaissent pas plus que nous ne les connaissons, à peine ont-ils été colonisés quelques années, il y a de cela un demi-siècle. Notre économie ne leur emprunte rien. Aucune liaison qui puisse faire de nous des responsables ou d'eux des sacrifiés dans un intérêt commun. Mais la formule chrétienne (la mort pour nous) est toujours forte sur les esprits, même employée à contresens.
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La seconde phrase a quelque chose de délirant dans sa rage. Il s'y mêle une sorte de culte de l'animal, dont il serait criminel de manger la chair (« gavés de cadavres ») et d'utiliser la peau pour faire des chaussures. L'injure « sales porcs » manque pourtant de respect à l'égard de ces animaux.
La violence des deux formules est extrême.
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La morale des murs veut humilier, imposer un sentiment de culpabilité. Il faut croire que chez les différents contestataires -- ceux qui ne pensent qu'à la pollution, les ennemis de l'armée, etc. -- le point commun est ce malaise, sans doute ressenti, mais qu'on désire imposer à tous : la société où nous sommes est insupportable, elle brûle comme la peau du lion brûlait Hercule ; comme lui, ne pouvant nous en séparer, il nous faudrait la détruire, et se détruire avec elle. Y a-t-il eu déjà des sociétés qui se détestent ainsi, et qu'une partie notable de leurs membres ne peuvent admettre ? C'est une question pour laquelle je n'ai pas de réponse.
Georges Laffly.
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### L'Atelier de la Sainte-Espérance
Propos d'Albert Gérard\
recueillis par Yves Daoudal
L'ATELIER DE LA SAINTE ESPÉRANCE est à la fois un lieu d'enseignement artistique et un lieu de production d'œuvres d'art. Son nom fait référence à l'œuvre du Père Emmanuel, au Mesnil-Saint-Loup, qui conduisit Henri Charlier à se fixer dans ce village. L'ATELIER DE LA SAINTE ESPÉRANCE revendique la filiation spirituelle du Père Emmanuel et la filiation artistique d'Henri Charlier. La devise de l'ATELIER est : *Per visibilia ad invisibilia.* « C'est le propre de la Sainte-Espérance de nous détacher progressivement des choses visibles pour atteindre les choses invisibles et en vivre, dit Albert Gérard, le maître de l'atelier. C'est le propre de nos œuvres aussi de passer à travers elles à l'essentiel. »
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On ne s'étonnera donc pas que l'adresse de l'atelier soit la même que celle du CENTRE HENRI ET ANDRÉ CHARLIER Naturellement, il apporte au Centre ce qui relève de sa fonction, puisque l'art a son rôle à jouer dans l'œuvre de réforme intellectuelle et morale du CENTRE CHARLIER Toutefois l'atelier demeure indépendant et veille à garder sa vocation propre.
-- *Albert Gérard, trois ans après la fondation de l'atelier, où en êtes-vous ?*
--* *Depuis la fondation de l'atelier, les circonstances, et les positions que nous avions prises dès le départ, nous ont amenés à une sorte de « défense et illustration » de l'expression plastique. Nous savons qu'actuellement toute certitude, tout « dogmatisme », est suspect. Les grands principes auxquels nous nous référions, et auxquels nous sommes attachés, aussi bien dans notre enseignement que dans nos travaux, nous ont valu au cours de ces années d'être considérés comme des orgueilleux. Par exemple, il y a peu de temps un jeune maître verrier est venu à l'atelier. Au milieu d'un fatras d'entités majusculaires, il nous a lancé en pleine figure « Vous êtes des orgueilleux. »
Pourquoi orgueilleux ? Simplement parce que nous sommes soumis à la réalité des choses et à la Création, ce qui est le grand principe de l'atelier, l'art ne pouvant en sa nature profonde qu'épouser le réel. Ce n'est pas le moindre des paradoxes : celui qui est soumis est taxé d' « orgueilleux » ; au contraire celui qui refuse la réalité des choses, celui qui se rebelle, est considéré comme modeste.
-- *C'est parce que vous voulez imposer votre vérité, à une époque où il n'y a que des opinions...*
--* *Il y aurait orgueil de notre part si c'était *notre* vérité.
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Mais ce n'est pas la nôtre, ce n'est pas davantage celle de nos maîtres Henri et André Charlier, qui n'en ont été que des *témoins* éminents, c'est tout simplement la vérité qui découle de notre foi, laquelle vient de Dieu et s'adresse à tous les hommes. Nous n'avons fait que la *reconnaître,* et l'ayant reconnue nous l'avons *reçue.* Nous ne nous croyons pas assez malins pour être « en recherche » et nous pensons que la foi doit être vécue non pas *en question* mais *en certitude,* ce qui n'exclut pas, bien au contraire, son approfondissement. Nous croyons qu'elle doit comme imbiber toutes nos pensées et tous nos actes ; c'est pourquoi nous nous efforçons à ce qu'elle commande nos travaux, et les inspire.
Il s'ensuit que nos œuvres sont naturellement *figuratives.* C'est ce que l'on nous reproche le plus. Mais, jusqu'à plus ample information, l'homme a été fait à l'image de Dieu. Et nous avons la faiblesse de penser que le meilleur moyen d'appréhender la réalité de l'être c'est encore de se conformer à son image. Le monde est transparence de Dieu comme nos œuvres sont transparence de l'âme. Jean Cocteau disait même que les maisons étaient le visage de l'âme.
Mais cela, qui est évident et simple, paraît aujourd'hui une prétention extravagante. Les artistes, nous dit-on, ne sont plus capables de se confronter à la forme en sa vérité essentielle. Cela était bon pour les anciens, et il est insupportable de vouloir marcher sur leurs traces. Il n'est pas question pour nous de rivaliser avec eux. Nous en sommes parfaitement conscients. Le voudrions-nous que les limites que nous imposent les dons qui nous sont impartis se chargeraient de nous le rappeler. Un jour que je présentais mes dessins à Henri Charlier, celui-ci m'avoua, avec la modestie qui le caractérisait, que les dessins véritablement réussis d'un grand artiste pouvaient se compter sur les doigts de la main. Il rejoignait en cela ce que dit Vincent Van Gogh dans sa correspondance, à savoir que l'art du dessin est une « lutte rude et ardue », comparable au travail qu'il faudrait pour traverser à la lime un mur de fer invisible : un travail de patience qui n'a jamais de fin. « Car, écrit-il, il ne sert de rien d'y frapper fort, on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience. »
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Mais ce n'est pas parce que nous sommes limités que nous devons nous écarter de la voie reconnue et tracée depuis des temps immémoriaux, ni ne point porter notre témoignage, si modeste et insuffisant soit-il. C'est un faux prétexte, chez les peintres d'aujourd'hui, qui cache d'ailleurs souvent une incapacité foncière.
-- *La raison essentielle de cette attitude n'est-elle pas plus grave que ce découragement devant la difficulté ?*
-- L'essentiel est, en effet, que les artistes de notre temps sont atteints par le virus révolutionnaire. Ils sacrifient allègrement à la ligne de force du monde actuel, le mythe du changement, qui est le principe même de la révolution. Le prurit de la nouveauté les démange, ils en sont obsédés à tel point que pas un d'entre eux ne consentirait à renoncer à faire du nouveau à tout prix, et à n'importe quel prix, fût-ce à coups de marteau-pilon comme César dans ses « compressions » que les snobs s'arrachent à millions. C'est ainsi que leur vanité se drape dans le manteau d'une fausse modestie.
Le *jamais-encore-vu* comme critère, qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? La *référence* implique une valeur sûre, un point fixe, en tout semblable à ce Nord dont Péguy disait savoureusement, à propos de la foi, que « les malins voulaient le changer ». Ou alors elle n'est que sables mouvants où nos pas s'enlisent. C'est à ce niveau que s'opère la mutation de la pensée plastique. Par une aberration dont le monde est aujourd'hui coutumier, on charge de valeur intrinsèque ce dont la caractéristique est de n'en avoir point. Le fait pour une chose d'être *nouvelle* ne comporte en soi aucun jugement d'ordre esthétique ou d'ordre moral. On peut innover dans le bien comme dans le mal, le beau ou le laid, la vérité ou l'erreur.
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Un crime qui n'a jamais encore été commis n'en demeure pas moins un crime, une œuvre peut être à la fois nouvelle et laide. A condition bien sûr d'admettre la réalité de ces antagonismes, ce qui est refusé aujourd'hui.
-- *On vous accusera de vous contenter de refaire ce qui a déjà été fait.*
*-- *Le maître verrier en question nous disait : « *Mais moi je connais des kilomètres de peinture comme cela.* » Nous aurions pu lui rétorquer que nous connaissions aussi des kilomètres de « plats de nouilles » comme il fait, et que nous savons des milliards d'hommes tous dissemblables et qui n'ont pas besoin pour se différencier d'avoir le nez derrière la tête ou l'œil au milieu du front. Tout vient de ce qu'on a perdu le sens de la nouveauté. Le nouveau ne réside pas dans le changement. Thibon écrit : « Tout changement qui n'est pas transfiguration n'est qu'agitation inféconde et néant qui tourne autour de lui-même : le seul changement souhaitable est celui qui nous introduit où rien ne change. »
C'est dire que la nouveauté est éternelle. Or on en a fait une mode, dont on sait que le changement est vieux aussitôt que changé. On a réduit au temps et à ses variations incessantes ce qui relève de l'immutabilité de l'être. Tout est nouveau comme au premier jour, et le psalmiste chante « Dieu est nouveau tous les matins. »
Cennino Cenini donne de la peinture cette belle définition : « Trouver des choses nouvelles cachées sous les formes connues de la nature. » Il suffit de les découvrir sous le voile de leurs apparences. C'est en méconnaissant ces vérités que les artistes ont épousé le conformisme de la mode, ses raisons, son vieillissement et ses rides. Ils veulent innover en brisant la forme alors qu'il n'est que de l'extraire de sa gangue. Ils pensent ainsi la « libérer » selon un évolutionnisme réputé irréversible, aussi aveugle qu'il est indéterminé.
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Nous sommes dans un monde qui refuse de se réaliser pour demeurer dans le possible. Et on a même forgé un mot pour cela, la *créativité,* afin que le choix demeure suspendu, sans s'apercevoir qu'en en faisant un absolu, il ne pouvait plus qu'accoucher du néant. La nouveauté est intérieure aux choses. Elle est aussi en nous car chaque âme est unique et ce qu'elle apporte l'est également pour peu qu'elle aille à l'essentiel. Il n'y a aucune nécessité de rechercher un style, de crainte de refaire ce qui a déjà été fait. C'est parce que « notre regard manque à la lumière » que nous en sommes réduits à nous fabriquer un nouveau factice.
« Rechercher l'esprit de Dieu dans les choses, plus que les choses elles-mêmes », c'est en quoi consiste cette *chasteté* de l'artiste à laquelle Dom Gérard conviait un jour les élèves de l'Atelier.
C'est à ce prix, et à ce prix seulement, que nous serons rendus participants de la nouveauté de l'être, et que le voile des apparences, ce voile de la vieillesse du monde, se déchirera pour laisser paraître la nouveauté des choses à nos yeux éblouis.
Pour voir ce que produisait notre maître verrier je me suis rendu à l'exposition d'art sacré qui commémorait le quatrième centenaire de sainte Thérèse d'Avila. Dans l'ensemble de l'exposition c'était le règne de l'informel sous prétexte de « symbolisme » comme l'écrivait Mgr Poupart dans la préface du catalogue. Il y avait un petit spectacle audiovisuel où était présentée l'architecture des Carmels récemment construits. Et on nous expliquait : « *Il faut faire éclater la forme traditionnelle du cloître tout en demeurant fidèle à son esprit. *» Comment peut-on garder l'esprit d'une forme que l'on brise ? Il conviendrait de rapporter ce que Ramuz écrit de cette fausse distinction entre la forme et le fond. D'autant plus fausse qu'elle ne trompe même pas ceux qui s'en targuent pour justifier leur entreprise de démolition, puisque ce sont les mêmes qui savent manipuler les formes liturgiques aux fins d'altérer les réalités qu'elles recouvrent. « Le fond s'exprime par là forme ; c'est d'une évidence solaire. »
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Pour finir, l'un de ces nouveaux cloîtres, en Ardennes, devenait un semis de cailloux blancs dans la forêt... et le commentateur enthousiaste s'exclamait : « La forêt elle-même se fait cloître », sans se rendre compte du sophisme qu'il énonçait ainsi, ni même qu'il démentait radicalement sa première assertion. Comparez cela à la définition qu'en donne Dom Gérard : « Le cloître est un espace clos, ouvert sur le ciel. » Ils l'ont, en le brisant, ouvert sur le monde. C'est l'intrusion du naturalisme, « l'abominable erreur du naturalisme » comme l'appelait Gauguin, on a substitué le sentiment religieux à la foi. Et un sentiment religieux des plus frelatés puisque fortement teinté de panthéisme.
-- *Quel doit être le rapport entre la foi et l'expression artistique ?*
--* *Il faut d'abord qu'il s'établisse. Il est bien évident que si la foi ne supplée pas aux dons, l'art chrétien ne peut prendre forme et parler du surnaturel sans elle. C'est l'erreur que commirent, entre les deux guerres, ces éminents dominicains, les pères Couturier et Régamey, qui s'étaient érigés en conscience de l'Art Sacré ! Devant la faillite de ce qu'on a appelé, à tort, « l'art » sulpicien, ils ont cru qu'il suffirait de faire appel aux artistes en renom, fussent-ils athées. C'était une aubaine et une vitrine : chacun y alla de « son » église, y compris Jean Cocteau. La première de toutes fut l'église d'Assy qui rassemblait des talents tels que ceux de Picasso, Léger, Germaine Richier et consorts. Ce fut un scandale que défendit avec force l'intelligentsia catholique. L'évêque d'Annecy fit enlever le Christ de Germaine Richier qui était une sorte de racine torturée. On s'était adressé à des artistes non seulement incroyants, mais qui se situaient aux antipodes de l'art réaliste -- je ne dis pas réalisme -- que doit être l'art chrétien par nature.
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Car il n'est pas vrai que tous les moyens soient bons, et le plus propre à traduire les réalités spirituelles est celui qu'employèrent toutes les grandes époques d'art, qu'elles soient préhistorique, chinoise, égyptienne, grecque ou romane : l'expression de la forme par le *trait* -- à condition que celui-ci l'épousât rigoureusement selon ce qu'en écrit Ramuz avec une si grande intuition du problème de la forme dans l'art : « On dit il faut épouser les contours, c'est encore trop de pudeur, il faut faire effraction, il faut épouser tout court. » On ne saurait mieux dire -- et on n'a jamais mieux dit -- que la forme est intérieure aux choses.
Quant à la nature des rapports existant entre l'art chrétien et la foi, ils s'établissent dans une même contemplation et une même ascèse. Mais ceci nous entraînerait à bien d'autres développements.
-- *Sur le plan technique, n'exagérez-vous pas lorsque vous parlez de* « *l'incapacité foncière* » *des artistes d'aujourd'hui ?*
-- Sans doute ne faut-il pas généraliser ; certains d'entre eux savent dessiner ou s'y sont efforcés -- il existe même de très bons artistes et chrétiens, comme Michel Ciry (malgré son côté sinistre) -- ou bien encore, au-delà des mers hélas ! Bernard Bouts, l'éminent disciple d'Henri Charlier. Mais la plupart n'ont pas persévéré parce qu'ils ont été gagnés par les idées d'évolution et de progrès que distille le marxisme et qui empoisonnent toutes les activités de l'esprit. Il est aussi beaucoup plus facile et rentable de faire n'importe quoi que de se conformer aux nécessités de la rigueur. Cela étant dit, parmi les artistes s'abandonnant au laxisme, on distingue tout à fait ceux qui ont du talent de ceux qui n'en possèdent pas. Lorsque dans une exposition Picasso les gens vous disent : « *J'en ferais autant *»*,* c'est ridicule. Ce n'est pas vrai. Les dons de Picasso étaient très réels. Les dons subsistent même dévoyés. Ils sont d'ailleurs sans repentance de la part de Dieu. Il n'empêche que ces procédés servent souvent à masquer une inaptitude à aborder le vrai problème de la forme, lorsqu'ils ne dissimulent pas la cupidité de leur auteur. Reportez-vous à cette lettre fameuse de Picasso à Giovanni Papini.
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Henri Charlier ne craignait pas de dire des œuvres de Braque dont on a fait un sommet de l'art : « C'est bon pour décorer des boîtes de chocolat. »
-- *Il y a tout de même chez Braque des compositions magnifiques, qui sont autre chose que des décors de boîtes de chocolat...*
-- Parce que, en général, les boîtes de chocolat ne sont pas artistiques, mais pourquoi n'en ferait-on pas de l'art ? Avec les œuvres de Braque justement. Elles restent excellentes à leur degré, au niveau de la composition puisque vous en parlez, et j'ajouterai aussi de l'harmonie des tons, bien qu'ils soient souvent d'une grande tristesse. Mais on oublie qu'il existe une échelle des valeurs dans l'art : c'est la forme, l'expression par la forme qui se trouve à son sommet. Cette primauté vient de ce qu'elle permet seule d'accéder à l'être, car « l'esprit informe la matière ». Telle est la forme pour le plasticien.
Mais sait-on encore ce qu'est le véritable dessin. Il ne consiste ni à reproduire, ni à décrire, encore moins à traduire les fantasmagories de l'imagination, ou les phantasmes, mais il est une *application* à l'être des choses à travers et par la forme, non pas en ses apparences ou ses accidents, mais en son essence ; c'est-à-dire encore une approche de la Présence qu'elle recèle et qui la tient dans l'existence. Henri Charlier me disait vers la fin de sa vie que *celui qui discerne dans le tronc d'un arbre ce qui est la trace de sa durée, celui-là a compris ce qu'est la forme.*
Ainsi Braque reste-t-il très inférieur aux simples artistes anonymes du XI^e^ siècle par exemple.
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Dans l'art du tapis il existe des œuvres admirables, -- à leur plan. Tout dépend auquel on se situe. L'art abstrait se situe au niveau du tapis. A ceci près pourtant que cette « autre voie » comme l'intitule une exposition actuelle, exprime une philosophie du rejet volontaire de la réalité des choses. Ce qui est grave. C'est pourquoi les œuvres dites « abstraites » sont non seulement très inférieures aux œuvres spirituelles, mais en outre elles sont pernicieuses. Ce sont des œuvres destructrices de la pensée.
Le cubisme est né de ce que Cézanne avait écrit que tout dans la nature pouvait se ramener à des figures géométriques. Alors-les peintres se mirent à réduire toutes les formes en carrés ou en triangles. Cézanne avait écrit cela pour expliciter l'organisation d'un tableau, souci que les impressionnistes négligèrent souvent, mais il n'a jamais fait lui-même de cubisme. Regardez ses « Montagne Sainte-Victoire ». Ce n'est pas une figure géométrique. Son tracé est au contraire d'une grande sensibilité ; les artistes qui l'ont suivi et l'ont revendiqué ont trahi sa pensée en prenant au pied de la lettre ce qu'il écrivait, ce qui revenait à détruire l'art en soi : la forme géométrique est du domaine quantitatif alors que l'art relève de la qualité, et le trait, dit Henri Charlier, est « le graphique naturel des mouvements de l'âme ». Comment voulez-vous que le tracé d'un triangle exprime quoi que ce soit de la vie de l'âme -- c'est comme de nos jours, de couvrir des feuilles de lignes ou de points comme on le fait faire dans des ateliers des Beaux-Arts. C'était donc vider la forme de son contenu spirituel, introduire le matérialisme en peinture, qu'avait déjà inauguré la Renaissance en faisant prévaloir les attraits sensibles de la forme.
La Renaissance crut aussi faire un grand progrès en redécouvrant la perspective, pensant que les artistes du Moyen-Age, ces « primitifs », n'avaient pas été capables de la rendre. Mais c'est simplement qu'elle ne les intéressait pas. La perspective est une construction géométrique, ni plus ni moins.
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Cet amalgame des ordres quantitatif et qualificatif est mortel pour l'art qui ne relève pas davantage du nombre qu'il ne se situe au niveau des contingences : il se situe aux confins de l'éternel et de l'immuable.
De même le Moyen-Age baignait les êtres et les choses de lumière parce qu'elle vient de Dieu. C'est la signification de ces grands fonds d'or sur lesquels les figures se détachent comme à contre jour, tandis qu'à partir de la Renaissance les peintres obscurcissent leurs toiles en les ébauchant avec une sorte de « bitume », selon une fausse conception de la lumière : *le clair-obscur* -- les visages seuls trouèrent de leur clarté les tableaux sombres d'où la lumière n'émanait plus que de l'homme. Ce fut la grande « cassure », la charnière inéluctable de l'histoire du monde qui bascula à dater de ce jour. Ce fut la « rechute » comme Chesterton la désigna avec justesse.
-- *Cependant ce sont des artistes* « *modernes* » *qui ont retrouvé des principes d'avant la Renaissance.*
-- A la fin du XIX^e^ siècle il s'est opéré une sorte de miracle. Ce qui était perdu depuis quatre siècles fut redécouvert par les impressionnistes qui réintroduisirent la couleur pure, tandis que Cézanne, Gauguin, Van Gogh, et Rodin en sculpture, retrouvaient le sens de la forme. Mais de cet héritage on ne fit rien et c'est l'informel qui prévalut. On prit pour révolutionnaire ce qui n'était que renoncement et l'on en prit prétexte pour rompre avec la réalité des choses, et la détruire.
-- *Le plus grand événement, jusqu'à présent, dans la vie de l'atelier, a été l'exécution d'une grande fresque au monastère du Barroux. Parlez-nous en.*
-- Pour nous cela fut un gros travail et une aventure. Je tiens à préciser qu'il s'agit d'une *fresque* et non point seulement d'une peinture murale.
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La fresque est une peinture sur mortier frais (*fresco*)*.* C'est une technique. Elle exige de par la nature du matériau employé -- la chaux grasse -- une spontanéité dans l'exécution qui demande un temps de préparation et de réflexion d'autant plus important. La spontanéité dans le faire, si nécessaire au grand art, est à l'opposé de l'instantanéité, chère à bien des artistes contemporains qui pensent qu'elle cautionne l'authenticité de leur émotion. La spontanéité exige au contraire d'être préalablement longuement exercée, pour l'être finalement librement, et aussi rigoureusement.
C'est pourquoi nous avons préparé cette fresque pendant deux ans alors que nous avons mis trois mois pour l'exécuter. A ce stade la fresque est une *aventure* pour deux raisons. La première est que le fresquiste se trouve tributaire d'un matériau qui relève du bâtiment, auquel il doit se soumettre entièrement : c'est la chaux qui est, en quelque sorte, le maître d'œuvre. Matière qui agit et je dirai presque vivante (on l'a nommée matière du reste *chaux vive,* avant qu'elle ne soit éteinte), vivante par la puissance qu'elle renferme et qui se manifeste aussi bien lorsqu'elle « jette son feu » que lorsque par une lente opération de ses forces internes, elle retourne à son état initial de roche. C'est alors qu'elle retient les couleurs prisonnières, les recouvrant d'une pellicule de calcique. Évidemment nous avons été aidés en cela de façon remarquable par des maçons Compagnons du Devoir. Pendant douze semaines ils se sont relayés bénévolement pour nous assister, ce qui n'était pas une mince affaire. Selon les conditions atmosphériques, le mortier réagit différemment. Lorsqu'il fait sec on doit travailler les pieds dans l'eau. Lorsqu'il pleut il faut attendre parfois des heures pour pouvoir peindre. Et comme il faut achever les peintures avant que le mortier ne soit trop pris, il est arrivé aux Compagnons de le préparer à deux heures du matin, et à nous de peindre jusqu'à minuit ou une heure, les maçons nous attendant pour découper soigneusement la partie terminée.
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Ils trouvaient cela tout à fait normal. Ils travaillent ainsi sur leurs chantiers. Lorsqu'ils ont à lisser un mortier, ils attendront le moment précis où il faut le faire, quelle qu'en soit l'heure. Ce qui n'est évidemment pas dans la mentalité actuelle.
-- *En effet ce n'est pas très syndical.*
-- Comme vous dites. Ce qui leur pose d'ailleurs quelques fois des problèmes dans leurs relations professionnelles...
-- *Pour quelle deuxième raison parlez-vous d'aventure à propos de la fresque ?*
-- Si minutieuse que soit la préparation, aussi bien au niveau du dessin que des couleurs, tout est remis en question dans l'heure même de l'exécution. Merveilleuse aventure où le naturel et, nous pouvons bien le dire, le surnaturel, se trouvent engagés dans un même acte créateur. Alors interviennent toutes sortes d'impondérables sans que l'on puisse y remédier par la suite : la main du jour qui trace avec plus ou moins de fermeté et de justesse un trait indélébile, le temps auquel le mortier conforme sa « prise », enfin les couleurs dont les réactions peuvent être imprévisibles dans ce montage inattendu avec un matériau si étranger à l'art.
-- *En me présentant la photographie de la fresque, vous m'avez parlé de lumière à propos de la chaux.*
--* *L'intérêt de la chaux c'est d'abord la stabilité qu'elle confère à la fresque. On peut aussi la laver ou la brosser, elle ne bouge plus. Mais c'est aussi une certaine qualité de lumière, de transparence. Plus la chaux revient à son état initial, plus elle devient éclatante de blancheur. Comme le fresquiste joue des couleurs par transparence (comme dans l'aquarelle), cet éclat de la chaux leur donne une luminosité qui ne se trouve que dans la fresque.
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-- *Parlez-nous plus précisément de cette œuvre.*
--* *Elle mesure neuf mètres sur quatre : elle occupe tout le fond de la crypte. Le thème nous avait été donné par le Père Prieur, la mort de saint Benoît : un thème admirable et remarquablement plastique. Il se posait un problème de décoration : ce mur, trop large pour sa hauteur, présente un handicap pour un lieu de culte dont toutes les lignes architecturales doivent converger vers le sanctuaire, et en son centre, où se trouve l'autel ; celui-ci doit être leur point de fuite. Or l'œil était attiré vers les espaces latéraux. Il fallait donc, dans le souci de recentrer l'intérêt de ce mur, que la composition de l'ensemble produise un effet d'élévation et de convergence.
Saint Benoît soutenu par deux de ses frères, puisqu'il est mort debout, se trouve au-dessus de l'autel ; et sur les côtés, aussi bien par le jeu des couleurs que par la disposition des personnages, nous avons essayé de « fermer » les angles afin de redonner tout l'intérêt au centre.
Indépendamment de la mort de saint Benoît, nous nous sommes efforcés à ce que l'ensemble de la fresque s'inscrive dans l'esprit de la fondation de Dom Gérard, c'est-à-dire la continuité de l'œuvre civilisatrice du monachisme bénédictin dans ces nouveaux temps barbares. Nous avons donc rassemblé autour de saint Benoît les personnages assurant cette continuité. Sur la gauche nous avons placé d'abord saint Grégoire le Grand, éminent bénédictin et historiographe du saint. Puis un groupe symbolique qui suggère par la multiplicité des auréoles la foule des saints qui ont illustré l'ordre, avec, se détachant au premier plan, les cinq que Dom Gérard nous avait demandé de faire figurer : saint Bernard, saint Bruno, saint Romuald, saint Anselme et saint Hugues, chacun présentant son monastère. Derrière eux nous avons peint le Père Emmanuel, par piété filiale à son égard.
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De l'autre côté, se trouvent les deux successeurs immédiats de saint Benoît : saint Maur et saint Placide. Saint Maur est le seul personnage de la fresque qui soit en mouvement, il esquisse un geste de contemplation, d'admiration et de prémonition sur l'étendue de l'œuvre bénédictine. Au contraire saint Placide, à genoux, replié sur lui-même, présente une cruche cassée. Dom Gérard voit dans ce groupe les deux faces de la vie bénédictine : l'une symbolisant la contemplation, l'appel des choses d'en haut, tandis que l'autre se trouve penchée sur la misère des choses humaines, notre propre misère dont nous sommes jusqu'à la mort entourés comme d'une enceinte.
Ensuite, viennent les pères fondateurs dont le monastère se réclame directement : le père Muard, fondateur de la Pierre-qui-Vire au XIX^e^ siècle, mort en odeur de sainteté à quarante-cinq ans ; son disciple Dom Romain Banquet qui fonda l'abbaye d'En Calcat, dont une « fille » fut Notre-Dame de Tournay où Dom Gérard fit sa profession. Dom Romain Banquet tient un feuillet sur lequel est écrite une phrase de Notre-Seigneur à la Mère Marie Cronier qui collabora à l'œuvre de Dom Romain et fonda elle-même le monastère de Dourgnes : « *Tu bâtiras sur des ruines. *» Ce qui traduit la situation actuelle plus encore que celle de l'époque de laïcisme où elle fut prononcée. A leurs pieds, derrière leur Prieur, les moines du Barroux prient avec les moniales qui vont s'implanter au bas de leur colline. Enfin derrière, à l'entrée de la Sainte-Baume, la patronne du monastère, sainte Marie-Madeleine, les bénit.
-- *D'autres fresques suivront ?*
--* *Nous avons à réaliser, au monastère même, l'illustration des saints patrons des autels latéraux de la crypte, ce qui assurera l'unité de la décoration. Actuellement, la fresque est un peu isolée. Or, étant un art monumental, elle doit non seulement se conformer à l'architecture du bâtiment, « l'architecture est maîtresse des arts », mais aussi créer l'harmonie de couleur de l'ensemble. Pour l'instant celle-ci n'existe pas.
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Nous avons en préparation une fresque dont la surface sera plus importante, mais les personnages moins nombreux. Elle couvrira les deux côtés de l'arc triomphal qui ouvre sur le sanctuaire d'une église paroissiale près de Chalon-sur-Saône, et nous aurons à dessiner le maître autel.
-- *Et cette église est intéressante au point de vue architectural ?*
--* *Il s'agit d'une construction sans prétention, du début du XIX^e^ siècle, une bonne église de village, de ces églises qui ressemblent un peu à des mères poules couvant leurs poussins, avec une grande toiture. Les proportions ne sont pas très heureuses (elle est trop large) mais elle n'a rien de choquant.
-- *Comment vous êtes-vous vu confier ce travail ?*
--* *L'église a été sinistrée. La toiture a brûlé. L'architecte en chef de la ville de Chalon qui eut en charge la réfection de cette église voulut tenir compte des doléances des paroissiens qui se désolaient d'avoir perdu leurs « fresques ». En fait, il s'agissait de ces décorations au pochoir dont beaucoup de curés avaient, bien souvent eux-mêmes, orné leur église au XIX^e^ siècle (les étoiles au-dessus du chœur, etc.). Grâce à l'article que PRÉSENT avait consacré à l'Atelier il y a deux ans, l'architecte, M. Sèques, s'est adressé à nous.
-- *Quels sont vos autres projets ?*
--* *Nous sommes en relation avec des maîtres verriers de Valence : les frères Thomas, dont le père travailla avec Henri Charlier aux vitraux d'une église construite par Dom Bellot près d'Annecy. Eux-mêmes travaillent pour le monastère du Barroux. Ils nous ont demandé de réaliser les maquettes de certaines de leurs commandes. Un projet est en cours.
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-- *Où en est l'atelier de broderie ?*
--* *Il continue sur sa lancée. Nous ne nous occupons pas tellement de rechercher des commandes, nous en avons suffisamment. La broderie exige beaucoup de temps et les jeunes filles qui y travaillent sont peu nombreuses. Il s'agit essentiellement d'ornements liturgiques dont les réalisations sont d'autant plus astreignantes qu'il nous faut, en général, les livrer à l'occasion de cérémonies précises, c'est-à-dire, à l'heure. Je pense particulièrement aux ordinations. Mais d'autre part celles-ci favorisent les commandes, s'agissant bien souvent de dons collectifs. Il est plus difficile à un particulier de faire face, seul, à la dépense qu'entraînent de nombreuses heures de travail (mille heures pour le premier que nous ayons fait), bien que nous ne prenions que le prix minimum. C'est une des raisons pour lesquelles nous avons élargi l'éventail de notre production. Au début nous ne brodions qu'en soie, aujourd'hui nous le faisons également en laine, ce qui permet d'aussi beaux effets, convient mieux à certains lieux, comme les monastères, et revient à un prix beaucoup plus modique.
-- *Nous n'avons pas encore parlé de l'enseignement dispensé par l'Atelier.*
--* *Il faut en distinguer deux aspects : il y a les cours qui sont donnés le samedi et le lundi à tous ceux qui veulent travailler avec nous pour peu qu'ils aient le désir de recevoir un enseignement, ce qui n'est pas toujours évident. Et puis il y a l'Atelier proprement dit, au sens d'académie : nous avons des « permanents », des élèves qui ont achevé leurs études secondaires et se destinent aux métiers d'art sous la houlette de Clotilde Devillers, leur « massier ». Ils travaillent à l'Atelier tous les jours de l'année scolaire. Nous essayons de diversifier leur enseignement autant que nous le pouvons, afin de leur donner une culture artistique générale, et de les mettre en contact avec diverses techniques, de manière qu'ils puissent discerner celle qui convient le mieux à leur tempérament.
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Ainsi indépendamment du dessin, qui est la base de toute activité artistique, nous leur apprenons la peinture, les arts graphiques, la gravure, la broderie, la sculpture. Nous sommes aidés dans cette dernière discipline par un jeune sculpteur de talent, Pascal Beauvais, qui est un familier de l'Atelier. Nous avons aussi deux élèves qui suivent actuellement des cours d'icônes.
-- *Et cet enseignement se fait dans la lumière de la foi.*
--* *Nous considérons tout uniment la vie intérieure et la vie artistique. L'œuvre, avons-nous dit, est la transparence de l'âme, beaucoup plus qu'une quelconque manifestation psychologique à laquelle on s'est efforcé de rabaisser l'art. Nous voulons travailler sous la lumière de la foi, c'est-à-dire encore la vivre comme le fit notre maître Henri Charlier qui nous en a laissé l'exemple admirablement.
C'est ainsi qu'il nous parut naturel, avant d'attaquer la fresque, de faire une retraite prêchée par Dom Gérard à laquelle participa tout l'Atelier.
Chaque année, le 23 octobre, nous nous rendons au Mesnil-Saint-Loup pour célébrer la fête de Notre-Dame de la Sainte-Espérance, et nous en profitons pour faire une excursion artistique. Nous avons ainsi visité Troyes, Vézelay et Chaource.
Ce qui nous importe le plus est la vie profonde de l'Atelier, selon notre devise : « *per visibilia, ad invisibilia *», notre propre conversion. Elle s'ancre, et j'en suis très heureux, dans la spiritualité bénédictine. C'est la raison pour laquelle nous avons maintenant une maison au Barroux, où est déjà aménagé un petit atelier, que nous essaierons d'agrandir par la suite... avant de nous installer, peut-être, un jour, à l'ombre du monastère.
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Mais cela ne dépend pas de nous. Notre destinée est dans la main de Dieu, et nous ne prétendons pas à autre chose, que d'y soumettre nos personnes et nos œuvres selon Sa sainte Miséricorde.
Propos recueillis\
par Yves Daoudal.
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### Émile l'apostat
par François Brigneau
*Deuxième partie* (*I*) : *Waldeck-Rousseau. -- La chasse aux catholiques. Naufrage de la politique de Léon XIII. Dissolution des Congrégations. Tentative de ségrégation.*
PLUS DE TRENTE ANS après l'histoire que je raconte et la situation que j'expose, Charles Maurras les résuma et les éclaira en quelques lignes :
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« *Les froids mensonges ne détruisent pas les faits et les faits sont très nets,* écrivait-il dans l'ACTION FRANÇAISE du 30 mai 1932 : *dès que les ralliés menacèrent de se glisser dans la République comme ils le firent à la fin du ministère Méline* ([^27])*, le vieux parti républicain s'organisa pour les en chasser au moyen de l'épreuve dite de l'affaire Dreyfus : par l'affaire Dreyfus, on demanda aux néo-républicains catholiques de cracher sur le drapeau, sur l'armée, sur la défense nationale pour affirmer leur fidélité aux idées du régime ; et comme ayant gardé l'intégrité du sentiment français ils refusèrent, on les refusa, on les persécuta et, dans l'ordre administratif, le brevet de dreyfusard correspondit longtemps au respect des lois laïques ou* « *lois républicaines *»*, dans l'ordre électif ou législatif. *»
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Le procès de Rennes (7 août-9 septembre 1899) n'en est encore qu'à sa moitié, que la chasse aux catholiques est déclarée. « C'est une affaire de vie ou de mort pour la République, écrit Ranc. Ou la République brisera le pouvoir congréganiste, ou elle sera étranglée !... Depuis vingt ans la fortune des Congrégations s'est accrue dans des proportions formidables. C'est par milliards qu'on peut compter cette augmentation des richesses monacales... La Congrégation, voilà l'ennemi ! Que le gouvernement marche droit sur lui et le pays républicain suivra ! » ([^28])
Corollaire : Ceux qui ne suivront pas, ne seront pas républicains. L'inviabilité du Ralliement n'a jamais été plus flagrante.
Le 20 août le terrible chant de la Terreur retentit à Paris, la CARMAGNOLE, une carmagnole un peu spéciale :
QUE DÉSIRE UN RÉPUBLICAIN (*bis*)
VIVRE ET MOURIR SANS CALOTIN (*bis*)
LE CHRIST A LA VOIRIE
LA VIERGE A L'ÉCURIE
DANSONS LA CARMAGNOLE
VIVE LE SON, VIVE LE SON
DU CANON... !
Cinq cents furieux prennent d'assaut l'église Saint-Joseph. A leur tête des drapeaux noirs et un anarchiste, le Stéphanois Sébastien Faure, ancien élève des Jésuites, devenu libertaire ([^29]). Les grilles extérieures sont arrachées.
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La meute enfonce le portail majeur, brise des statues, des bénitiers, le tabernacle. Elle piétine des hosties consacrées. Les confessionnaux sont arrachés et démolis. Un bûcher s'allume. Dans la fumée et le rougeoiement des flammes, la farandole s'agite dans le lieu saint. On chante :
VIVE LE SON DU CANON !
-- *Rue Saint-Maur !* crie un meneur.
-- *Rue Saint-Maur !* reprend la horde que le saccage excite.
Rue Saint-Maur, des Sœurs gardent des malades. Quelle aubaine ! Sébastien Faure, l'auteur de la *Douleur universelle,* va pouvoir ajouter un chapitre à son livre.
Que font les fidèles ? Rien. Les consignes sont formelles : interdiction absolue de tomber dans la provocation. Le temps n'est plus au martyre. Il est au ralliement.
Que fait la police ? Rien. Waldeck-Rousseau, président du Conseil, ministre de l'Intérieur, ministre des Cultes, la réserve pour d'autres tâches. La lutte contre les nationalistes, par exemple. Ne vient-il pas d'en coffrer soixante-sept, dont Déroulède, ayant monté contre eux un faux complot ([^30]).
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Quarante-cinq seront relâchés, sans explication, après six semaines d'incarcération. Les autres connaîtront soixante-douze jours de secret et le jugement d'un tribunal d'exception. Telle est la volonté de Waldeck-Rousseau, « ce juriste à l'œil froid de poisson dans sa gelée » ([^31]) qui prétendait « qu'il n'y a pas de devoirs supérieurs à la sauvegarde des formes judiciaires » ([^32]).
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Entre les casseurs de Saint-Joseph et les patriotes dont beaucoup sont catholiques, Waldeck-Rousseau a donc choisi sans hésiter le camp des premiers. Il a pourtant été baptisé. Sa famille pratiquait. Son enfance fut entourée de piété. Il fut le brillant élève de l'Externat des Enfants Nantais, fondé par Mgr Jaquemet, qui avait été vicaire général à Paris. Le jeune René Waldeck-Rousseau y était fort bien noté, au point qu'une place de second l'assombrissait. Avant d'en être écarté pour tricherie, il est vrai ([^33]). Néanmoins, cet incident fâcheux ne semblait pas l'avoir marqué. La vue d'un religieux ne le mettait pas en transes, à l'opposé de ses amis politiques. Le Vendredi-Saint ne le poussait pas au boudin rituel. Il paraissait sans passion et sans nerfs et l'indifférence dédaigneuse qu'il manifestait, le plus souvent, non sans une certaine ostentation, aurait pu l'inciter à la tolérance. Mais il avait décidé très tôt qu'il ne partagerait que le parti du vainqueur. Ce sont des engagements qui, le moment venu, ne souffrent ni états d'âme, ni sentiment.
Depuis 1871 le vainqueur s'appelait Gambetta, Grévy, Ferry, Paul Bert, tous francs-maçons. Certains historiens expliquent leur sectarisme par l'Ordre Moral, du pauvre Mac Mahon, le maréchal en flanelle. C'est oublier qu'avant de filer à l'anglaise cet Irlandais jacobite avait accepté dans son dernier gouvernement, celui de M. Dufaure, quatre huguenots, dont le ministre de l'Instruction publique. On n'est pas plus conciliant.
Après 1890 la République des républicains n'avait fait qu'aggraver la tendance. Le pape Léon XIII n'allait plus tarder à considérer que sa politique de rapprochement avec la République française se soldait par un résultat globalement négatif.
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Les catholiques se sont divisés et ceux qui ont tenté de rallier le camp républicain n'ont pas été acceptés. En 1899 un homme aussi mesuré et soumis qu'Albert de Mun ne peut s'empêcher de constater « *la prépondérance des Juifs, la domination des protestants, la tyrannie des francs-maçons *» ([^34])*.* Jamais dans l'histoire de la France l'argent, la puissance, le pouvoir n'ont autant dépendu de la Synagogue, de la Loge, du Temple, de la Banque. Dans son convent des 22, 23 et 24 juillet 1899, le Grand Orient a rendu public son objectif principal : dissolution de l'Institut des Jésuites et de toutes les congrégations. Le *Siècle,* le *Rappel,* la *Lanterne, l'Aurore,* ont immédiatement lancé la campagne. Le 21 août, le lendemain de la victoire de Saint-Joseph, la *Petite République* (le journal de Jaurès, Millerand, Zevaës, Viviviani, Guesde) écrit : « *C'est dans les églises et autour des églises que se livrera la bataille suprême. *» En septembre, rafales d'articles dans la *Lanterne.* C'est la guerre. « *Il faudra que le gouvernement marche, en commençant par l'expulsion des Jésuites et des Congrégations non autorisées... Après le tour du clergé séculier viendra. Il est temps que la France en finisse avec les concordats... La bataille est engagée... Nous ne sommes pas inquiets de savoir à qui restera la victoire. *» Un arriviste moins subtil n'hésiterait pas. C'est dire si la démarche de Waldeck-Rousseau est résolue. On veut la peau des Jésuites. Il va s'y employer, à sa manière oblique mais efficace, en apportant son tour de main, ses habiletés procédurières, ses astuces de simulateur dissimulé et ses talents d'opportuniste numéro un de l'Opportunisme ([^35]).
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Sa tâche est facile. Les Jésuites sont à l'index. Ni le général Mercier, ni le général Billot, ni le général de Boisdeffre, ni le général Gonse, ni le colonel du Paty de Clam, ni Henry n'ont été pourtant formés par les Jésuites (le général de Boisdeffre a passé deux ans dans son enfance au collège de Vaugirard, mais huit ans au lycée d'Alençon d'où il est entré à Saint-Cyr). Dans l'état-major particulier du général de Boisdeffre il n'y avait pas un seul élève des Jésuites. Dans l'état-major général une dizaine sur 160. Parmi les juges de 1894, il n'y en avait pas un seul, à l'exception d'un juge suppléant qui n'a pas siégé. En 1899, il y en avait un, qui a voté l'acquittement au bénéfice du doute. Les autres étaient tous lycéens, ainsi que le commissaire du gouvernement. Parmi les soixante témoins, six sortaient de l'École de la rue des Postes -- école de préparation à Saint-Cyr dirigée par des Jésuites. Six, dont trois à décharge. Édouard Drumont sortait du lycée. Contrairement à ce qui fut largement répandu *La Libre Parole* ne fut ni inspirée, ni financée par les Jésuites. Le seul cadeau que le P. Du Lac fit à Drumont fut un livre de 3 Frs 50 : *Souvenirs de l'école Sainte-Geneviève : Notice sur les anciens élèves tués à l'ennemi,* avec cette dédicace : « A M. Drumont, vous avez trop bien parlé d'eux pour qu'ils ne viennent pas vous remercier et avec eux leurs Pères, au nom de qui je vous prie d'agréer l'expression de notre profonde reconnaissance et de notre religieux dévouement. » ([^36]) Rien n'y fait. Le *Delirium jesuiticum* selon l'expression d'Albert de Mun est le plus fort. Un texte paru le 5 février 1898 dans la *Civiltà catholica,* la revue des Jésuites de Rome, et intitulé *Il caso Dreyfus,* constitue la pièce maîtresse du dossier. Il faut convenir qu'on n'y retrouve pas l'art du camouflage si souvent reproché aux Jésuites. Jugez plutôt :
« L'émancipation des Juifs a été le corollaire des soi-disant principes de 1789 dont le joug pèse au col de tous les Français. Ils se sont emparés de la maçonnerie... et tiennent entre leurs mains la République qui est moins française qu'hébraïque.
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Sur 260 milliards que constitue la fortune de la France, les Juifs en détiennent 80. Ils règnent sur la politique étrangère comme sur l'intérieure. L'abandon de l'Égypte à l'Angleterre est l'œuvre d'un de ces Juifs qui pour le compte du gouvernement de Londres a corrompu la presse, les ministres, le Parlement.
« La condamnation de Dreyfus a été dès lors un coup terrible pour Israël ; elle a marqué au front tous les Juifs cosmopolites à travers le monde... Cette flétrissure, ils ont juré de l'effacer. Mais comment ? Avec leur subtilité ordinaire, ils ont imaginé d'alléguer une erreur judiciaire. Le complot a été mené à Bâle, au Congrès sioniste réuni en apparence pour discuter de la délivrance de Jérusalem. Les protestants ont fait cause commune avec les Juifs par la constitution d'un syndicat. L'argent vient surtout d'Allemagne. *Pecuniae obediunit omnia* est le principe des Juifs. Ils ont acheté dans tous les pays d'Europe les consciences et les journaux à vendre...
« Les Juifs allèguent une erreur judiciaire ; la véritable erreur est celle de l'Assemblée Constituante qui leur a accordé la nationalité française. Cette loi il faut l'abroger... » etc. ([^37]).
On imagine sans peine l'exploitation que Reinach et ses choristes firent de semblables professions de foi, si directes qu'on pourrait s'étonner de les découvrir dans des revues officielles de l'Ordre ; si épaisses qu'on ne peut s'empêcher de penser que les obliques eux-mêmes ne sont pas à l'abri de manœuvres obliques. Maladresse ou provocation, rien ne peut mieux convenir à la « défense républicaine » dont le ministère Waldeck-Rousseau se veut le moteur. En rapports particuliers avec Rome et le cardinal Rampolla, Waldeck-Rousseau a fait représenter au Saint-Siège que la majorité parlementaire est très montée particulièrement contre les Congrégations : les Jésuites, les Assomptionnistes qui dirigent *La Croix.* « *Mieux vaudrait jeter du lest, si l'on veut sauver l'essentiel* »*,* conseille-t-il.
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L'avertissement en forme d'avis a été retenu. Léon XIII a eu 89 ans le 3 mars. Le naufrage de sa politique, il l'impute davantage aux fidèles qui n'ont pas compris la manœuvre qu'aux ennemis qui l'ont empêchée. Le raidissement et la résistance catholiques lui paraissent plus que jamais procéder de l'erreur, quand ce n'est pas du sabotage.
Le 8 novembre, lorsque Waldeck-Rousseau le mande, Mgr Lorenzelli, le nouveau nonce, n'est donc pas tenté de faire sonner le tocsin.
-- *Je vais poursuivre les Assomptionnistes* ([^38])*,* lui dit le président du conseil. *L'opinion du Parlement m'y oblige. Que le pape ne s'affecte pas trop de ces mesures nécessaires. Peut-être permettront-elles de renoncer aux projets de loi contre les autres associations. *»
Waldeck-Rousseau, grand avocat d'affaires, joue avec d'autant plus de force et de maîtrise qu'il a décidé d'attaquer. Le nonce, qui commence son ambassade en France maçonnique, paraît d'autant plus malhabile et emprunté, que sa consigne est de rompre. Il se sert donc d'un étrange argument :
-- *Vous ferez à ces religieux plus de bien que de mal,* répond-il au président du conseil. *Vous leur ferez de* la *réclame. Vous donnerez à penser qu'ils ont plus d'importance qu'ils n'en ont en réalité.*
--* Eh bien, Monseigneur, si je leur fais du bien en les poursuivant, ils prieront Dieu pour moi,* répond Waldeck ([^39]).
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Le 11 novembre 1899, moins de deux mois après la grâce de Dreyfus (18 septembre), à huit heures du matin, l'immeuble de la Bonne Presse où se trouve *La Croix* ([^40]) est cerné et investi par la police.
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Des forces importantes d'agents en civil participent à l'opération. Des caves aux greniers, les couloirs sont gardés et chaque bureau fouillé minutieusement. Tous les papiers, lettres, manuscrits, imprimés sont saisis, mis dans des sacs et emportés. M. Hamard, sous-chef de la Sûreté, perquisitionne lui-même chez le Père Picard, supérieur général des Assomptionnistes. C'est un vieillard à barbe blanche, à demi paralysé. Très flegmatique, il regarde s'agiter le policier, sans quitter son fauteuil où il est plus allongé qu'assis :
-- *Que cherchez-vous donc ?* demande-t-il.
M. Hamard ne répond pas. Peut-il dire qu'il cherche les preuves du complot contre la République, si possible, et en tout cas celles de l'organisation de cette « congrégation militante » qui a su mettre sur pied « les Grands Magasins de la Presse et des élections » ([^41]) ? Peut-il avouer qu'il lui faut trouver de quoi monter un procès à grand spectacle qui aidera à faire passer les lois contre les congrégations que le président du conseil prépare ?
Un détail existe qui dévoile l'objectif fixé. Dans le coffre-fort du père Hippolyte, économe de la communauté, le commissaire Péchard découvre des rouleaux d'argent et des liasses de billets. C'est normal. Les chèques sont moins répandus qu'aujourd'hui.
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Si les Reinach, les Hertz, les Aron dit Arton en ont fait circuler énormément au temps du Panama, on règle toujours beaucoup en espèces. Le commissaire Péchard contemple le trésor. Il ne le saisit pas. Il ne le compte pas. Il le regarde. Il murmure :
-- *La pauvreté.*
Et il raconte dans le *Figaro* que le coffre des moines ligueurs contenait au moins un million huit cent mille francs. « Pourquoi tant d'argent ? interroge la *Lanterne* du 16 novembre. Pour subvenir aux dépenses du coup d'État qui se préparait et se tramait dans la maison des Assomptionnistes. » Les débats apprendront que l'encaisse de la *Bonne Presse* se montait à 79.000 francs, « somme normale nécessaire au mouvement d'une maison qui compte 500 employés et édite 30 périodiques » ([^42]). La rumeur n'en est pas moins lancée : on a trouvé le trésor de guerre des moines bottés. A l'intérieur même de la Congrégation non autorisée, ils se groupaient dans une société secrète encore plus secrète : le Comité Justice-Égalité. La pieuvre noire rayonnait sur toute la France. Des perquisitions faites le même jour dans toutes les maisons de l'Ordre à Livry, Nîmes, Toulouse, Bordeaux l'ont établi. Les moines voulaient changer la forme du gouvernement. Quelle horreur !
L'abbé Gayraud, le nouveau député de Brest, activiste démocrate (« L'avènement de la démocratie est le terme de l'évolution sociale commencée dans le monde par la proclamation du dogme de la divine fraternité » disait-il), mais logique, intervient à la tribune de l'Assemblée. Au nom des motifs qui ont entraîné des poursuites contre les Assomptionnistes, il réclame que la franc-maçonnerie soit également poursuivie. Les députés républicains ne raisonnent pas ainsi. Par 317 voix contre 212 ils approuvent Waldeck-Rousseau. Le 22 janvier le procès qu'il voulait s'ouvre comme il le voulait dans le climat qu'il souhaitait.
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D'un côté autour du P. Picard porté sur une civière, le P. Bailly, directeur-fondateur de *La Croix,* le P. Adéodat président du fameux comité *Justice-Égalité* et neuf autres religieux, peu soutenus par la hiérarchie catholique. *L'Univers,* le journal de Veuillot (mort depuis dix-sept ans) blâmera même les Assomptionnistes en précisant qu'il y est autorisé par une communication directe de Rome ([^43]).
De l'autre le procureur de la République Bulot, dignitaire du Grand Orient que soutiennent l'appareil d'État, la Loge, la presse maçonnique, les partis, les juifs, les protestants, la gauche et l'extrême gauche.
Le frère Bulot peint un tableau des Assomptionnistes dans les couleurs sombres et soufres, une belle illustration pour Eugène Sue. De malheureux enfants sont arrachés aux familles pauvres et sans défense. On les séquestre pendant cinq ans. On les pervertit. On leur pétrit le cerveau. On substitue à leur volonté celle de l'Ordre, afin qu'ils obéissent *Perinde ac cadaver,* comme les Jésuites. Cette entreprise contraire aux lois de l'humanité, les Assomptionnistes la financent par l'exploitation des fidèles, des détournements de fonds, des captations d'héritages, des opérations de négoce. Ce sont des hypocrites, des escrocs, des menteurs. Leur but est de créer un État dans l'État, une administration parallèle à celle de l'État avant de la remplacer. Il termine, le doigt tendu vers les accusés :
-- *Je demande la dissolution de votre société éminemment dangereuse pour l'ordre social.*
Le rapport des forces est tel que le Tribunal ne demande pas le temps de la réflexion. Il acquiesce. Il condamne chacun des accusés à 16 francs d'amende et déclare dissoute la congrégation. On ne gagne jamais en jetant du lest à des ennemis qui visent l'essentiel.
\*\*\*
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Cinq ou six évêques en sont convaincus : Mgr Gouthe-Soulard, archevêque d'Aix, Mgr Goux de Versailles, Mgr Cotton de Valence, Mgr Bonnet de Viviers, Mgr Dènèchau de Tulle. A *La Croix* qui publie la liste, Mgr de Cabrières, évêque d'Aix écrit : « Je suis jaloux des noms que vous citez parmi vos amis et au milieu desquels le mien ne paraît pas. Donc une citation à l'ordre du jour, sobre mais disant par sa seule présence que le vieil évêque ne répudie pas les leçons de ses anciens maîtres... Courage et à vous tous, les Douze, nombre évidemment apostolique et sans Judas. »
Surprise. L'archevêque de Paris, Mgr Richard, sort de sa réserve et de son silence. Il se rend rue François 1^er^ où les Assomptionnistes ont leur couvent. Le P. Picard, toujours aussi calme, l'accueille entouré des Pères :
-- Cette démarche m'a paru un devoir de ma charge dit l'archevêque. J'ai voulu montrer que je vous considère comme des fils que j'ai toujours encouragés et dont je sais les mérites... Continuez vos œuvres avec fermeté, simplicité, persévérance.
Continuez ! Cela signifie-t-il que l'archevêque de Paris considère comme nulle et non avenue la condamnation des juges ? Infâmes et à abattre quand ils condamnent Dreyfus ; si nobles et intouchables quand ils condamnent des moines... Gérault-Richard, l'ancien énergumène famélique devenu rédacteur en chef de la *Petite République* avant de finir dans la peau d'un député de la Guadeloupe, actionnaire millionnaire du Mont de Piété de Monaco ([^44]), laisse exploser son indignation : « *L'acte de M. Richard est d'une exceptionnelle gravité,* écrit-il dans son journal. *Si par malheur il restait sans réplique, nous assisterions à une vraie levée de béguins ! Toute la sacrée chienlit entrerait en danse. Il est grand temps de rabattre le caquet de ces gens-là, d'envoyer leur Saint-Antoine de Padoue au dépôt pour escroquerie, leur Jésus au paradis et leurs cardinaux à l'embarcadère. *» Toujours la tolérance...
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M. Waldeck-Rousseau, nous ne cesserons de le constater jusqu'à la fin de son ministère, n'a rien à refuser à la gauche la plus forcenée. Le soir même de la visite il exige des explications de l'archevêque de Paris. Le prélat minimise sa démarche. Il procède à une sorte de rétractation ([^45]). En revanche l'archevêque d'Aix, les évêques de Valence, Versailles, Montpellier, Viviers et Tulle reçoivent la lettre suivante :
*Monsieur l'évêque,*
*A la suite du jugement du tribunal correctionnel de la Seine, condamnant à l'amende les membres de l'association connue sous le nom de Congrégation des Augustins de l'Assomption et déclarant dissoute la dite association, vous avez adressé à son supérieur une lettre qui revêt le caractère d'une protestation publique contre une décision de l'autorité judiciaire. Une manifestation de cette nature émanant d'un évêque qui, en raison même de la haute autorité qu'il occupe, doit à tous l'exemple de la soumission aux lois du pays, est absolument inadmissible. J'ai l'honneur en conséquence de vous informer que je donne l'ordre de supprimer à partir de ce jour la délivrance à votre profit de toute ordonnance sur les caisses du Trésor public. Je demande à Monsieur le ministre des Affaires Étrangères de porter cette décision à la connaissance du Saint-Siège par voie diplomatique.*
*30 janvier 1900*
WALDECK-ROUSSEAU
On peut manquer d'allant devant Sébastien Faure et retrouver de la poigne face à Mgr Goux.
Les évêques réagissent selon leur tempérament : Mgr de Cabrières et Mgr Bonnet avec une dignité attristée ; Mgr Cotton et Mgr Gouthe-Soulard avec plus d'humeur.
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Le pape se contente de formuler des regrets ambigus qu'il confie à Mgr Toulet, évêque d'Orléans : « *Bien qu'il ait daigné exprimer lui-même plus d'une fois sa sympathie aux P.P. Assomptionnistes notamment pour leurs œuvres d'Orient et qu'il comprenne les sympathies des catholiques pour ces religieux, il jugerait dangereuse toute manifestation qui peut revêtir un caractère politique.* »
Sa Sainteté espère-t-elle encore sauver l'essentiel ? Si cela était, elle se trompe. Le 6 mars 1900, la Cour d'Appel aggrave le jugement du Tribunal. Ce ne sont plus seulement les Assomptionnistes, ce sont toutes les congrégations qui sont dissoutes ([^46]). On s'attend à un sursaut. C'est le contraire qui se produit. Fin mars, sur l'ordre de Léon XIII, le cardinal Scotti, préfet des Congrégations et des évêques, invite les Assomptionnistes « *pour le bien de la paix et pour éviter un plus grand mal *» à quitter *La Croix.* Ils acceptent. On les pousse à remettre leur journal à un industriel du nord, M. Paul Frèron-Vau. Ils y consentent, sans réussir pour autant à désarmer M. Waldeck-Rousseau. Le 2 avril celui-ci interdit aux évêques de faire appel aux membres de congrégations pour organiser dans les paroisses des missions ou prédications extraordinaires. Le 13 de ce mois M. de Lanessan, membre du Conseil de l'Ordre du Grand Orient et ministre de la Marine, interdit aux autorités de tous les ports de France de mettre le drapeau national en berne le Vendredi-Saint, ainsi que la coutume l'avait établi.
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Interdiction encore. Waldeck-Rousseau et Georges Leygues ([^47]), ministre de l'Instruction Publique, préviennent les évêques. A la rentrée de septembre, dans les grands séminaires, les congrégations enseignantes devront être remplacées, les Sulpiciens exceptés, par des prêtres séculiers. A Versailles, depuis quarante ans, l'enseignement était dispensé par des Lazaristes et des Picpuciens.
-- Accordez-moi un délai... Le temps de former un nouveau corps de professeurs.
Le refus demeure formel et voici ce que l'on peut lire dans la *Semaine religieuse de Versailles* datée du 1^er^ septembre 1900 : « Forcé par les exigences du gouvernement à se séparer de la société du Sacré-Cœur dite de Picpus, sous peine de se voir enlever la jouissance des bâtiments affectés au grand séminaire, Monseigneur l'évêque de Versailles remercie les Pères de Picpus et exprime les regrets qu'il éprouve de leur départ. »
M. Robert Cornilleau, fondateur du *Parti démocrate populaire* (d'où devait surgir le M.R.P.) et directeur du *Petit démocrate,* aimait piquer ses interlocuteurs en déclarant que Waldeck-Rousseau était le Richelieu de la III^e^ République. Lorsqu'il avait obtenu l'étonnement et les mouvements divers escomptés, il précisait :
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-- Bien entendu la comparaison ne vaut que pour la politique intérieure. Richelieu s'était fixé comme programme la ruine du parti protestant et la soumission des Grands. La politique intérieure de Waldeck-Rousseau a eu pour but la ruine du parti nationaliste, l'abaissement et la soumission des congrégations. »
Pour être plus juste, il faut ajouter que Richelieu a servi la France, sa sécurité, sa prospérité, sa grandeur et son Roi parce que telle était l'exigence de la vérité et de son devoir. Waldeck-Rousseau ne se promène pas dans ces hauteurs. Il n'a servi que la République, parce que tel était l'intérêt et l'exigence d'une carrière que la mort a foudroyée.
\*\*\*
Ces remarques faites, convenons que Waldeck-Rousseau a mené son affaire avec autant de pugnacité que d'adresse. Les opérations que nous venons de raconter permettent d'en prendre conscience. Elles ne sont pourtant que secondaires, annexes ou de diversion. C'est dans son œuvre maîtresse, sa loi contre l'école catholique, les congrégations militantes et l'Église active qu'il a eu le soin de déguiser sous l'appellation lénifiante de loi sur les Associations. Dans la guerre, surtout dans la guerre civile, on rencontre deux catégories de combattants. Les premiers, l'air farouche, traversent le champ de bataille portant un pot de confiture sur lequel on peut lire : « DYNAMITE ». Les seconds, la mine innocente, s'avancent en portant un pot de dynamite sur lequel il y a écrit : « CONFITURE ». Waldeck-Rousseau appartient au second genre. Ce n'est pas le moins dangereux.
C'est le 14 novembre 1899, trois jours seulement après la descente policière chez les Pères de l'Assomption, pour ainsi dire dans la foulée, que M. Waldeck-Rousseau a profité de la rentrée parlementaire pour déposer son projet de loi, assorti d'un autre, portant un nom tout aussi anodin : « Projet de loi sur le stage scolaire » et cachant une réalité tout aussi explosive.
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Officiellement ce second projet est signé Georges Leygues. En vérité son père se nomme Joseph, Marie, Alexandre Pochon, député de l'Ain. Pour effectuer ce travail il s'est commis avec un certain Jean-Alfred Cocula, sénateur du Lot. On ne sait rien d'eux. Sauf qu'ils appartiennent au Grand Orient ([^48]) et que le comte Albert de Mun, de l'Académie française et député du Finistère, donne de « l'honorable collègue » au citoyen Pochon ([^49]).
Cette lacune est regrettable. Les frères Pochon et Cocula méritent mieux que le flou maçonnique. Ils ont inventé la ségrégation scolaire, souvent pratiquée dans l'univers laïque depuis un siècle mais que personne n'avait encore aussi précisément formulée.
Selon les citoyens Pochon et Cocula, il s'agit en effet d'interdire l'entrée des fonctions publiques et des grandes écoles de l'État aux jeunes Français qui n'auront pas passé les trois dernières années de leurs études dans un lycée ou dans un collège public. Les candidats ne pourront postuler un emploi de fonctionnaire ou s'inscrire pour un examen qu'après avoir fourni un certificat attestant que ce stage de trois ans a été régulièrement accompli.
Naturellement le projet connaît la vive faveur des milieux républicains. Étant donné l'appartenance de MM. Pochon et Cocula, le contraire eût été surprenant. Seul M. Viviani (loge *Droit et Justice*) émet quelques regrets. Le stage de l'enseignement secondaire ou supérieur c'est très bien. A l'école primaire, c'eût été encore mieux. Et radical. D'un seul coup on créait l'École Unique, le Monopole au nom de la Liberté ! Mais ce n'est que partie remise.
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Ne boudons pas notre plaisir. La ségrégation au niveau des fonctionnaires supérieurs et des grandes écoles c'est déjà très bien. Les égalitaristes sont comblés. Vive Pochon. Vive Cocula. Parmi ces républicains émoustillés par cette nouvelle conquête de la République, pas un ne se souvient de l'article VI de la déclaration des Droits de l'Homme :
« Tous les citoyens étant égaux aux yeux de la loi sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celles de leurs vertus et de leurs talents. »
\*\*\*
Un homme pourtant se lève et dit non. Il mobilise l'Académie ; il réveille les cœurs assoupis ; il redonne du courage à ceux qui l'ont perdu ; il rassemble ceux que le ralliement divisait. Il jette au visage de Georges Leygues le discours prononcé en 1844 par le républicain Ledru-Rollin : « *Existe-t-il une souffrance plus grande pour l'individu que l'oppression de sa conscience, que la déportation de ses fils dans des écoles qu'il regarde comme des lieux de perdition, que cette conscription de l'enfance traînée violemment dans un camp ennemi, pour servir l'ennemi* *?* » Et il enchaîne dans d'admirables lettres ouvertes à Waldeck-Rousseau, pleines de feu, d'éloquence, d'émotion et de simplicité : « *Quant à moi je suis plus juste et plus modéré que M. Ledru-Rollin. Je n'admets pas que servir l'État, dans les fonctions publiques étrangères à la politique, ce soit, ce puisse être jamais servir l'ennemi : c'est servir la France et je mets au défi qui que ce soit de prouver autrement que par des phrases et des procès de tendance, que les anciens élèves de l'enseignement libre aient été de mauvais serviteurs de l'État... Vous avez dit, pour justifier la scolarité, que* « le gouvernement a le droit de demander à ceux qui aspirent à occuper ces fonctions d'apprendre à le servir plutôt qu'à le combattre ».
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*J'accepte donc la question ainsi posée et je vous demande, Monsieur le président du conseil, qui parmi ceux que vise votre projet de loi, a trahi l'État, l'a combattu au lieu de le servir. De qui s'agit-il ? Il ne sert à rien de ruser avec les situations et de s'abriter dans l'équivoque. C'est l'armée que vous visez avant tout votre projet de loi est la satisfaction offerte par votre ministère à ceux qui, depuis deux ans, abreuvent d'inqualifiables outrages les officiers sortis des établissements religieux et les maîtres dont ils ont reçu les leçons, en les dénonçant chaque jour comme les ennemis de la patrie, indignes de la servir, incapables de l'aimer. J'abrège et l'adoucis par pudeur les violences de ces odieux réquisitoires. Vous les connaissez comme moi ; la presse qui soutient votre ministère en est remplie. C'est à cela que vous obéissez. Eh bien je veux ici contenir mon émotion. L'infâme accusation ne m'atteint pas personnellement : je ne suis pas un ancien élève des Jésuites. C'est un honneur que je suis obligé d'abandonner à M. le Ministre des Finances* ([^50]) *et à M. le Garde des Sceaux* ([^51])*.*
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*Mais elle frappe trente générations de soldats et de chrétiens qui furent, qui sont encore l'honneur du pays et de l'armée et il faut pour accepter un pareil débat quelque maîtrise de soi-même... Si vous prétendez vous associer, je ne dis pas aux accusations, je ne vous fais pas cette injure, mais à la méfiance qu'on vous souffle aux oreilles contre les officiers catholiques, il faut le dire nettement ; en de pareilles matières on n'insinue pas, on affirme et on prouve. J'attends donc vos preuves, j'attends que vous puissiez me montrer, parmi les anciens élèves de Saint-Cyr ou de l'École Polytechnique sortis de nos écoles ceux qui servent mal le pays et qui trahissent leurs devoirs envers l'État. Moi, je vous conduirai quand vous voudrez devant le tableau d'honneur où sont inscrits les noms de ceux qui tombèrent pour le drapeau, en quelque main qu'il fût porté, depuis le Mexique jusqu'au Tonkin, à Madagascar et au Soudan ; je vous montrerai la liste des ingénieurs, des savants, des explorateurs, qui, dans le silence et le travail, étrangers à toute pensée politique, consacrent leur vie, leur force et leur intelligence à servir la patrie par la science, par l'industrie, par les découvertes, par tous les moyens que peuvent offrir l'énergie et l'activité humaines. Je ne parle pas des missionnaires qui ouvrent pour nous les chemins de l'Asie et de l'Afrique, il faudrait un volume, Où, quand, la France a-t-elle trouvé des serviteurs plus loyaux, plus dévoués, plus fidèles ? Si vous n'avez rien à répondre à cela, et vous n'y répondrez rien, que voulez-vous dire quand vous parlez d'apprendre à servir l'État et non à le combattre ? A qui pensez-vous ? De qui parlez-vous ? *» ([^52])
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Waldeck-Rousseau ne répond pas. Il déteste la polémique, les échanges. Il ne pratique que le discours magistral et bref. Sous Ferry un journaliste ([^53]) avait eu de lui ce raccourci : « *Un avocat arrivé par le silence. *»
Albert de Mun le provoque sur un autre terrain : « *Quoi, tout vous manque, et non pas seulement l'éducation, mais les ressources matérielles. Vous n'avez pas assez de lycées, pas assez de collèges, pas assez de maîtres. A Paris et dans les grandes villes, les professeurs sont surchargés, les classes sont trop nombreuses : le temps, la place font défaut ; dans le trésor obéré il n'y a plus d'argent pour un surcroît de constructions et de personnel. En cet état vous prétendez doubler, dans ces classes qui débordent, le nombre des élèves, entasser dans ces collèges trop étroits 32.000 pensionnaires de plus ! Et vous pensez que cela se fera sans résistance ! Quelle opinion avez-vous donc de l'Université et quel souci de sa dignité ! Quel dédain du bon sens public ! La politique vous aveugle-t-elle à ce point-là ? *» ([^54])
Waldeck-Rousseau ne riposte toujours pas. Sa timidité hautaine y répugne et il a pour principe de conduite d'éviter autant qu'il est possible les combats perdus. Celui-ci est mal engagé ; on l'a deviné dès les premiers travaux de la commission d'enseignement. Elle est présidée par un personnage aussi précieux dans les Assemblées qu'un baromètre à bord d'un bateau : son comportement annonce toujours le temps. Il s'appelle Alexandre Ribot. Ancien avocat, député depuis 1878, passé de Mac Mahon à la Gauche républicaine, il a déjà trahi à peu près tout le monde avec émotion et dans une dignité éprouvée qui réconforte la victime.
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Jusqu'en 1923, année de sa mort, et sans cesser d'être parlementaire ([^55]), Alexandre Ribot a toujours scrupuleusement observé cette règle. Elle lui permit d'être dix fois ministre, dont une fois des affaires étrangères, quatre fois président du conseil, d'entrer à l'Académie des sciences morales et politiques et de remplacer le duc d'Audiffret-Pasquier à l'Académie française. Le tout sans d'autre talent que de tribune où son vide personnel donnait de la sonorité à ses idées creuses. Exemple, au sortir de Panama, en décembre 1892, il s'écria dans sa déclaration ministérielle : « La démocratie française a déjà fait justice des calomnies que l'esprit de parti cherche à diriger contre nos institutions. »
On citait aussi son discours du 1^er^ février 1890. Flairant que la République allait être à nouveau en danger et qu'il ne serait pas sans avantage de participer au rempart laïque, Alexandre Ribot, ancien chef de cabinet de Dufaure, le dernier président du conseil de l'Ordre moral, avait dénoncé et condamné les interventions du clergé dans la politique. « Elles sont inadmissibles, disait-il, et sa voix en tremblait. Elles sont inadmissibles et nous ne les admettrons pas. Sur ce point mes amis et moi-même nous sommes en plein accord avec l'ensemble des républicains. » Puis tourné vers la gauche, les bras ouverts comme pour l'accolade fraternelle de l'Acacia d'Hiram, de : la Rose du Parfait Silence et de la Clémente Amitié, il avait écouté monter, l'œil noyé de félicité, les applaudissements de l'avenir.
Les réserves qu'Alexandre Ribot se croit autorisé à formuler, en tant que président de la commission, laissent donc mal augurer de la course du projet de loi Pochon-Cocula, même couvert par Waldeck-Rousseau et Georges Leygues. Cette fâcheuse impression est confirmée par l'attitude du rapporteur Édouard Aynard.
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Nous l'avons rencontré au chapitre précédent. Grand banquier de Lyon, personnalité de la droite d'affaires et du catholicisme de bonne compagnie, c'est Aynard qui a permis l'élection de Waldeck-Rousseau à la présidence du conseil. Il lui a trouvé au centre-droit les 25 voix qui lui manquaient pour sauver Dreyfus et écraser les congrégations. Il en sera récompensé ! Sa fille a épousé Jonnart, député de Saint-Omer, ancien protégé de Ribot au ministère de l'Intérieur. Waldeck-Rousseau fera de Jonnart un gouverneur de l'Algérie. La République est une grande famille.
Les sentiments qui s'y nouent ne sont jamais plus bénéfiques que s'ils s'appuient sur des armes réciproques. Il ne faut pas confondre alliance et fidélité. Aynard n'est pas fâché de le faire sentir à son obligé. Il « demande aux auteurs du projet si vraiment, après trente ans de République, vingt ans déjà passés depuis que le parti républicain, dans tout ce qu'il y a authentique, est au pouvoir ; après tant d'épurations, tant de dominations dictées par la politique et continuées par les politiciens, la République est dans le cas de ne pouvoir compter sur la fidélité politique de ses fonctionnaires, si bien qu'elle en soit réduite à faire de l'élevage, dans l'espoir probablement fragile de se procurer enfin des sujets satisfaisants » ([^56]). Et il conclut :
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-- *Dans un pays de liberté d'enseignement, exiger l'obligation, si l'on prétend à un service public, de passer les trois dernières années des études, les seules qui comptent, dans les collèges de l'État c'est à la fois ouvrir une formidable brèche dans cette liberté, et violer la liberté de conscience ; c'est accabler d'une suspicion, en bloc, du point de vue politique et national, tous ceux, laïcs ou religieux, qui enseignent en dehors de l'État ; c'est préparer l'abaissement de l'université elle-même en la transformant en séminaire politique ; c'est enfin revenir aux temps barbares en punissant l'un pour la prétendue faute de l'autre, en frappant l'enfant à cause de l'opinion du père, d'une des peines les plus douloureuses, celle de ne pouvoir servir son pays... Le projet de loi sur le stage scolaire n'est qu'une conception mesquine de l'esprit de secte ; il ne pourrait aboutir qu'à la désunion nationale.*
Si la forme ne vaut pas celle d'Albert de Mun, le poids du banquier protecteur du président du conseil ajoute à celui de l'argumentation. Le 18 janvier 1900, la commission rejette « le stage scolaire » par 14 voix contre 9. Il ne devait jamais venir en discussion à l'Assemblée. Sur le coup le désappointement des citoyens Pochon et Cocula a dû être très vif. Si je n'en ai pas trouvé trace c'est qu'il dut être aussi très court. La consolation est immédiate. Elle arrive avec la loi sur les associations où l'on va entendre une tout autre chanson.
(*A suivre*.)
François Brigneau.
73:292
La pensée politique d'Henri Charlier.
Se réformer ou périr (II)
L'administration de l'enseignement.
\[Voir It. 3.\]
91:292
### Le drame de la fin des temps
par le P. Emmanuel
Huitième article (octobre 1885)
#### La crise finale
**I. -- **Arrêtons un instant nos regards sur les intrépides missionnaires de Dieu, et remarquons la divine opportunité de leur apparition.
D'après saint Pierre, « il viendra à la fin des temps des séducteurs, des trompeurs, marchant au gré de leurs convoitises, qui diront : Où est la promesse et la venue (de Jésus-Christ) ? Depuis que nos pères sont endormis, tout demeure dans le même état depuis l'origine de toutes choses. » (*2 Pet.,* III, 3-4.)
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Ces séducteurs, ces trompeurs, nous les voyons de nos yeux, nous les entendons de nos oreilles. Ils s'appellent rationalistes, matérialistes, positivistes ; ils nient a priori toute cause supérieure, tout fait surnaturel ; ils ne veulent pas s'occuper de savoir d'où ils viennent, ni où ils vont ; pareils aux insensés du livre de la Sagesse, ils regardent la vie comme une de ces nuées du matin qui ne laisse pas de trace au lever du soleil. Ce qui est au delà du tombeau, ils l'appellent le *grand inconnu ;* ils se refusent absolument à y porter la lumière. Par suite, le tout de l'homme, à leurs yeux, est de jouir le plus possible du moment présent, car tout le reste est incertain.
Ces faux savants relèguent les récits de Moïse parmi les cosmogonies fabuleuses. Ils refusent de reconnaître aux livres saints aucune valeur historique. Suivant leurs dires, tous ces documents, en contradiction avec la science, seraient l'œuvre d'un juif exalté, Esdras, qui a voulu rehausser sa nation. Quant à la venue de Jésus-Christ, à la résurrection générale, au jugement dernier, aux récompenses et aux peines éternelles, ils traitent tout cela de rêveries absurdes. Ils assurent que l'humanité, en voie de progrès indéfinis, trouvera un jour son paradis sur la terre.
Or, pour confondre ces imposteurs, Dieu suscitera Hénoch, représentant de la période antédiluvienne, Hénoch presque contemporain des origines du monde. Il suscitera Élie représentant du judaïsme mosaïque, Élie qui d'un côté touche à Salomon et à David, de l'autre à Isaïe et à Daniel.
Ces grands hommes viendront, avec une autorité indiscutable, établir l'authenticité de la Bible, et montrer le christianisme se rattachant à l'ère des prophètes jusqu'à Moïse, et à celle des patriarches jusqu'à Adam. En eux, tous les siècles se lèveront pour rendre témoignage à la vérité de la révélation. Jamais la divinité de l'Agneau, *qui a été tué dès l'origine du monde* (*Ap., *XIII, 8), n'aura resplendi d'une manière plus fulgurante.
93:292
En même temps ils annonceront avec force les approches du jugement. Reprenant les paroles de saint Jean, ils crieront à tous les coins du monde : « Faites de dignes fruits de pénitence... déjà la cognée est placée à la racine des arbres... Il a le van dans sa main, il nettoiera son aire, il ramassera son grain dans le grenier, il brûlera les pailles d'un feu inextinguible. » (*Mat.* III, 8-13.)
Suivant la prédiction de l'Ecclésiastique, Hénoch prêchera la pénitence aux nations, par quoi l'on entend tous les peuples hors le judaïsme ; il leur parlera avec la majesté d'un ancêtre, il leur fera connaître et reconnaître Jésus-Christ *le Désiré des nations.*
Élie s'adressera spécialement aux juifs, qui attendent sa venue ; il se fera reconnaître à eux par des signes de la dernière évidence ; il fera briller Jésus à leurs regards, Jésus qui est l'os de leurs os et la chair de leur chair.
Il est hors de doute que ces prédications, en dépit des menaces et des tourments, seront suivies de conversions nombreuses et éclatantes, notamment du côté des juifs ; cela est formellement prédit.
Les deux témoins de Dieu prêcheront tantôt ensemble, tantôt séparément ; et, durant leurs trois ans et demi, ils parcourront vraisemblablement toute la terre. Les journaux auront beau faire autour d'eux la conspiration du silence (comme autour des miracles de Lourdes) ; ils s'imposeront à l'attention du monde. L'Antéchrist essaiera vainement de les saisir ; car le feu dévorera quiconque osera les toucher. Ils passeront, avec le glaive de la justice de Dieu, au milieu des hommes de plaisir et de débauches ; et ils les frapperont de plaies hideuses.
Toutefois, de même que celle de Notre-Seigneur, leur mission n'aura qu'un temps. A un moment donné, ils perdront l'assistance surnaturelle qui les aura protégés jusqu'alors. Mais écoutons saint Jean.
94:292
**II. --** « Quand ils auront fini leur témoignage, la bête qui monte de l'abîme fera contre eux la guerre ; elle les vaincra et les tuera.
« Et leurs corps seront gisants sur les places de la grande ville qui s'appelle spirituellement Sodome et Égypte, là où leur Seigneur a été crucifié.
« Et il y en aura de toute tribu, peuple, langue et nation, qui verront leurs corps durant trois jours et demi ; et ils ne laisseront pas placer leurs corps dans les tombeaux.
« Et les habitants de la terre se réjouiront à leur sujet ; ils s'enverront l'un à l'autre des présents, parce que les deux prophètes les auront tourmentés.
« Et après trois jours et demi, un souffle de vie envoyé de Dieu entra en eux. Et ils se tinrent debout ; et une grande épouvante se répandit sur tous ceux qui les virent.
« Et ils entendirent une voix puissante qui leur criait du haut du ciel : Montez ici ! Et ils montèrent au ciel dans un nuage, et leurs ennemis en furent témoins.
« Et à cette heure, il se fit un grand tremblement de terre ; et la dixième partie de la cité fut renversée ; et sept mille hommes furent tués par la secousse ; et les autres remplis de crainte rendaient gloire au Dieu du ciel. » (*Ap., *XI, 7-14).
Quelle conclusion d'un drame inouï ! Quelle affirmation du surnaturel ! Les deux prophètes se donneront rendez-vous à Jérusalem, où leur Seigneur a été crucifié. Là ils participeront aux divines faiblesses de Jésus ; comme lui ils seront saisis, comme lui jugés, comme lui tourmentés, comme lui mis à mort, peut-être sur la croix.
95:292
On croira que c'est bien fini. L'Antéchrist semblera triompher sur toute la ligne. On bafouera les deux prophètes ; on rira, on dansera autour de leurs cadavres ; on les laissera sans sépulture, pour s'en mieux repaître les yeux tout à loisir.
Mais tout d'un coup ils ressusciteront ; une grande voix retentira du haut du ciel, et ils y monteront à la vue d'une foule innombrable frappée d'une soudaine épouvante. Il y aura un grand tremblement de terre dans la ville déicide ; sept mille hommes y perdront la vie, les autres se frapperont la poitrine et rendront gloire à Dieu.
Nous le répétons, quel drame ! quel dénouement !
Que fera l'Antéchrist en face de ces prodiges ? Il écumera de rage ; il sentira que tout lui échappe, que l'heure de la justice approche.
On pourrait croire qu'à l'instant même éclatera sa punition décrite par saint Paul, que « Jésus-Christ le tuera du souffle de sa bouche et le détruira par l'éclat de sa venue ». (*2 Th.,* II, 8.)
Toutefois, d'après la supputation de Daniel, il semble que le châtiment du monstre sera retardé trente jours après l'assomption triomphante d'Hénoch et d'Élie. Daniel dit en effet que, depuis le moment où sera enlevé le sacrifice perpétuel, où paraîtra l'abomination de la désolation, il s'écoulera 1290 jours (*Dan., *XII, 11), par conséquent 30 jours en outre du temps de la prédication d'Hénoch et d'Élie.
Durant ce délai, l'Antéchrist tentera par tous les moyens de ressaisir son influence perdue. Nous ne voulons admettre aucune vision dans le cadre de ce récit ; si nous faisons exception pour celle qu'eut sainte Hildegarde sur la fin de l'ennemi de Dieu, c'est qu'elle n'est qu'un commentaire du mot de saint Paul : *Jésus le tuera du souffle de sa bouche !*
La Sainte vit en esprit le monstre, entouré de ses officiers et d'une foule immense, gravir une montagne. Arrivé au sommet, il annonça qu'il allait s'élever dans les airs. Il fut soulevé en effet, comme Simon le magicien, par la puissance du démon. Mais en ce moment un effroyable coup de tonnerre retentit ; et il retomba foudroyé. Son corps aussitôt décomposé répandit une puanteur intolérable, et chacun s'enfuit épouvanté.
96:292
Ainsi, ou d'une manière analogue, finira l'ennemi de Dieu.
Et son immense empire s'évanouira comme une fumée. Le monde se sentira soulagé d'un poids écrasant. Et il y aura une conversion générale, qui, au dire de saint Paul, paraîtra une *résurrection.* Nous en parlerons à l'article suivant.
Neuvième article (novembre 1885)
#### La conversion des Juifs
L'Écriture sainte nous signale un grand événement, qu'elle nous montre comme entrelacé dans la guerre que l'Antéchrist déchaînera contre l'Église ; c'est la conversion des Juifs. Nous avons différé d'en parler jusqu'ici, pour traiter ce sujet avec plus de détails. Il sera d'ailleurs fort bien à sa place au point où nous en sommes. Car la conversion du peuple juif nous est présentée comme le fruit de la prédication d'Élie.
**I. -- **Le peuple juif est le point autour duquel roule l'histoire de l'humanité. Il a reçu l'attouchement de Dieu, en la personne d'Abraham duquel il sort ; il est, avant Notre-Seigneur, le peuple sacerdotal par excellence, dont l'état, au témoignage de saint Augustin, est tout entier prophétique ; il a donné naissance à la Sainte Vierge et au Sauveur du monde ; il a formé le noyau de l'Église naissante. Tous ces privilèges font de la race juive une race exceptionnelle, dont les destinées sont toutes mystérieuses.
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Par un renversement étrange et lamentable, du moment où elle produit le Sauveur du monde, la race élue, la race bénie entre toutes, mérite d'être réprouvée. Elle refuse de reconnaître, en son humilité, celui dont elle ne sait pas adorer les invisibles grandeurs. Il semble que Dieu ait voulu montrer par là qu'il n'y a rien de la chair et du sang dans la vocation au christianisme, puisque ceux mêmes desquels était le Christ selon la chair (*Rom.,* IX, 5), en sont rejetés pour leur orgueil tenace et charnel.
Leur réprobation toutefois est-elle définitive ? Resteront-ils la proie de Satan, exclus du reste du monde par la croix du Sauveur ? A Dieu ne plaise ! Dieu ménage au peuple qui fut le sien de suprêmes miséricordes. A ce peuple, auquel il fut dit : « Vous n'êtes plus mon peuple », on dira un jour : « Vous êtes les fils du Dieu vivant. » (*Osée,* I, 10.) Après être restés de longues années sans roi, sans prince, sans sacrifice, sans autel, les enfants d'Israël chercheront le Seigneur leur Dieu ; et cela se fera sur la fin des temps. (*Id.,* III, 4, 5.)
Élie sera l'instrument de ce merveilleux retour. « Je vous enverrai, dit le Seigneur dans Malachie, le prophète Élie, avant que vienne le jour du Seigneur grand et terrible. Et il tournera le cœur des pères vers les enfants, le cœur des enfants vers les pères. » (*Matt,* IV, 5, 6.) C'est-à-dire il rétablira l'harmonie des mêmes amours, des mêmes adorations entre les saints ancêtres du peuple juif et leurs derniers descendants.
Saint Paul appuie à son tour sur cet événement si consolant. Il voit dans la réprobation des Juifs *la* cause occasionnelle de la vocation des Gentils. Puis il ajoute : « Je ne veux pas vous laisser ignorer ce mystère, mes frères, c'est que l'aveuglement a frappé partiellement Israël jusqu'à ce qu'entrât la plénitude des nations, et qu'alors tout Israël fût sauvé. » (*Rom., *XI, 25.)
98:292
Tel est donc le dessein de Dieu. Il faut que toute la gentilité entre dans l'Église ; et quand sera terminé le défilé des nations, Israël à son tour entrera. Ce sera le grand jubilé du monde ; la grâce se répandra par torrents. A prendre les prophéties au pied de la lettre, tous les Juifs vivant alors, fussent-ils nombreux comme les sables de la mer, seront sauvés jusqu'au dernier. (*Rom.* IX, 27.)
Pour comprendre les tressaillements profonds que ce grand événement fera courir dans le monde, il faut avoir recours aux figures prophétiques, par lesquelles Dieu s'est plu de mille manières à l'annoncer.
Le peuple juif entrant dans l'Église, c'est Ésaü se réconciliant avec Jacob. Avec quelle tendresse ! « Courant au-devant de son frère, Ésaü l'embrassa ; et, lui serrant le cou et le baisant, il pleura. »
Mais c'est surtout Joseph reconnu par ses frères, qui est le vrai symbole de Jésus reconnu par ses frères les Juifs ! Ils l'ont autrefois vendu et crucifié, et voici qu'un impérieux besoin de vérité et d'amour les amène à ses pieds sur la fin des temps. Quelle rencontre ! Quel spectacle ! Jésus, dans tout l'éclat de sa puissance, dévoilant aux Juifs les trésors de son cœur, et leur disant : C'est moi Joseph, c'est moi ce Jésus que vous avez vendu ! (*Gen., *XLV.)
Ouvrez enfin l'Évangile, à la page de l'enfant prodigue. (*Luc, *XV.) Ce prodigue, qui vient de si loin, ce sont les pauvres Gentils entrant dans l'Église. Les Juifs sont représentés par le fils aîné, jaloux et égoïste, qui s'obstine à rester dehors parce que son frère a été reçu dans la maison. Le père sort et lui fait des instances touchantes, *coepit illum rogare.* Ce dénaturé refuse d'écouter son père ; mais à la fin il l'écoutera, il entrera, et ce sera double réjouissance à la maison paternelle.
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Non ! on ne peut se figurer les allégresses de l'Église, quand elle ouvrira son sein de mère aux enfants de Jacob. On ne peut se figurer les larmes, les transports d'amour de ceux-ci, quand, le voile étant retiré de leurs yeux, ils reconnaîtront leur Jésus. A quel moment précis aura lieu ce grand événement ? Là est le point de la difficulté. Sans prétendre la résoudre, nous espérons quelque peu l'éclaircir.
**II. -- **Il semble certain, d'après la tradition, que l'Antéchrist sera de nationalité juive. Il apparaîtra comme le produit de cette fermentation de haine qui, depuis des siècles, aigrit le cœur des Juifs contre Jésus leur tendre frère, leur incomparable ami.
Il semble également certain que les Juifs en bonne partie accueilleront ce faux messie, lui faisant cortège, et lui soumettront le monde par la mauvaise presse et la haute finance.
Mais, dès les temps qui précéderont la venue de l'homme de péché, il se formera, parmi les Juifs, un courant d'adhésion à l'Église ! Les grands événements ont toujours des préludes qui les annoncent.
Saint Grégoire déclare que la fureur de la persécution de l'Antéchrist portera principalement sur ces Juifs convertis, dont nul n'égalera la constance à supporter tous les outrages et tous les tourments pour le nom mille fois béni de Jésus.
Ce passage de saint Grégoire est trop important, pour que nous l'omettions ici.
Le grand pape explique une des mystérieuses prophéties en action d'Ézéchiel. (*Ezech.,* III.) C'est un drame en trois actes. 1° Dieu ordonne au prophète de sortir dans la campagne ; cette sortie représente la diffusion de l'Évangile parmi les Gentils. 2° Il le fait rentrer dans sa maison, où il est chargé de liens, emprisonné et réduit au silence : ceci indique comment l'Évangile sera prêché par les Juifs aux Juifs mêmes, dont les uns se convertiront, les autres saisiront les prédicateurs et les accableront de mauvais traitements, à savoir durant la persécution de l'Antéchrist. 3° Dieu paraît, ouvre la bouche au prophète qui parle avec plus de force que jamais : c'est ce qui aura lieu à la venue d'Élie, lequel, par ses prédications enflammées et irrésistibles, convertira les restes de sa nation (*In Ezech.* lib. I, hom. XIII).
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On ne saurait assez admirer ici la lucidité prophétique de saint Grégoire. Il démêle d'avance les phases du grand événement qui nous occupe : scission du peuple juif en deux parties, oppression des convertis par les réfractaires, conversion totale opérée par Élie.
Le saint pape assure, en ses commentaires sur Job, que ce retour définitif des restes d'Israël aura lieu sous les yeux mêmes et en dépit de la rage de l'Antéchrist. (*Mor*., lib. XXXV, c. XIV.) Si l'Église jouit de semblables consolations sous le feu même de la persécution, que sera-ce à l'heure du triomphe ! C'est ce que nous allons rapidement considérer.
**III. -- **Il y a des destructions nécessaires, pour lesquelles Dieu emploie les mauvais anges. L'Antéchrist, à sa manière et malgré lui, sera la verge de Dieu.
Cette verge de fer pulvérisera les schismes, les hérésies, les fausses religions restes du paganisme, le mahométisme et le judaïsme lui-même ; elle broiera le monde pour une prodigieuse unité.
Quand ce colosse d'impiété aura été abattu par la petite pierre, celle-ci deviendra une montagne immense et couvrira la terre ; l'Évangile, n'ayant plus d'obstacle d'aucune sorte, régnera sans contradiction sur l'univers entier.
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Les Juifs seront les principaux ouvriers dans cet établissement du royaume de Dieu. Saint Paul s'extasie devant les grandes choses qui résulteront de leur conversion. « Si le péché des Juifs, s'écrie-t-il, a fait la fortune du monde, si leur retranchement a fait les richesses des nations, combien plus leur adhésion totale ? ... si leur perte a été la réconciliation du monde, que sera leur entrée dans l'Église sinon une résurrection ? » (*Rom. XI,* 12, 15.) Nous craindrions d'affaiblir, en les commentant, ces antithèses énergiques. Il est légitime d'en conclure que les Juifs convertis mettront au service de l'Église une inexprimable ardeur de prosélytisme. Rajeunie par cette infusion de vie, l'Église sortira des étreintes de la persécution comme de la pierre d'un tombeau ; et elle prendra possession du monde, avec la majesté d'une reine et la tendresse d'une mère.
Ces événements seront-ils le prélude immédiat du jugement dernier, ou l'aurore d'une ère nouvelle ? Nous dirons les conjectures qu'on peut formuler sur cette question.
(*A suivre.*)
Père Emmanuel.
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### Neuvième centenaire de saint Grégoire VII
par Jean Crété
LE 25 MAI 1985, nous célébrons le 9^e^ centenaire de la mort du grand pape saint Grégoire VII.
Nous ignorons la date de naissance du futur pape ; il naquit à Sovana en Toscane et reçut le nom d'Hildebrand. Il semble que ce nom, qui n'a rien d'italien, fasse allusion au feu. Il fit ses études à Rome. En présence de la corruption générale des mœurs, aussi bien dans le clergé que chez les laïcs, il eut la même réaction que saint Benoît au VI^e^ siècle : il décida de fuir le monde et entra à l'abbaye de Cluny, alors très fervente. Il y manifesta une telle vertu que, jeune encore, il en fut élu prieur. Sa réputation s'étendit jusqu'à Rome. Le pape Grégoire VI l'appela à Rome pour lui confier l'abbaye de Saint-Paul-hors-les-murs qui souffrait de relâchement. Hildebrand y rétablit l'observance régulière ; et Grégoire VI le consultait sur les affaires de l'Église.
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Élu pape en 1048, saint Léon IX nomma Hildebrand cardinal et archidiacre de l'Église romaine. Hildebrand eut désormais une part prépondérante dans le gouvernement de l'Église. Saint Pierre Damien, qui avait si bien conseillé les papes précédents, reconnut en lui l'homme suscité par Dieu pour continuer son œuvre.
\*\*\*
Le clergé souffrait alors de deux maux : la *simonie,* c'est-à-dire le trafic des choses saintes, et le *nicolaïsme,* c'est-à-dire le concubinage des clercs. Hildebrand discerna que la source de ces maux était l'ingérence des princes séculiers dans le choix des évêques et autres dignitaires ecclésiastiques. Saint Léon IX tint une série de conciles, à Rome, Pavie, Mayence et Reims, pour condamner la simonie et le nicolaïsme. Il envoya Hildebrand au concile de Tours, en 1054, pour y condamner l'hérésie de Bérenger, qui niait la présence réelle dans la sainte eucharistie. La même année, Michel Cérulaire rendait définitif le schisme grec. L'année suivante mourait saint Léon IX. Hildebrand fit élire Gebbhard de Eichstadt, qui prit le nom de Victor II. Hildebrand l'appuya dans son œuvre de défense de la liberté de l'Église. A la mort de Victor II, en 1057, Hildebrand fit élire Frédéric de Lorraine, qui prit le nom d'Étienne IX, mais mourut l'année suivante. Une cabale fit alors élire un antipape Jean Mincius, qui prit le nom de Benoît X. Saint Pierre Damien et Hildebrand s'opposèrent à lui et firent élire Gérard de Florence qui devint Nicolas II. Celui-ci fit alliance avec le normand Robert Guiscard, comte des Pouilles et de Calabre. Au concile de Rome de 1059, Nicolas II publia la bulle qui réservait aux cardinaux l'élection du pape. A la mort de Nicolas II, Hildebrand fit élire Anselme de Lucques, qui prit le nom d'Alexandre II. Le roi d'Allemagne Henri IV tenta d'imposer un antipape, Cadaloüs, qui prit le nom d'Honorius II et s'efforça vainement de prendre Rome.
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L'échec de cette tentative détermina Henri IV à abandonner son antipape et à reconnaître Alexandre II. Celui-ci excommunia les conseillers d'Henri IV et pendant ses douze ans de pontificat (1061-1073), il travailla inlassablement à l'œuvre de réforme du clergé, avec l'aide dévouée d'Hildebrand.
A quatre reprises, Hildebrand avait donc pu faire élire le pape qu'il jugeait le meilleur pour l'Église, en écartant de lui-même la redoutable charge du pontificat. Mais au lendemain de la mort d'Alexandre II, ce ne fut qu'un cri dans Rome : « *Hildebrand pape ! *» Les cardinaux se rallièrent au vœu des fidèles et des clercs romains : le 22 avril 1073, Hildebrand était élu pape à l'unanimité par acclamation. Il prit le nom de Grégoire VII en souvenir de Grégoire VI qui l'avait appelé à Rome.
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Le pontificat de saint Grégoire VII devait être une longue lutte pour la liberté de l'Église et la sainteté du clergé. Il fut considérablement aidé dans sa tâche par les moines ; si le clergé séculier était profondément corrompu, l'institut monastique était alors dans toute sa ferveur. Saint Hugues, abbé de Cluny depuis vingt-cinq ans à l'avènement de saint Grégoire VII, devait conserver sa charge pendant trente-cinq ans encore ; il multiplia les fondations en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Espagne ; la congrégation de Cluny était l'armée du pape et le soutien de l'Église. C'est sous le pontificat de saint Grégoire VII que furent fondées la Chartreuse et la congrégation de Vallombreuse. Le pape eut d'excellents auxiliaires, en premier lieu Hugues de Die. Mais sa plus précieuse auxiliaire fut Mathilde, comtesse de Toscane ; elle fit don à l'Église romaine d'une partie de ses États ; et les terres ainsi données par la comtesse Mathilde devaient faire partie jusqu'en 1860 de l'État pontifical.
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Son inébranlable fidélité à saint Grégoire VII contribua grandement à barrer la route de Rome au roi d'Allemagne. Au concile romain de 1074, saint Grégoire VII décréta les mesures les plus sévères contre les mauvais clercs. Bien accueillies en Espagne et en Italie, ces mesures suscitèrent de violentes réactions en Angleterre, en France et surtout en Allemagne. Loin de reculer, saint Grégoire VII réunit un nouveau concile à Rome en février 1075 et y interdit absolument l'investiture des clercs par les princes séculiers. Le *roi* d'Allemagne Henri IV feignit d'abord la soumission : pour devenir *empereur,* il lui fallait être sacré par le pape. Ce sacre, il ne le reçut jamais d'un pape légitime ; il n'a donc pas droit au titre d'*empereur.* Devant l'inflexibilité de saint Grégoire VII, il tenta, le 25 décembre 1075, de faire enlever le pape. La tentative échoua et saint Grégoire VII somma Henri IV de venir à Rome pour répondre de son acte. Henri IV répliqua en faisant déposer le pape en janvier 1076 par un conciliabule réuni à Worms. Saint Grégoire VII excommunia alors Henri IV et délia ses sujets de leur serment de fidélité.
La majorité des Allemands était pour le pape. En octobre 1076, la diète de Tribur décida que le roi serait jugé à Augsbourg. Le pape partit pour Augsbourg. Henri IV, se voyant perdu, gagna l'Italie avec une petite troupe. A cette nouvelle, saint Grégoire VII se réfugia au château de Canossa, en Émilie, propriété de la comtesse Mathilde. Henri IV y vint implorer son pardon. Quoique convaincu de la fourberie du roi, saint Grégoire VII, au bout de trois jours, accepta de le recevoir et de l'absoudre. Comme saint Grégoire VII l'avait prévu, Henri IV reprit aussitôt ses complots. En mars 1077, l'assemblée de Forcheim déposa Henri IV et élut Rodolphe de Souabe roi d'Allemagne ; choix qui fut ratifié par le pape. Henri IV engagea la lutte contre Rodolphe et le battit. Saint Grégoire VII maintint son soutien à Rodolphe. Au conciliabule de Brixen, en 1080, Henri IV fit déposer saint Grégoire VII et élire un antipape, Guibert, qui prit le nom de Clément III.
106:292
Il fallut à Henri IV trois ans pour conduire son antipape à Rome ; il se heurta en effet aux seigneurs allemands et italiens stimulés par la comtesse Mathilde. En 1083 enfin, Henri IV s'empara de Rome et se fit couronner « empereur » par l'antipape. Saint Grégoire VII, réfugié au château Saint-Ange, soutint le siège pendant des mois. En 1084, il fut délivré par Robert Guiscard, qu'il suivit dans sa retraite.
Saint Grégoire VII s'établit alors au Mont Cassin. En mai 1085, il vint à Salerne consacrer la basilique de saint Matthieu. C'est là qu'il fut pris de maladie. « *J'ai aimé la justice et haï l'iniquité, c'est pourquoi je meurs en exil *»*,* murmura-t-il. « *Saint Père,* lui répliqua un évêque, *vous ne pouvez mourir en exil, car au nom du Christ et des apôtres, vous avez reçu toutes les nations en héritage. *» Saint Grégoire VII recommanda aux cardinaux d'élire papes, après lui, Didier du Mont-Cassin, Odon d'Ostie et Rainier. Puis il mourut pieusement le 25 mai 1085 et fut inhumé dans la basilique de Salerne.
Fait unique dans l'histoire de l'Église, les trois cardinaux qu'il avait désignés devinrent successivement papes. Didier du Mont-Cassin, devenu Victor III en 1086, après une longue résistance, régna un peu plus d'un an. Odon d'Ostie, devenu Urbain II en 1087, est très connu comme prédicateur de la première croisade ; mais il continua aussi avec énergie l'œuvre réformatrice de saint Grégoire VII. Henri IV réussit à reprendre Rome ; son fils Henri V le contraignit à renoncer au pouvoir, mais se montra aussi mauvais que lui. En 1099, Rainier devint pape sous le nom de Pascal II. Après bien des péripéties, il fut fait prisonnier par Henri V et contraint de le sacrer. Mais libéré en 1112, Pascal II rétracta les actes que lui avait arrachés Henri V. Il mourut en 1118.
107:292
Son successeur Gélase II put signer en 1122 avec Henri V le concordat de Worms : l'empereur reconnaissait au pape le droit d'investir les évêques de leurs pouvoirs spirituels par l'anneau et la crosse ; le pape reconnaissait à l'empereur le droit d'investir les évêques des biens temporels annexés aux évêchés en leur remettant le sceptre.
C'est exactement ce qu'avait voulu saint Grégoire VII. La mémoire de ce très grand pape fut en vénération chez les fidèles et en exécration chez les légistes qui imposèrent de plus en plus la sécularisation de l'État. Aussi Grégoire VII ne fut-il pas canonisé de la manière habituelle. Son nom fut introduit au martyrologe en 1584 par Grégoire XIII qui reconnut le culte immémorial qui lui était rendu à Salerne. Le 20 novembre 1610, Paul V étendit ce culte à tout l'Ordre bénédictin et aux diocèses qui en feraient la demande. Enfin, par une bulle du 25 septembre 1728, Benoît XIII étendit la fête de saint Grégoire VII à l'Église universelle : c'est ce qu'on appelle la canonisation « équipollente », prononcée sans le procès habituel.
Cette bulle déchaîna la colère des gallicans : le Parlement de Paris la condamna comme attentatoire au droit divin des rois. La France ignora saint Grégoire VII jusqu'au XIX^e^ siècle ; sa fête ne fut introduite en France qu'avec l'adoption progressive, par les diocèses français, de la liturgie romaine. En 1851, dom Guéranger composa, pour la congrégation de Solesmes, un office propre de saint Grégoire VII, dont les antiennes, les répons et l'hymne (œuvre de dom Le Bannier) chantent magnifiquement les épisodes de la vie du saint pape. Cet office figure encore dans le dernier propre de Solesmes imprimé peu avant la réforme de Paul VI ([^57]).
Mgr Ducaud-Bourget a consacré une pièce de théâtre : *Le royaume de Dieu,* à la lutte de saint Grégoire VII contre Henri IV.
108:292
A notre époque où l'Église souffre plus que jamais de la servilité des évêques *à* l'égard des pouvoirs politiques, même les plus abjects, nous invoquerons saint Grégoire VII pour la défense de l'Église ; car, selon la parole de saint Anselme, « Dieu n'aime rien tant en ce monde que la liberté de son Église ».
Jean Crété.
#### *La Bible et ses traductions*
A la suite de mon article paru dans ITINÉRAIRES, numéro 287 de novembre 1984, le Père Van der Ploeg, dominicain hollandais, me fait quelques observations, dont je retiens ceci :
1° La traduction grecque de l'Ancien Testament, attribuée à saint Lucien d'Antioche, a probablement pour auteur Symmachus.
2° Les bénédictins de l'abbaye pontificale Saint-Jérôme de Rome ne méritent pas le reproche de n'avoir rien fait pendant trente ans. En 1940, ils avaient publié le Pentateuque, Josué et Ruth. (A noter qu'entré au séminaire d'Orléans en 1941, je n'ai jamais entendu parler de ces publications.) En 1959, les bénédictins ont publié un texte latin complet de la Bible.
109:292
La *néo-Vulgate,* publiée en 1979 et approuvée comme texte officiel par Jean-Paul II, est un texte profondément retouché. Il existe donc deux versions latines modernes de la Bible. Comme je le disais, il faut laisser le temps faire son œuvre. On verra, dans quelques décades, ce qui restera de ces versions du XX^e^ siècle.
J. C.
110:292
### « On ne refait pas une chrétienté »
par Jean-Baptiste Morvan
CONVERSANT avec un ecclésiastique, je me permettais de protester contre les mesures rigoureuses écartant du baptême les enfants que leurs familles n'avaient manifestement pas l'intention de pourvoir plus tard d'une instruction religieuse. Accorder le baptême serait presque un sacrilège, affirmait mon interlocuteur ; j'avais ouï parler depuis longtemps de ces refus de baptême, considérés comme la conséquence d'une évidente logique, même par des prêtres peu enclins au progressisme et au modernisme. Je contestai donc le principe en évoquant, par-delà les parents indifférents, les parrains et marraines pas toujours pleins de ferveur et de persévérance, un parrainage supérieur et permanent, une présence continue, moins proche en apparence que les cautions humaines, mais capable de durer en dépit des trépas, des ruptures, de toutes les vicissitudes éventuelles. Cette garantie tutélaire doit résider dans l'ensemble moral et spirituel sans lequel, naguère encore, on ne pouvait imaginer la France.
111:292
La patrie s'identifiait presque totalement avec un trésor de signes, d'appels, de suggestions dont surent profiter nombre d'esprits, à la fin du siècle précédent, et au début du nôtre : on se rappelle les conversions d'écrivains et d'artistes célèbres ; ils ne sont sans doute que les exemples les plus spectaculaires parmi bien d'autres cas, moins connus ou demeurés dans la mémoire des familles, des amis, des cercles restreints où le souvenir reste vivace.
Ce n'est pas rien, pour une âme jusque là éloignée du spirituel ou accaparée par les divertissements de la vie, et découvrant soudain une autre perspective, de pouvoir dire : « Après tout, j'ai été baptisé ! » Les révisions, contrastes et contradictions, que toute génération opère ou éprouve par rapport à celle qui la précéda, ne tournent pas nécessairement à l'aigre, ou au tragique ; dans l'ordre religieux, le baptême accepté par des parents obéissant à une simple routine ou à des motifs purement contingents, écarte, pour l'aspirant à la foi pratiquante, la difficulté inhérente à une sorte de rupture. Il envisage toute sa lignée ancestrale, des grands-parents ou des aïeux plus lointains qui n'avaient pour la religion ni indifférence ni dédain. Par contre, quand l'Église refuse un baptême, elle accentue par là-même la rupture indésirable. Le baptisé retournera plus facilement à la religion que l'adulte ne consentira à se plier à un baptême tardif : il y a dans celui-ci le franchissement parfois malaisé des obstacles créés par le respect humain, l'inertie, les délais paresseusement multipliés. A l'égard des parents qui auraient autrefois souhaité ou accepté le baptême comme une formalité, la décision salutaire peut comporter un risque de froissement : ils auront jadis ressenti le refus de l'Église comme une mesure désagréable, quelque peu injurieuse ; illogisme et contradiction sans doute, mais l'âme humaine en est toujours remplie. Je soutenais donc qu'il fallait réserver une part de confiance assez notable à l'environnement d'une société encore pourvue d'une relative conscience de ses structures et atavismes chrétiens. Mais visiblement, mon interlocuteur ne croyait pas à ces pouvoirs, et il me répondit, d'un ton attristé mais convaincu : « On ne refait pas une chrétienté ! »
Il est bien rare qu'une conversation familière et fortuite laisse le temps d'exposer tous les arguments, et même d'y songer aussitôt. J'aurais pu sans doute affirmer que ladite chrétienté ne me paraissait pas si totalement ruinée, ni que sa reconstruction dût être entreprise sur une « table rase ».
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Et quand cela serait, devait-on interdire à l'homme une tentative conforme à son enthousiasme ? Même précaire et promis à une réalisation incomplète, l'essai valait la peine d'être tenté pour vivre un idéal. Il est des constructions interrompues, et même des plans et esquisses jaunis dans les cartons d'archives, qui honorent encore leurs auteurs. Mais ces raisons n'auraient eu guère de chances d'être entendues. Et d'une manière générale, je sens trop bien que le projet de « refaire une chrétienté » déplaît pour des motifs qu'il n'est pas inutile de préciser.
En notre temps, il semble bien que l'on oppose « christianisme » et « chrétienté ». La chrétienté implique la présence de la nation avec ses structures traditionnelles, et de plusieurs nations ayant avec la nôtre des analogies évidentes ou au moins sensibles. Or la nation, les nations, sont regardées comme hypocrites et impures, prédestinées à l'utilisation cynique des idéaux religieux pour des fins dominatrices, militaires et mercantiles. On ne veut connaître les nations que dans une perspective machiavélique, comme si la pensée de Machiavel était désormais entourée d'une considération apeurée et dégoûtée : un monstre, mais un monstre invincible, un pachyderme écrasant ; « l'éléphant est irréfutable » disait plaisamment Vialatte... Il est possible que l'on ait été hypnotisé par l'éléphant communiste et soviétique au point de ne plus voir dans l'univers que lui, ou ses répliques, images et imitations dans tous les États constitués et détenteurs de quelque puissance et stabilité. Pour les sympathisants inavoués du marxisme, cette extension analogique est utile : faute de pouvoir blanchir moralement le communisme, on en atténue les vices par comparaison, en suggérant que ses adversaires théoriques ne valent pas mieux et ne sont pas d'essence différente. Pour d'autres esprits, qui réprouvent assez sincèrement la révolution marxiste, l'équation hâtive établie entre les groupes d'états opposés est l'aboutissement d'une hantise, d'une psychose mécaniste désormais incapable de supposer dans les civilisations nationales le moindre élément de spiritualité. Par l'effet d'un glissement funeste, la réprobation infligée aux nations réputées impures s'étend peu à peu aux structures qui les constituent, jusqu'à la famille elle-même. Tous ces corps ne sont que « corps de péché » et l'on devrait se faire un devoir d'abaisser les ensembles et leurs éléments, de leur asséner des humiliations toujours salutaires, des pénitences toujours justifiées. Dans cet esprit, il serait évidemment aussi impossible de conserver l'ancienne chrétienté que de songer à en édifier une nouvelle.
113:292
Alors on cherchera la pureté dans des créations dispersées de petites communautés où l'on jouera aux Robinsons de la « primitive Église ». On ne daignera pas remarquer que ces succédanés de chrétienté ressemblent aux sectes, tellement qu'ils finiront par s'en distinguer fort mal aux yeux des indifférents et des ignorants dans l'opinion publique massive. Ce qui caractérisait l'Église n'était-ce pas précisément son aptitude à parler à tous, au nom de tous, en vivant avec les risques inhérents aux cohabitations avec les pouvoirs, en assumant, au prix d'imperfections humaines inévitables, un patronage, un parrainage étendu jusqu'aux nations et aux états dans leur plénitude souvent ambiguë ? Nous redoutons un christianisme générateur de groupuscules jalousement enclos et cloisonnés, tentés de se rabougrir en conformité avec le terrain réduit qu'ils ont choisi, à l'instar d'espèces animales ou de populations contraintes de subsister sur des espaces infertiles. Il est vraisemblable que cette tendance est fiée à une sorte de vertige de la décadence. Les tumultes, les hontes et les crimes du siècle imposent à certains l'image d'un Niagara irréversible, d'une tragédie définitive. On parviendrait bien difficilement à leur proposer une conception plus relative et nuancée, en leur faisant remarquer que les périodes mêmes qualifiées de décadentes n'étaient pas sans conserver des trésors et ressources hérités des époques antérieures, et que des âges nouveaux ont su redécouvrir ce précieux bagage. Un millénarisme catastrophique prévaut : à entendre ces prophètes, toute la culture des chrétientés aurait à travers les temps péché contre l'esprit ; et l'on est moins surpris de les voir, par un apparent paradoxe, défendre rageusement les droits des « cultures » païennes et primitives actuellement subsistantes : ces « cultures »-là ne sauraient compromettre le christianisme...
On entend des propos étranges, tels que ceux de Mgr Vilnet dans une interview donnée au *Monde :* « Les chrétiens doivent résister à la montée de ce que j'ai appelé des « idéologies élitistes » avec tout ce qu'elles comportent de risques redoutables pour la vie sociale d'une nation. »
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Observons au passage que l'idée de nation semble admise : serait-ce simple inadvertance ? Je ne le crois pas vraiment, et il me semble reconnaître les « idéologies élitistes » que vise le prélat. Nous assistons à la montée, peut-être passagère, d'un néo-libéralisme à l'américaine, évidemment indifférent à toute préoccupation religieuse et fort éloigné de l'idée que nous nous faisons d'une chrétienté. Mais le risque existe ; à moins que les Français ne soient totalement et définitivement avachis, on ne les persuadera pas aisément de renoncer à tout sursaut, à tout désir d'entreprise et de réalisation matérielle, à tout espoir de résurrection du cadre national. Si l'Église paraît jeter le discrédit sur de telles intentions, elle risque de les précipiter vers des solutions contraires, choquantes ou funestes. Quant à nous, nous pensons qu'un Américain peut se satisfaire du prestige du succès, d'une certaine passion de la réussite matérielle ; il y mêle le souvenir des entreprises audacieuses qui fondèrent son État et assurèrent sa croissance historique. En France les conditions étaient différentes. Dans son *Tableau politique des provinces de l'Ouest,* écrit avant 1914, André Siegfried observait que pour les Français la prospérité matérielle ne constituait pas un argument politique suffisant, que l'on restait attaché à des directives « métaphysiques » -- disons : religieuses. Cela se conçoit : si les États-Unis furent et sont encore un « creuset », la France l'est aussi, mais d'une autre manière. Les apports qu'elle a mêlés, culturels et humains, se sont trouvés soumis à des critères d'appréciation et de choix, en vue d'une installation définitive sur son terroir. Les émigrants venus en Amérique commençaient une aventure nouvelle sur un espace libre et vide ; tout ce qui vient chez nous recueille un héritage millénaire et doit s'en accommoder et s'y accommoder, à moins d'envisager le projet pervers de tout détruire et de tout faire oublier, et au besoin le christianisme pêle-mêle avec les structures de chrétienté. Nous concédons bien volontiers que le libéralisme agnostique est indésirable. D'ailleurs son imitation américaine n'est que pacotille illusoire et l'on sait qu'Outre-Atlantique on est bien loin de niveler les valeurs et de renoncer à la « métaphysique ». Admettons que l' « élitisme » de nos néo-libéraux soit scandaleusement matériel et borné : cela ne permet point pour autant d'avoir l'air de maudire la formation des élites. Évitons l'équivoque et ne laissons pas croire qu'un abêtissement simpliste soit la voie royale du salut spirituel.
115:292
Une seule chose importe, nous dit-on : l'amour du prochain. Fort bien. Mais il n'est pas de prochain sans une certaine idée de la proximité, de voisin sans une vision de voisinage. Une hiérarchie intellectuelle des proximités n'aboutit pas nécessairement à une cascade de mépris ou à un système d'orgueilleuses exclusions ; elle découvre des références, élabore des explications et, si elle découvre une carence des liens humains, elle s'ingénie à trouver les moyens réels d'en créer. Il faut discerner, au-delà de formules faciles, les raisons de vivre et les raisons d'être qui donnent au passant d'abord anonyme son visage et permettront de l'intégrer dans un paysage de proximité, un paysage français où nous ne serions pas nous-mêmes, par un absurde renversement des choses, le passant anonyme et le voyageur sans bagage. La subtile complexité de l'ensemble français requiert des intelligences aiguisées, curieuses, et en somme artistes. De cet « élitisme »-là la charité ne peut se passer ; si elle le prétendait, elle ne serait plus qu'un mot pour « langue de bois », dans un tintamarre de cymbales retentissantes.
Qui dit chant dit communication, qui dit communication dit expression, qui dit expression suppose d'abord un minimum de pensée élaborée. Une pensée qui précède la parole : cela devrait être évidence, banalité et cliché. Mais précisément, dans la réalité prétendue culturelle du temps présent, bien des activités très étourdiment encouragées, du « spontané » au « gestuel », du dessin schématique au slogan, semblent prouver que l'on préfère à la pensée mûrie et éprouvée, enchaînée et raisonnante, un autre type de langage qui en sanctionnerait la déroute et l'abolition : une primauté arbitraire est conférée à l'instantané, au ponctuel, à l'instinctif. A la création patiente et suivie, on substitue les mirages du fortuit, on prône la confiance aveugle à une générosité qui n'aurait nul besoin de réflexion. Ainsi aboutit-on à ces prétendues « communautés de base » qui ne peuvent être la base de rien, puisque tout projet de construction, même appuyé sur elles, ramènerait tôt ou tard une structure de chrétienté reconnaissant le droit humain à l'accoutumance et à l'organisation durable en accord avec la réalité toujours désobligeante. C'est la tentation de la pulvérisation, et elle prolifère dans bien d'autres milieux que les milieux chrétiens. On voudrait nous persuader que c'est un terreau fertile ; depuis longtemps nous attendons vainement d'y voir pousser quelque plante, et nous redoutons que des milieux épars et refermés sur leur pureté supposée ne tournent aux « mafias », car des malins discernent déjà dans ce puzzle inorganique le trouble favorable à leurs intérêts.
116:292
Nous ne ressentons aucune raison plausible de renoncer à l'idée de chrétienté et à cette première forme irremplaçable qu'est la nation. Chrétienté et nation ne sont nullement pour nous des automobiles vétustes dignes tout au plus de figurer dans un musée de vieux tacots. Si décevant que puisse paraître à certaines heures le visage de notre peuple, il existe à l'arrière-plan une France qui n'a pas mine de Gorgone, de commère jacassante ou de vieille entremetteuse. Cette France-là, il faut se donner bien du mal pour la connaître et la faire reconnaître, même si nos supérieurs spirituels doivent nous qualifier d' « intellectuels » et nous taxer d' « élitisme ». Ni Péguy, ni aucun de ceux qui reprirent le grand pèlerinage, il y aura bientôt cent ans, n'eurent de ces vains scrupules. Intellectuels, élites, ces mots peuvent aussi bien qualifier les bons serviteurs qui n'ont pas voulu enterrer leurs talents. Certes nous voyons présentement une masse indifférente, déconcertée et apparemment sans besoins d'esprit vraiment notables ; mais on peut prévoir que demain les appétits intellectuels, spirituels et moraux resurgiront avec une force telle que nous risquons surtout de ne pas être assez prêts pour les satisfaire. Il faudra donner quelque chose, donner beaucoup ; mais comment, si nous nous sommes laissés persuader de ne plus rien avoir ? « A celui qui n'a rien, on lui reprendra même ce qu'il a. » Reconstruction, restauration, rédemption sont des notions étroitement parentes : tout le reste n'est que snobisme illusoire et précaire, caprice et frivolité.
Jean-Baptiste Morvan.
117:292
### Mères de famille, ayez confiance
Vous n'avez pas dormi, la nuit passée, et vous vous êtes remises au travail, composé de soins domestiques, d'enfants à instruire et à corriger, de repas à préparer. Puis ce soir, vous entendrez des pas dans le couloir : c'est votre mari qui rentre ; il désire que vous n'ayez pas l'air trop soucieux ni trop fatigué. Pourtant vous savez tous les deux que votre fils aîné ne pratique plus. Il dit même qu'il n'a plus la foi. Votre fille, elle aussi, commence à se dérober à votre influence. Le soir tombe, le babil des enfants s'est tu ; le silence qui jadis retrempait vos âmes fait place maintenant à une lumière froide, une sorte de lucidité amère sur les êtres et sur les choses.
118:292
Autrefois vous aimiez le calme du soir, ce *vaste et tendre apaisement* que dépeint le poète. Désormais l'inquiétude monte la garde près de vous et son aile noire recouvre tout dans la maison, les rêves, les projets d'avenir, jusqu'aux regards sur les petits corps endormis. Ô vaillantes mères de famille, le monde entier conspire contre vous et contre votre maison, contre l'âme de vos enfants, contre votre paix intérieure ; vous le saviez et vous êtes parties quand même pour l'aventure : vous êtes bien, selon un mot fameux à peine modifié, *les aventurières du monde moderne.* Dans un monde en proie à un optimisme de commande, vous êtes les premières à être témoin du caractère tragique de la condition humaine. Pour l'honneur de cette aventure, je voudrais simplement vous remettre en mémoire une parole du Christ Jésus à ses disciples, un de ces mots formidables qui révolutionnent le destin des hommes : « *Confidite, ego vici mundum *». Ayez confiance, j'ai vaincu le monde !
Et maintenant, permettez-moi de vous interroger : qu'est-ce que la confiance ? Selon la belle formule de notre ancien catéchisme, la confiance est une qualité de l'espérance. Récitons l'acte d'espérance : « *Mon Dieu, j'espère avec une ferme confiance que vous me donnerez votre grâce en ce monde et, si je suis fidèle à vos commandements, votre gloire dans l'autre, parce que vous me l'avez promis, et que vous êtes souverainement fidèle dans vos promesses.* »
Gravons dans notre esprit les premiers mots : *j'espère avec une ferme confiance.* Ainsi la confiance qualifie l'espérance et la fermeté accompagne la confiance.
119:292
Tout cela respire le courage, une sorte d'accent viril qui emporte l'adhésion. Éclairés et forts de cette lumière qui ne vient pas de nous, mais descend de très haut, des hauteurs de ce paradis où les anges se racontent le combat spirituel de leurs frères humains ; éclairés et forts de cette lumière, nous vous disons : chères âmes, tenez bon. C'est vous qui dressez l'échelle par laquelle les civilisations montent vers le ciel ; ne vous découragez pas. Ayez confiance !
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Ayez confiance d'abord dans la prière. Vous connaissez la force de cette prière qui vous rassemble chaque soir : *là où deux ou trois seront rassemblés en mon nom, je serai au milieu d'eux ;* c'est alors que l'inquiétude maternelle se transforme en foi toute pure et en charité. C'est maintenant une conspiration dans l'autre sens, une conspiration de prière et d'amour pour le retour des enfants prodigues : le rosaire et les litanies, tout y passe. On ne sait ce que c'est de mettre au monde des enfants et de les voir s'égarer, se perdre peut-être pour toujours. Ah ! comme on prie lorsqu'on a charge d'âmes !
Voici, dans le secret de son cœur, la prière qu'une mère de famille fit un jour pour son enfant égaré : « *Ô Jésus, vous qui avez rendu à la veuve de Naïm le fils unique dont elle pleurait la perte ; vous qui, dans la parabole de l'enfant prodigue, avez montré une si tendre miséricorde pour les enfants qui s'égarent, daignez rappeler et ramener le mien, malheureusement entraîné loin de vous, loin de moi, loin du devoir. Mon pauvre enfant !*
120:292
*Ô mon Dieu, je vous en supplie, je vous en conjure avec larmes : ouvrez ses yeux, touchez son cœur, brisez ses liens, donnez-lui du courage ; qu'il revienne aux pures affections de la famille ; qu'il se jette entre vos bras comme un autre Augustin, qu'il embrasse vos pieds sacrés comme Madeleine repentante. Hélas ! et si devant vos yeux, auxquels rien n'est caché, ô mon Dieu, je portais la terrible responsabilité des égarements que je déplore ; si par une négligence ou une coupable faiblesse j'avais d'abord laissé grandir et se développer dans l'âme de mon fils des germes dangereux ; si, plus tard, j'avais en quelque sorte autorisé ses désordres par la légèreté de mes paroles ou de ma conduite ; ô Seigneur, laissez-vous toucher par une punition si cruelle ; voyez mon repentir, la douleur qui expie mes fautes ; pardonnez-nous à tous les deux et attachez-nous à vous pour jamais. Ainsi soit-il. *»
Ceci étant dit dans le langage de Bossuet et de Fénelon, on peut prier sans l'apparat des formules anciennes, avec les pauvres mots du vocabulaire moderne, ou bien même sans mot, d'un simple regard de l'âme, mais avec la confiance des humbles, car il est écrit : « La prière de l'humble pénétrera les nues. »
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121:292
Ayez confiance dans le patronage des saints auxquels vous avez confié l'âme de vos enfants. C'est une réalité profondément sérieuse que la protection des saints patrons ; c'est cela qui dans les âges de foi scella le pacte entre la chrétienté et le monde invisible ; c'est cela qui a donné aux anciennes générations cette assurance ferme, cette familiarité douce et coutumière avec le surnaturel.
Ayez confiance en sainte Monique qui est, après la Très Sainte Vierge, la patronne des mères de famille. Connaissez-vous ses litanies ? Récitons-les ensemble :
*Sainte Monique, modèle des femmes chrétiennes, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui avez obtenu par votre exemple et vos prières la conversion de Patrice, votre époux, priez pour nous.*
*Sainte Monique, modèle des veuves chastes et pieuses, priez pour nous.*
*Sainte Monique, modèle des mères chrétiennes, priez pour nous.*
*Sainte Monique, mère de saint Augustin, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui avez tant pleuré sur ses égarements, priez pour nous.*
*Sainte Monique, si persévérante dans vos ardentes prières pour sa conversion, priez pour nous.*
*Sainte Monique, aussi ardente que zélée dans la poursuite de cette âme chère, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui étiez la sauvegarde de votre fils absent, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui avez obtenu la guérison d'une maladie mortelle, priez pour nous.*
*Sainte Monique, à qui il a été accordé que l'enfant de tant de larmes ne pérît point dans ses erreurs, priez pour nous.*
122:292
*Sainte Monique, qui avez eu la consolation de le voir converti et fidèle, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui vous êtes saintement entretenue avec lui des choses du ciel, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui vous êtes paisiblement endormie dans le Seigneur après avoir accompli les travaux de votre maternité, priez pour nous.*
*Sainte Monique, qui ne pouvez refuser votre suffrage aux mères qui pleurent comme vous, priez pour nous*
*Sainte Monique, qui avez secouru plusieurs dans leurs angoisses, priez pour nous.*
*Daignez préserver l'innocence de nos jeunes enfants, nous vous en prions, sainte Monique.*
*Daignez redoubler de prières pour les jeunes gens exposés aux séductions du monde, nous vous en prions, sainte Monique.*
*Demandez qu'ils ne restent pas sourds aux conseils de leur mère ni insensible à sa douleur, nous vous en prions, sainte Monique.*
*Demandez pour toutes les mères chrétiennes la grâce d'accomplir saintement leur mission, nous vous en prions, sainte Monique.*
*Daignez les recommander à la Très Sainte Vierge, mère des mères et des enfants, nous vous en prions, sainte Monique.*
*Daignez intéresser votre fils saint Augustin au salut de nos enfants, nous vous en prions, sainte Monique.*
*Glorieux fils d'une si sainte mère, saint Augustin, priez pour nous.*
123:292
*Prions.*
*Ô Dieu, qui avez eu pitié des larmes de sainte Monique et qui avez accordé à ses ardentes prières non seulement la conversion de son fils, mais son éclatante sainteté, faites que nous vous implorions pour nos enfants avec tant de foi et d'humilité que nous obtenions comme elle leur salut et notre propre sanctification. Nous vous en prions par Notre-Seigneur Jésus-Christ.*
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Ayez confiance dans les saints Anges. Les Anges sont nos amis très chers, à la fois délicats et puissants ils admirent nos combats, nos détresses, nos tristesses d'amour ; ils voient dans les souffrances de la terre quelque chose de mystérieux et de sacré qui leur rappelle la Passion et la Croix du Seigneur Jésus. Mériter et grandir en amour, opérer le salut par la douleur et le sacrifice, voilà choses qu'ils ignorent, retenus qu'ils sont par les éternelles chaînes d'or de la vision béatifique. Comment voulez-vous qu'ils ne s'émerveillent pas devant ce palais de la douleur, où se consomment les noces mystérieuses du Ciel et de la Terre ? Saint Pierre dit même qu'ils désirent y plonger leurs regards, tellement le spectacle de la Rédemption les ravit. Quant à notre Ange gardien, il plonge carrément tout entier dans notre monde sublunaire et se montre à notre égard un compagnon fidèle -- invisible, mais si amical ! Un guide sûr, parfois un tuteur ou un précepteur véhément. Mais, par une mystérieuse disposition de la Providence, nos Anges veulent être priés. S'ils sont priés, alors ils décuplent leur service d'amour : une, mère chrétienne qui prierait assidûment l'Ange gardien de ses enfants assisterait à une floraison de miracles.
124:292
Relisez le livre de Tobie. C'est une famille entière que l'Ange Raphaël est venu réconforter en guidant le jeune Tobie, en délivrant sa fiancée Sara qui était possédée du démon, en guérissant le vieux Tobie de sa cécité. Ce personnage céleste faisant irruption dans les malheurs d'une famille d'exilés, c'est toute la tendresse du ciel qui se déverse sur la terre ; c'est la souveraine liberté de Dieu faisant sauter la carapace de notre univers conditionné et technicisé, où il semble qu'il n'y ait plus de place pour la libéralité divine. Je vous exhorte donc à avoir fréquemment recours au ministère des saints Anges, à entrer avec joie dans ce monde de gratuité qui, au milieu de tant d'abandons et de turpitudes, constitue la marque indestructible de notre honneur catholique.
\*\*\*
Ayez confiance dans l'intercession très particulière de saint Joseph, chef de la sainte Famille. Priez Marie de Nazareth, dont l'existence pendant trente ans fut, comme la vôtre, semée de toutes sortes de joies et d'inquiétudes familiales. Elle avait pour mission unique de tenir chaque jour une maison qui abritait le trésor infiniment précieux du Fils de Dieu ; vous avez pour mission unique, au milieu d'un monde redevenu païen, de tenir une maison qui abrite le trésor infiniment pré-cieux d'une famille chrétienne. Et si Dieu vous fait l'honneur d'appeler l'un de vos enfants à son service, vous verrez là un titre supplémentaire de ressemblance avec Marie, mère de Jésus, associées, comme elle, au grand œuvre de la Rédemption. Un enfant consacré à Dieu, c'est toute la famille qui s'élève. Souvenez-vous de la recommandation d'un patriarche à son fils : « Il ne s'agit pas seulement de propager ta race, mais de la porter plus haut. »
125:292
J'aperçois pour vous, dans la dévotion à la sainte Famille, à la fois le plus haut portique de la sainteté et une étonnante simplicité d'accès : on dirait que la Très Sainte Trinité a voulu adoucir la lumière aveuglante de sa transcendance pour nous donner une image terrestre de la charité divine, livrée à l'uniformité grise du quotidien, sans grand incident et sans éclats ; l'humble résumé des joies et des peines que connaîtront les familles chrétiennes jusqu'à la fin des temps. Un amour s'exprimant jour après jour avec des moyens humains et familiers, mais d'une suprême qualité intérieure. Le moindre geste de cette famille d'artisans besogneux avait, aux regards des Anges, la valeur d'une action liturgique capable de faire pâlir les beautés de la terre. Ayez confiance dans la puissance d'attraction du modèle : c'est à Nazareth qu'il faut puiser la force d'atteindre Nazareth. Cette imitation des mœurs divines est nécessaire pour ne pas sombrer dans des mœurs indignes de notre grâce baptismale. « *Les familles,* a-t-on dit, *sont des dynasties de vertu* *; tout redescend lorsque ce sceptre leur échappe.* » Alors qu'un père de famille sera, dans sa profession, presque toujours soumis à quelqu'un d'autre, auquel il devra rendre compte, en revanche, une mère de famille est douée de prérogatives inouïes, faisant d'elle la maîtresse de ce royaume appelé la maison (de *mansio,* demeure) et qui a pour fin de *maintenir* un certain ordre de choses sans cesse menacé : nous ne sommes pas des conservateurs mais des *mainteneurs.* Dans cette perspective qui est celle du déclin et de la renaissance des civilisations, tout est suspendu à la sainteté de la famille.
126:292
Sans doute la vie de Jeanne d'Arc est tout entière un vrai miracle ; mais ce qu'on oublie, c'est qu'au moment où Jeanne d'Arc est apparue dans l'histoire, il existait des milliers de familles fournissant le terrain d'éclosion où pouvait naître une Jeanne d'Arc.
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Ayez confiance dans cette disposition mystérieuse de la Providence qui multiplie autour de vous les exemples de grandeur dans l'ordre familial : Dieu a commencé le salut du monde par une famille, et quand il voulut évangéliser l'Europe, aux premiers siècles de l'Église, il eut de nouveau recours à une structure familiale avec Benoît de Nursie, héritier des vertus austères du patriciat romain. Ses disciples ont implanté des monastères dans tous les pays d'Occident. Ces communautés offraient le spectacle d'une famille heureuse, rassemblée autour du gouvernement paternel de l'abbé, où fleurissaient les vertus qui feront la civilisation chrétienne ; entre autres, une piété filiale affectueuse et tranquille, empreinte de douceur et de gravité, toute orientée vers le ciel. Les barbares se sont convertis et civilisés en regardant prier et travailler les communautés monastiques. C'est la Règle de saint Benoît qui a inspiré l'art de vivre en société, l'humilité et la courtoisie, l'amour du travail bien fait, le sens de la justice et jusqu'au gouvernement des princes. Combien de familles puisent encore dans la Règle bénédictine un style d'éducation marqué par la paix, l'hospitalité, la concorde et les relations confiantes entre parents et enfants, dans une atmosphère de prière où tout est référé à la Seigneurie de Dieu, premier servi ?
127:292
Tant et de si beaux témoignages vous sont donnés pour affermir votre confiance en la sainte Providence de Dieu, et vous permettre de faire de vos familles de petits fortins ; ou mieux, des maisons de prière et de charité, à la fois accueillantes et douées de remparts, où viendront se briser l'esprit du monde et sa malice ; tandis que de pauvres hommes, déçus par ses promesses fallacieuses, découvriront sous votre toit, dans un émerveillement grandissant, le vrai sens de la vie.
Benedictus.
128:292
## NOTES CRITIQUES
### Gnose et œcuménisme
Étienne COUVERT : *De la gnose à l'œcuménisme.* (Éditions de Chiré.)
*Première lecture*
De Jean Borella (*La Charité profanée*) à Alain Besançon (*Les origines intellectuelles du léninisme*)*,* bien des livres ont paru récemment sur la gnose, et sa parenté avec la subversion. Voici le petit dernier paru aux Éditions de Chiré : *De la gnose à l'œcuménisme,* par Étienne Couvert.
Avant même d'ouvrir son livre, on est partagé entre la méfiance et la séduction.
La séduction, parce qu'il est fascinant d'aller, en si peu de pages d'une écriture si limpide, des gnostiques de Nag Hammadi aux Pères conciliaires, via Luther, Descartes, Freud et Marx.
La méfiance, parce que, après « c'est la faute aux Juifs », « c'est la faute aux francs-maçons », « c'est la faute aux protestants », voici « c'est la faute aux gnostiques ».
129:292
Il est vrai qu'on peut panacher : Descartes a fréquenté les Rose-Croix ; Hegel fut tenté par le pastorat luthérien ; Marx était fils d'un avocat juif converti au protestantisme ; Jacques Monod, apôtre d'un scientisme gnostique, était, remarque Robert Beauvais (*Nous serons tous des protestants*)*,* descendant de plusieurs ministres de Dieu, et appartenait, par sa mère, à la H.S.J. (haute société juive). Nous sommes les fils de nos pères, paraît-il : il y a parfois, à droite, une passion des héritages qui confine à la manie.
Mais Étienne Couvert évite ces écueils en s'appuyant sur des textes, des faits, des découvertes archéologiques ; et de son étude se dégage l'idée que, de la gnose à l'œcuménisme, il n'y a pas essentiellement héritage, filiation, mais reprise d'attitudes intellectuelles du même type, qui se résument dans la substitution de la religion de l'homme fait Dieu à la religion de Dieu fait homme.
Deux traits caractérisent la gnose et peuvent très bien s'appliquer à l'œcuménisme :
« La gnose remplace la foi par une conviction qui trouve en elle-même, et non en Dieu, son étayage » (Besançon) ; ou encore « la gnose est une intelligence de la foi qui évacue la foi elle-même, en se substituant à elle » (Borella).
Ainsi, entre le dualisme manichéen qui juge la création si mauvaise qu'il en attribue l'œuvre à un démiurge pervers, et le confusionnisme teilhardien qui évacue tout conflit, toute souffrance, tout mal, au profit d'une évolution cosmique totale qui sauve tout, il y a cette parenté essentielle que l'esprit humain prétend pénétrer par ses propres forces le mystère universel, et adopte une démarche religieuse en évacuant la religion.
D'autre part, la gnose ne se développe pas à côté de la foi, pour rivaliser avec elle : elle la parasite : « Elle se propage par le truchement d'une religion porteuse, de la substance de laquelle elle s'empare, en la défigurant » (Salleron).
Or, qu'est-ce que l'œcuménisme ? Un retour à la maison du Père (oïkos veut dire maison), à l'unique vérité divine ?
De passage à Ligugé, je me suis procuré, perdu au milieu de vieilles revues, et probablement invendable, puisque le Frère portier me l'a offert pour un franc avec cette remarque : « ce n'est pas comme ça que nous ferons nos affaires », -- un numéro de la revue *Catholicité,* datant de 1947. Consacré aux « chrétiens devant l'œcuménisme », et composé en minorité par des catholiques, en majorité par des anglicans et des protestants, il révèle, avec une franchise qui n'oserait plus s'exprimer aujourd'hui, la stratégie œcuméniste.
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L' « Ut omnes unum sint », est, nous dit-on, la devise de la Fédération : « l'œcuménisme est fondé tout entier sur cet ordre du Seigneur ». Mais cet œcuménisme-là est une singerie de la demande du Christ ; car on y a « oublié » la référence obligée : « que tous soient un comme nous sommes un ». Pour les auteurs de *Catholicité* au contraire, l'unité, c'est la « relation de synthèse entre le Toi et le moi ». Dieu est le grand Laissé pour compte. Et il n'y a pas égalité entre le « toi » protestant et le « moi » catholique. Les prêtres catholiques battent leur coulpe sur la poitrine du voisin : « depuis seize ans que je suis prêtre, écrit l'un d'eux, je célèbre la messe chaque année, le 24 août, jour de la saint Barthélemy, en sentiment de pénitence ». La confession, décidément, a donné de bien mauvaises habitudes : « Faisons notre examen de conscience », écrit un autre ; accusons notre « égoïsme communautaire » ; « laissons-nous arracher au pharisaïsme ».
Les protestants, co-auteurs de la revue, n'ont pas de ces faiblesses : aucune allusion aux massacres de la saint Michel (ce n'était que des catholiques qu'on massacrait). En revanche, une stratégie précise, nuancée, intelligente, expliquée par Max Thurian, de la communauté réformée de Cluny, aujourd'hui inspirateur charismatique de Taizé. Thurian explique d'abord ce que l'œcuménisme n'est pas : il n'est pas un pragmatisme et refuse le confusionnisme du plus petit dénominateur commun ; il n'est pas un fédéralisme ni un réunionnisme, et Thurian se réjouit que Léon XIII se soit prononcé contre la validité des ordinations anglicanes. Alors que pour les catholiques bourrelés de remords, l'œcuménisme était le déversoir de leur trop plein de charité, Max Thurian précise : « le plan de l'œcuménisme n'est pas celui de la charité, mais celui de la foi ». ... En fait, celui de la gnose protestante. Et Max Thurian ne s'en cache pas. D'abord il affiche la conviction de sa supériorité : « en nous est la plénitude de la vérité ». Ensuite il refuse une rivalité de l'extérieur avec l'Église catholique : « L'Église réformée n'existe pas pour elle-même. » Car elle existe pour parasiter (Thurian dit « purifier, assumer une vocation prophétique ») l'Église catholique. Elle doit donc éviter le prosélytisme, car le braconnage spirituel peut faire des convertis, mais non des prophètes ; et la réforme doit « s'accomplir de l'intérieur », « créer l'inquiétude et le trouble dans la bergerie voisine », multiplier « les fidèles qui deviendront apôtres dans leur milieu ».
L'œcuménisme selon Max Thurian, ce n'est même pas « l'unité sans la vérité » c'est « une manœuvre d'enveloppement déclenchée par des stratèges de génie, pour neutraliser définitivement l'adversaire » (Robert Beauvais).
Dans les rencontres œcuméniques, dit un autre pasteur dans *Catholicité,* on évitera le dogme, « cause de division », et la liturgie, au profit d' « une unité d'action, de sympathie ».
131:292
Le dogme d'ailleurs n'est plus conçu comme l'expression d'une vérité éternelle mais d'une pensée humaine, d'une culture particulière. La liturgie n'est plus le chant de l'épouse mais peut être « intégrée à titre d'ornementation ». Insensiblement, c'est l'homme qui supplante Dieu. Devient « hérétique » celui qui refuse -- comme les premiers chrétiens -- le culte de l'homme-roi : « La grande hérésie de notre siècle, s'écrie le grand inquisiteur Max Thurian, c'est l'hérésie anti-œcuménique. »
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A l'œcuménisme selon Max Thurian peut parfaitement s'appliquer la définition qu'Étienne Couvert donne de la gnose : une tumeur au sein de l'Église. Dès les premières pages, il remarque que, grâce à la découverte, en 1946, près de Nag Hammadi, d'une bibliothèque gnostique, on sait que la gnose est née en milieu judéo-chrétien et n'est pas une pénétration de la pensée grecque ou perse dans le christianisme primitif : « la gnose est une végétation religieuse parasitaire, se nourrissant du christianisme pour en tirer des éléments qu'elle va détourner de leur sens ». Et tout au long du livre, on est frappé par la récupération et la subversion du vocabulaire chrétien par les gnostiques. Pour Hegel, il n'y a pas de chute, mais un « péché originel cosmique » ; Marx retourne la formule liturgique du « Per Ipsum », pour l'appliquer à l'homme : l'homme sera déifié « par l'Homme, avec l'Homme et en l'Homme ».
L'homme déifié : nous sommes là au cœur de la gnose, et bien près de saisir ce qu'a de luciférien le gnosticisme. *Larvatus prodeo* telle est la devise du Serpent, remarque Étienne Couvert : « je m'avance masqué ». « Pour être adoré, Satan doit se couvrir du masque de Dieu lui-même. Il est singe de Dieu. » Or, « *larvatus prodeo *», c'est aussi la devise de Descartes : « De même que les comédiens prudents, pour qu'on ne voie pas la honte qui monte à leur front, se vêtent de leur rôle, de même au moment où je vais monter sur la scène du monde, dont je n'ai été jusqu'ici qu'un spectateur, je marche masqué. »
Mais ce masque de Dieu dont se voile Lucifer exige, de la part de qui veut démasquer, beaucoup de discernement, d'esprit de finesse, de crainte que, en combattant les contrefaçons sataniques, on ne dévalue la façon divine ; de crainte que, en voulant arracher les masques, on ne s'attaque au Visage Lui-même.
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Or Étienne Couvert, avec beaucoup de raison, combat les formules modernistes de l'immanence vitale, selon lesquelles « Dieu demeurant en l'homme, l'homme n'a qu'à retourner son regard à l'intérieur de Lui-même pour L'y trouver ».
Seulement, ce qu'il ne dit pas, c'est qu'on trouve à peu près les mêmes expressions chez Élisabeth de la Trinité, qui certes n'est pas gnostique : « Dieu est au-dedans de nous, dans ce sanctuaire intime de nos âmes » ; « Dieu est le centre de l'âme ; Lui c'est votre âme et votre âme c'est Lui ». Et saint Jean de la Croix : « L'Esprit Saint rend l'âme capable de produire en Dieu la même aspiration d'amour que le Père produit avec le Fils, et le Fils avec le Père. » Il y a très peu de différence, après tout, entre certains textes de saint Jean et de saint Jean de la Croix repris par Élisabeth de la Trinité, et les formules modernistes. En ce « très peu » tout se joue ; et on regrette que l'auteur ne l'ait pas mieux marqué. « Dieu ne réside pas dans notre âme et nous ne pouvons l'atteindre qu'indirectement par le raisonnement », écrit-il. Mais pour la bienheureuse Élisabeth, Dieu réside dans notre âme, et la Trinité est notre « chez nous »...
« Vous serez comme des dieux », promet le Serpent ; c'est-à-dire vous détrônerez Dieu, devenant ses singes (« comme »), vous faisant les arbitres du bien et du mal. Ce que Marx comprend et traduit très bien : « Je jetterai mon gant à la face du monde et je verrai s'effondrer ce géant-pygmée... ensuite, pareil à Dieu et victorieux, je marcherai sur ses ruines, et je me sentirai l'égal du Créateur. » Mais Jésus va plus loin que le Serpent : « N'est-il pas écrit dans votre loi : j'ai dit que vous êtes des dieux... et l'Écriture ne peut être détruite. » Le Serpent promet à Ève le vol et l'appropriation de l'essence divine. Dieu déifie, dès maintenant, et demande seulement à sa créature le consentement à l'être : « Dieu seul déifie en communiquant la participation de la nature divine » (Saint Thomas). La vision de Dieu métamorphose en Dieu. Au-delà du voile, voir et être semblable, selon saint Jean, ce sera tout un : « nous Lui serons semblables, parce que nous Le verrons tel qu'Il est ».
Si la gnose parasite la religion il faut veiller, en se débarrassant des parasites, à ne rien ôter à la religion ; et peut-être est-ce là le « talon d'Achille » de l'auteur, qui, pour sauver, contre Luther, la théologie et la philosophie sa servante, pour sauver, contre Kant, la raison pure (l'intelligence) face à la raison pratique (la volonté), risque de réduire la foi à la connaissance rationnelle de Dieu.
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N'empêche qu'Étienne Couvert a très bien vu que, depuis le nominalisme de Guillaume d'Occam (1297-1348), jusqu'à cette « manifestation de l'hérésie » que, selon Jean Borella, « le concile a rendue possible », la pente, la tentation, la séduction sont les mêmes, et correspondent à la gnose primitive. Son dernier chapitre est consacré au mouvement d'Oxford et aux pièges de l'œcuménisme. Dans l'Angleterre protestante du siècle dernier, en face de la décomposition de l'Église anglicane, il sembla nécessaire à certains pasteurs de combler « le vide glacial de la liturgie protestante », en imitant les fastes de l'Église romaine, mais en refusant la seule raison d'être de ces fastes : donner à la Présence réelle une demeure digne d'elle. Il s'agissait donc de répondre aux besoins sensibles de l'âme naturellement religieuse en la trompant, comme on trompe la faim : c'est à cette tromperie que s'adonnent aujourd'hui les groupes charismatiques, qui sont une face (nécessaire) de l'œcuménisme. L'autre face est l'antithèse du mouvement d'Oxford : il s'agit d' « organiser le vide glacial de la liturgie catholique, pour en détourner les derniers fidèles qui y restent encore attachés ». Mais cette protestantisation de l'Église catholique, à quoi se réduit aujourd'hui l'œcuménisme, n'est pas seulement, selon l'expression de Robert Beauvais, un « emprunt à la maison d'en face ». Car l'évolution du protestantisme -- Étienne Couvert le montre bien -- conduit à la négation de toute foi ; comme la gnose conduit à la négation ou au rejet de Dieu.
De la religion du Dieu fait homme, on glisse insensiblement à la religion de l'homme fait Dieu. Divers paliers y conduisent l'ésotérisme ; la théologie de la mort de Dieu ; l'auto-rédemption de l'homme.
Pour que le glissement d'une religion à l'autre soit indolore, il faut cultiver le secret. Les gnostiques primitifs avaient le goût du secret ; les francs-maçons aussi ; les bureaux épiscopaux aussi.
Il y a dans l'évangile apocryphe de Thomas (gnostique), un texte curieux, qui semble le démarquage et l'antithèse du texte du Nouveau Testament qui rapporte le choix par Jésus de Pierre -- premier pape : « *Jésus dit à ses disciples : Dites-moi à qui je suis semblable. Pierre lui dit : Tu es semblable à un ange. Mathieu lui dit :* « *Tu es semblable à un philosophe. Thomas lui dit : A qui tu es semblable, je ne parviens point à le saisir. Jésus le prit et s'écarta, il lui dit trois mots. *» Ces trois mots, Thomas refuse de les révéler à ses compagnons : lui, qui s'attire la distinction de Jésus parce qu'il se montre incapable de définir l'Inconnaissable, garde son secret.
134:292
Nous saisissons ici l'attitude gnostique : au contraire de Pierre, seul capable de dire, par révélation du Père, la nature du Fils, Thomas mentionne une transcendance telle qu'elle devient inaccessible, inconnaissable, et par là-même, peut-être, évanescente ; au contraire de Pierre, reconnu pape devant tous, Thomas fonde son pouvoir sur le secret. L'œcuménisme aussi, fidèle au gnosticisme, vide Dieu de sa substance et cultive le goût de l'ombre : nous sommes menés, mais nous ne savons pas qui nous mène. L'époque « moderne », qui s'ouvre avec les siècles des Lumières, « découvre » deux visages apparemment contradictoires de Dieu : d'un côté un Dieu inaccessible et inutile -- le « Dieu réduit au chômage technologique » des déistes du XVIII^e^ siècle -- de l'autre un Jésus copain, graine de leader syndicaliste. Apparemment contradictoires. Étienne Couvert cite le mot de Hegel, qui inaugure la « théologie de la mort de Dieu » : « En devenant Homme, Dieu est mort en tant que Dieu. » C'est « la mort de Dieu en Jésus-Christ ». On trouve dans le romantisme français, héritier des maîtres penseurs allemands, des accents identiques. Dans le Mont des Oliviers, Vigny oppose le Fils au Père : « *Et la terre trembla, sentant la pesanteur /Du Sauveur qui tombait aux pieds du Créateur.* » Et c'est pour lui une manière d'opposer l'homme à Dieu. D'où sa conclusion :
*Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté,*
*Le Juste opposera le dédain à l'absence*
*Et ne répondra plus que par un froid silence*
*Au silence éternel de la Divinité.*
Cette opposition correspond très exactement à la gnose primitive, qui manifeste une horreur du créé, déserté de toute gloire, et de l'incarnation, qui accuse Dieu du mal, pour ôter à l'homme toute responsabilité.
Reste l'auto-rédemption de l'homme, dont « le Christ évoluteur et universel » de Teilhard n'est qu'une figure sublimée. D'ailleurs Schurer, inspirateur de Teilhard, écrit nettement : « *Le Christ sera complètement identifié à la terre et à l'humanité* » (cité par Salleron dans ITINÉRAIRES de janvier 1967).
Ce culte de l'homme trouve ses deux expressions complémentaires dans la religion de la science et de la technique, et dans le messianisme idéologique.
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Dans une page fort intéressante de son livre, Alain Besançon remarque que la « langue de bois » des idéologues singe le langage liturgique : « Dans le monde communiste, la malédiction de Babel est levée puisque la multiplicité des langues est surmontée par l'uniformité du style. » Et plus loin : « Comme le langage idéologique, le langage liturgique est transpersonnel. Il manifeste une autre réalité que la réalité empirique. L'officiant sort de sa subjectivité et, avec lui, l'assemblée participante. Le langage liturgique est rigoureux parce que la réalité signifiée doit l'être exactement sous peine d'être gravement altérée. On ne peut changer un mot et c'est pourquoi une liturgie évolue très lentement. Le ton n'est pas celui du langage ordinaire. Il y a une diction, une psalmodie distinctive. Enfin la liturgie promet aussi la levée de la malédiction de Babel, puisque entre les participants se compose une figure de l'Un. » Texte d'autant plus significatif que -- Besançon ne semble pas en avoir conscience -- le langage liturgique qu'il décrit est celui de l'Église anté-conciliaire, alors que l'Église conciliaire cultive le goût de la subjectivité, de l'évolution permanente, de la tour de Babel. L'idéologie, devant la trahison des clercs, a donc le champ libre, et peut remplacer sans avoir besoin d'éliminer.
De la religion de la science, nous trouvons le principe chez Descartes, cité par Étienne Couvert : « le principe de la science doit être cherché en nous-mêmes, puisqu'il est en nous, comme le feu dans le silex ». C'est le principe du « *cogito ergo sum *»* :* mais que devient le *cogito* sans les *cogitata ?* Que devient la pensée sans la réalité objective ? Et puis, la religion de la science s'épanouit de Teilhard à Monod. Le premier exploite la vague fascination religieuse qu'il exerce pour usurper des lettres de noblesse dans la science. Le second se prévaut d'un vrai prestige scientifique pour livrer le message gnostique d'une connaissance par elle-même salvatrice, dans son livre-testament : *Le hasard et la nécessité.* Son dernier chapitre, religieusement intitulé « le Royaume et les Ténèbres », révèle une ambition véritablement luciférienne. Voici ce qu'il écrit : « Où retrouver la source de la vérité et l'inspiration morale... Sinon aux sources de la science elle-même, dans l'éthique qui fonde la connaissance en faisant d'elle, par libre choix, la valeur suprême, mesure et garant de toutes les autres valeurs. » On songe, en lisant cette déclaration agressivement « moderne », à l'acte de foi de l'antique secte gnostique des ophites (ophis en grec signifie Serpent) : « nous vénérons le Serpent, disent-ils, parce que Dieu l'a fait cause de la gnose pour l'humanité : il apprit à l'homme et à la femme la complète connaissance des mystères d'en haut ».
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De ce tour d'horizon des critiques des gnostiques -- confortées par ce que nous observons tous les jours -- il ressort que l'affirmation conciliaire : « la religion du Dieu fait homme a rencontré la religion de l'homme fait Dieu », relève de la naïveté ou de la duplicité, toutes deux coupables. A moins que, jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir apostolique, on trouve des adeptes de Schurer, qui prétendait réconcilier Dieu et Satan : « L'âme humaine, disait-il, qui a reçu de Lucifer son moi avec la soif inextinguible de l'individualité grandissante, se remplira goutte à goutte de l'amour divin qui vient du Christ. »
Danièle Masson.
*Gnose et œcuménisme\
seconde lecture*
Le propos d'Étienne Couvert est ambitieux : donner en peu de pages une vue d'ensemble des assauts de la subversion anticatholique au cours de l'histoire, montrer que ces assauts ont pour principe diverses erreurs, toujours les mêmes, présentées sous un jour différent, et que le point de départ, le réservoir de toutes les erreurs subversives est la gnose des tout premiers siècles du christianisme.
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Le premier chapitre est donc naturellement consacré à la gnose. Mais on se heurte là à un problème de terminologie curieusement occulté par Étienne Couvert. En effet si la gnose est le réservoir de toutes les erreurs, il paraît étrange que l'Église ne l'ait jamais condamnée. Or cela est un fait.
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L'explication est simple : c'est que la véritable gnose est le véritable christianisme, et que les sectes qu'évoque Étienne Couvert relèvent de la fausse gnose, du *gnosticisme.* Tout cela est déjà clair dans les épîtres de saint Paul. Saint Paul est en effet le premier auteur à employer le mot *gnosis* dans son sens spécifiquement chrétien, et le premier aussi à dénoncer la *fausse gnose* (dans la dernière phrase de la première épître à Timothée). Les Pères grecs, à sa suite, ne feront pas autre chose. Saint Irénée, dont un portrait orne la couverture du livre d'Étienne Couvert, et qui est cité à plusieurs reprises, n'a pas combattu la gnose, contrairement à ce que l'auteur laisse entendre : le titre originel de son livre, traduit en latin par *Adversus haereses,* était *Réfutation de la fausse gnose.* Sur ce sujet on lira avec le plus grand profit les belles pages de Jean Borella dans les numéros 193 et 203 de *la Pensée catholique,* avec dans ce dernier numéro les confirmations de plusieurs théologiens : on peut utiliser le terme de « gnose » pour signifier la connaissance surnaturelle de Dieu par Jésus-Christ, on *doit* même le faire pour distinguer cette connaissance supérieure de la connaissance strictement rationnelle. Ce que l'Église a condamné, ce sont les hérésies professées par les « gnostiques » : panthéisme, immanentisme, etc.
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Démêler l'écheveau gnostique demande la plus extrême circonspection. En effet les hérétiques gnostiques détournaient de leur sens des formules parfaitement catholiques, et il n'est pas toujours facile de distinguer où commence l'hérésie. En tout cas, ce n'est pas sans surprise qu'on lit page 14 que l'expression « le royaume est en dedans de vous » est une « formule panthéiste » : il s'agit d'une phrase de Notre-Seigneur : *Regnum Dei intra vos est* (Luc XVII, 21). Ou qu'on lit en note que l'expression « réveille-toi, toi qui dors » a une « saveur particulièrement gnostique » : elle se trouve textuellement dans l'épître de saint Paul aux Éphésiens (V, 14) et en substance en divers endroits de l'Écriture.
On ne lit pas non plus sans surprise que l'attitude chrétienne opposée à l'immanentisme gnostique est de « conquérir à la force de l'ascèse la ressemblance avec Dieu ». La vie chrétienne consiste à faire -- ou plutôt à laisser -- grandir Dieu en nous par la grâce. La vertu de l'ascèse est négative : elle déblaie les obstacles à la grâce, et encore *par* la grâce. Mais on ne conquiert rien par l'ascèse, et surtout pas la ressemblance avec Dieu. C'est Dieu qui nous conquiert, si nous le laissons faire, si nous permettons à la grâce d'opérer en nous.
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Étienne Couvert montre avec pertinence comment les thèses gnostiques ont ressurgi dans la franc-maçonnerie. Encore conviendrait-il de distinguer entre les éléments traditionnels pervertis (issus de la franc-maçonnerie opérative et de rites de chevalerie) et les éléments proprement anti-traditionnels. Il est vrai que cela serait le sujet d'un autre livre... De même il est tout à fait pertinent de montrer les affinités de la psychanalyse avec le gnosticisme. Mais Étienne Couvert néglige un point important : son aspect proprement satanique de contre-tradition (au sens de transmission) : on ne peut être psychanalyste sans avoir été psychanalysé.
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On trouve ensuite, dans le sous-chapitre intitulé *L'hindouisme occidentalisé,* un étrange amalgame : la théosophie de Mme Blavatsky, qui se trouve « exposée par Allan Kardec dans le *Livre des esprits *»*,* et l'œuvre de René Guénon. Il conviendrait plus encore ici de distinguer. Allan Kardec n'a pas exposé la « théosophie » mais le spiritisme. La théosophie de Mme Blavatsky est incontestablement infestée d'erreurs gnostiques, mais le spiritisme est un délire propre à la fin du XIX^e^ siècle. Quant à Guénon, son second livre était intitulé : *Le théosophisme, histoire d'une pseudo-religion,* livre publié sur recommandation de Maritain et qui reçut les plus vifs éloges d'un grand nombre de journaux et de revues de théologie ; et son troisième livre était intitulé : *L'erreur spirite.* On ne voit donc pas comment on peut mettre Blavatsky, Kardec et Guénon dans le même sac.
Par ailleurs il paraît téméraire de régler son compte à Guénon en deux pages et demie, et de conclure que sa doctrine n'est rien d'autre que l'ancien gnosticisme : « Cette déformation grecque d'idées orientales mal comprises ne m'intéresse pas le moins du monde », disait Guénon à Maritain. Guénon, c'est *un ennemi du gnosticisme,* écrivait Noëlle Maurice-Denis Boulet. Il n'est pas possible ici de considérer le fond du problème. Si l'on veut avoir une idée du débat, et de la hauteur à laquelle il se situe, on se reportera à l'étude de Noëlle Maurice-Denis Boulet (docteur en théologie) publiée en 1962 par *La Pensée catholique.*
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On y lit par exemple : « En dehors des questions de vocabulaire, impossibles à unifier, la position de Guénon, en métaphysique pure, était plus proche de la position thomiste qu'aucune position professée par des penseurs modernes, chrétiens ou non. »
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Étienne Couvert termine ces aperçus sur « quelques héritiers modernes de la gnose » par Hegel et le marxisme. Mais les rapports du marxisme et du gnosticisme sont très vagues, alors que le marxisme est beaucoup plus clairement un renversement de la doctrine chrétienne, une contrefaçon satanique du christianisme. C'est un autre sujet, certes, mais il aurait été bon de le signaler.
En revanche, on s'étonnera de ne voir aucune allusion ni au nouveau gnosticisme claironné par un certain nombre de savants d'aujourd'hui (la « gnose de Princeton »), ni au nazisme, dont les origines occultistes et « gnostiques » sont pourtant connues. On s'étonnera également de voir la « nouvelle droite », pourtant clairement « gnostique », expédiée en quelques lignes très étranges : l'objectif de la « nouvelle droite » serait de présenter sa doctrine comme « l'accomplissement du christianisme, avec toutes les apparences de l'orthodoxie » (*sic*), d'où la « bienveillance » (*sic*) de la « nouvelle droite » pour l'Église ! Or quiconque a entendu parler de la « nouvelle droite », si peu que ce soit, sait au moins que sa première caractéristique est d'être farouchement anti-chrétienne ! ([^58])
Étienne Couvert consacre un chapitre entier à Descartes, et cela est justifié, car effectivement Descartes est le promoteur de la subversion philosophique. L'auteur insiste sur un point généralement laissé dans l'ombre et cependant de la plus grande importance : les rapports très étroits de Descartes avec les « rose-croix », déviation gnostique (et protestante) d'éléments catholiques, comme le sera plus tard la franc-maçonnerie.
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Le quatrième chapitre, le plus long du livre, est intitulé : *Un mythe destructeur du christianisme.* Il s'agit des Esséniens. Étienne Couvert tente de prouver que les Esséniens, en tant que secte juive pré-chrétienne, n'ont jamais existé. A vrai dire je ne vois pas en quoi ce mythe, si mythe il y a serait « destructeur du christianisme ». On comprend bien que dans l'expression de Renan : « le christianisme est un essénisme qui a réussi », il y a quelque chose de blasphématoire, mais l'idée que Dieu ait suscité une secte juive pré-chrétienne pour tenter de préparer les Juifs à la révélation chrétienne n'a rien d'anti-chrétien : les pharisiens ne seraient que plus responsables de leur aveuglement, ayant rejeté toutes les indications prophétiques, jusqu'à saint Jean-Baptiste et aux Esséniens.
La thèse d'Étienne Couvert est que les Esséniens ne sont rien d'autre que les ébionites (les « pauvres »), judéo-chrétiens qui vivaient en communauté et pratiquaient la pauvreté volontaire. Mais ces explications sont extrêmement confuses. Si les Esséniens étaient des pré-chrétiens, on ne s'étonnerait pas de trouver chez eux des textes qui ne coïncident pas avec la révélation chrétienne et peuvent donc a posteriori être considérés comme « hérétiques ». Mais puisque pour Étienne Couvert les Esséniens sont des Juifs chrétiens qui vont jusqu'à observer les « conseils » évangéliques, il faut que leur doctrine soit orthodoxe. Ainsi refuse-t-il qu'on les considère comme hérétiques (note, p. 171), la seule chose qu'on puisse leur reprocher étant de continuer les pratiques mosaïques, ce qui n'est pas hérétique au sens propre. Mais il cite un texte du cardinal Daniélou qui nous apprend que les ébionites « consacraient » du pain azyme et *de l'eau* (alors que par ailleurs il cite un texte *essénien* où il est question du prêtre qui bénit le pain et le vin !), que les ébionites croyaient en la nature angélique du Christ (lequel était un prophète annonçant les deux messies à venir -- roi et prêtre --) et professaient une doctrine dualiste. S'il ne s'agit pas là d'hérésies caractérisées, les mots n'ont plus de sens.
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Le chapitre qui pose le plus grave problème est celui qui est intitulé *Foi ou raison.* Le dessein d'Étienne Couvert est de réfuter le fidéisme et l'immanentisme. Mais pour s'opposer à ces erreurs, il en vient à rejeter, non plus le gnosticisme, mais la véritable gnose chrétienne, celle de saint Paul, et à présenter la foi comme acte de l'intelligence naturelle. Nulle part il n'est question de la grâce, sinon pour la rejeter, car ce sont les protestants qui prétendent que la foi provient d'un influx de la grâce...
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Voici deux étonnantes citations parfaitement représentatives de l'ensemble du chapitre : « Nous pouvons connaître, avec notre intelligence, les vérités religieuses naturelles et révélées » ; « Dieu ne réside pas dans notre âme et nous ne pouvons l'atteindre qu'indirectement par le raisonnement ». La définition de la foi catholique c'est une adhésion de l'intelligence à des vérités reçues.
Cela n'est pas une définition de la foi catholique. La première définition de la foi, c'est celle que donne saint Paul : la substance des choses que l'on espère. Lorsque saint Thomas d'Aquin aborde la question, c'est cette définition-là qu'il retient. Saint Pie X, dans son catéchisme, donne une définition théologique très précise qui résume admirablement les développements de saint Thomas : « La foi est une vertu surnaturelle, infuse par Dieu dans notre âme, par laquelle, appuyés sur l'autorité de Dieu même, nous croyons tout ce qu'il a révélé et qu'il nous propose de croire par son Église. » La foi est une vertu théologale et non le résultat d'un raisonnement. Elle nous est donnée au baptême, alors que nous sommes incapables de raisonnement. La foi est intrinsèquement surnaturelle, et non naturellement rationnelle. *L'adhésion de l'intelligence,* c'est *l'acte* de foi, et non la foi elle-même. Et il s'agit d'une adhésion à des *vérités reçues,* donc impossibles à atteindre par le raisonnement. Aucun raisonnement ne peut nous amener à la connaissance d'un Dieu en trois personnes. Par la *grâce* de la foi, nous avons une connaissance de Dieu plus haute que par la raison naturelle (saint Thomas Ia qu. XII, art. 13)
« Puisque l'homme, par son assentiment à ce qui est de foi, s'élève au-dessus de sa nature, il est nécessaire que ce mouvement soit en lui de par un principe surnaturel le mouvant intérieurement, et ce principe est Dieu » (IIa IIae, qu. VI, art. 2). Prétendre que la raison naturelle suffit pour connaître Dieu, c'est du pélagianisme.
Dans un article où il soutient l'emploi du terme gnose pour combattre le rationalisme (*Pensée catholique,* n° 203), l'abbé Luc Lefèvre exprime la même réalité que saint Thomas, et ne craint pas d'employer le mot d'immanence qui fait bondir Étienne Couvert : « Dans la connaissance de foi, l'objet est surnaturel et non pas naturel. Il n'est ni observé par les sens ni par les forces de l'intelligence du sujet. Il est *donné* par Dieu lui-même qui s'est révélé. Il est donc extérieur au sujet, mais il lui est intérieur et immanent aussi, et à un point tel que c'est bien lui qui rend l'esprit de plus en plus capable de connaître son objet. »
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L'immanentisme est une erreur, mais l'immanence de Dieu dans l'âme du fidèle est une vérité qui se trouve clairement exposée dans l'Évangile (saint Jean, 14).
Sur ce sujet, il faut lire le sublime chapitre sur la foi des *Mystères du Royaume de la Grâce,* du Père Calmel (DMM). Les propos du Père Calmel, appuyés sur la Tradition, sont exactement contraires à ceux d'Étienne Couvert. La foi est intrinsèquement surnaturelle « aussi bien au titre de son contenu qui n'est autre que les secrets, les mystères de Dieu, et non pas un objet d'ordre rationnel et démontrable, que au titre de son *motif formel* qui n'est autre qu'une lumière reçue de Dieu, *le témoignage de Dieu au-dedans de nous* (*...*)*,* le témoignage de Dieu à l'intérieur de notre âme, la lumière qui est au-delà des capacités naturelles de notre entendement, qui ne vient que de Dieu et n'est reçue que par grâce ».
Et c'est là simplement la doctrine catholique. On peut ajouter que si l'Église dans sa liturgie utilise la poésie et le symbolisme, et non pas le discours rationnel, c'est qu'elle sait qu'ainsi les vérités de la foi, qui sont des mystères surnaturels, s'imprimeront dans l'âme des fidèles. Les liturgies protestantes et modernistes aboutissent à un appauvrissement de la foi, parce qu'elles font plus appel à la raison qu'à la gnose, qui est « connaissance amoureuse des mystères » (abbé Lefèvre).
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Le dernier chapitre du livre d'Étienne Couvert est une intéressante étude du « mouvement d'Oxford » et de ses « pièges œcuméniques ». Il s'agit de la constitution de la *high Church,* portion de l'Église anglicane d'un extérieur presque catholique -- mais à laquelle manquait l'essentiel : les sacrements. D'où toute une série de discussions « œcuméniques » ambiguës et vouées à l'échec. L'œcuménisme actuel est inverse : ce sont les catholiques qui veulent ressembler aux protestants, toujours dans le but d'une union factice et sacrilège.
Mais pourquoi s'en prendre à « Newman vieilli », qui aurait eu avant de mourir « quelques hésitations sur des points fondamentaux de la doctrine catholique » ? Et pourquoi expliquer ces « hésitations » par l'augustinisme dont était « imprégné » son ordre de l'Oratoire ?
143:292
Saint Augustin est le plus grand des premiers docteurs de l'Église latine. Sa doctrine est un fleuve de lumière divine, et on sait avec quelle révérence saint Thomas pouvait le citer. Quant à la lettre du cardinal Newman (à un ami anglican), il est vrai qu'elle peut *paraître* critiquable, surtout à la fin, quand l'illustre converti estime que les anglicans de la high Church jouent le rôle de saint Jean-Baptiste. De là à suspecter Newman d'être « en retrait » sur ses positions précédentes, il y a une marge. Ces questions sont très complexes, et *mystérieuses* (c'est ce qui ressort essentiellement de la lettre). Dans le même ordre d'idées, quoiqu'il s'agisse de réalités différentes, le prédécesseur de l'actuel patriarche d'Antioche (Église melkite) disait que *en théorie* on pouvait se demander si la constitution d'Églises uniates avait été une bonne chose et n'avait pas en fait retardé l'union. Mettre en doute le catholicisme de Maximos IV à partir d'une telle interrogation relèverait d'un procès d'intention.
En conclusion, je me demande seulement pourquoi notre ami Jean Auguy a voulu publier ces pages, dont plusieurs sont gravement déficientes et d'autres sont, elles, si manifestement *en retrait* de la grande doctrine catholique.
Yves Daoudal.
### Choix poétiques
Jean-François REVEL : *Une anthologie de la poésie française.* (R. Laffont.)
Philosophie, gastronomie, politique, rien n'échappe à l'esprit universel de J.-F. Revel. C'est un homme capable de tout. Il vient de se donner le plaisir de composer une anthologie de notre poésie.
Il avertit : ce choix est « une des anthologies possibles de la poésie française, et non une moyenne de tous les goûts possibles ».
144:292
Habile modestie, qui ferme d'avance la bouche à tout reproche. Revel reçoit qui il veut. On n'a rien à dire. Il est chez lui. On peut cependant demander à un choix d'être cohérent, et dans sa préface l'auteur explique à quel principe il s'est soumis. La poésie, c'est la poésie lyrique, c'est le chant. Il faut distinguer le poète de l'écrivain en vers. Là-dessus, références à l'abbé Brémond et à Valéry, ce qui ne nous rajeunit pas, mais enfin, nous savons à quoi nous en tenir, l'accord est fait depuis plus d'un demi-siècle : la poésie est un usage plus pur du langage. Avec elle, les mots les plus quotidiens s'illuminent, prennent une allure mystérieuse. Que Villon, par exemple, parle de *dés à coudre* (« Plus becquetés d'oiseaux que dés à coudre », dans *La ballade des pendus*)*,* qu'Apollinaire parle de *siphons* (« De tous leurs siphons enrhumés », dans *La chanson du mal-aimé*), il semble que ces mots si communs sont transfigurés.
Il y a un autre élément dans notre manière de concevoir la poésie, c'est l'étrangeté, la surprise. Quoique Revel n'en parle pas, on retrouve ce trait dans plus d'un des poèmes qu'il a choisis.
Apollinaire et Villon, auxquels on vient de faire allusion, sont ici le premier et le dernier poètes du volume : l'ordre est alphabétique. On voit par ces deux noms que le *chant,* une sorte de charme peu définissable, est bien un caractère essentiel de la poésie telle qu'elle est entendue ici. *La chanson du mal aimé* est citée en entier. C'est sans doute le poème français le plus célèbre aujourd'hui. On peut se demander si sa séduction durera autant que celle de Villon, et j'oserai aussi poser la question : est-ce que chez Apollinaire lui-même d'autres poèmes ne sont pas plus beaux (je pense à *Salomé,* à *L'émigrant de Landor Road*) *?*
Mais si, avec ces deux poètes, l'auteur est fidèle au principe de choix qu'il a posé, ce n'est pas le cas ailleurs, et c'en est même surprenant.
Il nous a affirmé dans sa préface que Baudelaire est un des très rares poètes chez qui « presque tout est beau ». Ce n'est pas certain. Bien des admirateurs des *Fleurs du mal* ont déploré les gaucheries, les chevilles, le prosaïsme qui en déparent la plupart des poèmes (et on pourrait citer là-dessus Gide ou Proust ou Maurras), ce qui n'empêche nullement leur auteur d'être en effet un des trois ou quatre meilleurs poètes français. Ce qui est curieux, c'est qu'après avoir affirmé cette perfection, Revel donne *Moesta et errabunda* en supprimant les trois premières strophes, qui sont « plates » à son avis, ce qui déséquilibre complètement la pièce, et nous prive du sublime début, si proprement baudelairien : *Dis-moi ton cœur parfois s'envole-t-il Agathe...*
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Pendant qu'il y était, il aurait pu se rappeler que Valéry trouvait faible, avec plus de raison, le deuxième quatrain de *Recueillement* (« *Tandis que des mortels la multitude vile...* ») et le supprimer aussi.
Revel préfère *Remords posthume* au *Balcon,* au *Crépuscule du matin,* à *Reversibilité.* Il donne de M. Desbordes-Valmore un poème, *les Séparés,* assez niaisement redondant. Et son choix de Hugo, avec quatre poèmes des *Châtiments,* qui sont de solides pamphlets en vers, confirme une attirance vers la poésie oratoire, éloquente, qu'on peut très bien comprendre, mais qui ne s'accorde pas du tout avec le rejet du discours en vers. Revel a commencé par écarter la satire, la polémique : « J'aime beaucoup Mathurin Régnier, mais la verve d'un satiriste versificateur, si doué, si étourdissant soit-il, donne et cherche à donner des joies tout autres que celles attendues de la poésie... » Et il va choisir ce Hugo-là, ou un tract anticlérical de Prévert, ou encore deux sonnets de Robert Desnos (des pamphlets contre le maréchal Pétain et Pierre Laval) qui sont des exemples typiques de textes pleins de verve, mais non poétiques au sens qu'il avait choisi. Il est visible qu'ils sont là parce qu'ils servent la bonne cause progressiste plutôt que pour leur puissance incantatoire.
L'auteur a aussi un faible pour la fantaisie, l'esprit, et même le cocasse. Cela explique que Laforgue tienne ici plus de place que La Fontaine, et sans doute que le Musset préféré soit celui d'*A Saint-Blaise à la Zuecca.* (Dans ce dernier cas, c'est peut-être également l'effet de ce phénomène de marée, déjà noté par Proust, qui fait qu'après une génération qui a aimé *Les nuits, le Souvenir,* en vient une autre qui, lassée de ces longs poèmes, préfère les bluettes sur Venise et la *Ballade à la lune* -- comme fait Revel -- avant que le métronome de la mode revienne à la position antérieure.)
On est quand même surpris de trouver ici Tristan Derème. On se demande pourquoi c'est lui qui a émergé plutôt que Carco ou Jean Pellerin. Et plus surpris encore des deux poèmes de Georges Fourest. Alors qu'on est heureux de voir citer Marot, Toulet, Levet, qui ont su atteindre une grâce exquise, on se demande ce que fait dans cette anthologie l'auteur de *la Négresse blonde,* avec ses facéties de Quartier latin. Et Revel qui nous affirmait gravement que l'effet de la poésie est de nous plonger dans une certaine « tristesse majestueuse », comment peut-il concilier cela (qui est d'ailleurs bien arbitraire) avec les plaisanteries de Fourest ?
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On pourra s'étonner encore de trouver un poème d'Arthur Cravan, et aussi le début de *La Soirée avec M. Teste.* Qu'en aurait dit Valéry ? Le premier mot de son texte lui serait peut-être venu à l'esprit. Ce qui paraît vraiment ridicule, c'est de citer deux vers de Boileau : c'est le type même de la plaisanterie de prof, qui ne se donne pas beaucoup de mal pour épater ses élèves, et faire rire les bons sujets, toujours complaisants. Autre « audace » : pour Molière, on cite seulement le sonnet d'Oronte. Il n'est pas sûr que ce sonnet soit de Molière. S'il l'est, il a été écrit comme une parodie, en visant à faire rire, et en faire l'éloge comme d'une belle chose est un contresens. On se demande ce que l'auteur des *Femmes savantes* a bien pu faire à J.F. Revel.
Une dernière remarque : sur les soixante poètes de cette anthologie, vingt-cinq sont de notre siècle, ce qui est nous favoriser un peu naïvement. Ce n'est pas le fait d'un lettré, de favoriser ainsi les plus proches, et de céder à l'illusion de perspective qui nous les fait voir plus grands.
Vingt-cinq poètes du XX^e^ siècle, et malgré cela, on ferait une assez belle anthologie de ce temps en ne prenant que ceux qui n'y figurent pas : Claudel, Supervielle, Audiberti, Milocz, Cocteau, Maurras, Jouve, A. Robin, H. Thomas (et bien d'autres). Remarquez que, pour les siècles passés, on n'a rien ici de Théophile, de Tristan Lhermite, de Desportes, de Racan, de Chassignet... Mais Revel nous a avertis : c'est son choix, c'est son goût.
On peut trouver (dans la collection Idées-Gallimard), l'*Introduction à la poésie française* de Th. Maulnier et D. Aury, où le choix peut aussi paraître arbitraire, mais cet arbitraire est voulu et cohérent. Peut-être peut-on trouver encore l'excellente anthologie de M. Arland (chez Stock). Avis aux amateurs. Je ne connais pas celle de Pompidou (Livre de poche). La vue de Beaubourg ne m'encourage pas à aller y regarder.
Signalons que deux sonnets de Jean de Sponde sont cités ici à la suite, comme s'il s'agissait d'un poème unique, d'autant qu'un vers a sauté vers la fin. Du coup les deux derniers tercets sont incompréhensibles. Je les rétablis :
*Eh quoy ! Mon Dieu, je sens combattre maintes fois*
*Encor avec ton Temple, et ta main, et ta voix,*
*Cet Ange révolté, cette chair, et ce Monde.*
*Mais ton Temple pourtant, ta main, ta voix sera*
*La nef, l'appui, l'oreille où ce charme perdra*
*Où mourra cet effort, où se perdra cette onde.*
Georges Laffly.
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### Une fausse « distanciation »
Gertrud von LE FORT : *Le silence.* (Éditions de Chiré.)
Descendante de huguenots exilés, la poétesse et romancière allemande Gertrud von Le Fort (1876-1971) se convertit au catholicisme en 1926 et écrivit un grand nombre d'ouvrages d'inspiration catholique, les plus connus étant les *Hymnes à l'Église, La Femme éternelle,* et *La Dernière à l'échafaud,* dont Bernanos fit le *Dialogue des carmélites.* Le texte que publient aujourd'hui les éditions de Chiré n'avait pas encore été traduit en français. Il date de 1966. A quatre-vingt-dix ans, la vieille dame entreprit de défendre à sa manière la mémoire de Pie XII et de répondre aussi, après Alexis Curvers, Edward Molloy, Juan Antonio de Laiglesia et Pierluigi de la Terza aux calomnies du *Vicaire* de Rolf Hochhuth. *Le silence,* c'est celui de Pie XII face aux crimes nazis ([^59]).
Le sous-titre est : *une légende.* Gertrud von Le Fort établit une distanciation en reportant les faits au Moyen Age. Face à une propagande véhiculée par un faux réalisme, elle veut rétablir la vérité en se servant de l'histoire comme langage symbolique. Sur le plan littéraire, *Le silence* est un texte magnifique, et magnifiquement traduit.
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Mystère, émotion, grandeur : si l'on voulait justifier ces trois aspects, on pourrait écrire un commentaire beaucoup plus long que l'œuvre elle-même, qui est très brève (quarante petites pages en très gros caractères). Le traducteur regrette certaines « redites ». Je ne suis pas de cet avis. Car il s'agit finalement d'un poème en prose. Qui dit poème dit rythme. Et ce rythme, admirable, quasiment ensorcelant, s'appuie en partie sur les « redites », qui sont d'ailleurs souvent des images symboliques qui changent de signification ou redéfinissent l' « ambiance ».
Gertrud von Le Fort énonce clairement que c'est le silence du pape qui retint les nazis de « commettre le pire ». Mais il s'agit là du premier degré de lecture. L'écrivain allemand veut aller plus loin. Le thème fondamental de toute son œuvre -- les voies mystérieuses de la grâce -- surgit également ici. Gertrud von Le Fort montre la face cachée des persécutions. Celles-ci permettent à certaines âmes de trouver leur destin éternel. A beaucoup d'âmes ? A quelques-unes ? A une seule ? En fait dans *Le silence* il n'est question que d'une jeune femme. Mais qui paraît symboliser un grand nombre.
Et même plus que cela. Puisque, au plus fort de la guerre des barons révoltés, au milieu des ruines, le narrateur imaginaire a l'absolue conviction que « Rome est sauvée » au moment où le pape décide de ne pas parler, après sa conversation avec la jeune femme qui se sacrifie. Il est difficile de suivre ensuite Gertrud von Le Fort. On peut se demander si elle ne confond pas le plan surnaturel et le plan temporel. La conviction que « Rome est sauvée » est une sorte de « vision » que la réalité est la Rome éternelle. Par conséquent « la réalité qui nous menaçait n'était qu'un rêve ». Un rêve, le nazisme ? Même sur le plan purement spirituel, ce n'est pas défendable. Ici la distanciation historique nous éloigne de la réalité. De même le narrateur nous explique que la fin des persécutions est due au silence (sacrificiel) du pape, et que les barons « s'étaient lassés d'attendre » (!).
Gertrud von Le Fort s'est-elle fourvoyée en trop voulant « spiritualiser » le débat ? A chacun de répondre. De toute manière il resterait encore l'immense beauté de l'œuvre, sa puissance d'évocation poétique, sa foi, son amour passionné de Rome et de l'Église, sa piété envers Pie XII...
Le traducteur, Joël Pottier, ne s'est pas contenté de faire passer en français, admirablement, superbement, les beautés du texte allemand. Il est également l'auteur d'une très intéressante postface où il étudie la genèse de l'œuvre (le passage sur la « structure éclatée », en « vitrail brisé » -- les informations restent toujours fragmentaires -- est particulièrement éclairant) et fait le point sur l'affaire du Vicaire. Enfin il est à l'honneur de l'éditeur d'avoir publié ces pages hors du commun en un petit livre agréablement présenté et joliment relié.
Yves Daoudal.
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### Recensions
#### Michel de Saint Pierre *Sous le soleil de Dieu *(Plon)
Première lecture
Michel de Saint Pierre réunit dans ce volume onze textes « qui (lui) ont paru exprimer l'essentiel de ce qu'(il) pense et de ce qu'(il) croit ». Onze chapitres donc : Musique intérieure, Sainteté de l'héroïsme, Trois amis, Les messagers du Ciel, Le temps des prophètes, L'éclatante présence de la Vierge, Les miracles de Lourdes, Le promeneur du Vatican, Les ombres du Biafra, Pèlerinage du pape Jean-Paul II à Lourdes, La vie et la mort.
On lit ce livre, ou du moins je l'ai lu, avec un intérêt passionné parce qu'il est comme une Somme des idées et des personnages qui illustrent le catholicisme actuel.
J'ai goûté particulièrement les pages consacrées aux « messagers du ciel » -- qui sont les grands mystiques stigmatisés de notre temps : Thérèse Neumann (morte en 1962), le Padre Pio (mort en 1968) et Marthe Robin (morte en 1981).
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Le « temps des prophètes » est marqué par des noms beaucoup plus nombreux, au premier rang desquels s'inscrit Alexandre Soljénitsyne. A lui seul il a peut-être plus ébranlé que tous les autres « dissidents » les naïfs ou les sincères qui croyaient aux vertus du régime soviétique.
L' « éclatante présence de la Vierge », c'est la rue du Bac (Catherine Labouré), la Salette (Mélanie et Maximin), Lourdes (Bernadette), Fatima -- la plus « éclatante » --, Garabandal, Bayside, Kerizinen, San Damiano, et bien d'autres lieux encore, sans parler de Medjugorje et des discussions qu'il suscite.
Les « miracles de Lourdes » relatent des faits plus connus. Je suis heureux que M. de S. P. n'ait pas oublié de citer le témoignage extraordinaire d'Alexis Carrel.
Le « promeneur du Vatican », c'est M. de S. P. lui-même piloté par trois abbés qui lui font visiter le jardin de Rome le plus inaccessible au commun des fidèles. Il a un entretien avec Pie XII puis au Saint-Office, avec le cardinal Ottaviani. Les années suivantes, il sera reçu par Paul VI et Jean-Paul II.
Les « ombres du Biafra » rappellent les massacres qui ensanglantent ce malheureux pays.
Le « pèlerinage du pape Jean-Paul II à Lourdes, les 14 et 15 août 1983 » est dans toutes les mémoires.
Enfin « la vie et la mort » est une méditation sereine sur notre commun destin. « Obscurément, conclut-il, je sens qu'il n'y a qu'une résignation qui, vaille *celle de la Croix.* Et si j'ai peur de souffrir, et si je n'ai pas peur de mourir, il me reste à vouloir au plus profond de moi-même qu'une autre Volonté soit faite. » Nous le demandons tous au *Pater,* sincèrement, mais en tremblant. L'Évangile ne nous dissimule rien de ce que signifie cette acceptation.
Louis Salleron.
Seconde lecture
Entre son dernier roman (*Le double crime de l'impasse Salomon*) et son prochain roman (*Les cavaliers du Veld --* sur l'Afrique du Sud), Michel de Saint Pierre nous offre un livre très différent. Un livre d'apparence composite, puisqu'il est en fait une collection d'articles, dont plusieurs ont paru dans ITINÉRAIRES.
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Mais Michel de Saint Pierre n'est pas homme à donner à ses lecteurs un livre en forme de sac informe de papiers découpés ici et là. L'unité nécessaire est bien présente, et même doublement présente. D'une part il y a l'unité qui découle du titre : « L'essentiel de mon propos est de dire que tout se passe sous *le soleil de Dieu,* et qu'à partir du moment où on le sait, on comprend et on assume bien des choses qu'on appellerait dans d'autres circonstances des injustices », expliquait Michel de Saint Pierre à Rémi Fontaine dans PRÉSENT.
D'autre part il y a l'unité du *cri*. Écoutez-moi ! semble lancer l'auteur à ses lecteurs agnostiques, je ne me sers pas de ma notoriété littéraire pour faire des phrases, je me présente devant vous en humble témoin de l'au-delà, je ne vous fais pas la leçon, je vous propose des faits, je vous propose des images de l'Église, sans complaisance et pourtant fascinantes, je voudrais vous rendre à Marie, à l'Église, au Christ.
Et puisque les hommes se sont détournés de Dieu par les phénomènes issus de la technique humaine, pourquoi ne pas chercher à les retourner vers Dieu par des phénomènes venus de Dieu ? En adoptant cette pédagogie, Michel de Saint Pierre suit assurément la pédagogie divine pour notre temps. Les apparitions de la Vierge, les miracles en cascade qui s'ensuivent, les prodiges qui accompagnent la vie des stigmatisés, en sont autant d'éléments. Et voici des phénomènes plus éclatants que ceux de la technique des hommes : un soleil qui tourne et change de couleur, des malades condamnés par la médecine qui guérissent instantanément, des stigmatisés qui vivent sans manger ni boire... Mais que font les hommes ? Ils dissimulent tout cela derrière un mur d'indifférence, ils ne veulent pas savoir. Et c'est pour tenter de briser ce mur que Michel de Saint Pierre publie son livre (dans cette optique, on aurait aimé trouver aussi un chapitre sur le Saint Suaire, dont l'importance est capitale pour la confusion de la fausse science).
Il est un danger inhérent à ce genre de tentative : être absorbé par les phénomènes au point de laisser dans l'ombre les réalités spirituelles auxquelles ils doivent conduire, et qui sont tout de même les plus importantes.
Certes Michel de Saint Pierre ne saurait tomber dans ce travers. Les plus grandes merveilles se passent « dans le gouffre sans fond des âmes », souligne-t-il. Ou encore : « Je sais bien, Bernadette, que tout reste à dire sur Lourdes et sur votre message tant qu'on n'a point parlé de la prière. » Et il ne parle pas de Fatima sans appuyer sur le rosaire et la conversion de la Russie. On peut s'étonner tout de même de lire tant de si belles pages sur Lourdes et sur la Sainte Vierge -- et sur Bernadette -- sans trouver la moindre allusion à l'Immaculée Conception, même si l'on comprend très bien qu'un article ne peut aborder qu'un aspect des choses.
Cette remarque ne s'applique pas au chapitre sur « les messagers du Ciel », dont les pages sur l'importance de l'eucharistie pour Thérèse Neumann ou sur les messes du padre Pio sont du plus grand intérêt.
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A propos de ce dernier on relira, avec la même stupeur que si l'on découvrait l'affaire, l'incroyable histoire des micros installés dans la cellule de confession du père.
L'indignation que manifeste Michel de Saint Pierre devant les horribles persécutions que le padre Pio a subies, on la retrouve en d'autres occasions. Par exemple face à ces gens apparemment intelligents et qui nient les miracles malgré les preuves, ce qui relève « de l'immense bêtise du siècle et de l'insondable grossièreté contemporaine ». On la retrouve tout au long des terribles pages sur le génocide du Biafra, qui a montré qu'il ne restait rien de la charité des anciens peuples chrétiens, charité qui en l'occurrence aurait consisté, en plus des secours qui ne commencèrent à arriver que lorsqu'il y eut plus d'un million de morts, à envoyer des armes aux Ibos qui se battaient pour simplement pouvoir survivre.
Dans « le temps des prophètes », l'indignation de Michel de Saint Pierre se met au diapason de celle de Soljénitsyne du discours d'Harvard, au sujet de la décadence de l'Occident et de la « catastrophe de la conscience humaine areligieuse » désarmée devant le communisme anti-religieux.
L'indignation de l'auteur, c'est encore celle qui le saisit face à l'autodémolition de l'Église. Pages vibrantes, émouvantes, par le choc de cette indignation avec un amour fervent de l'Église, qui ne s'exprime pas seulement par l'indignation (car elle est en elle-même amour meurtri) mais aussi en un parallèle déchirant. On trouvera là le texte de la supplique rédigée principalement par Louis Salleron en 1977 et signée de nombreuses personnalités qui demandaient à Paul VI d'envoyer un légat enquêter sur la désastreuse situation de l'Église en France. On trouvera un habile portrait de Paul VI (bien que « la tâche paraisse insurmontable ») que d'aucuns jugeront sans doute pas assez sévère. On trouvera encore un excellent résumé de l'histoire d'Écône, propre à faire comprendre objectivement à un ignorant a priori hostile quelles furent les motivations de Mgr Lefebvre et les raisons de son combat.
*Sous le soleil de Dieu* contient encore le reportage qu'effectua Michel de Saint Pierre à Lourdes pour PRÉSENT lors de la visite de Jean-Paul II le 15 août 1983, et « le promeneur du Vatican » publié dans ITINÉRAIRES en mai 1983. Ici il est toujours question de la crise de l'Église, mais on retrouve aussi le Michel de Saint Pierre romancier, ou plutôt ici conteur. Ce sont des pages qu'on aime à relire pour la variété de l'expression, tour à tour confidentielle ou solennelle, poétique ou réaliste, humoristique ou attristée, et aussi pour des anecdotes hélas révélatrices de la pénétration de la subversion anti-traditionnelle au Vatican, comme l'audience privée qui devait être accordée à l'auteur par Paul VI et qui fut annulée sous la pression du cardinal Veuillot, ou l'audience publique où Michel de Saint Pierre réussit à faire savoir à Jean-Paul II -- malgré les efforts de l'entourage du pape -- que plus de six cents pèlerins de « Credo » étaient dans la salle.
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Un chapitre entier est consacré à Jacques d'Arnoux, à sa vie et à ses livres. Michel de Saint Pierre en parle avec une intense émotion et une grande admiration. Héros de la première guerre mondiale, Jacques d'Arnoux sut être plus encore héros de la patience, et transmettre les véritables valeurs de l'héroïsme chrétien au cours des soixante et quelques années qu'il vécut immobile et en proie à la souffrance après que son avion eut été descendu par les Allemands. L'héroïsme des Titans guerriers n'est rien, expliquait-il, à côté de l'héroïsme de sainteté d'un curé d'Ars.
Cet héroïsme chrétien est magnifiquement exprimé également dans les quelques pages que Michel de Saint Pierre consacre au père Mansour Labaki. Au milieu de la guerre et des massacres, le prêtre libanais proclame tranquillement « la certitude que l'amour est la totalité de toutes choses ». Ces pages sont bouleversantes. Elles font partie du chapitre intitulé *Trois amis,* où Michel de Saint Pierre évoque aussi son frère-ennemi Gilbert Cesbron et la figure oubliée d'Ernest Psichari, qui appelait Dieu « à grands cris » et qui tomba au champ d'honneur, peu après sa conversion, la même année que son ami Charles Péguy.
Restent le premier et le dernier chapitre. Le premier est intitulé *Musique intérieure* et il « parlera » à tous les mélomanes. C'est à la musique, dit Michel de Saint Pierre, « que je suis redevable s'il y a de l'ordre, aujourd'hui, dans ma prière, mon cœur et ma maison ». Voilà pourquoi ce chapitre ouvre le livre. L'art n'est pas une voie, au sens religieux du terme. Mais il peut être un ordonnateur, il peut contribuer puissamment à mettre de l'ordre dans le psychisme humain et lui permettre ainsi d'être orienté vers les réalités spirituelles dont il est l'écho. D'autre part, on trouve dans ce chapitre de merveilleuses expressions poétiques. Le quatuor de Debussy : « Quelques notes passent sur l'aile d'un hasard, pénètrent en fumée de musique dans le temple. » Beethoven : « Cri d'amour qui traverse le silence comme un bec d'oiseau. » Bach : « Les cathédrales de la Passion selon saint Mathieu, où s'élève le thème musical jusqu'au plus haut des nefs perdues en lumière, pour se ramifier en éclats d'ogives. » Etc.
Le dernier chapitre est une brève mais intense méditation sur le sens de la vie et sur le sens de la mort. Plutôt que de me livrer à une analyse des confidences de Michel de Saint Pierre, je citerai seulement les derniers mots, qui sont aussi les derniers mots du livre, et qui sont indiscutablement prononcés *sous le soleil de Dieu :* « Et si j'ai peur de souffrir, et si je n'ai pas peur de mourir, il me reste à vouloir au plus profond de moi-même -- qu'une autre Volonté soit faite. »
Des mots que tout chrétien doit pouvoir reprendre à son compte.
Yves Daoudal.
154:292
## DOCUMENTS
### Mgr de Castro Mayer a rompu avec la TFP
La TFP (« Tradition, Famille, Propriété ») est ce mouvement, créé au Brésil par le professeur Plinio Correa de Oliveira, qui s'est plus ou moins étendu à divers pays d'Amérique et d'Europe. Il a entre autres choses, heureusement contribué au renversement de la dictature marxiste de Salvador Allende au Chili.
Pendant longtemps, ce mouvement a bénéficié de l'approbation publique de Mgr Antonio de Castro Mayer, alors évêque de Campos.
Toutefois, on ne fut pas sans remarquer que le « manifeste épiscopal » du 21 novembre 1983, -- c'est-à-dire la lettre à Jean-Paul II de Mgr Lefebvre et de Mgr de Castro Mayer (publiée dans ITINÉRAIRES, numéro 279 de janvier 1984), -- n'était pas soutenu par les publications de la TFP, qui au contraire évitèrent d'y faire la moindre allusion.
La publication brésilienne *Folha da Tarde* ayant interrogé Mgr de Castro Mayer sur ce silence de la TFP, elle obtint de l'ancien évêque de Campos la réponse suivante :
-- C'est une chose connue que j'ai été amené en conscience à me séparer de la TFP. Je ne sais donc pas la raison du silence de cette association sur la lettre ouverte adressée au pape par Mgr Lefebvre et moi-même.
155:292
Cette déclaration a été reproduite dans le numéro 188-189 de la revue *Permanencia,* d'où nous l'extrayons ([^60]).
Le même numéro de *Permanencia* donne cette information complémentaire :
A l'occasion des fêtes solennelles par lesquelles la population encore catholique de Campos a fêté les 80 années de \[son ancien évêque\] Mgr Antonio de Castro Mayer, le 20 juin 1984, la presse locale a publié une interview de Son Excellence dans laquelle il confirme sa séparation de la TFP. *Cette séparation,* a-t-il dit à un journaliste, *est définitive, comme le sont habituellement les positions prises pour un motif de conscience.*
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### Limiter la télévision même la bonne
Trop souvent on imagine que le problème de la télévision consiste seulement à l'empêcher d'être mauvaise et à la rendre bonne : c'est-à-dire de changer son inspiration, son esthétique et sa moralité.
Le meilleur auteur (et de très loin) traitant de ces questions dans la presse parisienne est assurément Mathilde Cruz. Voici son jugement, extrait de PRÉSENT du 22 février :
M. Fillioud, responsable d'une télévision de rediffusions et de poncifs, confirme ses propos : douze chaînes l'an prochain. Et je répète : pour montrer quoi ?
Nos quatre chaînes actuelles ne diffusent pas vingt heures par semaine qui vaillent l'intérêt. Multiplier zéro par douze fera toujours zéro.
Pour une raison évidente : le talent est rare, limité, secret. Il tire sa force de sa densité, qui exige des limites et du frein. Un numéro de clown demandait des années d'observations, d'inventions, d'adaptations et de perfections.
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Comment espérer en improviser trois dans la semaine sans perdre en qualité ?
Y arriverait-on qu'on banaliserait les miracles. Ce qui est criminel. Le Bon Dieu le sait bien. Il aime se faire prier pour les recommencer.
Naturellement pour le citoyen Fillioud, qui est un imbécile de l'espèce la plus redoutable : l'imbécile de parti (la gauche n'en a pas l'exclusivité), il ne s'agit là que d'une promesse d'estrade, à incidente électorale. Une occasion de montrer sa capacité, en faisant saliver l'électeur, ce toutou aux réflexes conditionnés. Fillioud dit : « Télé, télé », et Médor, roi des citoyens, en bave du plaisir supputé. Voilà le travail !
-- « Quand même, se dit Fillioud, qui pense dans les bulles selon la technique des bandes dessinées, c'est nous qu'on est les plus forts. »
Et il frétille du nœud pap, en jappant. Dix chaînes, quinze chaînes, quelle importance du moment qu'il n'y a qu'un studio, qu'une caméra éclairée aux lumières et que les zombis autorisés à y tâter sortent du même moule.
La duperie du pluralisme télévisuel commence là. A 80 % (et je suis modérée, comme toujours) les gens de l'image sonore sont de la famille socialo-cosmopolite. Donc le système gaucho ne risque rien. Il ne doit pas redouter l'extension de la télévision. Au contraire. Il doit la souhaiter et la faciliter. Elle ne peut qu'assurer son emprise et étendre son empire. Rien à craindre tant que les programmes sont programmés. Dans le plus grand restaurant du monde, on nous invite à manger à la carte, mais les plats sont ceux du menu. Un exemple récent. Canal Plus diffuse un film sur les mœurs des adolescents. La boum 2. Apparemment inoffensif. Et soudain un prof dit : « Commentez cette phrase de Romain Gary : "Le patriotisme c'est l'amour des siens. Le nationalisme c'est la haine des autres." » Enlevez, c'est posé.
Dans cette situation la réaction de la plupart des gens qui se disent et se veulent de droite est simple.
La télévision offre un nouveau moyen de gouverner ; prenons-la, prenons-la, disent-ils.
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Et ils applaudissent aux dix chaînes, aux quinze chaînes, en feignant d'y voir le triomphe de la liberté, tout en espérant en garder le monopole.
Je suis d'un avis différent. Je suis contre la multiplication des chaînes et pour la réduction des heures de télévision. Miracle de la technique, la télévision ne devrait pas galvauder cette invention prodigieuse. Elle devrait offrir comme un plaisir espéré, la retransmission d'un événement musical ; ou théâtral ; ou sportif ; ou politique.
Une chaîne d'art, de littérature et de culture. Une autre d'actualité, de reportages et de feuilleton. Une troisième de spectacles. Le tout n'émettant que quelques heures par jour, pour ne pas tuer le livre, la conversation, le silence, la rêverie et faire en sorte qu'on ne passe pas pour une demeurée si l'on n'a pas vu Mlle Ockrent. Ce serait suffisant au bon équilibre d'une société à laquelle on fait croire, aujourd'hui, que le progrès technologique implique forcément un progrès dans l'art de vivre. Ce qui est une colossale duperie : dans beaucoup de domaines nous retournons à la barbarie, en TGV.
Même bien dirigés le rouleau compresseur et le marteau pilon de la télévision me paraissent redoutables parce qu'ils provoquent forcément une massification du peuple. Ils écrasent les particularismes et les différences, les coutumes, les mœurs et ce qui ne cesse de m'enchanter et de m'attendrir l'originalité de ces pauvres héros que nous sommes, engagés dans la même tragédie épouvantable puisqu'elle ne conduit qu'au trépas, et qui continuent à se croire uniques, à part, et qui le sont, et à s'activer dans des entreprises dont les plus nobles sont dérisoires, avec un enthousiasme et un feu qui me tirent le rire et les larmes. La télé tue déjà et va tuer plus encore cette diversité dans l'activisme en nous transformant d'acteurs en spectateurs de l'inutile. En nous immobilisant devant des images auxquelles nous finirons par ressembler. Quel malheur.
Ce mimétisme réducteur et remodeleur, la disparition des accents l'annonce déjà. L'avez-vous remarqué ? Depuis quelques années la savoureuse mosaïque chantante des accents de France s'écoute de moins en moins. Dans dix ans, César parlera comme M. Brun et l'Ami Fritz et Gavroche auront le même timbre.
159:292
Je n'entendrai plus Lyon en lisant Béraud, ni la Normandie sous La Varende, et Marcel Aymé qui savait si bien écrire les accents aura perdu une partie de son génie. Je ne m'en console pas. Sans ces musiques particulières des pays français, la France va perdre sa chanson. C'est le résultat de cinquante ans de pilonnage radiophonique. Le bombardement télévisuel sera plus destructif encore. Les collectivités peuvent s'en féliciter. Moi non.
\[Extrait d'un article de Mathilde Cruz dans le quotidien *Présent* du 22 février 1985.\]
============== fin du numéro 292.
[^1]: -- (1). Depuis des années, notamment par Pierre Debray, Roland Gaucher, etc.
[^2]: -- (2). Voir notre enquête détaillée parue dans le ri 73 de la revue *L'Astrolabe,* B. P. 32 -- 75362 Paris Cedex -- 25 F
[^3]: -- (3). *Faim/Développement* (revue du CCFD) avril 1982.
[^4]: -- (4). *F/D* juin-juillet 1983
[^5]: -- (5). *F/D* décembre 1982.
[^6]: -- (6). *F/D* juin-juillet 1982.
[^7]: -- (7). *F/D* avril 1982.
[^8]: -- (8). *F/D* mai 1981.
[^9]: -- (9). Bande dessinée « La faim dans le monde », sept. 1980.
[^10]: -- (10). *CCFD-info* n° 4 -- avril 1982.
[^11]: -- (11). F/D juin juillet 1982.
[^12]: -- (12). J.F. Revel, préface à *L'Occident et le Tiers-Monde* de Carlos Rangel, Laffont 1982.
[^13]: -- (13). Rapport daté du 30 mai 1983. Réf. COM (83) 297 final.
[^14]: -- (14). Paru en mars 1983.
[^15]: -- (15). P. 16 du rapport de la Commission.
[^16]: -- (16). Voir récapitulatif ci-après.
[^17]: -- (17). Index des projets CCFD 1982. Voir aussi le rapport suscité p. 10.
[^18]: -- (18). Le taux de conversion est celui utilisé par le CCFD dans son Index : 6,56.
[^19]: -- (19). Comité Français contre la Faim.
[^20]: -- (20). Centre International de Coopération pour le Développement Agricole.
[^21]: -- (21). Association Française des Volontaires du Progrès.
[^22]: -- (22). Rapport de la CCE, p. 11.
[^23]: -- (23). « Dossier 1983 » du CCFD intitulé « Le défi de la solidarité ».
[^24]: -- (24). Ed.
[^25]: -- (25). F/D 81/11.
[^26]: -- (26). « Dossier 1983 », *op. cit*é.
[^27]: -- (1). Méline (Félix, Jules). Né en 1838, mort en 1925 : malgré la campagne des banquets qu'elle entraînait, la politique conservait sous la Troisième. Avocat, député, puis sénateur des Vosges de 1872 à sa mort. Quoique franc-maçon (vénérable de la loge L'École mutuelle, affilié à la loge Le travail de Remiremont), Jules Méline n'était pas obsédé par la guerre laïque. Sous-secrétaire d'État à la Justice et aux Cultes dans le ministère de Jules Simon (1876-1877), ministre de l'Agriculture (sa spécialité : il créa le Mérite agricole), dans le second ministère Ferry (1883-1885), il succéda le 29 avril 1896 au frénétique Léon Bourgeois dont le cabinet comptait neuf frères sur onze ministres. Dans celui de Méline ils n'étaient que quatre : Méline, Turrel (Travaux Publics), Lebon (Colonies) et le père de l'amiral Darlan, Jean-Baptiste Darlan, député du Lot-et-Garonne (aux Cultes). Et encore Lebon et Darlan n'allèrent pas au terme (28 juin 1898) de ce ministère qui fut l'un des plus longs de la Troisième République. Cette participation relativement modeste de la Loge à l'entreprise suffit à redonner confiance à Léon XIII. Il demanda aux députés et sénateurs catholiques de soutenir Méline au Parlement et chargea un écrivain, M. Eugène Lamy, d'appuyer les candidats républicains aux élections. C'est ainsi qu'à Brest, l'Église fit battre le comte de Blois en soutenant l'abbé Cayraud que soutenaient les républicains. Ce qui n'empêcha pas les radicaux et les socialistes d'accuser Méline de pactiser avec la soutane en faisant souffler « l'esprit nouveau » et Méline de se garder de n'en rien faire. « En échange du soutien qu'ils apportent à Méline, les catholiques ralliés n'obtiendront aucune modification de la législation laïque sur l'enseignement. Tout au plus le gouvernement laissera-t-il les congrégations dispersées en 1880 se reformer en fait et ralentira-t-il la laïcisation des écoles de filles. En matière religieuse il se déclare partisan de « l'apaisement », mais n'entend pas aller au-delà. » (*Cent ans de République -- *Chastenet III.) Au convent maçonnique on va même railler « le pape devenu socialiste ».
[^28]: -- (2). Lecanuet, *op. cit*é, p. 200.
[^29]: -- (3). Sébastien Faure (1858-1942) -- Fils d'un commerçant important, vice-consul d'Espagne, Président du Conseil des Prud'hommes, bonapartiste, catholique pratiquant, le jeune Sébastien Faure fut élevé par les Jésuites de Clermont-Ferrand. La ruine de son père et la découverte de l'injustice sociale le transformèrent. Il perdit la foi, embrassa la cause socialiste, puis trouvant Jules Guesde trop modéré rallia l'anarchie. Auteur de la *Douleur universelle* (1895) il devint le théoricien et l'orateur le plus fameux du mouvement libertaire. Des israélites financèrent son quotidien le *Journal du peuple* à condition qu'il soutienne Dreyfus. Arrêté et condamné à plusieurs reprises, il se retrouva en 1938 dans le camp des munichois. (Coston, Dictionnaire.)
[^30]: -- (4). Pour comprendre cette histoire il faut rappeler quelques dates et faits. Le 16 février 1899, nous l'avons vu, Félix Faure meurt brutalement pendant une entrevue galante avec Madame Stenheil, demi-mondaine et vraisemblablement fille de police. Félix Faure était hostile à la révision du procès Dreyfus. Le 18 février, les deux Chambres, constitutionnellement réunies à Versailles, élisent Émile Loubet par 483 voix sur 812 suffrages. 279 bulletins s'étaient portés sur le nom de Méline qui pourtant avait retiré sa candidature sous la pression de la franc-maçonnerie et du parti dreyfusard. Loubet, sénateur du Lot, vénérable de la loge les Vraies Ames, compromis dans le Panama, est favorable à la révision. A son retour de Versailles, comme il descend les marches de la gare Saint-Lazare, il est accueilli par des injures (« Panama premier »), des sifflets et des volées d'œufs pourris. Le lendemain dans *l'Écho de Paris*, Jules Lemaître écrit : « *Cette élection est un défi à l'opinion publique ; avant huit jours nous l'aurons chassé de l'Élysée. *» Le 23 février, obsèques de Félix Faure. Après la cérémonie les troupes regagnent leur cantonnement. Paul Déroulède se jette à la bride du général Roget : « *Mon général, à l'Élysée* ! » Le général continue sa route à la tête de ses hommes et entre à la caserne de Reuilly. Déroulède le suit, entouré de quelques amis. Il continue de crier : «* A l'Élysée l.-- A l'Élysée ! *» On l'arrête. Il est traduit en Cour d'Assises le 31 mai. Bref pour une fois, il se contente de déclarer : « *Citoyens jurés, si vous voulez que je recommence, acquittez-moi* ! » Il est acquitté à l'unanimité et porté en triomphe. Le 7 juillet Waldeck-Rousseau, président du conseil depuis le 22 juin, demande au préfet de police Lépine un rapport sur les incidents. Dans sa thèse sur Waldeck-Rousseau (Armand Colin, 1966), Sorlin écrit : « Lépine adresse à Waldeck-Rousseau les pièces dont il dispose. Il s'agit de témoignages recueillis après l'affaire de Reuilly et de rapports de police. L'ensemble est vague, inconsistant (Lépine : *Mes souvenirs,* p. 166) ; ce fatras est inutilisable. Waldeck-Rousseau en prend quelques extraits dont il exagère l'importance pour faire lui-même, le 10 août, en conseil des ministres, un exposé très pessimiste ; le président de la République et ses collaborateurs acceptent les arrestations demandées. » 67 personnes en tout : dont Déroulède, les dirigeants de la Ligue des Patriotes, les chefs des Jeunesses socialistes et de la Ligue antisémite. Jules Guérin s'échappe et se barricade dans un immeuble de la rue Chabrol où il tiendra 38 jours, d'où l'expression : « le Fort Chabrol ». Mais le 24 septembre le sénateur Béranger, président de la commission d'instruction de la Haute Cour, fait savoir au ministre de l'Intérieur qu'il ne trouve aucune charge sérieuse contre les inculpés. Contraint de fournir un dossier, Waldeck-Rousseau décide de forger un document accusateur ; il fait préparer par le commissaire Hennion un rapport qu'il n'hésite pas à dater du 4 août bien que l'on soit à la fin septembre. Le rapport Hennion n'a donc pas provoqué les poursuites ; il leur est postérieur et vise à les justifier. (Sorlin, pp. 415-416.) Déroulède n'en est pas moins condamné à dix ans de bannissement pour complot contre la Sûreté de l'État.
[^31]: -- (5). Léon Daudet, *Souvenirs.*
[^32]: -- (6). Discours à l'Assemblée Nationale, 22 juin 1900.
[^33]: -- (7). En 1863 il est surpris en train de copier pendant une composition (Sorlin, p. 70).
[^34]: -- (8). Albert de Mun, *La loi des suspects,* p. 16.
[^35]: -- (9). Opportunisme : tactique imaginée par Gambetta pour réussir à composer des majorités de gouvernement à l'Assemblée. Elle ne lui réussit pas mais permit à Jules Ferry d'être deux fois président du conseil et de durer 26 mois la seconde fois et à Freycinet d'être quatre fois président du conseil. Waldeck-Rousseau marqua la fin de l'opportunisme et le début de l'emprise radicale sur la politique française.
[^36]: -- (10). Édouard Drumont : *Sur le chemin de la vie,* p. 136.
[^37]: -- (11). Lecanuet, *op. cit*., p. 180.
[^38]: -- (12). Le 19 octobre 1899, Waldeck-Rousseau demanda aux préfets des renseignements sur le rôle des pères Assomptionnistes en province. Il dépouilla lui-même les réponses. (Sorlin, p. 431.)
[^39]: -- (13). Lacoste : *Le R.P. Vincent-de-Bailly,* p. 103.
[^40]: -- (14). *La Croix.* Sous la République des Républicains il paraît à Paris 150 quotidiens sur lesquels 120 sont anticatholiques (abbé Naudet). Parmi les principaux journaux qui défendent l'Église *Le Français* disparaît au début du pontificat de Léon XIII : il était orléaniste. Restent la *Défense sociale et religieuse* de Joseph Denais (1877-1960)*,* que j'ai connu à mes débuts à *Paroles Françaises,* l'hebdomadaire du PRL (1946)*, L'Univers* que divisera le Ralliement, les dissidents hostiles à cette politique créant la *Vérité française* autour de la sœur de Veuillot, Évelyne, et enfin *La Croix.* Ce quotidien populaire a grande diffusion. Ancien employé à l'administration des Télégraphes, entré dans les ordres : le P. Vincent de Paul Bailly de Surcy. Petit, effacé, le visage fin et ardent, au nez busqué, prolongé par une grande barbe, le P. Bailly avait le journalisme dans le sang. Il commença par transformer *Le Pèlerin,* à l'origine bulletin des pèlerinages, en un périodique populaire qui tirait à 500.000 exemplaires et entrait dans les foyers les plus modestes. En 80, il créa *La Croix revue,* qu'il transforma en quotidien, le 16 juin 1883, contre l'avis du P. Picard qui trouvait l'entreprise trop risquée et refusa d'abord de la soutenir. « Elle fit ses premiers pas rue Herold, raconta le P. Bailly, avec l'appui d'un boiteux, précurseur des cyclistes d'aujourd'hui, pour le transport des dernières nouvelles. Un brave homme qui aimait à boire plus d'un demi-setier (et on devait l'excuser) était le moteur de la machine. » Les premiers rédacteurs furent le P. Bailly qui signait Le Moine (et Reinach en fit une injure), son frère Emmanuel, le P. Laurent, le P. Pemet, le P. Adéodat, M. de L'Espinoy. Le secrétaire de rédaction (qui à l'époque jouait le rôle de rédacteur en chef), était M. Joseph Ménard, ancien élève des Assomptionnistes de Nîmes. Le format était réduit, le papier mauvais mais au moment où Ferry faisait enlever les crucifix des écoles, des hôpitaux et des prétoires, le titre portait l'image du Christ crucifié. L'idée était du P. Bailly. Il voulait frapper les cœurs et réussit. La parution de *La Croix* fut accueillie avec enthousiasme par le peuple catholique. « Les premiers abonnés, en recevant leur journal, baisaient le Christ avec amour. » (Lecanuet.) La hiérarchie fut d'un autre avis. Elle trouvait ce Christ à la une vulgaire et provoquant. Le cardinal Ficia demanda au P. Bailly de le retirer. Ce qu'il fit. Mais les lecteurs aussi se retirèrent. De 30.000 le nombre des abonnés tomba à 14.000. Alors le Christ reparut dans la manchette. En 1900 le nombre des abonnés dépasse 100.000. La puissance du journal est multipliée par des comités de soutien et de diffusion (*Les Chevaliers de la Croix*) et par des publications annexes (*Les pages du Christ* pour les jeunes). « C'est une énorme machine à catholiciser la France, écrit *Le Signal,* le journal des protestants ; c'est la plus déconcertante collaboration de lumières et de ténèbres ; c'est une entreprise colossale n'allant à rien moins qu'à se saisir, dans un cercle toujours plus vaste, où les milliers rejoignent les milliers, de toutes les avenues de la pensée. Rien n'entre plus, histoire, science, littérature, politique et même satire qui ne soit marqué au poinçon du catholicisme assomptionniste. » Et au convent maçonnique de 1900*,* le F**.·.** Savoire déclare dans son rapport : « Nos adversaires ont réussi à s'emparer en partie de ce pays par la création d'un organe qui, répandu jusque dans les moindres bourgades, distribué presque gratuitement, porte partout leurs semences de division et de haine ! Ne pourrions-nous point calquer leur organisation ? Nous rencontrerions certainement dans la F**.·.** M**.·.** des capacités suffisantes pour rédiger, à Paris, un journal capable d'intéresser les populations rurales, etc. » (Rapport à la Commission de propagande.)
[^41]: -- (15). Sorlin, p. 432. Note manuscrite de Waldeck-Rousseau.
[^42]: -- (16). Lecanuet -- Les signes avant-coureurs de la séparation, p. 208.
[^43]: -- (17). N^os^ du 30.1.1900 et du 9.2.1900.
[^44]: -- (18). Henry Coston, Dict. I.
[^45]: -- (19). Sorlin, p. 436.
[^46]: -- (20). L'arrêt de la Cour déclare supprimés par le Concordat tous autres établissements ecclésiastiques que les chapitres cathédraux et les séminaires et en premier lieu tous les instituts religieux ; il déclare que le décret-loi du 3 messidor an XII a donné au gouvernement contre ces établissements et établissements illicites le double droit de dissolution et de poursuites ; il déclare enfin que les articles 291 et 292 du Code Pénal applicables aux associations religieuses comme aux autres associations et réunions de toute nature, ont donné une sanction effective à ce décret et peuvent être mis en usage par le gouvernement.
[^47]: -- (21). Georges Leygues (1857-1933). Avocat, né à Villeneuve-sur-Lot, mort à Saint-Cloud. Petit-fils d'un violoneux, fils de poète, poète lui-même, journaliste (il fonde *l'Avenir du Lot-et-Garonne*)*,* maire de Villeneuve à 25 ans, élu député à 28 ans, et réélu pendant 48 ans sans quitter jamais le groupe de la Gauche Démocratique, ministre de l'Instruction Publique, des Beaux-Arts, de l'Intérieur, des Colonies, président du Conseil et de la Marine (onze fois). Quoique donné comme franc-maçon par le *Répertoire maçonnique* sans qu'il ait jamais démenti, Henry Coston, autorité dans ce domaine, n'en est pas certain. En tout cas, le président de son comité électoral M^e^ Pabon l'était. Conseiller général radical-socialiste du Lot-et-Garonne il fut le vénérable de la Loge *Le Réveil* de Villeneuve. Georges Leygues dont on donna le nom à un croiseur (le *Georges Leygues*) était le parrain du futur amiral de la flotte François Darlan, dauphin du maréchal Pétain, assassiné à Alger par une conjuration gaullo-monarchiste.
[^48]: -- (22). Voir *La Franc-Maçonnerie au Parlement*, de Saint-Pastour, pp. 106 et 168.
[^49]: -- (23). Albert de Mun, op. cit., p. 37.
[^50]: -- (24). Joseph Caillaux (1863-1944). Fils d'Alexandre Caillaux, ancien ministre des Travaux Publics et des Finances de Mac Mahon, ancien sénateur de la Sarthe, qui multiplia les interventions (en particulier autour de Léon Say) pour que le jeune Joseph soit « brillamment élu » à l'Inspection des finances. Aux élections de 1898, Joseph Caillaux se présenta contre le député sortant, le duc de Doudeauville. Celui-ci, suivant les consignes de Léon XIII, avait soutenu Méline à l'Assemblée. Mais il était monarchiste. Méline et Barthou poussèrent donc à voter pour Caillaux. Les catholiques « ralliés » aussi puisqu'il fallait aller à la République. Caillaux fut élu et commença une brillante carrière en devenant le ministre des finances de Waldeck-Rousseau, puis de Clemenceau. Il commença par récompenser les catholiques en votant les lois antireligieuses de Waldeck-Rousseau et de Combes, puis la Séparation de l'Église et de l'État que Léon XIII avait à toutes forces cherché à éviter par le Ralliement. C'est qu'il avait compris, d'entrée de jeu, qu'il pourrait obtenir certains appuis parlementaires à gauche pour sa politique financière, s'il soutenait par ailleurs la politique anticatholique de la franc-maçonnerie. « C'est allègrement que les républicains de gauche ont apposé leurs signatures au pied de la loi qui libère en même temps les églises et l'État laïque. Devant leurs électeurs ils revendiqueront la pleine responsabilité de leur vote, avec la fierté du devoir accompli », déclare-t-il au congrès de l'Alliance démocratique de 1906. Notons que s'il dut son inspection des Finances à Léon Say, il fut à l'Assemblée le protégé de Rouvier dont il dit ensuite « Hé oui, Rouvier était facile dans les affaires d'argent » (*Mémoires*).
[^51]: -- (25). Ernest Monis. Né en 1846. Député et sénateur de la Gironde (1885-1920), vice-président du Sénat, président du Conseil, ministre, franc-maçon (Loge : Les frères sincères amis de l'union. Dans le cabinet constitué par Monis en 1911, cinq ministères étaient dirigés par des francs-maçons : Monis (Président du Conseil, Intérieur et Cultes) ; Delcassé (Marine), Ch. Dumont (Travaux Publics), Alfred Masse (Commerce et Industrie), Jules Pams (Agriculture), ainsi qu'un sous-secrétariat aux P.T.T. (Chaumet).
[^52]: -- (26). Albert de Mun, *op. cit*é, p. 42 et suite.
[^53]: -- (27). Leblanc, *France libre,* 18 juillet 84.
[^54]: -- (28). Albert de Mun, *op. cité*, pp. 112-113.
[^55]: -- (29). A l'exception de deux ans. Battu en 1885, il profitera d'une élection partielle pour se faire réélire dans le Pas-de-Calais.
[^56]: -- (30). Lecanuet, *op. cité*, p. 237.
[^57]: -- (1). Ce livret, toujours en vente à la librairie de Solesmes, comprend le Propre de Solesmes avec notation grégorienne des chants, mais ne comporte pas matines.
[^58]: -- (1). Sur la « nouvelle droite », voir : 1) « Nouvelle droite et délit d'opinion », dans ITINÉRAIRES, numéro 236 de septembre-octobre 1979, article reproduit dans notre brochure : *Les quatre ou cinq États confédérés.* -- 2) « A propos de la nouvelle droite », dans ITINÉRAIRES, numéro 237 de novembre 1979. -- 3) « Cette fausse droite qui se dit nouvelle : une idéologie démoniaque au service du communisme », dans ITINÉRAIRES, numéro 283 de mai 1984.
[^59]: -- (1). La *réponse* de Gertrud von Le Fort, à mon sens, part d'une erreur. Elle suppose établie la calomnie elle-même : à savoir que Pie XII n'aurait pas, pendant la guerre, *dit* et *fait* ce qu'il appartenait normalement au souverain pontife de faire et de dire. Et elle justifie cette anomalie par une vue supérieure, disons mystique, que Daoudal va expliquer, commenter et discuter. Mais j'estime au contraire, comme Alexis Curvers, qu'il n'y eut aucune anomalie dans le comportement de Pie XII, et qu'il a exactement dit et fait ce qu'il devait. (Note de Jean MADIRAN.)
[^60]: -- (1). La revue en langue portugaise *Permanencia* n'a aucun rapport avec la revue parisienne *Permanences.* Elle est publiée à Rio, où elle a été fondée par Gustave Corçâo. Elle est aujourd'hui dirigée par Julio Fleichman, assisté d'un conseil de rédaction comprenant Helena F. Rodriguez, Sileno Ferreira da Costa, Helio Drago Romano et Hugo Sigelman. (Adresse : Rua Jardim Botânico 86, 22461 Rio de Janeiro Rj.)