# 302-04-86 1:302 ## ÉDITORIAUX ### Nationalistes par Jean Madiran Nous n'entendons jamais plus dire par nos évêques, pas même par l'évêque de Rome, que « le communisme est intrinsèquement per­vers », que « le socialisme est une peste », que « le libéralisme est un péché », formules qui furent célèbres en leur temps et que voici tombées en désuétude dans le discours ecclésiastique officiel. Mais cette abstention ne résulte pas d'une extinction de voix. Un discours nouveau remplace le discours ancien ; il est provoqué par la conscience aiguë que l'Église a beaucoup à se faire pardonner des libéraux, des socialistes et des com­munistes, puisque ceux-ci sont devenus les maîtres du monde, dont ils se partagent la domination. 2:302 Les pou­voirs temporels, et même culturels, et même spirituels dans les grandes nations aujourd'hui, et d'ailleurs dans la plupart des petites, sont aux mains des tenants du libéralisme, qui donc ne peut plus être « un péché » ; ou aux mains des tenants du socialisme, qui en consé­quence n'est plus « une peste » ; ou des tchékistes du communisme, lequel, dans ces conditions, ne saurait plus, bien entendu, être déclaré « intrinsèquement per­vers ». L'intrépidité de la hiérarchie ecclésiastique, en cette seconde moitié du XX^e^ siècle, face aux puissants du jour, est un phénomène déjà historiquement enregis­tré, catalogué, classé. S'en prendre unilatéralement à ceux qui ne sont pas au pouvoir, s'allier étroitement à ceux qui y sont, telle est la politique actuelle et telle est la moralité nouvelle d'un épiscopat français qui a selon sa propre expres­sion, « *pour la première fois uni sa voix et ses efforts* » à ceux de la franc-maçonnerie en lançant une cam­pagne commune « *contre le racisme* » ([^1])*.* Cette cam­pagne commune a fait long feu. Car quelle que soit la puissance publicitaire et médiatique de l'imposture anti­raciste, elle s'est heurtée pourtant à une réalité solide dont les Français ont un sentiment plus ou moins obs­cur mais très vif : la France est le pays le moins raciste du monde ; et son actuel problème de l'immigration ne vient pas du fait qu'elle serait insuffisamment accueil­lante à l'étranger, il vient au contraire du fait qu'elle l'a trop été. Pour leur première apparition officielle en compagnie des francs-maçons, les évêques français ont donc manqué leur entrée dans le monde. Il leur a fallu trouver autre chose. 3:302 Le noyau dirigeant est allé chercher, pour en faire un événement, une homélie prononcée le 11 novembre par Mgr Jacques Jullien. Elle commençait bien : « Comment célébrer une messe le 11 novem­bre ? Comment oublier qu'on a longtemps béni les canons, des deux côtés ? Comment appeler la bénédiction de notre Père sans nous conduire en frères ? Comment lui demander de prendre parti dans les querelles entre ses fils ? » Voilà un bon prélat bien moderne. Il ne comprend plus pourquoi on bénissait autrefois les canons (des deux côtés), et donc il ne sait plus en quoi consiste et à quoi sert une bénédiction. C'est déjà une garantie, avec de telles dispositions il est assurément notre hom­me. On a en conséquence diffusé son papier dans la *Documentation catholique* (19 janvier), afin que nul n'en ignore d'un bout à l'autre du catholicisme français. C'est ainsi que nous n'avons pu ignorer nous non plus ni le contenu de ce document ni la faveur officielle dont il jouit dans l'Église de France. #### *Un abus de confiance* Mgr Jullien déclare qu'il énonce « la position clas­sique de l'Église en la matière », il répète et il dit même : « la position la plus traditionnelle de l'Église en la matière ». Il l'énonce ainsi : « L'Église catholique fait du patriotisme une vertu, et du nationalisme une tentation, et un péché si l'on y succombe. » 4:302 Comme c'est un évêque qui prétend que cette posi­tion-là est « la position la plus traditionnelle de l'Église », beaucoup risquent de le croire sur parole sans chercher plus loin. Mais sans chercher plus loin, en s'en tenant au même Mgr Jullien, à sa même communication, et à la « note technique » de sa main qui l'accompagne, on constate que chez Pie XI (ça ne remonte pas au Moyen Age, il fut pape de 1922 à 1939) le mot nationalisme « est employé pratiquement au sens de patriotisme ». Le nationalisme n'est donc pas alors un péché ; il n'est condamnable que s'il devient « immodéré » ou « exa­cerbé ». Puis il est arrivé que dans un seul discours, celui de Noël 1954, Pie XII a employé le mot « natio­nalisme » en un sens péjoratif. Toutefois, précise Mgr Jullien, le vocabulaire pontifical n'est pas encore bien fixé sur ce point, il « se fixera chez Paul VI », seulement chez Paul VI : dans son encyclique *Populo­rum progressio,* en 1967, Paul VI en effet aura la déli­catesse d'assimiler le nationalisme au racisme. C'est bien Mgr Jacques Jullien qui cite et invoque ces dates, ces références. Elles établissent que la condamnation pontificale du nationalisme est *une position récente* du Saint-Siège, et qu'il y a un abus de confiance à jouer de son autorité épiscopale pour faire croire qu'elle est *la position la plus traditionnelle.* Ce serait d'ailleurs bien impossible : car si l'on par­le depuis toujours de la *patrie* (dans le langage chrétien « classique », dans le langage ecclésiastique « le plus traditionnel », c'est le plus souvent pour désigner la « patrie céleste »), les termes de *patriotisme* et de *natio­nalisme* sont pour leur part tout à fait récents. Le pre­mier apparaît au XVIII^e^ siècle, le second se répand au XIX^e^. 5:302 Les Pères de l'Église, saint Thomas d'Aquin, le concile de Trente et la doctrine « la plus tradition­nelle » ne pouvaient donc parler ni de la « vertu de patriotisme » ni du « péché de nationalisme ». #### *Disparition officielle de la piété nationale* En 1954, dans son message de Noël, Pie XII avait effectivement introduit une brusque modification de la terminologie, désignant « le nationalisme » comme « une erreur » et rejetant l' « État nationaliste » et la « politique nationaliste ». Cette intervention, qui devait demeurer unique en son genre, était inattendue et sans précédent. Je pensais alors qu'il était convenable de suivre le pape dans son vocabulaire. Mais non pas sur un seul point et au détriment du seul nationalisme dans l'intégrité complète d'un vocabulaire catholique cohérent, discipliné et s'imposant à l'ensemble de la catholicité ([^2]). Était-ce utopique ? On sait qu'après la mort de Pie XII en 1958, très vite il n'est rien resté de son vocabulaire. Ni sa « corporation, programme social de l'Église », ni sa « socialisation contre laquelle l'Église livrera bataille avec la dernière énergie », ne lui ont survécu. Je ne vois pas pourquoi on nous imposerait davantage, on nous imposerait seulement sa conception négative du nationalisme, sur laquelle lui-même, d'ail­leurs, avait évité d'insister. 6:302 D'autre part, il faut tout de même l'observer, patrio­tisme n'est pas un meilleur mot que *nationalisme,* il est même beaucoup moins bon. Car en France, « nationa­lisme » renvoie à Maurras, à Barrès, c'est-à-dire à une *doctrine,* celle de la primauté du bien commun national ; tandis que « patriotisme » historiquement, renvoie d'abord et inévitablement aux fameux patriotes de la Terreur, aux Jacobins et autres abominables sectaires de la Révolution, imposteurs et massacreurs, ennemis avant tout de la France chrétienne et de l'Église catho­lique. Le mot a évolué après les mensonges et les hor­reurs de 1789-1799 ? Sans doute : pour signifier désor­mais, plus ou moins vaguement, « amour de la patrie ». Mais on dit mieux alors, et davantage aussi, en disant plutôt : *piété nationale.* Après le discours pontifical de 1954, la question n'était (que je sache) ni de renoncer à la piété natio­nale, ni d'abjurer la doctrine de la primauté du bien commun, mais simplement de renoncer à désigner cette doctrine et cette piété par le terme de « nationalisme ». Je voulais bien renoncer avec le pape au terme de « nationalisme », en considération notamment du fait qu'hors de France il avait souvent une signification délirante, je voulais bien y renoncer si c'était pour le remplacer, avec le pape, par le nom que porte cette forme de la piété naturelle qui est la piété nationale dans la terminologie et la nomenclature de la théologie morale catholique. Mais s'il n'y a plus de piété natio­nale ni d'ailleurs de vocabulaire catholique dans le lan­gage officiel de la hiérarchie ecclésiastique, comme il faut bien quand même s'exprimer et se faire compren­dre, je vais forcément retrouver le terme de nationa­lisme et me déclarer carrément nationaliste. 7:302 Or justement, il n'y a plus de vocabulaire catholi­que, il n'y a plus de piété nationale, parole d'évêque, écoutez Mgr Jullien : « *Plus exactement qu'une dette de justice* \[*envers la communauté nationale*\]*, il faudrait parler d'équi­té, cet au-delà de la justice, cette justice plus fine qui s'apparente à la piété filiale, un terme que l'on n'emploie plus...* » Un terme que l'on n'emploie plus ? Dites plutôt un terme que vous n'employez plus, vous autres évê­ques, parce que vous le trouvez « bien ancien » et que votre impiété l'a laissé tomber en désuétude parmi vous. Oui, ce terme s'est absenté de votre catéchèse officielle, mais il demeure présent dans nos catéchismes catholiques, le Catéchisme de Trente, le Catéchisme de saint Pie X, interdits par vous, maintenus par nous : la piété, vertu naturelle, vertu du IV^e^ Commandement de Dieu, fondée en raison sur la considération que la condition humaine est celle du « débiteur insolvable », selon les enseignements, exactement superposables en ce point capital, de Thomas d'Aquin et de Charles Maur­ras. Ces enseignements sont vivants parmi nous. Notre principal adversaire intellectuel et moral est constam­ment désigné par nous sous son vrai nom d'*impiété naturelle,* celle du monde moderne, de la démocratie moderne, de la religion moderne. Aux lecteurs d'ITINÉ­RAIRES n'est jamais laissé le loisir d'oublier que l'hérésie du XX^e^ siècle, qui est celle des évêques, s'enracine dans une insolente *impiété filiale* à l'égard de l'être historique de l'Église, sur la poitrine de laquelle les hiérarques conciliaires, praticiens de l'humilité transférée, multi­plient les sua culpa, *sua maxima culpa*. 8:302 Pour compléter le tableau, Mgr Jacques Jullien s'of­fre le luxe supplémentaire d'apparenter, d'embrouiller et finalement de confondre tout à fait la « piété » avec « l'équité », je suppose qu'il est docteur certifié en théo­logie morale ([^3]). Quand sa théologie morale ne nomme plus la *piété nationale,* quand elle décide d'inventer une *vertu de patriotisme,* nous sommes alors en plein arbi­traire linguistique, en pleine anarchie mentale. Un évê­que qui parle au nom de cette anarchie et en vertu de cet arbitraire, nous ne lui reconnaissons plus aucune autorité pour proscrire le terme de « nationalisme » et pour décréter qu'il sera désormais synonyme de péché. -- Il a parlé sans savoir ? -- C'est probable. Il mérite en ce cas la réponse confectionnée d'avance pour qui­conque parle ainsi : -- Cordonnier, pas plus haut que la chaussure... ([^4]) 9:302 Mais le noyau dirigeant, lui, en tout cela sait bien ce qu'il fait. #### *Le sens des mots, leur tradition et leur poids* Condamner, comme faisaient Pie XI et beaucoup d'évêques après lui, le « nationalisme immodéré », le « nationalisme exacerbé », le « nationalisme étroit », le « nationalisme hargneux » a toujours été redoutable­ment équivoque. 10:302 Car il n'était jamais précisé si le na­tionalisme était condamné seulement quand il lui arri­vait de devenir « immodéré », « exacerbé », « étroit » et « hargneux », ou bien s'il était condamné parce qu'il est, en lui-même et toujours, essentiellement « har­gneux », « étroit », « exacerbé », « immodéré ». Autrement dit, rejeter le « nationalisme immodéré » n'est rien de plus qu'une pétition de principe, parce que tout ce qui est « immodéré » est évidemment à rejeter : mais il s'agit de savoir si le nationalisme l'est forcément, toujours et par nature. On serait aussi avan­cé en condamnant le « papisme immodéré », car s'il devient immodéré il est par définition condamnable ; mais ce qui est alors condamnable en lui c'est l'immo­dération et non point le papisme. J'ai tout lieu de craindre aujourd'hui d'avoir moi-même, par une consé­quence indue de ma juste admiration pour Pie XII, donné dans les années 1956-1958 un regrettable exem­ple de papisme immodéré. Je fus vite guéri de cette démesure, car après la mort de Pie XII il n'en exista même plus la tentation. Mgr Jullien joue de la même équivoque et de la même pétition de principe quand il tonitrue : 11:302 « Un nationalisme fermé aux droits des autres est une atteinte à la communauté humaine, à la fraternité des hommes et à la paternité de Dieu. » Le rejet justifié d'un nationalisme fermé (etc.) n'en­traîne pas l'obligation de rejeter le nationalisme. Qu'est-ce donc qu'on appelle « le nationalisme » ? Que désigne essentiellement ce terme ? Il faut au moins le considérer comme les autres termes de la même catégorie sémantique : « libéralis­me », « racisme », « socialisme »... Les uns et les autres sont visiblement formés à par­tir du mot qui*,* dans leur doctrine, désigne le principe suprême de l'organisation politique. Pour le « libéralisme », c'est la liberté. Pour le « racisme », c'est la race. Pour le « socialisme », c'est l'égalité sociale. Comment nommer la doctrine qui, pour principe suprême de l'organisation politique, prend la nation et le bien commun national ? Le terme de « nationa­lisme » est son appellation naturelle, pourquoi n'y au­rait-elle pas droit ? Il n'y a rien là d'essentiellement immodéré, exa­cerbé, étroit, hargneux ou « fermé aux droits des autres ». #### *La différence* Le nationalisme devrait au contraire bénéficier a priori d'une considération beaucoup plus favorable que ses rivaux en *isme*. 12:302 Car la liberté du libéralisme, ou la race du racisme, ou l'égalité sociale du socialisme, dès lors qu'elles sont érigées en principe suprême, deviennent autant de faux principes. En revanche la *primauté du bien commun national* est un principe vrai. Bien entendu, c'est une primauté dans son ordre : dans l'ordre temporel, et elle s'exerce dans les limites de l'honnêteté, de la justice et de l'honneur, sous le gouvernement de la vertu de prudence politique, une vraie vertu celle-ci, que Mgr Jullien pourra réputer elle aussi « un terme bien ancien que l'on n'emploie plus ». Un tel « nationalisme » -- c'est-à-dire un tel primat du bien commun national -- peut-il donc devenir « ex­cessif » et « immodéré » ? Il le peut s'il prétend se soumettre la morale au lieu d'y être soumis, et réformer les définitions du bien et du mal en fonction de l'intérêt national. Ou encore s'il prétend, au nom de la nation, impo­ser des dogmes ou régenter la discipline religieuse. Le risque est exorbitant, il n'est pas chimérique. Mais en France de tels excès furent ceux du *patriotisme* jacobin, ils demeurent plus ou moins souhaités et programmés par les *patriotes* du laïcisme socialiste. On n'a jamais rien vu de semblable dans le *nationalisme* barrésien ou maurrassien qui reconnaît explicitement à l'Église catho­lique, en France et dans le monde, des fonctions et pouvoirs « tels qu'elle les définit elle-même ». En cela le *nationalisme français* est exactement conforme à la doctrine catholique, tandis que le catholicisme libéral ne l'a jamais été, ni avant-hier ni aujourd'hui. 13:302 #### *La France aux Français* Se dire nationaliste, et carrément nationaliste, ne signifie pas que l'on soit seulement nationaliste. On est nationaliste en politique nationale : nationa­liste et non pas socialiste, raciste ou libéral. Mais la politique n'est pas tout. La politique natio­naliste est l'une des composantes de la personnalité française ; une composante parmi d'autres. Cette composante est appelée à prendre plus d'im­portance et à jouer un plus grand rôle quand la France est, comme aujourd'hui, davantage menacée dans son identité et dans son existence. Aux temps d'invasion, le cri de ralliement nationa­liste se fait plus pressant : -- *La France aux Français !* C'est le combat, c'est la pensée et la consigne de Jeanne d'Arc. Elle ne le disait pas ainsi ? Elle le disait plus brutalement : -- *Bouter l'étranger hors de France !* Le « bouter hors » par les armes, puisqu'il avait envahi la France par les armes. Aujourd'hui l'invasion n'est pas militaire. Elle est politique. Elle résulte d'une *politique de l'immigration* poursuivie depuis quinze ans par trois présidents de la République successifs, -- mais dont le principe et le projet sont venus de plus loin. 14:302 Cette politique n'a jamais été définie de manière plus saisissante et plus exacte que par Pierre Debray : « *La franc-maçonnerie se sert de l'immigration afin d'effacer le passé chrétien de la France et de transformer le territoire en un terrain vague où campent cent peuples divers.* » Il faut arrêter cette politique avant qu'elle n'en soit venue, selon le projet socialiste et selon le projet épis­copal, à donner le droit de vote aux immigrés. Il faut la renverser. Il faut l'inverser sans délai. Il est déjà fort tard. La propagande épiscopale en faveur de l'invasion se fonde sur un insolent sophisme : elle réclame pour les immigrés *les mêmes droits* que pour les Français. Ces évêques ne savent plus leur doctrine. Qu'ils reconnais­sent aux immigrés les mêmes droits qu'à tout homme venant en ce monde, c'est-à-dire les droits qui dérivent du Décalogue : ne pas être assassiné, ne pas être volé, ne pas être trompé, etc., fort bien. Mais certainement pas les droits propres à la nationalité française, qui s'acquièrent par la naissance, par le service ou par le sang versé. Le droit de vote est un droit bien dérisoire, mais en l'occurrence il est le symbole décisif de ce qui est en cause. Traiter l'étranger en être humain est une chose. C'en est une autre, et c'est le dessein maçonni­que, d'effacer la distinction entre le Français et l'étran­ger, et d'introduire celui-ci dans la délibération de nos affaires professionnelles, municipales, nationales. 15:302 En assimilant à un racisme, comme il le fait depuis plusieurs mois, la réaction nationale contre l'invasion, et maintenant en dénonçant le nationalisme comme un péché, le noyau dirigeant de l'épiscopat a choisi son camp. Il avait déjà déserté la foi chrétienne en interdi­sant les catéchismes catholiques et en imposant sa caté­chèse qui n'enseigne plus les connaissances nécessaires au salut. En politique, il s'engage dans le camp de l'Anti-France. C'est cohérent : cette politique-là et cette religion-là ne vont pas l'une sans l'autre. Contre cette trahison, nous en appelons à Dieu dans la prière. Mais aide-toi toi-même (car il est écrit tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu), et le Ciel t'ai­dera. Il ne nous reste plus grand chose ? Il nous reste aujourd'hui le recours temporel d'un nationalisme en règle. Jean Madiran. 16:302 ### Le vote familial par Yves Daoudal IL N'Y A PAS de dignité de la personne humaine si cette dignité n'est pas fondée sur le fait que l'homme a été créé à l'image de Dieu. Il n'y a pas de droits de la personne humaine si ces droits ne sont pas fondés en Dieu. L'erreur de la démocratie moderne ne réside pas dans le système démocratique lui-même, qui a comme les autres ses qualités et ses défauts, mais dans ses principes révolutionnaires de la déclaration des droits de l'homme de 1789 ; l'absolutisation de l'indi­vidu (avec sa « dignité » et sa « liberté ») et la recon­naissance exclusive des autorités émanant expressément de la volonté générale exprimée par le suffrage univer­sel. 17:302 Les conséquences logiques de ces principes sont le démantèlement des sociétés naturelles et des corps in­termédiaires (il ne subsiste plus que l'individu et l'État, ce qui permet tous les totalitarismes), et la suppression des autorités naturelles (du père sur ses enfants) et spi­rituelles (de l'Église sur les fidèles). Si l'on veut, à partir de la démocratie actuelle, fondée sur le démocratisme, la religion démocratique, s'orienter vers une saine démocratie qui rompe les ponts avec les faux principes révolutionnaires des droits de l'homme de 1789, quelles sont les réformes à accomplir ? Vaste question. Concrètement, il convient déjà d'éra­diquer la fausse vision d'une société conglomérat d'in­dividus régi par l'État. Pour cela il faut reconnaître leur rôle aux communautés naturelles, aux corps inter­médiaires. Ainsi à côté de la représentation politique il fau­drait qu'il existe une authentique représentation profes­sionnelle. A notre connaissance il y a un seul homme politique qui soulève cette question, c'est Romain Ma­rie, lorsqu'il réclame la constitution de « parlements professionnels ». Corporatisme, dira-t-on. Personnel­lement je pense que Romain Marie a raison de ne pas employer ce mot qui est actuellement revêtu de son sens péjoratif de défense d'intérêts égoïstes. Mais la réa­lité du corporatisme non dévoyé est certainement à retrouver. C'est ce que voulait dire saint Pie X lorsqu'il demandait de « reprendre les organismes brisés par la Révolution et de les adapter, dans le même esprit chré­tien qui les a inspirés, au nouveau milieu créé par l'évolution matérielle de la société contemporaine ». Il est souhaitable, il est nécessaire, que cette idée de « parlements professionnels » soit précisée, développée, diffusée. Cette réforme étant hélas en l'état actuel des choses une œuvre de longue haleine, elle ne figure pas parmi les 14 revendications immédiates d'ITINÉRAIRES. 18:302 En revanche, il est une autre réforme fondamentale de la démocratie qui y figure parce qu'elle est très faci­lement et immédiatement réalisable : le vote familial. \*\*\* Le vote familial serait une correction salutaire du suffrage universel, car il s'oppose directement à la faus­se conception d'une société conglomérat d'individus régi par l'État. « La société n'est pas constituée d'une jux­taposition d'individus, mais d'un ensemble de familles. Et les droits des familles sont antérieurs et supérieurs à ceux de l'État. Ce point de la doctrine constante de l'Église, si souvent réaffirmé par les souverains pontifes en ces dernières décades », comme rappelait en 1959 un remarquable document de la Secrétairerie d'État du Vatican, avait été notamment souligné par Pie XII au cours d'une allocution à des pères de famille de notre pays : « La famille n'est pas pour la société, c'est la société qui est pour la famille. La famille est la cellule fondamentale, l'élément constitutif de la communauté de l'État. » Il serait logique par conséquent, pour que la démo­cratie soit conforme au droit naturel et à la doctrine sociale de l'Église, que le droit de vote ne soit pas un droit de l'individu, mais un droit de la famille, de ces diverses familles qui s'unissent « pour constituer les membres d'une autre famille plus vaste appelée la société civile », comme disait Léon XIII. \*\*\* 19:302 Sur le plan pratique, cette réforme est d'une réalisa­tion aisée. D'autant plus aisée aujourd'hui que chacun doit déclarer ses revenus même s'ils sont trop faibles pour être soumis à l'impôt. Ainsi il suffit de donner à chaque foyer fiscal le même nombre de voix que le nombre de personnes, adultes et enfants, inscrites sur la déclaration de revenus. Non seulement le vote familial aboutit à une repré­sentation réelle de la société dans ses « cellules fonda­mentales » que sont les familles, mais de plus, en ce qu'il favorise les familles nombreuses il est particuliè­rement adapté à la situation actuelle caractérisée par une catastrophique dénatalité et par un effroyable cli­mat anti-familial. Depuis peu de temps les déclarations de revenus doi­vent être faites au nom des deux conjoints, chacun appo­sant sa signature. Cette nouveauté, due à la pression des calembredaines idéologiques de la libération de la femme (dans le droit fil des droits-de-l'homme de 1789, car il s'agit de porter atteinte à l'autorité de l'homme dans le ménage) peut de plus donner l'idée de donner non pas une voix, mais deux, par personne au foyer. Ainsi, quel que soit le nombre des enfants, les conjoints peuvent se partager les voix en cas de désaccord. \*\*\* Quels échos à cette idée du vote familial ? Lors de l'enquête politique d'ITINÉRAIRES de 1983, le RPR répondit non à cette revendication, parce que « le suffrage universel ne saurait connaître d'autres restrictions que celles existant actuellement ». De fait, du RPR où l'on se réclame sans cesse des « idéaux de 1789 », on n'attend pas une autre réponse. 20:302 On pensera qu'il en va de même pour tous les partis et mouve­ments engagés dans le débat démocratique, puisque être admis à ce débat suppose qu'on adhère à la reli­gion démocratique, donc à la vision de la société ato­misée des droits-de-l'homme de 1789. Il n'en est pas exactement ainsi. En 1983, le CNIP avait répondu : « Dans la perspective d'une restauration et du respect de la cellule familiale, le CNIP ne voit que des avantages au vote familial. » Le mouvement « Démocratie chrétienne » (existe-t-il toujours ?) avait le vote familial dans son programme, pour « donner la possibilité aux familles d'avoir un poids politique confor­me à leur importance et à leur rôle » (dans ce pro­gramme, c'est la mère de famille qui dispose des voix de ses enfants). Et Jean-Marie Le Pen répondait : « *Le vote familial permet de prendre en compte l'avenir du pays et de compenser le vieillissement excessif de notre corps électoral.* » (Mais cela ne se retrouve pas dans le programme actuel du Front national.) Ces exemples montrent que l'idée du vote familial peut faire surface malgré le terrorisme intellectuel des fanatiques des idéaux de 1789 (chers aux dirigeants du RPR mais aussi de l'UDF). Et il peut d'autant mieux faire surface que l'actuelle catastrophe démographique et le retour de l'opinion et des jeunes à certaines « valeurs » aboutissent à un regain d'intérêt pour la famille. Sans doute serait-il préférable d'insister sur l'aspect de promotion de la famille plutôt que sur l'as­pect de correction du suffrage universel, qui demeure encore largement tabou. Mais l'essentiel est le résultat. Yves Daoudal. 21:302 ANNEXE ### Proposition de loi-cadre transitoire sur le vote familial ARTICLE PREMIER. -- Le suffrage universel vise à permettre à l'ensemble de la société d'être représentée dans les instances politiques de la République. La société étant constituée de familles, le droit de vote est un droit des familles et non des individus. ARTICLE 2. -- Le moyen le plus simple pour mettre en application le principe énoncé à l'article 1 est d'en­tendre électoralement par « familles » ce que l'adminis­tration appelle « foyers fiscaux ». 22:302 ARTICLE 3. -- Chaque personne de chaque foyer fiscal, quel que soit son âge, est créditée de deux voix. Les parents disposent des voix de leurs enfants mineurs. En cas de désaccord entre les conjoints, les voix peu­vent être partagées entre eux deux. ARTICLE 4. -- Toutes les dispositions législatives et administratives contraires à cette loi sont abrogées. 23:302 ## CHRONIQUES 24:302 ### Le brouillard des mots par Alexis Curvers IL Y A quelque chose de hautement pathétique dans la manière dont le cardinal Ratzinger se débat contre lui-même et contre l'évidence, comme on le voit faire à toutes les pages de son *Entretien sur la foi*. On comprend bien que l'homme d'Église ne se puisse résoudre à désavouer un concile où s'est pleinement engagée, il y a vingt ans, la responsabilité de l'Église et du pape. Force lui est de n'en déplorer que les suites les plus manifestement décevantes, quitte à refuser d'ad­mettre qu'elles en aient été les suites nécessaires, inévi­tables autant qu'inévitées. Dans une position logique­ment si intenable, le seul moyen qui reste au cardinal de ne pas perdre contenance est d'esquiver la véritable question : oui ou non, le concile a-t-il engendré et favorisé le désordre où l'Église est en train de sombrer, et l'humanité avec elle ? 25:302 Le pape, de son côté, élude la question par des voyages qui ne mènent à rien. A peine débarque-t-il de l'Inde que l'épiscopat philippin, mitre en tête, prêche officiellement la croisade et l'action révolutionnaire, sans qu'aucune voix venue de Rome lui rappelle, preuves à l'appui, qu'il n'est aujourd'hui de révolution que mar­xiste et anti-chrétienne. Et c'est à un autre bel exercice d'esquive, du même genre mais sur le mode oratoire, que se livre le cardi­nal Ratzinger quand, s'adressant « tant à la droite qu'à la gauche » (page 32 de l'*Entretien sur la foi*), il les dis­suade de « penser que Vatican II ait pu constituer une rupture, un abandon de la Tradition ». On voudrait bien savoir à quelle Tradition se rat­tache encore une hiérarchie catholique assez aveugle et assez dévoyée pour mettre impunément au service du marxisme l'autorité collégiale qu'elle doit précisément aux innovations de Vatican II. Si grands qu'aient d'ail­leurs été les crimes du régime philippin, ils paraîtront assurément peu de chose auprès de ceux du nouveau régime que la révolution s'apprête à établir. Le devoir des évêques serait donc de ne pas dénoncer les pre­miers sans avertir que la menace des seconds est beau­coup plus redoutable, ainsi que l'ont enseigné tous les papes jusqu'à la mort de Pie XII et jusqu'à la veille du concile. Le cardinal ne l'ignore pas. Il connaît parfaitement les précédents qui déjà en Amérique latine, en Afrique et en Asie n'ont que trop confirmé les craintes, les avertissements, la doctrine de l'Église d'hier. Mais plu­tôt que de s'y référer clairement, il fait à l'ennemi de toujours l'honneur de lui emprunter un jargon d'origine inconnue, émaillé de néologismes qui sont autant de pièges enfarinés. Ainsi parle-t-il sérieusement de la pré­tendue « théologie de la libération ». Pour la critiquer, il est vrai. Mais la seule bonne et décisive critique serait de commencer par dire que cette théologie n'en est pas une, puisqu'elle n'a pas Dieu pour objet. Dans tous les pays où elle s'accrédite, et qui en expérimen­tent les applications, on voit de mieux en mieux que cette fameuse théologie de la libération n'est autre chose qu'une sociologie de l'esclavage qu'elle prépare. 26:302 De cette formidable mutation qui s'opère dans l'Église, le cardinal ne veut rien savoir, si ce n'est qu'elle entraîne quelques désordres superficiels et passa­gers n'ayant avec le concile qu'un simple rapport de coïncidence. Bien plus, poursuivant son propos, il affir­me : « Il y a au contraire (dans le concile) une conti­nuité qui ne permet ni retours en arrière, ni fuites en avant, ni nostalgies anachroniques, ni impatiences injus­tifiées. » Cela sonne bien, mais cela sonne creux. *Retours en arrière* et *nostalgies anachroniques* sont des pléonasmes ; *fuites en avant* et *impatiences injusti­fiées* sont de purs non-sens, puisque, dans quelque direction qu'on fuie, la fuite ne change pas de nature, et que le manque de patience est injustifiable par défi­nition. Le cardinal parle donc là pour ne rien dire, et ne fait que voiler du brouillard factice des mots l'im­mense branle-bas dont le concile a donné le signal. \*\*\* Or la phrase du cardinal m'en rappelle étrangement une autre, que le roi Baudouin prononça dans un dis­cours officiel, peu avant de proclamer l'indépendance du Congo belge. Tous les partis la préconisaient à grands cris et se faisaient fort, contre toute vraisem­blance, de gagner haut la main ce qu'ils ne craignirent pas d'appeler le *pari congolais.* Il faut, disait le roi, préparer la décolonisation « *sans précipitation inconsidé­rée ni atermoiements funestes* ». Le résultat fut qu'on la fit avec une précipitation funeste et des atermoiements inconsidérés. En sorte que, l'événement ayant mal tour­né, les politiques s'empressèrent d'oublier le pari qu'ils avaient catastrophiquement perdu. \*\*\* 27:302 Les deux phrases, on le voit, sont de même struc­ture, de même balancement dans l'insignifiance, et de même charge explosive prudemment enveloppée. La seule différence est tout à l'avantage du roi. Un souverain constitutionnel ne dit que ce que ses minis­tres lui font dire. Le cardinal n'a pas cette excuse, lui qui, tout au long de son *Entretien,* déclare n'exprimer que ses opinions personnelles. Alexis Curvers. 28:302 ### Garo et les coccinelles par Jean-Baptiste Morvan  Il y a quelques années, nous avions déjà observé ici, sur le littoral, une étrange prolifération de coccinelles. En ce mois d'août 1985, et peut-être à cause des fâcheuses variations du temps, c'est le même pullulement. Elles volent et tombent un peu partout, sur la plage, près de la boutique du marchand de gaufres, se promènent sur les nudités en guise de « mouches assassines » (comme on disait au Grand Siècle), décorent les revers de vestons de rosettes rouges imprévues. Cette invasion est encore plus décevante pour les habitudes de l'esprit : la « bête à bon Dieu » charmait ordinairement par sa rareté, rappelait des comptines ou chansons d'enfance ; on leur parlait, on ménageait scrupuleusement leur existence. Maintenant leur pullulement agace ; on n'avait pas l'habitude de les voir voler et leurs lourdes trajectoires sont écartées d'un revers de main, comme pour les mouches ou moustiques. Elles pincent la peau, et il est vexant d'être mordu par une coccinelle, nous retrouvons le vieux réflexe enfantin d'écraser l'insecte. 29:302 Nous sommes un peu fâchés contre le Créateur qui, sans notre accord, a multiplié les bêtes à bon Dieu, et secrètement nous sommes aussi irrités contre nous-mêmes ; autrefois, nous nous félicitions de notre bonté à leur égard, mais maintenant elles sont si nombreuses que nous ne pouvons éviter de poser le pied sur les pauvres bestioles, ou de les traiter avec l'indiffé­rence un peu dégoûtée que nous témoignons aux espèces animales trop nombreuses. Nous nous demandons même si, en certains cas, notre comportement envers l'espèce humaine ne deviendrait pas assez semblable. Tout cela est pénible, et le plus simple est d'imiter Garo, le paysan de La Fontaine qui, en des phrases lourdes de sous-entendus réprobateurs, met Dieu en face de ses responsabilités. Nous rions de Garo quand nous lisons la fable, mais chacun de nous est Garo, il y a des Garo en tout temps, et qui n'ont pas, comme celui de La Fontaine, la chance de recevoir un gland sur le nez pour les convaincre de leur insuffisance métaphysique et les arrêter sur le chemin du blasphème naïf. \*\*\* Au niveau le plus commun et le plus élémentaire, les Garo de notre époque sont écologistes. Si ces gens apparemment pacifiques deviennent curieusement irritables et combatifs, la raison en est peut-être dans les déconvenues qu'ils éprouvent immanquablement en trans­posant sur un plan universel et en tentant d'intégrer dans un rêve organisateur les aspirations et les chimères qui sont celles de tous les hommes. L'homme tient à son petit canton dans l'univers, il vou­drait qu'il fût ombreux et fleuri, qu'il lui offrît le cadre parfait nécessaire à la quiétude de sa conscience. Mais il ne parvient pas à écarter les amertumes ; les oiseaux mangent les papillons, les chats mangent les oiseaux, les végétaux eux-mêmes sont en rivalité et en confit. Certes la nature lui promet les naissances multiples d'autres papillons, d'autres oiseaux, rien n'y fait, car il garde le regret de tel ou tel animal ou plante pour qui il éprouvait une particulière prédi­lection : l'être chéri avait illustré un moment de sa vie, le temps et l'image se sont enfuis ensemble, et c'est une frustration supplémen­taire et secrète qui l'atteint douloureusement. Nous avions acheté sur le marché de Madère trois bulbes d'amaryllis, un seul se décida à fleurir, abondamment il est vrai, au bout de deux ans, et il a péri lors des grandes gelées. 30:302 Comment ne pas ébaucher quelque grief envers la Providence qui semble se complaire à nous rappeler, par fleur interposée, que nous n'avons pas à compter sur l'immortalité ici-bas ni sur un nouveau paradis terrestre ? \*\*\* Déjà l'esprit supporte mal la prolifération des naissances, crois­sances et trépas des espèces animales et végétales ; leurs interactions sont ressenties comme injustes et brutales, les unes à cause de leur extériorité, de leur indifférence à l'égard de notre présence et de notre existence, les autres parce qu'elles proviennent de l'intervention humaine elle-même dans les mystères de la nature pourtant dénoncés comme hostiles, massifs et pesants. Incohérence et illogisme sans doute, mais compréhensibles. L'homme cherche le minerai en pulvéri­sant le rocher, le pétrole en sondant le fond de la mer ; puis il crée des formes nouvelles de l'univers non moins périlleuses et inquié­tantes : il multiplie par exemple les matières plastiques et en encom­bre la vie au point que nous pensons à une nouvelle matérialité arti­ficielle superposée à la matérialité naturelle. Cette participation à la création nous semble étrangère à la vocation de l'homme, telle que nous l'imaginons trop hâtivement et trop naïvement. Et la foi reli­gieuse la mieux enracinée est parfois appelée à en souffrir tout spécialement, faute de mesurer l'intervalle entre une conception de la justice idéale au niveau humain et les nécessités permanentes de la création qui répondent peut-être à une justice d'un autre ordre. Nous tenons les deux bouts de la chaîne et croyons trop vite que les anneaux en sont brisés quelque part. Notre conception de la justice se réfère toujours peu ou prou à l'image des plateaux de la balance, égaux et immobiles ; nous la transposons dans la création dont les lois de mouvement, de continuité et de régénération incessante nous déconcertent. Nous confondons l'éternel avec une fixité, les nais­sances elles-mêmes nous apparaissent comme des éléments virtuels de péril et de mort ou bien à cause de la fragilité des existences parti­culières, ou bien à cause de leurs conflits ; nous nous résignons fina­lement aussi mal à voir naître qu'à voir mourir ; mais une certaine hypocrisie fait que nos doléances hautement proclamées ne concer­nent que les morts. \*\*\* 31:302 Cette situation pénible est aussi intenable pour notre raison trop courte que pour la santé morale de l'âme. Nous percevons assez vite les semences de la désespérance, voire d'un mépris universel déversé sur la création. Nous sommes déjà loin de la bonté facile nourrie par l'homme dans ses rêves de jardinier. Nous sommes embarqués, mais il nous déplaît d'être embarqués. Il nous faut pourtant nous résoudre à la navigation métaphysique ; loin de duper le cœur par des abstrac­tions illusoires ou purement verbales, comme certains le diront tou­jours, la métaphysique seule, aidée par la conception de l'infini, pré­serve la confiance en notre fond le plus précieux qu'ordinairement nous ne pouvons entrevoir que d'une manière restreinte. Nous affron­terons le vertige d'une conception où les éléments de la création res­semblent à une infinie multiplicité d'engrenages et roues dentées, aux interférences étonnantes. Les rouages les plus proches, isolés de l'en­semble, nous paraissent écrasants et meurtriers. Nous nous arrêtons là et ne consentons pas à admettre au-delà bien d'autres mécanismes qui justifieraient et expliqueraient le spectacle de notre univers immé­diat. Mais quoi ? Les images elles-mêmes nous trahissent, nous ne les empruntons qu'à nos machines ouvrières et nous conservons l'idée d'une création divine d'ordre mécanique, une usine étroite et fermée, opposée aux normes et aux mouvements de la création divine spiri­tuelle. C'est peut-être trop demander à l'homme que de vouloir qu'il conçoive une création plénière et unique ; du moins doit-on solliciter de lui qu'il l'envisage un instant. \*\*\* On nous dira sans doute qu'en dehors des théologiens, et dans l'humanité livrée à des spéculations plus ordinaires et quotidiennes, les poètes ont su apercevoir au moins une part de cette vérité. Nous devons cependant reconnaître qu'elle n'a pas réussi à les convaincre au point de les rassurer, et c'est là sans doute un fait inhérent à la faiblesse de notre nature. J'en retiens deux exemples : d'abord celui de Marie Noël. Ceux qui étudient son œuvre en sont sortis parfois troublés ; d'aucuns ont dit qu'elle voyait deux aspects de la divinité séparés et opposés : un « Dieu noir » mystérieux, impitoyable, dis­pensant la souffrance et la mort autour de nous, et un « Dieu blanc », le dieu lumineux, le Christ. 32:302 J'ai tout lieu de penser que Marie Noël n'était nullement manichéenne ; c'est son extrême sensi­bilité humaine et poétique qui crée en elle un dualisme affectif dou­loureux, portant jusqu'à la transe un conflit présent dans toute âme. L'autre exemple est celui de Victor Hugo dans « A Villequier ». Pour des raisons mesquines de mise en page et des soucis mal venus de concentration, la plupart des éditions scolaires ont supprimé tout ou partie des strophes où le poète passe en revue les réponses au problème du mal. Peut-être aussi certains éditeurs ne tenaient guère à ce qu'elles fussent suggérées à leurs jeunes lecteurs, en particulier l'allusion aux sphères inconnues « où la douleur de l'homme entre comme élément ». Pourtant dans ce texte où Veuillot lui-même voyait un chef-d'œuvre de poésie chrétienne, on ne saurait séparer cette méditation métaphysique préalable du beau mouvement final où Victor Hugo s'adresse à Dieu sur le ton d'une simplicité naturelle, d'une tristesse grandiose dans sa bonhomie et son humilité. Il n'a re­poussé aucune des idées proposées par la foi au long des siècles, mais il ne peut consentir à y trouver une consolation à la mort de sa fille. C'est encore Garo, dans Victor Hugo, le Garo qui est en nous et y demeurera toujours. \*\*\* Il faut que l'homme, que le Garo éternel parle à Dieu, même si d'abord il n'a rien d'aimable à lui dire. Là seulement il trouvera, non pas la solution de problèmes que son esprit limité ne lui permet pas de découvrir, mais une participation nouvelle, différente et privilégiée à l'œuvre de Création. La poésie peut bien pendant un instant, un jour, une saison, répondre aux plaintes coutumières et incoercibles par la louange de la nature contemplée dans les frondaisons triom­phantes ou les splendeurs du ciel étoilé ; elle ne peut empêcher qu'à d'autres moments les angoisses du monde cosmique ou la maladie des ormes vienne apporter des pensées contraires. La créature hu­maine apparaît tantôt comme un chef-d'œuvre toujours fécond en découvertes admiratives, et tantôt comme un ensemble de fragilités biologiques. Ce que la philosophie trouve de plus convaincant dans l'émotion naturelle de type poétique, c'est précisément ce qu'elle ne sait expliquer ou développer au moyen d'une éloquence lyrique. 33:302 A quelque détour de sentier la croissance d'un jeune if d'un côté de l'allée, en face d'un fusain déjà ancien, crée une perspective soudain révélatrice d'une harmonie sensible au cœur, la nature en son pay­sage vient d'apporter un argument mystérieux pour compenser l'in­terminable suite des plaintes que notre âme entretient toujours. Lan­gage irrationnel au sens limité de la raison, mais langage supplémen­taire et nouveau qui révèle l'insuffisance du langage déjà acquis, déjà vieilli, incapable d'apporter ce renouvellement dont le besoin est en nous constant. Dans ce monde intérieur, l'homme n'échappe pas plus aux inquié­tudes, aux irritations et aux déceptions que dans l'observation du monde extérieur. Un peu de clairvoyance vient le convaincre qu'il n'est jamais le maître absolu, même dans l'expression de la pensée consacrée à la louange, à l'exaltation. Sans choir au profond des abîmes freudiens, il découvre cependant que les formes les plus réus­sies, les plus élevées de son langage tiennent en bonne partie à des élaborations secrètes, à des courants souterrains que l'âme écoute bruire en son tréfonds, comme le paysan penché sur l'ouverture d'un aven. L'homme éprouve alors, en même temps que le plaisir d'une réussite, la déception de ne pas devoir l'heureux aboutissement de sa recherche aux calculs et travaux de la conscience claire et du raison­nement volontaire. Le terreau d'où a surgi la fleur n'est-il pas trop voisin d'un domaine sous-jacent également hanté par les forgeries du rêve nocturne ? Nous nous plaignions naguère de voir couler à côté de nous le courant étranger et périlleux de la création physique et matérielle ; et maintenant nous sommes bien près de nous plaindre parce que nous entendons tout à coup chanter dans notre bocage un oiseau qui n'aura pas sollicité notre permission pour venir y percher. Là encore, nous devons entreprendre un voyage, et chercher aide et recours. Ce que réclament nos plaintes contradictoires et rado­tantes, c'est que Quelqu'un vienne apporter l'assurance qu'au-delà des angoisses et des insatisfactions, et même déjà au cœur de ces an­goisses et de ces insatisfactions, il existe une justification de l'espérance. Quelqu'un doit accueillir les doléances de Garo, et s'y associer : Quelqu'un à qui Garo ne puisse rétorquer qu'il en parle à son aise et que dans le dialogue, il est trop supérieur pour une conversa­tion véritable. Au Christ, Garo ne saurait insolemment faire ce grief sans s'entendre répondre : « Vois mes mains et mes pieds, et la trace des clous. » 34:302 Je me suis toujours senti pris d'humeurs à la fois amères et railleuses en lisant sous la plume de nos néo-païens les sarcasmes adressés au « Dieu-Cadavre », comme ils disent. Ils préfé­reraient sans doute que le Verbe de Dieu, à qui nous parlons, fût un dieu incomplet qui n'eût pas connu, affronté et traversé la mort ; un dieu en parfaite santé, plus encore que les dieux antiques qui au moins connaissaient les blessures ; un dieu-Tartarin avec « doubles muscles » ; un dieu pourvu d'une constitution de fer, comme un robot, un dieu Goldorak, un dieu bébé-Cadum, un dieu Champion de tennis à Roland-Garros. Tel n'est pas le Dieu à qui Victor Hugo pourrait dire « Voyez, nos enfants nous sont bien nécessaires... ». \*\*\* Jésus sait que nous nous plaindrons toujours ; il nous aime mal­gré cela : serait-il absurde de dire qu'il nous aime à cause de cela ? Nous sommes un jour les Juifs au désert qui regrettent les opulentes marmites de viande de l'Égypte, un autre jour, aussi bien, nous regretterons que nos nourritures terrestres ne soient pas la manne tombée du Ciel ; nous reprocherons au Seigneur de ne pas nous avoir créés purs esprits, exempts de toute gourmandise truculente ou distinguée ; et en autre temps nous serons bien près de répéter le « Notre Père » qui se veut blasphématoire, où Prévert adjure le Père qui est aux cieux d'y rester, en nous laissant demeurer sur cette terre « qui est parfois si jolie » -- ce qui pourrait aussi être regardé comme une action de grâces indirecte pour la beauté de l'univers... Nous sommes tentés de taxer d'optimisme facile ceux qui, comme saint François, entonnent l'hymne des créatures ou ceux qui, à la manière de Bernardin de Saint-Pierre, proposent une trop hâtive application des causes finales. On affecte de croire que l'optimisme rassure injustement et que le pessimisme seul a le précieux pouvoir de « déranger », et de réveiller la vigilance de l'esprit ; pourtant on peut se demander si l'optimisme naïf n'a pas le mérite de déranger la mélopée trop constante des récriminations humaines. Tous ces comportements sont également insatisfaisants par quelque endroit, mais leur instabilité a l'avantage de nous rendre attentifs à la créa­tion, et de nous empêcher de nous endormir : « Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde, il ne faut point dormir pendant ce temps-là. » 35:302 On se souvient du prophète désolé qui demande à Dieu de mettre fin à ses jours, parce qu'il sent bien qu'il ne vaut pas mieux que ses pères ; puis il s'endort au pied du buisson. Garo lui aussi s'endor­mait, las d'avoir trop pensé... Au prophète Dieu envoie un ange qui le réveille et lui apporte de quoi boire et manger ; la fable rappelle Garo au sens des réalités d'une tout autre manière, mais dans les deux cas c'est le réveil de l'espérance. La bonne volonté douloureuse était dès le début le lot du prophète, tardive chez le paysan, elle lui suggérera pourtant de louer Dieu de toutes choses. Le prophète repart pour une marche de quarante jours à travers les monts déser­tiques ; Garo rentre à la maison ; mais l'un et l'autre continuent leur itinéraire terrestre avec la conviction que Dieu écoute et répond tou­jours. Si différents que soient les deux personnages, ils témoignent l'un et l'autre d'une ouverture de cœur qui est l'essentiel. Dieu pré­sente à l'homme la Création infinie, et l'homme ne peut s'aventurer dans cette connaissance sans trébucher à chaque pas. Il n'évitera même pas les contradictions vaniteuses et les hypocrisies : depuis Homère et bien avant, le langage humain au niveau de la littérature se complaît dans la peinture du malheur des êtres, et on loue les poètes d'en avoir tiré une beauté relativement parfaite. Mais cette perfection reste suspecte et douteuse si elle n'inclut pas à quelque moment le soupir humilié ou le propos grincheux de Garo, l'attente d'une mystérieuse et fraternelle tendresse de Dieu. Notre temps abonde en dissertations philanthropiques, pacifistes, écologiques ; par­tout le charlatanisme infatué ou buté guette la prétention humaine dans son amour des conclusions définitives et des panacées. Il faut consentir à redevenir Garo, à retrouver le dialogue avec le Seigneur ; la naïveté même peut rouvrir la porte sur l'infini et sur l'espérance. Jean-Baptiste Morvan. 36:302 ### Entropie par Bernard Bouts AYANT EU l'imprudence de dire que j'étudiais l'entropie chaque fois que j'en avais l'occasion, on crut aussitôt que je voulais faire mon petit Léonard, car personne ne pensa que cette étude scientifique puisse avoir un rapport quelconque avec l'art de peindre des tableaux. Or il y en a beaucoup plus que dans le Timée de Platon, qui est pourtant basé sur les rapports de proportions dans la nature, dont Platon avait sans doute entendu parler par Socrate (fils d'un sculpteur), plus peut-être que par Timée de Locres, et qu'il traite, à mon sens, un peu librement. Alors comment l'entropie, qui est l'étude de la dégrada­tion de l'énergie, peut-elle intéresser le peintre dont le travail principal est de figurer l'énergie constructive par formes et couleurs ? C'est une question d'ordre ou de désordre parce qu'il y a deux sortes d'énergie, toutes deux sensibles dans certaines œuvres. Qui dit énergie dit volume, objet, et tout objet se dégrade dès la force de l'érosion jusqu'à celle des rayons lumineux, caloriques, cosmiques et autres. A la lecture des physiciens et d'ailleurs à l'examen patient de la nature, on peut croire que tout s'unit pour détruire ce qui a été longue­ment élaboré et construit. (Et détruire parfois en peu de temps.) 37:302 S'il ne s'agissait que de choses matérielles, l'entropie est évidente. Mais il est non moins évident qu'une œuvre d'art, sculpture, peinture, n'est pas qu'un objet d'ordre matériel : si le tableau craquelle et peu à peu disparaît, rongé par les sels alcalins de l'air ou par les rayons solaires, son contenu spirituel disparaît du même coup, quoiqu'il en reste parfois assez pour nous suggérer ce que l'artiste a voulu dire. Mais il me semble que cette force, cette énergie, signifiée d'abord par le fait de faire et ensuite par la manière, le style, et qui a vécu, qui a existé réellement dans le temps, ne disparaîtra pas, même une fois l'œuvre détruite, pas plus que ne peuvent tomber dans le néant, après leur mort, toutes les bestioles et tous les objets créés. Le regard, le geste, la parole, si insignifiants soient-ils quantitativement, gardent une valeur pour Qui n'a point d'avant ni d'après. Nous nous appliquons à ce que notre œuvre soit durable et, nous avons raison du point de vue de son message humain, que nous désirons prolonger autant que possible, et je crois que ceux des peintres actuels qui cherchent au contraire à faire des œuvres fugaces ont tort. Ils auraient cependant raison si leur travail ne portait aucun message, ou si le message était mauvais, diabolique, tant par la manière que par le sujet. Quelques peintres se plaisent à faire des monstres, ou à rendre monstrueux ce qui ne l'est pas. Un crocodile n'est pas mons­trueux comme crocodile, mais je ne vois pas l'avantage de peindre une femme-crocodile, si ce n'est en Enfer ! D'autres, et cela revient au même, ont des formes brisées comme des ruines, agressives, ou alors inexistantes, qu'elles soient figura­tives ou non (avis à Picasso et à ses suppôts). D'autres enfin sont néfastes sous une forme agréable (doucereuse), avec des sujets qui se prétendent hautement philosophiques ou même mystiques... 38:302 On m'a entraîné une fois pour voir une exposition à succès, à Buenos Aires. Des tableaux religieux peints à l'aquarelle et laqués comme des pianos. Cela se passait au sous-sol d'un luxueux édifice. Descendant l'escalier avec le propriétaire de la galerie, celui-ci, d'un large geste, me mon­tra de loin l'ensemble des tableaux étalés sur les murs, et me demanda : « Qu'en pensez-vous ? » Je m'arrêtai net entre deux marches et je lui répondis sans hésitation : « C'est libidineux. » Or ce voulait présenter tous les saints du Para­dis et des scènes de l'Évangile. Par quoi était-ce libidineux ? Tout. Tout l'était : le trait complaisant, les poses langou­reuses, les couleurs lavées... Le grand directeur me laissa pester quelques instants dans les trois salles et puis il me prit par le bras : « Vous ne croyiez pas si bien dire » et il me conduisit dans le dépôt (dépotoir ?) où l'on pouvait voir quelques-unes des œuvres habituelles de cet artiste : c'était, bien plus qu'érotique, ordurier et j'ose dire maladif. Il avait peint pour une fois, à titre d'expérience commerciale, des sujets religieux, et à ce point de vue commercial il avait réussi, tout était vendu. Cela donnerait matière à une longue dissertation sur le niveau de la religiosité des acquéreurs. Je suis exigeant ? puritain ? dogmatique ? Ah mais oui, je crois à la vérité des dogmes, mais je ne fais pas les dogmes, je les applique, après les avoir appris dans les livres ou dans la nature, que je vois, que je palpe, et dont j'essaye de donner des équivalences avec mes couleurs, mes pinceaux et mes spatules... Bernard Bouts. 39:302 ### Quatre centenaires par Jean Crété #### *14^e^ centenaire du martyre de saint Herménégilde* Fils de Léovigilde, roi arien des Wisigoths d'Espagne, Hermé­négilde se convertit au catholicisme sous l'influence de saint Léan­dre, évêque de Séville. Son père tenta en vain de le ramener à l'hérésie et le fit emprisonner. A Pâques, son père lui envoya un évêque arien lui porter la communion « pour que, communiant de la main de cette consécration sacrilège, il retrouvât la faveur paternelle », nous dit saint Grégoire le Grand (*Dialogues*, livre 3, chapitre 31). Pesons bien ces mots : saint Grégoire ne met pas en doute la validité de la messe des ariens. Quoique ne croyant pas à la divinité de Jésus, les évêques et prêtres ariens, validement ordonnés, croyaient à la réalité du saint sacrifice. Leur messe était donc valide, mais sacrilège. Herménégilde repoussa avec horreur cette communion que lui apportait l'évêque arien. Léovigilde fit aussitôt tuer son fils. 40:302 Des prodiges surnaturels suivirent ce martyre. Léovigilde re­connut la vérité du catholicisme, mais n'eut pas le courage de se convertir. A l'article de la mort, il recommanda son second fils Reccarède à saint Léandre. Devenu roi d'Espagne, Reccarède se convertit au catholicisme, honora son frère aîné comme un martyr et convertit, par son exemple et ses exhortations, un grand nom­bre de Wisigoths au catholicisme. Saint Herménégilde est honoré à la date du 13 avril, avec des hymnes propres qui chantent sa vertu et son martyre. Les Espa­gnols le vénèrent à bon droit comme un des fondateurs de l'Espagne catholique. #### *16^e^ centenaire de saint Cyrille de Jérusalem* De la pléiade de saints qui illustrèrent le IV^e^ siècle, saint Cyrille de Jérusalem est un des moins connus en Occident. Né vers 316, il se voua tout jeune à la vie monastique et à l'étude des saintes Écritures. L'évêque saint Maxime de Jérusalem l'ordonna prêtre. Il fut un prédicateur et un catéchiste de très grande valeur. Ses caté­chèses nous montrent la profondeur de l'enseignement donné alors aux catéchumènes adultes. Il dénonça les hérésies et affirma avec une force toute particulière la présence réelle de Notre-Seigneur dans la sainte eucharistie : c'est l'objet de ses catéchèses mystago­giques adressées aux nouveaux baptisés. A la mort de saint Maxime, il devint évêque de Jérusalem. Comme saint Athanase, il lutta avec énergie contre l'arianisme et subit, de ce fait, la persécution. Déposé par un conciliabule, il dut se réfugier à Tarse, en Cilicie. Après la mort de l'empereur arien Constance, il put rentrer à Jérusalem, mais dut s'exiler de nou­veau sous Valens. Il revint à l'avènement de Théodose le Grand qui le reçut avec honneur. Il fut favorisé de l'apparition d'une croix dans le ciel. Julien l'Apostat, ayant entrepris de reconstruire le temple de Jérusalem, des globes de feu qui sortirent du sol l'obligèrent à y renoncer, comme saint Cyrille le lui avait prédit. 41:302 Saint Cyrille participa au concile de Constantinople où furent condamnées l'hérésie de Macédonius, qui niait la divinité du Saint-Esprit, et de nouveau celle d'Arius. De retour à Jérusalem, saint Cyrille y mourut en 386, après trente-cinq ans d'épiscopat. Son culte n'a été introduit dans l'Église latine que par Léon XIII, voilà une centaine d'années. #### *17^e^ centenaire du martyre des saints Marc et Marcellien* Nés à Rome, les deux frères Marc et Marcellien étaient chré­tiens. Nous ne savons pas s'ils avaient été baptisés enfants ou s'ils s'étaient convertis. Ils furent arrêtés sur l'ordre du préfet Fabien qui les fit fixer par des clous à un poteau. Comme Fabien les exhortait à renier le christianisme, ils répondirent : « Jamais festin ne nous a donné une joie si savoureuse que ces souffrances que nous endurons pour Jésus-Christ dans l'amour duquel nous com­mençons à être fixés solidement. » Ils vécurent un jour et une nuit dans ces tourments ; puis, le 18 juin 286, Fabien les fit achever à coups de flèches. Ensevelis d'abord sur la voie ardéatine, leurs corps furent transférés par la suite dans la crypte de l'église des saints Côme et Damien. Ils sont honorés le 18 juin avec une belle messe propre que malheureusement on ne peut plus célébrer depuis l'introduction, à cette même date, de la fête de saint Éphrem. #### *Pour le neuvième centenaire du martyre de saint Canut* Né d'une famille royale détrônée, saint Canut entreprit de reconquérir le trône du Danemark. Il y réussit en 1080, grâce à l'appui d'un grand nombre de Danois qui aspiraient à avoir pour roi ce prince, connu pour sa haute vertu. Dès qu'il eut vaincu ses adversaires, il déposa sa couronne royale au pied du crucifix et il consacra son royaume à « celui qui est le roi des rois et le Sei­gneur des seigneurs ». Canut passait des heures en prière et prati­quait de rudes mortifications. Il pratiqua aussi la justice la plus parfaite et une charité sans bornes à l'égard de ses sujets. 42:302 Lorsque Guillaume le Conquérant envahit l'Angleterre, le roi Harold sollicita le secours du Danemark. Canut voulut envoyer en Angleterre une armée commandée par son frère Olaf. Mais celui-ci était un ambitieux sans scrupules ; au lieu de partir pour l'Angle­terre, il retourna contre Canut les armées dont il avait le com­mandement. Il y réussit d'autant plus facilement que le zèle reli­gieux du roi Canut lui avait valu l'aversion de nombreux seigneurs. Canut dut donc faire face à une guerre civile. Il ne se faisait pas d'illusions ; il y avait des traîtres jusque dans son entourage. Après avoir annoncé sa mort prochaine, il se réfugia à l'église Saint-Alban de Odensee ; il y reçut les sacrements avec piété. Les rebelles assiégèrent l'église, y mirent le feu et, le 10 juillet 1086, ils y pénétrèrent et massacrèrent saint Canut. Celui-ci fut très vite honoré comme martyr. Jusqu'en 1913, sa fête était célébrée le 19 janvier sous le rite semi-double. En 1913, on donna la préséance aux saints Marius, Marthe, Audifax et Abachum, martyrs, célébrés ce même jour, et depuis lors, saint Canut n'a plus qu'une simple mémoire. Jean Crété. 43:302 ### Supra quae par Dom Édouard Guillou m.b. « SUR CES OFFRANDES, daignez jeter, Seigneur, un regard de miséricorde et de paix ; agréez-les comme vous avez daigné accepter les présents de votre serviteur Abel le Juste, ainsi que le sacrifice de notre patriarche Abraham, et celui que vous offrit votre grand-prêtre Melchisédech... » Cette prière est un des joyaux de l'admirable canon romain ; rien de pareil ne se trouve dans les récentes com­positions de bureau appelées « prières eucharistiques ». Par ce SUPRA QUAE la messe est reliée aux plus antiques et véné­rables sacrifices ; elle en est donnée comme la réalisation définitive et parfaite : SANCTUM SACRIFICIUM, IMMACULATAM HOSTIAM ([^5]). Mais les paroles de la consécration agissant par elles-mêmes, VI VERBORUM, dit saint Thomas d'Aquin, nos of­frandes, le pain et le vin, sont transsubstantiées au corps et au sang de Jésus quand le prêtre récite cette prière. 44:302 Qu'est-il besoin de demander l'agrément du Père pour l'oblation sacri­ficielle du Fils infiniment aimé (DILECTISSIMI FILII) ? L'acceptation divine ne va-t-elle pas de soi ? Oui. Cependant le Christ vient s'offrir, maintenant, avec nous ; et de cela la liturgie eucharistique doit sensiblement témoigner. Seul notre canon le fait dans le SUPRA QUAE, dans le SUPPLICES TE ROGAMUS et le PER QUEM HAEC OMNIA. Il s'agit là d'une chose importante que les néo-liturgistes paraissent ne pas avoir perçue ([^6]). La messe romaine est concrète. Elle tient compte de la subsistance, pour nos yeux et nos mains, des apparences du pain et du vin : ils sont présentés dans l'offertoire tradition­nel non pas en relation avec le repas, la cène, la commu­nion, comme dans la messe nouvelle, mais en rapport au sacrifice qui va avoir lieu ; ils sont l'expression de notre par­ticipation à l'oblation du Seigneur. Même après leur conver­sion substantielle, ils subsistent pour représenter notre union à l'action de Jésus. Les saintes espèces n'ont pas seulement pour but de nous donner le mérite de la foi en nous obligeant à dépasser le visible et le sensible pour adhérer aux paroles du Maître : « Ceci est mon corps, ceci est le calice de mon sang », elles ont elles-mêmes une double signification. La première est bien connue : il nous faut comprendre que si le pain et le vin entretiennent la vie reçue de nos père et mère, de même le corps et le sang du Sauveur unis à son âme et à sa divinité, nourrissent la vie communiquée par notre mère l'Église au baptême : « Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement, et le pain que je donnerai c'est ma chair pour le salut du monde. » 45:302 L'autre signification est plus importante encore. La Sainte Cène a été liée par Jésus à son sacrifice du lendemain, comme le rappelle notre canon : PRIDIE QUAM PATERETUR. Elle l'anticipe mystérieusement ; c'est au Calvaire seulement que la mort va séparer non seulement l'âme du corps, à l'instar de toute autre mort, mais de la chair tout le sang. Aussi le Christ se rend-il présent sous les espèces séparées de sa chair et de son sang pour renouveler sacramentellement sur l'autel son oblation totale au Père devenu notre Père. Il n'est plus seul, Il ne veut plus être seul à s'offrir ; Il attend notre adhésion, car Il nous a créés libres pour cela ; pas question qu'Il nous sauve sans nous. Il nous fait cet hon­neur, Il nous procure cette grâce. Il compte sur notre participation, notre coopération afin que nous puissions en vérité -- ce qui serait sans Lui infiniment au-dessus de nos forces -- rendre avec Lui, par Lui, en Lui, une parfaite louange et une gloire plénière au Père tout-puissant dans l'unité du Saint-Esprit. \*\*\* Voilà le sens nécessaire et vraiment merveilleux de ces dehors qui subsistent et qui montrent en outre, car ils ne sont qu'apparences, que sans la présence réelle et substantielle, sans le renouvellement de l'oblation sacrificielle du Seigneur, la messe serait une vaine cérémonie, tout au plus un repas symbolique, un partage fraternel, comme on dit. Au contraire, les belles prières du canon romain, seules de leur genre, nous écartent absolument de cette déminéralisa­tion spirituelle ou de cette espèce de collectivisme pseudo-sacré. Du fait que ce qui nous représente n'est « qu'appa­rences », nous rejoignons le DE TUIS DONIS AC DATIS de la prière d'anamnèse qui suit la consécration. En effet ce que nous offrons n'est jamais que ce que nous avons reçu du Seigneur, et c'est par sa grâce que nous pouvons lui en faire hommage et retour. Le SUPPLICES TE ROGAMUS qui suit le SUPRA QUAE est une prière admirée de tout temps par les vrais liturgistes, depuis Florus de Lyon et Yves de Chartres au IX^e^ siècle jusqu'au R.P. Bouyer de nos jours. 46:302 C'est en effet parce que la liturgie tient compte des saintes espèces présentes à nos yeux sur l'autel d'ici-bas et signifiant notre propre oblation que saint Michel et ses anges sont priés de la porter, vivifiée par celle du Fils de Dieu, sur l'autel céleste de la Divine Majesté. Le sacrifice offert par le prêtre qui agit au nom de l'Église et en place du Christ -- (toujours le caractère concret de la liturgie traditionnelle) -- est vraiment celui de la Victime parfaite et sans tache rassemblant et sublimant les sacrifices d'Abel, d'Abraham et Melchisédech, anté­rieurs à la liturgie mosaïque abolie depuis qu'à l'heure de la mort du Christ le voile du Temple s'est déchiré. La « nou­velle et éternelle alliance » renoue, comme le chantent le BENEDICTUS et le MAGNIFICAT, avec les premiers âges, avec les promesses à Abraham et aux « fils de la femme libre » : « ABRAHAM ET SEMINI EJUS IN SAECULA ». C'est une alliance dans le sang du Sauveur, le nouvel Abel tué par son frère aîné comme Jésus par le peuple élu, le nouvel Isaac, unique fils de son Père, premier d'une multitude de frères, et le nouveau Prêtre et Roi annoncé par les prophètes pour rem­placer les victimes impuissantes par une oblation pure offerte en tous lieux. L'évocation d'Abel, d'Abraham et de Melchisédech donne à notre SUPRA QUAE une exquise saveur d'antiquité. Dieu sait si les néo-liturges ont donné dans l'archaïsme, malgré la défense de l'encyclique de Pie XII sur la liturgie. Ils ont « bazardé » des enrichissements. Mais ils ont oublié de per­pétuer une prière qui nous apportait avec tant de fraîcheur la piété des premiers siècles, l'expression de la foi eucharisti­que qui inspirait encore, au tout début du XVIII^e^ siècle, les artistes sculptant le tabernacle (hélas disparu) de la chapelle de Versailles. Le thème remonte aux « Constitutions aposto­liques et aux Catacombes » ; et il a été ensuite merveilleu­sement illustré par les mosaïques de Saint-Vital de Ravenne : à l'entrée du presbyterium resplendissent les deux représenta­tions des sacrifices d'Abel et de Melchisédech d'une part, et de l'autre, du sacrifice d'Abraham en relation avec la mysté­rieuse visite des trois Anges annonçant à « notre patriarche », malgré l'extrême vieillesse de Sara, une postérité plus nombreuse que le sable de la mer. 47:302 Comme Isaac, l'unique espérance d'Abraham, qui allait être sacrifié par son père même, selon la volonté de Dieu, de même l'unique Fils du Père céleste, conçu plus miraculeusement encore, a été, d'après le dessein de Dieu, immolé et substitué à nous, tel l'agneau qui, dans le buisson a été choisi pour remplacer Isaac. Et la victime couronnée d'épines a été par sa mort et sa résurrection la rédemption d'une foule que personne ne peut compter. Caïn offrait « les fruits de la terre et du labeur des hommes »... Mais ce n'est pas ce qu'agréa Dieu : Il se pen­cha sur l'offrande que lui faisait Abel des brebis de son troupeau, car un jour la miséricorde allait être attirée sur nous par le sang de l'Agneau divin. La vie (représentée par le sang) que nous donne le Sei­gneur, ne lui est-elle pas due en hommage ? Seul le Christ est né pour cela ; seul Il a pleinement réalisé cette oblation plénière et Il l'a fait comme personne divine récapitulant en elle toute l'humanité. Seul Il pouvait vraiment se substituer à nous dans la plénitude de sa dépendance éternelle du Père, dans la parfaite obéissance qui l'a conduit à la mort et à la mort de la croix. Le sacrifice d'Abraham a atteint le sommet de la foi et de l'obéissance, mais que dire de l'amour du Père des Cieux livrant à la mort son Fils pour la vie du monde ? Il y a dans cette évocation du sacrifice d'Abraham à la messe un insondable mystère. C'est à qui, du Père et du Fils, aura le plus d'amour. Oui, la messe qui perpétue le sacrifice de la Croix nous plonge en plein infini on n'en mesure ni la hauteur ni la largeur ni la profondeur. C'est par l'amour sans limite qu'il porte à son Père que le Fils s'est fait prêtre et victime : Il entendait lui procurer tout un peuple de fils qui revêtus de lui seraient grâce à lui l'ob­jet des mêmes complaisances. Ils pourraient oser dire à son Père, avec Lui, « notre Père ». Enfin le sacrifice du Calvaire possède une telle plénitude, une telle perfection, une telle puissance de rédemption qu'une fois accompli il ne se répète plus. Son renouvellement est d'ordre réel mais sacramentel et non sanglant, sous les es­pèces du pain et du vin selon l'ordre de Melchisédech. 48:302 L'évocation du mystérieux prêtre et roi ne s'expliquerait pas si la messe catholique était, comme le protestantisme ose le prétendre, une répétition proprement dite. Aussi lorsque l'on voit, de nos jours, le pasteur Viot, exprimer pour cela son extrême répulsion à l'égard de la messe « ancienne » en même temps que sa satisfaction pour la nouvelle, cela ne peut guère s'expliquer que par ce qui ne cesse de caractéri­ser cette hérésie : le rejet du sacerdoce catholique ([^7]). C'est alors avec une profonde tristesse, avec le sentiment d'un grave danger, que l'on constate la prétention du C.N.P.L., organisme de pression liturgique, de nous imposer une nou­velle mentalité. Par un œcuménisme mal compris il estime que le fameux article 7 de la présentation générale de l'ac­tuel ORDO MISSAE, pourtant corrigé tant bien que mal par Paul VI, a donné « une sorte de définition de la messe » et que désormais « l'acteur est le peuple de Dieu dans lequel le prêtre a un rôle de présidence ». Déjà les fiches pour « animateurs » ne craignaient pas d'avancer cette directive : « ce ne sont pas les ministres mais l'assemblée qui célèbre ». On n'en finirait pas d'explorer la richesse doctrinale, scripturaire et liturgique de notre SUPRA QUAE comme de plusieurs autres prières rassemblées voici tant de siècles par notre canon romain. Certes il a échappé, non sans dom­mage, au bouleversement du missel, mais à Rome même, où tous les papes l'ont pratiqué, on ne le récite plus. Il importe, c'est un impératif de foi, que tous les fidèles méditent et approfondissent les trésors de beauté et de piété parvenus jusqu'à nous grâce à la Tradition sacrée. C'est le meilleur moyen de les faire connaître et, avec détermination, de les défendre. Dom Édouard Guillou m.b. 49:302 ### JUIVES ET CATHOLIQUES (II) *Les ambiguïtés\ de Rina Geftman* par Yves Daoudal SI ON LIT rapidement *Petite sœur juive de l'Immaculée,* de mère Myriam (éd. Pierre-Marcel Favre), et *Guetteur d'aurore,* de Rina Geftman (Cerf), on a l'impression que le premier baigne dans une indescriptible ambiguïté, tandis que le second, bien que parfois lourdement équivo­que, est beaucoup plus clair. A la réflexion, c'est tout le contraire. Le cas de mère Myriam (voir ITINÉRAIRES de mars) est fort peu ambigu. Il est bien symbolisé par la photographie qui clôt le livre : on la voit dans la chapelle de son couvent, mais devant l'autel où se trouve la Tora et le chandelier à sept branches ; elle est vêtue de son habit de religieuse mais celui-ci est entiè­rement recouvert par le voile de prière israélite, et elle tient à la main la boîte à parfums du sabbat. 50:302 L'ambiguïté qui demeure est qu'elle prétend pratiquer de front les deux reli­gions, qu'à la messe elle communie au Corps du Christ et que dans les prières juives elle attend le Messie (si j'étais son médecin je craindrais la schizophrénie, mais ce n'est pas mon problème). Le cas de Rina Geftman est a priori plus clair parce qu'elle affirme clairement qu'elle est catholique et qu'elle précise clairement qu'elle pratique certains préceptes juifs pour montrer qu'elle fait bien partie du peuple juif (elle vit en Israël) mais au contraire de mère Myriam (qui pratique *intégralement* les préceptes israélites), elle n'y accorde aucune importance surnaturelle : « Ce sont des signes de commu­nion au niveau fraternel et non pas un chemin de salut ; celui-ci nous a été acquis, une fois pour toutes, par le sang précieux de l'Agneau. » Et pourtant c'est de ces affirmations apparemment claires que jaillit la plus grande ambiguïté. Car quels sont les « signes de communion fraternelle » qu'elle cite ? Le repos du sabbat, le jeûne de Yom Kippour, le pain azyme pendant la semaine de Pâques. Voilà qui suscite un grand nombre d'interrogations. Peut-on observer le repos du sabbat, le jeûne de Yom Kippour et les jours azymes de la semaine pascale (juive ?!) sans donner en aucune façon à ces pratiques leur sens israélite ? Je me gar­derai de trancher absolument, mais il est manifeste qu'il y a là une source d'ambiguïtés qui font du judéo-chrétien un équilibriste sans filet : il n'y a pas de tradition judéo-chrétienne, les communautés du premier siècle n'ayant pas formé une Église juive qui aurait pu délimiter précisément les anciens rites qu'un chrétien pouvait continuer d'observer. Et en observant extérieurement et « fraternellement » des rites aussi chargés de sens israélite que le Yom Kippour, bien des chrétiens sont devenus israélites sous la pression du milieu juif et de la tradition juive qui n'a jamais distingué entre rites sociaux et rites religieux, entre le temporel et le spirituel. \*\*\* 51:302 L'itinéraire de Rina Geftman est très différent de celui de mère Myriam. En réalité son prénom est Renée. Et cela est en soi source de perplexité. Elle est née en Russie dans une famille juive. Fait extraordinaire, ses parents lui ont donné le nom de Renée (Renata) parce qu'ils trouvaient cela joli. Or Renée est un nom spécifiquement chrétien et, en la circonstance, prophétique comme elle le dit elle-même, puis­qu'il annonçait sa conversion et son baptême (où l'on *renaît* de l'eau et de l'Esprit Saint). Et lorsqu'elle s'installe en Israël, voici que Renée Geftman change de prénom pour prendre celui de Rina, qui veut dire *chant de joie* en hébreu. Il y a là quelque chose de très grave, car elle renie le nom de son baptême, qui est en l'occurrence le nom même du baptême, pour prendre un nom qui n'est pas chrétien, dont elle dit imprudemment que c'est son « nom nouveau », son nom « d'éternité ». Et elle insiste en soulignant qu' « un nom ne s'improvise pas », qu' « il faut le recevoir ». Et de qui l'a-t-elle reçu ? D'une jeune danseuse yéménite rencon­trée à Paris. (*sic*) \*\*\* Lors de la révolution bolchevique, Renée Geftman a trois ans. La famille Geftman s'enfuit, et après une longue errance se fixe à Paris. A quinze ans elle découvre l'Évangile et l'*Histoire d'une âme* (sainte Thérèse de l'Enfant Jésus). Un jour elle accompagne une camarade à la messe : « L'Église n'était pas belle, le prêtre était au loin, le dos tourné aux fidèles et priait en latin ; on l'entendait à peine. Je me suis assise discrètement au fond de la nef. Rien de perceptible ne s'est passé. Je suis revenue de l'église et me voici, de nouveau, dans le dortoir. Je le vois comme si c'était aujourd'hui. Chaque lit était entouré d'un rideau qui donnait tout autour un espace d'isolement ; je me suis reti­rée là, et, pour la première fois de ma vie, je me suis mise à genoux. Soudainement, tout était devenu évident pour moi. La lumière la plus éclatante avait chassé les ténèbres. Joie et certitude habitaient mon cœur. Je balbutiais : Jésus... Dieu. Souvent, je m'étais demandé qui était l'un et qui était l'autre et quelle était leur relation et voici que je comprenais leur unité. Le Père me révélait le Fils et le Fils le Père. Je puis dire aussi que les semaines qui ont suivi, l'Esprit Saint en silence a continué à m'instruire. » 52:302 Elle rencontre alors l'abbé Altermann, et avec lui elle côtoie François Mauriac, Henri Ghéon, Jacques Maritain, Charles du Bos, Gabriel Marcel, Roland Manuel, Maxime Jacob (devenu dom Clément Jacob)... L'abbé Altermann la baptise dans la grotte de sainte Marie-Madeleine à la Sainte-Baume en présence du prince polonais et frère dominicain Ceslas Rzewuski, qui allait être ordonné prêtre deux semaines plus tard. Peu après elle tombe très gravement malade. Elle désire être missionnaire mais sa santé le lui interdit, de même qu'elle lui interdit d'entrer dans un couvent. Son père spiri­tuel lui dit alors : « Si vous partez un jour ce sera pour Jérusalem et pour une présence priante comme celle des cla­risses. » A partir de la création de l'État d'Israël (1948) elle s'in­téresse de plus en plus à ce qui s'y passe, et peu à peu désire aller s'y installer. En 1964 son père et sa mère meu­rent. Elle rencontre le père dominicain Bruno Hussar qui vit en Israël depuis 1953 et qui lui demande ce qu'elle compte y faire. Elle répond : « Prier et accueillir des frères. » L'année suivante elle s'installe à Jérusalem. Sans bénéficier de la loi du « Retour », car Renée Geftman, même travestie en Rina, n'est pas juive pour la loi israélienne (il faut être de confes­sion israélite et n'avoir jamais pratiqué une autre religion). « C'est un point délicat », admet-elle. Avec le Père Hussar elle fonde le village de Nevé-Sha­lom, une « école de la paix » où doivent apprendre à vivre ensemble juifs, chrétiens et musulmans. « Bien sûr cette idée paraissait utopique », dit-elle d'abord. Puis elle fait l'éloge de ce qui a été fait, de ce qui se fait à Nevé-Shalom. Mais *in fine* elle raconte qu'elle a quitté le village au bout de cinq ans, parce qu'elle devait se consacrer à un autre travail, et surtout : « Quand le père Bruno et moi-même avions, autre­fois, jeté les bases de cette communauté, nous avions pensé que la prière pour la paix serait un des piliers de la vie. Ce qui se passa fut tout différent, car ceux qui vinrent s'adjoin­dre à nous étaient épris de justice et d'esprit de fraternité, mais pas intéressés par l'aspect religieux. » Voilà où mène l'ambiguïté. 53:302 Alors elle fonde le centre Mambré, avec « l'appui incondi­tionnel » (*sic*) du Comité interconfessionnel d'Israël. Sa mis­sion consiste à faire de la propagande en faveur d'Israël *et du judaïsme* auprès des pèlerins et résidents de langue fran­çaise. Par ailleurs elle a beaucoup d'amis juifs, à qui elle tait sa foi. « Ce silence, dit-elle, m'a un certain moment inquié­tée. Je me suis dit : je passe mon temps à parler du judaïsme aux chrétiens et je ne parle presque jamais de Jésus à mes amis juifs. Dieu m'a fait comprendre (*sic*) que je me trouvais comme devant un diptyque : il m'était de­mandé de peindre sur le premier panneau celui qui était destiné à montrer le vrai visage d'Israël, souvent méconnu et défiguré, au monde chrétien. Quant au second panneau, celui qui doit révéler la face du Christ au monde juif, il sera ébauché par le doigt de Dieu, le Saint-Esprit, à l'heure et avec les instruments de son choix. » Cette étrange « révélation » d'un Dieu qui dit à Rina Geftman le contraire de ce que dit le Christ-Dieu dans l'Évangile nous ramène à la question du prosélytisme. Et ici Rina Geftman se trouve très proche de mère Myriam. Elle précise que si elle n'a pas de « visée missionnaire », ce n'est pas « par opportunisme en (se) disant que ce genre d'activité est très mal vu » en Israël. Sur ce chapitre elle est d'une remarquable discrétion : en fait ce n'est pas seulement mal vu, c'est d'abord interdit par la loi (comme elle le reconnaît ensuite du bout des lèvres). Et elle dit aussi « Nous nous trouvons dans des conditions où, humainement parlant, il est impossible de s'accroître et fort difficile de se maintenir. » Cela fait frémir quand on songe qu'elle passe pourtant son temps à faire de la propagande pour Israël... Rina Geftman cite comme mère Myriam le verset de saint Matthieu selon lequel les apôtres doivent aller ensei­gner « toutes les nations », ce qui ne comprend pas le peuple juif. Manifestement elle ne voit pas à quel point cette position est démentie par l'ensemble du Nouveau Testament. Mais elle connaît mieux l'Écriture que mère Myriam et cite les versets de l'Évangile qui contredisent son interprétation du verset de saint Matthieu. Mais c'est pour se lancer dans une exégèse aberrante, selon laquelle le Christ distingue le *témoignage* parmi les juifs et l'*annonce* aux nations. Selon elle cette distinction est nettement marquée dans une phrase de saint Paul (Actes 13, 30-32). 54:302 Rina Geftman ne se rend même pas compte que lorsque saint Paul dit « nous vous annonçons la promesse », il s'adresse à des juifs, dans la synagogue d'Antioche de Pisidie ! Et au sabbat suivant il s'exclame : « C'est à vous d'abord que la parole de Dieu devait être annoncée ; mais puisque vous la repoussez et que vous vous jugez vous-mêmes indignes de la vie éternelle, voici, nous nous tournons vers les païens. » C'est une chose que l'on dit peu et que mère Myriam comme Rina Geftman taisent absolument : *l'apôtre* « *des nations* » *a d'abord prêché dans les synagogues partout où il allait.* Voir Actes 9, 20 : « Saul prêcha aussitôt (après sa conversion) dans les synagogues », 22 : « Il confondait les juifs de Damas, démontrant que Jésus est le Christ. » 13, 5 : dans les synagogues de Chypre. 13, 14 et 42 : à la syna­gogue d'Antioche de Pisidie. 14, 1 : à la synagogue d'Icone. 17, 1-2 : à la synagogue de Thessalonique : « Pendant trois sabbats il discuta avec eux. » 17, 10 : à la synagogue de Bérée. 17, 17 : à la synagogue d'Athènes. 18, 4 : à Corinthe, « Paul discourait dans la synagogue chaque sabbat. » 18, 19 : dans la synagogue d'Éphèse. 19, 8-9 : de nouveau dans la synagogue d'Éphèse, pendant trois mois, au terme des­quels il sépare les chrétiens. Et bien entendu les premiers chapitres des Actes mon­trent que les apôtres cherchaient à convertir les juifs de Jérusalem, et « le nombre de ceux qui croyaient au Sei­gneur, hommes et femmes, augmentait de plus en plus ». D'où la persécution qui a suivi. De toute manière l'Évangile suffirait : « N'allez pas vers les païens, mais plutôt vers les brebis perdues de la maison d'Israël », disait Notre-Seigneur à ses apôtres au début de sa vie publique. Pour Rina Geftman comme pour mère Myriam, s'il ne faut pas annoncer le Christ aux juifs, c'est que ceux-ci sont toujours le peuple de Dieu (ce qui est contraire à saint Pierre et à saint Paul) et que le Messie dont les juifs atten­dent la venue et les chrétiens le retour est le même. « Il me semble que très peu de juifs élèveraient une objection si le Messie, quand il reviendra, était le juif Jésus », dit le profes­seur David Flusser, cité dans *Guetteur d'aurore.* 55:302 Là encore, contrairement à mère Myriam, Rina Geftman voit qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Mais elle se refuse à considérer lucidement la question et invente comme dans la question précédente un pauvre stratagème : « Pour les chrétiens, dit-elle, la dimension temporelle de la durée a changé avec la venue de Jésus dans le temps. Les juifs, eux, sont encore dans la période qui précède sa venue. » Et donc Dieu a « permis, sinon voulu, que la masse d'Israël conti­nue à marcher dans la fidélité à la Première Alliance jus­qu'au temps de l'accomplissement final », qui verra une « rencontre au sommet » entre l'Église et Israël ne formant « qu'un seul peuple de Dieu célébrant Celui qui vient et Celui qui revient et en même temps se reconnaissant plei­nement l'un l'autre, dans l'achèvement de leur identité ». C'est sublime, mais c'est absurde. Rina Geftman mélange le temps de l'histoire du salut, qui transcende effectivement le temps de la création, avec ce temps qui est un paramètre de la création et dans lequel juifs et chrétiens vivent exacte­ment la même durée ! On pourrait imaginer cela pour des religions désincarnées, mais il s'agit de celle du Fils de Dieu fait homme, né d'une femme, mort crucifié, enseveli et res­suscité sous Ponce-Pilate : comment pourrait-on vivre, au­jourd'hui, avant ces événements ? Rina Geftman reconnaît que « c'est difficile de formuler ces choses », et elle ajoute : « Je crains de dire une énormité. » Ce doute l'honore mais elle affirme néanmoins avec force et à plusieurs reprises cette énormité. \*\*\* Et le délire charismatique dans lequel baignent mère Myriam et Rina Geftman (qui a reçu « l'effusion de l'Es­prit » en 1982) les amène une nouvelle fois à contredire les textes sacrés lorsqu'elles évoquent la parousie comme la grande et joyeuse réconciliation des frères jusque là séparés. Rina Geftman va jusqu'à dire que le Messie entrera à Jéru­salem par la Porte dorée, et que ce sera alors la « fête finale ». L'Apocalypse, le chapitre 24 de saint Matthieu, une fête finale ?! « Celui qui me rejette et qui ne reçoit pas mes paroles a son juge : la parole que j'ai annoncée, c'est elle qui le jugera au dernier jour » (Jean 12, 48). 56:302 Sodome et Gomorrhe seront jugées moins sévèrement que les villes d'Israël qui refusent d'écouter les apôtres (Matthieu 10, 15). Et que dire de cette désarmante naïveté qui consiste à iden­tifier l'actuelle Jérusalem à la nouvelle Jérusalem de l'Apo­calypse ? Il y a là une terrible -- mais révélatrice -- confusion entre la première venue du Christ, celle de la miséricorde, et la seconde, celle du jugement. Il va de soi que si l'on attend « la venue du Messie », sous-entendu la première, c'est celle de la miséricorde. Et cela concorde merveilleusement avec l'évolutionnisme teilhardien. On est atterré de retrouver ces divagations jusque dans les *Notes pour une correcte présenta­tion des Juifs et du Judaïsme* publiées l'année dernière par le Secrétariat romain pour l'unité des chrétiens ([^8]). \*\*\* Admettons un instant que l'on projette un épais brouil­lard sur cette question. Admettons que nous attendons tous le même Messie. Il subsiste un problème de taille. Qu'allons-nous faire de la Mère de Dieu ? Tant il est vrai que Marie est la pierre de touche de la foi. Le dogme de la maternité divine est essentiel au christianisme. Il a été défini contre l'hérésie nestorienne, qui bénéficia d'un intérêt certain de la part des juifs et des musulmans. Il n'y a pas deux personnes dans le Christ, mais une seule, la personne du Verbe qui a assumé la nature humaine. Marie est donc Mère de Dieu. Or les juifs refusent la possibilité même de l'existence d'une Mère de Dieu. 57:302 C'est une expression « très choquante » pour un juif, dit Rina Geftman, « je pense qu'elle ne peut pas être utilisée en hébreu ». Nommer Marie Mère de Dieu, explique-t-elle après avoir allègrement mélangé le concile de Chalcédoine et le concile d'Éphèse, « c'est emprunter un raccourci très escarpé pour ceux qui ne sont pas habitués au vocabulaire théologi­que ». Ainsi donc, dans ce qu'elle appelle sa « petite Église hébraïque », Rina Geftman et ses congénères ont tranquil­lement supprimé toute mention de la Mère de Dieu. Pour ne pas choquer les juifs. « Mais cela ne diminue en rien le rôle de la Vierge Marie dans notre vie, au sein de notre communauté et de tout Israël. » A qui fera-t-elle croire une telle sinistre baliverne ? Elle raconte qu'elle a abandonné le Rosaire (évidemment : « Sainte Marie, Mère de Dieu... »), qu'il est impossible d'admettre des antiennes comme le *Salve Regina* dans une liturgie hébraïque, qu'en hébreu on ne peut célébrer Marie qu'en se servant des textes de l'Ancien Tes­tament, et cela n'impliquerait aucune diminution du culte marial, et à terme aucune hérésie ? *Lex orandi, lex credendi...* De plus, les arguments de Rina Geftman n'ont aucune portée. Les Églises de rite syriaque ont toujours célébré la Mère de Dieu en araméen, qui était l'hébreu populaire. Et les musulmans ne sont-ils pas majoritaires chez les Arabes ? Cela n'a pas empêché les Églises du monde arabe de chan­ter la Mère de Dieu en arabe. Pourtant il est certain que pour un musulman l'expression Mère de Dieu ne peut être utilisée en arabe... Scandale pour tous les chrétiens, le silence de Rina Geftman et de son « Église » l'est encore davantage pour les vrais chrétiens d'Israël, qui sont arabes et de rites orientaux, avec la piété que l'on sait pour la Mère de Dieu. Qu'elle ne s'étonne donc pas d'être mal vue par eux. On ne peut être bien vu à la fois par les arabes chrétiens et par les juifs (sur le plan religieux). Rina Geftman a choisi. Et son choix est un blasphème : « Marie n'est plus pour moi Notre-Dame de Lourdes, ni Notre-Dame de la Salette ou de Fatima, non, elle est Miriam Em Yeshouah (Marie mère de Jésus), comme on a coutume de nommer les femmes dans les sociétés sémitiques. » 58:302 Comme on l'a vu, si Rina Geftman tait le Christ aux juifs et la Mère de Dieu jusque dans son « Église », elle a pour mission (officielle) de défendre Israël. Elle réclame donc à cor et à cri, comme mère Myriam, la reconnaissance de l'État d'Israël. Sans se cacher que ce serait un très mau­vais coup pour les Arabes -- dont les chrétiens -- vivant en Israël, et pour tous les Arabes chrétiens. Cela jette une lumière inquiétante sur la « fraternité » judéo-arabe qu'elle prétend promouvoir... Et, comme mère Myriam, elle accuse les chrétiens d'être responsables du massacre des juifs pendant la seconde guer­re mondiale : « C'est à chaque chrétien et à chaque Église de faire son examen de conscience et de s'engager dans la voie étroite de la repentance. » « Toutes les Églises ont une part de responsabilité, car cela s'est passé dans des pays de baptisés. » Sophisme. Cela s'est passé dans le pays (la Pologne) où il y avait le plus de juifs. Pays de baptisés où les juifs ont vécu en paix pendant des siècles (c'est la raison pour laquelle ils y étaient si nombreux). Et cela a été réalisé par des anti­chrétiens, ennemis de la Pologne. Rina Geftman demandera-t-elle aux descendants des trois millions de catholiques polonais massacrés par les nazis de se repentir ? Le demandera-t-elle à ceux qui ont été tués parce qu'ils avaient sauvé ou aidé des juifs ? Contre-vérité. « Le pape, personnellement, le Saint-Siège, les nonces et toute l'Église catholique ont sauvé de 150.000 à 400.000 juifs d'une mort certaine. » Signé Pinhas Lapide, diplomate israélien, qui rappelait dans *Le Monde* du 3 jan­vier 1964 qu'au lendemain de la libération de Rome, l'Agen­ce juive, organisme dirigeant du mouvement sioniste mon­dial, avait exprimé sa gratitude à Pie XII pour ce qu'il avait fait en faveur des juifs, gratitude exprimée de nouveau par Golda Meir le jour de la mort de ce pape. 59:302 Peut-on être catholique en battant sa coulpe sur la poi­trine de l'Église, en escamotant toute la doctrine mariale et en faisant professionnellement l'apologie d'une autre reli­gion ? Rina Geftman affirme que oui. Son livre ne permet pas de douter de sa bonne foi, ni même de sa foi (enfouie). Mais il ne permet pas non plus de douter que son attitude ne puisse avoir, pour sa prétendue « Église hébraïque », une autre issue que l'apostasie. Yves Daoudal. 60:302 LA PENSÉE POLITIQUE\ D'HENRI CHARLIER. ### Le despotisme de l'administration J'ai déjà dit comment et pourquoi Henri Charlier avait écrit ces textes politiques (ITINÉRAIRES, numéro 290 de février 1985, pp. 57-59). Nous les publions à nouveau pour notre instruction et notre méditation. Vous avez eu ainsi : -- Le grand article intitulé *La Patrie* dans notre numéro 297 de novembre 1985. Cet article est à relire aujourd'hui en conjonction avec l'éditorial du présent numéro : *Nationalistes.* *-- Le beau est une valeur morale indispensable à la société* dans notre numéro 295 de juillet-août 1985. -- Et les trois études sur la *confusion du gouvernement et de l'administration* : numéro 290 de février 1985, numéro 292 d'avril et numéro 294 de juin. Les réflexions que voici sur le despotisme de l'administration sont évidemment à rattacher à ces trois études précédentes. -- J. M. 61:302 CERTAINS même pensent que c'est une question uniquement religieuse : si les Français : se convertissent et s'efforcent d'accomplir la loi de Dieu, tout doit s'arranger. A ceux-là je ferai remarquer que l'empire romain s'est converti tout entier, l'empereur, la plupart de ses officiers, la plus grande partie de l'aristocratie et le peuple des villes par qui avait commencé la conversion du monde païen. Or, un siècle plus tard, l'empire -- en Occident -- était par terre. Rome, conquise, pillée, ravagée. En 313, l'édit de Milan donne la liberté à l'Église chrétienne, trop tard, hélas, pour l'empire romain car en 408, Rome est obligée de se racheter pour éloigner Alaric, officier de l'armée impériale et gouverneur de l'Illyrie. 409, Alaric s'empare de Rome, y place un empereur et exige une riche rançon. 410, les Goths rentrent dans Rome et la pillent. 412, Attila est devant Rome qui paye rançon. 455, Genséric, roi des Vandales, venant d'Afrique, pille Rome pendant quatorze jours. 467, le Suève Ricimer, après avoir fait et tué combien d'empereurs, pille Rome à son tour. L'histoire de l'empire est celle du conflit toujours latent du Sénat avec l'empereur et son administration. Le Sénat représentait ce qui restait dans l'empire de patriotisme romain, et surtout ce qui restait des institutions naturelles issues de l'organisation libre des cités. Il ne pouvait s'appuyer que sur une armée ayant le sens de ces libertés. C'est pourquoi la politique des empereurs et de leur administration fut de supprimer la liberté de ces institutions naturelles et d'éliminer de l'armée le patriotisme romain. En l'an 70, les Italiens (et toutes les personnes des provinces jouissant du *jus italicum*) furent dispensés du service militaire. 62:302 En 193, Septime Sévère licencia les Italiens qui composaient les cohortes prétoriennes. Ils formaient la pépinière des sous-officiers et des centurions de l'armée, ils y maintenaient le patriotisme, mais ils pouvaient appuyer le Sénat. En 261, les sénateurs (à qui on avait enlevé leurs troupes possibles) furent exclus de tout commandement militaire. Pour régner, l'administration avait détruit tout civisme. Il n'y avait rien contre ces armées barbares qui n'étaient autres que les armées de l'administration impériale. Cette administration n'avait pas seulement détruit le civisme, mais fait disparaître les citoyens. Les exigences du fisc étaient à ce point intolérables que les petits propriétaires donnaient leurs terres à un grand propriétaire plus à même de se défendre, à condition d'y demeurer comme colons perpétuels et de payer une redevance en travail. C'est une des origines du servage. Il ne faut pas croire que les Français pourront rester patriotes lorsqu'on leur aura enlevé, ce qui se fait petit à petit, la disposition de leurs biens, ou qu'on aura découragé tout esprit d'initiative. Caliban au pouvoir ne sait que dilapider ou détruire. L'empire chrétien n'avait pu et n'avait su accomplir la réforme de ses institutions. Le pouvoir était aux mains d'un chef militaire, souvent un barbare, ignorant de tout sauf des armes. Les empereurs se succédaient par l'assassinat parfois en moins de six mois. L'administration était toute puissante pour gouverner à la place du chef de l'État. Il suffisait qu'elle lui fournît la solde des troupes. Elle fit comme font toutes les administrations : elle appliqua les règles de l'administration au gouvernement. Nous avons montré qu'elles sont opposées. Elle annihila les ressources de l'empire en hommes, en initiatives, en bonne volonté. Nous citons, page 32 du N° 4 de cette revue, les paroles de Synésius qui en font foi. Les Gaulois essayèrent d'avoir un empereur à eux, Avitus, le beau-père de Sidoine Appollinaire, trop tard pour réformer l'empire et remplacer l'administration par des institutions adaptées à la vie. \*\*\* 63:302 Cette réforme empêchée par l'administration eût été possible. L'esprit était bon dans l'ensemble des provinces comme en témoigna vers l'an 400 le passage cité de Synésius. Saint Augustin écrivit La cité de Dieu entre 413 et 427, entre les Goths et Attila, deux ans avant l'invasion vandale en Afrique. Il dit, livre I, XXIII : « Quoi, tous les peuples d'Orient pleurent la perte de Rome ! Aux confins de la terre, dans les plus grandes cités, c'est une consternation profonde, un deuil public ! Et vous courez au théâtre ! » Mais l'opinion des provinciaux ne comptait plus, ni celle de leur aristocratie, ni celle de leurs corps de métiers ; seules régnaient les habitudes d'une administration toute-puissante. Chez nous, les hommes politiques qui gouvernent changent aussi avec rapidité. Ils ne peuvent avoir aucune connaissance des affaires. Leur seul véritable savoir est celui des combinaisons parlementaires. Ils ne peuvent à la tête d'un ministère que prendre les idées de l'administration, ou de ceux des chefs de l'administration qui ont misé sur leur parti. C'est ainsi que l'administration étend son pouvoir, par esprit de domination chez quelques-uns, chez les autres par désir d'avancement, cet avancement étant d'autant plus rapide qu'on peut créer de nouveaux services. C'est un cancer dans la nation. Nous courons à la même catastrophe que l'empire romain pour les mêmes raisons, quand bien même le ministère socialiste ferait pénitence, pieds nus, la corde au cou, sur le parvis de Notre-Dame. 64:302 Et si les ministres socialistes font une réforme ils augmenteront le pouvoir de l'administration et hâteront la catastrophe. \*\*\* Or le Saint-Siège ne cesse d'avertir sans être écouté des catholiques ; il montre avec insistance quelles sont les conditions naturelles nécessaires à la société : famille, propriété, corporation, institutions locales, responsabilité personnelle des dirigeants. Ce ne sont pas là des vérités surnaturelles révélées : mais des vérités naturelles, raisonnables (c'est une hérésie de croire la raison incapable d'arriver à quelque vérité). Je dois dire, dussé-je offenser les passions, que c'est ce que Maurras essayait de faire, comme nous tous, avec une raison imparfaite, qui eut pu le mener plus loin dans la connaissance naturelle de Dieu. On résiste au Saint-Siège au sujet du programme social de l'Église, au sujet de la corporation en particulier. Cela vient d'idéologies contraires à la nature des choses, à la nature humaine et à la nature de la société. « L'omnipotence de l'État, écrit Le Play dans la préface de son livre sur l'*Organisation de la famille*, et l'oppression de la famille ont été érigées en doctrine par J.-J. Rousseau dans l'*Émile* et *le Contrat social*. Cette doctrine a été propagée, à la fin du XVIII^e^ siècle, par des disciples fervents. Enfin, elle a été sanctionnée par les lois de la Terreur, du Consulat et du Premier Empire. Ces lois, momentanément neutralisées par les coutumes locales et la tradition des familles, s'accréditent de plus en plus par le zèle intéressé des agents officiels, et par l'excitation qu'ils donnent aux mauvais instincts de la jeunesse. Elles dominent aujourd'hui les idées et les mœurs dans les deux tiers de la France, et elles y sapent sans relâche les fondements de la société. » 65:302 J.-J. Rousseau écrit dans l'introduction du *Contrat social *: « L'homme est né libre et partout il est dans les fers. La plus ancienne de toutes les sociétés est la famille : encore les enfants ne restent-ils liés au père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l'obéissance qu'ils devaient au père ; le père, exempt des soins qu'il devait aux enfants, rentrent tous également dans l'indépendance. » De telles idées sont le fondement de l'oppression de l'État, de la loi du nombre et des « réformes de structure » à la mode marxiste. Le rôle de l'État devrait être celui d'un arbitre, non d'un administrateur. La conversion à Dieu de notre pays rendrait la réforme plus facile par la conversion des mœurs et l'entente fraternelle : la réforme des institutions n'en serait pas moins nécessaire. Il est bon d'éclairer les esprits sur ce sujet, car, comme il arriva dans l'empire romain finissant, aurions-nous le temps de la faire après conversion ? Et la catastrophe, quasi fatale, n'arrivera-t-elle pas avant la conversion ? L'administration chez nous aussi détruit le civisme, tend à supprimer les associations fondamentales de toute société normale et à faire des prolétaire de tous les citoyens, d'où l'iniquité des impôts envers les hommes libres, artisans, commerçants. Le mal est si étendu qu'il n'y a plus entre ce que nous sommes et une société du type russe que l'épaisseur d'un ordre de mobilisation générale. Les socialistes ne sont pas moins néfastes que les communistes : ce sont deux équipes simplement concurrentes dont l'une est en place et agit sous le couvert des institutions actuelles, l'autre désire la remplacer par la violence. \*\*\* 66:302 On nous parle des privilégiés de l'Ancien Régime. Ils payaient peu ou point d'impôt et par des pensions, des bénéfices, essayaient d'exploiter la nation à leur profit. Les nouveaux font de même. Le véritable producteur n'est plus qu'une machine pour les nourrir et l'administration cherche à l'éliminer des conseils. Les fonctionnaires avaient des avantages sociaux considérables, sécurité, travail facile, congés, retraites avantageuses, qui étaient la rançon de leur fidélité à l'État. Ils ont voulu conserver ces avantages et se débarrasser de cette charge de la fidélité ; avoir conjointement, ce qui est contradictoire, le droit qu'ont les nommes libres de cesser un travail qui ne leur convient pas, le droit de faire grève. Mais alors il suffit qu'ils s'entendent pour faire grève et il n'y a plus d'État. Au temps de Charles le Chauve, les comtes, les ducs, marquis, fonctionnaires non héréditaires alors, qui administraient les provinces pour l'empereur s'entendirent de même et les Normands remontèrent impunément la Seine, la Loire et l'Allier jusqu'au cœur de l'Auvergne. Nous avons le même mal, nous aurons des désastres analogues. Nous qui gagnions notre vie tout en poursuivant nos études (comme font encore les étudiants américains) et nous trouvions cela tout naturel ! Nous ne demandions rien et faisions ce que nous voulions. Et nous faisions la queue deux heures pour avoir une place à dix sous dans le poulailler de l'Opéra Comique et y entendre *Pelléas* ou pour assister à un concert. Et que de bonnes conversations pendant cette attente ! Et nous avions dû économiser ces dix sous sou par sou sur la nourriture et les transports : ce qui donne de bonnes notions d'économie politique. « Et sur quoi donc veux-tu qu'on *ré-pargne* (sic), nous disait un vieux parent, si ce n'est sur la nourriture ? » Les élèves de l'École d'administration croiront toujours qu'ils pourront faire des miracles en économie. 67:302 « L'esprit moderne de liberté, disait Chesterton, prend la plupart de ses racines dans la peur. Ce n'est pas que nous soyons trop hardis pour supporter des règles ; c'est plutôt que nous sommes trop timides pour supporter des responsabilités. » (*Ce qui cloche dans le monde*, p. 16.) L'administration est aujourd'hui un moyen de dominer sans paraître, de gouverner sans responsabilité, et d'opprimer les hommes entreprenants sous prétexte de liberté démocratique. \*\*\* Voici maintenant un extrait des Journées patronales de formation professionnelle. C'est un rapport sur les « liaisons entre l'enseignement technique et les professions ». Il s'agit surtout du bâtiment, et l'homme choisi pour faire ce rapport, homme sage et conciliateur, avait le but ainsi défini : « L'objectif des Journées Patronales de la Formation Professionnelle est de resserrer les liens qui, à tous les niveaux, doivent unir Éducation nationale et professions ; le progrès de l'école ne peut venir que d'une confrontation continuelle entre utilisateurs et formateurs. « Il ne s'agit pas de critiquer, si ces critiques doivent diviser et ainsi contrarier l'action... » Mais un homme de métier est bien forcé de croire que les professionnels sont les mieux placés pour savoir comment diriger l'apprentissage. Après avoir montré quelle serait une organisation raisonnable, le rapporteur étudie la situation réelle en France. « On doit constater qu'en France le fonctionnement de nos institutions ne s'inspire pas des principes d'une coopération effective entre les pouvoirs publics, les professions et les organismes chargés de préparer la main-d'œuvre. « Les règles posées par la loi Astier permettaient cette coopération. Elles confiaient aux professions un rôle fondamental dans la formation technique sous la direction et le contrôle de l'État. » 68:302 Mais ce contrôle s'est tourné en monopole : « La direction de l'enseignement français appartient essentiellement aux universitaire. » Telle est la doctrine de l'administration. Il eût fallu, au moins dans l'enseignement technique, une entente entre les professions et les « universitaires ». « C'est le contraire qui advint : de plus en plus lâches, les liens furent brutalement rompus en 1946. C'est à cette date, en effet, que professions et « utilisateurs » ont été éliminés du conseil de l'Enseignement technique où ils siégeaient autrefois en nombre important. La même année, les représentants des professions qui constituaient depuis 1921 le corps des inspecteurs de l'Enseignement technique a dû faire place à un nouveau corps de fonctionnaires auquel le même nom a été donné. De ce fait, toutes les attributions que la loi Astier prévoyait pour les « inspecteurs régionaux et départementaux » de l'Enseignement technique, *professionnels,* sont normalement revenus aux inspecteurs d'Enseignement technique *fonctionnaires.* » Pourquoi ? Toujours pour fournir des places et de l'avancement à des fonctionnaires qui, formés en dehors de tout savoir expérimental, sont souvent des idéologues qui veulent modeler le réel sur ce qui n'est qu'un phantasme de l'esprit. Partout se retrouvent les mêmes tendances. Il a été fondé à l'Université de Paris un « Institut des sciences sociales du Travail ». Les cours (publics) sont assurés par : deux conseillers d'État ; deux professeurs de droit ; le directeur de l'École des hautes Études ; un professeur du Conservatoire des Arts et Métiers. 69:302 Ces messieurs sont censés parler des « relations humaines » et des « questions sociales dans les entreprises ». Ils ne peuvent être que des compilateurs d'enquêtes faites par d'autres qui, eux-mêmes, n'ont fait que passer comme enquêteurs dans la profession où ils ont mené l'enquête. Quelle connaissance peuvent avoir du sujet des gens qui étant fonctionnaires touchent leur salaire régulièrement chaque mois complètement à l'abri des lois économiques ? En Amérique les fonctionnaires qui étudient ces questions ont passé par des entreprises privées, en font encore partie et y retournent volontiers. Leur compétence est réelle. Chez nous, les habitudes de l'administration sont telles : attendre que l'initiative privée ait fondé les instruments nécessaires qu'elle-même était incapable d'inventer ; et alors s'en emparer en établissant un petit permis ou un petit diplôme à elle qui lui réserve les décisions ou l'enseignement. Le projet Langevin de réforme de l'enseignement qui impose d'aller à l'école jusqu'à dix-huit ans est une réédition des lois du Bas-Empire romain. Les propriétaires libres étaient contraints d'entrer dans les charges publiques. Il avait fallu rendre héréditaire la charge de décurion, redoutée entre toutes, car le décurion était responsable de l'impôt foncier des paysans ; les familles aisées devaient envoyer leurs enfants dans les écoles afin que ces enfants puissent remplir les charges publiques. Une loi de Valentinien imposait aux étudiants provinciaux de prolonger leur séjour à Rome jusqu'à vingt ans. C'est à ce genre de despotisme que saint Benoît, sur ses quatorze ans, s'efforça d'échapper par la fuite. « *Scienter nescius et sapienter indoctus* »* *: savamment ignorant, sagement indocte. Nul doute que tous nos paysans feraient de même si on les forçait à rester sur les bancs de l'école jusqu'à dix-huit ans. \*\*\* 70:302 L'enseignement ménager rural a été créé en dehors de l'État par des personnes désolées de voir la stupidité de notre enseignement primaire, de constater l'ignorance où restaient les jeunes filles des arts nécessaires à la femme dans son ménage et des principes moraux qui doivent la guider. L'État s'efforce de leur faire concurrence mais sans la formation morale. Il a les atouts matériels pour lui : il paye davantage les monitrices. Et bien qu'il soit obligé pour l'instant par nécessité de prendre celles qu'a fournies l'enseignement libre, il interdira pour l'avenir d'enseigner à toutes celles qui n'auront pas ses propres diplômes. On commence à organiser l'enseignement agricole. Ici encore ce n'est pas l'administration qui eut l'initiative. Le ministère de l'agriculture, sagement, se contentait de subventionner les écoles de ce genre fondées par des groupes d'agriculteurs ou par les associations paroissiales. Mais le ministère de l'Éducation nationale y a vu une atteinte à son privilège. (Pourquoi en a-t-il un ? Ce sont les mœurs du despotisme.) Il a hâtivement, en six mois, formé des instituteurs à prendre la tête de cet enseignement post-scolaire. Que peut-on connaître de l'agriculture en six mois par des cours théoriques ? Rien que des formules et des théories qui ne sont rien par elles-mêmes sans l'expérience. Et tandis que le premier projet (projet Charpentier) prévoyait des moniteurs ayant cinq ans de pratique professionnelle (donc des cultivateurs), le projet Saint-Cyr élimine la profession au profit d'instituteurs diplômés dans un concours spécial. On sait ce que valent ces concours où la mémoire joue le plus grand rôle. Les instituteurs qui enseignent aux enfants le classement des terrains (argileux, siliceux, etc.) continueront à être incapables de les reconnaître sous la charrue ; mais le monopole des fonctionnaires est sauf. C'est toujours la même erreur que nous avons relevée dans ÉCOLE, CULTURE, MÉTIER : depuis la suppression des corporations *on remplace l'atelier par l'école*. L'agriculture est la dernière des corporations où cette manière de former les hommes puisse réussir ; car les sols, les climats et le cours de chaque année sont si variables sur un même territoire communal que la théorie est relativement peu de chose auprès de l'expérience. 71:302 Il y a partout dans le monde civilisé une tendance à la centralisation qui s'explique très bien par la facilité des transports et par la division du travail. La vie devient de plus en plus complexe et la tâche des gouvernements grandit : raison de plus pour ne pas *administrer* ce qu'il s'agit de *gouverner*. Voici un extrait du journal *Compagnonnage*, organe des Compagnons du Tour de France. Cette admirable institution réunit dans une fraternité véritable fondée sur l'honneur du métier, patrons, compagnons, apprentis. Elle s'efforce de former ceux-ci. Elle a des cours de perfectionnement donnés par des hommes de métier : elle nourrit et loge des apprentis qui sont « sur le Tour de France ». Cette institution qui date du haut Moyen-Age est avec l'Église une des seules qui aient traversé les âges. C'est une merveille qu'elle ait pu durer, et presque uniquement chez nous. C'est une grâce. Elle témoigne de ce que l'idéal naturel le plus élevé d'entente fraternelle entre des conditions sociales différentes, de soutien des jeunes par les anciens, de formation morale par l'amour de la vérité et de la perfection dans le métier, est toujours prêt ici à revivre. Les absurdités et le désarroi auxquels aboutissent les idées qui mènent le monde moderne laissent cette institution jeune et vivante parce qu'elle répond aux plus nobles désirs de l'âme humaine et à ses besoins les plus profonds. Or, deux compagnons, le provincial de Strasbourg et le provincial de Lyon, sont allés récemment en Angleterre. Ils racontent ce qu'ils ont vu et nous leur laissons la parole : Ainsi donc la charpente et la menuiserie ne font qu'un seul et même métier à Londres. C'est dire qu'il n'y a, aussi, qu'un seul et même apprentissage. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles l'apprentissage dure cinq ans (5 ans) ! 72:302 Voilà une méthode qui n'a rien « d'accélérée » n'est-ce pas ?... Il faut d'ailleurs reconnaître qu'après trois années les apprentis touchent des petits salaires. D'une manière générale, dans sa presque totalité, l'apprentissage s'effectue chez un maître. On pensera que voilà un pays bien en retard si, comme en France, on mesure le progrès à ce que la formation professionnelle s'effectue de plus en plus en atelier scolaire, loin de la réalité des métiers. Il faut savoir que les jeunes charpentiers-menuisiers doivent fréquenter pendant quatre ans l'école professionnelle *une fois par semaine,* et deux ou trois fois le soir après le travail. Après quatre années, c'est l'examen final de charpente-menuiserie ouvrant le droit à passer l'examen d'admission à « l'Institut Corporatif Britannique des Charpentiers Diplômés » qui est une association professionnelle privée. Il y a deux compétences. D'abord l'État : il entretient les écoles, sélectionne -- PARMI LA PROFESSION -- forme les maîtres, les contrôle, les paie. Ensuite : les corps *professionnels indépendants.* Ceux-ci *établissent les programmes* et demandent aux maîtres d'en *étudier l'application.* De plus, ils prévoient, *organisent, fixent* le niveau et font passer les examens. C'est clair, et les deux compétences s'équilibrent heureusement. Mais, avons-nous encore demandé à un représentant des corps professionnels, l'État n'a-t-il pas tendance, puisqu'il supporte la plus grande part des frais, à vouloir tout contrôler, tout organiser, tout surveiller ?... Et là, nous avons « reçu sur la tête » cette réponse, fantastique pour un Français, dite avec une grande tranquillité, le sourire aux lèvres « ...mais, c'est que nous ne lui permettons pas » !... C'est toute l'histoire des institutions anglaises qui est contenue dans cette réponse ! Le mot d'un Anglais sonnait encore à nos oreilles : « nous ne demandons qu'une chose à notre gouvernement, c'est qu'il soit paresseux et qu'il confie tout ce que d'autres peuvent faire aux corps constitués compétents... » Le sentiment d'admiration pour la sagesse de ce peuple nous faisait regretter, plus douloureusement que jamais, en France, que les choses soient portées par un mouvement contraire qui fait que l'État accapare tout, veut tout contrôler, et ne fait confiance à personne... 73:302 Un pareil témoignage est significatif. Il nous rappelle deux textes. L'un d'Augustin Cochin, l'autre de saint Augustin, son patron. A la dernière page de son livre *La Révolution et la libre pensée* où il décrit la socialisation de la pensée (1750-1789), la socialisation de la personne (1789-1792), la socialisation des biens (1793-1794), il arrive à notre temps et il écrit (en 1909) : « Et notre régime parlementaire apparaît comme ces chenilles qui nourrissent de leur substance une larve étrangère qui respecte les centres nerveux, le minimum nécessaire pour que sa victime vive et se nourrisse -- ou plutôt la nourrisse -- puis, sa croissance achevée, de la larve en cocon sort un frelon. « Ce parasite-là qu'on ne voit ni ne nomme, c'est le régime officiel de demain, le régime réel d'aujourd'hui, enfin parvenu à sa parfaite croissance et prêt à éclore, alors que bien des gens sont encore à savoir qu'il existe. C'est la démocratie pure -- dont la parlementaire n'est qu'une forme intermédiaire et bâtarde l'étatisme universel et non limité comme le nôtre, le socialisme, collectivisme, syndicalisme, peu importe le nom : il n'y a là que des voies diverses convergeant plus ou moins droit vers le même terme. » Ce que la Révolution avait essayé de réussir d'un coup s'accomplit lentement ; c'est tout simplement une œuvre satanique pour supprimer tous les restes d'une société chrétienne. Et voici le texte de saint Augustin : « Deux amours ont donc fait deux cités ; l'une terrestre, œuvre de l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu ; l'autre céleste, œuvre de l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi. » (*De civ. Dei*, XIV, 28.) Or en 1914 un de mes amis reçut une balle dans le ventre. Dès que je pus j'allai le voir à l'ambulance. Il entrait en convalescence. Je croyais le trouver fort abattu, et je vis un homme souriant d'un air de contentement intérieur. Je lui dis : « Vous avez l'air d'aller fort bien. » -- « C'est que je viens d'en entendre une bien bonne. Le curé de la ville voisine vient voir les blessés. Il propose des livres à ceux qui peuvent lire. 74:302 Je lui ai demandé la *Cité de Dieu* de saint Augustin, et il m'a répondu : « Oh ! mon cher ami, ne prenez pas cela : ce n'est plus au courant. » Trop de chrétiens aujourd'hui ont adopté les idées de la Cité du monde et pour eux saint Augustin n'est plus au courant, et ils poussent de toutes leurs forces à la mainmise de l'État sur la pensée, sur les sociétés naturelles et sur les biens. Ils se croient « l'aile marchante » quand ils sont des égarés. Henri CHARLIER. 75:302 ## La révocation de l'édit de Nantes ### Dans l'espace de liberté qui est ici le nôtre... *LA révocation de l'édit de Nantes avait été un événement complexe sans dou­te, mais à peu près normal dans son contexte historique. Depuis longtemps, dans la France moralement colonisée, la nomen­klatura démocratique, autrement dit les qua­tre ou cinq États confédérés, en ont fait une machine de guerre pour* « *culpabiliser* » *les indigènes, nous autres, et nous maintenir dans un état de dépendance morale ; d'indi­gnité civique.* *Nous l'avons spécialement remarqué tout au long de l'année 1985, à l'occasion du troisième centenaire.* 76:302 *A la différence de ce qui se passe dans les autres pays, l'histoire officiellement ensei­gnée chez nous par les écoles de l'État est telle qu'elle semble avoir été écrite par des ennemis de la France. Cette observation n'est d'ailleurs pas d'aujourd'hui. Elle a été faite déjà au XIX^e^ siècle par Fustel de Cou­langes* (*1830-1889*)*. La situation ne s'est pas améliorée au XX^e^. Au contraire : la plupart des écoles catholiques ont adopté elles aussi des manuels d'histoire qui enseignent à mé­priser le passé de la France avant la révolu­tion de 1789 et maintenant le passé de l'Église avant le concile de 1962. D'autre part, l'ignorance générale allant sans cesse croissant, l'instruction publique est assurée surtout désormais par la télévision, dont les productions historiques sont animées d'un esprit de dénigrement sommaire, brutal, hai­neux qui poursuit la guerre culturelle franco-française par laquelle les quatre ou cinq États confédérés maintiennent leur domina­tion morale et politique sur la France occu­pée, sur l'Église occupée.* *Dans l'espace de liberté intellectuelle qui est ici le nôtre, voici deux études sur la révocation de l'édit de Nantes, sur sa por­tée, sur ses conséquences, sur son exploi­tation.* J. M. 77:302 ### Lumières sur l'édit de Fontainebleau par Jean-Paul Besse  LE TRICENTENAIRE de la révocation de l'édit de Nantes (1598), signée à Fontainebleau le 17 octobre 1685 par Louis XIV, a suscité un grand nombre d'études et de colloques ([^9]), mais aussi un flot de sottises ([^10]) tel qu'il convient de rappeler brièvement le contexte et l'enjeu de la décision royale. 78:302 On connaît les mauvais vers de l'humanita­riste Victor Hugo s'écriant avec son emphase habituelle dans *L'âne :* *Louis quatorze, au nom du Christ qu'il dénature,* *Couche la France aux fers sur le lit de torture.* La vérité historique est tout autre, même si la révocation a suscité les excès de la soldatesque de Louvois. On vou­drait dédier ces lignes réparatrices à la bienheureuse mémoire d'une illustre convertie, qui fut l'honneur de la France et de son siècle, la marquise de Maintenon, petite-fille du poète calviniste Agrippa d'Aubigné, dont elle racheta la cruauté, les massacres et les calomnies. \*\*\* La première cause de l'édit « perpétuel et irrévocable » de Fontainebleau est due à la conversion intérieure du roi. Ce dernier, devenu veuf puis époux légitime de Mme de Maintenon, a voulu faire pénitence pour un double adultère public et pour l'affaire des poisons qui l'avait profondément ébranlé. En rétablissant l'unité de foi, le monarque qui avait promis à son sacre d' « extirper l'hérésie », se réconciliait avec Dieu et témoignait publiquement son repentir, puisque ses péchés avaient été également publics. Négliger cet aspect de la démarche du roi est une grave erreur. C'est s'exposer à ne pas comprendre le terrible combat qui s'est livré dans le cœur de Louis XIV ([^11]). Les sources catholiques et protes­tantes sont unanimes à cet égard. L'équilibre politique de l'Europe catholique, dominée par les Bourbons et les Habsbourg, est un facteur secondaire mais non négligeable de la révocation. Louis XIV était resté sourd aux appels du pape Innocent XI l'invitant à participer à une ligue chrétienne contre l'avance turque en Europe cen­trale. La victoire imprévue de l'empereur au Kahlenberg, le 12 septembre 1683, sauva Vienne et amena le roi à lui opposer un nouveau « grand dessein », à savoir le rétablis­sement de l'unité religieuse en France. 79:302 Cette démarche avait été préparée de tout autre façon avant 1685 ; la détériora­tion des relations avec Innocent XI, l'assemblée du clergé de 1682 et la très gallicane Déclaration des quatre articles, qui devait coûter si cher à Bossuet ([^12]), avaient entre autres pour but de rendre les huguenots inexcusables de ne pas se réunir à une Église de France purgée de tout papalisme. Les « accommodeurs » des deux confessions attendaient de l'as­semblée du clergé de 1685 qu'elle précipitât le mouvement. Toutefois, les protestations du nonce apostolique et les réser­ves des pasteurs protestants amenèrent le roi à changer subi­tement de manière, tout en visant le même objectif. Il s'agis­sait désormais de faire aussi bien que l'empereur mais sans céder au pape qui eût voulu voir les deux souverains unis contre la Sublime Porte. Le roi se décida alors à révoquer brutalement l'édit de Nantes afin d'obtenir par la contrainte un succès religieux intérieur qui l'égalerait au Habsbourg sur le plan international et dans le cœur du pontife. C'est ce que M. Jean Orcibal a appelé les « supercroisades » ([^13]) de Louis XIV, contre le protestantisme intérieur, le jansénisme et le quiétisme. Le Roi Très Chrétien parviendrait ainsi à rétablir en France une unité religieuse impossible à réaliser dans l'empire. Le pape et l'empereur Léopold I^er^ le Victo­rieux, fervent catholique vibrant d'élans mystiques, devien­draient les obligés de Louis le Grand, « ce nouveau Char­lemagne ». Enfin, le roi restait méfiant vis à vis de ses sujets réfor­més. Un certain nombre d'entre eux étaient liés à la Hol­lande, dont venaient des quantités de libelles et de satires qui l'exaspéraient. Les Provinces Unies étaient le principal foyer de subversion idéologique en Europe. En outre, dans les contrées où ils étaient majoritaires, les protestants occu­paient les places les plus élevées dans la hiérarchie sociale et manifestaient un profond mépris pour le petit peuple catho­lique. 80:302 Cela pouvait déboucher sur le chômage des ouvriers catholiques, comme en Languedoc. Ce contexte, joint à la ferveur de la population catholique du royaume, explique la grande popularité de l'édit de Fontainebleau. L'immense majorité des Français applaudit à la révocation. \*\*\* L'attitude du bienheureux Innocent XI ne fut pas moins significative. Son biographe, Mathias Joseph Lippi, écrivait en 1695 : « Ce bon vicaire du Christ, à l'imitation de son Maître, agissait en premier lieu, avant d'enseigner aux autres à faire de même : le fait est que ses enseignements furent pour le plus grand service de Dieu mis en pratique par les plus obstinés dans l'hérésie et le paganisme. Les huguenots français, principalement, mus en partie par la réputation de sainte vie du pape, et poussés par le zèle résolu de leur roi, en l'an 1685, abjurèrent au nombre de plus d'un demi-million le calvinisme. (...) Le Très-Chrétien voulut avec des remèdes violents guérir cette infirmité qui menaçait depuis longtemps la paix spirituelle et temporelle de son domaine, imitant ce qui au temps de saint Ambroise s'était fait pour détruire l'obstination des donatistes ; bien que le sage roi ne se fît pas d'illusions sur la ferveur catholique de certains convertis, il assura néanmoins la foi et l'éducation de leurs descendants. La France s'étant ainsi purgée de l'hérésie, le Saint-Père loua grandement en consistoire une action si glo­rieuse, en manifestant publiquement sa joie par un Te Deum et une salve solennelle tirée du château Saint-Ange ; il écri­vit ensuite un bref au Très-Chrétien, l'engageant par les motivations les plus déterminantes, comme il l'avait fait auparavant, à perfectionner une si grande œuvre, et à rame­ner à la communion de l'Église tant d'âmes séduites par les mensonges de Calvin. » ([^14]) 81:302 Tout le fond de l'édit de Fon­tainebleau réside dans ces quelques lignes suggestives, ras­semblées en une parfaite synthèse et pleines de nuances. On a trop oublié le rôle et l'exemple du très grand pape que fut Innocent XI. Cet ennemi décidé du gallicanisme régalien de Louis XIV fut un pontife de grande envergure, au jugement sûr et dont la mort manifesta la sainteté par de nombreux miracles. Il fut le seul saint pape entre Pie V et Pie X, encore que le vénérable Pie IX puisse les rejoindre bientôt sur les autels. Pie XII, qui béatifia Innocent XI, avait pour lui une profonde vénération, comme le montrent les remar­ques de Sœur Pascaline Lehnert dans ses mémoires sur le pape Pacelli. \*\*\* Les remarques du P. Lippi sur les précautions prises par Louis XIV pour l'instruction des jeunes réformés dans la religion catholique nous amènent à considérer de plus près l'édit de Fontainebleau lui-même. L'article 8 prévoyait en effet que les enfants des huguenots seraient baptisés par le curé, puis élevés dans le catholicisme. Cette mesure avait un fond purement religieux, comme le montre la correspon­dance privée entre le roi et l'archevêque de Paris François de Harlay qui « nous plonge d'ailleurs dans le climat d'un Louis XIV conscient de ses responsabilités de roi très-chré­tien et responsable du sort éternel de ses sujets, ainsi que le lui avaient répété bien souvent les assemblées du clergé » ([^15]). De fait, l'article 4 de l'édit chassant du royaume les pasteurs refusant de se convertir au catholicisme, les enfants nés de parents protestants n'auraient pas reçu d'éducation chré­tienne. La décision de Louis XIV est d'autant plus intéres­sante que l'assemblée du clergé de 1685 n'avait que demandé la permission pour les ecclésiastiques catholiques de baptiser les enfants des réformés. Certains pasteurs, fidèles en cela à Calvin, jugeaient en effet que le baptême n'était pas indis­pensable au salut et l'omettaient. 82:302 Enfin, l'article 12, proba­blement pris à la demande de Seignelay, fils de Colbert (mort en 1683), et de Croissy, frère de Colbert, soucieux de ne pas laisser perdre pour le royaume la richesse et l'activité des protestants, réaffirmait la liberté de conscience : les réfor­més ne voulant pas se convertir étaient autorisés à demeurer en France « sans pouvoir être troublés ni empêchés sous prétexte de ladite R.P.R. » ([^16]). L'édit de Fontainebleau n'était donc ni monolithique ni despotique. En dépit des vociférations du pasteur Jurieu, il ne rappelait nullement les mesures des rois séleucides contre les israélites de l'ère hellénistique. Il n'était pas davantage « beaucoup plus le fait des anciens Politiques et des galli­cans anti-pontificaux que de l'Église et des anciens ligueurs » ([^17]). L'édit manifestait en réalité la victoire à la fois du souci religieux dans l'esprit du roi et de la modéra­tion dans la politique d'unification religieuse du royaume. Louvois, confiant seulement en la coercition, était le grand vaincu. La comparaison faite par le biographe d'Innocent XI avec le temps de saint Ambroise n'était pas fortuite. Louis le Grand se voulait en effet l'héritier des « basilei » byzan­tins, qui convoquaient les conciles et avaient une place de choix, presque un magistère, dans l'Église ([^18]). A négliger cette volonté du Roi Soleil, on s'expose à ne plus compren­dre sa politique. Le grand Bossuet, qui connaissait le cœur du monarque, soulignait ce parallèle d'éclatante façon dans l'oraison funèbre du chancelier Le Tellier, qui avait joué un rôle essentiel dans la préparation de l'édit de Fontaine­bleau : 83:302 « Touchés de tant de merveilles, épanchons nos cœurs sur la piété de Louis : poussons jusqu'au ciel nos acclama­tions et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, (...) à ce nouveau Charlemagne (...) : Vous avez affermi la foi ; vous avez exterminé les hérétiques : c'est le digne ouvrage de votre règne : c'en est le propre caractère. Par vous l'hérésie n'est plus. Roi du ciel, conservez le roi de la terre : c'est le vœu des Églises, c'est le vœu des évêques. » Six ans après, l'Aigle de Meaux livrait le fond de sa pensée dans une lettre privée à Nicole, en date du 7 décem­bre 1691 : « J'ai été très aise de vous voir appuyer particulièrement sur une chose que je n'ai voulu dire qu'en passant (...), c'est, Monsieur, sur le triste état de la France, lorsqu'elle était obligée de nourrir et de tolérer sous le nom de Réforme tant de Sociniens cachés, tant de gens sans religion, et qui ne songeaient, de l'aveu même d'un ministre, qu'à renverser le Christianisme. Je ne veux point raisonner sur tout ce qui s'est passé, en politique raffiné ; j'adore avec vous les des­seins de Dieu, qui a voulu révéler par la dispersion de nos Protestants ce mystère d'iniquité et purger la France de ces monstres. » En identifiant la plupart des protestants français avec les sociniens, antitrinitaires niant la divinité du Christ et ne voyant en lui qu'un prophète supérieur aux autres, Bossuet ne se trompait guère. Un bon nombre d'entre eux versa dans le déisme puis dans le rationalisme du siècle des Lumières. \*\*\* On a souvent opposé la « tolérance » de Vauban au « fanatisme » du roi et de son clergé. Le fait que Vauban ait adressé à Louvois en décembre 1689 son mémoire sur le *Rappel des huguenots* conseillant le rétablissement de l'édit de Nantes a pourtant un sens tout différent de ce que l'on veut bien dire. Vauban n'a nullement été le révolutionnaire huma­niste précurseur des droits de l'homme que voulait voir en lui, voici un siècle, l'historien protestant Charles Read. Tout au contraire, Vauban appelait l'édit de Fontainebleau « ce projet si pieux, si saint et si juste dont l'exécution paraissait si possible ». 84:302 Le parti huguenot était pour lui une hérésie politique autant que religieuse. Dans son mémoire sur la fortification de Blaye, en 1685, il évoquait la nécessité de la place « dans un pays remuant où il y a grand abord d'An­glais et d'Hollandais, gens de religion contraire à la nôtre, et qui en trouveraient beaucoup en ce pays-ci de la leur qui n'ont changé qu'en apparence » ([^19]). Très conscient de l'importance de la guerre psychologique menée contre la France par la propagande des huguenots du « refuge », imprimée en Hollande, Vauban déplorait que le soutien aux protestants français renforçât contre nous la Ligue d'Augs­bourg formée dès 1688. Sous-estimant la puissance de Louis XIV en butte à semblable coalition, il rédigea son *Rappel des huguenots* dans ce qu'il croyait être l'intérêt politique et stratégique du royaume et nullement par esprit de tolérance. Vauban avait notamment conçu dès 1686 la fortification de plusieurs bourgades des Cévennes, menacées à la fois par les protestants locaux et les tentatives ultérieures de débar­quement anglais sur la côte du Languedoc. Le soulèvement camisard, glorifié par la plume huguenote d'André Cham­son, fut accompagné du massacre systématique des catholi­ques. C'est si vrai que la plus grande mystique française de l'époque, Sœur Marcelline Pauper (1666-1708), lors de cha­cune de ses traversées du Vivarais calviniste, rechercha le martyre, imitant ainsi le comportement qu'avait eu la jeune sainte Thérèse d'Avila ([^20]). Dans sa monumentale *Guerre des Cévennes* (*1702-1710*)*,* le pasteur Henri Bosc a parfaite­ment décrit les tueries accomplies par les camisards. Elles furent innombrables. Ainsi, lors de la prise de Sauve par Jean Cavalier, furent massacrés trois prêtres à côté de l'église qui fut brûlée. Lorsque parut le « prophète » Dortial, les camisards brûlèrent neuf églises, tuèrent deux curés et bles­sèrent à mort le vicaire. A Groupières, sept maisons seule­ment sur quatre-vingts échappèrent à l'incendie. Le célèbre Esprit Séguier, qui s'attribuait une mission divine, avait ré­solu le massacre général des prêtres et en fit tuer un grand nombre. 85:302 Les camisards avaient une prédilection pour la mutila­tion des ecclésiastiques. Ils châtrèrent l'abbé Paran, qui en mourut au bout de neuf jours. Le curé de Saint-André de Lancise fut précipité du haut du clocher de son église et on l'acheva après lui avoir coupé le nez et les lèvres. Le célèbre prédicateur qu'était Esprit Fléchier, évêque de Nîmes, écri­vait dans sa lettre pastorale du 6 septembre 1703 que les camisards suppliciaient ainsi les prêtres pour avoir « le plai­sir de les dégrader inhumainement et de leur ôter, avec la vie, tout ce qui pouvait avoir servi à exercer les fonctions de leur prêtrise » ([^21]). En fait, les camisards ne faisaient qu'i­miter les procédés de leurs coreligionnaires du XVII^e^ siècle, qui avaient massacré les devanciers de saint Jean-François Régis, le P. Jacques Salès à Aubenas et le P. Jérôme de Condrieu, martyrisé en juin 1629 entre Privas et Valence : « Sommé d'abjurer le papisme, sur son refus, on lui mutila le visage, le nez d'abord, puis les oreilles. A chaque coup, la même outrageante proposition, toujours aussi vaine. Alors, ses joues furent tailladées en forme de croix, ses yeux arra­chés ; enfin, cinq coups d'escopette l'abattirent. » ([^22]) Toute­fois, les bourgs sanctifiés par le sang des martyrs et l'ar­dente prédication de saint Jean-François Régis résistèrent à l'assaut soixante-dix ans plus tard lorsque Cavalier, vatici­nant au milieu de ses camisards et de ses pythonisses, déferla des Cévennes. Ces précurseurs des charismatiques d'aujour­d'hui menaient en général une vie fort peu morale qui n'est pas sans rappeler celle des soudards du sultan ottoman Mahomet II, pour lesquels la « guerre sainte » permettait et lavait toutes les turpitudes. Il est en outre instructif de com­parer les tirades des camisards contre la messe, qu'ils appe­laient « la mère du diable », à l'apologie splendide qu'en faisait à la même époque saint Léonard de Port-Maurice (1676-1751). 86:302 Les excès des camisards furent tels qu'un synode protes­tant étranger les dénonça dans une épître éloquente : « Nous apprenons avec douleur, qu'après avoir com­mencé par l'esprit vous finissez par la chair, et que vous vous mettez en danger de perdre tout le fruit de vos souf­frances. Un bruit public et certain nous a fait savoir qu'il y a parmi vous des incendiaires et des meurtriers, mais tels qu'on ne voit pas parmi les idolâtres et les infidèles. On nous confirme de toutes parts que vous tolérez parmi vous, non seulement des filles libertines travesties en garçons, qui contrefont les fanatiques d'Écosse, mais encore des troupes de furieux, qui osent se vanter d'être inspirés du Saint-Esprit et de professer notre sainte religion, et qui cependant cou­rent toutes les nuits le fer et le feu à la main, pour se ven­ger eux-mêmes de ceux qu'ils regardent comme leurs enne­mis ; qu'ils les égorgent dans les bras du sommeil, qu'ils brûlent leurs maisons. » ([^23]) Telles étaient les mœurs de ces étranges « saints des der­niers jours » sur le « théâtre sacré des Cévennes », selon le titre d'un ouvrage paru à Londres en 1707... \*\*\* Les ennemis de Louis XIV le condamnent toujours au nom de la tolérance. Ils oublient volontiers que l'inspirateur des camisards, le pasteur Pierre Jurieu (1637-1713), qui vo­yait l'antéchrist dans le roi, était précisément l'adversaire résolu de la tolérance religieuse. « *Jurius propheta* », selon la légende de la médaille frappée en son honneur par les cami­sards, fit destituer son coreligionnaire Pierre Bayle de sa chaire de philosophie pour avoir osé conseiller au roi la to­lérance. Les titres eux-mêmes des ouvrages de Jurieu contre Louis XIV, *Les soupirs de la France esclave, qui aspire après la liberté,* puis *Les vœux d'un patriote,* dont on notera le titre prophétique, annonçaient en fait le changement d'attitude complet des milieux protestants les plus radicaux. 87:302 Alors que les réformés souscrivaient jusque là à la théorie du droit divin des rois, Jurieu proposait de subordonner le souverain aux États généraux et, tout ennemi des « lumières » qu'il fût se faisait à son insu le précurseur de la Révolution ([^24]). Il est intéressant d'opposer aux vaticinations du pasteur Jurieu la *Véritable et miraculeuse conversion* d'un puritain anglais devenu le mystique capucin Benoît de Canfield (1562-1610) ([^25]). C'est la liberté, le bien et l'ordre qu'il trouva en France, après avoir subi l'oppression, le vice et l'anarchie en terre protestante. En prenant l'édit de Fontainebleau, Louis XIV a achevé l'œuvre de Henri III. Philippe Erlanger a pu écrire que le dernier Valois « possède toute la dignité de Louis XIV avec combien plus de finesse et d'intelligence ! » ([^26]). Leur projet politique était le même. En luttant contre les réformés mais aussi contre les Guise, Henri III empêchait l'instauration d'une monarchie constitutionnelle et représentative à l'an­glaise ou à la suédoise ([^27]). Ce que l'un, épris de pénitence et de ferveur, avait commencé au milieu des luttes civiles, l'autre, sincèrement converti, a voulu l'achever par la révo­cation. Louis le Grand a également retrouvé les accents de Philippe II, dont il descendait, lorsque le roi d'Espagne écri­vait à saint Pie V, lors de la révolte calviniste des Gueux en Hollande : « Avant de permettre aucune apostasie en reli­gion ou dans le service de Dieu, je perdrais d'abord tous mes territoires et une centaine de vies si je les avais, car je ne gouvernerai jamais des hérétiques. » ([^28]) 88:302 Ce parallèle entre les deux souverains peut être mené plus loin encore. On oppose souvent le faste « païen » de Versailles au palais-monastère de l'Escurial. C'est oublier que Louis XIV fit élever à Paris l'exacte réplique de celui-ci, avec l'hôtel des Invalides, bien avant d'achever Versailles. Du classicisme herrérien imposé par Philippe II contre le goût de son peu­ple à celui dont fit choix Louis le Grand, il y a une réelle continuité. Enfin, si la flotte de Philippe II l'emporta à Lépante, celle de Louis XIV, avec cinquante-huit vaisseaux battant pavillon du Saint-Siège à la demande même du roi, partit délivrer la Crète du Turc. Ce fut la fameuse « guerre de Candie » (1669), du nom vénitien d'Héraklion : « Depuis Lépante, l'Europe n'avait rien envoyé de semblable dans les mers du Levant. » ([^29]) Seule, la défection des Espagnols, des princes italiens puis la trahison de Venise, firent échouer l'expédition. On comprend les réticences de Louis XIV au moment du siège de Vienne par les Turcs en 1683. \*\*\* Laissons pour conclure la parole à l'historien protestant Pierre Chaunu : « Ce qui est grave dans la Révocation, ce n'est pas son échec relatif mais sa part immense de suc­cès. (...) Après avoir longtemps persécuté ses minorités reli­gieuses (...), la France va inaugurer l'autre volet : la persécu­tion de la majorité, et la paradoxale acceptation de cette situation pendant un siècle et demi » ([^30]), depuis la Révolu­tion. Aussi n'est-ce pas un hasard si les réformés, auxquels Louis XVI, contre l'avis de son peuple ([^31]), avait pourtant rendu toutes leurs libertés dès 1787, constituèrent l'armature de la Troisième République anticléricale et anticatholique, après avoir échoué avec Cavaignac durant la Seconde ([^32]). 89:302 A côté du républicanisme janséniste, unissant le mythe de l'Église primitive au « primitivisme » des Lumières ([^33]), le démocratisme protestant des « refuges », partiellement sym­bolisé à la veille de la Révolution par le Genevois Jean-Jacques Rousseau, contribua puissamment à saper les fon­dements du régime traditionnel de la France. Enfin, il faut garder en mémoire certains chiffres. D'une part, l'immense majorité des protestants se convertit grâce à l'édit de Fontainebleau. D'autre part, ce dernier eut pour conséquence d'envoyer aux galères mille quatre cent cin­quante récalcitrants, soit moins de cinquante par an ([^34]). C'était peu si l'on songe aux dizaines de milliers de catholi­ques français massacrés par les huguenots au XVI^e^ siècle et aux vingt mille églises détruites sous les derniers Valois par les réformés français. La plupart de leurs descendants, sincè­rement attachés au grand roi et nullement républicains, imi­tèrent en 1685 les deux grands convertis qu'avaient été Turenne et Mme de Maintenon. En l'année du cent cinquan­tième anniversaire de la naissance de saint Pie X, on peut être libre de préférer l' « Omnia instaurare in Christo » du pontife aux précurseurs de Jules Ferry et de M. Michel Rocard, grand admirateur de Robespierre. Jean-Paul Besse. 90:302 ### Évoquons la Révocation par Jean-Pierre Hinzelin On peut voir dans la cathédrale d'Orléans, sur le mur de la sacristie, dans le collatéral sud, une plaque en cuivre portant l'inscription suivante : ANNO CHRISTI MDCXC MENSE JUNIO ISTIUS NOVI AMBONIS PRIMA­RIUS LAPIS POSITUS EST RÉGNANTE ET SUMPTUS VERE REGIOS SUP­PEDITANTE LUDOVICO MAGNO XIV HUJUS BASILICAE RESTAURATORE MUNIFICENTIS­SIMO HAERESI CALVINIANA A CUJUS SE­QUACIBUS DESTRUC­TA FUERAT BASILICA INTRA GALLIARUM FINES FELICITER EX­TINCTA. (En juin 1690 fut posée la première pierre de ce nouveau jubé, sous le règne et aux frais vraiment princiers de Louis XIV le Grand, qui restaura magnifi­quement cette basilique, jadis détruite par les sectateurs de l'hérésie calviniste, qu'il a eu le bonheur d'éteindre dans le royaume de France.) 91:302 La cathédrale d'Orléans avait été détruite par les protes­tants en 1568, malgré l'opposition de leur chef, Condé, qui aurait préféré en faire un temple. Une fois les guerres de religion finies, les rois aidèrent à sa reconstruction, à com­mencer par Henri IV qui en posa la première pierre. En 1688 Louis XIV décida de payer la construction d'un jubé. L'inscription de 1690 montre bien l'état des esprits en France cinq ans après la Révocation. Le jubé, qui avait été dessiné par Le Brun et Jules Hardouin-Mansart, fut détruit en 1791 par les révolution­naires. #### I. -- Un historien républicain plus louis-quatorzien que Bainville et Maurras Est-il plus grave de brimer les gens que de les massa­crer ? Le fait est que la Saint-Barthélemy a meilleure presse que la Révocation de l'Édit de Nantes. L'anniversaire de la première, en 1972, a fait beaucoup moins de bruit que n'en a fait en 1985 celui de la seconde : et les apologistes de la monarchie sont manifestement plus embarrassés de la Révo­cation que de l'extermination. Dans son *Histoire de France.* Bainville défend hardiment la Saint-Barthélemy, acte de chi­rurgie politique rendu nécessaire par le péril de l'État, et complété symétriquement quelques années plus tard par l'as­sassinat du duc de Guise ; mais il enveloppe la Révocation dans une phrase neutre. Maurras ne devait pas penser diffé­remment : quand, en 1935, des protestants firent une antho­logie (rééditée en 1985) des *Éloges et condamnations de la Révocation,* ils ne trouvèrent à citer de lui qu'un article où il évoquait joyeusement, en 1912, l'éventualité d'envoyer Steeg, le pasteur-politicien, ramer sur les galères du roi : 92:302 cette polémique à l'humour féroce ne prétendait pas être une argumentation. Les maîtres de l'Action française, qui assumaient sans complexe les tristes nécessités des guerres civiles du XVI^e^ siècle, auraient apparemment préféré, en re­vanche, que Louis XIV n'eût pas signé l'édit de Fontaine­bleau qui révoquait celui de Nantes. Il n'en est que plus curieux de voir en 1985 un historien indépendant expliquer, sinon justifier, l'acte de Louis XIV. C'est un professeur au Collège de France, Emmanuel Leroy-Ladurie, membre éminent de l'*intelligentsia,* et qui, expiant son passé stalinien, s'attache manifestement à rechercher l'équité. Sa préface (qu'on a baptisée « texte introductif », sans doute parce qu'elle n'a guère de rapport avec le reste du livre) à *Terre d'exil* de B. Cottret expose les raisons qu'avait Louis XIV d'interdire le culte protestant ; il y ajoute un parallèle édifiant avec la politique religieuse anglaise dans les mêmes années, c'est-à-dire la persécution des catholiques, que les historiens oublient souvent de rappeler -- surtout quand ils sont anglais. Rappelant la politique menée de même dans le Japon des Tokugawa, la Russie qui persécute les Vieux-Croyants, l'Espagne qui expulse les Morisques, il conclut que la tendance à l'unité de foi et l'alliance entre l'Église nationale et la monarchie sont des traits caractéristi­ques des États de l'époque. On sort ainsi du manichéisme pour rentrer dans le véritable domaine de la discussion historique. Citons, elles en valent la peine, les phrases essentielles de Leroy-Ladurie : « La Révocation (...) était parfaitement défendable, dès lors qu'on se plaçait « normalement » au point de vue des exigences aujourd'hui périmées, de l'unité de foi, de loi, de roi : unité garante de la cohésion du Royaume ou de l'État. Le pacte social entre la monarchie d'une part, et l'écrasante majorité catholique d'autre part, sortait renforcé de la Révo­cation ; les alliances ibériques et périphériques s'en trou­vaient consolidées ; l'armée française aux années 1700 sera dans la pieuse Espagne comme un poisson dans l'eau. Le compromis Église/État qu'implique l'acte de 1685 durera pour le moins jusqu'aux années 1770. 93:302 Parmi bien d'autres facteurs de normalisation (...), ce compromis contribuera à donner au pays une paix sociale que n'avaient connue ni les années de la Ligue (...) ni l'époque des guerres intérieures et révoltes populaires (...) entre 1620 et 1675. La Révocation clôt la phase des grandes rébellions pour les masses catholi­ques, et cette coïncidence n'est pas pur hasard » etc. Ce développement des bienfaits -- à court terme, dirions-nous, mais un court terme qui dure trois générations est plus que n'espèrent la plupart des gouvernements -- tient plus d'une page. Voilà qui rompt avec le mythe du roi bigot circonvenu par des conseillers fanatiques, et d'ailleurs ignorant des moyens employés pour obtenir les conversions -- une façon d'excuser Louis XIV que, certes, il n'aurait pas aimée. La Révocation était une mesure de gouvernement, certes cruelle, mais n'était pas d'une nature différente de celle des autres grands choix du règne, arrêtés après réflexion et conseil et -- croyait-on -- en pesant avantages et in­convénients. Il ne s'agit pas pour nous de faire de la Révocation une apologie qui n'aurait aucun sens en 1986. Il s'agit moins encore de faire de la peine à nos amis réformés, et particu­lièrement à ceux qui, pendant la guerre d'Algérie, ont essayé avec nous d'empêcher que 1.200.000 Français fussent contraints de quitter leur terre comme à ceux qui, en Afri­que du Sud dont ils furent les premiers occupants (et parmi eux beaucoup de descendants de huguenots français), luttent pour ne pas être chassés de chez eux. Il s'agit, simplement, de comprendre au lieu d'accabler sommairement Louis XIV et l'Église -- car, comme disait Cyrano de Bergerac, « mon­sieur le drapier se figure qu'il en va du gouvernement d'une monarchie comme des gages de sa chambrière ou de la pen­sion de son fils Pierrot ». 94:302 #### II. -- Qui a cassé l'Édit de Nantes Qui est responsable de la Révocation ? Dans un État autoritaire, pas de discussion : c'est le chef suprême. Louis XIV n'aurait sûrement pas apprécié la façon dont les historiens, depuis Lavisse qui avait de la tendresse pour le roi modernisateur, lui cherchent la circonstance atténuante de n'avoir pas été au courant de la façon dont les conver­sions étaient obtenues. Dans un État autoritaire, le chef est au courant (il est difficile de croire que Louvois ait osé cacher quelque chose au roi), et il consent au moins en ne sanctionnant pas ses subordonnés. En tout cas, il a signé, le 17 ou 18 octobre (les historiens diffèrent), l'Édit de Fontai­nebleau, « registré en la chambre des vacations », c'est-à-dire promulgué, le 22. Il dépendait de lui, et de lui seul, de signer, de ne pas signer, de signer plus tard, etc. L'édit est un acte de l'autorité civile, même si ce qu'il impose est d'ordre religieux. Ce n'est pas l'Église qui a révoqué l'Édit de Nantes, pas plus qu'elle ne l'avait accordé. Il est vrai que l'Église de France poussait à la Révoca­tion, par la voix de l'Assemblée du Clergé, réclamant sans cesse une politique restrictive envers la « religion prétendue réformée », la fameuse « R.P.R. » (les initiales ne sont pas un signe de mépris : on écrivait tout aussi couramment, pour abréger, « la R.C.A.R. », pour : la religion catholique, apostolique et romaine). Elle s'est réjouie publiquement de la Révocation, elle en a loué Louis XIV. Bossuet, dans l'oraison funèbre du chancelier Le Tellier, a placé un mor­ceau brillant sur ce thème, Fléchier aussi. Mais qu'est-ce au juste que l'Église de France à la fin du XVII^e^ siècle ? Engage-t-elle l'Église universelle ? C'est fort douteux. 95:302 Le pape, en effet, ne suit pas, Certes, il enverra des félicitations : elles sont purement diplomatiques. La Révocation est d'octobre 1685 ; Innocent XI, significativement, attend avril 1686 pour ordonner un *Te Deum,* et tous les observa­teurs politiques en Europe comprennent le sens de ce retard ; d'ailleurs on avait su tout de suite à quoi s'en tenir. Le *Bul­letin de la société d'Histoire du protestantisme français* a publié en 1907 un manuscrit de ces « nouvelles à la main » qui circulaient au XVII^e^ siècle, remplaçant nos journaux : on y lit, de « Paris le 27^e^ octobre 1685 » que « ce bon Père » (le pape) « ne reçoit pas fort bien les nouvelles de toutes les conversions qui se font en France, et a mesme dit qu'on se relevoit d'une erreur pour tomber dans une autre » : et le nouvelliste ajoute qu'on « reçoit fort librement » en Avi­gnon (qui appartient au pape) les huguenots fugitifs. Est-ce à dire que le pape est du côté des protestants ? Non certes, mais outre qu'il a de bons griefs contre la France (contre le roi, et contre l'Église qui obéit au roi, non au pape), il ne croit pas à la réalité des conversions. Or, si cela importe peu au pouvoir civil, qui cherche des résultats dans son domaine, celui du visible, un chef religieux ne juge pas de même. Sur ces sentiments du pape, on a (outre les travaux des historiens : le R.P. Blet, Jean Orcibal, etc.) un témoignage contemporain curieux : c'est une lettre de la célèbre reine Christine de Suède, qui, après son abdication, devenue catholique, s'était fixée à Rome, où, selon Guy Patin, elle vivait « comme une sainte », ce qui était un changement. Le texte de cette lettre, datée du 2 février 1686, circulait en Europe ; Bayle la publia dans ses *Nouvelles de la République des Lettres* du mois de mai. Adressée au cheva­lier de Terlon, c'est, en réalité, une de ces lettres fictives dans lesquelles les gens de l'époque faisaient assavoir au public leur pensée sur tel ou tel sujet ; et en l'espèce, il est vraisemblable que la Cour de Rome, qui, liée par les conve­nances diplomatiques, ne pouvait blâmer Louis XIV (ce qui eût poussé toute l'Église de France à se dresser contre le pape), a trouvé ce moyen d'exprimer les véritables senti­ments pontificaux. Voici ce texte, dans toute sa netteté. « Puisque vous desirez de savoir mes sentimens sur la pretendue extirpation de l'Hérésie en France, je suis ravie de vous le dire sur un si grand sujet. Comme je fais profession de ne craindre & de ne flater personne, je vous avouerai franchement que je ne suis pas fort persuadée du succès de ce grand dessein, & que je ne saurois m'en réjouir comme d'une chose fort avantageuse à notre sainte Religion. Au contraire, je prévois bien des préjudices qu'un procédé si nouveau fera naître par tout. 96:302 « De bonne foi, êtes-vous bien persuadé de la sincérité de ces nouveaux Convertis ? Je souhaite qu'ils obéissent sin­cérement à Dieu & à leur Roi ; mais je crains leur opiniâ­treté, & je ne voudrois pas avoir sur mon compte tous les Sacrilèges que commettront ces Catholiques forcés par des Missionnaires qui traitent trop cavalièrement nos saints Mys­teres. Les gens de guerre sont d'étranges Apôtres : je les crois plus propres à tuer, violer, & voler, qu'à persuader. Aussi des Relations, desquelles on ne peut douter, nous apprennent qu'ils s'acquittent de leur Mission fort à leur mode. J'ai pitié des gens qu'on abandonne à leur discrétion : je plains tant de Familles ruinées, tant d'honnêtes gens ré­duits à l'aumône, & je ne puis regarder ce qui se passe aujourd'hui en France sans en avoir compassion. Je plains ces malheureux d'être nés dans l'erreur, mais il me semble qu'ils en sont plus dignes de pitié que de haine : & comme je ne voudrois pas pour l'Empire du monde avoir part à leur erreur, je ne voudrois pas aussi être cause de leurs malheurs. « Je considère aujourd'hui la France comme une malade, à qui on coupe bras & jambes pour la guérir d'un mal qu'un peu de patience & de douceur auroient entierement guéri. Mais je crains fort que ce mal ne s'aigrisse, & qu'il ne se rende enfin incurable ; que ce feu caché sous les cendres ne se rallume un jour plus fort que jamais, & que l'hérésie masquée ne devienne plus dangereuse. Rien n'est plus loua­ble que le dessein de convertir les Hérétiques & les Infidéles. Mais la maniere dont on s'y prend est fort nouvelle ; & puisque notre Seigneur ne s'est pas servi de cette methode pour convertir le monde, elle ne doit pas être la meilleure. « J'admire & ne comprens pas ce zéle & cette politique qui me passent, & je suis de plus ravie de ne les pas comprendre. Croyez-vous que ce soit à present le teins de convertir les Huguenots, de les rendre bons Catholiques dans un siècle où l'on fait des attentats si visibles en France contre le respect & la soumission qui sont dus à l'Église Romaine, qui est l'unique & l'inébranlable fondement de notre Religion, puisque c'est à Elle que notre Seigneur a fait cette magnifique promesse, *que les portes de l'enfer ne pré­vaudront pas contre elle ?* Cependant jamais la scandaleuse liberté de l'Église Gallicane n'a été poussée plus près de la rebellion, qu'elle est à present. 97:302 Les dernieres propositions signées & publiées par le Clergé de France sont telles, qu'elles n'ont donné qu'un trop apparent triomphe à l'hérésie ; & je pense que sa surprise doit avoir été sans egale, se voyant peu de tems après persécuté par ceux qui ont sur ce point fondamental de notre Religion des dogmes & des sentimens si conformes aux siens. « Voilà les puissantes raisons qui m'empêchent de me réjouir de cette prétendue extirpation de l'hérésie. L'interêt de l'Église Romaine m'est sans doute aussi cher que ma vie ; mais c'est ce même interêt qui me fait voir avec douleur ce qui se passe, & je vous avoue aussi que j'aime assez la France pour plaindre la désolation d'un si beau Royaume. Je souhaite de tout mon cœur de me tromper dans mes conjectures, & que tout se termine à la plus grande gloire de Dieu, & du Roi votre Maître. » ([^35]) Un des serviteurs de la reine (ou la reine elle-même sous ce masque) écrivit à Bayle pour confirmer l'authenticité de la lettre, en précisant fort explicitement : « Elle n'est pas catholique à la maniere de France : elle l'est à la maniere de Rome, c'est-à-dire, de St. Pierre & de St. Paul. » Il n'y eut, bien sûr, aucune protestation de Rome : Christine ex­primait bien la pensée de la Cour papale, qui, par cette voie détournée, sorte d'Osservatore romano avant la lettre, s'était désolidarisée de la Révocation, de Louis XIV qui l'avait ordonnée, de l'Église de France qui l'en félicitait. \*\*\* En réalité -- et la lettre de Christine y fait allusion -- Rome craignait que Louis XIV, dans son conflit avec le pape à propos de la régale et du gallicanisme, n'allât jus­qu'au schisme. Beaucoup d'éléments en étaient réunis, et d'abord la tradition de l'Église gallicane qui, liée au monde de la magistrature et de la basoche, était imbue d'un natio­nalisme tourné contre Rome. Gallicanisme, jansénisme, par­lements, sont l'âme de la France à cette époque, et il n'est pas indifférent de noter que Bossuet -- qui, en plusieurs occasions, s'est comporté en crypto janséniste et qui joue un rôle capital dans la querelle avec le pape -- est issu d'une dynastie de robins. 98:302 Le pouvoir et le prestige du roi sont tels à cette époque, ajoutés à la tradition gallicane, que s'il fallait choisir entre le roi et le pape, le choix des évêques et de toute l'Église ne serait pas douteux -- contre le pape. Même avant les fastes du règne personnel de Louis XIV, un bon gallican a ten­dance à voir dans le roi le chef de l'Église nationale -- comme en Angleterre. Telle était, à la fin du XVI^e^ siècle, la pensée des « politiques » qui imposèrent Henri IV contre les Ligueurs ultramontains. Dans le journal de L'Estoile, on voit que le fameux mémorialiste condamnait les Jésuites qui tentaient de maintenir en Angleterre le catholicisme romain aux yeux de ce milieu de bourgeoisie juridique -- et catho­lique -- il était normal, en Angleterre comme en France, d'être de la religion du pays : anglicane en Angleterre, galli­cane en France. La haine fanatique des Jésuites, milice du pape, cimentait cette conviction. Le grand Étienne Pasquier avait plaidé contre eux, comme aussi Antoine Arnauld l'avo­cat, aïeul du grand Arnauld le janséniste. Sous Richelieu, puis dans les débuts du règne personnel de Louis XIV, le pouvoir s'était déclaré contre les jansénistes ; mais depuis la « paix de l'Église » de 1669 ils prospéraient paisiblement : les querelles sur la grâce n'intéressent que les théologiens, mais la méfiance envers le pape, les Jésuites et les moines est alors répandue partout. L'idée qu'il faut suivre la religion du prince déborde même les milieux sincèrement pieux. Guy Patin interviewe Grotius en 1643 et note : « Les politiques disent à ce sujet qu'il faut toujours être de la religion de son père, de son prince ou de son pays » ; Patin est lui-même officiellement catholique, mais peu convaincu du dogme, et très monté contre les Jésuites, le pape, etc. Des chrétiens plus convain­cus que ce sceptique pensent de même. La question n'est pas de savoir si la religion officielle est vraie, mais d'y adhé­rer parce qu'elle est celle du pays et du prince qui l'incarne ; c'est presque une maxime de droit. 99:302 « Toute religion qui n'est point la religion de l'État est contre le droit commun du royaume », dit Richard Simon (le fondateur de la criti­que biblique, qui fut en querelle avec Bossuet) : il écrit cela pour réfuter les protestants mais la maxime, qui ne fait qu'exprimer la pensée commune de son milieu et de son temps, est à tous usages ; elle peut justifier aussi bien les persécutions d'Angleterre contre les catholiques, et elle peut justifier, en France, le schisme. Or, le schisme, on n'en est pas loin en 1685, à l'heure où intervient la Révocation, dans un paroxysme de gallica­nisme. La fameuse « Déclaration des quatre articles » rédi­gée par Bossuet, a été votée par l'Assemblée du Clergé en 1682 : fâché avec le pape, Louis XIV a lâché la bride aux gallicans ; s'il les avait poussés, les choses auraient pu aller beaucoup plus loin encore. Quand Racine fait jouer *Esther,* composée en 1688, il fait précéder la pièce d'un prologue où la Piété personnifiée s'écrie que « *L'enfer, couvrant tout de ses vapeurs funèbres,* « *Sur les yeux les plus saints a jeté ses ténèbres.* » L'allusion vise le pape ; tel est le ton de ces années. La querelle, commencée vers 1680, ne prendra fin qu'en 1693, Louis XIV ayant eu en réalité la sagesse de ne jamais pous­ser les choses à bout, et ensuite il se retournera contre les jansénistes, mais c'est une autre histoire. C'est dans ce contexte qu'il faut voir la Révocation. Mal avec le pape, Louis XIV et son Église gallicane n'en sont que plus désireux d'écraser l'hérésie : plus catholique que moi, tu meurs ! semblent-ils dire à Innocent XI. Dans ces circonstances, la tentation du césaro-papisme est forte, et c'est le roi, au fond, qui y résistera, l'Église gallicane étant prête à y succomber. Le pas que l'Angleterre a franchi sous Henri VIII -- un petit pas pour l'homme Henri VIII, un très grand pas pour son royaume, impossible à refaire dans l'autre sens -- la France n'en a pas été loin sous Louis XIV. Auparavant, Richelieu avait songé à se faire nommer patriarche de l'Église de France, et déjà dans la perspective d'une réunion avec les protestants. 100:302 Autrement dit, l'Église solidaire de la Révocation n'est pas l'Église romaine ; elle n'est pas en accord là-dessus avec le pape ; elle est, plus généralement, dans son parti de suivre le gouvernement plutôt que le pape, substantiellement diffé­rente de l'Église de France des XIX^e^ et XX^e^ siècle, qui n'est pas l'héritière de son esprit. L'Église moderne, l'Église de Vatican I, est la fille de Rome et non celle du gallicanisme et autres Églises nationales. Il est donc parfaitement injuste -- comme on l'a fait précisément pendant ces deux siècles -- de tenir l'Église catholique romaine pour solidaire et res­ponsable de la Révocation ; et il est parfaitement injustifié, pour les catholiques français, d'avoir un complexe d'infério­rité et de culpabilité à cet égard. #### III. -- Louis XIV pris au piège de l'Histoire A la question : pourquoi Louis XIV a-t-il révoqué l'Édit de Nantes ? on pourrait répondre (en laissant de côté les raisons de circonstance, qui expliquent la date, non le fait) par l'influence uniformisatrice du cartésianisme, qui, pour n'être officiellement enseigné nulle part, n'en faisait pas moins figure de philosophie commune du royaume dans son œuvre de rationalisation juridique et administrative. Mais en matière de religion, l'unification était aussi l'accomplissement des vœux de la foule catholique, et d'un grignotement de l'Édit qui remontait presque à Henri IV lui-même (en ce sens, le préambule de la Révocation est moins inexact qu'on ne l'a dit) : d'Aubigné, ancien compagnon de Henri IV, mort en 1630, se plaignait déjà de l'achat des consciences et de procédés qui montraient, disait-il, « non à qui, mais à quoi on en veut ». Quant à Richelieu, non content d'avoir pris La Rochelle et détruit le protestantisme comme puis­sance militaire et politique dans l'État, il méditait de le réduire aussi religieusement. 101:302 On a publié de lui un *Traitté qui contient la méthode la plus facile & la plus asseurée pour convertir ceux qui se sont séparez de l'Église,* et son intention était de les confondre, sans doute par cette « méthode », dans une controverse publique : « le Cardinal devoit lui-même », raconte Richard Simon, « tenir tête aux Ministres dans cette dispute » qu'il faisait préparer par un théologien à lui nommé du Laurens. Il mourut sans exécuter ce curieux dessein, et Mazarin, occupé par la Fronde, ne s'en soucia pas, malgré les instances de du Laurens, qui s'en consolait en jouant à la controverse avec Richard Simon chargé de faire l'avocat du diable. Bref, Louis XIV, souvent plus tradi­tionaliste qu'on ne l'a cru, voulait réussir, là comme ailleurs, ce que ses prédécesseurs n'avaient pu terminer, et cela en accord avec les vœux de son peuple : sur ce point, les acclamations qu'il reçut en 1685 (dont témoigne l'inscription d'Orléans citée ici en préambule) sont corroborées par la difficulté qu'auront Louis XVI et même Louis XVIII à imposer dans les endroits sensibles le rétablissement des pro­testants dans leurs droits. Mais on pourrait dire aussi, plus simplement, qu'en abo­lissant, selon les termes de l'époque, « une religion qui déplaît au prince », Louis XIV faisait comme tout le monde -- et, pour commencer, comme les réformés : le triomphe du protestantisme à Genève date en effet du 27 août 1535 (un 450 anniversaire dont on a peu parlé), jour auquel les syndics de la ville ordonnèrent que tous les habitants eussent à suivre la religion réformée. D'ailleurs pourquoi descendre dans le détail ? Ça s'est toujours passé comme ça, partout, au XVI^e^ siècle. De nos jours on ratiocine parfois sur l'opposi­tion entre les peuples du Nord, protestants, et ceux du Midi, catholiques : le climat ? la race ? l'alimentation ? Point du tout : les rois, les princes, les pouvoirs. On est très discret là-dessus dans les livres d'histoire du XX^e^ siècle. Jean Delumeau, dans le volume de la *Nouvelle Clio* (bible des étudiants) sur la Réforme, aurait pu parler un peu moins de la psychanalyse de Luther, et un peu plus de ces faits historiques connus, clairs et datés. Le Nord de l'Europe est protestant parce que les rois de Suède, de Danemark, d'Angleterre, et beaucoup de princes allemands (Saxe, Brandebourg...) et de villes plus ou moins libres ont imposé le protestantisme. 102:302 Le Sud est resté catholique parce que les souverains d'Autriche, d'Espagne -- terre d'Inquisi­tion, précaution point inutile -- et d'Italie où régnait le pape, ont proscrit l'hérésie. La France est restée entre les deux parce que François I^er^ a flotté et qu'ensuite il n'y a pas eu de pouvoir fort et durable ; c'est tout. Si François I^er^ l'avait voulu, la France eût été protestante ; mais le concor­dat de 1516 lui donnait pratiquement la disposition des biens d'Église : à la différence des princes du Nord, il n'avait pas besoin de les voler. On décore cette situation d'un bel adage latin : *cujus regio, ejus religio *; la vérité plus crue est que les princes considéraient qu'ils avaient tous les droits (ou, si l'on préfère, le devoir, vis-à-vis de Dieu, de Le faire servir de telle ou telle façon), et ils imposaient à leurs sujets leurs choix religieux comme leurs autres lois, en leur bottant le derrière si besoin était, mais au XVI^e^ siècle c'était à peine nécessaire. Un exemple résume la situation : pour­quoi Montbéliard (réunie à la France sous la Révolution) était-elle protestante, et la Franche-Comté voisine, catholi­que ? Parce qu'à Montbéliard, en 1539, le comte de Wur­temberg, seigneur du lieu, avait interdit la messe et ordonné de la remplacer par le prêche. Ce n'est pas plus difficile que ça. Au XVII^e^ siècle les gens sont moins dociles, les deux reli­gions ayant fait un gros effort de formation doctrinale de leurs ouailles ; cependant le pouvoir civil n'a pas perdu l'habitude d'intervenir dans la religion. On ne voit plus des pays entiers changer de confession d'un seul coup, mais le contrôle étroit de la religion reste fréquent, et la persécution des minorités monnaie courante. Parfois des protestants persécutent d'autres protestants ; mais les persécutés par vocation, en pays protes­tant, sont les catholiques, dont ordinairement le culte est pros­crit et les prêtres bannis -- exactement la mesure que prend Louis XIV par l'Édit de Fontainebleau. Leroy-Ladurie rap­pelle avec juste raison l'exemple anglais : quand, à la fin du siècle, Locke prêche la tolérance, c'est une tolérance entre pro­testants, qui exclut les catholiques. 103:302 Mais il y a un cas particulier, et c'est ici que Louis XIV va être pris au piège de l'Histoire. En Hollande aussi, ou plus exactement dans les Provinces-Unies dont la Hollande est la plus importante, depuis l'ordonnance de 1583 le culte catholique était interdit et les églises données aux protes­tants ; le pays était en principe étroitement calviniste. Cepen­dant l'essor extraordinaire du capitalisme commercial au XVII^e^ siècle y changea la situation. Le cosmopolitisme des marchands et armateurs les poussa à se relâcher de la pré­destination calvinienne (c'est la querelle des Arminiens contre les Gomaristes) et surtout à tolérer de fait toutes les sectes ; ils n'étaient pas fâchés non plus de faire pièce par le latitu­dinarisme de leur illustre Université de Leyde à la réputation d'étroitesse des Universités catholiques. On assista ainsi à un pullulement de sectes tel que l'Europe, qui n'avait jamais vu cela, disait pour plaisanter que « s'il prenait fantaisie au diable d'établir une école en Hollande, il y trouverait des disciples ». On sait comment cette liberté d'esprit attira Des­cartes (dont le *Discours de la Méthode* fut publié à Leyde) et favorisa Spinoza ; d'ailleurs elle était aussi un élément de la prospérité du pays, l'activité des éditeurs et imprimeurs de La Haye, Leyde, Amsterdam, Rotterdam, etc., n'étant pas négligeable dans la balance des exportations. Même les ca­tholiques -- qui formaient, semble-t-il, la majorité de la population ! -- étaient quelque peu tolérés : le culte était célébré dans des maisons particulières, et l'on montre encore de nos jours, à Amsterdam, la chapelle dite « Notre Père qui êtes au grenier », faite de deux appartements clandesti­nement réunis. Voilà ce que le pasteur Jurieu, dans son pamphlet ano­nyme de 1681 *La politique du clergé de France,* oppose à Louis XIV un idéal de tolérance réciproque ; et Richard Simon qui le réfute a sur ce point une réponse bien cu­rieuse : « Monsieur le Colonel Stoupp (...) dans ses Lettre à un Ministre de Berne où il parle de la Religion des Hollandois, assure qu'à Geneve & dans les Cantons Huguenots, on n'a jamais voulu permettre l'habitation à ceux qui professent une autre Religion que la leur. Il prétend même prouver par-là, que les Hollandois, qui contre les Loix de l'État permettent chez eux toutes sortes de Religions, ne sont point de leur Religion », 104:302 et une note de l'éditeur, qui est le neveu de Richard Simon, précise que ce colonel Stoupp, étant un ancien pasteur, parle « savamment de toutes les Sectes qui sont en la Hollande, faisant voir que les Hollandois n'ont point d'autre Religion que celle où leur intérêt les porte » ([^36]). En somme, les Hollandais ne sont pas de vrais protestants, ni plus généralement de vrais croyants, puis­qu'ils ne persécutent pas. Ce qu'on ne comprenait pas, et ce que Louis XIV en particulier ne pouvait deviner, c'est que la Hollande -- tolé­rance et indifférentisme -- préfigurait l'avenir de l'Europe, et même, par la multiplicité des sectes, les futurs États-Unis. La Révocation était logique selon les usages de l'Europe des XVI^e^ et XVII^e^ siècle ; mais à sa date, elle contraste déjà avec le schéma nouveau que capitalisme et alphabétisation allaient imposer en Occident pour plusieurs siècles. Calvin n'aurait rien eu à objecter sérieusement à la Révocation : elle était conforme, a contrario, au modèle genevois ; mais ce n'est pas Genève qui va porter la contradiction, c'est Amsterdam, c'est-à-dire déjà le monde des « lumières » et de Voltaire. Entre les deux, un fossé de mentalité. Les jugements portés sur la Révocation, tout de suite, sont rendus depuis l'autre bord. #### IV. -- La vache à Colas devient enragée On considère souvent que le protestantisme, au moins celui de Calvin, comporte un ferment républicain. Si l'on entend par là qu'il penche pour le gouvernement de plusieurs -- aristocratie ou démocratie -- c'est possible ; mais si cela veut dire qu'il pousserait à la contestation du pouvoir social et à l'anarchie, c'est, à l'époque ancienne, une erreur com­plète. 105:302 Luther et Calvin sont également nets là-dessus : il faut obéir, même aux mauvais maîtres. En fait, le protestantisme soumet plus que le catholicisme les hommes au pouvoir civil, dès lors que, dans son système, il n'y a pas de pape au-dessus des nations : l'Église est donc entièrement dans la main du souverain ; il n'y a pas de pouvoir spirituel indé­pendant, César décide de tout. Jusqu'au XX^e^ siècle, la disci­pline prussienne n'a jamais été troublée par le protestan­tisme, et Hitler se moquait (en privé) des pasteurs « tout juste bons à manger de l'oie, le dimanche, au bout de la table du hobereau local ». Cette discipline était, bien entendu, entière sous Louis XIV. Les dragonnades et la Révocation eurent pour effet de la détruire, de faire dévier définitivement la Réforme française de son idéal de soumission. Un personnage résume parfaitement cette métamorphose : le pasteur Jurieu. Quand il écrit, pour se plaindre de la persécution, sa *Politique du clergé de France* (1681), il se porte garant de ses coreligion­naires : « Le Roy le peut voir : pendant qu'on détourne avec tant de succès les effets de sa bonté de dessus nous, il n'y en a pas un qui ne soit prest à perdre la vie pour lui. » Écrit-il cela par un effet de l'oppression ? Nullement ; l'ou­vrage est anonyme, et quand l'identité de l'auteur sera connue il devra fuir. On pourrait d'ailleurs citer quantité de textes identiques, par exemple Ruvigny disant au roi : « Je vous regarde comme Dieu sur la terre, puisque vous êtes son image, et je reçois vos volontés avec la même résigna­tion que je fais des siennes. » Mais le roi, décidément, ne veut plus de cette fidélité. Alors, pendant que beaucoup d'officiers huguenots iront la porter au roi de Prusse, fondant des dynasties militaires qui jusqu'au XX^e^ siècle ont donné à l'Allemagne des généraux Verdy du Vernois, von Faber du Faur, von Baudissin, etc. ([^37]), 106:302 les pasteurs, eux, rompus à la dialectique des controverses (et tous expulsés de France obligatoirement), passent à l'op­position, à la prédication contre Louis XIV, à la propa­gande, au journalisme qui, appuyé sur les presses de Hol­lande ou d'Allemagne, leur fournit un auditoire et des revenus (en France les charges de pasteur étaient bien payées, mais en exil ils sont trop nombreux pour peu de places), leur langue étant -- grâce à Louis XIV -- lue de toute l'Europe cultivée. De plus, si Louis XIV s'en était pris à quelque secte sans liaisons internationales puissantes, ses membres auraient fini dans l'oubli ; que reste-t-il du jansé­nisme aujourd'hui ? Mais les huguenots persécutés sont les frères dans la foi d'une moitié de l'Europe et, qui plus est, de celle que l'essor du capitalisme va favoriser aux dépens de l'Europe catholique du Midi : l'impérialisme anglais finira par dominer le monde entier, et y implanter un peu partout les phobies des réformés (si l'Australie et la Nouvelle-Zélande veulent aujourd'hui chasser la France de Nouvelle-Calédonie -- dont une bonne partie des indigènes sont protestants -- comme elles l'ont chassée des Nouvelles-Hébrides, la haine du papisme y est pour beaucoup). Au milieu de cette caisse de résonance de l'Europe protestante, la Révocation installait des frénétiques prêts à battre le tambour. De sujet modèle du Roi-Soleil, Jurieu, fixé en Hollande, se mue en démocrate. Il reprend la vieille théorie du contrat entre les rois et les peuples, théorie qui n'est pas plus pro­testante que catholique puisque au XVI^e^ siècle on la trouve indifféremment sous la plume des protestants Hotman et Languet ou dans la chaire des prédicateurs catholiques de la Ligue, selon que l'un ou l'autre parti avait à se plaindre du roi. Mais cette fois le divorce est définitif. De sa ligne de fidélité et d'intégration au royaume, la Réforme française est déviée, comme une boule de billard, par le choc de la Révocation ; avec la monarchie d'Ancien Régime, ce sera la lutte à mort, irréconciliable. Jurieu écrit, prêche, tempête. Il prédit la révolution pour 1689 ; l'erreur n'était que d'un siè­cle. Mieux, si l'on peut dire : il fomente la révolte en France, il y organise l'espionnage. 107:302 Sur ce point aussi, l'histoire « non-événementielle » est bien commode quand les événements sont gênants. On sem­ble avoir oublié le livre de l'abbé Dedieu sur *Le rôle politi­que des protestants français 1685-1715.* Le savant directeur des études du collège de Juilly avait trouvé dans les archives britanniques la preuve que toutes les révoltes des Camisards furent télécommandées et financées de l'étranger, -- l'Angle­terre payait deux tiers, la Hollande un tiers ; dans certains cas, on a encore les reçus. Le pasteur Élie Marion, qui pro­phétisait dans les Cévennes, touchait de Jurieu. Celui-ci trouvait des espions pour signaler à l'Angleterre tous les mouvements de navires de Brest, Toulon, Saint-Malo, rele­ver les plans des fortifications, surveiller Jean Bart, etc. En 1692, le pasteur Dubourdieu rédige un manifeste au nom du duc de Schomberg (neveu du maréchal de Louis XIV) qui, général en chef des armées alliées en Savoie, appelle les Dauphinois à se révolter contre leur souverain, curieuse anticipation de ce que sera, exactement un siècle plus tard, le manifeste du duc de Brunswick... Pour déplaisantes que soient certaines de ces activités, elles sont inévitables dans les situations de guerre civile, qu'il s'agisse des émigrés sous la Révolution ou des résistants en 1939-45. Ce qu'on peut reprocher à Jurieu, homme de talent et d'enthousiasme auquel les circonstances avaient tourné la tête, n'est pas tant d'avoir recouru à l'argent anglais que d'avoir systématiquement poussé à la révolte armée les pro­testants de l'intérieur. Quand un homme de bon sens objec­tait, en 1709 : « A quoi a abouti l'entreprise de Cavalier (...) sinon à désoler et à détruire le pays ? (...) Nous avons un peu de calme ; on ne force personne à aller à la messe ; ne nous rendons pas davantage suspects à l'État et n'obligeons pas nos gouverneurs à nous faire massacrer », on manœu­vrait pour l'isoler et déclencher la révolte quand même. Au sein même du « Refuge », en Hollande, un autre homme de bon sens, et bien plus que cela encore : Pierre Bayle, protestait contre la montée de ce fanatisme. 108:302 On célèbre toujours en Bayle l'apôtre de la tolérance religieuse ; on oublie souvent d'ajouter qu'il était anti-démocrate et, en politique, partisan pour la France du système de Louis XIV. Il y a deux mystères dans sa vie : a-t-il été l'amant de la femme de Jurieu, a-t-il composé l'*Avis aux réfugiés *? Sur le premier point (selon l'abbé d'Olivet « deux beaux yeux furent les controversistes qui déterminèrent ce philosophe à quitter sa patrie » mais « l'on persuada enfin à M. Jurieu que lui qui voyoit tant de choses dans l'Apocalypse, ne voyoit pas ce qui se passoit dans sa maison ») les historiens penchent plutôt pour la négative ; mais pour ce qui est de l'*Avis aux réfugiés,* le manuscrit était de son écriture (fût-ce sur le canevas d'un autre) et le texte exprime certainement sa pensée : c'est une attaque d'une admirable violence contre Jurieu (qui n'est pas nommé), sa politique du pire, sa par­tialité, son démocratisme. A cette date (1690), Bayle espère que Louis XIV permettra le retour des protestants ; il mon­tre lumineusement que la politique de Jurieu, au contraire, rend les protestants irréconciliables avec la monarchie très-chrétienne. Il avait tort d'espérer sur le premier point, mais il était excellent prophète sur le second. N'ayant pas été entendu, il n'eut plus qu'à jurer toute sa vie qu'il n'était pas l'auteur de l'*Avis,* sous les excommunica­tions de Jurieu qui avait percé l'incognito, et à cribler son fameux *Dictionnaire* de contre-attaques contre son ennemi jusque dans les articles les plus inattendus (dans l'article *Ochin,* il écrit de Jurieu que « de tous les ministres, c'est celui qui avoit le moins de besoin, personnellement, de polygamie », -- ce qui donnerait du crédit à l'historiette de l'abbé d'Olivet). La politique de Jurieu l'avait emporté ; les protestants des Cévennes vénéraient ses *Lettres pastorales* à l'égal de la Bible. Alors que la persécution aurait forcément fini par se calmer de toute façon, comme elle l'a fait effecti­vement au cours du XVIII^e^ siècle malgré l'antagonisme attisé du dehors, le cycle infernal des soulèvements armés et des répressions, souvent atroces les uns et les autres, a fait des protestants du Midi des émigrés de l'intérieur, détruit toute chance d'apaisement et de réintégration pacifique dans la société d'Ancien Régime, posé de fait l'exigence d'une capitu­lation sans condition et d'une destruction de celui-ci, et créé l'état d'esprit de ressentiment éternel qui a été la grande tenta­tion de la communauté réformée française pendant deux siècles. 109:302 A côté de cette fracture, les conséquences purement maté­rielles, économiques, de la Révocation étaient peu de chose. On les a longtemps exagérées. Au XVIII^e^ siècle, on parle de 500.000 départs (Voltaire), « près d'un million » (Encyclo­pédie). Les historiens du XIX^e^ siècle en rabattent juste un peu : « très probablement trois ou quatre cent mille per­sonnes » (Michelet), « cinq cent mille artisans » (Quinet). Les historiens sérieux du XX^e^ siècle parlent de 100 ou 200.000 : évaluation sans doute encore excessive. Ce genre de chiffre est toujours grossi. A l'époque, Richard Simon relève le fait que dans une ville (Rouen ?) « où vous vous van­tiez d'être pour le moins dix mille, et l'on en avoit informé la Cour sur ce pied-là ; cependant après une recherche exacte en comptant jusqu'aux enfans du berceau, vous ne vous êtes trouvez dans cette Ville que quatre mille un cent soixante & un ». Les frontières étaient sévèrement gardées, comme on voit par le pathétique récit du huguenot Marteilhe qui fut pris et envoyé aux galères, et sur les bateaux on ne pouvait pas cacher des centaines de clandestins. Une revue catholi­que sérieuse du XIX^e^ siècle, la *Vérité historique,* note : « Nous avons une histoire particulière des réfugiés français de Bran­debourg par Ancillon, l'un d'entre eux, et écrite dans le temps même ; or, dans tout l'électorat, il ne trouve qu'un total de 9.600 et quelques personnes. Aussi le duc de Bourgogne, après avoir compulsé tous les renseignements, ne porte le nombre des huguenots » (émigrés) « qu'à 67 ou 68.000 personnes. » Là est sans doute la vérité, et elle représente déjà un exode consi­dérable. Quant aux conséquences sur l'économie, l'Américain Scoville, de l'Université de Californie, qui les a étudiées en 1960, reconnaît -- tout en répétant rituellement que la Révo­cation était « un crime contre l'homme », déclaration indis­pensable en pays anglo-saxon, qu'elles furent minimes, sinon nulles, sauf sur l'industrie du papier. Il est vrai qu'on a pu compter au nombre des consé­quences matérielles de la Révocation le changement de dy­nastie en Angleterre. 110:302 En 1688, le dernier roi catholique anglais, Jacques II, est évincé par son gendre Guillaume d'Orange, qui s'empare du pays avec plus de facilité encore que Napoléon en France aux Cent Jours. L'Europe entière considéra ce renversement comme une revanche du protes­tantisme sur la Révocation. Il est certain que de ce jour l'Angleterre cessait, pour la France, d'être neutralisée comme elle l'avait été sous Charles II et Jacques II, et redevenait pour elle la puissance la plus dangereuse, et qu'en particulier les activités conspiratrices de Jurieu, avec toutes leurs suites, n'ont été possibles que grâce à cet événement. Reste que nul ne peut prouver que les Anglais n'eussent pas chassé Jac­ques II même si Louis XIV avait gardé l'Édit de Nantes, et la facilité de son éviction le donne à penser. Pour l'histoire intérieure de la France, en tout cas, c'étaient les conséquences morales de la Révocation qui, à long terme, allaient se révéler très graves. Louis XIV avait bien joué pour deux ou trois générations, comme le démon­tre Leroy-Ladurie, mais au-delà, imprévisiblement, tous les éléments de l'affaire allaient se retourner contre la dynastie et contre la France. L'Église réformée française, que par plaisanterie on appelait « la vache à Colas » à la suite d'une chanson que les historiens n'ont pas retrouvée, et dont les rois avaient réussi à faire un animal docile, était devenue enragée, pour longtemps. #### V. -- Une explosion au ralenti Au XVII^e^ siècle, une fois enterré Agrippa d'Aubigné, on ne parlait plus de la Saint-Barthélemy. Les controverses entre protestants et catholiques, parfois ardentes, portaient sur la présence réelle, le purgatoire, l'Église... Leur suprême expression sera, en 1688, l'*Histoire des variations des Églises protestantes,* par Bossuet ; admirable travail, honnête, encore solide aujourd'hui, mais à sa date déjà périmé par son objet : les pasteurs en exil n'ont cure, désormais, de savoir si Zwingle était d'accord avec Œcolampade. 111:302 Leur front d'at­taque va être tout différent : insister sur leur situation de victimes et, par là, donner mauvaise conscience aux catholi­ques. Leur arme, ce sera la culpabilisation. Elle réussira au-delà du croyable, mais, pour apprécier ce succès, il faut en suivre les effets sur deux siècles : c'est un explosif terrible, mais qui fonctionne au ralenti. Dès 1721, les *Lettres persanes --* éditées à Amsterdam, chez Pierre Brunel -- blâment la Révocation. Mais Montes­quieu tient encore beaucoup des opposants d'autrefois, enne­mis du tapage, amateurs de curiosités historiques et peu convaincus du progrès. Avec Voltaire, tout change : c'est un militant, un propagandiste-né. Il va s'employer, pour déraci­ner le catholicisme de l'âme des Français, à les convaincre que leur religion leur a fait multiplier les crimes. C'est la grande relance de la Saint-Barthélemy, un mythe qui va dominer le siècle : les jacobins, poussant leurs adversaires à la guillotine, ne cesseront de dire qu'ils font en sorte d'éviter « une Saint-Barthélemy des patriotes ». La première œuvre de Voltaire est le *Poème de la Ligue,* dénonciation du fanatisme catholique pendant les guerres civiles, devenue seulement après la *Henriade* à la gloire du bon roi qui y mit fin. Mais bien plus démonstrative encore est l'affaire Calas, où un protestant est condamné à tort sous l'inculpation d'avoir tué son fils pour l'empêcher de se faire catholique. Voltaire donne un retentissement énorme aux plaintes de la veuve (que, dans sa correspondance pri­vée, il appelle « la huguenote imbécile ») et obtient la réha­bilitation posthume de l'innocent. L'affaire montre bien les trois forces qui jouent à cette date (1762-64) ; persistance des préjugés anti-protestants, mais reconnaissance aussi de l'existence des réformés malgré le mythe juridique de la « France toute catholique », et puissance des idées nou­velles. L'Église bat en retraite dans l'opinion. Le prélat qu'on admire, ce n'est pas l'aigle de Meaux, c'est le cygne de Cambrai : Fénelon, présenté comme ennemi du fana­tisme (en fait, il avait participé à la Révocation, comme le montrera le protestant Douen à la fin du XIX^e^ siècle), sert de repoussoir à l'image de l'Église persécutrice. 112:302 En fait, sous Louis XV, malgré des à-coups, le culte réformé a fini par être toléré, à défaut de temples, dans des « maisons de prière », où les intendants eux-mêmes recom­mandaient de laisser traîner des barriques et outils, pour qu'on pût prétendre qu'elles servaient à autre chose. Sous Louis XVI, seules les pesanteurs sociologiques retardent la réhabilitation des protestants. En 1787, le roi leur accorde un état-civil régulier ; le préambule de l'édit est une condam­nation implicite, mais nette, de la Révocation. Celle-ci sera complètement annulée par l'Assemblée Constituante, avec l'accord du roi. Comment aurait-il pu être hostile à cette réparation, lui qui a pris pour principal ministre, de 1776 à 1781, le calviniste Necker ? Certes, celui-ci est Genevois, et Louis XIV, dans un des édits accompagnant la Révocation, a bien précisé que les hérétiques étrangers pouvaient venir en France -- mais il n'avait pas prévu que ce serait pour la gouverner. Réparation : elle est en effet aussi complète que possible. Dans la série des présidents, par roulement, de l'Assemblée Constituante, qui est élu (pour quinze jours) le 15 mars 1790 ? un pasteur connu, Rabaut-Saint-Étienne, lui-même fils du pasteur Paul Rabaut qui a incarné la conscience pro­testante dans la génération précédente. Choix symbolique, bien sûr, et d'ailleurs David, pour immortaliser le Serment du Jeu de Paume, plaçait au centre de son dessin un groupe non moins symbolique de trois personnes se serrant la main : un prêtre, l'abbé Grégoire ; un moine, dom Gerle ; un protestant, Rabaut-Saint-Étienne (pour imiter l'art anti­que, il les a représentés dans l'état de « nudité héroïque », et l'on est un peu surpris de voir ces vénérables personnages dans la tenue d'Adam). On pourrait penser que les protestants, rétablis dans leurs droits, plaints pour leurs anciens malheurs, se tiennent désormais pour satisfaits. Erreur : le protestant politique reste pour longtemps encore l'homme du ressentiment. Non moins symbolique que la présidence de Rabaut-Saint-Étienne est le fait qu'il ait justement réédité un des pamphlets de Jurieu, les *Soupirs de la France esclave.* C'était affirmer une filiation. 113:302 Un autre pasteur, qui deviendra Conventionnel et robespierriste, puis préfet de Napoléon, Jean-Bon-Saint-An­dré, déclare en 1790 à un officier qui essaye de le calmer « *C'est le jour de la vengeance, et nous l'attendons depuis plus de cent ans* ! » Un autre protestant, Barnave, fit pencher la Constituante vers l'intransigeance dans l'affaire de la Constitu­tion civile du clergé. Tout cela est bien résumé par un témoi­gnage d'un contemporain sur le personnage précédent : « Ce M. Jean-Bon-Saint-André était un ministre protestant, d'abord prédicant chaleureux dans le Midi, mais qui, comme ses pareils, avait apporté à la Révolution des ressentiments à satis­faire, des haines à assouvir, de vieilles ambitions de parti à raviver. Il a été rare qu'un protestant, et surtout un ministre protestant, n'ait pas pris place parmi les révolutionnaires les plus décidés. Le juste et tolérant Louis XVI a payé à ce parti la peine de la Révocation de l'Édit de Nantes, de la prise de La Rochelle et de l'abjuration du chef de sa maison. » (Henri IV) Ce jugement émane d'un bon observateur, le girondin Beu­gnot, dont on devrait bien rééditer les spirituels *Mémoires.* Tout le monde n'était pas aussi violent que Jean-Bon-Saint-André ; Rabaut-Saint-Étienne était, au fond, un mo­déré, un girondin, crime qu'il expia sur la guillotine. D'ail­leurs le vœu des protestants, en tant que tels, n'était pas le bouleversement social : ce qu'ils demandent à partir de la Révolution, ce sont des garanties contre tout retour offensif du catholicisme appuyé par la monarchie. La méfiance est installée. Il y a dans la charte octroyée par Louis XVIII en 1814, une bizarrerie : l'article qui déclare le catholicisme « religion de l'État » est après, non avant, celui qui pro­clame la liberté et l'égalité de tous les cultes. Beugnot, lui encore, en donne l'explication : Boissy d'Anglas -- protes­tant -- avait fait opposition au catholicisme religion d'État, opposition qui aboutit finalement à cette interversion des articles. « Selon lui, établir une religion de l'État, c'était éta­blir une religion dominante et renvoyer les autres cultes parmi les cultes étrangers, de ceux que le catholicisme tolère tant qu'il est le plus faible, qu'il tracasse dès qu'il en a les moyens et qu'il proscrit s'il devient le plus fort (...). Le clergé catholique a marché à l'intolérance par des brèches moins larges que celle-là. » L'ère du soupçon est ouverte. 114:302 Ce n'est pas par hasard sans doute que l'opposition libé­rale est incarnée sous Napoléon par Mme de Staël, fille de Necker, et sous la Restauration par son ami le protestant Benjamin Constant. Mais ce qui se passe ensuite est bien plus intéressant. Le renversement de dynastie, conforme aux vœux des libéraux, fait la fortune politique du protestant Guizot, premier ministre de Louis-Philippe de 1840 à la chute du régime en 1848. A ses yeux, et à ceux de beau­coup de protestants, la monarchie de Juillet représente la solution du problème. La bourgeoisie protestante demande seulement des garanties contre le catholicisme ; à part cela, elle est aussi conservatrice que le reste de la bourgeoisie française. Mieux : dans beaucoup d'endroits du Midi, le sys­tème censitaire favorise les protestants, chefs d'entreprises dont le prolétariat est catholique. Avec un roi fils de régicide, incroyant de même que son héritier, une armée anticlé­ricale, un premier ministre protestant, que demander de mieux ? L'orléanisme restera longtemps cher au cœur de la bourgeoisie protestante. La maladroite révolution de 1848, faisant voler en éclats ce compromis dynastique, rejette bientôt la France violem­ment à droite, et l'Empire à ses débuts paraît consacrer l'al­liance du sabre et du goupillon ; mais après 1860 et de plus en plus, il lâche la bride aux anticléricaux. Après sa chute, la restauration rate et la République s'installe ; Mac-Mahon parti, en 1879 le premier président républicain de la Répu­blique, Grévy, confie la formation du gouvernement à un protestant, Waddington : celui-ci fait appel à quatre coreli­gionnaires. Cinq protestants sur neuf ministres ! Là aussi, c'est un symbole. Les débuts de la III^e^ République sont la véritable re­vanche des protestants. Dans l'enseignement, au temps de Jules Ferry, ils sont partout. Ferdinand Buisson dirige l'en­seignement primaire à partir de 1879, Élie Rabier le secon­daire (à partir de 1889 et pendant dix-huit ans). Des deux Écoles Normales Supérieures de Saint-Cloud et de Fontenay, qui forment les professeurs des écoles normales d'instituteurs et d'institutrices, donc exercent une influence capitale sur l'enseignement primaire, la première est confiée à Jacoulet, protestant, l'autre reçoit, sous l'autorité d'une directrice, un « inspecteur général des études » qui est l'âme de la maison, Félix Pécaut, sans autre diplôme que sa formation de pasteur mais protégé de Buisson, et Ferry définit Fontenay comme « ce couvent laïque dont Pécaut est le doux pêcheur d'âmes ». 115:302 L'École Normale Supérieure de Sèvres est dirigée jusqu'en 1896 par la fille d'un pasteur. Le Musée Pédagogique, à partir de 1881, est dirigé par le pasteur Bonet-Maury et l'ancien pas­teur Jules Steeg (celui que Maurras pariait de faire ramer). Vers 1900, le quart des directrices d'écoles secondaires de filles sont des protestantes ; et à l'usage des enfants de bonne famille, pour briser le monopole des congrégations, sont créés deux établissements libres, l'École alsacienne et le collège Sévi­gné (le premier directeur de l'École alsacienne, Frédéric Rie­der, était un ancien pasteur). L'École des Sciences Politiques est aussi une affaire très protestante, avec le patronage de Gui­zot, puis Boutmy et les deux Siegfried (et le journal *Le Temps,* futur *Monde,* a pour penseur Scherer). Enfin à l'École des Hautes Études règne Gabriel Monod (qui sera aussi professeur à l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm). Il y avait bien, en effet, de quoi remplir une galère... Pourquoi tous ces protestants ? Parce que, par culpabilisa­tion, le Français moyen considère qu'il a une dette à leur égard ; et parce qu'avec eux au moins on est sûr de n'avoir à craindre aucune déviation catholique ou anti-républicaine. En 1879 Jules Ferry, inaugurant les nouveaux locaux de la Faculté de théologie protestante de Paris, s'écrie : « *Je salue en vous une puissance amie, un allié qui ne trahira jamais ni la République ni la liberté.* » C'est clair : on va chercher des pro­testants pour garder la République comme le Grand Turc des eunuques et des janissaires pour veiller sur son sérail. Mais certains veulent plus et mieux. Citons une phrase d'un spécialiste, Jean Baubérot, dans la très sérieuse revue *Archives des sciences sociales des religions* (octobre-décembre 1984) : « A la fin du XIX^e^ siècle, bien des cadres protestants espéraient encore « protestantiser » la France ou estimaient qu'elle était en train de « s'imprégner d'esprit protestant ». » Et c'est ici que le cas de Gabriel Monod, bête noire de Maurras et coryphée de ce qu'il appelait « la tribu des Monod », est caractéristique. 116:302 Il est quintessencié : petit-fils et arrière-petit-fils de pasteurs, il en a quatorze parmi ses cousins... A 24 ans il écrit à Michelet qu'il a songé à se « jeter dans la lutte religieuse » ; mais il se décide pour l'étude et l'enseignement de l'Histoire. Dans une époque qui, convertie par l'Allemagne à l'exactitude, n'admettrait plus les énormes bourdes historiques de Michelet, il va garder au moins l'inspiration de celui-ci. Il épouse Olga Herzen, fille du célèbre exilé russe et fille adoptive de Malvida von Meysenbug dont le père, avant d'être fait baron en Hesse, s'appelait bonnement Rivalier et descendait de huguenots émigrés ; et il fait carrière, on l'a vu, à l'École des Hautes Études, fondée en 1868 pour faire pièce à la Sorbonne jugée réactionnaire, mais son influence tient plus encore à la *Revue historique* qu'il crée en 1876 avec un catholique, lequel cinq ans plus tard claque la porte de la revue où se multiplient les attaques contre sa religion. On a oublié ce passé ; aujourd'hui la *Revue historique* est une vieille dame vénérable et sans éclats. Mais qu'on ouvre la collection de la fin du XIX^e^ siècle, et l'on verra qu'elle était alors une machine de combat, destinée à supplanter la *Revue des questions historiques,* d'inspiration, elle, catholique et traditionaliste, animée par l'excellent érudit Tamizey de Larroque (et déjà Guizot avait créé le Comité des Travaux historiques en face de l'Institut des Provinces du légitimiste Arcisse de Caumont, l'homme qui ressuscita l'art roman). Dans la revue de Monod, il ne s'agissait pas seulement de ferrailler sur le passé : il prêchait hardiment sur l'actualité. Voici, par exemple, en 1892, le compte rendu d'un livre de l'économiste Leroy-Beaulieu sur *La Papauté, le Socialisme et la Démocratie.* Monod lui concède que « l'esprit chrétien (...) doit être l'âme de toute rénovation sociale ; mais », ajoute-t-il, « il est permis de se demander si ce sera sous la forme du catholicisme que cet esprit chrétien fera son œuvre »... L'anti-catholicisme était chez lui une obsession. Il faut avoir cela présent à l'esprit, il faut connaître ces textes et leur violence (fût-elle papelarde) si l'on veut juger équitablement la réaction d'un Maurras plaçant les protes­tants parmi les « quatre États confédérés » qui dominaient la France à cette époque. 117:302 Certains en effet, un Monod, un Scherer, d'autres sans doute, ont tenté consciemment une sorte de Révocation à l'envers (et les animaux qui veillaient près du berceau de la République commençante paissaient du même côté : Renan dont la pensée religieuse était proche du protestantisme libéral et qui se maria au temple, Taine qui s'y fit enterrer) ([^38]). C'était l'inspiration même de Jurieu, qui, dès le lende­main de celle-ci, annonçait (selon Desmaizeaux dans sa *Vie de Bayle*) que « la France renonceroit au papisme & le Royaume se convertiroit ». En 1688 cela paraissait absurde ; en 1888 cela l'était beaucoup moins. Si l'on passe en accé­léré ces deux siècles, on voit la force de l'explosif aux trois composants : ressentiment, conscience universelle, culpabili­sation. #### VI. -- Caractères originaux de l'histoire institutionnelle française Cette intervention active d'une minorité revancharde dans deux siècles de vie nationale en explique certaines particula­rités, et non des moindres. Les protestants de tous les autres pays du monde vivaient en bonne harmonie avec leurs gou­vernements, et ces derniers, de leur côté, n'éprouvaient au­cune répugnance à faire sa place à la religion. Quel contraste avec la « laïcité » française, mot presque intraduisible en allemand et en anglais ! 118:302 Notre système scolaire, avec l'obligation pour l'État d'en­tretenir des écoles partout, même si le besoin scolaire est déjà satisfait par des écoles confessionnelles (sans parler de sa tendance à supprimer celles-ci), n'a guère d'équivalents en Occident. Et la franc-maçonnerie ? Soutien du trône et de l'autel en Grande-Bretagne, elle n'a cessé en France d'être l'inverse. Au reste, jusqu'à ces dernières décennies du moins, la plupart des chefs d'État n'éprouvaient aucune gêne à par­ler de Dieu ou à citer la Bible dans leurs discours ; chose impensable en France. Pourquoi ? Parce que dans un pays de tradition catholique, ce serait, implicitement, le Dieu des catholiques. Quand c'est la reine d'Angleterre ou le président des États-Unis qui parle, il s'agit du Dieu des protestants alors, ça ne gêne plus. La différence tient donc bien à une différence entre catholicisme et protestantisme et, en bonne partie, à la méfiance protestante des deux derniers siècles. Sans doute est-il difficile de prétendre que, sans la Révo­cation, l'Histoire de France n'eût été que bergeries. Il y avait au moins une raison pour que la tension religieuse reprît : le couple catholiques-protestants formait comme un bilame que l'échauffement économique devait déformer. Que les causes qu'en donne Max Weber soient vraies ou non (et elles le sont probablement), il est de fait que les protestants ont décollé économiquement aux XVII^e^ et XVIII^e^ siècles, et cela non seulement à l'échelle d'un pays, l'Angleterre, mais individuellement, certains cantons du Gard devenant, au XIX^e^ siècle, de petites Irlandes avec patrons protestants et prolé­taires papistes. Comment peser le poids spécifique de la Révocation dans le préjugé anti-catholique des penseurs français du XIX^e^ siècle ? Le seul qui est resté logique, surmontant héroïque­ment les idées reçues, fut Auguste Comte, proposant aux Jésuites une alliance pour défendre l'ordre, condition du progrès : et ce n'est pas par hasard que Comte fut un des maîtres de Maurras. Tous les autres voulaient bien faire de la religion qui eût l'apparence du catholicisme, la ferveur (si possible) du catholicisme, les avantages sociaux du catholicisme, mais qui ne fût pas du catholicisme, depuis les mas­carades maçonniques ou révolutionnaires jusqu'au « néo-catholicisme » du sénateur Bérenger. 119:302 Et aujourd'hui ? L'installation de la III^e^ République, il y a un siècle, a marqué à la fois le point culminant et le point final de l'explosion du ressentiment protestant ; elle a fait office de *catharsis.* Peu après, la conscience du péril national devait ouvrir les yeux de beaucoup. On ne cite aucun pro­testant parmi les premiers grands compagnons de Maur­ras ([^39]), mais son influence, directe ou indirecte, eut pour effet bientôt de briser le monolithisme libéral de la Réforme française, ce qui était un grand service rendu à l'unité nationale : il était dangereux qu'une confession fût tout entière du même côté politique. La Grande Guerre acheva ce travail d'émiettement. Aujourd'hui on peut considérer que l'hypothèque est levée, enfin. Ce qu'il en reste n'est guère que trace archéologique. On note avec amusement la plus grande fréquence des protes­tants dans le parti qui, de nos jours, reprend le mélange girondin de l'utopie et du confort : Gaston Defferre, Mme Dufoix et surtout l'inénarrable Rocard ne sont pas conceva­bles ailleurs (Jean Baubérot cite encore, comme « protes­tants de conviction ou d'origine », Georges Fillioud, Mme Lalumière, Louis Mexandeau, Mme Questiaux, Louis Mer­maz...). De même le souvenir de la Révocation permet encore de nos jours de faire une belle carrière tout en étant un his­torien médiocre, comme Philippe Joutard, ou un écrivain nul, comme André Chamson, que la galère d'un possible ancêtre réussit à faire aborder quai Conti. Plus grave est la perméabilité au progressisme de l'Église réformée, mais c'est un phénomène international. Les commémorations officielles de 1985 réchauffent un peu le plat de l'intolérance, mais il est difficile d'exciter le palais de nos contemporains avec les crimes de Louis XIV, après tout ce qu'a produit le XX^e^ siècle. 120:302 On commence aussi à se souvenir des crimes de la Révolution, à parler des émi­grés aristocrates qui étaient tout aussi respectables que les huguenots du Refuge, ou des quelques mois de 1793-94 où tout culte (même constitutionnel) fut aboli de fait en France sous peine de mort. Il faut d'ailleurs un sacré culot, de la part des 60 % de Français qui ont voté l'exil des 1.200.000 pieds-noirs et le massacre des harkis, pour s'indigner de la Révocation de l'Édit de Nantes. En réalité, ce n'est pas sous sa forme protestante que la Révocation a repris de l'actualité, c'est sous son aspect juif. On l'a vu lors d'un discours de Jack Lang, ministre de la culture (et juif lui-même) en l'honneur d'Olivétan et Calvin à Noyon, comme à Nantes lors du congrès de l' « Amitié judéo-chrétienne de France » dont le nouveau président, Pierre Pierrard (sorte d'homologue catholique de Joutard, en plus creux), a péroré dans le même sens. La comparaison a des côtés ridicules : les dragons de Hitler ne demandaient pas aux juifs de signer une adhésion à leur parti. Ce qui est vrai, en revanche, c'est qu'on a refait avec les juifs le coup des protestants : la culpabilisation. Ça commençait déjà au XIX^e^ siècle : les livrets d'opéra et d'opéra-comique faisaient pleurer sur les malheurs d'opprimés qui étaient généralement des protestants, (*les Huguenots* en 1836, *les Dragons de Vil­lars* en 1856), mais parfois aussi des juifs ; dans La *Juive* de Fromental Halévy ([^40]), en 1835, paroles de Scribe, un chœur de chrétiens s'écrie : « *Oui, plongeons dans le lac* « *Les enfants d'Isaac* ! » (la scène est à Constance). 121:302 Mais, bien entendu, la grande époque de la culpabilisa­tion, c'est l'actuel après-guerre. Les juifs ont souffert du pouvoir d'Hitler, mais on va s'employer à démontrer que c'est la faute des catholiques : de Pie XII, avec l'affaire du Vicaire ; des évêques ; du maréchal Pétain ; des flics pari­siens ; de tout le monde, y compris ceux qui n'étaient pas nés. Décrire cette immense campagne de propagande serait le sujet d'un volume ; contentons-nous de rappeler, en sens contraire, les livres du professeur Faurisson, objet, pour ce motif, d'un *Berufverbot* de fait et de tentatives de lynchage, sans parler des procès (ses livres sont disponibles aux édi­tions de la Vieille Taupe, B.P. 9805, 75224 Paris Cedex 05). Cette fois, il n'a pas fallu attendre un siècle : dès 1984, la France avait un premier ministre juif, et, bien avant, la popularité de Mme Simone Veil n'avait pas d'autre sens ; c'est l'accélération de l'Histoire. Ce genre de revanche n'est possible, encore une fois, que si la minorité opprimée dis­pose de relais internationaux ; les malheurs des pieds-noirs n'ont suscité ni mauvaise conscience, ni véritable réparation, car il n'existe pas d'internationale des colons. Plus généralement encore, la culpabilisation paraît deve­nir une catégorie de pensée capitale du XX^e^ siècle finissant. On passe son temps à demander pardon de choses dont on n'est pas responsable, à des gens qui s'en fichent ou qui ne songent qu'à abuser de la situation. A Yaoundé, le 14 août 1985, le pape a demandé pardon aux Africains pour la traite des nègres, qui était une tradition musulmane. *La Croix* du 6 juillet a publié un article de Stan Rougier, aumônier de lycée : il bat notre coulpe pour la persécution des juifs par Hitler « qui n'aurait peut-être pas eu lieu si nous avions été fidèles à l'Évangile ». Et déjà en 1947, dans un numéro « œcuménique » de la revue *Catholicité*, un prê­tre expliquait qu'il célébrait toujours la messe du 24 août, jour de la Saint-Barthélemy, en « sentiment de pénitence ». Le résultat est une érosion de la société civile et de la société catholique. De la société civile : dans un article du. *Monde* (26 avril 1985), J.-Cl. Eslin, collaborateur d'*Esprit*, pose, dans un style discutable, une question pertinente : « La vacance de ce qu'on pourrait appeler la vieille matrice socio-religieuse catholique (...) doit-elle se poursuivre ? (...) C'est une question de savoir jusqu'à quel point l'adoption en France d'un tel modèle d'individualisme d'origine calviniste, constamment refusé depuis quatre siècles, est une chance ou une menace. » 122:302 De la société catholique : une récente confé­rence du R.P. Beaupère, du centre Saint-Irénée de Lyon, portait comme titre : « Le pape, principal obstacle à l'œcu­ménisme. » Ce révérend l'ignore sans doute, mais c'est exac­tement ce que disait Jurieu, encore lui, dans un livre inti­tulé, en 1681, *Moyens sûrs & honnêtes pour la conversion de tous les hérétiques,* où, en se faisant passer pour catholique -- comme le R.P. Beaupère -- il affirmait que les protes­tants, sans parler des musulmans et des juifs, se converti­raient illico si l'on supprimait la papauté. La seule diffé­rence, c'est que Jurieu n'avait tout de même pas osé se faire passer, dans le livre où il faisait cette proposition, pour un fils de saint Dominique. \*\*\* Prenons, pour finir, un peu de hauteur et revenons à Bayle, dont l'exemple montre qu'on pouvait, à l'époque même, à la fois souffrir de la Révocation (son frère mourut en prison, malgré des interventions qui font irrésistiblement penser à celles qui étaient faites sous l'occupation en faveur de juifs célèbres, Tristan Bernard ou Max Jacob), la blâmer hautement, et cependant continuer à juger équitablement Louis XIV. En 1690, dans l'*Avis aux Réfugiés* déjà cité, il faisait du grand roi l'éloge le plus magnifique et le plus juste, qui s'élargit en une démonstration de ce que peut faire, pour le bien du pays, un gouvernement personnel. « Si l'on compare l'état présent de la France avec celui d'autrefois, quelle prééminence de gloire ne voit on pas rejaillir de cette comparaison sur la personne de sa Majesté ? Quelque considérable que fut la Nation sous François I. sous Henri IV. sous le Ministere du Cardinal de Richelieu, & sous celui du Cardinal Mazarin, il faloit qu'elle se liguast avec d'autres quand plusieurs autres l'attaquoient : mainte­nant c'est contre elle seule que toutes les autres se liguent, & encore ne se tiennent elles pas assez fortes. D'où est venu ce grand changement ? 123:302 Est-ce par les mêmes voies qui ont élevé la Maison d'Austriche à ce haut degré de puissance où on l'a veuë sous Charles Quint, & sous Philippe II. je veux dire par des successions matrimoniales, & par des couronnes électives ? Nullement ; je ne crois pas qu'on ait encore paie au Roi la dot de la feuë Reyne, qui n'alloit pas à 2 mil­lions. C'est donc que le Roi a fait de grandes conquêtes ? Ni cela non plus. La France n'est pas accreuë d'une bonne journée de poste depuis la paix des Pirenées. Ainsi cette grande puissance où elle est montée est le fruit des grandes qualitez du Roi, & de son habileté dans l'art de régner, par où il a établi une exacte discipline dans ses armées, & un grand ordre dans ses Finances, il a redoublé l'industrie de ses sujets ; il a inspiré à tous ceux qu'il emploie à son ser­vice un esprit d'activité, d'émulation, de zélé, & d'exactitude. Qu'on parcoure tant qu'on voudra les monumens de l'His­toire, on n'y verra point d'exemple d'un changement tel que celui qui est arrivé dans ce Roiaume, qui sans être devenu ni plus peuplé, ni gueres plus grand, sans la découverte de nouvelles mines, sans autre secours que la tête du Monar­que, peut exécuter aujourdhui par mer & par terre dix fois plus de choses (j'entens dix fois en rigueur d'arithmétique) que sous les regnes precedens. » Jean-Pierre Hinzelin. 124:302 ## NOTES CRITIQUES ### Conversation avec Emmanuel Berl Il paraît que Berl était oublié. Mais qui n'est pas oublié dans notre système de littérature publicitaire ? Sans doute, il ne fut jamais de ceux qui occupent l'estrade, dont les professeurs imposent les textes aux mal­heureux lycéens (Jacques Brel pour la poésie, Tournier et Marek Halter pour la prose). « Seuls Camus et Nimier ont aimé ce que j'écrivais » confiait-il à un jeune ami, Bernard Morlino. Celui-ci, qui donne à la fin des *Essais* une très bonne note biographique, cite aussi Jean Castetis qui se félicitait en 1954, dans *Rivarol,* de la rentrée littéraire de Berl. Voir Nimier et Castetis d'accord, c'est quelque chose. Gallimard a réédité récemment l'*Histoire de l'Europe* (le 3^e^ volume était inédit), un excellent livre. Voici aujourd'hui ces *Essais* (Julliard) qui recueillent des articles publiés dans des revues depuis la guerre, et même quelques-uns qui ont paru avant. Il est là tout entier, avec sa rapidité, ses manies, sa bonne foi. On lui a ajouté quelques coquilles, sans doute parce qu'un livre français ne saurait s'en passer aujourd'hui. Un exemple : dans l'article « Proust et les juifs » on peut lire : « Dans la guerre de 14, son patriotisme devient occasionnel. » Texte stupide, et qui ne correspond en rien aux phrases voisines. Je croirais plutôt qu'il faut lire : « exception­nel » (quoique ce ne soit pas complètement satisfaisant). Dans la conver­sation -- et les livres de Berl sont écrits sur le ton de la conversation -- on peut relever les lapsus, et même en induire certaines informations. Les coquilles sont les lapsus de l'éditeur, ou du journal. 125:302 Oui, le ton de la conversation, avec ses répétitions, ses allusions, les coq-à-l'âne (Berl passera aisément dans un article politique à des réfé­rences à la peinture, aux écrivains), un merveilleux naturel. Il donne envie de lui répondre. J'aimerais bien savoir s'il parlait ainsi, et s'il était du côté de Proust, de Bergson, dont les propos, note-t-il, ressemblaient à ce qu'ils écrivaient, ou du côté de Valéry, qui disait : « Je vais piquer un roupillon », mais qui ne l'aurait pas écrit. Emmanuel Berl (1892-1976) est né au Vésinet, dans « une de ces familles françaises qui, à la fois, restent juives et ne le sont plus. Elles répugnent à la conversion, et elles ne vont plus à la synagogue ». Il est cousin d'Henri Franck (*La danse devant l'arche*) qui le présente à Anna de Noailles, et il est apparenté à Bergson. Il est soldat dans les tranchées de 14 à 17. Après la guerre, il devient l'ami de Drieu La Rochelle, de Malraux. Son premier pamphlet, *Mort de la pensée bourgeoise* est de 1929. En 1932, il dirige *Marianne,* hebdomadaire fondé par Gallimard. Il sera « munichois », en homme qui a toujours voulu parier sur la paix. Tout le monde sait qu'il a contribué aux premiers discours du maréchal Pétain (on lui doit : « Je hais les mensonges qui nous ont fait tant de mal » et : « La terre, elle, ne ment pas »). Il se réfugie en Corrèze. Après 45, il publiera *L'Histoire de l'Europe, De l'innocence, Sylvia* etc. Non pas mécon­nu, mais jamais au premier rang : pas assez « homme de lettres », sans doute, et « engagé », mais toujours à rebrousse-poil pour les deux camps. Inclassable, ce qui est un grand crime. *Sylvia* est un chef-d'œuvre, mais qui tient du roman, des mémoires, de l'essai. Et la France, pays des moralistes, de Montaigne à Joubert, et à Jouhandeau, ne *voit* plus les moralistes. C'était un homme de gauche, mais qui a dû déplaire bien souvent aux autres hommes de gauche. Il a écrit : « Toute pensée est révolutionnaire ou n'est pas. » En 68, il salue « la jeunesse magnanime ». Il a toujours gardé un faible pour l'URSS. Il a poursuivi de sa haine « l'idole du nationalisme ». Il lui reprochait de mutiler cette nation dont il faisait une déesse, en excluant toute une partie de sa substance et de son passé. Reproche qui n'atteint pas Péguy, d'ailleurs (la République, notre royaume de France) et beaucoup moins Maurras qu'on ne le croirait, que Berl lui-même le croyait. Cela ne l'empêchait pas de dire que le trait essentiel de l'Europe est la conquête du monde. Il Pavait déjà établi dans son *Histoire,* il le répète ici : « ...la colonisation a répondu, pour l'Europe, à un besoin, à un propos d'universalité qui, précisément, la distingue des grandes civilisa­tions auxquelles on peut comparer la sienne. » Et sans doute, il dit que la décolonisation est devenue irrésistible (et même que la prudence et la jus­tice ne permettent pas de le regretter). Mais il ajoute aussitôt : « L'Europe ne peut pas renier son passé sans perdre à la fois sa fierté et le goût même de vivre... 126:302 La colonisation a été trop consubstantielle à l'histoire européenne pour ne pas répondre à des caractères ou à des besoins fon­damentaux de l'Europe. Si la colonisation peut et doit être abandonnée, elle doit certainement être remplacée par quelque chose qui lui équi­vaille. » Vingt ans après, de tels propos sont évidemment scandaleux pour des générations culpabilisées et *masochisées* dès l'enfance. Il y a une droite et une gauche, il le pensait fermement. Il allait jus­qu'à reconnaître l'homme de gauche à son absence de cravate, boutade qui m'a longtemps inquiété. Mais il a dit son horreur de voir partager les Français entre Bons (les démocrates) et Méchants (les réactionnaires). Voir ici *Contre les manichéens,* où il refuse « qu'on apprenne aux Fran­çais à détester tout le monde et à se détester entre eux ». Au lendemain de la guerre, il avait été profondément choqué par des articles de Merleau-Ponty expliquant qu'un homme pouvait être considéré comme traître, même s'il n'avait jamais voulu l'être, même si aucun de ses actes n'était trahison. Ce qui fait le traître, c'est le camp qu'il a choisi, c'est d'avoir suivi la mauvaise ligne, au sens bolchevik. On est coupable parce que vaincu. Berl écrit *De l'innocence,* livre toujours aussi neuf en un temps où l'on voit des hommes désignés à la haine du peuple non pour leurs actes et leurs paroles, mais pour ceux qu'ils pourraient avoir, ou même que, selon leurs accusateurs, ils devraient avoir. Si les accusés ne répondent pas au portrait qu'on fait d'eux, c'est qu'ils mentent. Si Pierre est sobre, c'est parce qu'il pousse l'hypocrisie, lui ivrogne, jusqu'à ne jamais boire une goutte. Cette déviation de la morale inquiétait Berl. Elle ne faisait que naître. Il eut d'autres surprises en 1962. Le général Salan ayant été condamné à la réclusion perpétuelle, les journaux interprètent cela comme un acquit­tement. « Je reste encore pantois, dit Berl, que des journalistes -- tel M. Altschuller -- aient pu déclarer, écrire tranquillement : « Les juges *devaient* condamner Salan à mort ». » Il disait un peu auparavant : « J'ai été surpris que J.-J. Servan-Schreiber ait pu craindre que le général de Gaulle gracie le condamné (cette fois-ci, il s'agit du général Jouhaud) et même qu'il le fasse fusiller, au lieu de le laisser guillotiner. Les hommes de ma génération ont beau tâcher de se mettre à la page, ils restent per­suadés que la gauche réprouve la peine de mort. » Mais sa surprise la plus grande vint du fait que le général de Gaulle cassa, pour le punir ; ce Haut-Tribunal qu'il avait lui-même créé. Pourtant, Berl est le plus souvent favorable à de Gaulle. Il en arrive à le louer d'avoir maintenu la concorde entre Français, comme Henri IV. Cela nous rappelle que la conversation, qui permet toutes les nuances, et même certaines, par le ton, l'accent, un sourire, que le texte écrit ne connaît pas, invite aussi à grossir le trait pour aller vite, à trancher à la légère, suivant l'humeur. 127:302 Un des sujets constants de méditation de Berl est l'histoire. Il lui a consacré plusieurs ouvrages, et dans tous ses livres il appuie sa réflexion sur les exemples du passé. Aussi libre à ce sujet (il fait l'éloge d'Henri III, de Louis XV), aussi péremptoire aussi (il parle du terrorisme de la monarchie sur l'esprit français, ce qui aurait quand même étonné Vol­taire) que lorsqu'il juge le présent. Et aussi savoureux, par le recours à l'argument inattendu, la familiarité de celui qui non seulement connaît bien le sujet dont il parle, mais y a longuement rêvé. Il savait le poids du passé -- mais le mot poids est trop négatif -- et que nous en sommes nourris même lorsque nous l'ignorons, plus influen­cés par les siècles morts que par les astres. Il aimait suivre et indiquer les continuités persistant à travers les ruptures les plus nettes. Sa grande idée était que les périodes de gloire ou de déclin en Europe, ne touchent pas un seul pays, mais l'ensemble du continent. La grandeur de Louis XIV n'empêche pas à la même époque celle de l'Autriche, de la Prusse, de l'Angleterre. Et aujourd'hui comme au XV^e^ siècle, c'est l'Europe entière qui doute et s'affaiblit. Il était ennemi du nationalisme, pas de la patrie. Il savait quel chef-d'œuvre longuement modelé représentent l'esprit français, la langue française. Il cite en l'approuvant le jugement de Tocqueville : « Un peuple tellement inaltérable dans ses principaux instincts qu'on le reconnaît en­core dans les portraits qui ont été faits de lui il y a deux mille ans. » Mais il savait que cette œuvre est périssable, si la transmission vient à manquer par la rupture entre pères et enfants ou par l'irruption massive de populations étrangères à cet esprit, à ce passé. Nous le savons mieux que lui. Berl, qui a parlé de tant de choses, a traité de l'immigration, en 1938, dans son journal *Pavé de Paris.* J'aimerais citer tout au long cet article, qui a pour titre *Juifs et Français* tant il me paraît raisonnable et juste. Il est vrai que ce n'est pas ce qu'on entend le plus fort aujourd'hui : « La patrie doit savoir qui elle veut assimiler et comment. Le citoyen, par contre, doit savoir s'il veut réellement être assimilé au groupe national ou demeurer distinct de lui. *Nul ne doit vouloir être français pour un autre motif que l'amour de la France.* » Et plus loin : « *France d'abord* ! Cela signifie qu'aucun intérêt spirituel ou temporel ne doit être préféré aux intérêts de la France. Si, par exemple, il s'agit des relations franco-allemandes, on n'a pas à examiner si l'Allemagne est antisémite ou philosémite, autoritaire ou libérale, réactionnaire ou bolche­visante. Mais si la France a plus intérêt à la guerre ou à la paix. 128:302 « Il est inadmissible que des citoyens français se considèrent comme en guerre avec l'Allemagne quand la France n'y est pas. « *France d'abord* ! Cela veut dire que l'accueil ou le refoulement des immigrés doit s'opérer selon l'intérêt de la France et selon lui seulement. » Je m'arrête -- mais lisez cela. Il est bien remarquable que Berl vieillissant se soit intéressé à la Cabale. Rationaliste par sa formation, sa tournure d'esprit, son époque même, ses grands hommes étaient Descartes, Voltaire, Marx. Il avait admiré son cousin Bergson, il ne l'avait pas suivi (« l'absurde me semble si évident que je suis déconcerté par les personnes qui le contestent ou qui l'omettent... »). Son intérêt pour la Cabale est certainement notable comme signe d'un souci plus aigu du divin, et d'une recherche de Dieu, mais enfin, Descartes par exemple, n'avait nul besoin de la Cabale, et Fénelon non plus. Berl aurait pu suivre ces voies. Non. Il écrit : « Il semble bien que la dialectique des concepts n'ait pas moins vieilli à pré­sent qu'à l'époque de Hegel « l'appareil scientifique que nous offre la mathématique » ; le symbole nous devient sans doute plus nécessaire que le concept. » Là est la surprise. Le symbole, le poème, tout ce qui relève du monde des correspondances, de l'analogie et si fortement rejeté par la pensée occidentale pendant trois siècles, reprend une fraîcheur. On espère que ces sentiers oubliés nous mèneront à une compréhension du monde que la pensée logique ne permet pas. Berl n'est évidemment pas le seul. Les mythes paraissent aujourd'hui aussi importants pour Jünger qu'ils paraissaient enfantins à Fontenelle. L'ethnologie comme la psychanalyse leur ont donné une nouvelle vie. Et les philosophes appuient leur réflexion sur les poètes. C'est un grand changement qui est en cours. Et que Berl en participe montre qu'il est resté jusqu'au bout sensible aux variations de l'esprit du temps -- je ne dis pas de la mode, c'est le contraire. Preuve que le cerveau ne se ride pas comme le visage, quoi qu'il en ait dit, par modestie ou coquetterie. Sur certains points, il a été rejoint par ces nouveaux courants. Par exemple, il a toujours été méfiant à l'égard des machines. Il n'a jamais cru qu'elles multiplieraient les loisirs. Ce qui explique la phrase sur la terre qui ne ment pas. Il y a une quinzaine d'années il insistait encore sur le fait que l'Europe devait organiser son agriculture autrement que ne fai­saient l'URSS ou les USA. Il ne se résignait pas à la fin des paysans. Les machines, engendrant d'autres machines, plus nombreuses et plus fortes, plus contraignantes et envahissantes, il a vécu cela tout au long du siècle. Il savait que le moteur de notre société n'est pas la consommation mais « une volonté frénétique et absurde de puissance ». 129:302 En lisant les notes de B. Morlino, j'ai appris qu'il s'était fait construire avant la guerre une petite maison de campagne où il n'y avait pas l'électricité. Il est vrai aussi qu'il a vécu le plus souvent à Paris, et qu'il a tenu pendant des années une chronique de télévision. N'empêche, la maison sans EDF, c'est bien sympathique. Il avait fini, lui qui avait tant parlé de révolution, par lui préférer l'idée de mutation. Il pensait bien qu'on ne pouvait continuer indéfini­ment à accumuler les croissances exponentielles et les explosions démo­graphiques ou économiques. « Il faudra sans doute que, à des accéléra­tions, y compris celle de l'histoire, succèdent des ralentissements, que l'homme cesse de rompre des équilibres biologiques, établis avec peine par des millions de siècles, qu'il cesse de défier la Nature sous peine d'être défait par elle. » On reconnaît là l'esprit « écologique » qui s'est développé depuis une génération, où l'on est plus près de déifier la Nature que de porter la main sur elle. Il y a donc bien des signes réels de ralentissement. Mais l'homme d'entreprise, le « créateur » de richesses, est préféré au hippy des années 70, peut-être parce que la crise nous a révélé combien nous étions dépendants de ces machines qu'on commençait à maudire, mais qu'on aime bien voir tourner à plein rendement. Peut-être parce que le modèle hippy manquait de noblesse, s'apparentait un peu trop facilement à la veulerie et au parasitisme. Alors ? On aimerait bien pouvoir poser la question à Berl. Et lui demander aussi comment l'esprit de conquête qui a toujours animé l'Eu­rope -- l'esprit faustien comme disait ce Spengler qu'il n'a jamais renié -- pourrait s'accommoder du ralentissement dont nous avons besoin. Georges Laffly. ### Soloviev : l'anti-Tolstoï La vie et l'œuvre de Vladimir Soloviev (1853-1900) restent encore lar­gement méconnues en France. Divers ouvrages récents devraient permettre de faire connaître ce grand esprit, assurément le plus important des philo­sophes religieux russes. 130:302 De son œuvre multiforme, tous les ouvrages direc­tement écrits en français ont été réédités et présentés par F. Rouleau sous le titre *La Sophia* (L'Age d'Homme, 1982). Le Père François Rouleau, s.j., le meilleur spécialiste de Soloviev, a également traduit son ouvrage-clef : *Trois entretiens* (Éditions de l'O.E.I.L., 1984). Avant sa mort, Mgr Rupp a pour sa part, présenté *Le Message ecclésial de Soloviev* (Lethiel­leux, 1975), ouvrage le plus complet à ce jour, et traduit la *Vie de Wla­dimir Soloviev par son neveu* (S.O.S., 1982). A ces ouvrages vient s'ajou­ter un court essai d'Alain Besançon, *La falsification du bien. Soloviev et Orwell* (Julliard, 1985) où Soloviev est surtout considéré dans sa réflexion sur le mal dans l'Histoire. Alain Besançon a noté l'opposition absolue qui existe entre Tolstoï et Soloviev. La réflexion sur le mal dans l'homme et dans le monde a été centrale chez ces deux penseurs, mais elle diffère complètement. Tolstoï c'est l'évangélisme sentimentaliste, une éthique de l'affectivité pourrait-on dire ; Soloviev c'est la métaphysique et une vision chrétienne de l'Histoire. « Pour les tolstoïens, note A. Besançon, le fond du christianisme c'est la non-résistance par la force. Le mal subsiste par les moyens que nous employons contre lui. Mais il n'a pas de force propre » (*op. cit*., p. 87). Pour Soloviev, en revanche, le mal est toujours « une falsification du bien ». Le mal, écrit-il, n'est pas « un défaut naturel, une imperfection qui disparaîtrait avec l'extension du bien, mais une force agissante qui domine le monde par le biais de la tentation : il ne peut être combattu qu'à partir d'un point d'appui dans le transcendant ». C'est dans son dernier ouvrage, *Trois Entretiens,* que Soloviev a défini au mieux sa pensée sur le mal et son action dans le monde. A la manière du Joseph de Maistre des *Soirées de Saint-Pétersbourg* il fait dialoguer quatre personnages : un général, un homme politique, un philosophe (Soloviev lui-même) et un prince aux idées tolstoïennes. La guerre, la politique, la religion sont les thèmes des entretiens. Contre le prince qui estime la guerre comme un mal en soi et en toutes circonstances, le phi­losophe fait valoir qu'il peut y avoir une guerre bonne, juste et une paix mauvaise, dommageable pour l'intérêt du pays et, parfois, son honneur. En ce qui concerne la politique, au prince qui rêve d'une humanité unie et pacifique, le philosophe oppose aussi un réalisme dégagé de l'utopie : la nature humaine, faible, marquée par le péché et les passions, ne saurait rendre possible un rassemblement politique des nations dans la concorde. Le troisième entretien, le plus célèbre, porte sur le progrès moral, la reli­gion et l'Antéchrist. « L'Antéchrist a droit à la première place » dans une réflexion sur le mal remarque le philosophe. La Bible nous l'enseigne : l'Antéchrist marquera « le dernier acte de la tragédie historique ». Quelle sera cette idée d'Antéchrist ? Pour Soloviev, ce « ne sera pas la simple incrédulité, ou le matérialisme, ou autre chose d'analogue. Elle sera *l'imposture religieuse.* 131:302 Alors le nom du Christ sera exploité par toutes les puissances humaines qui, en fait et en principe, sont étrangères et direc­tement hostiles au Christ et à son Esprit ». La figure de l'Antéchrist sera celle d'un homme qui se voudra et apparaîtra comme bienfaiteur de l'humanité, mais dans une œuvre faite sans Dieu, et finalement contre Lui. Il faudra choisir alors entre un bien apparent et la vérité du Christ. Doit-on voir dans ces considérations eschatologiques, sa dernière œuvre, l'année même de sa mort rappelons-le, « une rétractation par Soloviev d'une grande partie de son œuvre et principalement de son ou de ses sys­tèmes » comme l'écrit A. Besançon (*op. cit*., p. 52) ? Nous ne le pensons pas. Il y a par exemple, dans son grand traité d'éthique, *La Justification du Bien* (traduction française, Aubier, 1939) des développements que Soloviev reprendra dans son dernier livre : le bien, le beau et le vrai viennent de Dieu et Lui appartiennent. Il écrit aussi : « Un vrai sentiment religieux considère la Divinité comme la plénitude de toutes les conditions de notre vie, comme ce sans quoi la vie serait dépourvue de sens et impossible pour nous, comme le *principe* premier, comme le *moyen* véri­table et comme le but final de l'existence » (p. 169). Ceci est valable autant pour l'homme lui-même que pour l'Histoire. C'est en Dieu qu'elle trouve un sens. Pour Soloviev le propre de la morale est de « perfection­ner ce qui est donné ». C'est aussi, dans la sphère sociale, le propre de la politique. La continuité de la pensée de Soloviev se marque aussi dans son atti­tude envers Rome et l'Église catholique. La réflexion sur l'union des Églises a été une des grandes préoccupations de sa vie. On a voulu en faire le grand précurseur de l'œcuménisme. Certes. Mais pas n'importe quel œcuménisme : celui du retour à Rome. L'étude du schisme des « vieux-croyants » à l'intérieur de l'Église orthodoxe en Russie (le mouvement du Raskol à partir du XVII^e^ siècle) a incité Soloviev à réfléchir à la division première, celle du schisme entre Rome et certaines Églises d'Orient en 1054. En étudiant les Pères de l'Église, les actes des conciles, Soloviev a découvert le rôle unificateur de Rome et du successeur de Pierre. En 1883 il reconnaît : « La nécessité de l'existence d'un *centrum unitatis* et d'une autorité suprême dans l'Église terrestre découle non pas de l'essence éternelle et immuable de l'Église mais elle est conditionnée par sa situation temporelle qui est celle d'une Église militante. » Dans l'Église orthodoxe il voyait une gardienne des traditions, dans la papauté de Rome (et l'Église catholique) un garant de l'unité et le défenseur de « l'autonomie de l'autorité de l'Église » par rap­port aux pouvoirs temporels. Le 18 février 1896, secrètement, il a rallié l'Église catholique : à Moscou il se confesse à un prêtre catholique russe, récite le Credo du concile de Trente et communie. 132:302 A sa dernière heure, le 31 juillet 1900, les deux prêtres catholiques de Moscou étant soit empri­sonnés soit en exil, il dut se résoudre à recevoir la communion d'un prê­tre orthodoxe de paroisse. Mais il n'avait rien renié de son retour à Rome. « Roma-Amor » avait-il écrit un jour, disant ainsi ses espérances et sa fidélité. Yves Chiron. ### Lectures et recensions #### Camille Brière *Ceux qu'on appelle les pieds-noirs *(Atlanthrope) Intéressant récapitulatif de ce que fut l'Algérie française, ce livre four­mille de détails et de chiffres dont il faut se souvenir. Sans doute, il vient après bien d'autres, dont l'ouvrage capital de P. Goinard *L'œuvre fran­çaise en Algérie,* mais il n'est jamais superflu de redire ce que presque personne ne veut entendre. On y trouvera, par exemple, sur les crimes du FLN des faits volontiers escamo­tés, quand ils ne sont pas au contraire célébrés avec lyrisme par les révolutionnaires parisiens (qui croient se faire une virilité avec les saloperies des autres). Qu'il y ait un particularisme des pieds-noirs et des Français-musul­mans, c'est l'évidence, qu'il soit des­tiné à durer, c'est bien douteux. Il y a des souvenirs, des manières d'être, un accent qui sont difficilement transmissibles. Nos enfants déjà n'y comprennent rien. Et il y a d'autre part une exploitation de cette « iden­tité » difficilement supportable, elle n'a guère profité qu'à Roger Hanin et à ses amis. Ils ont monté une caricature assez basse et vulgaire pour être à la mode, et qui n'a avec ce qui fut que des rapports lointains. D'où une équivoque, dont l'auteur n'a pas l'air de se rendre compte, qui permet à quelques drôles de dériver vers leurs œuvrettes de bazar le souvenir qu'ont laissé tant de tra­vaux et tant d'hommes bien. Si l'on est fier de ce qui fut l'Algérie fran­çaise, on ne peut accepter les films de M. Arcady. 133:302 A la fin de son ouvrage, l'auteur recense les noms célèbres issus de l'Afrique du Nord française. On y trouve Albert-Paul Lentin et Jules Roy, qui ont choisi le camp du FLN. Mais Jean Brune, Edmond Brua, Marie Elbe n'y sont nommés qu'à titre de journalistes. C'est lais­ser tomber quelques-uns des livres où s'est le mieux exprimé l'esprit dont C. Brière veut être le défenseur. Difficile à comprendre. Parmi les peintres, on ne trouve ni Louis Benisti, ni Sauveur Galliéro, ni sur­tout Rafel Tona. L'œuvre de Tona, fou de couleur comme l'autre était fou de dessin, restera comme une des fêtes les plus somptueuses de ce qu'on a appelé l'école d'Alger -- au temps où il y avait un Alger. Georges Laffly. #### William Faulkner *Idylle au désert et autres nouvelles *(Gallimard) C'est un recueil de nouvelles iné­dites (même en anglais), ou non recueillies en volume. Avec une pré­face et des notes : le grand homme est maintenant en proie à l'Univer­sité. Je ne suis pas allé dans l'avant-propos plus loin que le mot *incon­tournable* (p. 16). C'est un mot qui m'arrête, comme le veut son sens. Il me semble que quelqu'un qui l'em­ploie ne parle pas vraiment, mais imite le bruit de fond du moment. Inutile d'écouter. Plusieurs de ces nouvelles datent des années vingt. Elles ne sont pas toujours bonnes. Elles trahissent l'admiration de Maupassant et des naturalistes français, ce qui n'était pas du tout la voie de l'auteur de l'*Intrus*, mais devait lui donner alors l'illusion de l'audace au moment même où il se montrait scolaire. Et puis rapidement le ton person­nel, génial, perce, et cet art si parti­culier de montrer sans dire, de décrire une spirale infinie autour du noyau central opaque, du secret du récit, forçant le lecteur à prendre part, à entrer dans le labyrinthe. C'est cette contrainte, cette fascina­tion qui donne tant de force à l'œu­vre. Expliciter serait atténuer. Il faut diriger le rêve du lecteur, le nourrir, mais amener ce lecteur à contribuer lui-même au rêve. On en a un excellent exemple avec *Évangeline,* première version de l'his­toire des Sutpen, qui se déploiera ensuite dans *Absalon, Absalon !* Les personnages sont déjà là : le colonel, ses enfants, Judith et Henry, et Charles Bon qui épouse Judith mais ne sera jamais accepté par le frère. L'histoire est aussi reconstituée par deux jeunes gens, imaginée et vécue à la fois par eux, ce n'est pas celle d'*Absalon* mais la malédiction est là, et l'amour du vieux Sud. Un Sud tout à fait mythique, déjà, dans la jeunesse de Faulkner, on le voit à d'autres récits qui touchent à ce thème, et qui sont d'ailleurs tous passionnants. Je pense à *Une revan­che,* où apparaît le docteur Gavin Blount, qui vit à la Nouvelle-Orléans, en 1920, dans le souvenir et la remémoration de la guerre civile. On y trouve ce dialogue : 134:302 -- *Mais on ne peut pas vivre à la fois dans le passé et dans le présent, dit Gordon.* *-- On peut essayer jusqu'à la mort.* Telle est la réponse de Blount. Le personnage se retrouve dans la nou­velle *le Caïd*. Il se tue, par honte d'avoir accepté que la fille de Dal Martin (le caïd) paraisse au bal des Gardes Chickasaw -- réservé aux vieilles familles de la ville, à ceux qui par leur nom au moins évoquent la guerre et l'honneur du Sud, et des­cendent des hommes qui formèrent ce régiment fameux des Gardes. Dal Martin, lui, est un parvenu. Il a commencé sa vie dans le pays misé­rable des Hautes-Terres. Il a été humilié, enfant, par un planteur et ses Noirs (comme Sutpen l'a été). Je dirais : « un petit Blanc », si j'avais le cœur d'employer cette expression qui servit d'injure à tous les Grands Blancs de la presse parisienne, au moment de l'Algérie. Inutile d'insis­ter sur la fin de l'histoire, sauf que Blount se tue par point d'honneur (il avait cédé, pour le bal, parce que Martin avait promis, et commencé de construire, un « musée Blount » à la gloire des anciens héros) et que personne ne le comprend. On trouve cela bizarre, Déjà en 1920, sa pen­dule retardait. *Idylle au désert,* qui donne son titre au recueil, est une histoire contemporaine, sans chevauchées ni nostalgie. Un peu mélo, mais c'est permis dans le genre, et extraordi­naire par le personnage du narra­teur, un facteur, paysan subtil à qui rien n'échappe. Un homme d'autre­fois, un civilisé, cela se voit bien par le contraste avec les personnages d'autres récits, les trafiquants d'al­cool d'*Il était un petit navire* ou les étudiants de *Clair de lune* qui sont eux tout à fait anonymes et inter­changeables, tout à tait yanquifiés. C'est l'Amérique « moderne », celle de Babitt, hier, celle qui va voir Rambo, aujourd'hui, conditionnée, sans intérêt. Il y a aussi deux nouvelles sur l'aviation de 1914-1918. On sait que Faulkner s'engagea dans la RAF, fut pilote, mais n'alla jamais au front (l'armistice arriva juste à ce moment). Ici, nous retrouvons John Sartoris, qui se fera tuer sur le front français, mais *Avec prudence et cir­conspection* est une aventure comi­que. Le pilote casse du bois, selon la vieille formule, c'est-à-dire des avions, l'un après l'autre, se fourre dans un pétrin inextricable, et ses chefs le soupçonnent d'avoir peur. Et malgré tout, l'histoire est très gaie. Cela nous ramène à un autre versant du génie de Faulkner, le comique, dont *Les Larrons* ne sont pas le seul exemple. Ici, on le trouve dans *Don Giovanni,* dans *L'esprit d'économie,* dont pourtant le point de départ est simplet : il s'agit d'un Écossais avare. Le chef-d'œuvre du genre est *L'après-midi d'une vache,* qui met en scène Faulkner lui-même, dans ses activités de fermier, le narrateur se présentant comme l'employé chargé d'écrire ses romans. Le ton pince-sans-rire est irrésistible. Une extrême sensibilité et l'imagi­nation juste, voilà sans doute les dons du romancier. Cette capacité de percevoir et de rendre les sensa­tions, les sentiments les plus fugaces, ou normalement les plus étrangers à sa propre nature, on en a partout la preuve, dans ces nouvelles. La cha­leur des rues de la Nouvelle-Orléans, le passage brusque d'un train dans les Alpes de la nuit du tunnel à la lumière éblouissante de la neige, la vulgarité d'une fille mal élevée, la rusticité du pilote qui fait la guerre pour arrondir son magot, ou encore étrange solitude de Zylphia Gant -- monstre digne de Jouhandeau -- tout cela et bien d'autres aspects du monde, Faulkner le rend vrai, indu­bitable, en quelques phrases. Il est plein de tendresse pour ces êtres à qui il donne vie. (« Un romancier est un amoureux du genre humain » disait Nimier.) 135:302 Il n'y a pas de plus beau passage, peut-être, dans ce li­vre, que celui où il évoque la rêverie béate d'une jeune femme enceinte « Elle se sentait aussi impersonnelle que la terre ; elle était une parcelle ensemencée, féconde, exposée aux forces de la lune, du vent, des étoiles, des quatre saisons ; exposée au soleil et aux intempéries, et cela depuis bien avant le registre du temps ; et cette parcelle de terre dormait, attendant la fin du sombre hiver et l'éveil de son printemps, avec toute la souffrance et toute la violence des finalités inéluctables, tendue vers une beauté qui ne dispa­raîtra jamais de la face du monde. » Il n'est pas donné à beaucoup, le don de mimer la vie dans ses aspects fondamentaux comme dans ses mo­des fugaces. Georges Laffly. #### Maurice Courant *Amour de mon amour *(Éditions Art et Lumière, Paris) Ce nouveau recueil de poèmes de Maurice Courant est, comme les pré­cédents, digne de l'intérêt fervent de tous ceux qui pensent que la médita­tion spirituelle du croyant peut seule donner au lyrisme son exacte valeur. Au fait, ce terme de « recueil » est sans doute trompeur, et il faut dire tout de suite qu'il ne s'agit point ici de compositions diverses réunies, comme on le fait souvent, sous un titre agréable mais vague. Consacrée à la louange de l'amour conjugal, cette œuvre se propose une exalta­tion supérieure au simple chant de l'humaine tendresse, et l'unité pro­fonde d'une ascension passionnée se résume dans la dernière page « Plus rien que le silence -- D'une bouche de feu -- Pour dire la pré­sence -- Infiniment intense -- En notre amour, de Dieu ! » Toute poésie est sans doute d'une certaine manière l'illustration de l'amour, mais là aussi on peut déplorer sou­vent que l'amour ne soit pas aimé ; du moins qu'il ne le soit pas assez, et que la pureté et la puissance du sen­timent connaisse une dégradation qui, d'abord insensible, amène jusqu'aux facilités décevantes. Il semble même que toutes les époques litté­raires révèlent ce péril ; et les criti­ques ou historiens de la littérature, loin d'encourager les réactions et l'effort des remontées, sacrifient vo­lontiers à une sorte de « respect humain » et de timidité pusillanime. Ils allèguent les vertus prétendues de la simplicité accessible à tout lecteur, le charme musical des effusions sen­timentales dépourvues de tout souci intellectuel. En fait, ils craignent de contrarier l'épicurisme ordinaire et banal ; ils réprouvent l'intention phi­losophique dont la dialectique leur semble pesante, et la perspective religieuse qui serait trop rigoureuse dans son exigence de pureté ; leur indulgence va d'emblée aux formes les moins louables du sentiment, et c'est là qu'ils disent trouver les réso­nances humaines les plus émou­vantes. Langueurs, esquisses fugi­tives, singularités violentes et parfois cyniques sont assurées de l'accueil favorable des doctes ; ils saluent de loin la poésie de l'amour sacré, et dédaignent toutes les recherches qua­lifiées de « platoniques », « pétrar­quistes » ou « précieuses ». 136:302 L'effet immanquable est l'affadissement de l'inspiration, et le lyrisme de l'amour n'est plus qu'un miroir brisé. Alors, et malgré ces appa­rentes subtilités et délicatesses, la mission du poète authentique consis­te à remonter vers les cimes ; le sens religieux de l'amour rend au thème toute sa plénitude et préserve à la fois l'ardeur vitale de la passion et les angoisses inéluctables de la desti­née. Entreprise sans doute quasi-surhumaine : mais la foi l'assume sans peur, sinon sans tourments ; et les tourments eux-mêmes sont un moyen d'aimer l'amour. Tel est le sens de cette œuvre de Maurice Courant. Son pèlerinage vers les sommets sait inclure les images charmantes et fragiles des heures et des lieux témoins de l'amour, le lan­gage des tendresses, les suavités des crépuscules et des automnes : les « mots dorés », « la pulpe chaude encore d'un fruit mûr » ; mais l'émotion naît de leur précarité : « Où t'en vas-tu courir ainsi, ma Bien-Aimée, -- Comme fleur de soleil à vivre condamnée -- Un peu plus que le jour et moins qu'une journée ? » Ce voyage des âmes unies les entraîne dans « l'ineffable contrée » où elles affronteront d'au­tres lumières plus intenses, symboli­sées par le diamant, le feu, le soleil d'une « solitude ardente », et les tumultes de l'anxiété métaphysique, figurés par les orages sur la mer, « la vague sur la vague ». Là est le désert auquel elles ne sauraient échapper, la soif de l'âme qui en cherchant les sources, garde la hantise des abîmes toute tendresse aspire à ce que la présence aimée ressuscite « en la ténèbre claire ». Le mouvement irré­versible anime chaque poème, et ne laisse jamais les images s'attarder à l'anecdote, même quand le ton se fait plus particulièrement élégiaque, comme dans : « Te souvient-il du paysage -- Où nous eûmes les yeux blessés -- Par la douceur du seul rivage -- Qui dans notre âme sut passer... », ou dans l'évocation du lierre : « Comme ce lierre -- En le temps profond -- Surgit d'une pierre -- Monte et se confond -- Avec la lumière... » L'apostrophe lyrique, exempte de rupture, entraîne le lec­teur dans l'ascension périlleuse mais puissante vers le plus haut amour sans que la tendresse humaine s'es­tompe ou pâlisse jamais. Le conseil donné aux chrétiens d'écarter la peur est une exhortation aussi précieuse en littérature qu'en tout autre domaine ; l'élévation du lyrisme ne saurait se réduire à un envol incer­tain et momentané de passereaux : il requiert cette ambition pure qui donne à la poésie de Maurice Cou­rant son incomparable éclat. Jean-Baptiste Morvan. #### Nicole Ferrier-Caverivière *Le Grand Roi à l'aube des Lumières *(PUF) En un précédent volume Nicole Ferrier-Caverivière avait proposé une *Image de Louis XIV dans la littérature française de 1660 à 1715* (P.U.F., 1981). Aujourd'hui elle a poursuivi plus avant sa recherche, de la mort du roi à la parution du *Siècle de Louis XIV* de Voltaire. 137:302 Dans les jours qui suivent la mort de Louis XIV des chansons se répandent dans les rues. Le peuple, versatile, se complaît à laisser éclater les ressentiments accumulés pendant ce long règne qui se termine. Une épitaphe, parmi cent autres chansons satiriques, résume un certain senti­ment populaire irrévérencieux : « Ci-gît Louis le Petit ; Ce dont le peuple est ravi, S'il eût vécu moins de vingt ans, Il eût été nommé le Grand. » En même temps, dans nombre de cathédrales de France, des oraisons funèbres célèbrent Louis le Grand avec plus de grandiloquence, et une démesure panégyrique cette fois. On célèbre le guerrier conquérant, le roi avisé, et le chrétien à la mort exem­plaire. L'auteur a retrouvé trente-deux de ces oraisons funèbres, celle de Mabillon est peut-être la plus sin­cère : non qu'il soit sévère pour le roi défunt (il parle du « règne des prodiges »), mais sa vision chré­tienne du monde est impitoyable pour la gloire royale. Le ton est solennel : « *Dieu seul est grand, mes frères, et dans ces derniers moments surtout où Il préside à la mort des rois de la terre, plus leur gloire et leur puissance ont éclaté, plus, en s'évanouissant alors, elles rendent hommage à sa grandeur suprême Dieu paraît tout ce qu'il est, et l'homme n'est plus rien de ce qu'il croyait être.* » Ajoutons que Louis XIV était bien empreint de cette humilité, lui qui, sur son lit de mort, recommandait à son arrière-petit-fils : « Ne m'imitez pas dans les guerres, tâchez de maintenir tou­jours la paix avec vos voisins, de soulager votre peuple autant que vous pourrez, ce que j'ai eu le mal­heur de ne pouvoir faire par les nécessités de l'État. Suivez toujours les bons conseils, et songez bien que c'est Dieu à qui vous devez tout ce que vous êtes. » Avec le recul du temps, les passions divergentes apaisées, les au­teurs de la première moitié du XVIII^e^ siècle jugent le règne de Louis XIV à l'aune de leurs préoccupations pré­sentes. Ceci est particulièrement vrai de tous ces penseurs qui rêvaient de « réformer » la monarchie et qui sont la première génération des Lumières : Henri de Boulainvilliers, l'abbé de Saint-Pierre, d'Argenson, le janséniste Duguet et, bien sûr, Montesquieu et ses redoutables au­tant qu'haineuses *Lettres Persanes.* Pour le premier, Louis XIV n'a jamais régné que « par la division, par la force et par la violence ». Tyran solitaire qui fait réaliser ses rêves de grandeur (Versailles, Marly, Le Louvre) au mépris du souci de son peuple et n'engage des guerres que par vanité. On lui reproche aussi le faste de son règne au nom de l' « utilité ». Nous sommes bien entrés dans le siècle des Lumières, c'est-à-dire de la raison desséchée et du matérialisme. L'abbé de Saint-Pierre n'hésite pas à écrire : « La peinture, la sculpture, la musique, la poésie, la comédie, l'architecture, (...) prouvent le nombre des fainéants, leur goût pour la fainéantise, qui suffit à entretenir et à nourrir d'au­tres espèces de fainéants ; gens qui se piquent d'esprit agréable mais non pas d'esprit utile. » Pour Mon­tesquieu, tout entier sous le charme de la pensée de Spinoza, Louis XIV fut « très propre à soutenir l'exté­rieur de la royauté, mais né avec un esprit médiocre », il fut un despote bigot et sénile. Au siècle des Lumières la cause de Louis XIV pourrait sembler per­due ; pourtant, en 1751, Voltaire fait paraître *Le Siècle de Louis XIV* où il n'hésite pas à contredire ses devanciers et à faire appel. Bien sûr, lui -- aussi, eût souhaité un Louis XIV « philosophe », mais son portrait du roi (et de « l'esprit des hommes dans le siècle le plus éclairé qui fut jamais ») est dégagé des partisane­ries des Boulainvilliers, Montesquieu, etc. Pour rédiger son ouvrage, Voltaire a évidemment rencontré nombre des contemporains du roi défunt, lu des journaux et des mémoires inédits, mais il a eu aussi accès aux archives des ministères et aux rapports des intendants. 138:302 Il mon­tre un Louis XIV sensible qui, ayant eu « le sort de voir périr en France toute sa famille par des morts pré­maturées », « dévorait sa douleur en public (...) tandis qu'en secret les ressentiments de tant de malheurs le pénétraient et lui donnaient des convulsions ». Voltaire aime ce roi guerrier, constructeur (l'Observatoi­re, le canal du Languedoc, les Invalides), « véritable roi » (qui sut se passer de premier ministre), civilisa­teur (protecteur de Molière, Racine, Boileau, Le Brun, Le Nôtre). Sans doute n'a-t-il pas été sensible à la dimension chrétienne du roi ; il n'est pas admirateur, par exemple, de la cérémonie des écrouelles, il ne com­prend pas la décision royale de révoquer l'édit de Nantes. Mais bien plus qu'un Saint-Simon il comprend que le siècle de ce roi « restera le modèle des âges encore plus fortu­nés qu'il aura fait naître ». Yves Chiron. 139:302 ## DOCUMENTS ### Le synode n'a pas été inutile *il a été nuisible* *Sous ce titre, un article de "Marcus" dans le périodique romain* Si si no no, *numéro du 15 janvier*. *En voici la traduction intégrale.* La publication de l'*Entretien sur la foi* du cardinal Ratzinger, puis la convocation inattendue d'un Synode qui devait, entre autres choses, « passer en revue » les applications de Vatican II, avait fait naître parmi les catholiques fidèles une petite espérance et sonné l'alarme parmi les néo-modernistes. Ceux-ci ont pointé leurs armes contre le cardinal Rat­zinger et plus ou moins ouvertement contre Jean-Paul II dans toute la presse catholique, de la revue *Concilium* au moindre bulletin paroissial. A la défense de la « ligne Ratzinger » sont montés en ligne les deux amis Henri de Lubac et Urs von Balthasar, qui ont trouvé une large hospitalité en Italie, surtout dans les périodiques des éditions *Communion et Libération.* Par leurs aveux sur les méfaits de l'après-concile, ils se sont avancés plus près de la réalité que le cardinal Ratzinger lui-même. Mais à peine les travaux du Synode avaient-ils commencé que toute prévision favorable ou défavorable s'est écroulée : au-delà des portes de la salle synodale n'avait pénétré même aucun écho, semble-t-il, de la fougueuse polémique de la veille. 140:302 « *Peut-être* », supposait *La Stampa* du 28 novem­bre 1985, « *le cardinal estime-t-il opportun de ne pas trop se mettre en évi­dence pendant quelque temps, après tous les cris soulevés ces mois derniers.* » Les deux âmes du Synode. En réalité, il n'est que trop facile de glaner dans les documents du Synode, depuis la salutation d'accueil par le cardinal Krol jusqu'au « rap­port final », deux âmes, deux courants opposés. Elles se manifestent plus ouvertement dans les rapports des réunions restreintes ou *circuli minores* (cf. *L'Osservatore Romano* du 4 décembre) et la presse laïque n'a pas manqué d'en faire la remarque. Le même jour *La Repubblica* prenait pour titre : « *Dites-le en clair, il est permissif ce diable de Ratzinger* » *;* et le « *Corriere della Sera* » *:* « *Les évêques de langue anglaise demandent que l'on fasse plus de place aux femmes dans l'Église ; les groupes les plus déci­dés à demander des réformes sont ceux de langue anglaise. Les deux groupes les plus tenaces pour dénoncer les dangers et les erreurs de l'après-concile sont ceux de langue allemande et l'un des groupes franco­phones.* » Les deux esprits du Synode affleurent et s'affrontent aussi dans le *Rapport final* sans parvenir à une rencontre ni à un arrangement, d'ailleurs impossible. Si bien que la presse a pu aboutir aux conclusions les plus opposées : « *De Ratzinger, même pas l'ombre* », dit *Il Giornale* du 30 novembre 1985. « *Synode : C'est la ligne Ratzinger qui l'a emporté* », lisait-on dans « *Il Messagero* » du 8 décembre 1985. Il faut que la chose soit claire dès le début : nous sommes loin (comme nous allons le voir) de la rencontre, qui a caractérisé le Concile, entre évêques libéraux et évêques fidèles à la tradition catholique. Les défenseurs de l'intégrité de la foi sont réduits à une poignée dans un petit coin. Ceux qui s'affrontent aujourd'hui sont les libéraux qui, en présence de l'évidence du désastre, freinent ou, du moins, voudraient freiner, et les libéraux qui accélèrent. (Si l'on parcourt la liste des participants, ce sont, pour la plupart, de vieilles connaissances.) Nous allons le montrer en nous tenant surtout au *Rapport final*, document officiel promulgué par le Synode à titre de conclusion, conjointement avec le « *Message du Peuple de Dieu* ». 141:302 Le point sur lequel on s'entend :\ on ne touche pas au Concile. Les deux courants du Synode confluent en un point : il faut à tout prix sauver le Concile. Déjà dans les résumés des diverses interventions fournis par la Salle de Presse du Vatican, la ritournelle est aussi mono­tone qu'hyperbolique : le Concile est « *une lumière* », « *une réponse valide aux méfiances actuelles* », « *un don providentiel* », « *ce fut une grâce pour toute l'Église* », « *un passage de l'Esprit Saint* », « *vraiment la plus grande grâce reçue en notre temps* ». Pourtant, il reste à expliquer comment il se fait que tant de « *grâce* » se soit traduite en pratique en un affreux désas­tre en tout domaine de la vie de l'Église, comme il ressort des interven­tions mêmes, qui annoncent une « *crise de spiritualité parmi les prêtres et les religieux* », « *la perte de l'esprit missionnaire* », « *la chute du nombre des missionnaires* », « *la diffusion de doctrines erronées* », « *l'abandon des moyens traditionnels de sanctification* », « *une Église populaire, qui penche vers les positions marxistes et qui attaque les structures hiérarchiques comme si elles étaient inventions humaines* », « *l'autonomie théologique revendiquée par certains au mépris du magistère* », « *l'amoindrissement du culte public rendu à la sainte eucharistie* », « *la sécularisation de l'enseignement de l'Église et de sa mission* », « *le grand fléchissement de l'esprit de péni­tence* », « *la liturgie et la vie de prière... devenues insipides* », « *le sacre­ment de pénitence ou confession abandonné ou même méprisé par un grand nombre* », « *des séminaires et des écoles de Théologie où s'enseignent de graves erreurs dogmatiques et morales* », « *des évêques qui se montrent fai­bles ou même qui soutiennent des erreurs ou qui semblent défendre ceux qui ont publié des doctrines fausses* », « *des défections, des erreurs et des dévia­tions parmi les religieux* », *etc.* Les mêmes Pères du Synode s'aperçoivent qu'ils doivent se réfugier dans un acte de foi : « *L'Église, nous le croyons fermement et nous le voyons* (*mais si c'était vrai, point ne serait besoin de le croire, moins encore de le croire fermement*) *trouve aujourd'hui dans le Concile la lumière et la force que le Christ a promis de donner aux siens à chaque âge de l'his­toire* » (Doc. Cath. 1909, p. 45). Plus engageante est la déclaration qui se lit dans le *Rapport final* : « *Unanimement et avec joie aussi nous avons vérifié que le Concile Vatican II est une expression légitime et valable et une interprétation du dépôt de la foi tel qu'il est contenu dans l'Écriture Sainte et dans la Tradition de l'Église.* » (Doc. Cath. 1909, p. 36.) 142:302 Où, comment et quand tout cela a été *vérifié* reste pourtant un mystère. A moins que la *vérification* ne consiste en affirmations gratuites démenties, parfois au cours de la même intervention, par des admissions qui, de gré ou de force, trahissent la réalité des faits. Par ailleurs, le cardinal Danneels, auteur du rapport, avait bloqué d'avance toute recherche de responsabilités en disant : il y a eu des problèmes et des travaux postconciliaires, « *il ne faut donc pas se laisse prendre à un faux raisonnement : post concilium, ergo propter concilium : après le concile, donc à cause du concile* » (*loc. cit*., p. 32). Alors que l'erreur fondamentale de logique consiste au contraire précisément à ramener tout rapport entre le Concile et le désastre qui a suivi à une pure succession dans le temps en excluant *sic* *et simpliciter,* sans plus, tout lien de causalité. L'aveu implicite\ de la faillite de Vatican II. Dans le *Rapport final,* les deux âmes du Synode commencent à s'affronter au moment où se dessinent « *les lumières et les ombres* » de l'après-concile, et ici l'essai d'accommodement aboutit à un résultat qu'il vaut la peine de signaler. D'une part on affirme que « *la grande majorité des fidèles a reçu le Concile Vatican II avec enthousiasme, bien que quelques-uns, ici ou là, lui aient opposé résistance* ». D'autre part, on admet qu' « *il y a eu certainement des ombres dans le temps postconciliaire* »... « *Cependant d'aucune manière on ne peut soutenir que tout ce qui s'est produit après le Concile s'est produit à cause du Concile.* » Donc pas tout, mais une partie « *Parmi les causes internes des difficultés* » on relève « *une lecture incom­plète et sélective du Concile et une interprétation superficielle de sa doc­trine* » (mais ne devait-elle pas être celle de toujours ?), « *dans un sens ou dans l'autre* » (quel autre ?). D'où la thèse que « *l'interprétation théologi­que de la doctrine conciliaire doit prendre en considération tous les docu­ments en eux-mêmes et dans leur rapport les uns avec les autres, ce qui permet d'exposer avec soin le sens intégral des propositions du Concile sou­vent entrelacées* » (*Ibid*., p. 37). Ainsi l'interprétation exacte de Vatican II est reconnue entreprise de spécialistes ou, pour mieux dire, vu le nombre et la masse des documents conciliaires, entreprise désespérée. 143:302 La suggestion qui suit est un remède pire que le mal, prévoyant « *la publication d'études expliquant les documents et les rendant plus accessibles à la compréhension de tous les fidèles* », lesquels, après s'être cassé et embrouillé la tête sur les documents conciliaires, devraient se la casser maintenant sur l'explication des explications de la doctrine de l'Église (car c'est ce que se proposaient d'être et auraient dû être les documents de Vatican II), explications -- les dernières par ordre de succession -- dont se chargeraient ensuite Dieu sait quels « théologiens » à la mode ! Au lieu de se hisser sur les sommets, ne serait-il pas plus digne, plus sérieux et surtout plus honnête d'avouer la faillite d'un Concile « pasto­ral » *qui avait pour unique but avoué de rendre la doctrine catholique acces­sible à tous ?* La « ligne » du compromis. Dans le *Rapport final*, les deux âmes du Synode se côtoient par­fois tout simplement en demeurant totalement étrangères l'une à l'autre. Voici par exemple ce que l'on peut lire au n° 3 des « Sources vitales de l'Église » : « *Avec joie nous reconnaissons tout ce que les théologiens ont fait pour élaborer les documents du Concile de Vatican II, puis aider à leur fidèle interprétation et à leur fructueuse application dans l'après-Concile. Mais d'autre part nous déplorons que, de nos jours, les discussions théologiques aient parfois été pour les fidèles des motifs de confusion.* » Mis à part le fait que, vu l'éloge accordé à la « fidèle interprétation » donnée par « les théologiens » sans exception, les auteurs des « interpré­tations superficielles » et des « lectures incomplètes et sélectives », déjà notées comme causes « internes » des « ombres » postconciliaires, finissent par être relégués parmi les « inconnus habituels », il reste difficile, ou pour mieux dire impossible, de concilier l'interprétation « fidèle » et l'ap­plication « fructueuse » du Concile de la part des théologiens avec la « confusion » répandue parmi les fidèles par les « discussions théologi­ques ». Ceci, en ce qui concerne la logique interne du texte. Mais en ce qui regarde son rapport avec la réalité, c'est à se demander comment les évêques peuvent louer les théologiens qui ont pontifié dans le post-concile. N'ont-ils jamais feuilleté les ouvrages, ne disons pas d'un Küng, mais d'un Congar, d'un Schillebeeckx, d'un Boff ? (Ceci pour en citer quelques-uns seulement, la liste en serait interminable.) Comment peuvent-ils attri­buer de bonne foi la « confusion » des fidèles aux seules « discussions théologiques », feignant d'ignorer que non seulement la matière à opinions libres mais toutes les vérités de foi définie ont été mises en discus­sion par ces « fidèles » interprètes du Concile ? 144:302 Comment peuvent-ils de bonne foi parler d' « applications fructueuses » de la part des théologiens alors que l'unique fruit obtenu est non la confusion mais le scandale du peuple chrétien ? Scandale qui augmente et qui augmentera encore, car les « pères » sont remplacés par leurs « fils » et les hérésies qui hier se lisaient dans les livres ou les bulletins des universités, même pontificales, aujour­d'hui les nouvelles levers sacerdotales (très réduites, par la justice mais aussi par la miséricorde de Dieu) les prêchent du haut des autels. En réa­lité, ce qui l'a emporté au Synode, ce n'est pas la « ligne » du cardinal Ratzinger, qui d'ailleurs ne manque pas de tortuosité, mais la ligne, plus tortueuse encore, du compromis. Les têtes de ligne de la démolition\ tiennent bon. Tout en se pliant à reconnaître quelques « ombres » de l'après-concile, les libéraux outranciers ont cependant tenu bon sur les points essentiels de la démolition de l'Église. Sur un œcuménisme équivoque, source de confusion et de ruine pour les âmes des catholiques et des non-catholi­ques, le *Rapport final* n'a rien d'autre à dire sinon qu'il « s'est pro­fondément et d'une manière indélébile inscrit dans la conscience de l'Église ». Mais ce qu'il y a de pis concerne la « collégialité ». « *La théologie de la collégialité est beaucoup plus étendue que son sim­ple aspect juridique. L'esprit collégial est plus vaste que la collégialité effec­tive entendue dans un sens exclusivement juridique* », lit-on dans le *Rapport final*. C'est ainsi que subrepticement on donne pour démontrée l'existence dans l'Église d'une collégialité au *sens juridique,* ce qui est abso­lument faux et contraire à l'Écriture, à la Tradition, à l'histoire bimillé­naire de l'Église. Toujours subrepticement, on donne pour démontrée l'existence d'un « principe théologique de la collégialité » indémontré et indémontrable. Celui qui a vécu le concile, et qui ne connaît que la lutte serrée qui y fut menée contre la « miraculeuse » découverte -- au bout de deux mille ans -- d'une structure « collégiale » dans l'Église, peut mesurer à sa juste valeur la gravité des thèses citées et juger des nuées menaçantes qui continuent de s'accumuler à l'horizon de l'Église. Il peut mesurer aussi la pente du déclin parcourue du Concile au dernier Synode. Au Concile Mgr Carli et avec lui le cardinal Browne, Mgr Lefebvre et de nombreux autres prélats ont défendu l'intangible structure divine de l'Église parce que « *le principe de la collégialité juridique ne peut se prouver ni par la Sainte Écriture, ni par la théologie, ni par l'histoire* » ; 145:302 et leur résistance tenace a obtenu de Paul VI la fameuse « Note explicative préa­lable » qui rééquilibre au profit de la Tradition la doctrine de la Consti­tution dogmatique *Lumen Gentium.* Au dernier Synode, au contraire, dans le document final voté presque à l'unanimité, on donne pour certain, en se dispensant de toute démonstration, l'existence d'une « théologie de la collégialité », de la « collégialité entendue au sens exclusivement juridi­que », d'un « principe théologique de la collégialité ». Et quant à ce « signe et instrument de l'esprit collégial » que seraient les conférences épiscopales, on concède sans doute qu'elles « ne peuvent être directement déduites » (ce qui laisse entendre qu'indirectement elles le peuvent) du principe théologique (inexistant et pourtant présenté comme certain) de la collégialité, mais on suggère que, « *puisque les conférences épiscopales sont particulièrement utiles, vraiment nécessaires, ... on souhaite l'étude de leur "statut" théologique... plus clairement et plus profondément explicitée* » (*Ibid*., p. 41). Et pourtant, dans son « Entretien sur la foi », le cardinal Ratzinger, en harmonie avec tous ceux qui se sont opposés à la collégia­lité pendant le concile, dénie tout fondement théologique aux Conférences épiscopales, en illustre exhaustivement le rôle exorbitant et délétère, et avertit, sur un ton extrêmement grave : « *Il s'agit de sauvegarder la struc­ture divine de l'Église.* » En effet, pour appeler les choses par leur nom, la « collégialité » n'est pas autre chose que la reviviscence de cet épiscopa­lisme qui limite le pouvoir juridictionnel du pape au profit des évêques (théorie conciliaire, gallicanisme, fébronianisme) contre lequel le Concile Vatican I a fulminé l'anathème (Denzinger-Umberg éd. 1932 n° 1831, voir aussi 1827, cf. Dumeige, *La Foi Catholique,* n° 476 et 472). La victoire des outranciers. a\) La décentralisation ou désagrégation de l'Église. Jusqu'ici, le Synode se réduirait à une parade inutile, à une blague faite au « peuple de Dieu ». Malheureusement, il y a pis que cela ; les libéraux outranciers, toujours tendus vers Vatican III, ont même réussi à marquer quelque point à leur avantage. La troisième partie du *Rapport final*, intitulée « L'Église comme communion », ce qui est significatif, finit sur cette suggestion : « *Est recommandée une étude pour examiner si le principe de subsidiarité, en vigueur dans la société humaine, peut être appliqué à l'Église, et dans quelle mesure comme dans quel sens l'application pourrait ou devrait être faite.* » 146:302 A cette occasion on époussette de nouveau Pie XII (*Acta Apostolicae Sedis* 38, p. 144) citant lui-même un passage de Pie XI dans Quadrage­simo Anno : « *Toute activité sociale est, de sa nature, subsidiaire ; elle doit servir d'appui aux membres du corps social sans jamais les détruire ni les absorber. Ce sont là des paroles vraiment lumineuses, valables pour la vie sociale à tous ses degrés, et même pour la vie de l'Église, sans préjudice pour sa structure hiérarchique.* » ([^41]) Sur la mentalité de ceux des Pères du Synode qui manifestement se sentent « détruits et absorbés » par Rome, nous sommes éclairés par l'in­tervention de Mgr Yves Lorscheiter (Cf. *L'Osservatore Romano* du 30 novembre 1985, p. 5). Admettant qu'il existe, contre le « principe de sub­sidiarité », « *un héritage historique de centralisation, que le Concile a cher­ché à surmonter mais qui subsiste toujours* », l'évêque brésilien exhorte à « *continuer de marcher dans la direction d'une application plus humble et plus courante du principe de subsidiarité* ». Et il précise : « *Tous les domaines de la vie des Églises pourraient être objet de réflexion en ce sens : les préceptes du droit ecclésiastique, la liturgie,* la solution des problèmes de doctrine, *etc. Le Synode devrait en quelque sorte combattre le préjugé défa­vorable aux initiatives des Églises locales qui cherchent à exprimer le chris­tianisme selon leurs légitimes traditions locales.* » Quiconque attendait du Synode un remède quelconque aux malheurs de l'Église n'a plus qu'à abandonner tout espoir. Non seulement les Pères se sont refusé à prendre sérieusement en considération les blessures de l'Église, mais ils se préparent à lui en infliger d'autres. Il ne leur suffit pas que l'Église de Hollande nous ait donné son « catéchisme » hérétique ; il ne leur suffit pas que l'Église d'Amérique ait approuvé des « recettes pour confectionner le pain de messe » de nature à rendre invalides toutes les messes et à provoquer l'intervention de la Congrégation de la Foi ; il ne leur suffit pas que l'Église du Brésil, dont fait partie Mgr Lorscheiter, favorise un communisme camouflé en « théologie de la libération » ; il ne leur suffit pas que l'Église d'Allemagne encourage le passage au luthéra­nisme du conjoint catholique d'un mariage mixte au nom d'une conscience tout à fait subjective. Bref, la désarticulation de la doctrine déjà définie et de la pratique séculaire de l'Église, opérée jusqu'à ce jour par les différentes Églises de plus en plus autocéphales entre lesquelles l'institution des Conférences épiscopales fragmente l'Église une de Notre-Seigneur Jésus-Christ ne leur suffit pas. Ce que l'on veut et que l'on demande, sous le voile de la « communion » et la forme de la « suggestion » (peu importe que Rome l'accepte ou le rejette, on a l'intention déclarée de procéder à la réalisa­tion), c'est le renoncement du pontife romain à tout reste d'autorité, c'est la légitimation de l'anarchie épiscopale, l'atomisation et donc la désinté­gration de l'Église. 147:302 Car c'est là, et rien d'autre, ce que voudrait dire « reconnaître aux Églises locales la faculté » -- qu'elles n'ont jamais eu en droit, bien qu'elles l'usurpent en fait de nos jours -- de « résoudre les problèmes de doctrine », ce qui est bien autre chose qu' « exprimer le christianisme selon les traditions locales légitimes ». Et le fait que ces évêques, qui montrent une telle passion pour les « traditions locales », n'ont pas le sentiment de devoir s'arrêter devant « l'héritage historique de centralisation », pourtant reconnu (et cela veut dire devant la tradition bimillénaire de l'Église qui, appuyée sur la Sainte Écriture, est toute en faveur d'un primat non d'honneur mais de juridic­tion effective du pontife romain), cela montre combien de chemin non seulement la tendance épiscopaliste mais aussi ce que le cardinal Siri appelle « l'esprit anti-tradition » a parcouru depuis 20 ans. b\) L'Église d'assemblées, ou le Concile permanent. Au terme du *Rapport final* on lit : « *Puisque le monde est en continuelle évolution, il faut continuellement aussi analyser les signes des temps.* » D'où la suggestion d' « examiner de nouveau » dans leur essence (« ce qu'est ») et dans leur réalisation (« comment faire passer dans la pratique ») une série de thèmes déjà traités par le Concile et résolus par lui (bien ou mal, peu importe ici). C'est la logique de l' « aggiornamento », pour lequel les « nouveautés » du Concile sont déjà vieilles et il est urgent de procéder à un renouvellement continuel pour « l'Église de notre temps », « en des situations toujours nou­velles ». L'éditorial de La Civiltà Cattolica du 21 décembre 1985 nous en donne confirmation : « ...*Le Synode... a indiqué les problèmes qui sont nés au cours des vingt années qui ont suivi le Concile,* (*comme on le verra dans quelques lignes, il s'agit au contraire de problèmes déjà débattus au Concile*) *et qui requièrent un approfondissement ultérieur. Tels sont la collé­gialité, les conférences épiscopales, le rapport entre Église et monde, la théo­logie de la croix, la théorie et la pratique de l'inculturation, le dialogue avec les religions non chrétiennes et avec les non-croyants, le sens de l'option préférentielle pour les pauvres, la doctrine sociale de l'Église par rapport à la promotion humaine dans des situations toujours nouvelles. Sur de tels pro­blèmes, il a dit des choses de grande valeur qui peuvent aider à leur solu­tion, mais* il en a laissé l'approfondissement ultérieur aux théologiens*, en communion et en dialogue avec la hiérarchie et* avec tout le peuple de Dieu*. Ce fut donc un Synode "ouvert" : ouvert aux nouveautés, à l'avenir...* » 148:302 Non seulement tous les thèmes de Vatican II, implicitement déclaré dépassé, sont donc remis en discussion, mais le débat rouvert est transféré de la salle conciliaire... sur la place publique ou à l'assemblée du « peuple de Dieu ». On ne touche pas au Concile, disions-nous plus haut. Il serait plus exact de dire qu'on n'y touche que pour une mise à jour ultérieure. Les libéraux outranciers n'ont plus besoin de réclamer un Vatican III : il est déjà en action. On sait que Paul VI avait fait demander au P. Pio un mot pour le Concile. Le Père répondit : « *Qu'il y mette fin au plus vite : il a déjà fait trop de dommages !* » Maintenant que la logique de l'aggiornamento met l'Église en état de Concile permanent, qui peut prévoir les dommages auxquels ce Synode « ouvert » va donner accès ? Il n'y a pas de digue. Le discours de clôture adressé par Jean-Paul II à l'assemblée synodale (*cf. L'Osservatore Romano* du 8 décembre 1985) n'autorise à espérer aucune opposition aux signaux menaçants qui viennent du Synode. C'est surtout le fait d'avoir renoncé à publier selon l'usage un document pontifical de clôture et d'avoir permis de publier à sa place le Rapport final rédigé collégialement qui constitue un nouveau pas en avant dans la « collégialité ». De plus, Jean-Paul II a déclaré : « *L'on peut affirmer à bon droit que le Synode a fait grand bien au Concile Vatican II, car il perfectionne les règles que le Concile avait fixées.* » Par ces paroles, le pape semble sanc­tionner l'ouverture d'un procès de continuelle remise à jour de Vatican II, ce qu'il semble confirmer en encourageant à célébrer « *des Synodes ordi­naires, et, lorsqu'il y a lieu, extraordinaires* » précédés d'une préparation en forme de référendum qui comporte « *la participation de tous* ». Conclusion. Le Synode s'est clos à la satisfaction de tous : des libéraux modérés qui avaient cherché à freiner, satisfaits de ce qu'avec les lumières on avait noté aussi les ombres de l'après-concile, et surtout de ce (qu'à les enten­dre) on avait évité le pis (cf. dans *Il Sabato* du 13 décembre 1985, le théo­logien du groupe allemand von Schomborn : 149:302 La question du partage des pouvoirs, de la forme de structure (de l'Église) a été éludée) ; satisfaction des libéraux outranciers qui aspirent à Vatican III parce qu'ils ont soli­dement maintenu les amorces de la démolition et surtout parce qu'ils se sont ouvert la voie menant à de nouveaux « perfectionnements » du Concile. Le pape aussi est satisfait parce qu'en même temps que la « liberté » de pensée des Pères l' « unité » aussi a été sauvegardée (Cf. *Le discours du pape à l'Assemblée synodale,* n° 4 et 5, *L'Osservatore Romano* du 8 décembre 1985). Celle qui en a fait tous les frais, c'est la vérité. Unité donc dans le compromis, non dans la vérité. Il s'ensuit : 1\) que, toute unité de compromis étant précaire, le heurt n'a pas été écarté mais seulement remis à plus tard ; 2\) que le *Rapport final* du Synode, comme tous les documents d'Église de ces vingt dernières années, est vicié par son irréalisme. Tout se passe comme si les évêques avaient perdu tout contact avec l'état réel de l'Église, ou comme si, ayant perdu la foi, ils n'étaient plus en état de la juger pour ce qu'elle est, ou encore que, tout en jugeant correctement, ils se refusassent à reconnaître la vérité des faits. C'est irréalisme, en effet, de parler de « difficultés », de « problèmes », d' « ombres », tout au plus de « points négatifs » au moment où une crise sans précédent fait craquer la structure même de l'Église au point que, sans la promesse divine que les puissances de l'enfer ne prévaudront pas, il serait raisonnable de prévoir l'écroulement. (Penser à « la question du partage des pouvoirs » de l'Église, que l'on s'imagine ici avoir écartée.) Irréalisme que l'exhortation qui se lit au début du message du Synode au Peuple de Dieu : « *Ne nous arrêtons pas aux erreurs, aux confusions, aux fautes qui, à cause du péché et de la faiblesse des hommes* (*causes trop éloignées, un alibi dans le cas d'espèce*)*, ont occasionné des souffrances au sein du peuple de Dieu.* » (D.C. 1909, p. 45.) Madiran en a fait la juste remarque : « *Ils en parlent déjà au passé, comme si ces souffrances, ces erreurs et ces confusions étaient parties toutes seules* » (PRÉSENT, 12 décembre 1985) ([^42]). De notre part, nous ne saurions imaginer plus d'insouciance, plus de mépris du peuple de Dieu, alors qu'il suffirait d'un petit rien pour rétablir le contact avec lui, comme le montre le succès obtenu par le livre du car­dinal Ratzinger : il suffirait de commencer à dire honnêtement un peu de vérité. 150:302 Le Synode a été, au contraire, une consultation aussi ridicule que tra­gique au chevet d'un grand malade. Les médecins se sont mutuellement entretenus dans l'illusion (évidemment dénuée de sincérité) que le patient va bien, qu'il éclate de bonne santé. Ensuite, ils ont condescendu à pren­dre en considération quelqu'un de ses maux secondaires. Les plus crimi­nels, enfin, se sont assuré la possibilité d'intervenir ultérieurement sur le malheureux... pour hâter sa fin. Conclusion : comme « vérification » du concile, le synode a été une faillite. En tant qu'il était destiné à faire revivre l'atmosphère du concile, il faut reconnaître qu'il n'a que trop bien réussi, car il s'est déroulé dans la même atmosphère d'ambiguïté et de compromis qui sont par eux-mêmes trahison de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans sa doctrine et dans son Église. \[Fin de la traduction intégrale de l'article de "Marcus" : « Le Synode n'a pas été inutile, il a été nuisible », dans le périodique romain *Si si no no* du 15 janvier 1986.\] 151:302 ## INFORMATIONS ET COMMENTAIRES ### Lettre à Jean Madiran sur la question juive dans l'Église par Michel de Saint Pierre Cher Jean Madiran, J'ai lu avec un intérêt très vif votre article dans ITINÉRAIRES de mars 1986, intitulé : « *La question juive dans l'Église* »*.* Une fois de plus, vos citations -- et les commen­taires que vous en faites -- expliquent lumineusement votre propos. 152:302 1°) Je déplore avec vous que les relations avec les juifs soient rattachées au Secrétariat de l'Unité, ce qui -- compte tenu de mes nombreux séjours en Israël et des rapports que j'ai pu y entretenir avec des personna­lités du rabbinat -- est proprement incompréhensible pour moi. 2°) Notre « patrimoine spirituel commun », entre chrétiens et juifs, est à coup sûr important, cela ne fait pas de doute, puisqu'il s'agit ni plus ni moins de l'Ancien Testament. 3°) Mais l'ambiguïté que Paul VI, puis Jean-Paul II ont entretenue et entretiennent autour de cette notion est particulièrement choquante. 4°) Car enfin, comment ose-t-on « rapprocher » ainsi -- aux yeux de la communauté catholique qui est ici scandaleusement abusée -- le Dieu que nous ado­rons avec celui des juifs, ou avec celui des musulmans ? Sous prétexte de monothéisme, que ne dit-on pas ? Je crois que nous sommes, en effet, tout près d'entendre que musulmans et chrétiens ont, eux aussi, foi en un même Dieu. 5°) Or le Dieu des juifs, c'est évident, n'est pas le nôtre. Il faut voir avec quelle opiniâtreté farouche les « théologiens » juifs affirment que le Messie n'est pas encore venu -- et que le Christ n'était donc qu'un prophète parmi les autres. A partir du moment où le Dieu Trinitaire révélé par l'Évangile est effacé, à partir du moment où la personne du Christ n'est plus divine, il ne peut s'agir, entre chrétiens et juifs, du même Dieu. Et je le répète : la spiritualité juive est non seu­lement contraire, mais terriblement hostile à la spiritua­lité chrétienne, surtout pour ce qui touche le Christ et Sa Mère. 153:302 En ce qui concerne les musulmans, je n'ai pas besoin d'insister. Pour qui a lu le Coran de première ou seconde main, comment la confusion serait-elle possible ? 6°) J'en déduis que, de la part du pape ou de ses conseillers, dire qu'il faut « en tout cas se débarrasser de la conception traditionnelle » -- et surtout, oser dire (de la part d'une Commission pontificale) que nous devons prendre notre responsabilité « de préparer le monde à la venue du Messie », c'est exactement tenir un propos *hérétique.* 7°) Enfin, après les si étranges discours de Paul VI (à l'ONU et ailleurs), quelle tristesse est la nôtre d'en­tendre Jean-Paul II aller plus loin que son maître, appelant les chrétiens à pratiquer avec les juifs « une étroite collaboration vers laquelle nous pousse notre héritage commun, *à savoir le service de l'homme* ». Tout cela, hélas, se tient fort bien. Je pense, pour ma part -- et je pourrais même dire, j'en suis sûr, compte tenu des documents que nous avons eus entre nos mains -- qu'il s'agit bel et bien là d'une massive et lente manœuvre maçonnique, tendant à faire perdre à l'Église catholique, dans un premier temps, son identité (ou du moins, à nous la faire perdre de vue) -- d'autre part, à *changer dans ses profondeurs* une religion qui n'aura plus de « catholique » que le nom. Les docu­ments dont je parlais plus haut nous montrent que ce dessein est déjà vieux de plus de cent ans. N'en dou­tons pas une seconde, cher Jean Madiran : Satan lui-même est à l'œuvre. Enfin, ayant approché deux fois le pape Jean-Paul II, l'ayant d'autre part vu prier tout à côté de moi, à Lourdes, en 1983, je ne puis croire à une intention maligne de sa part Mais je crois que ce Slave subit peu à peu la contagion de ses propres charismes. 154:302 Non seulement il ne gouverne pas l'Église (qui est en fait gouvernée par Silvestrini et Casaroli interposés), mais il commence, me semble-t-il, à divaguer (je ne vois pas d'autre mot) en matière d'œcuménisme. De cet œcumé­nisme dont Paul VI disait qu'il serait « la partie la plus mystérieuse de son pontificat ». Deux exemples entre vingt autres : -- Cette photo prise récemment aux Indes, où l'on voit le pape recevant du pouce d'une jeune Indienne, sur le front, « *le signe de reconnaissance des adorateurs de Shiva* ». Je vous recommande à ce sujet les com­mentaires de l'abbé Sulmont dans son dernier bulletin que je viens de recevoir. Voici la conclusion de l'abbé Sulmont : « Les chrétiens se souviennent qu'ils ont reçu le jour de leur confirmation, sur le front, l'onction de l'Esprit Saint, et ils ne pensent pas que cette onction ait besoin d'une surimpression quelconque pour que le message évangélique parvienne jusqu'aux extrémités du monde. » La foi dans le Christ serait-elle donc réser­vée, désormais, à quelques démocraties occidentales ? -- D'autre part, le pape Jean-Paul II aurait dit (et je crois que c'est rigoureusement exact) à New Delhi « La collaboration entre toutes les religions est une exigence pour la cause de l'humanité. Hindous, musul­mans, sikhs, bouddhistes, jaïnas, parsis et chrétiens, nous sommes réunis pour proclamer la vérité *sur l'homme...* Les discriminations basées sur la race, la couleur, le credo, le sexe ou l'origine ethnique sont radicalement incompatibles avec la dignité humaine. » Le mot « Credo » placé entre les mots « couleur » et « sexe », c'est proprement scandaleux, au sens le plus évangélique du mot. Compte tenu de mes relations avec certains cardi­naux amis, il y a longtemps que je n'espère plus grand chose du pontificat de Jean-Paul II. 155:302 A présent, il me semble que la mesure est dépassée -- et pour ma part, à 70 ans, je déclare ne pas vouloir changer d'un iota les vérités ni les exigences de la foi, telles qu'elles m'ont été enseignées. J'ai l'intention de publier les commentaires de l'abbé Sulmont sur le voyage du pape aux Indes dans l'un des prochains bul­letins de CREDO... Tout cela, je vous l'assure, ne va pas sans une grande souffrance. Voici longtemps que nous sommes quelques-uns à batailler -- et vous avez toujours été au premier rang. Quant à moi, l'année 1985 passée pres­que entièrement à l'hôpital m'a servi de retraite, puis­que je pouvais dire chaque jour mon chapelet, et puis­que je pouvais chaque jour communier. Le seul pro­blème, pour moi, est de savoir jusqu'où je puis aller dans l'exercice de l'influence qui m'est actuellement accordée. L'essentiel, c'est le bien des âmes. Et je ne veux pas, nous ne voulons pas connaître d'autre but... Croyez, cher Jean Madiran, à mes sentiments les plus reconnaissants, fidèles et fraternels. Michel de Saint Pierre. 13 mars 1986. 156:302 ### Après le 16 mars #### I. -- L'illusionniste Le 17 mars, vingt-quatre heures exactement après la clôture d'un scrutin qui avait été celui de la déroute de la gauche, le président Mitterrand retournait en deux phrases la situation à son profit. Il en donnait une interprétation officielle qui aussi­tôt allait psychologiquement prévaloir « *Vous avez élu dimanche une majorité nouvelle de députés à l'Assemblée nationale. Cette majorité est faible numériquement, mais elle existe.* » 157:302 Au lendemain d'élections il convient en effet de compter les suffrages et c'est bien *numériquement* que l'on enregistre les résultats. Le Président s'était précipité pour tirer avant tout le monde la conclusion *numérique* qui lui convenait, et ainsi l'imposer dans les esprits : *il existe une nouvelle majorité, elle est numériquement faible.* En fait, la « nouvelle majorité » était le 17 mars numériquement imperceptible et réellement inexistante. On recensait 147 députés élus sur une « liste d'union UDF-RPR », 76 sur une liste RPR et 53 sur une liste UDF. Cela ne fait pas 289. Pour atteindre ce chiffre, qui est celui de la majorité, il fallait y ajouter subrepti­cement une dizaine au moins des 14 élus « divers droite », lesquels étaient « divers » essentiellement en ce qu'ils n'avaient pas adhéré à la « plate-forme com­mune de gouvernement UDF-RPR ». Ils n'auraient donc pas dû être comptés d'office comme appartenant à une majorité UDF-RPR qui n'existe pas sans eux. L'acte constitutif d'une telle majorité, ce fut la parole du Président, le soir du lundi 17 mars. Le président Mitterrand a réussi là un tour d'illu­sionniste. Son invention d'une majorité *numériquement faible* estompait dans l'opinion le fait que la gauche en général et lui-même personnellement venaient de subir une défaite *numériquement écrasante.* La gauche, en y comptant jusqu'aux « écologistes » (1,03 %) et « régionalistes » (0,10 %) avait recueilli au total 45,27 % des suffrages, contre 54,73 % à la droite : une différence qui est considérable et rarissime en France, où les élections se gagnent ordinairement par un pourcentage national de 51 contre 49. Un écart aussi important, dans un sens ou dans l'autre, que celui du 16 mars, est sans précédent sous la V^e^ Répu­blique. A l'Assemblée : 250 députés pour la gauche et 325 pour la droite ([^43]). 158:302 Pourtant cette déroute électorale de la gauche tout entière n'est pas la principale vérité *numérique* du 16 mars. La principale, c'est le désastre personnel du Pré­sident. Car la campagne du parti socialiste n'avait pas été une campagne socialiste mais une campagne prési­dentielle. Elle affichait un unique mot d'ordre, un seul appel : « *Avec le Président* »*.* Le Président lui-même s'était personnellement, s'était explicitement engagé à fond dans cette campagne, réclamant que l'on vote là-dessus et qu'on lui donne une majorité. C'est d'ailleurs grâce à ce renfort officiel que le parti socialiste, qui était tombé dans les parages de 20 %, a réussi un score de 31,04 %. C'est bon pour lui. C'est désastreux pour le Président. Il n'y a même pas eu un Français sur trois pour consentir le 16 mars à voter et marcher « avec » lui. Résultat d'autant plus écrasant qu'en face de la campagne « avec le Président », l'opposition UDF­RPR s'était abstenue de faire campagne directement « contre » lui, voulant ainsi, sans doute, ménager à l'avance les conditions psychologiques d'une prochaine cohabitation. 159:302 « Numériquement », le président Mitterrand est à coup sûr le chef de l'État le plus honni de l'histoire de France. Jamais aucun autre n'eut contre lui des mani­festations de rue « numériquement » aussi importantes que celles de 1984, le 4 mars à Versailles, le 24 juin à Paris. On a pu connaître, d'ailleurs rarement, des mani­festations matériellement comparables, comme le 30 juin 1968 : mais elles n'étaient pas *contre* le pouvoir en place. Le président Mitterrand détient à cet égard, et de très loin, un impressionnant record. Le cri « *Mitter­rand va-t-en* », généralement lancé avec une assonance plus énergique, est sous sa présidence le cri le plus populaire. Le scrutin du 16 mars a confirmé à quel point un tel sentiment demeure dominant. C'est pour­quoi l'allocution présidentielle du 17 mars, ne voulant « numériquement » connaître que la faiblesse « numé­rique » de la supposée majorité, est le plus beau tour de passe-passe arithmétique de la V^e^ République. *Si la nouvelle majorité est numériquement faible, c'est donc que le Président n'a été mis qu'à peine en minorité.* Il n'est pas battu, il n'est pas humilié, il n'est pas rejeté. Il peut continuer à mener le jeu et à « conduire », comme il l'avait annoncé, « les affaires de la France ». #### II. -- La prééminence présidentielle Il les conduira beaucoup moins aisément, c'est en­tendu, et beaucoup moins souverainement que lorsqu'il avait à l'Assemblée une majorité socialiste à ses ordres. Embarrassée, gênée, limitée, la prééminence présidentielle demeure pourtant, avec tout son poids constitutionnel. La campagne UDF-RPR avait voulu accréditer une double illusion, et elle s'y était si vivement employée qu'il semble bien que ses états-majors avaient fini par s'illu­sionner eux-mêmes. 160:302 Première illusion : croire que la majorité parlementaire aurait le pouvoir de constituer à son gré le gouvernement. Seconde illusion : s'imaginer, par une attention portée au seul article 20 de la Consti­tution, qu'il appartiendrait à ce gouvernement de « dé­terminer et conduire la politique de la nation ». Au lieu de considérer l'article 20 isolément, il faut prendre la Constitution en son entier. Et davantage encore. Considérer conjointement trois données : la *let­tre,* l'*esprit,* et l'*usage* constitutionnels. Il se trouve que depuis vingt-huit ans maintenant, et sous quatre prési­dences successives, ces trois données ont été cohérentes, constantes, inchangées : elles établissent en droit et en fait que l'autonomie du gouvernement qui « détermine et conduit la politique de la nation » est une autono­mie sous le Président. La lettre, l'esprit et l'usage cons­titutionnels de la V^e^ République indiquent que *le pre­mier des ministres a pour fonction d'être le second du Président.* Mais cette évidence est restée voilée, inaper­çue en dehors des avertissements motivés de PRÉSENT, à l'exception pourtant des deux remarquables articles d'analyse constitutionnelle écrits par Marcel Clément dans les numéros de *L'Homme nouveau* qui ont précédé le 16 mars. Il faut dire que lorsqu'un ancien président de la République comme Giscard d'Estaing, qui est supposé connaître la théorie et la pratique présiden­tielles, va jusqu'à prétendre que sans majorité parle­mentaire le Président n'a plus *aucun pouvoir de décision,* l'opinion est bien excusable de le croire sur parole. Mais cette contre-vérité, qui s'impose ainsi à l'opinion, s'impose à l'opinion seulement. Le fonctionnement réel des institutions n'en est pas modifié. 161:302 Naturellement on peut si on le veut -- si l'on en a l'occasion et la force -- transformer l'usage, changer l'esprit ou réformer le texte constitutionnels. Il est pos­sible que le premier ministre Chirac en ait l'intention (encore qu'il ait quelque motif de ne pas amoindrir un pouvoir présidentiel auquel il aspire). Mais cela n'a pas été fait. Et c'est créer une illusion que de raisonner comme si étaient déjà accomplis des changements aux­quels on sait bien pourtant que le président Mitterrand a la résolution et garde les moyens de s'opposer. #### III. -- Mitterrand sauvé par Chirac En 1984 était apparue la possibilité de renverser Mitterrand. Depuis 1984 une obscure et puissante conjuration a travaillé à le sauver. La première condi­tion du sauvetage était d'empêcher l'arrivée à l'Assem­blée d'une majorité compacte de 325 députés de droite contre seulement 250 députés de gauche. C'est pourtant bien le compte qui est sorti des urnes du 16 mars, mais ce n'est pas une majorité compacte, elle a subi une fracture, elle a exclu d'avance les 35 députés du Front national, et Jacques Chirac précisément est celui qui a joué le rôle principal dans la réalisation d'une telle fracture et dans le maintien d'une telle exclusion. Au plan régional où il n'y a pas eu le même ostracisme, le résultat fut immédiat : en conséquence du 16 mars, la gauche était balayée de 90 % des présidences de conseils régionaux. Au plan national, le pouvoir socialiste recule sans doute, il n'est pas balayé et il ne le sera pas aussi longtemps que Mitterrand conservera la présidence de la République. De quoi Jacques Chirac *habuit mercedem suam* par sa nomination au poste de premier ministre. 162:302 Pour sauver Mitterrand il ne fallait pas seulement, par l'exclusion du Front national, casser la future ma­jorité, il fallait aussi la détourner de son pouvoir réel par le mirage d'un pouvoir illusoire. Jacques Chirac, ici encore, apporta la contribution principale, en hypnoti­sant l'UDF-RPR sur sa prétendue faculté de constituer le gouvernement de son choix et de conduire la politi­que comme elle l'entendrait. La réalité est autre. La majorité parlementaire, en matière de gouvernement, n'a qu'un pouvoir *négatif :* celui de voter la censure par une majorité d'au moins 289 députés, ce qui en­traîne la démission obligatoire du gouvernement ainsi censuré. En censurant tous les gouvernements nommés par Mitterrand, la majorité pouvait contraindre politi­quement à se démettre le chef de l'État numériquement le plus impopulaire de l'histoire de France. Raymond Barre y songeait, Lecanuet n'aurait pas dit non, Léo­tard balançait. Il fallut Chirac, aidé sur ce point par Giscard, pour l'interdire. Mais Giscard, lui, n'en a pas encore été récompensé ; au contraire. #### IV. -- Sous la V^e^ République, on peut gouverner sans majorité parlementaire mais pas sans l'accord du Président Autre embrouille : à la méconnaissance de la lettre, de l'esprit et de l'usage constitutionnels qui avait ima­giné qu'une nouvelle majorité parlementaire aurait le pouvoir de former le gouvernement est venue s'ajouter une seconde méconnaissance : 163:302 complémentaire et en quelque sorte symétrique, elle a fait croire qu'un gou­vernement ne pourrait pas gouverner s'il n'avait pas une majorité parlementaire. En réalité, il lui suffit cons­titutionnellement pour gouverner, de *n'avoir pas une majorité contre lui,* ce qui n'est pas la même chose. La seule manière pour l'Assemblée nationale de renverser le gouvernement est de voter une « motion de censure » selon l'article 49 : « seuls sont recensés les votes favorables à la motion de censure qui ne peut être adoptée qu'à la majorité des membres composant l'Assemblée ». Pour que la motion de censure soit adoptée et le gouvernement contraint de démissionner, il faut donc que 289 députés la votent, bref : une majorité « contre », et une majorité qualifiée. N'ayant pas besoin d'une majorité pour gouverner, le gouvernement n'en a pas besoin non plus pour faire voter ses projets de loi. Le même article 49 stipule que « le premier ministre peut engager la responsabilité du gouvernement devant l'Assemblée nationale sur le vote d'un texte ». Et dans un tel cas, « ce texte est consi­déré comme adopté » si l'Assemblée ne vote pas une motion de censure. On oublie que le cas d'un premier ministre gouver­nant avec l'accord du Président mais sans majorité par­lementaire n'est pas simplement une hypothèse théori­que : ce fut le cas du gouvernement de Raymond Barre -- dans la seconde partie de la présidence de Giscard d'Estaing. Il n'avait pas une majorité parlementaire *pour lui,* le RPR ne taisait pas son désaccord croissant ; mais il n'avait pas de majorité *contre lui,* le RPR esti­mant ne pouvoir, pour des raisons morales et politi­ques, aller jusqu'à voter contre. 164:302 Le gouvernement Chirac astucieusement créé par Mitterrand est donc assuré de durer aussi longtemps qu'une crise grave à l'intérieur de l'UDF-RPR ne pro­voquera pas son sabordage ; et que, d'autre part, le Président n'aura pas décidé de le renvoyer. Sur ce dernier point on objecte que le Président, qui a le pouvoir personnel de choisir et nommer le premier ministre comme il l'entend, n'a aucun pouvoir de le démettre. Il est vrai que ce pouvoir n'est pas explicitement stipulé par un article de la Constitution. Mais il découle logiquement, il découle pratiquement de l'ensemble du texte constitutionnel. En effet, l'éven­tuel renvoi du premier ministre par le Président ne pourrait être souhaité par celui-ci qu'en cas de désac­cord fondamental provoquant une crise grave et dra­matique entre eux. Par le fait même d'une telle crise, le « fonctionnement régulier des pouvoirs publics » serait atteint : le cas est prévu par la Constitution, c'est jus­tement le Président qui, « par son arbitrage » et selon l'article 5, doit régler cette situation. Autrement dit, c'est le Président qui est constitutionnellement l'arbitre de tout litige grave survenant entre lui-même et son premier ministre, ce qui confirme que le premier des ministres, sous la V^e^ République, est le second du Pré­sident. Supposons maintenant que le premier ministre récuse l'arbitrage du Président mais ne donne pas non plus sa démission, c'est-à-dire qu'il refuse aussi bien de se démettre que de se soumettre. Le cas est, en subs­tance, prévu lui aussi par la Constitution : c'est le cas où « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels » se trouverait non pas seulement atteint, mais réellement « interrompu » : 165:302 cas explicite­ment traité par l'article 16, qui donne alors au Prési­dent personnellement, sans qu'il ait besoin d'aucune approbation préalable ou subséquente ni d'aucun contre-seing, le pouvoir absolu de « prendre les mesu­res exigées par les circonstances » selon son jugement souverain. Personne alors n'y peut rien ? Si : la majorité parlementaire. Mais elle peut seulement traduire le Président devant la Haute-Cour de justice (article 68). Dans une éventualité aussi extrême, mais nullement impossible, lequel des deux articles, l'article 16 ou l'ar­ticle 68, aurait la prééminence sur l'autre ? J'aperçois un léger avantage juridique pour l'article 68, puisque l'exercice des pouvoirs souverains de l'article 16 est limité par la réunion de plein droit du Parlement et l'interdiction de dissoudre l'Assemblée nationale. Donc la mise en application de l'article 16 ne pourrait empê­cher la mise en accusation du Président par la majorité parlementaire et son jugement par une Haute-Cour constitutionnellement composée de membres élus en son sein par la même majorité. Toutefois, si l'on en arrivait non plus à la simple menace de faire jouer de tels arti­cles (la simple menace avait suffi aux USA pour inciter le président Nixon à démissionner), si l'on était au point de réellement passer aux actes, dans une situation aussi tendue la résolution et le savoir-faire politiques auraient évidemment plus de poids que l'état juridique de la question. En résumé, pour gouverner sous la V^e^ République il faut : 166:302 1\. -- avoir été nommé par le Président ; 2\. -- conserver l'accord du Président ; 3\. -- ne pas avoir de majorité parlementaire contre soi. Par le fait d'être maintenant privé d'une majorité parlementaire à sa dévotion, la prééminence présiden­tielle est diminuée ou embarrassée, elle n'est pas sup­primée, elle survit. Il fallait chasser le Président ou accepter de le subir. On ne l'a pas chassé : on n'a pas fini de le subir. Au demeurant la gauche, malgré sa déroute électo­rale, ne conserve pas seulement la présidence de la République. Elle conserve les pouvoirs administratifs, les pouvoirs culturels, l'enseignement d'État. Le Prési­dent est là pour empêcher, s'il y a lieu, le gouverne­ment Chirac d'y porter trop gravement atteinte. Mais il faut considérer aussi un autre phénomène, de sens tout à fait contraire, et fort encourageant : la gauche a été battue sans l'Église ; l'épiscopat avait contraint les vas­tes organisations de l'enseignement catholique à se dé­clarer « neutres » entre les candidats défenseurs et les candidats adversaires de la liberté d'enseignement ; les évêques n'avaient politiquement dénoncé qu'un seul « péché » et déclaré la guerre qu'à un seul ennemi, le nationalisme français, assimilé odieusement à un « racisme ». Battre électoralement la gauche sans l'Église, battre la gauche malgré l'Église est en France sans pré­cédent. Quelque chose a donc bougé. 167:302 #### V. -- Un groupe parlementaire d' « extrême droite » Cette nouveauté sans précédent, une défaite de la gauche malgré l'Église hiérarchique, n'est pas sans connexion avec l'autre nouveauté sans précédent : l'ap­parition d'un groupe parlementaire du Front national. Pour avoir l'existence reconnue d'un « groupe par­lementaire », avec les prérogatives et les droits que cela comporte, il faut 30 députés. Le Front national en a 35. L'ostracisme décrété contre lui par une obscure conjuration maçonnico-cosmopolite et promulgué principalement par la voix de Jacques Chirac, action mau­vaise et nuisible, action anti-française, aura néanmoins pour effet accidentel de contribuer à mettre davantage en lumière la singularité d'un tel événement. Il y a longtemps que ce courant politique -- abusi­vement dénoncé comme d' « extrême droite », alors que ni sa pensée ni son comportement ne sont « extrémistes » ([^44]) -- n'avait pas eu de députés, ou n'en avait eu qu'épisodiquement et qu'isolés, comme Léon Daudet, Xavier Vallat, Philippe Henriot, Tixier-Vignan­cour. Ce courant n'avait jamais disposé au XX^e^ siècle d'un groupe parlementaire de 35 membres, avec les moyens matériels et politiques auxquels cela donne ré­glementairement accès. Il y avait en outre l'obstacle apparemment infranchissable du cercle vicieux légal pour pouvoir être élu il faut parler à la télévision, pour pouvoir parler à la télévision il faut avoir un groupe d'élus. 168:302 Jean-Marie Le Pen, par sa ténacité, sa vaillance, sa puissance de choc, son génie oratoire, a brisé le cer­cle. Et du même coup il a fait beaucoup plus encore, il a fait ce que personne en notre siècle n'avait fait en France. Ce n'est qu'une étape ? C'était la plus difficile. La suite viendra, au hasard des combats, à la grâce de Dieu. Mais justement : une suite, maintenant, peut venir. C'est pourquoi, au soir du 16 mars, le premier élan du cœur, la première pensée, ce fut : -- Jean-Marie Le Pen, merci ! Jean Madiran. ============== fin du numéro 302. [^1]:  -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro 299 de janvier 1986, p. 166. [^2]:  -- (2). Cf. ma préface à l'ouvrage de Marcel Clément : *Enquête sur le nationalisme* (Nouvelles Éditions Latines, 1957). [^3]:  -- (3). Citons en son entier le passage où Mgr Jullien apparente puis confond la piété avec l'équité : « *Le patriotisme est une vertu. C'est une question de vérité, de reconnaissance, de gratitude, de justice vis-à-vis de sa communauté nationale. Il s'agit de reconnaître sa dette sociale, culturelle, envers tous ceux dont nous sommes les héritiers. Une dette de justice envers la communauté nationale qui nous a portés, qui nous a faits, en partie, ce que nous sommes. Plus exactement même qu'une dette de justice, il faudrait parler d'équité, cet au-delà de la justice, cette justice plus fine qui s'appa­rente à la piété filiale, un terme bien ancien que l'on n'emploie plus, mais qui pourtant garde son poids de réalité, Dieu merci, dans l'existence. La piété filiale traduit une dette jamais remplie envers ses père et mère, mais aussi, en un sens, envers sa patrie* (*la racine, d'ailleurs, est la même, du père et de patrie*). *Cette dette là n'est jamais comblée parce que c'est une dette de vie et qu'on ne peut jamais la combler totalement. Cette justice, cette équité envers notre communauté naturelle, celle dans laquelle on est né, dont on a reçu la vie, se traduit par une exigence de fraternité, de solidarité et de service.* » On voit qu'il survit dans ce passage un certain reliquat, faible et vague, et maladroitement exprimé, non négligeable toutefois, de la doc­trine traditionnelle de la piété *naturelle,* partie (potentielle) de la vertu de justice. Y assimiler l'équité est une absurdité. Il y a en tout cela une dou­ble dérive. La première consiste à faire de la piété nationale une « équité envers notre communauté naturelle ». La seconde consiste à désormais la nommer « vertu de patriotisme ». Le vocabulaire et la nomenclature des vertus s'en trouvent arbitrairement bouleversés. -- Sur la piété naturelle, on pourra se reporter, entre autres, à notre étude : *La civilisation dans la perspective de la piété,* dans ITINÉRAIRES, numéro 67 de novembre 1962. [^4]:  -- (4). Pressentant qu'il risquait de susciter quelque surprise chez le catho­lique instruit, Mgr Jullien a fait suivre la publication de son homélie par une « *Note technique à l'usage d'un auditeur étonné* ». Supposant provo­quer à notre tour quelque stupéfaction chez un hiérarque ignorant, nous lui offrons la présente NOTE TECHNIQUE À L'INTENTION D'UN ÉVÉQUE MÉDUSÉ. Voici pourquoi l' « équité » n'est pas assimilable à la « piété ». L'une et l'autre sont des « parties » de la vertu de justice, mais nullement équiva­lentes. Une vertu a trois sortes de parties : les parties subjectives (qui sont les différentes espèces de cette vertu : « justice générale », « justice distri­butive », « justice commutative », « équité »), les parties intégrantes (qui en sont les composantes nécessaires : « faire le bien, éviter le mal ») et les parties potentielles (qui sont les vertus dérivées ou annexes, comportant quelque manque par rapport à ce qui constitue la vertu principale : « religion », « piété », « amitié », etc.). L' « équité » est une partie subjec­tive de la justice, la « piété naturelle » n'en est qu'une partie potentielle. La justice consiste en la disposition permanente à rendre son dû à cha­cun. La piété est cette justice infirme du « débiteur insolvable » qui n'ar­rivera jamais à rendre tout ce qu'il doit à ses parents, à sa patrie, à sa civilisation, et qui à la place leur rend un culte d'honneur. L'équité est au contraire la justice suprême, une justice supérieure, plus juste que la lettre de la loi et que l'exactitude matérielle de la dette : une « sur-justice » en quelque sorte, tandis que la piété demeure une « sous-justice », ne pou­vant être davantage. De cette infirmité qui caractérise la piété, Mgr Jullien a bien conservé un vague souvenir ; en y assimilant l'équité, il écrase complètement cette dernière, et il démontre spectaculairement quelle confiance appelle son autorité en matière de théologie morale. -- Ce que cherchent à exprimer les termes modernes de « patriotisme » et de « nationalisme » comporte en réalité trois éléments connexes, qui en lan­gage catholique se nomment : 1. -- la piété nationale, qui exprime l'amour de la patrie par un culte d'honneur ; 2. -- la justice générale (nommée dans les encycliques : justice sociale) qui assure la primauté du bien commun ; 3. -- la prudence politique (vertu du prud'homme, au sens où saint Louis disait : « prud'homme vaut mieux que bigot »), qui gou­verne dans chaque cas concret le choix et l'utilisation des moyens que réclament la justice et la piété. -- Outre l'étude sur La civilisation... citée plus haut à la note 3, on pourra consulter nos opuscules : De la justice sociale (Nouvelles Éditions Latines 1961) et Le principe de totalité (Nou­velles Éditions Latines 1963). [^5]:  -- (1). Ajout du pape saint Léon le Grand ( en 461). [^6]:  -- (2). A propos du PER QUEM HAEC OMNIA, il est bon de rappeler ici, avec Dom Guéranger, qu'autrefois « on apportait auprès de l'autel du pain, du vin, des légumes, des fruits » sur lesquels le prêtre prononçait ces paroles de bénédiction. « Aujourd'hui, il nous reste un vestige de l'ancienne cérémonie. Au jour de la Transfiguration (six août) les raisins (nouveaux) sont bénis à ce moment ; seule­ment nous n'employons pas les paroles du canon... » [^7]:  -- (3). Déclaration à *Radio-Solidarité* du 16 mai 85. Le pasteur Viot est président du Consistoire luthérien de Paris. Pour lui, le retour à l'ORDO de Pie V est un pas en arrière sur la voie de l'œcuménisme « parce que nous étions, dit-il, sur le che­min de l'inter-communion »... grâce à la messe de Paul VI. [^8]:  -- (1). « Attentifs au même Dieu qui a parlé, suspendus à la même parole, nous avons à témoigner d'une même mémoire et d'une commune expérience en Celui qui est le maître de l'histoire. Il faudrait ainsi que nous prenions notre responsabilité de préparer *le monde* à la venue du Messie en œuvrant ensemble pour la justice sociale, le respect des droits de la personne humaine et des nations, pour la réconciliation sociale et internationale. » [^9]:  -- (1). *De la mort de Colbert à la révocation de l'édit de Nantes : un monde nouveau ?* Colloque de Marseille, 1984 ; Cottret (B.) : *Terre d'exil. L'Angleterre et ses réfugiés français et wallons, de la Réforme à la Révoca­tion de l'Édit de Nantes,* Paris 1985, etc. [^10]:  -- (2). L'ouvrage de Mme J. Garrisson, *La révocation de l'Édit de Nantes,* Paris 1985, est partial et tout à la gloire du « pluralisme ». Toutefois, le sommet a été atteint avec le rassemblement du 22 septembre 1985 au châ­teau de Chessy, avec l'exposition « De la tolérance » et l'intervention de l'inévitable Olivier Clément, chantre lyrique de l'ère charismatique, qui devait donner « un point de vue orthodoxe » (!) sur la révocation... [^11]:  -- (3). Labatut (J. P.) : *Louis XIV, roi de gloire*, Paris 1984, pp. 274-271. [^12]:  -- (4). Martimort (A.-G.) : *Le gallicanisme de Bossuet*, Paris 1953. [^13]:  -- (5). « Les supercroisades de Louis XIV (1683-1689) » in Jansénius et le jansénisme dans les Pays-Bas. *Mélanges Lucien Cevssens*. Louvain 1982. [^14]:  -- (6). In Lippi (MA.) : *Vita di Papa Innorenzo XI*, Rome 1695, 2^e^ édi­tion 1889, pp. 67-68. [^15]:  -- (7). Blet (P.) S.J. : « Louis XIV et le baptême des protestants » in Études européennes, *mélanges Tapié*, Paris 1973, p. 147. [^16]:  -- (8). « Religion Prétendue Réformée ». [^17]:  -- (9). Dumont (J.) : *L'Église au risque de l'Histoire*. Paris 1982, p. 339. [^18]:  -- (10). Burkhardt (D.) : « Byzantium gallic perspectives from the reign of Louis XIV to 1900 as reflected in the Works of selected historians » in *Byzantina*, T. X, Salonique 1980, pp. 292-336. [^19]:  -- (11). Cité par N. Faucherre in « Vauban et la révocation de l'édit de Nantes », in *Bulletin de l'Association Vauban*, n° 1, Paris 1985. [^20]:  -- (12). Cf. notre thèse de doctorat : *Le diocèse de Tulle de la Réforme catholique à l'ère des Lumières*, Angers 1985, pp. 183-184. [^21]:  -- (13). Cité in Blanc (H.) : *De l'inspiration des camisards*, Paris 1859, pp. 165-166. [^22]:  -- (14). In Guitton (G.) S.J. : *Saint Jean-François Régis*, La Louvesc 1974, p. 88. [^23]:  -- (15). Cité in Blanc : *De l'inspiration des camisards*, pp. 169-170. [^24]:  -- (16). Sur Jurieu et sa controverse théologique avec le futur évêque de Tulle Charles du Plessis d'Argentré, le plus grand théologien scolastique du XVIII^e^ siècle, cf. notre thèse, pp. 244-253. [^25]:  -- (17). Mazouer (C.) : « La Véritable et miraculeuse conversion de Benoît de Canfield » in *Revue d'Histoire ecclésiastique*, Louvain, janvier-avril 1985, pp. 106-107. Sur l'anarchie régnant dans l'Angleterre réformée, cf. Loyer (O.) : *L'anglicanisme de Richard Hooker*, Paris 1979. [^26]:  -- (18). In Henri III, Paris 1971, p. 283. [^27]:  -- (19). Constant (J.-M.) : *Les Guise*, Paris 1984. Sur Henri III, cf. l'ex­cellent *Henri III pénitent* d'E. Fremy, Paris 1885. [^28]:  -- (20). Cité in Loth (D.) : Philippe II, Paris 1933, 2 éd. 1981, p. 202. [^29]:  -- (21). Darricau (R.) : « Une heure mémorable dans les rapports entre la France et le Saint-Siège : le pontificat de Clément IX » in *Bullettino Sto­rico Pistoiese*, Pistoie 1969, p. 92. [^30]:  -- (22). In *La France*, Paris 1982, pp. 298-299. [^31]:  -- (23). Cf. Bluche (F.) : *La vie quotidienne au temps de Louis XVI*, Paris 1980, p. 78. [^32]:  -- (24). Beauberot (J.) : *Le retour des Huguenots*, Paris 1985. [^33]:  -- (25). Cf. Cottret (M.) : « Aux origines du républicanisme janséniste : le mythe de l'Église primitive et le primitivisme des Lumières », in *Revue d'histoire moderne et contemporaine*, janv.-mars 1984, pp. 99-115. [^34]:  -- (26). Cf. Bluche (F.) : *La vie quotidienne au temps de Louis XIV*. Paris 1984, p. 335. [^35]:  -- (1). Texte cité, en respectant l'orthographe du temps, d'après la *Vie de Mr Bayle* par Desmaizeaux dans l'éd. de 1732. [^36]:  -- (2). *Lettres choisies de M. Simon,* éditées à... Rotterdam. 1703-1705, vol. 1^er^. [^37]:  -- (3). Selon Giraudoux. « le 1^er^ août 1914, rien que dans l'armée prus­sienne, descendants d'exilés ou d'émigrés français » -- ce qui, il est vrai. comprend aussi les émigrés de la Révolution -- il y avait « 14 généraux, 32 colonels, et 300 officiers » (Siegfried, acte II). Berlin fut au XVIII^e^ siè­cle. une ville à moitié française. [^38]:  -- (4). On pourrait citer aussi Renouvier, le philosophe, qui se fit protes­tant, et dont Maurras cita dans l'*Action française* du 31 oct. 1930 des textes curieux. -- En 1799, déjà, Mme de Staël voulait faire du protestan­tisme la religion d'une France républicaine. -- Selon son biographe Des­maizeaux, c'est parce qu'il « n'avoit jamais goûté ce système » (de rendre la France toute protestante) que Bayle « avoit déja encouru la haine secrète de Mr. Jurieu ». [^39]:  -- (5). Il y en eut plus tard, en particulier le pasteur Vesper. L'affaire Dreyfus avait déjà fait un clivage. Le général du Paty de Clam était pro­testant. La romancière Gyp servait d'intermédiaire à un banquier protes­tant, bienfaiteur de la *Ligue de la patrie française*, qui voulait garder l'anonymat. [^40]:  -- (6). Fromental Halévy, juif lui-même, fut le père de Ludovic Halévy, le librettiste d'Offenbach (et, par la main gauche, le père aussi de Prévost-Paradol) ; de Ludovic descendit Daniel Halévy (l'ami de Péguy), qui ne se considérait pas comme juif ; une fille de Daniel épousa Louis Joxe, minis­tre de De Gaulle et père du ministre de l'Intérieur de Mitterrand. Et l'on dit qu'il n'y a pas de noblesse républicaine ! [^41]:  -- (1). Malgré les guillemets, cette citation n'est pas littérale. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^42]:  -- (1). Voir aussi ITINÉRAIRES, numéro 299 de janvier 1986, pp. 157 et suiv., et spécialement pp. 158-159. [^43]:  -- (1). Ces chiffres ne comprennent pas ceux de Saint-Pierre-et-Miquelon ni ceux de Wallis-et-Futuna, qui ne changent pas substantiellement les pourcentages nationaux. Les deux députés correspondants furent élus au second tour, le dimanche 23 mars. Saint-Pierre-et-Miquelon et Wallis-et-Futuna n'ayant chacun qu'un seul député, on ne pouvait y voter à la proportionnelle. [^44]:  -- (2). Cf. : « Nous ne sommes pas des extrémistes », dans ITINÉRAIRES, numéro 289 de janvier 1985.