# 300-02-86
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## Trente ans
***Numéro 300***
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*LA REVUE « ITINÉRAIRES »*
### Au service du bien commun
*Voici ce que la revue ITINÉRAIRES peut dire d'elle-même, de ses principes, de son dessein. Ce n'est pas un catalogue d'intentions gratuites. Cette synthèse qui a pris forme peu à peu, au fur et à mesure que nous avancions, a la caution et la garantie de trente années de travaux publiés.*
J. M.
#### I. -- L'honneur de servir
La revue ITINÉRAIRES est au service de ses lecteurs sous le rapport de leur bien commun intellectuel et moral. C'est par l'intermédiaire de cette finalité particulière qu'elle est ordonnée au service du bien commun temporel et spirituel.
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L'œuvre de RÉFORME INTELLECTUELLE ET MORALE, chacun commençant par soi, est l'héritage que nous avons reçu de Louis Veuillot, du P. Emmanuel, de Péguy, de Maurras, des Charlier, de Massis, d'Henri Pourrat et de tous ceux qui avec eux et comme eux ont retrouvé le sens de notre véritable tradition nationale et chrétienne.
Cet héritage, nous avons à le maintenir vivant et à le transmettre aux nouvelles générations.
La réforme intellectuelle et morale dont notre temps a besoin consiste en résumé à redonner à *l'esprit de sacrifice* la place qu'il occupe forcément dans la vie militaire, où il est plus visible, plus éclatant, ce qui a une valeur d'exemple.
Aujourd'hui, au milieu de l'obscurantisme spirituel et du désert moral des sociétés modernes, que proposer à l'enthousiasme de la jeunesse, sinon d'abord l'austérité, la discipline, l'héroïsme militaires.
Et non pas notre devise officielle « liberté-égalité-fraternité » qui tient lieu d'idéal moral et civique à nos républiques.
Certes il serait très important, au lieu d'en avoir une idée fausse, d'avoir une juste idée de la liberté, une juste idée de l'égalité, une juste idée de la fraternité ; et une idée juste des « droits de l'homme » : non pas des droits formulés comme si « l'homme » naissait adulte trouvé et était destiné à mourir célibataire. Même dans le cas d'une juste formulation, une « déclaration des droits » ne suffira cependant jamais à susciter la discipline nationale et l'esprit de sacrifice.
Il faut autre chose pour faire naître, cultiver, honorer l'esprit de sacrifice qui anime les vertus du travail, les vertus familiales et les vertus militaires.
Le véritable rôle des *pouvoirs culturels* est précisément de *cultiver les vertus* intellectuelles et morales : car toutes les vertus ont besoin d'être cultivées, elles ont besoin d'être exercées avec patience et énergie, elles ont besoin d'être encouragées et honorées, sinon elles s'anémient ou disparaissent.
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Les pouvoirs culturels du monde moderne *cultivent les vices de la société permissive*. Ils cultivent l'esprit de jouissance au détriment de l'esprit de sacrifice ; ils cultivent l'esprit de revendication à la place de l'honneur de servir au péril de sa vie.
Les vertus religieuses que cultive la tradition catholique sont aussi marginalisées, aussi discréditées que les vertus militaires.
Ce sera une fois encore l'alliance des vertus militaires et des vertus religieuses qui pourra :
-- partout dans le monde, refaire une chrétienté ;
-- et ici, restaurer le visage de la France, son âme et son honneur.
#### II. -- L'apostasie immanente
Après la mort de Pie XII, en 1958, il a fallu peu à peu, et de plus en plus, assumer des tâches supplémentaires, en raison de la défaillance des institutions religieuses responsables.
Nous l'avions écrit à Paul VI en 1972, et depuis lors la situation ne s'est pas améliorée :
« *Les altérations de l'Écriture se sont multipliées au point qu'il n'y a plus en fait, aujourd'hui, pour les livres sacrés, de garantie certaine.* »
Il faudrait tout vérifier par soi-même, et la plupart des prêtres et des fidèles n'en ont ni le temps, ni les moyens, ni la compétence.
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Il est avéré, nous l'avions écrit à Paul VI, que « *les enfants chrétiens ne sont plus éduqués mais avilis par les méthodes, les pratiques, les idéologies qui prévalent le plus souvent, désormais, dans la société ecclésiastique. Les innovations qui s'y imposent en se réclamant à tort ou à raison du dernier concile -- et qui consistent en résumé, à sans cesse retarder et à diminuer l'instruction des vérités révélées, à sans cesse avancer et augmenter la révélation de la sexualité et de ses sortilèges -- font lever dans le monde entier une génération d'apostats et de sauvages, chaque jour mieux préparés à demain s'entretuer aveuglément* ».
Cette situation-là non plus ne s'est pas améliorée.
A contre-courant de cette apostasie immanente, nous gardons l'Écriture sainte, et le catéchisme romain, et la messe catholique.
Nous voulons conserver, cultiver, transmettre *la pensée permanente, universelle et définie de l'Église,* en travaillant à notre place et par les moyens qui sont les nôtres :
1\. -- à la reconquête du *texte authentique* et de *l'interprétation traditionnelle* de l'Écriture sainte ;
2\. -- à la propagation des *trois connaissances nécessaires au salut* et des *quatre parties obligatoires* de tout catéchisme catholique selon la doctrine du catéchisme du Concile de Trente, seul catéchisme romain, étudié soit dans son texte même, soit simultanément dans ses adaptations authentiques comme le catéchisme de saint Pie X et le catéchisme de la famille chrétienne du P. Emmanuel ;
3\. -- au soutien matériel et moral des prêtres qui maintiennent vivante, en la célébrant, la *messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le missel romain de saint Pie V.*
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#### III. -- Notre réclamation
Il est clair que l'ensemble du peuple chrétien et du clergé catholique ne peuvent guère avoir spontanément le courage ou le discernement de garder l'Écriture sainte, le catéchisme romain et la messe catholique ; ils ne peuvent guère avoir le courage ou le discernement de les maintenir coûte que coûte au centre de l'éducation des enfants.
Pour qu'ils aient ce discernement et ce courage, il faut qu'ils y soient positivement et suffisamment incités par l'autorité spirituelle que Dieu a établie pour cela.
C'est pourquoi, tournés vers les responsables de la hiérarchie ecclésiastique, nous faisons entendre une réclamation ininterrompue :
-- *Rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe !*
Nous sommes à genoux devant les successeurs des apôtres, c'est un agenouillement d'hommes libres, comme disait Péguy, les suppliant et les interpellant pour le salut de leur âme et pour le salut de leur peuple. Qu'ils rendent au peuple chrétien la parole de Dieu, le catéchisme romain et la messe catholique. Tant qu'ils ne l'ont pas fait, ils sont comme morts.
Nous leur réclamons notre pain quotidien et ils ne cessent de nous jeter des pierres. Mais ces pierres mêmes crient contre eux jusqu'au ciel :
-- *Rendez-nous l'Écriture sainte, le catéchisme romain et la messe catholique !*
*-- *Notre réclamation, quand les hommes d'Église ne veulent pas l'entendre, nous la crions à la terre et au ciel, aux Anges et à Dieu.
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#### IV. -- Nos intentions
Les intentions de notre action intellectuelle et morale réclament un *combat spirituel.* Elles sont donc en même temps des *intentions de prière.*
Aussi souvent qu'ils le peuvent -- et si possible une fois par mois, régulièrement, ensemble, en quelque sorte institutionnellement, de préférence le dernier vendredi -- les rédacteurs, les lecteurs, les amis de la revue ITINÉRAIRES vont à la messe là où ils trouvent une messe catholique, priant les uns pour les autres ; pour l'œuvre de réforme intellectuelle et morale ; aux intentions du clergé et du peuple abandonnés ; et faisant mémoire de nos morts :
Henri POURRAT -- Joseph HOURS -- Georges DUMOULIN -- Antoine LESTRA -- Charles DE KONINCK -- Henri BARBÉ -- Dom G. AUBOURG -- L'abbé V.-A. BERTO -- Henri MASSIS -- Dominique MORIN -- André CHARLIER -- Claude FRANCHET -- Henri RAMBAUD -- R.-Th.. CALMEL O.P.
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-- Henri CHARLIER -- Jean-Marc DUFOUR -- Luce QUENETTE -- Gustave CORÇAO -- Geneviève ARFEL -- Émile DURIN -- Fernand SORLOT -- Joseph THÉROL -- André GUÈS -- B.-M. DE CHIVRÉ O.P.
Chaque jour, trois fois par jour, le matin, à midi, le soir, notre commun rendez-vous spirituel est la récitation, de préférence en latin, de l'*Angelus* (remplacé durant le temps pascal par le *Regina Coeli*)*.*
#### V. -- Le premier droit des peuples
L'abaissement des nations européennes est venu de la lutte intestine qu'elles ont menée, en elles contre le christianisme, entre elles pour la domination temporelle. Ces anciennes nations chrétiennes d'Occident ont finalement été livrées à la maçonnerie et au communisme par la trahison de leurs autorités constituées, les temporelles et les spirituelles. Elles ont été privées du premier de tous leurs droits : car le premier droit des peuples est celui d'être gouvernés selon la loi naturelle et en vue du bien commun national.
Ce premier droit est la *condition politique* de la *juste définition* et du *sage exercice* de tous les autres droits sans quoi les « droits de l'homme » subissent les manipulations subversives et alimentent les revendications révolutionnaires.
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L'esprit qui domine le monde contemporain est celui de l'anti-dogmatisme maçonnique. Mais un *dogme*, cela veut dire une vérité objective, universelle, enseignée avec autorité (avec une autorité proportionnée au niveau naturel ou surnaturel de la vérité enseignée). Il n'y a plus aujourd'hui de dogmes reconnus par un consensus social. La seule loi subsistante est celle, factice et variable, de la prétendue volonté générale autrement dit la loi du nombre, mais manipulée par les oligarchies en place.
Les peuples sont ainsi livrés à l'anarchie intellectuelle, à l'arbitraire moral, au despotisme politique.
#### VI. -- La vérité qui libère
Nous vivons dans une société systématiquement hostile à tout ce que nous faisons, à tout ce que nous voulons, à tout ce que nous aimons.
Notre résolution sans retour est de n'accepter aucune connivence avec les fausses politiques et avec les nouvelles religions du monde moderne. Ce n'est pas la connivence qui pourrait convertir les nouveaux barbares. Ils attendent sans le savoir quelque chose de radicalement différent de cet univers maçonnico-marxiste dans lequel ils sont sociologiquement enfermés. Ce quelque chose de radicalement différent, nous en avons la tradition, nous en avons le trésor, nous en avons le secret, et dans cette mesure nous en avons la charge. Ils attendent sans le savoir la vérité qui délivre : la vérité qui leur permettra de se connaître pécheurs et de se savoir sauvés. Ce qui est bien le contraire du monde moderne, qui croit n'avoir besoin d'aucun salut surnaturel, et n'être coupable d'aucun péché.
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#### VII. -- Face à l'esclavage
Le communisme est au XX^e^ siècle la forme la plus achevée de l'injustice sociale et de l'exploitation de l'homme par l'homme. Il impose une nouvelle forme d'esclavage, la plus totale que l'histoire ait connue jusqu'ici, parce qu'elle est la plus radicale négation du droit naturel et surnaturel.
La résistance aux entreprises de l'organisation communiste internationale est au premier rang de nos urgences temporelles. Elle n'est pas abolie, elle est assumée par nos urgences spirituelles : par les œuvres de la foi, de l'espérance et de la charité.
Dans le temporel nous travaillons pour l'éternel.
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### Ainsi va...
par Antoine Barrois
ALORS que Jean Madiran m'invite à fêter le trentième anniversaire d'ITINÉRAIRES, ce dont je le remercie chaleureusement, c'est un vingtième anniversaire que je m'apprête à célébrer. Il y a en effet presque vingt ans que j'ai eu entre les mains pour la première fois un numéro de la revue à la couverture ornée du petit personnage qui soulève sa croix.
Cela s'est passé chez les Grou-Radenez. Qui n'a pas connu « la rue de la Sablière » et l'extraordinaire atmosphère qui y régnait, ignore quelque chose d'essentiel de la vie de l'édition. Jean Grou-Radenez dirigeait alors l'imprimerie et l'atelier de brochage avec lesquels toutes les maisons d'édition parisiennes étaient plus ou moins en relation. Jeune apprenti « fabricant », -- c'est-à-dire chargé chez l'éditeur des relations avec les imprimeurs, photograveurs, relieurs ou brocheurs qui contribuent à « fabriquer » les livres, -- j'avais été présenté à Jean Grou-Radenez à l'occasion d'un de ses passages.
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Et comme tous, emballeurs ou patrons, j'avais immédiatement succombé au charme et au sourire de cet extraordinaire conteur au nœud papillon en bataille, à la mèche blanche immaculée. Cinq minutes après son arrivée dans un bureau, tous ceux qui pouvaient trouver un prétexte à peu près satisfaisant venaient l'entourer... Mais abrégeons, ce n'est pas l'heure d'écrire des souvenirs.
A la fin d'un déjeuner dans la partie familiale de « la rue de la Sablière » (édifiée sans permis de construire et au-dessus de la hauteur légale), Jean Grou-Radenez me dit tout à coup : « Connaissez-vous ITINÉRAIRES ? » Sur ma réponse négative, il se leva d'un bond et revint me fourrer, il n'y a pas d'autre mot, trois ou quatre numéros de la revue dans les bras : « C'est tout à fait ce qu'il vous faut. »
Il ne pensait pas si bien dire. Vingt ans après, je l'en remercie toujours -- et prie pour lui.
Cela se passait en avril. Huit jours plus tard j'étais abonné. Un mois plus tard les évêques condamnaient ITINÉRAIRES. J'espère encore qu'il n'y a pas eu de lien de cause à effet.
\*\*\*
Je dois et ma famille doit à ceux qui ont fait ITINÉRAIRES une fière chandelle. Aussi que de cierges accompagnés de quelques avés -- ce doit être cela l'intégrisme -- avons-nous dits à leur intention à Santa-Maria-in-Via, à San-Pietro-in-Vincoli, à Chartres, au Puy, au Mont-Bessillon, à Notre-Dame-de-Grâce d'Honfleur et dans tant d'églises de campagne.
La grande surprise et la vraie joie fut de trouver au sommaire deux auteurs déjà connus et vieux compagnons : Alexis Curvers et Jacques Perret. *Tempo di Roma* et *Le caporal épinglé* comptaient parmi les lectures appréciées d'une famille par ailleurs fort libérale et passablement mécréante.
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La grande découverte fut de lire aussi et en même temps le maître de ces lieux, ainsi qu'Henri Charlier, Louis Salleron, Marcel De Corte, Henri Rambaud, le P. Calmel, l'abbé Berto -- et tant d'autres.
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Vint le temps de travailler, avec des fortunes diverses, à faire connaître les idées défendues et illustrées par les auteurs de la revue. Il en reste quelque chose dans des textes publiés à l'occasion de ses quinzième, vingtième et vingt-cinquième anniversaires.
Il y eut aussi une collaboration plus ou moins régulière à la dite revue. Et notamment des sortes de « vient de paraître », parfois interminables je le crains, à propos des publications de DMM. Il est peu probable -- à la grâce de Dieu -- que la signature d'Antoine Barrois réapparaisse souvent : il y a tant à faire pour que les textes les plus importants circulent et atteignent ceux qui en ont besoin.
\*\*\*
Dans cet ordre d'idées ITINÉRAIRES est à mes yeux un modèle d'efficacité. Les frontières de l'influence intellectuelle de la revue sont beaucoup plus élastiques qu'on ne le croit communément. Et l'influence concrètement mesurable lors des grands débats de ce temps est sensiblement plus importante qu'on ne l'imagine généralement. Premier exemple : la pensée d'Henri Charlier, celle d'André Charlier n'ont été connues que grâce à l'effort inlassable de Jean Madiran pendant vingt-cinq ans, avant que le CENTRE CHARLIER ne mette en œuvre cette pensée et ne conquiert cette efficacité qui rassemble des milliers de pèlerins en route vers Chartres.
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Second exemple : le vingt-cinquième anniversaire d'ITINÉRAIRES a été marqué par la naissance du quotidien PRÉSENT. Sans ITINÉRAIRES et son SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR cette audacieuse sortie n'aurait pas été possible -- preuve quotidienne de l'efficacité *temporelle* du travail accompli par la revue.
Tout cela est l'œuvre de Jean Madiran éditeur. Il a su créer et maintenir vivant un instrument de communication sans équivalent. Ainsi qu'un lieu de rencontre d'écrivains au talent reconnu, de journalistes confirmés, de chroniqueurs occasionnels et d'auteurs débutants. Parmi ceux-là un « Breton anarchiste tendance écolo jusqu'à la découverte de *la* tradition en 1976 ». Ce portrait d'Yves Daoudal ne rend pas justice à sa soif d'absolu. Mais il a le mérite de dire d'où il vient. Cela vaut qu'on y réfléchisse. La probabilité que l'itinéraire intellectuel et spirituel d'Yves Daoudal le conduise à la revue dirigée par Jean Madiran n'était pas très grande. La probabilité que Jean Madiran découvrant ce jeune homme lui ouvre les portes de la revue n'aurait pas parue bien grande non plus à des observateurs même bienveillants qui n'auraient pas été *très* attentifs.
Cette part de l'œuvre qui s'accomplit par la revue est celle qu'il me paraît le plus nécessaire de poursuivre et d'étendre autant que faire se peut. Notre survie intellectuelle est à ce prix. La radicalisation de presque toutes les positions politiques et religieuses conduit le plus grand nombre à confondre clameurs et démonstrations, hurlements et controverses. Et que dire de la déloyauté effarante, des déformations, outrances et falsifications qui tiennent lieu d'arguments et de raisonnements.
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Une des plus belles réunions, à ma connaissance, organisée sous les auspices d'ITINÉRAIRES, fut une soirée d'une intimité presque familiale. Plusieurs collaborateurs de la revue, son directeur et quelques invités de marque accueillaient Gustavo Corçâo à l'occasion de sa visite en France. Celui qu'on a appelé le « Chesterton brésilien » a publié plusieurs articles ici même et la traduction de son admirable autobiographie doit sa première et unique édition à ITINÉRAIRES. Le moment le plus émouvant de cette soirée fut à mes yeux la rencontre de Jacques Perret et de Gustave Corçâo. Ils se saluèrent avec la même cordiale considération. Mais rapidement la conversation devint difficile : d'un geste éloquent de la main, Jacques Perret dessina un tire-bouchon devant son oreille et, souriant, Gustave Corçâo fit signe que l'infirmité maurrassienne l'atteignait aussi. Haussant le ton, Corçâo félicita Jacques Perret et l'encouragea à continuer le bon combat. A quoi le maquisard auteur de *Bande à part* répondit : « Oui, mais à coups de fusils. » Le mot m'est resté. L'article d'Élia Bakhos « Chrétiens du Liban : le temps de mourir » l'illustrerait au besoin.
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D'autres images surgissent. Le cercueil du P. Calmel que nous portions sur le chemin de sa tombe à Saint-Pré du Cœur Immaculé.
Le visage de Louis Salleron, les yeux fermés et les doigts joints, racontant les débuts d'ITINÉRAIRES dans la demi-obscurité de son salon, le soir tombant.
Les silhouettes de Joseph Thérol et de Dominique Morin saluant l'amiral Auphan à la sortie de la messe de midi à Saint-Sulpice.
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Henri Charlier agenouillé devant le saint sacrement, au congrès de Lausanne, tandis que Jean Madiran prononçait son « Rapport introductif sur le sens de l'histoire ».
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De nouvelles signatures sont apparues. On espère que d'autres réapparaîtront. Les contributions changent d'objet, les styles diffèrent, mais l'esprit des travaux est le même : il s'agit toujours de la défense et de l'illustration de notre patrie spirituelle et de notre patrie temporelle.
Armand Mathieu détecte les bizarreries des nécrologies à trous comme Henri Rambaud traquait les habiletés du P. de Lubac. Mireille Cruz n'est pas plus tendre pour l'imposture musicale néo-baroque que Bernard Bouts pour la peinture soi-disant moderne. Le formidable travail de recherche de François Brigneau qui le conduit à poursuivre nos ennemis à travers trente ou quarante années d'histoire lui fait brosser une saisissante *décréation de la France* qui répond aux travaux d'Henri Charlier.
Ainsi va la revue sur ses trente ans. Dieu veuille que le petit personnage qui soulève sa croix et distingue entre toutes la couverture d'ITINÉRAIRES nous invite longtemps encore à porter la nôtre.
Antoine Barrois.
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### Lettre à Jean Madiran
par Mgr Marcel Lefebvre
*Buenos Aires 1^er^ décembre 1985*
Cher Monsieur Madiran,
Vos deux lettres me sont parvenues au séminaire de Buenos Aires et j'y réponds avant de conférer l'ordination sacerdotale aux huit premiers diacres qui ont reçu leur formation dans ce séminaire.
Comment ne pas voir une relation providentielle entre cet heureux événement et le message que vous me demandez pour le 300^e^ numéro de la Revue ITINÉRAIRES que vous avez fondée et qui est devenue le symbole de la fidélité à la foi catholique.
Face à l'impiété des clercs et non des moindres vis-à-vis de l'Église et de son passé, vous avez maintenu et manifesté la vertu de piété, annexe à la vertu de justice, vis-à-vis de tous nos ancêtres dans la foi. Cette attitude vous a valu des persécutions mais elle vous honore et elle a encouragé beaucoup de familles à garder la foi par l'estime de la tradition.
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C'est de ces familles fidèles que viennent beaucoup de jeunes aspirants au sacerdoce. Il est bien juste que nous vous exprimions notre gratitude en ce jour et en cette occasion de la parution de votre 300^e^ fascicule.
Nous demandons à Dieu, par l'intercession de la Vierge Marie, de combler vos vœux, c'est-à-dire que vos appels incessants à Rome soient entendus, que la diffusion de votre indispensable revue augmente sans cesse, afin que la vérité, qui n'est autre que Notre-Seigneur lui-même, retrouve ses droits dans tous les domaines et réduise à néant les forces subversives au service de l'erreur et de la Révolution.
Que Dieu vous vienne en aide et bénisse votre personne et votre généreuse entreprise.
Agréez, cher Monsieur Madiran, l'expression de ma respectueuse et fidèle amitié.
Mgr Marcel Lefebvre.
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### Une grave querelle, un grand débat
par Dom Gérard m.b.
Cher Jean Madiran,
Depuis toujours vous aimez les Bénédictins ; vous aimez leur esprit filial, leur vie fraternelle et cet ensemble de choses qui concourt à la paix bénédictine : l'alternance régulière des travaux, la psalmodie, le silence, l'hospitalité et la douceur du soir qui descend sur le monastère à l'heure de Complies. Pourtant l'idée qui me vient au moment où je vous écris, l'idée qui me rapproche de vous, c'est l'idée opposée -- et non contradictoire -- qui exprime l'autre face de cette amitié que vous nourrissez pour vos frères : c'est l'*idée de combat,* non pas ce combat invisible qui est le secret des anges, mais le dur combat catholique au plan temporel qui aura absorbé, par la grâce du malheur des temps, la meilleure part de votre vie d'homme.
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Comment définir cette ombre du malheur qui vint si tôt s'étendre sur notre jeunesse ? Je ne parle pas de la défaite de 1940 où « *dans une lumière d'un éclat implacable, les foules fuyaient sur les routes, poursuivies par des oiseaux sinistres...* », mais de cette désintégration de l'âme et du corps d'un pays, d'une race, d'une civilisation, que nous sentions sur nos vingt ans exhaler une odeur putride inconnue de nous jusqu'alors.
En réalité, ce : sont deux grands malheurs bien distincts, mais non sans ressemblance, qui vinrent coup sur coup frapper notre civilisation et nous atteindre en plein cœur : le malheur de l'Église et le malheur de la France. Celui-ci commença par la condamnation du maréchal Pétain ; celui-là par la mort du pape Pie XII. A partir de ces deux morts, nous avons assisté à la montée de fièvre d'une société en proie au dévergondage de la pensée libérale selon laquelle n'importe qui pourrait faire n'importe quoi.
Ces deux événements, ressentis par les intéressés comme une libération, devaient en réalité marquer une rupture, sonner le glas d'une très ancienne tradition, faite de choses aussi précieuses et aussi impondérables qu'un regard sur le passé, qu'une manière de sentir et une manière d'aimer les choses de la France et les choses de l'Église. Et notre vie s'en trouva bousculée pour toujours. Nous nous trouvions soudain engagés dans un combat de l'esprit où il s'agissait de faire triompher en nous-mêmes abord et, plût à Dieu, autour de nous, pas moins que cette vérité intégrale, désirable sur tous les plans, dont Maslacq s'était fait à maints égards le lieu de recherche passionnée.
Le Père Calmel, votre frère d'armes, me dit un jour et ce fut pour moi une de ses dernières et plus expressives paroles : « C'en sera bientôt fini de la grandiose opposition entre la Lumière et les Ténèbres ; nous entrons désormais dans une époque de brouillard où l'on ne distinguera plus son frère de son adversaire. »
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Nous sommes entrés en effet dans une époque de brouillard ; et je ne vois qu'une analogie possible pour évoquer l'état actuel du monde et de l'Église, c'est la guerre de Cent Ans. Il me semble que nous ressemblons à cette piétaille qui suivait Jeanne d'Arc dans la boue des chemins, sous le soleil et sous la pluie, sans trop rien comprendre à cette disgrâce où étaient tombés l'Église de Rome et le Royaume des lis. Les soldats de Jeanne se souvenaient d'avoir vécu sous un étrange pontificat, composé d'un pape et d'un antipape, et d'avoir guerroyé sous un gouvernement royal quasi inexistant, voué aux intrigues et aux trahisons : était-ce le Plantagenêt ou le dauphin Charles qui avait droit de couronne ? Puis Jeanne était venue. Ils l'avaient reconnue à un détour du chemin avec cette sûreté de regard des gens simples lorsqu'ils se sentent compris et qu'ils aperçoivent dans un être providentiel l'image de leur destin. Ils avaient donc laissé là leur village, les heures calmes d'une famille heureuse, et les labours frais sur lesquels on vient de passer la herse. Ils étaient partis, comme on répond à une vocation, malgré l'obscurité d'un combat qu'illuminaient quand même le visage d'une sainte et la série des marches victorieuses qui aboutirent au sacre de Reims.
Cher Madiran, certains esprits qui voient d'abord les oppositions -- et ce sont toujours les mêmes -- souligneront à plaisir tout ce qui nous sépare des compagnons de Jeanne d'Arc. Nous leur répondrons que la plus grande différence gît en ceci : au XV^e^ siècle, tout le monde était catholique. Pour ce qui est de l'analogie, nous ferons remarquer que Jeanne est toujours présente dans un cœur français. Il n'est pas nécessaire, comme il le fut pour ses hommes, de l'apercevoir des yeux de la chair, ni de la voir marcher devant soi avec son étendard. Il suffit de l'avoir regardée une bonne fois avec les yeux de l'âme, la sachant non pas cinq siècles en arrière mais vivante à nos côtés par la communion des saints.
23:300
C'est ce que nous disent à leur façon vos 300 numéros d'ITINÉRAIRES. Je les comparerais volontiers à des campagnes mêlées de victoires et de défaites où tout semble perdu *fors l'honneur,* remplis de cris de guerre et de coups d'épée, mais aussi de pensée personnelle, de calmes réflexions et d'intelligentes polémiques. Il y eut des coups d'épée spectaculaires où, comme dans l'Iliade et la Chanson de Roland, le fer étincelle au soleil et tournoie avant de s'abattre pour enfoncer le casque avec la cotte de mailles et faire sauter la cervelle. Cela vous le faisiez bellement et sans haine, tous vous en rendront justice, mais -- Dieu vous pardonne -- avec un plaisir non dissimulé. Quant à ceux qui prennent ombrage de ces batailles acharnées, c'est qu'ils ne vous ont jamais vu au cours d'une campagne de diffamation accourir à bride abattue pour les dégager. Ainsi avez-vous fait pour la Cité Catholique, pour les prêtres fidèles, pour Monseigneur Lefebvre, pour nous-mêmes et tant d'autres.
Si l'on voulait suivre les combats d'ITINÉRAIRES pendant ces 30 ans de guerre idéologique, on apercevrait une ligne de défense aussi nette qu'un chemin de ronde sur les remparts d'une ville, et à l'intérieur de ces remparts on découvrirait le trésor de toutes les valeurs humaines et surnaturelles qu'un chrétien se doit de défendre.
Et sur les remparts vous avez fait monter des écrivains de la taille de Massis, Salleron, Thibon, Charlier, Curvers (je cite pêle-mêle : à une certaine hauteur, il n'y a plus de préséance), Pourrat, Laffly, Rambaud, Perret, De Corte, Corçâo. Votre modestie souffrira que je vous mette parmi les premiers d'entre eux. Dans le numéro 1 de la Revue, le ton est donné par trois articles : contre le communisme, contre Teilhard, pour la prière. Ensuite il y eut des numéros d'ITINÉRAIRES d'une telle qualité de forme et d'une telle unité de fond, que chacun pris séparément constituait un livre ;
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sans parler de ce genre littéraire, le *numéro spécial*, qui grâce à vous, atteignit sa plus haute mesure. Quatre ou cinq me viennent à l'esprit : « Primauté de la Contemplation », « la Civilisation chrétienne », « Maurras », « Chesterton », « les Charlier ». ITINÉRAIRES avait son théologien : le Père Calmel, le seul qui ait su convenablement étudier la fine articulation du temporel sur le spirituel au point qu'on pourrait l'appeler le théologien de la Chrétienté.
Qu'on se reporte à de très anciens numéros d'ITINÉRAIRES. Ils n'ont pas vieilli ; on peut les emporter en vacances et relire les méditations de Minimus en suivant le temps liturgique. Elles n'ont pas perdu leur fraîcheur. Pas plus que les grands reportages de Kéraly sur le Chili et l'Argentine ou que son étude sur les Cristeros. Il faut relire *Ève, poème de chrétienté* du P. Calmel, les critiques littéraires de Laffly, les billets de Thibon, *Confession vespérale* d'André Charlier, les études sur la musique française de son frère Henri, qui écrivit aussi : *Ô mères chrétiennes !* et l'œuvre polémique de Jean Madiran dont la frappe à cinq ou six ans de distance garde sa force et sa précision comme le prouve la réédition de ses éditoriaux, choisis et publiés par notre ami Paul-Louis Michaux sous la marque de DMM.
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Cher Jean Madiran, cette lettre dont la longueur devient indiscrète, je ne voudrais pas l'achever sans vous dire ce qu'il y a de plus personnel dans la raison de notre gratitude. Un moine absorbé par une œuvre de fondation trouve rarement le loisir de s'intéresser aux querelles de son siècle. Cependant il y a une grave querelle, un grand débat que la Revue ITINÉRAIRES ne cesse de réveiller entre nous et le monde moderne. Cette querelle est la nôtre, cher ami. Je l'épouse totalement.
25:300
Elle consiste à redire à nos contemporains que le mal dont souffre la civilisation, le mal essentiel -- peu importe l'apparence qu'il revêt pour nous aujourd'hui : trahison, oubli des principes, retour à la barbarie, -- ce mal a pour origine l'*impiété.* Décomposons le mot pour lui donner toute sa force : le manquement à la vertu de piété qui est par excellence la vertu des civilisés. Cette grande et universelle vertu entre en conflit permanent disiez-vous, « avec la plus vieille erreur du monde, qui consiste selon Charles Péguy, à penser que notre génération est la plus épatante qu'on ait jamais vue depuis le début de l'humanité ».
La piété est la vertu des prêtres et des moines, mais aussi des Croisés, des chevaliers, des artisans et des hommes politiques. Elle est la vertu du père et de la mère de famille, du maître qui enseigne, du paysan qui garde et fait fructifier la terre, du soldat qui la protège. Elle est la vertu des apôtres et des constructeurs. « Elle est utile à tout » dit saint Paul à son disciple Timothée. Cette vertu, cher ami, nous la sentons chez vous sans cesse active : c'est elle, je le sais, qui vous permet de continuer l'œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise au cours de ces 30 ans de travail. Alors nous restons à vos côtés, désireux de vous aider le temps que Dieu voudra, sans mélancolie malgré le départ de nos aînés. Le temps est notre allié naturel : il mûrit nos âmes et leur donne l'expérience sans amertume des vrais sages. « Il n'est pas un sablier qui se vide, dit Saint-Exupéry, mais un moissonneur qui noue sa gerbe. » Si vous le voulez, nous continuerons avec vous à nouer nos gerbes et à les offrir à Dieu.
fr. Gérard.
*moine bénédictin.*
26:300
### Relever le prodigieux défi
par R. L. Bruckberger
JEAN MADIRAN m'écrit : « *La revue ITINÉRAIRES prépare actuellement son numéro 300 qui va clore sa trentième année d'existence : dix numéros par an bien régulièrement pendant trente ans. Ce n'est pas un événement apocalyptique...* » Tout dépend de ce qu'on entend par Apocalypse. J'ai toujours su que, dans la tradition judéo-chrétienne, l'Apocalypse se définissait par la fin d'un monde et la naissance d'un monde nouveau. A mon sens, rien n'est plus apocalyptique que la naissance il y a trente ans, la persistance et l'histoire de la revue ITINÉRAIRES, qui dans une époque de convulsions et un monde d'agonie A témoigné et témoigne du monde éternellement nouveau de Jésus-Christ :
27:300
« *Arcanum interminabilis nativitatis* », selon l'expression de saint Hilaire. De cette bataille de trente ans, j'ai été absent, je ne suis pas un auteur d'ITINÉRAIRES. Comme le brave Crillon, je devrais me pendre. Du moins je n'en suis que plus à l'aise pour rendre à Jean Madiran et à ITINÉRAIRES l'hommage d'admiration qui leur sont dus.
Je suis un extravagant de la lecture. A la fin du merveilleux roman d'Isaac Singer (Prix Nobel), *Le Magicien de Lublin,* le héros, enfermé volontaire dans une cellule, médite sur son passé. Et voici : « Toutes les hérésies proviennent de la *présomption* que l'homme seul est sage et que Dieu est un imbécile, que l'homme seul est bon et que Dieu est méchant, que l'homme seul est maître de la vie et que le Dieu-Créateur est mort. » Ce roman dénonce la fantasmagorie théologique et philosophique du monde moderne. Nous avons tous été pris dans ce tourbillon de « présomptions », entraînés dans cette sarabande jusqu'au sein de l'Église comme par une nuée de masques gesticulant et hurlant. Dès le départ, Madiran fut l'un des très rares à crier qu'il ne fallait pas avoir peur, que tout cela n'était que sarabande, masques, gesticulations, hurlements d'intimidation, illusions, mensonges. Il a prétendu faire reculer cette horde. Le combat semblait bien inégal, à la vérité perdu d'avance. Qui eût parié sur Madiran, il y a trente ans ? La grandeur inaliénable de Madiran est celle de David devant Goliath avant l'affrontement : il a relevé le prodigieux défi, il a su qu'avec une petite fronde, en visant bien, il ne pouvait manquer la cible, le front de la Bête.
Ce sera un des signes les plus irréfutables de la médiocrité de notre époque que Jean Madiran, ses livres, sa revue, aient été si obstinément ignorés de la grande presse, de la radio, de la télévision, de l'Institut de France, de l'Université. Mais c'est aussi la gloire de Madiran et de sa revue d'avoir été condamnés, et au moment où ils l'ont été, par l'épiscopat le plus infidèle et sans doute le plus bête de toute l'histoire de France.
28:300
Je suis tenu de faire ici une réserve strictement personnelle. Je déplore que Madiran ait solidarisé de fait une position doctrinale si juste, si traditionnelle, si lucidement tenue, si inexpugnable avec des choix politiques personnels, avec des noms et des événements récents, avec des ressentiments, forcément transitoires. La politique n'est qu'un reflet de reflet. Avec Régine Pernoud, je pense qu'il faut dater de la mort de saint Louis l'amorce du déclin de la France, l'effacement de la chrétienté, conséquence de l'essor de la bourgeoisie. A la vérité et pour ce qui me concerne, je ne trouve pas Madiran assez radical. Je fais miens ces mots de Matisse : « La Renaissance, c'est la décadence ! » sur tous les plans. A la vérité, je ne voudrais pas que cette réserve diminue l'hommage que j'exprime ici et la gratitude que je porte à Madiran et à sa revue. Disons que j'exprime le vœu très vif que ceux qui ne partageraient pas les options politiques de Madiran sautent par-dessus cette barrière pour profiter à plein des nourritures substantielles et incorruptibles d'une doctrine qui ne passe pas et dont Madiran est parmi nous le héraut le plus incontestable.
En ces trente dernières années où s'est précipitée la dégringolade de l'illustre Église de France, il y aura eu quand même un homme et une revue pour dénoncer inlassablement l'apostasie, pour crier à tue-tête et à tous les échos, pour répéter indéfiniment l'exigence et la revendication fondamentales : «* Rendez-nous la messe ! Rendez-nous l'Écriture ! Rendez-nous le catéchisme ! *» Apparemment cela n'aura servi à rien. Voire ! Cet appel indéfiniment répété à la tradition et à tous nos saints aura du moins jeté le trouble de la mauvaise conscience, non seulement chez nos persécuteurs, mais aussi chez ceux qui font les sourds pour ne pas entendre, et surtout chez ceux qui pourraient parler, qui auraient dû parler haut et fort, et qui ont cru devoir garder un silence prudent, qui retombera sur leurs têtes en pluie de feu au dernier jour.
29:300
Pour clore ce bref hommage à Jean Madiran et à sa vaillante revue, je citerai une fois de plus et à leur sujet ces lignes de Pascal qui livrent le secret de leur combat et de son rayonnement : « *Le silence est la plus grande persécution. Jamais les saints ne se sont tus. Il est vrai qu'il faut vocation, mais ce n'est pas des arrêts du Conseil qu'il faut apprendre si l'on est appelé, c'est de la nécessité de parler... Il faut crier d'autant plus haut qu'on est censuré plus injustement et qu'on veut étouffer la parole plus violemment... Aussi les bons papes trouveront-ils toute l'Église en clameurs.* »
L'honneur de Jean Madiran, qui ne lui sera jamais enlevé, c'est d'avoir été si longtemps la voix qui, à elle seule, incarnait toute la clameur de l'Église.
*22 novembre 1985\
en la fête de sainte Cécile*
R.-L. Bruckberger.
30:300
### Un rôle vraiment providentiel
par Dom Édouard Guillou m.b.
LA PREMIÈRE CONDITION de l'action est de bien penser. Il me semble alors que l'œuvre d'ITINÉRAIRES depuis trente années a été vraiment providentielle. Elle est intervenue à un « tournant de l'histoire » d'une importance capitale. Il a été marqué d'abord par le retour en force du gaullisme achevant son œuvre de marginalisation de la vraie droite. Il a coïncidé ensuite avec l'explosion, officialisée par Vatican II, de ce modernisme que condamna saint Pie X mais qui avait repris son travail de déminéralisation de la dogmatique, de la morale, de la liturgie traditionnelle.
Sur le plan politique et social, le mouvement « Verbe » avait préparé la résistance en rappelant le constant enseignement pontifical. Mais il appartenait à Jean Madiran de donner à ce réveil toute sa force et son étendue ; il y avait à le structurer philosophiquement par le retour à saint Thomas d'Aquin, à assurer à cette pensée une continuité sans faille qui s'imposait de plus en plus.
31:300
Car la Révolution, elle-même fruit politique et social de l'individualisme religieux du protestantisme, achève en effet de nos jours, sous sa forme extrême qui est le communisme, de tout pervertir et subvertir. Or voilà que l'Église, abusée par son « aile marchante », décide de « s'ouvrir au monde » ! A ce monde-là ! Le diable ne pouvait réussir de meilleur coup que cet aggiornamento ! C'est exactement le contraire qu'il fallait faire pour être de son temps. L'étendue des désastres est telle, elle atteint à ce point la société comme la religion, que la voix de l'Église pouvait avoir une extraordinaire résonance. Le catholicisme pouvait, en rappelant et réaffirmant la vérité dans tous les domaines (car tout se tient), apparaître comme le suprême recours d'un monde désemparé, et, selon l'expression de Maurras, « l'arche de salut des sociétés ». L'Église avait tout ce qu'il fallait, par cette tradition qui la réactualisait, pour redevenir mère et maîtresse, mater et magistra, d'un nécessaire renouvellement. Merci à ITINÉRAIRES d'avoir saisi la conjoncture, d'avoir redonné vie aux grandes et justes pensées qui vont de Joseph de Maistre et Bonald à Charlier en passant par les Le Play, les Blanc de Saint-Bonnet, les La Tour du Pin, les Maurras, etc., sans parler des grands évêques ou abbés que furent le cardinal Pie, Mgr Freppel, Dom Guéranger, Dom Delatte. Ces noms font la gloire de la France. Aucune nation n'en a connu autant et d'aussi prestigieux. Ils attestent que notre patrie a reçu une mission universelle de résurrection et de salut.
32:300
Et si la revue « Itinéraires » n'avait été fondée, puis maintenue contre vents et marées, si elle ne continuait à tracer son sillage lumineux, il faudrait parler de démission. Merci à ITINÉRAIRES, et en premier lieu à Jean Madiran, d'entretenir plus qu'une tradition un espoir : l'espérance que par la miséricorde de Dieu nous reverrons un jour toutes choses restaurées dans le Christ Jésus : *omnia instaurare in Christo.*
Dom Édouard Guillou.
*moine bénédictin.*
33:300
### Trente années de fidélités
par Maurice de Charette
Cher Jean Madiran,
Puisque vous avez eu la courtoisie de m'inviter à participer à cet anniversaire, souffrez que je m'adresse directement à vous pour vous remercier d'avoir administré, au sens le plus noble du mot, ces trois cents numéros d'ITINÉRAIRES. Vous avez obtenu des collaborations éminentes, vous avez rassemblé autour de la revue des fidélités remarquables aussi bien du côté des rédacteurs que du côté des lecteurs ainsi qu'en témoigne la grande journée du 15 mars 1975 qui réunissait plusieurs milliers d'amis de la revue et de son directeur ([^1]).
34:300
Il est bien vrai, en contrepartie, que certains se sont écartés parce que dans les combats de ces rudes années, ils étaient arrivés à ne plus en percevoir les finalités ou à ne plus en admettre les exigences.
D'autres se sont écartés parce qu'il ne leur paraissait pas compatible avec leur intérêt de demeurer parmi une minorité vilipendée, calomniée, traînée dans la boue par les mondains et les notables.
Ils ont paré leur soumission (ou leur démission) de motifs les plus dignes, mais ils n'en sont pas dupes. Ils gémissent d'obéir ; pourtant, ils finiront par avaler leur encre et leur stylo plutôt que de renoncer à l'espoir des honneurs auxquels d'ailleurs ils ne parviendront pas ! Ceux que vous appelez si justement le *noyau dirigeant de l'épiscopat* rêvent de les rejeter lorsque le chrétien moyen sera suffisamment anesthésié et que le temps des culs-bénis sera dépassé.
Ne gardez, je vous en prie, aucune amertume de ces départs-là et tournez plutôt vos yeux vers ceux qui demeurent vos amis et qui témoignent du précieux secours que leur ont apporté votre rectitude doctrinale, votre perspicacité dans l'analyse et votre dignité dans les jugements *ad hominem.* Ah ! oui, vous avez administré de solennelles fessées mais -- outre le plaisir d'en être le témoin gourmand -- il a bien fallu reconnaître qu'elles étaient méritées et souvent modérées.
Voilà donc trente ans que vous animez une revue pleine de pugnacité, comme disait le cher Père Calmel. Vous avez rédigé quantité de textes et vous avez pris votre juste part de responsabilité dans les articles que vous avez insérés. Je viens de feuilleter les sommaires de la revue et de constater à quel point ITINÉRAIRES a traité les problèmes qui se posaient jour après jour à nos intelligences et à nos consciences. Pétain, De Gaulle, le résistantialisme, l'Algérie française, Mai 68, le libéralisme giscardien ont été les thèmes des méditations centrées sur la trilogie *Travail, Famille, Patrie.*
35:300
L'autre plan, primordial, prenait sa source dans la devise de Jeanne d'Arc, *Dieu premier servi.* Louis Salleron, le Père Calmel, Henri Rambaud et tant d'autres ont participé avec vous à la défense de la messe, au maintien de la doctrine et à sa transmission par le catéchisme. Le soutien constant manifesté par ITINÉRAIRES à Mgr Lefebvre et à son action a joué un rôle non négligeable dans la survie et l'épanouissement de la Fraternité Saint-Pie X.
Il n'a malheureusement pas dépendu de vous que l'Église fasse l'économie de ce fâcheux concile et d'un quart de siècle de gestion catastrophique. Du moins aurez-vous combattu, expliqué, commenté, décortiqué les textes et les décisions, marquant votre tourment dans la *Lettre à Paul VI* du 27 octobre 1972. Un aréopage d'écrivains et de penseurs vous a accompagné dans ce labeur épuisant, parfois incompris, mais toujours poursuivi jusqu'à ce jour.
Ma conviction est que l'histoire temporelle et religieuse de ces trente dernières années ne pourra pas s'écrire d'une façon sérieuse sans se référer à la collection d'ITINÉRAIRES et également, désormais, à la collection de PRÉSENT, ce journal qui est aussi, pour une part, votre œuvre.
Que grâces soient donc rendues à Dieu pour le passé et qu'Il vous aide pour l'avenir.
Maurice de Charette.
36:300
### L'épreuve du temps
par Gustave Thibon
Mon cher Madiran,
Je salue la parution de ce numéro 300 d'ITINÉRAIRES. Si je calcule bien, cela représente à peu près trente ans d'efforts et de fidélité -- le double du *longum nevi spatium* du poète...
A l'inverse du progressisme contemporain, Aristote affirmait qu'il ne faut jamais oublier que le principal rôle du temps est de détruire. Ce qui rejoint le grand mot de Simone Weil : « *Le temps est l'épreuve de l'éternel* »*.*
37:300
ITINÉRAIRES, en durant, a résisté à l'épreuve. Entendons-nous. Je ne vous félicite pas seulement d'avoir duré, car la durée par elle-même n'est pas le critère de la vérité ni du bien. Le minéral, dans la nature, est plus durable que le vivant, le squelette plus durable que la chair et, dans les choses humaines, ce qui s'apparente au minéral (le réflexe conditionné, la routine, la sclérose, la « langue de bois » -- d'un bois retranché de l'arbre et vide de sève) est souvent plus durable que les jaillissements de la pensée et de l'amour. Pas plus tard qu'hier, un militant communiste octogénaire, qui avait assisté à la naissance de la III^e^ Internationale et dont la fidélité au parti couronnait la décrépitude mentale, osait me dire sans rire : « Ce qui prouve que le système n'était pas mauvais, c'est qu'il dure depuis trois générations. » *No comment.*
C'est d'une autre fidélité que je parle : celle qui s'attache aux valeurs suprêmes qui n'ont pas leur source dans le temps et qui se déploient dans le temps sans obéir à ses remous pour s'imprégner d'éternité, selon le mot de l'Apôtre : *redimere tempus...*
Ces valeurs -- fondées sur l'identité de la nature humaine et sur la transcendance immuable de la grâce divine -- sont menacées aujourd'hui par l'oubli simultané de notre origine en tant que nous faisons partie de la création, et de notre fin en tant que Dieu nous appelle, comme membres de Jésus-Christ, à participer à son essence surnaturelle.
Votre combat se situe au carrefour de ces deux mondes : spirituellement, vous défendez l'intégrité des mystères révélés et, sur le plan temporel, les assises sociales de la transmission des choses divines. A l'imitation des fondateurs et des défenseurs de la Chrétienté qui furent indissolublement hommes de Dieu et hommes d'Église.
38:300
Unamuno parlait jadis de l'agonie du christianisme, en prenant le mot « agonie » dans son sens étymologique : combat. Un combat qui durera jusqu'à la fin du monde. Vous et les collaborateurs d'ITINÉRAIRES s'y sont engagés sans réserve pendant trente ans et l'enjeu de ce combat donne au mot durer un sens essentiellement positif, car durer, pour vous, n'aura pas été autre chose que d'assurer la permanence de l'éternel dans le temps, de Dieu dans l'homme et dans la société.
Gustave Thibon.
39:300
### Merci
par Éric M. de Saventhem
JE VOUS ENVOIE MA CONTRIBUTION pour le 300^e^ volume d' « ITINÉRAIRES ». A vue de nez cela représente plus de 50.000 pages de sagesse, de beauté, de doctrine solide et de critique clairvoyante. Travail immense, si l'on ne regarde que la quantité. Travail intense, également, si l'on tient compte de la profondeur des pensées, de l'exactitude des recherches, et de l'équilibre des jugements présentés mois par mois à vos lecteurs, avec une régularité qui, en elle-même, appelle l'admiration. Je sais bien que les mérites ainsi accumulés sont à répartir parmi les nombreux collaborateurs que vous avez su, assez génialement d'ailleurs, atteler à votre chariot, véritable char de guerre dans la lutte contre les puissances ténébreuses qui assiègent et la société et l'Église. Parmi ces collaborateurs, une mention toute spéciale est due à ceux et celles qui, dans l'humilité de l'anonymat, se chargent de la lecture et correction des épreuves -- labeur ingrat mais indispensable, et accompli à la perfection : en vingt années, je ne me souviens que de deux erreurs (d'ailleurs toutes petites) de composition !
40:300
Mais notre admiration pour cette équipe extraordinaire dont vous avez pu engager l'intérêt d'abord, et ensuite la fidélité -- non pas aveugle, mais avertie -- ne diminue en rien notre toute profonde reconnaissance envers vous-même, cher ami, en tant que fondateur, animateur, et « éditeur responsable » de cette revue toute unique qu'est devenue ITINÉRAIRES. Merci, Jean Madiran, de l'avoir créée, inspirée, guidée, et soutenue à travers toutes les vicissitudes, animosités, tracasseries, ignominies même, qu'elle a dû affronter au cours de ces trente dernières années. En tant que personnalité morale, elle a bien mérité le titre de « confesseur », et même de « martyre », pour la plus grande gloire de Notre-Seigneur.
Avec mon très profond respect, amicalement vôtre.
Éric M. de Saventhem.
41:300
### Vers la vingt-sixième année de son âge...
par Georges Paul Wagner
JE N'AI CONNU ITINÉRAIRES que tardivement, vers la vingt-sixième année de son âge, sans parler du mien. J'ai été mené a ITINÉRAIRES par Jean Madiran, et à Jean Madiran par François Brigneau, à cause d'un procès inique que la LICRA de Pierre Bloch avait engagé contre lui, en 1978. C'est ainsi que je dois à Pierre Bloch le commencement d'une suite d'heureuses rencontres. Je n'en conclurai pas que le diable porte pierre (il serait excessif de comparer Pierre Bloch au Malin) mais du moins que tous les chemins mènent à ITINÉRAIRES.
En 1983, il se produisit quelque chose de plus. Depuis la fondation de PRÉSENT, je voyais Jean Madiran régulièrement. Avec sa souriante autorité, il me suggéra et peu à peu m'imposa même l'idée d'une étude sur la loi « dite antiraciste du 1^er^ juillet 1972 », qui, par coïncidence, était à l'origine, par le procès Bloch-Brigneau, de notre rencontre.
42:300
En la circonstance, Jean Madiran n'était pas déterminé par la coïncidence, mais par une claire intuition de toutes les conséquences d'une loi dont la nocivité ne m'était pas apparue nettement. Il faut dire que, sur le terrain judiciaire, les analyses ne se font pas comme ici. Les termes (aujourd'hui modifiés) du serment de l'avocat ne lui permettent pas de critiquer, à la barre, la législation elle-même. Il doit la prendre comme un fait, sauf à combattre ses interprétations rigoureuses, à tenter de l'améliorer ou l'annihiler par une jurisprudence qui, quelquefois, transforme le ruisseau d'origine en un fleuve méconnaissable.
L'étude que j'écrivis, à l'automne 1983, pour ITINÉRAIRES, contribua donc à m'éclairer (je ne sais ce qu'il en fut pour les lecteurs) sur la portée de cette loi perfide. La notion même de patrie et la réalité nationale y étaient visées. En interdisant, ce qui semblait bien naturel, tout appel à la haine ou à la violence, le texte rassurait les doux et les paisibles. En rendant coupable toute distinction entre les hommes et les groupes d'hommes, « à raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance à la nation française », la loi homologuait l'étrange vocabulaire, qui nomme *racisme* tout ce que nous nommons *défense de l'identité française* ou *préférence nationale.*
C'est ainsi que d'un souci « humaniste », et moral, qui paraissait estimable, on faisait un instrument de désagrégation française, voté par le Parlement, en 1972, à l'unanimité, dans un grand élan généreux. Les quelques succès judiciaires qui ont été obtenus, depuis deux ans, pour atténuer le venin de ce prétendu antiracisme, destructeur de la nation, doivent beaucoup, je pense, à un meilleur éclairage projeté sur la loi. Beaucoup de juges ont trouvé des chemins de traverse pour refuser de la suivre, quand ils ont vu où elle les menait. Ce meilleur éclairage que Jean Madiran a permis et qu'ITINÉRAIRES a permis de répandre a donc joué son rôle, dans notre combat *pro aris et focis.*
43:300
Récemment enfin (c'est mon troisième souvenir) j'ai lu, d'un trait, la suite des éditoriaux et chroniques que Jean Madiran a donnés à ITINÉRAIRES, depuis 1956. C'est comme le récit, ou plutôt ce sont les mémoires, d'une guerre de trente ans qu'il a menée en terrains variés contre l'imposture et le mensonge. Au long des pages, au long des jours, on est frappé de voir que l'adversaire, politique ou religieux, emploie toujours les mêmes méthodes : ici, il transforme en racisme (avec quelle réprobation, qui remonte jusqu'au nazisme !) toute survie du sens national. Ici il peint en intégrisme ou en traditionalisme, (avec quelle horreur, comme d'une hérésie !) le simple maintien des dogmes et l'enseignement des connaissances nécessaires au salut. Dans le premier cas, il s'agit d'exclure, au nom d'une politique de non-discrimination ; dans le second cas, il s'agit d'exclure au nom de l'œcuménisme.
Il y a quelques semaines, les différents adversaires que Jean Madiran a affrontés, opéraient, sous nos yeux, leur jonction. Les évêques de France entraient en cortège dans la République du Panthéon. Se trouvaient déjà là, pour les accueillir, avec des pasteurs et des rabbins, les dignitaires des grandes Loges, le président de la Ligue des droits de l'homme, le président du MRAP, et, bien entendu, au nom de la LICRA, M. Pierre Bloch, que je ne saurais décidément trop remercier de m'avoir mené, indirectement, sans le vouloir, à ITINÉRAIRES.
Georges Paul Wagner.
44:300
### « Je maintiendrai »
par Jean-Louis Tixier-Vignancour
LA CÉLÉBRATION du numéro 300 d'ITINÉRAIRES comporte, en elle-même, une signification profonde. Le Ciel a certainement assisté notre valeureux ami Jean Madiran et son équipe pour permettre de fêter un anniversaire aussi réconfortant.
Je ne suis pas un théologien bien que je crois à la valeur des vertus théologales. J'observe simplement que, sans ITINÉRAIRES on aurait pu constater une dégradation plus massive encore que celle qui se manifeste aujourd'hui. Ainsi que PRÉSENT est la lumière politique, ITINÉRAIRES est la citadelle au sein de laquelle le feu de la foi se conserve pour se répandre à nouveau au jour fixé par Dieu.
Nos peuples d'Occident ne sauraient rien des pères fondateurs de la civilisation gréco-romaine si, parmi les tourmentes du Moyen Age et du pré-Moyen Age, les monastères fortifiés n'en avaient conservé puis transmis le trésor.
45:300
Les facilités apparentes de la vie pré-contemporaine et actuelle ressemblent, par plus d'un point, aux invasions barbares des époques lointaines. Elles prennent aujourd'hui le visage hallucinant de medias destructrices de l'écriture, de la lecture et maintenant de l'usage même de la parole.
En hoquetant parmi le mythe du nivellement des esprits et l'abaissement continu des hiérarchies, l'Église catholique a voulu se fondre dans ce magma de prétendues idéologies au lieu de conserver ce qui doit demeurer à jamais : *et super hanc petram aedificabo Ecclesiam meam.*
Nos Seigneurs les évêques ont beaucoup parlé, ces temps-ci, de « préserver les acquis du concile ». On pourrait penser à la CGT soucieuse de « préserver les acquis sociaux ».
Dans un cas comme dans l'autre nul ne songe à évoquer les pertes comme cela est obligatoire dans un bilan honnête. Cela se nomme l'actif et le passif.
Or, le passif du concile est écrasant. En rappelant qu'il y avait en France 1000 ordinations par an, précisons qu'il y en eut 98 en 1984 et 106 en 1985. 42.000 prêtres en 1955 ; 28.000 en 1985 dont le tiers est âgé de plus de 65 ans.
Bien des communes vendent le presbytère parce que l'on sait que plus aucun prêtre n'y viendra plus résider. Les séminaires disparaissent par voie de « regroupement ». Sans parler du drame du catéchisme, fondement de la transmission de la foi aux générations successives.
Je me tourne alors vers le grand évêque qui semble avoir pour devise celle de la Maison d'Orange « Je maintiendrai » ainsi que vers la Fraternité Saint-Pie X qu'il fonda. J'admire leurs efforts qui maintiennent l'Espérance.
46:300
Mais, après le synode d'auto-satisfaction dans le désert des Églises, j'attends que Monseigneur Lefebvre sacre un évêque pour que le « maintien » comporte aussi la continuité de l'Œuvre de Dieu.
Certains diront qu'en ce cas il serait excommunié. Étant *suspens a divinis,* ce fait ne modifierait pas la situation actuelle mais assurerait l'avenir. On pourrait d'ailleurs reprendre sur ce point le vers bien connu :
« Rome n'est plus dans Rome : elle est toute où je suis. »
Pour le bel anniversaire d'ITINÉRAIRES ce serait un encouragement puissant et peut-être, au fond de son cœur déchiré, une lumière joyeuse pour Jean-Paul II.
Jean-Louis Tixier-Vignancour.
47:300
### Une extrême patience
par François Léger
Cher Jean Madiran,
Vous vous préparez à publier le trois centième numéro d'ITINÉRAIRES et à célébrer à cette occasion le trentième anniversaire de la revue.
Mon témoignage sur elle serait de bien peu de prix, mais celui d'un mort en aura davantage.
Dieu sait combien d'illusions mon pauvre ami Philippe Ariès s'est longtemps faites sur beaucoup de choses et avec quelle âpreté il réagissait à quoi que ce fût qui parût mettre en doute le bien-fondé de ses croyances du moment.
Dieu sait combien votre insistance à souligner la permanence des plus hautes vérités contredisait à angle droit ses propres recherches sur les variations des mentalités et des valeurs. Il l'avait parfaitement compris.
48:300
Je l'ai toujours cependant entendu parler d'ITINÉRAIRES avec une très sincère estime. Cette estime tenait certes au fait qu'il aimait le succès et voyait à juste titre dans votre revue l'un des succès trop rares dont pussent s'honorer les hommes de notre génération et de notre formation, mais elle avait aussi des raisons plus profondes. Le haut niveau intellectuel qui a toujours été celui d'ITINÉRAIRES ne lui avait pas échappé. Ariès avait le culte de l'intelligence et savait le reconnaître là où il la rencontrait.
Je l'entends encore vous décerner le double satisfecit que je viens d'évoquer et vous le transmets sans autre commentaire.
Je n'y ajouterai que peu de mots personnels. Ce que j'admire -- permettez-moi de vous le dire -- dans l'œuvre que vous poursuivez est l'extrême patience dont vous ne cessez de faire preuve. Votre lecture des événements est d'une inlassable honnêteté et vous semblez ne jamais désespérer que cette honnêteté puisse convaincre.
Je suis quant à moi hélas ! passablement revenu d'une si indomptable espérance, mais n'en souhaite pas moins -- vous vous en doutez -- qu'elle soit plus sage que mon scepticisme !
C'est dans cet état d'esprit que je vous prie de croire, cher Jean Madiran, au profond intérêt avec lequel je suis la publication d'ITINÉRAIRES et vraiment à mes plus amicales pensées.
François Léger.
49:300
### La bataille continue
par Michel de Saint Pierre
MON AMITIÉ avec Jean Madiran -- et ma collaboration à ITINÉRAIRES -- datent de ce que les chroniqueurs de l'époque ont nommé « la bataille des *Nouveaux Prêtres* »*.*
En effet, mon roman avait paru en 1964 -- et ce fut un fracas auquel je ne m'attendais certes pas : tous les deux jours, je recevais dans mon courrier un coup de crosse épiscopal français, sans parler des articles que m'envoyait mon Argus de la Presse : j'en ouvrais l'enveloppe en avalant, presque chaque matin, ce que Montherlant appelait drôlement « mon petit picotin de ciguë ». Or, on fait aux écrivains une mauvaise querelle et on leur donne une fâcheuse réputation en prétendant qu'ils ne demandent que le retentissement pour leurs livres. C'est la fameuse formule : « Qu'on en parle en bien, qu'on en parle en mal, mais qu'on en parle ! »
50:300
Rien de plus faux. J'ai beaucoup souffert de ces articles haineux qui, j'en avais le sentiment, me sautaient au visage comme des crapauds. D'autre part, j'avais une âme innocente -- et j'attribuais beaucoup d'importance aux critiques de nos évêques. Une telle importance que je me rendis à Rome trois ou quatre fois pendant la durée du Concile Vatican II -- afin de savoir si, oui ou non, mon roman *Les Nouveaux Prêtres* était béni ou maudit. Rome, d'où nous vient ou doit nous venir la lumière. Je fus en ce temps-là complètement rassuré par le soutien total de princes de l'Église tels que les cardinaux Ottaviani, Tisserand, d'autres encore -- ainsi que de l'Assistant général des Jésuites, de Mgr Philippe, archevêque et depuis lors cardinal, de Mgr Norbert Calmels, le cher homme, qui hélas vient de mourir à son tour. La consigne romaine était : « *Vous êtes sur la bonne voie. Continuez !* »
A propos de mes *Nouveaux Prêtres,* Pierre Debray avait déclaré y voir « le ton de Bernanos ». Il n'y consacra pas moins de cinq articles successifs dans *Aspects de la France --* puis il publia un livre intitulé *Le journal des Nouveaux Prêtres.* Un autre ami, André Giovanni, m'ouvrit largement les colonnes de son hebdomadaire *Le Monde et la Vie,* qui tirait en polychromie, à deux cent cinquante mille exemplaires. Mais surtout, Jean Madiran me soutint par sa voix, dans nombre de conférences -- et par sa plume dans ITINÉRAIRES.
Je me souviens en particulier d'une visite qu'il me fit, en mon appartement parisien, tandis que j'étais en train de remettre à Giovanni ma « Lettre aux évêques de France ».
51:300
Jean Madiran voulut lire cette fameuse Lettre qui devait faire couler tant d'encre ! Son coup d'œil est rapide et lucide : il me demanda si j'acceptais la publication de mon texte dans ITINÉRAIRES, ce qui fut fait, et avec quelle bonne place et quelle favorable exégèse !
Mais ce n'était pas fini : Jean Madiran lut comme moi-même, avec indignation, les pages que me consacrait alors *Témoignage chrétien* sous la plume de l'abbé Michonneau, curé de Belleville, qui m'injuriait, ni plus ni moins -- en traitant mes lecteurs de « chiens ». D'où le titre que choisit Jean Madiran, avec son courage et sa verve habituels, en intitulant sa grande conférence aux Horticulteurs, faite sous la présidence de notre ami Louis Salleron : « Nous sommes des chiens ! »
Le succès fut extraordinaire. Douze cents personnes s'entassèrent dans la salle en question -- cependant que cinq cents autres essayaient vainement d'entrer. Devant le succès de cette conférence, qui fut admirable et véritablement inspirée, Jean Madiran dut la refaire au même endroit -- et la vaste salle fut de nouveau remplie...
Entre temps, avec Jean Ousset, Jean Madiran et André Giovanni, accompagnés de Patrick de Beaucaron, nous eûmes l'idée de faire ce que nos amis appelèrent « une conférence mensuelle au sommet », laquelle nous réunissait pour un dîner dans un endroit choisi à l'avance. Afin d'atténuer ce que les mots « au sommet » pouvaient avoir de présomptueux, nous convînmes, sur la proposition de Patrick de Beaucaron, d'appeler ces réunions « le SMOG » (par l'assemblage de nos initiales respectives). Chacun sait que le mot, « smog » signifie en anglais brouillard -- ce qui nous rendait à l'humilité nécessaire.
52:300
Puis ce furent, à travers la France, des conférences que nous fîmes, Jean Madiran, Jean Ousset et moi, et qui resserrèrent encore notre amitié. La « rue des Renaudes » nous aidait de son mieux, Jean Ousset lui-même parlait comme par la bouche enflammée de Jérémie, Madiran attirait l'applaudissement des foules -- et je faisais, quant à moi, de mon mieux : les évêques s'inquiétèrent, voyant autour de quelles idées et réflexions se rassemblaient, en France, les baptisés. Je fus convoqué -- il n'y a pas d'autre mot -- par Mgr Veuillot, encore archevêque, puis par le même Veuillot devenu cardinal : c'était un personnage replet, aux mains potelées, à la tête de chat guettant le mou de veau ou la souris. (Depuis lors, le cardinal Veuillot, atteint d'un mal implacable, montra un plein courage devant l'assaut de son cancer, souffrit en grand chrétien et, rencontrant Dom Grammont venu le voir à l'hôpital, lui dit : « Père, maintenant, le Christ seul ! » Il me fallait rendre cet hommage à sa mémoire.) Mais à l'époque dont je parle, il en allait tout autrement. Mgr Veuillot, devant mes explications qui furent très fermes, me demanda lors de notre dernier entretien, qui je choisissais : de mes hauts protecteurs romains, ou des évêques de France. Ma réponse ne se fit pas attendre, et Jean Madiran l'approuva :
-- Monsieur le Cardinal, je ne suis pas un catholique parisien. Je suis un catholique romain.
J'écrivis ensuite *Sainte Colère,* et des pages entières en furent publiées par ITINÉRAIRES, avec des annonces fort amicales et fracassantes. Il en fut de même pour mon troisième volume touchant les mêmes questions : *Ces prêtres qui souffrent.*
Comment pourrais-je oublier le secours fraternel de Jean Madiran, qui, dans ces temps difficiles que je traversais, ne s'est jamais démenti ?
53:300
Les années passèrent, et je fus saisi par d'autres tâches -- notamment, par la poursuite du dessein que j'avais formé en tant que romancier : rendre compte, dans une suite romanesque, des diverses couches de la société contemporaine et de tous (ou presque tous) les domaines où son activité s'exerçait. Ce furent alors des romans comme *Le Milliardaire* et *L'Accusée.* Et puis, ce fut la fondation de CREDO -- puisqu'un soir, je reçus successivement les coups de téléphone de Louis Salleron, d'André Mignot et de Mgr Marcel Lefebvre : il s'agissait de mener à Rome des milliers de pèlerins, Mgr Lefebvre ne voulant être que l'aumônier de ce vaste pèlerinage. Ainsi fut créé, je le répète, CREDO dont je devins et suis resté le président national. Voyage inoubliable, pendant lequel je ne quittai guère Mgr Lefebvre, -- et ceci se passait dans des temps déjà anciens : au cours de l'an 1975, que le pape Paul VI avait proclamé « *Anno Sancto* ». Le succès dépassa nos espérances. Monseigneur était déjà « dans le collimateur de la Curie », mais non encore condamné. A sa suite, nous pûmes ainsi visiter toutes les basiliques majeures de Rome -- et puis enfin, l'immense nef de Saint-Pierre elle-même. Nous y entrâmes à cinq ou six mille personnes, des Italiens s'étant joints à notre cortège en entendant -- enfin ! -- les quelque deux cents séminaristes et prêtres d'Écône chanter les chants latins de notre enfance. Monseigneur dut se dérober en sortant de Saint-Pierre -- et quant à moi, je vis des femmes italiennes me retenir, m'entourer, me baiser les mains -- à défaut de celles de Monseigneur ! J'avoue que pareille chose ne m'était -- et ne me sera plus -- jamais arrivée...
54:300
Il y eut, dans la suite, une hésitation sur les orientations de CREDO, qui nous sépara momentanément d'ITINÉRAIRES et de Jean Madiran. J'avoue que je le regrette -- et je dus donner un sérieux coup de barre pour rejoindre nos idées de toujours -- c'est-à-dire, très exactement, celles qu'ITINÉRAIRES n'avait jamais cessé de défendre, d'affirmer et d'épanouir.
Je le dis clairement : il n'y eut plus la moindre ombre entre nous. Jean Madiran, pour moi, est une sorte de résurrection de Charles Maurras, avec je ne sais quelle allégresse de ton qui rend sa polémique « savourable », comme disait Léon Daudet. Plus je m'enfonce dans l'âge, et plus je suis convaincu que le véritable combat de la France a été mené, notamment entre les deux guerres, par l'inoubliable quatuor Léon Daudet, Charles Maurras, Jacques Bainville, Maurice Pujo. Leur héritage a été poursuivi, adapté à notre époque sans en modifier ni l'âme ni le message, par Jean Madiran et ses collaborateurs d'ITINÉRAIRES, par Jacques Ploncard d'Assac, par François Brigneau, Rémi Fontaine, Yves Daoudal et les autres journalistes de PRÉSENT qui est, quotidiennement, beaucoup plus que notre consolation : notre ressort, celui qui nous redonne l'élan. Pour ma modeste part, après avoir connu six hospitalisations successives depuis le début de l'année jusqu'au 15 septembre dernier, après avoir deux fois frôlé la mort, je garde et je garderai de l'année 1985 qui va finir de s'écouler un souvenir merveilleux. Je dis bien : « merveilleux ». Car je n'ai pas connu l'inquiétude -- et j'ai pu vérifier enfin ce que le pape Pie XII, Daniel-Rops, Gabriel Marcel, Jean Guitton m'avaient affirmé selon les pères de l'Église et les saints livres : la souffrance, la douleur rapprochent de Dieu. Oui, elles nous en rapprochent jusqu'à je ne sais quelle nouvelle intimité qui change à la fois notre esprit même, notre cœur malade, notre vie.
55:300
Est-ce assez dire que je me sens aujourd'hui parfaitement intégré dans ITINÉRAIRES -- que j'ai pu me repaître des recueils où Jean Madiran a rassemblé ses éditoriaux en racontant avec éloquence et précision nos combats d'autrefois ? Ces combats que nous ne renierons jamais. Davantage : leur évocation même représente pour moi ce que ma mère appelait si bien : « une halte heureuse ».
Halte, sans doute. Mais nous savons que la bataille continue, que nous aurons à la mener jusqu'à notre dernier souffle -- et que nous sommes loin d'avoir gagné cette guerre pacifique. De quoi s'agit-il ? Pour nous, il s'agit de rétablir -- en France, notamment -- l'enseignement de la véritable foi et des connaissances nécessaires au salut. Il s'agit non pas de replâtrer une catéchèse que nous jugeons indigne, mais d'obtenir le retrait des funestes *Pierres Vivantes --* ainsi que de ces incroyables « parcours catéchétiques » où s'étale impudemment l'hérésie. Il s'agit de rétablir une liturgie aplatie -- et d'obtenir de Rome une solennelle « restauration » (le mot, qui a fait à la fois fortune et scandale, est du cardinal Ratzinger) de la morale et du dogme catholiques. De pouvoir enfin honorer dans nos évêques les véritables successeurs des apôtres. Et de batailler comme les soldats de Jeanne d'Arc -- en nous rappelant humblement que Dieu seul gagnera la bataille.
Michel de Saint Pierre.
56:300
### C'est à nous de donner la réponse
par Jacques Ploncard d'Assac
QUELLE EXCELLENTE IDÉE, voilà trente ans, d'avoir appelé : ITINÉRAIRES la revue que Jean Madiran allait lancer !
De quoi s'agissait-il en effet ? Il s'agissait, au milieu du désordre grandissant des esprits, chez les clercs et chez les politiques, de rechercher et d'indiquer les *itinéraires* qu'il faudrait emprunter pour revenir à la Vérité dont le siècle s'écartait dangereusement. On ne pouvait pas marcher au hasard, en comptant que les gens allaient retrouver, sans guides, leurs esprits.
Les idées ne voyagent pas toutes seules. Il leur faut des montures. Ces montures -- il faudrait dire : ces bêtes de somme ! -- ce sont les philosophes, les écrivains, les journalistes. Michel de Saint Pierre raconte qu'un jour Pie XII lui fit cette remarque singulière : « Au fond, nous faisons le même métier. »
57:300
C'était très juste. Tous deux, à leur place, enseignaient le peuple. Encycliques, livres, revues, journaux ne sont que des véhicules à idées.
Jean Madiran rappelait l'autre jour dans PRÉSENT que je m'étais fait « *le prédicateur et l'apôtre* » de la formule : « *On ne fera pas l'économie de la propagande.* » C'est vrai. Je suis souvent revenu sur cette idée, parce que la propagande est la condition première de la progression des idées. Vous pouvez bien écrire des pages admirables, si la propagande ne les fait pas envoler aux quatre coins du pays, ces pages resteront pleines de vérités non pas mortes, mais cachées.
Et pourtant, quel est le poids de l'écrit dans ce que l'on appelle barbarement : les mutations de société ! Bonald avait écrit un jour que « le plus grand crime qu'on puisse commettre, c'est la composition d'un mauvais livre, puisqu'on ne peut plus cesser de le commettre ». Cette remarque avait impressionné Joseph de Maistre et, en 1818, lorsqu'il écrivit à Bonald pour le féliciter de ses *Recherches philosophiques* qui venaient de paraître, il lui rappela sa remarque et ajouta : « Vous avez parfaitement raison ; mais la proposition inverse n'est pas moins incontestable. »
Autrement dit, la meilleure action qu'on puisse commettre, c'est de publier ou de répandre un bon livre, puisque c'est une action « qu'on ne peut plus cesser de commettre ».
Or, l'œuvre de Jean Madiran n'est qu'un même et bon livre, dont les pages sont dispersées dans les 300 numéros d'ITINÉRAIRES. Elles s'ordonnent si bien que le recueil en volumes s'opère sans difficulté et que, lorsqu'il rassemble ses *Éditoriaux et Chroniques,* sur trente années, c'est un livre d'histoire contemporaine qui en sort, avec cet avantage qu'écrit au jour le jour, il révèle l'extraordinaire clairvoyance du chroniqueur, puisqu'il annonce ce qui est arrivé effectivement. Ce qui double la puissance de conviction de son raisonnement.
58:300
ITINÉRAIRES est le laboratoire où chaque mois s'élabore une critique des idées et des faits qui sert de soubassement à une pensée soigneuse de vérifier dans les faits la justesse de ses vues. Et, notez-le, il s'agit d'une pensée une. Les collaborateurs dont Madiran a su s'entourer ont la même vue des choses. Les talents divers, les spécialités diverses s'emploient à une même œuvre, suivent les mêmes *itinéraires.* D'où une force extraordinaire au service de la Vérité.
Cette revue d'où sortent des livres fonde quelque chose de profond et de durable.
Je reviens à Joseph de Maistre. Sur la fin de sa vie il s'occupait d'une société établie à Turin : les *Amis Catholiques,* dont le but était de propager la lecture des bons livres « afin de faire circuler la bonne doctrine jusque dans les dernières veines de l'État ». Notre but, expliquait-il, est « la contrepartie de la funeste propagande du dernier siècle. Nous sommes parfaitement sûrs de ne pas nous tromper en faisant précisément pour le bien ce qu'elle a fait pour le mal avec un déplorable succès ». Et, d'un regard sans complaisance sur son temps, il tirait cette leçon toujours valable, hélas :
« Nous n'avons pas pour l'agrégation le même talent que les brigands : ils sont toujours ensemble, et nous, toujours disséminés. Cependant, après la *communion des saints,* je ne sais rien de meilleur que la *communion des bons.* »
Puis il disait encore ceci qui est très beau : « L'homme qui a pu en persuader deux ou trois autres et les faire marcher dans le même sens est très heureux, à mon avis. C'est une conquête formelle. »
59:300
Combien Jean Madiran aura-t-il réalisé de ces conquêtes formelles avec ITINÉRAIRES ? La réponse ne lui appartient pas. C'est à nous de la donner.
Jacques Ploncard d'Assac.
60:300
### Amitié française
par Bernard Romain Marie Antony
ÉCRIRE sur les trente ans d'ITINÉRAIRES !
Cher Jean Madiran, me voilà paniqué à cause de vous.
Écrire est pour moi, vous le savez, une chose terrible. Parler n'est rien. Il suffit de préparer. On pourra dire autre chose si on le sent nécessaire, mais écrire ! A vrai dire, au mieux, je ne sais que répondre à des questions. Elles dictent en général l'introduction, le plus dur. Je sais aussi quelquefois répondre à qui m'attaque. Point par point. Là aussi le plan vous est servi tout chaud.
61:300
Mais, sur le sujet que vous m'imposez, comment voulez-vous que je puisse me fixer ? Trente ans de vous et de quelques autres non sans importance, par où commencer, que choisir ?
\*\*\*
Vais-je d'abord parler de votre discours poignant développé sur trois cents numéros, merveilleux d'unité au point que les esprits légers le croient se répétant alors qu'il est comme un très beau bijou où l'irremplaçable scintillement de chaque pierre se fond dans l'harmonie et la lumière de l'ensemble.
Vais-je dans cette voie aller plus avant, essayer de montrer ce que je trouve de magique dans cette parfaite logique que vous déroulez quelquefois dans un rythme incantatoire qui laisse présager les poèmes dont nul, ni même vous, ne m'a jamais parlé et que pourtant je devine. Vrai ou faux, à vous de le dire.
Chacune de vos phrases, dans vos déclarations les plus solennelles qui ont marqué la vie d'ITINÉRAIRES, me semble une maxime parfaite, suffisante. Chacune est comme un manifeste fondamental et pourtant aucune ne saurait être définitive puisque vous renouvelez sans jamais répéter.
Mais sentant que je m'embarque là dans une étude stylistique au-dessus de mes forces, si, après tout, je me contentais de rester, trente ans après, (mieux qu'Alexandre Dumas), sur la « déclaration liminaire du premier numéro » et sur la « déclaration fondamentale » du numéro 282.
Pour simplement montrer que dans le principe tout était déjà dit de l'essentiel de votre combat, de notre combat, de nos préoccupations : l'apostasie des nations, la fausse notion des droits de l'homme, la France et l'Église occupées, la confusion du Spirituel et du Temporel, le communisme par rapport auquel « toute action politique doit se situer » et même « *l'intention droite qui ne suffit à rien quand elle méconnaît l'ordre naturel et les lois propres de ce qui est à faire* »*.*
62:300
Mais, sur tout cela, dois-je plutôt essayer d'aller au cœur de ce qui m'aurait le plus frappé, le plus influencé, quelquefois décontenancé ou surpris, dois-je témoigner de ce que je dois à ITINÉRAIRES ?
Là, mon gouvernail rédactionnel s'affole : il y aurait tant à dire.
\*\*\*
Je n'ai pas toujours lu la revue, trop jeune d'abord, trop paresseux ensuite. C'est autour du numéro 100 que j'ai commencé. Puis, il y a dix ans, ce fut, pour rattraper le retard, la rencontre avec la première centaine, je lus avec avidité ce qui correspondait le plus à mes préoccupations du moment : « l'enquête sur le nationalisme » menée par le Marcel Clément d'autrefois, « l'enquête sur la corporation », les textes de Georges Dumoulin et de Hyacinthe Dubreuil, les réflexions économiques et sociales de Louis Salleron, les pages essentielles d'Henri Charlier sur la création de la France, l'éclosion des métiers, la distinction entre « le gouvernement » et l' « administration ». ITINÉRAIRES est, je l'affirme, le plus essentiel des instituts d'études politiques.
Ainsi, la politique d'ITINÉRAIRES se confond-elle depuis longtemps déjà avec l'itinéraire de ma vie politique. Certes la politique ne s'apprend pas que dans les livres ni même dans la mieux faite et la plus intelligente des revues. Mais comment oserait-on se passer d'un tel capital d'expérience, de réflexion, d'enseignement et d'analyse ?
63:300
Je ne réduis pas ITINÉRAIRES à sa dimension politique. Plus exactement cette dernière s'exprime à des degrés divers chez tous ses collaborateurs, tous à l'opposé de la régression cartésienne consistant à vouloir à tout prix séparer les genres comme si l'activité de l'intelligence ne consistait pas seulement à établir les distinctions du réel.
Peut-on trouver plus bel héritage que ce voisinage harmonieux sous la même enseigne des grands enseignements du Père Calmel et de Marcel De Corte, des aphorismes scintillants de Gustave Thibon, expression d'un regard qui ne manque pas à la lumière, et puis dans leur génie éclatant dans tous les ordres du Beau, du Bon, du Vrai, les Pourrat, les Charlier, Salleron, et Benedictus, tous les autres encore et puis Jacques Perret.
Jacques Perret, qu'on m'en permette la confidence, l'incomparable, l'irremplaçable. -- Comment faites-vous pour rester calme, avec votre vie agitée, les menaces, les attaques des ennemis, les mauvaises querelles de quelques amis ? Je réponds : -- Le marché de Castres ou de Saint-Jean de Luz, mon vin de Bordeaux naturel, et dans un ordre supérieur, quelques heures au Barroux. Mais surtout, une fois par mois au moins, la chronique du Jardin des Plantes, le vélocipède, en un mot une « soirée Perret », le seul à ce jour susceptible de provoquer à deux heures du matin le réveil de mon épouse inquiète de l'accès d'hilarité qui me saisit lorsque je suis emporté par la tornade de splendide cocasserie du Vent dans les voiles.
\*\*\*
Sans doute mieux irait-il au responsable du CENTRE CHARLIER de parler de cette *Amitié française* dans laquelle bien avant les journées, bien avant le Centre, je vous avais rejoint, cher Jean Madiran, par ITINÉRAIRES certes mais aussi par votre *Brasillach* qui en est, je le certifie, le plus beau monument.
64:300
Trente ans d'ITINÉRAIRES n'est-ce pas d'abord trente ans d'amour de la France et de la langue française partagé par tous ses rédacteurs au-delà de leurs différences et même de leurs divergences selon notre expression coutumière. Trente ans pour que, comme le souhaitait le grand Maurras, nos concitoyens puissent un jour en finir avec cette époque du « quand les Français ne s'aimaient pas » et que réapprenant à aimer leur pays, ils puissent par là retrouver le chemin de leur amitié.
Dans ces trente ans, je pille sans cesse, assurément, sans complexe. « Madiran et quelques autres ont dit cela avant vous, et mieux », m'écrivent quelques censeurs vigilants à propos de mes propos. Té pardi, la belle affaire ! Ai-je jamais songé à vouloir penser tout seul ? Serais-je assez sot, orgueilleux, vaniteux pour essayer de faire croire que je penserais en tout point originalement et presque originellement ?
La seule fierté que je revendique est celle de la fidélité à quelques grands traits de vérité dont la Providence a bien voulu me faire la grâce de l'évidence.
Comment ferai-je autre chose que d'essayer à mon tour de rendre, au moins partiellement, ce que j'ai pu capter de ce qui m'a été donné. Trente ans d'ITINÉRAIRES : les voilà sur cinq ou six mètres de rayonnage. Je n'en ai pas tout lu, encore moins tout retenu. Je n'en aurai jamais fini, comme de tant d'autres œuvres que je n'ai fait hélas que butiner.
65:300
Mais comment n'avouerai-je pas ici une de mes heures habituelles parmi les plus agréables : la flânerie nocturne dans mon bureau, le courrier que l'on trie, la lourde paperasserie de Strasbourg qui rejoint pour la grande part le réceptacle d'osier qui lui convient le mieux ; et puis dans la paix de l'ordre retrouvé, au fil des nécessités et des humeurs, l'article dont j'ai besoin pour méditer, clarifier, faire référence. C'est le moment d'intelligence et d'amitié avec les maîtres et les amis que vous m'avez donnés, cher Jean Madiran, ce dont je n'ai pas fini de vous remercier, bien fidèlement et bien amicalement.
Bernard Romain Marie Antony.
66:300
### Et maintenant, l'Académie...
par François Brigneau
Mon cher Jean, mon cher maître,
Monsieur le directeur d'ITINÉRAIRES,
Ma contribution à votre œuvre est mince et tardive. Mais j'ai entendu dire, par la rumeur, que les ouvriers de la onzième heure se la voyaient payée double et que les derniers seraient les premiers. Syndicalement ce qui est acquis est acquis. Je profite donc du fastueux anniversaire pour me glisser dans la cohorte. D'autant que trente ans, c'est la belle âge. Au tiers de votre course et au mieux de votre forme : l'essentiel est devant vous.
Il faudrait y penser davantage que vous ne le faites. Permettez à votre ancien de vous le dire, mon cher maître : vous êtes léger, trop peu soucieux de votre importance et de la place qui est devenue la vôtre à force d'intelligence, de talent, de travail et d'opiniâtreté.
67:300
Je lisais ces jours derniers, dans le catalogue d'une des plus grandes librairies de Belgique, la librairie Aelberts, ces lignes vous concernant :
« Nous n'hésitons pas à affirmer que les trois volumes des *Éditoriaux et chroniques* (quasiment tous issus d'ITINÉRAIRES) de Jean Madiran constituent l'une des publications les plus importantes depuis la dernière guerre. Nous ne pourrions concevoir la bibliothèque d'un homme « de droite » (catholique ou non) qui en serait dépourvue. Ces livres ruissellent d'intelligence. Sur l'analyse des données politiques, sur le communisme, sur la crise de l'Église : nous ne voyons rien, dans les dernières décennies, qui puisse remplacer cette œuvre-là. »
Ce jugement me paraît la meilleure histoire belge de la saison. La plus pertinente aussi ; et surtout, celle qui nous révèle à nous tous qui le sentions sans l'imaginer, ce qui vous reste à faire pour donner toute sa signification au trentième anniversaire d'ITINÉRAIRES. Il vous faut faire acte de candidature à l'Académie française.
Dans la tradition catholique et contre-révolutionnaire, vous êtes aujourd'hui l'écrivain français le plus éminent. La simplicité de votre vie et votre réserve naturelle ne suffisent plus à masquer cette évidence. Je l'ai devinée dès le début. Je le sais mieux encore aujourd'hui que nos routes se sont rejointes. Par l'éclat de l'intelligence, par la fermeté et la maîtrise de la pensée, par la qualité de l'écriture, par l'exemple d'une vie accordée à votre chant profond, et parce que vous êtes représentatif d'une famille d'esprits sans laquelle la France ne serait pas aussi française qu'elle est, vous vous devez, vous nous devez, vous lui devez cette candidature.
68:300
Il est possible que nos confrères journalistes ne manifestent pas à la nouvelle l'enthousiasme qui devrait les porter. Croyez-moi : les Académiciens, eux, seront flattés de votre décision. Elle les honorera.
J'espère vous voir en vert pour le 31^e^, 32^e^ ou 33^e^ anniversaire d'ITINÉRAIRES (il faut quand même le temps de préparer l'affaire) et, en vous remerciant encore du fond du cœur pour tout l'immense et prodigieux travail accompli, je vous prie de croire à mon amitié.
François Brigneau.
69:300
TABLE DES ARTICLES
Du numéro 1 au numéro 300
\[Cf. Table.doc\]
116:300
## CHRONIQUES
117:300
### Le complexe d'Antalcidas
par Alexis Curvers
ANTALCIDAS est ce général spartiate qui, vers 387 avant J.-C. (soit moins d'un siècle après Salamine), livra bénévolement à la Perse toutes les villes grecques d'Asie Mineure, plus l'île de Chypre et quelques autres par-dessus le marché. Le roi Artaxerxès Mnémon avait de la suite dans les idées : il exigeait en outre que fût dissoute la coalition des cités grecques du continent ; contre celles qui tenteraient de la reconstituer, Antalcidas s'engageait à intervenir militairement aux côtés de l'armée perse.
Tout fier d'avoir conclu ce beau traité, il regagna Sparte et de général y devint éphore, c'est-à-dire membre du gouvernement. Cette ville jouit alors d'une tranquillité précaire, et se flatta de l'espèce d'hégémonie que cette paix lui assurait sur les cités rivales réduites à l'impuissance. Les Spartiates eurent seulement à essuyer en retour les malédictions et l'exécration de la Grèce entière.
118:300
Quant au sort que subirent les populations européennes d'Asie Mineure, les historiens anciens n'ont pas eu besoin d'en parler pour que nous puissions aujourd'hui nous le représenter en parfaite connaissance de cause. On ne sait si Antalcidas en éprouva quelque repentir ; les hommes d'État n'ont pas coutume de s'apitoyer sur les victimes de leurs succès diplomatiques.
Pourtant, à la longue, sans doute sa résistance morale faiblit-elle sous les clameurs de la Grèce ameutée contre lui, amoindrie et déshonorée par sa faute, mais aussi trop heureuse de trouver en lui un bouc émissaire. Il avait d'ailleurs la réplique toute prête : par leurs mésententes et leurs dérobades antérieures, les cités qui maintenant l'accusaient de félonie n'avaient-elles pas rendu inévitable une capitulation qui les soulageait toutes, et dont lui seul avait eu le triste courage d'assumer enfin la responsabilité ? N'était-il pas en cela plus à remercier qu'à blâmer ?
Les choses en vinrent au point que le malheureux, décrié de toutes parts, ne tarda pas à se sentir ou à se croire désavoué de ses propres concitoyens, voire suspecté par les éphores ses collègues. Tel est le pouvoir de l'opinion commune qu'elle finit par le contaminer à son tour. Complètement isolé, méprisé des dieux et des hommes, il nourrit dans le silence du désespoir un complexe de culpabilité dont un psychiatre moderne l'eût peut-être guéri. Ce dernier recours lui manquant, il coupa court à sa « traversée du désert » en se laissant mourir de faim.
\*\*\*
119:300
Notre Occident ci-devant chrétien est surpeuplé d'Antalcidas qui n'ont pas fait mieux que leur prototype éponyme ; ils ont souvent fait beaucoup pire, et sur une beaucoup plus grande échelle. Eux non plus ne semblent guère s'émouvoir du malheur des peuples qu'ils ont trahis d'un trait de plume ; eux aussi, pour se disculper, n'auraient qu'à évoquer les défections de leurs alliés et frères qui les premiers, chacun pour son compte, ont déserté la cause commune.
A ces ressemblances près, nos modernes Antalcidas se distinguent néanmoins du Spartiate par quelques différences considérables.
La plus criante, la plus heureuse est que nous n'avons plus à craindre de jamais les voir mourir de faim. Ils vivent de préférence très vieux, portant beau, comblés de biens, d'honneurs et de privilèges inaliénables.
Une autre est qu'ils n'encourent absolument plus condamnation ni reproche de l'opinion publique, fût-ce à titre posthume. Tout au contraire, leurs noms s'inscrivent en lettres d'or et leurs statues se dressent dans les villes du monde naguère civilisé qu'ils ont abandonné, morceau par morceau, à la barbarie, pour le plus grand malheur des barbares eux-mêmes.
Gardent-ils cependant quelque remords secret ? Nous ignorons ce qui se passe en leur âme et conscience. Leur comportement, en tout cas, n'offre pas le moindre signe de complexe antalcidaïque. La psychiatrie a fait d'immenses progrès.
On comprend dans ces conditions que la famille des Antalcidas aille prospérant et se multipliant à l'infini, comme nous le voyons non plus seulement en politique mais, remarquez-le bien, dans tous les domaines de la religion, de la philosophie, de la morale, de la science, de la pédagogie, de l'enseignement, de la littérature et des arts ; bref, de ce qu'on appelle communément culture...
120:300
Il suit de là que nous ne trouverons personne de qui nous plaindre, quand les derniers débris de ce que le monde avait de précieux rejoindront, dans l'abîme, les ruines des belles et nobles cités grecques d'Asie Mineure.
Alexis Curvers.
121:300
### Enquête-express sur quelques kiosques
par Rémi Fontaine
La « liberté de la presse » par son plus petit côté, mais déjà tellement significatif : le scandale des kiosques à journaux, qui presque tous sont une agression permanente sur la voie publique.
Au lendemain de la guerre, la presse pornographique était « interdite à l'affichage » et le resta quelques années. Peut-être était-ce une odieuse « survivance de la législation de Vichy », comme l'Ordre des médecins ; je n'ai pas vérifié. Toujours est-il que la IV^e^ République utilisa cette réglementation pour interdire à l'affichage... l'hebdomadaire royaliste *Aspects de la France !* C'est ce qui fait craindre à plusieurs que toute restriction ; même moralement légitime, à la « liberté de la presse », puisse servir de prétexte et d'instrument à l'arbitraire politique.
D'autre part, les artistes spécialisés dans la vente de photographies licencieuses mirent en circulation une distinction subtile entre le « pornographique », méprisable, et l' « érotique », hautement culturel.
122:300
J'ai envoyé Rémi Fontaine interroger quelques tenanciers parisiens de kiosques à journaux. Il en a rapporté des propos qui composent une suggestive esquisse de psychologie contemporaine.
J. M.
*Boulevard Poissonnière*
*-- *Bonjour Monsieur. Je fais une enquête pour la revue ITINÉRAIRES.
-- Vous avez votre carte de journaliste ?
-- Oui.
-- Je l'ai là, ITINÉRAIRES, si vous le voulez. (Il me montre le numéro en haut d'une étagère destinée aux revues : *Esprit, La Revue universelle...*)
*-- *Vous êtes obligé de vendre autant de porno ?
-- Attention, il faut distinguer « nudisme », « érotisme » et « pornographie ». C'est une question de licence. Je ne vends pas de porno : c'est interdit. Les distributeurs officiels ne m'en donnent pas. Si j'en veux, il faut trouver des fournisseurs parallèles...
-- Et cela ne vous dérange pas de vendre autant d' « érotisme » ?
-- Alors là, je me refuse d'avoir des a priori de ce genre. Je suis d'abord intéressé par l'argent. Après 6 ans de fac, si je suis devenu vendeur en kiosque, c'est pour ça. J'ai un appartement au Châtelet et je veux y faire vivre ma famille confortablement. Je vends ce qu'on me demande pour rapporter mon salaire. Je vendrais autant *l'Humanité* si cela se vendait autant. Le kiosque est avant tout le reflet d'une clientèle (Au même moment un homme déjà mûr d'allure chétive achète *Cinésex*)*...*
123:300
-- Et les enfants qui passent devant votre kiosque ?
-- Il ne faut pas être bloqué comme cela ! Vous me faites penser aux frères des écoles chrétiennes chez qui j'ai été élevé. Vous savez, je suis marié, père de trois enfants et je me promène à poil chez moi. Où est le mal ? Qu'est-ce que vous trouvez de gênant dans ces photos ? Si vous voulez tout savoir, je suis naturiste ! Mes vacances je les passe, avec ma famille, dans des camps de nudisme...
*Boulevard Saint-Michel*
*A l'affiche du kiosque, la couverture de* « *Photo* »*. Un vendeur au moins quinquagénaire, entouré de revues érotiques, me répond.*
*-- *Bonjour ! Je fais une enquête pour la revue ITINÉRAIRES. Vous vendez beaucoup de porno ?
-- ITINÉRAIRES donne maintenant dans la porno !?
-- Non, mais ça le ferait peut-être mieux vendre ! Combien en vendez-vous ?
-- ITINÉRAIRES, j'en prends un, j'en rends un. La porno y a que ça qui marche ! (La revue est enterrée au fond du kiosque au milieu de quelques autres : REVUE UNIVERSELLE, ESPRIT...)
-- Vous trouvez cela normal ?
-- Pourquoi pas si ça fait recette.
-- Et ça ne vous dérange pas de vendre ce genre de marchandise ?
-- Je vendrais aussi bien LE PÈLERIN, ITINÉRAIRES, L'HUMANITÉ, LE POINT, LE FIGARO, LIBÉRATION...
-- Vous-même, êtes-vous catholique ?
-- Oui mais il y a longtemps... Mais vous savez il y a des curés qui achètent de la porno. Regardez ce cardinal qui est mort rue Saint-Denis !
-- Mais vous ?
124:300
-- Moi je ne le ferais pas. Mais si d'autres ont envie de nudisme, pourquoi pas ?
-- Et les enfants qui passent devant ces photos provocantes ? (*Je lui en montre, en évidence à la devanture.*)
*-- *Les rues en sont pleines. Voyez les affiches. Piscine Deligny, il n'y a que des seins nus. Et l'été sur les plages ! Les parents achètent eux-mêmes LUI devant les gosses...
-- Ce n'est pas parce que ça se répand que c'est bon moralement.
-- Quel est le danger ? Maintenant les jeunes ont tout pour se préserver des « accidents ». Autrefois, on se cachait. C'était peut-être moins moral. C'est mieux ainsi...
*Rue de Rennes*
*-- *Vous vendez ITINÉRAIRES ?
-- Non... plus maintenant. Je l'ai vendu autrefois mais c'était trop cher : les gens ne l'achetaient pas.
-- Je peux quand même vous poser quelques questions je fais une enquête pour cette revue...
-- Moi je veux bien. Vous savez, c'est surtout mon mari qui s'occupe de ces questions-là. Mais enfin, si c'est d'ordre général.
-- C'est sur la pornographie.
-- Il y en a beaucoup trop...
-- J'ai remarqué qu'il n'y en avait pas beaucoup en devanture. C'est exprès ?
-- Oui, je les mets là (*à l'intérieur*)*.* Je ne refuse pas de les vendre mais je suis loin de les vendre toutes.
-- Vous êtes catholique ?
-- Oui... mais vous savez je ne suis pas contre le fait qu'il y ait ces revues. Je trouve simplement qu'il y en a de trop.
125:300
-- Vous êtes obligée de les vendre ?
-- Oui bien sûr, puisque c'est distribué par les NMPP. Elles ne sont pas interdites du reste.
-- Pour vous, où commence le porno ? A LUI, ? A PENTHOUSE ?
-- Non, quand même pas ! Ce n'est pas méchant ça, regardez (*elle me montre des couvertures assez osées*)*.*
*-- *Vous ne pensez pas que c'est agressif pour des enfants qui passent dans la rue ? Vous avez des enfants ?
-- Non. Mais vous savez ils en savent plus que nous maintenant. Même les petits. Ils nous en apprennent !
-- Vous trouvez cette évolution normale ? -- C'est comme cela...
*Place Saint Sulpice*
*--* Vous avez la revue ITINÉRAIRES ?
-- Non. (*La vendeuse sert d'autres clients.*)
*-- *Je fais une enquête pour cette revue sur la pornographie dans les kiosques.
-- Sur quoi ?
-- La pornographie.
-- Dans ce quartier : zéro !
-- C'est-à-dire ?
-- Ce n'est pas la clientèle et du reste cela ne m'intéresse pas. (*Elle veut sans doute parler du* « *porno* » *au sens* « *technique* » *du terme car il y a pourtant des revues* « *érotiques* » *sur son étalage.*)
*-- *Pour quelle raison ?
-- Ce sont des emmerdeurs.
126:300
-- Vous faites la différence entre pornographie et érotisme ? (*La vendeuse qui ne veut manifestement pas répondre :*)
*--* J'ai du travail, je m'excuse...
*Rue Ordener*
*--* Bonjour Monsieur (*un jeune d'une trentaine d'années*)*.* Avez-vous ITINÉRAIRES ?
-- Non.
-- Je fais une enquête pour cette revue sur la pornographie : qu'est-ce que vous en pensez ?
-- Du moment que ça se vend.
-- Et vous personnellement ?
-- Ça ne me dérange pas.
-- Et l'agression que cela suppose vis à vis des enfants ?
-- (*Éclat de rire*) Ils nous en apprennent les enfants ! Si vous les entendiez à la sortie de l'école raconter les blagues de Coluche.
-- Vous trouvez cela normal ?
-- La porno, cela fait partie maintenant des mœurs. Regardez même dans FRANCE-SOIR (*il me le montre*)*.* Chaque jour vous avez une bonne femme à poil. Cela fait vendre.
*Porte de Clignancourt*
*-- *Bonjour Madame, auriez-vous la revue ITINÉRAIRES ?
-- Ça parle de quoi ?
-- Une revue culturelle catholique.
127:300
-- Non je ne l'ai pas (*après avoir cherché parmi des revues illustrées*)*.*
*-- *Je fais une enquête sur la pornographie dans les kiosques : qu'est-ce que vous en pensez ?
-- Du moment que ça se vend !
-- Vous n'êtes pas contre ?
-- Ce qui m'ennuie, ce sont les « voyeurs » -- je les appelle ainsi -- car ils me dérangent souvent pour regarder des revues qu'ils n'achètent pas car c'est trop cher (*de l'ordre de 20 à 25 francs*)*.* C'est pénible car j'ai autre chose à faire.
-- Vous ne cachez pas les revues ou les affiches trop suggestives ?
-- Non, je ne fais pas de sélection. De toute façon les panneaux sont loués vous savez et les affiches ne dépendent pas de nous.
-- Et les enfants qui passent dans la rue ?
-- Ils ne s'y intéressent pas tellement. Au début ils regardaient des revues comme Lui en rigolant. Mais maintenant il y en a tant.
-- Vous êtes catholique ?
-- Oui.
-- Vous avez des enfants ?
-- Oui, mais ils sont grands...
*Place de l'Odéon*
*-- *Bonjour ! Vous vendez la revue ITINÉRAIRES ?
-- Je n'ai pas ça.
-- Je fais une enquête pour cette revue. Je peux vous poser des questions ?
-- Pas le temps...
128:300
*Rue de Sèvres*
(*à l'affiche :* « *Play* Boy »)
Bonjour Madame. Est-ce que vous vendez ITINÉRAIRES ?
-- Non, je ne l'ai pas.
-- Je fais une enquête pour cette revue sur la pornographie. Je peux vous poser quelques questions ?
-- Cela dépend, parce que c'est pas mon fort !
-- Qu'est-ce que vous pensez de son invasion dans les kiosques ?
-- Je suis contre à 100 %. On voit ça de plus en plus. Partout. A la télé, les films, les journaux. On en est saturé. On en a assez, ras-le-bol....
-- Vous êtes contre pour des motifs religieux ?
-- Non, absolument pas.
-- Pourquoi alors ?
-- Parce que je suis contre le voyeurisme : c'est répugnant et contre nature.
-- Ce n'est pas l'avis de tous les vendeurs de kiosque.
-- Oui, je le sais bien. Certains les affichent volontiers. A Saint-Germain par exemple. Mais moi je préfère les cacher.
-- Si vous êtes contre, pourquoi les vendez-vous ?
-- Je suis obligée parce que ces revues me sont données par les NMPP. Mais voyez, j'en ai un stock derrière, d'invendus. Cela ne dépendrait que de moi...
-- Les personnes qui vous demandent ce genre de littérature sont-elles jeunes ?
-- Non, elles demandent plutôt des illustrés. Mais vous savez, ici la porno, ce n'est pas tellement le quartier.
-- Où commence la porno ? A LUI par exemple ?
129:300
-- Oh, non ! Ce sont des revues tout à fait normales, ça : NEW-LOOK, PLAY BOY, PENTHOUSE, LUI, ce sont des revues bien...
*Place Victor Hugo*
*-- *Bonjour Madame. Avez-vous ITINÉRAIRES S'il vous plaît ?
-- Oui -- elle m'en montre un à côté de revues (REVUE UNIVERSELLE, ESPRIT...) et de livres gastronomiques (VINS DE FRANCE, GAULT ET MILLAU...)
-- Vous en vendez combien ?
-- Un au minimum et souvent au maximum.
-- Cela ne vous dérange pas de vendre de la littérature pornographique ?
-- Je ne veux pas en vendre !
-- J'en vois pourtant !
-- Moins qu'ailleurs. C'est parce que je suis obligée. C'est la distribution Hachette. Mais je les dissimule.
(*La devanture du kiosque est en effet beaucoup moins* « *érotique* » *que dans d'autres kiosques : cela m'a frappé en arrivant. Les revues cochonnes sont à l'intérieur.*)
*-- *Pourquoi ?
-- Je ne peux pas encadrer les voyeurs. C'est viscéral. Qu'ils aillent à Pigalle s'ils veulent observer. Je ne refuse pas de leur vendre certains journaux mais qu'ils ne se rincent pas l'œil devant moi. C'est dégoûtant.
-- Il y a des enfants qui s'y intéressent ?
-- Oui, malheureusement : à 13 ans ils en savent plus que vous !
-- C'est pour eux aussi que vous cachez la porno ?
-- Oui.
-- Vous êtes catholique ?
-- Non.
-- Vous avez des enfants ?
-- Oui, et même des petits-enfants...
130:300
*A Neuilly Place du Général*
*-- *Bonjour Madame, ITINÉRAIRES, s'il vous plaît.
-- ITINÉRAIRES ? Je ne l'ai pas.
-- Vous ne le vendez pas ?
-- Non : ce n'est pas distribué... Ah si ! J'en ai un tous les mois. C'est toujours la même personne qui le prend. Sinon on ne me le demande pas.
-- Je fais une enquête pour cette revue sur la pornographie...
-- Ça se vend.
-- Mais qu'est-ce que vous en pensez en tant que vendeuse de kiosque ?
-- Je n'ai pas d'opinion.
-- Vous n'êtes ni pour, ni contre ?
-- Du moment que ça se vend.
-- Vous ne pensez pas que la profusion d'une telle littérature et son affichage peut être malsain pour la société, notamment pour les enfants ?
*--* (*Signe négatif*) De toute façon on ne l'affiche pas.
-- Vous avez des enfants ?
-- Oui, et même des petits-enfants.
-- Vous êtes catholique ?
-- Oui.
-- Merci beaucoup. Au revoir Madame...
(Propos recueillis\
par Rémi Fontaine.)
131:300
## La politique
Revendication n° 3
### Suppression des subventions à la CGT
par Yves Daoudal
« *Comment pouvez-vous prétendre ne pas être des extrémistes, lorsque dans vos revendications* *figure la suppression des subventions à la CGT ? Ainsi au nom d'un anticommunisme primaire et fanatique vous établissez une discrimination parmi les organisations syndicales. La liberté ne se divise pas. En voulant porter atteinte aux libertés syndicales, vous montrez bien que vous êtes des extrémistes de droite. Et à ce point aveuglés par votre anticommunisme viscéral que vous faites une fixation sur la CGT sans même voir que la CFDT, par exemple, est également un syndicat révolutionnaire et marxiste. C'est bien la preuve que vous êtes incapables d'élaborer une doctrine un tant soit peu cohérente.* »
132:300
Face à de tels propos -- qui résument les réactions de la classe politique libéralo-socialiste à la troisième revendication d'ITINÉRAIRES -- que pouvons-nous répondre ?
Nous répondons que ceux qui les tiennent ne savent rien, ou ne veulent rien savoir, de l'histoire sociale et des réalités syndicales. Et que ceux d'entre eux qui ont été des acteurs de cette histoire sociale font la preuve de leur mauvaise foi.
\*\*\*
Entre 1948 et 1966 la CGT ne reçut aucune subvention gouvernementale, fut écartée des négociations entre les partenaires sociaux, ne fut représentée ni dans les conseils d'administration de la SNCF. et des Charbonnages de France, ni dans les organismes du marché commun, ni à l'Organisation internationale du travail.
Les gouvernements si différents qui se sont succédé entre 1948 et 1966 étaient-ils donc tous et chacun d'entre eux des gouvernements d' « extrême droite » ? Ceux qui voient la suppression des subventions à la CGT comme une revendication d' « extrême droite » n'ont le choix qu'entre l'absurde, s'ils répondent oui, et l'incohérence, s'ils répondent non.
L'unique moyen d'échapper à ce dilemme, c'est d'objecter que la situation n'est plus la même. Vaine tentative. Si la CGT fut mise à l'écart du débat social entre 1948 et 1966, c'est en raison de sa dépendance du parti communiste. Or le fonctionnement de la CGT n'a pas varié d'un pouce depuis lors, et l'on voit même aujourd'hui de vieux compagnons de route, appartenant à la CFDT ou au parti socialiste, dénoncer cette dépendance. Par conséquent l'objection tombe d'elle-même.
133:300
Aux historiens d'apprécier les raisons pour lesquelles le général De Gaulle donna l'ordre à son premier ministre Georges Pompidou et à son ministre du travail de rétablir les subventions à la CGT (qui ne se montèrent d'ailleurs qu'à 10 % de ce que recevaient la CFDT et FO, avant que les « événements » de mai 1968 et les négociations qui s'ensuivirent ne rétablissent la CGT dans toutes ses prérogatives d'organisation syndicale représentative). Ce qui est certain, c'est que ces raisons ne concernent nullement un quelconque changement d'attitude ou de fonctionnement de la CGT. Et si nous réclamons la suppression des subventions qui lui sont allouées, c'est pour la même raison qui les lui fit refuser jusqu'en 1966 : la CGT est une courroie de transmission du parti communiste, et dans cette mesure-là, -- qui commande toute son action, -- elle n'est pas un syndicat.
\*\*\*
Il convient de préciser que lorsque nous parlons de *courroie de transmission* nous n'employons pas un langage polémique, mais le langage technique de la doctrine léniniste. Rappelons que pour Lénine les ouvriers ne peuvent pas être spontanément révolutionnaires. Il doit donc y avoir une organisation de « révolutionnaires professionnels », ce sera le parti communiste. Cette organisation doit pouvoir rester à l'abri de toute contamination de l'esprit bourgeois et notamment de l'esprit syndical qui par nature est réformiste. Néanmoins il faudra bien un lien entre le parti de l'élite révolutionnaire et les masses populaires, pour entraîner celles-ci à la révolution. Et c'est pourquoi il faut des *organisations de masse,* ou *courroies de transmission,* la première de ces courroies de transmission étant le syndicat ouvrier.
134:300
Il devient de plus en plus fréquent, dans des milieux très divers, de qualifier la CGT de « courroie de transmission du parti communiste ». Mais il semble qu'on se serve de cette expression comme d'une étiquette péjorative sans jamais préciser ce qu'elle recouvre. Chacun voit que le secrétaire général de la CGT est un membre du bureau politique du parti communiste, mais en quoi cela serait-il suffisant pour faire d'une si importante organisation syndicale une courroie de transmission du parti ? On connaît du reste l'objection : regardez le bureau confédéral de la CGT, il comporte dix-huit membres, neuf sont communistes (dont le secrétaire général), mais neuf ne le sont pas. Les communistes ne sont même pas majoritaires à la direction du syndicat...
Évidemment cette façade du bureau confédéral ne peut tromper l'observateur qui cherche à voir les choses de plus près. D'une part, plusieurs des neuf membres « non communistes » du bureau confédéral seraient bien en peine d'expliquer *en quoi* ils ne sont pas communistes. De plus ils sont entourés de « collaborateurs techniques » tous communistes. Ils sont « coincés » par en haut et par en bas. Par en bas, parce que tous les secrétaires généraux de fédération sont communistes, et parce que la commission exécutive nationale est à 78 % composée de membres du parti. Par en haut, parce que le secrétaire général de la CGT est un membre du bureau politique du PC, et surtout que la fonction qu'il a reçue du bureau politique du PC est précisément de diriger la CGT. Il est assisté par un autre membre du bureau politique, actuellement Louis Viannet (du temps de Séguy, c'était Krasucki), qui joue le rôle de n° 1 bis. En effet, le secrétaire général, de par ses fonctions syndicales, peut être amené malgré lui à dévier de son rôle de dirigeant communiste. Il a donc près de lui un autre membre de la haute hiérarchie du parti qui lui sert de « témoin », voire de « garde-fou ». La chronique fut défrayée il y a quelques mois par de prétendues remontrances du bureau politique à Krasucki et un prétendu différent entre Krasucki et Viannet. Il s'agissait tout simplement d'un exemple du fonctionnement « normal » de la CGT.
135:300
Ce qui se passa le 13 décembre 1981, jour de la proclamation de l' « état de guerre » en Pologne, est significatif à la fois de la subordination de la CGT au PC et du statut réel des membres « non-communistes » de bureau confédéral. Au soir du 13 décembre, les journalistes qui attendaient au siège du syndicat la position officielle de la CGT sur les événements de Pologne virent arriver... non pas Séguy, non pas Krasucki, mais un secrétaire confédéral non communiste. Séguy et Krasucki se trouvaient à la réunion du bureau politique du PC réuni pour le même motif, et ils avaient téléphoné au siège de la CGT la position... du syndicat. Laquelle se trouvait être évidemment celle du parti, et était retransmise par un « non communiste », ainsi « mouillé » pour toujours.
\*\*\*
Ces faits sont très loin d'épuiser ce que l'on entend par *courroie de transmission.* Il ne suffit pas de diriger une organisation, encore faut-il la tenir et empêcher toute évolution, toute contestation, susceptible de venir de la base. Car de fait les communistes sont largement minoritaires au sein de la CGT, ce qui est conforme à son caractère d'*organisation de masse*.
C'est ici qu'apparaissent les méthodes du « centralisme démocratique ». La technique du noyautage, définie par Lénine, permet aux communistes minoritaires de s'assurer le contrôle des syndicats locaux, parce qu'ils sont les militants les plus déterminés, parce qu'ils sont plus assidus aux réunions, parce qu'ils sont entraînés aux débats et connaissent les techniques de manipulation (ridiculiser un opposant en montrant qu'il est seul de son espèce, ou qu'il fait le malin en voulant faire croire qu'il en sait plus que les autres, etc.).
136:300
L'exemple type du fonctionnement du « centralisme démocratique » à la CGT apparaît dans la préparation des congrès. A la CGT le partage des mandats n'existe pas. Dans les autres confédérations, le délégué au congrès émet un vote diversifié sur les textes proposés, en fonction des prises de position exprimées à l'intérieur de son syndicat. A la CGT ne compte que la position majoritaire de chaque syndicat, c'est-à-dire... celle de la direction. Il pourrait y avoir, à la base, près de 50 % d'opposants, ils n'auraient jamais une seule voix au congrès. (Si par hasard un syndicat devenait majoritairement contestataire, on utiliserait un autre volet de la panoplie du « centralisme démocratique ». Ce n'est pas ici le lieu d'en parler en détail. Il suffit de savoir que tout est prévu.)
De plus les délégués des syndicats de base sont en fait désignés par l'appareil (communiste) de la fédération à laquelle ils appartiennent. Le prétexté est simple : il y a officiellement 18000 syndicats CGT, et il est impossible de mener les débats d'un congrès de 18000 militants. Dans les autres centrales syndicales, les syndicats se débrouillent entre eux. A la CGT, c'est l'appareil (communiste) de la fédération qui désigne les délégués, et son choix est « ratifié » (*sic*) par les syndiqués. Et il faut aller encore plus loin. Les fédérations elles-mêmes reçoivent de la direction confédérale (c'est-à-dire en fait du bureau politique du parti communiste) une grille indiquant quelle doit être la composition de la délégation pour leur branche : tant de jeunes, tant de femmes, tant d'immigrés, tant de cadres... Finalement la composition du congrès est celle qui a été déterminée... par le parti communiste.
\*\*\*
137:300
A quoi sert toute cette belle mécanique ? A faire ce que doit faire toute courroie de transmission du parti communiste : pénétrer les « masses », étendre s'on emprise sur le pays, mettre en place des points d'appui pour la révolution. A être une couverture syndicale pour les apparatchiks communistes.
Après les élections européennes, Jean-Baptiste Doumeng commenta ainsi le recul communiste : « *Que vaut-il mieux : avoir 18 %, ou être maître de la SNCF., de l'électricité et des ports ?* » C'était là du léninisme à l'état... brut. 18 %, c'est le score du PARTI COMMUNISTE. La maîtrise de la SNCF., de l'EDF et des Postes, c'est l'affaire de la CGT. Ce qui est le plus important pour le parti communiste est la mainmise sur certains secteurs grâce à sa courroie de transmission, et non son score aux élections. Il n'y a là rien qui ressemble de près ou de loin à de l'action syndicale.
\*\*\*
*Voilà donc, brièvement exposées, les raisons pour lesquelles nous réclamons la suppression des subventions à la CGT. Ce sont des raisons précises, étayées par des faits. Il ne s'agit nullement d'une réaction passionnelle et primaire, mais de la conséquence logique et normale d'une analyse objective*.
Ces raisons, ces faits, cette analyse, suffisent pour comprendre pourquoi nous faisons une distinction entre d'une part la CGT et d'autre part la CFDT ou toute autre organisation syndicale. Quoi qu'on pense des théories et de la pratique de la CFDT, elles n'ont rien à voir, fondamentalement, avec celles de la CGT. Une seule centrale syndicale fonctionne selon les règles léninistes, une seule est techniquement une machine de guerre au service exclusif de l'esclavage communiste, c'est la CGT.
138:300
C'est pourquoi il est déplorable de voir des hommes politiques vouer aux gémonies la CGT et la CFDT dans un même élan oratoire, et un club d'opposition proche du Front national (les Comités d'action républicaine) lancer une grande campagne contre « les syndicats marxistes (CGT, CFDT, FEN et autres) » sans faire la moindre distinction.
C'est d'autant plus déplorable à un moment où la CFDT, qui n'a jamais fonctionné selon les principes léninistes et n'a jamais été une courroie de transmission d'un parti politique, se démarque de la CGT au point que l'on sait. Certainement la CFDT est un syndicat de gauche, et même d'extrême gauche sur certains plans. Est-elle marxiste et révolutionnaire ? Sans doute est-elle « révolutionnaire » dans ses projets à long terme, sans doute est-elle marquée par l'analyse marxiste. Mais lorsqu'on entend ses dirigeants parler de la grève comme d'un moyen archaïque, définir l'entreprise comme un lieu de « coopération conflictuelle », et remiser la « lutte de classe » au musée idéologique, on se dit qu'il y a décidément de grandes lacunes dans l'information de ces bonnes âmes qui voudraient nous engager au combat contre « les syndicats marxistes ».
En définitive, c'est faire le jeu de la CGT que de l'intégrer à une nébuleuse « marxiste » qui trouvera tous les « démocrates » pour la défendre, au nom de la défense des libertés syndicales. En ce qui nous concerne, il doit être clair que nous ne nous en prenons en aucune manière aux libertés syndicales, mais que nous les défendons au contraire en clarifiant le débat et en refusant le titre de « syndicat » à une organisation qui n'en est pas un.
\*\*\*
139:300
*Mais ces subventions à la CGT ne sont-elles pas un prétexte ?* objectera l'éternel naïf. *Ces subventions ont-elles une importance réelle dans le fonctionnement de la CGT ?*
Nous ne pouvons ici donner que quelques éléments chiffrés. Mais ils suffiront pour répondre à l'objection.
Les subventions auxquelles on pense d'abord sont celles versées par le ministère du travail au titre de la « formation économique et sociale des travailleurs appelés à exercer des responsabilités syndicales et actions d'études et de recherches syndicales », comme dit le code du travail. La CGT a reçu à ce titre plus de 7,5 millions de francs en 1985 (presque le double de ce qu'elle recevait il y a cinq ans).
Depuis la réforme des prud'hommes (1982), les organisations syndicales bénéficient de subventions pour la formation de leurs conseillers, soit 5,8 millions de francs par an pour la CGT, plus le remboursement des frais de campagne électorale, plus une partie notable des 8 millions de subvention supplémentaire aux syndicats, ajoutés depuis 1982.
Le ministère du travail verse en outre une subvention au titre de la formation des responsables syndicaux aux nouvelles technologies : 1,1 million de francs pour la CGT.
Le ministère du travail est désormais également celui de la formation professionnelle. Pour la formation économique des militants, il a versé 2,6 millions de francs à la CGT en 1985 (deux fois plus qu'en 1980-1981). Pour l'information sur la formation continue et sur l'emploi, 5,4 millions de francs en 1985 (deux fois plus qu'en 1981).
140:300
Le ministère de l'agriculture verse également des subventions. La CGT a ainsi perçu 570.000 F en 1982. Les syndicats reçoivent encore des subventions par l'intermédiaire de l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES). La CGT perçoit ainsi 2 millions de francs par an.
Les membres du Conseil économique et social perçoivent une indemnité ; celle des membres cégétistes est reversée au budget confédéral de la centrale : 2 millions de francs en 1983.
Pour des raisons ponctuelles, la CGT reçoit encore d'autres subventions gouvernementales. Il convient d'y ajouter les subventions versées par la sécurité sociale : 3,5 millions de francs par la Caisse nationale d'Assurance maladies ; 5,8 millions par les caisses régionales. Et les subventions de l'UNEDIC, des caisses de retraite, du fonds d'assurance formation, des organismes du 1 % logement... Ces subventions ne sont pas gouvernementales, mais il va de soi qu'elles seraient supprimées si la CGT n'était plus considérée comme « représentative » et si l'on voulait en tirer les conséquences.
Qu'on fasse une rapide addition : on aboutit facilement à 40 millions de francs. La CGT prétendait recueillir 25,8 millions de francs de cotisations en 1983. Même si on prenait ce dernier chiffre (évidemment gonflé) au sérieux, il resterait que *les subventions reçues par la CGT au titre de la* «* représentativité *» *sont plus importantes que le produit des cotisations*. Ces chiffres montrent d'ailleurs non seulement que les subventions à la CGT n'ont rien de « symbolique », mais aussi qu'elles atteignent un niveau (proportionnellement comparable pour les autres syndicats « représentatifs ») proprement aberrant, et fait quasiment des syndicats représentatifs des organismes d'État.
141:300
Et il ne s'agit là que des subventions nationales. Or les subventions des collectivités locales peuvent dépasser en volume les subventions de l'État. De ce fait les cotisations sont réellement une petite partie des ressources de la CGT. Ces subventions régionales, départementales, municipales, sont tellement importantes que la CGT a publié une brochure intitulée : *Conquérir les subventions, pourquoi ? comment ?* (Signalons en passant que la ville de Paris, dont on sait qui est le maire, a alloué 6 millions de francs de subventions à la CGT en 1984, contre par exemple 3,5 millions à FO.)
\*\*\*
Si la question de la « représentativité syndicale » était clairement définie, la CGT ne pourrait pas bénéficier du plus grand nombre de ces subventions. C'est pourquoi la question des subventions à la CGT débouche sur celle de la « représentativité syndicale ».
Les critères de « représentativité » ont été fixés à la Libération par des ministres communistes. Ils n'ont jamais été conformes au développement d'un syndicalisme sain et le sont moins que jamais, comme il est trop facile de le constater. A l'évidence, la représentativité d'une centrale syndicale se mesure par les résultats qu'elle obtient aux élections professionnelles, et non pas par son degré d'*ancienneté* ou son *attitude pendant la seconde guerre mondiale,* deux critères qui avaient pour seul but de verrouiller le monopole que l'on connaît depuis quarante ans.
Quant au critère d'*indépendances* il est crucial. Mais il demanderait à être précisé, notamment vis-à-vis des partis politiques. Il est clair qu'une centrale syndicale contrôlée par un parti politique n'est pas indépendante et n'est même pas un syndicat, c'est-à-dire une libre union de salariés défendant leurs intérêts professionnels. C'est pourquoi le critère d'indépendance n'est pas à proprement parler un critère de représentativité. Il est antérieur à la question de la représentativité. Il détermine si l'on a affaire à un syndicat ou non. Si l'on pose les questions correctement, celle de la représentativité de la CGT ne peut même pas se poser.
142:300
Pour évaluer la représentativité réelle des centrales syndicales dignes de ce nom, il faut évidemment abolir le monopole de candidature aux élections professionnelles détenu par les centrales dites aujourd'hui « représentatives ». (Il faut savoir qu'actuellement un syndicat officiellement « représentatif » sur le plan national mais ne représentant qu'une infime minorité de salariés d'une entreprise peut présenter des candidats au premier tour, mais pas le syndicat « non représentatif » éventuellement majoritaire...) Du reste ce monopole est une double atteinte à la constitution (droit d'expression, égalité des citoyens devant la loi). Mais les politiciens de l'opposition libérale ont un discours très flou sur ce sujet, parce que, comme l'a dit une fois clairement Chirac poussé dans ses retranchements, « les organisations responsables représentatives des modérés, comme FO, la CFTC ou la CGC, font de la mise en cause de ce monopole un *casus belli* »*.*
Le rétablissement d'une réelle représentativité syndicale exige en outre que les délégués syndicaux des entreprises soient élus par les membres de leur syndicat d'entreprise, et non désignés par l'appareil, comme c'est le cas actuellement.
Les hommes politiques et les organisations patronales se désolent de voir les progrès de la « désyndicalisation ». De fait les syndicats « représentatifs » ne représentent guère que 15 % des salariés, et de vrais syndicats forts sont nécessaires à une vie sociale et économique harmonieuse. Il existe une solution simple pour résoudre ce problème, mais nous ne la présentons qu'à titre facultatif, car elle aurait sans doute besoin d'être étudiée et expérimentée avant de devenir définitive : c'est de réserver le bénéfice des accords entre les partenaires sociaux aux seuls adhérents des organisations signataires.
143:300
Les salariés ayant dès lors tout intérêt à se syndiquer, c'est-à-dire à cotiser à l'organisation de leur choix, la question des subventions aux syndicats prendrait un tout autre aspect. Il n'est pas en soi aberrant que l'État et les collectivités locales versent des subventions aux syndicats, mais ce ne peut être que de façon subsidiaire. Un syndicat étant une libre association de personnes défendant leurs intérêts professionnels, il serait normal qu'il vive dans toute la mesure du possible des seules cotisations versées par ses adhérents.
On peut codifier toutes ces considérations en un projet de loi dont on trouvera ci-après une rédaction possible.
Yves Daoudal.
144:300
### Proposition de loi sur la représentativité syndicale
ARTICLE PREMIER. -- Un syndicat est une libre association de personnes ayant pour but la défense des intérêts professionnels de ses adhérents. Le bénéfice de la représentativité syndicale ne peut être octroyé qu'à des organisations légalement constituées et répondant à cette définition, c'est-à-dire indépendantes du patronat, des puissances d'argent, des partis politiques.
ARTICLE 2. -- Le seul critère de représentativité nationale des centrales syndicales est le nombre de voix qu'elles obtiennent aux élections professionnelles. Toute centrale syndicale répondant à la définition de l'article premier est représentative sur le plan national lorsqu'elle obtient plus de 3 % des voix dans l'ensemble des élections professionnelles.
145:300
ARTICLE 3. -- Dans les entreprises, un syndicat est représentatif lorsqu'il obtient un minimum de 5 % des suffrages.
ARTICLE 4. -- Tout salarié membre d'un syndicat légalement constitué peut être candidat dès le premier tour des élections professionnelles, que ce syndicat soit représentatif ou non au plan national, pourvu qu'il ait au moins six mois d'ancienneté dans l'entreprise.
ARTICLE 5. -- Les délégués syndicaux de l'entreprise sont élus par les adhérents des syndicats.
\[ARTICLE 6. -- Le bénéfice des accords d'entreprise, de branche, ou nationaux conclus entre les partenaires sociaux est réservé aux seuls adhérents des syndicats signataires de ces accords.\] ([^2])
ARTICLE 7. -- Toutes les dispositions du Code du travail contraires à cette loi sont annulées.
146:300
Revendication n° 5
### Séparation de l'école et de l'État
*Institution du coupon scolaire*
par Rémi Fontaine
#### Sur le principe
En tant qu'il professe que l'école ne doit suivre ni enseigner aucun dogme ni aucune religion sous couvert de neutralité, le laïcisme nous trompe en imposant au moins le subjectivisme qui est comme la religion de l'homme.
Le refus d'une métaphysique est encore une métaphysique. Le refus d'un choix est encore un choix. L'enfant qu'on élève dans l'indifférence, on le prépare à l'impiété.
Certes, le laïcisme républicain n'interdit pas de croire au droit naturel et chrétien mais à la condition d'y croire seulement comme à une opinion subjective, aussi fantaisiste et aussi respectable que les opinions différentes ou contraires. (Si la vérité de la foi n'est plus qu'une opinion, comment avoir foi en la vérité ?)
147:300
Son « pluralisme » est dogmatique. Il a pour nom l'égalitarisme : la pluralité systématique et obligatoire en matière de dogmes et donc leur négation théorique et leur démolition pratique. Quand tout se vaut, rien ne vaut.
Rien ou plutôt si : l'arbitraire et le seul arbitraire. Quand le droit ne vient pas de Dieu, il ne peut venir que de l'homme soit de l'anarchie individualiste, où chacun suit sa propre loi, soit de la prétendue « volonté générale » depuis le jour révolutionnaire où quelques-uns décidèrent que cette « volonté » (exprimée par la majorité des suffrages) fonderait désormais la légitimité morale et politique. C'est alors le péché d'Adam conjugué au pluriel : -- *Vous serez comme un dieu.*
Qu'il choisisse le culte de l'homme ou le culte de Dieu, l'État demeure toujours confessionnel. On ne peut jamais, en réalité, totalement séparer le spirituel du temporel. On peut seulement les distinguer. Les distinguer pour les unir.
Cette distinction, rappelle Jean Madiran, a été apportée au monde par le christianisme : rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. C'est la « *saine laïcité de l'État* »*,* au sens où l'entend l'Église (et où le rappelle Pie XII dans son allocution du 23 mars 1958). L'Antiquité ne la connaissait pas. L'Islam l'ignore. La démocratie moderne et son laïcisme l'abolit.
Cette dernière qui prétend séparer les deux ordres les confond au vrai en une théocratie nouvelle qui aboutit à soumettre le spirituel au temporel conformément à sa philosophie de l'histoire et à son existentialisme intrinsèques.
Soumettre le spirituel au temporel, c'est le propre du totalitarisme. « *Il faut rendre à César ce qui est à César... et tout est à César* », selon le mot révélateur de Clemenceau.
La distinction du temporel et du spirituel est au contraire la véritable garantie des libertés fondamentales. C'est au fond notre revendication en matière scolaire. Car si la séparation du spirituel et du temporel est impossible, la séparation de l'école et de l'État est souhaitable pour assurer cette distinction, condition de la liberté scolaire et de la saine et légitime laïcité.
148:300
« *L'État,* disions-nous dans notre enquête sur la séparation de l'école et de l'État (ITINÉRAIRES de novembre 1983), *n'a pas plus la fonction d'enseigner et d'éduquer qu'il n'a celle de régenter la religion ou de diriger les journaux.*
« *Il doit assurément conserver la haute main sur les grandes écoles par lesquelles il forme l'élite de ses fonctionnaires écoles militaires, écoles d'administration, etc. Mais uniquement sur celles-là. Les autres écoles sont le lieu où se distribue non seulement un savoir matériel, mais aussi une formation de l'esprit, un apprentissage moral, une culture intellectuelle, une instruction religieuse, toutes choses qui portent nécessairement la marque de la diversité des familles spirituelles composant aujourd'hui la France* *: familles auxquelles revient naturellement -- et qui seules peuvent assurer -- cette éducation de l'âme que l'État n'a pas à donner, et qu'il ne peut que paralyser, saccager ou tyranniquement annexer.* »
Nous ne réclamons rien d'autre que l'autonomie du spirituel à l'égard de la puissance temporelle. La République qui a voulu la *séparation de l'Église et de l'État* et proclamé plus récemment la *séparation de l'audiovisuel et de l'État* n'est plus en posture logique de s'opposer maintenant à la *séparation de l'école et de l'État* si cette troisième séparation lui est réclamée avec une insistance suffisamment convaincante.
Nous ne refusons pas aujourd'hui au clan laïciste le fait de tenir école s'il le veut. Nous lui contestons le droit de s'imposer par puissance d'État. Car si la (légitime) laïcité est une prévention contre ce qu'on a nommé le cléricalisme, elle est aussi une défense de la religion contre ce qu'on appelle l'étatisme.
En répétant que c'est aux parents d'abord qu'il revient de choisir pour leurs enfants le milieu spirituel de leur éducation et donc l'école correspondante, nous ne posons nullement un lien de possession, une sorte de droit absolu de propriété. Nous affirmons seulement un lien d'affection pour un être encore incertain, influençable et vulnérable comme l'enfant, la liberté consiste à n'être déterminée que par ceux qui l'aiment. Puisqu'il faut de toute façon choisir pour lui, nous préférons évidemment que la paternité spirituelle relève en premier lieu de la paternité naturelle ; non de l'État qui n'est ni compétent ni désintéressé.
149:300
Dès qu'il ouvre sous son enseigne une école gratuite et laïque, non seulement l'État cesse d'être laïque puisqu'il professe l'irréligion laïciste et empiète donc sur le spirituel mais, en outre, il pratique, comme le souligne l'universitaire Jean Rolin, cette méthode malhonnête d'accaparement qu'on appelle en affaires le *dumping.* « Par cette concurrence déloyale, écrit Rolin dans *Les Libertés universitaires* (1947), il défavorise les familles qui ne veulent pas de sa marchandise, il abolit pratiquement la liberté du choix de l'école, il crée des privilèges contraires à l'égalité des citoyens, et il assure hypocritement par des largesses financières son emprise sur les âmes. »
L' « Éducation nationale » est un abus de pouvoir, un moyen détourné de la domination politique des consciences. Autrement dit, ce n'est pas l'école libre qui menace la laïcité : c'est l'école laïque ! Ce n'est pas l'existence de l'enseignement privé qu'il faut discuter, c'est celle de l'enseignement de l'État. *Le corps constitué de l'enseignement public est invité au même titre que celui de l'enseignement privé à étudier notre revendication qui tend à libérer l'un et l'autre de la tutelle du maître étatique.* C'est toute la liberté de l'enseignement qui se trouve atteinte aujourd'hui.
Si l'enseignement public et l'enseignement libre se trouvent menacés dans les mêmes libertés, le danger commun leur fait cause commune. Il faut défendre l'un pour l'autre. *Nous croyons possible et souhaitable de trouver pour la séparation de l'école et de l'État une base commune aux diverses familles spirituelles françaises.*
L'éducation relève fondamentalement des familles, et par suppléance seulement, de l'État : C'est aux parents qu'il appartient de financer l'école qu'ils désirent pour leurs enfants : le rôle de l'État est de leur en donner les moyens par des allocations scolaires plus ou moins analogues aux allocations familiales. Il s'agit de transférer progressivement aux foyers la plus grande partie du budget actuellement détenu par le ministère de l'Éducation nationale. Cette revendication du coupon scolaire est déjà dans Jean Rolin, en 1947 :
150:300
« Qu'on nous comprenne bien, écrit-il dans *Les libertés universitaires*. Il est évident que l'école, dans une société moderne, doit être un service public (sous la réserve qu'on ne joue pas de la confusion entre service public et service étatique). Elle ne peut jouer efficacement son rôle : assurer un niveau général suffisant de la culture nationale, que si elle est obligatoire -- que si par conséquent elle offre ses services à toutes les familles, et gratuitement chaque fois que la pauvreté serait un obstacle à l'instruction. Le devoir de l'État est donc d'assurer dans toute la mesure nécessaire la gratuité de l'école. Mais il n'en résulte pas du tout qu'il ait le droit de tenir boutique et de monopoliser à son compte cette gratuité. Ce qu'il doit, c'est aider les familles, pour que l'école, autant qu'il le faut, leur soit gratuite. Le seul moyen pour cela serait de verser aux familles des subventions qui comportassent, pour les bénéficiaires, et l'obligation de s'en servir effectivement à l'éducation de leurs enfants, et la liberté de les utiliser dans une école de leur choix. C'est de cette façon seulement que l'État, tout en assurant le service non onéreux de l'enseignement, respecterait entre l'école et la famille ce contact direct qui est la condition essentielle de la liberté scolaire.
« On aura compris qu'ici encore (comme nous l'avons fait pour le problème du laïcisme) notre souci est de transposer le problème de la gratuité sur son vrai plan -- qui est encore et toujours le plan de l'étatisme. C'est celui-ci qui est en cause et non pas la gratuité. On ne reproche pas à l'école gratuite de l'État d'être gratuite mais d'être d'État. La gratuité est en soi nécessaire et bienfaisante. La malfaisance, c'est que l'État s'en serve comme d'un moyen d'accaparer l'école et de s'emparer des âmes. Un État qui respecte la liberté des citoyens n'a pas plus le droit d'ouvrir une école gratuite qu'une école laïque.
151:300
« Gratuité scolaire familiale et non pas étatique -- voilà ce qu'il faut défendre si l'on veut que l'école libre assure à la fois son existence matérielle et sa liberté. Nous ne voulons pas dissimuler qu'en usant de cette méthode nous tentons de remonter une pente raide. C'est un véritable renversement du problème qu'il nous faut opérer. Au lieu de défendre l'école libre en sollicitant de l'État une humiliante permission d'exister, il faut imposer à l'État la reconnaissance du principe que toute école doit être libre. Il faut briser avec de vieilles habitudes, contrer des prétentions toujours accrues, et alors que la tendance est à l'emprise de l'État sur toutes choses, faire triompher le principe qu'il ne doit y avoir aucune école d'État. Le vent n'y est pas... »
#### Sur le retentissement
Le vent n'y est pas ? Si justement : il commence à tourner. Le courant en faveur de l'allocation scolaire se renforce régulièrement depuis quelques années où nous ne cessons de répéter cette idée avec quelques autres, dont il faut citer au premier rang l'Action familiale et scolaire (AFS).
Surtout depuis 1981, la liste s'allonge des personnalités politiques diverses et des auteurs d'essais sur le renouveau du système éducatif qui ne voient d'issue à la « détresse » de notre enseignement que dans sa « dénationalisation ».
« L'opposition, écrit Alice Saunier-Seïté, ancien ministre des universités, doit s'engager à libérer toutes les écoles pour les rendre à la société civile. Il n'existe pas d'autre solution pour y parvenir que de séparer récole de l'État, l'État restant le garant du système éducatif mais cessant d'en être le gérant... » (*Le Figaro,* 19 décembre 1983).
Certains vont plus loin et envisagent la question des moyens. Parmi eux Alain Madelin, député UDF et auteur d'un livre : *Pour libérer l'école* (Robert Laffont, septembre 1984). En voici un extrait :
152:300
« Résumons le problème : pour assurer l'adaptation permanente du système éducatif aux demandes et aux besoins des utilisateurs il faut que ceux-ci puissent disposer d'un véritable pouvoir par le libre choix entre plusieurs écoles. Comment ?
« La solution est au fond très simple. L'œuf de Christophe Colomb ! L'État doit cesser de financer l'école pour financer l'éducation.
« Autrement dit, concevons un système où l'État, au lieu d'assurer la redistribution du produit de l'impôt directement aux écoles, selon le nombre de professeurs, d'élèves ou de mètres carrés, le redistribuerait directement à chaque utilisateur, sous la forme d'une allocation scolaire.
« Cette allocation pourrait être soit directement payée à l'école librement choisie, soit attribuée directement à la famille sous une forme non monétaire -- afin bien entendu qu'elle ne puisse être utilisée à d'autres fins qu'éducatives -- et délégable à l'école de son choix.
« L'école serait ainsi toujours gratuite mais l'utilisateur disposerait d'un véritable pouvoir, dont le système devrait tenir compte à chaque instant. »
L'approche des élections législatives est pour nous l'occasion de revenir sur ce thème, au moment précisément où l'UNAPEL (Union nationale des associations de parents de l'école libre), persiste à l'ignorer et professe une « *stricte neutralité* » (sic) à l'égard des candidats qui vont solliciter nos suffrages.
C'est notamment le moment de rafraîchir la mémoire de certains socialistes, Chevènement en tête. N'est-ce pas le secrétaire général de la SFIO, Guy Mollet, qui déclarait en décembre 1965 sur *Radio-Luxembourg :*
« *Supposez qu'à côté des allocations familiales, il y ait des allocations scolaires pour chaque niveau d'enseignement, ce sont ces allocations qui pourraient permettre aux parents qui le désirent d'assurer à leurs enfants des études dans les institutions privées ou religieuses* » (Cité par l'Action familiale et scolaire, juillet 1970).
153:300
C'est le moment surtout de secouer l'opposition dite libérale et son « jacobinisme de droite ». Rappelons qu'à notre enquête politique de février 1983, la revue ITINÉRAIRES, pour l'institution du *coupon scolaire,* avait reçu seulement l'accord du Front national et du CNIP ainsi qu'une réponse dubitative du RPR.
« *L'actuelle opposition est piégée,* écrivait encore Alain Griotteray (député du Val-de-Marne) dans le *Figaro-Magazine* du 22 septembre 1984. *Car elle raisonne dans le cadre du* « *service public* »*, tandis qu'elle ne devrait, en matière de liberté, ne se référer qu'à l'instauration de l'allocation scolaire... La réponse de l'opposition à Jean-Pierre Chevènement était donc évidente :* « *Peu importe vos aménagements, voilà ce que nous ferons. La liberté totale, le bon scolaire.* » *Comme il est pénible de constater que, après trois ans, tant de gens dans l'opposition n'aient pas encore appris le B.A.-Ba du bon opposant.*
Heureusement il y a les « clubs » qui pensent pour les hommes politiques. Ainsi : le Cercle de la cité et le Club de l'Astrologie qui préconisent cette solution dans leur ouvrage commun *Projet pour la France* (pp. 100 à 102). Ainsi : Didier Maupas et le Club de l'Horloge dans *L'école en accusation* (Alain Michel). Et Paul Estienne, président des Clubs République et démocratie (cf. *La Presse française* du 22 février 1985)...
Il faudrait également citer les auteurs d'ouvrages sur la crise scolaire et en particulier : Yves Cannac dans *Le juste pouvoir* (J.-C. Lattès) ou Patrice Galitzine dans *Tant que Marianne fera la classe* (J.-C. Lattès). Ne pas oublier certains politiques comme Christian Beullac, ancien ministre de l'Éducation nationale (cf. *Le Monde* du 20 octobre 1984) ou Paul Séramy, sénateur-maire de Fontainebleau (cf. *Le Maine libre* ou *Ouest-France* du 20 juin 1985). Ou encore certaines personnalités comme Fourastié, Chaunu, Pauwels, Goldsmith, Sorman et autres libéraux...
On le voit : l'idée fait son chemin depuis le jour oublié où elle fut même reprise (allusivement) dans une proposition de loi (« Beaumont-Harcourt » du 20.1.1979) distraitement signée par plus d'une centaine de député !
154:300
Et plus d'un qui avait dédaigné ou négligé de répondre à notre enquête sur la séparation de l'école et de l'État (en novembre 1983), ne néglige cependant point aujourd'hui ni ne dédaigne de s'approprier notre revendication et d'en enrichir son programme. Tant mieux. Comme dit Madiran, il n'y a pas de droit de propriété sur les idées. Et si d'autres s'en emparent, c'est bon signe. C'est même le but recherché.
Au demeurant, nous n'avons pas inventé la requête d'une telle séparation. Nous sommes sur ce point les libres héritiers d'une tradition spirituelle française et occidentale dont trois monuments diversement majeurs sont constitués par l'encyclique *Divini illius Magistri* de Pie XI (1929), l'ouvrage *Culture, École, Métier* d'Henri Charlier (1941, réédité en 1959) et l'ouvrage de Jean Rolin déjà cité : *Les libertés* *universitaires* (1947). Ces trois monuments définissent notre propre identité intellectuelle et morale dans ce débat.
#### Sur l'application
Parmi nos quatorze réclamations, l'instauration du coupon scolaire est de celles qui peuvent être satisfaites sans aucune dépense supplémentaire pour le budget de l'État et dont l'adoption (progressive) aurait néanmoins des conséquences considérables dans la vie politique et sociale de notre pays.
Car si l'Éducation nationale coûte cher pour les parents de l'enseignement libre qui paient deux fois l'école (par la scolarité et par l'impôt), elle coûte cher au pays tout entier. Beaucoup plus cher que l'institution d'un régime de séparation de l'école et de l'État au moyen du coupon scolaire.
Le coupon scolaire offre, en réalité, de multiples avantages aux parents, aux écoles et au gouvernement. La compétition vraiment libre entre les différentes méthodes d'éducation démontrerait en peu d'années lesquelles sont les plus efficaces, en fonction du bien commun et de la finalité de l'homme.
155:300
Les écoles seraient plus aptes à répondre aux exigences éducatrices de chaque génération de parents et d'enfants. L'émulation entre les divers établissements scolaires serait à l'origine d'une meilleure qualité d'enseignement et d'études, de rentabilité, de gestion plus poussée, donc source d'économies pour le budget national du pays.
« *Il me semble que le projet socialiste de nationalisation de l'enseignement privé était une bonne occasion de lancer l'idée d'un système de* « *crédits d'éducation* » *selon les lignes proposées par Friedman et étudiées par certains britanniques* » écrivait l'économiste français Henri Lepage en 1975 (*Demain, le capitalisme,* p. 426).
Pour l'économiste américain Milton Friedman (le père du « monétarisme »), la seule manière de répondre aux défis technologiques consiste à transformer le système scolaire en un marché concurrentiel :
« (Des entrepreneurs) *s'affronteraient pour offrir le meilleur service possible au meilleur coût. Ils seraient conduits à embaucher les meilleurs professeurs, à proposer les formations particulières que réclameraient les clients... à accélérer la mise en place des innovations pédagogiques les plus efficaces. Chaque famille garderait le choix de l'établissement qui lui conviendrait le mieux.* »
Friedman propose une allocation de base, le crédit d'enseignement, que les familles verseraient à l'établissement de leur choix :
« *Ceux qui préféreraient se contenter du minimum standard imposé par les pouvoirs publics seraient libres de le faire. Ceux qui désireraient, en se serrant la ceinture, donner à leurs enfants un enseignement de plus haute qualité seraient également libres d'acheter ce* « *plus* » *sur le marché.* »
« Ainsi, commente Pierre Debray (ITINÉRAIRES de novembre 1983), du seul point de vue de la compétitivité économique, la séparation de l'école et de l'État apparaît comme nécessaire. » Friedman se place en effet du point de vue de la rentabilité maximale.
156:300
L'effort financier à consentir pour les parents serait infiniment moindre que le système actuel où le coût élève/an de nombreuses écoles libres (parmi celles n'ayant aucun contrat avec l'État) est inférieur (compte non tenu de la pension) à celui de nombreuses écoles d'État de même niveau. A une époque où le pouvoir éprouve des difficultés à combler le déficit du budget de son ministère de l'éducation, il ne lui serait pas indifférent de voir s'engager de nombreuses sources financières hors budget pour contribuer à faire progresser l'enseignement national. Sans qu'il s'ensuive pour autant aucune injustice sociale. Au contraire.
*Le but majeur du procédé du bon scolaire,* explique en effet l'AFS, *est de donner au pauvre le maximum de cette liberté de choix actuellement détenue par les familles les plus riches :*
*-- *D'une part, comme les impôts sont proportionnels aux revenus, ou plutôt conçus pour frapper plus fort proportionnellement les gros revenus que les autres, ce sont les plus riches qui alimentent davantage le budget de l'État que les autres, et le budget du ministère de l'éducation (redistribué aux familles au prorata du nombre d'enfants) est une tranche de ce budget général.
-- D'autre part, si les parents à ressources modestes ne sont limités dans leur choix que par le débours d'une pension ou de ce « plus » dont parle Friedman, ils peuvent tout de même s'y décider plus facilement que dans le régime actuel où ils n'ont que la ressource de mettre leurs enfants à l'école *laïque* de leur quartier ou de leur village. Le socialisme se moque du monde quand il appelle liberté l'alternative qu'il offre aux plus démunis de sacrifier ou leur conscience ou leurs intérêts. (Et pourquoi, si l'on veut encore et vraiment réduire les inégalités des chances, ne pas attribuer aux enfants des familles les plus défavorisées une allocation scolaire de valeur plus grande ?)
-- Enfin l'application du procédé du bon scolaire favoriserait certainement le déclin des écoles de bas niveau (obligatoires par la *carte scolaire*) et permettrait des économies substantielles dues à une meilleure gestion.
157:300
Outre qu'une bonne part du parasitisme (administratif et bureaucratique) de la rue de Grenelle péricliterait fatalement, la compétition entre les établissements scolaires tendrait à élever le niveau des études, à améliorer la rentabilité de la gestion, et à mener vers une plus grande diversité l'origine sociale des élèves. Les directeurs des écoles les moins cotées devront prendre, plus rapidement que maintenant, des mesures pour remédier aux déficiences de leur école soit en remplaçant certains enseignants, soit par des réformes pédagogiques (révision du programme scolaire, rétablissement de la discipline, meilleur accueil des parents d'élèves...).
*Bien des familles agnostiques* (mais aisées), observe Pierre Debray, *choisissent aujourd'hui l'enseignement catholique parce qu'il est plus efficace, pédagogiquement...* Il est évident que dans un quartier, entre un établissement qui fabrique des cancres à perpétuité (voire des voyous livrés à la drogue et à la débauche) et un autre qui offre un haut pourcentage de succès scolaires (plus une bonne éducation), l'un tombera et l'autre sera florissant. *Il n'est que de constater les ruses que déploient les parents,* ajoute Debray, *pour faire inscrire leurs enfants dans les lycées parisiens qui gardent une bonne réputation.*
Concrètement, l'AFS nous propose un schéma possible qu'elle reprend de la revue *Europrospections.* En voici les grandes lignes :
-- *Les parents d'un enfant en âge scolaire reçoivent, en fin d'année scolaire par exemple, de leur rectorat de rattachement, un coupon scolaire nominatif* (de couleur différente pour chaque niveau d'enseignement). *Ils se présentent avec le coupon à l'établissement de leur choix* (agréé par le ministère de l'éducation nationale : on ne peut ouvrir une école de terroristes !) *qui se doit d'accepter ce coupon et d'inscrire l'enfant* (en fonction de sa qualification scolaire de sa correspondance avec le caractère propre de l'école et à concurrence des places existantes) *sans tenir compte du lieu de domicile de la famille demanderesse.*
*-- Chaque chef d'établissement scolaire* (d'enseignement primaire, secondaire, supérieur ou de faculté) *présente la totalité des coupons reçus à une date donnée, avant la prochaine rentrée, à l'organisme d'État dispensateur des finances.*
158:300
*Il est crédité d'une somme dont le montant est calculé par simple multiplication du coût d'un élève/an de chaque niveau --* donnée d'expérience pour l'administration.
-- *La somme reçue grâce aux coupons permet au chef d'établissement de faire fonctionner complètement son école comme il l'entend* (recrutement, enseignement, administration, entretien des bâtiments) *à l'exception de la partie* « *pensionnat* » *qui reste à la charge des parents.* Les dirigeants des écoles ont ainsi une entière autonomie, tout en étant soumis aux inspections réglementaires destinées à vérifier que l'établissement est efficace dans tous les domaines : instruction, hygiène, gestion... On peut même imaginer parallèlement la constitution d'un *ordre des maîtres* comparable à l'ordre des médecins destiné à garantir la valeur professionnelle des enseignants.
#### Conclusion
Le coupon scolaire a le mérite de remettre l'école à sa place entre la famille et l'État. L'école n'a que délégation des familles. Elle est le prolongement de l'action éducative des parents avec son ordre propre que l'État doit garantir sans s'y ingérer, conformément au principe de subsidiarité.
« Le point ultime sera atteint, écrit Yves Cannac (dans *Le juste pouvoir*)*,* le jour où chaque élève se verra attribuer, par la collectivité, un « billet d'éducation » -- un droit de tirage sur le système éducatif, représentant le prix de ses études et lui permettant d'accéder à l'établissement de son choix... à l'exception, bien entendu, de ceux qu'une inspection publique indépendante aura trouvé insuffisants. De telle sorte que ces établissements tiendront leurs ressources, au moins pour une part, non de l'État, mais de l'usager lui-même.
159:300
« Ce jour-là, poursuit-il, on sera bien près du grand service unifié de l'enseignement, que le corporatisme syndical voudrait annexer aujourd'hui à son profit. Entre des établissements privés, soumis, comme ils le sont déjà, au contrôle d'une inspection commune ; des établissements publics qui auront reconquis une part égale de liberté ; et des établissements coopératifs, mutualistes ou associatifs qui seront, eux, nés dans la liberté, il n'y aura pas d'autres différences que celles qui résulteront de la valeur des maîtres, de la cohésion de la communauté éducative et du bien-fondé des choix pédagogiques. » (p. 50)
Contre le laïcisme étatique de M. Chevènement, nous revendiquons cette « saine laïcité ». Contre l'impossible neutralité et le pluralisme idéologique, nous réclamons cette nécessaire pluralité où la différence n'est pas indifférente.
« Oui à la diversité, écrit Soljénitsyne dans *Les pluralistes.* Ce sont les couleurs de la vie, nous avons soif d'elles, nous n'imaginons pas la vie sans elles. Mais si la diversité devient principe suprême, on ne peut plus parler de valeurs universelles... Le *pluralisme* en tant que principe se dégrade en indifférence, perd toute profondeur et se dilue dans le relativisme, dans le non-sens, dans le pluralisme des errements et des mensonges. »
Contre les errements et les mensonges du socialisme, contre le plan de guerre Savary-Chevènement pour le monopole de l'école d'État, nous proposons un autre plan : la mobilisation pour que vive enfin l'école libre. Réellement libre. Libre de l'État. Si le bon sens et la bonne volonté politiques sont encore vivants en France, notre revendication peut et doit aboutir.
Rémi Fontaine.
160:300
## Le débat postconciliaire
### Le débat Congar-Madiran sur Vatican II et la crise de l'Église
par Yves Daoudal
EN 1977 Jean Madiran engagea une discussion épistolaire avec le père Yves Congar, l'un des plus célèbres théologiens conciliaires. C'était -- et c'est toujours semble-t-il -- le seul exemple d'un débat public sur Vatican II entre un « intégriste » et un « progressiste ». Jean Madiran en annonçait la parution en volume. Voilà qui est fait, avec un avant-propos et une postface qui soulignent l'actualité du débat et commentent sa portée actuelle.
161:300
Il s'agit là d'un document exceptionnel. Mais il ne l'est pas seulement pour des raisons historiques et circonstancielles. Il l'est d'abord en lui-même.
#### *Arguments*
Il y a les lettres du père Congar. Pour un théologien de si grand renom, elles sont affligeantes. A un degré littéralement incroyable. Et pourtant on ne peut suspecter Madiran de les avoir rédigées lui-même ou d'en avoir escamoté les principales. Le père Congar n'a-t-il donc aucun argument ? Pas exactement. Jean Madiran prévient dans l'avant-propos la perplexité où risque de se trouver le lecteur. Le père Congar n'a pas d'arguments *religieux.* Il a des arguments mondains, des arguments profanes. Ne pouvant trouver d'arguments dans les principes catholiques, il a recours à ceux du monde moderne. Et c'est là, dit Jean Madiran « *la plus décisive leçon de ce débat* ».
Et il y a les lettres de Jean Madiran. En 1978, c'était la première fois que je lisais un texte de lui. Je me rappelle très bien le choc que je ressentis alors. Je ne mentionnerai la fermeté de la pensée et la perfection du style que pour souligner que cette fermeté et cette perfection étaient au service d'une pensée, éminemment traditionnelle, d'un sens aigu et lumineux de la tradition catholique.
Je viens de relire ces lettres. Et mon impression est toujours la même. Ces lettres sont un concentré des thèses de Madiran à la fois sur le plan religieux et sur le plan politique, fermement appuyées sur les fondements mêmes -- et visibles -- de la tradition catholique. A quiconque voudrait savoir qui est ce Jean Madiran dont on lui a vaguement parlé, c'est ce texte, je crois, qu'il faudrait d'abord donner à lire.
162:300
#### *Tradition vivante*
Dès le début de la première lettre on trouve une mise au point de la plus haute importance sur le concept de Tradition. Au père Congar et à ses congénères qui prétendent remettre à l'honneur une « tradition plus ancienne », celle des premiers siècles, Jean Madiran objecte : « Le traditionnel n'est pas l'ancien, le plus traditionnel n'est pas le plus ancien, mais l'*ancien transmis*. ([^3]) »
On ne peut parler de tradition plus ancienne qu'une autre que si les deux sont vivantes. C'est pourquoi le cardinal Ratzinger qualifie sévèrement mais à juste titre de « nécrologie » les travaux de ceux qui prétendent effectuer un « retour aux sources » pour retrouver la tradition « authentique ». Et, note Jean Madiran, cette attitude est « *plus cohérente dans une perspective révolutionnaire que dans une perspective traditionnelle* ». Car elle est commandée par un rejet de la tradition vivante, de la tradition réelle.
Venons-en au concile Vatican II. Le point le plus décisif, dit Jean Madiran, ce ne sont pas les défauts des textes conciliaires, c'est l'autorité que l'on reconnaît à ces textes et l'importance qu'on leur donne.
Paul VI a prétendu (dans une lettre à Mgr Lefebvre) que le concile Vatican II « ne fait pas moins autorité » et qu'il « est même sous certains aspects plus important encore que celui de Nicée ».
163:300
Jean Madiran analyse cette phrase de façon magistrale, et en tire des conclusions qui ne peuvent pas être démenties puisqu'elles sont -- hélas -- prouvées par la pratique postconciliaire.
Les précédents conciles étaient dogmatiques. Leurs décrets étaient revêtus de la note d'infaillibilité. Les décrets de Vatican II sont pastoraux. L'Église n'y a pas engagé son infaillibilité. Or « *la pastorale décrétée par Vatican II, c'est bien à elle qu'il est conféré autant d'autorité et plus d'importance religieuses qu'aux définitions dogmatiques. Et si cette pastorale a plus d'importance, c'est nécessairement à elle surtout que l'on demandera les critères d'appartenance à la communion catholique* »*.*
Cette suréminente importance accordée à Vatican II a deux autres conséquences. La première est qu'il faut réinterpréter les conciles précédents à la lumière du dernier, c'est-à-dire « réformer la dogmatique d'hier selon la pastorale d'aujourd'hui ».
La seconde est que pour énoncer la foi catholique il suffit de se référer au concile... pastoral. Ainsi vit-on par exemple Mgr Hamer, secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi, parler de l'eucharistie en se servant exclusivement de Vatican II, « pour être sûr d'exposer exactement la pensée (*sic*) de l'Église » !
Le cardinal Ratzinger dit qu'il faut replacer Vatican II dans la ligne des autres conciles, l'interpréter selon la Tradition. Jean-Paul II, ayant entrepris une vaste catéchèse sur le *Credo,* explique le mot Dieu en faisant constamment appel à Vatican I et à saint Thomas d'Aquin, sans aucune référence à Vatican II. Ces deux seuls faits montrent que quelque chose a changé.
La revue ITINÉRAIRES a été condamnée en 1966 par l'épiscopat parce qu'elle exposait ce que dit aujourd'hui le cardinal Ratzinger. Mais celui-ci par ailleurs continue de prétendre dans l'*Entretien sur la foi* que Vatican II a la même autorité que les autres conciles. Je pense que le cardinal, dans ce livre « grand public », entend le mot autorité (de l'Église) au sens le plus large.
164:300
Mais Jean Madiran a raison de préciser que l'autorité la plus grande (d'un concile) vient de la note d'infaillibilité de ses décrets. Dont sont dépourvus ceux de Vatican II. Il faudra donc en venir à replacer Vatican II, non seulement dans la Tradition, mais à son rang dans la Tradition.
#### *La démocratie religieuse*
Une des lettres de Jean Madiran au père Congar aborde la question politique. Car pour le père Congar l' « intégrisme » est avant tout d'inspiration politique, comme on a pu le voir clairement, selon lui, lors de la messe de Mgr Lefebvre à Lille en 1976. C'est l'occasion pour Jean Madiran de cerner ce qu'est l'inspiration politique du père Congar, pour qui l'idéal est la « démocratie sociale », celle du Sillon de Marc Sangnier.
La démocratie sociale a été condamnée par l'Église. La démocratie moderne est incompatible avec la religion catholique. Non pas au niveau de la désignation des gouvernants par les gouvernés, mais parce qu'elle est une démocratie *religieuse,* elle se fonde sur le dogme que toute autorité doit émaner de la souveraineté populaire, dogme « *négatif et destructeur* », puisqu'il conteste et abolit toutes les autorités dont le pouvoir vient d'en haut, qu'elles soient naturelles ou spirituelles. « La démocratie moderne est la tradition politique du *ni Dieu ni maître.* » On remarquera que c'est précisément ce que vient d'écrire dans son dernier livre, pour s'en réjouir, l'apôtre du néo-libéralisme Guy Sorman. Mais celui-ci s'arrête là, tandis que Madiran poursuit : « Sa réalisation la plus cohérente est le communisme.
165:300
Car les autorités naturelles, le communisme les supprime plus radicalement que le libéralisme qui ne les sape qu'à petits coups sournois : le communisme est donc plus démocratiquement moderne et plus modernement démocratique que toute autre démocratie moderne. »
Il faut lire, relire et faire lire ces pages dont je n'ai donné qu'un faible aperçu. A la fois sereines et féroces, doctrinales et vengeresses, elles réduisent en miettes les arguments progressistes, et constituent un élément éminent et incontournable du débat actuel sur le concile.
Yves Daoudal.
166:300
### Le cardinal Ratzinger et le libéralisme
par Marco *(*[^4]*)*
PAUL VI a parlé en termes très généraux d'une « fumée de Satan » qui avait pénétré dans le Temple de Dieu. En termes non moins généraux le pape actuel a fait allusion, dans les débuts de son pontificat, à des « hérésies répandues à pleines mains ». Mais jusqu'à ce jour aucune autorité romaine ne s'était prononcée en public sur la crise de l'Église comme l'a fait le cardinal Ratzinger. Sa dénonciation de la crise ne dépasse pas la description des symptômes et, comme nous le verrons, elle a de graves limites, mais il faut donner acte au cardinal Ratzinger d'avoir rompu le mur du silence que la hiérarchie tenait obstinément dressé depuis vingt ans.
167:300
En outre, le cardinal Ratzinger ne minimise pas la gravité de la crise. Il ne s'agit pas des « fièvres bienfaisantes d'une période de croissance », comme nous sommes habitués à nous l'entendre dire dans les meilleures hypothèses, mais c'est une crise authentique que l'on soigne et que l'on guérit. « *Les papes et les pères conciliaires* », reconnaît le cardinal, « *s'attendaient à une nouvelle unité catholique ; et, au contraire, on est allé vers une dissension qui -- pour reprendre les paroles de Paul VI -- semble être passée de l'autocritique à l'autodestruction. On s'attendait à un nouvel enthousiasme, et on a trop souvent abouti, au contraire, à l'ennui et au découragement. On s'attendait à un bond en avant, et l'on s'est trouvé au contraire face à un procès évolutif de décadence, qui s'est développé dans une large mesure en se référant notamment à un prétendu esprit du concile. Je répète ici ce que j'ai déjà dit au dixième anniversaire de la clôture des travaux : il est incontestable que cette période a été décidément défavorable à l'Église catholique.* » (pp. 27 et suiv.)
Enfin, dans sa critique du postconcile, le cardinal Ratzinger n'épargne pas les réformes, et donc, en pratique, les décrets des Congrégations romaines. « *Il est affirmé en toutes lettres* », déclarait-il dès 1975 (p. 28), « *qu'une réelle réforme de l'Église présuppose un abandon indubitable des mauvaises routes qui ont entraîné des conséquences indiscutablement négatives.* » Dans *Das Fest des Glaubens* (La fête de la foi), il écrivait : « *Reste à voir jusqu'à quel point chacune des étapes de la réforme liturgique qui a suivi Vatican II a été véritable amélioration ou plutôt banalisation ; jusqu'à quel point elles ont été pastoralement sages ou, au contraire, irréfléchies* ». Et encore : « *Même les réformes déjà exécutées, spécialement concernant le rituel, doivent être réexaminées.* » A son interlocuteur qui lui demande : « *Vous reconnaissez-vous encore dans ce passage ?* » le cardinal Ratzinger répond : « *Entièrement. Et, même, depuis que j'ai écrit ces lignes, d'autres aspects, qu'il aurait fallu sauvegarder, ont été écartés, beaucoup de richesses qui subsistaient ont été dilapidées.* » (pp. 124 et suiv.)
Comme il apparaît déjà dans ces passages, et comme nous aurons l'occasion de le voir de plus près, le cardinal Ratzinger montre qu'il ne saisit pas les aspects doctrinaux de la question liturgique ; mais il est clair que, pour lui, les réformes post-conciliaires, et en particulier la réforme liturgique de Paul VI, n'ont rien d'intouchable.
168:300
Sur ce point il est facile de comprendre pourquoi l'*Entretien sur la foi* a allumé une lumière d'espérance chez un grand nombre, et en particulier chez certains qui combattent pour la foi et qui ont trouvé chez un personnage de si grande autorité un écho à beaucoup de dénonciations inutilement élevées au cours de ces vingt tristes années, où même le bon sens devait se tenir caché par peur et respect humain.
Néanmoins un examen plus approfondi du dialogue publié provoque beaucoup de désillusions. De la crise actuelle, et surtout de ses causes, le cardinal Ratzinger ne voit que ce que lui permet de voir sa formation de libéral, encore que libéral modéré.
#### Le Concile mis hors de cause
Les lumières du *Rapport sur la foi* ne peuvent ni ne doivent faire passer sous silence les ombres qui s'y trouvent, et assez épaisses pour enlever l'espoir d'une vraie restauration de la foi.
Il faut noter, avant tout, que le livre voudrait être un diagnostic, mais n'en est pas un. Un diagnostic doit découvrir les causes du mal. Au lieu de cela, le cardinal Ratzinger donne une « symptomatologie » ample et complexe, mais conclut à une fausse cause, à savoir aux fautes arbitrairement perpétrées au nom du Concile Vatican II, mais contraires tant à la lettre qu'à l'esprit du « vrai » Concile.
« *Je suis convaincu que les dégâts que nous avons subis en ces vingt années ne sont pas dus au* « *vrai* » *concile mais au déchaînement à l'intérieur de l'Église des forces latentes agressives et centrifuges* (*vraiment irresponsables ou simplement ingénues, d'un optimisme facile, d'une emphase sur la modernité, ce qui a confondu le progrès technique actuel avec un progrès authentique, intégral*)*.* » (pp. 28/31)
169:300
Donc Vatican II, la façon dont il s'est déroulé, ses constitutions, ses décrets sont hors de cause. Le fléau dont souffre la chrétienté ne serait qu'une forme de malaise postconciliaire, qui a éclaté de façon tout à fait imprévisible, surprenant tous ceux qui se berçaient de l'illusion d'avoir préparé en Vatican II une nouvelle Pentecôte authentique, un nouveau printemps non seulement pour la chrétienté mais pour l'humanité entière.
C'est pourtant bien dans les actes du Concile, et non dans les interprétations arbitraires qui auraient suivi, qu'il est affirmé que « *l'Esprit du Christ ne refuse pas de se servir... comme de moyens de salut... des Églises et communautés séparées* », c'est-à-dire des sectes hérétiques et schismatiques (Décret *Unitatis redintegratio* du 21 novembre 1964 sur l'Œcuménisme, n° 3). C'était là une affirmation « nouvelle » en antithèse manifeste à la doctrine constante de l'Église, et particulièrement, pour nous en tenir aux documents les plus récents, à l'encyclique *Satis Cognitum* de Léon XIII sur l'Unité de l'Église, le 29 juin 1896 ; les encycliques *Mystici Corporis* de Pie XII sur notre union au Christ dans son Corps Mystique, le 29 juin 1943 et son encyclique *Humani Generis* du 12 août 1950 sur les erreurs qui menacent les fondements de la doctrine catholique, sans parler de l'encyclique *Mortalium Animos* de Pie XI, 6 janvier 1928, qui est la condamnation anticipée de cet œcuménisme actuel qui a incontestablement reçu son acte de naissance à Vatican II.
En outre, c'est dans les documents du Concile et non dans les interprétations arbitraires qui auraient suivi, que se trouvent les passages reconnaissant à la personne humaine le droit de rendre un faux culte à Dieu dans une fausse religion : cf. la Déclaration *Dignitatis Humanae* du 7 décembre 1965, n 1 et 2, proclamant le droit de la conscience à l'exemption de toute coercition externe en matière religieuse, sans aucune distinction entre catholiques et non catholiques, ni même entre croyants et athées : nouvelle, cette affirmation, en opposition à la doctrine traditionnelle de l'Église, aux yeux de laquelle l'erreur peut être *tolérée* en certaines circonstances, mais n'a pas *droit* à l'existence, l'Église et l'État ayant, au contraire, dans les circonstances normales, le devoir de la réprimer. Ici encore, ne citons que les documents les plus récents du Magistère :
170:300
l'encyclique de Pie IX *Quanta Cura,* du 8 décembre 1864 contre les erreurs modernes, et le Syllabus qui en dresse le catalogue à la même date ; les encycliques de Léon XIII *Libertas Praestantissimum* du 20 juin 1888 sur la liberté humaine, et *Immortale Dei* du 1^er^ novembre 1885 sur la constitution chrétienne des États ; la lettre de saint Pie X *Notre charge apostolique* du 25 août 1910 sur le Sillon de Marc Sangnier ; l'allocution *Ci riesce* de Pie XII.
Arrêtons-nous ici, sans même faire allusion aux innombrables ambiguïtés et contradictions auxquelles ont recours ces interprétations arbitraires que le cardinal Ratzinger semble estimer seules responsables du désordre doctrinal, moral et disciplinaire actuel.
Non, la crise dont l'Église souffre aujourd'hui n'est pas une *postconciliarité,* mais une franche *conciliarité,* et les causes sont à rechercher précisément dans les documents du Concile, dont certains doivent être corrigés, les autres interprétés à la lumière de la tradition catholique. A moins que coupant court à toute question, on ne laisse sagement tomber tout le Concile dans l'oubli : l'Église n'y trouverait qu'avantage, étant donné que ce qu'il y a de neuf en Vatican II n'est pas bon, et que ce qu'il y a de bon n'est pas neuf et n'a pas trouvé dans les documents conciliaires sa plus heureuse expression.
#### L'autorité de Vatican II
Le cardinal Ratzinger attribue au Concile Vatican II une autorité supérieure à celle que lui ont conférée Jean XXIII qui l'a convoqué et ouvert et Paul VI qui l'a continué et conclu : « *Vatican II est issu de la même autorité que Vatican I et le Concile de Trente : c'est-à-dire le pape et le collège des évêques en communion avec lui... Il est impossible de prendre position en faveur du Concile de Trente et de Vatican I et contre Vatican II.* » (pp. 28-29)
171:300
Cette thèse est tant soit peu simpliste. L'autorité d'un concile ne tient pas uniquement à son œcuménicité, « le pape et le collège des évêques en communion avec lui ». Autre chose est, en effet, un concile dogmatique où le pape et les évêques entendent engager leur autorité infaillible, autre chose un concile œcuménique pastoral, en faveur duquel on ne peut invoquer le charisme de l'infaillibilité qui n'est garanti à l'Église que pour lui permettre d'éviter les erreurs doctrinales, non les erreurs disciplinaires ou pastorales. De plus, même au Concile dogmatique, n'est infaillible que ce que les Pères conciliaires considèrent et approuvent comme tel.
Par la volonté expresse de Jean XXIII et Paul VI, expressément réitérée, Vatican II a été un Concile uniquement pastoral. Voir, encore à la date du 16 novembre 1964, la précision donnée par le secrétaire général du Concile, Mgr Périclès Felici (il ne sera cardinal qu'en 1967) : le concile a exclu l'intention de définir quelque nouveau thème et a entendu s'en tenir à proposer d'une façon plus adaptée à notre époque la doctrine révélée déjà définie. Il est clair que le pape et les évêques n'ont pas entendu y engager leur autorité infaillible. D'où s'ensuit l'indéniable supériorité du Concile de Trente et de Vatican I, qui, au contraire, s'étant proposé de définir *fide divina et catholica credenda* (objet de foi divine et catholique), ont la garantie du charisme de l'infaillibilité : en cas de conflit entre l'enseignement et les dispositions de Vatican II et ceux du Concile de Trente et de Vatican I, il serait non seulement possible mais obligatoire « de se ranger en faveur du Concile de Trente et de Vatican I et contre Vatican II ».
Toutefois, les déclarations de Vatican II, sans avoir « la même autorité » que celles du Concile de Trente et de Vatican I, obligeraient les fidèles comme actes du magistère ordinaire de l'Église, s'il n'y avait pas, dans les diverses « nouveautés » contestées, opposition manifeste, comme nous l'avons vu, à la doctrine déjà donnée pour certaine par le magistère ordinaire d'une longue série de papes. Il s'ensuit que non seulement Vatican II n'a pas « la même autorité » que Vatican I et le Concile de Trente, mais qu'en ce qu'il présente de « nouveau » il n'oblige même pas comme magistère ordinaire.
172:300
#### Coups d'éponge
Trop souvent le cardinal Ratzinger efface, par une affirmation de saveur libérale, même les thèses auxquelles on pourrait adhérer. Ainsi, à la demande de savoir « s'il y a encore des hérétiques » et « s'il y a encore des hérésies », le cardinal répond positivement : « *La parole de l'Écriture est actuelle pour l'Église de tous les temps, comme reste permanente la propension à l'erreur qui caractérise l'homme. Il est donc actuel également aujourd'hui, l'avertissement de la seconde lettre de saint Pierre de se garder* « *des faux prophètes et des faux maîtres qui introduiront des hérésies pernicieuses* » (2 Pierre, 2, 1). » (pp. 24-25) Mais à la question de savoir « s'il lui avait coûté de passer de la condition de théologien (quoique sujette à l'attention vigilante de Rome) à celle de contrôleur du travail des théologiens », il répond : « *Jamais je n'aurais accepté ce service d'Église, si mon devoir n'avait consisté avant tout qu'à contrôler. Avec la réforme, notre Congrégation a conservé, bien sûr, des devoirs de décision qui peuvent aussi entraîner des interventions d'ordre disciplinaire, mais le* « *motu proprio* » *de Paul VI lui donne comme objectif prioritaire un rôle constructif, celui de* « *promouvoir la saine doctrine pour donner de nouvelles énergies aux messagers de l'Évangile* » (p. 20). »
Donc le cardinal Ratzinger consent pleinement au *Motu proprio* par lequel Paul VI a démantelé le Saint-Office le 7 décembre 1965. Cette réforme a pourtant été d'une gravité qui ne peut échapper à un théologien -- et le cardinal Ratzinger en est un -- car sous le prétexte, dont on abuse aujourd'hui, d'éliminer des abus regrettables, il a en réalité restreint et affaibli le Dicastère auquel est confié l'exercice du pouvoir coercitif ou pénal dans l'Église, l'un des pouvoirs que possède l'Église catholique en tant que société parfaite et qui lui permettent d'atteindre le but en vue duquel elle a été instituée.
173:300
Dans l'encyclique *Libertas,* Léon XIII écrit : « *D'autres admettent l'Église en fait, et ne pourraient ne point l'admettre ; mais ils ne lui reconnaissent pas la nature et le droit d'une* « *société parfaite* » *ayant véritablement le pouvoir de faire des lois, de juger, de punir, mais seulement celui d'exhorter, de persuader, de gouverner qui s'assujettit à elle spontanément et volontairement. Par de telles idées, ils dénaturent l'idée essentielle de cette société divine, ils en restreignent et en atténuent l'autorité, le magistère et l'influence.* » (20 juin 1888, éd. B.P., t. 2, pp. 173-213.) C'est précisément cette mentalité libérale, désapprouvée par Léon XIII et, avec lui, par une longue série de pontifes, qui a inspiré la réforme montinienne de l'ancien Saint-Office, dont l'unique effet, que tous peuvent constater, a été de livrer les âmes à la merci des hérétiques et de leurs hérésies. Le cardinal Ratzinger n'en approuve pas moins inconditionnellement l'œuvre et la mentalité de Paul VI. Il ne nie pourtant point la possibilité pour l'homme, non seulement de tomber dans l'erreur, mais encore de s'obstiner dans l'erreur (p. 24) et il est en mesure d'illustrer parfaitement les « habiles artifices dialectiques » (p. 26) auxquels les néomodernistes ont coutume de recourir pour masquer et défendre leurs erreurs. Il reconnaît aussi que l'Église « doit veiller sur quelque chose dont elle n'est que la dépositaire » (p. 23). Mais par quels moyens ? Cela reste un mystère, vu que ces vingt dernières années n'ont que trop montré qu'il n'est pas tout à fait vrai de dire que « l'on pourvoit mieux aujourd'hui à la défense de la foi par la promotion de la doctrine » (Paul VI, *Integrae servandae*)*.*
En réalité, aujourd'hui comme toujours, l'on pourvoit à la défense de la foi par l'exercice des pouvoirs dont Notre-Seigneur Jésus-Christ a pourvu son Église. Il est évident que le cardinal Ratzinger oscille entre les exigences de la foi et sa formation libérale. Nous pourrions en multiplier les exemples, à prendre dans toutes les pages du livre.
A titre de confirmation, signalons ici une différence significative entre l'*Entretien sur la foi* et son premier jet paru dans *Jésus* en novembre 1984. Alors, le cardinal Ratzinger affirmait :
« *Le problème des années soixante était d'acquérir les meilleures valeurs exprimées par deux siècles de culture* « *libérale* »*. Il y a en effet des valeurs qui, même nées hors de l'Église, peuvent -- épurées et corrigées -- trouver leur place dans sa vision du monde. Cela s'est fait. Mais à présent le climat est différent : il a beaucoup empiré par rapport à celui qui justifiait un optimisme peut-être naïf. Il faut donc chercher de nouveaux équilibres.* »
174:300
Dans le livre, à la page 38, la phrase se retrouve, modifiée comme suit :
« *Vatican II avait raison de souhaiter une révision des rapports entre l'Église et le monde. Car il y a des valeurs qui, même si elles sont nées hors de l'Église, peuvent, une fois examinées et amendées, trouver leur place dans sa vision. En ces années-là, on a satisfait à ce devoir, mais celui qui penserait que ces deux réalités peuvent se rejoindre ou même s'identifier sans conflit, montrerait qu'il ne connaît ni l'Église, ni le monde.* »
Comme on le voit, l'allusion explicite aux « meilleures valeurs exprimées par deux siècles de culture « libérale » » a disparu ; est resté l'appel aux « valeurs... nées hors de l'Église », sans préciser ni où ni quand, ni quelles elles sont ; on ne parle plus de la nécessité de chercher de « nouveaux équilibres » mais l'on insiste sur l'opposition fondamentale entre l'Église et le monde, ce qui d'ailleurs ne permet pas de comprendre pourquoi Vatican II aurait eu raison de souhaiter « une révision des rapports » entre ces deux antagonistes. Ici encore, le cardinal Ratzinger oscille nettement entre les exigences de la foi et sa formation libérale.
Quant à la modification du texte, excluant un lapsus de son interlocuteur qui croyait pouvoir dire que le cardinal l'avait remercié de « la fidélité d'interprétation de sa pensée » (voir *Il Tempo* du 27 juin dernier), on en vient à soupçonner qu'elle cherche à répondre à une observation faite par Mgr Lefebvre, qui, après avoir lu l'entretien dans *Jésus,* a reproché en substance au Préfet de la Congrégation pour la foi de ne pas avoir reconnu dans les « idées modernes (libérales) condamnées par les papes pendant un siècle et demi » les « sources empoisonnées » de la crise actuelle de l'Église.
175:300
Mais le changement intervenu dans le livre est de pure forme. Au fond, le cardinal Ratzinger approuve les « nouveautés », issues de la vieille souche libérale, que le Concile a essayé d'inoculer à l'Église et qui, tel un corps étranger, ont aussitôt provoqué une réaction de rejet. Tant qu'il n'en viendra pas à rejeter ses convictions libérales, il ne sera pas à même d'identifier la vraie cause de la crise actuelle, ni d'y apporter, dans le domaine de sa compétence, les remèdes adéquats.
#### La thérapie proposée
Comme remède au chaos actuel, le cardinal prescrit le retour « *aux textes authentiques de l'authentique Vatican II* » (p. 32) ; « *Je réaffirme que pour cette guérison Vatican II est une réalité qu'il faut accepter pleinement* » (p. 36).
Le cardinal paraît ne pas se rendre compte que, même si l'on éliminait tous les actes arbitraires perpétrés au nom de Vatican II, même si l'on revenait aux « textes authentiques du concile authentique », celui-ci ne pourra jamais être « pleinement accepté » tant que n'auront pas été résolues les objections doctrinales soulevées contre les passages qui s'écartent ou permettent de s'écarter du magistère constant de l'Église.
Nous nous référons ici aux nouveautés déjà en partie signalées :
1° -- celles introduites par la Déclaration Conciliaire *Dignitatis humanae* qui a ouvert la route à une « liberté de conscience » toujours condamnée par le magistère ;
2° -- celles introduites par le Décret *Unitatis redintegratio,* qui l'a ouverte à l'irénisme, à l'indifférentisme ; toujours rejetés par l'Église jusqu'à Pie XII inclus ;
3° -- celles introduites par la Constitution pastorale *Gaudium et spes,* qui l'a ouverte au monde, ennemi du Christ, par ses glissements en matière de morale matrimoniale, glissements que le cardinal Ratzinger semble substantiellement approuver (p. 100).
176:300
Aucun pape, aucun concile, même œcuménique, n'a le pouvoir de retrancher même un seul point de foi, rompant avec la tradition et le magistère constant de l'Église. Pour soutenir pareille chose, il faudrait démontrer qu'en disant à saint Pierre « *tout ce que vous aurez délié* », Notre-Seigneur l'aurait autorisé, lui et ses successeurs, à agir à leur tête, les assurant de son placet divin. Non, le Seigneur n'a pas autorisé saint Pierre et ses successeurs, Paul VI compris, à faire n'importe quoi (à faire de toute herbe un fagot, dit la locution italienne), « à casser la baraque » en hommage aux aspirations des modernistes : il leur a imposé de transmettre intact et incontaminé le trésor surnaturel qui porte le nom de tradition sacrée.
Tant que les objections doctrinales, avancées avec une pléthore d'arguments ces vingt dernières années, n'auront pas été résolues et que le Concile n'aura pas été harmonisé avec la doctrine traditionnelle de l'Église, la thérapie proposée par le cardinal Ratzinger sera inacceptable et inefficace. Et, de plus, irréalisable, vu que la Commission pour l'interprétation correcte des textes du Concile demeure dans cette léthargie où il semble qu'elle ait été conçue ; et le cardinal Ratzinger lui-même est pleinement satisfait de la réforme qui, dans la logique des « nouveautés » du Concile en matière de « liberté de conscience », a paralysé le pouvoir coercitif de l'Église.
#### Sa limite essentielle
L'*Entretien sur la foi* a enfin une limite essentielle qui, à l'examiner dès le début, nous aurait fait renoncer à chercher plus loin : ce n'est qu'un entretien, accordé sans doute par un personnage de grande autorité, mais à titre purement personnel. C'est ce qu'a précisé le cardinal lui-même dans *Le Figaro* des 8 et 9 juin derniers :
Question : « *Qui est-ce qui parle dans votre livre, le Préfet de l'ancien Saint-Office, ou le "professeur" Ratzinger ?*
Réponse : « *Je connais l'objection : celui qui a des fonctions et des responsabilités comme les miennes ne ferait-il pas mieux de se taire et d'éviter les déclarations publiques ? En arrivant à Rome, je n'avais pas l'intention de renoncer totalement à la possibilité d'exprimer des opinions théologiques. Personnellement, il me semble que ceux qui ont des responsabilités ne doivent pas s'éclipser en tant que personnes ni renoncer entièrement à prendre la parole à titre personnel ; mais à condition que ce soit clairement précisé.*
177:300
Question : « *Dans votre livre, ceci ressort-il clairement ?*
Réponse : « *Je m'étonne qu'on ait pu exprimer des doutes à cet égard. Cet* « *entretien* » *reflète uniquement ma position personnelle, il n'engage que ma responsabilité personnelle et ne met en cause que ma compétence personnelle. Il en irait tout autrement d'un document de notre Congrégation, qui naît de la responsabilité collégiale, d'un travail collectif, après avoir consulté les Églises locales.* »
Nous sommes donc avertis : dans l'*Entretien sur la foi,* c'est le "professeur" Ratzinger qui parle, bien ou mal. Nous sommes surtout avertis que même tout ce qui aura pu être dit de solide ne rendra guère service à l'Église : quand parle le Préfet de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi, entrent en jeu ces « responsabilités collégiales » et ce « démocratisme » sur les funestes effets desquels pour l'Église il a pourtant beaucoup à dire « à titre personnel » (cf. p. 69). Cependant à passer en revue les arguments discutés dans le *Rapport sur la foi,* il s'agit la plupart du temps de *matières ne se prêtant pas aux divergences d'opinion : sur la nature de l'Église, sur l'autorité de droit divin des évêques, sur l'existence personnelle du diable, sur le péché originel,* etc., et sur leurs conséquences logiques, il ne peut exister une certaine vérité pour le Préfet de l'ancien Saint-Office et une autre pour le « professeur » Ratzinger.
Après lecture de l'*Entretien sur la foi,* nous excluons que dans l'état actuel des choses on puisse parler d'une restauration de la foi, et nous considérons que, puisque l'autodémolition de l'Église continue dans les faits, et que, sur des questions vitales pour l'Église et pour les âmes, le cardinal préfet de la Congrégation de la foi se contente, en libéral cohérent, d'exposer des « opinions » à titre personnel, pour ceux qui aiment l'Église persiste le devoir de persister à s'opposer à l'autodémolition.
178:300
#### Une objection
On pourrait objecter qu'en tout cas le livre de l'entretien du cardinal Ratzinger révèle çà et là son intention de favoriser le repli d'un progressisme extrême sur un progressisme modéré. Nous ne nions pas que ce serait déjà un notable pas en arrière pour bon nombre de néomodernistes de tout niveau et de tout grade, comme le démontre, par exemple, la vive réaction de l'épiscopat français au livre du cardinal Ratzinger. Mais la solution des problèmes qui affligent l'Église, et qui menacent nettement le salut éternel des âmes, ne se trouve pas dans le repli d'un plus grand mal à un moindre mal : elle se trouve dans le retour du progressisme à la Tradition catholique ; un progressisme plus modéré vaudrait aux âmes des dommages éventuellement pires parce qu'il tromperait les consciences et en endormirait la réaction.
#### Un souhait
A considérer cependant la formation libérale du cardinal Ratzinger, les positions théologiques d'où il est parti, et le fait qu'il montre publiquement aujourd'hui avoir pris conscience de l'existence d'une crise dans l'Église, nous lui souhaitons de pousser plus loin ses réflexions personnelles jusqu'à en identifier les vraies causes et à prendre conscience aussi et surtout des devoirs qui lui incombent, non seulement comme théologien privé, mais surtout comme cardinal et préfet de la Sacrée Congrégation pour la foi. Le désastre doctrinal, moral et disciplinaire de l'Église se traduit en perdition éternelle pour les âmes. Et s'il est vrai de dire, comme le cardinal Ratzinger, que « l'histoire est déjà sauvée » et que donc « à la fin l'issue sera positive » parce que les « puissances de l'enfer ne prévaudront pas sur l'Église » (p. 11), il est vrai aussi que cela ne peut se dire des fidèles pris individuellement :
179:300
en effet, Notre-Seigneur Jésus-Christ ne leur a pas garanti le *non praevalebunt* mais leur a offert l'Église comme moyen de faire leur salut. Et si le phare s'éteint pendant une ou plusieurs générations, comment celui qui, participant à l'autorité, ne s'est pas ingénié à le rallumer, n'aura-t-il pas à répondre devant Dieu de la ruine de tant d'âmes ?
Marco.
Quelques lignes sur le choix de la maison d'éditions italienne et sur celui de l'interviewer.
Sur les Éditions Paulines, il n'y a pas lieu de s'attarder : c'est l'une des pires éditions catholiques ; un des principaux responsables, même en dehors de l'Italie, de cette crise que déplore le cardinal Ratzinger.
Quant à l'interviewer, il est connu comme l'auteur d'*Hypothèses sur Jésus,* mais aussi comme présentateur, en mars 1981, de l'ignoble revue pour « hommes seuls » intitulée *Penthouse-Italia.* En cette occasion, abstraction faite de l'obscénité de cette publication, Messori a lâché la bride à son anticléricalisme par toute la série de critiques, aussi venimeuses que dénuées de fondement, dont se servent les anticléricaux de toute époque et un trop grand nombre de « catholiques » d'aujourd'hui contre tout Concordat entre l'Église et l'État, quel qu'il soit, contre « l'hypocrisie de la société chrétienne » (« le péché transformé en délit », « les carabiniers au service de la foi ») ; contre « le bâton de la "religion d'État" pour piétiner la liberté des autres » ; contre « le scandale de "se battre pour la vie" des enfants qui vont naître, alors que jamais l'on n'a soufflé mot contre la peine de mort », etc., etc.
Voilà quelles sont, aux yeux de l'interpellateur du cardinal Ratzinger, les vraies « obscénités », et celle qui en est responsable est évidemment l'Église institutionnelle, née de l' « équivoque constantinienne », c'est-à-dire de l'empereur Constantin qui offrit « des sous, des policiers, des magistrats » aux hiérarques de l'Église, auxquels « cela n'avait pas l'air d'être vrai de pouvoir se transformer d'un jour à l'autre de persécutés en persécuteurs. Cela n'avait pas l'air d'être vrai d'imposer au son des bastonnades la morale, leur morale, avant de proclamer leur foi, et de jeter sur les épaules du Nazaréen vaincu le manteau de la pourpre impériale ».
Nous voulons penser que le cardinal Ratzinger n'était pas bien informé et ne s'est pas dûment informé ; sinon il nous faudrait ajouter aux choses incompréhensibles pour nous qu'il ait fait à un pareil personnage son *Rapport sur la foi,* même à titre d'*Entretien* personnel.
180:300
### Du débat sur le concile au débat sur la tradition
par Yves Daoudal
DEUX DOCUMENTS importants sont parus en l'année du vingtième anniversaire de la fin du deuxième concile du Vatican. L'un est la *Lettre ouverte aux catholiques perplexes* de Mgr Lefebvre. L'autre est l'*Entretien sur la foi* du cardinal Ratzinger. Pour les comparer, il eût été préférable qu'ils se présentent tous deux sous la même forme. Pour autant que je sache, celui de Mgr Lefebvre était également prévu sous forme d'entretien (à moins qu'il ne s'agisse d'un autre projet). A en juger d'après celui du cardinal Ratzinger, Mgr Lefebvre a eu raison de publier son livre sous sa seule signature. L'interlocuteur du cardinal Ratzinger, Vittorio Messori, est plutôt encombrant. Au moins aurait-il pu procéder par questions et réponses clairement distinguées par la typographie. Trop souvent il s'agit de citations du cardinal insérées dans le texte du journaliste. Heureusement, on sait que le livre a été très soigneusement revu par le cardinal Ratzinger. Sinon le doute pourrait jaillir à tout instant sur l'agencement des propos rapportés et le sens réel des phrases tronquées.
181:300
Mais surtout, Vittorio Messori ne peut guère intéresser des catholiques de tradition. Il eût fallu ou bien un journaliste traditionaliste qui pose au cardinal les questions que nous aimerions lui voir poser, ou plutôt (pour la diffusion du livre) un journaliste plus progressiste que Messori, qui attaque plus franchement et oblige le cardinal à radicaliser ses réponses (c'est le propre de l'entretien journalistique moderne). Au lieu de cela, on a des considérations qui me paraissent un bavardage insipide, avec un peu d'animation seulement lorsqu'il s'agit de jeter la messe traditionnelle aux poubelles de l'histoire ou de pourfendre « l'intégrisme pathétique à la Mgr Lefebvre ». Il est vrai néanmoins que certains sont satisfaits de la forme de cet entretien. Quoi qu'il en soit cela demeure un aspect mineur du livre par rapport à la teneur des propos du cardinal.
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A ces deux livres il faut en ajouter un troisième : *Les principes de la théologie catholique, esquisse et matériaux,* paru peu avant chez Téqui. Il s'agit d'un recueil d'articles et de conférences du théologien Joseph Ratzinger, qui explicitent plusieurs propos allusifs de l'*Entretien sur la foi* et permettent de connaître la pensée profonde de l'homme qui est aujourd'hui le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Une pensée souvent fascinante, centrée sur les notions d'Église, de tradition et d'œcuménisme, qui révèle une stature intellectuelle hors du commun, et qui surtout me paraît ouvrir la voie à ce que pourrait être la théologie de demain. C'est-à-dire d'aujourd'hui.
Ce que les progressistes n'acceptent pas chez le cardinal Ratzinger, c'est qu'il dénonce avec force les aberrations postconciliaires, parfois dans les mêmes termes que Mgr Lefebvre. Pour l'un comme pour l'autre, ces aberrations n'ont pas leur source dans le concile Vatican II. Quand je suis rentré en France, l'année même du début du concile, dit Mgr Lefebvre, « *le mal était déjà fait* »*.* Et l'on sait que pour le cardinal Ratzinger les dégâts post-conciliaires ne peuvent en aucun cas être attribués au « vrai » concile.
182:300
Mais dès que l'on fait un pas de plus, les analyses divergent sérieusement. Mgr Lefebvre ajoute aussitôt : « Il (le concile) n'a fait qu'ouvrir les vannes qui retenaient le flot destructeur. » Le concile a donc une responsabilité, précisée ainsi plus loin : « Il est impossible de prétendre que seules les applications post-conciliaires sont mauvaises. Les rébellions de clercs, les contestations de l'autorité pontificale, toutes les extravagances de la liturgie et de la nouvelle théologie, la désertification des églises n'auraient donc rien à voir, comme on l'a encore affirmé tout récemment, avec le concile ? Allons donc ! Elles en sont les fruits. » Position presque diamétralement opposée à celle du cardinal Ratzinger, surtout si c'est lui qui est visé par le « on ». Je dis « presque diamétralement opposée », parce qu'il faut compter avec la terrible analyse des conséquences de *Gaudium et Spes* que le cardinal formule dans les *Principes de la théologie catholique.* (De « l'acquiescement naïf au monde » à la théologie de la libération, c'est-à-dire à la révolution par l'intermédiaire notamment de l'encyclique *Populorum progressio*.) Mais il est vrai que d'une façon générale il dénonce non le « vrai » concile mais « l'anti-esprit du concile ».
Qu'est-ce donc que ce « vrai » concile qui surgit vingt ans après la clôture ? Est-il possible que les effets du « vrai » concile soient autre chose que ce qui a été mis en œuvre par les évêques mêmes qui ont fait ce concile ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, le cardinal Ratzinger ne craint pas de l'affirmer. « La réception réelle du concile n'a pas encore commencé du tout », écrit-il dans les *Principes de la théologie catholique.* Jusqu'à présent, explique-t-il, les propagandistes du concile ont considéré ses textes dogmatiques comme une préparation aux textes d'ouverture au monde, notamment *Gaudium et Spes,* celui-ci étant le point de départ de nouveaux « progrès ». Pour avoir une vision « authentique » du concile, il faut renverser la perspective. Ce sont les textes dogmatiques qui sont centraux.
183:300
« Ce n'est pas la constitution pastorale qui mesure la constitution sur l'Église, encore moins l'intention de l'avant-propos pris isolément, mais c'est l'inverse : seul l'ensemble, pris autour de son centre réel, est véritablement l'esprit du concile. » On notera que Mgr Lefebvre, commentant *Gaudium et Spes,* écrit « La règle d'or de l'Église est *inversée* par l'orgueil des hommes de notre temps. »
En d'autres termes, le cardinal Ratzinger disait dans une interview au *Figaro* que la réconciliation dans l'Église doit être mise en œuvre « *en s'accrochant au terrain solide de l'enseignement constant et commun de l'Église universelle* ». C'est en effet finalement de cela qu'il s'agit. Et il suffit de lire les discours du pape pour voir combien souvent Jean-Paul II cite des phrases peu significatives de textes conciliaires et leur ajoute un commentaire conforme à la tradition.
Ce serait prendre les progressistes pour des naïfs que s'imaginer qu'ils n'ont pas remarqué le procédé. Par exemple, dans *Témoignage chrétien,* le père Cardonnel dénonçait en juin dernier la « glose » incessante et absolument pas conforme à « l'esprit du concile » dont le pape et le préfet enrobent leurs citations des textes conciliaires.
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Alors, dira-t-on, quelle est l'interprétation légitime ? Celle de ceux qui ont fait le concile et l'ont appliqué depuis vingt ans, ou celle que le cardinal Ratzinger fait surgir maintenant ? Il est facile et logique de répondre que ce sont les premiers, même si bien des « applications » ne se trouvent nullement prévues dans les textes. Mais c'est oublier un point capital : pour un catholique, l'interprétation juste est celle qui est donnée par le magistère de l'Église. Il est fort possible que des documents viennent un jour préciser cela, de même par exemple que le nouveau droit canon a été précisé après coup au sujet de la franc-maçonnerie. Il est possible aussi qu'on s'en tienne à une interprétation traditionnelle verbale, qui à force d'être martelée par le Saint-Siège gagnera peu à peu du terrain (le mouvement est d'ailleurs déjà amorcé).
184:300
Il est possible enfin qu'on laisse tomber dans l'oubli les textes les plus dangereux (le cardinal Ratzinger ne cite jamais, me semble-t-il, la Déclaration sur la liberté religieuse, et plusieurs de ses propos sont en contradiction avec les principes de la Déclaration), puis les plus douteux, pour ne plus évoquer finalement en parlant du concile que ses quelques intuitions justes et la doctrine traditionnelle.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le cardinal Ratzinger ne rejette pas absolument même cette dernière hypothèse. On en jugera par ces quelques lignes des *Principes de la théologie catholique,* qui sont la conclusion de la première partie de l'épilogue et éclairent ce que nous avons dit jusqu'ici :
« La décision définitive, en ce qui concerne la valeur historique de Vatican II, dépend de l'existence d'hommes qui réussiront en eux-mêmes le drame de la séparation du bon grain et de l'ivraie, et donneront par là à l'ensemble cette clarté de sens qu'on ne saurait tirer de la lettre seule. Ce que nous pouvons dire jusqu'à présent, c'est que, d'un côté, le concile a ouvert des voies qui, par toutes sortes de bifurcations et de sens uniques, conduisent véritablement au cœur du christianisme. Mais, d'un autre côté, il nous faut faire assez d'autocritique pour reconnaître que l'optimisme naïf du concile, et la surestimation d'eux-mêmes de beaucoup de ses supporters et de ses propagandistes, justifient de manière inquiétante les sombres diagnostics des personnalités de l'Église ancienne concernant les dangers des conciles. Aussi bien, tous les conciles valides n'ont pas été fructueux du point de vue de l'histoire de l'Église ; pour certains il ne reste plus en fin de compte qu'un grand constat d'inutilité. En ce qui concerne la place historique de Vatican II, le dernier mot n'a pas été dit, malgré tout le bien contenu dans ses textes. Le fait de savoir si, en dernière analyse, il sera compté parmi les points lumineux de l'histoire de l'Église, dépend des hommes qui transformeront la parole en vie. »
\*\*\*
185:300
Dans son chapitre sur la messe, Mgr Lefebvre évoque comme un signe de protestantisation le fait que « dans le nouvel ordo, le « je » du célébrant a été remplacé par le « nous » ». Le cardinal Ratzinger critique le même phénomène, mais dans son chapitre sur l'Église. Il prend l'exemple précis de la prière pour l'Église que le prêtre récite après l'Agnus Dei. Dans l'ancienne messe, dit le cardinal, on avait : « *Ne respicias peccata mea, sed fides Ecclesiae tuae* » : Ne regarde pas mes péchés, mais la foi de ton Église. Aujourd'hui, « dans beaucoup de traductions en langue profane de l'ordinaire de la messe, la formule a été changée du « je » au « nous » : Ne regarde pas nos péchés ». On passe de la responsabilité personnelle à la responsabilité collective, et on finit par penser : Ne regarde pas les péchés de l'Église, mais ma foi. Le sens de l'Église et le sens de la foi catholique sont ruinés l'un et l'autre.
Il y a là une étrange anomalie, que Jean Madiran a déjà relevée : ce n'est pas dans « beaucoup de traductions » que l'on trouve le passage du *je* au *nous,* mais, comme on peut s'en douter par la phrase de Mgr Lefebvre, c'est dans le texte *latin* officiel du nouvel ordo. Jean Madiran a formulé plusieurs hypothèses visant à expliquer cette « erreur ». Comme le livre a été longuement et soigneusement revu, il me paraît difficilement envisageable que le cardinal n'ait pas songé à voir si par hasard les traductions incriminées n'étaient pas exactes. Et cela au cas où il ne célébrerait la messe qu'en vernaculaire. Ce qui paraît douteux si l'on se reporte à ce qu'il dit des célébrations actuelles par rapport aux textes du concile : « C'est un des exemples d'oppositions les plus frappantes entre ce que dit le texte authentique de Vatican II et la façon dont il a été ensuite reçu et appliqué. » Allusion à la célèbre phrase : « L'usage de la langue latine, sauf droits particuliers, doit être conservé dans les rites latins. » ([^5]) Et dans les *Principes de la théologie catholique,* les citations de la liturgie sont en latin.
Il me semble donc probable qu'il s'agit d'une critique déguisée du nouvel Ordo. On trouve du reste une autre indication dans ce sens dans l'*Entretien sur la foi*, lorsque Messori cite ces phrases du texte écrit par le théologien Ratzinger pour le dixième anniversaire du concile :
186:300
« On doit s'opposer beaucoup plus fermement qu'on ne l'a fait jusqu'à présent à l'aplatissement rationaliste, aux vains bavardages, à l'infantilisme pastoral, qui rabaissent la liturgie catholique au niveau des journaux à sensation. Même les réformes déjà effectuées, notamment en ce qui concerne le rituel, doivent être réexaminées de ce point de vue. » Pour aller plus loin, il faudrait lire le livre que le cardinal a écrit sur la messe, mais il n'est pas encore traduit en français. Et dans les deux livres dont nous parlons, il n'évoque pratiquement pas la question du rite de la messe. Mais, et ceci est une indication supplémentaire, dans les *Principes de la théologie catholique,* il ne se prive pas de critiquer à plusieurs reprises le nouveau rite du baptême, trois fois explicitement (*dont une fois en citant le texte latin et la traduction allemande*)*,* et deux fois en commentant des rites... qui ont été supprimés (le sel, et *Ephpheta*).
Si on lit attentivement l'*Entretien sur la foi* aux pages 147 et 148, il semble que l'on doive conclure que c'est le cardinal Ratzinger qui a voulu parler du « pluralisme » liturgique. (Nous disons, nous, une *pluralité* de rites. Il est d'ailleurs curieux que le cardinal ait laissé *pluralisme,* alors qu'il critique l'emploi de cette « étiquette » par les théologiens modernistes.) Messori ne cache pas qu'il est hostile à quelque retour que ce soit de la messe traditionnelle. « Mais nous devons rapporter ce que le cardinal Ratzinger nous a dit. » Quelle corvée ! On ne peut donc s'attendre à ce qu'il s'étende sur le sujet et pose des questions ou demande des éclaircissements. Que lui a donc dit le cardinal ? Il commence par rappeler qu'avant le concile de Trente l'Église (latine) admettait en son sein divers rites. Et il affirme que pour respecter la *pietas* de certains secteurs catholiques, il serait « personnellement favorable à *un retour à la situation ancienne,* c'est-à-dire à un certain pluralisme liturgique ». Mais la fin de la phrase contredit étrangement cette opinion : « ...pourvu que (...) soient clairement circonscrits le cadre et le mode des *quelques cas extraordinaires* où l'on aura concédé la liturgie pré-conciliaire ». Il ne s'agit là plus du tout d'un « retour à la situation ancienne ».
187:300
Dans le paragraphe suivant, nouvelle surprise. Messori cite quelques lignes du livre du théologien Ratzinger sur la messe, dont on peut penser qu'elles ont été placées là par Ratzinger lui-même, vu l'aversion de Messori pour ce sujet : face au « pluralisme post-conciliaire » qui s'est révélé « étrangement uniformisant » (sur le plan de la médiocrité liturgique), « il convient au contraire de donner droit de cité à la diversité des possibles ». (On notera ici l'opposition entre *pluralisme* idéologique -- qui exclut la forme traditionnelle, -- et *diversité des possibles,* c'est-à-dire *pluralité.*)
Qu'en conclure ? Lorsque j'ai lu cette page, sachant déjà que le cardinal Ratzinger est personnellement favorable à la coexistence de l'ancienne et de la nouvelle messe, je me suis dit aussitôt qu'il se croyait obligé d'introduire au milieu de l'exposé de son opinion personnelle une allusion à l' « indult » du 3 octobre 1984 alors près d'être promulgué, sans chercher à masquer la contradiction entre ce que pense Joseph Ratzinger et ce que doit dire le préfet de congrégation. Cela dit, n'étant pas exégète patenté des écrits du cardinal Ratzinger, je me garderai bien d'affirmer que c'est la seule interprétation possible.
\*\*\*
Si le cardinal s'en prend vigoureusement à la désacralisation de la liturgie et au bavardage idéologique des prêtres en chaire, il ne critique jamais clairement la nouvelle messe, qui est pour lui de toute évidence celle qui convient à l'Église aujourd'hui. Et là, bien sûr, on aimerait intervenir à la place de Messori. Mais comment choisir une question qui soit au cœur du sujet et en même temps assez simple pour être comprise du grand public ? La tâche me paraît presque impossible. Aussi ce ne sont pas les arguments des traditionalistes que je présenterais au cardinal, mais ceux... des protestants.
Chacun a encore en mémoire l'esprit des déclarations de plusieurs théologiens protestants accueillant favorablement la nouvelle messe, la considérant comme un grand pas vers l' « œcuménisme », certains allant jusqu'à affirmer que les pasteurs protestants pourraient célébrer la Cène avec l'Ordo de Paul VI.
188:300
Peu après la publication de l' « indult » du 3 octobre 1984, *Le Monde* a publié dans son courrier des lecteurs une lettre très remarquable du pasteur Michel Viot, qui actualise ce que nous venons d'évoquer :
« Quelles que soient les restrictions qui seront apportées dans son application, écrit le pasteur Viot, la récente décision du pape Jean-Paul II concernant la messe de saint Pie V me laisse extrêmement perplexe. »
Perplexe. Messori utilise le même mot. Aussitôt le pasteur précise :
« Ce n'est pas au latin que j'en veux. »
Messori, lui, refuse « la liturgie en latin ». Le pasteur Viot a les idées beaucoup plus claires. Il s'agit d'une question de théologie. Pas de langue liturgique. Il va d'ailleurs s'employer d'abord à défendre le latin. On n'est pas au temps de la Réforme, où les gens étaient illettrés. Avant la nouvelle messe tout le monde avait un missel bilingue. Il n'y avait donc aucune raison de passer brusquement au vernaculaire intégral. D'ailleurs même au temps de la Réforme on a vu comment « Luther, en bon pédagogue, procéda lentement ». Et puis la suppression du latin entraîne la perte du chant grégorien, « signe parmi d'autres de la continuité de l'Église au travers des siècles, donc symbole de la communion des saints ». L'Ordo de Paul VI, rappelle-t-il, était en latin. « Que n'a-t-on incité les évêques à faire utiliser cet Ordo, et cet Ordo seulement, à côté de la messe en vernaculaire ! » Alors il n'y aurait pas eu de revendications traditionalistes, et il n'y aurait pas eu lieu de ressusciter la messe de saint Pie V, grave événement dans la vie de l'Église : « *Car la réintroduction de la messe de saint Pie V* (*même par la petite porte et dans la révision du missel romain de 1962*) *est beaucoup plus qu'une affaire de langue : c'est une question doctrinale de la plus haute importance, au cœur des débats entre catholiques et protestants, débats que, pour ma part, je croyais heureusement clos.* » Suivent des considérations peu compréhensibles pour un lecteur catholique, mais qui tournent évidemment autour du sacrifice et du sacerdoce. Puis : «* Beaucoup de nos ancêtres dans la foi réformée selon la parole de Dieu, ont préféré monter sur le bûcher plutôt que d'entendre ce type de messe que le pape Pie V officialisa contre la Réforme*.
189:300
*Aussi nous étions-nous réjouis des décisions de Vatican II sur ce sujet et de la fermeté de* *Rome à l'égard de ceux qui ne voulaient pas se soumettre au Concile et continuaient à utiliser une messe à nos yeux contraire à l'Évangile.* »
Voici les questions que je poserais au cardinal Ratzinger : les pasteurs Brosseder et Pesch, s'exprimant dans la prestigieuse revue *Concilium,* le pasteur Siegvalt, professeur à la faculté de théologie protestante de Strasbourg, les frères de Taizé, le Consistoire supérieur de la Confession d'Augsbourg dans un document officiel, etc., et enfin le pasteur Michel Viot, se trompent-ils ? Et comment se fait-il que des théologiens renommés et le principal « magistère » protestant aient fait une telle erreur d'appréciation ? Est-ce normal ? Ou plutôt est-ce possible ? Existe-t-il un autre exemple d'une telle « méprise » depuis la Réforme ?
Bien sûr ces questions ont déjà été posées, d'une manière ou d'une autre. Mais à ma connaissance elles n'ont jamais encore reçu de réponse. Lors de l'enquête de PRÉSENT sur la messe, j'avais demandé à l'évêque de Saint-Dié : « Pourquoi les protestants acceptent-ils la messe de Paul VI alors qu'ils refusent celle de saint Pie V ? » -- « C'est qu'ils deviennent catholiques », me répondit le « père » Guillaume. Ce serait à pleurer de rire, si le sujet s'y prêtait. Et l'évêque ne plaisantait pas du tout.
Il se trouve que Mgr Lefebvre et les théologiens protestants ont la même opinion sur ce point précis : « Nous nous apercevons que le *Novus Ordo Missae* s'aligne sur les conceptions protestantes, ou du moins s'en rapprochent. » Dangereusement, ajoute Mgr Lefebvre. Heureusement, disent les protestants. On aimerait savoir comment des théologiens catholiques et des théologiens protestants, qu'on ne peut assurément pas soupçonner de s'être concertés, font la même analyse. Car c'est là tout de même un étrange « consensus » qui ne devrait pas manquer d' « interpeller » les pères experts et les pères évêques... Mais non. On se heurte à un refus obstiné d'examiner la question.
190:300
Certaines bonnes âmes diront : c'est vrai que tout n'est pas clair dans la nouvelle messe, mais tout n'est pas mauvais non plus ; il suffit de procéder de la même façon qu'avec les textes du concile : ajouter l'interprétation catholique, comme le font certains prêtres. Eh bien non, hélas. Car il n'y a aucun rapport entre des textes qu'hormis les spécialistes personne ne connaît, et un acte liturgique rituellement répété devant les fidèles et avec leur participation. La messe façonne la foi des fidèles, et l'on n'a jamais vu un potier rectifier un vase mal démarré en lui faisant un discours. Personnellement je ne suis pas hostile en principe à l'introduction d'un nouveau rite de la messe, préférant la pluralité du Moyen Age à l'uniformisation post-tridentine. Mais l'Ordo de Paul VI, dont je reconnais sans hésitation la légitimité, la validité, et la « rectitude doctrinale », en ce sens qu'on peut lui donner une interprétation parfaitement catholique, ne peut être la nouvelle messe dont l'Église a peut-être besoin *tant qu'on pourra aussi lui donner une interprétation parfaitement luthérienne.* Encore une fois, c'est là qu'est la question qu'on aimerait voir enfin examinée.
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Procéder à une analyse exhaustive des sujets traités dans l'*Entretien sur la foi* et dans la *Lettre ouverte aux catholiques perplexes* conduirait à rédiger un autre livre, puisque, pris ensemble, les deux ouvrages abordent tous les aspects du christianisme et de la vie de l'Église depuis le concile. Je m'en tiendrai donc à ces deux points fondamentaux du concile et de la messe, et j'engage le lecteur à poursuivre lui-même la réflexion à partir des livres eux-mêmes, car aucun article ne peut donner idée de tout ce qu'ils contiennent.
Néanmoins il me paraît intéressant de noter aussi brièvement que possible ce qui dans le livre du cardinal Ratzinger scandalise, irrite ou inquiète les milieux progressistes, et explique des réactions comme le fameux « appel de chrétiens de Montpellier ».
-- Le concile. Considérer que l'histoire commence « à partir de Vatican II, considéré comme une espèce de point zéro », c'est « l'anti-esprit du concile ». Le concile « n'appartient pas à ceux qui entendent continuer dans une voie dont les résultats se sont avérés catastrophiques ». Il appartient à ceux qui voient ces dégâts « avec lucidité et donc avec souffrance ».
191:300
-- L'Église. Elle n'est pas seulement le « peuple de Dieu ». Elle est le Corps du Christ ; « sa structure profonde et intouchable n'est pas démocratique, mais sacramentelle et donc hiérarchique ».
-- Les conférences épiscopales « n'ont pas de base théologique », elles n'ont pas « en tant que telles de mission de magistère », leurs documents « n'ont pas de valeur spécifique ». « L'échelon national n'est pas une dimension ecclésiale. » « Dans beaucoup de conférences épiscopales, l'esprit grégaire et peut-être aussi l'aspiration à une petite vie calme, voire même le conformisme, entraînent la majorité à rallier les positions de minorités entreprenantes. »
-- La liturgie « ne vit pas de surprises « sympathiques », de « trouvailles » captivantes, mais de répétitions solennelles ». « L'expérience a montré que le fait de s'en tenir à la seule notion de l' « accessible à tous » n'a pas rendu les liturgies véritablement plus compréhensibles ou plus ouvertes, mais seulement plus indigentes. » « La richesse liturgique n'est pas la richesse de quelque caste sacerdotale ; c'est la richesse de tous, des pauvres aussi, qui le désirent en fait et ne s'en scandalisent absolument pas. » « L'exigence aujourd'hui vraiment répandue n'est pas celle d'une liturgie sécularisée, mais, au contraire, d'une nouvelle rencontre avec le Sacré au moyen d'un culte qui permette de reconnaître la présence de l'Éternel. »
-- Œcuménisme. « Nous devons avoir le courage de redire clairement que, prise dans sa totalité, la Bible est catholique. L'accepter comme elle est, dans l'unité de toutes ses parties, revient à accepter les Pères de l'Église et leur lecture, et donc à entrer dans le catholicisme. »
-- Catéchisme. « Tout l'exposé de la foi est organisé autour de quatre éléments fondamentaux : le Credo, le Pater noster, le Décalogue et les sacrements (...). Or dans trop de catéchèses actuelles cette structure fondamentale est abandonnée, avec les résultats que l'on sait : une désagrégation du *sensus fidei* chez les nouvelles générations, souvent incapables d'une vision d'ensemble de leur religion. » « Modifier le langage religieux est toujours très risqué.
192:300
La continuité ici est de grande importance. Je ne vois pas qu'on puisse modifier les expressions centrales de la foi. » « Dans une hypothèse évolutionniste du monde (celle à laquelle correspond en théologie un certain « teilhardisine »), il n'y a évidemment plus place pour aucun péché originel. » « La catéchèse doit redevenir non pas une opinion parmi d'autres, mais une certitude qui puise à la foi de l'Église, dont le contenu dépasse de beaucoup l'opinion courante. »
-- Confession. « Je me sens de plus en plus mal à l'aise quand j'entends définir avec légèreté comme « schématique », « extérieure », « anonyme », la façon, courante à une certaine époque, de s'approcher du confessionnal. Et je trouve de plus en plus affligeant l'autosatisfaction de certains prêtres pour leurs « entretiens pénitentiels », devenus en fait fort rares, mais, « en échange, bien plus personnels », comme ils disent. »
-- Théologie de la libération. Elle est magistralement démontée dans un texte de dix-huit pages : « Elle n'est absolument pas un produit autochtone, indigène, d'Amérique latine ou d'autres zones sous-développées où elle serait née et aurait grandi quasi spontanément par l'action du peuple. Ce sont des Européens, les théologiens qui l'ont fait naître. Ce sont des Européens -- ou formés dans des universités européennes -- les théologiens qui la font grandir en Amérique du Sud. (...) C'est presque une tentative visant à expérimenter dans le concret des idéologies conçues en laboratoire par des théoriciens européens. » « En Occident le mythe marxiste a perdu de ses charmes auprès des jeunes et des travailleurs eux-mêmes ; on tente alors de l'exporter dans le Tiers-Monde, et ce, par le truchement de ces intellectuels qui vivent, eux, hors des frontières des pays dominés par le socialisme réel. » (Il y a là une accusation à peine voilée des appareils communistes d'être à l'origine de la théologie de la libération, -- sinon quel est le sens de ce *on* distingué de *eux, --* et des théologiens de la libération d'être les complices du communisme international.) « Défendre l'orthodoxie signifie ici défendre vraiment les pauvres et leur éviter des souffrances et des illusions qui ne portent en elles aucune perspective réaliste d'une délivrance même matérielle. »
193:300
-- Les théologiens progressistes. « Une certaine « contestation » émanant de certains théologiens est marquée par la mentalité typique de la bourgeoisie aisée de l'Occident. La réalité de l'Église concrète, de l'humble peuple de Dieu, est bien différente de la représentation qu'on s'en fait dans certains laboratoires où l'on distille l'utopie. » « Chaque jour j'admire l'habileté de théologiens qui en arrivent à soutenir exactement le contraire de ce qui est écrit en clair dans les documents du Magistère. Et, cependant, ce renversement est présenté avec d'habiles artifices dialectiques comme la « vraie » signification de tel ou tel document en discussion. » « Tout catholique doit avoir l'audace de croire que sa foi (en communion avec celle de l'Église) est au-dessus de tout « nouveau magistère » des experts et des intellectuels. »
Il faudrait ajouter à tout cela l'apologie de l'*Imitation de Jésus-Christ,* du chemin de croix, du chapelet, des processions de la Fête-Dieu, le rappel de l'existence de Satan, de l'enfer, du purgatoire, de « ce que le Nouveau Testament appelle -- et certes pas dans un sens positif -- l'esprit du monde », etc. Mais on comprend bien que c'est déjà beaucoup plus qu'il n'en faut pour déchaîner la fureur des promoteurs de l' « Église conciliaire » contre le grand inquisiteur teuton du Saint-Office.
\*\*\*
Si l'on veut avoir des « compléments d'information » sur ce que pense en profondeur Joseph Ratzinger sur tel ou tel thème abordé dans l'*Entretien sur la foi* (sauf sur le rite de la messe), il faut lire les *Principes de la théologie catholique, esquisse et matériaux.* Certes ce n'est pas un livre aussi facile que l'*Entretien sur la foi*. Pas seulement parce qu'il compte 440 pages d'écriture serrée. Et quasiment pas pour des raisons de vocabulaire. Mais en partie parce qu'il foisonne d'idées parfois laissées en suspens et abandonnées avant d'avoir été complètement formulées, et surtout, essentiellement, parce qu'il s'agit de discussions de thèses de théologiens contemporains. Et si l'on ne connaît pas les diverses théories tordues à la mode chez les théologiens progressistes, on ne voit pas toujours où Ratzinger veut en venir. Et c'est après la lecture pénible de quelques pages étranges et obscures que l'on découvre qu'il est en train de pourchasser les origines profondes des déviations dans le maquis des théologies « dans le vent ».
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Ainsi en est-il par exemple du chapitre « Foi et histoire » où Ratzinger débusque les origines de la théologie de la libération dans la thèse protestante de « l'histoire du salut » qui se définit en contradiction avec l'ontologie catholique. Ou du sous-chapitre « Fondement anthropologique du concept de tradition ». Pourquoi définir si longuement ce fondement *non théologique *? La réponse arrive au bout de sept pages : « A la fondation de l'humanité par la tradition s'oppose désormais la fondation de l'humanité par la raison émancipatrice, critique de la tradition ; la crise actuelle de l'Église provient pour une part importante du fait que ces deux modèles se heurtent violemment en elle au sujet de sa propre tradition. » Ratzinger explique alors que toutes les traditions sont certes critiquables d'une façon ou d'une autre, puisqu'elles sont toutes marquées par le péché originel, sauf une, la *traditio Jesu,* dont le lieu est l'Église, dépositaire de « la vérité d'où l'homme provient et qui est sa vérité la plus personnelle et sa véritable essence ». « S'en émanciper au profit d'une finalisation autonome équivaut à s'émanciper de l'humanité et de la condition humaine. » Conséquence sur les traditions humaines : « La critique de la tradition trouve sa limite dans le fait que l'homme reste lié à la vérité de son essence, au monde créé, et ne peut se trouver lui-même que quand il trouve cette vérité. Et cela signifie que la raison qui s'applique à réaliser reste reliée à la raison qui apprend en recevant, à la tradition de l'humanité. »
Cette idée (« Avant de faire il faut recevoir ») court à travers tout le livre, dont elle constitue la trame. C'est pourquoi le premier chapitre est consacré au baptême (don de la foi, et non entrée dans un club, d'où une page admirable sur le baptême des enfants). C'est la même idée qui commande les réflexions sur l'Église (qui se reçoit elle-même d'un Autre et se pérennise par la succession apostolique) et donc sur l'œcuménisme, qui sont les deux thèmes essentiels du livre. Or cette idée, ou plutôt cette vérité, s'oppose directement et fondamentalement à l'erreur première du monde moderne, issue de l'humanisme et culminant dans les « Lumières » :
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la revendication de l'autonomie de l'homme, qui par sa raison se construit et construit le monde, sans référence à une quelconque transcendance, qui serait vue comme une aliénation. Cette erreur -- qui n'est qu'une manifestation de l'orgueil, c'est-à-dire du péché originel -- s'exprime dès les premiers mots de la Déclaration des droits de l'homme, et elle est le principe du rationalisme, du démocratisme, du libéralisme, du fascisme, du nazisme, du communisme, bref de toutes les idéologies.
A partir de cette idée : « Avant de faire il faut recevoir », on comprend que la pensée de Joseph Ratzinger est essentiellement « traditionnelle ». D'où son attachement à réfuter les théologies d'origine idéologique, ses vives critiques de l'archéologisme et des théories religieuses fondées sur les « sciences humaines » (le tout étant taxé de « nécrologie »), son refus de toute rupture de la tradition et de « l'idéologie de l'adaptation ». On comprend aussi pourquoi le cardinal considère que la réconciliation dans l'Église (avec les « chrétiens sérieux » et les « prêtres sérieux » qui rendent le concile responsable de tous les dégâts post-conciliaires) doive être mise en œuvre « en s'accrochant au terrain solide de l'enseignement constant et commun de l'Église universelle ».
Mais ici il risque de se glisser un malentendu. Certes, la plupart des traditionalistes et le cardinal Ratzinger sont d'accord pour dire qu'il faut interpréter Vatican II selon la Tradition. Le malentendu peut venir de ce que l'on entend par « enseignement constant et commun de l'Église universelle ». Car pour un certain nombre de traditionalistes il s'agit essentiellement des conciles de Trente et Vatican I. Pour Joseph Ratzinger, il s'agit de tous les conciles, de la doctrine de l'Église à travers toute son histoire, des Actes des apôtres à Vatican II Autrement dit, pour lui, ce sont tous les conciles qui doivent être interprétés selon la Tradition, laquelle à chaque concile prend une couleur particulière et répond aux besoins de son époque (ou éventuellement n'y répond pas). « On n'a pas le droit de présenter comme vérité ce qui est en réalité une forme surgie dans l'histoire en rapport avec la vérité. »
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Témoin l'analyse qu'il fait des conciles de Trente et Vatican I, précisément, analyse très nuancée mais qui ne constitue nullement un désaveu, puisqu'aussi bien à la fin du chapitre sur le concile de Trente il en appelle à une « radicalisation » de ses décisions pastorales.
Ce n'est pas ici le lieu d'étudier cette question en détail. Mais pour faire mieux comprendre de quoi il s'agit et provoquer la réflexion, je prendrai deux exemples (parmi beaucoup d'autres).
Comme premier exemple, j'évoquerai ce qui s'est passé à Vatican I et à Vatican II en ce qui concerne les Églises catholiques orientales. A Vatican I, le patriarche melkite (grec-catholique) subit les humiliations de Pie IX parce qu'il protestait avec la plus grande énergie contre ce qui dans la constitution dogmatique sur l'Église détruisait « entièrement les fondements de l'Église grecque » dont l'autonomie avait été reconnue (du moins globalement et... théoriquement) jusque là. A Vatican II, les Églises catholiques orientales ont recouvré l'autonomie dont elles jouissaient au premier millénaire. Sur ce point précis, lequel des deux conciles doit-il être réinterprété ? L'Église s'était-elle trompée pendant dix-huit siècles sur le rôle des patriarches ?
Pour le second exemple, je renverrai à la passionnante analyse que fait Joseph Ratzinger de la constitution *Sacramentum ordinis* de Pie XII. Le concile de Florence avait décrété que l'acte central de la collation du sacrement de l'ordre était la porrection du calice et de la patène, et que la formule sacramentelle était : « Reçois le pouvoir d'offrir dans l'Église le sacrifice pour les vivants et pour les morts, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. » Pie XII décrète au contraire que le signe sacramentel essentiel est l'imposition des mains, et que la formule sacramentelle essentielle est ce passage de la Préface : « Envoie sur lui, nous t'en prions, Seigneur ; le Saint-Esprit, qui le fortifie pour accomplir fidèlement l'œuvre de ton service avec le secours de ton don septiforme » (consécration des évêques). Ratzinger commente : « Cela signifie un retour conscient à la tradition de l'ancienne Église, et par conséquent des Églises d'Orient. » ([^6])
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La première phrase du livre est celle-ci : « Une des conséquences essentielles du II^e^ concile du Vatican est que la théologie soit continuellement ramenée, dans sa pensée et son langage, à la dimension œcuménique. » C'est en effet cette dimension œcuménique qui conduit à se pencher sur ce que vivait l'Église au premier millénaire de son existence, avant le grand schisme de 1054. Qu'est-ce à dire ? Qu'il faut rejeter tout ce qui a été défini entre 1054 et Vatican II ? Certes non, nous l'avons déjà dit. Mais qu'il est des décisions qui doivent être interprétées selon la Tradition *totale* de l'Église, et que certaines autres décisions doivent être revues : Pie XII en a donné un exemple en considérant comme une « surcharge » le décret du concile de Florence sur la porrection du calice et de la patène. (C'était effectivement une surcharge dans la mesure où ce décret concernait les Arméniens, et qu'il contredisait leur théologie du sacrement alors que le concile déclarait respecter la théologie orientale. Néanmoins c'était une sorte de consécration -- mal placée -- de l'opinion la plus répandue en occident, celle que l'on trouvait chez saint Thomas d'Aquin et que l'on peut voir par exemple dans le catéchisme du concile de Trente.)
Sans doute faut-il préciser maintenant comment le cardinal Ratzinger envisage l'œcuménisme, d'autant que ce thème occupe toute la deuxième partie du livre (qui en comporte trois). En fait il suffirait de rappeler la phrase de l'*Entretien sur la foi* que nous avons citée : « La Bible est catholique, l'accepter comme elle est (...) revient (...) à entrer dans le catholicisme. » (Et le cardinal évoque un exégète luthérien, disciple de Bultmann, qui est arrivé à cette conclusion et qui est devenu catholique.) Au niveau de l'œcuménisme avec les protestants, Joseph Ratzinger ne se fait aucune illusion. (Voir en particulier les *Éclaircissements sur la question d'une reconnaissance de la confession d'Augsbourg par l'Église catholique,* pages 245-256). Cela découle directement du fait que l'un de ses thèmes de prédilection est le concept d'Église comme lieu de l'Eucharistie par la succession apostolique. Là se trouve la difficulté incontournable et rédhibitoire dans la recherche œcuménique avec les protestants. Et l'on se rend compte aussi que ce sujet est l'occasion pour Ratzinger de combattre un certain nombre d'erreurs répandues dans l'Église.
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En partant de la même idée, la question de l'œcuménisme avec les orthodoxes se présente sous un jour évidemment radicalement différent, puisqu'ils ont l'Eucharistie et la succession apostolique (mais schismatique). On notera, après avoir précisé que la partie « orthodoxe » des chapitres sur l'œcuménisme est très peu développée par rapport à la partie « protestante », une notable différence entre ce que dit le cardinal dans ce livre et ce qu'il dit dans l'*Entretien sur la foi*. Dans *Les Principes de la théologie catholique,* il exprime ainsi son « diagnostic » : « Une unité ecclésiale est *théologiquement possible en principe* entre l'Orient et l'Occident, mais elle n'est pas encore assez préparée spirituellement, et donc pratiquement pas encore mûre. » Dans l'*Entretien sur la foi* il dit : « Je ne vois pas à vue humaine de possibilité d'une union complète qui aille au-delà d'une phase initiale praticable (et déjà pratiquée) » (ce qu'il étudie de façon détaillée dans *Les principes de la théologie catholique*)*,* et il ajoute que la difficulté « *gît au niveau théologique* »*.* Mais on ne sait pas si cette différence est due à une évolution de la pensée de Ratzinger ou à l'évolution de la situation.
Quoi qu'il en soit, il me paraît important de souligner que le débat sur le concile, qui est enfin ouvert grâce au cardinal Ratzinger, ne peut que déboucher sur un débat concernant la Tradition, ce qu'est réellement la Tradition, sous ses divers aspects historiques, et cela ne peut s'effectuer que dans une vue globale et intégrale de l'histoire de l'Église. Dans cette perspective, c'est-à-dire si l'on ne s'arrête pas à la critique des fumeuses théories théologiques modernes ou aux nombreux points de détails qui ne peuvent manquer de prêter à discussion, l' « esquisse » du cardinal Ratzinger sur les principes de la théologie catholique est d'une lecture passionnante.
Yves Daoudal.
============== fin du numéro 300.
[^1]: -- (1). Cette journée mémorable a fait l'objet d'une brochure illustrée de 48 pages intitulée : *Demain davantage qu'hier, Itinéraires 15 mars 1975* (N.E.L.). (Note d'ITINÉRAIRES)
[^2]: -- (1). Cet article 6 est facultatif, pour la raison qui vient d'être dite à l'avant-dernier alinéa de l'article précédent.
[^3]: **\*** -- En caractères gras dans l'original.
[^4]: -- (1). Cet article est extrait du périodique romain *Si si no no*. Nous le reproduisons dans la traduction française qu'en a donnée le *Courrier de Rome* (n° 65).
[^5]: **\*** -- cf. It.. n° 117, p. 87, note 1 : non pas *conservé* mais *observé*.
[^6]: **\*** -- Voir It. 240, pp. 74-75.