# 294-06-85
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### Le prix du numéro
*Le prix du numéro de la revue est porté de 88 F à 92 F. Les tarifs d'abonnement demeurent inchangés. Le* «* tarif minimum *» *n'a pas été augmenté depuis le mois d'avril 1982, et il ne l'est toujours point.*
*Il est normal que les numéros spéciaux anciens, ou très anciens, -- ceux qui, non encore épuisés, sont toujours en vente à nos bureaux, ou chez DMM, ou aux NEL, -- soient vendus au prix actuel du numéro.*
*Toutefois le prix de 88 F seulement sera maintenu jusqu'à nouvel ordre pour tous les numéros anciens.*
*Pour les expéditions par la poste, ne manquez pas de vous renseigner sur les éventuels frais de manutention et d'expédition, en téléphonant au préalable soit à DMM* (*43*) *70.61.78 soit aux NEL* (*1*) *354.77.42. N'oubliez pas que tout ce qui est édité par la revue ITINÉRAIRES est en vente chez DMM et aux NEL, lesquels sont les uns et les autres mieux équipés que la revue elle-même pour répondre rapidement à vos commandes.*
J. M.
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## ÉDITORIAUX
### Aux pèlerins de Chartres
par Dom Gérard OSB
Le lundi de la Pentecôte, 27 mai 1985, le pèlerinage « pour la famille, avenir de la chrétienté » organisé par le CENTRE CHARLIER faisait célébrer dans la cathédrale de Chartres, avec l'accord de l'évêque, une MESSE CATHOLIQUE TRADITIONNELLE, LATINE ET GRÉGORIENNE SELON LE MISSEL ROMAIN DE SAINT PIE V, à laquelle assistaient quelque 10.000 pèlerins.
Voici le texte intégral de la prédication prononcée par Dom Gérard, prieur du monastère Sainte-Madeleine du Barroux.
Chers pèlerins de Notre-Dame,
Vous voilà enfin rassemblés en compagnie de vos anges gardiens, présents eux aussi par milliers, que nous saluons avec affection et reconnaissance, au terme de cet ardent pèlerinage, plein de prières, de chants et de sacrifices, et déjà certains d'entre vous ont retrouvé la robe blanche de l'innocence baptismale. Quel bonheur !
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Vous voilà rassemblés par une grâce de Dieu dans l'enceinte de cette cathédrale bénie, sous le regard de Notre-Dame de la Belle Verrière, une des plus belles images de la Très Sainte Vierge. Image devant laquelle nous savons que saint Louis est venu s'agenouiller après un pèlerinage accompli pieds nus.
Est-ce que cela ne suffit pas à nous rendre le goût de nos racines chrétiennes et françaises ? Nous vous remercions, chers pèlerins, parce que, en l'honneur de cette Vierge sainte, vous vous êtes mis en marche par milliers, et ce sont des milliers de voix, sortant de milliers de poitrines, de tous les âges et de toutes les conditions, qui nous donnent ce soir la plus belle et la plus vivante image de la chrétienté.
Nous vous remercions de vous présenter ainsi chaque année comme une parabole vivante ; car lorsque vous vous avancez au cours de ces trois jours de marche vers le sanctuaire de Marie, en priant et en chantant, vous exprimez la condition même de la vie chrétienne qui est d'être un long pèlerinage et une longue marche vers le Paradis ! Et cette marche aboutit dans l'Église, qui est l'image du sanctuaire céleste.
La vie chrétienne est une marche, souvent douloureuse, passant par le Golgotha, mais éclairée par les splendeurs de l'Esprit. Et qui débouche dans la gloire.
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Ah ! on peut bien nous persécuter, cependant j'interdis qu'on nous plaigne. Car nous appartenons à une race d'exilés et de voyageurs, douée d'un prodigieux pouvoir d'invention, mais qui refuse -- c'est sa religion -- de laisser détourner son regard des choses du Ciel.
N'est-ce pas ce que nous chanterons tout à l'heure à la fin du Credo : *Et exspecto* -- et j'attends -- ... *Vitam venturi sœculi* -- la vie du siècle à venir. Oh ! non pas un âge d'or terrestre, fruit d'une évolution supposée, mais le vrai Paradis de Dieu dont Jésus parlait en disant au bon larron : « Aujourd'hui, tu seras avec moi dans le Paradis ! »
Si nous cherchons à pacifier la terre, à embellir la terre, ce n'est pas pour remplacer le Ciel, c'est pour lui servir d'escabeau.
Et si un jour, face à la barbarie montante, nous devions prendre les armes en défense de nos cités charnelles, c'est parce qu'elles sont, comme le disait notre cher Péguy, « l'image et le commencement et le corps et l'essai de la maison de Dieu » !
Mais avant même que ne sonne l'heure d'une reconquête militaire, n'est-il pas permis de parler de Croisade, du moins lorsqu'une communauté se trouve menacée dans ses familles, dans ses écoles, dans ses sanctuaires, dans l'âme de ses enfants ?
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Aussi bien, chers amis, nous n'avons pas peur de la révolution ; nous craignons plutôt l'éventualité d'une contre-révolution *sans Dieu !* Ce serait rester enfermés dans le cycle infernal du laïcisme et de la désacralisation ! Il n'y a pas de mot pour signifier l'horreur que doit nous inspirer l'absence de Dieu dans les institutions du monde moderne ! Voyez l'O.N.U. architecture soignée, aula gigantesque, drapeaux des nations qui claquent dans le ciel. Pas de CRUCIFIX ! Le monde s'organise sans Dieu, sans référence à son Créateur. Immense blasphème !
Entrez dans une école d'État : les enfants y sont instruits sur tout. *Silence sur Dieu !* Scandale atroce ! Mutilation de l'intelligence, atrophie de l'âme -- sans parler des lois permettant le crime abominable de l'avortement.
Ce qu'il y a de plus triste, mes chers frères, et de plus honteux, c'est que la masse des chrétiens finit par s'habituer à cet état de choses. Ils ne protestent pas ; ils ne réagissent pas. Ou bien, pour se donner une excuse, ils invoquent l'évolution des mœurs et des sociétés. Quelle honte !
Il y a quelque chose de pire que le reniement déclaré, disait l'un des nôtres, c'est l'abandon souriant des principes, le lent glissement avec des airs de fidélité. Est-ce qu'une odeur putride ne se dégage pas de la civilisation moderne ?
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Eh bien ! contre cette apostasie de la civilisation et de l'État qui détruit nos familles et nos cités, nous proposons un grand remède, étendu au corps tout entier ; nous proposons ce qui est l'idée force de toute civilisation digne de ce nom : la *chrétienté !*
Qu'est-ce qu'une chrétienté ? Chers pèlerins, vous le savez et vous venez d'en faire l'expérience : la chrétienté est une alliance du sol et du ciel ; un pacte, scellé par le sang des martyrs, entre la terre des hommes et le Paradis de Dieu ; un jeu candide et sérieux, un humble commencement de la vie éternelle. La chrétienté, mes chers frères, c'est la lumière de l'Évangile projetée sur nos patries, sur nos familles, sur nos mœurs et sur nos métiers. La chrétienté, c'est le corps charnel de l'Église, son rempart, son inscription temporelle.
La chrétienté, pour nous autres Français, c'est la France gallo-romaine fille de ses évêques et de ses moines ; c'est la France de Clovis converti par sainte Clotilde et baptisé par saint Rémi ; c'est le pays de Charlemagne conseillé par le moine Alcuin, tous deux organisateurs des écoles chrétiennes, réformateurs du clergé, protecteurs des monastères.
La chrétienté, pour nous, c'est la France du XII^e^ siècle, couverte d'un blanc manteau de monastères, où Cluny et Cîteaux rivalisaient en sainteté, où des milliers de mains jointes consacrées à la prière intercédaient nuit et jour pour les cités temporelles !
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C'est la France du XIII^e^ siècle, gouvernée par un saint roi, fils de Blanche de Castille, qui invitait à sa table saint Thomas d'Aquin, tandis que les fils de saint Dominique et de saint François s'élançaient sur les routes et dans les cités, prêchant l'Évangile du Royaume.
La chrétienté, en Espagne, c'est saint Ferdinand, le roi catholique, c'est Isabelle d'Aragon, fille de saint Louis, rivalisant avec son père en piété, en courage et en intelligente bonté.
La chrétienté, chers pèlerins, c'est le métier des armes, tempéré et consacré par la chevalerie, la plus haute incarnation de l'idée militaire ; c'est la croisade où l'épée est mise au service de la foi, où la charité s'exprime par le courage et le sacrifice.
La chrétienté, c'est l'esprit laborieux, le goût du travail bien fait, l'effacement de l'artiste derrière son œuvre. Connaissez-vous le nom des auteurs de ces chapiteaux et de ces verrières ?
La chrétienté, c'est l'énergie intelligente et inventive, la prière traduite en action, l'utilisation de techniques neuves et hardies. C'est la cathédrale, élan vertigineux, image du ciel, immense vaisseau où le chant grégorien unanime s'élève, suppliant et radieux, jusqu'au sommet des voûtes pour redescendre en nappes silencieuses dans les cœurs pacifiés.
La chrétienté, mes -- frères, -- soyons véridiques -- c'est aussi un monde menacé par les forces du mal ; un monde cruel où s'affrontent les passions, un pays en proie à l'anarchie, le royaume des lys saccagé par la guerre, les incendies, la famine, la peste qui sème la mort dans les campagnes et dans les cités.
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Une France malheureuse, privée de son roi, en pleine décadence, vouée à l'anarchie et au pillage. Et c'est dans cet univers de boue et de sang que l'humus de notre humanité pécheresse, arrosé par les larmes de la prière et de la pénitence, va germer la plus belle fleur de notre civilisation, la figure la plus pure et la plus noble, la tige la plus droite qui soit née sur notre sol de France : Jeanne de Domrémy !
Sainte Jeanne d'Arc achèvera de nous dire ce qu'est une chrétienté. Ce n'est pas seulement la cathédrale, la Croisade et la chevalerie ; ce n'est pas seulement l'art, la philosophie, la culture et les métiers des hommes montant vers le trône de Dieu comme une sainte liturgie. C'est aussi et surtout la proclamation de la royauté de Jésus-Christ sur les âmes, sur les institutions et sur les mœurs. C'est l'ordre temporel de l'intelligence et de l'amour soumis à la très haute et très sainte royauté du Seigneur Jésus.
C'est l'affirmation que les souverains de la terre ne sont que les lieutenants du roi du Ciel.
« *Le royaume n'est pas à vous*, dit Jeanne d'Arc au dauphin. *Il est à Messire. -- Et quel est votre Sire,* demande-t-on à Jeanne ? -- *C'est le roi du Ciel,* répond la jeune fille, *et il vous le confie afin que vous le gouverniez en son nom. *» Quel élargissement de nos perspectives ! Quelle vision grandiose sur la dignité de l'ordre temporel ! En un trait saisissant, la bergère de Domrémy nous livre la pensée de Dieu sur le règne intérieur des nations.
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Car les nations -- et la nôtre en particulier -- sont des familles aimées de Dieu, tellement aimées que Jésus-Christ, les ayant rachetées et lavées de son sang, veut encore régner sur elles d'une royauté toute de paix, de justice et d'amour qui préfigure le Ciel.
« France, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? » interrogeait le pape il y a cinq ans.
Très Sainte Vierge Marie, Notre-Dame de France, Notre-Dame de Chartres, nous vous demandons de guérir ce peuple infirme, de lui rendre sa pureté d'enfant, son honneur de fils. Nous vous demandons de lui rendre sa vocation terrienne, sa vocation paysanne, ses familles nombreuses penchées avec respect et amour sur la terre nourricière. Cette terre qui a su produire, au cours des siècles, un pain honnête et des fruits de sainteté.
Très Sainte Vierge, rendez à ce peuple sa vocation de soldat, de laboureur, de poète, de héros et de saint. Rendez-nous l'âme de la France !
Délivrez-nous de ce fléau idéologique qui violente l'âme de ce peuple. Ils ont chassé les crucifix des écoles, des tribunaux et des hôpitaux. Ils font en sorte que l'homme soit éduqué sans Dieu, jugé sans Dieu et qu'il meure sans Dieu !
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C'est donc à une croisade et à une reconquête que nous sommes conviés. Reconquérir notre territoire de chrétienté. Reconquérir nos écoles, nos églises, nos familles.
Alors, un jour, si Dieu nous en fait la grâce, nous verrons, au terme de nos efforts, venir à nous le visage radieux et tant aimé de celle que nos anciens appelaient la douce France. La douce France, image de la douceur de Dieu !
Nous sera-t-il permis, ce soir, devant quelques milliers de pèlerins, de parler de la douceur de Dieu ?
C'est un moine qui vous parle. Et la douceur de Dieu, vous le savez, récompense au-delà de toute prévision les combats que ses serviteurs livrent pour le Royaume.
Douceur paternelle de Dieu. Douceur du crucifié ! Ô douce Vierge Marie, enveloppez d'un manteau de douceur et de paix nos âmes affrontées à de durs combats.
L'an prochain, c'est à toute la chrétienté que nous donnons rendez-vous aux pieds de Notre-Dame de Chartres, qui sera désormais notre Czestochowa national.
Que le Saint Esprit vous illumine, que la Très Sainte Vierge vous garde et que l'armée des anges vous protège. Ainsi soit-il.
Fr. Gérard o.s.b.
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ANNEXE
### Un article de Dominique Jamet commenté par Jean Madiran
*Que veut-on cacher, et pourquoi ?*
ON DISCUTE LE POINT de savoir si la cathédrale de Chartres peut contenir un peu moins de 9.000 personnes ou un peu plus de 10.000. Toujours est-il qu'elle était pleine, en cet après-midi du lundi de la Pentecôte. Mais c'étaient sans doute des « pèlerins fantômes », comme l'a dit PRÉSENT : rien à la TV, pas une image ; pas un mot à la radio ; pas une ligne dans l' « information religieuse » de La Croix. Les quotidiens parisiens sont restés muets, par ordre reçu ou par malveillance spontanée (ou les deux à la fois). Exception : le *Quotidien de Paris* qui a publié une page entière, un bon récit de Martin Peltier, un éditorial de Dominique Jamet : ce dernier retient l'attention par ses mérites et ses démérites, par ses feintes et par ses vérités sur les motifs d'un silence artificiel. On le trouvera donc reproduit et commenté ci-après.
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VOICI L'ARTICLE, intitulé « A droite du nouveau », que Dominique Jamet a publié dans le *Quotidien* du mercredi 29 mai. Il est ici reproduit intégralement, pour que le lecteur puisse se faire une idée juste des proportions dans lesquelles s'y trouvent mélangées une malveillance de fond et une honnêteté finale qui est aujourd'hui exceptionnelle dans les quotidiens parisiens.
Toutes les notes en bas de page sont de notre rédaction et constituent notre commentaire.
*IL fut un temps, pas bien éloigné, où l'intégrisme, en dépit du tam-tam fait autour du séminaire d'Écône et du ramdam déclenché par l'occupation de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, ne faisait pas recette à la quête du dimanche. Quelques vénérables abbés, certains mitrés, au chef branlant, quelques jeunes desservants aux cheveux courts et aux idées simples, même pas de quoi mener la guéguerilla de la messe selon saint Pie V. Le Christ-Roi, aurait ricané Staline, combien a-t-il de divisions ?* ([^1])
*A la même époque, le défilé traditionnel devant la statue de Jeanne d'Arc ne rassemblait plus que de squelettiques cohortes, vieillards décrépits et jeunes gens boutonneux en imperméable mastic, tous également nostalgiques d'un passé révolu, et qui, rêvant de la restauration de régimes que même les plus anciens d'entre eux n'avaient pas connus, remontaient la rue de Rivoli en rangs par trois, pour faire durer quelques minutes de plus l'illusion d'exister* ([^2])*.*
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*A la même époque, c'est tout au plus si une poignée de vichyssois mélancoliques, une pincée de militaires, d'activistes et de pieds-noirs fidèles de feu l'Algérie française, une cuillerée de tenants d'un ordre qui avait depuis longtemps cessé d'être nouveau, un zeste d'anciens de la Corpo de droit, osaient, dans le secret de l'isoloir, apporter leurs voix à Jean-Marie Le Pen et à son Front national, un front particulièrement bas.* ([^3])
*Pourtant, c'est en toute sincérité que ces minorités vagissantes s'indignaient d'un prétendu complot du silence organisé contre elles, selon elles, par les media, la* « *grande presse* »*, la radio, la télévision. L'esprit de groupuscule aidant, qui est une loupe déformante, ces militants qui ne se prenaient pas seulement pour le sel de la terre, mais pour le nombril du monde, ne comprenaient pas qu'un non-événement ne fait pas une manchette, et qu'on ne peut pas mettre sur le même pied la grenouille et le bœuf, la chapelle et la cathédrale.* ([^4])
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*Avant-hier, ce sont plus de cinq mille pèlerins qui, suivant les croix et les bannières du Centre Henri et André Charlier, se rassemblaient sous les voûtes bientôt millénaires de la cathédrale de Chartres pour entonner leur credo. Il y a quinze jours, vingt mille militants nationalistes, et trente farceurs-provocateurs, rendaient hommage à Jeanne d'Arc.* ([^5]) *Jean-Marie Le Pen, que les archevêques de la* « *droite républicaine* » *refusent obstinément d'admettre non seulement au salon, mais même à la sacristie ou à l'office, est reçu en audience publique par le pape, trouve dans les propos de celui-ci un puissant encouragement, et peut sans faire sourire autrement que bien jaune ses adversaires et surtout ses concurrents envisager des pourcentages d'électeurs et un nombre d'élus impressionnants.*
*Certains se réjouissent de ce phénomène : d'autres le déplorent. On peut épiloguer indéfiniment sur les responsabilités d'une opposition molle et divisée ou d'une gauche sectaire et machiavélique, sur l'ampleur respective de la réaction contre le laxisme d'une Église à vau-le-siècle et de l'encouragement puissant que constitue la personnalité d'un pape conservateur, sur ces effets de groupe ou de masse qui font que les mêmes il y a quelque temps n'osaient même pas penser ce qu'ils crient aujourd'hui, ni voter pour un mouvement dont ils sont les candidats ou les futurs élus.*
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*Hier tourné en ridicule et frappé d'ostracisme, nié ou exclu, un courant d'opinion politique et de sensibilité religieuse réclame aujourd'hui à voix haute droit de cité. Ignorer, quoi qu'on en pense, le printemps du Front national ou le renouveau intégriste* ([^6])*, et que, pour la première fois depuis vingt-cinq ans, le soleil se lève à droite* ([^7])*, serait aujourd'hui, purement et simplement, faire de la désinformation* ([^8])
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### La présence du Christ dans l'Eucharistie
par Dom Gérard OSB
IL EST hors de doute, pour un catholique, que Notre-Seigneur Jésus-Christ est réellement et substantiellement présent dans l'Eucharistie. Ceci se trouve affirmé par Jésus-Christ lui-même : « *Hoc est corpus meum *» ([^9]) et a été défini plusieurs fois par le Magistère, en particulier par le saint concile de Trente « dans le vénérable sacrement de la Sainte Eucharistie, après la consécration du pain et du vin, Notre-Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, est présent vraiment, réellement et substantiellement sous l'apparence de ces réalités sensibles » ([^10]).
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Cependant ce même concile continue : « Il n'y a en effet aucune contradiction à ce que Notre-Seigneur siège lui-même toujours à la droite du Père dans les cieux, selon un mode d'existence qui est naturel, et à ce que néanmoins il nous soit, en d'autres lieux, sacramentellement présent en sa substance, dans un mode d'existence que nos mots peuvent sans doute à peine exprimer, mais que notre intelligence, éclairée par la foi, peut cependant reconnaître et que nous devons croire fermement comme une chose possible à Dieu » ([^11]).
*Il faut donc distinguer la présence naturelle du Christ au ciel, et sa présence sacramentelle dans l'Eucharistie.* Or sa présence naturelle au ciel est une présence qui, l'état glorieux mis à part, est semblable à notre présence sur terre, par toute l'étendue de notre corps, par toutes ses propriétés physiques de figure, de couleur, de poids, de toucher, etc. La présence dans l'Eucharistie, que le Magistère appelle « sacramentelle », tout en étant réelle, doit se distinguer de la présence naturelle qu'aurait un corps physiquement présent comme le nôtre, « enfermé » dans un tabernacle ou dans une église. Le Magistère lui-même nous demande de tenir ces deux vérités : -- d'une part le Christ est réellement présent, -- d'autre part cette présence n'est pas une présence naturelle, de même nature qu'une présence physique ordinaire, fût-elle issue d'un miracle ([^12]). L'oubli d'une de ces *deux* vérités conduit à un symbolisme destructeur de la présence réelle ou bien à un réalisme exagéré qui tombe dans l'absurdité et le ridicule. Ceci n'est pas une spéculation de théologien mais l'enseignement même de la Tradition ([^13]).
Car ce n'est pas d'aujourd'hui que l'explication du mystère de la présence eucharistique a été l'objet de développements théologiques.
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Plusieurs Pères de l'Église, tout en professant un réalisme très explicite, attribuent à cette présence un caractère spécial, qui la distingue de la présence naturelle ou physique ([^14]).
Citons saint Augustin :
« Non enim Dominus dubitavit dicere : Hoc corpus meum, cum *signum* daret corporis sui. » ([^15])
Saint Augustin parle même de « secundum praesentiam *spiritus *»*.* Par la suite, des docteurs insisteront plus sur la différence entre la présence eucharistique et la présence naturelle, comme Fulgence et saint Isidore, tandis que d'autres insisteront plus sur l'identité du corps de Jésus issu de Marie et du corps eucharistique, comme saint Césaire et saint Grégoire de Tours. Les exagérations de part et d'autre conduiront à des excès.
Tandis que Scot Érigène semble verser dans une interprétation symboliste et nominaliste, les stercoranistes ([^16]) attribueront au corps eucharistique toutes les conséquences d'une présence naturelle physique : le corps du Christ est broyé, digéré... nous n'osons dire la suite.
Contre Ratramne, qui distingue corps historique et corps eucharistique, Paschase Radbert est l'écho fidèle de la Tradition en affirmant l'identité des deux corps. Mais pour cela il fait appel à un acte créateur de Dieu ; alors que le corps du Christ ne peut être « recréé ».
Quelle est la difficulté qui est à l'origine de ces controverses ? C'est que l'on ne peut admettre une présence réelle du Christ dans l'Eucharistie qui serait une présence naturelle et physique : comment le corps du Christ peut-il être simultanément en divers lieux et au ciel ? Comment peut-il demeurer impassible dans un sacrement qui est corrompu, fractionné ?
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En oubliant cette même distinction, mais refusant les inconséquences d'un réalisme exagéré on est conduit à nier la réalité de cette présence et à tomber dans le pur symbolisme. Vu la difficulté de cette question on comprend que la controverse eucharistique demeure et qu'elle connaisse un nouvel épisode au XI^e^ siècle avec Béranger, qui semble enseigner l'*impanation* et qui est condamné au concile de Rome en 1079.
La théologie scolastique expose alors le dogme de manière plus précise et explique la distinction entre la présence naturelle et la présence sacramentelle. Les *termes mêmes* de cette théologie sont repris par le Magistère aux conciles de Latran IV et Lyon II, et plus tard au concile de Trente.
Cette distinction est exposée et expliquée en divers lieux de la *Somme théologique :*
« Or il est évident que le corps du Christ ne commence pas à se trouver dans ce sacrement par suite d'un transfert local. D'abord parce qu'il s'ensuivrait qu'il cesserait de se trouver au ciel : un être qu'on transfère localement ne parvient à un nouveau lieu que s'il quitte le lieu précédent. Ensuite parce que tout corps transféré localement doit traverser tous les points intermédiaires, ce qu'on ne peut soutenir ici. Enfin parce qu'il est impossible qu'un seul mouvement, affectant un seul corps localement transféré, aboutisse simultanément à divers lieux : or le corps du Christ, sous ce sacrement, commence d'exister simultanément en plusieurs lieux. » (IIIa, 75, a. 2.)
On voit donc que l'expression « Jésus descend du ciel pour se trouver dans l'Eucharistie » ne peut être qu'une métaphore. Et même dangereuse : car si saint Thomas s'applique ici à démontrer que le Christ n'est pas présent de par mouvement local c'est pour réfuter l'*impanation,* qui sera enseignée par Wiclef et Luther !
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« Car dans ce sacrement se trouve la substance du corps du Christ en vertu du sacrement, et la quantité déterminée par les dimensions en vertu de la concomitance réelle. Aussi le corps du Christ est dans ce sacrement par mode de substance, c'est-à-dire selon le mode dont la substance se trouve sous les dimensions. Mais il ne s'y trouve pas par mode de dimensions, c'est-à-dire selon le mode où les dimensions d'un corps occupent les dimensions de l'espace. » (III, 76, a. 3.)
Par conséquent les parties de la substance se trouvent étendues et séparées dans tout le volume de ce qui la contient. La substance est « *tota in toto *». En revanche, selon la présence sacramentelle, la substance n'est pas contenue par l'intermédiaire de ses dimensions, mais c'est exactement l'inverse.
Autrement dit : selon la présence naturelle et physique une substance se trouve quelque part par l'intermédiaire de ses dimensions. Par conséquent les parties de la substance se trouvent dans ce qui la contient selon un mode de présence propre à la substance, c'est-à-dire « *tota in qualibet parte *», car la substance, abstraction faite de ses parties quantitatives, est totalement simple et se trouve tout entière en toute partie de ce qui la contient, comme mon âme est tout entière en toute partie de mon corps. D'où l'expression de « présence spirituelle », citée par saint Augustin, lequel n'était tout de même pas moderniste !
III a 76, a. 4 précise encore : la conversion se termine à la substance. La quantité du Christ n'est présente que par concomitance. Elle est donc tout entière dans le sacrement, de même que tous les autres accidents. Toutes les propriétés physiques du corps du Christ sont donc dans l'Eucharistie *mais par l'intermédiaire de la substance.*
III à 76, a. 5 en tire la conséquence : le corps du Christ *n'est pas dans ce sacrement comme dans un lieu.* Car la présence locale consiste dans une « commensuration » c'est-à-dire, en quelque sorte, une coïncidence entre les dimensions du corps et celles du lieu. Autrement dit, c'est par son extension qu'un corps peut être dit présent dans un lieu. Or ici l'extension du corps du Christ n'est présente que par sa substance qui, elle, est présente immédiatement, totalement, en toute partie des espèces du pain.
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Une présence locale serait, du reste, métaphysiquement absurde, le corps du Christ étant localement présent au ciel.
Aristotélisme, dira-t-on ? Aristotélisme ou pas, le Magistère a repris les termes de saint Thomas et a fait de sa théologie et de sa philosophie les siennes propres. En outre ces concepts « aristotéliciens » sont issus du sens commun. Ils restent dans le prolongement du sens commun et n'inféodent le dogme à aucun système proprement dit ([^17]). Le malheur est qu'une scolastique décadente, ayant perdu le sens métaphysique, a présenté ces concepts, non pas comme induits de la réalité, mais comme déduits par une vision logique a priori. Pour bien comprendre ces explications, qui sont dans le prolongement de la Tradition, il faudrait induire ces notions premières de « substance », de « quantité », de « lieu ». Ce ne sont pas les pièces d'un système a priori mais le prolongement du sens commun.
Le fondement de la distinction « présence sacramentelle », « présence physique et locale », semble bien, en définitive, être exprimé par saint Thomas en 76, a. 6 : « Or le Christ n'a pas le même mode d'être en lui-même et dans le sacrement. » Il faut distinguer l'être « secundum se » ou physique, et l'être «* *sub *sacramento *». C'est bien le même Christ, le même Corps, identiquement, qui se trouve exister de deux manières : naturellement et sacramentellement. Là se trouve le mystère dans lequel nous ne pouvons pénétrer. En refusant ce double *esse* on tombe dans le symbolisme ou dans l'absurde.
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Nous ne devons pas concevoir la présence sacramentelle comme une seconde présence naturelle (ce qui irait contre le principe de non contradiction) mais comme une présence tout à fait spéciale et *essentiellement surnaturelle.* Le « miracle » de l'Eucharistie n'est pas premièrement, et même pas du tout, une bilocation, mais une présence, un être *sacramentel,* à la fois symbolique et réel. C'est pourquoi saint Thomas dit que, même par miracle, le Corps du Christ ne pourrait être vu par un œil corporel. Il ne peut être « vu », c'est-à-dire saisi, que par l'intelligence glorifiée. 76 a. 7 : « le mode d'être qui affecte le Christ dans ce sacrement est entièrement surnaturel ». La vie d'un corps ressuscité ici-bas est une vie naturelle. La présence sacramentelle est essentiellement surnaturelle ; ce n'est pas une présence naturelle supplémentaire. Elle est donc très noble, très parfaite. Le Christ n'est pas « in statu decliviori* *», « prisonnier » dans un lieu.
C'est pourquoi la thèse des théologiens plaçant l'essence du saint sacrifice de la messe dans le fait que le Christ est dans un état inférieur ne peut être admise. Elle est même ridicule : « *Christus ibi est ut immortalis et gloriosus ; non in se physice immutatur, nequidem realem relationem ad species sacramentales accipit, sed sunt species quae realiter referuntur ad ipsum *» ([^18])*.*
Au contraire, la présence sacramentelle glorifie le Christ : « le corps du Christ existe dans un mode supérieur à celui de sa nature et de la nature de tous les corps, puisqu'il existe d'une manière spirituelle et divine et participe du mode d'existence de Dieu » ([^19]).
Selon l'être sacramentel le Christ est « inétendu », illimité, indivisible. Il est présent selon le mode d'un esprit, selon un mode encore plus parfait que celui d'un ange, car situé dans l'ordre de l'être et non plus seulement dans l'ordre de l'action.
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Il faut donc nous garder d'un anthropomorphisme, d'une réduction, d'une « naturalisation » de la présence sacramentelle, issus d'une piété sentimentale et qui ôteraient toute sa grandeur surnaturelle au mode de présence du Christ dans l'Eucharistie.
Fr. Gérard O.S.B.
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## CHRONIQUES
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### La nécrologie à trous
par Armand Mathieu
Une invention brevetée en 1944\
\
Deux utilisations récentes :\
Bouvier-Ajam, Irène du Luart
ON SAIT COMMENT, dans les pays communistes, des fonctionnaires sont chargés de récrire l'histoire, non plus *ad usum delphini,* mais pour que la population entière ne connaisse de son passé que la version officielle et qu'elle loue ses gouvernants dans les siècles des siècles. On va même jusqu'à gommer, sur les photos anciennes, les personnages tombés en disgrâce.
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Quand Beria fut exécuté, les souscripteurs de la *Grande encyclopédie soviétique* reçurent une page sur la mer de Behring à coller à la place de sa biographie !
Dans les démocraties occidentales, depuis 1945, on se contente de tronquer la biographie des défunts. Mais nul besoin d'embaucher pour cela des fonctionnaires : les rédacteurs des « grands » quotidiens, *Le Monde, Le Figaro,* etc. font spontanément la besogne que souhaitent les gouvernants.
Deux exemples illustreront notre propos.
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En janvier 1985 décédait la comtesse Irène du Luart, veuve et tante de sénateurs de la Sarthe portant ce nom. Un journal du département nous fournira donc une nécrologie un peu plus développée que celles du *Monde* et du *Figaro,* mais *trouée* au même endroit :
« La comtesse était la fille du général Hagondokoff qui commandait la garde du tsar à Saint-Pétersbourg et elle avait eu une existence particulièrement mouvementée. Aux côtés de son père qui avait pris la tête d'un détachement de Russes blancs opposés aux bolcheviks, elle s'était repliée jusqu'à Pékin à cheval au cours d'un périple (*sic*) émaillé de combats. C'est en 1919 qu'Irène Hagondokoff avait rallié la capitale de la Chine. En 1940, elle avait pris la direction d'une formation chirurgicale qui apportait son secours aux blessés en première ligne. Sous sa responsabilité, l'équipe d'une centaine d'infirmiers et infirmières et de douze chirurgiens a suivi l'armée française sur tous les terrains d'activité : en France d'abord, puis en Afrique du Nord, avec les troupes du général Juin, et ensuite en Italie, notamment au Garigliano.
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Quelque temps après, elle organisait à Alger un centre militaire de détente interarmées dont elle fut la présidente et l'animatrice de 1956 à 1961. Il convient encore de noter que la défunte était depuis quarante ans la marraine du I^er^ Régiment Étranger de Cavalerie basé à Orange. »
Fait exceptionnel pour une femme, et peut-être unique à ce jour, les obsèques de la comtesse du Luart ont donc été célébrées (le 29 janvier) aux Invalides en présence d'un détachement du 1^er^ R.E.C. qui rendit les honneurs à sa dépouille.
Mais la comtesse du Luart n'a pas eu droit au simple respect de la vérité. Sa biographie a été tronquée sans scrupules. Entre 1919 et 1940 : rien. Or, avant de diriger une antenne chirurgicale en France, Irène Hagondokoff avait été ambulancière volontaire dans l'armée nationaliste du général Franco, pendant la guerre d'Espagne. Si elle avait été volontaire dans les Brigades rouges, l'aurait-on caché ? Poser la question, c'est dire à qui profitent les nécrologies à trous imposées ou acceptées depuis 1944. Malheureusement pour eux, bolcheviks et mencheviks, socialistes et anarchistes, Irène Hagondokoff les connaissait. Elle avait déjà donné, si l'on peut dire. Et elle ne s'est pas trompée de camp en 1936.
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Quelques mois avant elle était décédé Maurice Bouvier, dit Bouvier-Ajam (juriste, économiste, historien), fils d'un avocat du Mans et de Madame, née Ajam.
Dans sa nécrologie du 1^er^ novembre 1984, *Le Monde* ne veut rien savoir de la vie de cet homme (né en 1914) avant la publication de son *Histoire du Travail* de 1957, couronnée par l'Académie française.
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Après avoir évoqué deux autres ouvrages, *Le Monde* termine, non en énumérant ses décorations (*Mérite polonais* et *Polonia restituta,* remis par les mêmes officiels polonais qui persécutent Walesa et le P. Popieluszko ; gâcheraient un peu le tableau) mais en signalant tout de même qu'il était président d'honneur de l'Association France-Pologne.
Pourquoi *Le Monde* ne dit-il *rien* de la biographie de Bouvier-Ajam avant 1957 ? C'est un cas flagrant d'autocensure. Il suffit en effet d'ouvrir le *Who's who,* qu'utilisent les rédacteurs du journal, pour lire qu'élève du très bien-pensant professeur Georges Blondel (1856-1948), auteur dès 1938 d'un livre sur l'économiste libéral Frédéric List, Maurice Bouvier-Ajam professa à l'Institut d'Études corporatives et sociales de 1936 à 1944. A ce titre, il fut même un personnage officiel ou au moins officieux sous le régime de Vichy.
Mais politiciens et journalistes conformistes gomment ce passé de Maurice Bouvier-Ajam parce qu'il est passé du « bon » côté, le leur, qui est aussi celui des communistes, en 1944.
Comment s'est opéré un aussi rapide retournement, ainsi avalisé par les milieux dominants ? On pourrait penser que Bouvier-Ajam a acheté le pardon et le silence au parti communiste français (comme l'ont fait Maurice Chevalier ou Édith Piaf, compromis par des tournées en Allemagne durant l'Occupation) quand on lit dans l'*Histoire secrète du Parti communiste français* de Roland Gaucher (Albin Michel, 1974) qu'il détenait des parts dans l'O.R.G.E.C.O. (39, rue du Faubourg Poissonnière, Paris), bureau d'études auquel les municipalités communistes versent des fonds importants.
Mais peut-être faut-il chercher la femme, comme dans les bonnes intrigues. Dans son *Histoire de l'Épuration* (tome I, Fayard, 1970), Robert Aron nous raconte en effet, sans s'en douter le moins du monde, *comment Bouvier-Ajam ne fut pas épuré.*
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Page 626, il nous montre, rue de Courcelles, le 16 août 1944, trois avocats communistes, Marcel Willard, Joë Nordmann et Solange Morin, qui se préparent à s'emparer du Ministère de la Justice, une fois les Allemands partis, et fourbissent déjà leurs listes de proscriptions. Page 632, nous sommes cette fois le 19 août, et Robert Aron poursuit sans se rendre compte qu'il s'agit toujours de la même femme : « Marcel Willard, Joë Nordmann et Mme Bouvier-Ajam traversent Paris sans encombre à bicyclette pour aller prendre possession du Ministère de la Justice » -- dont le premier devient illico secrétaire général. En fait Solange Morin n'est devenue Madame Bouvier-Ajam qu'en 1947, mais elle a probablement permis à Monsieur, dès 1944, de se refaire une virginité... politique.
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Quoi qu'il en soit, le maréchal Pétain comme le général Franco représentant le Mal dans le mythe fondateur du nouveau régime qui s'instaure en France en 1944 avec la participation des communistes, il importe toujours à *l'establishment,* en 1984 et en 1985, de cacher que certains de ses membres ont servi volontairement le premier, comme Bouvier-Ajam, ou le second, comme la comtesse du Luart. On peut compter sur *Le Monde,* et souvent encore sur *Le Figaro,* pour cette besogne qui profite essentiellement au parti communiste. Car tant que Pétain et Franco figureront le Mal il pourra prétendre appartenir au camp du Bien.
Armand Mathieu.
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### Vous avez dit « racisme » ?
par Gustave Thibon
VOICI la sortie d'un film officiellement subventionné où sera projetée sur l'écran la lamentable histoire de ce maghrébin frappé à mort et précipité sur la voie, dans le rapide Bordeaux-Vintimille, par trois jeunes débiles mentaux avinés de nationalité française.
Propagande antiraciste, me dit-on. Je veux bien, mais pourquoi ce choix parmi la foule des crimes qui se commettent chaque jour ? En donnant tant de publicité à ce triste fait divers où l'Arabe est la victime et où des Français sont les assassins, ne risque-t-on pas d'attiser le racisme inverse, en l'espèce le racisme antifrançais ? A ce compte, pourquoi ne pas tirer un film des sauvages attentats commis sur des Français par des Nord-Africains ? Et, pour faire bonne mesure, pourquoi ne pas accorder les honneurs de l'écran à la sinistre histoire de cet étudiant nippon, meurtrier et anthropophage, qui tua, dépeça et croqua en partie sa petite amie française ? L'image du peuple japonais sortirait-elle grandie de cette exhibition d'une conduite démente ?
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Mais qu'est-ce que le racisme ? Le mot a pris aujourd'hui une extension démesurée et sert à désigner tout sentiment de mépris et d'hostilité éprouvé par un groupe humain à l'égard de n'importe quel autre groupe, -- race, nation, classe sociale, etc. -- dont le style de vie ne s'accorde pas avec le sien. C'est ainsi qu'on peut parler d'un racisme antijuif, antiallemand, antibourgeois, etc. -- Phénomène qui se produit parfois à l'intérieur de la même race et de la même nation. J'ai passé les premiers mois de l'occupation allemande dans un petit village provençal où nous avions accueilli une centaine de réfugiés lorrains chassés de leur pays par l'invasion allemande. Au bout de peu de jours, le courant ne passait plus entre les deux communautés. Ces gens du Nord s'irritaient de notre manque de sérieux, d'organisation, de discipline dans le travail, et nos gens du Midi reprochaient à leurs compatriotes nordiques leur froideur, leur raideur, leur manque de fantaisie. Par contre aucun problème ne se posait avec les travailleurs italiens qui habitaient le même village et dont plusieurs, non naturalisés, restaient les citoyens d'une nation en guerre avec la France : la fraternité méditerranéenne parlait plus fort que le sentiment national...
Ce qu'il faut condamner avant tout, c'est le racisme idéologique qui tend à englober, dans la même attitude de rejet, tous les individus appartenant à une communauté étrangère et qui se traduit par des mots d'argot, chargés de résonances négatives, comme youpin, boche, bougnoul, rital, etc. Si j'ai à me plaindre d'un Arabe ou d'un Juif, je n'ai aucune raison d'étendre ma réprobation à tous les enfants d'Ismaël ou d'Israël.
Souvenir touchant. Je voyageais il y a quelques années avec ma femme dans un compartiment où nous n'avions pour compagnie que celle d'un jeune Arabe. Nous quittâmes le compartiment pour boire un verre dans la voiture-bar. Et ma femme ayant laissé son sac sur la banquette, l'Arabe en question nous dit au retour avec un sourire désarmant :
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« *Vous avez eu tort de laisser votre sac parce que, vous savez, même chez nous, il y a des malhonnêtes.* » Ce « même » était plein de saveur ; il sous-entendait : la présence d'un homme de mon type a beau être sécurisante, mais sait-on jamais ? nous ne sommes pas tous impeccables...
Ce qui n'autorise pas à décerner un brevet d'honneur à tous les Arabes. Pas plus qu'à généraliser en sens inverse quand un maghrébin vole, tue ou viole. Encore que les statistiques concernant les délits et les crimes commis par les immigrés ne soient pas très rassurantes...
Quant au problème posé par l'immigration, est-ce être raciste que de dénoncer un danger et de chercher les moyens de s'y soustraire ? L'idéalisme antiraciste nous affirme, par la voix d'un de nos ministres, que tous les peuples se sont constitués par les apports successifs d'étrangers qui se sont peu à peu intégrés dans la communauté nationale. C'est exact, mais en quel nombre, dans quelles limites et après combien de temps ? Et c'est aussi un fait d'expérience qu'un apport trop massif et trop rapide d'éléments étrangers rend l'assimilation de plus en plus difficile. Car les sociétés sont des organismes, et *un organisme,* selon le grand mot d'Hippocrate, *n'est nourri que de ce qu'il surmonte.* Et s'il ne peut pas digérer ce qu'il absorbe, il réagit par l'intolérance et le rejet.
Il ne s'agit donc pas de déconsidérer ou de refouler indistinctement l'étranger, mais d'évaluer la quantité d'étrangers qu'une nation peut accueillir sans compromettre, non seulement son équilibre économique (question brûlante en temps de chômage), mais aussi ses mœurs, ses traditions, son climat psychologique et moral, bref son identité profonde.
La vraie question se pose en termes concrets, et au niveau de la coexistence quotidienne. Et c'est pour cela que les plus beaux discours antiracistes ont très peu de prise sur l'habitant d'un H.L.M. que le chahut nocturne du Ramadan prive de sommeil, sur le commerçant chassé de son quartier par la concurrence étrangère et l'insécurité, sur l'enseignant qui se trouve en face de 80 % d'élèves étrangers, inattentifs et turbulents, etc.
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Encore une fois, il ne s'agit pas de querelles idéologiques mais de nécessités vitales. La solution n'est pas dans un oui ou un non massifs, mais dans le dosage et la mesure. Or, il apparaît clairement que la mesure est atteinte, sinon dépassée dans notre pays. Et si la coupe déborde trop, si l'assimilation devient impossible, on voit se produire la ségrégation, avec tout ce que cela comporte d'incompréhension et d'intolérance réciproques, de telle sorte qu'un antiracisme idéologique intempérant a pour résultat le plus clair l'exaspération du racisme viscéral.
Gustave Thibon.
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### L'apôtre de la Nouvelle-Calédonie
par Yves Daoudal
*Personne ne parle de l'homme qui apporta la Nouvelle-Calédonie à la France. C'était* *un missionnaire, un évêque et un saint : Mgr Guillaume Douarre.*
LES LAMENTABLES et tragiques événements que l'on sait ont rappelé -- voire appris -- à un certain nombre de Français qu'il existait un territoire français, aux antipodes, nommé Nouvelle-Calédonie.
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Et comme cette découverte a eu lieu au moment où ce territoire risquait d'être arraché à la France par un groupuscule de terroristes soutenus par le gouvernement, les politiciens de l'opposition se sont attachés à montrer en quoi la Nouvelle-Calédonie était française.
Ils ont dit que la population mélanésienne originelle, peu nombreuse, était dispersée en tribus qui ne parlaient pas la même langue (32 dialectes), qui passaient leur temps à s'entretuer et dont aucune ne dominait, et que c'était la présence française qui avait fait la Nouvelle-Calédonie.
Mais à ma connaissance nul n'a rappelé ce qu'avait été au départ cette présence française. Ce n'est pas étonnant. Car la Nouvelle-Calédonie fut apportée à la France par un évêque missionnaire. La présence de la France fut d'abord une présence chrétienne. Ce n'est pas très conforme à l'histoire laïque de la République. Mais c'est ainsi. Et quiconque aime l'histoire véritable de la France, l'histoire catholique de la France, ne peut que vénérer le saint évêque, l'admirable missionnaire des Canaques de Nouvelle-Calédonie.
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Le 8 septembre 1842, fête de la Nativité de la Sainte Vierge, l'abbé Guillaume Douarre prononce ses vœux de religion dans la Société de Marie. Le même jour, le supérieur général de la Société lui remet des bulles du Saint-Siège en lui déclarant que Dieu l'a choisi pour être évêque, et qu'il sera coadjuteur du vicaire apostolique d'Océanie occidentale. Par la même occasion il apprend que c'est lui qui sacrera le missionnaire que Rome nomme vicaire apostolique...
Le 28 octobre de la même année, le père Guillaume Douarre est sacré évêque par le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, et les évêques de Belley et d'Amiens.
Mgr Guillaume Douarre n'a pas 32 ans.
On lui a acheté de riches ornements, et des soutanes en un drap plus fin que celui des soutanes des maristes qui vont l'accompagner. « Je ne veux pas avoir d'autre vêtement que celui des frères, dit-il. Conservons notre argent pour nos missionnaires, et pour nos pauvres sauvages. »
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Le gouvernement de Louis-Philippe offrit le voyage à l'évêque et à ses missionnaires sur un vaisseau de l'État. Mais ils durent attendre deux mois à Toulon, deux mois au cours desquels Mgr Douarre fut considéré comme l'apôtre de cette ville. Qu'on en juge par ce témoignage : « Monseigneur fait un bien immense à Toulon. Il prêche souvent, chacun veut l'avoir... Tous, jusqu'aux mousses et aux matelots, mettent chapeau bas quand il passe... Quand il prêche c'est toujours avec feu et on court en foule pour l'entendre. Il me faudrait un volume pour dire tout le bien que ce cher évêque a fait jusqu'à ce jour. »
Le 3 mai 1843 les missionnaires s'embarquaient sur *L'Uranie,* en présence de 3.000 Toulonnais agenouillés pour recevoir la bénédiction du prélat.
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Au cours de la traversée une tempête s'abattit sur le navire. Si soudaine que l'on n'eut pas le temps de ramener les voiles. Le péril était extrême. « Monseigneur, priez Dieu que l'ouragan emporte les voiles » dit le commandant à Mgr Douarre, dont il avait remarqué la sainteté. L'évêque prit une médaille de la Sainte Vierge et la jeta dans la mer en disant : « Que le vent emporte les voiles ! » Au même instant un coup de vent les déchira toutes. La frégate était sauvée.
Le 23 août *L'Uranie* arriva à Valparaiso. Pendant son séjour dans cette ville, Mgr Douane confirma 5.000 personnes et donna le baptême à un polynésien des Marquises, prémices de son apostolat.
C'est précisément aux Marquises que Mgr Douarre quitta *L'Uranie* pour s'embarquer sur le bateau qui devait le conduire au terme de son voyage. Les missionnaires, après avoir visité la mission mariste de Tonga, arrivèrent à Wallis le 29 novembre.
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C'est là que se trouvait le père Bataillon, qui devait être sacré évêque. Celui-ci monta sur le navire pour saluer Mgr Douarre, et tous les missionnaires prirent place sur le canot. Mais il s'échoua sur les récifs. Les indigènes, qui attendaient sur le rivage, allèrent les chercher en pirogue. Quand la pirogue toucha le fond, les indigènes la hissèrent sur leurs épaules, et à travers la foule qui acclamait les missionnaires, la portèrent jusque devant l'église. Le pauvre père Bataillon, sans souliers et vêtu de haillons, était loin de s'imaginer que Mgr Douarre venait le sacrer évêque et lui signifier sa nomination de vicaire apostolique d'Océanie occidentale.
Le sacre eut lieu le 3 décembre. Puis Mgr Douarre, accompagné de deux pères et deux frères, se dirigea vers la Nouvelle-Calédonie. Personne n'avait osé aborder l'île depuis d'Entrecasteaux, qui, à la recherche de La Pérouse, y avait perdu un de ses officiers, le commandant de Kermadec, en 1793. On savait que les indigènes étaient d'épouvantables anthropophages, et nul ne s'avisait d'aller vérifier l'état des broches canaques.
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Lorsque le navire français entra dans la rade de Balade, il fut aussitôt entouré d'une nuée de pirogues. Une barque ornée de sculptures s'approcha. C'était le chef de Balade, Païama. Les officiers le firent monter sur le pont. Il apportait des présents en signe d'amitié.
Le jour même Mgr Douarre rendit sa visite à Païama. Le chef céda aux missionnaires un terrain et leur permit de couper des arbres pour construire leur habitation.
Quand les marins eurent achevé le « bâtiment », le commandant du Bucéphale confia le drapeau français à l'évêque et le navire salua la « case épiscopale » de neuf coups de canon avant de s'éloigner et de laisser les missionnaires seuls au milieu des anthropophages, mais pleins de confiance en la Providence divine.
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Il fallait d'abord assurer la subsistance de la communauté. Construire un four fut toute une épopée. Il n'y avait pas d'argile à moins d'une lieue. Pour bâtir le puits, il fallut également aller chercher la pierre et la chaux à une lieue, après l'avoir creusé, et construire une embarcation pour transporter les matériaux. Il fallut défricher le terrain. Mgr Douarre était toujours le premier au travail et sa gaieté était inaltérable.
Pourtant les ennuis commencèrent presque aussitôt. Les indigènes venaient piller la mission. Ils devenaient chaque jour plus hostiles. Les missionnaires durent se protéger par une palissade. Puis la sécheresse rendit le jardin stérile. Un chef leur vendit un champ d'ignames, mais au moment où ils les emportaient après les avoir arrachés, le chef envoya des hommes qui les enlevèrent sous leurs yeux. Dans la dernière nécessité, ils défirent des pales de perles pour acheter de la nourriture. Et après ils durent la mendier. Ils mangeaient rarement à leur faim.
En 1845, un navire américain leur laissa quelques vivres, et un chef leur donna un champ d'ignames. Puis une corvette française apporta enfin d'abondantes provisions. Comme les missionnaires commençaient à parler la langue locale, ils purent se consacrer dès lors vraiment à l'évangélisation. Voici ce qu'écrivit le père Rougeyron, un des compagnons de Mgr Douarre, à propos des Canaques :
« Mille causes, et surtout la paresse, réduisent les indigènes à la plus extrême misère... Vraiment, ils sont arriérés de trois siècles et plus sur les peuples des îles Tonga et Uvéa, bien qu'ils ne soient pas sans intelligence... Les néo-Calédoniens dévorent leurs captifs. C'est une victoire et un trophée pour eux d'avoir mangé un ennemi, car sa mémoire est à jamais flétrie. Depuis notre séjour dans cette île, une vingtaine d'individus ont été tués et mangés dans notre voisinage. J'ai vu de mes propres yeux un morceau de chair humaine rôtie ; c'était un morceau de la main, et l'on avait eu soin de l'envelopper d'une feuille pour en mieux conserver le jus et l'odeur... Nos sauvages se font des guerres cruelles, et lorsqu'ils savent qu'un de leurs ennemis se rend dans quelque lieu, ils vont se cacher près de la route, et se précipitent sur leur victime avec la fureur du tigre altéré de sang.
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« Que de fois nous avons été menacés de la mort et du feu ! Ils venaient sur nous avec des lances, des casse-tête et des frondes ; nous les entendions vociférer qu'ils allaient nous brûler dans notre maison. Rien de tout cela n'est arrivé. Pourquoi avons-nous été épargnés par ces barbares ? Qui a pu arrêter leurs bras si souvent levés sur nous ? Leurs armes sont meurtrières, nous n'en avons eu que trop de preuves sous les yeux ; au milieu de ce peuple nous dormons en paix, nous vivons joyeux. C'est que nous savons que Dieu est pour nous, et que la mort nous serait un gain. »
« La femme, écrivait Mgr Douarre, n'est pas la compagne de l'homme en Nouvelle-Calédonie ; elle n'est même pas son esclave, elle est sa bête de somme. Si elle n'a pas su recueillir pour le repas une quantité suffisante de racines et d'autres aliments, avec le premier objet qui lui tombe sous la main, le mari lui cassera un membre ou lui fendra même la tête. Distribue-t-on des vivres ? Laissée alors de côté, qu'elle ne fasse pas paraître le moindre signe de mécontentement, ou malheur à elle ! Une mort cruelle pourrait suivre immédiatement ! »
Un jour un chef canaque vint demander le baptême. Comme il avait deux femmes, on lui dit qu'il devait se contenter d'une seule. Sans demander aucune explication, le Canaque retourna chez lui, et le lendemain il vint réitérer sa demande. Même réaction des missionnaires.
« Je n'en ai qu'une », répondit-il.
« Mais hier tu en avais deux !
-- J'en ai assommé une », reprit le Canaque sans manifester la moindre émotion.
Il fut baptisé et devint un fervent chrétien... Les missionnaires avaient obtenu rapidement des résultats prometteurs, ainsi qu'en témoigne la lettre qu'écrivit le père Viard à bord de la corvette *Le Rhin,* qui le conduisait en Nouvelle-Zélande où il devait recevoir l'onction épiscopale :
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« Aujourd'hui il me semble qu'un heureux changement s'est déjà opéré parmi les Calédoniens ; ils sont moins voleurs, leurs guerres sont moins fréquentes, ils commencent à comprendre le motif qui nous a conduits au milieu d'eux. Nous comptons même un petit nombre de disciples suffisamment préparés au saint baptême. »
Mais cela avait été au prix d'un changement de comportement de la part des missionnaires eux-mêmes, comme l'expliquait Mgr Douarre :
« Quand nous sommes arrivés chez les Calédoniens, nous étions comme des agneaux, nous leur rendions mille services, nous nous serions mis à leurs genoux. Mais bientôt je m'aperçus qu'on nous traitait comme des esclaves qu'on méprisait. Alors je changeai de méthode. Je me donnai pour chef, pour grand chef, et j'agis en maître. Il faut se faire tout à tous pour gagner tous les hommes à Jésus-Christ. J'aime mes Calédoniens autant que je les aimais lorsque je suis débarqué parmi eux, et c'est précisément à cause de cela que j'ai pris un autre système. »
« J'agis en maître. » Il disait vrai. Ayant acquis une parfaite maîtrise de soi, appliqué à faire fructifier ses grâces d'état de prince de l'Église qu'il était en dépit des apparences, et puisant son courage dans une confiance absolue en la Providence, Mgr Douarre accomplissait des prodiges. Un jour qu'il portait deux blouses à des chefs, des Canaques l'agressèrent. L'un d'eux fondit sur lui la lance à la main. « Eh bien, s'écria Mgr Douarre en français, frappe si tu as du cœur ! » Le Canaque laissa tomber sa lance et prit la fuite, suivi de tous ses compagnons. Une autre fois un chef particulièrement cruel et sanguinaire le menaça en disant : « Malheur à toi quand tu viendras dans ma tribu ! » « -- J'y vais », répondit l'évêque. Il y alla en effet. Et lorsqu'il entra dans la case du chef, celui-ci, subjugué, s'approcha de lui en tremblant et l'embrassa. Il était devenu habituel que, se trouvant face à une bande de Canaques dans un étroit chemin, il les fît s'écarter par son seul regard et sa détermination à poursuivre sa route.
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Le 27 décembre 1845 un bateau apporta aux missionnaires des provisions, des animaux domestiques et des outils. Peu après, la corvette *L'Héroïne* fit escale à Balade. Les marins, les missionnaires et les indigènes convertis érigèrent une grande croix sur la tombe du commandant de Kermadec. Elle servirait de point de repère aux bateaux voulant entrer dans la rade.
L'année suivante, Mgr Douarre, en compagnie d'un jeune catéchumène, se rendit en Australie pour approvisionner la mission et régler différentes affaires. Il acheta un grand nombre d'objets nécessaires, des planches pour la construction d'une église et même un troupeau de moutons. Alors qu'il allait reprendre la mer, on lui proposa à un prix avantageux une énorme quantité de farine, dont il n'avait pas réellement besoin. Mû par une inspiration secrète, il conclut néanmoins le marché. On va voir que s'il ne l'avait pas fait près de 300 Français seraient sans doute morts de faim et son œuvre aurait été ruinée.
Au retour une violente tempête se déchaîna. Le bateau, chargé de cent tonnes de marchandises (le double de sa charge normale) menaçait de sombrer. Mgr Douarre jeta à la mer les bestiaux et les planches, et ne garda que la farine. Mais la goélette continuait d'enfoncer. Le capitaine, affolé, partit se cacher. Une fois de plus l'évêque « agit en maître ». Armé de son chapelet, il prend le commandement et s'installe à la barre. Un frère se met aux pompes avec le charpentier du bord. Toute la nuit, Mgr Douarre, égrenant son chapelet, lutte contre les éléments. A l'aube, le catéchumène, voyant son dernier jour arrivé, supplie l'évêque de le baptiser. Mgr Douarre croit devoir accéder à ce désir, et il ondoie le catéchumène. Presque aussitôt la tempête se calme...
Dix jours après le retour à Balade, Mgr Douarre vit un navire perdu dans les récifs de corail. Aussitôt il prend un canot et vole à son secours. Mais les vents sont contraires, et après douze heures d'efforts inutiles accomplis au péril de sa vie, il doit abandonner. Dès qu'il revient à terre, sans prendre un instant de repos, il parcourt les seize kilomètres qui séparent Balade de l'endroit où le navire s'est échoué, et il trouve l'équipage naufragé, 230 soldats de la marine française, entourés de Canaques, et désespérés.
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Tout le monde est-il là ? Il manque deux hommes, mais les marins jugent inutile de tenter de les retrouver. Ce n'est pas l'avis de l'évêque, qui saute dans un canot avec un frère, et réussit, malgré la houle, à aborder le navire qui s'enfonce, où il trouve les deux hommes.
Mais les vivres ne purent être sauvées, et Mgr Douarre s'aperçut qu'il avait été réellement « bien inspiré » d'acheter et de conserver le stock de farine australienne. L'évêque lui-même veillait aux besoins des marins. Il sauva la vie à un aspirant qui s'était égaré à la chasse. Il veillait aussi sur leur conduite. « Ne venez pas détruire en quelques jours ce qui nous a coûté plusieurs années de travail », disait-il. Mais il ne leur faisait pas seulement « la morale » : sous son influence, quarante marins se préparèrent à leur première communion.
Le bateau avait été envoyé en Nouvelle-Calédonie par le gouvernement, à la demande des Anglais, pour faire enlever le drapeau français arboré sur l'île... Deux mois plus tard un navire anglais aborda à Balade. Le capitaine demanda 40.000 francs pour rapatrier les marins français. « Je vous en donne 20.000, quoique cette traversée n'en vaille que 12.000 », dit l'évêque avec son autorité habituelle. L'offre acceptée, Mgr Douarre s'embarqua aussi pour aller plaider à Paris le maintien de nos droits sur la Nouvelle-Calédonie.
Louis-Philippe, l'ayant écouté, l'autorisa à laisser flotter le drapeau français, lui donna 3.000 francs sur sa cassette privée et le nomma chevalier de la légion d'honneur. Par ailleurs l'évêque écrivit au ministre de la marine une lettre de décharge pour le commandant du navire échoué, et celui-ci lui en garda une profonde reconnaissance. Il désirait aussi qu'en raison des services rendus (230 marins sauvés d'une mort certaine), on lui fît cadeau d'un bateau. Le ministre de la marine se contenta de lui demander sa note de frais. Mgr Douarre s'écria : « J'ai donc affaire à des épiciers ! S'il en est ainsi, je ne veux rien. »
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Puis il se rendit à Rome, où il fut reçu par Pie IX. En sortant du Vatican, il était vicaire apostolique de Nouvelle-Calédonie.
Revenu en France, il eut connaissance de graves événements qui s'étaient produits à Balade. Un navire qui transportait d'importantes provisions pour les missions de Nouvelle-Calédonie et de l'archipel Salomon avait dû s'arrêter définitivement à Balade. Les Canaques, excités par la vue des richesses débarquées, avaient pillé et incendié la maison. Un frère avait été tué. Peu après les missionnaires avaient été de nouveau assiégés. Au bout de quinze jours, ils avaient perdu tout espoir de s'en sortir. Ils se préparaient à la mort, quand une corvette française apparut. Cette arrivée avait dispersé les Canaques, et le commandant de la corvette avait conduit les missionnaires à Sydney.
Mgr Douarre voulait repartir le plus tôt possible pour la Nouvelle-Calédonie. Mais survint la révolution de février 1848. Louis-Philippe renversé, la promesse d'une traversée gratuite était caduque. Un jour qu'il passait sur une place, en vêtements civils à cause des troubles, il vit une foule qui acclamait un agitateur communiste. L'évêque monte sur la table qui sert de tribune, commande le silence d'un regard et dit d'une voix forte : « Citoyens, je viens d'un pays situé à quatre mille lieues, où les maisons, les biens, les champs, tout est commun, même les femmes. Le seul nom de propriétaire y est inconnu. Dans ce pays, personne ne travaille et ne veut travailler. La terre que les habitants grattent d'un air insouciant rapporte, quand le temps est beau, des récoltes peu abondantes qu'ils se partagent pour vivre ; mais la récolte ne suffit pas toujours, surtout si la saison n'a pas été favorable. Savez-vous ce qui arrive alors ? Le plus fort se jette sur le plus faible, et l'on embroche, on rôtit et on mange les hommes comme des poulets. Croyez-moi, avant de vous engager dans le communisme, procurez-vous donc de bonnes broches de fer, longues et solides, afin de ne pas mourir de faim. » « -- A bas le communisme ! » s'écrie la foule, pendant que l'étrange orateur s'esquive.
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Ayant longuement insisté auprès du général Cavaignac, Mgr Douarre obtint que fût maintenue la « faveur » qui lui avait été accordée par le gouvernement de Louis-Philippe. Et en octobre il repartait pour l'Océanie. Au cours du voyage il apprit que ses compagnons maristes venaient de s'établir dans les îles d'Annatom et des Pins. Lorsqu'il les retrouva ce fut pour s'entendre raconter comment l'équipage d'un navire américain venait de se faire massacrer et dévorer par les Canaques de Balade.
Mgr Douarre voulut retourner à son ancienne résidence et retrouver les restes du religieux martyr. Il ne trouva que sa tête, plantée par l'assassin sur sa case. Il apprit que les Canaques avaient décidé de manger son corps, mais qu'une jeune chrétienne de douze ans l'avait enterré secrètement. Les Canaques l'avaient retrouvé, mais une autre femme s'était levée. Ce corps, disait-elle, exhalait une odeur si agréable qu'il y avait là quelque chose d'extraordinaire. Et elle l'avait enterré de nouveau. Les anthropophages l'avaient retrouvé cependant, et l'avaient apporté sur le rivage pour le rôtir. Mais alors une grande vague avait déferlé et avait emporté le corps du martyr.
Bientôt les missionnaires durent se résoudre à quitter la Nouvelle-Calédonie. Les Canaques redevenus hostiles avaient résolu de les massacrer, ainsi que les convertis. Missionnaires, néophytes et catéchumènes s'embarquèrent donc pour l'île des Pins. Puis Mgr Douarre voulut retourner seul en Nouvelle-Calédonie. Mais ses compagnons réussirent à l'en dissuader.
Le père Rougeyron imagina alors de transporter les Canaques convertis à Futuna, pensant que le contact des fervents chrétiens de cette île aurait une influence positive sur les néophytes. L'opération fut couronnée de succès. Après la première expérience le père Rougeyron écrivait : « Mon projet a réussi. Après être revenu en Calédonie, je suis reparti pour Futuna avec quarante-trois naturels, tant hommes que femmes ; sept d'entre eux sont des chefs influents, et trois sont du nombre de nos assassins. Touchés de repentir, ces derniers m'ont supplié de leur permettre de me suivre : à tout péché miséricorde ! Ils sont aujourd'hui mes plus grands amis. La traversée a été longue et pénible. Enfin le 8 septembre (1850), nous sommes arrivés à Futuna.
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La première colonie était fidèle à ses devoirs et acclimatée à sa nouvelle patrie. J'espère qu'il en sera de même des derniers venus. Ici nos Calédoniens sont à l'école de la sagesse ; j'aime à croire qu'ils en profiteront, et qu'après avoir imité les Futuniens dans leurs crimes, il les imiteront un jour dans leur pénitence et leurs vertus. Dès qu'ils seront bien convertis, nous comptons les ramener dans leur pays. »
A la fin de l'année suivante Mgr Douarre vint en effet les prendre à bord d'une goélette et les installa en deux groupes, à Balade et à Pouébo. Peu à peu l'influence des nouveaux chrétiens devint sensible. Plusieurs tribus du centre de l'île demandèrent même que des missionnaires s'installent chez elles.
L'apostolat héroïque des maristes commençait donc à porter réellement des fruits lorsque leur évêque, qui était allé administrer le baptême dans une tribu décimée par une sorte de peste, fut mortellement atteint du mal.
Après avoir reçu les derniers sacrements, Mgr Douarre fit venir des Canaques hostiles à la religion catholique et leur dit :
« Vous voyez comme tout le monde meurt, même l'évêque. Dernièrement vous me disiez : « Pourquoi toi et tous les tiens vous portez-vous bien, tandis que nous, nous tombons sous le fléau par centaines ? C'est ton Dieu qui nous tue. » Vous voyez aujourd'hui, mes chers amis, que je suis homme comme vous. Je vais bientôt expirer, mais je me souviendrai de vous dans le ciel. Même au plus fort des persécutions que vous me faisiez subir, je vous aimais tendrement, et je vous chéris toujours. C'est afin de vous témoigner mon amour que, dans mes derniers moments, je vous fais appeler pour vous dire de vous convertir. Vous mourrez aussi un jour, vous paraîtrez aussi devant votre juge, qui va bientôt être le mien. Convertissez-vous, devenez chrétiens, et bons chrétiens... »
Plusieurs d'entre eux devinrent catéchumènes. Mgr Douarre mourut le 27 avril 1853. « Nous lui avons fait les obsèques les plus solennelles que nous avons pu, écrivit le père de Montrouzier ; les chrétiens et les infidèles se sont bien montrés en cette circonstance ; plusieurs de ces derniers ont déjà parlé de se convertir.
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Dieu leur en fasse la grâce. Trois hommes influents, les seuls païens de notre village, sont venus, l'un après l'autre, nous dire que leur parti était pris et qu'ils voulaient se faire chrétiens. »
\*\*\*
Telle fut la dernière victoire de Mgr Douarre. Cinq mois plus tard, le contre-amiral Febvrier des Pointes venait prendre officiellement possession de la Nouvelle-Calédonie au nom de Napoléon III. L'intervention française avait été décidée après que deux officiers eurent été tués et mangés par les Canaques dans le nord de l'île (en 1850). Mgr Douarre aurait sans doute été heureux de voir le drapeau français flotter officiellement sur la Nouvelle-Calédonie. Cela aussi était un aboutissement de son œuvre. Mais ensuite ce fut la colonisation laïque de la République des Jules, dont les missionnaires n'eurent guère moins à souffrir que les Canaques. Et c'est une tout autre histoire...
Yves Daoudal.
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### Panorama de la guerre scolaire
par Michel de Saint Pierre
NOUS SOMMES PLUS QUE JAMAIS décidés à défendre l'enseignement libre -- et singulièrement l'école catholique, puisque la véritable cible des socialo-communistes, des puissantes instances laïques et du Grand Orient de France, c'est bien elle, c'est l'école catholique !
Or nous le savons tous : elle vient d'échapper d'extrême justesse à l'étranglement pur et simple : tout d'abord, la loi Savary, votée au Parlement, et qui supprimait pratiquement l'enseignement privé à moyen terme, a été battue en brèche par de vastes manifestations provinciales -- puis culbutée par les immenses rassemblements du 4 mars 1984 à Versailles et du 24 juin 1984 à Paris. Sans se décourager, parce que ces gens-là ne renoncent jamais, les adversaires de l'école catholique et de l'enseignement de Dieu ont alors tissé plus ou moins savamment une autre loi dite Joxe-Chevènement qui, mêlant par des formules compliquées la décentralisation et le sort de l'école libre, condamnait de nouveau à mort l'enseignement privé.
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Nous y reviendrons. Ce que je voudrais d'abord faire ressortir, c'est l'étonnante complicité de l'épiscopat français et de M. Pierre Daniel, président de l'UNAPEL (c'est-à-dire chef reconnu de huit cent cinquante mille familles de parents d'élèves catholiques), qui non seulement n'ont pas défendu l'enseignement libre dont ils avaient la charge ; mais qui ont tout fait pour « protéger » -- je ne vois pas d'autre mot -- les hautes instances laïques et le gouvernement socialiste menacé. Menacé par qui ? Par la révolte des parents d'élèves et par l'indignation populaire.
Je n'ai pas hésité à écrire le présent texte que je propose aujourd'hui à nos lecteurs. Et pourtant, m'a-t-on assez dit qu'il fallait ménager l'épiscopat et ne pas contribuer à créer une sorte de scandale ? De bons et respectables amis me crient : « Vous êtes un polémiste ! » Si le simple énoncé de la vérité historique et de la vérité quotidienne est appelé « polémique » -- eh bien, oui, mes amis, je suis un polémiste. C'est Léon XIII, je crois, qui disait : « Aujourd'hui, la vérité est devenue trop forte pour les âmes. » Comme beaucoup de fidèles, je me suis étonné et je m'étonne encore de constater chez les évêques de France beaucoup plus qu'une défaillance : ce que j'appelais plus haut *complicité*. Et je voudrais en revenir à ce fameux problème du témoignage. Saint Grégoire Le Grand ne disait-il pas : « Qu'importe le scandale, il faut servir la vérité. » ? Et saint Pie X : « Se taire n'est plus de mise » ? J'ai souvent rappelé, enfin, cette déclaration de Léon Bloy que l'on a bien tort d'oublier aujourd'hui -- car non seulement il fut l'un des plus grands prosateurs français des cent dernières années, mais il fut aussi un étonnant précurseur, l'un des inspirateurs de Bernanos, et l'un des rares maîtres de qui nous puissions nous réclamer. Or Léon Bloy « proférait » ces étonnantes paroles que j'ai déjà citées à plusieurs reprises et que je ne me lasse pas d'entendre :
« Je n'ai pas qualité pour juger ni pour condamner, me dit-on. Dois-je inférer de ce bas sophisme dont je connais la perfidie que je n'ai pas qualité pour voir ? Que diriez-vous d'un homme qui laisserait empoisonner ses frères de peur de ruiner, en les avertissant, la considération de l'empoisonneur ? »
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J'en reviens donc à nos malheureux évêques, me contentant cette fois de rappeler brièvement quelques dates et quelques textes, qui montreront le rôle effrayant joué par eux dans la récente histoire de l'école catholique en France.
1°) L'année 1978, sur le plan de l'enseignement privé, a vu la mise en place par les évêques des comités diocésains de l'enseignement catholique (CODIEC). De quoi s'agissait-il exactement ? De la transformation des comités diocésains en associations (loi de 1901) qui s'arrogeaient pratiquement tous les pouvoirs. Jusqu'alors, les comités diocésains n'avaient qu'une simple mission d'information, de conseil et de coordination. La nouvelle « autorité » disposait désormais d'une existence juridique. Résultat : sous le sigle CODIEC, des associations de tutelle ont été constituées, disposant d'une inquiétante prépotence : fusions ou suppressions d'écoles, nomination ou licenciement des directeurs, orientation des élèves, action pédagogique et pastorale, etc. Pratiquement, les laïcs gestionnaires, les parents, les enseignants étaient dans la plupart des cas dépossédés de leur indépendance, et pour l'essentiel, de leurs responsabilités.
C'est important -- et la vigilante Édith Delamare commentait ainsi la situation :
« On constate que la centralisation opérée par l'épiscopat au moyen des CODIEC fait de l'enseignement catholique un fruit mûr, prêt à tomber dans le grand service public unifié et laïque de l'Éducation nationale. Surtout lorsque l'État a déjà un pied dans la maison par les contrats d'association. Quel est le but de l'épiscopat ? Faire de l'Enseignement catholique une branche de l'Éducation nationale, si l'on se rapporte aux propos du chanoine Guiberteau. Les structures mêmes des CODIEC vont en outre contre l'enseignement constant de l'Église, car elles substituent aux personnes (directeurs, gestionnaires) des structures collectives et anonymes, déjà socialisantes. Si les écoles avaient été laissées réellement libres, l'État mettrait beaucoup plus difficilement la main dessus... » (« *Monde et Vie *», 5 février 1982.)
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2°) Ce qui précède explique l'importance qu'a prise M. le chanoine Guiberteau, secrétaire général de l'enseignement catholique, dans les négociations avec le gouvernement socialiste. De fait, le 23 janvier 1982, le chanoine Guiberteau, avant d'être reçu par M. Alain Savary, ministre socialiste de l'Éducation nationale, déclarait : « Le jeu qui vaudrait d'être tenté, serait de concevoir un grand service national d'éducation, dans lequel les structures d'éducation diversifiées respecteraient la liberté des projets éducatifs. »
Il ajoutait, le 25 janvier 1982, au sortir de chez le ministre et devant les journalistes :
« Nous ne refusons pas la discussion, ni même éventuellement la négociation. Cependant, la législation actuelle nous semble pour l'essentiel satisfaisante. Seule, *une réforme profonde du système éducatif français pourrait ouvrir pour nous des perspectives nouvelles d'association. *»
On le voit : il s'agissait d'un véritable *quitus,* délivré d'avance aux socialo-communistes détenteurs du Pouvoir.
3°) Cependant, nous lisions dans *Le Monde* du 21 avril 1982 cette déclaration du Conseil de l'Ordre du Grand Orient :
« Le retour à l'enseignement pour tous *dans le tronc commun de l'école de la République* reste, pour les francs-maçons, le seul garant de son indépendance totale. Il semble à craindre que, pour des raisons d'opportunité d'ailleurs inopérante, cette question soit abstraite de son contexte.
« Les francs-maçons du Grand Orient de France rappellent que la laïcité de l'État, dans tous les domaines de son exercice du pouvoir, est d'ordre constitutionnel, et que particulièrement dans l'enseignement il faut revenir à un Enseignement public *à l'abri de tout dogme,* quel qu'il soit, et de toute influence, d'où qu'elle vienne, *notamment par l'abrogation des lois antilaïques Barangé, Debré et Guermeur...* »
4°) En ce qui concerne les manifestations populaires qui ont abouti à la suppression de la loi Savary, il faut noter entre autres :
a\) Que Mgr Vilnet, président de l'assemblée épiscopale française, quelques jours avant l'immense manifestation parisienne du 24 juin 1984, avait déclaré dans *Témoignage Chrétien :* « Rien n'indique qu'il faille que j'aille à Paris. »
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b\) Que Mgr Honoré, président de la commission épiscopale du monde scolaire et universitaire, semblait depuis longtemps ignorer ce qu'était le caractère propre puisqu'en 1978, déjà, il déclarait au *Monde de l'Éducation :* « Ne parlons pas du caractère propre comme étant une sorte d'archétype universel pour l'ensemble de l'enseignement catholique. » Il était plus vague encore en 1979 : « Il n'y a pas de définition a priori du caractère propre », écrivait-il (*Aujourd'hui l'école catholique,* Le Centurion). Il était trop clair qu'il semblait disposé depuis longtemps à tout lâcher. Mais il s'est vraiment surpassé en 1984. Et chacun a pu lire, dans le *Figaro-Magazine* (26.5 au 1.6) et ailleurs, ce qu'il a déclaré au sujet du drame de l'enseignement catholique dont il avait et dont il a encore la charge :
« Si (le pouvoir) venait à succomber à une crise dont l'origine apparaîtrait imputable d'abord à l'enseignement privé, ce serait pour l'avenir un risque considérable. A la fois pour l'école catholique, pour les catholiques de France, et pour l'Église. Dans la « mémoire historique » de la nation, un gouvernement serait tombé à cause de l'école catholique. Et ce gouvernement était celui qui portait les espoirs des couches populaires du pays. »
c\) Que le cardinal Lustiger, archevêque de Paris, mis en présence de la loi Savary, déclarait au cours de la grande manifestation versaillaise du 4 mars 1984, qu'il ne fallait pas épuiser « nos forces éducatives en une querelle archaïque entre adultes fascinés par leurs vieilles obsessions ». Étrange défense de l'école libre ! Mgr Lustiger alla jusqu'à parler, ce jour-là, d'une « évolution rendue nécessaire ». Le cardinal osait même dire « à ceux de l'enseignement public » : « Vous voulez respecter les consciences, nous le savons ! »
Mais je ne veux pas quitter si vite le cardinal. Le 15 novembre 1984, je lui écrivais une lettre qui commençait ainsi :
« Éminence,
« Je sais que l'on nous reproche de ne pas « entretenir un contact suffisant avec nos évêques ».En tant que président national de CREDO, qui est, vous le savez, l'une des principales associations traditionalistes françaises, j'ai personnellement reçu ce reproche, et je fais ce que je peux pour ne pas le mériter.
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« En ce qui concerne votre Éminence, ayant habité Paris pendant 25 ans et ayant conservé un petit appartement dans le VI^e^ arrondissement, je voudrais nouer avec Elle des rapports aussi suivis que possible, comme je l'avais fait avec Vos prédécesseurs -- et spécialement avec mon vénéré ami le cardinal Feltin.
« Mais les lettres que j'ai eu l'honneur de Vous écrire, ou bien n'ont pas reçu de réponse, ou bien ont reçu de Votre part un mot de courtoisie sans rapport avec les questions que je posais. Je considère que c'est fort dommage -- mais que, si les rapports entre CREDO et l'archevêque de Paris ne sont pas plus nourris, je n'en suis pas responsable. »
Puis je demandais à l'archevêque de Paris pourquoi, ayant défilé en tête des manifestants émigrés avec photographies à l'appui, il avait refusé de prendre notre tête lors de l'immense rassemblement du 24 juin. Ma lettre se terminait ainsi :
« Si je cherche à m'informer sur ces graves problèmes, c'est parce que des messages nous parviennent de toutes parts a ce sujet. En ce qui concerne mon propre courrier et celui de CREDO, nous recevons actuellement plus de dix mille lettres par an -- et nous tâchons de répondre à celles qui nous paraissent raisonnables. Je ne cache pas à Votre Éminence que beaucoup de nos correspondants sont anxieux, ne comprenant pas toujours les attitudes des plus hauts représentants de « l'Église qui est en France ».
« Confiant dans le désir sincère de dialogue que Votre Éminence a plusieurs fois exprimé, j'attends Sa réponse avec espoir -- et je Vous prie de croire à l'expression de notre dévouement, en même temps qu'à celle de mon profond respect. »
Je tiens à le souligner : ce terme de « respect » n'est pas une clause de style. Je voudrais ardemment que revienne le temps où nous étions fiers de nos cardinaux et de nos évêques. Il n'est pas dans ma nature de renoncer ni de désespérer. De toute façon, le « respect » s'attache à la dignité même des successeurs des apôtres.
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Nous savons tous, ici, qu'il nous reste de bons évêques -- qui pourront et sauront enfin s'exprimer quand la funeste collégialité aura cessé de nuire. En attendant, c'est un fait : il n'existe pas de véritable dialogue entre l'épiscopat et les fidèles.
Je n'ai pas reçu la moindre réponse de S.E. le cardinal Lustiger.
d\) Que l'une des plus jeunes mitres de France, Mgr Gaillot, évêque d'Évreux, après avoir signé en 1983 l'appel de *Témoignage Chrétien* pour la paix scolaire (!) a rejoint Mgr Honoré dans sa virulence contre la manifestation parisienne du 24 juin 1984. En effet, dans le *Nouvel Observateur* du 1^er^ juin, il déclarait :
« On ne construit pas l'avenir dans une atmosphère de guerre. C'est pourquoi je ne suis pas favorable à la grande manifestation parisienne. Elle serait une déclaration de guerre. »
A propos de M. Savary, il disait dans le même journal :
« J'espérais cette réconciliation, je la croyais possible parce que nous vivions dans la tolérance. (...) Où sont les responsabilités ? Je n'en sais rien. »
Craignant la « récupération de l'affaire par la Droite », Mgr Gaillot ajoutait : « Chirac n'appelle-t-il pas à manifester ? Je regretterais que l'Église soit associée à cette récupération politique et qu'elle aliène sa liberté. C'est pour cela que je m'abstiendrai d'y aller. »
Enfin, devant le projet Savary dont tous les commentateurs reconnaissaient qu'il étranglait purement et simplement l'école libre, Mgr Gaillot osait dire, également dans ce numéro du *Nouvel Observateur *:
« Si j'ai bien compris le projet, le pluralisme scolaire sera respecté. L'actuel projet est sûrement aussi viable que la loi Debré. »
Et le même Mgr Gaillot réitérait dans *L'Éveil normand* du 21 juin 1984 :
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« Le projet de loi sur l'enseignement privé a été adopté par le Parlement. C'est un événement. J'en prends acte. On ne pouvait pas rester indéfiniment sur le statu quo de l'école. (...) On ne construit pas l'avenir dans un climat de guerre ouverte. Les chrétiens de l'enseignement privé ont mieux à faire que de fourbir leurs armes. C'est pourquoi je dis mon désaccord à la prochaine manifestation de Paris. Je souhaite que l'Église n'apparaisse pas liée à cette grande manifestation dont le caractère politique est si nettement marqué. »
On sait que depuis lors, Mgr Gaillot a fait mieux encore. Il a signé un manifeste critiquant l'école libre. Dans *Le Figaro* et *L'Aurore* des samedi 19 et dimanche 20 janvier 1985, on peut lire que ledit Mgr Gaillot, âgé de 49 ans, « a apposé sa signature au bas d'un manifeste appelé « Appel pour les libertés » qui met en cause la manière dont ces libertés sont vécues au sein des établissements... catholiques ! » C'est Jean Bourdarias qui nous le dit. Il ajoute que le texte signé par Mgr Gaillot est une série d'accusations contre les établissements catholiques, qui multiplieraient les pressions, les sanctions, les mutations arbitraires, les procès et les interdictions d'expression, etc. Il s'agit là d'une véritable imposture contre l'école catholique. Et parmi les signataires du texte en question, à côté du nom de l'évêque d'Évreux, on relève les noms de Jacques Pommatau, secrétaire général de la FEN, de Michel Bouchareissas, secrétaire général du Comité National d'Action Laïque CNAL (qui s'est illustré par ses déclarations haineuses contre l'école libre), d'André Laignel, de Lionel Jospin -- et de Georges Marchais.
*Eure-Inter,* hebdomadaire local, commentait ce véritable scandale : « Mgr Gaillot signe avec la Gauche un texte contre l'école libre », tandis que le président de l'UNAPEL de l'Eure, Maurice Lecomte, jugeait « inadmissible qu'un évêque s'associe à un texte ignominieusement calomniateur ».
Depuis lors, l'évêque d'Évreux a expliqué dans la presse normande qu'il n'était pas l'ennemi de l'école libre catholique. (C'est vraiment le minimum que l'on puisse demander à un évêque.) D'autre part, il a signé un autre texte où il renouvelait en termes vagues sa « confiance » au Comité Diocésain d'Enseignement Catholique (CODIEC). Pour nous, cela ne change rien au fait que Mgr Gaillot avait signé auparavant un manifeste hostile à l'enseignement catholique, conjointement avec les communistes et les francs-maçons -- en pleine connaissance de cause. Nulle part, d'ailleurs, il n'a dit qu'il regrettait et retirait sa signature !
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e\) Pour n'être pas en reste, Mgr Bernard, évêque de Nancy, a fait à *L'Est Républicain* (17 mars 1985) la déclaration suivante qui est aussi stupéfiante que maladroitement exprimée :
« *Je crois en Dieu, en Jésus-Christ, mais pas en l'école catholique. Celle-ci est un moyen. Il n'est pas automatique qu'une école se dise catholique et qu'elle le soit.* »
Interrogé sur l'immense rassemblement du 24 juin, à Paris, en faveur de l'école libre catholique, Mgr Bernard répond :
« *Ce sont les parents d'élèves qui ont organisé cette manifestation.* » On ne saurait être plus clair. Et quand *L'Est Républicain* demande à Mgr Bernard des précisions sur les responsables de ce prodigieux défilé du 24 juin, il répond simplement : « *Je ne suis pas au courant. *»
Ainsi, l'évêque de Nancy ne croit pas en l'école catholique. Il confirme que les évêques ne sont pour rien dans la manifestation parisienne qui a précipité la démission du gouvernement socialo-communiste de M. Mauroy -- et il n'a même pas pris la peine de s'informer sur les défenseurs de l'école catholique.
L'évêque n'est pas au courant...
\*\*\*
Dans ces conditions, seuls les naïfs ont pu s'étonner de l'attitude de l'ensemble des évêques à propos de la grande manifestation parisienne du 24 juin 1984 et de ce qui a suivi. Nous lisons dans le *Courrier hebdomadaire* de Pierre Debray que ce même 24 juin « dix-sept évêques ont maintenu des rassemblements diocésains que rien ne les empêchait de repousser ou d'avancer d'un jour : ce qui ne pouvait qu'entraver la participation de leurs ouailles au défilé parisien ».
D'ailleurs, où étaient nos évêques, en ce même 24 juin ?
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La télévision nous montra une rencontre fugitive, au petit matin, entre le cardinal Lustiger, archevêque de Paris, Mgr Vilnet, président de l'assemblée épiscopale française, et Mgr Honoré. C'est Mgr Vilnet qui lut alors un message falot de solidarité avec les manifestants de l'école catholique -- et Pierre Debray a noté : « Il l'enregistra d'une voix si basse que seuls les prodiges de la technique le rendirent audible. »
Mais voici la suite : aucun de ces trois hauts dignitaires de l'Église de France ne consentit à prendre la tête des manifestants pour l'école libre -- et d'autre part, on ne vit plus un seul évêque de la journée, sinon derrière une fenêtre. Or le 24 juin était *une manifestation nationale,* et la France ne compte pas moins de cent vingt cardinaux, archevêques et évêques en activité.
J'évoquais déjà tout cela dans certains articles et éditoriaux -- mais il faut vraiment, aujourd'hui, « ramasser » la cause entière et projeter sur elle, si possible, une vue d'ensemble. Et j'en reviens, pour élargir cette vue, aux propos extraordinaires de Mgr Gaillot. Puisque collégialité il y a ses « pairs » auraient dû réagir -- ne pas accepter que l'un des leurs puisse signer un texte hostile à l'école catholique, en compagnie d'un Bouchareissas, d'un Laignel, d'un Marchais ! Et reconnaître du moins, même s'ils croyaient que leur jeune confrère avait été « abusé » que le texte lui-même n'était qu'un tissu de calomnies. Mais non ! Pascal Rimien, qui analyse fort bien la situation dans PRÉSENT du 7 février, écrit à ce sujet :
« Tout ce remue-ménage ne trouble pourtant pas Mgr Gaillot. Citons *Le Monde :* « Hormis cinq évêques qui lui ont écrit personnellement, le silence officiel de l'épiscopat est interprété par Mgr Gaillot comme *une marque de respect pour* (*sa*) *liberté d'action.* »
Nous espérons que Rome appréciera.
\*\*\*
Tout ce qui précède est à rapprocher, bien sûr, de l'attitude de Pierre Daniel, président national de l'UNAPEL, c'est-à-dire des parents d'élèves, auquel il nous faut revenir.
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On sait que le 4 mars 1984, lors de la manifestation versaillaise, ledit Pierre Daniel avait déclaré vouloir « prendre en compte et négocier les nécessaires adaptations des lois Barangé, Debré et Guermeur à la vie d'aujourd'hui et de demain, dans le cadre de la décentralisation, phénomène irréversible, et des nouveaux besoins de notre pays ».
Autrement dit, pour M. Pierre Daniel, les lois Barangé, Debré et Guermeur (qui sont cependant récentes) appartiennent à une sorte de préhistoire. Elles sont inadaptées, périmées. Et l'empressement manifesté par Pierre Daniel à céder sur les lois Debré et Guermeur ne pouvait qu'encourager les adversaires socialo-communistes de l'école catholique.
Hélas, depuis lors, nous avons vu beaucoup mieux -- ou plus exactement : bien pire.
J'ai pu récemment me procurer, en effet, le « Rapport d'Orientation 1984-85 » de M. Pierre Daniel, tel qu'il a été distribué par voie postale environ un mois avant l'A.G. de l'UNAPEL (du 20.10.84).
On le sait : M. Pierre Daniel est la créature de l'épiscopat français. On sait aussi qu'une opposition s'est levée dans les rangs des responsables des parents d'élèves (APEL) -- mais qu'elle n'a pas suffi à empêcher que lesdits parents d'élèves renouvellent leur confiance à cet étrange président. M. Pierre Daniel avait promis à Pantin (avril 1982) de mobiliser les parents d'élèves dès que le besoin s'en ferait sentir. On sait -- c'est désormais un fait appartenant à la petite histoire -- que le président Daniel a bien au contraire de ses promesses, freiné de toutes ses forces les bonnes volontés et les indignations qui ne demandaient qu'à s'exprimer. Les manifestations du 4 mars et du 24 juin se sont, nous disent les responsables des APEL, produites et soulevées *malgré lui...*
J'en reviens à son « Rapport d'Orientation ». Quelques citations me suffiront pour que l'on juge M. Daniel à sa véritable valeur. Voici donc certains échantillons significatifs :
« *Après le retrait de la loi Savary/Mauroy, de nouvelles intentions ont été publiées. L'UNAPEL les a longuement analysées. Elles représentent de la part du Gouvernement une volonté de régler, de façon pragmatique, un certain nombre de problèmes immédiats. Elles ont débouché sur un certain apaisement, et se situent dans un contexte général dit de* « *décrispation* » *qui est sans doute précaire... *»
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Que signifie ce débagoulage, tout de même ? Et comment une loi condamnant l'école libre à mort peut-elle « déboucher sur un certain apaisement » -- et « se situer dans un contexte général de décrispation » ?
« *Monsieur J.-P. Chevènement veut agir vite. Cela représente des avantages et des inconvénients. Avantage de mettre le plus rapidement possible un terme à une situation conflictuelle et de permettre à chacun de se consacrer à ses tâches essentielles d'éducation des jeunes. Inconvénient de ne régler les problèmes qu'en surface et de laisser peu de temps aux divers partenaires de se préparer à la nouvelle législation.* »
Où diable M. Daniel a-t-il vu que la loi Chevènement pouvait mettre « un terme à une situation conflictuelle » ? Alors que bien au contraire, elle rallumait le conflit avec la plus funeste sournoiserie -- au mépris de la volonté populaire.
« *L'Enseignement Catholique doit s'adapter rapidement, psychologiquement et matériellement à ce nouveau contexte. Cela implique une évolution des mentalités et une meilleure organisation.* »
Autrement dit, l'école libre catholique doit « s'adapter » rapidement, psychologiquement et matériellement à sa propre mort. Sans autre commentaire...
« *Et tout d'abord accepter le principe du budget limitatif. Certains diront, non sans raison, que c'est une limitation de notre liberté dans la mesure où il ne permet pas une adaptation immédiate aux besoins et aux choix des familles. Certains penseront, et là ils se trompent, que c'est une modification profonde de notre législation, et que nous aurions dû la refuser.* »
Voici donc la trahison qui devient de plus en plus claire.
« *Il nous faudra également expliquer aux parents la suppression de l'obligation explicite de respect du caractère propre par les enseignants afin que les relations parents/enseignants n'en souffrent pas.* »
59:294
Bien sûr, tout serait à citer, y compris les réflexions parallèles et perpendiculaires de M. Pierre Daniel à ce sujet. Il n'y a plus à tergiverser : M. Pierre Daniel, président des parents d'élèves français, qui a pour mission de défendre l'école libre catholique, veut que l'on explique aux gens dont il a la charge « *la suppression de l'obligation explicite de respect du caractère propre par les enseignants *»*, --* c'est-à-dire, tout bonnement, la suppression de l'école libre catholique. Car enfin, qu'est-elle cette école libre, sans son caractère propre ? J'avoue que mes yeux éblouis ont voulu relire un certain nombre de fois ces trois petites lignes, que je considère en soi comme criminelles.
Mais ce n'est pas tout. Il ne suffit pas de renoncer au caractère propre de l'école libre catholique, c'est-à-dire à son existence même. Non, il faut encore « se réconcilier ». Avec qui ? Eh bien, avec les assassins de l'école libre. Mais voici le texte de M. Pierre Daniel :
« *Il importe également que, la question scolaire étant progressivement réglée, du moins dans ses aspects législatifs et réglementaires, les parents s'engagent et engagent toutes les parties prenantes de l'Enseignement Catholique dans la voie de la réconciliation.* »
Cela dit, M. Pierre Daniel, satisfait de l'apaisement (la paix des cimetières), reste inquiet. De quoi ? De la mort de l'enseignement privé ? Vous allez voir qu'il n'en est rien -- voici ce qu'il dit, et toujours dans le même rapport, aux responsables des APEL :
« *L'évolution actuelle des choses suscite chez nous à la fois la satisfaction de voir s'ouvrir un chemin d'apaisement et une certaine inquiétude. Inquiétude notamment d'un refus de certains parents à tout accord avec le pouvoir socialiste. Sommes-nous prêts à nous dégager des contingences politiques* *? Il ne peut être question de refuser la voie de l'apaisement, ce qui n'exclut pas une très grande et nécessaire vigilance. Il n'est pas question de faire une nouvelle guerre dans la mesure où elle ne servirait à rien ou ne servirait que des intérêts politiques. On objectera que nous allons démobiliser les parents et qu'il faut les garder sous pression* *: je crois qu'il faut bien faire comprendre aux parents que le débat idéologique a fait place actuellement à une tentative de règlement technique des problèmes.* »
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Autrement dit : vous êtes condamnés à mort. Donc, ne bougez plus. Ce qu'il faut, c'est manifester votre accord à vos bourreaux.
Je dis, en conclusion, que ce texte est non seulement scandaleux : monstrueux. Il faut tout de même une solide dose de trahison dans l'âme pour abandonner ainsi, sur le champ de bataille, des gens qui vous font confiance et qui viennent de remporter une victoire jugée « inespérée » par tous les observateurs politiques. Ainsi, deux millions de parents d'élèves catholiques ont obtenu non seulement le retrait de la mortelle loi Savary contre l'enseignement privé, mais la démission du ministre, suivie de la démission en chaîne de tout le gouvernement socialo-communiste, le premier ministre compris. Et cependant, le général en chef de cette armée miraculeusement victorieuse tend les bras à l'adversaire, disant à ses propres troupes : « C'est fini. Ne vous battez plus. Vos ennemis ont raison -- et j'attends de vous que vous vous laissiez désormais massacrer. » ([^20])
\*\*\*
L'épiscopat français a-t-il réagi à ce rapport (dont il a pris, bien entendu, connaissance) ? Non pas. Aucun de nous n'a relevé la moindre protestation de l'épiscopat français devant l'abandon et la trahison du « grand chef » de l'UNAPEL. Et comment en serait-il autrement, puisque les citations que nous avons données montrent un pareil souci de démission et de lâcheté au sein des bureaux tout-puissants de l'épiscopat ?
Dans un article du mois de novembre, je disais -- et l'on m'excusera de me citer -- mais je crois cette citation utile à l'ensemble de mon propos :
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« Tout de même ! Imaginez ce qui se passerait si, au lieu de se faire photographier chez M. Laurent Fabius avec un sourire en bandoulière, le cardinal Lustiger, accompagné de Nosseigneurs Honoré et Vilnet, venait trouver le président Mitterrand pour lui dire : « Voilà ce qui ne va pas dans les actuels projets gouvernementaux touchant l'école libre. Et voilà ce que nous voulons : c'est-à-dire le pur et simple maintien de ce qui existait jusqu'ici. Nous exigeons que l'enseignement privé fasse l'objet d'un texte de loi spécial, clair, pratique -- et non pas de textes douteux « bourres de références aux lois antérieures et proprement illisibles ».
« Et les évêques pourraient conclure, s'adressant toujours à M. François Mitterrand :
« Or les déclarations de votre ministre, M. Chevènement, vont dans un sens exactement opposé. Il se moque du monde. Vous vous souvenez sans aucun doute, M. le Président, des rassemblements des 4 mars et 24 juin derniers. Nous avons le regret de vous dire que si entière satisfaction ne nous est pas donnée, nous recommençons. Et cette fois, il y aura trois millions de personnes dans Parts. »
Ce n'était pas un rêve. Ou du moins, ce rêve aurait pu devenir immédiatement réalité, puisque les catholiques, depuis le 4 mars et le 24 juin, *étaient en position de force.*
Entre temps, je n'avais pas cessé d'écrire aux chefs, sous-chefs et animateurs de l'Opposition. Il s'agissait de faire obstacle par tous les moyens -- et notamment au cours des débats parlementaires qui se déroulaient -- à la loi Joxe-Chevènement et à ses mortelles conséquences. Or constatant la mollesse des députés de l'Opposition -- « l'Opposition aux mains de beurre », comme dit Jean-Marie Le Pen -- je publiai dans *Le Figaro* du 16 novembre 1984 une lettre « à nos amis de l'Opposition ». Je crois nécessaire d'en faire ici la citation :
Après les succès de nos immenses rassemblements (4 mars et 24 juin), après le retrait de la loi Savary et les démissions en chaîne du gouvernement Mauroy, les défenseurs de l'enseignement privé, y compris les élus de l'opposition, se trouvaient dans une position de force inespérée.
Or à la place de M. Savary, le président de la République nous imposa M. Chevènement, plus sectaire et plus dangereux. Peu à peu, des informations nous parvinrent sur les nouveaux projets socialistes. Des déclarations significatives se faisaient jour. Et déjà, les hauts dirigeants de l'enseignement catholique manifestaient leur « crainte » ; mais ils ne bougeaient pas. Je reçus alors une lettre d'un important responsable des A.P.E.L. :
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selon lui, l'intention des adversaires de l'école libre se résumait à démanteler la loi Guermeur et à obtenir -- à la faveur de la loi sur la décentralisation -- une bonne part de ce que le pouvoir socialiste réclamait avant nos manifestations massives.
Je décidai de vous écrire, amis élus de l'opposition, pour vous faire part de cette lettre. Je vous demandais de vous mobiliser d'urgence, d'exiger urbi et orbi le maintien intégral de la loi Guermeur -- et de faire éclater le scandale, à l'Assemblée nationale et ailleurs, si vous n'étiez pas écoutés. Je me permettais de vous rappeler, enfin, ce que nous n'avons jamais cessé de souligner : à savoir que seule la menace d'énormes manifestations de rue était capable de faire reculer le pouvoir...
Or, que s'est-il passé ? Ainsi que l'a écrit l'un de nos confrères dans la presse, de « *mémoire d'homme, a-t-on jamais vu chose pareille ? *» Car le fait est là : les députés de l'opposition, au nombre de 17 présents, ont laissé voter le 11 octobre, en première lecture, le projet Joxe-Chevènement sans presque réagir : permettant ainsi au pouvoir socialiste de régler à sa guise le transfert des compétences entre l'État et les collectivités locales en matière d'enseignement. Et ledit projet est passé mieux qu'une lettre à la poste, comme si les rassemblements des 4 mars et 24 juin n'avaient pas eu lieu !
Il est vrai que la majorité socialiste avait embrouillé les textes à plaisir. Mais enfin, ils n'étaient pas si difficiles à débrouiller ! En tout état de cause, je le répète, l'hémicycle était à peu près vide de nos amis, alors qu'il eût dû en être plein à craquer. La gauche a-t-elle plus de souffle que l'opposition ?
Il faut le savoir : en matière d'enseignement, la gauche appuyée par les grandes instances laïques n'a jamais désarmé, elle ne désarmera jamais. Il ne s'agit pas, pour elle, d'établir une école neutre. Il s'agit, comme elle-même l'a reconnu maintes fois, d'imposer une école contre Dieu, « libérée de tout dogme », dans un pays où quatre-vingts pour cent des habitants s'affirment « catholiques ». Non, amis de l'opposition, il ne fallait pas bouder les séances parlementaires du 8 au 11 octobre. Il ne fallait pas baisser les bras. Il ne fallait pas laisser Mme Hélène Missoffe dénoncer presque seule cette « *intégration par étapes *» que le pouvoir actuel nous prépare pour l'enseignement privé. Je reprends les paroles mêmes de Mme Missoffe : « *Ce projet de loi est plus insidieux que le projet Savary, il enserre la liberté de l'enseignement dans un réseau de contraintes étatiques.* (...) *On peut faire mourir par strangulation lente ou d'une balle dans la nuque. Le résultat et les intentions sont les mêmes dans les deux cas.* »
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Mme Missoffe avait raison de le souligner, cette fameuse et fumeuse loi sur la décentralisation recèle des dangers mortels pour l'école libre. Rappelons brièvement, à la suite de certains responsables des A P.E.L. justement alarmés :
-- que les pouvoirs publics, en ce qui concerne les nouveaux enseignants, pourront désormais imposer leurs candidats sans recours possible des chefs d'établissement, et l'on risque ainsi de voir se gangrener ou se dissocier les équipes éducatives ;
-- qu'ils pourront refuser l'ouverture de nouvelles classes, *ce qui entraînera fatalement l'asphyxie progressive de l'enseignement privé ;*
*-- *que l'on pourra ainsi imposer à l'école libre les règles et contraintes propres à l'enseignement public (administration, programmes) tout en maintenant une disparité entre les deux systèmes pour la création de nouvelles classes ; et que les pouvoirs publics auront la possibilité de trancher, dans tous les domaines, de manière arbitraire, puisque les nouveaux organismes dits « de concertation » créés par la loi Joxe-Chevènement sont constitués en majorité de membres désignés par l'État.
Vous me direz : c'est aux hauts responsables de l'enseignement catholique libre qu'il appartiendrait de réagir. Sans doute. Mais les lois, c'est à l'Assemblée qu'elles se votent -- et c'est au Sénat qu'elles sont examinées et contrôlées pour une éventuelle navette, qui a souvent l'avantage d'alerter l'opinion publique.
Il est encore temps de réagir, de sonner l'alarme. On peut proposer des amendements, les exiger sous menace de « refaire » nos grandes manifestations. Ce qu'il faudrait ?
*Remettre en vigueur des organismes paritaires d'arbitrage* à l'échelon régional et national. *Rétablir les articles 1 et 4 de la loi Guermeur* (en les complétant pour dissiper les malentendus susceptibles de s'élever entre communes). *Saisir le Conseil constitutionnel* sur un certain nombre de points. Par exemple, mettre en cause la discrimination établie (pour la conclusion des contrats d'association) entre les départements et régions (simple avis) et les communes (accord obligatoire). Ici non plus, la liste n'est pas close...
Nous espérons que les sénateurs de l'opposition sauront faire front comme ils l'ont si bien fait déjà -- et que nos amis députés, à l'Assemblée nationale, démentiront désormais ce que M. Sapin, député socialiste de l'Indre, lançait à Mme Missoffe lors des derniers débats sur l'école libre :
-- Je crains que vous ne vous trouviez bien seule, comme un soldat perdu, sur un champ de bataille déserté...
La bataille ? Elle ne fait que commencer.
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Je dois le dire : les réactions à cette Lettre furent à peu près nulles à l'Assemblée nationale. Fort heureusement, le Sénat -- qui s'était déjà battu victorieusement contre le projet loufoque de referendum de M. Mitterrand -- veillait, travaillait, se battait.
Une séance parlementaire mémorable eut lieu au Sénat le lundi 10 décembre 1984 -- au cours de laquelle le président Étienne Dailly et le sénateur Paul Séramy, rapporteur de la Commission des Affaires culturelles, intervinrent avec vigueur et avec esprit. M. J.-P. Chevènement, ministre de l'Éducation nationale, critiqua le « Rapport Séramy », avec une ironie plus que lourde, présentant sa propre loi, et notamment en ce qui concernait l'école libre, comme anodine et libérale. Ce qui lui valut la réplique suivante du sénateur Séramy, rapporteur :
« Monsieur le ministre, je voudrais vous apporter quelques précisions et vous demander de me rassurer.
« La loi du 1^er^ juillet 1971 a disposé que « le besoin scolaire doit être apprécié en fonction du caractère propre de l'établissement et du choix des familles ». Or votre projet de loi ne prévoit pas l'abrogation de cette loi. Vous reconnaissez donc que l'État ne finance pas seulement le concours au service public, mais aussi la liberté scolaire.
« Je vous signale également que M. Debré a voté la loi de 1971 et la « loi Guermeur ».
« Je serais assez tenté d'appeler votre loi « la loi Debré-Chevènement », ce qui ne ferait sans doute plaisir ni à l'un ni à l'autre. Mais, compte tenu de la façon dont vous avez parlé de M. Debré, je crois qu'il en est presque ainsi.
« Vous avez fait une lecture assez orientée de mon rapport ; notamment sur la deuxième partie, ce fut un passage digne du Grand Guignol. Selon vous, je cultive les fantasmes, je ranime les fantômes ! A vous entendre, je me suis soudain vu dans la peau de Frankenstein. J'espère ne pas être affecté à ce point, Alors, rassurez-moi ! »
En tout état de cause, la parole devait rester à l'Assemblée nationale, ainsi que l'édicte la Constitution, et la bataille semblait perdue.
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Mais une fois de plus, le Sénat veillait. La haute assemblée prit alors l'initiative d'une saisine du Conseil Constitutionnel, tendant à démontrer que les passages les plus dangereux de la loi Joxe-Chevènement touchant la liberté de l'enseignement étaient contraires, précisément, à la Constitution de la France.
Et le Sénat eut gain de cause.
Je possède, grâce à mes amis sénateurs, le dossier complet, les deux tomes du rapport Séramy qui est un immense travail -- les photocopies des divers débats parlementaires parus au Journal Officiel, ainsi qu'une remarquable interview accordée par le président Dailly au *Quotidien de Paris* (21 janvier 1985).
Je pense que jamais le public ne mesurera ce qu'a été le labeur acharné de cette équipe de sénateurs pour sauver l'enseignement privé -- donc l'école libre catholique. Le sénateur-rapporteur Paul Séramy vient de publier une brochure intitulée : « *L'école libre. Rien n'est réglé* » dont Michel Fromentoux a fait une analyse détaillée dans *Aspects de la France* du jeudi 7 février 1985.
Et j'ai reçu du président Dailly une note toute récente timbrée du Sénat, intitulée : « *La liberté de l'enseignement -- nous avons obtenu gain de cause* »*.* Grâce à ce texte que je veux citer en entier, les lecteurs pourront avoir une vue claire de ce qu'a été la bataille -- et de ce que représente la victoire. Le voici :
« Sur les vingt-cinq articles de la Loi Chevènement, il n'y en avait qu'un seul, l'article 18, qui concernait l'enseignement privé.
Tout le reste traitait de la décentralisation de l'enseignement public et n'a fait l'objet d'aucun recours devant le Conseil Constitutionnel.
En revanche, l'article 18 dont les sénateurs de l'Opposition Nationale avaient saisi le Conseil, est pour partie abrogé, pour partie neutralisé.
\*\*\*
Ce qui est abrogé ; c'est la disposition qui prévoyait que le contrat d'association entre l'État et un établissement privé devait être signé par la commune siège de l'établissement privé. Ainsi toutes les communes administrées par des municipalités socialistes et communistes auraient eu le pouvoir de tenir en échec la liberté de l'enseignement et n'auraient, bien entendu, pas manqué de le faire.
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Dans notre recours, nous avions demandé au Conseil Constitutionnel de dire que le principe de la libre administration des collectivités territoriales inscrit dans la Constitution ne permettait pas de faire dépendre l'application d'une loi organisant l'exercice d'une liberté publique -- la liberté de l'enseignement -- des décisions de conseils municipaux et que par ailleurs toutes les familles françaises ne pouvaient pas, selon la commune où elles résident, être placées dans une situation d'inégalité à l'égard de la liberté de l'enseignement.
C'est exactement la décision que le Conseil Constitutionnel a rendue. Il a abrogé cette disposition et les Socialistes et les Communistes ne pourront pas, au niveau des assemblées municipales, achever les établissements d'enseignement libre qu'ils n'avaient pas réussi à éliminer au niveau du Parlement.
\*\*\*
Pour bien comprendre ce qui est neutralisé, il faut se souvenir que le Conseil Constitutionnel saisi en novembre 1977 par les Sénateurs socialistes d'un recours contre la Loi Guermeur l'avait reconnue conforme à la Constitution en déclarant « que le principe de la liberté de l'enseignement était reconnu par la Constitution de 1958 » et que « le caractère propre des établissements d'enseignement privé », contre lequel s'élevaient précisément les Sénateurs socialistes, « n'était que la mise en œuvre de ce principe ».
A cet égard, l'article 18 comportait pour nous trois sujets d'inquiétude majeure.
I -- Dans son projet, M. Chevènement s'était acharné à amputer la Loi Guermeur de la phrase « Les maîtres de l'enseignement privé sont tenus au caractère propre de l'établissement ».
Ses déclarations à l'Assemblée Nationale comme au Sénat, ainsi que celles de M. Marchand, Rapporteur au Palais-Bourbon du projet de loi, tendaient à établir qu'effectivement les maîtres ne seraient plus tenus au respect du caractère propre de l'établissement, pourtant prévu au dernier alinéa de l'article 1 de la Loi Debré du 31 décembre 1959.
Dans sa décision, le Conseil Constitutionnel vient de préciser que l'abrogation en cause « n'a pas pour effet de soustraire les maîtres à l'obligation de respecter le caractère propre de l'établissement, lequel découle du dernier alinéa de l'article 1 de la Loi Debré ».
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Voilà donc sur ce point la Loi Debré confirmée sans contestation possible et en dépit des commentaires du Ministre devant les deux Assemblées et du Rapporteur à l'Assemblée Nationale.
II -- L'enseignement dans les établissements sous contrat était par ailleurs, dans la Loi Debré (1959), soumis « aux règles » de l'enseignement public alors que dans la Loi Guermeur (1977) il n'était plus soumis qu'aux « règles générales » de l'enseignement public, cela pour mieux respecter le caractère propre de l'établissement
Là encore les commentaires ministériels et les déclarations du Rapporteur démontrent que cette suppression du mot « générales » n'avait d'autre but que de mettre en cause le caractère propre des établissements d'enseignement privé.
Or, le Conseil Constitutionnel répond que cette suppression « ne saurait être interprétée comme permettant de soumettre cet enseignement à des règles qui porteraient atteinte au caractère propre de l'établissement ».
Voilà qui est clair, merveilleusement clair et surtout parfaitement contraire aux déclarations de M. Chevènement et de M. Marchand.
III -- Enfin, la Loi Debré (1959) prévoyait que les maîtres étaient désignés « en accord avec la direction de l'établissement » alors que la Loi Guermeur stipulait qu'ils l'étaient « sur proposition de la direction de l'établissement » et, là encore, les déclarations de M. Chevènement devant le Parlement et M. Marchand devant l'Assemblée Nationale démontraient que cette suppression n'avait d'autre but que d'imposer à la direction de l'établissement des maîtres qui n'auraient pas respecté le caractère propre dudit établissement.
Que répond le Conseil Constitutionnel ?
Il répond que cette suppression et ce retour aux dispositions de la Loi Debré « doivent être combinés avec l'obligation de respecter le caractère propre de l'établissement » (...) que « le chef d'établissement peut s'opposer à tout recrutement incompatible avec le caractère propre de l'établissement » (...) et qu'au demeurant « rien ne saurait faire obstacle au contrôle du juge de l'excès de pouvoir notamment au cas où l'Administration proposerait à la Direction des candidatures incompatibles avec le caractère propre de l'établissement ».
\*\*\*
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C'est parce que le Conseil Constitutionnel confère à ces trois dispositions de l'article 18 l'interprétation qui précède, qu'il les reconnaît conformes à la Constitution.
Ce qui revient à dire que si on leur conférait une interprétation contraire ou différente, par exemple celle de M. Chevènement ou de M. Marchand, alors le texte serait non conforme à la Constitution.
Les décrets d'application devront être conformes aux considérants de la décision du Conseil Constitutionnel et en cas de contestation judiciaire, les Tribunaux ne pourront se méprendre sur l'interprétation qu'il convient de donner à la Loi.
Comme on le voit les Sénateurs auteurs de la saisine ont obtenu gain de cause. »
Et nous devons une fière chandelle au président Dailly... J'en reviens à l'analyse de Michel Fromentoux, touchant la brochure du sénateur Séramy, «* L'école libre. Rien n'est réglé *» :
« Cela ne signifie nullement, dit Fromentoux, que la lutte pour la défense de l'école libre soit désormais sans objet. « *Rien n'est réglé* »*,* dit M. Séramy, qui, toutefois, en tant que parlementaire, a un peu trop, selon nous, tendance à croire que, le Conseil Constitutionnel ayant dit que la loi nouvelle devait être interprétée dans le sens des principes de la liberté des familles et du caractère propre des écoles, ces principes sont désormais sauvés. Le gouvernement, et l'administration, ne se gêneront sûrement pas pour tendre des pièges à l'école libre...
« Ainsi donc le Conseil Constitutionnel, le 29 décembre dernier, a jugé conforme à la Constitution la mise en place des « *crédits limitatifs *» pour l'enseignement libre, tout en ajoutant que cela ne fait pas obstacle à la modification en cours d'année du montant de ces crédits par une loi de finances rectificative. Il est peu probable qu'un gouvernement socialiste laïciste use de cette possibilité...
« Le même Conseil Constitutionnel a annulé la mesure qui permettait à l'État de créer des écoles publiques partout, même dans les communes où il n'y en a pas besoin, même contre l'avis des collectivités locales. Mais ledit Conseil a seulement dit que cette mesure ne respectait pas certaines règles de procédure. A la première occasion le gouvernement pourra la ressortir, et ainsi l'on verra naître des écoles publiques dans le seul but de créer des difficultés à des écoles libres existantes...
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« Le Conseil Constitutionnel a également tranché (le 18 janvier) en faveur du respect du « *caractère propre *» de l'école par les enseignants, et en a conclu que l'administration, même en se référant à la loi Joxe-Chevènement, ne pourrait pas imposer aux chefs d'établissements des maîtres dont ils ne voudraient pas. De même, sur la question des schémas prévisionnels régionaux, le Conseil a rappelé que l'appréciation du besoin scolaire doit reposer certes sur un élément quantitatif (l'évolution des besoins de formation), mais aussi sur un élément qualitatif (la demande des familles et le caractère propre des écoles). Tout cela est fort bien expliqué dans la brochure de M. Séramy qui, donc, parle d'une certaine paix scolaire possible, mais il ne cache pas -- et nous encore moins -- que tout repose désormais sur la bonne ou la mauvaise foi du pouvoir et de son administration.
« Même en ce qui concerne l'annulation par le Conseil Constitutionnel de la mesure permettant aux communes de s'opposer à la signature de nouveaux contrats, de graves dangers demeurent puisque rien ne dit qui va prendre en charge les frais de scolarité d'enfants d'une commune allant à l'école privée dans une autre commune. »
Non, rien n'est réglé ([^21]).
Tout se passe, je l'ai dit, comme si l'épiscopat français dans son ensemble, et le président de l'UNAPEL, M. Pierre Daniel, acceptaient l'invasion de la Laïcité, refusant de défendre l'école libre et protégeant d'une manière difficilement explicable un gouvernement socialiste-marxiste qui, selon eux, « porte les espoirs des couches populaires ».
Cependant, nous lisons dans la presse que M. Pierre Daniel vient de présenter à Metz son successeur, Jean-Alain Vaujour, qui a été élu président de l'UNAPEL en ses lieu et place, par plus de 70 % des voix.
Le nouveau « patron » des parents d'élèves va-t-il adopter enfin l'attitude énergique réclamée par la base ? Nous l'espérons. D'autant plus qu'il faut bien constater, ainsi que le notait *Le Figaro,* « une dégradation profonde des rapports entre l'enseignement catholique et le pouvoir politique ». Pour sa part, J.-A. Vaujour a souligné dans ses premières déclarations deux problèmes importants : les restrictions à -- l'indépendance pour la nomination des maîtres de l'école libre, et l'insuffisance des crédits.
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En outre, la mauvaise volonté de certaines communes ne fait que s'accentuer. J.-A. Vaujour a précisé que l'UNAPEL ne devait pas se démobiliser. C'est le moins que l'on puisse dire ! Et c'est le moins que la base des parents d'élèves, « virulente » lorsqu'il s'agit de défendre ses droits, puisse exiger.
Quant à nous, nous ne renonçons pas à la lutte. Nous savons que la bataille se poursuit. Notre objectif final -- et nous prétendons que nous l'atteindrons un jour -- c'est la séparation de l'école et de l'État, et la promotion du bon scolaire. Qu'est-ce à dire ? Il s'agit là d'une solution qui fut proposée en 1965 sur « Radio Luxembourg » par un socialiste peu suspect de cléricalisme : Guy Mollet, secrétaire général de la SFIO.
L'idée directrice de Guy Mollet, reprise et complétée notamment par Rémi Fontaine dans PRÉSENT (24 avril 1982) et par l'Action Familiale et Scolaire, est la suivante : il faut que ce soient les parents qui paient directement l'école de leur choix. La fonction de l'État est de leur en donner les moyens par l'allocation scolaire. Hormis les écoles spéciales qui préparent à des fonctions publiques (armée, administration, PTT, ponts et chaussées, etc.) le budget consacré à l'éducation (actuellement environ 40 % du budget de l'État) doit aller directement aux familles. Or les modalités pratiques d'application de ce principe sont tout à fait réalisables. Des expériences limitées ont été effectuées (1974, 1976) aux États-Unis, plus précisément en Californie -- et en Grande-Bretagne (comté de Kent).
Rémi Fontaine nous propose à cet égard un schéma :
« Les parents d'un enfant en âge scolaire reçoivent, en fin d'année scolaire par exemple, de leur rectorat de rattachement, un coupon scolaire nominatif (de couleur différente pour chaque niveau d'enseignement). Ils se présentent avec le coupon à l'établissement de leur choix (public ou privé, mais alors agréé par le ministère de l'éducation) qui se doit d'accepter ce coupon et d'inscrire l'enfant (en fonction de sa qualification scolaire et à concurrence des places existantes) sans tenir compte du lieu de domicile de la famille demanderesse.
« Chaque chef d'établissement scolaire (d'enseignement primaire, secondaire, supérieur ou de faculté) présente la totalité des coupons reçus à une date donnée, avant la prochaine rentrée, à l'organisme d'État dispensateur des finances.
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Il est crédité d'une somme facile à calculer -- au montant de laquelle il convient d'ajouter le pourcentage prévisible pour l'année à venir de la détérioration de la monnaie et de la dévaluation.
« La somme reçue grâce aux coupons permet au chef d'établissement de faire fonctionner complètement son école comme il l'entend (enseignement, administration, entretien des bâtiments) à l'exception de la partie « pensionnat » qui reste à la charge des parents. Les dirigeants d'une école auraient ainsi une vie entièrement autonome (qu'elle soit d'État ou privée), tout en étant soumise aux inspections réglementaires destinées à vérifier que l'établissement est efficace dans tous les domaines : instruction, hygiène, gestion...
« Le coupon scolaire offre, en réalité, maints avantages aux parents, aux écoles et au gouvernement. La compétition vraiment libre entre les différents systèmes éducatifs montrerait en peu d'années lequel est le plus efficace, en fonction de la finalité de l'homme. Les écoles seraient plus aptes à répondre aux exigences éducatrices de chaque génération de parents et d'enfants. Et l'émulation entre les divers établissements scolaires serait à l'origine d'une meilleure qualité d'enseignement et d'études de rentabilité de gestion plus poussées, donc source d'économie pour le budget national du pays. »
Notons que l'idée du bon scolaire figurait dans la proposition de la loi-cadre (« Beaumont-Harcourt ») pour la femme, l'enfant, la famille, en date du 20 novembre 1979. Curieusement, cette proposition votée par cent quinze députés fut rangée dans les tiroirs de l'Assemblée nationale...
Et Rémi Fontaine précise encore : « Plus étranges sont la constance et la légèreté avec lesquelles *cette proposition de solution est rejetée par les instances de l'Enseignement catholique comme utopique ou inopportune.* Il est urgent d'inciter les parents à revendiquer leurs droits ; à les en instruire s'ils les méconnaissent. »
Comment se fait-il que je n'aie pas entendu encore un seul évêque reprendre cette proposition -- si concrète, si précise et si juste -- du coupon scolaire ?
Quoi qu'il en soit, c'est notre solution -- et donc notre but. Je répète volontiers que nous avons bien l'intention de l'atteindre un jour.
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En attendant, puisque « *rien n'est réglé *» *--* et puisque *rien n'est perdu --* nous voulons tirer notre chapeau à des combattants tels que le président Dailly et le sénateur Séramy. Et davantage : nous voulons saluer l'ensemble de l'Opposition sénatoriale qui a provisoirement sauvé notre école libre catholique.
Reste la vigilance : je partage un certain pessimisme de Michel Fromentoux, touchant les entorses qui vont être faites aux sages décisions du Conseil Constitutionnel, tant par les communes de Gauche que par l'administration socialiste. La situation actuelle est génératrice de conflits sans nombre. Nous le savons -- le Sénat le sait. Après tout, comme l'a souligné François Brigneau avec sa verve inimitable, la guerre scolaire dure depuis deux siècles. Et deux siècles, selon Arthur Koestler, ce n'est qu'un haussement d'épaules de l'éternité.
Pour gagner cette sorte de guerre, il nous faudra de la lucidité, du courage -- et « l'infinie persévérance » dont parlait Léon Bloy. Il nous faudra aussi l'aide de Dieu -- qui seul gagne les batailles.
Michel de Saint Pierre.
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### Raymond Barre et l'Islam
par le général Lecomte
*LE jeudi 21 mars 1985, j'ai entendu la conférence prononcée par M. Raymond Barre sur les* « *incertitudes méditerranéennes* » *dans le cadre des activités du* « *Comité de la Méditerranée* »*.*
*Je dois dire que j'ai été scandalisé par son ignorance des réalités de l'Islam !*
*Après avoir rappelé la chute de la démographie dans notre pays et, plus généralement, en Europe, M. Barre a souligné la prodigieuse poussée démographique sur la rive sud de la Méditerranée et il en a conclu que le transfert d'importantes populations maghrébines en Europe était inéluctable. Ainsi devrions-nous, d'après lui, préparer de bon gré une intégration que nous ne pouvons pas éviter.*
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*A cela, un auditeur lui a posé la question :* « *Et l'Islam* *? Pouvons-nous l'intégrer* *?* » *Nous n'avons pas eu de réponse, mais je suppose que, s'il en avait eu, elle aurait été la répétition de ce que nous déclarent les chrétiens d'aujourd'hui :* « *L'Islam est avec le judaïsme et le christianisme une des religions révélées qui ont un tronc commun. Il est donc possible de dialoguer avec l'Islam, car, en définitive, il est tolérant.* »
*Or, une telle déclaration ne tient pas compte de la réalité : l'Islam est, en fait, intolérant. Et pas seulement l'Islam chiite moderne, fondamentaliste, comme on dit, mais l'Islam dans son essence même.*
*L'Islam ne tolère pas dans son espace physique ou spirituel, la présence d'un corps étranger. C'est pourquoi il n'admettra jamais de son plein gré la présence au Proche-Orient d'un État hébreu, pas plus qu'il n'aura de cesse l'élimination d'un État libanais depuis que les Occidentaux ont manifesté leur faiblesse en abandonnant les chrétiens des Échelles du Levant à leur triste sort.*
*Pour l'Islam existent seulement les rapports de puissance et de densité.*
*Revenons à la France : l'intégration d'Espagnols, de Juifs, de Tchèques ou de Noirs non musulmans ne posé pas actuellement de problèmes sérieux. Il en va tout autrement des Maghrébins, aujourd'hui sûrs de leurs forces, de leur cohésion à l'égard des* « *infidèles* » *et de leur supériorité. Ils mettent brutalement en pratique une morale et des mœurs qui n'ont rien de commun avec les nôtres.*
*Soyons lucides, M. Barre, et beaucoup d'hommes politiques français, ne le sont pas.*
Général Lecomte.
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### Émile l'apostat
Waldeck-Rousseau (II)
par François Brigneau
POURQUOI NE L'AVOUERAI-JE PAS ? J'ai beaucoup appris en travaillant à ce récit. Je n'ai jamais joué à l'historien de formation et de vocation qui, après des années et des années de recherches, ses matériaux rassemblés et répertoriés, ressuscite une époque et ses personnages. Je ne suis qu'un journaliste qui enquête sur le passé de son pays, un passé récent mais caché et déguisé. Ce que je découvre me surprend autant que vous. Peut-être davantage... Il m'arrive d'être stupéfié.
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J'imaginais que la franc-maçonnerie avait joué un rôle dans ces événements. Je ne me doutais pas qu'il fût aussi considérable. Je n'aurais jamais cru qu'un homme aussi mesuré, indulgent et sceptique que l'était Jules Lemaître ([^22]) ait pu déclarer ceci :
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« Il y a une Église à laquelle l'État est actuellement asservi et qui n'est certes pas l'Église catholique ; une Église fermée, qui a son *credo* ou son *anticredo* et sa liturgie qu'on dit grotesque, une Église de dogmatisme étroit et de discipline serrée et merveilleusement organisée pour la domination et le butin. Et cette Église, c'est la franc-maçonnerie. Quand je dis que cette Église asservit l'État je n'exagère point. Nous avons aujourd'hui 400 députés et sénateurs affiliés à la franc-maçonnerie. A un moment donné on a pu voir le président de la République, le président de la Chambre, et dix ministres sur onze, qui étaient francs-maçons. Or les francs-maçons sont environ 25.000 en France. Il y a donc un représentant franc-maçon, sénateur ou député, pour 60 électeurs francs-maçons et il n'y a qu'un élu pour 18.000 électeurs non affiliés aux Loges. Ainsi la plus grande partie du pouvoir est entre les mains des enfants de la *Veuve.* C'est eux qui sont les cléricaux. » ([^23])
Au nombre des surprises rencontrées je mentionnerai l'étrange privilège dont Waldeck-Rousseau jouit à droite. Est-ce son allure nonchalante et dédaigneuse, son élégance, le soin qu'il prenait à sa toilette. « Il est très bien, disait Paul Cambon à sa femme. Grand, mince, brun, jolis cheveux noirs et jolie moustache. On jurerait un officier de hussards, le teint mat, la parole brève et rare. Il est joli mais froid, il a la distinction d'un homme flegmatique, il n'a pas les manières et la grâce de l'homme du monde. » ([^24]) Est-ce son esprit sec, le mépris non dissimulé dans lequel il tenait la Chambre et le Sénat qui plaisent à l'esthétique droitière. Je ne sais. Le fait est pourtant là. La Droite a des faiblesses pour Waldeck-Rousseau qui n'en a jamais eu pour elle. Dans les *Écrits* *de Paris,* une revue réactionnaire et de grande qualité, on peut lire cette défense de Waldeck-Bousseau qui laisse rêveur :
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« Waldeck-Rousseau est catholique par tradition familiale et nationale, respectueux comme tel du pouvoir spirituel ; un politique et un juriste-né ; un gallican convaincu défenseur comme tel du pouvoir temporel contre les empiètements de l'Église. Il a voulu placer les congrégations religieuses, jusque là incontrôlées, sous la férule de l'État. Un malentendu (*sic*) est né de ce que, pour parvenir à ses fins il dut, malgré lui, s'appuyer sur une majorité parlementaire dont il comprenait constamment les mobiles mais qui ne comprenait pas les siens. Ses alliés de la « défense républicaine » n'étaient pas ses amis naturels, les seconds l'ont pris pour un renégat, quand il se résolut à utiliser les premiers ; les premiers se sont détachés de lui quand ils ont réalisé qu'il n'était pas des leurs... Waldeck-Rousseau n'a jamais entendu pour son compte personnel se couper du catholicisme dans lequel il est né. L'Église a été associée à tous les éléments essentiels de sa vie privée : il a été baptisé, il a grandi dans une famille pieuse ; il a fait sa première communion ; il a été élevé par des prêtres dont il n'a jamais dit que du bien ; il s'est marié religieusement. S'il a perdu la foi au début de sa vie active, ne pensera-t-il pas d'abord à sa propre aventure quand il parlera en 1903 de ces catholiques qui ne considérant plus leur religion comme une « foi fidèlement observée » la considèrent « du moins comme un statut social » ? Le moment venu de regarder la mort en face il va plus loin : « son éducation et son cœur l'incitent à se confier à un religieux ami et à recevoir de ses mains l'absolution » ([^25]).
Tout n'est pas faux dans ce plaidoyer de M. Louis Guitard, homme de mesure, de balancement et tellement avocat qu'il demande même l'acquittement de nos ennemis. Dans ce cas précis, il est vrai que le petit René Waldeck-Rousseau a été baptisé, élevé dans une famille pieuse et par des prêtres. Néanmoins de ses premiers pas d'homme jusqu'à sa fin il a été hostile à la France catholique et traditionnelle, celle que Drumont appelait « la vieille France ». Il l'a combattue avec une pugnacité redoutable. S'il n'était pas maçon, (par orgueil disait-on), il a aidé de toutes ses forces la franc-maçonnerie à l'abattre.
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On ne saurait d'ailleurs s'en étonner. Waldeck-Rousseau souffre d'une très lourde hérédité républicaine. Son grand-père Charles Rousseau engagé en 1791 dans les Chasseurs des Charentes, se flatte d'avoir été casser du chouan à Fougères, Mortagne, Cholet et Quiberon. Son père est un républicain de 48. A l'époque des Gambetta, Ferry, Grévy, c'est un titre de noblesse républicaine, que les enfants reçoivent au berceau. Waldeck-Rousseau ne manqua pas de rappeler cette supériorité congénitale. « Fils d'un républicain de 1848, je n'ai jamais eu d'ambition plus chère que de donner à la République de 1848 cette revanche : la République définitive. » ([^26]) Une revanche qui passe par l'élimination du trône et de ses deux piliers : l'autel et le sabre, l'Église et l'armée.
Contre l'armée Waldeck-Rousseau réussira le coup de sa vie grâce à l'affaire Dreyfus et ses suites : la suppression du service de renseignements, l'opération géniale : Galliffet contre État-Major, puis, comme cela ne suffisait pas, le remplacement de Galliffet par André, le général de l'Affaire des Fiches. Nous allons y arriver bientôt.
Contre l'Église, dès son élection à l'Assemblée Nationale le 6 avril 1879 ([^27]) et quoique député d'Ille-et-Vilaine, département de Bretagne où même les Bleus ont quelques attentions pour ces messieurs-prêtres, Waldeck-Rousseau rejoindra le parti anticlérical le plus déterminé.
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Il se démarque des républicains modérés de Rennes pour entrer dans le système dont Gambetta est le Soleil, Paul Bert, Constans, Ranc, Scheurer-Kestner, Spüller les Étoiles. Il approuve la proposition Naquet sur le divorce. En 1880 ce « respectueux du pouvoir spirituel », comme plaide M. Guitard, dénonce cette « armée internationale recrutée dans tous les pays, irrégulière, de tous ordres et de toutes couleurs, se vantant d'avoir l'univers pour patrie, Rome pour capitale et la France pour campement » ([^28]). C'est ainsi qu'il voit l'Église catholique, apostolique et romaine.
C'est pour lutter contre elle qu'il veut l'Intérieur et seulement l'Intérieur (il refuse la Justice), dans les ministères de Gambetta (1881-1882) et de Ferry (1883-1885), avant d'assumer cette fonction quinze ans plus tard, en qualité de président du Conseil (1899-1902).
Dans le domaine de l'activisme anticlérical, ce « catholique traditionnel qui n'a jamais entendu pour son compte personnel se couper du catholicisme » a collé à Paul Bert. A son commencement politique, comme Paul Bert, il admettait le clergé séculier, le mal venant des congrégations. (« Paix au curé -- Guerre au moine. ») ([^29]) Comme Paul Bert il a bien vite balayé ces nuances puériles et hors de saison : « Il est un ennemi redoutable, qui ramasse, rassemble, revivifie les débris des partis vaincus et les tient dans sa main pour les lancer à l'assaut de la liberté : c'est l'Église catholique. » ([^30]) Comme Paul Bert mais à l'opposé des radicaux et des Loges, il croit que pour réduire l'influence de l'Église il faut, au moins dans un premier temps, maintenir le Concordat qui fait du prêtre un fonctionnaire.
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Sa loi sur les associations qu'il a déposée le 14 novembre 1899 et qui est une loi anticongrégations, n'est pas une nouveauté. Waldeck-Rousseau l'avait déjà préparée dix-sept ans plus tôt (il est tenace) avec l'aide de deux avocats députés, MM. Martin-Feuillée (futur ministre de la Justice de Ferry, député de Rennes) et Margue. L'argument est le même. L'astuce identique. En juriste sans scrupule, Waldeck-Rousseau se sert du droit pour imposer une solution politique à un problème de conscience. Pour lui l'association est un problème de droit commun. Or les congrégations religieuses sont en dehors du droit commun. Donc leur contrat est illicite.
Le tour est déjà vicieux pour un catholique de tradition familiale. Waldeck-Rousseau ne s'en contente pas. On cherchera en vain, tant dans l'exposé des motifs que dans le texte des articles, les mots congrégations religieuses. Toujours visées elles ne sont jamais nommées. Comme exemple de ce petit chef-d'œuvre de dissimulation, voici l'article 2 : « *Toute association fondée sur une cause ou en vue d'un objet illicite contraire aux lois, à la Constitution, à l'ordre public et aux bonnes mœurs, ou emportant renonciation aux droits qui ne sont pas dans le commerce est nulle et de nul effet.* »
Vous avez compris ?
Non ?
C'est pourtant tout simple. La « renonciation aux droits qui ne sont pas dans le commerce », traduit du robin, cela veut dire la renonciation aux facultés naturelles. Les facultés naturelles, c'est, entre autres, le droit de se marier et de posséder. Tout contrat qui les impose, tout contrat qui impose une servitude est nul. Il est contraire à la Constitution, à l'ordre public, aux bonnes mœurs. En conséquence, sans avoir jamais été expressément désignées, les congrégations religieuses qui sont des associations de fait, sont interdites comme contraires à la Constitution, à l'ordre public et aux bonnes mœurs.
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L'article 7 frappe de 16 à 5.000 francs d'amende et d'un emprisonnement de six jours à un an les fondateurs ou directeurs qui auraient maintenu ou reconstitué une association dissoute. Ceux qui voudraient recueillir et héberger les moines seraient passibles de la même peine. A la fois hautain et goguenard, Albert de Mun se tourne vers le président du Conseil et lui lance :
-- Est-ce cela que vous annonciez quand vous nous disiez poursuivre la constitution d'une société civile assez forte pour se montrer respectueuse de tous les droits de la conscience ?
Les flèches de l'éloquent député du Finistère font mal. Pourtant un certain nombre de catholiques -- les Ralliés qui craignent de ne l'être pas assez -- ne le suivent pas. Ils soupirent. Au regard de ce qu'ils redoutaient, l'ensemble du projet leur paraît « assez bénin » ([^31]). Ils ne savent pas ce qui les attend, la stratégie élaborée dans les Loges, les amendements successifs, la surenchère, toute une savante tactique de harcèlement et de pression où excelle l'Amicale maçonnique du Parlement et à laquelle le président du Conseil est bien résolu à n'opposer qu'une résistance de prestige.
Waldeck-Rousseau n'est pas franc-maçon mais tous ses amis (Spüller, Ranc, Raynal, Étienne) le sont. S'il veut devenir un jour président de la République -- après Loubet, pourquoi pas ? -- il importe de choisir avec discernement ses alliés et ses adversaires. Face aux calotins il sait qu'il doit et qu'il peut, sans rien redouter en retour, se montrer ministre à poigne et intraitable. Depuis qu'il est président du Conseil n'a-t-il pas fait sauter dix-neuf traitements d'ecclésiastiques dont l'indépendance frisait l'insolence ?
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En revanche devant la manifestation maçonnique, il sait de source aussi sûre que la tolérance et la compréhension s'imposent. Avec une sensibilité toujours en éveil aux intérêts juifs ce sont les postulats de base de toute carrière politique sous le régime républicain.
La commission chargée d'examiner le projet de loi a été « faite » -- selon l'expression. Radicaux, radicaux-socialistes, Frères, amis des Frères sont largement majoritaires. Le rapporteur est le redoutable Trouillot. Avocat, député de Lons-le-Saulnier, son sectarisme antireligieux célèbre dans tout le Jura est même connu à Paris où la concurrence ne manque pourtant pas. Il a les idées courtes mais épaisses. Il y tient farouchement, sans en démordre jamais. La contradiction le laisse de bois. Il écarte obstinément toutes les observations qui lui sont faites, quelles qu'elles soient, d'où qu'elles viennent. C'est un buté. Mais son obstination lui a valu et vaudra récompense. Le F**.·.** Brisson en avait fait un ministre des Colonies. Le F**.·.** Combes le casera au Commerce.
A ses côtés, intrigant et manœuvrant en coulisse, voici une autre belle figure du tissu conjonctif maçonnique : le frère Fernand Rabier, vénérable de la Loge Étienne Dollet, membre du Conseil de l'Ordre du Grand Orient, membre de l'Association Frat**.·.** des journalistes, député du Loiret. Le Loiret... Orléans... Jeanne d'Arc que la franc-maçonnerie traite en ces termes : « Les éternels adversaires de la raison et du progrès veulent glorifier une fille hystérique, dont l'existence fut une fourberie bigote et vicieuse et l'imposer à l'admiration universelle. Il faut paralyser ce mouvement par tous les moyens, donner le mot d'ordre partout et montrer que s'associer à l'exaltation de cette Jeanne d'Arc sous prétexte de patriotisme c'est tomber dans le piège clérical. Nous opposons Voltaire à Jeanne d'Arc. » ([^32])
Voici encore, troisième mousquetaire au convent de cette commission, Émile Chautemps qu'il convient de présenter en pied, tant son histoire et celle de sa famille racontent l'histoire de la République du Grand Orient.
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Au départ, son père, Jean-Marie Chautemps, métayer d'un gentilhomme savoyard, le baron Timoléon de Viry, dont les terres en labours, pâturages et forêts de sapins couvrent le village de Valleiry. Au début du Second Empire, un sort parut avoir été jeté sur la propriété. Quand les récoltes étaient bonnes, les prix tombaient. Quand les prix montaient, il n'y avait rien à vendre. Tantôt l'épidémie décimait les troupeaux, tantôt les meilleures bêtes disparaissaient et parfois des incendies de fin d'été détruisaient des parcelles de bois bons pour la vente. Le baron Timoléon n'y arrivait plus. Il devait emprunter pour vivre. Détail curieux, son prêteur était son métayer, Jean-Marie Chautemps. Ces catastrophes semblaient moins l'éprouver que son maître. La créance fut si forte que tous les biens du baron y passèrent. Jean-Marie Chautemps n'avait pas eu la chance de vivre à l'heureuse époque des Biens Nationaux, mais il avait su corriger la fortune. C'est le secret de la réussite.
Émile Chautemps naquit en 1850 dans une famille qui devait compter douze enfants. Sept survécurent, dont cinq garçons. Le père n'avait pas dépensé tant d'adresse à rassembler ce domaine pour le diviser. Il destina donc Émile à la prêtrise. L'évêque dont on parlait le plus était un voisin, un compatriote, né à Saint-Félix, près de Chambéry : Mgr Dupanloup. Grâce à lui Émile bénéficia d'une bourse et entra au séminaire de Saint-Mermin qu'il quitta bientôt pour étudier la médecine et surtout faire de la politique.
En 1884 Émile Chautemps est élu conseiller municipal radical-socialiste du III^e^ arrondissement de Paris. Cinq ans plus tard, en 89, il triomphe du boulangiste Jacquet et devient député grâce à un programme qui enflamme l'électeur républicain : suppression du budget des cultes, enseignement laïque et obligatoire, dissolution des congrégations, transformation des armées en milices nationales. Émile Chautemps a bien retenu les leçons du Grand Orient dont il est l'initié (Loges *Isis-Montyon* et *Cosmos*). Mgr Dupanloup doit être fier de son élève ([^33]).
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Avec Trouillot et Rabier, Émile Chautemps s'emploie donc selon les consignes maçonniques à durcir le texte de Waldeck-Rousseau. Les délais de publication des statuts sont réduits à trois mois. Les pénalités sont augmentées ; les libertés diminuées. On ajoute un nouvel article. Il interdit à toute personne ayant appartenu à une congrégation non autorisée d'enseigner, à *tout jamais*, la congrégation fût-elle dissoute.
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Les établissements qui passeraient outre seraient fermés sur l'instant. Pour être autorisée, une nouvelle congrégation devait obtenir un décret du Conseil d'État. La mesure paraît trop large. Désormais chaque cas nécessitera une loi spéciale, votée par les deux assemblées.
A l'article 10, la commission Trouillot, Rabier et Chautemps stipule que les associations ne pourront posséder d'autres immeubles que ceux qui leur sont nécessaires. On devine la grosse malice, les appétits aiguisés par les rêves de spoliation et de confiscation. Une bonne défense républicaine ne néglige jamais l'intérêt.
De plus en plus allumés par d'aussi riantes perspectives, les commissaires ajoutent que, désormais, en cas de liquidation de l'association, les valeurs non revendiquées par les donateurs, les testateurs et les héritiers constitueront une caisse de retraite pour les travailleurs des villes et des campagnes. Admirons le tour de passe-passe de la République bourgeoise et maçonnique. La retraite que le capitalisme sauvage du XIX^e^ siècle ne veut pas verser aux travailleurs, ce sont les moines qui la paieront.
Il ne s'agit plus de réglementer les associations. Il s'agit de détruire les congrégations. A la tribune de la Chambre, Trouillot ne le cache pas. S'il utilise toujours le subterfuge du mot, il termine son rapport en désignant l'ennemi qu'il faut abattre :
-- Ces associations tendent à annihiler l'individu, à détruire sa volonté et son initiative ; à le courber sous une autorité absolue devant laquelle s'efface jusqu'à la personnalité humaine ; à faire ainsi de l'association un instrument de domination aveugle au profit d'un petit nombre au lieu d'un instrument de liberté au profit de tous... Quant à leur puissance matérielle grossie chaque jour par des ressources arrachées aux familles par l'exploitation des consciences, par des espérances ou des terreurs superstitieuses, elle ne fait que menacer d'un appauvrissement indéfini la fortune publique. »
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A son banc le président du Conseil, M. Waldeck-Rousseau, « qui a été élevé par des prêtres dont il ne dit que du bien » applaudit. Non qu'il trouve la forme excellente. Ce n'est que du Trouillot. Waldeck-Rousseau préfère une éloquence plus subtile et précise, qui sente moins le tablier en peau de cochon. Mais le fond est parfait. Les différences entre le discours du ministre et celui du rapporteur ne sont que de vocabulaire et de syntaxe. L'esprit est le même. Trouillot pense comme Gambetta. Waldeck-Rousseau aussi.
En 1880 Gambetta dénonçait « ceux qui se réunissaient pour abdiquer leur personnalité ». La formule frappa Waldeck-Rousseau. Il l'adopta. A son tour il parla « d'abdication ». A son tour il dénonça « les congrégations dans lesquelles les trois vœux entraînent une complète abdication ». Pour empêcher celle-ci, il faut donc détruire celles-là. D'ailleurs s'il en avait été autrement, Gambetta aurait-il fait son ministre de l'Intérieur et Jules Ferry son ministre de l'Intérieur *et des Cultes* de ce jeune député, à sa première législature ? Ne disait-on pas Waldeck-Rousseau plus ferryste que Ferry ? ([^34]). Dix-sept ans après, le sinistre Trouillot, ex-élève des Bons Pères, lui aussi -- tout ce beau monde, ce n'est pas la reconnaissance qui l'étouffe ! -- ne fait que répéter ce que Waldeck-Rousseau disait à ses débuts...
Durant ces dix-sept années Waldeck-Rousseau a certes évolué. Mais quoi qu'on en ait dit, quoi que le R.P. Maunus, de l'ordre des Frères Prêcheurs ait même pu écrire à Gaston Calmette, directeur du *Figaro,* sur ce point sa détestation et sa détermination ne se sont point adoucies, au contraire. Aux raisons morales, philosophiques, politiques qu'il avançait contre les congrégations, la vie lui en a apporté d'autres, plus matérielles : l'argent.
Dès 1883 Paul Bert qui fut un de ses rares maîtres à penser, jeta la fameuse formule qui allait enflammer tant de convoitises : *le milliard des congrégations.* Waldeck-Rousseau ne semble pas y avoir alors attaché une grande importance.
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Mais l'argent attire l'argent. L'étudiant pauvre de Nantes qui s'élevait en marge de la jeunesse dorée de la ville a eu le temps de le découvrir. Il est devenu un grand avocat d'affaires, de renommée internationale, conseiller de Léopold II dans les histoires du Congo et de Léon XIII -- hé oui ! -- contre les héritiers des Plessis-Bellières. Les procès du guano, où il s'était chargé des intérêts des Dreyfus -- les Dreyfus amis de Wilson et protégés de Grévy -- lui ont rapporté des sommes énormes. Il passe pour un avocat très cher, amateur de procès juteux et même d'affaires louches. On le trouve dans les démêlés judiciaires de l'Assurance financière, des Féculeries de Chalon, de la Watana qui exploitait les mines d'or du Siam, moins riches que l'inépuisable mine d'or des gogos français. Il plaide pour le Comptoir des Métaux, société véreuse, fondée pour spéculer sur les cuivres et qui a sombré dans un krach colossal, ruinant des centaines d'épargnants. « Ma plaidoirie des métaux a eu un grand retentissement et je m'en trouverai très bien car elle me vaudra la clientèle des directeurs dans l'embarras », écrit-il à sa mère, ce qui pousse M. Sorlin, son historiographe, à ce commentaire : « Défenseur attitré des financiers malheureux, sinon malhonnêtes, il éblouit par son adresse, par sa science, mais il fait un peu peur et semble un avocat tout à fait à part. Bien que sa probité soit au-dessus de tout soupçon, il semble parfois compromis par le genre de clientèle dont il s'est fait la spécialité. » Le *Jockey-Club* lui est fermé. Sa candidature n'a pas été retenue par le *Yacht Club.* Barrès écrit de lui : « Waldeck-Rousseau aime à s'entourer d'êtres très bas. » ([^35])
Aux honoraires considérables ramassés et amassés durant sa retraite politique (de 1885 à 1896) Waldeck-Rousseau peut ajouter la fortune de son épouse, Marie Durvis, belle-fille de Charcot et veuve d'Henri Liouville, médecin, député de Commercy.
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Liouville et Waldeck-Rousseau étaient liés d'amitié. Mme Liouville et Waldeck-Rousseau également. Leur liaison selon Bernard Lavergne dura quatre ans. Après quoi le mari eut la délicatesse de mourir, le 21 juin 1887. Le temps d'un deuil décent et les deux amants se mariaient, le 7 décembre 1888, à la mairie du VII^e^ arrondissement et à l'église Sainte-Clotilde ([^36]). Mariage dans la plus stricte intimité. A part les familles, seuls les Dreyfus-Guano et Challemel-Lacour étaient présents. Dans sa corbeille Marie Waldeck-Rousseau apportait son héritage personnel, celui de son mari et un bel hôtel particulier 35 rue de l'Université. L'argent va à l'argent.
Waldeck-Rousseau va donc d'un pas assuré vers celui des moines et de leurs œuvres. Il donne des instructions en ce sens au directeur général de l'Enregistrement. Rien de plus normal, dira-t-on. Sans doute. J'ai eu la curiosité de rechercher qui était en 1900 le directeur général de l'Enregistrement. Voici ce que j'ai découvert. Il s'appelait Fernand Faure. Né à Bergerac en 1853, avocat à Bordeaux, docteur en droit, (thèse : *Essai historique sur le droit romain*)*,* il fut élu en 1885 député républicain opportuniste au scrutin de liste.
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Battu par un boulangiste au scrutin uninominal de 1899, le F**.·.** M**.·.** Léon Bourgeois (loge *la Sincérité*) ministre de l'Instruction Publique du F**.·.** M**.·.** Loubet, le nomma professeur de législation financière à Paris. Puis en 1896, Léon Bourgeois étant devenu président du Conseil, avec comme ministre de l'Instruction Publique le F**.·.** M**.·.** Émile Combes, Fernand Faure devint directeur général de l'Enregistrement. Est-il besoin d'ajouter qu'il était franc-maçon et même membre du Conseil de l'Ordre du Grand Orient ?
Je voudrais ici m'arrêter un instant pour rendre hommage au maréchal Pétain, chef de l'État français. S'il n'avait pas dissous les loges maçonniques le 19 août 1940, fait perquisitionner dans leurs locaux, saisi les archives -- celles du moins qui ne furent pas brûlées, comme ce fut le cas à Bordeaux du grand fichier national du Grand Orient -- s'il n'en avait pas ordonné le dépouillement et le classement, toute cette histoire de la Troisième République nous demeurerait incompréhensible.
Dans le cas présent, par exemple, nous ne comprendrions pas pourquoi le 25 juin 1900, toutes affaires cessantes, un certain Fernand Faure, directeur général de l'Enregistrement, universitaire et juriste, républicain modéré, donne l'ordre à ses services d'entreprendre d'urgence une enquête sur les biens des congrégations. Par circulaire spéciale il fait à ses fonctionnaires de précises et pressantes recommandations : « *Cette enquête sera aussi générale et aussi approfondie que possible... Placez-vous non pas seulement au point de vue fiscal, mais au point de vue politique et social... Il est indispensable que les opérations soient conduites avec la plus grande diligence et j'insiste pour que tous les bulletins récapitulatifs nous parviennent dans le délai de deux mois. *» Seule la consigne maçonnique explique cette diligence et ce feu.
Quelques semaines plus tard paraissent deux volumes sous le titre général : « *Tableau des immeubles possédés et occupés par les congrégations communales et les associations religieuses. *» L'enquête porte sur 3.216 congrégations dont la fortune globale serait d'une valeur vénale de un milliard 71 millions 775.260 francs. Voilà qui est précis.
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Fort de ce rapport, Waldeck-Rousseau prononce à Toulouse le 28 octobre 1900 un discours qui résume sa politique anticatholique et annonce l'imminence de sa loi. Il y reprend ses arguments moraux et philosophiques, sur les deux jeunesses et sur le masque religieux d'une action politique dont le but est « l'absorption de toute autorité », mais pour la première fois il ajoute l'argent :
« -- Ce n'est pas le lieu, ni le moment de faire de la statistique, s'écrit-il. Mais pour montrer qu'en signalant à la tribune le péril d'une main-morte grandissante et qui menace le principe de la libre circulation des biens nous n'avons pas obéi à de vaines alarmes, il suffira, je pense, de dire que la valeur des immeubles occupés ou possédés par les congrégations était, en 1880 de 700 millions et qu'elle dépasse aujourd'hui le milliard ! Quelle peut être, si l'on part de ce chiffre, la main-morte mobilière ? » ([^37])
Un milliard ! un milliard ! Le milliard des congrégations ! -- « Un milliard qui en réalité en représente dix » estime Trouillot. Les têtes tournent quand les débats s'ouvrent à la Chambre en janvier 1901. Albert de Mun essaye de réagir : « -- Les biens des congrégations ne dépassent pas 435 millions. La plus grande partie de ces biens consacrés à des œuvres d'assistance et de charité appartiennent à des congrégations autorisées et sont administrés par l'État. Comment peuvent-ils donc constituer un péril national ? N'est-il pas indigne d'un gouvernement qui se respecté d'exciter, comme vous le faites, les convoitises populaires ? Vous dites au peuple, à cette foule de déshérités qui n'ont ni les moyens, ni les loisirs de contrôler vos chiffres : « Tu attends ta caisse des retraites, la plus légitime et la plus profonde de tes ambitions... Jusqu'ici nous n'avons pas pu te la donner ; nous n'avions pas d'argent. Mais nous savons où il y en a. Il y a le milliard. Il est là derrière ces murs de couvents qui sont dans tes villes et qui offensent ta vue... »
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Ni la démonstration, ni le raisonnement, ni l'émotion, ni l'ironie ne peuvent arrêter ce torrent d'appétits et de haines. Tout au long de ces sept premiers mois de 1901 durant lesquels la Chambre, puis le Sénat, puis la Chambre à nouveau discutent et votent la loi, la franc-maçonnerie va donner une extraordinaire démonstration de sa puissance. Même les outrances sont programmées. Alexandre Bourson, avocat socialiste de l'Isère, journaliste à la *Lanterne,* franc-maçon, qui s'était affublé du pseudonyme de Zévaès pour ne pas se faire remarquer, accuse les Jésuites de Shangaï d'y tenir les bordels. En conséquence il demande la suppression pure et simple des congrégations.
-- On ne discute pas avec la peste, on la supprime, dit-il.
-- Allons, calmez-vous, mon cher collègue, réplique Waldeck-Rousseau. Soyez sérieux. Supprimer radicalement les congrégations ce serait compromettre la loi, rendre son exécution impossible, imposer au gouvernement une tâche à laquelle, véritablement, il ne pourrait suffire...
L'amendement est rejeté, par 515 voix contre 34. M. Zévaès se rassied, satisfait de lui, aux applaudissements de M. Camille Pelletan, député radical-socialiste des Bouches-du-Rhône, F**.·.** M**.·.** (Loges la *Mutualité,* la *Clémente Amitié* et l'*Unité*)*.* Il a rempli son contrat et Waldeck-Rousseau le sien. Aux yeux et aux oreilles de l'honorable assemblée, dressé contre un ultra de la libre-pensée, le président du Conseil a montré le visage et la voix de la tolérance. En vertu de quoi Waldeck pourra laisser passer sans intervenir toutes les modifications qui, en commission, vont aggraver son texte.
93:294
Un exemple : *l'article* 13. Il commence ainsi : « *Aucune congrégation religieuse ne peut se former sans une autorisation donnée par une loi qui déterminera les conditions de son fonctionnement. *» Nous l'avons vu, Waldeck-Rousseau avait prévu que cette autorisation fût du ressort du Conseil d'État. Espérant mettre la commission et le président du Conseil en désaccord sur ce point, l'opposition multiplie les attaques. Piou, Ribot, Renault-Morlière, Iriart d'Echepare, retournent l'Assemblée. M. de Gaillard-Bancel, sous les vociférations de l'extrême-gauche, défend les Jésuites, ses anciens maîtres et, tourné vers les modérés, les adjure :
-- N'inscrivez pas dans la loi ces mots : « *Qui déterminera les conditions de son fonctionnement. *» Hé quoi ! Ce serait la Chambre qui déterminerait comment les congrégations doivent prier, travailler, enseigner, évangéliser ? Voyez-vous le Parlement donnant le statut des Carmélites ?
Tous les regards sont fixés sur le président du Conseil.
-- C'est Trouillot qui répond :
-- Repoussez l'amendement... Toute la loi est dans cet article 13. Si vous votez contre cet article 13, vous votez contre la loi tout entière.
Pourtant il y a des flottements. Selon l'expression : le marais fait eau. Alors Waldeck-Rousseau se lève :
-- *J'estime que le texte de la commission doit être adopté,* dit-il.
Et il l'est, mais par 23 voix seulement de majorité (281 voix contre 258). Dix fois la scène se reproduit :
*M. Alicot :*
*-- *Que les congrégations existantes soient au moins autorisées par le Conseil d'État. Autrement nous n'en finirons jamais. Vous allez voir apparaître dans vos commissions des capucins -- aux pieds nus, porteurs de longues barbes, des chartreux enveloppés de leurs blancs suaires, des religieuses avec leurs cornettes. Il vous faudra les interroger ; il faudra faire des enquêtes dans les départements...
-- Repoussez l'amendement, dit Trouillot.
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-- Repoussez dit Waldeck-Rousseau.
*G. Berry :*
*-- *Qu'on autorise au moins par décret les congrégations dont le patrimoine est entièrement consacré aux malades, aux vieillards, aux infirmes, aux indigents, aux orphelins.
-- Non dit Trouillot.
-- Non répond Waldeck-Rousseau.
*M. Beauregard :*
*-- *Accordez au moins cela aux congrégations de femmes existantes.
-- Jamais de la vie, dit Trouillot.
-- Non dit Waldeck-Rousseau.
*M. Dansette :*
*-- *Quoi ! Vous n'accorderez même pas aux congrégations qui ont des missions à l'étranger d'avoir en France des maisons, nécessaires à l'entretien de ces missions ?
-- Ne m'obligez pas à répondre toujours la même chose, dit Waldeck-Rousseau.
A toute occasion il use de son autorité pour faire adopter des résolutions qu'il critique dans son privé. C'est la division du travail. Viviani révèle l'esprit du combat et son objectif. Waldeck-Rousseau manœuvre pour que l'inacceptable soit accepté et que la maçonnerie triomphe. Quand Viviani dit : « Il *s'agit de savoir qui l'emportera de la société fondée sur la volonté de l'homme et de la société fondée sur la volonté de Dieu... *»*,* Waldeck-Rousseau corrige. Ce n'est pas à la foi qu'il en a ni à Dieu, ni même à l'Église, au contraire, il les défend. Il les défend contre ces congrégations tentaculaires dont le gigantisme menace même le monde religieux. « *En vérité,* déclare-t-il au Sénat, *il était temps que l'attention se réveillât... Je le demande à tout esprit non prévenu : Qu'est devenue la Chaire ? Qu'est devenu l'enseignement des séminaires ? N'est-il pas vrai que la chapelle fait à la paroisse une concurrence désastreuse ; qu'elle se réserve la clientèle d'élite et qu'elle laisse à la paroisse la clientèle des pauvres gens ? Est-ce là un fait que puisse tolérer l'homme le plus respectueux des droits du catholicisme ? *»
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Waldeck-Rousseau protégeant le curé du despotisme du moine ? On aura tout entendu. Même le *Journal des Débats* où l'ironie et la charge sont rares, ne se retient pas. Un rédacteur écrit : « Dans cette discussion il (Waldeck) se montre plein de sollicitude pour cette Église qui envahie, débordée, étouffée par les parasites, est présentement dans une telle détresse que l'on ne sait ce qu'il adviendrait d'elle si M. Waldeck-Rousseau et les hommes bien intentionnés qui composent maintenant son parti, ne venaient charitablement à son secours, ne la débarrassaient de cette concurrence déloyale et ne chassaient ces moines qui encombrent ses chaires, ses séminaires, ses établissements d'enseignement, ses œuvres charitables. Sauveurs de l'Église catholique, M. Waldeck-Rousseau, et M. Millerand, et M. Baudin et M. de Lanessan ! L'Église ne leur en demandait pas tant. C'est qu'elle n'entend pas ses véritables intérêts. Le pape se plaint et gémit, il a tort. Pour le bien de l'Église, pour son plus grand avantage temporel et spirituel, qu'il s'en rapporte à M. Waldeck-Rousseau et à ses collègues !... Les bonnes congrégations, celles qui, quoique illicites et immorales dans leur principe, sont recommandables par leurs œuvres n'ont rien à craindre, quoi qu'en dise M. Viviani qui parle trop. Qu'elles demandent l'autorisation. On les accueillera avec empressement. M. Waldeck-Rousseau s'en porte garant. Il les recommandera à tous ses amis, à M. Viviani, à M. Trouillot, aux radicaux, aux socialistes, à la franc-maçonnerie, à la *Lanterne,* à M. Gérault-Richard, à M. Ranc ! Qu'elles dorment tranquilles. C'est un régime délicieux qu'il leur ménage. Il est leur protecteur, leur bienfaiteur et leur père. » ([^38])
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Waldeck-Rousseau n'a pas les rieurs de son côté ? Quelle importance. C'est son discours que les sénateurs apprécient. Ils en votent l'affichage avant de passer au galop et par 237 voix contre 8 à la discussion des articles que sa commission a étudiés à toute allure. Émile Combes, son président, est pressé. Rien ne lui semble plus urgent et nul ne se sent d'humeur à le freiner : sur les 18 membres de la commission sénatoriale, douze sont de la Loge ou apparentés.
Les débats sont également menés grand train. On répond à peine aux interventions. On vote. Ça passe. Un seul accrochage. L'article 14 est ainsi rédigé :
« *Nul n'est admis à diriger, soit directement, soit par personne interposée un établissement d'enseignement de quelque ordre qu'il soit, ni à y donner l'enseignement, s'il appartient à une congrégation non autorisée.* »
Là encore il ne s'agit pas, à l'origine, d'une proposition de Waldeck-Rousseau, mais d'une décision du Grand Orient imposée à la commission par le *frère* Rabier. C'est M. Aynard qui l'avait révélé à la Chambre. Le député-banquier catholique, sans lequel Waldeck-Rousseau ne serait jamais devenu président du Conseil, avait même ajouté :
-- Et notre collègue M. Rabier, pour justifier sans doute son initiative a dit : « Au fond dans toute cette loi, nous ne tenons qu'à la suppression de la liberté d'enseignement. » ([^39])
Au Sénat le comte de Blois revient à la charge. Il réclame la liberté d'enseigner pleine et entière pour les congrégations. C'est Combes qui lui répond. La liberté d'enseignement n'est pas un droit naturel, ce n'est pas un droit absolu et la République a le droit et le devoir de défendre contre ses impitoyables ennemis, les idées fondamentales sur lesquelles elle est établie. Combes poursuit :
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-- « Les conquêtes libérales qui nous sont les plus chères : loi scolaire, loi militaire, loi sur le divorce et d'autres, inspirent à toutes les congrégations les mêmes sentiments d'horreur et leur arrachent les mêmes cris de colère. C'est toute notre organisation politique, toute notre vie sociale qui se trouvent enveloppées dans une même réprobation. Nous avons donc le devoir rigoureux de soustraire la jeunesse à leurs enseignements. » ([^40])
On est loin de la protection de la chaire...
La loi est définitivement votée par la Chambre le 28 juin. Dans *l'Église catholique et l'État en France* M. Debidour, gloire universitaire de la République du Grand Orient note (« avec satisfaction » remarque le R.P. Lecanuet) : « Il est certain que la loi de M. Waldeck-Rousseau constitue l'acte le plus vigoureux et le plus décisif de la politique anticléricale que la République se fût permis depuis 1870. »
Mais est-ce bien la loi Waldeck-Rousseau, se demandent un certain nombre d'historiens soucieux, on ne sait trop pourquoi, de protéger sa mémoire et de dégager sa responsabilité des événements dramatiques qui vont suivre.
Déjà, à l'époque, le *Journal des Débats* (encore lui) avait tenté une habile plaidoirie : « C'est la loi Trouillot encore plus que la loi Waldeck-Rousseau, écrivait-il. Elle porte la marque de l'ouvrier. Il y a en elle quelque chose de bas, de difforme et de louche, qui s'ajoute à son injustice et à sa violence. Elle est libérale comme M. Trouillot, ni plus, ni moins. Elle est progressiste à la mode de M. Trouillot. Elle viole deux libertés à la fois, la liberté d'association et la liberté d'enseignement. C'est une loi d'arbitraire et de réaction. » ([^41])
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Non. C'est une loi d'arbitraire accordée au système républicain. Ce n'est pas la loi Trouillot. Trouillot ne serait sans doute jamais parvenu à la faire voter. C'est la loi Waldeck-Rousseau, voulue par Combes, par Viviani, par le Grand Orient et conduite jusqu'à son terme par Waldeck-Rousseau.
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Sans doute espérait-il acheter ainsi une protection supplémentaire pour l'Élysée, après Loubet (Marie Waldeck-Rousseau s'y serait beaucoup plu). Sans doute était-il aussi fatigué et amoindri par la maladie (le cancer du pancréas) qui allait l'emporter. Il n'en demeure pas moins qu'il fut entre Ferry et Combes un chaînon important (et lucide) de l'asservissement de la France par l'Église maçonnique.
Cet incident de séance, rarement rapporté, apporte un témoignage de plus au dossier. Nous sommes à la Chambre, le 19 mars 1901, lors de la première discussion de la loi. Soudain un député de droite, M. Prache surgit, porteur d'un nouvel amendement. Il le lit :
-- *Les fédérations, obédiences, puissances et tous autres groupements maçonniques ne pourront exister sans une autorisation législative et les ateliers sans une autorisation donnée par décret rendu en Conseil d'État.*
C'est un charivari, un tumulte qui monte jusqu'aux cintres. Des députés vocifèrent, hurlent, tendent le poing. D'autres éclatent de rire. Waldeck-Rousseau est livide, à son banc. Il fait « non » de la tête. M. Prache abandonnera son amendement. Viviani le reprendra, par dérision, lui le frère de la Loge *Droit et Justice.* Il sera naturellement repoussé (**18**).
(*A suivre.*)
François Brigneau.
100:294
### L'imposture néo-baroque
par Mireille Cruz
DEPUIS QUINZE ANS on voit fleurir des interprétations « authentiques », « à l'ancienne », « sur instruments d'époque ». Ce fut d'abord la musique dite baroque qui fut touchée, puis cela s'étendit peu à peu à Mozart, à Schubert, à Beethoven... Aujourd'hui on connaît une véritable dictature des tenants des interprétations « authentiques » pour ce qui est de la musique dite baroque et toute interprétation traditionnelle est accueillie avec force ricanements par les critiques qui font la mode.
Cette dictature se fonde sur quatre impostures principales : l'imposture du « diapason baroque », l'imposture du tempérament inégal, l'imposture des effectifs instrumentaux « authentiques », l'imposture des instruments « anciens ». Ces quatre impostures se résument en une cinquième, qui est celle du « retour aux sources », imposture « musicologique » qui se pare d'un faux prestige « scientifique » destiné à faire taire l'éventuel contradicteur ébahi devant la somme colossale de travaux compliqués amassée par ces « spécialistes ».
101:294
L'imposture d'un retour aux sources fondé sur des travaux scientifiques et imposé depuis quinze ans d'une façon dictatoriale, cela doit évoquer quelque chose aux lecteurs d'ITINÉRAIRES. On peut en effet établir un parallèle très serré entre la dictature de la néo-liturgie (et de la néo-catéchèse) et la dictature « baroquisante ». Si l'une et l'autre ne se situent pas sur le même plan, et n'ont bien évidemment pas les mêmes conséquences, l'étude de l'une peut éclairer l'autre et réciproquement, car elles participent toutes deux de la même déviation intellectuelle.
Dans un remarquable article intitulé « Des sciences inhumaines » ([^42]), Jean Borella se penche sur l'apparition de la *conscience historique.* La conscience historique, c'est « la conscience de la radicale hétérogénéité du passé par rapport au présent ». Concept révolutionnaire qui introduit une rupture dans la continuité historique, détruisant par le fait même la notion de tradition.
Le Moyen Age ne connaissait pas la conscience historique. Saint Thomas d'Aquin savait évidemment qu'Aristote avait vécu plus de mille ans avant lui, mais « l'esprit traditionnel instituait entre eux une véritable *contemporanéité culturelle *»*.* « L'apparition de la conscience historique détruit cette contemporanéité culturelle, en faisant prédominer la contingence de formes culturelles toujours particulières sur le contenu universel et permanent de la vérité qu'elles expriment. »
Voilà des considérations qui s'appliquent d'une façon profondément exacte à mon propos sur l'interprétation de la musique dite baroque ([^43]).
102:294
Le propos de Jean Borella n'est pas celui-là, il est d'expliquer la mentalité dite « conciliaire ». Je relève dans la suite de son article une phrase qui souligne la déviation intellectuelle commune à l' « esprit conciliaire » et aux interprétations « baroquisantes » (et à un grand nombre d'autres faits culturels contemporains, bien entendu) : « C'est ainsi que, pris au piège de l'objectivité « scientifique », on fut amené progressivement à ne voir dans les formes traditionnelles de la religion que des occasions de révolutions, *et à ne penser l'historique que sous le mode de l'anachronique. *»
Le soi-disant « retour aux sources » est en fait une pure construction intellectuelle, idéologique. C'est un historicisme, qui s'oppose à la tradition et la détruit. C'est une abstraction qui s'oppose à la réalité et la détruit. Le « retour aux sources » est un *anachronisme révolutionnaire.*
Le véritable retour aux sources consiste à purifier le courant du fleuve, à dégager le meilleur courant, il ne consiste pas à faire abstraction du fleuve, à *supprimer* le fleuve pour retrouver la mythique pureté d'une source *inaccessible.* Lorsqu'on supprime le fleuve sur lequel on a prise on tarit la source, parce qu'elle nous échappe.
Le propos révolutionnaire des « baroquisants » est clairement avoué par leurs grands pontifes. Au tout début de cette nouvelle mode est apparu sur les écrans un film intitulé *Chronique d'Anna-Magdelena Bach.* Ce titre était une imposture, car il faisait référence à un délicieux petit livre qui pour être apocryphe n'en est pas moins une très belle histoire de Jean-Sébastien Bach et une émouvante exaltation de la famille chrétienne.
Or le film, lui, était une production à la Godard ambiance sinistre et mettant mal à l'aise, paroles souvent incompréhensibles, plans systématiquement hachés, absence de toute dimension familiale comme de toute dimension chrétienne, ruptures incessantes de la continuité de l'histoire avec apparition d'images sans rapport avec le sujet, etc.
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La musique de Bach subissait le même traitement : une suite d'attentats, un véritable terrorisme musical. Lorsqu'on comprend cela, on comprend cette phrase apparemment absurde du réalisateur à... Godard, justement, qui s'étonnait de le voir s'écarter de son habituelle production gauchiste : « Je considère que ce film est ma contribution à la lutte du Viet-Nâm contre les Américains. »
Or il est capital de savoir que le personnage de Jean-Sébastien Bach était interprété par celui-là même qui est le pape des interprétations à l'ancienne : Gustav Leonhardt, et par l'orchestre vedette de ces mêmes interprétations, le Concentus Musicus de Vienne, avec son chef Nikolaus Harnoncourt, l'inquisiteur de l' « authentique ».
Ce sont ces personnages qui enregistrent depuis plusieurs années une intégrale des deux cents et quelques cantates de Bach. On ne s'étonnera pas de savoir qu'ils les enregistrent sans aucun souci de les regrouper par périodes de l'année liturgique. Nous avons ici un exemple typique de leur imposture. Car sans même parler de spiritualité, ces savants « musicologues », ces fanatiques de l' « authentique », imbus de leur science, s'ils voulaient être conséquents avec eux-mêmes, ou bien ils se conformeraient à l'année liturgique (ils suivraient ainsi les *intentions* de Bach, eux qui prétendent réaliser à la lettre les intentions des compositeurs), ou bien ils adopteraient l'ordre chronologique de leur composition, puisqu'ils se posent en historiens sourcilleux. Mais ils ne font ni l'un ni l'autre, et ils enregistrent les cantates dans l'absolu désordre de la numérotation du *Bach Werke Verzeichnis.*
\*\*\*
Il nous faut maintenant dire un mot des quatre impostures du retour aux sources baroques que nous évoquions en commençant.
-- La première est celle du diapason baroque. Ce que l'on entend ici par diapason est la hauteur du *la* (note de référence, qui se trouve au milieu de la portée en clef de sol, et au milieu du clavier du piano).
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Le diapason a été très variable selon les lieux et les temps, jusqu'à ce qu'il soit fixé par des congrès internationaux à la fin du XIX^e^ siècle. Depuis 1953 le *la* est défini par une fréquence de 440 Hertz. Au terme de prétendues recherches scientifiques aussi complexes que rigoureuses, les « baroquisants » ont décidé qu'à l'époque baroque le *la* était de 415 Hertz, c'est-à-dire un demi-ton en dessous du *la* actuel.
En fait à l'époque baroque le diapason était très variable d'une ville à une autre. On sait que Jean-Sébastien Bach a utilisé des diapasons à 410, 430 et 440 Hertz. Celui de Lully était de 409 Hertz. Celui de Haendel à Londres était de 422 Hertz. Le fameux physicien Mersenne avait choisi trois diapasons : 403, 504 et 563 Hertz. Ce qui est certain est que le diapason à 415 Hertz *n'a jamais existé.* Les « baroquisants » l'ont purement et simplement inventé. Comme nous l'avons dit, ils effectuent un retour aux sources, mais la source... n'existe pas. Cette imposture, à elle seule, rend éminemment suspectes toutes les « découvertes » de leurs auteurs sur l'interprétation « authentique » de la musique baroque. En tout cas leur diapason *n'est pas* authentique.
La seconde imposture est celle du tempérament inégal. Elle n'est pas de même nature que la précédente. En effet nul ne peut contester que le tempérament égal (c'est-à-dire la division de la gamme en douze demi-tons égaux) n'existait pas à l'époque baroque, qui ne connaissait que le tempérament inégal, ou plus exactement divers tempéraments inégaux. L'imposture des baroquisants est de faire croire qu'ils ont *redécouvert* le tempérament inégal. Prétention ridicule. Les musiciens qui doivent déterminer eux-mêmes la hauteur des sons qu'ils produisent -- par exemple les violonistes -- ont toujours joué en tempérament inégal, c'est-à-dire en suivant les lois naturelles de l'harmonie. Tout violoniste sait, a toujours su, qu'un fa dièse n'est pas égal à un sol bémol.
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C'est d'ailleurs pourquoi les duos violon-piano, quelle que soit la qualité des œuvres jouées, ne forment jamais un composé homogène : le violon joue en tempérament naturel, le piano dans le tempérament égal artificiel. Le retour au tempérament inégal ne concerne donc que les instruments dont les hauteurs de notes sont prédéterminées, c'est-à-dire essentiellement les instruments à clavier.
Il faut ajouter que cette imposture de la redécouverte du tempérament inégal sert de prétexte... à jouer faux impunément. A la moindre critique sur ce point, la réplique est cinglante : « Vous croyez que nous jouons faux parce que vous êtes conditionné par le tempérament égal. Or en fait c'est le tempérament égal qui est faux. Ce sont les interprètes traditionnels qui jouent faux, et nous, nous jouons *naturellement* juste. » Mais cette réplique est aussi absurde qu'elle se veut imparable. En effet les instrumentistes à cordes ont toujours joué en tempérament inégal, et personne ne considère que les grands quatuors jouent faux. Et personne n'a jamais estimé qu'un clavecin accordé en tempérament inégal sonnait faux. L'argument ne tient pas.
En fait un certain nombre de musiciens « baroquisants » jouent très réellement faux ([^44]). Pour deux raisons différentes. Certains font carrière « dans le baroque » parce qu'ils sont incapables de faire carrière dans l'interprétation traditionnelle. Et d'autres jouent sur des instruments défectueux. Et ici apparaît une nouvelle imposture, celle des instruments « anciens » soi-disant nécessaires pour jouer la musique ancienne. Or ces instruments anciens se divisent en deux catégories. Ceux qui n'étaient manifestement pas encore au point, comme la clarinette du XVIII^e^ siècle, le cor et la trompette sans pistons, le piano-forte, etc. Et ceux qui étaient parfaitement au point, comme le violon ou le violoncelle. Il est absurde de se glorifier d'utiliser des « violons baroques », lorsque *tous les grands violonistes* utilisent des violons construits à l'époque baroque ! Le quatuor de Tokyo, par exemple, dont les interprétations sont à cent lieues des dogmes baroquisants, jouent sur quatre Stradivarius, dont un fut orné de joyaux par Louis XIV. Qui peut dire mieux, et même autant, chez les fanatiques d'instruments « anciens » ?
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Quant à utiliser des instruments défectueux sous prétexte que c'étaient ceux dont disposait le compositeur à l'époque, c'est également absurde. A qui fera-t-on croire que Mozart n'aurait pas préféré disposer d'une clarinette moderne pour son quintette et son concerto ? Je prends à dessein l'exemple de Mozart, qui pestait contre les facteurs de pianos. Ceux-ci faisaient chaque année des progrès, mais c'était toujours en deçà de ce qu'attendait Mozart. C'est pourquoi ses concertos pour piano ne prennent-ils toute leur dimension qu'avec des pianos modernes, et qu'il est ridicule de les jouer sur les instruments déficients de l'époque, dont les basses ressemblent à une batterie de cuisine et les aigus à une machine à écrire. Et le comble de l'absurde est que l'on fait aujourd'hui à grands frais des copies de ces casseroles, devant lesquelles s'extasient les néo-archéo-mélomanes...
La quatrième imposture résulte également du principe sacro-saint selon lequel il faut jouer les œuvres comme elles furent jouées lors de leur création. Il ne suffit pas d'avoir les mêmes instruments, il faut encore respecter l'effectif instrumental initial. (Quand on le connaît. Sinon on l'invente, une fois de plus, au terme d'évaluations arbitraires.) C'est encore un faux principe. Ce n'est pas parce que Bach ne disposait que de quelques mauvais musiciens pour certaines œuvres qu'on doit les faire interpréter aujourd'hui par quelques mauvais musiciens ! Malgré les prétentions extravagantes de nos baroquisants, personne ne saura jamais comment Bach ou Haendel entendaient leur musique dans leur tête lorsqu'ils la composaient. Mais nous avons un témoignage de la plus haute importance sur ce point, et qui renvoie tous les baroquisants à leur néant. Un jour Mozart put donner une de ses symphonies avec cent soixante musiciens. C'est là un effectif notablement plus important que celui des actuels grands orchestres symphoniques (cent dix musiciens), et qui était gigantesque à l'époque. « Voilà comment doit sonner ma musique », dit-il en substance après le concert.
107:294
Qu'en pensent les énergumènes qui osent *exécuter* ces symphonies avec moins de vingt musiciens faisant grincer leurs violons anémiques et s'époumonant dans des fantômes de flûtes ?
Enfin, comment peut-on expliquer que ces savants musicologues, au bout de leurs laborieux travaux scientifiques, aboutissent à des résultats aussi dissemblables sur les mêmes œuvres ? Pourquoi de telles différences, non pas d'interprétation musicale (quand il reste encore de la musique digne de ce nom), mais de « restitution musicologique » ? Quel est donc celui qui donne la restitution authentiquement authentique ?
C'est bien là la preuve que cette « musicologie » est faite essentiellement d'a priori. Nous en revenons à ce que nous disions au début de cet article. Le but essentiel des baroquisants est de détruire la tradition musicale, en effectuant un retour à des sources insaisissables et qu'il faut donc inventer. Et comme nous le disions également, c'est exactement l'attitude des experts en liturgie de la mouvance dite conciliaire. L'archéologisme révolutionnaire est un des traits dominants de notre époque. Il donne l'impression à nos contemporains abusés qu'on leur redonne des racines, alors qu'on les coupe cruellement des sources de vie, qui dans quelque domaine que ce soit ne jaillissent que de la tradition.
Mireille Cruz.
108:294
Lettre du Brésil
### La générosité et l'ignorance
par Bernard Bouts
LES IGNORANTS que je vois rôdant sont hardis jusqu'à l'impudence et plus ils sont ignorants, plus ils se croient savants et plus ils veulent imposer leur ignorance, comme un savoir ignoré.
C'est exactement ce qui m'arrive : je me crois savant, au moins en peinture, et ignoré, alors je veux imposer mes idées, et pour commencer il m'arrive de vouloir m'imposer à moi-même des travaux qui, au fond, sont mal partis : ainsi j'essaye de me convaincre que ce tableau de la femme au miroir, commencé ou recommencé ce matin, correspond à ma vision alors qu'il n'y correspond nullement, et je me dis : « Ce n'est pas si mal, après tout ! ce rouge n'est pas le violet qui conviendrait, mais je n'ai plus aucun tube de violet. Est-ce ma faute ? Et le bleu du fond n'est pas franc, parce que je l'ai posé sur un rouge anglais au lieu de lui laisser toute sa transparence sur un blanc, mais au moins il n'est pas agressif. » Et ainsi de suite. C'est une fausse générosité, contraire à celle que je prêche à tous vents.
109:294
Mais lorsque je parle de générosité les gens comprennent aussitôt galette, alors que je veux dire « honnêteté ». L'ignorant n'est honnête ou ne peut le devenir que s'il prend conscience de la vérité et s'il la fait passer par-dessus toutes les considérations et impulsions plus ou moins fallacieuses. Mais il n'en prend conscience que dans les limites de ses connaissances dans le droit-chemin et le droit naturel bien plus que dans le droit civil, les droits de l'homme ou même le droit canon, bien sûr. La générosité c'est l'honnêteté, certainement, parce que je n'ai pas trouvé un autre mot sur le moment. Voici comment en parle Descartes dans son charabia ([^45]) :
« ...la vraie générosité qui fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il se peut légitimement estimer, consiste seulement, partie en ce qu'il connaît qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu'il en use bien ou mal, et partie en ce qu'il sent en soi-même une ferme et constante résolution d'en bien user, c'est-à-dire de ne jamais manquer de volonté pour entreprendre et exécuter les choses qu'il jugera être les meilleures, ce qui est suivre parfaitement la vertu. »
A la suite de cette citation, Georges Laffly montre « le danger que pourrait présenter cette hauteur d'âme, qui peut arriver à justifier le soupçon de La Rochefoucauld -- toujours habile à diminuer -- lorsqu'il note : la magnanimité est un noble effort de l'orgueil par lequel il rend l'homme maître de lui-même pour le rendre maître de toutes choses ». Et encore, du magistral article de Georges Laffly : « le généreux doit se montrer égal à ce que le monde peut lui apporter de pire ; c'est-à-dire qu'il ne doit pas subir le joug du destin ; par là, il a chance de vaincre. Victoire qui lui donne la secrète joie qu'on sent chez ces athlètes »...
110:294
Sans prétendre atteindre à la hauteur des héros cornéliens, l'artiste comme le chercheur scientifique ne peut pas ne pas se tenir à un certain niveau d'indépendance d'esprit. Je n'en demande pas plus, mais pas moins. Généreux dans la somme de travail et dans la sueur, dans l'honnêteté vis-à-vis de l'ouvrage et de soi-même, sans faire attention aux opinions du public, si intéressantes soient-elles. Tout créateur « recherche », -- mais recherche par rapport à ses possibilités et à celles de son travail choisi, médité, programmé, comme on dit, selon la nature des choses. Même le musicien exécutant et l'acteur, qui travaillent sur un ouvrage déjà composé et qui doivent plaire s'ils veulent vivre, n'ont pas à faire des acrobaties et des pitreries, en un mot n'ont pas à sortir du texte pour trouver le succès ; ils l'interprètent tout en le respectant, et l'on suppose que leur public sera assez averti, assez fin, pour comprendre et apprécier leur jeu.
Tant pour la création que l'interprétation, une importante information est aussi nécessaire qu'une grande pratique. L'ignorance des causes et des moyens n'ajoute rien à l'œuvre, au contraire ! et qu'on ne vienne pas me dire que la spontanéité soit le résultat d'un manque de savoir, car à ce compte les espontaneos, dans la corrida, feraient mieux que les toreros professionnels ? Les dessins d'enfants, que tant admirent les psychologues, sont rarement « intéressants », et quand ils le sont c'est par un heureux hasard. On reconnaît très bien, dans les grottes préhistoriques, les peintures de main de maître de celles, tout à côté, qui ont été faites par le petit garçon. (Mais le petit garçon, s'il persévère, aura très tôt la connaissance du métier et donc les moyens de s'exprimer.) Au temps de la marine en bois et à voiles il n'était pas rare de voir des capitaines de 26 et même 24 ans qui, embarqués à 12 ou 14 ans comme mousses, acquéraient en 10 ans de navigation les aptitudes nécessaires et suffisantes. Tout cela signifie qu'il faut dans tout métier un apprentissage, et dans la vie, un apprentissage de la vie.
Naguère la mode était de laisser les bébés se débrouiller seuls. L'idée partait d'un bon sentiment, le respect des libertés, mais, quelles libertés ? L'un de nos amis et sa femme en firent le cuisant essai sur leurs deux enfants. Ils les laissaient jouer avec les allumettes et monter à quatre pattes sur la table pendant le repas.
111:294
A dix ans ils y montaient encore, debout et trépignants. Maintenant on donne ici, à la télévision, un cours de pédagogie à l'usage des parents et des professeurs, très bien fait ce me semble, malgré une terminologie hors de ma portée : on dirait un cours d'électronique, comme le type qui, croyant prendre à la radio sa classe de gymnastique était tombé sur celle de tricot. Enfin la télévision est une salade parce que, à côté de la pédagogie, les enfants voient le reste, films de terreur, de science-fiction, de guerre, d'amour (il y a même un cours de « sexologie » fait par une femme réellement satanique). Quant aux informations, elles sont si nombreuses, sur tout et n'importe quoi, que le bon public s'imagine qu'il sait ; mais elles sont si rapides, succinctes, fugitives, que le bon public n'apprend rien.
Mais hélas ! l'ignorant n'est pas limité dans son ignorance, il continue, il s'obstine, il rajoute des épices dans sa nourriture et présente son œuvre avec orgueil. Nous voilà loin des héros cornéliens et même de l'artisan patient et habile pour qui la forge n'avait pas de secret et qui me disait : « tu vois, mon gars, pour tremper la lame de ce couteau il faut être un petit homme » (c'était une lame épaisse que j'emmanchai d'une dent de cachalot) mais pour moi le forgeron était un grand homme, allez !
\*\*\*
L'âge et toutes les indigestions jointes à une bêtise congénitale ont fait de votre serviteur un homme apolitique, incapable de choisir un parti, sans conscience collective, inutile dans le syndicat des peintres, en un mot, un ignorant. C'est par là que j'aurais dû commencer : une confession générale et publique. Je sens que la générosité telle que nous la présentons, Corneille, Laffly et moi, ne sera pas comprise, admise.
112:294
J'eusse dû poser le généreux comme un idiot, l'ignorant comme une victime et la société non comme une salade mais comme un morceau de résistance fait de « causes » et de « partisans », les uns étant la sauce des autres. Or ce n'est pas de ma boutique. Ma petite cuisine n'atteint pas le cheptel, Bêêê à chacun sa chanson ; faudrait-il qu'on gazouille ?
Bernard Bouts.
113:294
La pensée politique d'Henri Charlier
Se réformer ou périr (III)
La barbarie autrefois et aujourd'hui.
\[cf. It 4, p. 30\]
129:294
### Jerzy Popieluszko
*Martyr de la tradition polonaise*
par Yves Daoudal
POUR CANONISER un confesseur de la foi, l'Église exige des miracles dûment authentifiés. Pour canoniser un martyr nul besoin de miracle. Se conformer au Christ jusqu'à donner son sang pour lui, comme lui, est un miracle insurpassable, un acte qui dépasse infiniment les possibilités humaines et prouve une exceptionnelle conformité à la grâce. Cela n'empêche évidemment pas que de nombreux miracles éclatent fréquemment sur les tombes des martyrs.
Le dernier martyr en date de l'histoire de Pologne est l'abbé Jerzy Popieluszko. Cela dit sans aucunement préjuger d'une éventuelle future décision de l'Église.
130:294
Il s'en faut d'ailleurs de beaucoup que tous les martyrs, au sens de témoins du Christ tués en raison de ce témoignage, soient canonisés et donc officiellement et infailliblement proclamés martyrs. Reste que le peuple polonais (vox populi, vox Dei) a déjà canonisé le père Jerzy, établissant même une audacieuse analogie avec son saint patron : *Saint Georges, tu nous aideras à terrasser le dragon rouge,* pouvait-on lire sur une banderole lors de l'enterrement du prêtre.
Les jours qui ont suivi la découverte du corps torturé de Jerzy Popieluszko, et le jour de son enterrement, a eu lieu un très grand miracle, dont on n'a pas assez mesuré l'importance. Quels que soient les responsables de cet effroyable assassinat -- le pouvoir à son plus haut niveau, des responsables du ministère de l'intérieur, ou plus probablement Moscou court-ciruitant Jaruzelski -- ces responsables escomptaient selon toute vraisemblance que l'assassinat du père Jerzy provoquerait de terribles émeutes. Lesquelles seraient noyées dans le sang, ce qui permettrait de resserrer l'esclavage d'un cran en imposant la paix des cimetières. C'est pourquoi le prêtre fut à ce point atrocement torturé : il fallait exciter la colère du peuple catholique.
Or il n'y a pas eu d'émeutes. Pas la moindre révolte. Pas le moindre mouvement de colère. Quand on sait la popularité dont jouissait le père Jerzy, quand on sait qu'il y avait à son enterrement *cinq cent mille Polonais* au cœur déchiré, sans compter les provocateurs, cela est proprement *invraisemblable.* Or cela *est.* Il s'agit véritablement d'un miracle. D'un grand miracle. Le peuple polonais s'est élevé à un degré de « responsabilité » tel qu'il suppose une sorte de sainteté collective.
Renversement de la perspective. Au lieu d'être écrasé par la répression qui aurait suivi une révolte, le peuple polonais a acquis une *force* extraordinaire. Jamais peut-être dans l'histoire on n'aura vu avec autant d'évidence un *peuple souverain.* Non au sens démocratique mais au sens chrétien. Celui qui résulte de la royauté du Christ dont est revêtu tout baptisé. C'est vous qui êtes le roi de France, disait saint Louis à ses chevaliers devant Damiette.
131:294
Le peuple de Pologne s'est manifesté roi de Pologne aux yeux de tous depuis le martyre de l'abbé Popieluszko. Le pouvoir communiste, le pouvoir soviétique, de Varsovie à Moscou, en a été ébranlé beaucoup plus profondément que ne le laissent voir les trompeuses apparences. Saint Jerzy a bel et bien commencé à aider les Polonais à terrasser le dragon rouge.
Sans vouloir aucunement sous-estimer l'influence de la tradition polonaise, l'influence de l'Église et particulièrement du cardinal Wyszynski, l'influence de Lech Walesa et de l'expérience de Solidarité, il y a lieu néanmoins d'insister aussi sur l'influence du père Jerzy, principalement par ses messes pour la patrie, qu'il célébra et anima pendant près de trois ans et qui furent la cause de son assassinat.
Du reste Jerzy Popieluszko était un pur produit de la tradition polonaise. Ordonné par Mgr Wyszynski lui-même, il fut désigné par le même Wyszynski, qui avait une totale confiance en lui et avait discerné son exceptionnel charisme, comme aumônier des aciéries de Varsovie au moment des grandes grèves de l'été 1980. Il faut lire le sobre et émouvant récit qu'il fit de son arrivée aux aciéries lorsqu'il vint y célébrer la messe. ([^46]) En voici un extrait : « Aux portes de l'aciérie, j'ai eu mon premier grand choc. Une foule dense m'y attendait, souriante et en pleurs en même temps. On m'a applaudi et j'ai cru un instant qu'une célébrité marchait derrière moi. Mais non, ces applaudissements m'étaient bien destinés, à moi, premier prêtre à avoir jamais franchi le portail de l'aciérie. Je me suis dit alors qu'on ovationnait ainsi l'Église qui depuis trente ans avait frappé aux portes des usines. »
En octobre 1980, Mgr Bogucki, le curé de Saint-Stanislas-Kostka, paroisse où l'abbé Popieluszko est vicaire, décide d'organiser chaque dernier dimanche du mois une messe pour la patrie, dans le droit fil des traditionnelles prières pour la patrie qui ont eu tellement d'importance dans l'histoire de la Pologne (notamment dans la lutte contre l'occupant russe...). Après la proclamation de l'état de guerre (décembre 1981), Mgr Bogucki confie ces messes à son jeune vicaire.
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Chaque dernier dimanche du mois, ce sont des milliers de personnes qui vont se retrouver à Saint-Stanislas-Kostka. Ils ont beau se presser dans l'église, tout le monde ne peut y entrer. Et inlassablement le père Jerzy rappelle le sens de ces messes. « D'abord nous participons activement à la sainte messe pour prier avec la plus grande ferveur et pour supplier Dieu d'avoir pitié de notre patrie. Ensuite nous nous comportons calmement et dignement dans l'église, mais aussi en dehors d'elle. Écoutons les recommandations du service d'ordre qui porte sur la poitrine des insignes de Notre-Dame de Czestochowa tenant l'enfant Jésus. N'écoutons pas ceux qui porteraient d'autres insignes. Nous n'élèverons pas de cris, nous n'entonnerons pas de chants en dehors de l'église après la fin de la sainte messe. Il n'y aura pas de manifestation, nous n'écouterons pas les provocateurs. Si nous sommes agressés, quels que soient les agresseurs, nous n'y répondrons pas. Soyons insensibles comme des pierres à tout signe extérieur de désordre... »
Ou ceci, qui est au cœur de notre propos : « Je remercie chaleureusement tous ceux qui ont participé aux funérailles du regretté Grzegorz Przemyk (étudiant torturé à mort par la milice). Merci de votre silence de solidarité qui était plus parlant que des cris et des chants. Vous avez démontré une fois de plus que ce ne sont pas les citoyens de Varsovie, même réunis en très grand nombre, qui provoquent des affrontements dans les rues. La source des inquiétudes, des affrontements, est indubitablement à chercher ailleurs. » Dix-sept mois plus tard, les Polonais montraient à quel point ils avaient compris l'enseignement du prêtre. Pour Grzegorz Przemyk, il y avait eu 60.000 personnes. Pour Jerzy Popieluszko, il y en eut 500.000, dans un recueillement encore plus impressionnant.
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Que l'on ne s'y trompe pas. L'audience du père Jerzy était loin d'être limitée aux assistants, même nombreux, de ses messes. Ses propos étaient enregistrés sur cassettes et circulaient dans tout le pays. Ils étaient également imprimés et répercutés par de nombreuses publications clandestines. C'est donc quasiment toute la Pologne catholique que touchait l'abbé Popieluszko, comme il convient d'ailleurs à des messes *pour la patrie.* Cela donne la mesure de son martyre. Le jeune prêtre à visage d'adolescent, fragile et maladif, était le fer de lance de la chrétienté polonaise. (Comme d'habitude, la force de Dieu s'accomplit dans la faiblesse -- 2 Corinthiens, 12, 9.) Les communistes ne se sont pas trompés de cible.
Lui non plus ne se trompait pas de cible. Il faudrait citer en entier sa prodigieuse homélie de mai 1983, qui restera comme un des grands textes de la tradition polonaise. Le mois de mai étant le mois de Marie, le père Jerzy commence par évoquer comment la Sainte Vierge est reine de Pologne et mère des Polonais, depuis... la phrase de Notre-Seigneur crucifié à saint Jean (voici ta mère) et en passant par tous les grands événements de l'histoire de Pologne marqués du sceau marial : le baptême de la Pologne, la fondation du monastère de Czestochowa, la bataille de Grünewald, la défense de Czestochowa pendant le « déluge suédois », la lutte de Sobieski contre les Turcs, le miracle de la Vistule le 15 août 1920 (défaite de l'armée rouge), le combat du cardinal Wyszynski contre l'athéisme communiste. « Tu étais là et Tu as vaincu, Toi notre Reine. Mais Tu étais là aussi et Tu souffrais, Toi notre Mère. »
Et en cette messe qui fait suite aux terribles meurtriers incidents du 1^er^ et du 3 mai, et de l'assassinat de Grzegorz Przemyk, l'abbé Popieluszko poursuit : « Aujourd'hui Tu es pour nous plus Mère que Reine. Car aujourd'hui, nous avons plus que jamais besoin d'une mère. D'une Mère qui comprend tout, qui essuie toute larme et qui console toute peine, qui nous garde de perdre l'espérance. Or notre espérance est souvent menacée quand nous voyons le prince du mal revenir en force sur nos terres polonaises. (...)
134:294
*Satan, que Tu écrases de Ton pied, comme pris dans les convulsions de l'agonie -- oh, que ce soit sa dernière agonie ! -- nous inflige de nouvelles souffrances par ses serviteurs.* Dès le premier jour, le mois de mai de cette année est devenu à Varsovie le temps du règne de Satan, sous la forme de la contrainte, des manifestations de force et de haine, du déferlement des mensonges et des diffamations. Il ne lui a pas suffi d'emprisonner pendant quarante-huit heures beaucoup de nos frères et sœurs pour qu'ils ne puissent pas, par leur liberté, par leur droiture de pensée, troubler l'atmosphère de la fête ouvrière.
« Il ne lui a pas suffi de faire venir sur la place du Château, marquée du sang héroïque de nos pères, des canons à eau et des régiments motorisés, armés d'une haine mercenaire artificiellement attisée.
« Le soir du 3 mai, il est allé jusqu'à faire attaquer, par une bande de sbires, le cloître des sœurs franciscaines (...).
« Mais tout cela ne suffisait pas encore à Satan. Il a osé perpétrer un crime d'une telle horreur que tout Varsovie est devenu muet d'effroi. Il a brisé le fil d'une jeune vie innocente. De manière bestiale, il a privé une mère de son fils unique. (...) Malheur aux Caïn qui versent le sang fraternel, le sang innocent d'Abel. Car le sang d'Abel réclame justice à Dieu lui-même (...).
« Tu sais, Mère, qu'on ne doit pas malmener une nation qui a tant souffert au cours des siècles, qui a remporté tant de victoires, qui a tant apporté à la culture européenne et mondiale, qui a donné et donne toujours au monde tant de personnes magnifiques ; cette nation qui vient de donner un pape au monde, un pape qui émerveille le monde. Une telle nation ne pourra être mise à genoux par la contrainte d'aucune force satanique. Cette nation a démontré qu'elle ne plie les genoux que devant Dieu. Et c'est pourquoi nous sommes confiants que Dieu lui-même encouragera notre nation. »
135:294
Nous avons là, de façon paroxystique, un résumé de toutes les homélies de Jerzy Popieluszko. Il est rare qu'il s'en prenne aussi précisément aux « serviteurs de Satan » qui tentent de régner sur la Pologne. Le prêtre se défend de « faire de la politique » -- de fait en évoquant Satan il dépasse de très loin le niveau « politique » -- et après un autre long réquisitoire contre les méthodes gouvernementales il s'exclame : « Ce que je dis là, ce n'est pas une ingérence dans la politique. Il s'agit simplement de la souffrance d'un père de famille nombreuse, soucieux du bien-être des siens. »
En revanche le rappel des événements de l'histoire polonaise est constant. Et il s'agit toujours de l'histoire vue avec le regard de la foi, de l'histoire mystique de la nation. Cet état d'esprit quasiment « moyenâgeux » (et qui est seulement *normal*) a de quoi surprendre beaucoup de « catholiques » français d'aujourd'hui. On sait ce que nos évêques et nos prêtres ont fait par exemple du vœu de Louis XIII et de la fête de sainte Jeanne d'Arc. En Pologne il y aurait *partout* d'immenses processions le 15 août et le deuxième dimanche de mai. Les Polonais qui ont lu ma petite histoire de Pologne s'y sont *reconnus,* et leur émotion est le plus bel éloge que je pouvais recevoir. Si j'écrivais une petite histoire de France dans le même esprit, je ne recevrais que des sarcasmes (du reste les sarcasmes affleuraient déjà dans la brève recension de mon livre parue dans *Valeurs actuelles*)*.* Seuls les « traditionalistes » comprendraient mon propos. Tandis que le peuple polonais a la tradition dans le sang, globalement et sans se poser de questions. (Ce qui n'est pas sans danger lorsque des orientations ambiguës sont imposées d'en haut -- c'est-à-dire de Rome -- et ne sont pas perçues comme telles, par confiance aveugle. Ainsi la nouvelle messe a-t-elle été adoptée par tous, parce qu'interprétée de façon traditionnelle, et personne ne se préoccupe de ses défauts. Il est vrai que lorsque le nouveau rite sera amendé -- ou disparaîtra, les Polonais ne feront pas plus de difficultés...)
Il n'est pas possible ici d'évoquer tous les événements et tous les hommes que faisait surgir l'abbé Popieluszko au cours de ses messes. En ce qui concerne les événements, il est stupéfiant de voir à quel point ils sont considérés d'un point de vue traditionnel. Ainsi toutes les oppressions passées sont-elles superposées, et par transparence elles évoquent toutes toute l'oppression actuelle, comme dans les prophéties bibliques plusieurs événements futurs sont superposés et réunis en un seul texte.
136:294
En ce qui concerne les hommes, l'abbé Popieluszko rétablit des vérités souvent défigurées. Ainsi par exemple entend-on dire que l'insurrection de 1863 (contre les Russes) fut dirigée par la franc-maçonnerie. Or le père Jerzy cite ces phrases du chef de l'insurrection, le général Traugutt : « Le soldat polonais devrait être un véritable soldat du Christ ; il devrait répandre partout la pureté des mœurs et la vertu immaculée, et non l'anarchie et la démoralisation » (lettre au général Bozak). « Le seul but de notre insurrection est le recouvrement de l'indépendance et l'établissement dans notre pays d'un ordre fondé sur l'amour chrétien, sur le respect des lois et de toute justice » (devant la Commission militaire russe). « Seules une confiance illimitée dans la Providence et une foi inamovible dans le caractère sacré de notre cause m'ont donné la force et le courage d'accepter dans ces conditions le pouvoir en péril. Je me souvenais de ce que le pouvoir est un acte de sacrifice et non d'ambition. » « Moscou comprend qu'elle ne viendra pas à bout de la Pologne catholique ; c'est pourquoi Moscou exerce sa fureur sur les pasteurs de nos âmes (lettre à Pie IX). Et le cardinal Wyszynski a dit de lui : « Il nous a appris à joindre l'amour de la patrie à l'amour de Dieu. »
Et tel était très exactement le propos des messes pour la patrie du père Jerzy : « La sainte messe est la forme de prière la plus parfaite que les fidèles adressent à Dieu, Père des nations et des peuples. Par notre prière, nous voulons servir Dieu et les gens. Nous voulons unir Dieu aux problèmes difficiles et douloureux de notre patrie. »
Une des particularités de ces messes était que des acteurs de renom y participaient et y disaient des poèmes. Des poèmes où sont mêlés justement l'amour de la patrie et l'amour de Dieu, des poèmes patriotiques de très haute tenue, de grands poètes polonais ou d'auteurs anonymes anciens ou contemporains.
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« *Ô peuple de Pologne* *! La plus sainte parmi les saints te sauvera,*
*Elle te relèvera de la vallée profonde de tes larmes.*
*Ta terre est brune et frappée du glaive*
*Comme le visage de la Très Sainte Madone de Jasna Gora.* »
(*Léopold Staff*)
La balafre que l'on voit sur la joue de la Mère de Dieu, sur l'icône de Czestochowa, est la reproduction de celle que lui avaient infligée des pillards en 1430. Tout naturellement cette blessure est devenue symbole des blessures infligées à la Pologne par ses ennemis. Cette fécondité des symboles est aussi un signe d'une vision traditionnelle de l'histoire. Il n'est pas jusqu'aux armes de la Pologne qui ne permettent un enseignement : « Vous devez avoir en vous quelque chose de semblable à des aigles. Un cœur d'aigle et un regard d'aigle, comme disait le regretté primat. Vous devez tremper votre âme et l'élever très haut, pour pouvoir, tels les aigles, survoler toute la volaille, en marche vers l'avenir de notre patrie. Ce n'est qu'en ressemblant à des aigles que vous pourrez affronter les vents, les orages et les tempêtes de l'Histoire, sans vous laisser mener à l'esclavage. Souvenez-vous en ! Les aigles sont des oiseaux libres, parce qu'ils volent haut dans le ciel et ne se vautrent pas à terre. »
\*\*\*
Le royaume de Satan, dit le père Jerzy, c'est le royaume du mensonge, de la haine et de la peur. Pour le détruire il faut donc se servir des armes de la vérité, de l'amour et du courage. Ces antithèses reviennent constamment au cours des homélies. Et l'on notera l'insistance de l'abbé Popieluszko -- après tant d'autres -- sur le mensonge comme première caractéristique du pouvoir communiste. Comme le chrétien sait qui est « le père du mensonge », il sait par conséquent qui est le maître des gouvernants communistes.
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L'antithèse mensonge-vérité appelle une autre antithèse : esclavage-liberté. « L'esclavage pour nous consiste justement en ceci : que nous nous soumettions au règne du mensonge chaque jour. Nous ne protestons pas, nous nous taisons, ou bien nous faisons semblant d'y croire. Alors nous vivons dans le mensonge. Le témoignage courageux de la vérité est un chemin qui mène directement à la liberté. L'homme qui témoigne de la vérité est un homme libre même dans des conditions extérieures d'esclavage, même dans un camp, dans une prison. Si, dans la situation présente, la majorité des Polonais entrait dans le chemin de la vérité, nous serions devenus dès maintenant une nation libre dans l'âme. Et la liberté extérieure ou politique viendrait tôt ou tard, comme conséquence de cette liberté de l'âme, de cette fidélité à la vérité. »
« La vérité est toujours liée à l'amour, et l'amour est exigeant, l'amour véritable requiert des sacrifices, aussi la vérité, elle aussi, doit coûter. La vérité qui ne coûte rien est mensonge. »
« Si la vérité devient pour nous une valeur pour laquelle nous acceptons de souffrir, de prendre des risques, alors nous surmonterons la peur qui est la cause directe de notre esclavage. »
« Il convient d'avoir peur seulement de trahir le Christ contre quelques deniers de tranquillité stérile. »
Tout cela peut paraître un peu abstrait à nos yeux. Pour les auditeurs du père Jerzy c'était terriblement concret. Accepter de souffrir pour servir la vérité, c'est en Pologne risquer de perdre son emploi, de se retrouver en prison,... de perdre la vie, comme le prêtre en a donné lui-même l'exemple. Et par sa mort il a magnifiquement illustré ce qu'il disait le dimanche des Rameaux 1983 : « Pour vous, frères, qui éprouvez en vos cœurs une haine de mercenaires, que ce soit le temps de réfléchir au fait que la force ne peut vaincre, même si elle peut triompher quelque temps. Nous en avons la meilleure preuve au pied de la Croix du Christ. Là-bas aussi, il y avait la contrainte, il y avait la haine de la Vérité. Mais la force et la haine ont été vaincues par l'amour actif du Christ. » Vaincre la haine par l'amour, le mal par le bien, ce fut aussi le thème de son tout dernier sermon, prononcé quelques heures avant sa mort.
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A ces notions s'ajoute celle de *justice.* « Plus il y a en l'homme de vérité et d'amour, plus il y a de justice. » En juin 1984, le père Jerzy présente saint Jean-Baptiste comme le modèle de l'homme juste, à qui l'amour de la vérité donne le courage de dénoncer les mauvaises actions commises par le roi. L'homélie est ensuite le catalogue des injustices fondamentales que le pouvoir communiste athée fait souffrir à la société polonaise. Mais il est vain de dénoncer l'injustice si nous ne sommes pas justes nous-mêmes dans ce qui dépend de nous, dans notre famille et dans notre entourage. « Car c'est souvent notre passivité morale qui est à l'origine de l'injustice. C'est uniquement en nous rappelant les paroles de Jésus-Christ -- notre justice doit être plus grande que celle des scribes et des pharisiens -- que nous pourrons accepter la parole des Béatitudes Bienheureux les assoiffés et les affamés de justice, car ils seront rassasiés. »
La première des injustices, ou plus exactement l'injustice première, primordiale, principe des autres injustices, c'est de vouloir supprimer Dieu de la vie nationale, faire de la *Polonia semper fidelis* une société athée. « Pour un chrétien, être conscient que Dieu est la source même de la justice est essentiel. » C'est pourquoi, lorsqu'il évoque les causes de l'avilissement et de la dégradation de l'homme par le travail en Pologne (alors que le travail doit anoblir l'homme) le père Jerzy, qui vient de citer l'encyclique *Quadragesimo anno* de Pie XI, commence par l'absence de Dieu. « Pendant des dizaines d'années, systématiquement, à tout prix et officiellement, on a voulu exclure Dieu de la transformation sociale et économique. (...) L'homme travaillant durement sans Dieu, sans prière, sans idéal, sera comme un oiseau à une aile, collé à la terre. Il ne saura s'élever et voir les plus hautes possibilités, le sens le plus grand de l'existence terrestre. Il tournera autour de son bec comme l'oiseau blessé. » (La lutte contre Dieu est une lutte contre la dignité humaine, car cette dignité est celle d'enfants de Dieu, dira le prêtre dans une autre homélie.) Suit une longue citation d'un livre du cardinal Wyszynski : *La sacralisation du travail professionnel.*
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De même l'abbé Popieluszko revient sans cesse sur le scandale de l'école sans Dieu. Sans cesse il exige le rétablissement d'une école chrétienne, nécessaire à la nation. Car déchristianiser, c'est dépoloniser. Nos évêques, et surtout les chefs timorés des associations de parents d'élèves de l'école « libre » devraient en prendre de la graine. « Dans la nation polonaise, l'éducation chrétienne a été liée à l'histoire de la patrie et elle a exercé une influence dans pratiquement tous les domaines de sa vie. Il n'est pas permis de nous couper dans l'éducation actuelle de ce qui a été polonais au cours d'un millénaire. (...) Pour son travail, l'école éducatrice devrait dépendre des parents, car les enfants appartiennent aux parents. Ce n'est pas l'État, mais les mères qui mettent au monde les enfants. Pour cette raison l'école ne doit pas détruire dans l'âme des enfants les valeurs que la famille leur enseigne. » Rappelons tout de même qu'il s'agit là de déclarations faites dans un pays communiste, au moment où des écoliers (à Garwolin) se battaient pour le maintien des crucifix *dans les salles de classe des écoles d'État --* un des acquis de Solidarité.
D'où quelques remarques cinglantes du père Jerzy, dont voici le plus bel exemple : « Dans la Pologne d'après guerre, on a décidé que Dieu et l'Évangile n'auraient plus leur place dans la vie de la nation, notamment que la jeune génération serait élevée sans Dieu... Mais on a oublié que Dieu n'était pas tenu de se soumettre à des décrets quelconques... »
Quand on voit cette insistance du saint prêtre, on comprend pourquoi sa première « messe pour la patrie » commençait par un cantique en l'honneur du Christ-Roi, dont voici deux superbes strophes :
*De tous les temples, maisons et champs,*
*s'élèvera l'hymne sublime :*
*Vive Jésus-Christ Roi*
*dans la couronne de gloire éternelle.*
141:294
*La trompette sonnera, vive Marie*
*Et Dieu nous aidera.*
*Voici : nous jurons, la main haute,*
*fils et filles de Pologne,*
*le Sauveur et sa Croix témoigneront*
*ainsi que la reine de Jasna Gora.*
*Nous ne connaîtrons pas de repos, tant que l'ennemi ne s'enfuie.*
*Et Dieu nous aidera.*
\*\*\*
Enfin on ne peut passer sous silence que toutes ces messes sont frappées du sceau de Solidarité. A chacune d'entre elles, on prie pour les membres de Solidarité arrêtés, internés, pour ceux qui ont perdu la vie ou la santé dans le combat syndical. Un syndicat dissous, mais qui continue de vivre intensément dans le cœur des Polonais. Tous les anniversaires de Solidarité sont célébrés par le père Jerzy, qui rappelle ces propos du cardinal Wyszynski : « En quelques mois Solidarité a fait plus que n'aurait pu le faire la meilleure des politiques. » Que les détracteurs de Solidarité qui sont aussi admirateurs du défunt primat réfléchissent sur ces quelques mots.
Des moments particulièrement solennels sont les anniversaires de la consécration des drapeaux de Solidarité : le drapeau du syndicat des travailleurs de l'usine d'automobiles FSO, frappé de l'effigie de saint Christophe, ou le drapeau bleu et blanc des sidérurgistes frappé de l'effigie de saint Florian et de cette devise : Dieu, Honneur, Patrie, Foi et Solidarité. Magnifiques manifestations de chrétienté, triomphe du symbolisme chrétien, au cœur même de cette sidérurgie qui est le symbole infernal de la puissance communiste, condamné à exploser de l'intérieur par la lumière de la Transfiguration.
La messe d'août 1983 est celle du troisième anniversaire de la création du syndicat, « une des tentatives de faire renaître notre patrie ». L'évocation de la vie de Solidarité par le jeune prêtre est admirable :
142:294
« Cette Solidarité est née du souci pour le pays natal, dans la douleur et l'inquiétude des cœurs, dans l'incertitude des lendemains, dans l'effort physique et spirituel. Nous étions agenouillés, le rosaire à la main devant des autels improvisés, des chants patriotiques et religieux aux lèvres. La Solidarité est née dans un élan patriotique des ouvriers soutenus par les intellectuels et les milieux culturels. Rapidement la Solidarité s'est ramifiée et fortifiée, tel un arbre puissant. Aujourd'hui ses branches sont sciées, sa couronne coupée, mais ses racines restent profondes. Des racines d'autant plus solides qu'elles plongent dans les cœurs et les esprits des hommes. C'est pourquoi la Solidarité continuera de se ramifier, elle rappellera au monde qu'elle est, qu'elle existe, qu'elle vit. »
A la fin de cette homélie, l'abbé Popieluszko explique dans quel sens on doit entendre le mot « solidarité », ou plutôt quels sont tous les aspects de la solidarité. A tout moment le mot se confond avec le nom du syndicat. Au sommet de l'échelle des significations, la Solidarité, « c'est l'esprit de millions de Polonais, esprit d'autant plus fort qu'il découle de la source de tout espoir, je veux dire Dieu » ... « c'est la défense de la dignité d'enfant de Dieu » ... « c'est le maintien de la liberté intérieure ».
Il ne s'agit pas là de vœux pieux ou de rêveries d'une imagination sacerdotale. De temps à autre, le père Jerzy cite des lettres d'internés. Par exemple ce message qui lui parvient du camp de Bialoleka : « En ce jour de la Nativité du Seigneur, nous sommes particulièrement proches de toute la communauté humaine solidaire. En dépit de la séparation, nos cœurs et nos pensées sont présents parmi vous, et nous participons à cette sainte messe et à cette prière commune qui monte vers Dieu pour le bonheur de tous dans notre Patrie. Contrairement à notre désir, nos corps demeurent séparés de vous, mais nous sommes avec vous en esprit, l'esprit de solidarité dans le désir de servir le bien et de combattre le mal. Ainsi Dieu nous aidera-t-il. »
143:294
Ou celui-ci, envoyé par un prisonnier de Rakowiecka à sa femme : « ...Ne t'en fais pas pour moi. Sache que je suis capable d'endurer tout ce qu'il faudra. Je te prie de garder une foi infaillible en la protection divine, et de te comporter toujours en être humain digne et en Polonaise. Fais preuve de courage, prie pour la cause et pour moi, prie Notre-Dame de Czestochowa. »
Solidarité, c'est cela aussi, c'est cela d'abord.
\*\*\*
Comment conclure, sinon par le rapprochement (immédiatement réalisé par le peuple polonais, non seulement en pensée, mais déjà en image) entre le père Jerzy et saint Maximilien Kolbe ? Par une « coïncidence » qui n'est que l'effet de la Providence, l'abbé Popieluszko put célébrer en octobre 1982 la canonisation du père Kolbe : « Ce mois, consacré à Notre-Dame du Rosaire, a connu aussi un événement heureux. Un des fils de notre Patrie a été admis dans le cortège des saints martyrs. Nous avons un patron de la Pologne souffrante. »
L' « actualité » du martyre du père Kolbe n'était pas difficile à souligner, en ces temps noirs où tant de militants de Solidarité se trouvaient dans des camps de concentration.
« Nous avons vraiment besoin de toi, saint Maximilien, comme modèle de l'homme qui ne se soumet pas à la peur, qui ne se laisse pas effrayer. Comme saint que nous pouvons invoquer comme le Patron de la Pologne souffrante. Car lequel des saints pourrait supplier plus que toi pour sa Nation aujourd'hui esclave ? Toi, qui as été battu et malmené. Toi qui as vu tes frères effrayés en prison avec toi, puis dans le camp et dans le bunker de la faim. Toi, qui as été enfermé dans un camp sans jugement, uniquement parce que tu étais un fils aimant la Patrie et la Vérité. Toi qui as accepté la souffrance et la mort à la place d'autrui. »
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Le martyr d'Auschwitz, achevé par une piqûre d'acide après avoir souffert les atroces tortures de la soif, attendait déjà le martyr de Torun, torturé par les serviteurs de Satan qui ont remplacé sur la terre martyre de Pologne ceux des années de guerre. Aujourd'hui l'humble géant de la doctrine mariale et de la spiritualité franciscaine et l'humble vicaire de la tradition polonaise sont réunis dans la Solidarité suprême qui s'appelle communion des saints dans la lumière de la gloire. Qu'ils intercèdent pour leur patrie terrestre, et qu'ils ne nous oublient pas nous non plus, nous autres pauvres chrétiens de France !
Yves Daoudal.
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A propos du onzième centenaire\
de saint Méthode
### Le latin et le slavon
par Jean Crété
NOUS CÉLÉBRONS en cette année 1985 le onzième centenaire de la mort de saint Méthode. Son œuvre est inséparable de celle de son frère saint Cyrille. Nous consacrons donc cet article aux deux frères.
Les populations slaves avaient été évangélisées dès leur arrivée dans les Balkans. En 864, le roi Boris de Bulgarie s'était converti ; et se méfiant, à juste titre, de l'empire grec, il s'était adressé directement au pape, saint Nicolas le Grand, qui lui adressa les *Responsa Nicolai ad Bulgaros.* La Bulgarie fut malheureusement annexée à l'empire grec avant la fin du siècle.
Les frères Constantin et Méthode étaient d'une famille noble de Thessalonique. Constantin fut, par la suite, surnommé Cyrille ; nous le désignerons donc sous ce nom. Les deux frères reçurent une éducation très soignée. Tous deux embrassèrent la vie monastique et devinrent prêtres. L'impératrice Théodora envoya Cyrille en Chersonèse ; il y fit de nombreuses conversions et en rapporta les reliques du pape saint Clément I^er^.
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Il rejoignit son frère au monastère de Polvchrone à Constantinople. C'était la triste époque du schisme de Photius. Les deux frères n'eurent aucun rapport avec le patriarche schismatique et ce fut très probablement pour le fuir qu'ils acceptèrent l'offre du prince de Moravie, Ratislas, de venir s'établir dans ce pays. Ils y trouvèrent une situation très particulière. La Moravie était en partie chrétienne, mais avec des évêques allemands, mal acceptés : l'antagonisme entre Allemands et Slaves, qui devait se perpétuer jusqu'à nos jours, s'y manifestait déjà.
Cyrille et Méthode entreprirent à la fois d'évangéliser les païens et de donner son autonomie à l'Église de Moravie. C'est dire que leur œuvre apostolique se doubla d'une œuvre politique et, comme on dirait aujourd'hui, « culturelle ». Faute de littérature écrite, la langue slave primitive, le staroslave, était mal connue ; les langues populaires se différenciaient, mais étaient encore assez proches les unes des autres : saint Cyrille en tira le *slavon,* langue littéraire mais assez proche des langues populaires pour être comprise. Il inventa un alphabet nouveau, qui porte son nom, l'alphabet cyrillien ou cyrillique.
C'est là qu'on remarque le souci de saint Cyrille de donner aux Slaves une civilisation propre ; car les langues slaves peuvent très bien s'écrire et la plupart s'écrivent en caractères latins. De nos jours, le polonais, le lithuanien, le tchèque, le slovaque s'écrivent en caractères latins ; le russe, l'ukrainien, le bulgare en caractères cyrilliques ; le serbo-croate est écrit en caractères cyrilliques par les Serbes, en caractères latins par les Croates et les Slovènes. Saint Cyrille traduisit la Bible en slavon. Et, chose beaucoup plus grave, lui et son frère, prêtres de rite grec, mais qui avaient adopté le rite latin à leur arrivée en Moravie, se mirent sans aucune autorisation à célébrer la messe et la liturgie entière en slavon. Cette initiative souleva une émotion considérable. Le pape saint Nicolas leur interdit de célébrer en slavon et les convoqua à Rome. Cyrille et Méthode partirent pour Rome en 867, emportant avec eux les reliques de saint Clément. Saint Nicolas I^er^ mourut avant leur arrivée à Rome. Son successeur Hadrien II les reçut avec honneur ; les reliques de saint Clément furent accueillies par une grande procession. Sur l'usage du slavon en liturgie, Hadrien II, d'abord peu favorable, se laissa convaincre par les arguments des saints Cyrille et Méthode. Il décida de sacrer saint Cyrille évêque, mais celui-ci mourut à Rome sans avoir été sacré.
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Saint Méthode repartit pour la Moravie ; mais il étendit son apostolat aux Bulgares, aux Pannoniens et aux Dalmates, ainsi qu'à la Carinthie. Après la mort d'Hadrien II en 872, la question du slavon fut de nouveau soulevée, et le nouveau pape Jean VIII convoqua saint Méthode à Rome. Il le reçut avec bienveillance, le sacra archevêque de Sirmium et lui renouvela le privilège d'user du slavon en liturgie. Saint Méthode revint en Moravie, mais exerça aussi son apostolat en Bohème et en Pologne. On lui attribue la fondation des évêchés de Léopol et de Kiev, mais ce n'est pas historiquement certain. Saint Méthode revint en Moravie et y mourut le 6 avril 885.
C'est seulement pour le millénaire de sa mort, en 1885, que Léon XIII introduisit la fête des saints Cyrille et Méthode dans le calendrier romain, à la date du 5 juillet, puis du 7 lorsque, en 1897, fut introduite la fête de saint Antoine-Marie Zaccaria. Dans le calendrier de Paul VI, leur fête est au 14 février, et Jean-Paul II les a déclarés co-patrons de l'Europe.
\*\*\*
Après la mort de saint Méthode, Rome ordonna aux peuples slaves de reprendre la liturgie latine. Les Moraves, les Tchèques, les Slovaques ; les Polonais, les Lithuaniens et, plus au sud, les Dalmates, les Croates et les Slovènes revinrent au latin ; ce fut providentiel. Lorsque éclata le schisme oriental, *tous ces peuples slaves qui avaient repris le latin restèrent fidèles à Rome,* alors que les Serbes, les Bulgares et les Ukrainiens, qui avaient gardé le slavon, sombrèrent dans le schisme. On voit à quel point la liturgie latine est source d'unité, alors que le particularisme comporte un risque de schisme.
Ce n'est qu'au XVI^e^ siècle que des communautés de rite byzantin slave revinrent à l'unité romaine ; la principale étant l'Église ukrainienne uniate qui se constitua en 1596. Elle est aujourd'hui persécutée, presque anéantie dans ses structures par le régime communiste ; mais les fidèles et le clergé clandestin restent romains malgré tout. En outre, un grand nombre d'Orientaux uniates, grecs, arméniens, slaves et autres, ont émigré aux États-Unis et au Canada. Les catholiques orientaux sont aujourd'hui plus nombreux en Amérique qu'en Orient ; et depuis une centaine d'années, les prêtres catholiques orientaux d'Amérique sont revenus au célibat consacré.
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Sans méconnaître le zèle apostolique des saints Cyrille et Méthode, il faut bien reconnaître que leur obstination à introduire le slavon en liturgie était une grave erreur, dont les conséquences n'ont été limitées que par la fermeté dont Rome a fait preuve après leur mort et par l'obéissance de la plupart des catholiques slaves.
Jean Crété.
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### Le drame de la fin des temps
par le P. Emmanuel
Dixième article (janvier 1886)
#### L'avènement du souverain Juge
**I. -- **Il est superflu de chercher à préciser l'heure à laquelle aura lieu le second avènement de Notre-Seigneur. Il y a là un secret impénétrable à toute créature. « Quant à ce jour et à cette heure, nous dit Jésus-Christ, personne ne la connaît, pas même les anges du ciel, si ce n'est le Père tout seul. » (*Matth., *XXIV, 36.)
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Toutefois ce moment suprême, qui mettra fin à ce monde de péché, sera précédé de signes éclatants, qui fixeront l'attention non seulement des croyants, mais des impies eux-mêmes.
Il y aura d'abord, nous l'avons montré, la persécution de l'Antéchrist, l'apparition d'Hénoch et d'Élie. Quand saint Paul nous dit que Jésus-Christ tuera l'impie du souffle de sa bouche, et *le détruira par l'éclat de sa venue,* il semble même que le châtiment de l'Antéchrist coïncidera avec l'avènement du souverain Juge. Néanmoins ce n'est pas là le sentiment général des interprètes. On peut expliquer saint Paul en disant que la destruction de l'impie ne sera consommée qu'au jour du jugement général, bien que sa mort ait eu lieu quelque temps auparavant. D'un autre côté, les Évangiles insinuent assez clairement qu'il y aura un certain laps de temps, quoique relativement court, entre la punition du monstre et la consommation de toutes choses.
Que dit en effet Notre-Seigneur ? Il commence par peindre une tribulation telle qu'il n'y en a jamais eu depuis le commencement du monde ; c'est la persécution de l'Antéchrist. Puis il ajoute : « Aussitôt après la tribulation de ces jours, le soleil sera obscurci, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, les puissances des cieux seront ébranlées ; et alors paraîtra dans les cieux le signe du Fils de l'Homme ; et toutes les tribus de la terre se lamenteront, et elles verront le Fils de l'Homme venir sur les nuées du ciel avec une grande puissance et une grande majesté. » (*Matth., *XXIV, 29, 30.)
Voilà les signes qui précéderont immédiatement l'avènement de Jésus-Christ comme juge. Mais comment concilier, avec tous ces préludes formidables, cette soudaineté et cet imprévu qui, d'après d'autres textes de l'Évangile, caractérisent cet avènement ? Un peu plus loin en effet Notre-Seigneur nous représente les hommes des derniers jours du monde, en tout semblables aux contemporains de Noé, que le Déluge surprend mangeant et buvant, se mariant et faisant des noces. (*Id, ibid.,* 36-40.) Saint Thomas répond à cette objection que tous les bouleversements précurseurs de la fin du monde peuvent être considérés comme faisant corps avec le jugement lui-même, pareils à ces craquements sinistres qu'on ne distingue pas de l'effondrement qui les suit.
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Avant tous ces présages terribles, les hommes pourront se moquer des avertissements de l'Église. Mais en entendant craquer la machine du monde, ils pâliront ; et comme dit saint Luc, ils sécheront de crainte, dans l'attente de ce qui va survenir à l'univers. (*Luc*, XXI, 26.)
Le même saint Thomas répand une vive lumière sur les temps qui s'écouleront entre la mort de l'Antéchrist et la venue de Jésus-Christ, quand il dit : « Avant que commencent à paraître les signes du jugement, les impies se croiront en paix et en sécurité, à savoir après la mort de l'Antéchrist, *parce qu'ils ne verront pas le monde finir, comme ils l'estimaient auparavant. *» (*Suppl.* Q. LXXI, art. I, ad 1) A l'aide de ce petit mot, nous pouvons former sur les derniers temps du monde les conjectures les plus plausibles ; et nos lecteurs ne manqueront pas de s'y intéresser, tout en ne les recevant qu'à titre de simples probabilités.
**II. -- **Nous avons dit, et nous maintenons comme incontestable que la mort de l'Antéchrist sera suivie d'un triomphe sans égal de la sainte Église de Jésus-Christ. Les allégresses prophétiques de Tobie recouvrant la vue en même temps qu'il retrouve son fils, l'enivrante joie des Juifs à la chute d'Aman et de ses satellites, les transports des habitants de Béthulie, délivrés par Judith du cercle de fer qui les étreignait ; la purification du temple par les Macchabées, vainqueurs de l'impie Antiochus ; enfin et surtout le calme et paisible triomphe de Job rétabli par Dieu dans tous ses biens, voyant accourir à ses pieds ses amis et ses parents repentants, les réunissant tous à un religieux banquet : toutes ces images expriment insuffisamment l'état de la sainte Église, ouvrant son cœur et ses bras maternels à ses ennemis comme à ses enfants, aux Juifs convertis comme aux hérétiques réconciliés, aux descendants de Cham comme aux fils de Sem et de Japhet, en un mot réalisant la grande unité achetée au prix du sang d'un Dieu, *un seul bercail et un seul pasteur !*
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Assurément, et même dans cette période de triomphe, il y aura encore des méchants, des impies ; mais il est permis de penser qu'ils se cacheront, et qu'ils disparaîtront dans l'immensité de la joie publique.
Ces beaux jours ne dureront, hélas ! que le temps de pouvoir oublier les solennels événements qui les auront fait naître. On verra peu à peu la tiédeur succéder à la ferveur ; et ce passage insensible se fera d'autant plus vite, que l'Église n'aura pour ainsi dire plus d'ennemis à combattre.
Voici comment un auteur estimé, M. l'abbé Arminjon, dépeint l'état dans lequel alors tombera le monde :
« La chute du monde, dit-il, aura lieu instantanément et à l'improviste : *veniet dies Domini sicut fur* (*2 Pet.,* III, 10). -- Ce sera à une époque où le genre humain, plongé dans le sommeil de la plus profonde incurie, sera à mille lieues de songer au châtiment et à la justice. La divine miséricorde aura épuisé tous ses moyens d'action. L'Antéchrist aura paru. Les hommes répandus dans tous les espaces auront été appelés à la connaissance de la vérité. L'Église catholique une dernière fois se sera épanouie dans la plénitude de sa vie et de sa fécondité. Mais toutes ces faveurs signalées et surabondantes, tous ces prodiges se seront de nouveau effacés du cœur et de la mémoire des hommes. L'humanité, par un abus criminel des grâces, sera revenue à son vomissement. Tournant toutes ses aspirations vers la terre, elle se sera détournée de Dieu, au point de ne plus voir le ciel, et de ne plus se souvenir de ses justes jugements (*Dan., *XIII, 9). Toute foi sera éteinte dans les cœurs. Toute chair aura corrompu sa voie. La divine Providence jugera qu'il n'y a plus de remède.
« Ce sera, dit Jésus-Christ, comme au temps de Noé. Les hommes vivaient alors insouciants, ils faisaient des plantations, ils construisaient des maisons somptueuses, ils se raillaient agréablement du bonhomme Noé, se vouant au métier de charpentier et travaillant jour et nuit à construire son arche. Ils disaient : quel fou, quel visionnaire ! Cela dura jusqu'au jour où le déluge survint, et engloutit toute la terre : *venit diluvium et perdidit omnes.* (*Luc, *XVII, 27.)
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« Ainsi la catastrophe finale se produira lorsque le monde sera le plus en sécurité ; la civilisation sera à son apogée, l'argent abondera sur les marchés, jamais les fonds publia n'auront été plus à la hausse. Il y aura des fêtes nationales, de grandes expositions ; l'humanité, regorgeant d'une prospérité matérielle inouïe, dira comme l'avare de l'Évangile Mon âme, tu as des biens pour de longues années, bois, mange, amuse-toi... Mais tout à coup, au milieu de la nuit, *in media nocte --* car ce sera dans les ténèbres, et à cette heure fatidique de minuit où le Sauveur apparut une première fois dans ses abaissements, qu'il reparaîtra dans sa gloire ; -- les hommes, réveillés en sursaut, entendront un grand fracas et une grande clameur, et une voix se fera entendre qui dira : Dieu est là, sortez à sa rencontre, *exite obviam ei. *» (*Matth.* XXV, 6.)
Et l'auteur ajoute que les hommes n'auront pas le temps de se repentir. Ici nous nous séparons de lui. La grande catastrophe sera en effet précédée de signes effrayants dont l'ensemble formera un suprême appel de la divine miséricorde ; bien aveugle et bien endurci quiconque y résistera !
Le soleil sera obscurci, comme épuisé par une déperdition de lumière. La lune n'en recevra plus un rayonnement assez vif, pour briller elle-même. Le ciel se pliera comme un livre, envahi par une obscurité épaisse. Les puissances des cieux seront ébranlées ; car les lois des mouvements des corps célestes paraîtront suspendues. Il y aura un trouble profond dans la mer, un grand fracas de flots soulevés, la terre étant secouée de mouvements insolites ; et les hommes ne sauront où se jeter pour fuir les éléments déchaînés. Enfin la terre s'ouvrira, et lancera des globes de flammes qui produiront un embrasement général, tandis que paraîtra dans les airs une croix éclatante annonçant la venue du souverain Juge.
Combien de temps dureront ces signes ? Nul ne le sait. Ce que l'Écriture nous dit, c'est que les hommes sécheront d'épouvante. Il en sera d'eux comme des contemporains de Noé. Tandis que celui-ci continuait l'arche, chacun le raillait : mais quand le Déluge commença à tout envahir, chacun trembla, et plusieurs au témoignage de saint Pierre se convertirent.
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Il est permis d'espérer de même qu'aux approches du jugement, une partie des hommes, voyant les cieux se voiler et sentant la terre manquer sous leurs pieds, feront un acte de contrition suprême et rentreront en grâce avec Dieu.
Quant aux justes, ils lèveront la tête avec confiance ; et la croix qui brillera les remplira d'allégresse.
La carrière mortelle de l'Église sera terminée. Le monde attendra pour finir qu'elle ait recueilli le dernier de ses élus.
Onzième article (février 1886)
#### Conclusion
Nous sommes arrivé au terme de notre étude.
En jetant un regard sur ses destinées futures, nous nous sommes uniquement appuyé sur ces prophéties qui forment partie intégrante de l'Écriture divinement inspirée.
La substance de notre travail est donc puisée aux sources mêmes où vient s'alimenter la foi catholique ; et nous ne pensons pas qu'on puisse nier sans témérité ce que nous avons avancé touchant l'avènement de l'Antéchrist, l'apparition d'Hénoch et d'Élie, la conversion des Juifs, les signes précurseurs du jugement.
Là où nous aurions pu nous tromper, c'est dans les commentaires que nous avons donnés de plusieurs passages de l'Apocalypse, ainsi que dans l'enchaînement que nous avons cherché à établir entre les événements cités plus haut. Mais si nous avons erré, c'est en suivant des interprètes autorisés et le plus souvent des Pères de l'Église.
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Avons-nous eu tort de voir dans l'état présent du monde les préludes de la crise finale qui est décrite dans les Saints Livres ? Nous ne le pensons pas. L'apostasie commencée des nations chrétiennes, la disparition de la foi de tant d'âmes baptisées, le plan satanique de la guerre menée contre l'Église, l'arrivée au pouvoir des sectes maçonniques, sont de tels phénomènes que nous ne saurions en imaginer de plus terribles.
Toutefois nous ne voudrions pas qu'on forçât notre pensée.
L'époque où nous vivons est indécise et tourmentée. L'humanité est inquiète et hésitante. A côté du mal, il y a le bien ; à côté de la propagande révolutionnaire et satanique, il y a un mouvement de renaissance catholique, manifesté par tant d'œuvres généreuses et de saintes entreprises...Les deux courants se dessinent chaque jour plus clairement lequel des deux entraînera l'humanité ? Dieu seul le sait, lui qui divise la lumière et les ténèbres, et leur marque leur place respective. (*Job, *XXXVIII, 19, 20.)
Il est certain d'ailleurs que la carrière terrestre de l'Église est loin d'être fermée : peut-être même n'a-t-elle jamais été plus largement ouverte. Notre-Seigneur nous a fait connaître que la fin des temps n'arriverait pas avant que l'Évangile ait été prêché dans tout l'univers, en témoignage à toutes les nations. (*Matth., *XXIV, 14.) Or, peut-on dire que l'Évangile ait été prêché au cœur de l'Afrique, dans la Chine, au Tibet ? Quelques rares lumières ne font pas le plein jour ; quelques phares allumés le long des rivages ne chassent pas la nuit des terres profondes qui s'étendent derrière eux.
Comment l'Église fournira-t-elle cette carrière ? Sous quels auspices portera-t-elle aux nations qui l'ignorent, ou qui l'ont insuffisamment reçu, le témoignage promis par Notre-Seigneur ? Sera-ce à une époque de paix relative ? Sera-ce parmi les angoisses d'une persécution religieuse ? On peut formuler des hypothèses dans les deux sens. L'Église se développe d'une manière qui déconcerte les prévisions humaines ; qu'on se souvienne des merveilleuses conquêtes faites sur l'infidélité, au moment le plus aigu de la crise du protestantisme !
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En réalité, la confiance la plus absolue dans les magnifiques destinées futures de l'Église n'est aucunement incompatible avec nos réflexions et nos conjectures sur la gravité de la situation présente.
En estimant que nous assistons aux préludes de la crise qui amènera l'apparition de l'Antéchrist sur la scène du monde, nous nous gardons bien d'ailleurs de vouloir préciser les temps et les moments ; ce que nous regarderions comme une témérité ridicule. Qu'on nous permette une comparaison qui expliquera toute notre pensée.
Il arrive au voyageur de découvrir, à certain point de sa route, toute une vaste étendue de pays, bornée à l'horizon par des montagnes. Il voit se dessiner clairement les lignes de ces montagnes lointaines ; mais il ne saurait évaluer la distance qui l'en sépare. Lorsqu'il entreprend de franchir cette distance intermédiaire, il rencontre des ravins, des collines, des cours d'eau ; et le but semble s'éloigner à mesure qu'il s'en rapproche.
Ainsi en est-il pour nous, à notre humble avis, dans les temps présents. Nous pouvons pressentir la crise finale, en voyant s'ourdir et se développer sous nos yeux le plan satanique dont elle sera le couronnement. Mais, du point où nous en sommes à l'heure de cette crise, que de surprises nous réserve l'avenir ! Que de restaurations du bien toujours possibles ! Que de progrès du mal possibles, hélas ! eux aussi ! Que d'alternatives dans la lutte ! Que de compensations à côté des pertes ! C'est ici qu'il faut reconnaître, avec Notre-Seigneur, qu'il appartient au Père seul de disposer les temps et les moments. *Non est vestrum nosse tempora vel momenta, quae Pater posuit in sua potestate.* (*Act.,* I, 7.)
Dans cette incertitude, dominée par la pensée de la Providence, que faire ? Veiller et prier.
Veiller et prier, parce que les temps sont incontestablement périlleux, *instabunt tempora periculosa* (*2 Tim.,* III, 8) ; parce que le danger est grand, à cette époque de scandale, de perdre la foi.
Veiller et prier, pour que l'Église fasse son œuvre de lumière, en dépit des hommes de ténèbres.
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Veiller et prier, pour ne pas entrer en tentation.
Veiller et prier en tout temps, pour être trouvés dignes de fuir ces choses qui surviendront dans l'avenir et de se tenir debout en présence du Fils de l'homme, *Vigilate, omni tempore orantes, ut digni habeamini fugere ista omnia quae futura sunt et stare ante filium hominis.* (*Luc, XXI, 24.*)
Père Emmanuel.
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## NOTES CRITIQUES
### Léon Daudet romancier
On traite généralement par le mépris l'œuvre romanesque de Léon Daudet. Henri Clouard comme Gaëtan Picon, dans leurs Histoires de la Littérature française, lui dénient même le titre de romancier. Ils ont tort, et Grasset a bougrement raison de rééditer *Les Morticoles* (paru en 1894) dans sa collection de poche *Les Cahiers rouges.* C'est un grand livre.
Certes c'est un livre de jeunesse, où se déversent pêle-mêle les dégoûts de l'auteur, son expérience d'étudiant en médecine (de 1885 à 1891), des fragments de satire sociale ou philosophique. C'est un livre de rupture. Daudet a vingt-sept ans. Trois ans plus tôt il a renoncé à la carrière médicale, est devenu collaborateur du *Figaro,* du *Gaulois,* de *La Libre Parole *; il a déjà publié trois petits livres : *Germe et Poussière* en 1891, *Haeres, histoire d'un jeune homme* et *L'Astre noir* en 1893. Il s'apprête à divorcer de Jeanne Hugo, la petite-fille du poète, épousée civilement en 1891, et rejette en même temps tout l'*establishment* républicain.
C'est un livre très cru, très dur, mal débarrassé encore de la manière de Zola et des naturalistes, quoique plus féroce, tombant moins dans le sentimentalisme. C'est à mi-chemin entre Zola et Céline (mais le premier roman de Céline, applaudi par Daudet, paraîtra seulement en 1932), et il n'est guère douteux que celui-ci, tardif étudiant en médecine, a lu ce livre avec passion. Il y a trouvé, modernisé, le vieux procédé des personnages aux noms évocateurs ou grotesques (Bradilin, Méderbe, Cloaquol...) qu'il utilisera dans *Voyage au bout de la nuit* pour caricaturer les officiers (le lieutenant de Sainte-Engence, le capitaine Ortolan, le général des Entrayes...) aussi bien que l'Institut Joseph Bioduret (Louis Pasteur) et la clinique psychiatrique du Dr Baryton... Dans *Les Morticoles,* l'Armée, comme l'Église, est épargnée. Mais, outre le corps médical, le Parlement et les Académies sont rudement étrillés.
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En suivant son héros, Daudet brosse en effet un tableau joyeusement féroce de la III^e^ République à ses débuts, avec sa manie des statues, des grands hommes, des institutions, et son cruel urbanisme quadrangulaire, dénoncé avec une très juste intuition. En s'attaquant au monde médical, il s'en prend aux racines mêmes du régime : le positivisme, cette adoration de la Science, qui, prétendant abolir les religions, en crée une nouvelle, aberrante et dangereuse.
La médecine en ce temps inspire les lois. Elle est au-dessus des lois. On sera surpris du réquisitoire de Daudet contre le mépris des malades ou... contre la vivisection. Le livre évoque souvent le mot d'Ambroise Paré sur ceux qui taillent et brûlent impitoyablement les patients : « cela ne sent pas son chrétien ». C'est un livre de chrétien qu'a écrit Daudet.
Comme c'est en partie un roman à clés (et les clés sont à chercher dans ses recueils de souvenirs), on reconnaît l'aliéniste Charcot (1825-1893), sa théorie de l'hystérie et la mise en scène à grand spectacle qu'il en offrait à la Salpêtrière. Freud, que Daudet traita par le mépris, réagissait lui aussi contre Charcot, mais par son athéisme passionné il restait bien un fils de la Morticolie.
A la fin du livre, Daudet indique clairement comment la logique du positivisme conduisait à l'utilisation politique des hôpitaux psychiatriques. L'aliéniste Ligottin fait visiter le quartier des artistes et *écrivassiers :* « Un pamphlétaire déblatérait contre le gouvernement. Ça n'a pas traîné. Une signature de moi et de Crudanet. Une signature du commissaire. Les deux cachets, et en avant ! A la douche ! Gueule maintenant, mon garçon, gueule !... Un autre, mais il est mort, le drôle, prétendait que les lettres ont une couleur... » C'est Rimbaud qu'on assassine, avec ces principes, crie Daudet.
Il faut ajouter que *Les Morticoles* sont un vrai roman, bien composé, du type « roman d'apprentissage », quoiqu'ils empruntent la forme du voyage imaginaire à la façon de Swift (ou plutôt de Rabelais). Le jeune héros, Félix Canelon, prend vie sous nos yeux, avant de faire fausse route vers la médecine. Il se révolte, dans la solitude, car la résignation et la complicité sont la loi commune : « Tous se moquaient de Boridan, qu'ils savaient vil, ignorant et menteur, fabricant de guérisons postiches. Boridan admirait la bassesse de ses collègues, assez grande pour qu'aucun n'osât exprimer sa pensée. » Félix préfère s'éloigner ; le roman s'achève sur une prière. Bardamu aussi s'éloigne, à la fin du *Voyage *; mais sans prière : « Le remorqueur emportait tout... la Seine aussi, tout, qu'on n'en parle plus. »
J.-P. Hinzelin.
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### Ernst Jünger
Le 29 mars 1985, c'était le quatre-vingt-dixième anniversaire d'Ernst Jünger. Ce jour-là, un peu partout dans le monde, des lecteurs ont rouvert un de ses livres, relu des pages familières, pensé à ce qu'il leur a apporté. Pour ceux qui ne le connaîtraient pas, je citerai cette note de son *Journal*, le 29 mars 1945 :
« *Mon cinquantième anniversaire. C'est le milieu de la vie si, au lieu de la mesurer à l'aune, on la pèse dans la balance. Mais c'est en ce siècle un âge avancé, quand on songe à la longue et dangereuse montée, surtout pour qui ne s'est pas ménagé et s'est trouvé dans deux grandes guerres à un poste exposé -- la première fois dans les cyclones des batailles de matériel* *; la seconde dans les sombres vicissitudes du monde démoniaque.*
*Ma nouvelle année de vie a commencé par une vigile solitaire, où je me suis offert une petite fête en lisant :*
*1. Le psaume 73.*
*2. Goethe* *:* Maîtres-mots orphiques.
*3. Annette von Droste* *:* Jeudi saint.
*4. Johann Christian Günther* *:* Air consolant.
*Le poème d'Annette von Droste définit l'un des vieux écueils secrets de ma vie et contient, en outre, une énergique exhortation à la modestie. Aussi convenait-il particulièrement à cette double occasion du Jeudi saint et de mon anniversaire.*
*L'*Air consolant *renferme aussi des passages merveilleux comme celui-ci :*
*Enfin fleurit l'aloès,*
*Enfin porte fruit la palme,*
*Enfin point l'aube de paix* *;*
*Enfin l'océan se calme,*
*Enfin, des joies le séjour,*
*Enfin, enfin vient un jour.* »
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Cela est daté de Kirchhorst, où Jünger, mis en disponibilité depuis peu, a retrouvé son foyer. Quatre mois exactement avant cet anniversaire, son fils Ernstel a été tué à Carrare. Il avait dix-huit ans. L'Allemagne agonise, envahie à l'Est et à l'Ouest, bombardée jour et nuit.
Jünger fut un des héros allemands de la première guerre mondiale, où il reçut quatorze blessures. Très jeune, il fut décoré de l'*Ordre pour le mérite,* qui ne fut attribué qu'à 689 hommes au cours de cette guerre (Hitler le supprima). Un guerrier-né, sans aucun doute. A seize ans, son esprit aventureux l'avait amené à s'engager à Sidi-bel-Abbès, dans la Légion. Son père le fit rapatrier dare-dare.
Après la guerre, il connaît une célébrité européenne avec ses souvenirs et réflexions sur les combats (*Orages d'acier ; Le boqueteau 125 ; La guerre, notre mère*)*.* C'est la première assise de l'œuvre, il ne faut pas l'oublier. Il serait aussi absurde de la réduire à cet aspect.
Avec *La mobilisation totale* et *Le travailleur,* Jünger aborde une réflexion sur le monde technique et sur les révolutions humaines. Notre monde est celui du technicien, des masses, des automates, du gigantisme ; il dira bientôt des Titans. Il est régi par la mobilisation totale -- non seulement celle des corps, mais des esprits -- et l'exploitation de toutes les ressources, y compris « la matière grise ». *Le cœur aventureux,* au contraire, décrit l'exploration des rêves, des mythes, des « correspondances » baudelairiennes. Deux directions très différentes, qui révèlent une envergure remarquable. En même temps, Jünger poursuit des études de zoologie, à Naples en particulier. Il restera toute sa vie passionné de « la chasse subtile » aux insectes.
En 1939 paraissent *Les Falaises de marbre,* son livre le plus fameux, roman mythique sur la ruine de l'ordre, la fin d'un monde.
Pendant la seconde guerre mondiale, il ne combat pratiquement pas. Le guerrier a cédé la place au clerc, au sage. Les dangers n'ont pas disparu pour autant. Dans son poste de l'État-major parisien, suspect à juste titre d'hostilité envers le régime hitlérien, il est « dans le ventre du Léviathan », dit-il. Il s'y sentait moins en sécurité que dans les tranchées de Champagne.
Il cite les vers de son frère Friedrich Georg :
Il n'y a point de gloire
à combattre dans tes batailles
tes victoires sont méprisables
comme des défaites.
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Mais on se tromperait en pensant qu'il souhaite que l'Allemagne soit vaincue. Il était dans une situation intenable.
A partir de 1950, des livres comme *Le Traité du rebelle, Le Mur du temps, Le Nœud gordien,* prolongent la réflexion du *Travailleur,* en l'amplifiant considérablement. *Approches, drogues et ivresse* est dans la ligne du *Cœur aventureux.* Il faut y ajouter des livres où les souvenirs et les récits de voyage se mêlent à la méditation : *Le voyage atlantique, Chasses subtiles, Le contemplateur solitaire.* Sans oublier *Graffiti-Frontalières,* recueil d'aphorismes et de courts essais ; *Rivarol* qui contient entre autres études et hommages littéraires la préface d'une centaine de pages écrite par Jünger pour présenter sa traduction du grand moraliste politique (il a traduit aussi Léautaud) ; et surtout les deux séries de *Journaux : Jardins et routes, Journal parisien, La cabane dans le vignoble,* pour la période de 1938 à 1948 et *Quand soixante-dix s'efface,* journal de 1965 à 1980.
Dans son *Journal parisien,* Jünger reproche à Rivarol d'avoir écrit : « L'homme qui dort, c'est l'homme diminué », grave erreur, selon lui. Voilà un exemple de ce qui dépayse le lecteur français. Jünger conjugue avec le plus grand naturel un discours rationnel, scientifique, et une vision mythique du monde, comme deux appareils optiques qu'il faut employer tour à tour.
Il cite avec grand plaisir, le trouvant très juste le mot de Jacques Rivière : le Français est l'homme du *ou bien... ou bien,* l'Allemand, du *et aussi,* du *non seulement... mais aussi.* Cela nous déroute. C'est que nous sommes beaucoup plus fidèles aux « Lumières » que nous ne croyons.
Le *Traité du sablier* est un essai sur les appareils de mesure du temps, des clepsydres aux horloges à quartz (J. Attali l'aurait, paraît-il, pillé sans vergogne). Pour Jünger, l'invention des premières horloges, vers l'an mil, est un moment aussi important que l'invention de la roue. Car chaque appareil à mesurer le temps représente une forme de destin, un style des rapports entre l'homme et la nature, et nos moteurs, nos multiples automates sont en relation directe avec les horloges à échappement.
D'une manière générale, il a l'art de trouver l'image ou le fait qui contient les rapports définissant une situation générale, et la symbolise. Il revient à diverses reprises sur le naufrage du *Titanic,* où tout jusqu'au nom du navire, était symbolique (il y avait aussi le slogan : « un navire que même Dieu ne pourrait pas couler ». Le défi fait partie de ce monde-là, le nôtre). De même pour lui, ce n'est pas hasard si Franklin est à la fois l'inventeur du paratonnerre et un des grands ancêtres de la démocratie. Du point de vue mythologique, le paratonnerre « est un des premiers signes de rébellion titanique, un nouveau soulèvement de la Mère primitive contre le Père universel ».
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Il est aussi « le hérissement primitif d'une inquiétude antéenne à ses débuts... ». Aujourd'hui la terre est recouverte d'un réseau toujours plus serré de fils et de câbles, et y correspond une conductibilité plus forte de la démocratie (qui comprend aussi le refus du Père). Etc. (Voir *Le Mur du temps.*)
Entre tant de thèmes qui lui sont familiers (la décomposition du langage ; les formules prophétiques de Léon Bloy ; les sciences, matériaux qui ne prendront leur sens que dans une nouvelle mise en ordre -- théologique, à mon sens -- ; la contrainte par la mesure du temps ; l'immortalité) je citerai seulement la sortie de l'histoire : « Si la guerre, la frontière, la propriété, la matière même deviennent imprécises, si la puissance du père s'effrite, à l'arrière-plan de ces phénomènes nous trouvons l'œuvre d'un certain nombre de forces qu'on ne peut plus qualifier d'historiques, au sens traditionnel de ce mot... » (*Approches.*)
Jünger est un des maîtres de l'aphorisme, forme chère à l'esprit français. Deux exemples :
« Que les secondes soient devenues si précieuses dans nos villes permet de conclure que la douleur y a établi ses résidences. »
« Crois dignement. Ce qui est digne, crois-le. Sois digne de foi. »
Il a dit souvent : « Je suis un cartographe, non un guide. » On pourrait dire aussi un appareil de mesure, extrêmement sensible et d'une grande justesse. Il nous permet d'enregistrer avec précision des faits qui sans lui resteraient flous, ou incompris. Un baromètre, qui nous communique la pression de l'air, mais pas une boussole. Il ne désire pas orienter. Ce n'est pas un « maître » auquel se fier une fois pour toutes. Et ses lecteurs les plus fidèles ne forment pas une école, et ne se sentent pas disciples, ni tenus à observer un code orthodoxe. La *direction,* ce n'est pas à un homme de la donner. Les qualités du « cartographe » chez Jünger tiennent sans doute à la réunion de qualités presque incompatibles ; peut-être aussi à un lieu et un moment : son appartenance à l'Allemagne (en position centrale et coupée en deux depuis quarante ans), et le fait qu'il a traversé le XX^e^ siècle presque en entier, voyant de près, vivant ses métamorphoses : ce siècle est passé par toutes les couleurs, comme un poisson sorti de l'eau, et qui meurt.
Georges Laffly.
Ouvrages de Jünger recensés dans « Itinéraires » :
- Approches : drogues et ivresse : n° 174 de juin 73, p. 174.
- Rivarol : n° 182 d'avril 74, p. 187.
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- Le lance-pierres : n° 187. de nov. 74, p. 278.
- Héliopolis : n° 195 de juillet-août 75, p. 142.
- Le Contemplateur solitaire : n° 202 d'avril 76, p. 134.
- « Cahier Ernst Jünger » : n° 211 de mars 77, p. 108.
- Graffiti. Frontalières : n° 212 d'avril 77, p. 166.
- Eumeswil : n° 225 de juillet-août 78, p. 144.
- L'auteur et l'écriture : n° 269 de janv. 83, p. 101.
- Le problème d'Aladin : n° 288 de déc. 84, p. 155.
### Recensions
#### Alfred Weber *Les Quatre Évangiles en un seul *(Dismas 1984)
*Première lecture*
Avez-vous déjà parlé du sens des Écritures avec un protestant ? Essayez donc ! Armé d'une Bible sans note et de sa seule intelligence, votre interlocuteur vous affirmera imperturbablement que tel ou tel dogme catholique « ne lui semble pas être scripturaire », c'est-à-dire fondé sur la Sainte Écriture. Vous penchez-vous sur quelque passage précis concernant, par exemple, le Saint Sacrifice, la cohérence de vos assertions le laissera pensif, voire admiratif. « Mais, vous dira-t-il, d'où tirez-vous tout cela ? Malgré de nombreuses relectures successives de ces textes, je ne les avais jamais entendus dans ce sens ! » Votre pauvre protestant pourrait bien avouer, comme le serviteur de la reine Candace : « Et comment comprendrais-je, si personne ne me guide ? » Il nous faut donc être conduits par le Magistère de l'Église dans notre lecture de la Parole divine.
Les éditions belges « Dismas » viennent à notre secours en proposant au public une réédition maniable du très classique ouvrage du chanoine Alfred Weber : *Les Quatre Évangiles en un seul.* Comme directeur de l'Œuvre Catholique de la Diffusion du Saint Évangile, l'auteur avait justement mérité les éloges du pape Léon XIII, selon qui « la seule œuvre vraiment nécessaire (...) c'est la diffusion de l'Évangile ».
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En 1904, le cardinal Merry del Val encourageait le chanoine verdunois en lui souhaitant que son livre fût « lu et médité partout, afin d'alimenter la piété au sein des familles ». Certes, Dieu a voulu que les Évangiles fussent rédigés sous quatre formes différentes, mais, comme le précisait le prince de l'Église, « l'union et la fusion des principales sources de la Parole de la Bonne Nouvelle enrichit les lecteurs » en leur apportant le grand avantage de pouvoir, en une seule fresque ininterrompue, suivre pas à pas Notre-Seigneur dans sa mission terrestre
L'édition de 1984 se présente à nous en un format agréable, dépouillée des gravures d'un goût souvent peu sûr -- qui pourtant enchantaient nos aïeux -- et des longues introductions que personne n'avait le courage de lire. Les quatre Évangiles ont été regroupés par enchevêtrement des passages parallèles, suivant une chronologie courante, comme celle que donne le P. Lavergne dans sa fameuse *Synopse.* Les 576 notes, destinées à vous protéger des erreurs d'interprétation, sont empruntées à des commentaires très sûrs de divers Pères de l'Église, notamment saint Jérôme, saint Augustin et saint Jean Chrysostome, mais aussi et surtout au grand Bossuet. Les abbés Fouard et Fillion, le P. de Ligny complétaient les sources du chanoine Weber. L'éditeur belge appelle à la rescousse les travaux d'exégètes solides tel le P. Prat, et les récentes découvertes dues au Saint Suaire.
Nos amis trouveront là de quoi alimenter leurs méditations familiales ou solitaires.
« Heureuse l'âme qui ouvre chaque jour l'Évangile ! Elle boit à la source même des eaux vives » (Dom Marmion).
B.
*Seconde lecture*
Les éditions belges Dismas (rue Arsène Matton 19, 1302 Dion-Valmont) viennent de rééditer : *Les Quatre Évangiles en un seul,* du chanoine Alfred Weber ([^47]). L'auteur n'est pas le futur évêque de Strasbourg, Mgr Jean-Julien Weber (1888-1981), mais un prêtre de Verdun, né en 1842. Il composa cet ouvrage voilà une centaine d'années : Il remporta un succès prodigieux. Les éditions se suivirent et le tirage atteignit un million et demi d'exemplaires en une vingtaine d'années. C'est que sa publication coïncidait avec la crise moderniste ; celle-ci se concrétisait en 1903 dans l'œuvre de Loisy qui niait l'historicité de l'évangile de saint Jean. La mort de Léon XIII et l'avènement de saint Pie X renversèrent la situation : le nouveau pape n'était pas homme à tolérer de pareilles négations. Loisy le comprit et en tira les conséquences : il s'était trop avancé pour reculer ; il se sépara de l'Église. Remarquons au passage que Loisy, comme avant lui Lamennais et Döllinger, resta toujours fidèle au célibat ecclésiastique
On comprend que les prêtres et les fidèles, profondément troublés par ces négations, aient fait un accueil si chaleureux au livre tout simple du chanoine Weber. Celui-ci fond en un seul texte les récits des quatre évangiles. C'est un travail qui a été fait maintes fois.
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Moi-même je l'avais fait, au temps de ma jeunesse, pour mon usage personnel ; et je constate avec plaisir que, dans les passages un peu difficiles, j'avais pris les mêmes options que le chanoine Weber. Comme lui, j'avais distingué la parabole des talents et la parabole des mines : ces deux récits, malgré leur ressemblance, ne peuvent être fondus en un seul. Dans la plupart des cas, la fusion en un seul texte de passages figurant dans deux, trois ou quatre évangiles ne fait pas difficulté.
Le texte du chanoine Weber est simple, clair, de lecture facile ; c'est un modèle de bon français. Il est très fidèle aux textes sacrés et présenté d'une manière qui le rend intelligible : l'ouvrage est divisé en 90 épisodes ayant chacun son titre. Les épisodes longs sont subdivisés en paragraphes, également avec un titre ; les références aux quatre évangiles sont toujours indiquées. De nombreux alinéas rendent le texte encore plus clair. Enfin, le chanoine Weber a ajouté 576 notes qui figurent à la suite de chaque épisode. Ces notes ne constituent pas ce qu'on appelle un *appareil critique ;* ce sont des explications très claires et rigoureusement conformes à l'enseignement de l'Église. Les éditeurs en ont ajouté quelques-unes.
A une époque où le modernisme sévit plus violemment encore qu'en 1903, cette réédition est grandement utile à tous. Un exégète renommé (?) comme Pierre Grelot pousse le persiflage jusqu'à demander si l'on aurait pu photographier, filmer Notre-Seigneur remontant au ciel...
La lecture et la méditation de l'œuvre du chanoine Weber nous raffermiront dans la foi simple et inébranlable au texte évangélique. Le livre peut être très utile pour le catéchisme et la prédication. On pourrait même l'utiliser comme livre de lecture dans les écoles chrétiennes.
Souhaitons que Dismas réédite aussi *Les Actes des apôtres* et *Le saint évangile commenté par les apôtres dans leurs épîtres,* que le chanoine Weber avait publiés au début du siècle.
Signalons que Dismas a réédité *La mission de sainte Jeanne d'Arc,* du Père Humbert Clérissac O.P. (366 francs belges, 52 francs français)
Jean Crété.
*Troisième lecture*
A la fin du siècle dernier, le chanoine Weber entreprit, après d'autres, de « fondre » les quatre évangiles en un seul, sans rien omettre, sans rien ajouter. Cette nouvelle tentative fut un coup de maître et eut un succès considérable : le tirage avoisina le million et demi d'exemplaires ! Le chanoine Weber avait fondé à Verdun l'Œuvre catholique pour la diffusion du Saint Évangile, sous le patronage de l'évêque, et il reçut les plus vifs éloges de Léon XIII et de saint Pie X. En ce qui concerne le livre, l'évêque de Verdun disait : « On voit, par la lecture des *Quatre Évangiles en un seul,* que les récits inspirés se fondent, s'éclairent et se complètent dans une si belle harmonie qu'il suffit d'en établir la concordance pour obtenir l'histoire la plus attachante et la mieux suivie de Notre-Seigneur Jésus-Christ. »
C'est donc ce livre que rééditent les jeunes et courageuses éditions belges Dismas. A vrai dire, s'il se veut un récit ordonné de l'histoire du Sauveur, l'ouvrage apparaît d'abord au lecteur habitué aux quatre évangiles séparés comme l'expression d'un désordre indescriptible. En effet, si l'on sait où retrouver tel verset, telle parole, telle parabole, chez saint Mathieu, saint Marc, saint Luc ou saint Jean, retrouver le même passage dans le livre du chanoine Weber tient du parcours du combattant.
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Mais c'est là une mauvaise lecture. Il faut prendre le livre tel qu'il est, comme l'histoire de Jésus-Christ selon les évangélistes, en récit suivi, et ne pas tenter les opérations que l'on effectue sur les quatre évangiles. Alors on comprend aussitôt que le chanoine Weber a accompli un travail admirable, et les éloges de l'évêque de Verdun apparaissent pleinement justifiés.
Nous laissons aux exégètes le soin de nous dire si cette harmonisation est conforme aux travaux les plus récents (c'est-à-dire aux rares travaux sérieux sur la question). Il nous suffit de constater que le résultat est pleinement satisfaisant. Ce dont nous pouvons juger, c'est de la qualité du texte. Or il s'agit d'une traduction très fidèle et très exacte de la Vulgate (à quelques très rares variantes près).
Le second atout majeur de cet ouvrage, ce sont les 576 notes, que l'on peut classer grosso modo en trois catégories : précisions historiques, mise en lumière de points d'appui du dogme et de la morale catholiques, commentaires du texte et éclairage de certaines difficultés.
La première série de notes donne une masse d'informations sur les lieux visités par Jésus, sur les fêtes juives, sur les rites juifs, les coutumes, les traditions. Par exemple on apprend qu'à douze ans le jeune Israélite devenait « fils de la loi » et devait se rendre à Jérusalem. Que l'Israélite qui avait la vocation de prophète commençait son ministère à trente ans. Des précisions sont données sur la fête de la Pâque ou des tabernacles, sur les pharisiens et les sadducéens, sur les distances, sur les heures, etc.
Il arrive que ces précisions soient en elles-mêmes des commentaires du plus grand intérêt. C'est au cours de la fête des tabernacles (on dit aujourd'hui plus exactement : des tentes) que Jésus s'écrie : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive ! Qui croit en moi, comme dit l'Écriture, de son sein jailliront des fleuves d'eau vive ! »
Or chaque matin de cette fête un prêtre suivi du peuple en procession allait puiser trois mesures d'eau à la fontaine de Siloé et revenait au Temple la verser sur l'autel pendant que les lévites chantaient : « Vous puiserez l'eau avec joie aux sources du Sauveur » (Haurietis aquas in gaudio de fontibus salvatoris). Jésus se proclamait ainsi nettement le messie désigné dans le cantique de libération messianique d'Isaïe d'où est extrait ce verset. La fête se terminait par l'illumination du Temple, qui se reflétait sur toute la ville. Alors Jésus dit : « Je suis la lumière du monde. » On comprend que ses accusateurs n'eurent guère de peine à dresser une impressionnante liste des « blasphèmes » de Jésus...
Le chanoine Weber fait remarquer que saint Jean-Baptiste, dans le premier chapitre de saint Jean, désigne deux fois Jésus comme « l'agneau de Dieu ». La deuxième fois, l'évangéliste note l'heure -- ces précisions ne sont jamais gratuites -- c'est l'heure où l'on va immoler au Temple l'agneau du soir. On peut en déduire que la première fois (c'était la veille) Jésus était venu à Jean à l'heure de l'immolation de l'agneau du matin. Ainsi les propos du Baptiste n'étaient en rien une allusion hermétique pour ses auditeurs (mais au contraire une véritable provocation). D'autre part, au moment de la Cène, le chanoine Weber fait remarquer que l'institution de l'Eucharistie eut lieu immédiatement après la manducation rituelle de l'agneau pascal. La nouvelle alliance venait accomplir l'ancienne, sans aucune discontinuité, et réaliser les prophéties, celles des prophètes comme celles contenues dans les rites israélites.
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Nous sommes là déjà bien au-delà de la simple précision historique. Mais il y a aussi une série de notes qui soulignent tel ou tel dogme catholique, soit évident (l'Eucharistie dans le discours du pain de vie) soit implicite (« pour qui aura blasphémé l'Esprit Saint, il n'y aura jamais de rémission, ni en ce siècle, ni dans le siècle futur », ce qui implique qu'il peut y avoir rémission dans l'autre monde, donc l'existence du purgatoire et la nécessité de la prière pour les morts). Les nombreuses notes qui soulignent la primauté de Pierre -- là encore il n'y a pas que les passages évidents auxquels tout le monde pense -- sont particulièrement bienvenues en ces temps où la collégialité fait des ravages.
Bien entendu la doctrine mariale n'est pas oubliée, et la plus belle note est celle du chapitre sur la Résurrection : là même où il n'est pas du tout question de la Sainte Vierge. Marie, qui a vu la première son Fils ressuscité, n'est chargée d'aucun message « mais reçoit directement ses communications » : « Elle est dans un ordre absolument à part. » Quant au plus beau bouquet de notes, c'est peut-être celui qui accompagne les noces de Cana. En effet le chanoine Weber souligne 1 : que Jésus ne sait rien refuser à sa Mère, « et que l'heure de la prière de Marie sera toujours l'heure de la grâce de Jésus ». 2 : que le miracle est une transsubstantiation qui annonce celle de l'Eucharistie. 3 : que la présence de Jésus « consacre l'institution divine du mariage ». 4 : qu'en changeant de l'eau en vin « pour éviter une légère confusion » à ses hôtes, Jésus révèle jusqu'où vont les prévenances de la charité divine.
Les notes de commentaire s'appuient ouvertement sur les Pères de l'Église et sur Bossuet. Les plus remarquables sont peut-être celles qui accompagnent la parabole du bon Samaritain et le « signe de Jonas ». Certains passages difficiles reçoivent un éclairage des plus judicieux, comme la parabole sur le serviteur malhonnête qui reçoit les éloges de son maître. Toutes ces notes sont l'expression de la Tradition la plus pure.
Les éditeurs ont eu raison de rajouter des détails (sur la Passion) à partir du Saint Suaire. Le visage à la fois supplicié et ressuscité du Sauveur a d'ailleurs été placé en frontispice de l'ouvrage, ce qui est une excellente initiative, car la contemplation du visage divin est un ineffable et insurpassable commentaire de chaque paragraphe des évangiles et de façon éminente du tout premier texte : le prologue de saint Jean.
Lorsqu'on connaît l'exégèse des Pères de l'Église, on se demande fatalement pourquoi le chanoine Weber a commenté telle phrase et pas telle autre, a éclairé tel passage difficile et pas tel autre. Mais le lecteur qui aura ainsi un aperçu de la splendeur et de la profondeur des commentaires patristiques pourra être tenté (et il faut succomber à cette tentation) de poursuivre la réflexion en allant voir les textes des Pères, qu'il est évidemment hors de question de pouvoir résumer en des notes, à moins de faire comme saint Thomas d'Aquin avec sa *Catena Aurea...* qui fait des Évangiles un livre de 1.200 grandes pages en caractères serrés. Quant aux citations de Bossuet, on les retrouvera dans son commentaire des évangiles réédité par DMM.
Répétons en terminant que malgré ses éclatantes qualités le livre du chanoine Weber ne remplace pas les quatre évangiles, qu'il faut connaître séparément car ils ont chacun la tonalité, la couleur, le style propre à chaque évangéliste, et il est important -- aussi -- d'appréhender ces quatre éclairages *distincts* de la vie du Sauveur.
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D'autre part, il faut apprendre à lire l'Évangile dans son texte latin, celui de la Vulgate, édité avec traduction en regard par les éditions Dominique Martin Morin. Les deux façons de lire l'Évangile ne se contredisent d'ailleurs absolument pas, et l'on ne multipliera jamais assez les occasions de se plonger dans les sources scripturaires de la foi -- à condition que ce soit à la lumière de la Tradition, comme le chanoine Weber a su si bien l'illustrer.
Yves Daoudal.
#### Vladimir Volkoff *Lawrence le magnifique *(Éd. Julliard/L'âge d'homme)
« Lawrence le magnifique » n'est pas l'essai d'un théoricien mais l'hommage d'un romancier à un autre romancier, son maître et son ami. C'est en praticien que Volkoff étudie la construction, les thèmes, les personnages du *Quatuor d'Alexandrie* (il a choisi de se limiter à cette œuvre). C'est parce qu'il parle en homme de l'art que chaque page est savoureuse, précise, éclairante, et que l'on ne pense jamais aux Hautes Études, à la Sorbonne, ou au « clan » dont parle J.-P. Aron dans « les Modernes ».
Durrell est un romancier « relativiste ». Il faut prendre l'adjectif dans son sens scientifique. Einstein a modifié l'image que l'on se faisait de la réalité. Cette référence n'est d'ailleurs pas une invention de Volkoff, elle est utilisée dans le *Quatuor.* A vrai dire, il vaut mieux se contenter d'y voir une métaphore. Durrell entend par là « un livre qui ne cheminerait pas de A en B, mais s'élèverait au-dessus du temps et tournerait lentement sur son propre axe, de manière à saisir l'ensemble du motif ». Et si l'on veut une autre image dans les toiles cubistes, les objets sont décrits selon plusieurs points de vue, avec l'ambition d'en restituer la totalité. D'où un récit qui n'est plus unilinéaire mais foisonnant, et qui ne vise pas à imiter la réalité : il s'appuie sur elle, mais il est autonome. Un microcosme : « Objectif de l'artiste : créer un microcosme dont il serait le Logos » (Volkoff).
C'est un mouvement commun à la plupart des romanciers du siècle (Bernanos est un cas à part), cette vision tend à dissoudre la personne. Pusewarden, un des personnages du *Quatuor,* note : « La personnalité en tant qu'une chose ayant des attributs fixes est une illusion, mais une illusion nécessaire si nous voulons pouvoir aimer. »
Volkoff a plaisir à trouver chez Durrell « trois ingrédients » auxquels il attache lui-même grande importance : l'écriture, la gnose, le renseignement. L'écriture, c'est-à-dire la rupture des points de vue, l'attaque d'une même scène sous des angles différents, et aussi la métaphore qui rappelle l'unité du monde et inscrit dans le microcosme la marque du démiurge.
Pour le renseignement, on sait la place qu'il tient dans l'œuvre de Volkoff. Sans parler des *Humeurs de la mer* ou du *Trêtre,* qui y baignent, deux de ses titres, *le Retournement* et *le Montage* font allusion aux techniques de l'espionnage. Même importance dans le *Quatuor* (et, paraît-il, Durrell a été lui-même un agent).
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Tradition anglaise, sans doute, mais il n'y a pas seulement cela. Cette importance tient à l'air du temps, au rôle grandissant de cette forme d'action dans notre histoire. Le succès des collections populaires d'espionnage est un signe. Les foules ont flairé que le vrai spectacle est caché, et que ce que nous voyons n'est que la parade pour distraire les badauds. Le renseignement, les doubles et triples jeux, les systèmes de mensonges et de vérités savamment imbriqués sont l'image de notre réalité complexe et trafiquée. L'information sert aussi à cacher l'information, la vraie, celle qu'on ne peut laisser circuler. Et nous cherchons toujours le double ou le triple fond.
Même chose pour la gnose. Jung remarquait, il y a une trentaine d'années, le retour en force de la pensée gnostique. Ce retour est dû à l'importance que nous accordons à la connaissance (la réalité est à décrypter ; il y a un sens caché) et au secret (il faut avoir la clé, elle n'est donnée qu'à quelques-uns). La Vérité, comme l'histoire, n'est pas accessible au profane. L'obsession des techniques du renseignement contamine notre approche du monde métaphysique. Après tout, W. Blake se disait déjà « espion de Dieu ». Avec tout cela, Volkoff se promène dans le *Quatuor* comme chez lui. Les liens fraternels qu'il sent avec ce roman et l'admiration en font un merveilleux lecteur, et il sait communiquer son plaisir. Il voit en Lawrence Durrell une des figures du « classicisme de l'an 2000 ». Ce classicisme, nul ne peut savoir s'il naîtra. Il est bien vrai que nous vivons une interminable période baroque. Elle a épuisé ses meilleurs tours depuis longtemps. Et l'on oscille entre l'automatisme feuilletonesque (avec un relâchement dont auraient rougi Michel Zévaco et Paul Féval) et d'acrobatiques constructions intellectuelles, sans sève et sans vie.
Si l'on peut voir en Durrell une source d'un classicisme à venir, c'est parce qu'il apporte une forme et une quête de la vérité. Le roman « relativiste » est un instrument dont d'autres romanciers peuvent se servir, et le *Quatuor* est un essai de réponse à la vieille énigme (car la réponse au sphinx est aussi une question, devient une question : qu'est-ce que l'homme), bref une aventure et non un jeu.
Georges Laffly.
#### Dominique Fernandez *Le banquet des anges *(Plon)
Étude ? Plutôt promenade à travers le croissant baroque, qui s'incurve de Naples à Prague, espace de délices pour Dominique Fernandez. Il part de la place Navone, à Rome, dont la fontaine des Fleuves, du Bernin, et l'église Sainte-Agnès, de Borromini, font un des points d'origine de cette forme d'art.
*Baroco* désigna d'abord une perle de forme irrégulière. Richesse de la matière et refus de la symétrie restent des traits du baroque, qui triompha de 1600 à 1750 sur une partie de l'Europe.
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Jean Rousset, un spécialiste, le définit par quatre caractères : l'instabilité, la mobilité, la métamorphose et la domination du décor. D'où l'on peut tirer que l'excessif, le simulacre et l'ambigu sont sa marque. Évidemment, Fernandez se complaît à noter que la sainte Thérèse du Bernin et le saint Sébastien de Giorgetti semblent confondre extase divine et volupté. L'opéra, premier simulacre total, est aussi une expression baroque : « Stendhal... comment n'a-t-il pas vu que les statues du Bernin, sous prétexte de figurer des saintes, représentent des héroïnes du *bel canto.* »
Le baroque s'est épanoui avec la Contre-réforme. Son exubérance, dont on nous propose ici une interprétation très profane, s'oppose à la sécheresse protestante. La France y résista très bien (comme Florence, d'ailleurs) et l'auteur le lui reproche aigrement. A l'opposé, Georges Mathieu écrit (*L'abstraction prophétique,* coll. Idées) : « ...le style Louis XIV est un des plus hauts moments de l'histoire des formes. Lorsqu'en 1665, le roi ayant demandé à dix architectes d'élaborer des plans pour la colonnade du Louvre en confia finalement la réalisation à François d'Orbay (d'Orbay et non pas Perrault, comme on le croit d'ordinaire), eh bien, c'est le moment le plus décisif de tout un courant de la civilisation qui s'inscrit. Imaginez que le Bernin, par exemple, eût été chargé de cette colonnade, je dirais volontiers, en parodiant une phrase de Pascal, que toute l'histoire de l'art en eût été changée. »
Dans son voyage à la recherche des perles du baroque, D. Fernandez ne s'en tient pas aux images romaines et à leur grâce mièvre. Il y a Puget, à Gênes, et sa puissance mélancolique. Au milieu d'autres anges et d'autres corps divins, la Bavière révèle ses momies macabres, couvertes de joyaux, et Vienne les têtes caricaturales de Messerschmidt. « Si l'art n'a plus à prendre pour objet le beau éternel, qu'il se tourne vers le laid passager. Plus nous grimacerons, plus nous baroquiserons. » On parie sur l'intensité plutôt que sur la sérénité. Cet art est refus de la durée et appétit de l'instant. Appétit est un mot qui tombe bien ici. La plus curieuse remarque de l'auteur est faite à propos du *Don Juan* de Mozart, dont le thème sous-jacent serait un thème archaïque, l'offrande de nourriture aux morts. A Naples, « on trouve fréquemment associés banquets funèbres et débauches érotiques, cuisine et sexe n'étant que des moyens de lutte contre l'angoisse de la mort. Nourriture, éros et thanatos... » Trois préoccupations liées dans ce livre, où presque à chaque page les *gelati* et les pâtisseries crémeuses viennent se proposer à la gourmandise.
En Tchécoslovaquie enfin, pays bâillonné, éternel vaincu, le baroque prend un accent farouche avec les sculptures de Braun, perdues en pleine forêt. Une nativité, des saints, deux vieillards de pierre, veillent au milieu des troncs et des racines. « Les chérubins qui ont joué si souvent pour nous de la trompette aux quatre coins des églises, les *putti* qui nous ont accueillis dans leurs farandoles, ont cédé la place à deux ermites exténués que nous n'aurons garde de déranger plus longtemps. »
Déconcertante opposition. Les images trop sucrées, le raffinement citadin du début, comment les concilier avec la sauvagerie et l'amertume de cette fin de promenade ? Effet bénéfique : le livre y gagne en vigueur. Mais l'énigme du baroque n'en devient pas plus aisément pénétrable.
Les photos de Ferrante Ferranti sont très belles.
Georges Laffly.
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#### Alexandre Vialatte *Antiquité du grand chosier *(Éd. Julliard)
Voici le cinquième volume des chroniques d'Alexandre Vialatte. Romancier subtil, traducteur excellent de Nietzsche, de Kafka, dont il fut le vrai introducteur en France, c'était aussi un maître dans cet art difficile qui consiste à parler de tout sans empiéter sur les rubriques voisines, avec cette condition supplémentaire de ne jamais ennuyer. L'auteur doit être présent à chaque ligne, sans jamais se montrer, comme Dieu, selon la définition que l'on trouvera ici : « Dieu se dissimule comme le loup de la devinette qui se cache dans sa propre image au milieu des branches du pommier. » Ajoutez que les réussites, dans cet ordre d'écrits, sont généralement fugaces. Que les chroniques de Vialatte aient gardé leur saveur, fraîches comme au premier jour, cela donne le droit de parler de chef-d'œuvre.
Il donnait ces pages à *La Montagne,* le quotidien d'Auvergne, à la N.R.F., au *Journal du Tiercé,* au *Courrier des messageries maritimes,* à bien d'autres, réussissant l'exploit de faire attendre ses propos par les lecteurs de Caillois et par ceux de l'almanach Vermot.
Pour réussir ses tours, Vialatte utilisait tous les registres : l'érudition classique, les citations de livres du moment, les catalogues, à commencer par celui de la manufacture d'armes et de cycles de Saint-Étienne (qui a procuré de la poésie à trois ou quatre générations) et aussi bien les recettes de jardinage et de bricolage. Il juxtaposait, il mélangeait, grâce à un art magistral du *collage.* Par exemple : « Le loup hurle, la caille carcaille, la huppe pupule, l'épervier piaule, le faubourien grasseye, le cor résonne en si bémol à des distances de plus en plus lointaines. » Ou bien : « De si belles festivités supposent des chasses bien tenues. On les purgera dès le printemps des braconniers et de certains gardes-chasse au moyen de pièges à loups, de boulettes empoisonnées et de cordes tendues d'arbre à arbre qui provoquent la chute du pécheur. » Ce génie du coq-à-l'âne convenait parfaitement à sa forme d'humour.
Il est le seul chez qui la dérision tourne à la tendresse. Il pratiquait la pataphysique -- art, comme on sait, des solutions imaginaires -- avec allégresse, et toute la virtuosité désirable. Qu'on lise par exemple l'impeccable démonstration de l'antériorité de l'homme sur tous les animaux (à l'exception de la baleine). Darwin lui-même aurait été convaincu.
René de Obaldia, dans sa préface, émet un vœu qui sauverait l'enseignement du français : « Par hygiène mentale, toutes les écoles devraient inscrire à leur programme la récitation, chaque matin et avant tout autre exercice, d'un de ces textes (écoles laïques ou apostoliques), il est à parier qu'elles deviendraient vite buissonnières. » Les élèves découvriraient en même temps les sciences, la géographie -- surtout celle de l'Auvergne -- l'histoire et même l'instruction civique. Car Vialatte est moraliste, dans la lignée de La Fontaine, c'est-à-dire souriant mais sans illusion. On en tire facilement des maximes utiles, comme celle-ci :
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« L'homme est de la race des œufs dont on fait des omelettes. » Lui-même était bien de cette race : qu'on lise *Le Fidèle berger* (Folio), le plus beau, le plus grave des livres sur la défaite de 40. Les deux autres romans de Vialatte, *Battling le ténébreux* et *Les Fruits du Congo* sont dominés par la féerie meurtrière de l'adolescence. Ils font penser à Larbaud, à Nerval. *Le Fidèle berger* est l'histoire d'un homme dont la patrie est vaincue. Le sol, l'air se dérobent à lui. Il garde les yeux ouverts (depuis on a préféré, sur cette affaire, les songes à la réalité). C'est tragique. Quand on lit, au détour d'une chronique : « Moi qui n'ai réellement aimé de toute ma vie que la marine et la Bretagne, la grammaire, les chasseurs d'Afrique et les squares municipaux », on se tromperait en y voyant une plaisanterie. Il était ainsi. Comme le peintre fait son portrait dans un coin du tableau, il s'est représenté dans ces trois lignes. On pourrait ajouter deux ou trois choses, comme le Puy de Dôme et Chaval, mais l'essentiel est là. Avec cette formule on peut reconstituer l'homme.
Tels sont les abîmes du « Grand chosier ». Vialatte ne trichait pas. Le mot est bien dans Littré, comme il le dit. L'article est court, on peut le recopier ici : *Chosier.* s. m. Usité seulement dans cette locution proverbiale : « Va, va, quand tu seras grand, tu verras qu'il y a bien des choses dans un chosier. » Cela se dit pour indiquer à un enfant et même à une grande personne qu'il y a bien des choses dont on ne peut rendre compte
Même Vialatte n'est pas arrivé à épuiser le chosier.
Georges Laffly.
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## DOCUMENTS
### Alain Sanders et l'autre
*Un premier roman ; son premier roman. Alain Sanders fait une entrée remarquée en littérature, avec une réussite rare : il ne se raconte pas lui-même, ce premier roman est un roman, ce n'est pas une confession d'adolescent ni une autobiographie déguisée. Il crée un personnage. Et ce personnage n'est pas lui. La plupart des auteurs contemporains les plus confirmés n'y sont jamais parvenus.*
*On peut s'y tromper quand on ne connaît pas Alain Sanders ; et presque tous les critiques s'y sont trompés. Le livre est écrit à la première personne, comme il convient à des* «* mémoires *»*, et puisque ce sont les* Mémoires d'un indifférent (*Alain Michel*)*, d'un indifférent désinvolte et insolent, on a pu supposer que cet indifférent était l'auteur, qui dévoilait ainsi sa vérité profonde jusqu'alors cachée sous l'apparence du journaliste de combat. C'est l'interprétation habituelle. Si l'on consent que Molière ne soit pas l'Avare, on le soupçonne du Misanthrope, on cherche à le reconnaître sous Arnolphe. Le risque grandit encore si, dans l'œuvre, le personnage est unique : et il n'y a au milieu des figurants, qu'un personnage dans le roman de Sanders.*
*Il faut bien d'ailleurs qu'il fait de quelque manière tiré de lui, comme l'un de ses démons intérieurs, et comme s'il avait voulu l'exorciser par la littérature. L'indifférence, tentation d'Alain Sanders ? Parce qu'il écrit mieux que bien, il la rend presque belle, il semblerait ne la quitter qu'à regret, ou plutôt on ne le voit point la quitter, on ne voit pas bien le recul -- la distance -- de l'auteur par rapport au personnage qu'il invente, est-il donc suspect de complicité ?*
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*C'est dans l'œuvre même, c'est dans* Nez-de-Cuir *que l'on voit la distance entre Nez-de-Cuir et La Varende. Mais dans ces* Mémoires*, entre Sanders et son Indifférent ? On hésite. Cette hésitation où se trouve embarrassé le lecteur est peut-être ce qui a conduit François Léger, dans* Aspects de la France, *à prononcer ce grave avertissement :*
*--* Ne devenez pas un autre Blondin.
*A Antoine Blondin, pourtant, Alain Sanders ne ressemble guère, ce n'est pas la même écriture, ce n'est pas non plus cette atonie, gracieuse sans doute au début, mais atonie, qui annonçait l'avachissement final. Même quand il n'y a aucune ressemblance littéraire ni psychologique, Antoine Blondin, si je comprends bien François Léger, doit servir d'ilote ivre aux jeunes écrivains. Il est le plus spectaculaire, le plus lamentable, le plus exemplaire dans cette génération de romanciers ironiques et coruscants qui portaient* «* la droite *» *en écharpe, comme un paradoxe et un jeu : précaution calculée ou indigence d'âme, dans leurs ouvrages la désinvolture du style tenait lieu de pensée, on pouvait alors les accueillir avec quelque tolérance dans les grosses maisons d'édition du cosmopolitisme anonyme et vagabond. Ils ont été la droite littéraire telle que les intellectuels de gauche, détenteurs de tous les pouvoirs culturels, l'aiment et lui font place, parce que c'est une droite insignifiante moralement, intellectuellement, politiquement. Et ne parlons pas de religion...*
*Si l'on appelle* «* droite *»*, selon l'usage, ce qui fait obstacle aux obscurantismes et aux esclavagismes de la gauche, il n'est de droite véritable que dans les convictions et les disciplines que résume la devise* «* travail-famille-patrie *»*. La droite littéraire dite des* «* hussards *» *se glorifia d'aimer, d'écrire et de faire point par point le contraire :* «* paresse-adultère-incivisme *»*. Elle sombra ainsi dans une insignifiance qui équivaut à l'inexistence, et c'est pourquoi François Brigneau, dans l'article que je vais reproduire, avertit les jeunes générations :* «* Les hussards n'ont jamais existé. *» *Celui qui illustre le mieux cette sentence est Antoine Blondin, physiquement et mentalement décomposé. L'ilote que montre François Léger* ([^48]).
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*La formule célèbre de Charles Maurras,* «* je suis entré en politique comme on entre en religion *»*, est désormais tombée dans le domaine public. Quand quelqu'un* «* entre *» *quelque part avec résolution, dire qu'il y est entré* «* comme on entre en religion *» *est devenu d'usage courant ; et c'est un éloge c'est quasiment le dernier usage du terme* «* religion *» *qui ne soit pas encore péjoratif dans le sabir audio-visuel qui a maintenant remplacé le langage populaire.*
*Je dirai pourtant qu'il ne faut pas entrer en littérature comme on entre en religion.*
*La littérature ne tient pas lieu de morale ; ni de convictions ; ni d'honneur. Elle n'est pas zone interdite, on y peut pénétrer, on y peut voyager. Mais elle est comme* «* le voyage *» *selon Maurras.* «* Observateurs et artistes *»*, disait-il, n'en rapportent rien d'autre qu'un* «* scepticisme douloureux *» *quand ils sont* «* partis sans convictions profondes et sans idées arrêtées *»*. Au péril de la littérature comme au péril du voyage,* «* il en est des croyances comme des objets usuels qu'on tient dans sa cabine, il faut les assurer solidement avant d'appareiller, sans quoi, à la première houle, elles font la culbute *»*. La culbute d'Antoine Blondin. Pour ne nommer que lui.*
*Bien sûr, Alain Sanders n'a rien à faire avec la désintégration de cette génération de romanciers perdus : mais elle avait justement l'âge du héros de son livre, la coïncidence chronologique éveille les souvenirs et provoque à la réflexion. Je m'y suis laissé entraîner. Je voulais seulement présenter d'un mot l'article de François Brigneau que voici.*
J. M.
J'ai connu Alain Sanders à PRÉSENT et ce fut un des plaisirs de ce journal qui en apporte beaucoup. C'est un garçon solide, enjoué, à l'œil pointu et au sourire malicieux dans une barbe rousse de faune. Je ne lui connais que des qualités : il est courageux, ponctuel, rapide, travailleur comme on en trouve peu -- et je crois avoir une certaine autorité dans ce domaine. Il est simple, gai, d'un commerce agréable, et toujours prêt à rendre service. Il sait beaucoup de choses et s'arrange pour connaître ce qu'il ne sait pas, ce qui est une des règles de ce métier. Il a de l'humour, de l'entrain, le sens de l'équipe et de l'amitié. Il est modeste, généreux, discret et pratique un maurrassisme romantique et flamboyant bien dosé. Il écrit vite et bien, d'instinct, de race et nous n'avons eu à freiner chez lui qu'un penchant pour les calembours et l'à-peu-près. Que dire encore ? Ah ! l'essentiel. C'est un homme politiquement engagé, avec tout ce que cela comporte de dévouement, de petits travaux obscurs et ignorés, de sacrifices. S'il peut tenir une estrade, c'est aussi un homme de charbon.
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Le héros de son premier livre *Mémoires d'un indifférent,* qui vient de paraître aux éditions Albin Michel, lui ressemble donc assez peu. En effet cet indifférent traverse l'époque comme un jeu, une salle de bal ou un champ de tir. C'est un dandy baroudeur qui fait la guerre quand ça l'amuse et qui s'intéresse aux dames parce qu'il y a de la guerre dans l'amour. Il ne croit à rien sinon à l'allure, à l'uniforme et au geste. Il veut bien mourir mais pas s'ennuyer ni se sacrifier. Un peu snob, un peu fabriqué, je le trouve, en un mot, sorti davantage des lectures (Montherlant, Drieux, Nimier, Déon) de l'auteur que de son expérience.
Ce qui me chagrine également, c'est que je n'ai pas reconnu le temps de ces *Mémoires.* C'est pourtant le mien. Je suis de la génération de cet indifférent. Il a eu 22 ans en 39. J'en avais vingt. J'ai vécu ce dont il se souvient. Je n'ai retrouvé ni les odeurs, ni les musiques, ni nos rires, ni nos larmes, ni nos feux, ni nos jeux, ni le visage des femmes rencontrées, ni ce qu'était l'amour, ni ce qu'était la guerre, ni ce que fut l'engagement de ces années-là.
Je n'ai pas rencontré non plus le Sanders que je connais, mon jeune camarade de travail et de bataille, tel que je m'imaginais qu'il aurait été s'il avait eu vingt ans à la guerre. J'y pense souvent. C'est presque un tic -- assez agaçant, je l'avoue -- chez moi. Les jeunes gens avec lesquels j'ai la joie de travailler je ne peux m'empêcher de les regarder à travers ce que j'ai vécu. Comment auraient-ils réagi ? Où seraient-ils allés ? J'ai beau me forcer, l'Alain de cinq heures, dans la nuit finissante de la rue d'Amboise, j'ai du mal à le voir, de 40 à 44, allant d'un camp à l'autre, goguenard, désinvolte, détaché, en petit marquis libertin.
Peut-être qu'Alain Sanders a trop lu et rêvé aux Hussards, lesquels n'ont jamais existé. Dans ce cas il suffit d'attendre. *Mémoires d'un indifférent* n'est pas seulement le livre d'un auteur. C'est aussi le livre d'un écrivain qui sait voir, courir à l'essentiel, nerveux, vif, frémissant. Quand il se décidera à n'être que lui-même il donnera ce que nous savons qu'il va donner : beaucoup.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de François Brigneau : « Un curieux dédoublement de la personnalité », paru dans *Présent* du 12 avril 1985.\]
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### Le suicide et la télévision
Le suicide des jeunes : comment la télévision trompe par omission, est le sujet de l'article de MICHEL MARTIN, paru dans *De Rome et d'ailleurs,* dont nous donnons ci-après une reproduction intégrale.
On sait que le nombre des suicides ne fait qu'augmenter dans notre pays et que la proportion des jeunes figurant dans ces sombres statistiques est de plus en plus forte.
J'ai regardé il y a quelques semaines une émission de télévision consacrée tout entière au suicide des jeunes.
On nous projeta d'abord un film d'une petite heure nous faisant revivre les tentatives de suicide de deux adolescents et tentant de nous en faire comprendre les motifs. Je dois dire que ce film était très bien fait et que ce qui y était présenté était fort vraisemblable.
Le film fut suivi d'une « discussion » de deux heures sur cette question à laquelle participèrent des médecins, des psychiatres, des pédagogues et des parents d'enfants ayant tenté ou réussi à mettre fin à leurs jours. Prirent également part à la discussion un jeune homme et une jeune fille d'une vingtaine d'années ayant tenté de se suicider, mais ceux-ci ayant désiré conserver l'anonymat, ce que l'on comprend, on entendit leurs témoignages mais on ne vit que leurs silhouettes en ombres chinoises.
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De cette discussion tout comme du film se dégagea cette idée que la cause principale, sinon même unique, du suicide des jeunes était l'impossibilité qu'ils rencontraient pour communiquer avec ceux de la génération précédente et en particulier avec leurs parents.
Je m'attendais pour ma part à ce que l'on nous montre l'influence néfaste sur les enfants de parents désunis, voire séparés ou divorcés ; mais non, il ne s'agissait que de parents « normaux » si j'ose dire, auxquels on ne pouvait reprocher -- et encore ! -- que d'exercer leur autorité d'une manière tout à fait légitime et traditionnelle.
Les deux jeunes « suicidés » se plaignaient : nos parents ne comprenaient pas nos problèmes, problèmes qu'ils ne savaient d'ailleurs pas nous exposer. S'agissait-il de déboires amoureux ? Même pas. Ils se plaignaient qu'on ne les aidait pas à « se prendre en charge » et que devant cette impossibilité de communiquer sur ce point avec leurs parents, ils n'avaient vu qu'une seule issue possible : terminer cette vie qu'ils ne savaient pas comment aborder.
Les remèdes
Quels remèdes nous proposa-t-on pour éviter ces situations de désespoir ? Les médecins, les pédagogues, les psychiatres furent incapables de nous en proposer un seul. L'un d'eux chercha bien à culpabiliser les parents en général mais il ne fut pas suivi et on sentait bien, d'ailleurs, que ceux qui avaient été mis en scène avaient fait tout ce qu'ils pouvaient et que s'ils n'étaient pas arrivés à comprendre ces « problèmes » des jeunes, (problèmes que les psychiatres et les pédagogues ne semblaient guère mieux comprendre), ce n'était pas de leur faute.
La carence fondamentale
Tout cela, certes, était fort intéressant mais un peu de réflexion montre que, volontairement ou non, les organisateurs de l'émission sont passés à côté du vrai problème.
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Une chose me frappe, en effet. Tout, tout, tout ce qui a été dit reposait sur une idée implicite, une idée si banale que personne sur le plateau ne songea ni à la mettre en doute ni même à la formuler, une idée considérée implicitement par tous les participants à l'émission comme une *évidence* que seuls des fous pourraient mettre en doute : le suicide permet de résoudre tous les problèmes parce que *par lui, l'homme retourne au néant !* Certes, personne sur le plateau n'approuvait cette solution de désespoir mais il était manifeste que tous étaient athées ou tout au moins pensaient comme les athées : *Après la mort, il n'y a plus rien !*
On se serait attendu à ce qu'une des personnes présentes sur le plateau demande aux deux « silhouettes » :
« *Puisque, à tort ou à raison, vous estimiez vos parents incapables de vous comprendre, avez-vous été voir un prêtre* *?* »
Car enfin, en dépit de la crise actuelle, il y a toujours dans l'Église de bons prêtres parfaitement capables de comprendre ces situations. Mais non ; la question ne fut pas posée. Non seulement il n'y avait aucun prêtre sur le plateau (peut-être fut-ce d'ailleurs préférable !) mais tous les participants à l'émission se comportèrent *comme si jamais, jamais ils n'avaient entendu parler de Dieu, de prêtres et de religion !*
Car enfin les problèmes de ces jeunes qui ne voient de solution que dans le suicide ne sont pas si compliqués. Ils appartiennent généralement à des familles aisées, réussissent assez bien dans leurs études, n'ont pas de problèmes sentimentaux graves. Mais on a oublié de leur dire l'essentiel qu'on apprenait autrefois à tout le monde dans le Catéchisme : *Le sens, le but de la vie.*
Ces jeunes auxquels on a omis d'apprendre l'important sont insatisfaits par tout ce qu'ils voient et entendent. Contrairement à ce que l'on croit souvent, ils sont généreux et ont soif d'idéal. Or, on ne leur en propose aucun sinon de jouir au maximum de la vie. Vite déçus, ils sentent vaguement qu'on ne les a pas bien dirigés et qu'en conséquence, il leur faut « se prendre en charge eux-mêmes ». N'y parvenant pas, ils tentent de faire comprendre leurs problèmes à leurs parents ou à leurs aînés mais le contact ne se fait pas. Que dire, en effet, à un jeune *en proie à des problèmes si nébuleux qu'il n'arrive même pas à les formuler,* si l'on est bien décidé à ne lui parler ni de Dieu ni de vie éternelle ? On entrevoit alors pourquoi des jeunes en proie à une telle crise ne voient plus d'autre solution que de sortir par le suicide d'un monde qu'ils trouvent absurde.
Le problème du suicide des jeunes est *d'abord* un problème d'éducation. Donnez-leur une éducation chrétienne comme autrefois et le nombre des suicides diminuera spectaculairement.
Il y a toujours eu des suicides de jeunes mais c'était presque toujours par dépit amoureux. Il appartenait à notre époque et à notre société athée et matérialiste de donner aux jeunes de nouveaux motifs de suicide : -- le désarroi devant une vie ne débouchant, au mieux, que sur des jouissances matérielles.
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Le suicide des jeunes est un phénomène de société, dit quelqu'un sur le plateau. Rien de plus juste ; *c'est le fruit d'une société qui a délibérément écarté Dieu.*
Voilà ce qu'il aurait fallu que quelqu'un dise au cours de l'émission si les organisateurs avaient vraiment voulu traiter cette question.
Et ceci est un exemple de plus de la *nocivité* d'une télévision qui, avec art, science et talent, certes, a gravement trompé par omission.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article : « Le suicide des jeunes. Comment la télévision trompe par omission » publié par Michel Martin dans le numéro 58 (avril 1985) du périodique *De Rome et d'ailleurs,* BP 177, 78004 Versailles Cedex.\]
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## AVIS PRATIQUES
### Annonces et rappels
*DANS mes pronostics, en tête du numéro d'avril, je vous disais :* « *Le numéro de mai risque de paraître seulement en juillet, celui de juin en août, l'habituel numéro de* « *juillet-août* » *en septembre... *» *En fait, le numéro de* « *mai* » *a paru au début de juin, et celui-ci, qui est celui de* « *juin* »*, vous parviendra fin juin ou début juillet. On peut maintenant prévoir que le numéro de* « *juillet-août* » *sortira aux environs du 1^er^* *août, et l'habituel numéro de* « *septembre-octobre* » *en octobre, comme d'habitude : le retard sera donc alors entièrement rattrapé.*
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*A tous ceux qui d'une manière ou d'une autre m'ont manifesté leur sympathie pendant mon hospitalisation et ma convalescence ; j'adresse ici, de tout cœur, mon remerciement. Toutes ces bonnes pensées m'ont été secourables. Et maintenant, Dieu aidant, nous reprenons d'un bon pas la route commencée et le travail entrepris ensemble il y a vingt-neuf ans.*
J. M.
============== fin du numéro 294.
[^1]: -- (**1). **Pourquoi invoquer Staline ? C'est bien Dominique Jamet qui ricane. Et à contresens. Le séminaire d'Écône fut et demeure autre chose que du « tam-tam » (et la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X fondée par Mgr Lefebvre n'en est plus, depuis des années, à ne compter qu'un seul séminaire). Saint-Nicolas-du-Chardonnet fut et demeure autre chose que du « ramdam ». Triste, mais significative, cette incompréhension des choses qui se passent dans l'ordre de la spiritualité.
[^2]: -- (**2). **Lui-même ancien jeune homme boutonneux et futur vieillard décrépit, Dominique Jamet est donc incapable, malgré ses cheveux sans doute longs, de concevoir et souhaiter « un régime qu'il n'a pas connu ». Il considère comme incroyable qu'on puisse le faire. Il manque donc (aussi) d'imagination.
[^3]: -- (**3). **Nous voici au bout de trois alinéas pénibles qui ne sont ni vrais dans la description, ni drôles dans la caricature. Ce sont simplement les clichés de la malveillance, les lieux communs du dénigrement. Dominique Jamet au naturel.
[^4]: -- (**4). **Il y avait bien un « complot du silence », et cela se prouve par deux preuves : l'une va être administrée par Dominique Jamet lui-même, à la fin de son article. L'autre, la voici : le silence artificiel n'est pas complet, il est rompu pour l'injure et la diffamation. On a pu lire de grands articles sur Romain Marie et le CENTRE CHARLIER dans *Le Monde* et même dans *La Croix :* mais non pas pour informer : ni débattre et discuter ; seulement pour disqualifier. Quand il s'est agi de calomnier, ces journaux n'ont nullement considéré que ce n'était que « groupuscule » et « non-événement » dont il n'y avait pas lieu de parler. Ils y sont allés de pages entières, qui mentaient. Voir à ce sujet les textes recueillis dans la seconde partie de notre numéro spécial : *Le soi-disant anti-racisme ;* voir aussi notre brochure : *Nous ne sommes pas des extrémistes.* On se reportera également au numéro de *Chrétienté-Solidarité* (organe du CENTRE CHARLIER) entièrement consacré aux diffamations du *Monde :* numéro 24 d'avril 1985, en vente au CENTRE, 12 rue Calmels, 75018 Paris.
[^5]: -- (**5). **Ces « plus de cinq mille », qui étaient en réalité dans les 10.000, et ces « vingt mille » ne sont ni les uns ni les autres tombés du ciel comme une pluie d'orage. Ils sont le fruit d'une lente et puissante germination, d'un long travail d'étude, de réflexion, de militance accompli par les jeunes et les vieux que Dominique Jamet tournait sottement en dérision dans ses trois premiers alinéas. La morne incuriosité au front de taureau, feinte ou réelle, fait qu'aujourd'hui encore Dominique Jamet peut parler péremptoirement du CENTRE CHARLIER sans rien savoir et sans avoir jamais rien dit de la personne ni de l'œuvre d'Henri Charlier ou d'André Charlier. Comme *Le Monde.* Comme *La Croix.* Merveilleux journaux qui impriment le nom des Charlier sans se demander jamais qui sont-ils donc ! Ces Charlier dont justement la pensée, l'exemple, les écrits, sont à l'origine du mouvement dont on constate maintenant la consistance et le développement...
[^6]: -- (**6). **Un printemps... un renouveau... Dominique Jamet compte plus qu'il ne mesure, il dénombre les effectifs, il suppute des pourcentages électoraux. Chacun a les critères qu'il peut. Ceux-ci sont misérables : mais non pas dépourvus de toute signification. Par eux, Dominique Jamet a donc, tout de même, aperçu quelque chose, qu'il va énoncer joliment : « pour la première fois depuis vingt-cinq ans, le soleil se lève à droite ».
[^7]: -- (**7). **Mais pourquoi *depuis vingt-cinq ans ?* Il y eut donc en 1960 un soleil qui à droite s'était levé, et qui avait impressionné Dominique Jamet ? S'il veut parler (sait-on jamais) de la fondation d'ITINÉRAIRES, il se trompe de date, c'était en 1956.
[^8]: -- (**8). **Pourquoi « *serait *»* ?* Pourquoi ce conditionnel ? C'est toujours le « complot du silence ». Avant-hier, la raison du « silence », prétend Jamet, c'était l'insignifiance de « groupuscules » dont l'agitation microscopique n'était que « non-événement ». Faux ! La première preuve est plus haut à la note 4. Voici la seconde preuve. Aujourd'hui, à cause du nombre des effectifs et des pourcentages électoraux, le silence « *serait* faire de la désinformation » ? Mais c'est de la désinformation. Car le même silence continue. Malgré pourcentages et effectifs, pas une ligne à l'AFP sur le pèlerinage, pas une image à la TV, pas un mot à la radio, et rien, en dehors de PRÉSENT, dans les quotidiens de Paris, à la seule exception du *Quotidien.* Dominique Jamet avait donc tort pour avant-hier. Mais il a raison pour demain. Un soleil s'est levé, et l'on ne pourra cacher ce soleil quand il arrivera en plein midi.
[^9]: -- (1). Mt 26, 26.
[^10]: -- (2). DS 1636.
[^11]: -- (3). *Ibid*.
[^12]: -- (4). DTC : « Eucharistie ». Col 1121-1182.
[^13]: -- (5). RJ 504.
[^14]: -- (6). RJ 1424.
[^15]: -- (7). RJ 1566.
[^16]: -- (8). De *stercus *: fumier.
[^17]: -- (9). Garrigou-Lagrange : *Le Sens Commun*.
[^18]: -- (10). Garrigou-Lagrange : *De Eucharistia,* p. 281.
[^19]: -- (11). Scheeben : *Les Mystères du Christianisme,* p. 477.
[^20]: -- (1). Ce rapport d'orientation, envoyé par voie postale, n'est pas le même que celui qui a été lu à l'Assemblée Générale de l'UNAPEL du 20.10.84 -- et qui nous apparaît passablement édulcoré. Étrange, cette dualité de rapports ! M. Pierre Daniel a-t-il reculé devant les réactions à son premier rapport ? De toute façon, le 2^e^ rapport, que je me suis également procuré, donne lui-même tous les signes du « lâche abandon » -- et notre indignation demeure entière.
[^21]: -- (2). A noter que les premières mesures annoncées « en application » de la loi Joxe-Chevènement sont considérées comme « inquiétantes » par les observateurs compétents.
[^22]: -- (1). Jules Lemaître (1853-1914). Né à Vennecy (Loiret). Élève à Tavers, près de Beaugency. Études au petit séminaire de la chapelle Saint-Mesmin, près d'Orléans, puis Notre-Dame des Champs à Paris. Entre à l'École Normale Supérieure en 1872. Agrégé de lettres en 1875. Professeur au Havre, puis à Alger, Besançon et Grenoble. Quitte l'université en 1884. Critique littéraire à la *Revue Bleue* et dramatique au *Journal des Débats.* Lui-même auteur de plusieurs pièces de théâtre (*La Révoltée, Le député Leveau, Le mariage blanc*)*,* poète, sceptique, amusé. Fin lettré. Journaliste de race, conférencier remarquable. Élu à l'Académie Française en 1895. « Le bon sens ailé, un fils de La Fontaine. Excellent et griffu, ami des petites gens, méfiant vis-à-vis des mondains et des oisifs, saisissant le comique des choses et des gens comme pas un. » (Daudet.) Homme d'esprit, d'amitié et de table. La sienne tenue par sa fidèle Pauline était recherchée. Un menu type : l'épaule d'agneau rôtie (spécialité), un poulet à la Valenciennes ou Marengo, un pâté, légumes, salade, dessert. Vins de Loire : Vouvray et surtout Champigny, « rouge sombre, veiné d'or, sableux et moiré, qui chantait dans les cœurs l'ornement séculaire du beau pays dont notre ami et maître fit la gloire et l'amour » (Maurras). C'est l'affaire Dreyfus qui le jeta hors de sa « librairie » -- au sens que Montaigne lui donnait -- pour fonder la Ligue de la Patrie française avec François Coppée, Déroulède, Syveton. Il a raconté lui-même son évolution dans l'*Écho de Paris* (14 septembre 1903). « Dieu sait si j'ai cru autrefois à l'excellence de 89 ! J'ai été naïvement républicain ; j'ai frémi d'indignation au 16 mai ; j'ai même été antiboulangiste, ce qui m'étonne un peu aujourd'hui... Je suis bien revenu de mes illusions. Le seul bienfait de ces derniers événements, pour moi, c'est que nous ne sommes plus dupes de certains mots, mais là, plus du tout. On a fait de ces mots un tel abus, et à ce point cynique qu'ils ont perdu toute espèce de sens... D'autre part, j'ai lu ou relu, ces temps-ci, Comte, Le Play, Balzac, Taine, Renan et j'ai vu que les plus fortes têtes du siècle dernier exécraient la Révolution, son esprit et ses œuvres. Par leurs leçons et aussi par mon expérience personnelle, j'ai reconnu que le suffrage universel, la démocratie, le gouvernement du nombre, c'est proprement « l'absurde » et qu'une République parlementaire finit par livrer nécessairement et mécaniquement un peuple à ce qu'il contient de pire. La seule conquête de la Révolution a été l'égalité civile que nous aurions eue sans elle ; ses autres conquêtes sont des désastres. » Un moment plébiscitaire, Jules Lemaître se rallia à la monarchie comme *l'Action Française* l'annonce dans son premier numéro, le 21 mars 1908. Il en devint le président d'honneur.
[^23]: -- (2). Discours de Jules Lemaître à Grenoble, le 23 décembre 1900.
[^24]: -- (3). Paul Cambon dans sa *correspondance.*
[^25]: -- (4). *Écrits de Paris.* Novembre 1977. Louis Guitard : *Vie et mort de Waldeck-Rousseau.*
[^26]: -- (5). *Waldeck-Rousseau et la Troisième République* par Henri Leyret (1908). Cette phrase de Waldeck-Rousseau a été placée en exergue de cette apologie du ministre de l'Intérieur opportuniste. La vérité est tout de même un peu moins ronflante. Le père de Waldeck-Rousseau, René Valdec Rousseau -- Valdec était un prénom de la famille avant de se transformer en Waldeck et de former un nom composé -- fut bien un élu de 1848 à Nantes, mais sur une liste conservatrice, ce qui entraîna l'échec de la liste républicaine et le saccage d'un presbytère. En outre, René Valdec Rousseau accepta de devenir maire de Nantes sous Napoléon III.
[^27]: -- (6). Waldeck-Rousseau est élu à Rennes, comme candidat républicain le 6 avril 1879. Il obtient 8.793 voix sur 21.881. Les abstentions ont dépassé 50 % (11.190). Les royalistes n'avaient pas voulu présenter de candidats. Waldeck-Rousseau n'avait contre lui que M^e^ Foucqueron, avocat également, un personnage ridicule dont les bévues réjouissaient les Rennais et Ramé, président du Tribunal de Commerce, individu terne et effacé. Sorlin, pp. 171 et suiv.
[^28]: -- (7). Comice agricole de Bez 6.IX.1890 (Dans *l'Avenir hebdomadaire* du 12 septembre).
[^29]: -- (8). Léon Dubreuil, *Paul Bert,* p. 107.
[^30]: -- (9). *Le cléricalisme,* p. 238
[^31]: -- (10). R.P. Lecanuet, *op. cit*., p. 240.
[^32]: -- (11). Adresse du Grand Maître du G.O. d'Italie, le F**.·.** Adriano Lemmi aux Loges françaises (21.XI.1894).
[^33]: -- (12). Émile Chautemps eut entre autres enfants Camille Gabriel Chautemps (1885) qui débuta dans la politique à dix-sept ans. Il fut le secrétaire particulier de son oncle Alphonse, durant la campagne électorale de 1902 et apprit comment on devient un député radical-socialiste. Le petit Camille devait profiter de cet excellent apprentissage. Avocat à Tours, il fut initié à la Loge *Les Demophiles* en 1906. Il avait 21 ans. Maire de Tours en 1919, député radical-socialiste de l'Indre-et-Loire puis du Loir-et-Cher (une seule interruption en 28-29), plusieurs fois ministre (de l'Instruction Publique, de l'Intérieur), il était président du Conseil lorsque l'affaire Stavisky éclata (1934). Il fut accusé de complicité par la presse de droite. Son beau-frère, le procureur général Pressard, n'avait pas, semblait-il, pris les mesures qu'il aurait dû prendre contre cet escroc, corrupteur d'un monde politique qui ne demandait, il est vrai, qu'à se laisser corrompre. Dans l'enquête qui suivit, le duc Pozzo di Borgo révéla que Camille Chautemps était un maçon de haut grade (le 32^e^ qui correspond à la dignité de *Sublime Prince du Royal Secret*). Henry Coston, qui eut accès aux archives maçonniques, rétrograde Camille Chautemps. Il n'était que 30^e^ c'est-à-dire *Chevalier Kaddosch.* Cela suffit à Camille Chautemps, une fois oubliés Stavisky et la mort du Conseiller Prince, pour redevenir ministre (du Front Populaire) puis président du Conseil. Profitons de l'occasion pour donner la liste des grades (ou degrés), variable selon les rites mais qui s'établit généralement ainsi : « Apprenti, Compagnon, Maître, Maître Secret, Maître Parfait, Secrétaire intime, Prévôt et juge, Intendant des Bâtiments, Maître élu des Neuf, Illustre Élu des Quinze, Sublime Chevalier Elu, Grand Maître Architecte, Royale « Arche », Grand Élu Parfait et Sublime Maçon, Chevalier d'Orient (ou de l'Épée), Prince de Jérusalem, Chevalier d'Orient et d'Occident, Chevalier Rose-Croix, Grand Pontife (ou Sublime Écossais), Vénérable Grand Maître de toutes les Loges religieuses, Noachite, Chevalier Royale Hache, Chef du Tabernacle, Prince du Tabernacle, Chevalier du Serpent d'Airain, Écossais trinitaire (ou Prince de Merci), Grand Commandeur du Temple, Chevalier du Soleil, Grand Écossais de Saint-André, Chevalier Kaddosch, Grand Inquisiteur Commandeur, Chevalier (ou Sublime Prince du Royal Secret), 33^e^ et dernier degré : Souverain Grand Inspecteur Général.
[^34]: -- (13). Sorlin, *op. cit*., p. 264.
[^35]: -- (14). Barrès. *Mes cahiers,* p. 101.
[^36]: **14 bis** -- (14 bis) J'ai déjà cité la note de Bernard Lavergne : « Arène Étienne, Legay, Waldeck, tous compagnons de plaisir, mêlant leurs maîtresses. » Malgré les précautions et le mystère dont Waldeck-Rousseau aimait s'entourer, son nom était attaché à plusieurs histoires scandaleuses. Un jour qu'il dînait avec une petite alliée dans un cabinet particulier une rivale survint, qui fit sauter la targette et cassa la vaisselle. Un directeur de journal, levantin, milliardaire et mirobolant, André Edwards qui faisait les quatre cents coups à Paris où il dépensait sans compter dans une noce tonitruante, détenait (disait-il) le dossier -- et tenait par là le président du Conseil. Ce qui était d'autant plus scabreux qu'il était aussi le beau-frère de Waldeck !
Cet Edwards, propriétaire d'un quotidien *Le Petit Sou* utilisait des rédacteurs socialistes (Guesde, Vaillant, Viviani, Brousse, Zevaés) que Gérault-Richard appelait les enfants d'Edwards. Il devait être le personnage d'un étrange drame : sa femme Mathilde Fosson, Lantelme au théâtre, tomba de son yacht *Aimée* et se noya.
[^37]: **14 ter** -- (14 ter) On appelle main-morte les biens qui n'ont jamais payé de droits de succession.
[^38]: -- (15). *Journal des Débats.* 26 juin 1901.
[^39]: -- (16). R.P. Lecanuet, *op. cit*., p. 272.
[^40]: -- (17). Sénat. 21 juin 1901.
[^41]: -- (18). On ne peut pas ne pas rapprocher ici cet amendement Prache de celui que Xavier Vallat (député de l'Ardèche), René Dommange (député de Paris), Philippe Henriot (député de Gironde) et Le Cour Grandmaison (député de la Loire -- alors Inférieure, devenue depuis Atlantique), déposèrent à la fin de 1935 sur le bureau de la Chambre. Celle-ci discutait d'un projet de loi sur les Ligues (Croix de Feu, Jeunesses Patriotes, A.F., etc.) qu'elle voulait dissoudre. Les quatre députés de droite présentèrent au quatrième paragraphe de l'article premier un ajout visant « les organisations qui exercent leur activité, en totalité ou en partie, d'une manière clandestine ou secrète, ou dont les associés s'imposent de n'importe quelle façon l'obligation de dissimuler à l'autorité publique, totalement ou partiellement les manifestations de leur activité sociale, et cachent, notamment, aux pouvoirs publics, leurs statuts et règlements, la liste de leurs associés, l'indication des différentes charges et des personnes qui les exercent, l'objet des réunions, les écrits ou les publications de l'association ».
M. Dommange rappela la recommandation du Grand Convent du Grand Orient en 1922 :
-- On doit sentir la maçonnerie partout ; on ne doit la découvrir nulle part.
Le Dr Cousin (député de Paris) déclara :
-- Il y a dans la divulgation à un profane de ce qui s'est passé en tenue, un manquement grave à la loi maçonnique. C'est un des engagements que tout maçon prend lors de son intronisation.
Enfin notre cher et regretté Xavier Vallat -- l'admirable Xavier Vallat -- élargit le débat en disant :
-- « Depuis plus d'un demi-siècle, les textes sur lesquels nous sommes appelés à nous prononcer ici ont été élaborés ailleurs. Ils ont été élaborés par les Loges et nous n'avons pas eu la licence de changer une virgule aux textes rédigés par la Ligue de l'Enseignement, que son fondateur, je me suis permis de le rappeler, qualifiait de fille aînée de la franc-maçonnerie. Alors au nom de la doctrine même de la démocratie, je vous demande de ne pas continuer à tolérer, sur la terre de France, un organisme qui substitue son autorité à celle que vous devez détenir. »
L'amendement fut repoussé par 370 voix contre 91 et un certain nombre d'abstentions et d'absents par congés. Parmi ceux qui voulaient conserver la franc-maçonnerie dans tous ses privilèges il y avait d'abord les maçons, : Frossard, Félix Gouin, André Marie, Martinaud-Deplat, Mendès-France, Renaitour, Marc Rucart, Salengro, Uhry, Jean Zoy, etc. Puis des non-maçons mais emmaçonnés : Vincent Auriol, Léon Blum, Campinchi, Pierre Cot, Marcel Déat, Jacques Doriot, Flandin, Herriot, Malvy, Marx Dormoy, Mandel, Marin, Jules Moch, Mistler, Spinasse, Henry Torrès, venant de la gauche, du centre et du centre-droit.
Plus curieux encore : la liste des abstentionnistes. On y trouve des députés que l'on aurait pu croire hostiles à la maçonnerie, tels que le duc d'Audiffret-Pasquet, Tinguy du Pouet, Creyssel, Scapini, Jean Goy, le chanoine Desgranges, Fernand-Laurent, Georges Pemot, Joseph Denais.
En revanche, parmi les 91 qui votèrent la dissolution de la franc-maçonnerie, si l'on ne s'étonne pas de trouver Taittinger, Ybarnegaray ; Tardieu, Simon Sabiani, le chanoine Poliman, Henry Hoye, Horace de Carbuccia, Désiré Ferry, certains noms surprennent. On n'aurait pas espéré découvrir en si bonne compagnie Louis Jacquinot, futur ministre du général de Gaulle, le futur président René Coty et surtout Paul Reynaud (scrutin n° 705 du 28.XII.1935. Voir *La République du Grand Orient* d'Henry Coston, pp. 136 et suiv.).
[^42]: -- (1). *La Pensée catholique* N° 194, septembre-octobre 1981
[^43]: -- (2). Elles permettent également de comprendre qu'en dépit des apparences, la restitution du chant grégorien authentique, la restauration du chant grégorien de Solesmes n'eut rien à voir avec ce que font aujourd'hui les musicologues de la musique baroque. Cette restauration fut accomplie dans un esprit intégralement traditionnel, dans un esprit de « contemporanéité culturelle » (et surtout spirituelle) avec l'âge d'or du grégorien. En revanche on voit bel et bien *aujourd'hui* de soi-disant « restitutions » fantaisistes et aberrantes du chant grégorien, accomplies dans le même esprit révolutionnaire de discontinuité historique que celles de la musique baroque.
[^44]: -- (3). Je ne conteste pas qu'il y ait aussi parmi les « baroquisants » d'excellents musiciens. Gustav Leonhardt, par exemple, est un très grand claveciniste. Je ne conteste pas certaines (rares) réussites, notamment dans la musique française ou anglaise. J'en rends compte, quand cela arrive, dans mes critiques de disques de PRÉSENT. Mais les exceptions et les cas erratiques ne sont pas le sujet de cet article.
[^45]: -- (1). Cité par Georges Laffly dans son article *Corneille le grand,* ITINÉRAIRES numéro 287 de novembre 1984
[^46]: -- (1). On le trouvera dans la préface que Jean Offredo (le rédacteur en chef adjoint de TF1 n'est plus le même lorsqu'il parle de sa Pologne) a écrite pour le livre qui rassemble les textes des messes pour la patrie. (Jerzy Popieluszko : *Le chemin de ma croix,* éditions Cana.) La matière de tout ce qui suit est tirée de ce livre
[^47]: -- (1). Diffusion en France : DIFRALIVRE, B.P. 13, 78580 Maule : 95 francs + 10 francs de port.
[^48]: -- (1). Sur la liquéfaction d'Antoine Blondin, devenu complice de Mitterrand puis pèlerin de Moscou, voir le jugement définitif de François Brigneau dans ITINÉRAIRES, numéro 246 de septembre-octobre 1980, pages 165 et 166.