# 298-12-85
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UN PROFOND INSTINCT DE SURVIE suscite l'actuel sursaut français contre l'effacement de notre identité nationale et religieuse. Cette réaction instinctive est nécessaire. Sans elle rien ne serait possible. Mais elle ne suffit pas. *Il faut lui donner l'enracinement de convictions puissantes, nourries par l'étude et la réflexion, défendues par cette éducation du sens critique que procure la lecture de la revue* ITINÉRAIRES.
Le combat politique a besoin d'une doctrine morale.
Sans doctrine morale, sans philosophie politique, il manque la colonne vertébrale, les militants risquent de devenir en quelque sorte des mercenaires et des gyrovagues.
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Exemple : il a fallu une inculture doctrinale étendue pour que l'on puisse faire croire que la défense des libertés contre le socialisme devrait être assurée par les hommes et les idées du libéralisme !
Le libéralisme est ce qui avait anémié toutes les libertés naturelles avant que le socialisme ne vienne les asphyxier.
L'histoire de la France et la doctrine catholique montrent comment et pourquoi le libéralisme conduit au socialisme : comment et pourquoi l'asphyxie socialiste est la fille de l'anémie libérale.
*Mais il faut simultanément que cette doctrine morale, que cette philosophie politique ne soit pas dans les nuages.* C'est pourquoi la revue ITINÉRAIRES va reprendre l'explication doctrinale et pratique des *quatorze réclamations concrètes* qui s'en inspirent : dans ses quatre numéros de janvier, février, mars et avril 1986.
Avant le 10 décembre 1985, *multipliez les abonnements de propagande pour ces quatre mois.*
C'est un appel à rénover et rendre contagieux autour de vous, par la lecture et l'étude, le goût et les moyens de l'intelligence.
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## ÉDITORIAL
### Le drame, c'est l'interdiction
LA PLUS GRANDE violence dans l'Église de France, c'est l'interdiction des catéchismes : même le Catéchisme de saint Pie X, même le Catéchisme du concile de Trente sont interdits. Cette interdiction dure depuis le *Fonds obligatoire* de 1967. Longtemps imposée d'une manière détournée, administrative, non canonique, elle est maintenant un acte officiel de l'autorité religieuse. Elle ne résulte plus de l'autorité usurpée d'une commission ou de l'autorité mal définie de la conférence épiscopale. Elle est pour chaque diocèse un acte juridique de l'évêque, officiellement promulgué au début de chaque année scolaire dans le bulletin diocésain. En voici le dispositif habituel, qui ne varie guère d'un diocèse à l'autre ([^1]) :
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« Promulgation des documents catéchétiques pour le diocèse.
« Le Code le précise (can. 775, § 1) : « *Il appartient à l'évêque diocésain d'édicter des règles en matière de catéchèse et de veiller à ce que l'on dispose d'instruments adaptés de catéchèse...* ([^2]) *ainsi que d'encourager et de coordonner les initiatives en ce domaine. *»
« C'est en vertu de cette responsabilité qui m'engage que je prescris pour le diocèse l'usage des documents suivants :
\[Ici, une liste de « documents » choisis parmi les fameux « parcours ».\]
« Pour accompagner la formation, il est non seulement fructueux mais nécessaire de recourir à « Pierres vivantes ». Ce recueil est donc *obligatoire* ([^3]) dans le diocèse. La nouvelle édition comporte quelques modifications secondaires. La première garde toute sa valeur ([^4])
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« Aucun autre document n'est admis sans autorisation spéciale de l'évêque. Je ne donnerai pas facilement cette autorisation car l'utilisation d'autres documents ne pourrait être aidée par le service diocésain... »
On le voit : nous en sommes donc toujours au même point, nous sommes toujours dans la même situation, les catéchismes demeurent interdits par un acte en bonne et due forme de l'autorité légitime, au profit de « documents catéchétiques » qui ne contiennent plus les trois connaissances nécessaires au salut.
Qu'on ne vienne donc pas me dire que *les choses s'améliorent dans l'Église.* Ce ne sont pas *les choses* qui sont supposées aller mieux, mais tout au plus les discours, ou du moins certains d'entre eux : cette amélioration, que pour ma part je n'aperçois pas souvent, mais enfin je veux bien l'admettre par hypothèse, reste sans effet sur la réalité. D'ailleurs ce n'est pas une *amélioration* que nous réclamons c'est une *libération.* Nous sommes opprimés dans une Église courbée sous le joug d'une occupation étrangère.
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Qu'il y ait des malfaçons dans la société ecclésiastique, même abominables, même généralisées, c'est autre chose. Le plus tragique n'est pas là, mais dans l'interdiction ; dans toutes les interdictions, légales en ce qu'elles sont édictées par l'autorité religieuse elle-même, mais illégitimes parce qu'elles frappent le catéchisme catholique et la messe traditionnelle. Aucun discours, fût-il supposé merveilleux, ne saurait compenser ou atténuer la violence d'une telle situation. Vous pouvez l'aller dire au cardinal Ratzinger : -- *Non, il n'y aura rien de fait, non, vous n'aurez rien fait tant que vous laisserez en vigueur les interdictions.*
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Président du noyau dirigeant de l'épiscopat français, Mgr Vilnet, dans son discours de clôture de l'assemblée plénière, le 29 octobre, a lancé un appel réclamant que « la politique retrouve sa noblesse », qu'elle en revienne au « débat vrai » et au « respect de l'adversaire ».
Pourquoi donc la politique seulement ? ou la politique d'abord ?
Et la vie religieuse ?
Que la vie religieuse en France, elle aussi, « retrouve sa noblesse », qu'elle en revienne au « débat vrai » et au « respect de l'adversaire », voilà qui exigerait de Mgr Vilnet une rude conversion, s'il voulait commencer, comme il se doit, par en donner l'exemple.
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Car c'est bien personnellement Mgr Vilnet, et c'est collectivement l'épiscopat qu'il préside, et c'est particulièrement le cardinal Decourtray, primat des Gaules, qui font plusieurs fois par an les matamores en déclarant à la cantonade vouloir *défendre les catéchistes contre les attaques calomnieuses, les critiques systématiques et les campagnes hostiles dont ils sont victimes.* Contre-vérité manifeste, procédé indigne. On n'attaque ni ne critique *les catéchistes,* on s'en prend à *la catéchèse qui leur est imposée par l'épiscopat.* Pour n'avoir ni à réfuter la contestation que nous faisons de leur catéchèse, ni à en tenir compte, les évêques inventent qu'on attaque les catéchistes.
Ce procédé honteux, l'épiscopat n'en est pourtant point l'inventeur. C'est un procédé connu, de fabrication lénino-stalinienne. Quand on dénonce les impostures et les crimes du PC ou de la CGT, l'agit-prop communiste répond invariablement que l'on outrage « les travailleurs ». La polémique épiscopale est fille de cette école.
Depuis dix-huit ans, j'objecte à l'épiscopat français qu'un catéchisme catholique doit contenir les trois connaissances nécessaires au salut : l'*explication* du Je crois en Dieu, l'*explication* du Notre Père, *l'explication* des Commandements, à quoi vient s'ajouter l'*explication* des sacrements, ce qui fait les quatre parties obligatoires de tout catéchisme catholique ([^5]). En janvier 1983, le cardinal Ratzinger est venu tenir à Lyon et à Paris, sur les « quatre piliers » du catéchisme, un discours substantiellement identique ([^6]).
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Pas plus au cardinal Ratzinger depuis bientôt trois ans qu'à moi-même au cours des quinze années précédentes, l'épiscopat n'a répondu en dévoilant pour quelles raisons il avait cru devoir chasser de sa catéchèse les quatre parties obligatoires. Il a dit et fait dire beaucoup de choses, tournant toutes autour de ses histoires de critiques systématiques, d'attaques calomnieuses et de campagnes hostiles contre les catéchistes, dont se rendraient coupables ceux qui osent contester la catéchèse épiscopale. Mais pas un mot concernant les objections réelles, rien pour un « vrai débat ».
Ce refus d'entendre et de discuter est permanent, général, bétonné. La seule exception de haut niveau, on le sait, fut celle du P. Congar, acceptant un moment la discussion au fond : mais il en écartait l'essentiel, la controverse sur le catéchisme, se déclarant incompétent ([^7]). Si bien qu'en définitive c'est sur le catéchisme que le parti religieux actuellement au pouvoir est resté le plus muet, c'est sur le catéchisme que le collapsus du Saint-Siège a été le plus éclatant. On pouvait imaginer pendant quelques semaines ou quelques saisons qu'il s'agissait d'une défaillance occasionnelle. Mais voilà dix-huit ans que Rome laisse les enfants de France hiérarchiquement privés de l'enseignement des trois connaissances nécessaires au salut.
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Devant ce mystère épouvantable, on ne peut que répéter, dans la crainte et le tremblement, mais sans faiblir, les paroles solennelles de l'abbé Berto quelques jours avant sa mort : -- *Ad tuum, Domine Jesu, tribunal appello.*
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Les catéchistes, nous ne les attaquons point. Nous les connaissons souvent, eux et elles. Nous avons plusieurs fois, ici même, exposé que beaucoup d'entre eux et d'entre elles ne se plient qu'en apparence aux consignes officielles, et maintiennent clandestinement le plus qu'ils peuvent de la religion catholique, dès que la surveillance et le contrôle ont le dos tourné. Nous savons que bien avant Rome, les catéchistes demandaient aux évêques, qui le leur refusaient, cet « exposé complet et organique de la foi » que le Saint-Siège a réclamé l'année dernière, ayant enfin constaté qu'il manquait en France depuis dix-sept ans. Les évêques français le refusent toujours aux enfants, mais ne pouvant se dérober indéfiniment, ils acceptent d'envisager qu'un jour il y en ait un, réservé aux adultes. Telle fut la décision de l'assemblée plénière d'octobre 1985. Et voici comment *La Croix* l'annonce et l'explique dans son numéro du 29 octobre, lisez bien :
« Les évêques ont voté (80 oui et 12 non) la réalisation d'un ouvrage pour adultes « prioritairement destiné aux catéchistes ». Ce livre constituera un « exposé complet de la foi ».
« Sur ce point ils répondent donc à la demande de Rome. Mais la plupart n'ont pas eu à se faire violence, car ils estimaient la mesure indispensable. En effet, souvent perturbés par les remises en cause de la foi, les catéchistes sont les premiers à demander des points de repère doctrinaux. »
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Donc, selon *La Croix,* d'une part *les catéchistes étaient les premiers à demander des points de repère doctrinaux.* On nous l'avait caché. On nous disait qu'ils n'en avaient pas besoin ou qu'ils n'en avaient que faire, et qu'en réclamer c'était les outrager.
D'autre part, *la plupart* des évêques estimaient *indispensable* un « exposé complet de la foi », c'est encore *La Croix* qui le dit, *La Croix,* le journal officiellement officieux mais officieusement officiel du noyau dirigeant de l'épiscopat.
Malgré quoi, il n'y avait rien. Il a fallu que Rome vienne l'exiger. Malgré cette exigence, il n'y a d'ailleurs toujours rien que des promesses en l'air.
Pourtant, ces, « exposés complets de la foi » que la plupart des évêques estiment indispensables et que les catéchistes sont les premiers à réclamer, ils existent : il y a le Catéchisme du concile de Trente, le Catéchisme de saint Pie X, et celui du P. Emmanuel, et vingt, et cent autres. Mais tous *interdits.*
Si on les trouve désuets ou trop imparfaits, si l'on a le dessein téméraire d'en inventer de beaucoup plus épatants, on pourrait au moins, *en attendant,* et *faute de mieux,* laisser les catéchistes utiliser, bien qu'on les juge tellement médiocres, les catéchismes de saint Pie X ou du concile de Trente. Mais non. On a préféré le néant. On a délibérément choisi de laisser la catéchèse française sans aucun « exposé complet de la foi » et d'interdire l'usage de ceux qui existaient.
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Cela dure depuis dix-huit ans. La véritable « affaire du catéchisme », le « vrai débat », c'est cela. Il n'y a rien de plus important, de plus dramatique, de plus inacceptable que cette interdiction-là. C'est elle qui juge.
Jean Madiran.
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## CHRONIQUES
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### Nos fêtes
par Georges Laffly
JUSQU'AU XVII^e^ siècle, la fête, c'est la fête religieuse. Le père Bonhours (Entretiens d'Ariste et d'Eugène) s'étonne d'un nouvel emploi du mot : « La fête de Versailles ; donner une fête. Ce mot est devenu profane, comme vous voyez. Voilà jusqu'où va le caprice et la tyrannie de l'usage. Il ne se contente pas de choquer, souvent les règles de la grammaire et de la raison ; il ose même quelquefois violer celles de la piété. » Dans notre calendrier des jours chômés, la majeure partie tient encore aux fêtes chrétiennes.
La fête est, de toute façon, un moment où une société se rassemble pour célébrer les rapports de la Terre et du Ciel, l'ordre du monde tel qu'il est fondé par sa foi (Noël, Pâques, Ascension, Pentecôte, Assomption, Toussaint), ou bien son histoire, ses victoires (8 mai, 14 juillet, 11 novembre), ou encore, cas particulier de notre civilisation, sa révolte et son espoir d'une société nouvelle (1^er^ mai).
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Le disparate de cette énumération indique que les choses ne sont pas simples, mais le principe reste : par la fête, une société ressent et exprime sa cohésion. A une même date, tout le monde se réjouit ou se souvient. Observer les rites particuliers de la fête, c'est clairement manifester son adhésion au groupe, se retremper dans la mémoire commune.
Mais est-ce bien cela pour nous ? La dérive, l'usure de notre monde ont modifié ce sens. Les exemples ne manquent pas. Même chez les chrétiens, la Toussaint est de plus en plus confondue avec le jour des morts. C'est tout simple : la Toussaint étant chômée, c'est ce jour-là qu'on a le temps d'aller prier sur les tombes. Et il y a une affinité de sens entre ces deux fêtes, qui se propage jusqu'au 11 novembre proche, date de la victoire de 1918, sans doute, mais plus souvent ressenti comme un jour consacré aux morts de la grande guerre (un million quatre cent mille Français tués, n'oublions pas). Pour toutes sortes de raisons, le 8 mai comporte moins cet aspect : il y eut moins de morts dans la seconde guerre mondiale ; et mai donne un accent de joie, qu'on ressent involontairement. Nous voici donc, en somme, avec trois fêtes des morts, ce qui correspond à un penchant de notre époque, que l'on retrouve dans d'autres faits : donner le nom de morts en principe illustres à des rues, à des places, idée qui aurait paru étrange il y a deux siècles.
Même flou avec les fêtes laïques : personne ne se souvient qu'officiellement ce que nous célébrons, le 14 juillet, c'est la Fête de la Fédération, en 1790, et l'union des Français, la fameuse fraternité, si absente, mais que l'on ressentit fortement ce jour-là, disent les historiens. Marc Bloch disait que pour comprendre la France, il fallait penser au sacre de Reims et à la Fête de la Fédération. De toute façon, aujourd'hui, le 14 juillet, il y manque le roi, qui y était bien, même si Raymond Aron l'avait oublié. (J'ai tort de lui chercher querelle sur ce point. Je pense à un passage de ses *Mémoires* où il reproche très justement à Bernard-Henri Lévy d'oublier « la France charnelle, historique, définie par sa terre et ses morts », et Aron dit du « nouveau philosophe » : « Il n'accepte qu'une France, celle de 1789, celle que symbolise la Fête de la Fédération, le serment, commun et libre, de toutes les provinces à la République une et indivisible. » Mais non, pas à la République. Sans doute Aron a-t-il été entraîné par sa description de ce qui se passe dans le cerveau de Lévy. De toute façon, l'erreur est commune, et confirme le flou de ce 14 juillet, où finalement l'image de l'émeute de la Bastille l'emporte sur la réconciliation de l'année suivante.)
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Et le 1^er^ mai ? Finalement, c'est une fête triste, où domine, depuis longtemps, non pas l'espoir mais la revendication et la révolte ; le souvenir de la mort d'ouvriers américains, qui en est l'origine, a pratiquement disparu. L'industrie a bouleversé le monde, changé notre vie, elle n'a pas inventé une fête. Le prolétariat non plus.
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L'exemple le plus grave de déformation du sens d'une fête est Noël, jour de la naissance du Sauveur, fête chrétienne par excellence. Les orthodoxes mettent plus l'accent sur Pâques. Mais l'incarnation de Dieu dans un nouveau-né n'est-elle pas un fait encore plus étonnant, plus contraire à l'ordre des mondes, plus solennel que la résurrection elle-même ? N'importe. Ce qui compte ici, c'est que la Noël a résisté au déclin de la foi, mais en perdant tout sens. Elle est célébrée tout aussi bien dans les familles qui n'ont plus le moindre souvenir du christianisme. On en fait la fête de l'enfance. C'est le sommet de la saison du jouet. La fadeur laïque multiplie ainsi les « fêtes » des mères, de la jeunesse, bientôt des chauves ou des retraités. On remplace par une niaiserie d'attendrissement sur les jeunes couches de la population, la fête de l'Enfant divin qui vient dénouer le drame originel. Il faut vraiment avoir dans l'âme et dans les tripes le goût de la pacotille pour accepter cette substitution avec le sourire.
Cette fête des enfants se déroule le plus souvent sans eux : ils sont aux sports d'hiver. Ce qui reste de plus clair, c'est une occasion de ripailles et de dépenses. Les cadeaux pleuvent, l'argent coule en torrents, les journaux publient des communiqués de victoire et le nombre de tonnes de foie gras et de caviar qui ont été ingurgitées, les magasins s'épuisent, et tout cela finit par des indigestions. C'est la Noël, il y aura beaucoup de gens ivres sur les routes, faites attention, plaisante un personnage de Huxley (dans *le Génie et la déesse*)*,* petite perfidie en passant. Les non-chrétiens ont toujours assez de vertu pour reprocher aux chrétiens de ne pas obéir à leur foi.
Le sens de la Noël est ainsi renié et défiguré. La fêté est parasitée par une sous-civilisation qui n'a la force que de déformer ce qu'elle ne comprend plus. De façon analogue, des palais servent d'entrepôts, et des abbayes de prisons.
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Les ethnologues n'arrivent pas à nous consoler en nous trouvant des parentés du côté des sociétés primitives, où les fêtes sont de grands moments de dilapidation. On y fait bombance jusqu'à épuisement des vivres et des forces, après avoir accumulé pendant de longs mois les biens nécessaires. Il y a telles fêtes annuelles où toutes règles sont abolies, et le village revit le chaos avant de retrouver, par des cérémonies rituelles, l'ordre premier dans toute sa pureté. Les saturnales de Rome en étaient un écho. On pourrait faire des comparaisons avec nos fêtes de fin d'année, telles qu'elles sont vécues par beaucoup, excepté que le désordre n'y a rien de rituel et de sacré.
On peut aussi considérer que les fêtes sont chez nous une modalité des vacances, époque où l'on suspend les règles et usages habituels. Comme les enfants crient « pouce » pour arrêter le jeu et prendre le temps d'une tartine de confiture, on dit : « c'est les vacances » ; les habitudes quotidiennes sont oubliées, les contraintes sociales escamotées au moins autant que les vêtements et on s'invente une innocence qui dure autant que les congés payés. La fête, pour un temps plus bref, a le même pouvoir de mise l'écart, comme s'il y avait brusquement une bifurcation qui nous sépare de la réalité, et du temps ordinaire (des « dimanches ordinaires », comme ils disent).
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Partis de la constatation que les fêtes ont pour but le renforcement de la cohésion sociale, nous nous apercevons que ce but est complètement perdu de vue.
Dans la pratique, les gens considèrent d'abord dans les fêtes des jours chômés, et ces jours chômés comme « des avantages acquis », absolument inaliénables, de même que les « ponts » qu'elles peuvent susciter. Le sens premier de ces fêtes n'a pas : vraiment d'importance. Les athées les plus fermes ne transigeraient pour rien au monde sur l'Ascension ou le 15 août. Ce qui compte, ce n'est pas Pâques ou la Pentecôte, c'est le lendemain, lundi. De même, pas un ennemi de l'idée de patrie pour renoncer au 11 novembre. Giscard perdit des points de popularité en supprimant la fête du 8 mai. Il s'imaginait pouvoir le faire. Ayant pris part à cette guerre, il ne pensait pas qu'on puisse le soupçonner d'indifférence ou de mauvaise volonté. Il ne voyait qu'une chose : l'économie, comme tous nos maîtres, et le mois de mai percé de jours de vacances comme une table envahie par les termites est percée de galeries.
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Il n'avait pas compris qu'il supprimait un jour de congé, et peut-être deux ou trois avec le « pont » ; touche pas à mon pont. Son initiative né fit que lui donner une réputation de mauvais patriote et même d'ennemi de la résistance. Cela ne pardonne pas.
Nos fêtes ne nous invitent plus guère à nous rassembler pour une célébration collective, et à vivre un de ces moments où un groupe sent son unité. Il suffit de voir que si les uns participent à certaines fêtes, les autres à d'autres fêtes, aucune ne réunit plus l'ensemble de la communauté. Elles sont d'abord un jour de repos, sans obligation sociale. Un jour où on peut faire, au choix, la grasse matinée ou une course à vélo. La fête devient le moment où il est permis de s'absenter de la société constituée, comme si le bien le plus précieux était cette évasion, hors des cadres, hors des liens. Ce qui veut dire que la vie quotidienne est comprise comme un asservissement sans doute inévitable, un service social, pénible, où l'on attend les permissions, où l'on n'a qu'une idée : s'échapper (voir aussi le taux d'absentéisme, dans les différents lieux de travail). La joie est ailleurs, la vraie vie.
La fête, loin d'être un temps fort de la communauté, où elle se sent exister par ce qu'elle a de plus important (sa foi, son passé et ses gloires), est pour nous le temps où enfin nous pouvons nous abstenir. La fête, c'est une pause, le passage à vide du groupe social, le moment où l'individu *se reprend.*
Une société qui provoque chez ses membres le désir de la fuir, dans les occasions où justement elle affirme son existence, on ne peut dire qu'elle est malade : c'est une société qui n'existe pas. Il faut croire qu'elle ne suscite en ses membres aucun sentiment. Aucun sens d'une dette (d'un devoir). Aucune piété. Aucune joie. Elle les réunit, elle les tient parce que la production l'exige. Ils acceptent la contrainte pour obtenir les biens qui leur sont nécessaires ou que réclame leur vanité. Après quoi, ils s'estiment quittes, ils s'écartent. Et ils le peuvent en particulier, grâce aux fêtes anciennes, vestiges des sentiments qui autrefois ont animé et soudé cette communauté.
Il y a désintégration de la fête parce qu'il y a désintégration du groupe. La société s'est asséchée, durcie. Elle est devenue anonyme, abstraite. Elle exige, on lui reconnaît le droit d'exiger : des impôts, un service militaire, l'observation de certaines règles et lois (la moins contestée étant le code de la route). Elle donne : sécurité sociale, hôpitaux, écoles, routes. Mais on lui chicane ce qu'elle exige, on ne lui est en rien reconnaissant de ce qu'elle distribue, trop conscient des défauts et malfaçons.
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C'est qu'il n'y a plus de liens sentimentaux ; on les a laissés s'user, comptant à tort qu'ils étaient toujours renaissants, toujours de bonne qualité. Et puis, on ne peut pas aimer une administration.
Dans ces conditions, il paraît tout à fait inutile d'aller parler à ce groupe d'efforts, de sacrifices à consentir, ou de rappeler un passé glorieux dont il doit se montrer digne (mais c'est oublier que ce passé, personne ne le connaît, par la faute de ce même État qui l'invoque). Nos hommes politiques n'ont pas renoncé à ce type de discours, et ne peuvent guère y renoncer. Mais, n'étant pas sots, ils doivent bien connaître le refus catégorique et tranquille que manifeste assez l'oubli des fêtes.
Georges Laffly.
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### Livres de Noël pour enfants sages
par France Beaucoudray
On ne se lasse pas finalement des charmes passés. Ces vieilles images qui furent peintes pour les enfants à la fin du XIX^e^ siècle, on y revient encore et l'on y revient toujours. C'est ainsi que l'agenda 1986 intitulé : « Chantons les saisons » édité par Rouge et Or, est une adaptation de Monique Chassagnol, une très jolie adaptation d'un agenda fin de siècle.
C'est un univers de tendresse que Ernest Nister a créé pour donner une âme aux quatre saisons. Les jeux et les ris des blondines aux yeux bleus et des garçons sages nous ramènent aux temps où l'on prenait le temps de vivre. Bien sûr il ne manque pas un détail, pas un reflet aux boucles, ni une moustache aux chats ! Qu'importe ! Les petits batifolent avec de bons chiens poilus, des chatons soyeux et c'est d'une telle candeur ! En plus les couleurs pastel, les vêtements surannés soulignent l'intention d'être gentil, joli, poli et toute cette sorte de chose, comme disent les Anglais.
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Les images mobiles (grâce à une tirette) s'alternent avec les pages du calendrier, une par mois. C'est un cadeau raffiné qui plaira à n'importe quel membre de la famille, de grand-mère au petit dernier (70 F).
Toujours du même Ernest Nister et toujours réimprimé chez Rouge et Or, *Images pour enfants sages* est un « Antique book » anglais de la même époque. Ce sont des saynètes de la vie quotidienne au temps des costumes marins et des bottines à boutons. Fanées par le temps, les couleurs prennent une patine très douce qui rend plus douce encore *l'atmosphère* du livre. En ces temps déjà lointains les petits rubans et les dentelles, les bonnets de linon sont les symboles d'une société où *le bon faiseur* savait couper, où le maintien, la bienséance, comptaient. Pour orner une chambre d'enfant bien sage ces tableautins de plage, de crique, de parade militaire et de collège où les élèves sont des chats, cet album est bien ce qu'il vous faut. (Il vous en coûtera 45 francs et cela les vaut.)
De la même époque nous arrive un album *animé* intitulé « *Un maître d'hôtel bien maladroit* »*.* Créé par John S. Goodall, publié par Gallimard, ce sont quatorze pages d'une soirée mouvementée : Monsieur Caniche de luxe invite Madame, parée de fourrures, à dîner dans un grand restaurant. Le maître d'hôtel se prend les pieds dans le noble boa de renard et il s'ensuit d'amusantes catastrophes. L'astuce d'une demi-page entre deux autres crée l'impression optique du mouvement et c'est très réussi. Et puis ces animaux distingués typifient la société anglaise, maintenant éteinte, des snobs riches et des domestiques stylés, sur un fond de soirée chic. Et comme tout cela est traduit sans un mot, par l'aquarelle, le comique va de l'œil au cœur, directement. Ajoutons que les tons fins et fanés donnent la note élégante qui convenait. Les enfants aiment beaucoup ces petits livres, qui en disent plus qu'ils n'en ont l'air. (A partir de 3 ans. 36 F.)
Préférez-vous un genre plus moderne ?
*Le poney, le petit ours et le perroquet,* de S. Heuck, chez Nathan fera votre affaire. Résolument solides et colorés, les petits dessins à la gouache sont un peu stylisés mais très pimpants. L'album est créé pour apprendre à suivre une histoire et à se concentrer. Ainsi à la place du mot cheval, perroquet, ours y a-t-il un dessin. Cela fait un texte piqueté de couleur du plus bel effet. La grosse typographie, l'histoire d'un voyage tout simple, la clarté de l'ensemble, le beau papier, font de cet album un joli cadeau. (26 pages, 39 F.)
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Juste assez curieux pour être un peu féerique il y a pour les enfants sages un peu plus grands une version intéressante du *Ballet de Coppelia.*
Pour faire entrer dans un monde merveilleux Krystina Truska, l'illustratrice a imaginé un décor tout de guingois, comme si la terre était trop ronde et que les maisons suivaient tout de suite la courbe parce que cette rondeur serait petite. Ainsi va-t-il de ses villages tout bombés qui réellement dépaysent. Tout le monde sait comment Swanilda, fiancée à Frantz, découvrit que la belle Coppelia, fille du vieux savant Coppelius, n'était qu'un automate et non point sa rivale. Cette histoire ici est criblée de mille détails graphiques. Cela fait un décor prenant tout en filigrane de couleurs. La gamme de tons a quelque chose du thé au lait avec les nuances diverses de beaucoup de lait à un léger nuage. Par ci par là une touche de rose, un peu d'ombre, une note plus brune, lui assure un relief. C'est une œuvre de caractère à réserver à ceux qui ont plus de sept ans. (Texte de Linda M. Jennings. Texte français par Élisabeth Margot, 32 pages, éditions Flammarion, 60 F.)
Dans le sillage des miniatures persanes *Le cheval enchanté* est extrait des Mille et une nuits. Et ce qui compte, ici, plus que le graphisme ou la couleur, c'est la sinuosité de l'histoire avec ses ruses et ses finesses orientales. Comment le beau cheval magique fit rencontrer un prince et une princesse, et comment le méchant magicien fut puni, voilà aussi de quoi faire rêver. Et il se trouve que la traduction d'Élisabeth Margot laisse à l'histoire une aisance, une souplesse dans ses péripéties, qui est très agréable. En revanche certains reprocheront aux images une certaine dureté peut-être.
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Pour ceux qui préfèrent la poésie de la nature il existe un bel album intitulé : « *Là où commence la rivière. *» Créé par Thomas Locker chez Duculot c'est un univers aux vastes paysages et qui n'a rien de l'Europe. Peut-être, par moments y a-t-il une certaine affinité avec les tableaux de Nicolas Poussin et encore ! Ce doit être un hasard à cause d'un sentiment très mystérieux de la nature. Pour le reste c'est une vastitude somptueuse, une palette où chaque ombre a du brun. Dans ce décor grandiose David, Jérémie et grand-père, trois Américains, remontent la rivière jusqu'à sa source. Nous découvrons avec eux des forêts, des chutes d'eau dans une lumière fine, dorée, qui est douce à l'œil. C'est une leçon de peinture en somme pour les garçons de 8 à 10 ans. (32 pages, 69 F.)
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Les bons vivants préféreront *Un festin au Moyen Age* écrit et illustré par Aliki. Des réminiscences d'enluminures lui donnent un caractère gentiment médiéval, ce qui est volontaire avoue l'auteur. C'est un Moyen Age très rose et très réjoui, troussé à la plume et à l'aquarelle. Un enfant curieux y apprendra les coutumes d'autrefois en matière de fête.
Lorsque sa Majesté le Roi est annoncée c'est branle-bas de combat à travers le château. Aliki recrée une cuisine en plein coup de feu, une table, le banquet avec jongleurs et ménestrels, la table royale sur son piédestal et les costumes des nobles personnages. L'ensemble retient l'attention. (Éditions du Sorbier, 32 p., 48 F, lecteurs de 7 à 10 ans.)
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Pour Noël il faut aussi des cadeaux à offrir à ceux qui ont 12, 13 ans et qui lisent des livres d'adultes.
Pour ce faire, choisissez *le Roi lépreux* de Dominique Paladilhe, paru aux éditions Librairie Académique Perrin.
L'histoire de ce roi Baudouin IV, couronné en 1174 et condamné d'avance par la maladie est une passionnante histoire. L'auteur a su faire vivre et tourner son personnage au cœur de son époque. Baudouin le lépreux, terreur des Sarrasins, est une touchante figure chrétienne dont l'aventure tient en haleine. Cartes, tableaux généalogiques, en font un vrai document historique. La belle présentation de l'ouvrage, un côté luxueux, élégant, en font un beau livre cadeau. (95 F.)
\*\*\*
Un autre ouvrage convient à ce même genre de lecteur : *Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède* écrit au siècle dernier par Selma Lagerldf et réimprimé aux éditions Librairie Académique Perrin. (444 pages. 75 F.)
A mon sens ce conte est bien mal connu et bien mal compris. Il est vrai qu'il est riche de thèmes différents.
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A l'origine il était leçon de géographie, destiné à rendre celle-ci intéressante. En fait cette version intégrale qui nous est offerte en français nous prouve combien ce professeur suédois qu'était Selma Lagerldf avait le sens et l'amour de sa patrie.
Que l'affreux Nils métamorphosé en « tomte » -- nain local -- vole au-dessus de son pays sur le dos compatissant du jars, expédie ce livre parmi les contes. S'il en est un, il est aussi paysage, couleurs, coutumes. Il est harmonie aussi entre le Suédois et sa terre. C'est un parfum de douceur pénétrante qui arrive avec cette lecture. Il a une sorte de paix interne, venue d'une connivence avec le vent et les nuages, loin loin en dessous les rumeurs et les mouvements de la vie.
Je ne connais personne qui ait détesté ce livre.
Il est pour le temps de Noël un envol vers la Suède, pays de longs paysages que l'auteur nous donne envie de connaître, et d'aimer.
France Beaucoudray.
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### Américanisation
par Thomas Molnar
CHAQUE ANNÉE je fais le même pèlerinage « aux sources », c'est-à-dire en Europe où j'espère chaque fois retrouver une nouvelle inspiration, une réalité différente de celle des États-Unis, civilisation de business mélangée avec une croisade permanente et moralisatrice. Or, d'année en année, ce que je trouve sur le sol européen est une version copie conforme de l'autre : le même libéralo-socialisme créateur d'une même couche de prolétaires prospères, les mêmes habitudes de se vêtir, la même nonchalance de langage, les mêmes manières jemenfichistes et brutales, la même apathie de la jeunesse, jusqu'aux boucles d'oreilles dans l'oreille gauche que portent, des deux côtés de l'océan, les hommes appartenant à l'unisexe.
Est-ce la société industrielle et de consommation qui en est responsable, ou bien l'imitation béate d'un pays riche qui n'a pas grand'chose à transmettre au point de vue de la culture, mais qui sait faire, comme aucun autre, la publicité de ses gadgets (et de son mode de vie, -- qui nécessite justement ces gadgets). Je ne sais. Mais une chose est certaine : les deux rives de l'Occident se ressemblent de plus en plus, et ajoutons-y la partie de l'Europe, soi-disant séparée par un « rideau de fer », mais toujours plus fragile et poreux. Il n'y a que des résistances sporadiques à ce que j'appelle tout de même l'américanisation de l'Occident ; autrement, c'est l'unisexe, l'unilangue, l'uni-mœurs, mono-vision -- et absolument à tous les instants les mêmes illusions, les mêmes clichés.
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Je suis parfois tenté de comparer cette uniformisation dans le robotisme à la *romanisation* d'il y a deux mille ans d'un territoire aussi étendu que celui de l'américanisation. De l'Écosse jusqu'à Bagdad, du Maroc jusqu'aux Carpathes, la même civilisation imposa sa loi finalement bénéfique à trois continents, de sorte que la civilisation romaine devint un titre de gloire et de fierté. Les peuples auparavant sauvages ou policés se retrouvèrent « romains », y compris les Grecs qui, de Polybe à l'empereur Julien (cinq où six siècles), s'assimilèrent mieux que les autres. Rome avait, par conséquent, un ascendant incomparable, portant un message somme toute « terrestre » (organisation civile et militaire, lois sévères mais équilibrées), dont s'accommodèrent les peuples qui s'imprégnaient de son esprit.
Cependant, je suis persuadé que l'Amérique est incapable de mener les nations à une vision supérieure de la réalité, et de leur rendre leur propre conscience à un niveau enrichi. Autrement dit, l'Amérique n'est pas transparente, la condition humaine ne se révèle point à travers son art, sa littérature, sa musique, son architecture, son approche de la politique. Imiter l'Amérique, c'est rendre le fait social toujours plus commode, la société toujours plus autosuffisante. Seulement en terre marxiste, en Hongrie, ai-je pu constater le même phénomène, à peine plus radicalement posé une société qui ne s'occupe que du social, étouffant les autres échappées de l'âme, faisant taire les autres aspirations. J'ai, devant ces deux sociétés à peu près la même impression pénible, avec les différences découlant de la prospérité de l'une et de la pénurie de l'autre, modifiant le paysage : elles ne cherchent qu'à meubler, à rendre habitable chaque recoin, de sorte que les statistiques évoquent des chiffres chaque année plus rassurants. Seul le noyau spirituel manque, sans lequel l'ensemble est triste et les hommes léthargiques. On est tenté de donner raison à Zinoviev selon lequel l'homo sovieticus est promis à peupler la terre : ses besoins matériels satisfaits, ses besoins sociaux idem, il est parvenu au sommet de l'évolution.
Toujours en soulignant le décalage du niveau de vie, on peut affirmer la très grande ressemblance de l'homo sovieticus et de l'homo americanus -- auxquels est en train de se joindre l'homo europeus dans l'ambition unique d'aménager la terre selon les besoins terrestres, multipliés par millions par la technologie, mais multipliés en vain et dans le vide de l'âme.
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Voilà ce que je constate également en France. Dans un cadre encore magnifique (mais qui détonne déjà par rapport au mode de vie adopté -- soyons précis sans être « scientifique » -- dès 1968), les Français « portent » une ancienne culture comme on porte des vêtements trop grands, mal adaptés. Les vieilles pierres autour d'eux deviennent des « monuments », à la manière des pierres d'un cimetière militaire romain récemment retrouvé à Budapest, mais déjà surplombé par une autoroute. On peut visiter ces pierres, mais qui sont inséparables du fracas des moteurs, donc ni cimetière, ni même ruine. Gadget.
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Avec les pierres déclassées, les mœurs et le reste. Quelques observations, point systématiques, mais ayant quand même leur valeur après plus d'un quart de siècle de fréquentation régulière -- et je dirais amoureuse -- de la France. J'ajoute immédiatement que la France depuis une bonne dizaine d'années (Pompidou ? Giscard ? Déjà De Gaulle ?) donne l'impression d'un vieux pays, romain et chrétien, bousculé par les technocrates, les yeux fixés sur l'Amérique, traîné et poussé vers la « société industrielle et de consommation ». Or, cela n'est point la vocation majeure de ce pays qui essaye de réagir dans toutes ses fibres imprégnées par l'histoire. Aussi devient-il une pauvre imitation de l'Amérique dans les affaires, les techniques bancaires, les méthodes « progressives » dans la pédagogie, les réformes scolaires, la télévision, la publicité, la production en masse des gadgets, et quelques autres domaines. Je prends la télévision qui m'a été infligée trois semaines durant en l'été 1985, dans ma chambre d'hôtel. Les quelques minutes pendant lesquelles je dois subir de temps à autre la télévision américaine me la font vomir. Les programmes parisiens ont produit la même réaction, avec la constatation en plus que ce que font les Américains en grand et riche, les Français l'imitent en plus mesquin, plus exagéré dans la banalité, etc. Autre illustration : les pédagogues américains commettent leurs crimes contre l'enfance, poussés par la conviction qu'ils créent un « monde meilleur ». Le bon vieux fonds français préserve les pédagogues de ce côté-ci de vraiment croire à semblable bêtise, ils n'en adoptent que les slogans, recouverts d'un jacobinisme réchauffé, donc plus artificiel encore que n'est le pédagogisme d'outre-Atlantique.
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Dernière illustration : la mode « punk », déjà répugnante aux États-Unis, crie au ciel dans une France qui a toujours clairement distingué entre hommes et femmes, entre raison et bêtise. Aussi en Amérique le « punkisme » ne fut-il que l'engouement d'un instant, il fallait trouver autre chose, car le changement perpétuel découle du puritanisme lequel, déniant à l'âme ses infinies richesses, s'ennuie dans sa propre nullité. En France (en Europe), le punkisme est pris au sérieux, des hordes de jeunes s'en font les adeptes, les uns plus horrifiants que les autres. Car ici, sur le continent par excellence de la métaphysique, le saugrenu d'outre-Atlantique devient philosophie, recherche en profondeur, phénomène de société. De même avec les autres inventions cultuelles/commerciales que jette sur le marché chaque semaine l'Amérique -- et qui, en France, prennent une forme idéologique, annonçant la guerre civile.
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Par rapport à ce qu'était la France d'avant-1968, elle me paraît donc déclassée, comme si une révolution (à mon avis, mai 1968 l'était) avait enlevé une certaine noblesse d'âme et réduit un pays multiple et divers à l'état de prolétaire, prolétaire avec des appétits primaires. Dans la rue, dans le métro, dans les restaurants je cherche les jolies femmes, bien habillées, se donnant le souci de la féminité. Je n'en trouve guère, elles sont même comiques dans leur vêtement imitation/USA, elles ont le visage fatigué ou brutal, elles font usage d'une langue primitive, grossière. Une civilisation est bâtie par les hommes, elle est préservée par les femmes qui en élaborent les rapports humains et sociaux. Or, les Françaises, « promues » de De Gaulle à Beauvoir, et à Mme Roudy, ne savent apparemment plus à quel(le) saint(e) se vouer, elles aussi s'américanisent, c'est-à-dire se brutalisent, deviennent des semi-mâles agressifs. (Avec cela, les femmes de New York, de Chicago, etc. s'habillent beaucoup mieux. Paris, capitale de la mode... ne se trouve plus sur la carte.)
Les hommes ne se portent pas mieux. Bien sûr, l'éclat de l'intelligence n'est pas éteint, loin de là. D'ailleurs, chez les femmes non plus. En une semaine j'ai rencontré en France trois femmes absolument remarquables côté intelligence, profondeur, goût et conversation -- score jamais réalisé aux États-Unis. Bien entendu, la même constatation chez les hommes.
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La prolétarisation est de nos jours un phénomène universel, et la France n'y échappe point. Prolétarisation et prospérité ne sont pas contradictoires, car il s'agit de grossièreté, de la satisfaction du moment, de l'homogène comme horizon (égalité, standardisation), du très bas niveau de la culture (monstruosités architecturales, programmes télévisés, le culte du superficiel). L'illustration éclatante de ce phénomène se trouve dans les pays « socialistes », après le nivellement des classes et des idéaux. L'Occident subit le même destin, bien que là la pilule soit dorée.
Thomas Molnar.
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### Romain Marie sans concession
*Entretiens avec Yves Daoudal*
C'est le titre d'un volume de 128 pages qui vient de paraître chez DMM : *Romain Marie sans concession, entretiens avec Yves Daoudal.* Voici l'avant-propos où Daoudal énonce l'occasion et la finalité de ce livre.
Romain Marie nous avait invités, ma femme et moi, dans son appartement du Pays Basque, à Urrugne, un petit village près de Saint-Jean-de-Luz. C'est là que nous avons enregistré des entretiens dont l'essentiel constitue la matière de ce livre.
Dans ce pays magnifique, miraculeusement préservé de toute aberration architecturale, entre la montagne et la mer, nous avons passé une semaine avec Romain Marie en famille ; avec sa charmante épouse Élisabeth, qui exprime sa surprise par d'irrésistibles *saperlipopette* et fait la cuisine en excellente ménagère du Sud-Ouest (quand ce n'est pas le député européen qui se met aux fourneaux) ; avec leurs quatre filles dont les deux grandes sont un modèle d'éducation soignée qui garde intacte la spontanéité de l'adolescence.
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Je garde un souvenir réellement ému de cette semaine passée au sein d'une famille chaleureusement accueillante, unie et vivante, profondément humaine parce que profondément chrétienne. Je le dis ici en remerciements et au nom des droits de l'amitié.
Je le dis aussi pour que le lecteur comprenne -- mais il s'en apercevra par ailleurs -- que Romain Marie n'est pas une mécanique politique militante, un apparatchik de l'extrême droite intégriste et fascisante, comme le dépeignent ses adversaires avec une répugnante mauvaise foi ([^8]). Romain Marie se bat pour restaurer une société normale, organiquement vivante, à la lumière de la vraie tradition chrétienne et française. Et ce livre n'a pas d'autre ambition que d'esquisser ce qu'il entend par là.
Nous avions déjà reproduit un entretien de Romain Marie avec Yves Daoudal dans notre numéro 287 de novembre 1984 (pp. 205 et suiv.). Ce sont de nouveaux entretiens, beaucoup plus étendus, que recueille aujourd'hui le volume publié par DMM. Nous donnons ci-après quelques extraits significatifs des propos de Romain Marie.
#### *La France désarmée*
Il faudrait examiner avec acuité la question de la défense française. D'accord sur ce point, comme sur tant d'autres, avec Jean-Marie Le Pen, je ne crois pas à la « dissuasion » par la seule force de frappe. Il est évident qu'avec quelques sous-marins et quelques « bombinettes » dont on ne sait même pas si elles pourraient franchir les réseaux de défense soviétique, on ne dissuade les Soviétiques de rien du tout.
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En revanche, face à la menace nucléaire qu'ils peuvent exercer contre nous, nous n'avons rien fait pour protéger nos populations. Les Suisses, qu'on ne peut accuser d'être belliqueux, ont constitué des réserves de vivres pour plusieurs années, ont miné leurs autoroutes et leurs ponts, ils peuvent mettre sur pied une armée de maquisards de 800.000 hommes en 48 heures, et en cas d'attaque nucléaire la protection civile couvre 98 % de la population. Rappelons qu'en France 0,5 % de la population serait sauvée en cas de guerre nucléaire : c'est-à-dire le Président de la République, sa suite, les parlementaires et l'état-major de l'armée. Il resterait le pays légal, et le pays réel serait rayé de l'histoire...
Gouverner c'est prévoir, et prévoir c'est prévoir le pire. Mais les politiciens qui se sont succédé à la tête de ce pays ont tous joué la politique de l'autruche. S'il y avait une guerre aujourd'hui ce serait infiniment plus grave qu'en 1940. Alors, la France était encore très rurale. Aujourd'hui, compte tenu de l'urbanisation et de la dépendance énergétique de l'agriculture, les campagnes elles-mêmes auraient du mal à survivre.
#### *Le tragique problème de l'immigration*
*-- La campagne du Front national contre l'immigration ne s'appuie-t-elle pas sur des sentiments racistes et n'a-t-elle pas pour conséquence d'exacerber ceux-ci ?*
*-- *Pour ma part je ne lie pas du tout la campagne contre l'immigration à une quelconque attitude raciste.
Dans son sens commun, aujourd'hui, le racisme définit la haine de l'autre. Il pourrait signifier aussi tout bonnement l'amour de sa race, au sens où l'on entendait communément ce mot avant l'apparition de certaines théories allemandes : un ensemble de racines, de traditions, un patrimoine. Dans ce sens (qui figure toujours en bonne place dans le dictionnaire) on peut parler d'une race française, d'une race espagnole..., et c'est là une belle chose.
Mais le racisme en tant que haine de l'autre parce qu'il a une couleur de peau différente est quelque chose qui m'est totalement étranger.
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J'ajouterai que je n'ai de leçon d'anti-racisme à recevoir de quiconque. J'ai été amoureux d'une grande idée, qui était celle de l'empire français, lequel était forcément multiracial. J'ai présidé à Toulouse une association internationale d'étudiants. J'ai fondé le mensuel *Présent* avec mon vieil ami Neminadane, qui est aussi noir que les plus noirs desseins de nos adversaires. J'observe avec plaisir que notre local du Front national de Castres, qui est aussi celui de plusieurs associations de droite, est autant fréquenté par des Français d'origine arabe que par des Français d'origine européenne.
De même, je pense que le Front national est le seul mouvement politique français qui s'honore d'avoir comme très actif secrétaire de fédération un Arabe (Mourad Kaouah). Le seul député du Front national, Jean Fontaine, est métis. Le secrétaire du Front national en Nouvelle-Calédonie, François Néoéré, est mélanésien. Je ne vois donc pas que le Front national puisse être taxé de racisme. Les racistes, ce sont les socialistes. Voyez ce qu'ils ont fait en Algérie. Voyez ce qu'ils font en Nouvelle-Calédonie.
-- *Venons-en au premier terme de ma question : l'immigration.*
*-- *Si nous nous opposons à l'immigration, c'est parce que la coexistence brutale de deux (ou plusieurs) communautés, non préparée par l'histoire, est quelque chose de dangereux.
La France a toujours été une terre d'accueil, une terre d'asile. La France a absorbé des Polonais, des Italiens, des Espagnols, etc., mais cela a pris du temps, et surtout les étrangers qui venaient en France le faisaient avec l'idée de respecter ce pays, ils avaient conscience qu'ils venaient dans une terre d'accueil, ils ne venaient pas cracher sur cette terre.
D'autre part, ils étaient heureux d'être accueillis et ne voulaient pas obliger la France à en accueillir d'autres. Les immigrés d'aujourd'hui disent : nous sommes chez nous et nous avons encore des copains à faire entrer. Cela est inadmissible. C'est une attitude indécente. Quand je suis invité chez un ami, je n'amène pas avec moi mes nièces et mes cousins s'ils ne sont pas invités.
Cela dit il y a des immigrés qui se conduisent très bien ; s'ils répondent à un besoin français et si la France correspond à leurs besoins, cela est très heureux et je ne doute pas qu'ils s'intègrent rapidement. Je n'ai pas éprouvé de difficultés à faire intégrer des dizaines de Laotiens, de Cambodgiens et de Vietnamiens dans les entreprises de ma région. Je me suis seulement heurté au racisme qui sévissait entre eux. On parle toujours du racisme des Français.
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Mais le racisme n'est pas le monopole du Français, de l'Européen, du chrétien. Je connais des noirs d'un racisme abominable, et les musulmans ou les juifs n'en sont pas exempts. Je ne vois pas pourquoi nous devrions nous sentir culpabilisés et croire que nous sommes les seuls à pratiquer ce seul péché que devient le racisme.
Le racisme n'est pas le mal absolu. Il y a toujours eu querelles de clochers, de provinces, de nations, de races. L'homme s'est toujours méfié de l'étranger. Pour ma part, j'ai beaucoup de plaisir à fréquenter les étrangers, mais je n'admets pas l'invective permanente contre celui qui entend demeurer maître chez lui.
#### *L'accusation d'antisémitisme*
*-- Une forme particulière de racisme s'appelle l'antisémitisme. Et vous avez été poursuivi pour antisémitisme.*
*-- *J'ai moi-même poursuivi les gens qui m'ont fait tenir des propos que je n'ai jamais tenus. Je suis satisfait d'avoir fait condamner M. Jean-Louis Servan-Schreiber et M. Jean-François Kahn.
Quant au dossier de la journée d'Amitié française du 16 octobre, s'il traîne depuis bientôt deux ans sur le plan judiciaire ([^9]), il a été traité comme il convenait dans *Itinéraires* et dans *Présent.* Au fond on a reproché à un orateur que j'avais invité de lire *Tribune juive.* C'est incroyable. L'antisémite serait donc celui qui dit ce que les Juifs disent eux-mêmes. Cela relève d'une gigantesque farce.
Il faut définir les mots. Un antisémite, c'est quelqu'un qui n'aime pas les sémites. En bon français, l'emploi de sémite pour désigner les Juifs est abusif. Les sémites sont les Arabes, les Juifs, les chrétiens du Liban. Je fréquente les uns et les autres et l'on sait l'amitié que j'ai plus particulièrement pour ces derniers.
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Le journal *Le Monde* définit l'antisémitisme comme l'attitude de ceux qui veulent envoyer les Juifs au four crématoire. Non seulement je ne réponds évidemment pas à cette définition, mais de plus je ne connais pas beaucoup d'antisémites qui puissent se sentir concernés.
Cela dit, l'antisémitisme a existé. Et j'invite les anti-antisémites professionnels à lire *L'Histoire de l'antisémitisme* du grand historien juif Bernard Lazare. Ils y apprendront que l'antisémitisme existait déjà dans l'antiquité et qu'il n'a jamais été le monopole de la droite.
Pour ma part, j'observe que l'antisémitisme français naît avec Voltaire et qu'il se développe chez les penseurs de gauche français et autres. C'est Proudhon qui déclare qu'il faut les exterminer, c'est Bakounine qui spécifie qu'il ne faut pas oublier les enfants. Les leaders de la Commune, Barbès, Blanqui, étaient férocement antisémites. Et quand Marx n'avait plus d'arguments rationnels dans la polémique, il traitait ses adversaires de « sales youtres ». Bakounine et Marx n'ont pas arrêté de s'envoyer les pires injures antisémites à la figure.
Venons-en au fond du problème. J'ai à l'égard des Juifs un regard de chrétien, et un regard d'homme politique.
En tant que chrétien, comment oublierais-je que Notre-Seigneur Jésus-Christ, que la Vierge Marie, que les apôtres étaient juifs, que la nouvelle Jérusalem sort de l'ancienne Jérusalem ? En ce sens-là il ne peut pas y avoir d'antisémitisme chrétien, et de fait il y en a eu moins qu'on le dit. Les Juifs ont été constamment protégés par la papauté. Il suffit d'observer comment ont fleuri des communautés juives puissantes et prospères dans le Comtat Venaissin du temps de la papauté en Avignon.
Pour autant un chrétien ne peut que souhaiter que les Juifs se convertissent. Je suis heureux que certains l'aient fait, Mgr Lustiger au premier rang, et cela me semble un signe prémonitoire. Il est écrit que le peuple élu se convertira et retrouvera son rôle. Si l'on songe qu'il y a aujourd'hui près de quatre milliards d'hommes, on voit que les quinze millions de Juifs jouent un rôle tout à fait important eu égard à leur nombre. La troisième guerre mondiale est toujours sur le point d'éclater en raison de ce qui se passe au Proche-Orient. Cela pose le problème de la destinée de ce peuple, et c'est le témoignage vivant du fait que le doigt de Dieu est sur le monde.
En tant qu'homme politique, décentralisateur, je voudrais que les provinces, les communautés, les professions, soient représentées.
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Je ne suis donc pas hostile du tout à une représentation originale des Juifs, de même que j'ai toujours été favorable à une représentation des communautés étrangères résidant en France, puisque communautés étrangères il y a. Je suis partisan de la défense d'un enseignement libre juif, et d'ailleurs je crois qu'ils sont souvent plus combatifs que beaucoup de catholiques à cet égard.
Mais je constate que les Juifs, aujourd'hui, sont confrontés à un problème qui est une sorte de conflit entre leur nationalité française et leurs sentiments pro-israéliens. Je comprends fort bien que les Juifs préfèrent Israël à Zanzibar. Le problème n'est pas là.
J'ai été récemment l'invité d'honneur d'un grand mariage juif. Mon ami qui se mariait ce jour-là salua la famille et ses camarades de travail avec des mots qui eussent été tout à fait les miens. Mais tout au long de la soirée on chanta des chants de l'armée israélienne et on salua Israël. Je me disais que tout de même j'étais parmi des Français et que ces Français oubliaient qu'il existe aussi une armée française.
Il y a pour certains Juifs un problème de choix. Je m'étonne d'ailleurs que si peu de Juifs aillent en Israël, alors qu'on leur y tend les bras avec insistance.
On pensera ce qu'on voudra de la création de l'État d'Israël. Je n'oublie pas que les Palestiniens ont été chassés de leurs terres. Mais maintenant ç'est une chose acquise, et la disparition de cet État entraînerait des maux infiniment plus graves que son maintien. Et je suis de ceux qui pensent que cet État est pour les Juifs une bonne solution. J'ai moi-même été fasciné par Israël, et si j'avais été Juif j'y aurais volontiers porté mes pénates.
Cela dit il y a je crois une majorité de Juifs en France qui se sentent absolument français et c'est très bien ainsi.
-- *On lit souvent dans les journaux que l'antisémitisme de l'* « *extrême droite* » *se manifeste dans les critiques à l'égard de Simone Veil ou de Laurent Fabius.*
*-- *Je ne vois pas pourquoi le fait de combattre Mme Veil, M. Fabius ou M. Krasucki relèverait d'un quelconque antisémitisme. Je combats Mme Veil parce que je suis contre l'avortement...Je combats M. Fabius parce qu'il est l'exécuteur des œuvres de M. Mitterrand (lequel n'est pas sémite, que je sache). Je combats M. Krasucki parce qu'il est le successeur du toulousain Séguy... Mais je suis par ailleurs tout à fait heureux de collaborer à Castres avec mon vieil ami André Cohen, que je salue au passage.
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Au sein du Front national les Juifs sont nombreux et cela ne pose aucun problème.
D'ailleurs nous nous entendons très bien entre catholiques traditionnels et israélites traditionnels. Nous avons en commun le refus du matérialisme moderne et la base morale des commandements de Dieu. J'espère que nous nous retrouverons un jour en Dieu mais nous pouvons dès maintenant nous retrouver dans la même patrie. C'est le message que par ce livre j'adresse à la communauté juive, pour qu'on en finisse avec cette querelle abominable qui consiste pour nous diffamer aux yeux de l'opinion, à nous désigner comme antisémites.
#### *Extrémiste ?*
*-- Je reprends le terme d'*extrême droite *que je viens d'employer. Est-ce que vous l'assumez ?*
*-- *Non. Je ne suis pas plus un homme d'extrême droite que je ne suis raciste ou antisémite. Les positions que nous défendons ne nous paraissent nullement extrêmes. Et ce livre aura le mérite d'en apporter la preuve aux lecteurs de bonne foi.
A chaque fois que *Le Monde* m'a taxé d'extrémisme c'était au sujet du communisme. Dans ce sens-là je m'honore d'être extrémiste avec Pie XI, Pie XII, Soljénitsyne, Yves Montand et bien d'autres...
-- *Est-ce que vous condamnez les attentats d'extrême droite ?*
*-- *Je condamne d'abord la désinformation qui est orchestrée autour des soi-disant attentats d'extrême droite. A chaque fois on s'aperçoit au bout de quelques mois que l'attentat mis sur le compte de l'extrême droite à grands renforts de publicité a été commis en fait par des gens manipulés par le KGB. L'assassin du pape était un Turc d'extrême droite... formé en Bulgarie. Les groupuscules nazis allemands s'entraînent en Tchécoslovaquie ou en Algérie. L'attentat de la rue Copernic, celui de la rue des Rosiers, ont été commis par des Syriens pour le premier, des Palestiniens pour le second. Mais ces découvertes ne font que des entrefilets dans les journaux...
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Cela dit, s'il advenait par malheur que des gens qui se reconnaissent dans les idées que nous défendons pratiquent le terrorisme, ce seraient des fous, car ils seraient en contradiction absolue avec ce que nous défendons. S'il était prouvé un jour qu'il y ait un terrorisme de droite, je serais le premier à le condamner. Mais nous savons bien que les inventeurs du terrorisme s'appellent Bakounine -- avec son atroce catéchisme du révolutionnaire -- et Lénine.
#### *Avec Jean-Marie Le Pen*
*-- En entrant au Front national, êtes-vous devenu un inconditionnel de Jean-Marie Le Pen ?*
*-- *Je ne suis l'inconditionnel de personne. Pas plus de Jean-Marie Le Pen que de quiconque. Mais j'aime les structures claires et ne suis pas grand amateur de collégialité. Je me trouve parfaitement à l'aise dans le mouvement dirigé par cet homme qui a sans doute quelques défauts, mais qui a aussi de grandes qualités.
Il y a très longtemps que je soutiens l'action de Jean-Marie Le Pen. Il a été un invité de marque du Comité de boycott des jeux olympiques à Moscou, et de la première Journée d'Amitié française.
Dans *Présent* mensuel j'écrivais il y a quelques années : si l'un des chefs de file de la droite nationale émerge, il faudra que les autres chefs de file sachent faire taire leur ambition et leur orgueil. Il eût été inconvenant pour moi, qui ne suis que le modeste organisateur d'un certain nombre d'initiatives, de ne pas apporter tout le soutien que je pouvais à celui qui a réalisé cette percée que j'espérais tant.
-- *La personnalisation du Front national n'est-elle pas un peu étouffante pour un homme comme vous ?*
*-- *Le Front national n'est pas une organisation totalitaire. Si j'ai accepté d'en faire partie, c'est sur la base des points fondamentaux que j'exprime au cours de cet entretien. Nous nous sentons parfaitement libres dans nos discussions, et je ne supporterais pas un seul instant que le Front national devienne un parti de godillots. Nous laissons cela à nos adversaires politiques.
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Cela dit, j'estime toujours qu'il y a des formes d'action complémentaires à celles du Front national. Le Centre Henri et André Charlier, Chrétienté-Solidarité, poursuivent des buts non divergents de ceux du Front national mais clairement distincts. Je dis dans une formule en raccourci : le Centre Charlier n'est pas, plus du Front national qu'il n'est de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X ; pour autant son directeur est membre du Front national et son aumônier, l'abbé Pozzetto, est membre de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X.
-- *Mais pourquoi apporter désormais un soutien* direct *au Front national ?*
*-- *Parce que je pense que nous vivons en quelque sorte notre dernière chance de succès, face aux terribles menaces qui pèsent sur notre civilisation, le communisme, l'immigration folle, la dénatalité, l'avachissement de notre société...
Voilà pourquoi j'exhorte tous mes amis, tous ceux qui ont le goût de l'action politique, bien entendu, tous ceux qui sont d'accord sur l'essentiel avec le Front national, à s'y engager, à taire leurs petites querelles et à ne pas faire la fine bouche.
Mon langage n'a pas changé. J'ai toujours dit aux catholiques : *faites de la politique.* Pie XII a dit que c'était la plus haute forme de la charité après la contemplation. Les catholiques se sont laissé dire que la politique est une chose honteuse et malsaine. Ils ont ainsi abandonné le terrain à leurs adversaires. Cela a été très dommageable. Or le Front national a besoin d'eux. Il est avant tout un mouvement bâti sur le sentiment de la tradition, de la piété filiale, de la grandeur et de la beauté de ce qu'est une patrie. Or qui mieux que les catholiques peut savoir ce que signifie la piété filiale ? Je les exhorte donc à me rejoindre dans ce combat.
Et j'ai toujours dit aux nationalistes : n'oubliez pas que la France est la fille aînée de l'Église. Même si vous n'êtes pas vous-mêmes chrétiens, observez cependant la France que vous aimez, que votre sens du laid et du beau, du bien et du mal, tout cela est profondément imprégné de christianisme.
En conclusion, je crois que des responsabilités plus lourdes que jamais pèsent sur les épaules de Jean-Marie Le Pen. Je souhaite qu'il continue d'évoluer vers cet idéal du chef politique que j'ai toujours prôné, afin que le Front national puisse jouer le rôle fondamental qu'il a à jouer.
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#### « *Présent* »
En 1975, j'ai créé le journal *Présent.* C'était un mensuel, qui a duré jusqu'à la naissance du quotidien qui porte le même nom. Autour de *Présent,* le petit noyau auquel notre combat doit beaucoup : Gérard Prieur, les frères Le Morvan, Marie-Ange Nogier devenue Bertrand, Max Champoiseau, Neminadane... Depuis c'est une grande famille qui s'est peu à peu formée.
Nous nous méfiions des partis, nous avions perdu espoir de voir se constituer dans l'immédiat le vaste appareil contre-révolutionnaire que nous appelions de nos vœux. Nous prônions la constitution de comités fédérés en souplesse. C'est ainsi que nous avons mené des actions dans des domaines très divers. Ce fut par exemple le Comité de boycott des jeux olympiques à Moscou, ou des actions vigoureuses dans l'Église, comme la séquestration de l'évêque de Bourges qui voulait expulser l'abbé Lecarreux de ses paroisses...
Le nombre des lecteurs de *Présent* a augmenté, et nous avons abouti au constat qu'il fallait quelque chose de plus. Ce fut la création du Centre Henri et André Charlier, les universités d'été, les premières Journées d'Amitié française, et l'idée qui se faisait jour d'un quotidien.
Ce quotidien, personnellement je n'en caressais pas beaucoup l'espoir. A vrai dire c'est Jean Madiran qui voulait que je le veuille. J'ai fini par chercher de l'argent, mais je n'ai pas trouvé le premier centime. Madiran eut l'idée géniale de faire un appel aux lecteurs potentiels.
*Présent* quotidien n'aurait peut-être pas existé s'il n'y avait pas eu *Présent* mensuel, le Centre Charlier et les Journées d'Amitié française, mais aurait encore moins existé s'il n'y avait eu la volonté et la trouvaille de Jean Madiran. Il n'eût manqué que François Brigneau, son grand talent, son formidable sens du métier. Madiran savait que Brigneau accepterait d'en être. Il en fut-il était comme naturel et inéluctable que l'un et l'autre constituent le fer de lance du nouveau *Présent* dont je ne me repens pas d'avoir un peu participé à la mise au monde.
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#### *Le Centre Charlier*
*-- Comment est né le Centre Charlier ?*
*-- *Eu égard au petit nombre que nous étions autour de *Présent* mensuel, nous faisions beaucoup de choses dans l'ordre de l'action, mais je m'apercevais que les militants avaient besoin d'une formation plus complète. Dès le début, j'avais eu cette idée de refaire un petit espace de civilisation dans lequel nous ne sacrifierions pas tout à la politique. Il fallait que nous ne soyons pas de ces militants qui ont tendance à confondre la fin et les moyens et à perdre de vue ce pour quoi ils luttent.
Il y eut donc les premières expériences d'université, à Caussade, et à la Bégude-de-Mazenc. Dom Gérard pensait que je devais faire encore plus, l'équivalent dans l'ordre politique de ce que j'avais fait dans l'ordre social dans mon centre de formation de Toulouse. Ce n'était pas chose facile. Mais la Providence s'en mêla. Non loin de Castres il y avait l'école des dominicaines de Fanjeaux, pour qui j'ai une grande admiration. Et un prieuré de Mgr Lefebvre s'installa un peu plus loin, avec l'abbé Pozzetto qui me parut, bien que fort jeune, avoir une grande dimension spirituelle et intellectuelle. Entre la Révérende Mère Anne-Marie, l'abbé Pozzetto et moi-même germa l'idée de bâtir ensemble une université d'été.
Il fallait lui donner un nom. Ceux d'Henri et André Charlier me vinrent à l'esprit, et je demandai l'autorisation d'utiliser ces noms à ceux qui étaient en quelque sorte les dépositaires de leur pensée : Dom Gérard, Albert Gérard, Jean Madiran, Jean-Marc Le Panse. C'est ainsi que naquit en 1979 le Centre Henri et André Charlier.
-- *Pourquoi Henri et André Charlier ?*
*-- *Parce que, sans les avoir connus, sans avoir même bien compris toute leur œuvre que j'ai découverte en partie par la suite, il me semblait que ces deux hommes avaient dû jouer un grand rôle puisqu'on leur devait en partie l'éclosion spirituelle d'un Dom Gérard, l'éclosion artistique d'un Albert Gérard et d'un Bernard Bouts, et que Jean Madiran, qui les avait fait écrire dans *Itinéraires,* était aussi leur fils spirituel et intellectuel.
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Ensuite, les noms d'Henri et André Charlier me paraissent symboliser cet espace de civilisation, bien humble, bien modeste, que nous voulions rétablir.
Henri et André Charlier ont été soldats. Ils ont été blessés à la guerre. Ils se sont battus au service d'une patrie charnelle et sont les héritiers de Charles Péguy.
Ils ont été des chrétiens. Henri a continué l'œuvre du Père Emmanuel au Mesnil-Saint-Loup. André a exercé une influence spirituelle considérable à l'école de Maslacq.
Ni l'un ni l'autre n'a dédaigné la politique. Henri commentait l'actualité aux habitants du Mesnil, André commentait les événements aux élèves de Maslacq.
Leurs préoccupations étaient à la fois spirituelles, intellectuelles, politiques, artistiques, morales, et cela résume notre idéal de ne nous désintéresser de rien. En un mot Henri et André Charlier étaient des hommes de chrétienté.
......
Romain Marie.
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ANNEXE
Romain Marie et Arnaud de Lassus acquittés :
### « Le Monde » avait menti
Pour quoi Figueras a été condamné
L'article du *Monde* avait une seule phrase sur Figueras, celle-ci :
« M. André Figueras, auteur d'un ouvrage intitulé *Ce canaille de Dreyfus,* estime, lui, que « *nous sommes sous l'œil des barbares *», que les immigrés « *se reproduisent comme des lapins *», et que l'avènement d'un « *président musulman nous guette *».
Il n'y avait *absolument rien d'autre* qui soit retenu contre Figueras. C'est pour cela, et seulement pour cela, qu'il a été condamné à 3.000 francs d'amende, à verser 1.000 francs au MRAP et un franc à la LICRA.
La fameuse affaire montée par *Le Monde* en 1983 contre la IV^e^ Journée d'Amitié française du CENTRE CHARLIER (et qui est racontée dans notre numéro spécial : *Le soi-disant anti-racisme*) est enfin venue devant les tribunaux au mois d'octobre. En voici le résultat, extrait de PRÉSENT du 24 octobre.
■ Pendant deux années pleines, on a répété partout, dans les journaux, dans les émissions, dans les discours, dans les prétoires, -- on a répété que Romain Marie, le compagnon et le complice de Jean-Marie Le Pen, était un antisémite, inculpé pour provocation à la haine raciale.
■ La falsification du *Monde* contre Romain Marie était du 19 octobre 1983. Le jugement réparateur est du 22 octobre 1985. Il a donc fallu deux ans et trois jours.
■ Oui sans doute, on avait bien pu démontrer, je l'ai fait en 1983 et refait par la suite, dans PRÉSENT et dans ITINÉRAIRES, que ce Plenel du *Monde* était un falsificateur. Et personne, pas même Plenel, n'avait rien objecté à cette démonstration. Mais dans les prétoires, dans les discours, dans les émissions, dans les journaux, on n'a point arrêté pour autant, pendant deux ans et trois jours, de « prouver » que Le Pen est un « raciste » parce qu'il a pour compagnon l' « antisémite » Romain Marie, dénoncé comme tel par *Le Monde* et poursuivi par Badinter.
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Il n'y avait rien dans le dossier d'accusation : rien d'autre que l'article falsificateur d'Edwy Plenel, dans *Le Monde,* contre la Journée d'Amitié française organisée par le CENTRE CHARLIER.
La XVII^e^ Chambre correctionnelle de Paris, présidée par Mme Jacqueline Clavery, a relaxé Romain Marie et Arnaud de Lassus, qui étaient poursuivis d'ordre de Badinter et sur plainte de la LICRA et du MRAP.
Impossible de soupçonner un jugement de complaisance ou d'indulgence. Car ce même jugement a sévèrement condamné André Figueras, d'une manière à vrai dire stupéfiante, puisqu'il est « coupable », en tout et pour tout, d'avoir dit que « nous sommes sous l'œil des barbares » et que « les immigrés se reproduisent comme des lapins ». Nous saurons désormais que cette façon de s'exprimer est suspecte de « susciter une répulsion discriminatoire » et qu'elle peut légalement être interdite en France sous peine d'une amende de 3.000 francs ! Sans doute Figueras fait-il appel. Il n'en reste pas moins que l'odieuse loi soi-disant anti-raciste de 1972 a été promulguée pour permettre une telle répression, et c'est pourquoi nous réclamons sa modification ou son abrogation.
Mais enfin, même avec une application sévère de la loi de 1972, il n'était pas possible de condamner Romain Marie et Arnaud de Lassus. Ce jugement de relaxe comporte cinq leçons principales.
**1. -- **L'une des raisons de l'acquittement est que *Le Monde* avait déformé, truqué ou falsifié la teneur littérale et la signification des propos attribués à Romain Marie et Arnaud de Lassus.
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Or la poursuite engagée contre eux par Badinter se fondait uniquement sur le faux compte rendu paru dans *Le Monde.* Le jugement de la XVII^e^ Chambre constate que ni le texte ni le contexte du discours d'Arnaud de Lassus n'ont été exactement rapportés dans l'article d'Edwy Plenel, et qu'on ne peut prendre cet article pour base d'une condamnation.
Ce fameux article du *Monde* paru le 19 octobre 1983 avait suffi, avant toute vérification, à bouleverser François Léotard, Pierre Sergent, le *Nouvel Observateur* de Jean Daniel, etc., et à provoquer les imprécations radiophoniques du toujours bienveillant Ivan Levaï. Nous savons que ce même article est celui qui avait impressionné le cardinal Lustiger et le futur cardinal Decourtray : eux du moins, il est possible que ce soit par simple manque d'esprit critique qu'ils prennent un article du *Monde* pour argent comptant. Les autres, qui connaissent la musique politique, il doit bien leur arriver de faire semblant. Il est vrai que Plenel n'était pas encore, en 1983, bien connu pour ce qu'il est. Mais *Le Monde* aurait dû l'être.
**2. -- **Romain Marie a été acquitté parce que ses paroles, inexactement rapportées par *Le Monde,* n'étaient même pas destinées à la publicité. Edwy Plenel avait en l'occurrence fait état d'un entretien privé comme s'il s'agissait d'une interview. Toujours cette fameuse déontologie que *Le Monde* est si fier d'invoquer sans la pratiquer, et sous couvert de laquelle il dupe comme il le veut nigauds et badauds.
**3. -- **Arnaud de Lassus, dans sa conférence à la Journée d'Amitié française, avait indiqué (version authentique) que « quatre super-puissances colonisent la France », qui sont « quatre pouvoirs spirituels », « quatre groupes de pression », « quatre appareils » : celui d' « un certain judaïsme » ; et « le protestant libéral » ; et « le franc-maçon » ; et « le communiste ». La sentence de la XVII^e^ Chambre correctionnelle note bien qu'ainsi *un jugement défavorable* est porté sur « deux minorités religieuses ». Mais porter un tel jugement n'est pas la même chose qu'une *provocation à la haine.* Il n'y a aucune « infraction » à faire l'analyse critique de l'influence historique et actuelle exercée en France par la communauté juive et par la communauté protestante. Ceux qui crient automatiquement au racisme, à l'antisémitisme, n'ont pas la loi pour eux : pas même la loi de 1972.
**4. -- **On ne peut s'empêcher de noter en outre qu'Arnaud de Lassus avait mis en cause *quatre* groupes de pression, et que le jugement de la XVII^e^ Chambre l'innocente du délit de provocation à l'encontre de *deux* minorités.
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Les deux autres ne sont donc pas, semble-t-il, protégées par la loi de 1972, qui a ainsi créé un privilège. C'est pourquoi notre campagne contre cette loi réclame qu'elle soit abrogée *ou bien* qu'elle soit complétée.
**5. -- **Pendant deux ans, la presse, la radio, la TV ont répété à qui mieux mieux qu'Arnaud de Lassus et Romain Marie étaient des antisémites, des racistes, provoquant à la haine, et d'ailleurs inculpés pour ce motif. Alain Rollat expliquait -- il l'a encore fait cette semaine -- que le Front national « *s'ancrait à l'extrême droite *» en acceptant dans ses rangs un homme tel que Romain Marie, avec ses terribles militants « intégristes », suivez le regard de Rollat, pour Le *Monde* Romain Marie c'était l'antisémitisme, légalement condamnable et bientôt condamné.
*Le Monde,* sur l'antisémitisme supposé de Romain Marie et du CENTRE CHARLIER, était un faux-témoin. Une fois de plus. Il a été traité comme tel par le jugement de la XVII^e^ Chambre. On finira bien par le savoir, dans les salles de rédaction, dans les studios de télévision, dans les chaumières et même dans les évêchés.
J. M.
*Je n'ai pas été poursuivi.* -- Edwy Plenel ne m'avait pas oublié dans son rapport du *Monde* sur la IV^e^ Journée d'Amitié française. Voici ce qu'il avait retenu de ma conférence :
« M. Jean Madiran, directeur politique de *Présent,* s'en prit à une émission télévisée récente ayant pour thème « Chrétiens et juifs en France avant 1789 ». Selon lui, elle prétendait que « *tous les torts étaient du côté des chrétiens et qu'aucun tort n'était du côté des juifs *». « *Une thèse extrémiste *» résume-t-il. « *Si je l'entendais dans une émission sioniste de la télévision de Tel-Aviv, j'aurais pour elle de la compréhension. Mais je l'entends dans une émission catholique de la télévision nationale ! *» Il voudrait en dire plus, mais se contentera d'inviter la salle à « *y réfléchir *». Car, explique-t-il, « *je ne peux pas en parler. La législation, la loi antiraciste de 1972, me l'interdisent *». Une loi qui fait que « *la seule communauté en France qui ne soit pas défendue par la loi, c'est la communauté française *».
C'est à peu près ce que j'avais dit. Le truquage d'Edwy Plenel, à mon égard, était de retenir seulement ce propos, qui n'était qu'une parenthèse (et même une digression anecdotique), et de donner à croire que tel était le sujet que j'avais traité.
Malgré la mission dont il était chargé par le directeur du *Monde* (faire systématiquement le relevé et la délation des propos coupables), Plenel ne réussit donc point à me faire poursuivre. On ne peut pas, même dans son métier, gagner à tout coup.
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### Émile l'apostat
*Seconde partie\
Cinquième chapitre*
par François Brigneau
*Les années d'apprentissage de l'ex-abbé Combes* (*suite*) : *le poète ;* *l'amoureux ; le maire ; le sénateur...*
LE THÉÂTRE SIMPLIFIE. Il accorde trop à l'apparence. L'habit y fait toujours le moine. L'acteur doit avoir la tête de l'emploi. La femme à barbe ne peut pas jouer Chimène, aurait-elle tout le talent et la sensibilité du monde.
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Arrive un jeune homme à l'œil brillant, le teint frais, bien pris de taille et leste du mollet. Chacun se dit : « Tiens, voilà l'amoureux. » Nul ne peut se tromper. Le traître se reconnaît à sa cape couleur muraille et sa façon de raser les murs et le fourbe doit avoir l'air d'un fourbe, ce qui rend plus difficile l'art de la fourberie. Même Iago et Tartuffe, plus dissimulés, se révèlent au public avant qu'Othello et Orgon ne les percent.
La vie n'a pas cette innocence. Les visages avouent moins. Je me souviens de mes surprises de jeune journaliste d'assises, découvrant dans le box des criminels par passion d'amour qui avaient des gueules de croquants et pavoisaient :
-- *J'avions rendez-vous avec la Marie ed' d'vant l'puits ous qu'on avait ch'tai le Gaston.*
Si les menteurs n'avaient pas l'air sincère, ils ne tromperaient personne. L'espion ne ressemble jamais à un espion. Si l'escroc ne montrait pas un regard droit dans une figure honnête, si sa voix n'avait pas l'accent de la vérité, si sa poignée de main n'était pas franche, il lui serait difficile d'escroquer. De malfrats voleurs de bourses, voleurs d'honneur, glissés dans des familles trop ouvertes, la langue populaire dit « qu'on leur aurait donné le bon Dieu sans confession ».
Ainsi apparaît Émile Combes professeur de rhétorique à l'institution de Pons (Charente-Inférieure) dépendante de l'autorité diocésaine et dirigée par l'abbé Hude, un brave homme de prêtre à l'esprit libéral. Celui-ci apprécie beaucoup son jeune collaborateur. Il le trouve sympathique, courtois, ponctuel. Ses connaissances sont étendues. Son sérieux est évident. Il paraît réservé, quoique plaisant en société et plein d'initiatives. L'éducation catholique a bien formé ce jeune homme, qui, en retour, s'acharnera plus tard à l'accabler. L'orgueil et la gratitude vont rarement de pair.
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L'abbé Hude est tellement enchanté de son professeur qu'il se propose de le marier pour mieux le garder. Preuve évidente qu'il ignore le passé immédiat de l'abbé Combes et ses projets (« *Je reviens donc à l'état laïque pour deux ou trois ans. Ainsi le conseilla l'archevêque à mon oncle, sans doute parce qu'on croirait mieux à ma vocation *»)*.* La jeune fille est déjà choisie. Elle se prénomme Lucile. Sa dot est confortable. Les présentations sont faites. Émile Combes ne rougit pas. Il se tient sur ses gardes. Non pas que le célibat le retienne. Il aime ailleurs. Une jeune fille, rencontrée dans la Grand-Rue. Elle est longue, fine, mince. Elle est vêtue d'une robe bleue. Sur la masse ondulée de ses cheveux châtains, elle porte une résille d'or. Elle s'appelle Maria. Déjà Émile vibre comme un violon. Il rime. Car si Combes se nourrit de saint Anselme, Gaunilon, Honorius d'Autun, Hughes de Saint-Victor, etc., Émile fréquente Lamartine. Dès ses dix-sept ans, il écrit des vers et des vers d'amour. Son cœur s'est d'abord enflammé pour la jeune Marie-Pauline de la ferme du Roubergou. Il la croyait atteinte d'un « mal de poitrine » et condamnée. Si jeune, si pure et déjà promise au trépas : sa lyre chantait.
*Est-ce à moi de mourir ? Ma vie est-elle pleine ?*
*Seize printemps à peine*
*En composent le cours,*
*En sera-t-il de moi comme des blanches roses,*
*Qui hier fraîches écloses*
*Tomberont en deux jours ?*
*......*
La pièce, d'une bonne centaine de vers, se termine ainsi :
*Tes jours sont-ils comptés, souffrante tourterelle ?*
*Il n'appartient qu'à Dieu de soutenir ton aile.*
*Le moment de la mort reste encore un secret ;*
*Mais si tu dois passer ainsi qu'une colombe*
*Un jour, je veux du moins, Pauline, sur ta tombe*
*Répandre quelques pleurs, soupirer un regret.*
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Dieu soutint l'aile de Pauline. Elle épousa un robuste garçon du coin, Cabrol, maître carrier à Lacrouzette, auquel elle donna cinq enfants avant de mourir à l'âge de 76 ans.
Heureusement, d'ailleurs. Car l'année suivante le jeune Émile songeait moins à soupirer un regret sur la tombe de Marie-Pauline qu'à se damner pour une inconnue. Il écrivait en effet ces vers, que l'on peut trouver curieux sous la plume de l'exégète de saint Thomas
*Mon rêve hélas ! C'est une femme*
*Et s'il fallait*
*Pour la gagner perdre son âme,*
*Ce serait fait* ([^10])*.*
Là encore félicitons-nous que le poète ne se soit pas dépêché de passer à l'action, car il se serait damné pour rien. L'objet de ses feux a changé. Elle se nomme Elvire. Il ne s'agit pas de l'héroïne de Lamartine qui se prénommait en réalité Julie, mais d'une jeune personne trop sage aux goûts du fringant Émile. Le morceau vaut d'être cité en entier :
*Vous pensez à moi, chère Elvire,*
*A moi si peu digne de vous,*
*Et déjà votre cœur soupire*
*Votre cœur si calme et si doux.*
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*Sous l'empire d'une croyance*
*Qui régente le sentiment,*
*Vous rêvez pour nous d'innocence,*
*Hélas ! vous rêvez vainement.*
*Pécheur je suis, pécheur je reste.*
*L'ange pour moi porte un faux nom,*
*J'entends sa voix, je sens son geste,*
*Mais voix et geste d'un démon*
*L'ange en vain résiste et proteste,*
*Se débattant sous un baiser.*
*Le démon est là, souple et leste,*
*Qui tend les bras pour t'enlacer.*
*Au-delà de l'espace immense*
*Votre œil cherche l'éternité.*
*Votre idéal, c'est l'espérance*
*J'aime mieux la réalité.*
*J'aime mieux l'amour où se mêle*
*L'ivresse folle à la pudeur*
*Pauvre oiseau frissonnant de l'aile*
*Sous l'étreinte de l'oiseleur.*
*J'aime mieux les bras qui se ferment,*
*Avec transport, avec fureur,*
*Les désirs éperdus qui germent*
*Dans le trouble soudain du cœur.*
*J'aime mieux l'étincelle étrange*
*Qui dans les yeux s'allume et luit,*
*Le cri de désespoir de l'ange*
*Contre l'enfer qui l'envahit.*
*Que pourrai-je encore vous dire ?*
*Dussiez-vous me prendre en pitié*
*J'aime bien mieux, ma chère Elvire,*
*Votre amour que votre amitié.*
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Ce délicat poulet fut troussé en août 1853. Émile Combes avait dix-huit ans et revenait des Carmes. Il ne semblait pas plus préoccupé de son salut que du passé de son école.
En 1855 Elvire jugée sans doute trop endormie est remplacée. Combes est alors élève au Grand Séminaire. Cela ne l'empêche pas d'écrire :
*Si vous savez que je vous aime*
*Comme au ciel bleu*
*Dans vos croyances l'ange même*
*Aime son Dieu,*
*Trouvant ce cœur qu'Amour dévore*
*A vos genoux*
*Ah ! répondez, vous que j'adore,*
*Le prendriez-vous ?*
Quoi que prétende l'abbé Combes, le P. Bourdarie, Lazariste, supérieur du Séminaire avait bien mesuré sa vocation. Celle de franc-maçon devait se révéler plus ferme.
En 1861, donc, nouveaux transports, cette fois plus assurés. Sous la redingote du professeur titulaire de la chaire de rhétorique (la plus importante du collège), aux appointements de 2.000 francs pour quatre heures de classe par jour, plus de l.000 francs en répétitions facultatives, le cœur du poète amoureux se remet à battre :
*Oui j'aime et je doute ;*
*Le Destin sans doute*
*A mis sur ma route*
*Ce doux ange bleu...*
*Du crépuscule à l'aube et de l'aurore au soir*
*Enfant, je rêve à toi, j'y rêve et je murmure*
*Ton doux nom : Maria.*
Le nom complet est Angèle Maria Dussaud. Élève aux Ursulines de Paris, elle est la fille d'André Dussaud, marchand de nouveautés, décédé, et de Anne-Marie Emma Béraud, qui depuis la mort de son mari vit dans une maison cossue de la Grand-Rue : deux étages de trois fenêtres, un toit de tuiles roses, une lourde porte de chêne verni.
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Elle est aussi la sœur du banquier Guillaume Guédon. Le fils du tailleur sur habit, qui n'assiste pas à la noce (il a donné son consentement par écrit à M^e^ Rossignol, notaire à Castres), entre dans la bonne bourgeoisie de province. Par contrat de mariage dressé devant M^e^ Armand Alphée Renaud, notaire à la résidence de Pons, Maria Dussaud apporte à son mari 25.691 francs 64, provenant de l'héritage de son père, plus une donation par sa mère à charge de rapport de 4.308 francs 66, plus un piano-secrétaire, quinze nappes de toile, vingt-quatre draps de lit, etc., le tout évalué à 1.060 francs. Soit plus de 30.000 francs, somme importante à l'époque où la journée d'ouvrier est payée entre trois et quatre francs. En amoureux avisé, Émile Combes n'avait pas épousé que la beauté et la jeunesse (Maria Dussaud allait sur ses seize ans quand il la rencontra ; elle en avait dix-sept le jour de ses noces, le 16 juin 1862). Il se mariait aussi avec la notabilité et l'aisance.
Dans un premier temps, ce nouvel état ne modifie pas son existence d'homme d'études et de cabinet. Il prépare l'agrégation qui vient d'être rétablie. Il écrit et publie à Montpellier une étude sur *La littérature des Pères et son rôle dans l'éducation de la jeunesse.* Le futur Attila de l'enseignement catholique n'hésite pas à écrire qu' « *on peut confier sans crainte les jeunes âmes, avant qu'elles ne soient véritablement engagées dans la vie, aux Pères de l'Église et orateurs sacrés du XVII^e^ siècle *»*.* Ce n'est pas moi qui le dis. C'est Alquier, le pieux laïque, qui constate ([^11]). La franc-maçonnerie n'est pas encore passée par là.
\*\*\*
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Ici se greffe un épisode dans le goût des romans de l'époque, où les élans du cœur se mêlent aux crachements de sang sans empêcher les fins heureuses. Il prouve qu'Émile Combes avait du cœur, ce dont les Pères Chartreux doutèrent en 1904. Voici l'affaire. Elle tire les larmes. Émile doit aller subir à Paris les épreuves de l'agrégation. C'est la première séparation des jeunes époux. Maria ne s'y résigne pas. Longtemps à l'avance elle l'appréhende si fort qu'elle tombe malade de chagrin avancé. Le départ d'Émile se fait dans le désespoir. La première nuit est de détresse. Au soir du second jour, Mme Dussaud qui vit avec le couple alerte son gendre :
-- *Revenez, je vous en conjure. Maria ne va pas bien.*
Raisonneur, Émile Combes argumente. Voyons mère, soyons sérieux. Il ne s'agit que de quelques jours. Une semaine au plus long. Notre avenir en dépend.
-- *Revenez, revenez,* répète Mme Dussaud. *Maria ne supporte pas votre absence.*
Et enfin :
-- *Elle crache le sang.*
Depuis la *Dame aux Camélias* (le roman date de 1848, le mélodrame de 1851), les amoureuses ont les bronches aussi facilement déchirées que le cœur. Émile abandonne. Il revient dare-dare, en plein concours, soucieux aussi de ne pas déplaire à la belle-mère.
-- Ma chérie.
-- Mon amour.
Dans la maison de la Grand-Rue, aux doubles rideaux avec embrasses et pompons de pourpre tissé d'or, la lourde porte de chêne vernissé (avec heurtoir) tombe sur le bonheur. Un enfant naît, le 11 août 1864, un garçon, Edgar, qui jouera un rôle dans cette histoire.
\*\*\*
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Mais déjà Combes a repris sa marche. Sans agrégation il sait sa carrière et son horizon limités à l'institution de Pons, ou similaire. Il lui faut changer d'orientation, trois ans seulement après avoir fait des pieds et des mains pour obtenir cette chaire de rhétorique. C'est alors qu'il se découvre une vocation soudaine : la médecine. Songe-t-il que son saint patron, saint Émile, martyrisé en 484 par Hymeric roi des Vandales pour avoir proclamé sa foi catholique et son horreur de l'hérésie arienne était médecin ? Je n'oserai l'avancer. Je crois qu'il y est conduit par son évolution. Philippe Ariès écrit : « Le médecin est en face du curé le pionnier de la civilisation moderne fondée sur une conception rationaliste et naturaliste du monde. » Historien de gauche, Georges Duveaux remarque : « Le médecin est un propagandiste de poids. A la différence de l'instituteur qui doit entendre humble et respectueux les semonces que lui adressent les autorités politiques et religieuses, le médecin, notable indépendant, peut guerroyer contre le prêtre. Dans cette bataille l'assistent souvent le vétérinaire et le pharmacien. » En 1848, le président de la Constituante était un médecin : le Dr Buchez. La politique républicaine, voire socialiste, révolutionnaire, de gauche et d'extrême gauche vibre au nom des Guépin (Nantes), Turck (Plombières), Brard (Jonzac), Henon (Lyon), sans parler de Clemenceau et Chautemps : tous médecins et souvent maçons. Dans l'état-major de Blanqui on trouve le Dr Jaclard, et le Dr Aristide Rey auteur de la formule célèbre : -- « *Vous me parlez de l'âme ? Je ne l'ai jamais vue sous mon scalpel. *» Il faut en tout cas une puissante motivation pour qu'à 29 ans, brusquement, Émile Combes mette un terme à ce qui avait été sa vie jusque là : les études philosophiques. Il renonce aux 3.000 francs si opiniâtrement exigés. Ne comptant que sur ses économies, les revenus de la dot de sa femme, l'appoint de leçons qu'il donnera de çà, de là, il s'engage pour quatre années d'études et part pour Paris. Il s'installe rue des Tournelles, n° 52, entre les boulevards Beaumarchais et saint Antoine, à deux pas de la Bastille. Cette fois, prudent, il emmène sa femme. C'est Mme veuve Dussaud qui reste seule à Pons. A son âge, elle risque moins de cracher le sang.
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Émile travaille avec l'acharnement qu'on lui connaît. Il veut réussir et vite. Les tâches alimentaires de précepteur à façon et de répétiteur expédiées, il consacre le plus vif de son temps à l'étude. Il suit assidûment les cours de la faculté. Le professeur le plus important est Paul Broca. Il vient de publier un ouvrage qui fait quelque bruit : *Recherches sur l'hybridité animale en général et l'hybridité humaine en particulier.* On retiendra que le professeur Broca fut nommé sénateur inamovible le 5 février 1880 par le président franc-maçon Grévy, le franc-maçon Lepère étant à l'Intérieur et le franc-maçon Ferry à l'instruction publique, aux cultes et aux Beaux-Arts. Il siégea à gauche. En 1887, quand sa statue fut érigée près de l'École de Médecine, le ministre des Beaux-Arts était le franc-maçon Spuller. Ce ne sont que des indices. Ils peuvent compter dans l'évolution d'un arriviste.
Après la faculté et les hôpitaux, Combes fréquente la bibliothèque de l'Institut. Il y fait une rencontre que tous ses biographes soulignent avec satisfaction. Un jour qu'un texte le plonge dans l'embarras, son voisin s'offre à l'aider. C'est un gros homme pachydermique, au ventre en édredon de campagne, aux bras courtauds, mais dont le regard lumineux brille dans une tête d'éléphant : sans cesser d'être simple et bienveillant, il montre une érudition phénoménale. Puis il sourit, salue et s'en va en roulant sur ses pilotis raccourcis.
Aussitôt on entoure Combes. On le presse :
-- *Que vous a-t-il dit ? Savez-vous au moins à qui vous venez d'avoir affaire ?*
*-- Non.*
*-- Mais c'est Renan.*
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Renan ! Le héros scandaleux de l'année. Sa *Vie de Jésus* vient de paraître (1863). Elle connaît un succès peu courant pour un ouvrage de ce genre : 100.000 exemplaires vendus en deux ans. Dans ce « roman théologique » l'ancien séminariste Renan, qui a désormais la « religion de la science », explique que « Jésus n'est que le plus grand entre les fils des hommes et sa personne ne peut être placée qu'au plus haut sommet de la grandeur humaine ».
-- *Voilà Jésus démoli pour toujours,* déclare George Sand ([^12]).
Naturellement l'Église, même divisée entre catholiques libéraux et intransigeants, s'indigne. Les évêques anathématisent le provocateur. Dans certains diocèses les prières des agonisants, avec glas, sont ordonnées en expiation. Le cours d'hébreu que Renan donnait à la Sorbonne est suspendu ; puis supprimé. Et c'est cet homme qui s'est intéressé à l'abbé Combes en marche vers Joachim, Boaz, Hiram et la représentation du Temple de Salomon ! Quelle coïncidence !
Elle trouvera son couronnement quarante ans plus tard, quand le président du Conseil s'en ira sur la tombe de Renan à Tréguier, au milieu de la Bretagne catholique, soulevée contre sa politique et la persécution maçonnique qui en résulte, prononcer un discours, qui est tout à la fois un plaidoyer, une provocation à la guerre de religions et une profession de foi. Étonnant morceau. On croyait que le farouche anticlérical allait donner tous ses soins à l'auteur de *l'Histoire des origines du christianisme,* des *Apôtres,* de *Saint Paul et sa mission,* de l'*Antéchrist,* en un mot au révolutionnaire anticatholique qui avait remplacé sa vieille religion par la science ; et qu'il passerait sous silence l'antirévolutionnaire politique, l'antidémocrate de la *Réforme intellectuelle et morale de la France,* celui qui écrivait :
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« J'ai cherché à démontrer ce qu'a de superficiel et d'insuffisant la constitution sociale sortie de la Révolution, les dangers auxquels elle expose la France, les malheurs qu'il est permis de craindre, la nécessité qu'il y a d'élargir l'horizon français, de lui ouvrir de nouveaux horizons, de la soustraire à des erreurs invétérées. Toujours grande, sublime parfois, la Révolution est une expérience infiniment honorable pour le peuple qui osa la tenter ; mais c'est une expérience manquée. En ne conservant qu'une seule inégalité, celle de la fortune, en ne laissant debout qu'un géant, l'État et des milliers de nains ; en créant un centre puissant, Paris, au milieu d'un désert intellectuel, la province ; en transformant tous les services sociaux en administration, la Révolution a créé une nation dont l'avenir est peu assuré, une nation où la richesse seule a du prix, où la noblesse ne peut que déchoir. » ([^13])
On se trompait. Combes s'en tira en ignorant l'un et l'autre. Nous aurons l'occasion d'y revenir. C'est un discours important ; l'un des plus misérables dans une vie si riche en la matière, que le choix est difficile. Un monument de plus de 8.000 mots, dont vingt seulement se rapportent à Renan. Et encore, si peu. Jugez. Ce sont : « *Comme les libres-penseurs et à l'exemple de Renan... *» et « *Je bois à la Bretagne, la patrie de Renan *». C'est tout. ([^14]) Tréguier n'était qu'un prétexte pour venir se féliciter en terre ennemie « *de tous les échecs infligés depuis un an à la réaction cléricale et monarchique *».
\*\*\*
Bon époux, Émile Combes se veut aussi bon fils et bon frère. Ayant amélioré ses ressources en devenant répétiteur dans deux pensionnats huppés, ceux de M. Verdeau et de M. Jeauffret, il installe à Bercy ses parents (son père a 63 ans et n'y voit plus) et ses frères. Auguste est encore lycéen. Louis fera sa médecine ; comme Henri qui vient d'abandonner sa robe de bure de capucin. L'abbé Gaubert n'a pas eu de chance avec les Combes.
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Les meilleures actions peuvent avoir des suites funestes. Nous sommes en 1865. Une nouvelle épidémie de choléra saisit Paris d'angoisse. C'est la quatrième depuis 1832 où elle emporta Casimir Perier (et Bugeaud en 1849). En 1853-1854 il y eut de véritables hécatombes dans le midi : à Saint-Girons 400 morts sur moins de 4.000 habitants. Le sous-préfet écrit : « Saint-Girons est dans la désolation ; l'hospice regorge ; les corridors sont pleins de lits et toutes les maisons ont des malades ; les médecins n'en peuvent plus. » Le maire de Martigues demande au curé de renoncer au glas pour ne pas affoler la population : « Je viens vous prier, Monsieur, de vouloir bien suspendre jusqu'à ce que la maladie ait disparu, les tristes manifestations publiques du son des cloches et des chants mortuaires, dans l'intérêt de l'humanité que nous sommes appelés à servir. » ([^15])
En 1865 les « journaux utiles », comme dit Rochefort, c'est-à-dire favorables à Napoléon III, recommandent de garder son sang-froid. La rumeur, elle, colporte des récits effrayants. Cette infection serait venue des Indes sur les chameaux des caravanes. Elle commence par des diarrhées et des vomissements. Le pouls baisse. Le corps se dessèche et s'épuise. La température tombe à 32°. Le malade meurt de froid, d'autant plus vite que la thérapeutique est incertaine. En 1832 on soignait par l'alcool. En 1854 par le cresson. En 1865 par des bains chauds et des injections intraveineuses d'eau salée. La mortalité est de 50 % au-dessous de cinquante ans ; de 85 % après.
Aux premiers signes avant-coureurs de l'épidémie, le futur médecin Combes replie Maria et Edgar à Pons où l'air est bon. Il ne reverra plus ses parents. Ils ont été emportés en quelques jours et enterrés on ne sait dans quelle fosse commune.
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Il y avait tant de morts, jetés en vrac sur des charrettes que l'on faisait courir vers les tombes pleines de chaux ! Ni Henri, ni Louis, ni Auguste-Antoine ne peuvent renseigner le frère aîné. Ce père et cette mère dont il aurait voulu adoucir la vieillesse, il les avait poussés au trépas, loin de chez eux, du cimetière de Roquecourbe, jetés dans une terre étrangère, on ne savait où... Il y avait là comme un coup du sort, un coup du ciel, qui a dû choquer Émile Combes, peut-être hâter, ou consolider, son retournement. Pour un homme qui veut se défaire de l'empreinte, il n'y a pas meilleure justification que ces malheurs que l'on peut prendre pour des malédictions. Il est facile de les recevoir comme une preuve de l'inexistence de Dieu ; ou de son indifférence aux courses des hommes ; ou de son injustice et de sa cruauté ! D'ailleurs le destin s'acharne. En 1866 c'est Mme Dussaud qui meurt. Honorine, sa seconde fille, la sœur de Maria, la belle-sœur, la suit. Son mari, le banquier Guédon, ne durera pas non plus très longtemps. Une hécatombe qui, le chagrin passé, fait d'Émile Combes un homme riche, libre, sans belle-famille catholique à la patte. Ce qui a son importance. Combes redoutait tellement sa belle-mère qu'il lui avait demandé l'autorisation de faire venir ses parents à Paris ([^16]).
Malgré ces deuils, ses obligations annexes, Émile Combes boucle ses études de médecine en quatre ans. En 1868, il soutient sa thèse sur *l'Hérédité des maladies*. Il la dédie à sa femme et à son fils Edgar : « Votre présence et votre affection ont adouci mes ennuis et soutenu mes forces durant ces intéressantes mais pénibles études. » Si sérieux qu'il soit (on a cru longtemps que les maladies étaient héréditaires alors que c'est le terrain qui l'est), le sujet ne retient pas l'attention. La mode ne s'intéresse qu'à la guerre des allopathes contre les homéopathes que le populo appelle les hommes à pattes et l'*Union Médicale *: des charlatans.
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Pour Combes ce sont des querelles subalternes. Il s'installe à Pons, dans la belle maison de Mme Dussaud, sur laquelle il fait immédiatement poser une plaque de cuivre : « Monsieur Combes. Docteur Médecin ». En 1868 les médecins sont peu nombreux : donc recherchés malgré le prix de la consultation : entre huit et douze francs. Le médecin doit tout savoir et tout savoir faire : accoucheur, pédiatre, infirmier, gynécologue, dermatologue, oto-rhino-laryngologiste, ophtalmologiste, chirurgien, spécialiste des poumons, du foie, des maladies vénériennes, du cerveau, de l'hystérie, du haut mal et j'en passe. Combes est un de ceux-là. Affable et docte, amusant et faisant sérieux. On le consulte chez lui, et il fait ses visites dans un cabriolet que tire un cheval nommé Huron. Seuls les miséreux, les sans famille et sans toit vont à l'hôpital -- il n'y a d'ailleurs que 63.000 lits d'hôpitaux pour toute la France. En règle générale on naît, on souffre, on meurt chez soi. D'où l'importance du médecin de campagne et de famille, sa popularité, son audience dans le peuple. La bourgeoisie intellectuelle est plus réservée. Auguste Comte refuse les conseils de ses médecins et disciples, les docteurs Second, Foley et Acediffrend -- les deux derniers anciens élèves de l'École Polytechnique -- et se soigne lui-même en ajoutant à son repas « quelques gorgées de vin vieux et une stricte cuillerée de vieux rhum ». Sainte-Beuve n'en faisait qu'à sa tête. L'Empereur, en 1864, soigne ses rhumatismes au champagne et au madère. Mais le peuple, lui, croit au « docteur », ce qui en fera le candidat idéal à l'avènement du système électoral.
Émile Combes s'applique donc à étendre sa clientèle. Il est évident que l'Empire se libéralise de plus en plus. Depuis 1863 dix-sept républicains sont entrés au corps législatif. Depuis 1864, le tiers parti bonaparto-républicain d'Émile Ollivier progresse. En 1867 une loi sur la presse supprime l'autorisation préalable et les avertissements. En 1868 la liberté de réunion est rétablie. Rien de surprenant à ce qu'un homme aussi organisé que Combes se prépare.
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Il n'est encore qu'un apprenti à l'Orient de Barbezieux qu'il donne des conférences à Pons et Jonzac à la demande de la Ligue de l'Enseignement. Il collabore à l'*Indépendant,* le journal libéral de Saintes. Il attaque le comte Eschasseriaux, le clan bonapartiste et son journal *le Progrès*. Moins d'un an après son installation, le voici secrétaire d'un comité pour l'établissement d'une ligne de chemin de fer *républicaine* entre Ports et Royan (41 km) qui s'oppose au comité pour l'établissement d'une ligne de chemin de fer *bonapartiste* entre Pons et Royan également. Il s'agit du même tracé, de la même voie, des mêmes machines et des mêmes wagons, mais les deux comités n'en sont pas moins engagés dans une guerre impitoyable et argumentée. Émile Combes n'y est pas le moins ardent ([^17]).
Pourquoi ? On peut en être surpris. Aujourd'hui que les passions allumées par Napoléon III se sont éteintes et refroidies il est évident que l'Empereur était un homme de gauche. Non pas seulement parce qu'il avait des idées « sociales » et rédigé dans sa jeunesse *L'extinction du paupérisme* où il dénonçait la prolétarisation du peuple et son écrasement par la grande industrie, mais surtout parce que son coup d'État empêcha la restauration de la monarchie et rétablit le suffrage universel. Comme dans la géographie le dessin d'une côte présente une répétition de caps et de baies avant d'arriver au cap le plus aigu et à la baie la plus profonde, en histoire certains hommes surgissent qui en annoncent d'autres qui vont leur succéder en les dépassant dans leurs qualités et leurs défauts, leurs réussites et leurs échecs. Dans cette perspective Napoléon III peut annoncer Mussolini qui avait aussi des idées « sociales » et se détruira dans des guerres romantiques donc stupides, révélant que sous la tunique du Duce il avait gardé son petit veston d'instituteur socialiste. Comme Mussolini, Napoléon III ne fit pas grand mal à ceux qui se disaient ses ennemis. Flaubert et les Goncourt furent poursuivis mais acquittés.
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Victor Hugo qui l'avait salué en écrivant dans *l'Événement* (c'est un titre qui couvre souvent une marchandise ridicule) : « Ce n'est pas un homme qui revient, c'est une idée. Depuis 1815 le peuple attend Napoléon car il a besoin d'un idéal, d'une vision, d'un amour : c'est l'Empereur. Sa candidature date d'Austerlitz. » ([^18]), Victor Hugo devenu rebelle a pu installer sa famille et sa maîtresse à Guernesey. Il continue de toucher ses revenus (ce sont les biens des Orléans qui ont été confisqués) et la Comédie française joue *Hernani *! Nous avons connu d'autres martyrs. La politique de gauche : il s'agit d'abolir 1815 et de faire la guerre pour la justice, la liberté, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Si l'on va en Crimée, si l'on fait le zouave à l'Alma, Malakoff, Sébastopol (« Foutu, mon cher ! mais la redoute est prise ! »), c'est pour combattre le despotisme du Tzar et défendre le démocrate sultan de Turquie. Si on aide l'Italie c'est pour affaiblir la mosaïque autrichienne, symbole de la Monarchie, qu'on laissera détruire par la Prusse (Sadowa). Michelet applaudira la Crimée « guerre qu'on ne limitera pas... guerre de deux dogmes, de deux symboles et de deux fois, la nôtre et celle du passé... guerre dont le nom sonne la mort de tant de cent mille hommes », mais d'où sortira le monde nouveau ([^19]).
Malgré Michelet son maître à penser, l'abbé Combes n'a jamais pu souffrir Louis-Napoléon. En 1860, il écrit à l'abbé Calvayrac : « *Quels grands crimes avons-nous commis pour que Dieu, dans sa colère, nous envoie à des époques diverses, cette famille de hideux étrangers avec ses abominables traditions et ses honteuses audaces.*
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*S'il y eut jamais un spectacle humiliant et vraiment insupportable, c'est celui que nous offrent tous les jours les résultats de notre lâche insouciance. La France est descendue à ce point d'ignominie qu'elle n'apprend les nouvelles qui l'intéressent que par les journaux étrangers. Je sens un flot de sang monter à mon visage quand je lis, en face des comptes rendus des Chambres anglaise et prussienne, les pitoyables comptes rendus de notre Chambre législative. Des lois sur la chandelle et le reboisement de quelques crêtes, telles sont les comédies auxquelles se rabaisse cette tourbe sans âme d'hommes sérieux, chamarrés d'or et de décorations ! Non je ne souhaiterais pas à mon plus mortel ennemi les accablants effets de la tristesse qui m'envahit ! Et quel est notre espoir à nous tous, jeunes hommes de cœur et peut-être d'avenir, si nous permettons que notre génération s'étiole dans le dégoût de ses intérêts les plus élevés, ceux de l'intelligence et de la nationalité. Pour un journal qui déplore ce triste état de choses, vingt battent des mains aux démonstrations d'un despotisme sans retenue. *» ([^20])
Les concessions successives de l'Empereur ne désarment pas Combes. Il est comme l'ensemble de la classe intellectuelle : excité, fébrile, en crise. Napoléon III espérait calmer cette agitation artificielle en libéralisant de plus en plus l'Empire jusqu'à ce qu'il devînt parlementaire. Comme souvent, pour ne pas dire toujours, le contraire se produit. L'annonce d'élections libres en 1869 provoque un appel d'air qui fait ronfler l'incendie. Paris bout, ce qui finit par donner de la température à la France, pourtant calme dans ses profondeurs. La franc-maçonnerie travaille activement à l'explosion.
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Chaque loge est devenue un foyer républicain. Selon les recettes maison, un mélange adroit de satire, de dénigrement, d'indignation vertueuse, de raison attristée, de violences verbales, on y excelle à pousser au combat incessant un rassemblement ouvriers-étudiants chapeauté par le parti intellectuel. Aux élections du printemps 69 l'opposition obtint 3 millions 250.000 voix et les candidats de l'Empire 4 millions 600.000 seulement.
-- *C'est la fin. Encore un effort !* disait le F**.·.** Gambetta.
Cette certitude que l'Empire est touché à mort est si forte que lorsque Rochefort, abandonnant *La Lanterne* à bout de souffle lance son quotidien : *La Marseillaise,* un de ses collaborateurs, le futur communard Paschal Grousset écrit :
« C'était une machine de guerre, un torpilleur lancé à toute vitesse contre les plaques blindées du navire impérial, ... Il s'agissait de faire sauter l'Empire. Notre prose à tous sentait la poudre et nos articles avaient pour mot de la fin un appel à l'insurrection. » ([^21])
Pons est plus calme que Belleville. Les barricades ne poussent pas encore dans la Grand-Rue. On manque d'habitude et de tempérament. Le pineau, l'ambroisie locale, mutage de vin par du cognac, porte plus à la conversation qu'au chassepot. Émile Combes anticipe pourtant au grand remue-ménage national...Il croit aussi que l'heure est venue car, nous allons le voir, l'homme est prudent, circonspect et ne risque qu'à bon escient, tout bien pesé. Le voici donc candidat, élu conseiller municipal, le pied à l'étrier.
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Le maire est un confrère, le Dr Rigoud, du parti manchiste-timoré et ne sortant jamais sans parapluie. Napoléon III demandant au peuple d'approuver sa politique, les réunions sont libres. Mais pas les salles. Pour faire campagne contre le plébiscite Combes doit réunir les électeurs chez lui : la veuve Dussaud doit se retourner dans sa tombe. Les thèmes sont l'assassinat de Victor Noir ([^22]), le despotisme clérical ([^23]), le suffrage universel qui ne vaut qu'en République si l'on en croit Gambetta et la certitude affichée par ce grand homme : l'Empire en est à son dernier quart d'heure.
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Même Thiers, de sang pessimiste et volontiers rabat-joie le reconnaît, qui constate, sarcastique, de sa voix de clarinette :
-- *L'Assemblée retient son souffle de crainte de renverser le Cabinet.*
Le 9 mai 1870, le lendemain du plébiscite, quand les chiffres arrivent, la déception n'en est que plus atroce. Par 7 millions 250.000 « oui », contre 1 million 530.000 « non », le peuple souverain approuve l'Empereur, le régime, la dynastie. Il ratifie le *senatus-consulte* du 20 avril. Il condamne l'opposition.
-- *J'ai mon chiffre,* dit l'Empereur à Émile Ollivier qui l'aurait souhaité moins important ([^24]).
-- *C'est un écrasement,* avoue Gambetta découragé, effondré même, aux portes du renoncement. L'Empereur est plus fort que jamais ([^25]).
Aux yeux républicains Pons a mieux voté que le reste de la France, surtout de la France paysanne. Sur 900 suffrages exprimés : 240 « non » contre 660 « oui », le rapport devrait réconforter Combes.
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Il l'aplatit. Son brevet de maître-maçon en poche, il paraît se mettre en réserve de la politique active. Étrange attitude. Ce brevet vaut un sésame. Il est signé Babaud-Laribière, le nouveau Grand Maître du Grand Orient, mais aussi son voisin, né à Confolens, commissaire de la République puis député des Charentes en 1848, futur préfet d'Angoulême en 1870, à une soixantaine de kilomètres de Pons, celui qui écrivait dès 1846 : « Au fond de nos campagnes, que les démocrates le comprennent bien, l'instituteur est le représentant vivant de la Révolution. » ([^26])
La guerre, les désastres de l'Empire, la « divine surprise » républicaine du 4 septembre, l'armistice (28 janvier 1871) et la préparation des élections qu'il déclenche : Émile Combes semble absent. Ce furieux implacable a besoin, pour se livrer, des certitudes et des assurances du pouvoir. La situation doit lui paraître trop fluctuante. Il ne fait pas partie de la délégation municipale qui occupe la mairie en 1871. Toute ambition l'a abandonné. Il ne participe pas à la campagne, pourtant très mêlée, puisque royalistes et républicains se trouvent parfois sur les mêmes listes. Thiers et Trochu font équipe dans l'Ouest. Dans l'Aisne « un comité saint-quentinois a fabriqué une liste où l'on a mis des républicains départementaux comme Jules Favre, des libéraux acceptant la République définitive comme le triste M. de Tillancourt, des bénisseurs, comme Henri Martin, puis des médecins radicaux -- il y en a partout -- et des fabricants de sucre libres-penseurs » ([^27]). Combes ne pipe mot. Ses biographes officiels, reconnus d'utilité laïque, ceux qui ont eu accès à ses archives personnelles, expédient ces années bouillonnantes en quelques lignes. Voici celles de M. Alquier :
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« En 1871 le Conseil municipal dissous fut remplacé par une délégation que présidait le banquier Gueydon ([^28]), beau-frère d'Émile, mais le scrutin de 1874 ramena celui-ci à l'Hôtel de Ville -- un petit château Louis XIII ayant appartenu à la famille du maréchal d'Albret -- où il ne tarda pas à ceindre (1876) sa première écharpe. Sans doute était-il écrit que sa carrière municipale serait à ses débuts traversée d'incidents puisque, dès après le 16 mai 1877, il fut promptement révoqué par M. de Lamberteyrie, sous-préfet de l'ordre moral. Réélu avec toute sa liste en 1878, après une courageuse campagne soutenue par le seul journal libéral *l'Indépendant*, il devait conserver jusqu'en 1919 la première magistrature de Pons : il lui manque alors, au premier tour de scrutin, six voix pour être élu conseiller municipal, et découragé par cette attitude, il n'acceptera pas de se représenter au deuxième tour. » (**19**)
Sans caricaturer, ni forcer le trait, tout se passe comme si Émile Combes avait attendu la consolidation du système républicain, l'installation avec Grévy du Grand Orient à l'Élysée pour sortir de la coquille où il s'était réfugié après l'effondrement du plébiscite. De 1874 à 1881 il se contente d'être un médecin de campagne et un politicien local. Son fait d'armes est une magouille au Conseil général. Circonvenant le président (au bénéfice de l'âge) que la droite se croyait acquis, Combes réussit à faire basculer à gauche la majorité de l'assemblée. La loge illumine et les républicains pavoisent. Il a des mots avec un certain Sardou, parent éloigné de l'auteur dramatique, candidat malheureux au Conseil général. Au cours d'un débat, Combes le domine. L'autre le menace. Combes esquive et met les rieurs de son côté. Les républicains illuminent et la loge pavoise. Ce n'est pourtant pas la légende des siècles.
Il faut attendre les élections législatives du 21 août 1881 et la vague gambettiste, le grand assaut de la franc-maçonnerie, pour que Combes se décide à viser plus haut.
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Le député de la circonscription, la deuxième de l'arrondissement de Saintes, a le profil de la victime expiatoire. Il s'appelle Eugène Jolibois. C'est un ancien préfet de Napoléon III demeuré debout dans la défaite. En 1870, à Slans, alors qu'il était au Conseil d'État, il s'inscrit au barreau de Paris. Le 28 février 1876 il se présente à Saintes, candidat du comité national conservateur, contre le républicain Lemercier, l'ami de Combes. Jolibois est élu, de justesse : 6.933 voix contre 6.526. Je cite ces chiffres car ils vont avoir leur importance. A la Chambre Eugène Jolibois s'inscrit au groupe bonapartiste de l'Appel au peuple. Il est un des orateurs et l'avocat du groupe. En 1877, il vote avec la minorité monarchiste. Après le 16 mai il est un des 158 députés des Droites qui accordent leur confiance à de Broglie. Cela ne l'empêche pas d'être réélu le 14 octobre, avec 8.970 voix contre 5.782 à Lemercier.
Mais cette fois Mac Mahon est parti. Le Cabinet qui fait les élections est celui du franc-maçon Jules Ferry (Loge *La Clémente Amitié*) dont le ministre de l'intérieur est le franc-maçon Jean Constans (Loge *Les Cœurs réunis* et *L'Encyclopédie,* membre du Conseil de l'Ordre du Grand Orient). Le franc-maçon Émile Combes n'en est pas moins battu. Mais pour vous montrer d'une façon concrète la fabrication de l'histoire, voici comment M. Alquier raconte cette défaite :
-- « Ce fut en 1881, qu'il (Combes) essuya son unique échec électoral -- un échec d'ailleurs triomphal. Monsieur Jolibois, député bonapartiste sortant pour l'arrondissement de Saintes, avait été jusqu'alors « le grand électeur du département ». Émile Combes décide de se présenter contre lui et après une campagne où la solidité et la sincérité de son argumentation, la bonhomie de son abord et la simplicité de son éloquence sans apprêt firent merveille, Jolibois -- s'il fut réélu -- vit ce scrutin législatif faire tomber de 2.000 à 500 voix le chiffre de sa majorité. Les droites furent désemparées de ce résultat pour elles inattendu et Émile Combes en profita pour travailler plus fort le terrain et pour préparer à l'idée républicaine, avec de nouveaux succès, de nouveaux mandats électifs. »
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Du moment que M. Alquier le dit, pourquoi ne pas le croire ? Pourquoi soupçonner de maquiller les cartes un homme qui dédicace son livre « à la mémoire de mon oncle Henri Sizaire, maire de Castres, qui -- libre-penseur -- donna maint témoignage de la sereine tolérance ; à ma mère, huguenote fervente qui fut et demeure une laïque ; à ma femme, dont la foi catholique ne connaît pas de doutes ». Depuis que j'ai commencé ce travail j'ai tellement rencontré de truquages, d'oublis qui étaient des dissimulations, des falsifications pures et simples que je suis devenu méfiant. Alors voici la vérité. Le 21 août 1881, Eugène Jolibois battit Émile Combes, candidat du préfet, par 7.486 à 6.924 voix. En fait d'échec triomphal Combes avait moins bien réussi que Lemercier (407 voix en 1876, Cabinet Dufaure, Mac-Mahon *régnant*)*.* Combes travailla si « fort le terrain pour préparer à l'idée républicaine, avec de nouveaux succès, de nouveaux mandats électifs » qu'aux élections suivantes, le 4 octobre 1885, Eugène Jolibois fut réélu avec 62.583 voix sur 124.465 votants. On était passé au scrutin départemental de liste. Eugène Jolibois arriva le premier des sept candidats qui composaient la sienne : liste monarchiste, précisons-le. En 1885 c'était ne pas mettre son drapeau dans sa poche.
Quatre ans plus tard, on revint au scrutin uninominal d'arrondissement. Eugène Jolibois revint dans la seconde circonscription de Saintes. Ses électeurs l'élirent derechef, par 7.092 voix contre 6.258 au candidat républicain. Ce candidat malheureux se nommait M. Nicolle. Émile Combes avait pris avec la tangente la précaution de se faire élire au Sénat le 25 janvier 1885. Une élection sans panache, par 538 voix sur 1.036. Le président du Conseil était à nouveau le franc-maçon Jules Ferry et le ministre de l'intérieur déjà Waldeck-Rousseau.
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Néanmoins Combes ne réussit qu'à passer en troisième position sur une liste de trois membres. Malgré la « solidité et la sincérité de son argumentation, la bonhomie de son abord et la simplicité de son éloquence sans apprêt » il y a des jours où l'on préfère un modeste succès à l'échec triomphal !
(*A suivre*.)
François Brigneau.
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## L'année Victor Hugo était une année Ronsard
### Mais on ne vous l'a pas dit...
ON NE VOUS L'A PAS DIT DU TOUT, ou en tout cas, pas beaucoup. Ronsard oublié. Immense et encombrant, Victor Hugo a tout ramené à lui, par ordre du pouvoir socialiste, du ministère de la culture socialiste, de l'école et de l'université socialistes, et parce qu'il est au Panthéon, au milieu des autres faux prophètes de la démocratie universelle, l'un des plus grands parmi eux, et le plus sonore. Il a prédit la fin des guerres nationales, la disparition des forces armées, l'Europe unifiée, l'Humanité patrie unique et unique religion. Cette « année Hugo » était l'occasion pour nous de faire entendre plusieurs voix différentes : il est encore temps, nous sommes encore en 1985.
\*\*\*
On trouvera donc, commentés par GEORGES LAFFLY, dix jugements sur Victor Hugo : ceux de Léon-Paul Fargue, Paul Valéry, Charles Maurras, Sainte-Beuve, Barbey d'Aurevilly, Barrès, Nietzsche, Baudelaire, Péguy, Audiberti.
La rencontre avec saint Jean Bosco, racontée par JEAN CRÉTÉ.
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Le mensonge sur son baptême, décelé et démontré par un livre de l'abbé Géraud Venzac qui devrait être célèbre, et dont RÉMI FONTAINE rapporte les points essentiels.
ALAIN SANDERS survole la « tragique existence » de Victor Hugo telle que l'avait mise en scène une « vie ranimée » de Léon Daudet.
Ajoutons à ce propos que l'on a pu lire dans la *Revue universelle,* numéro du 1^er^ octobre 1920, reprise dans le numéro d'août-septembre 1985, une puissante analyse de Léon Daudet, dont voici quelques extraits fulgurants :
« La surabondance verbale et rythmique de Victor Hugo n'a pas besoin d'être démontrée. C'est un « phasique », c'est le « phasique » par excellence, chez qui le mot appelle le mot, par écholalie, synonymie, et tous les échos intérieurs connus, chez lui la métaphore appelle la métaphore. Une grande partie de son prestige, de la fascination qu'il a exercée sur ses contemporains, vient de là. Il aimait les mots, il jonglait avec, il les assemblait, les coupait, les désarticulait, en latin comme en français (...).
« Artificier du verbe, Hugo le fait jaillir et tourner en girandoles, en soleils, en fusées, en étoiles avec une prestigieuse habileté. Quelquefois, les baguettes retombent dans une odeur de brûlé. L'auteur de la *Légende des siècles* et de la *Fin de Satan* n'a jamais médité cinq minutes sur un sujet quelconque. Il rêvassait volontiers devant la mer, le soleil et les étoiles, ce qui n'est pas du tout la même chose, les prenant à témoin, pendant son exil, de la méchanceté de Louis Bonaparte et de ses perfections à lui, Hugo.
« Voici pour le vocable ; et je concéderai, tant qu'ils le voudront, aux admirateurs fervents de Hugo, que ses ressources verbales sont presque inépuisables. Je n'en dirai pas autant de ses facultés immédiatement imaginatives, à tous les degrés (...). Partout indigence de l'imagination première, celle qui sert de cœur (*punctum saliens*) et d'animatrice aux vrais chefs-d'œuvre.
« L'imagination seconde, celle des épisodes, est plus robuste et plus variée, chez Hugo, que la précédente, sans atteindre cependant, même de loin, à la puissance et à l'opulence des épisodes shakespeariens, pour prendre, comme point de comparaison un génie authentique (...).
« L'imagination tierce, celle des métaphores immédiates est, chez Hugo, quelquefois remarquable et vigoureuse, souvent aussi flottante, vague et prévue (...).
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« Mais il possédait cette faculté animale, physique, peu étudiée, qui a joué un si grand rôle dans l'histoire des réputations, qui était celle de Bonaparte, de Chateaubriand, de quelques autres, qui fait les grandes destinées, les fortes secousses, les chutes profondes, qui survit quelquefois à la mort et traverse la pierre des sépulcres : la fascination. On parle des hugolâtres. J'en ai connu... »
\*\*\*
Enfin, PIERRE-ANTOINE COUSTEAU. Je l'ai découvert et bien connu dans les années 1954-1958, je lui ai donné entières mon estime et mon amitié. Je n'ai donc aucune envie ni d'ailleurs aucune raison de respecter l'interdit silencieux qui frappe sournoisement son œuvre. Son *Hugothérapie* est un ouvrage qui mérite d'être (re)lu aujourd'hui : coupé de trois brefs commentaires d'Armand Mathieu.
\*\*\*
Mais il y avait aussi Ronsard.
Il était important de ne pas l'omettre. JEAN-PIERRE HINZELIN dit pourquoi, et c'est par lui que nous commençons ; c'est avec lui que nous clôturons l'année Hugo.
J. M.
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A RONSARD\
mort le 27 décembre 1585
### Pour son quatrième centenaire
par Jean-Pierre Hinzelin
On a l'habitude de considérer qu'un poète doit être un peu taré : satanique comme Baudelaire, ivrogne comme Musset, inverti comme Rimbaud ou les deux à la fois comme Verlaine, assassin comme Villon, excessif comme Hugo ou gaulliste comme Marie Noël. De nos jours, il est difficile que quelqu'un ose se présenter comme poète, ou même comme écrivain aux ambitions un peu élevées, tout en étant paisible, rangé, bon père et bon époux, en règle avec le fisc et la maréchaussée, sa concierge et sa conscience, et couché avant dix heures du soir. Qu'il en ait existé de tels autrefois, on ne le croirait pas si on ne l'avait pas appris à l'école : il prend bien à Corneille et à Ronsard d'avoir été mis jadis dans les programmes.
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Encore le premier y est-il arrivé à la faveur d'un malentendu, pour y enseigner, à la faveur d'Horace, le patriotisme jacobin. Ronsard, lui, s'y est glissé tardivement, entre les deux dernières guerres, déposé là par une poussée réactionnaire d'impartialité historique, juste à temps, avant les grands épandages de Sartre et de Zola.
\*\*\*
Or, il est, lui, impeccable. Même pas le réactionnaire : l'homme d'ordre. Et pas par conformisme : s'il loue les rois, c'est pour leurs qualités, qu'il connaît personnellement, et s'il défend sa religion, c'est en disant pourquoi. Patron des bons élèves, il est retourné s'enfermer au collège, âgé de vingt-trois ans, parce qu'il se jugeait trop peu instruit. Bon Français, il célèbre son pays en paix ou en guerre, admire le peuple laborieux, le plaint dans ses malheurs. Bien qu'il se dise « saturnien », mélancolique, et qu'il ait, comme tout le monde, ses chagrins, il n'estime pas nécessaire de changer la société avant d'écrire un vers : il est, comme poète, parfaitement bien dans sa peau, et sa poésie s'en ressent : venant d'un homme sans fiel, elle suscite aussitôt la sympathie. Aussi tout est bon dans le Ronsard. On peut ouvrir n'importe où l'un des dix-huit volumes (plus deux de notes) de la classique édition Laumonier : à part quelques mots vieillis, à part quelques morceaux de la *Franciade* qui sentent le pensum (mais on y trouve aussi de beaux passages : ainsi sur les oiseaux dans les marais du Poitou), on ne sera jamais déçu, on aura peine à fermer le livre. Ronsard semble avoir été créé et mis au monde pour faire mentir le ricanement de Gide disant qu'on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments : il n'a fait que ça toute sa vie.
Amours
Le seul point où sa vie, ses sentiments, et la société de son temps ne sont pas en harmonie, c'est -- paradoxe chez ce catholique convaincu -- l'Église qui en est la cause, ou plutôt le statut de l'Église dans la société de son temps :
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très exactement, le Concordat de 1516, qui a donné au roi de France le droit de choisir les évêques et les supérieurs de monastère, le pape conférant automatiquement les pouvoirs religieux aux personnages ainsi promus. Résultat, alors que Henri VIII d'Angleterre et d'autres souverains d'Europe du Nord cédaient à la tentation de mettre la main sur les biens d'Église en se séparant de Rome, François I^er^, lui, reste fidèle : ces biens, il en a déjà la libre disposition. Ils lui servent, à lui et à ses successeurs, à récompenser de bons serviteurs, et particulièrement des lettrés : c'est, pour ceux-ci, la voie normale. Ronsard est noble, mais pauvre ; toute sa vie, il rêvera de l'aisance que lui donnerait un évêché ou une abbaye. Il n'atteindra qu'au degré en dessous, des prieurés, dont celui de Saint-Côme-lès-Tours où il finira sa vie.
Curieux statut, pour un poète de la femme et de l'amour, que celui d'ecclésiastique ! Au reste, Ronsard n'a jamais été prêtre, n'y étant pas obligé pour recevoir ces menues prébendes ; mais il a reçu les ordres mineurs, condition indispensable. Il est donc, par nécessité, célibataire et tonsuré :
*Le bonnet rond, que tu prends malgré toi,*
dit-il s'adressant à lui-même, l'a privé du mariage, a fait fuir des maîtresses. Il s'en est plaint : cette unique fois, sur les dix-huit volumes. Un romantique en eût fait tout un plat.
Les amours dont il parle, il est vrai, sont avant tout des amours littéraires. C'est évident pour Hélène de Surgères, l'ultime : prise pour cible d'une volée d'admirables sonnets automnaux, elle est en même temps tenue pour quantité négligeable : « *C'est un grand malheur *» écrit Ronsard à Scévole de Sainte-Marthe, « *de servir une maîtresse qui n'a jugement ni raison en notre poésie... *» D'elle le poète n'attend d'autres faveurs que platoniques, et les *Sonnets pour Hélène* sont avant tout une méditation sur le temps, l'âge, l'instant et la beauté.
De même aussi, à l'autre bout de la carrière poétique et amoureuse de Ronsard, pour Cassandre Salviati ; mais s'il est bien entendu que le poète ne prétend rien sur le corps de la dame, qu'il aime en tout bien, tout honneur, sous le regard du mari, et qu'il a peut-être surtout choisie, comme Hélène, parce qu'elle porte un beau nom grec, cela n'empêche pas la réalité d'un sentiment. Sans cela, aurait-il écrit, près d'un quart de siècle plus tard, ces somptueux vers du souvenir :
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*L'absence, ni l'oubli, ni la course du jour*
*N'ont effacé le nom, les grâces, ni l'amour*
*Qu'au cœur je m'imprimai dès ma jeunesse tendre,*
*Fait nouveau serviteur de toi, belle Cassandre...*
Les *Amours de Marie* ont été composés en grande partie pour une maîtresse de Henri III (oui, Henri III avait des maîtresses !) morte prématurément. « Sinope » est, elle, comme Hélène, une occasion de méditer sur la beauté, saisie, cette fois, dans l'éclair d'une révélation :
*Amour, qui ce jour-là si grandes beautés vit,*
*Dans un marbre, en mon cœur, d'un trait les écrivit.*
Reste « Genèvre », évoquée dans plusieurs élégies, et dont l'épisode est sans doute celui d'une passade réelle, mais sans grand amour. Et puis la part de réalité des *Amours de Marie,* qu'il est difficile de réduire entièrement à un jeu platonique. Mais cet inventaire fait, on s'aperçoit qu'on ne sait à peu près rien sur les amours véritables de Ronsard : il a constamment chanté la femme et célébré des maîtresses et il nous a caché parfaitement qui il a aimé dans la vie réelle.
Rois
*Comme un qui prend une coupe*
*Seul honneur de son trésor,*
*Et de rang verse à la troupe*
*Du vin qui rit dedans for*
*Ainsi versant la rosée*
*Dont ma langue est arrosée*
*Sur la race de Valois,*
*En son doux nectar j'abreuve*
*Le plus grand roi qui se treuve*
*Soit en armes ou en lois.*
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Cela c'est l'éloge impersonnel, classique, de la race royale. Ainsi fera Malherbe, dont les vers pour Henri IV ou Louis XIII sont interchangeables. Mais le plus souvent Ronsard va *ad hominem,* il loue l'individu dans la fonction. Prenons l'*Hymne de Henri II :* ce roi n'est pas un intellectuel, peut-être même n'est-il pas très intelligent, mais c'est un magnifique athlète, -- il en mourra, du reste. Ronsard se souvient qu'il a été page de son écurie, et l'hymne devient, au passage, un des plus beaux textes sportifs de notre littérature :
*Et semble que ton corps naisse hors de la selle*
*Centaure mi-cheval...*
(Ronsard en écrira un autre, dédié à la boxe celui-là : l'*Hymne de Pollux et de Castor*)*.*
Envers le roi-centaure, c'est l'admiration qui domine. Avec Charles IX, roi-enfant (roi à 10 ans, il mourra à 24), un autre sentiment apparaît : l'affection respectueuse. Ronsard, qui n'a pas eu d'enfant, se sent un cœur paternel pour cet adolescent lancé à grand péril dans les rapides de l'Histoire. Il consacre un grand poème, programme d'éducation et de gouvernement à la fois, à l'*Institution du roi très chrétien Charles IX.* Il reçoit le roi chez lui, lui offre des melons de son jardin. Charles IX lui commande la Franciade (il ne sait pas ce que dira cent cinquante ans plus tard M. de Malézieu : « le Français n'a pas la tête épique »). Quand il meurt prématurément, rongé par la tuberculose, en 1574, cette perte arrache au poète un cri personnel à la mémoire :
*Du roi que j'adorais pour ses rares valeurs,*
dans un sonnet clos par un beau vers mystérieux :
*Car l'Amour et la Mort n'est qu'une même chose.*
Guerres
Tout aussi personnelle est sa réaction dans la tourmente politico-religieuse qui manque engloutir la monarchie et la religion nationales. Là aussi, la comparaison avec Malherbe est caractéristique. Celui-ci s'en tient au conformisme classique :
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*En ce fâcheux état ce qui nous réconforte,*
*C'est que la bonne cause est toujours la plus forte.*
Ronsard, lui, discute, argumente, descend dans le détail. Il ne nie pas les désordres du système, il ne prétend pas, contre l'évidence, que l'Église du XVI^e^ siècle est impeccable ; des évêques, il dit :
*Je me deuil quand je vois ces ignorantes bêtes*
*Porter comme guenons les mitres en la tête.*
Mais les réformateurs arrangent-ils les choses ? Leur zèle conduit à la guerre civile, ils prêchent :
*Un Christ empistolé, tout noirci de fumée.*
Et Ronsard prend à partie Théodore de Bèze, le second de Calvin, auteur, jadis, de *Juvenilia* de poésie légère -- un ex-confrère de lettres, qu'il a connu :
*La terre qu'aujourd'hui tu remplis toute d'armes*
*Et de nouveaux chrétiens déguisés en gendarmes,* (*...*)
*C'est celle où tu naquis, qui douce te reçut*
*Alors qu'à Vézelay ta mère te conçut...*
Le loyalisme du poète remonte les âges : que penserait Louis XI, lui si pieux, s'il voyait la désolation mise par les huguenots dans son église de Notre-Dame de Cléry ?
Naturellement cette prise de position décidée suscite des répliques protestantes. Son ancien disciple le médecin Jacques Grévin se retourne contre lui ; une caricature raille « M. de Ronsard évêque futur ». Le poète répond, oppose aux calomnies la pureté de sa vie, et sans doute il ne ment pas.
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Au total, parmi les grands poètes français, il n'y a que Chénier -- l'autre grand helléniste -- à s'être engagé plus fort dans la défense de l'ordre. Ronsard n'a pas risqué sa tête, mais il a mis les points sur les I. Au reste, passés les trois ans que dura cette polémique, il n'en fut plus question. Même un huguenot aussi convaincu qu'Agrippa d'Aubigné n'aura jamais un mot de reproche contre Ronsard, qu'il loue au contraire superbement : « *C'est lui qui a coupé le filet que la France avait sous la langue *»*,* dit-il. Le poète, ayant dit ce qu'il avait à dire, n'y est plus revenu : rien de ce qui touche un bon Français de ce temps ne lui est étranger, mais la politique et les luttes intestines ne doivent pas être une obsession. Il est, Dieu merci, d'autres sujets, plus hauts ou plus humains.
Travail
Plus humains : car il n'y a pas que les Grands (ou les femmes) dans l'univers du poète. Bien avant ceux du XIX^e^ siècle, moins ostensiblement mais au moins aussi sincèrement, Ronsard est un poète du travail et des travailleurs. Voici les forgerons, qui
... *grands cyclopes nus font une batterie* (...)
*Et puis frappent si dru sur le métal qui sonne*
*Que l'Arsenal prochain, et le fleuve, en résonne.*
On pourrait multiplier ces croquis. Il est même frappant que Ronsard, qui a si bien décrit la nature et la campagne, quand il évoque son pays, l'appelle « *la France aux belles villes *»*,* sensible d'abord à l'activité des artisans :
*L'un est peintre, imager, armurier, entailleur,*
*Orfèvre, lapidaire, engraveur, émailleur...*
à celle des femmes qui brodent, etc. Le travail des paysans, qu'il connaît et qu'il aime, lui paraît sans doute moins merveilleux, témoignant moins pour l'ingéniosité humaine, qu'il admire. D'ailleurs la *Défense & illustration de la langue française,* signée de Du Bellay mais écrite sous l'inspiration de Ronsard, recommandait « *de hanter quelquefois, non seulement les savants, mais aussi toutes sortes d'ouvriers et gens mécaniques* »*.*
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Ce sens de la dignité du travail est très moderne ; mais il n'est pas subversif de l'ordre social, bien au contraire : en chaque homme, qu'il soit, selon nos critères, un « actif » ou un « oisif » (nobles, princes, ecclésiastiques), Ronsard voit une fonction utile de la société française, et, pour reprendre le titre d'une de ses pièces, un témoignage optimiste de « *l'excellence de l'esprit de l'homme *»*.*
Dieu
Quant aux sujets plus hauts, il n'en manque pas, quoi qu'en dise La Bruyère, pour un homme « né chrétien et Français ». Même si nous ne le voyons pas, parce que nous sommes égarés par la mythologie, parce que notre sensibilité religieuse, depuis Pascal, va au Christ plutôt qu'au Père, et parce que notre cosmologie est devenue scientifique et athée, c'est un fait que Dieu domine la poésie de Ronsard, soit en personne, soit implicitement.
La mythologie pour lui n'est qu'une fiction poétique, derrière laquelle il voit les réalités du christianisme. A ses yeux c'est très simple : Jupiter n'est qu'un autre nom de Dieu, les travaux d'Hercule préfigurent la Passion du Christ. Les dieux de la mythologie sont ou des hommes divinisés pour leurs bienfaits (c'est l'evhémérisme), ou la personnification des phénomènes naturels et des passions humaines, ou des démons :
*Neptune le démon voulut noyer Ulysse.*
« *Car les Muses, Apollon, Mercure, Pallas et autres telles déités ne nous représentent autre chose que les puissances de Dieu, auquel les premiers hommes avaient donné plusieurs noms, pour les divers effets de son incompréhensible majesté.* »
Avec tout son siècle, Ronsard voit Dieu surtout dans sa grandeur, il le devine dans le mouvement des astres -- il n'est pas, lui, effrayé par le silence d'espaces que la science n'a pas encore proclamés infinis : ce sont des cieux familiers, où il entend, après Platon, la musique de l'harmonie des sphères -- et il le célèbre dans l'*Hymne de l'Éternité.*
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Mais ce n'est pas à dire qu'il ignore le Christ : un beau mouvement de l'*Hymne de la Mort lui* est consacré, et à sa dernière heure c'est lui que le poète invoque dans les *Derniers vers de M. de Ronsard :*
*Quoi, mon âme, dors-tu, engourdie en ta masse ?*
*La trompette a sonné : serre bagage, et va*
*Le chemin déserté que Jésus-Christ trouva*
*Quand tout mouillé de sang racheta notre race.*
Plus grand parce que\
plus simple
Qui est le plus grand poète français : Hugo, hélas, ou Ronsard, heureusement ? On ne peut échapper à la comparaison entre les deux athlètes, qui ont beaucoup en commun, en particulier dans la fécondité, le jaillissement, une ardeur qui a quelque chose de militaire :
*J'aurais été soldat, si je n'étais poète,*
a dit Hugo, et Ronsard avait souhaité mourir « *soudain *»
*Ou pour l'honneur de Dieu, ou pour servir mon prince,*
*Navré d'une grand'plaie au bord de ma province.*
Tous deux sont morts dans une année 85 après avoir épuisé les sources poétiques de leur siècle. Après Hugo, la poésie ne s'est jamais remise ; après la mort de Ronsard, il avait fallu nier sa valeur, le refouler, l'oublier, pour pouvoir continuer la même chose sans être écrasé par la comparaison. Hugo, qui a couvert plus d'espace (théâtre, roman), est plus vite fatigant par son tocsin continuel. De Ronsard on n'a pas d'indigestion, car il a pris à Homère la grande recette de la bonhomie. Il sait bien aussi tonner quelquefois et dire aux poètereaux
*Vous êtes tous sortis de la grandeur de moi,*
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mais il est aussi, constamment, un homme de la vie courante, qui se plaint sans emphase de la maladie et des infirmités précoces (j'ai, dit-il, « *le chef grison et chauve, et si n'ai que trente ans *»)*,* de la mélancolie -- « *mon Saturne ennemi *»*,* car il est « saturnien » avant Verlaine -- et de la fuite du temps :
*Nous devons à la mort et nous, et nos ouvrages,*
écrit-il à Desportes, autre grand poète, moins comblé par la postérité, mais qui, lui, avait reçu de Henri III une abbaye pour un sonnet.
La mort est, en effet, comme pour Hugo, la grande hantise de Ronsard, et il lui faut toute l'assurance du dogme pour croire que :
... *notre grand Maître en la croix étendu,*
*En mourant, de la mort l'aiguillon a perdu,*
car, dit-il,
... *Je ne saurais croire*
*Qu'on prenne grand plaisir sous la terre si noire.*
S'il n'a pas peur des astres, qui, eux aussi, ont eu droit à leur hymne, en revanche il a comme Hugo encore, une conception panique de la nature, qu'il voit traversée de grandes forces redoutables dans son *Hymne des Démons* qui conduit à Hoffmann, aux frères Grimm et à l'*Ondine* de Giraudoux -- c'est son côté germanique à lui aussi.
Mais dans cette nature à la fois familière et mystérieuse, Hugo joue au pontife. Ronsard, lui, ne parle jamais de soi qu'avec simplicité, et parfois en se moquant de lui-même. Vous ne devez, dit-il à une dame,
*Jamais vous repentir d'avoir aimé Ronsard* (*...*)
*Vous me réponderez qu'il est un peu sourdaut*
*Et que c'est déplaisir en amour parler haut...*
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Ce grand poète débonnaire, disparu voici quatre siècles et toujours proche, quittons-le en voisin qu'on observe par-dessus la barrière de son jardin, tandis qu'avec le poète Amadis Jamyn il cueille sa salade :
*Tu t'en iras, Jamyn, d'une autre part,*
*Chercher, soigneux, la boursette touffue*
(c'est la mâche ; on l'appelle encore ainsi dans nos provinces) ...
*Là recoursant jusqu'au coude nos bras,*
*Nous laverons nos herbes à main pleine*
*Au cours sacré de ma belle fontaine,*
*La blanchirons de sel en mainte part,*
*L'arroserons de vinaigre rosart,*
*L'engraisserons de l'huile de Provence...*
Jean-Pierre Hinzelin.
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### Dix jugements sur Hugo
par Georges Laffly
**I**
« L'auteur du *Satyre* a comme autorisé le Parnasse, le symbolisme, la poésie industrielle, la publicité, la Tour Eiffel, Dada, le surréalisme et les dérivés d'Apollinaire...
... Hugo poète arrive toujours à mettre les choses à leur place, à tirer ses métaphores, ses fusées, de la chose même qu'il considère ou contemple, de façon à obtenir un certain synchronisme qui éblouit. Il fixait à la fois la chose, l'heure, la couleur, le climat, la température, le souvenir et l'odeur. Tel est le secret de ce Pactole. »
(Léon-Paul Fargue. *Lanterne magique.*)
L'article a pour titre : « Un poète d'avenir », expression devenue célèbre. L'hommage est remarquable venant d'un des fidèles du symbolisme, et des mardis de Mallarmé, c'est-à-dire du groupe où la poésie fut un culte, et où l'on dédaignait le ton oratoire de Hugo. D'où l'importance de ce salut.
Hugo a *autorisé.* Il a brisé le vers, il y a acclimaté les mots « roturiers », comme il disait, il a eu toutes les audaces d'image et de construction.
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On trouve en germe chez lui toutes les inventions de ceux qui le suivront, mais, plus encore, la permission de les présenter. Moderne, révolutionnaire, d'abord en cela. Ce qui équilibre chez lui ces innovations, c'est ce que Fargue appelle « le synchronisme », une adaptation merveilleusement juste de l'image, du ton, du moment. Hugo y montrait une grande sûreté. Il rend sensible, et comme palpable tout spectacle, tout sentiment. Le poète est pareil à Adam, il est celui qui nomme les objets du monde. Hugo est l'un de ceux qui ont eu le registre le plus étendu, capable de tous les tons, cosmique ou familier à sa guise. Les grandes orgues et la flûte, tour à tour. Il suffit de se rappeler des vers pour l'éprouver.
*Andromède étincelle. Orion resplendit*
*L'essaim prodigieux des Pléiades grandit*
*Sirius ouvre son cratère*
*Arcturus, oiseau d'or scintille dans son nid :*
*Le Scorpion hideux fait cabrer au zénith*
*Le poitrail bleu du Sagittaire.*
Mais dans la même *Légende des siècles,* on trouve aussi :
*Viens une flûte invisible*
*Soupire dans les vergers*
*La chanson la plus paisible*
*Est la chanson des bergers.*
Il est aussi capable, ce grand visuel, de montrer une résurrection (un de ses thèmes majeurs est l'immortalité de l'homme)
*Quand nous en irons-nous où sont l'aube et la foudre ?*
*Quand verrons-nous, anges déjà, hommes encor,*
*Notre chair ténébreuse en rayons se dissoudre*
*Et nos pieds faits de nuit éclore en ailes d'or ?*
(Claire*. Les Contemplations.*)
Mais il faudrait une anthologie.
**II**
« Victor Hugo était fait pour occuper éternellement le sommet de la poésie française. Il a songé au vulgaire -- aux effets faciles -- il a mal appliqué sa force -- cas fréquent. »
(Paul Valéry -- *Cahiers,* éd. Pléiade, t. II.)
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Hommage encore, d'un autre connaisseur, d'un autre disciple de Mallarmé. Valéry juge en technicien, pour qui le poète est homme de calculs et de combinaisons, moins l'inspiré que celui qui possède un savoir. Les notes sur Hugo sont fréquentes dans les *Cahiers.* Il a montré une grande admiration pour des vers comme :
*L'ombre est noire toujours même tombant des cygnes.*
(*La Fin de Satan.*)
ou :
*Le dur faucheur avec sa large lame avance.*
(*Tombeau de Th. Gautier.*)
Il leur trouve une densité latine. Il a écrit aussi : « Hugo est un milliardaire -- ce n'est pas un prince. » Très éclairant. Certains effets subtils, certaines réussites exquises, il semble que Hugo y parvienne sans y attacher le prix qu'ils méritent. C'est pour lui un de ses dons, entre bien d'autres, il n'en voit pas la rareté. Dans le flot de son œuvre, ces moments parfaits peuvent passer inaperçus (Vénus, dans *Le Satyre,*)
*Ceinte du flamboiement des yeux fixés sur elle*
et dans le feuilletonesque *Eviradnus,* l'arrêt du chant :
*La mélodie encor quelques instants se traîne*
*Sous les arbres bleuis par la lune sereine*
*Puis tremble, puis expire et la voix qui chantait*
*S'éteint comme un oiseau se pose. Tout se tait.*
Cependant, la sévérité demeure, dans le jugement de Valéry. Ce n'est pas l'enthousiasme de Fargue, entraîné par sa faconde. « Il a songé au vulgaire. » Sans doute, mais on peut dire aussi : il y avait en lui du vulgaire. Là, on pense au théâtre, aux romans, à une bonne part des poèmes. Les « effets faciles » y sont partout. Antithèse et hyperbole, mauvais goût, constructions mélodramatiques, où l'on touche parfois au comique involontaire. Hugo ne recule pas devant les plus naïfs des moyens du feuilleton, la croix de ma mère et le reste. Don Carlos (Charles Quint) se cache dans une armoire pour écouter Hernani. Job le burgrave centenaire est le frère de l'empereur Barberousse, etc. Même Dumas hésiterait devant certains épisodes. On n'imagine pas que Porthos, dans une rixe, s'empare du corps d'un ennemi et s'en fasse une massue.
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C'est ce que fait Eviradnus. Évidemment, il y avait le désir, chez Hugo, de s'adresser au peuple. Mais on sent trop bien que ces procédés ne le gênent pas, que cela lui paraît tout simple. Roman ou théâtre, il est incapable de mettre sur pied un personnage un peu complexe. Chacun d'eux est un symbole, portant sa pancarte qui le place du côté de la Lumière ou de la Nuit. Tout son effort va à imaginer un contraste entre l'apparence et la vérité de l'âme : un cœur noble bat sous une apparence hideuse, par exemple.
**III**
« Son esprit court était violent, et sa violence fut multipliée par une occasion favorable : le public des lettres françaises s'était brusquement étendu. De tous les écrivains de son temps, Hugo est celui dont les moyens un peu voyants correspondaient le mieux à la rusticité des nouveaux lecteurs. Notre littérature, si simple, si claire, si saine a toutefois un caractère d'aristocratie manifeste. Son sens commun n'a absolument rien d'un sens vulgaire. Par quelques-uns de ses procédés, Hugo pensa l'encanailler. »
(Charles Maurras. *Lorsque Hugo eut les cent ans.*)
Maurras voit très bien la pression du public, et la tentation pour le poète, de le toucher plus en se laissant aller à quelque complaisance. Mais Hugo avait la prétention de l'éduquer, de l'élever, ce public. Il lui fit en effet la morale toute sa vie, il lui réchauffa le cœur avec ses amours et ses colères (diffusant par exemple la légende de Napoléon, avant de piétiner le neveu) mais il ne l'aida vraiment pas à se délivrer de ses défauts, la sentimentalité et la simplification. La rusticité des nouveaux lecteurs pouvait être purifiée par La Fontaine, ou par Balzac. Pas par Hugo, par Dumas, par Sue.
Et chez Hugo, encore une fois, il n'y a pas seulement complaisance à des moyens faciles, voyants. Il suit sa nature, comme doit faire le génie romantique, inspiré qui n'a de comptes à rendre à personne, qu'à Dieu.
Dans la même étude, Maurras pour montrer ce qu'il y a de matériel dans le génie du poète écrit que lorsqu'il a voulu refaire le vers de *Phèdre :*
*Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur*
il a écrit :
*Et tout le grand ciel bleu n'emplirait pas mon cœur.*
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Comparez, dit Maurras... « Vous sentirez la différence de ces deux arts. Et vous comprendrez qu'il n'y en a qu'un. »
Il dit encore : « Il choque par je ne sais quelle hâblerie. » En effet, toujours la pose, la jactance, quelque chose de théâtral qui est à l'opposé du goût de la vérité. Visant à la grandeur légendaire, cet art peut tomber dans le ridicule. Job, dans *les Burgraves,* dit à son fils Magnus, (quatre-vingts ans) :
«* Jeune homme, taisez-vous. *»
Dans *la Fin de Satan,* l'épisode du déluge est grand, mais on retombe, et la chute est dure, à la fin, avec ce dialogue où le déluge crie :
-- *Chaos, reprends ce monde !*
*Une tête sortit de la brume profonde :*
*Aveugle, énorme, horrible, à l'autre bout des cieux*
*Ayant deux gouffres noirs à la place des yeux ;*
*Se dressa, pâle et dit :*
*-- Je ne veux pas, déluge !*
Il semble que Hugo n'était pas sensible à ce mauvais goût, qui va loin, qui implique une défaillance de l'esprit. La pièce des *Mages,* dans les *Contemplations,* passe en revue les grands esprits de l'humanité, ceux qui la guident, et très exactement, ses prêtres, ceux qui font la liaison avec Dieu
(*Pourquoi donc faites-vous des prêtres*
*Quand vous en avez parmi vous ?*)
Et avec Isaïe, Homère et saint Jean, Hugo cite, sans hésiter, Scarron !
**IV**
« Hugo a de la générosité, -- oui, la générosité du Cyclope. »
(Sainte-Beuve. *Le Cahier Vert.*)
Dans une autre note, Sainte-Beuve évoquant son intimité ancienne avec le poète dit : « J'étais dans l'antre du Cyclope. » C'est laisser entendre qu'il est Ulysse. On est loin de compte. Mais enfin, cette image du Cyclope, qui revient à plusieurs reprises, dit bien ce qu'il y a de grossier dans ce grand génie de Hugo. Maurras et Valéry ont pensé de même.
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Sainte-Beuve a noté aussi que pour lui, l'origine de Hugo, son point de départ est dans le poème *le Géant,* des *Odes et ballades.* C'est en effet le ton de *La Légende des siècles.* On y trouve des vers comme ceux-ci :
*Mes aïeux franchissaient le Rhin comme un ruisseau.*
*...Et ce casque léger que traîneraient sans peine*
*Dix taureaux au joug accouplés.*
(encore une fois le penchant au grotesque qu'on a déjà vu) ([^29]). Le critique remarque justement que ni Notre-Dame, ni l'Arc de Triomphe ne sont aussi colossaux, monstrueux que le dit Hugo. Il avait le regard grossissant. Il figure assez bien un Titan, fiction qu'il a aimée et célébrée (*Légende des siècles : le Titan, le Satyre*)*.* Force de la nature lui-même, et son œuvre immense, inépuisable comme un élément -- on finirait par parler comme lui -- il se mouvait dans l'extraordinaire. Et il confondait le *grand* avec le *gigantesque.* La grandeur morale, même allant au sublime, peut rester d'apparence discrète. Hugo ne le supporte pas, et il a besoin de la souffler. Évoquant la passion du Christ, il écrit :
*Ô mont mystérieux des oliviers immenses !*
Pourquoi : immenses ? Parce qu'il croit donner ainsi à la scène sa vraie dimension. Avec de jeunes oliviers, la grandeur pour lui n'y serait pas.
Autre exemple avec *la Trompette du jugement* (*Légende*)*.* Il faut que l'instrument soit à la hauteur de l'événement, et Hugo déploie toute son emphase :
*Sa dimension vague, ineffable, spectrale.*
*Sortant de l'éternel entrait dans l'absolu.*
*...Un de ses bouts touchait le bien, l'autre le mal.*
*Et sa longueur allait de l'homme à l'animal.*
*Quoiqu'on ne vît point là d'animal et point d'homme.*
*Couché sur terre il eût joint Eden à Sodome.*
**V**
« Fait pour chanter la guerre avant toute chose -- car sa première impression d'enfance fut pour lui, comme pour Astyanax, le panache du casque de son père -- fait pour chanter la guerre et, après la guerre, tous les spectacles qui arrivent à l'âme par les yeux, M. Victor Hugo est, pour qui se connaît en poètes, un poète primitif, attardé dans une décadence, aimant tout ce qui est primitif, comme la force, par exemple, et ses manifestations les plus physiques et les plus terribles. »
(Jules Barbey d'Aurevilly,\
*article sur La Légende des siècles,* 1859.)
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Nous imaginons que le terrorisme intellectuel est un phénomène récent. Pas du tout. Pour avoir dit du mal des *Misérables,* Barbey vit se dresser contre lui les étudiants, hugolâtres et républicains, et eut l'honneur du graffiti : « Barbey d'Aurevilly, idiot ». Car la bonne cause a le droit d'injurier. C'était pourtant le critique qui avait raison ; le roman ne tient que grâce à ses morceaux de bravoure -- la prose est superbe -- et souffre de la même puérilité que l'ensemble des œuvres de fiction. Bon pour endoctriner le peuple, non pour former des esprits mûrs. Barbey a beaucoup écrit sur l'œuvre de Hugo, tantôt pour le louer, tantôt, et plus souvent, pour le blâmer. Il est plus juste qu'on ne croit.
Depuis Péguy, on oublie allègrement que ce grand pacifiste de Hugo est l'auteur des plus beaux poèmes guerriers de la langue : *L'Expiation,* même si c'est fait pour embêter Napoléon III, est un long cri d'enthousiasme ; et il y a « *ô soldats de l'an II, ô guerres, épopées *», et *le cimetière d'Eylau,* et *le mariage de Roland,* tant d'autres...
Il était sensible à la gloire, particulièrement à la gloire militaire. Et à l'honneur. Péguy aimait citer :
*Ô drapeau de Wagram ! ô pays de Voltaire*
*Puissance, liberté, vieil honneur militaire !*
Ce Hugo-là est celui de la III^e^ République (surtout de celle d'avant 14). C'est celui qu'elle enseignait à l'école, avec *Les Pauvres gens* et les poèmes sur l'enfance. Nation, République, famille étaient les grands thèmes civiques sur lesquels s'accordait une société déjà déracinée, mais vivant encore de la sève ancienne. Le temps a passé. Dans ses discours, la V^e^ République préférera sans doute le chantre du pacifisme, du refus de la peine de mort, de l'union libre et de la république universelle. Les textes existent aussi.
Reste qu'on ne peut sans tricher passer sous silence le Hugo guerrier, et notamment le diffuseur de l'épopée napoléonienne. Il a chanté l'Arc de Triomphe et la colonne Vendôme, qui ne sont pas des monuments pacifiques, avec plus de constance et d'éclat que la paix. Ce n'est pas le seul point où, comme le remarquait finement Barbey, il y a lutte entre la nature et l'idéologie que le poète s'était construite. En 1859, le critique posait encore la question : « qui vaincra, de la vérité du génie ou de la fausseté des opinions ? ».
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La partie était jouée, mais il ne pouvait le savoir, ignorant le travail de l'exil et nombre d'écrits alors inédits. De plus en plus, Hugo se convaincra de cette idée simple, si répandue dans son siècle : l'histoire de l'homme est une montée vers la lumière, et c'est à peine s'il commence à se dégager de l'ignorance et de la sauvagerie. Il noircira donc ce passé où l'on ne connaissait pas encore les urnes électorales. Le Moyen Age, particulièrement, parce que l'Église y régnait, se transforme en période obscure, oppressive, étouffante, comme le veut la propagande anticléricale. Hugo est prisonnier de la libre-pensée. C'est encore Barbey qui remarque que dans *la Légende des siècles,* où le Moyen Age tient tant de place, on ne voit ni saint Louis, ni Jeanne d'Arc, ni les moines défricheurs, ni la construction des cathédrales. (Ni l'amour courtois, ni le sourire de l'ange de Reims.)
Et cependant le génie profond prend ses revanches. Jusqu'au bout cette période qu'il calomnie sera aussi pour lui celle de l'honneur, du chevalier errant et libre, toujours prêt à défier les monstres qui, ici, ne sont plus les dragons mais les rois. C'est qu'il se reconnaissait dans ces indomptés, lui qui ne pliait pas devant le Second Empire.
**VI**
« Chez Hugo, il y a du ciel, le messianisme. Mais sa qualité, qui n'est pas bonne, empire dans l'exil, à tourner en rond, à recevoir uniquement les messages de l'Océan.
« C'est un talent fouetté, disait -- je crois -- Michelet ; il fait comme la crème fouettée, qui prend de la hauteur sans garder de la substance. »
Chez lui, cela a débuté d'assez bonne heure, et surtout par l'abandon d'une vue juste de l'histoire de France. Cette aberration commence quand il s'agit de nos rois : la déviation \[sexuelle\] pour Louis XIII, la syphilis pour François I^er^. Dans les autres matières, il est plus réaliste, plus attentif à la réalité : nature, religion. Pourquoi ce grand coup \[de pied\] de l'âne sur l'histoire de France ? Déjà, dans *Notre-Dame de Paris,* des indices de cette tendance : le mauvais prêtre. Jadis, il était saugrenu dans les pays lointains : *Bug-Jargal, Han d'Islande.* Cela ne tournait pas à des réalités qu'on pût vérifier. »
(Maurice Barrès. *Cahiers.* 1923, éd de Guy Dupré.)
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Point capital, et que Barrés, si sensible dans ce domaine, si soucieux de préserver le lien avec le passé, devait relever. Avec le romantisme commence un jeu dangereux avec l'histoire de la France. On se passionne, on veut, dit-on, la ressusciter, mais on en est détaché, on s'amuse avec elle, et on la regarde sans sympathie. C'est moins le résultat de la Révolution que de la très mauvaise instruction dans le dernier tiers du XVIII^e^ et au début du XIX^e^. En France, on se fie à la légende noire : on prend pour vrais tous les ragots qui diminuent, qui rapetissent. Le ricanement passe pour indice de lucidité. Pas du tout l'attitude de l'Allemagne, de l'Italie, qui déterrent leurs anciennes gloires. Là aussi, comme pour la limitation des naissances, nous avons été des précurseurs en Europe.
L'idée que Hugo se fait de Richelieu, de François I^er^ est grotesque, et ce n'est pas du tout qu'il soit républicain à ce moment-là. Simplement, il ignore, il ne comprend pas. Évidemment, cela s'aggravera avec le temps. Je soupçonne aussi chez lui le réflexe très moderne de refouler sur le passé tout le monstrueux de l'homme (ce qui fait que l'avenir en est purifié). Il y a impiété et ignorance du passé français, et l'immense succès de cette œuvre a contribué à diffuser cette impiété et cette ignorance. Cela a beaucoup aidé la III^e^ à faire de Hugo un poète national, le poète d'une nation qui, en réalité, commençait en 1789.
Cette note de Barrès ne représente pas son jugement sur Hugo, qu'il admirait grandement. Visiblement, il reprenait quand même à son compte le mot de Michelet qu'il cite ici, un bon mot de confrère, très méchant et très juste. Avec l'exil, Hugo déborde, devient déluge. Pour Maurras, il y avait décadence du talent : boursouflure, absence totale de composition, démesure. Cela est exact. Cependant, c'est aussi avec l'exil que le poète développe ses qualités suprêmes : un sens visionnaire, et une maîtrise du vers qui lui donne des réussites verbales jamais atteintes auparavant. Qualités ou défauts, il devient vraiment lui-même.
**VII**
« Victor Hugo : ou le phare de l'océan du non-sens. »
(Nietzsche. *Le crépuscule des idoles.*)
Le rayon que jette ce phare, c'est le verbe puissant du poète, l'océan sa pensée, ou plutôt le chaos de réactions émotionnelles, de bons sentiments, de mythes bizarres qu'est sa pensée. La poésie a ses droits, n'est pas astreinte à la rigueur du discours rationnel. Elle doit jouer de l'image, de l'analogie, mais que dire devant ces déclarations (dans *Dieu*) :
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*Iniquité !*
*De quel droit, moi l'esprit, suis-je dans la clarté ?*
*Pourquoi faut-il que toi, matière, tu pâtisses ?*
Ou bien, plus loin :
« *Tout est égal à tout. *»
Et, dans *la Légende des siècles* ce jugement sur l'âne qui, évitant d'écraser un crapaud :
*Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon.*
Inutile de multiplier les exemples Le curieux est que cette débauche de bonté, d'amour, de pardon, aboutit à une fadeur écœurante. On n'y croit pas. Il y a là quelque chose d'irréel, de purement verbal. Hugo s'est emparé d'une position imprenable, indépassable, mais elle est hors de la terre et du ciel. Réaction qu'on dirait physique : au moment où il est au faîte de sa gloire apparaissent les anges noirs de la poésie, Lautréamont, Rimbaud, qui vont fasciner la jeunesse. On dirait une de ces antithèses qu'il aimait.
Non-sens encore, ces absurdes définitions qu'on trouve dans les grands poèmes de sa maturité, (parfois si beaux). Ainsi écrit-il de Dieu :
*Il est la parallèle éternelle de tout.*
*Il est précision, loi, règle, certitude.*
*Justesse, abstraction, rigueur, exactitude.*
Pure suite de mots, qui s'affaiblissent d'être ainsi accolés, et dont il ne reste à la fin qu'une fumée.
Cette boursouflure s'accompagne de prophéties sur l'avenir du monde, et l'état paradisiaque où va nous porter la navigation aérienne : par elle, nous aurons la paix, le savoir, et nous serons délivrés de la mort. Tel devait être le XX^e^ siècle. Inutile de commenter. Et c'est pourtant ce Hugo-là que célèbrent les politiciens ; ils se gardent de le lire.
**VIII**
« Hugo pense souvent à Prométhée. Il s'applique un vautour imaginaire sur une poitrine qui n'est lancinée que par les moxas de la vanité.
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Puis l'hallucination se compliquant, se variant, mais suivant la marche progressive décrite par les médecins, il croit que par un *fiat* de la Providence, Sainte-Hélène a pris la place de Jersey. »
(Charles Baudelaire. *Fusées.*)
Baudelaire avait deviné le Titan (peut-être son ami Sainte-Beuve lui a-t-il soufflé quelques-unes de ses réflexions), et par une intuition remarquable il tombe justement sur Prométhée, devenu dès cette époque, pour les esprits avancés, une image du progrès humain et du défi aux dieux. Le feu volé, au XIX^e^, ce n'était encore que la vapeur ; c'est devenu l'électricité, l'essence, la fission de l'atome, fondements de notre monde explosif. La révolte est un autre trait prométhéen. Le combat des Titans contre les Dieux recommence, aux yeux de Jünger, avec l'aventure de la société technique. Il en voit une figure symbolique en Benjamin Franklin, « qui arracha la foudre au ciel et le sceptre au tyran ». En ce sens, Hugo, maudissant les rois et bénissant la conquête de l'air, reste poète de la modernité.
On trouvera peut-être que Baudelaire diminue « l'écho sonore » du titanisme en le définissant par la vanité. Mais il faut penser qu'il voit au-delà de la vanité du poète, celle du prophète, du faux prophète, et qu'elle lui paraît impie. Chez Hugo, des manies absurdes, comme de transformer en reliques les objets qu'il avait touchés, l'importance attachée au moindre de ses gestes, ne s'expliquent pas par la suffisance de l'homme de lettres, mais par l'illusion du *mage* qu'il pense être : homme sacré, pontife au sens propre, c'est-à-dire celui qui fait le lien entre la Terre et le Ciel. Baudelaire devait exécrer cela.
Dans cette note, il suppose que c'est à Napoléon que Hugo s'égale. Oui, mais un Napoléon de l'esprit, un guide de l'humanité, et finalement, s'il rivalise, c'est avec Mahomet. Cela paraît étrange. C'est ainsi. Hugo pense apporter une révélation, au-delà du christianisme. Il montre dans *la Fin de Satan,* un Jésus victime des prêtres (des prêtres juifs qui le font mettre à mort, et des prêtres chrétiens qui trahissent l'Évangile). Et le message intercepté du Christ, il semble bien qu'il se soit senti chargé de le reprendre et de le compléter. Jersey n'est pas seulement une image de Sainte-Hélène, mais du Calvaire.
Drieu la Rochelle voyait chez Hugo et Baudelaire une commune attitude gnostique, et la révolte contre Dieu. Cela ne me paraît pas sûr. La révolte contre Dieu est une des tentations de Baudelaire (*Les Litanies de Satan*)*.* Mais en aucun cas, il ne se pose en prophète. Son blasphème est le cri d'un pécheur qui se considère comme maudit. C'est une embardée de cet homme divisé. Mais on ne peut trouver en lui l'assurance de l'envoyé annonçant une nouvelle religion, et surtout pas la confiance en une révolte libératrice.
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Le Progrès était pour Hugo le sens même de cette révolte. Baudelaire écrit : « La croyance au progrès est une doctrine de paresseux, une doctrine de Belges. C'est l'individu qui compte sur ses voisins pour faire sa besogne. » C'est curieux cette hostilité contre les Belges, si sottement reprise depuis. En fait, à Bruxelles, c'est par les Français républicains en exil (les amis de Hugo) que Baudelaire était exaspéré. Il transfère sur la Belgique les défauts de ces fanatiques. Pour ne pas toucher à « la grande nation » peut-être : l'infatuation des Français au XIX^e^ est aussi odieuse, ou presque, que leur masochisme aujourd'hui.
La révolte contre Dieu, momentanée chez Baudelaire, n'est pas du tout le fait de Hugo. Comme on sait, c'est l'une des grandes tendances du gnosticisme (le Dieu que nous connaissons n'est qu'un Démiurge incompétent, responsable d'une création mauvaise), l'autre étant le refus de la grâce : l'homme n'a rien à recevoir de Dieu, il doit assurer son salut lui-même, par la gnose. Ici, on voit comme on est proche des thèmes hugoliens : le progrès, et en particulier le progrès du savoir, fait monter peu à peu l'homme vers la lumière, et le délivre de la matière, cela est partout chez lui. Par exemple :
*La loi, sous ses deux noms, une dans les deux sphères*
*Vivants, c'est le progrès ; morts, c'est l'ascension.*
(*Dieu.*)
ou bien, dans *le Satyre,* quand le faune prophétique se demande si l'homme ne va pas se libérer de
*La pesanteur, peau vile, immonde vêtement,*
*Que la fange hideuse à la pensée inflige,*
*De sorte qu'on verra tout à coup, ô prodige,*
*Ce ver de terre ouvrir ses ailes dans* *les cieux !*
*Oh ! lève-toi, sois grand, homme ! Va, factieux !*
Et si l'homme est factieux, c'est pour se rapprocher de Dieu, dont le sépare un ordre injuste et un malheur inexpliqué (inexpliqué par Hugo). Tout cela est tout à fait à l'opposé de Baudelaire, qui fut le poète de Réversibilité et des intercessions.
**IX**
« Il n'était aucunement chrétien. Moins encore qu'on ne pourrait raisonnablement le supposer. Et pour ainsi dire, intellectuellement le calculer.
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Il n'avait nullement le cœur chrétien (lui qui, professionnellement pour ainsi dire, a fait tant de prières (en littérature)). (Il est vrai qu'il n'avait pas non plus le cœur païen, vu que sans doute il n'avait pas de cœur du tout, mais il avait *le génie* païen.)
Il avait le cœur moderne, ce qui est une deuxième façon de dire qu'il n'en avait pas. Et il avait le génie païen. Antique, naturel, (mythologique et panthéistique) ; antiquement, naturellement païen. »
(Charles Péguy. *Victor-Marie, comte Hugo*.)
Hugo est le produit d'une première déchristianisation de la France : celle de la Révolution. Il n'est pas très sûr qu'il ait été baptisé. Au moment de son mariage, Lamennais lui fournit un certificat de complaisance, pour une confession qu'il ne fit pas. Voilà ce que nous disent les érudits. Mais ce n'est pas seulement à cause de cela que Hugo n'était « aucunement chrétien ». Il aurait pu y avoir chez lui ce qu'on rencontre si fréquemment chez les non-baptisés d'un vieux pays chrétien, même aujourd'hui : une imprégnation, une imagination et un cœur naturellement catholiques. Ce n'est pas du tout le cas. Le Dieu que l'on voit dans *La Fin de Satan* est lointain, passif, et on n'aurait jamais l'idée de le nommer Père. Il est Amour, nous dit Hugo, mais il vaut sans doute mieux ne pas regarder de trop près ce qu'il entend par là. Dans ce poème, le plus étrange, le plus personnel, du Hugo religieux, c'est l'Ange Liberté qui va devenir le moteur du Progrès et apprendre à l'homme le Bien. Il en a la permission de son père Satan (qui lui dit : Va). Cet ange est une plume du mauvais archange restée au ciel, et que Dieu a transformée en Esprit. C'est sa seule action, au cours de ce long poème, avant le pardon final qu'il accorde à Satan.
Rien de chrétien là-dedans, comme on voit. Cependant Hugo est religieux et pieux. Il croit en Dieu, il croit en l'immortalité personnelle. Il prie. Pour l'immortalité, c'est Barrès, je crois qui rapporte un mot curieux, et même drôle : à Stapfer qui émettait des doutes sur la survie -- ou la niait carrément -- le vieux poète répondit que sur ce point chacun devait garder son sentiment : ceux qui pensent mourir entièrement auront sans doute ce destin ; quant à lui, il était sûr de renaître. (Dans les poèmes, il affirme l'immortalité de tout ce qui a vécu.)
Péguy aimait Hugo et même follement. Cela ne lui faisait pas perdre sa lucidité ; il avait le cœur moderne ; dit-il, c'est-à-dire qu'il n'en avait pas. Le monde moderne a remplacé le cœur par deux institutions : la sécurité sociale et les pétitions. Ce qui n'empêche en rien la misère, ni non plus les quêtes sur la voie publique. Mais officiellement, toute trace d'amitié, de compassion, de charité, est rendue superflue par les organismes d'État. On se moque beaucoup de ces saintes femmes qui mettaient des gants pour aller visiter « leurs pauvres » (comme dit le bon André Frossard).
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Elles y allaient, au moins, elles les voyaient et leur parlaient. Nous préférons les guichets qui mettent une bien autre distance que des gants entre les malheureux et les favorisés.
Voilà ce qu'il faut entendre par « le cœur moderne » de Hugo. Et le corbillard des pauvres qu'il voulut avoir pour ses obsèques n'y change rien. Ni les cinquante mille francs qu'il fit donner. C'étaient les frais de l'apothéose.
**X**
« Pour l'instant, le Totor ou le Toto de Juliette prend toute la place, toujours. Conjuguer les verbes sans erreur, assembler les syllabes conformément aux impératifs de l'oreille optique, retomber sur ses pattes à l'extrémité de la période, assortir d'une frappe résolue aussi bien la démarche à peu près logique de *William Shakespeare* que la monotonie de ses opéras parlés victimes de l'honneur castillan, manipuler les mots comme des cubes autonomes sans cependant leur interdire de communiquer par un déversement réciproque de sucs, et ces mots, tout d'abord, s'en être emparé, les avoir marqués, tous, de sa courte main conique, tels sont les apanages de son énorme artisanat. »
(Jacques Audiberti. *Le poète.* N.R.F. n° 78.)
Il convient de finir par l'admiration, exprimée par un disciple posthume. Audiberti a aimé, a idolâtré le poète de *Toute la lyre*. Il lui est arrivé d'en parler comme de Dieu lui-même. Il l'a pastiché, et certains poèmes de *Race des hommes,* plus hugoliens que Hugo, font penser, irrévérencieusement, à Georges Fourest. Un tel attachement est remarquable, et n'a pas d'ailleurs privé Audiberti de sa place dans l'avant-garde, comme on dit. Son génie le situe dans la famille hugolienne, par la ruse et la naïveté, par la facilité à brasser des masses verbales -- le penchant diluvien auquel Hugo céda de plus en plus. « Plus un poète chante dans son arbre généalogique, plus il chante juste. » (Cocteau)
Raisons de famille à part, Audiberti a raison. Hugo n'est pas seulement gigantesque, il est grand. Il faut imiter Alain, et « aller l'attendre au bon endroit » (après avoir sauté quelques dizaines de strophes). Les bons endroits sont nombreux, qui ne doivent rien à la mode ou à l'idéologie, et bons malgré elles, le plus souvent.
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Hugo a bien évidemment une voix qui n'est qu'à lui, qui donne aux mots sa marque, et il a été créateur de tours, de façons de dire irremplaçables. Il fait partie du petit lot des écrivains après qui la langue n'est plus exactement la même qu'avant, se trouve enrichie et assouplie ; il reste l'égal de Rabelais, de Pascal, de Chateaubriand, dans ce rôle vraiment créateur -- ils sont peu nombreux, ceux qui l'ont eu à ce degré éminent.
Georges Laffly.
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### La rencontre de Victor Hugo avec saint Jean Bosco
par Jean Crété
« Je lègue cent mille francs aux pauvres de Paris ; je demande à être porté au cimetière dans leur corbillard.
« Je refuse l'oraison de toutes les Églises. Je demande une prière à toutes les âmes : Je crois en Dieu. »
Tel est le testament célèbre de Victor Hugo.
Il est peu connu que quelques années avant sa mort, il eut la grâce insigne de rencontrer saint Jean Bosco. Celui-ci était venu en France quêter pour son œuvre. Il reçut un accueil enthousiaste. On se pressait pour l'écouter. Et il recevait volontiers quiconque le désirait.
Lors de son séjour à Paris, les visiteurs affluèrent. Un vieillard, qui avait attendu son tour pendant deux heures, se présenta : Victor Hugo.
Le poète fit sa profession de croyance en Dieu, en dehors de toute religion révélée. Saint Jean Bosco n'eut aucune peine à lui démontrer la faiblesse de cette position et lui fit, avec toute l'ardeur de sa foi, un cours d'apologétique auquel Victor Hugo ne trouva pas grand chose à répondre. Sentant son auditeur ébranlé, mais non encore convaincu, saint Jean Bosco l'invita à revenir le surlendemain. Au jour dit, Victor Hugo revint donc et, cette fois, fut introduit immédiatement.
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« Mon père, dit-il au saint, j'ai réfléchi à tout ce que vous m'avez dit. Oui, vous avez raison : le catholicisme est assurément la seule vraie religion. Et j'espère bien ne pas mourir sans l'assistance d'un prêtre. » Saint Jean Bosco, tout ému, l'entretint quelques instants. Victor Hugo se retira. A notre connaissance, il ne donna aucune suite à cette profession de foi. Lorsque le poète se trouva à l'agonie, le cardinal Richard lui envoya son secrétaire, qui fut éconduit par Lockroy. Victor Hugo mourut donc sans l'assistance d'un prêtre. Dans les derniers moments, le souvenir de son entretien avec saint Jean Bosco lui revint-il et l'amena-t-il à un acte de foi et de contrition ? C'est le secret de Dieu.
Lorsque, quelques années plus tard, sa double visite à saint Jean Bosco fut rendue publique, la famille de Victor Hugo protesta, en disant que saint Jean Bosco (lui-même décédé) avait été victime d'un imposteur. Mais les personnes qui avaient hébergé saint Jean Bosco avaient parfaitement reconnu le poète et recueilli de la bouche du saint le récit de ces deux entretiens.
Nous ne pouvons qu'exposer les faits sans conclure. Victor Hugo eut la grâce de rencontrer un saint et fit devant lui profession de foi catholique. La suite, s'il y en eut une, n'appartient pas à l'histoire ; elle nous échappe et ne relève que du secret de Dieu et de l'âme de Victor Hugo.
Jean Crété.
104:298
### Il a menti sur son baptême
par Rémi Fontaine
LE 31 AOÛT 1822, ayant besoin pour son mariage religieux avec Adèle Foucher de son extrait de baptême, Victor Hugo le demande à son père, général de l'Empire, alors retiré à Blois :
-- *Je m'adresse à toi, mon bon et cher papa, ne connaissant personne à Besançon, je ne sais comment m'y prendre...*
Il croit ingénument avoir été baptisé à Besançon, lieu de sa naissance. Son père le détrompe :
-- *Si ta mère ne t'a pas fait donner le sacrement qui fait le chrétien, je suis parfaitement sûr que tu ne l'as pas eu* (3 septembre 1822).
« Ces deux lignes, commente l'abbé Géraud Venzac dans un ouvrage qu'il a consacré aux *Origines religieuses de Victor Hugo* (Bloud et Gay, 1955), signifient, sauf erreur, premièrement qu'il n'estime pas impossible en principe que Mme Hugo ait fait baptiser ses fils, mais deuxièmement que Victor Hugo n'a pas été baptisé du temps de la cohabitation effective du général et de sa femme. »
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Reste donc Paris après février 1804, date où Mme Hugo y ramène ses trois fils qu'elle est allée chercher à l'île d'Elbe. Qui voudra compulser les registres de baptême de toutes les paroisses de Paris sous Napoléon I^er^ ! Mais est-ce nécessaire ? Nous ne le croyons franchement pas, répond l'abbé Venzac.
Victor Hugo croit avoir été baptisé au lieu de sa naissance, ce qui est une erreur : les registres de baptême en témoignent. Ce n'est sûrement pas son père, nous venons d'en avoir la preuve écrite, qui l'a induit en cette erreur. « Si c'était sa mère, écrit l'abbé Venzac, cette insouciante désinvolture, chez elle, en pareil domaine, serait bien cette fois la preuve qu'elle non plus ne s'est jamais en effet souciée du baptême de son fils. » Les parents de Victor Hugo ont déjà ignoré pour eux le mariage religieux...
Mais il y a plus. Son père le détrompe, nous l'avons vu, pour Besançon. Mais il s'installe, comme allant de soi, dans l'hypothèse de l' « omission » du baptême. « Et le voilà, continue l'abbé Venzac, qui, mettant au service de la théologie la promptitude de décision et d'action du militaire, écrit tout d'un trait à « M. Llorente de vouloir bien baptiser son fils *en chambre ! *»*.*
La réponse de Victor Hugo ne laisse alors presque plus aucun doute :
-- *Si,* dit-il, *je n'ai pas été baptisé à Besançon, je suis néanmoins sûr de l'avoir été, et tu sais combien il serait fâcheux de recommencer cette cérémonie à mon âge...*
Sans la moindre objection, sans la moindre discussion, capitulant sans conditions, sans en plus parler, Victor abandonne l'hypothèse Besançon dont sa première lettre ne disait pas sans doute, mais laissait de toute évidence supposer, qu'il était pareillement sûr.
Mais voici une seconde concession encore plus déconcertante, écrit l'abbé Venzac : « Immédiatement après ces quelques lignes, Victor, d'abord, fait savoir à son père qu'à défaut d'un extrait officiel, il suffirait d'une attestation du général, puis suggère une formule possible qui déclarerait -- ce sont ses propres termes y compris l'étonnante parenthèse -- « *que j'ai été baptisé en pays étranger* (*en Italie*) »*. *»
Ainsi, voilà écarté à son tour par Victor lui-même le recours qu'on aurait cru pouvoir maintenir pour Paris. Il ne reste plus cette fois que les quelques mois passés en Italie en 1808, en Espagne en 1811.
« Rejeté de position en position, écrit l'abbé Venzac, Victor se retranche finalement sur l' « Italie » -- et donc Naples, où Mme Hugo, sur le refus de son mari de la recevoir chez lui, avait dû terminer un voyage qui devait primitivement la conduire chez le gouverneur d'Avellino. Après tant de replis successifs, va-t-on prendre au sérieux ce baptême à. Naples ? »
106:298
Il est évident que Victor, qui sait maintenant que son père n'a absolument pas le moindre souvenir d'un baptême quelconque, qui malgré cela lui demande une attestation de ce baptême, à qui sa mère n'a jamais précisé le temps ni le lieu ni le fait de son baptême, qui n'a jamais eu la curiosité de lui en parler, sait par conséquent qu'il n'obtiendra qu'un certificat de complaisance, et n'a finalement d'autre certitude à mettre en avant qu'une sorte de persuasion tranquille, de confiance a priori, concernant un rite si commun, qu'il ne pouvait pas ne pas l'avoir reçu ; comme tout le monde.
En somme, il arrive à l'heure de son mariage pour découvrir que la question se pose, mais surtout il la résout comme une affaire de convenances, comme une formalité d'usage.
-- *Tu sens,* dit également la seconde lettre de Victor Hugo à son père, *combien de hautes raisons doivent me faire désirer que tu m'envoies cette simple attestation.*
Voilà à n'en pas douter, commente l'abbé Venzac, le point vif de la question aux yeux de Victor : « combien il serait fâcheux à son âge... ». Hâte d'avoir ses « papiers » ? Crainte plutôt de provoquer l'étonnement de ses amis personnels, de son milieu littéraire, de ses appuis politiques alors monarchiques et catholiques.
La « religion » fait nécessairement partie de l'ensemble d'institutions et de doctrines qu'il professe alors, soutient et défend en « royaliste » fervent et il serait incongru de n'être point baptisé dans ce parti dont le programme affiche « la Religion » avant même « la Monarchie ».
Il n'est pas nécessaire de prêter à Victor Hugo des calculs peu scrupuleux, encore moins l'irrespect de l'impiété, pour admettre que ces raisons de haute convenance sont en définitive ses vraies raisons et ses seules raisons.
Elles ne sont impératives que si l'on suppose que Victor Hugo en 1822 ne connaissait le baptême que comme un acte officiel, légal, administratif, point comme un sacrement. Et tout ce qui précède, à savoir l'histoire de cette étrange « attestation » du général Hugo traitée comme une formalité d'usage sans portée réelle, écarte à elle seule le Victor Hugo « catholique » de 1822 que certains ont pu croire.
« Pour la théologie, observe l'abbé Venzac, et à nous tenir dans la région -- et la rigueur -- des principes et des définitions théoriques, Victor Hugo serait donc à inscrire sous la rubrique des « Infidèles ». Plus concrètement, le théologien estimera que ce manque initial, nous ne disons pas accepté, mais, et c'est plus grave, non perçu, non senti, a dû retentir sur tout le développement de sa vie spirituelle... »
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Même s'il est permis de penser, pour s'exprimer à sa manière, que Dieu, pour lui, ne fut pas un mot, mais le mot.
Résumons : en 1822, l'année de son mariage à l'église, l'année de sa « confession » à Lamennais, l'auteur des *Odes* catholiques et royalistes, sur le seul motif des *inconvénients* qu'il y aurait pour lui, *à son âge,* à demander le baptême, passe outre aux plus graves raisons de penser qu'il n'a jamais été baptisé et se refuse d'envisager un seul instant l'éventualité de réparer, même « en chambre », comme lui propose son mécréant de père, la grave omission.
Cet épisode historique méconnu illustre bien à sa manière l'espèce d'épitaphe laissée par le plus célèbre et le plus officiel de nos poètes, peut-être le plus revendiqué sur le champ des sensibilités et des idées, tant son itinéraire spirituel et politique oscille, comme son génie :
-- *Ce sera ma destinée,* écrivait-il peu avant sa mort, *d'avoir vécu célèbre et ignoré. Je ne suis connu que de l'Inconnu.*
Rémi Fontaine.
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### Sa tragique existence selon Léon Daudet
par Alain Sanders
QUELQUE CHOSE DE NOUVEAU pour l'année Hugo ? Oui : un Léon Daudet qui a quarante-huit ans. Il y a bien sûr, l'énorme *Victor Hugo* (Perrin) d'Alain Decaux de l'Académie française. Mille pages pour un géant en qui Decaux voit un « écrivain d'avenir ». Il y a non moins pesant (au moins par le nombre de pages), le pensum de Jean-François Kahn : *L'extraordinaire métamorphose ou cinq ans de la vie de Victor Hugo* (Seuil). C'est Hugo « récupéré » par un spécialiste de la récupération. Le tome III du *Victor Hugo* (Flammarion) de Hubert Juin a prévu une monumentale biographie en 3 volumes de 800 pages chacun.
On citera, pour être complet, *Sophie et Brutus, le sang lorrain et breton de Victor Hugo* (France-Empire) de Maryalis Bertault ; le très passionnant *Demeure océane de Victor Hugo* (Encre) de Pierre Dhainant ; le très illustré *Victor Hugo* (Belfond) d'Arnaud Laster.
Mais si l'on veut véritablement marquer l'année Hugo de façon intelligente, il faut lire -- ou relire -- un livre qui a déjà 48 ans : *La tragique existence de Victor Hugo* de Léon Daudet, paru en 1937, chez Albin Michel. Et oui ! *Quid novi* sur Hugo ? Léon Daudet, l'infatigable Daudet !
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Pour dire toute l'importance de ce livre, à notre sens un des plus « vrais » qui ait jamais été écrit sur Hugo, il convient de rappeler que les Daudet, les parents de Léon, fréquentent beaucoup Zola, Drumont, Jules Lemaître, Flaubert, Tourgueniev et... Victor Hugo. Léon Daudet rappelle dans *Fantômes et vivants* (Nouvelle Librairie Nationale, 1914) : « J'étais élevé dans le respect, ou mieux dans la vénération de Hugo. Tous deux poètes, tous deux romantiques, tous deux républicains à la façon de 48, mes grands-parents maternels savaient par cœur *Les Châtiments, La légende des siècles, Les Misérables.* Ils eussent mis à la porte quiconque se serait permis la moindre appréciation ironique sur *L'histoire d'un crime. *»
Cette vénération hugolâtre grand-paternelle était largement partagée par les parents de Léon : « La première fois qu'ils me conduisirent aux pieds du vieux maître, dans son petit hôtel moisi de l'avenue d'Eylau, attenant à un triste jardinet, je considérai avec une véritable émotion cet oncle trapu, aux yeux bleus, à la barbe blanche. »
De la bouche de l'oracle tombent quelques mots : « La terre m'appelle. » « Des mots qui me parurent avoir une grande portée, un sens mystérieux » se souvient Daudet. Puis, mettant sur le front de l'enfant une main douce et belle ornée d'une bague, l'oracle laisse encore tomber : « Il faut bien travailler et aimer tous ceux qui travaillent. »
Léon Daudet confesse : « Il y avait, dans son attitude, une noblesse assez émouvante, jointe, je ne sais encore pourquoi, à quelque chose de burlesque, que j'ai retrouvé depuis à travers son œuvre et qui tenait peut-être à la trop haute idée qu'il avait de son rôle ici-bas. »
Tout le secret de l'intelligence et de l'étonnante vérité de *La tragique existence de Victor Hugo* tient dans ces sentiments dont Daudet ne se déprendra jamais à l'égard du poète qui allie noblesse et burlesque, moquerie et vénération, lyre et grosse caisse, harpe et hautbois. Le livre de Daudet oscille toujours entre la drôlerie attendrie et la tendresse corrigée par la drôlerie. Car Daudet n'est dupe de rien : ni de l'enflure du personnage, ni de ses poses, ni de ses élans romantico-échevelés, ni de son côté théâtral et artificieux ; mais, dans le même temps, il sent sous l'enflure le souffle, sous la pose l'attitude noble, sous l'élan échevelé un vrai lyrisme, sous le théâtre et l'artifice le drame d'une nature inquiète.
On sait que par la suite, entre 1884 et 1894, Léon Daudet, qui est très ami avec Georges Hugo, sera en contact régulier avec cette famille. Quelques semaines après la mort de Victor Hugo, c'est Léon qui accompagnera Georges à Guernesey pour procéder à l'inventaire de Hauteville House en juillet 1885. En mai 1888, Daudet parle mariage à Jeanne Hugo, la petite-fille du poète, une jolie fille qu'il qualifie, dans *Flambeaux,* de « nature princière et délicate ». Le 13 février 1890, Léon prend pour épouse Jeanne et ce mariage fait couler beaucoup d'encre.
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Jean-Noël Marque, auteur d'un *Léon Daudet* (Fayard, 1971) indique « L'union des enfants des deux gloires de la République est une cérémonie pleine de faste, où se pressent Constant, Floquet, Ribot, Zola, Ferry..., tout ce que le régime compte de célébrités : la République reçoit ses lettres de noblesse avec ce triomphe de l'anticléricalisme qui n'est d'ailleurs pas sans soulever des tempêtes. »
Dès 1891, Daudet a pourtant changé. Quand, le 9 juillet 1891, paraît son premier ouvrage *Germe et poussière,* une scène étrange se passe chez les Daudet. Elle est rapportée par Goncourt (*Journal,* vol. XVIII) : « L'apparition de *Germe et poussière* de Léon Daudet donne à la conversation de ce soir un tour philosophique et elle aboutit par des détours et des méandres bizarres à la constatation du progrès du crime, et ça amène le jeune Léon, excédé de la présence de sa belle-mère, à proclamer, lui, le radical, le nihiliste d'hier, qu'il est convaincu qu'il ne peut exister de société sans religion, et il termine sa tirade par : « Au fond, je suis conservateur ! » Attrape, ménage Lockroy. »
\*\*\*
C'est donc à la lumière de tous ces faits d'importance qu'il faut relire *La tragique existence de Victor Hugo* où passent et la grandeur et la petitesse d'un homme tout à la fois admirable et détestable. Il n'est pas indifférent de remarquer que dans ce livre Léon Daudet est à peu près le seul à avoir décrit -- cliniquement décrit -- le chagrin profond de Hugo quand il découvre que sa femme le trompe. Et avec qui ? Avec Sainte-Beuve, « ami du ménage, laudateur public du mari, peloteur secret de l'épouse ». Au vrai, Victor Hugo est vexé. Touché dans son amour-propre, bien sûr, mais aussi dans son amour. Il ne s'est pas privé, lui, encore qu'à cette époque il n'ait connu que peu d'aventures, il ne se prive et ne se privera jamais de voler de cœur en cœur, de conquêtes en conquêtes. Il n'empêche : il souffre. Daudet le dit explicitement, mais il ajoute : « Chez Hugo, l'irritation jalouse se doublait de la nécessité où il entrait de renoncer aux articles élogieux de Sainte-Beuve, si utiles à sa jeune gloire. Mais il ne s'avouait pas ce sentiment mesquin, non plus qu'aucune défaillance de sa nature lyrique et qu'il jugeait foncièrement noble. »
Talonné par « une poussière de poètes, demi-poètes et quarts de poètes (qui) gravitait autour de l'auteur de *Notre-Dame de Paris* et clabaudait jalousement sur son compte, Hugo fait face ». Un jour, dans un salon, un jeune vicomte vient lui rendre visite et lui dit :
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-- Mon cher Maître, vous savez l'admiration et l'affection que j'ai pour vous. Aussi je crois de mon devoir de vous révéler un méchant bruit qui court la ville sur votre compte.
-- Quel bruit ?
-- On assure que votre ami Sainte-Beuve serait au mieux avec Mme Hugo.
-- Et l'on m'a dit à moi, monsieur, que vous aviez volé et assassiné votre grand-mère.
Et l'on ne parle plus des amours d'Adèle. D'autant moins que, le 2 janvier 1833, Hugo rencontrait Juliette dans une soirée de peintres. Là encore, Daudet fait merveille dans l'analyse en demi-teinte d'un amour qui ne s'éteindra qu'avec la mort. Et, là encore, Daudet pose une vraie question : « L'évolution politique de Victor Hugo, bien antérieure à son entrée à la Chambre des Pairs, fut-elle déterminée par Juliette, qui se disait républicaine ? » Daudet répond : « C'est impossible. Cette faible influence, si elle eut lieu, ne put s'exercer que grâce à une saute psychologique, l'hérédité maternelle ou vendéenne ayant cédé, chez Hugo, à l'hérédité paternelle du général Hugo. »
Ajoutons, à cette explication qui en vaut bien une autre, que Hugo ne pardonnera jamais aux gens de la Cour le très mauvais accueil réservé à sa très mauvaise pièce *Marion Delorme,* où Juliette Drouet tenait le rôle principal. Daudet note : « La recherche de la popularité, qu'il avait dans le sang, le mena de la monarchie à la démocratie, puis à la démagogie, non sans un crochet par Louis Bonaparte -- articles laudatifs de *L'Événement* -- qu'il maudit par la suite sous le nom de « Napoléon le petit ». La politique se trouva ainsi jouer un rôle considérable dans la vie de Victor Hugo, sans qu'il eût la moindre stabilité ni compétence politique. »
Tragique l'existence de Victor Hugo ? Sans aucun doute. C'est en revenant d'une escapade d'amants avec Juliette, dans une auberge de Soubise, qu'il apprend -- en en lisant la nouvelle dans *Le Siècle --* la mort de Léopoldine, noyée dans l'estuaire de la Seine, à Villequier : « Après cette lecture, le père s'est levé, avec cette pensée unique *fuir,* qui est celle des circonstances tragiques, des extrêmes douleurs... fuir les souvenirs, fuir les images, fuir les mots, fuir les cris désordonnés de la conscience, fuir n'importe où, hors de soi-même et hors du monde. »
La mort d'un enfant... Un chapitre du livre de Daudet. Intitulé sobrement : « Un affreux malheur ». Un chapitre, tragique aussi, de la vie de Daudet. Car comment ne pas penser à la mort de Philippe, assassiné par la police politique en 1923 ? Les pages que, par pudeur, il n'a jamais consacrées à l'enfant assassiné, sa douleur profonde de père frappé dans sa chair, douleur qu'il n'a jamais voulu décrire, sont là tout entières dans ces pages qui disent la douleur de Hugo :
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« Il pleut. Malgré la bâche et l'auvent de l'impériale, Hugo reçoit les gouttes d'eau qui se mêlent, sur son visage, à ses pleurs. Quelque chose vient de s'installer en lui, qui lui ronge le cœur, comme le renard le faisait aux Spartiates, quelque chose qu'il ne connaissait pas : le remords. »
Le remords, ne l'a-t-il pas connu, pour d'autres raisons, lui, Daudet, l'homme politique tout entier engagé dans un combat sans merci ? Ne s'est-il pas reproché de n'avoir pas mieux protégé Philippe ? De n'avoir pas compris à temps que tout serait fait pour l'abattre, lui d'abord, mais pour abattre aussi -- et à défaut -- les êtres qui lui sont les plus chers ? Le remords de n'avoir pas pris de sévères mesures de protection après que Germaine Berton ait tué, faute de trouver Maurras et Daudet, Marius Plateau ?
Le dimanche 25 novembre 1923, Daudet est allé reconnaître son fils étendu dans la morgue de l'hôpital Lariboisière. Étendu sanglant. Un trou sombre à la tempe droite... De Hugo, frappé dans son amour de père, Daudet écrit : « Il a couru dans les rues, puis à travers la campagne et il n'est revenu que pour monter dans la lourde voiture afin de retrouver les siens, ses autres enfants et, s'il se peut, le cadavre de la pauvre petite, rapporté sans doute par le flot. » Au soir du 25 novembre, déchiré, Daudet est rentré chez lui. Pour retrouver sa femme et son foyer. Il souffre. Il ne le dira pas. Mais il dira le chagrin de Hugo : « Quand on souffre à ce point, supporter les condoléances des curieux et des indifférents est un supplice. » Comment ne pas entendre sa plainte et son supplice, unis, fraternels, mêlés à celle et celui de Hugo ?
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Mais, comme souvent chez Hugo, le bouffon fait cortège au tragique. On démarre dans le drame noble et on déboule dans la comédie de boulevard. Il est pair de France depuis trois mois quand il se fait chiper, dans un galetas du passage Saint-Roch, avec sa maîtresse du moment, Léonie Biard d'Aunet. Le mari, flanqué d'un commissaire de police, est entré en force dans la chambre. Il doit reculer devant un furieux qui, drapé dans une chemise de nuit façon grand-mère, lui hurle au visage : « Je suis le vicomte Hugo, pair de France, donc inviolable. Je ne relève que de la Haute Assemblée. » Ah, le méchant vaudeville ! « Le scandale fut énorme. Président de la Chambre des Pairs, nigaud solennel, le duc Pasquier aurait voulu que le roi obtînt la démission de Hugo. Louis-Philippe refusa en riant et dédommagea le mari par un achat de peinture. Celui-ci retira sa plainte. »
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Inutile de dire que cette aventure déclencha dans le Tout-Paris un mascaret de commentaires. Hugo alla cacher sa honte, seul, dans une auberge de Fontainebleau. Une courte honte puisqu'il se consolait, deux jours après son arrivée incognito à l'auberge, avec la servante du lieu, une délurée Brigitte, qui lui donna du « monsieur Guyot » -- le pseudonyme qu'il s'était choisi -- long comme le bras...
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C'est sur ces entrefaites qu'éclate une vraie tragédie dans le monde politique : le coup d'État du 2 décembre 1851. Caché chez Juliette, Hugo est au désespoir : « Je me torture. Ma place serait au milieu des combattants, au risque de ma vie. C'est moi, en somme, avec quelques autres, qui les ai entraînés... » Juliette, dans ces moments-là, sait trouver les mots qu'il attend : « Ils disent tous que ta place n'est pas sur les barricades, que ta vie est indispensable à la Cause, qu'à l'heure actuelle, en disparaissant, tu décapiterais la Révolution. » Et puis, tirant son sac de provisions : « Mangeons un morceau. » Elle lui verse un verre de vin, quelques blancs de poulet, le fait manger comme un enfant. On nage de nouveau entre le drame -- Baudin a été tué -- et l'opéra-bouffe -- Hugo dîne de bon appétit...
Le lendemain, il prenait un train omnibus qui, sans que personne ait même songé à l'inquiéter, le mettait à Bruxelles à sept heures. Cette fuite vers la Belgique (où Juliette, qui, elle, avait pris un express, l'attendait) c'est, dans l'esprit de Hugo, l'acte par lequel il s'arrache à un Paris qu'il ne reconnaît plus, qui ne le reconnaît plus, contre lequel il entrevoit des pamphlets vengeurs qui s'intituleraient *Le Châtiment,* ou *Les Châtiments,* ou *Némésis.* Il n'a qu'un regret : qu'Agrippa d'Aubigné ait déjà utilisé les *Tragiques.*
Daudet écrit : « Le coup d'État de Napoléon le Petit et les fusillades du 2 décembre avaient concentré en lui une véritable rage, qui se déversait maintenant en un flot d'invectives sur le nouveau dictateur et ses complices. » Et il ajoute : « Rien ne prête à la satire comme les fantoches de Cour, les apprentis chambellans, les zélateurs de la lune nouvelle, premier quartier. » On comprend, là encore, que c'est l'homme de « métier » qui parle, le Daudet des coups de gueule tonitruants, le Daudet des invectives délivrées en « bel ordre, en rythme assuré ».
Nous trouvons un autre exemple de cette identification, sensible en de nombreux endroits du livre, nous l'avons dit, dans cette notation supplémentaire : « Pays de l'honnêteté par excellence, jaloux de sa dignité et de son indépendance, la Belgique n'avait pas et n'a jamais eu de police politique. Elle n'a jamais permis qu'un contrôle fût exercé sur les réfugiés qui usaient de son hospitalité. » Le proscrit d'hier pense au proscrit d'avant-hier, l'exilé à l'exilé.
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C'est pourtant une loi belge -- une certaine loi Faider -- qui contraindra Hugo à quitter Bruxelles pour s'installer à Jersey. Avec sa femme et ses enfants à Marine-Terrace. Avec Juliette à Nelson-Hall. D'où un incessant ballet entre les deux maisons entre lesquelles Hugo partage son temps et ses humeurs.
A Jersey, c'est très vite un défilé incessant de « proscrits » -- bruyants, encombrants, injurieux à l'égard de Juliette, haineux souvent à l'égard de Hugo à qui ils reprochent de n'être pas mort sur les barricades. L'occasion de quitter Jersey -- et d'émigrer à Guernesey -- va se présenter quand, dans le journal des proscrits, *L'Homme* (le directeur en est un Cubain : Ribeyrolles), un article infamant à l'égard de la reine Victoria est publié. Ribeyrolles est expulsé. Victor Hugo crut bon de protester. Il reçut la même sommation.
Guernesey, ce « pauvre rocher, perdu dans la mer et dans la nuit », va être pour Hugo le havre marin où seront composées quelques-unes de ses œuvres les plus fortes. Daudet explique : « Il reçut, de l'immensité marine, une transe, un ébranlement, dont sa puissance littéraire devait se libérer, sans la comprendre. Il devint, en même temps que le fléau de l'Empire et le peintre de Paris, le Robinson du large. »
Le 16 mai 1856, « le fléau de l'Empire » s'installe à Hauteville House. Juliette séjourne dans une villa de La Pallue d'où elle peut apercevoir la chambre de son amant. Elle peut le voir écrire, debout, penché, comme un furieux, sur une tablette solide, « éparpillant les feuillets de grand papier de Hollande brut autour de lui ». De cet acharnement sortiront *La légende des Siècles* et, surtout, *Les Misérables.* Un livre qui, manifestement, n'impressionne pas Daudet : « D'une façon générale, le livre est inspiré des *Mystères de Paris* d'Eugène Sue, où il y a des gueux faits d'après nature et parlant le véritable argot, alors que les principaux personnages des *Misérables* sont des produits de l'esprit. »
Mais ce que Daudet comprend bien, c'est que cet ouvrage permet surtout à Hugo « de revivre par la pensée dans des quartiers de Paris, Picpus ou les Feuillantines, par exemple, qu'il connaissait bien, qu'il aimait et dont il était sevré. Il sut ainsi, partiellement, exorciser le supplice de l'exil et aussi retrouver sa jeunesse pauvre et laborieuse avec le personnage de Marius ».
La grande occupation du soir, à Hauteville House, c'est le spiritisme. Seront ainsi convoqués en vrac (et parlant tous un français excellent teinté parfois d'une touche d'accent parigot) : Moïse, Luther, Léonidas, Alexandre, Abel, Caïn, Diogène, Socrate, Dante, Shakespeare, Lope de Vega, Molière, Racine, Mozart, Raphaël, Galilée, l'Océan, l'Idée ; la Rêverie, le doigt de la Mort...
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Inutile de dire que ce spiritisme de bazar, répété régulièrement, n'arrangea guère la mégalomanie latente de Hugo. Un jour, il annoncera même à Juliette qu'il était prêt à fonder « une religion nouvelle » :
-- « Je garderai une grande partie de la religion de Jésus-Christ, tout ce qui concerne l'amour des humbles et la pitié. J'assiérai ma doctrine sur la démocratie et la mystique des foules, la mystique populaire : « Vous me retrouverez en Galilée... » Moi, Victor Hugo, le peuple français me retrouvera à Paris, où m'appelleront, je le sens, je le vois dans l'air, d'extraordinaires, de terribles événements. »
Moi Hugo. *Ego Hugo*... Daudet commente : « Juliette n'osait lui demander en quoi, vers ou prose, consistait le Grand Secret, et il eût été bien embarrassé de le lui dire, car tout se fondait, dans son imagination exaltée, sur deux titres et un pressentiment. On lui avait tellement répété qu'il était un demi-dieu, puis un dieu, puis un dieu et demi, qu'il avait fini par s'en persuader et que ces ouvrages (*La Fin de Satan* et *Dieu*) changeraient la face du monde. »
Une telle exaltation ne va pas sans quelques excentricités. Certaines nuits, il se rend au nord de l'île, à Lancresse, pour apostropher quelques pierres prétendument druidiques : « Sous la forme interrogative, le grand lyrique dégoisait, tantôt en vers, tantôt en prose, des souvenirs de lecture et des adjurations passionnées, tout le bric-à-brac de sa mémoire, comparable à celui de sa demeure et de la villa de Juliette. Puis il attendait les réponses contenues dans le bruit des vagues, celui du vent et les cris des oiseaux marins... »
Un témoin de ces « mimiques éperdues » expliquera ensuite : « J'en étais baba. Ce qu'il y a de sûr, c'est que l'on pouvait croire, en effet, à un dialogue entre ce sacré type et les éléments. Le ciel et l'eau lui passaient la réplique et il tonnait, il tonnait comme Jupiter lui-même. »
Au moment où *Les Misérables* rencontrent un immense succès, Hugo, une fois de plus, est frappé dans son amour de père. Adèle, sa petite Adèle, s'est entichée d'un lieutenant de l'armée anglaise qui n'a que faire de la mièvre jeune fille, manifestement malade nerveusement. Apprenant le départ imminent de son bel officier, Adèle va s'embarquer discrètement sur un bateau en partance vers l'Amérique. Pendant des mois et des mois, il n'y eut aucune nouvelle de la malheureuse enfant (elle sera finalement retrouvée et ramenée en France, complètement folle ; sans qu'on ait jamais su ce qu'elle avait fait pendant sa fugue).
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Daudet écrit : « Sur ces mêmes plages où il avait cherché à percer le grand secret, où il avait dialogué avec le vent et la mer, le père désespéré venait maintenant appeler ses deux bien-aimées : « Léopoldine, Adèle ; Adèle, Léopoldine », puis, encore et encore : « Léopoldine, Adèle », parmi les hululements de la tempête et les vaines clameurs des courlis... Il avait interrogé les forces de la Nature, croyant qu'elles le renseigneraient sur Dieu. Celles-ci lui avaient répondu en le remettant au feu de la pire douleur. »
Hugo a alors 68 ans. Quand il apprend à la fois la chute de l'Empire et la proclamation de la République, après la défaite de Sedan, il prépare immédiatement un discours qui commence de la façon suivante : « Les paroles me manquent pour dire à quel point m'émeut l'inexprimable accueil que me fait le généreux peuple de Paris. » Le « peuple de Paris » sera au rendez-vous de la gare du Nord : « Il fut porté plutôt que conduit à sa voiture, un fiacre découvert. »
\*\*\*
Le lendemain, il déchantait. Les vainqueurs du 4 septembre ne se souciaient guère de le faire participer au gouvernement provisoire : « La déception de Hugo fut immense. Il avait cru que la démocratie tout entière, reconnaissante à son apôtre, lui remettrait les clefs du pays. Il confondait la suprématie littéraire et la suprématie politique. »
Élu député, il se renfrogna dans un rôle de « père noble », le doublant d'un « art d'être grand-père » qui lui valut encore la sympathie des « braves gens ». Le 18 mars 1871, point de départ de la Commune, le vieil homme est, une fois de plus, frappé dans ses affections : de Bordeaux, on lui ramène le corps de son fils Charles, mort d'une crise cardiaque.
Le lendemain de l'enterrement de son fils -- qui lui inspira ce cri final : « Vive la République universelle, démocratique et sociale », Hugo partait pour Bruxelles afin de s'occuper des deux enfants de Charles. Il y passera le temps de la Commune. Les purs et durs lui reprocheront ce « lâchage ».
En 1873, nouveau chagrin avec la mort de l'autre fils, François « *Que te sert, ô Priam, d'avoir vécu si vieux* *? / Tu vois tomber tes fils, ta patrie et tes dieux* ! »
Dans son appartement du 21 de la rue de Clichy, Hugo reçoit Renan, Monselet, Flaubert, Schoelcher, Rochefort. Dans l'été 1878, inquiet d'une alerte congestive, Hugo -- sur les conseils des médecins et surtout poussé par Juliette lassée des petites bonnes qui virevoltent autour de « monsieur le sénateur » (un cadeau de Clemenceau) -- a repris le chemin de Guernesey.
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Daudet le dépeint là, à la recherche de ses souvenirs, errant d'une pièce à l'autre, retrouvant à leur place les objets familiers. En novembre, de retour à Paris, il se laisse transporter au 50 de l'avenue d'Eylau : « A côté de sa chambre et de son lit à colonnes torses, couchait dans un réduit Juliette, vieille et flétrie, mais attentive et qui surveillait son sommeil... et aussi les bonnes dont elle le savait toujours friand. »
Avenue d'Eylau, fréquentent Camille Pelletan, Mendès, l'époux de la belle Judith Gautier, Leconte de Lisle, le « peuple » : « Un vieux cocher du nom de Moore -- si mes souvenirs sont exacts -- fut un jour, comme symbole du peuple omniscient, invité à dîner chez Victor Hugo. Pendant le repas, il but tellement qu'au dessert il vomit, sur le tapis du salon, plus encore qu'il n'avait bu. Il fut difficile de désempuantir la pièce. »
C'est presque la fin. Avec des épisodes navrants. Et une énorme déception -- on aurait pu l'épargner au vieil homme -- lorsque *Le Roi s'amuse,* repris malencontreusement en 1882, tourna au four noir. Une déception et un dernier chagrin avec la mort de Juliette. « Juliette morte, écrit Daudet, il arriva cette chose inouïe : Victor Hugo cessa d'écrire ! On eût pu croire qu'en s'en allant elle lui avait retiré la plume des mains. Lui qui, par tous les temps et sous tous les climats, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, n'avait cessé, en prose comme en vers, de retracer sa pensée et ses sentiments sur le papier, lui qui doublait de lettres passionnées son œuvre géante, ferma son encrier pour toujours. »
A la mi-mai, en raccompagnant les Lesseps qui avaient dîné chez lui, Hugo eut un saisissement aux poumons. Il dut s'aliter. Le 22 mai après un demi-délire où, écrit Daudet, « il balbutiait encore des vers », il mourait dans les bras de ses petits-enfants. L'archevêque de Paris proposa à la famille de venir lui-même administrer les derniers sacrements. Il fut sèchement éconduit.
« Sans doute », conclut Daudet, « à la nouvelle de cette mort comme à celle du grand Pan, la nature tout entière, célébrée par Hugo, frémit-elle et bruissa-t-elle, en feuillages, eaux et lumières stellaires. » Une véritable conclusion ? Non pas. Car, en épilogue, Daudet ajoute : « Il y avait, dans la petite bibliothèque disparate de Hauteville House, un vieil exemplaire relié (1743) des *Confessions de saint Augustin,* traduites en français sur l'édition latine, avec des notes d'un M. du Bois, de l'Académie française. On y lisait, page 176 : « *Car c'est vouloir être Dieu soi-même et ne pas se contenter d'être l'image de Dieu, que de ne pas se tenir dans sa dépendance et de vivre comme si on n'avait point de maître dont on dût prendre la loi. *» Il est à présumer que Victor Hugo, qui lisait peu, n'avait pas eu sous les yeux ces lignes-là. »
Alain Sanders.
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### Hugothérapie mode d'emploi
par Pierre Antoine Cousteau
« ...Pierre-Antoine Cousteau dont la droiture et le courage frappèrent, lors de son procès, même ses ennemis. Le talent aussi, et cet art si français de chinoiser avec une philosophie sceptique et souriante sur les ridicules de la vie en société, les ironies du destin, les impostures politiques des gens installés. Par *Hugothérapie,* par *Les lois de l'hospitalité,* Pierre-Antoine Cousteau en impose jusqu'à ses adversaires. On fait de lui un polémiste féroce et sectaire mais c'est un satirique plus qu'un polémiste, et quant à la férocité de son sectarisme, je n'ai en commun avec lui aucune idée métaphysique et fort peu, en somme, d'idées politiques, et il ne m'a jamais dévoré. Il était dans la collaboration l'homologue de ce que fut Jacques Perret dans la résistance. L'ancien « maquisard » Jacques Perret et l'ancien « collaborateur » Pierre-Antoine Cousteau se sont réconciliés à leur première rencontre, et même avant. »
(Extrait du livre de Jean Madiran : *Brasillach*)
*Ce texte fut écrit par Pierre-Antoine Cousteau à l'occasion du cent-cinquantenaire de la naissance de Victor Hugo, en 1952.*
*Incarcéré à Clairvaux depuis cinq ans, Pierre-Antoine Cousteau raconte ironiquement comment, ayant décidé de s'amender, il ne trouva pas de meilleur maître à* « *bien penser* » *que Victor Hugo. Nous reprenons son* « *Mode d'Emploi* » *de Victor Hugo, qui parut en 1954 accompagné d'un abondant florilège des plus désopilantes pensées hugoliennes.*
*Avant de découvrir Hugo, Pierre-Antoine Cousteau assure avoir vainement tâté de Jean-Jacques, qui lui laissa* « *les yeux secs* »*, de Diderot, Montesquieu, Edgar Quinet, Michelet, Lamartine, Louis Blanc, de Mauriac, de Georges Duhamel et Jules Romains, enfin de Sartre.*
*A. M.*
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J'EN ÉTAIS LÀ de mes tâtonnements lorsqu'un jour, un bon vieux geôlier blanchi sous le poids de son trousseau de clefs vint rapporter *Les Misérables* à la bibliothèque de la prison. Son visage habituellement peu expressif rayonnait d'une grande joie intellectuelle. Mais comme cet homme simple dédaignait les arabesques insidieuses de la rhétorique, son commentaire fut bref : « *Ça, c'est tapé ! *» ([^30])*.*
Ces quelques mots m'illuminèrent. Je crus entendre le « *Viens dans le temple et prie ! *» de Claudel. Du plus profond de mon être, une voix intérieure, la voix, peut-être, du Grand Architecte de l'Univers me cria que j'arrivais à un tournant de mon destin, que j'étais au bord de la grâce.
Pourquoi n'y avais-je pas songé plus tôt ? J'avais ce trésor à portée de la main, et je l'avais négligé ! Comment avais-je pu méconnaître tant d'intersignes ? Par exemple les propos de Jallez et de Jerphanion, étalons du bien-penser, tellement identiques dans leur essence à ceux du bon vieux porte-clefs. Sur les Normaliens de choc des *Hommes de Bonne Volonté,* le père ([^31]) Hugo, comme les chassepots, avait fait merveille. Que ne pouvais-je en attendre ?
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J'avais déjà lu *Les Misérables,* jadis, mais ça ne comptait pas, c'était à l'âge tendre où l'absence de sens critique fait accepter comme allant de soi, l'invraisemblable, l'absurde et le boursouflé, alors qu'ils sont chez Hugo beaucoup mieux que la simple transposition du réel, qu'ils sont la substance même d'un art incomparable.
Je repris le cher bouquin et je l'avalai d'un trait. Ainsi le pèlerin déshydraté qui voit jaillir du sable une onde pure. Et à mesure que je m'abreuvais, à mesure que je me pénétrais des vérités éternelles, une délicieuse allégresse se substituait à mes angoisses. Hugo a dit quelque part que la conscience est la colonne vertébrale de l'âme. Ma conscience républicaine se cambrait enfin, comme ces poitrines affaissées que les Pilules Orientales rendent à l'opulence en trois mois, six mois, un an. J'étais sauvé. Jamais plus je ne siffloterais *Monica.*
Après *Les Misérables,* j'engloutis *Bug Jargal,* puis *Notre-Dame de Paris,* puis *Les Travailleurs de la Mer,* puis *L'Homme qui Rit,* puis *Quatre-vingt-treize,* puis l'ensemble du théâtre, puis cinq kilos bien tassés d'alexandrins, puis les *Choses Vues,* les souvenirs de voyage, la correspondance, les manifestes, les discours. Tout Hugo, la plume à la main, avec cette patience scrupuleuse qui était jadis le privilège des Bénédictins et qu'on ne retrouve plus guère, de nos jours, que dans les prisons. Sans doute parce que les prisons sont aménagées dans d'antiques abbayes : l'Esprit continue à souffler là où il en a pris l'habitude. On fait au bagne des chaussons de lisière très médiocres et des travaux littéraires très sérieux.
Quels sont, je vous le demande, les critiques parisiens qui peuvent en dire autant ? Quels sont ceux qui, pour se préparer aux fêtes du Cent-cinquantenaire ont pris la peine de revoir ne serait-ce que la dixième partie de l'œuvre de Hugo ? Je ne le leur reproche pas. Je sais bien que ces braves gens sont absorbés par les cocktails littéraires, par la commémoration permanente des oblats munitionnaires, par la poursuite de la Légion d'Honneur et des brevets de Résistance. Je sais bien qu'ils n'ont pas le temps de lire, et que ce n'est pas de leur faute, à ces citoyens dignes, s'ils sont exclus des seuls endroits où ils pourraient vraiment travailler en paix, c'est-à-dire des prisons.
Mais leurs écrits s'en ressentent. Et ce qui ne tire guère à conséquence lorsqu'il s'agit de jauger le tout venant de la production littéraire devient tout de même assez scandaleux dès qu'une gloire nationale est en cause. Devant un géant de la Pensée française d'aussi fort calibre que Victor Hugo, la négligence confine à la trahison : on n'a pas le droit de grappiller, de-ci de-là, quelques hémistiches bien venus et de s'en satisfaire.
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Si les coryphées du Cent-cinquantenaire avaient tout lu (ou tout relu : ménageons leur amour-propre), il n'est pas douteux qu'ils eussent parlé sur un autre ton. « *Ne serons-nous pas les derniers à avoir aimé Hugo ? *» demande M. Mauriac ([^32]). « *Hugo n'a sûrement pas ici, en 1952, le crédit qu'il mérite *» note avec amertume M. de Montherlant ([^33]). « *L'actualité des principaux mots d'ordre de Hugo reste entière *» affirme M. Romains ([^34]). « *Comme il nous paraît vivant ce Victor Hugo *» concède M. Escholier ([^35]). Le ton monte un peu dans les harangues politiciennes : « *Victor Hugo proclame M. André Marie* ([^36]) *est à la fois le passé et l'avenir de notre France... Il a rencontré sur son chemin nos idées les plus actuelles... Il est et reste pour nous un maître d'espérance et d'optimisme. *» Mais malgré les efforts du ministre, l'ensemble reste tiède...
Les contemporains du regretté défunt avaient trouvé autour de son cercueil -- sans doute parce que, eux, ils l'avaient vraiment lu -- des accents autrement convaincants : « *Le plus prodigieux manieur de la langue française qui ait jamais existé* (Camille Pelletan)... *Une des preuves de l'unité de notre conscience française* (Ernest Renan)... *Le plus grand des poètes, celui dont le génie a toujours été et sera toujours pour nous la lumière vivante qui ne cessera de nous guider vers la beauté immortelle* (Leconte de Lisle)... *Aucun homme n'a plus fait pour la gloire de son pays* (Jules Claretie)... *Dans aucun temps, dans aucun pays, aucun poète n'a écouté de plus près, n'a reproduit avec plus de force le cri de la douleur humaine* (Henri de Bornier)... *Désormais il vivra dans l'éternelle admiration de la postérité, dans le cercle lumineux des esprits qui imposent leur nom à leur âge* (Charles Floquet). » Etc. etc.
Voilà qui est parlé. Est-il besoin d'ajouter qu'au terme de mes lectures carcérales, l'enthousiasme des funérailles m'apparaît comme beaucoup plus proche de l'équité que les politesses du Cent-cinquantenaire ?
\*\*\*
Je ne me permettrai certes pas, moi chétif incivique, d'analyser le génie littéraire de cet homme colossal. Mais pour expliquer le mécanisme de mon amendement, je suis bien forcé de dire ici comment l'Artiste m'a fasciné avant que le Penseur ne m'envoûtât. Chez Hugo, d'ailleurs, l'Art et la Pensée s'interpénètrent si étroitement qu'il est parfois malaisé de les distinguer. Vingt fois, cent fois peut-être, le poète a répété que la Beauté devait se mettre au service du Progrès ; que l'Utile devait se joindre à l'Agréable. Ses chants les plus magnifiques sont toujours des actes de foi, et l'on ne risque guère, avec lui, en s'abandonnant à l'admiration esthétique, de se laisser distraire de l'apprentissage de la vertu.
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Et puis, on est tout de suite mis en confiance par son sérieux. J'aime les gens sérieux. Ils me reposent de cet éternel persiflage par quoi les Français s'efforcent de démontrer à l'univers qu'ils sont spirituels. Hugo, lui, est sérieux. Il est extraordinairement sérieux. Il prend tout au sérieux, à commencer par lui-même. Il a horreur de l'ironie, il réprouve l'odieuse frivolité du XVIII^e^ siècle : de ce siècle léger il ne goûte que les grands coups de gueule et les grands coups de couperet des années 90 qui mirent un terme si heureux à de répugnantes polissonneries. Il est pour David contre Fragonard. Il est pour le Paris de Théroigne de Méricourt contre le Paris des Incroyables et des Merveilleuses. Il tient pour déplorable que l'on plaisante à tout propos, que l'on se hâte, comme dit l'autre, de rire des misères de ce monde de peur d'avoir à en pleurer.
Il s'agit bien de rire ! Comme si nous étions sur cette terre pour nous amuser ! Les Romantiques ont mis bon ordre à cela. Ils se sont installés dans le tragique et ils y ont installé leur public. Ils s'ébrouent dans les catastrophes. Ils se vautrent dans le pessimisme. Dès l'adolescence, ces futurs octogénaires tiennent par-dessus tout à être menacés d'un trépas prématuré. Leurs coryzas sont des phtisies galopantes : « *Au regard d'un mourant, le soleil est si beau... Au fond de cette coupe où je buvais la vie, peut-être restait-il une goutte de miel... *» ([^37]). Puis, sans transition, sans la moindre relation apparente de cause à effet, ils sortent de leur désespoir personnel pour annoncer que l'avenir de la société est rose bonbon.
Mais qu'ils agonisent ou qu'ils messianisent, c'est toujours sur un ton d'extrême gravité qui rassure le lecteur : avec les plaisantins, sait-on jamais à quel moment ils commencent à se moquer de vous ? Rien à craindre de semblable de la part de Hugo ou de ses personnages. S'ils s'efforcent à un comique de foire que la Shakespearolâtrie ambiante rend quasiment obligatoire, jamais ils ne sont effleurés par la tentation de l'humour, jamais ils ne s'abandonnent à ce scepticisme léger qui est le père de tous les vices de l'esprit. Seuls, parfois, des individus de second plan, destinés de toute évidence à servir de repoussoir, esquissent quelques grimaces, profèrent quelques sarcasmes, amorcent une apologie de l'hédonisme. Mais l'auteur les désapprouve. Sa *Weltanschauung* reste essentiellement solennelle, aussi agréablement solennelle qu'un discours de M. Royer-Collard ou qu'un sermon de John Wesley.
C'est bien là d'ailleurs ce qui permet à Hugo de déployer toutes les ressources d'une technique littéraire que le sens du ridicule, ce fléau de l'intelligence, eût malencontreusement compromise.
Avec un goût très sûr, Hugo adolescent a choisi ses modèles sur les sommets. Au théâtre, son ambition est d'égaler Dumas, son idéal, c'est *La Tour de Nesles.* Dans le roman, son ambition est d'égaler Eugène Sue, son idéal, c'est *Les Mystères de Paris.* Est-il besoin de dire qu'il a parfaitement atteint son but ? Hugo n'a aucune envie de s'égarer, comme tant d'écrivains ratiocineurs et vétilleux, dans d'assommantes subtilités.
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Il se laisse porter par le flot superbe de sa rhétorique, il s'enivre du fracas de son propre vocabulaire, et ce tumulte lui épargne l'humiliante obligation de nuancer les épithètes et les situations. Il va d'emblée à l'épithète la plus forte, à la situation extrême, à des oppositions si tranchées qu'on pourrait les qualifier de totalitaires si pareil terme n'était entaché d'un discrédit fasciste.
Quel réconfort pour le lecteur de savoir à l'avance que les bons seront vraiment bons et les méchants vraiment méchants, et qu'aucun des héros ne se permettra d'évoluer, ne serait-ce qu'un instant, hors du sublime, que les conflits seront toujours cornéliens, que les vierges auront inévitablement des super-pucelages et les jeunes premiers des triples muscles, que les personnages sympathiques seront fatalement doués d'une force surhumaine, qu'ils négligeront, en se jouant, de dormir et de manger, qu'à poings nus ils mettront en déroute des hordes de malandrins hérissés d'engins homicides, et que le moins qui pourra arriver à ces consciences faites chair, ce sera de blanchir en une nuit, exploit biologiquement improbable, au cours d'une de ces tempêtes sous les crânes qui marquent la ligne de crête des drames hugoliens.
Seuls, dans toute la littérature française, Xavier de Montepin, Michel Zévaco et Paul Féval ont animé des personnages aux arêtes aussi aiguës. Mais là où Hugo surclasse ses rivaux, c'est dans l'emploi de l'antithèse. L'antithèse jaillit spontanément de ses affabulations (la reine et le laquais) comme elle jaillit de son verbe sous la forme d'un *ergo* qui ne déconcerte, en définitive, que les bourgeois à la cervelle épaisse : « Il était grand, donc il était petit... elle était laide, donc elle était belle... il était voleur, donc il était honnête... elle couchait avec tout le monde, donc elle était chaste... »
Si, comme on l'a dit, l'art est un moyen de parer la réalité et de la rendre à la fois plus belle et plus vraie, on conviendra que le procédé de l'antithèse hugolienne est bien le comble de l'art. Je ne connais, pour ma part, rien de plus beau et rien de plus vrai que cette simple lettre adressée par la merveilleuse Josiane au monstre forain Gwynplaine : « *Tu es horrible et je suis belle. Tu es histrion et je suis duchesse. Je suis la première et tu es le dernier. Je veux de toi, je t'aime. Viens. *» ([^38])
Que pèsent auprès d'un pareil morceau les subtilités de Mme de Merteuil ou la jalousie de Swann ?
Je ne m'appesantirai pas d'autre part sur le charme des digressions pédagogiques qui parsèment si heureusement l'œuvre de Hugo : au lecteur haletant de curiosité, on offre à l'improviste un petit cours de minéralogie, de pyrotechnie ou de linguistique qui lui permet de reprendre son souffle. Et c'est tout bénéfice : il s'est instruit en s'amusant.
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Je n'insisterai pas non plus sur l'attrait des belles tirades harmonieusement balancées que prononcent les moindres personnages dès qu'ils affrontent une de ces situations délicates -- trépas, incendie ou naufrage -- qui inspirent d'habitude aux gens du commun des formules laconiques. Ainsi se trouve transposé dans la fiction hugolienne le climat si attachant des agonies d'opéra : Valentin vocalisant son dernier soupir au milieu de choristes trop disciplinés pour qu'aucun d'entre eux songe à s'enquérir d'une trousse à pansements.
D'autres ont déjà noté excellemment toutes ces réussites techniques. Ce qu'on a moins remarqué -- ce sera ma petite contribution personnelle à la commémoration du génial écrivain -- c'est sa complaisance spontanée pour les métaphores zoologiques. Notre plus grand animalier, ce n'est ni Buffon ni La Fontaine, c'est Hugo. Son œuvre grouille d'une faune aussi dense que la jungle de Kipling, et l'humanité, pour lui, comme pour les juristes de l'U.R.S.S. ([^39]) est une ménagerie aux cent actes divers lorsqu'il s'élève jusqu'aux cimes de la poésie philosophique, comme c'est le cas dans le chant posthume intitulé *Dieu,* les idées forces s'incarnent dans les bêtes, la chauve-souris est l'athéisme, le hibou le scepticisme, le corbeau le manichéisme, le vautour le paganisme, l'aigle le mosaïsme, le griffon le christianisme ; et rien que dans *L'Homme qui Rit,* j'ai relevé, pour ma part soixante et onze espèces distinctes allant de l'infusoire à l'hippopotame ([^40]). Car chaque fois qu'il imagine un nouveau personnage, Hugo distingue tout de suite en lui l'animal qu'il pourrait être au physique comme au moral, et il nous en informe aussitôt pour prévenir toute équivoque.
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Seules les femmes échappent quelque peu à cette zoographie : les femmes de Hugo sont toujours des anges et ce n'est qu'accessoirement qu'elles se transforment en volatiles presque toujours choisis parmi les espèces gracieuses : mésanges, fauvettes, rossignols, etc. Quant aux hommes, on commence par les subdiviser en deux embranchements principaux : ils sont des lions s'ils sont bons et braves, ou des tigres s'ils sont cruels et méchants. Après seulement viennent les classes, les ordres, les sous-ordres, les familles, les sous-familles, les genres et les espèces. Dans *Les Misérables,* par exemple, Jean Valjean. Gavroche et Marius relèvent de l'embranchement des lions, mais par surcroît, Jean Valjean est un onagre, Gavroche un passereau et Marius un chamois. De même, Thénardier, Javert et Montparnasse sont collectivement des tigres, et, individuellement, un chacal, un dogue et un loup.
Hugo, en effet, ne s'en tient pas à sa première impression. En cours de récit, il complète l'esquisse originelle, il fignole, il surajoute, toujours en puisant dans les réserves de sa ménagerie, de pertinentes notations psychologiques qui, d'animal en animal, aboutissent enfin à une image finement nuancée de la personnalité zoologique du héros.
Les résultats de cette méthode sont bouleversants. Où trouverait-on un personnage de fiction à la fois plus naturel et plus séduisant que le Gwynplaine de *L'Homme qui rit ?* On ne se contente pas de l'imaginer, on le voit, on le pénètre, on le sent. On le connaît mieux que si l'on avait fait avec lui sa première communion et son premier versement à la Sécurité Sociale, mieux que son propre frère, mieux que soi-même. C'est que Hugo n'a rien négligé de ce qui était indispensable pour fixer nos idées. Successivement, nous voyons le lion Gwynplaine devenir un serpent, un oiseau (cinq fois), un aigle (trois fois), un cloporte, un tigre ([^41]), un crapaud (deux fois), une phalène (trois fois), un aiglon, un moineau, une larve, un épervier, une araignée, un mouton, un coq, un papillon, une chenille (deux fois), un boa, un louveteau, un requin, un brochet et un crocodile.
Il ne reste plus ensuite qu'à faire la synthèse de cette jungle. C'est un jeu d'enfant.
Je pourrais m'étendre. Je pourrais donner d'autres exemples d'une maîtrise littéraire qui s'est affirmée dans tous les genres, parler des prodigieux monologues de *La Légende des Siècles* ou des joyaux insubmersibles de l'art dramatique hugolien : *Torquemada, Le Roi s'amuse, Lucrèce Borgia.* Tel n'est point mon propos. Simplement, avant d'évoquer les idées du Maître, je voudrais rappeler -- parce qu'on omet trop souvent de le faire -- que l'évolution de l'Artiste suit une courbe en tous points semblable à celle du Penseur.
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Plus Hugo pense juste et plus il écrit fort. Plus il pénètre au cœur de la démocratie, et plus ses antithèses s'accusent, plus la ménagerie de ses métaphores s'enrichit, plus ses personnages s'écartent de la vulgaire vraisemblance. Les *Odes*, les *Ballades,* les *Orientales* avaient encore une sobriété pénible et la zoologie de *Notre-Dame de Paris* reste étriquée. Mais dès que Hugo est touché par la grâce, la chorée verbale se déchaîne, le guignol devient épique et le flot des mots entrechoqués s'enfle superbement jusqu'à la cataracte finale de *Dieu* et de *La Fin de Satan.*
M. Sartre qui a si puissamment démontré dans son essai sur la littérature qu'on ne saurait être un bon écrivain si l'on n'est un bon démocrate, avait là, pour illustrer sa thèse, un cas idéal. On est confondu qu'il n'y ait pas songé ([^42]).
*GASCON brun et mince, élégant et rieur, Pierre-Antoine Cousteau* (*1906-1958*)*, frère du commandant* (*qui eut le courage, officier de marine, de témoigner à son procès en 1947*)*, avait commencé à gauche sa carrière de journaliste* (*à* Monde *d'Henri Barbusse notamment*) *avant de passer en 1932 à* Je Suis Partout, *ce qui devait lui valoir une condamnation à mort en 1947, commuée en travaux forcés. Il est, dans le journalisme moderne, un des maîtres de l'ironie.*
*Robert Brasillach a laissé de lui ce portrait dans* Notre Avant-guerre : « *Journaliste-né, le plus direct et le plus vivant... il a horreur du camping et il a fait seize mille km de camping aux États-Unis. Il n'aime pas l'auto, et il a fait le tour de l'Europe en voiture, et il est toujours au volant. Il est passionné, il est clair, il est plein d'idées justes ou cocasses. C'est lui qui a rédigé presque toutes nos pages parodiques de* Je Suis Partout, *y compris son chef d'œuvre, un faux* Paris-Soir *dénommé* Paris-Sucre. »
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*En septembre 1933, Gaxotte n'avait pas encore abandonné la rédaction en chef à Brasillach et c'est Cousteau qu'il avait chargé de mettre au point le canular, gobé par toutes les agences de presse, selon lequel Édouard Herriot, en voyage en Europe de l'Est, venait d'être nommé colonel honoraire de l'Armée rouge par Vorochilov.*
A. M.
LORSQU'ON PARLE des idées de Hugo, il est bien entendu qu'il ne s'agit pas des balbutiements de l'adolescence, mais de la pensée éclairée, épurée, affermie de l'âge mûr. Si Hugo s'était contenté de déplorer en octosyllabes la juste exécution du despote Berry par le patriote Louvel, il n'y aurait pas une seule venelle qui porterait son nom. Or la France entière est sillonnée de Boulevards Victor-Hugo, d'Avenues Victor-Hugo, de Places Victor-Hugo, d'Esplanades Victor-Hugo, de squares Victor-Hugo. Et ce n'est pas seulement le goût des alexandrins sans chevilles qui a déterminé -- même dans une République aussi athénienne que la nôtre -- pareille éclosion de plaques bleues. L'envahissement par le Poète des artères municipales est d'abord la consécration de sa Pensée.
Ce n'est que justice. On chercherait en vain dans toute l'Histoire de France un homme plus intelligent que Hugo. Si grand qu'il soit par son art, il est encore plus grand par ses idées. Il a tout pénétré et tout compris. Et d'ailleurs il le savait si bien que, malgré son humilité, il ne cesse de nous avertir qu'il est Le Penseur. Sans oublier ni la majuscule de l'article, ni la majuscule du substantif.
Devant cette pensée-là, on vacille, on a le souffle coupé, on se sent aussi petit que M. Perrichon face à la Mer de Glace. Et pourtant, cette pensée colossale est simple, vertu bien française, et elle reste accessible à tous. C'est pourquoi on ne m'accusera pas, je l'espère, d'un excès de présomption si j'essaie, en toute modestie, d'en dégager les grandes lignes.
Tout d'abord, Hugo croit en Dieu, en un Dieu aux contours un peu flous, mais bien intentionné et plutôt sympathique avec qui il condescend parfois à dialoguer. Sur certaines photos où son attitude apparaît comme particulièrement inspirée, le poète a écrit de sa main : « *Victor Hugo causant avec Dieu *»*.* Ce Dieu n'a rien de commun, cela va sans dire, avec le Dieu des religions traditionnelles. Hugo exècre les religions traditionnelles. Il est « pour la religion contre les religions ». Car les prêtres sont des fumistes et les dogmes sont des impostures.
Par contre, Hugo croit aux tables tournantes et aux esprits frappeurs. Pendant plusieurs années, l'auteur des *Châtiments* est demeuré en communication constante avec l'au-delà. Tous les soirs, à *Marine Terrace,* après la journée de travail, le cercle de famille gibernait avec les défunts.
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On ne comprendrait rien au génie de Hugo si l'on négligeait cette source d'inspiration. C'est que Hugo spirite ne fréquentait pas n'importe qui. Et si les esprits frappeurs -- nous possédons les procès-verbaux de ces entretiens -- recouraient volontiers à l'antithèse et à la métaphore zoologique, si l'on retrouve dans leur style la facture du poète, c'est, semble-t-il, pure courtoisie de leur part, et l'on ne voit pas en quoi ce mimétisme entacherait l'authenticité des messages. Ce qui compte c'est la qualité des fantômes. Moïse n'hésite point à pasticher pour son correspondant charnel *La Légende des Siècles.* André Chénier ajoute un petit pouëm-pouëm véritablement inédit à la liste de ses œuvres interrompues. Mahomet flétrit les despotes (et il s'y connaissait, ce démocrate). Puis Shakespeare qui manie sans gêne l'alexandrin français. Puis Molière. Puis le Lion d'Androclès qui versifie lui aussi en français. Puis « La Mort » qui conseille -- elle est orfèvre -- d'écrire « des œuvres posthumes ». Puis la Dame Blanche qui fait peur à tous les messieurs-dames de l'illustre compagnie. Puis Latude qui déclare le 27 janvier 1854 : « *Ami, fais la corde à nœuds. Pends-la aux barreaux du donjon et descends. Si elle est trop courte pour l'abîme, elle sera assez longue pour le tombeau. *» Puis Aristophane (en vers français). Puis Sapho. Puis Apulée. Le 22 avril 1854, Hugo demande à un esprit qui est « L'Océan » de lui dicter la musique d'une « Marseillaise de l'Avenir » dont il se fera un plaisir, lui, Victor, d'écrire les paroles. Mais bien qu'on ait appelé Mozart à la rescousse, et qu'on ait transporté le trépied sur le piano, l'esprit « Océan » échoue dans son entreprise. Enfin le 22 mars 1855, Jésus-Christ soi-même déclare : « *L'Enfer n'est pas. Le Paradis est l'état normal du ciel, les ténèbres sont les apparences... Le firmament ô vivants est un pardon infranchissable.* »
A la suite de quoi, un des convives, Jules Allix, devient fou furieux. Mais Hugo ne se laisse pas impressionner pour si peu. Les histoires de fous sont pour lui des histoires de famille. Son frère a été interné. Sa fille Adèle sera internée. Lui, il terminera sa vie sans être interné. Il n'est pas fou. Et la preuve, c'est qu'il croit, les yeux fermés, aux messages des revenants. Ce qui, bien sûr, est autrement sérieux que les religions et ne comporte aucune fumisterie.
Mais pour s'être dégagé de l'emprise des prêtres, il ne s'ensuit pas que Hugo en profite pour s'autoriser toutes sortes de dévergondages éthiques, comme c'est trop souvent le cas lorsqu'on rompt avec notre Mère l'Église. Sa morale émancipée n'est pas moins stricte que la morale obscurantiste. Des impératifs kantiens le maintiennent dans une étroite observance du Décalogue. Et là où il montre le plus de rigueur, c'est dans le domaine sexuel. Alors qu'il accorde si volontiers les circonstances atténuantes aux voleurs et aux assassins, il est sans indulgence pour les libertins, pour les pourceaux d'Épicure, pour les insensés qui traitent de bagatelle l'œuvre de chair. Jamais Hugo n'est aussi solennel que lorsqu'il parle de l'amour. C'est la chose grave par excellence, sublime ou tragique selon les cas et qui n'est légitime, qui n'est avouable que si on la réduit à une sorte de commerce mystique entre les êtres asexués flottant parmi les hyperboles azurées d'une rhétorique cosmographique.
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« *L'amour,* a-t-il écrit magnifiquement, *c'est le dialogue des anges avec les astres.* » Il est évident qu'un pareil exercice, tout comme la boxe anglaise, exclut les coups portés au-dessous de la ceinture. Aussi Hugo ne manque-t-il jamais d'affirmer le goût extrême qu'il a de la virginité. Cette idée-là le tient depuis longtemps. Adolescent, il s'est gardé sans tache pour son Adèle à qui il écrit le 23 février 1822 : « *Je ne considérerais que comme une femme ordinaire* (*c'est-à-dire assez peu de chose*) *une jeune fille qui épouserait un homme sans être moralement certaine par les principes et le caractère connu de cet homme, non seulement qu'il est sage, mais encore, et j'emploie exprès le mot propre, propre dans toute sa plénitude, qu'il est vierge, aussi vierge qu'elle-même.* »
Sur ce point, Hugo qui a si souvent varié est resté inébranlable. Tous les jeunes premiers selon son cœur (sans parler évidemment des jeunes premières) conservent leur petit capital. Gilliat est puceau, Gwynplaine est puceau, Marius est puceau. Sinon leur créateur ne pourrait plus les estimer. Car dès qu'on s'abaisse au-dessous des chastes altitudes de la passion romantique, dès qu'il ne s'agit plus que du simple désir, aussitôt le poète fait une moue de dame patronnesse et les mots qui viennent naturellement sous sa plume sont flétrissants : honte, faute, profanation, chute, corruption, bestialité.
Cette sévérité est tout à l'honneur de Hugo. Après tout, il sait de quoi il parle. Jusqu'au-delà de l'âge où d'autres se contentent d'être grands-pères, il a poursuivi, avec des personnes du sexe, de conditions variées -- et dans le seul but évidemment de se documenter sur les turpitudes humaines -- des dialogues où les astres et les anges n'avaient pas une part exclusive. S'il nous dit que c'est vilain d'enfreindre le 6^e^ commandement, son expérience l'y autorise. Nous pouvons le croire sur parole.
Et nous pouvons le croire aussi lorsqu'il nous enseigne que l'homme est naturellement bon et indéfiniment perfectible. Certes, cette conception issue de l'Encyclopédie ne lui appartient pas en propre. Mais suffit-il qu'une vérité éternelle soit quelque peu galvaudée pour qu'on s'interdise de la professer ? D'autant que Hugo perfectionne cette vérité en établissant une hiérarchie dans l'excellence : l'homme est bon, mais la femme est meilleure. L'homme a parfois des défaillances coupables. Pas la femme. Lorsque la femme choit, lorsqu'elle fauche aux étalages ou qu'elle exploite un carré de bitume, c'est parce qu'elle y est poussée par la perfidie de quelque mauvais riche, et c'est pour nourrir une chère tête blonde. La femme reste pure dans le vice et dans le crime. D'elle-même, elle ne saurait avoir de laides pensées.
Comment expliquer alors qu'il y ait tant de gâchis dans un monde où tous les hommes sont bons et où toutes les femmes sont meilleures C'est bien simple : c'est parce que la société est mal faite. Il fallait y penser, Hugo y a pensé. Il a pensé aussi aux moyens d'arranger les choses. Ça n'est pas moins simple. La société doit devenir l'émanation des bons qui constituent l'immense majorité au lieu d'être dirigée par des gens qui ont été bons, eux aussi, à l'origine, mais qui sont devenus méchants en gravissant les échelons de la hiérarchie sociale. Pour cela, il suffit d'établir ou de consolider le suffrage universel : « *Plus le choix du peuple sera libre, plus il sera grand ! *»
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Toutes les autres idées de Hugo découlent naturellement de ce lumineux postulat.
La criminalité est une conséquence de la mauvaise organisation sociale. Les hommes volent et tuent parce qu'ils sont pauvres et ignorants. Surtout ignorants. Apprenez-leur la règle de trois, la liste des sous-préfectures, les propriétés du triangle rectangle et les os du squelette, et aussitôt ils cesseront de braver le Code Pénal. On n'en peut pas douter. Si Al Capone n'avait pas été poussé par la faim, jamais l'idée ne lui fût venue d'attaquer à la mitrailleuse des banques que l'étourdissement de l'inanition lui faisait prendre pour des boulangeries. Et, muni de son certificat d'études, Stavisky ne se fût pas embrouillé dans ses comptes.
Dans ces conditions, il ne sert à rien de couper la tête des analphabètes nécessiteux. Et il est idiot de leur faire casser des cailloux avec un boulet au pied. Pourquoi châtier la misère et l'ignorance ? Pitié pour les rôdeurs de barrière. Pitié pour les monte-en-l'air. Hugo condamne véhémentement l'échafaud et le bagne. C'est une de ses idées fixes favorites. Il y revient sans cesse. Toutes les ressources de son art sont au service de cette grande cause.
Néanmoins Hugo est trop intelligent pour se laisser égarer par sa propre générosité. Il y a des cas où la société doit tout de même se défendre. Dans *Les Châtiments* ([^43])*,* Napoléon III (« *ce loup sur qui je lâche une meute de strophes *») est voué au « *poteau *» et ses collaborateurs, au « *lourd bonnet vert *»*,* à la « *casaque épaisse *»*,* au « *fouet *»*,* aux « *bâtons *»*,* à la « *chaîne *» et aux « *sabots sonnant sur le pavé du bagne *»*.* C'est qu'il s'agit là de malfaiteurs d'une catégorie tout à fait différente : il s'agit d'adversaires politiques. On est heureux de constater que cette équitable distinction entre les bandits de droit commun qui sont, somme toute, bien excusables et les adversaires politiques qui ne méritent aucune indulgence ([^44]) est entrée dans nos mœurs et dans notre jurisprudence. Ainsi s'imposent peu à peu les idées généreuses du grand visionnaire.
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La guerre est, elle aussi, bien sûr, une conséquence de la mauvaise organisation sociale. Plus exactement, elle n'a d'autre cause que la méchanceté des rois : les rois sont aussi fonctionnellement méchants que les hommes sont naturellement bons. Pour que le roi s'amuse, il ne lui suffit pas de culbuter l'héritière virginale de son bouffon, il a besoin, par surcroît, de casser la tête à des tas de pauvres petits soldats. Donc, supprimons les rois pour supprimer la guerre. Lorsque toutes les nations seront en république, personne n'aura plus envie de se battre. C'est ce qui arrive de nos jours : seules, en Europe, l'Angleterre, la Belgique, la Hollande, le Danemark, la Suède et la Norvège menacent encore la paix du monde que défendent farouchement la république américaine et la république russe. Malheureusement, au XIX^e^ siècle, il n'en était pas encore ainsi. De nombreuses nations continuaient à être gouvernées par des monarques, ce qui entraînait un danger de guerre qui a disparu, depuis, avec la chute des trônes. Hugo est réaliste. Il tient compte de cette menace-là. Aussi, dans sa condamnation de la guerre, fait-il une exception pour les guerres de libération qui hâteraient l'avènement de la paix universelle en supprimant les rois.
Cette distinction se fonde sur une saine conception de l'Histoire, celle qu'ont adoptée, de nos jours, MM. Merleau-Ponty, Gabriel Marcel et Albert Camus, en l'enrobant, il est vrai, d'un vocabulaire beaucoup plus ésotérique. Hugo aperçoit dans le déroulement apparemment confus des événements historiques une finalité et une fatalité : l'humanité tend irrésistiblement à se libérer. Elle a des crises, des reculs, des rechutes, mais elle ne cesse néanmoins de se rapprocher du but suprême qui est l'émancipation totale de l'homme et la victoire des petits sur les gros.
Pendant longtemps, cette évolution a été extrêmement lente, et perpétuellement contrariée par la perfidie des rois et des nobles. Parfois, de brusques éclaircies : la dague de Brutus, les chaînes brisées de Spartacus, le Frente Popular d'Étienne Marcel. Cromwell coupe la tête de Charles 1^er^ et l'Angleterre connaît une flambée de bonheur ([^45]). Parfois aussi, on entre dans des zones d'obscurité accrue : Philippe le Bel, Louis XI, Richelieu (Richelieu surtout, la bête noire du poète) piétinent la personne humaine au nom de la raison d'État, cette « *chose impudique *»*.*
Et puis, brusquement, c'est le grand éblouissement de 89. Alors, ce qui n'avait été que cheminement pénible et incertain se transforme en joyeux galop. Avant, presque rien n'était possible. Après, tout devient possible. Grâce aux Immortels Principes, l'humanité s'épanouit, le progrès s'accélère ([^46]), la science bouscule tous les obstacles, le chemin de fer rapproche les peuples et l'aviation supprime les guerres.
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Au terme de cette ascension, il y a tout naturellement la revanche des opprimés (M. Breton les a récemment rebaptisés « les étouffés »), l'avènement de l'homme de base, du tchandala, du manœuvre-balai. Victor Hugo croit aux mérites innés, à la vertu intrinsèque du manœuvre-balai : le manœuvre-balai ne peut pas plus se tromper que le Souverain Pontife, et il ne peut pas plus être soupçonné que la femme de César. Le poète ne concède même pas que sous le coup d'émotions trop fortes, ou sous la pression de circonstances exceptionnelles, le manœuvre-balai puisse se livrer, parfois, à quelques menus excès, d'ailleurs bien excusables. Ce n'est jamais « le peuple » qui pille, les jours d'émeute, qui tond les demoiselles et qui crève les yeux des blessés ennemis : ce sont les « voyous » qu'une « police bien faite » ([^47]) fait sortir tout spécialement de leurs bouges afin de déshonorer des révolutions qui, sans cela, seraient, bien entendu, immaculées.
Les géants de 48 chantaient en entassant les pavés libérateurs : « *Chapeau bas devant la casquette, à genoux devant l'ouvrier ! *» Hugo n'assigne pas d'autre but à la marche de l'humanité. Des centaines de textes en vers et en prose attestent qu'il s'est fait ainsi le pionnier d'une idée qui atteint de nos jours son plein rayonnement. Au XIX^e^ siècle, elle était encore discutable. Personne ne se hasarderait plus à la contester. Un nouveau tabou est né, aussi rigoureux que le tabou ecclésiastique des siècles de foi ou le tabou monarchiste des époques de Droit Divin. Il est permis aujourd'hui de médire des curés, des huissiers, des capitalistes, des femmes, des dentistes, des flics, des Français, des paysans, des compositeurs de musique, des pédérastes, des francs-maçons, des militaires, des pharmaciens, des magistrats, et même, à l'extrême rigueur, en prenant beaucoup de précautions, des Israélites. Mais il est impensable qu'on puisse déclarer publiquement, sur quelque point du globe que ce soit, que les prolétaires ne sont pas exceptionnellement intéressants. Là encore Hugo a ouvert la voie au progrès.
Une seule lacune dans l'ensemble harmonieux de cette philosophie. Hugo qui a plaidé tant de causes aujourd'hui gagnées a complètement omis de plaider pour les Juifs. Pareille lacune surprend douloureusement. D'autant que Hugo est un homme averti : il est frotté de culture hébraïque, il puise constamment son inspiration dans l'Ancien Testament. Peut-être a-t-il cru que la Révolution Française avait mis un terme définitif aux malheurs d'Israël, et que d'autres races plus infortunées réclamaient tous ses soins, qu'il était plus urgent, par exemple, de travailler au triomphe de la Négritude. Ce ne serait qu'une piètre excuse. La défense du Peuple Élu exige une vigilance de tous les instants. Même lorsque les Juifs ne sont pas menacés, un esprit progressiste ne saurait rester neutre. En tout cas, si les omissions se peuvent justifier dans une certaine mesure, on demeure consterné de trouver sous la plume de Hugo, lorsqu'incidemment il fait allusion aux Juifs, certains concepts mensongers (nez crochu, oreilles écartées, cupidité, fanatisme racial, etc.) qui sont de malveillantes créations de l'esprit.
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Quel que soit notre culte pour Hugo, nous aurions manqué aux devoirs de la critique en ne signalant pas cette défaillance-là. C'est sur ce point seulement que le poète demeure en retrait de la pensée contemporaine. Mais il faut convenir que c'est un point capital. Et je ne saurais trop conseiller à tous ceux qui, après moi, voudraient prendre Hugo comme guide de leur rédemption politique et morale, de parachever leur cure par quelques lectures complémentaires d'auteurs modernes. L'essai de M. Sartre qui est sans doute ce qu'on a écrit de plus intelligent sur la question conviendrait parfaitement. M. Sartre démontre fort bien que les Juifs n'existent pas, qu'ils sont une invention gratuite des antisémites qui eux, existent *a priori,* mais que ces gens qui n'existent pas sont néanmoins supérieurs aux non juifs. Il suffit, on le voit, d'être philosophe pour être étouffé par la logique et la bonne foi.
\*\*\*
Quelques mots, enfin, sur la voyance du poète. Hugo ne s'est pas contenté d'entrevoir en gros la marche harmonieuse de l'humanité vers l'épanouissement final du manœuvre-balai, il n'a cessé d'entrer spécifiquement dans le détail des temps futurs. Nul par exemple, n'a annoncé avec plus de ténacité l'imminence de l'effondrement du second Empire. Et M. Jules Claretie a pu s'extasier à bon droit, le 5 novembre 1870, d'une pareille clairvoyance qui en somme ne remontait point au-delà du 2 décembre 1851. Mais si impressionnante que soit une pareille prévision, elle est éclipsée, de fort loin par d'autres manifestations de double vue qui n'ont point échappé à la perspicacité des hugolâtres de profession, et qui ne doivent rien à l'exercice de la raison, qui relèvent littéralement d'une intuition surnaturelle, qui ne s'expliquent sans doute que par le commerce intime du poète avec les ectoplasmes les plus distingués des générations défuntes.
M. Paul Souchon (*Les Prophéties de Victor Hugo*) qualifie d' « étonnant » ce vers de la *Légende des Siècles* qui contient en raccourci toute la guerre de 14-18, en même temps qu'il inflige une sévère leçon aux militaires obtus et imprévoyants de l'état-major de Joffre : « *Enseignons à nos fils à creuser des tranchées. *» Et M. Charles Kunstler (*La Bataille,* 13 septembre 1945) s'émerveille d'une anticipation encore plus prodigieuse : les massacres de Nagasaki et d'Hiroshima, tout simplement, annoncés en clair dans ce vers de *La Légende des Siècles :* « *Place à l'atome saint qui brûle et qui ruisselle.* » La cause est entendue. Hugo n'est pas seulement notre plus grand poète. Il est aussi le Nostradamus de l'épopée contemporaine.
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*PIERRE-ANTOINE COUSTEAU achève son* Mode d'Emploi *de Victor Hugo par une petite biographie politique du poète. Quoique partiel et partial (ils le sont tous), ce résumé de la carrière de Victor Hugo est le meilleur que l'on connaisse, le plus fin et le plus révélateur des ambiguïtés de cette vie publique.*
*A vrai dire, Victor Hugo était né sous le signe de l'ambiguïté.* « *PAC* » *aurait fait ses délices, s'il l'avait connue, de l'histoire du faux baptême de Victor Hugo, que l'abbé Géraud Venzae a définitivement établie dans ses* Origines religieuses de Victor Hugo (1955) -- *mais les textes étaient disponibles depuis longtemps ; seulement, jusqu'à Venzac et même depuis, les biographes du poète refusent de voir l'énorme mensonge sur lequel repose toute sa vie religieuse... Au moment d'épouser Adèle Foucher, à vingt ans, en 1822, Victor Hugo apprend de son père le général qu'il n'a jamais été baptisé* (*car la* « *mère vendéenne* » *était aussi anticléricale que le* « *père vieux soldat* »* ; au collège de Madrid elle avait déclaré ses fils comme* « *protestants* »*, et elle leur avait transmis une méfiance viscérale de l'Église*)*. Plutôt que de se faire alors baptiser* « *en chambre* » *comme le lui suggère son père, Victor Hugo fait attester mensongèrement par celui-ci qu'il a été baptisé en Italie :* « *Tu sens, lui écrit-il le 10 ou 11 septembre 1822, combien il serait fâcheux de recommencer cette cérémonie à mon âge.* » *Le jeune Hugo passe en effet pour un défenseur du Trône et de l'Autel. Dupe ou non, mais il était peu scrupuleux en matière religieuse, Lamennais se prête à la comédie sacrilège et signe le billet de confession nécessaire au mariage religieux.* (*Plus tard, Lamennais acceptera de célébrer le mariage religieux d'un autre grand homme, déclaré fou par les médecins de Charenton, Auguste Comte. On ne dit pas ces choses-là dans les livres et articles à sa gloire.*)
*A.M.*
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APRÈS NOUS ÊTRE PÉNÉTRÉS des enseignements du Penseur et du Voyant extra-lucide, il nous reste à contempler le spectacle qu'offre le Citoyen. C'est un spectacle exaltant. A notre époque de désarroi, alors que nous avons sous les yeux des exemples peu nombreux sans doute mais déplorables de consciences figées dans une sorte de persévérance diabolique, Victor Hugo demeure le modèle de la fluidité compréhensive et altière qu'il convient de proposer sans trêve à l'admiration des jeunes Français.
Il n'est certes pas un de ces individus bornés qu'un engagement engage. Il est bien trop raisonnable, il sait trop que la condition humaine est un perpétuel devenir et que le plus grand péché de l'esprit est de contrarier l'évolution. Être ou ne pas être dans le courant de l'histoire, dans l'historicité, dans l'historicisme, telle est la question. Quiconque s'est tant soit peu frotté de dialectique marxiste ne peut ignorer que c'est là le seul critère du bien et du mal : d'un côté les damnés qui ne sont pas dans le courant de l'Histoire, de l'autre les bienheureux qui sont dans le courant de l'Histoire.
Victor Hugo vogue tout naturellement dans le courant de l'Histoire. Il est, en quelque sorte, prédestiné à l'Historicité et à l'Historicisme.
Ses premiers vers, ceux des années 20, sont d'inspiration vendéenne catholique et monarchiste toujours ! sauvons, sauvons la France au nom du Sacré Cœur ! Qui le lui reprocherait ? Les Chouans, Cadoudal et l'armée de Condé viennent d'être revalorisés par la Chambre Introuvable. Et il est bien légitime que Louis XVIII octroie une pension à un garçon d'avenir qui s'est si crânement pénétré des idées de son temps. Encouragement d'ailleurs symbolique. Deux mille francs-Germinal ne font même pas un demi-million de francs-Auriol, Victor Hugo a vingt et un ans. Nul mieux que lui n'a dépeint ensuite l'affreuse misère dans laquelle se débattent les jeunes poètes.
Lorsque Charles X succède à son frère, Hugo chante aussitôt le Sacre dans une ode finement troussée. Le nouveau roi ne peut faire moins que de nommer son aimable panégyriste chevalier de la Légion d'Honneur. Victor Hugo est âgé de vingt-trois ans. Il ne nous a pas caché depuis qu'il s'était toujours trouvé dans le camp des vaincus et des persécutés.
A l'orée d'une carrière si heureusement amorcée, les Trois Glorieuses pourraient être une catastrophe. Victor Hugo pourrait se sentir paralysé par je ne sais trop quels absurdes scrupules. Mais il a un sens trop élevé de son indépendance pour qu'un petit bout de ruban et un petit demi-million de rente le détournent du devoir social. Il n'est pas de ceux qui se vendent. Ses ailes de géant ne l'empêchent pas de marcher dans la bonne direction. Dès que la victoire des barricadiers est assurée, n'écoutant que sa conscience, il vole, plume en main, à leur secours. Et point, si j'ose dire, avec le dos de la cuillère :
*Soyez fiers ! Vous avez fait autant que vos pères*
...
*Trois jours vous ont suffi pour briser vos entraves*
*Vous êtes les aînés d'une race de braves*
*Vous êtes les fils des géants !* ([^48])
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Cet hommage rendu au Peuple Souverain, Hugo assure l'autre souverain, celui qui vient de resquiller un trône, de son indéfectible fidélité. Croix de bois ; croix de fer. Cette fois c'est sérieux. *Durch Dick und Dünn.* Ça n'est pas comme avec les podagres goutteux de la branche aînée. L'Orléanisme, voilà la vérité vraie.
Le fils de Philippe Égalité connaît les usages. Il sait qu'un gouvernement digne de ce nom se doit d'encourager les ralliés. Hugo est promu Officier de la Légion d'Honneur. Puis, quelques années plus tard, après son élection à l'Académie, il est nommé Pair de France ([^49]). Il fréquente les Tuileries. Le duc d'Orléans et Louis-Philippe le comptent parmi leurs familiers. Il est, autant qu'il est possible de l'être, une créature du régime.
C'est bien pour cela, c'est bien parce qu'il est un écrivain profondément engagé dans l'allégeance à la monarchie bourgeoise, que la maîtrise avec laquelle il opère son ralliement à la Révolution de 48 confine au grand art. Il se peut que le chef-d'œuvre de Hugo, ce ne soit ni *Hernani* ni *l'Année Terrible,* que ce soit, tout bonnement, cette conversion-là. Pas la moindre raideur. Du travail en souplesse. Du coup d'œil. De la volonté. De la promptitude. De la précision. Un sens aigu de l'occasion. Et cette étincelle de génie qui détermine le succès. Un autre, moins doué, eût perdu des instants précieux à se demander si le serment prêté à Louis-Philippe en qualité de Pair de France ne commandait pas quelque réserve. Cette idée, le poète l'écarte hardiment. Entre deux devoirs contradictoires, dont l'un a les apparences de la facilité et l'autre les apparences du sacrifice, il a la noblesse de choisir le devoir facile, parce qu'il sait bien, parbleu, qu'il ne faut pas se fier aux apparences, qu'elles sont un piège du démon pour égarer les hommes de cœur.
De nos jours, certes, tant de personnages irréprochables se sont si élégamment assis, au milieu de l'approbation générale, sur le serment que la Gestapo les avait contraints, par la torture, de prêter au vieux traître de Verdun, que le geste de Victor Hugo risque de ne pas être apprécié à sa juste valeur. Mais à l'époque, des relents d'obscurantisme médiéval conservaient un prix risible à la parole donnée. On peut imaginer la tempête qui se déchaîne sous le crâne du poète avant que la cause du Peuple n'y triomphe. Cette tempête, en tout cas, ne dure guère et se termine bien. Victor Hugo s'installe parmi les vainqueurs de 48. Il s'y heurte -- c'est inévitable -- à la jalousie de militants à l'âme contrefaite qui s'autorisent de leurs années de prison pour trouver que la foi républicaine du pensionné de Louis XVIII, du décoré de Charles X et du Pair de France de Louis-Philippe est un peu jeunette. Hugo dédaigne ces attaques. Il plante un arbre de la Liberté. Il surenchérit sur les harangues de ses rivaux. Et finalement, il est élu député de Paris : le peuple de la capitale a toujours eu un goût évangélique pour les durs de la onzième heure.
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Hélas, à peine Hugo est-il entré à l'Assemblée qu'un horrible conflit jette les uns contre les autres les dépositaires des Immortels Principes. Les Républicains tirent sur les Républicains. Le Peuple tire sur le Peuple. La moitié de Paris tire sur l'autre moitié de Paris. D'un côté, la légalité démocratique, le gouvernement issu du suffrage universel, de l'autre côté, le droit à l'insurrection, droit sacré, imprescriptible.
Qui donc, dans la confusion de ces journées de Juin, suit le courant de l'Histoire ? Les ouvriers des Ateliers Nationaux ou les lignards de la Commission Exécutive ? Victor Hugo se le demande. Il ne se le demande pas longtemps. L'époque n'est plus, en effet, où des monarques féroces ordonnaient à leurs défenseurs de ne pas faire usage de leurs armes. La France a chassé les tyrans. Elle les a remplacés par de petits barbus sensibles, assoiffés de justice et d'humanité. Avec eux, c'est une autre chansonnette. On fusille tout ce qui bouge, tout ce qui dépasse chez les gens d'en face. Hugo n'a donc pas de peine à comprendre que c'est Cavaignac qui va dans le sens de l'Histoire et que sa place est parmi les Républicains du Gouvernement contre les Républicains des barricades ([^50]). Il y gagne effectivement un surcroît de prestige. En juin, la plupart des Français, toujours finauds, approuvent la répression avec autant de conviction qu'ils avaient, en février, approuvé la révolution.
Néanmoins, la défaite de l'émeute n'a qu'insuffisamment rassuré les bourgeois. Leur terreur n'est pas dissipée. Ils ont la nostalgie d'un régime autoritaire qui les mettrait définitivement à l'abri de pareilles menaces. Cette nostalgie s'associe tout naturellement aux souvenirs de l'Empire : Napoléon, c'était la Révolution Française sans le désordre, sans les bavards dans les assemblées, sans les septembriseurs dans la rue. Or, justement, un des parents du petit caporal a recommencé à s'agiter, il laisse entendre qu'il est prêt, au premier appel, à faire don de sa personne à la France, et qu'ensuite tout ira bien.
Cette suggestion trouve, de jour en jour, dans le pays, une plus vaste audience. Victor Hugo a trop l'habitude de marcher avec son temps pour ne pas emboîter le pas. Lorsqu'au mois de septembre, Badinguet, élu par cinq départements, rentre triomphalement à Paris, le futur auteur des *Châtiments* écrit dans son journal : « *Ce n'est pas un prince qui revient, c'est une idée. Depuis 1815, le peuple attend Napoléon. Celui que le peuple vient de nommer représentant n'est pas l'héritier de l'échauffourée de Boulogne, c'est le vainqueur d'Iéna. Sa candidature date d'Austerlitz *»*.*
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Oui, mais si le peuple attend Louis-Napoléon, Louis-Napoléon, lui, n'attend pas Victor Hugo. Et c'est là tout le drame. Hugo a cru qu'il s'entendrait facilement avec le revenant. Il estime qu'il a quelque droit à sa reconnaissance : n'est-ce pas à la suite du discours qu'il a prononcé à la Chambre des Pairs, le 14 juin 1847, que la loi bannissant de France la famille Bonaparte a été abrogée ? Et puis, les expériences passées de Victor Hugo l'ont rendu confiant. Tous ses ralliements se sont faits sans douleur. Tour à tour Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe et tout le lot des progressistes de la Commission Exécutive de février 48 lui ont fait des cajoleries. Maintenant que le courant de l'Histoire pousse Louis-Napoléon vers le pouvoir, pourquoi les choses se passeraient-elles autrement ? Il serait saugrenu de n'être pas dans ce courant-là.
Hugo fait donc le siège du Prince-Prétendant qui devient, après son élection le Prince-Président. Il multiplie les ronds de jambe. Il dîne à l'Élysée. Entre la poire et le fromage, il chuchote que si l'on a vraiment besoin d'un monsieur sérieux, distingué, honnête, musicien, catholique, père de famille, bonne présentation, bien sous tous les rapports, pour le Ministère de l'Instruction Publique, il est prêt, lui, Victor Hugo, à se dévouer.
Mais Badinguet n'aime pas les poètes. Il se méfie des gens qui racontent leurs amourettes à tout le monde. Il leur préfère des collaborateurs moins brillants mais secrets et même tortueux. Si l'on embarquait Hugo dans le ministère, le lendemain la France entière serait informée du projet de coup d'État.
Éconduit, Hugo éprouve une immense amertume. Le voilà, sans qu'il y ait de sa faute, rejeté pour la première fois de sa vie hors du courant de l'Histoire. Il se laisse aller à prononcer des mots irréparables « *Napoléon-le-petit, Augustule* » qui scellent son destin. Et pour comble d'infortune, au cours de la nuit du 2 décembre, le Prince-Président néglige de le faire arrêter. Or le coup d'État est une merveille technique, le chef-d'œuvre des pronunciamientos, tout a été prévu dans les moindres détails, la liste des arrestations préventives a été établie avec un soin extrême et toutes les personnes jugées capables d'une opposition dangereuse y figurent. Hugo n'y figure pas. N'être pas pris au sérieux, c'est ce que l'on pardonne le plus malaisément.
Décidé à la résistance, mais pas, tout de même, au point d'aller se faire tuer niaisement sur la barricade de Baudin, Hugo quitte le domicile conjugal où nul ne le recherche encore, et il prend le maquis chez Juliette Drouet (la « Juju » de son « Toto ») où on ne le recherche pas non plus. Pendant quelques jours, il circule dans Paris, sans trop se cacher, semble-t-il, encourageant les combattants présumés de la démocratie, rédigeant ou signant dans des chambres de bonnes des manifestes solennels que nul ne lira jamais, mais qui mettent le tyran hors la loi et ordonnent à la force publique de lui courir sus. Malheureusement les gros bataillons sont du côté du tyran et ces foudres clandestines ne le dérangent guère. Alors comme les Parisiens s'acharnent à ne pas s'insurger, et comme Hugo s'est décidément trop compromis, il passe en Belgique ([^51]).
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L'exil commence. Voici le poète contraint de renoncer à sa vocation de thuriféraire pour entreprendre, sur un rocher, une carrière de martyr. Sitôt la frontière franchie, il se hâte de se proclamer comme tel, de crier misère ([^52]), de rugir contre la barbare oppression dont il se sent accablé. C'est que l'exil est le grand accident de sa vie la faille dans une succession harmonieuse de ralliements qui eussent dû le conduire, après vingt ans de pontificat bonapartiste, au ralliement à la République, définitif celui-là, le 4 septembre 1870. Hugo de toutes façons, devait aboutir à la République, puisqu'il est mort en 1885. Et sa carrière serait encore plus belle, encore plus conforme à la marche du temps, bien mieux façonnée à l'image du siècle s'il n'y fût pas parvenu prématurément, mais dans les délais requis par l'Historicisme.
Victime de l'incompréhension de Napoléon III, le voilà forcé de manifester dès 1852 les sentiments qu'il ne devrait éprouver, normalement, qu'au lendemain de Sedan.
Heureuse faute, néanmoins, *felix culpa !* Les années d'exil sont les plus belles, les plus fructueuses de la vie du poète. Ce sont les années des *Châtiments,* des *Misérables,* de *La Légende des Siècles.* Et elles nous offrent un autre régal qui, pour les âmes vraiment françaises, n'a pas de prix : une anticipation, une répétition générale de ce que seront les chères harangues salvatrices de la bibici vespérale. Sur son rocher anglo-normand, Hugo est le Français-qui-parle-aux-Français. Il n'a pas de micro, mais le cœur y est. Le cœur et la technique. Sans l'aide de personne tout seul, spontanément, il a découvert, il a créé les grandes règles du genre. Les successeurs, ensuite, n'auront plus qu'à démarquer ses procédés pour être certains d'atteindre leur but.
Tous les thèmes que les compagnons de M. Maurice Schumann développeront pendant les noires années 40, et qui mettront tant de baume dans le cœur des patriotes, on les trouve déjà dans les discours, dans les manifestes, dans les messages que Hugo ne cesse d'adresser à la Résistance métropolitaine.
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Rien n'y manque, ni les promesses, ni les adjurations, ni les menaces, ni les listes de collaborateurs à abattre. Il y a même un « Appel du 18 juin » qui se termine, quatre-vingts ans, jour pour jour avant l'autre 18 juin, le 18 juin du Haut de Hurlevent, par ces mots prophétiques : « *Celui qui n'a qu'un sou doit le donner aux libérateurs, celui qui n'a qu'une pierre doit la jeter aux tyrans ! *» Il est navrant qu'au plus fort de leur croisade, les Français Combattants de la Radio Anglaise aient omis d'exploiter un pareil texte. Sans doute l'ignoraient-ils. Ils savaient énormément de choses. Ils ne pouvaient pas tout savoir.
Voici donc Hugo devenu la figure de proue de la France Libre. Inlassablement, il explique à ses compatriotes du continent : 1°) que leur condition présente est intolérable ; 2°) que la libération est proche ; et 3°) que tout de suite après, ils connaîtront des lendemains qui chantent.
A première vue, ces trois postulats n'apparaissent pas évidents. Il n'est que plus honorable de s'y cramponner. Où serait le mérite de la foi si l'on ne croyait qu'aux choses démontrées ?
Sans doute les Français semblent-ils s'accommoder fort bien du régime bonapartiste auquel ils accordent, à chaque plébiscite, d'énormes majorités. Simple illusion. Il faut voir avec quel dédain superbe Hugo balaie de pareils sophismes : « *Vraiment,* écrit-il dans *Napoléon-le-Petit, dans peu de temps d'ici, dans un mois, dans une semaine peut-être, quand tout ce que nous voyons se sera évanoui, on aura honte d'avoir fait ne fût-ce qu'une minute, à cet infâme semblant de vote qu'on appelle le scrutin des sept millions cinq cent mille voix, l'honneur de le discuter... Ça, un vote ! ça un scrutin ! On crache dessus et l'on passe. *» Et dans une lettre à sa femme datée du 5 janvier 1852, il explique d'autre part : « *Quant aux 7.500.000 voix, y eût-il plus de zéros encore, je mépriserais tout ce néant. *»
Car ce sont les réactionnaires qui s'attachent à la lettre de l'arithmétique. Les vrais Républicains, eux, n'en acceptent que l'esprit. Des dizaines de millions de suffrages pour un dictateur, ça ne peut, en aucun cas, représenter la volonté du Peuple, c'est comme si ça n'existait pas. Alors qu'une voix de majorité (pour le ministère Reynaud, par exemple), c'est très exactement la volonté du Peuple. Et il n'est d'ailleurs pas besoin de majorité, grande ou petite. La vraie volonté du Peuple est là où souffle l'esprit de la démocratie, même s'il ne souffle que sur une poignée d'initiés.
Comme il a raison, le père Hugo de moquer les plébiscites impériaux ! C'est lui qui est la France, ça n'est pas la multitude abêtie qui vote pour Badinguet. Exactement comme son disciple de Carlton Gardens sera la France en juin 40 contre les quarante millions de Français obtus qui feront confiance à Pétain. Quiconque ne perçoit pas que la loi du nombre n'est auguste que lorsqu'elle favorise les démocrates ne comprend rien à la démocratie.
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Il suffit d'ailleurs d'attendre que le temps fasse son œuvre. A force de répéter aux Français qu'ils sont malheureux, ils finiront bien par le croire et par se révolter. Au début, en 52, en 53, Hugo escompte un soulèvement imminent. Mais le Peuple de Paris s'est assoupi dans une prospérité de mauvais aloi. Il digère l'essor industriel et les hauts salaires sans que l'envie le harcèle de se ruer sur les chassepots de l'usurpateur.
Sous ce rapport, la tâche des successeurs de Hugo sera plus aisée. Ils pourront invoquer l'occupation ennemie et le S.T.O. Ils pourront asseoir leur propagande sur des difficultés économiques réelles. Ils bénéficieront aussi d'une aide étrangère organisée. C'est là ce qui manque le plus à Radio-Jersey. Hugo n'a pas la ressource de parachuter aux braves spadassins des *containers* de sulfateuses Sten. Il ne peut que les inonder de bonnes paroles et de bons conseils : « *Tu peux tuer cet homme avec tranquillité *» ([^53]). Aussi se rend-il compte assez vite que, par leurs seuls moyens, les *Free French* auront du mal à bousculer l'Empire, et qu'un ébranlement venu de l'extérieur est indispensable.
Hugo n'est pas en effet un de ces esprits frivoles qui attribuent aux Immortels Principes une rigidité que la Conscience Humaine n'exige certes pas. Les Immortels Principes ne sont pas polyvalents. Ils fluctuent avec les circonstances, ils en épousent les moindres courbes, et il n'importe guère qu'on en fasse telle ou telle application, pourvu que ce soit pour la bonne cause. Ainsi en va-t-il des affaires françaises, qui doivent être réglées entre Français sans que l'étranger s'en mêle, c'est un des Immortels Principes, c'est le fondement même du patriotisme sans-culottes. Mais il va de soi que l'étranger ainsi exclu, c'est l'étranger qui favorise ceux qui pensent mal. Coriolan n'est haïssable que parce qu'il est patricien. Plébéien, on le féliciterait de son intelligence avec les Volsques. Washington qui a fondé une république contre sa patrie, avec de l'argent et des baïonnettes françaises est un héros universellement vénéré. Les émigrés de Quiberon qui avaient accepté des baïonnettes anglaises pour combattre la République, sont des traîtres répugnants. De même, on n'aura point assez d'imprécations pour flétrir les misérables qui, en 1815, après Waterloo, sont rentrés à Paris dans les fourgons du roi de Prusse, mais on ne louera jamais assez les nobles proscrits qui, en 1870, après Sedan, sont rentrés à Paris dans les fourgons du roi de Prusse. Tout cela est trop évident pour qu'on y insiste.
Néanmoins, Hugo brûle d'un tel amour pour sa patrie charnelle qu'il pourrait être tenté de la préférer victorieuse et bonapartiste, plutôt que vaincue et républicaine. C'est le piège classique, le traquenard tendu aux consciences pointilleuses pour les faire dévier du droit chemin. Victor Hugo, Dieu merci, ne s'y laisse pas prendre. Périsse la France plutôt que les principes ! C'est à de telles rigueurs qu'on distingué les âmes romaines.
142:298
A chaque nouvelle guerre qu'entreprend l'Empereur, Hugo, sur son rocher, tressaille d'espérance. Si seulement les Français pouvaient se faire corriger ! Mais ces guerres sont bien décevantes. Le poète s'est joyeusement écrié, pendant la campagne de Crimée que « *Balaklava s'appelle Bérézina ! *»*.* Et puis, Napoléon III est revenu en triomphateur de Sébastopol. Et aussi de Solferino et de Magenta. Manque de Glück. La France Libre de Jersey en est réduite à féliciter platoniquement les Mexicains de Puebla et les Italiens de Mentana qui ont tué des Français (c'est l'intention qui compte), traçant ainsi son devoir à l'autre exilé qui approuvera plus tard le joli coup de Mers el-Kébir.
A mesure que les années s'ajoutent aux années, Hugo en arrive à donner, par-ci, par-là, quelques signes de lassitude. Il trouve que le Peuple est bien long à s'insurger, que les aigles impériales mettent à ne point se faire battre une obstination de mauvais goût. Il ne renonce pourtant pas. Il s'est interdit toute retraite : « *S'il n'en reste qu'un, je serai celui-là ! *» Seulement, il répète un peu moins à ses chers auditeurs que c'est du peu. Il n'a pas perdu la foi dans la victoire finale, il a perdu la foi dans la victoire imminente.
Lorsque éclate la guerre avec la Prusse, instruit par ses précédentes déconvenues, Hugo s'interdit toute allégresse. En 1854, il avait cru, prophétiquement, que l'Empire allait s'engloutir en Crimée. En 1870, il ne croit plus à la défaite de la France, et c'est timidement qu'il envisage, dans une lettre à Paul Maurice la possibilité d'un « Rosbach » qui lui permettrait de rentrer « *tout de suite à Paris *»*.* Cette guerre, d'ailleurs, ne l'intéresse pas. Un Roi et un Empereur se sont pris au collet : peu importe que l'Empereur soit Français, la Conscience Universelle n'a rien à voir là-dedans. Le 22 juillet 1870, pour affirmer publiquement son impartialité, il écrit aux femmes de Guernesey : « *Si vous le voulez, et vous le voudrez, en peu de temps, on peut avoir une quantité considérable de charpie. Nous en ferons deux parts égales et nous enverrons l'une à la France et l'autre à la Prusse. *» On ne saurait être plus nettement « au-dessus de la mêlée », plus élégamment affranchi des préjugés chauvins. Moitié pour la France, moitié pour la Prusse. *Fifty-fifty. And may the best win !*
Et puis, soudain, au début de septembre, ce qu'il attendait depuis vingt ans, ce qu'il n'osait plus espérer ([^54]) survient miraculeusement : Badinguet se fait ramasser au fond d'une cuvette avec tous ses bataillons et tous ses boutons de guêtres. A Paris, des avocats extasiés et gesticulants proclament la République. Enfin, la « divine surprise ».
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Hugo avait fièrement répondu, jadis, lorsqu'on l'adjurait de profiter de l'amnistie pour revenir à Paris : « Quand le Droit rentrera, je rentrerai ! » Maintenant que le Droit est rentré -- sous le pseudonyme de Bismarck, il est vrai, mais peut-on s'arrêter à cette vétille ? -- tout est changé. Le poète se précipite au bas de son socle, il entre en transe, il vole au combat : Haut les cœurs, et jusqu'au bout ! Il avait bêlé la paix, il avale des sabres. Quoi de plus normal ? « *L'objecteur de conscience,* a dit Jean Paulhan, *n'est pas un homme qui refuse de se battre : c'est un homme qui attend la guerre dont il a fait le choix. *» Le virage de Hugo est, en quelque sorte commandé par la conjoncture historique. Il ne s'agit plus de la France. C'est désormais la République qui est en cause. Et la République, c'est sacré. La France impériale pouvait perdre la guerre. La France républicaine doit gagner la guerre.
Mais auparavant, Hugo a l'élégance de mettre l'ennemie en garde. Les Prussiens sont en train de faire une folie. Ils vont gâcher la vieille amitié franco-allemande. Ils vont compromettre l'avènement de la démocratie en Europe. Et ils ne soupçonnent pas les prodigieuses ressources que les armées de la République s'apprêtent à puiser dans l'arsenal des Immortels Principes. Qu'au moins ils soient prévenus ! Hugo, dès son retour à Paris les prévient. Il trouve pour cela des accents qui arracheraient des sanglots à un cheval de bois. Moi-même qui ne suis pas un cheval de bois, mais seulement de retour, je ne peux relire ces messages sans écraser une larme furtive. Preuve que mon amendement ne fait désormais plus de doute. Mais Bismarck qui, comme tous les Boches, a une tête carrée et un cœur de granit, n'écrase aucune larme furtive. Il se contente d'écraser les armées françaises. Et ses troupes, à lui, continuent à avancer.
Alors, puisque le Verbe ne suffit pas à faire refluer les Prussiens, il ne reste plus qu'à employer les grands moyens. Le poète s'engage dans la Garde Nationale avec ce même joli mouvement du menton qui, en 1914, immortalisera Maurice Barrès ([^55]). Il achète pour dix-neuf francs une capote de soldat. Il achète aussi, avec le produit des récitations des *Châtiments* deux jolis canons tout neufs qu'il offre à l'artillerie de la République ([^56]). Et tout en dégustant mélancoliquement, dans Paris assiégé, son entrecôte d'éléphant, il versifie la trouée que Trochu s'obstine à ne pas faire.
144:298
On sait de quel prix s'est soldé ce belliqueux entêtement : deux provinces perdues, cinq milliards de vrais francs, et la guerre civile à Paris. Mais Hugo y a gagné un siège de député. Pour lui, du moins, l'opération est bénéficiaire.
Ce siège, il y renonce d'ailleurs très vite, écœuré par la composition de l'Assemblée de Bordeaux. Il n'a pas tort. Au lieu d'un Parlement dont toutes les places devaient être réservées aux copains grâce à un décret de Gambetta frappant d'inéligibilité tous ceux qui pensaient mal, l'ennemie héréditaire a imposé un suffrage ridiculement universel qui s'est traduit par une victoire de la réaction ([^57]). On comprend que Hugo n'ait pas voulu rester en pareille compagnie. Mais il ne se rallie pas pour autant à la Commune. Après sa démission de l'Assemblée, il laisse Parisiens et Versaillais s'étriper avec vaillance, Lui, il va à Bruxelles. Il y est appelé par des affaires de famille.
On n'aura pas le mauvais goût de reprendre à ce propos les calomnies de ses adversaires. Il est bien naturel qu'un poète ait des affaires de famille. Et pourquoi ne les aurait-il pas à Bruxelles ? Surtout lorsque le caractère indécis de la lutte empêche de distinguer celui des belligérants qui s'est vraiment engagé dans le courant de l'Histoire. Et puis, tant à Paris qu'à Versailles, Hugo eût compromis bien inutilement sa popularité. Un homme comme lui n'a pas le droit de se laisser accaparer par un clan. Il se doit à la France.
\*\*\*
Au lendemain de ces malheureuses convulsions, Hugo jouit dans le monde entier d'un prestige écrasant. Pendant vingt ans, il a été le porte-parole de la République-martyre. Il est désormais le héraut de la République triomphante. Et comme chacun sait que la France et la République sont une seule et même chose, il n'est pas excessif de dire qu'il est la voix de la France.
145:298
La première des tâches qui s'imposent à cette voix de la France est délicate. Tout autre que Hugo y eût emmêlé les pieds de ses alexandrins. Il s'agit de démontrer dans le même temps, du même souffle, que la revanche est une lancinante nécessité (encore que, bien sûr, la guerre soit, en principe, une vilaine aventure), mais que, tout de même, les Français doivent s'estimer bien heureux d'avoir pris une raclée qui leur vaut les délices de la République.
Seuls les petits esprits verront là des contradictions. Ce n'est pas parce que le troc de l'Alsace et de la Lorraine contre le régime parlementaire est une bonne affaire, qu'il faut renoncer à étendre aux chères provinces perdues les bienfaits de la démocratie. Et ce n'est pas parce que les guerres menées par des monarques nécrophages sont criminelles qu'une guerre de revanche et de libération conduite dans un esprit hautement humanitaire par des citoyens éclairés doit être condamnée. C'est par altruisme que la France doit recommencer la guerre, c'est dans l'intérêt même de l'Allemagne qu'il faut l'attaquer et la battre. Pour la libérer de son Empereur et de ses hobereaux. Pour qu'elle connaisse enfin la griserie du scrutin d'arrondissement. En un mot pour qu'elle soit heureuse. Et pourquoi, d'ailleurs, s'arrêter en chemin ? D'autres peuples ne gémissent-ils pas sous le joug des despotes ? C'est l'Europe entière que la France se doit de libérer. Et même le monde tant qu'on y est.
Nous sommes loin, on le voit, d'une revanche étriquée à la Déroulède. Hugo ne pense pas seulement à l'Alsace et à la Lorraine. Il pense à tous les opprimés. Il veut, par anticipation qu'on meure pour les Serbes, qu'on meure pour Dantzig, qu'on meure pour la Corée, qu'on meure, si les principes l'exigent, pour les Botocudos. Il se hisse sans effort, comme à son habitude, jusqu'à l'universel, et ses mots d'ordre « toujours actuels » préfigurent ceux des jolies petites gué-guerres mondiales du Droit et de la Justice qui donnent tant de fumet à notre aimable XX^e^ siècle.
Hugo n'assistera pas, hélas, à ces apothéoses. Mais du moins a-t-il assez vécu pour voir se consolider la Troisième République dont, pendant ses vingt années d'exil, il a enfanté l'espérance. Il la couve, cette jeune république, il la choie, il la fortifie de ses conseils, il l'encourage de ses caresses. Il reprend pendant ces dernières années de gloire, tous les grands thèmes qu'il a déjà parés du lustre de son génie. Il est devenu la conscience vivante de la France.
C'est à l'apogée de cet apostolat que la mort le surprend. Il lui reste à démontrer qu'il peut être aussi grand dans la tombe qu'il a été grand sur son roc de Jersey, et qu'il demeure, même dans l'au-delà, l'indéfectible ami des déshérités. Il n'a cessé de flétrir les repus : « *C'est de l'enfer des pauvres qu'est fait le paradis des riches* ([^58])*... Mangez, moi je préfère ton pain noir, Liberté ! *» ([^59])*.* Il a toujours dédaigné ses intérêts. Aussi ses maigres gains de poète ne lui ont-ils permis d'accumuler qu'un modeste pécule qui, calculé en francs-Auriol du Cent-cinquantenaire ne s'élève guère qu'à deux petits milliards.
146:298
Laisser cet argent aux pauvres ? Ce serait de la démagogie. Ce serait humiliant comme toutes les aumônes. Et puis, il y a tant de pauvres que chacun d'eux ne récolterait que des broutilles. Tandis qu'en exigeant d'être porté en terre dans le corbillard des pauvres, ce sont tous les pauvres que, sans léser ses héritiers, il associe à ses funérailles, tout en donnant à l'univers entier une altière leçon d'humilité. Même si le dit corbillard des pauvres doit être, comme ce fut le cas, escorté au Panthéon par tous les corps constitués, par dix mille fantassins et par je ne sais plus combien d'escadrons de cuirassiers.
\*\*\*
Telle fut la vie de cet homme incomparable qui arracha à l'erreur tant de malheureux et à qui je dois mon retour à la lumière. Je n'ai pas voulu être égoïste : j'ai noté, en cours de traitement, tout ce qui peut avoir un effet vivifiant et thérapeutique, tout ce qui peut aider à la rédemption des égarés, tout ce qui peut préserver des mauvaises pensées fascistes. Les textes que l'on va lire ([^60]) sont les étapes de mon amendement. Ils sont en quelque sorte le chemin de la Vie.
Si ce petit recueil contribue, si peu que ce soit, à consolider en France la République et la Démocratie, je n'aurai pas perdu mon temps.
Pierre-Antoine Cousteau.
*Maison Centrale de Clairvaux,\
juin 1947 -- janvier 1953*
*Maison Centrale d'Eysses,\
janvier 1953-juillet 1953*
147:298
## INFORMATIONS ET COMMENTAIRES
### Interventions de Mgr Lefebvre
*quatre informations censurées en France*
#### Comment a été censuré le communiqué de la Toussaint
La censure existe donc en France.
Non pas dans la loi (à l'exception toutefois de l'odieuse loi soi-disant « anti-raciste » de 1972, dont nous réclamons l'abolition ou la modification).
Mais dans les faits.
N'entrons pas en l'occurrence dans un débat spéculatif sur les avantages et les inconvénients théoriques d'une censure préalable. Il s'agit de savoir quelle censure, maniée par qui, et pour quoi.
En France, l'influence de la franc-maçonnerie sur la grande presse écrite et audio-visuelle est devenue aussi impérieuse qu'un contrôle du KGB : le communiqué sur le synode, rendu public à Rome, le jour de la Toussaint, par Mgr Marcel Lefebvre, a été passé sous silence.
148:298
Quoi que l'on pense des positions de Mgr Lefebvre, un communiqué de sa main est un événement à la fois rare et important, -- et l'importance en était soulignée encore par le fait qu'il l'avait lancé depuis la ville de Rome. L' « information », les « devoirs de l'information » et le « droit à l'information », dont on nous parle tant, imposaient de faire connaître au public ce communiqué, -- fût-ce pour le critiquer. En dehors de PRÉSENT, aucun quotidien parisien ne l'a publié, aucun poste de radio, aucune chaîne de TV n'en a parlé.
En voici le texte intégral :
A mesure que le Synode Romain qui doit avoir lieu fin novembre, début décembre, approche, il n'est pas surprenant que l'on nous demande ce que nous augurons de cette réunion.
Reconnaissons qu'il n'est pas aisé d'en connaître le but exact. Nous savons que ce Synode a lieu à l'occasion de l'anniversaire de la clôture du Concile, il y a vingt ans, et que pour marquer cette première période post-conciliaire, le Pape a convoqué un certain nombre de Cardinaux et les Présidents des Conférences épiscopales.
Quelle est la finalité de ce Synode de deux semaines ? Il suffirait de lire le questionnaire envoyé aux Évêques à ce sujet pour se rendre compte qu'il faut d'abord conclure tout jugement critique du Concile, toutes les questions supposent qu'il n'y a rien à reprocher au Concile, et qu'il s'agit plutôt de faire un bilan des applications de l' « esprit du Concile ».
C'est là que commence la difficulté, si l'on juge d'après les réactions provoquées par certains épiscopats et certains groupes de clercs qui craignent que cet esprit du Concile soit interprété dans un sens restrictif et non dans un sens progressif. Et les réflexions du Cardinal Ratzinger les ont émus : ils craignent la limitation de l'esprit d'adaptation et de créativité inauguré par le Concile et les réformes post-conciliaires.
La réunion des Conférences épiscopales européennes qui s'est tenue à Rome dernièrement sous la présidence du Cardinal Hume a été significative : n'étouffons pas l'Esprit du Concile, mais au contraire progressons encore sous l'influence de cet Esprit. Concrètement c'est l'écroulement de tout ce qui reste encore du passé de l'Église, et en premier lieu de l'autorité du Pape, qui est déjà presque anéantie.
149:298
Tandis qu'au Concile on assistait à l'opposition entre les conservateurs c'est-à-dire les catholiques, et les libéraux c'est-à-dire les œcuménistes, maintenant les conservateurs ayant été éliminés, nous assistons aux empoignades entre les libéraux eux-mêmes. Les autorités romaines actuelles qui ont ouvert les portes toutes grandes au libéralisme en sont maintenant les victimes dans la mesure où elles défendent encore leur autorité, vestige du passé !...
Et voilà donc la tragédie qui va se dérouler : la Révolution l'emportera-t-elle une deuxième fois ou sera-t-elle jugulée ? Hélas, si Dieu n'intervient pas, il y a tout lieu de croire que la Révolution poursuivra son cours dévastateur.
\[Fin de la reproduction du texte intégral du communiqué de la Toussaint de Mgr Lefebvre.\]
De ce communiqué, voici maintenant en tout et pour tout ce qu'a bien voulu transmettre, d'ailleurs inexactement, l'honnête Agence France-Presse (AFP) :
ROME, 1^er^ nov. (AFP) -- L'archevêque traditionaliste français Marcel Lefebvre a déclaré vendredi que le prochain synode était « un grave danger pour l'Église ».
Dans une interview accordée à l'agence italienne Ansa, le chef de file des traditionalistes, suspendu « a divinis », affirme que le synode convoqué par Jean-Paul II du 24 novembre au 8 décembre prochain pour célébrer le 20^e^ anniversaire de Vatican II, sera « une nouvelle étape de la révolution, provoquée par le dernier concile, qui ne peut que conduire à l'autodestruction ».
\[Fin de la reproduction du passage de la dépêche de l'AFP sur le communiqué de Mgr Lefebvre : dépêche du 1^er^ novembre à 20 h 42.\]
150:298
Rien de plus sur le texte du communiqué.
L'AFP continue dans la même dépêche en parlant d'autre chose, et en décrétant *schismatique,* mais oui, de sa propre autorité, Mgr Lefebvre :
« Le prélat schismatique, qui vient d'avoir 80 ans, se trouve ces jours-ci à Albano, près de Rome, etc. »
#### Trente-neuf questions au Saint-Siège
Une autre information a été pareillement censurée en France et, à l'exception de PRÉSENT, n'a pas paru dans les journaux français : en même temps qu'il lançait son communiqué, Mgr Lefebvre annonçait à la presse qu'il avait soumis à la congrégation romaine de la doctrine trente-neuf *dubia* concernant les contradictions entre la doctrine catholique traditionnelle et la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse.
Le *dubium,* mot à mot un « doute », est le terme consacré pour désigner une demande d'éclaircissement sur un point de doctrine qui fait difficulté.
Mgr Lefebvre a rappelé devant la presse que deux schémas opposés avaient été préparés pour le concile :
1\. -- un schéma du cardinal Ottaviani sur la *tolérance* religieuse, avec seize pages de références aux enseignements du magistère de l'Église ;
2\. -- un schéma du cardinal Béa sur la *liberté* religieuse, sans aucune référence, et pour cause, à l'enseignement de l'Église, c'était une innovation doctrinale.
Comme on le sait, le schéma du funeste cardinal Béa l'emporta.
151:298
Mais depuis lors, le Saint-Siège ne nous a jamais expliqué comment accorder cette doctrine nouvelle avec la doctrine catholique traditionnelle.
On est donc fort curieux et même impatient de savoir comment la congrégation de la doctrine, que dirige le cardinal Ratzinger, répondra aux trente-neuf demandes d'éclaircissement présentées par Mgr Lefebvre.
#### Deux autres informations apportées par l'interview au « Secolo » et elles aussi censurées en France
Après son communiqué et ses déclarations de la Toussaint, Mgr Lefebvre donnait une interview au *Secolo d'Italia* qui est à Rome le « quotidien de la droite nationale ».
Cette interview n'était pas seulement l'exposé d'une argumentation ; elle rendait publiques deux informations encore inédites, l'une politique, l'autre religieuse :
-- aux élections législatives de mars 1986, Mgr Lefebvre recommandera de voter pour Jean-Marie Le Pen et son Front national : il indique les raisons proprement catholiques d'un tel vote ;
-- avec Mgr de Castro Mayer, il vient d'écrire une nouvelle lettre au pape.
Seul, le quotidien PRÉSENT a répercuté ces deux informations dans son numéro du 7 novembre. Partout ailleurs, dans les grands « média » imprimés ou audio-visuels, la censure maçonnique a été complète.
La première lettre au pape de Mgr Lefebvre et Mgr de Castro Mayer était du 21 novembre 1983 et avait été rendue publique dix-huit jours plus tard, le 9 décembre, en des conférences de presse tenues, par eux-mêmes ou par leurs émissaires dans plusieurs villes d'Europe et d'Amérique. Cet acte solennel s'intitulait « Manifeste épiscopal » et comportait en annexe un « bref résumé des cinq erreurs principales de l'ecclésiologie conciliaire » (texte intégral dans ITINÉRAIRES, numéro 279 de janvier 1984).
152:298
La nouvelle lettre au pape de Mgr Lefebvre et Mgr de Castro Mayer sera vraisemblablement rendue publique elle aussi, elle ne l'est pas encore au moment où nous bouclons le présent numéro.
Voici le texte intégral de l'interview de Mgr Lefebvre au *Secolo d'Italia :*
« *Lors des prochaines élections françaises, je conseillerai de voter Le Pen *» : c'est ce que Mgr Marcel Lefebvre nous a déclaré, l'archevêque traditionaliste étant venu ces jours derniers au prieuré de la Fraternité Saint-Pie X \[celui d'Albano, près de Rome\], fondée par lui pour continuer la bataille de défense de la vraie tradition catholique. L'interview a eu lieu à Albano, où le prélat inflexible réside durant son séjour italien, motivé par l'ouverture prochaine du synode mondial extraordinaire des évêques sur lequel Mgr Lefebvre est très sceptique parce que, soutient-il, dans le cours de ses travaux, il ne s'élèvera aucun jugement ou aucune critique à l'égard du concile, mais où sera plutôt fait un bilan de l'application de « l'esprit du concile ».
Mais pourquoi, d'abord, dira-t-il aux catholiques français traditionalistes (qui sont nombreux et aguerris et polémiques et culturellement vivants) de voter Le Pen lors des élections de l'année prochaine en France ? Parce que pour Mgr Lefebvre il est impensable d'accorder foi au socialisme et aux autres partis du régime, qui éloignent les gens des idéaux catholiques.
Il précise : « *Heureusement il y a le Front national, sans doute un moindre mal en regard des autres* (formations), *du moins de notre point de vue. *» Et quel est ce point de vue ? Voici : « *L'idéal est un gouvernement qui applique les vrais principes catholiques, comme le firent en leur temps Franco et Salazar. *» Toutefois, le « Front national » est composé d'hommes qui font quelque chose d'analogue et qui en tout état de cause sont favorables à ces principes et, parlant comme il le fait, Mgr Lefebvre est bien conscient des risques qu'il encourt ; il dit : « *On me dira encore que je suis "fasciste", "extrémiste de droite" et ainsi de suite, mais cela n'est pas vrai. Nous voulons le règne social du Christ et donc nous encourageons tous ceux qui sont les plus voisins de cet idéal. *»
153:298
Même position pour ce qui regarde l'Italie, l'archevêque traditionaliste se dressant fièrement contre « le nouveau Concordat » pour de nombreux et valables motifs qui lui font regretter les traités du Latran pour lesquels la religion catholique était reconnue par l'État, ainsi que le « *caractère sacré de la Cité de Rome *»*,* ce qui n'est plus désormais. Cela aussi est une conséquence de la « *Révolution *» que le progressisme a déchaînée dans l'Église des temps conciliaires, grâce aussi à la connivence avec le communisme international et la maçonnerie qui ont contaminé des franges non négligeables du monde catholique ; mais le prochain synode des évêques sera-t-il capable de colmater les fissures et de vouloir inverser la tendance actuelle ? Non, Mgr Lefebvre ne le croit pas, au contraire, il est ouvertement pessimiste devant un tel propos ; pour lui, le dilemme est le suivant : « *Ou le synode continue la ligne conciliaire qui est celle de l'autodestruction de l'Église dans sa seconde phase, ce qui préluderait à vingt années encore de démolition, ou il décrète le retour à la Tradition. Pour le moment, toutes les nouvelles que nous avons sont en faveur de la continuation de la ligne conciliaire. *» C'est pour ce motif qu'il a écrit, avec l'évêque brésilien Antonio de Castro Mayer, une lettre au pape Jean-Paul II, pour confirmer les positions des traditionalistes en vue des assises synodales ; mais, évidemment, il en tait la teneur.
Quoi qu'il en soit, venant du synode de fin novembre, il ne s'attend à aucune nouveauté de redressement : même si certains épiscopats craignent que l'esprit du concile puisse être interprété dans un sens restrictif et non dans un sens progressiste, surtout après les réflexions du cardinal Ratzinger sur la nécessité de la « restauration », tout porte à croire que se poursuivra « *pratiquement pendant longtemps la ligne de démolition de tout ce qui reste encore du passé de l'Église, en premier lieu de l'autorité du pape, qui est presque déjà anéantie *»*.*
154:298
Aujourd'hui on assiste à un paradoxe qui peut se condenser en une seule phrase :
« *Les progressistes, après avoir détruit les principes de l'autorité, en sont maintenant eux-mêmes les victimes. *» En effet, « *même durant le concile on a assisté au contraste entre les conservateurs, autant dire les catholiques, et les libéraux, c'est-à-dire les œcuménismes, avec l'élimination des premiers et la victoire des seconds, nous assistons aujourd'hui au duel entre libéraux, et les autorités romaines actuelles, qui ont ouvert les portes au libéralisme et au communisme en sont les victimes, dans la mesure où elles défendent encore le principe de l'autorité, vestige du passé...*
Voici donc ce que l'archevêque « *désobéissant par obéissance à la Tradition *» définit comme « *la tragédie qui se vérifie aujourd'hui *» dans l'Église et il se demande *si* « *la Révolution enregistrera un second élan, ou si elle sera stoppée *»* ;* et il conclut : « *Si Dieu n'intervient pas, tout laisse croire que la Révolution progressera encore dans son cours dévastateur. *»
Quant à lui, il continuera droit dans la voie qu'il s'est fixée, inébranlable et ferme comme un croisé désarmé qu'il est ; inutile de dire que sa voie est pleine de succès. Il a créé presque cent maisons de la « Fraternité » en Europe, Amérique, Afrique et jusqu'en Australie ; il a ouvert des écoles et des séminaires qui sont toujours pleins, comme celui d'Écône qui ne suffit plus à contenir les nouvelles vocations, et l'année prochaine il en ouvrira un en France même « *pour la joie et la consolation des évêques locaux *» ajoute-t-il avec une pointe d'ironie ; il a 162 prêtres, 50 religieuses et 30 « frères ». Une plante luxuriante qui barre la route à tous les types de subversion, et avant tout à la subversion marxiste qui s'est infiltrée même dans l'Église grâce au pont-levis d'un œcuménisme mal compris ; et du reste « *parce que le communisme n'a pas été condamné par le concile, les gens croient qu'il n'est plus "intrinsèquement pervers" comme le soutenait Pie XI dans sa célèbre encyclique "Divini Redemptoris" ; donc il continue à avancer dans le monde *»*.*
155:298
Pour ce qui regarde enfin le récent « Indult » papal sur la messe de saint Pie V, l'opinion de Mgr Lefebvre est claire et nette : « *pratiquement --* dit-il -- *il semble fait pour diviser les traditionalistes, ceux qui sont contraires à la nouvelle liturgie de ceux qui ne le sont pas. Il s'agit d'un artifice fait pour démolir l'unité des traditionalistes, donc, il n'a pas été fait pour le bien des âmes et pour la gloire de Dieu. Il s'agit plutôt de politique religieuse, une tactique qui ne fait pas honneur à la Curie : dans l'histoire de l'Église ce décret sera considéré comme incroyable. *»
L'archevêque traditionaliste a quelque chose à dire même aux Italiens ; ceci : « *Restez catholiques comme le sont restés vos pères qui soutinrent les papes contre les ennemis de l'Église.* »
Mgr Lefebvre est sûr que si un sondage était fait, il en résulterait que la moitié des Italiens sont disposés à défendre la Tradition ; quant à lui, il continuera à travailler pour préserver les valeurs par lesquelles « *celui qui a le passé de l'Église en possède l'avenir *»*.* Sur sa tombe, il voudrait une épitaphe paulinienne : « *J'ai transmis ce que j'ai reçu. *»
\[Fin de la reproduction intégrale de l'interview de Mgr Lefebvre au *Secolo d'Italia* du 2 novembre 1985 : traduction de l'italien par Pauline Coque, extraite de Présent du 7 novembre.\]
#### Récapitulation : quatre
Sans même parler, donc, de tout ce qui est argumentation, explication, analyse, il y a quatre *informations* proprement dites qui ont été censurées en France :
1\. -- Mgr Lefebvre publie pour la Toussaint un communiqué concernant le synode extraordinaire et la révolution dans l'Église.
156:298
2\. -- Mgr Lefebvre présente à la congrégation romaine de la doctrine trente-neuf dubia au sujet de la « liberté religieuse ».
3\. -- Mgr Lefebvre et Mgr de Castro Mayer ont adressé une seconde lettre au pape.
4\. -- Mgr Lefebvre annonce qu'il recommandera de voter pour Jean-Marie Le Pen et le Front national aux élections législatives de mars 1986.
#### Et maintenant les jésuites contre le culte du pape
L'AFP est beaucoup plus prolixe pour faire écho aux pétarades, d'ailleurs généralement « inspirées », de la Civiltà cattolica, revue jésuite de Rome qui « n'est pas », c'est entendu, « l'organe officiel » de la Compagnie de Jésus, -- mais qui est plutôt davantage encore que cela :
CITÉ DU VATICAN, 4 nov. (AFP) -- A moins d'un mois du synode extraordinaire qui doit faire le bilan de Vatican II vingt ans après, l'importante revue jésuite Civiltà Cattolica a lancé une sévère mise en garde contre la « papolâtrie », un comportement consistant à rendre au pape un véritable culte et à le croire « infaillible » en toute circonstance.
La revue analyse l'évolution du concept de « l'infaillibilité » du pape en matière de doctrine, concept établi par le Concile Vatican I (1869-70), et confirmé par Vatican II (1962-65). Le premier concile, note en substance la revue, a conféré à l'autorité papale une « réverbération quasi-divine ». D'où un phénomène de « mentalité courtisane », de « comportement psychosociologique auquel la servilité n'est pas toujours étrangère », « effet et cause d'une tendance pyramidale dans l'Église, qui a vu proliférer les excès de papolâtrie et de majesté byzantine », selon la revue.
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Contrairement aux apparences, il ne s'agit pas d'une attaque contre le style de Jean-Paul II, estiment les observateurs diplomatiques à Rome. Les articles de Civiltà Cattolica étant approuvés par la Secrétairerie d'État, l'éditorial de la revue (qui n'est pas un organe officiel des jésuites) apparaît plutôt comme une mise au point officieuse destinée à souligner que le débat sera libre au synode extraordinaire (suivra).
\[Fin de la reproduction intégrale de la dépêche de l'AFP du 4 novembre 1985 à 11 h 49.\]
CITÉ DU VATICAN -- Sans évoquer spécifiquement la prochaine assemblée des évêques qui débutera à Rome le 24 novembre, Civiltà Cattolica proclame en effet la liberté de critique à l'égard du pape.
Elle rappelle la « distinction fondamentale » entre les déclarations doctrinales du chef de l'Église (toujours « infaillibles ») et ses autres interventions dans le domaine social, culturel ou religieux, pour lesquelles « il s'agit de développer un style de participation qui exclut nettement tout soupçon de volonté d'exercer une souveraineté discrétionnaire et incontrôlable ». Il est donc licite de se dire en désaccord avec le pape, en adoptant toutefois le comportement de « fils discutant avec leur père ».
La conception de l'autorité papale formulée par Vatican I, toujours selon la revue jésuite, ne correspond plus très bien à la maturité théologique et au niveau culturel de l'Église d'aujourd'hui. Mais Vatican II l'a complétée, « en y introduisant la doctrine de l'Église-peuple de Dieu et la doctrine de la collégialité épiscopale ».
158:298
Les formules percutantes de Civiltà Cattolica contre la « papolâtrie » et la « mentalité courtisane » ont été interprétées par quelques commentateurs italiens comme une attaque voilée contre les « inconditionnels » de Jean-Paul II, le mouvement Communion et Libération et l'Opus Dei. Mais pour le président de l'association des théologiens italiens, M. Luigi Sartori, le texte des jésuites pourrait s'adresser également aux protestants, pour qui le rôle dominant du pape est l'un des obstacles au dialogue œcuménique.
\[Fin de la reproduction intégrale de la dépêche de l'AFP du 4 novembre 1985, à 11 h 53.\]
Presque tous les termes de cette mercuriale seraient à retenir. D'ailleurs nous les retenons tous. Mais nous ne commenterons que les plus significatifs. Parlant du *dogme* concernant l'autorité pontificale qui a été *infailliblement défini* par le premier concile du Vatican, il est dit :
« *La conception de l'autorité papale formulée par Vatican I ne correspond plus très bien à la maturité théologique et au niveau culturel de l'Église d'aujourd'hui.* »
Cette malheureuse « Église d'aujourd'hui » s'imagine en effet être enfin, par son mérite et son génie, sortie de l'obscurantisme et de la débilité intellectuelle qui caractérisaient les dogmes catholiques ; elle a maintenant atteint une *maturité théologique* et un *niveau culturel* sans précédent...
Sans précédent, en effet tout est dit : un niveau aussi bas, une maturité aussi avancée dans la pourriture.
J.-B. C.
============== fin du numéro 298.
[^1]: -- (1). Je recopie, à titre d'exemple pris parmi tous les autres, la promulgation faite sous sa signature par l'évêque de Verdun dans son bulletin officiel : *Église de Verdun,* numéro du 11 octobre 1985, pages 349 et 350. -- L'évêque de Verdun est Mgr Pierre Boillon, grand tueur d'Allemands devant l'Éternel, comme on le sait (cf. *Éditoriaux et chroniques,* tome II, pp. 117-120).
[^2]: -- (2). Ces points de suspension indiquent que l'évêque de Verdun a omis (comme le font trop souvent ses collègues eux aussi dans la citation de cet article) quelques mots ; ceux-ci : « *même en préparant un catéchisme si cela paraît opportun *»*,* sans doute parce que le terme « *catéchisme *» ne doit plus être prononcé dans la « catéchèse » française. -- Mais surtout, il n'y a aucune indication signalant que cette citation de l'article 775 a été significativement tronquée de son début : « *Restant sauves les dispositions portées par le Siège apostolique... *»
[^3]: -- (3). Souligné dans le texte.
[^4]: -- (4). L'effronterie est grande à l'égard du Saint-Siège qui avait réclamé non pas *quelques* mais de *nombreuses* modifications, et non pas *secondaires* mais *nécessaires.* L'effronterie s'affirme plus encore en *promulguant* que dans le diocèse la première édition, non modifiée, « *garde toute sa valeur *»*. -- *Mais le Saint-Siège a pris l'habitude de subir en silence les effronteries de cette sorte, d'en honorer les auteurs, et d'y contraindre les fidèles qui s'en inquiètent, en répondant à leur inquiétude : -- *Veux pas le savoir, obéissez à vos évêques.*
[^5]: -- (5). Cf. *Éditoriaux et chroniques,* tome II, pp. 42 et suiv.
[^6]: -- (6). La conférence du cardinal Ratzinger sur le catéchisme a été intégralement reproduite dans ITINÉRAIRES, numéro 271 de mars 1983.
[^7]: -- (7). Cf. *Le Concile en question : correspondance Congar-Madiran,* pp. 35-37 et pp. 48.
[^8]: -- (1). Écartons une éventuelle ambiguïté. La « répugnante mauvaise foi » ne consiste pas à assimiler Romain Marie aux supposés « apparatchiks de l'extrême droite intégriste et fascisante ». Elle consiste à avoir forgé la légende selon laquelle il existerait de tels « apparatchiks ». L' « apparatchik », ou « révolutionnaire professionnel », permanent appointé à plein temps de l'appareil communiste, est une création de Lénine, perfectionnée par Staline, c'est une spécialité de l'appareil bolchevique international. (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^9]: -- (1). Le ministre « de la justice » Badinter avait ordonné des poursuites contre. Romain Marie sur le seul fondement d'un article falsificateur du *Monde :* il n'y avait *rien* d'autre dans le dossier d'accusation. Voir notre numéro spécial sur *Le soi-disant anti-racisme :* et le numéro spécial de *Chrétienté-Solidarité* sur la même affaire. -- Au bout de deux ans et trois jours, Romain Marie a été acquitté, mais pendant deux années la falsification du *Monde* et la poursuite ordonnée par Badinter ont été claironnées à tous les échos. Cf. ci-après l'annexe : *Romain Marie et Arnaud de Lassus acquittés :* « *Le Monde* » *avait menti.* (Note d'ITINÉRAIRES)
[^10]: -- (1). Cité par M. Alquier dans *le Président Combes* (p. 42). -- Certains de ses poèmes parurent dans le journal *Le Radical* les 2, 9 et 16 septembre 1913, avec vraisemblablement l'assentiment de l'auteur. Leur choix n'est peut-être pas aussi innocent qu'il y paraît. Il donne en effet l'image d'un jeune galantin plus proche des affaires du cœur que de celles de la foi. La vérité est peut-être nuancée. Nous ignorons si d'autres poèmes existent qui seraient mieux accordés aux préoccupations d'un séminariste. Je crois cette remarque nécessaire car tout se passe comme si la première partie de la vie d'Émile Combes avait été façonnée, après coup, pour « coller » avec le champion du laïcisme flamboyant. Cela va de la sélection et de l'interprétation des documents jusqu'à leur suppression. Ainsi à la Bibliothèque Nationale, il est plus facile de trouver des ouvrages favorables à Combes que critiques.
[^11]: -- (2). Ouvrage cité, p. 61.
[^12]: -- (3). Adrien Dansette : *Histoire Religieuse de la France contemporaine,* p. 328.
[^13]: -- (4). Préface aux *Questions contemporaines* (1868).
[^14]: -- (5). On peut vérifier. Le discours intégral figure dans *Une campagne laïque* -- préface d'Anatole France. Chez A. Simons Empes, éditeur à Paris, 1904, pp. 348-368.
[^15]: -- (6). Pierre Guiral. *La vie quotidienne en France -- 1852-1870.*
[^16]: -- (7). Cité par P. Gaxotte dans *Histoire des Français,* (p. 712).
[^17]: -- (8). Georges Duveau. *Histoire du peuple français* (tome IV, p. 234).
[^18]: -- (9). Le proscrit l'était si peu que le guide officiel de l'Exposition de 1867 était précédé d'une préface de Victor Hugo, prophète génial qui écrivait : « Au XX^e^ siècle il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l'empêchera pas d'être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique au reste de l'humanité. Elle aura la gravité douce d'une aînée. Elle s'étonnera de la gloire des projectiles coniques et elle aura quelque peine à faire la différence entre un général d'armée et un boucher... Cette nation aura pour capitale Paris et ne sera point la France. Elle s'appellera l'Europe. Elle s'appellera l'Europe au XX^e^ siècle et aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s'appellera l'Humanité... Le continent fraternel, tel est l'avenir. Qu'on en prenne son parti : cet immense bonheur est inévitable. »
[^19]: -- (10). P. Gaxotte, *op. cit*., p. 731.
[^20]: -- (11). Cette lettre importante prouve que dès 1860, l'abbé Combes pense à la politique (« à nous tous jeunes hommes de cœur et peut-être d'avenir ») ; qu'il ne place pas la religion parmi « les intérêts les plus élevés de sa génération » ; et qu'il aurait aujourd'hui maille à partir avec la LICRA et le MRAP (« hideux étrangers »). A quoi Combes fait-il d'ailleurs allusion ? Napoléon I^er^ était Corse, né de Corses, mais on a dit de Napoléon III qu'il était le fils de la Reine Hortense et d'un Hollandais.
[^21]: -- (12). Eric Vatré : *Henri Rochefort ou la comédie politique au XIX^e^ siècle* (p. 117).
[^22]: -- (13). Victor Noir (1848-1870), Yvan Salmon, dit --. D'après un journal allemand *Elbs-Zeitunq* il aurait été le petit-fils d'un juif du Palatinat nommé Salomon. Ce que son frère démentit. Échotier au journal républicain *La Revanche* il fut tué par Pierre Bonaparte auquel il avait été dépêché (par Paschal Grousset) en tant que témoin. Ce qui inspirera à Rochefort un de ses plus féroces (et injustes) billets : « J'ai eu la faiblesse de croire qu'un Bonaparte pouvait être autre chose qu'un assassin. J'ai osé imaginer qu'un duel loyal était possible dans cette famille où le meurtre et le guet-apens sont de tradition et d'usage. Notre collaborateur Paschal Grousset a partagé mon erreur et aujourd'hui notre pauvre et cher ami Victor Noir, assassiné par le bandit Pierre-Napoléon Bonaparte. Voilà dix-huit ans que la France est entre les mains de ces coupe-jarrets qui, non contents de mitrailler les républicains dans la rue, les attirent dans des pièges immondes pour les égorger à domicile. Peuple français est-ce que décidément tu ne trouves pas qu'en voilà assez ! » (*La Marseillaise,* 11 janvier 1870.)
Toute cette affaire donna lieu à un montage assez répugnant du parti républicain qui chercha l'émeute et finalement se dégonfla assez piteusement.
Né en 1815, fils de Lucien Bonaparte et d'Alexandrine, Pierre-Napoléon était tenu à l'écart par son cousin. Aventurier, le pistolet facile, exalté, classé à gauche et même à l'extrême gauche (il avait participé au mouvement révolutionnaire italien et en 1848, Louis Blanc le nomma chef de bataillon), intrépide et cabochard, il ne put obtenir de Louis-Napoléon ni sa réintégration dans l'armée, ni la régularisation de son concubinage. Il vivait d'une pension de cent mille francs que lui avait tout de même consentie l'Empereur, lorsqu'il dépêcha à Rochefort cette lettre que l'illustre polémiste aurait pu signer.
Paris le 9 janvier 1870
Monsieur,
Après avoir outragé l'un après l'autre chacun des miens et n'avoir épargné ni les femmes ni les enfants, vous m'insultez par la plume d'un de vos manœuvres. C'est tout naturel et mon tour devait arriver. Seulement j'ai peut-être un avantage sur tous ceux qui portent mon nom, c'est d'être un simple particulier tout en étant un Bonaparte. Je viens donc vous demander si votre encrier est garanti par votre poitrine et je vous avoue que je n'ai qu'une médiocre confiance dans l'issue de ma démarche. J'apprends, en effet, par les journaux que vos électeurs vous ont donné le mandat impératif de refuser toute réparation d'honneur et de conserver votre précieuse existence. J'ose tenter l'aventure dans l'espoir qu'un faible reste de sentiment français vous fera vous départir en ma faveur des mesures de précaution dans lesquelles vous vous êtes réfugié. Si donc par hasard, vous consentez à tirer les verrous protecteurs qui rendent votre honorable personne deux fois inviolable, vous ne me trouverez ni dans un palais, ni dans un château. J'habite tout bonnement 59, rue d'Auteuil, et je vous promets que si vous vous présentez, on ne vous dira pas que je suis sorti. En attendant votre réponse, Monsieur, j'ai encore l'honneur de vous saluer.
Pierre-Napoléon Bonaparte.
Rochefort ne répondit pas ; ne se rendit pas à l'adresse ; mais y envoya deux témoins (Milliere et Arnould), qui y arrivèrent pour trouver Victor Noir mort, tué d'un coup de pistolet. Avec Ulrich de Fontvielle ils représentaient Grousset -- inspirateur de l'article attribué par Bonaparte à « l'un des manœuvres » de Rochefort. En l'occurrence : Ernest Lavigne. Une scène confuse avait eu lieu entre les deux témoins et Pierre Bonaparte. Il se crut menacé. Il tira et les ultras essayeront sans y parvenir de transformer l'enterrement en manifestation. C'est au cours de cet enterrement que Rochefort s'évanouit, après avoir déconseillé l'affrontement.
[^23]: -- (14). Après avoir tenté de supprimer, ou au moins de contrôler la franc-maçonnerie, Napoléon III essaya de la coloniser, à tout le moins de la neutraliser. Il réussit à peine mieux dans son premier projet que dans son second. Certes sous l'empire autoritaire les loges fléchirent devant la rudesse de la police impériale mais elles plièrent et ne rompirent point. Le F**.·.** Lavisse (*Histoire de la France contemporaine,* t. IV, p. 275), cite le rapport d'un préfet selon lequel les « sociétés sont toujours aussi organisées qu'en 1852, quoique plus mystérieuses encore ». Louis Reynaud (*La Démocratie en France*)*,* écrit : « Anticatholicisme et républicanisme allant généralement de pair, il n'est pas surprenant que derrière toutes les attaques dirigées contre l'Empire, on trouve les Maçons. Au *Siècle,* le plus ancien journal d'opposition, écrivent les Maçons Eugène Pelletan, Bigot, Ténat, la Bédollière ; à la *Revue de Paris,* de même tendance, encore les frères Pichat, Louis Ulbach, Bastide, Bami... Le comité qui se forme pour préparer les élections de 1857, les premières où se présentent les républicains, comprend les Maçons Garnier-Pagès, Corbon, Bethemont, Jules Simon, Ulbach, Buchez. » Ce comité eut bientôt cinq élus, tous *frères :* Émile Ollivier, Danimon, Picard, Jules Favre, Jules Simon. En 1863 la campagne fut dirigée par le F**.·.** Garnier-Pagès. Pourtant, à cette date, Napoléon croyait tenir le Grand Orient dont il avait nommé le Grand Maître : le maréchal Magnan. Quand celui-ci mourut, il fut enterré religieusement aux Invalides. L'archevêque de Paris Mgr Darboy procéda aux obsèques. Le cordon du Grand Maître reposait sur le catafalque à côté de l'épée et des décorations du mort. Pie IX lui en fit remontrance :
-- Très Saint Père, je n'ai pas vu les insignes maçonniques, répondit Mgr Darboy. Six ans plus tard, Mgr Darboy verra venir les balles des communards, commandés par des francs-maçons.
Comme le pape n'était pas satisfait de cette réponse, l'archevêque de Paris ajouta qu'il ignorait les bulles contre la maçonnerie parce qu'elles n'étaient pas rédigées en français ! Cet incident date de juin 1865. Le 25 novembre de cette même année le pape condamna vigoureusement la franc-maçonnerie dans l'allocution *Multiplices inter machinationnes* Les derniers enterrements religieux des francs-maçons sont de cette époque. Le masque un instant posé pour exister officiellement est déjà tombé. La haine de l'Église est si forte qu'au Mans au début de 1864 la loge *La Rose du Parfait Silence* refusa d'accorder des secours à la veuve d'un *frère* dans le besoin parce qu'elle avait accepté une aide de la Société de Saint Vincent de Paul « société ennemie des institutions libérales de la maçonnerie ». (André Bouton. *Les luttes ardentes des francs-maçons manceaux pour l'établissement de la république.* 1815-1914, p. 220. Livre maçonnique, tiré à 900 exemplaires.)
[^24]: -- (15). Émile Ollivier (1825-1913). Fils de Démosthène Ollivier député des Bouches-du-Rhône à l'Assemblée de 1848, proscrit du 2 décembre. Avocat, républicain rallié à l'Empire en 1866. Chef du « tiers parti », inspirateur de l'Empire parlementaire, il accepta de constituer le ministère du 2 janvier 1870 sans avoir le titre de chef du gouvernement. Élu à l'Académie française au fauteuil de Lamartine, Émile Ollivier précipita la fin du second Empire en s'aliénant les « impérialistes » sans désarmer les républicains et en ne s'opposant pas à la folle aventure guerrière de 1870. Renversé le 9 août, dès les premiers désastres, il se réfugia en Italie jusqu'en 1873 et passa les quarante dernières années de sa vie à essayer de justifier ses erreurs.
[^25]: -- (16). William H.C. Smith. *Napoléon III,* p. 324. Confidence faite à son ami Robert Mitchell.
[^26]: -- (17). Cité par M. de Roux. *Origines et fondation de la III^e^ République,* p. 334.
[^27]: -- (18). Ernest Lavisse. *Lettres au prince impérial.*
[^28]: -- (19). Georges Alquier, *op. cit*., p. 92. Avant la parution de ce texte en volume, je me promets de trouver le temps d'enquêter sur cet effacement.
[^29]: -- (1). Sans compter qu'on ne met pas les taureaux sous le joug. Ce « génie païen ». comme dit Péguy, était proche de la terre, mais pas de ses travaux.
[^30]: -- (1). Cet humble auxiliaire de l'Administration Pénitentiaire montrait autrement de perspicacité que Gustave Flaubert qui écrivait, en juillet 1862 à Mme des Genettes : « *Ce livre est fait pour la crapule catholico-socialiste. pour toute la vermine philosophico-évangélique. *»
[^31]: -- (2). Il est bien entendu que sous notre plume le mot « père » accolé à Hugo ne saurait avoir rien de péjoratif ni de familier, comme c'est le cas lorsqu'on dit « le père Mathieu » et qu'il implique un sentiment d'adoration identique à celui que l'on met dans « Dieu le Père ».
[^32]: -- (3). *Figaro Littéraire* 23 février 1952.
[^33]: -- (4). *Nouvelles Littéraires,* 21 février 1952.
[^34]: -- (5). *Ibid*
[^35]: -- (6). *Ibid.*
[^36]: -- (7). Discours à la Sorbonne, 11 juin 1952.
[^37]: -- (8). Œuvre de jeunesse de Lamartine, mort à 79 ans.
[^38]: -- (9). *L'Homme qui Rit.* Si nous nous référons fréquemment ici à ce roman peu lu, hélas, de nos jours, c'est parce que le génie du Maître y est plus accusé que partout ailleurs, parce qu'il est une sorte de synthèse de la méthode hugolienne. Mais les remarques que suggère *L'Homme qui Rit* sont valables pour tous les autres ouvrages en vers ou en prose.
[^39]: -- (10). Y a-t-il filiation de Maître à Disciples entre la zoomanie de Hugo et la zoomanie des procureurs soviétiques qui ont incorporé à l'éloquence judiciaire les rats pesteux et les vipères lubriques ? Les Bolcheviks, en tout cas, revendiquent une consanguinité spirituelle avec Victor Hugo : « *Il est,* écrit Constantin Fédine dans la *Literatournaïa Gazeta, notre allié dans la lutte mondiale pour l'honneur et la dignité de l'homme qu'il s'agisse des combattants pour la liberté et l'indépendance de la Grèce ou des héros de la Corée démocratique, martyre mais invincible. *»
[^40]: -- (11). Voici, pour être précis, le recensement de la faune métaphorique de *L'Homme qui Rit* (par ordre d'entrée en scène, si l'on peut dire) : Abeille 1 -- Lièvre 3 -- Mouche 2 -- Chamois 1 -- Tigre 9 -- Oiseau 9 -- Crapaud 2 -- Bête farouche 1 -- Cloporte 1 -- Aigle 8 -- Serpent 4 -- Crocodile 2 -- Brochet 1 -- Requin 1 -- Louveteau 1 -- Boa 3 -- Chenille 4 -- Papillon 2 -- Coq 2 -- Mouton 2 -- Lion 12 -- Araignée 1 -- Épervier 1 -- Larve 1 -- Moineau 2 -- Aiglon I -- Phalène 3 -- Panthère 1 -- Loup 1 -- Chien 3 -- Une bête 1 -- Ver 2 -- Ténia 1 -- Dragon 4 -- Hibou 2 -- Chauve-souris 1 -- Couleuvre 1 -- Hippopotame 1 -- Colombe 2 -- Taupe 4 -- Reptile 3 -- Éléphant 1 -- Bouledogue 2 -- Mollusque 1 -- Vautour 3 -- Vermine 1 -- Chardonneret 1 -- Ours 3 -- Baleine 1 -- Chat 3 -- Scorpion 1 -- Léopard 1 -- Cheval 2 -- Âne 2 -- Vipère 1 -- Animal domestique 1 -- Fourmi 2 -- Hydre 1 -- Puce 2 -- Insecte 1 -- Punaise 1 -- Basset 1 -- Infusoire 1 -- Dinde 1 -- Guenon 1 -- Rat 1 -- Poux 1 -- Étoile de mer 1 -- Souris 1 -- Louve 1 -- Chienne 1. Soit 148 métaphores zoologiques portant sur 71 animaux.
[^41]: -- (12). Que Gwynplaine qui appartient à l'embranchement des lions soit aussi un tigre pourrait prêter à confusion.
Précisons que c'est seulement parce qu'il rugit comme un tigre et non parce qu'il boit le sang du peuple comme un tigre. Sa tigritude occasionnelle le laisse dans le camp des bons.
[^42]: -- (13). On en est d'autant plus surpris que si l'on excepte l'œuvre strictement philosophique du Pontife de Saint-Germain-des-Prés qui s'apparente plutôt à celle d'Alfred Jarry, le Sartre des affabulations et des slogans politiques eût dû se reconnaître dans le Géant de Guernesey. Il est en quelque sorte le Victor Hugo du XX^e^ siècle et ses grands thèmes ne sont guère que le prolongement des thèmes de son père spirituel : le bon voleur (Jean Genet), la bonne prostituée (*La Putain Respectueuse*)*,* le bon *Bug Jargal* (essai sur la négritude), le bandit bienfaisant (*Le Diable et le Bon Dieu*)*,* les méchants défenseurs de l'ordre (*Morts sans Sépulture*)*,* etc. Le tout, bien entendu, mis au goût du jour (c'est-à-dire au goût des jeunes gens pas très bien lavés qui préfèrent le jargon à la langue française).
[^43]: -- (14). Lamartine disait des *Châtiments :* « *Plus de six mille vers de haine, c'est beaucoup.* »
[^44]: -- (15). On objectera que Hugo a demandé sans relâche l'amnistie pour les Communards qui étaient des condamnés politiques. Mais les Communards étaient socialement intéressants, et, de plus, ils n'étaient pas les adversaires politiques du poète. Lorsque Polignac fut justement condamné à la détention perpétuelle pour le punir d'avoir été vaincu par les Trois Glorieuses, Hugo eut le bon goût de ne jamais protester, de ne jamais demander l'élargissement du traître.
[^45]: -- (16). Dans *L'Homme qui Rit* (2^e^ partie, livre 1) Hugo décrit en ces termes l'ère républicaine anglaise : « *La parole était libre, la presse était libre, on disait en pleine rue ce qu'on voulait, on imprimait sans contrôle ce qu'on voulait.* » Cette liberté instaurée par les Têtes Rondes du Dictateur puritain avait échappé à tous les historiens. Hugo n'a que plus de mérite de l'avoir découverte et d'avoir compris, avec sa gigantesque perspicacité, qu'il suffit d'appeler un État « république » pour que disparaissent toutes les oppressions.
[^46]: -- (17). Hugo explique dans *Les Misérables* que Paris a été doté d'un système d'égouts convenable grâce à la Révolution de 89. Sans cette révolution, on continuerait, c'est bien évident, à s'éclairer à la chandelle.
[^47]: -- (18). Cette thèse est exposée dans *Les Misérables* (L'Épopée rue Saint-Denis).
[^48]: -- (19). *Les Chants du Crépuscule.*
[^49]: -- (20). Cette dignité épargna à Hugo les ennuis d'une arrestation lors d'un flagrant délit d'adultère. Par contre, sa « complice », Mme Biard qui n'était pas couverte par l'immunité parlementaire, mais seulement par le poète, fut mise en prison. Et finalement, ce fut Adèle Hugo (la légitime du poète et la maîtresse de Sainte-Beuve : toujours le dialogue des astres et des anges dans une perspective de famille Tuyau de Poêle) qui réussit à obtenir du peintre Biard qu'il retirât sa plainte et consentît à la libération de sa femme.
[^50]: -- (21). Hugo traite avec la désinvolture qui convient cette répression républicaine de juin 48 qui ne provoqua guère que la mort d'un archevêque, de six généraux, de mille officiers et soldats et de trois mille insurgés. Il réserve sa juste indignation pour le coup d'État du 2 décembre qui dépasse en horreur tout ce qu'on peut imaginer, puisque le nombre des victimes atteignit le chiffre hallucinant de 191.
[^51]: -- (22). Hugo n'a été officiellement proscrit qu'après qu'il eut quitté la France de son plein gré.
[^52]: -- (23). « Je vis stoïque et pauvre... J'use mes vieux souliers ». écrit-il à sa femme dans une lettre datée de Bruxelles le 22 février 1852. Le lendemain même (selon Patrice Boussel et Madeleine Dubois : « De quoi vivait Victor Hugo »), le poète se rend acquéreur, par conversion de ses rentes françaises, de 168 titres de la Banque Nationale de Belgique, valant 300.000 francs-or. soit 90 millions de notre monnaie. Modeste pécule, certes, mais qui ne cessera de s'arrondir pendant toute la durée de l'exil. A la barbe du féroce Badinguet, Hugo-le-martyr fait éditer à Paris *Les Misérables* et plusieurs recueils de poèmes. Et la Comédie-Française, théâtre officiel, reprend Hernani. Il serait amusant de voir ce qui arriverait si un des proscrits de la Quatrième essayait de se faire jouer à Paris. (Note de P.-A. Cousteau.) -- On l'a vu en novembre 1957, quand le Théâtre des Arts voulut jouer une pièce de Robert Brasillach : *La Reine de* *Césarée*. Voir le livre de Jean Madiran : *Brasillach.* qui vient d'être réédité par les Nouvelles Éditions Latines. (Note d' ITINÉRAIRES.)
[^53]: -- (24). *Les Châtiments.*
[^54]: -- (25). Il n'était pas le seul à espérer la défaite de la France. Tous les vrais Républicains, tous ceux qui furent par la suite si ardemment jusqu'auboutistes. n'espéraient que ça. Jules Vallès raconte dans *L'Insurgé* que le soir du 6 août 1870, Alfred Naquet « pleurait de rage » lorsque se répandit dans Paris le bruit d'une victoire française.
[^55]: -- (26). Quoique certains en prétendent, les gens de ma génération ont peu lu Barrès, et ceux de la génération suivante pas du tout. Mais le joli mouvement du menton vulgarisé par l'*Anthologie du Bourrage de* *Crâne* de Galtier-Boissière permet à ce rodomont de survivre à l'oubli de ses livres.
[^56]: -- (27). Le détail comptable de cette opération apparaît dans la lettre suivante, adressée par M. Dorian, ministre des Travaux Publics, le 22 novembre 1870, à la Société des Gens de Lettres qui s'était chargée de faire, pour le compte du poète, l'emplette des bouches à feu : « *Messieurs, par votre lettre du 17 de ce mois, répondant à celle que j'ai eu l'honneur de vous écrire le 14 novembre précédent, vous m'adressez le récépissé du versement /ait par vous à la Caisse Centrale du Trésor Public, d'une somme de 10.000 frs, destinée à la confection de deux canons offerts par la Société des Gens de Lettres au Gouvernement de la Défense Nationale : vous m'exprimez en même temps le désir que sur l'un de ces canons soit gravé le mot* « *Châtiments *» *et sur l'autre* « *Victor Hugo *»*, et sur tous les deux, en exergue, les mots* « *Société des Gens de Lettres *»*.*
*Je vous renouvelle, Messieurs, au nom du Gouvernement, l'expression de ses remerciements pour cette souscription patriotique. Des mesures vont être prises pour que les canons dont il s'agit soient mis immédiatement en fabrication, et je n'ai pas besoin d'ajouter que le désir de la Société en ce qui concerne les inscriptions à graver, sera ponctuellement suivi. Vous serez informés, ainsi que je vous l'ai promis, du jour où auront lieu les* *essais, afin que la Société puisse s'y faire représenter, si elle le désire.*
*Enfin j'aurai l'honneur de vous faire parvenir un duplicata de la facture du fondeur.*
*Recevez, etc.*
L'histoire ne dit pas si la Société des Gens de Lettres a été satisfaite des essais de son artillerie.
[^57]: -- (28). Voici le texte de l'ultimatum télégraphique adressé par le génocide Bismarck « à Monsieur Léon Gambetta, Bordeaux » : « *Au nom de la liberté des élections stipulée par la convention d'armistice, je proteste contre les dispositions émanées en votre nom pour priver du droit d'être élus à l'Assemblée des catégories nombreuses de citoyens français. Des élections faites sous un régime d'oppression arbitraire ne pourront pas conférer les droits que la convention d'armistice reconnaît aux députés librement élus. *» Gambetta était héroïque mais pas téméraire. Il s'inclina. Et la Démocratie française fut privée de son droit le plus sacré qui est d'interdire aux hérétiques l'accès de ses assemblées.
[^58]: -- (29). L'Homme qui Rit.
[^59]: -- (30). *Les Châtiments.*
[^60]: -- (31). Suivait en effet, aux pages 70 à 219, la « deuxième partie » du volume, un recueil ou sottisier des « plus grands textes de la geste hugolienne ». Le livre avait paru en 1954 aux « Éditions E.T.L. » : les Éditions Touristiques et Littéraires à Bourg-en-Bresse (Ain) sous le titre : *Hugothérapie, ou comment l'esprit vient aux mal-pensants.* (Note d'ITINÉRAIRES.)