# 297-11-85 1:297 ## ÉDITORIAL ### Rectifier l'intention (*Le débat autour du concile Vatican II*) CORRIGER non pas le concile, mais son interpréta­tion, mais son application, c'est l'idée lancée par le cardinal Ratzinger et proposée, en som­me, comme l'une des hypothèses de travail que pour­rait retenir le synode extraordinaire qui doit se tenir à Rome du 24 novembre au 8 décembre : d'une part, l'expérience de vingt années montre que l'application du concile a été désastreuse ; d'autre part, l'étude des textes découvre que cette application n'était nullement conforme aux décrets conciliaires eux-mêmes. Le premier pas, la première constatation, sans quoi il n'y a lieu à aucun débat et le synode est sans objet, c'est bien de reconnaître que les vingt années qui sui­vent le concile ont été désastreuses. Si on les tient pour merveilleuses, -- ou plus simplement pour « globale­ment positives », comme disent depuis longtemps les communistes pour parler des réalisations de l'esclava­gisme soviétique, et comme disent maintenant plusieurs évêques pour parler des résultats de l'évolution conci­liaire, -- alors, bien sûr, la discussion est close avant d'avoir commencé : il n'y a plus à rechercher la cause du désastre, s'il n'y a plus de désastre. 2:297 Justement, la constatation réaliste du cardinal Ratzinger semble reje­tée par l'ensemble de l'épiscopat mondial, ou du moins par les noyaux dirigeants établis en son sein au nom de la collégialité. Par quoi se vérifie une fois de plus notre diagnostic de 1968 : l'hérésie du XX^e^ siècle est celle des évêques. C'est seulement si l'on admet la réalité d'un désas­tre général que la recherche d'une *cause proportionnée* à l'étendue et à la profondeur de ce désastre commence à prendre un sens. La cause, pour le cardinal Ratzinger, tient au fait que le concile a été mal interprété et mal appliqué. Il faut « redécouvrir le vrai Vatican II », il faut « revenir aux textes authentiques de l'authentique Vatican II ». \*\*\* Le cardinal Ratzinger met ainsi en cause non pas une dérive accidentelle, non pas une simple déviation, mais un contresens radical, total, absolu. Dix ans après la fin de Vatican II, il affirmait que « la réception cor­recte du concile n'avait pas encore commencé » ([^1]). Il a bien dit : « pas encore commencé ». Il répète, il précise : « La réception réelle du concile n'est pas encore commencée du tout. » ([^2]) Il a bien dit, il a bien écrit « du tout ». Il n'a jamais rétracté, atténué ou caché cette pensée très catégorique. 3:297 Est-ce pour cela, est-ce malgré cela que Jean-Paul II le choisit en 1981 pour être le préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi ? #### *Encore une fois : l'exemple du latin* Que Vatican II n'ait pas été « reçu du tout » selon le texte authentique de ses décrets, le cardinal Ratzinger en donne l'exemple qui est classique, ou qui devrait l'être, celui que nous avons maintes fois proposé nous-même à l'attention publique et à la vigilance hiérarchi­que : l'exemple du latin. La constitution conciliaire sur la liturgie, tout en autorisant un emploi plus large des langues nationales, ordonnait fermement : « L'usage de la langue latine doit être conservé » ([^3]) ; « qu'on ait soin que les fidèles sachent réciter et chanter ensemble en langue latine les parties de l'ordinaire de la messe qui leur sont réservées » (etc. : constitution liturgique, pa­ragraphes 36, 54, 101...). Tout au contraire, au nom du concile, on a supprimé le latin dans la liturgie ([^4]). Mais cet exemple même est celui où notre analyse se sépare de celle du cardinal Ratzinger. Il s'en tient à cette constatation : l'interprétation et l'application (sup­pression du latin liturgique) ont été contraires au texte conciliaire (maintien du latin). De notre côté, à partir de cette constatation, nous ajoutons : le texte conci­liaire a été interprété et appliqué par ceux qui l'avaient décrété, il a donc été interprété et appliqué *conformé­ment à l'intention du législateur.* 3:297 L'intention, du législateur, c'est-à-dire du pape et des évêques qui ont fait le concile, était de supprimer le latin : mais ils ne pensaient pas pouvoir le supprimer d'emblée, d'un seul coup, purement et simplement. Ils ont inscrit dans la constitution conciliaire une première étape, le maximum de ce qu'ils croyaient pouvoir faire pour commencer : une plus grande place aux langues nationales, et une clause de style sur le maintien du latin. Ainsi Mgr Marcel Lefebvre et ses amis ont voté ce texte rassurant. Mais nous avons *la preuve de l'inten­tion,* avouée quelques années plus tard par Paul VI en personne. Il avait bien signé et promulgué, le 4 décem­bre 1963, la constitution conciliaire ordonnant de conserver le latin liturgique ? Oui, et voici que, dans son discours du 7 mars 1965, il dévoilait quelle avait été son intention véritable : « C'est un sacrifice que l'Église accomplit en renonçant au latin. » Et dans son discours du 26 novembre 1969 : « Ce n'est plus le latin, mais la langue courante qui sera la langue principale de la messe. » Ainsi, il *interprétait* le décret conciliaire contrairement à son texte littéral mais con­formément à ce qui avait été l'intention secrète, l'inten­tion réelle du législateur, c'est-à-dire lui-même et les évêques qui le suivaient. En conséquence : ce n'est pas l'*interprétation* qu'il faut rectifier, ni l'*application,* le concile a été *appliqué* par le législateur lui-même et selon l'*interprétation* forcément la plus valable, la sienne. Ce n'est pas non plus le texte qu'il suffirait de rectifier : dans l'exemple du latin, le texte nous l'avons, médiocre sans doute, mais catégorique sur le devoir de conserver le latin ; et le texte n'a servi à rien. Ce qu'il faut rectifier, c'est l'in­tention, qui a tout dirigé. 5:297 #### *L'intention était viciée* L'intention était double, elle se décomposait en deux temps. Le premier temps était de faire un concile dit « pas­toral » par distinction explicite d'avec « dogmatique », un concile sans aucune définition infaillible. Le second temps était de lui conférer néanmoins autant d'autorité et même plus d'importance qu'aux définitions dogmatiques des papes et des conciles : c'est-à-dire de donner en fait, et constamment, moins d'im­portance au dogmatique qu'au pastoral ; autrement dit, moins d'importance, dans la religion catholique, à ce qui est divinement révélé qu'à ce qui est calcul prati­que. Sans le dire. Mais finalement Paul VI en personne l'a dit, quand il a exigé, dans sa lettre du 29 juin à Mgr Lefebvre, qu'il reconnaisse à Vatican II autant d'autorité et plus d'importance qu'à Nicée. *Sed contra,* Étienne Gilson : « Le désordre envahit aujourd'hui la chrétienté ; il ne cessera que lorsque la dogmatique aura retrouvé son primat naturel sur la pratique. » « S'il était admis que la pastorale pût impunément se passer de dogmatique, le pire ne serait plus à crain­dre, il serait arrivé. » Nous sommes ici non plus au niveau du texte, de l'interprétation, de l'application, mais au niveau qui les commande, et qui est celui de l'intention. 6:297 D'ailleurs un texte, on peut tout faire avec, et même finalement s'asseoir dessus. Les Pères conciliaires de Vatican II, et Jean XXIII, et Paul VI avaient tous prêté le serment anti-moderniste, au moins une fois dans leur carrière ecclésiastique. Lesquels d'entre eux ont été consciemment parjures, Dieu le sait. On peut supposer Paul VI aveuglé par l'utopisme et la passion : même si ce fut vrai, il a bien dû finir par entrevoir quelque chose, puisqu'il a supprimé le serment. #### *L'intention énoncée le 11 octobre 1962* Le « fond de l'actuel débat », selon Marcel Clé­ment, est de savoir si « les documents du concile ap­portent une rupture ou brisure dans l'histoire de l'Église » ([^5]). Je réponds : -- C'est là, si l'on veut, un débat préliminaire, propédeutique en quelque sorte. Mais on ne peut pas s'en tenir aux textes seuls, abstraction faite de l'intention manifeste, et d'ailleurs déclarée, qui a inspiré tout à la fois leur rédaction et leur mise en œu­vre. Le vrai débat de fond consiste à établir *en quoi* l'in­tention du concile comportait une *intention de rupture*. Dans tous les articles où j'ai mis en cause l'inten­tion du législateur, je n'ai parlé le plus souvent jus­qu'ici que de celle qui est discernable par la manière dont ce législateur a lui-même interprété et appliqué ses propres décrets. 7:297 Mais il y avait aussi, antérieurement, l'intention énoncée par le pape Jean XXIII, dans son discours d'ouverture, le 11 octobre 1962. Il y disait pourquoi il avait convoqué un concile et ce qu'il attendait de lui. Cette intention déclarée fut acclamée par les évêques les plus influents et les plus actifs, et aussi par la presse démocratique et maçonnique du monde entier. Elle fut comprise et applaudie comme une rupture. Elle l'était. #### *La* « *ligne d'ouverture *» Aujourd'hui les partisans de l'évolution conciliaire ont un mot pour résumer l'essentielle intention du concile : il a inauguré une « ligne d'ouverture », disent-ils. Ils entendent : « ouverture au monde ». Et cette ouver­ture est à la fois, du même pas, du même mouvement, religieuse et politique. Le terme d'ouverture remonte d'ailleurs à Jean XXIII. On racontait, et il laissait raconter, que pour expliquer à un interlocuteur ce qu'il voulait que soit le concile, il était allé à la fenêtre et l'avait ouverte à deux battants. Des commentateurs s'empressèrent d'a­jouter que c'en était fini de l'Église assiégée et de sa mentalité obsidionale, on ouvrait les portes, les bar­rières, les fortifications. (Évidemment, lorsqu'on est as­siégé, l'une des manières de mettre fin au siège, c'est d'ouvrir à l'assiégeant...) Si l'on passe du geste symbo­lique à la parole qui en donne le sens, on aperçoit que tout l'essentiel de l'ouverture religieuse est résumé dans une formule remarquable du discours qui, avant d'être prononcé par Jean XXIII, avait été rédigé, on l'assure et c'est vraisemblable, par le cardinal Montini : 8:297 la doc­trine authentique de l'Église devrait désormais être « *étudiée et exposée suivant les méthodes de recherche et la présentation dont use la pensée moderne *» ([^6])*.* C'était une intention suicidaire. Plus tard Paul VI gémissait sur l' « autodestruction » de l'Église et sur « la fumée de Satan » qui s'y était introduite il ne savait trop ni quand ni comment. Eh ! bien c'était sous sa plume, c'était par le discours du 11 octobre 1962, c'était dans l'intention déclarée. 9:297 L'anomalie sautait aux yeux ; du moins, aux nôtres. S'il est évidemment nécessaire d'employer des méthodes d'exposition *adaptées à* la mentalité moderne, en revan­che ce n'est pas du tout la même chose d'adopter les méthodes *utilisées par* la pensée moderne, qui est anti­catholique dans son essence et par ses méthodes mêmes. Dès le mois de décembre 1962, l'éditorial d'ITINÉRAIRES mettait le doigt sur ce point décisif : « Pour prendre un exemple, ce n'est pas du tout la même chose d'exposer la doctrine catholique selon une méthode *appropriée à* la montée du communisme, ou de l'exposer selon *les* méthodes *employées par* le communisme. » Il faut bien constater que notre observation ne retint pas l'attention des responsables, ni sur le moment, ni quand nous l'avons réitérée en février 1963 : « S'agit-il de méthodes *adaptées, proportionnées, adé­quates à* la mentalité et aux circonstances contempo­raines ? Ou s'agit-il des méthodes *employées par* la pensée moderne ? Ce n'est pas du tout la même chose de préconiser *une méthode adaptée au* communisme, ou de préconiser les *méthodes employées par* le communisme. » Ce qui est implicitement mais rigoureusement athée dans la pensée dite moderne, c'est sa méthode. L'Évangile annoncé « selon les méthodes de recher­che et la présentation dont use la pensée moderne », eh bien on connaît déjà, c'est la *Vie de Jésus* d'Ernest Renan. On le savait dans l'Église, on le savait à Rome jus­qu'à la mort de Pie XII en 1958. A lire le cardinal Ratzinger, il me semble qu'il le sait aussi. La pensée moderne n'admet comme *certitude* que ce qui est maté­riellement vérifiable, telle est sa notion de la certitude scientifique : 10:297 en dehors de quoi elle ne connaît que des opinions, des préférences, des croyances, respectables certes, en ce qu'elles sont l'expression d'une conscience, mais purement personnelles et sans valeur objective. Dans la pensée moderne comme dans toute pensée, les conclusions sont déjà contenues en germe dans la *méthodologie* et dans là *problématique* ([^7])*.* L'intention était radicalement viciée. Elle a été mise en œuvre à tous les niveaux de l'enseignement catholique, de la liturgie et de la catéchèse. Elle les a désintégrés. #### *L'ouverture à gauche* Dans l'ordre politique, l'intention d' « ouverture au monde » était une intention d' « ouverture à gauche », en direction des forces organisées qui dominent le mon­de moderne : principalement la franc-maçonnerie et le communisme. Le Chili a été le laboratoire d'avant-garde de la catholicité conciliaire. Le premier gouver­nement œcuménique d'un pays catholique fut le gou­vernement de Salvador Allende, fondé sur la triple réconciliation de la franc-maçonnerie, des communistes et de la hiérarchie ecclésiastique. Pour cette raison, la formation de ce gouvernement, puissamment soutenue par Paul VI, eut un retentissement mondial. François Mitterrand alla y voir en personne et revint en procla­mant que c'était bien cela qu'il fallait faire (sous-enten­du : dans un pays catholique, pour le mater et le tenir en soumission). Mais ce gouvernement Allende était à la fois minoritaire, despotique et terroriste. Malgré ses milices, malgré ses prétoriens, malgré ses tueurs, il fut renversé par la juste révolte du peuple catholique et de l'armée nationale. 11:297 L'échec chilien n'a pas jusqu'à présent modifié l'in­tention politique de la hiérarchie ecclésiastique dans son ensemble. Cette intention s'est affranchie des impé­ratifs de la doctrine sociale et de la théologie morale, dans une indifférence doctrinale maintenant complète, son souci dominant étant celui d'une *praxis* opportu­niste. Cela fait maintenant un bon quart de siècle que le Saint-Siège nomme des évêques et envoie des nonces choisis dans l'intention de l' « ouverture à gauche ». Le personnel hiérarchique a été recruté, coopté, profondé­ment renouvelé pour une telle « ouverture ». A ce qui était anciennement l'alliance normale (voire le clérica­lisme excessif) « du trône et de l'autel » s'est substitué progressivement une connivence de plus en plus étroite entre le trône épiscopal et l'autel démocratique. Elle se traduit, derrière tous les prétextes oratoires, par un simplisme systématique : *avec la gauche, contre la droite.* Mais ça ne marche jamais, parce que derrière tous les faux-semblants, les leurres et les diversions, le jeu *gau­che contre droite* a été inventé, fabriqué, mis en œuvre principalement pour détruire non seulement l'influence temporelle, mais aussi, mais surtout, le pouvoir spiri­tuel de l'Église catholique. #### *Le désastre est antérieur* Le concile Vatican II n'est pas l'origine du désastre spirituel. Il est une cause seconde. Il en a d'abord été le fruit, passant les promesses des fleurs ; et ensuite il a tout aggravé, parce qu'il conférait une autorité officielle -- et même le monopole de l'autorité officielle -- aux hommes et aux idées de la décomposition. 12:297 Quand on les a vu s'avancer, revêtus par le concile de cette autorité morale renouvelée, amplifiée, prépo­tente, je les ai désignés comme les responsables d'un désastre spirituel accompli *déjà :* « Ils sont juchés sur un immense désastre spirituel, les vocations taries, les séminaires intellectuellement à l'abandon, les chrétiens divisés, le peuple déchristianisé et généralement les pauvres, au lieu d'être évangélisés, les pauvres couverts de leur mépris, de leurs crachats, même pas *reconnus.* Ils sont les puissants, les maîtres, les administrateurs, les installés d'un désastre spirituel sans précédent peut-être... » ([^8]) C'était écrit et imprimé en janvier 1965, ce n'était donc pas à la suite du concile, mais avant qu'il ait porté lui-même les fruits d'accélération qui lui sont propres. Et l'abbé V.-A. Berto m'écrivait : « Ce désastre est tel qu'il ne peut être imputé au seul aveuglement. L'aveugle le plus aveugle aurait du moins trébuché sur les ruines qu'il n'aurait pu voir, se serait aperçu qu'il démolissait croyant construire, se serait depuis longtemps arrêté de démolir. Le désastre, l' « immense désastre spirituel », a donc été causé sciem­ment, délibérément, par des clairvoyants qui se propo­saient de le perpétrer, qui se proposent de le consom­mer. 13:297 Il est *impossible* que les vrais meneurs soient aveugles, parce qu'il est *impossible* de s'abuser à ce degré. Si, disant qu'on veut remplir les séminaires, on emploie les moyens qui les vident, sans changer de moyens quand on constate qu'on les vide, c'est qu'en effet on veut les vider, et qu'on ment en disant qu'on veut les remplir. Si, disant que l'on veut tremper des chrétiens héroïques, on emploie des moyens qui les affadissent, sans changer de moyens quand on s'aper­çoit qu'on les affadit, c'est qu'en effet on veut les affa­dir, et qu'on ment en disant qu'on veut les tremper. Ainsi de tout. » ([^9]) L'*intention* du concile convoqué par Jean XXIII aurait dû être de faire face à ce désastre général. Le discours du 11 octobre 1962 prouve que l'intention fut exactement contraire : fermer la bouche des « prophètes de malheur », « ces gens qui prétendent que notre épo­que a bien empiré par rapport à celles d'autrefois », assurer que l'état présent de l'Église était supérieur aux disgrâces des siècles précédents, -- et finalement, sous couleur d'être attentif aux « signes du temps », mettre davantage encore l'Église à l'école du monde : l'Église enseignée à l'école du monde enseignant ! Les Chenu, les Teilhard, les Congar ne sont pas nés de Vatican II, c'est l'inverse : c'est Vatican II qui pro­cède de leurs utopies. 14:297 #### *La dialectique dans l'Église* La *rectification de l'intention* resterait insuffisante, et inefficace, si elle se limitait au diagnostic des idées. Les idées ne mènent pas le monde, ni l'Église. Je veux dire qu'elles ne les mènent pas toutes seules. Elles le font par l'intermédiaire des hommes qui sont en situation de commander et d'enseigner. Un retour thé­orique aux idées justes demeurera sans effet tant que ne sera pas levé l'*apartheid* écartant des postes d'ensei­gnement et de commandement les hommes qui témoi­gnent de ces idées et qui les vivent. L'*apartheid* est analogue dans la société civile et dans l'Église, parce que dans l'une et dans l'autre il procède du même dessein révolutionnaire, de la même pratique de la dialectique. Exciter la haine et le mépris à l'encontre des « inté­gristes » a été et continue d'être l'outil quotidien de l'autodestruction dans l'Église. C'est la traduction reli­gieuse de la dialectique politique, celle du jeu « gauche contre droite » et du « pas d'ennemis à gauche », celle de l' « anti-fascisme » et de la « lutte contre le racis­me », qui dans tous les cas, pareillement, conduit en fait à ne plus considérer la révolution, la subversion, l' « intrinsèquement pervers » comme le principal adver­saire, et à faire de la contre-révolution l'ennemi numéro un. Telle est la condition temporelle nécessaire et suffi­sante de la victoire de Satan. 15:297 Un exemple parmi cent autres, un exemple qui fut extraordinairement parlant et qui aurait dû être instruc­tif : au mois de décembre 1965, clôture du concile, Maritain achevait d'écrire son *Paysan de la Garonne* ([^10]) où des badauds traditionalistes crurent découvrir en se rengorgeant une critique de l'esprit du concile. Elle y était pour une part, le professeur de philosophie ne pouvait pas ne pas protester contre les bévues, igno­rances et fautes de grammaire technique. Mais il ap­prouvait avec enthousiasme *Gaudium et spes *; et le pire à ses yeux, le plus grand danger, c'était plus que jamais l' « intégrisme » : « L'intégrisme est, de soi, un abus de confiance commis au nom de la vérité : c'est-à-dire la pire offense à la Vérité divine et à l'intelli­gence humaine » (page 235). *La pire offense à Dieu et à l'homme*, vous avez bien lu. Le châtiment d'une telle vilenie fut d'ailleurs presque immédiat : Maritain fut traité par les progressistes avec autant de démesure ignoble que lui-même mettait contre les intégristes. Par­ce que son jugement était suspecté de « rejoindre », sur certains points de théologie, « celui des adversaires du concile », le dominicain François Biot l'accusait publi­quement ([^11]) de « malhonnêteté », et surtout il l'incri­minait de *rejoindre* et d'*imiter*, oui de « rejoindre » et d' « imiter »... l'hebdomadaire *Minute* (Maritain rejoi­gnant et imitant la théologie de... *Minute *!...). Henri Fesquet, chroniqueur qui eut avec le concile son heure de célébrité et d'influence, dénonçait alors chez Mari­tain « une mentalité d'extrême droite » ([^12]). Cet exem­ple spectaculaire de la grossière infamie qui est habi­tuellement celle de la polémique anti-intégriste n'a pour­tant pas découragé les imitateurs. 16:297 C'est aujourd'hui le cardinal Ratzinger qui mani­feste une violence analogue contre l'intégrisme et les intégristes. Il exprime à leur endroit une ardente détes­tation. Dans l'hypothèse où ce serait de sa part une sorte de précaution diplomatique (mais prise alors au mépris des personnes et de la justice), il lui faudrait constater qu'elle ne lui a servi de rien, pas plus qu'il n'avait servi à Maritain d'écrire que l'intégrisme est la pire offense à Dieu et à l'homme. La démesure est aussi violente chez le cardinal Ratzinger. A la diffé­rence de son attitude compréhensive à l'égard des pires tendances, et contrairement à la consigne universelle de « dialogue » qu'il donne dans tous les autres cas ([^13]), il ne reconnaît à l'intégrisme aucune raison, aucun argument digne d'être discuté, il ne lui consent aucun débat, et il lui oppose une animosité plus intense qu'à n'importe quelle autre tendance : « Nous voyons surgir aujourd'hui un nouvel inté­grisme qui ne protège qu'en apparence les positions strictement catholiques et qui en réalité les dénature en profondeur. Il y a là une passion de suspicion, très éloignée, par son caractère haineux, de l'esprit de l'Évangile. Il y a une fixation sur la lettre (...). Sous le prétexte du catholicisme, on nie précisément son principe propre et on établit, dans une large mesure, l'habi­tude en lieu et place de la vérité. » ([^14]) « C'est un phénomène patent de ces dernières an­nées que l'accroissement des groupes intégristes (...). Sans aucun doute on trouve là un sectarisme de zélotes qui est le contraire de la catholicité. On ne s'opposera jamais assez à cela. » ([^15]) 17:297 On ne s'opposera jamais assez à cela... Un secta­risme de zélotes... Le contraire de la catholicité... L'ha­bitude en lieu et place de la vérité... L'intégrisme nie le principe propre du catholicisme... Le catholicisme n'est pour lui qu'un prétexte... Une fixation sur la lettre... Il dénature en profondeur les positions strictement catholiques... Ces jugements artificiellement injustes et injurieux n'ont nullement protégé le cardinal Ratzinger -- pas plus que Maritain en 1966 -- des attaques de la sub­version : au contraire, elles l'assimilent lui-même à l'in­tégrisme qu'il dénonce, comme elles l'avaient fait pour Maritain ; et elles le font avec d'autant plus d'efficacité que Ratzinger, après Maritain, a publiquement confirmé et renforcé le caractère odieux attribué à l'intégrisme et ainsi, il a confirmé et renforcé à son tour l'instru­ment de cette dialectique d'autodestruction intérieure à l'Église. \*\*\* Les idées sans les hommes ? L'expérience a été faite, tout au long du long pontificat de Léon XIII. Ses encycliques, bien avant que le dessein en soit annoncé comme nouveau dans le discours du 11 octobre 1962, ont exactement correspondu à ce que Jean XXIII récla­mait comme si ce n'était pas déjà fait : « Plutôt que de condamner, il répond mieux aux besoins de notre épo­que de mettre davantage en valeur les richesses de la doctrine. » 18:297 Mais simultanément Léon XIII a partout favorisé dans l'Église la promotion des évêques, des écrivains, des militants les plus contraires à la doctrine qu'il exposait : au point que plusieurs historiens ont cru voir de simples clauses de style dans la doctrine de ses encycliques, et sa véritable pensée -- son intention réelle -- dans sa manière de gouverner ([^16]). Quoi qu'il en soit, ce ne sont pas les idées officiellement profes­sées, ce sont les hommes en place qui ont orienté la marche de l'Église, et qui l'ont mise dans cette situa­tion épouvantable où saint Pie X l'a trouvée : les pires ennemis de l'Église, a-t-il dit en propres termes, instal­lés *in sinu gremioque Ecclesiae,* au sein même de l'Église. Saint Pie X n'a pu redresser cette situation, à cause de l'indifférence, du mauvais esprit ou de la trahison de trop d'évêques. Trois ans après *Pascendi,* dans son motu proprio du 1^er^ septembre 1910, il ne dit pas que le mal a diminué, il dit qu' « il croît de jour en jour ». Et dans son allocution aux nouveaux cardinaux, le 27 mai 1914, qui est en quelque sorte son discours testa­mentaire, où il affirmait que « *les idées de conciliation de la foi avec l'esprit moderne conduisent beaucoup plus loin qu'on ne pense, non pas seulement à l'affaiblisse­ment, mais à la perte totale de la foi *», *--* ce qui a été vérifié une fois de plus par le désastre de Vatican II, -- il déplorait en termes métaphoriques le naufrage dans la foi de nombreux évêques : « Oh ! combien de *navigateurs*, combien de *pilotes* et, ce qu'à Dieu ne plaise, combien de *capitaines*, fai­sant confiance aux nouveautés profanes et à la science menteuse du temps, au lieu d'arriver au port ont fait naufrage. » 19:297 Oui, l'hérésie du XX^e^ siècle est celle des évêques : saint Pie X d'une part, Péguy d'autre part l'avaient dit avant moi. Ils l'avaient dit avant 1914. Les pires ennemis de l'Église sont très puissamment installés dans l'organisation politique du monde moder­ne. Ils sont en outre retranchés au sein de l'Église ; dans les noyaux dirigeants du corps épiscopal ; à l'inté­rieur même du collège des cardinaux. Leur force principale est de *n'être pas reconnus* comme pires ennemis pour cela, il faut et il suffit que d'autres, à leur place, soient en permanence désignés comme tels, ce sont les intégristes. Jean Madiran. 20:297 APPENDICE I ### Le sac de Rome Les pages qui suivent concernent directement l'*intention* de Vatican II telle qu'elle fut exprimée par Jean XXIII dans le discours du 11 novembre 1962. Ces pages ont été publiées en juillet 1971 dans le numéro 155 d'ITINÉRAIRES. Elles étaient extraites d'un ouvrage en préparation intitulé : *Le sac de Rome,* qui devait constituer le tome III de *L'Hérésie du XX^e^ siècle* et que je pensais avoir terminé vers 1974 ou 1975. J'y ai finalement renoncé, estimant que tout l'essen­tiel avait été suffisamment dit et redit, et suffisamment en vain. *J. M.* L'AGGIORNAMENTO était terminé en octobre 1958, à la mort de Pie XII. L'impiété soudain triomphante a cru et fait croire qu'il n'était même pas commen­cé ; qu'il fallait donc l'entreprendre. C'est ainsi que l'Église de Rome, mère et maîtresse de toutes les Églises, a été mise à sac après la mort de Pie XII, et que le pillage continue. \*\*\* 21:297 On nous dit qu'au contraire un *aggiornamento* n'est en ce monde jamais achevé. C'est vrai en un autre sens ; nous le savons fort bien, nous qui l'avons inscrit, précisément en 1958, dans la *Déclaration fondamentale* de la revue ITI­NÉRAIRES : « *Il y aura toujours quelque chose à ajuster pour se conformer à la nature des choses et à la justice, car les circonstances changent chaque jour et l'on n'en a jamais fini avec le poids du péché. *» Mais ce n'est point de cette perma­nence-là qu'il était question dans l'aggiornamento inauguré par Jean XXIII et défini le 11 octobre 1962 par son dis­cours d'ouverture du second concile œcuménique du Vati­can. Il s'agissait principalement de deux mises à jour occa­sionnelles et délimitées avec précision : 1° Rénover l'expression de la doctrine catholique : « *Il faut que cette doctrine certaine et immuable soit approfondie et présentée de la façon qui répond aux exigences de notre époque. *» 2° Donner désormais plus de place à l'exposé positif et explicatif des richesses de la doctrine qu'aux condamnations négatives : « *L'Église n'a jamais cessé de s'opposer* (*aux*) *er­reurs. Elle les a même souvent condamnées, et très sévère­ment. Mais aujourd'hui elle préfère recourir au remède de la miséricorde plutôt que de brandir les armes de la sévérité. Elle estime que, plutôt que de condamner, elle répond mieux aux besoins de notre époque en mettant davantage en valeur les richesses de sa doctrine. *» Le vice intrinsèque d'un tel programme, son vice abomi­nable réside tout entier dans sa formidable impiété : invo­lontaire ou délibérée, mais radicale, absolue, massive. Ce double objectif de l'aggiornamento était proposé à l'Église, et spécialement au concile, comme une tâche à entrepren­dre ; à inaugurer ; à commencer ; une tâche nouvelle, tout juste esquissée, depuis quelques saisons à peine, par la cha­rité du « bon pape Jean ». Affreuse méconnaissance, ou affreux charlatanisme, puisque cette tâche avait été universel­lement commencée par Léon XIII, poursuivie par ses suc­cesseurs, et synthétisée, et parachevée enfin dans les vingt volumes qui contiennent l'œuvre de Pie XII comme docteur universel. Voilà donc que Jean XXIII, le 11 octobre 1962, dans le discours qui lui avait été préparé par le cardinal Montini, proclamait en substance que tout était à faire, que rien n'avait été fait. 22:297 Il supprimait ce qui avait été la fonc­tion, l'œuvre propre des documents pontificaux de Léon XIII à Pie XII. Et depuis lors, on voit en conséquence le pape et les évêques occupés à faire à leur manière, courte et improvisée, ce qu'avaient fait, de Léon XIII à Pie XII, les papes docteurs. On les voit occupés à le faire en ignorant ce qui avait été fait ; en l'omettant ; en le méprisant ; et donc en le défaisant. \*\*\* Le sac de Rome, celui-ci, n'est plus le pillage de trésors de pierre ou d'argent, ni le massacre des hommes par la soldatesque, ni le rapt des femmes. Il est cette fois dans un trésor intellectuel et moral jeté au Tibre, avec le massacre des âmes et le viol des consciences qui s'ensuivent inévitablement. \*\*\* Ceux qui ont fait cela, détenteurs provisoires de la suc­cession apostolique, ne connaissaient pas les documents pon­tificaux de Léon XIII à Pie XII : nous montrerons, sur pièces et sur preuves, que le principal d'entre eux était frappé de l'incapacité mentale de lire correctement une ency­clique. L'Église depuis 1958 est gouvernée par des hommes qui n'ont ni compris ni connu (ni aimé !) la doctrine ensei­gnée par les papes du XIX^e^ et du XX^e^ siècles : c'est-à-dire que ce trésor, sans précédent par son abondance et son degré d'explicitation, a été radicalement méconnu par les règnes de Jean XXIII et de Paul VI. Si Jean XXIII et Paul VI ne l'avaient pas méconnu, ils auraient pu dire, par exemple, qu'ils se proposaient de pour­suivre, ou d'accélérer, ou d'approfondir, ou de compléter l'aggiornamento de leurs prédécesseurs. Ou encore, que cet aggiornamento en chantier depuis Léon XIII devait mainte­nant recevoir la consécration solennelle d'un concile œcumé­nique, pour en faire passer plus activement les fruits dans les esprits et dans les mœurs. 23:297 Ou encore, que dans cet immense monument d'encycliques, de messages, d'allocutions de cinq papes successifs, tout n'avait pas la même autorité ni la même valeur, qu'il fallait faire un tri, mettre de l'ordre, résumer, d'aventure émonder, par une série de décrets réca­pitulatifs et pratiques qui seraient l'œuvre propre du second concile du Vatican. Ou encore bien d'autres choses du même genre, qui auraient pris en considération tout le travail doc­trinal accompli par les cinq papes de l'aggiornamento : Léon XIII, saint Pie X, Benoît XV, Pie XI et Pie XII. Ce travail monumental pouvait être confirmé, complété, poursuivi, a­mendé, que sais-je ! On fit la seule chose qui n'était pas permise : on fit comme s'il n'existait pas. Cette méconnaissance impie, barbare, sauvage, est comme le péché originel du nouveau gouvernement de l'Église depuis 1958. On entreprit donc, à partir de zéro, un autre aggiorna­mento : dans ces conditions ce fut immanquablement un ratage, entraînant une catastrophe universelle. On avait eu l'impiété supplémentaire et publique d'attri­buer au Saint-Esprit la soudaine révélation que l'Église de­vait enfin commencer, en 1962, à expliquer davantage qu'à condamner, et à cesser de parler un langage (celui de Pie XII...) auquel aucun contemporain ne pouvait entendre rien... Cette impiété, ce mensonge ont été inoculés, comme un poison sans rémission, à toutes les Églises, au nom de l'Église de Rome qui était au même moment bâillonnée, avant d'être décimée. On a vu depuis 1962 comment tout membre de l'Église, toute organisation ecclésiastique, toute portion de l'Église qui ne rejette pas le poison de ce men­songe et de cette impiété, en meurt. \*\*\* Il existe une clef de l'histoire moderne de l'Église, c'est le Syllabus, publié par Pie IX en 1864 : « Résumé des prin­cipales erreurs modernes... » 24:297 De Léon XIII à Pie XII inclu­sivement, les cinq papes de l'aggiornamento catholique ont tenu strictement, face aux erreurs modernes, les positions du Syllabus. Sur quoi l'on remarquera : 1\. -- Bien que vieux de plus d'un siècle, le Syllabus n'a rien perdu de son actualité : les erreurs modernes dénoncées par Pie IX sont encore, en substance mais exactement, les erreurs modernes d'aujourd'hui ; les *nouveautés* doctrinales que le Syllabus rejetait en 1864 nous sont encore proposées maintenant, et encore comme des « nouveautés ». 2\. -- Les erreurs modernes condamnées par le Syllabus nous sont présentées comme les vérités nouvelles par l'ag­giornamento que l'Église subit depuis 1962 au nom et de par l'autorité du concile, du pape et des évêques. Dans cet aggiornamento donc, on n'a plus cherché à conserver la doctrine du Syllabus en l'exprimant d'une autre manière. Sous prétexte de changer la formulation, c'est bien la doc­trine que l'on a changée. 3\. -- On l'a changée à contre-temps : au moment où le monde moderne est en train -- au moral, au social, au mental, au spirituel -- de mourir, comme l'annonçait le Syllabus, pour n'avoir pas renoncé aux erreurs que le Syllabus condamnait ; au moment donc de la vérification historique, de la vérification dans les faits, voici que le pape et les évê­ques cachent le Syllabus, comme s'ils en avaient honte ; et voici qu'ils se mettent à faire et à dire ce que le Syllabus avait interdit. Mais l'aveuglement dans l'Église, concernant le Syllabus, n'est pas d'aujourd'hui. Il remonte au premier jour de sa publication. Relisons ce qui était son titre complet (je souligne) : Résumé des principales erreurs modernes *qui sont signa­lées dans* les allocutions consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques de N.S.P. le pape Pie IX. » Le Syllabus ne contenait aucune révélation, il n'apportait aucune nouveauté, il n'était que la table des matières de ce que Pie IX avait précédemment enseigné en détail. 25:297 Or ce fut une levée de boucliers dans le monde -- et dans une partie de l'épiscopat catholique. Le monde, passe encore : mais les évêques ? Ils avaient accepté une à une les allocutions consisto­riales, encycliques et autres lettres apostoliques de Pie IX soit parce qu'ils ne les avaient pas lues, soit parce qu'ils n'y avaient rien compris. Mais quand on leur en procure un simple résumé, ils s'étranglent de stupeur : et ils ne com­prennent pas davantage, ils n'aperçoivent pas que la doc­trine du Syllabus est manifestement la doctrine obligatoire de tout catholique conscient et conséquent. Quoi qu'il en soit, le Syllabus portait bel et bien des « condamnations » qui n'étaient « pas comprises » : ni dans le monde, ni dans une partie de l'épiscopat. A ce moment, à ce niveau et dans cette mesure, les deux points de l'aggiornamento défini en 1962 par Jean XXIII peuvent paraître opportuns. Je dis qu'ils le peuvent, je concè­de dans ce cas leur éventuelle vraisemblance : c'est en 1864 et non pas en 1962 que l'aggiornamento de Jean XXIII pouvait être souhaitable. Puisque le monde profane et une partie du monde catholique n'avaient pas compris les allocu­tions et lettres antérieures de Pie IX, et encore moins com­pris leur résumé synthétique dans le Syllabus, on *pouvait* en 1864 se dire que peur être le langage de la papauté n'était pas suffisamment approprié aux mentalités contemporaines ; on *pouvait* supposer que l'époque, devenue fort ignorante des choses de l'esprit, avait besoin de beaucoup plus d'expli­cations qu'autrefois avant les condamnations et autour d'elles. Je pense en vérité que les raisons principales de l'opposition épiscopale et mondaine au Syllabus, en 1864, sont ailleurs. Mais on *pouvait* croire qu'un aggiornamento serait utile. De fait, les deux points de l'aggiornamento défini et demandé par Jean XXIII en 1962 sont précisément ceux qui furent mis en œuvre par Léon XIII à partir de 1878. L'œuvre de Léon XIII comporte 106 (*cent six*) « encycliques et lettres apostoliques les plus importantes », selon l'édition de la Bonne Presse ([^17]). 26:297 Peut-être existe-t-il encore des évêques, des séminaristes ou de simples fidèles qui n'i­gnorent pas tout à fait l'existence d'encycliques comme *Ins­crutabili* sur les maux de la société moderne, leurs causes et leurs remèdes (21 avril 1878), comme *Quod apostolici mune­ris* sur les erreurs modernes (28 décembre 1878), comme *Æterni Patris* (4 août 1879), comme *Immortale Dei* sur la constitution chrétienne des États (1^er^ novembre 1885), comme *Libertas* (20 juin 1888), comme *Sapientiae christianœ* (10 jan­vier 1890), comme *Rerum novarum* (16 mai 1891), comme *Satis cognitum* (29 juin 1896), comme *Testem benevolentiœ* sur l'américanisme (22 janvier 1899), comme *Graves de com­muni re* (18 janvier 1901)... Si on les lit, et il faudrait avoir lu, au moins une fois, au moins celles-là, on y trouve la doctrine du Syllabus, sans aucune concession, mais exposée, expliquée, justifiée par des considérations et des arguments formulés dans une langue qui est de plain-pied avec la men­talité du temps. De même en 1910, la lettre apostolique de saint Pie X sur le Sillon : *Notre charge apostolique,* est un aggiornamento du Syllabus, un aggiornamento vrai, c'est-à-dire la traduction et l'application de la doctrine selon ce que réclament les circonstances. Et si la lettre apostolique con­tient une « condamnation », elle contient d'abord et surtout d'amples explications, fortement et longuement argumentées. De même, l'encyclique *Pascendi.* Soit encore l'exemple de l'encyclique *Divini Redemptoris* de Pie XI sur le communisme (19 mars 1937). Au temps où les évêques parlaient encore de cette encyclique, ils la dési­gnaient comme « l'encyclique qui a condamné le commu­nisme » : tous mes efforts pour les faire renoncer à cette manifeste et grave contre-vérité sont restés vains. Contre­vérité qui contredit jusqu'au texte lui-même de l'encyclique, jusqu'aux affirmations explicites, précises et détaillées de ses paragraphes 4 à 7 : le communisme a été « condamné » depuis longtemps, l'encyclique *Divini Redemptoris* annonce un tout autre dessein que de confirmer ou de renouveler cette « condamnation » ; elle se propose d'opposer au communisme la claire doctrine de l'Église, d'en mettre mieux en valeur les richesses, et de le faire dans un langage qui réponde aux besoins du temps. Encore, donc, les deux points de l'aggiornamento qui sera réclamé en 1962 comme s'il n'avait jamais eu lieu. 27:297 Les évêques ont pu y être trompés en 1962 parce qu'ils ignoraient à peu près tout des documents promulgués par les cinq papes de l'aggiornamento catholique ; et aussi parce qu'ils étaient dépourvus de tout esprit critique. Raconter comme ils le faisaient que *Divini Redemptoris* était « l'ency­clique qui a condamné le communisme », c'était affirmer implicitement que, pour condamner le communisme, l'Église avait donc attendu 1937 (alors que la première condamna­tion du communisme par l'Église remonte à 1846, et qu'il n'est pas difficile, même à un évêque, de le savoir, puisque cela est rappelé au début de *Divini Redemptoris* précisément). Prendre *Divini Redemptoris,* encyclique d'explication, pour une encyclique de condamnation, aurait d'ailleurs dû poser à un esprit normalement constitué la question de savoir pourquoi une condamnation pure et simple occupait tant et tant de pages pour sa seule promulgation. Mais lorsqu'à l'ignorance et au manque de jugement s'ajoute encore une morne et paresseuse incuriosité, cela est sans remède humain, et l'on peut humainement amener de tels hiérarques à pen­ser et à dire n'importe quoi. Quant au remède divin, qui est toujours possible, il lui faut dans ce cas ressembler beau­coup à un miracle. Ce miracle, nous ne l'avons pas eu. \*\*\* Les documents pontificaux de Léon XIII à Pie XII ont été en général compris et tenus, du moins par ceux qui les ont étudiés, pour ce qu'ils étaient en réalité : un effort, qui dans l'histoire de la papauté est sans précédent par son ampleur et sa durée, pour dire au monde contemporain, dans une langue qui lui soit plus accessible, et avec d'inlas­sables explications, les vérités religieuses et morales dont il a besoin pour le salut temporel de ses sociétés et pour le salut éternel des âmes qui y pérégrinent. 28:297 Or en 1962 la majorité du corps épiscopal n'en connaissait ni la portée, ni le conte­nu, ni souvent même l'existence : la plupart des évêques se trouvaient démunis et privés de cela même qui leur avait été donné pour les éclairer, pour les défendre, pour les fortifier dans la grande tentation. Ils ont renié, au sens propre, au sens strict, -- car renier, c'est déclarer que l'on ne connaît pas, ou que l'on ne reconnaît pas, ce que l'on a le devoir de connaître ou de reconnaître, -- ils ont implicitement mais réellement renié l'enseignement des cinq papes de l'aggior­namento catholique, l'enseignement de Pie XII, celui de Pie XI, celui de Benoît XV, celui de saint Pie X, celui de Léon XIII. Et, bien entendu, ils ont renié Pie IX et son Syllabus. C'est en cela que le sac de Rome a été accompli, cette fois, par le pape et les évêques. \*\*\* L'aggiornamento accompli de Léon XIII à Pie XII de­meurait « théorique », limité à la rédaction de documents pontificaux, et n'était point passé dans les faits ? Mais jus­tement : le discours du 11 octobre 1962 ne fixait nullement pour tâche au concile, comme il l'aurait pu, comme il l'au­rait dû, de faire passer dans les faits l'aggiornamento théori­que accompli par le Saint-Siège de 1878 à 1958. Dans ses deux points principaux, c'est un aggiornamento également théorique que réclamait le discours de Jean XXIII : rénover l'expression, multiplier les explications. Or c'est cela même qui avait été accompli par les cinq papes précédents. En réclamant que cela soit fait, on feignait donc que cela n'avait pas été fait, on détournait les fidèles, et d'abord les évêques, de s'en apercevoir. Et on les lançait dans la tâche absurde d'*improviser* en quatre années, et en ignorants non préparés, ce qui avait demandé au Saint-Siège quatre fois vingt années de labeur continu et compétent. Depuis 1962 le pape et les évêques, dans l'ignorance feinte ou réelle, selon les cas, des documents pontificaux de Léon XIII à Pie XII, se sont dérisoirement employés à refaire à leur manière ce que ces documents pontificaux avaient fait. 29:297 Certes, en 1958, lors de l'avènement de Jean XXIII, le problème était posé d'un hiatus grandissant entre l'épiscopat mondial et le Saint-Siège. Ce hiatus, déjà sensible au moment du Syllabus, avait augmenté sans cesse. Quand il paraissait en recul, c'était par quiproquo : quand on imaginait que Léon XIII se rapprochait du libéralisme ou que Pie XI se rapprochait du socialisme. *Rerum novarum*, le ralliement, la condamnation de l'Action française, la naissance de l'Action catholique donnaient occasion à des malentendus, rendus possibles par l'ignorante médiocrité de la plupart des évê­ques et par le travail des forces obscures infiltrées dans l'Église. Il aurait dû être définitivement clair pour tous les catholiques que l'Église ne deviendrait jamais ni libérale ni socialiste. Les mondains au contraire ont toujours cru que l'Église ne pourrait différer indéfiniment sa conversion au monde moderne, et ils imaginaient en voir l'annonce dans des actes du Saint-Siège qui, pour être éventuellement impru­dents, comme le ralliement de Léon XIII ou la condamna­tion de l'Action française par Pie XI, ne comportaient ni en droit ni en fait, ni en intention ni en action, aucune conces­sion doctrinale au libéralisme ou au socialisme modernes. Le monde moderne depuis un siècle est l'histoire d'un enfan­tement et d'un passage : l'enfantement du socialisme par le libéralisme, le passage du libéralisme au socialisme. Les ca­tholiques mondains et les évêques mondains n'ont cessé eux-mêmes, depuis un siècle, de passer inlassablement du libéra­lisme au socialisme : et pratiquement, de « bloquer » l'Église hier avec le capitalisme libéral, aujourd'hui avec le socia­lisme marxiste. La plus grande victime, la plus directe, en a été le contenu authentique et original de la doctrine sociale catholique. Le concile de 1962, s'il avait voulu avec lucidité porter remède à l'état de l'Église, aurait dû ramener l'épis­copat mondial à la doctrine romaine. Les choses étaient tel­lement avancées, et même pourries, qu'un tel retour eût été de l'ordre de la conversion. Nous ne cachions pas en 1962 que du concile nous réclamions principalement et avant tout la conversion des évêques ([^18]). 30:297 Mais beaucoup, à commencer par les évêques eux-mêmes, ne virent là qu'une boutade ou qu'une exagération, ne comprenant point en quoi ni pour­quoi les membres du corps épiscopal auraient eu besoin de se convertir. Déjà circulaient d'ingénieuses théories qui, sans récuser directement la primauté du Pontife romain, suggé­raient que cette primauté devrait normalement s'exercer en communion avec l'épiscopat. On retournait ou inversait, mais subrepticement, l'antique formule sur « le pape et les évê­ques en communion avec lui ». Au lieu de faire aux évêques obligation d'être en communion avec le Saint-Siège, on fai­sait -- implicitement, ou clandestinement, mais réellement -- obligation au Saint-Siège d'être en communion avec les évêques. S'il y avait en 1962 un hiatus entre l'épiscopat et le Saint-Siège, la faute t'en revenait donc plus à l'indiscipline et à l'incompréhension des évêques, mais à l'autoritarisme (cen­tralisé, italianisé, abstrait, retardataire, coupé du monde) de la curie romaine. Ces idées épiscopaliennes plus ou moins vaguement exprimées étaient plus ou moins partagées par Jean XXIII et par Paul VI, qui en tout cas les mirent en application : toute l'œuvre du concile fut d'aligner les idées du Saint-Siège sur celles de l'épiscopat, notamment dans la question-clé des rapports de l'Église avec le monde moderne. On peut retourner les choses comme on le voudra, il y a un test qui ne pardonne pas, qui tranche sans équivoque, et qui d'ailleurs avait été fait pour cela : et c'est le Syllabus. Les papes jusqu'à Pie XII inclusivement sont restés inébranla­blement fidèles à la doctrine du Syllabus : s'employant à la développer, à l'expliquer par des arguments nouveaux, à l'appliquer aux circonstances changeantes, sans consentir ja­mais aucune concession doctrinale. Les successeurs de Pie XII au contraire, sous prétexte d'expression rénovée et de formulation adaptée, ont carrément tourné le dos à la doc­trine du Syllabus ; ils en ont renié les principes. \*\*\* 31:297 Cela aussi est dans le discours du 11 octobre 1962. Non pas dans le texte latin, seul officiel, prononcé par Jean XXIII et reproduit aux *Acta :* mais dans le texte italien, celui qui fut rédigé par l'inspirateur et accepté par le pon­tife, celui aussi sur lequel furent faites les traductions verna­culaires dans lesquelles la plupart des évêques (et en tout cas les évêques français) lisaient des yeux le discours pendant que Jean XXIII le prononçait à haute voix en latin. Au lieu de (traduction du texte latin officiel) : « *Il faut que cette doctrine certaine et immuable soit approfondie et présentée de la façon qui répond aux exigences de notre époque *» ([^19])*,* le texte original italien, le texte français et les autres tra­ductions disaient que la doctrine catholique devrait désor­mais être « *étudiée et exposée suivant les méthodes de recher­che et de présentation dont use la pensée moderne *». Une telle énormité, il ne suffit pas de constater avec joie que le Saint-Esprit a daigné éviter qu'elle figurât dans le texte officiel latin du discours du pape. Il faut constater aussi : 1\. -- qu'elle constitue la véritable pensée acceptée par Jean XXIII et mise en œuvre par Paul VI ; 2\. -- qu'elle a été reçue sous cette forme par les évê­ques qui étaient dans l'aula conciliaire, traduction vernacu­laire en main, et que la plupart d'entre eux, en la lisant, ont manifesté non pas leur stupeur mais leur enthousiasme. A l'époque, nous avons mené pendant des semaines et des mois une véritable bataille pour faire prévaloir dans les esprits le texte latin, version officielle. 32:297 Nous expliquions qu'entre ce texte latin et les textes italien, français, etc., la différence était capitale, radicale, doctrinale. Par une compa­raison simple, nous faisions remarquer que ce n'est point la même chose de préconiser : -- une méthode *adaptée au* communisme, -- ou les méthodes *employées par* le communisme. De la même façon, ce n'était pas du tout la même chose d'utiliser une *méthode adaptée aux* circonstances présentes (chose manifestement requise par le bon sens), ou d'utiliser *les méthodes employées par* la pensée moderne (chose toute différente et condamnée par le Syllabus). Et ce n'est pas tout. L'Église, dans l'enseignement de sa doctrine comme dans tout son apostolat, a toujours cherché à employer une mé­thode *d'exposition et d'étude* adaptée aux circonstances. C'est autre chose de vouloir lui imposer les méthodes *de recherche* dont use la pensée moderne. C'est une révolution culturelle dans l'Église ; une révolution doctrinale ; une con­version au monde moderne : cela même contre quoi avait été élevée la barrière du Syllabus. Il est fort probable que les choses n'ont eu cette netteté ni dans l'esprit de ceux qui proposaient une telle révolution, ni dans l'esprit de ceux qui l'acclamaient. Le flou, l'incer­tain, le vague de la pensée sont encore plus manifestes que son erreur : au vrai, il s'agit d'un *sentiment* idéologique, ou idéel, plutôt que d'une pensée proprement dite. Le malheur est que, depuis 1958, le plus souvent les textes vernaculaires ne sont pas une mauvaise traduction du texte latin : ils sont le texte original. C'est le texte latin qui est une traduction : laquelle rectifie et met en ordre les pen­sées anarchiques ou informes d'un original barbare. Généra­lement les barbares qui nous dirigent s'expriment, dans les écrits de leur propre main, ou quand leur bouche parle de l'abondance du cœur, en dehors des catégories de la pensée donc en dehors des catégories de l'orthodoxie ou de l'hérésie. 33:297 Le langage articulé leur sert surtout à extérioriser, pour nous l'imposer comme règle, une sentimentalité arbitraire qu'ils prennent pour spiritualité, mais qui est faite surtout de mouvements subjectifs étrangers ou rebelles à l'ORDRE natu­rel et surnaturel. ...... J. M. 34:297 APPENDICE II ### L'hérésie du XX^e^ siècle : celle des évêques L'HÉRÉSIE du XX^e^ siècle est celle des évêques. Non qu'ils en soient les inventeurs : mais les agents. Ils ne sont pas débordés par elle ; si elle a presque tout envahi, ce n'est pas en raison de leur impuissance ou de leur inattention, c'est parce qu'ils en sont. Ils en étaient secrètement avant le second concile œcuménique du Vati­can ; au concile, ils ont cru pouvoir en être avec un peu moins de discrétion ; depuis le concile, ils courent ouverte­ment aux conséquences ultimes, dans leurs actes de gouver­nement et dans leurs enseignements officiels : si bien que nous n'avons déjà plus ni catéchisme ni liturgie, et que les sacrements sont menacés ([^20]). \*\*\* Les évêques : mais combien d'entre eux ? La « majorité », à ce qu'ils disent, et souvent même quasiment l' « unanimité ». Ils ont raison de le prétendre ils ont raison en ceci que leur prétention ne se heurte à aucune contestation épiscopale. Un très petit nombre d'héré­tiques, peut-être, fait marcher l'ensemble des évêques : mais enfin ils marchent, et ceux mêmes qui ne voudraient point marcher acceptent de faire semblant, ou de laisser croire qu'ils marchent eux aussi. 35:297 Les évêques demeurés catholiques ont supporté d'être désignés comme une « minorité », première erreur, théorique celle-là, car on n'est point une minorité dans l'Église quand on pense et professe ce qu'ont pensé et professé tous les saints, tous les papes, tous les conciles : ceux qui vont là-contre ne sauraient être une « majorité », quel que soit leur nombre, leurs suffrages ne comptent pas et ne doivent pas être comptés, ils n'ont pas voix au chapitre, ils sont dehors. La seconde erreur, conséquence de la première, est une erreur pratique : s'étant laissé acculer à ce faux rôle de « minorité », les « minoritaires » ont baissé pavillon, négocié des compromis dilatoires où ils ont été trompés, employé d'obscurs moyens humains où ils n'étaient pas les plus forts, au lieu d'user de leur invincible force surnaturelle, qui était de déclarer anathèmes les hérétiques, quels que soient leur rang et leur nombre : les déclarer anathèmes devant les hommes et devant Dieu, et s'en remettre à la Providence du sort qu'auraient ces déclarations solennelles. Je n'ai pas fait, je n'ai pas l'intention de faire le compte numérique des évêques hérétiques, ni celui des évêques fidèles qui acceptent ou supportent de leur paraître complices. Une personne est formellement hérétique quand, à son escient, elle soutient opiniâtrement/ comme vraie une proposition contraire à la foi : je n'en ai pas aux personnes ; mais à une situation, à des actes et à des énoncés. Je ne suis pas juge des culpabilités ; je réponds à l'agression des erreurs qui massacrent les âmes. Je constate que l'hérésie du XX^e^ siècle est enseignée par des évêques et n'est pas contestée par d'autres évêques. Elle est professée par des « épiscopats » entiers : dans la mesure où ces épiscopats se laissent « représenter » par les organismes collectifs, largement illégaux, qui parlent en leur nom sans qu'aucun évêque ne s'élève contre ces impostures juridiques et ces mensonges doctrinaux. En quoi il y a constamment abus de pouvoir, abus de confiance, forfaiture. 36:297 On peut démontrer que l'autorité épiscopale en tant que telle n'est pas canoniquement engagée dans ces mascarades : et cela certes est de grande conséquence, mais n'est pas mon propos essentiel dans le présent ouvrage. En fait, à part quelques spécialistes, tout le peuple croyant et tout le peuple incroyant sont persuadés que c'est bien l'au­torité épiscopale qui se prononce. Je m'en tiens donc à une constatation obvie : ce qui arrive au peuple chrétien en pro­venance de l'épiscopat est entaché d'hérésie, et rien ne vient de l'épiscopat au peuple chrétien qui conteste, contredise ou condamne cette hérésie. Telle est la situation en France, objet direct dg mon analyse. Telle est plus ou moins sou­vent, aussi, la situation de l'épiscopat mondial : mais je n'examine pas ce plus ou moins, ni les exceptions qu'il comporte, la plus complète étant sans doute l'admirable Église de Pologne, ferme dans la foi, et qui ne connaît ni la sorte de « crise religieuse » ni la sorte de « crise du recru­tement : sacerdotal » dont se gargarisent nos journaux et dont nous mourons : \*\*\* Voilà un siècle environ qu'ont apparu dans notre épis­copat les premiers germes de l'actuelle opposition à l'Église de Rome et au Siège romain. Des oppositions, il y en a tou­jours ; ou il y en a toujours la tentation. Il y avait eu dans l'histoire d'autres oppositions, qui étaient d'une autre sorte. Celle d'aujourd'hui, qui est provoquée par l'hérésie du XX^e^ siècle, a sa nature propre, dont on peut distinguer les pre­miers signes au moment du Syllabus (1864). Sans vouloir en faire une monographie minutieuse, qui appellerait beaucoup de nuances et de précisions, disons que l'on a commencé dans l'épiscopat non point par refuser ou mettre en doute, mais par comprendre de moins en moins l'enseignement que dispensait le Saint-Siège. Si le Saint-Siège avait entrepris de tellement enseigner, c'est évidemment parce que l'Église uni­verselle en avait de plus en plus besoin. Mais plus elle en avait besoin et moins les évêques entraient dans l'esprit de cet enseignement. Un siècle d'encycliques, de Pie IX à Pie XII, n'a pas atteint la société chrétienne dans son en­semble, parce que la transmission de cet enseignement a de plus en plus été arrêtée au niveau épiscopal. 37:297 Il y avait des fidèles et des prêtres pour s'instruire, de leur propre initia­tive, aux sources romaines : pour cette raison ils cessaient d'être en consonance avec l'épiscopat local. Cela fut presque imperceptible au début, puis s'accentua, à mesure que les enseignements pontificaux devenaient plus nombreux et plus insistants. Ceux qui « croyaient aux encycliques » furent progressivement désignés comme des catholiques de plus en plus à part, de moins en moins à part entière, et bientôt dénoncés comme « intégristes » et « papolâtres ». Inverse­ment, ce qui était mis en œuvre par l'épiscopat s'en allait plus ou moins dans une autre direction. Il y eut bien sûr des hauts et des bas, l'épiscopat français avait été partielle­ment converti par saint Pie X : mais ce fut comme une parenthèse. Déjà les Instituts catholiques, ceux d'aujourd'hui, fondés en France après la guerre de 1870, le furent dans le mépris des normes romaines d'enseignement, aussi bien en ce qui concerne les rôles réciproques du Séminaire et de la Faculté de théologie qu'en ce qui concerne la conception d'ensemble d'une Université catholique. L'épiscopat, théolo­giquement, paraissait irréprochable, et d'autant plus facile­ment que la vigilance regardait ailleurs : vers les survivances gallicanes en train de disparaître, vers les relents de jansé­nisme pratique plus sensibles dans le clergé du second ordre que chez les évêques. Mais il se préparait tout à fait autre chose ; d'une autre manière : non point le modernisme, qui n'en fut qu'une conséquence. Il se préparait, il se passait quelque chose de beaucoup plus considérable et de beau­coup moins visible : la « ratio studiorum » et les méthodes intellectuelles en vigueur dans l'enseignement catholique ren­daient les esprits étrangers à la doctrine romaine. En suite de quoi, ils devenaient modernistes ou ils ne le devenaient pas ; ou ils devenaient n'importe quoi ; ou rien. Mais ils, étaient intellectuellement étrangers. On a eu les conséquences. La conséquence la plus générale a été l'isolement pro­gressif de l'Église de Rome à l'intérieur de l'Église univer­selle : son isolement intellectuel. On pouvait bien modifier, renforcer, renouveler (ou faire semblant) les critères prési­dant aux nominations épiscopales : 38:297 même « romains » de formation, même « intégristes » d'origine, les nouveaux évê­ques étaient absorbés en quelques années par le milieu intel­lectuel d'un monde clérical vivant dans un esprit qui était de moins en moins celui de Rome. La discipline administrative s'était renforcée, plus rigoureusement centralisée : mais l'in­telligence s'était échappée ailleurs. La théologie dite « romai­ne » fut considérée de plus en plus comme une école théo­logique parmi d'autres, et point la meilleure, une école rétrograde, scolastique, juridique, dépassée. Les encycliques étaient tenues pour un produit local de cette école théologi­que contestée. En cela, évêques et docteurs se sont parjurés, ils ont forfait à leur serment solennel de tenir au contraire l'Église de Rome pour « mater et magistra omnium ecclesia­rum ». Ils ont imaginé quantité de prétextes pour considérer les doctrines et normes romaines comme le fruit d'une école particulière et non plus comme cela même à l'école de quoi ils devaient rester pour conserver l'intégrité de la foi. S'ils ont passé outre à leur serment, c'est d'abord sans doute qu'ils n'en comprenaient plus le sens, qu'ils n'y voyaient qu'une formalité protocolaire, une survivance sans valeur. Mais pendant longtemps ce ne fut chez eux qu'une déviation ou une diminution de l'intelligence, sans conscience nette de leur culpabilité, et ils demeuraient fidèles, en rechignant, en en prenant plus ou moins à leur aise, globalement fidèles néanmoins, par discipline. La discipline sans la conviction, l'obéissance sans l'intelligence ont fini par périr d'inanition. \*\*\* On croit peut-être que j'exagère en faisant remonter à un siècle environ l'origine de cette dissidence intellectuelle de l'épiscopat : on le croira de moins en moins, à mesure que le déluge de conséquences dramatiques, dans lequel nous sommes entrés, manifestera davantage sa profondeur et son universalité. Les aboutissements plus prononcés rendent plus claires les origines. C'est ainsi que l'anéantissement du caté­chisme, survenu en 1966-1967, nous a conduit à découvrir que la déviation du catéchisme français remontait au moins au catéchisme national de 1937 (trente-sept). 39:297 Mais bien sûr, au XIX^e^ et dans la première moitié du XX^e^ siècle, l'épiscopat n'avait encore touché ni au dogme ni, visiblement, au caté­chisme. Il avait touché seulement aux méthodes intellectuelles et à la philosophie générale, et le hiatus avec Rome s'était établi « en matière sociale », il faut dire plus complètement : « en matière intellectuelle et sociale ». Les évêques français qui comprirent vraiment le Syllabus étaient déjà l'exception. Par la suite les encycliques sociales n'ont été ni com­prises ni vécues par l'épiscopat, bien qu'il en ait beaucoup parlé, avec beaucoup de respect, voire d'enthousiasme, jus­que vers 1950. Il n'en parle plus aujourd'hui, il ne parle plus, pour le moment et probablement point pour long­temps, que de *Pacem in terris,* de *Populorum progressio* et de la Constitution conciliaire *Gaudium et Spes,* uniquement dans la mesure où il croit que ces documents récents annulent les documents antérieurs : et il en parle de telle façon qu'en fait les documents antérieurs s'en trouvent annulés. Mais auparavant la situation n'était guère meilleure, et ce respect ou cet enthousiasme avec lesquels l'épiscopat par­lait des encycliques sociales étaient profondément dérisoires parce qu'ils ne les connaissaient point. Ils enseignaient volon­tiers, au temps où ils parlaient encore du communisme avec sévérité, que l'encyclique *Divini Redemptoris* est « celle qui a condamné le communisme », ce qui est doublement inexact, et contraire au texte même, au texte explicite de l'encyclique. Ils parlaient des encycliques sociales en disant qu'il y en avait deux, au nombre desquelles *Divini Redemptoris* n'était pas comptée : il y avait *Rerum novarum* et *Quadragesimo anno.* Ils ouvraient des yeux ronds, sans y croire, quand on leur faisait observer que Léon XIII à lui seul avait publié 12 (douze) encycliques sociales. Ils n'en savaient déjà rien. Et qu'à la mort de Pie XI, le nombre des encycliques sociales depuis Léon XIII atteignait la vingtaine. L'ignorant, ils ne pouvaient évidemment l'enseigner. Quand par hasard ils je­taient personnellement un œil sur l'une de leurs « deux » encycliques sociales, *Rerum novarum* ou *Quadragesimo anno,* ils étaient assurés (sauf miracle) de n'y rien comprendre, incapables de les interpréter dans l'esprit et le contexte de l'ensemble de cet enseignement social dont ils ne soupçon­naient pas même l'existence. Il n'y avait donc en France aucun enseignement véritable de la doctrine sociale de l'Église, et dans les séminaires moins qu'ailleurs. 40:297 La preuve définitive que les encycliques sociales ne furent ni comprises ni vécues par les évêques, malgré tout le ver­biage épiscopal sur ces questions, réside en ce fait constata­ble : ils ne les ont jamais appliquées à ce qui dépendait d'eux directement, leurs écoles, leurs journaux, leurs proprié­tés, leurs finances, leurs salariés. Les évêques, comme le monde moderne et à son école, sont passés du libéralisme au socialisme : ils sont passés à côté de la doctrine de l'Église. \*\*\* Il n'y avait plus la communion de l'intelligence entre les évêques et le Saint-Siège. Mais, surtout à partir de 1950, les évêques ont eu le sentiment, ou on le leur a insufflé, que la communion avait été rompue par le Saint-Siège, prisonnier d'une école théologique et juridique particulière, et dépas­sée : et qu'il incombait donc au Saint-Siège de retrouver la communion avec l'épiscopat ; ou d'y être ramené. Tout le second concile œcuménique du Vatican a été conduit par les évêques dans cette perspective, qui n'a évi­demment pas pu prévaloir en droit, mais qui a fait grande impression sur les psychologies, y compris sur les psycholo­gies romaines. Cet autre malheur sera pour les tomes pro­chains du présent ouvrage, s'il plaît à Dieu que ces tomes suivants voient le jour comme nous en avons le dessein. \*\*\* 41:297 Le tome premier, que voici, a pour objet l'étude de la NATURE, ou si l'on veut du CONTENU, de l'hérésie actuelle, qui est celle, avons-nous dit, des évêques. Notre méthode est donc d'examiner un certain nombre de propositions, rame­nées à sept principales, qui ont valeur et portée de PRINCIPES, et qui : 1° sont d'origine épiscopale, 2° n'ont pas été contestées par des évêques. Cette hérésie du XX^e^ siècle est universelle, en ce sens qu'elle ne laisse rien subsister, pas même les vérités qu'elle paraît conserver encore et qu'elle continue à énoncer littéralement : parce qu'elle est essentiellement une négation de la loi naturelle. Ce qui explique trois choses, l'une concernant le passé que nous venons d'évoquer, les deux autres qui regardent l'avenir : 1° La dissidence de l'épiscopat, avons-nous dit, s'est ma­nifestée d'abord « en matière sociale ». Jusqu'en 1950, et même jusqu'en 1960, et même si l'on veut jusqu'aux années 1966-1967, les évêques ne touchaient ouvertement ni aux dogmes ni au catéchisme : ils ne paraissaient donc point hérétiques. Leur désaccord grandissant portait directement et semblait porter uniquement sur la « doctrine sociale ». Ils ne tenaient plus, ils ne voulaient plus tenir, par exemple, la doctrine d'ailleurs jamais comprise par eux de *Divini Redemp­toris* et de *Divini illius Magistri*. Ils abandonnaient l'école chrétienne et la résistance au communisme. Du libéralisme social, dont ils n'avaient aperçu et condamné que les aspects les plus superficiels, ils passaient normalement au socialisme, qui est engendré, dans les esprits et dans les sociétés, préci­sément par le libéralisme. Mais c'était déjà de leur part le résultat d'une défaillance plus profonde : ils avaient perdu le sens de la loi naturelle. Ils se croyaient en désaccord avec l'analyse romaine de la marche du monde, de la conjoncture économique, des mutations politiques : comme si la doctrine -- sociale consistait essentiellement en de telles choses. La doc­trine sociale de l'Église se fonde sur la loi naturelle, et la loi naturelle fait partie de l'économie du salut. Une dissidence concernant la loi naturelle devait logiquement se manifester d'abord par un désaccord sur la « doctrine sociale » : mais une telle dissidence contient en germe une subversion radi­cale de la religion chrétienne. 42:297 2° Quand on ne comprend plus la loi naturelle, c'est un naufrage général de la raison et de la foi. Il n'importe plus dès lors que l'on continue, dans un premier temps plus ou moins long, à répéter avec une exactitude littérale, d'ailleurs à éclipses, les formules évangéliques et les définitions dogma­tiques : elles n'ont gardé que leur apparence verbale, elles ont perdu leur substance. Un épiscopat qui a rejeté la loi naturelle n'a plus accès au sens de l'Évangile et des dogmes définis. A vrai dire, il n'a plus accès à rien. Et il ne peut plus rien conserver ni transmettre. 3° Quand on a rejeté la loi naturelle, on n'a plus aucune raison véritable de n'aller point au communisme. C'est pour­quoi l'épiscopat y va, en y mettant de moins en moins de discrétion. ...... J. M. 43:297 ## CHRONIQUES 44:297 ### La « religion » de l' « élite » par Thomas Molnar ON DEVRAIT UN JOUR consacrer un ouvrage à la religion de l'élite en tant que système de croyance face à la religion du peuple, des masses, de la religion popu­laire. Une telle différence existait à toutes les époques, *sur­tout de décadence,* car il est évident que la décadence elle-même a comme composante majeure le détachement de l'élite du peuple. Soit saturation avec la croyance tradition­nelle, maintenue dans les strates inférieures, soit ouverture à autre chose que la religion des ancêtres, l'élite cherche des voies nouvelles, passablement ésotériques. C'est aussi une façon de se distinguer des masses, de se croire dépositaire d'une doctrine secrète, face au peuple, « crédule » et supers­titieux. Au début de notre ère, par exemple, l'élite gréco-romaine s'orienta déjà vers un syncrétisme où avait une part la philosophie stoïque, mais aussi un ensemble (éclectisme) de mystères orientaux, parfaitement symbolisés dans la cha­pelle particulière des Sévère avec l'autel et l'effigie d'Abra­ham, d'Orphée, du Christ, de Zoroastre. Héliogabale fut empereur à la suite de ces combinaisons et fusions. 45:297 Aucune raison pour que le phénomène ne se reproduise pas de nos jours, avec cependant une différence. L'élite, ou ce qu'on appelle de ce nom, a un accès direct et immédiat au peuple au moyen de la télévision. Elle y répand un sal­migondis pour tous les goûts, mélange du sérieux dilué et d'abracadabra vulgaire, mélange qui prend la place de la religion chrétienne, point par sa valeur de substitut, mais par la *répétition obsessionnelle* des mêmes thèmes. Il est cependant naturel que l'élite, supérieure aux bonimenteurs de la « culture populaire et de masse », veuille se réfugier dans des couches plus pures et plus raréfiées. Elle y élabore davantage qu'une culture faite de connaissances, d'érudition et de bon goût, en fait une religion que l'on pourrait appe­ler *gnostique,* si par ce terme on n'entend pas une des sectes décrites par Irénée dans son *Contre les hérétiques,* mais ce que Gilbert Durand définit comme « savoir intégré et appor­tant le salut ». Nous en avons une version plutôt timide dans le livre de Raymond Ruyer, *La gnose de Princeton,* et une version plus explicite chez. René Guénon ainsi que chez le professeur Henry Corhin. Le savoir au-delà du savoir, mais qui n'est pas « connaissance » au sens socratique, dis­cursif du terme, mais secret, dévoilement, recherche de l'Ab­solu qui se dérobe. Dans ce sens-là, une bonne partie de la philosophie et de la psychologie modernes s'oriente vers la gnose. On ne cherche plus ce que révèle la raison, encore moins la révéla­tion divine, mais plutôt le dévoilement de l'être (Heidegger), la connaissance par la suspension du jugement, paraît-il, encombré (Husserl), le fonds universellement humain de la psyché (C.-G. Jung), la nudité culturelle totale en face des civilisations élaborées par réaction (Lévi-Strauss), le bouc émissaire, fondateur-victime de la communauté (R. Girard), etc. D'autres exemples, assez élevés en nombre, pourraient être cités -- tous pointant dans une même direction : éplu­cher les couches de savoirs les unes après les autres, afin de retrouver le mystérieux noyau dernier. A ce point-là, mais déjà en cours de route, l'érudit, le savant, le philosophe ne s'appellent plus tels, ils se font sages, mystagogues, initia­teurs, thérapeutes et, peu s'en faut, gourous et dieux. 46:297 Et par ailleurs c'est exactement ce que leurs adeptes leur deman­dent. Ce n'est plus Platon à qui Socrate enseigne la réalité des choses et le moyen dialectique d'y parvenir ; c'est l'ap­prenti-sorcier devant l'athanor de l'alchimiste. Voilà le prix que paient certains pour s'arracher à la culture de masse environnante et aux religions ayant l'air d'avoir fait banqueroute. Et en effet, le phénomène s'observe d'abord, et le plus crûment, chez théologiens et hommes d'Église. L'Évangile ne les satisfait plus parce qu'il parle à l'esprit et au cœur, éga­lement aux sens et au bon sens. Voilà qui est trop « popu­lacier » pour reprendre l'expression de M. Jospin, pourtant très loin d'être membre de l'élite dont nous parlons. Les prêtres et prélats cherchent donc ailleurs, parmi les choses qui sont encore capables d'exciter leur indifférence. Et ils trouvent : franc-maçonnerie, marxisme, révolution, œcumé­nisme, libéralo-socialisme, pseudo-populisme signé Christian Dior. Je connais un professeur bénédictin aux États-Unis, presque nommé prieur de son monastère, qui, à Paris, se lance à la recherche de cravates Yves Saint-Laurent, pour lui-même et pour son ami, bénédictin lui aussi. Ce n'est pas le seul exemple... \*\*\* Dans l'élite non-ecclésiastique, la nouvelle religion se comporte plus discrètement, et elle n'a pas besoin de s'abri­ter sous le manteau du P. Teilhard ou derrière les mondani­tés du P. Hans Küng. J'ai déjà cité des noms, tous de grands érudits, Jung, Eliade, Guénon, Husserl, Hilman, Lévi-Strauss, Girard, les Américains J. Campbell, Jacob Nee­dleman, etc. Leur champ d'exploration est tout à fait respec­table, ils s'insèrent dans le grand travail d'érudition dont notre époque a toutes les raisons d'être fière. Qu'est-ce qui est au bout, souvent non avoué, de leur exploration ? Quelle est la « religion de l'élite » qui se formule et s'élabore sous nos yeux, et qui s'étale dans les livres, colloques, enquêtes et livres de poche à grand tirage ? 47:297 L'objectif ultime est d'aller *au-delà du christianisme,* et, chemin faisant, de se débarrasser de Socrate et de deux mille ans et davantage d'histoire. Par conséquent, soit recom­mencer au degré zéro (mais notre élite est plus savante que cela, et plus cultivée surtout), soit se rattacher à la « Grande Tradition » (Guénon, Évola, Eliade et autres) et se débar­rasser de ses branches mortes, donc toujours du christia­nisme catholique et de l'héritage rationnel que celui-ci a tou­jours encouragé. On peut entreprendre cette œuvre de « puri­fication » de deux manières : on peut chercher à « sauver » le christianisme (Needleman, Jung, Girard) de ses excrois­sances « inutiles » : saints, miracles, ou bien et au contraire, de son « dessèchement ». Au XVII^e^ siècle ce travail fut pour­suivi par les francs-maçons déistes, par Kant dans son ou­vrage célèbre sur « la religion dans le cadre de la raison pure », par le franc-maçon insidieux, Lessing, par leurs pré­décesseurs au XVII^e^ siècle, Locke, Shaftesbury et Mandeville, et bien sûr, par une très grande partie de la noblesse en France et en Angleterre. L'autre moyen de « sauver le chris­tianisme » avait fait surface au XVIII^e^ siècle, mais timide­ment, et se fit plus audacieux au XIX^e^ siècle, pour entrer ouvertement au XX^e^ : les religions orientales. Celles-ci, ou plutôt leurs coryphées occidentaux mais aujourd'hui gourous et lamas institutionnalisés dans nos villes, proclament que l'injection des *techniques* ascétiques de l'Orient dans le grand corps inerte de la religion romaine pourrait rendre nouvelle vie à celui-ci : concentration, exercices de yoga, le Zen, le Tao, voilà qui devrait revitaliser nos couvents, monastères et églises abandonnés par prêtres et fidèles. Le mouvement charismatique, sans être d'origine orientale et basé, au contraire, sur l'enthousiasme et la spontanéité, est une de ces tentatives, comme celle, plus systématique, du P. Teil­hard, de greffer sur l'Église un renouveau de jeunesse. Voilà pour le « sauvetage du christianisme ». Cependant, la « Grande Tradition » trouve ailleurs son champ d'action et de réflexion. La véritable élite se place d'ores et déjà au-delà du christianisme, et vise l'élaboration d'un autre sys­tème englobant et satisfaisant. Elle y est aidée par l'extraor­dinaire floraison d'études et de disciplines relativement récen­tes : archéologie, anthropologie, mythologie, psychologie des profondeurs, herméneutique, structuralisme linguistique et au­tre, voire l'astrophysique. 48:297 Une espèce d'unité de toutes les connaissances en a été le résultat, et il était inévitable qu'un nouveau savoir en soit l'aboutissement. Savoir dans le sens aussi de la gnose car il fallait intégrer cette masse de nou­veautés et y explorer les traces cachées d'un salut intellectuel et qui frise déjà une spiritualité immanente, libératrice. L'ou­vrage en quatre gros volumes, de l'Américain Joseph Camp­bell en est une espèce de somme : *Les masques de Dieu*, qui examine la préhistoire, la poterie, les rites d'enterrement, les mythèmes, la structure des sacrifices, le meurtre rituel du roi, etc, et conclut à l'unité de toutes les mythologies qui peu à peu se métamorphosèrent en une et plusieurs reli­gions. Cependant, le substrat, selon Campbell, est toujours le même, les grands thèmes se retrouvent : la naissance miraculeuse d'une vierge, l'exposition de l'enfant menacé par un tyran, son éducation secrète et anonyme, son retour et sa prédication, sa mise à mort, sa résurrection en gloire. Osiris, le Bouddha, Jésus, Romulus, en sont quelques illustrations. Conclusion : la religion correspond à un mythe, mais ce mythe lui-même est conditionné par les nécessités imposées par la nature. Il y a cinq ou six mille ans, c'était le passage de la cueillette et de la chasse (mode de vie nomade) à l'agriculture sédentarisante qui créa les religions que nous appelons telles. Les dieux et Dieu sont les avatars des forces fertilisantes du sol, ainsi que du soleil qui fait tout mûrir. A cette théorie, la psychologie moderne apporte sa contribution de taille. La psychologie post-freudienne, notam­ment, car Freud, ayant enfermé l'individu dans son mythe personnel, œuvrait contre la religion, phénomène collectif. C'est donc Jung et ses disciples qui parlent d'*archétypes,* d'un fonds commun fait de souvenirs enfouis dans la psyché de l'humanité, et s'exprimant dans les mandalas orientaux, dans la recherche alchimique, dans les images et événements qui mobilisent les âmes, à la condition, justement, qu'ils soient publiquement admis, intégrés à la civilisation environ­nante. Ici on voit déjà percer le danger : ces archétypes peuvent être n'importe quoi, vérités religieuses ou construc­tions imagées comme le mandala, c'est leur apport thérapeutique qui est important. Au fond, Jung rejoint Campbell qui le cite souvent : chaque civilisation et religion puise au contenu commun et équivalent du point de vue de la guéri­son psychique. 49:297 Les disciples vont plus loin. Pour un James Hilman, la vie de la psyché consiste en faisceaux de pulsions (on croit être plus précis et plus scientifique en écartant « passion » et parlant de pulsions) qui en sont l'expression naturelle et normale. Or, les païens ont laissé libre cours à ces pulsions, libérant ainsi la psyché d'éventuelles contraintes. Ils firent davantage, ils ont incarné ces pulsions dans leurs « dieux ». Survint le monothéisme, faisant table rase de ces dieux, puis le christianisme qui les transforma en des diables, condam­nant les passions et les vices qu'ils représentaient. La « mé­decine chrétienne », que fustige un Foucault, entreprit de diagnostiquer ces passions comme des maladies, cherchant à les réprimer, extirper. D'où la mauvaise conscience, les dis­simulations, les complexes. La solution : retour au paga­nisme dont le polythéisme réhabiliterait les soi-disant mala­dies psychiques et autres névroses, en en faisant des réactions positives, des « dieux ». Bien sûr, au-delà du « bien et du mal », car la morale serait libérée des contraintes de la religion. \*\*\* Il y a donc ce fonds commun mentionné plus haut, mais *il faut surtout écarter la morale chrétienne et la philosophie grecque* (de la haute époque) et remonter à la « Grande Tradition » dont parle, entre autres, René Guénon. Ce n'est pas le présupposé de Campbell pour qui il n'y a pas de vérité mais des réussites plus ou moins louables à exprimer la vision qu'ont les hommes de ce qui semble les dépasser. La Grande Tradition de Guénon c'est le tronc commun où les hommes sont atteints par les derniers secrets de ce qui l'es transcende et d'où ils dérivent leur compréhension, leurs symboles, leur attachement au réel. C'est une espèce de gnose, mais ici derrière le monde tel qu'il est, il ne se trouve pas un Dieu bon, mais une loi cosmique rigoureuse bien qu'impersonnelle, auto-mouvante et réglant les époques, les grands cycles. 50:297 On a donc l'impression que malgré l'enchaî­nement de ces symboles qui nous maintiendrait, bien mieux que ce monde exotérique et vulgaire où nous vivons, dans les étroites correspondances entre macrocosme et micro­cosme, cet enchaînement et ces cycles sont déterminés par la loi cosmique inexorable où la liberté humaine est pure illu­sion. Il est naturel qu'à la lumière de cette tradition pre­mière, remontant aux premiers âges, les religions positives, sauf l'hindouisme, soient condamnées comme des versions vulgarisées, déchues, ayant réalisé de multiples compromis avec le bassement matériel, historique, social, scientifique, politique. Par conséquent, là encore, chez le très traditiona­liste Guénon, nous retrouvons la thèse de Jung, de Hilman, de Campbell, de Lévi-Strauss : le matériel humain ne peut plus être interprété à la manière de l'érudition du XIX^e^ siècle, purement matérialiste et trouvant dans la religion une conspi­ration de prêtres. La nouvelle interprétation se fonde sur le *besoin* qu'a l'homme de se savoir lié, moins à la transcen­dance qu'à une image de celle-ci, à une construction de son propre esprit mais qui en même temps donne l'impression de le dépasser. Une mythologie subjective, pourrait-on dire, mais collective dans ce sens que tous la partagent. Chez Guénon, c'est la tradition-archétype ; chez Jung, l'archétype s'exprimant de nombreuses manières ; chez Lévi-Strauss, le plus matérialiste de tous, le XIX^e^, voire le XVIII^e^ siècle, ne sont pas encore tout à fait enterrés. Voilà ce qu'il note, dans ses cours du Collège de France (*Paroles données,* Plon, pp. 27/8) : « Tout se passe comme si culture et société sur­gissaient comme deux réponses complémentaires au problème de la mort : la société, pour empêcher l'animal de savoir qu'il est mortel, la culture comme une réaction de l'homme à la conscience qu'il est. » J'avoue ne guère comprendre cette réduction *ad absurdum,* mais je constate que l'anthro­pologie et la mythologie sont passées par là. C'est mieux que Diderot, mais c'est tout ce qu'on peut en dire. \*\*\* 51:297 Nous parlions de la « religion de l'élite », notion qui suggère le détachement de l'élite des vérités religieuses. Il est curieux de constater que la nouvelle religion s'organise, elle aussi, autour de dogmes invérifiables par les propres critères de ceux qui les proposent. Ce passage dans l'œuvre de Campbell résume tant d'autres : « En Mésopotamie, environ en 2500 avant Jésus-Christ, une psychologie de dissociation mythique (!) rompit l'idée que Dieu et l'homme soient en fusion. Cette dissociation devint l'héritage d'autres systèmes mythiques ultérieurs... Dans l'Occident la représentation my­thique de l'Absolu est personnifiée comme Dieu ; dans l'Orient, elle est dépersonnalisée en tant qu'Être ou que non-Être. » (*Oriental Mythology,* p. 500 et p. 313.) Karl Jaspers, le philosophe-psychologue allemand, proposa l'hypothèse des « périodes axiales » tous les 2500 ans où la vision du monde et des dieux se renouvelle -- hypothèse extrêmement précaire, car on pourrait tout aussi bien parler d'une conti­nuité. Un autre philosophe allemand, Éric Voegelin, qui vient de mourir, était d'avis que sur un « fondement divin de l'être » les périodes historiques se succèdent par « éclo­sions », et que l'humanité passe de l'ère des « dieux cosmi­ques intra-mondains » à l'ère du monothéisme (en Judée) et celle de la philosophie (en Ionie et à Athènes). Puis il y a les vingt et une civilisations dénombrées par Toynbee, la mor­phologie des civilisations de Spengler, et quantité d'autres mini-systèmes. Ce sont des efforts louables, profitant chaque fois des nouveaux apports de l'érudition et de la science. Seulement, ils sont tous marqués par l'esprit du temps, son vocabulaire, ses présupposés, comme l'étaient aussi les ouvrages de saint Augustin et de Bossuet. Ce que font nos contemporains, il convient d'en voir la signification en ceci qu'ils *subjectivisent* la méta-histoire selon de nouvelles catégories offertes par des découvertes modernes. Mais les maîtres-mots dont ils se ser­vent (comme ceux que je viens de citer chez Voegelin et Campbell) risquent de ne plus avoir cours dans quelques décennies, comme ceux d'Augustin et de Bossuet paraissent être périmés aujourd'hui. Le nouveau de nos jours ce n'est pas que l'élite élabore sa propre gnose, mais que les instru­ments de communication aidant, elle soit capable de la répandre dans la masse qui la trouve affolante -- et qui s'en affole. 52:297 La réalité se dissout dans le subjectif, dans les besoins du moi, dans les abstractions sonores mais fragiles. Puis les idéologies y trouvent leur pâture, absolutisant ce que ces érudits proposent, somme toute, comme des cons­tructions du génie humain. Thomas Molnar. 53:297 ### L'auto et les statues par Georges Laffly PLACE de la Concorde, les vapeurs d'essence ont rongé les chevaux de Marly, comme à Rome la colonne tra­jane, l'arc de Constantin, et celui de Titus. Il a fallu évacuer vers un abri les statues de Couston. Les Romains, travaillant à les restaurer, cachent leurs monuments sous des voiles verts, pareils à ces voilettes dont autrefois les vieilles dames protégeaient leurs visages bombardés par le temps. On peut masquer, non réparer. Un conseiller municipal de Rome, qui est également historien d'art, Giulio Carlo Argan, écrit : « L'incompatibilité entre le centre historique et le centre des affaires s'est déjà révélée terriblement des­tructrice pour les monuments les plus précieux par leurs sculptures classiques : celles qui ornaient les arcs de triomphe de Titus, de Constantin et de Septime-Sévère, les colonnes commémoratives de Trajan et de Marc-Aurèle. Les gaz d'échappement des voitures, les fumées des installations de chauffage les corrodent : les dommages se traduisent par l'écaillement et la pulvérisation des surfaces, et il n'y a aucune possibilité de réparer les dégâts et d'arrêter le pro­cessus par des procédés chimiques. » (*Paris projet* n° 23-24) 54:297 Il parle aussi du dilemme qui oppose automobiles et monuments. Les autos n'ont pas été inventées pour détruire les sculptures et les temples, plutôt pour en faciliter l'accès, mais le fait est qu'elles les ruinent. Au pied des cathédrales, les voitures luisantes paraissent minuscules. Ce sont des fourmis au pied d'un éléphant. Pourtant, les fourmis vont dévorer cette carcasse, n'en laissant que les os. Les œuvres de pierre succombent devant les machines de l'âge du feu. Elles sont incompatibles, comme dit Argan. Il y a opposi­tion entre le monde de la durée qui se fie à la permanence et croit à la perfection et le monde dynamique habité par la volonté de mouvement et de métamorphose. La pierre, particulièrement le marbre, recevait en garde ce qui méritait d'être perpétué parce qu'elle-même semblait immuable. Sans doute la mer, et même le vent, usent les falaises, mais il faut des millénaires pour que cette action soit patente, et pour nos courtes vies elle est insensible. Nos statues ont fondu en cinquante ans. On se rapproche plutôt de l'effet des bombes au phosphore ou des lance-flammes, qui font couler un visage en une seconde. Les gaz acides agissent à la manière du feu, non pas comme l'air ou l'eau. Le temps tourne plus vite. « *Le buste* *Survit à la cité *» disait Th. Gautier, dans des vers qui furent célèbres et don­naient forme, croyait-on, à une pensée banale, évidente. Notre chair est vite appelée à se dissoudre, le langage se corrompt et se perd, mais le roc taillé demeure. Il garde la mémoire des actes et des visages, et les transmet à un avenir inimaginable. Maintenant, la pierre révèle sa fragilité. Elle se couvre d'ulcères, éclate, les reliefs s'y effacent. La voilà aussi éphémère que l'homme. On voit s'évanouir des témoins res­tés intacts depuis deux mille ans et qui tout à coup nous échappent. \*\*\* 55:297 L'historien romain qu'on a cité est un homme de gauche. Il attribue le désastre aux erreurs politiques, c'est peut-être une consolation pour lui. La cause du mal, à son sens, est d'avoir juxtaposé le centre historique et le quartier des affai­res, d'où un afflux de circulation à un point vulnérable. Il accuse les « conservateurs » de prendre le parti de l'auto au détriment des monuments. Enfin, l'origine de l'erreur est due à Mussolini, qui a tracé au milieu des ruines de la Rome antique la voie des forums impériaux. Ainsi, le capitalisme et le fascisme sont responsables. Cette analyse néglige évidemment le fait que, vers 1930, la circulation automobile n'avait rien de commun avec ce que nous connaissons, et que le péril était peu imaginable. Autre fait : l'auto est aujourd'hui le véhicule de tous, et l'ouvrier, l'employé, n'y sont pas moins attachés que les banquiers. Ils polluent tout aussi vaillamment. Remplacer au centre de Rome les sièges sociaux par des universités et des bibliothèques ne changerait pas grand chose à la densité des moteurs à explosion dans cette zone, qu'il est exclu, je sup­pose, d'interdire au tourisme (les cars, les taxis, les voitures étrangères font une bonne part du trafic). Supprimer la voie des forums impériaux est certainement devenu nécessaire. C'est un projet accepté, il me semble, et qui permettra de mettre au jour des restes cachés, en même temps qu'on éloignera quelques milliers de véhicules d'un lieu vénérable. La solution la plus sûre, qui serait de rendre Rome aux fiacres, ou de n'y permettre que des voitures élec­triques, n'a aucune chance d'être acceptée. Il faudrait, de plus, changer entièrement le système de chauffage : les che­minées aussi rejettent des gaz destructeurs. En somme, il faudrait renoncer à notre appareil techni­que, ou en établir un tout différent. C'est exclu. Il se trouve que l'auto est devenue l'instrument le plus commun, indispensable dit-on. Personne n'y veut renoncer. Et il se trouve qu'un des sous-produits de son utilisation est la ruine des monuments et des sculptures de pierre. Le cri du cœur est tant pis pour la pierre. 56:297 S'il y a dilemme, comme le dit M. Argan, non sans rai­son, on sait quelle branche l'emportera, Il y a lutte entre un bien sensible à tous et un bien auquel, en fait, peu de gens s'intéressent. Le résultat est sûr. On pourra s'émouvoir au nom de l'art (faible bruit), du lien avec le passé (murmure inaudible, coupé de ricanements), du tourisme (la sonnette, cette fois, fait drelin-drelin). Mais même l'importance éco­nomique du tourisme n'est pas de taille à intimider l'auto. \*\*\* Les dommages irréparables infligés aux reliques de l'An­tiquité surviennent, bizarrement, dans une époque qui leur voue une grande piété. Le Moyen Age a pillé la Rome des Césars, dont les monuments constituaient une carrière com­mode. La Renaissance elle-même, pétrie de respect envers ce passé, s'est conduite quelquefois sans gêne. C'est à ce mo­ment qu'on a fondu les statues du Panthéon : « Barberini a fait ce que les Barbares n'avaient pas fait. » En regard, considérez nos archéologues qui travaillent à la petite cuiller, pour ne rien déranger. Il n'y a donc aucune intention volontaire dans cet anéan­tissement des anciens chefs-d'œuvre, et c'est même bien re­marquable. Une cause A, destinée à produire un effet B utile, produit en même temps un effet C nuisible, non-prévu, dans un domaine tout autre que celui de B. C'est un exem­ple réussi d'*hétérotélie,* comme dit Monnerot. Les atteintes à la pierre n'apparaissent pas aussi vite que d'autres effets nuisibles de l'auto, qui étaient plus calculables (les encombrements, les accidents). Il a fallu attendre une multiplication de ces machines plus grande que ce que l'on avait longtemps imaginé (dans *Ravage,* célèbre roman d'an­ticipation de Barjavel, écrit vers 42 ou 43, on parle encore beaucoup de bicyclettes). Ce succès même rend impossible tout retour à la situation précédente. Impossible de limiter la circulation dans Paris, comme Montherlant le proposait par blague, aux ambulances, aux voitures de pompiers et à celles des académiciens (il l'était -- mais il n'avait pas d'auto, autant que je sache). 57:297 Quand les spécialistes n'ont pas prévu un fait, ils le nomment « effet pervers », comme si un petit démon avait embrouillé leurs fils. Versons aussi dans la mythologie. Le dilemme : les monuments ou les autos marque l'incompati­bilité entre deux génies, celui de la durée et celui de la métamorphose (si l'on veut : celui de la pierre et celui du feu) dont chacun régit son monde propre, et ne supporte pas ce qui relève de l'autre. Nous sommes passés, très satis­faits, très fiers de nous, sous la domination du génie du feu, et nous découvrons, avec tristesse, qu'il faut abandonner les biens que nous avait donnés l'autre génie, celui du monde d'hier. Et c'est maintenant que nous les apprécions le plus fort. Georges Laffly. 58:297 ### L'abbé Mugnier et son Journal *Un prêtre médiocre, mondain,\ ennuyeux mais... démocrate !\ ... précurseur du clergé post-conciliaire* par Maurice de Charette C'EST une bien étrange destinée que celle de ce prêtre d'origine modeste, ayant occupé des fonctions subalternes de vicaire de paroisse, puis d'aumônier de bonnes sœurs et qui, cependant, fut pendant plus d'un demi-siècle le convive obligé et quotidien des repas du *Tout Paris.* Il avait connu toutes les notabilités de l'aristocratie ainsi que Huysmans et Cocteau, Maurras et Colette, Mau­riac et Drieu, Lorrain, Barrès, Anna de Noailles, la prin­cesse Bibesco, etc. Il confessait les uns, aidait les autres à mourir, entendait sans frémir les propos les plus éloignés de la doctrine chrétienne, se voulant auditeur attentif plutôt que censeur. 59:297 Il semblait donc qu'il eût été en mesure de porter des jugements profonds, sereins et, bien entendu, dis­crets sur ce conglomérat de jalousies, d'ambitions, de vanités creuses, mais aussi de vraies valeurs, de finesse et de goût qui constituait *la Société Parisienne* lorsqu'il en existait encore une. Il semblait par ailleurs évident que l'homme était supé­rieur pour s'être imposé dans ces milieux où le brillant et la réussite sont les seuls poids et mesures reconnus pour péné­trer dans le sérail. En vérité, transposant ce qui fut dit du Père Teilhard de Chardin, nous serions tenté de croire que les gens du monde l'ont pris pour un prêtre tandis que les prêtres le croyaient homme du monde... Quoi qu'il en soit, son *Journal* ([^21]) se présente comme une suite de cancans et de ragots qui ne nous apprennent rien que nous ne sachions déjà sur les débordements de Maupassant, le faux ménage d'Anatole France et de Mme de Caillavet, le névrosisme maniéré d'Anna de Noailles, les plaintes de son mari, etc. L'abbé jette un regard banal sur les personnes et sur les choses sans porter de jugements profonds et originaux qui donneraient un éclairage nouveau aux personnes qu'il a côtoyées. Le style, lourd et médiocre, ne concourt même pas à créer l'illusion par on ne sait quel étincellement des mots. Sans doute faut-il chercher le secret de ce fatras inconsistant dans la stupéfaction paralysante qu'éprouvait l'abbé Mugnier à être reçu dans « les beaux salons à boiseries dorées, à glaces, à lustres. J'aime les salles à manger parées de fleurs et de femmes. La mondanité est en moi incorrigible ». (16-05-1901) Et lors des obsèques de sa mère, il note avec quelque en­fantillage : « j'ai reçu une pyramide de témoignages de sympathie. La pauvre enfant de Lorraine... a eu des ducs et des princes à ses obsèques ». (1-04-1903) 60:297 Un jour qu'il assiste à des expériences de spiritisme dans un salon où il fréquente, l'on en vient à former une chaîne de mains « j'étais entre la comtesse Greffulhe et Anatole France et nos mains se touchaient. J'étais fier des deux contacts ». (30-01-1908) Voici encore : « Quelle chose étonnante d'être ainsi mêlé à des coins d'histoire littéraire et amoureuse qui avait tant excité ma curiosité ! Comme j'ai été mené à ce que j'aime ! » (14-04-1911)... Il s'agissait du suicide de Charles Demange, le neveu de Barrès, qui avait été repoussé par Mme de Noailles ! Mais il est vrai que le pauvre abbé osait écrire « Je n'adore que la gloire littéraire, et tout le reste pour moi n'est rien. » (6-04-1892) Déjà bien vieux, mais toujours aussi léger, il évoquera un vieux château, un bon feu et la lecture « d'une corres­pondance intime et inédite de Chateaubriand ! Ce serait une volupté suprême ». (14-02-1930) Dans l'ordre des voluptés accessibles, l'abbé goûtait les plaisirs de la table. Le 22 juin 1914 il déguste chez Arthur Levavasseur « un délicieux mets de pêches Sultanes, sur fond de glace de vanille avec gelée de rose, de vraies feuilles de roses. C'était païen, ronsardesque ». Fréquemment, d'ailleurs, il relate des menus ou évoque un dîner particulièrement remarquable. Un jour, il note avec nostalgie que la comtesse de Fitz-James va perdre sa remarquable cuisinière (25-02-1912). Au milieu de tous ces propos badins, on demeure déçu de ne trouver aucune note profonde, aucune vue un peu supérieure ou empreinte de gravité religieuse sur les person­nalités qu'il a le mieux connues, telles que Huysmans, Coc­teau, Mauriac, Anna de Noailles et tant d'autres. Même lorsque le *Journal* rapporte des détails inutiles, graveleux, presque obscènes, que l'abbé Mugnier a appris sur la confor­mation physique ou le comportement sexuel de l'un ou de l'autre, il n'est porté aucun jugement alors que, cependant, il léguait ses cahiers à la comtesse François de Castries, sa­chant -- et souhaitant sans doute -- qu'ils seraient un jour publiés, ce qui engageait sa responsabilité de prêtre. A peine s'il se montre surpris de voir Colette tâter les seins de Mme Bernstein en la félicitant de sa santé à la suite d'un dîner chez Jacques Porel. (21-06-1922) 61:297 Et encore, il paraît d'après le contexte que ce soit surtout la présence du mari de Colette qui fait problème dans l'esprit de l'abbé ([^22]). Mais il est vrai qu'il écrivait avec fierté « Mes amis disent que je n'ai pas de préjugés. Ah ! Quel éloge ils m'adressent ! » (9-01-1913) \*\*\* On serait tenté de hausser les épaules et de négliger ce pauvre homme qui traînait sa soutane et sa vanité d'un dîner à l'autre et qui, du moins, n'a fait aucune confidence sur la qualité de sa vie de prêtre. Et cependant, alors même qu'il laisse aller sa plume, il déçoit... Un jour, il s'imagine devenu évêque et il conclut « après l'ivresse du sacre, je me trouve enterré tout vivant, dans une petite ville pas très mouvementée et d'où la société est absente. Les prêtres redeviennent ma compagnie quotidienne... (trois lignes plus loin) dîné tout à l'heure chez la vieille princesse Wittgens­tein, dans son beau salon ». (6-01-1900) Quelle hiérarchie des valeurs ! Il aime, dit-il après une rencontre avec la comtesse de Noailles « le talent, à la folie, surtout un certain genre de talent poétique, lyrique, parisien, mélancolique, païen. Et c'est le sien ». (6-12-1910) Le 9 mai 1912 il note « j'ai assez travaillé jadis. Surme­nons-nous de flânerie, d'indolence, de fantaisie, de caprice, d'égoïsme ». La veille, il avait confessé « Mme Hx. Elle m'a parlé de sa liaison avec G. de L. que je savais d'ailleurs. Et cette jolie femme m'envoyait ses péchés, à travers la grille, dans un doux parfum ». Pauvre bonhomme ! On veut du moins espérer que ce n'est pas Ghislain de Diesbach qui a réduit les noms propres à des initiales. Il n'en reste pas moins que le secret de la confession et le respect des âmes sont ici traités avec bien de la désinvolture. Ailleurs (24-08-1927) ; il se désole de ne pas avoir entendu en confession George Sand : « L'entendre me raconter ses amours, ses déceptions, mettre à nu tout le fond d'elle-même. Parlez-moi de Musset, de Chopin. » 62:297 Par contre, s'il rencontre René Bazin, il marque avec ironie : « Il dut être un pieux et pur jeune homme. Je ne sais quoi de timoré, de pudique, de réservé. » (5-05-1926)... Pas amusant à confes­ser, en somme ! Et au soir de sa vie, il s'offre ce piètre témoignage : « Qu'on dise ce qu'on voudra. J'ai été, je demeure sincère. » (24-08-1927) Lorsqu'il songe à Dieu, il le voit comme « tout ce que nous rêvons, admirons, aimons. Ne le séparons pas des créatures. Il est soleil, oiseau, femme, intelligence, beauté, bonté. N'évidons pas la divinité, elle est gonflée de toutes les sèves ». (20-12-1927) Ce Dieu-là nous paraît perçu sous un fâcheux éclairage naturaliste et peut-être que l'abbé en aura conscience lorsque, aux dernières pages de ses cahiers, il notera : « J'ai baptisé, marié, confessé, catéchisé, assisté aux offices... (les lecteurs) doivent me prendre pour un prêtre qui aimait à remplir son devoir. » (10-12-1938) Ce n'est pas notre rôle de faire à ce pauvre homme un procès d'intention, ni de sonder les reins et les cœurs, mais nous ne pouvons nous empêcher de penser que ce regard en arrière s'accompagne d'hésitation ou de regret ; c'est, en effet, le même prêtre qui avait écrit « le dégoût des choses paroissiales me tient à cœur » (28-02-1892). Lui encore qui ricane d'un triduum en l'honneur de saint Joseph (14-12-1895), qui se moque des dévots qui croient gagner les élec­tions « avec des communions et des chemins de croix » (7-05-1906), qui s'exclame « Ah ! La lassitude de mes fonctions, comme je l'éprouve !... Assez de péchés entendus, de ciboires vidés, de saluts donnés, de sermons, d'oraisons, de direc­tions, que sais-je ! » (7-07-1908) Il est furieux parce que Pie X préconise la communion des enfants : « Ces petits ne sauront ce qu'ils feront... Pie X détruit, détruit. » (22-08-1910) Furieux encore parce que « les femmes chrétiennes ne pensent qu'à faire dire des neu­vaines pour la conversion des gens, pour le salut de la France » (2-03-1911). Même à la veille de la guerre (29-07-1914), il s'indigne que tout *Le Génie du Christianisme* soit « ramené au Sacré-Cœur, à l'Eucharistie, à Lourdes, au pape ». 63:297 Et lorsque l'an­goisse de l'invasion étreint la France entière, M. l'abbé Mu­gnier, aumônier des religieuses de Saint-Joseph de Cluny, persifle : « pendant qu'on se bat, que la haine et la violence coulent à pleins bords, nos religieuses renouvellent leur consécration au Saint et Immaculé cœur de Marie » (23-08-1914) ; et aussi « cette prière inlassable qui survit à l'insuc­cès des neuvaines, des triduums, des pèlerinages, des amendes honorables, des consécrations, etc, etc. Il y a là quelque chose de béat qui agace » (25-06-1915). D'ailleurs, il paraît évident que le fond de sa pensée est dans cet étrange amal­game : « l'ascétisme, l'assassinat, le suicide, la guerre se rejoignent : c'est toujours le Tu ne vivras pas, ou tu vivras au minimum » (26-03-1918). Mais peut-être que le sommet de l'inconscience (ou de l'insupportable) est dans cette indignation : « Le Sacré-Cœur ! Ce cœur rouge retiré du corps humain. Une dévo­tion faite pour un siècle d'opérations, pour une époque de chirurgiens ! » (27-09-1915) \*\*\* Du moins, si l'abbé rejette tant de traditions et de dévo­tions qui nous paraissent essentielles, il rêve d'une Église régénérée qui ressemble de bien près à celle dont nous jouissons depuis le Concile. Au lieu de vie intérieure, il demande que le prêtre « se répande », soit autorisé à « déposer la soutane pour agir plus efficacement » (6-09-1880). Il admire Mgr Foucault, évêque de Saint-Dié, qui suggère une seule communion, comme le baptême, ne voit pas la nécessité de la confession détaillée et « jette à l'eau le jeûne et l'absti­nence, les six commandements de l'Église » (20-01-1894). Ce prélat qui serait promis aujourd'hui à une belle carrière, ne ressemble pas à « ces pauvres évêques qui ne savent que prendre le chemin de Lourdes, de Paray-le-Monial ou du Sacré-Cœur de Montmartre » ! (30-08-1901) Avec l'abbé Brémond, il n'aime pas la communion sur les lèvres et souhaite qu'on revienne au repas fraternel, comme à la Cène (14-05-1915). Il n'aime pas non plus le catéchisme, se montrant assuré que « le mot à mot nuit à l'intelligence des enfants » (4-05-1922) et bien entendu il désire la suppression du latin (23-09-1894), sujet sur lequel il reviendra avec autant de mauvais goût que d'incohérence pour un homme qui se veut lettré : 64:297 « Guy de Lubersac me cite ce mot exquis de François Albert, ministre de l'Instruc­tion publique qui, entendant à table sa voisine citer du latin (c'était la comtesse Jean de La Rochefoucauld, née de Fels) ([^23]), lui dit aussitôt : -- Oh ! Madame, comme vous devez emmerder vos amants. » (24-11-1925) Il est bien évident, après tout ce qui précède, que l'abbé n'aimait pas saint Pie X. « Le pape vient de condamner Le Sillon. Bravo ! Saint Père, condamnez toujours ! » (29-08-1910). En contrepartie, il note avec joie ce qu'on lui rapporte de Pie XI qui serait partisan de Blondel et « n'admet pas que la philosophie de saint Thomas soit la seule. Donc l'es­prit qui souffle dans l'Église n'est pas ce petit, cet étroit esprit dont j'ai tant souffert dans mon plus ancien passé ecclésiastique ». (20-02-1930)... On pourra toujours se conso­ler en notant que l'esprit qui souffle dans l'Église pour la plus grande joie de notre abbé, n'est pas encore l'Esprit majusculaire de notre Pentecôte postconciliaire et charismatique... \*\*\* D'un salon à l'autre, notre abbé traîne un amour de l'humanité qui n'a, évidemment, : rien à voir avec un patrio­tisme étroit. En 1914, il notera avec attendrissement que la chère Anna va s'occuper de soupes populaires et que Mme de Béarn a un drapeau de la Croix-Rouge sur son hôtel... mais elle est au lit (4-08-1914). Heureusement, la vie pari­sienne se poursuit quelque peu ce qui lui permet un délicieux déjeuner chez la duchesse de Camastra, avec « une oie rôtie à la sauce aux pommes » et la présence de d'Annunzio (7-10-1914). Péguy est déjà mort ; Psichari va bientôt mourir, ce que notera l'abbé entre deux bons mots et l'évocation d'un moment passé avec des gens d'esprit. Au surplus, il estime qu'il « n'y a pas de cause assez juste pour valoir tant de sang répandu » (11-08-1914) 65:297 Et voilà qu'il se fâche contre Léon Daudet qui a traité Guillaume II de « Seigneur du Bras-Pourri... C'est tout sim­plement ignoble ! J'ai lu d'autre part, un article de Gustave Hervé, dans *La Guerre Sociale*, sur le respect dû aux pri­sonniers allemands. C'est Hervé qui est chrétien ! Daudet, la brute colorée de patriotisme » (16-09-1914). Heureusement que l'abbé peut se consoler de toutes ces violences et ces méchancetés sans trop macérer son pauvre corps ; témoin ce déjeuner chez Larue où la comtesse Poto­cka régale quelques amis de soles Augusta, huîtres, poularde parisienne, daube de cailles -- Rossini, etc, le tout précédé de blinis au caviar. « C'est, sur une galette de sarrasin, un petit tas d'œufs noirs qui ressemblent à des obus infiniment pe­tits » (9-01-1915)... On demeure confondu par cette compa­raison avec des obus, en un temps où les soldats français meurent dans le froid de l'hiver ! Quelle charité attentive chez ce prêtre qui, d'ailleurs, ne se veut pas Français : « On place l'humanité au-dessous de la patrie, c'est-à-dire ce qui est naturel au-dessous de l'artificiel » (8-10-1915). Même le pauvre Albert de Mun se fait reprocher d'avoir voulu la guerre ainsi que Déroulède et Barrès. « Il fallait enterrer 1870 » (18-04-1916) s'exclame l'abbé, sans avoir l'air de se souvenir que le bellicisme était allemand en 1914 et que l'impéritie de la République fut un crime responsable de bien du sang inutile. Plus tard, il souscrira au célèbre « *eurrière les canons et les mitrailleuses *» de Briand et il s'indignera de voir Daudet le traiter de gredin, de vendu, de souteneur : « C'est cela qui est antichrétien et que j'aurais condamné si j'avais été Pie XI » (5-10-1926)... Mais, au fond, n'est-ce pas un peu cela que condamnait le pape ? Tout au long de sa vie, l'abbé Mugnier aura une bien­veillance sans limite pour les naufrageurs de la France, de la société et de la chrétienté. Il proclamera « sa tolérance et sa politesse parfaite » à l'égard de ceux qui n'étaient pas reli­gieux (6-06-1936), mais il poursuivra d'une hargne attentive Bloy, Drumont, Barrés, Daudet, Maurras et, généralement, tous ceux qui se battaient pour la défense de la Cité, leur reprochant de ne pas traiter assez gentiment leurs adver­saires ([^24]). 66:297 « Je suis plus que jamais désolé de l'incroyable rupture qui s'est faite entre les républicains intelligents et nous » note-t-il dès le 7 mars 1880, c'est-à-dire en un temps où le Vatican ose encore à peine songer à un accommodement avec la République. Ce n'est pas un propos en l'air, mais une idée à laquelle il tient, puisque le 7 septembre 1884 il déplore qu'il n'y ait « pas de place pour les prêtres républi­cains dans l'Église de France, telle que *L'Univers* l'a défi­gurée ». En 1906, il est désolé de voir une certaine résistance à la loi de Séparation -- combien timide, pourtant ! -- et il est heureux que « les gens vraiment intelligents, sages, cultivés (trouvent) ces agitations nuisibles et même ridicules » (4-02-1906). Bien des années plus tard (21-10-1925), Maurras ayant écrit que la République est « de sa nature antipatriote » et conduite à évoluer vers la trahison, il s'indigne : « Qu'est-ce que vous voulez faire avec des gens qui tiennent de tels propos ? » Et lorsque le même Maurras insultera Barthou, relayé avec truculence par Daudet, l'abbé se révolte, au nom de la charité (chrétienne sans doute), ce qui lui fait écrire « Ah ! Quelles canailles que ces directeurs d'un journal roya­liste !... Faut-il qu'ils se sentent menacés et en mauvaise pos­ture pour dégueuler de la sorte. » (5-07-1927) La société parisienne a en définitive, nourri et flatté un prêtre médiocre, salonnard mais démocrate qui, d'une cer­taine façon, « dégueulait » dans le potage, pour reprendre l'élégante expression qu'il applique à l'Action française. \*\*\* 67:297 Cependant, il y a un mystère dans ce pauvre homme qui a écrit un jour : « Je manque de confidents... Je crève de solitude morale » (29-11-1900). Alors, derrière toute cette façade de vanités humaines on peut se demander s'il ne faut pas voir la grande misère d'une erreur de vocation ou d'une formation spirituelle mal conduite, à moins que les deux à la fois. N'est-il pas tragique, en effet, de lire sous la plume d'un prêtre qu'il a manqué de confidents ? Nous sommes tous plus ou moins dans ce cas, à certaines périodes de notre vie, sauf à nous réfugier près ces Cœurs de Jésus et de Marie. Mais peut-être que, justement, certains clercs accu­sent leur état de ce qui est partiellement inhérent à la condi­tion humaine. Peut-être est-ce l'aspect majeur de la difficulté du célibat pour ceux d'entre eux qui se laissent prendre aux mirages. Il paraît en tout cas incontestable que l'abbé Mugnier a vécu des moments douloureux, même s'il faut répéter qu'il les évoque avec beaucoup de discrétion dans les parties publiées de son *Journal*. « Mon enfance, ma jeunesse ont été craintives. La peur de pécher me paralysait, et je péchais tout de même, sans en avoir certains bénéfices. » (29-04-1912) On se demande quels peuvent être pour un chrétien, et a fortiori pour un prêtre, les bénéfices du péché ?... ! Voici une autre remarque émouvante, bien que marquée de naïveté et d'esprit faux : « On commence à se préoccu­per de l'éducation sexuelle dans la jeunesse, même dans les milieux catholiques. Il est temps !... Il ne suffisait pas de nous dire : aimez la pureté, priez la Sainte Vierge. Pas d'at­touchement. C'est honteux, le caractère de la Bête, etc. Il faut instruire de bonne heure, ne pas laisser la jeunesse dans le mystère de ses organes naissants... Si l'on était fixé on réfléchirait davantage et on aurait peut-être plus de force pour résister. » (3-041929.) Il avait soixante-seize ans lors­qu'il écrivait ces lignes qui portent la marque d'une défini­tive immaturité, sans que pourtant nous puissions demeurer insensibles à la plainte que sous-tend le propos. Au détour des pages, on trouve bien d'autres pauvres confidences. « Je suis devenu plus égoïste que vraiment bon. On me croit aussi un apôtre. Ah ! que je suis loin de l'être. On s'imagine que j'ai une certaine valeur intellectuelle, quelle illusion ! » (9-12-1923.) « J'ai vécu de la vie des autres plus que de la mienne propre... J'étais cependant capable de développer mon petit moi. » (11-12-1926.) 68:297 Grâce à ses relations, nous dit-il dans une sorte de plai­doirie, des baptêmes, des abjurations, des extrêmes-onctions, des mariages ont été célébrés dans des milieux que les autres prêtres ne rencontraient pas (4-11-1936) ; mais, au soir de sa vie d'aumônier de bonnes sœurs, il avoue : « Je n'ai su ni observer de près ces âmes de saintes femmes, ni m'attendrir sur elles » (11-11-1928). \*\*\* En conclusion, nous demeurons bien surpris de l'accueil réservé par les recenseurs de métier à ce *Journal* médiocre, tenu par un pauvre prêtre qui, selon le témoignage de quelqu'un qui l'a souvent rencontré dans les salons de Paris, était ennuyeux et sentait mauvais. Puisqu'il n'avait pas eu le courage de brûler ses cahiers, nous aurions aimé que, ses héritiers le fassent et qu'ainsi puisse se maintenir l'image un peu floue qui demeurait dans les mémoires : celle d'un humble prêtre uniquement préoc­cupé de porter Dieu dans les milieux les plus éloignés de l'Église... Désormais, il est trop tard. Maurice de Charette. 69:297 ### La Présentation de la Sainte Vierge par Jean Crété VOILA QUATRE SIÈCLES, le pape Sixte Quint étendait défi­nitivement à l'Église universelle la fête de la Présen­tation de la Sainte Vierge, à la date du 21 novembre. Comme la plupart des fêtes de la Sainte Vierge, la fête de la Présentation prit naissance en Orient. Elle eut proba­blement pour origine la dédicace de l'église Sainte-Marie la Neuve à Jérusalem, le 21 novembre 543. Mais, au plus tard au IX^e^ siècle, c'est expressément la Présentation de la Sainte Vierge au temple qu'on célébrait en Orient le 21 novembre. En Occident, elle ne se répandit que tardivement. C'est seu­lement en 1372 que Grégoire XI autorisa les diocèses et les ordres religieux qui le désireraient à adopter cette fête. Lors de la révision des calendriers diocésains et religieux ordonnée par saint Pie V, la fête fut supprimée dans beaucoup de calendriers. 70:297 Elle se heurtait à une objection qui ne résiste pas à l'examen : celle d'être fondée sur le protévangile de Jacques, un évangile apocryphe, qui raconte qu'à l'âge de trois ans Marie fut conduite par ses parents au temple, où elle resta jusqu'à l'adolescence dans une sorte de pensionnat pour jeunes filles, situé près du temple : ce qui est bien conjectural. En réalité, le fondement de la fête de la Présentation de la Sainte Vierge est tout autre : le *Lévitique* (XII, 1-8) ordonnait que les garçons soient présentés au temple qua­rante jours, et les filles quatre-vingts jours après leur nais­sance. Il est donc certain que la Sainte Vierge a été présen­tée au temple quatre-vingts jours après sa naissance et rache­tée par l'offrande d'un agneau et d'une colombe, ou par deux colombes si les parents n'avaient pas les moyens d'of­frir un agneau, comme ce sera le cas pour la Présentation de Jésus. Comme le dit l'hymne sulpicienne de la fête, la Sainte Vierge, par sa Présentation, « prélude à la victime plus digne qu'elle offrira un jour ». La suppression de la fête dans les calendriers diocésains et religieux heurtant une dévotion légitime, Sixte Quint intro­duisit donc la Présentation de la Sainte Vierge en 1585 dans le calendrier de l'Église universelle ; et il est significatif que la fête ait été maintenue dans le calendrier de Paul VI ; si elle avait été fondée sur un évangile apocryphe, elle aurait sans nul doute été supprimée. Au reste, la liturgie toute simple du 21 novembre ne contient aucune allusion à la légende du protévangile de Jacques. C'est l'office du com­mun de la Sainte Vierge, avec une oraison qui rappelle que la Sainte Vierge, digne demeure du Saint-Esprit, a été en ce jour présentée au temple et demande que, par son interces­sion, nous soyons un jour dignes d'être présentés au temple de la gloire divine. On peut voir dans les mots : *Spiritus Sancti Habitaculum* une allusion discrète à l'immaculée conception de Marie. Les leçons du 2^e^ nocturne, tirées de saint Jean Damas­cène, parlent laconiquement de la Présentation de Marie au temple, en insistant surtout sur ses vertus intérieures. Elles sont complétées par une leçon de saint Ambroise qui ne parle pas de la Présentation mais uniquement des vertus de la Sainte Vierge. 71:297 Mais nous avons au bréviaire romain, à la date du 12 décembre, une homélie de saint Tharaise, tirée d'un sermon sur la Présentation. Dans cette homélie, malheureusement supprimée par la réforme de Pie XII, saint Tharaise chante en termes lyriques les louanges de la Sainte Vierge : à plu­sieurs reprises, il l'appelle : *immaculée,* et il emploie aussi l'expression : *médiatrice de tous ceux qui sont sous le ciel.* On trouve donc chez ce Père oriental, non seulement la foi en l'immaculée conception, mais aussi l'expression de la croyan­ce, non encore définie, en Marie médiatrice ; et ce, en rela­tion avec sa Présentation au temple. Au XVII^e^ siècle, M. Olier, fondateur du séminaire et de la Compagnie de Saint-Sulpice, adopta la Présentation de la Sainte Vierge comme fête patronale. La fête fut donc célé­brée pendant trois siècles, dans les séminaires de Saint-Sulpice, sous le rite double de 1^e^ classe avec octave ; elle comportait une messe propre et, aux vêpres, une hymne *Quam pulchre graditur,* inspirée de la légende du protévan­gile de Jacques. Dans la soirée du 21 novembre, l'évêque et le clergé de la ville épiscopale venaient à la chapelle du grand séminaire, où avait lieu la cérémonie de rénovation des promesses cléricales : les prêtres et ceux des séminaristes qui avaient reçu au moins la tonsure venaient s'agenouiller deux à deux devant l'évêque et répétaient les paroles qui accompagnent la tonsure : *Dominus pars hereditatis meae et calicis mei : tu es qui restitues hereditatem meam mihi ;* le Seigneur est la part d'héritage qui m'est échue : c'est vous (Seigneur) qui me rendrez mon héritage (psaume 15, verset 5). Les prêtres trop éloignés de la ville renouvelaient leur promesse après leur messe. La fête de la Présentation de la Sainte Vierge est égale­ment une des fêtes des oblats bénédictins qui, comme la Sainte Vierge, se sont offerts au temple pour servir le Sei­gneur, tout en vivant dans le monde. Les simples fidèles la célèbrent aussi selon leur dévotion. La Sainte Vierge est notre modèle et « notre médiatrice auprès du médiateur », comme le dit saint Éphrem plus clairement encore que saint Tharaise. 72:297 Sa Présentation au temple préfigure celle de Jésus, à laquelle l'Église accorde, comme il est normal, une bien plus grande solennité, en associant étroitement la mère et le fils dans la grande procession et la messe du 2 février. Jean Crété. 73:297 ### Émile l'apostat Seconde partie. Chapitre IV par François Brigneau L'abbé Émile Combes, franc-maçon *Mystère d'un homme,\ tragédie d'une nation* *Promotion d'une famille pauvre. -- Le petit séminaire de Castres. -- La licence ès lettres à la Sorbonne. -- Aux Carmes ; présence des carnages de la Révolu­tion. -- Lectures : fanti-catholicisme sombre, obsession­nel et crispé de la soi-disant* « *laïcité* »*. -- Un jeune thomiste était entré au grand séminaire ; un ancien tho­miste devient franc-maçon.* 74:297 SUR LES REGISTRES PAROISSIAUX de Saint-François de Ro­quecourbe (Tarn), on trouve l'acte de baptême sui­vant : « L'an 1835 et le six septembre, a été baptisé Émile Justin Louis fils de Jean Combes et de Marie-Rose Banes demeurant à Roquecourbe. Le parrain a été Jean Gaubert, étudiant ecclésiastique. Signé avec nous et la mar­raine Élisabeth Delmas *illettrée.* Bonnet prêtre. J. Bapiut. Combes. » Émile Combes est le sixième enfant d'une famille qui en comptera dix. Quand il naît, à deux heures du matin, trois sont déjà morts. Les quatre garçons qui vivront seront avo­cat, maire de Saïda, orateur renommé (François) ; profes­seur, médecin, maire de Pons, conseiller général, sénateur de la Charente-Inférieure, ministre de l'Instruction Publique et des Cultes, président du Conseil (Émile) ; médecin colonial (Henri) ; médecin (Louis). Le cinquième (Auguste) mourra victime du choléra alors qu'il est étudiant en médecine. La jeunesse d'aujourd'hui, si sensible à l'égalité des chances et aux facilités accordées à tous, devrait retenir la leçon. Les bourses sont rares, alors. Les allocations familiales n'existent pas. La famille Combes connaît la pauvreté. Sur l'acte de naissance d'Émile, Jean Combes se donne comme *fabricant.* Au vrai c'est un tailleur d'habits qui a essayé d'exploiter deux métiers à tisser, achetés à crédit, pour confectionner des bonnets et des bas de laine. Ainsi le veut l'artisanat du pays. Les tisserands en famille, on les appelle les *sagradels,* peut-être parce qu'ils utilisent les laines des brebis galeuses pour diminuer les prix de revient. Les affaires sont dures. Elles seront même mauvaises pour Jean Combes. Il lui fau­dra bientôt vendre la maison et le lopin de terre attenant, recommencer à tirer l'aiguille jusqu'à ce que l'ankylose gagne le poignet et que les yeux brûlent. Il faudra même, les jours de fête carillonnées ou de noces, s'improviser cabaretier, faire boire, manger, danser les autres pour assurer l'ordi­naire de la maison. 75:297 Et néanmoins, sur cinq garçons : un avocat, trois médecins, un étudiant en médecine. Ces petits faits révèlent mieux la réalité sociale et humaine d'un pays que beaucoup de discours. \*\*\* Émile Combes est né sous le signe de la Vierge. La coïncidence est piquante pour celui qui connaîtra la gloire et l'opprobre en traquant les bonnes sœurs et les religieux. Pour ceux qui attachent un certain intérêt aux constructions du zodiaque, la constatation apporte un certain nombre de renseignements précieux. Les natifs de la Vierge sont sou­vent vifs, avec un visage mobile, des traits fins, une grande vivacité de langage. Ils sont adroits, méticuleux, soignés et dissimulés, raisonneurs, complexes pour ne pas dire com­plexés. Ils cachent sous des dehors brillants, des bons mots et un enjouement factice, une certaine inadaptation au mon­de où ils vivent. Ils se montrent méthodiques, prudents, réfléchis, systématiques, pratiques, intéressés, appliqués à masquer leurs révoltes sous une argumentation logique ; et déterminés, après avoir bien pesé l'esprit et la lettre. Je me permets de rapporter ce rapide portrait physique et psycho­logique des « natifs de la Vierge » tant nous allons y penser souvent en découvrant la vie d'Émile, l'apostat. Ajoutons-y tout de suite le paysage et son âme. Roque­courbe, à cinq kilomètres au nord de Castres, à moins de cinquante au sud d'Albi, est un gros village fortifié en pleine terre cathare et de guerres de religions. Il appartint aux mai­sons de Montfort, de Vendôme et d'Armagnac avant d'être réuni à la couronne le 15 juin 1519. A l'exception de trois ou quatre familles, Roquecourbe adhéra à la Réforme. Une garnison s'y tenait qui guerroyait dans la campagne. Un des biographes de Combes, M. Georges Alquier, pieux laïque s'il en est, écrit à ce sujet : « Les prolongements lointains d'une ambiance ancienne qu'il ne soupçonnait pas avaient, dès sa jeunesse, à son insu marqué Émile Combes... Sa pensée plus tard se reporta souvent vers la double lignée de ses ancêtres paysans, remontant jusqu'aux Albigeois, au peuple d'alors dressé contre le dogme. Car il était de cette race qui avait jadis représenté la résistance de nos populations méri­dionales contre l'emprise catholique. » ([^25]) 76:297 Pour l'instant le petit Émile ne s'en doute pas. Sa mère très pieuse l'élève dans la religion. Outre son parrain, l'abbé Gaubert, curé de Blaucau, un de ses oncles, l'abbé Combes, va devenir vicaire général de l'archevêché de Rennes et jouera un rôle dans sa promotion. Son frère aîné Philippe fut d'abord formé pour entrer dans les ordres avant d'y renoncer par passion d'amour et plaisir de l'aventure. Quit­tant le grand séminaire d'Albi pour se faire maître d'école il s'embarqua pour l'Algérie avec celle qui allait devenir sa femme. Malgré le sang noir de l'hérésie cathare et de la Réforme personne ne s'étonne donc quand en 1847, à douze ans, Émile Justin, Louis Combes entre en quatrième au petit séminaire de Castres. D'ailleurs un autre combiste écrit : « Élevé par une mère très pieuse, Émile Combes, ainsi qu'il l'a dit lui-même, a cru du plus profond de son âme ; il a cru avec cette ardeur qu'il met encore et toujours au service de ses desseins et pendant son enfance et son adolescence il a été un catholique fervent. » ([^26]) 77:297 C'est alors un gamin éveillé, assez chétif et de taille médiocre, mais nerveux, tout en ressort, aussi vif que les truites qu'il pêche dans la rivière d'Agout. Il a des yeux clairs, des cheveux noirs, un front intelligent, le goût de l'étude, du travail, beaucoup d'orgueil et d'ambition qu'il dissimule sous un surcroît d'application. On a beaucoup raconté sur ce petit séminaire et la triste vie des enfants qui y étaient tenus sous la férule des reli­gieux, ces monstres. C'est l'époque où Béranger faisait chanter : *Hommes noirs d'où sortez-vous ?* *Nous sortons de dessous terre* *Moitié renards, moitié loups* *Notre règle est un mystère* *Nous sommes fils de Loyola* *Vous savez pourquoi l'on nous exila* *Nous rentrons, songez à vous taire* *C'est nous qui fessons* *Et qui refessons* *Les jolis petits, les jolis garçons.* 78:297 Ce bagne paraît avoir été moins terrible que la propa­gande le colporte. Voici ce que Combes lui-même en dit : « Dans le petit séminaire de Castres, nous étions un cer­tain nombre d'élèves qui tout en suivant fructueusement les classes de latin, avaient pris goût à la lecture des romans en vogue, notamment à ceux de Walter Scott et Fenimore Cooper. Même, pour nous procurer ces romans, qu'on nous louait clandestinement à très bas prix dans une librairie du voisinage, nous escaladions au besoin, quand les circons­tances et l'obscurité s'y prêtaient, le mur d'enceinte de l'éta­blissement. Un jour surgit dans notre cerveau le projet, bien­tôt suivi d'effet, de fonder un journal pour servir de délasse­ment aux élèves. Bien entendu il devait être rédigé et distri­bué en cachette. Une propagande active et en même temps discrète nous assura vite un nombre respectable d'abonnés ainsi qu'une élite de rédacteurs et un groupe de copistes. Restait la question d'argent pour les dépenses obligées, les dépenses de papier. Elle fut rapidement résolue et de main de maître par le conseil de rédaction ; l'abonnement au journal, qui devait être servi aux abonnés une fois par semaine, fut fixé, à défaut d'argents à une main de papier par mois. « Je fus choisi comme feuilletoniste du journal et en cette qualité je composai plusieurs romans, notamment « Le lac Winnipeg » en souvenir de Fenimore Cooper, « Locbroy le Finois », « L'Emir de Ben Ben ». J'ai conservé ces romans écrits pendant assez longtemps. En quittant Paris, après mes études de médecine en 1868, je les ai sottement laissés dans le tiroir d'un placard avec d'autres papiers que le concierge de la maison que j'habitais, rue des Tournelles, a très certai­nement brûlés. Il me serait impossible aujourd'hui d'en don­ner la trame... » ([^27]) Dommage. L'anecdote n'en est pas moins révélatrice. Nous sommes loin du pénitencier d'études. Je connais beau­coup d'anciens internes de collèges laïques qui cent ans plus tard auraient été heureux de connaître une pareille liberté. Voici donc un enfant espiègle et plein d'inventions qui peut « faire le mur » sans être pris, preuve que la surveillance devait être assez lâche ; 79:297 filer dans une librairie voisine louer des livres interdits sans être dénoncé, preuve que l'inquisi­tion devait moins peser qu'on l'affirme ; rédiger, distribuer et administrer un journal clandestin sans être puni, preuve que les bourreaux en soutane savaient fermer les yeux ; tout cela en suivant fructueusement les classes de latin, preuve que la pédagogie obscurantiste n'était pas sans bonheurs. Émile Combes ne peut que s'en féliciter. Il n'a pas seize ans (juillet 1851) quand il devient bachelier de lettres. C'est un titre qui n'impressionne plus. Aujourd'hui les hommes naissent libres et égaux en droit, titulaires du permis de conduire et du baccalauréat. A l'époque il en allait autre­ment. Le diplôme servait plus à distinguer les capacités, les mérites, les dons, la supériorité de l'élève qu'à certifier sa présence dans l'établissement. Les qualités intellectuelles et morales d'Émile Combes sont si évidentes, sa foi paraît si profonde, les supérieurs du petit séminaire lui font si confiance que la voie royale lui est offerte. Lui, le sixième enfant du tailleur d'habits de Roque­courbe, ira préparer sa licence ès lettres à Paris, pendant deux ans. Le petit séminaire pour l'essentiel, l'abbé Gaubert pour une part, feront l'avance des frais. Émile remboursera l'école en y professant à son retour et son parrain en deve­nant ce qu'on croit qu'il souhaite devenir : un ecclésiastique érudit, féru de belles-lettres et de théologie. Son travail est organisé. A la rentrée de septembre 1851, il devient pensionnaire à l'École des Carmes, rue de Vaugi­rard, d'où il sort tous les jours pour se rendre à la Sor­bonne. Si le passé albigeois de Roquecourbe a retenu l'at­tention du jeune séminariste, le passé révolutionnaire du couvent des Carmes ne semble pas l'impressionner. Aucun de ses hagiographes ne rappelle son émotion. Le sang inno­cent n'est pourtant pas encore séché sur les murs. Il y a cinquante-neuf ans, mois pour mois, à l'appel de Marat et de Danton, les massacres avaient commencé. 80:297 Aux Carmes de Vaugirard, cent quatre-vingts prêtres et trois évêques réfrac­taires étaient enfermés après un simulacre de jugement : -- Avez-vous prêté le serment prescrit par l'Assemblée Nationale ? -- Non. -- Voulez-vous le prêter ? -- Non. Plutôt la mort. -- Parfait. Aux Carmes. Ceux qui égorgèrent aux Carmes n'appartenaient pas à la populace. C'étaient des jeunes gens bien vêtus, recrutés dans les écoles, les tavernes à filles, les tripots, les clubs. Armés de pistolets et de fusils de chasse ils commencèrent à tirer comme des lapins des vieillards qui se promenaient dans le jardin. Puis ils enfoncent la porte. Des religieux se sont réfugiés derrière les arbres et devant la chapelle. D'au­tres courent pour tenter de trouver un abri. Le premier qui tombe est le P. Gérault, directeur des Dames de Sainte-Élisabeth. Il lisait près du bassin. On y retrouvera son bré­viaire. Le P. Gérault est cloué au sol, à coups de piques. -- Où est l'archevêque d'Arles ? crient les enfants de la patrie. Est-ce toi ? demandent-ils à un abbé qui se tient auprès du prélat. L'abbé ne répond pas. Il joint les mains. Il prie. -- C'est toi, scélérat ! crient-ils à son voisin. -- Oui messieurs, c'est moi, dit Mgr Dulau. -- Ah ! scélérat ! c'est donc toi qui as fait verser le sang des patriotes ? -- Messieurs je ne sache pas avoir jamais fait mal à quiconque, dit l'archevêque. -- Eh bien je vais t'en faire, moi, du mal. Il frappe à coup de sabre Mgr Dulau à la tête. 81:297 L'arche­vêque vacille, déjà couvert de sang, mais debout et silencieux. Un autre tueur s'avance. Il abat son arme comme le bûcheron sa cognée. L'archevêque a le visage fendu en deux. Il demeure pourtant debout et toujours sans mot ni plainte. Simplement il porte les mains à la plaie béante, puis les éloigne et regarde le sang qui les couvre. Un troisième coup va le terrasser. C'est un Marseillais qui le porte. Il lui enfonce sa pique dans les reins avec tant de violence que le bois se brise. Mgr Dulau s'effondre. L'homme lui arrache sa croix et un pied sur le cadavre la montre à ses copains. Les admirables sans-culottes applaudissent sans savoir qu'ils se­ront donnés en exemple aux petits Français dans les écoles de la République. Jusqu'à quels exploits seraient-ils allés, s'ils s'en étaient douté ? Un grand nombre de prêtres se sont réfugiés dans la chapelle. Une dizaine de patriotes les assiège. Les fusils pas­sés au travers des barreaux qui défendent les fenêtres, ils tirent à bout portant. Les prêtres du premier rang sont à genoux. Ils n'ont pas à tomber de bien haut. Ils roulent sur le charnier, déchiré par le feu roulant du peloton. Le second rang tombe sur le premier. Émile Combes peut voir encore les traces du carnage, les murs écaillés et griffés par la décharge, les dalles sombres parce qu'elles ont été vernies au sang. Il doit lui être facile d'entendre les cris d'horreur, les plaintes, les insultes, les rires, le crépitement de la mitraille et de sentir le sang, la poudre, la peur, la mort. La bouche­rie est revenue dans le jardin. C'est la chasse aux religieux avec rabatteurs sans limitation du nombre de victimes. Assom­me, éventre et tue. Tout y passe. Jeunes, vieillards, infirmes ou lestes, ceux qui implorent ou ceux qui attendent sans broncher. Le jour baisse. L'ombre pourrait permettre à quel­ques-uns d'échapper au massacre. Alors les traqueurs-assas­sins font le cercle. Ils allument des torches. Ils poussent ceux qui restent encore debout, ceux qui ne sont que blessés, pas tout à -- fait morts. Il les entassent dans la chapelle. Est-ce fini ? Mais non. Ce n'était qu'un début. Le gros œuvre. On déblayait. Voici la mort personnalisée. On fait l'appel. C'est Mgr de La Rochefoucauld, évêque de Saintes, qui ouvre le cortège. 82:297 Il sort par une petite porte qui s'ouvre sur le jardin. Un coup de feu. Il s'écroule sur les marches du perron. Son frère, évêque de Beauvais, blessé, allongé dans la nef, attend. Les bourreaux l'appellent. -- Je ne peux pas bouger, dit-il. Aidez-moi. J'irai avec joie au supplice. -- Comme il vous plaira monseigneur. Dans l'instant il est traîné, égorgé, jeté sur le tas. « Le massacre des Carmes dura quatre heures. Lorsqu'il fut fini, on chargea les cadavres sur des chariots attelés de chevaux magnifiques, pris dans les écuries du roi. Sur le seuil du couvent désolé, s'étaient rassemblées des hordes hideuses d'hommes en haillons, de femmes, d'enfants, hyènes à faces humaines qu'avait attirées l'odeur du sang. A la vue des cadavres saignants, plusieurs femmes s'élancèrent sur les tombereaux en trépignant de joie, et, s'emparant de lam­beaux de chair humaine, elles les montraient avec un rire atroce aux passants ! La populace, hurlant la *Marseillaise,* suivait les chars dégouttants de sang, et les faisait arrêter, de distance en distance, pour former autour des rondes infer­nales ! Le sang altère et n'assouvit pas. » ([^28]) Pour le jeune Émile ce passé est présent ; tout proche une longueur de vie d'homme. Il pourrait rencontrer des témoins. Il en existe toujours. Les crimes sont rarement par­faits. L'abbé de La Pannonie blessé de neuf coups de baïon­nette fut sauvé par un garde national qui le cacha dans une embrasure de porte et seul le hasard des tumultes l'arracha aux égorgeurs. 83:297 Poussé dans un groupe d'épargnés, promis seulement à l'exécution retardée en place de l'immédiate, l'abbé Berthelet entend un des massacreurs protester. Ils ont été dupes. On leur avait promis trois louis. On ne veut leur donner qu'un seul. -- *Patience,* répond un commissaire. *Il reste du monde à Saint-Firmin, à l'Abbaye, à la Conciergerie, à la Force. Vous avez de l'ouvrage pour deux jours. Au moins. Ça vous fera vos trois louis.* Ce sont des histoires qui en 1851 doivent se raconter, le soir, quand le couvre-feu plonge le dortoir des Carmes dans la nuit. Elles ne semblent pourtant pas avoir impressionné Émile Combes. Il n'en souffle mot dans ses mémoires, trop occupé à donner de sa jeunesse une image que puisse recon­naître le vieil homme. Il écrit par exemple : « J'ai été toute ma vie un spiritualiste fervent, qui a essayé sans succès de plier son intelligence à la dogmatique de l'Église catholique. De l'aurore de ma vie intellectuelle, j'ai sucé le spiritualisme à l'école de nos philosophes éclecti­ques, école réputée banale par les admirateurs de la méta­physique quintessenciée d'Outre-Rhin. J'ai lu avec une avi­dité extrême, autant vaut dire j'ai dévoré les leçons de Cousin et de Jouffroy, en même temps que Michelet et Edgar Quinet m'initiaient à l'étude des lois morales qui régissent la marche de l'humanité et la recherche des causes. » ([^29]) Ce sont des phrases sans grande portée, aujourd'hui. Mais quand Combes les écrit, ces noms sont des mots-clés. Auguste Cousin, le père de la philosophie éclectique, l'ami d'Hegel, accusé par l'Église de panthéisme, avait cherché une religion fondée sur les programmes universitaires. Jouf­froy est célèbre dans toute la famille laïque pour un article paru dans le *Globe :* « *Comment finissent les dogmes* »*,* et surtout pour cette page fameuse où il racontait comment, à dix-huit ans, élève de l'École Normale, il avait perdu la foi. 84:297 Michelet, c'est l'historien qui a utilisé l'histoire contre l'Église catholique (« Le Moyen Age monastique est un monde d'idiots » ([^30])). Quinet, mieux encore, c'est le père de l'école laïque et le philosophe de l'histoire qui veut détruire le catholicisme au nom de Dieu. Le 18 février 1850, un an avant qu'Émile Combes entre aux Carmes, Edgar Quinet, député de l'Ain à la Consti­tuante où il siège à gauche, y prononce un grand discours. Il dit : « Organiser l'enseignement primaire en particulier et l'en­seignement en général c'est organiser la société elle-même. Il en résulte que pour fonder l'école sur sa vraie base il faut l'établir sur le principe qui fait vivre cette société. Or, quel est le principe qui se retrouve au fond de toutes les lois et sans lequel nos codes eussent été impossibles ? Il est tout entier contenu dans ces deux mots : *séculariser la législation,* séparer le pouvoir civil et le pouvoir ecclésiastique, la société laïque et les Églises. » La même année, dans un opuscule intitulé *L'enseigne­ment du peuple* Edgar Quinet s'adresse aux libres-penseurs : « Vous sentez-vous capables de faire des hommes sans le *concours* des églises particulières ? Telle est la première condi­tion de votre affranchissement. Sans cela que sont tous les expédients ? Comment la société laïque s'est-elle émancipée ? En croyant qu'elle se suffit à elle-même. Comment donc l'enseignement laïque s'émanciperait à jamais s'il ne croyait posséder une source assez profonde de vérité, de science pour alimenter la vie humaine ? Croyez-vous être dans la voie de la vérité ? Vous pouvez y conduire les autres... « Depuis deux ans nous discutons l'organisation sociale de la France indépendamment de tout élément moral ou reli­gieux. Comment ne pas s'apercevoir que le problème reli­gieux enveloppe le problème économique et que toute solution de ce dernier n'a que la valeur d'une hypothèse aussi longtemps qu'on n'a pas résolu le premier. » ([^31]) 85:297 Le F**.·.** Buisson ne s'y est pas trompé. Dans la *Grande Encyclopédie* il a pour le prophète du libéralisme intolérant ces lignes significatives : « Quinet n'a pas été seulement un précurseur, il a tracé tout un programme d'éducation civique dont les lois sco­laires de la III^e^ République ont *commencé* la réalisation, mais qui selon la pensée de Quinet, doit grandir à mesure que grandira la conscience républicaine. » ([^32]) Autrement dit : nous n'avons pas fini d'en voir... Ce n'est pas tout. Comme nous avons souvent l'occasion de le vérifier dans des textes indiscutables, le laïcisme n'est que le masque souriant d'un anticatholicisme sombre, obses­sionnel et crispé. A peu près à la même époque, Edgar Quinet, dont la mère était protestante, accepte de préfacer les œuvres d'un écrivain huguenot du XVI^e^ siècle, Mannix de Sainte-Aldegarde. Brusquement l'émotion le saisit. Le voici habité, au point d'en oublier l'auteur et de parler en son nom : « Mannix n'a pas voulu seulement, à l'exemple d'autres écrivains, discuter l'Église de Rome comme un point litté­raire. La lutte est sérieuse et à outrance. Il s'agit, non seu­lement de réfuter le papisme mais de l'extirper ; non seule­ment de l'extirper mais de le déshonorer ; non seulement de le déshonorer, mais, comme le voulait l'ancienne loi ger­maine contre l'adultère, de l'étouffer dans la boue. Tel est le but de Mannix... Voilà pourquoi après la dialectique la plus forte, la plus savante, la plus lumineuse il étend l'opprobre sur le cadavre qu'il traîne et l'ensevelit dans le grand cloaque de Rabelais. 86:297 « Ne cherchez donc point ici les capitulations de notre temps. C'est un livre, non de ruse mais de véracité, sans merci et sans quartier. Si vous voulez être abusé, ne le lisez pas. Ce qu'il vous promet, il vous le donne. Pour quiconque l'aura lu jusqu'au bout, le dogme catholique aura disparu de fond en comble. » Et ceci qui va plus loin encore : « Que veulent dire ces œuvres d'un autre siècle rendues ainsi à la lumière ? En quelles circonstances reparaissent ces œuvres ? Deux siècles et demi ont passé depuis Mannix, et malgré son rire de victoire, pas un peuple dans cet intervalle n'a pu être véritablement arraché à la Vieille Église. Mannix a démontré que le catholicisme est un paganisme nouveau ; pour ma part, je revendique l'honneur de n'avoir cessé, depuis trente ans, un seul jour de montrer l'incompatibilité radicale, absolue, de cette forme de religion avec la civilisa­tion moderne. Il faut que le catholicisme tombe. » ([^33]) Je ne doute pas qu'en 1902, lorsqu'il devient président du Conseil, et même avant, en 1867, quand il se fait initier à la « Respectable loge *Les amis réunis* à l'Orient de Barbe­zieux » (c'est la formule), Émile Combes partage l'opinion d'Edgar Quinet. Ce dont je doute c'est qu'il éprouve ce sentiment quand il travaille à sa licence dans les silencieuses salles d'études des Carmes. Car, alors, il se dit thomiste, ce qui est tout de même assez différent. C'est un jeune tho­miste qui revient à Castres, en 1853, licencié ès lettres, pour y enseigner au petit séminaire. C'est un thomiste qui entre au grand séminaire d'Albi, en octobre 1855. Il va y préparer le doctorat et les deux thèses qu'il exige. Elles seront publiées cinq ans plus tard. Émile Combes a eu le temps d'y réflé­chir. La latine, forte de 100 pages, porte sur la couverture : *De sanctis Bernardi adversis Abaelardum contentione disserta­tionem proponebat Facultati Litteraturum Redonensi Just.* 87:297 *Aemilius, licenciarus, in collegio vulgo dicto* « *Institution de Pons* » *professor.* La thèse française s'intitule : *La psycholo­gie de saint Thomas d'Aquin*. Si Émile Combes pense avec Quinet que le catholicisme est un « paganisme » et « qu'il faut qu'il tombe », il cache bien son jeu. Cette conviction serait d'ailleurs contraire à ses projets. Malgré les brouillards savants de biographies maçonniques, les preuves existent que jusqu'en 1860, Émile Combes espéra réussir une carrière ecclésiastique et souffrit de s'en sentir tenu éloigné. M. Alquier a retrouvé et publié les appréciations de ses professeurs du grand séminaire d'Albi. La première année, c'est « *bien* »* :* « *Talents* *: Bien. Jugement* *: Droit. Piété ordinaire. Caractère* *: Bon. Tenue* *: Médiocre. Santé* *: Bonne. Examen Philosophie à Pâques* *: Bien.* » 1856 : « *Très Bien *»*.* Mais entré en théologie on trouve à *Caractère :* « *Orgueil­leux.* » En 1857, il se voit refuser « Les Quatre Moindres ». Il ne sera ni « portier », ni « lecteur », ni « exorciste », ni « acolyte ». L'abbé Bourdarie, lazariste et supérieur du grand séminaire, le mande : -- *Mon enfant,* lui dit-il, *je vous ai étudié depuis votre entrée dans notre maison et je dois à la vérité de dire que je ne vous crois point appelé.* ([^34])*.* Émile Combes quitte le grand séminaire le 18 mai 1857. Il n'accepte pourtant pas sa défaite. Il sollicite un poste de professeur de philosophie chez les Assomptionnistes. Le fon­dateur de l'Ordre, le P. d'Alzon, a également fondé un col­lège à Nîmes. Le directeur en est l'abbé de Cabrières, futur évêque et cardinal. La suite des événements permet de se faire une idée de l'esprit de l'établissement. Frappés dans l'affaire de *La Croix,* à travers le P. Bailly, les Assomption­nistes seront en première ligne, sur le front de la guerre anticatholique, et ils tomberont les premiers. Monarchiste, Mgr de Cabrières sera, nous l'avons vu, parmi les évêques qui ont le moins composé. 88:297 Malgré le Ralliement et l'obéis­sance à Léon XIII, il a essayé de résister de toutes ses forces à la croisade maçonnique. C'est pourtant chez lui, chez les Assomptionnistes, dans l'œuvre même du P. d'Al­zon que le disciple d'Edgar Quinet et futur frère du Grand Orient, professe la philosophie de 1857 à 1860 en portant l'habit ecclésiastique. En même temps il intrigue pour essayer de faire agir sur l'abbé Bourdarie. Voici une lettre qui montre à nu le tri­cheur apostat, en plein ouvrage. Émile Combes l'écrivit à son ami l'abbé Calvayrac, précepteur chez M. de Bellerive, à Loubejac, près de Montauban. Vous ne la trouverez pas dans ses mémoires ([^35]) : *Nîmes, le 23 juin 1860* *Mon cher ami...* *Aujourd'hui je te demande la permission de te faire une ouverture que tu prendras pour une confidence parce qu'elle revêtira de la sorte le caractère d'un secret. Je suis en pourpar­lers pour mes ordinations et ma situation est devenue par là même assez délicate. L'archevêque d'Albi, dans un voyage assez récent à la paroisse de mon oncle* ([^36]) *s'est montré dis­posé à revenir sur de regrettables décisions et son vicaire géné­ral, M. Vergne, est fort près de déplorer les événements passés. J'ai cru qu'il convenait d'écrire directement à Mgr l'Archevê­que et je l'ai fait. J'ai tenu le langage le plus propre à ma position ; j'ai exposé les faits que tu connais, les garanties assurées par trois ans d'attente, et j'ai prié, mais sans interces­sion et surtout sans abaissement.* 89:297 *Ta dernière lettre m'a fait renoncer à une agrégation à un diocèse étranger. Mais pour­quoi ne pas t'adresser, diras-tu, à l'évêque de Nîmes ? Le voici, en deux mots : je ne puis m'adresser à l'évêque qu'en passant par M. d'Alzon. Négliger ce dernier c'est l'offenser et m'expo­ser aux suites funestes de son mécontentement. Or M. d'Alzon est chef d'un ordre religieux dans lequel il a toujours espéré m'englober. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je lui ai manifesté le désir d'être incorporé au diocèse de Nîmes, et sa réponse a toujours été de m'en remettre à lui sur ce point. Or voilà trois ans que ma patience dure, et, de l'avis de M. Siguy* ([^37])*, j'ai résolu de presser avant la fin de l'année scolaire une détermi­nation. De deux choses l'une : ou l'archevêque d'Albi m'enverra la permission d'être ordonné et je tâcherai de faire avaler la pilule à M. d'Alzon, ou je serai contraint de solliciter son intervention pour m'obtenir semblable autorisation à l'évêché de Nîmes.* *Dans les deux cas, je veux me précautionner contre son mécontentement, d'autant plus que, si la permission m'était octroyée par Albi, j'aurai* le *droit d'être un peu plus ferme. C'est en vue d'un résultat malheureux, que j'aime à croire absolument improbable et que je serai blâmable pourtant de ne pas prévoir, c'est en vue de ce résultat que je te prie d'écrire à Pons, en Charente, et de t'informer si on n'accepterait pas pour l'année prochaine un professeur de philosophie, ou de rhé­torique, ou de seconde, peu m'importe : tu peux énumérer mes titres et mes années de service. En y comprenant l'année que j'ai passée à Castres, voilà six ans que je professe. Mais garde-toi bien et de nommer l'établissement actuel dans lequel je me trouve et même de faire connaître que je suis abbé. Offre seulement les services d'un professeur déjà expérimenté, quelque peu licencié ès lettres, en priant que l'on t'informe des conditions qu'on me ferait.* *Tu conçois que si mon Archevêque d'une part, et M. d'Al­zon, de l'autre, ne me laissent aucun espoir, je n'ai plus rien à faire à Nîmes, d'où, j'emporterai d'ailleurs, cela va sans dire, des certificats flamboyants et tout sucrés. J'irai passer une année ou deux à Pons, comme laïque, bien entendu ; je me ferai une petite réserve pour aller passer une année aux Car­mes, présenter mes thèses à Paris et me faire agréger au dio­cèse par les bons offices de l'abbé Cruice...* ([^38]) 90:297 Résumons. En 1860, sept ans avant l'initiation au Grand Orient, l'abbé Combes n'envisage pas d'autre avenir que d'Église. S'étant vu refuser les ordinations à Albi, il cherche comment appeler de cette décision. A défaut comment s'agréger au diocèse de Nîmes sans s'attirer les foudres du P. d'Alzon qui désirait le voir entrer chez les Assomption­nistes. Enfin il envisage même de se faire pousser dans le diocèse de Paris par l'abbé Cruice. Ce plan va échouer ; en partie tout au moins. L'abbé Émile Combes ne renonce pas pour autant à ses entreprises ecclésiastiques. L'état laïque il ne le considère que transitoire, passager. La lettre du 6 août 1860, écrite toujours à l'abbé Calvayrac, l'atteste : *Mon bien cher Ami,* *Je t'écris à la hâte pour te prier, bien que je sois malade, de me présenter à Pons : je suis dégagé vis-à-vis de l'Assomption ; j'ai donné ma démission ce matin même et j'avais d'assez bonnes raisons pour cela. Je reviens donc à l'état laïque pour deux ou trois ans. Ainsi le conseille l'archevêque à mon oncle, sans doute parce qu'on croirait davantage à ma vocation, si je demandais à repasser d'un état dans un autre.* Cette vocation, il est certain qu'on ne la sent guère pal­piter, frémir et souffrir dans ces lettres à son ami. Néan­moins elles éclairent sur les sentiments profonds de l'abbé Combes : « Tu n'as qu'un goût médiocre pour la scolasti­que : en cela je ne saurais être de ton avis. Quand je com­pare la philosophie moderne toute gouailleuse, toute superficielle à cette philosophie péripatéticienne, devenue chrétienne entre les mains de saint Thomas, j'éprouve des nausées pour la première, et de nos modernes je n'aime guère que la lan­gue. 91:297 Je prouverais très facilement, en particulier, qu'à l'ex­ception de Bossuet, tout le XVII^e^ siècle a respiré l'erreur en philosophie et s'est nourri d'erreurs. Du reste c'est aujour­d'hui avéré et l'on n'est plus cartésien que par la méthode. Quelles chimères que la psychologie de Descartes, de Male­branche et de Fénelon aussi souvent qu'elle s'éloigne de la psychologie scolastique. Qui les lirait sans le charme de leur langage ?... Je lis avec délices le *Traité de la Connaissance de Dieu* etc*.* de Bossuet, parce que sauf la méthode, j'y trouve, à chaque page, la plus pure substance de la doctrine tho­miste. Et en dehors de la théodicée, peut-on me citer une théodicée, une morale comparables à celles de saint Tho­mas ? Je t'en défie ; l'Ange de l'École est resté sans rival et Descartes est pitoyable quand il traite des idées divines. » (Lettre du 26 février 1861.) Est-il imaginable que celui qui écrit ces lignes, quelques années plus tard, va demander à être admis dans la société maçonnique (l'enquête dont dépend l'admission peut durer entre un et deux ans) pour y subir l'épreuve du bandeau et se prosterner entre le maillet et l'épée flamboyante ? En 1908, quand il rédige ses mémoires pour essayer de se justifier devant l'histoire, Émile l'apostat se fabrique une jeunesse. Il écrit, nous l'avons vu : « Dès l'aurore de ma vie intellectuelle j'ai lu avec une avidité extrême autant vaut dire que j'ai dévoré les leçons de Cousin et de Jouffroy en même temps que Michelet et Edgar Quinet m'initiaient à l'étude des lois morales qui régissent la marche de l'humanité, etc. » Mais à « l'aurore de sa vie intellectuelle », quand il parle de ses lectures, il ne cite que Cousin et encore n'intervient-il que pour un vingt-deuxième : « Le sujet que je traite est pris de la métaphysique la plus ardue, et depuis saint Anselme, jusqu'à M. Cousin, tous les grands noms y figurent : saint Anselme, Gaunilon, Honorius d'Autun, Hughes de Saint-Victor, Robert d'Apu­lée, 92:297 Pierre Lombard, saint Bernard, saint Thomas, Silvestre de Ferrare, Duns Scott, Gerson, Cajetan, Descartes, Gas­sendi, P. Daniel ; Fénelon, Malebranche, Bossuet, Leibnitz ; Haureau, Bousselat, Cousin ; etc. Il s'agit, mon très Cher, de la preuve *a priori* de l'existence de Dieu. » (Lettre du 19 mars 1860.) Quand il descend de ces hauteurs et sort de son cabinet, l'abbé Combes manifeste le même souci du domaine catho­lique. L'œuvre d'irréligion le trouve en alarme et prêt à sonner le tocsin. De Parisot, petite ville proche de Gaillac, où son parrain est curé, il écrit à l'abbé Calvayrac le 21 sep­tembre 1860 : « *Je suis en lutte avec les autorités de ma commune et de mon arrondissement. J'ai affaire à un maire irréligieux et hypocrite et à un inspecteur d'arrondissement aussi fourbe que voltairien. J'ai dû adresser avant-hier un rapport détaillé à M. le Préfet du Tarn sur certains faits bien propres à démas­quer leur fourberie. J'attends le résultat de cet envoi ; j'écrirai au recteur, s'il le faut et même au ministre... *» L'abbé Combes dénonçait au préfet, au recteur, s'il le faut, et même au ministre, un maire irréligieux et hypocrite et un inspecteur aussi fourbe que voltairien. Le franc-maçon Émile Combes dénoncera les évêques au conseil d'État et portera plainte contre les congrégations pour faire fermer leurs chapelles et empêcher les religieux d'y célébrer la messe. Dans ces deux faits se trouvent ramassés le mystère d'un homme et la tragédie d'une nation. Comment découvrir le premier ? Par le dépit d'avoir été tenu écarté d'une Église où il voulait entrer ? Par le besoin obsessionnel de se venger des congréganistes responsables de l'index ? On l'a dit et chez cet orgueilleux frissonnant cet ostracisme a certaine­ment provoqué, à l'intérieur, de grandes vagues de ressac. Les lettres à l'abbé Calvayrac sont traversées de traits contre les Lazaristes. Ils peuvent annoncer un éloignement, une indifférence et même une certaine hostilité. 93:297 Ils ne peuvent expliquer cette haine paroxystique semblable à celle que l'on rencontre, aujourd'hui, dans certains milieux juifs contre la France française : Non. Il faut chercher ailleurs. L'essentiel de cette métamorphose commence sans doute ce soir de 1867 où Émile Justin Louis Combes, par dépit et défi, fut admis à la R**.·.** L**.·.** *Les Amis Réunis, Orient de Barbezieux.* On ne sait pas grand chose de cette initiation. M. Alquier écrit : « Nous avons tenté de savoir quelle avait été l'activité maçonnique d'Émile Combes dans sa Loge Mère ou dans d'autres Ateliers, mais en Charente-Maritime, comme dans bien d'autres départements, les archives maçonniques ont été détruites par ordre du Gouvernement de Vichy. » ([^39]) Cela n'est pas exact. Ce sont les instances maçonniques qui ont détruit, quand elles l'ont pu, leurs archives et leurs fichiers. Vichy au contraire a essayé de s'en saisir et de les dépouiller pour mieux comprendre la machination maçonni­que, ses rouages et son action. Ce sont les maçons qui ont fait disparaître toute trace du passé maçonnique de Combes. Ce que l'on sait, c'est que « Émile Combes était très attaché à la Maçonnerie » ([^40]), au point qu'aujourd'hui la Loge de Pons porte son nom. Ce que l'on sait, c'est que le 5 juillet 1870 il fut élevé au grade de Maître. Le document existe, frappé de l'œil dans le triangle hérissé de rayons. Il porte le numéro de la souche 30998 et le numéro du sceau 16436. Sous le titre : « LE GRAND ORIENT DE FRANCE à tous *les Maçons réguliers* SALUT -- UNION -- FORCE », on lit : *Sur la demande présentée au G**.·.** O**.·.** de France par la R**.·.** L**.·.** Les Amis Réunis ; Orient de Barbezieux à l'effet d'ob­tenir un diplôme de Maître pour le F**.·.** Combes Justin Louis Émile, Doct. es let, Doct. en Méd. né à Roquecourbe le 6 septembre 1835, demeurant à Pons Char. M. Nous Dignitaires du G**.·.** O**.·.** de France,* 94:297 *vu l'attestation de ladite Loge, constatant que le F**.·.** a été initié par elle le 17 mai 1870, avons délivré au F**.·.** sus-désigné le présent diplôme de Maître pour, par lui, jouir de tous les droits attachés à ce titre, le désignons au fra­ternel accueil de tous nos F**.·.** et promettant réciprocité à tous les maçons nationaux et étrangers munis de titres authentiques et réguliers.* *Remis à l'O**.·.** de Barbezieux du G**.·.** O**.·.** de France le 5 juil­let 1870.* *Le Grand Maître de l'Ordre Maçonnique* *L. Babaud-Laribière* L'initiation dont il est question le 17 mai 1870 est celle dite du *Troisième grade.* Comme il faut environ trois ans pour l'obtenir c'est donc en 1867, au plus tard 1868, que pour la première fois l'abbé Combes a été introduit par son parrain, qui n'est plus l'abbé Gaubert, dans une chambre de la Loge de Barbezieux. L'obscurité y était totale et selon le rite secret une voix demanda : -- Avez-vous vocation pour être reçu ? -- Oui, dit Combes. Il donne son nom, ses qualités. On lui enlève les bijoux, boucles, bagues, colliers, montre, pièces d'or ou d'argent qu'il peut avoir sur lui. On lui bande les yeux. On lui découvre le genou droit. On lui fait mettre le soulier gauche en pantou­fle, le dos cassé. Il demeure ainsi, méditant ou supposé méditer. Au bout d'une heure de silence, le parrain se lève. Il va jusqu'à une autre porte. C'est celle de la chambre de réflexion. Il y frappe trois coups. Silence. Puis de l'autre côté le vénérable grand maître de la Loge répond, du de­dans, par trois autres coups pareillement espacés. La porte s'ouvre. 95:297 -- Il y a ici un citoyen nommé Combes Émile, dit le parrain. Il demande à être reçu. Des frères surveillants veillent dans le couloir. Ils tien­nent une épée nue à la main pour écarter les profanes s'il s'en présentait. Le grand maître de la Loge apparaît. Il porte au col un cordon bleu taillé en triangle. -- Demandez-lui s'il a la vocation, dit-il. -- Avez-vous la vocation ? dit le parrain. -- Oui, dit Combes. -- Qu'il entre dit le grand maître. L'abbé Combes s'avance, -- mais savent-ils qu'il fut abbé ? Songeait-il à la possibilité de cette étrange cérémonie quand il recommandait à son ami : « *Garde-toi de dire que je suis abbé. *» ([^41]) ? On lui fait faire trois tours autour de la chambre de réflexion. Au centre, un tableau allégorique prétend repré­senter les ruines du temple de Salomon orientées est-ouest. A l'ouest, deux lettres ont été tracées sur deux colonnes de chaque côté de la Porte du Temple. Un J qui représente Joachin et un B pour Boaz. La pièce est éclairée par trois flambeaux sur lesquels on jette une sorte de résine en pou­dre qui grésille et dégage une fumée blanche. Le grand maî­tre demande une fois encore : -- Vous sentez-vous la vocation ? -- Oui, dit Émile Combes. -- Faites-lui voir le jour, dit le grand maître. Le bandeau lui est-ôté. Tous les frères assemblés mettent l'épée en main. -- Avancez. 96:297 Trois pas. Émile Combes se trouve, près d'un tabouret sur lequel il doit poser le genou droit découvert tout en tenant le pied gauche en l'air. Ce qui n'empêche pas le frère orateur de lui dire : Vous allez embrasser un ordre respectable qui est plus sérieux que vous ne le pensez. Le grand maître d'une voix solennelle déclare alors : -- Vous jurez de ne jamais tracer, écrire ou révéler le secret des francs-maçons et de la franc-maçonnerie qu'à un frère en présence du Grand Maître ? -- Je le jure, dit Émile Combes : On lui dégrafe sa chemise : il faut s'assurer qu'il n'est pas du sexe féminin. La poitrine nue on pose un compas sur son sein droit. -- Tenez-le. Émile Combes le tient de la main gauche. Sa main droite est posée sur l'Évangile. (A l'origine : de la maçonnerie c'était l'Évangile selon saint Jean.) -- Prononcez votre serment, dit le grand maître. -- Je permets que ma langue soit arrachée, mon corps brûlé et réduit en cendres pour être jeté au vent afin qu'il n'en soit plus parlé parmi les hommes si j'enfreins les règles de l'ordre. Je jure de ne rien dire ni écrire de ce que j'aurai vu et entendu dans les assemblées maçonniques sans une permission expresse et seulement de la manière, qui pourrait m'être indiquée. -- Venez près de moi, dit le grand maître. Il lui remet le tablier des francs-maçons, tablier de peau (que nous disons *de cochon,* par moquerie, mais qui est généralement de veau et de soie), une paire de gants blancs d'homme, pour lui, et une autre de femme, pour celle qu'il « estime le plus » ([^42]). 97:297 La cérémonie est terminée. L'abbé Combes est devenu franc-maçon. On pourrait dire : c'est fini. En vérité tout commence. L'ancien séminariste vient d'être happé par la mécanique. Il va être transformé et transporté jusqu'aux fonds torrides de contrées dont il ignore l'existence. Ce rituel dérisoire et grand-guignolesque, ces flambeaux, ces épées, ce genou nu, ce compas sur la poitrine, ces yeux bandés, ce pied en l'air, toute cette symbolique pour Palais de la Magie, cache une machine infernale dont on a tort de rire. C'est elle qui en vingt ans va métamorphoser le petit garçon de Marie-Rose, le filleul de l'abbé Gaubert. Il y est entré par ressentiment et orgueil froissé, sans flairer l'engrenage. Il s'estimait intellectuellement supérieur aux élèves qu'il avait côtoyés. Il se croyait justement promis à figurer au premier rang des princes de l'Église. On le devine à travers ce qu'il écrit de Mgr Dupanloup : « Je termine à l'instant la bro­chure de Mgr Dupanloup ([^43]) et je me sens l'âme navrée, mais élevée. Voilà bien un point où disparaissent toutes les nuances d'opinion, où toutes les consciences honnêtes se rencontrent et s'unissent. Mgr d'Orléans est à mes yeux le type de l'évêque chrétien, courageux et désintéressé, ferme sans orgueil, modeste sans bassesse, soumis sans sujétion, indépendant sans licence. Pourquoi l'épiscopat compte-t-il dans ses rangs si peu d'hommes qui ressemblent à Mgr Dupanloup... » Sous-entendu : alors qu'on n'a pas voulu de moi qui étais de cette race comme il le disait plus haut à son ami : « sans intercession et sans abaissement. » 98:297 Quand il troque définitivement la soutane pour le tablier, Émile Combes ne songe qu'à venger l'affront. Les lettres de 1860 et 1861 témoignent. On ne change pas si vite et si radicalement. Rappelons en outre qu'en 1867 le Grand Orient est anticatholique mais déiste. Ce n'est que dix ans plus tard, au convent de 1877, que le Grand Architecte de l'Univers sera rayé des contrôles. En 1867 le Vénérable chante encore : *Ô Dieu dont la beauté propice* *Nous avait fait pour le bonheur* *Et nous suit dans le précipice* *Où nous a plongés notre erreur* *Nous t'adorons quand la lumière* *Se répand pour nous éclairer* *Quand l'ombre couvrira la terre* *Nous viendrons pour t'adorer* et les f**.·.** reprennent au refrain en marquant le pas : *Oui t'adorer, t'adorer, t'adorer* *Oui t'adorer, t'adorer, t'adorer* L'ancien séminariste peut croire qu'il passe à l'adversaire, mais pas à l'ennemi. Un adversaire reconnu d'utilité publi­que : sous le Second Empire le Grand Maître du Grand Orient était proposé par Napoléon III et le poste fut succes­sivement occupé par le prince Murat, le maréchal Magnan et le général Mellinet. Il est possible également que le jeune homme qui fut d'Église éprouve le besoin d'une chapelle, serait-elle renver­sée. Croire ensemble rassure et réchauffe. C'est dans son propre silence que s'élève la voix entêtée de la vérité. Le doute est solitaire. Prier ensemble l'estompe. Ce jeune abbé, honteux de l'avoir été, redoutait la vie laïque et la liberté autant qu'elles l'attiraient. 99:297 Un passage d'une lettre l'indique : « *Me voilà donc engagé à Pons : la vie nouvelle va être toute nouvelle pour nous* (sic) *et je m'en tirerai difficilement les premiers jours : heureusement j'alléguerai mes habitudes de cabinet et de retraite. En vérité quelle figure ferais-je dans un café, moi, qui ne sais pas regarder une femme sans rougir et qui me couvre de lunettes pour dissimuler mon embar­ras. *» ([^44]) Appartenir à une communauté facilite les appren­tissages. Et puis il y a l'ambition. Ne jamais l'oublier chez Combes. L'Église catholique servait son arrivisme. Il en a été exclu. Il se retourne vers l'autre, dont la puissance s'impose sous le Second Empire devenu « libéral ». Si elle se présente comme une association philosophique, philanthro­pique et progressiste, pour beaucoup la franc-maçonnerie est d'abord et surtout une société d'entraides et d'assurances mutuelles, un laboratoire de relations publiques, un moteur à pistons. Y entrent le fonctionnaire qui veut de l'avance­ment, l'industriel en quête de marchés avantageux, le com­merçant qui cherche à étendre sa clientèle, le politicien en mal d'appuis, l'affairiste soucieux de soutien et le cas échéant d'obtenir la clémente amitié du juge ; d'une manière géné­rale tous ceux qui sachant l'importance des passe-droits, des privilèges, des faveurs, des protections dans la réussite socia­le, sont prêts à soutenir ceux qui les soutiennent. Dans la course au profit, aux affaires, aux titres, aux places, aux honneurs, il faut être malade d'orgueil ou sombre crétin pour s'en tenir à son mérite. L'orgueil, apprenti-abbé ou maçon, Émile Combes n'en manque pas. Mais le sien est plus avisé et clairvoyant. Dès le départ, Combes, d'instinct, n'hésite pas à faire jouer les relations qu'il peut avoir. Là encore les lettres nous éclairent : « Si tu connaissais à Paris quelque imprimeur qui consen­tît à se charger des frais de l'impression (des thèses), je te serais bien reconnaissant de m'avertir... » 100:297 « Je te prie d'écrire à Pons, en Charente et de t'informer si l'on n'accepterait pas pour l'année prochaine, etc. » « Écris sans perdre de temps à Pons. » « Tu m'as dit dans le temps qu'il ne serait peut-être pas impossible de trouver un libraire qui prît l'impression à son compte. C'est le moment d'employer pour moi tes bons offices... » « Je n'ai rien à te dire au sujet de Pons en ce moment. N'accepte et ne refuse rien, le cas échéant je te ferai connaî­tre mes intentions. » « La seule condition à poser au libraire c'est que je me réserve 60 ou 70 exemplaires... Occupe-toi je te prie de cette affaire qui m'ennuie considérablement. » « Fais-moi le plaisir d'écrire à ton correspondant de Cau­terets à peu près dans ce sens : que tu m'as transmis les offres du supérieur de Blaye, mais que tu doutes d'une acceptation, puisque le poste que je quitte me donnait 2.000 Frs outre le logement, la nourriture, l'éclairage. Ajoute qu'à ton avis c'est un traitement peu convenable pour un docteur ès lettres que 1.000 Frs et que je n'accepterai la chaire de logique à Blaye que si l'on m'offre, indépendam­ment de la nourriture, du logement, du chauffage et de l'éclairage, 1.800 Frs au moins de traitement etc. » Presque à chaque lettre Émile Combes demande, pousse, invite son ami à des interventions en sa faveur, les précise jusque dans le détail, en indiquant la marche à suivre, le stratagème, la stratégie et en recommandant que l'on veuille bien se conformer à ses instructions. C'est là un caractère fait pour la franc-maçonnerie telle qu'elle apparaît en 1867 une société *discrète* dont le but affiché est d'établir une société humaine, tolérante, généreuse, éclairée en assurant la réussite personnelle de ses adhérents, -- mais qui en réalité est une société *secrète* dont le but est la destruction de l'Église catholique, dernier obstacle à l'établissement d'une République universelle, et le moyen l'action souterraine d'ini­tiés tenus par les serments passés, les récompenses reçues et les représailles promises. On entre en maçonnerie à la fois pour pratiquer un vague christianisme verbal, sans tradition ni discipline, retourné même contre l'Église, et pour bénéficier des avantages d'une coopérative de distributions avec loterie. 101:297 On se prête aux épreuves, comme les enfants et même les adultes jouent à se faire peur. Voici Émile Com­bes, la trentaine, docteur ès lettres et qui va le devenir en médecine, un homme qui s'assurait capable de prouver « très facilement qu'à l'exception de Bossuet tout le XVII^e^ siècle a respiré l'erreur en philosophie et s'est nourri d'erreur », nous l'avons vu un genou nu et à cloche-pied jurer obéissance absolue à des forces occultes qu'il ne connaît pas. Mainte­nant il répond au premier catéchisme, celui de l'apprenti : D : -- *Êtes-vous maçon ?* R : -- Mes frères me reconnaissent pour tel. D : -- *Où avez-vous été reçu maçon ?* R : -- Dans une loge juste et parfaite. D : -- *Que faut-il pour qu'une loge soit juste et parfaite ?* R : -- Trois la gouvernent, cinq l'éclairent, sept la ren­dent juste et parfaite. D : -- *Quels sont les trois ?* R : -- Le Vénérable et les deux Surveillants. D : -- *Depuis quand êtes-vous maçon ?* R : -- Depuis que j'ai reçu la lumière. D : -- *Qu'entendez-vous par le mot loge ?* R : -- Nous appelons loge le lieu secret dans lequel les francs-maçons s'abritent pour couvrir leurs travaux. *D : -- Qu'est-ce qui soutient voire loge ?* R : -- Trois grands piliers qu'on nomme sagesse, force et beauté et qui sont symboliquement représentés par le Vénérable et les deux Surveillants. D : -- *Pourquoi vous êtes-vous fait recevoir maçon ?* R : -- Parce que j'étais dans les ténèbres et que j'ai désiré la lumière. D : -- *Dans quel état étiez-vous quand on a procédé à votre initiation ?* R : -- Ni nu, ni vêtu, mais dans un état décent, et dépourvu de tous métaux. D : -- *Pourquoi dans cet état ?* 102:297 R : -- Ni nu, ni vêtu, pour nous représenter l'état d'in­nocence et nous rappeler que la vertu n'a pas besoin d'or­nement ; dépourvu de tous métaux parce qu'ils sont souvent l'emblème des vices que tout maçon doit éviter. D : -- *Qu'avez-vous vu en recevant la lumière ?* R : -- Le soleil, la lune et le maître de la loge. D : -- *Quel rapport y a-t-il entre les astres et le maître de la loge ?* R : -- Comme le soleil préside au jour et la lune à la nuit, de même le maître préside à la loge pour l'éclairer. D : -- *Où se tient le maître de votre loge ?* R : -- A l'orient. D : -- *Pourquoi ?* R : -- De même que le soleil apparaît à l'orient pour ouvrir la carrière du jour, de même aussi le maître se tient à l'orient pour ouvrir la loge et mettre les ouvriers à l'œuvre. D : -- *Quel âge avez-vous ?* R : -- Trois ans ([^45]). Trois ans. C'est ce que Combes, l'auteur de *La Psycho­logie de saint Thomas,* a répondu avant de se présenter au second degré et atteindre l'âge de « cinq ans », celui des compagnons. Dans cette deuxième initiation, il n'est question que de « pavé mosaïque », de « grand portique », d' « étoile flamboyante », de « houppe dentelée », de « bijoux mobiles », de « signes vocaux, gutturaux, pectoraux, manuels et pédestres ». Après quoi il a pu briguer le grade de maître, dont un des moments forts est la commémoration de l'assassinat, de l'enterrement et de l'exhumation d'Hiram. Qui était Hiram, ou Chiram (de Khirom : en hébreu, le boiteux) ? Un artiste phénicien dont la mère était juive, de la tribu de Dan. Envoyé à Salomon par le roi de Tyr, Hiram s'établit près de Jérusalem. Il apporta au temple deux chérubins d'or, deux colonnes d'airain avec des chapitres en forme de lis, et un bassin nommé mer d'airain. 103:297 Trois de ses compagnons, jaloux de sa renommée, l'assassinèrent. Ma science ne va pas au-delà. N'ayant pas l'intention de passer l'hiver sur cette affaire, il est vraisemblable que je n'en saurai jamais beaucoup plus. En tout cas Hiram, Chiram ou Khirom est considéré comme le père de tous les francs-maçons et ne devient maître que qui évoque le drame dans la chambre du Milieu. On n'y pénètre que la tête couverte, comme les Juifs à la synagogue, et la première fois à reculons. A l'origine les maîtres devaient retourner leurs habits. Ils se contentent de mettre leurs cordons à l'envers. Même à l'ombre d'Hiram la facilité gagne. Tandis que l'orateur raconte la scène, les frères la miment. L'un des Vénérables maîtres tient le rôle d'Hiram. D'autres sont les assassins. Le meurtre s'accomplit. Le pseudo-Hiram fait le mort. On le couche dans un cer­cueil au centre de la chambre du Milieu, en prenant soin de le couvrir d'un drap sur lequel est posée une branche d'acacia. Alors le feuilleton s'accélère. Salomon dit son inquiétude. Hiram a disparu. Qu'on le cherche. A la queue leu leu, les frères tournent dans la pièce. Ils portent des bougies cou­vertes d'éteignoirs hauts de trente centimètres. La lumière ne passe que par deux fentes au sommet et à la base. -- *Hiram ! Hiram ! Où es-tu Hiram ?* La farandole mortuaire serpente autour du cercueil selon un rythme particulier. Quand on est franc-maçon on ne marche pas comme on marche quand on n'est pas franc-maçon. Mieux : chaque grade a son pas. Ainsi quand le maître découvre enfin le pseudo-cadavre du faux Hiram il doit l'enjamber et le réenjamber, de gauche à droite et de droite à gauche, trois fois de suite, en levant le pied très haut. Puis on soulève le drap. On prend la main d'Hiram. On lui secoue un doigt. On feint de croire avec horreur que ce doigt se détache. Alors on crie, d'une voix déchirante : -- *Mac bénac ! Mac bénac !* 104:297 Ce qui signifie : « La chair quitte les os. » ([^46]) Quel spectacle. Barbezieux est une petite ville cossue de 4.000 habitants environ. Les francs-maçons ne sont pas plus d'une vingtaine. Il doit y avoir un juge au tribunal, un pharmacien, un médecin, quelques marchands de toile et tanneurs, peut-être un gros fermier spécialisé dans les truffes, le directeur de la prison installée dans le château de Mar­guerite de La Rochefoucauld, et Émile Combes. Il est vêtu d'une redingote noire, d'un petit gilet boutonné très bas au-dessous du plexus et ses pantalons à pont du genre fuseau tombent sur ses bottines de chevreau noir. Il porte la mous­tache et la barbe à l'impériale, ce qui est autorisé depuis 1830. Levant très haut sa bougie coiffée d'un : éteignoir-entonnoir pointu comme un bonnet de nuit, il sort des ténèbres et va vers la lumière en clamant : -- *Mac bénac ! Mac bénac !* Le spectacle fait pouffer. On imagine les Marx francs-maçons. Quel burlesque ! Personne ne peut se douter que ce petit abbé transformé en chevalier de la truelle se prépare à porter à l'Église catholique française des coups dont elle ne s'est pas encore remise. Et pourtant... (*A suivre*.) François Brigneau. 105:297 La pensée politique d'Henri Charlier ### La Patrie Hommage national\ à Henri Charlier Ce mois-ci, à l'occasion de ses Journées d'Amitié française de Paris, le CHACH (Centre Henri et André Charlier) organise un hommage national à Henri Charlier et à André Charlier. Il aura lieu à la Mutualité, le samedi 9 novembre. C'est pour ITINÉRAIRES l'occasion, dans notre série : « La pensée politique d'Henri Charlier », de (re)publier l'un de ses plus beaux textes, l'un de ceux qui donnent le meilleur aperçu de sa pensée. Il fut, comme la plus grande partie de ses écrits, composé spéciale­ment pour ITINÉRAIRES celui-ci en 1956 ; il l'avait intitulé : « La Patrie ». Il est aussi actuel -- et même encore plus actuel -- une tren­taine d'années plus tard, quand la décadence et la décomposition sont tellement plus avancées. Aujourd'hui comme hier, il éclaire notre route, nos travaux et nos combats : notre résistance à la bar­barie et à l'hérésie, -- et notre espérance. -- *J.M.* 106:297 L'AMOUR de la patrie est naturel comme l'amour des parents ; et comme il y a des enfants « dénaturés » il y a des citoyens dénaturés. Mais il n'y a pas plus d'opposition entre l'amour de la patrie et la foi qu'entre celle-ci et l'amour filial. Au contraire. Plus forte et saine est la nature, plus large est la base où s'appuie la surnature. Le Christ n'est pas venu supprimer une nature qu'il a commencé par adopter ; par adopter avec ses caractères animaux comme la faim, le sommeil et la soif, et ses singularités humaines, le travail et la peine dans le travail, la famille, la parenté pas toujours bienveillante, l'Évangile le laisse entendre, le sang, la race, les souvenirs des tombeaux, comme ceux des rois de Juda dont il descendait, celui de Rachel sa lointaine mère-grand sur la route de Bethléem. Jésus est venu couronner la nature en lui rendant cette gloire manquée par nos premiers parents, et non pas l'abolir. Il aimait ses compatriotes. Il savait que sa carrière s'accomplirait uniquement parmi eux car ils avaient cette vocation d'être le peuple élu et cette vocation était attachée à leur patrie : « Je n'ai été envoyé, disait-il, qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël. » (Mt. XV, 24.) « Et lorsqu'Il se fut approché, voyant la ville, il pleura sur elle en disant : « Ah ! Si dans ce jour tu avais connu, toi aussi, ce qu'il fallait pour la paix... mais maintenant cela a été caché à tes yeux. » (Luc XIX, 41.) « Jérusalem ! Jérusalem toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés ! Combien de fois ai-je voulu réunir tes enfants comme une poule réunit ses poussins sous ses ailes, et vous n'avez pas voulu. » (Mt. 23, 37.) 107:297 Les chrétiens qui se donnent des airs supérieurs et se vantent d'être supranationaux n'imitent nullement en cela Notre-Seigneur. Il suffit d'être chrétiennement patriote, c'est-à-dire de faire en chrétien son devoir de patriote. \*\*\* Les apôtres écoutaient, et Notre-Seigneur pleurait en pensant au sort de sa patrie. Mais Jésus était un homme très pratique. Il donnait des exemples plutôt que des théories. Aussi quand on nous parle de nationalisme nous sommes gênés comme devant une théorie qui masque un sentiment naturel. Car le nationalisme peut être une déformation de l'amour de la patrie qui devient une idole remplaçant le vrai Dieu. Nous l'avons vu en Allemagne pendant le troisième Reich. Chez nous *le nationalisme n'a été qu'un moyen intellectuel de défendre par des arguments puisés dans l'histoire et la philosophie le sentiment naturel d'amour de la patrie qui y était combattu par toute sorte d'idéologies et un enseignement falsifié de l'histoire*, auxquels beaucoup de catholiques se laissent prendre encore. Mais jamais chez nous personne n'a dit ni gravé sur les ceinturons : «* La France par-dessus tout. *» Maurras plaçait la vérité et l'honneur au-dessus de tout, et si malheureusement il ne pouvait donner que des raisons naturelles, elles étaient excellentes. Il n'est pas de Français, du Nord au Sud, de droite à gauche, qui ne place quelque chose au-dessus de sa patrie terrestre : c'est en quoi nous sommes Français, c'est pourquoi de cette patrie est née Jeanne d'Arc, en qui ce patriotisme fut béni de Dieu. Sur nos navires, sur nos drapeaux, il y a : «* Honneur et Patrie. *» L'honneur c'est le Décalogue, tout simplement. L'ordre traditionnel de ces deux mots éclaire la philosophie d'une nation. \*\*\* 108:297 Dieu a créé ou laissé se créer les patries. Elles sont bonnes en soi, comme la famille même. On peut même en inférer qu'elles concourent toutes, chacune à sa manière, au plan divin sur l'avenir du monde. Elles seraient donc toute-s complémentaires. Chesterton disait plaisamment que pour corriger la déraison française Dieu avait créé l'absurdité allemande. Nous ne lui en voulons pas du tout et je crois que ce cher et grand esprit, qui nous aimait, a plus d'admirateurs en France que partout ailleurs : quelques années après la mort de Chesterton nous avons traversé l'Atlantique avec des étudiants d'Oxford. Aucun ne connaissait son nom ; finalement l'un d'eux s'est souvenu d'un poème lu dans une anthologie. Les Anglicans cachent Chesterton comme la Sorbonne cache Péguy. Complémentaires, soit ; mais ici l'observation et l'expérience interviennent et font remarquer que si les nations sont *complémentaires*, elles sont néanmoins fort *inégales*. Si on représente l'ensemble des nations par un cercle, l'une peut remplir 300 degrés et toutes les autres soixante : elles sont complémentaires. Dans l'antiquité, l'Égypte et la Grèce ont joué un rôle très supérieur aux autres nations. Ce premier des anciens empires connus ; ce tout petit peuple grec si plein de défauts politiques, ont fait davantage que les Assyriens, les Perses et les Romains réunis. Je parie au point de vue naturel, car le peuple hébreu auquel appartenait Notre-Seigneur a joué un rôle incomparable au point de vue surnaturel pour lequel il n'eut jamais *de nation complémentaire*. L'Égypte lui avait préparé une théologie naturelle que Moïse a connue ; la Grèce, une philosophie de la sagesse. Ces deux nations ont en outre jeté les fondements de l'art chrétien : l'Égypte par ses œuvres ; la Grèce, en séparant pour la raison l'art de la magie, la philosophie du mythe, a permis aux apôtres d'autoriser ce que détendaient les Juifs. 109:297 «* Ô terre antique, ô terre d'Égypte, tu parais dormir mais tu as été visitée trois fois.* *Et la première fois c'était le Juste.* *Et la troisième fois c'était le Saint.* *Mais la deuxième fois qui était-ce, sinon à la fois le Juste et le Saint ? *» Plus que les Grecs mêmes, les Égyptiens étaient doués pour fonder l'art chrétien. Dans une fresque datant du V^e^ ou VI^e^ siècle, à Baouït ; en Haute Égypte, on trouve la composition exacte des tympans de notre XII^e^ siècle comme celui de Charlieu. Je ferai remarquer aux philarabes contemporains que ce grand peuple qui a donné outre son passé antique les premiers modèles de vie érémitique et de vie monacale et certaines des plus heureuses formules de notre art chrétien, a été complètement détruit par les Arabes, d'une destruction sans remède, au nom d'une loi plus dure et plus sauvage que l'ancienne loi juive, sept siècles après le Sermon sur la Montagne. \*\*\* Je ne parlerai pas des nations contemporaines pour ne pas exciter les passions. Il nous suffit de prouver par des faits qui ne sont plus contestés de personne l'*inégalité* des nations. Les peuples d'aujourd'hui en offrent autant et d'aussi fortes que les peuples antiques. La civilisation chrétienne d'Occident sur laquelle s'appuient encore, malgré leurs efforts pour s'en débarrasser, les peuples même les plus éloignés de la religion révélée, doit beaucoup plus à l'Italie, à l'Espagne, à la France qu'à toute autre nation. L'abaissement actuel de ces peuples sous la domination des nations mercantiles traduit l'abaissement de l'esprit chrétien dans le monde. Il est impossible de lutter à armes égales avec l'esprit mercantile sans l'avoir. Et c'est un honneur et une grâce de ne pas l'avoir. Les nations qui n'en sont pas affligées devraient s'entendre, devraient être assez fortes afin de pouvoir imposer des vues conformes à la véritable nature humaine et à la justice. Au contraire, les ministres catholiques qui nous ont dirigés voulurent mettre l'Espagne au ban de la société occidentale. Et ils essaient, sans succès comme de juste, de s'ouvrir à l'esprit américain par qui n'arriveront que des sottises. 110:297 Les nations cathodiques ne peuvent qu'attendre les catastrophes qu'amène inévitablement un esprit aussi contraire aux vraies fins de l'homme et que l'on voit inscrites d'avance dans le cours des choses. Elles ne peuvent qu'attendre en ceignant leurs reins, la tête couverte du casque du salut, les revanches miséricordieuses du Sauveur et jouir de cette paix du cœur qui est le grand profit de l'humanité rachetée. Mais ces nations méprisées par le mercantilisme triomphant ont un devoir de patriotisme plus grand qu'aucune autre, car leur trésor national est un trésor de vérités universelles qui ont fait leurs preuves dans le passé et que malheureusement nous voyons dilapider sous nos yeux. Pour nous, dès notre jeunesse, sur nos dix-huit ans, nous voyions notre vie se passer à remettre en forme et revigorer comme nous le pourrions l'esprit français parce que nous l'estimions plus universel. La grâce de Dieu aidant, nous nous aperçûmes que ce qu'il y a d'universel dans l'esprit français était catholique et que la première chose à réformer c'était nous-même. C'est le chemin même que Péguy, notre aîné, a suivi. En dehors du fleuve de poésie qui sort de ses fontaines, la grande œuvre de Péguy est l'esquisse d'une réforme intellectuelle nécessaire depuis cent cinquante ans mais que personne ne veut faire, les catholiques pas plus que les autres, parce que les routines de l'esprit sont les plus difficiles à réduire. 111:297 La génération qui pensait ainsi a disparu presque entière pendant la guerre de 1914 qu'elle a gagnée, la France ne s'est pas relevée de cette perte ; mais ce qui fut un châtiment momentané pour elle lui prépare dans les mérites de tant de fils sacrifiés un relèvement pour l'avenir. \*\*\* Des personnes vénérables nous proposèrent d'émigrer. C'était chez elles un hommage d'amour à la France catholique, et pour nous certainement un honneur. Mais changer de nation sans nécessité vitale, s'exiler sans intention d'apostolat religieux direct nous eût paru une ingratitude, une désertion, un vol envers la terre même qui nous avait nourri, envers les parents qui nous avaient formé aux mœurs honnêtes, appris à retourner des sillons que nous avons compassés jusqu'à trente-six ans sur des terres dont quelques lopins sont en ligne directe dans la famille depuis le XIII^e^ siècle, le long d'un chemin où saint Louis a passé, se rendant à Pontigny. N'est-on pas débiteur et peut-on s'en aller ? Et vous, pouvez-vous passer sur le Petit Pont à Paris sans songer aux dix-huit Parisiens qui périrent dans la tour le défendant, lors de l'attaque des Normands ? Leurs noms sont connus et doivent être encore gravés sur une maison du quai. Au Canada, de même, trente jeunes volontaires habitants de Ville-Marie s'en allèrent au dernier rapide établir un petit fort pour arrêter une invasion d'Iroquois menaçante. Ils y périrent tous et en ce lieu aussi leurs noms furent gravés, car ils avaient sauvé la chrétienté naissante de Montréal : les Iroquois, atterrés par leurs pertes et le courage de ces héros, se retirèrent sans aller plus avant. 112:297 En canot comme eux, nous avons suivi l'écho de leurs rames, traversé le lac des Deux-Montagnes et remonté la rivière dans les reflets moirés de l'aurore, sur les eaux tranquilles : leur dernier voyage sur la terre. Les patries reposent sur le sacrifice de leurs meilleurs enfants. Le seul poète épique de notre histoire depuis le chantre de Roland. Péguy, est mort en combattant ; l'auteur des Perses avait combattu de même à Marathon. Ce qui faisait frémir d'amour les jeunes Grecs, cette gloire toute récente et qu'on touche de la main, cette grandeur intellectuelle et spirituelle qui fleurit en sacrifice, est-ce que les jeunes Français la connaissent seulement ? On leur cache le nom, l'œuvre, et la vie de Péguy. Et peut-être même nos beaux esprits traiteront de colonialistes les jeunes Canadiens dont nous venons de conter l'histoire. Peut-on quitter le pays de saint Louis et de Jeanne d'Arc ? De ce roi prisonnier dont les vertus étaient telles que les musulmans d'Égypte voulurent en faire leur sultan ; de cette enfant que Dieu suscita pour sauver notre patrie, Judith qui jamais ne versa que son propre sang, Esther qui ne se vengea de personne. «* Obéissante, elle quitte ses douces compagnes, la maison paternelle, son père et sa mère. Devenue soldat de Dieu elle chevauche sans peur où l'appelle l'Archange. *» (Office de la Sainte.) Quelle patrie qui suscite une telle intervention divine ! Peut-on abandonner l'œuvre de conversion que la Sainte Vierge demande à notre pays d'accomplir depuis si longtemps, par des instances maternelles répétées, par des miracles constants, par un miracle permanent comme celui de cette petite paroisse où je vis et qu'Elle veut donner en exemple de ce qu'elle désire et de ce qu'Elle peut faire quand on le lui demande ? \*\*\* 113:297 Le patriotisme judaïque des Israélites est un sentiment qui tient à leur vocation de peuple élu. Les dons de Dieu sont sans repentance. Ce peuple reste élu, autrefois source, maintenant témoin, les Juifs conservent les Écritures, ils font la preuve historique de notre foi. La survie dans l'Histoire d'un peuple antique dispersé par tout le monde est unique et miraculeuse. Péguy en fut fortement touché et ce fut là le premier pas de sa pensée vers le retour au Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Le devoir de patriotisme des Juifs est donc un devoir éminent pour eux. Mais il l'est aussi pour nous. La vocation de la France dont un miracle comme la vie de Jeanne d'Arc indique assez le sens, n'a pas davantage cessé que la vocation des Juifs. Nous nous trouvions en Hollande dans un monastère bénédictin avec un curé de la Frise du Nord, il reprochait aux catholiques français de s'être si peu défendus lors des persécutions. Et je fus amené à lui dire : « Monsieur le Curé, vous êtes ici dans un monastère fondé par des religieux chassés de France. Voici trois cent cinquante ans que vous étiez incapables de faire renaître chez vous la vie parfaite. Il a fallu que le gouvernement de la fille aînée de l'Église tout indigne qu'il fût, vous envoyât des religieux, maintenant il y a quarante de vos compatriotes dans cette maison de prière et il est parlé d'une fondation. Malgré elle la France reste dans sa vocation. Les religieux sont en France aujourd'hui plus nombreux qu'ayant et vous avez enfin des monastères. » 114:297 Il en est de même pour l'Algérie. On sait avec quel dédain depuis plusieurs années il est parlé des Croisades. Les revues missionnaires elles-mêmes en parlent comme d'une grande erreur, et d'un abandon de l'esprit apostolique. Et voici que la France est contrainte, malgré elle, avec le dernier des gouvernements qu'on en eût cru capable, de commencer la croisade contre une guerre sainte organisée par les Musulmans. Car la séparation du pouvoir religieux et du pouvoir politique est essentielle à la civilisation chrétienne : c'est pour les Musulmans le grand désordre. Voici la pensée de Ibn Taymiya (1328) : « Ces deux fausses voies (la juive et la chrétienne) sont celles d'hommes qui ont adopté une religion sans la parfaire par tout ce qui est nécessaire à sa propre existence : pouvoir, guerre sainte, ressources matérielles, ou celles d'hommes qui ont cherché le pouvoir, la fortune ou la guerre, sans se donner pour but de faire triompher la religion. » Le plus grand des historiens arabes, Ibn Khaldoun (1332-1406), disait de même : « Les autres religions ne s'adressent pas à la totalité des hommes, aussi n'imposent-elles pas le devoir de faire la guerre aux infidèles, elles permettent seulement de combattre pour sa propre défense. Pour cette raison, les chefs de ces religions ne s'occupent en rien de l'administration publique. » De nos jours Mohamed Ahdoh (1848-1905), l'un des esprits les plus modérés de l'Islam, écrit : « Elle (la communauté musulmane) exigera, au besoin par les armes, la liberté de prêcher partout la foi musulmane et de pratiquer sa loi. Si le recours aux armes est nécessaire dans ce dernier but, la guerre sera faite *pour se rendre maître de la terre* et y faire exécuter les prescriptions de la loi musulmane. Il s'agira en somme d'étendre la *pax islamica*, petit à petit, au fur et à mesure des interventions armées contre les pays qui mettent des empêchements à la libre propagande de l'Islam et à sa pratique par les fidèles. » 115:297 Les peuples arabes échappent aujourd'hui à leurs autorités traditionnelles. Vous verrez le sultan du Maroc et le bey de Tunis rejoindre en Europe le roi d'Égypte ou bien prendre contre nous la tête de la guerre sainte pour n'être point chassés. Je conseille de lire pour connaître la pensée du colonel Nasser l'article de N. Lejeune dans les *Études* d'avril 1955 : *Le point de vue arabe sur l'Afrique du Nord*, d'où sont tirées les citations précédentes. Deux civilisations vont s'affronter, celle du Christ fondée sur la connaissance des faiblesses de l'homme, avec l'humilité comme base, qui assure à l'homme avec la liberté des âmes vis-à-vis de César, une aide surnaturelle pour une destinée surnaturelle ; celle de Mahomet où la confusion du spirituel et du temporel est complète et qui ne peut rien contre le péché. Le marquis de Custine, cet esprit si clairvoyant, écrivait il y a un siècle : « Il faut que l'Univers redevienne païen ou catholique. Hors de là il n'y a d'un côté que fourbe, et de l'autre qu'illusion. » Et ailleurs : « Partout où j'ai posé les pieds sur la terre, depuis le Maroc jusqu'aux frontières de la Sibérie, j'ai senti couver le feu des guerres religieuses. Dieu seul sait le secret des événements, mais tout homme qui observe et qui réfléchit peut prévoir quelques-unes des questions qui seront résolues par l'avenir : *ces questions seront toutes religieuses*... » « De l'attitude que la France saura prendre dans le monde comme puissance catholique dépend désormais son influence politique. » Aujourd'hui l'Égypte entreprend sur son sol même la fabrication d'armes modernes et même une usine atomique : on peut être certain qu'elle ne négligera pas l'armement atomique. Les barbaresques recommenceront avec des sous-marins la guerre de course qu'ils faisaient avec des galères jusqu'en 1830 ; ils recommenceront à enlever des femmes et des enfants sur les côtes d'Italie et de Provence. 116:297 Un de nos généraux de la conquête d'Algérie était un enfant enlevé à six ou huit ans à l'île d'Elbe, croit-on. Il avait été élevé à Tunis pour en faire un mamelouk. Aux yeux des musulmans, c'est là une bonne œuvre. L'avenir est plein de promesses. En tout cela ce ne sont pas les nations anglo-saxonnes qui sont menacées directement les premières : elles sacrifient la chrétienté au pétrole arabe. Ce n'est pas la malheureuse Italie chassée de Cyrène par des marchands ignorant certainement qu'elle fut aussi grecque que Marseille pendant mille ans, que le mathématicien Théodore de Cyrène est un des interlocuteurs du *Théétète* de Platon, que saint Synésios l'ami d'Hypatie en fut évêque cinq siècles après Jésus-Christ. Voyant sa patrie abandonnée sans armes par l'empire aux attaques de Bédouins du désert, il s'écriait : « Ô Cyrène, dont les registres publics font remonter la naissance jusqu'à la race des Héraclides ! Tombeaux antiques des Doriens où je n'aurai point de place ! Malheureux Ptolémaïs dont j'aurai été le dernier évêque !... » Sans compter un certain Simon. Ce n'est pas la fière et noble Espagne qui est visée, elle qui fit la croisade pendant sept cents ans, c'est la France indigne et officiellement athée qui est désignée par la Providence pour reprendre la Croisade, *gesta Dei per Francos.* \*\*\* Ce patriotisme doit paraître étrangement désuet à ceux dont l'âme est enduite de la sale purée verbale fabriquée par le siècle présent et pourtant c'est le seul réel. Sans doute : *Nous savons tous que saint Rémy* *Fit poser la colombe au milieu du royaume*... 117:297 comme le chantait Claude Duboscq ; nous savons que saint Louis... que Jeanne d'Arc... que Marguerite-Marie... Nous savons tous que le maréchal Foch, à Paray le Monial, consacra solennellement nos armées au Sacré-Cœur. Nous savons tous et nous voyons aussi. Mais voici le vers d'un vieil auteur qui explique bien des choses, il est de saint Colomban, abbé de Luxeuil : « *Nil oculi prosunt quibus est mens cœca videndi*. » « Les yeux ne servent de rien quand l'esprit est aveugle. » On préfère rêver d'un avenir ajusté à nos désirs que faire l'effort de comprendre le présent à la lumière du passé. Chesterton disait dans *Ce qui cloche dans le monde *: « Les hommes inventent de nouveaux idéaux parce qu'ils n'osent se mesurer aux anciens. Ils regardent devant eux avec enthousiasme parce qu'ils ont peur de regarder en arrière ». « Il y eut tant de fidélités glorieuses que nous ne pouvons soutenir, tant de dur héroïsme que nous ne pouvons imiter. » Un religieux me disait entre les deux guerres : « Péguy a bien fait de mourir, il eût été condamné : il était trop patriote. » Que lui répondre ? *Mens cœca videndi*. Le Saint-Siège qui désirait voir s'apaiser les conflits ne demandait pas qu'on le fît sottement La charité ne gagne rien dans les âmes qui abandonnent les devoirs naturels. \*\*\* Pour terminer nous citerons seulement les propos d'un saint. Saint Pie X, qui baisa le drapeau français incliné sur son passage lors de la béatification de Jeanne d'Arc, a dit dans une audience privée à un homme qui me l'a raconté : «* la France est la tribu de Juda de la Nouvelle Alliance. *» 118:297 Cette phrase avait un sens personnel pour la personne à qui elle était dite. Cet homme était parfaitement digne de l'entendre, et Pie X le savait. Mais le Saint s'est aussi exprimé publiquement. Voici, tirée du *Pie X* de Bazin, la prophétie du saint Pontife : « L'allocution consistoriale du 29 novembre 1911 fut, et demeurera pour nous et pour d'autres, une douceur, et comme une fontaine d'espérance. Le pape imposait la barrette à des cardinaux d'Angleterre, de Hollande, des États-Unis et de France. La veille au soir, il avait écrit tout le discours de sa main. Le matin venu, il leur dit que la pourpre est un symbole de douleur et de sacrifice, mais que, dans la peine même d'un combat qui ne cesse point, ils auraient des consolations. Ayant parlé d'abord à ses fils d'Angleterre et de Hollande, il termina ainsi : « *Que vous dirais-je, maintenant, à vous, fils de France, qui gémissez sous le poids de la persécution ? le peuple qui a fait alliance avec Dieu, aux fonts baptismaux de Reims, se repentira, et retournera à sa première vocation. Les mérites de tant de fils, qui prêchent la vérité de l'Évangile dans le monde presque entier, et dont beaucoup l'ont scellée de leur sang ; les prières de tant de saints qui désirent ardemment avoir pour compagnons, dans la gloire céleste, les frères bien-aimés de leur patrie ; la piété généreuse de tant de ses fils, qui, sans s'arrêter à aucun sacrifice, pourvoient à la dignité du clergé, et à la splendeur du culte catholique... appelleront certainement sur cette nation les miséricordes divines. Les fautes ne resteront pas impunies, mais elle ne périra pas, la fille de tant de mérites, de tant de soupirs et de tant de larmes*. 119:297 *Un jour viendra, et Nous espérons qu'il n'est pas très éloigné, où la France, comme Saül sur le chemin de Damas, sera enveloppée d'une lumière céleste, et entendra une voix qui lui répétera :* «* Ma fille, pourquoi me persécutes-tu ? *» *Et sur sa réponse :* «* Qui es-tu, Seigneur ? *» *la voix répliquera :* «* Je suis Jésus que tu persécutes. Il t'est dur de regimber contre l'aiguillon parce que, dans ton obstination, tu te ruines toi-même. *» *Et, elle, tremblante et étonnée, dira :* «* Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? *» *Et lui :* «* Lève-toi, lave-toi des souillures qui t'ont défigurée, réveille dans ton sein tes sentiments assoupis, et le pacte de notre alliance, et va, Fille aînée de l'Église, nation prédestinée, vase d'élection, va porter, comme par le passé, mon nom devant tous les peuples et tous les rois de la terre. *» \*\*\* Que manque-t-il pour que ces choses s'accomplissent ? Des saints, c'est tout. Le peuple de France est, ne l'oublions pas, un *peuple trompé* par de mauvais bergers, et peut-être moins coupable qu'il n'y paraît. Ceux qui le connaissent tel qu'il est, que ce soit la femme de charge lavant le sol des cliniques ou le lampiste Leguignon, savent qu'il ne croit plus à aucun des idéaux politiques ou sociaux qu'on lui propose depuis cent ans. Maintenant il se sait trompé. Mais il est impossible à l'homme d'arracher de son âme l'amour de ses enfants et l'aspiration au bonheur que Dieu y a placée comme le germe de l'intelligence du surnaturel : le peuple de France suivra les saints, quand Dieu jugera le moment propice. 120:297 Chacun de nous s'aperçoit trop tard dans sa vie qu'il lui eût fallu faire un saint. Trop tard, certes, pour agir en saint, mais assez tôt cependant pour mourir saintement. C'est en quoi consiste l'épreuve de la vie, étrange et mystérieuse alliance d'événements fortuits en apparence et de la grâce de Dieu. Prions-Le qu'Il nous envoie des saints jeunes qui puissent répondre à l'obscure attente du peuple français, et lui apprendre, en prenant le joug et le fardeau du Christ, à trouver le repos de son âme. Henri CHARLIER. 121:297 ## NOTES CRITIQUES ### Livres pour enfants ##### Petits personnages de France PARMI les divers corps qui ont fait la France l'un des plus importants est certes l'armée. A travers les âges les soldats ont défendu notre terre et leur histoire a inspiré toujours les écrivains et les poètes. Du pauvre pioupiou au général, leurs figures font partie intégrante du patrimoine. Il faut voir d'ailleurs la persistance du goût pour ceux de plomb et le bonheur des enfants qui découvrent ces armées minuscules, si joliment harna­chées lorsqu'elles sont du XVIII^e^ siècle. Il nous revient, par la grâce de Louis Fontaine, l'histoire d'un petit tambour qui est un gentil morceau d'Histoire de France. L'auteur nous campe son personnage en Brie d'abord, ensuite en Bretagne et passé le moment exceptionnel d'une traversée, sur la terre d'Amérique. Les aventures d'un petit tambour évoquent ces familles nobles mais pauvres dont les garçons choisissaient les armées et embar­quaient dans le régiment d'un cousin. Celui-ci a nom Christophe et son histoire se situe au temps de Sa Majesté Louis XVI ; c'est dire que défilent des noms connus comme ceux de Washington, Lafayette et Rochambeau ; c'est dire que la guerre d'Indépendance américaine est le nœud de l'af­faire. Le petit tambour Christophe de Lenharé y représente ces vertus françaises de bravoure et même de témérité, qui de généra­tion en génération déclenchent l'enthousiasme. Cependant ne situez pas trop vite ce livre parmi les aventures de cape et d'épée. 122:297 Il va plus loin et s'appuie sur des us et coutumes vrais. Ainsi un fran­çais châtié ; le goût du mot exact, la connaissance du droit féodal, donnent-ils à l'ensemble un ton très époque. Cela n'exclut pas ce que l'on attend d'un ouvrage pour les jeunes. Il y a des Indiens, des incendies, des batailles, des amitiés fidèles. Il y a quelques moments d'angoisse. Moi, j'ai préféré à toutes ces facettes deux détails : cette son­nerie qui existait de façon courante avant la Révolution et qui disait : « A la messe » et cette façon que les Indiens Cherokees avaient d'appeler le Roi Père. Détails... C'est vite dit ! Ces cou­tumes font basculer l'imagination vers des temps inconnus de nous et l'on soupire. Enfin l'heureuse idée est d'avoir confié l'illustration de l'histoire à Pierre Joubert. Cela nous vaut une jolie couverture en couleurs sertie de bleu Nattier, le tout glacé à point. A l'intérieur, Christophe, Jean-Jean, Petit-Cerf, les soldats en tricorne, ont cette allure que le dessinateur a su imposer. (Les aventures d'un petit tambour, Louis Fontaine, 264 pages, 1984. Éditions de l'Orme rond, 100 F, lecteurs de douze à quatorze ans.) \*\*\* Ne nous arrêtons pas là. Il y a un autre livre illustré par Pierre Joubert et qui fera les beaux soirs en famille. « En marchant avec les soldats de France » toujours aux édi­tions de l'Orme rond, c'est tout à fait autre chose. Ici Pierre Joubert -- toujours lui -- s'en donne à cœur joie dans les charmes de toutes les guerres en dentelle. Pour bien saisir le sens de ces images il faut se reporter à l'introduction de Louis Fontaine qui à propos des chansons de France écrit ceci : « N'oublions jamais qu'elles furent les soutiens de l'endurance, de la souffrance, de la bravoure et de la mort des soldats de chez nous. » Il rappelle aussi comment Gérard de Nerval publia les Vieilles Chansons de France dans « La Sylphide », le magazine des Beaux-Arts de l'époque. J'aime bien ces albums qui nous transmettent à travers le temps un certain côté de l'âme française. Il en existe de plusieurs styles mais celui-ci a l'avantage d'être très complet. La première chanson s'intitule : « Honneur à du Guesclin ». Puis il y a : « Le Roy Loys », « Réveillez-vous Picards », « Le franc-archer ». Parmi celles de l'époque moderne, la dernière s'intitule : « Hommage à l'armée d'Afrique ». C'est dire que cet album de chansons couvre bien des siècles d'Histoire. 123:297 L'ensemble est d'une espièglerie constante et c'est là ce qui est charmant. C'est que nous sommes en France et c'est l'esprit français qui rend les personnages si gentils. « Elle avait mis ce jour-là -- nous dit La Fontaine -- pour être plus légère, cotillon simple et souliers plats. » C'est ce même esprit de gai départ, par un matin bleu, qui donne aux soldats des images un même air de joie et de sourire. Ils ont le mollet rond et sont presque des enfants. Ils gambadent plutôt qu'ils ne marchent. Ils nous rappellent qu'en France rien n'est jamais bien grave et que la faute impardonnable est d'être trop sérieux. On se laisse prendre au jeu et c'est tout un ensemble de façons d'être qui nous viennent à travers images, paroles et musique. (« En marchant avec les soldats de France », éditions de l'Orme rond, 112 pages, 1^er^ trimestre 1985, illustrations de Pierre Joubert. 94 chansons, adaptation musicale d'Albert Vallet Sandre. Notes historiques et présentation de Louis Fontaine. Couverture pelliculée, glacée en couleurs.) C'est un livre à ne pas laisser chez le marchand. Et ran tan plan. \*\*\* Plus petit peut-être mais plus riche est ce « Nouveau guide de l'Héraldique », qui s'enfonce dans les temps très lointains. Le sujet est passionnant certes mais plus encore il est instructif et d'une manière spéciale. C'est ici l'accord parfait entre le réel et l'invisible, entre le plus pratique et le plus abstrait. Signalisation avant la lettre, la symbo­lique héraldique est l'image même de la pensée moyenâgeuse. Et là-dedans pas de libéralisme qui soit possible. Une forme sur un blason est dans toute sa plénitude, sa concision et sa clarté. Elle n'a pas de perspective. Elle n'a pas de dégradé dans la teinte. D'où la force de cet art. Ne sautez pas une ligne du texte, il dévoile les raisons de ce langage oublié. Et c'est un autre aspect de la France ici : celui du temps que les lions étaient moins forts en gueule mais plus armés de franches griffes et de puissantes pattes. Il y en a un, page 38, qui est un emblème superbe. Comme nous sommes loin des lions d'Asie et de leurs minau­deries cruelles ! 124:297 Vous trouverez ici les bannières de quelques corporations, toutes plus belles les unes que les autres ; à l'honneur la balance, le fer à cheval ou les ciseaux ; à l'honneur les beaux costumes, hérauts d'un amour humble et durable : celui de son métiers Ces a­plats de rouge, de noir, de bleu sur, fond de sable, de sinople ou de pourpre, ont quelque chose de fier et de vif. Encore un aspect du Moyen Age que Chesterton avait compris. S'il existe un mo­ment où la symbolique française et l'humour de Chesterton se rejoignent, ce doit être je pense, dans l'esprit du blason. Stigmatisant la démocratie et défendant le blason c'est lui qui a écrit : « Quand retentit la grande trompette de l'égalitarisme, on s'empressa de commettre l'une des plus grandes bévues de l'histoire. Toute cette fierté, toute cette vivacité, tous ces symboles éle­vés et toutes ces couleurs chatoyantes auraient dû devenir le par­tage commun de tous les hommes. Le marchand de tabac aurait dû se voir attribuer un heaume et le marchand de fromage un cri de guerre. Ainsi, l'épicier qui aurait vendu de la margarine pour du beurre n'eût pas manqué de ressentir que sa déloyauté mettait une tache sur l'écu de sa corporation. » (« Nouveau guide de l'hé­raldique », Pierre Joubert, illustrations de l'auteur, éditions Ouest-France, 1984, 92 pages, 59 F.) Moins gai, plus profond encore et plus d'actualité peut-être est cet ouvrage : *Au fond de l'Enfer, le Ciel ouvert ?* paru aux éditions Saint Paul et sous la plume de Daniel-Ange. C'est, pris sur le vif, l'héroïsme des chrétiens du Liban. Au jour le jour ce sont des tableaux de cette terre en feu avec ces êtres de chair et de sang qui souffrent, acceptent et sont, dans l'humilité, journellement héroïques. Plein de poésie, plein de lyrisme, c'est une succession d'images qui rappellent contaminent l'Évangile et font de ce livre un ouvrage très vivant. Il a un *ton,* une sensibilité qui parlent au cœur. Voyez plutôt : « Jeunes du Liban ! Vos jeunes martyrs ont versé leur sang pour bien plus qu'ils ne l'imaginaient. Pour bien plus que défendre leur sol : pour que le Soleil de Justice irradie enfin la terre entière. Et rien ne purifie comme le sang versé par amour. » C'est le genre d'ouvrage qui convient aux adolescents de 14-15 ans. Il leur montrera un genre de vie dont ils sont loin. Cela fait réfléchir. (216 pages, 1982, 60 F et de belles photos en noir et blanc qui nous livrent de très beaux visages et de tristes décombres.) \*\*\* 125:297 Les plus petits vont retrouver un livre passionnant et qui est demeuré célèbre chez les adultes. *Les derniers jours de Pompéi* de E. Bulwer-Lytton est une belle fresque du monde antique. Ce sont les éditions Hachette qui l'ont réimprimé dans la col­lection « Idéal-Bibliothèque », 190 pages, 1983 francs. C'est exactement le genre de livre que l'on désire quand on rêve d'aventures magnifiques. L'affaire se passe quand Pompéi, sans le savoir, vit ses derniers jours. C'est la splendeur cruelle du mondé antique avec ses contrastes violents entre les riches et leurs esclaves. C'est l'ombre des êtres louches, magicien d'Égypte, sorcière, qui plane sur les naïfs va­quant à leurs affaires. C'est l'éclatement d'un personnage chrétien sur ce fond chatoyant et c'est lui qui triomphe. C'est un ouvrage aux personnages bien campés à l'action constante, à l'intérêt sou­tenu. La scène du cirque notamment est un moment que les lec­teurs n'oublieront pas. \*\*\* Un autre ouvrage qui demeure impérissable est certes ce « Bourru, l'ours brun » dont l'histoire nous est contée par Lida. En fait ce qui compte surtout ici est le personnage créé par Fédor Rojankovsky. Au-delà des modes, les animaux dessinés par Rojankovsky demeurent des sortes de modèles. Ils sont éternels. Le lièvre, l'écu­reuil, l'ours, autant d'animaux qui sont devenus Frou, Panache, Brun pour toujours. Parfaitement maître de son crayon il saisit le mouvement, l'ar­rêt, la marche, l'hésitation, la surprise. Que Brun grignote ou musarde, il entraîne l'enfant à sa suite dans un univers bon et frais où il est doux de le suivre. La grande qualité des images et de la mise en page, l'ensemble, qui est soigné, font de « Bourru, l'ours brun » un cadeau que l'on garde. (36 pages, réimpression 1983, 32 F, 6 à 8 ans.) \*\*\* Celui-ci je l'ai retrouvé en cherchant autre chose. J'ai pensé qu'il fallait vous le rappeler. Le savant Cosinus, personnage créé par Christophe existe tou­jours chez Armand Colin, éditeur, dans une réimpression de 1984 (124 pages, 165 F). 126:297 « Le savant Cosinus » est un type français rendu célèbre par ses distractions et qui fait toujours rire. Il est l'exemple même de ces zozos au grand esprit, pour qui la vie quotidienne est une perpétuelle surprise car à chaque fois qu'ils tombent de leurs pen­sées, ils *débarquent.* C'est ainsi que le professeur Cosinus ne fait que des bêtises. Est-ce lui qui a inspiré cette plaisanterie : qu'est-ce qu'un chameau ? Réponse. C'est un cheval vu par un polytechnicien... Le cher savant s'ébroue dans une bande dessinée des plus cocasses et des mieux venues. Modes d'autrefois, intérieurs, meu­bles, animaux familiers, Paris d'hier, petits détails de la vie quoti­dienne chez les bourgeois et vus par eux, font un ensemble qui plaît toujours. La couverture est d'époque. C'est une curiosité élégante, raffi­née, à mettre dans la bibliothèque familiale. A propos, connaissez-vous le malheur du savant Cosinus ? Le pauvre ne pouvait vraiment pas sortir de Paris, ni par les moyens les plus simples, ni par les plus bizarres. Même « l'anemelectrorecapipedalicoupeventrombosoparacloucy­cle » ne pouvait l'en délivrer. C'est vous dire ! ##### Attention aux livres carrément indésirables Un univers étrange où tout est reflets, jeux de miroirs, qui se renvoient à l'infini l'image déformée des choses de la vie : voilà ce qui nous tombe dessus. L'objet le plus humble, le végétal familier, rien n'y échappe. C'est ainsi que Jean Chalon nous donne une histoire d'arbre vraiment peu banale. Le livre commence d'ailleurs par cette affir­mation inquiétante : « Tu es Pierre et sur cette pierre je fonderai l'Église des arbres... » Nous voici transportés dans ce que l'auteur appelle : « un conte de fées pour adultes privilégiés et avertis ». Là-dessus nous partons à la dérive d'une histoire mystico-fantastico-surréaliste où le héros principal crée son « église des arbres », y patauge dans un délire tout personnel et y sombre d'ailleurs puisqu'à la fin il s'immole. Les personnages secondaires sont aussi étonnants. Cela dépasse nettement la remouture du paganisme végétal pour abor­der -- franchement -- le sacrilège. Ainsi apprend-on que « Jésus avait eu tort de se laisser clouer contre les planches, jetant le dis­crédit sur le bois ». 127:297 Si j'aborde le sujet des livres indésirables par celui-ci, c'est que les ouvrages étranges, les histoires bizarres prolifèrent, oui, et qu'à quatorze, quinze ans, on peut parfaitement avoir reçu cet ouvrage en cadeau. Le titre est joli : « Un amour d'arbre », la présentation aussi (auteur Jean Chalon, éditions Plon). « La troisième licorne » est un peu aussi une féerie. Ici nous rejoignons l'univers celte avec ses légendes et, plus particulière­ment, une île de la licorne. Cette île c'est le rêve de Blanche d'y retourner. Elle a été élevée pour cela. C'est dans l'abandon de la réalité qu'elle va donc trouver là un bonheur étrange et païen, bien loin d'une vie chrétienne et surtout bien loin d'y mener un jour. C'est le danger de ces féeries lorsqu'elles deviennent romans, de nous dégoûter du réel ; il ne vient plus ensuite à l'esprit d'en faire une poésie quotidienne et toujours renouvelée. C'est un livre qui peut séduire une jeune fille ; c'est justement le livre qu'il ne lui faut pas ! (Olenka de Veer, éditions Presses de la Cité.) Un peu à cheval sur le genre conte et pourtant histoire spor­tive, il y a aussi : « Cinq châteaux de cartes ». Mêlant le rêve et la réalité, le visible et l'invisible, l'auteur nous présente cinq cartes postales découvertes au fond d'un placard par une bande de cinq jeunes gens en promenade. Chacun en choisit une et invente une nouvelle où il a part, avec droit, à un moment donné, de se servir d'un *pouvoir magique.* En redescendant de la montagne l'un des garçons promet le secret sur « tout çà ». Alors : « Il entendit dans sa tête, ou plutôt : il crut entendre, car tout de même la sorcellerie a des limites, Pierre crut donc enten­dre une petite voix de source, de sourire et d'arc-en-ciel, qui lui confiait : -- Mais nous en avons déjà un... » (Entendez un secret.) Et voilà encore de ces jeux dont il faut se garder. (*Cinq châ­teaux de cartes,* Jacques Bens, éditions Nathan.) Avec une jolie couverture et des personnages très intéressants voici « Les vagabonds » de Gianni Rodari aux éditions Flamma­rion. Tout irait bien dans cette affaire si les courageux compagnons de vagabondage n'apportaient avec eux la gloire du communisme. Ainsi au fil de l'ouvrage voit-on l'opposition se créer entre le per­sonnage chrétien (mauvais chrétien d'ailleurs) et le souriant, le bon, le généreux communiste. Francesco, l'un des trois vagabonds, veut devenir un « soldat du travail » et l'emblème de la faucille et du marteau « est le signe de son espoir... » ; grâce à ce signe, « le bonheur deviendra accessible pour tous et il n'y aura plus de souffrances, et les mères n'auront plus à vendre leurs enfants, les livrant aux violences et aux injustices des adultes ». \*\*\* 128:297 Une chose m'étonne : à quatorze ans certains garçons ont déjà lu tout Agatha Christie ou presque. On se demande si les jeunes filles passent aussi leurs courts temps libres à chercher qui a tué X, l'intéressant cadavre de l'histoire. Ce genre littéraire dit : « Roman policier » a ses dévots. Les aventures de Sherlock Holmes, les frasques d'Arsène Lupin pour être les plus connues ne sont pas les seules ; depuis quelque temps les livres de Robert Van Gulik sont réimprimés aux éditions 10/18. Ils ont tous en commun de se passer en Chine ; d'aucuns en raffolent parce que le voile est soulevé sur les vieilles coutumes chinoises, parfois curieuses, pour nous, Européens. Il y a aussi une découverte de la mentalité orientale et une atmosphère dépaysante. Cela fait des romans policiers plus denses que beaucoup d'autres. En revanche tous les titres ne sont pas de valeur égale. « Meurtre sur un bateau de fleurs » par exemple, présente un tableau de prostituées chinoises qui n'a rien d'exaltant. Ces fleurs ont un parfum malsain et aucun adolescent n'a besoin de les res­pirer. Quant aux jeunes filles elles n'auront certes pas là des modèles. Le « 12 Juillet » de Jean Lingard dans la collection : « Castor Poche », chez Flammarion nous introduit, lui, dans l'univers moderne. Et nous retrouvons le vieux drame religieux de l'Irlande : protestants contre catholiques. Seulement tout est changé ; ces vieilles querelles dans les deux clans ne sont plus que tradi­tions dont on a perdu l'origine. La souffrance vient réconcilier les antagonistes ; et c'est à nouveau ce thème qui fut à la mode un moment parmi les livres pour les jeunes au-dessus de la religion il y a l'amitié. Avec cette idée-là on peut recréer le monde. C'est d'ailleurs ce qui arrive ici, puisque le catholicisme n'est plus une question de doctrine. L'œcuménisme politique s'installe, ce qui satisfait la sentimentalité irlandaise. Politique aussi est cette histoire : « Dix-neuf fables du Roi Lion ». Jean Muzi, retour aux sources, a puisé dans un vaste réper­toire issu de plusieurs continents pour créer son héros. Le Roi Lion a malheureusement l'autorité bien controversée, voire ridicule. Dans les temps anciens ce genre de fable n'avait pas la même portée. Prenez le « Roman de Renart » par exemple. Si parfois Messire Lion est en mauvaise posture, il n'est pas le seul. Chacun peut se plaindre à commencer par Ysengrin, le balourd, le naïf. 129:297 On pouvait rire sans férocité d'une monarchie par ailleurs aimée. Aujourd'hui « Dix-neuf fables du Roi Lion » arrivent dans un contexte de dérision générale et ne seront pas reçues de la même façon. Aussi est-il hasardeux de lire ce qui va fausser l'idée du passé et jeter une ombre de plus sur le principe de monarchie. Paru en Livre de Poche, « Des cornichons au chocolat » est un ouvrage que l'on a vu partout. Une certaine Stéphanie sous ce titre cocasse offre un bouquet garni de ses impressions et réflexions d'adolescente. Bonne plume, la demoiselle nous fait part de ce qu'elle doit trouver en elle d'exceptionnellement intéressant. Et voilà justement qu'elle est tout à fait comme les autres : elle porte un blue-Jeans, elle est sensible, émotive, sensuelle et se dit non conformiste comme tant de jeunes païennes du même âge. Aussi le livre n'apporte-t-il pas de vision nouvelle du monde, ni d'aperçus fra­cassants à part ce rapprochement bizarre des cornichons et du chocolat. \*\*\* « Black et le Fantôme » de Walter Farley a tout pour plaire Il y est question d'un cheval et l'auteur est connu. Ici il s'agit d'une bande dessinée avec un bon dessin réaliste, classique certes mais qui ne manque pas de mouvement. L'histoire est intéressante puisqu'il s'agit des amours d'un éta­lon noir et d'une belle jument blanche. Sur fond de paysages sau­vages dans une atmosphère parfois dramatique se déroule l'aven­ture. Tout irait bien si le patron de Fantôme, la jument, ne possédait une amulette dite « Kovi » qui lui procure pouvoir et réussite. Cette amulette a la forme d'un petit dragon et celui qui la possède l'appelle : « Maître ». Celui qui a Kovi dans sa poche voit les événements s'arranger et celui qui l'a perdu n'étant plus protégé est dévoré par les crocodiles (éd. Hachette). Ce n'est pas la peine de vous dire qu'il ne faut pas donner aux enfants des idées pareilles. Voilà. Et maintenant, allez donc faire un tour dans la chambre de vos enfants juste pour voir ce qui s'y trouve. France Beaucoudray. 130:297 ### Fraigneau réédité André Fraigneau : *Les éton­nements de Guillaume Francœur* (Rocher). *Le livre de raison d'un roi fou* (Granit). *Le jour­nal profane d'un solitaire* (Table ronde). *Le songe de l'empereur* (Table ronde). Heureuse surprise, on réédite quatre livres d'André Fraigneau, introuvables depuis des années. Je sais bien qu'il y a des ascètes pour se féliciter de telles raretés. Cela leur permet des cultes réser­vés à un nombre infime ; et du fait qu'ils sont peu nombreux à connaître un auteur, ils tirent la conclusion qu'ils valent mieux que les autres. J'ai toujours renâclé devant cette absurdité. Je ne trouve pas non plus très normal que le génie propre à la nation de Joinville, de La Fon­taine (ou de Ravel) soit aujour­d'hui si absent dans nos lettres, sous le double effet de l'industrie et de l'idéologie. Voilà deux rai­sons pour être heureux de ces rééditions. Fraigneau donnera à ses nouveaux lecteurs une leçon de français. Ce n'est pas super­flu. Nous avons à notre disposi­tion, de nouveau, *les Étonne­ments de Guillaume Francœur,* ensemble de récits où un jeune homme qui a l'œil moqueur (et le pied sûr) découvre le monde, et trois récits historiques qui rapportent une aventure spiri­tuelle. Le reste viendra, c'est cer­tain. Voilà, en tout cas, de quoi faire entendre une musique fraî­che et familière à la fois. Pleine de surprises et connue depuis toujours, comme tout ce qui importe vraiment. Les *Étonnements* groupent trois récits parus à la veille de la der­nière guerre : *l'Irrésistible, Camp­volant* et *la fleur de l'âge* (moins trois récits de ce dernier volume, dommage). Les aventures de Guillaume Francœur, autour de 1930, ne sont pas extraordinaires, c'est beaucoup mieux : elles ne pouvaient arriver qu'à lui. Sa libre allure, ses insolences, ses fous rires sont autant de pieds de nez à la routine, à la tiédeur. La jeunesse qu'il incarne est sans chaînes. Il refuse le troupeau, et Dieu sait que dès ce moment, le culte des « jeunes », le mythe des « jeunes » n'avait pour objet que de les endoctriner (ces sottises ne sont pas nées en 68, comme on croit, elles sont plus anciennes, comme le yo-yo, et ressortent périodiquement). 131:297 Francœur n'est tenu que par l'amour de la beauté et le goût de la grandeur. Ce dernier point n'a pas toujours été bien vu. Mais l'élégance du personnage, son rejet des calculs, de la faci­lité, de la veulerie, ne sont possi­bles que grâce à cette armature. Au seuil de sa première œuvre, *Val de Grâce,* Fraigneau notait : « Je voudrais écrire sur la gran­deur. » Écho de ce Barrès qu'il a toujours admiré et qu'il allait visiter, en 1923, comme s'il vou­lait passer un autre bachot. Autre citation utile, le début des *Voyageurs transfigurés* « J'entends toujours deux appels à la fois. Deux appels contraires. Sans cela, il me semble que je boiterais. » Ce n'est pas Guil­laume qui parle, mais il pourrait dire cela. Si nous le voyons cou­rir de Port-Vendres à Venise et Athènes, cette aimantation vers la Méditerranée ne l'a pas empê­ché, à seize ans, d'entendre l'ap­pel du Rhin, au point qu'il a tenté de s'y perdre (voir *l'Irrésis­tible*)*.* Épreuve nécessaire, sans doute, pour trouver l'équilibre. Ce tiraillement entre des pul­sions opposées se traduit à la fin de *Camp-volant* par l'apparition dans les soufflets du tram de ce « soldat fantôme, jeune homme en loques bleues, qui regardait devant lui sans voir, et qui hési­tait, qui balançait une suprême fois entre deux temps, entre deux mouvements, entre deux races, entre deux appels, entre deux corps ». A ce moment de faiblesse, une telle division est portée, dangereusement, à son point de rup­ture. Mais elle est preuve d'une richesse qui, d'ordinaire est maî­trisée. C'est la force de Guil­laume. Elle lui permet de répon­dre aux questions du destin avec une justesse jamais en défaut. Il est aussi capable d'être *présent* à un point peu commun, avec une extrême attention à tout ce qui peut favoriser, reconnaître, la perfection fugitive d'une heure, d'une rencontre. Il est « char­meur d'instants » comme on est charmeur d'oiseaux. Il flaire les ondes que les autres ne perçoi­vent pas, et force les moins sen­sibles, les plus rétifs, à entrer dans son jeu. Déjà, *les Voya­geurs transfigurés* montraient cet art de déniaiser, de hausser l'âme d'un groupe d'étudiants. Les *Étonnements* montrent partout ces réussites inoubliables et éphé­mères. C'est la soirée avec Geor­ges et Sabine, à Murs, c'est le moment où Daphnis le sauvage dépose une cigale morte dans la main du Français, etc. On peut penser que le destin fait signe à Francœur, mais son art est de reconnaître le signe, de mûrir la chance qui passe, de mettre en lumière tout son sens. Statistiquement, les hasards mal venus sont les plus nombreux, la réussite a peu de chances. Mais Fraigneau (et non seulement son personnage) fait le pari de l'ex­ception. L'invraisemblable arrive, le diamant existe. \*\*\* 132:297 Trois autres livres de Frai­gneau viennent de reparaître. Ce sont les trois « vies imaginaires » de Louis II de Bavière, de M. de Pontchâteau, un solitaire de Port-Royal, et de Julien l'apostat. Trois héros, très différents, qui semblent incompatibles. Et pour­tant à travers eux, une aventure spirituelle se dessine et il me paraît important de les lire dans l'ordre où ils ont paru, pour la percevoir nettement. Pourquoi le choix de ces per­sonnages ? « Le romancier est un medium » dit Fraigneau dans la préface du *Songe de l'empe­reur.* Et il ajoute : « Si selon toute apparence, j'ai choisi cer­taines Figures, qui pourrait affir­mer que je n'ai pas *en échange,* été choisi par Elles ? » Ce phé­nomène explique que dans la mesure même où ces portraits s'écartent de l'image habituelle­ment reçue (pour Julien, en par­ticulier), ils s'imposent avec la force de l'évidence. Un même drame se déroule dans cette trilogie, la lutte entre les aspirations vers la Beauté et vers l'Esprit, entre le monde des Formes et le monde de l'Invisi­ble, entre le Ciel et la Terre. \*\*\* Nous avons le journal authen­tique de Louis II. En écrivant son journal apocryphe, André Fraigneau tente de jouer « le jeu du roi », de restituer sa cohé­rence et sa rigueur à une vie, dont, de l'extérieur, on ne voit que l'excentricité. Louis II, hanté par l'image de Louis le Grand, sait que la monarchie s'achève (les peuples ne sont plus dignes d'avoir des rois, dit Jünger). Il veut la faire mourir en beauté. Il sera le roi pur, le centre immobile de la société : « Tout le trésor, les puissances matérielles doivent se commuer, en définitive, en un seul bûcher, éclairant *la figure* du Souverain, alimentant son éclat. Je suis, je serai l'État, à moi tout seul. Sa raison d'être. Ce n'est pas pour tirer de ma situation un bénéfice égoïste, mais pour exercer mon métier. Le soleil règne en étant. » L'incarnation de la pureté, c'est le Narcisse valéryen, par­fait, intouchable et stérile. « Je n'ai jamais eu de semblable » écrit le roi. Mais il va trouver son complément, son gémeau, avec Wagner et sa musique. Il découvre *Tannhäuser,* ou plutôt : « Ce chant... je ne le découvrais pas. Il me revenait. C'était la voix, la voix exacte, que j'avais entendue à treize ans, dans une galerie de ce château, pendant que je jouais tout seul, délicieu­sement, à me taire, et cette voix, je me souviens, naissait de ma contemplation de la perspective fuyante composée par les colon­nes de la galerie et de ma contemplation seule. C'était donc une voix *à moi. *» Le seul autre qu'il reconnaisse, c'est encore lui-même : c'est le malheur de Narcisse. Accueillant la musique de Wagner, Louis ne fait que reprendre son bien. « J'étais tout à coup devant mon secret ; mon être, mon âme, enfin devant *la Parole que je suis* quand cette parole immortelle retournera au sein du Créateur. » Dieu est nommé, mais il est presque inutile, puisque dès maintenant, l'âme du roi se trouve à l'état pur et glorieux qui doit être le sien dans l'éternité : Louis est irrémédiablement ter­restre, il restera, si j'ose dire, un prince de ce monde. 133:297 La rencon­tre de Wagner ne fait que le refermer sur lui-même : « Depuis la venue de l'Ami, je suis un Univers complet. » Narcisse s'est rejoint. Pourtant les épreuves, la souf­france, le mûrissent. Un Louis nouveau paraît se hausser à un autre plan. Comme la première révélation de lui-même, la secon­de lui vient également de la musique. Il entend Parsifal : « Jusqu'à ce soir, l'Infini se confondait avec la musique elle-même. Je ne pensais pas qu'il existât une sphère supérieure à celle des sons et que les mysti­ques purs, dans leur ordre ne me semblaient pas dépasser... J'ai pressenti de ce seuil \[*Parsifal*\] tout un pays désert, muet et radieux, sur quoi le ciel, ce qu'on appelle le Ciel dans la religion catholique, par exemple, s'abais­serait ; se rapprocherait à une portée de flèche. » Mais l'expression même, tou­jours si précise, révèle l'erreur de Louis. Il culmine dans la voie qu'il a choisie mais l'espace spiri­tuel qu'il découvre n'est pas « une sphère supérieure », celle où, pour reprendre ses exemples, saint Louis, saint François d'As­sise, quelques soufis de Perse connurent leur épanouissement. Il ne décolle pas de la Terre : il rêve qu'il voit le Ciel s'abaisser vers lui. Et le chef-d'œuvre qu'il a voulu faire de sa vie se trouve aussi ruiné lorsque la Beauté se révèle insuffisante, ne le satisfait plus. « Je m'accroche à l'univers des formes dont je sens qu'une part de mon esprit se désinté­resse. » Il croit que son erreur fut d'avoir « méprisé l'incarnation de l'Esprit divin dans les Formes », mais ne pense-t-il pas, au fond que cette incarnation absorbe tout le divin, réduisant le monde à la Terre seule ? Il y a échec. « Je sortirai du labyrinthe *où je me suis perdu à ne pas m'y complaire. *» Cette fuite est le mouvement qui le mène à la mort. Le doute, l'humilité sau­vent sans doute ce Narcisse qui a reconnu sa défaite et compris, à la fin, que le véritable amour de la Beauté dépasse la Beauté. \*\*\* L'aspiration vers Dieu est of­fusquée chez Louis II. Elle est spontanée, abondante et presque trop naturelle chez M. de Pont­château, le héros du *journal pro­fane d'un solitaire.* Fraigneau le définit par « sa sensibilité oscil­lant entre la beauté formelle et le dépouillement iconoclaste ». Le duel entre ces deux forces commence par un voyage en Ita­lie, où cohabitent le Trésor de l'art et le Centre de la chrétienté. De façon curieuse, Pontchâteau trouve dans l'art païen une sur­humanité qu'il est tenté de préfé­rer à la surnaturalité chrétienne. Devant l'Apollon du Belvédère, il note : « ...cette beauté m'ap­paraît seulement un *peu plus* inflexible que celle du Christ aux bras relevés de Jansénius. » L'inflexibilité est le péché de Pontchâteau : Il est presque sau­vage à force de spiritualité. Il lui faut une transcendance qui ne touche en aucun point à notre boue. Cela ne va pas sans cruauté, comme au moment où il apprend la mort d'une jeune fille qu'il devait épouser : 134:297 « Ô Dieu miséricordieux, tu ne m'as jamais abandonné ! Voici le deu­xième obstacle que tu lèves entre mon indignité et Toi ! » Ainsi Dieu le détache des créatures, comme il l'a détaché des formes et de la nature même. Sa vocation, à travers une série d'escarmouches où les trou­pes d'Apollon sont toujours mi­ses en déroute par les légions d'anges, le mène à Port-Royal, lieu géométrique de tous les détachements, de toutes les infle­xibilités. C'est dans une conver­sation avec le cardinal de Retz, retiré en Lorraine, qu'apparaît le mieux le caractère de l'abbaye. Port-Royal, dit le vieux fron­deur, c'est « le goût de l'excel­lence ». Se retirer du siècle quand le siècle ne vaut rien, c'est sim­ple. Mais, vivant une grande époque, surpasser encore ses ac­complissements et ses chefs-d'œuvre en y renonçant, voilà qui est grand. « Entre les plus hauts trophées de ce siècle et les pieds de Dieu, il reste un intervalle où vous prétendez vous tenir. » Pontchâteau réfute cette vue mondaine : « Les jansénistes ne rêvent d'aucun pinacle. L'édifice de ce siècle admirable, ils cher­chent à en fuir l'orgueil qui pourrait bien attirer la foudre. Ils sont tentés par la *profondeur.* La fosse creusée chaque jour par les émules de saint Jean de la Croix ou ceux de M. de Rancé ouvre le seul domaine où nous souhaitons nous établir. » « C'est la même chose » dit Retz. Et le solitaire : « Oui, monseigneur, la même chose, *moins tout. *» Au terme de son long dépouillement, Pontchâteau pense qu'il ne lui reste qu'une chose à laquelle renoncer, l'intuable *moi.* Il faut se défaire, « saisir le tissu de notre être et commencer le travail de dissociation, d'éclaircissement progressif ; prudent, opiniâtre, bien attentif à ne tran­cher aucun nœud, mais à le délier, pour que le fil conducteur suive son chemin, évide la trame jusqu'à l'abolir, et de course en course parvienne à l'écheveau original, plus loin ! au flocon sans poids, sans dessein, sans destin, nuée proposée enfin à la grâce de l'Évaporation su­prême » ! L'ascèse atteint son but. Le solitaire s'efface. Il délivre son âme. \*\*\* Avec le *Songe de l'empereur,* le drame se présente dans toute sa clarté. Si Louis II restait pri­sonnier de la Terre, si Pontchâ­teau s'échappait vers Dieu com­me vers son Foyer naturel, Julien présente un autre état de ces élans divergents. Avec lui, les deux aspirations, vers Apollon et vers le Christ, aggravent leur conflit avant de le résoudre dans l'accord le plus inattendu. L'empereur Julien a été révéré par tous les ennemis du christia­nisme. L'image qu'en donne Fraigneau paraîtra donc dérou­tante, scandaleuse. Et cependant, on l'a dit, elle s'impose, et ce portrait paraît le seul possible, tant l'écrivain lui donne l'accent de la vérité. 135:297 Julien représente le sommet de la puissance terrestre : il est maître du monde romain. Païen, il incarne la forme la plus haute et la plus complète du culte de la Beauté visible. Son oncle, Cons­tantin, avait donné l'Empire à l'Église, lui veut le rendre aux dieux anciens. Le drame que nous avons observé dans les deux livres précédents, l'opposi­tion du Ciel et de la Terre, prend donc ici une nouvelle envergure. L'enfance de Julien a été chré­tienne, mais le paganisme imprè­gne encore trop le monde pour que le futur empereur n'oscille pas entre les deux fois. Rejoi­gnant son frère Gallus au châ­teau de Macellum, il découvre la charité, admire l'économie du christianisme : « Ce système fer­mé est incomparable. » Mais bientôt l'évêque de Cappadoce lui ouvre sa bibliothèque : « L'in­telligence ici reprend ses droits que la sensibilité éclipse un peu, à l'autre Table Sainte. » L'*autre* Table ! Les dieux païens revien­nent en force. Julien en vient à penser que « les dieux sont vrais ». Il rêve de leur restituer leur place. Mais sa négation du christianisme n'empêche qu'il en soit obsédé. La figure du Christ ne le quitte pas. Étrangement, il le considère comme un proche, mais un rival. « Ah Jésus ! Fils de Dieu, ton exemple me donne le vertige. Tu sus naître en Gali­lée pour aider les hommes à vivre périssables. Julien, fils d'un homme mortel, rêve de porter secours aux dieux pour les ai­der à revivre leur existence éter­nelle. » Poursuivant le parallèle, il s'é­criera une autre fois : « Je com­prends la grandeur de ton Re­noncement. Tu dois comprendre l'humilité de ma prétention vertigineuse. Je t'aime. C'est la der­nière parole que je t'adresserai. Parole vaine ! Je suis comme l'un des profils de Janus qui aurait la tentation d'embrasser l'*autre* sur la bouche. » (Cette image de Janus est inverse exac­tement de celle de Narcisse, dont Louis II était possédé.) Devenu empereur, Julien va appliquer son plan, et tenter de reprendre l'Empire au Christ. Il lui faut compter avec l'Église, déjà puissante, mais aussi avec d'autres obstacles : la dégénéres­cence des cultes païens, la cor­ruption des peuples, et aussi avec les négateurs comme le cynique Héraclius qui se moque des morales et des dieux et conclut à « la religion de l'absurde ». Ju­lien pense que c'est là « tourner court » et se répète : « Il y a un Sens. » Puis ce sera l'expédition de Perse, le retour, la blessure. Sur son lit de mort, Julien médite : « J'ai voulu restaurer les vrais dieux. J'ai donc choisi avec mes œillères humaines certains ves­tiges particuliers du Divin... » retardant « comme un appareil de chicanes misérables, l'irrup­tion, l'invasion diluvienne, l'éta­blissement solennel de l'océan d'Éternité ». La lumière se fait en lui, peu à peu. Il repose, un voile posé sur son visage pour le protéger. Et, mourant, s'exclame tout à coup : « Il y a quelqu'un sous ce voile... le Miracle des miracles, Jésus et Julien, les deux profils de Janus confondus dans un baiser. » Page admirable qu'il faudrait citer tout entière. La phrase tra­ditionnellement attribuée à Ju­lien : « Tu as vaincu, Galiléen » prend un sens tout autre, celui d'une conversion, d'une adhé­sion à la foi si longtemps com­battue. 136:297 Ainsi l'antinomie est-elle abolie, les profils ennemis et complémentaires réconciliés. Le grand débat entre la Beauté visi­ble et l'Âme, entre Apollon et le Christ culmine et se résout dans cet accord final. C'est le sens du *Songe de l'empereur.* L'apostat rend les armes et rejoint « la source éternellement désaltérante de la divinité ». Pour dégager la ligne de cœur de ces trois récits, on a négligé les couleurs et le charme du récit. Fraigneau y montre une étrange maîtrise ; la Bavière de Louis II, le Paris du XVII^e^, la bigarrure de Constantinople et d'Antioche et leur *moder­nité,* deviennent tout à coup pré­sents, évoqués comme par sorcel­lerie. Georges Laffly. ### Clavel et Lucifer *Un roman sur le diable : le Tiers des étoiles.* « Si la principale ruse du dia­ble est de nous persuader qu'il n'existe pas, il semble décidé­ment, ces temps-ci qu'elle s'éven­te » : Clavel commençait ainsi *Deux siècles en enfer.* Clavel avait tort. La stratégie du diable n'a pas changé ; et peut-être ne peut-elle pas chan­ger ? Bien sûr, en ce XX^e^ siècle finissant, la barbarie montante nous révèle un monde où, si Dieu est le « Grand Refoulé », le diable se défoule. Mais ce n'est pas tout. Satan est un mime de génie et il s'avance masqué. Ne préside-t-il pas aux « effusions de l'Esprit » en singeant, dans les groupes charismatiques, la troisième personne de la Sainte Trinité ? N'inspire-t-il pas le libé­ralisme qui singe la liberté ? Et l'optimisme des curés qui singe « la joie que nul ne peut ôter » ? D'ailleurs, Clavel n'était pas dupe. Il faut lire cet étrange et beau roman qu'est le *Tiers des étoiles.* Le titre est apocalypti­que : « un autre signe apparut dans le ciel : c'était un grand Dragon couleur de feu... Sa queue, entraînant le tiers des étoiles, les projeta sur la terre. Puis le Dragon se tint devant la Femme... Il y eut un combat dans le ciel. Michel et ses anges combattaient contre le Dragon. 137:297 Le Dragon avec ses anges ne put l'emporter et il n'y eut plus pour eux de place dans le ciel... Satan fut précipité sur la terre et ses anges furent précipités avec lui. » Cette projection sur la terre du tiers des étoiles et du Prince de ce monde, Clavel l'illustre dans son roman. On y trouve partout la présence discrète de Satan. Discrète et incertaine. Marc, le narrateur, croit recon­naître Dieu dans « une petite brise ». L'auteur ajoute : « à moins, justement, que ce ne soit le diable. Satan, lui aussi, nous aime. Bref, on ne sait pas quel ange... » Pierre, personnage ambigu, an­ge ou démon, démasque devant Marc l'Église nouvelle et ses grandes manœuvres : « Aujour­d'hui où finit l'Église, courant après les idées et les mœurs du monde, renonçant à sa haine et sollicitant sa condescendance, qu'il lui faut acheter par des abjurations, d'ailleurs inutiles... Tiens, savez-vous pourquoi tant de gens, au fond croyants, reli­gieux, ne vont pas à la reli­gion ?... Le sexe ! Ils sont déistes, bouddhistes, yogis, brahmanes, que sais-je encore, pour baiser sans péché !... S'ils savaient que l'Église ne croit plus au péché ! C'est irrésistible ! Il court, il court, le péché... il nous baigne, il nous environne... on ne sait plus qui l'a, c'est la faute à per­sonne... tous innocents ! Mort aux tabous ! Magnifique ! Alors, de temps en temps, bien sûr, la névrose : on culpabilise ! Et en avant les neuroleptiques ! Alors que le bon vieux péché originel, au fond, pour vous déculpabili­ser, c'était génial, divin. Quelle intensité d'existence ! Quelle vivacité de vie, si vous préférez, alors que maintenant nous sommes pires que morts : amortis ! » Car Satan sait aussi « guérir la grâce » et tromper la faim de Dieu : « Certes, cela est vieux : un mystique du XVII^e^ siècle ironi­sait déjà sur ces abbés de cloître qui « guérissaient la grâce par bouillons et pastilles ». Mais au­jourd'hui on a beaucoup plus de chimie pour émietter les êtres. Et d'autre part il y avait en ce temps-là des restes de culture chrétienne qui pouvaient encore servir à connaître, en soi ou en autrui, un événement transcen­dant... Et si le diable est aujour­d'hui passé sous silence par nos églises, c'est sans doute que, sans y loger, il y campe... » Si Satan séduit par le sexe, il séduit aussi par le manichéisme qui damne la chair et par le spi­ritualisme qui nous fait croire que nous pouvons saisir Dieu en direct. C'est pourquoi la chair est présente dans le *Tiers des étoiles ;* car il ne faut pas laisser l'amour aux pornographes, car « le corps veut l'éternel » et cette histoire, écrit Clavel dans sa pré­face, est « enveloppée dans l'obs­cure lueur d'un dogme où la chair est en droit d'espérer la gloire, d'une doctrine d'unité physique et spirituelle à laquelle nous sommes en train de revenir par delà Kant et Descartes et cet ordre humaniste de police et morale où a déchu notre foi chrétienne, nous induisant enfin à penser avec paresse que Dieu est mort ». Contre le spiritua­lisme, Clavel a cette belle parole « Nous oublions nos annoncia­tions. » Et il ajoute : « D'où le besoin des textes. D'où le dogme, d'où l'Église. Sans elle, pas de Dieu, pas de foi. » 138:297 La figure émouvante et déri­soire du Franciscain Gonzague est celle d'un moine qui a oublié ses annonciations. Le narrateur raconte son histoire au pas de charge et l'on sent là toute la fougue clavélienne : « Je leur résumai ton histoire : comment toi, un des plus joyeux drilles des Beaux-Arts, entrant dans l'anti­chambre d'une maison amie pour une soirée paillarde, une fille qui se repoudrait le museau t'avait taquiné le nez de sa houppette en te disant : « Tu retourneras en poussière », si bien que tu étais ressorti aussitôt et que tu t'étais retrouvé au couvent quinze jours après, non sans nous avoir offert un dernier soir une bacchanale, que dis-je, une priapée superbe, à l'issue de laquelle tu nous avais annoncé la chose, si soûl qu'on n'y avait pas cru d'abord, si tard que ç'avait été une course folle vers la gare dans une vieille guimbarde où se relayaient, ha­gards, les conducteurs ivres morts : tu avais sauté sur le marchepied du train pour l'éter­nité... » Plus tard il le retrouve, gardien d'un monastère de francis­cains et clarisses : « Tu me déçus, Gonzague. Je ne te trouvais pas trop changé, mais trop peu... Tu étais dans le vent, dans le bain et tu t'y ébrouais. Tu riais, d'un rire aussi bruyant que naguère, plus aigu peut-être, de même que tes yeux noirs me semblaient plus enfoncés, plus petits. Quel­ques plis d'embonpoint, mais pas assez de rides. Était-ce l'ac­tuelle tendance cléricale de galo­per robe retroussée après notre époque en tirant l'Évangile vers un optimisme de music-hall ? L'esprit de saint François ? L'en­fance prolongée d'un irrespon­sable ?... N'était-ce pas plutôt que ton plain-pied recouvrait l'abîme ? » L'abîme même de Satan, à qui Gonzague s'était acoquiné. Car Gonzague riait d'un rire démoniaque, ayant ou­blié l'imitation du Modèle uni­que, de ce Christ qui, s'il a sanc­tifié les larmes et la colère, ne s'est, en revanche, jamais livré au rire. Clavel entendait qu'on lise, dans son roman, quelques-unes des mœurs de Dieu dans nos cœurs ; il y a semble-t-il, réussi. #### *Autour d'une cassette : Clavel et le concile.* En 1976, le père Avril recevait Michel de Saint Pierre et Mau­rice Clavel pour une émission radiodiffusée consacrée au conci­le. Il est étrange d'entendre ce gauchiste affirmer : « Monsei­gneur Lefebvre nous a révélé que la Tradition était un phénomène de masse. » Il est piquant d'en­tendre ce chrétien du rang, ba­roudeur de Dieu, fort de la can­deur d'une foi retrouvée et d'une profonde culture profane, con­fronté à un homme d'Église et à un écrivain qui se pique de la bien connaître. 139:297 Or Clavel, avec foi et bonne foi, *constate* les pro­grès de la tumeur cancéreuse qui a ravagé le concile, alors que ses interlocuteurs s'acharnent, avec un entêtement parfois émouvant, à sauver le concile en *l'expli­quant.* Et si l'auditeur non pré­venu donne raison à Clavel, c'est au nom de ce que Maurras -- dans *La démocratie religieuse* -- appelait les « doctrines de consta­tation » : « Les dissidences de l'esprit peuvent porter sur les doctrines d'explication. Les doc­trines de constatation, qui recen­sent les faits et en dégagent les lois, refont une véritable unité mentale entre les esprits sensés. » Le révérend père Chenu, déjà, s'était dit « affligé de ce que Clavel n'ait rien *compris* au concile ». En effet, Clavel avait accusé les pères conciliaires d'a­voir offert au marxisme son magnifique chant du cygne, son été de la saint Martin, et il résu­mait son argumentation, pour les auditeurs, en un syllogisme : « Majeure : le marxisme est l'horizon indépassable de notre culture. « Mineure : le concile approu­ve le dynamisme de notre culture. « Conclusion : comment s'in­digner que, parmi les chrétiens, les « éléments de pointe » soient déjà arrivés à l'horizon indépas­sable ? » En bref, dit-il aux pères conci­liaires au sujet des chrétiens marxistes : « Pères, voici vos fils. Fils, sinon légitimes, du moins naturels du concile. Vous ne les avez pas voulus ? On ne veut pas toujours faire des enfants quand on fait des enfants. Mes révé­rends pères, reconnaissez vos fils. Mais vous êtes des scribes et des pharisiens hypocrites. » Michel de Saint Pierre repro­che à Clavel de faire du concile « une critique sévère » : « Ce sont les textes qui valent, non des bouillonnements autour du concile. Vous venez de faire une critique du concile que je veux réexaminer. » Clavel n'est pas très féru de littérature conciliaire, mais il n'est pas homme à reculer : « Je vous propose de vous appuyer sur des textes précis. » Et de citer *Gau­dium et spes :* « L'Église tient en haute estime les dynamismes de notre temps. L'homme est en marche vers un développement plus large. » Clavel commente : « Si on gratte un peu, c'est un éloge de la culture de notre temps qui depuis deux siècles est la culture même de la mort de Dieu. L'Église félicite ceux-là mêmes qui l'ont détruite. Elle ratifie en profondeur la culture athée. » Au père Avril : « Le concile s'est trouvé en face d'un monde complexe, l'adaptation aux diver­ses cultures pose un problème missionnaire », Clavel rétorque : « Saint Paul est allé au monde, mais pour en casser la culture. Les chrétiens, alors, on les appe­lait « des athées de tous les dieux de Rome, l'exécration du genre humain ». Pour aller au monde, il ne suffit pas de savoir l'adresse. Allons ! Il suffisait d'un peu de philosophie pour savoir que la culture moderne est la culture du blasphème, de l'extermination de toute religion... Ils se sont fait avoir, ils se sont fait baiser : la religion de Dieu fait homme est difficile ; celle de l'homme fait Dieu est facile, naturelle, spon­tanée ; c'est celle du narcissisme enfantin selon Freud. Il y a deux positions : s'ouvrir le monde par bris et effraction, comme les premiers martyrs ; ou s'ouvrir au monde. » 140:297 Le père Avril revient à la charge : « Ce serait une chose grave d'accuser le concile, sur lequel 2.500 évêques ont tra­vaillé. » Clavel : « Et c'est une chose grave : 2.500, est-ce un chiffre d'or ? » Michel de Saint Pierre apporte du renfort au révérend père « Je n'ai pas repoussé le concile, mais les abus d'interprétation des épiscopats, pas toujours férus de la science de Dieu. Le concile a été trahi ; ses textes n'ont pas de rigueur suffisante pour empê­cher les abus. » Ce dernier aveu, Clavel s'en empare : « Les textes conciliaires font penser à ce noir qui voulait divorcer : « Elle parle, elle parle, elle parle... -- De quoi, dit le juge ? -- Ah ça, elle ne le dit pas ! » Les textes du concile sont clairs comme est clair un potage. » Le père Avril et Michel de Saint Pierre tentent encore de sauver le concile de lui-même, l'un en amont, l'autre en aval. Michel de Saint Pierre : « Ce concile doit se fondre humble­ment dans la tradition des autres. » Le père Avril : « Ce sont les gens qui l'appliquent mal. Ce concile manque d'humilité dans ses commentaires. » Mais Clavel laisse cet acces­soire pour aller à l'essentiel : « Voici comment les pères Chenu et Congar résumaient le concile « Pour nous chrétiens, la ques­tion, désormais, c'est l'homme... non pas un homme tenté de prendre la place de Dieu... » « Tu parles ! commente Clavel ; s'il y a une tentation de l'homme, c'est justement de prendre la place de Dieu. Et les bons pères l'avouent : « Le concile, ce fut l'ouverture de l'esprit aux Lu­mières... ce qui ne veut pas dire au rationalisme. » Cela me rap­pelle ma tante qui, m'ayant fait faire un sprint par 35 degrés à l'ombre pour poster une lettre urgente, ajouta : « Surtout, ne transpire pas ! » Je n'accuse pas les pères conciliaires d'hérésie, mais d'énorme naïveté. » « Mais vous ne citez pas les textes conciliaires eux-mêmes », reprochent le père Avril et Mi­chel de Saint Pierre. Agacé, Clavel cite le pape lui-même : « Paul VI a dit : « La religion du Dieu qui se fait homme a rencontré la religion de l'homme qui se fait Dieu. » Mais la religion de l'homme qui se fait Dieu, c'est le péché mortel absolu, originel. C'est le péché mortel réitéré par toute une culture. » Michel de Saint Pierre : « Le pape ne parlait pas ex cathedra. » Le père Avril : « Et la parole du pape peut être interprétée de façon honorable... » Il est à peine utile de souligner d'un commentaire ce dialogue de sourds. Les interlocuteurs de Clavel usent de deux arguments : l'argument d'autorité : les 2.500 pères conciliaires, les 1.000 pages du concile ; le texte et lui seul ; la seule reconnaissance des paro­les papales ex cathedra. Et les distinguos : le texte n'a pas été compris, il faut le refondre dans la tradition, le réexaminer, éviter les déviations présentes et à venir. 141:297 Clavel, lui, apparaît com­me le perturbateur innocent. Il voit la parfaite cohérence d'un concile qui rompt avec une tra­dition millénaire en substituant l'homme à Dieu. Un homme tenté de voir s'ouvrir ses yeux, et d'être comme Dieu. Un homme tenté d'usurper orgueilleusement la ressemblance avec Dieu au lieu de la recevoir humblement de lui. Mais comme la nature se venge, ainsi le surnaturel : l'hom­me émancipé ressemble à l'agave. L'agave, quand elle va mourir, pousse une hampe merveilleuse. Mais cet essor magnifique, on ne le sait pas toujours, est le signe de sa mort. Ainsi la mort de Dieu prélude à la mort de l'homme. #### *Un maître-livre :* « *Deux siècles chez Lucifer* » En avril 1979, Pauwels a fait à Maurice Clavel une drôle d'orai­son funèbre : « Frénétique pê­cheur d'âmes au bout du fil, il téléphonait beaucoup. C'était toujours urgentissime : il s'agis­sait du combat du ciel et de l'en­fer. » Et il ajoute : « Tout nous séparait, sauf l'amitié. » Même après la conversion de Pauwels, il semble que tout -- ou presque -- les sépare encore. A lire la profession de foi libérale que Pauwels a faite dans une confé­rence récente (« Pourquoi nous combattons », *Figaro-magazine,* 11 mai 1985), il semble que ce nouveau converti fasse -- en toute bonne foi -- l'économie du péché originel. Il cerne net­tement ce qu'il combat, et c'est bien : c'est la pensée de gauche : « Le fond de la pensée de gau­che, comme de la pensée fasciste, c'est qu'il y a entre l'humanité et le législateur le même rapport qu'entre l'argile et le potier. » Seulement la société humaine qu'il propose et qu'il présente comme seul antidote à l'uni­vers socialo-communiste, c'est celle « qui nous permet de vivre en fonction de notre intérêt pro­pre, que cet intérêt soit matériel ou, comme je le préfère, senti­mental, esthétique ou spirituel ». C'est faire une singulière confian­ce en l'homme que de penser qu'une société sera humaine quand l'intérêt en sera l'unique moteur. Sous prétexte qu'elle est un acte de foi en Dieu et en son œuvre, Pauwels risque d'adorer la liberté : or la liberté périt dès qu'elle s'adore. Car voici sa conclusion : « Deux religions s'affrontent dans le monde. La religion-du collectif et la religion de l'individu. Je crois que le progrès des choses et le progrès des consciences travaillent à la victoire de la religion de l'indi­vidu. » N'est-il pas naïf de croire au progrès des consciences et de présenter son programme comme le Guide Bleu de l'avenir ? 142:297 N'est-il pas étonnant de voir un chrétien établir le culte de l'hom­me, reléguant Dieu à la satisfac­tion, pas même d'un désir, mais d'un intérêt : une culture tout au plus, un besoin, un faux besoin peut-être, que Marx alors n'au­rait pas tort de vouloir extirper, voulant libérer l'homme de cet « opium du peuple » ? Clavel n'était pas naïf. Il ne croyait pas au « progrès des consciences », « doctrine de pa­resseux où l'individu compte sur ses voisins pour faire sa beso­gne », comme disait Baudelaire. C'est vrai, le champ de ce monde était pour lui le champ du com­bat du ciel et de l'enfer ; pas moins ! Son maître-livre, *Deux siècles chez Lucifer,* lettre à Glucksmann sur le diable, pré­sente la religion de l'individu comme la victoire provisoire de Satan, qui trouve son incarna­tion dans les droits de l'homme. Voici ce qu'il écrit à Glucks­mann : « En fait les droits de l'homme ne sont fondés, s'ils le sont, qu'en Dieu par le Christ. Vous n'y échapperez pas. C'est ainsi. A leur naissance, ils se sont fon­dés sur eux-mêmes, ou sur le concept d'homme -- contre Dieu forcément. Ils étaient, ainsi, mort-nés. Ils n'ont pas eu la force. Je veux dire : fondant une société par eux-mêmes et ne la fondant qu'humaine, l'intérêt social, quand il s'oppose à eux, s'im­pose, car la société est plus proche que la personne de l'uni­versalité du concept d'homme. Déjà nous en sommes à l'eutha­nasie et l'eugénisme timides. Au­cun frein n'est plus possible... » Voici en quelques mots, une critique définitive de la société libérale : l'homme, qui par les droits de l'homme se voue un culte, se voue aussi à la mort « en coupant sa dernière racine de sève existentielle », qui est Dieu même. Et d'une certaine façon, Clavel admire l'Occident suicidaire : « L'homme a eu en tout cas le courage du suicide, sachant au fond de lui que la mort de Dieu entraînait celle du meurtrier. » (*Qui est aliéné ?*) Mais il faut remonter plus haut dans le temps. « Il nous faut tout reprendre à zéro, mais du Moyen Age », écrit Clavel. Pourquoi ? Non par nostalgie médiévale esthétisante, à la ma­nière des sociétés décadentes qui rêvent de retour aux sources. Mais parce qu'il y a trois socles culturels après le Moyen Age : la Renaissance, l'Ordre classique, l'Ère moderne qui naît avec la Révolution. Ces socles, ou stades, ou étapes, sont, selon Clavel, les péripéties de la lutte obscure de l'Occident avec Dieu. Et il a cette parole profonde : « La fixité de ces tables ou plates-formes -- environ un siècle et demi chacune -- correspondrait à ces moments d'immobilité des lutteurs, qui ne sont pas dus au repos, mais à l'arc-boutement de chacun des deux contre l'autre de toutes ses forces, un peu comme dans la Lutte avec l'ange de Delacroix. » (*Qui est aliéné ?*) En bref, la Renaissance refoule la révélation, l'Ordre classique, la foi, L'Ère moderne, Dieu même. Arrêtons-nous un moment à la Renaissance, l'âge de la rechu­te, comme on dit. C'est qu'en effet Satan, au jardin d'Eden, trompe Ève par la promesse de la ressemblance avec Dieu, c'est-à-dire de l'autosuffisance, de l'auto-création. 143:297 Il lui promet la liberté si elle renie la filiation et la dépendance divines, qui s'in­carnent dans les premières pages de la Genèse par l'obéissance à Dieu : elle n'obéira plus qu'à elle-même, elle fera ce qu'elle voudra. Or la Renaissance éva­cue, comme naturellement, sans violence, toute dépendance l'homme s'émancipe et dans cette émancipation du XVI^e^ siècle l'homme du XX^e^ siècle se retrou­vera comme en un miroir. Clavel, avec *Deux siècles chez Lucifer,* voulait faire une relec­ture spirituelle des *Maîtres pen­seurs,* seul grand livre de Glucks­mann, aujourd'hui fourvoyé. Li­vre où Clavel lisait un « traité du diable » qui s'ignorait. Or les *Maîtres Penseurs* s'ouvrent sur une analyse de la devise des thé­lémites « fais ce que voudras ». L'abbaye de Thélème, imaginée par Rabelais, est une curieuse abbaye, mixte et centre de pré­paration au mariage, dont la règle unique est la liberté abso­lue, attendu que « les gens libères » ne sauraient vouloir que le bien. Cet anti-monastère -- et le démarquage du vocabulaire religieux n'est pas innocent -- figure tout l'esprit de la Renais­sance. Voici quelques extraits des premières pages des *Maîtres Pen­seurs :* « Fais ce que voudras », ordonne Gargantua, chef modè­le, à ses sujets modèles au seuil de cette modernité modèle que Rabelais imagina en l'abbaye de Thélème... l\. La formule est radicale. Le passé est rayé de la carte. 2\. La formule est révolution­naire : elle cerne cet instant où tout est possible ; avant la révo­lution, la page blanche. 3\. La formule est collectiviste : nous sommes libres ensemble. Donc seul l'ensemble est libre. 4\. La formule est dictatoriale : « on a raison de se révolter », « fais ce que voudras ». 5\. La formule est théologique. Son origine est religieuse : « *Dili­ge et quod vis fac. *» D'avoir éva­cué le rapport entre la volonté et Dieu coupe la face religieuse de la formule, mais laisse la trace de la coupure : la pensée du XX^e^ siè­cle rappelle que « tout est per­mis » se lit : « Si Dieu est mort, tout est permis. » Si la Renaissance est la rechu­te, c'est qu'elle propose de façon indolore le péché originel comme libération humaine, conduisant au court-circuit despotisme-liber­té. Ainsi s'exprime Clavel : « Le péché originel n'est-il pas une libération humaine décisive -- être soi, se faire le centre de soi-même -- et par le même coup une aliénation fondamentale, Dieu étant plus intime que notre intime, plus soi que soi en cha­que homme ? » 1789 déchaîne la lutte contre Dieu, et c'est pourquoi nous sommes depuis « deux siècles chez Lucifer » : « La rupture décisive de l'Occident aux alen­tours de 89, l'événement, l'avè­nement qui ne cessera de retentir sur sa suite, c'est d'abord et sur­tout l'absolu de l'homme. L'hom­me élimine Dieu et le remplace par le culte de l'homme. » (*Qui est aliéné ?*) C'est pourquoi la Révolution française n'était ni économique ni politique, mais culturelle et re­ligieuse. Les philosophes du XVIII^e^ siècle n'étaient pas anti-monar­chiques. 144:297 Montesquieu veut res­taurer en France une monarchie tempérée par les corps intermé­diaires, et d'abord par la no­blesse ; l'idéal politique de Vol­taire et de Diderot est le despotis­me éclairé ; Rousseau ne croit possible la démocratie que dans une société de saints. En revan­che, la pensée du XVIII^e^ siècle est anti-chrétienne et anti-religieuse Voltaire veut « écraser l'infâme » et son déisme leibnizien réduit Dieu au chômage technologique. Diderot proclame son matéria­lisme. Rousseau remplace le dog­me catholique par une « profes­sion de foi purement civile », menaçant d'exil ou de mort qui­conque n'adhère pas aux « dog­mes de la religion civile », en son *Contrat social* qui fut le livre de chevet de Robespierre. Montes­quieu, encore imprégné de mœurs chrétiennes, exclut cependant Dieu de la cité et croit à une monarchie sans droit divin. Plus tard, les maîtres penseurs allemands déclareront la guerre à Dieu. Clavel montre combien la Révolution française était « comme le fond originel et la matrice de la pensée hégélienne ». Célébrant la Révolution, Hegel s'écriait : « l'absolu s'incarnait dans un événement ; les cieux descendirent sur terre ». Marx avait la passion de Satan et il faut lire et relire sa profession de foi luciférienne : « Je jetterai mon gant à la face du monde et je verrai s'effondrer ce géant pygmée... Ensuite, pareil à Dieu et victorieux, je marcherai sur ses ruines et, donnant puissance d'action à mes paroles, je me sentirai l'égal du Créateur. » Quelle étrange paraphrase de la promesse du serpent de la Ge­nèse. Mais c'est sur le moins connu des maîtres penseurs allemands -- Fichte -- qu'il faut s'arrêter. Parce que ses aveux s'expriment, comme le dit Clavel, « en des termes explicitement empruntés à la Genèse » et nous font sentir en son drame -- car Fichte fut un désespéré -- la tentation luciférienne. Voici l'aveu de Fichte : « Nous avons commencé à philosopher par orgueil et nous avons perdu notre innocence. Nous avons vu notre nudité et depuis lors ce nous est une nécessité de philo­sopher pour nous sauver. » « Notons au passage cette nudité, biblique », commente Clavel. Philosopher, selon Fichte, c'est ainsi succomber à la tentation de l'ange porte-lumière ; c'est aussi, après avoir succombé, avoir hon­te et remords, mais non repen­tir ; c'est enfin, après s'être vu perdu, tenter désespérément de se sauver par ce qui nous a per­dus, vouloir se guérir du poison de la rivière en buvant au poison de la source. Et le mimétisme des textes bibliques apparaît encore chez Fichte pour célébrer, acte philo­sophique par excellence, le culte de l'homme : « Voilà l'homme. Voilà ce qu'est celui qui peut se dire « je suis homme ». Ne devrait-il pas fléchir religieuse­ment le genou devant lui-même, trembler et balbutier devant sa propre majesté ? » Mais cet agenouillement devant soi-même conduit à la volonté de puis­sance sur autrui : « Plus on est homme, dit encore Fichte, plus profondément ou largement on agit sur l'homme. » 145:297 Autre ver­sion du mot de Dostoïevski « Si Dieu n'existe pas, tout est permis. » Mais, contrairement à Hegel et Marx, conquérants tran­quilles, « scientifiques », Fichte se sait maudit et Clavel voit dans sa neurasthénie et ses rechutes perpétuelles « une répétition per­turbée de la lutte avec l'ange ». \*\*\* Que Clavel ait été un démas­queur des « penseurs » qui ont modelé la culture de la mort de Dieu ne fait aucun doute, et si la conspiration du silence, à gauche, se comprend, il est dommage qu'il sort oublié aujourd'hui de tous, que nous n'ayons pas le goût de le « récupérer », de recouvrer en lui notre bien. Certes, il n'est pas un maître à suivre en toute quiétude. L'ana­lyse qu'il fait de Fichte nous éclaire sur la tentation à laquelle lui-même a succombé. Pour lui, il n'y avait guère d'autre philo­sophie que celle de Fichte : la raison est par elle-même lucifé­rienne. Au fond, il est difficile chez les intellectuels convertis de trouver une intelligence chrétienne. Pau­wels en est un exemple. Simone Weil voulait, au nom même de la pureté de la foi, être « athée avec toute la partie d'elle-même qui n'est pas faite pour Dieu » : mais qu'est-ce qui n'est pas fait pour Dieu ? Quant à Clavel, refusant, ou ignorant, la fonction ancillaire de la philosophie -- *philosophia ancilla theologiae* --, il est anti-philosophe virulent, tenté de re­nier toute pensée, sous prétexte de se recevoir entièrement de Dieu : d'où sa sympathie pour Socrate qui « savait qu'il ne savait rien » et qui ajoutait : « c'est probablement le dieu qui sait ». Clavel aimait à citer trois paroles de saint Augustin : *Deus intimior intimo meo ; Noverim Te, noverim me* (qu'il traduisait : si je Te connaissais, je me connaî­trais) ; et puis : « que tard je T'ai aimée, Beauté surnaturelle ; mais quoi ! Tu étais en moi et j'étais hors de moi ». Seulement, sous prétexte de faire place nette à ce plus intime que son intime, il en venait à renier la raison comme ribaude du diable, un peu com­me Luther qu'il détestait pour­tant. Dans son dernier livre, *Cri­tique de Kant,* qui devait devenir la thèse qu'il aurait soutenue en Sorbonne (devant Pierre Bou­tang...) si la mort ne l'avait pré­venu, il revenait incessamment à Kant, séparant comme par un rempart le savoir et la foi : « J'ai limité le savoir pour faire place nette à la foi. » Il refusait ou ignorait cette affirmation de no­tre foi : « *fides quaerens intellec­tum *». Son livre vit sous le signe d'une phrase belle et fausse, qu'il jette comme une incidente dans le cours de sa méditation : « Le langage, c'est le cadeau de rup­ture que Dieu a fait à l'homme. » Sa mort brutale sonnait l'heure des retrouvailles ; il n'avait plus besoin de cadeau. Si son exil s'était plus longtemps prolongé, il eût fallu à ce chrétien convertir enfin son intelligence. Danièle Masson. 146:297 ### Lectures et recensions #### Bernard Rideau *L'Illusion du pouvoir *(Table ronde) Ce livre est très révélateur des mœurs de pensée dans notre classe politique. L'auteur a fait « entrer les sondages à l'Élysée », du temps où il s'occupait de la communication au cabinet de Giscard. Après cela, il a fondé une société de conseil en images d'entreprises, et il dirige en Sorbonne un séminaire de doctorat sur le pouvoir présidentiel. Son ouvrage en d'autres temps aurait pu avoir pour titre : De l'éminente dignité des sondages dans notre sys­tème politique. En bref : dans la V^e^ République, le président a un pou­voir immense, mais il est jugulé par l'opinion, qui donne ou refuse son accord. Ainsi l'on voit « ...le président tout régenter à sa guise. L'opinion accepte, car elle apprécie d'avoir en face d'elle un « responsable ». En retour, elle accorde bonnes et mau­vaises notes qui se concrétisent dans les baromètres de popularité et de confiance qui jouissent de tant d'in­fluence en France. Et, en toute logi­que, le président est bien forcé d'en tenir compte puisque la clef de voûte du système qui sous-tend le prési­dentialisme réside, justement, dans l'acceptation par l'opinion de cette autorité. C'est le peuple qui la légitimise et non les textes qui la légali­sent. » Système simple et admirable, et de plus sommet de la démocratie, que demander de plus ? Et c'est pourquoi tout le monde est heureux. A condition de ne pas poser cer­taines questions : 1\. Le sondage peut-il être trafi­qué ? Oui, dit l'auteur, mais il y a des remèdes (contrôles, multiplicité des opérations). 2\. Le sondage reflète l'opinion. Mais qui forme cette opinion ? Pas un mot dans ce livre : on croirait qu'elle naît des flots, comme Vénus. Il y a pourtant des forces qui se la disputent. Et s'il y a des courants d'opinions qui naissent en effet de façon naturelle, d'une situation don­née, bien d'autres sont suscités. On injecte une idée, une passion à tout un peuple, et d'autant plus vite aujourd'hui que les radios, la télé fabriquent des citoyens *branchés, câblés,* comme dit un vocabulaire plein de sens. 3\. Les sondés expriment plus faci­lement ce qu'ils croient convenable, non-choquant pour l'opinion com­mune. Il y a donc un alignement qui efface les particularités et renforce les positions « moyennes ». Il est vrai que cela a lieu pour le vote éga­lement, ce qui donne raison à M. Rideau : on peut vraiment pré­voir l'évolution de l'opinion, et le résultat d'un scrutin, au moyen des sondages. 147:297 C'est là qu'il faudrait s'interroger. Sommes-nous en présence d'un peu­ple « mûr », « adulte », comme se plaisent à le dire les politiciens, ou d'un peuple rendu docile, complè­tement intoxiqué par les surdoses d'idéologie et de propagande qu'on lui injecte. Les citoyens obéissent, ils sont « raisonnables ». Mais en même temps, mécontents, insatis­faits. Prenant parfois avec fièvre fait et cause pour « leur » parti, « leur » grand homme : ils sont sous l'effet de la drogue idéologique. A d'autres moments, haussant les épaules, et tout prêts à reconnaître « qu'ils sont tous les mêmes ». Ce réflexe de scep­ticisme, on peut très bien dire qu'il relève du café du commerce, n'em­pêche qu'il ressemble assez à une lueur de vraie raison. Le règne de l'opinion, et de l'opinion manipulée aussi savamment qu'on sait le faire aujourd'hui, contrarie nécessaire­ment en chacun un jeu, une liberté de réaction (et même de réaction idiote ou odieuse). L'apparence est belle, sereine, le fond reste trouble. Il y a toute une part de l'opinion vraie qui est « refoulée », inacceptée, et même qui n'est pas perçue claire­ment chez les individus. N'apparaît que l'opinion élaborée. Il n'est pas exclu que selon des lois psychologi­ques connues, ce qui ne peut s'ex­primer éclate brutalement un jour. A quoi l'on répond que la censure est réduite au minimum dans notre société libérale. Ce n'est pas si sûr. Elle a ses interdits, qu'elle impose farouchement. 4\. Le sondage est un procédé excellent pour connaître l'impression faite par un élément connu, bien défini, comme c'est le cas, par exemple, dans une campagne de publicité pour un produit. Après avoir entendu parler pendant trois mois du yaourt Machin, le consom­mateur dit assez bien dans quelle mesure il le préfère au yaourt Truc (le goût des deux produits, leur qua­lité, n'interviennent d'ailleurs que pour une faible part dans ce juge­ment). La politique a adopté ces métho­des commerciales, qui, pour elle, ne sont pas parfaites, parce que son objet est plus vaste, et plus flou : la place qu'un homme exige dans la société, l'image qu'il se fait de cette société, l'histoire qui surgit et boule­verse le décor, tout cela met en branle des forces et des sentiments peu mesurables. Le sondage détecte malaisément le neuf, l'inconnu. Pen­se-t-on que des sondages, en mars 68, auraient fait apparaître un puis­sant mécontentement, et qu'ils au­raient su l'analyser (y compris sa part de sottise) ? Non, c'est en mai, et pour beaucoup d'entre eux, six mois ou un an plus tard (on avait eu le temps de le leur *dire*) que les Français se sont aperçus qu'ils étaient gênés par une société de « consommation », d'ailleurs « ré­pressive » -- les deux reproches, s'ar­rangeaient comme ils pouvaient. Les sondages n'ont pas détecté non plus que les Français étaient las du lan­gage politicien (constatation qui confirme ma troisième remarque). C'est la rumeur commune qui l'a fait connaître, née de quelques arti­cles : pour une fois, des journalistes étaient allés au café du commerce. Les sondages politiques ont ceci de commun avec les « indices d'écoute » de la télévision : ils sures­timent toujours le degré de satisfac­tion. Voilà encore un point qui est bien mystérieux : dans cette société où l'opinion règne, jamais une émis­sion n'obtient moins de la moyenne, jamais les spectateurs ne disent : ça ? 3/20. Parce qu'ils tournent le bou­ton, dans ce cas ? Ce n'est même pas vrai. 5\. Il y a des effets propres à l'opération. Personne ne croit sérieu­sement que M. Rocard et Mme Veil seraient élus à la présidence les doigts dans le nez. 148:297 La série de questions n'est pas close. Mais le phénomène des sonda­ges souligne un fait, bien réel, sur lequel B. Rideau, d'ailleurs, ne s'in­terroge pas. Il le trouve tout naturel. Ce fait, c'est le rôle de l'*opinion* variable, fugace, insufflée de l'exté­rieur souvent, rôle qui a grandi à mesure que diminuait le rôle de l'*identité,* au sens de particularité (particularité individuelle, mais aussi particularité, identité d'un peuple). L'auteur voit bien le fait. Il écrit que « les ancrages socioprofessionnels « viennent » manifestement relayer des pôles d'identité qui depuis des décennies s'affaiblissent : religions, famille, conscience nationale, tradi­tions. Leur recul laisse un terrain vide. L'identité catégorielle le com­ble ». Il décrit ici un fait essentiel, sans d'ailleurs s'y attarder. Toutes ces identités qui s'effacent, c'est le passé, il semblerait indécent de le regretter. Lui n'a pas le sens de ce passé, et n'en voit pas l'utilité. Or, ce que cela signifie c'est le passage d'un peuple à une masse. D'un ensemble cohérent, vivant, ayant une figure définie, à un troupeau de hasard, animé seulement par les opinions et les modes successives. Le point fixe est encore l'intérêt, et ce n'est pas malsain, c'est une réalité solide, mais un peu courte. Il est vrai que dans l'ordinaire des jours, la cohésion d'un peuple est peu ressentie, paraît superflue. Les crises en révèlent la nécessité. Cette cohésion seule per­met alors la survie avec le minimum de pertes. Une masse sans identité, sans passé, qui n'a plus le sentiment de la durée, n'est rien. D'ailleurs, elle ne peut être gouvernée par des desseins à long terme (on ne sait plus ce qui lui convient). Il ne reste qu'à juger au plus près, selon la popularité ; on lui présente des menus, comme au self-service, et elle avale, poison compris. Des Fran­çais, nous sommes passés aux Hexa­gonaux, modelables et manœuvrables à merci. B. Rideau n'a pas l'idée de s'en plaindre. Libéralisme et socia­lisme ont au moins ce point com­mun : ils trouvent plus moderne, et plus facile, d'avoir à manier des populations amorphes. La part d'illusion est sans doute réelle, chez l'auteur (l'angélisme libé­ral). Il voit cette opinion « géné­reuse » et « pas sotte ». Elle est éga­lement « avertie. » On ne la roule pas comme ça, paraît-il. Elle en sait long sur les manigances, les pièges qu'on lui tend, les formules creuses et les faux grands hommes. B. Rideau croit cela, ou fait comme s'il le croyait. Il y a même dans cette population toute une part de gens déçus par la droite ou la gauche, « des hésitants, des méfiants ». Jadis ce magma rassemblait, paraît-il, plu­tôt des gens peu avertis, « mainte­nant, il est dominé par des citoyens « super-cultivés » (sic). Rideau y voit l'espoir du centre. Franchement, l'apparition de ces citoyens « super-cultivés », cela peut-il être pris au sérieux ? Il est consternant qu'on puisse proposer de telles salades. Je crains que ce ne soit une conséquence du choix de l'auteur : considérer comme réglées, et abolies, toutes les difficultés qui n'entrent pas dans le domaine des idées reçues, convenables. Si des cas épineux existent, il s'agit de survi­vances du Mal, on les évoque avec mépris. La politique est ainsi rame­née à un jeu plus rationnel, où il faut compter sans doute avec les désirs et caprices des citoyens, com­me le commerce compte avec ceux des consommateurs. L'histoire, le hasard de l'histoire, force qui brise ce cadre commode, n'est ici rappelée que par l'emploi de mots comme *légitimité* ou *charisme,* pris dans un sens très atténué, et vidés de leur sens, en fait. On joue avec l'histoire, comme la publicité joue avec les pulsions essentielles, on ne la prend pas au sérieux. *Légitime* et *charisme* ne désignent ici que des aspects de la popularité, qui est le seul facteur étudié. 149:297 Le pouvoir est légitime, et même *légitimité* (voir la citation plus haut) pour B. Rideau, lorsque le président est soutenu par l'opinion, c'est-à-dire lorsque, dans les sondages, les avis favorables sont nombreux, et surpassent les avis défavorables. C'est beaucoup simpli­fier et fausser (et combien de tyrans peuvent ou ont pu se dire légitimes, à ce prix ? Presque tous). La mau­vaise habitude d'employer le mot de légitimité vient du premier président de la V^e^ république, et le sens n'a cessé de s'avilir depuis. *Charisme,* c'est encore autre chose. Max Weber l'emploie pour désigner la puissance « du prophète, du chef en temps de guerre, du très grand démagogue ». Cette autorité se caractérise « par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d'un homme et par leur confiance en sa seule personne en tant qu'elle se singularise par des qualités prodigieuses, par l'héroïsme ou d'autres particularités exemplaires qui font le chef ». (cf. *Le savant et le politique.*) Il n'est pas utile de parler de charisme quand il est question de politiciens pour qui personne ne se ferait tuer, ou d'un professeur aimé de ses élèves. Le mot popularité doit suffire. La légitimité, c'est l'ancienne habi­tude, avec une marque de sacré : on parle d'un régime tel qu'il semble *naturel* et qu'on n'envisage pas d'en changer. Le charisme évoque la puissance de rayonnement d'un hom­me. Dans les deux cas, le pouvoir suppose l'unité d'un peuple, incar­née et comme visible dans une famille (on dit : la famille de France) ou dans un homme (ce fut le cas de Bonaparte). Il y a, très fort, le sen­timent d'une appartenance à la communauté, à travers ce lien. C'est justement ce qui est perdu dans notre cas. Ce vocabulaire est donc inadapté. Il est possible que son emploi traduise autre chose que l'en­flure publicitaire, quelque chose qui serait une nostalgie de cette cohésion. La partie intéressante du livre de B. Rideau est un survol de l'histoire depuis 1958 vue sous l'angle de l'opinion et de ses variations. L'au­teur établit que « l'état de grâce » fut le fait de toutes les présidences à leur début. Au bout d'un an, cela cesse. (On a dû remarquer à toutes les citations, le penchant du vocabu­laire politique pour la métaphore. Quand elle est empruntée au voca­bulaire religieux, son vide paraît encore plus désastreux : « La France en état de grâce » en 1974 ou 1981, c'est vraiment parler sans savoir ce qu'on dit.) Le phénomène est curieux. L'élec­tion présidentielle fait penser à cette scène, connue au moins par les films, où l'on voit un témoin appelé à reconnaître l'auteur d'un crime auquel il a assisté. Le suspect est mêlé à quelques inspecteurs de police ou employés, dont certains lui res­semblent, et le témoin est appelé à le désigner dans le groupe. Dans l'élec­tion, le témoin, c'est l'électeur. Il choisit, il désigne, dans le groupe restreint des candidats, celui qui res­semble le plus au chef de la France. L'excitation de la campagne aidant, beaucoup finissent par croire vrai­ment qu'ils ont rencontré l'homme qui convient. Pendant un moment, la satisfaction est assez générale (c'est le fameux « état de grâce »), puis *la* plupart se détournent. Ce n'est enco­re pas celui-là. Voilà l'histoire de nos quatre présidents, jusqu'ici. Le peuple se détourne-t-il pour de bonnes ou de mauvaises raisons ? Exactement : y a-t-il encore un peu­ple français conscient de sa particu­larité, qui peut être trompé un moment, mais se reprend assez vite ? Ou bien le chef élu est-il rejeté par une masse dont les mœurs, les sentiments, les intérêts divergent trop, et ne peut donc se sentir cohé­rente que pendant les quelques se­maines ou les quelques mois qui suivent la campagne électorale ? Je ne sais pas en décider. Georges Laffly. 150:297 #### Tatiana Goritcheva *Nous, convertis d'Union Soviétique *(Nouvelle Cité) Brillante étudiante en philosophie, révoltée par le système communiste, Tatiana Goritcheva fit siennes la « philosophie » et les attitudes exis­tentialistes, qui étaient à la mode (aussi) dans l'intelligentsia russe peu ou prou dissidente à la fin des années 1960. Elle oscilla ainsi quel­que temps entre l'exaltation orgueil­leuse de la « pose » intellectuelle dis­sidente et le désespoir le plus noir, jusqu'à ce qu'un professeur lui fasse remarquer qu'elle était seulement passée d'un nihilisme à un autre nihilisme, d'un système absurde à un autre système absurde. Alors elle découvrit le yoga, qui lui révéla une dimension verticale de l'existence et lui fit combattre son orgueil intellectuel. Mais l'absolu qu'on lui faisait découvrir, c'était... le vide. Un jour, elle lut un manuel de yoga qui proposait la récitation du *Notre Père* comme mantra. Elle essaya, et fut aussitôt convertie. Ensuite elle fit, par des retraites dans des monastères, l'apprentissage d'une religion dont elle ignorait tout. Un grand nombre de ses amis suivirent le même itinéraire. En 1974, avec certains d'entre eux Tatiana Gorit­cheva fondait un « séminaire » à Leningrad. Puis, en 1979, elle créa un mouvement « féministe », dont la revue « ne serait pas une feuille féministe parisienne de plus, mais une édition de chez nous, où l'on parlerait pour la première fois de la femme russe et de son expérience de la souffrance. (...) On évoquerait sa sagesse, sa patience, on dirait que la famille, le travail et notre Église reposent sur la femme aujourd'hui, qu'elle est porteuse de vie et de résurrection ». Aujourd'hui le mou­vement a été décapité et Tatiana Goritcheva a dû s'exiler en France, où elle a écrit son témoignage. Il y a quelques belles pages dans ce livre, et quelques belles expres­sions. Par exemple à propos de la découverte de la liturgie : « ...peu à peu, tout l'être éclôt à Dieu. C'est le festin nuptial de l'âme et son retour d'enfant royal. » Quant à la vision du monde soviétique, elle est comme on peut s'en douter d'une parfaite lucidité. Il n'en est pas de même semble-t-il de l'appréciation du renouveau religieux auquel elle a participé. Bien sûr on ne demande qu'à la croire lors­qu'elle évoque les progrès foudro­yants de la religion dans l'intelligent­sia russe. Mais à la page 92 on tombe sur un paragraphe qui intro­duit plus qu'un doute : « L'idée que beaucoup d'entre nous se faisaient de la Croix était celle, fausse, d'une croix qui enchaîne ; très peu conçu­rent par la suite la Croix comme porteuse du sens ultime de la vie et de la mort. » Très peu, au sein du groupe des chrétiens les plus mili­tants de Leningrad, sont donc véri­tablement chrétiens... Il est vrai que je n'aime pas « l'âme russe » ni par conséquent la coloration qu'elle a donnée à l' « or­thodoxie » russe. Néanmoins il me semble qu'il y a là des déviations que même un amoureux de la « Sainte Russie » peut difficilement admettre. Ainsi on s'étonne de voir Tatiana Goritcheva décrire sans broncher le désespoir d'une ancien­ne institutrice à qui son père spiri­tuel a commandé « d'amener à Dieu autant d'âmes qu'elle en avait dé­tournées » lorsqu'elle enseignait l'a­théisme, et dont la vieillesse ne lui permet pas d'accomplir ce com­mandement. Il y a là une cruauté qui est sans doute russe mais n'est assurément pas chrétienne. 151:297 Et contrairement à ce que dit Oli­vier Clément dans sa longue et très intéressante préface, il y a bien aussi une manifestation de l'effroyable nationalisme russe (qui a fait en par­tie la force du communisme soviéti­que). Tatiana Goritcheva considère en effet que la Russie est la première nation à recréer une culture chré­tienne, et qu'elle est la seule à pouvoir le faire. Une culture qui fait explicitement référence à Dostoïevski, lequel déclarait qu'il ne serait heureux que lorsque toutes les na­tions seraient soumises à la Russie, prédestinée pour régénérer l'Occi­dent décadent... Tatiana Goritcheva, en « bonne » nationaliste russe, igno­re totalement qu'il existe un pays soumis au communisme et dont la culture chrétienne est autrement plus vivace qu'en Russie, et que ce pays a pour nom Pologne. C'est parce qu'il refusait l'existence de la Pologne que Denikine a perdu sa guerre contre les bolcheviks. Ça continue... Yves Daoudal. #### Roger Joseph *Trois crimes autour d'un massacre *(Pierre Lhermitte, Orléans) Le massacre, c'est celui du 6 février 1934. Les trois crimes : l'as­sassinat de Gabriel Syveton, le 8 décembre 1904 ; l'assassinat de Phi­lippe Daudet, le 24 novembre 1923 ; l'assassinat d'Albert Prince, le 20 février 1934. Roger Joseph nous confie : « En 1934, un certain mardi soir, au sixième jour du mois de février, le gouvernement, le système et l'État corrompus ont fait mitrailler, par leurs mercenaires, tout un peuple aux mains nues, armé de sa trop juste colère. Il était bien normal que cinquante ans après, l'anniversaire de ce massacre fût rappelé, contre tous les oublis qu'un demi-siècle écoulé avait apporté d'effacement ; et puisqu'au rebours d'une formule courante, un crime peut, non pas en cacher un autre, mais au contraire l'expliquer davantage, j'ai cru oppor­tun d'en examiner quelques-uns qui se rattachent aux mêmes vices fon­damentaux de la démocratie, tou­jours plus prompte à défendre ses fautes qu'à servir le bien du pays. » Pour débusquer les dessous cachés de ces *Trois crimes autour d'un mas­sacre*, Roger Joseph s'est transformé en enquêteur. La couverture de son livre porte en effet la mention « en­quêtes » et Roger Joseph s'en expli­que : « Le mot d'*enquête* est là tout à fait à sa place, en particulier parce qu'il y a cinquante ans, lorsque les civils se faisaient la guerre à Paris, les soldats d'Afrique (dont j'étais par un choix volontaire inspiré de l'exemple paternel) vivaient parfai­tement en paix : ce qui me permet aujourd'hui, a posteriori, de m'ex­primer en historien. » 152:297 En consultant la table des matiè­res, le lecteur pourra être surpris par l'ordre chronologique retenu par l'auteur : si l'ouverture se fait très normalement sur le massacre du 6 février 1934 autour duquel s'articu­lent les trois crimes étudiés par Roger Joseph, pourquoi avoir placé en tête d'étude l'assassinat de Prince qui date de 34, pour s'arrêter ensuite sur celui de Syveton (de 1904), pour terminer sur le meurtre de Philippe Daudet en 1923 ? Roger Joseph s'en explique : « En matière d'histoire, la chronologie n'est pas forcément la règle la plus logique. Au contraire, celle que nous avons suivie s'imposait, tant il est apparu que l'étroite similitude des divers drames ranimés, loin de rele­ver d'un quelconque amalgame arbi­traire, dictait l'ordre dans lequel nous les présentons : il démontrera simplement que *comparaison* peut quelquefois n'être que *raison. *» L'Histoire de France peut parfois débuter comme un conte de fées « Il était une fois, dans la douce France et sous la République, un aventurier nomade qui réussit à dépouiller les honnêtes gens, grâce à la complaisance de politiciens ta­rés... » « Il était *une fois *»* ?* s'in­surge Roger Joseph : « Une seule fois ? Non pas ! Trois fois, dix fois, davantage encore ! et toujours sous la République. » \*\*\* Pour continuer votre histoire -- qui prend alors des allures de mé­compte de faits... -- vous prenez un apatride évident, né en 1886 en Rus­sie, issu d'un ghetto bessarabien, émigré à Paris, naturalisé français en 1900. Vous en faites une sorte de « prince » des lieux à la mode : Cannes, Biarritz, Le Touquet, Deauville. Vous le nommez : Alexandre Stavisky, dit « Sacha » pour les intimes. Vous lui donnez une femme : Arlette Simon. Vous avez alors tous les ingrédients d'une aventure douloureusement exemplaire de l'État des lieux. Je veux dire : de l'état de l'État. Parce que Stavisky, pour se livrer à son occupation favorite -- « pom­per » par tous les moyens l'argent d'autrui -- va avoir besoin de com­parses. Haut placés. Influents, im­portants. Des avocats marrons. Des journalistes véreux. Des policiers ripoux. Des députés. Des protecteurs. Des francs-maçons. Des élus du suffrage universel. On peut s'amuser à égrener le nom de certains d'entre eux : Paul Lévy, directeur du *Rempart ;* Albert Dubarry, directeur de *Volonté ;* Pier­re Darius, directeur du *Midi ;* Pierre et Robert Chautemps (frère et cou­sin de Camille) ; Henry Torrès, César Campinchi, Jean-Paul Bon­cour ; les élus du peuple, Louis Proust, André Hesse, Joseph Garat, Gaston Bonnaure ; les ministres -- anciens ou nouveaux : Raynaldy, Durand, Renoult, Bonnet, Da­limier... Les méthodes de Stavisky pour mener à bien ses petites affaires ? Roger Joseph les énumère : « Abus de confiance, tricheries au jeu, ca­rambouillages, banqueroutes fraudu­leuses, sociétés fictives, vols purs et simples, lavages de chèques, fausse monnaie, trafic de stupéfiants, spé­culations illicites sur titres étrangers, toute la gamme des infractions figure au programme. » Comme par un effet de baguette magique -- toujours le conte de fées -- Stavisky échappe aux condamna­tions et aux poursuites. Quand on finira par le coincer, on s'apercevra qu'il a bénéficié de *dix-sept remises de date d'audience* de la part des magistrats... Fin 33, Stavisky -- il se fait alors appeler « Serge Alexandre » -- « tombe » enfin, piégé par une affai­re juteuse qu'il a montée à partir des dépôts aux Monts de Piété : « Par une habile manipulation des dépôts et retraits d'objets mis en gage, tantôt bijoux authentiques et tantôt, par substitution discrète, jo­yaux de contrefaçon, l'animateur obtient, de comparses qui n'ont rien à lui refuser, l'établissement de bons sans vraie contrepartie mais dont il impose la négociation aux compa­gnies d'assurances. » 153:297 Stavisky a réitéré ses petites ma­nœuvres partout : à Orléans, à Paris, à Bayonne (où un Crédit municipal, créé de toutes pièces, lui sera fatal). Inutile de dire qu'à l'annonce de l'arrestation du « beau Serge », l*'Ac­tion française* s'empare de l'affaire en publiant, notamment, le texte des deux lettres par lesquelles, au nom du pouvoir, le ministre Dalimier a contraint les assureurs à escompter les mauvais bons bayonnais... Dès lors, il ne se passera plus un jour sans de nouvelles révélations sur ce qui est désormais « l'affaire Sta­visky ». Pour se défendre, le person­nel républicain proclame : « *La jus­tice est saisie. *» « Elle est même paralysée », complètent les partis de droite... Entre temps, Stavisky a disparu. Le 8 janvier 1934, on le retrouve « suicidé » dans une villa de Cha­monix. On sait aujourd'hui que le « suicideur » de Stavisky fut le com­missaire Couturier, chef des RG de Haute-Savoie. A Paris, dès le 9, les ligues natio­nales manifestent leur écœurement et leur colère dans la rue. A partir du 11 -- et jusqu'au 27, date à laquelle s'écroula le Cabinet Chau­temps -- les nationaux occupent le terrain et font conspuer, aux cris d' « A bas les voleurs », les com­plices actifs ou passifs de M. Alexandre. Le 6 février, c'est l'explosion. Des dizaines de milliers de Français marchent sur le Parlement : Solida­rité française, UNC, AF, ligue des contribuables, Jeunesses patriotes, Croix de Feu, Parisiens révoltés... On connaît la suite. C'est un massa­cre délibéré. Prévu et voulu par le pouvoir. Roger Joseph témoigne : « A quelques saisons du drame, en pleine réunion publique, j'ai entendu de mes oreilles, un collaborateur d'Eugène Frot, ministre de l'inté­rieur de l'époque, son attaché de cabinet Claude Léwy, se vanter d'avoir servi d'agent de liaison entre la Place Beauvau et la Police pour transmettre à cette dernière l'ordre d'ouvrir le feu. » La République gouverne mal, mais elle se défend bien. Elle le prouve en assassinant de sang-froid des dizaines de Français, elle va le prouver encore, le 20 février 1934 en se dé­barrassant d'un magistrat intègre : Albert Prince. Le train de messageries n° 4805 est parti, ce 20 février, de Laroche-Migennes. Il s'approche de Dijon quand, à la limite du Km 311-858 au lieudit « La Combe-aux-fées », il écrase un corps, emportant jusqu'au dépôt de Périgny, quelques restes sanglants... Conclusion de la police : suicide. Albert Prince, magistrat intè­gre, l'homme qui en savait trop, s'est suicidé... L'enquête, la véritable enquête, sera menée par un journaliste de *Gringoire :* Alfred Detrez. On se reportera aux trois ouvrages capi­taux qu'il publia en 1934 et en 1935 à la Librairie Paillard : *L'assassinat du Conseiller Prince, Le secret du crime, L'État secret démasqué.* Detrez démontrait : 1. que Prince avait été anesthésié avant d'être déposé sur la voie ; 2. qu'il avait résisté à ses agresseurs ; 3. qu'un de ses pieds avait été attaché par une cordelette à la voie ferrée (pour un « suicidé », c'est un excès de précau­tion...) ; 4. que le corps avait été traîné avant d'être placé sur les rails ; 5 : que des voitures avaient transporté le corps jusqu'à proximité du talus ; 6. que Prince a été attiré hors de Paris par un coup de télé­phone mensonger lui annonçant que sa mère allait être opérée dans une clinique dijonnaise... On sait donc comment les assas­sins ont manœuvré. Reste à dire pourquoi et pour le compte de qui. 154:297 Pourquoi ? C'est tout simple. Albert Prince possède des docu­ments qui mettent directement en cause ce que Roger Joseph appelle « la tribu des Chautemps ». Et plus particulièrement le beau-frère de Camille Chautemps, le procureur général Georges Pressard. Prince a décidé de faire éclater l'affaire le 21 février. Le 20, il est haché menu par une locomotive. Parmi les voyous chargés de « maquiller » l'affaire, un certain inspecteur Bonny... Il en fit trop, beaucoup trop...Daudet note dans *Magistrats et policiers* (Grasset, 1935) : « Je suis plus que jamais convaincu que Bonny fut, pour le compte de son patron Chautemps, l'agencier du drame épouvantable de Dijon. » On sait que dans le livre de Jac­ques Bonny, intitulé *Mon père l'ins­pecteur Bonny* (Laffont, 1975), tout est désormais clairement confirmé par les confidences ultimes de Bonny lui-même : comment il a dérobé le narcotique à un cabinet médical ; pourquoi il a acheté un long cou­teau abandonné sur les lieux du « suicide » pour égarer les recher­ches ; comment il a reçu d'une « haute personnalité » l'ordre de supprimer Prince ; etc. \*\*\* L'assassinat de Gabriel Syveton -- lui aussi camouflé en « suicide » -- nécessite que l'on rappelle quel­ques menus incidents qui s'étaient déroulés à la tribune du Palais-Bourbon le 28 octobre 1904. Ce jour-là, un député nationaliste, Jean Guyot de Villeneuve s'en prend très violemment au général André, ministre de la guerre depuis 1900 et reconduit à ce poste en 1902 dans le Cabinet constitué par Émile Combes. Combes, franc-maçon, avait pris le relais de Waldeck-Rousseau, franc-maçon, et c'est tout naturellement qu'il avait conservé Louis André, général et franc-maçon. Et puis le général André est précieux. C'est lui qui, sur l'ordre des Loges, a organisé un système de « fiches » dans l'armée : tous les officiers sont espionnés et font l'ob­jet de rapports détaillés indiquant s'ils vont à la messe, s'ils sont bons républicains, s'ils sont « dignes » d'être promus ou s'ils méritent de marquer le pas... Les fiches ainsi col­lectées sont adressées au F**.·.** du Grand Orient, un certain Vadecard qui les fait suivre au capitaine Mol­lin, lui aussi franc-maçon et chef de cabinet du général André. Les officiers « suspects » sont ré­pertoriés dans un registre baptisé *Carthage.* Leur carrière, comme Car­thage, est définitivement détruite. Les « bons » officiers, en revanche, c'est-à-dire ceux affiliés ou proches de la Veuve, sont classés dans un registre *Corinthe* et promis à de rapides avancements. Le scandale a éclaté quand un factotum de Vadecard, Jean Bide­gain, écœuré du travail qu'on lui fait faire (il est pourtant F**.·.** depuis 1892), décida de parler. Le 4 novembre, en pleine session du Parlement, un homme bondit sur le général André et, à la stupéfac­tion... générale, lui administre la plus belle paire de claques jamais reçue par un officier supérieur. Ce justicier, c'est Gabriel Syveton. D'a­bord trésorier de la ligue de la Patrie française, il est l'élu du 2^e^ arrondis­sement de Paris. Pour venger l'honneur (sic) du général André, le pouvoir fait voter une levée d'immunité parlementaire et tout le monde se donne rendez-vous devant la Cour d'Assises de la Seine pour le 9 décembre. Le 8, le corps de Gabriel Syveton est découvert dans le cabinet de tra­vail de son domicile parisien, 20 bis, avenue de Neuilly. Syveton est allon­gé sur le sol. Sa tête, recouverte d'un journal, est enfoncée dans la chemi­née d'où s'échappe à grands jets le gaz de l'appareil de chauffage... Conclusion de la police : « C'est un suicide. » 155:297 Roger Joseph note : « On assiste au déclenchement d'un double réfle­xe automatique et même « rituel » en matière de crime politico-policier ; surtout s'il est d'essence maçonni­que : l'affirmation du suicide et la diffamation du suicidé, ceci ayant pour tâche de démontrer cela. Car le paradoxe de la manœuvre, et sur­tout sa faiblesse, est que ne sont jamais « divulguées » qu'*a posteriori* des « preuves » que tout le monde ignorait jusque là. Donc, comme on l'a constaté depuis, lors de l'exécu­tion du conseiller Albert Prince, un prodigieux déferlement de boue suit immédiatement la nouvelle du dé­cès. » Soudainement, alors que deux jours auparavant personne n'aurait rien eu à dire sur Syveton, vont tomber de grossières accusations mauvaises mœurs, détournements de fonds, ragots extra-conjugaux, « té­moignages » ancillaires, tout y pas­se. Le même procédé, à quelques nuances près, sera utilisé quelques années plus tard pour accréditer la thèse du « suicide » de Prince. Comme dans l'affaire Prince, cent détails viennent démontrer que Syve­ton n'avait aucune intention de se suicider et qu'il se préparait fiévreu­sement au contraire à son procès. Par exemple : -- Le jour de son « suicide » Gabriel Syveton demande effective­ment qu'on le laisse travailler en paix mais laisse grande ouverte la porte de son bureau. -- Adrien Dansette a rappelé que c'était pour étudier le dossier de la défense que Syveton avait voulu s'isoler : « Il a continué jusqu'au dernier moment à préparer l'au­dience du lendemain. » Pour un « suicidé » en puissance, ce n'est pas banal. -- Plus révélateur encore : au bureau des Ordres du Palais de Jus­tice, le rôle de la Cour ne prévoit qu'une seule audience. Or, il y a des dizaines de témoins cités. Qui est suffisamment informé pour savoir que ces témoins n'auront pas à comparaître ? -- Gabriel Syveton prend rendez-vous pour le 10 décembre avec son ami Boni de Castellane. -- Syveton porte au front une blessure dont personne ne s'in­quiétera. -- Personne, non plus, ne véri­fiera l'information selon laquelle un « ouvrier » a eu à travailler chez les Syveton dans la semaine du drame. -- Personne, non plus, ne jugera utile d'interroger une des bonnes, Elisa Kieffer qui, interrogée par l'*Aurore* le 22 février 1951, confir­mera que « deux hommes », la nuit précédant le « suicide », puis « après le déjeuner », le jour même du drame, sont venus voir Syveton. Pourquoi n'a-t-elle rien dit alors ? Parce que sa maîtresse lui a conseillé de se taire : « Ce sont des choses trop compliquées pour des filles comme vous. » -- Et puis, définitif : imagine-t-on un homme qui, pour se suicider, prendrait la peine de boucher pré­cautionneusement tous les interstices de la cheminée avec des bouchons de papier, s'étendrait ensuite par terre, se mettrait un journal sur la tête, se contorsionnerait pour ouvrir le gaz et attendrait ainsi la mort ? On l'imagine d'autant moins qu'on retrouvera dans son bureau un revol­ver chargé... Le 5 avril 1934 -- et l'affaire Prince est encore dans toutes les mémoires -- Jacques Crépet, qui est le plus grand spécialiste français de Baudelaire (et l'on n'a jamais rien fait de supérieur à l'édition critique des *Fleurs du Mal* établie par Crépet et Georges Blin), dépose dans les locaux de Candide une bombe par quoi la vérité va définitivement éclater. 156:297 Jacques Crépet n'est pas un hom­me politique. C'est un littéraire au sens strict du terme. Mais il se trouve qu'il a rencontré, pendant la Grande Guerre, un malheureux homme -- un dénommé François Maurice, dit Lulu ou Leleu -- en train de mourir de la tuberculose à l'hôpital Krankenhause n° 1 de Hanovre. Cet homme, agent double ou triple, voulait surtout soulager sa conscience d'un crime : l'assassinat de Syveton. Du témoignage -- écrit et authen­tifié -- de Maurice, il ressort qu'il est franc-maçon et qu'il a reçu de *deux dignitaires* du G.O. (Maurice est à l'époque à la Sûreté nationale) l'ordre d'exécuter Syveton. C'est lui qui a trafiqué la cheminée. Lui qui, caché dans une armoire dès le 7 décembre, en est sorti à midi cin­quante le lendemain pour assommer -- la blessure au front -- Syveton et le traîner jusqu'à la cheminée. Dans *La Police Politique* (Denoël et Steele, 1934), Léon Daudet livre les noms des commanditaires de Maurice : Albert Sarraut, pilier du radicalisme maçonnique ; Frédéric Desmons, sénateur du Gard, vice-président du Sénat, président du Conseil de l'Ordre du 6, rue Cadet depuis 1902... Pour connaître la vérité sur l'af­faire Syveton, il aura fallu près d'un tiers de siècle : 1904-1934. Pour connaître les dessous de l'affaire Prince, il aura fallu quarante années (1934-1975) pour que tout soit explicité dans le livre de Jacques Bonny. Et pour Philippe Daudet ? \*\*\* Syveton et Prince sont des hom­mes. Philippe est un enfant. En 1923, il n'a pas encore quinze ans. Il est élève de l'École Bossuet et, le 20 novembre, il quitte cet établissement pour se rendre -- en principe -- aux cours du lycée Louis-le-Grand. A partir de là, on perd sa trace. Les deux premiers jours, Léon Daudet ne s'inquiète pas outre mesure. Une fois, déjà, l'enfant a fait une fugue qui l'a conduit dans le midi d'où il revint après avoir été saluer un ami de son père. Le dimanche 25, Mme Léon Daudet ouvre le *Petit Parisien.* Elle y lit : « Un jeune homme paraissant âgé d'une vingtaine d'années se met une balle dans la tête, dans un taxi, boulevard Magenta. État grave. A Lariboisière. » Elle a un pressenti­ment : « C'est Philippe ! » Vérifica­tion faite, il faut se rendre à l'évi­dence : c'est bien Philippe. Exsangue. Anonyme. Bouleversé, anéanti, Léon Daudet -- soucieux sans doute d'éviter les horreurs d'une autopsie -- signe mécaniquement l'acte qui conclut à un banal suicide d'adoles­cent fugueur. Le 1^er^ décembre, le *Libertaire* sort une édition spéciale pour annoncer, avec une joie qui suinte la haine : 1. que Philippe Daudet était un mili­tant anarchiste. 2. qu'il s'est suicidé par horreur de son père. Pour Léon Daudet, la vérité éclate d'un seul coup : son fils a été attiré dans un traquenard, circonvenu, uti­lisé, manipulé puis -- logiquement -- assassiné. Par-delà le malheureux enfant, c'est Daudet qui est directe­ment visé. Dès le 2 décembre, l'*Action fran­çaise* titre : « Une vengeance atroce : Philippe Daudet a été assassiné. » Le 4, Daudet porte plainte contre X pour assassinat. Dans cette affaire comme dans celles de Syveton et de Prince, une foule d'indices viennent balayer la thèse du suicide. En voici quelques-uns : -- Onze policiers sont chargés de surveiller la librairie de l'anar-indic de police Pierre Le Flaoutter, alertés par une note de ce dernier qui pré­tend qu'un « anarchiste » se prépare à faire un coup contre le chef de l'État, le premier ministre, et Léon Daudet, député du 3^e^ secteur pari­sien. Ces onze policiers prétendront que le jeune homme -- qui est entré et sorti par la seule porte de la librairie -- a échappé à leur surveil­lance... 157:297 -- Le libraire indiquera que Phi­lippe lui aurait dit : « Il me semble que ta maison est surveillée. Je me sens filé depuis la Bastille. » Moyen­nant quoi, il serait retourné à... la Bastille pour héler le taxi conduit par Charles Bajot. « Quel être sensé et traqué, fût-il un adolescent à bord d'un taxi, se replongerait délibéré­ment dans le piège tendu par ses poursuivants, en repassant à leur portée, bref, se rejetterait dans la gueule du loup juste après être par­venu à lui fausser compagnie ? » demande Roger Joseph. -- Aucune douille n'a été recueil­lie dans le taxi sur le moment. Le chauffeur du taxi n'en découvrira une que dix jours plus tard alors qu'il nettoie son taxi. Cette douille est comme neuve : elle ne porte aucune de ces traces d'oxydation fatalement provoquées par la brû­lure par percussion, puis par le lavage du taxi à grande eau. -- Sur la crosse du revolver aucune empreinte digitale. -- En ouvrant le taxi, ni le chauf­feur ni les deux agents appelés à la rescousse n'ont respiré la moindre odeur de poudre. -- Sur les housses du taxi, à hau­teur de la tête de Philippe, il n'y a aucune tache de sang. -- Le taxi tragique n'a pas été mis sous scellés. -- Etc, etc. La plainte pour assassinat dépo­sée le 4 décembre 1923 s'étant soldée par un non-lieu, Léon Daudet porte plainte, le 26 janvier 1925, pour homicide volontaire et complicité contre Louis Delange (contrôleur général rue des Saussaies) ; Joseph Colombo (commissaire divisionnai­re), Auguste Lannes (contrôleur gé­néral à la Sûreté), Pierre Le Flaout­ter (libraire anar-indic), Marlier (di­recteur de la Sûreté). Le 30 juillet, la Cour d'appel clôt le dossier selon la même procédure de non-lieu. Le 7 novembre, la Cour de Cassation rejette le pourvoi interjeté par le plaignant. Entre temps, Léon Daudet sera condamné à cinq mois de prison fermes, 1500 francs d'amende et 25.000 francs de dommages et inté­rêts pour avoir « diffamé » le taxi Charles Bajot en le traitant de faux témoin... Quant aux causes profondes de l'infâme vengeance contre Léon Daudet, faut-il les rappeler ? C'est lui qui, inlassablement, a débusqué les traîtres à la patrie. L'un de ceux-là, le docteur Charles Hartmann lui avait même écrit : « Croyez bien que nous réglerons notre compte et que vous ne perdrez rien pour attendre. Je n'ai jamais oublié une injure et, après vingt ans, j'en conser­ve le souvenir aussi douloureux que le premier jour ; mais si mon ennemi vient à m'échapper, c'est son fils, son petit-fils, ses parents ou ses amis qui doivent payer pour lui, intérêt et capital. » Le fils ? Il vient de payer. Les amis ? C'est fait aussi : le 22 janvier 1923, une femme nommée Ger­maine Berton, elle aussi « anar » et « indic » de police, a déchargé son arme sur Marino Plateau, héros de la guerre de 14-18. On peut, aujourd'hui, retracer les dernières heures de la vie de Phi­lippe Daudet. Le 20 novembre, il se rend au Havre par le train. Son rêve : s'embarquer pour le Canada. N'ayant pas la somme suffisante pour payer la traversée, il rentre à Paris le 22. Le jour même, il se pré­sente au siège du *Libertaire,* 9 rue Louis Blanc. Parce qu'il est anar­chiste ? Pas du tout : dans son esprit d'enfant -- il n'a pas encore quinze ans -- il s'agit de « glaner » quelques informations sur le meurtre de Plateau et de les rapporter à son père. Pour mettre les anarchistes en confiance, il leur explique qu'il vient de province et qu'il veut commettre des attentats contre Alexandre Mil­lerand, Raymond Poincaré, Léon Daudet. 158:297 Le soir du 22, il accepte l'hospitalité d'un des responsables du *Libertaire,* Jean Gruffy. Le voilà dans la place. Prêt à glaner ces informations qui étonneront son père. Dirigé par ses nouveaux « amis » vers la librairie Le Flaoutter, Phi­lippe est désormais perdu. Car Le Flaoutter, mouchard de police (ce que les gens du *Libertaire* ne peu­vent ignorer), reconnaît le « fils Daudet ». Il l'a vu aux côtés de son père dans des manifestations d'AF. En un instant, il comprend qu'il tient là un « sujet de choix ». Phi­lippe se présente chez Le Flaoutter le 23 au matin sous prétexte d'ache­ter un exemplaire des *Fleurs du Mal.* Le Flaoutter demande à l'enfant de revenir dans l'après-midi. Il court alors rendre compte de cette visite inopinée à Auguste Lannes qui en rend compte à Marlier. Il ne reste plus alors qu'à peaufiner un diabo­lique montage. Le jeune homme est tué dans la boutique puis transporté ensuite dans un taxi. Trois témoignages ne laisse­ront aucun doute à ce sujet. M. Valogne certifie avoir vu, vers 16 heures, un taxi stationné devant le 46 du Bd Beaumarchais, portières ouvertes : deux hommes y engouf­fraient un jeune homme visiblement souffrant. M^me^ Collin, bloquée par un embouteillage place de la Répu­blique entre 16 heures et 16 heures 30, a observé dans un taxi un jeune homme très pâle. Mm Dubois, à peu près à la même heure, elle aussi prise dans un embouteillage, sur le boulevard des Filles-du-Calvaire, en­trevoit un garçon inerte sur le siège arrière d'un taxi. Ces témoignages-là ne seront jamais pris en considé­ration... Quant à l'assassin -- c'est-à-dire celui qui a tiré -- il se vantera lui-même lors d'un service commandé à Mulhouse en 1931 de son acte. Il s'agit du commissaire divisionnaire Joseph Colombo. Il prétendra d'ailleurs avoir tiré sur Philippe en igno­rant « qui son arme couchait en joue ». Hypothèse invraisemblable la nature même de la blessure de Philippe démontre qu'elle lui a été infligée dans le but de rendre crédi­ble la thèse du suicide. \*\*\* Au terme du livre de Roger Joseph, on comprend mieux le bou­leversement chronologique adopté par l'auteur dans la relation des faits. Roger Joseph explique encore : « Sans doute comprend-on mainte­nant pourquoi nous avons un peu bouleversé l'ordre des temps en ranimant l'affaire Philippe Daudet *après* l'affaire Syveton et l'affaire Prince : c'est qu'au-delà des impéra­tifs du calendrier, le rapprochement des trois dossiers n'a plus rien d'arti­ficiel lorsque deux des causes étu­diées font déjà mieux comprendre la troisième. » Dans les trois cas, surtout, on relève le même souci de souiller moralement, par-delà l'assassinat, les victimes. Avec toujours les mêmes connotations : Gabriel Syveton et Albert Prince sont présentés comme des débauchés ; Philippe Daudet est portraituré comme un adolescent à la sexualité troublée : Germaine Ber­ton se vantera, en outre, d'avoir « séduit le fils Daudet » ! Marchant à côté de Léon Daudet lors des funérailles de Syveton, Dru­mont lui avait confié : « C'est le truc maçonnique classique, la pelletée de boue sur la mare de sang. » Ce « truc maçonnique » avait déjà une longue tradition : que l'on se souvienne qu'il fut très largement utilisé lors du procès de Marie-Antoinette. 159:297 Le 25 mars 1945, en sa sixième conférence de Carême, le RP Paul Panici fustigea, du haut de sa chaire, ce qu'il nommait un « régime d'abattoir ». Roger Joseph, en une remarquable synthèse d'étude qui est en même temps une très remar­quable enquête policière, œuvre pour démontrer que « tout cela ne relève pas du passé ». Tant il est vrai que pour un certain type de gouverne­ment bien défini, « il s'agit au contraire d'une trop réelle *constante *». Alain Sanders. 160:297 Calendrier liturgique \[...\] 197:297 ## DOCUMENTS ### Le rapport Saventhem sur la messe *Une effarante radiographie du corps épiscopal* Bilan provisoire des six premiers mois d'application de l' « in­dult » romain du 3 octobre 1984 sur la messe traditionnelle : le rapport d'ÉRIC DE SAVENTHEM, président de la FÉDÉRATION INTERNA­TIONALE UNA VOCE. Ce rapport fait le point sur l'application de l' « indult » par les évêques. Il rassemblé une grande quantité d'informations pratiques, juridiques, techniques. Mais surtout, il est une effarante radiographie du corps épisco­pal, montrant ses mauvais sentiments, et souvent même sa haine -- active et féroce à l'encontre de la messe catholique traditionnelle, qui est pourtant la messe pour laquelle ces évêques avaient été ordonnés : ils ne l'ont donc jamais aimée, et maintenant ils la détestent. Cet état du corps épiscopal vérifie spectaculairement le diagnostic porté par Jean Madiran en 1968 dans son livre *L'hérésie du XX^e^ siècle*, tome I : « L'HÉRÉSIE DU XX^e^ SIÈCLE EST CELLE DES ÉVÊQUES. » Voir l'appendice II à l'éditorial du présent numéro. 198:297 (*Le rapport d'Éric de Saventhem a paru en allemand dans* Der Fels *du 6 juin. Nous reproduisons intégralement la tra­duction française, revue par lui-même, qui a été publiée par* Una Voce helvetica, *bulletin romand de l'association pour la défense de la foi, du latin et du chant grégorien, dans son numéro de septembre-octobre 1985.*) LA MOITIÉ de l' « année d'épreuve » est écoulée. Temps assez long, pourrait-on penser, pour pouvoir établir un bilan intermédiaire. D'autant plus que la Fédération Internatio­nale d'Una Voce a tenu récemment à Rome sa 9^e^ assemblée géné­rale bisannuelle -- les 13 et 14 avril --. Les délégués des associa­tions nationales y présentèrent des rapports détaillés sur les consé­quences de l'Indult dans leur pays. L'étude de cette documentation souvent très volumineuse laisse cependant constater que l'expres­sion « bilan intermédiaire » est exagérée. C'est avec raison que Mgr Bökmann a parlé dans la revue « Theologisches » (n° 179, mars 1985) d'une « résistance retardatrice, obstructionniste et ag­gravante » que rencontre dans beaucoup de diocèses l'intention papale de réconciliation. Il est vrai que cela concerne surtout la République fédérale d'Allemagne ; mais c'est aussi valable avec quelques différences pour la plupart des autres pays dans lesquels le « problème » à la base de l'Indult existe de façon concentrée -- à savoir la demande de maintenir l'ancienne messe. Cela est expli­qué plus en détail ci-après. On verra également de quelle façon cette triple résistance a amené à contrecarrer et même à faire avorter les buts pastoraux recherchés par l'Indult. A la fin de cet exposé les « premières conclusions » donneront plus de détails à ce sujet. #### *La résistance retardatrice* Comme le texte romain ne contenait aucune « directive d'ap­plication » (sic) la Conférence des évêques devait d'abord se pré­occuper de savoir « à quelles conditions la célébration de la sainte messe d'après l'ancien rite pourrait être autorisée ». Pour cette « raison », la plupart des demandes en République fédérale d'Al­lemagne furent d'abord mises en attente. 199:297 Il semble que le « Conseil permanent » de la Conférence des évêques s'est ensuite occupé à fond de cette question le 21 janvier 1985. Depuis lors il a souvent été question des « prescriptions d'application des évêques alle­mands » qui, à notre connaissance, n'ont jamais été publiées. Cer­tains ordinaires semblent leur donner force de loi : « ...qui sont aussi valables dans notre diocèse » (Rottenburg-Stuttgart, 14.3.1985). Ailleurs leur validité est manifestement mise en discus­sion : « Comme la lettre de la Congrégation pour le culte divin... soulève quelques problèmes fondamentaux, le Conseil permanent des évêques allemands s'en est préoccupé et continuera à le faire. Alors seulement notre archevêque pourra édicter des prescriptions d'application » (Paderborn, 29.3.1985). Ainsi, dans cet archidio­cèse, six mois après la parution de l'Indult, les requérants ne savent pas encore sur quelles « prescriptions d'application » ils doivent se baser... Pour le moment, le fait que les évêques locaux directement mandatés par le pape délèguent ou transmettent de cette façon leur responsabilité personnelle à la Conférence des évêques ou plus exactement à sa commission liturgique n'est valable que pour la République fédérale d'Allemagne. Il est vrai que, lors de la réunion plénière des évêques de Grande-Bretagne et du Pays de Galles à la mi-novembre 1984, une « concertation » immédiatement rendue publique a également eu lieu au sujet de quelques problèmes d'application. A cette occasion, les ordinaires se réservèrent expres­sément leur « liberté d'action individuelle ». Depuis lors, la plu­part d'entre eux en ont fermement fait usage, en majorité dans le sens d'une pratique d'autorisation dépassant les restrictions qui avaient été concertées. Sans doute la longue expérience acquise avec l' « Indult anglais » accordé en 1971 déjà par le pape Paul VI y a joué un rôle : les évêques s'y étaient habitués et ils n'ont pas été placés devant une situation totalement nouvelle par la décision d'octobre de l'année dernière ; ils devaient donc tout au plus édicter les réglementations transitoires. Les expériences pour la plupart positives faites depuis octobre en Grande-Bretagne et au Pays de Galles avec le nouvel Indult (jusqu'à fin mars 1985, 136 messes ont été célébrées selon l'ancien rite, la plupart du temps dans les églises paroissiales !) ne peuvent donc pas être prises comme norme pour porter un jugement sur la situation dans d'autres pays. Elles montrent toutefois qu'une meilleure connaissance de l'Indult pourrait ou devrait même amener ailleurs aussi les ordinaires à une prise de position fondamentalement plus positive pour autant qu'un lent changement d'opinion ne soit pas bloqué par des préjugés idéologiques. La tactique de retardement a souvent pris des allures presque grotesques. Dans certains diocèses les requérants reçoivent depuis des mois la réponse stéréotypée que l'on se préoccupe « intensi­vement » de l'établissement de directives (par ex. Buffalo, USA). 200:297 Ailleurs les demandes restent simplement sans réponse pendant des mois, malgré de nombreux rappels très polis (ainsi à Melbourne, Australie et dans de nombreux autres diocèses). On remarque cependant que la résistance retardatrice diminue peu à peu ; elle ne se laisse justifier valablement que pour un temps limité. D'ail­leurs, on entend dire çà et là que Rome ne prend pas seulement connaissance tacitement des nombreuses plaintes à ce sujet, mais invite discrètement les ordinaires concernés à s'acquitter de leur responsabilité pastorale. #### *La résistance obstructionniste* Dans de nombreux cas, les évêques locaux firent aussitôt savoir qu'ils ne voyaient « aucune nécessité pastorale de célébrer la messe tridentine dans notre diocèse » (Bridgeport, USA). Ou bien « L'autorisation romaine est si rigoureusement limitée qu'elle ne peut que difficilement être appliquée dans notre diocèse » (Yougs­town, USA). Ou encore plus lapidairement : « J'ai décidé de ne pas accorder d'autorisation et je préfère ne pas alourdir cette lettre en donnant mes raisons » (Honolulu, USA). Même en. Grande-Bretagne et au Pays de Galles, toutes les demandes ont été refu­sées dans quatre diocèses. Si le refus est motivé, il l'est souvent -- spécialement en France -- « pour non réalisation des conditions imposées », mais sans indication de quelles conditions il s'agit ou pourquoi elles ne sont pas remplies par les requérants. La plupart de ces décisions négatives non motivées semblent résulter d'une profonde aversion de l'évêque actuel (ou de son proche entourage) pour l'ancienne messe comme telle : un haut prélat de la Curie nous a fait part récemment de sa profonde consternation au vu de la « haine nue de l'ancienne messe » dont sembleraient véritable­ment possédés bon nombre d'évêques et d'experts en liturgie. Dans cette rubrique « d'obstruction » il faut aussi mentionner le refus d'autoriser la messe tridentine à l'occasion d'événements familiaux : baptêmes, mariages, jubilés et enterrements. Si un motif est indiqué, c'est que « les participants attendus ne sont pas connus à l'avance » ou que « l'autorisation demandée d'utiliser l'église paroissiale ne peut être accordée que dans des cas excep­tionnels ». Il existe pourtant plusieurs confirmations romaines officielles que les églises paroissiales peuvent par principe être utilisées pour des messes d'enterrement. 201:297 #### *La résistance aggravante* Il s'agit ici tout d'abord des conditions qui doivent être rem­plies par le requérant avant que sa demande soit considérée com­me « régulière » et puisse être examinée. Le texte romain lui-même ne pose que deux conditions : 1\. -- La demande doit « indiquer explicitement » les fidèles pour lesquels l'évêque du lieu est prié d'autoriser la célébration de la messe selon le missel romain de 1962. 2\. -- Il doit « apparaître sans ambiguïté et même publique­ment que ces fidèles ne partagent en rien les positions ([^47]) de ceux qui mettent en doute la validité juridique et la rectitude doctrinale du missel romain promulgué en 1970 par le pontife romain Paul VI ». Dans la pratique, de très nombreux évêques ont aggravé et élargi ces deux conditions de telle façon qu'il est de plus en plus difficile et même impossible de présenter une requête « valable ». *Ad 1 :* Une demande formulée « par de seuls laïcs ne peut pas être prise en considération » (Cologne, 27.3.1985). « Par principe, seul un prêtre peut solliciter une permission » et ce « uniquement pour un groupe de composition stable » (Rottenburg-Stuttgart, 14.2.1985). En Grande-Bretagne et au Pays de Galles également, la « concertation » ne voulait accepter que les demandes présentées par un prêtre pour lui-même ou pour un groupe de laïcs (ce qui dans la pratique n'est observé que par un petit nombre d'évêques). En France au contraire, on ne connaît aucun cas où cette condi­tion aurait été posée. Aux USA également, des groupes de laïcs sont compétents comme tels pour formuler une demande. Souvent même, l'évêque se réserve le droit de désigner lui-même le prêtre célébrant. On trouve souvent cette restriction relative aux « groupes de composition stable » ou aux « groupements déjà existants », que ce soit comme condition expresse pour une demande « valable » ou dans la pratique des autorisations ; en France, par exemple, seules les demandes présentées par des groupes organisés (spécia­lement les associations diocésaines d'Una Voce) ont reçu une réponse positive. 202:297 Vue superficiellement, cette « idée de groupe trouve une certaine justification dans la teneur du texte romain : à deux reprises il y est question de « coetus », ce qui a presque tou­jours été traduit par « groupe ». Ce terme restreint cependant de façon inadmissible l'intention du législateur : il serait plus exact de parler de « communautés » ou d' « assemblées » ou encore de « cercles ». Entre temps Rome a précisé, suite à une interpellation, que « la constitution d'un groupe de composition stable n'est pas requise » pour répondre aux exigences de l'Indult (lettre de l'ar­chevêque Mayer à M. Longpré du 10.1.1985). De la prescription que les fidèles à favoriser doivent être « explicitement indiqués » on a tiré la conclusion restrictive que seuls « les (petits) groupements connus nominalement » peuvent bénéficier d'une autorisation (par exemple l'évêque Spital de Trè­ves, immédiatement après la publication de l'Indult). A l'exception de la Grande-Bretagne et du Pays de Galles on se base presque partout sur l'obligation d'une « indication explicite » pour exiger le dépôt de listes contenant tous les noms de ceux qui veulent assister aux messes sollicitées. Celui qui ne figure pas sur la liste risque d'être refoulé à la porte de l'église (ainsi à Besançon, France, et à Milwaukee, USA). A Columbus, USA, on exige en outre -- avec un cynisme à peine voilé -- que chaque requérant présente une confirmation écrite du curé local qu'il « a soutenu et encouragé activement la réforme liturgique dans sa paroisse ». Dans plusieurs diocèses -- principalement en Amérique du Nord -- les intéressés ont été invités par publication officielle dans le bulletin diocésain à s'adresser individuellement à l'ordinaire : ils recevaient alors une légitimation les autorisant personnellement -- mais pas leurs amis ou les membres de leur famille -- à assister à une unique ou première messe tridentine qui serait célébrée pro­chainement dans la ville épiscopale. L'ordinaire de Louisville, USA, comptait par cette « procédure de légitimation » sur un maximum de 200 participants à la messe ; il en vint plus de 500. Après quoi on décida quand même d'organiser au plus tôt une seconde fois une messe semblable... On attribua faussement au législateur l'idée restrictive de « groupes connus nominativement (resp. désignés avec précision) », ce qui devait amener presque partout à interdire strictement toute « publicité » pour les messes sollicitées ou autorisées. Parfois cette « interdiction » est accompagnée de la menace -- en cas de non-observation -- de refuser sans examen toute demande ultérieure présentée par ces groupements. Dans les diocèses de Bamberg et Regensburg, les directives prévoient textuellement : « L'autorisa­tion ne peut être donnée à un prêtre que pour des groupements bien délimités : par conséquent aucune invitation publique à assis­ter à une messe célébrée selon le missel de 1962 ne doit être faite. » Toutefois seule l' « invitation publique » est interdite, mais pas l' « annonce » de l'imminence de l'événement. 203:297 On a probablement tenu compte des enseignements de la plus importante messe « d'après l'Indult » qui fut jamais célébrée : l'of­fice solennel tridentin sollicité par Una Voce de France à l'occa­sion de son 20^e^ anniversaire, le 15 décembre 1984. Après quelques manœuvres peu édifiantes de la curie archiépiscopale, l'autorisation fut finalement accordée, mais uniquement pour les « membres ins­crits de l'association » et avec la stricte interdiction d'en donner connaissance en dehors de ce cercle, ce qui fut loyalement observé par la direction d'Una Voce de France. On ne peut cependant pas empêcher que des nouvelles relatives à cet événement -- car le rétablissement de la messe tridentine dans une importante église parisienne en était un, sûrement -- ne parviennent à la presse. Finalement ce furent environ 4.000 personnes qui assistèrent à cet office solennel, démonstration spontanée du désir de larges couches des fidèles pour la « messe de toujours » bien au-delà des groupes bien délimités. Une interdiction prétextant l' « invitation publique » n'est pas prévue par le texte romain ; elle est même en contradiction avec le but qui y est exprimé clairement de « venir en aide à ceux qui tiennent à l'ancienne messe ». Seule une petite partie de ceux-ci appartiennent à des « groupements » ou à des « associations » déjà existants. Comment un bien plus grand nombre de personnes non organisées peuvent-elles bénéficier de l' « aide » prévue par le pape si les messes autorisées ne peuvent pas être annoncées ou si elles ne peuvent pas y être « invitées publiquement » ? Entre temps Rome a précisé qu'il n'est pas contraire aux conditions de l'Indult de « solliciter » la participation à des demandes d'autori­sation ; on peut en conclure qu'il est également permis d' « inviter publiquement » les fidèles à assister à des messes autorisées. En plusieurs endroits on en est même venu à penser que l'au­torisation n'était valable que pour ceux qui « connaissent la messe tridentine par expérience personnelle ». Résultat : les jeunes gens et les enfants doivent rester à l'extérieur pendant que leurs parents assistent à une messe prévue par l'Indult ! On a heureusement rapidement abandonné cette aberration nettement contraire à l'es­prit de famille. *Ad 2 :* En ce qui concerne cette seconde décision romaine, les évêques locaux suivent souvent des voies personnelles et entêtées. Du point de vue romain, il s'agit d'une présupposition objective : « il doit être apparent sans ambiguïté et même publiquement... » Cela est par exemple toujours le cas lorsque les requérants assis­tent notoirement en cas normal, à la messe dominicale célébrée d'après le nouveau missel dans leur paroisse. Mais par contre, beaucoup d'évêques exigent des requérants une « déclaration » personnelle, généralement selon une forme préparée dans ce but par l'évêque lui-même. 204:297 Parfois, la « reconnaissance globale de toutes les résolutions du concile Vatican II » y est requise ; ou bien il est demandé que l'on s'engage par écrit à « assister régulièrement à la nouvelle messe ». Dans la République fédérale d'Allemagne il est non seulement demandé de « reconnaître la validité juridique et la rectitude doctrinale » du missel romain promulgué en 1970 par le pape Paul VI, mais expressément aussi « du missel allemand publié en 1975 ». C'est là un obstacle aggravant supplémentaire qui n'est pas prévu dans le texte romain ; il existe en effet de sérieuses objections au sujet de ce missel allemand, spécialement en ce qui concerne la « rectitude doctrinale » : que l'on pense simplement à la traduction erronée des paroles consécratoires par « pour tous » ! Au nombre des « résistances obstructionnistes et aggravantes » il faut mentionner la pratique adoptée presque partout de n'auto­riser des messes tridentines qu' « occasionnellement » et de limiter aux jours ouvrables les autorisations éventuelles de célébrer ces messes. Inévitablement le zèle des requérants possibles se trouve d'emblée paralysé, s'ils savent qu'il ne leur sera accordé, dans le meilleur des cas, qu'une seule messe « occasionnelle », respective­ment qu'ils ne peuvent pas remplir leur devoir dominical avec des messes « régulières ». Cette pratique ne tient pas compte du fait que l'Indult concerne la sainte messe et non pas un quelconque exercice de piété préconciliaire. L'assistance à une messe célébrée selon un rite catholique reste obligatoire les dimanches et jours de fête, selon les commandements de l'Église. Si Rome décrète une « nouvelle réglementation des conditions d'autorisation de l'ancienne messe » il est absurde, voire insoutenable, d'en exclure précisément les messes des dimanches et jours de fête. La République fédérale d'Allemagne se trouve de nouveau en tête des pays dans lesquels cette absurdité est devenue la règle générale. Ainsi les « directives » diocésaines précitées prévoient que « dans la règle, cette autorisation n'est accordée que pour des messes en semaine ». Il est vrai que dans d'autres pays, l'ancienne messe n'est aussi autorisée qu' « occasionnellement », mais de préférence le diman­che. Malheureusement on fixe alors assez souvent des heures défa­vorables ou impossibles ainsi que des églises difficilement atteigna­bles, non pas en raison de difficultés pratiques, mais bien dans l'idée de freiner l'affluence prévue (ou redoutée ?). #### *Premières conclusions* Bien que les « expériences » précitées de l'Indult ne soient que préliminaires et fragmentaires, une chose est cependant perceptible avant que le décret romain ne puisse porter complètement ses fruits, il est nécessaire d'aplanir ou d'éliminer les complications qui s'opposent au but pastoral du pape. 205:297 Les termes de l'Indult préci­sent que le pape veut venir en aide à ceux qui restent attachés à l'ancienne messe. Objectivement il s'agit de tous ceux qui conser­vent un désir ardent de l'ancienne messe, que ce soit par leur attachement antérieur ou parce qu'ils se sentent maintenant seule­ment attirés par elle. Il s'en suit en même temps que les diffé­rentes raisons subjectives de cet attachement méritent d'être prises en considération ou même estimées positivement, sous réserve d'une seule exception : la mise en doute publique de la validité et de la rectitude doctrinale du nouveau missel romain (il s'agit de l' « editio typica » en latin du missel romain de 1970 promulguée par le pape Paul VI lui-même) ([^48]). Si l'on compare les prescrip­tions du texte romain et les directives d'application nationales ou diocésaines avec l'intention du Saint-Père, on constate que plu­sieurs d'entre elles sont contestables, absurdes ou insoutenables. Tout d'abord, le « principe ségrégatif » enraciné dans l'Indult lui-même paraît contestable. Il s'exprime en premier lieu dans l'ex­clusion des églises paroissiales. Déjà l'application pratique de cette prescription cause des difficultés ; en plus même extérieurement elle met les partisans de l'ancienne messe à « l'écart » ou les relè­gue carrément dans un « ghetto » ; leurs motivations subjectives sont ainsi à nouveau disqualifiées. Leur sentiment intime de sépa­ration par rapport à leur propre communauté paroissiale n'est ainsi pas dissipé ; bien au contraire, cette séparation vient de leur être imposée d'en haut ([^49]). Non seulement la non-réintégration de ces croyants souvent très fidèles en sera la conséquence certaine, mais au contraire leur marginalisation se trouvera accentuée. En même temps il sera d'autant plus difficile psychologiquement, pour les prêtres, de se charger de leurs besoins de pastorale liturgique. Bien sûr, le texte romain précise à la fin que « cette concession devra être utilisée sans porter aucun préjudice à l'observance de la réforme liturgique dans la vie de chaque communauté ecclésiale ». Dans cette première phase du retour de l'ancienne messe dans la vie liturgique de l'Église universelle, il aurait suffi pour cela qu'un nombre suffisant d'offices paroissiaux réguliers soient réservés aux nouvelles formes de célébrations eucharistiques. Vu la diminution de la fréquentation régulière des églises, il ne serait pas difficile, dans la plupart des paroisses, d'insérer la célébration de messes « tridentines » dans l'horaire clairsemé des offices. 206:297 Toute la procédure de demandes et d'autorisation paraît absur­de. Il est incompatible avec la nature même de la sainte messe, « célébration de toute l'Église », de ne pas permettre à tous les fidèles d'y assister sans autre formalité. Aucun autre rite catholi­que n'a été soumis à de telles restrictions ! Chaque système d'au­torisation comporte en outre en soi le risque d'abus inquisiteur et de manipulation arbitraire. L'évêque aurait alors suffisamment de possibilité d'interdire rapidement les cérémonies résultant de motifs intolérables. Pour exclure du bénéfice de l'Indult les communautés qui tiennent à l'ancienne messe pour des motifs intolérables, il suffirait que les « Rectores Ecclesiae » fassent régulièrement rapport à leur ordi­naire sur toutes les messes tridentines célébrées dans leurs églises. Il est enfin insoutenable de n'autoriser la célébration de l'ancienne messe qu'à « des groupements bien déterminés » et d'inter­dire toute « invitation publique ». La « sollicitude paternelle » du pape s'applique, d'après les termes de l'Indult, à « tous ses fils » et non pas seulement aux rares membres de groupements bien déterminés. Il est tout aussi insoutenable de refuser les demandes d'autori­sation n'émanant « que de laïcs » : d'après le c. 213 CIC les fidèles ont « droit à l'assistance des pasteurs sacrés », spécialement pour l'administration des sacrements. Il incombe donc à l'évêque de déléguer lui-même, pour les messes demandées par des laïcs, des prêtres consentants -- que ce soit de leur propre chef ou par souci pastoral à l'égard de ces fidèles. On peut supposer avec assurance qu'un nombre suffisant de prêtres s'y prêtent volontiers s'ils sont assurés de l'accord bienveillant de leur évêque. Il paraît tout aussi insoutenable de prendre méthodiquement soin que les célébrations de l'ancienne messe ne permettent pas de satisfaire à l'accomplissement du devoir dominical. D'après le c. 214 CIC, les fidèles ont le droit de « rendre le culte à Dieu selon les dispositions de leur rite propre et de revivre leur forme propre de vie spirituelle ». Il est vrai qu'il n'existe pas de « rite » triden­tin au sens d'une unité culturelle reconnue juridiquement. Mais vu que l'Indult lui-même considère les fidèles restés attachés à l'ancienne messe comme d'autonomes familles rituelles locales (préci­sément à la suite du douteux « principe ségrégationniste »), il doit leur être avant tout possible d'assister les dimanches et jours fériés à la célébration de l'ancienne messe comme principale source de force pour « leur propre vie spirituelle » ! 207:297 L'Indult confirme le maintien de l'ancienne messe comme un « rite juridiquement reconnu » de l'Église. Il s'agit là d'un premier pas sur le chemin vers « l'égalité du droit et de l'honneur » qui est reconnue par la constitution liturgique du concile à tous les rites légitimes de l'Église. Pour le moment, ce chemin paraît encore long ; mais son but est déjà visible : le « Ritus Romanus » plus que millénaire de la sainte messe doit -- « aequo jure et honore » -- féconder par sa grâce la vie liturgique aussi de l'Église postconciliaire ! \[Fin de la reproduction intégrale du rapport d'Éric de Saventhem, traduction française revue par lui-même et publiée dans *Una Voce helvetica,* bulletin romand de l'association pour la défense de la foi, du latin et du chant grégorien, numéro de septembre-octobre 1985.\] 208:297 ## L'ACTION POLITIQUE ### Dans la campagne électorale SUR LES ONDES, dans les journaux, un peu partout, c'est bien la campagne électorale qui est com­mencée en fait. L'enjeu est annoncé : mettre fin, par les élections de mars, à ce pouvoir socialiste qui depuis 1981 démoralise et ruine la France. Nous sommes ainsi entrés dans une période de grandes manœuvres et de fortes turbulences qui ris­quent de désorienter et de corrompre davantage encore l'esprit public d'une nation trahie par *l'ensemble* des idées et des hommes qui composent la classe politico-journalistique de la V^e^ République. Cette classe politico-journalistique installée monopo­lise les gros moyens d'information et d'influence pour *guider* et pour *limiter* l' « alternance » : afin que la défai­te probable des socialistes nous ramène les hommes et les idées dont le « libéralisme avancé » avait conduit la France au socialisme. Dans cette situation complexe, notre action s'inspire de trois considérations principales : **1. -- **Sans devenir dévots du suffrage universel, et sans imaginer que de « bonnes élections » seraient la condition unique ou suprême du salut public, nous devons rappeler que la politique consiste le plus sou­vent à choisir entre des inconvénients, et à supporter le moindre mal pour éviter le pire. 209:297 **2. -- **Nous apporterons donc tout notre concours à la défaite électorale des socialistes, pour deux raisons -- parce qu'elle n'est pas aussi assurée qu'on le dit, -- parce qu'il la faut plus complète encore qu'on ne l'annonce. **3. -- **Mais ce faisant, nous travaillerons à ce que cette nécessaire défaite du socialisme profite le moins possible aux idées et aux hommes du libéralisme, qu'il soit avancé ou rétrograde. \*\*\* Pour cette action, nous nous adressons à tous ceux qui se reconnaissent dans l'une, dans l'autre ou dans l'ensemble des trois devises : -- Dieu premier servi. -- Travail-famille-patrie. -- La France aux Français ([^50]). Ceux-là qui ne sont ni socialistes ni libéraux, ceux-là qui rejettent, comme le fait la doctrine sociale catho­lique, aussi bien le libéralisme que le socialisme, voici que la classe politico-journalistique installée se prépare une fois de plus à *exclure leurs idées tout en annexant leurs suffrages.* 210:297 Cet abus de confiance, qui limite artificiellement le choix des Français à la seule alternance entre « libéra­lisme » et « socialisme », n'a que trop duré. Il ne doit pas continuer. Nous avons résolu, Dieu aidant, de nous mettre en travers. \*\*\* Pour nous mettre en travers, nous avons d'abord un quotidien politique : PRÉSENT, qui est une *force d'intervention rapide* dans le débat public. Par lui, dans cette campagne maintenant commencée, nous ne pré­tendons certes pas être en mesure de *conduire* le cours des choses, mais nous pouvons *influer* sur lui. Plus ou moins. Selon l'étendue de sa diffusion. C'est pour déve­lopper cette force d'intervention rapide qu'a été institué un abonnement de propagande de 4 mois, au prix réduit de 335 F, début de l'abonnement le 18 novem­bre, souscription ouverte jusqu'au 14 novembre. Ces abonnements, pensez-y bien, doivent tomber aux points sensibles, aux positions stratégiques, sur les hommes-carrefours, sur les notables et sur les militants ([^51]). \*\*\* Louis Veuillot disait : « *Un journal est essentielle­ment une machine de guerre. *» Il parlait du « journal » au sens propre, c'est-à-dire du quotidien. Cette maxime peut choquer des sensibilités mal instruites : mais c'est bien Veuillot, c'est bien ce Veuillot-là que saint Pie X a proposé comme modèle à tous les journalistes catholi­ques. 211:297 Ce n'est pas nous qui avons voulu la guerre, ce n'est pas nous qui avons installé en France la guerre politique, la guerre scolaire, la guerre religieuse qui depuis plus d'un siècle s'acharnent à déchristianiser no­tre pays et à y renverser le pouvoir spirituel de l'Église catholique. Cette guerre, ouverte ou sournoise selon les périodes, est menée par la classe installée contre tous ceux qui se reconnaissent dans l'une, l'autre ou l'en­semble des trois devises : « Dieu premier servi », « tra­vail-famille-patrie », « la France aux Français ». Pour riposter aux mensonges, aux injustices et aux abus de pouvoir de la classe politico-journalistique installée, le quotidien PRÉSENT est « essentiellement une machine de guerre ». Chacun de vous peut aider à sa diffusion, et donc accroître son influence et augmenter sa force de frappe. *Simultanément, l'apprentissage des lectures approfon­dies et critiques, l'étude, la réflexion sont aussi des armes et constituent comme la respiration mentale du militant*. Le combat politique n'exclut pas la vie intérieure, au contraire : il réclame une intensité plus grande d'ali­mentation intellectuelle, de respiration spirituelle. Sans quoi les militants risquent de devenir des mercenaires et des gyrovagues. Et ce déficit en qualité humaine est un facteur de défaite. C'est pourquoi la période plus troublée dans laquelle nous sommes entrés doit être aussi une période de plus grande diffusion d'ITINÉRAIRES : auprès des militants, auprès des hommes-carrefours, aux positions stratégi­ques de la vie intellectuelle et sociale. Pour cela, nous instituons un *abonnement de propagande de 4 mois à prix réduit :* abonnement aux quatre numéros d'ITINÉ­RAIRES qui paraîtront en *janvier,* en *février,* en *mars* et en *avril,* pour le prix de 295 F seulement. La souscrip­tion à ces abonnements de propagande est ouverte jus­qu'au 10 décembre dernier délai. 212:297 *Le combat politique a besoin d'une doctrine morale*. Il a fallu une inculture doctrinale complète pour croire que la nécessaire *défense des libertés* pourrait être assu­rée par un retour aux hommes et aux idées du *libéralisme*. Le libéralisme est ce qui avait anémié toutes les libertés naturelles avant que le socialisme ne vienne les asphyxier. L'histoire de la France, la doctrine de l'Église mon­trent comment et pourquoi le libéralisme conduit au socialisme ; comment et pourquoi l'asphyxie socialiste est la fille de l'anémie libérale. Ces vérités bien connues des écrivains et penseurs français, ces vérités enseignées et illustrées par Veuillot et Le Play, Péguy et Claudel, Maurras et les Charlier, Bernanos et Gilson, ces vérités exposées dans plus d'une vingtaine d'encycliques ponti­ficales depuis un siècle, voici donc qu'elles se sont absentées de notre univers mental, par un étonnant progrès de l'obscurantisme intellectuel propre à notre époque spirituellement débile, à notre scolarité absurde, à notre ignorance croissante de l'essentiel. Réagissons. Il faut étudier. Il faut travailler. Il faut s'instruire. Il faut rendre aux jeunes Français le goût et les moyens de l'intelligence. Mais s'il faut une philosophie politique, il faut bien sûr qu'elle soit vraie. Il faut qu'elle ne soit pas dans les nuages. La revue ITINÉRAIRES va donc reprendre l'explica­tion doctrinale et pratique de ses *quatorze réclamations concrètes*. Ces quatorze réclamations ont été déjà présentées aux parlementaires de l'opposition libérale au cours de l'enquête publiée dans notre numéro 270 de février 1983. 213:297 Plusieurs de ces réclamations avaient déjà fait l'ob­jet de notre précédente enquête politique (numéro 219 de janvier 1978). Parmi ces quatorze réclamations, nous allons tout spécialement développer celles qui peuvent être satis­faites *sans aucune dépense supplémentaire pour le budget de l'État*, et dont l'adoption aurait néanmoins des con­séquences considérables dans la vie politique et sociale de notre pays. Ces développements doctrinaux et pratiques paraî­tront dans les quatre numéros couverts par notre abon­nement de propagande : numéros de « janvier », de « février », de « mars » et d' « avril ». *Avant les élections,* vous pourrez ainsi, avec une argumentation détaillée, *poser vos conditions* à ceux qui viendront solliciter vos suffrages. *Après les élections,* vous rappellerez aux élus votre argumentation, et leurs promesses. \*\*\* Les «* médias *», c'est-à-dire les gros moyens d'in­formation et d'influence, sont mobilisés au profit de la classe politique installée. Mobilisons-nous contre elle et contre eux. Si nous n'avons pas, je le répète, l'ambition qui serait prématurée de *conduire* le cours des choses, nous avons du moins la possibilité, et le devoir, d'*in­fluer* sur lui, chacun à notre place et selon nos moyens. Jean Madiran. 214:297 *Ci-après :* *1. -- Memento résumé des 14 réclamations d'*ITINÉRAIRES *qui feront l'objet d'un développement doctrinal et pratique dans nos quatre numéros de janvier, février, mars et avril 1986.* *2. -- En dernière page : le bulletin d'abonnement de propagande à ces quatre numéros au prix réduit de 295 F.* 215:297 ### Memento résumé *Les quatorze réclamations* *Ces réclamations ont déjà été officiellement acceptées* (*ou rejetées*) *par plusieurs partis et personnalités, lors des enquêtes politiques de la revue ITINÉRAIRES en 1978 et en 1983. Nous rappelons ci-dessous quelques-uns de ces ac­cords* (*ou refus*)*. Ce qui ne doit point empêcher de repo­ser les mêmes questions aux mêmes personnes et aux mêmes partis, pour confirmation* (*ou rétractation*)*.* 1\. -- Diffusion de la propriété privée : « Ce que je re­proche au capitalisme, ce n'est pas qu'il y ait trop de capita­listes, mais précisément qu'il n'y en ait pas assez » (Chesterton). 2\. -- Vérité du bulletin de paye : y faire figurer comme salaire brut la totalité de ce que l'entreprise débourse pour le salarié. 216:297 Il s'agit là d'une réclamation déjà ancienne des esprits les plus clairvoyants du pays réel, tou­jours bloquée par l'arbitraire des féodalités syndicales. Cette reven­dication a été présentée notamment par l'UNAM du docteur Savy. La revue ITINÉRAIRES a reçu l'accord sur ce point du RPR, du CNIP et du Front national. 3\. -- Suppression des subventions de l'État à la CGT (et aux autres courroies de transmission de l'appareil com­muniste international). Les subventions à la CGT sont un phénomène mal connu des partis et des hommes poli­tiques, en raison de leur igno­rance habituelle des réalités syn­dicales. En 1978, le PR et le CNIP *s'opposaient* à une telle suppression, et refusaient explici­tement de voir mettre en cause la « représentativité légale » de la CGT. La revue ITINÉRAIRES a néan­moins finalement obtenu en 1983 l'accord de Philippe Malaud, président du CNIP. Elle a eu aussi l'accord du Front national. La position du RPR reste vague et mal définie sur ce point. 4\. -- Indexation de l'épargne. Accord, sur ce point 4, du Front national et du CNIP. Le RPR est réticent. 5\. -- Séparation de l'école et de l'État ; institution du coupon scolaire. Pour l'institution d'un *coupon scolaire* (c'est-à-dire d'allocations scolaires plus ou moins analo­gues aux allocations familiales), la revue ITINÉRAIRES a reçu l'ac­cord du Front national et du CNIP ; et une réponse dubitative du RPR. 6\. -- Déscolarisation des âges et des professions qui n'ont rien à faire sur les bancs d'une école. Sur ce principe (qui est l'une des idées fondamentales d'Henri Charlier dans son livre : *Culture, École, Métier*)*,* la revue ITINÉRAIRES a reçu l'accord du RPR, du CNIP et du Front national. 217:297 7\. -- Diminution des horaires de la télévision. 8\. -- Suppression de l'incitation politique à la luxure sous ses quatre formes principales : -- liberté de la pornographie ; -- information sexuelle en public par l'autorité publique (notamment à l'école) -- propagande pour la contraception artificielle ; -- démocratisation de l'avortement. La luxure est un vice que l'autorité politique n'a ni la possibilité ni la charge de guérir : elle doit seulement le contraindre à se cacher. Aucun parti ne nous a donné son accord sur la totalité de ce point 8. Ceux dont la position est la moins éloignée de la nôtre sont le Front national et le CNIP. Il faut en revanche signaler la position très tranchée du PR : « *Information sexuelle à l'école, oui. Propagande pour la contra­ception, oui. Interruption volon­taire de grossesse, oui.* » 9\. -- Réforme des allocations familiales en trois points a) les réserver aux familles françaises ; b) les relever de manière à rattraper et dépasser l'augmentation des salaires ; c) commencer, avant de redistribuer, par ne pas faire de pré­lèvements excessifs : en établissant le quotient familial à une part par enfant. Sur le principe de « rattraper et dépasser », accord du RPR et du CNIP. Le point *c* a été adopté en 1983 par ITINÉRAIRES en repre­nant une proposition et une formulation de Jean-Marie Le Pen. 10\. -- Correction-du suffrage universel par sa transfor­mation en vote familial. Accord de Jean-Marie Le Pen. Philippe Malaud « ne voit que des avantages au vote familial ». Refus du RPR, qui ne veut pas porter d'atteintes au suffrage universel tel qu'il existe actuel­lement. 218:297 11\. -- Réglementation de l'immigration. 12\. -- Remise des églises inoccupées aux catholiques qui les réclament. Accord du Front national. Accord de Philippe Malaud au nom du CNIP : « Il est inadmissible que des églises soient refusées à des catholiques traditionalistes ou intégristes et largement ouvertes à des manifestations d'immigrés musulmans ou animistes. » Position du RPR : « Pas d'ob­jection sous réserve de l'accord de la hiérarchie catholique qui, de droit, en dispose selon la loi de 1905. » 13\. -- Révision de l'erreur fondamentale commise par l'Occident depuis 1917, qui a consisté à ne pas reconnaître dans le communisme l'ennemi principal et l'esclavagisme le plus abominable de toute l'histoire de l'humanité. Le secrétaire général du RPR nous assurait en 1978 qu'il n'y avait plus de « risques d'une accession au pouvoir du parti communiste, seul ou associé à son allié socialiste ». Tels étaient en effet le sentiment général et la courte vue de la majorité prési­dentielle giscardo-gaulliste qui béatement se croyait au pouvoir pour cinquante ans et qui, par son opportunisme *sans principes* et par son *absence de doctrine,* a préparé l'arrivée au pouvoir en 1981 des communistes et des socialistes associés. La revue ITINÉRAIRES rappelle constamment aux responsables politiques la sentence de Soljé­nitsyne : « *Le communisme est bien pire et beaucoup plus dangereux que l'hitlérisme.* » Le Front national en est d'ac­cord. Le RPR au contraire refuse la sentence de Soljénitsyne et veut maintenir que communisme et hitlérisme seraient « également condamnables ». Quant à François Léotard, secrétaire général du PR, il consi­dère que le « fascisme » est pire que le communisme. Encore à l'automne 1983, il se déclarait prêt à s'allier avec « la gauche » (une gauche qui était alors la gauche unie socialo-communiste) contre tout mouvement « de type fasciste ». 14\. -- Reconnaissance officielle du Décalogue comme loi fondamentale donnée par Dieu, -- au lieu de prétendre comme la Déclaration de 1789 qu'aucune autorité ni aucune loi n'est légitime si elle n'émane pas expressément de la volonté générale exprimée par le suffrage universel. 219:297 Le PR : « Nous avons une conception tout à fait démocra­tique de la notion de droits de l'homme ; l'ensemble de la Dé­claration de 1789 en donne une très bonne définition. » En 1978, le secrétaire général du RPR considère que la loi et les droits de l'homme sont l'ex­pression de la volonté générale. En 1983, le RPR réitère son adhésion sans réserves à la Décla­ration de 1789. En sens contraire : 1° Roland Gaucher, qui était alors le porte-parole du PFN, déclarait à ITINÉRAIRES en 1978 « Je crois les droits de l'homme fondés sur la nature humaine plutôt que sur la volonté géné­rale. » Néanmoins il estimait « difficile » la reconnaissance du Décalogue comme loi fondamen­tale de l'État. 2° Jean-Marie Le Pen, à la même époque, déclarait à ITINÉ­RAIRES : « Fondés sur la volonté géné­rale ? Non. Nous pensons que les droits de l'homme sont fon­dés sur sa nature. Nous ne nous rattachons pas exclusivement ni directement à la philosophie dé­mocratique. La démocratie n'est pas la seule philosophie qui reconnaisse des droits aux hom­mes ; pratiquement, toutes les grandes religions et les grandes morales ont en commun le res­pect d'un certain nombre de valeurs. Comme nationaux, nous nous rattachons à l'histoire de notre pays et nous constatons que ces droits existaient bien avant qu'ils soient exprimés sous la forme démocratique. » Il ajoutait : « Personnelle­ment, je ne vois aucun inconvé­nient à ce que le Décalogue, qui exprime d'ailleurs une morale naturelle, soit le fondement de l'État. Cependant, il implique une reconnaissance de la divinité et, en ce sens, comme nous sommes dans un État laïque et qu'il y a un certain nombre de gens qui ne croient pas en Dieu, il me paraît difficile de fonder l'État moderne sur cette affirma­tion. » Toutefois, en avril 1983, Jean-Marie Le Pen déclarait à ITINÉ­RAIRES : « Le Décalogue est le plus grand commun dénomina­teur et le plus petit commun diviseur du monde. Il est la seule règle morale admise par la majo­rité des hommes. » Ainsi, grâce aux enquêtes *doctrinales,* aux critiques *doctri­nales --* et à la mémoire *doctrinale* de la revue ITINÉRAIRES, s'étendant sur plusieurs années -- vous pouvez scruter -- comme au scanner ! -- les positions profondes qui déterminent l'attitude des hommes politiques venus solliciter vos suffrages. Pour que la défaite du pouvoir socialiste qui n'est pas aussi assurée qu'on le dit, soit encore plus complète qu'on ne l'annonce... 220:297 Pour que cette nécessaire défaite profite le moins possible aux hommes et aux idées du libéralisme... Pour que la classe politico-journalistique installée ne réussisse pas une fois de plus à annexer nos suffrages tout en excluant nos hommes et nos idées... ... *souscrivez des abonnements de propagande à* ITINÉRAIRES*, qua­tre mois : 295 F, en utilisant ou recopiant notre bulletin* (*page 224 et dernière du présent numéro*)*.* ============== fin du numéro 297. [^1]:  -- (1). Ratzinger : *Les principes de la théologie catholique, esquisse et matériaux,* 1982, cité d'après la traduction française chez Téqui 1985, p. 418. -- Dans les notes suivantes, l'édition française de cet ouvrage sera désignée en abrégé par le terme : *Principes.* [^2]:  -- (2). *Principes,* p. 437. [^3]: **\*** -- cf. *Itin*. n° 117, p. 87, note 1 : non pas *conservé* mais *observé*. [^4]:  -- (3). Cf. Ratzinger : *Entretien sur la foi,* traduction française sous la direction du cardinal Gagnon, Fayard 1985, p : 145 et suiv. -- Dans les notes suivantes, l'édition française de cet ouvrage sera désignée en abrégé par le terme : *Entretien.* [^5]:  -- (4). *L'Homme nouveau* du 15 septembre 1985. Marcel Clément cite, pour la contester, cette déclaration récente d'un évêque autrichien, Mgr Schoiswohl : « *Le concile a été d'abord une rupture, qui s'est manifestée très clairement dans la constitution Lumen gentium. *» [^6]:  -- (5). Je cite la traduction, qui a été officiellement avalisée et authenti­fiée, du discours d'ouverture du concile prononcé par Jean XXIII, le 11 octobre 1962, en latin. -- Ce texte latin est juridiquement le seul qui soit véritablement officiel. En outre, dans ce cas, il est le seul *existant* comme discours, en ce sens qu'il est le seul qui ait été effectivement prononcé. Et ce texte latin disait : *ea ratione pervestigetur et exponatur quam tempora postulant nostra,* c'est-à-dire : « *soit exposée et étudiée selon la méthode postulée par les circonstances actuelles. *» Mais des traductions française, italienne, etc., furent aussitôt distribuées aux journalistes et aux évêques par le bureau de presse du Vatican qui les tenait de la secrétairerie d'État. Elles disaient : « *exposée et étudiée suivant les méthodes de recherche et la présentation dont use la pensée moderne. *» Les deux versions avaient donc un sens très gravement différent. Je soutins le sens de la version latine. Tout de suite le cardinal Villot trancha, contre mes observations, en faveur de la version italienne (et française), qui dès lors s'imposa ; il dési­gnait précisément ce passage comme définissant la tâche doctrinale du concile. On peut retrouver les arguments et les épisodes de ce débat dans ITINÉRAIRES, numéro 68 de décembre 1962 (pp. 12-16) ; numéro 70 de février 1963 (pp. 100-105) ; et numéro 72 d'avril 1963 (pp. 46-54). -- Le P. Antoine Wenger répondit à mes articles dans son livre *Vatican II, pre­mière session* (Éd. du Centurion 1963, p. 46-50). Il assurait notamment : « *Sans contester le caractère officiel du texte latin, nous avons tout lieu de croire que le pape a rédigé son discours en italien ; les latinistes de service en ont ensuite établi un texte latin. Il est arrivé souvent que dans des cir­constances semblables, le pape ait dû rappeler ceux-ci à une fidélité plus scrupuleuse à sa pensée. *» La version italienne (et française), dépourvue de valeur juridique, était néanmoins *en fait* celle qui exprimait l'*intention* véri­table ; elle fut reçue et adoptée comme telle par la plupart des évêques. -- C'est dans son discours au 70^e^ anniversaire (à Lyon) de la *Chronique sociale,* reproduit dans *L'Écho-Liberté* de Lyon du 12 janvier 1963, que le car­dinal Villot déclarait que « *ce passage *»*,* dans sa version italienne et fran­çaise, est celui qui a « *précisé quelle serait la tâche doctrinale du concile *»*.* [^7]:  -- (6). Cette implication fait l'objet du « Préambule philosophique » qui est en tête du premier tome de *L'Hérésie du XX^e^ siècle* (Nouvelles Éditions Latines, 1968). [^8]:  -- (7). ITINÉRAIRES, numéro 89 de janvier 1965. Texte recueilli dans *Édito­riaux et chroniques,* tome I, p. 262. -- En disant que les pauvres n'étaient même pas *reconnus* (c'est-à-dire reconnus tels qu'ils sont et là où ils sont), je faisais allusion à l'*erreur sur* « *les pauvres *» qui a consisté à prendre pour « les pauvres » de notre temps les apparatchiks du puissant appa­reil communiste, les « révolutionnaires professionnels » institués par Léni­ne, les permanents appointés déguisés en « syndicalistes » du « mouve­ment ouvrier », etc. et à croire religieusement ce que racontaient ces spécialistes du mensonge. [^9]:  -- (8). Lettre en somme inédite en ce sens qu'elle a été publiée sans nom d'auteur, comme simple « lettre d'un lecteur », dans ITINÉRAIRES, numéro 91 de mars 1965, pp. 6 à 8. [^10]:  -- (9). Achevé d'imprimer par Desclée de Brouwer seulement en septem­bre 1966 : mais l' « avant-propos » du livre alors achevé est daté du 31 décembre 1965. -- Sur cet ouvrage de Maritain, voir ITINÉRAIRES*,* numéro 112 d'avril 1967 ; et nos *Éditoriaux et chroniques,* tome II, pp. 18 et suiv. : « Le Paysan et le Ruminant. » [^11]:  -- (10). Dans *Témoignage chrétien* du 15 décembre 1966. [^12]:  -- (11). Dans le même numéro de *Témoignage chrétien.* [^13]:  -- (12). *Entretien*, p. 78 : « *Quand il y a des faits ou des théories qui susci­tent des perplexités, nous encourageons avant tout les évêques ou les supé­rieurs religieux à entrer en dialogue avec l'auteur... *» Je puis témoigner qu'au contraire de ces belles paroles l'apartheid à l'encontre de la revue ITINÉRAIRES et de son directeur dure sans failles depuis plus de vingt ans, et qu'il a été confirmé par le cardinal Ratzinger personnellement en 1982. [^14]:  -- (13). *Principes*, p. 421. [^15]:  -- (14). *Principes,* p. 435. [^16]:  -- (15). J'ai essayé de scruter cette troublante énigme dans *Les deux démocraties*, Nouvelles Éditions Latines 1977, pp. 101-133. [^17]:  -- (1). *Actes de Léon XIII,* cf. tome VII, p. 283. [^18]:  -- (2). Éditorial d' ITINÉRAIRES, numéro 60 de février 1962, page 15 : « *Réu­nis sous la direction du Souverain Pontife et sous l'inspiration de l'Esprit Saint, les Pères du Concile se convertiront tous ensemble et seront plus aptes à nous convertir. *» [^19]:  -- (3). Traduction (revue sur le texte latin) de la *Documentation catholi­que*. -- Nous aurions traduit pour notre part, avec croyons-nous plus de précision : « *soit exposée et étudiée selon la méthode postulée par les cir­constances actuelles *»*. -- *Sur l'ensemble de cette question, voir plus haut la note 5 de l'éditorial. [^20]:  -- (1). Ce texte est extrait de l'avant-propos du livre : *L'Hérésie du XX^e^ siècle* (tome I), paru aux Nouvelles Éditions Latines en 1968. [^21]:  -- (1). *Journal de l'abbé Mugnier* (*1879-1939*)*,* publié au Mercure de Fran­ce, dans la collection « Le Temps Retrouvé », avec une préface de Ghis­lain de Diesbach. [^22]:  -- (2). Sur ce manque de réserve qui étonnerait d'un laïc et choque d'un prêtre, nous renvoyons les incrédules aux pages des 20-11-1896, 4-09-1898, 11-07-1913, 10-02-1921, 8-08-1927, etc. [^23]:  -- (3). Il s'agit de l'actuelle duchesse de La Rochefoucauld, du Femina et d'un peu partout. [^24]:  -- (4). Voir entre autres, dans le *Journal *: Drumont (4-06-1899), Daudet et Maurras (28-04-1925 et 23-11-1925). [^25]:  -- (1). Georges Alquier. *Le Président Combes.* Le livre est préfacé par Henri Faure qui écrit : « Cette biographie d'Émile Combes... s'insère par­ticulièrement bien dans nos préoccupations de 1961... L'actualité d'Émile Combes se fait plus pressante que jamais. Que voyons-nous en effet, dans notre République, cinquième du nom ? Des prêtres sortant de leurs sacris­ties et de leurs églises pour venir officiellement accomplir leur rôle mis­sionnaire dans nos écoles laïques ou dans nos armées des ministres dans l'exercice de leurs fonctions dînant chez les archevêques ; un chef de l'État en voyage officiel dans une province française se rendant avec toute sa suite à la cathédrale avant même de passer à la Préfecture... Ah ! comme nous aurions besoin de l'intransigeance d'Émile Combes pour dénoncer ces déviations de la liberté et pour rappeler à tous qu'il est inscrit dans notre Constitution que notre République est laïque », c'est-à-dire qu'elle ne peut reconnaître ni subventionner aucun suite... Comme nous aurions besoin de sa voix pour dénoncer les éternels empiètements de la hiérarchie d'une Église catholique, apostolique et romaine qui garde le nostalgique regret du temps où elle régnait en maîtresse absolue sur nos cités char­nelles et qui oublie trop souvent les enseignements mêmes du Christ... Comme nous aurions besoin du robuste bon sens d'Émile Combes qui faisait de (idéal laïque le ciment indispensable de toute République vraie -- je dirai volontiers le seul ciment possible. » [^26]:  -- (2). Geraud-Bastet. *Monsieur Combes et les siens* Contrairement à ce qu'affirme l'auteur, Combes essaiera de minimiser son adhésion à l'Église expliquant par la pauvreté ses études au petit séminaire de Castres et au grand séminaire d'Albi. Un autre combiste, M. Yvon Lapaquellerie dans *Émile Combes ou le surprenant roman d'un honnête homme,* raconte que lors des grandes vacances qui précédèrent sa rhétorique, vacances qu'il passa auprès de l'abbé Gaubert à Blaucau, il commençait à s'interroger : « La Croix Romaine est-elle vraiment celle de Jésus ? Celui-ci aurait-il toléré les atrocités de la croisade des Albigeois ?... Une race a été exter­minée sur cette terre au nom de la Croix... Le Credo des « Purs » n'était-il pas que la véritable Église n'était pas l'Église de la force, Roma, mais l'Église de l'Esprit et de la Consolation. » Commentaire d'Alquier qui souligne ce texte : « Ces premiers cheminements pousseront bien loin leurs prolongements. » [^27]:  -- (3). Alquier. *Op. cit*. Texte inédit de Combes, p. 37. [^28]:  -- (4). *Martyrs et bourreaux de 1793,* par l'abbé Alphonse Cordier. Réédi­tion d'un livre de 1856 chez Difralivre -- 22, rue d'Orléans, 78580 Maule. Un ouvrage qui devrait être dans toutes les bibliothèques contre-révolu­tionnaires, surtout en ces années anniversaires de la Grande Révolution. En écrivant ce passage j'étais hanté par le souvenir de Pierre-Henri Teit­gen, ministre de la Justice, député démocrate-chrétien d'Ille-et-Vilaine. Faisant le bilan de l'Épuration, ce disciple de Marc Sangnier déclarait à la Tribune de l'Assemblée le 6 août 1946 : « Vous jugez sans doute que, par rapport à Robespierre, Danton et d'autres le garde des Sceaux qui est devant vous est un enfant. Eh bien ! ce sont eux, Messieurs, qui sont des enfants si l'on en juge par les chiffres. » Le sang altère et n'assouvit pas. [^29]:  -- (5). Émile Combes. *Mon ministère.* Mémoires (1902-1905). Plon, p. 32. [^30]:  -- (6). Jules Michelet. *La Renaissance*. Introduction, p. 42. [^31]:  -- (7). Pages 196-200. [^32]:  -- (8). Cité par Eugène Tavernier, *op. cit.* [^33]:  -- (9). Voir Veuillot. *M. Quinet, éditeur de Mannix.* (*Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires.* Tome III.) [^34]:  -- (10). Alquier. *Op. cit.,* p. 21. [^35]:  -- (11). Cette lettre faisait partie d'une correspondance d'Émile Combes avec l'abbé Calvayrac que M. Marcel Bécamel publia dans la *Revue du Tarn* du mois de juin 1958. Elle comprend quinze lettres qui vont du 10 octobre 1859 au 26 février 1861. Combes y apparaît différent de l'homme qu'il prétend être dans ses mémoires : plus calculateur, intéressé, orgueil­leux. Ces lettres furent remises à Mgr Cézerac, archevêque, d'Albi, par l'abbé Sagnes, curé de Saint-Martin de Calmes qui tes tenait probable­ment de l'abbé Calvayrac (1834-1909) ou de ses héritiers. C'est Mgr Mar­quès, archevêque d'Albi dans les années cinquante, qui les versa aux archives de l'archevêché. [^36]:  -- (12). L'abbé Jean Gaubert qui était alors curé de Parisot. Combes lui dédia sa thèse : *Patrino meo dilectissimo/D. Joanni M. J. Gualberto/in dio­cesi albiensi presbytero et paroccho/grati et devoti animipiqus.* [^37]:  -- (13). Doyen de la Faculté des Lettres de Montpellier qui adresse Combes à son collègue de la Faculté de Rennes, M. Martis. [^38]:  -- (14). L'abbé Cruice était le directeur de l'École des Carmes, rue de Vaugirard. Il devait devenir évêque de Marseille. [^39]:  -- (15). Alquier. *op. cit*., p. 66. [^40]:  -- (16). Id. [^41]:  -- (17). Lettres du 25 juin, du 18 août, du 27 septembre 1860. [^42]:  -- (18). Cette scène est décrite d'après les informations que le lieutenant de police Héraut donna à la *Gazette d'Amsterdam,* et que le franc-maçon Jean-André Faucher rapporta dans le numéro du *Crapouillot* intitulé « *Le monde secret des francs-maçons* »*.* [^43]:  -- (19). Mgr Dupanloup (1802-1878). Évêque d'Orléans à partir de la loi Falloux. Un des chefs de l'Église de France sous le Second Empire où il représentait le courant libéral... Moins libéral pourtant que pouvait le croire l'abbé Pons. Élu en 1854 à l'Académie Française, il s'en retira en 1871, pour protester contre l'élection de Littré quoique celui-ci n'était pas encore initié au Grand Orient. Il ne le fut qu'en 1875 (Loge la *Clémente Amitié*)*.* [^44]:  -- (20). Lettre du 27 septembre 1860. [^45]:  -- (21). Instruction pour le grade symbolique d'apprenti (1884). [^46]:  -- (22). D'après Copin-Albancelli : *Le pouvoir occulte contre la France* (1908). [^47]:  -- (1). Non : cette traduction est trop atténuante. Il était dit : « nullam partem avec ceux qui... ». ; c'est-à-dire : « aucun rapport avec eux ». C'est l'*apartheid* total. Voir sur ce point les textes et leur analyse dans ITINÉRAIRES, numéro 288 de décembre 1984, spécialement pp. 20-23 et 37-42. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^48]:  -- (2). Non : le pape Paul VI a publié en 1969 (et non en 1970) la constitution apostolique *Missale romanum* promulguant le nouveau missel. Il n'a accompli lui-même aucun acte équivalent en 1970. Voir à ce sujet la mise au point de Jean Madiran dans ITINÉRAIRES, numéro 293 de mai 1985, p. 125-127. (Note d'ITINÉ­RAIRES.) [^49]:  -- (3). C'est un autre exemple de l'*apartheid* dans l'Église ; *apartheid* qui a de nombreux aspects : voir entre autres la dernière partie de l'éditorial du présent numéro. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^50]:  -- (1). Sur ces trois devises, voir la revue ITINÉRAIRES, éditorial du numéro 289 de janvier 1985 ; texte repris dans la brochure : *Nous ne sommes pas des extrémistes,* en vente par correspondance à DIFRALIVRE, 22 rue d'Or­léans, 78580 Maule (téléphone : (1) 40 90 72 89). [^51]:  -- (2). On souscrit au journal PRÉSENT, 5 rue d'Amboise, 75002 Paris (téléphone : (1) 42 97 51 30).