# 295-07-85
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## ÉDITORIAL
### Le discours du Président et celui de l'Église
*sur les droits de l'homme*
L'OPINION PUBLIQUE s'inquiète et se rassure, elle s'émeut et elle oublie, le vent change et la page se tourne. On a toujours dit qu'un clou chassait l'autre, mais avec la télévision ! Cependant les puissants du jour poursuivent leurs desseins sur nous, et quelquefois les découvrent.
Le président de la République française a déclaré au printemps sa certitude : le vote des « immigrés » est conforme à la justice, il est exigé par les « droits de l'homme », il est inévitable ; toutefois son institution risque d'être différée plus ou moins : le temps de surprendre ou de décourager la résistance qu'y opposent les Français.
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C'était le samedi 20 avril 1985, au 65^e^ congrès de la très maçonnique Ligue des droits de l'homme qui se tenait, par la faveur du prince, dans les locaux du ministère des PTT. La « laïcité » qui veut la séparation de l'Église et de l'État veut aussi tout le contraire d'une séparation de la franc-maçonnerie et de l'État. Le président Mitterrand a prononcé un long discours où s'expriment ses convictions. On suppose, parfois ou souvent, qu'il n'en a aucune en réalité, qu'il dit n'importe quoi selon l'occasion, en pur opportuniste sans foi ni loi, aventurier de la politique qu'animent seulement la volonté de puissance et le goût du pouvoir. Et par suite, on ne prête plus aucune attention aux idées, aux principes, aux jugements qu'il énonce. Qu'il les énonce est pourtant, en soi, un fait politique et moral. Surtout quand, au nom des « droits de l'homme », il exprime, ranime et mobilise les passions et pulsions qui opèrent la déchristianisation de la France par sa « démocratisation » : « *L'idée des Droits de l'Homme,* a-t-il déclaré le 20 avril 1985, *reste une idée neuve. C'est aussi l'une des grandes causes pour lesquelles sont capables de se mobiliser la jeunesse de France et la jeunesse du monde *» ([^1])*.* De son côté l'Église issue de Vatican II nous fait entendre un discours aux sonorités analogues et même plus d'une fois aux formulations identiques.
Examinons et méditons.
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#### I. -- Deux égalités qui ne sont pas égales
Le Président s'est donné l'apparence de commencer son discours du 20 avril par une contre-vérité :
« C'est en 1789, faut-il le rappeler, que la Révolution française énonçait le principe, jamais entendu dans le monde : tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Ainsi les Constituants proclamaient-ils l'égalité entre tous les êtres humains, quels que fussent leur couleur, leur sexe, leur rang social, leur origine. Cela personne ne l'avait encore osé. »
Personne encore ne l'avait osé ? La proclamation de l'égalité n'avait jamais encore été entendue dans le monde ?
Voilà bien une contre-vérité historique.
Cette proclamation de 1789 était recopiée sur une proclamation antérieure de treize années, la Déclaration d'indépendance américaine lancée le 4 juillet 1776.
Inculture ou mensonge du Président ? A moins qu'il y ait une différence inaperçue mais essentielle entre l'*égalité* américaine de 1776 et l'*égalité* française de 1789, et que celle-ci soit véritablement, par cette différence, la première de son espèce.
La Déclaration américaine énonce :
« *Tous les hommes ont été créés égaux, ils sont pourvus par le Créateur de certains droits inaliénables...* »
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La Déclaration française :
« *Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits...* »
Si l'on assure que la Déclaration française a énoncé un « principe jamais encore entendu dans le monde », que « personne encore n'avait osé » affirmer, c'est que l'on désigne ainsi ce que cette Déclaration a ale différent, d'inédit, et non point ce qu'elle a de commun avec la Déclaration précédente.
Ce qu'elle a de commun, c'est l'égalité.
Ce qu'elle a de différent, c'est l'origine, la source, la raison de cette égalité.
Pour la Déclaration américaine, c'est le Créateur qui a fait les hommes égaux.
Pour la Déclaration française, les hommes naissent égaux, ils naissent tout seuls, comme cela, sans Dieu et sans parents, enfants trouvés et pourtant adultes du premier coup : *adultes trouvés.* Ils sont *égaux en droits* parce qu'ils se veulent et se proclament tels. La Déclaration américaine entendait transcrire et proclamer les droits conférés par le Dieu créateur et législateur. La Déclaration française fonde les droits de l'homme sur la volonté humaine, elle ne connaît aucun Dieu ; en matière de religion, elle consent seulement en son article 10 que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, *même* religieuses ». Pour la Déclaration américaine, Dieu est la vérité, la norme, le principe, la loi. Pour la Déclaration française, Dieu n'est plus qu'une opinion facultative.
Vous allez dire que le président Mitterrand n'est pas allé chercher si loin ? Je pense que vous le sous-estimez. Il n'est pas homme à n'avoir jamais entendu parler de la Déclaration américaine.
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D'autre part, le samedi 20 avril, il ne tenait pas des propos de table aimablement improvisés, il énonçait une véritable profession de foi, dont tout montre qu'elle avait été soigneusement préméditée et qui fut solennellement prononcée. S'il a parlé du « principe jamais encore entendu dans le monde » et s'il a dit que « personne ne l'avait encore osé », c'est qu'il avait conscience de faire allusion non point à l'égalité que Dieu confère à ses créatures, mais à l'égalité que les hommes s'attribuent par leur propre volonté. Ce n'est d'ailleurs pas la même égalité.
-- Pourquoi ne l'avoir point énoncé clairement ?
-- Parce que *jamais personne aujourd'hui,* parmi les officiels, *ne parle clairement* des « droits de l'homme ». Chacun s'en réclame, mais sans rien préciser d'autre que sa réclamation du moment ; sans préciser le fondement moral de ces « droits » ni leur énoncé rigoureux, comme si l'accord était tellement unanime là-dessus qu'il n'y avait pas lieu de s'y arrêter. Arrêtons-nous au contraire.
#### II. -- Le revirement de l'Église
Les « droits de l'homme » c'est une fameuse expression, qui fait mouche et qui s'impose d'elle-même, on est *pour* sans avoir besoin d'en demander davantage. Parce que l'homme, effectivement, n'est pas un objet matériel mais une personne douée de droits.
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Et parce qu'il est pédagogiquement incommode, ou même impossible, de se déclarer *contre* les droits de l'homme : on aurait l'air de quoi ? On passerait pour un partisan délibéré ou despotisme et de l'iniquité.
La vogue sans cesse croissante des « droits de l'homme » dans l'opinion publique, depuis bientôt deux siècles, est fondée là-dessus : leur proclamation globale apparaît comme une protestation et comme une garantie contre l'arbitraire ; contre l'abus de pouvoir ; contre la tyrannie. Et précisément, leur proclamation reste globale, son succès est à ce prix, elle se maintient à un niveau de généralité où elle apparaît incontestable : la liberté contre l'oppression, l'égalité contre l'injustice, le droit contre la violence. De fait, la Déclaration de 1789 reconnaît comme « droits naturels et imprescriptibles » (art. 2) : « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression » ; elle stipule que « la loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles » et que nul ne peut être contraint à faire ce que la loi n'ordonne pas (art. 5) ; que « nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi » (art. 7) ; que « nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit » (art. 8) ; que « tout homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable » (art. 9). Si l'on se déclare *contre* les « droits de l'homme » ou leur « déclaration », tout le monde entend aussitôt que l'on médite d'abolir ces garanties protectrices afin d'installer d'odieuses dictatures policières. Que l'on paraisse seulement tiède ou sceptique, on devient suspect. Les « droits de l'homme » représentent le bien contre le mal, ils sont une croyance morale ; et, pour le président Mitterrand, « la philosophie de notre République ».
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Il prophétise : « La ligne de partage est entre tous ceux qui veulent faire prévaloir partout et (*sic*) en tous lieux les droits de l'homme, et les autres » ; et il ajoute : « Cette ligne de partage, c'est celle de la République. » En matière de droits de l'homme, « l'État doit imposer ses convictions ».
Puissamment portés par la répulsion naturelle à l'égard de l'*arbitraire,* les « droits de l'homme », d'une manière qui est voulue et vécue beaucoup plus souvent qu'explicitée, sont opposés principalement à une catégorie particulière d' « arbitraire » : l'arbitraire dont on accuse tout ce qui prétend exercer sur l'homme une autorité ne dépendant pas de son consentement. C'est-à-dire Dieu, sa loi et son Église. L'origine, l'intention et la logique des « droits de l'homme » de 1789 sont de les utiliser contre le catholicisme. Mais cela, qui est leur inspiration permanente, est rarement dit sous cette forme. L'opinion se croit mobilisée par les « droits de l'homme » contre *les abus --* seulement les abus -- du gouvernement, du clergé, des puissants, de la police ou du fisc. Cependant leur logique interne, voilée, voulue, c'est : « Ni Dieu ni maître. »
Le pape Pie VI avait dénoncé les « droits » de la Déclaration de 1789 comme « contraires à la religion et à la société » ([^2]). Il avait observé qu'avoir « décrété que chacun serait libre d'exercer la religion qu'il choisissait » avait eu pour conséquence immédiate que « seule la religion catholique était proscrite » ([^3]). Contre la Déclaration des droits de l'homme, l'Église soutint que la liberté « sans la soumission à Dieu et l'assujettissement à sa volonté » est une fausse liberté, un abus et une révolte ([^4]) ;
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qu'il est faux de « placer dans le peuple, et non en Dieu, l'origine du pouvoir » ; faux de croire que l' « égalité de nature » entre les hommes, révélée et enseignée par le christianisme, « entraîne l'égalité des droits » ; faux enfin de prétendre que « rien n'a force de loi qui n'émane d'une décision de la multitude » ([^5]). Le monde moderne dans son ensemble ne tint aucun compte de ces enseignements. A l'intérieur même de l'Église, un nombre croissant de prêtres ; de fidèles, de théologiens, d'évêques trouvaient de plus en plus inconfortable d'avoir l'air, par leur critique des « droits de l'homme », d'être des théoriciens et des partisans de l'arbitraire. En 1948 l'assemblée générale des Nations Unies vota une Déclaration universelle des droits de l'homme : on s'empressa parmi les catholiques de prétexter, pour s'y rallier, qu'elle était bien meilleure que celle de 1789. A force de vouloir s'en persuader, on y vit un « immense progrès », « un texte capital pour le présent et l'avenir de l'humanité » ; et « ce qui importe, c'est avant tout de le mettre en pratique » ([^6]).
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Il semble que le seul « progrès » de la Déclaration de 1948 par rapport à celle de 1789 soit de « parler expressément de la famille et de la religion » ([^7]).Pour la religion, je n'aperçois aucun progrès. Pour la famille, il y a ce troisième paragraphe de l'article 16 : « La famille est l'élément naturel et fondamental de la société... » Mais sans conséquence, puisque l'article 21 énonce : « Toute *personne* a droit de prendre part à la direction des affaires publiques... » Si l'on avait vraiment compris et cru que la famille est « l'élément naturel et fondamental de la société », l'article 21 aurait énoncé : « Toute *famille* a droit de prendre part... » Il y a aussi le dernier paragraphe de l'article 26 : « Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d'éducation à donner à leurs enfants. » Toutefois cela, qui est bon, est contredit et annulé par le venin essentiel commun aux deux Déclarations, aussi puissant dans celle de 1948 que dans celle de 1789. Mais ce principe venimeux, il semble que jamais encore on n'en ait suffisamment mesuré la portée.
Je vais y venir. Auparavant observons le revirement catholique qui se produit à partir de 1948. Au moment où l'ONU se préparait à proclamer sa Déclaration, *L'Osservatore romano* en avait critiqué l'article premier : « Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » Le quotidien du Saint-Siège objectait :
« Ce n'est plus Dieu mais l'homme qui avertit les humains qu'ils sont libres et égaux, doués de conscience et d'intelligence, ténus de se considérer comme des frères. Ce sont les hommes eux-mêmes qui s'investissent de prérogatives dont ils pourront aussi arbitrairement se dépouiller. » ([^8])
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Critique fondamentale certes, objection décisive parue dans *L'Osservatore romano* comme un communiqué officiel et attribuée au pape Pie XII en personne. Critique d'ailleurs traditionnelle. Étienne Gilson écrivait en 1934 :
« Les droits de l'homme nous sont beaucoup plus chers (à nous catholiques) qu'ils ne le sont (aux incroyants), car ils ne se fondent pour eux que sur l'homme, qui les oublie, au lieu qu'ils se fondent pour nous sur les droits de Dieu, qui ne nous permet pas de les oublier. » ([^9])
Cependant la critique de *L'Osservatore romano* en 1948 paraissait admettre l' « égalité en droits », ou du moins ne trouvait pas opportun de rappeler que, selon la doctrine catholique, l' « égalité de nature » est distincte de l' « égalité en droits », et que la première n'entraîne pas la seconde. Mais surtout, cette critique partielle, publiée d'ailleurs avant que la Déclaration ne soit adoptée, ne fut pas réitérée : elle aura été la dernière critique de l'Église à l'encontre des « droits de l'homme ». Pie XII développa un vaste enseignement sur la doctrine du droit et des droits sans jamais mentionner la Déclaration de 1948 : silence significatif ; mais enfin, rien de plus qu'un silence. Puis le changement devint spectaculaire avec Jean XXIII quand en 1963, dans l'encyclique *Pacem in terris,* il fit l'éloge de la Déclaration universelle des droits de l'homme, en indiquant seulement que « certains points de cette Déclaration ont soulevé des objections et fait l'objet de réserves justifiées » ([^10]), mais apparemment non dirimantes.
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Il ne mentionnait d'ailleurs point en quoi consistaient ces objections et ces réserves. Si bien qu'à partir de ce moment on prit l'habitude d'ignorer jusqu'à l'existence de réserves et d'objections justifiées. Dès le début de son pontificat dans l'encyclique *Redemptor hominis* et dans son discours à l'ONU, puis en 1980 dans sa lettre du 1^er^ septembre aux chefs d'État, Jean-Paul II va multiplier les allusions flatteuses aux droits de l'homme et à la Déclaration de 1948, sans que rien d'explicite vienne habituellement limiter sa louange.
Pourtant, dans une lettre de 1980 aux évêques du Brésil, le souverain pontife affirme :
« Les droits de l'homme n'ont de vigueur, en vérité, que là où sont respectés les droits imprescriptibles de Dieu, et l'engagement à l'égard des premiers est illusoire, inefficace et peu durable s'ils se réalisent en marge ou au mépris des seconds. » ([^11])
Illusoires, inefficaces, donc, les « droits de l'homme », si l'on entend les « réaliser » non seulement « au mépris » mais même simplement « en marge » des droits de Dieu ?
Jacques Maritain pensait, et c'est une pensée qui est devenue dominante parmi les catholiques et au sein même de la hiérarchie ecclésiastique, que « des hommes opposés actuellement dans leurs conceptions théoriques peuvent arriver à un accord purement pratique sur une énumération de droits humains » ([^12]). Qu'ils puissent arriver à un tel accord, c'est bien possible ; mais s'ils sont véritablement « opposés dans leurs conceptions : théoriques », ce ne sera jamais qu'un accord équivoque.
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Et la lettre pontificale aux évêques du Brésil nous incline à juger que si cette « énumération de droits humains » peut éventuellement être imaginée comme ne comportant aucun « mépris » pour les droits de Dieu, du moins elle demeurera forcément « en marge », et donc, selon Jean-Paul II, « illusoire ». Toutefois ce diagnostic du souverain pontife semble demeurer théorique. En pratique, il lui arrive de mentionner élogieusement, et sans réserve, la Déclaration de 1948, « pierre milliaire » sur le chemin du « progrès de la vie morale » de l'humanité ([^13]) : il omet alors de rappeler qu'on doit la tenir pour « illusoire, etc. » puisqu'elle est « en marge ou au mépris » des droits de Dieu.
La contestation sur le fondement des « droits de l'homme » est une contestation capitale. Elle est trop facilement endormie. Il y a pourtant autre chose. Ou la même au fond, si l'on veut, mais sous un autre aspect. Quel que soit leur bon ou leur mauvais fondement, les droits énoncés en 1789 et en 1948 sont-ils tous de vrais droits ? Il y a parmi eux ce que j'ai nommé le venin.
#### III. -- Le venin
La Déclaration de 1789 ordonne :
« Art. 3. -- Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.
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« Art. 6. -- La loi est l'expression de la volonté générale. »
La Déclaration de 1948 prend la suite :
« Art. 21, paragr. 3. -- La volonté du peuple est le fondement de l'autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s'exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté de vote. »
La Déclaration de 1948 n'abolit, ne corrige ni ne remplace celle de 1789. Elle la complète, dans les esprits comme dans les Constitutions. Le président Mitterrand les réunit l'une et l'autre dans ce qu'il nomme majusculairement « l'idée des Droits de l'Homme » et dont il assure qu'elle « reste une idée neuve ». Il faut donc combiner les articles 3 et 6 de la première avec l'article 21 de la seconde pour saisir leur entière portée. Et ne pas se tromper sur le vocabulaire. Si l'on fait en 1789 résider le principe de la souveraineté dans la « nation », ce n'est point l'expression d'un nationalisme : la « nation » s'entend alors par opposition au « roi » et signifie exactement la même chose que la « volonté générale » de l'article 6 ou le « peuple » de 1948. Et 1948 explicite ce que n'avait pas précisé 1789, mais qui allait de soi en raison de l'égalité des droits : le « suffrage universel égal » et subsidiairement secret. Autrement dit, si l'on veut : la démocratie. Dans le discours présidentiel de Mitterrand, « droits de l'homme », « démocratie » et « État de droit » sont manifestement synonymes.
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En France, l'application des principes de 1789 et le suffrage universel ont permis à des minorités religieuses de s'emparer du pouvoir politique et de l'utiliser pour combattre sournoisement ou même ouvertement le catholicisme, religion majoritaire. Paradoxe, -- en apparence seulement : partout, le suffrage universel est manipulé par des oligarchies, et presque toujours à l'encontre des préférences, des convictions, des sentiments les plus répandus dans la population. Pour ne retenir que l'exemple le plus récent, les électeurs qui ont porté au pouvoir, en 1981, le président Mitterrand et le parti socialiste, ne voulaient ni le socialisme, ni l'asphyxie de l'école libre, ni l'abolition de la peine de mort, ni l'augmentation des impôts, ni l'accroissement de la bureaucratie et des contrôles administratifs. Chaque fois que l'on aperçoit une anomalie de cette sorte, chaque fois que l'on constate que le suffrage universel joue contre la majorité du peuple, on a tendance à supposer qu'il s'agit d'une bizarre exception. Mais c'est au contraire une constante. Bien sûr, les élus du suffrage universel sont portés par une majorité réelle : une majorité mobilisée sur des choses secondaires, des querelles de diversion, des promesses séduisantes mais insensées, des leurres, et non sur le véritable dessein de ceux qui organisent et financent les campagnes électorales et qui manipulent les élus. C'est ainsi que la France, pays catholique, a été déchristianisée par l'action tenace (notamment scolaire) d'un pouvoir politique issu du suffrage universel : mais il ne l'avait pas dit, il n'avait pas été élu pour cela, qui cependant était son intention principale et reste son œuvre la plus importante.
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Le suffrage universel réunit des majorités de circonstance, autour de programmes anodins et de promesses qui au demeurant ne sont presque jamais tenues, -- mais pour imposer à ces majorités, et en leur nom, ce qu'elles ne voulaient pas, et qu'on leur avait caché durant la campagne électorale. Ce qui explique et fait comprendre le mot surprenant, le mot saisissant du pape Pie IX : « Suffrage universel, mensonge universel ». Oui, universelle duperie, surtout quand le suffrage universel est un suffrage égal, qui *compte* les voix sans les *peser,* tel que l'exigent les « droits de l'homme ». Un suffrage universel familial, donc inégal, serait déjà moins manipulable par les oligarchies maçonniques. Si l'on connaît un peu l'histoire, on conviendra d'autre part que ce ne sont pas les élus du suffrage universel, mais que c'est la monarchie capétienne qui s'est trouvée le mieux en accord avec le sentiment profond de la majorité du peuple français sur les choses essentielles la religion, la conception du monde et de la vie, l'idée générale du bien et du mal. D'ailleurs la plupart des hommes d'État républicains, quand ils sont arrivés à l'âge de la retraite, qu'ils n'ont plus rien à cacher, plus rien à espérer et plus rien à craindre des compétitions électorales, et qu'ils se penchent sur leur passé pour en tirer la leçon expérimentale, conviennent plus ou moins que le culte du suffrage universel est une dangereuse illusion.
La naïveté -- ou l'hypocrisie -- répondra :
-- Sans doute, le suffrage universel ne donne trop souvent qu'une traduction imparfaite de la volonté générale. Travaillons donc à en améliorer le fonctionnement, à en corriger les défauts, soyons positifs, constructifs, et non pas négatifs...
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Cette réponse concerne seulement le reproche éventuellement fait au suffrage universel de mal tenir ses promesses. Mais à côté de ce qu'il réussit mal, il y a ce qu'il réussit fort bien. Il ne construit pas grand chose de bon mais ce n'est pas sa fonction principale. Il est là pour détruire. Il est le plus grand bulldozer social du monde moderne. Son *utilisation négative* est d'une épouvantable efficacité. Les pouvoirs qu'il fonde ne valent souvent rien, qu'importe, il sert essentiellement à ruiner les pouvoirs qui ne sont pas fondés sur lui. Sa légitimité apparaît, à l'usage, trompeuse ou douteuse, mais son vrai rôle est d'éliminer les autres légitimités. Il est le venin. Le venin n'est pas pour nourrir, il est pour empoisonner.
Relisons les articles décisifs des « droits de l'homme ». Nul corps, nul individu n'a le droit d'exercer une autorité si elle n'émane pas *expressément* du suffrage universel. La Déclaration de 1948 semble limiter cet interdit à l'autorité qui est celle des « pouvoirs publics » : mais la Déclaration nouvelle complète ou explicite celle de 1789, elle n'a ni l'intention ni la portée d'y opérer des retranchements. Aucune autorité d'aucune sorte n'est désormais acceptée en dehors de celles que désigne et consacre le suffrage universel. L'Église est directement visée : dans la définition qu'elle donne d'elle-même, les pouvoirs ecclésiastiques sont bien des pouvoirs *publics *: d'ordre spirituel et non pas temporel, sans doute, mais point d'ordre privé. Ils sont d'ailleurs reconnus comme des pouvoirs publics au moins en la personne du souverain pontife, chef de l'État du Vatican, et en l'entité du Saint-Siège qui passe des concordats avec les gouvernements et qui signe des traités internationaux. Dans le droit fil de la logique inhérente aux « droits de l'homme », la Révolution française, il semble qu'on l'ait oublié, fit élire les évêques au suffrage universel et, après avoir occupé Rome militairement, prononça l'abolition d'une papauté qui n'émanait pas expressément du suffrage populaire ([^14]).
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#### IV. -- La « démocratisation »
Pendant longtemps on a cru, semble-t-il, que l'illégitimité frappant, au nom des « droits de l'homme », toute autorité n'émanant pas expressément du suffrage universel était limitée au domaine politique.
Les « droits de l'homme » ainsi entendus servirent à renverser les monarchies « de droit divin » puis toute dictature « de salut public ». On ne s'avisait pas que les autorités extérieures à la politique -- les autorités religieuses, comme celles du pape et des évêques, les autorités sociales, comme celles du père de famille ou du propriétaire de l'entreprise -- tombaient elles aussi sous le coup de la proclamation d'illégitimité. Bergson considère encore en 1932 la démocratie comme une « conception politique » ([^15]).
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Tant qu'il y eut en Europe des « rois » puis des « dictateurs » à combattre et à abattre, la mise en œuvre des « droits de l'homme » y fut principalement occupée. Les autorités sociales ou religieuses n'étaient touchées que dans la mesure où on les tenait pour des soutiens du pouvoir dictatorial ou royal. Il s'agissait d'installer et de consolider la démocratie politique. L'idée pourtant d'une *démocratisation* à étendre sans cesse à tous les domaines (économiques, sociaux, familiaux, scolaires...) n'était qu'assoupie. Elle avait été virulente pendant la Révolution française de 1789-1799 ; contenue, estompée au XIX^e^ siècle face aux contre-révolutions politiques et religieuses devant lesquelles il eût été maladroit de trop se découvrir, elle s'est progressivement réanimée, elle fait aujourd'hui valoir toute la vigueur de son exigence. Et cette exigence est une conséquence irrécusable des « droits de l'homme » tels qu'ils ont été proclamés en 1789 et en 1948.
En dehors de l'autorité qui émane du suffrage universel, il existe dans la société tout un éventail d'autorités, les unes naturelles, les autres surnaturelles, qui ne sont absolument pas fondées sur le suffrage : l'autorité de l'homme sur la femme dans le mariage, des parents sur les enfants, du fondateur sur sa fondation, du maître sur ses élèves, du chef d'entreprise sur son personnel : ces autorités, diverses par leur nature et par leur degré, sont toutes mises en cause, chacune sur son terrain, par la marche en avant d'une *démocratisation* qui invoque les « droits de l'homme ». L'instinct, la nature, le bon sens résistent à cette logique infernale.
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Mais cette logique est rigoureuse et sans faille ; ce venin est efficace. Ainsi sont corrodées les autorités morales et religieuses : l'autorité du Créateur sur ses créatures, d'une loi morale universelle et irréformable, d'une Église divinement instituée. Ce n'est pas forcément l'athéisme l'idée de Dieu est encore reconnue comme éventuellement possible, au titre d'opinion facultative qui a droit au respect, -- à la condition toutefois que cette idée ait été révisée de manière à devenir acceptable selon les critères, les exigences et la dignité de la conscience personnelle. La loi morale peut survivre pareillement, si elle ne prétend pas davantage à l'objectivité et à l'universalité, si elle renonce à son caractère d'obligation reçue, et si elle n'est plus que l'expression d'une conscience ne légiférant que pour elle-même. Plus rien ne s'impose à l'homme, plus rien ne lui est imposé d'en haut ; ce qui lui est imposé désormais, et cette fois sans conditions ni rémission, ce sont les décrets qui se présentent comme l'émanation du suffrage universel contre eux, aucun recours.
Staline assurait en 1936 que la Constitution soviétique qu'il promulguait était « la plus démocratique du monde ». Elle l'était en effet, mais au sens *négatif* dont je parle : elle était celle qui éliminait le plus rigoureusement toutes les légitimités qui prétendent se fonder sur autre chose que le suffrage universel.
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#### V. -- Le soi-disant anti-racisme
Avec le dogme d'une égalité qui n'est plus seulement *de nature,* mais qui exige d'être aussi une égalité *en droits,* la confiscation de toute légitimité par le suffrage universel entraîne la mise hors la loi de toutes les *différences naturelles :* c'est ainsi que toutes les DISTINCTIONS entre nationalités, civilisations, âges, conditions, sexes différents reçoivent l'appellation péjorative et disqualifiante de DISCRIMINATIONS.
Et toute « discrimination » est dénoncée comme un « racisme ».
La *démocratisation* permanente consiste donc à faire peu à peu disparaître les différences et les inégalités de droit -- profondément ancrées dans les mœurs, souvent encore inscrites dans la loi, spontanément renaissantes sans cesse -- entre nationaux et étrangers, parents et enfants, hommes et femmes, employeurs et employés, professeurs et élèves, maîtres et apprentis, travailleurs et parasites, et même entre coupables et innocents, criminels et victimes. Toutes ces « discriminations » sont réputées odieuses et dénoncées comme « racistes ». Il faut activement *lutter* contre elles, au nom des droits de l'homme et à l'appel du Président et de l'Église : « *Le racisme est le thème essentiel à l'heure où nous parlons,* expose le président Mitterrand ([^16]). *Certes, ce thème recouvre beaucoup d'idées différentes* (sic)*, toutes également pernicieuses, mais il désigne un comportement tristement identique... Le racisme survit chez nous en France, comme une trace sanglante que le temps n'efface pas... On en voit réapparaître les expressions... Le racisme quotidien prend les traits qui lui sont propres* *: ceux de la xénophobie... L'injustice sociale s'ajoute à la passion raciste. C'est pourquoi l'anathème et la condamnation ne suffisent pas* *: Il faut y répondre par des mesures pratiques...* »
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Et Jean-Paul II s'écrie à Bruxelles le 19 mai 1985 : « *Non au racisme et à la xénophobie, y compris sous leurs formes insidieuses.* »
Bien sûr, personne n'ira dire au contraire :
-- *Oui au racisme,*
de même que personne ne peut dire utilement, nous l'avons déjà fait observer :
-- *Non aux droits de l'homme !*
On sous-entend toujours, lorsqu'on parle de « droits de l'homme » sans autre précision, qu'il s'agit de *vrais* droits, il serait donc criminel d'aller contre. On entend toujours, lorsqu'on parle de « racisme », qu'il s'agit d'apologie du « plus grand crime contre l'humanité que l'histoire ait connu », il serait donc odieux de ne pas être contre. La défense des droits de l'homme exige la lutte contre le racisme, et la lutte contre le racisme combat toutes les discriminations. Ni le racisme ni les droits de l'homme ne sont ici invoqués selon une définition limitative. Le racisme comporte « beaucoup d'idées différentes », dit le Président, et la condamnation du racisme par le pape s'étend à ses « formes insidieuses », ce qui autorise une suspicion illimitée, les « formes insidieuses » n'étant pas plus décrites ni désignées que les « beaucoup d'idées différentes ».
Église et Président, même combat : Jean-Paul II appelle à « *lutter contre toutes les formes de discrimination ethnique ou sociale *» ([^17])*.* L'Église est donc engagée, sans réserve explicite, dans une lutte anti-raciste qui, sous le nom péjoratif de *discriminations,* s'attaque en réalité indistinctement à toutes les *distinctions,* qu'elles soient légitimes ou arbitraires, au nom de l'égalité et des droits de l'homme.
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Le « racisme » ainsi combattu n'est défini sérieusement ni dans le discours du Président ni dans celui de l'Église, c'est un terme de flétrissure appliqué à toute attitude mentale qui prend en considération des distinctions ne résultant pas du suffrage universel. Celles qui en résultent sont admises et même s'imposent impérativement : on peut, on doit « discriminer » entre majorités et minorités, entre appartenance ou non-appartenance au parti et au syndicat, et entre « gauche » et « droite » : ce n'est pas du racisme.
J'ai plusieurs fois fait remarquer, au cours de ces dernières années, que l'Église hiérarchique demeure aussi sourde que le monde au message de Soljénitsyne nous avertissant (et nous expliquant) que *le communisme est bien pire et beaucoup plus dangereux que le racisme.* Soljénitsyne tient là le langage que l'Église n'ose plus tenir en face de l' « intrinsèquement pervers ». L'Église est devenue toute frémissante et bruissante de *lutte contre le racisme,* elle évite soigneusement, depuis la mort de Pie XII en 1958, de parler de *lutte contre le communisme ;* à plus forte raison, de *lutte contre le socialisme.* L'Église veut bien lutter et appeler à la lutte, mais ce n'est plus à contre-courant politique. Ce n'est plus la « bataille » contre la « socialisation » qu'elle devait mener « avec la dernière énergie » ([^18]). Vatican II a rompu avec la pédagogie et la stratégie du Syllabus.
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On ne dénonce plus les erreurs politiques dominantes, en tout cas point par leur nom ; on nomme et on dénonce les erreurs politiques que tout le monde dénonce. Le racisme n'est pas au pouvoir en France. Nous subissons un pouvoir socialiste qui est anti-religieux, qui démoralise et qui ruine le pays. Mais c'est contre le racisme et nullement contre le socialisme que les évêques nous invitent au combat.
Les appels de l'Église de France à la lutte contre le racisme sont en effet insistants, unilatéraux, privilégiés. Lisons là-dessus *La Croix,* organe officieux du noyau dirigeant de l'épiscopat. Le commentateur autorisé Henri Tincq y notait en février 1985 : « Ce n'est pas la première fois que l'épiscopat français se mobilise contre le racisme » ; mais, ajoutait-il, cette « mobilisation » a encore « monté d'un degré » avec la « protestation de l'Église catholique » contre les réactions nationalistes provoquées par le flot envahissant de l'immigration. C'était d'ailleurs juste au moment où le pouvoir socialiste réclamait de son côté que l'on intensifie une telle mobilisation. S'il n'y a pas connivence, il faut sans doute alors y voir une merveilleuse harmonie préétablie. Harmonie d'autant plus merveilleuse que *racisme* est entendu par l'épiscopat au sens même, au sens indéfiniment extensible où l'utilisent le pouvoir socialiste et le Président. L'important, dans le commentaire autorisé d'Henri Tincq ([^19]), est qu'il annonce implacablement que la mobilisation accrue de l'épiscopat « contre le racisme » vise tout ensemble :
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les « idéologies élitistes », les « thèmes de l'extrême droite » (tous sans exception), les « groupes intégristes » (mais oui), les « courants ultralibéraux » (*sic*), la dénonciation, jugée odieuse, des « théologiens de la libération » (tiens !), et enfin les « attaques contre le CCFD » ([^20]), elles aussi assimilées à un racisme ! Ainsi manipulé, le terme de « racisme » n'est plus employé *selon une définition,* mais *dans une intention.* Il ne s'agit plus de décrire mais de nuire ; il ne s'agit pas de qualifier objectivement, mais de disqualifier les réactions, instinctives ou méditées, que provoque la diffusion du venin instillé par les modernes droits de l'homme.
Une législation répressive se développe, à la suite et sur le modèle de la loi soi-disant « anti-raciste » votée en 1972 à l'unanimité ([^21]). Le pouvoir socialiste met en place, après une longue préméditation, une loi « anti-sexiste » qui assimile le « sexisme » au « racisme » et en prévoit la répression selon les mêmes modalités, avec la même faculté pour les associations spécialisées de déclencher des poursuites contre les personnes suspectes.
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Il faut savoir que le *sexisme,* encore inconnu du Petit Robert dans son édition de 1972, apparaît dans le Petit Larousse comme désignant « une attitude discriminatoire et méprisante à l'égard du sexe féminin ». Définition anodine et pudique en ce qu'elle ajoute un « méprisante » superflu. Ce n'est pas le mépris qui est réprimé, c'est la discrimination en elle-même, réputée ipso facto méprisante. C'est une nouvelle *distinction* qui est interdite au titre de *discrimination.* Et non pas seulement la distinction *selon le sexe,* masculin ou féminin, mais encore toute distinction *selon la sexualité :* il est précisé qu'aucune discrimination ne sera plus permise nulle part à l'encontre des homosexuels. La démocratisation suit ainsi son cours : s'il est vrai que tous les humains naissent et demeurent égaux en droits, les femmes doivent avoir partout les mêmes droits que les hommes, et les homosexuels que les autres. Spécialement « en matière d'emploi », stipule la loi. Les écoles catholiques (qui ont déjà des difficultés administratives et juridiques lorsqu'elles refusent un « emploi » à un athée militant) et les écoles simplement honnêtes seront poursuivies devant les tribunaux chaque fois qu'elles prétendront ne pas confier leurs petits garçons et leurs petites filles à un homosexuel ou un débauché notoire : la discrimination « selon les mœurs » est explicitement illégale. Ce qui me frappe peut-être le plus, c'est que l'Église ne paraisse pas encore comprendre qu'elle va tomber directement sous le coup d'une loi civile qu'elle aura elle aussi préparée en poussant aux droits de l'homme, à la démocratisation, à la lutte contre le racisme. Il deviendra illégal (et passible d'emprisonnement) de ne pas célébrer les mariages d'homosexuels, de maintenir le célibat ecclésiastique, de refuser l'accession des femmes au sacerdoce et à l'épiscopat.
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Il sera même illégal (et passible d'emprisonnement) de prétendre le justifier théoriquement, par la parole ou par l'écrit, car le « sexisme » est assimilé au « racisme », et « le racisme n'est pas une opinion mais un délit » : par cet axiome, quotidiennement répété, littéralement et en substance, de l'école à la TV en passant par le discours présidentiel, la répression du racisme fait exception, la seule à ma connaissance, à l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses. » Les opinions *même* religieuses deviennent coupables quand elles comportent une obligatoire *discrimination selon la sexualité.* Étape supplémentaire, et parfaitement logique, de la *démocratisation.* Il n'était pourtant pas indispensable d'en arriver jusque là pour apercevoir que la démocratisation de l'Église sera l'éclatement de l'Église. Ceux qui ne l'avaient pas déjà compris risquent de ne le comprendre jamais.
#### VII. -- Les droits de la famille et ceux de la nation
Sans l'Église militante, je veux dire explicitement militante contre les erreurs dominantes du monde moderne, nous n'échapperons probablement pas aux désastres universels sans cesse plus terribles que ces erreurs provoquent. Ne croyons pas avoir touché le fond. Le pire est toujours possible. Nous descendons toujours.
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Jean-Paul II a bien enseigné que les modernes droits de l'homme sans Dieu sont « illusoires, inefficaces et peu durables », mais c'est aux évêques brésiliens qu'il l'a enseigné, il ne *milite* pas habituellement pour cette vérité, et le monde moderne meurt de ne pas l'entendre chaque jour ; chaque fois que l'on parle des droits de l'homme.
Sur la tombe du cardinal Cardijn, à Bruxelles, Jean-Paul II a dit aux travailleurs chrétiens que les droits qui subissent violence aujourd'hui « *ce ne sont point seulement les droits de l'homme, mais aussi les droits de la famille et les droits de la nation *» ([^22])*.* Donc, quand le pape parle des droits de l'homme, il n'entend pas pour autant méconnaître d'autres droits, qui dans sa terminologie n'en font point partie, et dont il parle un peu moins souvent : les droits de la famille, ou beaucoup moins souvent : les droits de la nation.
Le premier droit d'une nation n'est-il pas d'être gouvernée selon la loi naturelle et en vue du bien commun ?
Ce droit n'est pas seulement extérieur ou étranger aux Déclarations des droits de 1789 et de 1948. Il leur est contraire sur plusieurs points, et sur l'essentiel : il est contraire à leur venin, il fonde une autre légitimité.
Une considération plus explicite et plus fréquente des droits de la famille et de la nation devrait donc entraîner une révision du langage équivoque et convenu avec lequel le discours de l'Église, aujourd'hui, parle sans réserve des « droits de l'homme ».
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Néanmoins le discours sur les droits, même révisés et fondés sur Dieu, risquera toujours d'inciter sans mesure à la revendication. Parler des droits de l'homme n'est pas la meilleure manière d'enseigner à l'homme sa vocation et son destin. Parler davantage des droits de la famille et de la nation n'est pas la meilleure manière de restaurer la nation et la famille. On veut un langage *évangélique,* j'entends bien : mais ce n'est pas des droits que parle l'Évangile.
\*\*\*
Les droits ! Les droits ! Toujours les droits ! Dans ses conférences de carême à Notre-Dame de Paris, où il avait pour mission de confirmer solennellement le retour officiel de la *doctrine sociale* de l'Église, le P. Calvez lui assignait « un nouveau point de départ », les droits de l'homme ([^23]) :
« Les droits de l'homme, nouveau point de départ de l'enseignement social chrétien pour notre temps. » ([^24])
« Les droits de l'homme sont devenus le centre de l'enseignement social catholique (...). Il n'en fut pas toujours ainsi. » ([^25])
« C'est Jean XXIII qui allait, dans *Pacem in terris,* sa dernière encyclique publiée quelques mois seulement avant sa mort, en 1963, faire des droits de l'homme comme un nouveau point de départ de toute la doctrine sociale catholique. » ([^26])
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« Ce qui était (...) nouveau, dans l'encyclique de Jean XXIII, c'était de dire que la société humaine, la communauté politique en particulier, a comme but même l'accomplissement des droits de l'homme. » ([^27])
« Une page neuve s'est ouverte pour l'enseignement social chrétien avec cette mise en lumière récente des droits de l'homme. » ([^28])
« J'ai présenté les droits de l'homme comme un nouveau départ pour l'engagement social chrétien : un nouveau terrain solide. » ([^29])
La « doctrine sociale » de l'Église avait subi une éclipse progressive après la mort de Pie XII en 1958. On en était venu jusqu'à ne plus même la nommer dans l'Église, jusqu'à lui refuser son nom de *doctrine sociale :* « Sans avoir été rejetée, cette expression ne fut guère utilisée par le concile Vatican II ; elle a eu quelque temps moins bonne presse », reconnaît le P. Calvez ([^30]) en joignant artistement l'acrobatie à la litote. Donc, la doctrine sociale de l'Église est officiellement revenue. Mais ce n'est plus tout à fait -- ou plus du tout ? -- la même.
Cependant le P. Calvez, qui à aucun moment de sa prédication ne semble apercevoir aucune erreur ni aucun danger dans les « droits de l'homme », aura formulé au passage, sans y insister, une remarque dont j'ai déjà signalé ([^31]) qu'elle va loin, ou pourrait aller loin s'il y arrêtait davantage son attention et lui donnait toute sa portée : « *Il s'agit de droits de l'homme à respecter bien plus que de droits de l'homme à revendiquer *» ([^32])*.*
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Voilà qui change tout, ou pourrait tout changer, si l'on prenait au sérieux ce soudain (mais passager) renversement de perspective. Car des « droits à respecter », en bon français cela s'appelle des *devoirs.* Et une déclaration des droits qui serait non plus une déclaration des droits à revendiquer mais une déclaration des droits à respecter, c'est une déclaration des devoirs. Elle existe d'ailleurs ; depuis longtemps ; c'est le Décalogue, authentique fondement des droits et devoirs de l'homme en société.
Saint Pie X enseignait (spécialement à l'adresse des évêques de France) :
« Prêchez hardiment leurs devoirs aux grands et aux petits... La question sociale sera bien près d'être résolue lorsque les uns et les autres, *moins exigeants sur leurs droits mutuels,* rempliront plus exactement leurs devoirs. » ([^33])
Aujourd'hui, ce n'est plus le discours de l'Église, encore moins celui du Président, qui rappelle cette condition essentielle d'une vie sociale supportable. C'est la grande voix de Soljénitsyne avec son discours d'Harvard en 1978 prônant « l'autolimitation librement consentie » : « renoncer à ce qui revient de droit » ([^34]) ; « le moment est venu pour l'Occident de ne plus tant affirmer les droits des gens que leurs devoirs » ([^35])*.* Et il invitait chacun à « l'éducation volontaire en soi-même d'une autolimitation radieuse » ([^36])*.* « Je ne vois aucun salut pour l'humanité hors de l'autorestriction de chaque individu et de chaque peuple. » ([^37])
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Si l'on trouve revêches les termes techniques d'autolimitation et d'autorestriction, si l'on demande comment une autorestriction peut être possible et comment une autolimitation peut être radieuse, c'est qu'on n'aura pas reconnu en elles l'esprit de sacrifice et l'honneur de servir.
Jean Madiran.
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## CHRONIQUES
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### L'Euro-démocratie, vous y croyez ?
par Thomas Molnar
DOMICILIÉ AUX États-Unis où je me déplace beaucoup et souvent, voyageur régulier et fréquent dans les différents pays européens, je suis assez bien situé pour observer les uns et les autres, pour diagnostiquer le sort commun, les divergences et un peu l'avenir ici et là. En outre, je me trouve avec plus ou moins de régularité dans d'autres parties de la planète pour regarder du dehors et l'Amérique et l'Europe, telles qu'elles apparaissent aux yeux du reste de l'humanité. Les réflexions qui suivent, aussi peu systématiques qu'elles soient, donneront, je l'espère, une vision d'ensemble, et surtout quelques indications sur la place de l'Europe dans le monde d'aujourd'hui.
\*\*\*
Aux États-Unis, on me demande souvent, dans les conversations à bâtons rompus et à l'occasion de conférences et de tables rondes, ce qui en est de « l'Europe ».
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Je réponds toujours, avec je crois assez (même trop) de passion dans la voix, que l'Europe n'existe pas, qu'il n'y a que des nations européennes, que ni Auguste, ni Charlemagne, ni l'Église d'autrefois ne sont plus là pour donner un sens à « l'unification ». Au contraire, que l'idée d'une Europe unie, et plus encore celle des États-Unis d'Europe (EUE, quel sigle moche et aphone !) a eu son origine dans des esprits farfelus et apatrides, un Kant, un Coudenhove-Kalergi, et, excusez-moi de le dire, un descendant des Habsbourg qui voudrait ainsi récupérer son empire que l'histoire elle-même ne ramènera plus jamais, d'ailleurs grâce à la politique aveugle de la France, depuis les deux Napoléon jusqu'à Clemenceau (le « stupide dix-neuvième siècle »).
Mes auditoires sont interloqués par cette réponse inattendue, car, Américains, leur imagination ne s'étend point au-delà des slogans appris : tout ce qui est *uni* est bon, États, nations, classes, cultures, races, hommes et femmes en tant qu'androgynes, etc. Alors je sors mon exemple, un entre mille : la Hongrie, incorporée -- supposons-le un instant -- dans une Europe unie après 1945, n'aurait pas été davantage protégée en 1956 par « l'armée américano-européenne » qu'elle ne l'a été par l'armée américaine du président Eisenhower. Ce qui prévalut alors, et continue à prévaloir de nos jours, c'est l'intérêt de Washington de toujours s'entendre avec Moscou, jusqu'à l'abaissement le plus abject devant le Kremlin (les illustrations ne manquent pas, avant et après 1956). Ce qui prévalut à ce moment-là, c'était, en particulier, l'intérêt d'Eisenhower de gagner les élections et donc de faire croire aux minorités venues de l'Europe de l'Est que l'Amérique prêterait un appui armé aux insurrections locales. Les Hongrois crurent aux propos doucereux de la « Voix de l'Amérique », -- mais l'insurrection fut, du début à la fin, une chose nationale, anti-communiste mais aussi anti-russe, voire anti-asiatique, à l'instar des Hellènes contre les Perses.
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Justement, me dit-on, la Hongrie était seule et l'Amérique loin ; une Europe unie derrière les Hongrois... Eh bien, une Europe « unie » derrière les Hongrois aurait toujours comporté de nombreux intérêts particuliers : l'Allemagne de l'Ouest n'aurait pas marché, de peur de perdre ses espoirs pour la réunification *nationale,* la France louchait vers l'alliance moscovite, et en ce qui concerne l'Angleterre, le député de droite, Enoch Powell, me disait une vingtaine d'années plus tard que l'intérêt suprême de son pays est l'état de faiblesse du continent. « Que l'est de l'Europe soit occupé par les Russes (qui neutralisent l'Allemagne), nous arrange assez bien. » Alors la libération de la Hongrie aurait-elle été le fait de l'armée du Benelux ? (A noter, par ailleurs, que l'on ne parle même plus de cette construction-là. L'unité n'est pas un jeu où les Européens (terme uniquement d'abréviation) excellent.)
Sans gagner l'appui de ses soi-disant alliés européens, la Hongrie en 1956 aurait sans doute perdu ce qui a sauvé son âme : le patriotisme ardent de sa population, et ce qui compose ce patriotisme : tradition des autres insurrections nationales, enseignée dans les écoles, la langue millénaire, sui generis dans l'océan slave, les poèmes et chants des plus grands poètes, les monuments commémoratifs, le drapeau ensanglanté dans d'autres combats, la foi chrétienne en fusion avec la conscience nationale. Voilà ce qui a permis aux enfants de 9 ans de s'opposer, le cocktail Molotov à la main, aux tanks soviétiques. Au moins une cinquantaine de mille de patriotes y ont trouvé la mort, dans les combats de maison à maison et dans la déportation qui a suivi. Le résultat : la situation actuelle, incomparablement meilleure à tous les égards que n'importe où dans l'empire communiste, de Moscou à Managua, de Varsovie à Addis-Abeba, de Luanda à Prague, de Bucarest à Hanoï. Heureux moment pour l'avenir de la Hongrie que celui où l'Alliance Atlantique se lava les mains...
\*\*\*
Le cas hongrois ne sert que d'illustration. Allons donc plus loin. Quel genre d'Europe unie serait forgée au XX^e^ siècle ? Malgré la « sagesse » des « pères fondateurs » des États-Unis, c'étaient des déistes, ils avaient été influencés par le siècle de Voltaire. Ils étaient presque tous des francs-maçons de haut grade, de Franklin à Washington.
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Bernard Faÿ nous raconte qu'après la victoire remportée sur les Anglais, Washington a conduit à Philadelphie une brigade de francs-maçons, avec tablier et autres insignes de la confrérie. Bref, ces deux influences, qui d'ailleurs n'en font qu'une, la franc-maçonnerie et le déisme, ont pour toujours marqué la mentalité, la structure, la politique américaines.
Qu'en serait-il d'une Europe unie au XX^e^ siècle ? Les propositions de loi insensées à Strasbourg nous renseignent. Europe franc-maçonne, avorteuse, dénatalisée, pédéraste, Europe qui « refaçonne » la famille, Europe des enfants uniparentaux et non-parentaux, Europe des célibataires jouisseurs, irresponsables. Europe des Centres Pompidou, du socialo-libéralisme, des bureaucraties (laïques et ecclésiastiques) super et supra-continentales, Europe des masses de consommateurs, des Lapons envahissant la Sicile, des Grecs frileux maudissant les fjords de la Norvège. Mais avant tout une Europe apatride, les écoles n'enseignant plus la langue et l'histoire mais le sabir américain et les faits divers/événements courants avec comme première date post-historique le bienheureux 1945.
*Euro-démocratie,* incolore, indolore, sans odeur, paysage dévasté par les supermarchés et autres ensembles commercialo-culturels. Europe finlandisée, soviétisée ? Quelle différence ? Europe discutant, comme à présent à Bruxelles, du prix du beurre, Europe sans personnalité, sans foi, asservie moins aux super-puissances -- car l'Europe unie serait elle aussi, s'il vous plaît, une super-puissance -- qu'à leur idéologie robotisante, uniformisatrice, asexuée.
Quand j'arrive à ce point dans la conversation ou dans un débat, mes auditeurs américains ne savent plus, j'en suis sûr, de quoi je parle. Dès leurs plus petits manuels d'écoliers on leur a soigneusement lavé le cerveau de toute bribe de pensée originale. L'unité est une bonne chose, un point, c'est tout. On pourrait encore leur opposer l'exemple du Japon, nation purement nationale et qui n'envisage aucune unification, ni avec le Népal, ni avec la Patagonie, et dont l'esprit national et national-commercial créera des complications sans fin aux États dits Unis de l'Amérique. Cependant, même certains de mes interlocuteurs admettent aujourd'hui que le Marché Commun est une vaste blague, gonflée à douze, et donc menaçant la pagaille sur douze côtés.
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Qui oserait dire que ces douze bureaucraties et les bureaucraties « européennes » qui les doublent, ces messieurs/dames n'osant discuter du prix du poulet qu'un œil sur Moscou et Washington, rétabliraient demain la gloire de l'Europe et confronteraient, d'égal à égal, les fusées soviétiques ? La force de frappe française dont même Washington reconnaît l'importance -- avec douze doigts sur la gâchette et devenue « arme de dissuasion européenne » ?
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Alors, que proposez-vous pour l'Europe ? Je ne propose absolument rien, mon nom n'est pas Emmanuel Kant et je ne rêve point de la paix permanente. Je suis plus modeste : je constate. Je ne suis point « Européen », je suis Hongrois, j'admire la France, les villes d'Italie et d'Espagne, la multiplicité des langues, les propos du chauffeur de taxi parisien, le réalisme dur du paysan castillan, la retenue des manières britanniques, le « miracle grec », l'Etna vu de Taormina, les vertes collines du Tyrol, et ainsi de suite. Par contre, je déteste certains autres pays et leur population fourbe (je ne les nommerai pas), le puritanisme dévergondé des Suédois, le nouveau régime espagnol qui autorise les seins nus sur les plages.
Suis-je Européen ? Qu'est-ce à dire ? Aurais-je été « Grec » il y a 2300 ans, face aux Romains, aux Parthes ? Imagine-t-on une Confédération d'Hellènes Unis ajoutant quelque gloire que ce soit à celle d'Athènes, de Sparte, de Syracuse ? Pas du tout ; par contre, Athènes a créé Alexandrie, Antioche, une certaine Rome, une certaine Asie Mineure, une certaine Afrique du Nord. Athènes et les autres cités... Pourtant, elles ne se sont jamais unies, au-delà d'alliances momentanées, et encore. De même, la grandeur de ce que nous appelons « Europe », ce n'est pas, ne sera jamais une construction politique éphémère et dès le début trahie, ce sera l'apport en tous les domaines de la France, de l'Italie, de l'Allemagne, de la Hongrie, et oui, pourquoi pas, d'une certaine Russie.
\*\*\*
38:295
Un mot encore sur la perspective du monde extra-européen. De l'Amérique du Sud (hispanophone, donc en quelque sorte « unie ») solidement francophile, hispanophile, italo et germanophile, jusqu'au Japon, scientifiquement et commercialement intéressé, ce monde ne connaît guère « l'Europe », mais la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, etc. Les Arabes n'attendent pas de l'Europe, mais de la France seule un ré-équilibrage de la politique américaine dans la région. Les Japonais admirent surtout l'Allemagne, son industrie, sa science, sa précision. L'Inde regarde du côté de l'Angleterre, éternel modèle pour ces éternels sous -- développés. Les Africains sont restés grosso modo fidèles à l'ex-colonisateur, sa langue, son histoire, ses techniques. A Dakar, à Rabat, la France l'emporte ; à Nairobi, la Grande-Bretagne, à Lourenço Marques, le Portugal. Ce que je veux dire, c'est que l'Europe est une notion aussi abstraite pour le reste de la planète que pour les « Européens » eux-mêmes.
Où se cache alors cette « Europe unie » ? Uniquement dans la tête des naïfs et des snobs, les uns et les autres répétant les slogans *made in America,* sans se préoccuper des réalités, des modèles peu réussis, du rôle de ce « cap de l'Asie » (autre slogan) dans l'histoire de l'humanité, rôle par lequel il convient d'entendre diversité, tension, mesure, beauté, harmonie. Il n'y a pas d'Europe, il y a l'incomparable conflit/collaboration de peuples hellénisés, romanisés, christianisés, chacun à sa façon, selon son propre génie. Il n'est pas impossible que l'aventure soit terminée. Alors que l'Europe suive l'exemple d'Athènes à son déclin, d'ailleurs « déclin » qui nous illumine et réchauffe toujours. Mais qu'elle ne se ridiculise pas en devenant sa propre caricature ; marché commun, législation pédophile, droits de l'homme drogué.
Thomas Molnar.
39:295
### Vous aviez cru aux accords d'Helsinki !
par Roger Pascal
LES Soviétiques nous ont joués. Ils ne se sont pas servis de la « détente » pour adoucir le sort de leurs populations et les amener à niveau de vie meilleur ; ils s'en sont servis pour s'armer encore mieux et menacer avec encore plus d'assurance. Nous nous indignons et c'est bien à tort.
Les Soviétiques ne respectent pas les accords d'Helsinki, alors que ces accords les absolvaient de n'avoir pas, non plus, respecté ceux de Yalta. Yalta ne fut pas, en effet, un partage de l'Europe, les Russes s'étaient engagés à organiser dans les pays occupés par leurs troupes des élections libres. Il n'y en eut jamais ; à Helsinki nous l'avons oublié, et cette fois partagé l'Europe, renforcé les Soviétiques ; nous n'avons, en échange, rien obtenu.
40:295
Nous nous indignons et c'est bien à tort. S'indigner c'est subir ; pour agir il faut comprendre ; il faut comprendre la stratégie soviétique ; ce n'est pas une stratégie de paix.
Lénine disait que « la paix c'est la guerre poursuivie par d'autres moyens » ; il ne faut pas voir là un paradoxe. Engagée dans la construction du communisme dont l'avènement est toujours promis et différé, l'URSS est une utopie et les utopies ne peuvent s'accommoder de voisins car toute comparaison leur serait mortelle : faibles, elles s'isolent derrière des rideaux de fer ou des murs de Berlin ; fortes, elles conquièrent. Nous avons de la peine à concevoir ces guerres sans revanche à prendre, sans haine, sans provinces contestées, voire sans prétextes, guerres où tout est permis et où la parole donnée à l'ennemi n'est que ruse. C'est qu'aux yeux des communistes, les gouvernements non marxistes sont illégitimes ; tout est, en conséquence, permis contre eux. Ils doivent nécessairement disparaître et le plus tôt possible -- c'est le « sens de l'histoire ».
Aux autres, il revient de conquérir le monde entier et c'est logique. C'est logique car seule la domination mondiale apportera la preuve de l'excellence de l'idéologie, l'idéologie cette grille de propositions, de développements et de conclusions, cette méthode, « ce prêt à penser », cette construction tout intellectuelle ; seule la domination mondiale justifiera, pardonnera les dizaines de millions de crimes commis en son nom. Ainsi la force justifie la force et il faut encore du sang pour racheter le sang des martyrs.
L'URSS agit à l'abri d'un nuage de colombes et elle est une machine de guerre, ce qui signifie que la guerre y est une affaire sérieuse, peut-être la seule. A Moscou on lit Clausewitz, ce livre de chevet de Lénine, on sait que les impératifs et les objectifs politiques doivent toujours l'emporter sur les militaires. On recherche le maximum de résultats au moindre prix, on préférerait « le coup de poing au paralytique », la victoire sans un coup de feu. On a lu les stratèges chinois, on souhaiterait attaquer un ennemi démoralisé, désorganisé, affolé, n'aspirant plus qu'à l'ordre, fût-il communiste. La stratégie de l'Est est simple, elle s'enseigne dans les pelotons d'élèves sous-officiers : on fixe par le feu et on déborde -- alternant menaces et accalmies, on fixe l'Occident par une puissance militaire formidable, on fait peur, on intimide tandis qu'on déborde par désinformation, pacifisme, espionnage, terrorisme, sabotages, partis communistes.
41:295
Le fantassin cloué au sol par le tir d'une arme automatique sait que le plus grand danger ne vient pas d'en face, mais des voltigeurs qui s'infiltrent pour le détruire. Il en est de même pour nous, le plus grand danger ne vient pas de l'arsenal militaire soviétique mais de ce que nous appellerons sa stratégie indirecte ; elle vise à la dislocation de l'esprit de défense et trouve dans nos sociétés un terrain très favorable à ses entreprises ; il ne faut ni le cacher, ni le déplorer mais essayer de voir clair.
La menace de guerre est pour la Nomenklatura soviétique essentielle, capitale, car elle légitime à elle seule son pouvoir sur les masses ; nous devrions en conclure qu'un régime fondé sur cette tension ne saurait résister à une vraie paix et que les colombes moscovites sont des leurres, nous n'avons pas le courage de le concevoir, c'est un blocage intellectuel. A l'Est, la menace de la guerre renforce l'État, à l'Ouest, elle affaiblit la société, lui fait perdre tout son sang-froid, l'invite à la capitulation.
Déclarez que vous pouvez, de Paris, détruire sur la Place Rouge un escadron de chars et lui seul, on criera à la provocation, à l'obscénité ; mais annoncez que de Moscou on peut anéantir dans le bois de Vincennes un autre escadron c'est l'effroi ! discutons ! C'est-à-dire négocions, c'est-à-dire concédons.
De tout temps, la diplomatie à permis de mieux se comprendre, d'éviter des malentendus ; pour l'URSS rien de pareil et c'est logique : qui n'est pas avec elle doit disparaître, -- et tandis qu'elle limite la liberté de s'informer des diplomates en poste chez elle, elle transforme ses ambassades en agences d'espionnage et de désinformation.
A l'Ouest, l'État est au service de la société ; on se préoccupe de salaires, d'emplois, de loisirs, de culture et de quelques scandales, on agit à court terme, le terme électoral, et on considère la paix comme acquise, normale.
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A l'Est, c'est le contraire, la société est soumise à l'État, lequel est dirigé par une « élite », persévérante, tenace, pugnace, ne pensant qu'à la victoire du communisme, agissant à long terme, pour elle la guerre est la situation normale et elle n'est pas forcément militaire. Pour elle la 3^e^ guerre mondiale a commencé, une guerre sans haine, une guerre intellectuelle, une guerre de joueurs d'échecs avec un peu de mépris (nous le percevons chez les dissidents), un peu de mépris pour la lâcheté et la bêtise d'un Occident douillet, gâté, frivole, frileux, pacifiste, un Occident qui réagit toujours comme prévu à la stratégie indirecte.
L'Occident est peureux, il ne croit pas à la guerre mais il en a peur.
Certains veulent parer leur crainte de bonnes raisons historiques : les Russes seraient surarmés parce qu'ils craignent d'être encerclés ; parce qu'au cours des siècles, ils ont été attaqués par les Polonais, Suédois, Allemands, Français, Anglais ; parce que c'est une nation militaire de tradition et qu'avoir une forte armée les console de bien des frustrations dont les moins pénibles ne sont pas celles qui viennent du climat. -- D'autres entendent calmer leur peur par des illusions : « Tout cela ne durera pas, les peuples se soulèveront ! à commencer par les minorités musulmanes. »
Il en est qui croient aux hommes : un maître du Kremlin goûte-t-il le whisky ou la peinture occidentale, aussitôt il cesse d'être un ogre, tout devient possible, on peut s'entendre. Encore une fois l'incompréhension est totale, -- il ne s'agit pas d'hommes avec leurs qualités et leurs défauts, il s'agit d'un système global ayant une logique tout à fait étrangère aux raisons du cœur.
La peur est un sentiment désagréable. Pour s'en défaire, nombre d'Européens voudraient tirer leur épingle du jeu, « nous ne voulons de mal à personne », « nous n'avons pas d'ennemis » et de renvoyer dos à dos les impérialismes. Contresens politique : il n'y a qu'un impérialisme : celui qui conquiert des terres ; l'autre, l'économique, peut toujours être remis en question par les simples lois du marché.
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Non-sens politique : n'est pas neutre qui veut ! Certains se résignent et s'informent sur la finlandisation ; on se désolidarise, on s'imagine que le pire n'arrive qu'aux autres ; pour un peu on s'en remettrait au système D et à l'indiscipline du « peuple le plus intelligent du monde » !
On redoute l'isolationnisme des Américains, mais on s'autoriserait bien le neutralisme. On voudrait prévenir la rigueur des futurs maîtres. On cherche à séduire, manœuvres de vieilles prostituées ! On se couvre la tête de cendre, la faim dans le monde c'est nous, le colonialisme, le racisme, c'est nous, la guerre c'est nous, l'injustice, c'est nous.
La peur fait naître la haine mais fi de l' « anticommunisme primaire » ! On n'ose haïr celui qu'on juge trop fort, alors on se contente d'houspiller Pinochet et l'Afrique du Sud. Ou bien, c'est avec une hargneuse impuissance qu'on réagit en propos de graffiti : capitalisme = chômage = injustice = misère = société... les égalités n'en finissent plus mais toujours, au bout, on lit : « US ».
Cette déroute de la logique, cette fuite devant la stratégie indirecte, ce refus de l'examiner froidement sont fondés sur les résultats soviétiques : ils relèvent de la terreur. Personne ne doute plus des goulags, des génocides, de la mise au pas de l'Europe centrale, personne n'a tout à fait oublié le pacte germano-soviétique, prélude et mise à feu de la seconde guerre mondiale, ni Katyn, ni les purges, les famines, l'Afghanistan. Personne ne doute plus mais l'opinion publique entend croire que l'URSS veut la paix, cette croyance est le refoulement d'une hantise collective, elle est d'autant plus forte que l'on sait que c'est faux.
L'Est a fait et fait beaucoup de mal, alors ouvrons les yeux, considérons, nous aussi, que la 3^e^ guerre mondiale est déclenchée, qu'elle ne débouchera pas forcément sur l'apocalypse nucléaire, ni sur des opérations militaires et surtout que nous pouvons bien ne pas la perdre.
\*\*\*
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L'usage de la force militaire devenu peu probable, les Soviétiques, mus par leur nécessité interne d'établir leur domination, chercheront d'autres moyens. Nous avons évoqué la stratégie indirecte, elle est doublée par l'effort poursuivi dans le Tiers-Monde.
Vietnam, Cuba, Yémen, Éthiopie, Mozambique, Angola ont basculé dans son jeu, Congo, Madagascar, Libye et quelques autres sont sous influence. -- Là encore, la stratégie soviétique est bifide : directe en sollicitant tout ce qui peut conduire le Tiers-Monde à se comporter comme notre *ennemi naturel,* indirecte en soutenant le « tiers-mondisme ».
C'est que jamais le Sud n'a compté autant de raisons de haïr l'Occident. Cet Occident, par le cinéma, la presse, la télévision répand partout l'image de son opulence et provoque de douloureuses comparaisons.
Incapable d'indifférence, incapable de dureté, incapable d'assumer sa supériorité, l'Occident ne sait que proposer, prôner, ressasser la paix, la liberté, le développement, l'égalité et la solidarité. Atroce litanie ! La guerre ne tonne plus que pour le Sud, un Sud qui n'a jamais été aussi dépendant de l'économie et des libéralités du Nord. Le développement ? Il détruit les harmonieuses sociétés traditionnelles et, s'épuisant à copier l'Occident, change la pauvreté rurale en misère urbaine, la mortalité infantile en surpopulation, l'analphabétisme en chômage intellectuel, il multiplie les demi-instruits. Quant à l'égalité, elle permet de refuser la différence lorsqu'elle va plus loin que le folklore. La solidarité enfin ! mot écran qui masque mille courants, de la naïveté au cynisme, de la compassion à la simple politesse.
Moscou agit bien autrement. Moscou, malgré sa puissance industrielle et militaire, malgré sa position géographique, ne fait pas partie du Nord, Moscou est un monde à part, il se contente de pousser les fous et les cavaliers sur l'échiquier de la géopolitique, il a déjà sacrifié la Somalie et l'Érythrée pour gagner l'Éthiopie... 2 pions contre une reine..., il fait mitrailler ses anciens alliés. Realpolitik oblige. Moscou a compris qu'avant le développement il y a le *pouvoir *; tandis que nous sommes toujours prêts à gêner, calomnier voire trahir les Présidents africains qui ne gouvernent pas avec toute la mansuétude accordée à nos sensibilités, Moscou, grâce à l'idéologie, permet à quelques audacieux de conquérir et de conserver le pouvoir...
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Ils peuvent tout oser, Moscou les soutient dans leur lutte contre le « colonialisme », l' « impérialisme », le « capitalisme » et le « racisme », lesquels fantômes ou fantasmes font diversion, déchaînent les haines contre l'Occident, légitiment les nomenklatura exotiques, justifient tous les échecs.
Nous avons décolonisé mais courons toujours vers les mirages du développement et de la « francophonie » ([^38]). Paradoxalement les Français d'hier étaient plus indifférents à leurs colonies que ceux d'aujourd'hui au Tiers-Monde. C'est que nous sommes toujours à la recherche d'un alibi de grandeur, faute d'être les premiers en Europe, nous nous voudrions les champions du Tiers-Monde, un Tiers-Monde qui se définit surtout par ses échecs, ses refus, ses frustrations. Peut-être, écrira-t-on un jour que l'outre-mer fut aux III^e^, IV^e^ et V^e^ Républiques ce que l'Italie fut aux Valois ! Un mirage ! Peut-être ? A moins que le tiers-mondisme ne triomphe : il n'y aurait alors plus d'histoire de France.
Le tiers-mondisme, en servant les desseins de l'Est, relève de la stratégie indirecte. Le tiers-mondisme est, par ses excès, une maladie de société, c'est une fièvre de culpabilité, la soif de rachat de crimes imaginaires ou prescrits, une calomnie primaire du passé colonial, c'est par la complaisance témoignée à l'immigration, en Europe, de populations du Tiers-Monde, une auto-destruction, c'est l'invitation, au nom d'une prétendue solidarité, à partager l'illusion de l'homme universel, génératrice d'incompréhension, d'intolérance, de déception, et de haine.
Le tiers-mondisme est aussi un marxisme de rechange, il tient les foules du Tiers-Monde pour le prolétariat d'aujourd'hui appelé au même rôle historique que la classe ouvrière des pays du Nord maintenant trop embourgeoisée.
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Analyse superficielle puisque ces foules sont moins exploitées qu'assistées, hommes en trop, sauvés de la mort par un peu de développement mais écartés du « banquet de la vie ».
Nous avons voulu nous poser en modèles, et jouer les grands cœurs, nous avons éveillé des convoitises ; l'Europe, aux yeux d'un certain Tiers-Monde, un Tiers-Monde moins politique que culturel, c'est d'abord une grande et belle oasis mal défendue contre l'infiltration des immigrés, une immigration que la pression du terrorisme pourrait encore précipiter. Gardons-nous d'oublier les propos du président Boumediene, à la tribune de l'ONU : « Un jour des millions d'hommes quitteront les parties méridionales pauvres du monde pour faire irruption dans les espaces relativement accessibles de l'hémisphère Nord, à la recherche de leur survie. » Des espaces ! c'est un objectif de guerre coloniale. Nous avons feint de ne pas comprendre.
Encore une fois il faut porter attention moins aux moyens de l'ennemi qu'à sa stratégie. Qu'il favorise la stratégie indirecte nous le voyons tous les jours, nous ne pouvons toutefois pas écarter qu'il attaquera au nom de la légitime défense, défense non pas contre une offensive des blindés de l'OTAN, mais défense d'une société d'utopie dont la retraite sera de plus en plus troublée par les progrès des médias, une société d'utopie résiste mal, en effet, à l'air du large, à la liberté, à l'individualisme, ou plutôt aux images que s'en font les peuples. Il ne s'agit pas de mouvements contestataires, de révolution, ce sera plus discret, plus sournois, la foi marxiste-léniniste sera en péril. Pour la nomenklatura, pour l'armée rouge hantée par la peur des masses asiatiques, la tentation sera grande de gagner un répit en humiliant, en pillant, en mettant au pas ces sociétés permissives et de consommation qui brillent à l'Occident. On souffle sur les lampions de la fête. Exit la jouissance, la décadence, les danses nègres et les clubs homo : l'armée rouge défile au pas de parade. On revient au grand dessein, à l'édification du socialisme. Simple hypothèse, qu'on ne peut entièrement écarter mais moins assurée, moins évidente que l'offensive indirecte : la prise à revers (par désinformation, pacifisme, terrorisme) va se perfectionnant.
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Moscou agite l'épouvantail de la guerre, nous en sommes fascinés, le réflexe l'emporte sur la réflexion, nous ne voyons pas la paralysie nous prendre parce que nous en sommes les artisans. Au nom des grands principes de liberté et d'humanitarisme, nous nous lions les membres, demain ce sera le « coup de poing au paralytique » et aujourd'hui, au Sud, se pressent des peuples qui nous préparent à cette défaite.
Sans canons, sans fusées, sans communiqués et sous le pavillon de l' « antiracisme » et de notre mauvaise conscience, le Tiers-Monde a commencé l'assaut de la grande et belle oasis. Faute de forteresses pour l'arrêter, ses premières vagues ont percé. Ces forteresses avaient nom : famille, natalité, hiérarchie, nation, État, Église. Elles sont désertées.
Encore une fois la peur est au rendez-vous, pour la conjurer, certains entendent s'ouvrir à une société non pas seulement multiraciale mais encore multiculturelle ; ils disent : « Les immigrés ne veulent pas être des Français comme les autres, heureuse fortune, nous nous enrichirons de nos mutuelles différences. » Encore une fois, la confusion est totale, nous avons peur du racisme. Mais le racisme national-socialiste était offensif, il entendait soumettre le monde à la domination de la « race aryenne », il se proposait d'assujettir ou d'éliminer les « races inférieures ». Rien de pareil dans l'Europe d'aujourd'hui. Nous ne voulons pas soumettre, nous sommes sur la défensive, nous avons à nous battre pour la survie de notre identité, le mal est si insidieux que nous n'en avons pas bien conscience. Nous avons à nous battre pour demeurer nous-mêmes.
Sinon, Rome ne sera plus dans Rome. On meurt au service d'un Prince, d'une religion, d'une idéologie, d'une Patrie, on ne meurt pas pour Cosmopolis. Alors à quoi bon ? Qui dans ces conditions enverra au combat les armées ? Qui décidera du tir nucléaire ? Ce ne sera pas une guerre perdue pour insuffisance militaire mais la fin d'une civilisation.
Roger Pascal.
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### Émile l'apostat
*Seconde partie, chapitre III*
par François Brigneau
*Le scandale Jaurès. -- Les catholiques persécutés. -- L'échec de Léon XIII et la non-résistance. -- Aristide Briand créé par Waldeck Rousseau. Les catholiques divisés et la droite en morceaux. -- Et voici Combes.*
49:295
EN CE MOIS DE JUILLET 1901, la réussite de Waldeck-Rousseau paraît totale. Aujourd'hui nous savons que les jours lui sont désormais chichement comptés : onze mois au pouvoir, trois ans à vivre. Mais il pense, et la classe politique le croit, que l'avenir lui appartient. A 55 ans, il est le N° 1. Il a mieux conduit son opération que Jules Ferry n'avait mené la sienne. Il a divisé l'adversaire pour le battre. Il le laisse désarmé et amer. A l'opposé, il a retrouvé le grand ciment, le seul ciment du Bloc des gauches, celui qui permet aux républicains d'affaires, de l'Alliance démocratique (Rouvier, Étienne, Raynal, Christophe, Barthou), de faire cause commune et de former une majorité parlementaire avec les partis socialiste et radical-socialiste : l'anticatholicisme, la religion de l'antireligion.
Pourtant le sentiment qui habite Waldeck-Rousseau n'est pas le triomphe. C'est le soulagement. Il sait ce que sa victoire doit aux manœuvres et aux circonstances. Il l'a dit au Sénat : « Dans dix années d'ici, il aurait été impossible de faire cette loi » ([^39]). Jusqu'au dernier moment il a redouté qu'un événement vînt disloquer sa fragile construction. C'est pourquoi il a poussé Combes. Dépêchons. Dépêchons. Il y a urgence. Ce projet qui traînait depuis 1885, rien ne pressait davantage que son accomplissement. Waldeck-Rousseau a même cédé sur un ou deux détails pour aller plus vite.
Il n'avait pas tort. L'affaire explosive qu'il craignait éclate quelques jours après la promulgation de la loi contre les congrégations. C'est l'affaire Jaurès.
50:295
Elle commence par une indiscrétion. Un instituteur de Toulouse, nommé Lamourère, révèle que Louis Jaurès, fils du chef socialiste et ardent champion du laïcisme, a été baptisé. Pour les purs, c'est dur. Ce n'est pas tout. Le citoyen Lamourère va plus loin. Que le petit Louis Jaurès ait été baptisé, bon, à la rigueur. Mais c'est que son baptême n'a pas été celui de tous les petits chrétiens. On l'a voulu spécial, d'une valeur particulière. Le petit Jaurès a été ondoyé à l'eau du Jourdain. Et l'instituteur Lamourère, qui est instruit, précise : ce sauvage petit fleuve de Palestine où Jésus avait reçu de Jean-Baptiste le premier sacrement.
Dans le camp de la libre-pensée la consternation et l'affliction se mêlent à la fureur. Ceux qui aiment Jaurès (il y en a beaucoup) dissimulent mal leur chagrin. Ceux qui le détestent (ils sont nombreux) jubilent ou feignent l'indignation. C'est un scandale.
Il ne fait que commencer. En effet, le premier choc n'est pas amorti qu'une autre nouvelle fuse et se répand en quelques jours. Non seulement le fils de Jean Jaurès a été baptisé à l'eau du Jourdain mais Madeleine, sa fille, que ses parents appellent Malou, est en pension chez les sœurs de Notre-Dame du Bon Secours, à Villefranche-d'Albigeois. Elle vient d'y faire sa première communion.
Cette fois c'est trop gros. Les militants ne marchent pas. La réaction veut abattre leur grand homme par son arme favorite : la calomnie. Mais à d'autres ! Le citoyen Jaurès va démentir.
C'est vrai. Il dément. Il nie. Mais à la fin juillet Urbain Gohier ([^40]) publie la lettre suivante qu'il vient de recevoir.
51:295
Notre-Dame\
de Bon Secours\
Villefranche d'Albigeois
« Villefranche, le 22 juillet 1901
« Monsieur,
« Il est parfaitement exact que, le dimanche 7 courant, Mademoiselle Jaurès a fait sa première communion chez nous avec beaucoup de piété et d'édification. Villefranche est la paroisse de la résidence de sa famille en province.
« Veuillez agréer etc.
A. Andrieu\
Chanoine honoraire, Curé. »
Trois jours plus tard, dans l'*École laïque,* Jaurès oublie la communion et ne parle que de l'école :
Villefranche d'Albigeois, 25 juillet
« Je suis stupéfait de la persistance d'une calomnie imbécile : je répète que ma fille, mon unique fille n'a jamais eu que des maîtres laïques. Quand j'habitais le quartier du Luxembourg, elle suivait les cours du collège Sévigné qui est dirigé par Mademoiselle Salomon ([^41]) et qui est absolument laïque. Depuis que j'habite Passy, depuis deux ans, elle est élève au lycée Molière. On peut consulter le palmarès de l'an passé.
« Dans le courant de l'année scolaire actuelle, elle a été malade et a dû suspendre toutes ses études. Depuis le 15 juin, elle est ici à la campagne, où elle n'a ni maître, ni maîtresse et où elle achève de se rétablir. A la rentrée d'octobre elle reprendra ses études au lycée Molière ([^42]). Voilà comment j'ai confié son éducation aux établissements congréganistes. »
Jean Jaurès.
52:295
Voilà qui est catégorique. Les militants soupirent et se congratulent. On pense au jeu de scène du Siège d'Arras dans *Cyrano.* Les cartes tombent et la fumée des pipes s'élève... Malheureusement *L'Action laïque* du 11 août ne s'est pas laissé abuser par les affirmations définitives du gros menteur. Elle réitère ses accusations :
« Au moment où Jaurès affirme qu'à Villefranche-d'Albigeois, où sa fille se trouve depuis le 15 juin, elle n'a été « l'élève d'aucun établissement », alors nous affirmons, nous, -- et de nouveau nous maintenons notre information dans toute son intégralité -- qu'elle a été, en juin et en juillet, nous précisons, l'élève de l'établissement congrégationniste de Villefranche. »
Que va répliquer Jaurès ? Les cartes et les fumées sont retenues. On attend, on espère l'éclat fulgurant du tribun, la réplique qui foudroie, crépitante de mépris et d'honnêteté outragée, le cri de l'homme injustement blessé : « -- Vous en avez menti. » Hélas, Jaurès, dans cette histoire au moins, c'est Tartuffe et Tartarin, libre-penseur.
53:295
Georges Suarez, qui avait de la tendresse pour lui, note dans son *Briand :* « Jaurès connut, à ce moment-là, les affres d'une pénible crise de conscience. Il accumula démentis sur démentis, nia l'évidence, s'enferra dans ses mensonges. Sa pauvre âme de grand homme accrochée à sa renommée ne se montra jamais aussi débile, aussi minable que dans cette bouffonne aventure. Il n'eut aucun courage, ni celui d'avouer, ce qui eût été honorable, ni celui de tenir tête à ses accusateurs. » ([^43])
Convoqué pour explications devant le Comité Général, Jaurès s'excuse d'une indisposition. Voici le billet :
« Le traitement énergique que je viens de subir (*sic*) m'interdit absolument de sortir ce soir. Je prie instamment le Comité Général de ne pas passer au vote ce soir et de me permettre de fournir quelques explications. J'espère que ma demande ne paraîtra pas indiscrète à aucun de nos camarades. Bien à vous.
Jaurès ».
C'est pitoyable et révélateur. On mesure avec l'aplatissement du personnage la place, la pression, le retentissement que ces histoires laïques ont pris dans la vie quotidienne de la Belle Époque. La comparution a lieu le 6 septembre 1901, rue Portefoin (près du square du Temple) où se réunit le Comité Général -- c'est-à-dire le comité qui essaye de coordonner les différentes fractions et tendances socialistes :
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guesdistes, blanquistes, allemanistes, jauressistes etc. ([^44]). Salle pleine. Fièvre. Murmures. Psalmodies que traverse parfois l'éclat d'un cri ou d'un rire. Odeurs de poussières, de tabac, de sueurs et de combats. Lumières jaunâtres où flottent les fumées. Frissons des fanatismes. Et au premier rang, énorme, trapu, la tête et le cou d'un même bloc posés sur des épaules de portefaix, poilu, les bras courts, les mains épaisses, la cravate toujours de guingois, le col fripé, la patte de la chemise rebiquant entre gilet et pantalon : Jaurès. Il a deux tics. La paupière de son œil droit saute. Il ne peut s'empêcher de fouiller dans ses poches pour en ramener des bouts de papier. De sa voix chaude et sonore, sa voix de bronze, capable de porter malgré les clameurs, il plaide coupable. Il avoue. Wilm, qui parle au nom du P.S.O.R. (Le parti ouvrier révolutionnaire, le parti des Communards, de Allemane et J.-B. Clément -- l'auteur du *Temps des cerises --* le véritable ancêtre français du parti communiste), s'étonne :
-- *Tout de même Jaurès, vous ne pouvez pas tous les jours dénoncer les officiers qui vont à la messe et confier vos enfants aux curés.*
55:295
Jaurès lève ses petits bras.
-- *Hélas,* dit-il, *vous faites sans doute ce que vous voulez de votre femme. Moi pas.*
Une partie de la salle gronde. L'autre s'exclame :
-- *Taisez-vous. Écoutez. Laissez s'expliquer Jaurès.*
Le grand orateur sent d'instinct l'auditoire. Il sait, par réflexe naturel, trouver les mots, les images, les sonorités, les arguments qui vont adapter une vérité à une sensibilité. Jaurès y excelle. Le drame familial qu'il a vécu dans son foyer, il sait que la majorité des militants socialistes l'a rencontré. C'est la femme souvent qui veut se marier à l'église. C'est la femme qui exige le baptême de l'enfant et sa communion. C'est la femme qui -- parfois en cachette -- préfère l'école avec Dieu à l'école sans Dieu. L'homme, celui qui parle des « corbeaux à bavette » au bistrot, avec les amis, à la maison après un coup de gueule ou deux, cède, pour avoir la paix, peut-être aussi, au fond de lui, parce que cela ne lui déplaît pas tellement qu'on lui ait forcé la main.
Le grand orateur socialiste, le rationaliste inspiré, vulgarisateur des cours du soir et gourou, le Dieu le Père des Encyclopédies populaires, le prophète matérialiste qui annonce la venue des temps nouveaux et apporte la Bonne Nouvelle aux militants à jour de leurs cotisations, celui dont la supériorité intellectuelle rassure et aide à se croire supérieur intellectuellement à l'ennemi de classe, voici qu'il quitte son nuage, sa chaire, il descend, il n'est plus qu'un homme comme un autre, un homme comme soi, embêté, tiraillé entre ses convictions et sa bourgeoise soucieuse de respectabilité, de conformisme, vaguement inquiète aussi du mystère qui nous précède, nous prolonge et nous dépasse.
-- *Vous faites sans doute ce que vous voulez de votre femme,* dit Jaurès. *Que pouvais je faire ? Que fallait-il faire ?*
*-- Fallait l'étrangler, crie une voix.*
56:295
Il y a des rires.
-- *Voilà une excellente solution,* intervient Briand. *Vous* *auriez eu définitivement raison, Citoyen, et, en prime, vous auriez eu la satisfaction de faire enterrer civilement votre moitié.*
Le Comité Général peut passer à l'ordre du jour. Le métier des pêcheurs de foule a évité la crise. Il n'a pas éloigné l'orage. Fabriquée, entretenue, chauffée et réchauffée la haine antireligieuse électrise la gauche. La loi n'est pas encore promulguée que Allemane, le socialiste révolutionnaire, ancien membre du Comité Central de la Commune, condamné à mort, gracié, enfermé au bagne de Toulon, puis à l'Île Nou où il subit le supplice de la double chaîne, député de la Seine, franc-maçon, demande la dissolution de toutes les congrégations, autorisées ou non, et la confiscation de tous leurs biens.
Antonin, Baptiste, Louis Lafferre, professeur, député radical de l'Hérault, franc-maçon (Loge *La Libre-Pensée*)*,* futur président du conseil de l'Ordre du Grand Orient (1904) et du comité exécutif du Parti radical et radical-socialiste, propose qu'on aille sans plus attendre plus avant.
-- *Retirons la personnalité civile aux Frères des Écoles Chrétiennes,* demande-t-il.
Tel est en effet le nouvel objectif des Loges. On lit dans le *Radical* du 20 juillet 1901 : « Il faut que la République se débarrasse des Frères des Écoles Chrétiennes. Là est le péril essentiel, et toutes les autres réformes sont subordonnées à celles-là. De toutes les congrégations, il n'en est pas de plus dangereuse. C'est elle qui constitue le plus grand péril que court la cause de la justice et du progrès... Ils ont l'habileté de transformer leurs anciens élèves en une milice noire qui étend sur le pays un vaste réseau d'espionnage et de réaction... C'est une des plus vigoureuses puissances du mal, du mensonge et de l'ignorance universelle. » On n'est pas plus gracieux.
57:295
Marcel Sembat, député socialiste du XVIII^e^ arrondissement (tendance blanquiste, le CERES aujourd'hui), franc-maçon (Loge *La Raison*)*,* futur vice-président du Conseil de l'Ordre du Grand Orient, invite l'Assemblée à nommer une commission d'enquête sur les agissements (pillages, actes de sauvagerie, viols), des missionnaires catholiques français en Chine : Marcel Sembat est un ami personnel de Millerand (franc-maçon : loge l'*Amitié,* dont il fut exclu en 1905), ministre de Waldeck-Rousseau.
La pression ne cesse pas. Chaque étape de la conquête de la France religieuse par la République maçonnique est présentée comme la dernière. On l'assortit de considérations lénifiantes ou de *distinguo* subtils. Un jour Stephen Pichon, sénateur du Jura (Loge : *Les Amis de la Tolérance*)*,* prétend qu'il convient de ne pas confondre l'anticléricalisme déchristianisateur et l'anticléricalisme politique, dit « *régalien *»*,* qui est sans hostilité contre la religion et ses ministres dans la mesure où ceux-ci ne s'immiscent pas dans le domaine politique où ils n'ont rien à faire. Un autre, Joseph Reinach, qui n'est plus député « républicain patriote » de Digne (il a été battu en 1898) mais qui est toujours franc-maçon (Loge *Alsace-Lorraine*) et le conseiller écouté de Waldeck-Rousseau, présente cette loi contre les congrégations comme une « loi compte-gouttes » : selon le comportement du Vatican on prononcera la dissolution de telle congrégation ou telle autre sera tolérée ([^45]). Mais en vérité l'énorme machine-piège continue d'avancer écrasant les haies, les clôtures, le jardin français, détruisant les pâturages, fauchant les moissons, ouvrant dans la forêt française des tranchées qui ne seront plus reboisées et creusant derrière elle les sillons où seront semées ses graines.
\*\*\*
58:295
Léon XIII en est-il conscient ? Sans doute. Mais que peut-il ? Il est trop tard. C'est aujourd'hui un grand vieillard. Le 10 mars 1901, quand sur l'initiative de son avocat, la Chambre des députés français préparait cette loi dirigée particulièrement contre la papauté, il est entré dans sa quatre-vingt-douzième année. Sa politique mise en place à partir de 1878, officielle depuis 1892, se solde par un terrible échec. Cette politique tenait à quelques idées fortes. Résumons-les. Les choses étant ce qu'elles sont et l'histoire ce qu'elle est en France, l'union dans la République doit se faire pour le salut de la religion. Toutes les formes de gouvernement sont bonnes pourvu qu'elles marchent à leur but qui est le bien commun. Dans sa sagesse l'Église fait abstraction des forces qui différencient les pouvoirs politiques, pour traiter avec eux les grands intérêts des peuples. On ne doit rien tenter pour renverser ces pouvoirs ni en changer la forme. L'Église a toujours réprouvé les rebelles, même quand les gouvernements lui étaient hostiles. La République est animée -- dit-on -- de sentiments antichrétiens, on ne peut donc pas s'y allier ? C'est une erreur, car il faut distinguer entre la Constitution et la Législation. Sous une bonne Constitution, la Législation peut être exécrable. Sous une mauvaise Constitution elle peut être excellente. Que les catholiques portent donc au pouvoir des hommes qui, sous la Constitution républicaine feront une bonne législation.
Ainsi peut se résumer l'essentiel de l'encyclique du 16 février 1892 qui définissait le ralliement. Neuf ans après, force est de constater que ce ralliement a surtout divisé les catholiques et renforcé la pugnacité antireligieuse de la République. Là aussi essayons de résumer.
Plus que jamais l'athéisme -- et souvent même l'anticatholicisme -- est la règle de quiconque porte un titre officiel et la loi de tout ce qui se fait au nom de l'État. La prière a été supprimée dans les écoles ; les crucifix sont proscrits dans les classes, les salles d'audience des tribunaux, les hôpitaux. Il est interdit aux soldats d'assister en corps aux cérémonies religieuses et même de pénétrer dans les églises pour y rendre à leurs morts les derniers honneurs.
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La liberté des évêques est surveillée, entravée, menacée. Leurs rapports avec le Saint-Siège sont contrôlés. Les nominations faites par eux aux titres ecclésiastiques se heurtent à l'obstruction systématique de l'État. On suspend arbitrairement, par décrets, leurs traitements et les traitements des prêtres peu dociles. On a supprimé par extinction les traitements des chanoines. La subvention au plus grand nombre des vicaires a été supprimée. Les aumôniers des prisons ne perçoivent plus que des indemnités dérisoires. Pendant les vacances du siège, les biens des évêchés sont remis à des administrations qui se permettent de les aliéner. Les religieux français ont été et vont être à nouveau expulsés de leurs demeures au mépris de leurs droits de citoyens. L'existence des congrégations va dépendre de l'humeur de partis politiques qui ne dissimulent pas leurs sentiments d'hostilité à l'égard de la religion catholique. Les congrégations qui sont autorisées ou tolérées jusqu'à nouvel ordre sont frappées d'impôts d'exception (impôts sur le revenu ; droit d'accroissement). L'instruction religieuse a été bannie de tous les examens. La neutralité scolaire n'est qu'une apparence. Le Régime, par ses voix les plus autorisées, ne cache pas le mépris qu'il porte à l'enseignement religieux et fait par les religieux. Les ministres du culte, même les évêques, sont dépossédés de leurs droits de surveillance sur l'enseignement. Les écoles libres sont en butte à mille vexations et handicaps. Elles n'ont pas de représentants dans les conseils de l'Instruction publique. Leurs élèves sont systématiquement sous-notés dans les examens et concours. Certaines écoles leur sont pratiquement interdites -- les écoles normales d'instituteurs, par exemple. Les bourses des grands séminaires, dont bénéficiaient les enfants pauvres, ont été supprimées. L'aumônerie militaire n'existe plus. On a empêché le fonctionnement des caisses de retraite du clergé. Dans l'administration, dans l'armée, devant les tribunaux, être catholique pratiquant c'est être un citoyen inférieur et suspect.
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La République est autre chose que la personnification de la Puissance Publique. La République est la personnification d'une doctrine et d'un programme en opposition absolue avec la foi catholique. Ni le pré-ralliement, ni le ralliement n'ont freiné la mise hors-la-loi de fait de l'Église et de ses fidèles. La loi Waldeck-Rousseau le démontre. Le reste suivra. C'est-à-dire la séparation de l'Église et de l'État, ce que Léon XIII voulait par-dessus tout éviter.
« Léon XIII suit avec une douleur profonde ces déplorables événements, écrit le R.P. Lecanuet. A sa bienveillance obstinée, à ses attentions délicates, le ministère n'a répondu que par l'ingratitude. » ([^46]) Le pape n'en persiste pas moins à faire confiance et à espérer.
Pendant le débat de la loi Waldeck-Rousseau au Sénat, le ministre des Affaires Étrangères, le député franc-maçon Delcassé (Loge *La Fraternité latine*) se permet de conseiller au saint-père de ne pas intervenir. La loi pourrait être aggravée. Léon XIII s'incline. Il se contente d'émettre quelques plaintes, fort émouvantes et pleines de dignité :
-- « Il est à craindre que les gouvernements ne voient point où ils vont ; et quant à la société civile, on peut redouter qu'elle n'éprouve des catastrophes d'autant plus lamentables qu'elle se sera davantage éloignée de Jésus-Christ. » ([^47])
Mais jamais il n'appelle à la résistance. Ce serait reconnaître son échec. Sans doute, de temps à autre, trouve-t-il un ton inhabituel :
-- « On à beau multiplier contre vous les prétextes d'accusations pour vous abaisser : la triste réalité n'en éclate pas moins à tous les yeux. La véritable raison de vous poursuivre, c'est la haine capitale du monde contre la cité de Dieu qui est l'Église catholique. » ([^48])
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Au nom du saint-père, le cardinal Rampolla proteste le 6 juillet auprès de M. Nisard, l'ambassadeur de France au Vatican, contre cette « injuste loi de représailles et d'exception, qui exclut des citoyens honnêtes et méritants des bienfaits du droit commun, qui blesse également les droits de l'Église, est en opposition avec les principes du droit naturel, et en même temps grosse de déplorables conséquences ».
Le pape va même jusqu'à déclarer à M. Harmel, à Mgr Tiberghein et à leurs amis qu'il reçoit en audience le 14 septembre 1901 :
-- « La franc-maçonnerie qui gouverne tout veut mettre la main sur l'Église, sur le clergé régulier comme sur le clergé séculier, pour arriver à la séparation avec Rome. Au schisme. Il n'en sera pas ainsi. »
Mais en réalité la réaction de Léon XIII ne va pas plus loin que cette résolution verbale. Il se raccroche aux apaisements vagues que lui fait dispenser Waldeck-Rousseau : la loi sera appliquée avec modération ; seulement aux congrégations militantes ; les autres seront traitées avec la plus grande indulgence. Cela lui suffit, contre l'évidence, et lorsque l'on vient lui demander ce qu'il faut faire, résister ou se soumettre, se battre, s'en aller, accepter, le pape répond :
-- Examinez donc devant Dieu et jugez vous-même quel est l'intérêt de votre institut.
Ce qui n'est pas le meilleur moyen de galvaniser les religieux et les pousser à l'affrontement.
Le R.P. Lecanuet le reconnaît : « Au fond le pape préfère qu'on demande l'autorisation. » ([^49])
C'est pourquoi la majorité des cardinaux et des évêques a conseillé la soumission. Seuls les cardinaux Langénieux et Perraud ([^50]), NN. SS. Turinaz, que la *Lanterne* appelle Tambourinaz, de Cabrières, Cotton ([^51]) et quelques rares autres préconisent la lutte.
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La capitulation est inévitable. Waldeck-Rousseau y pousse encore en alternant les bonnes paroles et les gestes de rigueur. Il crée une commission pour assurer l'exécution de la loi. Et qui y place-t-il ? Trouillot, Vallé, sénateur franc-maçon de la Marne ([^52]), Flourens, ancien ministre des Rouvier, Floquer et Tirard, Dumay, directeur des cultes. L'exécution sera capitale.
Plus venimeux encore. Il prend un arrêté : « Les statuts devront contenir l'engagement par les congrégations et par leurs membres de se soumettre à la juridiction de l'Ordinaire du lieu. » C'est-à-dire aux évêques. Nommés par le gouvernement, ils n'en seraient pas moins investis d'un plein pouvoir sur les congrégations. Lesquelles, jusqu'alors exemptes de la juridiction épiscopale, relevaient directement de Rome. Léon Bourgeois, une des lumières les plus sinistres de l'obscurantisme radical, un barbu lugubre avec un regard sombre sous des sourcils charbonneux, ramasse le plan en une phrase : « Il s'agit d'abattre la puissance des congrégations avec l'appui bienveillant de l'épiscopat. » ([^53]) Comme il fait partie de la Loge *La Sincérité* de Reims on peut lui faire confiance.
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Naturellement il se trouve toujours des évêques pour approuver. Mgr Fuzet, évêque de Rouen, est de ceux-là. Ce qui ne surprend guère. Mgr Fuzet est un ultra rallié. A Beauvais, d'où il venait, son zèle républicain n'avait pas tellement plu. Tout ce que faisaient les autorités civiles lui paraissait excellent. Il n'hésitait pas à se montrer en compagnie de francs-maçons notoires. Le bas-clergé grognait. Mgr Fuzet frappait. Dans la seule année 1893, il procéda à 80 déplacements de prêtres -- sur 400. « Vous devez obéir à votre évêque comme les soldats à leur colonel », disait-il. D'accord avec Léon XIII pour le ralliement à la République, il se ralliait maintenant à Waldeck-Rousseau contre le pape.
Waldeck-Rousseau en profite. Il peaufine des dispositions particulières. Tout établissement privé devra avoir, sur un registre spécial, les noms, prénoms, date de naissance de tous les professeurs et employés, avec indications de leurs emplois antérieurs. Ce registre devra être présenté à toute réquisition administrative. Il devra être tenu à jour et ne présenter ni omissions, ni erreurs. Sinon les sanctions seront automatiques, pouvant aller jusqu'à la fermeture de la maison.
Un autre décret précise, en cas de refus, comment les choses se passeront. On ne confisquera pas les biens. On les liquidera. Cette liquidation sera assimilée à une faillite. Il y aura un jugement du tribunal qui nommera un liquidateur, une mise sous séquestre avec apposition des scellés, un inventaire, une vente publique et la remise des sommes recueillies à la Caisse des Dépôts et Consignations.
Le problème des pensions aux religieux démunis mais récalcitrants est également résolu. C'est bien simple : ils n'ont le droit à rien. Il faudra qu'ils demandent, qu'ils fassent valoir le titre, après quoi la commission jugera en fonction des services rendus.
Les religieux sont en plein désarroi. Ils se sentent abandonnés et perdus. Le 1^er^ octobre 1901 une circulaire de M. Monis, ministre de la justice, donne des instructions précises aux procureurs généraux.
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Pour les congrégations insoumises, poursuites immédiates, jugements, condamnations, liquidations. Les liquidations volontaires et anticipées ne sont pas reconnues. 84 congrégations d'hommes et 150 de femmes sont dans ce cas. D'abord les Jésuites. Ils n'ont pas le choix. « *Il y a des victimes marquées d'avance pour le sacrifice,* écrit le P. Burnichon dans le numéro d'*Études* de septembre 1901. *Qu'elles demandent l'autorisation ou qu'elles ne la demandent pas, la sentence est prononcée. *» Refusent aussi la soumission les Bénédictins qui abandonnent Solesmes, Saint-Wandrille, Saint-Maur, Ligugé, de vieilles abbayes qui venaient d'être restaurées.
-- Pourquoi ne cédez-vous pas, demande-t-on à Dom Delatte, abbé de Solesmes. Il suffirait d'un mot de vous et tout pourrait peut-être s'arranger.
-- Puisque les fils de saint Benoît sont les aînés des moines, ils doivent apporter à leurs frères l'exemple et l'affirmation, répond Dom Delatte ([^54]).
Les Assomptionnistes sont déjà partis. Les Carmes et les Carmélites suivent. Les Chartreux croient avoir trouvé la parade. Une ordonnance royale de Louis XIV les autorisait à « fonder un lieu de retraite sur les terrains occupés par la Grande Chartreuse, près de Grenoble ». Mais la République ne retient de la réglementation royale que ce qui lui permet de limiter les droits de l'Église et de réduire ceux du clergé. Zevaés et Chenavaz, députés de l'Isère -- le premier trublion d'extrême-gauche, le second ardent républicain appartenant à la Grande Loge -- entraînent le vote hostile du Conseil Général.
615 congrégations -- 551 de femmes, 64 d'hommes -- ont demandé l'autorisation. Le ministère des Cultes se trouve submergé par les dossiers : 1947 en tout, qu'il ne sait comment prendre ni sur quels critères examiner. Heureusement Waldeck-Rousseau ne semble plus pressé. La priorité a glissé. Elle est devenue électorale.
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A la fin du mois d'avril la France va élire de nouveaux députés. Ces échéances sont presque toujours présentées comme capitales. Surtout par les candidats. En tous temps et circonstances, à les entendre, l'avenir de la nation, parfois même de l'Europe, on ne fait pas dans le détail, et par voie de conséquence celui des générations futures en dépend. Ce spectacle qui nous est familier se donnait aussi à la Belle Époque.
Sans être définitives, ces élections sont pourtant importantes. La France sort de l'affaire Dreyfus et vient de rentrer dans une nouvelle guerre religieuse. Elle est divisée et fiévreuse. Waldeck-Rousseau sait qu'il ne lui aura servi à rien de gagner le vote des Assemblées s'il perd celui du pays. Il ne laisse donc à personne le soin de le préparer, avec minutie et si possible efficacité, à sa manière. On ne le voit pas. De juin 1901 à mai 1902 il ne prononce qu'un discours, le 14 décembre, à la Chambre, contre la Séparation des Églises et de l'État. Mais il veille, au sommet, à la bonne cohésion du Bloc des Gauches et à la base aux choix des candidatures, étudiant le terrain, les forces en présence, les hommes, privilégiant celui qui lui paraît le plus apte à battre la réaction, c'est-à-dire, dans le cas précis, le candidat catholique. Il écoute, il juge, il arbitre, souvent sans paraître, toujours avec deux soucis : souder le rassemblement disparate que seule raboute la haine du curé ; choisir le vainqueur : c'est lui qui élira le prochain président de la République. Même en politique il arrive que la reconnaissance paye.
La manière dont il va faire d'Aristide Briand un député éclaire bien sa façon. En 1902, Briand a quarante ans. C'est un long personnage voûté, avec un long nez dans une longue figure triangulaire, qui marche en traînant les pieds, regarde en dessous et fume sans arrêt des cigarettes dont la cendre mouchette les revers de ses vestons noirs.
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Néanmoins du charme, on ne sait trop quoi de tendre et de malin dans l'œil, une intelligence immédiate, beaucoup de sensibilité et de psychologie, surtout un don : sa voix. Ce breton est un tzigane.
Anarcho-syndicaliste recyclé dans le socialisme alimentaire, apôtre de la grève générale convaincu des nécessités de la collaboration de classe, il n'y a guère que sur la défense de Dreyfus, l'antimilitarisme virulent et l'anticléricalisme fondamental qu'il n'a pas encore varié. On a beaucoup discuté pour savoir si Briand avait été ou n'avait pas été franc-maçon. Georges Suarez écrit : « Briand ne fut jamais franc-maçon. Il parla dans les loges, se manifesta dans les cortèges de la Libre Pensée, mais n'appartint jamais à d'autres sociétés secrètes que celle des Chevaliers du Travail. » Henry Coston est d'un autre avis. On lit dans son *Dictionnaire* (tome I) : « Briand avait sollicité son admission à la société de propagande maçonnique *Le trait d'Union.* Le 27 décembre sur un vote défavorable des *frères* ([^55]) il vit son adhésion ajournée. Mais le 20 janvier suivant, il fut admis et il portait le n° 24 lors de la transformation de la société en loge (du *Grand Orient*)*.* Présenté à la tenue (réunion) du 1^er^ juillet 1887 il fut admis aux épreuves par 14 voix sur 14 présents et votants. Avisé par *planche* (lisez par lettre) spéciale d'avoir à se présenter à la tenue du 8 juillet, le récipiendaire se contenta d'envoyer une lettre de vagues excuses pour ne pas le faire. Outrés les membres votèrent un blâme... C'est ce que révèle le député socialiste et maçon Pageot, secrétaire de La Loge *Paix et Union et Mars et Les Arts réunis,* dans son livre *Notes sur la franc-maçonnerie dans la Loire-Inférieure* (1744-1911). Il ajoute : « En 1895 nous trouvons Briand affilié à une L**.·.** parisienne de cette obédience *Les Chevaliers du travail. *» ([^56])
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De toutes façons l'anticléricalisme de Briand ne fait aucun doute. Avocat en rupture de barreau, Mayer le recrute pour la *Lanterne* qui est à l'anticléricalisme ce que la *Libre Parole* est à l'antisémitisme. Briand y devient rédacteur, secrétaire de rédaction, rédacteur en chef, directeur. Il sera le collègue du fameux Parasol, chargé des faits divers antireligieux, des scandales dans les couvents et les presbytères, de toutes les sales histoires de mœurs où l'on peut mêler un ecclésiastique. Quand il n'y en a pas, Parasol en fabrique. « Un jour, sous le titre : « Un monstre en soutane », il raconta une ignoble histoire à laquelle se trouvaient mêlés un prêtre et un petit garçon. L'ecclésiastique dont il était question menaça la *Lanterne* de poursuites. Briand fit faire une enquête. Elle démontra que le « monstre en soutane » s'était jeté à l'eau pour sauver le gamin. Parasol faillit perdre sa rubrique, mais fut sauvé par l'intervention de quelques francs-maçons notoires. Ils venaient nombreux au journal, chacun ayant la bouche pleine d'ébouriffantes anecdotes sur les mœurs des gens d'Église. » (**17**) Briand ne démissionne pas cependant. Il a le cœur mieux accroché. Durant toute l'affaire Dreyfus il accuse « le parti Jésuite » de « recruter des soldats pour assurer la réussite de ses détestables projets ». Il « agite le péril noir... il stigmatise l'activité catholique dans les casernes, dénonce l'indulgence des chefs à l'égard des officiers factieux et suggère un plan de propagande pour combattre les pernicieux efforts des cléricaux ». ([^57])
Cette activité si digne d'estime et de récompense s'accompagne d'une intéressante évolution politique. Hier révolutionnaire-ultra, ami de tous les boutefeux de la sociale, avocat des grévistes violents et des antimilitaristes enragés du *Pioupiou de l'Yonne* (il a fait acquitter Gustave Hervé) ([^58]), Briand aujourd'hui défend la participation sociale au gouvernement bourgeois de Waldeck-Rousseau.
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Il soutient Jaurès qui soutient Millerand et approuve celui-ci de s'asseoir au banc des ministres, même aux côtés du général de Gallifet, l'assassin des communards. Waldeck-Rousseau ne peut qu'y être sensible.
Depuis 1894, Waldeck est sénateur « républicain conservateur » de la Loire. C'est ainsi qu'il a pu faire sa rentrée politique et repartir de l'avant quand a pris fin sa longue éclipse de l'après-Ferry. C'est justement à Saint-Étienne, le 11 janvier 1902, alors que Waldeck-Rousseau est venu inaugurer la nouvelle préfecture, que le préfet, nommé Mascle le prévient.
-- Vous savez qu'on parle de la candidature d'un certain Briand ?
-- Briand ?
-- Oui, une sorte d'avocat marron... un anarchiste breton... On peut craindre le pire... C'est Ginzburger, le directeur de la *Tribune Républicaine* qui le pousse.
-- Je verrai, dit Waldeck-Rousseau.
Il voit d'abord Millerand, ministre mais socialiste. D'abord prudent, cherchant l'ouverture.
-- Vous connaissez Briand. Un anarchiste, à ce qu'on me dit ?
Millerand proteste. Il raconte les interventions de Briand défendant la cohabitation ministérielle contre Laffargue, Guesde, Sembat :
-- Vous devriez le rencontrer.
Briand est reçu dans l'instant. Le soir même Mascle est instruit. Le candidat officiel sera Aristide Briand. Le 27 avril il est élu au premier tour. Il bat par 9.063 voix à 8.122 Prenat, le candidat de *La Croix.* Waldeck-Rousseau vient d'ouvrir les portes du Parlement à celui qui réalisera la séparation de l'Église et de l'État.
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En même temps qu'il facilite la progression socialiste Waldeck-Rousseau racole les républicains d'affaires : pour gagner contre la France traditionnelle, on ne ratissera jamais trop large. Aux socialistes et aux radicaux, il ajoute une troisième force : celle de l'argent. Toujours par la franc-maçonnerie, toujours par les voies secrètes et tortueuses de l'anticatholicisme, il fait entrer dans le Bloc des Gauches l'Alliance démocratique, sorte de comité politique où nous retrouvons à côté de vieilles connaissances : Rouvier, de Panama et des Chemins de fer du Sud (Loge *La Réforme*)*,* Raynal des Chemins de fer (Loge l'*Anglaise*)*,* Étienne, des Omnibus et de tant de combines affairistes (Loge *Cosmos*)*,* Christophe, ancien gouverneur du Crédit Foncier, Siegfried, des noms plus neufs : Jonnart, Chautemps (Loge *Isis Montyon*)*,* Antony Ratier (du *Grand Orient*)*,* Bonnefoy-Sibour (Loge *Progrès et Humanité*) et l'élément le plus dynamique de cette nouvelle vague, Louis Barthou qui définit leur position en déclarant à Oloron, au cours de la campagne :
-- « Adversaire irréductible du nationalisme, qui est le masque nouveau de l'éternelle entreprise cléricale, j'ai approuvé les mesures de combat prises contre lui et notamment les dispositions relatives aux congrégations religieuses qui rigoureusement appliquées enlèveront au cléricalisme son arme de guerre favorite. »
L'Alliance démocratique n'est pas un parti de masse. Ses membres ne sont pas nombreux. Il ne possède pas de militants. Mais il a des moyens, de l'argent, des journaux, d'autant plus redoutables qu'ils prétendent ne pas faire de politique et n'avoir d'autres opinions que celles de leurs lecteurs. Voici le *Petit Journal* du sénateur et Maître des Forges Prévet, le *Matin* de Bunau-Varella, le *Journal* de Letellier, les uns et l'autre pareillement enrichis par Panama. Voici le *Petit Parisien* du sénateur Jean Dupuy, ministre de l'Agriculture dans le cabinet de Waldeck-Rousseau. Voici surtout *Le Temps* dont la mission essentielle est de diviser l'opposition de Droite. Reconnaissons qu'il y parvient sans difficultés majeures.
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Ce n'est pas que dans cette opposition disparate les bonnes volontés fassent défaut. Non. C'est le rassembleur qui manque. On entend par exemple d'anciens amis de Waldeck-Rousseau comme M. Méline déclarer : « Quand j'ai eu constaté que la franc-maçonnerie s'était transformée en une association purement politique, antireligieuse, qu'elle déclarait la guerre aux meilleurs républicains et aux consciences, ceux qui la conduisent sont devenus mes plus implacables ennemis » ([^59]), mais pour rien au monde il ne marcherait avec la « Patrie française » de Jules Lemaître, de Marcère, Cavaignac, parce qu'il les trouve mauvais républicains. Cette « Patrie française » s'est d'ailleurs déjà morcelée. Coppée est évincé : on l'a nommé président d'honneur. A croire qu'en politique l'honneur est une voie de garage. Certains -- et même certains catholiques -- le trouvaient trop ouvertement catholique ! Car les catholiques eux-mêmes ne savent ni quel parti prendre, ni à quel saint se vouer. On le voit à Lourdes, le Père Courbé, de la Compagnie de Jésus, prend la parole devant plus de 50.000 personnes. Tout de suite le courant passe :
-- Est-ce que les catholiques se résigneront encore longtemps à n'être que des parias dans leur vieille et sainte patrie ? crie-t-il le corps jeté vers l'assistance.
-- Non ! Non ! gronde la foule.
-- N'est-ce pas intolérable ? Au-dessus de ce que nous pouvons continuer de supporter ?
-- Si, si.
-- Ne sentez-vous pas un vent de liberté qui souffle de vos montagnes ? Il nous fouette au visage. Il va faire tressaillir le pays.
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A plusieurs reprises Mgr Schoepfer, évêque de Tarbes, essaye d'intervenir et de retenir l'orateur. Le Père Courbé se dégage. Des acclamations qui maintenant montent en rafales le portent :
-- Nous avons assez de l'Église dormante. Faites revivre l'Église militante... Prenez le glaive, le glaive électoral qui sépare les bons des méchants. La Constitution nous donne le droit de nous en servir. La religion nous en fait un devoir. Aux élections prochaines il n'y aura que deux candidats : Barabbas et Jésus-Christ : Voterez-vous pour Barabbas ?
-- Non, non crie la foule.
Elle s'en va, galvanisée, prête pour la nouvelle croisade pour peu qu'elle se dessine. Mais comme bien on pense Mgr Schoepfer se trouve d'un avis opposé. Même des gens comme Drumont, qui n'ont cessé de dénoncer le leurre du Ralliement, critique cette outrance : « Quel profit les catholiques peuvent-ils espérer pour leur cause de ces déclamations boursouflées, de ces rhétoriques redoutables et vaines dont chacun sent, hélas ! l'inanité ? »
Il a sans doute raison, notre vieux maître, dont la générosité, la sensibilité et le courage ne détestent rien plus que le théâtre politique et ses effets. Toutefois quand le clergé se tait, il tempête. Maintenant qu'il parle, il regrette et ronchonne. Nous sommes bien des Français, sans cesse retournés contre nos proches et contre nous, incapables de faire bon marché de quelques différences pour marcher ensemble contre le malheur.
Dans cette Droite en morceaux, que le Ralliement a fait éclater, tout le monde en veut à tout le monde. On n'entend plus qu'un chœur mêlé de rancœurs et de plaintes. Léon XIII gémit qu'il n'a pas été compris. Ceux qu'il a conduits au désastre parlent de trahison. Personne n'obéit plus à personne. Dans l'*Action Libérale* on voit même un Piou commander à un Albert de Mun !
Cahin-caha pourtant, devant l'imminence du péril et l'échéance la campagne s'organise, mais sans que se taisent les querelles ni qu'on réussisse même à préférer son voisin à son ennemi. Léon XIII le constate avec tristesse :
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-- « Je suis désolé de la division des catholiques qui ne savent pas faire la paix devant les francs-maçons, dit-il à M. Harmel. Je suis désolé que ma voix n'ait pas été plus entendue et qu'on n'ait pas su marcher tous ensemble... Il reste cependant une planche de salut, la dernière planche de salut, ce sont les élections. Tout dépend d'elles. Il faut y travailler. Il faut que les catholiques fassent le suprême effort : vaincre ou mourir. » ([^60])
Il est bien tard et le mal est trop profond. Si l'*Action Libérale* essaye de mobiliser ses troupes débandées en réclamant dans un vibrant appel *Aux Français* « une énergique propagande jusqu'au jour du scrutin », si Mgr Chapon, disciple de Mgr Dupanloup, évêque de Nice, modèle de modération et de prudence, conseille à ses fidèles de se refuser à être « des parias frappés d'un odieux ostracisme », les divisions sont nombreuses. Mgr Schoepfer justement, l'évêque de Tarbes, furieux de l'homélie du P. Courbé, rappelle à ses prêtres que « toute immixtion, soit par parole, soit autrement, sur le terrain politique leur est interdite ». Il remercie ainsi le directeur des Cultes, M. Dumay, qui l'avait imposé dans ce diocèse contre le candidat de la nonciature et de l'archevêque de Paris, l'abbé Gardey, curé de Sainte-Clotilde. Mgr Foucault, évêque de Saint-Dié et Mgr Lacroix, évêque d'Annecy, fondateur de la *Revue du clergé français* « progressiste, démocratique et scientifique », prodiguent les mêmes recommandations. C'est regrettable. Car malgré la science de Waldeck-Rousseau, malgré le pouvoir de l'argent et le pouvoir du pouvoir, malgré la loge, le succès du parti anticatholique -- car c'est sur ce front que la bataille électorale s'est engagée -- ne paraît pas assuré au premier tour. Il n'a que 201 élus contre 214 à l'opposition. Waldeck-Rousseau sort de sa réserve. Il demande par circulaire un rapport aux préfets sur le comportement du clergé.
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Ces rapports sont anodins. « Dans une quinzaine de départements on articule de vagues accusations, on relève les paroles un peu vives de tel desservant, mais nulle part on ne signale de pressions exercées par les séculiers. » ([^61]) Cela n'empêche pas Waldeck-Rousseau de se déclarer effrayé par la violence et l'acharnement de certains prêtres. Il dénonce l'ingérence du clergé : « Les manifestations auxquelles il s'est livré constituent un abus flagrant des fonctions ecclésiastiques et de l'autorité morale qu'elles confèrent », dit-il. La République à nouveau en danger est appelée à remporter le ballottage. Elle y parvient. Résultat final : 339 députés ministériels, 255 opposants. Il aurait suffi de gagner cinquante circonscriptions. Ce n'était pas impossible.
-- Que voulez-vous, commente navré le bon Jules Lemaître, nous avions contre nous un ministère de trois ans de durée, la machine administrative tout entière, les fonds secrets, la corruption, même la fraude toute pure, la plus formidable pression qu'on ait jamais exercée sur les électeurs et la rage, prête à tout, de la franc-maçonnerie. »
Celle-ci ne s'y trompe pas. Cette victoire ne la comble pas. Elle n'est pas l'écrasement espéré. Elle n'efface pas la peur du premier tour. La *Lanterne* fulmine : « Que le premier acte du gouvernement soit de châtier l'insolence et l'insubordination des prêtres ! Assez de ces évêques dont les mandements ne sont que des pamphlets ! Qu'on les arrête !. Qu'on les fasse taire... L'Église, voilà l'ennemi ! Tant qu'elle ne sera pas détruite, la République sera continuellement menacée. »
Le *Siècle,* quotidien maçonnique également, renchérit « En ce moment une question prime toutes les autres, c'est l'application de la loi contre les congrégations... Le ministère ne pourra grouper une majorité que s'il a pour programme une politique nettement laïque. »
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Les députés radicaux ([^62]) qui constituent le centre de la majorité, ne dissimulent pas leur volonté : « Si l'État laïque ne terrasse pas l'Église, ce sera avant peu l'Église qui absorbera l'État laïque. » ([^63])
Par 303 voix et aux cris de « A bas la calotte ! » ils élisent le président de la Chambre et choisissent *the right man,* le *frère* Léon Bourgeois que nous avons déjà rencontré à de nombreuses reprises, quinquagénaire à lorgnon (avec cordon) et à barbe, co-fondateur du parti radical, président de la Fédération de l'Enseignement, député de la Marne et membre de la Loge la *Sincérité* de Reims. Cette décision transporte la *Lanterne :* « Par leur vote du premier jour, les députés ont dit la politique qu'ils entendaient faire... Elle est simple, puisqu'elle se résume en un mot : Anticléricalisme ! La majorité veut invalider les élus qui ont corrompu leurs circonscriptions avec l'aide de l'Église ; la majorité veut chasser les congrégations ; la majorité veut prendre des mesures pour arriver à la séparation de l'Église et de l'État, car tout ce qui porte une soutane a combattu la République et la combattra toujours ! »
Ces propos ne refroidissent pas le zèle républicain de certains évêques. Le lendemain du second tour (11 mai 1902), M. Loubet s'embarque à Brest pour la Russie : il va rendre sa visite au Tsar. M. Dubillard, évêque de Quimper, vient le saluer et demande à Dieu de protéger « la personne auguste » du président franc-maçon.
\*\*\*
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Loubet à peine rentré reçoit la démission de Waldeck-Rousseau. Celui-ci se dit fatigué, désireux de s'éloigner de la politique quotidienne. Peut-être estime-t-il cette Chambre moins docile que la précédente, trop ancrée à gauche. Sans doute calcule-t-il que pour briguer l'Élysée demain, mieux vaut s'en aller aujourd'hui sur une réussite totale de ses affaires. En tout cas, il s'éloigne, sourd aux représentations du Président. Trois ans, ça suffit. Voici Loubet dans l'embarras. Il tâte Bourgeois, qui refuse. Sa santé l'inquiète également. Il doit se ménager. Il se ménagera d'ailleurs jusqu'en 1925.
Le Président se rabat sur Brisson qui a également tout pour plaire. Co-fondateur du parti radical, anticlérical de choc, membre éminent de la Grande Loge de France (rite Écossais), ses états de service sont prestigieux. Malheureusement Brisson a un grave défaut, surtout pour un politicien : il est susceptible. Or, dans le moment, il est vexé comme un dindon. Les électeurs parisiens du X^e^ arrondissement l'ont blackboulé au premier tour. Il lui a fallu courir à Marseille se faire élire dans un ballottage aménagé. Comble d'infortune, il guignait la présidence de la Chambre. Qu'on lui ait préféré ce freluquet de Bourgeois, un gamin de 51 ans, quand il va sur ses 67, ressortit à l'impolitesse et même à l'insulte.
-- *Alors, qui ?* redemande Loubet à Waldeck-Rousseau.
Et Waldeck-Rousseau répond :
-- *Prenez donc Combes.*
Plus tard, devant la fureur anticléricale de son successeur, Waldeck-Rousseau feindra les regrets. Il accusera même Combes de trahir l'esprit de la loi de 1901 -- ce qui est une plaisanterie. Il n'empêche qu'il le désigne en toute connaissance de cause.
Waldeck-Rousseau connaît Émile Combes depuis le ministère Ferry. Il a approuvé ses interventions au Sénat lors du vote de la loi sur les congrégations. Il n'ignore rien de ses passions tourmentées. Il sait qu'il les fait partager à sa famille.
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Le fils d'Émile Combes, Edgar, préfet de l'Allier (en 1901), n'a pas de plus pressantes occupations que d'espionner l'évêque de Moulins et de bombarder le ministre des Cultes de rapports hostiles à ce prélat « au demeurant insignifiant et plutôt favorable à la République ». ([^64])
Waldeck-Rousseau dont Loubet dit qu' « il sert avec un éclat qui n'a jamais été dépassé la France et la République », ne se trompe pas sur l'homme quand il dit :
-- *Prenez Combes. Il est l'homme de la situation.*
(*A suivre.*)
François Brigneau.
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### L'enseignement au Moyen Age
L'ère des ténèbres ?
par Serge Jeanneret
« Autrefois, il y a cinquante ans à\
peine, les ténèbres du Moyen Age étaient\
rigoureusement exigées dans les examens.\
Un jeune bourgeois qui eût douté de leur\
opacité n'aurait pas trouvé à se marier. »\
Léon Bloy.
NI LES MOINES, ni les curés, ni même les papes au Moyen Age ne considérèrent que leur devoir strict était de chasser Dieu de l'école. Le chroniqueur impartial comprend donc les rancunes tenaces, amères et rétrospectives des pédagogues républicains qui reprochent à l'Église de n'avoir pas inventé la laïcité dès le VI^e^ siècle. Cette inexpugnable position philosophique explique aussi que l'enseignement médiéval soit officiellement méprisé et résolument ignoré.
\*\*\*
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On pourrait, toujours rétrospectivement, plaider les circonstances atténuantes ; suggérer, par exemple, que si les autorités religieuses mirent indûment la laïcité sous le boisseau, leurs efforts furent louables et constants en faveur des deux autres termes de la trilogie illustrée par Jules Ferry, douze siècles plus tard... Gratuité et, dans un certain sens, obligation. Même, si l'on osait soutenir que rien ne ressemble plus au cléricalisme que le laïcisme, on conclurait hardiment à l'origine mérovingienne des immortels principes de l'école du peuple. Mais ce serait réjouir les chrétiens progressistes en agaçant inutilement les démocrates laïques et les catholiques traditionalistes.
Obligatoire, gratuite et cléricale
Pour l'obligation scolaire, sous le règne des héritiers de Clovis, elle visait les maîtres et non les élèves, ce qui fut une curieuse manière de prendre la chose. Ainsi, la règle de saint Benoît, édictée au début du VI^e^ siècle, enjoignait aux moines les mieux qualifiés de faire leçon à la jeunesse, chaque jour pendant trois heures au moins. Ces écoles claustrales « extérieures » couvrirent bientôt l'Europe. Leur heureuse influence populaire dura deux siècles, jusqu'à ce qu'une réforme de l'ordre bénédictin vînt les supprimer. Seules subsistèrent, dans ce repliement de la vie monacale, les écoles intérieures des couvents, réservées en principe aux novices.
Mais, également dans les premières années du VI^e^ siècle, le concile de Vaison décida de la mission pédagogique des prêtres chargés de paroisse ([^65]). Les curés se voyaient chargés d'apprendre aux jeunes gens les psaumes, les leçons de l'Écriture, toute la loi du Seigneur ; ce qui impliquait au moins l'enseignement de la lecture. De fait, pendant des siècles, on apprit à lire dans le psautier, en latin, les premières traductions en langue vulgaire datant du XIII^e^ siècle.
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Les écoles paroissiales survivent au long de notre histoire, au travers des vicissitudes locales, des invasions et des guerres civiles, des famines, des dévastations et des révolutions, jusqu'à ce qu'elles deviennent écoles communales. Telle fut donc la naissance de l'enseignement démocratique dont nos petits-enfants célébreront le quinzième centenaire en l'an 2029.
Aux écoles monacales et presbytérales se superposèrent les établissements créés aux sièges des évêchés et destinés à former le clergé. Dans la pratique, ces écoles épiscopales -- ou cathédrales -- donnaient à peu près ce que nous appellerions l'enseignement moyen aux jeunes gens doués sans exiger de vocation.
Jusqu'au début du XX^e^ siècle, les petits séminaires accueillirent, servant de collèges, une clientèle de futurs laïques. Le saint pape Grégoire le Grand, à la fin du VI^e^ siècle, réglementa et généralisa dans toute la chrétienté les écoles épiscopales. Beaucoup sont à l'origine des grandes Universités médiévales : la distinction entre les degrés d'enseignement n'était pas nettement tranchée. Toutefois, cinquante ans avant le pontificat de Grégoire, sous celui d'Agapit, le savant Cassiodore avait établi un plan des études supérieures qui inspira tout le Moyen Age.
Quant à la gratuité, elle était de règle, s'étendant souvent des études à la nourriture et à l'entretien. Sans doute, l'extrême décentralisation administrative du régime féodal permettait-elle des entorses au principe... Sans doute, à mesure que le numéraire gagne en importance économique, et dès le XIII^e^ siècle, les pédagogues ont-ils tendance à faire payer les riches, selon une formule qui a gardé des adeptes. Mais l'Église s'efforça toujours de favoriser les mesures pratiques -- bourses, prébendes, fondations -- qui permissent aux pauvres d'accéder aux études.
L'insistance avec laquelle le troisième concile de Latran rappelle, en 1179, que l'enseignement doit être gratuit à tous les degrés laisse supposer l'existence d'infractions : mais le principe fut longtemps intangible.
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Origines des structures et des problèmes
Dès le Haut Moyen Age donc, l'organisation scolaire témoigne d'un progrès, sensible à plusieurs égards, sur l'antiquité gréco-latine et la période gallo-romaine. Les écoles claustrales et paroissiales touchaient le monde rural, alors que l'enseignement, même aux siècles les plus brillants des Césars, était presque exclusivement urbain. Elles étaient gratuites, innovation dont le seul précédent historique se trouve chez les Juifs ([^66]) : « *Voilà*, écrit Durkheim qui n'en apprécie guère l'esprit, *le germe bien humble et bien modeste d'où est sorti notre système d'enseignement. Écoles élémentaires, collèges, Universités, tout nous est venu de là. *»
Tout, même les batailles autour du monopole scolaire où se heurtaient réguliers contre séculiers, autorités municipales contre évêques lors du mouvement d'émancipation des communes au XII^e^ siècle, Universités contre ordres religieux, moines contre moines, papauté contre monarchie, écoles libres laïques contre écoles publiques religieuses... Le courant millénaire de cette querelle n'a jamais cessé, épousant les méandres politiques, sociaux, philosophiques de notre longue histoire ; peut-être même l'a-t-il fécondée...
Tout nous est venu de là : l'ancêtre paléontologique de nos Inspecteurs d'Académie, cet « écolâtre » des évêchés à qui le prélat déléguait pouvoirs et devoirs en matière d'enseignement ; la hiérarchie des grades universitaires, baccalauréat, licence, doctorat dont les noms ont survécu aux trônes et aux républiques. Tout et plus encore, quelques-unes de nos perplexités présentes. L'école médiévale enseignait pour la gloire de Dieu, le salut des âmes et l'ornement des esprits. Nulle préoccupation pratique ne semble avoir inspiré ses maîtres dans une société où les activités techniques se réduisaient au plus simple, où le nécessaire était autrement assuré.
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Peut-être Honorius d'Autun -- soucieux au XII^e^ siècle d'inclure dans l'enseignement « le travail des métaux, du bois, du marbre, la peinture, la sculpture et tous les arts manuels » et les sciences humaines « l'économique » -- serait-il revendiqué comme un lointain précurseur par les technologues de l'Université moderne. Les rares établissements « laïques » qui avaient pu résister à l'emprise des évêques et des Universités dispensaient -- condition de leur précaire survie -- une instruction « commerciale ». Les fils de marchands y venaient s'initier à l'écriture courante, à la tenue des livres, à l'arithmétique et à la comptabilité. Mais l'enseignement général restait essentiellement désintéressé, orienté vers les hautes régions de l'esprit. Cette tradition, enracinée au plus profond de son passé intellectuel, n'a pas totalement disparu à l'âge atomique...
Une élève de troisième, studieuse mais inhabile au vocabulaire géographique, évoquait lors d'un récent examen les succès des gynécologues dans la prospection pétrolière, le Sahara, grand désert où les méharis se déplacent à dos de chameau sous le souffle du mimoun, et où les oasis abritent des tribus sédimentaires. De ces perles, la dernière rend assez bien compte de la structure de l'oasis universitaire considérée, cette fois, historiquement, « des origines à l'époque contemporaine ». Le peuplement y est en fait « sédimentaire » et les couches entassées des pédagogies successives ne parviennent pas à étouffer les voix qui montent encore du fond des âges, en écho à nos disputes. Il y a encore du trivium et du quadrivium dans l'air, et ce qui s'ensuit. C'est grande merveille que cette vitalité baroque de tant de traditions superposées mais elle explique aussi nos routines et nos timidités.
Choisir, former, utiliser
Peut-on, sans anachronisme, parler ici de sélection et d'orientation, difficultés majeures de l'enseignement de masse actuel ? Pourtant, la recherche et le choix des élèves doués que l'État essaye de systématiser, sans toujours l'avouer, au bénéfice de la société technique, le Moyen Age les a esquissés, au service de la Cité de Dieu, de l'autorité de l'Église et très vite pour l'avantage des puissances temporelles...
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Le Moyen Age, c'est dix siècles, les deux-tiers de la durée totale de l'histoire de France, du royaume de Clovis à la cinquième république. La courbe de la civilisation -- et de la culture -- lentement mais constamment ascendante dans sa direction d'ensemble y présente des hauts et des bas. A l'évidence, l'organisation scolaire de la chrétienté française a souffert des invasions normandes, des attaques frontalières des peuples de l'Est européen, de la guerre de Cent ans surtout. Il reste que pendant mille ans, l'Église apparaît comme le seul corps où l'élévation ne dépende que du savoir et du mérite, où les pauvres et les roturiers puissent accéder aux plus hautes fonctions, qui parvienne à pousser ses clercs aux côtés des guerriers nobles et des riches bourgeois, à conduire les affaires publiques.
Qu'on imagine le réseau des paroisses rurales, plus serré qu'aujourd'hui, les centaines de monastères implantés sur le territoire, qu'on songe à l'influence des évêques sur les communautés urbaines. Tant de pieux recruteurs, plus mêlés que le clergé moderne à la vie quotidienne, discernaient vite les intelligences éveillées et les happaient. Le prestige spirituel et social de l'Église lui permet de convaincre le père, vilain ou baron, que son fils peut envisager une autre existence que la sienne. Rompre les traditions familiales n'était pas une mince affaire.
Puissance de la clergie
Tous ces jeunes intellectuels ne devenaient pas prêtres ou moines. Les « clercs » étaient nombreux à en rester à la tonsure -- et aux privilèges d'Église -- sans prononcer de vœux. Ils constituaient les cadres, fonctionnaires seigneuriaux ou royaux, juges, tabellions, archivistes, professions libérales où les ecclésiastiques leur faisaient d'ailleurs concurrence, beaucoup pratiquant la médecine, le droit ou l'architecture.
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La condition de « clergie », équivoque à nos yeux et difficilement imaginable, persista jusqu'à la fin du Moyen Age, bien que le caractère populaire du recrutement semble avoir diminué en sens inverse de la « sécularisation » des hommes et des fonctions. Somme toute, la « démocratisation » de l'enseignement et la valeur sociale des diplômes universitaires paraissent plus étendues au Moyen Age qu'à n'importe quelle autre époque, le XX^e^ siècle excepté. La promotion par l'étude, souci de l'enseignement actuel, c'est l'histoire de bien des clercs, obscurs ou illustres.
C'est celle, par exemple, du premier pape français, Gerbert, « l'homme le plus savant de son temps ». Né d'une pauvre famille auvergnate, élevé par les moines du couvent de Saint-Géraud, il fut élu en 999 pontife romain sous le nom de Sylvestre II ; il n'est pas le seul pape qui ait commencé sa vie en gardant des moutons ou des pourceaux.
L'existence de Sylvestre II est étonnante et typique. Au terme de son éducation claustrale, le jeune étudiant auvergnat gagne l'Espagne, encore partagée entre les Maures et les chrétiens. C'est à l'école des musulmans de Cordoue que le futur pape se perfectionne en mathématiques et en astronomie, qu'il étudie la physique et la médecine. De retour en France, il entre dans l'ordre bénédictin ; le voilà en Allemagne, précepteur du fils de l'empereur Othon ; mission remplie, il revient tenir à Reims une école épiscopale de brillante réputation ; il la quitte pour l'Italie, nommé archevêque de Ravenne. Le Concile viendra l'y chercher pour veiller au destin de la chrétienté anxieuse de l'an 1000. Pour nous, habitués au centralisme universitaire, administratif et national, quel exemple de liberté intellectuelle et d'esprit européen !
D'Irlande et d'Angleterre en France, de France en Italie, en Allemagne, dans les pays du Nord, et inversement, la circulation incessante des intellectuels crée une culture européenne, cohérente et diverse. Les grands érudits, les maîtres de la philosophie enseignent partout où les appellent des disciples affamés de science.
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C'est à des professeurs britanniques, saxons ou rhénans que fait appel Charlemagne, premier législateur de l'enseignement public dont le grand mérite est surtout d'avoir incité les nobles à l'étude. Au XI^e^ siècle, les écoles monastiques, paroissiales, épiscopales forment une véritable communauté européenne. Le mouvement des Universités l'exaltera encore. Parmi les illustrations de l'Université de Paris, au XII^e^ et au XIII^e^ siècle, figurent Halès et Burleigh, Anglais, Henri de Gand, Flamand, Albert le Grand, Allemand, et saint Thomas d'Aquin, Italien, quelques noms parmi cent autres aussi exemplaires ([^67]).
Ce cosmopolitisme pédagogique et scientifique, favorisé certes par l'unité chrétienne et l'usage international du latin, mérite que nous en tirions leçon à l'échelle de notre temps où la mobilité des étudiants ne peut avoir la même vertu d'unification spirituelle que celle des professeurs. Le nationalisme universitaire, né avec les grandes monarchies européennes, ne s'est durci que depuis deux siècles à peine. La France y est, à tous les degrés, obstinément attachée. Notre système rigide paralyse le plus souvent la collaboration, possible et désirable de professeurs étrangers.
Programmes et méthodes
Que dire -- rapidement -- du contenu et de la progression des études au Moyen Age ? Le niveau des « petites écoles » a probablement beaucoup varié, avec les époques et suivant les régions. Le caractère des établissements n'était pas rigoureusement tranché et les trois « degrés » auxquels nous sommes habitués s'y mêlaient suivant les nécessités et les possibilités.
Qu'enseignait-on dans les écoles paroissiales, dans les écoles cathédrales ? Lecture, musique, Écriture Sainte, poésie latine chrétienne, arithmétique, sans aucun doute ; souvent l'écriture et la grammaire, des notions d'astronomie, le *comput,* science du calendrier liturgique ; probablement, au goût des maîtres, un peu de théologie, de philosophie, de « physique » qui embrassait alors toutes les connaissances sur la nature.
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L'exercice corporel devait tenir une place importante et en ces temps « sportifs » les pédagogues ne dédaignaient pas de se mêler aux jeux violents, aux danses populaires, où les curés eux-mêmes tenaient leur place dans la ronde ou la farandole, malgré les défenses réitérées de leurs supérieurs. Tout cela est assez confus et ne prendra consistance régulière qu'à la grande époque des Universités.
A quel âge entrait-on à l'école ? Vers sept ans, parfois plus tôt, comme aujourd'hui. Il semble qu'on la quittât vers quatorze ans pour aborder le cycle moyen, le baccalauréat se passant à seize ou dix-sept ans, le doctorat et la licence entre vingt et vingt-deux ans ; les études les plus longues étaient celles de médecine, de droit et surtout de théologie : elles conduisaient à trente ans et au-delà. Tout cela correspond à peu près aux normes actuelles, la tendance, depuis une trentaine d'années, étant toutefois de retarder de plus en plus l'âge du baccalauréat.
Quant aux méthodes, elles concilient curieusement par un paradoxe qu'on retrouve dans bien des aspects de la société médiévale, l'autorité la plus brutale et la liberté la plus exubérante, le respect de la tradition et une curiosité intellectuelle insatiable, le dogmatisme et la passion des disputes infinies. C'est bien au Moyen Age que s'applique cette remarque d'André Suarès : « *L'hérésie est la vie de la religion. C'est la foi qui fait les hérétiques. Dans une religion morte, il n'y a plus d'hérésies.* »
Si l'on a pu condamner la stérilité des controverses de la scolastique décadente, il faut se garder d'oublier que le dialogue entre élève et maître sur un thème préalablement débrouillé a formé des intelligences agiles et vigoureuses, précises et critiques. Le cours *ex cathedra,* devant un auditoire passif, est un procédé relativement moderne et les « escholiers » n'y auraient trouvé ni plaisir ni intérêt. Sait-on qu'on interpellait alors les prédicateurs en plein sermon, que les fidèles manifestaient leurs opinions, ne craignant ni d'interroger, ni de contredire... Le saint roi Louis IX, tout humble et pieux, prenait part à ces joutes improvisées, à renfort de citations scripturaires ou patristiques, l'écuyer courant au besoin chercher les références à la bibliothèque.
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Telle était l'aisance des mœurs et on jurerait qu'un de nos inspecteurs transporté dans une classe du X^e^ ou du XIII^e^ siècle, ne manquerait pas de la trouver au moins « vivante et active », suivant le formulaire d'usage.
La discipline était rude. Les enfants et les adolescents acceptaient les conséquences du précepte de l'Écriture qui veut qu'un bon père châtie son fils avec une verge de fer. Cette brutalité pédagogique ne prouve nullement le mépris de l'enfance, comme on l'a sottement écrit, ni même un manque de tendresse. Le culte naïf du petit Jésus est une dévotion médiévale et les enfants tenaient un grand rôle dans les fêtes religieuses et populaires. Mais la flagellation est aussi une imitation de Jésus-Christ et les châtiments corporels n'étaient pas épargnés aux adultes.
Au vrai, il ne semble pas que ces procédés violents de dressage scolaire aient affaibli le caractère indomptable des hommes d'une époque débordante d'énergie, où proliféraient les personnalités explosives.
Chaque âge de l'humanité verse au compte de l'histoire sa provision de férocité. Notre apport moderne se distingue par le gigantisme dans l'anonymat ; il atteint des performances inégalées dans l'ordre de la souffrance et de l'extermination des innocents. Au moins les maîtres d'école du Moyen Age avaient-ils l'illusion de corriger la nature humaine qu'ils croyaient corrompue. Nous l'érigeons en idole en nous préparant à l'anéantir. On voit mal où se place notre supériorité et les plus cruels féodaux s'indigneraient de notre barbarie aveugle et systématique.
Autre blâme qui pesa longtemps sur l'enseignement médiéval : l'usage abusif de la mémoire et du littéral. Par la grâce de M. Chevènement, on revient un peu de ce reproche depuis que des pédagogues audacieux ont vainement tenté de tout faire connaître aux élèves sans rien leur apprendre. « Mon perroquet, disait le marchand, ne parle pas ; mais il pense. » La mémoire est en voie de réhabilitation.
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Les éducateurs du Moyen Age n'avaient pas le choix : faute de livres, force était bien à chacun de porter une bibliothèque dans sa tête. Jusqu'au XII^e^ siècle, les manuscrits étaient rarissimes, objets de luxe plutôt qu'instruments de travail. Alors commencent à se répandre des exemplaires « de série » des auteurs classiques, moins beaux, moins sûrs et moins chers ; puis la copie des cours professés dans les Universités. Les exercices oraux prennent donc moins d'importance. Mais il faut un effort d'imagination pour se représenter le système scolaire avant le livre imprimé : il en est resté d'ailleurs dans nos lycées et nos facultés quelques usages assez absurdes : ainsi les cours magistraux « pris en note » dont les deux tiers relèvent de la recherche du temps perdu.
Suprématie de l'audio-visuel
Tel que nous venons de l'entrevoir, plus étendu et plus profond qu'on ne croit communément, l'enseignement élémentaire du Moyen Age laissait pourtant subsister quantité d'illettrés dans toutes les classes d'une société très étrangère à notre civilisation écrite. Dans l'esprit où nous la concevons, et même dans celui où elle était alors dispensée, l'instruction ne présentait guère d'utilité pratique et la rareté des manuscrits rendait difficile la culture personnelle par le texte.
On s'est avisé tardivement -- Victor Hugo en a eu l'intuition et les historiens de l'art l'ont ensuite démontré -- que la véritable pédagogie médiévale agissait par d'autres moyens ; mieux, qu'elle répondait efficacement à nos préoccupations de culture populaire des masses.
Pendant des siècles, le peuple démuni de livres s'est instruit et affiné grâce à l'usage de procédés connus aujourd'hui sous le nom d'audio-visuels et que l'ère technique a dotés d'une puissance redoutable. Le rôle que jouent la radio, le cinéma, la télévision, c'est l'art qui le tenait alors, intimement mêlé à la vie des plus humbles, imprégnant l'âme et les sens, didactique, symbolique et exaltant ; l'art des cathédrales et des églises villageoises, des peintures, des vitraux et des tapisseries, du plain chant et des poèmes liturgiques, des fastes processionnels, du théâtre sacré et des diseurs de légendes.
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*Femme je suis, povrette et ancienne,*
*Qui riens ne sçay : oncques lettre ne lus.*
*Au moustier voy dont suis paroissienne*
*Paradis paint ou sont harpes et lus*
*Et ung enfer ou dampnez sont boullus.*
La mère de Villon voyait bien d'autres choses qui ne sont pas dans les livres. Mais dans la grande encyclopédie de pierre, de pourpre et d'or ouverte sur un monde ébloui, violent, jovial, mystique, elle apprenait depuis l'enfance ce qu'elle n'eût su épeler. Il nous est malaisé de concevoir une culture qui ne soit, au moins en partie, de caractère livresque. Pourtant, nous entrons dans une ère nouvelle -- ou renaissante -- où la lettre ne sera plus reine : l'image et le son, le geste et la voix reprennent leur rang et il faut souhaiter qu'il soit aussi haut qu'au Moyen Age.
Une culture populaire authentique
C'est très consciemment que les artistes de l'Occident chrétien visent à instruire et à édifier. Leurs inégalables réussites, comme sa robe à l'anémone des champs, leur ont été données par surcroît. « Toute partie d'église, tout objet matériel servant au culte, écrit Huysmans, est la traduction d'une vérité théologique. Dans l'architecture scripturale, tout est souvenir, tout est écho et reflet et tout se tient. »
Dès le VI^e^ siècle, saint Grégoire le Grand avait incité à traduire la connaissance en images. Le synode d'Arras, au début du XI^e^ siècle, insiste en termes identiques sur l'utilité d'illustrer, aux murs des sanctuaires, les épisodes et les préceptes de l'Écriture pour enseigner aux illettrés « ce que les livres ne peuvent leur apprendre ».
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On se garde de peinturlurer un tableau idéalisé du Moyen Age. Les mœurs y étaient aussi violentes que les convictions, la simplicité n'y apparaît pas tellement idyllique, ou évangélique...Tant bien que mal, les moins chrétiennes des passions s'y accommodaient aux règles d'une société théocratique. Si les brigands mouraient habituellement en confessant leurs crimes, si les femmes battaient leur coulpe au moins une fois l'an, la proportion des ivrognes, des truands et des cocus ne devait pas descendre très au-dessous des normes permanentes de la civilisation occidentale. Peut-être les dépassait-elle : nous ne disposons pas d'approximations statistiques en la matière, non plus que sur le pourcentage d'analphabètes.
Ce qui est vrai, c'est la profondeur d'une culture indépendante de l'instruction, d'une science populaire du bien et du mal, du vrai et du réel fondée pour une large part sur une iconographie symbolique. Son interprétation suppose, avec les thèmes d'histoire sacrée ou profane, de morale et de métaphysique, une familiarité longuement développée par la contemplation méditative.
Toutes les connaissances accessibles s'exprimaient à la vue, taillées en pleine pierre, peintes à fresque, enluminées, assemblées en vitraux polychromes ou en précieux émaux, ciselées, tissées ou brodées, sans cesse revivifiées par les textes et les chants liturgiques, la leçon du sermon dominical, la figuration des fêtes solennelles ou l'odeur de l'encens, gamme de « correspondances » plus riche en harmoniques que celle des rêves baudelairiens. Prennent place dans ces miroirs du temps et de l'éternité, de la nature et de l'âme, avec les anxiétés et les certitudes humaines, des bestiaires et des flores, le calendrier et le système du monde, jusqu'aux plaisanteries joyeusement obscènes, naïves d'humour et de santé.
On comprend mal l'inspiration de cet art « magistral », sous tous ses aspects, en y cherchant uniquement le goût des formes ou du décor, même l'expression individuelle. Rien en son dessein n'est gratuitement ornemental, ni soumis à une esthétique imaginative ou sensuelle. On a dit qu'il constituait une apologétique ; il appartient aussi à l'histoire de la pédagogie. Le théâtre lui-même n'échappe pas à ces règles.
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C'était encore le temps où les poètes écrivaient, où les musiciens composaient pour le peuple, sans effort et sans bassesse. Rien n'est moins aisé que d'élaborer une conscience esthétique collective. Il est vrai que le Moyen Age y a consacré des siècles.
La foi chrétienne engendrait une sensibilité commune, une compréhension instinctive du lyrisme mystique et des mélodies grégoriennes. On chantait en chœur, on psalmodiait, on murmurait des poèmes d'une qualité originale, parfois rare, accordée à un public immense et dont quelques-uns sont des chefs-d'œuvre longtemps méconnus par l'étroitesse grammairienne des latinistes renaissants ou classiques. Mais ce n'est pas la valeur littéraire intrinsèque du *Salve Regina,* du *Stabat Mater* ou du *Dies Irae* qui nous intéresse : seulement leur résonance et leur témoignage, au-delà du temps. Quel patient chercheur établira le niveau « sous-culturel » des masses en étudiant leur perméabilité aux plus hautes incantations poétiques et musicales des diverses époques ? Le Moyen Age ne serait pas mal placé.
De la main à l'intelligence
La pratique professionnelle, du fait de la complexité des opérations effectuées par un seul homme, exigeait une somme de connaissances où l'intelligence trouvait son compte. Comparez un menuisier du XII^e^ siècle à l'ouvrier spécialisé d'une usine. Choisir ses arbres, supputer le temps, connaître le terrain, adapter les essences, patienter, concevoir, tracer, deviner ou infléchir le goût du client, débiter, exécuter, moulurer ; orner... parfois inventer ou évoluer.
Ainsi du tailleur de pierre, du forgeron ou du tailleur, de tous les métiers élémentaires où les exigences de l'œuvre complète forçaient à la réflexion autant qu'à l'habileté, se formait un véritable humanisme manuel dont les sources, régulières jusqu'à l'ère industrielle, sont à peu près taries aujourd'hui dans la masse ouvrière. L'apprentissage se faisait chez le maître, à son foyer et à l'atelier, bien avant même la généralisation des confréries, des corporations ou du compagnonnage.
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Les recettes, les tours de main, les notions de géométrie, de chimie, de dessin se transmettaient oralement et dans un secret plus ou moins strict. Les rares documents dont nous disposons autorisent à penser que l'expérience empirique les avait poussés assez loin ([^68]).
Cette éducation du cerveau par la main appartient à un monde dès longtemps révolu. Elle impose trop de conditions étrangères à notre société pour qu'on ne juge pas vaines certaines tentatives : le circuit doit être aujourd'hui inversé, même dans l'artisanat. La spécialisation prématurée des adolescents mal doués pour l'étude aboutit à appauvrir intellectuellement les moins doués : absurdité et injustice.
« La grande lumière du Moyen Age », écrit Gustave Cohen... J'en ai peut-être, avec les paysans de ma génération, perçu les derniers rayons, faibles ! mais encore tièdes. Petit garçon qu'on menait bâiller à vêpres, assidu par obligation aux offices, aux processions champêtres et aux homélies d'un curé à longues boucles blanches, courant les bois et les prés et jouant parmi les tombes, j'imagine assez les richesses engrangées inconsciemment par les gamins du Moyen Age.
Je n'avais pas sous les yeux les portails de Strasbourg, de Chartres ou de Paris, mais les pauvres statues, les maigres vitraux, le chemin de croix de plâtre d'une église de village, sans style et sans passé. Je n'y entendais que les voix de paysans au souffle inépuisable et parfumé de genièvre. Ma mémoire s'y est meublée quand je savais à peine lire, mon imagination nourrie des légendes de saint Hubert, de saint Louis, de sainte Godeleine et des Quatre Couronnés. Mes yeux ont appris à voir longuement dans l'ennui majestueux d'interminables liturgies. Je devinais, je savais les beautés du latin mystique, délicat, passionné, naïf ou terrifiant, des hymnes, des proses et des psaumes. On me racontait aussi l'Histoire Sainte et j'ai été l'Enfant Jésus de Prague. J'ai vu marcher vers les moissons d'Août la Vierge Noire, le Christ traînant sa croix, les Anges, les Prophètes et des héros profanes étonnés d'être réveillés chaque année par des petites filles blanches au cœur de pourpre.
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Ma grand'mère avait mille ans. Elle devinait le sens de l'Histoire, craignait l'Enfer et blaguait le curé dans la langue des fabliaux. Elle en disait aussi, avec les paraboles de l'Évangile, des proverbes et des sentences, même latines ! Elle lisait avec application son missel à grosses lettres et ignorait l'art d'écrire. Sa syntaxe française infaillible étonne mon souvenir mais son patois ne craignait pas d'être leste. Elle connaissait toutes les bêtes et toutes les plantes, les vents, les oiseaux et la terre. Mon grand-père observait le silence des prud'hommes et faisait tout de ses mains. Ils étaient pauvres, leur vie était dure autant qu'aux années de Croisade.
J'évoque ces reflets évanouis de la chrétienté médiévale parce qu'ils sont une preuve, plus sûre que celles des archéologues, de la réalité d'une culture populaire dont nos enfants peuvent ressentir la profondeur et l'étendue. « *La culture,* propose André Malraux, *nous apparaît d'abord comme la connaissance de ce qui a fait de l'homme autre chose qu'un accident dans l'univers.* » Il y a bien des manières de se connaître pour autre chose qu'un accident. Je ne vois pas clairement la nôtre, ni dans la foule, ni chez les mandarins. Mais on n'en a jamais autant disserté.
Si le passé peut servir...
Tenter de survoler les réalités de l'éducation populaire au Moyen Age est une entreprise périlleuse. On n'en dissimule pas l'insuffisance, mais il y a trop à dire. Il faudrait étudier de plus près la formation de la caste militaire et le rôle de la chevalerie ; les transformations de la mentalité des clercs et des professeurs, apostolique jusqu'à la fin du XI^e^ siècle, plus « intellectuelle » ensuite ; l'évolution de la société, des lettres et des arts dans le sens d'une laïcisation progressive et ses conséquences pédagogiques ; l'extension de la langue vulgaire dont l'histoire présente bien des obscurités.
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Le Moyen Age n'est pas un bloc, mais un monde où des poussées vitales, incessantes, puissantes, créent plus de contradictions qu'il n'en apparaît dans une perspective schématisée par force. On peut cependant relever au passage quelques idées simples qui peuvent peut-être aider à mieux poser les problèmes de notre temps.
Une des plus importantes est qu'un système pédagogique cohérent est inconcevable en dehors d'un système social et moral défini dans ses principes essentiels, d'une politique et d'une métaphysique. L'éducation médiévale tendait vers un type d'homme érigé en pleine lumière : chrétien, apôtre, combattant, théologien, humble fidèle, ascète ou pécheur cent fois repentant, type idéal qui n'a jamais stérilisé les différences, la variété féconde des intelligences et des caractères. L'objectif n'était pas de couler les êtres dans un même moule, mais de les sculpter patiemment à partir d'un modèle idéal -- et admis -- sur des matières diverses, de promouvoir l'unité sans déchoir à l'uniformité. Par un apparent mystère, on trouve aux statues des cathédrales -- inspirées cependant par une symbolique codifiée -- infiniment plus d'originalité que dans les produits de nos sculpteurs « modernes » : l'excès d'individualisme, le refus des normes communes aboutissent paradoxalement à la stéréotypie de l'absurde, à une banalité laborieuse, bizarre et affligeante.
Sans pousser trop la comparaison, les mêmes dangers entourent la pédagogie libertaire anarchisante, avant-garde qui cherche la meilleure route sans savoir où aller, sans vouloir même aller quelque part. On sait qu'un aveugle peut porter le flambeau de la foi. Mais l'éducateur, s'il est parfois ébloui, doit discerner, garder au moins l'illusion de discerner dans l'enfant une figure de perfection, traditionnelle ou révolutionnaire, l'image lumineuse d'un Dieu connu ou d'un homme imaginé. On se dégoûte vite à ramper ou à divaguer. La crise de civilisation de cette deuxième moitié du XX^e^ siècle tient d'abord à l'impuissance d'un système éducatif vidé de tout idéal, de toute volonté d'aboutissement à un type d'adulte défini.
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Le grand mouvement des Universités
Pouvons-nous évoquer en quelques mots l'étonnante création des Universités médiévales ? C'est la faim de savoir, de plus en plus vorace et répandue qui explique leur épanouissement, lié aussi au mouvement d'urbanisation : les grands bourgs du Haut Moyen Age se transforment en véritables cités, centres commerciaux, capitales politiques et foyers intellectuels. Dès le XI^e^ siècle, les écoles claustrales ont perdu la meilleure partie de leur clientèle au profit des épiscopales qui monopolisent l'enseignement moyen et supérieur, se constituent en corps autonomes. Pour les plus importants, le caractère institutionnel sera confirmé par les autorités publiques, s'exprimant au XIII^e^ siècle dans le mot *Université ;* il a connu une éclatante fortune.
Malgré les signes d'émancipation de la société civile qui annoncent la décadence de la chrétienté sociologique, la cléricature demeure la seule voie ouvrant les carrières publiques ou libérales. Elle reste un monde prestigieux et influent : la théocratie temporelle perd du terrain, mais l'influence des clercs ne pâtit pas de ce recul. Leur place dans la société reste éminente.
Qu'est-ce qu'une Université ? Une corporation groupant professeurs et étudiants ([^69]) dont les membres jouissent de privilèges, tendent à l'autonomie de juridiction et au monopole d'exercice, pratiquent une solidarité effective : comme toutes les corporations du. Moyen Age et de l'ancienne France monarchique. Privilèges personnels d'ordre fiscal et juridique, en particulier celui de ne relever que des tribunaux ecclésiastiques et d'échapper ainsi aux rigueurs de la justice séculière ; autonomie d'administration et de gestion définie dans des statuts reconnus par l'Église et le pouvoir civil, garantis par le droit de grève ; solidarité organisée sous la forme de caisses de secours mutuels et sanctifiée par des activités de bienfaisance : on en trouve une curieuse survivance dans les visites charitables faites aux pauvres et aux malades par les élèves de l'École Normale Supérieure jusqu'aux premières années de notre siècle.
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Le monopole peut revêtir plusieurs formes. L'exclusivité de l'enseignement dans une aire géographique plus ou moins étendue fut l'objectif principal des Universités médiévales, et leur héritière, l'Université napoléonienne ou républicaine, n'y a jamais renoncé : cet impérialisme intellectuel n'est donc pas seulement politique et idéologique, comme on le croit aujourd'hui, mais aussi professionnel ; la tradition en est ancienne. Jamais il n'a pu s'imposer totalement, malgré des luttes épiques des universitaires contre la concurrence pédagogique. Elles se poursuivent et on ne voit pas la fin de leurs péripéties.
La collation des grades, donc du *jus dociendo,* représente un autre privilège, de premier rang, et les Universités médiévales surent le conquérir, le conserver et lui conférer un caractère international. Ce ne fut pas sans batailles où s'opposèrent, passant d'un camp à l'autre suivant les circonstances, les ordres monastiques, Dominicains et Franciscains, la papauté, les municipalités, les monarques, les évêques et les professeurs. Le conflit s'étend sur deux siècles, du début du XII^e^ à la fin du XIV^e^. Il ne sera résolu que par des compromis jusqu'à la fin du XIX^e^. De nos jours, si certaines écoles privées délivrent encore des diplômes techniques, le *jus dociendo* est solidement tenu en main par l'administration universitaire. Qu'on m'entende : les différences entre l'Université de Paris -- privilégiée par Philippe-Auguste et saint Louis, Célestin III, Innocent III et Grégoire IX -- et le ministère de la rue de Grenelle sont évidentes ; mais cette persistance de l'esprit de domination pédagogique, *mutatis mutandis,* reste un bel exemple de constante historique.
On peut préférer une autre tradition, celle de l'indépendance des intellectuels enseignants à l'égard des pouvoirs civil ou ecclésiastique. Elle n'allait pas au Moyen Age sans un respect sincère de la monarchie et de la religion, tout au moins à l'Université de Paris, glorieuse entre toutes et lumière de l'Europe. Mais ce respect des principes marche de pair avec l'intransigeante défense d'une autonomie de fonctionnement dont nous retrouvons quelques rares vestiges en France, et de solides fondations dans les pays anglo-saxons ou germaniques.
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Autour des Universités s'étaient organisés des collèges -- nous dirions des internats -- fondations charitables destinées d'abord à aider, les étudiants à se loger et à se nourrir. Financées par des bienfaiteurs, par des pays étrangers au bénéfice de leurs ressortissants, par des diocèses ou de grands ordres monastiques, ces maisons d'accueil rassemblèrent bientôt élèves, répétiteurs et professeurs. Elles devinrent vite établissements d'enseignement et, à Paris, constituèrent la structure de la faculté des Arts. Nous les retrouvons tout au long de l'histoire scolaire : le collège fondé vers 1257 par Jean de Sorbon et dont on sait l'illustre destin, les collèges de Navarre (l'École Polytechnique s'y installa à sa fondation, en 1794) et d'Harcourt (lycée Saint-Louis), ancêtres vénérés, et bien d'autres encore. Le régime intérieur s'y fondait à l'origine sur une gestion communautaire -- les jeunes élisaient le proviseur et se prononçaient sur l'admission des nouveaux -- et une discipline plutôt rude. Les sports y étaient en grand honneur, surtout les jeux de balle et de ballon et les assauts de lutte et de boxe.
Une douzaine d'Universités prospéraient en France au Moyen Age. Du XV^e^ au XVIII^e^ siècle, une dizaine d'autres y furent fondées. Un décret -- à l'évidence progressiste -- de la Convention Nationale, en date du 20 mars 1794, prononça la suppression de l'Université de Paris et de celles de province. Ce haut fait révolutionnaire n'empêche plus aujourd'hui nos Universités de se réclamer fièrement de leurs origines obscurantistes ([^70]).
La corporation universitaire de Paris, dès le début du XIII^e^ siècle apparaît comme une république jouissant de statuts qui définissent ses droits et ses devoirs. Si, dans l'apparence, professeurs et étudiants gardent quelque chose de la condition ecclésiastique, leur mentalité s'est profondément modifiée et, en fait, les laïcs y tiennent la plus large place ([^71]).
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Régie démocratiquement par des conseils et un chef élu -- le recteur de la Faculté des Arts (qui correspondait à peu près aux classes secondaires à partir de la 3^e^ et aux Facultés des Lettres et des Sciences) -- elle est maîtresse de ses finances, de ses programmes, de son organisation ([^72]). Elle doit lutter pour sauvegarder sa liberté, mais c'est en tout temps la loi de la vie, et du moins en a-t-elle les moyens officiellement admis. Dans le cadre d'une société fondée sur l'unité religieuse, la pensée personnelle y est beaucoup plus hardie et mieux tolérée qu'on ne l'a dit.
Pérennité des dogmatismes
Nous avons beau jeu à vitupérer le *dogmatisme* médiéval. Les problèmes théologiques étaient essentiels à l'époque. Qu'adviendrait-il aujourd'hui à un professeur en Sorbonne qui s'aviserait de démontrer en cours public l'absurdité des principes démocratiques, l'irrationalité des institutions républicaines ou l'immoralité du suffrage universel, opinions certes contestables mais qui ont été soutenues par des personnes sérieuses ? L'imprudent ne toucherait pas terre. Je ne dis rien des nations à l'avant-garde de l'évolution telles que l'Union Soviétique ou la Chine, où l'*Index librorum prohibitorum* et l'Inquisition sont affaires d'État : Les époques et les sociétés ont leur orthodoxie propre. L'opinion en est rarement consciente.
Sans tomber jusqu'aux excès imprudents du blasphème politique, est-il même sage, en notre siècle éclairé, d'aller à l'encontre des préjugés scientifiques ? On cite bien des exemples de dogmatisme universitaire en une matière qui semblerait l'exclure, par définition... Celui du savant Henry Le Chatelier, brutalement évincé de sa chaire de l'École Polytechnique pour avoir, en sa jeune candeur, « émis quelques doutes au sujet de l'insécabilité de l'atome et de l'indestructibilité de ses crochets ».
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Le chimiste Wurtz, alors tout-puissant, ne tolérait pas, en plein XX^e^ siècle, de telles fantaisies. Le Chatelier est mort membre de l'Institut, comme fut canonisé, à la réflexion, Thomas d'Aquin après que son enseignement et son œuvre eussent été contestés et condamnés par les mandarins chrétiens de son temps.
Un peu partout, on emprisonne aujourd'hui, et on fusille pour subversion, sédition ou trahison, comportements idéologiques éminemment relatifs, comme on sait. Il se trouvait au Moyen Age que l'hérésie était séditieuse, le doute subversif et le schisme sulfureux : le pouvoir temporel emprisonnait et exécutait pour des délits idéologiques différents des nôtres et pourtant comparables... Les jugements moraux appliqués à l'Histoire imposent prudence et modestie. Comme on chante à complies : soyons sobres et méfions-nous des indignations anachroniques. Dieu, Église, Université, État, Prince, Parti, Théologie, Philosophie, Sociologie... Qui fera le tri des dogmatismes ?
Vue en perspective historique, l'ordonnance de l'antique Université de Paris nous paraît sans doute plus harmonieuse qu'aux yeux des contemporains. L'architecture vaut surtout par ses grandes lignes : celles qui soulignent un soubassement d'indépendance, solide et un peu rugueux, ne manquent pas de majesté. Adaptées aux matériaux modernes, elles ne seraient pas indignes d'inspirer les constructeurs de l'Université nouvelle. Il est vrai que l'organisation de la liberté épouvante les politiciens timorés et révulse les tyranniques.
Près de deux siècles de jacobinisme scolaire, efficace à d'autres égards et dont l'œuvre a de bonnes parties -- ont enraciné dans l'opinion française la conception de l'Université soumise à l'État. Restaurer ses franchises et fixer ses responsabilités, adapter plusieurs traditions séculaires aux conditions présentes, telles sont peut-être les meilleures leçons à tirer d'une évolution longue et complexe. Craignons la routine et l'orgueil qui menacent sans cesse nos institutions d'enseignement que la sclérose guette, sclérose qui n'épargne pas celles du Moyen Age.
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Succédant à l'immense effort intellectuel accompli du XI^e^ au XIV^e^ siècle, la décadence de la scolastique, la stérilité et le pédantisme d'un enseignement finalement incapable de rénover ses méthodes et sa substance malgré la noblesse de son idéal, voilà d'utiles thèmes à méditation pour les réformateurs de 1985... et des prochaines années.
Serge Jeanneret.
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### Le beau est une valeur morale indispensable à la société
L'ART N'EST PAS CONSIDÉRÉ avec beaucoup de sérieux dans la société contemporaine. Ce n'est pas très étonnant, car aujourd'hui, l'économie a le pas sur les valeurs morales. L'économie libérale, ou bien le marxisme, le capitalisme ou le socialisme placent avant tout les forces économiques et leur demandent de donner la direction convenable à la société. Or, c'est l'homme qui devrait être la *fin* de toute évolution sociale, et chaque transformation mécanique de la production devrait être précédée d'un examen sérieux de ses conséquences pour l'homme et de la situation morale qu'amènerait cette transformation.
On sait qu'il n'en est rien. La Révolution française a détruit chez nous les institutions naturelles qui pouvaient s'opposer à l'hégémonie de l'argent, entre autres les corporations. L'art dit de Saint-Sulpice n'a pas d'autre cause que la destruction des corporations d'artistes qui n'eussent jamais autorisé ces entreprises de moulage.
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La « question sociale » en est une parce qu'on n'a jamais envisagé avant tout de mettre l'homme dans les conditions morales de son bonheur. Et le pis de la question sociale n'est pas dans les rapports entre patrons et ouvriers ; elle est dans l'immoralité profonde des uns et des autres ; et dans leurs idées fausses. C'est l'aboutissant d'un siècle de matérialisme.
Une société matérialiste ne saurait envisager l'art autrement que comme un amusement, n'y chercher qu'une distraction. Son état d'esprit déteint, hélas, sur les chrétiens, comme en beaucoup d'autres choses. Un jeune prêtre me disait un jour : « *Je me demande pourquoi l'abbé X... tient tellement à ce que les églises soient belles. Quelle importance cela peut-il avoir ?* » Celui-là se croyait probablement un pur spirituel très au-dessus de ces considérations naturelles. Mais qui fait l'ange fait la bête. C'est l'homme naturel qu'il faut convertir à Dieu, et il n'y perd pas sa nature, mais si sa nature se trouve haussée jusqu'à Dieu, elle reste sa nature. On sait quel usage fait de l'art le clergé en général, dans ses kermesses, les fêtes de ses patronages, et même ses églises, pour être amené à penser qu'il en a la même opinion que les matérialistes.
Or, le beau n'est pas un superflu. Il est lié à l'existence même des choses et de l'homme. Il n'est pas ajouté à ce qui est, il en fait partie. Il n'est pas une conséquence de ce qu'une chose est ; il est à l'origine de ce qu'elle est, comme elle est. Le beau, c'est la puissance créatrice elle-même dans son acte. C'est ce que les anciens philosophes exprimaient en disant que le beau est l'éclat du vrai. Le beau n'est pas en soi distinct du vrai, c'est son éclat. La raison le distingue, mais il n'est pas de beau sans un vrai dont ils sont l'éclat, mais aussi le vrai n'est pas sans cette lumière propre qui est la beauté, et de ce fait, *pratiquement le vrai n'est pas connu sans cet éclat qui le fait voir*. C'est pourquoi les grands penseurs, comme saint Paul, saint Augustin, Pascal, comme les Pères de l'Église, sont tous de grands écrivains, c'est-à-dire de grands artistes qui ont su présenter le vrai avec l'éclat qui leur est naturel.
D'ailleurs, Notre-Seigneur a donné l'exemple. Les Paraboles sont le modèle de l'art. Toute œuvre d'art est une parabole, c'est-à-dire un conte, où l'on part d'une réalité pour en signifier une autre toute spirituelle. Cézanne peint trois pommes et cela veut dire : tout est divers, mais tout est d'accord ; il y a un principe d'harmonie et ce principe dure, tel est le vrai et le vrai est beau.
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C'est une parabole. Elle est réussie si l'artiste est très doué, s'il a le don de pénétrer l'être, tout comme chez un philosophe. Bien entendu, il y a beaucoup plus de professeurs de philosophie que de philosophes, beaucoup plus de professeurs de dessin que d'artistes parce que ce n'est pas l'apprentissage des *moyens*, et d'un métier qui enseigne à *créer* dans ce métier.
Aucun homme n'étant semblable à son voisin, les uns sont mieux doués pour exposer les problèmes de l'âme et de l'être sous la forme verbale, ce sont les philosophes et les poètes, d'autres sous la forme plastique ou musicale. Comme, en général, les écrivains ne comprennent rien à ces dernières formes de la pensée, ils n'y voient que l'éclat du vrai, c'est-à-dire le beau (c'est déjà quelque chose ; nous voudrions bien qu'ils le reconnaissent plus souvent et plus tôt) ; ils ne se doutent nullement que tous les vrais artistes sont passionnés pour le vrai, et quand les artistes eux-mêmes le leur disent, ils ne les en croient pas. Mais Picasso lui-même lorsqu'il dit sous cette forme agressive faite pour étonner les gens : «* Le beau, ça m'est égal... Ce qui nous intéresse, c'est le drame de l'homme *», il ne fait que reconnaître cette profonde vérité de La Palisse qu'il n'y a pas de beau sans quelque chose de beau, sans un *étant* (*ens*), et qu'il ne saurait être question de faire quelque chose de beau sans dire quelque chose de l'être. Au rebours, ceux qui pensent s'occuper du vrai seul sont inintelligibles s'ils ne lui donnent son éclat. Comment eux-mêmes reconnaissent-ils le vrai sans cette lumière intellectuelle qui émane de l'être ? Et cependant l'un d'eux, auteur d'un bon ouvrage sur l'analogie, écrit :
« *Tributaires de la métaphore parce que se mouvant tous dans l'extra rationnel, le poète et le théologien sont très près l'un de l'autre, si près et pourtant si loin ! Car le domaine du poète c'est l'infra rationnel ; c'est tout ce qui n'arrive pas à se hausser à la claire lumière de l'intelligence : le sensible, l'individuel, le sentimental, le fluide, et le mouvant de la vie intérieure, le rythme palpitant de la durée*. »
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Citons un peu de cet infra-rationnel :
*Source délicieuse en misère féconde,*
*Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés ?*
*Honteux attachements de la terre et du monde,*
*Que ne me quittez-vous, quand je vous ai quittés ?*
Je m'arrête ici pour ne pas forcer mon avantage, et je prends Verlaine. Voici encore de l'infra rationnel :
*Un grand sommeil noir*
*Tombe sur ma vie ;*
*Dormez, tout espoir,*
*Dormez, toute envie !*
*Je ne vois plus rien*
*Je perds la mémoire*
*Du mal et du bien...*
*Ô la triste histoire !*
*Je suis un berceau*
*Qu'une main balance*
*Au creux du caveau :*
*Silence, silence !*
Le sommeil de la conscience, l'indifférence au bien et au mal, le désespoir d'un pécheur qui sent s'abolir en lui le libre arbitre, tout cela de l'infra rationnel ? Bigre ! Et puisque manifestement nous nous complaisons dans cet « infra-rationnel », citons encore :
*Les pas des Légions avaient marché pour Lui.*
*Les voiles des bateaux pour Lui s'étaient gonflées.*
*Pour Lui les grands soleils d'automne avaient lui*
*Les voiles des bateaux pour Lui s'étaient pliées.*
Ne nous embarrassons pas des incompréhensions mutuelles des gens qui n'ont qu'un mode de pensée à leur usage. Si notre théologien se fait bergsonien pour rabaisser les poètes, les poètes lui repartiront que son bréviaire est plein de cet infra-rationnel. Les psaumes sont de la poésie et leurs auteurs ne se doutaient pas toujours qu'ils faisaient de la théologie. Les psaumes ont pris tout leur sens depuis l'Incarnation. Et l'Église a continué ; ses offices sont pleins, pour notre instruction, pour notre méditation de chaque jour, de la plus audacieuse poésie. Citons :
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*Il m'a laissée, désolée. -- Tout le jour accablée de douleur. -- Désolée. Gloire au Père, au* *Fils, au Saint-Esprit. -- Il m'a laissée, désolée.*
*Lève-toi mon amie, ma belle, et viens. Voici l'hiver fini ; la pluie cesse, elle est passée. -- La voix de la tourterelle s'est fait entendre sur notre terre. -- Marie entre dans la maison de Zacharie et salue Élisabeth.* -- *La voix de la tourterelle s'est fait entendre sur notre terre.*
Et encore : *Sous la forme d'une colombe, le Saint-Esprit est apparu. -- La voix du Père s'est fait entendre ; Celui-ci est mon Fils chéri, en qui je me suis complu.* -- *Les Cieux se sont ouverts au-dessus. -- Et la voix du Père a tonné : -- Celui-ci est mon Fils chéri, en qui je me suis bien complu.*
Ce qui pourrait démoraliser les artistes, ce n'est pas l'incompréhension des théologiens, mais la comparaison de ce qu'ils font avec ces textes saints.
Malheureusement, les philosophes et les écrivains se croient mission de classer et inventorier l'artiste. Et quand ils veulent « *l'expliquer* », ils sont perdus. Autant il est naturel à l'intelligence d'analyser les conditions communes à tout être, dans l'abstraction, c'est-à-dire en tant qu'être, autant il lui est impossible « *d'expliquer* » ce qui est réellement l'être existant lui-même en ce moment, ce monsieur, cette pomme. Et d'expliquer pourquoi ce monsieur, cette pomme sont d'une beauté ravissante lui est plus impossible que tout, car leur beauté est liée au mystère de leur existence.
D'ailleurs, l'Écriture le dit, Dieu est Amour. C'est-à-dire avant tout, par-dessus tout Amour. Elle ne dit pas Dieu est raison, car Dieu n'a pas besoin de raisonner, et l'intelligence n'est pas la raison. Or, l'amour est fait de beau et de bon, et c'est cela le vrai : l'amour du beau et du bon.
C'est pourquoi un des esprits les plus profonds de l'histoire de la pensée, Denys, dit l'Aréopagite, disait :
« *Nos théologiens indiquent par là* (*le mot amour*) *une certaine vertu qui rassemble et unit et maintient toutes choses en une merveilleuse harmonie ; qui existe éternellement dans la beauté et la bonté infinie éprise d'elle-même, et de là dérivé dans tout ce qui est bon, et beau ; qui étreint les êtres égaux dans la douceur de communications réciproques, et dispose les supérieurs à des soins providentiels envers leurs subalternes et excite ceux-ci à se tourner vers ceux-là pour en recevoir stabilité et force.* »
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L'œuvre de l'intelligence est de scruter l'œuvre de l'amour divin sans oublier jamais cet amour fondement et aboutissant de toute la création.
C'est pourtant ce que fait tout rationalisme avec une application désolante, et l'oubli du beau est la conséquence de l'oubli de l'amour.
« Aussi le bon et le beau sont identiques, toutes choses aspirant avec une force égale vers l'un et vers l'autre et n'y ayant rien en réalité qui ne participe de l'un et de l'autre... Le bon et le beau, essentielle unité est donc la cause générale de toutes les choses belles et bonnes. De là vient la nature et la subsistance des êtres, de là leur unité et distinction, leur identité et diversité, leur similitude et dissemblance ; de là les contraires s'allient, les éléments se mêlent sans se confondre... En un mot, tout ce qui est, vient du beau et du bon, subsiste dans le beau et dans le bon, et aspire vers le beau et le bon. C'est par lui que toutes choses existent et se produisent, c'est par lui que toutes choses se meuvent et se conservent. »
Nous n'hésitons pas à citer longuement l'Aréopagite, car ces textes sont peu connus. Ils ont eu pourtant au Moyen Age une énorme influence ; saint Denys est l'auteur le plus souvent cité par saint Thomas, après saint Augustin. Son livre est le livre de spiritualité du Moyen âge. Ces textes sont injustement dédaignés. Les philosophes sont prédisposés par leur métier au rationalisme. Mais le vrai n'est autre chose qu'une connaissance adéquate de l'être, c'est-à-dire du beau et du bon. Il ne faut pas oublier, pour classer logiquement le vrai, que ce vrai est le beau et le bon. Qui meut les philosophes eux-mêmes, sinon l'amour ? L'amour du vrai, qui est le beau et le bon.
\*\*\*
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Vous me direz : Voilà des considérations bien abstraites pour lesquelles ni ma tête, ni la vôtre peut-être, ne sont faites. Eh ! ne voyez-vous pas que c'est l'absence de ces considérations dans les têtes qui sont censées nous gouverner ou nous diriger qui fait une des causes du malheur des temps ? Elles montrent que le beau est si bien lié à l'être qu'il est une valeur morale indispensable à l'existence d'une société normale. Car une société normale a pour règle et fondement, non la productivité et le revenu par tête d'habitant, mais les valeurs morales. Une société de fourmis aussi. Si les ouvrières y amassaient pour elles seules, si la reine se refusait à pondre pour s'éviter de la peine, la guerre civile s'installerait, et elle ne durerait guère. Mais Dieu leur a imposé le bon ordre par un instinct inflexible. A nous, par amour, il a donné la liberté, participation de la sienne. A nous, avec Ses enseignements et Sa grâce, de ne pas dérailler.
Si vous refusez la beauté à l'ensemble du peuple, si vous ne la lui offrez pas avec la qualité requise pour mettre ces bonnes gens en présence des vérités essentielles à la vie de l'âme, le peuple la cherchera quand même, car c'est un besoin de la nature lié à la nature des choses. Mais où et comment, s'il n'est dirigé ? Il se précipite sur le roman feuilleton, il court au cinéma. Il achète la chanson bête et trop souvent graveleuse fabriquée par des hommes qui visent seulement l'argent à gagner. Il faut le protéger contre ces misères. Le faire matériellement, par l'interdiction de certaines bassesses, est l'affaire d'un gouvernement qui aurait le souci des valeurs morales, mais ce serait insuffisant ; il faut remplacer ce qu'on interdit, car on ne saurait contraindre le besoin naturel du beau. Il faut faire aimer au peuple le beau par le bon, le bon par le beau. Les Grecs, ces premiers philosophes, n'avaient-ils pas un seul mot pour unir ces transcendantaux ?
Mais bien loin de cantonner ce bon à la morale pratique dans la médiocrité de la pensée, du style et de l'art, comme on le fait dans les cantiques dits populaires, il faut aller à la source du beau et du bon. C'est ce que fait la liturgie de nos grandes fêtes. Elle est, disait Péguy, « de la théologie détendue. Il faut comprendre par là que le fidèle qui chante le *Dies irae* dans l'Office des Morts affirme par là-même et en dedans les propositions théologiques qui gouvernent le Jugement et les fins dernières de l'homme et qu'il en fait une affirmation pour ainsi dire psychologiquement antérieure, desserrée et peut-être encore plus profonde (...) »
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« De même qu'en matière de foi, Péguy ([^73]) était descendu à ces profondeurs où la liturgie et la théologie, c'est-à-dire la vie spirituelle et la proposition spirituelle ne sont pas encore distinguées, de même et comme écrivain il est redescendu à ces profondeurs où l'image et l'idée sont jointes encore d'une liaison elle-même charnelle et non encore résolue.
« L'un des résultats obtenus immédiatement est que toute séparation arbitraire entre l'abstrait et le concret tombe. L'abstrait est incessamment nourri du concret, le concret est incessamment éclairé par l'abstrait. L'œuvre renvoie dos à dos les intellectualistes et nos intuitionnistes, puisque les uns et les autres sont plus occupés actuellement et ont peut-être toujours été plus occupés à nier que de produire. »
L'office de l'Église a été pensé ainsi et voilà qui confère en même temps à cette éminente prière un pouvoir évocateur de pensée dans les genres les plus divers, un pouvoir d'instruction et un pouvoir de formation, une plénitude d'être capable de combler tous les cœurs. Tous ceux qui rabaissent l'art et la pensée pour les mettre soi-disant à la portée du peuple ont un grand mépris de celui-ci. Ils oublient d'abord que le Saint-Esprit passe partout, que la grâce seule peut faire pénétrer l'ordre surnaturel dans notre misérable nature ; qu'elle ne semble pas avoir connaissance des classes sociales ni des diplômes d'études, et qu'à l'homme touché par la grâce (et on ne sait jamais qui la grâce a touché), il faut une vérité intègre, ni amortie ni adoucie, ni diminuée ni transformée en pilules pour personnes pâles. Le peuple renferme une élite qu'il faut former, le peuple renferme des élus à qui il ne faut rien moins que tout. Or, l'art, le style de nos offices appartiennent nécessairement en tant que poésies et musiques à l'ordre naturel. Les réflexions de Péguy montrent comment, par quel mystère de création naturelle, par quelles analogies ils peuvent faire pénétrer en même temps dans les âmes le vrai avec le beau et le bon, le surnaturel avec le naturel.
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Et cette méthode est indispensable. Elle précise le moment où se distinguent pour la philosophie (mais pour elle seule et non dans l'être) le vrai abstrait du bien vécu et du beau recherché. Car dans l'être ils sont unis. Mais les habitudes scolaires d'analyse et de dissection font aller tout au rebours des méthodes de création et les atrophient souvent. L'illusion qu'on peut se passer du beau, c'est-à-dire de la propre lumière de l'être, pour faire voir le vrai, vient de ces distinctions pratiques. Mais faire ces distinctions, les faire justes et utiles c'est pourtant aussi un art et un art de lumière. Pour le faire bien, une méthode de création est toujours nécessaire.
Henri CHARLIER.
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## DOSSIER WATTEAU
*après son troisième centenaire*
### Avant-propos
*LE troisième centenaire de Jean Antoine Watteau* (*1684-1721*) *a été l'occasion d'une exposition présentée successivement à Washington* (*National Gallery of Art, du 17 juin au 23 septembre 1984*)*, Paris* (*Grand Palais, du 23 octobre 1984 au 28 janvier 1985*) *et Berlin* (*du 22 février au 26 mai 1985*)*, ainsi que de nombreuses publications.*
*Tout cependant n'a pas été dit, ni rappelé, et il nous a semblé que la revue* ITINÉRAIRES *pouvait apporter une contribution originale à la célébration d'un artiste éminemment français.*
*Ainsi proposons-nous à nos lecteurs, pour la première fois depuis sa réédition en 1729, le texte complet de l'épitaphe latine composée par l'abbé Fraguier, qui fut l'ami de Watteau. Jean-Pierre Hinzelin explique quels furent les rapports, sans hostilité, loin de là, entre l'œuvre de Watteau, le trône, et l'autel.*
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*Willy de Spens rappelle combien les poètes ont fait rêver sur cette œuvre. Enfin on lira les pages de Drieu La Rochelle sur le Gilles du Louvre : c'est l'une des nombreuses méditations, toutes très subjectives, qu'a suscitées ce tableau qui est peut-être le portrait de Belloni, célèbre interprète de Pierrot devenu cafetier, mais qui reste surtout une figure mystérieuse de l'homme.*
A. M.
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\[Voir 295-111.jpg :\]
PORTRAIT
(*par Boucher, 1703-1770*)
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### ÉPITAPHE
\[L'épitaphe latine est due à Claude Fraguier (1666-1728), dit « l'abbé Fraguier » quoiqu'il n'eût pas reçu les ordres, qui fut académicien. La traduction est vraisemblablement de l'érudit bourguignon Bernard de La Monnoye (1641-1728). Ces deux textes dont nous avons respecté l'orthographe et la ponctuation accompagnaient l'édition des gravures, d'après Watteau, des *Figures de différens caractères* (1726), édition procurée par Jean de Jullienne, autre ami du peintre.\]
Wateavi Pictoris Epitaphium
Si te Picturae studium, si candida virtus
Tangit, et aetatis gloria vera tuae,
Pictoris Belgae Wateavi nobile bustum,
Quisquis ades, madidis aspice luminibus.
Quo sincera modo date se natura videndam,
Sic studuit docili pingere cuncta manu.
Talis Apellaeos distinxit forma labores,
Nescia mentitum quaerere forma decus.
Ergo non veterum tabulas aut signa secutus,
Praetulit ingenuum, quod sibi fecit, iter.
Felix et pueros et molles ponere Nymphas,
Corpora quae Charites et Venus ipsa probet.
Quin et cum nostro vestitas more figuras
Egregium rarae pingeret artis opus,
Gratia pingenti radium formosa regebat,
Stabat et insueto capta lepore Venus.
Rura etiam, lucosque Deûm, nemorumque latebras
Solerti facilis composuisse modo :
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Arcadiae saltus, rorantia antra putares,
Et loca sylvicolis trita videre Deis.
Virtutum specie purâ, vitaeque colore
Simplice, quam pulcrâ clarior arte fuit
Hic septem spatio lustrornm annisque duobus
Exhausit vitae tempora cuita suae.
Mens apprima sagax, vitioso in corpore vires
Infirmae, longi causa fuere mali,
Pulmonumque lues invisa tabe peremit,
Cui dederat maestos saepius ire dies.
In tabulis vivat, in caris vivit amicis
Qui sibi praereptum nocte dieque dolent ;
E quibus unus ei titulum hune in sede remota
Fixit, ut aeternae pignus amicitiae.
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Épitaphe de Watteau, peintre flamand
Si l'aimable vertu pour ton cœur a des charmes,
Si de l'art du Pinceau tu sentis les attraits,
Du célèbre Watteau considère les traits,
Et les honore de tes larmes.
Noble dans ses contours, correct en ses desseins,
Il sçait rendre à nos yeux la nature vivante
Tel autrefois Apelle à la Grèce sçavante
Montra ses chefs-d'œuvre divins.
Heureux, en s'écartant du sentier ordinaire ([^74]),
Sous des groupes nouveaux il fit voir les Amours
Et nous représenta les Nymphes de nos jours
Aussi charmantes qu'à Cythère.
Sous les habits galans du siècle où nous vivons,
Sitôt qu'il nous traçoit quelques danses nouvelles,
Les Graces, à l'envi, de leurs mains immortelles
Venoient conduire ses crayons.
Avec quelle élégance au fond d'un Paysage
Plaçoit-il les forêts, les grottes, les hameaux
On croyoit voir encor ces fertiles coteaux
Si chers aux Dieux du premier âge.
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Quelque nom qu'il s'acquît par ses rares talens,
Ce nom par ses vertus fut encor plus illustre
A peine à la moitié de son huitième lustre,
La mort vint terminer ses ans.
Son esprit plein de feu dès sa tendre jeunesse,
A de longues douleurs assujettit son corps
Une noire Phtisie en usa les ressorts,
Et mêla ses jours de tristesse.
Mais que sert de former d'inutiles regrets ([^75]),
Il vit dans ses amis, il vit dans ses ouvrages.
De ma vive amitié ces vers seront les gages,
Je les lui consacre à jamais.
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### Watteau, le trône et l'autel
par Jean-Pierre Hinzelin
LES HISTORIENS DE L'ART se désespèrent que l'on sache si peu de choses sur Watteau. A défaut de mémoires, il nous a pourtant laissé des tableaux ! On peut toujours faire parler un tableau. Imaginons les grands musées sonorisés. Quel fracas dans la galerie des Batailles ! Que de petits cris dans les Renoir ! Mais quel silence chez les Hollandais, quelle musique autour de Fra Angelico !
La sonorisation des Watteau, elle a été mise en place dès 1835 par Théophile Gautier (qui reprendra son poème en 1838, avec *La Comédie de la Mort*)*,* et par ses amis de l'impasse du Doyenné : Nerval situe l'Embarquement pour Cythère sur les étangs brumeux du Valois, Hugo fait la *Fête chez Thérèse* (vaste poème écrit en 1840, qui paraîtra seulement en 1856).
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Le jeune Banville les rejoint à dix-neuf ans, en 1842, avec ses *Cariatides* ([^76])*.* En 1857, l'année où les Goncourt publient leur étude sur Watteau, Baudelaire l'élève au rang de *Phare,* avec sept autres artistes qui sont tous, notons-le au passage, sauf Vinci, des peintres du mouvement et de la couleur :
*Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,*
*Comme des papillons, errent en flamboyant,*
*Décors frais et légers éclairés par des lustres,*
*Qui versent la folie à ce bal tournoyant.*
Mais c'est Verlaine surtout qui donne la note juste, à partir de 1867, dans les pièces qu'il réunit en 1869 sous le titre explicite de *Fêtes galantes :* le nom de Watteau n'y est pas prononcé, mais on sait que Watteau fut reçu à l'Académie, en août 1717, avec le titre, créé pour lui, de « peintre de fêtes galantes ». Verlaine rend bien la nuance de désenchantement dans la fête, le décalage entre le décor et les attitudes :
*Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur.*
A quoi croient-ils donc ? Et à quoi croit-on, en France, dans les premières années du XVIII^e^ siècle ?
#### Les trois courants
Il y a pour simplifier, trois influences dominantes dans les dernières années de Louis XIV et sous la Régence.
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La première, essentielle, est celle du jansénisme : elle est profonde, elle touche, peut-on dire, toutes les paroisses. Non que chaque curé se sente et se dise « janséniste » ; mais la méfiance envers les jésuites, la haine de la « morale relâchée », la compassion pour les persécutés, la popularité des livres de piété écrits par les jansénistes, ont abouti à ce résultat que des chrétiens sincères sont souvent marqués d'austérité janséniste. Cette situation, même si elle inspire souvent de hautes vertus, ne va pas sans inconvénients : entretenant la masse des curés dans la méfiance envers le pape et le Roi, elle crée dans les profondeurs du pays un climat de sécession larvée, avec pour idéal une sorte de république chrétienne des pasteurs et de leurs ouailles. Si les gouvernements du XVIII^e^ siècle ne contenaient pas cette poussée par toute sorte de précautions (pas toujours glorieuses), la France risquerait une sorte de « révolution des ayatollahs », une invasion du pouvoir civil par des fanatiques incapables de faire le départ entre morale et administration. Les convulsionnaires au tombeau du diacre Pâris illustrent ce danger.
Dans les classes plus cultivées et plus liées au monde de la politique, dans la bourgeoisie et en particulier la bourgeoisie juridique, dans la noblesse de robe, une autre tradition se superpose à l'influence janséniste sans la contrarier : celle de l'Antiquité classique, autre école, d'austérité, et, finalement, de fronde. On n'apprend pas en classe l'Histoire de France, mais celle des Républiques grecque et romaine ; se prendre pour Caton ou Brutus est le péché mignon des magistrats d'Ancien régime. Ce conformisme, ébranlé par la Querelle des Anciens et des Modernes, domine encore une partie des arts : la « peinture d'histoire » d'une part, la tragédie d'autre part -- tragédie tout court à la Comédie-Française, « tragédie lyrique » à l'Opéra.
Watteau n'est pas de ce côté-là. Certes, pas plus que le curé de paroisse ne proclame en chaire « *je suis janséniste *»*,* Watteau n'écrit sur ses tableaux « *Vive le gouvernement royal ! *». Mais, objectivement, comme diraient les marxistes, il est du troisième courant, celui qui accepte, sans complexe et parfois joyeusement, le siècle où il vit et le système politique qui le régit :
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société hétéroclite, surtout parisienne, qui va du petit peuple à la haute finance en passant par la noblesse des salons, et qui trouve son expression dans l'autre versant du théâtre, -- la Comédie italienne pour laquelle écrira bientôt Marivaux (né en 1688), et les théâtres de la Foire.
#### Le refus de la revendication et des « grands sujets »
Bien qu'il ait peint aussi « L'amour au Théâtre-Français », l'univers théâtral de Watteau (disciple en cela de son maître Gillot) est celui des Italiens et des « opéras-comiques » de la Foire. Or celle-ci, sous la plume de Le Sage (1668-1747), de Fuzelier (qui sera le librettiste de Rameau en 1735 pour *Les Indes galantes*)*,* de Piron (1689-1773), développe, dans les années de formation et de production de Watteau, une critique constante des « grands genres » (tragédie et opéra), de leur manie gréco-romaine, de leurs grands sentiments éloignés de la réalité ; elle proclame un refus systématique de tout ce qui est conventionnel et pompier. Arlequin, Mezzetin, Scaramouche, Pierrot, Colombine, Olivette expriment une conception du monde (si le mot n'est pas trop gros) qui consiste à l'accepter comme il est, sans pourtant s'en cacher aucune des injustices : une pièce comme l'*Arlequin-Deucalion* (1722) de Piron est socialement très hardie, et n'oublions pas que Le Sage est aussi l'auteur de *Turcaret* (1709). Mais c'est donc un théâtre doublement conservateur, d'abord en ce qu'il est de divertissement, ensuite parce que selon une vieille tradition, celle de Montaigne, de La Fontaine, de La Bruyère, il sous-entend que des changements politiques seraient pires que les maux présents, qui découlent inévitablement de la condition de l'homme.
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Tout cela, du vivant de Watteau, est implicite, mais présent. Après sa mort les oppositions deviendront plus évidentes encore. Piron sera l'ennemi de Voltaire, et des deux hommes c'est le premier, auteur d'une *Ode à Priape* qui lui ferma l'Académie, qui se montrera l'ennemi des irréligieux. Bonne image de cette littérature du début du siècle : quoique gaie et licencieuse, elle reste résolument du côté du trône et de l'autel. Rameau (1683-1764), peu aimé des philosophes et détesté de Rousseau, avait fait ses débuts à la Foire en 1723 avec *l'Endriague,* sur un livret débridé de Piron, puis *l'Enrôlement d'Arlequin,* du même, etc. ; dans *Platée,* en 1745, il mettra un ballet de fous, les uns gais, les autres tristes, les seconds étant « habillés en philosophes ». Le grand homme du Théâtre Italien, Marivaux, sera élu en 1743 à l'Académie contre Voltaire, qui le craignait et le détestait, et à sa mort, en 1763, Grimm écrira que « le souffle vigoureux de la Philosophie a renversé depuis une quinzaine d'années toutes ces réputations étayées sur des roseaux ». De même, dans la génération qui suit celle de Le Sage et Piron, un autre librettiste d'opéra-comique, Vadé (1719-1757), créateur du genre « poissard » avec les délicieuses *Lettres de la Grenouillère,* démontre son loyalisme en brochant l'*Impromptu du cœur* lorsque Louis XV est blessé par Damiens. De quelque côté qu'on se tourne, on vérifie toujours que la tradition de la Foire et des Italiens, celle de la gaîté, de la fantaisie et parfois du réalisme, est comme un antidote aux revendications des « philosophes », qui minent les fondements de la société française.
Moderne, Watteau l'est non seulement par les liens de sa peinture avec le théâtre le plus vivant de son époque, mais aussi par la technique même de cette peinture. Dans la seconde moitié du XVII^e^ siècle, le grand nom de Poussin était utilisé, à l'Académie, pour encourager la peinture sérieuse, à prétentions intellectuelles et idéologiques, confirmées par la primauté du dessin sur la couleur, jugée frivole. En réaction contre cette tendance, d'autres : « coloristes » ou « rubénistes », dont le porte-parole était le critique d'art Roger de Piles, soutinrent que la valeur de la peinture était dans la couleur, la vivacité, voire la truculence, dont Rubens avait donné l'exemple. Or, Watteau est sans aucun doute possible du côté des rubénistes, non pas tant comme Flamand que comme élève d'Audran, « concierge », c'est-à-dire conservateur du palais du Luxembourg :
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Watteau a pu s'y imprégner du génie de Rubens qui l'avait orné de sa célèbre série sur Marie de Médicis ; les Vénitiens, non moins coloristes, semblent l'avoir aussi marqué. Au contraire, on ne connaît de lui aucune incursion dans la « peinture d'histoire » et les grands sujets selon Poussin, ou plutôt selon les partisans de Poussin.
Faut-il en conclure que Watteau est un peintre frivole qui refuse les sujets graves ? Ce serait un jugement superficiel. L'opposition entre peinture « sérieuse » et peinture « frivole » a un sens tout à fait différent, qui, lui aussi, n'est qu'implicite du vivant de Watteau, mais se révèle si l'on considère la perspective du XVIII^e^ siècle tout entier. Longtemps, la peinture « frivole », représentée, de génération en génération, par Watteau, Boucher et Fragonard, refoule la peinture « sérieuse ». Mais quand celle-ci reprend le dessus, que produit-elle ? Greuze, puis David : le moralisme (non exempt, sans doute, de jansénisme à ses débuts, puis encouragé par Diderot), puis l'esprit gréco-romain de la Révolution. La peinture à idées ne pouvait guère évoluer que dans ce sens.
Une anecdote célèbre résume cette opposition. « *Il y a trente ou quarante ans *», écrivait P.-N. Bergeret dans ses *Lettres d'un artiste sur l'état des arts en France* (1848), « *les tableaux de Watteau étaient tombés dans l'avilissement. La Révolution ayant exalté toutes les têtes, l'on ne parlait, l'on ne voulait que du grec et du romain. Je me rappelle que son tableau du* « *Départ pour Cythère* »*, qui est aujourd'hui au musée, était anciennement dans la salle d'études de l'Académie : il servait de but aux boulettes* de *mie de pain des dessinateurs et à celles de terre glaise des sculpteurs *»*.* Le règne était venu de la peinture « pompier » accordée au sérieux des philosophes. Or, on peut très bien imaginer que Watteau eût hâté son avènement si, comme Greuze provincial et fils de maître-couvreur, il avait, un demi-siècle plus tôt que lui, pesé de tout son talent dans le sens de la grandiloquence.
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#### Un milieu sans préjugés
Enfin, on peut corroborer ces observations, ou, si l'on préfère, les expliquer, par des considérations de milieu et de clientèle. Pour qui peint Watteau ? Pour des Parisiens, pour des enrichis. Watteau a notamment vécu chez Crozat « le pauvre », ainsi surnommé pour le distinguer de son frère, qui l'était immensément : ces financiers liés au pouvoir étaient évidemment dépourvus de l'esprit grondeur des jansénistes et des Parlementaires. De même pour Jullienne, le plus grand admirateur de Watteau, qui fit graver ses œuvres après sa mort ([^77]) : il était fils d'un marchand drapier, -- Monsieur Jourdain, avec le goût en plus. Les « fêtes galantes » que peint Watteau évoquent les parties de campagne que cette société, dépourvue de principes politiques et peut-être moraux, goûtait dans ses « folies » des environs de Paris ; l'une au moins prend pour décor la propriété de Crozat à Montmorency. Roturiers et nobles mêlés (le Régent vient quelquefois chez Crozat), ce milieu d'amateurs d'art donne sa qualité à la civilisation française du XVIII^e^ siècle ; c'est aussi contre cette conception du monde que se fera la Révolution et qu'on guillotinera les derniers fermiers-généraux, dont les ancêtres ont, au cours du XVIII^e^ siècle, doté la France d'immenses richesses artistiques.
Il serait trop long de montrer en quoi cette façon de voir le monde n'exclut pas le peuple, et, bien au contraire, lui fait plus de place que l'art révolutionnaire : aux romans de Marivaux, à la langue savoureuse de la Foire et des poissards correspond l'observation presque attendrie de Watteau, qui a dessiné beaucoup de petits Savoyards, et qui a aussi copié un Le Nain. Drieu La Rochelle avait raison de voir dans le *Gilles* de Watteau (c'est plutôt un Pierrot) le symbole de la santé populaire du XVIII^e^ siècle.
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Avec tout cela, nous n'en savons pas plus long sur Watteau lui-même ; mais c'est sa peinture qui importe. Que sa vie ait été édifiante ou non, quelle était la nature de ses rapports avec ses ravissants modèles, qu'il ait ou non composé des œuvres licencieuses qu'il fit brûler à son lit de mort, cela, au fond, ne nous regarde pas. Il faut cependant ajouter une dernière observation. Ces toiles, qui représentent des escapades par couples dans des paysages de banlieue, pourraient, de par ces sujets, être affreusement vulgaires ; or, elles sont, bien au contraire, ce que l'art français a produit de plus distingué. Cela au moins vient de l'âme du peintre. Désenchantement, mélancolie du bonheur, limites de la chair, présence du néant derrière toutes choses : telle est souvent la leçon de ces images. On peut évidemment attribuer ce fonds de tristesse à la maladie du peintre qui crache ses poumons au milieu de la fête, *pulmonum lues,* comme dit en son latin l'abbé Fraguier ([^78]). Il est en tout cas difficile de penser que, compte tenu de l'époque, cette inquiétude n'ait pas un fond religieux -- jansénisant ou non.
Watteau n'était pas un peintre frivole.
Jean-Pierre Hinzelin.
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### Sans un poème de Théophile Gautier...
par Willy de Spens
QUAND J'ÉTAIS COLLÉGIEN à Notre-Dame du Sacré-Cœur de Dax, en classe de Première, après l'étude du XVIII^e^ siècle venaient les vacances de Pâques. Après ces vacances jusqu'aux approches de l'écrit du bac : Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Vigny, Musset... et Gautier. Les romanciers, essayistes, historiens, parnassiens et autres symbolistes étant expédiés pour finir en sept ou huit cours.
Ainsi l'étude de Gautier poète se confond, dans mon souvenir, avec l'approche des vacances. Je garde donc une certaine tendresse pour *Pastel, Chinoiserie, Carmen* et les deux dernières strophes de *Watteau* qui me faisaient rêver à l'infini. Comme seule la littérature m'intéressait dans mon programme scolaire, j'ai lu aussi avec allégresse l'*Histoire du Romantisme* (où l'on trouve un beau portrait de Vigny) et *Les Grotesques* (auxquels, après Nodier, Gautier fut le premier à rendre justice).
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Watteau avait d'abord été pour moi une gravure de mon manuel au chapitre de l'Art au XVIII^e^ siècle. Ce fut désormais le poème que je sais encore par cœur :
*Je regardai bien longtemps par la grille,*
*C'était un parc dans le goût de Watteau*
*Ormes fluets, ifs noirs, verte charmille,*
*Sentiers peignés et tirés au cordeau.*
*Je m'en allai l'âme triste et ravie ;*
*En regardant j'avais compris cela*
*Que j'étais près du bonheur de ma vie,*
*Que mon bonheur était enfermé là.*
Dans ma rêverie, je voyais un ciel gris et la pâle verdure d'avril aux cimes des arbres et à l'extrême pointe des branches ; les buis et les lauriers eux-mêmes paraissaient désolés sous leur carapace vert sombre. Au fond de l'antique demeure qu'il me semblait discerner à travers une végétation apprivoisée, domestiquée par l'homme, j'imaginais une jeune fille en qui le Ciel (le vrai) a pu mettre toutes ses complaisances... Ève avant le péché. Pour un adolescent d'autrefois, le bonheur ne pouvait s'incarner que dans cette jeune fille si belle et si pure qu'elle n'a sans doute jamais existé. Si elle a existé, nous avons eu le tort de ne pas ouvrir la grille, de ne pas être entrés dans la maison, de ne pas être allés vers la jeune fille que nous connaissions tant sans l'avoir vue, afin de nous isoler avec elle dans le cercle magique.
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Ne parlons pas d'amour, mot qui sonne faux depuis qu'une horde de romanciers a envahi la planète, mais d'enchantement. Sans un poème, banal ou non, il n'importe, de Théophile Gautier, lu à l'âge où l'on croit au bonheur, j'ignorerais cet état d'âme. Mais, sans Watteau, Gautier lui-même l'aurait-il connu ?
Willy de Spens.
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## TEXTE
### Le Gilles de Watteau par Drieu La Rochelle
-- Jusqu'à 1750, l'homme est encore substantiel, solide, intimement lié avec lui-même, plein de grave joie.
Je le vois tel que l'a peint Watteau. Le *Gilles* est un repère capital pour qui aime la vie et épie ses avatars avec une émotion haletante. Heureux relais entre la puissance gracieuse, l'austérité duveteuse des figures de Reims et le rétrécissement des os, la fatigue crispée des nerfs chez les hommes peints à la fin du XIX^e^ siècle, les hommes de l'époque impressionniste et symboliste, les derniers et les plus aigus romantiques. (Les impressionnistes d'ailleurs ne peindront plus guère l'homme la fin du portrait est un signe sinistre.)
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Chez *Gilles,* quelle vigueur et quelle santé ! Quelle sûreté d'enracinement, quelle certitude dans le jet, quelle tranquillité dans l'équilibre, quelle légèreté dans l'épanouissement ! Il y a encore ici de la noblesse ; elle n'est plus faite d'une infinie fierté, d'un espoir total comme à Reims, mais au moins d'une aisance large, d'une générosité suffisante, d'une sagesse qui n'est pas restrictive. Nulle trace d'avarice.
C'est à peine si l'introversion est esquissée. Ce sourire légèrement narquois, imperceptiblement désabusé, marque un léger repli sur soi qui pourra devenir mesquin mais qui ne l'est pas encore du tout.
Il y a encore une énigme dans ces yeux, c'est-à-dire assez de richesse pour former une complexité. Les contradictions sont encore convergentes. Il reste assez de distance entre le mouvement des passions et la conscience qui en est prise pour que continue un certain battement libre du cœur. Mais le mouvement des passions n'embrasse plus qu'un des éléments de la totalité ; il n'y a plus le ciel dans ces yeux, seulement la terre.
La grande ressource mystique du Moyen Age n'est pourtant pas encore tout à fait épuisée dans cet être ; elle s'est seulement restreinte du ciel à la terre, des passions de partout aux passions d'ici. La musique humaine ne s'élève plus que du mouvement des passions terrestres, sans plus se raccorder à tous les autres mouvements de l'univers ; mais ce mouvement des passions terrestres est encore tout imprégné de l'ancien rythme ample, grave, total. De là cette force d'émotion qui se dégage des postures et des paysages de Watteau. L'humanisme chrétien n'est pas loin : ces hommes et ces femmes élevés par une Église destituée mettent un reste de piété dans les choses de la galanterie et de l'honneur.
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L'atteinte à l'âme n'est pas encore passée dans le corps. Le corps est adouci, mais non pas atténué ; il y a encore de la vraie robustesse dans les épaules, dans les mains déliées de *Gilles.* Bon mangeur, bon buveur, bon amant, bon ami, bon soldat. C'est l'homme qui va gagner la bataille de Fontenoy et défendre héroïquement l'Inde et le Canada. C'est l'homme qui écrit les comédies et les romans si élégamment drus de Marivaux, les *Lettres persanes.*
Chez *Gilles,* la sophistication est emportée par le bon train de la santé. Il ne paraît pas être le contemporain de Vauvenargues emphatique et énervé.
Ce n'est pas Candide déjà blessé et ricanant ; non, pas même encore le Neveu de Rameau un peu trop furibond dans l'étalage, l'éparpillement de sa force. Il y a de la modestie dans ce roturier de *Gilles ;* ce n'est pas le rêveur extravagant qui déclarera la guerre à l'Europe des rois -- et puis par entraînement, par obstination orgueilleuse, par raidissement mégalomane, à l'Europe des peuples. Ce n'est certes pas l'homme de ces générations convulsives où sont Chamfort, Rivarol, Louvet, Laclos, Sade -- puis Hérault de Séchelles, Saint-Just, Bonaparte, Sénancour, Chateaubriand.
-- Stendhal appartient encore par un côté à ce monde de Watteau ; lui qui a porté jusqu'en plein XIX^e^ siècle tout ce qui restait de santé encore au XVIII^e^. Il a recherché et retrouvé en Italie ce monde dru et délicat de Watteau, ce monde noblement passionné.
-- Chez *Gilles,* l'homme n'a plus la vraie grandeur spontanée, mais il lui reste de la réserve dans la jouissance et de la virilité dans la tendresse.
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Autour de lui, nulle courtisanerie chez les femmes, nul dévergondage ; du choix, du goût dans la passion. La Régence a passé comme une écume sans laisser de trace sur cette France-là ; c'est la jeunesse vigoureuse de Louis le Bien-Aimé.
-- Je mets en face de *Gilles* un de ces grands portraits peints au début du XIX^e^ siècle par David ou Ingres. Je ne vous demande pas d'aller à l'extrême et de prendre une figure émaciée de Géricault qui anticipe sur le ravage du temps. En dépit de sa prestance encore belle, ce n'est plus seulement l'âme, c'est le corps qui commence d'être altéré. La structure osseuse se gondole légèrement, les mains s'amenuisent, l'œil s'égare.
Entre temps, le Français s'est fêlé. L'inquiétude, le doute sont apparus dans son regard -- ou le défi insensé. Entre temps, l'homme a donné une prééminence excessive à l'une de ses forces, la raison, sur les autres ; il l'a isolée.
Il a perdu le sens de l'univers et du divin.
Certes, il s'occupe de la nature et il en parle abondamment. Mais la nature n'est plus comme elle était au Moyen Age, sous un rapport tacite et d'autant plus efficient, un élément dans quelque chose de plus vaste, un texte qui s'exprime par le mystère de tout ce qui est entre les lignes.
Pierre Drieu La Rochelle.
131:295
### L'inflexible abbé Bergeron
(*Un précurseur de Vatican I*)
(*1768-1840*)
par Armand Mathieu
C'EST UN DESTIN ÉTONNANT que celui de Jacques-Christophe Bergeron, modeste prêtre blésois, qui fit trois ans de prison sous la Révolution, et trois autres encore, dans des conditions certes moins cruelles, sous la Restauration, par fidélité à sa religion, et quoiqu'il fût très royaliste.
On le trouvera peut-être chicanier, ergoteur, intransigeant. Ses écrits témoignent cependant qu'il eut toujours un parfait entendement et une inaltérable maîtrise de soi. Mais il était épris d'absolu, et voulait qu'il y eût totale adéquation entre la vérité et la vie. C'était peut-être trop exiger d'un monde blessé par le péché.
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L'abbé Bergeron demeure cependant admirable par son adhésion précoce à des vérités que le Syllabus (1864) réaffirmera ou que le Concile du Vatican (1869-1870) définira le premier. En ce sens, il jouait un rôle prophétique, -- charismatique, diraient certains aujourd'hui. N'écrivait-il pas entre 1812 et 1814 : « Il me semble que je suis arrivé sur la souveraine puissance de l'Infaillibilité du Pape à un tel degré de conviction qu'il approche celui de la Foi, s'il n'est la Foi même ; car j'estime qu'on peut croire, d'une foi surnaturelle et divine, ce qui est vraiment révélé quoique n'étant pas encore proposé comme tel par l'Église universelle ? ».
« Prévision magnifique, commente un lointain arrière-neveu ([^79]), illumination soudaine d'une âme, que devaient solennellement consacrer cinquante-cinq ans plus tard les assises triomphales du Concile du Vatican ! »
#### Trois ans de prison sous la Révolution
Il était né le 12 février 1768 à Mer, quelques lieues en amont de Blois, dans une famille aisée et féconde, troisième des onze enfants de Jacques-Christophe Bergeron, qui lui-même était le quatrième de dix-huit enfants de François-Louis (1705-1785) -- dont l'un était prêtre, une autre religieuse, six probablement morts en bas-âge, trois mariés sans postérité ([^80]). De sa grand-mère, la tradition disait qu'elle n'avait vu le clocher de son village « qu'enceinte ou nourrice ».
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Et sur l'arbre généalogique de la famille, une main pieuse écrivit : « L'aïeul vénérable que cet arbre rappelle vécut avec la vertueuse compagne qu'il s'était choisie, dans l'union la plus douce, la plus heureuse, pendant près de cinquante-quatre ans. Il termina sa paisible carrière après avoir embrassé plusieurs enfants de ses petits-enfants. Sa sensible amie ne lui survécut que sept jours. »
Rien ne prédisposait cependant notre Jacques-Christophe à tenir le rôle qui fut le sien ([^81]), et que ses neveux et nièces comprirent mal, semble-t-il, tout en lui gardant leur affection.
Il avait fait ses études au petit séminaire d'Orléans, puis au séminaire Saint-Sulpice de Paris. Il fut ordonné le 19 février 1792 et, ne pouvant entrer dans la congrégation de Saint-Sulpice, revint à Mer, où il fut arrêté le 16 mars 1793. Conduit à Blois entre deux gendarmes, ayant refusé d'y prêter serment, il fut mené à Tours, puis à Bordeaux, emprisonné dix-huit mois à la Tour Anglaise, puis relégué sur les pontons jusqu'en août 1796. Il y tint un journal intime que je n'ai pu consulter.
De retour à Blois, il dut encore se cacher pour exercer ses fonctions sacerdotales, jusqu'au Concordat de 1801 qui le trouva vicaire d'une paroisse de la ville.
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Le Concordat consacrait la suppression du diocèse de Blois, rattaché à celui d'Orléans, et la destitution de son titulaire, Mgr de Thémines, un évêque réfractaire. On sait que beaucoup de catholiques français refusèrent cette clause et voulurent rester fidèles à leurs anciens évêques. Ceux-ci se soumirent pour la plupart, mais Mgr de Thémines, avec Mgr de Coucy l'évêque de La Rochelle, encouragea les rebelles (tous deux durent se réfugier en Espagne où Napoléon les fit emprisonner un moment).
Pour l'abbé Bergeron, il suffisait de s'en référer à l'attitude de l'évêque de Rome. Celui-ci avait signé le Concordat ? Il s'y soumit donc : « Je ne fus pas indécis un seul instant sur le parti qu'il y avait à prendre quoique plusieurs choses me fissent peine, au point que j'aurais désiré que le parti de la dissidence eût été le véritable. » Mgr de Thémines est mon ami, mais l'évêque de Rome l'est encore plus... Sur ce roc est bâtie l'Église.
Jusqu'en 1820, date à laquelle Mgr de Thémines mourut, en se repentant, à Bruxelles (tandis que Coucy, qui avait fait amende honorable dès 1816 devait être encore archevêque de Reims de 1821 à 1824), l'abbé Bergeron s'efforça de convaincre de leur erreur les dissidents blésois, prêtres et laïcs, qu'il rencontrait chez Mlle des Radrets.
Ce n'est pas à dire qu'il était soumis à l'autorité consulaire, puis impériale. Nommé curé de Saint-Sulpice (en Loir-et-Cher) par Bernier, nouvel évêque d'Orléans et Blois, en 1803, « je n'ai jamais souffert, écrit-il, qu'on chantât le *Domine salvum fac Imperatorem,* malgré que deux gendarmes fussent venus dans mon église pour m'effrayer. Cela me donna même l'occasion, le deuxième dimanche après Pâques, de faire connaître mes dispositions de ne jamais rien faire contre ma conscience... ».
135:295
A la fin de l'année 1810, Napoléon nomma Raillon au siège vacant d'Orléans, sans l'agrément de Pie VII. Bergeron engage alors contre le nouvel administrateur du diocèse une grève du zèle avant la lettre. Il renvoie à l'évêché d'Orléans toutes les ordonnances qui portent la signature de Raillon et refuse de les appliquer si elles ne portent pas *seulement* celles des vicaires généraux. Il engage ses confrères à en faire autant. L'un de ses meilleurs amis, aumônier de l'Hôtel-Dieu d'Orléans, lui répond : « Pour le coup, mon bon ami, je crois que tu vas trop loin. *Non oportet sapere plus quam oportet sapere, sed sapere ad sobrietatem. *»
Discute-t-on l'attitude à prendre à l'égard de Raillon ? Consultons l'évêque de Rome ! « C'est en vain qu'on cherche en dehors du Souverain Pontife un remède à nos maux. » Puisque Pie VII vient d'être amené à Fontainebleau (en 1812) par Napoléon, l'abbé Bergeron y court pour lui poser la question. Il ne parviendra pas jusqu'au pape, mais aura avec le cardinal Pacca un entretien qui le conforte dans ses positions.
Même quand il fut en conflit avec le pouvoir royal restauré d'un côté, avec ses paroissiens de l'autre, l'abbé Bergeron resta intraitable sur les droits du Saint-Siège, puisqu'en 1820 il se plaignit au même cardinal Pacca que les Visitandines de Blois voulussent déménager pour Le Mans sans en référer à Rome. Pacca lui répondit (... en 1822) qu'il se rappelait bien avoir « été à même de reconnaître vos excellents principes et votre zèle », mais qu'en l'occurrence les Visitandines de Blois « paraissant » tenir leurs constitutions de l'évêque d'Orléans, son autorisation était suffisante.
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L'abbé Bergeron se soumit aussitôt et cessa de tympaniser ses nièces visitandines. De même qu'en tête de ses cahiers manuscrits figure toujours l'invocation *Gloire à Dieu, et à Marie, et aux Anges,* il leur écrivait en commençant ainsi : « Je salue votre bon Ange, et le prie de s'unir au mien pour diriger ma plume. »
#### Des paroissiens récalcitrants
Pourquoi les choses se gâtèrent-elles pour l'abbé Bergeron sous la Restauration ?
Il avait peut-être trop attendu du nouvel état de choses.
Du côté de ses paroissiens il crut devoir exiger un peu plus de rigueur. Dès 1818, selon une plainte du maire de Saint-Sulpice à l'évêché, adressée le 18 avril 1821, il institua une *Liste chrétienne* des paroissiens qui promettaient de se confesser au moins deux fois l'an. Irrité par les paroissiens rétifs ou turbulents, « il a fait placer au milieu de la nef des portes fermant à clef » pour les empêcher d'accéder aux premiers rangs. A la suite de la plainte du maire, l'évêque d'Orléans lui écrivit avec beaucoup de charité, le félicitant de son zèle et de ses résultats, mais concluant : « N'apportez pas d'obstacle au grand bien que vous faites en voulant en faire trop... » Le 20 mai 1821, l'abbé Bergeron annonça en chaire qu'il allait supprimer la cloison puisque la leçon semblait avoir été comprise par le maire « Bénissons Dieu, rendons-lui gloire, et à Marie et aux Anges ! » concluait son prône comme d'habitude.
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A l'évêque d'Orléans, il faisait savoir que ce n'était pas la crainte de l'autorité civile qui l'avait fait céder : « Si je venais à être traduit devant les tribunaux, je prie Monseigneur de ne point s'en inquiéter. » Quand le diocèse de Blois est restauré, en 1823, l'abbé Bergeron déclare au nouvel évêque, Mgr de Sauzin, que « vu l'état de la religion, il ne se croyait bon pour aucune place », et il lui présente sa démission. L'évêque la refuse : « Monseigneur m'a parlé avec une extrême bonté. Il voudrait bien que je changeasse d'esprit, parce qu'il croit que c'est un esprit particulier. Je l'ai prié de ne point s'y attendre ! » Quel homme !
Déjà il était critique vis-à-vis du pouvoir royal. Sur le plan politique, il était très tolérant, et reprochait même aux ultra-royalistes leur opposition à l'autorité des ministres constitutionnels. Mais l'article 5 de la Charte fort libérale octroyée par Louis XVIII en juin 1814 le fit bondir : « Chacun professe sa religion avec une égale liberté, et obtient pour son culte la même protection. » *Protection !* Vous avez bien dit : *protection ?* L'abbé Bergeron savait, lui, ce que rappellerait le Syllabus : l'erreur peut être *tolérée,* mais on n'a pas à la *protéger.* Il refusa donc de chanter *Domine, salvum fac Regem,* comme il avait refusé de chanter *Domine, salvum fac Imperatorem* pour un usurpateur. Il incita les bons paroissiens à refuser les mandats municipaux, qui obligeaient à prêter serment à la Charte. Cependant il cessa avec bonne grâce de considérer ce serment comme contraire à la conscience en 1817, à la suite d'une explication du comte de Blacas, confirmée par le nouveau Concordat, selon lequel le serment n'engageait qu'envers ce qui touchait à l'ordre civil. Quelques années après, il rappellera à Blacas, devenu duc en 1824, le temps où « venant se reposer à Fossé chez son ami le Comte de Salaberry, il prenait plaisir à visiter dans sa solitude le curé de Saint-Sulpice »...
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Louis XVIII mourut le vendredi 16 septembre 1824. Le dimanche 25, l'abbé Bergeron lut au prône le Mandement très élogieux de Mgr de Sauzin, puis blâma la protection accordée au protestantisme par le souverain défunt (« M. le Maire était présent ; sa présence a contribué à me faire parler comme j'ai fait »). Les paroissiens retinrent que Louis XVIII n'était pas du tout sûr d'aller au ciel. Ce propos fut dénoncé à l'évêque et au préfet. L'abbé s'en félicita : ainsi il faudrait trancher ! Et il annonça à ses paroissiens qu'il dirait une messe d'action de grâces pour cette dénonciation. Cependant rien ne vint.
Mais le 29 mai 1825 en la cathédrale de Reims, la main sur les Évangiles et sur le reliquaire de la Sainte Croix, Charles X jure de « gouverner conformément aux lois du Royaume et à la Charte constitutionnelle ».
-- *Abominatio desolationis in loco sancto !!! Qui legit intellegat, et fugiat ad montes !* note l'abbé Bergeron. Et il monte en chaire le dimanche suivant pour expliquer le « scandale » à ses paroissiens. Il leur demande de se lever s'ils croient qu'*il n'y a qu'une religion de bonne.* Les cent trente assistants (sur une population de deux cent quarante âmes) se lèvent. Il leur demande s'ils croient à la présence réelle de N.-S. Jésus-Christ dans l'Eucharistie. Tous se lèvent sauf une femme Robert et un sieur Gatignon, qu'il descend admonester, avant de remonter en chaire pour expliquer en quoi la Charte va contre leur foi, et pourquoi il refusera de *prier publiquement* pour un roi qu'il reconnaît cependant puisqu'il le nomme au canon de la messe.
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#### Trois ans de prison sous la Restauration
Le 11 juin, Mgr de Sauzin lui retire sa cure et le droit d'administrer les sacrements, lui laissant celui de dire sa messe en privé. Les 18 et 20 juillet, *Le Constitutionnel,* organe du centre gauche et de l'anticléricalisme « modéré », dénonce l'abbé Bergeron, qui répond. L'affaire est désormais nationale et la Cour d'Orléans ouvre une instruction le 25 juillet. Le 6 août, mandat d'arrêt. Comme trente-deux ans plus tôt, l'abbé Bergeron quitta sans doute le diocèse de Blois entre deux gendarmes et il dut en éprouver une intense jubilation. Devant le magistrat instructeur, à Orléans, il ne renie rien. Mais il ne cessera de réclamer un tribunal ecclésiastique. Au Dépôt, il écrit une prière et une méditation sur *Le Parfait Abandon à la Divine Providence,* s'inspire du traité *De la Componction du Cœur* de saint Jean Chrysostome, et lit une lettre de son ami aumônier de l'hôpital : « ...Comment peux-tu croire que tu as raison tout seul ?... Que de bien tu aurais pu faire avec ta science et ta piété !... Fais-moi savoir ce qui te manque, si tu n'as pas d'argent... Je t'embrasse tendrement. » -- « Par quel dérèglement étrange l'homme s'attache-t-il tellement aux biens temporels ?... » note l'abbé Bergeron sur son cahier.
Le 13 août la Cour d'Orléans le renvoie devant le Tribunal correctionnel de Blois, où il est acheminé, « dans une carriole, accompagné de deux gendarmes habillés en bourgeois », seulement le 20 août. Entre temps, on a sans doute essayé d'obtenir sa rétractation ou un silence définitif, pour éviter le procès.
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N'y étant point, parvenu, le 27 août Mgr de Sauzin lui retire le droit de dire la messe, comme le veut la discipline de l'Église de France pour un prêtre arrêté. Oui, mais cette discipline vise les pécheurs publics, répond l'abbé, « et je voudrais n'avoir pas cette qualité odieuse aux yeux de celui qui me représente Jésus-Christ, et à qui je demande sa bénédiction, s'il veut bien me l'accorder ». Aussitôt, l'évêque vient le visiter en prison. L'abbé en fut ému jusqu'aux larmes. Mais il resta inflexible.
Le 29 août il fut condamné à trois ans de prison, trois cents francs d'amende, plus les frais. Il était assisté de M^e^ Maigreau (« ç'a été plutôt pour lui faire plaisir que pour aucun besoin que j'en eusse ») mais avait exigé de parler seul. Son plaidoyer avait été impeccable. Il s'était réclamé de saint Jean-Baptiste (dont on fêtait la Décollation), de saint Yves évêque de Chartres et de saint Hilaire de Poitiers : « Quand la Foi est en péril, il n'est permis à aucun catholique, même simple fidèle, d'y demeurer indifférent. » Il apprécia le chiffre TROIS dans sa condamnation, à cause de la Sainte Trinité. Comme le président Péan, qu'il avait eu pour condisciple au petit séminaire d'Orléans en 1783, s'excusait, à la sortie, d'avoir dû le condamner, l'abbé lui dit qu'il aurait pu s'épargner cette peine en se récusant comme doit le faire tout catholique appelé à juger un prêtre. M. Péan lui répliqua qu'il pouvait avoir son opinion, mais que lui avait la sienne et qu'il avait un directeur de conscience. L'abbé Bergeron l'invita à venir en discuter dans sa cellule.
141:295
Il y composait des prières, le *Pater du Prisonnier,* et se mortifiait. S'étant mis au pain et à l'eau trois jours avant l'audience pour s'y préparer l'âme, il décida de rester à ce régime excellent : « Ma prison m'a appris que le nombre de mes besoins pouvait être beaucoup plus réduit que je ne pensais. Dieu en soit à jamais béni, et après lui la glorieuse Vierge Marie, les bons Anges et mes saints Patrons ! » (Cependant de temps à autre il ajoutait un œuf.) Il rabrouait gentiment ses correspondants trop apitoyés. A une filleule : « Je t'assure que je coule mes jours dans une grande tranquillité... » A d'autres parents : « Vous vous faites de mes souffrances une idée exagérée. Comment ne demeurez-vous pas tranquilles sur cet objet, et pourquoi vous laissez-vous aller à des sentiments humains qui ne sont point conformes au véritable esprit du christianisme ? »
Les prisons de la Restauration étaient moins dures aux prêtres que celles de la Révolution. L'abbé Bergeron put sortir en ville, et même jusqu'à Saint-Sulpice pour affaires, mais on lui retira cette liberté parce qu'il avait été vu en prière à la cathédrale. Il avait quelque aisance, et notamment une maison à Saint-Sulpice. Mais, de même qu'il se refusait à faire « appel devant le Tribunal des hommes » et à solliciter toute grâce, il refusa de payer de lui-même l'amende et les frais : il tint à ce qu'une nouvelle violence lui fût faite et son mobilier saisi (il dut écrire très fermement à son neveu Édouard, qu'il avait élevé et qui voulait payer pour lui). Une seule chose lui était pénible, l'interdiction de dire la messe *et de recevoir la communion :* « Le refus a été renouvelé le premier jour de l'an, écrit-il à une nièce. Nous nous sommes présentés trois. J'étais le premier en rang. J'ai été passé. Les deux autres personnes ont été communiées. Voilà les étrennes que j'ai reçues. » C'est cette interdiction qui l'amena à correspondre avec NN SS. de Quélen, Frayssinous, avec l'archevêque de Gênes, avec le sulpicien Boyer qui vint le voir en prison plusieurs fois, comme d'autres ecclésiastiques mais aucun ne put le faire revenir sur ses positions.
142:295
Il fit donc ses trois ans, sortit le 29 août 1828, et se rendit à l'évêché. Mgr de Sauzin lui rendit sans conditions l'autorisation de dire la messe dans toutes les églises du diocèse. Il lui restait près de douze ans à vivre. Il eut encore des difficultés, avec le vicaire général Fabre des Essarts qui lui contestait le droit d'utiliser le Missel romain, « et ne mettait pas en toutes choses la mesure convenable » (seul jugement porté sur un adversaire par l'abbé Bergeron, qui s'en tenait d'ordinaire aux principes). « C'est un droit que je tiens de l'Église et du Pape, répondait l'abbé, et nulle autorité inférieure ne peut me l'enlever. »
C'est le même des Essarts qui, devenu évêque de Blois en 1844, prescrivit dans tout son diocèse l'usage de la liturgie romaine.
Il y a bien des leçons à tirer de l'histoire de l'abbé Bergeron. Chacun peut la méditer. « Son intervention s'imposait-elle pour la défense de la foi ? Devait-il se substituer au magistère de l'Église au point de rester insensible aux prières de son évêque ? Nous ne décidons pas... » écrivait son arrière-neveu en 1906. Il ajoutait : « Il devra sortir de l'étude d'un caractère sans défaillance, et du spectacle d'une résistance sans concession, un utile enseignement d'actualité, pour les âmes pusillanimes de notre temps. »
Armand Mathieu.
143:295
### Philippe Béniti
*Pour le 7^e^ centenaire de sa mort*
par Jean Crété
*Nous célébrons cette année le 7*^e^ *centenaire de la mort de saint Philippe Béniti, célèbre en Italie, mais peu connu en France. Il naquit à Florence le 15 août 1233 de la noble famille des Benizzi. Ce nom italien a été rendu en latin par Benitius et en français par Béniti.*
144:295
*Ses parents envoyèrent Philippe étudier la médecine à Paris et à Padoue. A son retour à Florence, il décida de renoncer au monde et entra, comme simple frère convers, chez les Servites de Marie.*
*Il mena un certain temps la vie érémitique dans une grotte du mont Senario. Des religieux dominicains, qui le rencontrèrent, remarquant son intelligence et son instruction, persuadèrent ses supérieurs de le faire ordonner prêtre. Il déploya dès lors un grand zèle apostolique, prêchant dans toute l'Europe et jusqu'en Asie. En 1267, à trente-quatre ans, il devenait malgré lui supérieur général de son Ordre. Il envoya des religieux prêcher l'Évangile en Scythie. Lui-même parcourut les villes d'Italie, apaisant les discordes, et convertissant de nombreux pécheurs. Il était homme d'oraison, fréquemment ravi en extase, et il avait le don des miracles.*
*A la mort de Clément IV, les cardinaux réunis à Viterbe envisagèrent d'élire Philippe pape. Philippe se cacha sur le mont Tuniato jusqu'à l'élection de Grégoire X. Il fut toujours un très fidèle serviteur de la papauté.*
145:295
*Pendant sa retraite sur le mont Tuniato, il obtint par ses prières que les eaux de ce lieu aient la vertu de guérir les maladies ; d'où l'établissement au mont Tuniato de piscines appelées les bains de Philippe.*
*Enfin, le 22 août 1285, à Todi* (*Ombrie*)*, Philippe rendit son âme à Dieu en embrassant son crucifix, qu'il appelait son livre.*
*De nombreux miracles eurent lieu à son tombeau. Le pape Clément X le canonisa et, par la suite, sa fête fut étendue à l'Église universelle à la date du 23 août.*
Jean Crété.
146:295
### Le Rosaire
*Instructions aux novices\
du monastère Sainte-Madeleine*
par Dom Gérard OSB
##### Un regard sur Marie
Vous êtes jeunes et le Rosaire est une prière ancienne. Mais si vous prenez l'habitude de réciter le Rosaire tous les jours, c'est votre existence tout entière qui en sera comme parfumée. Ce qui est capital, c'est d'abord de saisir la beauté essentielle des premiers mots de l'*Ave Maria ;* leur efficacité, leur vertu propre. D'où vient la force déconcertante de ces mots, dont le bourdonnement remplira le monde jusqu'à la fin des temps ?
147:295
Lorsque Bernadette Soubirous reçut, de plein fouet, le choc de la vision céleste, elle tira aussitôt son chapelet et le récita de concert avec la Vierge, qui s'unissait à la voyante au moment des *Gloria Patri.* Il semble que Bernadette n'ait pas été formée d'une façon systématique à la méditation des *mystères.* Petite pauvresse, ravie dix-huit fois par une contemplation du ciel, elle restera toute sa vie fixée sur cet événement, oubliant les ombres terrestres qui l'eussent détournée de la beauté de sa Mère, reflet de la beauté infinie de Dieu.
Que faisait Bernadette en récitant son chapelet ? Lors de ses visions elle nous dit elle-même ce qu'elle faisait : *elle regardait.* « *Je la regardais tant que je pouvais... la grotte, c'était mon ciel* »*,* dira-t-elle plus tard. Et ceci, qui mesure l'importance d'un regard : « *Quand on a vu la Sainte Vierge une fois, on voudrait mourir pour la revoir ! *» Ensuite, ce sera la marche obscure dans les simples sentiers de la foi -- *per simplices fidei semitas -- :* regarder, dans la foi, celle qui l'avait un jour ravie aux choses de la terre, lui promettant de la rendre heureuse, non *pas dans ce monde, mais dans l'autre.*
Savoir regarder ! Savoir regarder Marie comme le faisait sainte Bernadette ; ah ! c'est peut-être la grâce essentielle qu'il faudrait demander, quand on prie à la grotte de Lourdes. C'est la grâce même du chapelet.
148:295
##### Une prière litanique
La répétition d'une formule appartient à l'art de prier de tous les temps ; elle n'a d'autre objet que de calmer les sens et de fixer avec douceur le regard sur des choses invisibles. Il est difficile d'arrêter son regard sur un objet, sans en être fatigué ou détourné par la mobilité de l'esprit. L'*Ave Maria,* en sa répétition simple et régulière, est comparable à ce que fait dans le monde physique une onde porteuse. Son rôle consiste moins à instruire qu'à capter et à soutenir un mouvement de l'âme. C'est peu de chose, n'est-ce pas ? Mais dites-le moi : qu'est-ce que les fiancés de la terre se répètent à l'envi ? Les pauvres paroles dont se contentent les cœurs aimants, ne sont-elles pas chargées d'une réalité qui dépasse les mots ? Parvenus à un certain étage de vérité, les mots ne sont plus à chercher ; ils se savent impuissants, et acceptent de se redire.
René Descartes nous a joué un vilain tour avec ses *idées claires et distinctes.* Vous comprenez bien que le tout de la vie surnaturelle déborde un peu le cadre des classifications de l'esprit ! Le mouvement d'admiration par lequel l'âme se porte vers un grand spectacle ; les doux transports de l'hymen le plus banal ; les intuitions du cœur et celles de l'univers poétique ; tout cela, et bien d'autres choses encore refusent de se laisser enfermer dans des idées claires et facilement formulables.
Pour tout vous dire, la récitation du chapelet, comme les psaumes, comme les litanies du Saint Nom de Jésus, s'apparente davantage au chant et à l'effusion, qu'à celui de l'enseignement didactique. C'est pourquoi je vous exhorte à y apporter surtout la simplicité du cœur et l'esprit d'enfance.
149:295
##### Les deux faces de la salutation
Vous avez remarqué qu'il y a dans la salutation angélique deux parties qui inclinent diversement le mouvement de la prière. La première implique un mouvement tout d'admiration et de louange ; la seconde est une humble supplique. Tous les mouvements de l'âme se ramènent à ces deux temps essentiels. Cela est manifeste dans la *prière de Jésus* chère aux orientaux : *Jésus, Fils de Dieu -- aie pitié de* *moi pécheur.*
La partie admirative unit les paroles de Gabriel à celles d'Élisabeth, mais les tout premiers mots, *Ave gratia plena,* méritent notre attention. Pourquoi ? Parce qu'ils viennent de Dieu ; *Missus est angelus a* *Deo.* L'ange est envoyé par Dieu ; il parle au nom de son Seigneur ; Dieu est Lui-même l'inventeur de ces paroles bénies, qui traversent notre cœur et le transforment jour après jour. Admirant ce monde de beauté qu'est la plénitude de grâce, l'âme usera des paroles mêmes dont Dieu se sert, et par lesquelles Il nous garantit que l'intérieur de Marie surpasse en beauté surnaturelle tout ce que porteront jamais en eux-mêmes les élus et les anges du Paradis.
L'autre partie de l'*Ave Maria* nous rappelle notre état de pécheurs et la fragilité de notre condition terrestre : nunc et *in hora mortis* ! L'alternance de ces deux parties rappelle le paradoxe de notre vocation : nous sommes tous formés d'un mélange de boue et de lumière, de vie et de mort, de gémissement et d'allégresse, d'aveu de notre misère et de contemplation joyeuse.
150:295
##### La méditation des mystères
Les mystères du Rosaire sont des tableaux d'histoire où se reflète et se contemple la vie du Christ et de sa Mère. Chacun contient une vertu guérissante, une image qui s'imprime, au rythme des Pater et des Ave, dans notre imagination, dans notre sensibilité et dans notre âme profonde. Les scènes de la vie du Christ et de sa Mère deviennent peu à peu notre propre histoire : c'est nous qui, avec Marie, cherchons et retrouvons l'Enfant-Jésus enseignant dans le Temple ; c'est nous qui recevons les premiers rayons de la gloire de sa résurrection ; c'est nous qui montons avec Lui dans le ciel ; et nous recevons, avec Marie, au milieu des apôtres, les langues de feu de la Pentecôte.
Méditation est un mot trompeur. Il s'agira moins d'un discours intellectuel à propos des scènes de la vie de Jésus, que d'un effort d'imitation et de communion à la réalité des mystères. Écoutez ce qu'en dit le grand cardinal de Bérulle : « *Ils sont passés quant à l'exécution, mais ils sont présents quant à la vertu ; et leur vertu ne passe jamais, ni l'amour ne passera jamais, avec lequel ils ont été opérés, l'état intérieur du mystère extérieur, l'efficace et la vertu qui rend ce mystère vif et opérant en nous ; même le goût actuel, la disposition vive avec laquelle Jésus a opéré ce mystère, est toujours vif, actuel et présent à Jésus.*
151:295
*Cela nous oblige à traiter les choses et les mystères de Jésus non comme choses passées et éteintes, mais comme choses vives et présentes, et même éternelles, et dont nous avons à recueillir aussi un fruit présent et éternel. *»
Les actes de la vie du Christ ayant tous une valeur rédemptrice, chaque scène, au gré des Ave Maria, purifie notre âme, et lui communique une vertu correspondant au mystère contemplé. Méthode simple, quoique riche et savante, le Rosaire dépose en notre âme, à divers plans de profondeur, et selon ses besoins, une grâce d'union et de ressemblance à Jésus. A un siècle de subjectivisme, dont vous êtes, ô combien ! le Rosaire oppose le primat de l'objet (ob jacet) *ce qui gît devant*. Fruit d'une piété objective et théocentrique -- celle du XIII^e^ siècle, qui dressa la façade de Notre-Dame de Paris -- le Rosaire fait d'abord à Dieu et à sa Mère l'honneur de dire et de proclamer qu'ils existent : ô sainte réalité, *vous êtes !* Que d'abord et sans cesse je m'intéresse à vous. Vous êtes, vous existez en dehors de moi, avant moi, supérieur à moi. Ainsi en vous contemplant, je loue et je disparais ! L'humble récitation du chapelet me force à sortir de ce petit monde humain, (où je ne me trouve si à l'aise, que parce que vous y avez laissé une trace de vous) mais cette histoire que raconte le Rosaire finit par m'intéresser plus que mes petits malheurs : au fur et à mesure de la répétition, mon regard s'adapte au mystère, s'élève et prend place dans l'office de louange.
152:295
##### Prière puissante
L'Église, depuis Lépante, ne cesse de faire l'expérience de la puissance du Rosaire ; les papes ne cessent d'en recommander la récitation, et Léon XIII n'a pas écrit moins de onze encycliques sur ce sujet. L'une d'entre elles fait remarquer que les trois séries des mystères joyeux, douloureux et glorieux correspondent aux trois maux les plus répandus de l'humanité : le dégoût pour la sanctification du devoir d'état quotidien, l'aversion pour la souffrance et l'oubli des joies futures de l'éternité.
Vous-mêmes qui êtes novices dans l'art de prier, (mais nous le sommes tous, durant toute notre vie !) vous avez souvent remarqué la puissance du Saint Rosaire. Le chapelet médité tire sa vertu de l'empire exercé sur les sens : par ces sortes de tableaux vivants, l'âme est conduite dans la solitude du face à face, avec des cordeaux d'amour (Osée). Merveilleux équilibre du Rosaire qui nous soulève sans nous briser et n'offre rien de trop sublime aux terriens que nous sommes : de simples pages d'évangile à la portée du plus petit d'entre nous. Rien de trop terrestre pourtant, car ses images sont des icônes de Dieu : chacune est une porte du ciel, ouvrant sur l'histoire du salut. Puissante orchestration des mystères, dont chacun est comme le contrepoint d'une ou de plusieurs des sept demandes du *Notre Père.* A titre d'exemple : l'Annonciation exprime et illustre la troisième demande : *fiat voluntas tua *; la Nativité est une réalisation de la deuxième demande *adveniat regnum tuum *; la Pentecôte manifeste la sainteté du Nom divin : *sanctificetur nomen tuum*.
153:295
On voit mieux ainsi la place centrale du *Notre Père,* contenant en lui-même toutes les harmoniques que développe la méditation. Mais saluer Marie *pleine de grâce,* même indépendamment d'une méditation des mystères, n'est-ce pas déjà voir se refléter en elle la sainteté du Nom divin, la réalisation de son règne, l'accomplissement de sa Volonté ? Lorsque vous récitez vos *Je vous salue Marie,* sachez que vous entreprenez le plus profond et le plus riche commentaire du *Notre Père.*
Appelé psautier des laïcs, le Rosaire est une prière puissante parce qu'elle exprime, comme les psaumes, toute la gamme des sentiments et les aspirations de l'âme fidèle. Puissant par sa force d'emprise et sa simplicité, il l'est aussi par sa correspondance avec la célébration des mystères liturgiques et les saintes images qui environnent le culte chrétien.
##### Comment réciter le Rosaire ?
Simple chapelet ou Rosaire médité, peu importe, il s'agira toujours d'accéder à la vision qui féconde l'action et donne un sens à la vie. Pour arriver à cette fin, quelques indications ne sont pas de trop :
D'abord ne pas chercher à peser chaque mot ; laisser filer la récitation, en maintenant son regard sur la Très Sainte Vierge, sur Notre-Seigneur ou sur l'ensemble du mystère, avec douceur et persévérance.
Éviter d'analyser et de discourir ; ne pas s'évertuer à goûter, à sentir ou à imaginer ; tout cela entraîne agitation et violence puis fatalement dégoût et découragement.
154:295
« *Moi, me dit un novice, je m'unis toujours au comportement de Marie, dans le mystère en question. *» Voilà, en effet, qui est très bon et très simple.
Consentir, aux jours de sécheresse et d'aridité, à ce que notre récitation nous semble matérielle, voire machinale ; s'en humilier sans dépit, patienter et rester paisiblement tendu vers Dieu à qui s'adresse notre prière.
Considérer la répétition des noms bénis de Jésus et de Marie comme le remède le plus efficace contre nos misérables penchants : un simple regard de foi sur les mystères équivaut à toucher la frange du vêtement du Christ. *Si seulement je puis toucher la frange de son vêtement, je serai sauvée... Une vertu sortait de Lui qui les guérissait tous.*
Aimer la régularité : il y a pour chaque jour, un groupe de cinq mystères qu'on peut répartir sur vingt-quatre heures. Il faut deux minutes et demie pour chaque dizaine : qui donc ne peut donner cinq fois deux minutes et demie à la Très Sainte Vierge dans sa journée ?
Enfin et par-dessus tout, la meilleure disposition pour bien réciter le chapelet est évidemment la foi ; foi dans la réalité contemplée, foi et confiance dans une prière que la Très Sainte Vierge a si souvent recommandée. Foi, désir et amour. Confiance filiale, contemplation admirative envers ce monde de beauté virginale dressée sur l'horizon de notre univers catholique.
Fr. Gérard OSB.
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## NOTES CRITIQUES
### A manipuler avec précaution
Yann MONCOMBLE : *La maffia des chrétiens de gauche.*
Ce livre, comme les autres livres de Yann Moncomble, constitue un appréciable instrument de travail. On y trouvera par exemple l'histoire du Conseil œcuménique des Églises ou du CCFD, les biographies d'Hervé Bourges ou du prêtre cégétiste Bernard Lacombe, avec des dates, des références, des textes-clés, qui peuvent épargner de longues et quelquefois difficiles recherches. Et tout cela est rendu particulièrement accessible par la table des matières (chaque chapitre étant consacré à une seule organisation) et par l'index des noms propres.
Néanmoins ce livre me laisse perplexe. On peut se demander qui exactement vise Yann Moncomble. Il est facile de prendre prétexte de combattre les « chrétiens de gauche » pour combattre en fait le christianisme et l'Église. Je n'accuse pas Moncomble de le faire. Mais on trouve sous sa plume des jugements étranges, des inexactitudes à sens unique et des contrevérités qui vont dans le même sens.
Tout d'abord on remarque que six chapitres sur onze, qui sont les plus brefs mais représentent tout de même plus du tiers du livre, sont consacrés à des organisations qui ne sont pas des organisations chrétiennes (par exemple l'Association de Solidarité franco-arabe, le CIRPES, le Tribunal Russell...). On y trouve évidemment des chrétiens de gauche connus d'autre part, mais beaucoup moins nombreux que je ne pensais, et qui assurément ne contrôlent pas ces organisations. A force de voir des ramifications et des infiltrations partout on finit par dire que tout est dans tout et réciproquement, et finalement que l'Église, en la personne du pape, soutient activement les pires instruments de subversion.
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Yann Moncomble énumère les vingt-deux mouvements et services d'Église membres du CCFD. Et il insiste sur ce que ces mouvements ont de subversif. Mais comme toutes les œuvres d'Église font automatiquement partie du CCFD, il y en a sur lesquelles il ne trouve rien à dire (comme la Conférence Saint-Vincent-de-Paul, par exemple). Ce n'est pas une raison pour inventer. Ainsi, pour les Œuvres Pontificales Missionnaires, Yann Moncomble croit pouvoir retenir deux choses. Premièrement, il a lu dans leur brochure : « les OPM doivent s'attacher à renouveler leurs méthodes de sensibilisation missionnaire et d'organisation des collectes » ; et il commente : « Et toujours la même histoire de gros sous », faisant ainsi allusion à la collusion qu'il dénonce partout entre la haute finance internationale et les mouvements de subversion ! (Mais si l'on veut se poser des questions, c'est bien plutôt du côté des « méthodes de sensibilisation missionnaire » qu'il faudrait regarder.) Deuxièmement, il cite une vague approbation de la part de Jean-Paul II et commente : « Ce qui revient à dire, en clair, que le Vatican soutient très activement une des courroies de transmission du CCFD. » Cela n'est pas sérieux. D'une part il était inutile de citer Jean-Paul II puisque l'expression œuvres *pontificales* montre que celles-ci dépendent du Saint-Siège. D'autre part l'expression *courroie de transmission* est ici déplacée. Il n'est pas possible de considérer les Conférences Saint-Vincent-de-Paul ou le Secours Catholique comme des courroies de transmission du CCFD. Ces organismes sont au CCFD parce que les évêques l'exigent. Ils ne sont absolument pas dirigés par le CCFD.
Yann Moncomble veut faire un sort également au Mouvement des Cadres Chrétiens. Il ne trouve rien de particulier à en dire sauf ceci : « Petit détail révélateur, Mgr Hubert Barbier, ancien aumônier diocésain du MCC, et qui de 1959 à 1961 fut aumônier diocésain des mouvements JEC et JECF., puis, à partir de 1959, aumônier diocésain du Secours Catholique, vient d'être nommé évêque de Nancy par Jean-Paul II. » Ainsi le pape « révèle » son soutien au CCFD en faisant évêque un ancien aumônier diocésain du mouvement des cadres chrétiens et qui fut un ou deux ans aumônier diocésain du Secours Catholique... En mettant en avant de si pauvres arguments, l'auteur suggère bien plutôt malgré lui que Jean-Paul II *ne soutient pas* le CCFD...
En ce qui concerne Jean XXIII, Yann Moncomble cite une phrase de ce pape évoquant la responsabilité solidaire de tous les peuples face à la faim dans le monde, et il y voit « ni plus ni moins » qu'une « caution » du pape à une campagne de la FAO... dont personne n'a encore entendu parler et qui sera lancée l'année suivante. Il souligne de plus que Jean XXIII a reçu un jour le rédacteur en chef des *Izvestia...* Lorsque Jean-Paul II rencontre la même semaine un dirigeant soviétique et Jean-Marie Le Pen, ça doit poser de gros problèmes d'interprétation...
157:295
Hélas nous connaissons les faiblesses et les ambiguïtés de *Pacem in terris.* Mais justement, si l'on veut critiquer Jean XXIII, on n'a pas besoin de fantasmer sur la FAO ou les *Izvestia.*
Il n'y a rien sur Paul VI... Chapitre COE. Moncomble attire l'attention sur un propos du président du Conseil Œcuménique des Églises, en 1974, où celui-ci laisse entendre que vu l'évolution conciliaire, il est possible, voire probable, que l'Église catholique joigne le COE dans les prochaines années. Suit un aperçu du développement de l'œcuménisme du côté catholique. Le lecteur qui ne connaît pas la question attend la conclusion quasi inéluctable : l'Église catholique est entrée dans le COE. Surprise. On apprend que Jean-Paul II a fait « nettement comprendre qu'il n'était pas question d'une éventuelle entrée de l'Église catholique au COE ». Moncomble va-t-il souligner cette mise au point ? Pas du tout. Il ajoute les inévitables vœux de « collaboration » entre le COE et l'Église catholique formulés par le pape et conclut : « Voilà un double langage bien étonnant. » D'autre part, lorsqu'il évoque la nomination du cardinal Willebrands, « du COE », à la tête du Secrétariat pour l'unité, il faut comprendre : « du groupe de travail mixte Église-COE ». Ce n'est pas la même chose, et c'est précisément ce « groupe de travail » qui est l'instance de « collaboration » entre le COE et l'Église.
Le CELAM, pour Yann Moncomble, est une « organisation marxiste ». Si les mots ont un sens, cette affirmation est fausse. Le CELAM est le Conseil épiscopal latino-américain. Il est clair que cet appareil bureaucratique subit bien des influences progressistes et marxisantes (théologies de la libération). Mais il est non moins clair qu'il n'est pas une organisation marxiste, comme le prouve le fait que la conférence de Puebla, qui marqua l'apogée du progressisme du CELAM, fut boycottée par les tenants de l' « Église populaire » qui organisèrent une contre-conférence. Quant à l'évolution actuelle du CELAM, elle suit (même si c'est de loin et par force) celle de Rome face aux théologies de la libération. On notera par exemple la récente et vigoureuse condamnation par l'épiscopat péruvien des présupposés marxistes de ces « théologies ».
Page 16, Moncomble cite cette phrase de Roosevelt : « Je ne crois pas qu'il existe un seul problème, social, politique ou économique, qui ne se fonde au feu d'un renouveau spirituel. » Et il voit là une preuve de l'esprit maçonnique subversif de Roosevelt. Page 30, il cite cette phrase d'un certain sir Stafford Cripps prononcée à une conférence sur les ressources minérales et la charte de l'Atlantique : « Nous combattons en vue d'un but moral et non seulement matériel. Bien que nos plans doivent être préparés scientifiquement, il faut qu'ils soient basés sur l'inspiration de nos convictions les plus profondément religieuses. »
158:295
Et Moncomble : « Tiens, tiens... religieuses... voilà qui se rapproche curieusement des propos du président Roosevelt. » (Sic). Ajoutons pour faire bonne mesure que ni Roosevelt ni Cripps n'étaient au COE.
Moncomble cite un texte du premier COE qu'il présente comme la « définition » de ce « Royaume de Dieu qui s'identifierait si bien à la démocratie » auquel pensent les fondateurs du COE : « *La foi chrétienne est l'obéissance à Jésus-Christ, le Messie d'Israël.* « *Car le salut vient des Juifs* » (*Jean 4, 22*)*. L'Évangile de Jésus-Christ est l'accomplissement de l'espérance juive. En conséquence, l'Église chrétienne doit au peuple juif de lui annoncer l'accomplissement des promesses qui lui ont été faites. Et elle se réjouit de maintenir les liens de communion avec ceux de la race juive qui ont accepté l'Évangile. *» Bien qu'il soit rédigé par des protestants progressistes, ce texte est parfaitement... catholique, et je ne vois pas où est la démocratie là-dedans.
On pourra passer sur quelques inexactitudes (« le Concile va publier l'encyclique *Populorum progressio *», « *Fêtes et Saisons,* la revue du CCFD ») mais elles introduisent un doute sur la multitude des données quasiment invérifiables à propos des organisations plus ou moins maçonniques évoquées tout au long de l'ouvrage et de leurs interconnexions.
Le plus choquant me paraît être l'affirmation selon laquelle Jean Guitton aurait été un apôtre de l'œcuménisme subversif. Moncomble s'appuie sur deux citations. La première : « *Il faut être totalement prêt à abandonner sa religion au cas où elle serait autre chose que la vérité. *» Guitton me paraît exprimer là une absolue nécessité morale, et j'y adhère absolument. La vérité est en effet au-dessus des religions. Si je suis catholique c'est parce que je crois que la religion catholique est *dans* la vérité. La vérité divine s'exprime dans et par la religion catholique, mais celle-ci ne *possède* pas la vérité, elle ne peut pas en faire ce qu'elle veut. L'Église est l'épouse du Christ, elle n'est pas au-dessus du Christ. C'est le Christ Dieu de vérité qui a autorité sur elle, et non le contraire. C'est la proposition inverse de celle de Guitton qui serait d'un œcuménisme subversif : si les religions sont au-dessus de la vérité, il n'y a plus de possibilité de conversion à la vraie religion.
Seconde citation (trouvée dans le journal des Témoins de Jéhova (*sic*), qui l'avait reprise de *Paris-Match...*) : « *A la limite, il pourrait apparaître dans les temps futurs un catholicisme athée qui ne serait pas très différent du communisme.* » Il est clair que lorsque Guitton dit cela il évoque ce qu'il *craint,* et non ce qu'il *espère.* (On trouve de même dans la *Lettre ouverte aux catholiques perplexes,* de Mgr Lefebvre : « *Nous finirons par arriver au christianisme athée. *»)
Un contresens (involontaire ?) aussi grossier fait naître des doutes sur le sérieux même de l'ouvrage et éclaire d'un jour inquiétant les références bibliographiques indiquées dans les notes, qui renvoient presque exclusivement, vingt-deux fois, aux autres livres de Yann Moncomble... Un instrument de travail, donc, mais à manipuler avec précaution.
Yves Daoudal.
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### Réapparition d'Anatole France
Marie-Claire BANCQUART *Anatole France, un sceptique passionné* (Calmann-Lévy).
Anatole France présentait ses explosifs sous forme de dragées, ce qui fit son succès. On s'émerveillait de voir des pensées si perfidement subversives enrobées dans des phrases pures et savantes, qui renvoyaient l'écho des classiques. Il savait garder les formes, c'est tout ce qu'exigent les sociétés déclinantes.
Quand il meurt, en 1924, ce prestige était évanoui. Valéry, dans son discours de réception à l'Académie, où il lui succède, s'amuse à ne pas prononcer son nom. Léautaud note : « Il n'en restera pas grand chose et rarement un écrivain aura été mis à sa vraie place si tôt après sa mort. » La jeune génération, de Breton à Drieu et à Bernanos, est encore plus dure. En somme, il n'y aura guère que Maurras pour le vanter encore pendant trente ans, fidèlement. C'est qu'il voyait en lui le restaurateur d'une langue abâtardie par les naturalistes et l'écriture artiste : « M. Anatole France apparut le gardien, le rénovateur et le prêtre du « parler aux douceurs souveraines » que les trois quarts du siècle avaient outragé. Maître léger, profond et pur en qui tout s'harmonise pour s'émouvoir dans la mesure et entrouvrir de nouveaux développements à la vie. » (Cf. *Dictionnaire politique et critique.*)
Ce n'est pas ce qui importe le plus à Mme Marie-Claire Bancquart qui lui consacre une biographie appliquée et dévotieuse. L'engagement politique de France y tient la première place. Engagement tardif, mais décidé, qui va de la défense de Dreyfus au socialisme. Dans ses dernières années, il fera de grands éloges de Lénine. Il semble bien pourtant, malgré les niaiseries utopistes de *Sur la pierre blanche,* que le scepticisme, qui était sa nature profonde, prenait des revanches secrètes dans son esprit. Son rêve de paix entre les hommes semble plus un désir pathétique qu'une foi assurée. Il n'avait pas cru la guerre possible en 1914. Après les ravages de quatre années, son espérance est ébranlée. Sa ligne la plus constante, la plus sûre, est un anticléricalisme, c'est-à-dire exactement un antichristianisme, invariable et féroce.
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C'est un libertin, aux deux sens du terme : athée et voluptueux. Et un homme de livres : il n'y a que Borgès pour avoir mis autant de bibliothèques dans son œuvre ; et voyez les réminiscences, les citations masquées ou avouées, dans sa prose. Il est d'autant plus étonnant de le voir se transformer en militant, la cinquantaine passée, et garder ce rôle jusqu'au bout. S'il y a un mystère d'Anatole France, il est là : la tardive passion politique émerge tout à coup chez lui comme un volcan surgirait dans une plaine paisible. On pense au mot de Chateaubriand (sur Chamfort) s'étonnant qu'un homme qui avait une telle connaissance des hommes ait pu s'enflammer si chaudement pour une cause quelconque. Encore y a-t-il, chez Chamfort, une passion, quelque chose d'aigre et de bouillant qui explique ses déportements. Mais chez France ? Il avait été boulangiste, pendant quelques mois. Adolescent sous l'Empire, il se dit républicain (c'était la mode) mais sera hostile à la Commune. Il fera d'ailleurs, sous la Coupole, l'éloge de Napoléon III. Il doit bien y avoir un cheminement, que le livre de Mme Bancquart n'éclaire pas. L'auteur semble croire à une continuité, à une maturation qui aboutirait tout naturellement à l'engagement que l'on sait. Rien de moins certain.
L'autre défaut de ce livre est que Mme Bancquart s'adresse à ses lecteurs comme à des élèves un peu lourds. Elle n'omet pas de nous avertir que Claude est « un des plus grotesques des Césars » et Buffon « le plus notable naturaliste de son temps ». Elle ne croit pas que nous ayons entendu parler de Volney avant d'ouvrir son livre. C'est un peu fatigant.
Les œuvres de France commencent à paraître dans « la Pléiade » en même temps que cette biographie est publiée. Soixante ans après sa mort, l'écrivain retrouverait-il une vie nouvelle ? On peut rouvrir avec un plaisir sans fièvre l'aimable *Rôtisserie* ou les volumes de *La Vie littéraire,* toujours intéressants. Mais l'ennuyeux *Lys rouge,* l'*Histoire contemporaine* ne survivent que comme documents, et sentent la poussière. Peut-être parce qu'il était parfaitement adapté à la société qui fit sa gloire, France risque d'être mal entendu dans la nôtre. Ses acides comme ses charmes ont perdu leur efficacité. Bon auteur néo-classique, on le laissera sur les étagères du haut, celles où l'on ne va pas voir souvent.
Georges Laffly.
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### Lectures et recensions
#### Marcel Proust *Correspondance*, t. XII (Plon)
Philippe Kolb a entrepris depuis des années, avec rigueur et dévotion, la publication de la correspondance de Proust (une édition aussi complète qu'il est possible lorsqu'il s'agit de correspondance). Voici l'année 1913, celle où paraît *Du côté de chez Swann.*
Regardant Proust à travers les quinze volumes de *La Recherche du temps perdu* (et les quelques milliers d'ouvrages qu'ils ont suscités) nous nous étonnons naïvement que ses contemporains n'aient pas vu tout de suite son envergure et nous plaignons ce manque de sagacité. Illusion d'optique. « Eh, c'était notre jeune homme » dira Barrès, le jour de son enterrement. En 1913, tout le monde en est là, à part un ou deux intimes (Louis de Robert, en particulier), et c'est bien naturel. Proust apparaît comme un mondain vieillissant, auteur de quelques articles alambiqués, un esthète attardé, attaché à une mode vieillie (Ruskin, Goncourt). Pour Copeau et le groupe de la N.R.F. il est « impur » -- mondain, frivole -- et le quiproquo qu'on voit se développer dans leurs lettres était presque inévitable. Copeau croit que Proust veut acheter, au sens propre, en francs-or, sa place dans la revue. Celui-ci répond avec une grande dignité, laisse même passer le mot de duel au détour d'une phrase. Mais ce genre de réparation n'est pas du registre des nouveaux venus, et ils ne savent pas, ce qui les comblerait, que celui qu'ils voient en salonnard est de ceux qui se donnent tout entiers à l'art. Refusé en plusieurs endroits, Proust s'adresse à Bernard Grasset qui le publiera à compte d'auteur, sans le lire.
L'œuvre était dépaysante, et dans son état primitif, compact, vraiment un monstre. L'auteur compte alors qu'elle fera deux forts volumes (le Temps perdu I et II). C'est en corrigeant les épreuves, ajoutant et retranchant, imaginant que sa nouvelle version est plutôt abrégée, mais forcé bientôt d'accepter de faire deux tomes avec la seule première partie, que Proust commence à évaluer la dimension de son entreprise. On est surpris de le voir envisager de publier en notes des passages indispensables, mais qui rompent le mouvement. Jusqu'à sa mort, comme on sait, l'œuvre continuera de proliférer.
162:295
La légende veut que *Du côté de chez Swann* soit tombé à plat. Erreur. Les 1.750 exemplaires seront bientôt vendus, et la presse est loin d'être muette. Échos, interviews, articles se succèdent. Selon les meilleures règles, le livre est lancé avant de paraître. Proust est bien servi par ses relations : Robert Dreyfus au *Figaro,* René Blum au *Gil Blas,* Cocteau à l'*Excelsior. Le Temps* publie une interview, puis un article de Paul Souday, un éreintement d'ailleurs. Le critique relève d'innombrables fautes, qui ne disparaîtront que tardivement (la correction de l'œuvre sera longtemps très insuffisante, les coquilles bien incrustées). Il sera même question du livre pour le prix Goncourt, qui évite cette année-là, avec un instinct déjà formé, Proust, Larbaud et Alain-Fournier.
*Du côté de chez Swann* a paru en novembre. Quelques jours après, c'est la fuite à Monaco d'Agostinelli qui vivait chez Proust avec sa maîtresse et servait vaguement de secrétaire. Le drame que cela représente, nous pouvons l'imaginer ; c'est celui de *La Fugitive.* Proust envoie sur la côte un certain Nahmias, propose de l'argent, multiplie les télégrammes fiévreux. On voit émerger là une part de sa vie secrète, qui elle aussi sera transmuée dans l'œuvre. On trouve un autre exemple de cette utilisation de la réalité quotidienne, avec un détail mince mais éclairant, dans une lettre où Proust confie : « *Je ne retiens jamais rien des ridicules des autres et emmagasine précieusement ce que j'ai observé des miens. *» Et il rappelle sa confusion, le jour où interrogé sur sa province d'origine, il avait répondu : « L'Eure et Loir » (Illiers est à cheval sur la Beauce et le Perche). Le mot sera prêté à Odette. Inutile de préciser que l'affirmation sur les ridicules des autres, qu'il dit ne pas voir, est pure politesse.
C'est dans la même lettre que l'on trouve une confidence précieuse -- précieuse parce que bizarrement c'est un aspect de Proust sur lequel on passe bien facilement : on rappelle toujours sa mère, jamais son père, et son ascendance beauceronne, -- qu'il faut noter : « L'autre jour, feuilletant un volume sur la petite ville dont nous venons et où une rue porte le nom de Papa, une celui de mon oncle, où le jardin public est celui de mon oncle, etc. je lisais les noms dans les plus humbles emplois des Marcel Proust, greffiers ou curés ou baillis du XIV^e^ au XVII^e^ siècle ; je pensais à ces parents lointains non sans un certain attendrissement... »
Voilà l'intérêt des correspondances. Elles nous rappellent l'existence d'un personnage de chair et d'os, avec ses traits particuliers, ses manies, une vie individuelle et familiale (et là, par exemple, on retrouve la famille paternelle de Proust que les exégètes oublient si facilement, on ne sait pourquoi). Ce personnage travaille sur de misérables ou étranges matériaux, quelquefois, mais il parvient à les transmuer.
163:295
Proust pensait qu'il ne faut regarder que le résultat, et les points de départ, l'attention portée à l'individu ne peut que tromper. Il voulait faire oublier que l'œuvre d'art, qui d'une certaine manière est toujours « le grand œuvre » des alchimistes, nous fournit de l'or à partir d'éléments impurs, qui sont ceux de tout le monde. Il est vrai que ce regard dans l'atelier (dans la cave) que nous permettent les lettres et les documents, n'est excusable que s'il s'accompagne du respect et de la sympathie dus à l'homme capable d'opérer la métamorphose.
Georges Laffly.
#### André Dhotel *Histoire d'un fonctionnaire *(Gallimard)
*L'histoire d'un fonctionnaire* se présente comme un récit lymphatique, plus sinueux qu'une rivière en plaine, et son héros, Florent Dormel, est un timide, heureux du dédain qu'il éprouve de tous côtés. Sous cette trompeuse apparence brillent les étincelles du mystère et l'on voit se dessiner une quête étrange. On reconnaît la marque d'André Dhotel : révéler le merveilleux réel.
Florent, fils de paysans de l'est, n'a pas assez de forces pour les travaux des champs. Il sera fonctionnaire, décident les parents, raisonnables. Il est docile et accepte. Il ne sait pas trop ce qu'il désire, sauf de passer inaperçu. Sa vie réelle est sans liens avec les soucis quotidiens, et il admire naïvement les autres, si à l'aise, vrais héritiers de la Terre. Au début du récit, nous le voyons émerveillé par un nuage triangulaire qui surgit au crépuscule. Il ne saurait dire ce qui le frappe là, mais il sent que c'est important. Souvent, dans sa vie, il aura ainsi la révélation de *ce qui est,* de fragments du monde dans leur nudité et leur splendeur. Là sont pour lui les vrais événements. Il est sage de lui trouver un abri dans la fonction publique. Il sera professeur, et n'aura jamais d'ennuis avec ses élèves (ce qui montre assez que nous sommes dans un roman poétique).
Mais il faut compter avec d'autres surprises. Il y a l'oncle Anselme, par exemple, un PDG plein d'argent, de réussite et de leçons de morale, très admiré par M. Dormel le père. Nous ne tarderons pas à apprendre que l'oncle est aussi un rêveur, peut-être un escroc, uniquement préoccupé de retrouver un héritage constitué de dessins chinois et d'un bijou magique orné de pierres rouges.
164:295
Il y compte pour retrouver sa fille enlevée par des vagabonds. Le trésor remue bien des imaginations et d'autres héritières, Mme Hubermont et sa fille Prisca, sont sur les rangs. Florent amoureux de Prisca se fait rabatteur de ces merveilles avec son ami Georges. Mais celui-ci est trop actif pour être efficace dans cette chasse subtile. Florent vaut mieux avec sa placide innocence et sa gaucherie. Il erre dans la campagne, s'invente des labyrinthes, bredouille quelques mots et se fait rembarrer. On piétine désespérément, mais ce Maigret du rêve, de gaffe en gaffe, d'échec en échec, progresse vers son but. N'entreprenons pas de dire comment. Les étapes les plus marquantes sont la découverte d'un tableau (des joncs plongés dans l'eau d'une mare) chez un vieux bistrot, et la vision d'une fleur rouge. Indication décisive, Florent s'en apercevra. En attendant, les rebuffades qu'il essuie ne le découragent nullement. Il en est même satisfait : c'est là son sort.
Cette recherche est marquée d'événements « à la fois très ordinaires et extravagants ». La piste zigzagante de Florent lui fait rencontrer un hôtelier snob dans un bois désert, un assassin, des paysannes farouches, qui détiennent tous une part du secret, qui tour à tour le font avancer ou l'égarent. Cela fait un petit ballet ironique et charmant. On rencontre aussi plusieurs jeunes filles. Prisca, trop hautaine, Rosalie trop terrestre, ne donneront au jeune professeur qu'une brève sympathie. Mais il est de plain pied avec Edwige (un nom qui le hante depuis l'enfance, comme si le dessin secret de sa vie était fixé dès le départ). Elle ne sait jamais où elle est, incapable de s'orienter, aussi perdue que lui, en somme, dans notre monde déroutant. C'est avec son aide que Florent retrouvera l'assassin, vrai ou faux, les dessins, sans grande valeur et même le bijou perdu, métamorphosé en un semis de fleurs rouges.
Peu à peu une figure cohérente se dessine. Elle n'aurait jamais pu devenir lisible pour Georges, trop raisonnable, mais la patience et la candeur de Florent l'ont mené à ce secret de sagesse et de bonheur. Anselme déjà avait su en comprendre la signification. Il a suivi la voie qu'indiquaient les fleurs. On le signale en Turquie, en route vers la Chine, pèlerin apaisé, et qui joue, de loin, le rôle de l'initiateur et du guide. Et Edwige, devant ces fleurs, est guérie de son étrange incapacité, ce qui montre bien qu'il y avait quelque chose de magique dans le bijou égaré.
En suivant ce roman rêveur, le lecteur devient semblable à l'oncle qui « a deviné des choses, et si nous savions quelles choses, nous verrions la vie avec d'autres yeux » : nous apprenons à faire attention au merveilleux caché dans l'herbe. Même pas caché, en fait, présent, offert, mais négligé. C'est tout l'art d'André Dhotel de nous faire passer avec lui de l'autre côté. Il y a rarement réussi aussi bien.
Georges Laffly.
165:295
#### R.P. Bruckberger *Lettre ouverte à ceux qui ont mal à la France *(Albin Michel)
Cette lettre -- on ne s'en étonnera pas -- s'ouvre sur un paradoxe. Ceux qui ont mal à la France, précise le père Bruckberger, ce ne sont pas seulement des Français : « Peut-être que la plupart d'entre vous ne parlez même pas français, êtes nés et avez vécu loin du sol français et n'y avez jamais mis les pieds. » N'empêche que ce livre est publié en français par une maison d'édition française. La « plupart » (peut-être) des destinataires de la lettre ne pourront donc pas la lire...
En fait Bruck s'adresse bien aux Français. Mais il veut souligner d'emblée la portée de son appel en rappelant que la vocation de la France dépasse largement ses frontières, qu'un peu partout dans le monde des yeux sont fixés sur la France et que la responsabilité de notre pays dans le destin mondial est beaucoup plus importante que le nombre relatif de ses habitants ou sa superficie. Il rappelle cette plainte d'un petit apothicaire moribond du Brésil disant à Bernanos après la défaite de 1940 : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! La France ! » Il avait mal à la France. La démarche de notre dominicain ne manquera pas de rappeler aux lecteurs d'ITINÉRAIRES celle de Jean Madiran dans sa *Lettre à quelques amis hors de France* ([^82])*.* Le propos n'est pas le même, mais dans les deux cas on s'adresse à ceux qui -- où qu'ils soient -- aiment la France, la vraie France, celle de la tradition française, la fille aînée de l'Église.
Le propos de Bruck sera d'une part de définir le mal qui frappe la France, d'autre part le malaise ressenti par ceux qui aiment la France et qui s'étend et s'aggrave en France même. Ce malaise, dit l'auteur, c'est peut-être les douleurs de l'agonie. Mais il préfère penser que ce sont les douleurs d'un accouchement, celui d'une civilisation radicalement nouvelle (par rapport à celle qui se meurt aujourd'hui), d'un nouveau printemps de chrétienté qui renouera avec la jeune France du Moyen Age.
Car la France est malade depuis la fin du Moyen Age, et la Renaissance fut l'éruption de cette maladie dont elle paraît mourir aujourd'hui. « Luther, Descartes, Rousseau ne furent possibles que parce que, dès le tournant du XIII^e^ siècle, l'âme de la chrétienté était déjà morte, assassinée. C'est là qu'eut lieu la rupture essentielle et diabolique, où la terre s'est coupée du ciel, où le lien de l'harmonie chrétienne s'est dissous, où le pacte originel de l'homme avec Dieu-Créateur et de l'homme avec le cosmos, a été déchiré, violé. »
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Le premier responsable, ce fut Philippe le Bel, avec ses légistes, qui réintroduisirent le droit romain, et particulièrement la conception romaine « pernicieuse, mortifère, horrible » de la propriété, qui a « empoisonné tout le monde moderne ». Puis il y eut l'humanisme de la Renaissance. « *Jeanne d'Arc m'apparaît comme le dernier témoin éclatant, la dernière stèle levée de l'ordre ancien.* « Dieu premier servi ! » *disait-elle. On ne la comprenait déjà plus. A Dieu premier servi, allait se substituer peu à peu l'homme maître et dominateur de la nature, adorateur de lui-même. *»
Comment ne pas se souvenir ici des invectives lancées par le neveu de la comtesse au curé de campagne de Bernanos ? « Il n'y a plus, il n'y aura plus jamais de chrétienté... Parce qu'il n'y a plus de soldats... le dernier vrai soldat est mort le 30 mai 1431, et c'est vous qui l'avez tué, vous autres !... Quand vous pleurnichez sur les excès du nationalisme, vous devriez vous souvenir que vous avez fait jadis risette aux légistes de la Renaissance qui mettaient le droit chrétien dans leur poche et reformaient patiemment sous votre nez, à votre barbe, l'État païen, celui qui ne connaît d'autre loi que son propre salut... »
Et il y eut le retour d' « une mythologie gréco-romaine absolument grotesque », dans un « délire » qui « n'a fait que s'enfler en nous enlaidissant jusqu'à nous frapper d'amnésie pour tout le reste, premièrement à l'égard de notre passé chrétien ». Alors qu'au Moyen Age l'Église se confondait avec la culture, l'époque classique imposa « la mascarade d'un paganisme gréco-romain totalement fabriqué ». Et finalement Saint-Just s'écria : « Le monde est vide depuis les Romains. »
Il faudrait recopier ici toute cette partie de la *Lettre* de Bruck. Si le style est direct, presque oral, le propos est d'une très grande densité. Sans doute pourra-t-on juger certaines expressions excessives (« l'âge bourgeois, que nous avons appelé notre époque classique », « une continuité parfaite entre Philippe le Bel, Louis XIV, le jacobinisme et le communisme réel »...), mais la thèse générale me paraît indiscutable, et elle a cette qualité d'être assenée par des coups de poing qui retiennent l'attention.
Cet « âge bourgeois » qui s'est développé en marge du « pacte féodal » et a fini par le détruire (en 1789), « touche à sa fin », comme on le voit par sa « décrépitude » actuelle. C'est pourquoi le mal qui affecte la France peut être l'annonce d'une vraie renaissance, « d'une renaissance de ce que nous fûmes ».
Le propre de l'esprit bourgeois est d'évacuer les questions fondamentales, de ne s'intéresser qu'au *comment* et jamais au *pourquoi.* Or les questions fondamentales reviennent en force. Si ce n'est pas encore évident pour l'homme de la rue, cela se voit chez les plus grands savants. On retrouve ici des thèmes souvent développés par Bruck : la recherche scientifique actuelle connaît ses limites. Elle est frappée de stupeur en devant reconnaître scientifiquement l'existence d'un « inconnaissable », et donc le « seuil sacré » d'un autre monde.
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De plus, la découverte de ce mur de l'inconnaissable rend caduc l'idéal de civilisation imposé par la Renaissance et qui a culminé avec le scientisme : la conquête de la nature, et par là la découverte du sens de la nature et de l'homme. « La promesse messianique et le Messie sont de nouveau entrés dans le champ du possible. Voilà pour moi la grande révolution du siècle. »
Les nations ont comme les enfants des hommes une « programmation biologique spirituelle » (notion centrale du précédent livre de Bruck : *La révélation de Jésus-Christ*)*.* Mais comme le dit un grand biologiste, la vie est un « phénomène hautement improbable ». Pourtant les enfants naissent. Le Père Bruckberger attend donc de la France « des événements imprévus et bienfaisants », l'éclosion d'une France ayant retrouvé sa programmation biologique, c'est-à-dire sa vocation spirituelle, cette nouvelle chrétienté que l'interlocuteur du curé de campagne jugeait impossible. Entre le prophète pessimiste et le prophète optimiste, on ne peut s'empêcher d'espérer que c'est le second qui a raison...
Yves Daoudal.
Note jointe
Tout en admirant le P. Bruckberger autant que le fait Daoudal, je discuterais passablement plus que lui. Bruck condamne les grands classiques du XVII^e^ siècle sans apercevoir qu'ils ont été contraints *par l'Église* à aller chercher la « mascarade d'un paganisme gréco-romain » pour exprimer les sentiments religieux naturels (voire surnaturels) par un usage symbolique de la mythologie antique : c'est l'Église en effet qui avait imprudemment interdit que l'on mît sur la scène les mystères chrétiens, comme on le faisait au Moyen Age. -- Autre chose : dire que c'est « la bourgeoisie » qui a fait la Révolution de 1789 relève d'une perspective matérialiste et quasiment marxiste. La noblesse engagée dans la franc-maçonnerie y eut aussi sa large part ; et une fraction du clergé... Croire comme Bruck (p. 22) que la Révolution, c'est « la bourgeoisie » qui « tue les prêtres et les nobles », quel étrange schéma. La Révolution a tué beaucoup de prêtres, mais elle a tué beaucoup plus de bourgeois que de nobles... Enfin, cette éternelle incompréhension butée de Bruck devant Maurras. Mais je crois commencer à apercevoir pourquoi. Il ne le connaît que par oui-dire. Il ne l'a pas lu. Quand, d'un geste décisif, il « relève un texte de Maurras », c'est un texte qu'il est allé pêcher de seconde main. Mais à quoi bon insister. Il ne se corrigera sans doute jamais de ce parti pris ; pas plus que de son aveuglement sur le général de Gaulle. Il faut supporter Bruck comme il est : mais bien sûr il en vaut la peine.
J. M.
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#### Jean-Louis Curtis *Une éducation d'écrivain *(Flammarion)
Jean-Louis Curtis parle des livres qu'il aime et de ceux qui ont formé le romancier qu'il est. Ce n'est pas tout à fait la même chose. Les poèmes de W. Blake, par exemple, ont pu lui donner une des hautes images de la beauté, comme l'ont fait ces livres qu'il appelle « phosphorescents ». Ils ont pu nourrir son esprit. Ils n'ont pas été directement utiles au romancier (même si Blake lui a fourni un titre : « Les Forêts de la nuit »).
Des romanciers qui l'ont formé, Curtis cite d'abord Pierre Benoît, dont il parle longuement, avec éloge. C'est que les livres lus à un âge tendre impriment fortement leur marque. C'est aussi que Curtis aime faire sursauter les snobismes, et contrarier les opinions convenables. Il sait très bien que les lectrices, hier, de Benoît, lisent aujourd'hui M. Duras et éprouvent un vrai sentiment de supériorité en pensant au dédain qu'elles ont pour l'auteur de *Mademoiselle de La Ferté.*
On rencontre donc Benoît, dans ce livre, puis Barrès -- grand et grandement méconnu, pour raison politique -- et ensuite Huxley, E. Waugh. Les littératures anglaise et française sont aussi importantes l'une que l'autre, pour Curtis, qui enseigna l'anglais. Huxley et Waugh sont-ils aussi délaissés qu'il le dit ? Probablement. Les marchands et les pions ont travaillé d'un même cœur à désorganiser la transmission des œuvres. Toute une part de ce livre nous fait penser au changement du paysage depuis trente ans, et j'entends par là non le fait que tel ou tel nous soit délaissé, mais le fait que c'est la littérature dans son ensemble qui est devenue terre inconnue. C'est une bonne raison pour lire ce petit volume plein de reconnaissance, d'esprit et de savoir.
Un étonnement, quand même. Curtis écrit : « Comment pourrait-on être influencé par l'œuvre d'un Balzac, d'un Dostoïevski, d'un Henry James, d'un Proust ? On n'est pas influencé par des créateurs qui ont mené à son terme, c'est-à-dire épuisé pour toujours, la forme de littérature qu'ils avaient élue. » Je ne suis pas convaincu. Il me semble qu'on voit nettement, dans les romans de Curtis lui-même, et particulièrement dans « l'Horizon dérobé » ce qu'il doit au comique proustien -- un des aspects les plus considérables et peut-être le plus solide de cette grande œuvre -- pour la notation des tics, le pastiche des conversations, le commentaire en contrepoint de la description, etc.
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Mais il faut au contraire approuver et applaudir Curtis pour ce qu'il dit de trois livres d'André Fraigneau : *Le livre de raison d'un roi fou, Le journal d'un solitaire* et *Le songe de l'empereur* (ils font partie de ce qu'il appelle les livres « phosphorescents »). Trois chefs-d'œuvre, il n'y a pas de doute, dont Curtis parle avec l'enthousiasme qu'ils méritent : « Fraigneau... est un des grands prosateurs, le plus méconnu sans doute, du second demi-siècle. »
J'apprends que *Le livre de raison d'un roi fou* (Louis II de Bavière) va être réédité. Bonne nouvelle. Et j'espère bien qu'un jour, pas trop lointain, on rééditera les trois livres ensemble, permettant ainsi de voir à travers leurs dissemblances et les temps divers qu'ils évoquent, leur profonde unité : leur thème est le chant double de l'amour sacré et de l'amour profane, qui se résout enfin dans un accord supérieur.
G. L.
#### *Les prophéties de Paracelse *Traduction d'Armel Guerne (Éditions du Rocher)
« On le connaissait surtout comme traducteur » écrivait ici Georges Laffly en décembre 1980 à la mort d'Armel Guerne. Mais il ajoutait : « Armel Guerne était un poète, c'est je crois ce qu'il faut surtout dire. »
Voici le livre posthume d'Armel Guerne, traduction et poème tout à la fois. Poème, en ce sens que le véritable sens des prophéties de Paracelse nous échappe, en l'absence des clefs alchimiques ou hermétiques qui permettraient de les déchiffrer, et que la symbolique utilisée est en soi poétique. Ce qui est certain (à mon avis) est que la prétendue explication assenée page après page par un certain Jean-Charles Pichon, qui les relie aux prophéties de Nostradamus et donne des dates précises, ne vaut rien, et dépare l'ensemble formé par les étranges « figures », le texte (allemand) de Paracelse (reproduit en gothique) et la traduction d'Armel Guerne.
Il s'agit sans doute plutôt d'un livre d'initiation spirituelle que d'une prophétie au sens historique du mot (quoi qu'en dise Paracelse dans son « éclaircissement » qui n'éclaire rien du tout). Par exemple on lit à la deuxième figure : « ...Ta sagesse propre t'a séduit et perdu. » Et à la trente-deuxième et dernière : « ...Tu peux te reposer justement sur ton ouvrage et avoir ton repos (...). Car tu as fait la purification, par grande nécessité et beaucoup de souffrances dans tes jours... » C'est donc me semble-t-il comme un poème mystique qu'il faut lire ce livre qui fascinait Armel Guerne, et qu'il chercha vainement à publier pendant quarante ans.
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A mon avis -- cela l'aurait fait hurler, tant pis -- ce livre vaut surtout, en dehors de son aspect de document, par la préface d'Armel Guerne et l'annexe du même, qui sont une apologie du Moyen Age et une implacable condamnation du monde moderne, dans un style véritablement extraordinaire, ample et solennel, mais pourtant direct aussi, et tellement musical, symphonique même, un enchantement pour l'esprit et une leçon de langue française.
On regrettera seulement le fatras occultiste de la présentation : non seulement les commentaires de Jean-Charles Pichon et ses prétendues « trois clefs des prophéties », mais aussi l'impression en violet parce que cette couleur, « essentielle en alchimie », est sensée « favoriser la méditation et la concentration », et le titre de la collection : « Gnose », où l'on trouve n'importe quoi et même des livres intéressants, mais aucun (pas même celui de Paracelse) qui corresponde au sens catholique de ce mot.
Y. D.
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## DOCUMENTS
### Une opinion sur le retard de la consécration de la Russie au Cœur Immaculé
Une opinion plausible, qui invite à la réflexion : celle qu'a exposée H. LE CARON dans *De Rome et d'ailleurs,* numéro 57 de mars 1985.
Je viens de lire un ouvrage très clair et très bien documenté du Frère Michel de la Sainte-Trinité : *Toute la vérité sur Fatima* ([^83]), qui prouve que la grande révélation concernant la Consécration de la Russie faite à Lucie, lors de l'apparition de Tuy, le 13 juin 1929, était connue du pape Pie XI vraisemblablement après le mois de juin 1930 et très certainement avant le 31 août 1931 (page : 321).
Par conséquent, les successeurs de Pie XI n'ont pu ignorer ce que la Sainte Vierge est venue demander le 13 juin 1929 :
« Le moment est venu où Dieu demande au Saint Père de faire, en union avec tous les évêques du monde, la Consécration de la Russie à mon Cœur Immaculé, promettant de la sauver par ce moyen. »
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Or, le grand mystère de notre temps, c'est que cinquante-cinq ans après, cette Consécration demandée par la Mère de Dieu n'ait toujours pas été effectuée *dans les formes prescrites.*
#### I. -- Il ne faut pas confondre les causes secondes avec la cause première.
Les causes secondes ne sont que la manifestation de la cause première qui est la volonté divine.
Nous avons exposé à propos des Juifs que ceux-ci, en ce qui concernait les châtiments qu'ils ont subis au cours des temps, ne s'attachaient qu'aux causes secondes (persécutions par les hommes) au lieu de rechercher la cause première (inimitié de Dieu parce qu'ils n'ont pas voulu reconnaître le Messie). Je crois qu'il en est de même pour Fatima. Si cinq papes ([^84]), dont plusieurs avaient une grande dévotion mariale, n'ont pu procéder à la Consécration demandée, c'est parce que l'humanité et l'Église ne remplissaient pas les conditions nécessaires pour mériter la paix. De même que pour gagner le Ciel il faut passer par les épreuves de la terre et pour la plupart des hommes, par la purification du purgatoire, de même, pour obtenir la paix qui est un don de Dieu, les nations doivent se convertir et faire pénitence.
Or, le monde prétendu libre, et la sainte Église, depuis 1929, ont négligé la prière et la pénitence. Ils ont de plus en plus méprisé la Royauté sociale de Notre-Seigneur. C'est pourquoi, n'ayant pas mérité la grâce de la paix, la Consécration au Cœur de Marie qui aurait pu la leur apporter, n'a pas été effectuée et ils ont connu la guerre et les révolutions.
Nous avons tendance à incriminer le pape et les évêques, à leur reprocher de ne pas procéder à cet acte tellement simple de Consécration demandé par la Sainte Vierge, sans nous rendre compte que même s'ils ont une part de responsabilité personnelle dans la crise de l'Église et dans celle du monde, ce sont en réalité nos péchés, les péchés du monde qui les empêchent de procéder à cette Consécration.
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Nous n'insisterons pas ici sur les causes secondes qui ont constitué un obstacle pour consacrer la Russie dans les formes prescrites. Le Frère Michel de la Sainte-Trinité, dans l'ouvrage que nous avons cité, nous renseigne avec beaucoup de précisions.
Ce sont, en effet, les années 1930-1931 qui étaient les plus favorables pour procéder à la Consécration. A cette époque, elle ne présentait aucune difficulté. La période de guerre qui opposait l'Allemagne et l'Italie fascistes à l'Union Soviétique l'a rendue plus difficile, mais elle aurait pu être effectuée après la fin des hostilités. Si elle ne l'a pas été, c'est, je crois, en raison de circonstances permises par la cause première qui est la volonté divine. C'est ce que je vais essayer de démontrer.
#### II. -- Nos papes n'ont pas été aveugles
Nous avons dit qu'à partir de 1930, Pie XI et ses successeurs n'avaient pu ignorer le message ([^85]). On pourrait supposer qu'ils en ont minimisé l'importance parce qu'ils se faisaient des illusions sur le marxisme-léninisme. Ce n'est nullement certain et bien des textes semblent prouver le contraire.
Pie XI s'est fait des illusions au début de la révolution russe lorsqu'il pensait pouvoir signer un Concordat avec Lénine ; mais, en 1930, il semble qu'il les avait perdues. Dans une lettre publique du 2 février 1930 adressée au cardinal Pompili, Vicaire de Rome, le pape prescrivait une cérémonie de réparation fixée au 19 mars 1930.
Les termes de cette lettre sont autrement plus durs et plus compromettants que ne l'auraient été les paroles d'une Consécration de la Russie au Cœur Immaculé de Marie. Qu'on en juge :
« Nous éprouvons une profonde émotion, écrivait Pie XI, à la pensée des crimes horribles et sacrilèges qui se répètent et s'aggravent chaque jour contre Dieu et contre les âmes parmi les innombrables populations de la Russie, toutes chères à Notre cœur, ne serait-ce que par la grandeur de leurs souffrances et auxquelles appartiennent tant de fils et de ministres dévoués et généreux de cette sainte Église catholique, apostolique et romaine ; dévoués et généreux jusqu'à l'héroïsme et au martyre... »
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Le pape décrivait alors l'état de la Russie soviétique, avec des centaines d'églises fermées, ses icônes brûlées, l'obligation pour les ouvriers d'usine de signer des déclarations d'apostasie et de haine contre Dieu, sous peine d'être privés de leurs cartes de pain, d'habillement et de logement, enfin les infâmes spectacles de carnaval sacrilèges organisés dans les villes et les villages où « l'on voyait passer des chars où se tenaient de nombreux gamins affublés d'ornements sacrés qui prenaient la Croix en dérision et crachaient sur elle, tandis que d'autres chars automobiles transportaient de grands arbres de noël où pendaient par le cou des marionnettes représentant les évêques catholiques et orthodoxes »...
Il est à noter d'ailleurs que lors de la messe du 19 mars 1930, à Saint-Pierre de Rome -- « messe d'expiation, de propitiation et de réparation » -- à laquelle assistèrent cinquante mille personnes, les diplomates accrédités auprès du Saint-Siège par les nations qui avaient déjà reconnu le gouvernement soviétique ne se présentèrent pas, bien qu'ils y aient été invités.
Il y a beaucoup d'autres textes du pape Pie XI dans lesquels il stigmatise avec la dernière rigueur le comportement des Soviets.
On comprend donc mal pourquoi il n'a pas fait la Consécration en 1930 qui correspondait à l'époque fixée par le Ciel.
Lorsqu'il a publié le 19 mars 1937 une magistrale encyclique contre le communisme, *Divini Redemptoris,* dans laquelle il le qualifie d'intrinsèquement pervers et diabolique, une deuxième puissance satanique avait grandi (l'Allemagne nazie) et il lui était alors difficile de consacrer l'une en écartant l'autre ([^86]).
Si Pie XI, au début, a pu se faire des illusions sur le communisme, Pie XII, son successeur, n'en avait aucune.
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Il était aussi parfaitement au courant de ce que demandait Notre-Dame de Fatima. Cela ressort de la correspondance adressée par Sœur Lucie an Père Gonçalves :
« Merci beaucoup pour la lettre que vous avez eu l'obligeance de m'écrire et plus encore pour les moyens que vous avez employés pour la réalisation des désirs de notre Bon Dieu... »
« Si Dieu le veut, Il pourra faire en sorte que la cause aboutisse rapidement, mais pour le châtiment du monde, *Il la laissera aller lentement. Sa justice provoquée par nos péchés l'exige ainsi. *» (Lettre du 24 avril) ([^87])
« Avec reconnaissance, je vous remercie de votre dernière lettre. Elle doit s'être croisée avec l'une des miennes que, je l'espère, vous avez reçue. Quant à la Consécration de la Russie (au Cœur Immaculé de Marie), elle ne s'est pas faite au mois de mai, comme vous l'espériez. Elle doit se faire, mais pas tout de suite... » (Lettre du 15 juillet 1940) ([^88])
Il ressort très nettement de cette correspondance que si le remède (la Consécration de la Russie au Cœur de Marie dans les formes prescrites) n'a pas été utilisé, c'est parce que les péchés du monde l'ont empêché. Et c'est effrayant. Que de maux auraient été épargnés à l'humanité si celle-ci avait écouté Notre-Dame de Fatima et fait pénitence !
Sœur Lucie l'a dit à plusieurs reprises, notamment dans cette lettre ([^89])
« J'ai beaucoup de peine de ce que, malgré la motion du Saint-Esprit, on ait laissé passer \[l'occasion de faire la Consécration de la Russie\]. Notre-Seigneur s'en plaint aussi ([^90]). *En considération de cet acte, il aurait apaisé sa justice et épargné au monde le fléau de la guerre que, depuis l'Espagne, la Russie suscite parmi les nations. *»
A la fin de l'année 1940, Lucie avait reçu de ses supérieurs (notamment de l'évêque de Gurza) l'ordre d'écrire directement au pape Pie XII ; ce qu'elle fit le 24 octobre 1940, mais deux jours avant, elle avait reçu une nouvelle communication divine. Elle en a fait un bref récit pour le Père Gonçalves.
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« 22.10.40. -- J'ai reçu une lettre du R.P. José Bernardo Gonçalves et de l'évêque de Gurza m'ordonnant d'écrire à Sa Sainteté... Dans ce but, j'ai passé deux heures devant Notre-Seigneur exposé. »
Au cours de ces deux heures, le Seigneur lui dit :
« Prie pour le Saint Père, sacrifie-toi pour que son cœur ne succombe pas sous l'amertume qui l'oppresse. *La tribulation continuera et augmentera. Je punirai les nations de leurs crimes par la guerre, par la famine et par la persécution contre mon Église* qui pèsera spécialement sur mon Vicaire sur la terre. Sa Sainteté obtiendra que ces jours de tribulation soient abrégés s'il obéit à mes désirs en faisant l'acte de Consécration au Cœur Immaculé de Marie du *monde entier* avec une mention spéciale de la Russie. » ([^91])
Il y eut en réalité deux lettres écrites au Saint Père par Lucie ; la première le 24 octobre 1940 et l'autre le 2 décembre 1940. Elles sont reproduites intégralement (pp. 468 et suivantes) dans le livre du Frère Michel de la Sainte-Trinité. *La lettre du 24 octobre a été malheureusement corrigée par Mgr Da Silva et le pape ne connut que la seconde version.*
Dans la première lettre Lucie écrivait :
« Très Saint Père, je viens renouveler une demande qui a déjà été plusieurs fois présentée à Votre Sainteté et auparavant à Sa Sainteté Pie XI et accueillie avec bienveillance. »
Mais ce qui *est, à mon avis, capital* pour la compréhension de l'attitude du pape Pie XII, c'est que dans la lettre corrigée qui seule parvint au Saint Père *a été supprimé le passage* qui mentionnait *la Consécration par le pape en union avec les évêques du monde.*
Voici les deux versions :
*Rédaction du 24.10.1940 :*
En 1929, Notre-Dame, par le moyen d'une autre apparition, m'a dit : « Le moment est venu où Dieu demande au Saint Père de faire, *en union avec tous les évêques du monde,* la Consécration de la Russie à mon Cœur Immaculé et Il promet de la sauver par ce moyen. »
*Rédaction du 2.12.1940 :*
En 1929, Notre-Dame, au moyen d'une autre apparition, a demandé la Consécration de la Russie à Son Cœur Immaculé, promettant par ce moyen d'empêcher la propagation de ses erreurs et d'amener sa conversion.
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En comparant ces deux textes, on voit clairement que la mention capitale « en union avec tous les évêques du monde entier » a été supprimée par l'évêque de Leiria, Mgr Da Silva !
On comprend mieux alors que le pape Pie XII ([^92]), mal informé sur la nécessité de procéder à la Consécration « en union avec tous les évêques du monde entier », y ait procédé seul le 31 octobre 1942 et le 7 juillet 1952. Il a dû considérer que ce n'était pas important puisque la voyante de Fatima ne le précisait plus.
Cet escamotage est d'autant plus surprenant de la part de Mgr Da Silva que celui-ci s'était montré particulièrement favorable aux apparitions. C'est lui qui avait joué un rôle déterminant dans la Consécration nationale du Portugal au Cœur Immaculé de Marie (13 mai 1931) ; Consécration qui eut pour effet de préserver le Portugal de la guerre civile qui endeuilla sa voisine, l'Espagne, et de la seconde guerre mondiale.
On ne peut considérer cette omission de Mgr Da Silva, cette correction désastreuse du texte de Sœur Lucie, que comme une cause seconde. La cause première étant que la justice divine n'était pas suffisamment satisfaite pour qu'il soit procédé à cette Consécration dans les formes prescrites.
Avec le pape Jean-Paul II, notre thèse apparaît plus éclatante encore.
Le message de Fatima a été rappelé brutalement à ce pape le 13 mai 1981 quand il a échappé miraculeusement à la mort.
Après avoir beaucoup souffert dans sa chair, il s'est rendu à Fatima le 13 mai 1982, mais il n'a procédé qu'à la Consécration du monde (pas de la Russie) et sans la participation de l'épiscopat mondial.
Le 25 mars 1984, il a renouvelé la même Consécration *du monde* au Cœur Immaculé de Marie. Toutefois, sans en donner l'ordre formel, il a invité les évêques du monde à s'unir à cette Consécration ([^93]). Mais il s'est passé ce 25 mars un événement très mystérieux.
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Jean-Paul II lisait le texte, imprimé et distribué à l'avance, de la Consécration générale, brusquement il y a ajouté, en improvisant : « Illumine spécialement ces peuples pour lesquels tu attends notre acte de Consécration, l'acte qui te les confie » (*la nostra consacrazione et il nostro affidamento*) ([^94])*.*
Le soir même du dimanche, dans un bref discours de clôture, Jean-Paul II a repris la même idée et les mêmes mots comme on peut le voir dans l'édition française de *L'Osservatore romano* du 10 avril.
Il ressort des déclarations que Jean-Paul II sait parfaitement qu'il n'a pas accompli la Consécration demandée par Notre-Dame de Fatima. Désire-t-il réellement la faire et en est-il empêché par des obstacles ? Quels sont-ils ? Le pape ne le dit pas.
Il a dit seulement dans le discours de clôture : « Et ainsi, nous avons voulu choisir ce dimanche, le troisième du Carême de l'an 1984, qui fait encore partie de l'Année de la Rédemption pour l'acte de Consécration, l'acte qui te confie, qui te consacre le monde, la grande famille humaine, tous les peuples, particulièrement *ceux qui ont tant besoin de cette Consécration, ces peuples pour lesquels tu attends toi-même notre acte de consécration, l'acte qui te les confie.* Tout ceci nous avons pu le faire selon *nos pauvres possibilités humaines, à la mesure de notre faiblesse humaine. *»
Le pape s'exprime au nom d'une humanité affaiblie par ses péchés...Combien cela est mystérieux ! Le remède qui sauverait le monde est à portée de la main. Et cependant l'humanité n'a plus la force de le saisir. Elle n'a plus la force de tendre le bras. Sans doute aussi Lucifer qui tire sa puissance des péchés du monde a-t-il le pouvoir de l'en empêcher. Ce serait la cause seconde la plus puissante.
Mais si la justice satisfaite permet la miséricorde, la souffrance de millions de pauvres gens permettra finalement de saisir et d'utiliser le remède ; ce sera alors le triomphe du Cœur Immaculé de Marie et celui du Sacré-Cœur ([^95]).
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#### III. -- Comme le roi de France...
En août 1931, Lucie qui se trouvait alors à Rianjo, petite cité maritime proche de Pontevedra, eut une nouvelle communication du Ciel.
Dans la lettre du 29 août 1931 qu'elle transmit à son évêque, elle précise que Dieu lui a dit :
« Fais savoir à mes ministres, étant donné qu'ils suivent l'exemple du Roi de France, en retardant l'exécution de ma demande, qu'ils le suivront dans le malheur. Jamais il ne sera trop tard pour recourir à Jésus et à Marie. »
C'est pourquoi il est utile d'établir un parallèle entre le message du Sacré-Cœur à sainte Marguerite-Marie (1689) et celui de Fatima.
En ce qui concerne le message du Sacré-Cœur, sainte Marguerite-Marie précisait, le 17 juin 1689, dans une lettre écrite à la Mère de Saumaise, à l'intention du roi Louis XIV :
« Fais savoir au fils aîné de mon Sacré-Cœur -- parlant de notre roi -- que comme sa naissance temporelle a été obtenue par la dévotion aux mérites de ma Sainte Enfance, de même il obtiendra sa naissance de grâce et de gloire éternelle par la Consécration qu'il fera de lui-même à mon Cœur adorable qui veut triompher du sien, et par son entremise de celui des grands de la terre. Il veut régner dans son palais, être peint dans ses étendards et gravé dans ses armes, pour les rendre victorieuses de ses ennemis, en abattant à ses pieds ces têtes orgueilleuses et superbes, pour le rendre triomphant de tous les ennemis de la Sainte Église. » ([^96])
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Dans une autre lettre, écrite le 28 août de la même année, la messagère du Sacré-Cœur précisait encore les demandes du Ciel et les incomparables promesses qui y étaient attachées. Elle précisait que :
« Dieu avait choisi le Révérend Père de la Chaise pour l'exécution de ce dessein, par le pouvoir qu'il lui a donné sur le cœur de notre grand roi ; ce sera donc à lui de faire réussir la chose... »
Le Sacré-Cœur ajoutait que l'ordre des Jésuites ayant été spécialement choisi pour répandre la dévotion envers Lui et transmettre au roi ses grands desseins, recevrait en retour grâces et bénédictions s'il s'acquittait de cette charge, laissant entendre que dans le cas contraire, il en serait châtié.
La prophétie se réalisa à la lettre. Il semble que le Père de la Chaise refusa de transmettre au roi le message du Sacré-Cœur, ou en tout cas, il ne l'encouragea pas à s'y conformer. Il s'ensuivit la ruine de cet Ordre le plus florissant, le plus puissant de l'époque. La Compagnie de Jésus fut supprimée en 1759 au Portugal, en 1764 en France et en Espagne trois ans plus tard. Elle fut dissoute par le pape en 1773.
Quant à Louis XIV qui, selon le Frère Michel de la Sainte-Trinité (p. 348), aurait connu par une autre voie que celle des Jésuites les volontés du Sacré-Cœur, cette date de 1689 marque le tournant de son règne ([^97]). Les puissances protestantes, Angleterre, Hollande, Prusse, « ces têtes orgueilleuses et superbes », ennemies de la France et de l'Église romaine, se redressèrent et ne furent pas écrasées. Le roi Louis XIV perdit en peu de temps les descendants mâles capables de lui succéder, à l'exception de son arrière petit-fils, le futur Louis XV.
Ce dernier ne procéda pas non plus à la Consécration demandée (alors que son épouse a été une des plus saintes parmi les reines de France). On sait que Louis XVI y procéda lorsqu'il était prisonnier au Temple, mais il était déchu de ses fonctions royales.
Qu'est-ce qui a empêché ces rois catholiques qui avaient été sacrés (avec les grâces que comporte un sacre) de procéder à la Consécration demandée ? Là encore, on peut penser que ce sont les péchés personnels des monarques et des Français.
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Louis XIV, le fils aîné du Sacré-Cœur, avait commis de grandes fautes, même s'il mourut pieusement en 1715. Il avait légitimé ses bâtards ; il avait refusé de participer à la croisade prêchée par le pape Innocent XI contre les Turcs qui menaçaient la chrétienté et dont une armée de trois cent mille hommes fut arrêtée de justesse, sous les murs de Vienne, par Jean Sobieski, roi de Pologne (1683). Enfin, il s'en fallut de peu qu'il rompe avec Rome quand il eut la prétention de devenir empereur du Saint Empire Romain Germanique ([^98]).
Quant à la société française, la corruption la gagnait. On fut obligé de classer l'affaire des poisons. Puis au XVIII^e^ siècle, il y eut le grand ébranlement préparé par les Loges maçonniques, les philosophes, les encyclopédistes. Les plus grands noms du royaume faisaient partie des Loges. Le duc d'Antin, pair de France, gouverneur de l'Orléanais, en fut le grand maître général et perpétuel (1738-1743). S.A.S. Mgr le Prince Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont, maréchal des armées du roi, lui succéda (1743-1771). Le 24 juin 1771, Louis-Philippe Joseph d'Orléans, duc de Chartres, plus tard Philippe Égalité, était nommé grand-maître, alors que le duc de Luxembourg était nommé substitut général.
Le 26 février 1781, la reine Marie-Antoinette écrivait à la reine Marie-Christine, sa sœur :
« Je crois que vous vous frappez beaucoup trop de la franc-maçonnerie... Ici, tout le monde en est... Ces jours derniers, la princesse de Lamballe a été nommée Grande maîtresse dans une Loge ; elle m'a raconté toutes les jolies choses qu'on lui a dites. » ([^99])
Cette société en pleine décadence n'avait tenu aucun compte des avertissements des papes, notamment de celui de Clément XII, en 1738, qui condamnait la franc-maçonnerie ([^100]) ; ni de la Constitution *Providas* (18 mai 1751) du pape Benoît XIV et de sa Bulle du 12 décembre 1769 ; ni de l'encyclique, du 25 décembre 1775, du pape Pie VI, qui mettait le peuple fidèle en garde contre les philosophes qui nient les dogmes de notre foi et introduisent des sectes de perdition.
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Tout le monde en était... la noblesse... la bourgeoisie, les plus grands écrivains, les artistes, même le clergé dont certains membres portaient leurs insignes maçonniques sur leur soutane. Il fallait d'ailleurs que beaucoup de monde en fût pour peupler les 629 Loges réparties sur le territoire français en 1789 ([^101]) (cent ans après l'avertissement du Sacré-Cœur à sainte Marguerite-Marie) :
« Plût à Dieu, dira plus tard Léon XIII, que les Chefs d'États eussent alors fait autant de cas des Constitutions pontificales que le demandait le salut de l'Église et de la société civile... Plût à Dieu qu'ils eussent employé leur puissance à combattre et à détruire ces sectes dont les Pontifes romains leur dénonçaient les pernicieux desseins. Ils auraient sans doute réussi à en débarrasser la terre. »
Enfin, sur le plan social, la vieille monarchie n'a pas réussi à réaliser les réformes qui étaient devenues nécessaires. Les privilèges de la noblesse qui se justifiaient quand elle était seule à verser l'impôt du sang, n'avaient plus de raison d'être au XVIII^e^ siècle. La haute noblesse donnait à Versailles l'image d'un luxe et d'une oisiveté qui scandalisaient un peuple laborieux dont l'existence quotidienne n'était pas toujours facile.
Dans ces conditions, on comprend que l'avertissement du Sacré-Cœur en 1689 (exactement cent ans avant la Révolution française) n'ait pas été mieux écouté par les gouvernants et par le clergé de l'époque que l'avertissement de la Mère de Dieu, à Fatima, en 1917.
Dans les deux cas, les sanctions ont été terribles.
Dieu, comme disait Blanc de Saint-Bonnet, respecte notre liberté : « Il laisse les hommes prendre à leur aise toute la leçon que les événements contiennent », même quand la leçon doit durer plusieurs siècles.
Sainte Marguerite-Marie exprimait la même idée « Sa puissance, écrit-elle, peut tout ce qui Lui plaît, quoiqu'Il ne le fasse pas toujours, ne voulant pas violenter le cœur de l'homme, afin que, le laissant en liberté, Il ait plus de moyens de le récompenser ou châtier. » ([^102])
La Consécration se fera quand nous aurons été suffisamment purifiés. Alors le pape aura le bras suffisamment puissant pour saisir le remède que Dieu a placé à côté de sa main.
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Dans la belle légende du saint Graal, c'est un chevalier absolument pur qui est seul capable de découvrir le vase sacré. Ce chevalier est l'image de l'humanité.
#### V. -- Conclusion
Plus j'avance en âge, plus je suis convaincu que le sens véritable de l'histoire est d'ordre surnaturel et que Notre-Seigneur Jésus-Christ est le personnage central de l'histoire. Depuis le début de notre ère, tout s'oriente autour de Lui qui est Roi de la Création, ou contre Lui.
La Consécration au Cœur Immaculé de Marie se fera et la Russie se convertira, comme l'a affirmé la Très Sainte Vierge à Fatima.
Mais après quelles épreuves, non seulement sur le territoire de Russie, mais en Occident ?
Il est probable que la Russie ne sera pas convertie avant qu'en Occident, nous ne nous convertissions nous aussi. Les maux dont nous souffrons viennent des faux principes de la Révolution française qu'aucun homme politique n'ose remettre en question.
C'est pourquoi le communisme qui est le fléau de Dieu continue à répandre ses erreurs à travers le monde à une vitesse incroyable. Toutes les causes secondes actuellement servent l'ennemi de Dieu. Même le nazisme s'est révélé une manœuvre de diversion extraordinairement efficace pour permettre au Diable de parvenir à ses fins. La Russie soviétique, combien criminelle, a été réhabilitée et a étendu sa domination à toute l'Europe centrale. C'est elle la grande nation victorieuse de la seconde guerre mondiale. Elle ne cessera de constituer un fléau que lorsqu'il n'aura plus raison d'être.
Ou bien nous reviendrons à la Royauté sociale de Notre. Seigneur et à la doctrine dite des Deux Glaives avant la conversion de la Russie et alors, après la Consécration effectuée, celle-ci se convertira.
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Ou bien nos conversions seront concomitantes. Il y a dans le message de La Salette des paroles de la Vierge Marie qui peuvent laisser supposer une intervention directe de Dieu lorsque : « les prières, la pénitence des justes et leurs larmes monteront jusqu'au Ciel et que le peuple de Dieu demandera pardon et miséricorde et demandera mon aide et mon intercession ». (C'est la Vierge qui parle.)
« Alors Jésus-Christ, par un acte de sa justice et de sa grande miséricorde pour les justes, commandera à ses anges que tous ses ennemis soient mis à mort. Tout à coup, les persécuteurs de l'Église de Jésus-Christ et, tous les hommes adonnés au péché périront et la terre deviendra comme un désert. Alors se fera la paix, la réconciliation de Dieu avec les hommes, Jésus-Christ sera servi, adoré et glorifié. La charité fleurira partout. »
Je crois personnellement que l'Église et l'humanité sont en train de vivre les convulsions prophétisées par le Vénérable Barthélemy Holzhauzer pour la fin de la cinquième période de l'Église et qu'au milieu des tribulations sans doute grandissantes, nous nous dirigeons vers la sixième période de l'Église (qui doit commencer avec le Grand Monarque et le Grand Pape) qui sera une période de réconciliation avec Dieu et de restauration.
\[Fin de la reproduction d'un article de H. LE CARON paru dans *De Rome et d'ailleurs,* BP 177, 78004 Versailles Cedex, numéro 57 de mars 1985.\]
============== fin du numéro 295.
[^1]: -- (1). Texte officiel, édité par le service de presse de l'Élysée, de l' « allocution à l'occasion du 65^e^ congrès de la Ligue des droits de l'homme ».
[^2]: -- (2). Encyclique *Adeo nota* du 23 avril 1791.
[^3]: -- (3). Allocution au Consistoire, 17 juin 1793.
[^4]: -- (4). Cf. entre autres l'encyclique *Libertas* de Léon XIII, 20 juin 1888.
[^5]: -- (5). Cf. notamment l'encyclique *Immortale Dei* de Léon XIII, 1^er^ novembre 1885 ; la lettre *Anno jam exeunte* de Benoît XV, 7 mars 1917.
[^6]: -- (6). Cf. entre autres René Coste, PSS, professeur à l'Institut catholique de Toulouse, dans *L'Ami du clergé* (devenu, sans doute par humilité *Esprit et Vie*)*,* numéro du 17 novembre 1983, p. 626 et *passim :* conférence prononcée le 24 mars 1983 à la Semaine d'études organisée à Lisbonne par l'Université catholique du Portugal en l'honneur du XX anniversaire de l'encyclique *Pacem in terris.*
[^7]: -- (7). Abbé Luc Lefèvre, *La Pensée catholique,* n° 189 de novembre-décembre 1980.
[^8]: -- (8). *Osservatore romano,* 15 octobre 1948.
[^9]: -- (9). Étienne Gilson : *Pour un ordre catholique,* Desclée de Brouwer s.d. (*imprimatur* de 1934).
[^10]: -- (10). Encyclique *Pacem in terris* du 11 avril 1963, paragraphes 143, 144 et 145.
[^11]: -- (11). Jean-Paul II : Lettre aux évêques du Brésil, 10 décembre 1980. Cf. *Documentation catholique* du 15 février 1981, p. 152.
[^12]: -- (12). Jacques Maritain : *L'Homme et l'État,* PUF 1965, p. 69.
[^13]: -- (13). Cf. notamment : Jean-Paul II, discours à l'Assemblée générale des Nations Unies, 2 octobre 1979.
[^14]: -- (14). On sait, ou plutôt, apparemment, on ne sait plus, qu'en application des « droits de l'homme » la République française occupa militairement Rome le 10 février 1798 pour y faire proclamer par le général Berthier la déposition du pape Pie VI et l'abolition de la papauté, en des termes dignes de mémoire : « *Depuis quatorze cents ans, l'humanité demande la destruction d'un pouvoir antisocial dont le berceau ne semble se placer sous le signe de Tibère que pour s'approprier la duplicité, la férocité, la soif de sang et l'amour pour la débauche du père des Nérons. *» La République française emprisonna Pie VI et le fit mourir à Valence, le 29 août 1799, des sévices qui lui furent infligés durant sa captivité. Après sa déposition, la République le dénommait : « Pie VI et dernier, ci-devant pape. »
[^15]: -- (15). Bergson désigne la « démocratie » comme celle des « conceptions politiques » qui « attribue à l'homme des droits inviolables » (*Les deux sources de la morale et de la religion,* p. 299).
[^16]: -- (16). Discours cité à la note 1.
[^17]: -- (17). Discours aux responsables de mouvements, à Liège, le 19 mai 1985, texte français in *Osservatore romano* des 20-21 mai, p. LIX. La citation précédente de Jean-Paul II est dans le même numéro, p. LV, tirée du discours aux mouvements ouvriers sur la tombe du cardinal Cardijn.
[^18]: -- (18). Pie XII, 14 septembre 1952 : « *Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l'abîme où tend à les jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrible image du Léviathan deviendrait une horrible réalité. C'est avec la dernière énergie que l'Église livrera cette bataille où sont enjeu des valeurs suprêmes : dignité de l'homme et salut éternel des âmes. *» Le Léviathan est un monstre marin décrit dans la Bible (*Job, *XL, 25 et suiv.). C'est aussi le titre d'un ouvrage du philosophe anglais Thomas Hobbes (1651), selon lequel l'État dispose d'un pouvoir illimité, seule source de la propriété, du droit et de la morale.
[^19]: -- (19). *La Croix* du 22 février 1985. L'article commentait principalement « une intervention de Mgr Decourtray au cours d'une célébration avec 2.500 fidèles contre le racisme », qui avait eu lieu à Lyon le mercredi des Cendres 20 février 1985. Les jours suivants Mgr Decourtray, archevêque de Lyon et vice-président de la conférence épiscopale, confirmait sur les antennes des media audio-visuels qu'il entendait bien condamner ainsi les réactions politiques du sentiment national en face de l'invasion des immigrés. Moins de trois mois plus tard, Mgr Decourtray était créé cardinal.
[^20]: -- (20). Sur le CCFD (soi-disant « comité catholique contre la faim et pour le développement »), voir entre autres : *J'accuse le CCFD,* par Claire Battefort, dans ITINÉRAIRES, numéro 292 d'avril 1985.
[^21]: -- (21). Cf. Georges-Paul Wagner : *La loi dite anti-raciste du 1^er^ juillet 1972*, dans ITINÉRAIRES, numéro 278 de décembre 1983. Article reproduit dans notre brochure : *Le soi-disant anti-racisme : une technique d'assassinat juridique et moral.*
[^22]: -- (22). *Osservatore romano* des 20-21 mai 1985 : rapporté en italien p. 4 et en flamand p. LV.
[^23]: -- (23). Jean-Yves Calvez s.j. : *Droits de l'homme, justice, Évangile*, Carême 1985, conférences de Notre-Dame de Paris, *imprimatur* personnel du cardinal Lustiger, trois fascicules aux Éditions Bayard-Presse.
[^24]: -- (24). *Op. cit*., fascicule 1, p. 7.
[^25]: -- (25). *Loc. cit*., p. 26.
[^26]: -- (26). *Loc. cit*...p. 28.
[^27]: -- (27). *Loc. cit.,* p. 30. Relisez cette citation, avec son : « ce qui était nouveau ». Cela revient à dire que « le but même » de la société humaine a été ignoré par l'Église pendant dix-neuf siècles.
[^28]: -- (28). *Loc. cit*., p. 40.
[^29]: -- (29). *La Croix* du 28 mars 1985.
[^30]: -- (30). *Loc. cit.,* p. 17.
[^31]: -- (31). Dans PRÉSENT du 18 avril 1985.
[^32]: -- (32). J. Y. Calvez, *op. cit.,* fascicule 3, p. 39.
[^33]: -- (33). Saint Pie X, Lettre *Notre charge apostolique,* 25 août 1910.
[^34]: -- (34). Alexandre Soljénitsyne : *Le déclin du courage,* discours d'Harvard (1978), Seuil, p. 20.,
[^35]: -- (35). *Op. cit.,* *p.* 23.
[^36]: -- (36). *Op. cit.,* p. 55.
[^37]: -- (37). *L'erreur de l'Occident,* Grasset 1980, p. 120. Cf. aussi : *Message d'exil,* interview à fa BBC, Seuil 1979 ; et *Nos pluralistes,* réponse à quelques détracteurs, Fayard 1983.
[^38]: -- (1). Une simple question : en quoi la diffusion de sa langue, en Amérique, a-t-elle limité le déclin de l'Espagne aux XVIII^e^ et XIX^e^ siècles ?
[^39]: -- (1). 14 juin 1901. S. 447.
[^40]: -- (2). Urbain Gohier. Pamphlétaire français, né à Versailles en 1862, mort en 1951 à Saint-Satur (Cher). Écrivain frénétique, sorte de Léon Bloy antimilitariste et anticlérical, devenu dreyfusard par haine de l'armée, puis antisémite et nationaliste, tour à tour rallié et brouillé avec l'Action française. Écrivain de race, mais extravagant, torrentiel et honnête. S'il détestait l'armée, il avait été engagé volontaire dans la cavalerie où il avait eu le ventre écrasé.
[^41]: -- (3). Mlle Salomon tenait un cours de jeunes filles que fréquentait la bourgeoisie juive, protestante et laïcarde.
[^42]: -- (4). Madeleine Jaurès donna bien du souci à son père. « A dix-huit ans, elle ressemblait exactement à une statue de la place de la Concorde » (Barrès). Jaurès détestait le libertinage. En théorie il défendait le divorce, car c'était un coup de plus porté à l'Église catholique. Dans la réalité les désordres de la passion amoureuse l'irritaient. A une jeune femme qui s'était amourachée d'un député socialiste père de trois enfants, il avait déclaré : « *L'amour, citoyenne, ce n'est pas ce que vous croyez. L'amour c'est le foyer, la famille, l'abri, la retraite où l'on se repose après le travail.* » Il était naïf comme un enfant ; et une romancière nordique, qui l'assiégea quelque temps, renonça en disant : « Ce n'est pas un homme, c'est un lexique. » Madeleine était d'une autre pâte. Bientôt son père lui interdit les promenades qu'elle ne faisait pas seule dans les bois de Bessoulet. Il lui demanda de ne plus entrer dans son cabinet de travail. « -- *Vous n'avez donc pas confiance en moi* »*,* demanda son secrétaire, le beau Bilange. -- « *En vous, si, mais en elle, non...* » Elle s'afficha avec un journaliste socialiste Louis Gelis. Jaurès intervint. Mais il ne dit rien quand elle se maria avec un receveur de l'Enregistrement, Marcel Delaporte, insignifiant. Un enfant naquit. Il était paralysé, sourd-muet et hydrocéphale. Alors le ménage qui marchait mal ne marcha plus du tout.
[^43]: -- (5). Georges Suarez : *Briand.* Tome I (p. 334). Il y en eut six. Le premier parut en 1938. Le dernier en 1952, huit ans après que Suarez condamné à mort à la Libération ait été fusillé. Cette œuvre colossale est d'autant plus curieuse que Suarez commença par subir l'influence de l'*Action française* et écrivit un *Clemenceau* aussi chaleureux que son *Briand.*
[^44]: -- (6). A cette époque le mouvement socialiste français est une mosaïque. On y trouve le *Parti Ouvrier* de Jules Guesde (1845-1922), de son vrai nom Mathieu Bazile, fils d'un professeur d'école libre. Super patriote en 1870, supercommunard en 1871, mais sans se battre jamais. Extrémiste, il trouva plus extrémiste que lui : en 1881, au Congrès de Saint-Étienne il fut accusé d'avoir « blâmé l'exécution des otages ». Fuyant un procès de presse il passa en Suisse et entra en contact avec Marx, Engels et Paul Laffargue, dont il fut le porte-parole au Congrès du Havre (1880).
Il y a également le *Parti* *des Possibilistes* de Paul Brousse (la transformation de la société dépend aussi des possibilités du moment) qui s'appelle aussi *Fédération des travailleurs socialistes de France*, que les guesdistes surnomment : Fédération des lâcheurs socialistes. Ce sont les « opportunistes de la révolution ».
Il y a, né d'une scission de la Fédération, le *Parti Ouvrier socialiste révolutionnaire* d'Allemane, l'anti-intellectuel, qui emprunte sa doctrine à Pelloutier et à Sorel.
Il y a les blanquistes, athées, internationalistes, respectueux des révolutionnaires de 1848.
Et il y a des individualités : Jaurès, Millerand, Briand, qui voudraient cimenter tout cela.
[^45]: -- (7). Mermeix : *Le Ralliement de l'Action française.*
[^46]: -- (8). R.P. Lecanuet, *op. cit.,* p. 287.
[^47]: -- (9). *Livre jaune du Saint-Siège,* p. 13.
[^48]: -- (10). Lettre aux supérieurs des ordres et instituts religieux, 29 juin 1901.
[^49]: -- (11). R.P. Lecanuet, *op. cit.,* p. 293.
[^50]: -- (12). Le cardinal Langénieux, archevêque de Reims, d'opinions monarchistes. S'était pourtant rallié. C'est lui qui avait conduit à Rome les pèlerinages d'ouvriers. Le cardinal Perraud, évêque d'Autun, fut « la figure la plus imposante du clergé français ». (Cardinal Mathieu.) Petit de taille, le visage ascétique, d'une grande froideur, sa rigueur, sa simplicité, sa foi le firent considérer comme un saint.
[^51]: -- (13). Mgr Turinaz, évêque de Nancy, surnommé « l'évêque de la frontière ». Un évêque du Moyen Age, moitié homme de guerre, moitié homme de prière, la taille haute, la voix forte, l'air martial et dominateur. Sans opinions politiques affichées. Mais défenseur résolu de l'Église. Mgr de Cabrières, évêque de Montpellier, royaliste de tradition, opposé au ralliement mais « respectueusement ». Alors qu'il était directeur du Grand Séminaire il eut Combes comme professeur. Mgr Cotton, évêque de Valence : « Pendant trente ans Mgr Cotton demeura sur la brèche et combattit pour l'Église. On trouva même quelquefois qu'il combattait trop. » (R.P. Lecanuet : *La vie de l'Église sous Léon XIII.*)
[^52]: -- (14). *La Franc-Maçonnerie au Parlement.*
[^53]: -- (15). R.P. Lecanuet, *op. cit*., p. 292.
[^54]: -- (16). R.P. Lecanuet, *op. cit*., p. 301.
[^55]: -- (18). G. Suarez, *op. cit*., p. 207.
[^56]: -- (17). C'est Pelloutier (petit bourgeois en révolte, théoricien de la grève générale) qui pousse Briand à s'y faire initier.
[^57]: -- (19). G. Suarez, *op. cit*., p. 267.
[^58]: -- (20). Gustave Hervé. Né à Brest en 1871 -- mort à Paris en octobre 1944. Fils d'un sergent-fourrier aux équipages de la Flotte, professeur d'histoire, dreyfusard frénétique, antimilitariste passionnel et anticlérical malade, la guerre de 1914 en fit un nationaliste jusqu'au-boutiste convaincu de la pérennité des valeurs chrétiennes. C'est lui qui le premier, entre les deux guerres, lança le cri : Pétain au pouvoir !
[^59]: -- (21). A Remiremont le 12 janvier 1902.
[^60]: -- (22). R.P. Lecanuet, *op. cit*., p. 317.
[^61]: -- (23). Sorlin, *op. cit*., p. 482.
[^62]: -- (24). Le parti radical et radical-socialiste a tenu son premier congrès au Havre le 23 juin 1901. Les grandes lignes du programme, présenté par le rapporteur Camille Pelletan (Loges : *La Mutualité, la Clémente Amitié* et *l'Unité*)*,* étaient : suppression de l'enseignement congréganiste, séparation des Églises et de l'État, réduction de la durée du service militaire, abolition des conseils de guerre, impôt progressif sur le revenu.
[^63]: -- (25). Lecanuet, *op. cit*., p. 320.
[^64]: -- (26). Sorlin, *op. cit*., p. 483.
[^65]: -- (1). Vaison-la-Romaine, dans l'arrondissement d'Orange.
[^66]: -- (2). Dans le monde antique, chez les Juifs seuls, l'enseignement élémentaire a été en principe gratuit, du retour de Babylone à la destruction de Jérusalem.
[^67]: -- (3). Le « brevet de capacité » était international : *licentia ubique docendi,* permission d'enseigner partout.
[^68]: -- (4). Il est certain que les compagnons maçons et charpentiers, entre autres, possédaient des connaissances théoriques beaucoup plus étendues que leurs homologues d'aujourd'hui, outre une maîtrise technique incomparable.
[^69]: -- (5). Sauf à Bologne où professeurs et étudiants forment deux corps distincts.
[^70]: -- (6). Les plus anciennes, avec celle de Paris, sont à Toulouse (1223), Montpellier (1283), Orléans (1305), Grenoble (1339), Angers (1364) et Orange (1365).
[^71]: -- (7). Le pape Innocent III avait précisé que les prêtres n'avaient pas le privilège de la fonction enseignante et que « tout homme doué d'intelligence » pouvait l'exercer.
[^72]: -- (8). Les trois autres Facultés sont celles de médecine, de droit et de théologie.
[^73]: -- C'est une critique de l'*Ève* que Péguy écrivit lui-même sous un pseudonyme, d'où son propre nom à cette place.
[^74]: -- (1). « Sans imiter les tableaux ou les statues des Anciens », précise l'abbé Fraguier.
[^75]: -- (2). « Ses amis pleurent nuit et jour le compagnon qui leur a été arraché », dit le latin de Fraguier.
[^76]: -- (1). Sur cette mode, voir J.-B. Barrère, *La Fantaisie de Victor Hugo,* tome I, 1949 (éd. José Corti), pp. 370 sq.
[^77]: -- (2). Il fit même graver, probablement, beaucoup de faux Watteau et d'imitations avec les vrais. Sur la question de l'authenticité des œuvres, voir le beau et rigoureux *Watteau* du grand spécialiste en la matière, Jean Ferré (4 vol. aux Éditions artistiques Athéna, Madrid, 1972).
[^78]: -- (3). Fraguier était du côté des Anciens dans la fameuse querelle. -- Il était de tout cœur (« conjunctissimus ») avec Boileau et aurait voulu brûler le livre de Perrault. Il déplorait que son ancien condisciple La Motte-Houdart critiquât le vieil Homère. Il disculpait même, en latin, vers (*Mopsus*) et prose (*De moribus Socratis*)*,* Socrate et Platon de toute homosexualité.
Mais en peinture il était, comme son ami Watteau, Moderne, et il écrivit, en français, un *Éloge de Roger de Piles.*
[^79]: -- (1). Maurice Roger, auquel j'emprunte la plupart de mes informations (voir sa brochure *Un Prêtre, Un Caractère*, imprimée par C. Migault Blois en 1906).
[^80]: -- (2). Trois eurent eux-mêmes dix-huit enfants chacun, les autres respectivement treize (l'aînée, la seule qui ne transmit pas le nom de Bergeron), onze, dix et six. François-Louis Bergeron et son épouse eurent donc quatre-vingt-quatorze petits-enfants. Les descendants ont-ils songé à organiser un rassemblement ?
[^81]: -- (3). Mgr Riobé, aussi flexible (pétainiste en 40-43, objecteur de conscience en 68-78) que Bergeron l'était peu, est né d'une famille aussi prolifique de la même région : son grand-père avait eu vingt-quatre enfants (en deux mariages).
[^82]: -- (1). ITINÉRAIRES numéro 275, juillet-août 1983.
[^83]: -- (1). « La renaissance catholique », 10260 Saint-Parres-lès-Vaudes.
[^84]: -- (2). En écartant Jean-Paul I^er^ qui n'a régné que 33 jours.
[^85]: -- (3). A partir des années 1930-1931, Lucie ne se plaint jamais d'un défaut quelconque dans la transmission du message de Tuy. Elle écrit « Il faut travailler pour que le Saint Père réalise les desseins de Notre-Seigneur. » (21.1.35)
[^86]: -- (4). Au cours de l'audience du 14 septembre 1936, à Castelgandolfo, devant un groupe de réfugiés espagnols présentés par le cardinal Pacelli, le pape avait osé bénir la croisade du général Franco, deux mois à peine après le début du soulèvement nationaliste : « Notre bénédiction s'adresse d'une manière spéciale à tous ceux qui ont assumé la difficile et périlleuse tâche de défendre et de restaurer les droits et l'honneur de Dieu et de la religion. »
[^87]: -- (5). *Toute la vérité sur Fatima*, p. 459.
[^88]: -- (6). *Op. cit*., p. 459. -- Il ressort de ces textes qu'une première demande de Consécration de la Russie fut adressée au Saint-Père au printemps de 1940, sans doute en avril.
[^89]: -- (7). *Op. cit*., p. 458.
[^90]: -- (8). Allusion à la grande révélation de l'été 1931.
[^91]: -- (9). C'était la première fois que Notre-Seigneur parlait de la Consécration du monde.
[^92]: -- (10). Il faut noter que Pie XII, que l'on a appelé le pape de Fatima, avait été sacré évêque le 13 mai 1917, date de la première apparition de Notre-Dame de Fatima.
[^93]: -- (11). Dans leur grande majorité ils se sont abstenus et les évêques français arrivent, bien sûr, dans le peloton de tête de l'abstention.
[^94]: -- (12). Cela est rapporté par le journal romain *Il Tempo* du 26 mars 1984. -- Sur ce point comme sur plusieurs autres, H. Le Caron s'abstient bizarrement de se référer au journal *Présent,* qui fut en France le seul quotidien à donner là-dessus des informations rapides et précises. (La seconde partie de la présente note est, bien entendu, d'ITINÉRAIRES.)
[^95]: -- (13). Le Père Caillon (Centre Saint-Jean -- 61500 Sées (Orne), qui est un spécialiste de Fatima, écrit dans le Bulletin *Fidélité Catholique* que pour savoir ce que Lucie pensait de la Consécration accomplie, le 24, 25 mars 1984, dans les diocèses du monde, il avait pris contact avec une famille de Porto qui payait la pension de Sœur Lucie de Fatima quand elle avait 14 ans, en 1921. Cette famille a rencontré Sœur Lucie tout récemment. Lucie leur a dit que « cette consécration ne peut avoir un caractère décisif parce que la Russie n'apparaissait pas nettement comme étant le principal objet de la Consécration ». Dans le message de Fatima, trois choses sont toujours liées : Consécration de la Russie -- Conversion de la Russie -- Triomphe du Cœur Immaculé de Marie.
[^96]: -- (14). Lettre 100. -- *Vie et œuvre de sainte Marguerite-Marie Alacoque,* T. II, pp. 437-438. Gigord 1920.
[^97]: -- (15). *Toute la vérité sur Fatima*, p. 348.
[^98]: -- (16). Des documents sur cette question ont été exposés en Suisse il y a quelques années.
[^99]: -- (17). On dit que Dieu aveugle ceux qu'Il veut perdre. La princesse de Lamballe fut décapitée et l'on promena sa tête au bout d'une pique. La reine mourut dignement sur l'échafaud.
[^100]: -- (18). Ces condamnations n'avaient pas été enregistrées par le Parlement et n'avaient donc pas force de loi en France.
[^101]: -- (19). Chiffre officiel, mais probablement incomplet.
[^102]: -- (20). Lettre 107 à la Mère de Saumaise, 28 août 1689.